DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

74E ANNÉE– NO 22983

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FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

L’ÉPOQUE – SUPPLÉMENT L’INATTENDU SUCCÈS DES CADEAUX SURPRISES

Pourquoi les salaires

ne décollent pas
en France
▶ Eurostat a publié, ven- ▶ En France, le pouvoir GEORGE H. W. BUSH
dredi 30 novembre, ses sta- d’achat progressera de 1,3 %
tistiques sur l’économie de en 2018, selon les données (1924-2018)
la zone euro. Ces chiffres de l’Insee. Mais nombre
démontrent une lente de Français estiment
sortie de crise ne pas ressentir ce léger
▶ Malgré cette amélioration
mieux, bien au contraire.
de la conjoncture et la Ce contraste alimente
baisse du chômage, les le mouvement de colère
salaires progressent très sociale des « gilets jaunes »
faiblement et la précarisa- ▶ L’annonce sans concerta-
tion de l’emploi s’accroît. tion par Edouard Philippe
Les experts cherchent des d’une revalorisation mini-
explications à cette décon- male du smic provoque
nexion nouvelle des la colère des syndicats
rémunérations CAHIER ÉCO – PAGE 4 ET FRANCE – PAGE 6

Europe Le mélange des genres du premier ▶ Président des

Etats-Unis de 1989
ministre tchèque épinglé par Bruxelles à 1993, George
Bush est mort
le 30 novembre
L a Commission européenne estime
que l’actuel premier ministre tchè-
que, Andrej Babis, est en situation
de « conflit d’intérêts » au regard des rè-
faires personnelles et les intérêts publics
de son pays. M. Babis, à la tête d’une forma-
tion populiste créée en réponse à la cor-
ruption des partis traditionnels, répond
à Houston
▶ Ce républicain
gles communautaires, selon un docu- au Monde qu’il n’est plus à la tête des so- incarnait une
ment dont Le Monde a eu connaissance. ciétés bénéficiaires des aides. Le service ju-
Bruxelles reproche au milliardaire, ridique de la Commission a des doutes sur Amérique ouverte
deuxième fortune de son pays, d’avoir ce transfert et plaide pour un rembourse- sur le monde
distribué à des entreprises agroalimen- ment des sommes. Bruxelles pourrait de-
PAGE S 2 4 - 2 5
taires qui lui appartenaient plusieurs di- mander au gouvernement tchèque de En 1980. GEORGE ROSE/GETTY IMAGES
zaines de millions d’euros de fonds struc- mieux contrôler l’allocation des fonds.
turels européens et de mêler ainsi ses af- PAGE 2

Climat Arts La France commence Santé

Les ambulanciers
A Katowice, ses restitutions au Bénin redescendent
une COP24 dans la rue
à la peine PAGE 8

Absence de leadership
Télécoms
international, démobilisa- L’hostilité au
tion politique : la nouvelle chinois Huawei
conférence de l’ONU sur
le climat, qui s’ouvre en
s’étend en Europe
Pologne, manque d’élan CAHIER ÉCO – PAGE 5

PAGE 5
La France a établi une
première liste de vingt- Cuba
UN FILM DE GUILLAUME NICLOUX
six œuvres qui seront Zoé Valdés,
Humanitaire rendues au Bénin.
Statues, autels, portes, les chemins
Doutes éthiques de la liberté
calebasses, etc., provien-
nent du pillage du
palais du roi Béhanzin, PAGE 2 1

à la Croix-Rouge en 1892, par le colonel

Alfred Amédée Dodds.

internationale Ces pièces étaient

présentées dans les
collections permanentes
1
ÉD ITO R IAL
du Musée du quai
La contestation monte au
sein du Comité internatio-
Branly
PAGE 1 7
AUTOENTREPRENEUR
nal de la Croix-Rouge en
Statue royale datée
UN STATUT
raison des liens de son
président, Peter Maurer, de la fin du XIXe siècle. À AMÉLIORER
Design : Benjamin Seznec / TROÏKA

LE 5 DÉCEMBRE
PATRICK GRIES/RMN/MUSÉE DU
avec le Forum de Davos QUAI BRANLY PAGE 27 ET CAHIER ÉCO – PAGE 8
GÉOPOLITIQUE – PAGE S 1 2 - 1 3
Algérie 220 DA, Allemagne 3,30 €, Andorre 3,20 €, Autriche 3,30 €, Belgique 2,90 €, Cameroun 2 200 F CFA, Canada 5,40 $, Chypre 2,70 €, Côte d'Ivoire 2 200 F CFA, Danemark 34 KRD, Espagne 3,10 €, Gabon 2 200 F CFA, Grande-Bretagne 2,60 £, Grèce 3,20 €, Guadeloupe-Martinique 3,10 €, Guyane 3,20 €, Hongrie 1 050 HUF,
Irlande 3,10 €, Italie 3,10 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,90 €, Malte 2,70 €, Maroc 19 DH, Pays-Bas 3,20 €, Portugal cont. 3,10 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 200 F CFA, Slovénie 3,20 €, Saint-Martin 3,20 €, Suisse 4,00 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 3,20 DT, Afrique CFA autres 2 200 F CFA
2|
INTERNATIONAL
Fonds européens : Babis en « conflit d’intérêts »
Les juristes de la Commission estiment que « l’exercice impartial » du premier ministre tchèque est « compromis »
bruxelles - bureau européen
vienne - correspondant régional
I
l s’agit d’un document parti-
culièrement embarrassant
pour le premier ministre
tchèque. Andrej Babis est
dans une situation de conflit
d’intérêts au regard de la loi euro-
péenne, selon une note du service
juridique de la Commission de
Bruxelles en date du 19 novem-
bre, que Le Monde a pu consulter.
Ce service estime qu’il est urgent
de mettre un terme au mélange
des genres orchestré par M. Babis,
un milliardaire né en 1954, accusé
de mêler ses affaires personnel-
les à la politique de son pays,
membre de l’Union européenne
(UE) depuis 2004.
Les juristes de la Commission
répondent à une requête très ar-
gumentée d’un autre service in-
terne aux services bruxellois, la
« DG Regio », chargée des fonds
structurels, requête qu’a égale-
ment pu consulter Le Monde, et
qui conclue que M. Babis, qui
dirige le gouvernement tchèque
depuis juin, « apparaît comme le
seul bénéficiaire » de deux trusts
dans lesquels ont été placées ses
parts des entreprises Agrofert et
Group Agrofert.
Cette dernière entreprise pos-
sède elle-même des participa-
tions dans 200 à 300 sociétés opé-
rant dans les secteurs agricoles,
agroalimentaires ou chimiques.
Au total, ces compagnies ont reçu
« une quantité significative » de
fonds structurels européens, dont
« approximativement 42 millions
d’euros en 2013 et 82 millions
d’euros en 2017 », relève le service
juridique de la Commission.
Pour son analyse, il s’appuie sur
un règlement, publié le
30 juillet 2018 au Journal officiel
de l’UE, précisant les règles finan-
cières régissant le budget de cette
dernière. L’article 61, traitant spé-
cifiquement des « conflits d’inté-
rêts » liés à l’usage de l’argent
européen, est une version plus
précise d’un article précédent
traitant du même sujet.
Adopté à la demande du Parle-
ment de Strasbourg, qui enten-
dait durcir les règles d’attribution
des fonds européens, il stipule
que « les autorités nationales (…)
intervenant dans l’exécution bud-
gétaire (…) ne prennent aucune
mesure à l’occasion de laquelle
leurs propres intérêts pourraient
être en conflit avec ceux de l’UE ».
Or, estime le service juridique
de la Commission, M. Babis, en
temps que premier ministre, a
« l’opportunité de diriger et d’in-
fluencer les prises de décision liées
à la mise en œuvre des fonds ve-
nant du budget de l’UE ». M. Babis
préside même le Conseil des
fonds structurels, l’organisme
tchèque qui décide de la distribu-
tion de ces fonds.
Accusations réfutées
La conclusion du service de la
Commission est nette : « En tant
que bénéficiaire de deux trusts,
[M. Babis] a un intérêt dans le suc-
cès économique d’Agrofert et de
Group Agrofert ». Il en résulte que
« l’exercice impartial et objectif » de
ses fonctions de premier ministre
en relation avec le management
des fonds structurels est « compro-
mis ». En clair : M. Babis, qui gou-
verne une coalition minoritaire
avec les sociaux-démocrates grâce
au soutien parlementaire des
communistes, est en position de
contrevenir à la loi européenne.
Le service juridique relève par
ailleurs un autre fait qui pourrait
« aussi être qualifié de conflit d’in-
térêts » : la femme de M. Babis,
Monika Babisova, a également
des intérêts financiers dans la so-
ciété Agrofert et le groupe Agro-
fert. La législation européenne
impose par ailleurs la mise en
place de contrôles pour les systè-
mes nationaux d’allocation des
fonds européens, notamment
dans le but d’éviter tous conflits
d’intérêts. Le service juridique de
la Commission juge qu’il est né-
cessaire d’enquêter pour savoir si
un tel organisme a effectivement
vu le jour en République tchèque.
La Commission s’est penchée
sur la situation à Prague, après
avoir reçu, le 19 septembre, une
lettre de signalement de la part de
l’ONG luttant contre la corruption
Transparency International (TI).
David Ondracka, le directeur de TI
en République tchèque, affirme
lui aussi que M. Babis est resté
lebénéficiaire final des deux
trusts au sein desquels il a trans-
féré ses actifs chez Agrofert, en
février 2017.
D’origine slovaque, Andrej Babis
est devenu la deuxième fortune
de la République tchèque en
moins de trente ans, grâce à des
investissements fructueux dans
de nombreux domaines. En Ré-
publique tchèque comme en
Slovaquie, il est le leader incon-
testé du secteur alimentaire et
agricole. Il n’est entré en politique
qu’en 2011, créant de toutes pièces
une formation populiste, ANO
(Action des citoyens mécontents)
d’inclinaison libérale et antisys-
tème, vouée à lutter contre la cor-
ruption des élites politiques alors
en place. Dès sa première partici-
pation à un scrutin, ANO a rem-
porté 47 mandats parlementaires,
Andrej Babis siégeant lui-même
comme député à partir d’octo-
bre 2013, avant d’être nommé mi-
nistre des finances en jan-
vier 2014 puis de devenir chef du
gouvernement en juin 2018, après
avoir été nommé une première
fois en décembre 2017, pour seule-
ment un mois.
Que faire pour que cette situa-
tion de conflit d’intérêts cesse ?
L’article 61 est limpide : « Lorsque
l’existence d’un conflit d’intérêts a
été établie, l’autorité investie du
pouvoir de nomination ou l’auto-
rité nationale compétente veille à
ce que la personne concernée cesse
toutes ses activités en rapport avec
la matière concernée. »
Le service juridique de la Com-
mission rappelle qu’« en premier
« En tant que
bénéficiaire
de deux trusts,
M. Babis a
un intérêt dans
le succès
économique
d’Agrofert », selon
la Commission
lieu », c’est à la République tchè-
que de mettre en place des mesu-
res permettant au premier minis-
tre de diriger le pays tout en
échappant aux accusations de
conflit d’intérêts.
Cela pourrait passer par la créa-
tion d’un « blind trust » empê-
chant M. Babis de « savoir si les dé-
cisions qu’il prend ou l’influence
qu’il exerce produisent un bénéfice
financier ». Les fonctionnaires
bruxellois ajoutent qu’Agrofert
devrait cesser de percevoir des
fonds structurels européens, et
« il pourrait aussi être nécessaire »
de rembourser les sommes déjà
perçues « après l’entrée en force de
l’article 61 », c’est-à-dire en juillet.
Lors d’un entretien accordé au
Monde le 25 octobre, M. Babis
avait affirmé ne plus être à la tête
de sa société, Agrofert. Confronté
aux conclusions du service juridi-
que de la Commission euro-
péenne, il dénonçait toujours,
vendredi 30 novembre, les « men-
songes » concernant la réalité de
sa situation personnelle.
Il renvoie aux gestionnaires de
ces deux trusts qui, dans une let-
tre transmise au Monde, affir-
ment « qu’après le transfert aux
trusts de ses participations, M. Ba-
bis ne contrôle aucune société re-
cevant des aides publiques. (…) An-
drej Babis n’a aucun droit qui pour-
rait l’autoriser, directement ou in-
directement, à exercer une
influence décisionnelle sur l’admi-
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
nistration des trusts. (…) Il est le
fondateur et le bénéficiaire princi-
pal des trusts, mais n’exerce
aucune influence sur leur adminis-
tration, (…) la raison pour établir
ces trusts ayant été de mettre de
côté ses actifs en tant que patri-
moine autonome, administré de
manière indépendante, pendant la
durée de ses mandats publics », es-
timent Zbynek Prusa et Alexej Bi-
lek, les deux trustees de M. Babis.
« Mesures adéquates »
L’avis de son service juridique
n’est pas contraignant, mais la
Commission se range le plus sou-
vent à ses avis. Jointe par Le
Monde, vendredi, une porte-pa-
role de l’institution réagissait :
« Nous suivons de près une plainte
portée à notre connaissance, en
lien avec le premier ministre Babis.
C’est en premier lieu aux autorités
nationales de prendre les mesures
adéquates, mais la Commission se
doit de protéger les intérêts finan-
ciers de l’UE. »
Selon nos informations, Bruxel-
les veut d’abord s’assurer que les
autorités tchèques ont mis en
place les organes de contrôle adé-
quats pour l’allocation des fonds
européens. La Commission a par
ailleurs réclamé et obtenu des in-
formations de Prague confirmant
qu’Agrofert avait bien bénéficié de
tels fonds, et est en train de véri-
fier s’ils ont bien été alloués dans
les règles, notamment celles de
l’article 61.
« Au vu de l’opinion du service ju-
ridique, il me paraîtrait impensa-
ble que l’institution n’agisse pas.
Au minimum, elle doit signaler aux
autorités tchèques le conflit d’inté-
rêts et leur demander d’y mettre
fin », estime l’eurodéputé belge
Philippe Lamberts, chef de file des
Verts au Parlement de Strasbourg.
Son groupe politique suit « au
plus près » la situation tchèque,
depuis que Transparency Interna-
tional a alerté la Commission. p
cécile ducourtieux
et blaise gauquelin
0123
Andrej Babis,
le premier
ministre tchèque,
lors d’une session
du Parlement,
à Prague,
le 23 novembre.
PETR DAVID JOSEK/AP
VERBATIM
“
1. Les acteurs financiers (…)
du présent titre et les autres
personnes, y compris les autorités
nationales à tout niveau,
intervenant dans l’exécution bud-
gétaire en gestion directe, indi-
recte ou partagée, y compris
les actes préparatoires à celle-ci,
ainsi que dans l’audit ou le
contrôle, ne prennent aucune me-
sure à l’occasion de laquelle leurs
propres intérêts pourraient être
en conflit avec ceux de l’Union.
Ils prennent en outre les mesures
appropriées pour éviter un conflit
d’intérêts dans les fonctions rele-
vant de leur responsabilité et
pour remédier aux situations qui
peuvent, objectivement, être per-
çues comme un conflit d’intérêts.
3. (…) il y a conflit d’intérêts lors-
que l’exercice impartial et objectif
des fonctions d’un acteur finan-
cier ou d’une autre personne, vi-
sés au paragraphe 1, est compro-
mis pour des motifs familiaux,
affectifs, d’affinité politique ou
nationale, d’intérêt économique
ou pour tout autre intérêt person-
nel direct ou indirect.”
Extraits de l’article 61 du règle-
ment du Parlement européen
et du Conseil du 18 juillet 2018
relatif aux règles applicables
au budget général de l’Union.
 international | 3
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

Malgré Khashoggi, le G20 fait bon accueil à « MBS »

Le prince héritier saoudien a pu rencontrer plusieurs chefs d’Etat pour son grand retour international

buenos aires - envoyés spéciaux

« MBS » a pu

C
haque fois qu’il en a eu
l’occasion, Mohammed
Ben Salman a affiché
bonne humeur et dé-
contraction à l’ouverture du som-
met du G20, à Buenos Aires, ven-
dredi 30 novembre. Le prince hé-
ritier saoudien représente son
pays dans ce cénacle pour la se-
conde fois depuis son arrivée aux
affaires, en 2015.
Fragilisé par les lourdes pré-
somptions qui le présentent
comme l’instigateur de la dispa-
rition d’un dissident saoudien,
le chroniqueur du Washington
Post Jamal Khashoggi, il compte
faire de ce sommet une étape sur
la voie d’une délicate norma-
lisation compte tenu des circons-
tances qui entourent cet assassi-
nat. Le journaliste a été tué et
manifestement démembré au
consulat du royaume à Istanbul,
début octobre.
Lors de la première séance du
sommet, le prince héritier, égale-
ment désigné par l’acronyme
formé par ses initiales, « MBS », a
pu compter sur la bienveillance
du Russe Vladimir Poutine, prési-
dent d’un Etat sanctionné en
août par les Etats-Unis pour la
tentative d’assassinat visant, en
mars, un ancien agent exilé au
Royaume-Uni, Sergueï Skripal.
Les deux hommes ont échangé
une très joviale poignée de main
avant de prendre place côte à côte
autour de la vaste table circulaire
prévue pour les chefs d’Etat et de
gouvernement.
Paradoxalement, Mohammed
Ben Salman a reçu un accueil
plus mesuré de la part de celui
dont le soutien a été décisif au
cours des dernières semaines : le
président des Etats-Unis, Donald
Trump. S’il a bien échangé des
« plaisanteries » avec MBS au
cours de cette session, la Maison
Blanche a pris soin d’assurer que
le président en avait fait de
même « avec à peu près tous les
responsables présents ».
Interrogé en préambule d’un
entretien avec le premier minis-
compter sur la
bienveillance de
Vladimir Poutine :
les deux hommes
ont échangé
une très joviale
poignée de main
tre japonais, Shinzo Abe, le répu-
blicain a assuré ne pas avoir eu
pour l’instant de « discussion »
avec le prince héritier au cours de
ce sommet, sans exclure pour
autant cette éventualité avant la
fin du sommet du G20.
Convaincu officiellement par
les démentis du prince héritier,
au nom des intérêts de Washing-
ton, Donald Trump résiste pour
l’instant à un Congrès désireux de
voir ce dernier rendre des comp-
tes. Pas seulement pour l’assassi- Vladimir
nat de Jamal Khashoggi, mais éga- Poutine et
lement pour son rôle dans la Mohammed
guerre au Yémen qui a provoqué Ben Salman,
l’une des plus graves crises huma- lors du
nitaires de la région. sommet du
G20, à Buenos
« Vous ne m’écoutez jamais » Aires, le
Le président français, Emmanuel 30 novembre.
Macron, s’est entretenu quelques PABLO MARTINEZ
minutes avec Mohammed Ben MONSIVAIS/AP
Salman avant même l’ouverture
du sommet, lorsqu’il l’a croisé
dans l’espace réservé aux chefs s’étaient coordonnés au préala- saisies. « Ne vous inquiétez nier s’était lui-même précipité. qui ont graduellement concentré
d’Etat, comme l’a montré un en- ble, lors d’une réunion en format pas », assure le prince héritier, Le prince s’était en effet « em- les soupçons sur l’homme fort du
registrement vidéo. Un conseiller restreint, vendredi matin. « MBS » très décontracté. « Mais je le paré » à Riyad de M. Hariri, éga- royaume saoudien.
élyséen a expliqué qu’« il a sou- a aussi rencontré la première mi- suis, je suis inquiet », lui répond lement de nationalité saou- Les organisateurs argentins du
haité aller au devant pour avoir nistre britannique, Theresa May. le dirigeant français. Ce dernier dienne, jugé trop complaisant sommet avaient pris soin de pla-
une discussion très franche et Sur la forme, la plus grande ré- ajoute presque aussitôt : « Vous avec l’Iran et son allié libanais, le cer les deux dirigeants à bonne
ferme sur deux points », les mê- serve a été de mise. Il s’agissait ne m’écoutez jamais. » La for- Hezbollah, pour tenter en vain distance sur la traditionnelle
mes qui préoccupent le Congrès d’un « aparté très bref » et surtout mule provoque la brève hila- d’obtenir sa démission. M. Ma- photo de famille prise au début
des Etats-Unis. pas d’une « rencontre bilatérale », rité de son interlocuteur, qui cron avait joué les médiateurs de la session de vendredi. Ils
A propos de l’affaire Khashoggi, a précisé le conseiller de l’Elysée. l’assure du contraire. « Je suis pour obtenir le retour du pre- n’ont pas échangé un regard lors-
Emmanuel Macron a exprimé la Ce dernier a insisté, sur la base de un homme de parole », ajoute mier ministre dans son pays. que le président Erdogan est
volonté des Européens d’associer l’enregistrement vidéo immédia- Emmanuel Macron. Le hasard a voulu que le G20 ras- passé devant le prince héritier
des experts internationaux à l’en- tement partagé sur les réseaux semble à Buenos Aires le prince pour prendre sa place à l’autre
quête en cours. Puis il a évoqué la sociaux, sur le « contraste » entre Pas un regard avec Erdogan mis en cause et le principal arti- bout du podium. L’espace d’un
guerre au Yémen pour faire valoir le visage de « MBS » « souriant » et Il y a un an, le président français san de ses difficultés. Avec un art instant, « MBS » a même renoncé
la nécessité d’une solution politi- celui du président français pré- s’était démené pour faire libérer consommé du suspense, le prési- au sourire débonnaire affiché
que. Deux messages sur lesquels senté comme « plutôt fermé ». le premier ministre libanais, dent turc, Recep Tayyip Erdogan, avec méthode. p
les dirigeants de l’Union euro- Des bribes de cet échange, Saad Hariri, tirant ainsi « MBS » a en effet organisé au cours des se- marie de vergès
péenne présents à Buenos Aires tenu en anglais, peuvent être de l’impasse dans laquelle ce der- maines précédentes les « fuites » et gilles paris

Sans avion, Angela Merkel

rate la photo de famille

A ngela Merkel a fini par arriver au G20 de Buenos Aires.

Mais avec douze heures de retard, dans un simple
avion de ligne, et après des mésaventures qui ont mis
en lumière, une fois de plus, la vétusté de la flotte aérienne à
disposition du gouvernement allemand. En quittant l’aéroport
de Berlin-Tegel, jeudi 29 novembre en début de soirée, la chan-
celière n’imaginait pas qu’une heure plus tard, alors qu’il venait
de dépasser Amsterdam, son Airbus A340-Konrad-Adenauer
devrait faire demi-tour pour se poser en urgence à Cologne.
En cause : une panne de la boîte de distribution électrique ali-
mentant le système de communication de l’appareil.
Après une courte nuit dans un hôtel de Bonn, Mme Merkel est
remontée dans un petit avion de la Luftwaffe, l’armée de l’air al-
lemande, pour rejoindre Madrid, d’où elle a redécollé, vendredi
à 9 heures, sur un vol régulier de la compagnie espagnole Iberia
à destination de Buenos Aires. L’affaire a failli tourner au film
d’espionnage quand, vendredi matin, le quotidien Rheinische
Post a affirmé que les autorités allemandes n’excluaient pas
une possible origine criminelle à l’avarie ayant frappé l’avion
de la chancelière. Une piste catégoriquement exclue, a assuré la
Luftwaffe, en fin de matinée.

Innombrables déboires
Si l’avion de Mme Merkel n’a pas été saboté, c’est donc qu’il était
défaillant. En Allemagne, la nouvelle n’a, en réalité, surpris
personne. Lors de son premier mandat (2005-2009), la chance-
lière avait connu d’innombrables déboires avec les avions héri-
tés de ses prédécesseurs. Après un long débat parlementaire, la
flotte avait été en partie renouvelée. L’A340 où Mme Merkel a
embarqué, jeudi, fait ainsi partie de la nouvelle génération
d’appareils utilisés par le gouvernement depuis le second man-
dat de la chancelière (2009-2013).
Depuis, l’appareil a cependant connu plusieurs avaries – ordi-
nateur de bord défaillant, panne du système hydraulique – obli-
geant la chancelière, ses ministres et le président de la Républi-
que à retarder à la dernière minute des voyages à l’étranger. En
octobre, le ministre des finances, Olaf Scholz, avait pu constater
le manque de fiabilité de l’avion : à Bali, où il venait d’assister à
une réunion du Fonds monétaire international, il avait dû re-
noncer à embarquer à bord du Konrad-Adenauer. La raison, cette
fois : la dégradation de câbles électriques par des rongeurs. p
thomas wieder (berlin, correspondant)
4 | international
Au Royaume-Uni,
des sans-abri meurent
dans des poubelles
Les éboueurs redoutent de découvrir trop
tard la présence de SDF dans leurs bennes
londres - correspondant
O n a l’habitude de faire at-
tention aux chats errants,
maintenant on vérifie s’il
n’y a pas des gens endormis. Ce se-
rait terrible s’ils basculaient dans
le compacteur et se faisaient écra-
ser », témoigne dans le Times un
éboueur du quartier londonien de
Westminster. Lors d’une tournée,
il a trouvé et sauvé un sans-abri en-
veloppé dans un sac de couchage
humide, qui s’était réfugié dans
l’un de ces conteneurs à ordures
géants montés sur roulettes.
En janvier, un homme qui pas-
sait la nuit dans une benne à dé-
chets à Rochester (Kent) a eu une
jambe et le bassin fracturés après
avoir été coincé dans le camion de
collecte venu les ramasser. Rus-
sell Lane est mort à l’hôpital de
complications plusieurs semai-
nes plus tard.
De plus en plus de sans-abri trou-
vent refuge dans les énormes
conteneurs qui servent à ramasser
les déchets. A l’approche de l’hiver,
la pénurie de foyers d’urgence fait
craindre une recrudescence de ce
phénomène devenu presque ba-
nal. L’association des profession-
nels de l’environnement a recensé
onze personnes mortes après
avoir dormi dans un conteneur
entre 2010 et 2016. En 2017, Veolia-
Royaume-Uni a trouvé trente-
deux personnes dormant dans ses
conteneurs. L’année précédente,
l’entreprise Biffa, spécialisée dans
les déchets industriels, a enregis-
tré 175 cas du même genre.
De nouveaux pauvres à la rue
Le phénomène a pris une telle am-
pleur qu’il inquiète les salariés des
sociétés d’enlèvement des dé-
chets, raconte le journal de rue The
Big Issue, qui pense que les chiffres
publiés ne représentent qu’une
partie du phénomène. « C’est ef-
frayant pour notre personnel de
trouver une personne cachée, ils
ont tout le temps peur de tuer quel-
qu’un, affirme un professionnel
du secteur cité par le journal. On ne
trouve pas seulement des sans-abri,
mais des drogués et des ivrognes
qui ont fait une pause en rentrant
chez eux. Le vrai danger, c’est quand
ils dorment profondément et qu’ils
n’entendent pas le camion. »
En 2014, le corps de Matthew
Symonds, 34 ans, avait été re-
trouvé dans l’usine d’Avonmouth
de Biffa. Refoulé d’un foyer où
il s’était présenté trop tardive-
ment, il s’était résolu à dormir
dans un conteneur.
nos
futurs
Mexique : « AMLO » veut créer une
garde nationale pour la sécurité
Le plan pour lutter contre les « narcos » annoncé par Andres Manuel Lopez
Obrador, qui devait être investi à la présidence samedi, fait polémique
Les équipes d’éboueurs britan-
niques sont invitées à la vigilance,
et des associations d’aide aux
sans-abri les forment à la détec-
mexico - correspondance
L
tion des « dormeurs ». L’employé es coups de feu résonnent
doit agiter les premières couches encore dans la tête de
de carton et taper sur une paroi Luis, vendeur ambulant
pour réveiller une éventuelle per- sur la place Garibaldi,
sonne. Des caméras équipent dé- haut lieu touristique du centre
sormais certaines bennes. Selon de Mexico. Déguisés en mariachis
la société Biffa, la généralisation – musiciens traditionnels –, trois
du tri sélectif des cartons, des plas- tueurs ont tiré en rafale, le 14 sep-
tiques et des déchets secs permet tembre, faisant cinq morts et sept
de dormir dans un conteneur. blessés, avant de fuir à motos.
George, un sans-abri interrogé Depuis, les visages se figent à
par la BBC, se rappelle avoir été ré- l’évocation de ce spectaculaire rè-
veillé par le bruit métallique du glement de comptes mafieux
camion qui s’apprêtait à hisser le dans la capitale, longtemps épar-
conteneur où il somnolait et gnée par la violence des cartels
avoir juste eu le temps d’en sauter. qui bat des records historiques
A Liverpool, de gros autocollants dans le reste du pays. Le nouveau
sont désormais apposés sur président, Andres Manuel Lopez
les conteneurs verts. « Danger Obrador (« AMLO »), qui devait
d’écrasement et de mort », avertis- être investi samedi 1er décembre,
sent-ils avec le numéro d’une as- appelle à « la paix ». Mais son plan
sociation inscrit en énormes ca- sécuritaire suscite la polémique.
ractères. Dans le quartier de « C’était la veille de la fête natio-
Southwark, dans le sud de Lon- nale, raconte le vendeur de Gari-
dres, la municipalité vient d’ap- baldi, à côté d’un orchestre de
poser sur ses grandes poubelles vrais mariachis, avec leur grand
des panneaux demandant aux chapeau et leur tenue d’apparat.
entreprises de ramassage de véri- Ils ont défouraillé durant dix se-
fier que personne ne dort à l’inté- condes. » La mégapole de huit mil-
rieur avant de les vider. lions d’habitants (22 millions avec
Le très faible taux de chômage ses faubourgs) était pourtant une
– 4,1 % – et la façade prospère de « zone neutre » de la guerre san-
Londres masquent la massi- guinaire des cartels de la drogue,
fication de l’emploi précaire et entre eux et contre le gouverne-
l’augmentation du nombre des ment. Mais depuis une scission,
travailleurs pauvres. L’associa- fin 2017, au sein d’une mafia lo-
tion caritative Shelter estime à cale, et l’arrivée du puissant cartel
320 000 le nombre de sans-abri de Jalisco Nouvelle Génération
en Grande-Bretagne, en hausse de (CJNG), les corps démembrés ou
13 000 en un an. L’essentiel de criblés de balles font la « une » des
cette population vit dans des ha- tabloïds à Mexico.
bitats temporaires. En Angleterre Pour pacifier la capitale et le
seule, 9 100 personnes ont dormi pays, le nouveau président pro-
dans la rue en 2017, selon l’asso- pose un programme nouveau : lé-
ciation caritative Crisis. En 2018, galisation des drogues, amnistie
149 sans-abri sont morts dans la
rue, selon une association de
journalistes d’investigation.
Mais la crise financière de 2008,
le manque de logements aborda-
bles, la minceur des filets de sécu-
rité sociale, aggravée par la poli-
L’Inde et le Pakistan inaugurent un « couloir
tique d’austérité financière des
gouvernements conservateurs
depuis 2010, ont jeté à la rue de
nouveaux pauvres. Philip Alston,
de la paix » donnant accès à un lieu saint sikh
le rapporteur des Nations unies Le premier ministre pakistanais, Imran Khan, prône l’amitié entre les deux pays. La réaction
pour les droits de l’homme, vient
de publier un rapport au vitriol indienne est plus mesurée. New Delhi évite de parler de reprise du dialogue bilatéral
dénonçant « la pauvreté comme
choix politique au Royaume-Uni ».
Un cinquième de la population, new delhi - correspondant régional
soit 14 millions de personnes, est
concerné. Et le Brexit ne va rien
arranger, prévient-il. p
philippe bernard E ntre l’Inde et le Pakistan,
c’est la guerre et la paix.
Pendant que, au Cache-
mire, les violations de l’accord de
cessez-le-feu et les échanges de
tirs se multiplient à la ligne de
contrôle qui sépare les deux frè-
res ennemis d’Asie du Sud, un
« couloir de la paix » a été inau-
guré, mercredi 28 novembre,
dans la province pakistanaise du
Pendjab, pour permettre aux
sikhs indiens d’accéder à l’un de
leurs lieux saints. Situé à seule-
ment quatre kilomètres de la
frontière indienne, Kartarpur
abrite le mausolée du gourou Na-
nak, fondateur de la religion sikh.
Le premier ministre pakista-
nais, Imran Khan, a profité de
cette occasion pour prêcher l’ami-
tié avec son voisin indien. « Nos
deux pays ont l’arme nucléaire. (…)
S’il ne peut y avoir la guerre, quelle
alternative y a-t-il à l’amitié ? », a-
t-il déclaré à Kartarpur, devant
un parterre de plusieurs milliers
de sikhs. Shah Mehmood
© Belleville 2018 - Photo C. Urbain.
Qureshi, le ministre pakistanais
des affaires étrangères, est allé
plus loin encore en qualifiant ce
« couloir de la paix » de « message
d’amour et de fraternité ».
New Delhi réclamait depuis des
décennies cet accès à Kartarpur,
slpjplus.fr afin que les sikhs, qui sont 21 mil-
lions en Inde, puissent s’y rendre
avec un simple permis au lieu d’un
des petits narcotrafiquants, em-
plois et éducation pour les jeu-
nes… Un virage sécuritaire radical
face à la stratégie frontale de ses-
deux prédécesseurs qui ont dé-
ployé les militaires, plongeant le
pays dans une spirale infernale de
violence avec plus de 240 000 vic-
times et 40 000 disparus depuis
douze ans.
Durant sa campagne, « AMLO »
avait prôné le retour des soldats
dans leurs casernes. Mais il
a changé son fusil d’épaule, de-
puis son élection triomphale
(53 % des suffrages) le 1er juillet,
annonçant la création d’une
garde nationale. Ce nouveau
corps, chargé de la sécurité, re-
groupera des militaires et des
policiers fédéraux, sous la direc-
tion opérationnelle de l’armée ;
50 000 jeunes seront recrutés,
d’ici à trois ans, pour atteindre au
moins 120 000 membres.
Levée de boucliers
L’initiative suscite une levée de
boucliers des organisations de dé-
fense des droits de l’homme qui
dénoncent d’une même voix « la
militarisation » du pays. « Cette
stratégie a déjà échoué, provo-
quant des drames », s’alarme dans
les médias, Tania Reneaum, direc-
trice d’Amnesty International au
Mexique. Huit détenus sur dix
sont torturés par l’armée, selon
une enquête de l’institut mexi-
cain des statistiques.
Sans compter les scandales
d’exécutions extrajudiciaires, im-
pliquant des militaires. « Les sol-
dats sont entraînés pour faire la
guerre et pas pour se charger de
la sécurité publique », a déclaré,
mercredi 28 novembre, Rainer
Jammu-et-
Islamabad Uri Cachemire
Kartarpur
PAKISTAN
New Delhi
CHINE
NÉPAL
BANG.
INDE
Bombay
500 km
SRI LANKA
visa. Les autorités ont indiqué que
les travaux de construction d’un
pont et d’un couloir grillagé de-
vraient être terminés d’ici à un an,
à l’occasion du 550e anniversaire
de la naissance du gourou Nanak.
La réaction indienne a été
beaucoup plus mesurée. Deux
ministres sikhs du gouverne-
ment de Narendra Modi ont bien
fait le déplacement à la cérémo-
nie d’inauguration à Kartarpur.
Mais la ministre indienne des af-
faires étrangères a pris soin de
préciser qu’il ne fallait y voir
aucun « lien » avec la reprise du
dialogue bilatéral. « Le dialogue
commencera quand le Pakistan
cessera ses activités terroristes en
Inde », a affirmé Sushma Swaraj.
Deux jours auparavant, l’Inde
commémorait le 10e anniversaire
des attaques de Bombay par
« Je fais
confiance aux
soldats qui sont
le peuple
en uniforme »
ANDRES MANUEL
LOPEZ OBRADOR
président du Mexique
Huhle, membre du comité des
disparitions forcées des Nations
unies (ONU).
« AMLO » justifie son choix par
« la grave décomposition des corps
de police », infiltrés par le crime
organisé. « Je fais confiance aux
soldats qui sont le peuple en
uniforme », a-t-il martelé, le
25 novembre, devant 32 000 mili-
taires, réunis pour la première
fois par un président élu mais pas
encore en fonctions.
« AMLO » tente de convaincre :
« 80 % de la stratégie vise à s’atta-
quer aux causes de la violence »
dans un pays, où la plupart des
victimes de meurtre ont moins
de 30 ans. Son plan propose de
créer des emplois pour les jeunes
et des bourses scolaires ou d’ap-
prentissage. Il prévoit aussi de di-
viser le pays en 266 coordinations
régionales pour renforcer le
contrôle du territoire par le gou-
vernement. Il veut aussi « réconci-
lier le pays » à partir d’une amnis-
tie pour les cultivateurs de pavot
(à la base de l’héroïne) et d’un sys-
tème de justice transitionnelle
(processus mis en œuvre par un
pays pour faire face à son passé et
permettre la réconciliation natio-
nale) pour les narcotrafiquants.
des terroristes pakistanais qui
avaient fait 166 morts en novem-
bre 2008. Le cerveau présumé de
cet attentat, Hafiz Saeed, est tou-
jours en liberté et aucun suspect
n’a encore été jugé au Pakistan.
Faire tomber les barrières
A quelques mois des élections in-
diennes, prévues en avril 2019, le
moindre geste d’ouverture du
premier ministre Modi pourrait
être interprété comme signe de
faiblesse, surtout venant de la
part d’une personnalité politique
qui aime se présenter en
« homme fort », se vantant par
exemple de son tour de poitrine
de 142 cm. Au lendemain de sa
victoire, M. Modi avait tenté de re-
nouer avec le Pakistan, en invi-
tant le premier ministre pakista-
nais d’alors, Nawaz Sharif, à sa cé-
rémonie d’investiture, et en lui
rendant visite, quelques mois
plus tard, à Lahore.
Mais la reprise du dialogue avait
tourné court avec l’attaque de la
base militaire indienne d’Uri en
septembre 2016 par des hommes
armés originaires du Pakistan.
L’armée pakistanaise avait alors
été accusée de complicité et l’Inde
avait répliqué en menant quelques
jours plus tard une « frappe chirur-
gicale » sur son sol. Imran Khan a
cette fois assuré que l’armée sou-
tenait l’initiative du couloir de la
paix. Son chef, Qamar Bajwa, était
présent à l’inauguration.
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
Quant à la légalisation de la ma-
rijuana, elle vise à changer la vi-
sion du trafic de drogue non plus
perçu comme un problème sécu-
ritaire, mais de santé publique. La
création d’une filière pharmaceu-
tique d’Etat, basée sur la culture
légale du pavot, est aussi à l’étude.
Consultation populaire
Mais ce programme innovateur
est terni par le projet de garde na-
tionale, selon Amnesty Interna-
tional et les Nations unies. La me-
sure nécessite une réforme cons-
titutionnelle autorisée par les
deux tiers du Congrès. Majori-
taire, le parti d’« AMLO », Mouve-
ment de régénération nationale
(Morena), devra négocier avec
l’opposition. Pour calmer les es-
prits, le nouveau président pro-
met une consultation populaire,
en mars 2019, validant ou non la
garde nationale.
D’autant que des réticences
émergent au sein de Morena. « La
garde nationale ne sera pas néces-
saire dans la capitale », a déclaré
Claudia Sheinbaum, nouvelle
maire de Mexico, élue le 1er juillet.
Elle entrera en fonctions le 5 dé-
cembre et soutient néanmoins le
maillage sécuritaire territorial et le
programme préventif d’« AMLO ».
Des mesures qui avaient fait
leurs preuves, de 2000 à 2005 à
Mexico, quand le nouveau prési-
dent était le maire de la capitale.
Cela suffira-t-il pour mettre fin à
l’hécatombe ? La question ta-
raude les esprits sur la place Gari-
baldi. Entre deux sourires aux
touristes, certains vendeurs et
mariachis confient travailler la
peur au ventre. p
frédéric saliba
Ce couloir de la paix va-t-il re-
lancer le dialogue entre l’Inde et le
Pakistan ? « Je ne peux qu’essayer.
Nous savons que vous avez bientôt
des élections. Nous attendrons
qu’elles se terminent », a expliqué
M. Khan à des journalistes in-
diens. Le dirigeant pakistanais a
ajouté qu’il était « ouvert » à la
possibilité de faciliter l’accès à des
sites religieux hindous ou boudd-
histes au Pakistan à des pèlerins
indiens. Une « diplomatie de la re-
ligion », également défendue par
M. Modi, qui vise à faire tomber
les barrières entre nations du
sous-continent en favorisant les
échanges entre membres des mê-
mes communautés religieuses.
Et comme à chaque tentative de
réconciliation entre le Pakistan
et l’Inde, le cricket n’est jamais
loin. Navjot Singh Sidhu, ancien
joueur indien de cricket et ami
d’Imran Khan lorsque ce dernier
était capitaine de l’équipe du
Pakistan, est devenu ministre du
gouvernement de l’Etat indien
du Pendjab.
Depuis l’élection d’Imran Khan
cet été, il est devenu l’ambassa-
deur du rapprochement entre les
deux pays et a qualifié l’initiative
de « miracle ». « Ce couloir ouvre
des possibilités infinies », s’est-il
réjoui mercredi. Le rapproche-
ment entre l’Inde et le Pakistan
passe désormais par le sikhisme
et le cricket. p
julien bouissou
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
Climat : la COP24 fait face à un grand vide politique
Alors que s’ouvrent les négociations le 2 décembre en Pologne, le manque d’impulsion des Etats est patent
J
amais l’alarme du péril clima-
tique n’a retenti si fort. Début
octobre, le GIEC décrivait les
effets d’un monde soumis à
un réchauffement de 1,5 °C et
appelait à un sursaut international
pour éviter ce seuil fatidique.
Mi-novembre, une étude publiée
dans Nature Climate Change mo-
délisait les catastrophes extrêmes
et simultanées auxquelles sera
soumise l’humanité d’ici à 2100 si
les émissions de gaz à effet de serre
ne sont pas réduites drastique-
ment. Et les incendies de Califor-
nie du mois de novembre ont con-
firmé que ces prévisions ne rele-
vaient pas de la science-fiction.
C’est peu dire que l’attente des
citoyens est élevée vis-à-vis de la
24e conférence des Nations unies
sur le climat (COP24), qui se tient
du 2 au 14 décembre à Katowice,
en Pologne. L’événement doit ac-
cueillir 20 000 personnes au
cœur de la région charbonnière
de la Silésie, dans un centre de
conférences bâti sur le terrain
d’une ancienne mine, symbole de
la transition à accomplir. Pour-
tant, si la société n’a jamais été
autant mobilisée, multipliant les
marches pour le climat et les ac-
tions en justice, les Etats, eux, ne
parviennent plus à trouver l’élan
politique pour relancer la lutte
contre le réchauffement.
« Il y a une démobilisation, recon-
naît Laurence Tubiana, l’ancienne
ambassadrice de la France lors de
la COP21. Il est urgent de refaire du
climat un sujet politique de très
haut niveau. » Seule une trentaine
de chefs d’Etat et de gouverne-
ment, essentiellement de l’Union
européenne (France, Espagne,
Pays-Bas, Autriche, Finlande…),
d’Afrique et des petits pays insulai-
res, devrait faire le déplacement,
lundi 3 décembre, pour l’ouver-
ture protocolaire de la COP24. A
l’exception de Paris, aucun des di-
rigeants des Etats membres du
G20 – qui regroupent 80 % des
émissions mondiales – n’a inclus
Katowice dans son agenda diplo-
matique en décembre.
Côté français, le premier minis-
tre, Edouard Philippe, tentera
d’endosser le costume de « cham-
pion du climat » – un titre décerné
en septembre par les Nations
unies – porté jusqu’ici par Emma-
nuel Macron. Premier chef d’Etat
à avoir déploré l’annonce du re-
trait des Etats-Unis de l’accord de
Paris (le 1er juin 2017), initiateur
La crédibilité de l’accord de Paris, enjeu du sommet polonais
La conférence de Katowice doit formaliser l’application de l’accord de 2015 et amorcer une réduction supplémentaire des émissions de CO2
U n sommet technique,
mais avec un enjeu politi-
que fort. » Voilà comment
Laurence Tubiana, l’ancienne né-
gociatrice en chef de la COP21, dé-
crit la 24e conférence mondiale
sur le climat (COP24) qui se tient
du 2 au 14 décembre à Katowice, en
Pologne. Comme chaque année,
les 196 Etats membres de la
convention-cadre des Nations
unies sur les changements clima-
tiques doivent prendre des déci-
sions pour respecter les objectifs
de lutte contre le réchauffement.
Cette grand-messe doit à la fois
mettre en musique l’accord de Pa-
ris conclu en 2015 et lancer la dy-
namique vers une hausse des en-
gagements des Etats pour réduire
leurs émissions de gaz à effet de
serre. Sans oublier de renforcer
les financements qui permet-
tront de limiter les rejets carbo-
nés et de s’adapter aux boulever-
sements du climat.
Le guide d’application de l’ac-
cord de Paris Dans le jargon onu-
sien, on l’appelle le rulebook. Il
s’agit de l’ensemble des règles qui
permettront de rendre réellement
opérationnel l’accord de Paris, et
d’un sommet spécifique sur la fi-
nance climat, le One Planet Sum-
mit, M. Macron renvoie l’image
d’une France mobilisée sur l’en-
jeu environnemental.
« L’enchaînement des réunions
internationales est tel qu’il faut
répartir les forces au sein de l’exé-
cutif », glisse-t-on à Matignon
pour justifier la venue d’Edouard
Philippe. « Le président utilise
pleinement son déplacement au
G20 [les 30 novembre et 1er dé-
cembre à Buenos Aires] pour
faire avancer les dossiers du cli-
mat et du commerce », complète
une source élyséenne.
Vendredi, en marge du sommet
argentin, une rencontre entre les
ministres des affaires étrangères
français et chinois a réaffirmé la
détermination des deux nations
« à travailler ensemble et avec leurs
partenaires pour lutter contre le
changement climatique », indique
un communiqué commun.
« Pays démissionnaires »
Paris et Pékin savent que deux su-
jets cruciaux attendent les déléga-
tions réunies à la COP24 : l’adop-
tion des règles de mise en œuvre
de l’accord de Paris, conclu
en 2015, et la relève de l’ambition,
c’est-à-dire la hausse des engage-
ments des Etats pour réduire
leurs émissions et s’adapter aux
effets du réchauffement. Alors
que l’ONU appelle les nations à
tripler voire quintupler leurs ef-
forts, nombre d’observateurs an-
ticipent un échec de ce processus.
« De nombreux pays ne veulent
pas aller plus loin. Ils sont démis-
sionnaires », prédit Célia Gautier,
responsable climat et énergie à la
Fondation pour la nature et
l’homme. « Les petits pas en avant
et en arrière d’une majorité d’Etats
nous empêchent de passer à l’ac-
tion », dénonce de son côté Pierre
Cannet, qui occupe le même
poste au WWF France.
L’inquiétude est également vive
au siège des Nations unies à New
York. « Katowice ne doit pas être un
nouveau Copenhague [la COP15,
organisée en 2009 dans la capitale
danoise, avait été vécue comme
un échec retentissant des négocia-
tions Nord-Sud] ni le fossoyeur de
l’accord de Paris, prévient une
source de haut rang. La COP24 est
une étape-clé avant 2020 quand
les Etats devront annoncer l’aug-
mentation de leurs ambitions. Si
Katowice est un échec, c’est l’échec
notamment son objectif de limi-
ter le réchauffement de la planète
sous le seuil des 2 °C. Si l’accord de
Paris était une loi, le rulebook en
serait les décrets d’application.
Une base de négociation de ce
recueil a été publiée à la mi-octo-
bre, totalisant encore 230 pages.
« On n’a jamais été si proche d’une
échéance avec autant d’options
sur lesquelles trancher », s’in-
quiète Lucile Dufour, responsable
des négociations internationales
au Réseau Action Climat, qui fé-
dère les ONG actives sur le sujet.
Malgré ce retard, ajoute-t-elle, les
pays doivent tout mettre en
œuvre pour « adopter un corpus
de règles solide, équilibré et juste,
avec le plus de détails possible.
C’est la crédibilité de l’accord de Pa-
ris qui est en jeu ».
Le premier des nombreux sujets
abordés réside dans les « contribu-
tions déterminées au niveau natio-
nal » (en anglais, les NDC), c’est-à-
dire les engagements des Etats
pour réduire leurs émissions et
s’adapter aux effets du réchauffe-
ment. Les négociateurs doivent
préciser comment les définir – et
avec quel niveau d’information –,
les planifier et les mettre en
Le centre de conférences de Katowice (Pologne), le 29 novembre. C’est sur ce site que se tiendra la COP24.
A l’exception de
Paris, aucun des
dirigeants des
Etats membres
du G20 n’a inclus
Katowice dans
son agenda
diplomatique
de 2020 qui se profile aussi et la fin
de [l’accord de] Paris. »
La COP pâtit d’un contexte poli-
tique des plus défavorables. « Il n’y
a plus de leadership international
solide capable de répondre aux at-
tentes des populations », relève
Lola Vallejo, directrice du pro-
gramme climat de l’Institut du
développement durable et des re-
lations internationales.
A commencer par l’axe Paris-
Berlin, aujourd’hui défaillant. L’Al-
lemagne, empêtrée dans ses dis-
cussions sur la sortie du charbon,
a bloqué en octobre une proposi-
œuvre. Vient ensuite la question
de la transparence : à partir de
quand les Etats devront-ils rendre
des comptes sur les progrès ac-
complis, de quelle façon et y aura-
t-il une flexibilité pour les pays en
développement ?
Au programme, également, la
question des bases comparables
(actuellement, tous les Etats n’ont
pas indiqué la même date de réfé-
rence pour mesurer la baisse des
émissions de CO2), l’adaptation au
changement climatique, ou en-
core la comptabilisation et la pré-
visibilité des financements climat.
La relève de l’ambition des Etats
C’est la question cruciale de cette
COP et des prochaines années :
dans quelle mesure les Etats sont-
ils prêts à accroître leurs engage-
ments face à l’objectif de limita-
tion des températures ? Dans un
rapport publié le 27 novembre, le
Programme des Nations unies
pour l’environnement estime que
ces contributions, à supposer
qu’elles soient intégralement te-
nues, mettent la planète sur une
trajectoire de réchauffement de
3,2 °C d’ici à la fin du siècle. De
sorte que selon le GIEC, le monde
tion de révision à la hausse des en-
gagements de l’Union euro-
péenne. La France, de son côté, « a
perdu en crédibilité sur la scène in-
ternationale car elle échoue à
transposer ses beaux discours au
niveau national, alors qu’elle ne
respecte aucun de ses objectifs »,
juge Lucile Dufour, responsable
des négociations internationales
au Réseau Action Climat.
Il en découle une Union euro-
péenne divisée, affaiblie par le
Brexit, qui « doit voir comment re-
joindre la dynamique pour l’ambi-
tion portée par le forum des pays
vulnérables, et ainsi contenir l’effet
potentiellement contagieux des
pays réfractaires » – les Etats-Unis
de Donald Trump, le Brésil, dont le
nouveau président, Jair Bolsonaro,
a déjà annoncé qu’il renonçait à
accueillir la COP25 fin 2019, ou en-
core l’Arabie saoudite, premier
producteur de pétrole au monde.
La Chine, premier émetteur de
CO2 mais aussi pays en pointe dans
la transition écologique, s’inter-
roge sur le rôle qu’elle peut jouer.
Ces derniers mois, Pékin s’est
devra engager des transforma-
tions « rapides » et « sans précé-
dent » pour ne pas dépasser 1,5 °C.
Pour y parvenir, l’accord de Paris
prévoit un processus cyclique de
cinq ans. Il s’articule autour d’un
bilan mondial de l’action climati-
que (en 2023, 2028, 2033, etc.) asso-
cié à la présentation par les Etats
de nouvelles contributions cen-
sées être plus ambitieuses (dès
2020, puis 2025, 2030, etc.), et ce
jusqu’à atteindre zéro émission
nette de CO2 en 2050, voire avant.
Ce mécanisme de l’ambition a
fait l’objet d’un galop d’essai cette
année avec le « dialogue Talanoa ».
Sous ce terme intriguant – l’ex-
pression a été forgée par les îles Fi-
dji qui ont supervisé les débats de
la COP23 – se cache un nouveau
format de discussions entre Etats
et acteurs non étatiques pour évo-
quer les réussites, les échecs ou les
barrières à lever en vue de nouvel-
les NDC en 2020. La COP24 doit
l’être l’occasion de sa conclusion.
« On attend un élan politique,
une déclaration forte des diri-
geants pour dire qu’il faut aug-
menter l’ambition », avertit Lucile
Dufour. Même si peu d’observa-
teurs y croient, tous attendent un
planète | 5
concentré sur la représentation
des intérêts des pays en dévelop-
pement, estimant que les pays ri-
ches devaient assumer le fardeau
financier de la lutte contre le chan-
gement climatique. « Les Etats-
Unis ne facilitent pas les négocia-
tions en ciblant systématiquement
la Chine dans leurs attaques et en
engageant une guerre commer-
ciale avec Pékin. C’est une situation
perdante pour tout le monde sur les
questions climatiques, regrette la
source onusienne. L’engagement
de la Chine est vital. »
« Transition juste »
Un dernier signal préoccupant
émane de la présidence polonaise
de la conférence. « Beaucoup de dé-
légations s’inquiètent de leurs com-
pétences », confie une source pro-
che des négociations. Issue d’un
gouvernement revendiquant son
soutien aux énergies fossiles, « elle
ne fait pas de l’ambition climatique
une priorité puisque dans le même
temps elle plaide activement contre
un relèvement de l’ambition euro-
péenne », observe Lola Vallejo.
« On attend
un élan politique
pour dire qu’il
faut augmenter
l’ambition »
LUCILE DUFOUR
Réseau Action Climat
engagement des Etats à revenir
en 2019 avec de nouvelles contri-
butions. Pour l’instant, seules les
îles Marshall ont soumis une
nouvelle NDC. Les 48 membres
du Climate Vulnerable Forum, les
pays les plus vulnérables au ré-
chauffement, se sont toutefois
engagés à le faire d’ici à 2020.
Les financements Une attention
particulière sera accordée à la
question des financements cli-
mat, le nerf de la guerre des dis-
cussions onusiennes. « Il s’agit de
la condition nécessaire pour cons-
truire la confiance des pays en dé-
veloppement », prévient Lola Val-
lejo, directrice du programme cli-
mat de l’Institut du développe-
ment durable et des relations
KUBA KAMINSKI POUR « LE MONDE »
Le président de la conférence, le
secrétaire d’Etat polonais à l’en-
vironnement, Michal Kurtyka,
devrait pousser d’autres thèmes
comme celui de la « transition
juste », capable de concilier ob-
jectif climatique et justice so-
ciale. Un sujet qui résonne en
France avec le mouvement des
« gilets jaunes ». « Pour la Polo-
gne, cela veut dire une sortie lente
du charbon, note un fin connais-
seur des négociations climati-
ques. Mais si on ne fait pas atten-
tion à mener une transition juste,
on a les gens dans la rue. »
Les négociateurs de la COP24
ont deux semaines devant eux
pour tracer le chemin jusqu’au
grand sommet sur le climat voulu
par le secrétaire général de l’ONU
en septembre 2019. « La coopéra-
tion internationale est la seule voie
pour répondre à la menace globale
du changement climatique », in-
siste l’Ethiopien Gebru Jember
Endalew, à la tête du groupe des
pays les moins avancés. p
marie bourreau (à new york)
audrey garric et simon roger
internationales. Les pays du Nord
se sont en effet engagés à mobili-
ser 100 milliards de dollars par an
(88 milliards d’euros par an) d’ici à
2020 en faveur des pays du Sud
pour les aider à s’adapter aux ef-
fets du changement climatique.
Selon un rapport publié par
l’ONU le 23 novembre, ce finance-
ment a atteint 55 milliards de dol-
lars en 2016 (+ 30 % par rapport à
2014). « Si le rythme se poursuit, les
pays développés sont en bonne voie
d’atteindre leur objectif. Mais ce
n’est pas le moment de se reposer
sur ses lauriers : le soutien à l’adap-
tation, en particulier, doit être ren-
forcé d’urgence », prévient Leo-
nardo Martinez-Diaz, du World Re-
sources Institute, alors que seuls
20 % des financements publics y
sont consacrés, le reste allant à la
réduction des gaz à effet de serre.
Un nouvel objectif, post-2025,
pourrait être discuté, de même
que la recapitalisation du Fonds
vert pour le climat, l’un des outils
de transfert financier entre Nord
et Sud. Des points complexes et
clivants, qui ne manqueront pas
d’entraîner des nuits blanches
pour les négociateurs. p
au. g.
6|
FRANCE
Philippe et Bayrou, la mésentente cordiale
Entre le premier ministre et le maire de Pau, piliers du dispositif macronien, les relations se sont envenimées
F
rançois Bayrou savoure le
moment. Dix-huit mois
après avoir dû quitter le
gouvernement, le Béar-
nais est revenu au cœur du jeu.
Comme il a été doux à ses oreilles
ce discours d’Emmanuel Macron,
mardi 27 novembre, dans lequel le
président a tenté d’apaiser la co-
lère des « gilets jaunes ». Comme il
a aimé entendre le chef de l’Etat re-
prendre à son compte certaines de
ses analyses sur l’état du pays mais
aussi les propositions pour sortir
de la crise qu’il avait formulées
cinq jours plus tôt dans Le Figaro.
« Ce que j’ai aimé, c’est que le prési-
dent parle avec des mots de tous les
jours », confie François Bayrou au
Monde. Un brin cabotin, le maire
de Pau ajoute qu’il a particulière-
ment apprécié ce passage du dis-
cours présidentiel : « Les gens di-
sent leur souffrance. On leur répond
chèque énergie. Mais le chèque
énergie, les gens ne savent pas ce
que c’est. Et moi non plus ! » Le chè-
que énergie, c’est ce dispositif dont
Edouard Philippe avait annoncé la
revalorisation sur France 2, le
18 novembre, en espérant calmer
les « gilets jaunes ». M. Bayrou s’en
cache à peine : en égratignant ainsi
le premier ministre, le président
lui met du baume au cœur.
Si l’on en croit Le Canard en-
chaîné, cet entretien de François
Bayrou au Figaro aurait d’ailleurs
plus qu’agacé Edouard Philippe.
« L’écho de ce qui se passe dans
le pays doit être relayé y compris
à l’intérieur de la majorité […] Si je
suis cette voie, je ne crois pas que ce
soit un moins mais un plus », a com-
menté l’ex-ministre sur Europe 1,
vendredi. « La majorité, ce n’est pas
un syndicat de défense du pouvoir.
[…] On ne peut pas gouverner con-
tre le peuple », a-t-il poursuivi.
Vives tensions
Même s’il s’en défend publique-
ment, « Bayrou ne supporte pas
que Philippe ait été nommé à Mati-
gnon, il voudrait être à sa place »,
décrypte un conseiller de l’exécu-
tif. Sans doute. Mais il n’y a pas que
cette pomme de discorde entre ces
deux hommes que tout oppose.
François Bayrou a la colère san-
guine tandis qu’Edouard Philippe
peut se montrer glacial. Tout en
rondeur, le premier aime séduire,
quand la raideur du second rap-
pelle souvent celle de son mentor,
Alain Juppé. « Je me demande si
Juppé n’est pas plus malléable que
lui… », cingle un député centriste.
Par ailleurs, l’édile de Pau et l’ex-
maire du Havre ne sont pas issus
de la même sensibilité politique.
« Le premier est plus social que le
second, il est beaucoup plus près de
l’électeur En marche ! que de l’élec-
teur Juppé », juge un proche de
l’Elysée. Le président du groupe
MoDem à l’Assemblée nationale,
Patrick Mignola, formule les cho-
Les syndicats dépités après leur rencontre avec le premier ministre
La CGT appelait « tous les citoyens, les salariés actifs et retraités » à grossir les rangs de la manifestation à Paris samedi 1er décembre
C omme d’autres, les organi-
sations syndicales ont été
reçues, vendredi 30 no-
vembre, par le premier ministre,
Edouard Philippe, dans le cadre
de la préparation de la concerta-
tion décentralisée que l’exécutif
souhaite mettre en place. Et
comme d’autres, elles ne sont pas
reparties convaincues de ce ren-
dez-vous, censé apporter un élé-
ment de réponse au mouvement
des « gilets jaunes ».
« On a redit qu’il fallait des mesu-
res concrètes. On ne rentre pas dans
un processus s’il n’y a pas de marge
de manœuvre pour des mesures
réelles pour les travailleurs », a ex-
pliqué Laurent Berger, le secrétaire
Edouard Philippe
et François
Bayrou,
le 9 septembre
2017 à Pau.
GAIZKA IROZ/AFP
ses un peu autrement : « Edouard
Philippe parle aux classes moyen-
nes de province. François Bayrou a
un discours dirigé vers les Français
qui ne s’en sortent pas, qui ont peur
d’être les prochains pauvres. »
Pour le maire de Pau, il est plus
compliqué d’exister depuis qu’il a
quitté le gouvernement. C’est
donc avec constance qu’il veille à
ne pas se faire oublier. A la ren-
trée, après l’affaire Benalla, la dé-
mission de Nicolas Hulot et l’été
catastrophique d’Emmanuel Ma-
cron, François Bayrou a ainsi criti-
qué une politique jugée trop à
droite, trop gestionnaire, trop
loin des Français. S’il a bien pris
garde de ménager le chef de l’Etat,
il a, en revanche, comme souvent,
fustigé « les entourages » et leur
mauvaise influence. « Dans cer-
taines interviews, il s’en est même
pris aux conseillers d’Etat qui
gèrent ce pays », rappelle un con-
seiller de l’exécutif. Or, Edouard
Philippe, tout comme son direc-
teur de cabinet, Benoît Ribadeau-
Dumas, est issu de ce grand corps.
« François Bayrou a soutenu Ma-
cron avant le premier tour, il a con-
tribué à sa victoire, il a un parti, des
élus. Il regarde avec une certaine
condescendance Edouard Philippe
qui n’a personne derrière lui, qui
général de la CFDT, à sa sortie de
Matignon. Il est pourtant celui qui
se montre le plus ouvert à cette
idée de dialogue au plus près du
terrain entre associations, corps
intermédiaires, élus, Etat et pro-
testataires qu’il a lui-même pro-
posée. Mais « à une seule condi-
tion », a-t-il prévenu, « que ça ne
soit pas un jeu de dupes ».
Ses homologues sont plus cir-
conspects. « Les grand-messes qui
associent tout le monde, ce n’est
pas trop ma tasse de thé. J’ai peur
que l’on noie le poisson dans
l’eau », considère Yves Veyrier, le
nouveau secrétaire général de
Force ouvrière (FO), qui ne pouvait
être présent vendredi. François
s’est rallié après le second tour »,
observe un macroniste de la pre-
mière heure. Une condescen-
dance dont il ne s’est jamais vrai-
ment départi. « Je ne sais pas ce que
pense François Bayrou d’Edouard
Philippe mais du côté d’Edouard
Philippe, on a pleinement cons-
cience de la place de François Bay-
rou », assure le conseiller politique
du premier ministre, Gilles Boyer.
« Rôle de vigie »
Pendant les quelques semaines où
François Bayrou a été ministre
d’Edouard Philippe, les tensions
entre les deux hommes ont été
vives. « Quand on est ministre, on
ne peut plus réagir comme quand
on est un simple citoyen », avait
commenté le chef du gouverne-
ment après que le Garde des
Sceaux a appelé un journaliste de
Radio France pour se plaindre
d’une enquête sur les emplois pré-
sumés fictifs de son parti. « Je ne
suis pas devenu muet en entrant
place Vendôme. Je n’ai pas l’inten-
tion de me mettre un bâillon »,
avait répondu l’intéressé, juste
avant sa démission.
« C’est un homme libre », juge
Jacqueline Gourault, ministre
MoDem de la cohésion des terri-
toires. Depuis qu’il a quitté la place
Hommeril, président de la CFE-
CGC, est aussi critique : « Je ne suis
jamais contre discuter, mais on est
comme les médecins de Molière, on
va se retrouver autour du corps
malade de la société française
pour parler de la taille du bouton
ou de la marque du thermomètre.
Si c’est ça, ça n’a aucun intérêt. »
Gouvernement « hors sol »
La CGT n’est guère plus enthou-
siaste. « On veut des réponses im-
médiates et pas des comités
Théodule, explique Fabrice Angei,
membre du bureau confédéral de
la centrale. Le gouvernement ne
prend pas la mesure de ce qui se
passe dans le pays. Il est hors sol et
Vendôme, il ne se prive pas de le
faire savoir. « Edouard Philippe
n’apprécie pas. Car Bayrou est tenu
au courant de toutes les décisions
importantes par le président, il
les valide. Et ensuite, quand il sent
une résistance dans le pays, il fait
entendre sa petite musique », déve-
loppe un proche du président. « Il
joue un rôle de vigie », corrige Jac-
queline Gourault.
Si M. Bayrou échange souvent
avec M. Macron – « tous les jours
ou presque », dit-il –, ses contacts
avec M. Philippe sont plus rares.
« A cause du rôle qu’il a joué du-
rant la campagne, Bayrou a une
place à part vis-à-vis du président.
Ce ne sont pas ceux qui n’ont pas
fait la campagne qui peuvent le
contester », commente Gilles
Boyer. Mais ils se croisent réguliè-
rement à l’Elysée, notamment
aux « dîners du lundi » – où se
presse la garde rapprochée du
chef de l’Etat –, mais leurs échan-
ges n’y sont pas des plus chaleu-
reux. « Bayrou parle comme un
évêque, ça fait sourire le premier
ministre. Qui en général lui répond
par une ou deux phrases lapidai-
res », raconte un participant.
« Edouard Philippe oscille entre
énervement et indifférence », com-
mente un proche de l’exécutif.
le montre. » La CGT appelait
« tous les citoyens, les salariés ac-
tifs et retraités » à venir, samedi
1er décembre, grossir une manifes-
tation prévue de longue date à
Paris contre le chômage et élargie
au pouvoir d’achat.
Les syndicats en ont aussi profité
pour pousser leurs revendica-
tions. FO a réclamé un « mora-
toire » sur la hausse des taxes sur
les carburants prévue au 1er jan-
vier. Avec la CFDT, elle a aussi de-
mandé la généralisation de la
prime pour les transports pour les
salariés contraints de prendre leur
voiture pour aller au travail. Si Phi-
lippe Portier, un responsable de la
CFDT présent lors de la rencontre,
« Leurs lignes
sont condamnées
à vivre ensemble,
parce que
la majorité a
besoin de couvrir
le spectre »
PATRICK MIGNOLA
président du groupe MoDem
à l’Assemblée
Pour autant, les deux hommes
sont condamnés à s’entendre,
ayant l’un comme l’autre intérêt à
ce que le quinquennat réussisse.
Le maire de Pau parce qu’il joue
sans doute dans cette aventure la
dernière de sa longue carrière po-
litique. Le juppéiste parce qu’il a
pris le risque de rompre avec sa fa-
mille politique (LR) pour, comme
il le dit, « réparer le pays ». Leurs
« deux lignes [sont] condamnées à
vivre ensemble, parce que la majo-
rité a besoin de couvrir le spectre »,
souligne Patrick Mignola.
Mais les deux hommes se jau-
gent. François Bayrou a notam-
ment joué un rôle décisif dans le
dernier remaniement. Le maire
juge qu’Edouard Philippe s’est
montré « ouvert », Michel Beaugas,
qui représentait FO, souligne qu’il
« n’a pris aucun engagement ».
Entre rétablissement de l’impôt
de solidarité sur la fortune (ISF) et
suppression de la hausse de la
contribution sociale généralisée
(CSG) pour les retraités, la ques-
tion de la revalorisation des salai-
res a également été très présente.
Mais, déplore M. Beaugas, « le pre-
mier ministre a rappelé qu’il ne faut
pas augmenter le coût du travail ».
Une fin de non-recevoir, selon lui.
Ces derniers jours, plusieurs con-
fédérations ont regretté l’absence
de « coup de pouce » sur le smic,
qui sera seulement revalorisé de
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
de Pau et le premier ministre se
sont vus en octobre pour évoquer
le remplacement de Gérard Col-
lomb au ministère de l’intérieur.
Finalement, le chef du gouverne-
ment a renoncé à installer place
Beauvau l’ancien patron de la po-
lice nationale, Frédéric Péchenard,
se rangeant aux exigences du
Béarnais qui ne voulait pas d’un
sarkozyste à ce poste stratégique.
Le MoDem est sorti grand ga-
gnant du remaniement, avec la
promotion de Jacqueline Gourault
à la tête d’un grand ministère des
collectivités territoriales, l’arrivée
de Marc Fesneau aux relations
avec le Parlement, et le maintien
de Geneviève Darrieussecq au se-
crétariat d’Etat auprès des armées.
Près d’un an et demi après les
démissions de François Bayrou,
Marielle de Sarnez et Sylvie Gou-
lard, le parti centriste a opéré son
retour. « Au fond, Bayrou est un
boutiquier. Il veut faire fructifier
son courant, il est là en notaire de
sa ligne », résume un macroniste.
A Matignon, M. Philippe ne tarit
plus d’éloges sur le ministre Marc
Fesneau. Une manière pour lui,
peut-être, de faire monter une
autre personnalité au MoDem. p
virginie malingre
et enora ollivier
façon automatique au 1er janvier,
comme c’est le cas depuis des an-
nées, a déclaré M. Philippe mardi.
Au-delà du fond, la forme a aussi
froissé. D’ordinaire, ce type d’an-
nonce survient après qu’une ins-
tance réunissant les partenaires
sociaux a rendu un avis consulta-
tif. Au moment où l’exécutif veut
signifier qu’il ne dédaigne pas les
corps intermédiaires comme cela
lui a été reproché, c’est au
mieux « maladroit » de la part du
premier ministre, relève M. Vey-
rier. « Cela montre la réalité du mé-
pris que le gouvernement a envers
les acteurs sociaux », estime pour
sa part M. Angei. p
raphaëlle besse desmoulières
 france | 7
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

A Castillon, « on se croirait dans les quartiers »

Dans ce bourg girondin, la peur du déclassement dresse les habitants les uns contre les autres et fait le lit du RN

Avec un taux de chômage de
REPORTAGE 27 %, et 25 % d’allocataires du RSA,
castillon-la-bataille (gironde) -
envoyée spéciale
les indicateurs sociaux en font
l’une des communes les plus pau-
carnage. Ils apostrophent les gens, tance le commerçant, qui dit avoir Et, même s’il n’y a pas d’agression,
crachent par terre et trafiquent. Ils
« On vit la voté Marine Le Pen à la présiden- c’est inentendable car cette am-
vivotent de la CAF et font les beaux. stigmatisation et tielle. Sur cette commune, comme biance de peur est maintenue par
On se croirait dans les quartiers… », dans les villages alentour, le Front le maire et le FN », renchérit Fer-
l’inquiétude d’une

I
ls sont une poignée devant le
PMU, en ce froid matin de
novembre. Ils parlent un peu
fort, s’apostrophent… Sur le
carrefour central de Castillon-la-
Bataille (Gironde), place d’Orus,
cinq ou six jeunes traînent. Et
d’autres habitants les observent.
« Ils mettent le bazar, font des
roues arrière sur leur moto », souf-
fle une femme. Ici, au cœur des
paisibles vignes du Libournais, le
maire a pris un arrêté municipal
anti-attroupements pour calmer
les peurs et les rancœurs. Ici,
comme dans des milliers d’autres
villages français, la prospérité s’est
étiolé et le déclin économique est
lentement apparu. Et les difficul-
tés semblent dresser les habitants
les uns contre les autres. Une
aubaine pour le Rassemblement
national (RN, ex-FN). Peu implan-
tée sur ces terres, il y a encore
quelques années, l’extrême droite
progresse à chaque élection…
Castillon apparaît comme une
jolie cité au bord de la Dordogne,
agréable à vivre avec son lavoir,
ses petites maisons en pierre ocre
et son esplanade bordée de plata-
nes. C’est sans compter avec les
peurs qui viennent s’ajouter au
déclassement d’une ville ouvrière
de 3 100 habitants. Car, derrière les
belles façades, on cache sa misère
comme dans de nombreux
bourgs le long de ce que l’Insee ap-
pelle « le couloir de la pauvreté »,
entre la pointe du Médoc et Agen.
vres de la Nouvelle-Aquitaine. La
ville comporte 20 % de logements
insalubres loués souvent à des fa-
milles immigrées. Loin du faste de
Saint-Emilion, à 13 kilomètres de
là. Dans ce territoire rural, com-
merces et emplois disparaissent.
« Délinquance de bac à sable »
La population vieillissante, pour
beaucoup des ouvriers agricoles, a
vu arriver deux vagues d’immi-
gration venues du Maroc. La pre-
mière amenée par les patrons des
grands chais dans les années
1960-1970 ; la seconde poussée
par la crise de 2008 en Espagne.
Leurs enfants ont grandi dans les
écoles du coin mais ne trouvent
pas de travail. Ces deux popula-
tions qui vivent chichement ne se
côtoient guère, la première regar-
dant la seconde avec méfiance.
« Les vieux Castillonnais vivent un
fort sentiment de déclassement et
ne supportent pas les nuisances gé-
nérées par quelques jeunes fils de
Marocains. On voit ici des phéno-
mènes qu’on voit plutôt en ban-
lieue », résume Jacques Breillat,
maire Les Républicains (LR).
Ici, à 600 kilomètres de Paris,
certains comparent Castillon au
« 9-3 ». Les jeunes qui traînent ?
Des « délinquants », « qui dealent
de la drogue », répète-t-on en bou-
cle. « Il y a de plus en plus d’étran-
gers », pour Caroline, 50 ans, em-
ployée dans un centre commer-
cial. « En centre-ville, c’est un
souffle Emilie (les prénoms ont national était en tête au premier nand Escalier, conseiller munici-
été changés), 31 ans, mère de cinq société qui n’a pas tour (30,9 %). « Cette montée du pal PS. « Le problème, c’est que, mis
enfants. Le pharmacien ne déco- communautarisme, les gens n’y à part les vignes, il n’y a pas de taf »,
lère pas : « L’été, on voit les bou-
digéré les suites sont pas habitués ici et ça choque reconnaît Emilie, qui, en deux ans,
teilles laissées après la nuit. Et puis de l’immigration » les plus anciens », assure Gonza- n’a trouvé qu’un emploi aidé.
leur musique… C’est ingérable ! gue Malherbe, responsable local. Le milieu associatif partage ce
JACQUES QUEINNEC
Faudrait que ces gens-là ne vivent Des étudiants de Science Po Bor- sentiment d’exagération. « On vit
directeur d’association
plus des aides », lance Jean-Fran- deaux ont réalisé, en février, un ici la stigmatisation et l’inquiétude
çois Constantin. diagnostic de terrain pour la ville. d’une société qui n’a pas digéré les
Les gendarmes sont régulière- Leur constat est sans appel : « Il y a suites de l’immigration », relate
ment appelés. Le maire a installé de ville. « La paupérisation et la un fantasme autour des jeunes qui Jacques Queinnec, directeur d’as-
dix-sept caméras de surveillance concentration d’étrangers ont gé- squattent l’espace public alors que sociation. Abdelkrim Oubaziz,
et a embauché deux policiers. La néré des fractures. Il faut donner cela ne saute vraiment pas aux président d’une association, se dé-
ville a été inscrite en zone de sé- des signes de confiance en revitali- yeux. Mais les discours racistes font sole lui aussi de l’importance don-
curité prioritaire et a reçu le ren- sant le centre-ville », plaide l’édile. consensus », résume Lise Oblet, née à « une délinquance de bac à
fort, durant quelques mois, de Jean-François Constantin l’as- une des auteures. sable » : « Les soucis économiques
trois gendarmes mobiles. Les jeu- sume : « Avant, Castillon, c’était le Pour beaucoup, le maire a une poussent les gens à se choisir des
nes sont partis plus loin, mais le paradis sur terre. Maintenant, on responsabilité. « M. Breillat noircit boucs émissaires. Mais personne
moindre incident prend des allu- en voit qui se trimballent en djel- le tableau en mettant l’accent uni- ne dit qu’il n’y a aucun espace ni de
res de drame. Le maire continue à laba à la sortie de la mosquée. Ils quement sur la pauvreté et la délin- structures pour les jeunes ». Le city-
clamer qu’il « ne tient plus le ter- viennent avec l’aide médicale quance », remarque Patricia Cou- stade promis par le maire a mis
rain ». Sa ville est trop petite pour d’Etat alors que nos retraités sub- ranjou, présidente du Café ci- dix ans à voir le jour. Il a été ouvert
toucher les aides de la politique sistent. Il n’aurait jamais fallu auto- toyen. « C’est vrai que les jeunes en juin, à l’extérieur de la ville. p
de la ville ou celles du plan cœur riser le regroupement familial », dehors font du bruit et traficotent. sylvia zappi
La banque coopérative
de la Fonction publique
CASDEN Banque Populaire - Société Anonyme Coopérative de Banque Populaire à capital variable. Siège social : 1 bis rue Jean Wiener 77420 Champs sur Marne - Siren n° 784 275 778 - RCS Meaux. Immatriculation ORIAS
n°07 027 138 • BPCE - Société anonyme à directoire et conseil de surveillance au capital de 157 697 890 €. Siège social : 50 avenue Pierre Mendès France - 75201 Paris Cedex 13. RCS PARIS n° 493 455 042. Immatriculation

Les policiers appelés à

élire leurs représentants
La CFE-CGC, arrivée en tête en 2014, espère
conserver son avance sur le syndicat FO
¶èzò ȥॿ ߿ࠇ ߿ࠃࠄ ࠀ߿߿ࡳ ࢛ -ȶȥƃơɢʋǫȶȥ ࡫ z¥òze¥ ࢛ áǠȶʋȶnjɭŔɢǠǫơ ࡫ èȶȟŔȥ ơǠŔȥȥȶ ࢛ •Ŕ -ò7F¥ ɭơȟơɭƃǫơ zɽŔŹơȍȍơ࡬ ¶ɢǠƢȍǫơ࡬ eǫȍȍơɽ ơʋ bŔʋȶʠȟŔʋŔ ƎࢬŔʽȶǫɭ ɢɭƦʋƢ ȍơʠɭ ʽǫɽŔnjơ Ū ƃơʋʋơ ƃŔȟɢŔnjȥơࡳ

C’ est une première dans

la police nationale : les
quelque 180 000 fonc-
tionnaires, personnels des préfec-
tures et agents du ministère de
l’intérieur sont appelés non pas
aux urnes mais à leurs écrans, de-
puis vendredi 30 novembre au
matin, pour participer aux élec-
tions professionnelles qui se dé-
roulent cette année entièrement
par voie électronique.
L’enjeu est double. Les syndicats
attendent le score final des
461 scrutins, qui redéfiniront les
équilibres. Mais la participation
était également une vraie interro-
liance Police nationale (CFE-CGC),
arrivé en tête en 2014 avec 41 % des
voix (7 sièges au sein de la commis-
sion administrative paritaire na-
tionale), et Unité SGP-Police-FO
(39 % en 2014, 7 sièges également).
Ces derniers espèrent renverser le
rapport de force et redevenir la tête
de proue du syndicalisme policier.
L’UNSA, qui avait fait 11 % en 2014
(2 sièges), vise une progression de
son score.
Quel que soit le résultat, les syn-
dicats savent qu’une réforme de
leurs modes d’action est néces-
saire, alors que le Mouvement des
policiers en colère – créé après le

gation au sein d’une profession
qui vote toujours beaucoup aux
élections professionnelles (près de
70 % en 2014), mais qui s’interroge
COMME NOUS,
drame de Viry-Châtillon en 2016,
quand une voiture de police avait
été incendiée avec ses occupants à
l’intérieur –, les bouscule. Ce col-

NOTRE BANQUE MISE

comme toute la société sur le rôle
des corps intermédiaires. De ce
point de vue, les organisations
professionnelles ont été rassurées
par les premières heures du scru-
lectif, qui dénonce notamment
l’inaction des syndicats, a séduit
nombre de policiers, notamment
par des campagnes actives sur les
réseaux sociaux. L’extrême droite

tin. Plus d’un quart des inscrits
avaient déjà participé vendredi à
19 heures. Le vote est ouvert jus-
qu’au jeudi 6 décembre.
Match serré
Sur l’ensemble des différents
corps, la CFE-CGC (qui regroupe
des syndicats plutôt classés à
droite), arrivée en tête en 2014, va
tenter de conserver son avance au
sein du comité technique minis-
tériel sur FO (classé à gauche), qui
avait pris la deuxième place. Les
deux autres organisations repré-
sentées, l’UNSA et la CFDT, espè-
rent progresser.
Mais c’est surtout au sein du
corps des gardiens de la paix et des
gradés, le plus important en nom-
bre avec environ 100 000 fonc-
SUR LE COLLECTIF
va d’ailleurs tenter de récupérer
une partie de ce mécontentement
dans les urnes. Le syndicat France
Police a accolé à son nom l’appel-
lation « policiers en colère » pour #notrepointcommun
essayer de capter une partie des
voix. Une manœuvre dénoncée
par le collectif originel, qui ne sou- Découvrez la CASDEN, la banque coopérative de la Fonction publique.
haitait pas se mêler des élections. Elle a créé un système inédit d’épargne à Points* : l’épargne de tous
Mais la poussée de ce type de permet à chacun de réaliser ses projets.
mouvement traduit un sentiment
d’abandon de la part de nombre
de policiers, qui estiment que les Tous fonctionnaires au service du collectif
conditions de travail et de vie se
*
Les Points cumulés dans le cadre du Programme 1,2,3 CASDEN sont comptabilisés chaque fin de mois.
détériorent. C’est donc principale-
ment sur cette thématique que
s’est jouée la campagne, sur fond
de « gilets jaunes ». L’un des syndi-
cats, Unité SGP-Police-FO, a en ef-
01 64 80 64 80
fet appelé à montrer de la solida- casden.fr Appel non surtaxé Retrouvez-nous chez
rité envers les manifestants. L’ini- Coût selon votre opérateur

tionnaires, que le match devrait tiative, rare dans la police, a été

être serré. La victoire devrait se condamnée par ses adversaires. p
jouer comme souvent entre Al- nicolas chapuis
8 | france 0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

Un prêtre suspecté
d’agressions sexuelles
incarcéré à Nice
Pendant plusieurs années, le père Jean-Marc
Schoepff aurait abusé de jeunes garçons
Blocage
des Champs-
Elysées, à nice - envoyée spéciale
Paris, par des
A l’époque
ambulanciers
vendredi
16 novembre.
JULIEN MATTIA/LE
PICTORIUM/MAXPPP
C’ était « leur Roi-Soleil »,
« un gourou », « un réfé-
rent spirituel » ; celui
qui a marié plusieurs d’entre eux,
veillé leurs grands-parents mou-
des faits, aucune
des victimes
n’ose parler,
rants, baptisé leurs enfants. Ils
persuadée d’être
ont une petite quarantaine d’an- « un cas isolé »
nées, se fréquentaient plus ou
moins à Saint-Stanislas, fleuron
de l’enseignement catholique que tout le monde appréciait… »
privé niçois dont l’ancien aumô- Jusqu’à sa mise en examen, une
nier Jean-Marc Schoepff a été mis partie de la paroisse s’est mobili-
en examen et placé en détention sée pour défendre son prêtre.
provisoire, jeudi 22 novembre, Dans les rues de Nice, certains
pour « agression sexuelle sur mi- font encore courir le bruit qu’il
neurs » dans le cadre d’une infor- s’agirait d’une vendetta contre
mation judiciaire ouverte à Nice « Jean-Marc ». La veille de ses in-
en février. terrogatoires, et le jour de son in-
Aujourd’hui, ils expriment leur carcération, le curé envoyait des

« On entre en résistance, on va se colère contre cet homme et

« contre tous ceux qui ont fermé
les yeux », raconte Alexis V., un
ancien élève victime du prêtre
SMS à ses fidèles demandant « de
prier pour lui ».
Selon une source proche du
dossier, l’évêque de Nice, André

battre pour sauver notre métier »

quand il avait 14 ans. Ce sont de
jeunes parents qui viennent de
vivre, eux aussi, le mouvement
#metoo. Victimes ou simples
élèves, ils dénoncent le « système
Les ambulanciers ont prévu de se rassembler à Paris, lundi 3 décembre, Jean-Marc », pour que « cela ne se
reproduise plus jamais ».
pour contester la réforme du financement des transports sanitaires Le procureur de la République
de Nice, Jean-Michel Prêtre, af-
firme qu’une « dizaine » de victi-
mes de cette génération ont déjà
auxerre - envoyé spécial hôpitaux fassent toujours appel « sans savoir qu’il y avait l’arti- été identifiées, mais, estime-t-il,
aux mêmes sociétés, c’est-à-dire des
« Les patients, cle 80 ». Elle a payé 270 000 euros elles pourraient être « beaucoup
Marceau, a assuré aux enquê-
teurs avoir reçu de nombreuses
lettres de personnes « se portant
garantes de la bonne moralité de
Jean-Marc » lorsque des voix s’éle-
vaient au sujet de son comporte-
ment pendant ses années à Sta-
nislas. « Il avait − et il a toujours −
un vrai comité de soutien », assure
un ancien fidèle.
C’est l’évêque de Perpignan,
Norbert Turini, qui aurait pré-
venu son homologue niçois au

A
près les « gilets jau- grands groupes qui auront rem- ça va être des une ambulance et un VSL (avec plus nombreuses ». Selon une printemps 2017 des faits que re-
nes », les vestes porté les appels d’offres en cassant leur agrément) et craint de devoir source proche du dossier, au late Thomas Bidart, premier plai-
bleues… Moins d’un les prix », explique Mickaël Giaco-
colis, ils vont être mettre la clé sous la porte. moins une des plaintes ne relève gnant dans l’affaire. Cet assistant
mois après la manifes- mazzi, 32 ans, cogérant de la Char- laissés à l’entrée Depuis le 1er octobre, son chiffre pas du délai de prescription, le réalisateur avait 13 ans lorsque le
tation parisienne du 5 novembre, nycoise, une petite société icau- d’affaires a en effet « chuté de 40 à prêtre étant resté en contact avec prêtre a abusé de lui. A la suite de
où 700 à 1 200 véhicules sanitaires naise de deux ambulances, deux
de l’hôpital » 60 % », sa société passant de dix des jeunes garçons jusqu’à sa sus- cette alerte, André Marceau
avaient bloqué le périphérique véhicules sanitaires légers (VSL) et SANDRINE PERLIN transports par jour à quatre. « Tous pension ordonnée par la préfec- aurait convoqué le père Schoepff.
pendant près de trente-six heures, cinq taxis. Depuis le 1er octobre, la patronne d’une société les services hospitaliers ont ordre ture en 2017. Il avait été écarté de A l’en croire, il l’aurait sus-
provoquant des centaines de kilo- mesure lui a fait perdre entre 10 à d’ambulances de téléphoner directement aux gros toute mission auprès de la jeu- pendu, le 31 juillet, au retour
mètres de bouchons, les ambulan- 15 % de son chiffre d’affaires. « C’est groupes et de prendre les sociétés nesse, pour laquelle il a œuvré d’une colonie de vacances de
ciers en colère devaient repartir pas négligeable, dit-il. Sur une so- conventionnées, même pour des pendant plus de trente-cinq ans, trois semaines, omettant de pré-
pour une nouvelle journée d’ac- ciété de dix salariés, c’est comme si orateur, surfe sur le succès du patients à domicile », explique-t- mais continuait à célébrer la ciser que cette suspension avait
tion, lundi 3 décembre, dans Paris. on supprimait un poste. » 5 novembre – « le plus grand ras- elle, en montrant sur son télé- messe, qui ne désemplissait pas. été ordonnée par la préfecture.
Depuis une dizaine de jours, des Mais au-delà de l’article 80, les semblement d’ambulances qui ait phone portable une photo de la « C’est le tableau parfait de la Le père Turini, ancien collègue
réunions ont lieu un peu partout gérants des petites sociétés d’am- jamais eu lieu ». « On voudrait que cour de l’hôpital Lariboisière avec bourgeoisie provinciale », résume du père Schoepff avant sa muta-
en France, à l’initiative de la toute bulances comptent bien profiter le 3 décembre soit sans précédent, uniquement des ambulances du une des victimes présumées. tion à Perpignan, aurait déclaré
jeune Association pour la défense du rassemblement du 3 décembre lance-t-il au micro. Il est hors de groupe Jussieu. « C’est catastrophi- « Avec le Lions Club, les rallyes, les aux enquêteurs « avoir souvent
des transporteurs sanitaires pour « tout mettre sur la table » et question de laisser le gouverne- que pour nous », lâche-t-elle. pères avocats, et le prêtre qui vient fait la remarque » à Jean-Marc
(ADTS), pour préparer le rassem- réclamer la détaxe carburant ou la ment ubériser notre profession. » dîner à la maison, parce que ça fait Schoepff « qu’il était trop proche
blement prévu place Vauban, près réévaluation des tarifs, inchangés A la tribune, on se félicite que les « Seuls les prix vont jouer » bien. Celui de notables qui doivent des enfants ».
du ministère de la santé. « On entre depuis 2013. députés aient voté l’après-midi Conséquence : alors qu’elle tra- protéger leur réputation, et tant Selon nos informations, un si-
en résistance, on va se battre pour même la suppression d’une dispo- vaille tous les jours de 6 ou 7 heu- pis si le curé caresse les gosses. » gnalement avait été effectué par
sauver notre métier », a lancé mer- « Petite claque » sition de l’article 29 du projet de loi res le matin jusqu’à 20 heures un parent au proviseur du collège
credi 28 novembre l’un des 80 gé- Dans l’amphithéâtre auxerrois, les de financement de la Sécurité so- voire 22 heures le soir, Sandrine Souvent un ami de la famille Stanislas, alors que le prêtre était
rants de sociétés d’ambulances et intervenants passent en revue les ciale 2019 qui prévoyait la possibi- Perlin assure ne pas se verser de sa- Jean-Marc Schoepff était le genre chargé de l’aumônerie. Cela
de taxis conventionnés qui « dérives » possibles de la réforme, lité pour les agences régionales de laire et simplement payer au smic de prêtre dont toute la commu- n’avait pas été suivi d’effet. Tous
s’étaient rassemblés après leur notamment son extension à santé d’accorder gratuitement des son fils Jordan, 23 ans, qui a démis- nauté louait les sermons. Sensi- les encadrants de l’époque que Le
journée de travail à la chambre des d’autres catégories de patients, agréments de transport aux hôpi- sionné de son CDI à Auchan pour bles et émouvants. Il organisait Monde a pu contacter se sont mu-
métiers et de l’artisanat d’Auxerre. comme les dialysés, les pension- taux. Une mesure qui aurait fait venir l’épauler. « Aujourd’hui, c’est des camps de vacances pour les rés dans le silence. Pour la nou-
Venus de tout le département, naires d’Ehpad et ceux qui se ren- plonger le cours officieux de lui qui me nourrit », soupire-t-elle enfants et des voyages humani- velle direction de l’établissement,
mais aussi de la Côte-d’Or, du Loi- dent chez leur kiné. « Ce serait la l’agrément pour les ambulances. dans son costume bleu. C’est à re- taires. Toujours de bonne compa- se mettre à la recherche d’un si-
ret ou de la Nièvre, ces chefs d’en- mort de toutes les petites entrepri- Avant le 1er octobre, celui-ci se si- gret qu’elle se résignerait à quitter gnie, il surveillait les ados, préve- gnalement dans les archives relè-
treprise demandent l’abrogation ses », assure un professionnel du tuait entre 60 000 et 80 000 euros l’univers des ambulances d’ici nait les parents « s’ils se mettaient verait d’une « mission de spéléolo-
de l’article 80 de la loi de finance- Loiret. On évoque successivement dans la Nièvre, entre 150 000 et quelques semaines. « On a beau- à fumer du shit ou à dévier », leur gie ». Autre anomalie dans le dos-
ment de la Sécurité sociale de 2017. les délais de paiement qui s’allon- 200 000 euros en Ile-de-France et coup de papys et mamies dans no- apprenait à skier à Auron, dans sier, le retard pris par le ministère
Entrée en vigueur le 1er octobre, la gent, les rétrocessions qu’auraient jusqu’à 350 000 euros dans certai- tre patientèle, on les rassure, on les l’arrière-pays niçois, et à dire de la jeunesse et des sports,
mesure a transféré de l’Assurance- exigées certains établissements nes villes de la Côte d’Azur. « De- accompagne, c’est comme des leurs prières. chargé de la surveillance des colo-
maladie aux hôpitaux et aux clini- ou le risque de devoir transporter puis, à Paris, ça a pris une petite cla- membres de notre famille. » De- C’est lors de ces voyages que nies de vacances, dont un disposi-
ques le financement des trans- un jour plusieurs patients en que, ça a perdu 30 000 euros », es- main, redoute-t-elle, « les patients, Jean-Marc Schoepff aurait tif de suspension d’urgence
ports de patients entre établisse- même temps dans des ambulan- time un gérant de société parisien. ça va être des colis, ils vont être lais- agressé les adolescents, âgés de prévu dans les textes de loi per-
ments de santé. ces devenues des « bétaillères ». « Ils ont abrogé l’article 29 mais il sés à l’entrée de l’hôpital ». 12 à 15 ans. Tous décrivent les mê- met d’éloigner tout intervenant
La réforme, qui ne concerne que Au bout d’une heure arrive enfin y a de fortes chances qu’ils remet- Toutes les petites et moyennes mes gestes : le corps du prêtre qui susceptible de présenter un ris-
5 % des 4,6 milliards d’euros de la Rachid Soukhmani, le président tent ça sur le tapis », assure sociétés d’ambulances ne sont venait se coller contre eux la que pour les mineurs.
dépense totale de l’Assurance-ma- de l’ADTS. Agé de 39 ans, ce gérant M. Soukhmani, soucieux que ce toutefois pas aussi fortement tou- nuit, se mettait à les caresser puis En théorie, cette procédure, qui
ladie en matière de transport, a d’une société de cinq ambulances recul du gouvernement n’érode chées que celle de Mme Perlin. Paul prenait leur sexe dans la main porte une attention particulière
cristallisé les inquiétudes d’une et un VSL dans les Hauts-de-Seine pas la détermination des troupes. Sahel, trésorier de l’ADTS et diri- « jusqu’à ce qu’ils aient la force de aux cas d’abus sexuels, n’est cen-
profession qui comptait près de a créé l’association deux mois plus « Notre crainte, c’est qu’ils générali- geant d’une entreprise parisienne le repousser ». Bien souvent, il sée prendre que quelques jours.
5 700 entreprises en 2015, dont les tôt en raison de « l’inertie » des sent l’article 80. La prochaine ré- d’une dizaine de salariés, a davan- s’agissait des « chouchous » de Dans le cas de Jean-Marc
trois quarts emploient moins de structures syndicales face à l’arti- forme, ce sera la soumission à un tage amorti le choc, grâce à ses l’aumônier, classés selon un sys- Schoepff, le premier signalement
vingt salariés. « On craint que les cle 80. Depuis, l’homme, habile agrément tous les cinq ans. Nos en- contrats déjà signés avec des clini- tème de préférence dans un petit remonte à juin 2017. Il est fait à
treprises deviendront invenda- ques ou des Ehpad. « Je fais partie groupe de privilégiés. « Il y avait l’inspecteur général niçois par
bles », lance-t-il. Signe de l’inquié- des chanceux, j’ai moins de soucis aussi les cadeaux », se souvient une ancienne victime, six mois
« Pas d’article 80 bis ou 80 Plus » tude de la profession, l’ADTS as- que ceux qui viennent d’ouvrir. » Laurent B., 44 ans aujourd’hui. après le début de l’enquête poli-
sure avoir engrangé plus de 530 Il pointe le risque d’une dérégu- Pendant la colo où il est agressé, cière et juste avant le début d’un
Un « comité de suivi de la réforme » a réuni jeudi 22 novembre les adhésions en à peine deux mois. lation tarifaire. « Avant, on était l’adolescent reçoit un couteau « camp » de trois semaines orga-
représentants des établissements de santé et des transporteurs Sandrine Perlin, 48 ans, est une tous au même tarif, dit-il. Ce qui fai- suisse gravé à son nom, pochette nisé par le prêtre. Le dossier est
sanitaires. Le ministère de la santé y a « réaffirmé le périmètre li- des premières à avoir rejoint le col- sait la différence, c’était la qualité, en cuir assortie. transféré à la cellule « de veille
mité du transfert » prévu par l’article 80. Il s’est engagé à ce qu’il lectif. Elle était de la première ma- la ponctualité, le professionna- A l’époque des faits, aucune des opérationnelle et d’alerte » du
n’y ait pas d’article « 80 bis » ou « 80 plus » et a promis que les nifestation à Lyon le 1er octobre, se lisme… Dorénavant, seuls les prix victimes n’ose parler, persuadée ministère de l’éducation natio-
transports inter-établissements pour les personnes dialysées à trouvait en tête du cortège pari- vont jouer. » Parce qu’« il n’y a que d’être « un cas isolé ». Le prêtre est nale, à Paris. L’administration ne
domiciles « seront exclus en 2019 du champ de la réforme ». Alors sien le 5 novembre et sera de celle quand vous foutez le bordel qu’on souvent un ami de la famille. donnera plus de nouvelles, et le
que des refus de prise en charge de certains patients « imputés du 3 décembre. Après avoir été sa- vous écoute », Paul Sahel se dit prêt Benoît Valla, 41 ans, qui fait partie père Schoepff partira en colo cet
indûment à la mise en œuvre de la réforme » ont été constatés, le lariée pendant vingt ans dans des le 3 décembre à montrer que les des plaignants, se rappelle « de la été-là. Contacté par Le Monde,
ministère a par ailleurs rappelé « l’absence de changement de rè- sociétés d’ambulances, elle s’est ambulanciers eux aussi « sont ca- chape de plomb » qui prévalait : l’avocat du père Schoepff n’a pas
gles concernant les permissions de sortie » notamment pour des lancée à son compte, il y a un an, pables de tout bloquer ». p « Imaginez la pression sociale. On donné suite à nos sollicitations. p
enfants et adultes en situation de handicap. dans les Hauts-de-Seine, mais françois béguin avait 13, 14 ans, et c’était quelqu’un sofia fischer

0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
Handicap : la pratique
de la sexualité demeure taboue
APF France handicap souhaite favoriser l’accompagnement sexuel
C’
est une mère qui ap-
pelle à l’aide, après
avoir été confrontée
à de multiples repri-
ses au sexe en érection de son
adolescent autiste lors de la dou-
che. Un directeur d’établisse-
ment pour adultes handicapés,
dans une région frontalière, qui
emmène discrètement ses pen-
sionnaires chez une prostituée.
Une aide-soignante travaillant
dans une structure médico-so-
ciale qui se plaint d’être confron-
tée quotidiennement à des solli-
citations d’ordre sexuel, dépas-
sant le cadre de ses attributions.
Ces récits, rapportés par plu-
sieurs sources, ne sont pas nou-
veaux. Ils illustrent les difficultés
que connaissent encore
aujourd’hui les personnes avec
un handicap pour l’exercice de
leur sexualité. Et par extension
leurs proches et le personnel qui
les entourent. « Le problème se
pose principalement pour les per-
sonnes qui vivent en institution »,
considère Pierre Brasseur, socio-
logue à l’université de Lille et
auteur d’une thèse intitulée
« L’invention de l’assistance
sexuelle ». « Les conditions d’exer-
cice de la sexualité ne sont pas réu-
nies » dans ces lieux de vie collec-
tifs qui ne favorisent pas l’inti-
mité de leurs habitants, pointe-
t-il. Comment l’envisager, en
effet, pour des gens qui n’ont pas
toujours la simple possibilité de
fermer leur porte à clé ?
Conscientes de ces freins, et de
l’émergence, ces dernières an-
nées, d’une revendication d’un
accès à une vie affective et
sexuelle, les associations – qui
sont aussi bien souvent les ges-
tionnaires d’établissements –
tentent d’apporter des réponses,
qu’elles reconnaissent imparfai-
tes. A l’Unapei, une fédération de
500 associations de parents de
déficients intellectuels, le choix a
été fait de « traiter la sexualité
sous l’angle de l’accessibilité »,
comme les autres droits, expli-
que Claire Grisard, chargée de
mission. « La prise en compte de
cette question remonte à la fin des
années 1990 », au pic de l’épidé-
mie de sida, se souvient la res-
ponsable. Certains découvrent
alors, effarés, que leurs enfants,
qui vivent dans des structures
médicalisées, ont une activité et
des rapports sexuels, passés jus-
«J’aime la vie, le contact avec les corps»
Depuis 2016, Christine P. est accompagnante pour handicapés
TÉMOIGNAGE
M ieux vaut éviter de de-
mander à Christine P.
la liste de ses activités
associatives. Aide aux migrants,
alphabétisation, présidente de
son association de locataires… la
tourbillonnante Parisienne,
grand-mère de trois petits-en-
fants, le reconnaît : « J’ai toujours
eu une vie associative riche, une
vie amicale riche. »
« Peau à peau »
Mais le handicap lui était globa-
lement étranger avant qu’elle
découvre un jour, au hasard
d’une librairie, l’ouvrage Je veux
faire l’amour, de Marcel Nuss
(2012, éditions Autrement). Ce
dernier milite depuis des an-
nées pour l’accompagnement
sexuel des personnes handica-
pées, un combat qui l’a conduit
en 2013 à la création de l’Associa-
tion pour la promotion de l’ac-
compagnement sexuel (APPAS),
qu’alors sous les radars. La ré-
ponse est, dans un premier
temps, sanitaire, et préventive,
avec une réflexion sur l’éduca-
tion à la sexualité.
Vingt ans plus tard, « on est pas-
sés d’une gestion du risque à une
logique d’accompagnement », es-
time Mme Grisard. Elle prend des
formes diverses, plus ou moins
structurées, selon les établisse-
ments. Certains ont inscrit cette
dimension dans leur règlement
intérieur, d’autres en sont encore
très loin.
Concrètement, la prise en
compte peut s’incarner de plu-
sieurs manières : par des groupes
de parole spécifiques, des ateliers
pour apprendre aux résidents à
connaître leur corps, à évoquer la
notion de consentement…
L’Unapei cite à titre d’exemple
une structure au sein de laquelle
les résidents ont créé un maga-
zine consacré à la sexualité « facile
à lire et à comprendre », une mé-
thode permettant une accessibi-
lité des informations aux person-
nes déficientes intellectuelles.
Il n’empêche qu’à l’Unapei
comme dans les autres associa-
tions, si l’accès à une information
sur la sexualité se développe, la
pratique demeure taboue.
« Ghettoïser les personnes »
Sur ce plan, l’APF France Handi-
cap, une autre organisation qui
représente des personnes vivant
avec un handicap moteur, sou-
haiterait favoriser l’accompagne-
ment sexuel. Ce qui signifie, pour
les personnes qui en expriment
le désir, pouvoir avoir des rela-
tions charnelles ou sexuelles
avec des professionnels.
La pratique, qui a cours dans
plusieurs autres pays, n’est pas
organisée en France, où elle est
assimilée à de la prostitution. Elle
n’est d’ailleurs pas consensuelle,
comme le rappelle Claire Desaint,
vice-présidente de l’association
abolitionniste Femmes pour le
dire, qui rassemble des femmes
avec un handicap ou valides.
« Pour nous, l’assistance sexuelle
va encore plus ghettoïser les per-
sonnes, stigmatiser leurs prati-
ques », dénonce-t-elle, plaidant
pour une « prise en compte inclu-
sive » de la sexualité.
« On aimerait bien au minimum
avoir un débat public sur l’assis-
tance sexuelle, parce que c’est la si-
qui forme des accompagnants et
les met en relation avec un pu-
blic demandeur.
Immédiatement, Christine P.
est emballée. « J’aime faire
l’amour, j’aime la vie, le contact
avec les corps, donc ça m’a tout de
suite parlé », sourit cette adepte
de l’anaphore.
Tout juste retraitée, et récem-
ment divorcée, Christine P. suit
donc en 2016 une formation dis-
pensée par l’association, et dé-
cide dans la foulée de commen-
cer. « Pour moi, c’est une action
militante, pour que les personnes
handicapées aient accès à cette li-
berté qu’est la sexualité. »
« Avant tout, c’est un engage-
ment, et une rencontre avec un
homme, un partage intellectuel et
un échange de sensualité et de
sexualité », tient à préciser Chris-
tine P. « Une fois, un jeune homme
de 30 ans, avec un handicap très
lourd, m’a dit : “Je suis trop con-
tent que tu sois venue, c’est la pre-
mière fois qu’une femme m’a tenu
france | 9
10 405
personnes suivent le traitement préventif PrEP contre le sida
Plus de 10 000 personnes, quasi exclusivement des hommes homo-
sexuels, âgés en moyenne de 38 ans et habitant pour près de 50 %
en Ile-de-France, suivent le traitement préventif contre le virus du sida,
appelé PrEP, selon des chiffres publiés, vendredi 30 novembre, par
l’Agence du médicament. « Ce nombre est en augmentation constante
depuis 2016, avec près de 500 nouveaux utilisateurs par mois au premier
semestre 2018 », indique l’Agence. Le principe : prendre des comprimés
tout en étant séronégatif, pour faire barrage au virus. – (AFP.)
nière sur ce sujet, et revendique
« Avant, dès que la formation de cinquante-deux
je voyais une accompagnants. Seule une di- BI EN S MAL ACQU I S médiatique » autour de sa
zaine, majoritairement des fem- L’entourage du personne, a déclaré à l’AFP
femme, j’étais mes, pratiqueraient réellement président djiboutien vendredi 30 novembre l’un
tellement frustré. aujourd’hui. visé par une enquête de ses avocats, Me Florian
« En mettant en relation des bé- La justice française a ouvert Lastelle. Benoît Quennedey a
Après le premier néficiaires et des accompagnants, une enquête visant l’entou- été mis en examen pour tra-
accompagnement, je suis proxénète et je tombe sous rage du président de Djibouti hison. Il a été libéré sous
le coup de la loi » de 2016 sur la Ismaïl Omar Guelleh, à la contrôle judiciaire avec inter-
je me suis senti prostitution, s’emporte Marcel suite d’une plainte de l’ONG diction de quitter le terri-
libéré » Nuss, dénonçant « l’hypocrisie » Sherpa et du Collectif euro- toire. « S’il existait vraiment
entourant la question. « Il y a des péen de la diaspora dji- des pièces accablantes, on les
WILLY ROUGIER
personnes qui n’ont pas même la boutienne sur l’acquisition lui aurait présentées durant
infirme moteur cérébral
possibilité de se toucher, d’accéder de propriétés immobilières ses quatre-vingt-seize heures
à leur corps, et qui vivent dans une de Paris pour « abus de biens de garde à vue. Nous n’avons
grande misère affective et sociaux, détournement de rien vu de cela », a indiqué au
tuation actuelle dans les établisse- sexuelle », dénonce-t-il inlassa- fonds publics, abus de Monde son autre avocat,
ments qui n’est pas digne », estime blement. confiance et corruption Me Alexandre Balguy-Gallois.
pour sa part Aude Bourden, con- Willy Rougier, 51 ans, adhérent d’agents publics étrangers ».
seillère nationale santé-médico- de l’APPAS et infirme moteur cé- L’enquête préliminaire a été LOGEMEN T
social au sein de l’APF. « Il faut un rébral, confirme. « Avant, dès que confiée à l’Office central pour Nouvelle évacuation
vrai service de mise en relation, je voyais une femme, j’étais telle- la répression de la grande dé- à Marseille
avec une supervision des assistants ment frustré, ça se voyait trop. linquance financière. La Le bâtiment A du Parc Corot,
sexuels, et des principes éthiques. » Dans ma famille, on me disait que plainte se concentre sur des l’une des plus grandes copro-
Au sein de l’APF, une première je ne parlais que de ça. Après le biens immobiliers situés priétés dégradées des quar-
formation, menée avec l’associa- premier accompagnement, je me dans les 8e, 16e et 17e arrondis- tiers Nord de Marseille, a été
tion Ch(s) ose, a abouti à la certifi- suis senti libéré. » Depuis quel- sements de Paris. – (AFP.) évacué vendredi 30 novem-
cation, en juillet 2017, de quatre ques années, il fait appel réguliè- bre. Un arrêté d’« insécurité
Françaises et de trois Suisses. Ces rement à des assistantes sexuel- ES PI ON N AGE imminente » avait été pris par
assistants (ou accompagnants) les, à son domicile. « J’aimerais Benoît Quennedey, la mairie le 23 novembre. Sur
sexuels ont suivi une formation bien que ce ne soit pas comme ça soupçonné de trahison, les 96 appartements de ce bâ-
de cent-vingt heures, qui s’est éta- toute ma vie, je souhaite rencon- clame son « innocence » timent, 27 sont occupés légiti-
lée sur plusieurs mois, avec des trer quelqu’un », confie-t-il. Avant Le haut fonctionnaire du Sé- mement, de nombreux
psychologues et des sexologues. d’ajouter, pudiquement : « Mais, nat, Benoît Quennedey, autres sont squattés. La mai-
Les critères d’admission pour y avec mon handicap, le plus sou- soupçonné d’espionnage au rie a précisé que d’ici à mardi
accéder sont formulés ainsi dans vent, les femmes préfèrent qu’on profit de la Corée du Nord, 4 décembre, dix-huit ménages
la plaquette de présentation : reste amis. » p clame son « innocence » et est occupant légalement un loge-
« Etre âgé(e) de 25 ans minimum ; solène cordier « scandalisé » par le « battage ment seront relogés. – (AFP.)
avoir une santé compatible avec
l’activité ; être autonome sur le
plan financier ; avoir un équilibre
satisfaisant dans sa vie person-
nelle et sexuelle ; avoir parlé de ce
projet à son conjoint(e) pour ceux
et celles qui sont en couple. »
L’accompagnement sexuel est
une revendication qui date d’un
colloque organisé à Strasbourg
en 2007. Depuis, celle-ci domine
les débats. « Les risques liés au
VIH, les violences sexuelles et les
autres thématiques ont été éclip-
sés par l’émergence de cette reven-
dication », analyse le sociologue
Pierre Brasseur. Le militant Mar-
cel Nuss, lourdement handicapé,
était l’initiateur de ce rendez-
vous qui a permis d’échanger sur
la souffrance, jusqu’alors peu
audible, des personnes en situa-
tion de handicap privées de rap-
ports charnels.
Il a créé en 2013 l’Association
pour la promotion de l’accompa-
gnement sexuel (APPAS), pion-
dans ses bras”. » En un an, elle a
« fait quatre accompagnements ».
Les relations vont « du simple
peau à peau » à des rapports
sexuels « complets, toujours avec
des préservatifs, bien sûr ». Elles
sont payantes, de l’ordre de
150 euros.
Corps abîmés
Comme le recommande l’APPAS,
avant chaque relation intime, un
premier rendez-vous est orga- Expertises Gratuites & Confidentielles
nisé, ce qui permet à chacun de
décider quelle suite lui donner. Art Africain Moderne et Contemporain
« Mon premier vivait dans une ins-
Paris | 12 Décembre 2018
titution, c’est son éducatrice qui
avait écrit pour lui. Il avait 20 ans,
un beau jeune homme, en fauteuil.
On s’est revus assez vite », se sou-
vient-elle. Est-ce grâce au judo, Bonhams France GERARD SEKOTO
qu’elle a pratiqué pendant des dé- 4 rue de la Paix (SUD-AFRICAIN, 1913-1993)
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j’aime les beaux mecs ! », dit-elle
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avec malice. p
s. cr
10 | france
« Implant files » : les lacunes de la surveillance
L’inspection générale des affaires sociales déplore la « passivité » de l’Agence nationale de sécurité du médicament
U
n rapport confidentiel
de l’inspection géné-
rale des affaires socia-
les (IGAS) rédigé en oc-
tobre, remis tout récemment à la
ministre de la santé, Agnès Buzyn,
et dont Le Monde a pris connais-
sance, arrive aux mêmes conclu-
sions que l’enquête « Implant
Files » menée par le Consortium
international des journalistes d’in-
vestigation, Le Monde et 58 mé-
dias partenaires : la surveillance
des effets indésirables liés à l’utili-
sation des dispositifs et des im-
plants médicaux – la matério-
vigilance dans le jargon – com-
porte d’incroyables lacunes.
Les anomalies de la base de ma-
tériovigilance de l’Agence natio-
nale de sécurité du médicament
(l’ANSM), baptisée MRVeille, sont
légion : des champs entiers, et pas
des moindres, sont vides, notam-
ment le type de dysfonctionne-
ment ou les conséquences pour le
patient. Certains incidents sont
déclarés avec un an de retard,
quand ce n’est pas huit ans plus
tard. Comment, dans ces condi-
tions, sans données fiables, l’auto-
rité sanitaire peut-elle correcte-
ment remplir sa mission ?
Les inspecteurs de l’IGAS ont leur
avis sur la question : « L’organisa-
tion actuelle de la matériovigilance
ne permet qu’une surveillance pas-
sive du marché », écrivent-ils dans
leur rapport d’audit, tout en déplo-
rant que l’ANSM soit « trop en réac-
tion » et que le suivi des déclara-
tions d’incidents soit « insatisfai-
sant ». La sous-déclaration des in-
cidents par les médecins est par
ailleurs un vrai problème. Mais en
même temps, « l’organisation ac-
tuelle de la matériovigilance pour-
rait avoir du mal à absorber une
augmentation des incidents criti-
ques et majeurs », note l’IGAS.
Réalisé en 2017, cet « audit de la
maîtrise des risques sanitaires par
l’ANSM » avait pour but d’interro-
ger « le niveau de maîtrise des ris-
ques sanitaires » de l’agence. Pour
sept des onze risques passés en re-
vue – comme les activités de con-
trôle en laboratoire, ou encore la
prévention des conflits d’intérêts,
« qui a fortement progressé » –, la
maîtrise par l’agence « apparaît
raisonnablement assurée ou en
voie de l’être ». Mais pour les quatre
autres, dont la matériovigilance,
de sérieux progrès restent à faire.
Pour la défense de l’agence, Jean-
Claude Ghislain, directeur pour les
L’onde de choc du scandale des dispositifs médicaux
Les « Implant files » révèlent les faiblesses de la réglementation et les carences des contrôles dans le monde entier
A vec la publication des
« Implant Files », le public
découvre depuis diman-
che 25 novembre à 18 heures l’am-
pleur du scandale des dispositifs
médicaux (pompes à insuline, im-
plants mammaires, pacemakers,
etc.). Menée dans 36 pays par
59 médias, dont Le Monde, et pilo-
tée par le Consortium internatio-
nal des journalistes d’investiga-
tion (ICIJ), cette enquête jette une
lumière crue sur un sujet tenu jus-
qu’ici dans un angle mort de l’at-
tention médiatique et politique.
Depuis lundi, l’ICIJ a été contacté
par près de 2 000 patients, indus-
triels et lanceurs d’alerte. Ce sont
les faiblesses de la réglementa-
tion et les carences des contrôles,
partout dans le monde, qui ont
fait l’objet des premières réac-
tions. Certaines annonces offi-
cielles avaient même été faites en
anticipation de la publication.
Allemagne Le ministre de la
santé, Jens Spahn, a annoncé une
refonte du registre des dispositifs
médicaux lors d’un entretien ac-
cordé à la Süddeutsche Zeitung,
journal partenaire de l’ICIJ. « Tous
situations d’urgence, les affaires
scientifiques et la stratégie euro-
péenne, avait reconnu que la base
MRVeille « avait ses limites ». Mais
heureusement, avait-il expliqué
au Monde et à Radio France, cette
base de données n’est qu’un outil.
L’agence s’appuie aussi sur son ré-
seau de correspondants locaux
(un par établissement de santé)
qui lui fait remonter les incidents.
C’est sur eux, aussi, qu’elle s’ap-
puie pour relayer les alertes.
Les inspecteurs de l’IGAS ne par-
tagent visiblement pas son opti-
misme. « La liste des 3 193 [corres-
pondants locaux] (…) n’est pas te-
nue à jour et environ 80 % des
contacts de l’ANSM sont erronés »,
ont constaté ces derniers lors d’un
déplacement en province. « Un tel
niveau d’imprécision reflète une
sous-estimation de l’importance de
cet échelon local, pourtant indis-
pensable à la détection précoce des
signaux de matériovigilance et au
suivi des mesures mises en œuvre
par l’agence et les fabricants »,
poursuit le rapport.
En revanche, dans les six régions
pilotes où l’agence a mis en place
des correspondants régionaux
pour favoriser la remontée d’infor-
mations, il a été constaté une aug-
mentation d’incidents signalés.
Risque de non-détection
Une fois les informations en-
voyées à l’ANSM – dans des délais
plus ou moins longs, alors que les
incidents graves doivent être si-
gnalés « sans délai » –, il faut les
traiter. C’est le travail d’une petite
vingtaine d’évaluateurs. A eux
d’apprécier la criticité de l’inci-
dent, et la nécessité de prendre des
mesures. L’IGAS souligne que
cette analyse repose sur un petit
nombre d’entre eux, voire une
seule personne, pour un matériel
donné. Cette « absence de double
contrôle et de regard systématique
de la hiérarchie (…) crée un risque de
non-détection et de non-prise en
charge à hauteur du risque », relève
le rapport. Ce que l’ANSM conteste.
Par ailleurs, comme « les délais
de traitement des signalements
sont très hétérogènes et parfois très
longs », « il s’ensuit des délais de
mise en place de mesures correcti-
ves (…) très variables (de 21 à
215 jours), plutôt longs (95 jours en
moyenne) et non corrélés à la gra-
vité de l’incident », déplore l’IGAS.
Débordés, les évaluateurs n’ont
pas toujours une appréciation cor-
les dispositifs implantables devront
être enregistrés », a-t-il assuré.
Danemark Jeudi, les autorités sa-
nitaires ont promis un double-
ment du nombre de fonctionnai-
res chargés de la surveillance des
dispositifs médicaux et la créa-
tion d’une véritable base de re-
cueil des incidents, selon nos con-
frères du journal Politiken. Sur la
chaîne publique DR1, la ministre
de la santé, Ellen Trane Norby, a en
outre annoncé une augmenta-
tion du budget de l’Agence natio-
nale du médicament et un renfor-
cement des contrôles.
Espagne Le conseil des médecins
a appelé à « une révision et un ren-
forcement » des mécanismes de
contrôle des dispositifs médicaux
et de la réglementation euro-
péenne, selon la chaîne La Sexta.
Etats-Unis L’agence fédérale des
produits alimentaires et des mé-
dicaments (Food and Drug admi-
nistration, FDA), a annoncé lundi
26 novembre une « modernisa-
tion » de sa procédure la plus criti-
quée. Le « 510 (k) » permet à un fa-
Analyse
d’explants
cardio-
vasculaires
à l’hôpital de
Strasbourg,
le 11 octobre.
NICOLA LO CALZO
POUR « LE MONDE »
Débordés, les
évaluateurs n’ont
pas toujours
une appréciation
correcte
des problèmes
et des mesures
à prendre
recte des problèmes, et des mesu-
res à prendre. Pour la seule année
2017, les dix-neuf évaluateurs ont
dû assurer « le traitement de
17 142 signalements, dont 13 467 ont
nécessité une investigation [signa-
lements majeurs et critiques] ».
Une telle charge de travail oblige
« à travailler à flux tendu », avec
300 dossiers ouverts en même
temps « et à traiter certains dos-
siers majeurs (environ 60 %) de ma-
nière allégée », regrette l’IGAS.
Mais tout ceci devrait changer. Le
plan d’action de l’ANSM prévoit
que les correspondants régionaux
fassent un premier tri des inci-
bricant de s’exonérer d’un certain
nombre d’essais cliniques en dé-
fendant l’équivalence de son nou-
veau dispositif par rapport à ceux
déjà présents sur le marché.
Europe Mise en cause dans sa
conduite de la refonte de la régle-
mentation encadrant les disposi-
tifs médicaux dans l’Union euro-
péenne, achevée en 2017, la Com-
mission européenne s’est conten-
tée d’une brève déclaration, lundi,
lors de la conférence de presse
quotidienne. Côté Parlement, le
groupe des socialistes et démo-
crates a demandé une accéléra-
tion de l’application des disposi-
tions les plus strictes que prévoit
le nouveau règlement, adopté
en 2017. Le groupe des Verts a, lui,
appelé à un « débat approfondi »
sur un « système dysfonctionnel ».
Finlande Deux jours avant la pu-
blication des « Implant Files »,
l’agence nationale de santé an-
nonce une surveillance accrue
des dispositifs médicaux, une
plus grande transparence et des
ressources en plus pour créer des
registres de dispositifs médicaux.
dents et les hiérarchisent selon
leur degré d’urgence, avant de les
transmettre à l’agence.
« Contacts erronés »
Dernier point relevé au sujet de la
matériovigilance : l’agence n’a
aucune certitude que les mesures
correctives et les recommanda-
tions qu’elle prend arrivent à desti-
nation. « Au vu du nombre de con-
tacts erronés dans la liste des cor-
respondants locaux (…), la bonne
capacité de diffusion des décisions
(…), par l’intermédiaire de la liste
des fax d’alerte, est sérieusement
mise en question », relève l’audit.
Certes, l’agence ne communique
pas seulement par fax, qui tendent
à disparaître un peu partout, et elle
utilise aussi les mails ou son site
Internet. Sauf que « la liste de diffu-
sion électronique se fait sur la base
du volontariat », relèvent les rap-
porteurs. Il n’y a donc « aucune cer-
titude que l’information a été
transmise de manière efficace à la
totalité des utilisateurs ».
Et l’ANSM n’a, par ailleurs, aucun
moyen de s’assurer que les mesu-
res correctives imposées aux in-
France Le secteur n’a pas réagi en
France. Dans un courrier que Le
Monde s’est procuré, en date de
lundi, le Syndicat national de l’in-
dustrie des technologies médica-
les (Snitem) déconseille à ses
membres de réagir à cette « en-
quête à charge » car ce « serait lui
donner du crédit et de la visibilité ».
« En accord avec le conseil d’admi-
nistration, nous avons donc décidé
de ne pas diffuser de communiqué
de presse ou de messages sur les ré-
seaux sociaux », écrit le Snitem, le-
quel s’est effectivement arrêté de
tweeter le 25 novembre. Le princi-
pal acteur d’un lobbying intensif
contre une refonte de la régle-
mentation européenne, MedTech
Europe, l’organisation défendant
les intérêts des industriels du dis-
positif médical à Bruxelles, a dé-
claré fournir « des informations
aux décideurs politiques pour leur
permettre de comprendre [son] in-
dustrie, en espérant les aider à
créer un environnement régle-
mentaire durable et approprié qui
servira mieux les patients ».
Italie « Les citoyens doivent savoir
qu’il n’y aura plus de tolérance con-
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
dustriels – modification de con-
ception, retrait, remplacement –
sont effectivement réalisées. « Sur
un certain nombre de dossiers ma-
jeurs, les évaluateurs se sont fortui-
tement rendu compte du déploie-
ment incomplet des mesures par le
fabricant », expliquent les rappor-
teurs, citant l’exemple d’un défi-
brillateur cardiaque externe resté
en service malgré l’injonction de
l’agence. Le modèle, de ceux qu’on
peut trouver dans les entreprises,
ou dans la rue, pour le grand pu-
blic, avait fait l’objet d’une alerte
en 2012 à la suite d’un problème de
batterie qui pouvait rendre l’appa-
reil inutilisable en cas d’urgence.
Le fabricant annonce un rappel
des lots défectueux. L’ANSM pense
le problème réglé, mais un nou-
veau signalement lui démontre le
contraire. Seulement la moitié
des appareils avaient été effective-
ment remplacés par le fabricant.
Après le passage des inspecteurs
de l’IGAS, l’agence a remis les dix-
huit distributeurs qui avaient
commercialisé ces défibrillateurs
sur la trace de ces appareils. p
emeline cazi
cernant l’opacité du système », a dé-
claré la ministre de la santé, Giulia
Grillo. Remerciant « Report »,
l’émission de télévision de la Rai
pour son enquête, elle a annoncé
une réforme du registre des dispo-
sitifs médicaux et l’obligation,
pour tous les organismes régio-
naux de santé, d’enregistrer tous
les dispositifs.
Royaume-Uni Dans l’émission
« BBC Panorama », le président du
Collège royal des chirurgiens
(Royal College of Surgeons), Derek
Alderson, a appelé le gouverne-
ment à des changements « radi-
caux » et « de toute urgence », et re-
commandé que l’enregistrement
de tout nouveau dispositif médi-
cal soit rendu obligatoire.
Slovénie D’après le média en li-
gne Ostro, l’agence sanitaire natio-
nale a annoncé son intention de
publier sur son site les alertes de
sécurité sur les dispositifs médi-
caux. Informations qui n’étaient
jusqu’alors pas publiques. p
stéphane horel
(avec will fitzgibbon
et spencer woodman, icij)
0123
La base de données
de l’ICIJ
Le Consortium international des
journalistes d’investigation (ICIJ)
a créé une base de données – en
anglais – qui rassemble pour
la première fois les informations
disponibles dans le monde
entier sur les dispositifs médi-
caux défectueux, dangereux –
voire potentiellement mortels.
L’International Medical Devices
Database (IMDD) recense les
produits de plus de 1 100 fabri-
cants ou de leurs filiales, sur
une période comprise entre le
début des années 1990 et 2018.
La base de données permet
de retrouver plus de 70 000 pro-
duits rappelés par les fabri-
cants, elle recense les alertes et
les informations de sécurité des
autorités de santé dans plus de
11 pays – des éléments qui ne
sont pas accessibles dans la
majeure partie du monde, et
qui seront enrichis au fur et à
mesure du développement de
l’enquête. Un même produit
peut en effet avoir un nom diffé-
rent et les numéros des modè-
les, lorsqu’ils existent, peuvent
varier, si bien qu’il est difficile
de suivre, au-delà des frontiè-
res, les dispositifs rappelés.
L’ICIJ a développé un algo-
rithme d’apprentissage qui a lui
a permis de passer au crible des
millions de « rapports d’événe-
ment indésirables » transmis à la
FDA, la Food and Drug Adminis-
tration, l’autorité de santé amé-
ricaine. Près de 500 000 rap-
ports depuis dix ans font état
de l’explantation d’un dispositif
médical, et les implants défec-
tueux ont été impliqués dans
82 000 décès et plus de 1,7 mil-
lion de dommages.
Les Etats-Unis ont rappelé plus
de 2 100 dispositifs médicaux
pour des défauts présentant le
« risque probable » de provoquer
« de graves problèmes de santé
ou un décès ». Au Canada,
347 rappels de ce type ont été
enregistrés. La base comprend
plus de 6 700 documents inédits
venus d’Espagne, de Finlande et
du Mexique, et indique le plus
souvent le niveau de risque des
dispositifs rappelés, les motifs
du rappel et les mesures prises.
Les recherches sont possibles
par nom de dispositif, de fabri-
cant ou de pays, à l’adresse :
Medicaldevices.icij.org
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
Christophe Galtier, entraîneur de l’ombre
Le coach de Lille a permis de sauver le club de football après le passage chaotique de Marcelo Bielsa
PORTRAIT
camphin-en-pévèle (nord) -
envoyé spécial
E
n ce jour de novembre
frais mais ensoleillé, un
léger frémissement ga-
gne le domaine de Lu-
chin, le centre d’entraînement de
Lille. « On a vu Anelka ! » Ce jeune
pensionnaire du centre de forma-
tion n’en revient toujours pas :
l’ancien attaquant déambule en-
tre les bâtiments de brique rouge
de cet ancien corps de ferme. Son
arrivée comme « consultant en-
traîneur » des attaquants des
équipes de jeunes sera officialisée
le lendemain, 7 novembre.
Mais pas de quoi venir troubler
la quiétude retrouvée du club nor-
diste depuis le départ forcé de l’en-
traîneur argentin Marcelo Bielsa
un an plus tôt. Au bord du gouffre
la saison passée, le LOSC, qua-
trième du classement de Ligue 1
après quatorze journées, s’apprête
à disputer, samedi 1er décembre,
un match au sommet face à Lyon
(2e). Une situation inimaginable
quand Christophe Galtier débar-
que en pompier de service.
Imperturbable, le technicien de
52 ans reçoit dans son bureau,
avec une affiche du film L’aven-
LES DATES
23 AOÛT 1966
Naissance à Marseille.
1987-1990
Joueur au LOSC.
1988
Remporte le championnat d’Eu-
rope Espoirs, avec Eric Cantona,
Laurent Blanc, Stéphane Paille
et Alain Roche.
1999
Entraîneur adjoint de l’OM.
2009-2017
Entraîneur de l’AS Saint-Etienne.
DÉCEMBRE 2017
Nommé entraîneur du LOSC.
Le bel automne de Montpellier en Ligue 1
Surprenant troisième, le club héraultais traverse une bonne passe sous la présidence de Laurent Nicollin, le fils de « Loulou », décédé en 2017
FOOTBALL
montpellier - envoyé spécial
A vec ses pelouses jonchées
de feuilles mortes, le do-
maine de Grammont
s’apparente à un îlot paisible et
harmonieux. Une douce allé-
gresse règne dans les allées du
quartier général du Montpellier
Hérault Sport Club (MHSC), club
acquis en 1974 par l’emblémati-
que Louis Nicollin. Patron de l’un
des plus grands groupes français
de collecte et de traitement de dé-
chets ménagers et industriels, le
légendaire « Loulou » est décédé
en juin 2017, à 74 ans, après avoir
relancé le football dans la cité lan-
guedocienne. « Son » équipe tra-
verse actuellement l’une des
meilleures périodes de son his-
toire, sous la présidence de son
fils Laurent.
Avant un déplacement à Mo-
naco, samedi 1er décembre, lors de
la 15e journée de Ligue 1, le MHSC,
entraîné par Michel Der Zakarian,
occupe la troisième place du clas-
ture c’est l’aventure, de Claude Le-
louch, pour seule fantaisie. Sim-
ple et dépouillé donc, à l’image du
personnage. Lorsque Christophe
Galtier succède à Marcelo Bielsa
en décembre 2017, il récupère un
groupe chamboulé à l’intersaison
(13 recrues), composé d’enfants
perdus et sidérés par les métho-
des de l’Argentin. Le tout au mi-
lieu d’un club secoué par des que-
relles intestines.
Monté de son plein gré dans
cette galère, Galtier évite le nau-
frage de justesse et sauve le LOSC
de la relégation (17e). Il refuse de
s’exprimer sur son illustre et
controversé prédécesseur – « Je
ne me permettrai jamais de juger,
notre métier est tellement diffi-
cile » –, mais la tentation est
grande de le présenter comme
son antithèse, tant dans son ap-
proche du football que dans les
relations humaines. Bielsa serait
ainsi le penseur – dogmatique –
venu dépoussiérer la Ligue 1,
quand Galtier en incarnerait l’en-
traîneur typique : français, prag-
matique et adaptable.
Retour aux sources
« Ce n’est pas dans ma nature de
me vendre, dit-il. Un entraîneur
doit se protéger sur le plan média-
tique. Plus il s’expose, plus il va
passer de temps à digérer tout ce
qui va être dit ou écrit sur lui et per-
dre du temps pour l’essentiel. »
C’est donc dans l’ombre que
Christophe Galtier a relancé un
club dans lequel il a évolué en
tant que joueur entre 1987 et
1990. « J’habite à 500 m d’où j’étais
il y a trente ans, il n’y a pas de ha-
sard. Je sais la qualité de vie que
nous avons dans le Nord et j’ai be-
soin que l’humain soit au cœur du
projet pour avancer », avance-t-il,
en évoquant son pèlerinage sur
l’ancien site qui accueillait feu le
stade Grimonprez-Jooris.
Un retour aux sources pour ce
Marseillais de naissance, qui a
grandi à Lyon en suivant son père
policier, muté dans la capitale des
Gaules, mais biberonné aux ex-
ploits de Saint-Etienne dans son
enfance. De quoi se compliquer la
vie. « Certaines personnes n’arrivent
pas à le comprendre, mais je sup-
porte tous les clubs dans lesquels je
suis passé », s’amuse l’entraîneur.
Un poste qu’il a toujours voulu
occuper. « Si j’avais pu arrêter ma
carrière de joueur à 28-29 ans pour
devenir entraîneur, je l’aurais
fait », assure celui qui a passé son
sement, à un point du dauphin du
Paris-Saint-Germain, l’Olympique
lyonnais. Un rang flatteur pour
une formation qui cultive sa fibre
familiale, voire clanique, et dont le
budget (41 millions d’euros) est
plus de dix fois inférieur à celui
(500 millions) du club parisien.
Les dirigeants héraultais
n’avaient plus ressenti pareille
euphorie depuis l’improbable ti-
tre de champion de France, décro-
ché à la barbe du PSG version qata-
rie en mai 2012. Dans son bureau
lumineux, semblable à un petit
musée de l’histoire du club, Lau-
rent Nicollin assure pourtant
« garder la tête froide » et ne « tire
pas de plans sur la comète ».
« Ici, il n’y a pas d’excès. Je n’aime
pas dire que ça fonctionne, il y a tel-
lement de paramètres inexplica-
bles dans le foot », estime le prési-
dent du MHSC, 45 ans, « tombé
dans le club » depuis sa plus tendre
enfance, et patron exécutif au
quotidien lors de la dernière dé-
cennie du règne du paternel. « No-
tre objectif, poursuit-il, c’est
Christophe Galtier lors d’un match à l’Allianz Riviera de Nice, le 25 novembre. VALERY HACHE/AFP
premier diplôme de technicien à
16 ans. Champion d’Europe chez
les Espoirs en 1988 avec Eric Can-
tona (un enfant du quartier des
Caillols comme lui), ce défenseur
de devoir a pourtant connu une
très honnête carrière, avant de
raccrocher, à 33 ans, après des ex-
périences en Italie puis en Chine.
En 1999, il débute comme entraî-
neur adjoint de l’Olympique de
Marseille alors grand consomma-
teur de coachs (Bernard Casoni,
Abel Braga, Javier Clemente).
« L’ADN du club,
c’est d’avoir
des anciens
qui connaissent
la maison »
MICHEL DER ZAKARIAN
entraîneur du MHSC
d’avoir le maintien le plus tôt possi-
ble et faire mieux que la 10e place
de la saison dernière. Depuis le titre
de 2012, on a joué quatre fois le
maintien en six saisons. Demain, si
j’avais 100 millions de budget, je ne
tiendrais pas le même discours.
Malheureusement, je ne les aurai
jamais. Mon challenge est de pé-
renniser le club dans les huit pre-
mières places. »
Hors de question, donc, d’assu-
mer, au grand jour, la moindre
ambition européenne. Pas le
genre de la maison. « Notre philo-
sophie, c’est de ne pas trop s’en-
flammer et d’anticiper pour quand
Galtier trouve la stabilité et un
premier mentor en la personne
d’Alain Perrin, qu’il suit des Emi-
rats arabes unis à Lyon, en pas-
sant par Portsmouth et Sochaux,
avant de finir par se séparer à
Saint-Etienne. Sa trajectoire des-
sine alors celle d’un éternel se-
cond, mais le licenciement de Per-
rin, le 15 décembre 2009, l’oblige à
enfin franchir le Rubicon. « Il fal-
lait qu’il pense à prendre la relève,
il avait les capacités pour y aller,
relate l’actuel entraîneur de
les choses iront moins bien,
abonde Bruno Carotti, le direc-
teur sportif. On a l’ambition de
faire le mieux possible avec les
moyens qu’on a. »
« On est un vrai groupe »
Comme l’écrasante majorité des
dirigeants et entraîneurs du club,
Carotti est un ancien joueur du
MHSC, un enfant du centre de for-
mation. S’il a fait ses gammes à
Nantes, dont il fut le coach à deux
reprises, Michel Der Zakarian a,
lui aussi, porté les couleurs hé-
raultaises (1988-1997) avant de te-
nir les commandes de l’équipe ré-
serve. Revenu à « la Paillade » en
mai 2017, juste avant la disparition
de « Loulou », le technicien de
55 ans connaît l’institution
comme sa poche.
« J’avais envie de retravailler avec
Louis Nicollin. Malheureusement,
il nous a quittés très vite, avant que
je démarre la saison, confie l’an-
cien défenseur, le front perlé de
sueur, à la sortie de l’entraîne-
ment. Ce fut un coup dur. Mais
sports | 11
Nancy. Lui ne se sentait pas prêt,
mais moi je savais qu’il l’était. Il
avait ses propres idées et était en
mesure de les matérialiser. » Chris-
tophe Galtier passe huit ans à la
tête de Saint-Etienne, un record
de longévité, avec à la clé un titre
en Coupe de la Ligue en 2013 et un
trophée de meilleur entraîneur
partagé avec l’Italien Carlo Ance-
lotti. Toujours dans l’ombre.
A-t-il pâti de sa réputation de dé-
fenseur dur sur l’homme ? « Non,
à l’époque, la plupart des défen-
Laurent avait déjà posé sa patte et
a bien pris la relève. Entre nous, il y
a une franchise. L’ADN du club, c’est
d’avoir des anciens qui connaissent
la maison. Je suis dans le meilleur
environnement possible, j’ai beau-
coup plus de latitude dans la com-
munication avec ma direction. »
Au gré des bons résultats, le lien
entre le fils Nicollin et Der Zaka-
rian est devenu indestructible. « Je
souhaite que Michel reste de nom-
breuses années. J’aimerais qu’il de-
vienne le Guy Roux [entraîneur
d’Auxerre de 1961 à 2005] de Mont-
pellier, affirme le président héraul-
tais. L’avantage, c’est que nous pou-
vons nous dire “Tu me fais chier”. »
Dans ce cocon « un peu consan-
guin », comme le reconnaît Lau-
rent Nicollin, Der Zakarian a bâti
une forteresse imprenable :
10 buts encaissés en 14 matchs,
meilleure défense derrière celle
du PSG. Imperméable derrière,
Montpellier sait aussi faire sauter
les verrous adverses. Un froid réa-
lisme incarné par les deux recrues
en attaque : Gaëtan Laborde,
« Quand je vois
que Wenger
veut replonger,
je me dis que
nous sommes
des toxicomanes
du football »
CHRISTOPHE GALTIER
entraîneur du LOSC
seurs étaient rugueux. Ce qui m’a
vraiment desservi est cette histoire
avec Gallardo. » Le 7 avril 2000, le
Marseillais est accusé d’avoir
frappé le milieu argentin de Mo-
naco à la mi-temps dans les cou-
loirs du Vélodrome. Il écopera
d’une suspension de six mois.
Prescription oblige, nous ne
comptions pas forcément abor-
der ce souvenir avec Christophe
Galtier. Il l’a fait de son propre
chef, comme pour cautériser une
plaie jamais refermée : « A partir
du moment où j’ai été sanctionné,
on m’a déclaré coupable. Sans une
preuve, juste en se basant sur un
témoignage. L’image qui est res-
sortie de cet incident ne corres-
pond pas du tout à qui je suis. » Au
moindre accrochage ou prise de
bec, « on me ressort : “c’est lui qui a
frappé Gallardo dans le tunnel !”
J’ai énormément souffert de cet
épisode, car j’étais accusé de quel-
que chose que je n’avais pas fait ».
Plaisirs rares
Il assure que sa carrière d’entraî-
neur lui a servi de thérapie. La pré-
sence de sa femme et de ses trois
fils aussi, les seuls capables de lui
faire « comprendre le bien-fondé
des choses ».
En dehors du football, ses plai-
sirs sont rares et simples. Un peu
de golf, du vélo, et des footings
autour de la citadelle. Avec tou-
jours le ballon rond dans un coin
de sa tête. « Quand je vois que
Wenger [69 ans] veut replonger
dès janvier, je me dis que nous
sommes des toxicomanes du foot-
ball et que l’on n’a pas trouvé le re-
mède pour nous désintoxiquer… »
Comme méthadone, il envisage
une expérience à l’étranger, pour-
quoi pas en Angleterre. Il se dé-
fend d’être « carriériste », l’occa-
sion serait belle pour lui de prou-
ver que les bons entraîneurs de Li-
gue 1 savent aussi s’exporter. p
maxime goldbaum
acheté à Bordeaux cet été, et le re-
vanchard Andy Delort, indésira-
ble à Toulouse la saison dernière.
« On n’est pas les meilleurs indivi-
duellement mais on est un vrai
groupe, reconnaît le défenseur
Daniel Congré, 33 ans, l’un des
tauliers de l’équipe. On s’éclate.
Mais personne ne peut parler d’Eu-
rope. Et tant mieux qu’on ne parle
pas de nous. Car notre meilleur en-
nemi, c’est nous-mêmes. On ne
peut pas encore dire que la saison
est réussie. »
« Dans l’idéal, une saison réussie,
ce serait finir dans les cinq pre-
miers, estime Laurent Nicollin,
dont le grand projet est l’édifica-
tion du nouveau stade de Mont-
pellier, qui devrait être livré
en 2022. Si personne ne prend le
melon, si on ne se désunit pas, cela
peut être le début d’une période
bandante. Ce serait bien d’embêter
les puissants et les gros. Mais le
foot, c’est une remise en cause per-
pétuelle. » Au MHSC, on s’interdit
de rêver. Même en silence. p
rémi dupré
12 |
GÉOPOLITIQUE
Humanitaire
Crise éthique
à la Croix-Rouge
internationale
Le président du Comité international
de la Croix-Rouge, Peter Maurer, est mis
en cause en raison de ses fonctions au Forum
économique de Davos et de ses liens avec
des entreprises. Au sein de la doyenne
des organisations de secours aux victimes
de guerre, la contestation s’amplifie
rémy ourdan
genève, bruxelles - envoyé spécial
L
a plus vénérable institution hu-
manitaire de la planète est dans la
tourmente. En un siècle et demi, la
question ne s’est jamais posée en
ces termes : le président du Comité
international de la Croix-Rouge
(CICR) est-il un visionnaire en train de faire en-
trer l’organisation dans une nouvelle ère, ou
est-il en train de casser le joyau mondial de
l’humanitaire ? Le CICR, gardien des Conven-
tions de Genève, vit au rythme d’affronte-
ments politiques et éthiques qui vont déter-
miner l’identité future de la doyenne des orga-
nisations de secours aux victimes de guerre.
Au départ de cette histoire, il y a un
homme : Peter Maurer, président de la Croix-
Rouge internationale depuis 2012. Lorsqu’il
succède à son mentor, Jakob Kellenberger,
diplomate comme lui, à la tête du CICR, Peter
Maurer a consacré quinze années au service
de la diplomatie suisse. Il a notamment été en
poste auprès de l’ONU à New York et a fini se-
crétaire d’Etat aux affaires étrangères à Berne.
UNE ONU BIS
Ce qui a forgé Peter Maurer comme diplo-
mate – la défense de la diplomatie suisse
et l’observation des opérations onusiennes –
a son importance… Car en six ans de prési-
dence du CICR, il a révolutionné l’organisa-
tion et fait doubler son budget de 1 milliard
à 2 milliards de francs suisses (d’environ
900 millions à 1,8 milliard d’euros), apparais-
sant parfois comme un défenseur de la Suisse
et comme souhaitant bâtir une ONU bis.
Le Comité international de la Croix-Rouge
n’est pas, dans le monde de l’humanitaire,
une structure comme les autres. Ce n’est ni
une organisation internationale telle que
l’ONU et ses agences, ni une organisation non
gouvernementale comme Médecins sans
frontières et ses condisciples. C’est une entité
internationale à part entière, souveraine bien
que non étatique, avec un statut unique.
Le CICR signe des traités avec des Etats. Il dis-
pose d’un statut d’observateur à l’ONU.
Créée en 1863 à Genève, cette organisation
est, selon ses statuts, « impartiale, neutre et in-
dépendante » avec « la mission strictement hu-
manitaire de protéger la vie et la dignité des
victimes de conflits armés et d’autres situa-
tions de violence, et de leur porter assistance ».
Elle a contribué à la rédaction des conven-
tions de Genève de 1949 et de leurs proto-
coles additionnels de 1977, et la commu-
nauté internationale unanime lui a attribué,
après la seconde guerre mondiale, un rôle
de gardien du droit international humani-
taire (DIH). Le CICR est ainsi reconnu officiel-
lement par les Etats, il dialogue avec les Etats,
et son financement est assuré par les Etats.
Le caractère universel de ses valeurs et de
ses engagements – à l’origine en faveur des
blessés sur le champ de bataille et des pri-
sonniers de guerre, puis envers toutes les vic-
times des conflits armés – et ses devises – In-
ter arma caritas (« La charité au milieu des
combats ») et Per humanitatem ad pacem
(« Par l’humanité, vers la paix ») – font du
CICR un bien commun de l’humanité.
Dans les pays en guerre, le CICR a souvent
un rôle central qui force l’admiration des
autres humanitaires. Premiers arrivés, der-
niers repartis, ses « délégués » ont un accès
privilégié aux champs de bataille et aux
prisons. Ils sont reçus par les chefs d’Etat et
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
les chefs de guerre, sur la base d’une relation
de confiance et de confidentialité.
Autant dire que lorsqu’un respectable
ancien délégué, Thierry Germond, retraité
après trente-cinq ans de bons et loyaux servi-
ces – du Biafra aux relations avec l’Union
européenne, en passant par les conflits d’Afri-
que australe et d’ex-Yougoslavie – écrit une
lettre à Peter Maurer pour s’inquiéter de « la
sauvegarde de la crédibilité » et du « respect
des principes fondamentaux » du CICR, esti-
mant que « le positionnement que vous reven-
« HALLUCINANT !
diquez par rapport aux milieux économiques
paraît contraire à ce que l’on est en droit
LE PRÉSIDENT d’attendre du CICR », l’attaque prend autant la
tranquille Genève par surprise que si un
DU CICR SIÈGE tsunami avait submergé les rives du lac.
Thierry Germond s’interroge, dans son
AU FORUM DE premier courrier du 28 août 2015, sur « le fait
que le président du CICR soit membre du
DAVOS AVEC TOUTES
board [conseil de fondation, la plus haute
LES INDUSTRIES instance] du World Economic Forum (WEF) »
(le Forum économique mondial, ou Forum
D’ARMEMENT de Davos ), ce qui lui semble « stupéfiant,
car cela cautionne la banalisation et l’affai-
DE LA PLANÈTE » blissement des concepts de neutralité et
THIERRY GERMOND d’impartialité qui sont les pierres angulaires
ancien délégué au CICR de la spécificité du CICR ».
Un mois plus tard, il écrit aux membres
et membres honoraires de l’assemblée (ou
comité) du CICR, la très discrète instance de
gouvernance où siègent 15 à 25 citoyens suis-
ses cooptés. « Bon nombre des 1 000 membres
du WEF représentent des forces économiques
perçues, à tort ou à raison, comme respon-
sables directement ou indirectement des
souffrances des victimes des conflits que le
CICR a pour mandat d’assister et de protéger,

0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
Peter Maurer, président
du Comité international
de la Croix-Rouge, à Homs
(Syrie), le 25 février 2016.
JEROME SESSINI/MAGNUM PHOTOS
écrit-il. Je ne peux imaginer que ce soit en
toute connaissance de cause que les membres
de l’assemblée aient accepté que leur président
soit dans le board d’une organisation qui
inclut parmi ses membres les principales in-
dustries d’armement de la planète. »
DOUBLE CASQUETTE
M. Germond pointe deux conséquences pos-
sibles à cette double casquette de Peter Mau-
rer : « On peut se demander si le président du
CICR serait en mesure de prendre le leadership
d’une campagne, voire d’y participer, visant à
l’interdiction de certaines armes développées
par un membre de son organisation » ; et le
fait qu’« un tel engagement peut non seule-
ment nuire gravement à la crédibilité de l’insti-
tution, mais également mettre en danger l’in-
tégrité physique de ses délégués sur le terrain ».
M. Maurer lui répond que « [sa] participation
au Conseil de fondation du WEF s’inscrit dans
le cadre d’une stratégie de diversification des
contacts du CICR et d’élargissement du champ
de sa diplomatie humanitaire ».
Au CICR, on espère alors que la passe d’ar-
mes avec Thierry Germond en reste là. Mais
l’ancien délégué est en colère, il a du temps li-
bre et commence à enquêter. Dans son ap-
partement bruxellois transformé en caphar-
naüm regroupant toute la documentation
qu’il a pu trouver sur le CICR et le WEF, ainsi
que sur les entreprises privées liées à l’un ou à
l’autre, et parfois aux deux, M. Germond ra-
conte comment cette histoire est devenue le
centre de sa vie.
« Ce fut au hasard d’un entretien que Peter
Maurer a accordé à La Tribune de Genève
en 2015. J’ai acheté le journal dans une gare.
Le titre de l’interview était “Le CICR, poisson
pilote des firmes dans les zones en crise”. »
M. Maurer y raconte qu’il a rencontré à Davos
les clients d’une banque suisse afin de leur
« livrer des explications utiles pour compren-
dre dans quel climat d’investissement et dans
quel type de marché se situe tel ou tel autre
pays » et que le CICR collabore par ailleurs
« avec une quinzaine d’entreprises ».
« C’est hallucinant ! Le président du CICR
siège au WEF non seulement avec toutes les in-
dustries d’armement de la planète, mais aussi,
par exemple, avec Textron Defense Systems,
producteur de bombes à fragmentation CBU-
105 et BLU-108, interdites par la Convention de
Dublin sur les armes à sous-munitions et ac-
tuellement utilisées par l’Arabie saoudite au
Yémen », s’indigne M. Germond.
DES PARTENARIATS À RISQUE
Ce n’est pas uniquement la présence de
Peter Maurer dans les instances dirigeantes
du Forum économique mondial qui sur-
prend. Pour Thierry Germond, M. Maurer a
contaminé le CICR lui-même, soit en faisant
entrer des dirigeants d’entreprises contro-
versées à l’assemblée, soit en nouant des
partenariats à risque.
« Le CICR avait un partenariat avec Holcim
au moment de sa fusion avec Lafarge, donc au
moment où Lafarge finançait l’organisation
Etat islamique [EI] en Syrie. Or, dans le cadre de
leurs missions, des délégués du CICR dialo-
guaient avec l’EI, ce qui est normal. Mais là, on
est en pleine confusion. » Le partenariat est
rompu après la révélation de l’affaire sy-
rienne… Mais dans le même temps, Davos
produit un rapport intitulé « Trois façons de
vaincre l’EI », loin de la neutralité revendi-
quée par le CICR. Selon M. Germond, « il s’agit
là de la première fois dans l’histoire du CICR,
que l’idée de bombarder un belligérant, quelle
que soit sa nature, soit cautionnée par
l’autorité de son président ».
Le mélange des genres est varié… Au Nige-
ria, à l’occasion d’une visite après la libération
de lycéennes enlevées par Boko Haram,
M. Maurer signe un partenariat avec Lafarge
Africa afin de « renforcer la position de La-
farge sur le marché du ciment dans le nord-est
du Nigeria ». Au Rwanda, où le président Paul
Kagamé refuse de le recevoir comme prési-
dent du CICR, il le rencontre avec sa casquette
du Forum économique mondial lors d’une
réunion du WEF Afrique, et tous deux par-
lent… du CICR. Aux Emirats arabes unis, prin-
cipal membre de la coalition en guerre au
Yémen avec l’Arabie saoudite et par ailleurs fi-
dèle partenaire du Forum économique mon-
dial, il salue, lors d’un discours au WEF Dubaï,
« le soutien des Emirats arabes unis aux acti-
vités du CICR dans le monde et surtout au
Yémen ». A Genève, certains s’étranglent, et
redoutent d’éventuelles représailles contre
les équipes présentes au Yémen.
Lors des commémorations de la victoire
chinoise contre le Japon en 2015, Peter Mau-
rer est à Pékin. D’un côté, il signe un partena-
riat avec l’agence de presse Xinhua (Chine
nouvelle), louant « la couverture objective et
rapide concernant les crises humanitaires in-
ternationales » de Xinhua, pourtant organe
de communication officiel du Parti commu-
niste chinois. De l’autre, il s’émerveille du
projet de « Nouvelle route de la soie », notant
que le CICR est présent dans une quarantaine
de pays impliqués, sans que nul ne com-
prenne en quoi la Croix-Rouge est concernée.
A moins qu’à ce moment précis, il parle au
nom du WEF et du commerce international.
Et dans ce pays où le CICR n’a pas accès aux
détenus ouïgours, tibétains ou dissidents po-
litiques, M. Maurer assiste au défilé militaire
chinois célébrant la victoire de 1945. On
ignore ce qu’ont pensé les Japonais de la
« neutralité » du président du CICR mais, au
sein de l’organisation, le fait qu’il célèbre une
victoire militaire aux côtés de généraux
d’une dictature a provoqué l’indignation.
A la suite des alertes de Thierry Germond,
trois membres honoraires de l’Assemblée du
CICR relaient ces interrogations. Cornelio
Sommaruga, le très respecté ex-président du
CICR, fait savoir lors d’une réunion qu’« un
président du CICR ne peut être que président
du CICR » et que lui avait en son temps « tou-
jours refusé » de participer aux instances
d’autres organisations et avait même « dé-
missionné de la présidence d’une fondation fa-
miliale ». Les alliés de M. Maurer à l’assemblée
fusillent M. Sommaruga du regard.
Puis, le 1er décembre 2016, vingt-cinq an-
ciens camarades de Thierry Germond, dont
un ex-directeur général, trois ex-directeurs
des opérations et d’éminents délégués, en-
voient à leur tour une lettre à Peter Maurer.
« Les Vingt-Cinq », comme on les appelle dé-
sormais à Genève, font part de leur « vive pré-
occupation » et rappellent que l’un des sept
principes fondamentaux du CICR stipule
qu’il « s’abstient de prendre part aux hostilités
et, en tout temps, aux controverses d’ordre
politique, racial, religieux et idéologique ».
géopolitique | 13
« Conformément à ce principe, écrivent-ils,
le président du CICR n’a pas sa place dans le
Conseil de fondation du WEF. »
Les « Vingt-Cinq » sont conviés à une réu-
nion avec la direction du CICR, sans Peter
Maurer. On leur assure qu’ils seront consul-
tés avant le renouvellement du mandat
de M. Maurer au Forum économique mon-
dial. Mandat finalement renouvelé entre-
temps, en juin 2017, lors d’une séance à
huis clos… Son premier mandat avait déjà été
gardé secret un an, entre novembre 2014 et
novembre 2015, puis entériné avec effet
rétroactif par l’assemblée.
« Maurer a tenté de dissimuler au CICR
son rôle au WEF, constate l’ex-délégué Nicolas
Borsinger. La manière de faire était trop peu
orthodoxe pour être neutre. Les agendas
cachés sont trop rarement innocents pour ne
pas en être profondément alarmé. » « Le CICR
est devenu une sorte d’agent opérationnel du
WEF et des entreprises partenaires », dénonce
André Pasquier, un ex-directeur des opéra-
tions qui coordonne l’action des Vingt-Cinq.
Avec les interventions de Cornelio Som-
maruga et des Vingt-Cinq, le CICR comprend
que la contestation ne repose plus sur le seul
Germond. Même de la manière feutrée qui
sied aux débats en Suisse, le sujet se répand
en coulisses à Genève.
« AUCUN BÉNÉFICE AUX VICTIMES »
Lorsque la direction du CICR consulte en 2017
ses chefs de délégation sur l’appartenance de
M. Maurer au Forum économique mondial,
les réactions sont, selon un document in-
terne, très claires : 14 délégués sur 15 criti-
quent le choix de leur président. « Son adhé-
sion au WEF n’est pas compatible avec sa fonc-
tion de président du CICR » ; « la participation
« LE CICR EST DIRIGÉ du président au WEF ne va amener aucun bé-
PAR UNE OLIGARCHIE néfice aux victimes des conflits » ; « les risques,
désavantages et critiques sont plus impor-
BARDÉE DE tants que les bénéfices » ; « cela compromet
la crédibilité et la réputation du CICR ». Les
DIPLÔMES, AVEC DES délégués reviennent sur « les valeurs » et « les
GARS TRÈS FORTS principes » du CICR, ainsi que sur le risque
pour la sécurité sur le terrain. Même si aucun
POUR CONCEVOIR UN incident dû aux liens avec le WEF ou avec une
entreprise n’a été identifié, « rien n’indi-
POWERPOINT, MAIS que que ce ne sera pas un problème plus tard,
note un délégué. D’où notre recomman-
QUI N’ONT JAMAIS dation : mieux vaut prévenir que guérir ». Peter
SERRÉ LA MAIN D’UN Maurer ne tient pas compte de l’avis des délé-
gués et poursuit l’aventure.
CRIMINEL DE GUERRE En Suisse, le public a longtemps été épargné
par ces polémiques. Ce n’est qu’en 2018,
NI NÉGOCIÉ SOUS lorsqu’un journaliste du Temps s’en empare,
LES BOMBES », que le sujet arrive sur la place publique. « Les
liaisons dangereuses du CICR », titre le journal
CRITIQUE UN CHEF genevois en mai, relatant, sous la plume ex-
perte de Stéphane Bussard, dans la chronique
DE DÉLÉGATION « Genève Internationale », les interrogations
de Thierry Germond et des Vingt-Cinq.
Mais, même à ce moment-là, l’absence de
réactions est étonnante. Aucun politique ne
s’émeut. Aucun autre média n’enquête.
Et les membres de l’assemblée du CICR res-
tent muets, faisant bloc derrière Peter
Maurer. « Assister à un défilé militaire en
Chine, contre le Japon, c’est problématique
tout de même… », s’étonne le plus haut gradé
des Vingt-Cinq, l’ex-directeur général Paul
Grossrieder. « Ces articles ont suscité un si-
lence poli. Les gens n’ont pas pris la mesure
de ce que cela signifie », pense l’ex-déléguée
Marguerite Contat. « Le CICR est un sujet ta-
bou en Suisse, un mythe. D’où l’omerta », ex-
plique l’ex-délégué Serge Nessi.
L’autre raison, selon des délégués actuels
du CICR s’exprimant sous le couvert de l’ano-
nymat, est que le débat de fond se double
d’une violente crise managériale. D’où, là
aussi, une tendance à l’omerta. « Peter Maurer
a un ego démesuré et il est très autoritaire.
Le management est si brutal qu’il n’est pas
rare de voir des gens sortir de réunion en pleu-
rant, ce qui est tout de même étonnant pour
une organisation dite “humanitaire”, non ? »,
s’interroge S. au siège genevois.
« Auparavant, la colonne vertébrale du CICR
était sa direction des opérations. Maintenant,
les gars de terrain sont devenus des exécu-
tants, raconte K., chef de délégation dans un
pays en guerre. Le CICR est désormais dirigé
par une oligarchie bardée de diplômes et lar-
gement achetée à l’extérieur, avec des gars
très forts pour concevoir un PowerPoint mais
qui n’ont jamais serré la main d’un criminel de
guerre ni négocié sous les bombes, et chez
lesquels on ne sent plus la “fibre CICR”. »
K. ajoute une anecdote révélatrice : « Lors
d’une réunion à Genève, de nombreux chefs
de délégation ont exprimé un problème de
confiance vis-à-vis du siège. Sauf qu’on s’est
rendu compte que le problème était pire dans
l’autre sens : c’est le siège qui n’avait plus
confiance en nous ! »
Pour le directeur général du CICR, Yves
Daccord, « les périodes de grands doutes sont
normales quand on explore de nouvelles
voies. Tout ce qui est lié au secteur privé est
perçu comme compliqué. Mais s’ils nous font
▶▶▶
confiance pour gérer des relations avec les
talibans ou le gouvernement Trump, ils de-
vraient aussi nous faire confiance pour gérer
des relations avec le secteur privé. Nous nous
sommes positionnés pour influencer l’agenda
de Davos, et nous demandons à être jugés
selon les résultats. »
Le directeur des opérations, Dominik
Stillhart, reprend l’argumentaire d’Yves Dac-
cord, avec une pointe d’inquiétude. « Nous
évaluons les risques. Avec Lafarge Holcim,
nous avons mis fin au partenariat le jour où
nous avons appris ce qui s’était passé en Syrie.
Nous sommes en contact avec 380 groupes ar-
més non gouvernementaux sur la planète,
dont certains sont labellisés “terroristes”. Ce ne
sont pas toujours des relations confortables,
mais nous avons confiance dans le fait de réus-
sir à gérer des relations complexes. » Cela dit,
M. Stillhart admet que « les équipes des opéra-
tions sont par nature très critiques des parte-
nariats à risque » et comprend que « certains
trouvent qu’on dépasse les limites ».
Pour les contestataires, c’est l’impasse. « La
réaction de la gouvernance du CICR à nos in-
terpellations est inadmissible, dénonce Mar-
guerite Contat. Le CICR s’est rangé du côté des
puissants, de ceux qui détiennent la puissance
de feu et la puissance économique. Maurer est
un apprenti sorcier. Un jour, ça va leur péter à
la gueule. C’est inévitable. Il y a trop de déri-
ves… » « Avec Maurer, c’est comme si l’Eglise
avait abandonné les Dix Commandements.
La rupture est fondamentale », constate Serge
Nessi. « Il ne s’agit nullement d’un combat
entre anciens et modernes, mais d’un affronte-
ment entre des illusionnistes, eux, et des réalis-
tes, nous, pense Nicolas Borsinger. Là où cette
histoire m’affole, c’est qu’on risque de passer
d’un CICR sacralisé et intouchable à un CICR
traîné dans la boue. Je suis trop conscient d’à
quel point les Etats les plus malveillants ont
intérêt à un CICR critiquable et insignifiant. »
Et le constat est identique en interne. « La
direction a cassé la fronde, viré des vieux et mis
tout le monde au pas. Le CICR est une organi-
sation tellement fantastique qu’on a peur de le
casser : cela a largement contribué à tuer la
contestation interne », témoigne T., chef de
délégation. « Il y a un faux débat, organisé par
la direction, entre anciens et modernes, alors
que du point de vue de la victime, de la souf-
france et de la guerre, le monde n’a pas
changé », conclut G., posté en Europe.
Tous se demandent ce qui fait courir Peter
Maurer (qui n’a pas donné suite à nos deman-
des d’entretien) et pourquoi il s’entête à prê-
ter le flanc aux critiques. « Berne a remplacé
Genève aux commandes du CICR, pense un
délégué. Maurer joue un rôle politique. » « L’ar-
gent privé représentant moins de 5 % du bud-
get du CICR, la vraie raison des actions
de Maurer est de promouvoir les intérêts de la
Suisse et de l’économie suisse, et une idéolo-
gie ultralibérale qui souhaite l’influence du
milieu économique sur la décision politique,
dénonce Thierry Germond. C’est une dérive
très grave. Une trahison. »
« TENTATIVE DÉSESPÉRÉE DE SAUVETAGE »
Ex-président de Médecins sans frontières et
directeur de recherches à la Fondation MSF,
Rony Brauman est depuis quatre décennies
un fin observateur de l’humanitaire. Il pense
que « le CICR fait face à une dérive très singu-
lière dans le monde de l’humanitaire ». « Le
plus problématique est l’opacité sur les enga-
gements du président et l’absence de dialogue
interne. On a l’impression que Maurer a affai-
bli les missions historiques du CICR au profit
de projets dont on distingue mal la logique,
analyse M. Brauman. Germond et les Vingt-
Cinq sont dans une tentative désespérée de
sauvetage du CICR. »
A Genève, le temps du silence est peut-être
révolu. Dans son livre, paru en octobre, Une
certaine idée de la justice (Favre), le juriste
suisse Dick Marty vient à la rescousse des
contestataires, disant « regretter que le prési-
dent du CICR ait accepté de faire partie du
conseil d’administration du Forum de Davos »
et s’affirmant « perplexe aussi au sujet de cer-
tains partenariats conclus avec des multina-
tionales ». Il appelle la Suisse à « prendre une
initiative politique ». Une question au gouver-
nement sur la crise que traverse le CICR sera
déposée au Parlement fédéral en décembre.
Des députés veulent ouvrir le débat.
Pour Thierry Germond, le « lanceur
d’alerte » pionnier de la contestation, même
un improbable changement de président ne
résoudrait pas entièrement le problème. « Il
faut un geste radical : toute l’assemblée doit
démissionner. Il faut une structure intérimaire
composée de délégués, d’anciens délégués et
de personnalités réellement indépendantes,
qui ouvrirait le débat et choisirait une nouvelle
gouvernance pour le CICR. » « La Suisse a son
mot à dire et doit se réveiller, pense Margue-
rite Contat. Au CICR, vous savez, nous sommes
un peu des missionnaires. Nous allons conti-
nuer à nous battre pour le sauver. Il est hors de
question de laisser passer cette histoire. » p
14 | géopolitique 0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

Les besoins humanitaires DES BESOINS DE PLUS EN PLUS IMPORTANTS :

dans le monde
Nombre Nombre Demandes de fonds Pourcentage
de conflits de déplacés forcés des appels coordonnées des fonds reçus
politiques dans le monde, par l’ONU, en milliards par rapport
dans le monde en millions de dollars aux demandes

402 66 25
La multiplication des crises aggrave 278
70
59
40
la vulnérabilité des populations, 8
tandis que les aides peinent à arriver
2006 2016 2006 2016 2008 2017 2008 2017

Corée du Nord
Ce pays, dont la population est
très vulnérable et dépendante
de l’aide humanitaire,
figure parmi les moins financés
en matière de ratio entre les besoins
et les fonds alloués.
Cette situation, aggravée
par les sanctions de l’ONU de 2016,
rend de plus en plus difficile le travail
des organisations présentes.
Corée
du Nord

23,6 %

Ukraine
Guatemala
Venezuela
Caracas, qui refuse de reconnaître Myanmar Philippines
Afghanistan
Haïti la gravité de la crise, interdit l’accès 22,9 %
11,2 % à la plupart des organisations
Turquie Bangladesh Laos
humanitaires, empêchant l’évaluation
Syrie
des besoins réels*.
Libye Liban Irak Papouasie-
Pakistan Nouvelle-
Venezuela Territoires Inde
Colombie Guinée
palestiniens
Mauritanie 24,8 %
Equateur Niger
Erythrée Yémen
Sénégal Mali Soudan Indonésie
Burkina Tchad
Soudan Djibouti
Faso du Sud
Pérou
Nigeria Rép. 22,1 % Ethiopie
Difficultés d'accès aux
Cameroun Centraf. Ouganda
Somalie zones de conflit :
Brésil Rwanda En raison du rejet
Congo Kenya puis de la criminalisation
RDC du combattant, la victime civile
Burundi
Tanzanie est privilégiée et secourue,
parfois loin des combats.
Angola D’autre part, les djihadistes
Zambie refusent les humanitaires
hors de leur mouvance.
Zimbabwe Madagascar

1 LES SITUATIONS DE CRISE HUMANITAIRE 3 DES PAYS DIFFICILES D’ACCÈS

Des zones de conflit

Crise humanitaire sévère
... où l’aide arrive difficilement
Crise humanitaire
... où l’intervention est dangereuse
Situation préoccupante Syrie
2 DES RÉPONSES COORDONNÉES PAR L’ONU
Soudan du Sud Décès de travailleurs
POUR LES SITUATIONS LES PLUS CRITIQUES
Le degré de gravité des situations a été établi par l’Acaps, Afghanistan humanitaires
une ONG indépendante basée à Genève, selon plusieurs critères Yémen entre janvier
reflétant l’ampleur de la crise et la vulnérabilité des pays. et juin 2018
Pays ayant bénéficié d’une aide Somalie
*Au Venezuela, en raison de l’absence de données, du fonds d’urgence des Nations
l’ONG finalise un nouvel indicateur susceptible de refléter unies en 2018 Des enjeux politiques
la complexité de cette crise qui devrait placer ce pays Syrie Pays qui refusent en partie ou totalement l’aide
en situation de crise humanitaire. Evaluation par l’ONU** des besoins de financements
(en millions de dollars, en 2018)
Sources Plans de réponses Des financements manquants
187
Organisation Acaps; Central Emergengy Respond Fund, United humanitaires d’envergure 23 % Pays dont les besoins de financement estimés par l’ONU**
Nations ; Global Humanitarian Overview et Financial Tracking Plans de réponses ne sont couverts qu’à moins de 25 %
Service de l’OCHA ; Le Monde 1 720
régionaux pour les réfugiés
Cartographie 5 610 Autres plans **dans le cadre des plans annuels
Mathilde Costil et Xemartin Laborde coordonnés par les Nations unies (OCHA)

0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
Patrick
Haimzadeh
« La société
libyenne est
moins
fragmentée
qu’on
l’imagine »
ENTRETIEN
A
ncien diplomate en poste à
Tripoli et auteur d’Au cœur
de la Libye de Kadhafi (JC Lat-
tès, 2011), Patrick Haimzadeh
est aujourd’hui conseiller du
Centre pour le dialogue hu-
manitaire, à Genève. Il a été l’un des maîtres
d’œuvre de la consultation inédite de la so-
ciété libyenne, lancée à l’initiative de l’en-
voyé spécial des Nations unies, Ghassan
Salamé, pour préparer la conférence natio-
nale prévue en janvier 2019.
Pourquoi ce choix de miser sur la société
civile ?
La feuille de route de Ghassan Salamé, pré-
sentée au Conseil de sécurité en septem-
bre 2017, comportait quatre volets : la révision
des accords de Skhirat [signés le 17 décem-
bre 2015] à la base de l’actuel gouvernement
d’union nationale, l’adoption d’une Constitu-
tion, l’organisation d’élections générales et la
tenue d’une conférence nationale libyenne.
Les trois premiers objectifs n’ayant pu être at-
teints, le quatrième peut se révéler détermi-
nant pour une sortie de crise en Libye.
Jusqu’alors, les initiatives de la commu-
nauté internationale et de l’ONU en Libye ont
plutôt mené à des réunions hors-sol (Maroc,
France, Italie) avec des acteurs libyens censés
représenter la société. Ces réunions mara-
thons se tenaient en général sur la base d’un
texte proposé aux participants, et les accords
qui en résultaient étaient donc éloignés
des réalités sociales du pays, dans un proces-
sus du haut vers le bas.
M. Salamé a décidé de redonner la parole au
peuple libyen dans toute sa diversité et de le
consulter au préalable sur les grandes ques-
tions concernant son avenir. Par le biais d’un
processus cette fois de la base vers le haut, il
s’agit de s’appuyer sur les réalités du terrain
pour préparer au mieux les travaux de la
conférence nationale libyenne. Partant du
constat que les corps constitués que sont le
Parlement, le Haut Conseil d’Etat et le conseil
présidentiel sont devenus des obstacles à la
sortie de crise plutôt que des atouts pour la
résoudre, l’idée de cette consultation est de
disposer d’un « réservoir de légitimité » per-
mettant de bousculer l’actuel statu quo.
Avant la conférence nationale prévue
pour janvier, vous avez lancé des consul-
tations dans tout le pays. Pourquoi ?
Une conférence nationale sans processus
consultatif préalable posait le problème de la
représentation et de la désignation des parti-
cipants, qui aurait pris le pas sur le fond
des débats, voire tout bloqué dès le départ. Le
choix d’une série de réunions locales se justi-
fiait par ailleurs par la fragmentation sociale
S.LAGOUTTE/M.Y.O.P
et politique du pays. M. Salamé a donc décidé
de mandater en février le centre HD pour le
dialogue humanitaire, basé à Genève, pour
conduire ce processus consultatif. Le centre
HD est en effet présent en Libye depuis 2011
et possède une bonne connaissance des dy-
namiques locales et des acteurs locaux et na-
tionaux. Il a ainsi pu sillonner cette Libye
éprouvée par sept ans de crise et consulter la
base la plus large possible, y compris au sein
des communautés et groupes exclus des pro-
cessus lancés depuis 2011.
Comme des cahiers de doléances ?
C’est un peu cela. Nous avons proposé des
questions ouvertes, car chaque ville, chaque
région, a ses problématiques particulières. El-
les s’articulaient autour de quatre chapitres :
ce que doivent être les priorités gouverne-
mentales, la sécurité et la défense (l’avenir
des groupes armés, la récupération des ar-
mes, la reconstruction des institutions sécu-
ritaires et militaires…), la répartition des pou-
voirs et, enfin, le processus constitutionnel,
les élections et la réconciliation.
Vous avez tenu plus de 77 réunions
dans 43 villes de Libye, en commençant
par la périphérie. Pourquoi ?
Les premières, le 5 avril, se sont tenues si-
multanément dans l’est, à Benghazi, foyer
de l’insurrection de 2011, et dans l’ouest, à
Zouara, ville amazighe restée marginalisée
des processus politiques. Deux jours après,
nous étions dans le sud, à Brak, ancien fief
du régime Kadhafi et ville d’origine d’Abdal-
lah Senoussi [ex-chef des services de rensei-
gnement aujourd’hui incarcéré].
Ce périple nous a menés dans des zones
oubliées par la communauté internationale
comme par le gouvernement central, comme
le Grand Sud. Il y avait une énorme attente.
Tous voulaient participer aux réunions : no-
tables locaux, membres des groupes armés,
policiers, universitaires. Les femmes ont été
encouragées à venir. Les réunions ont été an-
noncées sur un site Internet, par l’imam lors
de la prière du vendredi ou par la radio locale,
afin que chacun puisse venir et se préparer.
Quelle est l’image de la société qui ressort
de ce processus ?
La fragmentation de la société libyenne est
loin d’être aussi forte qu’on pourrait l’imagi-
ner. Les points de convergence l’emportent
sur les points de divergence. Les lignes de frac-
ture ne recoupent pas les frontières des trois
régions historiques (Tripolitaine, Cyrénaïque,
Fezzan), contrairement à une idée répandue.
Si les particularismes locaux sont marqués,
les tendances autonomistes ou indépen-
dantistes sont très minoritaires, y compris en
Cyrénaïque. Dans cette région, certains sont
attachés à un degré d’autonomie important,
car ils craignent de revivre la marginalisation
subie à l’époque du colonel Kadhafi.
« Farashia » (« Voile libyen »,
2015, impression digitale
sur toile), d’Ehsan Azzuz.
IIMAGO MUNDI
Ehsan Azzuz
Né en 1955 à Benghazi (ville
principale de la Cyrénaïque),
Ehsan Azzuz vit et travaille
aux Etats-Unis. Il a étudié
l’art dramatique
et la réalisation
cinématographique à
l’université d’Etat Humboldt
(Arcata, Californie).
Autodidacte des arts
graphiques, il utilise, pour
la création de ses œuvres
picturales, les techniques
digitales. Cet artiste encore
méconnu a participé en
février-mars à l’exposition
« Mediterranean Routes »,
à Palerme, en Italie,
consacrée aux populations
de la région, avec
la participation de créateurs
de 19 pays bordant
la « Mare Nostrum ».
Ehsan Azzuz est représenté
par la galerie en ligne
Imago mundi – créée
par Benetton.
Imagomundiart.com
géopolitique | 15
L’attachement à la citoyenneté et à la na-
tion libyenne ressort néanmoins comme un
des points centraux de ces consultations.
Nous en avons synthétisé les points de
consensus, à commencer par un désir mar-
qué d’Etat, d’institutions fortes, de services
publics, de services sociaux. On note aussi
l’importance accordée à la souveraineté na-
tionale, le refus des ingérences étrangères et
la volonté que les réunions où se décide l’ave-
nir de la Libye se tiennent en Libye.
Il y a, en outre, une forte demande pour une
répartition équitable des ressources natio-
nales et un désir de les préserver. Il existe une
volonté générale de réconciliation nationale,
sociale et politique qui passe par la réintégra-
tion des partisans et membres de l’ancien ré-
gime non impliqués dans des crimes de sang.
Tout aussi évidente est la volonté de préserva-
tion des institutions souveraines du pays et la
reconstruction d’une armée unifiée, protégée
de toute instrumentalisation politique.
Que faire avec les milices ?
L’une des préoccupations récurrentes porte
justement sur la question de la reconversion
des groupes armés. Les Libyens distinguent
les groupes armés ayant une affiliation politi-
que ou idéologique qui sont minoritaires, ou
les milices mafieuses opérant à Tripoli, des
groupes créés un peu partout par des jeunes
qui ont voulu défendre leur communauté
après l’écroulement du régime. Intégrés peu
ou prou à la police locale, ils sont des pour-
voyeurs de sécurité palliant l’absence d’Etat. Et
cela fonctionne plutôt bien au niveau local.
Les pouvoirs locaux sont-ils une réalité ?
Ils sont les dépositaires de l’autorité la plus
reconnue par les citoyens. Les scrutins muni-
cipaux de 2014 se sont bien déroulés et ont été
acceptés localement. Dans ce pays où la
culture du local est forte, la municipalité est
aussi un échelon administratif et politique ap-
précié et respecté de tous. Les maires sont con-
sidérés comme les premiers pourvoyeurs de
services, y compris de la sécurité. En dépit de
moyens limités et de prérogatives mal défi-
nies, ils font preuve d’inventivité et d’initiati-
ves pour répondre aux attentes de leurs admi-
nistrés et pour pallier les déficiences de l’Etat.
Les pouvoirs locaux ont permis de
préserver le tissu social, malgré huit mois de
guerre civile en 2011 et sept ans de crise, ce
qui explique pourquoi la Libye n’a pas som-
bré dans une crise beaucoup plus violente.
Au regard du nombre d’armes en circulation
et de l’absence d’Etat, le niveau de violence
est en effet resté limité.
L’Etat libyen a-t-il lui aussi tenu le choc ?
Les institutions souveraines ont continué à
fonctionner. Le pétrole, qu’il soit produit à
l’est, au sud ou à l’ouest, est exporté par la Na-
tional Oil Company, et le produit de sa vente
est versé à la banque centrale de Tripoli. C’est
Malgré sept ans
de crise sécuritaire,
les pouvoirs locaux
ont permis de
préserver le tissu
social, et il existe,
selon cet ancien
diplomate, spécialiste
de la Libye, une réelle
volonté de
réconciliation
nationale au sein
de la population
le cas de l’est où les forces du maréchal Hef-
tar contrôlent les sites d’extraction et les ter-
minaux : les fonctionnaires répondant à
une autorité distincte de celle de Tripoli n’en
continuent pas moins à être payés par la ban-
que centrale. Héritage de l’ancien régime, la
Libye compte plus de 1,5 million de fonction-
naires pour 6 millions d’habitants. Leur sa-
laire a même été doublé au début de l’insur-
rection. Il suffisait d’être diplômé du supé-
rieur pour se voir offrir un poste dans la
fonction publique.
Cette permanence étatique, y compris
sur le plan sécuritaire, explique-t-elle
l’échec de l’organisation Etat islamique
(EI) en Libye ?
L’EI a pris pied là où le tissu social a été pro-
fondément fragilisé et où il y avait de fortes
frustrations à l’encontre du nouveau pouvoir.
C’était vrai à Derna, dans l’est, ville de tradition
contestataire et sociologiquement différente
des villes et villages environnants, et surtout à
Syrte, ultime fief du colonel Kadhafi dévasté
par les combats de 2011 et les bombardements
de l’OTAN. A la chute du régime, il n’y avait pas
à Syrte de force locale en mesure d’assurer la
sécurité. Celle-ci a donc été assurée par des
groupes de Misrata considérés comme une
force d’occupation, ce qui a nourri les frustra-
tions des habitants. L’EI a été défait à Syrte par
les combattants de Misrata, et à Derna par les
forces du maréchal Heftar. Il reste probable-
ment des cellules dormantes, mais l’EI ne dis-
pose plus en Libye d’emprise territoriale.
Les élections prévues pour décembre
ont été reportées. Sont-elles essentielles
dans le processus de sortie de crise ?
L’écrasante majorité des Libyens veulent des
élections. Seule une minorité estime que le
pays devrait être géré d’une façon autoritaire
jusqu’à la sortie de crise. La conférence natio-
nale qui doit prendre en compte les recom-
mandations populaires issues de ce processus
consultatif sera une étape décisive. L’idéal
serait d’obtenir des recommandations claires
ayant vocation à être endossées par le Conseil
de sécurité. Ghassan Salamé a annoncé le dé-
but d’un processus électoral avant la fin du
printemps 2019. Il pourrait s’agir d’un référen-
dum sur une législation électorale. Nombre de
Libyens demandent enfin que l’élaboration et
l’adoption d’une Constitution définitive se
fassent après les prochaines élections.
Quel rôle la communauté internationale
peut-elle jouer ?
L’important est qu’elle parle d’une seule
voix et soutienne l’envoyé spécial de l’ONU.
Les Français et les Italiens ont émis des si-
gnaux dans ce sens, même si chacun garde
ses priorités, sécuritaires à Paris, centrées
sur le contrôle des flux migratoires à Rome. p
propos recueillis par
marc semo
16 |
CULTURE
Cecilia Bartoli, Vivaldi à la folie
Dix-neuf ans après son « Vivaldi Album », la cantatrice italienne revient à ses amours avec un disque magistral
PORTRAIT
P
elotonnée dans une
doudoune noire, Cecilia
Bartoli est en train de si-
gner à toute vitesse une
pile de son dernier disque, Anto-
nio Vivaldi. Il ne fait pas chaud
dans sa loge du Studio Gabriel à
Paris, où doit commencer dans
une heure l’enregistrement de
l’émission de Michel Drucker,
Vivement dimanche !, qui sera dif-
fusée le 9 décembre sur France 2.
A peine maquillée, silhouette
amincie, regard juvénile et verbe
enthousiaste, la chanteuse ne fait
pas les 52 ans qu’elle porte allegro
molto depuis le 4 juin. Ce 21 no-
vembre, elle a fait un saut à Paris
entre deux récitals à Bruxelles et
Amsterdam, avant de revenir le
3 décembre à la Philharmonie.
Après trente ans de carrière, la
voix est toujours là. « Il y a peut-
être une part génétique quand j’en-
tends le soprano de ma mère,
Silvana Bazzoni, à 83 ans, recon-
naît-elle. Mais c’est aussi une ques-
tion de choix du répertoire. Et de
repos. J’ai appris à faire la balance
entre opéras, concerts et farniente.
Quand j’étais jeune, j’enchaînais
une dizaine de dates en tournée.
Maintenant, je les regroupe par
trois ou quatre. Entre Amsterdam
et Paris, j’ai prévu une semaine de
repos. » Comme à chacune de ses
sorties de disque, la cantatrice ita-
lienne est sur le pont.
L’exploration du baroque
Force est pourtant de reconnaître
que ce second disque consacré à
Vivaldi, deux décennies après le
succès planétaire du Vivaldi Album
de 1999, a de quoi surprendre.
Vendu à plus de 700 000 exem-
plaires, il avait révélé à la face du
monde le génie lyrique du « Prêtre
Roux » enfin sorti du ghetto des
Quatre saisons, engendrant une
« vivaldimania » dont témoigne
l’intégrale que dirige Susan Or-
lando chez Naïve. « Après tout ce
qui a été fait en vingt ans, ce n’était
pas évident pour moi de revenir à
mes premières amours, concède la
mezzo. Mais je me devais ce second
album que j’avais refusé à ma mai-
son de disques qui voulait éditer
dans la foulée un Vivaldi Album 2. »
PRIX
ALF ED
ALFRED
LATOUR
La Fondation Alfred Latour, avec le soutien des Éditions de l’Imprimerie Nationale/Actes Sud lance son
premier appel à candidature pour le prix Alfred Latour.
Le premier prix consiste en une subvention à la création de CHF 20 000.– et d’un soutien à la fabrication
d’un ouvrage à hauteur de CHF 60 000.– géré par la Fondation Alfred Latour.
Deux bourses de CHF 5 000.– chacune sont par ailleurs attribuées à deux projets remarquables.
Dépôt des candidatures ouvert du 1er janvier au 15 avril 2019.
Renseignements et règlement complet :
www.alfred-latour.org/prix
Il est vrai que la Bartoli n’en a ja- faire sa haine de la routine et son
mais fait qu’à sa tête et à sa voix. insatiable appétence.
Rossinienne et mozartienne, elle « La curiosité et ma passion pour
aurait pu suivre le chemin qui va la musique m’ont toujours convain-
du bel canto (un répertoire qu’elle cue d’aller vers l’inconnu, explique-
a notamment abordé avec La t-elle. Beaucoup de gens m’ont dit :
Norma, de Bellini) au roman- “Arrête-toi.” Mais ce n’est pas mon
tisme, et se contenter de surfer caractère. » En témoigne la disco-
sur quelques rôles fétiches – Ro- graphie singulière de la diva qui,
sine, la Cenerentola. Elle a préféré en développant les idées du Vivaldi
rebrousser chemin vers la musi- Album – des airs inédits exhumés
que baroque, non pas seulement de quelque bibliothèque d’Europe
à cause de l’air du temps que por- autour d’un scénario musicolo-
taient les chefs Nikolaus Harnon- gico-historique – a élaboré un nou-
court ou Christopher Hogwood veau concept à succès, dont le mo-
qui dessillèrent sa jeunesse, mais dèle a fait florès. Après avoir pointé
parce qu’elle y pressentait un ter- l’opéra romain interdit aux fem-
rain d’exploration propre à satis- mes (Opera proibita, 2005), épousé
Appel à candidature
2019-2020
Première édition
Peinture
Gravure
Dessin
Design textile
Graphisme
Photographie
le tragique destin de Maria Mali-
bran, première pop star de l’art ly-
rique (Maria, 2007), révélé le
drame des castrats immolés sur
l’autel du chant (Sacrificium, 2009)
et exfiltré de l’oubli le sulfureux
prêtre, espion et compositeur,
Agostino Steffani (Mission, 2012),
la diva a réveillé, avec St Petersburg
(2014), le souvenir des Italiens à la
cour de Russie au XVIIIe siècle. Le
tout accompagné de campagnes
de promotion à la Michael Jackson
– si les teasers conçus comme des
mini-séries sur le Web n’ont pas
égalé le big bang du clip Thriller, la
cantatrice partage avec « Bambi »
un goût immodéré pour le trans-
formisme. Pulpeuse naïade felli-
nienne façon Dolce Vita (Opera
proibita), statue de marbre
asexuée (Sacrificium), prêtre exor-
ciste au crâne rasé (Mission) et tsa-
rine d’opérette façon Reine des
neiges (St Petersburg). Sans oublier
le sosie identificatoire de la Mali-
bran (Maria) poussé jusqu’au féti-
chisme – de cette « sœur dispa-
rue », Cecilia Bartoli possède quel-
que 80 lettres, portraits, parti-
tions, sculptures et bijoux.
Présence vivante du souffle
2017 a cependant marqué le pas
vers une sérénité nouvelle avec la
parution de Dolce Duello : un sim-
ple récital d’airs en duo avec la
violoncelliste Sol Gabetta. Aussi
ce retour à Vivaldi ne saurait s’af-
ficher comme tel. « Dans le pre-
mier disque, il y avait l’ivresse de la
jeunesse, une sorte de folie vir-
tuose, un côté instrumental de la
voix, plaide-t-elle. Je découvrais
Vivaldi et n’avais pas la connais-
sance que j’ai aujourd’hui de ce ré-
pertoire. Ce second disque est celui
de la maturité. Il montre une autre
face de compositeur, dont la vraie
force expressive s’épanouit dans la
mélancolie, l’élégie, le legato, qui
n’est pas la chose la plus aisée
quand on est très jeune. »
Qu’on se rassure, vocalises pyro-
techniques, tempérament de feu,
musicalité hors du commun, la
Romaine n’a rien perdu de ce qui a
fait d’elle une artiste unique. Mais
elle porte à un sommet inégalé cet
art de la présence vivante du souf-
fle, l’incarnation du mot, un luxe
inouï de grains, de densités, de
couleurs, de myriades de pleins et
« Ce second
disque est celui
de la maturité.
Il montre
une autre face
du compositeur »
CECILIA BARTOLI
cantatrice
de déliés, et par-dessus tout, le pro-
dige du phrasé, de la ferveur. Il faut
écouter le fameux « Vedro con mio
diletto » tiré du Il Giustino, récem-
ment popularisé sur les réseaux
sociaux par le jeune talent de
Jakub Josef Orlinski, pour com-
prendre la différence entre le
chant et l’interprétation. D’un
côté, une belle musique, une belle
voix et un beau jeune homme.
De l’autre, un sidérant vertige
d’introspection, une rhétorique de
subtilités alchimiques, une extase,
et plus que tout une hauteur
d’âme, qui empoignent et rendent
accro dès les premières mesures,
comme une drogue.
Il faut dire que, en vingt ans,
Cecilia Bartoli n’a pas seulement
chanté, elle a vécu. Et beaucoup
entrepris. Sur le modèle de celui
qui sévissait à la cour de Saint-Pé-
tersbourg, elle a créé à Monaco
l’orchestre Les Musiciens
du Prince que dirige Gianluca
Capuano.
Intrépide et déterminée
« L’idée m’est venue avec le projet
St Petersburg et les compositeurs
italiens, comme Domenico Cima-
rosa, partis à la cour de Catherine
de Russie, s’enthousiasme l’intré-
pide. L’orchestre était composé de
musiciens venus de toute l’Europe.
Je me suis demandé quelle cour du
XXIe siècle serait susceptible d’ac-
cueillir aujourd’hui un orchestre
baroque sur instruments d’époque.
Je savais le prince Albert et la prin-
cesse Caroline très férus d’art et de
musique. J’ai demandé un rendez-
vous. L’idée leur a plu. »
Dans le même esprit, Cecilia Bar-
toli a aussi proposé à sa maison de
disques, Decca, une série baptisée
« Mentored by Bartoli ». Le pre-
mier album, Contrabandista, sorti
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
Cecilia Bartoli,
à Zurich, en 2018.
KRISTIAN_SCHULLER/DECCA
en octobre, présente un récital du
ténor mexicain Javier Camarena
en hommage à Manuel Garcia,
chanteur, compositeur et père de
Maria Malibran et Pauline Viardot.
La cantatrice dit vouloir rendre ce
qu’elle a reçu : « J’ai commencé à
une époque où les producteurs des
maisons de disques étaient aussi
des conseillers artistiques. Christo-
pher Raeburn a pris soin de moi. Il
m’a appris à écouter ma voix. Javier
Camarena n’a pas eu cette chance.
Comme Jonas Kaufmann, que j’ai
rencontré à Zurich en 2002 dans la
Nina de Paisiello à Zurich. Je l’avais
aussitôt signalé à Decca, qui m’a ré-
pondu : “On a déjà Juan Diego Flo-
rez.” Finalement, Jonas a fait son
premier récital seulement cinq ans
plus tard, à 38 ans. »
Ni justicière ni redresseuse de
torts, mais déterminée, Cecilia
Bartoli est devenue en 2012 la pre-
mière femme de l’histoire salz-
bourgeoise à diriger le prestigieux
Festival de Pentecôte, où elle a suc-
cédé au maestro Riccardo Muti.
En 2019, du 7 au 10 juin, la thémati-
que « Voix Célestes » réunira Al-
cina d’Haendel (elle y tiendra le rô-
le-titre aux côtés de Philippe Ja-
roussky et Sandrine Piau) et le rare
Polifemo de Porpora (avec Max
Emanuel Cencic), histoire de rani-
mer la guerre fratricide qui op-
posa, à Londres, les deux cham-
pions de l’opéra baroque italien et
leurs écuries de castrats. Mais
aussi un « Gala Farinelli » lequel,
conviant la fine fleur internatio-
nale de l’art vocal, festoiera pêle-
mêle « divos » et cantatrices dans
une grande fête de la musique qui,
si l’on en croit notre louve ro-
maine, n’est pas près de finir. p
marie-aude roux
Récital Cecilia Bartoli, avec
Les Musiciens du Prince-Monaco,
Gianluca Capuano (direction).
Philharmonie de Paris, Paris 19e.
Le 3 décembre à 20 h 30. Tél. :
01-44-84-44-84. De 10 € à 160 €.
Philharmoniedeparis.fr
Antonio Vivaldi, avec l’Ensemble
Matheus, Jean-Christophe
Spinosi (direction). 1 CD
Decca/Universal.
Festival de Pentecôte de
Salzbourg (Autriche). Du 7 au
10 juin 2019. De 20 € à 430 €.
Salzburgerfestspiele.at
 culture | 17
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

Restitutions au
Bénin : des œuvres
à valeur historique
Les pièces qu’Emmanuel Macron
s’est engagé à rendre ont été saisies
par la France dans les ruines
du palais du roi Béhanzin en 1892

E
n déclarant le 23 novem-
bre sa volonté que soient
rendus au Bénin vingt-
six œuvres d’art et ob-
jets emportés lors de la prise
d’Abomey en novembre 1892,
Emmanuel Macron veut en finir
avec l’un des pires moments de la
colonisation. L’histoire de ces
pièces est désormais bien con-
nue : elles sont été saisies dans les
ruines du palais du roi Béhanzin
sur ordre du colonel Alfred Amé-
dée Dodds, promu général le
9 novembre 1892, avant même la
fin des combats, par la IIIe Répu-
blique. Dodds en a fait don au
musée du Trocadéro à Paris en
deux versements : huit en 1893,
dix-huit en 1895.
Le lot principal est celui de 1893,
qui est alors largement présenté
dans les journaux : trois statues
mi-homme, mi-animal symboli-
ques des rois Ghézo, Glélé et Bé-
hanzin, quatre portes du palais
ornées de bas-reliefs polychro-
mes et un siège royal abondam-
ment décoré de figures. Ces huit
pièces sont présentées dans les
collections permanentes du Mu-
sée du quai Branly. Le lot de 1895
comprend trois récades – insi-
gnes d’autorité attribués à des di-
gnitaires –, six autels portatifs
pris dans le palais royal (dont trois
incomplets), des calebasses gra-
vées, les trônes des rois Ghézo et
Glélé, un repose-pieds tripode, un
fuseau, un métier à tisser et enfin
une tunique et un pantalon de
soldat. Trônes et autels complets
sont les éléments majeurs de
cette seconde donation.
L’ensemble se compose donc de
regalia, statues et de symboles qui
participaient à l’exercice du pou-
voir royal et à la religion à laquelle
celui-ci était adossé. Elles sont à
l’histoire béninoise ce que sont
couronnes et sceptres aux mo-
narchies européennes.
Erreur politique
La demande de restitution que le
président béninois Patrice Talon
avait adressée à la France le
26 août 2016 correspond à l’im-
portance de ces pièces dans l’his-
toire et la mémoire nationales.
Histoire et mémoire bafouées par
la réponse du ministère français
des affaires étrangères le 12 dé-
cembre 2016 : « Conformément à
la législation en vigueur, ils sont
soumis aux principes d’inaliénabi-
lité, d’imprescriptibilité et d’insai-
sissabilité. En conséquence, leur
restitution n’est pas possible. »
Cette erreur politique rendait
paradoxalement la restitution
certaine à plus ou moins court
terme : les conservateurs du Quai
Branly n’ont pas été surpris par
l’annonce du 23 novembre.
Que le Bénin soit attaché à ces
œuvres, le fait est en effet avéré
de longue date. Quand plusieurs
L’ensemble
se compose
de statues
et de symboles
qui participaient
à l’exercice
du pouvoir royal
et à la religion
Statue du roi
du Dahomey
Béhanzin.
PARIS, MUSÉE DU QUAI
BRANLY - JACQUES
CHIRAC PATRICK GRIES
Trône royal.
THIERRY OLLIVIER,
MICHEL URTADO
de ces regalia avaient été expo- de convergence de la beauté et du lique du carnage accompli. La silex, à l’exception de quelques
sées en 2006 à Cotonou grâce à pouvoir. Leur force symbolique ne campagne conduite par Dodds fournitures allemandes et britan-
un accord entre le Quai Branly et fait donc pas plus de doute que le est l’une des plus meurtrières des niques plus modernes, les trou-
la Fondation Zinsou, elles avaient fait que ces objets ont été pillés ». expéditions de ce type. En mars pes de Dodds expérimentant le
suscité un afflux de visiteurs qui Que Béhanzin soit devenu une fi- et novembre 1892, les pertes côté fusil Lebel et employant l’artille-
surprit jusqu’au créateur de la gure légendaire de la lutte contre béninois sont estimées entre rie. C’est ainsi qu’ils entrèrent
Fondation, le banquier et homme la colonisation n’est pas non plus 2 000 et 4 000 morts et autant de dans Abomey.
politique franco-béninois Lionel pour rien dans cette passion. blessés, une centaine de morts et Dans le récit de la campagne que
Zinsou. En 2017, il racontait dans Vaincu, il est exilé en Martinique autour de 500 blessés dans les fait en 1894 l’administrateur colo-
Le Monde : « L’affluence a été pro- en 1894, puis à Alger, où il meurt troupes de Dodds, parmi lesquel- nial Alexandre d’Albéca pour la re-
digieuse : 360 000 visiteurs en en 1906 peu après son arrivée – et les un régiment de légionnaires vue Le Tour du monde, il men-
trois mois. Les trois derniers jours, non sans avoir été contraint de et des contingents de tirailleurs tionne, « les fétiches royaux, sta-
c’était encore plus fou : plus de visiter l’Exposition coloniale de sénégalais, Dodds étant lui- tues en bois grandeur naturelle,
10 000 entrées par jour. C’était si Marseille avant d’embarquer même né à Saint-Louis du Séné- grossièrement sculptées ». Avec
considérable que les chiffres que pour l’Algérie. gal. Une « sale guerre » donc, en- toute la morgue de qui est sûr de
nous annoncions n’étaient pas Mais la restitution peut aussi tre des ennemis inégalement ar- sa supériorité. p
crus. A tel point que Stéphane faire office de réparation symbo- més : les Dahoméens de fusils à philippe dagen
Martin, directeur du Musée du
quai Branly, est venu voir par
lui-même. Et il a vu qu’il nous était
impossible de fermer les salles
avant minuit tant il y avait de
monde, un public vraiment popu-
laire, de toutes classes sociales, de
tous milieux. »
Leur puissance plastique est
l’une des explications de leur
pouvoir de suggestion : dimen-
sions importantes, exécution sa-
vante, couleurs fortes. Comme
l’observait encore Lionel Zinsou,
« ces œuvres ont un aspect rituel et
leur puissance est liée à leur qua-
lité esthétique : elles sont au point

Un sujet éloigné des préoccupations

quotidiennes des Béninois
dans la petite cour de la maison familiale,
Doris se laisse natter les cheveux pendant
qu’elle fait défiler sa page d’actualité Facebook.
Cette Béninoise de 19 ans étudie le droit et a
passé deux ans aux Etats-Unis. Pourtant, elle
n’a jamais entendu parler de la collecte
d’œuvres africaines sous la colonisation. Et elle
n’est pas la seule au Bénin.
C’est sans doute la raison pour laquelle le re-
tour de 26 œuvres d’art, annoncé par Emma-
nuel Macron, n’a pas enflammé le pays. La pre-
mière chaîne publique a consacré un reportage
à ce sujet et la presse écrite quelques articles,
La Nouvelle Tribune évoquant « une grande vic-
toire pour le Bénin », La Nation, « une grande
victoire pour le président Patrice Talon ».
Si le sujet n’est pas sans intérêt pour les Béni-
nois, il est loin de leurs préoccupations. Peu ont
conscience d’avoir été dépossédés, dans ce pays
où les programmes scolaires d’histoire n’en
font aucune mention. Le gouvernement de Pa-
trice Talon a pourtant fait de cette restitution
un des points forts de son programme.
Même si chacun y trouve un intérêt diffé-
rent… Le ministre des affaires étrangères, Auré-
lien Agbénonci, a insisté sur RFI sur le fait que
« le grand programme touristique » du gouver-
nement sortait renforcé par cette restitution.
Eric Gbèha, producteur et président de l’Asso-
ciation des promoteurs artistiques et culturels
du Bénin, a même le sentiment que « l’aspect
touristique prime dans cette affaire sur le travail
de mémoire ».
Pour d’autres Béninois, l’importance de ce re-
tour est ailleurs, et notamment dans cette
« force » qu’on rend au pays. Beaucoup d’œuvres
sont en effet considérées comme sacrées et por-
tent une puissante charge spirituelle. « Ce sont
plus que des objets, ils sont l’incarnation d’es-
prits ! », affirme Jah Baba, musicien et entrepre-
neur culturel béninois. Pour lui, l’intérêt de leur
restitution est « d’abord spirituel avant d’être
artistique ». Il est de ceux qui pensent que leur
disparition aurait appauvri en énergie ce pays
pétri de culture vaudoue.
Aujourd’hui, avec ce retour, revient dans le dé-
bat la question de leur conservation. Un faux
problème pour le ministre des affaires étrangè-
res, qui estime avoir fait son travail pour garan-
tir des « conditions idéales de réception, mais
aussi de conservation et de gestion » des œuvres.
Un nouveau musée d’ici deux ans
C’est l’Agence nationale de promotion des pa-
trimoines et de développement du tourisme
qui est chargée du projet et son directeur, José
Pliya, fait état de trois chantiers majeurs. Un
nouveau musée sera construit sur le modèle
des palais du Dahomey, mieux équipé et res-
pectant les normes internationales. Ce « Musée
de l’épopée des amazones et des rois du Daho-
mey », qui ouvrira d’ici deux ans, devrait ac-
cueillir les 26 pièces que la France s’apprête à
renvoyer. Le Musée des arts et civilisations vau-
dous/orishas sera, lui, bâti à Porto-Novo, et le
fort portugais de Ouidah sera transformé en
musée d’ici à 2020 et pourra accueillir d’autres
objets restitués.
Cependant, rien ne garantit que les Béninois
iront voir ces œuvres. « Les Béninois n’ont pas
encore la culture des musées, mais c’est une
question d’éducation, défend M. Pliya. Ma con-
viction est que le retour de ces objets fondateurs
de notre histoire va déclencher une émotion
collective. » D’autres considèrent que le modèle
occidental du musée n’est pas universel, et qu’il
faudrait adapter la transmission du patrimoine
à la culture africaine, entre art et spiritualité. p
charlotte bouvier
(cotonou, correspondance)
18 | culture 0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

Une « Petite Sirène » aérienne et féministe

Géraldine Martineau présente une relecture magique, drôle et pertinente du conte d’Andersen

THÉÂTRE La metteuse

Q
uel enchantement en scène laisse
que cette Petite Si-
rène, présentée à Pa-
remonter
ris au Studio-Théâtre à la surface
de la Comédie-Fran-
çaise jusqu’au début de l’année
les multiples
2019… Un enchantement scéni- résonances
que pour petits et grands, une
fête des sens et du sens : le specta-
du conte dans
cle que signe la jeune auteure et notre univers
metteuse en scène Géraldine
Martineau n’est pas seulement
d’aujourd’hui
magique, tendre et drôle. Il pro-
pose une relecture du conte d’An-
dersen on ne peut plus fine et Dans le conte, la sirène, fille de la
pertinente pour aujourd’hui, qui Adeline mer, des profondeurs informes,
lui redonne toute sa profondeur, d’Hermy devenue corps désirable privé de
à mille lieues de la version édul- et Jérôme voix, se transforme au bout de
corée imposée par Walt Disney. Pouly dans son aventure en fille de l’air.
Et c’est d’abord un plaisir pour les « La Petite Quelle plus belle manière de dire
yeux, que la découverte du monde Sirène », qu’elle a enfin gagné sa liberté, et
marin tel que l’ont imaginé Géral- au Studio de accédé au monde immatériel de
dine Martineau et sa scénographe, la Comédie- l’esprit, si longtemps dénié aux
Salma Bordes, sans effets spéciaux Française. femmes ?
tapageurs, par la simple féerie de RAPHAEL GAILLARDE Avec son art des métamorpho-
l’artisanat du théâtre. Des dizaines ses, son théâtre sensible et sen-
de cordes recouvertes de paillettes suel, baigné par les chants des si-
et de sable, suspendues aux cin- rènes écrits par Simon Dalmais et
tres, strient la boîte noire du théâ- magnifiquement interprétés par
tre, scintillent de mille reflets Judith Chemla, Géraldine Marti-
grâce aux superbes lumières de neau montre le bonheur fou qui
Laurence Magnée. Elles évoquent éclate à l’issue de cette conquête.
aussi bien les barrières de corail Pour la porter avec autant de
qu’une cage dorée dans laquelle poisson, non plus que sa sœur ses 15 ans où elle sera enfin autori- en garde, et dans lequel elle res- par Andersen, Géraldine Marti- charme, il fallait le talent poétique
serait enfermée l’héroïne. (Claire de La Rüe du Can) et sa sée à monter à la surface de l’eau tera irrémédiablement une étran- neau, dans la belle adaptation et la fraîcheur d’Adeline d’Hermy,
Et c’est suspendue dans les airs, grand-mère (Danièle Lebrun) : les afin de découvrir le monde des gère. A peine sortie des eaux, elle qu’elle a écrite en alexandrins sa pureté d’âme : une sirène selon
comme évoluant dans ses fonds jambes peintes en gris anthracite humains. « Ici tout se ressemble », porte secours à un jeune prince, non rimés, laisse remonter à la notre cœur, mais aussi selon no-
marins, qu’on la découvre, à l’orée des comédiennes suffisent à dire, soupire-t-elle, possédée par le dé- dont elle tombe immédiatement surface les multiples résonances tre esprit, dans ce spectacle qui
du conte, le jour de ses 15 ans, cette ici, que le plaisir de l’imaginaire est sir d’ailleurs, comme n’importe amoureuse. du conte dans notre univers s’annonce comme un des grands
petite sirène à qui l’on n’a pas bien là pour parler du réel, ce qui quelle adolescente s’ennuyant d’aujourd’hui. La question de succès de cette fin d’année. p
donné de prénom, et que joue de est le rôle fondamental du conte. dans son milieu familial. Elle s’ap- Art des métamorphoses l’autre, de l’identité, de la violence fabienne darge
manière merveilleuse Adeline La petite sirène l’a attendu avec prochera un peu trop de cet uni- Pour vivre cet amour, elle sacri- du monde à affronter à l’adoles-
d’Hermy. Elle n’a pas de queue de une impatience inouïe, ce jour de vers contre lequel on l’avait mise fiera sa queue de sirène, autant cence, du pillage par l’homme des La Petite Sirène, d’après Hans
dire son identité d’origine, et sa ressources de la planète… tout Christian Andersen. Adaptation
voix enchanteresse, que lui subti- cela traverse avec grâce la repré- et mise en scène : Géraldine
lise la sorcière des mers. Mal lui sentation. Martineau. Comédie-Française,
en prendra : n’étant plus qu’un Mais c’est surtout la dimension en collaboration avec le Festival
(beau) corps, elle charme d’abord féminine et féministe profonde d’automne, au Studio-Théâtre,
le prince, puis le perdra, faute de du conte qu’elle dégage avec déli- Galerie du Carrousel du Louvre,
pouvoir parler avec lui et lui ap- catesse, notamment en rétablis- 99, rue de Rivoli, Paris 1er.
prendre que c’est elle qui l’a sauvé. sant la fin originale écrite par An- Du mercredi au samedi à 18 h 30,
Et faute qu’il veuille entendre un dersen, aux antipodes du « happy jusqu’au 6 janvier 2019.
autre langage que le sien. end » inventé par Disney, dans le- Durée : 1 h 10.
Sans jamais forcer, par les seules quel la jeune fille finissait par A noter : l’excellent livret réalisé
vertus de l’intelligence avec la- épouser son prince. Rien de tel ici, spécialement pour les enfants
quelle elle lit l’histoire inventée mais pas de fin tragique non plus. sur le spectacle.

Frédéric Mitterrand
met en scène ses souvenirs

D’ abord il y a cette voix, reconnaissa-

ble entre mille. Cette voix nasale, à
la fois nonchalante et lancinante,
que les plus de 40 ans ont découverte, dans les
années 1980, à la télévision. Et puis, il y a ces
souvenirs personnels (photos de famille ou
d’amis, lettres, cartes postales…) qui défilent
derrière lui sur une grande toile. Il faut un cer-
tain culot à Frédéric Mitterrand pour monter
pour la première fois, à 71 ans, sur une scène
de théâtre pendant plus d’une heure et de-
mie. Mais n’a-t-il pas tout fait dans sa vie : ex-
ploitant de cinéma, animateur-producteur,
réalisateur, écrivain, directeur de la Villa
© 2017 Century Fortune PiCtures CorPoration Limited. tous droits réservés.
tout ses regrets, l’ancien ministre livre, par pe-
tites touches, une autobiographie nostalgi-
que et empreinte d’une certaine gravité. Il n’y
est pas question de sa vie professionnelle
mais de moments de vie personnels.
« Les souvenirs d’enfance imprègnent toute
une vie », insiste ce fils de bonne famille hanté
par le mal qu’il a pu faire à « ce pauvre lou-
chon », la femme de chambre de la maison, au
« petit Kuhn », ce copain
d’école qu’il humilia, à ce
M. Ignacio, professeur d’es-
L’ANCIEN
pagnol méchamment cha- MINISTRE LIVRE,
huté. Il évoque les amours
PAR PETITES

Médicis, ministre de la culture sous la prési- de sa mère, sa découverte

dence de Sarkozy… alors pourquoi pas lecteur du sentiment amoureux,
à haute voix ? son « si cher ami Thierry »,
TOUCHES, UNE
Il s’y risque avec ses textes, extraits de qua- parti beaucoup trop tôt, et AUTOBIOGRAPHIE
tre de ses livres – La Mauvaise Vie (Robert Laf- même l’histoire, particu-
font, 2005), Le Festival de Cannes (Robert Laf- lièrement bien écrite, du NOSTALGIQUE ET
font, 2007), Une adolescence (Robert Laffont, destin de ce « chien errant »
2015), Mes regrets sont des remords (Robert qu’il n’a pas pu sauver. EMPREINTE D’UNE
Laffont, 2016) –, et le public sage et attentif du
Studio Marigny, à Paris, l’écoute. Sur l’affiche
Frédéric Mitterrand est
bien davantage écrivain
CERTAINE GRAVITÉ
de ce seul-en-scène peu ordinaire, Frédéric que narrateur. Ce specta-
un film de Dong Yue Mitterrand a un bâillon sur lequel est inscrit cle-lecture fait apparaître la qualité de ses
son célèbre « Bonsoir ». Manière de promettre textes mais souffre d’un rythme trop mono-
qu’il parlera et montrera autre chose que tone qui nuit à l’émotion. Reste que la démar-
l’homme passionné par les étoiles du cinéma che apparaît sincère et qu’il est amusant de le
et les princesses au destin tragique. (re)découvrir en jeune comédien au côté de
« On ne sait jamais ce qu’on peut être pour les Michèle Morgan dans un extrait de Fortunat,
autres », dit-il. Naviguant calmement, texte à d’Alex Joffé, et plaisant d’écouter quelques-
la main, d’une chaise noire à un pupitre trans- unes de ses chansons préférées : celles du
parent, Frédéric Mitterrand nous plonge dans « formidable » Adriano Celentano ou de

dvd, blu-ray et vod

son intimité, remontant jusqu’au jour de sa
en naissance. « J’ai failli mourir étranglé par le
cordon. » Il a évité les lésions au cerveau.
« Cela aurait pu expliquer pas mal de choses »,
s’amuse-t-il.
Dans un voyage doux-amer à travers ses
souvenirs, ses passions, ses rencontres et sur-
Françoise Hardy parce que, explique-t-il avec
justesse, « on a tous quelque chose de
Françoise Hardy dans notre vie ». p
sandrine blanchard
Bonsoir. De et par Frédéric Mitterrand, Studio
Marigny, Paris 8e. Jusqu’au 6 janvier 2019.
 culture | 19
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

La mort en direct par Alain Platel

A L B U M S

PASC AL D USAPI N
A quia. Aufgang. Wenn du dem
Wind…
Natasha Petrinsky (mezzo-soprano), Caro-
lin Widmann (violon), Nicholas Hodges Le chorégraphe belge déstabilise avec son concert sur une agonie
(piano), Orchestre national des Pays de la
Loire, Pascal Rophé (direction).
Compositeur doublé d’un photographe
qui (s’)expose, Pascal Dusapin (né en 1955) est un artiste du
SPECTACLE

R
paysage. « Pays sage », diront les amateurs d’audaces criantes. egarder pendant deux
S É L E C T I O N

Peut-être, à la surface de certaines plages d’Aufgang, séduisant heures une femme en

concerto pour violon qui relève de la toile d’araignée. Dusapin train de mourir sur
est d’abord un lyrique, à l’expression aussi ample (l’orchestre, grand écran. Surveiller
terre de ressourcement à l’horizon toujours repoussé) que pré- ses yeux, ses rictus. Guetter jus-
cise (la voix, capable de mordre à pleine bouche dans la poé- qu’au bout son dernier soupir,
sie), comme en témoigne Wenn du dem Wind…, triptyque dé- s’inquiéter de la lenteur chrono-
gagé de son septième opéra, Penthesilea (d’après Heinrich von métrée de son agonie. S’attacher à
Kleist). Entre ce champ de mines expressionniste et les verts son image et plonger dans l’em-
pâturages postromantiques d’Aufgang, la nature rebelle mais pathie, s’en détacher, s’agacer de
élégante d’A quia (concerto pour piano parfois jazzy) pointe cette surexposition. Puis prendre
bien ce qu’est, au fond, Pascal Dusapin : un insoumis de grande une salutaire distance vis-à-vis de
classe. p pierre gervasoni cette mort pour de vrai, si specta-
1 CD Bis/Outhere. culairement mise en scène.
Inconfortable et problématique
T HE LI LY AN D T HE R OSE expérience que nous livre Re-
Adoration de la Vierge en son quiem pour L., cosigné par le cho-
et en pierre régraphe belge Alain Platel avec le
Œuvres de Bedyngham, Cooke, Damett, compositeur Fabrizio Cassol. En
Dunstable, Forest, Fowler, Frye, appui sur le Requiem inachevé de
Guillaume le Rouge, Plummer… Mozart, les deux artistes, collabo-
The Binchois Consort, Andrew Kirkman rateurs depuis 2006, orchestrent
(direction). un concert chorégraphié entre
Rareté que ce disque consacré aux musiques mariales de la fin afro-jazz et opéra, joué par qua-
du Moyen Age anglais. Six voix d’hommes au timbre d’albâtre torze musiciens de différents pays.
suivent la trace des œuvres de Dunstable, Damett, Bedyn- De danse au sens strict, aucune.
gham, Plummer, ou Frye, dont la Missa Flos Regalis sert d’éten- On l’avait deviné rien qu’à voir la
dard. Précision d’orfèvre, technique impeccable, sobre homo- scène lourdement métamorpho-
généité, les chantres d’Andrew Kirkman gravent et polissent sée en cimetière. Requiem pour L.
des polyphonies multiples. Certaines ont des verticalités de appartient à la série des spectacles
marbre (O quam glorifica de Fowler), d’autres préfèrent le lacis musicaux signés par Platel dans la
contrapuntique qui orne les chapiteaux (Stella celi extirpavit de foulée de Coup fatal (2014).
Guillaume le Rouge). Toutes exhalent une ferveur dont le Bin- La mort, elle, est bien là. La mort Owen Metsileng et Rodriguez Vangama. CHRIS VAN DER BURGHT
chois Consort exalte l’esprit. p marie-aude roux en direct. Un goût de télé-réalité
1 CD Hyperion qui suinte ? Oui et non. Alain Pla-
tel, dont on connaît le travail pro- questions. Curieusement, les dos- cite. Pour cette création, le choré- de cette mort en direct ? On peut
BIRÉLI LAGRÈNE fondément humaniste depuis le siers de presse de certaines mani- graphe voulait montrer des ima- s’interroger sur le piège d’une em-
Storyteller milieu des années 1980, n’a rien festations qui ont présenté ré- ges d’une personne en train de pathie complaisante, de la specta-
Littéralement, le titre du nouvel album d’un provocateur. On sait son cemment la pièce, qui tourne mourir. Il est allé voir un médecin cularisation de l’agonie… A la fin
de Biréli Lagrène, Storyteller, peut se tra- penchant pour une quête de sen- beaucoup, comme le Festival de s’occupant de la fin de vie, à Gand, de la représentation très applau-
duire par « raconteur d’histoires ». Elles sations extrêmes liées à des états Marseille et les Francophonies de qui a fait part de cette demande à die, le 22 novembre, à Chaillot, des
sont douze, toutes de grâce musicale, de corps limites. On est d’autant Limoges, ne donnent aucune in- l’une de ses patientes, L. Cette commentaires s’échangeaient.
qui empruntent d’abord à celle du jazz, plus sous le choc de ce théâtre de formation sur le film. femme qui « a choisi de mourir Une spectatrice évoquait son ma-
avec, ici, surtout des standards (Stella by la réalité qui se risque sur un ter- après un diagnostic irrévocable » a laise devant ce qu’elle croyait être
Starlight, dans un allongement du tempo, My One and Only rain aussi voyeuriste. Platel sem- Intense perplexité accepté d’être filmée et qu’on uti- au début une performance de co-
Love, On Green Dolphin Street…) et quelques virées bossa ble vouloir percer le mystère ab- Dans celui du Théâtre national de lise ces images pour la produc- médienne et jugeait sacrilège la
nova. Le guitariste, sur instrument acoustique, avec peu d’ef- solu de la mort. Il fait de l’agonie Chaillot, où le spectacle était à l’af- tion. Un geste militant, selon la démarche. Une autre pointait l’in-
fets sur le son, comme on le préfère, y joue avec le contrebas- un objet spectaculaire, scénarisé, fiche du 21 au 24 novembre, rien compagnie, pour l’euthanasie et décence du propos… Jusqu’où al-
siste Larry Grenadier, à la chaude sonorité, et Mino Cinelu, transformé – le film a été décoloré non plus. En revanche, dans le la mort assistée. ler dans une société du sensation-
qui réinvente, par son art mêlant rythme et mélodie, l’ensem- et ralenti – qui fait basculer l’in- programme de salle, une expli- L’intense perplexité que provo- nel qui repousse toujours plus
ble des instruments de percussion (un simple triangle est time ultime dans la représenta- cation de Platel, interrogé dans Li- que Requiem pour L. pourrait pres- loin les limites ? p
dans ses mains un fin cristal, son maniement de l’œuf shaker tion. La vidéo colonise le plateau – bération en juin, permet d’en sa- que se dissoudre dans la para- rosita boisseau
une leçon de swing…). Tout ici, qui ravive l’intérêt pour la difficile d’y échapper – sans trou- voir plus. Un coup de téléphone à doxale douceur du spectacle. Cela
forme du trio, traduit un grand sens de l’espace ainsi qu’une ver d’équilibre avec les évolutions la troupe, basée à Gand, éclaircit explique-t-il en partie son succès ? Requiem pour L., d’Alain Platel
approche collective d’écoute, de réactivité aux uns et aux des musiciens entre les stèles et la l’affaire. Platel et Cassol ont décidé On peut évoquer l’hommage, la et de Fabrizio Cassol. En tournée :
autres. p sylvain siclier somptueuse partition de Cassol. de laisser libre chaque lieu d’ac- célébration, une veillée funéraire, du 6 au 8 décembre, Opéra de
1 CD Naïve/Believe. Requiem pour L. entraîne des cueil en leur demandant néan- un nouveau rituel de deuil… Mais Lille ; du 19 au 20 décembre,
émotions conflictuelles et des moins de ne pas être trop expli- Platel et Cassol avaient-ils besoin Théâtre national de Nice.
JEANNE PLANTE
Chafouin
Il y a dans les textes de Jeanne Plante
beaucoup d’humour, dans une manière
légère, non appuyée, autant que des
tournures sur les sentiments, le frisson
amoureux. Qu’elle chante un moral en
berne (Chafouin, qui ouvre l’album du
même nom), une « humeur vagabonde » (Sous le soleil), les
hommes et L’Idée qu’on s’en fait, le passage du temps dans une
vie de couple (25 ans), la fantaisie d’instants du quotidien (Le
Bouton de ta veste, La vie c’est jamais comme on veut), la sim-
plicité des bonheurs sensuels et sexuels (Je jouis)… Avec des fi-
nesses dans l’emploi des mots, en alliance du sens et du son,
mis en musiques allègres, avec rythmique discrète, claviers aé-
riens et guitares dans le même esprit, ici et là un quatuor à
cordes. Belle présence vocale, Jeanne Plante donne du corps,
de la vie à tous ces savoureux moments. p s. si.
1 CD Les Productions du tac au tac/L’Autre Distribution.

MY R I AM MI HI N D OU
G A L E R I E

Galerie Maïa Muller

Le cuivre est un métal conducteur. Les mots sont
conducteurs d’émoi et de sens. Myriam Mihindou écrit
en fils de cuivre tressés, d’une écriture tremblée, des mots
très communs : visage, racine, menottes. Elle les trace
également au crayon, les brode en fils de soie et découpe
dans des dictionnaires leurs définitions et occurrences.
Elle appelle cela la « langue secouée ». Ainsi remués, les mots
se mettent en effet à vibrer et bruire, d’autant plus fort que
Mihindou les associe en petites séries par assonances : visage,
visa, vis-à-vis et voir, par exemple.
Ces litanies fragmentées ne valent pas seulement par leur Auditorium du Petit Palais
poésie sonore : l’histoire et ses silences commodes, la politi- À partir de décembre 2018
que et ses « éléments de langage » truqués passent à l’épreuve
de ce tamis. Dans plusieurs compositions, certaines phrases
sont illisibles, serrées en rouleaux noués d’un fil rouge, Infos & réservations
comme des vœux ou des invocations. On songe aux langues
secrètes de bien des religions, aux prières qui ne seraient effi-
parismusees.paris.fr
caces que si elles ne sont connues que de celle ou celui qui les
adresse à une puissance divine. Le fil de cuivre enveloppe
aussi des bâtons à fourche, de ceux dont se servent les sour-
ciers, et se glisse dans d’autres fourches, de verre celles-ci,
symboles d’une extrême pureté. p philippe dagen
Ivresse. Galerie Maïa Muller, 19, rue Chapon, Paris 3e.
Tél. : 09-83-56-66-60. Du mercredi au samedi, de 11 heures à 19 heures. © Paris Musées : P. Antoine ; Musée d’Art Moderne et Petit Palais/Roger-Viollet. Graphisme : ask media - bronx

Jusqu’au 16 janvier 2019.

20 | télévision
Cinq reines de la nuit
parisienne
Des archives audiovisuelles, accompagnées
d’un très bon texte de narration, évoquent
quelques figures de la vie artistique
du Paris de l’entre-deux-guerres
ARTE
DIMANCHE 2 - 22 H 55
DOCUMENTAIRE
Q
uand, valise à la main,
elles débarquent à Pa-
ris de leur province
ou de l’étranger, c’est
encore le petit jour.
Mais il leur faudra attendre le soir
car, rappelle le texte de narration
de cet excellent documentaire de
Carole Wrona : « Les femmes rè-
gnent sur la nuit puisque le jour, en
ce début des années 1920, est en-
core une affaire d’hommes. »
Cinq femmes, parmi tant
d’autres artistes – dont certaines
sont évoquées marginalement –
vont emblématiser le monde de
la nuit parisienne, celui des re-
vues, des cabarets et des « boî-
tes » : Marie Elise Gabrielle Caire,
dite Gaby Deslys (1881-1920) ;
Jeanne Florentine Bourgeois, dite
Mistinguett (1875-1956) ; Suzanne
Marion, dite Suzy Solidor (1900-
1983) ; Sarah Alice Bloch, dite Ma-
rianne Oswald (1901-1985) ; José-
phine Baker (1906-1975), la seule à
avoir gardé son nom, du moins
celui de son deuxième mari.
Fiasco télévisé pour une affaire criminelle
Dévoilant toute l’intrigue d’entrée de jeu, le film consacré au dossier Dupont de Ligonnès déçoit
M6
LUNDI 3 - 21 H 00
DOCU-FICTION
D epuis trois ans, on assiste
outre-Atlantique à l’ex-
plosion des true crimes,
ces feuilletons consacrés à des af-
faires criminelles classées ou en
cours. Dans le sillage de Making a
Murderer, série documentaire lan-
cée avec succès sur Netflix, la
chaîne FX a diffusé American
Crime Story, dont les deux premiè-
res saisons s’intéressent à l’affaire
O.J. Simpson et au meurtre de
GRILLE N° 18 - 282
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I 8
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 18 - 281
HORIZONTALEMENT I. Blogosphères. II. Riras. Audita. III. Ebat. Arrêter.
IV. Digestion. La. V. Ode. Orante. VI. Ui. Duo. Nadja. VII. Indiscrétion.
VIII. Léon. Eu. Sud. IX. Lunes. Savoie. X. Extravagants.
VERTICALEMENT 1. Bredouille. 2. Libidineux. 3. Orage. Dont. 4. Gâté.
Dîner. 5. Os. Sous. Sa. 6. Atroce. 7. Paria. Rusa. 8. Huronne. Ag.
9. Edentât. Va. 10. Rit. Edison. 11. Etel. Jouit. 12. Sarabandes.
La première va servir de modèle
ou de référence aux autres : Gaby
Deslys, ni vraiment chanteuse, ni
vraiment danseuse, ni vraiment
jolie, mais dotée d’un abattage à
nul autre pareil, va mettre le
monde entier – y compris les
Etats-Unis et l’Angleterre, où elle
se produit beaucoup – à ses pieds.
Elle prône une liberté des fem-
mes, ne veut pas du mariage et se
produit avec l’un des premiers
jazz-bands qu’on entend à Paris
lors de la revue du Casino de Paris
« Laisse-les tomber », présentée
dans une éruption plumassière.
Jean Cocteau écrira de « cet oura-
gan de rythmes et de tambour »
qu’il est « une sorte de catastrophe
apprivoisée ».
Un exemple de liberté féministe
Mistinguett attendra la mort de la
grande Gaby pour déplumer à
son tour des hordes d’autruches,
lèvera la gambette et jouera très
tard les jeunettes avec la gouaille
qu’on connaît.
Joséphine Baker est elle aussi un
exemple de liberté féministe qui
ne s’en laisse pas conter par les
hommes et la morale : « Je savais
Gianni Versace. Logiquement, les
réalisateurs français investissent
cette veine. C’est ainsi que Jean-
Marie Goix et Ionut Teianu se sont
penchés sur l’itinéraire d’un sus-
pect, Xavier Dupont de Ligonnès,
dont la femme et les quatre en-
fants avaient été retrouvés assas-
sinés dans leur maison de Nantes,
le 21 avril 2011. Tous les soupçons
se portent sur ce père de famille,
qui reste à ce jour introuvable.
Les intrigues haletantes autour
d’un meurtre non élucidé ne
manquent pas. Encore faut-il ne
pas tout déballer d’entrée de jeu, à
7 8 9 10 11 12
La revue « Cœurs en folie », aux Folies-Bergère en 1924. DR
que j’aurais en France la liberté
d’esprit et de corps. » Elle ouvre
son cabaret, « Chez Joséphine Ba-
ker », où elle fait des apparitions
remarquées et attendues le soir
après ses spectacles.
Suzy Solidor n’a pas le soprano
flûté et mutin de Baker : sa voix est
celle d’un baryton. Son physique
est proprement androgyne et elle
ne cache pas sa préférence – qui
n’est pas exclusive – pour les da-
mes, qu’elle fait rougir quand elle
leur ronronne sa chanson Ouvre :
« Ouvre les plis de tes rideaux,
ouvre ton lit que je m’y traîne. »
Marianne Oswald est la moins
sophistiquée du groupe : elle a la
l’instar de ce docu-fiction qui dé-
voile dès son générique de début
que Xavier Dupont de Ligonnès a
tué les cinq membres de sa famille
au fusil de chasse et que la police
les a retrouvés enterrés avec des
objets religieux sous la terrasse de
leur maison.
Rongé par le remords
Un carton annonce alors l’intri-
gue : « L’histoire comme si vous
étiez dans la tête du suspect. » Tout
le film va consister à élucider le
mobile du crime, et donc à répon-
dre à la question : pourquoi Xavier
HORIZONTALEMENT
I. Difficile de sortir de ce piège.
II. Sorti de la coque. Quatre quarts.
III. Serait importante et influente. Au-
jourd’hui partagée entre la Bulgarie,
la Grèce et la Turquie. IV. Consolide le
mât. Protection rapprochée. Dans les
tripes. V. Enlever avec difficulté. Chez
les Grecs. VI. Diamétralement opposé
au zénith. Cries la nuit. VII. Maintient
la voûte en place. Terriblement se-
coués. VIII. Doublé romain. Fait dispa-
raître. Disconvient. IX. Travaille pour
son avenir. Pan dans la jupe. X. Faisais
grand bruit.
VERTICALEMENT
1. Pour ne pas oublier le calendrier
des exécutions. 2. Engage à ne pas
s’engager. 3. Désagréable à nos tym-
pans et à nos yeux. Sur la portée.
4. Montai un mur de briques. Récitée
ou chantée la lyre à la main. 5. Crie
comme un porteur de bois. Touché à
la thyroïde et en tête. 6. Démonstra-
tif. Interjection. Toute une génération
d’anticonformisme. 7. Ses affronte-
ments ne sont pas sans danger.
Négation. 8. Insupportables pour les
nerfs et nos tympans. 9. S’engage de-
vant l’édile. Engagées devant l’édile.
10. Prépare les gens de pouvoir. Per-
sonnel. 11. Convoquée au palais. Me-
sure au pied de la Muraille. 12. Parties
définitivement.
voix cassée, un physique un peu
cabossé, les cheveux rouges, elle
chante des textes engagés. Les na-
zis approchant, Oswald, qui est
juive, s’exile aux Etats-Unis tandis
que Solidor ouvre son cabaret aux
Allemands ; Baker restera aussi
mais sera résistante.
D’autres figures sont aussi évo-
quées, Marie Dubas la gouailleuse,
les plus « chics » Lucienne Boyer et
Cora Madou. Cette dernière, inter-
prète de l’intime devant un simple
piano, dira : « Une chanson, c’est
une confidence, on ne gonfle pas la
voix pour 3 000 personnes… »
Carole Wrona raconte tout cela
au fil d’un texte – méticuleuse-
Dupont de Ligonnès a-t-il tué sa
femme et ses quatre enfants ?
Pour se mettre dans la tête du
suspect, les auteurs privilégient le
monologue : les explications four-
nies face caméra par l’acteur Erico
Salamone donnent à voir un père
de famille criblé de dettes, trompé
par sa femme, qui, une fois le
meurtre commis, est rongé par le
remords. Cependant, les émo-
tions qui lui sont prêtées ici ne
parviennent pas à nous faire accé-
der à l’univers mental d’un tueur.
Les passages imaginés où il fond
en larmes répondent trop facile-
SUDOKU
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LE MESSAGE
DE JÉSUS
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BHOUTAN
LA FÊTE
DU DRAGON
ment documenté – qui accompa-
gne une riche couture d’images
d’archives puisées dans les actua-
lités et dans des films de cinéma
de l’époque. Avec, pour la bonne
bouche, quelques extraits retrou-
vés d’un film muet perdu pen-
dant un siècle, avec Gaby Deslys,
sur un scénario de Marcel L’Her-
bier, présentés pour la première
fois. Le tout forme un ensemble
idéalement fluide, instructif et di-
vertissant. p
renaud machart
La nuit est à elles, Paris 1919-
1939, documentaire de Carole
Wrona (France, 2018, 1 h 31 min).
ment à l’indignation que ressen-
tent les rares témoins interrogés.
Si les témoignages de ses deux
amis lèvent un peu le voile sur la
personnalité de cet homme en si-
tuation d’échec, ceux de sa voisine
et de l’ancien commandant de po-
lice chargé de l’affaire n’ont pas
grand intérêt. Comme les scènes
de fiction, la partie documentaire
ne tient pas ses promesses. p
antoine flandrin
Xavier Dupont de Ligonnès :
dans la tête du suspect, d’Ionut
Teianu (Fr., 2018, 110 min).
7 4 2 1 6 3
8 1 5 7 2 9
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6 1 9 3 6 4
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ART SACRÉ
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DAOUD D’ÉGYPTE
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
0123
VOS
SOIRÉES
TÉLÉ
DIMANCHE 2 DÉCEMBRE
TF1
21.00 World War Z
Film de Marc Forster.
Avec Brad Pitt, Mireille Enos
(EU, 2013, 135 min).
France 2
21.00 The Revenant
Film d’Alejandro Gonzalez Iñarritu.
Avec Leonardo DiCaprio, Tom Hardy
(EU, 2015, 160 min).
France 3
21.00 Les Enquêtes
de Vera
Série. Avec Brenda Blethyn, Kenny
Doughty (GB, 2017, 2015).
Canal+
21.00 Football
Bordeaux-PSG en direct.
France 5
20.55 Chocolat chaud : ras le bol !
Documentaire d’Adeline Grunberg
(Fr, 2018).
Arte
20.50 Borsalino
Film de Jacques Deray.
Avec Alain Delon, Jean-Paul
Belmondo (Fr, 1970, 120 min).
M6
21.00 Capital
Noël, les cadeaux préférés
des Français
Magazine présenté par Julien Courbet.
LUN D I 3 D ÉCE M B R E
TF1
21.00 Une famille formidable
Série. Avec Anny Duperey,
Bernard Le Coq (Fr., 2018).
France 2
21.00 Les Rivières pourpres
Série. Avec Olivier Marchal, Erika
Sainte, Camille Santerre (Fr.-All., 2018).
France 3
21.00 L’aventure continue
avec Céline Cousteau
Documentaire de Stéphane Jacques
et Alexis Barbier-Bouvet
(Fr,. 2018, 120 min).
Canal+
21.00 Hippocrate
Série. Avec Louise Bourgoin, Karim
Leklou, Alice Belaïdi (Fr., 2018).
France 5
20.55 Le Dernier Empereur
Film de Bernardo Bertolucci. Avec John
Lone, Peter O’Toole (GB-Fr.-It. 1987).
Arte
20.55 Borsalino and Co
Film de Jacques Deray. Avec Alain
Delon (Fr.-It.-All., 1974, 105 min).
M6
21.00 Xavier Dupont
de Ligonnès : dans la tête
du suspect
Docu-fiction d’Ionut Teianu avec
Erico Salamone (Fr., 2018, 110 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société : 99 ans à
compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
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8 7 3
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5 9 1
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80, bd Auguste-Blanqui,
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Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le N°FI/37/001.
Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
Zoé Valdés
« Je voulais à
tout prix offrir
à ma fille
la liberté »
R omancière cubaine exilée en France
depuis 1995, Zoé Valdés, auteure
notamment du Néant quotidien (Ac-
tes Sud, 1999) et de La Douleur du dollar (Actes
Sud, 1999), vient de publier Desirée Fe.
Je ne serais pas arrivée là si…
… Si je n’avais pas eu la force de continuer à
écrire. C’était en 1993, je vivais à Cuba, j’étais
enceinte de ma fille et dans la détresse. J’avais
peur pour moi, pour l’avenir de mon enfant,
pour l’avenir de mon pays. Je ne voulais pas
pour ma fille la vie que j’avais vécue. J’avais
parfois tellement faim que je voulais dormir
pour oublier. Je faisais des cauchemars dans
lesquels je me voyais en train d’empêcher
mon bébé de sortir de moi.
A La Havane, vous avez grandi
parmi des femmes. Quelle éducation
avez-vous reçue ?
J’ai été élevée par ma grand-mère, ma mère
et ma tante. Ce sont les femmes de ma vie.
Après le divorce de mes parents, on ne savait
pas où aller avec ma mère. Ma grand-mère
nous a sauvées en nous accueillant chez elle,
dans une petite chambre du quartier de la
vieille Havane. C’était trois femmes un peu
folles. Ma grand-mère, née en Irlande, avait
tout plaqué, son mari chinois, ses enfants,
pour devenir comédienne. Pour elle, la vie,
c’était le théâtre. J’étais sa complice. Elle me
donnait des textes et répétait avec moi. Ma
mère, désespérée d’avoir été abandonnée par
mon père, était serveuse et ne lisait qu’un
seul livre : Don Quichotte illustré par Gustave
Doré. Elle était possédée par ce livre qu’elle
emportait partout avec elle. Quant à ma
tante, elle ne lisait que des romans à l’eau de
rose. J’ai reçu une éducation très libre. Ma
mère me laissait la clé de la chambre : « Dé-
brouille-toi, nous devons travailler. » Soit je
m’enfermais et je lisais des histoires, soit,
pour avoir de l’espace, je sortais dans la rue
pour jouer.
Puis vous avez été hébergée
dans un cinéma…
La maison dans laquelle nous vivions était
très délabrée. Un jour, les autorités du quar-
tier nous ont dit que nous devions partir.
Nous sommes allées dans un foyer où il y
avait un étage pour les hommes et un pour
les femmes et les enfants. La nuit, il y avait ré-
gulièrement des problèmes et de la violence.
Ma grand-mère ne voulait pas que l’on reste
là. Comme parfois nous allions aux
Actualidades, le cinéma d’en face, elle a parlé
avec la vendeuse de tickets pour lui deman-
der si on pouvait s’y réfugier. Elle a accepté.
Nous dormions sur les chaises et nous nous
lavions dans les toilettes du cinéma où l’on
regardait beaucoup de films soviétiques.
Vous avez vu aussi plus de soixante fois
« Les Demoiselles de Rochefort » !
Ce film est passé pendant des semaines. Ces
robes de couleur, ces chapeaux, ces filles qui
dansaient. C’était tellement différent de ce
que l’on vivait. Ce film me faisait énormé-
ment rêver. Je voulais être Françoise Dorléac,
j’aimais sa voix rauque, son rire. Et puis cette
scène avec Gene Kelly autour du piano…
c’était magique !
Quels étaient vos rêves à cette époque ?
J’avais déjà l’idée de devenir écrivaine mais
je n’osais pas en parler. A chaque fois qu’il se
passait quelque chose, ma grand-mère
disait : « Il faut écrire, ne pas oublier. » A 11 ans,
j’ai commencé un journal. Elle voulait que je
sois artiste, que je continue son histoire. Par
contre, ma mère, beaucoup plus pratique,
m’incitait à apprendre à cuisiner, pour avoir
un travail plus tard. « C’est bien d’écrire mais
En juin,
à Paris.
PATRICK GAILLARDIN/
HANS LUCAS
JE NE SERAIS PAS ARRIVÉE LÀ SI… « Le Monde »
interroge une personnalité en
partant d’un moment décisif
de son existence. Cette semaine,
la romancière évoque son
itinéraire entre Cuba et la France
ça ne donne pas à manger et puis, dans ce
pays, écrire est très dangereux », m’expliquait-
elle. Ma grand-mère me donnait des livres
qu’elle avait précieusement conservés.
Baudelaire, Lorca, Ronsard, Rabelais, Jules
Verne et Platero et moi, de Juan Ramon Jime-
nez, le plus beau livre de ma vie. Elle voulait
que je sois dans un monde où le pouvoir était
l’imaginaire et la liberté, que je ne sois pas
enfermée dans la réalité.
Vous êtes née en 1959, année où Fidel
Castro arrive au pouvoir. Quand prenez-
vous conscience du système politique
dans lequel vous vivez ?
Dans mon cas, très tôt, parce que ma grand-
mère a été dès le début anticastriste. Ma
mère, elle, était apolitique. Ce qu’elle aimait
par-dessus tout, c’était danser. Mon père a été
pro-Castro, très impliqué dans la révolution,
puis s’est vite opposé et a fait cinq ans de
prison avant de partir aux Etats-Unis. Ma
grand-mère me disait : « Tu ne peux rien ra-
conter de ce qu’on dit à la maison. Il faut avoir
un double langage, toujours dire à l’école
qu’on est révolutionnaire. » Et puis on se ca-
chait pour aller à l’église. Je n’ai connu mon
pays que sous la tyrannie.
Après vos études, vous allez partir à Paris,
de 1984 à 1988, travailler au sein de la
délégation cubaine auprès de l’Unesco.
Ce n’est pas moi qui avais été nommée
mais mon mari, Ricardo Vega. Il avait écrit
un article sur un film que Fidel Castro n’avait
pas aimé. Il a envoyé Alfredo Guevara – qui
avait produit ce film contre l’avis de Castro –
et son équipe de l’Institut du cinéma, dont
mon mari faisait partie, dans une espèce
d’exil « de velours ». On a dû se marier avant
qu’il parte, j’avais 18 ans et je l’ai rejoint quel-
ques années plus tard. Lorsque je suis arrivée
en France, j’ai travaillé comme contractuelle
au sein de la mission cubaine à l’Unesco.
J’étais payée 632 francs par mois, je devais
notamment découper tout ce qu’il y avait
dans la presse sur Cuba. Cela a été une pé-
riode très enrichissante, car j’ai appris la li-
berté. Je me souviens être entrée un jour
dans une librairie avec une amie vénézué-
lienne et avoir découvert, sur la table de
vente, Lettre à Fidel Castro, de Fernando Arra-
bal. J’ai dit à mon amie : « Il faut sortir. » Elle
me répond : « Mais pourquoi ? On est dans un
entretien | 21
pays libre. » Je lui explique : « Mais si quel-
qu’un me voit avec ce livre ? » Elle sourit :
« Mais personne ne va te voir ! » J’ai compris
que j’étais formatée. Je n’avais pas vécu nor-
malement ma jeunesse. Là, en France, dans
ces années 1980 très libres, je voyais à la télé-
vision « Les Guignols de l’info », les Coco-
girls… Je vivais des choses que je n’aurais ja-
mais imaginé pouvoir vivre. Mais, en 1988,
j’ai commencé à avoir des problèmes.
Que se passe-t-il alors ?
On m’avait invitée à des journées littéraires
et je me suis mise nue pour une photo. L’am-
bassade de Cuba l’a su.
Pourquoi nue ?
J’étais avec des poètes cubains qui avaient
été invités dans une université du sud de la
France. Nous étions tellement émus en dé-
couvrant le pont Van Gogh, à Arles, que j’ai
voulu poser pour une photo comme un
Christ nu ! Quelqu’un m’a dénoncée. Et puis,
à Paris, je commençais à connaître des gens, à
m’échapper tous les soirs. Mon mari a estimé
qu’on ne pouvait plus continuer comme cela.
Je suis rentrée à Cuba et j’ai divorcé.
Comment se passe ce retour à Cuba après
DESIRÉE FE quatre années à Paris ?
de Zoé Valdés Cela a été très difficile. Je suis retournée
(traduction d’Aymeric vivre avec ma mère, qui supportait mal que je
Rollet) sois une femme divorcée. Je voulais changer
Ed. Arthaud, 368 p., les choses de l’intérieur avec tout ce que
19,90 euros j’avais appris en France. J’ai cherché du
travail, dans les cinémas, les bibliothèques,
mais à chaque fois on me répondait : « Impos-
sible. » J’ai participé au mouvement des
peintres et écrivains qui se formait à Cuba.
On faisait des expos sauvages, de l’art dans la
rue. Mais cela a été très vite mal vu et réprimé
par la police.
Et vous écrivez votre révolte dans
« Le Néant quotidien », le livre qui va
bouleverser votre vie…
Le Néant quotidien a commencé par un
poème écrit pour ma fille, Luna, qui venait de
naître. Et s’est transformé en roman. Je l’ai ap-
porté à un éditeur à Cuba qui m’a répondu :
« Tu comprends bien que c’est impossible que
je publie cela. » J’ai compris qu’on ne pourrait
rien changer ici, qu’il fallait partir. J’ai donné
mon manuscrit à deux journalistes de
France-Soir qui étaient à Cuba et m’avaient
demandé des contacts et aussi à un cinéaste
français. J’ai décousu et recousu la doublure
de sa veste pour glisser le manuscrit dedans.
De retour en France, ce cinéaste a contacté un
ami journaliste qui a remis mon manuscrit
aux éditions Actes Sud. Ma chance a été que
la traductrice de mon livre me dise : « Il faut
qu’on te fasse sortir. Peux-tu préparer des
conférences pour justifier une invitation ? »
J’en avais une consacrée à la poésie de José
Marti. Actes Sud m’a aidée pour le billet
d’avion et j’ai pu partir.
C’était le 22 janvier 1995. Quelle image
gardez-vous de ce jour d’exil ?
La peur que ma fille attrape froid à la sortie
de l’avion et la crainte de l’insécurité : je ne sa-
vais pas ce que j’allais faire. Je ne pensais pas
du tout que je pouvais vivre de mon écriture.
Certains de mes amis français, socialistes,
proches de Mitterrand, supportaient mal mes
critiques sur Cuba. La seule chose que j’avais
en tête en sortant de l’aéroport, c’était de
trouver du lait pour Luna. Les premiers jours,
cela a été mon obsession. Heureusement, un
ami m’a trouvé des petits boulots de traduc-
tion. Et puis je suis tombée malade, paralysée
d’un côté, avec de la fièvre en permanence. Un
médecin m’a dit que j’avais la maladie des exi-
lés, le foie gonfle parce que rien ne va à cause
de la tristesse, de l’inquiétude, de la mauvaise
alimentation. Sur le moment, cet exil est une
punition. J’ai beau être libre, il y a des choses
que j’ai entendues dans mon enfance, qui me
restent dans la tête et notamment cette
phrase, qui me faisait rire à l’époque de Cas-
tro : « Il faut transformer l’échec en victoire. »
Quand je suis arrivée en France, elle me reve-
nait à l’esprit et cela me mettait en colère
parce que, à la fois, c’était ce que je vivais et les
mots d’un tyran. Mais j’avais déjà connu la li-
berté, lors de mon premier séjour en France,
et je voulais à tout prix cela pour ma fille. La li-
berté et qu’elle puisse choisir. « Choisir », ce
verbe majeur, si cher à Gisèle Halimi.
« Le Néant quotidien », sorti en avril 1995,
a été très bien reçu en France…
Je remercierai toujours Actes Sud de l’avoir
publié. Hubert Nyssen m’a beaucoup aidée.
La critique dans « Le Monde des livres » d’Erik
Orsenna a été celle qui a le plus dérangé le
pouvoir à Cuba. Parce que c’était un article
sérieux mais avec l’humour d’Erik Orsenna
et puis avec ce titre : « Sortez-moi de là » ! L’at-
taché politique de l’ambassade est venu me
voir et ce fut violent. Le lendemain paraissait
un entretien que j’avais donné à Libération.
Depuis ce moment-là, je suis sur la liste noire
et j’y suis toujours.
Avez-vous douté de pouvoir rester
en France ?
Oui, parce qu’on m’a dit à plusieurs reprises
que je n’aurais pas mes papiers. Lors de mon
premier rendez-vous à la préfecture de po-
lice, on m’a tout de suite recommandé de
partir aux Etats-Unis. En 1998, j’ai été mem-
bre du jury du Festival de Cannes, mais j’étais
sans papiers. C’est incroyable ! Les choses se
sont débloquées quand j’ai obtenu la natio-
nalité espagnole, pays où j’ai reçu, en 1996, le
prix Planeta pour La Douleur du dollar. La
dotation de ce prix m’a permis d’avoir un
vrai logement en France. Ensuite, grâce aux
papiers européens, j’ai eu une carte de séjour,
puis la nationalité française.
En 1999, votre mère vous rejoint
en France…
Cela a été très difficile de faire sortir ma
mère. La Douleur du dollar a dérangé Fidel
Castro, parce qu’il y est un personnage, je me
moque de lui, il a le surnom de XXL. A cette
époque, dans un long discours de sept heures
trente, il dit que la révolution cubaine a « trois
ennemis », Guillermo Cabrera Infante, Rei-
naldo Arenas et moi. Ma mère commence
alors à avoir des problèmes. Je me dis qu’il
faut qu’elle sorte de Cuba. J’avais une amie
qui avait travaillé avec le militaire cubain qui
interrogeait ma mère. Il a fallu que je verse à
cet homme 350 dollars tous les mois sur un
compte au Canada. Mais rien ne changeait
pour ma mère. Un jour, lors d’un entretien
avec une journaliste de Paris Match, elle me
demande des nouvelles de ma mère, je lui
parle de cette histoire. Elle me dit : « Il faut ra-
conter ça, c’est la seule solution. » Quelques
semaines plus tard, ma mère est arrivée en
France, exilée politique.
Le corps, l’érotisme sont souvent
présents dans vos livres. Pourquoi ?
C’est un espace de liberté. Sous un régime
totalitaire, le corps de la femme devient une
arme de résistance, même si elle ne le pense
pas. On l’utilise pour comprendre qu’on est
vivante. La sexualité prend une importance
incroyable, presque démesurée. L’écriture
m’a permis de comprendre pourquoi j’avais
cette férocité dans mon corps.
Qu’est-ce qui vous manque le plus
de Cuba depuis toutes ces années ?
La mer, l’odeur de la mer. Mais plus rien,
parce que Cuba est à l’intérieur de moi. Je n’ai
rien perdu. C’est cela aussi la force de
l’écriture. Je suis une exilée, pas une immi-
grée. La douleur de l’exil, ce n’est pas la perte
de son pays, c’est, comme le dit le poème de
Constantin Cavafy, de savoir que, à la fin,
l’Ithaque que vous avez laissée, vous l’avez
perdue pour toujours. p
propos recueillis par
sandrine blanchard
22 |
DÉBATS & ANALYSES
L A R E S T I T U T I O N D E S Œ U V R E S D ’A R T A F R I C A I N E S
Restituer pour changer la relation à l’autre
Pour les auteurs du rapport sur la restitution du
patrimoine africain, Felwine Sarr et Bénédicte Savoy,
le débat suscité par leurs propositions montre toute
la nécessité de faire évoluer les relations entre l’Europe
et l’Afrique afin d’arriver à une plus grande réciprocité
LE CONTEXTE
LE DÉBAT
Le « Rapport sur la restitution
du patrimoine africain », confié à
Bénédicte Savoy, historienne de
l’art, et à Felwine Sarr, écrivain
et professeur d’économie, a été
remis à Emmanuel Macron le
23 novembre. Le rapport préco-
nise d’organiser la restitution du
patrimoine culturel africain qui
a été spolié pendant la colonisa-
tion, notamment en modifiant
le code du patrimoine français.
Ce même jour, le président de la
République a déclaré qu’« en co-
hérence avec la démarche enga-
gée et sur proposition du Musée
du quai Branly et du ministère de
la culture, [il] a décidé de resti-
tuer sans tarder 26 œuvres récla-
mées par les autorités du Bénin ».
Dans un entretien au Figaro
du 26 novembre, Stéphane
Martin, directeur du Musée du
quai Branly, a critiqué le rapport
Savoy-Sarr, qui, selon lui, n’est
pas un « travail collectif », mais
« l’œuvre de personnes enga-
gées ». Sans être opposé aux res-
titutions, il préconise cependant
« d’autres voies pour une coopé-
ration culturelle avec l’Afrique ».
Le retour très attendu des biens culturels du patrimoine béninois
La restitution par la France des œuvres issues du sac
d’Abomey est une victoire. La population va pouvoir
se reconnecter à son histoire, trop souvent réduite
à la période de la colonisation, rappelle l’universitaire
béninois Didier Marcel Houénoudé
Par DIDIER MARCEL HOUÉNOUDÉ
L es conclusions du rapport de
Felwine Sarr et de Bénédicte Savoy
sur la nécessité de restituer le pa-
trimoine africain ont été vécues par de
nombreux Béninois comme une vic-
toire. Victoire d’autant plus significative
que la remise de ce rapport, favorable à la
restitution, était suivie peu après par la
décision du président français, Emma-
nuel Macron, de restituer au Bénin
26 biens issus du sac d’Abomey par l’ar-
mée coloniale française en 1892.
Pourtant, ils étaient un certain nom-
bre parmi les Béninois à ne plus y croire.
En effet, la réponse sèche et tranchée de
Jean-Marc Ayrault à la demande de resti-
tution formulée par le Bénin en 2016
Par FELWINE SARR et
BÉNÉDICTE SAVOY
L a remise du rapport sur la restitu-
tion du patrimoine africain, le
23 novembre, au président de la
République Emmanuel Macron et son
annonce de restituer sans tarder
26 œuvres réclamées par le Bénin ont
suscité un intense débat dans l’espace
public français et plus largement euro-
péen et africain. Nous aimerions reve-
nir sur la tournure que celui-ci a
subitement prise lorsque certains
conservateurs de musée sont entrés
dans la danse, en France et en Allema-
gne particulièrement.
Stéphane Martin, président du Musée
du quai Branly, revenant sur notre tra-
vail, le qualifie de « document sur la per-
ception, dans la jeunesse et l’intelligent-
sia africaines, d’une frustration née de la
colonisation et de ses conséquences ». Il
ajoute que celui-ci est une « mauvaise ré-
ponse à la question courageuse posée par
le président de la République » et il pré-
tend que « nous faisons des collections
africaines conservées dans les musées oc-
cidentaux une sorte de totem de cette
souffrance » et mettons « à l’écart leur di-
mension universelle ». Dans un article du
Frankfurter Allgemeine Zeitung, Her-
mann Parzinger, président de la Fonda-
tion du patrimoine culturel prussien, ré-
sume les 240 pages du rapport en une
phrase : « Les auteurs estiment que la re-
cherche sur les provenances et le traite-
ment scientifique des biographies d’ob-
jets sont superflus », avant de souligner
que « le jargon du rapport, dominé par une
idéologie d’expiation et de pénitence, et qui
ne fait pas justice à la complexité du sujet »
fait l’objet de nombreuses critiques.
Le procédé est bien connu, il consiste à
ne jamais répondre sur le fond, mais à
commencer par tenter de décrédibiliser
ceux dont on ne partage pas les analyses
et conclusions en jetant le discrédit sur
leur démarche. A aucun instant M. Par-
zinger ne juge utile de rappeler notre lon-
gue expertise universitaire sur le sujet.
M. Martin nous qualifie « de personnes
engagées » (c’est-à-dire des personnes
militantes ou obéissant à une idéologie).
Puis notre travail est qualifié de « non col-
lectif », cela en dépit des nombreux ate-
liers que nous avons organisés et de la
vaste consultation qui nous fit rencon-
avait jeté un froid, avait fait croire à l’irré-
versibilité de la décision française et à
l’impossibilité pour un pays africain
d’espérer retrouver son patrimoine. Une
mission béninoise dont je faisais partie
avec les ministres béninois chargés de la
culture et des affaires étrangères avait
séjourné à Paris du 13 au 19 mars 2016
dans le but d’ouvrir des négociations
avec la partie française. Cette délégation
n’avait pas été reçue.
On peut s’étonner que de nombreux
Béninois s’enthousiasment autant pour
que les objets de leur culture, dont ils
sont séparés depuis plus d’un siècle, leur
soient restitués. Les raisons sont multi-
ples. Il s’agit pour les Béninois, tout
comme pour de nombreux Africains, de
retrouver leur dignité et de reconstruire
leur identité. Les biens culturels qui se
trer plus de 150 personnes sur les deux
continents en huit mois, dont Stéphane
Martin plusieurs fois. En outre, faut-il
rappeler que nous sommes tous les deux
professeurs des universités et que notre
qualité s’appuie sur un travail scientifi-
que reconnu par nos pairs ces vingt der-
nières années ? C’est donc en chercheurs
que nous avons abordé la question de la
restitution. On peut ne pas partager
notre démarche ainsi que nos résultats,
mais c’est sur le fond qu’il convient d’y
répondre et, si possible, avec des argu-
ments de qualité équivalents à ceux dé-
ployés dans notre travail.
Nous trouvons par ailleurs problémati-
que la facilité avec laquelle M. Martin se
permet de nous manquer de respect. Les
propos sur la « souffrance » africaine
adressés à celui d’entre nous qui est issu
de l’ancien empire colonial français sont
inacceptables. Il semble que, dès qu’il
s’agit d’un Africain, on se croit naturelle-
ment autorisé à dépeindre sa démarche
comme relevant du trauma ou de l’affect.
On réactive la vieille lubie de la rationalité
occidentale versus l’émotivité de l’Afri-
cain, où celle de la trace profonde des bles-
sures psychiques qui lui auraient été infli-
gées. La terminologie et le champ lexical
employés à son endroit sont celui du san-
glot supposé de cet homme noir empêtré
dans une souffrance qu’il chercherait à
expier. Voici les lieux irrespectueux où
l’on assigne les intellectuels africains.
Rarement querelle se fait durablement
avec eux sur l’unique base des idées. La
condescendance n’est jamais loin.
RECONSTRUCTION DE LA MÉMOIRE
Or le travail que nous avons effectué sur
l’histoire des collections, les gestes de la
captation patrimoniale et leur fine
typologie, notre proposition de chrono-
gramme ainsi que les implications philo-
sophiques et relationnelles de l’acte de
restituer n’attendent que d’être discutés
de manière sérieuse, sereine et objective.
On lui doit ce minimum syndical, autre-
ment la discussion est sans poids.
Revenons sur le débat, ses lieux, sa tex-
ture et sa teneur. La réaction de certains
conservateurs de musées, de certains
magazines spécialisés en art, et surtout
de ceux qui se considèrent comme les
gardiens d’un patrimoine mis en danger
par une simple exigence d’équité, est
symptomatique d’une incapacité de leur
part à questionner leur rapport aux
autres et l’imaginaire qui le sous-tend.
Certains trouvent insupportable qu’on
leur rappelle que la propriété des œuvres
dont ils se sont prévalus jusque-là est illé-
gitime, car elle est fondée sur un geste
d’appropriation moralement condamna-
ble que le passage du temps n’absout pas,
mais le soin apporté à la relation peut res-
taurer l’équité. La question centrale est
trouvent dans les musées occidentaux
renvoient à un moment de l’histoire au
cours duquel les populations africaines
se sentaient libres et indépendantes. Ces
objets racontent une Afrique qui n’était
pas encore soumise aux diktats de l’Occi-
dent, une Afrique qui n’avait pas encore
courbé l’échine.
UN MODÈLE POUR LA RECONSTRUCTION
Ils représentent donc pour nombre de
Béninois, notamment la jeunesse, un
modèle pour reconstruire un monde et
une appartenance culturelle dont ils
pourraient être fiers. Les dernières dé-
cennies ont en effet consacré la supréma-
tie des économies extra-africaines et éta-
bli une distance importante entre l’Afri-
que et les autres continents. Malgré les
prévisions économiques qui voient dans
ce continent un géant de demain, la si-
tuation actuelle des pays africains qui
font face à de nombreuses crises (politi-
ques, économiques et sociales) a
conforté la jeunesse dans le sentiment
qu’elle n’avait plus sa place en Afrique et
que cette dernière s’enfonçait inexora-
blement dans la violence et le désespoir.
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
CERTAINS TROUVENT
INSUPPORTABLE
QU’ON LEUR RAPPELLE
QUE LA PROPRIÉTÉ DES
ŒUVRES DONT ILS SE SONT
PRÉVALUS JUSQUE-LÀ
EST ILLÉGITIME
bien celle-là. La France a dépossédé ses
anciennes colonies de l’Afrique occiden-
tale française et de l’Afrique équatoriale
française de leur patrimoine culturel et ce
n’est que justice qu’elle consente, après
soixante-dix ans d’indépendance, à leur
rendre une part significative (symboli-
quement, qualitativement ou quantitati-
vement) de ce patrimoine.
Ce qui se joue dans ce geste de la restitu-
tion, c’est la déconstruction d’une rela-
tion encore fortement marquée par les
traces persistantes de colonialité que
sont l’asymétrie, la non-reconnaissance
d’autrui et l’absence de réciprocité. Par
ailleurs, par quelle ruse de l’esprit est-on
amené à considérer que l’universel ne se
jouerait que dans un entre-soi occiden-
tal ? Que les œuvres soient conservées et
exposées à Dakar, Abidjan ou Cotonou ne
les rend pas moins universelles que si el-
les se trouvent à Paris, Berlin ou Londres.
Lorsque l’on analyse les arguments des
pourfendeurs de la restitution, on note
qu’ils ne portent pas tant sur la légitimité nouvel élan. Le patrimoine est l’une des
des réclamations des Etats africains, briques (pas la seule) de ce sol à recons-
mais plutôt sur leur incapacité supposée truire. Il s’agit de remobiliser un capital
à conserver leur patrimoine, parfois symbolique, de le féconder et de le re-
même à en comprendre l’utilité. Ce sont mettre en action dans une pluralité
pourtant ces sociétés qui ont produit, d’écologies et de dispositifs signifiants.
conservé et vitalisé ces œuvres durant C’est d’un travail de récupération de tra-
des siècles avant qu’elles ne deviennent ces manquantes, de reconstruction de
l’objet de captations et prédations diver- sa mémoire, d’éducation de la jeunesse
ses. Et l’on se retrouve à devoir prouver qui, comme toutes les autres, a droit à
ses capacités en la matière et rassurer les son patrimoine. C’est également un tra-
héritiers de ceux qui vous ont dépossédé, vail de réarmement spirituel, de stimu-
sur le soin que l’on compte apporter à lation de la créativité. Tels sont les en-
ses propres créations. Voici le rapport de jeux primordiaux pour les Africains. Il
subalternité dont il convient de sortir. ne s’agit pas de pointer un doigt éternel-
Faut-il le répéter, l’ultime but de ce travail lement accusateur sur l’autre, mais
est la construction d’une nouvelle éthi- d’écrire au présent une nouvelle histoire
que relationnelle fondée sur la récipro- et de réinventer les modalités de la rela-
cité et la mutualité. Cela passe par la re- tion. C’est ce que nous disons et répé-
connaissance d’un droit au patrimoine tons y compris aux oreilles qui ne veu-
aux jeunesses africaines, par la fin du dé- lent pas l’entendre. p
séquilibre abyssal qui subsiste en la ma-
tière au détriment de l’Afrique, et ce n’est
qu’à ce moment que prendra pleinement ¶
sens la nouvelle économie de l’échange Felwine Sarr est professeur à l’université
fondée sur de la mutualité que nous ap- Gaston-Berger de Saint-Louis (Sénégal)
pelons de nos vœux. Bénédicte Savoy est professeure
Pour les sociétés africaines, l’une des à la Technische Universität de Berlin
questions qui se pose avec acuité est de (Allemagne) et titulaire d’une chaire
savoir à partir de quel sol envisager un internationale au Collège de France
Pour cette jeunesse en perte de repères, La redécouverte de ces objets de la cul-
l’histoire de l’Afrique n’est faite que de dé- ture matérielle pourrait avoir sur la psy-
faites. Elle a du mal à croire qu’il ait existé ché des populations béninoises un effet
des royaumes et des empires sur le conti- cathartique qui leur ferait appréhender
nent africain, dont la puissance et la cul- l’avenir différemment. L’enseignement
ture auraient traversé les âges. Elle n’y de l’histoire, notamment de l’histoire de
croit plus, d’autant que la plupart des ob- l’art, s’en trouverait grandement facilité.
jets témoins de cette époque ne sont plus L’art africain pourrait retrouver sa place
là pour l’attester, prisonniers qu’ils sont dans les programmes d’enseignement, et
des vitrines des musées occidentaux. pourrait, au côté du cubisme, entre
Les biens culturels béninois qui se trou- autres, nourrir l’imaginaire iconographi-
vent dans les collections occidentales
sont indispensables pour reconnecter les
populations à leur histoire. Les Béninois
dans leur grande majorité ne savent plus à
quoi ressemblent les objets de leur culture
que des jeunes Béninois. Akati Ekple-
kendo, l’auteur de la statue du dieu Gou
qui se trouve au pavillon des cessions du
Louvre, pourrait alors véritablement dia-
loguer avec Pablo Picasso. p
qui sont pourtant visibles au Musée du
quai Branly. La taille des trônes des rois,
par exemple, reste une surprise pour les
Béninois qui les voient pour la première ¶
fois. J’ai moi-même été témoin de la stu- Didier Marcel Houénoudé
péfaction d’un ministre béninois. Et pour est maître de conférences (HDR)
cause, les trônes qui sont présentés au en histoire de l’art et directeur
Musée d’Abomey, ancien siège des rois du de l’Institut national des métiers
Danhomè, sont en comparaison ridicule- d’art, d’archéologie et de
ment insignifiants en termes de taille et la culture (Inmaac) à l’université
de beauté, et ne rendent pas compte de la d’Abomey-Calavi (République
finesse des arts de ce royaume disparu. du Bénin)
 débats & analyses | 23
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

Rendre doit être

un point de départ
Les politiques de restitution ne doivent
conduire ni à l’éviscération des musées
européens ni à empêcher les coopérations
avec les institutions africaines, explique Sarah
Van Beurden, historienne de l’art africain

Par SARAH VAN BEURDEN les institutions africaines comme

points de départ.
Les contre-arguments qui utili-

A près cinq ans de rénova-

tion, le Musée royal de
l’Afrique centrale (MRAC)
en Belgique rouvrira ses portes le
8 décembre. La question de la resti-
tution de ses collections à leurs
pays d’origine accompagne son
imminente inauguration.
Les demandes de restitution
d’objets remontent au XIXe siècle,
avec pour objectif de redonner
aux objets leur rôle originel dans
la vie congolaise. Mais ce n’est que
sous le règne de Mobutu Sese Seko
de 1965 à 1997 que les revendica-
tions portèrent leurs fruits. Pour le
régime mobutiste, la politique cul-
turelle, y compris les demandes de
restitutions, était devenue un
outil indispensable pour l’unifica-
tion nationale. Ces débats sur la
restitution donnèrent naissance à
la collaboration (souvent tendue)
entre la Belgique et le Zaïre pour la
création d’un Institut des musées
nationaux (IMN) au Zaïre. Enfin,
entre 1976 et 1981, 114 objets prove-
nant des réserves du musée belge
sent la valeur universelle de ces
objets comme prétexte contre la
restitution – au nom de leur pré-
servation – tendent à négliger les
inégalités d’accès et de possession
que cet universalisme implique.
Cela nous mène aux arguments
sur le manque d’infrastructures
africaines. Leur légitimité pose
toutefois question. Dans le cas de
la République démocratique du
Congo, l’agence de développe-
ment sud-coréenne achève la
construction d’un bâtiment pour
accueillir l’IMN à Kinshasa. Et la
RDC n’est pas le seul pays africain
qui investisse dans les infrastruc-
tures de musées. Certains s’in-
quiètent que les restitutions puis-
sent servir de légitimation politi-
que et culturelle à des régimes
autoritaires, comme ce fut le cas
durant le régime mobutiste. Mais
garder ces objets revient à perpé-
tuer les structures coloniales.
Les politiques de restitution ne
doivent pas non plus conduire à
l’éviscération des musées euro-

Un rapport en forme de plaidoyer furent envoyés à l’Institut des mu-

sées zaïrois. Ce qui a finalement
rendu cette démarche possible,
c’est le renoncement zaïrois à la
rhétorique de la restitution.
Le livre Pourquoi le choix de l’Afrique subsaharienne ? Parce
que, contrairement à d’autres régions du monde, af- INÉGALITÉS D’ACCÈS
firment-ils, « la quasi-totalité du patrimoine matériel Les objets ne furent donc pas « res-
péens. S’engager dans des débats
sur la restitution doit également
signifier que les pays font face à
leur passé colonial. Les musées
peuvent et doivent jouer un rôle
important à cet égard en faisant de
leurs visiteurs des citoyens du
monde.

V
oici l’objet du débat. Non pas celui du « dé-
lit » (qui consisterait à vouloir « vider »
les musées européens) ni même celui du
« déni » (de la nature coloniale des capta-
tions patrimoniales), mais celui du défi de la restitu-
tion du patrimoine africain. L’historienne de l’art
Bénédicte Savoy et l’écrivain Felwine Sarr ont décidé
de publier rapidement leur « rapport sur la restitution
RESTITUER du patrimoine africain », remis à Emmanuel Macron
LE PATRIMOINE AFRICAIN le 23 novembre, afin de porter au grand public les
de Felwine Sarr conclusions de leurs travaux. Mais peut-être, surtout,
et Bénédicte Savoy, afin de partager l’odyssée de leur recherche, de don-
éditions Philippe ner à voir les arcanes de leur démarche et d’exposer
Rey/Seuil, la philosophie de leurs recommandations. Car cette
188 pages, 17 euros mission les a conduits, un an durant, à établir la bio-
graphie d’objets spoliés, pillés, volés, achetés souvent
au mépris des prix du marché, expliquent-ils.
Savoy et Sarr répondent aussi par anticipation à
quelques questions qui leur sont désormais posées.
des pays d’Afrique situé au sud du Sahara se trouve titués » par la Belgique, mais « of- Le processus long et compliqué
conservée hors du continent africain ». C’est dans un ferts » au peuple zaïrois. Le pro- qu’implique la restitution ne sau-
contexte de « libération de la parole mémorielle », rap- blème de la légalité de la restitu- rait justifier d’en faire l’impasse. La
pellent-ils, notamment marquée par un candidat de- tion apparut dans les années 1990. restitution doit constituer un
venu président – Emmanuel Macron – qui qualifia la Après le renversement du régime point de départ, pas une fin. Elle
colonisation de « crime contre l’humanité », que s’ins- de Mobutu à Kinshasa, un certain offre aux pays européens et afri-
crit leur approche de la restitution. nombre de ces objets « offerts » fi- cains l’opportunité de réinventer
De Cicéron, qui, à propos des prédations romaines, rent surface sur le marché de l’art. les musées, la représentation des
critiquait déjà le consentement présumé des victimes Le musée belge affirma alors que cultures africaines et les relations
de spoliations artistiques, à Michel Leiris, écrivain et ceux-ci lui appartenaient encore, entre l’Europe et l’Afrique. p
ethnologue selon qui « on pille les Nègres, sous prétexte aucun transfert de titre de pro- Traduit de l’anglais
d’apprendre aux gens à les connaître et les aimer », jus- priété n’ayant jamais eu lieu. par François Massonnat
qu’aux détails des objets du Bénin, Sénégal, Nigeria, Les termes du débat actuel sont
Ethiopie, Mali et Cameroun à restituer rapidement similaires. La restitution ne consti-
afin de « donner des gages de confiance », notamment tue en rien un obstacle à la collabo- ¶
aux pays engagés dans des démarches de réclamation, ration et à la coopération. La co-- Sarah Van Beurden est maître
Bénédicte Savoy et Felwine Sarr livrent un rapport en curatelle et les expositions com- de conférences en histoire à
forme de plaidoyer éthique et politique. p munes demeureront possibles 6l’université d’Ohio et professeure
nicolas truong après une restitution, mais avec invitée à l’université de Gand

Les non-dits du débat sur la restitution du patrimoine africain

Deux tiers des œuvres conservées hors du continent sont
et la circulation facilitée des marchands
sorties d’Afrique après les indépendances, note Maureen européens et africains entre l’Europe et
Murphy, historienne de l’art, qui s’interroge sur les limites l’Afrique. Avec l’établissement de gouver-
nements marxistes et la diffusion de l’is-
d’une démarche circonscrite à l’Afrique subsaharienne lam, certaines pratiques furent interdites,
contribuant ainsi à la mise en circulation
d’objets liés aux cultes polythéistes (au Bé-
Par MAUREEN MURPHY vue s’opposent : d’un côté, ceux qui privi- nin, le vaudou est, par exemple, interdit
légient la dimension éthique et évoquent des années 1970 aux années 1990).
le moment colonial à l’aune du présent
sident du Musée du quai Branly-Jacques
Chirac, ce rapport « met beaucoup trop les
musées sur la touche au profit des spécia-
listes de la réparation mémorielle ». Cer-
tes, tout ne fut pas acquis par la force
parmi les œuvres conservées par le mu-
sée, et réduire le moment colonial à un
rapport opposant le bourreau à sa vic-
time serait à la fois trop facile et réduc-
teur. Mais comment interpréter le fait
mites d’un rapport circonscrit à la seule
Afrique subsaharienne : quid de l’Italie,
dans ce cas ? De l’Egypte, de l’Algérie ou
de la Grèce, par exemple ? Au cœur de
l’ambition muséale résidait aussi l’idée
qu’il fallait « prendre » pour « protéger »
ce qui était en train de disparaître… sous
l’effet de la colonisation. Ce paradoxe
n’échappa pas aux réalisateurs Alain
Resnais et Chris Marker, qui, en 1953,

L e 26 juillet 2007, à l’université

Cheikh-Anta-Diop de Dakar, Nico-
las Sarkozy déclarait que « l’homme
africain n’est pas assez entré dans l’His-
toire ». Dix ans plus tard, comme en ré-
ponse à son prédécesseur, le président
Emmanuel Macron affirmait qu’il sou-
haitait que « les conditions soient réunies
pour des restitutions temporaires ou défi-
nitives du patrimoine africain en Afrique ».
Deux tentatives de tourner la page de
la Françafrique. Deux prestations qui
eurent un effet retentissant et au cœur
desquelles le rôle central de l’Histoire res-
surgit. Alors que vient d’être remis le rap-
port commandé à Bénédicte Savoy et
Felwine Sarr au sujet de la restitution du
patrimoine africain, les réactions se mul-
tiplient, provoquant la polémique.
Comme bien souvent lorsqu’il est ques-
tion d’histoire coloniale, deux points de
(de manière parfois anachronique) pour
condamner les méfaits de la colonisation
et en appeler à la réparation. De l’autre,
ceux qui refusent d’aborder la question
sous prétexte que la démarche relèverait
de la repentance, arguant du fait qu’il n’y
aurait rien à se reprocher, donc rien à
rendre. Entre ces deux pôles, de nom-
breux non-dits et plusieurs éléments qui
nécessitent d’être rappelés.
Premier point de cristallisation du dé-
bat : le moment colonial, qui retient toute
l’attention. Or force est de constater que
70 % des œuvres conservées hors du
continent sont « sorties » après les indé-
pendances des années 1960. Plusieurs rai-
sons à cela : les guerres de sécession qui
éclatent au Katanga (Congo) ou au Biafra
(Nigeria) à la suite des découpages arbi-
traires mis en place à l’époque coloniale,
l’essor sans précédent du marché de l’art
IMPOSER L’ANALYSE DU PASSÉ
La situation fut telle que, en 1970,
l’Unesco mit en place une convention
« relative aux mesures à prendre pour in-
terdire et empêcher l’importation, l’expor-
tation et le transfert illicites des biens
culturels » (troisième marché mondial
après celui des armes et de la drogue). La
France ne ratifiera cette convention
qu’en 1997, comme bien d’autres pays
européens. Les collections privées et les
musées n’auront de cesse d’accroître
leurs collections, quitte à présenter des
œuvres issues de pillage, comme ce fut le
cas lors de l’inauguration du Pavillon des
sessions du Louvre (2000), avec un
ensemble de sculptures nok. Alerté par la
situation, le Nigeria décida finalement de
placer les œuvres en dépôt.
Second point de cristallisation : le rôle
du musée. Pour Stéphane Martin, le pré-
qu’un objet volé lors de la mission Dakar-
Djibouti (1931-1933) soit exposé dans le
parcours permanent du musée, sans
qu’aucune mention ne soit faite des
conditions de sa saisie violente, pourtant
décrite et décriée par Michel Leiris dans
L’Afrique fantôme (1934) ?
Le silence qui entoure l’arrivée de ces
objets en Europe en dit long sur le
malaise qui traverse le rapport de la
France à ses anciennes colonies, et si le
débat qui secoue le monde muséal
aujourd’hui a un mérite, c’est bien celui
d’imposer la prise en compte et l’analyse
du passé. Car, dès l’origine, le musée eut
partie liée avec la guerre : des conquêtes
napoléoniennes en Italie à celles
d’Egypte, le Musée du Louvre se remplit
au rythme des conquêtes militaires, et la
période coloniale ne fait pas exception.
On pourrait donc s’interroger sur les li-
réalisèrent le film Les statues meurent
aussi, dans lequel ils qualifiaient la
culture (entendue occidentale) de « bo-
tanique de la mort ».
S’il ne s’agit pas de tout rendre, il s’agit
bien en tout cas de repenser le moment
colonial et les rapports qui lient l’Europe
à l’Afrique. Aujourd’hui, dans les palais
d’Abomey, au Bénin, sont exposées des
copies réalisées d’après des photogra-
phies des œuvres originales conservées
au Musée du quai Branly-Jacques Chirac.
Pourquoi ne pas exposer les copies à
Paris et les originaux à Abomey ? p
¶
Maureen Murphy est maître de conféren-
ces en histoire des arts de l’Afrique, univer-
sité Paris-I-Panthéon-Sorbonne, et membre
de l’Institut universitaire de France
24 | disparitions 0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

George H. W. Bush
Ancien président des Etats-Unis (1989-1993)

J
uillet 1990, l’été est chaud
– et va le devenir plus en-
core. A mi-course d’un man-
dat paisible, sans grand re-
lief, George Bush s’apprête
à aller golfer dans sa patri-
cienne résidence du Maine, à
Kennebunkport. Les sondages
sont médiocres, la bataille du
budget 1991 est mal engagée,
mais cela relève de la routine po-
litique. Tout n’irait pas trop mal
pour George Bush, aimable parti-
san du gouvernement mini-
mum, si l’Irakien Saddam Hus-
sein, enivré de son demi-succès
dans la guerre contre l’Iran, puis-
samment armé par les Russes et
les Occidentaux, ne cédait à son
désir de domination régionale : le
2 août, les chars irakiens envahis-
sent le Koweït. L’Irak double sa
capacité pétrolière ; Saddam Hus-
sein va acquérir les moyens de
ses ambitions guerrières.
« Nous ne le permettrons pas. »
George Bush est catégorique : les
Etats-Unis useront de tous les
moyens, y compris la force, pour
que le Koweït recouvre sa souve-
raineté. Le reste de l’histoire est
connu : ayant dépêché près d’un
demi-million d’hommes en Ara-
bie saoudite, brillamment as-
semblé une coalition hétéroclite
de pays arabes et occidentaux,
enfin s’étant assurés de la neu-
tralité de l’URSS, les Etats-Unis
boutent Saddam Hussein hors
du Koweït lors de l’opération
« Tempête du désert » (du 17 jan-
vier au 28 février 1991).

Centriste penchant à droite

A l’origine de la détermination de
George Bush, il y a, bien sûr, le pé-
trole (simple producteur de légu-
mes, le Koweït n’aurait pas fait
l’objet de tant de sollicitude), le
souci de maintenir les équilibres
au Proche-Orient, de contenir un
Saddam Hussein de plus en plus
agressif, etc. Mais, peut-être plus
encore, il y a, au sortir de la guerre
froide, la volonté de Moscou et de
Washington d’empêcher l’éclo-
sion de conflits régionaux nés de
la dissolution des zones d’in-
fluence des super-grands. Pour
George Bush, c’est une préoccupa-
tion centrale : le 41e président des
Etats-Unis est attaché au statu
quo de l’après-guerre.
Il n’aime pas le changement.
C’est entendu, il fallait repousser
l’agression irakienne, mais rien
de plus. Quand, dans la foulée de
la victoire américaine, les Kurdes
et les chiites d’Irak, au départ inci-
tés par la CIA, tenteront de faire
tomber Saddam Hussein, les
Etats-Unis les abandonneront. Ne
voulant pas d’un Irak démembré,
Washington préfère alors le main-
tien au pouvoir d’un Saddam
Hussein avec lequel l’administra-
tion Bush s’était d’ailleurs, avant
le malencontreux épisode koweï-
tien, toujours bien entendue.
Conservateur bon teint, cen-
triste penchant à droite, le prési-
dent Bush, mort vendredi 30 sep- En 2011. DAVID HUME KENNERLY/GETTY IMAGES
tembre à l’âge de 94 ans, est à l’op-
posé de la flamboyance reaga-
nienne et des bouleversements de
la « révolution conservatrice » un immobilisme à peu près total. faute vers la présidence. James prédécesseur, pouvait séduire, conduit à l’école en voiture avec
(souvent plus verbaux que subs- A tel point que, quand il quitte le SES QUALITÉS Reston, l’ancien chef du bureau Bush gérera. Est-ce affaire de mi- chauffeur, n’est pas un « plan-
tantiels). Il le prouve au lendemain
de cette « Tempête du désert » qui
pouvoir, en janvier 1993, deux
journalistes de Time Magazine,
DE CONSERVATEUR du New York Times à Washing-
ton, qui l’a suivi durant des an-
lieu familial ? Il était né le
12 juin 1924, à Milton (Massachu-
qué ». A 18 ans tout juste, en
juin 1942, il se porte volontaire
sera le point fort de sa présidence. Michael Duffy et Dan Goodgame, SANS GRANDE nées et l’aimait bien, écrivait : setts) dans la haute société WASP dans l’aéronavale. Après avoir
Il le prouvera quelques mois plus publient sur ses années à la Mai- « Toute sa carrière n’a semblé (White Anglo-Saxon Protestant), reçu une formation de pilote, il est
tard en appuyant Mikhaïl Gorbat- son Blanche un ouvrage intitulé IMAGINATION qu’une préparation à la prési- soit dans ce qui ressemble le plus affecté dans le Pacifique, sur le
chev, qui tente de préserver l’URSS
de la désagrégation. Pour George
« l’art du surplace ou la prési-
dence du statu quo » (Marching in
FONT MERVEILLE : dence. » En prenant ses fonc-
tions, ajoutait-il, « il avait plus
à une aristocratie américaine.
Son père, Prescott Bush, ban-
porte-avions San-Jacinto, à l’esca-
drille VT-51, un « squadron » de
Bush, il faut que se maintienne à Place, the Status Quo Presidency IL CALME, RASSURE, d’expérience personnelle du Con- quier à Wall Street, puis sénateur choc qui a déjà perdu la moitié de
Moscou un pouvoir central, que of George Bush, Simon and Schus- grès, des affaires, du renseigne- du Massachusetts, est l’ami des son effectif dans des raids de bom-
perdure, sinon le système socia- ter, non traduit). ACCOMPAGNE ment militaire, de la guerre et de Astor, Vanderbilt, Harriman, le bardement contre les Japonais.
liste, du moins une forme d’union C’est qu’il en va souvent ainsi la diplomatie qu’aucun autre pré- haut de l’échelle. George Bush devient un pilote
des Républiques ex-soviétiques. avec les gens biens élevés : ils ont LE MOUVEMENT sident de ma génération ». Il grandit dans le domaine fami- émérite. Le 2 septembre 1944, le
Dans un fameux discours, à Kiev, il le respect de ce qui est. Et George DE L’HISTOIRE Seulement, c’est une prépara- lial du Connecticut, et accomplit VT-51 multiplie les attaques con-
va jusqu’à critiquer les indépen- Bush est très bien élevé. En un tion à diriger et à administrer tous les rites de la tribu : sports tre l’île de Chichijima, où les Japo-
dantistes ukrainiens ! sens, toute son éducation puis sa plus qu’à convaincre et à entraî- à outrance, études dans les nais ont installé un de leurs cen-
Sur le plan intérieur, l’adminis- vie professionnelle ont d’ailleurs ner : Bush apprend à être un chef, meilleurs établissements privés. tres de communication. Bush est
tration Bush se caractérisera par ressemblé à un parcours sans pas à avoir des idées. Reagan, son Mais le jeune homme, que l’on aux commandes d’un gros TBM

0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
Le 22 novembre
1990, à Dhahran,
en Arabie
saoudite.
DIANA WALKER/TIME&LIFE
PICTURES/GETTY IMAGE
Avenger, lesté de bombes, pour
une énième mission, quand la
DCA l’attrape. Moteur en feu, ca-
bine envahie de fumée, la ma-
chine pique du nez… Blessé à la
tête, il saute en parachute, puis,
miraculeusement, récupère le ca-
not pneumatique de l’avion. Il a
été repéré par d’autres membres
de l’escadrille et, deux heures et
demie plus tard, un sous-marin
américain vient le rechercher. Le
lieutenant George Herbert Wal-
ker Bush termine la guerre bardé
de décorations : Air Medal, Distin-
guished Flying Cross.
« J’ai fait ce que j’avais à faire »,
dira-t-il. Il sera paradoxal, des an-
nées plus tard, quand Bush se
battra dans l’arène politique, de
le voir traité par la presse de
« poule mouillée », alors que Rea-
gan, qui a fait toute la guerre à
Hollywood (dans les services ci-
nématographiques de l’armée),
projette une image de gros dur à
la John Wayne… Une fois prési-
dent, c’est d’ailleurs en partie
pour se débarrasser de cette ré-
putation de pusillanimité que
Bush se lancera, en 1989, dans
une intervention militaire au Pa-
nama sous le prétexte d’aller cap-
turer le dirigeant de ce pays, Ma-
nuel Noriega, ex-agent de la CIA
devenu trafiquant de drogue.
Un fidèle vice-président
Paradoxe encore : après la guerre,
des études à Yale (économie, let-
tres), une fois marié à Barbara
Pierce, dont il aura cinq enfants, il
quitte le territoire des WASP (la
Côte est) pour aller s’installer en
pays « red neck » (« plouc »), au
Texas, dans une bourgade nom-
mée Odessa. La petite histoire re-
tient que le jeune Bush, l’argent
familial aidant beaucoup, y fera
fortune dans l’équipement pétro-
lier. L’histoire politique retiendra,
elle, que George Bush, en s’instal-
lant au Texas, a peut-être voulu
s’éloigner de son milieu familial ;
il passera sa vie politique à s’effor-
cer de renier ses origines…
Elle commence en 1964 par une
défaite à une élection sénatoriale
au Texas (son chef de campagne
est son partenaire de tennis, un
nommé James Baker) ; il est élu à
la Chambre des représentants
deux ans plus tard, où il effectue
deux mandats avant que le prési-
dent Richard Nixon le nomme
ambassadeur des Etats-Unis à
l’ONU (1971-1973), puis président
du Parti républicain (1973-1974, en
pleine tourmente du Watergate).
Le président Gerald Ford l’envoie
à Pékin installer ce qui n’est en-
core que le bureau de liaison amé-
ricain dans la capitale chinoise
(1974-1975), puis le rappelle à
Washington où il dirigera briève-
ment la CIA (1976-1977). Bush est
un bon gestionnaire de crise.
La chronique politique de l’épo-
que décrit un républicain modéré,
un homme de bon sens, admi-
nistrateur compétent, convaincu
qu’il y a un savoir-faire du pouvoir,
un art de diriger qui compte
autant, sinon plus, que les idées.
C’est sous cette enseigne qu’il
mène une bataille féroce contre
Ronald Reagan dans les primaires
présidentielles républicaines de
1980. Le Californien, qui veut ré-
duire le poids de l’Etat fédéral, di-
minuer les impôts tout en se lan-
çant dans la course aux arme-
ments contre l’URSS, serait un illu-
miné. Le programme reaganien,
c’est de l’« économie vaudoue », de
la magie, lance Bush.
Sorti largement vainqueur des
primaires, Reagan proposera à
Bush de figurer sur son « ticket »,
histoire de ratisser large dans
l’électorat républicain. Et George
Bush, qui s’est prononcé pour
l’avortement et contre la prière
publique à l’école, n’en sera pas
moins, durant huit ans, un fidèle
vice-président : dans le sillage de
son maître, il entonne les canti-
ques moralisants de la révolution
conservatrice… Il en payera, plus
tard, le prix politique. Car s’il est
élu président en 1988 – à la suite
d’une vile campagne contre le
gouverneur Michael Dukakis, le
candidat démocrate –, il entre à la
Maison Blanche avec une image
brouillée, trouble : républicain
modéré avec Nixon, puis inté-
griste avec Reagan, le nouveau pré-
sident serait un homme sans
grandes convictions.
Homme de la guerre froide, il va,
cependant, devoir gérer une
grande transition sur la scène in-
ternationale : la fin de l’URSS.
Même s’il colle un peu trop long-
temps à Mikhaïl Gorbatchev,
méprisant ce mal élevé de Boris
Eltsine, qu’il ne découvre que
tardivement, lors du coup d’Etat
d’août 1991, George Bush fait
preuve d’un jugement sûr. Il sait
ne pas humilier Gorbatchev et Elt-
sine, héritiers d’un empire qui
s’effondre ; s’il ne crie pas victoire,
il sait les convaincre de laisser
l’Allemagne se réunifier tout en
restant dans l’OTAN ; il saisit l’oc-
casion pour conclure avec Moscou
des accords de désarmement nu-
cléaire « historiques » ; il rassure
les pays d’Europe orientale et cen-
trale qui viennent de reconquérir
leur liberté. Ce n’est pas rien.
En ces temps de bouleverse-
ments, ses qualités de conserva-
teur sans grande imagination font
disparitions | 25
12 JUIN 1924 Naissance
à Milton (Massachusetts)
1944 Blessé à bord
de son avion lors
de la guerre du Pacifique
1966 Elu à la Chambre de la guerre froide) et de temps
des représentants économiques révolus (quand
1971-1973 Ambassadeur l’Occident avait le monopole du
à l’ONU développement).
1973-1974 Président Sa vie post-présidentielle prend
du Parti républicain l’allure d’une retraite malaisée.
1974-1975 Installe Même passé par le Texas, il reste
le bureau de liaison un grand WASP : le pouvoir, pour
américain à Pékin cette élite, c’est un peu une af-
1976-1977 Directeur faire de famille… Son fils aîné,
de la CIA George « W » (Walker) Bush, est
1981-1989 Vice-président élu président en novembre 2000,
de Ronald Reagan puis réélu en 2004. Junior doit
1989-1993 41e président très largement son élection aux
des Etats-Unis amis de la famille.
1989 Intervention Le deuxième président Bush af-
militaire contre fronte les attentats du 11 septem-
le Panama bre 2001. La campagne d’Afgha-
1991 Lance l’opération nistan qui s’ensuit est approuvée
« Tempête du désert » par le clan. Mais George W. Bush
1991-1993 Accords s’embarque en mars 2003 dans
de désarmement une aventure beaucoup plus con-
nucléaire avec la Russie testée, qui tourne vite au désas-
1993 Parraine les accords tre : l’invasion de l’Irak. Volonté de
d’Oslo entre Israël faire mieux que son père, d’aller,
et les Palestiniens lui, à Bagdad et de laisser « sa »
30 NOVEMBRE 2018 trace dans l’Histoire ? Dans les sal-
Mort à Houston (Texas) les de rédaction, les commen-
taires politico-psychanalytiques
vont bon train. L’ancien prési-
dent Bush ne dit rien. Pas une in-
débouchera en 1993, à Oslo, sur les tervention publique marquante.
premiers accords de paix – qui ne Mais les proches – le général
tiendront malheureusement pas Brent Scowcroft et « Jim » Baker,
leurs promesses – entre l’Etat hé- notamment – ne se privent pas de
breu et les Palestiniens. dire ce qu’ils pensent de l’inter-
Beaucoup moins engagé sur le vention en Irak : une folie inspirée
front intérieur, qui ne l’intéresse par des « néoconservateurs » qui
pas autant que la diplomatie, il y n’ont jamais mis les pieds au Pro-
est aussi beaucoup moins heu- che-Orient. Les folies d’un fils
reux. Il n’a pas la moindre idée de sont les tourments d’un père.
ce que devront être les Etats-Unis Dire qu’il ne se résigne pas aux
des années 1990. Au sortir des atteintes de l’âge est faible. En
turbulences reaganiennes (ac- juin 2014, pour fêter son 90e anni-
compagnées d’une adaptation, à versaire, comme il l’avait fait pour
marche forcée, à la globalisation ses 75 ans, ses 80 ans et ses 85 ans,
de l’économie), il promet une il saute encore en parachute au-
« Amérique plus douce ». dessus de sa résidence du Maine.
Mais cette fois, c’est un saut en
Héritier d’un monde qui n’est plus tandem, accompagné par un pro-
Las, le pays est en pleine réces- fessionnel, et sitôt qu’il a touché
sion. Bush paye les excès des an- terre est avancée sa chaise rou-
nées 1980, la surchauffe, la spécu- lante. Depuis 2011, il ne se déplace
lation, les déficits publics vertigi- plus qu’ainsi, sa mobilité ayant
neux – et reste sans réaction. Il été atteinte par une forme de ma-
donne l’impression de tout igno- ladie de Parkinson.
rer des dislocations économiques Fin 2012, hospitalisé à Houston
et sociales que vivent les Etats- pour une bronchite, il en était res-
Unis en ces temps de compétition sorti sept semaines plus tard, suf-
exacerbée ; il assiste, impuissant fisamment requinqué pour parti-
et surpris, aux émeutes raciales ciper, le 25 avril 2013, à l’inaugura-
de Los Angeles, qui dureront six tion à Dallas du « centre présiden-
George H.W. Bush, merveille : il calme, rassure, ac- jours et feront des dizaines de tiel » accueillant les archives de
Barack Obama, compagne le mouvement de l’His- morts, fin avril et début mai 1992. son fils George Walker Bush, en
George W. Bush, toire. Mais s’il promet béatement Il ne fera pas de deuxième man- présence de celui-ci, mais aussi de
Bill Clinton et un « nouvel ordre international » dat. Le vainqueur de « Tempête du Barack Obama, de Bill Clinton et
Jimmy Carter (de de paix et de démocratie, il reste désert » est battu par le démo- de Jimmy Carter. Après la bataille
gauche à droite), à sans réaction devant la guerre qui crate Bill Clinton. Ayant occupé la politique comme après un match
la Maison Blanche éclate en Yougoslavie. Il ne prend Maison Blanche après Reagan et de tennis, il met un point d’hon-
le 7 janvier 2009. vraiment l’initiative qu’au Proche- avant un jeune gouverneur du neur à se montrer fair-play.
TNS/ABACA Orient, où les Etats-Unis, après Sud, il laisse à son départ l’image Comme il se doit pour l’un des
leur victoire contre l’Irak, parrai- d’un homme du passé, héritier derniers des grands WASP. p
nent un dialogue israélo-arabe qui d’un monde qui n’est plus (celui alain frachon
Quand le père juge le fils, George W. Bush
à la fin, il a parlé. Il a dit ce qu’il pensait humilité intellectuelle », incapable d’écouter In fine, à qui la faute ? Qui est responsa-
depuis longtemps, depuis dix ans. « 41 » a l’avis d’autrui. Les mots les plus durs sont ble du choix de son entourage ? « C’est la
porté un jugement sur « 43 », sur l’inva- réservés à « Dick » Cheney, qui fut pourtant faute du président, la responsabilité s’arrête
sion de l’Irak menée en 2003 par le le ministre de la défense de « 41 ». Il accuse là », dit George Herbert Walker Bush. Mais,
43e président des Etats-Unis, George W. M. Cheney d’avoir transformé la vice-prési- à Jon Meacham toujours, il ajoute : « C’est
Bush junior. dence en une sorte de deuxième départe- mon fils, il a fait de son mieux et je suis à ses
On savait les commentaires sévères por- ment d’Etat, comme s’il entendait mener côtés. »
tés à l’époque par certains de ceux qui fu- une diplomatie parallèle. Un an avant la parution du livre de Mea-
rent ses plus proches collaborateurs et cham, le fils avait donné une autre version
amis – James Baker et Brent Scowcroft, no- « Il a fait de son mieux » de cette affaire. Dans un récit publié
tamment. C’était aussi, semble-t-il, son Le vice-président s’était entouré de con- en 2014 – 41 : A Portrait of My Father –, où il
opinion. seillers venant souvent des cercles néo- dit tout l’amour et l’admiration qu’il porte
Dans des entretiens accordés au dernier conservateurs. Ceux-là s’inscrivaient en à son père, « 43 » écrit à propos de l’invasion
de ses biographes, l’historien Jon Mea- faux contre le « réalisme » de la politique de l’Irak : « Je n’ai jamais demandé à Dad ce
cham – Destiny and Power : The American étrangère de « 41 », assimilée, à l’égard du qu’il fallait que je fasse. On savait tous les
Odyssey of George Herbert Walker Bush, Proche-Orient comme de l’URSS, à une deux que c’était une décision qui ne relevait
publié en 2015, non traduit –, le père juge trahison de la mission originelle de que du président. On en a parlé pourtant,
le fils. Sur la manière dont fut prise la déci- l’Amérique – répandre la démocratie de c’était à Noël 2002, à Camp David [la rési-
sion d’attaquer Saddam Hussein et la fa- par le monde. Eux prônaient le renverse- dence de week-end des présidents], et je l’ai
çon dont furent menées la campagne puis ment de Saddam Hussein pour installer mis au courant de notre stratégie. »
l’occupation de l’Irak, il dénonce en Irak un régime démocratique qui de- Réponse du père, toujours selon le fils :
l’influence du ministre de la défense de viendrait un exemple pour tout le « Tu sais combien la guerre est dure, fils, et tu
son fils, Donald Rumsfeld, et celle de son monde arabe. M. Cheney avait promis dois tout faire pour l’éviter. Mais, à la fin, s’il
vice-président, Richard Cheney. que les Etats-Unis feraient à Bagdad ce [Saddam Hussein] ne se soumet pas, tu n’as
Le premier est présenté comme un per- qu’ils avaient fait à Tokyo et à Berlin plus d’autre choix. » p
sonnage « arrogant », « dépourvu de toute en 1945. a. fr.
26 | carnet 0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

Mme Henri Canillac, née Josy Schiano, Jacqueline Gaudibert, M. Pierre Raynaud,
sa femme, son épouse, son époux, Conférences
Frédérique Gaudibert-Maillard, Mme Bénédicte Raynaud et M. Lorenzo
/H &DUQHW François et Caroline, sa fille, Cornuault,
en vente Olivier et Fanny, Jean-Claude Béringuier, sa fille et son gendre,
actuellement 9RV JUDQGV pYpQHPHQWV ses enfants, son beau-frère,
Pierre Maillard, ont l’immense tristesse de faire part
Paul et Mathias, son gendre, du décès de
K En kiosque 1DLVVDQFHV EDSWrPHV ses petits-enfants
et les petits nouveaux, Roman et Plume, Le sociologue québécois
ILDQoDLOOHV PDULDJHV ont la grande tristesse de faire part Mme Josette RAYNAUD
DQQLYHUVDLUHV GH QDLVVDQFH du décès de née COURVIL,
0123 Son frère, Mathieu Bock-Côté,
Ses belles-sœurs et beaux-frères, chevalier
Jean-Claude GAUDIBERT,
hors-série

vive le Québec… $YLV GH GpFqV UHPHUFLHPHQWV
PHVVHV FRQGROpDQFHV
KRPPDJHV
DQQLYHUVDLUHV GH GpFqV
VRXYHQLUV
&ROORTXHV FRQIpUHQFHV
VpPLQDLUHV WDEOHVURQGHV
• l’art du ViVre-ensemble
leurs enfants et petits-enfants, de l’ordre national du Mérite,
chroniqueur au Figaro,
chevalier de la Légion d’honneur,
ont l’immense douleur de faire part survenu le 28 novembre 2018, enseignant à HEC Montréal
du décès de à l’âge de quatre-vingt-dix ans. et à l’IPAG Business School,
survenu le 28 novembre 2018, à Bayonne,
auteur de Le Nouveau Régime essais
dans sa soixante-dix-huitième année.
M. Henri CANILLAC, La cérémonie religieuse a été célébrée sur les enjeux démocratiques actuels
ingénieur AM Lille 60, ce samedi 1 er décembre, à 10 heures, pose une question essentielle :
Selon ses volontés, ses obsèques ont été
en l’église Saint-Michel de Lavardens « Les jeunes sont-ils devenus réacs ?
célébrées dans l’intimité familiale.

survenu le mercredi 28 novembre 2018, (Gers). La renaissance du conservatisme :

• l’eldorado des nouVelles technologies
• des uniVersités à la pointe

SRUWHVRXYHUWHV IRUXPV à son domicile, comme il le souhaitait,

• l’héritage autochtone

passion d’une saison

• Visite guidée du québec moderne

MRXUQpHV G·pWXGHV FRQJUqV à l’âge de soixante-seize ans. Pompes Funèbres Côte Basque,
Hors-série Mme Chantal Goutet, 17, avenue du Sabaou, ou phénomène d’époque ? »
QRPLQDWLRQV
Les obsèques civiles suivies de la née Bruno, 64200 Biarritz.
DVVHPEOpHV JpQpUDOHV son épouse, La conférence aura lieu
crémation auront lieu le 3 décembre, Tél. : 05 59 43 95 95.
à 10 h 45, au crématorium de Dijon, Sa famille, le 5 décembre 2018, à 18 h 30,
6RXWHQDQFHV GH PpPRLUH WKqVHV
HORS S É R I E

rue Pierre de Coubertin. Ses proches, parents, alliés sur le campus

+'5 Et ses amis, Remerciements de l’IPAG Business School
L’ATLAS GLVWLQFWLRQV IpOLFLWDWLRQV Plutôt que des fleurs, il aurait souhaité
des dons à l’organisme de recherches font part du décès de Jeanne Benayoun,
au 184, boulevard Saint-Germain,
Paris 6e.
DES ([SRVLWLRQV YHUQLVVDJHV
6000 ANS 200
D’HISTOIRE CARTES
scientifiques de votre choix ou au CGFL, son épouse,
PEUPLES VLJQDWXUHV OHFWXUHV à Dijon. M. Bernard GOUTET, Inscrivez-vous par mail à l’adresse
FRPPXQLFDWLRQV GLYHUVHV avocat honoraire au Conseil d’Etat Nicole et Marc,
e.poitou@ipag.fr
et à la Cour de cassation, ses enfants
Chantal,
et leurs conjoints, Benoît et Delphine,
3RXU WRXWH LQIRUPDWLRQ &DUQHW  son épouse, Conférences sur le Japon d’aujourd’hui
E

Olivier, survenu le mercredi 28 novembre 2018,

     Laure, Alice et Henri, « Japon et Péninsule Coréenne »
son fils, à l’âge de quatre-vingt-quatre ans.
Hors-série      ses petits-enfants, par M. Hajime Izumi,
Otto,
FDUQHW#PSXEOLFLWHIU son petit-fils, La cérémonie religieuse sera célébrée université internationale de Tokyo
le mardi 4 décembre, à 10 heures, vous remercient pour les messages de « L’immigration au Japon
Tristan et Jessica,
Collections ses beaux-enfants,
Léonie, Capucine et Domitille,
en l’église Saint-Jean-Baptiste de Ferrières-
les-Verreries (Hérault), par le père
sympathie et d’amitié que vous leur avez
adressés suite au décès de
et en France »
par M. Kazunari Sakai,
AU CARNET DU «MONDE» ses petites-filles, Sébastian, suivie de la crémation université Kobe
« L’actualité politique au Japon »
LES CONCERTS MYTHIQUES DE

Les familles Bonnin, Cans, Clap, Jacot, à 15 heures, au crématorium de Saint- Edmond BENAYOUN,
par M. Naoto Nonaka,
présente

Naissances Luquot, Pinhede, Roussel, Steward, Martin-de-Valgalgues.

Verinuca survenu le 16 novembre 2018. université Gakushuin,
Catherine Et ses amis,
Julien Le Goc, Claire et Antoine le jeudi 6 décembre 2018, à 16 heures.
JACCACHOURY DEMARIA Harmel
a la joie d’annoncer les naissances de ses invitent au souvenir de Anniversaires de décès
Et ses petits-enfants, Sur réservation,
petits-fils
Roger CANS, Il y a cinq ans, dans la limite des places disponibles,
né le 7 février 1945, ont la douleur de faire part du décès
Léo, au 01 44 39 30 40
à Maule (Yvelines), de leur mère, belle-mère et grand-mère, Edithe KROTOFF ou siegeparis@ffjs.org
le 20 octobre 2018, Fondation Franco-Japonaise Sasakawa
journaliste Jacqueline GRAPIN LE GOC, nous quittait. 27, rue du Cherche-Midi, Paris 6e.
chez (Le Monde 1976 - 1996), commandeur
Elodie et Arnaud essayiste, de la Légion d’honneur, Ton départ laisse toujours un vide
Actuellement en kiosque, DUPRE - DEMARIA réalisateur, insondable. Débats
le livre + le CD n° 4 BARBARA peintre animalier, survenu le mercredi 28 novembre 2018,
OLYMPIA FÉVRIER 1978 et de à Crans Montana (Suisse). Au revoir, à nouveau, « mon petit
décédé le 28 novembre 2018, au Mans. doux ». L’Institut Pierre Mauroy
Nils,
Une cérémonie du souvenir se déroulera M. David KNAPAJS, Pierre Andrieu, organise sa rencontre annuelle
le 26 novembre 2018, en l’église de Saint-Jean-de-la-Motte le jeudi 6 décembre 2018,
360, avenue du Prado,
(Sarthe), le lundi 3 décembre, à 10 heures. de 16 à 19 heures,
décédé le 8 novembre 2018, 13008 Marseille.
chez au Palais du Luxembourg
va retrouver ce père, qui t’a tant manqué, 15 ter, rue de Vaugirard, Paris 6e.
Margaux et Jérémie L’inhumation aura lieu au cimetière
DEMARIA-VIRMOUX de Saint-Jean-de-la-Motte. Il y a deux ans, le 3 décembre 2016, Elle a pour thème cette année :
Wolff KNAPAJS,
pour le plus grand bonheur de notre Famille Cans, Cattarina MERCURI, « Pierre Mauroy,
6, rue de l’Église, fusillé au Mont-Valérien, une passion syndicale et associative »
famille. journaliste au Monde,
72510 Saint-Jean-de-la-Motte. le 15 décembre 1941, par les barbares.
cans@wanadoo.fr Les débats seront introduits
perdait le combat qu’elle livrait, avec une par Bernard Derosier,
Décès Mme Arlette Knapajs.
volonté farouche, contre la maladie depuis co-président de l’Institut et animés
(Le Monde du 30 novembre.) plus de trois ans.
Marie-Hélène Barbéris, par Jean Grosset, syndicaliste,
Mme Josiane Philippe Latouche, membre du CESE.
son épouse,
Ivanne, Hugo, Janos, Marc-Antoine Simone Despas, née Théodore, Qu’elle reste présente dans vos pensées Témoigneront entre autres :
Dès mercredi 28 novembre, son épouse,
et Nicolas, son épouse, ou vos prières. Jean-Claude Mailly,
le volume n° 14 Anne et Daniel Doucet, Christian, Denise, Serge, Jean-Luc, ancien secrétaire général de FO,
ses enfants,
L’ÉMULATION CÉRÉBRALE Jean-Pierre Barbéris, Marie-Françoise et Alain Duhay, Pascal et Aude, Denis Adam, UNSA,
ses enfants, ses enfants, Le 2 décembre 1998, Jacques Guénée, ancien secrétaire
son frère
et son épouse Nicolas, Chloé, Fanny général de la Fédération Léo Lagrange,
Delphine, et leurs conjoints, Ses gendre et belles-filles, Manuel WALTER Edith Arnoult-Brill,
ses petits-enfants, Ses petits-enfants, secrétaire générale de la FUAJ,
sa sœur
Margot, Camille, L’ensemble de la famille, nous quittait. Henri Nallet, président de la Fondation
Et Jean-Jacques,
ses arrière-petits-enfants, Jean-Jaurès.
son frère, Claude Pennetier,
et son épouse, ont la profonde douleur de faire part Une pensée est demandée pour lui,
ont la tristesse de faire part du décès de historien du mouvement ouvrier,
du décès de conclura les débats.
Claire Margat, pour son frère, Inscription obligatoire avant
Elisabeh Vallaster,
M. André DESPAS, M. Norbert Serge LATOUCHE,
inspecteur général des finances, le 3 décembre :
Max WALTER, institutpierremauroy@gmail.com
officier de la Légion d’honneur,
ont la douleur de faire part du décès de survenu le 26 novembre 2018, à Paris,
officier de l’ordre national du Mérite,
à l’âge de quatre-vingt-trois ans. décédé le 11 septembre 1973
M. Patrick BARBéRIS, survenu le 25 novembre 2018,
réalisateur et documentariste, à l’âge de quatre-vingt-quinze ans. La cérémonie religieuse aura lieu et pour ses parents, Message
le lundi 3 décembre, à 10 h 30, en l’église
Actuellement en kiosque, survenu à Paris, le 30 novembre 2018. La cérémonie religieuse sera célébrée Notre-Dame de la Nativité, 9, place Aron et Michal WALTER, À
le vinyle n° 8 LOVE le mardi 4 décembre, à 9 h 45, en l’église Lachambeaudie, Paris 12e.
Un hommage aura lieu le mercredi Saint-Léonard de Croissy-sur-Seine, assassinés, à Auschwitz, le 13 février Jérôme ELKAïM.
5 décembre, à 10 h 30, en la salle de la suivie de l’inhumation au cimetière de L’inhumation aura lieu au cimetière
coupole, au crématorium du cimetière 1943.
GÉNIES Croissy-sur-Seine. parisien d’Ivry, dans la plus stricte Tu n’es en rien responsable de tout
du Père-Lachaise, Paris 20e. ce qui t’est arrivé.
intimité.
des

MATHÉMATIQUES 3, résidence les Crocus, Hommage

14, rue Moreau, 2, rue du Vésinet, Tu n’es en rien responsable de tout
75012 Paris. 78290 Croissy-sur-Seine. M.(†) et M (†) Gérard Le Tourneau,
me ce qui m’est arrivé.
leurs enfants, petits-enfants et arrière- Nabil EL AZAN,
petits-enfants, C’est bien toi qui a subi les
Julie Bertuccelli, Caen. homme de théâtre, conséquences de mon désespoir.
présidente, M. et Mme(†) Bertrand Le Tourneau, officier
Les membres leurs enfants, petits-enfants et arrière- dans l’ordre des Arts et des Lettres,
Evelyne Fatôme, C’est bien moi qui ai détruit notre bulle
du conseil d’administration, petite-fille,
son épouse, Lachkaïm.
Hervé Rony, Le professeur Philippe Le Tourneau, est décédé le 12 novembre 2018,
Emmanuel et Anne Fatôme,
directeur général Mgr Dominique Le Tourneau, à Avignon. Je te demande Pardon.
Stéphanie et Jean-François Mercury,
Et les collaborateurs de la Scam, Armelle et Bertrand Morin, M. Christian Le Tourneau,
ses enfants, Les docteurs Xavier et Agnès Le A toi, et à tous tes proches. Eux, qui
Il nous manque déjà.
saluent avec une profonde émotion Juliette et Ulysse, Antoine, Edouard, Tourneau, t’ont entouré et ont souffert avec toi,
Dès jeudi 29 novembre, la mémoire de Alice, Charlotte, Mathilde, Violette, leurs enfants et petits-enfants, spectateurs de cet immense gâchis.
Sa famille et ses amis lui rendront
le volume n° 37 AL-KHWARIZMI Jeanne et Maxime, M. et Mme Dominique-Jean de Quina,
un dernier hommage, le 3 décembre, Avec mon amour et mon admiration
Patrick BARBéRIS, ses petits-enfants, leurs enfants et petits-enfants,
à 19 heures, au Hall de la chanson,
auteur-réalisateur Les familles Fatôme, Leveneur ses enfants, absolus.
Nos services et documentariste français,
administrateur de la Scam
et Simon,
ont la profonde tristesse de faire part
Parc de la Villette, 21, avenue Jean-Jaurès,
Paris 19e. Anne Lacheré.
de 2009 à 2013, ont la tristesse de faire part du décès de du rappel à Dieu de
Lecteurs lauréat Étoiles de la Scam en 2009.
M. Etienne FATÔME,
# #  $    

Mme Jean-Jacques  !# $  #   #$   $ # %-* )0-*
K Abonnements professeur émérite à l’université LE TOURNEAU,  #$ $     #$ $   $ #   $  #  )&# $%"%
Paris I Panthéon-Sorbonne, née Geneviève BARBE-ABEILLE,
 #$    # - )%$$)
Eliane BRAULT, officier de la Légion d’honneur,  #  $
  ! # !  #! )$%* %.%
dermatologue et sculpteure, « Géva »,
chevalier  # #    # "'' )%-**)
"/* "#) $% , %'(-$ )$! %$$*
))) $$"%$- )%"$ %$$%, " )-)
www.lemonde.fr/abojournal dans l’ordre national du Mérite, le 28 novembre 2018,  # #   )) %-),%*
"$ )%$ 0".
-#$$
s’est éteinte le 27 novembre 2018.  #   $ $ "$ !#1$ ##$-"" ."")-
K Boutique du Monde dans sa cent onzième année.  #   $# " -))$ )*,$ **%"
survenu le 28 novembre 2018,
www.lemonde.fr/boutique La cérémonie se déroulera le mercredi à l’âge de soixante-quinze ans.
 #$ $ $ %# $  $ ""* .$
%,
5 décembre, à 15 heures, au crématorium Les obsèques religieuses seront  #$ $ %# $ $ -"$ )% %-),

K Le Carnet du Monde de Champigny-sur-Marne. La cérémonie religieuse sera célébrée célébrées en l’église Saint-Pierre-de-  #$     ! % ! #! #  ! ##$-" .$!%
 # $ %-/
Tél. : 01-57-28-28-28 le mardi 4 décembre, à 15 heures, Chaillot, Paris 16e, le jeudi 6 décembre,  #  $ ! "$ )
Dons à Amnesty International ou en l’abbatiale Saint-Etienne de Caen. à 14 h 30. #  %"* #$1
  "'$ '$
Greenpeace.  #$ )$! %-
L’inhumation aura lieu le mercredi Famille Le Tourneau,  #  ! !!$ ! $ ! $  $ #" %$,
7, rue de Musselburgh, 5 décembre, à 11 heures, au cimetière 27, rue de l’Université,  #        # )*,$ ,
94500 Champigny-sur-Marne. de Saint-Vaast-la-Hougue (Manche). 75007 Paris. !  !$ %  $%-*  ')*$, *,$ )$% .')*$,
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018 0123 | 27

L’AIR DU TEMPS | CHRONIQUE AUTO-

ENTREPRENEUR,
par fr é dé r ic p ot e t
de la cour d’appel de Paris rendue le vent déboucher sur des abus manifestes.

UN STATUT 20 avril 2017, a reconnu à un livreur à bicy- Sous prétexte de modernité, l’autoentre-
Les poubelles À AMÉLIORER
clette le statut de salarié, alors que son em-
ployeur, la société Take Eat Easy, lui avait
preneuriat peut être synonyme de préca-
rité pour des personnes déjà fragilisées

de la colère imposé celui d’autoentrepreneur.

La Cour de cassation a reconnu que le li-
vreur de repas à domicile était soumis à des
économiquement, contribuant par la
même occasion à diminuer de façon subs-
tantielle les ressources de l’assurance-chô-
contraintes qui créaient un lien réel de su- mage. Dans des secteurs comme l’audiovi-
bordination à la plate-forme, caractéristi- suel, le nombre d’autoentrepreneurs a
que du statut de salarié. L’arrêt s’appuie sur presque doublé en cinq ans, sans que l’évo-

P PLUS D’UN MILLIER

lus de 130 sites des finan-
ces publiques ont été la
cible des « gilets jaunes »
depuis le 19 novembre, a
récemment fait savoir Bercy. Fu-
mier déversé devant les trésore-
ries, pose de parpaings pour en
bloquer l’accès, tags, feux, dégra-
dations… La colère contagieuse
conduira-t-elle un jour certains
contribuables à ne plus payer
leurs impôts et autres taxes ? L’hy-
pothèse n’est pas si farfelue.
Dans le Loiret, un collectif re-
groupant plus d’un millier de
personnes a, en quelque sorte,
« devancé » ce scénario en refu-
sant de s’acquitter de la redevance
liée aux ordures ménagères. Sur
fond, là aussi, de transition écolo-
gique, l’affaire enflamme la région
de Châteauneuf-sur-Loire depuis
deux ans. Elle témoigne, égale-
ment, d’une certaine radicalisa-
tion chez les usagers mécontents.
Son point de départ est la décision
prise par le Syndicat intercommu-
nal de collecte et de traitement des
ordures ménagères (Sictom)
DE CONTRIBUABLES
DU LOIRET REFUSENT
DE S’ACQUITTER DE LA
REDEVANCE LIÉE AUX
ORDURES MÉNAGÈRES
S alarié ou autoentrepreneur ? Avec le
fixée au 15 janvier 2019. « Nous ne
sommes pas opposés à la rede-
vance incitative, ni à la transition
écologique, mais à la grille tari-
faire qui a été adoptée », explique
Didier Bezard, l’homme fort du
collectif, dont il est le « chargé de
communication ». Celui-ci avance
que « 95 % des usagers » paie-
raient « plus cher aujourd’hui
qu’auparavant » – une estimation
faite au jugé, sur la base du bou-
che-à-oreille, qui est fermement
contestée au sein du Sictom. Pour
son président, Daniel Breton, ad-
joint au maire de Jargeau, l’as-
siette globale générée sur le terri-
développement des plates-formes In-
ternet et la libéralisation du marché
du travail, le débat sur l’encadrement des
nouvelles formes d’emploi n’a cessé de
prendre de l’ampleur ces dernières années.
Pour les entreprises, l’émergence d’une
nouvelle économie justifierait une plus
grande flexibilité par le biais du statut
d’autoentrepreneur, au détriment du sala-
riat, beaucoup plus protecteur pour les tra-
vailleurs.
Alors que la régulation de ce nouvel éco-
système n’en est qu’à ses balbutiements, la
chambre sociale de la Cour de cassation a
rendu le 28 novembre un arrêt lourd de
conséquences. De façon inédite, la plus
haute juridiction, en cassant une décision
le fait que, d’une part, l’application utilisée lution des métiers justifie un renoncement
par Take Eat Easy est dotée d’un système de au statut de salarié si ce n’est pour réduire
géolocalisation permettant de suivre le li- les coûts pour les entreprises. Dans cer-
vreur à la trace, en temps réel, et que, tains cas, celles-ci proposent le statut
d’autre part, il existe un dispositif de d’autoentrepreneur à des collaborateurs
sanctions, sous la forme d’un système de dont elles viennent juridiquement de se sé-
bonus-malus, en cas de manquements du
livreur à ses obligations. La plate-forme est
donc plus qu’un simple intermédiaire en-
tre le restaurant, le client et le coursier.
Cette requalification va permettre au li-
parer à l’issue d’une procédure de rupture
conventionnelle. A l’évidence, ce type de
comportement doit être mieux encadré.
A ce stade, le gouvernement a plutôt fait
le choix de favoriser le développement de
vreur de faire valoir ses droits de salarié l’autoentrepreneuriat grâce à une série de
avec la possibilité de se faire payer ses heu- simplifications administratives, contenues
res supplémentaires, des indemnités de dans la loi Pacte. La majorité a également
congés payés et de licenciement et de pré- travaillé sur un dispositif de « charte de
tendre à une indemnisation chômage. droits sociaux », qui apporte une esquisse
L’arrêt de la Cour de cassation apporte encore insuffisante de protection à ceux
une clarification juridique bienvenue, alors qui sont employés par les plates-formes
que l’autoentrepreneuriat concerne de numériques. La Cour de cassation vient
plus en plus de Français. En 2017, ce statut d’apporter des précisions utiles sur ce qui
concernait 1 183 000 personnes, un chiffre relève du champ du salariat. Il faut conti-
en hausse de plus de 11 % en un an. nuer sur cette voie, afin d’améliorer les
Cette statistique recouvre des situations garanties sociales dans le cadre du travail
hétérogènes, qui, dans certains cas, peu- indépendant. p

d’adopter, à partir de janvier 2017,
une tarification dite « incitative ».
Son principe est celui du « pol-
lueur-payeur » : le montant payé
par les usagers est lié à la quantité
de déchets qu’ils produisent.
KATMANDOU ET BHOUTAN
toire par la taxe sur les ordures
ménagères – d’un montant de
10 millions d’euros – a diminué
de 200 000 euros pour l’année
2017, preuve que tout le monde Du 8 au 20 mai 2019
n’a pas vu l’addition s’envoler.

Encouragée par l’Etat depuis le
Grenelle de l’environnement, la
disposition vise à réduire les volu-
mes de déchets, et donc la fré-
quence des collectes. Sa vocation
est de se substituer au dispositif
ayant cours dans une large majo-
rité de communes, qui indexe le
coût de la taxe d’enlèvement sur la
valeur locative, ce qui provoque de
grandes disparités tarifaires, selon
que l’on habite en ville ou à la cam-
pagne, dans un quartier huppé ou
défavorisé. Mettre en place la rede-
vance incitative n’est pas simple,
comme l’ont constaté les élus des
64 communes rassemblées au
sein du Sictom de Châteauneuf-
sur-Loire. Certains usagers se sont
en effet retrouvés à payer moins
cher qu’avant ; d’autres, à l’inverse,
ont vu leur facture augmenter,
alors même que les camions pou-
belles passent moins souvent. Le
cas de Claude Hubert est éloquent.
Cet habitant de Lorris, à 25 km de
Châteauneuf-sur-Loire, payait
auparavant 137 euros en échange
d’une levée hebdomadaire, quel
que soit son volume de déchets. Il
débourse aujourd’hui 227 euros
en contrepartie de 17 ramassages
annuels – le seuil fixé par le Sit-
com – pour un bac de 120 litres.
Claude Hubert a sorti sa calcu-
lette : une levée lui coûtait
3,07 euros auparavant ; elle lui re-
vient aujourd’hui à 11,29 euros,
soit 368 % d’augmentation. « Un
véritable racket », fulmine-t-il.
Alors l’ouvrier retraité et sa
femme, Ghislaine, une ancienne
secrétaire, ont créé l’Association
de défense des usagers du Sictom
(Adus), après avoir décidé qu’ils
ne régleraient pas leur redevance.
Epaulés par un conseiller munici-
pal d’opposition de Lorris, Didier
Bezard (LR), ils ont été rejoints,
depuis, par 1 600 adhérents :
1 116 d’entre eux, en plus de ne pas
payer leurs factures de 2017 et de
2018, ont assigné le Sictom de-
vant le tribunal d’instance de
Montargis (Loiret). Renvoyée à
deux reprises, l’audience a été
Trésors de l’Himalaya
« Ceux pour qui la facture a baissé
ne se font pas entendre, à l’inverse
de ceux pour qui elle a augmenté ;
c’est classique, tempère l’élu,
membre d’Europe Ecologie-Les
Verts. Je comprends que cette si-
tuation soit difficile pour les per-
sonnes qui ont du mal à joindre les
deux bouts. Mais si on ne fait
rien… » L’objectif initial – diminuer
le volume d’ordures ménagères
résiduelles – serait sur la bonne
voie, selon lui : 10 400 tonnes ont
été collectées en 2017 sur les com-
munes concernées, contre 12 400
l’année précédente.
La baisse est même de 50 % de-
puis 2009, année où ont été mises
en place les premières sensibilisa-
tions autour de la tarification inci-
tative. Pendant la même période,
le volume de déchets recyclables
hors déchetterie a augmenté de
32 %. « Les usagers favorisent le tri
d’emballages, se félicite Daniel
Breton. Le nombre de composteurs
a également doublé cette année. »
Dépôts sauvages de détritus
Las, ce qui a augmenté, aussi, ce
sont les dépôts sauvages de détri-
tus, en pleine nature ou aux
abords des communes. Les réfrac-
taires au nouveau système se di-
sent « stressés » par ce seuil de 17 le-
vées annuelles, soit une toutes les
trois semaines en moyenne. Cha-
que usager doit en effet gérer lui-
même son propre calendrier, sa-
chant que toute collecte supplé-
mentaire lui sera facturée en sus
(3,24 euros pour un bac de 120 li- À partir
tres). Les fortes chaleurs de l’été de 4690 e
dernier ont exacerbé l’indigna-
tion après que certains habitants
ont vu des vers et des guêpes af-
fluer dans leurs poubelles dans Entrez au Bhoutan par le Népal et Katmandou, Demandez la documentation gratuite
l’attente d’être ramassées. porte d’accès naturelle où les monastères par téléphone au 04 91 00 96 27
Mais la situation est aussi très par mail à : le-monde@voyager-autrement.fr
ont pour toile de fond les neiges éternelles.
tendue en coulisse. La page Face- par courrier, en retournant le bon ci-dessous, à :
book de l’Adus est allée jusqu’à pu- Un voyage en compagnie de : VOYAGER AUTREMENT , Villa Modigliani, 13 rue Delambre, 75014 Paris
blier une guillotine au côté du • Franck BERNÈDE "
nom de Daniel Breton (le respon- Je désire recevoir gratuitement, sans engagement, la documentation détaillée du
Violoncelliste, ethnomusicologue et membre associé du CNRS,
sable a depuis été renvoyé de l’as-
il vit au Népal et effectue des recherches sur les traditions voyage au Bhoutan proposé par Le Monde.
sociation). Chaque comité syndi-
cal du Sictom se trouve par ailleurs musicales de l’Himalaya central. Nom/Prénom .............................................................................................................
Licence : IM075100099 - Crédit photo : Fotolia ©ultramansk

perturbé par des appels à la démis- • Jérôme EDOU Adresse .....................................................................................................................

sion de son président et par des
CERTAINS ONT VU sifflets d’usagers en colère. La pré-
sence de gendarmes a été rendue
LEUR FACTURE nécessaire à plusieurs reprises. La
prochaine assemblée aura lieu le
AUGMENTER, ALORS 10 décembre. Trois agents de sécu-
rité seront présents ce jour-là, et
QUE LES CAMIONS une salle de repli a été prévue en
Sociologue et tibétologue, il vit au Népal.
Code postal Ville ...................................................................
Il est à l’origine de plusieurs centres tibétains en Europe
et l’un des premiers traducteurs de tibétain. Tél. LeMde 140x215
• Françoise POMMARET Courriel ......................................................... @ .....................................................
Ethnologue et tibétologue française, elle est chercheur au CNRS Je souhaite être informé(e) des voyages o du Monde o des partenaires du Monde
et actuellement consul honoraire au Bhoutan. En retournant ce formulaire, vous acceptez que Voyager autrement et Malesherbes Publications (Groupe Le Monde), organi-
sateurs du voyage et responsables de traitement, utilisent vos données personnelles ainsi que celles du 2e participant dont

POUBELLES PASSENT cas de débordement. « Tout ça Itinéraire :

vous avez obtenu l’accord, pour les besoins de votre commande, de la relation client et d’actions marketing sur les produits
et services de MP. Pour connaître les modalités de traitement de vos données ainsi que les droits dont vous disposez (accès,
pour des poubelles », soupire Da- Katmandou – Paro – Bumthang – Tharpaling – Trongsa rectification, effacement, opposition, portabilité, limitation des traitements, sort des données après décès), consultez notre
MOINS SOUVENT niel Breton. p Punakha – Timphu – Taktsang
politique de confidentialité à l’adresse http://confidentialite.lavie.fr ou écrivez à notre délégué à la protection des données -
80 bd Auguste Blanqui - 75707 Paris cedex 13.

Tirage du Monde daté samedi 1er décembre : 205 290 exemplaires

Pourquoi une si faible hausse
des salaires dans la zone euro
▶ Les séquelles de la crise
s’estompent dans la zone
euro. En octobre, le taux de
chômage s’est établi à 8,1 %,
contre 8,8 % il y a un an
« La démocratie a échoué à traiter
le problème environnemental »
Quarante-six ans après son rapport de référence sur les limites de la croissance,
le physicien Dennis Meadows juge notre mode de vie non viable P A GE S 2 - 3
A Paris, en 2012. BRUNO CHAROY/PASCO
RECHERCHES | CHRONIQUE PAR PAUL SEABRIGHT
L’activité citoyenne, alternative au vote populiste ?
Q uels sont les facteurs qui
conduisent à la montée
du populisme ? Les par-
tis populistes s’oppo-
sent souvent aux élites dans
leurs sociétés au nom du « peu-
ple », mais depuis les analyses
d’Alexis de Tocqueville, nous sa-
vons qu’il n’y a pas que la masse
du peuple qui puisse constituer
un contrepouvoir aux élites. Il y a
aussi la société civile – les associa-
tions, les ONG, les syndicats… les
fameux « corps intermédiaires »
– qui crée un espace dans lequel
les citoyens peuvent exprimer
une identité collective et poursui-
vre des projets collaboratifs.
Symptôme de résistance
Jusqu’ici, il a été difficile de savoir
dans quelle mesure une société
civile vigoureuse est perçue par
les électeurs comme une alterna-
tive aux partis populistes. Une
étude qui vient d’être publiée
donne des résultats fort intéres-
sants à ce propos (« Populism and
Civil Society », Tito Boeri, Prachi
Mishra, Chris Papageorgiou et
Antonio Spilimbergo, Centre for
Economic Policy Research, Dis-
cussion Papers, n° 13306, novem-
Cahier du « Monde » No 22983 daté Dimanche 2 - Lundi 3 décembre 2018 - Ne peut être vendu séparément
▶ Les salaires dans les bran-
▶ Mais la précarisation
ches ont augmenté de 2,15 % de l’emploi, avec les CDD et
entre juillet et septembre, les temps partiels, freine la
selon la BCE, contre 1,5 % hausse des rémunérations
en 2017 sur la même période PAGE 4
bre 2018). Les auteurs se servent
de plus de 60 000 réponses des
participants à l’European Social
Survey (ESS) dans 17 pays sur
plusieurs années. Cette enquête
pose des questions aux partici-
pants sur leurs valeurs, leur vote
aux dernières élections et leur
appartenance à des organismes
associatifs, hors partis politiques,
Eglises et autres organismes reli-
gieux. Pendant la période qui a
suivi la crise financière de 2008,
les personnes se déclarant adhé-
rentes à des associations ont une
probabilité de 3,2 % moins élevée
que les non-adhérents de voter
pour des partis politiques dits
« populistes » (suivant une typo-
logie des partis largement utili-
sée par les chercheurs en science
politique). Cet écart n’est, en ef-
fet, pas négligeable, étant donné
que les partis populistes n’ont,
pendant cette période, récolté
qu’entre 10 % et 15 % des voix, se-
lon le pays et l’année.
L’analyse détaillée montre que
l’adhésion à un syndicat est
moins associée à un moindre
vote pour les partis populistes
que l’adhésion à d’autres types
d’associations.
MATIÈRES PREMIÈRES
L’ANANAS A PERDU
SON EXOTISME
TÉLÉCOMS
SUSPICIONS
AUTOUR
DE HUAWEI
La France va-t-elle à son
tour se ranger dans le
groupe des Etats refusant
de collaborer avec le chinois
pour déployer leur réseau
5G ? La question se pose,
alors que la liste des pays
hostiles s’allonge
PAGE 5
IDÉES
LES RÉPLIQUES
DU SÉISME GHOSN
Six experts tirent
les premières leçons
de la chute de l’« empereur
de l’automobile » en
matière de gouvernance,
de communication, de droit
et de management
PAGE S 6 - 7
Peut-on en conclure que le fait
de s’exprimer et d’agir dans le mi-
nue sensiblement (de 25 % envi-
ron) la corrélation constatée,
lieu associatif donne aux élec- sans pour autant la faire dispa-
teurs une alternative aux partis raître. Il semble plausible que
populistes ? Pas encore. Il serait l’activité participative reste donc
possible que les gens qui, par un facteur important dans la ré-
leurs caractéristiques personnel- sistance à l’attractivité des partis
les, sont plus enclins à participer
aux organismes associatifs soient
populistes.
Cependant, les activités asso-
aussi moins enclins à écouter les ciatives telles qu’elles sont repé-
messages des partis populistes. rées par l’ESS varient beaucoup
Leur participation aux associa- d’un pays à l’autre et d’une pé-
tions serait un symptôme de leur riode à l’autre. Les associations
résistance au populisme et non américaines sur lesquelles Toc-
pas une cause. queville attirait l’attention de ses
lecteurs sont sans doute très dif-
Plusieurs variables férentes des associations du
Conscients de ce possible biais, XXIe siècle en Europe, notam-
les chercheurs ont examiné ment parce que les citoyens dis-
d’autres facteurs qui pourraient posent maintenant d’outils de
expliquer la corrélation entre la communication inimaginables à
participation aux organismes as- l’époque de Tocqueville.
sociatifs et le vote favorable ou Mais, grâce à des études
défavorable aux partis populis- comme celle-ci, nous ne pou-
tes. Plusieurs variables sont ci- vons plus douter de l’intérêt
tées dans les enquêtes European d’étudier les retombées politi-
Social Survey, et ont été testées ques de l’activité citoyenne en
par les auteurs : l’aversion au ris- dehors des circuits politiques
que, une expérience récente du traditionnels. p
chômage, l’hostilité aux immi-
grés et… le temps passé à regar- Paul Seabright est économiste,
der la télévision, entre autres. professeur à l’Institut d’études
L’inclusion de ces variables dimi- avancées de Toulouse
L’ananas est une banane.
Ne cherchez pas l’analogie dans
la couleur du fruit épluché.
Même s’ils arborent tous deux
une tonalité à la mode sur les
écrans de l’actualité. Un jaune
qui fait voir rouge les autorités.
Non. Le point commun est
autre. Ananas et banane ont
été éjectés de la corbeille de
fruits exotiques. Plus question
de côtoyer fruit de la passion,
mangoustan, pitaya, physalis
ou même mangue. Fini la
frime. L’ananas s’est banalisé.
Désormais, les Européens
croquent toute l’année dans
sa chair juteuse. Et l’engoue-
ment pour ce fruit ne se dé-
ment pas. Bien au contraire.
Selon le Centre international
de recherche agronomique
pour le développement (Cirad),
la vente d’ananas frais sur
le continent devrait atteindre
un record en 2018, dépassant
la barre de 1,1 million de ton-
nes. A comparer aux
400 000 tonnes importées par
l’Europe il y a quinze ans.
Les enseignes de distribution
ont ouvert grand les portes
à ce fruit tropical, considéré
comme un produit d’appel
pour attirer le chaland. L’ana-
nas est donc aussi une carotte.
Le consommateur se laisse sé-
duire, oublieux de sa culpabi-
lité, quand il le glisse dans son
panier. Foin des discours sur
les circuits courts. Car, même
s’il arbore un hexagone sur sa
robe, ce fruit est un globe-
trotteur. Avec son écorce dure,
il voyage sans souci à fond de
cale, ou plutôt de conteneur.
Mais plus la culture s’est in-
dustrialisée, plus les flux se
sont rationalisés. Le Costa Rica
est devenu la plaque tournante
de l’ananas. Une domination
qui donne le tournis. Ce pays
représente 90 % des importa-
tions européennes. « L’ananas
HORSSÉRIE
L’ATLAS
6000 ANS
D’HISTOIRE DES
PEUPLES
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L’ATLAS DES PEUPLES
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au Costa Rica est le symbole
d’une révolution variétale »,
souligne Denis Lœillet, du
Cirad. Il semble loin, le temps
où il était synonyme de variété
Cayenne et d’origine
Côte d’Ivoire. L’américain Del
Monte, soucieux d’en indus-
trialiser la culture, a développé
l’Extra Sweet. « C’est le hambur-
ger de l’ananas, avec un goût
très doux », estime M. Lœillet.
Prix divisés par deux
Malgré les menaces de Del
Monte, désireux de protéger
« sa » variété, des concurrents
lui ont emboîté le pas, et la ma-
chine costaricaine s’est embal-
lée, écrasant les autres origi-
nes. Avec le risque inhérent
à cet effet moutonnier. « La for-
mule 1 de l’ananas », comme la
qualifie M. Lœillet, connaît de
régulières sorties de route. La
prochaine est imminente. Face
à l’avalanche d’ananas, les prix
s’écrasent, quasiment divisés
par deux en deux ans. Le cycle
de destruction de valeur est
enclenché. Avec un risque de
casse sociale pour les planteurs
costaricains.
Face à ce rouleau compres-
seur, quelques pays tentent de
se distinguer. Comme l’Equa-
teur, en mettant en avant la
qualité de ses cultures. Ou
d’autres, qui jouent le jeu de la
diversité variétale. Comme le
Cayenne de Côte d’Ivoire ou du
Cameroun, l’ananas bouteille,
dit aussi « pain de sucre », du
Bénin ou l’ananas Victoria de
La Réunion, qui, lui, porte la
cocarde tricolore. Des fruits
précieux, voyageant en pre-
mière classe par avion, au
goût raffiné, habitués des
grandes tables. Eux réussissent
encore à placer leurs têtes
couronnées dans le club sélect
des fruits exotiques… p
laurence girard
200
CARTES
2 | économie & entreprise
CROISSANCE VERSUS DÉCROISSANCE 3/3
Derrière
la décroissance,
une multitude
de chapelles
De la gauche à la droite identitaire
en passant par les milieux
catholiques, la décroissance traverse
différents courants de la société
N
ous savons que le comporte-
ment de ceux qui consom-
ment et détruisent toujours
davantage n’est pas soute-
nable. (…) C’est pourquoi
l’heure est venue d’accepter
une certaine décroissance ». Cette sortie
n’émane pas d’un altermondialiste s’en pre-
nant au système capitaliste, mais… du pape
François. Un appel à la sobriété, lancé lors de
l’encyclique Laudato si de juin 2015, qui illus-
tre parfaitement combien le thème de la dé-
croissance traverse différents courants de la
société, quitte à brouiller les cartes. « La dé-
croissance est un chemin de crête qui peut dé-
boucher sur le meilleur comme sur le pire. Le
pire à mes yeux serait que cela serve à recycler
des idéologies réactionnaires », prévient le
politologue Paul Ariès. Une crainte légitime
à la vue de la géographie politique de ce con-
cept, qui anime tant la gauche que la droite.
La réflexion autour des effets négatifs de la
croissance sur l’environnement n’est pas
nouvelle. Dès 1972, le rapport Meadows, Les
Limites à la croissance, rédigé pour le Club
de Rome, alerte sur les dangers de l’expan-
sion économique pour la planète. L’année
précédente, le statisticien Nicholas Georges-
cu-Roegen expliquait qu’il est illusoire d’es-
pérer que le processus économique puisse
s’accroître indéfiniment dans un monde où
les ressources sont par définition limitées.
D’où le célèbre trait d’humour attribué à
l’économiste américain Kenneth Ewart
Boulding et régulièrement repris chez les
décroissants : « Celui qui pense qu’une crois-
sance exponentielle peut continuer indéfini-
ment dans un monde fini est soit un fou, soit
un économiste. »
En France, c’est la rencontre à la fin des an-
nées 1990 entre des théoriciens critiques du
développement et des militants fustigeant
le consumérisme et, notamment, le rôle
joué par la publicité, qui popularisent l’idée
de décroissance. « Fondée sur une critique de
la société de consommation et du libéralisme,
elle est par essence de gauche et d’inspiration
socialiste, mais en y ajoutant la dimension
écologique », précise l’économiste Serge La-
touche, un historique de cette mouvance en
France. Marche citoyenne, états généraux,
création du journal La Décroissance, nais-
sance en 2006 d’un parti politique… année
après année, le mouvement creuse son
sillon. Avant d’éclater.
Lorsqu’il s’agit de contester les dérives du
libéralisme, tout ce petit monde se rejoint
assez facilement. Mais dès qu’il faut élaborer
le type de société souhaitable et comment y
parvenir, les choses se corsent. Rapidement
un schisme intervient entre Vincent Chey-
net, toujours à la tête du mensuel La Décrois-
sance, et d’autres figures du mouvement.
« Pour M. Cheynet, l’élite éclairée doit imposer
ses choix aux autres à travers des restrictions,
plutôt que de mener une transformation cul-
turelle de la société », regrette Vincent Liegey,
coordinateur du collectif organisant les con-
férences internationales de la décroissance.
Surtout, M. Cheynet, que nous avons tenté
en vain de joindre, adopte une posture ni
droite ni gauche. Une hérésie pour M. Ariès,
qui s’oppose à la vision « d’une décroissance
austère, moralisante et rigoriste de droite »,
celle-ci devant rimer avec « joie de vivre, et
non avec la privation et le manque ».
« VERTUS DE LA VIE NATURELLE »
Depuis, le mouvement s’est désagrégé. Le
parti pour la décroissance n’est plus qu’une
coquille vide. Le MOC, Mouvement des ob-
jecteurs de croissance, à la sensibilité plutôt
libertaire, s’est scindé. Une de ses émana-
tions, la maison commune de la décrois-
sance, réunissait lors de sa dernière assem-
blée générale une quinzaine d’adhérents.
« Ces petites structures ont le mérite d’exis-
ter, mais elles ne sont pas représentatives de
la décroissance dans le champ politique de
gauche. Il y a beaucoup plus de militants qui
adhèrent à ces idées à La France insoumise
chez Génération.s ou EELV [Europe Ecologie-
Les Verts] », souligne M. Ariès. En témoigne,
le plaidoyer pour la décroissance de François
Ruffin, lors des débats à l’Assemblée natio-
nale sur la loi Pacte. Le 25 septembre, le dé-
puté de La France insoumise reprenait un à
un les thèmes du parfait décroissant.
Durant la campagne présidentielle, Benoît
Hamon, le candidat PS, n’avait-il pas de son
côté déclaré « je ne crois plus au mythe d’une
croissance qui redistribuerait les richesses, ni
à une politique économique qui s’appuierait
sur toujours plus de consommation » (Politis,
décembre 2016) et placé au cœur de son pro-
gramme le revenu universel ? Son mouve-
ment Génération.s estime d’ailleurs qu’il
faut « entrer résolument dans une ère post-ca-
pitaliste et post-croissance ».
« Pour une partie de la gauche, encore im-
prégnée par le dogme de la croissance, de la
logique ouvriériste et industrielle, ce virage
n’allait pas de soi. Mais face aux défis climati-
« CE CHEMIN ques et sociaux, à l’accroissement des inégali-
DE CRÊTE PEUT tés, mais aussi en raison de la montée en puis-
sance d’une nouvelle génération de militants,
DÉBOUCHER SUR LE cette thématique prend corps dans toutes les
sphères de la gauche », explique Eddy Fou-
MEILLEUR COMME gier, politologue, chercheur associé à l’Insti-
SUR LE PIRE. LE PIRE tut de relations internationales et stratégi-
ques (IRIS).
À MES YEUX SERAIT En témoigne la multitude de blogs, d’asso-
ciations, mais aussi de groupes de gauche
QUE CELA SERVE anti-modernisme, comme Pièces et main
d’œuvre. « Les mouvements radicaux comme
À RECYCLER les zadistes appliquent déjà une vision dé-
DES IDÉOLOGIES croissante, ajoute M. Fougier. Mais c’est l’ar-
bre qui cache la forêt, tous les jours des initia-
RÉACTIONNAIRES » tives émergent dans cette veine sans pour
autant s’en revendiquer. »
PAUL ARIÈS
Bref, la post-croissance reste prisée à gau-
politologue
che. Mais pas seulement. « Je vais choquer cer-
tains militants, mais je ne pense pas que la dé-
croissance soit de gauche. Les valeurs de la dé-
croissance relèvent d’un imaginaire de droite,
ou du moins ouvertement conservateur. Pen-
sons aux vertus de la vie naturelle face aux vi-
ces de la vie urbaine, à l’idée de nature conçue
comme un tout harmonieux, au refus du pro-
grès et de la société industrielle… », pointe le
politologue Stéphane François.
On trouve d’ailleurs des traces de décrois-
sance dans les années 1930 dans les milieux
extrémistes de droite allemands, explique
encore M. François. Mais c’est au début des
années 1980 que cette pensée se structure à
droite, autour du Groupement de recherche
0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
et d’études pour la civilisation européenne
(Grece), un laboratoire de l’idéologie de la
droite extrême dont l’une des têtes pensan-
tes est Alain de Benoist, auteur de Demain la
décroissance (E-dite, 2007 réédité en 2018) et
animateur de la nouvelle droite.
« ÉLOGE DE L’ENRACINEMENT »
Si certains milieux de droite s’intéressent à
la décroissance, ce n’est pas un hasard. Cer-
tains thèmes illustrent particulièrement la
porosité de ce concept. La relocalisation, par
opposition à la mondialisation, est, par
exemple, régulièrement reprise par la droite
identitaire. L’occasion de vanter un retour
aux racines, à la terre nourricière, et finale-
ment au repli sur soi.
« L’éloge de l’enracinement et des petites
communautés, celui des civilisations tradi-
tionnelles ou l’idéalisation d’un “monde
perdu” relèvent explicitement du romantisme
politique », souligne M. François. Des idées
portées par les différentes tendances identi-
taires à travers « la revue Réfléchir & Agir,
l’équipe de Rébellion ou des éditeurs tel Le Re-
tour aux sources, de tendance survivaliste, qui
sont persuadés que notre civilisation capita-
liste s’effondrera bientôt ». Si leur influence
reste limitée aux milieux d’extrême droite,
d’autres comme Eléments, la revue de la nou-
velle droite, ou Krisis, celle d’Alain de Benoist
ont un lectorat plus large.
Pas étonnant dès lors de trouver des offres
de stage « s’adressant aux personnes qui envi-
sagent un retour à la terre » sur le site Egalité et
Réconciliation de l’idéologue d’extrême
droite Alain Soral, où l’on trouve aussi bon
nombre de contenus consacrés à la permacul-
ture (cohabitation de plusieurs cultures qui se
complètent et s’équilibrent entre elles). « La
permaculture associe cette idée de relocalisa-
tion à la spiritualité de la terre, deux idées im-
portantes aux yeux des identitaires », explique
M. Ariès.
La permaculture est aussi le credo de Pierre
Rabhi. Cet apôtre de l’agroécologie, qui a co-
fondé le Mouvement Colibris, est un phéno-
mène de librairie et un bon client des mé-
dias. Mais derrière l’image du vieux paysan

0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
plein de bon sens, se dissimule un discours
parfois conservateur – comme l’a récem-
ment montré la très détaillée enquête intitu-
lée « Le système Rabhi » du Monde diploma-
tique d’août – dont la pensée est inspirée de
l’anthroposophie, un courant ésotérique
créé par l’Autrichien Rudolf Steiner.
La décroissance est aussi particulièrement
prisée par la droite catholique. Surtout de-
puis l’encyclique Laudato si. « Il y a eu une
OPA de l’Eglise sur ce thème, car c’est une
bonne façon de recycler tout un vieux fonds
religieux autour de l’ascétisme. Le refus du dé-
veloppement va de pair avec la volonté de ne
pas toucher à la nature ou à la conception
même de l’homme », note M. Ariès.
La jeune garde catholique et traditionaliste
se retrouve, par exemple, dans la revue Li-
mite. Ce magazine catho-écolo, créé par des
anciens du mouvement des Veilleurs, né
dans le sillage de La Manif pour tous, plaide
la décroissance et fait de la préservation de
l’environnement, tout autant que celle de la
nature humaine, son mantra.
« Une politique écologique ne peut être que
du côté de la vie », expliquait Gaultier Bes, di-
recteur adjoint de Limite, début 2017, dans
une tribune appelant à participer à une mar-
che anti-IVG. Dix-huit mois plus tôt, le maga-
zine était partenaire d’une Journée d’écolo-
gie intégrale organisée par l’Observatoire so-
ciopolitique, dirigé par l’évêque de Fréjus-
Toulon. Le même qui avait créé la polémique
en invitant Marion Maréchal-Le Pen à l’uni-
versité d’été de son diocèse en août 2015.
« Cette thématique de l’écologie entre en ré-
sonance avec la décroissance et parle à une
grande partie de la population bien cons-
ciente de l’urgence climatique. En se l’appro-
priant, les conservateurs de droite voient un
bon moyen de diffuser leurs idées, de peser
dans les débats », explique M. François. Ou
comment la décroissance, au même titre
que l’écologie, est utilisée pour tenter de dé-
passer les anciens clivages politiques et re-
lancer la recomposition idéologique. p
frédéric cazenave
Fin
« La démocratie a échoué à traiter
le problème environnemental »
Le physicien américain Dennis Meadows juge insoutenable notre mode de vie
ENTRETIEN
L e physicien Dennis Mea-
dows, 76 ans, est l’un des
auteurs des « Limites de la
croissance », un rapport de réfé-
rence commandé par le Club de
Rome qui, en 1972, alerta sur les
dangers de l’expansion démogra-
phique et économique pour l’en-
vironnement.
Votre rapport est paru il y a
plus de quarante-cinq ans.
Quels changements avez-vous
observés depuis ?
Le produit intérieur brut [PIB]
mondial a continué de croître. Jus-
qu’aux années 1990, lorsque les
énergies fossiles étaient bon mar-
ché, cette croissance était généra-
trice de bien-être et permettait de
réduire les écarts de revenus. Ce
n’est plus le cas, car la progression
du PIB est en grande partie tirée
par les dépenses engendrées par la
pollution et le changement clima-
tique, comme les travaux de répa-
rations liés aux inondations ou à
la montée des eaux.
A quoi ressemblera le monde
dans quarante ans si l’on ne
fait rien ?
Le prédire avec précision est im-
possible, mais une chose est sûre :
le changement climatique accé-
lère. Dans quelques décennies, les
océans seront plus hauts à cause
de la fonte des glaces, il y aura da-
vantage de tempêtes, les régions
autour de la Méditerranée seront
plus sèches et les tensions liées
aux inégalités plus intenses. Notre
mode de vie, gourmand en biens
matériels et en énergies fossiles,
n’est donc pas tenable.
Le rythme auquel la population
mondiale progresse n’est pas plus
soutenable, du fait de la limitation
A Budapest, un îlot décroissant
pour favoriser la transition
En Hongrie, Cargonomia sert de matrice aux coopératives de l’économie durable et solidaire
REPORTAGE
zsambok (hongrie) - envoyé spécial
M atthew Hayes est
passé de la théorie à la
pratique. En 2012, ce
professeur à l’université d’Europe
centrale (CEU) a troqué ses pré-
sentations PowerPoint pour des
bottes en caoutchouc. Depuis, le
quinquagénaire tente de donner
corps à la décroissance. Il a ra-
cheté une ferme à Zsambok, un
village situé à cinquante kilomè-
tres à l’est de la capitale de la Hon-
grie, pays d’Europe centrale
comptant moins de 10 millions
d’habitants. Son initiative mon-
tre que les théories sur la post-
croissance ne se limitent pas aux
pays occidentaux les plus déve-
loppés sur le plan économique.
Ses quatre hectares sont labou-
rés mécaniquement, avec l’aide
d’un cheval. Ses employés sont
recrutés dans les rues adjacentes.
Ses produits, cultivés selon les rè-
gles de l’agriculture biodynami-
que et de l’agroécologie, sont
écoulés dans Budapest et ses en-
virons. Et le bilan de ce change-
ment de vie est, selon lui, globale-
ment positif. « Plusieurs de mes
buts sont atteints », estime-t-il
sous la pluie, en lavant des sala-
des fraîchement récoltées et qui
doivent partir pour être distri-
des ressources naturelles et des
énergies fossiles. Il devra donc ra-
lentir d’une façon ou d’une autre.
Suggérez-vous d’instaurer
un contrôle des naissances ?
La réponse ne relève pas de mon
champ d’expertise mais, à moins
de trouver comment envoyer des
gens sur la Lune, il n’y aura pas de
solution miracle. Soit les naissan-
ces se stabiliseront d’une façon ou
d’une autre, soit la mortalité aug-
mentera.
Comment adapter nos
modes de vie aux contraintes
écologiques ?
Il était plus facile d’envisager
des changements fondamentaux
avant les années 1990, lorsque
nous pouvions nous concentrer
sur autre chose que les domma-
ges liés à la multiplication des cri-
ses financières et climatiques.
Aujourd’hui, je vois mal com-
ment les gens pourraient accepter
de vivre avec moins. Nous ne choi-
sirons donc pas le changement : il
nous sera imposé, plus ou moins
brutalement, par la hausse du prix
des énergies fossiles et la limita-
tion des ressources.
Si elle n’augmente plus le
bien-être, pourquoi
sommes-nous toujours accros
à la hausse du PIB ?
En grande partie car les diri-
geants politiques et leaders finan-
ciers au pouvoir sont les premiers
à tirer profit du système et n’ont
aucun intérêt à le faire évoluer.
Aux Etats-Unis, certains Etats ont
dû rendre le changement climati-
que « illégal » car leurs dirigeants
refusent d’y croire. Mais les politi-
ques peuvent faire ce qu’ils veu-
lent : les contraintes naturelles dé-
termineront notre futur, pas eux.
buées rapidement, en circuit
court. « Je suis rentré dans mes
frais. J’ai créé du lien social avec les
gens du coin. Et mon empreinte
carbone s’est réduite. »
Il ne regrette pas une seconde ce
choix. Son succès, il le doit no-
tamment à Cargonomia, un cen-
tre logistique porté par un réseau
budapestois composé de lieux al-
ternatifs, en lien avec d’autres
coopératives sociales. Cette plate-
forme l’aide à trouver des débou-
chés pour sa production. Elle met
aussi en relation les principaux
acteurs de l’économie durable et
solidaire en Hongrie.
« Pour espérer changer les mo-
des de consommation à une
échelle significative, il est crucial
de formaliser une collaboration
vertueuse entre différents secteurs
d’activité », explique l’un de ses
initiateurs, Vincent Liegey. « Les
fruits et légumes de saison qui
poussent à Zsambok sont, par
exemple, livrés sans énergie fossile
en paniers AMAP [Association
pour le maintien d’une agricul-
ture paysanne] auprès des con-
sommateurs, grâce à des vélos fa-
briqués sur place de manière arti-
sanale et mis à la disposition de
coursiers. »
Cette synergie passe également
par des programmes de recher-
che et d’éducation populaire,
économie & entreprise | 3
Les initiatives locales favora-
bles à l’environnement se mul-
tiplient. L’impulsion peut-elle
venir de la société civile ?
Ces initiatives sont excellentes,
mais elles ne changeront pas le
système. Au mieux, elles profite-
ront aux régions les mettant en
œuvre. Prenez le New Hampshire,
où je vis. Autrefois, notre produc-
tion alimentaire était quasiment
autosuffisante. Quand les prix de
l’énergie ont baissé, la production
s’est délocalisée vers les pays à
moindres coûts : il devenait renta-
ble de produire de la nourriture là-
bas, et de l’acheminer à nous par
cargo. Maintenant que les prix de
l’énergie remontent, des projets
agricoles se développent à nou-
veau, et c’est une bonne chose
pour l’avenir de cet Etat.
De plus en plus d’entreprises
et d’Etats se convertissent au
développement durable…
Comme la croissance verte, ce
concept est un fantasme utile aux
industries et dirigeants du sys-
tème actuel pour justifier leur
existence, tout en s’abstenant de
mettre en œuvre les mesures réel-
lement nécessaires. En vérité, le
réchauffement climatique est déjà
trop avancé pour espérer l’inter-
rompre par un hypothétique dé-
veloppement durable.
Pourquoi la décroissance
a-t-elle tant de mal à s’imposer
dans le débat public ?
J’admire les décroissants, ils for-
ment un réseau d’idées utiles,
mais ils sont naïfs, et la façon dont
ils s’y prennent est condamnée à
l’échec. En anglais, le mot « de-
growth » est connoté trop négati-
vement pour susciter l’adhésion.
Il serait plus pertinent d’utiliser
un autre terme, comme celui de
ainsi que par l’organisation d’évé-
nements culturels. Elle permet
d’offrir un travail rémunéré à une
cinquantaine de personnes, qui
seront autant de relais pour faire
naître de nouveaux projets. Ainsi
Paloma de Linares a récemment
rejoint la matrice Cargonomia.
Elle a pour ambition d’offrir aux
Budapestois leur premier « jardin
forêt », comestible et participatif.
En partenariat avec une mairie
d’arrondissement, elle a obtenu
un terrain public qui a ouvert ses
portes le 11 novembre.
« Repenser les espaces publics »
« Pour mettre en pratique la dé-
croissance dans un cadre urbain, il
faut repenser les espaces publics
sur la base des écosystèmes et des
biens communs », explique la
jeune femme, qui consacre son
doctorat à l’agroforesterie ur-
baine. « Il est nécessaire d’arriver à
convaincre les élus d’inscrire
l’agroécologie dans les plans lo-
caux par des expérimentations. »
Et c’est à ce niveau-là que, trop
souvent, le bât blesse. Logan
Strenchock, qui travaille en alter-
nance à la ferme de Zsambok et à
l’université d’Europe centrale, es-
time que les pouvoirs publics
pourraient faire davantage pour
favoriser la transition vers un
autre de modèle de consomma-
bien-être humain. Au lieu de gas-
piller leur énergie à tenter de con-
vaincre les citoyens de réduire leur
train de vie, les décroissants de-
vraient plutôt leur faire compren-
dre que leur mode de vie est me-
nacé par les tempêtes, inonda-
tions et autres mauvaises surpri-
ses qui se multiplieront dans les
années à venir. L’urgence devrait
être de développer la résilience de
nos sociétés face à ces chocs, afin
qu’elles puissent continuer à four-
nir les services de base.
Comment ?
Cette résilience peut se déployer
à l’échelle des habitations, des
quartiers, des villes. Là où je vis, les
tempêtes provoquent régulière-
ment des coupures d’électricité,
parfois pendant plusieurs jours. Je
me suis donc équipé d’un généra-
teur de secours. J’ai des réserves de
nourriture au sous-sol. Je fais le
plein lorsque le réservoir de mon
véhicule est à moitié vide, afin de
ne jamais être à court d’essence en
cas d’urgence.
Emmanuel Macron s’est en-
gagé à agir en faveur de l’envi-
ronnement. Peut-il réussir ?
Non. Il n’est pas différent des
autres. Les problèmes engendrés
par le changement climatique et la
pollution exigent de déployer des
mesures extrêmement coûteuses
à court terme mais dont les effets
ne se mesureront pas avant des
décennies. Aucun homme politi-
que ou parti ne remportera une
élection avec un tel programme.
C’est la limite de la démocratie, qui
a échoué à traiter le problème en-
vironnemental – même si elle
reste le meilleur régime que nous
connaissions. p
propos recueillis par
f. ca. et marie charrel
tion. « Suite à l’intégration à
l’Union européenne en 2004, le
mode de distribution a été libéra-
lisé à l’extrême en Hongrie, rappel-
le-t-il. Il y a quinze ans, chaque vil-
lage avait son supermarché avec
des produits paysans. Mainte-
nant, on achète ce qui est vendu
dans les grandes chaînes interna-
tionales. Rien n’est fait pour aider
à l’exploitation raisonnée des res-
sources naturelles. »
« Le fait que nous n’ayons intégré
l’économie de marché qu’après
1989 offre des avantages, nuance
Orsolya Lazanyi, doctorante à
l’université Corvinus. Les prati-
ques informelles ont subsisté dans
les villages, où l’on continue de
gratter son bout de terre. Les loyers
restent nettement plus abordables
en Europe centrale. Je trouve donc,
finalement, que les anciens pays
communistes jouissent d’avanta-
ges pour transformer ce qui aurait
pu être perçu comme un retard ou
un handicap en atout dans les
changements d’habitudes. »
Parmi les limites de leurs dé-
marches, les différentes person-
nalités pointent le danger d’un
certain entre-soi. M. Liegey ambi-
tionne de dépasser cette diffi-
culté en multipliant les contacts
au sein des réseaux internatio-
naux de la décroissance. p
blaise gauquelin
4 | économie & entreprise 0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

La trop lente hausse des salaires en zone euro

Les rémunérations se redressent en Europe. Mais pas aussi vite qu’elles le devraient, selon les économistes

L
entement, mais sûre-
ment, les séquelles de la
crise s’estompent en zone
euro. En octobre, le taux
de chômage s’est en effet établi à
8,1 % de la population active, selon
les chiffres publiés, vendredi
30 novembre, par Eurostat, contre
8,8 % il y a un an. « Il s’agit du plus
faible taux enregistré depuis no-
vembre 2008 », souligne l’institut
statistique européen.
Dans le détail, le chômage est
tombé à 3,3 % en Allemagne, dé-
sormais au plein-emploi, à 6,7 %
au Portugal, ou encore à 8,9 % en
France. « Partout, les entreprises
commencent à se plaindre de diffi-
cultés de recrutement, en particu-
lier de main-d’œuvre qualifiée »,
observe Carsten Brzeski, écono-
miste chez ING.
Résultat : « Face à ces tensions sur
le marché de l’emploi, les salaires
commencent à augmenter partout
en zone euro », observe Charles-
Henri Colombier, chez Rexecode.
Selon la direction de l’animation
de la recherche, des études et des
statistiques (Dares), les salaires
mensuels de base tricolores ont
progressé de 1,5 % sur un an au
troisième trimestre, comme sur
les deux trimestres précédents, re-
trouvant le rythme de début 2014.
La tendance est plus nette en-
core si l’on considère l’ensemble
de l’union monétaire : les salaires
négociés dans les branches y ont
progressé de 2,15 % entre juillet et
septembre, selon les données de la
Banque centrale européenne
(BCE), contre + 1,5 % en 2017 sur la
même période. Une moyenne ti-
TAUX DE CHÔMAGE MENSUEL EN ZONE
EURO, EN % DE LA POPULATION ACTIVE
11 Janv. 2016
10,4
10
9
Oct. 2018
8,1
8 1,4
7 1
6 * salaires négociés
5 0
2016 2017 2018
rée par la locomotive allemande.
Outre-Rhin, le salaire minimum,
passé de 8,50 euros de l’heure à
8,84 euros en 2017, sera revalorisé
à 9,19 euros en 2019.
En dépit de ces bonnes nouvel-
les, nombre d’Européens n’ont
pourtant pas le sentiment que
leurs fins de mois sont plus faciles
qu’il y a deux ou trois ans. Beau-
coup sont tenaillés par un senti-
ment diffus d’angoisse face à la
précarisation du marché du travail
et au spectre du déclassement.
Un léger malaise
En témoignent, en France, le mou-
vement des « gilets jaunes » et
l’exaspération face à la hausse des
prix du carburant. L’Insee a beau
promettre que le pouvoir d’achat
augmentera tout de même de 1,3 %
cette année, beaucoup de citoyens
ÉVOLUTION DES SALAIRES
NÉGOCIÉS* PAR TRIMESTRE, EN %
3 2,5
2 1,5
T1 2016
dans les branches
2016 2017
peinent à reconnaître leur quoti-
dien dans cette réalité statistique.
Mais ils ne sont pas les seuls à
s’interroger. Les économistes
aussi, pour d’autres raisons, res-
sentent un léger malaise lorsqu’ils
se penchent sur l’évolution des sa-
laires. Car voilà : « Si l’on se fie aux
règles enseignées en cours d’écono-
mie, et sur lesquelles repose notre
politique monétaire, les rémunéra-
tions devraient augmenter bien
plus vite que ce que l’on observe
aujourd’hui, confie Carsten Br-
zeski. Et ce, en zone euro comme
aux Etats-Unis. » Il pense en parti-
culier à la courbe de Phillips. Selon
celle-ci, le taux de chômage, lors-
qu’il atteint un plancher bas, se
traduit mécaniquement par des
hausses de salaires : angoissées
par la pénurie de bras, les entrepri-
ses accordent des augmentations.
ÉVOLUTION MENSUELLE
DE L'INDICE DES PRIX, EN %
Nov. 2018
2 de négociation
T3 2018
2 fet ne pas répercuter totalement la
2,15
1 Janv.
2016
0,3
0,5
0 core, soulignant la précarisation
2017 2018
‒ 0,5
2018
SOURCES : EUROSTAT ET BCE
Une poignée d’experts sont con-
vaincus qu’aujourd’hui, cette
courbe ne fonctionne plus. Beau-
coup d’autres, notamment au sein
de la BCE, jugent qu’elle est simple-
ment un peu plus poussive
qu’autrefois. « L’institut monétaire
estime que le frémissement des ré-
munérations observé depuis quel-
ques mois est durable et va se ren-
forcer », observe Nadia Gharbi,
économiste chez Pictet. Avant
d’ajouter : « Mais il est clair que cer-
tains facteurs structurels difficiles à
expliquer freinent la tendance. »
C’est dire si la crise a balayé les re-
pères de nos experts ! Pour tenter
de comprendre ces facteurs struc-
turels, ils se penchent sur des indi-
cateurs plus fins que le seul taux
de chômage. Ceux permettant, par
exemple, de mesurer le nombre
de personnes ayant renoncé
Les travailleurs
ont un pouvoir
salariale plus limité.
Surtout lorsqu’ils
sont concurrencés
par des robots
à chercher un poste, et échappant
donc aux statistiques. Ceux, en-
croissante de l’emploi : hausse des
contrats à durée déterminée
(CDD) et des contrats d’indépen-
dants, recours croissant aux
temps partiels…
En Espagne et en Italie, la majo-
rité des jobs créés depuis la crise
sont précaires. Or, dans tous les
secteurs où cette tendance est
forte, les travailleurs ont un pou-
voir de négociation salariale plus
limité. Surtout lorsqu’ils se retrou-
vent en concurrence avec des ro-
bots – difficile pour un salarié re-
doutant d’être remplacé par une
caisse automatique de réclamer
une augmentation. Dans l’indus-
trie, ils doivent compter avec la
concurrence des pays à bas coûts.
Dans ces conditions, tout con-
court à un redressement progres-
sif des salaires. Mais un autre
doute habite les économistes : la
hausse des rémunérations se
transformera-t-elle bien en infla-
tion, comme autrefois ?
Jusque dans les années 1990, les
entreprises accordant des hausses
de salaires augmentaient leurs
prix de vente dans la foulée, afin
de conserver leurs marges. Mais là
encore, cette relation semble
s’être affaiblie.
Nombre de PME préfèrent en ef-
hausse des salaires sur leurs tarifs,
redoutant de perdre des parts de
marché face à la concurrence.
D’autant qu’aujourd’hui, Internet
et les plates-formes de vente en li-
gne, comme Amazon, permettent
de comparer les prix en un clic.
Pour suivre la question, la BCE se
concentre sur l’inflation dite
« sous-jacente », qui exclut les prix
des produits les plus volatils,
comme l’énergie. Celle-ci stagne
autour de 1 % depuis deux ans, tan-
dis qu’elle avoisinait les 2 % avant
la crise. « Or, la hausse de l’inflation
sous-jacente est indispensable
pour que la BCE puisse atteindre
durablement sa cible, à savoir, un
indice des prix évoluant autour de
2 % par an », rappelle Nadia Gharbi.
Là encore, l’institut de Francfort
se montre confiant. Son pari est le
suivant : tout au long de 2019, sa-
laires et inflation poursuivront
leur redressement, si bien qu’il
pourra commencer à relever son
taux directeur, aujourd’hui à zéro,
vers la fin de l’année.
« C’est le scénario le plus probable,
remarque Charles-Henri Colom-
bier. Mais les mauvais indicateurs
observés ces dernières semaines
peuvent laisser craindre que la ma-
chine économique se grippe à nou-
veau. » Et ce, au détriment des ré-
munérations… p
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0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
La vague de suspicion à l’égard
de Huawei gagne la France
Les Etats-Unis ont été les premiers à exclure l’équipementier chinois de
leur réseau 5G pour des motifs de sécurité nationale
L
a France va-t-elle à son
tour se ranger dans le
groupe des Etats qui refu-
sent de collaborer avec
Huawei pour déployer leur réseau
5G ? La question se pose avec une
acuité inédite alors que la liste des
pays hostiles à l’industriel chinois
ne cesse de s’allonger. Les Etats-
Unis avaient été les premiers à affi-
cher leur hostilité à l’égard du
géant de Shenzhen. Depuis, ils ont
convaincu l’Australie d’adopter la
même position, et la Nouvelle-
Zélande lui a emboîté le pas cette
semaine. A Bruxelles, où le lob-
bying de Huawei est intense, les
mêmes inquiétudes se sont expri-
mées.
Mais les Etats-Unis, engagés
dans un bras de fer commercial
avec le concurrent chinois, sem-
blent déterminés à mener la
fronde au-delà du cercle de ses al-
liés traditionnels en matière de
renseignement (Etats-Unis, Ca-
nada, Grande-Bretagne, Australie,
Nouvelle-Zélande). Selon plu-
sieurs journaux européens,
Washington ferait également
pression sur des capitales euro-
péennes (Rome, Berlin) pour qu’el-
les prennent leurs distances avec
ce fournisseur.
Il faut dire que la 5G est un sujet
particulièrement sensible, puis-
qu’elle touche aux réseaux télé-
phoniques, et donc « à la sécurité
nationale », explique la députée
(LREM) Laure de la Raudière. Mais
elle présente aussi des opportuni-
tés de développement économi-
que immenses. Succédant à la 4G,
cette nouvelle génération de télé-
phonie mobile doit offrir des dé-
bits beaucoup plus élevés. Elle va
également permettre de déployer
le très haut débit dans des zones
où la fibre est compliquée à ame-
ner. Pour l’instant déployée à titre
expérimental, elle devrait com-
mencer à être diffusée de manière
industrielle à partir de 2019 dans
Brexit : quand l’Union européenne fait
pression sur la Suisse pour avertir la City
Dans un mois, la Bourse de Zurich risque de perdre son équivalence européenne
londres - correspondance
S i la City avait besoin d’un
aperçu des problèmes qui
l’attendent après le Brexit,
l’épreuve de force actuelle entre
l’Union européenne (UE) et la
Suisse vient de le lui fournir. En
adoptant une attitude intransi-
geante, Bruxelles envoie un mes-
sage de fermeté qui vise au moins
autant le Royaume-Uni que la
Confédération helvétique.
L’affaire concerne la Bourse de
Zurich. Depuis l’entrée en vigueur
d’une nouvelle directive euro-
péenne début 2018 (la « MIF 2 »,
dans le jargon de Bruxelles), les
Bourses hors de l’UE doivent ob-
tenir des autorités européennes
une « équivalence » pour que les
traders européens puissent y
avoir accès. Toutes les grandes
places internationales (New York,
Tokyo…) ont obtenu une équiva-
lence sans limite de temps. A une
exception près : celle de Zurich,
qui n’en a reçu une que pour un
an, arrivant à expiration fin 2018.
Pourtant, de l’aveu même des
négociateurs, les règles boursiè-
res suisses ne sont pas en cause.
La véritable raison est politique.
L’UE entend faire pression sur le
gouvernement helvétique, avec
Bercy a contacté
Huawei après
avoir appris que
le chinois était
en discussion
avec SFR pour
des équipements
à Paris et
en Ile-de- France
les pays les plus en pointe, en
même temps que les premiers
smartphones compatibles à la 5G
feront leur entrée sur le marché.
Mais, comme le résume le dé-
puté Eric Bothorel (LREM), « la 5G,
ce n’est pas la 4G + 1 » : cette techno-
logie sera aussi le support d’inno-
vations telles que la voiture auto-
nome, les usines 4.0, ou la télémé-
decine. Cela nécessite cependant
que la technologie soit encore affi-
née et la 5G ne devrait pas démon-
trer toute l’étendue de ses capaci-
tés avant 2021 au moins.
Une manne immense
Une chose est sûre : pour les ac-
teurs des télécoms, à commencer
par les fournisseurs d’infrastruc-
tures comme Huawei, Ericsson et
Nokia, le marché de la 5G va repré-
senter une manne immense, esti-
mée à environ 11 milliards de dol-
lars (9,6 milliards d’euros) en 2022,
selon le cabinet IHS Markit.
Le climat de suspicion qui se des-
sine aujourd’hui autour du fabri-
cant chinois pourrait l’handicaper
par rapport à ses concurrents.
Même en France – où l’attribution
des fréquences 5G est prévue à la
fin du premier semestre 2019 –,
des interrogations commencent à
émerger, selon plusieurs sources
que nous avons pu contacter. Le
climat s’est « tendu » depuis une
lequel elle est en cours de négo-
ciations depuis quatre ans sur des
questions institutionnelles. La
Commission européenne sou-
haite que la Suisse suive de plus
près les règles européennes, en
échange de son accès au marché
unique. Pour obtenir gain de
cause, elle a décidé de lier officiel-
lement les deux dossiers, n’accep-
tant de renouveler l’équivalence
de la Bourse de Zurich que si elle
juge que des « progrès suffisants »
ont été réalisés du côté des discus-
sions institutionnelles.
Mercredi 28 novembre, le cou-
peret est tombé. Valdis Dombro-
vskis, le commissaire européen
en charge de la finance, a affirmé
qu’il « n’y avait pas de progrès suf-
fisants ». L’équivalence boursière
risque d’être perdue dans un
mois. La réplique des autorités
helvétiques a été aussi sèche : ven-
dredi 30 novembre, celles-ci ont
publié une ordonnance qui sus-
pend le droit des plates-formes
boursières européennes d’échan-
ger des actions suisses à partir du
1er janvier 2019, sauf si l’équiva-
lence est renouvelée.
Pour la Bourse de Zurich, une
telle sanction de Bruxelles serait
un sérieux revers. De son propre
aveu, la « majorité » des échanges
quinzaine de jours explique l’une
d’elles. « Il y a une certaine préven-
tion contre les équipementiers chi-
nois de la part de l’Elysée, de
Bercy », précise une autre… alors
même que Huawei fait affaire de-
puis de nombreuses années avec
la plupart des opérateurs natio-
naux – bien qu’il n’ait jamais pu
installer ses équipements sur la
partie la plus critique du réseau,
dite le « cœur de réseau ».
Laure de la Raudière, qui copré-
side le Groupe d’études cybersécu-
rité et souveraineté numérique à
l’Assemblée, se félicite de « la prise
de conscience politique » à l’égard
de ces sujets en Europe, et clame,
sans cibler Huawei, qu’« il faut in-
terdire tout ce qui est dangereux
pour la sécurité nationale et qui
permettrait des écoutes ».
Une inquiétude qui est intrinsè-
quement liée à la technologie de la
5G, et la capacité qu’auraient les
constructeurs à y introduire des
portes dérobées qui permet-
traient à une entité étrangère d’es-
pionner ou de paralyser entière-
ment les communications à dis-
tance. « Avec ces réseaux plus intel-
ligents, deux ou trois antennes sur
les toits suffisent pour espionner un
périmètre de plus en plus large »,
précise un familier du secteur.
Les origines chinoises de l’équi-
pementier alimentent également
les inquiétudes. Et notamment le
passé de son fondateur, l’homme
d’affaires Ren Zhengfei, un ancien
ingénieur de l’armée chinoise.
Bien que Huawei a toujours assuré
de son indépendance, la crainte
qu’elle entretienne des liens avec
le gouvernement de Pékin per-
siste. En 2017, une loi chinoise a
ajouté de l’huile sur le feu en éta-
blissant un devoir de coopération
et de collaboration des entreprises
dans le cadre d’un effort national
pour le renseignement.
Un événement en particulier
semble avoir alerté les autorités
des principales actions suisses est
réalisée par des courtiers basés
dans l’UE (dont l’essentiel à Lon-
dres). Potentiellement, ces der-
niers ne pourront plus continuer
ce travail au-delà de 2019. « L’im-
pact pour les Bourses suisses serait
considérable », estime Markus
Ferber, un député européen alle-
mand qui suit le dossier. La con-
tre-mesure suisse annoncée ce
vendredi réduit partiellement la
portée de la sanction euro-
péenne, mais la liquidité sur les
valeurs boursières suisses serait
malgré tout en forte baisse.
Un avertissement pour Londres
Le bras de fer exaspère la diplo-
matie suisse. « Bien sûr que ça
aura un impact négatif pour la
Bourse suisse, mais est-ce qu’on
peut vraiment accepter d’être
traité comme ça ? Ou est-ce qu’on
conserve un peu de dignité ? »
Pour l’instant, la plupart des
participants se montrent opti-
mistes, estimant qu’un accord
sera finalement trouvé d’ici à fin
décembre. La situation n’en est
pas moins inconfortable pour le
secteur financier suisse. Elle sert
aussi d’avertissement à la City.
« Tant que les négociations du
Brexit sont en cours, la commis-
françaises. Ayant appris que
Huawei était en discussion avec
SFR pour des équipements qui
pourraient notamment être ins-
tallés dans le cœur de Paris et en
Ile-de-France, soit à proximité de
lieux de pouvoir et d’installations
sensibles, Bercy a contacté l’opéra-
teur pour lui faire savoir que ce
projet lui posait question. Sans
parler de défiance spécifique à
l’égard du constructeur chinois, le
ministère a tenu à rappeler qu’il
serait particulièrement vigilant
pour tout sujet touchant à la sécu-
rité nationale.
De son côté, Huawei rétorque
qu’en trente ans d’existence dans
le domaine des télécoms dont
seize ans en France, la sécurité de
ses équipements n’a jamais été
prise en défaut. Le constructeur
s’estime surtout victime du bras
de fer entre la Chine et les Etats-
Unis : « Il y a des gens qui essaient
de tirer avantage des inquiétudes
suscitées par toute nouvelle tech-
nologie, pour les ajouter dans un
contexte de tensions commerciales
accrues », explique Minggang
Zhang, directeur général adjoint.
L’exclusion pure et simple de
Huawei du marché français ne
semble cependant pas l’hypo-
thèse la plus probable. Les opéra-
teurs n’y sont pas favorables, qui
préfèrent avoir le choix entre un
maximum d’équipementiers
pour pouvoir faire jouer les rè-
gles de la concurrence et baisser
les prix.
Par ailleurs, comme le souligne
Stéphane Téral, d’IHS Markit, les
autres fournisseurs d’infrastruc-
tures seraient bien en peine de
combler, en l’état, le vide que lais-
serait Huawei. Pour autant, il ap-
paraît clairement que les autorités
françaises ne laisseront pas
Huawei installer ses équipements
n’importe où sur le territoire. p
zeliha chaffin
et vincent fagot
sion a peur de paraître faible et elle
joue aux durs avec les Suisses », es-
time M. Ferber.
Après sa sortie de l’UE, le Royau-
me-Uni sera considéré comme un
pays tiers et aura besoin de se sou-
mettre au régime des équivalen-
ces, non seulement pour les Bour-
ses, mais aussi la gestion d’actifs,
les banques, l’assurance… Or,
comme l’illustre le cas suisse, les
équivalences sont à sens unique :
l’Union européenne décide seule
de les accorder ou non. Pire en-
core, elle peut les retirer unilaté-
ralement à tout moment.
Il est facile dans ces circonstan-
ces d’imaginer Bruxelles utilisant
cette arme pour faire pression sur
Londres, par exemple lors de né-
gociations concernant l’accès des
bateaux de pêche européens aux
eaux britanniques.
Consciente de cette faiblesse, la
City a proposé un système
« d’équivalences améliorées », qui
seraient décidées par un comité
bilatéral, sur un pied d’égalité en-
tre l’UE et le Royaume-Uni. Sans
surprise, les Européens ont émis
une fin de non-recevoir. Et
l’exemple suisse prouve qu’ils ont
bien l’intention d’utiliser leur
avantage au maximum. p
éric albert
économie & entreprise | 5
Aux Pays-Bas, Shell exonéré
d’impôt sur les bénéfices
L es révélations du quotidien Trouw, jeudi 29 novembre,
sur le traitement fiscal plus que favorable apparemment
réservé au géant pétrolier et gazier Royal Dutch Shell
créent beaucoup de remous aux Pays-Bas. Le journal révélait,
en effet, que le groupe ne paie pas d’impôts dans le pays où il est
établi alors qu’il réalise des bénéfices colossaux – 13 milliards
d’euros en 2017.
C’est l’utilisation de toutes les possibilités de déduction et
autres ficelles du droit néerlandais qui auraient permis à Shell
de se trouver quasiment exonérée alors qu’au cours de la der-
nière décennie elle a engrangé, un bénéfice annuel de 2 mil-
liards d’euros lors de sa plus « mauvaise » année, 55 milliards
d’euros au cours de la meilleure.
La multinationale, dont le siège est à La Haye, a constitué une
entité fiscale unique qui lui permet, en cumulant les profits et
les pertes de ses nombreuses filiales, d’échapper à l’impôt, af-
firme l’enquête de Trouw, fondée notamment sur un docu-
ment interne et confidentiel du ministère des finances.
La situation fiscale de la multinationale anglo-néerlandaise
apparaît comme un véritable secret d’Etat. Shell se refuse à tout
commentaire sur son statut pour ne
pas affaiblir sa position à l’égard de ses
LA MULTINATIONALE concurrents. Son PDG, Marjan van
Loon, a seulement indiqué que l’admi-
A UTILISÉ TOUTES nistration « sait précisément ce que fait
LES POSSIBILITÉS Shell ». Celle-ci est toutefois tenue de
respecter un silence total…
DE DÉDUCTION ET L’entreprise est autorisée à déduire,
aux Pays-Bas, les intérêts de ses em-
AUTRES FICELLES DU prunts destinés à des investissements
DROIT NÉERLANDAIS àrues, l’étranger, ainsi que les pertes encou-
par exemple, lors d’explorations
pétrolières infructueuses. Dans le ca-
dre de l’établissement de régimes fiscaux privilégiés, le
royaume a aussi renoncé à taxer les bénéfices des filiales étran-
gères de multinationales.
Jan van de Streek, un professeur de l’université d’Amsterdam,
a publié récemment une étude confirmant le statut privilégié
de Shell qui a conclu un accord – ruling, ou rescrit fiscal – avec le
fisc en 2004 au moment de la fusion des branches néerlandaise
et britannique du groupe et de l’implantation de Royal Dutch
Shell dans la capitale administrative des Pays-Bas. Ce « deal »,
sans limite dans le temps, aurait déjà permis à l’entreprise de
s’épargner 7 milliards d’impôts.
A la suite d’une plainte de l’eurodéputé socialiste Paul Tang,
les services de la concurrence de la Commission européenne
ont ouvert une enquête dite d’orientation. Elle devra détermi-
ner si ce rescrit, particulièrement favorable constitue, oui ou
non, une aide d’Etat.
Soumis à la pression de Bruxelles – qui a notamment dé-
noncé les rulings accordés à Starbucks ou Ikea par l’Etat néer-
landais –, le gouvernement du libéral Mark Rutte promet des
règles plus strictes en matière d’accords fiscaux et de lutte con-
tre l’évasion des capitaux, mais sans dire si elles vaudront éga-
lement pour des accords anciens. Et si certaines constructions
« typiquement néerlandaises », ainsi que les décrit le député éco-
logiste Bart Snels, seront réellement affectées par de nouvelles
directives européennes. Jeudi, la Chambre des députés de
La Haye a voté une motion de l’opposition socialiste, qui ré-
clame l’audition du secrétaire d’Etat aux finances, Menno Snel,
à propos de « l’affaire Shell ». p
jean-pierre stroobants (bruxelles, correspondant)
6 | idées 0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

Quatre experts tirent les premières leçons de la chute de Carlos Ghosn

en matière de gouvernance, de communication, de droit et de management

Les répliques du séisme Renault-Nissan

L’affaire Ghosn vue
du Japon
Les motifs d’indignation et de débat
public ne sont pas les mêmes
au Japon et en France, observe
Sébastien Lechevalier, chercheur,
spécialiste de la société japonaise
Par SÉBASTIEN LECHEVALIER
un chef d’entreprise – japonais ou
étranger – ou un homme politique ne
bénéficie d’aucune condition particu-
lière. Les exemples sont nombreux de
patrons japonais qui ont connu des
conditions similaires, par exemple Ta-
kafumi Horie, ancien président de Live-
door, un portail Internet très populaire,
arrêté, incarcéré puis condamné
en 2006 pour des manipulations bour-
sières. Le procureur général qui a mené
l’enquête à l’époque fait désormais par-

C omme on peut aisément l’ima-

giner, l’arrestation de Carlos
Ghosn a eu un immense reten-
tissement au Japon, dans les médias,
mais aussi plus généralement dans la
société japonaise. D’autant plus que
Carlos Ghosn était un chef d’entreprise
très respecté, dont la contribution au
redressement de Nissan puis à son re-
nouveau témoignait du profond chan-
gement du modèle japonais, notam-
ment de son internationalisation.
Il est possible de tirer quelques leçons
du traitement de ce scandale au Japon,
par comparaison avec celui des médias
et commentateurs français.
Les conditions sévères de détention
de Carlos Ghosn nourrissent en France
les soupçons de complot et les accusa-
tions de xénophobie. Mais, au Japon, el-
les ne sont nullement exceptionnelles.
A ce stade de la procédure, il n’existe
pas, contrairement à la France, de quar-
tiers VIP dans les prisons japonaises :
LE DÉBAT SE POURSUIT SUR
LEMONDE.FR WWW.LEMONDE.FR/IDEES
« De Louis Renault à
Carlos Ghosn, la tradition
des “patrons absolus”
et solitaires », par Didier
Toussaint, auteur de Renault ou l’inconscient
d’une entreprise (L’Harmattan, 2004)
« Les multinationales font face à “la
concurrence des juridictions nationales” »,
par Marie Danis et Benjamin van Gaver,
avocats au cabinet August Debouzy
tie de l’équipe d’avocats de la défense de
Carlos Ghosn…
Si le principe de la présomption d’in-
nocence existe dans les deux pays, son
utilisation dans le débat public diffère.
En effet, au Japon, l’arrestation vaut,
aux yeux de l’opinion, presque con-
damnation, même si elle ne s’accompa-
gne pas, comme aux Etats-Unis, d’une
mise en scène humiliante. Ce qui est ca-
ractéristique de la justice japonaise – et
ce qui est attendu par la population –,
c’est sa rapidité et sa sévérité (la fraude
fiscale et l’abus de bien social sont pas-
sibles d’une peine comprise entre qua-
tre et dix ans de prison ferme).
PEU DE CRITIQUES DIRECTES
Quant au montant du salaire de Carlos
Ghosn, les réactions sont sensiblement
différentes de ce qu’on observe en
France. Il y a en effet relativement peu
de critiques directes à l’encontre des
près de 7,5 millions d’euros versés
en 2017 à M. Ghosn pour ses responsa-
bilités chez Nissan et Mitsubishi (hors
autres avantages légaux). Ce salaire est
pourtant près de trois fois supérieur à
celui du président de Toyota, Akio
Toyoda (issu de la famille fondatrice et
actionnaire historique de l’entreprise),
et sans comparaison avec les salaires
des dirigeants japonais d’autres entre-
prises bien plus grandes ou profitables
que Nissan.
Cela peut paraître étonnant dans un
pays marqué par l’extrême modération
salariale depuis bientôt vingt ans. Mais
il est accepté que les patrons étrangers,
notamment ceux à qui on a fait appel
pour redresser des entreprises nationa-
les mal en point, bénéficient de rému-
nérations sans commune mesure avec
les normes domestiques : huit des dix
patrons d’entreprises japonaises les
mieux rémunérés étaient étrangers
en 2016. De plus, les débats sur les iné-
galités dans l’Archipel, particulière-
ment vifs depuis une vingtaine d’an-
nées, ne sont pas centrés sur l’opposi-
tion entre le 1 % ou le 0,1 % et les autres,
mais sur la paupérisation d’une partie
des classes populaires. Il n’en est pas
moins vrai que le niveau de rémunéra-
tion d’un Carlos Ghosn était très mal ac-
cepté chez d’autres dirigeants japonais.
De même, les soupçons de fraude fis-
cale ne suscitent que des réactions pru-
dentes et mesurées. C’est peu étonnant
dans un pays où le niveau d’hostilité à
l’impôt est élevé – comme en témoi-
gnent les débats récurrents sur l’éléva-
tion du taux de TVA – et où la fraude et
l’évasion fiscales, pourtant bien docu-
mentées par des recherches académi-
ques et par des enquêtes journalisti-
ques comme les « Panama » et les « Pa-
radise papers », ne font pas l’objet d’un
véritable débat public ni même d’une
politique spécifique, en dehors des ef-
forts quotidiens de l’administration fis-
cale japonaise. Contrairement à la
France et à d’autres pays, peu de noms
de personnalités suspectées ou coupa-
bles de fraude ont filtré au Japon, mal-
gré le recours intensif aux paradis fis-
caux de Singapour ou des îles du Pacifi-
que. Cette question est perçue comme
relevant de l’Etat, et non pas de la so-
ciété en général.
CONCEPTION ORGANIQUE DE LA FIRME
Ce n’est pas du tout le cas des soupçons
d’abus de bien social qui ont fait l’objet
de révélations et de commentaires. En
dehors du nombre considérable
d’anecdotes croustillantes sur l’emploi
par Nissan de membres de la famille
Ghosn, les dépenses personnelles
somptuaires, les investissements im-
mobiliers ou l’utilisation des fonds de
l’entreprise pour couvrir les pertes
d’investissements privés, le débat est
vif sur les limites de sa gouvernance.
Même si, comme en France, le compro-
mis social interne à l’entreprise a été
bouleversé au bénéfice des actionnai-
res et des dirigeants et au détriment
des salariés, la conception de la firme
reste organique au Japon.
Il est dès lors très mal accepté que des
dirigeants, quels que soient leurs méri-
tes par ailleurs, utilisent ses fonds pour
leur intérêt propre. Alors que la gou-
vernance était caractérisée jusqu’à la
fin des années 1990 par l’importance
des contrôles internes, de nombreuses
entreprises, dont Nissan, ont décidé de
se « moderniser » en adoptant un mo-
dèle plus proche des canons anglo-
saxons. Le moins que l’on puisse dire
est que ce modèle a failli. Il est probable
qu’un modèle de gouvernance plus
« toyotiste », malgré ses imperfections,
soit remis au goût du jour. p
¶
Sébastien Lechevalier
est directeur d’études à l’Ecole
des hautes études en sciences
sociales (EHESS) et président
de la Fondation France-Japon

Alliances, bureaucraties d’entreprises et interventions étatiques

La crise de Renault-Nissan est symptomatique des limites Leur architecture, bâtie à l’échelle du
monde, permet de transformer les
atteintes dans la gouvernance d’immenses groupes échanges internationaux en échanges
industriels devenus aussi puissants que les Etats, analyse internes. Mais si les marchés sont mon-
diaux, les Etats sont nationaux. Et si les
le professeur de management Jean-Michel Saussois dirigeants des grandes entreprises euro-
péennes, américaines, brésiliennes, in-
diennes n’insistent pas sur leur nationa-
Par JEAN-MICHEL SAUSSOIS KLM), le partage de ressources, la mise en lité d’origine, c’est parce qu’ils ont pris
commun de savoirs entre ingénieurs et une longueur d’avance sur des Etats inca-
cadres supposent des relations de coopé- pables, à ce jour, de se doter d’une gou-
En fait, les relations entre l’Etat et les
grandes entreprises sont historique-
ment situées. Par exemple, le contexte de
la seconde guerre mondiale permet de
comprendre la déclaration emphatique
« Ce qui est bon pour General Motors est
bon pour les Etats-Unis », prononcée par
le PDG de General Motors à l’époque où il
dirigeait l’entreprise automobile la plus
performante au monde. Or, ironie de
l’histoire, il semblerait que cette petite
vient une affirmation largement parta-
gée. On comprend mieux que les diri-
geants de Nissan et les hauts fonctionnai-
res du MITI (Ministry of International
Trade and Industry) n’aient pas apprécié
les subtilités d’une loi française, dite « loi
Florange ». Cette loi à usage national, vo-
tée à la suite d’une crise dans un bassin si-
dérurgique bien loin du Japon, a eu un ef-
fet déstabilisant sur la gouvernance de
l’alliance, où l’Etat français a doublé ses

L a spectaculaire arrestation de Car-

los Ghosn par les autorités japo-
naises a pour le moins surpris l’ac-
tionnaire principal français. Mais cette
surprise, du côté de Renault comme de
ration construites sur une vigilance réci-
proque et constante, afin de veiller à ce
que chacun des partenaires y trouve son
compte. Lorsqu’on atteint le point au-
delà duquel les intérêts des coopérants
vernance européenne, encore moins
mondiale.

l’Etat français, renvoie de fait à la nature
baroque d’un montage juridique produit
par des juristes inventifs, montage dont
la solidité semblait assurée par une clef
de voûte incarnée par un homme hors
normes, un dirigeant à la stature
d’homme d’Etat, capable de dialoguer
avec tous les puissants de la planète.
Dans les cathédrales gothiques, la clef
de voûte maintient l’édifice, car elle per-
met de bloquer les claveaux ; de même,
dans des alliances entre grandes entre-
prises ayant leur propre histoire et leur
propre culture, les forces centrifuges ne
manquent pas et doivent être contenues
en permanence. Dans l’alliance stratégi-
que Renault-Nissan-Mitsubishi (il en est
de même pour l’alliance Air France-
sont menacés, les arrangements organi-
sationnels se disloquent.
Reste à savoir si la clef de voûte est le
seul moyen de maintenir l’équilibre dy-
namique des cathédrales industrielles
de l’ère moderne, ou si l’architecture des
pouvoirs est à repenser complètement.
Si les commentaires se focalisent
aujourd’hui sur les dérives d’un homme
aveuglé par la cupidité, cet incident criti-
que permet surtout de revenir sur un dé-
bat sans fin, celui de la nature de ces
structures qui rassemblent des centai-
nes de milliers de salariés sous leur om-
brelle et se révèlent être de grandes bu-
reaucraties privées, dont la gouvernance
relève d’un régime monarchique sans
contre-pouvoirs.
EXCEPTION AMÉRICAINE
Tout se passe comme si l’Etat national
n’avait plus son mot à dire, se voyant le
plus souvent débordé, voire doublé. Dans
la récente affaire dite du « dieselgate », le
régulé Volkswagen a régulé en fait le ré-
gulateur, en arbitrant en sa faveur les
normes managériales contre les normes
environnementales. Seul l’Etat améri-
cain fait figure d’exception par sa capa-
cité à construire de fait un véritable gou-
vernement économique à l’échelle du
monde. L’extraterritorialité du droit
américain joue le rôle d’un rouleau com-
presseur normatif, qui permet d’obtenir
un terrain lisse, sans aspérité locale, « in-
vitant », sous peine de sanctions lourdes,
toutes les grandes entreprises étrangères
à jouer sur le seul terrain régi selon les rè-
gles américaines.
phrase fut en réalité dite à l’envers : Char-
les E. Wilson, alors secrétaire d’Etat à la
défense de l’administration Eisenhower
(1953-1957), aurait déclaré : « Ce qui est
bon pour les Etats-Unis est bon pour Gene-
ral Motors. »
Aujourd’hui, dans l’Amérique traversée
par un vif sentiment de restauration na-
tionale, Donald Trump martèle que ce
qui est bon pour les Etats-Unis doit être
bon pour Apple, Pfizer ou Merck. C’est
d’ailleurs le sens qu’il faut donner à sa ré-
forme fiscale, qui permet aux groupes
américains de rapatrier leurs profits à
l’étranger jusque-là non taxés, ce qui faci-
litait d’ailleurs des OPA amicales ou hos-
tiles vis-à-vis d’entreprises européennes
(GE sur Alstom, Pfizer sur AstraZeneca,
Eli Lilly sur la division santé animale du
groupe Novartis).
Au Japon également, où souffle à nou-
veau le vent national, dire que ce qui est
bon pour le pays est bon pour Nissan de-
parts, en donnant l’image d’un action-
naire à la fois « raider » et intrusif.
Cette affaire a finalement le mérite de
mettre le projecteur sur deux questions :
tout d’abord, sur la nature de la relation
entre les Etats et les grandes entreprises,
qui va de la conflictualité à la fusion, en
passant par la coopération ; ensuite, sur le
régime monarchique qui régit la grande
entreprise, un régime de moins en moins
supporté par les salariés, mais aussi par
les citoyens. La légitimité politique de la
grande entreprise est à reconstruire. p
¶
Jean-Michel Saussois est professeur
émérite à l’ESCP-Europe. Il est l’auteur
de « Capitalisme. Un dieu sans Bible »
(Le Cavalier bleu, 2011)

0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018
Le patron, angle mort
de la gestion des risques
Le professeur de management Thomas Durand s’interroge
sur le paradoxe de multinationales si puissantes,
et si facilement fragilisées par le défaut d’un seul homme
Par THOMAS DURAND
L a chute annoncée de Carlos Ghosn
repose la question de la vulnérabi-
lité et donc de la résilience des très
grandes organisations quand leur diri-
geant fait soudain défaut. La situation est
comparable, toutes proportions gardées,
avec ce qui s’est passé lors des disparitions
tragiques de Georges Besse en 1986 chez
Renault, d’Edouard Michelin chez Miche-
lin en 2006, ou de Christophe de Margerie
chez Total en 2014.
A chaque fois, un état de sidération suivi
de tristesse teintée de vertige et de doutes,
avant la nomination du successeur, la re-
prise en main et le rebond. Même si les
conseils d’administration nomment en
général un successeur assez rapidement,
comme cela s’est d’ailleurs fait chez Nissan
et Mitsubishi ou dans une certaine me-
sure Renault, il survient une dangereuse
phase de flottement. Mais comment une
entreprise, qui s’efforce en principe de s’or-
ganiser et d’anticiper en toute chose, peut-
elle autant tanguer quand le dirigeant
vient à faire défaut ? Cette question est
particulièrement prégnante pour la très
grande entreprise.
LA RARETÉ DES
DIRIGEANTS
EXPÉRIMENTÉS EST BIEN
RÉELLE ET EXPLIQUE
LES FLOTTEMENTS QUAND
IL S’AGIT DE CHERCHER
UN REMPLAÇANT À CELUI
OU À CELLE QUI N’EST
SOUDAIN PLUS LÀ
Toute icône doit être irréprochable
L’avocat Fabrice Lorvo tire les enseignements
du scandale pour le monde de l’entreprise en termes
de communication, de réputation et d’éthique
Par FABRICE LORVO
I l est déjà possible de tirer quelques en-
seignements de la mise en garde à
vue, le 19 novembre, au Japon, de Car-
los Ghosn, PDG de l’alliance automobile
Renault-Nissan-Mitsubishi Motors. Le pre-
mier est que le patron qui a cherché ou
obtenu la notoriété médiatique reste un
débiteur permanent vis-à-vis des médias.
Le numérique replace l’image (ou l’icône ?)
au cœur de notre société, et il faut systé-
matiquement brûler ce que l’on a adoré.
Ce n’est d’ailleurs pas une nouveauté car
on sait depuis les Romains qu’il n’y a pas
loin du Capitole à la roche Tarpéienne. Ce
qui étonne, c’est l’ampleur donnée au phé-
nomène. L’arrestation de Carlos Ghosn a
été mondialement commentée, et tous
évoquent la déchéance d’un patron de la
mondialisation au mépris de la présomp-
tion d’innocence. Le fait que son arresta-
tion à la descente de son avion privé se
soit passée face à des caméras a probable-
ment participé à ce phénomène…
La deuxième leçon est que la valeur es-
sentielle de l’entreprise est son image et
celle de son représentant légal. Or, cette
image est fragile. A la suite de l’annonce de
l’arrestation de Carlos Ghosn, le titre de
Nissan a dévissé en Bourse de 12 %, le con-
seil d’administration de Nissan a limogé
son président, celui de Mitsubishi égale-
Trois constats permettent de compren-
dre ce talon d’Achille des grandes organisa-
tions modernes. Premièrement, les entre-
prises sont des hiérarchies avec une
structure de pouvoir pyramidale. Si l’on
n’y prend garde, ces hiérarchies peuvent
même devenir des monarchies éclairées.
Les présidents sont contrôlés par leur con-
seil d’administration, mais certains font
tout pour s’en affranchir en s’efforçant d’y
faire nommer des administrateurs amis
pour contrôler leur conseil en retour. Une
version de l’arroseur arrosé adaptée à la
gouvernance. Par ailleurs, en interne, un
président nomme ses collaborateurs et les
contrôle par l’usage classique du bâton et
de la carotte combinés. Au total, un prési-
dent installé tient son monde.
Dans de tels contextes, il est difficile
d’oser aborder le sujet sensible de la suc-
cession, du plan B face à un scénario catas-
trophe, proche du tabou, celui de la chute
de l’Inca ! Deuxièmement, les dirigeants à
même de faire réussir la très grande entre-
prise ne sont pas légion. Il y a foule de can-
didats, mais peu de vrais talents. Les écoles
forment nombre de diplômés, mais il y a
un abîme entre le cadre-manageur et le
leader-dirigeant confirmé.
CAPACITÉ ET TALENT
Il y faut une combinaison assez exception-
nelle de vista stratégique, de capacité
d’animation, de connaissance fine des mé-
tiers de l’entreprise (ça prend du temps et
ça ne s’invente pas), de légitimité auprès
des équipes, de sens politique. Plus l’entre-
prise est grande, plus les décisions sont
lourdes d’implications. Outre la capacité et
le talent, il y faut l’expérience et des réussi-
tes attestées, pour lesquelles le hasard et la
chance peuvent d’ailleurs avoir joué leur
rôle. La rareté des dirigeants expérimentés
est bien réelle et explique les flottements
quand il s’agit de chercher un remplaçant
à celui ou celle qui n’est soudain plus là.
Troisièmement, il y a le jeu subtil des
présidents qui font tout pour se rendre ir-
ment. L’immédiateté de la réaction des ac-
tionnaires démontre bien que pour proté-
ger l’entreprise, ils ont choisi de la dissocier
de celui dont l’intégrité était entachée.
Troisième point : l’image doit être mo-
rale. Aujourd’hui, une entreprise ne peut
plus se contenter de fournir de bons pro-
duits ou de bons services, et son chef ne
doit plus se limiter à être un excellent stra-
tège. Il est impérieux que l’entreprise et
son chef adoptent un comportement irré-
prochable. Le chef d’entreprise doit être
au-dessus de tout soupçon.
DÉJÀ MONDIALEMENT JUGÉ
Avec le recul et dans les prochaines an-
nées, on étudiera probablement la diffé-
rence d’impact médiatique entre le « die-
selgate » de Volkswagen, en 2015, et
l’arrestation de Carlos Ghosn, en 2018. Le-
quel de ces deux actes est objectivement le
plus grave pour l’entreprise ? Avoir abusé
le consommateur en ayant inclus un algo-
rithme trompeur dans les véhicules Volk-
swagen entre 2009 et 2015, ou voir son
PDG accusé d’avoir omis de mentionner
une partie de ses revenus dans des rap-
ports annuels à destination des autorités
financières japonaises entre 2011 et 2015 ?
Il est vrai que, chez Volkswagen, le prési-
dent du directoire a démissionné en décla-
rant ne pas avoir été informé de cette
fraude organisée. M. Ghosn, quant à lui,
n’a pas encore eu le loisir de s’exprimer,
remplaçables en se construisant une posi-
tion de clé de voûte… pour l’occuper dura-
blement. De la même façon qu’une
entreprise conçoit un modèle d’affaires
sur un marché pour y tenir une position
durable et défendable, ils imaginent des
schémas organisationnels et de gouver-
nance qui les rendent incontournables
dans la durée.
Au-delà du sens du devoir, l’envie de du-
rer est humaine. Tous les dirigeants ne se
précipitent pas pour préparer leur succes-
sion. Mais il y a pire. L’appât du gain,
l’ivresse du pouvoir sont des ressorts qui
peuvent conduire certains dirigeants à des
schémas avant tout conçus pour eux-mê-
mes, pour leur permettre de durer. En cas
de sortie soudaine du « patron », l’entre-
prise est alors vulnérable, sa résilience est
affaiblie et la quête pour un successeur de-
vient angoissante.
UN CAS EXTRÊME
Les passages de relais sont souvent des
moments critiques dans la vie des grands
groupes, mais un vide soudain de gouver-
nance l’est plus encore. Le recensement et
l’évaluation des risques font pourtant par-
tie de l’outillage classique des entreprises,
en particulier des très grandes, mais il y a
là un angle mort que ni les conseils d’ad-
ministration ni les auditeurs ne semblent
suffisamment traiter par anticipation, en
dehors d’exceptions bienvenues.
Pour ce qui concerne Renault-Nissan-
Mitsubishi, c’est un cas extrême. La com-
plexité du schéma de l’alliance, avec ses
participations croisées minoritaires, ses
déséquilibres et les enjeux nationaux as-
sociés, complique inévitablement le rem-
placement de Carlos Ghosn. Celui-ci avait
certes mis en place un bras droit dans cha-
que entité, mais sans rien résoudre car
sans rien enlever à son propre statut de clé
de voûte. Que ce schéma ait été conçu à
dessein ou ait résulté d’une succession
d’opérations passées, peu importe. Ce qui
compte est que le superbe édifice indus-
triel de l’alliance ne sombre pas avec le dé-
part de celui qui l’aura construit, car l’en-
semble fait sens stratégiquement et reste
prometteur. p
¶ ces personnalités étincelantes,
Thomas Durand est professeur
au Conservatoire national des arts
et métiers, titulaire de la chaire
management stratégique, fondateur
de CMI Stratégies et président de
l’European Academy of Management
mais il a déjà été mondialement jugé.
Dernier point, la gouvernance au sein de
l’entreprise, c’est-à-dire l’ensemble des rè-
gles qui définissent la manière dont une
entreprise doit être dirigée et contrôlée,
est en train d’évoluer. S’il est effectivement
avéré que l’enquête ouverte par le parquet
de Tokyo est basée sur la dénonciation de
Nissan (après des mois d’investigation in-
terne sur son PDG, à l’initiative d’un lan-
ceur d’alerte), cela démontrerait que les
processus de contrôle mis en place, no-
tamment dans les grands groupes, com-
mencent à fonctionner, et que leurs diri-
geants ne doivent pas les négliger. Nissan
a aussi utilisé la nouvelle procédure dite
du « plaider coupable », entrée en vigueur
en juin au Japon, et qui permet d’obtenir
des sanctions réduites quand on reconnaît
une faute.
Plus symptomatique, le président exé-
cutif de Nissan a estimé, dans une confé-
rence de presse, que cette crise résultait
du trop long règne de Carlos Ghosn.
Ce type de constat pourrait conduire les
actionnaires à renouveler régulièrement
les dirigeants, nonobstant leurs bonnes
performances. On peut utilement se de-
mander si le mouvement de dégagisme
qu’a connu récemment la classe politi-
que n’est pas en train de toucher le
monde de l’entreprise. p
¶ certaines règles, s’amenuise avec
Fabrice Lorvo est avocat,
associé du cabinet FTPA
MA VIE EN BOÎTE
CHRONIQUE PAR ANNIE KAHN
PDG narcissiques :
attention danger !
S i les personnes humbles font
de meilleurs dirigeants,
pourquoi nomme-t-on tant
de personnalités narcissiques ? »,
s’interrogeait Margarita Mayo,
professeure en comportement
des organisations, dans un article
de la Harvard Business Review du
7 avril 2017. D’autant que ces per-
sonnalités décrites comme ayant
un fort besoin d’attirer l’atten-
tion, d’être admirées, confortées
dans leurs décisions, outre
qu’elles ne sont donc pas des
patrons hors pair, sont aussi, en
moyenne, plus malhonnêtes, plus
susceptibles de frauder, selon une
équipe de chercheurs, dirigée par
Alex Frino, doyen de la Macquarie
Graduate School of Management,
école de commerce australienne.
A cet égard, Carlos Ghosn ne se-
rait donc pas une exception. Loin
de là. Certes, ces dirigeants affi-
chent, durant un certain temps,
de bons résultats financiers. Kari
Joseph Olsen, professeur à l’uni-
versité de l’Utah (Etats-Unis), l’a
démontré dans de nombreux
travaux de recherche. Plus un
dirigeant est narcissique, plus le
résultat par action du groupe
qu’il dirige augmente, a-t-il ainsi
publié en 2011. Pour arriver à
cette conclusion, il a examiné les
résultats par action des 500 plus
grandes entreprises américaines
entre 1992 et 2009, le nombre de
photos du PDG figurant dans les
rapports annuels étant l’instru-
ment utilisé pour quantifier le
narcissisme du dirigeant.
De nombreux autres cher-
cheurs se sont aussi penchés sur
les avantages et inconvénients de
en s’appuyant sur d’autres critè-
res pour les qualifier, telle la fré-
quence de l’utilisation du « je »
plutôt que du « nous » dans leurs
discours. Susanne Braun, profes-
seur de leadership à l’université
de Durham (Royaume-Uni), en a
fait la synthèse. Ce type de pa-
tron se distingue par le nombre
de mesures radicales qu’il n’hé-
site pas à prendre pour dévelop-
per rapidement son groupe. Opé-
rations de fusion-acquisition,
investissements à l’international,
dans les nouvelles technologies,
s’enchaînent à vive allure.
SUSCEPTIBLES DE FRAUDE
Certes. Mais, revers de la mé-
daille, plus un dirigeant est nar-
cissique, plus il est susceptible de
fraude, comme d’enjoliver ses ré-
sultats financiers pour redorer le
blason de son entreprise, et par
ricochet le sien. Car « un signe ty-
pique d’une personnalité narcissi-
que est le constant besoin d’être
l’objet d’attention et d’admira-
tion », rappelle Kari Olsen. En
outre, qui dit résultats élevés dit
aussi impôts élevés, pour le com-
mun des mortels. Pas pour les di-
rigeants narcissiques. Dans une
autre étude publiée en 2016, Kari
Olsen prouve que ces dirigeants
sont aussi des experts en optimi-
sation fiscale « agressive ». Parce
que « les narcissiques ont le senti-
ment d’être au-dessus des lois. (…)
L’obtention de récompenses et
autres conséquences enviables les
motive grandement ; alors que
l’éventualité de réactions négati-
ves ne les effraie guère ».
Nombreux sont donc ceux qui
passent les bornes du licite. Et,
comme l’ont prouvé des cher-
cheurs en neurosciences, plus on
est malhonnête, plus on le de-
vient. Le cerveau s’habituerait à
ce type de comportement. Le
sentiment de culpabilité, qui est
censé empêcher d’enfreindre
l’habitude. D’où les comporte-
ments frauduleux et incompré-
idées | 7
« EN TEMPS DE CRISE, ON
EST FACILEMENT SÉDUIT
PAR DES SUPERHÉROS
QUI VIENNENT NOUS
“SAUVER”, PENSE-T-ON,
MAIS QUI, EN FAIT, NOUS
PLONGENT DANS DES
PÉRILS PLUS GRANDS »
MARGARITA MAYO
professeure en comportement
des organisations
hensibles de personnalités pour-
tant déjà très largement
financièrement pourvues.
Leurs comportements déviants
dépassent la sphère financière.
Les dégâts sont aussi humains.
Car les Narcisse manquent bien
souvent de considérations pour
les autres, et en particulier pour
leurs collaborateurs, rappelle
Susanne Braun. Alors qu’ils se
surestiment.
A l’inverse, « les dirigeants hum-
bles améliorent les performances
de leur entreprise à long terme
parce qu’ils créent des ambiances
collaboratives. Ils ont une vision
équilibrée d’eux-mêmes, appré-
cient grandement les points forts
et les contributions de leurs colla-
borateurs et sont ouverts aux
nouvelles idées », a prouvé Mar-
garita Mayo. Ils sont plus à
même de dénouer les conflits.
Alors pourquoi donc s’entêter à
nommer des personnes cha-
toyantes mais nocives à terme
pour diriger des sociétés ? Marga-
rita Mayo avance une explica-
tion. « Parce qu’un haut niveau
d’anxiété rend le charisme très dé-
sirable. En conséquence, les crises
accroissent la quête de leaders
charismatiques. (…) En temps de
crise, on est facilement séduit par
des superhéros qui viennent nous
“sauver”, pense-t-on, mais qui en
fait nous plongent dans des périls
bien plus grands. »
Autre explication : paradoxale-
ment, les PDG narcissiques s’en-
tourent fréquemment d’admi-
nistrateurs qui le sont aussi. Et,
alors qu’un conseil d’administra-
tion est normalement fait pour
contrebalancer les excès éven-
tuels du PDG, c’est le contraire
qui se produit, explique Guoli
Chen, professeur de stratégie à
l’Institut européen d’administra-
tion des affaires. Sans parler de la
convergence d’intérêts qui unit
bien souvent les administrateurs
entre eux. Même si les conseils
se sont diversifiés ces dernières
années.
Quant aux lanceurs d’alerte po-
tentiels, il est aussi un moyen fa-
cile de les dissuader d’agir… en
les abreuvant de stock-options.
Car toute dénonciation peut se
traduire par une chute du cours
de Bourse et donc de son patri-
moine personnel, si l’on est ac-
tionnaire de l’entreprise. Trois
chercheurs en finance de trois
universités américaines, Andrew
Call, Simi Kedia et Shivaram Ra-
jgopal, ont prouvé que les entre-
prises présumées coupables de
malversation financière distri-
buaient plus de stock-options à
tout un chacun.
Reste donc à changer les critè-
res de réussite. A récompenser
des êtres pour la façon dont ils
mettent en valeur les membres
de leur équipe, le partage des
connaissances et des fruits de la
croissance. Pour des meilleurs
résultats, sans risque de fin dra-
matique, pour soi et pour les
autres parties prenantes. p
8 | économie & entreprise 0123
DIMANCHE 2 - LUNDI 3 DÉCEMBRE 2018

Air France devrait bientôt sceller 500 MILLIONS

le sort de sa jeune filiale Joon Tel est, environ, le nombre de clients du groupe Marriott qui pour-
raient être concernés par le piratage d’une base de données, a indiqué
la chaîne d’hôtels vendredi 30 novembre, précisant qu’une enquête
interne avait révélé des « accès non autorisés » depuis 2014. Dans un
Le nouveau patron estimerait qu’il y a trop de marques dans le groupe communiqué, elle indique avoir reçu un signalement le 8 septembre
concernant une tentative d’accès à un vaste fichier de réservations
aux Etats-Unis et l’enquête a révélé qu’un « tiers non autorisé » avait
« copié et crypté des informations, et avait entrepris des opérations pour

C’
est la bouteille à
l’encre autour du
sort réservé à Joon, la
filiale mi-low cost
mi-compagnie classique d’Air
France. Annoncé, jeudi 29 novem-
bre par le Figaro, l’arrêt de Joon a
été nié, vendredi 30 novembre,
par Air France. Par un commu-
niqué de deux phrases, Air France
a tenu à démentir « les informa-
tions selon lesquelles il aurait été
décidé d’arrêter l’activité de la
compagnie Joon ».
Selon nos sources, la situation de
la filiale devrait pourtant évoluer à
court terme. Benjamin Smith, di-
recteur général d’Air France-KLM
et aussi patron d’Air France a an-
noncé, jeudi, au cours d’une réu-
nion, des changements à venir
pour Joon. En interne, il est de no-
toriété publique que M. Smith
n’est pas, loin s’en faut, un fan du
nom de la compagnie. Il la verrait
comme « une verrue », plaide un
administrateur. Il trouverait le
nom trop éloigné d’Air France,
confie un cadre de la compagnie.
En pratique, le patron n’apprécie
pas la multiplication des marques
au sein du groupe. Autour du na-
vire amiral Air France gravitent
désormais Transavia, Hop ! Air
France et Joon. C’est beaucoup
trop pour le Canadien, qui plaide-
rait « pour une simplification des
marques ». In fine, Hop !, la mar-
que ombrelle qui réunit les
anciennes compagnies Airlinair,
« Tout le monde
espère qu’il
[Benjamin Smith]
détruit pour tout
reconstruire »
PHILIPPE EVAIN
président du SNPL
Brit Air et Regional, et Joon de-
vraient disparaître.
Le futur de cette dernière n’est
pas encore fixé. Elle avait été
lancée par son prédécesseur, Jean-
Marc Janaillac, pour rentabili-
ser les lignes déficitaires d’Air
France. A l’époque, ce sont les per-
sonnels navigants commerciaux
(PNC), les hôtesses et les stewards,
qui avaient servi de variables
d’ajustement. Joon, filiale d’Air
France, peut recruter des PNC avec
des contrats bien moins intéres-
sants que ceux proposés par sa
maison mère.
A l’heure, une hôtesse de Joon
coûte 40 % moins cher qu’un PNC
d’Air France. Une aubaine pour la
compagnie, qui s’était fixée de par-
venir à des coûts de fonctionne-
ment inférieurs de 14 % à 18 % à
ceux d’Air France. La méthode a
porté ses fruits. « Joon rapporte
beaucoup d’argent sur les routes
sur lesquelles elle a été lancée »,
indique-t-on chez Air France. Ce
succès explique les hésitations de
la direction à mettre un terme bru-
tal à Joon. De plus, la compagnie
continue à recruter des PNC pour
assurer son développement. Les
500 hôtesses et stewards seront
bientôt 700.
Un rôle dans les négociations
Outre son poids économique,
Joon pourrait aussi jouer un rôle
dans les négociations catégoriel-
les menées par la direction avec
les représentants syndicaux des
PNC d’Air France. Ces derniers
n’avaient pas apprécié le lance-
ment de cette compagnie hybride
qui réduisait le périmètre d’acti-
vité d’Air France et donc les pers-
pectives d’évolution de ses hôtes-
ses et stewards. Pour parvenir à
un accord avec les syndicats,
M. Smith pourrait proposer d’en
finir avec Joon. Plusieurs hypothè-
ses sont sur la table. L’une d’elles
verrait Joon retourner dans le gi-
ron d’Air France mais elle coûte-
rait cher car la compagnie ne
pourrait pas faire cohabiter des
personnels embauchés avec des
contrats différents. Un autre scé-
nario, moins onéreux, inviterait à
reverser Joon dans Transavia, la fi-
liale low cost d’Air France. Rien
n’est encore tranché.
Avec la remise en cause de Joon,
« Benjamin Smith solde l’époque
[Jean-Marc] Janaillac », pointe Phi-
lippe Evain, président du syndicat
national des pilotes de ligne
(SNPL). Nommé en août à la tête
d’Air France-KLM, le Canadien, ex-
numéro deux d’Air Canada, n’aura
pas tardé à faire le ménage. A
peine arrivé, il a fait partir deux
des figures emblématiques dé-
criées du temps de son prédéces-
seur. Coup sur coup, il a ainsi dé-
barqué, à la rentrée, Franck Terner
et Gilles Gateau, respectivement
directeur général et directeur des
ressources humaines d’Air France.
« Tout le monde espère qu’il détruit
pour tout reconstruire », indique
M. Evain. Toutefois, « nous atten-
dons encore qu’il présente son pro-
jet », regrette le président du SNPL.
S’il n’a pas encore détaillé son
plan de développement d’Air
France, M. Smith a déjà posé sa
marque sur la compagnie. Il a dé-
cidé de réduire progressivement
de moitié la flotte d’A380, pour-
tant le navire amiral de la compa-
gnie et l’avion préféré des passa-
gers du monde entier. Les pilotes
redoutent d’autres décisions de
cette nature. Ils craignent que leur
nouveau patron décide une ratio-
nalisation des flottes d’Air France
et de KLM. Dans cette optique, les
futurs A350 commandés chez Air-
bus seraient réservés à Air France
tandis que les long-courriers 787
de Boeing iraient chez KLM. Une
manière pour la compagnie fran-
co-néerlandaise de faire des éco-
nomies dans la gestion de ses ap-
pareils et de ses équipages. p
guy dutheil
les retirer ». L’hôtelier dit n’avoir pas fini d’identifier les informations
ayant été dupliquées. – (AFP.)
COMMER C E
Etats-Unis, Canada
et Mexique signent leur
traité de libre-échange
Les Etats-Unis, le Canada et le
Mexique ont signé vendredi
30 novembre le nouveau
traité de libre-échange nord-
américain en marge du G20
à Buenos Aires (Argentine).
« C’est un modèle d’accord de
libre-échange qui va changer
le paysage commercial pour
toujours », s’est félicité Donald
Trump à propos de ce traité
âprement négocié sous sa
pression. – (AFP.)
CON J ON CT U R E
L’Italie voit son PIB
reculer, une première
depuis 2014
Le produit intérieur brut (PIB)
de l’Italie a enregistré une
baisse de 0,1 % au troisième
trimestre par rapport au
deuxième trimestre, sa pre-
mière baisse depuis 2014, a
indiqué, vendredi 30 novem-
bre, l’Institut national de la
statistique (Istat). Cette moro-
sité s’accompagne d’une nou-
velle hausse du taux de chô-
mage, qui atteignait 10,6 % en
octobre, soit 0,2 point de plus
qu’en septembre. – (AFP.)
AU TOMOBI LE
Macron demande à Abe
que l’alliance Renault-
Nissan soit « préservée »
Emmanuel Macron a sou-
haité vendredi 30 novembre
que l’alliance Renault-Nissan-
Mitsubishi Motors soit « pré-
servée », lors d’un entretien
avec le premier ministre japo-
nais, Shinzo Abe, en marge du
G20. « L’échange sur Renault a
été succinct, avec le rappel que
la procédure judiciaire devait
suivre son cours », a fait savoir
l’Elysée alors que la justice ja-
ponaise a annoncé la prolon-
gation de la garde à vue de
Carlos Ghosn. – (AFP.)
D I ST R I BU T I ON
Le groupe Eram
ferme une centaine
de magasins
Eram impose un plan de
sauvegarde de l’emploi chez
Texto et Heyraud. Le groupe
détenu par la famille Biot-
teau, originaire du Maine-et-
Loire, a annoncé vendredi
30 novembre envisager de
fermer une centaine de ses
boutiques de chaussures
début 2019, confirmant une
information du quotidien
Ouest-France.

Uber, Deliveroo… cet arrêt qui menace

les plates-formes numériques
Les autoentrepreneurs pourront s’appuyer sur la décision de la Cour
de cassation pour exiger leur requalification en salariés

L’ angoisse est en train de

gagner les Deliveroo,
Uber, Heetch et autres
Stuart. Ces plates-formes numéri-
ques craignent que leur modèle
économique ne soit remis en
cause en France par un arrêt de la
Cour de cassation, publié mer-
credi 28 novembre. La plus haute
juridiction française a, en effet, dé-
cidé de requalifier le contrat com-
mercial d’un ancien livreur de
Take Eat Easy, société aujourd’hui
liquidée, en contrat de travail.
Un potentiel big bang pour un
secteur qui emploie 200 000 in-
dépendants, selon la Fédération
nationale des autoentrepreneurs.
« En s’attachant à vouloir appli-
quer des règles établies bien anté-
rieurement au développement de
nouveaux secteurs économiques et
désormais inadéquates, la Cour de
cassation fait fi des évolutions non
seulement économiques, mais
également sociales que la transfor-
mation numérique induit, s’indi-
gne l’Observatoire du travail indé-
pendant. Pire encore, elle prend le
risque d’ébranler tout le modèle
économique du secteur des plates-
formes numériques et, donc, l’acti-
vité directe des travailleurs indé-
pendants. »
En établissant que « le lien de su-
bordination est caractérisé par
l’exécution d’un travail sous l’auto-
rité d’un employeur qui a le pou-
voir de donner des ordres et des di-
rectives, d’en contrôler l’exécution
et de sanctionner les manque-
ments de son subordonné », au
moyen d’un système de géolocali-
sation et d’un régime de sanc-
tions, la Cour de cassation vise, en
théorie, toutes les plates-formes,
puisqu’elles fonctionnent ainsi.
A la suite de cet arrêt, tous leurs
chauffeurs ou livreurs sous le sta-
tut d’autoentrepreneur pourront
demander une requalification de
leur contrat commercial en CDI.
Or, jusqu’à présent, toutes ces de-
mandes avaient échoué devant
les tribunaux. « Les conséquences
financières sont potentiellement
énormes, notamment au profit de
l’Urssaf », considère Jean-Marc
Morel, expert-comptable au cabi-
net RSM.
« Cet arrêt de principe donne un
signal fort aux plates-formes nu-
mériques. La justice ne fermera
plus les yeux sur leur activité,
même si ces sociétés revendiquent
la création de milliers d’emplois »,
souligne Kevin Mention, l’avocat
de dizaines de livreurs.
« Mort d’un modèle »
Pour l’instant, les start-up tempo-
risent. « L’impact médiatique de cet
arrêt est important, car il s’agit de
la première décision de la Cour de
cassation sur la question. Mais ses
conséquences devraient être néan-
moins limitées, car peu ont les mê-
mes modalités de fonctionnement
que Take Eat Easy », veut-on croire
au sein d’une société concernée.
« Cela ne change rien pour nous,
défend Alexandre Fitussi, le direc-
teur général de Glovo en France,
qui travaille avec un millier de
coursiers. Nous travaillons avec la
géolocalisation, mais nous n’avons
pas de système de sanctions. Nos li-
vreurs sont autonomes et se con-
nectent quand ils le souhaitent à
notre application. » Uber et Uber
Eats se défendent avec les mêmes
arguments.
Elles « ont du souci à se faire », in-
siste Me Mention. Non seulement
toutes les plates-formes se ser-
vent de la géolocalisation, mais
« elles utilisent souvent des systè-
mes de sanctions implicites. Par
exemple, si un livreur ne se con-
necte pas les vendredis et samedis
pendant un mois, il ne pourra plus
à l’avenir choisir ses créneaux de
travail. » D’autres n’hésitent pas
classer leurs chauffeurs selon le Un rendez-vous mensuel de débats et
nombre de courses effectuées
pour les rendre prioritaires ou les d’échanges sur les grandes mutations
déclasser. économiques.
Cette décision signe « l’arrêt de
mort d’un modèle économique re-
posant sur le contournement du
droit du travail, les tâcherons 3.0 et Retrouvez le compte rendu
le dumping social », a expliqué le
juriste Jean-Emmanuel Ray, pro- des interventions des invités
fesseur à l’Ecole de droit de Paris-I- de la séance du 29 novembre.
Sorbonne à l’agence AEF. Cepen-
dant, note-t-il, « en cas de requalifi-
cation généralisée en contrats de
travail et donc de dépôts de bilan
de nombreuses plates-formes [cel-
les-ci n’ayant pas les moyens de
les salarier], sans même évoquer la
MARC FESNEAU
montée d’un travail au noir, que Ministre auprès du Premier ministre, chargé
vont devenir les dizaines de milliers des relations avec le Parlement
de cyclistes Deliveroo et autres
chauffeurs Uber, souvent discri-
minés à l’embauche, et pour les-
quels il est plus facile de trouver des
clients qu’un employeur ? Et qui,
par ailleurs, n’ont guère envie
EMMANUEL FABER
d’avoir les horaires et les contrain- PDG de Danone
tes d’un emploi salarié ? »
Face au développement de ces
start-up, le gouvernement avait
inclus dans le projet de loi d’orien-
tation des mobilités (LOM) un
amendement, porté par le député
Aurélien Taché (LREM), permet-
sur lemonde.fr/le-club-de-l-economie
tant aux plates-formes de rédiger
une charte offrant des droits so-
ciaux (protection sociale, for-
mation…) à leurs travailleurs
indépendants. En échange, ces
derniers ne pouvaient pas les atta-
quer en justice. Mais ça, « c’était
avant l’arrêt du 28 novem-
bre 2018 », juge M. Ray. p
philippe jacqué
 VOYAGE
4
L’appel
de Londres
Hôtels, restaurants, musées…
Notre sélection d’adresses
pour filer à l’anglaise

7
TO I + MO I

Célibataires
en détresse
Marre de Tinder ? Trois
applications pour se rencontrer.
Et plus si affinités

8
APÉRO AVEC …
Fabrice
Nicolino
Il a survécu à l’attentat contre
« Charlie ». Aujourd’hui, il mène
le mouvement « Nous voulons des
coquelicots », qui prône l’interdic-
2 tion des pesticides. Un anar, un vrai

E N QUÊ TE

Surpriiiiise ! La surprise est

aujourd’hui
un business. Voyages,
gastronomie,
littérature et même
demandes en
mariage, plus rien
n’échappe au désir
d’inattendu
OLIVIA FREMINEAU POUR « LE MONDE »

DIMAN C H E 2 - LU N DI 3 DÉ C E MBRE 201 8 C AHI ER DU « M O N DE » N O 22983 - N E PEUT ÊT RE V EN DU SÉPARÉM EN T

2 0123
DIM A N C HE 2 - L UN DI 3 DÉC EM BR E 20 1 8
ENQUÊTE

Par Marlène Duretz

« Dans nos sociétés

B
onjour à vous deux, cette
image vous renseigne-t-elle
sur votre destination ? » Le
mail est arrivé dans la boîte
hyperdéveloppées,

De l’importance de Mélanie et Erwan

Maillard, un beau matin.
Une photo d’échiquier, accompagnée
d’une citation de feu Richard Burton :
« L’instant le plus heureux d’une vie hu-
on a satisfait la
plupart des besoins
individuels. On en
d’être surpris maine est le départ vers une terre incon-
nue. » Pour partir en week-end, le couple
a fait appel à Cap Mystère, créateur de
voyages surprises. A un mois du départ,
ils n’en sauront guère plus, si ce n’est
vient donc à offrir
des émotions,

A une époque comme la surprise »

qu’il leur faudra deux heures trente de
route depuis leur domicile de Mantes-la-
Jolie (Yvelines) pour rejoindre le lieu de Julien Bernard, sociologue,
leur séjour. auteur de « La Concurrence des sentiments »
Ce n’est que le jour J, le 10 no-

qui ne laisse
vembre, que le voile est levé sur leur des-
tination. Ils trépignent comme de jeunes
enfants. « Vous partez ce week-end décou-
vrir l’Indre-et-Loire, et plus précisément la
magnifique ville d’Amboise. » Héberge-

guère de place
ment, deux nuitées avec petit déjeuner,
des activités préréservées, des sugges-
tions de visites et de balades. Aucune ap- Des livres
préhension, ni tension ni stress, juste
l’excitation du départ imminent et des mystère

à l’imprévu,
étoiles dans les yeux à la perspective
d’un week-end de découvertes. « On
avait envie d’être pris par la main, délestés
de toute la logistique pour savourer plei-
nement, et sereinement, ce week-end en
De quoi ouvrir un boulevard à Plusieurs libraires
tous ceux qui proposent un bol d’air, un proposent des livres
à-côté. Il y a, bien sûr, le business du surprises, emballés
bien-être, méditation et détox à toutes dans du joli papier.

tout est bon

amoureux », explique Mélanie Maillard.
« L’émerveillement n’est que plus beau
quand la surprise est au rendez-vous », ex-
plique Arnaud Huillin, cofondateur de
Cap Mystère, plus de 700 voyages organi-
les sauces. Mais aussi un autre, dont on a C’est le cas de la
moins entendu parler, et qui se taille librairie Rue de Verneuil,
pourtant une place de choix sur le mar- à Annecy. Mais aussi
ché : le business de la surprise. Les ac- de Blind Date with a
teurs de l’alimentaire et du loisir ont Book, boutique en ligne

pour se laisser
sés chaque année depuis 2014.
L’époque ne laisse guère de place
à l’imprévu. Les journées sont planifiées,
les agendas pleins à craquer. Pour éviter
les mauvaises surprises, des algorithmes
flairé le filon et rivalisent de créativité d’ouvrages anglo-
pour proposer des achats mystères. C’est phones. Quel ouvrage
ce que le sociologue Julien Bernard, se cache derrière
auteur de La Concurrence des sentiments les indices « La guerre
(Métailié, 2017), nomme le « capitalisme est un enfer, journaliste,

surprendre.
évaluent le potentiel d’adéquation entre
deux inconnus sur un site de rencontres.
On passe une heure à faire défiler les
photos de plats et les commentaires
avant de choisir un restaurant. Un GPS
émotionnel ». « C’est l’idée que, dans nos amour, poignant, laco-
sociétés hyperdéveloppées, on a satisfait nique » ? Pour 7,99 livres
la plupart des besoins individuels en ter- sterling, emballez, c’est
mes de confort de vie et donc d’équipe- pesé !… et le mystère
ments. Si bien qu’on ne privilégie plus le percé. Rien ne garantit

Des loisirs
participatif nous dit quel trajet emprun-
ter pour nous rendre sans encombres et
au plus vite à notre destination. Bref, un
quotidien sans surprise. Où sont passés
les cadeaux Bonux, les tirettes à 1 franc,
cadeau utile, mais celui qui est dans une pour autant sa lecture
logique de plaisir personnel. On en vient de bout en bout. Le site
donc à offrir des émotions, comme la sur- Exploratology propose,
prise. » lui, des box littéraires
Ici, le marché du calendrier de sous forme de coffrets

à la gastronomie,
les pochettes-surprises de notre en-
fance ? Plus d’un Français sur deux a le
sentiment de mener une vie trop routi-
nière (OpinionWay pour Groupon).
l’Avent a été investi par plus d’une tren- par thématique
taine de marques en France pour propo- (lectures d’hiver, tour
ser aux adultes de tromper l’attente en du monde, histoires
sirotant bières ou thés, sinon en décou- d’amour, lectures de
vrant cosmétiques ou bougies. Ici aussi, l’imaginaire…) ainsi

le marché
les Folio surprises : trois pochettes, des que des abonnements
cônes de papier coloré comme les vraies, (un ou deux livres par
contiennent un livre coup de cœur et des mois selon la formule).
petits cadeaux. Là, les gourdes de com- A noter la catégorie
potes, les Pom’potes Crazy, masquent Lapinou et Galopins

de l’inattendu
leur parfum : quatre goûts surprise pour pour initier les plus
amadouer ceux « à la recherche de sensa- jeunes au plaisir de
tions ». Ici encore, l’enseigne Burger King bouquiner.
et ses « burgers mystère », un des dix
sandwiches de l’enseigne servis aléatoi-

a de beaux jours
rement pour un prix unique. « On trans-
forme une opération promotionnelle en
une nouvelle expérience client, en injec-
tant une notion de hasard et de sus-
pense », explique Alexandre Simon, di-

devant lui
recteur marketing France de l’enseigne.
Là enfin, les paniers surprises de l’appli
anti-gaspi TooGoodToGo renferment
pour une modique somme les invendus
des commerçants partenaires. « Ces pa-
niers nous ont permis de tester des pro-
duits qu’on n’aurait jamais goûtés autre-
ment, témoigne une utilisatrice. On a
aussi eu des desserts trop chers d’habi-
tude et forcément, on a été hyper contents
de cette bonne surprise. »
Cet appétit pour l’inattendu se

« Elle m’a dit oui » décline aussi en version gastronomique.

« J’aime les choses qui sortent
de l’ordinaire, je n’aime pas faire
comme les autres, alors forcément,
ma demande en mariage devait être
à la hauteur de l’amour que je porte
à ma future femme. Je tenais à ce
que ce soit un sans-faute, surpre-
nant mais sans mauvaise surprise.
J’ai fait appel à Nicolas Garreau, gé-
rant et fondateur d’ApoteoSurprise,
pour m’épauler. J’ai fait ma de-
mande selon un scénario bien fi-
celé : la dulcinée est au cinéma avec
un proche mis dans la confidence,
dans la salle obscure, famille et amis
sont présents à son insu, installés au
premier rang. A l’écran j’apparais,
filmé en pleins préparatifs jusqu’au
seuil de la salle de cinéma… où je
fais mon entrée pour la demander
en mariage, entouré des siens.
Lorsqu’elle m’a vu, Priscilla a été
submergée par l’émotion, jusqu’aux
larmes, et c’était d’autant plus fort
qu’elle ne s’y attendait pas, ni à ce
moment ni dans ces circonstances.
Elle ne se souvient même plus
m’avoir dit oui ! Cela a été explosif,
j’ai moi-même été très ému. Nos
esprits sont marqués pour de lon-
gues années par cette journée ex-
ceptionnelle. La surprise a intensifié
et gravé à jamais cet instant. »
Jéhu Malbranche, 27 ans
David Toutain, une étoile au Guide Mi-
chelin pour son restaurant du même
nom dans le 7e arrondissement de Paris,
parle à juste titre de « se laisser bercer ».
Ses menus carte blanche, au nombre de
quatre, portent des noms floraux. Pensée
ou coquelicot ? « Quand on impose quel-
que chose au client, cela implique d’être
droit dans ses bottes, de donner le
meilleur du produit, admet le chef, pour
qui la surprise sublime l’expérience. Le
client vient pour les émotions, grâce à la

découverte des goûts, des saveurs et des
textures. Il se laisse porter et me fait con-
fiance. » Jusqu’à un certain point : lors de
la commande, les clients sont invités à
donner leurs allergies et intolérances ali-
mentaires – on en connaît qui ont dé-
crété sans sourciller risquer la mort su-
bite si on leur servait du chou-fleur.
Depuis 2011, les box sur abonne-
ment rencontrent elles aussi un vif suc-
cès. Chaque mois, après avoir choisi un
univers donné (cosmétiques, thés, col-
lants, épicerie fine…), l’abonné reçoit une
sélection d’articles. Près de 300 box se
disputent le marché dans plus de qua-
rante catégories. Plus de 300 000 Fran-
çais sont abonnés. « C’est un peu Noël tous
les mois », résume Inès Alvès, trentenaire
abonnée à trois « pochettes-surprises pour
les grands » auxquelles elle concède un
budget d’environ 100 euros par mois.
La fonction régressive de ces
achats mystères est un moteur : l’espace
d’un instant, on retrouve cette excitation
que l’on éprouvait enfant, juste avant de
déballer son cadeau, un souvenir parfois
OLIVIA FREMINEAU POUR « LE MONDE »
plus agréable que le présent lui-même.
« Fans de pochettes-surprises depuis notre
enfance, nous regrettions qu’il n’en existe
pas pour les grands enfants », explique
d’ailleurs Léa Benracassa, cofondatrice
avec Mylène Boulogne de L’Agence sur-
prise. Depuis 2016, cette boutique en li-
gne ravit une clientèle plutôt féminine,
âgée de 20 à 40 ans. « Dans l’enfance, la
surprise, par essence heuristique, est très
présente ; pour l’adulte, cela a quelque
chose de nostalgique, explique-t-elle, un
stylo cactus à la main. La surprise est dé-
sormais un acte d’achat pour lequel le
consommateur demande à être rassuré. »
Sur le site, en pied de chaque achat, un
« Je n’aime pas les surprises, montrez-moi
son contenu » permet de jeter un œil sur
son acquisition. « En soi, c’est antinomi-
que, le client veut être surpris, mais il ne
tient pas à prendre de risques. »
Et pouvoir jeter un œil sur le
contenu ne les empêche pourtant pas
d’opter pour la Surprise de merde et ses
cadeaux « What the Fuck », dans le top 3
des meilleures ventes du site.
0123
D IM A N C HE 2 - L UN D I 3 D ÉC EM BR E 20 1 8 3
A H Q U E CO U CO U
Unboxing
Vidéos en ligne dont l’objet
est de se filmer en train de déballer
achats, colis ou paquets-cadeaux
pour livrer ses impressions
en direct. Selon YouTube,
ce concept aurait généré 60 millions
d’heures de vidéo et plus
de 1,1 milliard de vues en 2015
ST A T U Q U O CA T HO DI Q U E
Les « twists » dans
les séries, ça suffit !
Auréliano Tonet
J’
ai 36 ans. Trente-six, comme le nombre de chandelles que
prétendent avoir vues les filles et les garçons de mon âge
à chaque fois qu’ils évoquent leurs séries préférées. « Tu
n’imagines pas ce qu’il se passe dans la saison six… », s’ex-
tasie untel, renversé par l’énième twist, l’énième coup de théâtre
de son énième feuilleton favori. Assommantes discussions. Pour
les abréger, j’ai longtemps imité Miguel, le labrador de mes
beaux-parents : lorsque la télé diffuse des images de coït hu-
main, il vise le sol, le regard absent, la queue inerte. Je considé-
rais les transports de mes contemporains avec une placidité
semblable : j’étais « asériel », ainsi qu’il existe des êtres asexués.
Tout avait bien commencé, pourtant. Les préliminaires
étaient prometteurs. En bon représentant de ma cohorte, j’étais
biberonné aux séries AB Productions. Le Miel et les Abeilles en
guise de quatre-heures, Hélène et les garçons pour l’apéro, Salut
les Musclés siphonné en digestif. D’une insignifiante banalité,
ces variations autour d’une même trame me faisaient l’effet
d’un baume à un âge, l’adolescence, où tout n’est que mues, mu-
tations, métamorphoses. Parmi ces bouleversements, il y avait
le cinéma, que je découvrais concomitamment aux sitcoms :
Fellini, Godard, Lubitsch me faisaient voir le chaos du monde,
entendre son chahut, sentir ses cahots.
Dès lors, dans ma tête, la distinction serait nette : le petit
écran me protégerait des secousses du dehors ; le grand écran,
au contraire, m’en rapprocherait. Pour sortir de soi, il suffirait
d’aller au cinéma. A l’inverse, le téléviseur serait mon cocon ca-
sanier, promis à un spectacle routinier, familial et familier, sans
surprise : matchs de foot, jeux (« Mo-Mo-Motus ! »), sitcoms. Joie
de retrouver, intacts et inchangés, les personnages de H, The Big
Bang Theory, The Office, Seinfeld – cet immense show about no-
thing, ce « spectacle sur rien ». Charmes pantouflards du sur-
place dramaturgique, chaque nouvel épisode gommant les
avancées du précédent. Confort de se blottir dans ces décors
aussi immuables qu’interchangeables. Plaisir de rire de vannes
triviales, tandis qu’aboient des « wouaf wouaf » préenregistrés.
Pourquoi les séries dramatiques s’obstinaient-elles à
bousculer ce statu quo cathodique et domestique ? Leur place,
pensais-je, n’est pas à la maison – qu’elles aillent se faire voir
ailleurs, dans les salles de cinéma, elles qui s’en réclament si bien,
avec leurs efforts de réalisme et de mise en scène, leurs intrigues
alambiquées, taillées pour tenir en haleine.
J’instrumentalisais Roland Barthes, et sa distinction en-
tre « texte de plaisir » (qui « contente, emplit, (…) est lié à une prati-
que confortable de la lecture ») et « texte de jouissance » (qui « met
en état de perte, déconforte, (…) fait vaciller les assises du lec-
teur ») : à la maison, je me contenterais de sitcoms, et réserverais
mes orgasmes au cinéma.
Bientôt, cependant, mon raisonnement chancellerait ;
des écrans nomades – smartphones, tablettes… – apparaîtraient ;
la frontière entre le dedans et le dehors s’effriterait. Sur l’insis-
tance de mon épouse, j’accepterais de m’abandonner. Plonger
corps et âme dans une série sérieuse. Regarder les deux pre-
mières saisons de Twin Peaks, avec vingt-cinq ans de retard. Et,
retourné par ses twists vertigineux, jouir enfin, à mon tour.
GI LET GR I S
« Ecoutez,
de l’extérieur,
c’est déjà
magnifique.
Oh, Thérèse !
Une serpillière,
c’est formidable ! »
Pierre Mortez (Thierry Lhermitte), dans « Le Père Noël est une ordure »
4 0123
DIM A N C HE 2 - L UN DI 3 DÉC EM BR E 20 1 8

VOYAGE
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nichée dans Covent Garden
se trouve la boutique historique
de cette marque de cosmétiques
bio reconnaissable à ses flacons
bleus. Et juste en face, son centre

du « Monde » de soins avec des experts de shiatsu,

réflexologie, naturopathie… Bon à
savoir : le dimanche, toute la journée,
les soins sont proposés à moitié prix.
15 Neal’s Yard, WC2H. Entre 65 et
Pour visiter la capitale britannique 110 euros le soin de 60 minutes.

sans tomber dans les pièges à touristes, Tél. : +44 (0) 20 7379 7222.
Nealsyardremedies.com
sélection de dix-sept adresses phares
Par la rédaction Styles

Sweet Inn, The Pilgrm, une oasis

comme à la maison dans le désert HAMPSTEAD
DORMIR

De jolis appartements où l’on C’est un peu l’impression que

bénéficie d’un service digne d’un
hôtel chic : concierge, literie top
niveau, machine Nespresso…
On peut aussi faire des demandes
spécifiques, du lit pour bébé
à la livraison du petit déjeuner
à domicile. Très pratique avec
des enfants qu’on peut faire dîner
à la maison après s’être fait refou-
ler du pub. Toujours centraux,
les appartements ont des tailles
variées, mais même le plus
modeste, un deux pièces de 46 m2
près d’Oxford Circus, est spacieux
pour les standards londoniens.
102 Great Titchfield St,
Fitzrovia, London W1W 6SL.
A partir de 150 euros la nuit.
donne cet hôtel chic et avenant dans 9
le quartier jusqu’ici pas très folichon
de Paddington. Tout est soigné :
la déco chaleureuse et dans l’air du
temps, entre bois et plantes vertes ; la
réception où l’on boit un cappuccino
préparé par un des meilleurs produc-
teurs de café de la ville (Workshop
Coffee) ; les chambres confortables
où l’on peut brancher la musique de
son téléphone aux enceintes Marshall
et où l’on s’enfonce dans des draps
de coton égyptien… Depuis certains
de ces cocons douillets, on peut REGENTS PA
même observer l’agitation des quais
Musée de cire
de la station de métro Paddington.
Madame Tussauds
25 London St, Paddington,
London W2 1HH.
A partir de 110 euros la nuit.
WESTMINSTER

Brown’s Hotel, le légendaire 12

2
L’établissement n’est pas seulement le plus ancien hôtel de Londres
(il a ouvert ses portes en 1837), c’est aussi THE place to be dans
NOTTING HILL 14
le quartier de Mayfair à l’heure du thé… ou de l’apéro. Après une ré-
novation complète menée par Olga Polizzi et Inge Moore, cet hôtel
légendaire vient de rouvrir et le résultat est splendide. Le Donovan
Bar, où officie Salvatore Calabrese, l’un des plus grands barmen 4
au monde, propose des cocktails sophistiqués dont seuls les
Britanniques ont le secret. Un « Naughty Corner », espace semi-privé
KENSINGTON HYDE PARK
qui peut accueillir jusqu’à douze personnes, fait aussi la gloire ET CHELSEA
des lieux. Les clichés érotiques de Terence Donovan (1936-1996)
– photographe iconique du Swinging London – y sont exposées.
Chambre double à partir de 480 euros (petit déjeuner compris).
Brown’s Hotel, Albemarle Street, Mayfair, London, W1S 4BP.
Roccofortehotels.com

500 m
White City House, esprit sixties
Installé dans l’ancien siège de la BBC, à l’ouest de Notting Hill,
le dernier-né des Soho Houses reprend les ingrédients qui ont fait Liberty, le raffinement Henrietta
le succès du groupe. Dans un style années 1960 remis au goût
avec ou sans sucre
du jour, le bâtiment classé abrite une piscine sur le toit et une autre Les Français de l’Experimental
MANGER

intérieure, un cinéma, plusieurs restaurants, une salle de gym, Group, spécialisés dans les bars
TEA TIME

Avec sa façade à colombages, Liberty

45 chambres cossues et une partie réservée aux membres du club. détonne dans le quartier « shopping » de à cocktails, ont ouvert le Henrietta
Une bonne façon de découvrir ce quartier en plein essor. Regent Street. Il faut entrer dans ce grand en 2017 dans le quartier de Covent
White City House Television Centre, 101 Wood Lane, W12. magasin, sans doute l’un des plus beaux Garden. Non seulement les cock-
A partir de 135 euros. Tél. : +44 (0) 20 7870 0000 de Londres, pas forcément pour y vider tails sont top, mais le restaurant
son porte-monnaie, mais pour l’ « afternoon aussi : le chef perpignanais
tea » du restaurant Arthur’s. Dans une salle Sylvain Roucayrol, qui a rejoint
Rockwell East, un appart-hôtel près de Tower Bridge intimiste Art déco, on découvre tout l’art l’équipe il y a quelques mois,
du « tea time » : un serveur vous apporte propose une cuisine à partager
Réputée très chère, Londres a heureusement vu se développer ces der- dans une jolie coupelle sandwichs raffinés, généreuse – encornets au piment
nières années des hébergements modernes et accessibles. En témoi- scones et en-cas sucrés, confiture d’Espelette, chou-fleur au barbecue
gne cet appart-hôtel inauguré en septembre non loin de Tower Bridge. et crème fraîche. Avec un thé, bien sûr. avec une sauce chili et sésame,
Réception sommaire mais efficace, décoration épurée avec des tou- Regent St, Soho, London W1B 5AH, avocat grillé à la burratina
ches de couleurs vives, chambres confortables et parfaitement équi- et huile de feuille de figuier…
« Afternoon tea » à 23 euros, 44 euros
pées (machine à laver, lave-vaisselle, produits d’accueil…). Un bon com- 14-15 Henrietta St, London WC2E
pour deux. Libertylondon.com
promis entre les trois étoiles vieillissants et la roulette russe d’Airbnb. 8QG. A la carte autour de
99 Mansell Street, E1. A partir de 136 euros la chambre double. 35 euros. Henriettahotel.com/eat
Tél. : +44 (0) 20 7014 0240. Rockwelleast.com
 0123
D IM A N C HE 2 - L UN D I 3 D ÉC EM BR E 20 1 8 5
Sir John Soane’s Museum, Freud Museum, le divan de Sigmund Hayward Gallery, Electric cinema Portobello,
les merveilles du monde space odyssée une séance d’exception
A Hampstead, au numéro 20 de Maresfield Gardens,
A quelques rues du British la maison où Sigmund Freud vécut la dernière année Bienvenue dans l’un des plus vieux
À VOIR

En janvier 2018, ce célèbre espace

Museum, dans une maison bour-
geoise, se retrouvent le sarcophage
du pharaon Séthi Ier (père de
Ramsès II), une maquette en plâtre
du mausolée d’Halicarnasse (une
des sept merveilles du monde),
des vues d’abbaye détruite peintes
par William Turner ou des pano-
ramas de Venise par Canaletto. Une
profusion tous azimuts qui explique
l’affluence à l’entrée du Sir John
Soane’s Museum, ancienne de-
meure de l’architecte britannique
(et collectionneur) qui a marqué
le tournant du XVIIIe au XIXe siècle.
Sir John Soane’s Museum,
13 Lincoln’s Inn Fields, Londres,
WC2A 3BP, entrée libre. Soane.org
de sa longue vie, obligé de quitter l’Autriche annexée d’art contemporain installé dans cinémas de Londres (ouvert en 1910),
par les nazis en 1938, abrite aujourd’hui le Freud le Southbank Centre a rouvert après et sans doute l’un des plus roman-
Museum. Nul besoin d’avoir suivi une analyse un ambitieux programme de réno- tiques. Loin des méga-complexes,
soi-même pour ressentir une émotion profonde vation. L’exposition « Space Shifters » la salle de l’Electric Cinema Porto-
entre ces murs chargés de l’histoire du XXe siècle. (jusqu’au 6 janvier 2019) présente bello, au cœur de Notting Hill,
Le bureau et le divan de Freud, avec ses livres et ses les sculptures et installations de vingt a des airs de théâtre, avec un décor
statues innombrables, constituent le clou de la visite. artistes qui explorent les notions années 1930, entre boiseries et ten-
Au premier étage, le bureau d’Anna Freud, sa fille, de perception et d’espace. Les en- tures somptueuses. Les 98 fauteuils
qui vécut dans cette maison jusqu’à sa mort, en 1982, fants s’enroulent dans des rideaux rouges sont incroyablement confor-
n’est pas moins touchant. métalliques, les adultes s’affalent tables, avec poufs pour les pieds
20 Maresfield Gardens, London NW3 5SX, entrée sur des poufs face à des miroirs et couvertures en cachemire ; au
10 euros, 5 euros pour les 12-16 ans. Freud.org.uk en mouvement, tout le monde joue premier rang, on peut même louer
à cache-cache dans des labyrinthes six « lits » de velours. Un serveur
réfléchissants. La fête, quoi. vient vous proposer verre de vin
Southbank Centre, 337-338 et cocktail, et on s’installe pour une
British Library, la galerie des trésors séance d’exception – tant pis si
Belvedere Rd, London SE1 8XX.
Un concentré de la culture britannique, peut-être l’on n’est pas parfaitement bilingue,
Entrée autour de 20 euros (selon
même un best of, se trouve au rez-de-chaussée l’expérience en vaut la peine.
les expositions).
de la British Library, entre deux salles de lecture. Electric cinema Portobello,
Southbankcentre.co.uk
Dans une galerie sont présentés les « trésors » de la 191 Portobello Rd, Notting Hill,
collection de l’institution nationale : exemplaire de la London W11 2ED, séance à 22 euros.
Magna Carta de 1215, manuscrits de Jane Austen, ou,
tout aussi à leur place dans une exposition de pièces
emblématiques d’Albion, les paroles originelles des
Beatles, de la main même de Lennon et McCartney.
British Library 96 Euston Rd,
« Bars et restos secrets »,
London NW1 2DB, Royaume-Uni, entrée libre.
le Londres côté barré
Tél. : +44 (0) 1937 546546. Bl.uk
Tailler une bavette avec des détenus, déguster

À LIRE
des plats mexicains dans un sex shop ou
15
encore pousser la chansonnette dans un karaoké
coréen… Le Londres, bars et restos secrets
CAMDEN
10 propose plus de 140 lieux atypiques pour
les curieux et explorateurs urbains. Une mine d’or.
St Pancras Station
« Londres, bars et restos secrets », de Hannah
ARK Robinson et Rachel Howard, Editions Jonglez,
356 p., 17,95 euros.

TOWER HAMLETS
« London Orbital »
ou les contes du périph’
Quinze fois plus vaste que Paris, Londres n’est pas
1 8
une ville à parcourir à pied. Mais celui qui y marche
7 16 découvre ce que le voyageur en métro ou en voi-
SOHO
17 ture ne verra jamais : des sentiers, terrains vagues,
COVENT GARDEN et autres marges. Depuis des décennies, l’écrivain
LA CITY
Iain Sinclair déambule dans sa ville d’adoption.
Dans ses livres, comme le dernier en date « Quitter
6
Londres » (Inculte editions, 460 pages, 23,90 euros)
La T
am
ise 5 ou « London Overground » (Inculte, 2016), il décrit
13
la dureté fascinante de la ville, la gentrification
3
menaçante et ceux qui luttent contre elle. A lire
11 en premier : « London Orbital » (Penguin, 2003),
récit d’une marche le long du M25, périphérique
Tower Bridge de la mégalopole, symbole des années Thatcher.
« London Orbital », Iain Sinclair,
Palais Big Ben SOUTH BANK réédition 2016, Actes Sud.
Infographie
de Buckingham réalisée par
Marianne Boyer
et Audrey Lagadec

Deliciously Ella, « deli » d’initiés Ask for Janice, à l’anglaise
Blogueuse devenue entrepreneuse, Ella Woodward s’est fait connaître avec ses recettes En face du marché à viande de Smithfield
saines et gourmandes répondant à ses intolérances (gluten, lactose, viande…) devenues dans le quartier de Farringdon, Ask for
celles de l’époque. Une application, un livre de cuisine et une ligne de produits plus tard, elle Janice est ouvert du matin jusque tard
a ouvert son « deli » à deux pas de la bouillonnante Oxford Street. Un décor charmant et la nuit. La cuisine fraîche est très axée
une carte séduisante de salades, curry et autres porridges servis du petit déjeuner au dîner. sur le local, qu’il s’agisse des recettes
Deliciously Ella 18-20 Weighhouse Street, W1K. Deliciouslyella.com (crumpets, hash brown…) ou des produits,
mais rehaussée d’une très plaisante
touche exotique (un peu de kimchi par-ci,
d’olives Amfissa par-là). Et si on ne vient
Hook, le nec plus ultra du fish and chips pas pour manger, le café est digne d’un
coffee shop, la sélection de bières artisa-
Parmi les innombrables fish and chips de Londres, Hook se distingue par sa subtilité nales pointue. Sans oublier le bar secret
(ce qui ne l’empêche pas d’être gras, Dieu merci). Celui à la dorade enveloppée dans en sous-sol qui offre une sélection de
un tempura citron et basilic servi avec une sauce à la truffe est une merveille ! La version gins complète et des cocktails pas chers.
cajun, un peu plus dense, n’est pas mal non plus. Dans tous les cas, la friture arrive Ask for Janice 50-52 Long Ln,
posée sur une montagne de frites chaudes. La qualité ne se fait pas ici au détriment
London EC1A 9EJ. A la carte autour
de la quantité, et le prix s’en trouve justifié.
de 25 euros. Cocktails à 10 euros.
63-65 Parkway, Camden Town, London NW1 7PP. Plats autour de 15 euros.
Askforjanice.co.uk
Tél. : +44 20 7482 0475.
Tayyabs, en file indienne
Le sport est de râler contre la file
d’attente à l’entrée de ce restaurant
indien de Whitechapel, spécialisé
dans la nourriture du Pendjab,
bondé à toute heure, puis de pester
contre le service, supposément lent,
et enfin de grogner au sujet du ni-
veau élevé d’épices dans les (excel-
lents) plats. Malgré – ou grâce –
à tout cela, Tayyabs est une institu-
tion du quartier marqué par l’immi-
gration venue du sous-continent
indien. Le restaurant ne servant pas
d’alcool, ceux qui le désirent sont
autorisés à venir avec une bouteille
achetée dans une épicerie voisine.
Tayyabs, 83-89 Fieldgate St,
Whitechapel, London E1 1JU,
Royaume-Uni. Tayyabs.co.uk
6 0123
DIM A N C HE 2 - L UN DI 3 DÉC EM BR E 20 1 8

LE BLOC-NOTES
S’AIMER COMME ON SE QUITTE
Deux jours dans la vie des amoureux. Le premier parce que tout s’y joue, le dernier parce
que tout s’y perd. Lorraine de Foucher a recueilli les moments-clés d’une histoire. A chacun
de deviner ce qui s’est passé entre-temps. Cette semaine, Thibault, 32 ans, raconte
Ê TR E U N
H OM M E , C’ E ST
PAS S I FACI L E
« Elle ne veut pas me voler
Une école pour former les jeunes garçons
à devenir des hommes a ouvert ses portes
ma jeunesse »
à Pékin. Pour environ 2 000 dollars par
semestre de cours, le directeur de cet éta-
blissement, Tang Haiyan, 39 ans, promet
aux parents de ces garçonnets d’en faire
de « vrais hommes », c’est-à-dire, selon
ses termes rapportés par le New York Times,
vaillants, courageux, capables de distinguer
le vrai du faux et dotés d’une bonne
compréhension de l’honneur et de la honte.

GOBEURS
DE LEGO MC BESS

Les petits jouets,

32,7
Premier jour

comme les petites

pièces des Lego, J’ai 17 ans, je suis en terminale, et j’ai un meilleur ami avec qui je une femme comme elle. Je n’en ai plus rien à faire des choses autour de
figurent parmi C’est, en millions, le nombre passe tout mon temps. On s’est rencontrés au lycée deux ans moi, je vis quelque chose d’unique, je ne touche plus terre. Je ne peux
les objets les plus de poissons rouges que plus tôt, et on est toujours ensemble, dehors, à faire des bêtises, pas raconter cette histoire : je disperse bien quelques confidences à
fréquemment avalés possèdent les Français, selon chez lui, chez moi, on est inséparables. Nos personnalités sont droite à gauche, mais personne n’a l’intégralité et ne peut faire de re-
par les tout-petits. la revue Oblik (« Les Français complémentaires, on se donne le change intellectuellement. coupement. Je suis ce gamin débutant, impressionné, alors c’est elle
Pour rassurer leurs ne sont pas ceux que On regarde des films, on joue aux jeux vidéo, tout est prétexte à qui fait tout. On s’embrasse de temps en temps, elle me parle de ses
parents, des chercheurs vous croyez », Alternatives de grands débats. On est un refuge l’un pour l’autre. Lui, son père le sentiments, mais les choses ne bougent pas. Jusqu’à ce samedi matin.
ont conduit une étude économiques, 15 euros). dévalorise, sa vie de famille est compliquée, sa mère écorchée vive. On Je me lève brumeux, l’esprit encore ralenti de la soirée alcoolisée de la
auprès de six Loin devant les chiens organise beaucoup de soirées ensemble, on boit, on fume des pétards, veille. J’ouvre ma boîte mail, et j’y trouve ce message : « Je ne peux pas
volontaires qui ont et chats. Bubulle, le meilleur on prend des risques inconsidérés. Enfin moi surtout. La nuit, j’esca- courir toute ma vie après un homme qui ne veut pas se retourner. » C’est
accepté d’avaler ces ami de l’homme ? lade les toits. Je passe des heures sur celui de l’église à côté de chez moi un ultimatum, elle veut que je me décide, n’en peut plus d’attendre.
pièces, afin de mesurer dont la façade, recouverte opportunément d’échafaudages, est facile à Je l’appelle, lui demande où elle est : elle est dans un studio,
le temps nécessaire gravir. J’ai toujours aimé les hauteurs. elle a quitté l’appartement familial. « Je suis là dans vingt minutes. » Je
pour les faire passer. J’ai aussi un fond de nostalgie, entre ce qui est et ce qui aurait traverse le quartier, escalade les marches, frappe à la porte. Elle
Résultat : de 1,14
à 3,04 jours selon TÉTINES pu être. Je suis un peu du genre poète maudit, solitaire et parfois aso-
cial. Coincé entre mes deux facettes, l’une très réaliste, et l’autre qui
m’ouvre, je l’embrasse. C’est ma première fois.

le Journal of Paediatrics
SALES
and Child Health,
qui publie cette étude.
Ramasser une tétine tombée
par terre et la lécher avant
de la rendre à son enfant :
le geste fait parfois grimacer,
pourtant il permettrait de
diminuer le risque d’allergies,
selon une étude menée
par le Henry Ford Health
System de Detroit.
LE MOT DE LA SEMA I N E
veut s’échapper d’une réalité trop dure. C’est la tragédie du décalé, je
ne me sens jamais complètement à ma place. J’ai eu quelques copines.
En seconde, j’étais fou amoureux d’une fille, mais l’histoire n’a jamais
démarré. Je l’ai purgée l’année d’après, toute ma vie ne pouvait pas
tourner autour d’une seule personne. Je me rends compte que je plais
pas mal, on me le dit, on me le montre.
Je sais d’elle qu’elle n’est pas commode, un peu abrupte et
compliquée au début. La première fois que je la rencontre, elle passe
dans la cuisine où je déjeune avec mon meilleur ami. Je lui dis « Bon-
jour madame ». Elle ressort assez vite de la pièce, elle a mieux à faire.
Son fils est très beau, elle aussi est belle, elle a le visage racé, aux lignes
dessinées. Je n’ai bien sûr aucune attirance, je n’y pense même pas.
Souvent, quand je rejoins mon ami chez lui, il n’est pas dispo-
nible tout de suite. Il est occupé à finir ses devoirs, sa bande dessinée.
J’erre dans l’appartement, un peu désœuvré. Et j’atterris dans la cui-
sine, où sa mère a l’air aussi perdue que moi. Souvent, on discute. De
plus en plus en fait. Elle se confie, me parle de ses problèmes de fa-
Dernier jour
Je suis heureux. Je suis amoureux. Je me sens paisible et rassa-
sié. On est vraiment ensemble, personne ne le sait. On part en
vacances, en week-end, je me présente comme célibataire en-
durci – au fond de moi, je sais que je ne le suis pas du tout, je
suis avec elle. Mes copains se moquent de moi et s’inquiètent
de mon incapacité à m’attacher à une fille de mon âge. Je n’ai
plus besoin de faire semblant d’être en phase avec des gens que je
trouve fades, j’ai mon secret.
Elle me transporte par les simples circonstances de cette his-
toire. « Je voudrais que l’on puisse s’échanger quatorze ans : tu m’en don-
nes quatorze, que tu perds. Comme cela, nous aurions le même âge, et
cette histoire serait peut-être enfin possible », ai-je un jour rêvé devant
elle. Elle ne me retient pas. Ne m’astreint à aucune fidélité. Pourtant,
c’est peut-être le moment de ma vie où j’ai le moins eu envie de trom-
per une femme. Elle me dit qu’elle ne peut me maintenir auprès d’elle,

Impôt mille, des difficultés avec son mari. Je m’interdis de ressentir quoi que
ce soit. Pourtant, elle devient de plus en plus tactile, me passe la main
sur le bras ou sur l’épaule. Dans le cadre de son activité profession-
N. masc. nelle, elle a besoin d’aide pour monter un petit site Internet. Je m’y
connais assez en informatique pour pouvoir l’aider. C’est l’occasion
pour nous de passer encore plus de temps tous les deux. Mon ami ne
Prélèvement destiné au finan- se pose ni ne pose aucune question.
On est maintenant côte à côte devant l’ordinateur, nos mains
cement de l’action publique. s’effleurent sur la souris, le clavier. Un jour, elle m’écrit un mail : elle
me dit qu’elle est attirée par moi, qu’elle sait qu’elle ne doit pas, que la
Souvent utilisé au pluriel, différence d’âge – vingt-huit ans – est immense, qu’elle est mariée. Je
ne sais pas quoi faire, je n’y connais rien. Ce message exprime ce que
il provoque parfois des soulè- je ressens, fissure la pellicule du silence qui nous séparait jusque-là. Je
me disais bien qu’il y avait quelque chose de bizarre, mais bon, je ne
vements. Ou des étonnements, m’imagine pas vivre une histoire comme dans le film Le Lauréat, je
préfère me mettre des œillères.
comme quand on apprend, à la On continue à se voir, avec pour prétexte cette histoire de site.
On déjeune, on dîne ensemble. Un soir, en partant, elle m’embrasse
« une » du « Sun », qu’un hon- pour marquer le coup. Je trouve ça puissant, agréable, mais je suis tou-
jours aussi perdu. C’est valorisant aussi, c’est comme frotter une lampe
nête footballeur comme N’Golo et qu’un génie en sorte : j’entre dans une autre dimension en plaisant à
que ça n’est ni normal ni juste. Elle ne veut pas me voler ma jeunesse
ni me garder, il faut que l’un de nous deux arrête cette histoire.
Je profite de chaque instant en sachant la fin possible à tout
moment. Un jour, je viens chez elle, après une période où elle s’est
rendue moins disponible, où elle espaçait nos rendez-vous. Son mari
est compliqué, elle doit s’occuper de ses enfants aussi. La soirée est in-
tense. « Je vais te donner ce que tu veux », me murmure-t-elle, mais je
ne comprends qu’après qu‘il s’agit d’un adieu. Tout en elle, dans ses
gestes, dans ses intonations, transpire la fin. C’est la dernière fois que
l’on se voit comme ça, elle l’a prévu, mais moi, je ne le comprends pas.
Quand je claque la porte le lendemain matin, je ne m’en rends
pas compte. Ce n’est qu’au fur et à mesure que j’intègre l’idée que c’est
terminé. On ne sait jamais vraiment quand est le dernier jour d’une
histoire. Est-ce que j’aurais préféré en être pleinement conscient, plu-
tôt que cela infuse doucement ? Je ne sais pas. C’est une belle fin sans
drame pour une histoire qui a été mon initiation, mon passage à l’âge
adulte. J’étais un ado attardé – très bête en dehors d’elle, ivre, tapageur
et dangereux avec mes camarades –, elle m’a transformé en homme.
Elle m’a offert une assurance, une confiance en moi. Elle est
le miracle de ma genèse amoureuse. J’ai mis du temps à retrouver
quelque chose d’aussi puissant.

Kanté reverse, à lui seul,

plus d’argent à la Couronne LES MO T S DU SEXE
grimpe aux rideaux, on planifie des vauriens (galipauds). Mais
britannique que deux des parties de jambes en l’air… si nous remontons jusqu’à l’ancien

multinationales réunies, Galipette Ce programme épuisant,

potentiellement générateur
français, nous tombons sur
le verbe « galer », qui signifie
Amazon et Starbucks de fractures de pénis, nous « prendre du bon temps,
Par Maïa Mazaurette entraîne dans deux directions se la couler douce ». Si nous ne
pas franchement avantageuses : « galons » plus des masses
TU VEUX Selon le dictionnaire Larousse,
faire des galipettes consiste à
l’obligation de performance
et le soupçon de gaminerie.
à l’heure de la productivité
triomphante, nous avons gardé
MA PHOTO ? « rouler sur soi-même après avoir Pas terrible ? Essayons donc le sens de la galanterie et de la
posé la tête sur le sol ». Comment de nous rattraper du côté rigolade, dont nous nous régalons
Un couple lituanien a placé
dans les cadres du magasin cette activité terriblement hostile de l’étymologie ! De prime abord, tout en épatant la galerie avec
Ikea de Vilnius une centaine à nos lombaires en est-elle venue on reste sur une sexualité sportive nos galéjades. Nos galipettes
de leurs propres photos.
Erikas Malisauskas et sa
à désigner les rapports sexuels ? et méprisable : les différentes descendent alors du rideau
compagne Gintare Peckyte L’association d’idées est d’autant origines dialectales du mot pour retomber sur leurs pattes :
ont expliqué à Boredpanda plus remarquable qu’elle « galipette » oscillent entre droit dans le monde des plaisirs
qu’ils trouvaient les photos
de stock du géant suédois contamine tout le voisinage la cabriole (calipette, au Havre), paresseux. Ouf !
« si ennuyeuses » qu’ils sémantique : on culbute la course effrénée (calipette
ont décidé d’y remédier.
ses partenaires, on se livre entre encore, mais à Nantes), la
amants à des acrobaties, on goinfrerie (galipia) ou le monde
 0123
D IM A N C HE 2 - L UN D I 3 D ÉC EM BR E 20 1 8 7

VIN

Sauternes, accords CHANGKI-CHUNG

POUR « LE MONDE »

et désaccords
On oublie l’association avec le foie
gras et on mise sur le magret, le tajine,
le roquefort. On peut aussi le préférer
sec – les plus grands s’y sont lancés. Sélection
Ou le déguster sur son canapé G DE CH ÂTE AU
G UI R AUD,
Ophélie Neiman B O RDE AUX B LAN C
SE C , 201 6
Château Guiraud est

F
aisons un test : avec un foie gras, quel vin boit-on ? Tous un premier cru classé
ceux qui ont répondu sauternes ont, soit bien lu le titre de Sauternes et,
(donc la plupart d’entre vous, espérons-le), soit ont une quand il fait du sec,
connaissance classique des accords mets-vin. L’accord est on retrouve la richesse
évident, on nous l’a si souvent répété. Au restaurant, dans aromatique du liquo-
les livres, chez les producteurs. La communication a été reux, la puissance et
parfaitement menée. le gras, mais avec la
Revenons à notre test. Je m’interroge sur les autres réponses légèreté d’une gazelle.
données. Emergeaient-elles de lecteurs paumés ou étaient-elles Un grand vin. 12,50 €
l’aboutissement d’une fine réflexion ? Brisons le suspense : c’est mon
cas. Je ne bois pas de sauternes avec un foie gras. Je trouve l’accord CH ÂTE AU DO I SY
trop riche. Le sucre et la puissance aromatique de ce sublime liquo- DAË N E ,
reux piétinent la finesse du foie gras. Et quand le vin n’a pas l’acidité S AUTE RN E S
nécessaire, il dégouline et vient empâter la bouche, déjà beurrée du B ARS AC , 201 6
foie. Tout cela est épuisant. Les papilles sont en plein naufrage. Un vin qui fait rire et
C’est le fruit d’une longue expérience. Dans la demeure fami- pleurer à la fois : il est
liale, ma chère mère prépare tous les ans, depuis que Noël existe, un Quant au sucre dans le sauternes, c’est encore plus simple : un bien l’un des plus
foie gras. D’oie, souvent. Et tous les ans, depuis au moins aussi long- sauternes sec n’existe pas. Quiconque veut produire un vin blanc sec beaux de Barsac,
temps, mon cher père se fait fort de trouver le meilleur accord. Un sur cette aire doit le déclasser en simple appellation bordeaux. Malgré avec ses notes de miel,
nombre incalculable de sauternes y sont passés. Jusqu’à ce que mon cela, les plus grands s’y sont lancés, avec une initiale en signe de rallie- d’orange et de nec-
cher frère se fâche (oui, nous sommes le genre de famille à nous mettre ment : Y d’Yquem, G de Guiraud, S de Suduiraut. Et Doisy-Daëne sec à tarine, velouté comme
en colère sur un accord mets-vin). Puis les jurançons, les tokays. Barsac. Ils sont excellents. C’est peut-être une solution d’avenir. une caresse. Mais
Pour le moment, on est plutôt sur des rieslings vendanges tardives. Mais le sauternes, le vrai, c’est avec un poulet rôti qu’il faut le ce vin est né l’année où
Ça se passe mieux. boire. Ou un magret de canard aux pêches. Ou des cailles aux raisins. son créateur, Denis
Alors que faire de son sauternes, arrêter de l’acheter ? Par la Ou un tajine aux abricots. Ou un poulet thaï très épicé. Ou des poires Dubourdieu, est mort. A
barbe du Père Noël, bien sûr que non. Mais penser à lui différem- au roquefort (accord préféré d’un reporter de la rédaction, compé- boire pour se consoler.
ment. Si l’on tient absolument à sa présence face au foie gras, et c’est tent sur le sujet). Ou des pâtes au roquefort. Ou juste du roquefort. 38 €
respectable, le prendre jeune, encore nerveux. Choisir l’appellation Ou des fruits. Promis, avec tous ces plats, et bien d’autres, c’est un dé-
barsac, qui fait partie du Sauternais et qui est souvent plus vive en lice. Et pour ceux qui n’aiment pas cuisiner ? Bonne nouvelle, le sau- CH ÂTE AU
bouche. Sinon, sortir le sauternes pour d’autres plats. ternes se suffit à lui-même. C’est peut-être comme ça que je le pré- CLI M E N S,
Il y a tant de cuisines qui lui conviennent ! Il faut juste oser. fère, à la manière d’un champagne, sur un canapé, avec un peu de S AUTE RN E S
Parce que c’est bon, et parce qu’il y a urgence. Le sauternes est connu chocolat, à 18 heures ou à minuit. Divin. B ARS AC , 201 4
dans le monde entier, mais il est en pleine crise : les surfaces consa- Parce que s’il faut un
crées aux liquoreux bordelais ont diminué de plus d’un tiers en vingt très grand, autant que
ans, chutant à 3 000 hectares ; dans le même temps, le volume de vin ce soit celui-ci. D’une
produit a été divisé par deux. longueur et d’une puis-
Cette dégringolade s’explique à deux niveaux, au moins. A sance à faire pâlir Zeus,
l’heure du light et du detox, le sauternes n’est plus vraiment à la il envoie des arômes
mode. Et puis il est cher. Voilà deux vrais problèmes. Pour le second, il de citron confit et de
est insoluble. Le raisin est récolté à la suite d’une surmaturité très génoise, mais garde
particulière, quand la poétique pourriture noble s’installe. Il faut cette tension qu’on lui
beaucoup de surveillance, couper le raisin au bon moment, les ven- connaît et qui fait que,
danges sont longues. Et les rendements bas : 25 hectolitres par hec- jamais, on ne se lasse.
tare, quand Saint-Emilion en produit le double. Un sauternes à 10 € Une merveille. 65 €
ne fait pas vivre une exploitation.

T EST É ET A PPR O U V É

Trois applis et plus si affinités

Marlène Duretz

Insomniak Pickable Once

« Vos insomnies vont vous faire rêver », promet l’appli de rencontres
Insomniak, active de 20 heures à 6 heures sans interruption. Inutile de
vouloir « prospecter » en dehors de ces créneaux horaires. Dans cette
plage horaire, l’inscrit dispose de quarante-cinq secondes pour répon-
dre à l’invitation d’un noctambule ou insomniaque en ligne, homme
ou femme âgé de 18 à 60 ans (et si j’ai 62 ans, je triche ?) situé jusqu’à
100 km du lieu où l’on a décidé d’ouvrir l’œil plutôt que de le fermer.
« Hello Marlou/Caroline comment vas-tu ? Pas trop dure ta journée ?
– Non ça va ! Et toi ? – C’est super court cinq minutes ! D’où viens-tu ? »
Cinq minutes ? C’est effectivement le temps dont disposent les
deux « speed-dateurs » pour évaluer s’ils souhaitent ou non poursui-
vre leur tête-à-tête numérique ou y mettre un terme. S’ils estiment
avoir des atomes crochus, la conversation peut se poursuivre jusqu’au
bout de la nuit… et du petit matin. Idéal pour conter fleurette plutôt
que compter les moutons en solo.
Appli gratuite sous iOS et Android. insomniak-app.com/fr/
Trouver l’âme sœur par le biais des nouvelles technos revient forcément
à s’exposer, c’est-à-dire à renseigner a minima son nom, son âge ou en-
core sa photo. Si les hommes doivent décliner leur « profil » sur Pickable,
l’appli propose aux femmes d’avancer à couvert, « sans inscription,
sans photo et sans âge » ni même de description (on vous demandera
toutefois votre téléphone et votre localisation géogaphique).
Deux avantages à évoluer incognito pour elle : le premier est
que le collègue ou le fiston, pour ne pas dire le partenaire officiel, ne
tombe pas sur son profil pour peu qu’il traînerait également dans les
parages ; le second est que ce « quart d’heure américain » permet à la
femme d’engager la conversation avec les hommes de son choix sans
avoir à s’embarrasser des avances de candidats « même pas en rêve ».
Dans cette quête, les hommes n’ont plus qu’à répondre (ou non) au
premier pas féminin.
Appli gratuite sous iOS et Android. pickable.app/fr
Et si plutôt que de la/le chercher en vain, la femme de rêve/le prince
charmant apparaissait comme par enchantement ? « Qui allons-nous
choisir pour vous ? », avance l’appli Once qui se propose de trier sur le
volet les candidats correspondant aux multicritères préalablement
renseignés. Pour trouver chaussure à son pied, cette appli de slow
dating affinitaire présente, chaque jour à midi tapantes, soit 12 heu-
res après le minuit de Cendrillon, le profil d’un candidat potentiel.
Et un seul !
Depuis février même, Once invite ses utilisatrices, et elles seu-
les, à évaluer leurs e-conversations et rencards. A la manière d’une
bonne table à recommander, Thomas obtient ainsi le score de 3,8/5.
« Thomas est mignon, mais nous n’avons pas grand-chose en commun,
lit-on sur son profil. Il aurait pu me raccompagner, mais m’a plantée
après le premier verre. Pas très sympa ! » Cupidon ne manquera pas
d’évincer les goujats et autres contournables.
Appli sous iOS et Android, sur abonnement compris entre 10 et
19,99 euros/mois, selon la durée. getonce.com/fr
8 0123
DIM A N C HE 2 - L UN DI 3 DÉC EM BR E 20 1 8
T
PLAYLIST
> DERNIER
MORCEAU ÉCOUTÉ
« Elogio »,
de Cuarteto Cedron
> DERNIÈRE RECHERCHE
GOOGLE
Combien de rassemble-
ments de coquelicots
prévus le 7 décembre,
en France
> DERNIER LIVRE
« Le Bonhomme
de neige », de Jo Nesbø
> DERNIÈRE SÉRIE
« The Affair », de Sarah
Treem et Hagai Levi
(Showtime, Canal+)
> DERNIÈRE INFO LUE
Inauguration
du barrage de Rogun,
au Tadjikistan
UN APÉRO AVEC…
FABRICE NICOLINO
Chaque semaine, « l’Epoque » paie son coup. Le coquelicot en bandoulière,
le journaliste, survivant de la tuerie de « Charlie », raconte son enfance prolétaire,
sa tendresse pour les « damnés » et son combat contre les pesticides
Au Baron rouge, rue Théophile-Roussel, à Paris, le 20 novembre. ÉDOUARD CAUPEIL POUR « LE MONDE »
« La liberté, ça existe,
au moins en rêve » Laurent Carpentier
u es dans une autre dimension. Tu entends des cris. “Fils
de pute ! Allahou akbar !” Puis plus rien, tu ne sais pas
s’ils sont partis. Faire le mort, c’est spécial. Tu fais vrai-
ment le mort. » Il ne tient pas à en parler. Il en parle si on
le lui demande. Comme Philippe Lançon – dont Le Lambeau
(Gallimard, 512 pages, 21 euros) raconte le lent retour à la vie –,
Fabrice Nicolino est un survivant de la tuerie de Charlie
Hebdo, le 7 janvier 2015. « Une pièce pas plus grande qu’ici, on
était pareillement les uns sur les autres », explique-t-il, rétré-
cissant avec des gestes précis les limites de la salle du café où
une foule bruyante trinque à tout va. « C’était une engueulade
homérique. Tignous défendait qu’on n’en avait pas fait assez
sur les banlieues. C’est là qu’on entend des coups de feu. Puis je
vois la silhouette dans le chambranle de la porte, le flic sortir
son flingue, et se faire buter. Tout ça se passe à une vitesse ful-
gurante. Les gens se lèvent de stupéfaction. Moi peut-être à
cause du premier attentat auquel j’ai échappé en 1985, je saute
derrière… » Des 67 balles de pistolets-mitrailleurs que les as-
sassins tireront, il en prendra une dans l’abdomen, et une
dans chaque jambe. La gauche est la plus touchée. C’est déjà
là qu’il avait été blessé, au pied, par l’explosion d’une bombe
au cinéma Rivoli-Beaubourg trente ans plus tôt. Cette fois le
péroné a disparu, et les nerfs ont fait de la bouillie. « Le pire,
ce sont les douleurs neuropathiques contre lesquelles les
opiacées ou la morphine ne font rien. »
Le Baron rouge, dans le 12e arrondissement. Un repère
de gauchistes bavards et partageux. Un vieux à notre table
demande à son amie : « C’est quoi déjà la chanson où il ne faut
pas mourir pour des idées ? Brassens, non ? » Fabrice Nicolino
venait ici quand il habitait le quartier. Aujourd’hui, il a quitté
Paris. Il ne dit pas pour où. Sans être parano, il faut rester pru-
dent. Et c’est comme ça qu’il débarque de la nuit avec sa
béquille et sa grosse valise, commandant illico une bouteille :
« Côtes-du-rhône 2016. La Tulette. 12°8. » Bio, forcément pour
cet écolo de la première heure qui a repris la plume à peine
sorti de réanimation. Le 15 janvier 2015, une semaine après
l’attentat, il écrivait sur son blog : « Depuis que je suis hospita-
lisé, et dès que j’ai pu m’adresser à mes soignants, je me suis mis
à parler. Ceux qui me connaissent savent qu’il s’agit chez moi
d’une maladie chronique. »
Il a le rire tonitruant, le regard tendre, la voix qui
porte. Il a grandi « au 122 ». Le 122, Grand-Rue, à Villemomble
(Seine-Saint-Denis), une HLM dans une banlieue paumée.
Son père est ouvrier estampeur. Militant communiste. Cinq
enfants. Fabrice est le quatrième. « Un gourbi. Murs en car-
ton-pâte. Tout le monde sait tout sur ses voisins. De ces histoi-
res ! » Son père meurt à 49 ans, lui n’en a que 8. « On a plongé
du prolétariat au sous-prolétariat. Des années d’effroi social.
On achetait “à croum” – à crédit – en attendant les allocs. On
avait la honte quand on nous envoyait chez la mère Noëlle,
l’épicière. C’est pour ça que j’ai une certaine tendresse pour les
gilets jaunes, je ressens le mépris de classe. Or, qui a voulu la
bagnole ? Le diesel ? Les mégalopoles ? Les villes nouvelles ? »
La mère est une luronne. Une forte femme « capable
d’écraser une bouteille sur la tête d’un mec ». On l’imagine
bien en le regardant, lui à 55 ans, un bloc face aux tempêtes.
Un jour, elle débarque avec un nouveau jules, « le gros Manu,
PEN DA N T CE T EMPS LÀ ...
À A R CA CHO N (GI R O N DE)
Antoine,
l’idole des atolls
Frédéric Potet
Au Grand Ecran, le cinéma d’Arcachon
(Gironde), Antoine est venu présenter
son dernier film, Les Caraïbes, mercredi
28 novembre. Antoine, l’ancien chan-
teur yéyé, l’infatigable bourlingueur, le
flibustier de la chemise à fleurs, la figure
de proue publicitaire d’une marque de
lunettes à l’acronyme exotique. Mais
aussi le conférencier de Connaissance
du monde. Cela fait quatorze ans que
l’auteur des Elucubrations (1966) a re-
joint le réseau de projection de docu-
mentaires, bien connu en province.
Créé au lendemain de la secon-
de guerre mondiale, Connaissance du
monde continue plus que jamais d’écu-
mer les salles des fêtes et de cinéma
de l’Hexagone, à raison de 3 700 séan-
ces par an, auxquelles assistent environ
500 000 spectateurs (il y en avait le
double dans les années 1970). Une cin-
quantaine de films sont présentés sous
son égide, chaque année, par un peu
moins de réalisateurs-conférenciers.
Antoine, 74 ans, en est le plus célèbre.
« Attachez vos ceintures, je suis
votre commandant de bord », lance-t-il
en pénétrant dans la salle avantageuse-
ment remplie (200 personnes), avant de
s’installer derrière une mini-table de
mixage. Micro à la main, Antoine s’inscrit
dans « la grande tradition de Connais-
sance du monde, qui a tendance à dis-
paraître », dit-il : celle des documenta-
ristes qui commentent « en direct » leur
propre film, quand de plus en plus de
confrères se bornent à envoyer une
bande-son préenregistrée.
Une autre de ses particularités
tient à la bienveillance assumée de
ses longs-métrages – six à ce jour pour
Connaissance du monde. Quelle que
soit la région visitée, les questions socia-
les, politiques, voire environnementales,
alias Bilboquet ». « Plus jeune que mon frère aîné. Un truand sont en effet évacuées par celui qui pro-
grotesque mais il nous a sauvés de la débine. » Il rit : « Une fois, posait autrefois que la pilule contracep-
avec sa bande, il pique un camion de cafés Legal. Il y en avait tive soit mise en vente en supermarché.
partout à la maison, ça servait de pieds aux lits qui se déglin- « Je sais qu’il est d’usage, dans le docu-
guaient. Il n’arrivait pas à l’écouler. Jusqu’au jour où il tombe mentaire, de dénoncer les errements
sur un type qui lui achète cash tout ce qui reste. Champagne ! du genre humain. Moi, j’ai pris le parti
C’était un flic. Ils se sont tous fait serrer. » de montrer la beauté du monde », an-
Chez les Nicolino, des histoires il y en a. Et même un nonce-t-il, avant de monter sur scène.
fusil chargé au cas où l’ex beau-frère qui a menacé sa sœur La beauté, ce n’est évidemment
pointe son nez… C’est alors que la politique débarque comme pas ce qui manque entre Grenade et
une « explication consolante » dans la vie de l’adolescent. Cuba, les points de départ et d’arrivée
« Pour moi : un bonheur ineffable. Parce que jusque-là, je ne de ce périple contemplatif aux Antilles,
comprenais rien à ce qui nous arrivait. La pauvreté, la vio- jalonné d’étapes fantasmées : Sainte-
lence, le sort de mon père, ou pourquoi ma mère allait voir des Lucie, Carthagène, Marie-Galante, la
voyous : tout devenait clair. Des explications sur mesure – la Désirade… Antoine ne se contente pas
rébellion à l’ordre social – et des amis à travers le monde. Et de s’extasier devant la splendeur des
puis cela s’accompagnait d’une exigence intellectuelle qui lagons et la douceur des alizés ; on le
m’élevait au-dessus de ma classe. » découvre, tel un guide touristique, qui li-
Un tour au PSU, puis « la Ligue » – les trotskistes –, il y vre ses bonnes adresses : les mouillages
restera six ans. Il aime en découdre : « Je me suis battu contre les plus tranquilles, les restaurants où
des fascistes, des staliniens, et accessoirement des flics. Je vou- manger des écrevisses géantes, les gar-
lais certes mettre le feu au monde, mais pour que tout le monde gotes où déguster des mojitos, « avec
en profite. » L’enthousiasme, la pléthore polémiste, la grandi- modération », bien calé dans un hamac
loquence, le combat comme une marmite de vie : il est tout ça sous les palétuviers.
encore et toujours dans le café qui s’est rempli ras la gueule : Arrive l’entracte, consacré à la
« Profondément, indéracinablement, définitivement, je me vente des œuvres de l’auteur – et à leur
sens anarchiste. Cela peut paraître prétentieux, mais le refus dédicace, d’une signature surmontée
de la hiérarchie, de l’autorité, du pouvoir, ne m’a jamais quitté. par deux silhouettes d’oiseaux. Moins
Des luddites à Elisée Reclus, j’ai un profond respect pour ce d’une semaine après le « Black Friday »,
mouvement qui est l’histoire des vaincus. Utopique et illusoire, le navigateur inaugure le concept de
certes, mais qui dit que la liberté, ça existe, au moins en rêve. » « Blue Wednesday », promettant l’offre
Une vingtaine de livres (Le Tour de France d’un écolo- d’un DVD pour tout achat d’un de ses li-
giste, Bidoche, Qui a tué l’écologie ?…), et une deuxième bou- vres. L’occasion est belle, pour certains
teille de rouge, plus loin, il a réussi à s’engueuler avec la Terre spectateurs, de lui rappeler sa (pour-
entière sans désarmer. Il est le compagnon des damnés, tant courte) carrière de chanteur (sept
comme ce loup, « éradiqué dans les années 1930 à la strychnine ans) et ses cheveux longs que sa mère
et au fusil » dont il s’est fait le héraut. En lutte contre le réchauf- voulait lui faire couper.
fement climatique, la malbouffe, les perturbateurs endocri- On ne gomme pas son passé,
niens… Il s’interrompt. De l’autre côté de la salle, au-delà du comme Antoine en convient lui-même
nuage sonore, il a repéré un gars qui sirote un verre de musca- dans la seconde partie du film, où on
det. A la boutonnière : un coquelicot. Celui-là même qui sert le voit se rendre à Saint-Barthélemy
de signe de ralliement à l’appel « Nous voulons des coqueli- sur la tombe de Johnny Hallyday, son
cots » qu’il a lancé le 12 septembre pour l’interdiction de tous grand rival des sixties. Quelques ques-
les pesticides de synthèse. Chaque premier vendredi du mois, tions fusent dans la salle après le gé-
à 18 h 30, des rassemblements s’organisent devant les mairies. nérique de fin. « Quel endroit re-
Avec à la clé : une pétition qui vise les 5 millions de signatures. grettez-vous de n’avoir jamais visité ? »,
« On en est à 400 000… C’est faisable. Et ça peut tout changer. demande une dame. « Mars, répond
On peut bloquer le pays, demander un référendum… » Antoine. Je me souviens que, en 1969,
Ne douter de rien. Avant le Baron rouge, il était aux quand les hommes ont posé le pied
Invalides, où il continue sa rééducation : « Je compte bien per- sur la Lune, il semblait certain qu’il y
suader mon médecin de signer l’appel… » Vendredi 5 octobre, aurait un jour des clubs de vacances
Nousvoulonsdescoquelicots.org référençait 500 rassemble- en orbite. Eh bien… non. » Il faudrait
ments. Le mois suivant, 647… « Et le 7 décembre, on pense ap- présenter Antoine à Elon Musk.
procher des 800. C’est énorme. Une éclosion d’énergies. Et
Emily Loizeau qui est en train de nous écrire un hymne… » Que
cent fleurs s’épanouissent ? « Transforme-moi en militant
mao et je te casse la gueule. »