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Un œil sur les «jeux de guerre» russes 28/09/2021 20:18

Un œil sur les «jeux de guerre» russes

Par Nicolas Barotte


Publié le 26/09/2021 à 19:21, mis à jour hier à 09:17

Arnaud Guérin et Renaud Allioux, fondateurs de Preligens, présentent, le 21 septembre à Paris, des images
satellite analysées par leur logiciel. SEBASTIEN SORIANO/Le Figaro

ENQUÊTE - Les algorithmes de détection de la société française


Preligens ont compté et identifié automatiquement les forces
présentes dans la «Zapad». Une révolution.

Du ciel, l’armée russe ressemble à un alignement de petites taches serrées


les unes contre les autres. L’image d’origine satellite se focalise sur le terrain
de Lunino, dans l’enclave de Kaliningrad. On distingue, entre autres, les
pistes, une zone de commandement sous toile de camouflage, une aire de
stationnement. Des points orangés barrés du mot armored signalent la

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présence de véhicules militaires blindés. Les algorithmes de détection de la


société Preligens ont compté et identifié leur présence automatiquement en
les distinguant des modèles civils. Il y en avait une vingtaine le 20 août. Ils
étaient 150 le 8 septembre. Sur le site d’Obuz-Lesnovsk, en Biélorussie, ce
sont 102 blindés et 309 véhicules militaires qui ont été repérés en août. Sur
l’aérodrome d’Engels, plus à l’est en Russie, le logiciel a enregistré les allées
et venues de bombardiers supersoniques Tu22M - parfaitement identifiés
parmi les autres aéronefs - alors que la Zapad, le grand exercice militaire
russe, était sur le point de commencer du 10 au 16 septembre.

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Pour arriver aux mêmes résultats, des officiers du renseignement auraient dû


suivre, repérer et compter à la main ces variations. Préprogrammé et
entraîné sur des milliers d’images similaires qui lui ont permis d’apprendre à
reconnaître les objets recherchés, le logiciel a simplement et immédiatement
envoyé une alerte. Cela n’a l’air de rien, mais c’est une révolution.

Retour au sol en Russie. Lunino, Obuz-Lesnovsk ou Engels ne sont que les


petites pièces du puzzle global de la Zapad («ouest» en russe). L’exercice
militaire, qui se tient tous les quatre ans, s’est déroulé officiellement sur au
moins neuf sites en Russie et cinq en Biélorussie ainsi qu’en mer Baltique. Il
a mobilisé aux portes de l’Europe un volume de troupes exceptionnel, selon
le ministère de la Défense russe. Il s’agissait d’impressionner. «200.000
personnels militaires ont été mobilisés, plus de 80 avions et hélicoptères,
jusqu’à 760 unités d’équipement militaire, incluant plus de 290 tanks, plus de
240 pièces d’artillerie, de multiples lanceurs de roquettes et mortiers et
jusqu’à 15 navires», a-t-on revendiqué à Moscou.

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À VOIR AUSSI - Que vaut l’armée russe?

Esbroufe tous azimuts


Le scénario joué a envisagé une invasion occidentale de la Biélorussie et la
riposte russe pour reconquérir les territoires perdus. Au fil des jours, l’armée
de Vladimir Poutine a déployé l’étendue de ses capacités jusqu’à ses
drones, ses robots Uran 9, ses bataillons de guerre électronique, ses
missiles Iskander, etc. Une esbroufe tous azimuts. Le 13 septembre, le jour
où le président russe et son homologue biélorusse, Alexandre Loukachenko,
ont assisté aux démonstrations, Preligens a détecté sur le terrain de Mulino
plus de 350 chars.

La surveillance d’une telle manœuvre sur un territoire vaste comme un tiers


de l’Europe est un défi pour le renseignement occidental. «Nous sommes en
train d’établir sa taille réelle», explique-t-on à l’Otan, sans détailler les
moyens utilisés par l’Alliance. Mais la Zapad «excède de façon significative
le seuil de l’OSCE» qui requiert l’autorisation d’accès à des observateurs
extérieurs, dit-on. Celui-ci est fixé à 13.000 soldats. «L’Otan demeurera
vigilante, notamment en vérifiant si du matériel russe reste en Biélorussie
comme ce fut le cas lors du renforcement des forces russes autour de
l’Ukraine au printemps dernier», souligne-t-on encore à Bruxelles. Les
Occidentaux surveillent notamment les zones de Grodno et Baranovitchi,
non loin de la frontière polonaise.

«Du 10 au 16 septembre s’est déroulée la phase active de la Zapad»,


décrypte Mathieu Boulegue, spécialiste de la Russie à l’institut britannique
Chatham House. «Mais auparavant, il y a deux mois préparatoires. La Zapad
est avant tout un exercice de “command and control” et de logistique. La
partie la plus importante est celle qui n’est pas mise en scène. Comment
déplace-t-on autant de troupes? Comment les nourrit-on? Comment les
soigne-t-on? La guerre est d’abord une affaire logistique», insiste le
chercheur. «Les armées sont potentiellement capables de savoir ce qui se
passe réellement durant la Zapad», poursuit-il en évoquant la gamme de
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sources possibles, du renseignement humain au recueil d’images. «Mais a-t-


on le temps nécessaire, les serveurs et les cerveaux disponibles pour le
faire? C’est une question de priorité», demande-t-il.

Gain de temps et d’efficacité monumental


Preligens a tenté de relever le défi. À partir d’images satellitaires en source
ouverte, l’entreprise française, leader en technologie d’intelligence artificielle,
pépite de l’industrie de défense et prestataire de services pour la Direction
du renseignement militaire, s’est lancée de sa propre initiative dans la
surveillance du géant russe en «monitorant» 45 sites, c’est-à-dire 23 bases
aériennes, six terrains d’activité, 14 camps militaires et deux ports. Pas sûr
que cette tentative de mise à nue, même partielle, ait plu, ni à Moscou ni à
Paris. Le ministère des Armées a fait savoir qu’il n’était pour rien dans la
démarche. «Il est important d’ancrer nos travaux dans le concret», explique
néanmoins Arnaud Guérin, le cofondateur de Preligens, avec Renaud
Allioux. L’entreprise, qui compte 150 salariés, revendique des clients dans
six pays. Elle livre une version sur mesure aux agences de renseignement,
adaptée à leurs besoins, mais sans prise sur les images qu’ils traitent. Alors
la Zapad est un entraînement.

Les algorithmes d’intelligence artificielle détectent, reconnaissent et


identifient des «observables», tels que des avions ou des véhicules, à
condition d’avoir correctement ciblé des sites d’intérêts. Ils peuvent repérer
les avions avec une performance de 98 % et identifier des types d’avions
différents avec un taux d’exactitude de 95 %. Ils peuvent déceler des objets
seulement partiellement visibles. Pour les hélicoptères, les véhicules ou les
bateaux, les performances sont légèrement inférieures tout en restant
impressionnantes par rapport aux autres entreprises du secteur. Le système
cartographie aussi les points sensibles, comme la zone d’alerte d’un
aérodrome. Seule une épaisse couche nuageuse forme un obstacle
infranchissable à l’optique. L’image fixe ne dit rien non plus, en tant que telle,
de l’opération en cours. Mais quoi qu’il en soit, le gain de temps et

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d’efficacité pour les officiers du renseignement est monumental, d’autant plus


qu’ils maîtrisent la fréquence de survol des satellites et qu’ils disposent
d’images militaires d’une résolution supérieure à celles commercialisées.

Grâce au nombre impressionnant d’images ana‐


lysées, nous sommes maintenant capables
d’identifier des activités fugaces
La DRM dans une communication officielle de janvier

«Ce genre d’outil permet trois gains», résume le général Grégoire de Saint-
Quentin. Ex-patron des opérations militaires françaises, il a rejoint Preligens
cette année au titre de conseiller. «Tout d’abord, il donne la certitude que
toutes les données récoltées par les capteurs vont être analysées», poursuit-
il. Compte tenu du volume en croissance exponentielle d’images disponibles,
à peine 10 % d’entre elles peuvent être analysées manuellement par un
service comme la DRM. «Ensuite, il permet de faire l’analyse dans les temps
alors que le rythme de la décision s’accélère», poursuit Grégoire de Saint-
Quentin. Dans une ère de «guerre cognitive» où le trop-plein d’informations
fait courir un risque de paralysie, l’intelligence artificielle offre une capacité à
décider plus vite. «Enfin, l’outil est discriminant pour faire ressortir
l’information pertinente», termine-t-il.

Les services internationaux ne doutent pas de la révolution en cours. La CIA


a tenté de faire main basse l’année dernière sur Preligens via son fonds
d’investissements In-Q-Tel, qui a proposé une entrée au capital. Arnaud
Guérin et Renaud Allioux ont préféré décliner. Le ministère des Armées est
entré au capital via le fonds Definvest pour sécuriser l’entreprise.

Écrans de fumée et matériels gonflables


À la DRM, l’expérimentation menée avec Preligens se nomme «TAIIA».
«Grâce au nombre impressionnant d’images analysées, nous sommes
maintenant capables d’identifier des activités fugaces ou même des

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comportements dont nous n’avions pas conscience auparavant, comme la


présence d’un drone sur une plateforme où il n’avait jamais été observé
auparavant», a noté la DRM dans une communication officielle de janvier.
Dans des guerres complexes et face à des adversaires puissants disposant
de nombreuses ressources, le renseignement est une clé de supériorité. «On
parle “d’intel-led operation”, d’opérations dirigées par le renseignement»,
relève le général de Saint-Quentin. «Comme il n’est pas possible de tout
surveiller, le rôle des officiers renseignement est de savoir orienter les
capteurs», ajoute-t-il. Avec la numérisation du monde, ils sont toujours plus
nombreux.

«On ne peut pas imaginer d’armée performante sans ces outils-là. D’autres
les développent et il est essentiel d’en disposer», insiste-t-il encore. Sous
l’œil des satellites, les armées doivent repenser leurs stratégies de
dissimulation et de discrétion. Elles utilisaient déjà des écrans de fumée pour
dissimuler leurs manœuvres. Elles disposaient de faux matériels gonflables
pour tromper l’adversaire. Elles étaient même capables de générer des
sources de chaleur pour simuler des moteurs visibles à l’infrarouge. Les
chefs militaires doivent déjouer les pièges. Le recours à l’IA transforme
l’équation. Mais elle peut aussi être elle-même leurrée. «L’intelligence
artificielle est un outil mais pas une baguette magique», prévient Arnaud
Guérin. «Nos outils apportent des éléments factuels, des chiffres historicisés,
des données sous différents prismes. Ce sont des informations qu’il est
possible d’enrichir avec d’autres sources», explique-t-il. Au bout du chemin,
l’œil humain et son intelligence continueront de faire la différence.

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