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ESPIONS

ET TERRORISTES
Les liaisons dangereuses

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DU MÊME AUTEUR

Éditions Ellipses :
La Guerre des robots (2006).
Espionnage business – Guerre économique et renseignement (2005).

Marines Éditions :
Les Commandos-marine français (2003).

Éditions Charles-Lavauzelle :
Du Golfe au Kosovo – Renseignement, action spéciale et nouvel
ordre mondial (2000).
Le Renseignement français à l’aube du XXIe siècle (1998).

Éditions Histoire & Collections :


Les SAS, commandos secrets de Sa Majesté (1997).

© Nouveau Monde éditions, 2008


24, rue des Grands-Augustins – 75006
ISBN : 978-2-36943-800-7
Dépôt légal : janvier 2008
Imprimé en France par Brodard et Taupin

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Jean-Jacques Cécile

ESPIONS
ET TERRORISTES
Les liaisons dangereuses

nouveau monde éditions

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Introduction

« Finalement, les attentats du 11 septembre 2001 sont un


bon exemple d’opération clandestine réussie. » Cette phrase,
proférée par un officier ayant dirigé le service « action » de la
DGSE, les services secrets français, prend ici un relief particu-
lier. Et l’ex-espion en chef n’est pas le seul à dresser ce constat.
Pour un ancien commando britannique, les membres du Spe-
cial Air Service ne sont finalement que des « terroristes d’État ».
Expert en la matière pour avoir été à la tête du GIGN, Phi-
lippe Legorjus le reconnaît lui aussi : les TTP (techniques,
tactiques, procédures) des élites militaires et celles des terro-
ristes sont globalement équivalentes. De fait, les terroristes
copient beaucoup mais inventent peu. Quand Richard Reid
embarque à bord d’un vol d’American Airlines avec des
chaussures piégées, il copie en cela les techniques des « spé-
ciaux » nazis.
Comment le savoir se transmet-il entre les barbouzes et les
tenants de la terreur institutionnalisée ? En corollaire, le scé-
nario du prochain attentat d’envergure ne serait-il pas inscrit
noir sur blanc dans les livres d’histoire parce qu’ayant déjà été
mis en scène par les organismes officiels d’action clandestine ?
En partant de ce parallèle entre membres des forces spéciales,
espions et terroristes, à quel acte de barbarie massive peut-on
et doit-on s’attendre ? Au final, quelle est la véritable capacité
de nuisance d’al-Quaida et consorts ?
Exemples à l’appui, les deux premiers chapitres exposent
de quelle manière les terroristes se sont approprié les connais-
sances propres aux militaires et aux agents secrets. Véhiculée
par la gauche extrémiste, l’image du terroriste est souvent celle

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Espions et terroristes

du « combattant de la liberté » brandissant fièrement son fusil


d’assaut AK-47 kalachnikov. Il est en effet très facile de se pro-
curer ce type d’arme, voire de bricoler des armes analogues
dans un garage anonyme avec un minimum de connaissances
techniques, auxquelles Internet permet, au besoin, d’accéder.
Les chapitres 3 et 4 proposent quelques exemples en ce sens.
L’AK-47 est certes emblématique du terroriste, mais ceux qui
sont actifs en Irak déciment les rangs américains principale-
ment au moyen d’engins explosifs de moins en moins impro-
visés ; le chapitre 5 expose les principales techniques utilisées
pour les construire, puis les faire détoner. Tout cela reste rela-
tivement low-tech ; le chapitre 6 démontre, quant à lui, qu’il est
possible à un bricoleur averti de concocter qui ses roquettes,
qui son missile, qui son drone, engin aérien sans pilote pou-
vant véhiculer une bombe. Notamment disséminés à grande
échelle en Afghanistan par une Central Intelligence Agency
qui s’est complu à jouer les apprentis sorciers à l’époque de
l’invasion soviétique, les missiles sol-air légers Stinger et
consorts constituent une arme redoutable entre les mains d’un
terroriste entraîné. Le chapitre 7 fait le point sur ce type de
menace. Dans les suivants, l’ouvrage propose au lecteur d’éva-
luer la crédibilité de divers scénarios innovants dont la mise
en œuvre serait susceptible d’induire des effets analogues dans
leur ampleur à ceux du 11 septembre 2001. Mais ne nous y
trompons pas. Pour innovants qu’ils soient, lesdits scénarios
n’en trottent pas moins déjà dans les cerveaux des thuriféraires
d’al-Quaida : divers « indices d’alerte » en attestent. Prenons
un exemple : voir un groupe terroriste fortuné acquérir un
submersible puis le bourrer d’explosifs dans l’optique d’une
attaque suicide contre un objectif d’envergure paraît de prime
abord un scénario extravagant. Et pourtant, une poignée
d’organisations ayant adopté la terreur pour moyen d’expres-
sion préférentiel, voire exclusif, ont montré une certaine pro-
pension à mettre en œuvre des sous-marins de poche, ceux-là
même que de faibles dimensions rendent furtifs tout en
offrant une capacité d’emport suffisante. Et puis, il reste tou-
jours la possibilité de bricoler un tel submersible. Impossible,
peu probable, délirant ? Voire… Les cartels colombiens se

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Espions et terroristes

sont fait une spécialité de ces sous-marins, certes rudimen-


taires, mais néanmoins capables de transporter des tonnes de
cocaïne. Jusqu’à ce qu’un intégriste à l’esprit quelque peu
dérangé ne s’avise que l’on pouvait remplacer la drogue par
des explosifs.
En revanche, deux chapitres soulignent les difficultés qu’il
y a à manipuler les substances biologiques ou chimiques. Le
cas du nucléaire est plus nuancé. Même si l’utilisation d’une
« bombinette » ex-soviétique par les fous d’al-Quaida semble
du domaine de l’intox plutôt que de l’info. D’une part, le
« bricolage » d’une arme atomique rudimentaire est moins dif-
ficile qu’il n’y paraît de prime abord, et d’autre part, l’utilisa-
tion d’une version dégradée sous la forme de « bombe sale »
représente une menace plus que crédible. À tel point que,
pour nombre d’experts, il ne s’agit pas de déterminer si mais
quand un attentat de ce type aura lieu. Mais rentrons mainte-
nant dans le vif du sujet et examinons divers scénarios relatifs
à ces attentats de grande ampleur que certains terroristes nous
préparent peut-être d’ores et déjà.

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Terroristes et militaires
sous le même uniforme

Irak : les hélicoptères américains pris pour cibles

Janvier 2006, en Irak. Trois hélicoptères de l’Oncle Sam


sont abattus en neuf jours. Parmi les trois carcasses fumantes,
celle d’un AH-64 Apache, pourtant conçu pour pouvoir sur-
vivre à ce que les militaires appellent, dans leur jargon, la « fer-
raille du champ de bataille », c’est-à-dire les balles et les éclats
d’obus. Dans les couloirs des états-majors du bas de l’échelle
jusqu’au Pentagone, c’est l’affolement. Les insurgés mettent-
ils en œuvre de nouvelles tactiques ? Ont-ils trouvé « la »
faille ? Utilisent-ils un missile dernier cri ? Le doute favorise
les clivages. Pour Lawrence DiRita, porte-parole du Depart-
ment of Defense, rien ne prouve l’existence d’une arme nou-
velle. Le général commandant le centre de l’aviation de
l’armée de terre évoque en revanche l’apparition d’engins
explosifs improvisés aériens, des AIED (Aerial Improvised
Explosive Device). Ce sont des bricolages constitués d’une
fusée propulsant une bombe à une quinzaine de mètres de
hauteur. La détonation de la charge est provoquée à cette alti-
tude grâce à une ogive d’obus de mortier récupérée. Il suffit
de placer ces AIED le long des voies aériennes habituelle-
ment utilisées par les hélicoptères volant à basse altitude et
d’attendre.
Les journalistes se ruent alors sur ce qu’ils croient être un
scoop. À la une des quotidiens fleurissent des articles sur le

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thème de l’ingénieuse simplicité de cette nouvelle arme. Sauf


que nouvelle, elle ne l’est pas vraiment. C’est une idée compa-
rable que les Nord-Vietnamiens ont mise en pratique lors des
combats de Cu Chi, dès 1965. Ils attachaient des paquets de
grenades à de longues perches, les perches étant elles-mêmes
fixées au sommet d’arbres judicieusement choisis. Il ne restait
plus qu’à faire preuve de patience en attendant le moment
opportun.
Mais tout cela reste relativement archaïque. Les spetsnaz,
ces forces spéciales soviétiques qui, quarante-cinq années
durant, ont fait trembler les états-majors de l’OTAN, ont
considérablement modernisé le système. Dès les années 1980,
la « Strela-Block » 1 entre dans leur arsenal. Cette arme est en
fait le couplage d’un missile antiaérien léger Strela avec un sys-
tème de repérage du son. Le tube lanceur est attaché en hau-
teur (toit, mât, arbre, etc.) dans le prolongement de la piste de
décollage d’une base aérienne ennemie. Un dispositif retarda-
teur permet aux commandos de s’éloigner avant la mise sous
tension. Le système de repérage, réglé pour ne réagir qu’à un
son présentant les caractéristiques spécifiques du bruit fait par
un avion, s’enclenche alors. Tant que l’augmentation du
volume sonore témoigne du rapprochement de l’appareil, le
système ne réagit pas. Le missile est automatiquement tiré
lorsque l’intensité commence à décroître.
Depuis, d’autres armements fonctionnant sur des prin-
cipes comparables sont apparus sur le marché. En 1998, dans
le cadre d’une exposition, une société russe présente la mine
antihélicoptère Temp 20. L’Institut of Metal Sciences bulgare
commercialise quant à lui une mine analogue sous la dénomi-
nation absconse de 4AHM-100. Elle est particulièrement
meurtrière : son réseau de quatre charges transforme en
passoire tout ce qui vole à basse altitude sur une surface de
quatre cents mètres carrés. Finalement, même l’aspect
« bricolage » des AIED n’est pas une nouveauté. Avant de
recevoir des Stinger américains, le commandant Massoud

1. Viktor Suvorov, Spetsnaz. The Inside Story of the Soviet Special Force,
mars 1986.

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avait expérimenté des roquettes antiaériennes. Bricolés à partir


de fusées de détresse, ces engins rudimentaires auraient permis
d’abattre cinq hélicoptères soviétiques.
Ce n’est là qu’un exemple parmi tant d’autres. Les insurgés
irakiens agissent de même : l’ingéniosité qu’on leur prête n’est
bien souvent qu’un mythe. Tels des plagiats de l’horreur, ils
copient infiniment plus souvent qu’ils n’inventent.
Rien ne se perd, rien ne se crée : cette règle universelle
s’applique aux techniques terroristes. Si bien qu’on en vient à
se demander si le scénario d’un prochain attentat de grande
ampleur n’est pas déjà écrit dans les livres d’histoire. Ou dans
les catalogues des marchands d’armes.

Des terroristes sous l’uniforme

Les fanatiques s’intéressent donc de très près aux forces


armées. Tout d’abord pour l’entraînement qui y est dispensé
et l’expertise qu’ils peuvent y acquérir. D’autres l’ont fait
avant eux : lors de la guerre froide, les responsables du Parti
communiste français conseillaient aux jeunes militants appelés
sous les drapeaux de ne pas se dérober aux obligations mili-
taires. Ils étaient au contraire fortement incités à suivre les
écoles et pelotons ainsi qu’à accéder aux postes et grades
correspondant à leurs compétences 1. Ces recommandations
avaient pour but, entre autres, l’assimilation des savoir-faire
militaires : cela pouvait toujours servir en cas d’insurrection
généralisée.
Avoir des complices bien placés dans les unités, c’est éga-
lement accéder aux dépôts d’armes, qu’il ne reste plus qu’à
piller. Pouvoir pénétrer dans les enceintes militaires, c’est aussi
se voir offrir un choix étendu de cibles intéressantes : cuves de
carburant ne demandant qu’à exploser, mess surpeuplés d’offi-
ciers aux heures des repas, etc. Enfin, plus discrètement, une
taupe terroriste infiltrée pourra fournir à sa cellule divers

1. Jean Montaldo, La France communiste, éditions Albin Michel, Paris, 1978,


p. 322.

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renseignements permettant d’optimiser les effets d’un attentat.


Par exemple, l’heure de départ d’un convoi de ravitaillement
en carburant. La possession même temporaire de badges
d’accès permet de les contrefaire. Quant aux méthodes d’infil-
tration, elles sont au nombre de deux. Un volontaire préala-
blement converti au terrorisme peut demander à s’engager :
c’est l’infiltration proprement dite. Les « barbus » peuvent éga-
lement tenter de manipuler les soldats de religion musulmane
après qu’ils se sont engagés : c’est le recrutement.
En Grande-Bretagne, la Territorial Army, corps d’armée
composé de soldats à temps partiel, a fait l’objet d’une atten-
tion toute particulière de la part de membres d’al-Quaida.
Bien joué : en ce qui concerne ces unités de réserve, les
enquêtes de sécurité sont moins pointilleuses, et un terroriste
a plus de chances de passer entre les mailles du filet. Les unités
étant formées de civils périodiquement rappelés, une taupe y
est aussi plus difficile à démasquer. En l’occurrence, il a du
reste fallu que Scotland Yard et le MI5, alias le Security Ser-
vice, conjuguent leurs efforts sur le long terme pour en
confondre cinq. Et ces cinq-là n’étaient probablement pas une
exception : le ministère de la Défense britannique a confirmé
que d’autres individus suspectés d’appartenir à des mouve-
ments terroristes ont tenté leur chance. Ils ont cependant été
écartés après enquête. Parallèlement, les risques de voir des
indésirables infiltrer des services tels que l’Intelligence Corps,
les services du renseignement militaire, ou les Royal Engi-
neers, qui rassemblent les spécialistes des explosifs, ont, à
Londres, provoqué un début de panique 1. Une tendance ana-
logue à l’infiltration a été observée aux Pays-Bas. Dans ce
pays, les services de sécurité intérieure ont cherché à confirmer
des informations selon lesquelles « des groupes ayant des
liens avec al-Quaida ont donné comme instruction à leurs

1. David Leppard, « Territorial Army infiltrated by Al-Qaeda », Times Online,


17 octobre 2004.

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thuriféraires hollandais musulmans d’entrer dans l’armée de


terre afin d’y acquérir une formation militaire » 1.
Au Maroc, les forces armées sont vulnérables à l’influence
des islamistes. Les autorités locales n’en font pas mystère :
elles reconnaissent que certains mouvements intégristes ont
infiltré les unités. L’Ansar al-Mahdi aurait notamment recruté
des soldats ayant une certaine expertise en matière de manipu-
lation des explosifs 2. Certaines situations géostratégiques faci-
litent les complicités ; c’est le cas à Ceuta, enclave espagnole
en territoire marocain. Un raid antiterroriste effectué en
décembre 2006 a permis d’arrêter un soldat et de mettre à jour
une cellule qui se préparait à passer à l’action 3. Ses cibles : un
centre commercial, un champ de foire lors de festivités et un
dépôt de carburant. Cette cellule avait également tenté de per-
vertir de jeunes recrues. But : avoir accès aux magasins d’arme-
ments ainsi qu’aux stocks d’explosifs. Les recrues avaient été
sélectionnées selon des critères simples : nées à Ceuta, elles
étaient de confession musulmane. Suite à ce raid, quinze
soldats musulmans de la même garnison se virent refuser un
rengagement. Sans doute l’affaire ne va-t-elle pas en rester là :
dans les garnisons de Ceuta et de Melilla (une autre enclave
espagnole en territoire marocain), environ 30 % des volon-
taires sont de religion musulmane. Pour ces jeunes désœuvrés,
endosser l’uniforme, c’est accéder au Saint-Graal : paye régu-
lière, perspectives de carrière mais aussi possibilités de recon-
version. Lors d’une récente opération de recrutement au profit
de la police, 434 candidats espagnols étaient des musulmans
de Ceuta ou de Melilla…
En ce qui concerne l’acquisition de l’expertise, les forces
armées offrent aux terroristes d’autres possibilités. Par exemple
celle consistant à « récupérer » divers manuels d’entraînement.

1. Marlise Simons, « Militants Recruiting Young Dutch Muslims for Foreign


War », The New York Times, 31 mai 2002.
2. Matthew Chebatoris, « Islamist infiltration of the Moroccan Armed
Forces », Terrorism Monitor, The Jamestown Foundation, 15 février 2007.
3. Javier Jordan & Robert Wesley, « The Threat of Grassroots Jihadi Net-
works : A Case Study from Ceuta, Spain », Terrorism Monitor, The Jamestown
Foundation, 15 février 2007.

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Certains d’entre eux, en particuliers ceux destinés aux forces


spéciales, se montrent très explicites. Quiconque exerçant une
veille sur les sites Internet « utiles » aura par exemple noté la
réapparition en mai 2007 de l’édition 1969 du Technical
Manual 31-210 « Improvised munitions handbook (Impro-
vised Explosive Devices or IEDs) ». C’est le type même de
documents qui favorise le passage à l’acte de tout terroriste
débutant autodidacte décidé à avoir son nom à la une des
quotidiens.

Manuels militaires à vendre

Avril 2006. En Afghanistan, un journaliste américain se


promène parmi les échoppes situées à proximité immédiate de
l’enceinte abritant l’état-major des forces de la coalition. Très
vite, il repère un boutiquier dont l’étalage est très bien appro-
visionné. Parmi les marchandises diverses manifestement
dérobées, quelques cartes mémoire flash. Sortant une liasse de
dollars, le reporter en négocie l’achat, les rafle et les empoche.
Revenu à son bureau, il en examine le contenu. Stupeur :
devant ses yeux, l’écran affiche des documents militaires.
Estampillé « Secret », l’un d’entre eux retient son attention.
C’est une évaluation des efforts entrepris par les Américains
afin de marginaliser des responsables afghans jugés peu coopé-
ratifs. Très sensibles sur le plan diplomatique, d’autres mémos
mettent en doute la sincérité des efforts antiterroristes pakis-
tanais. Certains documents récapitulent les identités et des
informations à caractère personnel, en particulier les numéros
de sécurité sociale, concernant 700 membres des forces armées
américaines. Le journaliste choisit un patronyme au hasard et
décide de pousser son investigation un peu plus loin. Sur la
base des informations contenues dans la carte mémoire,
quelques recherches effectuées sur Internet lui permettent de
tout savoir, ou presque, sur un officier féminin. En quelques
instants, il obtient son adresse dans le Maryland ainsi que les
numéros des plaques d’immatriculation de sa Jeep Liberty et

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Espions et terroristes

de sa moto Harley Davidson 1. Pire : parmi les fichiers, « un


manuel de 502 pages concernant l’utilisation de l’hélicoptère
CH-47 Chinook, l’une des bêtes de somme des 18 000 soldats
américains servant en Afghanistan » 2. Question restée à ce
jour sans réponse : ce manuel détaillait-il les défenses de
l’aéronef contre les missiles sol-air légers ?
C’est donc une évidence : les terroristes peuvent aussi
avoir accès à l’expertise militaire en « récupérant » des manuels
militaires de diverses manières. En voici une : en 1965,
l’armée de terre américaine publie une brochure sur les diffé-
rentes méthodes utilisables pour concevoir des mines et des
pièges. Très détaillée, cette publication comprend des schémas
illustrant divers moyens de mettre les explosifs à feu. Elle
fournit aussi des conseils sur les meilleurs emplacements pour
dissimuler les bombes mortelles le long des routes. Vingt ans
plus tard, l’état-major irakien distribue à ses troupes une tra-
duction arabe du manuel 3.
Ces documents sont-ils encore d’une quelconque utilité
aux insurgés irakiens ? C’est discutable : ils ont, depuis 2003,
eu tout loisir de perfectionner leurs techniques. Mais répé-
tons-le : certains fascicules se montrent très explicites. C’est en
particulier le cas de l’Improvised Munitions Black Book, adapté
d’un manuel d’instruction des forces spéciales américaines.
N’importe quel « terroriste amateur » désocialisé peut y
trouver quelques « recettes de cuisine » susceptibles de faciliter
un rapide passage à l’acte voire même de l’inciter. Là se trouve
le principal danger d’une telle littérature.
Mais revenons à l’Improvised Munitions Black Book : son
contenu est-il vraiment sérieux ? Il l’est. On y trouve par
exemple une méthode simple pour confectionner un déclen-
cheur barométrique. Chargé dans la soute à bagages d’un

1. Paul Watson, « U.S. Military Secrets for Sale at Afghan Bazaar », Los
Angeles Times, 10 avril 2006.
2. Daniel Cooney, « Afghan Shops Searched for Stolen Files », Associated
Press, 12 avril 2006.
3. Bradley Graham & Dana Priest, « Insurgents Using U.S. Techniques »,
The Washington Post, 3 mai 2005.

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Espions et terroristes

avion, il peut provoquer l’explosion d’une charge dès lors que


l’appareil dépasse l’altitude de 1 500 mètres. Si l’on en croit le
Department of Homeland Security, al-Quaida a cependant
trouvé mieux. Une alerte lancée en janvier 2005 par l’orga-
nisme américain mettait en garde contre l’intérêt manifesté
par le mouvement terroriste envers les montres avec fonction
altimétrique. Transformer ces breloques en déclencheurs
d’engins infernaux n’est cependant pas à la portée du premier
venu : il y faut un minimum de connaissances en matière
d’électronique et d’horlogerie. En revanche, tout le monde ou
presque peut employer la « recette » indiquée dans les pages de
la version « civile » du manuel des forces spéciales.

Quand les militaires entrent au service des criminels

1994, première guerre de Tchétchénie. Pour les forces spé-


ciales russes, c’est une sorte de baptême du feu. L’écroulement
de l’URSS a clairsemé les rangs, et les anciens d’Afghanistan
sont devenus une denrée rare. D’emblée, les problèmes se
multiplient, témoignant de la piètre conscience profession-
nelle des unités russes. Les forces spéciales du ministère de
l’Intérieur renâclent : ceux de Iekaterinbourg retournent tout
simplement chez eux, alors que ceux de Bratsk refusent d’être
envoyés en opération avec la première vague d’unités. Lorsque
après l’échec sanglant du premier assaut les spetsnaz de
l’armée, du ministère de l’Intérieur et des services de rensei-
gnement sont lancés dans la bataille de Groznyï, les ordres
venus tout droit de Moscou sont limpides. Il faut passer coûte
que coûte. Il en résulte des pertes effroyables et une dange-
reuse baisse du moral. Un journaliste intrépide parvient à
interviewer un soldat « d’élite » prisonnier des Tchétchènes.
Penaud, celui-ci marmonne : « Ils étaient partout. Alors qu’on
les croyait en face, ils surgissaient dans notre dos. La nuit, il
était impossible de fermer l’œil. Dormir, c’était la mort ! »
Mais où sont donc passés les terribles spetsnaz, ces épouvan-
tails qui terrorisèrent l’OTAN ? Désabusé, un officier russe
répond : « Mon unité est arrivée en sous-effectif. Pour pouvoir

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Espions et terroristes

aligner quelques hommes de plus, on est allés en chercher


dans des unités de seconde zone. En plus, on manquait de
moyens pour s’entraîner. Et puis mes hommes et moi étions
payés quand il y avait de l’argent dans les caisses, c’est-à-dire
rarement. Résultat : mes meilleurs éléments n’ont pas été
longs à foutre le camp ! Décrocher un emploi dans une
société civile de sécurité est nettement plus lucratif. Et il y a
pire : j’ose espérer qu’ils ne sont pas trop nombreux à offrir
leurs services aux bandes criminelles. »
Octobre 1994. Dimitri Kholodov, journaliste du Mos-
kovski Komsomolets, se rend à la consigne de la gare centrale de
Moscou. Il enquête sur une affaire de détournement de maté-
riel opéré en ex-RDA au détriment des unités ex-soviétiques.
Ses investigations mettent en cause Pavel Gratchev, ministre
de la Défense russe. Peu de temps auparavant, un informa-
teur lui a téléphoné pour lui donner le numéro d’un casier,
ajoutant qu’il y trouverait une mallette contenant des docu-
ments compromettants. Après avoir récupéré le bagage, Kho-
lodov se met en devoir de l’ouvrir. Erreur : la mallette explose,
tuant sur le coup l’infortuné journaliste. Coïncidence trou-
blante : dans le courant du même mois, il avait publié trois
articles sur la lucrative reconversion des spetsnaz. En visitant
une de leurs garnisons, il y avait repéré des recrues pas comme
les autres. Contre rétribution, les soldats d’élite entraînaient
les tueurs de certaines organisations criminelles.
Peut-on évaluer même grossièrement le nombre de ces
anciens spetsnaz recrutés par la pègre russe ? En dé-
cembre 1996, le bulletin Special Warfare s’y essaye. Édité par
l’école des forces spéciales de l’armée de terre américaine, il
fait référence. En se fondant sur des propos tenus par un pré-
sident d’association rassemblant des anciens commandos
soviétiques et russes, le rédacteur de la revue dresse un tableau
effrayant de la situation. Pour lui, le phénomène concerne une
bonne moitié des anciens spetsnaz dont le nombre était, en
1990, évalué à environ 30 000. Première conséquence : dans
les années 1990, le nombre d’actes criminels non élucidés est
en hausse constante. Pour une raison précise : ils sont
accomplis par des professionnels ne laissant aucune trace.

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Espions et terroristes

Entre janvier et novembre 1996, les autorités de Saint-Péters-


bourg dénombrent 48 attentats à la bombe. Sur ce total, six
enquêtes seulement aboutissent à l’arrestation des criminels.
En novembre 1996, un attentat fait 14 morts parmi les anciens
d’Afghanistan réunis au cimetière de Kotlyakovskoye : la
bombe a été déclenchée à l’aide d’une télécommande. C’est
actuellement une banalité en Irak, mais, à l’époque, en Russie,
ça l’était beaucoup moins. Le matériel ne pouvait être obtenu
et mis en œuvre que par des spécialistes très bien formés et
ayant un bon carnet d’adresses. Une maigre consolation : les
morts n’ont pas eu à aller bien loin pour se faire enterrer…
Début des années 1990. Au Mexique, une guerre pour le
contrôle du trafic de drogue bat son plein. Histoire clas-
sique : un cartel veut se faire une place au soleil au détriment
du clan qui tient le marché. Mais les nouveaux venus ont
besoin d’une bonne puissance de feu. Qu’à cela ne tienne : le
cartel recrute un ex-officier parachutiste, le lieutenant Arturo
Guzman Decena. Celui-ci débauche non seulement plusieurs
de ses camarades, mais aussi une quarantaine de membres
d’une unité d’élite, le Special Air Mobile Force Group 1. Le
gang Los Zetas est né. Plus tard, lorsque les combats contre les
forces armées mexicaines auront décimé les rangs, Los Zetas
débauchera des membres d’une unité de forces spéciales gua-
témaltèques connus sous le nom de Kaibiles 2.
Arturo Guzman Decena et ses complices mettent en place
de véritables groupes de choc armés de mitrailleuses lourdes
ainsi que de lance-grenades. L’une des missions qui leur est
attribuée est d’ouvrir des corridors pour permettre le passage
de trafiquants entre le Mexique et les États-Unis. Au besoin en
dressant un mur de feu entre les « mules » et les douaniers.
Parfois, le soutien est plus soft : les rafales de mitrailleuses sont
remplacées par le claquement sec des fusils de snipers, ceux
utilisés par les tireurs d’élite de Los Zetas. Mais, au fait, que

1. Jerry Seper, « Ex-troops Aiding Drug Traffickers », The Washington Times,


24 février 2005.
2. Héctor Tobar, « A Mexican Cartel Arny’s War Within », Los Angeles Times,
20 mai 2007.

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Espions et terroristes

représentait le Special Air Mobile Force Group ? Une unité


d’élite chargée de lutter contre le trafic de stupéfiants dans
l’État mexicain situé par-delà la frontière du Texas. Laquelle
unité d’élite, lors de sa formation, avait bénéficié d’un stage à
Fort Benning, chez les Américains…
Lorsque la puissance de feu et l’expertise militaire propres
aux groupes criminels atteignent ce niveau, on glisse lente-
ment vers un terrorisme de fait. Qu’est-ce qui sépare le cri-
minel du terroriste ? Intuitivement, on comprend que le
premier est motivé par l’appât du gain tandis que le second
poursuit un but politique. Précisément : on a vu, en Amé-
rique du Sud, certains gangs perpétrer des assassinats à but
politique. Par exemple en tuant tous les passagers d’un bus
pour tenter de faire abroger une nouvelle loi renforçant
l’arsenal juridique condamnant les trafiquants.
Autre préoccupation : ce phénomène gangrène mainte-
nant les États-Unis, où les autorités redoutent des alliances
ponctuelles et objectives entre terroristes et criminels. Les pre-
miers pourraient mettre à profit les filières de trafic d’êtres
humains pour infiltrer des cellules opérationnelles aux
États-Unis. Global War on Terrorism aidant, le Pentagone favo-
rise, du reste, l’acquisition d’une solide expertise militaire par
les membres des gangs américains. Pour alimenter des unités
sans cesse plus nombreuses à aller batailler en Afghanistan et
en Irak, les recruteurs de l’Oncle Sam ont désespérément
besoin de candidats. Où les trouvent-ils ? Principalement dans
les couches sociales défavorisées, celles-là même qui consti-
tuent un vivier naturel de recrutement pour les gangs.
Résultat : dans les cantonnements de l’US Army en Irak fleu-
rissent des marquages tels que « Amor de Rey », « GDN » ou
encore « 323 », qui sont ceux des gangs des rues de Chicago
ou de Los Angeles 1. Jeffrey Stoleson, réserviste par ailleurs
créateur d’une unité spéciale antigang opérant dans les prisons
du Wisconsin, a fait un séjour en Irak. Il a fait remarquer à ses
supérieurs ce que cette situation avait de dangereux. Il a vite
été prié de la mettre en sourdine : les membres des gangs font

1. « U.S. Army Is Training Street Gangs », www.sploid.com, 2 mai 2006.

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Espions et terroristes

du « bon boulot », on a besoin d’eux. Apprises dans les rues


des mégalopoles américaines, les tactiques relevant de l’intimi-
dation peuvent en effet être utiles en Irak. Affecté dans une
zone dangereuse à Mossoul, l’ancien membre du gang Coney
Island Cobras qu’est le sergent de première classe Domingo
Ruiz a de cette manière fait preuve d’une efficacité inespérée.
Scott Barfield, enquêteur du Department of Defense, a, entre
avril 2002 et mai 2006, ainsi identifié 320 « gangsters » recrutés
par l’armée de terre. Et il pense qu’il ne s’agit là que de la
partie émergée de l’iceberg. À moyen terme, on peut craindre
que les malfaiteurs n’appliquent à Chicago, New York, San
Francisco ou ailleurs les techniques de combat apprises et
appliquées en Irak. Certain officiers de police vont jusqu’à
craindre une grande alliance de la truande. Ayant combattu
côte à côte au Moyen-Orient, des membres de gangs
jusqu’alors « concurrents » pourraient, revenus au pays, être
tentés de s’accorder entre eux. Ce serait une manière pour le
moins originale de concevoir la fraternité d’armes.
Par le biais de leur engagement dans les forces armées, les
malfrats américains acquièrent donc une bonne expertise mili-
taire. Quitte à en faire ensuite profiter les terroristes : il n’est
pas rare pour les membres des gangs de se refaire une virgi-
nité chez les intégristes. Citons le cas de Jose Padilla, alias
Abdullah al-Mujahir. Né à Brooklyn, il commence par fré-
quenter les Maniac Latin Disciples de Chicago. Après avoir
résidé dans les prisons de l’Oncle Sam, il quitte les États-Unis
en 1998. Il fait un séjour en Afghanistan, puis un autre au
Pakistan, où il apprend à concocter des « bombes sales », ces
charges dont l’explosion disperse des substances radiolo-
giques nocives. Il est finalement arrêté à l’aéroport de Chi-
cago en mai 2002. Qu’y faisait-il ? Selon les services de
sécurité, il s’agissait très probablement d’une reconnaissance
afin de préparer un attentat. Et ce n’est là qu’un exemple
parmi tant d’autres : en prison, les islamistes prêchent la
rédemption. Quitte, ensuite, à instrumentaliser la religion
pour manipuler les convertis.

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Espions et terroristes

Les terroristes aussi ont leurs unités spéciales

Les terroristes ont vite compris l’avantage qu’il y avait à


débaucher des virtuoses du pain de plastic. Il est un cas emblé-
matique, celui d’Ali Mohamed, qui a « vécu une double vie
prouvant que la réalité dépasse parfois la fiction » 1. Officier
supérieur des forces spéciales égyptiennes, il est envoyé une
première fois en stage aux États-Unis. Il y émigre en 1985 et
devient sergent de l’armée de terre américaine. Et pas
n’importe quel sergent : il est rapidement affecté à Fort Bragg
comme instructeur en matière de culture moyen-orientale 2.
Cette garnison est tout sauf anodine : elle est considérée
comme la mecque des bérets verts. Elle abrite un état-major
ainsi qu’une école de forces spéciales mais aussi et surtout le
Joint Special Operations Command (JSOC). Ce commande-
ment interarmées est le nec plus ultra en la matière : il prend
à son compte les opérations clandestines les plus pointues.
Son existence est entourée d’un tel halo de mystère qu’on ne
connaît pas exactement quelles unités lui sont subordonnées.
Il y a, bien entendu, la fameuse Delta Force, mais, pour le
reste, on en est réduit aux conjonctures. Et c’est dans cette gar-
nison qu’Ali Mohamed officie en tant qu’instructeur.
Mais l’odyssée de ce sergent très spécial ne s’arrête pas là.
Militaire des forces armées américaines, il effectue un séjour
en Afghanistan sous occupation soviétique, officiellement
pendant ses permissions. Curieusement, les huiles du Penta-
gone n’y trouvent rien à redire. Ses congés, justement. Parfois,
il les occupe de manière très originale : il passe ses week-ends
dans le New Jersey, où il entraîne des fondamentalistes isla-
mistes aux opérations de surveillance, au maniement des
armes ou à l’utilisation des explosifs 3. Défroqué, il travaille
comme expert en matière de sûreté au sein de la société Egypt

1. Joseph Neff & John Sullivan, « Terrorist Nabbed in Embassy Bombings


Tricked FBI, U.S. military », Raleigh News & Observer, 28 octobre 2001.
2. Phil Hirshkorn, « Convictions Mark First Step in Breaking up Al-Qaeda
Network », Jane’s Intelligence Review, août 2001, pp. 46 à 49.
3. Joseph Neff & John Sullivan, op. cit.

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Espions et terroristes

Air. On le dit impliqué dans les attentats contre les ambas-


sades américaines de Nairobi et de Dar es-Salaam ayant eu lieu
en 1998. Enquêtant sur le meurtre d’un rabbin, les agents spé-
ciaux du Federal Bureau of Investigation trouvent au domi-
cile du principal suspect des documents militaires dérobés par
Ali Mohamed ; certains d’entre eux sont classifiés. Parmi les
documents en question, des manuels d’instruction. Après le
11 septembre 2001, les fédéraux escamotent prestement Ali
Mohamed. Aujourd’hui encore, le doute subsiste. Était-il une
taupe d’al-Quaida au sein du FBI, une taupe du FBI dans les
rangs d’al-Quaida ou un agent double ? Bien malin qui peut
répondre à cette question.
Et le cas d’Ali Mohamed est loin d’être isolé. Citons égale-
ment celui de Mohammed Ibrahim Makawi, un proche de
Ben Laden ayant également servi pendant quinze ans dans les
forces spéciales égyptiennes. Ou celui de Mohamed Atef,
ancien officier de police du même pays 1. Ou encore celui du
Sea Tigers Strike Group sri lankais, « unité d’élite » navale du
mouvement indépendantiste – ou terroriste, c’est selon – Libe-
ration Tigers of Tamil Eelam (LTTE). Ses « nageurs de
combat » auraient bénéficié des conseils avisés d’anciens ins-
tructeurs des commandos d’un pays nordique. Parfois, les ter-
roristes bénéficient d’un soutien étatique mettant les forces
spéciales à contribution. Après le conflit contre les forces
israéliennes au Liban à l’été 2006, le Hezbollah a éprouvé le
besoin de se réorganiser ainsi que de perfectionner les
connaissances tactiques de ses cadres. Une première promo-
tion a donc débarqué à Pyongyang en février 2007. But :
suivre un stage commando auprès des forces spéciales nord-
coréennes, ainsi qu’une formation au renseignement et au
contre-espionnage 2.
Finalement, le prestige des unités spéciales est tel que les
mouvements terroristes éprouvent souvent le besoin irrépressible

1. Peter Lance, Triple Cross – How Bin Laden’s Master Spy Penetrated the CIA,
the Green Berets, and the FBI, éditions Regan, Los Angeles, 2006, p. XXXIII.
2. « Le Hezbollah s’entraîne en Corée du Nord », Intelligence Online nº 545,
20 avril 2007.

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Espions et terroristes

de mettre sur pied de telles formations. Citons ainsi la 55 Bri-


gade pour al-Quaida et les taliban ou encore la Force 17 ainsi
que « l’organisation du colonel Hawari » pour l’OLP de Yasser
Arafat. En Tchétchénie, les « rebelles » ont suivi la même
démarche. Elle a abouti à la création du Riyadus-Salikhin
Reconnaissance and Sabotage Battalion of Chechen Martyrs
(RSRSBCM, également connu sous la dénomination de
Riyadus-as-Saliheen ou RAS), du Special Purpose Islamic Regi-
ment (SPIR) ainsi que de l’Islamic International Brigade (IIB). La
secte japonaise Aum Shinrikyo n’était pas en reste. Elle aussi
possédait sa propre unité spéciale dont les missions étaient les
suivantes : surveiller, enlever ainsi que séquestrer les adeptes
récalcitrants, infiltrer les services de police, procéder à des
écoutes téléphoniques et « s’occuper » des avocats engagés par
les familles. Cette unité spéciale était dirigée par Kiyohide
Nakata, individu présenté comme ayant appartenu aux yakuzas,
ces clans de malfrats se réclamant des traditions propres aux
samouraïs. Elle disposait d’une quarantaine de caches dans
Tokyo et recélait des informations dérobées aux forces d’autodé-
fense japonaises.

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2

Espions et terroristes, même combat !

« En définitive, le succès des terroristes dépend de leur


faculté à garder une longueur d’avance, non seulement sur les
autorités, mais aussi sur la technologie antiterroriste. » 1 Le
constat est inexact, car il paraît faire implicitement la part des
choses. D’un côté les terroristes, de l’autre les services de sécu-
rité – et, oserait-on dire, que le meilleur gagne ! Sauf que les
aléas de la géopolitique amènent parfois les barbouzes à
brouiller les pistes. Selon les nécessités du moment, les
tontons flingueurs manipulent parfois les terroristes. Ou agis-
sent à leur place, quitte à leur faire ensuite porter le chapeau.

Quand al-Quaida copie les espions nazis

En ce 22 décembre 2001, Richard Colvin Reid embarque


à bord du vol American Airlines nº 63. Bientôt, l’avion
décolle de Paris à destination de Miami. L’individu se fond
dans la masse des passagers. Son visage, ses vêtements, son
allure renvoient l’image d’un quidam parmi les autres. Par cer-
tains côtés, sa dégaine le ferait presque passer pour un adoles-
cent quelque peu attardé. Ce n’est pourtant pas le cas. Richard
Reid est un terroriste.

1. Bruce Hoffman, La Mécanique terroriste, éditions Calmann-Lévy, Paris,


1999, p. 222.

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Espions et terroristes

Né en 1973 dans la banlieue de Londres, il commence par


fréquenter assidûment les prisons de Sa Très Gracieuse
Majesté pour une série d’agressions. Placé dans une institu-
tion pour jeunes délinquants, il s’y convertit à l’islam. Sous
l’identité d’Abdel Rahim, il fréquente ensuite la mosquée de
Brixton, où il attire l’attention des extrémistes. À la fin de
l’année 1998, il disparaît. Sa mère le croit au Pakistan 1 : il est
dans le camp de Khalden, en Afghanistan 2. Ensuite, il devient
un client régulier des compagnies aériennes. Si les voyages ins-
truisent la jeunesse, ils forment aussi les terroristes : selon les
services de renseignements, il s’agit de repérer des cibles en
vue de commettre des attentats. Sur le disque dur d’un ordina-
teur d’al-Quaida saisi en Afghanistan, on retrouve une descrip-
tion des voyages faits par un dénommé Abdul Ra’uff.
Surprise : ils correspondent très exactement aux déplace-
ments de Richard Reid… Le 22 décembre 2001, on n’en est
plus au stade de la reconnaissance : c’est bel et bien de
l’explosif que ce passager très spécial dissimule dans la semelle
de ses chaussures.
Surpris par l’originalité du procédé, nombre de commenta-
teurs en soulignent l’ingéniosité diabolique. À n’en pas
douter, Richard Reid est un petit génie de la terreur, un inno-
vateur du meurtre aveugle, un Einstein de la bombe furtive.
Eh bien non ! « Les agents de sabotage allemands dévelop-
pèrent pendant la Seconde Guerre mondiale une tablette de
chocolat explosive ainsi que ce qui était très certainement la
première chaussure piégée. » 3 Encore une fois, les terroristes
inventent peu mais copient beaucoup. Copient ou, plus sou-
vent, récitent des leçons bien apprises. Sans pour autant tou-
jours égaler leurs maîtres à penser, les espions estampillés
comme tels. Dans le cas présent, il leur faudra, pour y par-
venir, également apprendre à dissimuler des explosifs dans des

1. « Who is Richard Reid ? », BBC News, 28 décembre 2001.


2. Sean O’Neill, « The Extremist Network That Sprang From “Londo-
nistan” », news.telegraph.co.uk, 3 janvier 2002.
3. Paul Reynolds, « Nazi’s Exploding Chocolate Plans », BBC News, 4 sep-
tembre 2005.

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Espions et terroristes

boîtes de prunes en conserve, sous forme de charbon (guère


usité de nos jours !), de brosse à lessive (idem) ou encore dans
des bidons d’huile de moteur. En revanche, la barre de cho-
colat très énergétique « made in IIIe Reich » est elle aussi
copiée. Des engins explosifs improvisés camouflés sous forme
de barres chocolatées sont parfois utilisés à Bagdad. Ils sont
abandonnés dans des zones résidentielles ainsi qu’à l’entrée
des écoles 1.
Occasionnellement, le procédé de la chaussure piégée
refait surface. C’est le cas en ce 16 juin 2006. À la mosquée
de Buratha, dans la capitale irakienne, c’est l’affluence des
grands jours à l’occasion de la prière du vendredi. Comme il
se doit, chacun se déchausse avant d’entrer, et c’est donc une
collection de godasses poussiéreuses qui accueille les croyants.
Poussiéreuses, elles le sont, car elles servent : par crainte des
attentats, la circulation des véhicules est momentanément
interdite. C’est là une mesure de bon sens, car l’imam de la
mosquée, un chiite répondant au nom de Jalal Eddin al-Sag-
heer, est très critique envers al-Quaida. Aussi les gardiens sont,
à l’extérieur, très vigilants. Suffisamment en tout cas pour
remarquer deux paires de chaussures suspectes : elles sont
bourrées d’explosifs. Voyant cela, les gorilles se ruent dans le
lieu saint et se mettent en devoir d’en fouiller tous les occu-
pants. Funeste précipitation : acculé, sur le point d’être décou-
vert, le terroriste provoque l’explosion d’une bombe
dissimulée sous ses vêtements, emmenant avec lui 13 per-
sonnes dans la mort. Ce n’était pas la première fois que la
mosquée de Buratha faisait l’objet d’une attention explosive
de la part des terroristes. Déjà, le 7 avril 2006, plusieurs kami-
kazes, trois ou quatre selon les sources, s’étaient fait sauter
encore lors de la grande prière du vendredi. Bilan : 85 morts et
160 blessés.
Entre espions et terroristes, le savoir se transmet donc.
Parfois, comme dans le cas de Richard Reid, de manière indi-
recte. On peut certes objecter que nazis et terroristes peuvent

1. « Iraqi Authorities Warn of Explosive-Packed Candy Distributed by


Gunmen in Baghdad », Kuwait News Agency, 26 mars 2006.

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Espions et terroristes

avoir séparément mis au point des procédés analogues étant


donné qu’ils étaient confrontés à un même problème. Ce
n’est pas l’avis de deux spécialistes proches des services de ren-
seignements français. S’exprimant sous couvert d’anonymat,
ils penchent en faveur de l’hypothèse de la transmission indi-
recte. Car la méthode est relativement typée et caractéristique
du savoir-faire propre aux barbouzes. Rien d’étonnant, donc,
à ce qu’elle soit parvenue aux oreilles d’un technicien d’al-
Quaida. Car, nous n’allons pas tarder à le voir, les disciples de
Ben Laden ainsi que les taliban ont eu des maîtres à penser
américains et pakistanais très au fait de ce genre de subterfuge.
Parfois aussi, la transmission des techniques s’effectue en
« boucle courte ». Lorsqu’ils décident d’instrumentaliser les
terroristes, les barbouzes ne dédaignent pas leur ouvrir toutes
grandes les portes de leurs écoles très spéciales. Ou encore leur
donner quelques conseils avisés. Voire les aider à s’approprier
les technologies high-tech qui leur font défaut, comme en
Irlande du Nord.

Les terroristes à l’école des services secrets

L’histoire de ce conflit est riche en unités très spéciales


mises sur pied par les Britanniques pour tenter de prendre
l’ascendant sur les républicains. Tel est le cas de la Force
Research Unit (FRU) dont la mission était 1 de contrôler plu-
sieurs taupes implantées au sein de l’Irish Republican Army
(IRA). Parmi ces taupes, Kevin Fulton.
Ancien catholique originaire d’Irlande du Nord, celui-ci
s’engage dans l’armée britannique. Officiellement, il quitte
l’uniforme avec les honneurs. En fait, il est secrètement
recruté par la FRU pour infiltrer l’IRA. Il doit tout d’abord y
étayer sa couverture, c’est-à-dire prouver son enthousiasme
envers la cause. Pour cela, une seule méthode : se salir les

1. Suite à une enquête officielle, la FRU a changé de dénomination. Elle


semble avoir ensuite été absorbée par le Special Reconnaissance Regiment aux
côtés d’une autre unité clandestine, la 14 Company.

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Espions et terroristes

mains. Il commence donc par poser une bombe sur la voie


ferrée entre Belfast et Dublin ; c’est son officier traitant de la
FRU qui lui fournit l’engin explosif 1. Début 1993, Kevin
Fulton s’intéresse aux cellules photosensibles pouvant être
déclenchées à distance par des flashs. À peine modifié, le dis-
positif peut servir à provoquer la détonation de bombes.
L’idée est bonne, mais son application pose problème. Car un
déclenchement intempestif peut intervenir, par exemple si un
touriste utilise son appareil photo au mauvais endroit et au
mauvais moment.
La FRU travaille la main dans la main avec les autres ser-
vices de sécurité britanniques. Ceux-ci tentent de contrôler les
techniques terroristes utilisées par l’IRA. Pour y parvenir, les
barbouzes officielles cornaquent occasionnellement les répu-
blicains chargés de mettre au point les engins infernaux. But :
laisser faire les attentats du tout venant, mais pouvoir empê-
cher un désastre majeur grâce à des contre-mesures faciles à
mettre au point après avoir pris connaissance des techniques
terroristes. Or le flash infrarouge commence à apparaître aux
États-Unis : « Les officiers traitants de Fulton proposèrent de
faciliter une mission clandestine d’achat de l’IRA à New York
[…] Fulton fit le déplacement, […] acheta les systèmes et
revint en Irlande du Nord […]. L’IRA adopta l’innovation qui
fonctionnait si bien que d’autres groupes terroristes le remar-
quèrent et adaptèrent le senseur photo infrarouge à leur
propre arsenal. Aujourd’hui, les insurgés irakiens l’utilisent
contre les troupes britanniques et américaines en Irak 2. »
Mais les membres de la Force Research Unit ne s’arrêtent
pas en si bon chemin. Selon l’enquête officielle menée par sir
John Stevens, ils se mettent en devoir de fournir à des groupes
paramilitaires loyalistes, en particulier l’Ulster Defence Asso-
ciation, des informations sur des individus suspectés de terro-
risme. À charge pour l’UDA de les supprimer…

1. Neil Mackay, « Rogue British Agents Name MI5 Bosses in Video Expose »,
The Sunday Herald, 30 juin 2002.
2. Matthew Teague, « The Untold Story of How British Intelligence Infil-
trated and Undermined the IRA », Ireland Uncensored, 9 mars 2006.

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Espions et terroristes

On le constate donc : services secrets et mouvements ter-


roristes se laissent parfois aller à flirter ensemble. L’antago-
nisme Est-Ouest, après avoir divisé l’Europe un demi-siècle
durant, a favorisé de tels rapprochements.
Markus Wolf est une légende du renseignement, un de ces
maîtres espions qui ont contribué à façonner l’histoire. Pen-
dant la guerre froide, il présidait aux destinées de la Hauptver-
waltung Aufklärung (HvA), la direction principale du
renseignement rattachée à la fameuse, omniprésente et omni-
potente Stasi. À ce titre, il avait la haute main sur les opéra-
tions clandestines réalisées à l’étranger par les services secrets
de la République démocratique allemande (RDA). Dans ses
Mémoires, il reconnaît avoir accepté d’aider l’Organisation de
libération de la Palestine (OLP) après que Yasser Arafat eut
rencontré, à Moscou, un responsable de la HvA. Cet accord
était cependant assorti d’une condition : que les membres de
l’OLP cessent de perpétrer des actions terroristes en Europe.
Peu après que le leader palestinien eut accepté, des membres
de l’OLP furent invités par la Stasi à séjourner en RDA tous
frais payés afin de s’entraîner aux méthodes d’espionnage et
de contre-espionnage, au maniement des armes et des
explosifs ainsi qu’aux tactiques de guérilla 1.
Immédiatement après la Seconde Guerre mondiale, c’est
avant tout une hypothétique invasion soviétique de l’Europe
de l’Ouest qui préoccupe les états-majors de l’OTAN. Pour s’y
préparer, le SHAPE (Supreme Headquarters of Allied Powers
in Europe, état-major suprême des puissances alliées en
Europe) imagine de créer des réseaux dits « stay-behind ». En
termes militaires, on désigne ainsi des cellules clandestines
dormantes qu’un message radio peut réveiller en temps
opportun afin qu’elles passent à l’action après occupation du
territoire. Bien évidemment, la réussite du projet passe avant
tout par une discrétion obsessionnelle : l’ennemi ne doit pas
pouvoir « loger » les membres des cellules, c’est-à-dire décou-
vrir leur existence puis les localiser. Il serait alors susceptible

1. Markus Wolf & Anne McElvoy, L’Homme sans visage, éditions Plon, 1998,
p. 284.

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Espions et terroristes

soit de les liquider purement et simplement, soit de les


retourner au bon moment afin d’intoxiquer les services de ren-
seignements occidentaux après invasion. En Italie, ces réseaux
prennent la désignation de Gladio, « le glaive ». Peu à peu, ce
terme en vient à désigner l’ensemble des armées secrètes euro-
péennes. Car parallèlement à Gladio sont créés les réseaux
Schwert (république fédérale d’Allemagne), Lochos Oreinon
Katadromon (Grèce), P-25/26/27, puis Schwert (Suisse), etc.
En fait, tous les pays européens sont touchés par le phéno-
mène. Mis sur pied sous l’égide de la CIA et du MI6, qui four-
nissent les armes et organisent les entraînements, certains de
ces réseaux sont détournés de leur but premier. En Italie, une
« stratégie de la tension » vise à discréditer les mouvements
contestataires gauchistes de 1968-1969 ; elle est mise en œuvre
par des militants néofascistes agents des services italiens ou
manipulés par eux. À leurs côtés, certains « gladiateurs » joue-
ront un rôle trouble 1. Dans les faits, cette stratégie de la ten-
sion se traduit par plusieurs massacres terroristes destinés à
favoriser l’émergence d’une politique sécuritaire fortement
anticommuniste. Et la CIA dans tout ça ? Elle aurait « financé
divers groupements d’extrême droite aux activités louches.
Directement ou par le biais de Gladio, la Company 2 et le
Renseignement militaire américain (DIA) versaient, d’autre
part, d’importants fonds aux chefs des services italiens » 3. En
matière d’horreur, le summum est atteint le 2 août 1980 avec
l’attentat à la gare de Bologne qui fait 85 morts et plus de
200 blessés. Or, les pièces ayant servi à la fabrication de la
bombe venaient d’un arsenal utilisé par Gladio 4.
Mais il est un autre théâtre d’opérations où la CIA a joué
un rôle délétère, c’est l’Afghanistan.

1. Roger Faligot & Rémi Kauffer, Les Maîtres espions, histoire mondiale du rensei-
gnement, tome 2, éditions Robert Laffont, Paris, 1994, p. 49-50.
2. Surnom de la Central Intelligence Agency.
3. Ibid.
4. Information révélée par le quotidien britannique The Guardian, en date du
16 janvier 1991.

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Espions et terroristes

Quand la CIA joue les apprentis sorciers

26 août 1986, près de Kaboul. Alors que les moudjahi-


dine sont déjà loin, la douzaine de roquettes chinoises d’un
calibre de 107 mm s’envole dans un rugissement infernal.
Objectif : les munitions stockées à Kharga par les forces
armées du gouvernement afghan inféodé à Moscou. Par
chance pour les « combattants de la liberté », une des
roquettes explose au beau milieu d’un entrepôt abritant de
lourds missiles sol-air. Il y a là tous les stocks prévus pour
contrer d’éventuelles opérations aériennes menées par des
escadrilles ennemies venues du Pakistan voisin. De proche en
proche, les réservoirs de carburant et les propulseurs à poudre
des engins explosent. Bientôt, une réaction en chaîne
s’amorce, et c’est alors l’ensemble du complexe de stockage
qui est périodiquement secoué par de puissantes détonations.
En une nuit, quarante mille tonnes de munitions partent en
fumée. Tout cela à cause d’une seule roquette mise à feu grâce
à un crayon à retard tout droit sorti des ateliers de la CIA 1.
Quelques jours plus tard, les lourds hélicoptères soviétiques
blindés Mi-24 sont pour la première fois pris pour cibles par
des moudjahidine utilisant des missiles sol-air légers Stinger.
Distribués par les soins de l’Inter-Services Intelligence (ISI), le
renseignement militaire pakistanais, ils sont aimablement
fournis par l’Oncle Sam.
La CIA a une longue tradition d’intervention dans les dif-
férents conflits s’étant succédé en Afghanistan depuis l’inva-
sion soviétique, en décembre 1979. Le but était initialement
de tailler des croupières à l’ogre moscovite avec une « saine »
répartition des tâches : la CIA fournissait armes et subsides,
tandis que l’ISI les distribuait et occupait le terrain. Cela n’ira
pas sans conséquences : parce qu’il est très lié à Hamid Gul,
le directeur général de l’ISI 2, Gulbuddin Hekmatyar se taille
la part du lion lors des distributions de dollars, de fusils, de

1. Milton Bearden & James Risen, CIA-KGB, le Dernier Combat, éditions


Albin Michel, Paris, 2004, p. 271-272.
2. Entre 1987 et 1989.

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Espions et terroristes

cartouches et de missiles. Ayant manifesté en 2006 sa volonté


de combattre sous la bannière d’al-Quaida, l’individu est
maintenant considéré à Washington comme un terroriste de
la pire espèce.
Afin de stabiliser l’Afghanistan pour le plus grand bon-
heur des actionnaires de l’industrie pétrolière, qui n’atten-
dent que cela pour faire passer un pipeline, CIA et ISI créent
les taliban. À ce titre, on peut estimer que les attaques terro-
ristes du 11 septembre 2001 constituent l’épouvantable point
culminant de la vague d’attentats des années 1990 préparés,
orchestrés et parfois perpétrés par les vétérans de la guerre
afghane de 1979-1989, qu’avait formés la CIA, ou par leurs
disciples et sympathisants 1. L’Inter-Services Intelligence pakis-
tanais joue un rôle pivot, rôle qui perdure longtemps après la
déroute de l’Armée rouge : « Contrairement à la CIA, la divi-
sion des actions clandestines de l’ISI ne se retira pas après la
défaite soviétique. On estime qu’entre 1983 et 1997 l’ISI
entraîna 83 000 moudjahidine et les utilisa pour mener une
guerre insurrectionnelle au Cachemire contre l’Inde et pour
maintenir le contrôle sur l’Afghanistan. 2 »
En 1993, les services de renseignements occidentaux iden-
tifient en Afghanistan quatre principaux camps d’entraîne-
ment pour terroristes. Situé à Charasyab, le premier d’entre
eux est connu pour dispenser un enseignement avancé à
200 commandos triés sur le volet. Ceux qui en sortent sont
considérés comme appartenant au cercle très fermé des
« forces spéciales » de l’internationale islamiste. Le camp de
Kundjak présente une particularité : l’un des instructeurs est
un ancien officier de l’ISI. Troisième site répertorié, celui de
Jauji. Le dernier camp d’entraînement se situe dans la pro-
vince du Paktia ; il a une capacité d’accueil de 500 hommes.
C’est là bien évidemment une liste a minima qui présente
l’avantage d’être politiquement correcte.

1. John Cooley, CIA et Jihad, 1950-2001, éditions Autrement Frontières,


Paris, 2002, p. 232.
2. Julian Borger & Richard Norton-Taylor, « Dirty War That Could Prove
Decisive », The Guardian, 2 octobre 2001.

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Espions et terroristes

Estampillé « confidentiel défense » et émanant de la Direc-


tion générale de la sécurité extérieure, les services secrets
français, un rapport daté du 9 janvier 2001 serait quant à lui
beaucoup moins consensuel. Il prétendrait que la CIA ainsi
que le MI6 ont, en 1995, avalisé le transfert de Khalden à
Darunta du stage d’instruction terroriste avancé à la fabrica-
tion de bombes. À partir de là, l’enseignement serait tombé
sous la coupe d’Ibn Cheikh, un leader libyen d’al-Quaida, et
aurait totalement échappé à la surveillance des services de ren-
seignements occidentaux 1. Cette bonne vieille Central Intelli-
gence Agency aurait donc continué à épauler les
moudjahidine, devenus terroristes deux années après le pre-
mier attentat contre le World Trade Center.
L’infrastructure utilisée par al-Quaida en Afghanistan
comprenait, à l’heure à laquelle les tours du World Trade
Center s’effondraient, pas moins de 55 bases. Situé au sud de
Kaboul, le camp d’entraînement d’Ishkor accueillait en
moyenne un millier de volontaires à l’instruction. Plus impor-
tant que celui de Tora Bora, le complexe souterrain de Zhawar
Kili, édifié grâce aux subsides de la CIA, totalisait 70 grottes
et 60 structures bâties sur 24,5 kilomètres carrés. Il était plein
à craquer d’armes et de munitions diverses, y compris des
chars, des obusiers et de l’artillerie antiaérienne. Lorsque les
troupes de la coalition se mirent en devoir de faire sauter les
stocks d’obus, la montagne fut périodiquement secouée par
des explosions en chaîne pendant deux jours.
Comme si tout cela ne suffisait pas, la trace des organismes
de renseignements américains peut également être relevée en
Irak jusque dans les rangs des insurgés. En fonction des
intérêts du moment, Saddam Hussein a parfois été en odeur
de sainteté à Washington.

1. Wayne Madsen, « Classified French DGSE Intelligence Report : al-Qaida


Training Camp Passed from Control of CIA to Bin Laden in 1995 », Wayne
Madsen Report, 23 mai 2006.

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Espions et terroristes

Irak : les services secrets épaulent les insurgés

Robert Gates est nommé Secretary of Defense 1 en


décembre 2006. C’est dès 1966 qu’il est recruté par la Central
Intelligence Agency comme simple analyste. Il y fait son trou
et y monte patiemment tous les échelons. En 1981, on l’y
retrouve assistant au directeur. Entre 1982 et 1986, il y tient
les fonctions de Deputy Director for Intelligence ; en 1986, il
est nommé Deputy Director of Central Intelligence, ce qui
fait de lui le nº 2 de la CIA et de l’ensemble de la commu-
nauté américaine du renseignement. En 1987, il est le can-
didat du président Ronald Reagan pour prendre la tête de
l’agence, mais au Sénat sa confirmation pose problème. Le
personnage est mêlé à l’Irangate, ce scandale dans le cadre
duquel les barbouzes américaines ont vendu des armes à l’Iran
pour financer la guérilla des Contras au Nicaragua. Bientôt, le
tout-Washington en fait des gorges chaudes autour d’un jeu
de mots facile : « l’Iran Gates ». Finalement, le poste est
attribué à William Webster. Bis repetita en 1991 : Robert Gates
est cette fois-ci le candidat de Georges Bush père. Le Sénat
avalise ce choix malgré l’opposition farouche d’adversaires de
poids. Parmi eux, le sénateur Tom Harkin, qui lève un autre
lièvre que l’Irangate. Sous la supervision de Robert Gates, la
CIA a collaboré avec tout ce que l’Irak compte en matière de
services de renseignements.
Par exemple, pendant la guerre contre l’Iran (de 1980 à
1988), durant laquelle les militaires ainsi que les barbouzes de
Saddam Hussein ont accès à l’imagerie satellitaire ainsi qu’aux
interceptions américaines. L’ordre vient d’en haut : le 28 mai
1984, Ronald Reagan signe la National Security Decision
Directive 141, intitulée « Réponse à l’escalade du conflit Iran-
Irak », qui autorise cet accès. Déjà très favorables au raïs, les
dispositions de cette directive n’en sont pas moins étendues à
deux reprises en 1986. Or, si l’autorisation vient de la Maison-
Blanche, sur le terrain, c’est le Deputy Director for

1. Ce titre fait de lui l’équivalent américain du ministre de la Défense


français.

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Espions et terroristes

Intelligence Robert Gates qui supervise la rédaction des rap-


ports destinés à Bagdad.
En 1991, stupeur : les Américains constatent que les Ira-
kiens savent très bien contrer leurs méthodes de renseigne-
ments. Pour affoler les satellites de reconnaissance, ils utilisent
des leurres. Afin de faire croire que les bases aériennes sont
endommagées, ils emploient des peintres qui maquillent les
pistes d’atterrissage. Au lieu d’utiliser des messages radio que
l’on peut facilement intercepter, ils font passer leurs commu-
nications par des fibres optiques enterrées. D’où la colère du
sénateur Tom Harkin, pour qui la coopération initiée en 1984
a induit une prise de risque accrue pour les GI lors de la pre-
mière guerre du Golfe. Connaissant les méthodes de rensei-
gnements américaines pour y avoir eu accès, épaulés par les
Russes, les Irakiens n’ont eu aucune peine à intoxiquer les spé-
cialistes de l’Oncle Sam.
Tout au long de la guerre Iran-Irak, les barbouzes du raïs
ont donc usé et abusé des bonnes dispositions de l’Intelli-
gence Community à leur égard. Mais il y a mieux. On pour-
rait croire que le conflit a été la première occasion pour
Saddam Hussein de collaborer avec la Central Intelligence
Agency. Pour Richard Sale, le spécialiste espionnage » de
l’United Press International, la lune de miel a commencé bien
avant.
Le 14 juillet 1958, profitant de mouvements de troupes
planifiés depuis longtemps, le colonel Abd al-Karim Kassem
renverse la monarchie irakienne dans un bain de sang. Durant
les semaines qui suivent, une épidémie d’amnésie collective
sévit à Washington. Le nouveau Premier ministre irakien est
courtisé par les Américains. Au passage, on oublie avec quelle
brutalité il s’est emparé du pouvoir. La Maison-Blanche
compte en effet sur le général Qasim pour contenir l’influence
de Moscou au Moyen-Orient. L’Irak n’est-elle pas membre du
pacte de Bagdad antisoviétique aux côtés de l’Iran, de la
Grande-Bretagne, du Pakistan et de la Turquie ? Las ! En 1959,
le nouvel homme fort de Bagdad retire son pays du pacte, lève
l’interdiction concernant l’existence du Parti communiste et
commence à acheter des armes soviétiques. C’en est trop.

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Espions et terroristes

Cette même année, avec l’assentiment bienveillant de la Cen-


tral Intelligence Agency, une équipe de six tueurs est mise sur
pied. Objectif : assassiner Abd al-Karim Qasim. Parmi les six
tueurs, Saddam Hussein.
Le jour J est fixé au 7 octobre 1959. Mais à l’heure H, rien
ne va plus : Saddam Hussein, qui n’est alors qu’un blanc-bec
de 22 ans, panique et tire trop tôt. Il tue le conducteur de
Qasim, mais ne fait que blesser ce dernier. Pour le reste, c’est
une pantomime digne des Pieds nickelés. Un autre tueur essaie
en vain de faire rentrer les cartouches dans son arme : le
calibre ne correspond pas. Au moment de lancer sa grenade,
un troisième affreux constate qu’elle est coincée dans la dou-
blure de son manteau ! Bref, c’est un échec cinglant et pathé-
tique dont l’une des conséquences est d’induire une
répression d’une férocité peu commune. Saddam réussit
cependant à s’échapper vers Tikrit, sa ville natale, grâce à
l’aide de la CIA et des services secrets égyptiens. Finalement,
il s’installe à Beyrouth aux frais de l’Oncle Sam. Au regard de
sa piètre prestation, la Central Intelligence Agency en profite
pour lui dispenser quelques cours de rattrapage en matière
d’opérations clandestines. Il est ensuite exfiltré vers Le Caire,
où il coule des jours heureux, non sans être étroitement sur-
veillé par ses mentors. Il profite de son temps libre pour
prendre la tête de l’al-Jihaz al-Khas (« l’appareil spécial »), le
service secret du parti Baath 1.
Mais cette bonne vieille Company n’en avait pas fini avec
l’Irak. En février 1963, elle est derrière le coup d’État qui
réussit cette fois-ci à renverser le général Qasim. Environ
5 000 communistes et sympathisants sont liquidés grâce aux
listes préparées par la CIA. L’ombre de la Central plane égale-
ment sur le coup d’État de 1968, qui porte au pouvoir le
général Ahmad Hasan al-Bakr, dont le protégé n’est autre
qu’un certain Saddam Hussein 2. Ce dernier est rapidement
investi des fonctions de vice-président du Conseil de

1. Richard Sale, « Exclusive : Saddam Key in Early CIA Plot », The Was-
hington Times, 10 avril 2003.
2. « A Tyrant 40 Years in the Making », The New York Times, 14 mars 2003.

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Espions et terroristes

commandement de la révolution en charge de la sûreté inté-


rieure. Il en profite pour revigorer l’al-Jihaz al-Khas qui
devient le Da’irat al-Mukhabarat al-’Amah, plus connu sous
l’abréviation de Mukhabarat. Autrefois exclusivement chargé
de pourchasser les opposants à Saddam Hussein, le Mukha-
barat ne tarde pas à s’arroger le renseignement extérieur ainsi
que l’élimination des dissidents à l’étranger. La CIA a donc
une longue histoire de collaboration avec l’ex-potentat de
Bagdad. Elle n’est pas la seule : quand l’Oncle Sam brille par
son absence, les Russes s’empressent d’en profiter.
L’homme est massif, imposant, comme il sied à un général
ayant commandé les parachutistes soviétiques. Pressé par les
journalistes, Vladimir Achalov reconnaît avoir « séjourné » en
Irak fin mars 2003 et avoir quitté le pays quelques jours avant
le début de l’offensive américaine. Qu’y faisait-il ? La réponse
tombe, énigmatique : « Je n’y suis pas allé pour me contenter
de boire le café. 1 » Le Kremlin était-il au courant ? Silence. Au
fait, les spécialités de Vladimir Achalov sont le combat en
zone urbaine ainsi que la doctrine d’emploi des forces de réac-
tion rapide. Et il était accompagné dans ses pérégrinations par
Igor Maltsev, un collègue étoilé expert en matière de défense
antiaérienne.
De 1958 à 1990, 8 174 officiers russes, y compris 92 géné-
raux, séjournent en Irak. Et la coopération ne s’interrompt pas
en 1990 : les sanctions décrétées par l’ONU restent lettre
morte 2. En 2003, à Bagdad, Vladimir Achalov et Igor Maltsev
croisent Yevgeny Primakov venu y effectuer une visite en
février. L’ancien Premier ministre moscovite est en l’occur-
rence l’envoyé spécial de Vladimir Poutine. Le personnage
joue le rôle d’un missi dominici dont le pédigrée est révéla-
teur : entre 1991 et 1996, il a dirigé le Sloujba Vnechoi Raz-
vedki (SVR), le service d’espionnage extérieur russe. Il est au
Moyen-Orient pour rencontrer Saddam Hussein et négocier

1. Nick Paton Walsh, « Russia Denies Helping to Train Iraqi Intelligence »,


The Guardian, 14 avril 2003.
2. Ansel Thoreau Stein, « Russia, Iraq and Influence in the Arab World »,
The NIS Observed : An Analytical Review, 9 avril 2003.

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Espions et terroristes

avec lui l’exfiltration vers Moscou des archives secrètes ira-


kiennes afin de les soustraire à la curiosité américaine. Plus
généralement, certaines sources évoquent l’existence de liens
étroits et durables entre les maîtres espions de Saddam Hus-
sein et le Glavnoye Razvedyvatelnoye Upravleniye (GRU), le
service de renseignements des forces armées russes. Ibrahim
Marashi, chercheur au Center for Non-Proliferation Studies
américain, a quant à lui une opinion très tranchée sur le sujet :
« Je ne peux pas penser qu’un seul membre des services de
sécurité irakiens n’ait pas bénéficié d’un entraînement en
Russie. 1 » Et puis il y a « l’affaire ».
En ce début du mois d’avril 2003, une villa anonyme
d’une banlieue huppée de Bagdad est la proie des pillards.
Quelques journalistes occidentaux audacieux osent néan-
moins s’y aventurer. L’un d’entre eux flaire rapidement le
scoop : le butin dérobé apparaît très spécial. Cela ressemble au
matériel d’enregistrement habituellement utilisé par les offi-
cines spécialisées dans les écoutes téléphoniques. Le reporter
s’enhardit. Bingo : la bâtisse abritait en fait une annexe du
Mukhabarat, annexe tellement discrète que les voisins eux-
mêmes prétendent ne pas avoir été au courant. À l’intérieur,
le sol est jonché de documents et de matériel. Il y a là des cata-
logues émanant de sociétés occidentales commercialisant des
gadgets pour barbouzes. Ou encore des pots de fleurs dissimu-
lant des micros. Et puis aussi des certificats datés du 15 sep-
tembre 2002 et attestant de la qualification de cinq agents du
Mukhabarat en matière d’interception des communications.
Ornés de l’aigle russe à deux têtes, ces certificats émanent d’un
« centre d’entraînement spécial » situé à Moscou.
Première pièce du puzzle, donc : les services secrets de
Saddam Hussein, et en tout premier lieu le Mukhabarat, ont
profité des bonnes dispositions américaines et russes à leur
égard. Ils y ont gagné en expertise. Qu’ont-ils fait de cette
expertise après mars 2003 ?

1. « Iraqi Secret Police Files Show Russian Training », Associated Press,


13 avril 2003.

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Espions et terroristes

En préalable à l’invasion, George W. Bush a lentement fait


monter la pression. Cette guerre en Irak, on l’a senti venir à
Washington, Londres et Paris mais aussi à Bagdad. Ce qui fait
que Saddam Hussein a eu tout le temps nécessaire pour pré-
parer l’insurrection. Il a confié la tâche au Mukhabarat et plus
particulièrement à sa « branche des opérations spéciales et de
l’antiterrorisme », connue sous l’acronyme M-14. Rédigé par
les analystes de la Defense Intelligence Agency, le service de
renseignements du Pentagone, un rapport donne un aperçu
des méthodes. On y lit : « La section de la branche M-14 spé-
cialisée dans les explosifs s’est préparée en vue de l’invasion en
produisant des centaines de vestes et ceintures pour attentats
suicides afin qu’elles soient utilisées par les fedayins de
Saddam contre les forces de la coalition 1 ». Utilisées, elles le
sont, et rapidement : trois soldats des forces spéciales améri-
caines en font les frais dès le mois d’avril 2003. Ils trouvent la
mort après qu’une femme apparemment enceinte s’est fait
exploser à un check point. Interrogés par la suite, d’anciens
officiers des renseignements irakiens ont confirmé que la
kamikaze avait le grade de colonel et appartenait à M-14. Réfé-
rencée M-21, une autre branche du même Mukhabarat aurait
elle aussi produit des engins explosifs improvisés camouflés
sous forme de livres, de porte-documents, de bouteilles iso-
thermes ou de sièges de voiture 2. Finalement, l’implication
des anciens du Mukhabarat au sein de certaines factions insur-
rectionnelles est telle que les Américains, après les avoir mis
à la porte, réembauchent très vite ceux des ex-espions qui
n’ont pas cédé à la tentation de basculer du « côté noir de la
force ». Pour une raison très simple : ils sont les mieux placés
pour identifier leurs anciens collègues devenus terroristes 3.

1. Thom Shanker, « Hussein’s Agents Are Behind Attacks in Iraq, Pentagon


Finds », The New York Times, 29 avril 2004.
2. Rowan Scarborough, « Cell-phone Technology an Explosive Tool for
Insurgents », The Washington Times, 7 mars 2005.
3. Anthony Shadid & Daniel Williams, « U.S. Recruiting Hussein’s Spies
– Occupation Forces Hope Covert Campaign Will Help Identify Resistance »,
The Washington Post, 24 août 2003.

40

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Espions et terroristes

Bref, CIA, SVR et GRU aident les services secrets de


Saddam Hussein, dont les membres finissent par former
l’épine dorsale de l’insurrection. Dans cette transitivité diabo-
lique, il manque un démon : l’Iran.
« Pour faire face aux menaces américaines, les autorités ira-
niennes ont adopté une stratégie offensive sur plusieurs
niveaux, avec l’Irak pour champ d’action. La mise en œuvre
de cette stratégie aurait été confiée à la section “Ramadan”,
chargée des affaires irakiennes au sein des services de rensei-
gnements des gardiens de la révolution. […] Les services de
renseignement iraniens auraient ainsi mis en place des cir-
cuits de distribution d’armement et de financement à l’inté-
rieur du territoire irakien. 1 » Mieux : des ordres sont donnés
aux barbouzes iraniennes pour qu’elles rentrent en contact
avec les anciens du Mukhabarat afin de les retourner. Les
nervis de Saddam Hussein ont-ils succombé aux sirènes
barbues de Téhéran ? Difficile de le dire. Mais l’information
n’en témoigne pas moins d’une réalité qui, pour ne pas être
nouvelle, n’en est pas moins édifiante. Oui, les capacités
meurtrières dont les terroristes font preuve doivent beaucoup
aux services secrets. Bonnes gens, dormez en paix…

1. « L’Iran opte pour une stratégie offensive », TTU nº 454, 5 juin 2003.

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3

Acheter une arme légère au black ?


Facile !

Pour l’ONU, une arme légère peut être utilisée, entre-


tenue et transportée par une seule personne. Cette définition
simplissime génère un inventaire qui ne doit rien à Prévert.
On y trouve pêle-mêle : pistolets et revolvers, fusils d’assaut,
fusils-mitrailleurs et mitrailleuses, lance-grenades, mortiers
d’un calibre inférieur à 100 mm, ainsi que certains lance-mis-
siles antichars et antiaériens, sans oublier les lance-roquettes
antichars. En 2003, l’organisation internationale s’est risquée
à évaluer le nombre d’armes ainsi définies en circulation dans
le monde : 500 millions. Or, sur ce total, entre 40 % et 60 %
seraient détenus de manière illicite…

Venues des pays de l’Est,


les armes de guerre inondent la France

Le conducteur de la puissante berline met un point d’hon-


neur à ralentir en abordant la zone de décélération. Devant
lui, l’arche du péage d’Arles sur l’autoroute en provenance
d’Espagne. Ses trois compères opinent du bonnet : avec ce
qu’ils transportent, ce n’est pas le moment d’attirer l’attention
de la maréchaussée. De fait, pas un seul gendarme ne pointe
ce jour-là son képi à l’horizon. Mais les policiers, eux, sont de
sortie. Et pour cause : depuis plusieurs semaines, les moindres
faits et gestes des quatre hommes sont étroitement surveillés.

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Espions et terroristes

Madrid n’a pas marchandé son aide. La question basque a eu


au moins une conséquence heureuse : celle de roder les procé-
dures de coopération transpyrénéennes.
L’affaire a été initiée dix-huit mois plus tôt par un tuyau
venu de Belgrade : en Serbie, les policiers ont démantelé une
filière de trafic d’armes. Non sans constater au passage que
certaines ramifications pointent en direction du sud de
l’Hexagone. Là, Français véreux, criminels italiens et immigrés
des pays de l’Est ont réalisé une union européenne qui n’a
rien de politique. But : toucher le pactole en approvision-
nant la pègre locale en armes de guerre. Lesquelles armes
constituent des ouvre-boîtes auxquels le blindage des véhi-
cules de convoyeurs de fond ne résiste que rarement.
En arrivant ce matin-là à son bureau du parquet de
Toulon, le juge d’instruction Benoît Percyn sait que les pro-
chains jours vont être longs. À l’heure à laquelle le magistrat
prend connaissance des derniers développements de l’affaire,
les policiers du service régional de police judiciaire, épaulés
par les fins limiers de l’Office central de lutte contre le crime
organisé, passent à l’action. Bonne pioche : dans le véhicule
bloqué au péage, pas moins de 4,2 kilos de cocaïne et la
coquette somme de 11 000 euros en liquide. Et ce n’est là
qu’un début.
En trois jours d’interpellations, le butin amassé par les
policiers va transformer les commissariats en cavernes d’Ali
Baba de la truanderie. Du 14 au 17 janvier 2007, ce sont ainsi
21 personnes âgées de 26 à 61 ans qui se retrouvent sous les
verrous. À la tête du réseau, un Bosniaque. Près de 150 armes,
dont 54 fusils d’assaut kalachnikovs, une vingtaine de fusils
divers, 30 revolvers et pistolets automatiques, des détonateurs,
de la mèche lente sont saisis : excusez du peu… Les kalach-
nikov, pour ne parler que d’elles, sont flambant neuves.
On pourrait ne voir là qu’une exception, comme si les
policiers avaient tiré les numéros gagnants au Loto du trafic
d’armes : que nenni ! Ce genre de prise n’est pas rare, même
si les quantités saisies sont, il est vrai, inhabituelles. Pour
Gilles Leclair, nº 2 de la Direction centrale de la police judi-
ciaire, « les trafics d’armes en provenance des Balkans sont

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Espions et terroristes

loin d’être un fantasme. Il existe un banditisme serbo-croate


florissant. Il a circulé tellement de calibres après l’éclatement
de l’ex-Yougoslavie qu’il n’est pas étonnant que l’on en
retrouve en France. 1 »
Un constat confirmé dans les faits : les saisies ont, ces der-
nières années, eu tendance à se multiplier. Et le fusil d’assaut
semblait en constituer il n’y a pas si longtemps encore le nec
plus ultra, une sorte d’aboutissement en matière de puissance
destructrice aux mains des criminels. C’était oublier l’exis-
tence des lance-roquettes antichars : pour les truands, leur uti-
lité est évidente. Ils tiennent là l’arme idéale pour « ouvrir » les
fourgons blindés, ceux qui transportent les espèces sonnantes
et trébuchantes. Dès lors, RPG-7 soviétiques et consorts font
leur apparition dans la rubrique des faits divers. À l’exemple
de ces M72 LAW (Light Anti-tank Weapon, « arme légère
antichar ») d’origine américaine ayant servi à attaquer un
fourgon blindé en novembre 2000. Ou encore de ce lance-
roquettes ayant servi pour « ouvrir » un véhicule de la Brink’s
à Irigny, dans la banlieue de Lyon, en octobre 2002. Au total,
selon le quotidien La Voix du Nord, ce sont 15 de ces armes
surpuissantes qui ont été saisies dans la seule région pari-
sienne en 2001. Et cette frénésie ne se limite pas à l’Europe.
En avril 2007, un capitaine australien fait connaissance avec
les geôles nationales : il est suspecté d’avoir, en 2002, volé
8 M72 2. Sur ce total, un seul est retrouvé. Dans le cadre de la
même affaire, un premier suspect est arrêté en 2006 : il avait
vendu cinq de ces armes à un homme lui-même emprisonné
en 2005, suite à une série de raids antiterroristes à Sydney.
Avec le temps, les malfrats ont cependant appris à se
méfier des lance-roquettes antichars : après avoir percé le blin-
dage des fourgons, les projectiles carbonisent allègrement les
billets de banque. Plutôt fâcheux… Jamais en retard d’une
guerre, la pègre a maintenant des méthodes plus modernes.

1. Christophe Cornevin & Jean-Marc Leclerc, « L’arsenal découvert dans le


Midi venait des Balkans », lefigaro.fr, 19 janvier 2007.
2. « Australian Army Officer Charged Over Rocket Theft », Reuters, 5 avril
2007.

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Espions et terroristes

Ses techniciens confectionnent désormais des cadres spé-


ciaux, sortes de bâtis préformés munis de juste ce qu’il faut
d’explosifs là où il le faut pour éventrer proprement un
fourgon. Lors des interpellations ayant suivi l’arrestation au
péage d’Arles, un tel bâti est retrouvé dans une planque.
Comment la pègre a-t-elle eu l’idée d’utiliser cette tech-
nique ? Mystère… Mais relevons que les groupes d’interven-
tion antiterroristes utilisent des cadres de ce genre pour faire
sauter portes et fenêtres avant de donner l’assaut. Faut-il y voir
une relation ?

Armes légères illégales : a qui sont-elles volées ?

Le trafic est clairsemé sur cette petite route de la partie


orientale d’une Allemagne récemment réunifiée. Suffisam-
ment rare en tout cas pour inspirer une douce quiétude au
conducteur d’une Opel grise portant des plaques d’immatricu-
lation françaises. Quelques années plus tôt, c’est une vision
apocalyptique que côtoyait cette chaussée bucolique. Parallè-
lement à l’asphalte existe une piste constellée d’ornières : c’est
là que, quarante-cinq années durant, les blindés du groupe de
forces soviétiques en Allemagne ont fait rugir leurs moteurs.
Les accords entre Bonn et Moscou ont laissé aux militaires
russes un délai de grâce : les dernières unités doivent démé-
nager avant 1995. En ce printemps 1994, la plupart des gar-
nisons sont désertées depuis longtemps déjà. Mais pas à
Hillersleben, où les soldats d’élite de la 47e division blindée de
la garde font de la résistance. Il se murmure que ces confettis
allemands d’un empire soviétique disparu servent de chevaux
de Troie aux opérations d’espionnage contre l’OTAN…
Mais revenons à notre conducteur français : sans doute
aurait-il été bien inspiré de se montrer un peu plus méfiant.
Lorsqu’il aperçoit le barrage de la Polizei, il est déjà trop tard.
L’espace d’un instant, il a la tentation de faire un demi-tour
sur les chapeaux de roues. Ancien agent secret rompu à la
conduite rapide, il est accoutumé à ce genre d’acrobatie. Mais
les policiers ne sont pas tombés de la dernière pluie : sorti

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Espions et terroristes

d’on ne sait où, un panier à salade vert et blanc bloque


désormais la route. Le piège s’est refermé.
Très vite, des pistolets automatiques apparaissent dans les
mains des policiers. Leur brutalité, leurs hurlements n’éton-
nent nullement le vieux briscard. Il s’agit de prendre psycho-
logiquement l’ascendant pour empêcher une réaction
agressive de l’individu en cours d’interpellation. Tous les
agents de police, tous les groupes antiterroristes agissent de la
même manière. L’ex-espion n’en a pas moins commis une
erreur de débutant. Quelques minutes plus tôt, il s’est arrêté
sur le bord de la route à l’invite d’un bidasse ex-soviétique
devenu russe. But : négocier âprement l’achat de quelques
kalachnikovs. Ces vendeurs à la sauvette d’une marchandise
très particulière n’ont aucun scrupule : ils mangent à tous les
râteliers. Après avoir soutiré quelques marks en vendant leurs
propres armes, ils relèvent les numéros des plaques d’immatri-
culation. Ils servent d’indicateurs à la Polizei…
Menotté, poussé sans ménagement dans le fourgon, l’ex-
espion ne perd pas son flegme pour autant. Journaliste free-
lance, il sait déjà qu’exhiber sa carte de presse ne va pas tarder
à régler le problème. Les relations entre Russes et Allemands
sont tendues. Les premiers font monter les enchères : ils récla-
ment une augmentation des indemnités de départ consenties
par Bonn. Trouvant la note trop salée, le gouvernement alle-
mand menace d’imputer à Moscou la facture de dépollution
des sites. Le commissaire local n’a donc nullement intérêt à
voir ses petits arrangements faire la une d’un quotidien hexa-
gonal à sensation. Menotter un journaliste, ce n’est jamais bon
pour la carrière. Et si l’on apprend en haut lieu qu’il colla-
bore avec les Russes… Un discret gentleman’s agreement viendra
donc mettre fin à cette « méprise ». Pas tout à fait cependant :
à Paris, un rapport « secret défense » na va pas tarder à circuler
dans les chancelleries. Sa conclusion : oui, n’importe qui peut
revenir d’Allemagne avec une arme de guerre. À condition de
la planquer avant de croiser la Polizei.
Ce que le Français jouant le rôle de personnage principal
ignorait à l’époque, c’est que le commissaire teuton ne pou-
vait pas, de toute manière, aller plus loin que de menacer des

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Espions et terroristes

pires tourments les ressortissants étrangers qu’il prenait dans


ses filets. Rédiger un procès-verbal officiel qui aurait induit
une inculpation en bonne et due forme, c’était rompre l’indis-
pensable discrétion qui entourait ses magouilles. Et faire des
vagues lui aurait immanquablement attiré un désaveu de sa
hiérarchie, qui préférait ne rien savoir et avait écarté d’emblée
l’idée même d’une collaboration transfrontalière. Il suffisait
donc d’arrêter les imprudents pour récupérer les armes et de
les effrayer afin de les inciter au silence. Les Allemands de
souche, eux, échappaient à la souricière. Le temps pour les ser-
vices spécialisés de déterminer s’ils avaient affaire à un indi-
vidu inconséquent ou à un criminel pur jus. Là était le
véritable but de l’opération : appâter les cellules terroristes ou
les gangs nationaux pour remonter discrètement les réseaux
par un patient travail ultérieur de filature et de surveillance. La
discrétion était la condition sine qua non du succès.
Vols, « emprunts », surplus « oubliés » mais pas par tout le
monde : les arsenaux constituent la première source d’appro-
visionnement du commerce illégal d’armes de guerre. Lorsque
le pacte de Varsovie devient caduc, les dépôts des forces sovié-
tiques d’occupation en Europe centrale sont pleins à craquer.
Or, l’argent manque à l’État russe pour financer le rapatrie-
ment tout autant que pour payer les soldes. Désœuvrés, en
loques, affamés, les bidasses de l’Oural n’en sont pas moins au
contact direct des sirènes du capitalisme triomphant et de ses
marks, quand ce ne sont pas des dollars. Comment résister
quand on a le ventre vide ? D’autant plus que les généraux ne
montrent nullement l’exemple : à leur niveau, c’est par cen-
taines de milliers que marks ou dollars changent de main.
Or, non seulement le pacte de Varsovie s’est effondré,
mais cela a également été le cas de l’URSS. Aux voix des ex-
démocraties socialistes d’Europe centrale se sont alors mêlées
celles des ex-républiques socialistes soviétiques. Prenons le cas
de l’Ukraine : le gouvernement y a hérité de 184 dépôts regor-
geant d’armes diverses. Le laxisme ambiant a vite conduit à la
disparition comptable de plusieurs centaines de missiles

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Espions et terroristes

antiaériens d’origine soviétique S-75 1. Lorsque l’on peut sub-


tiliser plusieurs centaines de missiles sol-air lourds et volumi-
neux, combien d’armes légères peut-on escamoter ? Même
situation s’agissant de la Moldavie : les Russes tardent à y
déménager « les 50 000 tonnes de munitions soviétiques entre-
posées en Transnistrie, principalement à Colbasna, dans une
zone frontalière avec l’Ukraine, dans le nord du pays, et près
de l’aéroport de Tiraspol […] En 1992, l’ensemble des muni-
tions présentes (bombes, roquettes, cartouches, grenades,
mines, etc.) avait une puissance explosive équivalente à deux
fois celle d’Hiroshima 2. » La Russie elle-même n’est pas épar-
gnée par le phénomène. Dans ce pays, à peu près
500 000 armes légères circulent en dehors de toute légalité et,
sur ce total, 50 000 d’entre elles ont été dérobées au ministère
de la Défense 3. Mais s’il est un cas emblématique, c’est celui
de l’Albanie.
L’écroulement d’un système institutionnalisé de pyramide
financière y provoque en 1997 une insurrection généralisée :
le pays est plongé dans un chaos indescriptible. Le pillage des
casernements inonde les marchés parallèles d’une quantité
phénoménale d’armes diverses. Établi par le ministère de
l’Intérieur albanais début septembre 1997, un premier bilan
fait état du vol de deux millions d’armes légères, de 3,5 mil-
lions de grenades, de 1 million de mines, de plusieurs cen-
taines de milliers d’obus de mortier ainsi que de 3 600 tonnes
d’explosif. L’insécurité atteint des niveaux record : « Il n’est
pas rare alors de voir des enfants de 10 ans se promener avec
un fusil d’assaut à la main ou s’amuser à faire des ricochets
avec des grenades en état de marche. La vie d’un homme ne
vaut pas grand-chose : huit mois après le début de l’insurrec-
tion, on dénombrait entre 2 000 et 3 000 personnes tuées par

1. Anna Melnichuk, « Ukraine Says Hundreds of Missiles missing », Asso-


ciated Press, 26 mars 2004.
2. Xavier Deleu, Transnistrie – La poudrière de l’Europe, éditions Hugo et
Compagnie, Paris, novembre 2005, p. 71.
3. « Russia Has 500,000 Illegal Weapons in Circulation – Expert », MosNews,
1er mars 2006.

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Espions et terroristes

armes à feu et 10 000 autres blessées. 1 » À cette époque, dans


les rues de Tirana, le « cours » du fusil d’assaut AK-47 kalach-
nikov descend à environ 2,5 le ks. Une paille…
Or, c’est grosso modo le type de situation qu’endurent les
Irakiens depuis 2003. Plus soucieux de protéger les installa-
tions pétrolières que de boucler les arsenaux, les Américains
ont laissé faire les pillards, qui se sont approprié non seule-
ment les armes mais aussi les machines permettant de
façonner ces mêmes armes. Lesquelles machines réappa-
raissent occasionnellement dans certaines « échoppes ».
Comme si tout cela ne suffisait pas, les Occidentaux font
parfois preuve d’un étonnant laxisme en ce qui concerne le
contrôle des armes qu’ils sont censés céder aux services de
sécurité irakiens. Une seule affaire parmi de nombreuses
autres : celles des pistolets italiens.
Les dollars du contribuable américain sont, entre autres
choses, allègrement dépensés pour acheter des armes afin de
rééquiper les forces armées irakiennes. C’est ainsi que, man-
datée par Washington, la société américaine Taos Industries a
sous-traité à la société londonienne Super Vision Interna-
tional le soin d’acquérir en Italie 20 318 pistolets automa-
tiques Beretta 92S. La licence d’exportation est quant à elle
obtenue par l’entreprise britannique Helston Gunsmiths. Et
les armes prennent donc le chemin de Bagdad. Non sans que
certaines d’entre elles s’égarent en cours de route. En
mars 2006, des armes de ce type sont retrouvées entre les
mains des hommes de main d’Abu Musab al-Zarqawi, le
représentant d’al-Quaida en Irak 2…

1. Nicolas Miletitch, Trafics et crimes dans les Balkans, Presses universitaires de


France, collection « Criminalité internationale », Paris, octobre 1998, p. 47.
2. Mark Townsend & Barbara McMahon, « UK Guns in Al-Quaida Hands »,
The Observer, 19 mars 2006.

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Espions et terroristes

Les fusils les plus puissants du monde en vente libre

Ce n’est donc pas un problème pour les terroristes de


s’équiper en armes légères, jusques et y compris en fusils d’une
puissance phénoménale.
Un missile antichar coûte cher, très cher. Si cher que, sauf
à gaspiller les dollars, les euros ou les roubles du contri-
buable, son utilisation ne peut se concevoir que pour détruire
une cible à haute valeur économique et tactique, un char de
combat par exemple. C’est connu : Goldfinger ne gâchait pas
ses balles en or pour abattre le menu fretin. Il est donc incon-
cevable de tirer un de ces précieux engins contre une Jeep ou
contre un véhicule légèrement blindé. C’est là qu’intervient le
fusil de sniping lourd tirant au coup par coup des balles de
mitrailleuses en calibre 12,7 mm. Plutôt que dans celle des
« fusils de sniping lourd », ces armes sont du reste parfois
rangées dans la catégorie des « fusils anti-matériel ». Aux
États-Unis, des tests ont prouvé qu’il était ainsi possible
d’atteindre un camion-citerne jusqu’à trois kilomètres de dis-
tance. Lors de la première guerre du Golfe, un tireur de
l’United States Marine Corps a détruit un blindé irakien à
mille cent mètres de portée avec une balle mixte perforante et
incendiaire tirée par une arme de ce type. Le record sur une
cible humaine avec un fusil en calibre 12,7 mm appartient à
un sniper canadien qui, en Afghanistan, a enregistré un coup
au but à deux mille quatre cent trente mètres de distance.
Or, grâce au lobbying effréné de la Fifty Caliber Shooters’
Association américaine, l’arme peut, actuellement aux
États-Unis, être achetée par n’importe quel individu âgé de
plus de 18 ans après un examen succinct de ses antécédents 1.
Résultat : les armes en calibre 12,7 mm prolifèrent mainte-
nant sur le marché civil. Al-Quaida détiendrait ainsi 25 fusils
Barrett 2.

1. Rose French, « Gunmakers Arms the Military and the Stars », Associated
Press, 25 novembre 2005.
2. Ian Hopper, « U.S. Government Gave Armor-Piercing Sniper Rifles to Afg-
hanistan, Bin Laden », Associated Press, 16 octobre 2001.

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Espions et terroristes

Outre al-Quaida, de nombreuses organisations terroristes


ou criminelles ont mis la main sur des armes semblables. Au
rang de ces organisations : trafiquants de drogue (Californie,
Missouri et Indiana), cartels mexicains, membres de milices
extrémistes d’Amérique du Nord (Mountaineer Militia, par
exemple), opposants cubains, Davidiens (des balles de
12,7 mm ont été tirées contre les membres des services de
sécurité lors de l’intervention à Waco), cultes religieux inté-
gristes de toutes obédiences, etc.
Que se passerait-il si un terroriste se mettait en devoir de
tirer avec une telle arme un projectile incendiaire contre une
cuve de carburant ? Ou contre un réservoir contenant une
substance chimique peu stable ? Cela ferait très certainement
un beau feu d’artifice que les pompiers mettraient des heures,
voire des jours à éteindre. Dans un autre ordre d’idées, les
phases les plus délicates pour un avion de ligne sont le décol-
lage et l’atterrissage. Aux États-Unis, un scénario particulière-
ment dérangeant a été évoqué à plusieurs reprises : celui d’un
terroriste utilisant un fusil en calibre 12,7 mm contre le
cockpit, un des moteurs ou les réservoirs d’un appareil juste
lorsque les roues quittent le tarmac. C’est techniquement fai-
sable : lorsque l’on se place dans l’axe longitudinal de la piste,
l’avion présente une cible très acceptable. Les militaires améri-
cains ne prennent pas cette menace à la légère. Ainsi, une
étude réalisée en 1995 par la Rand Corporation au profit de
l’US Air Force classe ce type d’arme dans la catégorie des
menaces sérieuses. Le tir d’un sniper utilisant un fusil en
calibre 12,7 pourrait endommager les délicats circuits électro-
niques d’un avion ou provoquer l’explosion de ses réservoirs
de fuel 1.

1. David Wasson & Michael Fechter, « Gun Control Advocates Reload : Aim
to Take Out Loophole in Gun Show Regulations », The Tampa Tribune,
2 novembre 2001.

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Espions et terroristes

Le « tireur fou de Washington » : un cas à méditer

Foutaises ? Non : certains terroristes ont d’ores et déjà fait


usage de ces fusils. Par exemple l’Irish Republican Army. C’est
bel et bien une balle de calibre 12,7 mm tirée par une arme
provenant des États-Unis et utilisée par un sniper de l’IRA qui
a, le 12 février 1997, tué un soldat de l’armée britannique. En
l’occurrence, le tireur s’était embusqué à l’arrière d’une voi-
ture. Cela ne vous rappelle rien ? Mais si : lorsqu’il terrorisa en
2002 trois semaines durant les habitants de la région de Was-
hington, John Allen Muhammad mit en œuvre une méthode
similaire. Même si son arme avait un calibre moins important.
Dans la liste de ses 10 victimes, on trouve en particulier Linda
Franklin, analyste du Federal Bureau of Investigation.
Finalement, cette affaire-là est emblématique à plus d’un
titre. Tout d’abord, la tactique terroriste mise en œuvre par le
« tireur fou de Washington » est d’une simplicité confon-
dante. Déjà utilisée par l’IRA, elle peut être copiée par tout
individu à l’esprit conditionné par les prêches enflammés des
prédicateurs de la haine. Deuxième remarque : John Allen
Muhammad a une solide formation militaire. Également
connu sous l’identité de John Allen Williams, il sert dans les
rangs de l’armée de terre américaine entre novembre 1985 et
avril 1994. Puis la quitte avec le grade de sergent 1 non sans
avoir mérité une distinction d’expert en matière de tir au M16,
le fusil d’assaut réglementaire. Si cette distinction n’est nulle-
ment assimilable à une qualification de tireur d’élite, elle n’en
témoigne pas moins d’une certaine maîtrise de l’arme. Enfin,
cette tactique terroriste obtient grâce à la complicité des
médias une efficacité hors de proportion avec sa simplicité.
Comment ? En faisant réagir émotionnellement l’Américain
moyen. La peur animale qu’inspire le tireur d’élite qui frappe
à l’aveuglette quand on s’y attend le moins est du reste bien
connue des militaires. Elle s’exprime pleinement dans le cadre
d’une autre affaire, celle de « Juba le sniper de Bagdad ».

1. « Muhammad a Gulf War Vet, Islam Convert », cnn.com, 26 janvier 2004.

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Espions et terroristes

Irak : le sniper qui terrorise les Américains

Érigé en légende au sein de l’insurrection irakienne, ce


tireur d’élite a fait couler beaucoup d’encre, mais son exis-
tence n’est même pas avérée : Juba pourrait n’être qu’une
invention de la propagande. La crainte qu’il inspire est en
revanche bien réelle : « Ils n’ont jamais vu Juba. Et quand ils
l’entendent, c’est déjà trop tard : ils perçoivent juste un coup
de feu, et aussitôt un soldat américain de plus tombe mort ou
blessé. Il n’y a jamais un deuxième coup de feu, jamais même
une seule chance pour les forces américaines d’identifier l’ori-
gine du tir et de transformer le chasseur en proie. Il tire et dis-
paraît. 1 » Que Juba soit ou non fait de chair et de sang, ces
lignes publiées dans les pages d’un quotidien britannique sont
à l’évidence susceptibles de conforter un réel sentiment de
malaise dans les rangs des unités américaines. D’autant plus
que ce jugement trouve vite un écho outre-Atlantique. Le
major à la retraite John Plaster, maître à penser des snipers
pour les forces spéciales américaines, ne tarit pas d’éloges sur
Juba. Pour l’ex-officier, il a un sens aigu de la tactique et suffi-
samment de discipline pour ne tirer qu’un seul coup, pour
choisir soigneusement un itinéraire d’évasion et pour quitter
immédiatement la zone afin d’éviter d’être capturé 2. L’affaire
en prend in fine une tournure de guerre de l’information, que
les insurgés ont tout intérêt à entretenir. But : insinuer la peur
dans les esprits américains. Pour ce faire, un de leurs moyens
privilégiés consiste à diffuser des séquences vidéo sur
Internet ; l’une d’entre elles affirmait que le score de Juba était
de 143 tués. Au fil du temps, ce chiffre n’a cessé d’augmenter.
Alors, info ou intox ? Quelle que soit la réponse, tout ceci
suggère un scénario terroriste peu coûteux et relativement
facile à mettre en œuvre. Plusieurs cellules dormantes de
snipers terroristes pourraient simultanément passer à l’action
après avoir été réveillées au moyen d’une phrase codée

1. Rory Carroll, « Elusive Sniper Saps US Morale in Baghdad », The Guar-


dian, 5 août 2005.
2. « Baghdad Sniper : Myth or Menace ? », ABC News, 12 février 2006.

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Espions et terroristes

diffusée sur Internet. Combien de morts ces tireurs seraient-ils


susceptibles de faire avant d’être tous neutralisés par les ser-
vices de police ? Assoiffés de sensationnalisme émotionnel
préparant le consommateur à « gober » passivement les spots
publicitaires, les médias se feraient un devoir de fournir la
caisse de résonance permettant d’amplifier le retentissement
dramatique de telles attaques. Nous l’avons vu, se procurer les
armes n’est pas un problème, pas plus que de trouver et
d’endoctriner des volontaires.
Un tel scénario est-il crédible ? Si l’action coordonnée de
plusieurs snipers dans les rues d’une capitale occidentale n’est
pour l’instant qu’une hypothèse, l’action ponctuelle de
« tireurs fous » est à redouter. Pourquoi ? En particulier parce
que divers sites Internet djihadistes se chargent de mettre la
pression en soulignant à longueur de page la gloire intrinsè-
quement liée à l’action du tireur d’élite. Ces sites confortent
« dans les esprits des sympathisants du djihad l’image de soi
en tant qu’individu intrépide engagé dans un combat de type
David contre Goliath 1 ». Combien de temps faudra-t-il pour
que la virulence d’une telle propagande ne fasse basculer les
individus les plus psychologiquement perturbés ? À ce titre, la
tuerie de Blacksburg, le 16 avril 2007, aux États-Unis, ayant eu
pour cadre un dortoir puis une salle de classe du Virginia Tech
devrait donner à réfléchir. Dans la longue lettre qu’il laissa
derrière lui, le Coréen Cho Seung-hui expliquait qu’il vou-
lait, par le biais de son geste criminel insensé, dénoncer la
débauche qui l’entourait. Voilà un motif qui devrait ravir les
intégristes prêcheurs de haine…
Mais revenons à l’Afghanistan et à l’Irak. Sur ces deux
théâtres d’opérations, les tireurs embusqués font passer des
nuits blanches aux forces occidentales. Entre le 1er et le
24 octobre 2006, les troupes américaines ont, dans la seule
ville de Bagdad, essuyé 36 attaques de snipers contre 23 pour
le mois de septembre, et seulement 11 durant le mois de jan-
vier 2006 ; sur les 36 attaques, huit ont été fatales. En ce qui

1. Stephen Ulph, « Jihadi Forums Marvel at New Role of Snipers », The Intel-
ligence Summit, 4 avril 2006.

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Espions et terroristes

concerne l’Irak, il y a fort à parier que nombre de ces snipers


sont d’anciens tireurs d’élite des forces armées de Saddam
Hussein ayant retourné leurs armes contre les troupes de la
coalition. En Afghanistan, cette tactique était jusqu’en 2006
relativement peu répandue. Mais les succès irakiens ont
motivé les taliban : ceux-ci forment désormais leurs propres
équipes de tireurs d’élite au sein d’une école située « quelque
part » dans le sud du pays. Selon un gradé enturbanné, les ins-
tructeurs sont des spécialistes formés lors de l’invasion sovié-
tique ainsi que d’anciens cadres des forces armées de pays
arabes.
Généralement, l’arme du sniper insurgé est le SVD Dra-
gunov (Snayperskaya Vintovka Dragunova). Entré en service
en 1963 dans les forces armées soviétiques, efficace jusqu’à
1 000 mètres de distance, il est presque aussi répandu que
l’AK-47 dont il est dérivé. À l’exemple de Juba, les insurgés de
la brigade de snipers de Bagdad préfèrent quant à eux le
Tabuk, fusil de précision produit en Irak sur la base d’un Zas-
tava M70 yougoslave. Chambré au même calibre que l’AK-47,
le Tabuk a une portée utile de 500 à 600 mètres, ce qui est
amplement suffisant dans un contexte de combat en zone
urbaine.
Parallèlement, les insurgés irakiens ne détestent pas
retourner occasionnellement contre les GI des fusils M40A1
américains « récupérés » sur le champ de bataille. Les forces de
l’Oncle Sam retrouvent ainsi en juin 2006 une arme de ce type
qui avait, en avril 2004, été saisi par des membres de l’insur-
rection après que quatre marines furent tués à Ramadi. Leurs
corps avaient été retrouvés, mais pas les armes : ce jour-là,
deux fusils de précision M40A1, deux fusils d’assaut M16A4,
un poste radio ainsi qu’un viseur thermique infrarouge pour
le tir de nuit étaient tombés aux mains de l’ennemi. Ce n’est
pas une exception : en septembre 2007, les équipes du Special
Air Service reçoivent pour mission de neutraliser un sniper
ennemi opérant à Bassora ; l’individu a fait au moins 5 morts.
Les projectiles retrouvés sont analysés au microscope : ils ont
bien été tirés par la même arme. Mais ce qui est plus surpre-
nant, c’est que l’arme en question est au calibre OTAN, soit

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Espions et terroristes

5,56 mm, et non pas comme d’habitude chambrée pour tirer


une cartouche d’origine soviétique. Les services de renseigne-
ment soupçonnent qu’il s’agit d’un SA-80, le fusil d’assaut en
dotation normale dans les forces armées britanniques 1. Voir
les insurgés utiliser un M40A1 américain ou un SA-80 britan-
nique n’est qu’un juste retour des choses. Ponctuellement, cer-
tains snipers venus d’outre-Atlantique ne dédaignent pas
prendre pour cibles les insurgés avec un Dragunov ou un
Tabuk récupéré. But : semer la zizanie entre les différents
groupes composant l’insurrection en faisant croire que cer-
tains d’entre eux ont un intérêt à en éliminer d’autres pour
faire place nette. Élémentaire, mon cher Watson…

Tirer dans le tas, au hasard…

30 mai 1972. Sur le tarmac de l’aéroport de Lod, non loin


de Tel-Aviv, le vol Air France 132 a atterri, et les passagers
quittent l’avion. Parmi eux, trois hommes en costume portent
des étuis à violon : des musiciens, sans doute. Dans l’aéro-
gare pourtant, les trois individus ouvrent les étuis et, dans un
seul mouvement, en extraient des armes automatiques. C’est
alors l’enfer qui se déchaîne. Méthodiquement, les trois terro-
ristes de l’armée rouge japonaise lâchent rafale sur rafale,
changeant les chargeurs lorsque ceux-ci sont vides. Comme si
cela ne suffisait pas, ce sont bientôt des grenades qui apparais-
sent dans les mains des meurtriers. À court de munitions,
Yasuyuki Yasuda est tué par ses acolytes. Tsuyoshi Okudaira
dégoupille une dernière grenade et la fait exploser contre son
corps. Kozo Okamoto essaie de s’enfuir : il est rattrapé. Il sera
le seul à être condamné pour le meurtre de 26 innocents, sans
compter les 78 blessés.
Lundi 25 janvier 1993. Comme tous les jours à cette heure
matinale, les voitures sont nombreuses à emprunter la Route
123 et pour cause : elle mène à l’entrée principale du
« campus » de la Central Intelligence Agency. Pour l’heure,

1. Rupert Hamer, « The Iraqi Jackal », Sunday Mirror, 9 septembre 2007.

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Espions et terroristes

une file de véhicules est arrêtée à un feu rouge ; pour arriver


au portail sévèrement gardé donnant accès aux bâtiments de la
Company, il suffit de tourner à gauche juste après. Soudain, un
homme ouvre la porte de son break Datsun marron et en sort,
une AK-47 à la main. Remontant la file, il tire en visant les sil-
houettes dans les habitacles : en quelques secondes, Frank
Darling et Lansing Bennett sont tués, tandis que trois autres
employés de la CIA sont blessés. Interrogé plus tard par le
FBI, Mir Aimal Kansi déclarera ne pas avoir tiré sur les
femmes parce que l’islam l’interdit. Comme quoi on peut être
terroriste et avoir d’étonnants scrupules !
Une fois son forfait perpétré, le tueur tourne les talons,
s’attendant à chaque instant à être lui-même pris pour cible.
Rien ne se passe. Tranquillement, il remonte dans sa voiture,
fait demi-tour et quitte la scène. Quelques instants plus tard,
après être passé par son appartement, il achète un billet
d’avion pour le Pakistan. C’est là que, quatre ans et demi plus
tard, le 15 juin 1997 pour être précis, quatre agents spéciaux
du Federal Bureau of Investigation l’arrêtent. Mir Aimal Kansi
avait été attiré dans un hôtel par un informateur travaillant
pour les Feds sous prétexte de lui proposer de participer à un
commerce lucratif de composants électroniques russes. Sans
doute la récompense de 3,5 millions de dollars offerte pour
sa capture s’est-elle en l’occurrence montrée suffisamment
incitative…
Aéroport de Lod, affaire de la CIA, tuerie du Virginia
Tech : il faut décidément peu de choses aux terroristes et
autres déséquilibrés mentaux – mais n’est-ce pas la même
chose ? – pour faire les grands titres des journaux. Or, se pro-
curer une kalachnikov est un jeu d’enfant. C’est là une des
tendances lourdes du moment, l’avatar d’un phénomène
effrayant que les anglo-saxons appellent le low-tech terrorism.
Un terrorisme facile, à la portée du premier venu. Et finale-
ment beaucoup plus plausible que l’utilisation par al-Quaida
d’hypothétiques armes de destruction massive. Et ce « terro-
risme du pauvre » est d’autant plus redoutable qu’il est diffi-
cile à détecter.

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Les armes des bricoleurs du dimanche

Nous sommes en début d’année 2003. Déjà, les troupes


américaines commencent à se sentir à l’étroit sur le territoire
du Koweït. Il y a tant de blindés à caser, et le veto turc n’a pas
arrangé les choses. Le monde entier s’inquiète de l’obstina-
tion dont Saddam Hussein a fait preuve dans sa quête de la
bombe nucléaire. Le dictateur a déjà utilisé des armes chi-
miques contre les Kurdes. Va-t-il réitérer contre les forces de la
coalition ? Et les armes biologiques ? Là encore, va-t-il oser ?
La vidéo 1 n’est pas très bonne, mais le personnage prin-
cipal est reconnaissable : c’est Saddam Hussein, ou un de ses
sosies, peu importe. Il est sobrement vêtu à la mode occiden-
tale et apparaît détendu malgré la puissance de feu ennemie
massée juste derrière la frontière. Sur une table devant lui, des
armes. Le raïs se saisit de l’une d’elles, en discute les mérites
avec ses proches collaborateurs. Il vise et tire. Prudemment, les
béni-oui-oui conviés à cette séance d’édification se sont
écartés. Sait-on jamais… Peine perdue : c’est bien dans la cible
dressée pour l’occasion quelques mètres plus loin que la flèche
va se ficher. Pendant que le monde entier se préoccupe des
armes de destruction massive irakiennes, le potentat de
Bagdad s’amuse avec un lance-pierres et une arbalète.

1. Un extrait a été diffusé aux États-Unis dans le cadre de l’émission « Beyond


Top Secret » sur The History Channel.

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Espions et terroristes

Armes légères, bricolage et guérilla

« Nous utiliserons toutes les méthodes possibles et imagi-


nables. Ces armes peuvent être bricolées chez soi. Il faut en
parler avec le ministère de l’Industrie pour voir si nous
pouvons les produire en masse. 1 » Saddam Hussein espérait-il
vraiment arrêter les divisions blindées américaines avec des
pierres et des flèches ? Certainement non. La vidéo est un
message psychologique à l’adresse de l’audience intérieure.
Elle veut dire : résistez tous, vous aussi vous pouvez parti-
ciper à la mère de toutes les batailles. Ensemble, nous serons
plus forts pour « les » vaincre. Bref, c’est le « I want you for the
US Army » à la sauce irakienne.
Nul ne songerait à nier que ce type d’armement est obso-
lète. Mais ce serait aller un peu vite en besogne que d’oublier
ces armes dites « coutumières » dans les annexes poussié-
reuses des musées provinciaux. Certaines d’entre elles conser-
vent une efficacité réelle dans le cadre de situations très
spécifiques. Occasionnellement, la rubrique des faits divers
atteste leur utilisation. Comme à la mi-mars 2007 à Dili, au
Timor-Oriental. Deux groupes de militants appartenant à des
partis politiques opposés se font face devant l’ambassade
d’Australie. Soudain, un des « manifestants » saisit un pistolet
et se prépare à faire feu. Il n’en a pas le temps : il est criblé
de flèches avant d’achever son geste. Quelques jours plus tard,
à proximité, les militaires australiens organisent un checkpoint
et se mettent en devoir de fouiller les véhicules. Ils saisissent
31 armes interdites, soit un pistolet contre 30 arcs 2. Plus
récemment, un Irakien répondant au nom d’Ali Mohamed
Taher est assassiné au moyen d’un carreau 3 lancé par une
arbalète alors qu’il travaille paisiblement dans une boutique

1. Scott Shane, « In Video, Hussein Uses Slingshots and Bows to Rally Iraqis
for War », The New York Times, 24 novembre 2006.
2. David Axe, « Aussie Air-Mobile Posse Pursues Rebel », military.com,
5 avril 2007.
3. Selon Le Larousse de la langue française, il s’agit d’une « grosse flèche d’arba-
lète dont le fer avait quatre pans ».

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Espions et terroristes

de la rue du Tsar-Simeon, à Sofia, capitale de la Bulgarie. Pour


quel mobile ? Mystère. Notons simplement que cela se passe
le 11 septembre 2007, jour anniversaire des attentats de New
York 1. Mais les guérilleros rebutés par l’aspect primitif de
l’arbalète peuvent opter pour une alternative : s’atteler au bri-
colage de leur propre fusil. Cela ne présente aucune difficulté.
Dans cette Amérique profonde des années 1970, deux ado-
lescents passionnés par les armes ont une discussion animée
après avoir grillé quelques cartouches :
– Qu’est-ce que cela doit être compliqué de fabriquer un
flingue !
– Allons, Jake, tu n’y es pas du tout ! Rien de plus simple !
Tiens : ma petite amie n’utilise plus son vieux pick-up Che-
vrolet de 1955. En deux heures, avec simplement une lime,
une scie à métaux et un étau, je peux te faire un fusil avec les
pièces du pick-up.
– Conneries !
– Tu veux parier ?
– Un peu, mon neveu ! 100 dollars à la clé !
Quelques instants plus tard, le technicien en herbe se met
au travail. Le tube de la colonne de direction fournit le canon.
Entre les mains du bricoleur averti, d’autres pièces prélevées
sur le véhicule sont rapidement modifiées pour fournir le bloc
de culasse à verrouillage rotatif et le mécanisme de percus-
sion. Finalement, une heure et cinquante minutes suffisent.
Les deux compères passent chez eux en coup de vent pour
rafler une vingtaine de cartouches calibre .45 2. Ils repartent
ensuite essayer le prototype. Prudents, ils prennent la précau-
tion de coincer l’arme dans le pare-chocs arrière d’un camion
pour percuter les trois premières cartouches. Puis ils placent
une cible à 100 yards (un peu plus de 90 mètres) et pointent
l’arme dessus. Trois autres balles sont tirées : les impacts
sont groupés dans un cercle de 25 centimètres de diamètre.

1. « Iraqi was killed with crossbow in Sofia », FOCUS News Agency, 11 sep-
tembre 2007.
2. L’unité de mesure du calibre est ici le pouce anglo-saxon (2,54 centi-
mètres). Un calibre .45 correspond à 45 centièmes de pouce, soit 11,43 mm.

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Espions et terroristes

Ce jour-là, 100 dollars changent de main. Mais l’histoire ne


dit pas quelle fut la réaction de Chris, la petite amie proprié-
taire du véhicule 1…
Ce genre d’expérience est à déconseiller fermement, car
pouvant très mal tourner. Un jeune Canadien de 17 ans en a
fait l’expérience. Voulant se servir d’une arme qu’il avait lui-
même bricolée, il chargea la cartouche qui détona immédiate-
ment : la balle lui traversa la main. Prévenue, la police
perquisitionna et trouva chez lui deux autres armes du même
genre.
Il n’est pas difficile pour des adolescents de trouver une
source d’inspiration : Internet y pourvoit. Ayant fait une réap-
parition sur la Toile dans le courant de l’année 2007, le
Department of the Army Technical Manual TM-31-210, inti-
tulé « Improvised munitions handbook 2 », expose schémas à
l’appui la méthode pour concevoir de telles armes faites de
bric et de broc. Pour chaque arme, la fiche se présente vérita-
blement comme une recette de cuisine avec, en tête, un
tableau résumant les ingrédients nécessaires. Les explications
concernant chaque étape de confection suivent. Certes, on
parle ici véritablement de bricolage : les ingrédients sont des
tubes métalliques de récupération, des élastiques et des mor-
ceaux de bois. En somme, des armes pas très éloignées de
l’arbalète de Saddam Hussein. Mais ce sont tout de même des
bricolages dont les balles sont capables de traverser une main.
À l’origine, les manuels tels que le TM 31-210 3 étaient
principalement destinés aux forces spéciales chargées d’enca-
drer des maquis insurrectionnels. Dans la phase initiale de
l’insurrection, les maquisards sont censés être dans un état de
dénuement presque total. La première tâche des commandos
est alors de leur inculquer l’un des principes fondamentaux de

1. Kirk Hays, « Improvised Gun Making », rec.crafts.metalworking, 16 octobre


1997.
2. Le contenu du document est équivalent à celui de l’Improvised munitions
black book évoqué dans le cadre du chapitre sur les engins explosifs improvisés.
3. L’édition postée sur Internet est datée de 1969 et remonte donc à l’époque
du Vietnam.

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Espions et terroristes

la guérilla : avec un arc, on tue un soldat, on récupère son


arme et ses munitions, avec lesquels on tue plusieurs soldats,
dont on récupère les armes et les munitions, et ainsi de suite.
Dans le Sud-Est asiatique et en Afrique, de nombreuses insur-
rections ont commencé comme cela. Ensuite est venue
l’AK-47. Mais que les apprentis sorciers ne se désolent pas de
l’absence de sophistication intrinsèque des bricolages du TM
31-210 : Internet propose mieux. En paramétrant correcte-
ment une simple requête sur un moteur de recherche courant,
on obtient des résultats pour le moins surprenants.
« Tous droits réservés. Quiconque essayant de reproduire
n’importe quelle partie de cette publication sous quelque
forme que ce soit sans le consentement exprès sous forme
écrite de la part de l’auteur sera traduit en justice, condamné
et abattu (et pas nécessairement dans cet ordre). » L’humour
dont fait preuve P. A. Luty est manifestement en décalage avec
l’objet de la publication. Le fascicule détaille sur 28 pages la
manière de construire son propre pistolet-mitrailleur en
calibre 9 mm 1. Soyons clairs : on ne parle plus ici de brico-
lage, mais d’usinage. Assemblée, l’arme est comparable au
MAT 49 ayant de longues années durant équipé les volti-
geurs de l’armée française. En tout cas, le niveau de finition
est équivalent et surpasse celui propre aux productions britan-
niques de la Seconde Guerre mondiale, Sten en tête. Pas beau-
coup de mérite à cela : la Sten avait été conçue pour être
produite en masse ; son usinage est d’une simplicité extrême.
À part la culasse, le canon et le ressort, elle est entièrement
constituée de tôles embouties. Mais le pistolet-mitrailleur en
calibre 9 mm n’est pas la seule arme concernée par la collec-
tion « Expedient Homemade Firearms » des Home Gunsmith
Publications. Les plans existent aussi qui permettent de
construire :

1. P. A. Luty n’est pas le seul à proposer un manuel de construction d’un pis-


tolet-mitrailleur en calibre 9 mm. Citons également : Gérard Métral, A Do-It-
Yourself Submachine Gun, sans indication d’éditeur mais présenté comme
disponible sur amazon.de à l’heure à laquelle ces lignes sont écrites.

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– Un autre pistolet-mitrailleur en calibre .32/.380 ;


– Un pistolet en calibre .12 1 (calibre de chasse très
répandu) ;
– Un pistolet à silencieux en calibre .22, qui n’est pas sans
rappeler le Welrod, arme utilisée pendant la Seconde Guerre
mondiale par les agents des services d’action clandestine amé-
ricain et britannique.
Tout cela est-il vraiment légal ? Une mention imprimée à
la fin du fascicule concernant le pistolet en calibre .12 ôte
toute ambiguïté à ce sujet. « La fabrication d’armes à feu est
illégale dans la plupart des juridictions. Ce document a été
rédigé exclusivement pour servir dans le cadre d’études acadé-
miques. » Mais bon Dieu, mais c’est bien sûr ! Le document
relatif au pistolet à silencieux en calibre .22 va plus loin dans
l’explication. « Ce document a été rédigé exclusivement pour
servir dans le cadre d’études académiques visant à prouver la
futilité des lois réglementant la vente des armes. » Nous y
voilà. Chacun le sait : les terroristes sont gens respectueux de
ce genre d’avertissement et mettront donc un point d’honneur
à l’appliquer à la lettre. Du moins tant qu’ils pourront impu-
nément compter sur d’inépuisables stocks d’AK-47. Mais il y a
mieux. Ou plus effrayant, on ne sait pas. En tout cas plus utile
du point de vue terroriste.
La vidéo n’est pas en haute définition, mais les images
sont très explicites. L’homme tient dans sa main un télé-
phone cellulaire. Du moins, cela y ressemble à s’y méprendre,
tout juste pourrait-on trouver que le modèle est relativement
volumineux par rapport aux standards contemporains. L’engin
est démonté en deux parties – et on distingue quatre élé-
ments de petites dimensions dont les extrémités sont circu-
laires sans doute des piles. L’utilisateur remonte l’ensemble,
manipule quelques touches sur le clavier et… surprise :

1. Il s’agit là d’une autre méthode de mesure du calibre représentant le


nombre de balles que l’on pouvait anciennement fondre avec une livre anglaise
de plomb. En conséquence, le calibre .16, autrefois considéré comme réservé
aux armes de chasse pour dames, est paradoxalement moins important que le
calibre .12.

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Espions et terroristes

le téléphone cellulaire tire ! En fait, il s’agit d’un pis-


tolet camouflé comprenant quatre canons chambrés au
calibre .22 LR. Peu puissant, certes. Mais relativement facile à
dissimuler. Et puis le calibre en question est un grand clas-
sique : la plupart des services d’action clandestine l’utilisent
pour les assassinats à courte distance. La détonation est en
effet peu bruyante, pratiquement inaudible lorsque l’arme tire
à bout touchant au milieu d’une foule dense. C’est là une des
méthodes favorites des barbouzes. Construire le téléphone-
pistolet ne pose pas de problème particulier : outre la vidéo de
démonstration, divers schémas sont disponibles sur la Toile.
Un forum de discussion se charge par ailleurs d’apporter les
précisions utiles à ceux qui rencontreraient des difficultés de
mise au point. À la fin de l’année 2005, le Federal Bureau of
Investigation a publié une note d’alerte concernant un engin
comparable, à savoir un porte-clés dissimulant deux canons en
calibre .32. Composé d’une carcasse d’aluminium, il a une
longueur de huit centimètres mais peut être séparé en deux
parties susceptibles d’être transportées séparément. Lors d’un
raid, la police australienne saisit plus de 900 exemplaires de
cet « accessoire » ainsi qu’un stock de pièces détachées permet-
tant d’en assembler 2 500 exemplaires supplémentaires. On
estime que 50 de ces porte-clés pourraient être en circulation.
Mais Internet n’a pas fini de surprendre.

Les mortiers de l’IRA

« Le meilleur héritage est toujours l’instruction ». Ne


faisons donc pas mentir Justin Lefebvre, et, puisque les plans
d’armes trouvés sur Internet sont uniquement destinés aux
études académiques, instruisons-nous.
La Toile est un espace libertaire. Tout s’y écrit, du meil-
leur jusqu’au pire, du plus futile au gravissime. Les forums de
discussion rassemblent en un même lieu toutes les expertises.
Jusques et y compris celles relatives à la fabrication des armes
les plus diverses. À la date du 16 juin 2007, l’un de ces forums
se vante de réunir 287 utilisateurs inscrits et de totaliser

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Espions et terroristes

11 399 messages. Ceux-ci sont répartis entre des topics (sujets


de discussion) tels que « plans d’armes à feu improvisées que
l’on peut faire chez soi » (anodin, oserait-on presque écrire),
« manuel du parfait petit terroriste » (relativement commun
sur les sites intégristes), « construisez un fusil-mitrailleur de
type Bren 1919 pendant votre temps libre » (ça commence à
causer sérieux) ou encore « une bombe de 225 kilos » (cette
fois-ci, c’est du lourd !). Un autre forum propose deux topics
qui laissent perplexe. Le premier s’intitule « les grenades
improvisées », et le second « comment bricoler un mortier
chez soi ». On se perd en conjectures quant à l’utilité de ce
dernier topic. Surtout dès lors que l’on prend connaissance des
messages qu’il contient. Tel celui-ci : « Je suis en train de
concevoir un système qui permettrait d’utiliser un mortier
depuis l’arrière d’un véhicule léger. Est-ce que quelqu’un dans
ce forum sait où je peux trouver des informations concernant
la force du recul des mortiers de 60 mm et de 120 mm de
calibre utilisés par les forces armées ? » Cette méthode rap-
pelle furieusement un modus operandi de l’IRA. D’où une
hypothèse : celui qui pose cette question ne serait-il pas un
provocateur du MI5, le service de sûreté intérieure britan-
nique ? Ce serait là une manière d’attirer dans ses filets les
sympathisants du mouvement républicain nord-irlandais.
Ceux qui ont répondu à la question – il y en a eu – pourraient
donc, à tout hasard, avoir intérêt à numéroter leurs abattis.
Comme le prouve la grêle d’obus de mortier et de
roquettes s’abattant sur la Green Zone, à Bagdad 1, les armes à
tir courbe présentent un intérêt indéniable pour les terro-
ristes : elles se jouent des murs et des clôtures. Pourtant,
depuis les années 1980, ce sont parfois des mortiers tirant à
l’horizontale que mettent en œuvre l’Irish Republican Army
et les groupuscules qui en sont issus.
Mi-avril 2007. En entrant dans la salle d’audience, les deux
individus suspectés d’être des dissidents de l’IRA saluent
d’un pouce levé une douzaine de leurs supporters. Damien

1. Kim Gamel, « Mortar Barrage Again Hammers Green Zone », Associated


Press, 17 mai 2007.

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Espions et terroristes

McKenna, 23 ans, et Gary Toman, 22 ans, sont pourtant en


passe d’être mis en examen aux chefs de conspiration en vue
de commettre un meurtre, de détention illégale d’explosifs et
de détention illégale d’armes. Quelques jours plus tôt, le
5 avril, pour être précis, la police avait découvert une véri-
table panoplie du parfait petit terroriste en bordure d’une
route près de la ville nord-irlandaise de Lurgan. Il y avait là un
mortier inutilisé, son obus, des batteries, un testeur de cir-
cuits électriques et un système électronique. Le mortier était
conçu pour tirer à l’horizontale contre un véhicule de police
ou de l’armée passant sur la chaussée. Le piège avait été bien
préparé. Le 30 mars, les policiers avaient reçu un message éma-
nant des dissidents de l’IRA : ils affirmaient avoir posé une
bombe sur la voie ferrée reliant Belfast à Dublin. C’était faux,
et le ratissage ne donna rien. En revanche, pour parvenir à
pied d’œuvre, les véhicules des forces de l’ordre ne pouvaient
manquer de passer devant la gueule menaçante du mortier
improvisé 1.
Les armes de ce type peuvent faire de gros dégâts à
moindre coût. À Bagdad, quelques obus ont permis aux
insurgés de détruire 1 hélicoptère militaire américain et d’en
endommager 9 autres à la mi-mai 2007. C’est là un rapport
coût/efficacité pas si mauvais que cela. Appliquée à un aéro-
port civil, la méthode peut à tout le moins provoquer des per-
turbations non négligeables.
9 mars 1994, aéroport britannique de Heathrow. Dans dix-
sept minutes, un Concorde en provenance de New York va
atterrir. C’est cet instant que les membres de l’IRA 2 choi-
sissent pour tirer 5 obus avec un mortier improvisé Mark 6
depuis l’arrière de leur véhicule. Celui-ci est stationné le long
du grillage délimitant le périmètre de l’aéroport. Les projec-
tiles n’explosent pas, et le ratissage de la police ne donne rien.
Et puis, les obus du Mark 6 ne contiennent que 200 à

1. « 2 Suspected IRA Dissidents Charged with Failed Mortar Attack on


Police, Soldiers », Associated Press, 17 avril 2007.
2. Certaines sources affirment qu’il s’agit de la Provisional Irish Republican
Army (PIRA).

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Espions et terroristes

300 grammes de Semtex ; ils sont propulsés par de la poudre


à fusil. Bref, il s’agit là d’une menace relativement limitée qui
n’émeut guère les autorités : elles ne prennent aucune mesure
particulière. Seulement, deux jours plus tard, rebelote : 4 obus
de mortier sont tirés par-dessus la clôture, mais eux non plus
n’explosent pas. Cette fois-ci, les responsables de l’aéroport
évacuent les passagers et le personnel. Pendant que la police
commence à ratisser la zone, le terminal 4 est également
fermé. Les bobbies sont encore en train de quadriller le terrain
lorsqu’un appareil de la Royal Air Force atterrit avec, à son
bord, Sa Majesté la Reine.
Deux jours plus tard, le 13 mars, il fait encore nuit noire
quand plusieurs silhouettes investissent la lisière d’une forêt
proche de la clôture extérieure de l’aéroport. Leurs mouve-
ments sont dissimulés par les broussailles. Bientôt, pelles et
pioches entrent en action, et une tranchée est creusée. Les
gens de l’IRA y disposent le Mark 6, mesurent soigneusement
son inclinaison et le calent. Ils camouflent le tout. Quelques
heures plus tard, troisième attaque en moins d’une semaine :
4 obus sont tirés, mais n’explosent toujours pas. Cette fois-ci,
les aéroports de Heathrow et de Gatwick sont fermés pendant
deux heures. Tandis que le gouvernement britannique débat
de l’opportunité de déployer la troupe, pour les passagers,
c’est le chaos. L’IRA y gagne en expérience : rarement utilisé,
le Mark 6 est définitivement mis à la ferraille à cause de ses
piètres performances.
En 1979 apparaît pour la première fois le Mark 10 aux
mains des militants de la Provisional Irish Republican Army
(PIRA). Comprenant un nombre de tubes variable, il est
conçu pour être utilisé depuis l’arrière d’un fourgon. Il a son
heure de gloire en 1991 : alors que la guerre du Golfe fait rage,
il est utilisé pour attaquer le 10 Downing Street, la résidence
du Premier ministre britannique. Le Mark 10 est ensuite sup-
planté par le Mark 15 surnommé « Barrack Buster » (littérale-
ment « démolisseur de caserne »). Le Mark 15 est l’un des plus
redoutables bricolages qui soient. Il a un calibre de 320 mm et
propulse entre 80 et 100 kilos d’explosif improvisé. Son effet
est comparé à celui d’une « voiture piégée volante ». Là aussi,

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Espions et terroristes

il est possible de multiplier les tubes de lancement : le record


est détenu par une version à 12 tubes utilisée depuis l’arrière
d’un véhicule contre une base militaire à Kilkeel, en Irlande
du Nord 1.
IRA, PIRA et RIRA ne sont pas les seuls à être intéressés
par cette « artillerie du pauvre ». Des échanges ont lieu, et la
technologie voyage. Certaines similitudes sont observées entre
les mortiers de l’IRA et ceux des Fuerzas Armadas Revolucio-
narias de Colombia : ils sont pareillement bricolés à partir de
bombonnes à gaz. D’autres mouvements utilisent des mor-
tiers improvisés. Citons, entre autres, les Basques de l’ETA, le
Liberation Tigers of Tamil Eelam (LTTE), l’Ejército de Libera-
ción Nacional colombienne, le Jaish-e-Mohammed au Cache-
mire, le groupe paramilitaire Autodefensas de Colombia ou
encore le Frente Farabundo Marti de Liberación Nacional au Sal-
vador. De tous ces artilleurs improvisés, le LTTE remporte très
certainement la palme de l’originalité. L’IRA avait ses mor-
tiers montés à l’arrière de fourgonnettes, les « ingénieurs » du
LTTE vont jusqu’à concevoir un système automoteur monté
sur un tracteur agricole. L’ensemble reçoit la dénomination de
Pasilan 2000. Le tube est capable de lancer une charge explo-
sive de 25 kilos à une distance de un kilomètre. En Europe,
l’utilisation de tels chaudrons de la mort a surtout concerné
l’Irlande du Nord et le Pays basque. Cela n’empêche pas les
autorités portuaires belges de mettre la main sur un engin de
ce type. Il est saisi en 1997 après avoir été trouvé dans les cales
du Kolahdooz, un navire battant pavillon iranien.

Les ateliers de la copie institutionnalisée

Ici, la main-d’œuvre est bon marché, et les règles de pro-


tection de l’environnement quasiment inexistantes. Cebu a
été la première implantation espagnole aux Philippines ;
l’agglomération est maintenant la deuxième ville du pays.

1. Roger Davis, « Improvised Mortar Systems : an Evolving Political


Weapon », Jane’s Intelligence Review, mai 2001.

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Espions et terroristes

C’est un centre d’affaires accueillant des cohortes de busi-


nessmen débarquant en masse au Mactan-Cebu International
Airport. Mais, dès que l’on s’éloigne des néons, c’est une toute
autre histoire. À quelques encablures de là, ce sont la misère
et la pollution qui règnent sur les chantiers de démolition de
bateaux. L’Angleterre de Charles Dickens en bien pire. C’est
ici que finissent nombre de navires battant pavillon japonais.
En un ballet incessant, tels des fourmis, un peuple d’intou-
chables transforme les fiers bâtiments déchus en un amas de
tôles maculées de mazout. Ça sent le pétrole lourd et le plas-
tique brûlé. Certains disent qu’il existe des lois interdisant les
incinérateurs à ciel ouvert, mais qui s’en soucie ? Les fibres
d’amiante n’ont aucune odeur, elles. Mais elles n’en dévorent
pas moins les poumons de l’intérieur. Lentement, sûrement,
inexorablement.
De temps en temps, quelques tonnes de tôle, les plus fines,
sont chargées et prennent la direction de Danao, à 35 kilo-
mètres au nord. Là, elles sont découpées, travaillées,
embouties, rivetées. Autrefois, la région comptait surtout des
paysans, quelques gens illettrés survivant à grand-peine en
cultivant la noix de coco. Puis la demande est venue, créant
l’offre. Les paysans ont vite désappris à grimper aux arbres et
se sont recyclés tout aussi rapidement. Maintenant, ils fabri-
quent des armes.
À Danao, Ronberto Garcia (bien entendu, il s’agit d’un
pseudonyme) est quelqu’un qui compte dans le milieu des
revendeurs d’imitations plus vraies que nature. Il a commencé
à s’y investir au début des années 1970. Actuellement, son
best-seller est le pistolet-mitrailleur KG-9, et il pousse le souci
du détail jusqu’à y faire graver la mention originale « Scor-
pion. Navy Seals Logistics. US government property ». Mais
son catalogue ne s’arrête pas là, loin s’en faut. Pour peu que
vous le lui demandiez, une liasse de billets à la main, il est
capable de vous fournir une copie de toute arme légère
courante, du pistolet automatique américain en calibre .45
jusqu’au fameux pistolet-mitrailleur israélien Uzi. Les pro-
duits locaux sont d’une telle qualité qu’il n’y a pas si long-
temps encore, les yakusas japonais faisaient le déplacement

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Espions et terroristes

pour s’approvisionner. Bien entendu, la copie d’armes est une


activité répréhensible aux Philippines. Mais le gouvernement
achète la paix sociale en fermant les yeux : le trafic fait vivre
trop de monde. Parfois, une descente est organisée, juste pour
le principe. Selon la police nationale, il y a aux Philippines
450 000 armes qui circulent en dehors de tout contrôle. Sans
compter les 150 000 qui sont aux mains de tout ce que le pays
compte de marginaux : gangs, chefs de guerre, insurgés
communistes et intégristes 1.
En République populaire de Chine, une telle estimation
est impossible : bien que posséder une arme soit rigoureuse-
ment interdit, elles prolifèrent. Elles viennent de Hong Kong,
du Vietnam, de Myanmar. Elles sont volées à la police,
vendues par les forces de sécurité au marché noir, écoulées
sous le manteau par certaines usines travaillant au profit des
forces armées. Et, bien évidemment, elles sont produites clan-
destinement. À Guizhou, l’une des provinces les plus pauvres
du centre de la Chine, les paysans ont appris à imiter les pis-
tolets utilisés par l’Armée populaire de libération. La produc-
tion d’une copie revendue 100 dollars leur revient à tout juste
cinq dollars. Périodiquement, les forces de police ratissent la
zone. En matière de saisie, le record date du milieu des
années 1990 : 8 772 armes dans la seule circonscription de
Songtao. Parmi ces 8 772 armes, huit canons 2.
« Si tu m’emmènes en France, je fabriquerai pour toi là-bas
des kalachnikovs, des pistolets ou n’importe quelle arme que
tu souhaiteras. Je n’ai besoin de rien : juste un recoin et
quelques outils. Tu deviendras riche, crois-moi, car nul n’est
égal à un Pakistanais pour faire, avec trois fois rien, des armes
de qualité bon marché. Regarde, tu sais combien sera vendu
le pistolet que je suis en train d’assembler ? 164 francs !
Connais-tu moins cher dans le monde ? 3 » Celui qui

1. Filipino Gunsmiths Are Making a Killing, AFP, 7 mai 2005.


2. Frank Langfitt, « Boom in Homemade Arms Reflects Distrust of Police »,
The Baltimore Sun, 11 mai 2002.
3. Bruno Birolli, « Pakistan : le grand bazar des armes », Le Nouvel Observa-
teur, 9 août 2001.

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Espions et terroristes

s’exprime ainsi répond au nom de Mullah, et les propos qu’il


tient prennent un relief particulier. Nous sommes tout juste
un mois avant le 11 septembre 2001.
Mullah est l’un des nombreux artisans qui copient toutes
sortes d’armes. Il tient boutique à Saghakot, dans les zones tri-
bales pakistanaises non loin de la frontière avec l’Afghanistan.
Il s’en faut de peu que l’intervention occidentale dans ce pays
ne condamne Mullah et ses confrères à l’inactivité. « Depuis
que nous ne vendons plus d’armes aux taliban, nous gagnons
moins, car ils achetaient des armes perfectionnées et chères.
Aujourd’hui, seuls quelques activistes pakistanais forment une
clientèle haut de gamme. 1 » Pour arrondir leurs fins de mois
tout autant que par ressentiment, les « artisans » pakistanais
ont donc tout intérêt à saisir la moindre occasion d’écouler
leur production. Aujourd’hui en Afghanistan, au Pakistan, au
Proche-Orient et en Asie centrale. Demain peut-être dans les
rues de nos capitales occidentales. Mais cette production,
quelle est-elle ? Des AK-47 Kalachnikov par paquets, des fusils
à pompe à foison et des copies d’automatiques chinois en
pagaille 2. Sur le marché de l’occasion où se négocie la vente
d’armes originales en bon état, les prix se sont en revanche
envolés. La guerre a compliqué la tâche des contrebandiers et
« s’approvisionner » est devenu plus difficile. Mais pas impos-
sible, loin de là. Armes originales de contrebande, copies,
armes bricolées : on le voit, truands et terroristes n’ont que
l’embarras du choix.

1. Jeanne Grimaud, Darra, le dernier marché aux armes, RFI, 15 juillet 2005.
2. Bruno Birolli, loc. cit.

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Les bombes de la débrouillardise

29 mars 2003, à proximité de Nadjaf, en Irak. Trois soldats


américains appartenant à la 3e division d’infanterie sont de
faction à un check point. À 11 h 30, ils arrêtent un taxi et se
mettent en devoir de le fouiller. Puis soudain, c’est le drame :
près de 45 kilos de C4, un explosif puissant de qualité mili-
taire, détonent avant que les GI n’aient eu le temps d’ouvrir le
coffre où ils étaient hâtivement dissimulés. Les trois fantassins,
le conducteur-suicide et un cycliste passant à proximité de la
scène sont tués sur le coup. La puissance de l’explosion fait
faire au véhicule blanc et orange un bond de cinq mètres en
l’air. Le poste de commandement du lieutenant-colonel Scott
Rutter, un commandant de bataillon, est situé à 800 mètres de
là. Lorsqu’il entend la déflagration, il saute sur son casque,
siffle son chauffeur et bondit vers son Hummer, la jeep améri-
caine des temps modernes. En se ruant vers la carcasse
fumante du taxi aspergée de sang et à laquelle sont çà et là
agglomérés des lambeaux de chair, il a une fulgurante prémo-
nition. « Nous voici plongés dans une guerre qui va ressem-
bler à rien de ce que nous avons connu jusqu’à présent ! 1 »
En Irak, une devinette fait fureur : Les Américains ont-ils
trouvé dans le pays des armes de destruction massive ?
Réponse : oui, les engins explosifs improvisés. Car les

1. Rick Atkinson, « The Single Most Effective Weapon Against our Deployed
Forces », The Washington Post, 30 septembre 2007.

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Espions et terroristes

Improvised Explosive Devices ou IED, comme les Anglo-


Saxons les désignent, y font bel et bien des ravages. En frap-
pant aveuglément : face à ces bombes anonymes qui tuent
sans relâche, civils et militaires sont – presque – égaux devant
la mort. Et c’est bien de destruction massive dont il s’agit.
Selon les militaires américains, il y a eu 5 607 attaques de ce
type en 2004, et 10 953 en 2005 1. Plus récemment, l’effort
militaire sur Bagdad initié en février 2007 a eu un effet
pervers : il a induit un doublement des victimes américaines
par IED. Au total, 81 000 bombes artisanales ont explosé en
Irak entre mars 2003 et octobre 2007 ; ces explosions ont
causé les deux tiers des morts américains au combat.
81 000 engins de mort et de terreur : en trente années d’insur-
rection nord-irlandaise, les Britanniques n’en avaient
décompté « que » 7 000. Aujourd’hui en Irak, ce dernier
chiffre correspond à un peu moins de trois mois d’opéra-
tions 2… Et c’est une perpétuelle et épuisante lutte entre la
menace et la contre-mesure, entre le minage et le déminage.
Originaire de Carrollton, en Géorgie, le sergent Robert Lewis
avoue son impuissance : « Il y a une route que nous appelons
l’allée des IED, les démineurs la nettoient régulièrement. Eh
bien, ils n’ont même pas encore atteint la fin de ce tronçon
de 13 kilomètres que les insurgés ont déjà parfois commencé à
poser à nouveau des IED au début. 3 »
Avant les soldats américains en Irak donc, les services de
sécurité britannique s’étaient retrouvés face à une situation
comparable, toutes proportions gardées, dans leur combat
incessant contre l’Irish Republican Army. Pour mieux
comprendre, arrêtons-nous un instant sur le cas irlandais.

1. John Barry, Michael Hastings & Evan Thomas, « Iraq’s Real WMD »,
Newsweek, 27 mars 2006.
2. Rick Atkinson, loc. cit.
3. John Barry, Michael Hastings & Evan Thomas, loc. cit.

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Espions et terroristes

L’épée contre la cuirasse

« Ils jouent en première division. Je ne crois pas qu’il existe


une autre organisation au monde aussi inventive que l’IRA. Ils
ont passé vingt ans à ça, pendant lesquels ils nous ont beau-
coup appris. Nous avons beaucoup de respect pour leur
savoir-faire… Pas pour les individus, mais pour leur savoir-
faire. 1 » L’homme qui s’exprime ainsi sait de quoi il parle.
Officier d’état-major de Sa Très Gracieuse Majesté, il appar-
tient à la 321e compagnie de neutralisation des explosifs et des
munitions. Des années durant, il a été un témoin privilégié de
la course à la sophistication que se sont livré les démineurs
britanniques d’une part et l’Irish Republican Army d’autre
part.
Début de la décennie 1970. Dans leurs ateliers clan-
destins, les artificiers de l’IRA peinent à concevoir des bombes
efficaces. Ces apprentis sorciers en sont encore à l’ère du bri-
colage. Les premiers systèmes de mise à feu à retardement sont
basés sur des réveille-matin du commerce adaptés de manière
empirique. On en trouve partout, ils sont facilement modi-
fiables, mais ils se révèlent peu fiables et peu précis. Les
détonations prématurées se multiplient, envoyant ad patres
un nombre sans cesse croissant d’activistes républicains. La
rumeur se répand comme une traînée de poudre dans les
cercles « bien-pensants » – où pullulent les sympathisants
certes courageux, mais pas téméraires. Du coup, les volon-
taires se font rares. Un artificier de l’IRA imagine alors de
déclencher la détonation à distance en utilisant une radiocom-
mande de modèle réduit, ces jouets que les gamins aiment à
trouver sous les branches du sapin de Noël. La solution ne
marche qu’un temps. Les fréquences sont connues, et les ser-
vices de sécurité ont tôt fait de trouver la contre-mesure. Les
forces armées sont rapidement équipées de systèmes de brouil-
lage. Les artificiers de l’IRA sont encore une fois contraints de
se retrousser les manches.

1. Bruce Hoffman, La Mécanique terroriste, éditions Calmann-Lévy, Paris,


1999, p. 225.

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Espions et terroristes

Leurs cogitations accouchent de commutateurs insensibles


aux brouilleurs, mais ils nécessitent d’être activés au moyen
d’un signal spécifique ; quelques secondes sont alors néces-
saires à l’armement du détonateur. Cette faille ne passe pas
inaperçue des services de sécurité britanniques, dont les ingé-
nieurs concoctent un scanner capable de percevoir le signal en
question. En profitant des quelques secondes de préavis, il
devient alors possible d’empêcher la détonation de la bombe.
Un partout, balle au centre.
Les radars en embuscade au bord de nos routes ont, à une
certaine époque, ressemblé à des pistolets avec lesquels gen-
darmes et policiers visaient les véhicules des contrevenants.
C’est ce type de système que les techniciens de l’IRA déci-
dent d’employer ensuite pour perpétrer leurs attentats. Il suffit
pour cela de munir la bombe d’un de ces détecteurs de radars,
dont l’usage est interdit dans l’Hexagone. Pour assurer le
coup, un deuxième système est parallèlement mis en service
par les républicains, il utilise une cellule photosensible. Et
nous voilà revenus à l’affaire du flash infrarouge, de la Force
Research Unit et de Kevin Fulton évoqué auparavant dans les
pages de cet ouvrage. Dans cette partie d’échecs morbide entre
engins de mort et contre-mesures, l’essentiel pour les uns
comme pour les autres est d’avoir un coup d’avance. C’est
plus facile pour les terroristes : il leur suffit de trouver la faille.
D’un côté, le RPG-7, lance-roquettes antichar relative-
ment peu puissant conçu par les Soviétiques au début des
années 1960, presque une antiquité. De l’autre, le M2/M3
Bradley, véhicule de combat d’infanterie américain bien pro-
tégé, bien armé et bénéficiant des dernières avancées techno-
logiques en matière de blindage. A priori donc, la poussive
sarbacane développée dans les arsenaux moscovites ne repré-
sente qu’une piètre menace envers l’engin de l’US Army. Sauf
que… Sur le côté gauche de la tourelle, ce dernier emporte
deux TOW, missiles antichars de gros calibre qui sont logés
dans un conteneur de lancement. Le blindage est à cet
endroit-là moins épais. Et il n’a pas échappé aux insurgés ira-
kiens qu’un coup au but d’une roquette de RPG-7 sur le
moteur-fusée ou la charge explosive d’un missile TOW

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Espions et terroristes

provoque sa détonation dans 99 % des cas. De surcroît, il y a


une forte probabilité pour que l’explosion d’un missile TOW
provoque l’explosion du second. La tourelle est alors pure-
ment et simplement arrachée de la caisse. Les fedayins n’ont
pas été longs à mettre cette vulnérabilité à profit. Ils atta-
quent maintenant les blindés au corps-à-corps, n’hésitant pas
à neutraliser la sécurité de la roquette du RPG-7. Prudents, les
ingénieurs soviétiques l’avaient conçue de manière à ce que le
projectile n’explose pas avant d’avoir parcouru 70 mètres sur
sa trajectoire 1. Alors certes, cet exemple n’a pas grand-chose à
voir avec la guerre féroce que se livraient barbouzes britan-
niques et républicains nord-irlandais. Plus qu’une méthode, il
n’en illustre pas moins un véritable savoir-faire, un état
d’esprit que l’on retrouve chez les poseurs de bombes irakiens.
Le Bradley, justement. Parfois, la destruction d’un de ces
symboles de la puissance américaine est l’enjeu d’une véri-
table bataille rangée. Comme en ce jour du 12 septembre
2004, où un blindé de ce type est d’abord immobilisé par
l’explosion d’une voiture piégée. Lorsque l’équipage évacue
l’engin, il est pris pour cible par des tireurs embusqués. Immé-
diatement, 6 GI sont blessés. Les survivants s’installent en
défensive : en aucun cas, le matériel sensible, postes radio par
exemple, ne doit tomber aux mains des insurgés. Les hélico-
ptères sont appelés à la rescousse, l’un d’entre eux est à son
tour pris pour cible. Au sol, la situation n’est guère plus
enviable : le Bradley s’embrase, alors qu’une foule menaçante
s’agglutine peu à peu. Finalement, la puissance de feu améri-
caine prévaut. Mais la photo du Bradley n’en enflamme pas
moins les foules arabes en faisant la première page des jour-
naux. Moralité : au-delà de la seule valeur militaire intrinsèque
d’un véhicule blindé, le symbole de sa puissance vaincue est
une arme précieuse dans la bataille de l’information. Mais
revenons aux engins explosifs improvisés.
En janvier 2006, les services spécialisés du Pentagone ont
révélé qu’un total de 90 méthodes différentes avaient été uti-
lisées, en Irak, depuis mars 2003 pour faire détoner des IED.

1. « Le Bradley trahi par ses TOW », TTU nº 519, 8 décembre 2004.

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Espions et terroristes

L’une d’entre elles résume à elle seule l’ingéniosité des


insurgés. Le problème est de provoquer automatiquement la
détonation de l’engin explosif lorsque le milieu du convoi visé
passe à sa hauteur. Pour ce faire, un poseur de bombes imagi-
natif a utilisé un tuyau à perfusion. Après l’avoir bouché à une
extrémité et rempli de liquide, il l’a enterré juste sous la sur-
face du sol en travers de la piste qu’il voulait piéger. Il a
branché la seconde extrémité à un système à retard déclenché
par la surpression du liquide. Celle-ci est provoquée par le pre-
mier véhicule du convoi quand ses chenilles écrasent le tuyau
à perfusion. Il ne reste plus qu’à régler le retard en fonction de
la longueur du convoi et de sa vitesse de déplacement.
Les insurgés sont des récupérateurs-nés. Tout ce qui leur
tombe sous la main est susceptible d’être diverti de son rôle
premier pour devenir un système de déclenchement. Ils uti-
lisent ainsi des télécommandes filaires, des téléphones cellu-
laires ou satellitaires, des pagers, des radiocommandes de
modèle réduit ou de porte de garage, des minuteurs ménagers
ou provenant de fours à micro-ondes ou de machines à laver,
etc. Des plaques de cuisson empruntées à des fours servent à
concocter des speed bumps. Ces bombes sont ainsi dénommées
parce qu’elles ressemblent aux ralentisseurs qui obligent les
automobilistes à lever le pied aux abords des écoles. Plats, ces
engins explosifs d’un genre très particulier peuvent très facile-
ment être camouflés juste en dessous de la surface du sol sur
les pistes en terre.
Ce sempiternel jeu du chat et de la souris ne se limite pas
aux techniques : les méthodes d’emploi sont également
concernées. Les premiers IED décimant les unités américaines
en Irak sont de simples obus d’artillerie munis de détonateurs
à télécommande filaire. Simple, efficace, mais présentant un
inconvénient majeur : il faut du temps pour enterrer et
camoufler la bombe ainsi que les fils électriques. Au fur et à
mesure que le Pentagone envoie sur place tout ce qu’il pos-
sède d’avions de surveillance et de drones, cela devient de
moins en moins évident de prendre ce temps-là. Les insurgés
en viennent donc aux bombes drop and pop, littéralement « lar-
guer et faire sauter ». Ce ne sont que des grenades à peine

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Espions et terroristes

modifiées qui ne nécessitent pas un enfouissement laborieux.


Des pièges diaboliques commencent aussi à apparaître. Le
principe est simple. On prend un faux IED composé d’un
obus et de quelques fils électriques et on les camoufle mal en
sachant très bien que les Américains ne manqueront pas de les
découvrir. Puis on dissimule alentour un peu mieux cette
fois-ci de vrais IED. Immanquablement attirée par le faux
IED, la patrouille s’en approche et déclenche alors les vrais
IED. Imparable. Il y a aussi la Daisy Chain, sorte de chapelet
de bombes régulièrement espacées sur le bas-côté de la route.
Les charges explosent simultanément, ou l’une après l’autre,
pour toucher sur toute sa longueur un convoi préalablement
arrêté par un véhicule civil fort opportunément en panne 1. En
Irak, ces Daisy Chains ne sont disposées que d’un seul côté de
la chaussée. En Tchétchénie, c’est pire : les deux côtés sont
minés.
Pour limiter les risques, l’US Army déserte les routes et
emprunte la voie des airs : les hélicoptères remplacent les
véhicules chaque fois que possible. Puis les techniciens du
Pentagone bardent ces derniers de tout ce qu’ils peuvent
trouver en matière de blindage additionnel. Alors les insurgés
apprennent à confectionner des IED plus puissants : en
mars 2006, une charge géante propulse à 12 mètres dans les
airs un Bradley pesant quand même la bagatelle de
32 tonnes 2. Pour contrer le déclenchement des détonateurs
par radio, les Américains truffent leurs véhicules de brouil-
leurs. Mais ces efforts sont entrepris dans l’urgence, sans réelle
coordination. Résultat : la gestion du spectre des fréquences
électromagnétiques devient un cauchemar. Des interférences
avec les systèmes de communication empêchent le fonction-
nement des brouilleurs. Quand ce n’est pas le cas, ce sont les
brouilleurs qui empêchent le fonctionnement des systèmes de
communication. Pris en tenaille, les officiers doivent souvent

1. Thom Shanker & Éric Schmitt, « GI Toll Is Rising as Insurgents Try Wilier
Bombs and Tactics », The New York Times, 15 mars 2004.
2. Kevin Cullen, « Roadside Bombs Get Smarter and Deadlier », Boston
Globe, 7 mars 2006.

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Espions et terroristes

choisir entre envoyer leurs messages ou être protégés. Pro-


tégés, ils ne le seront de toute manière pas très longtemps.
« Les groupes extrémistes envoient actuellement des recrues
dans les collèges et universités d’ingénierie afin qu’ils appren-
nent non seulement comment construire des IED encore plus
efficaces mais aussi comment maîtriser le spectre des fré-
quences radio. 1 »
Pour protéger les unités de l’US Army, les généraux améri-
cains comptent également sur la vigilance des soldats. Des
aide-mémoire sont imprimés et distribués. Ils récapitulent les
méthodes utilisées par les insurgés pour dissimuler des IED.
Les GI se voient ainsi sommés d’être attentifs à un environne-
ment perturbé, aux fondrières, nids-de-poule et autres enton-
noirs provoqués par des explosions précédentes, sacs et
emballages, cadavres d’animaux, amoncellements de détritus,
vieux pneus, buissons, remblais, etc. Finalement, à presque
tout. Sachant cela, les insurgés s’adaptent. Pour éviter qu’ils ne
servent à nouveau, les unités américaines du génie rebou-
chent rapidement les entonnoirs provoqués sur la chaussée
par l’explosion des IED. Consciencieux, ils posent une « rus-
tine » sur le macadam. Tout ce que l’Irak compte de fantassins
US est habitué à voir ces rustines sur les routes. Eh bien, ce
sont elles que les insurgés mettent désormais à profit pour
camoufler en dessous leurs engins infernaux.
Au final, le phénomène IED est tel qu’il génère en Irak
une industrie parallèle avec ses filières structurées compre-
nant des récupérateurs d’explosifs, des acheteurs, des cour-
tiers ainsi que des lieux de stockage. À Sadr City, l’importance
de ces entrepôts découverts par les troupes américaines lors
d’une offensive va de la poignée d’obus hâtivement enterrée
à l’appartement plein à ras bord. Parfois, répétons-le, la situa-
tion devient franchement caricaturale : des machines-outils
permettant de confectionner munitions ou pièces détachées,
volées mais en état de marche, réapparaissent dans certaines
échoppes notamment à la frontière iranienne. Les « nuques de

1. Stew Magnuson, « Adaptative Foe Thwarts Counter-IED Efforts »,


National Defense Magazine, janvier 2006.

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Espions et terroristes

cuir » de l’US Marine Corps ne dédaignent pas avoir à leur


tour recours aux IED. Ils confectionnent occasionnellement
des House Guests, réservoir de propane dont la détonation,
provoquée par de l’explosif C4, entraîne l’écroulement d’un
bâtiment. Composé du huitième d’un pain de C4, l’Eight Ball
ouvre quant à lui les portes. Dès lors qu’il s’agit de provo-
quer l’incendie d’une maison, ils entourent de cordeau déto-
nant un obus de mortier au phosphore ; le tout est agrémenté
de la moitié d’un pain de C4. Parfois, un simple cocktail
Molotov suffit 1. Concoctés du côté irakien, les House Guests
deviennent des HBIED, des House-Borne Improvised Explosive
Device (engin explosif improvisé dissimilé dans une maison).
Insurgés irakiens et militaires américains utilisent les mêmes
méthodes : voilà un raccourci saisissant.

Les véhicules piégés ou l’artillerie automotrice du pauvre

Les IED sont principalement mis en œuvre de trois


manières différentes. La première consiste à camoufler l’engin
explosif sur le bas-côté de la route. C’est la roadside bomb,
placée en embuscade, que nous venons d’évoquer. Vient
ensuite l’attentat suicide par un individu seul circulant à pied :
c’est le piéton kamikaze. Troisième méthode enfin, la bombe
dissimulée dans une voiture, dispositif que les Anglo-Saxons
désignent sous l’expression Vehicle-Borne Improvised Explo-
sive Device (VBIED). Parfois, il s’agit d’un Large Vehicle-
Borne Improvised Explosive Device (LVBIED), poids-lourd,
ou dans le cas de l’IRA, engin de chantier.
On l’aura compris, le principal avantage d’un véhicule est
de pouvoir emporter une charge explosive de forte puissance.
En Irak, le 8 janvier 2005, un détachement américain installé
à un check point voit arriver un pick-up. Les hommes en fac-
tion remarquent que, bizarrement, la caisse est très penchée
vers l’arrière : les suspensions apparaissent comme écrasées par

1. Michael Peck, « Marines Share Hard-Earned Knowledge », National Defense


Magazine, juillet 2005.

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Espions et terroristes

une lourde charge. Les GI arrêtent le véhicule et se mettent en


devoir de le fouiller. Stupeur : il transporte 15 obus d’artil-
lerie, 4 jerrycans d’essence ainsi qu’une citerne de propane.
La mise en œuvre de véhicules piégés n’est pas une exclu-
sivité irakienne, l’Europe a payé son tribut. En faisant au pas-
sage d’amers constats, tel celui-ci : l’explosion d’un LVBIED
dans une rue d’une grande capitale occidentale est suscep-
tible de peser lourd sur le plan humain, mais aussi d’avoir des
conséquences incalculables en termes de pertes financières.
24 avril 1993. À Londres, le constable de service dans le
quartier de Bishopsgate, en plein cœur de la City, reçoit un
appel. Très vite, il réalise qu’il y a urgence. Il a au bout du fil
un représentant de l’Irish Republican Army : c’est une alerte
à la bombe. Ayant une puissance équivalente à celle de
1 200 kilos de TNT, le LVBIED explose alors que les bobbies
sont en train de faire évacuer la zone. Heureusement, le bilan
humain est relativement limité : un mort et 44 blessés, la plu-
part à la suite de la projection de 500 tonnes d’éclats de verre.
Le bilan matériel est en revanche extrêmement lourd :
72 immeubles sont endommagés. St Ethelburga’s, une église
dont l’origine remontait à l’époque médiévale, s’écroule. Au
total, une première estimation évalue le coût des dégâts à un
milliard de livres (environ 1,48 milliard d’euros). Les compa-
gnies d’assurances prennent en charge 65 % de ce coût, lais-
sant la bagatelle de 350 millions de livres à la charge des
personnes, sociétés et collectivités locales. Le paiement des
indemnités est à deux doigts de provoquer la faillite de la
Lloyd’s de Londres…
Poids lourds donc, mais aussi véhicules nettement plus
légers : les terroristes tirent parti de tout ce qui leur tombe
sous la main. En janvier 2002, un « technicien » et 12 autres
personnes suspectées d’entretenir des liens avec al-Quaida
sont arrêtés à Singapour. Ils ont été démasqués grâce à des
documents saisis en Afghanistan à la fin de l’année 2001. Il
s’agit principalement de notes manuscrites en langue arabe
mentionnant l’existence de deux plans d’attaque contre des
cibles américaines dans la ville-État. Déjà, sur une liste de
200 sociétés de l’Oncle Sam qui y sont implantées, 3 sont

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Espions et terroristes

présélectionnées. Une cassette vidéo montrant comment il est


possible de dissimuler des explosifs dans un vélo est saisie avec
les notes manuscrites. L’homme sur la vidéo est identifié. Il
s’agit de Hashim bin Abas, et c’est cette identification qui
permet de l’appréhender quelques mois plus tard à Singa-
pour. Lors de son arrestation, les policiers mettent la main sur
des manuels d’instruction terroristes et saisissent des faux pas-
seports ainsi que des tampons habituellement utilisés par les
services de l’immigration. Ils découvrent également d’autres
cassettes vidéo. L’une d’entre elles retient leur attention. Elle
contient des prises de vue de la gare où s’arrête la navette
transportant des militaires américains en provenance d’une
base navale. Les terroristes qui ont réalisé la cassette n’ont pas
manqué de s’appesantir sur un parking à vélos situé sous la
gare. Les prises de vue incluent des séquences montrant les
caisses qui, à Singapour, sont habituellement fixées sur le
porte-bagage des bicyclettes. Sur la bande-son, une voix ano-
nyme énonce : « C’est le même type de caisse que nous avons
l’intention d’utiliser 1. »
Entre vélo et poids lourd, tout ce qui peut rouler a été mis
à profit par les terroristes. Ils ont tour à tour utilisé des moto-
cyclettes, des carrioles traînées par un âne, des camionnettes
frigorifiques, etc. Et comme si tout cela ne suffisait pas, ils ont
mis au point des tactiques permettant d’optimiser leurs
chances de réussir leur coup.
Mars 2007, à un check point comme il y en a tant à Bagdad.
Les soldats américains qui en assurent la garde arrêtent un véhi-
cule à bord duquel deux adultes occupent les places avant. Un
GI se penche pour inspecter sommairement l’intérieur. Il se
relève presque immédiatement et s’adresse à un de ses cama-
rades : « C’est OK ! Il y a des mômes à l’arrière… » Puis il fait
signe au conducteur de s’en aller. Qui, même en Irak, oserait
faire exploser un véhicule à bord duquel des enfants ont pris
place ? Le chauffeur s’empresse d’obtempérer. Arrivé au
marché d’Adamiya, il s’arrête, descend accompagné de son

1. Bradley Graham, « Afghan Tape Helped Lead to Singapore Terror Cell »,


The Washington Post, 12 janvier 2002.

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Espions et terroristes

acolyte puis s’éloigne d’une centaine de mètres. Là, il saisit son


téléphone cellulaire, se retourne et tape un numéro. L’instant
d’après, une formidable explosion secoue le quartier : la voi-
ture est transformée en chaleur et lumière. Une source améri-
caine affirme que les enfants sont restés à l’intérieur 1…
En Afghanistan comme en Irak, les terroristes ne font pas
dans la dentelle, c’est une évidence. Lorsqu’ils utilisent un
VBIED, le véhicule peut être piloté par un kamikaze ou
exploser une fois parqué. Mais dans ces deux pays, des dangers
plus sérieux qu’être flashé par un radar automatique guettent
les automobilistes. C’est pour les taliban, mais pas seulement
pour eux, un moyen de combat comme un autre : ils prennent
en otage la famille d’un conducteur puis lui ordonnent sous la
menace d’aller garer son automobile qu’ils ont préalablement
piégée à un endroit déterminé. Pour endormir la méfiance du
chauffeur, ils lui tiennent un discours rassurant : mais oui, on
attendra que tu te sois éloigné pour provoquer l’explosion.
Leurs coreligionnaires irakiens ont aussi des méthodes
bien à eux. Lorsqu’ils réussissent à convaincre un quidam de
se sacrifier pour la cause, ils prennent la précaution de lui lier
les mains au volant et les pieds aux pédales. Officiellement, il
s’agit de faire en sorte que le véhicule continue à avancer si le
kamikaze est tué par les sentinelles. La raison officieuse est
toute autre : il est ainsi plus difficile au kamikaze de s’enfuir
s’il change d’avis au dernier moment. Parfois, le conducteur
suicidaire est accompagné par un passager. Ce dernier
débarque, liquide les gardiens et ouvre les barrières. Cette tac-
tique a notamment été mise en œuvre lors des attentats de
1998 contre les ambassades américaines au Kenya et en Tan-
zanie. Enfin, plusieurs véhicules peuvent être impliqués dans
un même attentat. Dans ce cas, le premier d’entre eux joue le
rôle d’un bélier pour enfoncer la barrière. Lorsque les gardes
se dirigent vers ce premier véhicule stoppé pour l’inspecter, un
second véhicule arrive avec la charge explosive. Le carnage est
alors assuré.

1. « Children Used in Iraq Attack : US General », Reuters, 21 mars 2007.

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Espions et terroristes

L’obus d’artillerie récupéré constitue l’ingrédient de base


de tout IED irakien qui se respecte. Mais il est une autre
source de substances explosives sur laquelle les Américains
ont très peu communiqué.

Des roquettes lourdes et des missiles perdus. Pour qui ?

En Afghanistan, en Irak ou ailleurs, la cannibalisation


d’engins militaires lourds abandonnés fournit des charges
explosives de bonne qualité. Cette possibilité est du reste
exploitée le plus officiellement du monde. « L’Ukraine va pro-
duire 17 000 tonnes d’explosifs en utilisant le carburant des
missiles hérités de l’ère soviétique […] Les explosifs seront
produits d’ici à 2007 à partir de 5 000 tonnes de carburant
provenant de 46 missiles balistiques SS-24. 1 » Ces informa-
tions mettent en exergue la nature du problème, mais n’en
révèlent nullement l’ampleur. Autre remarque : si carburant et
propulseurs à poudre présentent pour les terroristes un intérêt
indéniable, c’est également le cas des têtes militaires bourrées
d’explosif prêt à l’emploi.
Lorsque les Américains foulent le sol afghan fin 2001, ils
sont avant tout préoccupés par Ben Laden. Puis lorsque leurs
blindés démarrent du Koweït pour prendre la direction de
Bagdad, ils ont en tête de sécuriser les puits de pétrole. Ils en
oublient de verrouiller les dépôts d’armement, qui sont pillés
sans vergogne. Sans doute est-ce la raison pour laquelle la
communication du Pentagone bégaie parfois dès lors qu’il
s’agit d’évoquer la neutralisation des roquettes lourdes et des
missiles abandonnés par les taliban ou les forces armées de
Saddam Hussein. Une affaire est à ce sujet symptomatique.
Fin octobre 2005, un communiqué de presse émanant des
forces armées américaines et diffusé sur Internet fait état de la
destruction, en Afghanistan, de trois engins dont la nature
n’est pas précisée. Un cliché accompagne cependant le
communiqué. Il permet à un œil exercé d’identifier les engins

1. « Ukraine to Convert Missile Fuel into Explosives », AFP, 31 janvier 2003.

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Espions et terroristes

comme étant des roquettes lourdes FROG-7. Bien inspirés ont


été les internautes qui ont téléchargé communiqué et cliché :
vingt-quatre heures après avoir été mis en ligne, ils sont
expurgés. Rien ne permet plus alors de déterminer le type des
armes détruites. Or, le texte précisait : « Chacune des
roquettes contenait plus de 900 kilos de substances propul-
sives, qui auraient pu être mortelles contre nos forces si elles
étaient tombées dans des mains criminelles 1. » Puis l’ensemble
réapparaît. Une conclusion s’impose, évidente : à Was-
hington, on hésite à attirer l’attention du public sur ce que
sont devenus les roquettes lourdes et les missiles abandonnés
par les Soviétiques ou livrés par eux aux forces armées afg-
hanes. Le sujet est sensible : au Pentagone comme au siège de
la CIA, à Langley, personne n’est capable de dire où ils sont
passés. Quant au Kremlin, qui les a pourtant livrés, n’en
parlons même pas.
Entre ces engins et l’Afghanistan, c’est pourtant une vieille
histoire. On estime généralement à 2 000 le nombre de mis-
siles sol-sol Scud lancés contre les moudjahidine entre 1988 et
1992 par les forces armées de la république démocratique pro-
soviétique. Combien en restait-il fin 2001 ? Selon Michael
Chandler, chef de l’United Nations Monitoring Group on
Afghanistan, les taliban en auraient possédé une centaine ainsi
que 4 poids lourds TEL (transporteur, érecteur, lanceur). Ces
chiffres sont étrangement semblables à ceux publiés en 1998
par le journal russe Segodnya et sont en contradiction avec
l’évaluation du National Air Intelligence Center américain.
Les analystes de cet organisme font quant à eux état de l’exis-
tence d’un peu moins de 50 Scud-B se répartissant entre
l’ensemble des factions afghanes. Car il y a là une autre
énigme : qui contrôlait les engins restants ? Les taliban, bien
sûr, et ils n’en faisaient pas mystère. En août 2001, ils en
exhibent un exemplaire lors des cérémonies célébrant
l’indépendance. Curieusement, un certain Hamid Gul, direc-
teur de l’Inter-Services Intelligence pakistanais d’avril 1987 à

1. Marcus McDonald, « EOD Airmen Help Destroy Old Rockets », 455th Air
Expeditionary Wing Public Affairs, 19 octobre 2005.

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Espions et terroristes

mai 1989, est invité aux festivités. Les taliban en positionnent


aussi quelques-uns à la frontière le mois suivant. Il s’agit, de
manière un peu maladroite il est vrai, de dissuader les auto-
rités pakistanaises d’emboîter le pas aux Américains. Les
taliban détenaient donc des Scud, al-Quaida peut-être et aussi
l’Alliance du nord à raison de 25 à 30 engins. Mais alors,
lorsque les forces spéciales américaines marchent sur Kaboul,
s’empressent-elles de repérer, de saisir et de comptabiliser les
Scud afghans ? À Washington, on observe à ce sujet un silence
prudent. Pourtant, au sein du Department of Defense, c’est le
commandement des forces spéciales qui est responsable de la
lutte contre les armes de destruction massive. Daté de
décembre 2001, le rapport des services de renseignement inti-
tulé Foreign Missile Developments and the Ballistic Missile Threat
Through 2015 escamote quant à lui purement et simplement la
question. Dans le résumé de 22 pages rendu public, on n’y
trouve même pas une seule fois le mot Afghanistan. Étrange,
car la prolifération est un thème porteur, et il est politique-
ment correct de diaboliser al-Quaida ainsi que les taliban.
Habituellement si prompt à brandir l’épouvantail, George
W. Bush s’abstient cette fois-ci. Et les Scud ne sont pas seuls
en cause : des roquettes lourdes FROG-7, celles dont trois
exemplaires sont retrouvés et détruits en octobre 2005, appa-
raissaient également à l’inventaire afghan. Or, ces engins sont
plus petits – 9 mètres de long contre plus de 11 mètres pour
le Scud-B – et donc plus facilement dissimulables. Et puis le
missile Scud est propulsé par un carburant liquide injecté dans
ses réservoirs juste avant le lancement. La roquette lourde
FROG-7 est quant à elle équipée d’un propulseur à poudre. Il
présente l’avantage d’être plus facilement convertible en engin
terroriste de fortune. En l’occurrence, les Américains se sont
donc montrés bien négligents. L’affaire afghane leur a-t-elle
servi de leçon ? Non. En Irak, ils réitèrent.
Jusqu’à 36 missiles sol-sol Samoud 2 y ont disparu.
L’information est révélée en décembre 2004 dans le rapport
final de l’Iraq Survey Group. Chargés de retrouver les armes
de destruction massive aussi interdites qu’introuvables, les
responsables de l’équipe d’inspecteurs y reconnaissent

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Espions et terroristes

piteusement être incapables de pouvoir recenser tous les mis-


siles de ce type « pour des raisons variées ». Ce n’est pas tout.
« Hormis les Samoud, jusqu’à 34 missiles Fatah – une arme
similaire, mais à propulsion à poudre solide – sont man-
quants. Et plus de 600 moteurs de missiles pourraient faire
défaut ; le document ne fait tout simplement pas mention de
leur statut 1. » Tout est à l’avenant : trop peu nombreuses,
occupées à lutter contre les insurgés, les troupes américaines se
sont souciées comme d’une guigne de soustraire les stocks
d’armes de Saddam Hussein à la convoitise des pillards. Elles
s’en mordent les doigts aujourd’hui. Demain, ce sera notre
tour : les techniques terroristes concoctées dans le cadre des
conflits en cours font tâche d’huile. Elles sont aux portes de
nos capitales occidentales. À Londres, à Washington ou ail-
leurs, le constat a été maintes fois dressé et admis. Y compris
par le Conseil national du renseignement américain dans un
rapport où l’emploi du conditionnel ne trompe personne.
« L’Irak et d’autres conflits possibles […] pourraient consti-
tuer des lieux de recrutement, des terrains d’entraînement
ainsi que des théâtres d’opérations où s’acquièrent connais-
sances techniques ainsi que linguistiques pour une nouvelle
race de terroristes professionnalisés qui considèrent la violence
politique comme un but en soi 2. »

Des bombes bien de chez nous

C’est donc un constat indéniable : déjà, le savoir-faire des


terroristes irakiens montre le bout de son nez chez nous. Il a
fait des victimes à Londres, à Madrid et ailleurs. Ces attentats
prouvent que les thuriféraires d’al-Quaida mettent au service
d’une idéologie monstrueusement dévoyée des connaissances
techniques ainsi que des capacités de coordination peu

1. Charles Hanley, « Missiles, Microbes Missing in Iraq : U.N. », Associated


Press, 28 mars 2005.
2. Mapping The Global Future – Report of the National Intelligence Council’s 2020
Project.

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Espions et terroristes

communes. À côté de ces ténors existe pourtant un terro-


risme light ou, comme le disent les Anglo-Saxons, low-tech,
c’est-à-dire technologiquement peu évolué. Pour être low-tech,
ce terrorisme-là n’en est pas moins dangereux. C’est une ten-
dance lourde qui fait passer des nuits blanches à certains res-
ponsables des services de sécurité occidentaux.
Le cinéma est un affront à Allah il encourage le vice et
incite à cette déchéance dans laquelle se vautrent les infi-
dèles. Tel est le credo des 4 « révolutionnaires » chiites qui, en
ce 19 août 1978 1, verrouillent consciencieusement les portes
du Rex d’Abadan, en Iran. On est à quelques mois d’un dra-
matique changement de régime à Téhéran, et les « barbus »
s’agitent. Ils veulent faire des exemples, et le jour s’y prête :
c’est l’anniversaire du coup d’État qui, en 1953, a porté le
shah au pouvoir avec l’aide de la CIA et du Secret Intelli-
gence Service britannique. Après avoir condamné les issues,
les 4 tueurs mettent le feu à la salle. Les pompiers arrivent
bien tard, et, de toute façon, les bouches à incendie ne fonc-
tionnent pas. Ont-elles été sabotées ? Mystère. Une certitude
cependant : ce jour-là, au moins 377 2 personnes périssent
brûlées vives. À ce jour, il s’agit du deuxième attentat le plus
meurtrier 3 juste après ceux du 11 septembre 2001 4. Pour que
leur forfait apparaisse si haut dans ce sinistre classement, les
4 chiites n’ont pourtant pas eu besoin de technologies très
sophistiquées. C’est cela, le terrorisme low-tech. Un terrorisme
qui peut être mis en œuvre par tout un chacun, un terro-
risme du tout-venant, un terrorisme du pauvre. Surtout si ce
pauvre-là prête une oreille attentive aux prêches de haine pro-
férés par les extrémistes et relayés par Internet. L’équation est

1. Certaines sources situent l’événement tragique en date du 20 août.


2. C’est là un bilan a minima. Certains chiffres s’élèvent jusqu’à 800 morts ;
Amnesty International évoque quant à elle le chiffre de 438 victimes.
3. Le 14 août 2007, un attentat au moyen de plusieurs VBIED contre 2 vil-
lages irakiens peuplés de Yazidis fait plusieurs centaines de victimes. Une
semaine après l’attaque, le bilan s’établissait à plus de 500 morts et
1 500 blessés.
4. Daniel Byman, « The Rise of Low-Tech Terrorism », The Washington Post,
6 mai 2007.

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Espions et terroristes

diabolique : méthodes simplissimes + solitaires fanatisés = ter-


rorisme universel difficile à stopper.
Les quelques wagons brinquebalants ont reçu le titre ron-
flant de « train de l’amitié ». Et de l’amitié, il en faut : créée
en 2004, la ligne relie New Delhi à Lahore. L’Inde, le
Pakistan : deux pays séparés par trois guerres meurtrières et un
différent frontalier qui perdure. Ils ne le savent pas encore,
mais en ce 18 février 2007, à proximité de Panipat, à cent kilo-
mètres au nord de New Delhi, c’est au terminus de l’horreur
que les passagers de deux voitures vont devoir descendre.
« J’étais assis au fond du wagon quand j’ai entendu un bruit
assourdissant. L’espace était enfumé, et j’entendais des gens
hurler à l’aide, mais je ne pouvais pas bouger. Quand je suis
sorti du wagon, j’ai constaté que les portes d’une autre voiture
étaient fermées, empêchant les gens de s’échapper. 1 » Tandis
que 11 des 16 wagons poursuivent leur route, les services de
secours relèvent 68 morts. On retrouve les mêmes ingrédients
que dans le cas du cinéma Rex d’Abadan : le feu et des portes
condamnées. En Inde, l’incendie est provoqué par une bombe
d’une simplicité effrayante : quelques bouteilles de plastique
remplies de kérosène mises à feu par un peu de poudre noire,
le tout dissimulé dans des valises. Sur les quatre engins
embarqués dans les wagons, deux ne fonctionnent pas et sont
retrouvés intacts. Ce qui frappe, c’est la simplicité du procédé,
reproductible à volonté et sous toutes les latitudes. Il l’a d’ail-
leurs été.
Mercredi 2 mai 2007 à Paris, très tôt le matin. Un véhi-
cule habituellement utilisé pour enlever les voitures en infrac-
tion afin de les emporter à la fourrière stationne devant le
commissariat du 18e arrondissement. Un fonctionnaire de
police plus vigilant que les autres remarque un objet posé sur
le sol sous le châssis. Il se penche et n’en croit pas ses yeux :
cela ressemble à un engin incendiaire. Et c’en est un. Six bou-
teilles contenant un liquide inflammable munies d’une
mèche. Les premiers éléments de l’enquête confiée à la

1. « Inde : attentat meurtrier dans le “train de l’amitié” », lci.fr, 20 février


2007.

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Espions et terroristes

2e division de la police judiciaire traduisent cette description


en langage administratif aseptisé : six bouteilles remplies
d’hydrocarbure couplé à un système artisanal de mise à feu.
Quelques précisions sont révélées un peu plus tard. Les enquê-
teurs auraient également retrouvé des mégots ainsi que des
allumettes 1. Ces nouveaux éléments font penser à un pro-
cédé enseigné dans les centres d’entraînement des forces spé-
ciales : on coince une cigarette entre les allumettes d’une
pochette et on laisse le mégot se consumer. Quand l’incandes-
cence atteint le phosphore, les allumettes s’embrasent et pro-
voquent la mise à feu. Le problème, c’est que ce procédé n’est
pas resté confiné aux stages pour commandos. On le trouve
désormais sur Internet. Avant cela, il avait été décrit schémas
à l’appui dans au moins trois ouvrages autrefois vendus dans
les librairies spécialisées et que l’on trouve encore chez les
bouquinistes : Les Armes de guérilla 2, Improvised munitions black
book volume 2 3 et Le Manuel de la CIA 4. Même type de bombe
pour une tentative d’attentat à l’École de hautes études
commerciales de Jouy-en-Josas, le 23 août 2007. Trois engins
incendiaires totalisant 16 bouteilles en plastique sont
enflammés et se consument partiellement. Une source
« proche du dossier » déclare : « Si cela avait entièrement
brûlé, comme il y avait plusieurs dizaines de litres de liquide
inflammable, cela aurait enflammé tout le bâtiment 5. »
L’affaire survient une semaine avant la visite sur place de
Nicolas Sarkozy lors de l’université d’été du Mouvement des
entreprises de France (MEDEF).
Khaled al-Masri, vous connaissez ? Son nom a défrayé la
chronique. Kidnappé par la Central Intelligence Agency, il est
emmené dans un centre de détention secret en Afghanistan où
il est sujet à « de mauvais traitements ». Son seul tort est

1. « Des engins explosifs “très artisanaux” retrouvés devant un commissariat à


Paris », AFP, 2 mai 2007.
2. Jean-Louis Brau, éditions Balland, Paris, 1974.
3. Desert publications, 1981.
4. Éditions EPO, Anvers, 1985.
5. « HEC : les explosifs ont fonctionné partiellement », nouvelobs.com,
24 août 2007.

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Espions et terroristes

d’avoir été confondu avec un individu suspecté d’appartenir à


al-Quaida. Mais Khaled al-Masri n’a rien à se reprocher : il est
libéré le 28 mai 2004. Le jeudi 18 mai 2007, il fait à nouveau
la une des journaux. Il a une très vive altercation avec une ven-
deuse d’un magasin Metro de la ville d’Ulm, où il réside. À la
suite de quoi, il met le feu au supermarché au moyen d’un
peu d’essence. Bilan : 500 000 euros de dégâts. Arrêté, l’incen-
diaire est aussitôt placé par la justice allemande dans un
hôpital psychiatrique. Si l’on en croit son avocat, les consé-
quences psychologiques des actes de torture qu’il a subis sont
pour beaucoup dans son attitude. Cette thèse éclaire d’un jour
intéressant les conséquences des erreurs de la CIA : d’un inno-
cent, elle a fait un terroriste. Dans un autre ordre d’idées, on
retrouve l’équation citée plus haut : méthodes simplissimes +
solitaires fanatisés = terrorisme universel difficile à stopper.
Après tout, qu’est-ce que le fanatisme sinon l’exploitation
avisée d’une faiblesse psychologique à des fins extrémistes ?
Occasionnellement, l’essence peut être remplacée par un
ingrédient tout aussi facile à se procurer. En juillet 2007, la
police fait exploser un engin improvisé découvert à Santiago,
Chili. Il s’agit d’un simple cylindre rempli de poudre à car-
touche. La cible est peu claire : l’ambassade d’Israël, celle de
Grande-Bretagne 1 et la société British American Tobacco 2
sont citées. Il n’en reste pas moins que, avant cet attentat
avorté, Santiago était, de l’avis général, considérée comme une
des capitales les plus sûres d’Amérique latine. En dit-on autant
de Paris ? Oserait-on encore en dire autant de Nancy après
l’arrestation le 2 mai 2007 de Kamel Bouchentouf, cet adepte
provincial du terrorisme low-tech ? Décidément, les campagnes
françaises ne sont plus ce qu’elles étaient…

1. « Bomb Discovered Near British Embassy in Chile », Deutsche Presse-


Agentur, 16 juillet 2007.
2. « Small Bomb Outside British Embassy in Chile », Reuters, 16 juillet 2007.

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6

La mort qui tombe du ciel

Moscou, fin août 2007. Le salon aéronautique MAKS bat


son plein. Une bonne édition que ce salon : peu de réelles
nouveautés, mais des vedettes confirmées et en particulier le
vénérable bombardier stratégique B-52. Un quinquagénaire
qui se porte bien : une centaine d’exemplaires sont encore en
service dans l’US Air Force. Les généraux n’envisagent pas de
le mettre à la retraite de sitôt : l’argent manque pour le rem-
placer, les conflits en Afghanistan et en Irak sont passés par là.
Dans les couloirs du salon, une question : le B-52 sera-t-il le
premier avion de combat à fêter un siècle de bons et loyaux
services ? Les mauvaises langues murmurent que oui…
Si l’on en juge par sa superbe, ses lunettes de soleil et la
flopée de gardes du corps qui l’accompagne, l’homme est
multimilliardaire. La Russie de Poutine compte beaucoup de
ces opportunistes, pour la plupart issus de l’ex-KGB, qui ont
bâti des fortunes en se convertissant au capitalisme avec une
hâte suspecte. Le personnage se dirige sans hésiter vers la délé-
gation américaine et apostrophe un officier dans un anglais
hésitant :
– Bonjour, monsieur. Je voudrais acheter le B-52.
– Mais, monsieur, il n’est pas à vendre ! Et quand bien
même il le serait, son prix avoisinerait les 500 millions de
dollars…

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Espions et terroristes

– L’argent n’est pas un problème ! C’est un appareil telle-


ment cool 1 !
Au Sri Lanka, le Liberation Tigers of Tamil Eelam s’y est
pris de manière beaucoup plus discrète pour se bâtir une
branche aérienne embryonnaire. Et les appareils tenant lieu de
bombardiers ressemblent plus à des avions légers de tourisme
qu’à des mastodontes du ciel. Mais l’emploi que les tigres
tamouls en font est emblématique de ce que représente un
conflit asymétrique insurrectionnel.

Les « bombardiers » du LTTE

29 avril 2007, peu avant deux heures du matin. La popula-


tion de Colombo est de sortie. Pensez donc : c’est la finale de
la Coupe du monde de cricket entre l’équipe sri lankaise et
l’équipe australienne. L’événement est retransmis en direct sur
des écrans géants installés aux quatre coins de la capitale. Le
Sri Lanka compte 19,5 millions d’hommes et de femmes ; on
estime que 14 millions d’entre eux ont, cette nuit-là, les yeux
rivés sur les évolutions des joueurs. Le match se joue en Bar-
bade, d’où l’heure tardive due au décalage horaire. Dans le
lointain, des éclairs zèbrent le ciel. Des feux d’artifice, sans
doute. Ou un orage : qui sait et qu’importe ? Puis une cou-
pure générale d’électricité précipite Colombo dans l’obscurité
totale. Alors la rumeur enfle et se répand comme une traînée
de poudre. Les éclairs sont des balles traçantes : les canons de
la DCA crachent tout ce qu’ils peuvent vers le ciel. Pour la
troisième fois en un mois, les avions du Liberation Tigers of
Tamil Eelam attaquent à la bombe. Pendant que la panique
s’empare de la foule, 4 explosions se font entendre. Un dépôt
de carburant géré par l’État ainsi qu’un site de stockage de gaz
appartenant à la société Shell sont touchés 2.

1. « Excuse Me, I’d Like to Buy Your B-52 », Reuters, 24 août 2007.
2. Jeremy Page, « Rebel bombers’ World Cup Air Raid », The Times, 30 avril
2007.

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Espions et terroristes

Troisième attaque, tirs de DCA : manifestement, les auto-


rités sri lankaises ne sont pas prises au dépourvu. Les services
de renseignements savaient ce qui se tramait. L’avertissement
avait été relayé jusque dans l’enceinte de l’ONU.
Mars 2005 à New York. Les représentants des 5 pays 1
composant le Conseil permanent de sécurité sont réunis
autour de la table. Un haut fonctionnaire indien a également
été convié. Le diplomate sri lankais distribue à la ronde une
chemise renfermant une liasse de documents. Il prend la
parole :
– Messieurs, j’attire votre attention sur le fait que la
compilation de ce dossier a été supervisée par Son Excellence
Lakshman Kadirgamar, ministre des Affaires étrangères. Il
contient des documents relatifs à la mise sur pied d’une unité
aérienne par l’organisme terroriste dénommé Liberation
Tigers of Tamil Eelam. Vous remarquerez que des clichés pris
par un drone de nos forces armées ont été joints. Ils prouvent
l’existence d’une piste de décollage à Iranamadu, à environ
380 kilomètres au nord de la capitale, Colombo 2. Vous y
remarquerez également la présence d’avions.
Mais les clichés sont d’une piètre résolution. Et les services
de renseignements sri lankais sont dans un premier temps
incapables de déterminer le modèle des appareils : s’agit-il de
Pilatus PC-7, PC-21 ou de Zlin-143 3 ? Des informations ulté-
rieures permettront de valider cette dernière hypothèse.
Construit en République tchèque à partir de 1992, le Zlin-143
est un monomoteur léger d’acrobatie. Il a un poids maximal
au décollage de 1 350 kilos et un poids à vide de 830 kilos :
sa charge utile est réduite à la portion congrue. Il est lent : sa
vitesse de croisière n’atteint que 235 kilomètres/heure. Son
autonomie se limite théoriquement à 550 kilomètres de

1. États-Unis, Fédération de Russie, France, République populaire de Chine


et Grande-Bretagne.
2. « Faulty Radar Helped Tamil Eelam Air Force ? », SiberNews, 28 mars
2007.
3. Muralidhar Reddy, « Sri Lanka Denies Radar System Was Deficient »,
The Hindu, 31 mars 2007.

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Espions et terroristes

distance franchissable. Les pilotes du LTTE seront cependant


capables d’effectuer avec cet engin des raids nocturnes de près
de 700 kilomètres. Les deux ou trois aéronefs ont-ils été amé-
liorés ? Pas impossible : mort en 2001, le colonel Shankar
(nom de guerre du leader rebelle Vaithilingam Sornalingam)
avait été ingénieur aéronautique chez Air Canada. Il est consi-
déré comme le père de la « Tamileelam Air Force », qu’il a
commencé à développer à partir de 1995.
La véracité de certaines informations contenues dans le
dossier est confirmée en mai 2005. Et pas par n’importe qui :
ce mois-là, Hagrup Haukland survole la piste de décollage du
LTTE à bord d’un hélicoptère sri lankais. Le personnage est le
chef de la mission militaire chargée de surveiller l’application
du cessez-le-feu conclu entre les tigres tamouls et les autorités
sri lankaises. Mais le Norvégien refuse de s’exprimer sur
l’éventuelle présence d’avions à proximité de la piste : réunis à
Colombo, les membres de la Foreign Correspondents’ Asso-
ciation of Sri Lanka restent sur leur faim 1.
Lundi 26 mars 2007, peu avant l’aube. Les radars tournent
sans discontinuer, surveillant l’espace aérien. Sur les quatre
exemplaires commandés à l’Inde, trois sont opérationnels.
Mais les militaires sri lankais se plaignent : il s’agit de sys-
tèmes de première génération. La technologie est dépassée, et
ils posent des problèmes. Le ministère de la Défense aurait
voulu acheter des radars tridimensionnels chinois beaucoup
plus modernes. Mais l’Inde y a vu là une menace et a suren-
chéri. Colombo a obtempéré et accepté les équipements pro-
posés par New Delhi. Pourtant, le fossé séparant les deux
modèles est énorme. Il a suscité ce commentaire dans The
Island, un quotidien local : « Comment l’armée de l’air du Sri
Lanka peut-elle gagner une course de chevaux avec un âne ? 2 »
Mais tout ça, c’est de la politique. Cela ne concerne pas les
radaristes militaires sri lankais qui, pour l’instant, se laissent
aller à jouir d’une quiétude de bon aloi. Le LTTE ? Rien à
redouter de ce côté-là. Les généraux de l’armée de l’air ont été

1. B. Raman, « The World’s First Terrorist Air Force », 2 juin 2005.


2. Muralidhar Reddy, loc. cit.

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Espions et terroristes

catégoriques : ils en ont oblitéré les capacités aériennes. Il y a


bien ce coup de téléphone que l’officier de permanence a reçu
il y a quelques heures. Dans le Nord, des guetteurs au sol rap-
portent avoir vu des avions légers franchir la ligne de démarca-
tion. L’information est douteuse, vague, fragmentaire. Et puis
quand bien même ils n’auraient pas été réduits en cendres, qui
pourrait penser que le LTTE soit capable de faire voler ses
avions de nuit ?
Située à 35 kilomètres au nord de la capitale, Colombo, la
base aérienne militaire de Katunayake est contiguë de l’aéro-
port international de Bandaranaike, le seul de l’île. Bien
entendu, l’aéroport est lui aussi équipé d’un radar. À vocation
civile cependant : sa portée est moindre. Le contrôleur aérien
en service cette nuit-là a du mal à garder les yeux ouverts. La
routine, sans doute. À moins que ce ne soit l’alcool : ici, on
se vide la tête à grandes lampées d’arak, cette sève de palme
fermentée bue dans des coques de noix de coco évidées.
Parfois, on délaisse l’arak pour le kasippu, liqueur que l’interdit
rend encore plus savoureuse.
Soudain, c’est l’alerte. Surgis du néant, deux spots se maté-
rialisent sur l’écran. Brutalement extrait de sa torpeur, le
contrôleur aérien sent un afflux d’adrénaline envahir ses
veines. Deux appareils ensemble : cela n’a rien d’un vol
commercial régulier. Du reste, il n’y a aucun trafic prévu à
cette heure matinale. Et si c’était… Non, ils n’oseraient pas !
Fébrilement, il saisit son micro et tente de joindre les pilotes
pour requérir leur identification. Pas de temps à perdre : ils
sont à peine à trois kilomètres. Rien à faire : seul le silence
répond à ses appels, où perce maintenant une pointe
d’angoisse. Le contrôleur saute sur son téléphone pour appeler
les militaires. Peut-être est-ce un vol d’entraînement… Ceux-ci
confirment ne rien avoir en l’air. Mieux : leurs radars ne détec-
tent rien. L’incrédulité fait place à la stupéfaction. Mais de
toute façon, il est déjà trop tard : une première bombe tombe
sur la base aérienne toute proche. Chez les militaires, c’est
l’affolement. Les deux avions du LTTE larguent quatre
bombes. Celles-ci tuent trois aviateurs et en blessent une
vingtaine d’autres. Selon les autorités, les explosions

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Espions et terroristes

endommagent un hangar et deux hélicoptères. Le LTTE a,


quant à lui, une autre version des faits : achetés en Israël,
quelques-uns des précieux chasseurs-bombardiers Kfir sont
touchés. Intact, l’aéroport international n’en est pas moins
fermé pendant quatre heures. Dans la deuxième quinzaine
d’avril, un deuxième raid fait six victimes.
Les images des avions heurtant de plein fouet les tours du
World Trade Center sont restées dans toutes les mémoires.
Ceux qui l’ignoraient le savent désormais : Boeing, Airbus et
autres intéressent au plus haut point les membres d’al-Quaida
et consorts. Bardés de leur dogmatisme intégriste, ils les trans-
forment en missiles de croisière asymétriques au cri d’Allah’u
akhbar, « Dieu est grand ». La transformation d’aéronefs légers
en bombardiers de fortune est en revanche une technique ter-
roriste beaucoup moins médiatisée. Elle n’est pourtant pas
nouvelle. Dès janvier 1974, Eddie Gallagher et Rose Dugdale,
deux membres de l’Irish Republican Army, s’emparent d’un
hélicoptère. Ils embarquent trois bidons à lait contenant des
explosifs et obligent le pilote à prendre la direction de Stra-
bane. Là, ils larguent leurs bombes improvisées sur le poste de
la Royal Ulster Constabulary. Fort heureusement, leurs engins
ne détonent pas.
Les aéronefs légers sont discrets. Leurs moteurs de faible
puissance ne rayonnent que très peu de chaleur : pas de quoi
accrocher efficacement un missile. Leur faible « surface équi-
valente radar » les rend difficiles à détecter. Depuis l’épopée
de Mathias Rust en 1987, tous les aviateurs savent que l’élec-
tronique bégaie parfois lorsqu’elle est confrontée à une cible
aussi petite. À l’époque, l’adolescent allemand affole la
défense antiaérienne soviétique en atterrissant sur la place
rouge à Moscou. Parti de Finlande dans son Cessna, il est
repéré en traversant la frontière. Mais Moscou ne donne pas
l’ordre de tirer : la tragédie du Boeing 747 des Korean Air-
lines abattu en 1984 a laissé des traces politiques. Ensuite, il
est trop tard. Les radaristes de la Voyska Protivo Vozdush-
naya Oborona, les forces de défense antiaériennes soviétiques,
le confondent avec des vols intérieurs. À Pskov, un régiment
de DCA est en manœuvre. Mais les opérateurs radar sont

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Espions et terroristes

habitués à l’indiscipline des pilotes qui utilisent mal leurs sys-


tèmes d’identification ami/ennemi. Alors, pour ne pas être
dérangés, les radaristes considèrent comme amis tous les
avions détectés. Quiproquos, manque d’entraînement, rou-
tine, équipements déficients : Mathias Rust atterrit sur la place
Rouge le 28 mai à 19 heures, heure locale. Quelques jours
après, la vague de limogeages remonte jusqu’au ministre de la
Défense. Mikhail Gorbatchev saisit le prétexte pour purger les
forces armées : plus de 2 000 officiers opposés à ses réformes
sont mis d’office à la retraite.
Les avions légers représentent un cauchemar pour la
défense antiaérienne. Alors que dire des drones aériens, ces
avions sans pilotes dont les plus petits ont des dimensions
analogues à celles des modèles réduits.

Du jouet radiocommandé au drone terroriste

En juin 2002, citant une source appartenant aux services


de renseignements allemands, l’agence Reuters publie une
dépêche en forme de cri d’alarme : « Al-Quaida pourrait être
en train d’étudier la possibilité d’attaquer un avion de ligne
avec des modèles réduits. » Pour certains experts, la menace
est peu crédible, voire loufoque. D’autres y croient. « Des
groupes terroristes pourraient, dans le futur, utiliser des
avions, des bateaux, des hélicoptères ou d’autres vecteurs
commandés à distance pour attaquer des personnalités ou des
objectifs d’infrastructure sans pour autant sacrifier un de leurs
membres 1. » Menace peu crédible ? Voire… Déjà, la collision
entre un avion et un drone n’est plus une vue de l’esprit. Et la
seule chose qui sépare l’accident de l’attentat, c’est l’intention.
En Irak, le nombre de drones américains a tendance à aug-
menter vertigineusement. Au mois de juillet 2006, ils sont
700. Un an plus tard, 950 avions sans pilote totalisent qua-
torze mille heures de vol mensuelles. Les militaires prévoient

1. Michael Gips, « A Remote Threat », Security Management Online,


octobre 2002.

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Espions et terroristes

d’en augmenter encore le nombre jusqu’à concurrence de


1 250 engins. Principalement utilisés par l’armée de terre, les
drones légers, très proches des modèles réduits motivant
l’intérêt des terroristes, posent véritablement problème. Ils
volent sans réelle coordination centralisée et deviennent une
menace pour les pilotes d’hélicoptère. Le spectre de la colli-
sion rôde. En Inde, il s’est matérialisé. « Il s’agit d’une pre-
mière dans l’histoire de l’aviation militaire : le 24 octobre
dernier, au cours d’une mission de routine, un MiG-21 est
entré en collision avec un drone de fabrication israélienne de
type Heron 1. » Le cas des drones aériens vaut donc que l’on
s’y attarde. Comme souvent, l’idée est dans l’air depuis long-
temps. Elle ne demande qu’à retomber.
Nous sommes à l’orée de la troisième guerre mondiale.
Dans quelques heures, une aube de sauvagerie et de destruc-
tion va se lever. Pour les unités blindées du groupe de forces
soviétiques en Allemagne (GFSA), c’est une veillée d’armes.
Les chars ont fait le plein d’obus : bientôt, les canons vont
dicter leur loi. Premier objectif : Berlin. L’état-major sovié-
tique s’attend à ce que la ville tombe comme un fruit trop
mûr. Ce n’est pas de la science militaire, mais de la logique : le
rapport de forces est tellement disproportionné ! Les unités du
GFSA sont en première ligne. Il leur reviendra de porter le fer
et le feu jusqu’au cœur de l’Europe occidentale pour la plus
grande gloire de la Rodina, la mère patrie. Sans oublier celle
de la révolution prolétarienne, cela va sans dire. Mais le coup
d’envoi des hostilités a déjà été donné. Dans l’ombre, la
guerre fait rage, une guerre secrète à couteaux tirés. Ces der-
nières soixante-douze heures, les opérateurs radio du Glav-
noye Razvedyvatelnoye Upravleniye (GRU), le service de
renseignements des forces armées soviétiques, n’ont pas
chômé. Ils ont passé leur temps à envoyer des messages codés
tous azimuts. Il s’agit de réveiller les agents dormants des
réseaux clandestins constitués par les forces spéciales sovié-
tiques. Ceux-ci sont désormais alertés. Ils ont recueilli les

1. « Collision avion/UAV – Une première en Inde », Air & Cosmos nº 1915,


5 décembre 2003, p. 44.

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Espions et terroristes

détachements de spetsnaz qu’ils sont chargés de cacher en


attendant le moment de passer à l’action. Et le moment est
venu.
L’un de ces messages était destiné à un réseau implanté
dans la banlieue de Washington. Il a provoqué un regain
d’activité derrière les portes soigneusement fermées de cer-
tains garages isolés. Des taupes soviétiques depuis longtemps
intégrées à la population se sont mises au travail. À partir de
sous-ensembles, les agents dormants ont monté de petits
avions ultralégers. C’est facile : aux États-Unis, beaucoup de
passionnés construisent eux-mêmes leurs engins. Les bou-
tiques spécialisées sont légion, et acheter un kit n’attire nulle-
ment l’attention. Tout juste infiltrées, les équipes de spetsnaz
prennent livraison des avions et les emportent dans des
camionnettes. Les taupes ont acheté les véhicules depuis long-
temps déjà, cela faisait partie de leur rôle. Quelques heures
auparavant, les spetsnaz ont récupéré ailleurs les charges
explosives ainsi que les systèmes de télécommande par radio.
Fabriquées en Union soviétique par les ingénieurs du GRU,
ces pièces ont été acheminées par la valise diplomatique et
entreposées en lieu sûr. Bien entendu, les taupes ignoraient
où : la sacro-sainte obligation de compartimentation. C’est là
une règle de base des opérations clandestines. Si vous tombez
entre les griffes du contre-espionnage, vous finissez toujours
par parler, ce n’est qu’une question de temps. Il n’y a qu’une
manière de ne rien dire, c’est de ne rien savoir.
Après avoir roulé environ une heure, chaque camionnette
se range sur un emplacement prédéterminé, un parking où elle
n’attire pas l’attention. Puis, aussi discrètement que possible,
les petits avions sans pilote sont sortis des véhicules. L’assem-
blage final est rapidement réalisé : ces gestes, les spetsnaz les
ont répétés des milliers de fois. Dernières vérifications. Les
moteurs sont lancés, les drones décollent et s’éloignent. Les
charges explosives sont automatiquement amorcées. L’essaim
converge vers une cible unique. Parvenus à destination, les
engins plongent vers le sol. Au bout de leur trajectoire suici-
daire, la White House et le président des États-Unis.

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Espions et terroristes

Sans doute cette opération réellement envisagée était-elle


vouée à l’échec. Les appareils ne pouvaient emporter qu’une
faible charge explosive et la moindre alerte aurait conduit le
Secret Service à mettre le président à l’abri. Mais l’intention
est là.
Novembre 2004. Pour la première fois, un drone Mirsad-1
aux mains du Hezbollah survole le territoire israélien. Pour
l’occasion, Hassan Nasrallah, secrétaire général de l’organisa-
tion, ne manque pas de préciser que la charge utile de l’engin
est de 50 kilos. Et qu’elle peut être mise à profit pour
emporter des explosifs afin de frapper loin à l’intérieur des
frontières israéliennes. Trois généraux de Tsahal, les forces
armées de l’État hébreux, en conviennent. Qui plus est, le
Mirsad-1 a été « conçu par des ingénieurs de la Résistance isla-
mique [la branche militaire du Hezbollah] qui le dévelop-
pent maintenant. […] C’est un engin aérien de surveillance
conçu à partir des technologies pouvant être acquises dans les
expositions d’armement. Nous n’avons pas besoin de l’aide de
quiconque pour cela 1. » Durant le conflit entre Israël et le
Hezbollah à l’été 2006, l’armée de l’Air israélienne abat trois
drones. Lancés lors du dernier jour de combat, au moins deux
d’entre eux, des Ababil d’origine iranienne, auraient été armés
d’une quarantaine de kilos d’explosifs. L’Iran, justement. Ali
Shoushtari, commandant en second des forces terrestres ratta-
chées aux gardiens de la révolution, jette de l’huile sur le feu.
« Nous avons développé des drones pour mener des opéra-
tions suicides contre l’US Navy 2. » Bravade ? Toujours est-il
que le Pentagone se préoccupe d’une telle menace. Le conflit
au Liban provoque même un véritable branle-bas de combat
au sein de l’Army Air Defense Artillery Center américain. Les
craintes se cristallisent autour de deux constats. Tout d’abord,
les drones terroristes peuvent facilement être confondus avec
des drones américains : les premiers sont rares, les seconds se
multiplient. Ensuite, les missiles de défense antiaérienne sont

1. « Hizbullah Reveals New Details of Its New Iran-Designed UAV », Geos-


trategy-direct.com, 19 novembre 2004.
2. « US Navy Warned of “Suicide Drones” », AFP, 11 février 2007.

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coûteux. Un Patriot revient à 3 millions de dollars, alors qu’un


drone peut être bricolé pour quelques milliers de dollars. Un
rapport coût/efficacité intéressant. Pour les terroristes, bien
entendu.
L’existence de drones terroristes est avérée dans au moins
deux autres cas. Dans la première moitié des années 1990, la
secte japonaise Aum Shinrikyo se procure « deux petits appa-
reils autoguidés » afin de s’en servir pour répandre des gaz
mortels. Mais les deux engins sont rapidement accidentés 1. En
investissant un camp de la guérilla des Fuerzas Armadas Revo-
lucionarias de Colombia (FARC), dans la province d’Arauca,
en septembre 2002, les forces de sécurité y découvrent neuf
engins. D’autres informations circulent çà et là, mais leur cré-
dibilité reste à confirmer. En mai 2005, trois présumés terro-
ristes sont mis en examen à Paris. Ils expliquent aux
enquêteurs médusés qu’ils utilisaient le fruit d’une escro-
querie au crédit-bail, estimé à plusieurs millions d’euros, pour
financer un projet de fabrication de drones qu’ils comptaient
vendre aux pays du Golfe 2.
La technologie est librement disponible. Certains jouets
télécommandés sont diablement proches des engins militaires
les plus simples. Il peut y avoir confusion des genres. Un
modèle réduit peut-il être adapté à un rôle terroriste ? Oui,
très certainement. Et la conversion présente certains avan-
tages. Jean-Christophe Delessert est bien placé pour en parler.
Propriétaire d’une boutique de modèles réduits installée à
Genève, il a « fait des tests avec un ami militaire qui travaille
dans une base sur laquelle il y a des radars : ils ont été inca-
pables de [les] détecter 3 ». Les Américains en savent quelque
chose, eux, dont un porte-avions a été survolé en toute impu-
nité par un drone iranien ayant échappé aux quatre chasseurs

1. Sylvaine Trinh, « Aum Shinrikyo : secte et violence (partie 2) », Culture &


Conflits nº 29-30, 1998, p. 250-274.
2. « Des islamistes présumés affirment avoir voulu construire des drones »,
Associated Press, 9 mai 2005.
3. « Flying Robot Attack “Unstoppable” : Experts », AFP, 6 mai 2006.

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ainsi qu’aux deux hélicoptères lancés à sa poursuite 1. Ancien


officier des renseignements américains, Louis Mizell passe le
plus clair de son temps à compiler une base de données sur
les incidents terroristes. Pour lui, la chose est acquise, et des
précédents existent : il a enregistré 43 cas impliquant
14 groupes terroristes dans le contexte desquels l’emploi de
vecteurs contrôlés à distance « fit l’objet de menaces, induisit
le développement d’un système ou devint finalement une réa-
lité ». Ben Laden en personne aurait envisagé l’utilisation de
modèles réduits d’avions chargés d’explosifs pour tuer le prési-
dent George W. Bush ainsi que d’autres chefs d’État lors du
sommet du G8 à Gênes 2.
Mais, pour que la démonstration soit probante, encore
faut-il trouver le « chaînon manquant » entre le jouet et le
drone militaire. Justement : au Sri Lanka, un engin présenté
comme étant un drone de l’armée de l’air (en fait, il pourrait
appartenir au LTTE, les services de propagande ayant ensuite
« retourné » l’affaire) s’écrase après être entré en collision avec
une antenne de télévision plantée sur le toit d’une habita-
tion 3. Immatriculé N226LK, le drone de modèle Superstar est
muni d’un récepteur GPS. Jusque-là, rien de bien extra-
ordinaire. Mais des photographies du drone sont publiées. Et
l’appareil évoque de manière étrange une maquette d’avion de
tourisme. Les couleurs vives n’ont rien à voir avec les tons
camouflés en usage chez les militaires. L’aile est fixée au fuse-
lage avec un simple élastique. L’engin est surmonté d’un
cockpit en miniature, comme si le souci de la ressemblance
avait été le seul critère de construction. Volonté de camoufler
l’opération de reconnaissance sous une apparence anodine ?
Bricolage plus ou moins réussi d’ingénieurs en manque de
moyens financiers ? Là n’est pas la question. En revanche, il
est intéressant d’observer que, quelques mois après, le gouver-
nement sri lankais prend la décision d’interdire l’importation

1. « Iranian UAV Buzzes USS Ronald Reagan », United Press International,


1er juin 2006.
2. Michael Gips, loc. cit.
3. « UAV Comes Down in Vanuniya », tamilnet, 28 mars 2006.

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Espions et terroristes

de tout jouet radiocommandé. Sont ainsi bannis des sapins de


Noël les modèles réduits d’avions, de bateaux mais aussi
d’automobiles. Commentaire d’un officiel s’exprimant sous le
sceau de l’anonymat : « Vous pouvez sans problème loger
deux à trois kilos d’explosifs dans une de ces voitures 1 »…
Il n’est pas nécessaire de sortir de Polytechnique pour bri-
coler un drone terroriste. Ni de casser sa tirelire : un établi et
quelques outils suffisent. L’arrière-cour d’un souk peut tenir
lieu d’atelier. Mais avec l’expérience vient la folie des gran-
deurs. On se prend à rêver : un drone, c’est bien ; un missile,
c’est mieux.

Le Scud du pauvre

Un missile sol-sol terroriste bricolé ou acheté au marché


noir, est-ce bien raisonnable ? Au sein de la Missile Defense
Agency américaine, Ben Studenberg dirige l’équipe chargée de
réfléchir aux scénarios terroristes asymétriques. Pour lui, il
s’agit là d’une menace exotique qui suscite la controverse. Il
n’en reconnaît pas moins que cette possibilité est malgré tout
de plus en plus souvent discutée dans les états-majors et autre
think tanks américains 2. L’arsenal mis en œuvre par le Hez-
bollah contre les forces israéliennes pendant l’été 2006 a sans
conteste crédibilisé cette « menace exotique ». Mais, même
sans cela, diverses informations démontrent qu’il ne s’agit plus
tout à fait d’une vue de l’esprit. Il faut se rendre à l’évi-
dence : les arsenaux gouvernementaux ont perdu un mono-
pole de plus. Ils ne sont plus les seuls à détenir voire à
concevoir des missiles sol-sol.
Pour l’Américain moyen, Bruce Simpson porte un nom
qui fait sourire. Il rappelle immanquablement cette famille
imaginaire dont les tribulations s’étalent à longueur de

1. « In Sri Lanka, a New Threat : Remote-Controlled Toys », scotsman.com,


10 octobre 2006.
2. « Cruise Missiles a Threat to Homeland », National Defense Review,
juillet 2006.

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Espions et terroristes

pellicules dans des dessins animés un peu niais. Mais voilà,


Bruce Simpson n’est pas américain, mais néo-zélandais. Et ce
qui l’a rendu célèbre ne déclenche aucune hilarité. Bien au
contraire, cela ferait même grincer quelques dentiers officiels :
l’individu s’est mis en devoir de bricoler un missile de croi-
sière 1 sol-sol dans son garage. But : démontrer qu’il n’y a pas
besoin d’être un spécialiste des fusées pour cela. L’informa-
tion est certes insolite, voire incongrue. Mais pas seulement :
ce que fait ce Néo-Zélandais de 49 ans, des bricoleurs à l’esprit
animé de mauvaises intentions pourraient tout aussi bien le
faire. Le personnage ne s’arrête pas en si bon chemin. Entraîné
par son succès, Bruce Simpson crée un site Internet. Schémas
et photos à l’appui, il y détaille les aspects technologiques de
sa démarche. Un journaliste lui pose la question qui est sur
toutes les lèvres : est-ce qu’il a ainsi conscience de défricher le
terrain au profit des terroristes ? La réponse interpelle :
l’objectif du site n’est pas de fournir « les plans d’un missile de
croisière opérationnel, mais de prouver que les nations doi-
vent se préparer à ce type d’attaque bien élaborée à l’intérieur
même de leurs propres frontières 2 ».
Pour que la démonstration soit probante, Bruce Simpson
s’impose une condition draconienne : il limite son budget à
5 000 dollars néo-zélandais, soit environ 3 000 dollars améri-
cain ou 2 400 euros. Et décide de commander la majeure
partie des pièces aux États-Unis, « comme le ferait sans aucun
doute un terroriste opérant à l’intérieur des frontières améri-
caines 3 », précise-t-il. Le personnage se voit donc contraint
d’avoir recours à des expédients pour se procurer les sous-
ensembles indispensables. Ayant besoin d’un système de
guidage par satellite GPS, il l’obtient sur le site Internet
d’enchères eBay pour la modique somme de 120 dollars US,

1. Un missile de croisière est un engin capable de voler à basse altitude pour


échapper aux radars ennemis ; il se distingue en cela des missiles balistiques
ayant une trajectoire courbe.
2. « Un Néo-Zélandais prétend assembler un missile dans son garage », Asso-
ciated Press, 4 juin 2003.
3. http://www.interestingprojects.com/cruisemissile/procurement.shtml,
visité le 1er août 2007.

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Espions et terroristes

soit environ 88 euros. L’achat du système de contrôle de vol


par le même canal pose problème. Bruce Simpson a bien
trouvé un vendeur, mais celui-ci refuse d’effectuer un envoi
postal ailleurs qu’aux États-Unis. Qu’à cela ne tienne : il a
recours à un « homme de paille » qui sert de relai. Cela prend
un peu plus de temps, mais Bruce Simpson n’est pas pressé.
Au final, son « bébé » n’est pas sans évoquer un modèle réduit
de V1, premier missile opérationnel développé par les ingé-
nieurs nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. L’engin a
une portée de 160 kilomètres, atteint une vitesse de 800 kilo-
mètres/heure, a une capacité d’emport de 10 kilos et une pré-
cision d’une centaine de mètres. Dès sa création, le site
Internet du Néo-Zélandais est consulté à 250 000 reprises en
quinze jours. Bruce Simpson aurait même reçu des offres
iraniennes.
Tous les mouvements terroristes ne peuvent pas s’offrir le
luxe de développer un missile sol-sol. Pour ceux qui ne dispo-
seraient que des moyens limités, il existe une autre possibilité :
adapter au rôle sol-sol un missile sol-air.
La recherche en matière de microgravité nécessite de
vaincre la pesanteur terrestre, et l’un des moyens d’y parvenir
est de recourir à une fusée. C’est pour cette raison que, en ce
mois d’avril 2006, des étudiants allemands et suédois pro-
cèdent au lancement de l’engin REXUS 3 (Rocket-borne
EXperiments for University Students). Les potaches n’ont pas
mis longtemps à développer REXUS 3. Ils ont tout simple-
ment récupéré un missile sol-air Hawk modernisé et en ont
extrait le propulseur. À peu de frais et avec un effort techno-
logique minimum, ils disposent ainsi d’une fusée capable
d’atteindre une altitude de 110 kilomètres et d’emporter une
charge utile de 100 kilos 1. Souvenons-nous par ailleurs que le
laxisme ambiant régnant en Ukraine a conduit à la dispari-
tion comptable de « plusieurs centaines de missiles surface-air
d’origine soviétique 2 » S-75. Or les ingénieurs de Saddam

1. « Student Rocket Test Successful », SPX, 5 avril 2006.


2. Anna Melnichuk, « Ukraine Says Hundreds of Missiles Missing », Asso-
ciated Press, 26 mars 2004.

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Espions et terroristes

Hussein ont conçu toute une gamme de missiles sol-sol à


partir de missiles sol-air de même origine. Dénommé SA-2
Guideline par l’OTAN, le S-75 a ainsi donné naissance au
Nissan. SA-1 Guild, SA-3 Goa et SA-6 Gainful ont eux aussi
été respectivement convertis en Fahad, Barq et Kaser (ou
Kassir) 1. Les ingénieurs irakiens se sont parallèlement attaqués
à la transformation de roquettes lourdes FROG-7 en missiles
guidés. Ce sont ces mêmes roquettes dont, quatre ans après
l’invasion de l’Afghanistan par les troupes de la coalition, on
détruisait encore des exemplaires en octobre 2005 à proximité
de Bagram en Afghanistan 2…
Les Soviétiques avaient coutume de dire des Occiden-
taux : ils nous vendrons la corde pour les pendre ! En 2004,
70 États se partagent 750 000 missiles de croisière. Pourtant
chantres de la non-prolifération, les États-Unis eux-mêmes
participent à la prolifération des technologies. En réexami-
nant les exportations d’armements américaines entre 1998 et
2002, les enquêteurs du General Accounting Office font une
découverte surprenante : les contrôles a posteriori sont inexis-
tants, ou presque. « Le département d’État n’a assuré le suivi
que de quatre licences sur les 786 qu’il a accordées en ce qui
concerne les technologies pour les missiles de croisière et les
drones. » Le Pentagone est également épinglé : pas une seule
vérification quant à la destination finale de 500 engins
exportés. Enfin, le Commerce Department est logé à la même
enseigne : 1 % des 2 500 licences approuvées ont fait l’objet
de contrôles 3. Il y plus surprenant encore. « Pour être franc,
j’ai acheté les Scud parce que le camion a un look cool. Mais
le missile est livré avec. 4 » Celui qui s’exprime ainsi s’appelle
Jacques Littlefield. Il est collectionneur d’armes et vit en Cali-
fornie. Dans son ranch au sud de San Francisco, il entrepose

1. Duncan Lennox, « Iraq’s Short Range Surface-to-Surface Missiles », Jane’s


Soviet Intelligence Review, février 1991, p. 58-61.
2. « EOD Airmen Help Destroy Old Rockets », 455th Air Expeditionary Wing
Public Affairs, 19 octobre 2005.
3. « GAO Says Feds Lax in Countering Cruise Missile, UAV Threats », Arms
Control Association, avril 2004.
4. « Collectibles : My Scud », New York Times Magazine, 1er novembre 1998.

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Espions et terroristes

plus de 140 chars, blindés de transport de troupes et véhi-


cules légers. Puis lui vient l’idée d’enrichir sa collection avec
deux missiles Scud.
27 août 1998, Port Hueneme. Les gabelous de l’Oncle Sam
n’en croient pas leurs yeux. Mais si : c’est bien un missile
sol-sol russe avec son véhicule lanceur qu’ils ont devant eux.
Il n’y manque que la tête explosive. Comme le prescrit le petit
vade-mecum du parfait douanier, ils se mettent en devoir
d’éplucher la paperasserie. Surprise : au premier abord, elle est
en règle. Comme il se doit, les documents d’importation por-
tent bien les tampons du Bureau of Alcohol, Tobacco and
Firearms. Mais les employés de l’US Customs Service ont un
doute : le missile a-t-il été démilitarisé dans les règles de l’art ?
C’est là que le bât blesse. La réglementation stipule que la
charge explosive ainsi que le système de guidage doivent être
ôtés. De même, le moteur-fusée doit être découpé au chalu-
meau en trois morceaux. Or le propulseur est intact, et le sys-
tème de guidage est opérationnel. Le destinataire s’est livré à
un tour de passe-passe. Ayant reçu un premier Scud démilita-
risé dans les règles, il l’avait photographié. Et ce sont ces
photos qui sont jointes à l’appui des documents d’importa-
tion du second Scud 1. Doit-on s’étonner ? Non. L’effondre-
ment du pacte de Varsovie et de l’URSS a ouvert la boîte de
Pandore. À l’Est, tout se vend. « Il est particulièrement signifi-
catif de penser qu’il n’y a pas si longtemps, en mars 1985, le
major de l’armée de terre américaine Arthur Nicholson fut tué
en Allemagne de l’Est alors qu’il tentait de percer les secrets
d’un modèle de blindage réactif soviétique pour chars de
combat. Les mêmes briques de blindage réactif peuvent main-
tenant être achetées 2. »
Encore était-il indispensable, il y a quelques années
encore, de connaître les filières. Désormais, il suffit parfois de
savoir pianoter sur le clavier d’un ordinateur. En République

1. Bill Gertz, « Probe Finds Scud Was Near Intact », The Washington Times,
26 septembre 1998.
2. Clifford Beal, « The Technology Bazaar – US Reaps Harvest of Soviet
Science », International Defense Review, septembre 1993.

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Espions et terroristes

populaire de Chine, les internautes disposent d’un équivalent


d’eBay, c’est www.taobao.com. En mars 2007 apparaît sur ce
site une petite annonce proposant à qui en veut d’acheter un
missile « Red Flag 2 » (version locale du SA-2 Guideline/S-75
évoqué en ce qui concerne l’Ukraine) ou un chasseur à réac-
tion Jian-5, équivalent chinois de l’antique MiG-17 sovié-
tique. Gsam131139842, le vendeur, ne s’arrête pas en si bon
chemin. Pour faire bonne mesure, il propose aussi un char
T-34/76 en état de marche. Il n’a servi qu’une fois, pendant la
guerre de Corée 1. Aux États-Unis, c’est encore plus simple :
il suffit d’avoir de bonnes relations avec les ferrailleurs. C’est
chez l’un d’entre eux qu’en juillet 2007 atterrit un missile
sol-air Patriot du modèle de ceux ayant, selon la machine de
propagande américaine, été si efficaces dans l’interception des
Scud irakiens en 1991 pendant la première guerre du Golfe. Là
encore, l’engin est dépourvu de tête explosive, mais le sys-
tème de guidage et le propulseur sont en place. Heureuse-
ment, ce n’est que la police qui en hérite 2.

La roquette improvisée,
arme de choix pour terroriste démuni

L’image est de piètre qualité mais néanmoins explicite. Le


tube métallique n’est pas encore peint. Çà et là apparaissent
des points de rouille ; les ailerons, eux, en sont entièrement
recouverts. Ils sont fixés au corps cylindrique par une sou-
dure grossière manifestement faite à la hâte par un ouvrier peu
scrupuleux. Le dispositif de pointage est composé d’un treillis
sommaire de cornières métalliques. Le tout ressemble à un
tuyau de poêle à charbon oublié contre une vieille étagère
dans un garage que nul véhicule n’a fréquenté depuis des
lustres. Cela défie manifestement l’ensemble des standards en
matière de qualité : les normes ISO, connais pas ! Et pour
cause : la sophistication n’est pas la préoccupation première

1. « Fighter Jet and Missile for Sale Online », Ananova, 9 mars 2007.
2. « Patriot Missile Found in Scrapyard », Ananova, 21 juillet 2007.

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Espions et terroristes

du Hamas et l’aspect de ses roquettes Qassam en témoigne.


Qu’importe ! La qualité n’étant pas au rendez-vous, on
compense par la quantité. Entre octobre 2001 et juin 2006,
plus de 1 000 de ces engins sont lancés contre Israël. Ce
chiffre représente également, à peu de chose près, le nombre
de ces mêmes engins ayant labouré la terre hébraïque pour la
seule année 2006 1. Or, les Qassam du Hamas sont embléma-
tiques. Elles représentent l’exemple parfait de l’engin terroriste
qui, relativement facile à produire, n’en a pas moins une effi-
cacité meurtrière. Qu’on en juge : les premiers modèles sont
propulsés par un mélange artisanal composé de sucre en
poudre, de pétrole, d’alcool et/ou de fertilisant. Finalement, la
piètre qualité de ces roquettes prêterait à sourire si elles
n’étaient pas conçues pour tuer. Leur efficacité va même au-
delà. Bientôt, le mot Qassam est instrumentalisé par les spécia-
listes de la propagande. Avec la complicité des médias, il entre
par effraction dans tous les foyers israéliens où il devient syno-
nyme de terreur. Chez les sympathisants du Hamas, il symbo-
lise au contraire la revanche.
7 juillet 2007, en Irak. Une patrouille de la 10th Moun-
tain Division américaine ratisse une zone près du village de
Qarghuli. L’opération a été lancée après qu’un informateur
eut signalé la présence de caches d’armes. Logique : la zone se
trouve non loin d’un secteur où les forces de l’Oncle Sam ont
été sévèrement accrochées le 12 mai. Mais les officiers ne
comptent plus le nombre de coups d’épée dans l’eau. Les
tuyaux sont parfois percés, et les ratissages souvent inutiles.
Pas cette fois-ci. Au total, les hommes du 31st Infantry Regi-
ment découvrent 12 caches abritant des mortiers, des
roquettes ainsi que du matériel servant à confectionner des
engins explosifs improvisés. La simplicité d’un dispositif de
pointage pour tubes de roquettes surprend les fantassins amé-
ricains. Il s’agit d’un bâti de cornières métalliques sur lequel
les tubes viennent simplement s’appuyer. Sommaire, le brico-
lage n’en est pas moins efficace et potentiellement meurtrier.
Finalement, il est étonnant de constater à quel point on peut,

1. http://en.wikipedia.org/wiki/Qassam_rocket, visité le 1er août 2007.

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Espions et terroristes

avec trois fois rien, prétendre accéder à une certaine sophisti-


cation en matière d’assassinat. C’est l’attentat malin à la
portée du premier bricoleur venu. L’Irish Republican Army
s’est fait une spécialité de ce genre de développement techno-
logique quelque peu empirique. Mais là où les insurgés ira-
kiens ont innové, c’est en matière de dissimulation.
Par exemple en octobre 2003 où, dans un raid audacieux,
ils attaquent au cœur même de l’occupation américaine : un
tir de barrage à la roquette vise l’hôtel Al Rasheed. Pas
n’importe quand : cette nuit-là, l’établissement accueille Paul
Wolfowitz, secrétaire adjoint à la Défense. Celui-ci en
réchappe, mais un colonel américain est tué et 15 autres per-
sonnes blessées 1. L’arme ainsi que la tactique sont ingé-
nieuses. Le plan de l’attaque consiste à approcher au plus près
de l’objectif : 360 mètres très précisément. Les projectiles sont
tirés par un lance-roquettes multiple. Ses 40 tubes (de 68 mm
et de 85 mm de calibre) sont dissimulés sous l’apparence d’un
groupe électrogène remorqué par un pick-up Chevrolet. Quoi
de plus banal dans un pays où les coupures d’électricité se
multiplient ? Reste à déclencher le tir. La tâche est confiée à
un minuteur. Au final, une dizaine de roquettes s’abattent sur
l’hôtel. Abandonnée sur place, la machine infernale est
désossée par les officiers des renseignements américains.
Ceux-ci estiment à six mois le temps ayant été nécessaire aux
insurgés pour la concevoir puis la construire. Voilà qui tord le
cou à l’idée reçue qui veut que les terroristes aillent systémati-
quement au plus simple. Et il s’en est fallu d’un cheveu pour
qu’un haut dignitaire de l’administration Bush ne fasse les
frais de cette relative sophistication. Du reste, le spectacle
d’officiers américains quittant précipitamment l’hôtel, qui en
pyjama, qui en short, qui en caleçon, n’a très certainement
rien fait pour rehausser le prestige de l’Oncle Sam…
Une autre remarque : six mois ont semble-t-il été néces-
saires pour concevoir un engin qui a précisément été utilisé
le jour où le nº 2 du Pentagone était descendu à l’hôtel

1. « U.S. Colonel Killed in Strike on Baghdad Hotel », Associated Press,


26 octobre 2003.

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Espions et terroristes

Al Rasheed. Or il apparaît inconcevable que les insurgés aient


été avertis six mois à l’avance des déplacements de Paul Wol-
fowitz. Mais alors, n’auraient-ils pas construit leur lance-
roquettes en se disant qu’il servirait bien un jour sans pour
autant savoir très précisément où et contre qui ou quoi ?
Existerait-il d’autres systèmes aussi ingénieusement simples
et néanmoins mortels stockés ou prépositionnés quelque
part « au cas où » ? Par exemple en Europe ? Ou en Cali-
fornie ? « Qui vole un œuf vole un bœuf », dit-on. Là où un
collectionneur réussit presque à dissimuler un Scud, pour-
quoi d’autres ne réussirait-ils pas à dissimuler un groupe
électrogène ?

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7

Qui n’a pas son missile


sol-air portable ?

28 novembre 2002, aéroport de Mombasa, au Kenya. Le


Boeing 757-300, un vol charter israélien avec 261 personnes à
bord, attend en bout de piste l’autorisation de décoller. Aux
commandes, le capitaine Rafi Marik, un vétéran de 46 ans. Le
feu vert ayant été accordé par la tour de contrôle, le lourd
avion de ligne prend de la vitesse, puis ses roues quittent le
sol. Comme il se doit, le pilote procède immédiatement au
retrait du train d’atterrissage pour minimiser la traînée aérody-
namique et prendre ainsi plus rapidement de la vitesse. La
manœuvre n’est pas achevée quand le capitaine Marik per-
çoit un léger choc. Sans doute un oiseau qui vient de heurter
la carlingue. À peine a-t-il formulé cette pensée qu’il voit deux
panaches de fumée strier son champ de vision sur la gauche
de l’appareil. Par chance, les deux missiles SA-7 ont raté leur
cible 1.
C’est là un des pires cauchemars hantant les nuits des
hommes et des femmes dont le travail consiste à assurer notre
sécurité. Leur nervosité à ce sujet est telle qu’ils en perdent
souvent les pédales lorsque l’expression « missile antiaérien
léger » est accolée au mot terroriste. Réelle, la menace tourne
parfois à la psychose.

1. Ohad Gozani, « Pilot Tell of Moment Missiles Streaked Past », The Tele-
graph, 29 novembre 2002.

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Espions et terroristes

L’ombre du grand méchant loup

Les carcasses des infortunées bestioles gisent dans une


mare de sang. La mission y a gagné son surnom : « Un âne
trop loin ».
La tension est palpable. Il s’agit d’une opération conjointe,
et l’enjeu est d’importance. Dans la salle, les bérets verts des
forces spéciales américaines se mêlent aux hommes du Spe-
cial Air Service britannique, en tout une cinquantaine de
commandos. Affublé d’une moustache caricaturale procla-
mant haut et fort sa qualité d’officier supérieur de Sa Très Gra-
cieuse Majesté, le géant juché sur l’estrade entame le briefing.
– Bien. Gentlemen, un peu d’attention, s’il vous plaît. Nos
camarades américains, Dieu les préserve, affirment détenir un
bon tuyau. Par politesse, nous allons donc faire semblant de
les croire.
Des murmures se font entendre dans l’assistance. L’orateur
s’interrompt à peine.
– Ah ! Il y a des Américains parmi vous ? Alors, ne faites
pas attention : ce n’est qu’une boutade. Ce que vous appelez,
je crois, de l’humour anglais. Venons-en aux choses sérieuses.
Pointant son stick vers le cliché pris par un drone, il
poursuit :
– Cette maison est située à Majar al-Kabir, près de Bas-
sora. C’est le repaire d’une cellule terroriste. Ils disposent d’un
stock de 20 missiles antiaériens légers SA-16. Je ne vous rap-
pellerai pas combien ceux-ci sont dangereux. Votre mission
est de capturer les terroristes et de saisir les missiles. Pour cela,
les équipes du SAS seront héliportées et descendront en
rappel sur le toit. Pendant qu’elles se frayeront à l’explosif un
chemin à travers, nos camarades américains passeront par la
façade. Une colonne blindée viendra vous prêter main forte.
Des questions ?
– Sait-on combien il y a d’hommes à l’intérieur ? Il y a-t-il
des femmes, des enfants ?
– Nous n’en savons rien, mais vous ne risquez pas de
tomber sur plus de deux ou trois sentinelles armées de
kalachnikovs.

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Espions et terroristes

– Sont-elles susceptibles de recevoir des renforts ?


– Les renforts, c’est l’affaire des blindés. Ils arriveront à
temps.
Dans la salle, un Anglais bon teint se penche vers son
voisin et lui murmure quelque chose à l’oreille. L’officier
supérieur l’interpelle :
– Auriez-vous un commentaire à faire, capitaine ?
– Major, sans vouloir vous vexer, cela me rappelle Market
Garden. J’attire votre attention sur le fait qu’en l’occurrence la
cavalerie est arrivée trop tard. À Arnhem, les parachutistes bri-
tanniques ont salement dégusté en les attendant. Avez-vous
vu le film intitulé Un pont trop loin ?
– Je connais Marken Garden tout aussi bien que vous.
Cela n’arrivera pas. Les cavaliers et leurs chevaux feront dili-
gence. Allons, messieurs, en piste ! Il fait nuit, cela tombe
bien. Ayez le bon goût de ne pas faire attendre les pilotes
d’hélicoptères.
L’opération est un modèle du genre, un véritable show, une
splendide démonstration de ce que les forces spéciales sont
capables de faire. Mais dans la bicoque, pas de missile. En fait
de cellule terroriste, deux hommes, des frères, terrorisés par le
plafond leur tombant ainsi sur la tête. Après un interrogatoire
rapide, les officiers du renseignement en conviennent : ils n’ont
rien à se reprocher. Quant à la colonne blindée, obnubilée par
l’obligation de ne pas être en retard, elle met les bouchées
doubles. S’étant courageusement mis en travers de son chemin,
un premier âne, sans doute un complice d’al-Quaida, en fait les
frais. Emporté par son enthousiasme, le conducteur d’un char
Challenger 2 écrase allègrement trois voitures civiles en faisant
un demi-tour acrobatique sur les chapeaux de chenilles. Finale-
ment, un deuxième âne est transformé en chair à chorizo. Tout
cela pour quelques missiles introuvables 1.
Une autre affaire montre combien l’hystérie antiterroriste
entretenue aux États-Unis peut conduire à effrayer inutile-
ment le public lorsque l’ignorance s’en mêle. Le vendredi

1. Rupert Hamer, « Bungled Raid Kills Donkeys », sundaymirror.co.uk,


28 mai 2006.

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Espions et terroristes

17 août 2007, une journée d’échanges d’un genre très particu-


lier est organisée à Orlando. Le principe est simple : tous ceux
qui détiennent illégalement une arme peuvent venir sur le
stand de la police. Là, l’arme en question est échangée contre
une paire de chaussures de sport dernier modèle ou un chèque
de 50 dollars (environ 37 euros). Mais surtout, les cops ont dit
et répété : ils ne poseront pas de question et ne noteront pas
l’identité du receleur. Or voilà qu’un homme portant un long
cylindre vert olive fermé aux extrémités se présente aux poli-
ciers ; il prétend l’avoir trouvé dans un abri. Pour les forces de
l’ordre comme pour les journalistes présents, pas de doute, il
s’agit d’un missile sol-air portable. C’est en ce sens que sont
rédigés les premiers communiqués et articles de presse qui
sont publiés accompagnés d’un duo de clichés. Ceux-ci
montrent une charmante représentante de la police locale por-
tant l’engin à bout de bras. Les textes ne précisent nullement
si le tube scellé aux deux extrémités est vide ou contient
encore le missile. A priori, on est tenté de croire les journa-
listes quand ils écrivent qu’il s’agit d’un missile sol-air puisque
les policiers présents, gens que l’on imagine ayant une cer-
taine connaissance des armes, acquiescent. Sauf que, sur les
deux photos, le missile semble bien léger pour les frêles
épaules de la gendarmette. Et puis il est court et épais. Les
articles précisent que le tube fait 4 pieds de long, soit environ
1,22 mètre. S’ils avaient fait preuve d’un minimum de
conscience professionnelle, flics et journalistes auraient au
moins consulté Internet pour trouver les caractéristiques des
principaux missiles sol-air. Car il y a un problème : si l’engin
rendu fait à peu près 1,22 mètre, le Stinger antiaérien a une
longueur de 1,52 mètre, tandis que le SA-7 soviétique mesure
1,47 mètre. En revanche, le missile antichar TOW fait
1,28 mètre… Ça n’a pas raté : quatre jours plus tard, John
MacGrath, enquêteur de la société Raytheon Corporation,
précise qu’il s’agit d’un conteneur vide pour missile antichar
TOW. Dans l’intervalle, de nombreux quotidiens ont repris
l’information affirmant qu’un missile antiaérien léger avait été
échangé contre une paire de baskets à Orlando. Sous-entendu
implicite : ces armes dangereuses très prisées par les terroristes

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Espions et terroristes

peuvent être trouvées partout, jusques et y compris dans nos


arrière-cours. Pour la petite histoire, des gredins un peu rou-
blards ont voulu escroquer les policiers. Ils ont rendu des
jouets en essayant de les faire passer pour des armes réelles.
But : tenter de soutirer 50 dollars aux fonctionnaires.
À l’opposé, la journée a permis de récupérer des fusils de toute
beauté, en particulier un Springfield M1 au calibre .308 à l’état
neuf, d’une valeur de 1 500 dollars (1 112 euros). Mais ces
fadaises ne masquent pas l’essentiel : la légèreté des uns et des
autres a peu ou prou contribué à entretenir une certaine psy-
chose. Ni les flics ni les journalistes de l’Oncle Sam ne se sont
montrés ce jour-là à leur avantage 1.
Derrière une psychose cependant, il y a toujours un fond
de vérité, si ténu soit-il. En ce qui concerne les missiles sol-air
légers, le danger existe. Et il est omniprésent. La CIA le sait
bien, qui a elle-même joué à l’apprentie sorcière.

Les Stinger américains, missiles de l’incertitude

25 septembre 1986, à 15 h 15, non loin de l’aéroport de


Jalalabad, en Afghanistan. Ils sont un peu moins d’une qua-
rantaine à se dissimuler tant bien que mal dans les buissons
sur une colline. Jumelles aux yeux, une sentinelle surveille la
base aérienne où MiG et autres Sukhoï soviétiques vaquent à
leurs opérations quotidiennes. Le gibier n’est pas pour eux :
les avions sont trop rapides, volent trop haut. Ce qu’ils atten-
dent, ce sont des Mi-24D, hélicoptères d’assaut dont la puis-
sance de feu procure à l’ennemi un avantage indéniable.
L’aéronef est redoutable : équipé d’une mitrailleuse rotative
de 12,7 mm à tir rapide, il peut aussi emporter des paniers de
roquettes de 57 mm. Ces armes déciment les rangs des moud-
jahidine, qui surnomment la machine « le char du diable ».

1. Henry Pierson Curtis, « Orlando Police Ask for Guns, Get Missile Laun-
cher », orlandosentinel.com, 17 août 2007 ; « Expert : “Missile launcher” at
Police Gun Swap Is Carrying Case », Associated Press, 21 août 2007.

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Espions et terroristes

Les hommes sont nerveux, comme tétanisés par l’enjeu.


Périodiquement, ils vérifient et revérifient les longs cylindres
qu’ils ont amenés avec eux. Leur chef prie : il n’y a rien
d’autre à faire. Ne dit-on pas qu’un jour de guerre est fait de
vingt-trois heures cinquante d’attente pour dix minutes de
combat ? Sans doute Allah le Miséricordieux saura-t-il récom-
penser la patience de ses serviteurs. Et c’est le cas. Un bour-
donnement sourd caractéristique enfle bientôt : huit Mi-24D
se rapprochent. Immédiatement, trois tireurs se mettent en
position. Calmement, ils égrènent la check-list : à l’entraîne-
ment, ils l’ont répétée des milliers de fois pour ne plus trem-
bler dans l’action. Ils ont été à bonne école. Les instructeurs
pakistanais eux-mêmes formés aux États-Unis étaient compé-
tents. Pourtant, cela commence mal. Le moteur-fusée du pre-
mier missile refuse de s’allumer, et l’engin retombe à quelques
mètres devant le tireur. Mais les deux autres missiles fonc-
tionnent parfaitement. Un hélicoptère explose en vol. Le rotor
principal d’un second Mi-24D perd deux pales, et l’aéronef est
irrémédiablement entraîné dans une spirale mortelle. Le tireur
malheureux saisit rapidement un autre missile, le met en bat-
terie et enclenche la séquence de tir. Alors qu’il s’éloignait,
l’hélicoptère visé fait demi-tour. Désormais, c’est un duel
entre l’homme et la machine, un face-à-face dont l’issue ne
peut être que la mort pour l’un des deux adversaires. La
mitrailleuse du Mi-24D lâche rafale sur rafale. Trop tard. Avec
sa flèche de métal et d’électronique, le moudjahidin ne laisse
aucune chance au pilote. Bientôt, l’hélicoptère n’est plus
qu’un amas de ferraille. Les Stinger viennent de faire une
entrée fracassante dans le conflit afghan 1.
S’étant réjoui des malheurs soviétiques, la cigale améri-
caine se trouve fort dépourvue lorsque, en 2001, ses soldats
prennent la route de Kaboul. Quelques chiffres évoquant de
faramineux amoncellements de billets verts résument à eux
seuls l’ampleur de la menace telle que ressentie à Washing-
ton. Les chefs de guerre afghans ayant gardé leurs Stinger sous

1. Milton Bearden & James Risen, CIA-KGB, le dernier combat, éditions Albin
Michel, Paris, 2004, p. 291-295.

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Espions et terroristes

le coude ont réalisé un bon placement. Après avoir négocié


leur rachat entre 80 000 et 100 000 dollars l’unité au milieu
des années 1990, la Central Intelligence Agency surenchérit à
hauteur de 150 000 à 200 000 dollars fin 2001. Selon des
sources proches du Department of Defense, au moins cinq
Stinger sont alors rachetés à ce tarif. Pourquoi une telle infla-
tion des cours ? Parmi les raisons avancées, celle-ci : la psy-
chose fait son apparition chez les pilotes d’hélicoptère
américains. Le moral est en berne, et la révolte gronde. Déjà,
certains menacent de déchirer l’ordre de mission les invitant
à découvrir les charmes de l’Afghanistan. Pour enrayer le mou-
vement, le Pentagone se voit dans l’obligation de frapper vite
et fort. Ordinairement très discrète sur les agissements de la
CIA, l’administration américaine choisit de communiquer. Le
message est le suivant : oui, la préoccupation prioritaire de
nos vaillants espions est de récupérer les missiles. Et nous
sommes prêts à y mettre le prix qu’il faudra.
Les Stinger, justement. Combien la Central Intelligence
Agency en a-t-elle livré, à la résistance afghane antisovié-
tique ? À Langley, on ne sait pas. Pas plus qu’au Department
of Defense, où les comptables s’emmêlent les crayons. Les
conclusions tirées par les enquêteurs du Government Accoun-
tability Office sont à ce sujet édifiantes. « L’armée de terre des
États-Unis d’une part et le bureau du Pentagone qui suit les
problèmes relatifs aux transferts d’armement d’autre part ont
des vues divergentes quant au nombre de missiles exportés par
l’industrie nationale. L’un affirme que 7 551 Stinger ont été
vendus depuis 1982, tandis que l’autre évoque un chiffre de
8 331. Pour l’un, l’Égypte en a acheté 89 ; l’autre certifie que
l’Égypte n’en a pas acheté un seul. 1 » Résumons : deux
bureaux appartenant à la même administration Bush sont
incapables de s’accorder sur le nombre d’exemplaires de
Stinger américains achetés le plus régulièrement du monde
par un pays ami. Alors savoir combien sont entre les mains
d’al-Quaida…

1. Robert Burns, « U.S. Says “Thousands” of Missiles Missing », Associated


Press, 24 février 2005.

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Espions et terroristes

Et il est inutile d’espérer une réponse plus claire du côté


de l’Inter-Services Intelligence (ISI) pakistanais, qui les a dis-
tribués sur le terrain. Le service est gangrené. Les partisans
d’al-Quaida l’ont infiltré, et les sympathisants des taliban, y
sont légion. Très vite, on se rend à l’évidence : on ne peut
obtenir beaucoup mieux que des évaluations plus ou moins
fiables. À l’époque, c’était le général Yousaf qui dirigeait les
opérations en Afghanistan pour le compte de l’ISI. Dans ses
Mmémoires, il évoque l’affaire. Pour lui, l’accord avec les
Américains était fondé sur une allocation annuelle de
250 affûts de tir et de 1 000 à 1 200 missiles 1. Selon divers rap-
ports, l’incertitude planerait sur le sort de 300 à 600 de ces
engins dont on ne sait trop ce qu’ils sont devenus. Le condi-
tionnel est donc de rigueur. Les taliban en posséderaient ou en
auraient possédé entre 50 et 200 exemplaires, tandis que
200 missiles seraient restés stockés au Pakistan. Les gardiens de
la révolution iranienne auraient fait main basse sur au moins
quatre affûts de lancement et 16 engins : l’un d’entre eux a été
utilisé en octobre 1997 contre un hélicoptère américain dans
le golfe Arabo-Persique. Quinze missiles détournés par l’ISI
auraient été tirés contre des aéronefs indiens lors de combats
au Cachemire. Des Stinger auraient aussi été utilisés par les
rebelles tchétchènes et les tigres tamouls. Mais alors, si 300 à
600 engins ont disparu dans la nature, pourquoi les terro-
ristes ont-ils tiré si peu de Stinger ? À Washington, on avance
une justification à peine croyable : les batteries livrées avec les
affûts de tir étaient spécifiques et avaient une durée de vie très
limitée. Sans doute l’explication est-elle plus prosaïque : les
conditions de stockage des missiles n’ont très certainement
pas été ce qu’elles auraient dû être. Et puis il y une autre
raison.
C’est devant une audience par avance conquise que l’ins-
tructeur prend la parole. Il s’adresse à 24 rescapés. Ce ne sont
pourtant pas moins de 180 candidats qui, quelques semaines
plus tôt, se sont présentés à la phase de sélection du Special

1. Mohammad Yousaf & Mark Adkin, Afghanistan, l’ours piégé, éditions Ale-
rion, 1995, p. 239.

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Espions et terroristes

Air Service britannique. 24 sur 180 : le ratio est considéré


comme normal. Mais le chemin est encore long avant de voir
ces vingt-quatre-là ou ce qu’il en restera coiffer le béret cou-
leur sable orné de la dague ailée. Pour le moment, l’heure est
à un peu de détente, pas trop tout de même. La deuxième
phase du cursus de sélection n’a pas encore véritablement
débuté, et l’instructeur se laisse aller à quelques confidences.
Il sait que ces stagiaires d’un genre très spécial en sont friands.
Les manières sont détendues, mais l’anecdote n’en a pas
moins son rôle à jouer. Le message est le suivant : dans les
forces spéciales, la débrouillardise est une vertu cardinale.
Pour ceux qui ne l’auraient pas compris, il est toujours temps
de prendre la porte.
Durant la guerre des Malouines, en 1982, les Américains
ont secrètement aidé les Britanniques. Cette aide a notam-
ment pris la forme d’une livraison de missiles antiaériens
légers Stinger aux détachements du SAS. C’est là que débute
le récit de l’instructeur. « Les Stinger sont apparus aux Falk-
lands, et personne ne savait vraiment comment s’en servir.
C’était du genre : les voilà, démerdez-vous avec. Et puis, un
jour, les gars étaient assis dans l’herbe, en train de lire les ins-
tructions tout en buvant leur thé, quand un vol de Puccara 1
s’est pointé à l’horizon. Un membre de l’escadron D s’est levé
et a porté le Stinger à son épaule. C’était comme le môme
dans la vieille pub Fisher Price. Tiens, comment ça marche ?
Et ça, à quoi ça sert ? Le gars appuyait sur tous les boutons
pour le faire partir, et il y a réussi. Il a descendu un Puccara.
Ainsi, la première fois que le Stinger a été utilisé sous le coup
de la colère, cela a été par un Anglais tirant sur un avion
argentin. 2 »
Or ce récit est trompeur. Il ne suffit pas de disposer d’un
missile antiaérien léger Stinger ou de tout autre missile de la
même catégorie pour être certain de descendre un avion. Au
total, selon une estimation du Department of State datant de

1. Avion léger bimoteur d’attaque au sol qui équipait alors l’armée de l’air
argentine.
2. Andy McNab, Action immédiate, éditions Ifrane, Paris, 1996, p. 91.

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Espions et terroristes

2003, « plus de 40 avions ont été atteints par des missiles por-
tables depuis les années 1970, causant au moins 24 crashs et
plus de 600 morts dans le monde entier 1 ». Au Sri Lanka,
97 passagers ayant pris place à bord de deux vols British
Aerospace sont tués les 28 et 29 avril 1995 2. 52 personnes
trouvent la mort lorsque des moudjahidine afghans abattent
un Antonov An-24 des Bakhtar Afghan Airlines le 4 sep-
tembre 1985, juste après son décollage de l’aéroport de Kan-
dahar. Mais 24 coups au but pour 40 missiles tirés contre des
avions commerciaux lents aux évolutions aériennes prévi-
sibles : on est loin de l’arme miracle. Car certains de ces
engins, en particulier les SA-7 soviéto-russes, sont rudimen-
taires. Ils sont incapables de faire la différence entre la chaleur
solaire et celle émise par un réacteur dans certaines condi-
tions d’emploi. De même, leurs batteries se déchargent très
rapidement, assez rapidement en tout cas pour parfois rendre
la visée impossible au cours d’une seule et unique séquence de
tir. Et surtout, se servir d’un tel engin s’apprend. C’est même
une qualification qui doit être régulièrement entretenue par
des entraînements périodiques. Sans doute faut-il voir là la
deuxième raison principale à l’inefficacité relative des missiles
détenus par les terroristes. Prenons l’exemple des Stinger
afghans. Avant de se voir confier ces précieux engins, les pre-
miers moudjahidine sont soigneusement sélectionnés : les
seules candidatures acceptées sont celles des combattants
ayant déjà abattu des avions soviétiques avec des missiles
SA-7. Il faut être afghan pour être admis : tout volontaire
étranger est systématiquement écarté. Et plusieurs mois
s’écoulent entre l’arrivée des instructeurs pakistanais aux
États-Unis et le 25 septembre 1986, date de la première utili-
sation d’un Stinger contre un Mi-24D 3.
Mais les Stinger ne sont pas les seuls sur le marché, loin
s’en faut.

1. Dana Priest & Bradley Graham, « Missing Antiaircraft Missiles Alarms


Aides », The Washington Post, 7 novembre 2004.
2. Incident Database, Aviation Security International Systems Training (ASIST).
3. Milton Bearden & James Risen, op. cit., p. 287-291.

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Espions et terroristes

Quand les Stinger font des émules

On estime généralement que 27 mouvements de guérilla


au moins possèdent divers types de missiles antiaériens légers.
Les SA-7 soviéto-russes ont été copiés et modernisés : la Chine
produit le HN-5 (au moins un groupe de rebelles birmans en
possède), le Pakistan a développé l’Anza, tandis que l’Égypte
a conçu l’Ayn as Saqr. Les Russes sont équipés de SA-14,
SA-16 et SA-18, plus performants que les SA-7. Obsolètes,
ceux-ci n’en voyagent pas moins assez facilement. L’UNITA
en détient, la Provisional Irish Republican Army en a acquis
plusieurs exemplaires, et les Israéliens ont retrouvé quatre
engins de ce modèle dans les cales du Santorini, un navire
arraisonné en mai 2001. Le Jamaat e Islami a ou avait des
SA-14, l’UCK (Armée de libération du Kosovo) des SA-18. En
Irak, les Américains n’ont récupéré que quelques centaines de
SA-7. « Certains analystes américains estiment que jusqu’à
4 000 missiles surface-air auparavant contrôlés par le gouver-
nement de Saddam Hussein ont disparu. Cela porterait à
6 000 le nombre de missiles de ce type étant dans le monde
en dehors d’un quelconque contrôle gouvernemental 1. » Ce
décompte est probablement sous-évalué. Selon un porte-
parole de la Coalition of Airline Pilots Associations, il se situe-
rait plutôt à hauteur de 30 000 missiles ! Sans doute la vérité
se trouve-t-elle entre ces deux chiffres. Mais où exactement ?
Là est la question.
La seule armée de terre américaine avait, début
février 2007, perdu 120 hélicoptères dans le cadre de la Global
War on Terrorism. Sur ce total, 25 % ont été abattus par le feu
ennemi. Pas seulement par des missiles : rafales d’armes
légères, voire roquettes antichars tirées par des RPG-7 ont
aussi causé des ravages dans les rangs de l’Army Aviation. De
janvier à début avril 2007, ce ne sont pas moins de neuf
machines (dont deux hélicoptères de la société Blackwater)
que les Américains, civils comme militaires, ont perdues en
Irak. Sur ces neuf machines, six ont été abattues en janvier et

1. Dana Priest & Bradley Graham, loc. cit.

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Espions et terroristes

février, tuant 23 membres des forces armées américaines. Ces


six victoires acquises aux insurgés ont été obtenues de la
manière suivante : une au moyen d’armes légères, quatre en
utilisant des mitrailleuses lourdes, et une au missile. Ce bilan
dénote l’acharnement des insurgés à prendre pour cible les
appareils à voilure tournante : les hélicoptères américains
subissent en moyenne 90 à 100 attaques mensuelles. Les
troupes de l’Oncle Sam ne sont pas les seules à être essuyer
des tirs : en mai 2006, un hélicoptère britannique Lynx
s’écrase à Bassora. Les cinq membres d’équipage sont tués et,
parmi eux, la première femme militaire anglaise à décéder au
combat en Irak. Un fantassin ayant été témoin du crash rap-
porte avoir vu « deux objets de couleur jaunâtre monter vers
l’hélicoptère. J’ai pensé que c’était des missiles. L’hélicoptère a
littéralement explosé 1. »
La méthode ferait donc partie intégrante d’une stratégie
délibérée qui inclurait la mise en œuvre d’armes « très
avancées ». À l’heure où ces lignes sont écrites, il n’y a aucune
certitude quant à la nature exacte de ces armes nouvelles. Sans
doute s’agit-il de missiles sol-air SA-14 ou SA-16. C’est un
engin d’un de ces deux types qui aurait, le 7 février 2007,
abattu un hélicoptère de transport CH-46 Sea Knight de l’US
Marine Corps.
Là encore, cette stratégie délibérément appliquée par les
insurgés est une forme de lutte entre l’épée et la cuirasse : les
deux adversaires adaptent leurs tactiques tour à tour. Au début
étaient les convois de véhicules qui assuraient la logistique des
troupes américaines en sillonnant les routes de l’ancienne
Mésopotamie 2. Puis sont venus les engins explosifs impro-
visés (IED). Alors les Américains ont imaginé de faire transiter
le ravitaillement par voie aérienne : les hélicoptères de l’armée
de terre comme ceux de l’US Air Force ont été réquisitionnés.

1. Jason Collie, « RAF Helicopter “Downed by Missiles” », Oxford Mail,


18 juin 2007.
2. Le nom Mésopotamie vient du grec meso (« entre ») et potamos (« fleuve »). Il
fait référence au territoire situé entre le Tigre et l’Euphrate, territoire inclus dans
l’Irak actuel.

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Espions et terroristes

D’où la nouvelle stratégie des insurgés. Pour l’appliquer sur le


terrain, ceux-ci mettent sur pied des cellules spécialisées. Cer-
taines d’entre elles sont démantelées, et leurs membres cap-
turés, ce qui permet aux officiers des renseignements
américains d’avoir une idée assez précise des tactiques mises
en œuvre. Les insurgés apprennent à utiliser le terrain à leur
avantage : ce sont désormais de véritables embuscades qui
sont tendues aux hélicoptères. Pour contrer l’hécatombe, les
képis étoilés américains ne trouvent rien de mieux que
d’étendre les zones d’exclusion de vol autour des bases en
Irak. Ce qui fait que les couloirs aériens accédant à ces bases
se réduisent comme peau de chagrin. Cette mesure permet de
mieux protéger un nombre réduit de voies d’accès. Mais elle
a un effet pervers : elle rend également les schémas de vol plus
prévisibles. Les insurgés doivent se frotter les mains de
satisfaction 1…
On comprend intuitivement que la « résistance » ira-
kienne puisse se procurer facilement des missiles antiaériens
légers. Après tout, 4 000 missiles auraient été perdus dans le
pays, mais sans doute pas pour tout le monde. Et on dit que
l’Iran toute proche y pourvoie. Il est rassurant de penser : cela
doit être plus difficile en Occident. Sans doute que oui. Mais
peut-être que non.
Début d’année 2003. Un reporter déjeune avec un ancien
officier du renseignement américain travaillant pour une
société privée commercialisant des armes ; d’autres person-
nages sont assis autour de la table. L’un d’entre eux pose une
question à l’ex-espion :
– Est-ce que c’est difficile de se procurer des missiles anti-
aériens légers ?
Sans répondre, le courtier d’un genre très spécial saisit son
téléphone portable, appelle sa secrétaire et lui parle quelques
instants. Il raccroche et compose un numéro. La conversation
s’engage :

1. Jim Michaels, « Copter Attackers Routed, U.S. Says », USA Today, 21 mai
2007.

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Espions et terroristes

– Salut ! Je déjeune avec un gentleman. Il voudrait


connaître le tarif en vigueur pour le produit I. État neuf ou
datant seulement de quelques années. Qu’est-ce que tu as à
nous proposer ?
– Donne-moi une trentaine de secondes, c’est tout ce
dont j’ai besoin.
Une brève conversation s’ensuit trente secondes après.
L’ex-officier raccroche et déclare à ses convives médusés :
– Bien. Produit I pour Igla. Ce sont des missiles d’origine
russe. Le tarif unitaire est de 62 000 dollars pièce. Combien
vous en faut-il ?
Bien entendu, l’ex-officier connaissait les filières, et les
deux interlocuteurs savaient réciproquement à qui ils avaient
affaire. « Mais la conversation témoignait néanmoins d’une
vérité dérangeante, c’est que des missiles portables surface-air
sont disponibles pour les acheteurs, légitimes ou non, qui dis-
posent des fonds pour les payer. De fait, lorsque l’on
demanda si son vendeur accepterait une commande prove-
nant d’un client louche, l’ex-officier répondit que, pourvu que
le prix en vaille la peine, “ce type vendrait sa mère”. 1 »
Ces missiles faciles à trouver seront-ils utilisés en Europe ?
Devenu conseiller du Premier ministre britannique Gordon
Brown, John Stevens, ancien directeur de Scotland Yard, le
reconnaît : les tactiques utilisées par al-Quaida à Bagdad ou à
Bali ont été importées dans les rues de nos capitales occiden-
tales. Les menaces auxquelles nous sommes désormais
confrontées incluent « différentes sortes de missiles » 2. La
police britannique a reçu l’ordre de s’y préparer : déjà, elle
patrouille dans les friches autour de l’aéroport de Gatwick.
But : repérer les possibles positions de tir à partir desquelles
un terroriste pourrait abattre un appareil au décollage ou à
l’atterrissage. Parallèlement, les plane spotters – passionnés qui
passent tout leur temps libre en bordure des aéroports, d’où ils

1. Ken Silverstein & Judy Pastermark, « A Market in Missiles for Terror »,


Los Angeles Times, 6 mars 2005.
2. Rémi Godeau, « Terrorisme : Londres craint une attaque aux missiles »,
Le Figaro, 7 juillet 2007.

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Espions et terroristes

photographient et répertorient systématiquement les avions –


pourraient être recrutés en tant qu’auxiliaires de surveillance.
La police locale voudrait intégrer ces veilleurs à un schéma de
sûreté visant à assurer la protection du Durham Tees Valley
Airport. Celui-ci constitue une cible alléchante : il est réguliè-
rement utilisé par les unités militaires de la garnison de Catte-
rick toute proche. Cette mesure pourrait cependant inciter les
intégristes à infiltrer les groupes de plane spotters. C’est envisa-
geable puisque la police britannique elle-même s’est laissé
piéger. Selon un rapport du MI5, ce sont jusqu’à huit policiers
et civils ayant des liens avérés avec des mouvements extré-
mistes qui y servaient au printemps 2007 1.
Utiliser les plane spotters ou tout autre volontaire est une
stratégie qui ne plaît que moyennement aux actionnaires
puisqu’elle ne génère pas de dividendes. En Grande-Bretagne
comme aux États-Unis, ce sont maintenant deux logiques qui
s’affrontent autour du marché juteux de la protection des
infrastructures aéroportuaires civiles.

Lutte antimissile : stratégie financière


contre logique sécuritaire

Pour bien comprendre les enjeux de la surveillance des


zones situées aux alentours des aéroports, il est nécessaire de
connaître sommairement les caractéristiques des missiles anti-
aériens légers. Ils ont en général une portée de 4 à 5 kilomètres
et sont limités à une altitude maximale de 4 500 mètres. Un
avion civil ne se montre donc vulnérable que dans la phase de
décollage et lors de l’approche des pistes d’atterrissage. Durant
toutes les autres phases d’un vol commercial, les appareils
volent beaucoup trop haut pour être menacés. La probléma-
tique du contrôle des zones autour des aéroports civils se
limite donc à assurer la surveillance d’une frange de quelques
kilomètres autour des pistes.

1. Stephen Wright, « Al-Quaida Fanatics Working in Police (but they don’t


dare sack them) », The Daily Mail, 7 juillet 2007.

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Espions et terroristes

À Houston, de mémoire d’homme, les propriétaires de


chevaux limitrophes de l’aéroport ont toujours galopé pour
leur plaisir dans les bois entourant la clôture. Mais les
attentats du 11 septembre 2001 remettent en question cette
activité au demeurant anodine. Du jour au lendemain, le
George W. Bush Intercontinental Airport devient une zone
sensible, et les cavaliers sont déclarés persona non grata. Pour-
tant, Richard Vacar, directeur de l’aéroport et cavalier lui-
même, ne tarde pas à sympathiser avec ces cow-boys
modernes au tempérament frondeur. Il comprend leur exaspé-
ration et vient vers eux avec une solution. S’ils acceptent de
servir de sonnette d’alarme, alors on pourrait considérer qu’ils
exercent une fonction utile. Moyennant une enquête de sécu-
rité succincte, ils verraient leurs prérogatives rétablies le plus
officiellement du monde. Encore faut-il créer de toutes pièces
un cadre juridique légalisant ces dispositions : c’est ainsi que
les Houston Airport Rangers ont été mis sur pied.
D’emblée, l’initiative suscite l’adhésion des riverains. Dans
cette Amérique sudiste autrefois tentée par la sécession, les
images de l’effondrement des tours jumelles ont profondé-
ment choqué. Les Américains se sentent violés, meurtris. Et ils
ont peur, peur que Ben Laden et consorts recommencent ail-
leurs. Consubstantielle de l’American Way of Life, leur aspira-
tion à la sûreté a été bafouée. Cette sûreté, ils veulent se
l’approprier, comme si c’était là le seul moyen d’éviter de
revivre cela. « J’habite à un jet de pierre de l’aéroport côté
nord, à peu près à 3 miles. C’est donc mon intérêt que ces
zones soient sécurisées et patrouillées. » Jeannie Green est une
des 800 volontaires. Avec son cheval Cowboy, qui traîne
parfois difficilement ses 28 ans, elle est revenue à ses
anciennes amours : la randonnée équestre. Armés seulement
d’un téléphone portable, les membres des Houston Airport
Rangers patrouillent à nouveau la zone depuis
décembre 2003. Comme Jeannie Green, près de 70 % des
volontaires de l’unité sont des femmes dans la quarantaine.
Bientôt, les responsables du Nashville International Air-
port ont annoncé vouloir emboîter le pas. Ailleurs, des pro-
grammes adaptés à la géographie locale ont été initiés.

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Espions et terroristes

À Boston, la mer est dans le prolongement des pistes du


Logan International Airport. Souvent, au décollage, les avions
font lever les têtes des ramasseurs de palourdes peuplant les
berges. Désormais, ceux-ci subissent une enquête de sécurité,
portent un badge et arborent une veste distinctive. À titre
d’évaluation, certains d’entre eux se sont vu confier des télé-
phones portables équipés de récepteurs GPS. But : prévenir le
PC sécurité lorsqu’ils arrivent sur zone 1.
Reste le problème des aéroports d’importance secondaire.
En décembre 2005, leur sécurité émeut les autorités britan-
niques. Pensez-donc : la liste qui définit les priorités est vieille
de quarante ans et ne tient pas compte de l’augmentation du
volume du trafic. Voyant transiter 9 millions de passagers par
an, l’aéroport de Luton n’est pas inscrit sur la liste en ques-
tion. Alors que la plupart des autres aéroports comptent uni-
quement sur les flics locaux que l’on appelle et qui se
dérangent ou pas, à Luton les autorités ont décidé de mettre
la main à la poche. Car la présence policière permanente a un
coût : 400 000 livres (près de 600 000 euros) par an 2. Pour
diminuer la facture, les États-Unis font une fois encore appel
à la population. Les autorités comptent avant tout sur la coo-
pération des 385 000 membres de l’Aircraft Owners and Pilots
Association dont la vigilance a été organisée et encadrée sous
l’égide du programme « Airport Watch ».
Encore n’est-ce là que la partie émergée de l’iceberg. Les
barbouzes ne pouvaient rester à l’écart de cette tendance
lourde. Le Federal Bureau of Investigation ou FBI a donc reçu
le feu vert pour étendre son réseau d’informateurs ; il s’est vu
pour cela accorder des crédits à hauteur de 22 millions de
dollars (environ 16 millions d’euros). Cette somme servira bien
entendu à rétribuer les « balances », mais aussi à mettre en
place un réseau d’ordinateurs capables de gérer les informa-
tions acquises. La capacité des machines devra être suffisante

1. Sylvia Moreno, « Airport Rangers Ride to the Rescue », The Washington


Post, 26 mars 2006.
2. Stewart Tendler, « “Appaling” Lapse Leaves Big Airports Unguarded »,
The Times, 29 décembre 2005.

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Espions et terroristes

pour prendre en compte pas moins de 15 000 sources de ren-


seignement humain. Mais les agents spéciaux du FBI ne sont
pas entraînés à manipuler des individus. Qu’à cela ne tienne :
un stage spécifique dénommé « Source Targeting and Develop-
ment » a été mis en place avec l’aide de la Central Intelligence
Agency, de la Defense Intelligence Agency et de consultants
ayant appartenu à la… sdientst Staatssicherheit (service de la
sûreté intérieur de l’État) est-allemand, plus connu sous l’abré-
viation de Stasi. Trois anciens officiers du service qui s’étaient
réfugiés en Russie ont accepté les propositions généreuses du
FBI. L’un d’eux forme aujourd’hui les officiers du Bureau à
Fort Lauderdale, en Floride. En quoi la sécurité d’État d’un
ancien pays communiste les intéresse-t-elle ? Très probable-
ment pour ses aptitudes à mettre en place un maillage serré de
« correspondants » au sein de la société civile 1.
Les diverses expériences américaines ont inspiré les Cana-
diens. La gendarmerie royale fait participer les « guetteurs »
(spotters, en anglais) à la surveillance de certains aéroports. En
moyenne, ces passionnés de l’aviation fréquentent cinq fois
par semaine leurs « zones de chasse » ; certains s’y rendent
jusqu’à trois fois par jour. Or les informations ainsi glanées
par les services de sécurité canadiens ne sont pas dénuées de
valeur : nombre de guetteurs « sont d’anciens militaires, des
militaires à la retraite, des étudiants et des pilotes. […] Ils
connaissent très bien la disposition du périmètre de l’aéroport
[…] Ils sont généralement équipés de jumelles, d’un horaire
des vols, d’un récepteur à balayage de fréquence et d’un télé-
phone cellulaire. […] Parmi eux : un ancien conservateur du
Musée national de l’aviation, deux anciens combattants du
1er bataillon canadien de parachutistes, des élèves pilotes, des
anciens sous-officiers de l’aviation royale du Canada 2 ».

1. Justin Rood, « FBI Proposes Building Network of U.S. Informants »,


http://blogs.abcnews.com/theblotter/, 25 juillet 2007 ; « Les États-Unis embau-
chent des anciens de la Stasi est-allemande pour améliorer leur espionnage de la
société états-unienne », IES News Service, mars 2002.
2. « Meilleures pratiques de la GRC – Services fédéraux – Surveillance aéro-
portuaire et participation des “guetteurs” », http://www.rcmp-learning.org/best-
docs/francais/fsd/enforcement/airport.htm, visité le 30 mars 2006.

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Espions et terroristes

Originale, une initiative des autorités thaïlandaises a le


mérite du pragmatisme. On l’a vu en début de paragraphe : la
menace se limite à une frange de quelques kilomètres autour
des pistes. Or quelle est la corporation la plus représentée en
permanence autour du Bangkok International Airport ? Celle
des chauffeurs de taxi, bien entendu. C’est la raison pour
laquelle la police a convoqué 5 000 d’entre eux à des séances
d’édification. Lors de ces séances, ils ont manipulé de véri-
tables missiles antiaériens légers. Ils savent désormais très exac-
tement ce qui doit éveiller leur suspicion. Il ne restait plus
qu’à leur fournir un numéro de téléphone pour répercuter
l’alerte.
Cette approche humaine est complémentaire d’une autre
approche quant à elle plus technologique. Encore convient-il
de savoir jusqu’où aller en matière de gros sous. Pressentant
qu’il y a là un marché à leur mesure, les sociétés d’armement
se ruent dans la brèche. Leur première approche consiste à
équiper les avions civils des mêmes systèmes qui sont montés
sur les appareils militaires. Les missiles antiaériens légers sont
tous guidés de la même manière : leur autodirecteur infra-
rouge « s’accroche » sur la chaleur émise par les réacteurs de
l’avion. Pour affoler cet autodirecteur infrarouge, le fin du fin
technologique consiste à utiliser un rayon laser : c’est le sys-
tème Large Aircraft IR Countermeasures conçu par la société
américaine Northrop Grumman. Mais ce type de système est
commercialisé à un prix défiant toute concurrence : environ
3 millions de dollars l’unité. À Washington, la Federal Avia-
tion Administration a ainsi calculé qu’équiper les 6 000 avions
civils volant sous la bannière de l’Oncle Sam pourrait coûter
18 milliards de dollars. Une aubaine pour les actionnaires
– mais un terrible fardeau pour les passagers – voire pour le
contribuable. Alors le complexe militaro-industriel a revu ses
prix à la baisse. Un organisme de recherche technologique
dépendant du Pentagone a initié un programme dans ce sens,
c’est l’Affordable Laser Infrared Survivability System, le mot
affordable signifiant fort opportunément « bon marché ». But :
descendre jusqu’à un coût unitaire de 500 000, voire de
100 000 dollars. Seule la compagnie israélienne El Al a décidé

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Espions et terroristes

d’équiper ses avions civils avec un système de ce genre. Pour-


tant simplifié à l’extrême, il n’en coûte pas moins d’un peu
plus de un million de dollars l’exemplaire.
Malheureusement, cette approche présente au moins une
autre faille. Parlez-en à tout pilote de jet militaire : la seule
mise en œuvre d’un système d’autodéfense est insuffisante.
Éviter un missile antiaérien léger n’est possible qu’en ayant
recours à une combinaison de contre-mesures incluant des
manœuvres évasives, surtout si l’on a affaire à des attaques
saturantes menées simultanément par plusieurs missiles. Est-il
concevable de voir un avion transportant plusieurs centaines
de passagers effectuer des acrobaties pour « décrocher » l’auto-
directeur d’un missile à guidage infrarouge ? À l’évidence,
non. Les sociétés d’armement sont donc contraintes de revoir
leurs copies et de trouver des moyens à la fois plus efficaces
et moins onéreux. Retour à la case départ : les ingénieurs ne
se consacrent plus à la promotion de systèmes de défense indi-
viduelle pour chaque avion mais reviennent à une concep-
tion de défense de zone. Une étude examine l’opportunité
d’utiliser des avions sans pilote pour patrouiller dans l’espace
aérien au-dessus des aéroports. Équipés d’armes à rayonne-
ment d’énergie, laser ou micro-ondes, ces drones pourraient
griller l’électronique des missiles avant que ceux-ci
n’atteignent leur cible 1. Le bureau d’études de General
Dynamics planche sur un autre projet, celui d’un armement
antimissile basé au sol : c’est le Counter Man-Portable Air
Defense System. Le CMAPS est constitué d’un réseau de
détecteurs relié à un émetteur infrarouge. Les détecteurs repè-
rent la chaleur émise par le moteur-fusée du missile antiaérien
léger, et l’émetteur IR brouille son autodirecteur.
Sans être d’une gravité extrême, la menace existe en
France. « Deux missiles sol-air de fabrication soviétique, de
type SAM 18, importés en Europe, restent introuvables.
Acquises en 2002 par un groupe d’islamistes français et algé-
riens auprès de la mafia tchétchène, ces armes sont au centre

1. « Las Vegas Airport on List for Studying Counter-Terror System », Asso-


ciated Press, 3 juin 2007.

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Espions et terroristes

d’un projet terroriste visant à abattre un avion civil à proxi-


mité d’un aéroport de l’Hexagone. 1 » Nul ne sait si ces mis-
siles ont quitté la France pour un autre pays d’Europe.
Lorsque, en Grande-Bretagne, au mois de février 2003, les
pistes de l’aéroport de Heathrow sont fermées, des informa-
tions détenues par le MI5 évoquent des missiles antiaériens
légers venus du continent. En juin 2006, un camion est inter-
cepté à Calais. Dans la remorque, les douaniers ont la surprise
de découvrir un missile 2. Certes, la description ne corres-
pond pas à celle d’un engin antiaérien léger, et les autorités
insistent : l’incident n’est pas considéré comme ayant une
connotation terroriste. Mais alors, qu’est-ce que ce missile fait
à Calais ? Curieusement, à l’époque, les Britanniques s’inté-
ressent aux missiles russes depuis plusieurs mois déjà. Au
point d’en acheter plusieurs douzaines afin de mieux évaluer
la menace. Bien que connaissant le type des engins antiaériens
légers achetés, la rédaction du Telegraph obtempère à l’injonc-
tion des autorités : elle ne publie pas l’information. Les armes
sont soumises à des essais suivis à la loupe par tout ce que le
Ministry of Defence compte en matière de scientifiques. Leur
conclusion est sans appel : il s’agit là de l’arme idéale pour les
terroristes 3. Espérons ne pas avoir à le constater trop souvent.
Ni, en ce qui nous concerne nous, Français, trop vite.

1. Jean Chichizola, « Menaces islamistes contre les avions en Europe »,


Le Figaro, 28 octobre 2005.
2. « Missile Discovered in Truck at Calais », www.itv.com, 2 juin 2006.
3. Thomas Harding, « Britain Buys Russian Surface-to-Air Missiles in Fight
Against Terrorism », The Telegraph, 13 décembre 2005.

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Menace terroriste sous les mers

La situation est grave : il s’agit de l’une des pires crises ter-


roristes que le monde occidental ait eu à affronter. Des
membres de la secte japonaise Aum Shinrikyo ont acquis un
sous-marin de poche nord-coréen et l’ont bourré d’explosifs.
Ils ont l’intention de faire détoner l’ensemble à la verticale du
tunnel de Seikan reliant les îles japonaises de Hokkaido et de
Honshu. Vous êtes le capitaine de la frégate américaine FFG51
Gary, et ces informations vous ont été transmises par un mes-
sage flash ultrasecret émanant des services de renseignements
japonais. L’état-major de l’US Navy vous a de son côté
transmis un autre message dénué d’ambiguïté : vous avez
l’ordre de coopérer pleinement avec Tokyo. Vous devez
retrouver et intercepter le submersible par tous les moyens. La
vie de milliers de gens en dépend.

Sous-marins à vendre au plus offrant

Fort heureusement, tout ceci n’est que le scénario d’un jeu


vidéo développé par la société Sonalysts Combat Simulations.
Un scénario qui pourrait cependant devenir réalité. Car il est
à la portée d’un mouvement terroriste. Seule condition : dis-
poser d’une puissance financière suffisante pour acheter un
submersible ou le construire. Hypothèse novatrice, loufoque
voire grotesque ? Rien de tout cela. « Le lecteur ne doit pas

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Espions et terroristes

imaginer pourtant que les terroristes actuels soient plus scien-


tifiques, rigoureux ou imaginatifs que ceux du XIXe siècle. En
réalité, ces derniers créèrent quasiment tout : selon
W. Laqueur, qui ne donne pas plus de détails, un sous-marin
torpilleur fut même construit par la diaspora irlandaise à New
York pour des actes terroristes anti-anglais, mais ne fut jamais
utilisé ! 1 »
Dès lors que l’on évoque la possibilité d’acquérir un tel
bâtiment, l’une des pistes qu’il apparaît intéressant de suivre
est celle de l’ex-Union soviétique. Même s’il ne s’agit pas
stricto sensu de terrorisme, un cas a fait la une des gazettes. À la
fin des années 1990, le cartel de Cali décide d’acheter un sous-
marin Diesel ex-soviétique de classe Tango rouillant le long
d’une jetée à Kronstadt après avoir été réformé. But : s’en
servir pour convoyer en toute discrétion la cocaïne par cen-
taines de tonnes entre la Colombie et la Californie. Rou-
blards, les barons de la drogue négocient pied à pied : de neuf
millions de dollars, le prix descend finalement à cinq mil-
lions. Avec, en prime, la mise à disposition d’un équipage de
20 sous-mariniers expérimentés pour une durée de un an.
Finalement, la vente échoue pour des raisons obscures. Les
tractations sont cependant très près d’aboutir : elles impli-
quent en particulier un amiral ex-soviétique se faisant fort
d’armer le bâtiment sous couvert de recherches océanogra-
phiques.
Des mouvements terroristes tels qu’al-Quaida ou Aum
Shinrikyo ont-ils une puissance financière suffisante pour
s’offrir un tel « jouet » ? En ce qui concerne les thuriféraires de
Ben Laden, sans doute oui. Le niveau des sommes évoquées
rappelle furieusement les montants cités pour l’hypothétique
acquisition d’une arme nucléaire miniaturisée également ex-
soviétique. Le cas d’Aum Shinrikyo est encore plus convain-
cant. Tant et si bien que l’on comprend vite pourquoi la secte
a été choisie pour jouer le rôle du méchant dans le jeu vidéo
de Sonalysts Combat Simulations.

1. Jean-Luc Marret, Techniques du terrorisme, Presses universitaires de France,


Paris, 2002, p. 70.

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Espions et terroristes

Premier constat : les disciples de Shoko Asahara avaient


l’habitude de faire leurs emplettes en Russie, où ils dispo-
saient de contacts fiables et influents. Alors qu’il tient les
fonctions de secrétaire du Conseil de sécurité national, Oleg
Lobov fait en sorte que la secte bénéficie à Moscou d’un trai-
tement style VIP. Un immeuble situé à un jet de pierre du
Kremlin est mis à sa disposition. Hayakawa Kiyohide, du
« ministère de la construction » de la secte, est admis à
s’entraîner avec la crème des unités spéciales russes. Il en pro-
fite pour faire ses emplettes : un hélicoptère Mi-17 vient fort à
propos donner des ailes aux ambitions militaires d’Aum Shin-
rikyo. Mieux : des fichiers informatiques saisis par les autorités
judiciaires japonaises évoquent par ailleurs des négociations
pour l’acquisition de chars T-72, de détecteurs de substances
chimiques, d’un chasseur-bombardier supersonique MiG-29 et
même, excusez du peu, d’un sous-marin nucléaire. Nous y
voilà.
Deuxième constat : même après que l’attentat au gaz sarin
dans le métro en 1995 eut provoqué un branle-bas généralisé
des organismes de sécurité japonais, la secte n’en a pas moins
survécu. Au prix, il est vrai, d’une mutation drastique. Suivant
l’affaire de très près, le service de contre-espionnage Koanchô
a, en 2004, identifié pas moins de six sectes directement issues
d’Aum Shinrikyo et jugées dangereuses. Du reste, le procès de
Shoko Asahara fait pudiquement l’impasse sur le problème de
l’infiltration des forces d’autodéfense japonaises par les ser-
vices d’action clandestine de la secte. Telle une hydre dont la
tête repousse après avoir été coupée, Aum Shinrikyo semble
donc avoir conservé une certaine capacité de nuisance.
Raviver les contacts russes ne devrait pas, pour un
« ancien » disciple du gourou déchu, être une tâche insurmon-
table. Et les offres de submersibles se multiplient. Le vent de
l’histoire ayant précipité les Soviets dans la fosse commune du
temps, tout s’achète et se vend désormais du côté de l’Oural.
Justement : au moins deux sous-marins de poche Piranya
immatriculés MS-520 et MS-521 (MS pour Mali Spetzialnoye,
soit « petits spéciaux ») n’en finissent pas de rouiller le long
d’un quai anonyme à Saint-Pétersbourg. Ces submersibles de

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Espions et terroristes

petites dimensions sont capables de plonger jusqu’à


200 mètres de profondeur. Ils ont une autonomie de
1 000 nautiques (1 852 kilomètres) en surface et de 130 nau-
tiques (240 kilomètres) en plongée grâce à une pile à combus-
tible. Ces systèmes ingénieux utilisent de l’oxygène stocké
sous forme liquide et le combinent avec de l’hydrogène égale-
ment stocké dans un réservoir pour produire de l’électricité.
C’est le processus exactement inverse à celui de l’électrolyse
de l’eau, que tout potache a un jour laborieusement expéri-
menté au lycée.
Les Mali Spetzialnoye ne sont pas les seuls sur le marché :
d’autres gloires déchues sont désormais aux enchères. Pour ne
citer qu’elle, la société Yugoimport-SDPR cherchait désespéré-
ment, au moment où ces lignes étaient écrites, à solder
quelques sous-marins de poche type 911 (18,8 mètres de lon-
gueur) qui lui restaient sur les bras.

Des submersibles qui prolifèrent

Deuxième piste soulevée par Sonalysts Combat Simula-


tions : celle de la Corée du Nord. Bien vu : les ingénieurs de
Pyongyang ont une grande expérience en matière de sous-
marins de poche spécifiquement conçus pour déposer discrè-
tement des agents clandestins sur une côte ennemie. Citons
par exemple les classes Sang-O (34 mètres de longueur) et
Yugo (22 mètres de longueur, 70 tonnes de déplacement).
Ainsi dénommé parce qu’étant la copie conforme d’un sub-
mersible d’origine yougoslave, ce dernier est maintenant en
service dans la marine sud-coréenne. Saisi par Séoul après
qu’une tentative d’infiltration nord-coréenne a mal tourné, un
exemplaire transfuge du bateau endosse désormais l’uniforme
de l’ennemi lors des exercices de guerre anti-sous-marine.
Au passage, cette saisie s’est révélée être une aubaine pour
les services de renseignements, qui ont pu examiner le sous-
marin à loisir. Surprise : les ingénieurs nord-coréens ont, pour
le concevoir, littéralement pillé la technologie étrangère.
Environ 21 % des pièces, et pas des moindres, sont d’origine

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Espions et terroristes

japonaise. C’est notamment le cas de la jauge de profondeur


ainsi que du récepteur de navigation satellitaire GPS, tous
deux acquis auprès de la société Furuno Electric Company.
Ou encore du système de caméra vidéo permettant d’enregis-
trer des images de la surface à travers le périscope, lequel sys-
tème porte la marque Canon Incorporated.
Mais revenons aux sous-marins eux-mêmes. En Corée du
Nord, il existe un autre engin qui pose problème ; il est réfé-
rencé sous la désignation absconse de Cluster Osprey. Une de
ses caractéristiques en ferait une arme redoutable entre les
mains d’un kamikaze subaquatique : ce n’est ni plus ni moins
qu’un clone entre une vedette rapide et un sous-marin de
poche. Ayant une longueur de 12,8 mètres, le Cluster Osprey
est donc à la fois capable de croiser à 40-50 nœuds (entre 74
et 93 kilomètres-heure) en surface et à 4-6 nœuds (entre 7,4 et
11,1 kilomètres-heure) en plongée. Avec ce genre d’embarca-
tion hybride, il devient possible d’approcher très vite de la
cible puis de se dissimuler sous les eaux juste avant de frapper.
Or certaines versions du Cluster Osprey seraient disponibles
à l’export. Quand on sait à quel point le gouvernement nord-
coréen est avide de devises fortes et dénué de scrupules
lorsqu’il s’agit d’en obtenir…
Voilà pour ces navires très spéciaux « made in Corée du
Nord ». Mais qu’en est-il des spécialistes capables de les mettre
en œuvre ou à tout le moins d’y entraîner des individus
animés de mauvaises intentions ?
Nous avons vu qu’un sous-marin de poche Yugo était
maintenant en service dans la marine sud-coréenne. En une
autre occasion, c’est un Sang-O nord-coréen en maraude qui
vient s’échouer à quelques encablures des côtes du frère
ennemi. Lors d’une gigantesque chasse à l’homme, tous les
marins de l’équipage périssent sauf un timonier dénommé Lee
Kwang-soo. Capturé, il accepte de se défroquer pour endosser
l’uniforme de l’adversaire héréditaire et devient instructeur
dans la marine sud-coréenne.
Plus généralement, les forces armées nord-coréennes sont
en pleine déliquescence, et les désertions se multiplient. On
cite ainsi le cas d’un capitaine sous-marinier passé au sud fin

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Espions et terroristes

2002. Ou encore celui d’une délégation comprenant une


demi-douzaine d’officiers responsables des acquisitions qui
profitèrent d’un séjour en République populaire de Chine
pour demander l’asile politique. Toujours à l’affût d’un scoop
retentissant, les médias capitalistes ne se privent pas de
caresser le lecteur dans le sens du poil en ouvrant leurs
colonnes à ces défroqués d’un nouveau genre. En
octobre 2006, un article du Sunday Times mentionne ainsi la
désertion de Lim Chun-yong, ex-officier des forces spéciales
nord-coréennes. Celui-ci affirme dans les pages du journal bri-
tannique qu’il existe dans son pays d’origine quatre à cinq
groupes de résistance armée opérant à la frontière chinoise. Au
mois de décembre 2005, le China Post avait ouvert la voie. Sur
cinq colonnes à la une, le canard déchaîné avait publié in
extenso une diatribe lancée à la face de Pyongyang par neuf
anciens soldats des forces spéciales nordistes ayant fait
défection.
Autre piste : l’Iran. Les mollahs ont fait savoir que leurs
ingénieurs produisent désormais des petits sous-marins de
combat côtier conçus pour poser des mines ou pour infiltrer
des commandos. Quatre bâtiments avaient été construits en
décembre 2006, deux d’entre eux ayant été à cette même
époque déclarés opérationnels. Manœuvrés par un équipage
de deux hommes et pouvant emporter trois nageurs de
combat, ces submersibles ont été développés grâce à une aide
technologique nord-coréenne. Vues d’Occident, les ambi-
tions technologiques iraniennes apparaissent préoccupantes.
N’oublions pas en effet que le missile C-802 ayant été utilisé
par le Hezbollah pour attaquer le 14 juillet 2006 un navire
israélien croisant au large de Beyrouth était d’origine ira-
nienne. Après avoir livré un missile aussi sophistiqué au mou-
vement terroriste chiite libanais, qui peut dire si Téhéran ne
sera pas, un jour prochain, également tenté de livrer un sous-
marin de poche ? Peut-être est-ce déjà fait, nous allons y
revenir.
Mentionnons d’autre part la possibilité pour les terroristes
de mettre la main sur un sous-marin « de tourisme » : eh oui,
cela existe. Pour ne citer qu’elle, la société américaine

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Espions et terroristes

US Submarines en commercialise. Ils peuvent aussi s’appro-


prier un de ces submersibles de petites dimensions habituelle-
ment utilisés pour des tâches d’exploration océanographique.
Les engins de tourisme ne sont pas dénués d’avantages : silen-
cieux (motorisation électrique et évolutions à basse vitesse), ils
sont également endurants (capables d’effectuer de nombreuses
rotations avant recharge des batteries) et peuvent emporter
une bonne charge utile.
En la matière, Hervé Jaubert en connaît un rayon. Après
un passage par la DGSE, les services secrets français, cet
ancien officier de marine s’est mis en tête de développer puis
de commercialiser des petits submersibles civils. Il s’est tout
d’abord installé aux États-Unis. Las ! Le 11 septembre 2001
sonne le glas de ses ambitions. Effrayées par une éventuelle
utilisation terroriste de ses joujoux, les autorités américaines
s’acharnent à lui refuser toute licence d’exportation. Pour
résoudre le problème, Hervé Jaubert décide de s’expatrier une
seconde fois. Direction : Dubai. Bonne pioche : aujourd’hui,
Exomos, sa société, est prospère. Utiliser un de ses sous-
marins à des fins terroristes ? Hervé Jaubert balaye cette hypo-
thèse d’un revers de manche. « Que je sache, ce sont plutôt
des voitures qui sont utilisées à des fins terroristes. Mes sous-
marins sont au contraire idéaux pour la police, qui a besoin de
patrouiller discrètement dans les ports et les eaux peu pro-
fondes près des côtes 1. » Mais cet avis péremptoire est sujet à
caution. L’homme fait son beurre du commerce des submer-
sibles : professer un avis contraire reviendrait pour lui à se tirer
une balle dans le pied. La question reste donc posée : cer-
tains organismes terroristes se sont-ils dotés de sous-marins de
poche ?
En ce qui concerne le Hezbollah, ce serait chose faite.
Selon l’édition anglaise du journal en langue arabe Asharq
Alawsat, l’organisation terroriste chiite a mis sur pied une
unité de sous-marins ainsi qu’une unité de commandos

1. Léna Lutaud, « Sous-marins de poche pour cheikhs riches », lefigaro.fr,


15 mars 2006.

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Espions et terroristes

navals 1. À l’heure où ces lignes sont écrites, ceux-ci se conten-


tent de s’entraîner avec des navires rapides d’origine chinoise.
Tout ce beau monde aurait bénéficié d’une formation
conduite par les forces spéciales iraniennes. Tiens donc…
Les suivants sur la liste sont le Liberation Tigers of Tamil
Eelam (LTTE) sri lankais ainsi que le Moro Islamic Liberation
Front (MILF) opérant aux Philippines. Des documents saisis
par les forces gouvernementales dans un repère du MILF révè-
lent son goût immodéré pour les engins submersibles légers.
Ghadzali Jaafar, gourou politique de l’organisme terroriste,
signe de sa main en juin 1999 un mémo mentionnant un tel
engin comme « un système d’arme disponible. […] Une bro-
chure décrivant le sous-marin de poche a été trouvée. La bro-
chure prétend décrire un submersible de 13,7 mètres de
longueur pouvant embarquer six personnes dont deux nageurs
de combat 2 ». Le submersible aurait – le conditionnel reste de
rigueur – été commandé à la Corée du Nord et partiellement
payé. Cependant, sur l’insistance de Washington, Pyongyang
aurait finalement décidé d’annuler la livraison. L’histoire ne
dit pas ce que serait devenu le million de dollars versé par les
comptables du MILF…
Le LTTE, maintenant. Journaliste au profit de l’Indepen-
dent Television Network, Ian Williams rapporte de ses péré-
grinations dans le Sud-Est asiatique un film sur ce qui apparaît
être un chantier naval des Sea Tigers, branche « marine »
de l’organisme indépendantiste ou terroriste, c’est selon.
Qu’est-ce que montre ce film ? « Un sous-marin de poche de
10 mètres de longueur à moitié construit en deux parties, à
savoir la coque et la poupe. Le sous-marin fut également décrit
comme un submersible miniature utilisable pour observer
la vie marine 3. » N’en disons pas plus pour l’instant : nous

1. Ali Nouri Zadeh, « Iranian Officer : Hezbollah Has a Commando Naval


Unit », Asharq Alawsat, 29 juillet 2006.
2. K. B. Sherman, « Small Submarines Increasingly Appeal to Terrorists, Cri-
minals », http://www.navlog.org/terror_subs.html, 2003.
3. « Major General Ashok K Mehta (Retd) on the LTTE’s Thailand Connec-
tion », rediff.com, 21 septembre 2000.

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Espions et terroristes

n’allons pas tarder à revenir sur cette affaire. Elle concerne en


premier lieu la possibilité pour les terroristes de « bricoler »
leur propre engin. Voyons de quoi il retourne.

Bricoler un sous-marin : pas si difficile que cela !

La Toile se révèle être un outil d’investigation produisant


occasionnellement des résultats très surprenants. Comme
cette photo d’un sous-marin de poche construit avec les
moyens du bord dans le garage d’un pavillon d’une banlieue
anonyme. L’engin semble avoir été bâti à partir d’un réser-
voir de gaz domestique auquel on se serait contenté de souder
à angle droit un sas d’embarquement ; çà et là, des hublots
ont été greffés. Or, Internet n’est pas avare de photos de ce
genre : certains sites spécialisés offrent des conseils, voire des
plans aux passionnés désirant construire leur propre sous-
marin privé. D’où cette interrogation inquiétante : ce qu’un
bricoleur du dimanche peut faire, pourquoi un terroriste ne le
pourrait-il pas ? Serait-ce une tâche insurmontable que de
transformer l’un de ces jouets en engin de mort à vocation sui-
cidaire ? Mais si le sous-marinier terroriste kamikaze est un
concept qui relève encore – pour l’instant – du fantasme, le
bricolage de submersible est en revanche un sport régulière-
ment pratiqué par les trafiquants de stupéfiants.
« La police colombienne a trouvé un sous-marin à demi
construit dans un entrepôt de la banlieue de la capitale,
Bogotá. Le général Luis Ernesto Gilibert, chef de la police, a
déclaré que des documents russes avaient été trouvés à proxi-
mité du submersible 1. » L’affaire est d’importance, puisque le
bâtiment, une fois achevé, aurait mesuré un peu plus de
30 mètres de longueur. Capacité d’emport : jusqu’à
200 tonnes de cocaïne. Et les barons de la drogue colom-
biens n’en étaient pas à leur coup d’essai : en 1997, deux sous-
marins miniatures sont saisis au large du port caribéen de

1. « Police Find Submarine Built by Drug Cartel », hispanicvista.com, 8 sep-


tembre 2000.

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Espions et terroristes

Santa Maria 1. Ces revers n’apparaissent pas avoir entamé leur


détermination à se doter de ce type d’engin : les enquêteurs
colombiens découvrent en mars 2005 un autre sous-marin
avec une coque en fibre de verre. Il est presque achevé lorsque
la police met la main dessus à Tumaco, ville située sur la côte
de l’océan Pacifique à 600 kilomètres au sud-ouest de
Bogotá 2.
Ces derniers temps, les apparitions de sous-marins cri-
minels ont eu une fâcheuse propension à se multiplier. Deux
exemples sont emblématiques de cette sinistre tendance.
Le premier est une première. Autrefois, ces engins spécia-
lisés dans le transport de la neige avaient le bon goût de
n’apparaître qu’en Amérique du Sud. Du moins jusqu’en
août 2006. Ce mois-là, ce sont des gabelous de la garde civile
espagnole qui ont la surprise de retrouver un de ces submer-
sibles échoué à quelques encablures de Vigo, sur la côte gali-
cienne de la péninsule Ibérique, juste au-dessus de la frontière
portugaise. Relativement évolué sur le plan technologique, il
est équipé de deux moteurs électriques ainsi que d’un moteur
à explosion. Celui-ci peut fonctionner en plongée grâce à un
schnorkel rudimentaire de 3 mètres de longueur permettant
de l’alimenter en air frais. Sa coque de 11 mètres en acier ren-
ferme un réservoir de 4 400 litres de carburant conférant au
submersible une autonomie plus que respectable. Enfin, un
système de communication radio permet au seul membre
d’équipage de rester en liaison constante avec un voilier de
soutien.
Second exemple. En novembre 2006, les autorités du
Costa Rica arraisonnent un submersible bricolé au large du
parc national de Blanco. Outre 2,7 tonnes de cocaïne, quatre
« sous-mariniers » ont embarqué sur ce navire de bric et de
broc. Et c’est là que le bât blesse : pourquoi quatre membres
d’équipage ? Pourquoi pas un seul ? Car c’est évident : multi-
plier le nombre de passagers, c’est réduire la place pour embar-
quer de la drogue. Le mystère s’épaissit lorsque l’on sait que

1. Ibid.
2. « Cocaine Submarine Bust », Associated Press, 26 mars 2005.

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Espions et terroristes

l’un de ces quatre individus est de nationalité sri lankaise…


Que fait-il dans cette galère si loin de chez lui ? Est-ce un
hasard si le LTTE, organisme terroriste connu pour ses apti-
tudes navales, est lui aussi sri lankais ?
Et c’est là que l’on reparle du scoop d’Ian Williams,
reporter travaillant au profit de l’Independent Television Net-
work. Une autre source fait état de l’existence du même chan-
tier naval clandestin du LTTE. « Les autorités thaïlandaises
ont découvert un sous-marin de poche à moitié achevé […]
dans un chantier naval privé sur l’île de Silae au large des côtes
de la Thaïlande […]. Les forces de sécurité ont saisi le bâti-
ment de 10 mètres de longueur capable d’emporter deux ou
trois personnes après avoir arrêté un Européen à Bangkok en
avril. […] suspecté d’être un sympathisant du LTTE, l’indi-
vidu était en possession de systèmes radar et sonar probable-
ment destinés à la construction du sous-marin en question 1. »
En cette occasion, l’utilisation de ce submersible à des fins ter-
roristes par attaque suicide ne manqua pas d’être évoquée.
Contre quelle cible ?

Submersible miniature, attaque suicide et pétrole :


un triptyque infernal

Un bâtiment de guerre battant pavillon de l’US Navy


ferait un bon symbole dans le cadre d’un remake subaqua-
tique de l’attentat contre l’USS Cole. Comme de fait, la marine
américaine n’a, ces dernières années, nullement fait mystère
de la dégradation de ses capacités en matière de détection des
sous-marins. Mais les stratèges de Washington ont depuis ima-
giné des mesures correctives. Parmi celles-ci, il en est une, ori-
ginale. N’ayant plus de submersible Diesel moderne, les
amiraux américains sont allés jusqu’à louer à la marine sué-
doise un tel bâtiment de dernière génération. But : entraîner
les « oreilles d’or » de l’US Navy à le détecter.

1. « Thai Security Stumbles on a Midget Submarine Being Built for LTTE »,


Current Affairs Sri Lanka, 3 juin 2000.

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Espions et terroristes

Alors, la marine américaine est-elle maintenant capable de


repérer les sous-marins s’aventurant trop près de ses précieux
navires ? Non, si l’on en croit la mésaventure dont fut vic-
time dans le Pacifique en octobre 2006 le groupe aéronaval
centré autour du porte-avions USS Kitty Hawk. Au cours de ce
mois-là, en effet, un submersible chinois à propulsion Diesel
de classe Song fait brutalement surface à portée de tir du mas-
todonte, à moins de cinq nautiques, soit 9,26 kilomètres tout
de même. Le sous-marin n’aurait pas été repéré à temps par les
Américains, ce qui semble mal augurer des capacités de détec-
tion s’agissant d’un submersible de poche plus petit et en prin-
cipe plus silencieux. En l’occurrence, il s’agit cependant de
garder la tête froide. Au sein de la communauté des sous-mari-
niers de l’US Navy, c’est en effet une tout autre histoire qui
circule. Le submersible rouge aurait été suivi et pisté, mais le
Pentagone aurait refusé de le reconnaître pour ne pas donner
une quelconque indication quant aux caractéristiques de ses
moyens de repérage. On peut en outre se poser la question :
pourquoi le capitaine chinois a-t-il donné l’ordre de faire sur-
face ? Volonté d’humilier les Américains ? Erreur de juge-
ment de l’officier qui aurait mis par inadvertance ses batteries
à plat en poursuivant trop longtemps en plongée le porte-
avions de l’US Navy ? Problème technique à bord ? Ce qui
apparaissait de prime abord comme une démonstration pro-
bante se dégonfle finalement comme une baudruche. Reste la
question : est-il possible à un sous-marin terroriste kamikaze
bourré d’explosifs d’approcher suffisamment près d’un navire,
militaire ou civil, pour prétendre être dangereux ? Oui, sans
aucun doute.
« Mon travail concerne la prospection des frontières rési-
duelles, oubliées et non revendiquées, en bordure et à l’inté-
rieur des zones urbaines surdéveloppées […] Je suis intéressé
par les marginaux dans leur combat pour maintenir des
espaces indépendants au sein de sociétés omniprésentes, par
les tensions qui existent entre les individus d’une part et le
comportement sociétal d’autre part et enfin par les attitudes

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Espions et terroristes

conflictuelles contre le pouvoir institutionnel 1. » C’est ainsi


que se présente Duke Riley sur le site Internet qu’il entre-
tient. On le considère par défaut comme un artiste, mais, se
conformant en cela à son acte de foi, il est surtout connu pour
ses démêlés avec les autorités.
Les eaux bordant Brooklyn sont renommées pour leur
insalubrité ; il y flotte perpétuellement divers objets peu
ragoûtants. Pourtant, à bord du Queen Mary 2 accosté à la
jetée 41, tout n’est que luxe et volupté. Personne ne songerait
à briser le rêve en risquant un coup d’œil au-dessus du bastin-
gage, car le rêve et la fange ne font pas bon ménage. Personne
sauf le policier affecté au navire pour en assurer la sûreté. Et
ce qu’aperçoit dans l’eau le détective du New York Police
Department en ce matin du vendredi 3 août 2007 lui fait froid
dans le dos. Un canot pneumatique s’approche dangereuse-
ment de la proue du luxueux navire ; il n’en est plus qu’à une
soixantaine de mètres. La frêle embarcation tracte ce qui res-
semble à une sphère dont on peut imaginer qu’elle est bourrée
d’explosifs. Cela ressemble furieusement à l’attentat contre
l’USS Cole. Le sang de l’officier de police ne fait qu’un tour :
des terroristes ont le toupet d’attaquer son paquebot ! Très
vite, la sentinelle alerte les autorités, et c’est alors toute une
armada qui se rue sur place : trois navires de la sûreté por-
tuaire, un hélicoptère, les gardes-côtes et enfin un camion
transportant une équipe spécialisée dans la neutralisation des
engins explosifs improvisés. Entre-temps, le danger s’est pré-
cisé : l’étrange attelage s’est rapproché à moins de 25 mètres
de la coque.
Mais la montagne accouche d’une souris. Au lieu de terro-
ristes sanguinaires, les policiers arrêtent trois hommes dont
Duke Riley. Ce dernier avait passé quelques mois à bâtir une
réplique du premier sous-marin connu, la Tortue, construit en
1776 par David Bushnell afin d’attaquer les navires britan-
niques assurant le blocus du port de Boston. L’engin de 2007
a un diamètre de 2,43 mètres, est fait de contreplaqué et de

1. http://www.dukeriley.info/artistStatement.html, visité le 13 septembre


2007.

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Espions et terroristes

fibres de verre, le tout étant coiffé d’une écoutille. Finale-


ment, la seule sophistication de l’engin consiste à pouvoir
s’enfoncer ou faire surface grâce à des pompes capables de
transvaser l’eau entre un ballast et l’extérieur. Le mécanisme
était-il opérationnel ? Il est permis d’en douter. Du reste, pour
essayer leur « sous-marin », les trois compères ne trouvent pas
mieux que d’ajuster sa flottabilité au moyen de plomb et de
cailloux. Finalement, Duke Riley et ses deux acolytes sont mis
en examen aux chefs de violation de la zone de sécurité
autour du Queen Mary 2 et de navigation non-sécurisée 1…
Résumons : une mauvaise réplique d’un antique submersible
tracté par un canot pneumatique et manœuvré par un artiste
un peu bohème a pu, en plein jour et en surface, approcher à
moins de 25 mètres du gigantesque navire de croisière. Qui
peut croire alors que cela poserait le moindre problème à un
terroriste résolu opérant de nuit, sous la surface des flots avec
un engin un peu plus perfectionné ?
Surtout si l’objectif est, comme le Queen Mary 2, un navire
civil, c’est-à-dire une cible « molle » par opposition aux cibles
« dures » que constituent les bâtiments de guerre bardés de
détecteurs et désormais sur leurs gardes. Si l’on en croit une
étude 2 réalisée par la RAND Corporation, ferry et navires de
croisière sont être en première ligne. Pour ce qui est des ferry,
il n’est même pas indispensable d’avoir recours à un submer-
sible de poche. La logique financière vient ici au secours
des terroristes : l’heure d’immobilisation coûtant fort cher,
les véhicules embarqués ne sont que très sommairement
contrôlés s’ils le sont. Et s’attaquer à un ferry est relativement
peu coûteux. « L’attentat à la bombe en février 2004 contre le
Super Ferry 14 aux Philippines a coûté aux terroristes environ
300 dollars pour l’explosif. L’attaque a tué 116 passagers et en

1. « Homemade Submarine Found Near Queen Mary 2 », http://newsfeedre-


searcher.com/, 3 août 2007 ; Randy Kennedy, « The Artist, His Sub and the
Brooklyn Standoff », The New York Times, 4 août 2007.
2. « Maritime Terrorism : Threat, Consequences and Liability », RAND Cor-
poration.

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Espions et terroristes

a blessé plus de 300 1. » En revanche, si le but est de couler


purement et simplement le navire, la puissance d’un engin
explosif improvisé risque d’être insuffisante. Ce qui, du coup,
redonne de l’intérêt à l’utilisation d’un sous-marin de poche
kamikaze.
Divers avertissements indiquent que les ferry sont effecti-
vement dans la ligne de mire des terroristes. Selon les auto-
rités espagnoles, les Basques de l’ETA avaient imaginé de s’en
prendre au Pont-Aven, un navire assurant une liaison bihebdo-
madaire entre les ports de Plymouth (Grande-Bretagne) et San-
tander (Espagne). Le navire en question transporte jusqu’à
2 500 passager et 183 membres d’équipage. Le projet a été
éventé suite à l’arrestation d’un etarra (membre de l’ETA),
Aritz Arginzonic Zubiaurre 2. Aux États-Unis, le bureau local
du FBI de Seattle a publié à la fin du mois d’août 2007 la
photo de deux hommes dont la présence a été notée sur six
ferry : les Feds suspectent une opération de reconnaissance,
préalable indispensable au choix de la cible. Les individus ont
été observés en train de photographier non pas la faune, la
flore ou les jolies passagères, mais les panneaux étanches per-
mettant d’accéder aux locaux techniques réservés à l’équi-
page. Ils l’ont fait de manière si peu discrète qu’un employé
les a eux-mêmes photographiés 3…
Et puisque nous avons évoqué l’existence d’un jeu vidéo
au scénario emblématique, en voici un autre, originaire d’Iran
celui-là : Counter Strike invite ses fans à placer deux bombes
à bord d’un pétrolier afin de le couler et de rendre ainsi impra-
ticable le détroit d’Ormuz 4. Car méthaniers et autres pétro-
liers constituent également des cibles molles. Chargés à refus
de combustible, les volutes de fumée provoquées par leur

1. « Rand Cites Threats for Ferries, Cruise Ships », National Defense Magazine,
décembre 2006.
2. Edward Owen, « “Eta Plot to Bomb Plymouth Ferry Foiled” », The Tele-
graph, 12 juillet 2007.
3. James Gordon Meek, « FBI Seeks Pair in Possible Terror Surveillance »,
Mouth of the Potomac, 24 août 2007.
4. « Iran Video Game Offers Chance to Blow up US Tanker », Reuters,
30 septembre 2006.

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Espions et terroristes

incendie sont médiatiquement glamour, comme l’a montré


l’attentat contre le pétrolier Limburg en octobre 2002. Chaînes
de télévision et sites Internet se chargent du rôle peu relui-
sant de caisse de résonance médiatique propageant la terreur
urbi et orbi par images interposées. D’autre part, le jeu vidéo
Counter Strike met implicitement en exergue un autre avan-
tage présenté par ce type de cible molle : l’attaque d’un ou
mieux de plusieurs pétroliers ne manquerait pas de provo-
quer une sérieuse panique financière. Tensions sur les marchés
de l’énergie, renchérissement des biens et des services, krach
boursier ne seraient que quelques-unes des conséquences pré-
visibles. On peut aller jusqu’à imaginer un remake adapté du
scénario défini par Solomon Kane et Francis Martin dans leur
ouvrage Pirates et terroristes en mer d’Asie 1. Les auteurs y décri-
vent le blocage du fameux détroit de Malacca suite à plu-
sieurs attentats simultanés, en particulier l’attaque au moyen
de canots rapides opérant en surface d’un pétrolier géant
transportant 240 000 tonnes de fioul lourd. Le résultat ?
« Dans l’hypothèse où pareil acte de flibuste viendrait à se pro-
duire […], les retombées d’un blocus maritime du détroit le
plus fréquenté du globe (50 000 navires par an, parmi lesquels
8 000 pétroliers, gaziers et autres chimiquiers) seraient catas-
trophiques dans une économie aujourd’hui mondialisée 2. » Et
les auteurs de citer le chiffre de 178 milliards d’euros de pertes
financières pour la seule première journée suivant les attentats
sur les cinq places boursières d’Asie (Séoul, Shanghai, Sydney,
Taipei et Tokyo).
Éperonner volontairement un navire marchand au moyen
d’un sous-marin ne devrait pas poser trop de problèmes
puisque, même lorsque l’on ne le veut pas, cela se produit.
Un incident parmi d’autres : en début d’année 2007 en mer
d’Oman, un submersible américain entre en collision avec le
tanker japonais Mogamigawa armé par la société Kawasaki
Kisen Limited. En l’occurrence, les dégâts sont minimes, mais

1. Solomon Kane & Francis Martin, Pirates et terroristes en mer d’Asie, éditions
Autrement Frontières, Paris, 2005.
2. Ibid., p. 70.

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Espions et terroristes

qu’adviendrait-il en cas d’explosion ? S’il est difficile de


répondre précisément à cette question, les effets causés par
l’incendie d’un navire transportant du gaz liquéfié ont à tout
le moins fait l’objet d’un rapport du Government Accountabi-
lity Office américain 1. Les conclusions du rapport s’appuient
sur les précédentes études en la matière. Elles sont ainsi
formulées : en trente secondes d’exposition, toute personne
située à moins d’une distance variant entre 500 et
2 000 mètres selon les études serait irrémédiablement carbo-
nisée. Et, dans l’avenir, les terroristes ne risquent pas de se
trouver à court de cibles américaines. Ces dernières années
aux États-Unis, la part des importations de gaz naturel liquéfié
s’est en effet élevée à 3 % des besoins en la matière, mais cette
proportion devrait atteindre 17 % en 2030. En février 2007,
les compagnies spécialisées dans la fourniture d’énergie atten-
daient ainsi l’aval des autorités pour ériger pas moins de
32 nouveaux terminaux gaziers dans dix États et cinq zones
offshore.
Justement : prendre pour cible terroriste une installation
offshore règle du coup un problème, à savoir celui des remous
causés par les gigantesques hélices de navires non moins
gigantesques. La puissance de ces courants artificiels risque-
rait de mettre à mal un submersible de poche. Or, selon les
analystes de la RAND Corporation, il arrive à des magazines
spécialisés dans la plongée subaquatique de décrire de manière
très (trop ?) détaillée les fonds sous-marins autour de certaines
de ces installations offshore situées au large de la Californie.
Pour Xavier Maniguet, l’un des hommes de la Piscine 2
ayant participé au sabotage du Rainbow Warrior, les zones
offshore constituent bel et bien le talon d’Achille des infras-
tructures pétrolières. À Abu Dhabi, il s’agit principalement

1. GAO-07-316, « Maritime Security – Public Safety Consequences of a Ter-


rorist Attack on a Tanker Carrying Liquefied Natural Gas Need Clarification »,
Government Accountability Office, février 2007.
2. Surnom donné à la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), le
principal service de renseignements extérieurs français, parce que son siège pari-
sien est proche de la piscine Georges-Vallerey, dite « piscine des Tourelles »,
dans le 20e arrondissement.

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Espions et terroristes

des « deux bouées de chargement sur lesquelles s’amarraient


en pleine mer les tankers de 100 000 à 400 000 tonnes. […] Se
procurer les plans eût été facile mais d’aucun intérêt. En
revanche, savoir que ces bouées nécessitaient six mois pour
être construites et remorquées de Singapour et qu’il n’y en
avait pas de rechange signifiait qu’il suffisait d’un seul plon-
geur avec une embarcation rapide pour aller pétarder de nuit
les deux bouées en pleine mer, et bloquer ainsi un million de
barils par jour pendant six mois ou plus. Ces talons d’Achille
se situaient par 28 mètres de fond 1 ». Certes, ces observations
sont anciennes, mais, ainsi que le précise lui-même l’ex-bar-
bouze, les installations existent toujours. Il reste à espérer
qu’elles sont désormais protégées par un réseau de surveillance
efficace…

1. Xavier Maniguet, French Bomber – Enfin la vérité sur le Rainbow Warrior,


éditions Michalon, Paris, 2007, p. 27.

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La terreur biologique dans nos assiettes

« Un expert américain est en train d’enquêter sur un cas


d’empoisonnement par la nourriture en Thaïlande. L’expert a
été mandaté parce que la bactérie ayant causé l’empoisonne-
ment est d’un type entrant dans la composition d’armes biolo-
giques 1. » Finalement, il s’avérera que ce cas de botulisme a
une origine accidentelle. Il n’en provoquera pas moins une
mobilisation des États-Unis, de la Grande-Bretagne, du
Canada et de la Thaïlande. L’ampleur de la réaction est révé-
latrice d’une certaine nervosité de la part des autorités. Inci-
demment, l’affaire pointe du doigt la vulnérabilité du contenu
de nos assiettes et l’émotion que suscite sa manipulation. Or
il est très facile pour un terroriste d’exploiter cette vulnérabi-
lité-là. Avec un avantage déterminant : les conséquences sont
généralement hors de proportion avec la modestie des moyens
employés. D’autant que nous autres, Occidentaux, sommes
conditionnés dès le berceau : nous aspirons à une sécurité
totale. C’est un dû, un droit inaliénable, presque un héritage.
Pour l’homme de la rue, le lecteur, le téléspectateur, mainte-
nant l’internaute, ce n’est pas une obligation de moyens mais
une obligation de résultats. Cette pression populaire profite
aux assassins.

1. « Food Poisoning Investigated in Thailand », The Associated Press, 21 mars


2006.

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Espions et terroristes

La doctrine du un pour cent

Dans son ouvrage The One Percent Doctrine, Ron Suskin


rappelle que le vice-président Dick Cheney a dit et répété que
la guerre contre le terrorisme autorise de fait l’administration
Bush à agir comme bon lui semble sans même qu’elle ait pour
cela besoin de justifier ses actes au moyen de preuves ou d’une
analyse approfondie. L’auteur énonce ainsi le credo du nº 2
américain : « Même s’il n’y a que 1 % de probabilité pour que
l’inimaginable devienne réalité, alors nous devons agir comme
si c’était une certitude 1. » Placée face à un acte de terrorisme
alimentaire, il est surprenant de constater que l’opinion
publique réagit majoritairement en se conformant à la doc-
trine du 1 %. Sous la pression populaire, responsables poli-
tiques et commerciaux dégainent alors le sacro-saint principe
de précaution, arme miracle censée résoudre tous les pro-
blèmes. Quelles que soient par ailleurs ses motivations, tout
terroriste désœuvré trouve là matière à occuper ses longues
soirées d’hiver. Il n’a même plus l’obligation de passer à
l’action : la menace suffit. Mais avant de revenir au domaine
du terrorisme, faisons une courte digression par la rubrique
des faits divers, là où s’exerce la pleine mesure du principe de
précaution.
En cette fin de journée de juin 2007, Earl Hartman se pré-
pare à partager le dîner avec sa petite famille. Au menu :
poulet, haricots verts et pâtes au beurre. Comme bon nombre
de ses concitoyens, cet Américain moyen habitant Philadel-
phie ne passe que peu de temps aux fourneaux. Ce soir-là, les
haricots verts proviennent d’une boîte de conserve dont il a
réchauffé le contenu. Le plat trône maintenant sur la table
familiale. Earl Hartman regagne sa chaise et s’assoit. Machina-
lement, son regard dérive vers la nourriture fumante. Il y a
quelque chose qui cloche. Comme leur nom l’indique, les
haricots verts sont… verts et généralement de forme allongée.
Rien à voir avec ce morceau de viande brun triangulaire

1. John Allen Paulos, « Who’s Counting : Cheney’s One Percent Doctrine »,


ABC News, 2 juillet 2006.

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Espions et terroristes

mesurant environ 2,5 centimètres de longueur. Et pour cause :


il s’agit d’une tête de vipère ! Rapidement, Earl Hartman télé-
phone au magasin Pathmark où il a acheté les légumes mis en
conserve par la société Seneca Foods. À titre de précaution,
toutes les autres boîtes du même lot sont retirées des rayons.
En vain : les contrôles diligentés ne donnent rien 1. Un mois
après, à Ludres, en Meurthe-et-Moselle, une nourrice affirme
avoir découvert une punaise métallique plantée dans un bis-
cuit extrait d’une boîte commercialisée par Mars Chocolat
France sous la marque M&M’S. En conséquence, 200 paquets
sont retirés des gondoles pour le seul magasin Intermarché de
l’agglomération. Et ce ne sont là que broutilles, des petites
affaires qui ne défrayent pas longtemps la chronique. D’autres
ratés sont plus douloureux encore, et leurs conséquences se
font sentir à l’échelle mondiale. Le 10 février 1990 est
annoncé le retrait immédiat de cent millions de bouteilles de
Perrier commercialisées sur le marché américain. Motif : un
laboratoire a identifié la présence de benzène 2 dans l’eau
gazeuse. À la Bourse de Paris, le titre perd 12 % en une
journée. Les premières estimations laissent craindre un dépôt
de bilan. Pour rassurer les marchés, Gustave Leven, président
de la société, décide le retrait de toutes les bouteilles en stock
de par le monde. Finalement, une contre-expertise introduit
un bémol. « La consommation quotidienne d’un demi-litre de
Perrier pendant trente ans n’augmenterait que d’un millio-
nième le risque d’apparition d’un cancer. La décision de
retrait des eaux Perrier ne correspond nullement à une mesure
d’ordre sanitaire 3. » Trop peu, trop tard. Les dégâts sont faits,
même si une communication de crise exemplaire évite le pire.
Mais alors, à qui profite le crime ? À ce jour, la question reste
posée.

1. « Une tête de vipère dans ses haricots », Associated Press, 17 juin 2007.
2. On quitte là le domaine du biologique, mais l’application du principe de
précaution reste le même.
3. Guillaume Dasquié, Secrètes affaires – Les services secrets infiltrent les entre-
prises, éditions Flammarion, Paris, 1999, p. 140-141.

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Espions et terroristes

Il existe de nombreux autres cas analogues. À chaque fois,


le principe de précaution veut que des quantités de produits
hors de proportion avec l’échantillon incriminé soient auto-
matiquement soustraites des gondoles. Il ne s’agit pas de faire
preuve de pondération mais de donner dans la démesure.
L’excès est intrinsèquement démonstratif, il rassure, redore le
blason, ramène à la bergerie les brebis égarées par la peur du
spectre de l’ombre du bout de la queue du loup. Perdant sur
le court terme, l’actionnaire s’en retrouve ragaillardi sur les
moyen et long termes. Mais l’actionnaire, justement, que
risque-t-il ?
Dans l’affaire Perrier, le coût estimé du retrait d’ampleur
mondiale s’élève à 400 millions de Francs (environ 61 mil-
lions d’euros). Mais dans le milieu agroalimentaire, la fran-
chise n’est pas monnaie courante : les chiffres sont rares. Pour
des raisons compréhensibles sinon excusables, les sociétés
communiquent peu à ce sujet. Et quand elles communiquent,
leur souci principal est de minimiser. Rien ne doit écorner
l’image de marque. Suite à l’affaire de la tête de vipère, Rich
Savner, porte-parole des magasins Pathmark, « a confirmé
qu’un client avait bien signalé “une substance étrangère” dans
une conserve de haricots verts, mais a affirmé que la nature de
cette substance n’avait pas été identifiée 1 ». Christophe
Dandois, directeur de la communication de Mars Chocolat
France, précise quant à lui : « Il nous arrive régulièrement que
des consommateurs nous appellent avec ce genre d’histoires
pour faire de l’argent 2. » Langue de bois, mise en cause de la
probité des clients : tout est bon. Qui veut en savoir plus sur
la question épineuse des conséquences financières doit revenir
à la problématique du terrorisme pur et dur. Là, les sociétés
se posent en victimes, ce qui les exonère automatiquement
de toute responsabilité. À l’évidence, une situation beau-
coup plus confortable sur le plan de la communication.
Dans l’affaire qui suit, une nuance cependant : le terroriste

1. « Une tête de vipère dans ses haricots », loc. cit.


2. « Une punaise dans un biscuit ? – Pas possible, répond le fabricant à la
consommatrice », AFP, 22 juillet 2007.

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Espions et terroristes

n’attaque pas le contenu de l’assiette lui-même, mais celui qui


le commercialise.
En Grande-Bretagne, la chaîne Tesco est une véritable ins-
titution. Et une puissance économique redoutable. Qu’on en
juge : 1 779 magasins si l’on inclut l’enseigne One Stop. Avec
250 000 employés, le groupe réalise outre-Manche presque
80 % de son chiffre d’affaires mondial. Or, le 14 juillet 2007,
les responsables de 14 magasins Tesco trouvent dans le cour-
rier du jour une missive qui va mettre le feu aux poudres. Un
mystérieux correspondant réclame des sommes d’argent ron-
delettes, faute de quoi il passera à l’action. En posant des
bombes, cela va sans dire. C’est le branle-bas de combat. La
police décide d’évacuer immédiatement tous les magasins
ayant reçu un exemplaire de la lettre : des milliers de clients
sont jetés à la rue séance tenante. Les menaces sont d’autant
moins prises à la légère que l’opinion publique a été chauffée
à blanc par les attentats de Londres et de Glasgow. Et puis le
14 juillet tombe un samedi, jour d’affluence. C’est même l’un
des week-ends les plus chargés de l’été. Le timing cadre parfai-
tement avec les méthodes utilisées par les terroristes : plus il y
a de fous, plus on en tue. Autre avantage pour les assassins :
la multiplication du nombre de victimes sature les services
d’urgence. Donc les équipes de télévision ont plus de temps
pour arriver sur place et commencer à filmer des cadavres et
des blessés sanguinolents avant qu’ils ne soient escamotés.
Parfois même, al-Quaida et consorts vont jusqu’à déclencher
leurs bombes aux heures de pointe. Engluées dans les embou-
teillages, les ambulances tardent à arriver sur le lieu de
l’attentat. Les caméras, elles, voyagent à moto. Mais revenons
à Tesco. Finalement, Phillip McHugh, un suspect de 51 ans,
est arrêté quelques jours plus tard et mis en examen. Un pre-
mier bilan du manque à gagner est dressé par les comp-
tables : 2 millions de livres, soit un peu moins de 3 millions
d’euros. Tout cela pour une menace imaginaire ayant occa-
sionné quelques heures de fermeture dans 14 points de vente
un jour de grande affluence. De manière anecdotique, des
lettres semblables sont reçues le lundi par d’autres magasins de

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Espions et terroristes

la chaîne 1. Que voulez-vous : les services postaux de Sa Très


Gracieuse Majesté ne sont plus ce qu’ils étaient…
Outre qu’elle donne une idée des conséquences finan-
cières occasionnées par un criminel qui menace sans passer à
l’acte, l’affaire met le doigt sur une vérité escamotée par la
Global War on Terrorism si chère à George W. Bush. On a
trop souvent tendance à l’oublier : la terreur n’est pas l’apa-
nage des « barbus » venus de l’étranger ou des paumés qu’ils
manipulent à distance par Internet. Ce serait trop simple, trop
confortable. Périodiquement, des terroristes bien de chez nous
ont le mauvais goût de se rappeler à notre bon souvenir.

Votre voisin, le terroriste

L’Amérique devrait pourtant s’en souvenir, elle qui a expé-


rimenté à de nombreuses reprises un terrorisme intérieur
endogène qui s’est exprimé à travers le vecteur alimentaire.
L’ordre du Soleil-Levant est au Japon ce que l’ordre de la
Légion d’honneur est à la France. Malheureusement, l’expres-
sion recouvre une toute autre réalité : elle désigne également
un mouvement néonazi américain. Au début des années 1970,
l’ambition de ses adeptes est calquée sur celle du Reich hitlé-
rien : il s’agit de créer une nouvelle race de seigneurs, ni plus
ni moins. On nage en plein délire. L’un des membres les plus
zélés est âgé de 19 ans : Steven Pera est encore étudiant au
Chicago City College. Il occupe ses loisirs à travailler comme
volontaire au centre hospitalier municipal. On le surprend en
train d’en utiliser les installations pour se livrer sans autorisa-
tion à la culture de bactéries : il est prestement prié d’aller
sévir ailleurs. Qu’à cela ne tienne : le laboratoire du collège
devient son repaire. Nous sommes en 1972. Avec un condis-
ciple, il rallie bientôt à sa cause six ou sept sympathisants. La
paire d’apprentis SS à la petite semaine veut imposer aux nou-
velles recrues une vaccination contre la fièvre typhoïde. Deux
novices comprennent et paniquent. La peur au ventre, ils

1. « Police Seize “Tesco Bomb Blackmailer” », Daily Mail, 26 juillet 2007.

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Espions et terroristes

optent pour la délation. En quelques heures, la police et le


FBI ont vite fait d’arrêter les adeptes de l’Ordre. Ce faisant, ils
saisissent 30 à 40 kilos de cultures bactériennes. Des plans
détaillés précisent les intentions des assassins en puissance : il
s’agit de contaminer l’approvisionnement en eau des villes de
Chicago et de Saint-Louis. But : provoquer une épidémie de
typhoïde. Mais ce que les apprentis sorciers à l’esprit dérangé
ne savent pas, c’est que le chlore aurait tué les bactéries sans
rémission 1. Être à la fois fanatique et intelligent, ce n’est pas
donné à tout le monde.
Autres temps, mêmes mœurs. On l’appelle Bhagwan Shree
Rajneesh. Ou Rajneesh Chandra Mohan Jain. Ou Acharya
Rajneesh. Ou plus simplement Osho. Ou enfin le « gourou du
sexe » après qu’il eut, en 1968, provoqué un scandale pour
avoir prêché la libération des activités habituellement menées
à l’horizontale. Les fondamentalistes hindous s’en souvien-
dront : en 1980, il fait l’objet d’une tentative d’attentat. Il en
réchappe. Né en Inde, il émigre aux États-Unis en 1981 après
avoir obtenu un visa pour raisons médicales. Les journalistes
qui veulent l’interviewer en sont pour leurs frais : le person-
nage a fait vœu de silence. Un silence qui doit durer… trois
ans et demi ! Il s’installe dans le comté de Wasco où ses dis-
ciples fondent une ville, Rajneeshpuram 2. Ville est bien le
mot exact : elle comptera jusqu’à 7 000 habitants recevant
15 000 « visiteurs » par an. Très vite, des tensions apparaissent
avec les autorités d’Antelope, une bourgade voisine. On en
vient au procès. Les « habitants » de Rajneeshpuram phago-
cytent la bourgade et sont en position de siéger au conseil
municipal : des élections ont lieu en septembre 1984. Pour en
influencer le résultat, les proches de Bhagwan Shree Rajneesh
contaminent l’eau servie dans divers bars de la contrée avec
des bactéries provoquant la fièvre typhoïde. 750 personnes
sont incommodées.

1. Ron Purver, « Chemical and Biological Terrorism : The Threat According


to the Open Literature », Canadian Security Intelligence Service, juin 1995.
2. http://en.wikipedia.org/wiki/Osho, visité le 3 août 2007.

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Espions et terroristes

Le crime aurait pu rester impuni. Mais voilà : en 1985,


c’est Dallas à Rajneeshpuram. Le gourou règle ses comptes
avec ses proches, qu’il accuse de lui avoir volé plusieurs mil-
lions de dollars et d’avoir tenté de le tuer. En demandant au
FBI de se charger de l’enquête, il commet une erreur. Les
agents spéciaux s’abattent sur la « ville » comme un vol de sau-
terelles sur un champ de blé. Et ce qu’ils découvrent est ahu-
rissant. Un système d’écoutes sophistiqué permet d’espionner
toutes les habitations de Rajneeshpuram ; bien entendu, le
système en question fait un détour par la chambre du gourou.
Qui l’utilisait ? Mystère. L’enquête permet en revanche de
résoudre une autre énigme. Lors de la perquisition, les agents
spéciaux tombent sur un laboratoire secret où des expériences
sont menées sur la salmonelle et sur le virus du SIDA. Or, la
salmonelle est une bactérie qui provoque la typhoïde. Et les
souches correspondent à celles utilisées en septembre 1984 1.
Un dernier exemple pour la route : en 1992, des membres
de l’Animal Aid Association prétendent avoir injecté le virus
du SIDA dans des barres chocolatées. But : protester contre
l’expérimentation animale. Arrêtons-nous là : on pourrait
multiplier les cas presque à l’infini.
Quand une bombe explose en Irak, c’est du terrorisme,
nous n’avons aucun doute là-dessus. Transposée à notre
assiette, la terreur est souvent le fait de notre propre voisin.
Celui à qui on confierait ses enfants sans aucune crainte.
Notre insoupçonnable voisin si poli qui cultive en catimini
des bactéries pour nous empoisonner. Ou qui répand de
fausses alertes pour renflouer son compte en banque anémié.
Ce terrorisme-là, nous ne savons pas vraiment comment
l’appréhender. Nous hésitons entre l’incrédulité, le malaise et
la condamnation sans appel : le terrorisme intérieur national
nous est finalement plus abject que le terrorisme « de l’autre ».
C’est une trahison. Une trahison qui nous menace tous, nous
qui avons tendance à nous croire implicitement à l’abri. La
bombe, le poison, c’est pour les autres. Tel était le credo des

1. Sven Davisson, « The Rise & Fall of Rajneeshpuram », Ashe ! Journal of


Experimental Spirituality, 2003.

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Espions et terroristes

habitants de Glasgow avant que deux fous ne viennent


s’encastrer avec leur Jeep en flammes dans le hall d’accueil de
l’aéroport. Le lendemain, les Écossais s’interrogeaient encore :
pourquoi nous ? En l’occurrence, la bonne question à se poser
serait plutôt : pourquoi pas nous ? Certes, tout le monde ne
fréquente pas assidûment les aéroports. Mais tout le monde a
en revanche physiologiquement besoin de manger. Et dans
nos sociétés modernes, où les modes de consommation sont
standardisés, il n’y a rien de plus simple que de mettre à profit
les vulnérabilités des réseaux d’approvisionnement. D’autant
plus que la grande distribution est un monde impitoyable où
règne une course effrénée à la rentabilité. Allez donc faire
comprendre à un actionnaire qu’il doit rogner sur ses divi-
dendes pour financer des mesures de sûreté… Il préférera
investir dans la publicité. Voire rétribuer à prix d’or ces
cabinets spécialisés dans la communication de crise que l’on
pare de toutes les vertus. Mais c’est là une stratégie de réac-
tion condamnée à l’échec : elle a toujours un temps de retard
sur l’adversaire. Et puis répétons-le : ce type de terrorisme qui
nous frappe à l’aveuglette induit une forte réaction émotion-
nelle au sein d’une population cible engoncée dans ses certi-
tudes sécuritaires. Si le mythe du « zéro mort » hante les
états-majors, la société civile cède quant à elle volontiers aux
sirènes du « zéro risque ». Les réveils sont généralement très
brutaux.
Il n’aura échappé à personne que les exemples évoqués ci-
dessus concernent des attentats ponctuels. Parfois même anec-
dotiques à l’exemple des « Pieds nickelés » de l’Ordre du
Soleil-Levant. Que se passerait-il si ces agissements étaient
intégrés à une campagne terroriste plus ambitieuse ? Osons un
scénario en ce sens.

Les terroristes frappent à l’estomac

Année 20XX du calendrier grégorien. Cette année-là, l’Aïd


el-Fitr tombe le 14 novembre. Pour tous les musulmans, c’est
la fin du mois de jeûne, le ramadan. Une dépêche s’affiche sur

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Espions et terroristes

les écrans d’ordinateurs des salles de presse. Elle émane d’un


groupe terroriste encore inconnu la veille. Ses membres affir-
ment avoir contaminé des bouteilles d’une boisson gazeuse
commercialisée dans le monde entier par une célèbre marque
américaine. Dans les rédactions, deux camps s’affrontent.
D’un côté, ceux qui veulent publier l’information pour griller
la concurrence. De l’autre, ceux qui préfèrent temporiser. Pour
eux, une menace sans cadavre, médiatiquement parlant, ce
n’est que moyennement « sexy ». Et puis la baudruche peut se
dégonfler sans crier gare : on ferait des encyclopédies avec les
fausses alertes reçues par les desks depuis le 11 septembre 2001.
Les stagiaires, eux, sont à la tâche. Avec une obsession : véri-
fier et recouper l’information. Les marchés boursiers ne
s’émeuvent pas encore. Ils ont l’habitude des rumeurs, alors
une de plus ou une de moins… Et puis tant qu’il n’y a pas de
perte financière avérée ou prévisible, cela reste pour eux un
non-événement. Néanmoins, les actions de la multinationale
alimentaire fléchissent légèrement. Pas de quoi fouetter
un chat.
Le lendemain, un obscur site Internet d’obédience inté-
griste s’anime. Il s’était jusque-là contenté de disséminer des
diatribes enflammées, mais voilà qu’il reprend à son compte
un communiqué émanant d’un deuxième groupe djihadiste
de peu d’envergure. Là encore, il est question d’empoisonne-
ment de produits alimentaires, mais le texte cite cette fois-ci
une chaîne internationale de restauration rapide. Une vague
référence à la lutte contre les mécréants américains ayant
souillé les lieux saints de La Mecque fait immédiatement
penser à al-Quaida. Dès lors, la Toile s’enflamme. Lentement
tout d’abord : la blogosphère a une certaine inertie. Mais, une
fois lancée, la rumeur fait boule de neige. Déformées, non
vérifiées, les informations sont reprises par des forums sans
cesse plus nombreux. Dans les rédactions des quotidiens et
des médias audiovisuels, c’est l’effervescence-même si le
conditionnel est encore de rigueur. Deux communiqués alar-
mistes qui convergent, c’est à la fois beaucoup et peu. Surtout
qu’il n’y a toujours pas de victime à se mettre sous la plume
pour les uns ou dans la mire des objectifs pour les autres. Dès

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Espions et terroristes

lors, des journalistes peu scrupuleux se livrent à un numéro de


haute voltige. Jouant sur l’ambiguïté des mots, flattant dans le
sens du poil le voyeurisme des consommateurs médiatiques,
ils produisent papiers et reportages équivoques. Dans les
débats télévisés, les experts estampillés comme tels y vont de
leur docte opinion. Certaines sont sensées. D’autres, générale-
ment alarmistes, le sont moins. Les ignorants ont toujours ten-
dance à exagérer si on leur donne le beau rôle. C’est
l’application d’une règle d’or : ce n’est pas parce que l’on n’a
rien à dire que l’on doit se taire, surtout si les médias vous
invitent. The show must go on. La Bourse encaisse, même si les
actions sont orientées à la baisse. Rien d’alarmant à cela.
Puis tout s’accélère. Plusieurs hôpitaux voient arriver les
premiers intoxiqués. Les services de prévention sanitaire sont
sur la sellette. Afin de dévier l’attention des médias, leurs res-
ponsables redoublent d’activité. Les contrôles se multiplient,
et les deux sociétés incriminées sont les premières à en faire les
frais. C’est dans ce contexte que sont effectivement retrouvées
un faible nombre de bouteilles contaminées. Les lots sont
répartis dans plusieurs zones géographiques distinctes qui cor-
respondent à l’implantation des hôpitaux. Tel un vol de
faucons fondant sur leur proie, les journalistes se ruent sur les
civières. Les appareils photo crépitent, les caméras tournent.
Les images sont relayées en temps quasi réel. Les programmes
télévisés et radiodiffusés sont interrompus pour libérer
l’antenne, cédant la place à des flashs spéciaux. C’est
désormais le règne de l’immédiat, la prise de pouvoir de l’ins-
tantané. La machine médiatique s’emballe et écrase tout sur
son passage. Internet participe au chaos. Dans cet espace où
la liberté de ton est une valeur fondamentale, n’importe quoi
– et son contraire – s’écrit. Aux États-Unis, les tenants de la
théorie du complot se font une joie de relayer à l’encan demi-
vérités et bobards, le tout orienté en sens unique.
C’est le moment que choisissent quelques dizaines d’inté-
gristes alléchés par les promesses d’un paradis accueillant
peuplé de vierges pour commettre sur eux-mêmes des empoi-
sonnements suicides. Non sans avoir disposé en évidence à
côté de leur futur cadavre qui une bouteille ouverte de la

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Espions et terroristes

boisson gazeuse, qui la facture estampillée du logo de la


chaîne de restauration rapide. Machiavel aurait apprécié.
Qu’importe si les légistes certifient que les substances ayant
provoqué les empoisonnements ne correspondent pas : une
demi-vérité énoncée d’emblée a plus de force médiatique
qu’un démenti publié avec un temps de retard. Dès lors, c’est
la panique. Amplifié par des médias gonflant exagérément
l’importance du faible nombre de cas relatés, entretenu par
l’instauration de mesures maladroites prises par des autorités
dépassées, régulièrement relancé par des empoisonnements
suicides s’échelonnant dans le temps, crédibilisé par quelques
décès involontaires, un tsunami de terreur se répand irrémé-
diablement sans que qui que ce soit ne puisse l’arrêter.
Les conséquences sont incalculables. Engorgé par les
malades imaginaires, le système hospitalier est paralysé. Les
deux multinationales voient la valeur de leurs actions s’effon-
drer. La suspension de la cotation n’est qu’un cautère sur une
jambe de bois. De nombreux petits épargnants sont ruinés,
certains fonds de pension vacillent. Bientôt, c’est l’enchaîne-
ment fatal : la faillite, les licenciements en masse, les sous-trai-
tants qui disparaissent dans la tourmente. Les désordres
sociaux se multiplient : les autorités sont accusées de ne pas
avoir pris la mesure d’une crise dont on ne voit pas la fin.
Alors, certes, la réussite d’un tel scénario nécessite une
planification rigoureuse s’appuyant sur une bonne connais-
sance des tactiques propres à la guerre de l’information. De
même, une certaine capacité de coordination est indispen-
sable. Mais un constat s’impose : les principales composantes
de ce scénario sont d’ores et déjà une réalité. Il ne reste plus
qu’à les reproduire en les intégrant à un plan d’ensemble
cohérent.

Un tel scénario est-il crédible ?

L’ensemble repose en particulier sur la capacité d’un


groupe terroriste à perpétrer quelques empoisonnements d’am-
pleur limitée en soutien à une campagne de communication

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Espions et terroristes

soigneusement orchestrée. L’exemple du gourou Bhagwan


Shri Rajneesh démontre qu’il est parfaitement possible
d’intoxiquer quelques centaines de personnes. Qu’un journal
télévisé diffusé en prime time ouvre son édition du soir sur
une page spéciale relatant plusieurs incidents de ce genre ne
passera certes pas inaperçu. Il faut entretenir le sentiment de
terreur répandu au sein de la population par des attaques
répétées s’échelonnant dans le temps. Si cela n’a pas encore
été tenté dans nos assiettes, il est en revanche un cas compa-
rable dans le principe : celui des lettres contaminées à
l’anthrax ayant circulé aux États-Unis peu après le 11 sep-
tembre 2001. On remarque tout d’abord que, dans le cadre de
cette affaire, l’effet psychologique obtenu était dispropor-
tionné par rapport au bilan réel. Cinq morts et une douzaine
de blessés, c’est certes déjà trop mais relativement peu par rap-
port aux potentialités létales propres au terrorisme biolo-
gique. Accolée au mot victime, cette expression « terrorisme
biologique » a un impact émotionnel hors de proportion avec
le danger réellement couru par l’Américain moyen. En consé-
quence, le gouvernement fédéral est poussé à la sur-réaction
pour prouver qu’il maîtrise la situation. Et puis l’administra-
tion George W. Bush y trouve son intérêt, car elle axe sa
communication ainsi que l’ensemble de son action sur le
slogan de la Global War on Terrorism. C’est une recette poli-
tique vieille comme le monde : il est plus facile de rassembler
les foules contre quelque chose ou quelqu’un plutôt que pour
quelque chose ou quelqu’un. Dans un tel contexte, al-
Quaida est un don du ciel. De Dieu, d’Allah, de Jéhovah ou
de Vishnou, mais un don du ciel. Six ans plus tard, la ficelle
est toujours aussi grosse, mais le discours est rôdé. Il n’a pas
varié : neuf fois sur dix, les militaires américains bataillant
dans l’ancienne Mésopotamie citent leur ennemi comme
étant « al-Quaida en Irak ». Même si Ben Venzke, directeur de
l’IntelCenter, dénombre quant à lui 30 groupes d’insurgés.
Dans le même temps, George W. Bush déclare que l’Irak
peut devenir une base à partir de laquelle al-Quaida serait
susceptible de lancer de nouvelles attaques contre l’Amé-
rique. Faisant preuve d’une piètre culture géostratégique,

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Espions et terroristes

l’ambassadeur américain dans le pays précise qu’al-Quaida


pourrait s’emparer du pouvoir à Bagdad si les forces améri-
caines se retirent 1. Mais revenons à l’anthrax. La sur-réaction
fédérale a un coût : plusieurs centaines de millions de dollars.
Les conséquences se font sentir en cascade. Un exemple : la
psychose impose un contrôle plus poussé des échanges pos-
taux. La distribution du courrier en est ralentie, l’activité des
entreprises aussi.
Les destinataires des lettres contaminées à l’anthrax n’ont
pas été choisis au hasard. La nature des cibles est embléma-
tique de l’aspect « guerre de l’information » propre à l’affaire.
La plupart d’entre elles sont des médias nationaux et locaux.
Ce sont là des gens que l’on sait prompts à pousser des cris
d’orfraie dès lors qu’ils sont dans la ligne de mire d’un quel-
conque collimateur. En les visant, on savait donc que la peur,
l’indignation et l’intérêt bien compris allaient donner de
l’ardeur à leurs plumes. La portée symbolique d’autres cibles
ne peut être sous-estimée. Ainsi, le Mercyhurst College a reçu
du courrier contaminé. Or cet établissement est tout sauf
anodin. Il entretient avec les services d’espionnage de l’Oncle
Sam des liens très étroits. Tant la Central Intelligence Agency
que la National Security Agency (les « grandes oreilles » améri-
caines) embauchent les diplômés de son cycle d’études
Research/Intelligence Analyst Program (R/IAP). Au sein du
« collège », ce programme est dirigé par Robert Heibel. Le per-
sonnage est connu pour avoir en d’autres temps tenu les fonc-
tions d’adjoint au directeur du contre-terrorisme au sein du
FBI. L’établissement est en outre implanté à Erie, ville consi-
dérée comme « le » fief de Tom Ridge, premier Secretary of
Homeland Security en date. Anthrax, médias et espionnage ont
ainsi constitué les ingrédients qui, ayant mijoté dans le chau-
dron infernal de la terreur populaire, ont permis d’obtenir sur
le plan psychologique des résultats hors de proportion avec un
nombre de victimes relativement réduit.

1. Charles Hanley, « In Iraq, U.S. Spotlights al-Qaida », Associated Press,


8 juin 2007.

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Espions et terroristes

Les ingrédients du scénario sont donc rôdés. Reste à


trouver un mouvement terroriste ayant les reins assez solides
pour les intégrer. Après tout, cela ne doit pas être beaucoup
plus difficile que de monter un coup tel que le 11 Septembre.
Le compte à rebours a peut-être déjà été déclenché.

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10

Le terrorisme biologique
entre mythe et réalité

Sverdlovsk, Union soviétique, dernier vendredi du mois


de mars 1979. Avant de quitter son poste, le technicien grif-
fonne une note à l’intention de son superviseur. Il appartient
à l’équipe de l’après-midi dans l’unité qui lyophilise l’anthrax
au sein d’une usine de production d’armes biologiques. Il a
remarqué un problème technique. « Filtre encrassé. Je l’ai
démonté. Remplacement demandé. » Son superviseur, le lieu-
tenant-colonel Nikolaï Tchernikov, est pressé de rentrer chez
lui. La note lui échappe. Funeste erreur : la consigne n’est pas
transmise à l’équipe qui prend la relève. Lorsque le supervi-
seur de la brigade de nuit parcourt le journal d’activités, il n’y
remarque rien d’anormal. Comme le prévoit le règlement, il
donne donc l’ordre de faire tourner les machines. Une fine
poussière contenant des spores d’anthrax se répand dans
l’atmosphère.
Une usine de céramique est située de l’autre côté de la rue.
Cette nuit-là, elle est sous le vent. Dans les jours qui suivent,
tous les membres de l’équipe de nuit tombent malades.
D’autres habitants de la ville encombrent bientôt les services
d’urgence des hôpitaux. Le dernier cas est recensé le 19 mai.
Pour les autorités, 96 personnes sont touchées, et 66 décèdent.
De source officieuse, le bilan s’élève à 105 morts.
Au pays du socialisme triomphant, il n’est pas question de
reconnaître qu’une telle erreur s’est produite. Sur le plan inté-
rieur, les habitants sont avisés que les décès ont pour origine

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Espions et terroristes

un plein camion de viande contaminée écoulée au marché


noir. Pour faire bonne mesure, quelques chiens errants sont
abattus. Sous la supervision du KGB, une chape de plomb
s’abat sur Sverdlovsk. Au plan international, l’agence Tass
finit par se fendre d’une dépêche en juin 1980. « Une épi-
démie naturelle d’anthrax s’est déclarée parmi les animaux
domestiques […] On relève plusieurs cas d’anthrax, cutané ou
intestinal, chez les habitants de la région. La raison : ils
n’auraient pas toujours soigné leurs bêtes dans le respect des
règles établies par l’inspection vétérinaire 1. »
105 morts après dissémination dans l’atmosphère d’une
faible quantité de produit : il y a là de quoi faire réfléchir les
terroristes. Et encore : en Union soviétique, les médias sont
alors sous la coupe des autorités et n’y constituent donc nulle-
ment une caisse de résonance multipliant l’intensité de la ter-
reur telle que ressentie par l’homme de la rue. La ligne du
Parti impose une sobriété de bon aloi. Ce temps-là est révolu.
À notre époque, les rédactions sont au contraire à l’affût du
moindre froncement de sourcils des membres d’al-Quaida, du
Hezbollah et de bien d’autres encore.
En fait, ce n’est pas si simple. Utiliser efficacement une
arme biologique est un savoir-faire qui ne s’improvise pas.

Les tentatives d’Aum Shinrikyo

10 novembre 198X. Comme chaque soir après une


journée de dur labeur à l’usine Renault de Boulogne-Billan-
court, Marcel Levieux noie son ennui dans une chope de bière
avant de rentrer chez lui. Il ne se sent pas très bien. Le patron
du troquet le remarque. Il l’apostrophe :
– Ça va pas, Marcel ? T’es tout blanc…
– J’ai mal à la tête et au dos. Ça fait des années que je le
dis : le poste de travail est mal foutu. J’ai le dos en compote.

1. Ken Alibek & Stephen Handelman, La Guerre des germes, éditions Presses
de la Cité, Paris, 2000, p. 115-120.

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Espions et terroristes

Mais ce soir, c’est le pompon. Je vais me coucher. Demain,


c’est le 11 novembre, j’aurai le temps de récupérer un peu.
– Mais qu’est-ce qu’ils ont tous à se plaindre ? C’est
bizarre : t’es pas le premier à parler comme ça.
Un autre consommateur surenchérit :
– Tiens, pas plus tard que ce matin, en prenant le métro,
j’ai vu un type s’écrouler. C’est les pompiers qui l’ont
emmené !
Le lendemain, les médecins de permanence et les services
d’urgence sont débordés. Des milliers de malades font état des
mêmes symptômes. Le 12 novembre, l’épidémie de grippe fait
la une des quotidiens France-Soir, Le Monde et Libération. On
ne l’attendait pas si tôt.
Mais dans le secret des états-majors, quelques militaires
spécialistes de la guerre biologique remarquent très vite
quelques bizarreries. Certains des Français prévoyants s’étant
fait précocement vacciner contre la grippe présentent quand
même les symptômes. Et les foyers de l’épidémie se multi-
plient. Après la région parisienne, les villes de Bordeaux, Lille,
Lyon, Marseille et Nantes sont touchées à leur tour. Dans la
nuit du 13 au 14 novembre, quelques malades hospitalisés
commencent à voir leurs visages se couvrir de tâches rouges.
Le doute n’est plus permis : c’est la variole.
Les autorités sanitaires sont totalement prises au dépourvu.
La maladie était censée avoir été éradiquée en 1980. Il reste
bien trois millions de doses de vaccin, mais il est trop tard
pour en fabriquer d’autres. Les doses disponibles sont en prio-
rité réservées au gouvernement et aux responsables adminis-
tratifs. La peur commence à faire son œuvre au sein de la
population. Les désordres sociaux se multiplient, les compor-
tements erratiques aussi. Des gens se font assassiner simple-
ment pour s’être approchés un peu trop près de quidams
armés : la contagion devient une terreur absolue qui cham-
boule les esprits. Des pillards tentent de mettre la main sur
quelques doses de vaccin par tous les moyens. La troupe est
appelée en renfort pour protéger les stocks. C’est le chaos.
Dans les salles verrouillées des services de renseignements,
l’enchaînement des événements est reconstitué. À partir du

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Espions et terroristes

printemps, des agents du GRU, le service de renseignement


des forces armées soviétiques, ont sillonné la France en tous
sens. Leur mission : repérer les lieux où le virus devait être
déposé sous forme de suspension ou d’aérosol. Une douzaine
de jours avant l’apparition des premiers cas, ces mêmes
commandos sont revenus sur place pour infecter les bouches
d’aération du métro, les systèmes de ventilation des grands
magasins, les gares, etc. Le 20 novembre, la France est à
genoux. Gouvernement, forces armées, services de police,
autorités administratives : les forces vives de la nation payent
leur tribut. C’est ce moment-là que les divisions blindées
soviétiques choisissent pour franchir la frontière interalle-
mande 1.
Voilà succinctement comment la troisième guerre mon-
diale aurait pu être déclenchée. Mais l’Armée rouge avait des
moyens qui font encore globalement défaut à al-Quaida et
consorts. Seul le vecteur alimentaire a permis aux terroristes
de remporter quelques succès. Afin de comprendre pourquoi
virus et bactéries leur résistent, faisons un détour par l’archipel
nippon.
La secte Aum Shinrikyo est passée à la postérité pour
avoir, en mars 1995, perpétré un attentat au gaz sarin dans les
couloirs du métro de Tokyo. Ses tentatives biologiques ont en
revanche été moins médiatisées. C’est pourtant à neuf reprises
que les disciples de Shoko Asahara utilisent des agents biolo-
giques entre 1990 et 1995 2. Ils échouent et, de guerre lasse, les
assassins de la Vérité suprême d’Aum ont finalement recours
aux substances chimiques. Pourtant, dans le début des
années 1990, la secte ne manque pas de moyens : elle contrôle
22 « ministères » (dont un « ministère des renseignements »)
et « agences ». À elle seule, l’« agence des sciences et de la

1. Daniel Riche, La Guerre chimique et biologique, éditions Belfond, Paris, 1982,


p. 19-26.
2. « Biological Warfare Against Japan and American Bases During 1990-1995
Reported by NY Times », COMSEVENTHFLT DET 111 ; ce rapport émanant
de l’US Navy reprend, sans se prononcer sur leur validité, des informations
publiées par le New York Times le 26 mai 1998.

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Espions et terroristes

technologie » comprend un effectif de 300 personnes. En


avril 1990, la première tentative est le fait de trois camions 1
équipés de brumisateurs. Les chauffeurs ont pour mission de
quadriller les rues de Tokyo puis de patrouiller aux abords des
bases militaires américaines de Yokohama ainsi que de Yoko-
suka avant d’aller contaminer l’aéroport de Narita. L’agent uti-
lisé est une neurotoxine bactérienne déclenchant le botulisme.
Dans ses formes les plus graves, elle provoque une paralysie
respiratoire et locomotrice. Mais la souche utilisée par Aum
Shinrikyo est issue d’une culture de laboratoire effectuée à
partir d’une toxine botulique capturée dans la nature. Elle est
peu virulente. Et puis les toxines en question résistent diffici-
lement à la chaleur ainsi qu’à une exposition prolongée à
l’oxygène. C’est un échec. Les terroristes nippons se tournent
alors vers l’anthrax : trois tentatives aboutissent également à
des échecs. Et pour cause : les souches vaccinales utilisées sont
inoffensives, et les appareils de brumisation ne sont pas à la
hauteur de la tâche. En mars 1995, une autre tentative à la
toxine botulique est planifiée. Las ! Un repenti vend la mèche.
Après l’attentat au gaz sarin, la police investit l’état-major de
la secte à Kamikuishiki au pied du Mont-Fuji. Les enquêteurs
y trouvent des explosifs et des substances chimiques mais
aussi de l’anthrax ainsi que des souches du virus Ébola et de
la fièvre Q. Ces échecs répétés suscitent une interrogation : le
terrorisme biologique est-il un fantasme ou une réalité ? Si
divers exemples permettent d’écarter formellement le fan-
tasme, l’on doit reconnaître que la maîtrise de l’arme biolo-
gique est chose beaucoup moins facile qu’on ne le pense
implicitement.

N’est pas terroriste biologique qui veut

La première difficulté consiste à localiser puis à mettre la


main sur des souches suffisamment virulentes pour présenter

1. Les informations proviennent d’un des conducteurs des trois camions et


n’ont pas été confirmées par d’autres sources.

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Espions et terroristes

une quelconque utilité. Depuis le 11 septembre 2001, c’est


devenu relativement difficile. À terme, cela pourrait en
revanche devenir un peu moins compliqué. Aux États-Unis,
les règles de communication en matière de substances biolo-
giques ont été durcies. Le site Internet du Center for Disease
Control and Prevention (Centre pour le contrôle et la préven-
tion des maladies) a été expurgé. À compter de janvier 2002,
l’administration Bush a commencé à retirer discrètement de
l’accès public plus de 6 600 documents techniques traitant
principalement de la production de germes et d’armes chi-
miques. Elle a également formulé une nouvelle politique de
sécurité de l’information censée aboutir au retrait d’un
nombre de documents encore plus élevé. Elle prescrit enfin
aux organismes à vocation scientifique d’observer une certaine
retenue en ce qui concerne les informations publiées dans les
rapports de recherche 1. Mais une nouvelle menace se profile
à l’horizon. Elle pourrait permettre aux terroristes de
contourner la réglementation draconienne en vigueur. Cer-
taines sociétés d’ingénierie sont désormais capables de vous
faire parvenir par envoi postal l’arme biologique dont vous lui
indiquez les caractéristiques génétiques. C’est ce que révèle le
New Scientist dont les reporters, en 2005, approchent 16 de ces
sociétés. Les trouver ne leur pose aucun problème : une
simple requête Google suffit. Moyennant quoi, les journa-
listes demandent aux sociétés en question si elles contrôlent
les commandes de séquences d’ADN susceptibles de consti-
tuer une menace relevant du terrorisme biologique. Sur les
12 sociétés qui répondent, cinq seulement déclarent contrôler
toutes les commandes, quatre déclarent en contrôler cer-
taines, et trois admettent n’exercer aucun contrôle 2. Certes,
sans doute la longueur des séquences requises pour concevoir
une souche virulente ne manquerait-elle pas d’alerter tout
laborantin un tant soit peu averti. Mais « un risque plus

1. William Broad, « U.S. Tightening Rules on Keeping Scientific Secrets »,


The New York Times, 17 février 2002.
2. Peter Aldous, « The Bioweapon Is in the Post », New Scientist, 9 novembre
2005.

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Espions et terroristes

réaliste serait que des terroristes puissent commander les seuls


gènes conférant une bonne virulence à des agents pathogènes
tels que le virus Ébola et réussissent à implanter ensuite ces
mêmes gènes dans d’autres virus ou bactéries 1 ».
Deuxième difficulté : les agents sont fragiles. Bagram,
Afghanistan, juillet 2002. Le sergent Phillip George travaille
exclusivement de nuit. Pendant la première guerre du Golfe,
en 1991, les forces de l’Oncle Sam étaient démunies d’unités
capables de détecter efficacement les substances biologiques et
chimiques. Les alliés des États-Unis, et en particulier les
Tchèques, ennemis d’hier, avaient accepté de pallier cette sur-
prenante lacune. Depuis, l’armée de terre américaine a mis sur
pied la 310th Chemical Unit en 1996. Contrairement à ce
qu’indique sa dénomination, la mission confiée à l’unité ne se
limite pas à la détection des agents chimiques. Il lui revient
aussi de donner l’alerte en cas d’utilisation de substances bio-
logiques par al-Quaida ou par les taliban. On craint que
ceux-ci utilisent de l’anthrax. Sans être noctambule, le sergent
Phillip George a dû se plier à ce rythme de service très spé-
cial. Pourquoi ? Parce qu’il est difficile « pour les agents biolo-
giques de survivre le jour à cause du soleil et de la chaleur 2 ».
Si l’ennemi invisible attaque, ce ne peut être en l’occurrence
que de nuit.
Troisième difficulté enfin : l’utilisation des armes biolo-
giques est aléatoire. Une fois disséminées, elles sont incontrô-
lables. Elles peuvent tout aussi bien se retourner contre leurs
utilisateurs. Tout cela, Aum Shinrikyo le sait : quelques techni-
ciens travaillant sur les armes biologiques au profit de la secte
sont morts après avoir été contaminés. Au total, 5 000 cas
d’infection sont répertoriés dans les laboratoires entre 1946 et
1976. En 1969, un rapport évalue à 3 300 le nombre d’acci-
dents enregistrés entre 1954 et 1962 à Fort Detrick, l’une
des quatre garnisons abritant des sites d’expérimentation

1. Ibid.
2. Regan Morris, « U.S. Forces Equipped to Detect Deadly Biological
Weapons at War for the First Time », Associated Press, 24 juillet 2002.

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Espions et terroristes

américains sur les armes biologiques 1. Bien entendu, des


vaccins existent. Mais une campagne de vaccination à grande
échelle ne manquerait pas d’alerter les services de rensei-
gnements.
Il est à noter que la virulence n’est pas la seule qualité
indispensable à une arme biologique concoctée dans les règles
de l’art. Elle doit pouvoir résister à un stockage sur le long
terme puis au choc que constitue sa libération dans l’atmo-
sphère. La taille des particules infectieuses a une importance
qu’on ne saurait sous-estimer : elles doivent rester en suspen-
sion dans l’air ambiant. Trop grosses, elles tombent au sol et
ne peuvent pas être inhalés ni même rentrer en contact avec
la personne à infecter. Trop petites, elles sont expectorées par
les poumons. L’électricité statique est susceptible de per-
turber virus et bactéries. Enfin, la libération de chaque agent
dans l’atmosphère requiert des conditions météorologiques
spécifiques. Cette accumulation de critères est de nature à
rebuter plus d’un terroriste. Du reste, nombreux sont ces
assassins à vouloir obtenir des résultats dramatiques, évidents
et immédiats. Et pour être dramatiques et évidents, les effets
produits par les virus et les bactéries n’ont rien d’immédiat.
Si les armes biologiques ont opéré un retour en force sur le
devant de la scène, sans doute le doit-on à la machine de pro-
pagande américaine. Avant même que ne s’écroulent les tours
du World Trade Center, Olivier Lepick, chercheur rattaché à
la fondation pour la recherche stratégique, écrivait : « Si on ne
peut écarter la menace de terrorisme chimique ou biologique
par l’ampleur de ses conséquences, on ne doit pas non plus la
surévaluer. L’échec des différentes tentatives de la secte Aum
pour obtenir un agent biologique redoutable et la mauvaise
qualité du produit utilisé dans le métro éclairent sur le niveau
des difficultés techniques à surmonter. […] Ce qui ne peut
conduire qu’à s’interroger sur certaines déclarations émanant

1. Daniel Riche, op. cit., p. 207-208.

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Espions et terroristes

des milieux de recherche anglo-saxons qui affirment l’impor-


tance du risque 1. »
C’est néanmoins indéniable : le potentiel létal impression-
nant des agents biologiques constitue un argument puissant.
Quels seraient alors les critères présidant à la sélection de la
substance et comment serait-elle utilisée ?

L’arme biologique terroriste idéale

Un terroriste sera en premier lieu intéressé par la toxicité


du produit. Pour qu’il puisse perpétrer son forfait, il lui en
faudra une quantité minimale. Le deuxième critère à prendre
en compte est donc la facilité d’obtention puis de production.
Ainsi que nous l’avons relevé, viendront ensuite la facilité de
dissémination et la résistance. Enfin, la difficulté de détection,
la durée de la période d’incubation et la contagiosité seront
des caractères qui orienteront le choix.
Il existe plusieurs modes de dissémination. Le premier
auquel on pense est la dispersion par aérosol dans un espace
clos comme un immeuble, un tunnel ou le métro. Pour ce qui
est du métro, c’est déjà fait même s’il s’agit en l’occurrence
d’arme chimique. Nous reviendrons ultérieurement sur cet
attentat perpétré à Tokyo par les membres de la secte Aum
Shinrikyo. D’ores et déjà cependant, une remarque : dans un
tel cas, nombre de blessés le sont à cause de la panique qui
s’ensuit. Il est bien évident que la peur ne jouerait pas de la
même manière en cas d’utilisation d’une arme biologique,
puisque ses effets ne sont pas immédiatement spectaculaires.
Mais qu’il s’agisse d’arme chimique ou biologique, un espace
clos favorise des concentrations élevées dans l’atmosphère
pour une quantité de produit donnée. Le métro est par ailleurs
un lieu fréquenté par des foules nombreuses, ce qui favorise la
contagion.

1. Olivier Lepick, « Le terrorisme biologique », Recherches et documents nº 12,


janvier 2000.

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Espions et terroristes

Le deuxième mode de dissémination est la contamination


des aliments ou des boissons. La transmission peut aussi être
indirecte : les substances infectieuses sont alors transportées
par des insectes ou des animaux infectés. C’est un scénario
de type grippe aviaire ou chikungunya ; il appelle deux
remarques.
Première d’entre elles : les services de santé peuvent limiter
les effets d’une épidémie s’ils la détectent très tôt. Aux
États-Unis, dès janvier 2001, la Defense Advanced Research
Projects Agency (DARPA, agence de recherche et de dévelop-
pement technologique du Pentagone) contacte les industriels.
Les responsables de l’agence leur demandent de mettre au
point un système d’alerte précoce permettant de gagner la
bataille des délais. À la base, un constat : dans un système clas-
sique, l’alerte est donnée par les réseaux de surveillance, qui
centralisent l’information remontant depuis les cabinets médi-
caux. Cette procédure peut faire perdre un temps précieux.
Nous l’avons vu dans le cadre du scénario décrit plus haut :
dans les premiers jours, les symptômes de la variole sont glo-
balement les mêmes que ceux de la grippe. La confusion est
possible, et il existe une forte probabilité d’erreur de dia-
gnostic. Même chose en ce qui concerne l’anthrax. Lancé par
la DARPA, le projet de Bio-Surveillance System vise en consé-
quence à court-circuiter les canaux d’information habituels.
À la place, des ordinateurs, grâce à des logiciels spécifiques,
extraient en permanence des informations pertinentes de cer-
taines bases de données choisies avec soin. Les bases de
données concernées sont, entre autres, celles gérant les stocks
pharmaceutiques, celles prenant note de l’absentéisme scolaire
et celles recensant les cas de maladies animales. Un Bio-Sur-
veillance System opérationnel serait ainsi capable de détecter
précocement un acte de terrorisme biologique.
La seconde remarque concerne l’exploitation médiatique
des effets induits par l’utilisation terroriste d’une arme biolo-
gique. Prenons l’exemple de la grippe aviaire en France. Le
nombre de cas relatés est très faible. Chacun d’entre eux n’en
a pas moins été monté en épingle par des médias avides de
sensationnalisme. Fréquemment, journaux et reportages ont

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Espions et terroristes

rappelé que la maladie a tué des représentants du genre


humain, notamment en Asie. En passant parfois sous silence
le fait que les conditions d’hygiène et de vie y sont très diffé-
rentes de celles que l’on connaît en France. Certains journa-
listes ont même été suspectés d’avoir eu une influence plus
directe dans cette affaire. À plusieurs reprises en effet, l’éle-
veur de Versailleux ayant eu à sacrifier ses dindes pour cause
de contamination a proféré des accusations à leur encontre.
Selon ses propos, le virus aurait pu être introduit dans son éle-
vage par une équipe de télévision imprudente ayant fré-
quenté son exploitation après être allée traîner sur les berges
d’un étang où l’on avait retrouvé des cadavres de volatiles…
Les deux dernières méthodes de dissémination qu’il appa-
raît significatif de mentionner sont la transmission au moyen
de colis et de lettres et enfin la transmission par contact direct.
Le contact direct évoque l’affaire dite « du parapluie bulgare ».
Mais elle concerne une méthode d’assassinat ponctuel utilisée
par un service officiel d’action clandestine pour se débar-
rasser d’un opposant jugé gênant. La problématique de
l’attentat est toute autre : il s’agit dans la plupart des cas de
faire un maximum de victimes. Heureusement, la maîtrise de
l’arme biologique à grande échelle ne semble pas encore être à
la portée des terroristes. Pour certains experts, ce n’est qu’une
question de temps.

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De véritables bombes roulantes


sur nos routes

Londres, 6 juin 2007. Depuis quelque temps déjà, les poli-


ciers installent des barrages aux entrées de la capitale. Tous les
poids lourds transportant des matières dangereuses y sont
arrêtés et minutieusement fouillés : les bobbies vérifient que les
véhicules ne sont pas piégés. Les camions-citernes font l’objet
d’une attention toute particulière, car une faible charge facile
à dissimuler suffit à provoquer la détonation de leur charge-
ment. La puissance de l’explosion fait alors des ravages inima-
ginables. Scotland Yard va même plus loin : ses spécialistes
affirment que les cuves peuvent dissimuler une bombe gigan-
tesque. À Oklahoma City, en 1995, deux tonnes d’explosifs
avaient suffi pour transformer l’Alfred Murrah Federal Buil-
ding en un amas de ruines fumantes ; or c’est 20 fois ce poids
qu’emportent les plus gros poids lourds. Les indices d’alerte
existent. Ayant écopé en 2006 d’une peine de prison de qua-
rante années, Dhiren Barot évoque dans ses écrits la possibilité
d’utiliser des camions-citernes contre des cibles londo-
niennes. Membre d’al-Quaida, il recommande d’utiliser un
lourd véhicule de ce type comme un bélier pour enfoncer la
façade d’un immeuble et faire irruption dans le hall d’accueil.
L’explosion qui s’ensuit provoque immanquablement l’effon-
drement du bâtiment visé 1.

1. David Stringer, « London Cops Check Fuel Tankers for Bombs », Asso-
ciated Press, 6 juin 2007.

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Espions et terroristes

Car si les terroristes de haut vol cherchent à « faire du


bilan » avec des moyens sophistiqués, ceux du tout-venant
font avec ce qui leur tombe sous la main. Or quoi de plus
répandu qu’un camion transportant des matières dange-
reuses ? Aux États-Unis, ils sont 800 000 à prendre la route
chaque jour. 320 000 d’entre eux sont classés comme présen-
tant un risque extrême. Dans ce même pays, 46 000 à
48 000 chargements d’essence sont, en moyenne, quotidien-
nement livrés par camions-citernes 1. Dans un rapport rendu
public en 2004, la Transportation Security Administration
qualifiait ces poids lourds d’armes dangereuses et prêtes à
l’emploi, ajoutant qu’ils présentaient un intérêt particulier
pour les terroristes 2.
Qu’il s’agisse d’accidents ou d’attentats, les exemples ne
manquent pas qui attestent de l’efficacité destructrice de ces
véritables bombes roulantes qui envahissent nos routes.

De l’accident à l’attentat

11 juillet 1978, 12 h 5. À la raffinerie Enpetrol de Tarra-


gone en Espagne, un camion-citerne fait le plein de propy-
lène liquéfié sous pression. Ce type de produit réclame que
l’on respecte à la lettre les prescriptions en matière de charge
utile. Dans la cuve, en effet, un subtil équilibre s’établit entre
le gaz liquéfié et le « ciel gazeux » : la plus grande partie du
produit est liquide, mais une petite partie s’évapore et occupe
le volume restant. Étourderie ? Course à la rentabilité ? Tou-
jours est-il que la cuve, pouvant contenir un maximum de
19,35 tonnes à une pression de huit bars pour une tempéra-
ture de quatre degrés Celsius, est chargée à 25 tonnes. Dès
lors, les dés sont jetés.

1. Éric Fleischauer, « Hauling Terror : Tank Trucks Seen as Terrorist


Weapons », The Decatur Daily, 26 novembre 2004.
2. Mark Clayton, « Hazmat Trucks May Pose Terror Threat », The Christian
Science Monitor, 9 juillet 2006.

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Espions et terroristes

À la même heure, 100 kilomètres plus loin, la seule préoc-


cupation des 600 vacanciers allemands, belges et français du
camping Los Alfaques est l’apéritif. À 14 h 36, le camion-
citerne entre dans San Carlos de La Rápita et aborde la zone
du camping. Il y a-t-il eu explosion d’emblée ? L’explosion
a-t-elle été consécutive à une sortie de route ? L’enquête n’a
pas permis de l’établir. Toujours est-il qu’en un instant la
citerne se désintègre en une gigantesque boule de feu d’une
puissance phénoménale : certaines parties du véhicule dis-
loqué seront retrouvées à près de 800 mètres de là. Au cœur
du foyer incendié, la température dépasse instantanément les
1 000 ºC. Une centaine de personnes décèdent immédiate-
ment, littéralement carbonisées. D’autres vacanciers sont
brûlés si profondément qu’il est impossible de les recon-
naître. En se propageant, des torrents de flammes gigantesques
font exploser les bouteilles des Camping-Gaz et les réservoirs
des voitures. Pour éteindre le feu qui les dévore, des vacan-
ciers se ruent vers la plage toute proche et plongent dans les
flots. Funeste erreur : le sel de l’eau de mer provoque une réac-
tion chimique, attaquant les chairs plus profondément encore.
Miraculeusement indemne pour avoir eu la bonne idée d’aller
faire la vaisselle au moment de la tragédie, un Toulousain
décrit la scène : « C’était comme du napalm, c’était l’enfer.
Des gens couraient partout en hurlant, certains d’entre eux en
feu ! 1 » Au final, le bilan humain se révèle être très élevé :
217 morts et plus de 200 blessés pour la plupart marqués à vie.
La France elle-même n’est pas épargnée. En 1973, à Saint-
Amand-les-Eaux, un camion-citerne transportant 20 tonnes de
propane liquéfié explose. Bilan : 9 morts, 45 blessés, 9 véhi-
cules carbonisés et 13 maisons détruites. En 1997, à Port-Sainte-
Foy, un véhicule de même type ayant chargé 31 tonnes de
produits pétroliers entre en collision avec un autorail.
L’incendie se propage aux wagons de voyageurs : 12 morts,
43 blessés. Une tragédie survenue en Espagne fournit un trait
d’union avec les méthodes terroristes. Le 9 mars 2004, un
camion transportant 25 tonnes de nitrate d’ammonium explose

1. « It Was Like Napalm », Time, 24 juillet 1978.

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Espions et terroristes

près de Valence, faisant deux morts et trois blessés. La détona-


tion est provoquée de longues minutes après l’accident par la
mise en contact du nitrate avec le gazole échappé du réservoir.
Or le mélange ANFO (ammonium nitrate/fuel oil) est un clas-
sique terroriste. Commis avec quelques dizaines de kilos de ce
mélange, l’attentat à Bali en octobre 2002 tue 190 personnes.
Il est perpétré par une organisation radicale locale ayant des
liens avec la mouvance djihadiste transnationale 1. Nos sociétés
sont vulnérables au terrorisme, on le sait. Le transport de
matières dangereuses est une activité industrielle où la fron-
tière entre accident et attentat s’amenuise comme peau de cha-
grin. En Irak, cette frontière n’existe tout simplement plus.
« “Le feu de l’enfer” : c’est avec ces mots que les habitants […]
évoquaient hier l’attentat suicide au camion-citerne de gaz qui,
samedi soir, a brûlé vives des dizaines de personnes […]. Hier,
le bilan s’élevait à plus de 71 morts et 156 blessés 2. »
Jourf al-Sakhar est une petite ville sunnite située à 60 kilo-
mètres au sud de Bagdad en plein « triangle de la mort ». Cette
zone est ainsi dénommée à cause de la multiplication des
enlèvements et des assassinats. La bourgade n’est séparée de
Moussayib, agglomération quant à elle majoritairement chiite,
que par les eaux de l’Euphrate, fleuve mythique enjambé par
un pont censé jeter un trait d’union entre les deux sœurs
ennemies. C’est de Jourf al-Sakhar que démarre en ce début de
soirée du 16 juillet 2005 un camion-citerne chargé à refus de
gaz. Le choix de l’horaire n’est pas innocent : une foule grouil-
lante vaque à ses occupations sur la place centrale de Mous-
sayib. Autour de la mosquée se serrent de nombreuses
boutiques très fréquentées à cet instant de la journée.
Le camion-citerne s’engage sur le pont. Peu après, il est
arrêté par un barrage de la police : on craint des attentats, et
il est interdit aux poids lourds de pénétrer dans le centre-ville
de Moussayib. Le chauffeur obtient néanmoins le feu vert en

1. Jean-Luc Marret, « Explosifs et pratiques d’attentats à la bombe djiha-


distes : ANFO et TATP », Fondation pour la recherche stratégique, 13 janvier 2006.
2. Jean-Pierre Perrin, « Les Irakiens meurtris par une violence sans fin »,
Libération, 18 juillet 2005.

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Espions et terroristes

prétextant vouloir faire demi-tour sur la place avant de repartir


en sens inverse. Pourtant, arrivé à proximité de la mosquée, il
descend de sa cabine, ouvre les vannes en grand et attend.
Cinq minutes plus tard, il provoque la détonation de la cein-
ture d’explosifs qu’il porte sur lui. La nappe de gaz n’atten-
dait que cette étincelle : une gigantesque boule de feu se
forme instantanément, dévorant tout sur son passage. 30 voi-
tures sont soufflées, 40 magasins calcinés, et la mosquée chiite
est partiellement détruite. Un incendie dévore les immeubles
alentour, et les rares survivants assistent à des scènes apocalyp-
tiques. Des mères jettent leurs nouveau-nés par les fenêtres
pour les soustraire aux flammes. Des gens courent nus après
s’être débarrassés de leur vêtement en feu. Le brasier une fois
éteint, on relève près d’une centaine de victimes. Certains
cadavres doivent être extraits des décombres au moyen de
longues tiges en fer bricolées par les habitants. Après le choc
vient la colère. Une foule grondante prend les policiers à
partie : pourquoi ont-ils laissé passer le camion-citerne ?
Négligence, complicité, corruption ? Mystère.
D’autres attentats du même type ont lieu en Tunisie (une
synagogue prise pour cible, en avril 2002) et en Israël (explo-
sion d’un camion-citerne en cours de remplissage au dépôt de Pi
Glilot, encore en avril 2002). Et puis, même quand ils ne sont
pas instrumentalisés, les véhicules transportant du carburant
n’en constituent pas moins des cibles de choix. « Des militants
ont tendu une embuscade à un convoi de 60 camions-citernes
se dirigeant vers Bagdad depuis la plus grande raffinerie ira-
kienne, détruisant quatre d’entre eux et en endommageant
15 autres 1. » Utiliser un tank truck pour réaliser un attentat terro-
riste est donc d’une facilité déconcertante. Alors, osons une
hypothèse. Que se serait-il passé si les 19 pirates de l’air du
11 septembre 2001 avaient piloté 19 camions-citernes pour les
jeter simultanément sur 19 objectifs distincts ? Justement. « Au
moins sept des 19 terroristes […] étaient détenteurs de licences
de chauffeur commercial avec les tampons leur permettant de

1. Patrick Quinn, « Militants Attack Iraq Fuel Convoy », Associated Press,


4 janvier 2006.

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Espions et terroristes

prendre en charge des véhicules transportant des substances


dangereuses 1. »
Les avantages que présente l’emploi terroriste d’un
camion-citerne ou plus généralement d’un transport de
matières dangereuses sont multiples. Premier d’entre eux : ces
« bombes roulantes » sont librement disponibles ou presque.
Deuxième atout : dans certains cas, il n’est même pas indis-
pensable de prévoir un système de mise à feu sophistiqué,
puisque certaines substances ont une propension naturelle à
exploser. Troisième intérêt, et non des moindres : colonnes de
fumée, hautes flammes rougeoyantes, carcasses d’automobiles
calcinées et cadavres carbonisés sont pain béni pour les
médias. Il suffit pour s’en convaincre de constater avec quelle
rapacité les caméras se ruent vers le moindre attentat un tant
soit peu spectaculaire. Combien de fois les images de la Jeep
Cherokee en flammes s’encastrant dans le terminal de l’aéro-
port de Glasgow le 30 juin 2007 sont-elles passées en prime
time ? Enfin, les camions-citernes opèrent presque toujours
par meutes en zone de conflit. S’attaquer à l’un d’entre eux,
c’est avoir de bonnes chances d’assister à la propagation des
flammes aux autres camions. On doit donc se réjouir que les
terroristes n’aient pas encore pleinement intégré le camion-
citerne dans l’arsenal des moyens infernaux qu’ils mettent
couramment en œuvre. D’autant plus que certaines tactiques
plus originales pourraient aboutir à des effets très surpre-
nants. Nous avons succinctement évoqué l’explosion d’un
camion-citerne en cours de remplissage au dépôt de Pi Glilot
en avril 2002. Cela suggère un scénario à la fois simple et
efficace.

Les camions-citernes, chevaux de Troie


du terrorisme contemporain ?

En ce jeudi 13 octobre 2005, comme souvent, plusieurs


camions-citernes, huit au total, patientent au check point près

1. Éric Fleischauer, loc. cit.

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Espions et terroristes

de l’aéroport de Kandahar, à un jet de pierre de l’entrée du


camp abritant les troupes américaines. En une noria ininter-
rompue, ils viennent du Pakistan voisin pour abreuver les
moteurs de l’Oncle Sam, qui tournent jour et nuit. Ce que les
Américains ignorent encore, c’est que l’un des poids lourds a
subrepticement été lesté d’une charge parasite, sans doute
avant de traverser la frontière. Explosion prématurée ? Tou-
jours est-il que la bombe, en détonant, provoque la destruc-
tion des sept autres poids lourds. Il s’en est fallu de peu que
le véhicule piégé ne joue dans le camp américain le rôle de
cheval de Troie des temps modernes 1. D’où le scénario : celui
d’un camion-citerne pénétrant dans un site de stockage avec
son plein chargement, carburant ou engin explosif improvisé
de forte puissance, puis explosant à proximité immédiate
d’une installation sensible, une cuve d’essence par exemple.
Cela suffirait sans doute à provoquer un incendie gigantesque
semblable à celui ayant ravagé le dépôt britannique de Bunce-
field en décembre 2005. Bien que d’origine accidentelle, cette
catastrophe montre s’il en était besoin la vulnérabilité de cer-
taines infrastructures même en l’absence d’une volonté délibé-
rément criminelle.
Et, puisque l’on évoque cette tactique ancestrale du cheval
de Troie, allons un peu plus loin : que se passerait-il si un
camion-citerne était utilisé comme sésame pour franchir la
clôture d’une raffinerie, mais en dissimulant dans sa cuve une
équipe de terroristes abondamment fournie en explosifs de
type Semtex, en lance-grenades, voire en lance-missiles ? Et
encore, tout cela reste relativement classique. C’est oublier
que les terroristes sont friands de tactiques asymétriques leur
permettant de contourner les mesures de sûreté. Rien ne les
empêche, par exemple, de remplir un camion-citerne alimen-
taire, tels ceux utilisés pour le ramassage du lait dans les cam-
pagnes, avec du carburant ou avec un mélange ANFO
(ammonium nitrate/fuel oil). Un rapport des services de ren-
seignements militaires américains estampillé unclassified/for

1. « Blast Destroys Convoy Carrying Fuel for U.S. Base », Reuters, 14 octobre
2005.

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Espions et terroristes

official use only (« non protégé/réservé à un usage officiel ») va


encore plus loin.
16 avril 1947, port de Texas City, dans la baie de Gal-
veston. Le cargo Grandcamp est à quai avec, dans ses soutes,
2 300 tonnes de fertilisant, en l’occurrence du nitrate d’ammo-
nium. Peu avant 8 heures, un incendie se déclare à bord.
L’équipage ainsi que les pompiers sont incapables de
l’éteindre à temps. À 9 h 12, le cargo explose dans une gigan-
tesque boule de feu : la détonation est entendue à 240 kilo-
mètres de là. Deux avions légers qui survolent le port sont
littéralement soufflés. Un autre cargo situé à proximité prend
feu à son tour : chargé de 1 000 tonnes de nitrate d’ammo-
nium, le Highflyer explosera le lendemain. Les deux détona-
tions détruisent toute la zone des docks et ravagent Texas
City : un tiers des 1 519 bâtiments de la ville sont concernés.
Le bilan humain est resté à ce jour imprécis : une inscription
sur le monument commémoratif l’évalue à 576 morts, dont
378 seulement sont identifiés, et 178 disparus. Scénario
comparable le 22 avril 2004, à Ryongchon, en Corée du Nord.
Deux à trois wagons transportant du nitrate d’ammonium
explosent : 161 morts. L’analyse des images fournies par les
satellites d’observation commerciaux révèlent l’existence de
deux cratères : ils ont des diamètres de 24 et de 32 mètres.
En tenant compte des concentrations courantes, les ana-
lystes de la Defense Intelligence Agency (DIA), le service de
renseignements du Pentagone, tentent d’estimer la puissance
explosive des moyens de transport habituellement utilisés. Un
camion chargé de 21,7 tonnes de nitrate d’ammonium est sus-
ceptible de provoquer une explosion équivalente à celle de
4,8 tonnes de TNT. Un chargement de 87 tonnes de fertili-
sant, le contenu d’un wagon, peut faire autant de dégâts que
19 tonnes de TNT. La détonation d’une barge alourdie d’un
peu plus de 1 300 tonnes de produit serait équivalente à celle
de 287 tonnes de TNT. On n’en est pas encore aux échelles
utilisées pour étalonner les bombes nucléaires, mais on
s’en rapproche. Or, « pendant une période de deux semaines
au printemps 2004, 56 barges transportant du nitrate

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Espions et terroristes

d’ammonium ont transité sur le Mississippi » dans la région de


La Nouvelle-Orléans 1.
Citant les deux catastrophes succinctement évoquées ci-
dessus, le rapport de la DIA en estime possible sinon probable
une déclinaison terroriste. C’est également le cas de l’United
States Coast Guard, qui, dès novembre 2002, organise un
exercice dénommé Operation Demon Drop. Le scénario est le
suivant : un groupe terroriste se rend maître d’un cargo traver-
sant le lac Érié avec un chargement chimique, fait accoster le
navire à proximité d’un parc de loisirs et le fait sauter à une
heure de grande affluence. Cet exercice d’état-major a pour
but de roder les procédures et de délimiter les responsabilités
juridictionnelles. Pour les autorités grecques, l’heure n’est plus
aux simulations mais à la réalité des faits.
Le 22 avril 2003, le Baltic Sky, un cargo armé par la société
Alpha Shipping sous pavillon de complaisance, appareille
d’Albanie à destination de Gabès, en Tunisie. Il y accoste le
12 mai et y embarque 680 tonnes d’explosif industriel ANFO
à base de nitrate d’ammonium 2 et 8 000 détonateurs. La car-
gaison a été commandée à la Société tunisienne d’explosifs et
munitions (SOTEMU) par l’Integrated Chemicals and Deve-
lopment, dont le siège social est à Khartoum, au Soudan. A
priori, rien à redire puisqu’il apparaît que la transaction a été
approuvée par les autorités soudanaises. Sauf que les autorités
en question ont parfois été accusées de soutenir le terrorisme.
Et qu’au lieu de voguer à toute vapeur vers Khartoum le Baltic
Sky fait du tourisme à Istanbul puis des ronds dans l’eau de la
Méditerranée. Le navire finit par pénétrer dans les eaux terri-
toriales grecques sans s’être fait annoncer avec vingt-quatre
heures de préavis, comme cela est prescrit quand les cales sont
remplies à ras bord de matières dangereuses. Simultanément,
la SOTEMU avertit les autorités tunisiennes : le bateau s’est

1. « CONUS : Threats From Ammonium Nitrate », Defense Intelligence Agency


Joint Intelligence Task Force – Combating Terrorism, 19 mai 2004 ; version révisée
publiée le 14 juin 2005.
2. Les sources divergent : pour les uns, il s’agit bel et bien d’ANFO ; pour les
autres, il s’agit seulement de nitrate d’ammonium.

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Espions et terroristes

bel et bien écarté de la route prévue. Alertée par les forces


navales de l’OTAN participant à l’opération de surveillance
Active Endeavour, la marine grecque suit comme son ombre le
navire litigieux pendant cinq jours. Puis, sur ordre d’Athènes,
arraisonne le Baltic Sky. L’enquête permet de déterminer que
l’adresse donnée comme étant celle de l’Integrated Chemicals
and Development n’est en fait qu’une boîte postale. Les auto-
rités soudanaises réagissent mollement en publiant une décla-
ration qui soulève plus de questions qu’elle n’apporte de
réponses. Peu de détails s’agissant de la société destinataire et
aucune précision concernant ce que ses dirigeants comptent
faire de la cargaison. Quant à savoir pourquoi le navire a
musardé en route… Même le capitaine ukrainien s’obstine à
garder à ce sujet un silence prudent. Pour Panayotis Tsianos,
porte-parole du ministère grec de la Marine marchande, il est
extrêmement rare de voir un bâtiment transporter une telle
quantité d’explosifs 1. Pavlos Apostodolis, le chef du service
national de renseignement grec Ethniki Ypiresia Pliroforion,
n’exclut pas une implication d’al-Quaida. Tout en y mettant
les formes. « La cargaison est trop importante. Je ne peux ima-
giner comment Al-Qaïda pourrait réceptionner 680 tonnes
[…], mais d’autre part nous n’arrivons pas à savoir à quoi elles
étaient destinées 2. » Un instant, la piste de l’IRA est évoquée
mais rapidement abandonnée 3.
Afin de réfléchir à ce type de scénario asymétrique, les
militaires américains ont créé des organismes chargés de
penser l’impensable. Pour l’armée de terre, c’est l’Asymmetric
Warfare Group qui a déployé pour la première fois sa ban-
nière à Fort Meade en mars 2006. À sa création, il comprenait
60 militaires maîtrisant 12 spécialités différentes, mais devait
à terme en compter 400. Le premier officier nommé à sa tête
est le colonel Robert Shaw. Sa carrière de vingt-quatre ans est

1. « Greece traces route of seized ship », cnn.com, 24 juin 2003.


2. « La Grèce enquête sur un bateau bourré d’explosifs pour le Soudan »,
panapress, 25 juin 2003.
3. Helena Smith, « Nato “terror” tipoff on explosives ship sailing to Sudan »,
The Guardian, 24 juin 2003.

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Espions et terroristes

marquée d’un sceau non conventionnel. Il a en effet été ins-


tructeur au sein de l’école des rangers et a commandé à deux
reprises un A-Team, « pion de base » des forces spéciales. De
la même manière, une Red Cell est désormais rattachée au
Department of Homeland Security. Elle est constituée d’un
groupe de consultants mis sur pied pour aller plus loin que les
évaluations prospectives de la menace habituellement basées
sur des rapports rédigés par les services de renseignements. La
démarche adoptée pour ce faire consiste à sortir des sentiers
battus. Cette démarche est favorisée par le recours aux talents
propres à un panel étendu d’individus tels que les auteurs de
best-sellers, les universitaires, les militaires et les compositeurs
de pop music 1. D’emblée, cet organisme atypique se fait
remarquer par une trop grande audace que certains assimilent
à du gaspillage. On lui reproche par exemple d’avoir dépensé
les dollars du contribuable américain en concoctant un rap-
port à diffusion restreinte imaginant, dans un contexte carac-
térisé par la catastrophe Katrina, comment les terroristes
pourraient exploiter les effets d’un cyclone.
D’autres mesures de protection ont été prises. Elles consis-
tent par exemple à faire participer les routiers eux-mêmes à
une veille terroriste généralisée : c’est le Highway Watch. But :
entraîner les chauffeurs de poids lourds à distinguer divers
indices. À charge pour eux de répercuter ensuite l’alerte vers
un central de veille par le biais d’un numéro de téléphone spé-
cifique. Mais l’« entraînement » auquel les routiers sont
astreints apparaît parfois anodin, pour ne pas dire franche-
ment comique. Le plus sérieusement du monde, on leur pres-
crit ainsi de s’assurer qu’ils ont bien fermé leur cabine à clé
lorsqu’ils abandonnent sur une aire d’autoroute leur camion
transportant des déchets nucléaires 2. Et puis aussi sérieux
soit-il, le programme Highway Watch n’est pas à l’abri
d’une infiltration par un terroriste. L’entraînement suivi lui

1. William Arkin, « The Pressure Cooker at Homeland Security », washing-


tonpost.com, septembre 2005.
2. Bruce Schneier, « Truckers Watching the Highways », Schneier on Security,
8 décembre 2005.

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Espions et terroristes

apprendrait alors ce qu’il doit éviter de faire s’il ne veut pas


éveiller les soupçons. De même, les conditions d’attribution
des licences autorisant le transport des matières dangereuses
ont été durcies, mais « les chauffeurs canadiens ou mexicains
ne sont pas soumis à une enquête administrative analogue, et
la définition des crimes qui disqualifient les prétendants à
l’autorisation d’emporter des matières dangereuses – faire un
chèque en bois par exemple – est trop étendue 1 ».
Mais revenons aux camions-citernes et plus particulière-
ment à un usage très particulier qui est susceptible d’en être
fait.

Les Fuel Air Explosives ou la terreur du feu purificateur

En ce début de printemps de l’an 2000, cela fait trois mois


que Johnelle Bryant a pris ses fonctions au bureau local de
l’United States Department of Agriculture de Homestead, en
Floride, quand s’y présente un homme d’ascendance visible-
ment moyen-orientale. Le bureau en question dépend d’un
service chargé d’attribuer des prêts sur fonds gouvernemen-
taux. Si vous êtes agriculteur, si vous avez un projet viable
intéressant le domaine agricole mais pas un sou vaillant pour
le réaliser, si votre banquier vous a gentiment mais ferme-
ment éconduit, alors ce bureau est fait pour vous. La limite de
la mise est de 750 000 dollars. Le dialogue s’engage.
– Bonjour, je voudrais obtenir un crédit.
– Asseyez-vous. Quel est votre projet ?
– Je souhaite acheter un petit avion, un bimoteur à six
places. J’ai l’intention de m’en servir pour faire des vols
charter, mais aussi comme appareil d’épandage.
– Comment ça ?
– J’ai une formation d’ingénieur. Je vais modifier l’avion
pour qu’il soit transformable. Lorsque je m’en servirai comme
appareil d’épandage, je mettrai à l’intérieur un réservoir qui

1. Leslie Miller, « Hazmat Truckers Discouraged by Security », Associated


Press, 1er novembre 2005.

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Espions et terroristes

tiendra toute la place disponible sauf celle prise par le siège du


pilote. Je monterai des tuyaux et des buses de vaporisation sur
toute la longueur des ailes.
– Dites-moi, ça va pas être simple pour faire entrer un si
gros réservoir avec une porte si petite !
– Ne vous en faites pas. Je vous répète que j’ai une forma-
tion d’ingénieur, et c’est précisément mon job que de
résoudre ce genre de problème.
– Vous êtes américain ?
– Je suis d’origine égyptienne et j’ai séjourné en Afgha-
nistan. J’ai aussi résidé en Allemagne pour mes études d’ingé-
nieur. Pour moi, venir aux États-Unis et acheter mon avion à
moi pour être mon propre patron, c’est réaliser un rêve
d’enfance !
– Combien vous faudrait-il ?
– 650 000 dollars.
– Bien. Je vais prendre note de tout cela pour constituer le
dossier. Commençons par le commencement. Quel est votre
nom ?
– Mohamed Atta. J’épelle : A-T-T-A 1…
Celui qui allait prendre les commandes d’un des deux
avions qui se sont encastrés dans les tours du World Trade
Center n’était pas le seul à s’intéresser aux avions d’épandage.
C’était aussi le cas de Zacarias Moussaoui, considéré à tort ou
à raison comme « le 20e homme du 11 septembre 2001 ».
Dans les mois qui ont suivi le jour d’infamie, le Federal
Bureau of Investigation lance l’opération Tripwire. But : déve-
lopper de gigantesques bases de données permettant d’identi-
fier d’éventuelles cellules dormantes d’al-Quaida implantées
sur le territoire continental des États-Unis. L’Agricultural
Aviation Threat Project est partie intégrante de l’opération
Tripwire ; il vise à recenser les avions d’épandage américains et
leurs pilotes. En partant d’une liste de 11 000 avions fournie
par la Federal Administration Aviation, les agents spéciaux du

1. « Face to Face With Atta », abcnews.com, 6 juin 2002.

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Espions et terroristes

FBI vérifient les antécédents de 3 028 personnes 1. Si l’on en


croit la Central Intelligence Agency, les terroristes sont inté-
ressés par ces appareils afin de les utiliser pour répandre des
agents biologiques pathogènes – l’anthrax est même cité. Mais
il est une autre hypothèse asymétrique qui, de temps en
temps, refait surface : Mohamed Atta aurait bercé le projet de
vaporiser de l’essence dans l’atmosphère afin de faire ensuite
détoner le nuage de vapeur. C’est ce qu’en termes militaires
anglo-saxons on appelle une bombe Fuel-Air Explosive (FAE).
Un explosif classique contient tout les ingrédients indis-
pensables à sa détonation, jusques et y compris l’oxydant. Il
n’a donc pas besoin de l’oxygène de l’air. Une bombe FAE, si.
Elle est composée d’un combustible qu’une première charge
vaporise, suite à quoi une seconde charge provoque l’explo-
sion. Trois effets sont alors produits : chaleur, surpression et
« pompe à oxygène », ce dernier effet rendant l’engin extrême-
ment efficace dans un espace clos. C’est exactement le type
d’explosion qui, le 16 juillet 2005, transforme le centre-ville de
Moussayib en un brasier.
Les camions-citernes chargés à refus de carburant peuvent
donc, de manière certes empirique mais néanmoins efficace,
être utilisés comme des armes FAE. C’est en tout cas l’avis des
analystes du Defence Research and Development Canada. Ils
estiment qu’il existe des signes démontrant que des groupes
terroristes incluant al-Quaida cherchent à concevoir des armes
FAE qui fonctionneraient sur le modèle d’armes utilisées par
les Russes en Tchétchénie. Cet avis est partagé par le magazine
New Scientist. « Des indices provenant d’une attaque suicide ayant
eu lieu en Tunisie en 2002, attaque durant laquelle un camion-
citerne transformé en bombe tua 24 personnes, suggère que les terro-
ristes d’al-Quaida ont une certaine compréhension du mécanisme de
fonctionnement des FAE 2. » Un cas d’ampleur plus limitée : en
préalable aux attentats de Londres le 7 juillet 2005, Jermaine

1. « The FBI’s Counterterrorism Program Since September 2001 », Federal


Bureau of Investigation, 14 avril 2004.
2. Mark Henderson, « Terrorists seek bunker busting bombs », Times Online,
18 mars 2004.

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Espions et terroristes

Lindsay avait acheté pour plusieurs milliers de livres de


parfum. Ce faisant, il espérait ainsi « doper » sa bombe artisa-
nale avec un effet FAE grâce à la vaporisation de l’alcool.
Michael Curtis Reynolds est un oublié du miracle écono-
mique américain. Chômeur, il est à la dérive et nourrit des
idées de vengeance contre le système. C’est pourquoi il dresse
l’oreille lorsqu’il est abordé par un homme se présentant
comme appartenant à al-Quaida. Bientôt, les deux hommes
fraternisent et échafaudent des plans. L’un d’entre eux
consiste à faire détoner plusieurs camions-citernes chargés de
propane le long d’un pipeline traversant l’Alaska. D’autres
plans prévoient de faire sauter diverses raffineries. Mais, mal-
heureusement pour Reynolds, le clandestin d’al-Quaida est un
juge du Montana travaillant pour le FBI. Raté pour cette fois.
Mais combien de Moussayib les thuriféraires de Ben Laden
nous réservent-ils dans l’avenir ?

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12

L’industrie chimique
dans la ligne de mire

6 janvier 2005, aux États-Unis. Un train transportant du


chlore déraille en Caroline du Sud ; des fumées toxiques
s’échappent des wagons-citernes. Neuf personnes décèdent,
58 sont hospitalisées, et des milliers de gens habitant à moins
de 1,6 kilomètre du lieu de l’accident sont évacués 1.
Mars 2006. « La sécurité des employés est entre vos
mains. » « Vous êtes responsables de votre propre sécurité. »
Deux panneaux sur lesquels ces mièvreries sont inscrites et un
portail sans verrou que nul gardien ne surveille : voilà le
redoutable dispositif qui constitue la seule défense du dépôt
ferroviaire d’Oak Island. Nous sommes pourtant à moins de
cinq kilomètres de la ville de Newark, dans le New Jersey. Et à
moins de 11 kilomètres du centre de Manhattan. Un reporter
tente le coup : pendant dix minutes, il roule avec son véhi-
cule près des voies ferrées sans être arrêté ni même approché
par un cheminot. Le long du ballast, à portée de main, divers
postes d’aiguillage ; eux non plus ne sont pas verrouillés.
N’importe qui peut détourner un convoi ferroviaire en les
manœuvrant. Voire, dans le pire des cas, provoquer un dérail-
lement. Des wagons attendent ; la plupart sont des citernes
pleines à ras bord de substances chimiques, chlore, ammoniac
ou produits dérivés de la chimie du pétrole.

1. Walt Bogdanich & Christopher Drew, « Deadly Leak Underscores


Concerns About Rail Safety », The New York Times, 9 janvier 2005.

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Espions et terroristes

Le New Jersey est un État particulièrement gâté en la


matière. La plupart des dépôts ferroviaires dangereux sont
situés à proximité immédiate de gigantesques réservoirs de
pétrole, de gaz naturel ou de propane. Une zone saturée
d’usines chimiques borde le Newark Liberty International Air-
port. Son surnom est dénué d’ambigüité : « les deux miles les
plus dangereux d’Amérique ». Aux États-Unis, on estime à
1,7 million le nombre de chargements de substances dange-
reuses transitant chaque année par voie ferrée 1.
Le décor est sommairement planté, nous y reviendrons.
Mais avant, voyons si tout cela intéresse vraiment les émules
de Ben Laden.

Terroriste cherche cibles faciles

Danny Whitener est âgé de 48 ans. Il habite à Copperhill,


dans le Tennessee, où tout le monde connaît sa petite affaire.
Il récupère des voitures jetées à la casse et en revend les pièces
détachées. Une petite vie tranquille comme il en existe tant
dans l’Amérique profonde, loin, très loin de Wall Street. Son
existence, il la trouve même parfois un peu ennuyeuse. Pour
lui, la grande aventure, c’est tintin. Alors, les jours où il a le
blues, il file à l’aérodrome. Car Danny a un hobby, une passion
dévorante. Il possède son propre avion et passe tous ses loisirs
à le bichonner. Dès qu’il a une heure de libre, il s’esquive pour
rejoindre le Martin Campbell Airfield. En ce jour de
mars 2001, il est distrait de sa tâche par l’atterrissage d’un
monomoteur Cessna à bord duquel deux touristes ont pris
place. Danny est la jovialité faite homme. Il ne connaît pas les
deux individus, mais, par principe, il engage la conversation.
– C’est un bel avion que vous avez là !
– Je l’ai loué. Parlez-moi de l’usine que j’ai survolée !
C’est le pilote qui a répondu. Le passager, lui, ne pipe mot.
Ce qui ressemble à un rictus méprisant déforme ses lèvres. Et

1. David Kocieniewski, « Despite 9/11 Effect, Railyards Are Still Vulne-


rable », The New York Times, 27 mars 2006.

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Espions et terroristes

il y a une pointe d’arrogance dans le ton employé par le


pilote.
– Les réservoirs que vous avez vus sont vides.
– Ce n’est pas la réponse que j’attendais ! Et en ce qui
concerne les wagons-citernes ?
– Ils sont vides eux aussi.
Du moins c’est ce que pense Danny. Non sans raison : les
responsables de l’usine à l’enseigne de l’Intertrade Holdings
Incorporated viennent en effet d’annoncer l’arrêt de la pro-
duction d’acide sulfurique. De fait, l’usine s’est débarrassée de
ses stocks. En revanche, 225 tonnes de dioxyde de souffre
remplissent certains réservoirs. Quant aux wagons-citernes, ils
sont des centaines.
– Et la rivière à cinq kilomètres, quel est son nom ?
– C’est la rivière Ocoee. Un affluent du Tennessee.
– Il y a bien un barrage, un peu plus loin ?
Il insiste, le bougre ! En fait, il insistera pendant quinze
minutes. Danny est placide. Mais il ne faut tout de même pas
pousser le bouchon trop loin. L’arrogance de l’étranger le
sidère. Pour qui se prend-il ? Et puis pourquoi tant de ques-
tions ? Qu’est-ce qu’il veut, ce mec ? C’est un terroriste, ou
quoi ? Danny décide d’arrêter les frais.
– Dis-moi, l’ami, si tu allais les poser à la police, tes
questions ?
Sans un mot de remerciement, sans un salut, l’homme
tourne les talons et, accompagné de son acolyte, remonte dans
le Cessna. Les deux individus ne tardent pas à s’envoler.
Interloqué, Danny va voir John Rutkosky, le gérant de
l’aérodrome.
– Eh, John, il y a deux types bizarres qui viennent de
décoller, ils ont posé des tas de questions sur l’usine et le bar-
rage. On aurait dit des Égyptiens ou quelque chose comme ça.
– C’étaient peut-être des terroristes !
– C’est marrant : je me suis dit la même chose…
Quelques semaines plus tard, John Rutkosky est interpellé
par un homme descendu d’une luxueuse voiture de sport.
L’individu demande à acheter un avion, ses manières sont

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Espions et terroristes

arrogantes. Après une brève discussion, le personnage mal


embouché s’en va.
Puis vient le 11 septembre 2001. Comme des millions
d’Américains, c’est un Danny Whitener estomaqué qui
visionne encore et encore la vidéo des deux appareils s’encas-
trant dans les tours du World Trade Center. Puis c’est sur la
photo de Mohamed Atta que s’ouvrent les journaux télévisés.
L’homme passe pour être le cerveau des attentats. Danny n’en
croit pas ses yeux.
– Merde, le pilote !
Danny saute sur l’annuaire puis sur le téléphone. Rapide-
ment, il compose le numéro de James Hedrick, le directeur de
l’usine Intertrade Holdings. Ce dernier comprend immédiate-
ment. Après une conversation de quelques minutes, il
remercie le pilote amateur et raccroche. Il reste songeur. Puis
saisit une fois encore le combiné. Son premier coup de télé-
phone est pour le responsable de la Tennesse Valley Autho-
rity, qui gère les activités du barrage. Le second est pour le
représentant local du Federal Bureau of Investigation.
Séance tenante, des agents spéciaux du FBI prennent la
direction de Copperhill. Danny Whitener et John Rutkosky
reconnaissent formellement le pilote qui se trouve être aussi le
conducteur de la voiture de sport : c’est bien Mohamed Atta.
Quant au passager du Cessna, il s’agit de Marwan al-Shehhi,
le kamikaze qui est aux commandes du vol 175 des United
Airlines lorsque celui-ci s’écrase sur la seconde tour du World
Trade Center le 11 septembre 2001.
Autres temps, autres lieux, mêmes mœurs. Nous sommes
maintenant six ans plus tard, fin juillet 2007 pour être précis.
Le standard d’une usine chimique du New Jersey reçoit un
appel. L’hôtesse prend la communication.
– Bonjour, que puis-je faire pour vous ?
– Bonjour, madame. J’appartiens au Center for Chemical
Process Safety de New York. Vous n’êtes pas sans ignorer que
nous nous occupons de sécurité dans le domaine de l’indus-
trie chimique. Je suis chargé de faire une enquête sur l’applica-
tion des mesures de sécurité. Je vais vous poser quelques
questions auxquelles vous voudrez bien répondre…

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Espions et terroristes

– Monsieur, je ne suis pas habilité à satisfaire ce genre de


requête.
– Pouvez-vous me dire qui le peut, alors ?
– Un instant, je vous prie… Je vous propose de me laisser
vos coordonnées téléphoniques. Je vais les transmettre au ser-
vice de sécurité qui vous rappellera. Sans doute vous en
diront-ils un peu plus. Je vous écoute…
L’interlocuteur s’exécute, et, alors que l’hôtesse lui
demande des précisions, raccroche brusquement. Finalement,
la réceptionniste alerte le directeur de la sécurité qui, lui,
appelle le Center for Chemical Process Safety. Il demande à
parler au directeur.
– Ici Scott Berger, directeur du centre. Que puis-je pour
vous ?
– Salut, Scott. Dis-moi, serais-tu par hasard en train
d’effectuer une enquête sur l’application des mesures de sécu-
rité dans l’industrie chimique au New Jersey ?
Scott Berger reconnaît immédiatement la voix d’un
homme qui compte parmi ses amis.
– Non, pas du tout ! Qu’est-ce qui te fait croire cela ?
– Alors, on a un problème, je t’explique…
Quand il raccroche, Scott Berger est préoccupé. Se tour-
nant vers son ordinateur, il rédige rapidement un e-mail, qu’il
envoie à plusieurs responsables de sécurité avec lesquels il
entretient des liens plus que professionnels. Les réponses ne se
font pas attendre longtemps : au moins deux autres usines chi-
miques ont reçu des appels analogues. Mieux : les sociétés ont
tenté de remonter les appels pour en vérifier la provenance.
Surprise : les numéros ne sont pas attribués ou n’existent tout
simplement pas. Dans les minutes qui suivent, Scott Berger
alerte le Federal Bureau of Investigation. Puis contacte l’Ame-
rican Institute of Chemical Engineers, auquel le Center for
Chemical Process Safety est apparenté. L’institut édite en effet
une lettre d’information distribuée à 31 000 exemplaires. Un
numéro est justement en cours de bouclage : un bulletin
d’alerte y est inséré in extremis. Le texte en est ainsi rédigé : « Il
est possible, à la lumière de l’activité dont les terroristes font
preuve en ce moment, que cela puisse être une tentative visant

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Espions et terroristes

à déterminer les vulnérabilités permettant de contourner les


mesures de sécurité entourant les procédés mis en œuvre dans
l’industrie chimique 1. » Un dernier détail : les trois usines
contactées sont implantées à proximité de Newark…

Des centaines de milliers de morts par attentat

Aux États-Unis, le 11 Septembre 2001 joue le rôle d’un


coup de pied dans la fourmilière. L’Environmental Protec-
tion Agency se met en devoir de recenser les usines dange-
reuses. Les chiffres tombent en décembre : 15 000 sites
chimiques sont implantés sur le territoire des États-Unis. Des
évaluations sont menées qui permettent de déterminer le
nombre de victimes potentielles en cas d’accident ou
d’attentat. 123 sites engagent la vie de plus de un million de
personnes. Pour un bilan situé entre 100 000 et un million de
citoyens américains, le chiffre grimpe à 700 sites. Enfin,
3 000 sites hypothèquent la vie de 10 000 à 100 000 riverains.
Deux ans plus tard, la situation s’est quelque peu améliorée :
les chiffres de 700 et 3 000 sites ont respectivement été
ramenés à 600 et 2 300 sites. Mais là n’est pas le plus alar-
mant. On a coutume de dire que les statistiques, c’est comme
les Bikini : elles donnent une idée, mais cachent l’essentiel. En
l’occurrence, c’est tout à fait vrai : quelques exemples ponc-
tuels témoignent d’une réalité beaucoup plus effarante encore.
En Californie, un dépôt ferroviaire où du chlore est chargé
dans des wagons met potentiellement en danger la vie de
quatre millions de personnes. Même chose pour un site de
stockage contenant 181 tonnes de fluorure d’hydrogène à Phi-
ladelphie. À South Kearny, dans le New Jersey, un autre site
de stockage constitue une épée de Damoclès menaçant
12 millions de citoyens. Une usine de Charleston présente
enfin de nombreux points communs avec celle de Bhopal,

1. « Chemical plants alerted after suspicious calls », Associated Press,


28 juillet 2007. Également : Alex Nussbaum, « Chemical plants alerted to spu-
rious safety survey », The Record, 27 juillet 2007.

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Espions et terroristes

dont l’explosion, le 3 décembre 1984, en Inde, entraîna la


mort de 20 000 personnes 1.
Mais, là encore, les actionnaires veillent au grain : l’adop-
tion de mesures visant à mieux sécuriser usines et dépôts se
heurte à forte partie. C’est une situation que Frank Lauter-
berg, sénateur démocrate du New Jersey, décrit comme une
« mentalité à la Enron : faites confiance à l’industrie et mettez
le public en danger 2 ». Mais, même au paradis du capitalisme
sauvage que sont les États-Unis, le vent commence à tourner.
Michael Chertoff, secrétaire d’État à la Sécurité intérieure,
délivre le 21 mars 2006 un message musclé aux dirigeants
industriels. Ses paroles dénotent « une volte-face dont l’admi-
nistration Bush n’est pas coutumière. Cette même administra-
tion défend maintenant l’implémentation de règles que des
hauts fonctionnaires ne se sont pas privés de dénigrer aupara-
vant en privé afin d’en obtenir le blocage peu après les
attaques terroristes de 2001, déclarant à qui voulait les
entendre que des mesures appliquées sur la base du volonta-
riat suffiraient 3 ». Traduit en langage courant, cela signifie
tout simplement que George W. Bush n’avait pas, même
lorsque les ruines du World Trade Center étaient encore
fumantes, l’intention de mécontenter les bailleurs de fonds
industriels de sa campagne électorale. Il ne pouvait être alors
question d’imposer aux actionnaires de rogner sur leurs divi-
dendes pour financer des mesures de sécurité coûteuses.
En parcourant la littérature américaine consacrée au sujet,
on subodore qu’un des principaux problèmes concerne le
transit ferroviaire des wagons-citernes transportant le chlore
utilisé pour purifier l’eau. Les convois font, entre autres, passer
des nuits blanches aux autorités municipales de Baltimore,
Boston, Chicago, Cleveland et Philadelphie. Non sans raison :
en Irak, une première vague d’attentats chimiques utilisant du

1. James Grimaldi & Guy Gugliotta, « Chemical Plants Feared as Targets »,


The Washington Post, 16 décembre 2001.
2. Éric Lipton, « Chertoff Seeks Chemical Security Law, Within Limits »,
The New York Times, 22 mars 2006.
3. Ibid.

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Espions et terroristes

chlore terrorise la population. Nous reviendrons ultérieure-


ment sur cette affaire. Constatons cependant d’ores et déjà
que les insurgés s’approvisionnent en détournant de son usage
premier le chlore prévu pour assainir l’eau potable. Aux
États-Unis, sur 1,7 million de wagons transportant annuelle-
ment des matières dangereuses, 100 000 sont chargés à ras
bord de produits critiques tels que le chlore ou l’ammoniac 1.
Ils voyagent sur 482 000 kilomètres de voies ferrées. Alors,
dans l’urgence, les responsables imaginent des solutions sans
véritablement en envisager les conséquences. Les villes vou-
draient éloigner les convois ferroviaires des centres urbains.
Mauvaise pioche : agir de la sorte obligerait les wagons à
rouler plus longtemps, donc à être plus longtemps vulné-
rables, sur des voies secondaires moins bien entretenues, d’où
un risque accru d’accident. Et puis l’État fédéral a affirmé son
autorité sur toute mesure impliquant le réseau ferroviaire,
contraignant de ce fait les conseils municipaux à l’impuis-
sance.
Une solution plus efficace consiste à remplacer le chlore
par un désinfectant ne présentant aucun danger. Le Center for
American Progress s’est intéressé à 62 sites. Sur ce total,
25 usines de traitement qui recevaient auparavant de grandes
quantités de chlore par rail ont, depuis 1999, opté pour cette
solution. À la date du 2 avril 2007, 37 sites sur 62 utilisent tou-
jours l’ancienne méthode de purification, mettant potentielle-
ment en danger la vie de 25 millions d’Américains. Mais six
de ces 37 sites ont déjà planifié leur conversion 2. Le rapport
précise que l’explosion d’un wagon-citerne suite à un accident
ou à une attaque terroriste est susceptible de toucher toute
habitation située à moins de 22,5 kilomètres en zone urbaine
et à moins de 40 kilomètres en zone suburbaine ou rurale 3.

1. Alexandra Marks, « Cities Move to Defend Against Railroad Attacks »,


The Christian Science Monitor, 7 avril 2006.
2. Paul Orum, « Toxic Trains and the Terrorist Threat », Center for American
Progress, 2 avril 2007.
3. Harrison Sheppard, « Study : La Verne Water Plant Vulnérable as Terrorist
Target », dailybulletin.com, 12 avril 2007.

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Espions et terroristes

Depuis avril 2007, l’US Department of Homeland Secu-


rity est investi de nouveaux pouvoirs qualifiés d’« intéri-
maires » en matière de sécurité et de sûreté industrielle. Il peut
désormais exiger que chaque site manipulant certaines quan-
tités de substances chimiques spécifiées fasse l’objet d’une
étude évaluant les risques. Si cette évaluation classe l’installa-
tion dans la catégorie des risques élevés, alors l’implémenta-
tion de mesures spécifiques est obligatoire sous peine d’une
astreinte pouvant aller jusqu’à 25 000 dollars par jour. Le
DHS a même autorité pour imposer la fermeture d’un site si
cela se révèle nécessaire. Mais ces mesures a minima sont cal-
quées sur celles soutenues par l’American Chemistry Council,
dont les efforts de lobbying ont réussi à circonvenir le
Congrès. Les sites de traitement de l’eau sont exclus du champ
d’application, les risques liés aux transports sont passés sous
silence, et les technologies alternatives ne sont même pas évo-
quées 1. Chassez le naturel, il revient au galop… Cependant,
les règles édictées par l’administration prennent-elles au moins
en compte la menace dans un champ d’application même
réduit comme peau de chagrin ? Oui, mais avec un zèle
excessif, avec cette exagération politiquement correcte qui
tente maladroitement de masquer des décennies d’incurie.
Virgil Shockley est éleveur de volailles. En vingt-huit ans
de métier, il en a vu des vertes et des pas mûres : les relations
avec son banquier ont souvent été rendues difficiles par les
effets de la pollution et des épizooties. Son exploitation est
située dans une zone rurale sur la côte est du Maryland ; seule
une route poussiéreuse constellée de nids-de-poules la relie à
la civilisation. Alors, quand on est venu lui dire qu’il pouvait
constituer une cible pour les terroristes, il a éclaté de rire. Les
technocrates du Department of Homeland Security sont
quant à eux bougrement sérieux. Car, pour chauffer ses vola-
tiles, Virgil Shockley utilise, comme tous les autres éleveurs
d’une industrie locale qui génère un chiffre d’affaires de
1,6 milliard de dollars (1,17 milliard d’euros), un système au
gaz dont les réservoirs sont vulnérables. Mais pour viser quelle

1. Paul Orum, loc. cit.

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Espions et terroristes

cible les méchants viendraient-ils faire sauter ses installations ?


L’homme a du mal à y croire. « Bon Dieu, si ça saute, le seul
effet que ça aura sera de faire pleuvoir du poulet grillé 1 ! »
On est alors saisi d’un doute. Est-ce que cela se passe de la
même manière en France ?

Industrie chimique : les cibles de l’Hexagone

Côté lobby, ça va, merci. « J’ai visité de nombreux sites


français et je trouve que nous avons une chimie propre. Tout
le problème est de réconcilier les Français avec cette indus-
trie, qui provoque des peurs exagérées. C’est une question
d’éducation et d’information 2. » Celui qui s’exprime ainsi est
le député UMP Jacques Remilier. Maire de Vienne, il est éga-
lement président du groupe d’études sur l’industrie chimique.
Accessoirement, il est soutenu par l’Union des industries chi-
miques, puissant syndicat regroupant les industriels d’un sec-
teur employant 240 000 salariés et générant un chiffre
d’affaires de 94 milliards d’euros. Le ton est donné : si la
population a peur, ce n’est pas à cause des risques encourus,
mais parce qu’elle est mal éduquée et mal informée. Sans
doute y avait-il trop d’analphabètes à Bhopal. Peut-être y
avait-il de la même manière une concentration anormale de
cancres à Toulouse lorsque l’usine AZF a explosé. Dans un tel
contexte, on ne doit pas s’étonner que l’expression « risque
terroriste » soit bannie du discours. Sauf pour souligner les
quelques efforts consentis, même s’ils restent par ailleurs dis-
parates et dérisoires.
« 90 sites classés Seveso. Ammoniac dans 26. Du phos-
gène (gaz de combat utilisé pendant la Première Guerre mon-
diale), du chlore, du propylène, de l’hydrogène, du phénol, du
benzène, de l’éther, des hydrocarbures. On trouve de tout en

1. Mary Beth Sheridan, « In War on Terror, Md. Farmer One of Many Skep-
tical Recruits », The Washington Post, 1er septembre 2007.
2. « Les groupes d’études, faux nez des lobbys », L’Express, 28 septembre
2006.

208

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Espions et terroristes

Rhônes-Alpes. Dans le Rhône, la “vallée de la chimie”,


comme l’appellent les industriels, illumine, la nuit, ses sculp-
tures d’acier, le long de l’A7, avec 13 “Seveso” à Lyon, Feyzin,
Saint-Fons, Pierre-Bénite, mais aussi à Villefranche-sur-Saône,
Givors, Saint-Priest, Saint-Genis-Laval, Neuville 1. » Le roi
dirait : qu’à cela ne tienne, déplacez-moi tout ça ! Le remède
serait pire que le mal : la délocalisation de la seule raffinerie
de Feyzin reviendrait à mettre sur la route 5 000 citernes par
jour. Les terroristes y trouveraient leur compte. De même
qu’ils ne peuvent manquer d’être tentés par toutes les cibles
qui s’offrent ainsi à eux. Les conséquences d’un attentat
seraient désastreuses, tellement désastreuses que rares sont les
autorités officielles qui osent cautionner un pronostic.
Prenons un exemple. Deux sphères contenant chacune
350 mètres cubes d’ammoniac sont érigées au sein d’un
complexe chimique à proximité de la commune de Salaise-
sur-Sanne. En 2000, les autorités municipales commanditent
une étude. Il s’agit de concevoir un abri susceptible
d’accueillir 230 enfants ainsi qu’une trentaine d’adultes afin
de palier le risque de dissémination accidentelle d’un nuage
toxique. Le groupe scolaire Joliot-Curie est en effet implanté
à 1 300 mètres des sphères d’ammoniac et à 1 200 mètres de
réservoirs de phosgène. Dans les conclusions de l’étude, on
trouve cette phrase révélatrice : « Il est difficile de mesurer les
conséquences d’une explosion 2. » Circulez, y a rien à voir !
La vallée du Rhône n’est pas la seule zone française sus-
ceptible d’intéresser les terroristes. C’est également le cas du
bassin de Lacq et plus particulièrement des sites implantés sur
les communes de Pardies, Mourenx, Lacq et Mont, dans les
Pyrénées-Atlantiques. À Lacq, des infrastructures dispersées
sur 225 hectares produisent jusqu’à 5 millions de mètres cubes
de gaz par jour. À Pardies, les usines réparties sur 110 hec-
tares sont spécialisées dans la chimie du gaz. Là sont

1. Émilie Rive, « Rhône-Alpes veut la sécurité dans la transparence », Le Web


de l’Humanité, 28 septembre 2001.
2. Fernand Francès, « L’urbanisation autour des sites à risques », Risques-Infos
nº 14, juin 2003.

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Espions et terroristes

quotidiennement manipulés de l’acide acétique, de l’acéty-


lène, du monoxyde de carbone et de l’hydrogène.
Implantée dans une cuvette, l’agglomération grenobloise
compte quant à elle 400 000 habitants. La disposition des
lieux facilite la rétention des gaz lourds. Par exemple des
51 tonnes de phosgène dont la détention est administrative-
ment autorisée sur la plate-forme de Pont-de-Claix. Cette
chimie comparable à celle de Bhopal produit principalement
des mousses en polyuréthane ainsi que des peintures pour
l’industrie automobile. Les 51 tonnes de phosgène, mélangées
« dans 10 milliards de mètres cubes d’air rendrait cet air
mortel (1 % de décès) pour ceux qui le respireraient plus de
une heure. 10 milliards de mètres cubes d’air, cela représente
une couche d’air de 50 mètres d’épaisseur sur l’ensemble des
vallées du Grenoblois entre Vif, Voreppe et Crolles 1 ». Au
passage, les rédacteurs du rapport s’étonnent de la passivité de
beaucoup d’élus, taxe professionnelle oblige. Se référant aux
attentats du 11 septembre 2001, ils posent enfin cette ques-
tion : « En omettant de prendre en compte ces nouveaux
risques, ne donne-t-on pas des armes aux terroristes
d’aujourd’hui ? »
C’est donc une évidence : nous ne sommes pas, en France,
mieux lotis que ne le sont les Américains. Comment les terro-
ristes seraient-ils susceptibles de profiter de cette aubaine ?

L’industrie chimique, paradis du terroriste

Pour les stratèges de la terreur, l’industrie chimique pré-


sente un avantage indéniable : les substances dangereuses,
qu’elles soient elles-mêmes explosives ou seulement létales par
dispersion, sont à portée de main. À la limite, il n’est même
pas nécessaire de prévoir une mise à feu, puisque la provi-
dence peut y pourvoir pour peu qu’une substance hautement
explosive soit préalablement répandue dans l’atmosphère.

1. « Le risque chimique à Grenoble », http://www.sosparcpaulmistral.org/,


daté du 27 novembre 2004, visité le 28 mars 2006.

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Espions et terroristes

Feyzin, 4 janvier 1966. Située à la sortie sud de Lyon, la


raffinerie Elf jouxte l’autoroute du soleil. Elle est notamment
équipée de six cuves sphériques ; trois contiennent du butane,
tandis que les trois autres renferment du propane. Des techni-
ciens sont chargés de prélever des échantillons de gaz, tâche
dont ils s’acquittent le matin à 6 h 40. L’un d’eux ouvre dans
le désordre deux vannes de purge situées sur un des réservoirs
de propane. Les deux vannes se bloquent instantanément par
givrage : une fuite de propane se produit qui ne peut être col-
matée. La rapidité avec laquelle l’alerte est donnée permet aux
gendarmes ainsi qu’aux CRS de fermer l’autoroute toute
proche. Plus dense que l’air, le propane forme une nappe
d’une épaisseur de 1,5 mètre qui ne tarde pas à l’englober : la
moindre étincelle provenant d’un pot d’échappement sur-
chauffé provoquerait une catastrophe. Mais les pandores ont
oublié qu’un chemin départemental permet d’accéder à l’auto-
route. Et c’est ce chemin-là qu’emprunte quotidiennement un
des employés de la raffinerie. Le véhicule sert de détonateur
et enflamme la nappe de gaz. Un à un, les réservoirs explo-
sent ou s’ouvrent : 11 en tout. On relèvera 18 cadavres des
décombres. Dont celui d’un employé carbonisé dans son
véhicule 1.
En l’occurrence, la problématique propre à l’attentat terro-
riste est encore une fois étrangement semblable à celle d’une
mission de sabotage confiée à un commando militaire. Elle
consiste à vouloir obtenir un effet maximal avec une quantité
minimale d’explosifs. Et pour cela, il faut trouver le point
faible. Andy McNab était un des membres de l’équipe du Spe-
cial Air Service dont l’aventure irakienne pendant la première
guerre du Golfe a fait la une des gazettes. Il écrit : « On nous
enseignait à reconnaître le talon d’Achille d’un équipement.
[…] Pour démolir un bâtiment, il suffit de déclencher le pre-
mier mouvement et, entraîné par son poids, le bâtiment
s’effondre de lui-même 2. » Justement : certains manuels

1. « 4 janvier 1966 : explosion de la raffinerie de Feyzin », rebellyon.info,


4 janvier 2007.
2. Andy McNab, Action immédiate, Ifrane éditions, Paris, 1996, p. 193.

211

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Espions et terroristes

utilisés par al-Quaida recommandent effectivement de repérer


très précisément les structures de soutènement d’un objectif
afin d’envisager la possibilité de les saper au moyen d’une
charge explosive. Le principe est le même pour une installa-
tion industrielle.
Le talon d’Achille d’une usine chimique peut être repéré
grâce à des complicités internes. Un terroriste peut obtenir
ainsi le renseignement puis agir par le biais des mêmes compli-
cités au sein de l’établissement. En ce qui concerne le terro-
risme d’obédience intégriste, il existe en effet une menace de
« sectarisme interne » (prise en main d’une partie des salariés
par les intégristes) pouvant induire directement des actes mal-
veillants, « cambriolage ou agression contre l’entreprise […]
grâce à des informations provenant de l’interne ou d’entre-
prises sous-traitantes dans lesquelles se trouvent des informa-
teurs : gardiennage, nettoyage, restauration, transports 1 ».
Justement : parmi les mesures intérimaires édictées en
avril 2007 par l’US Department of Homeland Security figure
l’obligation pour les industriels de soumettre leurs employés à
une enquête préliminaire et de mieux contrôler les accès 2.
À l’extrême, un scénario terroriste pourrait prendre la forme
de celui décrit dans le roman de Tom Clancy intitulé Tempête
rouge. Un ingénieur est employé par les Soviétiques à un poste
lui permettant d’accéder à la salle de contrôle d’une raffi-
nerie. Pour susciter la confiance de ses maîtres slaves, il tait ne
reconnaître qu’Allah pour seul Dieu. Au jour dit, il s’enferme
dans la salle et liquide ses collègues. Jouant sur sa connais-
sance des mécanismes de contrôle de la raffinerie, il pro-
voque sciemment sa destruction totale grâce à des manœuvres
suicidaires après avoir déconnecté les systèmes de sécurité. La
perspective d’une grave pénurie de carburant pousse les Sovié-
tiques à déclencher la troisième guerre mondiale.

1. Éric Denécé, « Le développement de l’islam fondamentaliste en France :


aspects sécuritaires, économiques et sociaux », rapport de recherche nº 1 du Centre
français de recherche sur le renseignement (www.cf2r.org), septembre 2005, p. 25.
2. « Proposed Rules for Securing Chemical Plants Released », Associated
Press, 23 décembre 2006.

212

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Espions et terroristes

Autre possibilité : dans l’industrie chimique, les réservoirs


sont suffisamment volumineux pour que l’on puisse les
prendre pour cibles avec une roquette, un missile antichar, un
drone, voire même un avion-suicide. Cette dernière possibilité
a maintes fois été discutée depuis l’exemple du 11 septembre
2001. On s’est très souvent préoccupé de voir un appareil
piloté par un kamikaze prendre pour cible une centrale
nucléaire. Mais, curieusement, l’hypothèse que la cible en
question puisse être un site de stockage de produits chimiques
dangereux a quant à elle été quasi systématiquement écartée.
La simple pollution d’un cours d’eau par déversement de
produits chimiques dangereux constitue déjà un mode
d’action qu’un membre du gouvernement a qualifié d’« éco-
terrorisme » dans le cadre de l’affaire Cellatex. Située à Givet,
dans l’extrême nord de la France, l’usine est, en juillet 2000,
le théâtre d’un conflit social particulièrement dur. Les
153 employés luttent pour obtenir de meilleures conditions
de licenciement. Pour peser sur les négociations, ils mettent
dans la balance les produits chimiques encore détenus par
l’usine : 56 000 litres d’acide sulfurique, 90 tonnes de soude
et 46 tonnes de sulfure de carbone. Avec cela, ils menacent de
faire sauter les bâtiments. Le 10 juillet, les autorités font éva-
cuer les riverains. Sept jours plus tard, les ouvriers déversent
environ 5 000 litres d’acide colorée en rouge dans un affluent
de la Meuse. L’opinion publique s’émeut. Finalement, un
accord est trouvé. Ouf, on respire…
Mais les terroristes, les vrais, ne concluent pas d’accord,
eux. Autrement dit, il se pourrait que l’opinion publique ne
tarde pas à avoir des motifs d’émotion autrement plus
dramatiques.

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Le terrorisme chimique
ou la boîte de Pandore

199X, New York. Une puissante explosion secoue Wall


Street. C’est un attentat : le temple américain de la finance
internationale est pris pour cible. Les premiers policiers arrivés
sur place parlent d’une bombe de très forte puissance. Le bâti-
ment du New York Stock Exchange, le marché brassant les
sommes les plus faramineuses au monde en termes de capita-
lisation boursière, n’est plus qu’un amas de ruines. Certains
témoins affirment que le nombre des victimes se compte par
centaines. Bientôt, c’est un concert de sirènes hurlantes qui
entretient la frayeur rétrospective ressentie par les New-
Yorkais. Big Apple vient d’être touchée en plein cœur : réqui-
sitionnés, tous les véhicules de secours disponibles convergent
vers Wall Street. Prévenus par radio, les services hospitaliers se
préparent à recevoir de nombreux blessés.
Pendant ce temps-là, le plus naturellement du monde, une
poignée d’hommes originaires du Moyen-Orient pénètre dans
les couloirs du métro. Ils se sont séparés il y a un peu plus
d’une heure ; chacun s’engouffre dans la station qui lui est
dévolue. Elles sont toutes souterraines. Et n’ont pas été
choisies au hasard : ce sont les plus fréquentées des 468 sta-
tions gérées par la Metropolitan Transportation Authority.
À l’heure dite, tous les membres de l’équipe sortent de leur sac
un récipient dont ils ôtent le couvercle. Une manipulation
provoque le mélange des deux produits. C’est le principe de
la charge binaire : séparées, les substances sont presque

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Espions et terroristes

inoffensives ; réunies, elles sont mortelles. Les armes détenues


par les terroristes sont d’origine irakienne ; elles sont suffisam-
ment légères pour être facilement transportées dans un sac à
dos.
Mélangés, les deux précurseurs produisent un gaz de
combat neurotoxique, le sarin. Il ne faut que quelques
secondes au poison pour faire ses premières victimes.
L’attentat perpétré par la secte Aum Shinrikyo est encore frais
dans les mémoires : quelques usagers comprennent assez vite.
Nombre d’entre eux meurent avant même d’avoir eu le temps
de saisir leurs téléphones portables. Quelques passants sont
touchés quand les miasmes mortels remontent des enfers pour
déboucher à l’air libre. L’alerte est finalement donnée, en
vain. Mobilisés par l’attentat à l’explosif contre le New York
Stock Exchange, les services de secours répondent aux
abonnés absents.
Tel est le scénario étudié dès 1996 par les services de sécu-
rité américains. Car, outre-Atlantique comme ailleurs, le
spectre de l’attentat terroriste à l’arme chimique rôde depuis
longtemps. Dès la première guerre du Golfe, en 1991, Was-
hington craint que Saddam Hussein ne fournisse des armes à
certains groupes terroristes, à charge pour eux de s’en servir
contre des cibles occidentales. Ces craintes trouvent un écho
dans l’Hexagone : en 1990, la brigade des sapeurs-pompiers de
Paris reçoit l’ordre de se préparer à intervenir après un attentat
au sarin. Rien n’est fait : les crédits manquent, et l’hypothèse
est finalement jugée farfelue. Puis c’est 1995 et l’attentat dans
les couloirs du métro de Tokyo.
Pour bien comprendre avantages et inconvénients que pré-
sente l’utilisation terroriste d’une arme chimique, il apparaît
indispensable de revenir sur cette tuerie.

Tokyo : l’horreur chimique sans préavis

Dans la capitale japonaise, la ligne Tôkyô Chikatetsu


Marunouchi-sen est la première à avoir été ouverte après la
Seconde Guerre mondiale. Elle a une longueur d’un peu plus

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Espions et terroristes

de 24 kilomètres et débute dans l’ouest de la mégalopole avant


de traverser le centre administratif Shinjuku puis le centre des
affaires à Marunouchi. 25e sur la ligne, la station Kasumigaseki
dessert un complexe d’immeubles appartenant à l’État. La cité
administrative abrite plusieurs ministères, mais aussi et sur-
tout le quartier général de l’Agence nationale de police. C’est
dans cette station que se donnent rendez-vous le 20 mars 1995
cinq membres de la secte Aum Shinrikyo. Comme d’habi-
tude, Kasumigaseki est noire de monde : il est entre 8 heures
et 8 h 30, l’heure à laquelle les fonctionnaires commencent
leur journée de travail. Les tueurs ont pris le métro à des sta-
tions différentes sur trois lignes qui convergent. Chaque fana-
tique est muni d’un banal sac en plastique qu’il dépose sur le
plancher des voitures avant de le percer avec la pointe d’un
parapluie. Aussitôt, du sarin se diffuse dans cinq wagons che-
minant sur les lignes Hibiya, Marunouchi et Chiyoda. Les pre-
miers malaises surviennent à 8 h 14.
Arrivent alors sur les lieux, dans l’ordre, le personnel du
métro, la police, les pompiers, les équipes de secours
d’urgence puis la presse. La coordination laisse à désirer. Et il
s’écoule un temps certain avant que les autorités ne réalisent
qu’elles ont affaire à un attentat pas tout à fait comme les
autres. Le gouverneur de Tokyo ne demande l’aide des forces
armées qu’à 12 h 50, et les spécialistes n’arrivent pas sur place
avant 13 h 30. Tandis que les aiguilles continuent à tourner,
les militaires peinent à déterminer la nature exacte de la subs-
tance employée. D’emblée, 3 230 personnes sont évacuées
vers 169 hôpitaux. Dans les heures qui suivent, le nombre des
victimes nécessitant un traitement médical augmente jusqu’à
atteindre 5 510. On en trouve dans une vingtaine de sta-
tions : faiblement atteints, certains voyageurs ont continué
leur trajet comme si de rien n’était. En revanche, 12 per-
sonnes décèdent 1. Le bilan surprend : il fait état d’un nombre
de morts relativement faible, mais celui des blessés est anor-
malement élevé. Pourquoi ?

1. Sylvaine Trinh, « Aum Shinrikyo : secte et violence (partie 1) », Cultures &


Conflits nº 29-30, 1998, p. 229-250.

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Espions et terroristes

Tout d’abord parce que le produit utilisé est de qualité


médiocre. Le sarin militaire est incolore et inodore, tandis que
le gaz qui s’échappe des sacs plastiques dégage rapidement
une odeur qui alerte les usagers du métro. La dilution est
excessive : certains spécialistes avancent l’hypothèse que les
techniciens d’Aum ont voulu de cette manière donner aux ter-
roristes le temps de s’échapper avant d’être eux-mêmes incom-
modés. La méthode choisie pour disséminer le produit est mal
adaptée : seules les personnes qui se tiennent à proximité
immédiate des sacs sont tuées ou gravement blessées. L’effica-
cité du système de ventilation contribue à dissiper les gaz 1.
Au contraire, plusieurs facteurs alourdissent le bilan. La
panique provoque des bousculades dans lesquelles nombre
d’usagés ayant échappé au sarin sont blessés. Cherchant à fuir
l’empoisonnement, la foule sort en masse des bouches de
métro. Elle gêne de ce fait l’accès des services d’urgence aux
couloirs contaminés et aux blessés ayant besoin d’être
secourus. Heureusement, la piètre qualité de la substance
épargne pompiers, médecins, brancardiers et policiers : non
prévenus de la spécificité du drame, ceux-ci sont démunis
d’équipements spéciaux. Malgré ces facteurs aggravants, une
conclusion s’impose : n’est pas terroriste chimique qui veut.
Une autre leçon peut être tirée : implicite ou explicite,
l’exploitation des effets psychologiques induit par un attentat
de ce type revêt, du point de vue terroriste, une importance
primordiale. À un niveau que l’on peut qualifier de tactique,
la terreur provoque la bousculade, aggrave le bilan et entrave
l’action des secours. D’où le choix d’un espace clos. Au niveau
stratégique, l’émotion que suscite l’arme chimique contribue
à monopoliser l’attention des médias. La terreur débarque
dans tous les foyers, elle est amplifiée, magnifiée. L’effet est
déconnecté du bilan réel. Un tel forfait commis en Europe ne
manquerait pas de faire écho à d’autres images enfouies dans
l’inconscient collectif, à savoir celles des poilus gazés dans les
tranchées de la Première Guerre mondiale. Celles aussi des

1. Le Terrorisme chimique, biologique et radiologique, Assemblée interparlemen-


taire européenne de sécurité et de défense, document A/1858, 3 juin 2004.

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Espions et terroristes

films projetés lors des séances d’instruction à la protection


contre les armes NRBC (nucléaire, radiologique, biologique,
chimique) pour ceux, il y en a encore, qui ont fait leur ser-
vice militaire. Horrible, une scène reste fraîche dans les
mémoires longtemps après avoir été visionnée. On y voit un
soldat à terre agoniser dans d’horribles convulsions.
Sur le plan strictement technique, les enseignements tirés
de l’attentat de Tokyo montrent que la capacité des terro-
ristes à mettre en œuvre des technologies chimiques dépend
plus des caractéristiques de la cible, de la disponibilité des
substances létales ainsi que de la nécessité de disposer de sys-
tèmes de délivrance et de dissémination performants que de la
toxicité intrinsèque des produits. Du reste, de toutes les caté-
gories d’armes dites de destruction massive, l’utilisation
d’agents chimiques induit le plus faible taux de victimes
notamment à cause de la nécessité de trouver une cible pré-
sentant des caractéristiques de vulnérabilité élevées 1. En
conséquence, tomber sur des ampoules de sarin dans un
centre d’entraînement terroriste en Afghanistan est certes
préoccupant. Mais cela ne doit tout de même pas, sauf à vou-
loir faire acte de propagande, conduire à crier prématurément
au loup. Sur un plan sécuritaire, c’est même là une attitude
contre-productive : à trop souvent tirer la sonnette d’alarme,
il arrive que plus personne ne prête attention au loup lorsqu’il
montre véritablement ses crocs. Suite à diverses contradic-
tions et exagérations, combien d’Américains accordent encore
de l’importance aux notices d’alerte émanant des services du
Department of Homeland Security ? Très certainement ceux
qui y ont un intérêt financier ou pour qui cela représente un
enjeu de pouvoir. Pour les autres, c’est plus que discutable.
Répétons-le : de toutes les catégories d’armes NRBC, l’uti-
lisation d’agents chimiques induit le plus faible taux de
victimes. À tel point que l’on peut s’interroger sur la classifica-
tion de l’arme chimique en tant qu’arme de destruction mas-
sive. Certes, 3 000 soldats français sont tués et 7 000 blessés

1. Ron Purver, « Chemical and Biological Terrorism : The Threat According


to the Open Literature », Canadian Security Intelligence Service, juin 1995.

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Espions et terroristes

lors de l’attaque allemande à Ypres le 22 avril 1915 1. Mais la


vague gazeuse dérivante est obtenue en dispersant 150 tonnes
de chlore contenues dans 5 830 cylindres pressurisés. Cette
débauche de moyens ramène de fait l’arme chimique au rang
subalterne d’arme classique. Du reste, ce que les belligérants
recherchent en 1915, ce n’est pas la destruction massive, mais
l’obtention de la surprise stratégique grâce à l’utilisation d’une
arme nouvelle. Et puis dans un contexte de guerre des tran-
chées, les gaz présentent un avantage : ils s’infiltrent dans tous
les abris. Nul étonnement, donc, à ce que les attentats à l’arme
chimique aient jusqu’à présent surtout joué sur l’exploitation
psychologique de la terreur qu’ils inspirent.

L’arme psychologique du pauvre

De tout temps, les substances chimiques ont été mêlées à


de la nourriture : c’est le poison des Borgia. Cet usage a per-
duré jusqu’à notre époque. Le 1er janvier 1995, civils et mili-
taires stationnés à Douchanbé, au Tadjikistan, fêtent le nouvel
an. Ils s’approvisionnent en champagne auprès de deux ven-
deurs installés à proximité des camps abritant les unités d’une
force de maintien de la paix dirigée par les Russes. Mais la
boisson contient du cyanure : neuf soldats et six civils sont
tués ; 53 personnes sont hospitalisées. À la fin des
années 1970, un groupe terroriste palestinien affirme avoir
contaminé des oranges israéliennes avec du mercure.
Quelques fruits frelatés sont effectivement retrouvés en Bel-
gique, aux Pays-Bas, en république fédérale d’Allemagne, au
Royaume-Uni et en Suède. Pas de victime, mais les exporta-
tions de l’État hébreux sont durement touchées.
Divers mouvements s’adonnant au terrorisme intérieur
endogène ne dédaignent pas s’attaquer aux gondoles des
supermarchés pour faire parler d’eux, cas que nous avons déjà
évoqué en ce qui concerne l’usage de substances biologiques

1. Olivier Lepick, « Et les Allemands inventèrent la guerre chimique »,


L’Histoire nº 187, avril 1995, p. 14.

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Espions et terroristes

nocives. Parfois, les menaces ne sont pas suivies d’effet.


Le Royaume-Uni a expérimenté le phénomène. En
novembre 1984, l’Animal Liberation Front (ALF) contamine
des barres chocolatées Mars avec du raticide pour protester
contre l’utilisation de singes dans le cadre des expérimenta-
tions animales. En fait, l’ALF se contente de mettre des
« petits papiers explicatifs » dans les emballages. Six villes bri-
tanniques sont concernées, et des millions de barres choco-
latées sont retirées de la circulation. En Irak aussi, l’expression
« arme chimique » constitue un outil précieux entre les mains
des spécialistes de la propagande.
Les membres des Salahaldin Al-Ayoubi Brigades s’affai-
rent autour des roquettes. Il y en a quatre, et elles sont
pointées en direction de la base américaine toute proche. Les
moudjahidine appartenant à ce groupe jouissent d’une cer-
taine notoriété. Ce sont eux qui, le 10 octobre 2006, atta-
quent au mortier de 82 mm la base opérationnelle Falcon, où
sont stationnés trois bataillons des forces armées américaines.
Il n’y a pas de victime, mais un incendie ravage un dépôt où
sont entreposées des tonnes de munitions en attente de
livraison. La base est située dans un quartier au sud de
Bagdad : des heures durant, les maisons sont secouées par
l’explosion des obus de chars tandis que les munitions pour
fusils d’assaut éclatent en rafales 1. Pour l’heure, en ce mardi
9 janvier 2007, les quatre roquettes sont en batterie, prêtes à
s’envoler vers leurs objectifs. Mais un détail surprend : les
visages des insurgés sont dissimulés derrière des masques à
gaz, ce qu’en termes militaires on appelle un « appareil normal
de protection ». Les engins ont-ils été lancés ? Ont-ils atteint
leur cible ? Nul ne le sait. Toujours est-il que la vidéo ne tarde
pas à être diffusée par plusieurs sites Internet. Les commen-
taires accompagnant les images ne manquent pas de préciser
que les ogives étaient chargées de substances chimiques 2.

1. David Rising, « Insurgents Hit U.S. Base in Baghdad », Associated Press,


11 octobre 2006.
2. « Ismamic Terror Group Posts Video Appearing to Show Chemical Rocket
Attack Against U.S. Base in Iraq », foxnews.com, 12 janvier 2007.

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Espions et terroristes

Salah Attalah est ouvrier. Agé de 39 ans, il a de la chance :


on l’a embauché dans une usine de Ramadi fabriquant du
verre et de la céramique. En cette matinée du vendredi 6 avril,
il quitte l’établissement après avoir travaillé avec l’équipe de
nuit. Il regagne à pied la cité pratiquement colonisée par les
employés de l’usine : dans l’Irak de 2007, le regroupement
facilite la surveillance. Pas ce jour-là cependant. Alors qu’il est
à quelques dizaines de mètres de son immeuble, le souffle
d’une explosion le projette au sol. Un camion piégé vient de
s’encastrer dans un des bâtiments du complexe résidentiel.
Salah Attalah n’a pas le temps de s’étonner de la faible puis-
sance de la détonation : pris dans des fumées, il commence à
tousser. Il s’étrangle encore quelques heures plus tard alors
qu’il est interrogé par un journaliste. Et pour cause : le camion
emportait des réservoirs de chlore qui ont été éventrés lorsque
le TNT a explosé. Le produit toxique a été répandu dans
l’atmosphère. Avant d’être interviewé, Salah Attalah a le
temps de se concerter avec ses collègues de travail. Leur réac-
tion est unanime. « Nous ne retournerons pas travailler tant
que les autorités ne nous aurons pas certifié que la zone est
débarrassée du gaz toxique ! » Tentant maladroitement de
minimiser l’importance des faits, un porte-parole des forces
armées américaines précise que « généralement, ce genre
d’engin est moins létal que les bombes traditionnelles, les
attentats de ce type ont avant tout pour but de répandre la ter-
reur ». « Moins létal », c’est quand même 12 morts et
43 blessés dont huit femmes, cinq enfants et un policier. Cet
attentat au chlore est le plus meurtrier des six du même type
survenus dans la province d’Anbar entre fin janvier et début
avril 2007 1. Au total, entre le 28 janvier et le 28 mars, on
décompte huit attaques chimiques sur l’ensemble du territoire
irakien.
Parfois, ces attentats au chlore sont coordonnés avec
d’autres attaques. À Fallujah le 28 mars, l’assaut commence
avec un tir de mortier contre un immeuble de l’administration

1. Karin Brulliard, « Gas Bomb Explodes in Ramadi », The Washington Post,


7 avril 2007.

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Espions et terroristes

irakienne. Cette salve précoce alerte les policiers et les soldats


gouvernementaux. Désormais sur le qui-vive, ceux-ci criblent
de balles les deux camions qui arrivent vers eux à grande
vitesse. Le déluge de feu stoppe finalement les lourds véhi-
cules. Là encore, si le but des insurgés était de tuer un
maximum de personnes, c’est raté. « Le chlore est considéré
comme une arme peu efficace parce qu’il a une odeur forte,
une couleur verte visible et se disperse rapidement. Le danger
de mort n’est significatif que pour les gens qui se tiennent à
proximité immédiate de l’explosion. Les experts disent que la
méthode signifie très probablement que l’intention est de pro-
voquer la panique plutôt que de faire un grand nombre de vic-
times 1. » Encore faut-il nuancer ce jugement. Le 16 mars à
Fallujah, trois camions explosent. Tous trois emportaient des
réservoirs de chlore, l’un d’entre eux ayant une capacité de
900 litres. Le bilan se limite à huit morts, mais 350 personnes
sont intoxiquées 2.

Terreur chimique à l’occidentale

« L’utilisation d’armes chimiques par les entités terroristes


offre un certain nombre de caractéristiques dont les armes
conventionnelles ne disposent pas. Ces caractéristiques suffi-
sent à faire de ces armes une alternative séduisante dans le
cadre d’actions terroristes. Il s’agit principalement de leur ter-
rifiante létalité, de la difficulté à les détecter et à les identifier,
de la relative facilité à les produire, et enfin de leur pouvoir
de terreur psychologique sur les populations civiles 3. » Aussi
séduisante que soit cette alternative, encore faut-il trouver le
moyen de la mettre en œuvre. Là encore, inspirons-nous de

1. « Chlorine Attacks Repulsed in Fallujah », Associated Press, 28 mars 2007.


2. « Irak : attaques chimiques à Falloujah », radio-canada.ca, 17 mars 2007.
3. Jean-François Daguzan & Olivier Lepick, « Le terrorisme non conven-
tionnel », Recherches et documents nº 12, Fondation pour la recherche stratégique,
janvier 2000.

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Espions et terroristes

l’ouvrage écrit par Ron Suskin sous le titre The One Percent
Doctrine.
Début 2003, quelque part en Arabie saoudite. Un ordina-
teur appartenant à une cellule djihadiste est saisi par les ser-
vices de sécurité. En vertu d’accords de coopération, le
contenu du disque dur est envoyé aux États-Unis pour y être
traité par le bureau de récupération des preuves informa-
tiques rattaché à la Central Intelligence Agency. Dans leur
domaine, ces gens-là sont au top niveau. Ils sont capables de
retrouver des fichiers effacés sur un disque dur, parfois même
après que d’autres fichiers les aient écrasés. Aucun cryptage
connu ne leur résiste et surtout pas Pretty Good Privacy (litté-
ralement, « relativement bonne intimité ») que certains, en
Europe, surnomment par dérision « Pretty Good Plaisan-
terie »…
Le travail avance vite, de nombreux textes sont extraits et
aussitôt soumis à la sagacité des analystes après avoir fait
l’objet d’une traduction sommaire. Un document intrigue les
experts. Il y est fait référence à un système dénommé le mub-
takkar, mot arabe qui signifie « l’inventif ». L’engin possède
deux chambres séparées par une membrane pouvant être
rompue au moyen d’un mécanisme ad hoc. Pas de doute : il
s’agit d’une arme chimique binaire conçue pour délivrer un
gaz à base de cyanure. Un engin idéal pour un remake en infi-
niment plus grave de l’attentat perpétré par Aum Shinrikyo
dans le métro de Tokyo. À Langley, au siège de la CIA, c’est
l’alerte rouge. En une nuit, les techniciens construisent un
prototype à partir des plans retrouvés sur le disque dur.
L’urgence est telle que dès le lendemain matin le prototype est
montré au président, George W. Bush, ainsi qu’au vice-prési-
dent, Dick Cheney. Mais ce que les services de renseigne-
ments américains ignorent encore, c’est où et quand le
mubtakkar doit être utilisé. L’apprendre devient une priorité
absolue.
Son pseudo est « Ali ». Longtemps, on a cru que la CIA
n’avait pas de source humaine au sein du petit cercle des déci-
deurs d’al-Quaida : c’est faux. Dans le courant de
l’année 2002, Ali est venu frapper à la porte de l’agence

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Espions et terroristes

centrale de renseignements. Comme tous ceux qui trahissent,


l’homme a une motivation : il pense que le mouvement terro-
riste n’aurait pas dû attaquer directement les États-Unis. Pour
la taupe, la réaction des Américains a gravement affaibli al-
Quaida. Cela, il ne le pardonne pas à Ben Laden. Et, comme
on dit en termes de métier, Ali est un « canari » qui « chante »
bien. L’oiseau a effectivement entendu parler du mubtakkar et
précise qu’il ne s’agit pas d’un projet d’attentat, mais bel et
bien d’un attentat en cours de déroulement. Le responsable de
l’opération est Yusuf al-Ayeri ; il est surnommé « Swift
Sword », « la prompte épée ». Objectif de l’attentat : le métro
de New York. Plusieurs mubtakkar doivent être abandonnés
dans des wagons et dans des stations où il y a beaucoup de
passage. Ou plutôt auraient dû être abandonnés. Car al-Ayeri
a rencontré Ayman al-Zawahiri, le nº 2 d’al-Quaida, et, au jour
J-45, ce dernier lui a donné l’ordre d’arrêter le compte à
rebours. Les mubtakkar ne seront pas utilisés. Du moins pas
cette fois-ci.
À la CIA, on respire. Mais les renseignements transmis par
Ali suscitent des interrogations. Et entre autres celle-ci : pour-
quoi al-Zawahiri a-t-il opposé son veto ? Cette question, les
barbouzes américaines auraient bien voulu la poser à Yusuf al-
Ayeri dans une de ces prisons où la déclaration des droits de
l’homme ne sert que de papier hygiénique. Trop tard. Les ser-
vices de sécurité saoudiens ont tué le chef terroriste fin
mars 2003 alors que les premiers soldats américains franchis-
saient la frontière entre le Koweït et l’Irak. À Langley, les mau-
vaises langues disent que les va-t-en-guerre saoudiens ont
sciemment assassiné « Swift Sword ». Sans doute parce qu’il en
savait trop sur les liens entre Riyad et al-Quaida. Alors, pour-
quoi les mubtakkar n’ont-ils pas servi ? Pour Ron Suskin, il n’y
a qu’une explication : l’attentat n’aurait pas tué assez de
monde. Dans l’esprit d’al-Quaida, écrit l’auteur, « l’attaque de
la seconde vague doit à la fois être plus destructrice et provo-
quer de plus grandes perturbations que le 11 Septembre 1 ».

1. Michael Mcauliff, « Author : Cyanide plot aborted because it wouldn’t be


deadly enough », New York Daily News, 19 juin 2006 ; « Exclusive Book

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Espions et terroristes

Ce n’est pas la première fois que le cyanure fait la une des


gazettes. En 1993 a lieu le premier attentat contre le World
Trade Center. Une substance chimique à base de cyanure est
mêlée à l’explosif. En vain : la puissance de la détonation car-
bonise le poison.
Mais l’affaire des mubtakkar, c’est un attentat de riche.
À l’autre bout de l’échelle, l’arme chimique constitue la
bombe du pauvre. Comme à Glendale où, le 6 août 2007,
deux hommes dans une voiture rouge (c’est commode pour
passer inaperçu !) lancent une bouteille remplie d’acide et
d’un réactif dans la direction d’un religieux musulman du
centre islamique albano-américain d’Arizona. Raté pour cette
fois, Didmar Faja en réchappe. Ce n’est pas un inconnu des
médias : il est l’un de six imams à avoir été contraints de
débarquer d’un vol US Airways reliant Minneapolis à Phoenix
en novembre 2006. La demi-douzaine d’enturbannés s’était
comportée de manière suspicieuse. Le sergent Jim Toomey, du
Glendale Police Department, reconnaît que ce n’est pas le pre-
mier attentat chimique de ce genre : ses services en recensent
six sur une période de trois jours. Même si celui visant l’imam
apparaît être le seul à avoir une connotation religieuse 1.
Il y a longtemps que l’armée de terre américaine se préoc-
cupe de la vulnérabilité des bâtiments gouvernementaux amé-
ricains face à une attaque chimique. Hier, c’était pour contrer
les Soviétiques. Aujourd’hui, al-Quaida a remplacé l’Armée
rouge, mais le principe est resté le même. Dès 1977, une
équipe d’expérimentation de Fort Detrick teste les systèmes de
sécurité de la Maison-Blanche et du Capitole. Pour ce faire,
des succédanés de substances chimiques sont dispersés dans
les installations de conditionnement d’air. Justement, Ahmed
Ressam a été entraîné dans les camps pour terroristes en
Afghanistan. Lors d’un procès, il précise y avoir appris à

Excerpt : How an Al-Qaeda Cell Planned a Poison-Gas Attack on th N.Y.


Subway », Time, 17 juin 2006.
1. « Arizona Mosque Targeted in « Acid Bomb » Attack », Reuters, 8 août
2007.

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Espions et terroristes

injecter un poison à base de cyanure dans les entrées d’air des


immeubles et ce, afin de maximiser le nombre de victimes 1.
Aux États-Unis, ce type de vulnérabilité a motivé le lance-
ment par la DARPA, l’agence de recherche technologique du
Pentagone, du programme Sensors for Immune Building
(SIB). But : concevoir un système capable d’identifier très rapi-
dement les substances chimiques ou biologiques disséminées
dans un bâtiment par l’intermédiaire des systèmes de chauf-
fage, de ventilation et d’air conditionné (HVAC pour « hea-
ting, ventilation and air conditioning ») 2. Mais Ahmed Ressam
révèle aussi avoir été initié à une autre méthode : celle consis-
tant à enduire les poignées de portes de substances chimiques
extrêmement létales afin de provoquer la mort par contact.
Avant le 11 septembre 2001, ce genre de formation est
semble-t-il courant en Afghanistan. C’est la problématique sur
laquelle travaille le journaliste Julio Fuentes qui, juste avant de
quitter Jalalabad et d’être tué dans une embuscade sur la route
de Kaboul, envoie au quotidien El Mundo son dernier article.
Le texte mentionne la découverte d’ampoules d’un liquide éti-
queté comme du gaz sarin dans une base abandonnée par les
taliban en fuite 3. Ainsi que nous l’avons précisé, cet intérêt
manifesté par les « étudiants en religion » afghans est confirmé
par une autre source. Ahmed Ressam, est, à l’instar de la
source de la CIA au sein d’al-Quaida, un canari qui n’arrête
pas de chanter. Il affirme avoir, en 1998, assisté à une expé-
rience réalisée par son « chef ». Au cours de cette expérience,
le chef en question enferme un chien dans une boîte puis y

1. « Chemical Weapons Training Revealed », Associated Press, 26 septembre


2001. En l’occurrence, Ahmed Ressam, ayant accepté de collaborer avec la jus-
tice américaine en échange d’une réduction de peine, témoignait dans le cadre
d’un procès concernant un projet d’attentat contre l’aéroport de Los Angeles
lors du passage symbolique d’un millénaire à l’autre.
2. Maryann Lawlor, « Sensing Danger Within », SIGNAL Magazine,
avril 2006.
3. « Des journalistes ont trouvé du gaz sarin à Jalalabad », AFP, 20 novembre
2001.

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Espions et terroristes

introduit du cyanure et de l’acide sulfurique. L’infortuné qua-


drupède agonise pendant quatre minutes 1.
En revanche, de nombreux fantasmes existent autour de la
possibilité d’empoisonner un réservoir d’eau avec une subs-
tance chimique. Pour un terroriste, cette méthode ne pré-
sente que peu d’intérêt. Pourquoi ? Parce que, « pour rendre
malade ou tuer une personne buvant moins de la moitié d’une
tasse d’eau non traitée provenant d’un réservoir contenant
5 millions de litres, il faudrait y déverser pas moins de
10 tonnes de cyanure de potassium 2 ». Encore cette évalua-
tion ne tient-elle pas compte de divers critères susceptibles de
réduire la concentration du poison, par exemple les phéno-
mènes de stratification thermique, les remous, l’activité biolo-
gique, d’éventuelles réactions chimiques avec les éléments
naturels présents dans l’eau et enfin son traitement.
On peut cependant se demander pourquoi les terroristes
n’utilisent pas plus souvent l’arme chimique à grande échelle.
Premier argument : les tenants de la terreur institutionnalisée
n’ont pas forcément intérêt à perpétrer un attentat faisant un
grand nombre de victimes. Un tel comportement provoque
en retour une réponse plutôt musclée, et la dureté de cette
réaction menace la position sociale acquise par les leaders. En
d’autres termes, un terroriste heureux et qui veut le rester est
un terroriste pas trop extrémiste qui ne fait pas de vagues et
qui a le bon goût de pratiquer avec modération l’art de
l’attentat « acceptable ». Car les services d’action clandestine
occidentaux réagissent comme un ours endormi. Si vous
passez sous leur nez en marchant sur des œufs, ils soulèvent
une paupière, vous reniflent et se rendorment. Mais si vous les
réveillez… Et puis une brutalité excessive n’est pas pour sus-
citer l’adhésion des foules. En Irak, un certain Abou Moussab
al-Zarkawi s’en est aperçu à ses dépens. Il a frisé l’excommuni-
cation à cause de ses méthodes expéditives. Ensuite, même s’il
y a des exceptions, on notera que les stratèges terroristes
aiment bien conserver le contrôle sur les effets des événements

1. « Chemical Weapons Training Revealed », loc. cit.


2. « Chemical Terrorism », Canadian Security Intelligence Service.

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Espions et terroristes

qu’ils provoquent, ce que le caractère imprévisible d’une arme


chimique ne permet qu’imparfaitement. Une autre explica-
tion a enfin un relent de guerre froide : pour certains terro-
ristes, l’arme chimique serait une arme de dissuasion. Ils la
garderaient en réserve pour ne la sortir que le jour où leur exis-
tence même serait menacée. Quelle que soit la raison moti-
vant cette retenue, il nous faut espérer voir ces verrous
psychologiques perdurer.

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14

Les bombes sales de la mort lente

En terre d’islam, la culture reconnaît plusieurs formes


d’avertissement rituel. L’une d’entre elles veut que l’on pré-
vienne son ennemi avant de le frapper. Les terroristes oublient
souvent de la mettre en pratique, mais pas toujours. Souvent
aussi, les indhâr restent lettre morte : aucun attentat ne vient
les concrétiser. Ils se limitent alors à perpétuer une tradition
séculaire de gesticulation dont l’islam est friand. Aussitôt pro-
férés, aussitôt envolés. Ou bien relayés pour les besoins de la
propagande avant de sombrer dans l’oubli. Parfois, le public
est tenu dans l’ignorance : l’attentat annoncé est contré par les
services de sécurité, et rien ne filtre dans les médias. Les auto-
rités choisissent de rester discrètes pour ne pas affoler les
populations. Enfin, de temps à autre, les conséquences d’un
indhâr réjouissent la confrérie des croque-morts. Car il arrive
aux augures enturbannés de téléguider avec succès la main des
tueurs. Désormais, les augures se servent d’Internet pour
annoncer leurs noirs desseins. Avec plus de 6 000 sites d’obé-
dience intégriste dénombrés en milieu d’année 2007, il arrive
que les avertissements passent inaperçus, noyés qu’ils sont
dans un océan de déclarations vengeresses. Mais quand le
message est délivré par Adam Gaddahn, les spécialistes dres-
sent l’oreille : l’individu passe pour être le porte-parole d’al-
Quaida. Il laisse habituellement libre cours à sa haine de
l’Occident dans des vidéos diffusées par As Sahab, le « groupe
de production médiatique » de la nébuleuse terroriste.

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Espions et terroristes

« Ils vont bientôt réaliser leur erreur parce que des villes
américaines vont être frappées par des opérations efficaces. »
Le premier organisme à percevoir la menace dans le bruit de
fond électronique est le site DEBKAfile. Se présentant comme
indépendant mais résolument pro-israélien, il fournit des ana-
lyses souvent contestées dans les domaines du terrorisme
international, de l’espionnage et de la sécurité.
Un deuxième message suit : les attentats vont être per-
pétrés « contre les plus grandes cités de l’Amérique ainsi que
contre son centre nerveux financier au moyen de camions
bourrés de matériaux radioactifs ». Ce deuxième avertissement
est bientôt suivi d’un troisième qui mentionne Los Angeles,
Miami et New York tout en ajoutant : « avec l’aide d’Allah,
l’attaque causera un krach boursier, beaucoup de morts et une
crise financière à une échelle telle qu’elle contraindra les
États-Unis à retirer leurs forces armées de nombreuses régions
du monde, notamment l’Irak, parce qu’ils n’auront pas
d’autres moyens de réduire leurs dépenses 1 ».
Info ? Intox ? Le site DEBKAfile jouit d’une réputation
sulfureuse. On le soupçonne d’être de parti pris. Et d’appli-
quer les méthodes des tabloïds anglais en attirant l’œil du cha-
land avec des scoops qui n’en sont pas vraiment. Professeur à
l’université de Haïfa, spécialiste des rapports entre médias et
terrorisme international, Gabriel Weimann estime que l’affaire
met en exergue « le paradoxe des sites de ce type, qui mêlent
le faux au vrai, ne livrent pas leurs sources, ne signent pas leurs
papiers, mais qui par leur sensationnalisme répondent à une
attente des lecteurs et à l’occasion peuvent être à l’origine d’un
scoop authentique ». Effectuant un travail de veille sur les sites
intégristes, l’universitaire affirme quant à lui ne pas avoir
perçu les messages. Il précise enfin que jamais al-Quaida n’a
annoncé à l’avance le lieu d’un attentat 2. Mais l’essentiel n’est
pas là. Bien que douteuses, les informations n’en vont pas

1. « DEBKAfile exclusive : New Al Qaeda threat of radioactive truck attacks


naming New York, Los Angeles, Miami », DEBKAfile, 10 août 2007.
2. « Debka.com, le site israélien qui a mis New York en émoi », AFP, 12 août
2007.

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Espions et terroristes

moins provoquer une réaction des services de sécurité


américains.
Car la menace ne laisse pas insensibles les pontes du New
York Police Department. Des équipements de détection des
radiations sont déployés. Les policiers se mettent à fouiller
tous les véhicules capables d’emporter une bombe sale de
grandes dimensions. Des check points sont mis en place,
notamment à l’entrée du tunnel Holland, qui relie Manhattan
au New Jersey. Mais les autorités restent dans le vague quant
à la réalité du danger. Michael Bloomberg, le maire de Big
Apple, monte au créneau, affirmant qu’il ne s’agit là que de
précautions que l’on prend habituellement face à des menaces
non confirmées susceptibles de ne jamais se concrétiser. Du
côté du Department of Homeland Security, un porte-parole
caractérise les informations comme étant sans fondement et
non crédibles 1. Voire. Cette relative sérénité tranche avec
nombre de mises en gardes alarmistes qui se sont succédé
durant tout l’été. Et puis chez DEBKAfile, on triomphe. On
ajoute même que le scoop a été confirmé par Reuters, à qui
les policiers du New York Police Department auraient fourni
des informations supplémentaires 2. Comme de fait, une
dépêche de l’agence mentionne que, de source policière, la
34e Rue constitue un objectif des terroristes. Quelques heures
après, Paul Browne, Deputy Commissioner, dément. Décidem-
ment, lorsqu’il s’agit de bombe sale, rien n’est simple. Affir-
mations, démentis et agitation sécuritaire composent un
tableau d’où il est difficile de démêler le vrai du faux : le
rationnel laisse la place à la nervosité. Au bal des barbouzes,
c’est souvent le cas lorsque la terreur radiologique mène la
danse.

1. « New York : contrôle renforcé après une menace terroriste jugée peu cré-
dible », AFP, 11 août 2007.
2. « New York Steps up Security Against Al-Quaida Attack in Response to
DEBKAfile Exclusive Report, Followed by Additional Info on Manhattan Dirty
Bomb », DEBKAfile, 11 août 2007.

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Espions et terroristes

L’ex-Union soviétique, eldorado de la bombe sale

Car la menace est avérée. Si l’on en croit le New Scientist,


c’est seulement une question de temps avant que des terro-
ristes ne fassent exploser une « bombe sale », c’est-à-dire « un
engin qui fonctionne en dispersant des débris radioactifs à
travers une ville, rendant inhabitables certains quartiers pen-
dant des années » 1. Les certitudes du magazine scientifique
sont partagées par tous les services d’espionnage. Une étude
du Canadian Security Intelligence Service, entre autres,
conclut qu’il est surprenant que des terroristes n’aient pas
encore fait exploser un tel engin. Les matières premières sont
disponibles, et il est extrêmement facile de bricoler un Radio-
logical Dispersal Device (RDD) 2. Nous voilà prévenus. On peut
douter de voir exploser une bombe nucléaire terroriste : un tel
exploit nécessite des efforts technologiques et/ou financiers
colossaux. Confectionner une bombe radiologique est en
revanche à la portée de tout un chacun ou presque. Et trouver
la quantité requise de matériau radioactif est un écueil tout
relatif. Car, selon les chiffres de l’Agence internationale de
l’énergie atomique de Vienne, il y a eu, entre 1993 et 2004,
662 cas confirmés de trafic illégal de matériaux radioactifs,
plus de 400 d’entre eux concernant des substances utilisables
pour confectionner une bombe sale. Encore les experts de
l’AIEA s’accordent-ils à penser que ce bilan ne reflète nulle-
ment l’ampleur du trafic mondial 3. Dans les tous premiers
rangs des pays posant problème, la Géorgie.
Village de Liya, dans le district de Tsalenjikha.
L’hiver promet d’être froid, très froid. Déjà, en ce début
décembre 2001, les températures descendent en-dessous des
normales saisonnières. Un temps à ne pas mettre un bûcheron

1. « Only a Matter of Time Before Terrorists Use “Dirty Bomb” : New Scien-
tist », AFP, 2 juin 2004.
2. Jim Bronskill, « Terrorist “Dirty Bomb” Could Trigger Severe Economic
Damage : CSIS », Canadian Press, 2 janvier 2007.
3. Alex Rodriguez, « Radioactive, Unprotected : A “Dirty Bomb” Hight-
mare », Chicago Tribune, 15 février 2007.

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Espions et terroristes

dehors. Mais s’ils ne sortent pas, avec quoi achèterons-t-il à


manger ? Alors, ils sortent. Et logent à la dure, dans des camps
en pleine forêt. Ce jour-là, trois d’entre eux ont de la chance.
Par terre, ils trouvent deux cylindres de métal mesurant
15 centimètres de longueur sur 10 centimètres de diamètre. Ce
qui les a intrigués, c’est que tout autour des cylindres la neige
avait fondu. Et pour cause : le métal est chaud, très chaud. Il
ne faut pas longtemps aux trois bûcherons pour comprendre
que leur trouvaille peut réchauffer leurs nuits glaciales. Ils
s’endorment avec un sentiment de bien-être qu’ils pensaient
avoir oublié. Quelques heures plus tard, un membre du trio
se réveille. Il ne se sent vraiment pas bien. Les deux autres
émergent à leur tour du sommeil. Ils présentent les mêmes
symptômes. Finalement, les trois compères sont évacués vers
l’hôpital local puis vers celui de Tbilissi, la capitale géor-
gienne. Ce qu’ils ont ramassé, c’est le cœur radioactif de deux
« générateurs radiothermiques » (RTG pour Radioisotope Ther-
moelectric Generator). Suite à cette affaire, les autorités locales
décident de ratisser Liya. Dans une maison du village, ils
découvrent 20 kilos de plomb contaminé provenant du bou-
clier de protection intrinsèque des RTG. Connaissant l’exis-
tence des piles nucléaires, les habitants de la masure en
découpaient des morceaux pour les revendre au poids. Ou
l’utilisaient afin de fondre des balles pour leurs fusils de
chasse. Sans le savoir, ils s’adonnaient à une version géor-
gienne de la roulette russe.
Les générateurs radiothermiques sont des piles nucléaires
de petites dimensions. En se dégradant, le matériau radioactif
qu’ils contiennent fournit de la chaleur qui peut être aisé-
ment transformée en électricité. La puissance est faible, mais,
en revanche, les RTG ont une durée de vie très longue. Dans
la pratique, un tel engin se présente sous forme d’un cylindre
de dimensions réduites « contenant du strontium-90, subs-
tance qui émet des radiations bêta. Quand les particules bêta
interagissent avec de la matière, elles génèrent une chaleur
intense. Ce type de générateur peut fonctionner pendant plu-
sieurs dizaines d’années sans qu’un rechargement soit néces-
saire puisque pouvant s’échauffer jusqu’à plus de 800 ºC et

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Espions et terroristes

convertir cette chaleur en électricité 1 ». C’est là un moyen


idéal pour fournir de la puissance électrique à un élément
d’infrastructure isolé. Les Soviétiques s’en servaient pour ali-
menter les balises de navigation aérienne ainsi que les phares
dans des régions difficiles d’accès. Or il faut neuf cents ans à
un RTG contenant du strontium-90 pour être considéré
comme inoffensif. Au total, environ 1 500 RTG sont sortis des
usines soviétiques. Lorsque l’URSS s’écroule, 1 000 sont tou-
jours en service sur le territoire de la Fédération de Russie,
tandis qu’une trentaine sont abandonnés sur les territoires des
Républiques ayant obtenu leur indépendance. En mars 2005,
l’organisme russe Rosatom admet qu’il reste encore 720 RTG
en service dans le pays. Pour les Américains, ce décompte est
fantaisiste. Le 12 mars 2003, le directeur de Minatom, orga-
nisme auquel Rosatom a succédé, reconnaît que « la menace
sans cesse croissante que font planer diverses organisations ter-
roristes de par le monde, la désintégration du territoire de
l’URSS ayant induit la perte de contrôle sur ces sources
radioactives et parfois même la perte de ces sources radioac-
tives en tant que telles » constituent des circonstances aggra-
vantes du risque 2. En début d’année 2002, dans la région de
Chukotka, en Extrême-Orient russe, des enquêteurs décou-
vrent qu’aucun contrôle n’est plus exercé sur 85 générateurs
radiothermiques placés le long des côtes de l’Arctique dans les
années 1960 et 1970. Certains d’entre eux ont été vandalisés
en vue d’en récupérer le métal. D’autres menacent de tomber
à la mer. Il est impossible de retrouver la trace d’un de ces
engins 3. Et les RTG ne sont pas les seules sources de maté-
riau « utile ». À Semipalatinsk, ville du Kazakhstan où les
Soviétiques procédaient à leurs essais nucléaires, les ferrailleurs
officient parmi les déchets de strontium-90, de césium-137, de

1. « Dirty Bomb (Radiological Dispersion Device) », http://www.jplabs.com/


html/dirty_bomb.htm, visité le 14 août 2005.
2. « Radioisotope Thermoelectric Generators », Bellona working paper,
avril 2005.
3. Joby Warrick, « Makings of a “Dirty Bomb” – Radioactive Devices Left by
Soviets Could Attract Terrorists », The Washington Post, 18 mars 2002.

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Espions et terroristes

plutonium et d’uranium. Or l’un des rares cas documentés


d’utilisation d’une bombe sale avait conduit à retrouver, en
1995 dans un parc de Moscou, près de 7 kilos d’explosifs mêlé
à du césium-137.
Géorgie encore, avec un programme soviétique initié dans
les années 1970 sous le nom de code de « Gamma Kolos ».
Nous sommes en pleine guerre froide, et il s’agit d’évaluer la
résistance des plantes aux radiations. Ce programme a induit
la dispersion de sources radioactives de césium-137 notam-
ment dans l’est du pays 1. Géorgie toujours : en 2002, les auto-
rités décident d’organiser une collecte de sources radioactives
autour d’une ancienne base militaire soviétique près de Tbi-
lissi. Plus de 200 pièces contaminées sont retrouvées. Sur ces
200 pièces, 11 présentent un « potentiel radioactif massif » 2. Il
existe enfin une situation particulièrement troublante, celle de
la Transnistrie, République autoproclamée coincée entre la
Moldavie et l’Ukraine.
Dans un ouvrage 3 documenté résultant d’une enquête
d’investigation effectuée sur place, Xavier Deleu attire notre
attention sur le cas des Alazan, fusées civiles dont l’usage a été
détourné par les militaires. À l’origine, elles servaient à faire
fondre les nuages de grêle avant que celle-ci ne tombe sur les
récoltes. Mais « l’armée de la République de Transnistrie pos-
sède trois fusées Alazan, depuis 1992. Or, […] ces trois fusées
contenant des explosifs conventionnels auraient été enrichies
d’éléments radioactifs. Ce ne seraient plus des fusées météo,
ni des bombes à explosif conventionnel, mais des bombes
sales. Une des frayeurs des états-majors 4 ». Ce thème est repris
par le très sérieux Times 5. Normal : l’un de ses reporters, Brian

1. Joby Warrick, « Hunting a Deadly Soviet Legacy – Concerns About “Dirty


Bombs” Drive Efforts to Find Radioactive Cesium », The Washington Post,
11 novembre 2002.
2. Ibid.
3. Xavier Deleu, Transnistrie, la poudrière de l’Europe, éditions Hugo & Compa-
gnie, Paris, 2005.
4. Ibid., p. 171-172.
5. Brian Johnson Thomas & Mark Franchetti, « Radioactive Rockets “for
Sale” in Breakaway Soviet Republic », Times Online, 8 mai 2005.

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Espions et terroristes

Johnson Thomas, a épaulé Xavier Deleu dans son enquête. Et


ces informations sont dérangeantes, car elles évoquent une
méthode d’utilisation qui pourrait être transposée. Il ne
devrait pas être trop difficile à un groupe terroriste ayant des
ramifications internationales de se procurer non pas des fusées
Alazan, mais quelques-unes de ces roquettes dont les Sovié-
tiques ont inondé le tiers monde. Voire d’utiliser des engins
qu’il est facile de « ramasser » en Irak ou de bricoler partout
ailleurs. Il suffirait ensuite de remplacer l’explosif par une
charge plus petite capable de disperser des substances haute-
ment radioactives. Certes, un attentat de ce type ne fournirait
pas immédiatement des cadavres susceptibles d’être soumis à
la voracité des caméras. Mais il ne devrait pas être trop diffi-
cile, à coup de communiqués accompagnant l’arrivée des
premiers irradiés dans les hôpitaux, de provoquer un emballe-
ment médiatique.
À lire ce qui précède, on pourrait en retirer l’impression
que seuls les pays ex-communistes posent problème. Il n’en
est rien.
En février 2005, le British Nuclear Group révèle que la
centrale nucléaire britannique de Sellafield « ne retrouve pas
trace de 30 kilos de plutonium qui sont portés “manquants”
de ce centre de retraitement situé sur la côte nord-ouest de
l’Angleterre ». La centrale en question est contrôlée par le
Bureau de la sécurité nucléaire civile. Et ce n’est pas la pre-
mière fois que l’organisme constate de type de disparition.
Déjà en 2003, 19 kilos de plutonium sont portés manquants
dans la même centrale 1. Au Brésil, c’est le secteur de la santé
publique qui fait preuve de lacunes en matière de sécurité ;
cobalt, césium et strontium sont concernés. Utilisés dans des
hôpitaux et dans de nombreux secteurs industriels, ces subs-
tances ont l’« avantage » de se trouver dans des lieux beau-
coup moins bien sécurisés que les laboratoires de recherche
nucléaire. À Goiânia, « un pauvre bougre s’était ainsi introduit
dans un hôpital afin de chaparder quelques bouts de ferraille

1. « Trente kilos de plutonium portés manquants dans une centrale nucléaire


britannique », Associated Press, 17 février 2005.

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Espions et terroristes

pour les revendre à la casse. En guise de “ferraille”, des barres


de césium. […] Quatre personnes trouvèrent la mort,
14 furent contaminées, comme des centaines d’hectares aux
alentours de sa maison 1 ».

Un désert irradié. Vraiment ?

Qu’arriverait-il si une bombe sale détonait dans une ville


occidentale ? Le problème, c’est que l’on n’en sait rien. Les
spécialistes manquent de points de repère. Certains ont ima-
giné de prendre Tchernobyl pour modèle : les conditions par-
ticulières à la catastrophe discréditent la comparaison. Le flou
ambiant favorise les extrêmes : les prédictions les plus alar-
mistes voisinent avec celles qui se veulent rassurantes.
Juin 2003. Les trois Canadiens à bord du véhicule tout-ter-
rain ont décidé de voler la remorque. Ils ne savent pas exacte-
ment de quoi il s’agit mais qu’importe : ils trouveront bien à
la revendre. Et ils s’attendent à en tirer un paquet de fric. En
laissant traîner leurs oreilles ici ou là, ils ont entendu dire
qu’elle valait cher. Pour l’instant, l’objet de leur convoitise est
parqué dans les locaux de la société Ultraline Services Corpo-
ration, qui s’en sert pour mesurer la profondeur des gisements
de pétrole et de gaz. Le 4 × 4 prend de la vitesse et enfonce la
clôture. Il ne faut que quelques minutes aux voleurs pour faire
sauter le cadenas : la remorque est à portée de main. Elle est
attelée au véhicule, et bientôt les compères voguent vers leurs
rêves de fortune.
Mais pour pouvoir négocier la revente de leur larcin avec
un receleur, encore leur faut-il savoir ce qu’ils ont à lui pro-
poser, c’est la moindre des choses. Les trois Pieds nickelés
décident donc de s’arrêter et de jeter un coup d’œil. Il ne
leur faut pas longtemps pour découvrir l’avertissement
« Radioactif ». Effrayés, ils abandonnent leur butin dans une
décharge publique et s’enfuient. Il faut cinq jours à la société

1. Pierre Daum, « Et si Ben Laden utilisait le nucléaire ? Des déchets ato-


miques circulent clandestinement », Libération, 19 octobre 2001.

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Espions et terroristes

pour réaliser qu’elle a été l’objet d’un vol ; la remorque est


finalement récupérée une semaine après l’effraction. Les trois
branquignols sont retrouvés assez rapidement par la Royal
Canadian Mounted Police. À l’hôpital local, les tests s’avè-
rent négatifs : ils n’ont pas été irradiés. Pour Kathe DeHeer,
tunique rouge de la RCMP, « ils ont été très, très chanceux 1 ».
L’histoire ne s’arrête pas là.
Quatre ans plus tard, en 2007, plusieurs organismes
fédérés autour du Defence Research and Development
Canada (DRDC) se mettent en devoir d’évaluer les consé-
quences de l’utilisation d’une bombe sale dans les rues des
métropoles nationales. Les ingénieurs retiennent plusieurs scé-
narios et en particulier celui où la quantité d’américium-241
contenue dans le système d’Ultraline Services serait vaporisé à
Vancouver au moyen d’une charge explosive. Le lieu choisi
pour l’attentat n’est pas innocent : l’hypothèse retient un
stade où doivent être organisées certaines épreuves des Jeux
olympiques de 2010. Selon les calculs du DRDC, le coût éco-
nomique d’un tel attentat s’élèverait à 8,75 milliards de
dollars, soit environ six milliards d’euros. Cette somme cou-
vrirait les frais de décontamination et de traitement médical,
ceux relatifs aux dégâts subis par les bâtiments, les pertes en
matière de productivité et celles dues à la désaffection des tou-
ristes. Mais combien la bombe ferait-elle de victimes ? Les
chercheurs observent à ce sujet une prudente discrétion. Dans
le cadre d’un autre scénario impliquant une irradiation 50 fois
plus puissante subie pendant quatre heures par les spectateurs
de l’événement sportif, ils avancent le chiffre de 85 victimes.
C’est certes considérable, mais aussi beaucoup moins que ce
à quoi l’on pourrait s’attendre. À tel point que la bombe sale
voit son standing remis en cause : d’arme de destruction mas-
sive, elle est rabaissée au rang d’« arme de perturbation mas-
sive ». Un phénomène que Tom Cousins, représentant du
DRDC, résume en ces termes : « Si vous mentionnez le mot
radiation, les gens se sentent immédiatement très concernés.

1. « Dangerous Radioactive Devices Disappearing in Canada », Canadian


Press, 3 juillet 2007.

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Espions et terroristes

Et même s’ils n’ont que peu de raisons de penser qu’ils ont été
exposés aux radiations, ils veulent absolument être examinés
rapidement. Aussi ils vont à l’hôpital, ils y sont pris en charge,
le dépistage révèle immanquablement qu’ils n’ont pas été
irradiés, mais, en attendant, ils ont contribué à engorger le sys-
tème pendant un bout de temps 1. » Les ingénieurs du DRDC
ne sont pas les seuls à parvenir à une telle conclusion.
Mars 2002. Un temps anormalement clément pour la
saison illumine Washington. Le soleil brille, l’air est doux, il
y peu d’humidité, et une brise légère venant du sud-est
apporte un air agréable à respirer. Le printemps est précoce.
Ce matin, nombreux sont les touristes à faire la queue pour
visiter les monuments de la capitale fédérale. Un de ces cars
scolaires jaunes de 66 places se range sur l’avenue de l’Indé-
pendance près d’un centre commercial bien connu, le
National Capital Mall. Les apparences sont trompeuses : ce
n’est pas tout à fait un autobus comme les autres. Pour les
besoins de leur étude, les chercheurs du Center for Strategic
and International Studies, un think tank américain, ont ima-
giné qu’il contenait un engin explosif composé de 1 800 kilos
de TNT et de 680 grammes de césium-137 radioactif. Sur-
prise : beaucoup de victimes sont tuées ou blessées par l’explo-
sion du TNT ainsi que par la projection d’éclats métalliques,
tandis que les dommages causés par le césium apparaissent, en
comparaison, négligeables. La présence de radioactivité pro-
voque en revanche un énorme impact émotionnel au sein du
public. Après « arme de destruction massive » et « arme de per-
turbation massive », voilà la bombe sale qualifiée d’« arme
d’hystérie massive 2 ».
À la Maison-Blanche comme au Kremlin, on veut en savoir
un peu plus. C’est pourquoi, en 2002 et 2003, des tests gran-
deur nature sont organisés dans le désert du Nouveau-Mexique
d’une part ainsi que dans les monts de l’Oural d’autre part. Du

1. Jim Bronskill et Sue Bailey, « Dirty Bomb Would Cause Panic, Cost Bil-
lions : Study », Canadian Press, 2 juillet 2007.
2. Erik Schechter, « Weapon of Mass Hysteria », The Jerusalem Post, 2 mars
2006.

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Espions et terroristes

côté américain, on essaye tout d’abord un RDD fourré à la


poudre de chlorure de césium : la substance est utilisée dans
l’industrie pour assurer la conservation des aliments par irra-
diation. Puis on passe au générateur radiothermique. Dans
l’Oural, les Russes font preuve d’un peu plus d’imagination.
Leur scénario retient une attaque au lance-roquettes antichar
contre un train transportant du cobalt-60 et du césium-137.
Mais ni Washington ni Moscou ne publient les résultats des
tests. Est-ce parce qu’ils sont annonciateurs d’apocalypse ?
Est-ce au contraire parce que la bombe sale se révèle finale-
ment n’être qu’un épouvantail ? À Wall Street, sans doute
cette dernière hypothèse ferait-elle grincer des dents. Car,
outre-Atlantique, mettre en place un dispositif de défense
contre les RDD, c’est avant tout signer de juteux contrats.

Des contrats mirifiques pour une efficacité discutable

À Washington, le discours officiel répète à l’envi combien


les autorités sont préoccupées par la problématique terroriste
de la bombe sale. Le même discours officiel ne manque pas
une occasion de rappeler le montant des sommes généreuse-
ment consacrées à équiper les frontières des pays du Caucase
en systèmes de détection des rayonnements nucléaires. Pour
l’année 2002, le chiffre de un milliard de dollars (environ
735 millions d’euros) est annoncé ; il recouvre tous les pro-
grammes de contre-prolifération à l’étranger. La plus grande
partie de cette manne est cependant utilisée à sécuriser les
matériaux et les têtes nucléaires contrôlés par Moscou 1. En
l’occurrence, George W. Bush ne fait pas cavalier seul : la
même année, le G8 décide de consacrer 10 milliards de livres
(environ 14,8 milliards d’euros) à « sécuriser et démanteler les

1. « Threat of Terrorists Using Nuclear Bomb in U.S. Called “Urgent” »,


Associated Press, 13 mars 2003.

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Espions et terroristes

sites de recherche nucléaires, chimiques et biologiques de


Russie 1 ».
À la Maison-Blanche, on a cependant tendance à oublier
que l’efficacité est un problème global dont la dimension
financière n’est qu’une des composantes. Or, si l’administra-
tion Bush est à l’aise dès lors qu’il suffit de signer des chèques
en blanc sur le dos du contribuable, il est des domaines où
elle fait preuve de lacunes aussi criantes que surprenantes. Par
exemple celle-ci : quatre ans après les attentats contre le
World Trade Center et le Pentagone, des enquêteurs tentent
d’entrer aux États-Unis après avoir dissimulé dans leurs voi-
tures une quantité suffisante de substances radioactives pour
confectionner deux bombes sales. Ils réussissent. Cela se passe
en décembre 2005, mois au cours duquel deux équipes par-
viennent à franchir « les frontières venant du Mexique pour
l’une et du Canada pour l’autre […], a déclaré le Govern-
ment Accountability Office (GAO) dans un rapport rendant
compte de son enquête » 2. Comment ces équipes s’y sont-
elles prises pour passer à travers les mailles du filet ? Les détec-
teurs installés aux frontières ont fait ce que l’on attend d’eux :
ils ont détecté. Les gabelous américains ont en revanche
manqué de perspicacité : à aucun moment ils n’ont mis en
doute l’authenticité des documents administratifs que les clan-
destins du GAO leur ont présentés. Lequel GAO se livre à une
autre opération tout aussi révélatrice : ses fins limiers réussis-
sent à se procurer « une petite quantité de matériau radioactif
en la commandant au téléphone auprès d’un fournisseur
commercial » 3. Là encore, à aucun moment une quelconque
explication n’est requise : aux États-Unis, il n’est pas néces-
saire de se justifier pour effectuer un tel achat dès lors qu’il se
limite à une « petite quantité ». Et le Government Accountability
Office de faire remarquer que cela ne poserait aucun problème

1. James Kirkup et Conor Sweeney, « A Ticking Nuclear Time Bomb »,


scotsman.com, 2 juin 2007.
2. « Investigators Enter US With “Dirty-Bomb” Material », Reuters, 27 mars
2006.
3. Ibid.

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Espions et terroristes

d’obtenir le volume de matière indispensable à la confection


d’une bombe sale par le biais de multiples commandes télé-
phoniques. Bref, le « 48 heures chrono » pour terroriste pressé.
Mais que fait George W. Bush ? Ou plutôt : que va-t-il faire
pour remédier à la porosité de ses frontières ? Il ne faut pas
être grand clerc pour le deviner. Un contrat va être passé qui
visera à doter les douaniers de l’Oncle Sam d’un système
informatique centralisant toutes les autorisations de transport
aux fins de contrôle. À moins que le système n’existe déjà,
alors on trouvera bien une société pour l’améliorer. La société
facturera des surcoûts et, au final, mettra plus de temps qu’ini-
tialement prévu pour installer ou améliorer le système. Qui
marchera peut-être, mais aussi peut-être pas. À terme, le GAO
diligentera une enquête qui prouvera que des substances peu-
vent quand même traverser les frontières à la faveur de lacunes
en matière de saisie informatique des autorisations. L’US
Customs and Border Protection sera en conséquence déchu
de cette responsabilité au profit d’un sous-traitant. Celui-ci
obtiendra le marché grâce à un ancien haut fonctionnaire du
même US Customs and Border Protection ayant fort opportu-
nément « pantouflé ». Quelques années plus tard, on décou-
vrira que le sous-traitant a surfacturé une tâche dont il s’est
imparfaitement acquitté. Qu’importe ! Le contribuable améri-
cain aura payé, Wall Street se sera frotté les mains, et les
actionnaires auront encaissé. Finalement, les conflits en Afg-
hanistan et en Irak se résument à cela : un transfert de fonds
entre le contribuable et les actionnaires en boucle plus ou
moins courte. Les premiers sont manipulés, les seconds ont
intérêt à ce que cela dure. Tout cela fait fi d’un effet pervers :
jour après jour, les terroristes se renforcent.
Quelques-unes des dernières nouveautés sont embléma-
tiques de cette attitude dont l’administration Bush use et
abuse. Leur coûteuse sophistication éclaire sur cette habitude
qui lui est propre d’envisager la résolution d’un problème ter-
roriste en priorité sous les angles technologique et financier.
Une camionnette arrive et freine brusquement. Une porte
s’ouvre. Des techniciens en tenue blanche de protection contre
les radiations giclent du véhicule. Ils dégainent rapidement

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Espions et terroristes

leur arme antiterroriste et la brandissent à bout de bras. Est-ce


un pistolet à tir rapide qui va truffer de plomb les méchants
en un clin d’œil ? Est-ce une arme à rayon laser qui va les
désintégrer ou les figer sur place ? Est-ce un aide-mémoire des-
tiné à leur communiquer leurs droits constitutionnels avant
arrestation ? Que nenni : il s’agit… d’un spray. Conçue sous
la supervision des Argonne National Laboratories, la bombe,
euh… le spray, vaporise sur les parois des habitations un gel
plastique polymérisé empêchant les particules radioactives de
s’envoler dans l’atmosphère. Le but de la société l’ayant mis au
point serait de vendre à prix d’or au gouvernement américain
toute une flotte de véhicules équipés de vaporisateurs à grande
puissance. De son côté, l’Interagency US Technical Support
Working Group a financé le développement d’un scanner ocu-
laire. Il permet de déterminer rapidement si une personne est
irradiée ou non. Ce système présente au moins l’avantage
d’attaquer de front un problème déjà mentionné, à savoir
l’engorgement des services de santé avec des irradiés imagi-
naires. Enfin, les Argonne National Laboratories ont plus d’un
gel dans leur sac. Après le produit de bas de gamme piégeant
les poussières radioactives, voici le « super gel » qui, appliqué
sur un mur, en « pompe » littéralement la radioactivité 1. On
n’arrête pas le progrès. Mais le progrès coûte cher, souvent
beaucoup plus cher que les bricolages des terroristes. Combien
de temps le monde occidental, et plus particulièrement l’Amé-
rique, pourra-t-il encore se permettre ce luxe ?
Une dernière remarque. À Islamabad, on a des méthodes
beaucoup plus primitives. Les pontes de la Nuclear Regula-
tory Authority pakistanaise ont fait publier dans les quotidiens
nationaux en langue ourdoue des petites annonces demandant
au public de bien vouloir les informer de toute découverte de
substance radioactive « perdue ou volée » 2. Les annonces n’ont
certainement pas eu beaucoup plus d’efficacité que les doua-
niers américains. Mais au moins elles ont coûté moins cher.

1. Frank Gardner, « Preparing a Dirty Bomb Attack », BBC News, 2 août


2007.
2. « Pakistan Downplays Radioactive Ad », BBC News, 2 mai 2007.

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Les terroristes et la tentation nucléaire

Lorsque le président de Russie soudainement décédé est


remplacé par un quasi-inconnu, des tensions surgissent sur la
scène diplomatique internationale. Certaines craintes remet-
tent au goût du jour des attitudes paranoïaques que l’on
croyait oubliées : n’avait-on pas souhaité, après la guerre
froide, « engranger les dividendes de la paix » ? Bill Cabot,
directeur de la Central Intelligence Agency, appelle auprès de
lui un dénommé Ryan, analyste du bureau « Russie » de la
Centrale, afin d’y voir plus clair. C’est alors que l’impensable
se produit : Groznyï, la capitale tchétchène, est rasée par une
bombe nucléaire. Aussitôt, les Américains accusent les Russes,
et la méfiance s’installe malgré les certitudes de Ryan : pour
lui, le Kremlin n’y est pour rien. Il voit juste. Voulant déclen-
cher une guerre ouverte entre les deux nations, des terroristes
s’emploient à susciter de toutes pièces une situation ne pou-
vant que déboucher sur l’ouverture des hostilités. Lorsqu’ils
font détoner une deuxième bombe nucléaire à Baltimore pen-
dant le Super Bowl, la finale de football américain, le monde
se dirige inexorablement vers la troisième guerre mondiale.
À moins que Ryan ne réussisse à endiguer le désastre en prou-
vant à temps qu’il dit vrai 1.
Tel est le synopsis du film La Somme de toutes les peurs, tiré
du roman de Tom Clancy, qui n’est pas le seul à faire

1. http://www.allocine.co.uk/, visité le 17 août 2007.

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Espions et terroristes

fructifier le thème. Au cinéma, chez le libraire, même au


kiosque, les médias nous l’affirment : ce n’est qu’une question
de temps avant que des terroristes ne mettent la main sur une
arme atomique en état de marche. Al-Quaida se serait ainsi
procuré une ou plusieurs bombes nucléaires miniaturisées ex-
soviétiques. Fantasme ou réalité ? Avant de hasarder une
réponse à cette question récurrente, il est bon de savoir de
quoi l’on parle.

Quelles armes nucléaires miniaturisées ?

De rares informations ayant filtré dans la presse mosco-


vite permettent d’imaginer la scène. Aleksandr Rumyantsev,
ministre russe de l’Énergie atomique, conduit la délégation
entourant un hôte de marque. Nous sommes en début
d’année 2003, et son excellence Alexander Vershbow, ambas-
sadeur américain en Russie, visite le musée de Snezhinsk. Le
diplomate est admis dans le saint du saint. Il n’y a pas si long-
temps, Snezhinsk s’appelait Tcheliabinsk-70 et était une des
villes fermées d’URSS strictement interdite aux étrangers. Aux
jours les plus sombres de la guerre froide, il existait environ
35 sites de ce genre. Dédiés pour la plupart à la production
d’armements au profit de la glorieuse armée des ouvriers et
des paysans, ils portaient généralement le nom d’une localité
distante d’une centaine de kilomètres suivi d’un numéro de
code. Leur existence a pesé lourd dans la décision prise par le
Pentagone d’initier le programme Corona visant à envoyer
dans l’espace les premiers satellites de reconnaissance améri-
cains. Mais Tcheliabinsk-70 n’était pas que cela. Elle faisait
partie de cette dizaine d’agglomérations ultrasecrètes où le
complexe militaro-industriel nucléaire régnait en maître tyran-
nique. Or c’est l’Oncle Sam qui tient les cordons de la
bourse : Washington finance le démantèlement des bombes et
des missiles devenus inutiles. Et le Congrès regimbe parfois.
On ne badine pas avec les dollars surtout lorsque l’unité de
compte est la centaine de millions. À Snezhinsk, les rapports
sont cordiaux, mais les non-dits subsistent. C’est l’Américain

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Espions et terroristes

qui mène la danse, et le ministre russe n’a pas le choix : il doit


faire bonne figure devant « son » invité. L’impair n’est pas une
option.
Années 1960. Le Kremlin est sur le pied de guerre. Le KGB
vient d’apprendre que les Américains sont en train de mettre
en service une nouvelle génération d’obus nucléaires pouvant
être lancés par de simples canons d’artillerie. Jusqu’à présent,
les Yankees ne disposaient que du W9, lourd projectile de
365 kilos tiré par un gigantesque obusier spécial surnommé
« Atomic Annie ». Mais les nouvelles ogives W33 et W48 sont
respectivement aux calibres courants de 155 mm et de
203 mm. Ce qui signifie qu’elles peuvent être tirées par des
tubes dont il existe des régiments entiers. Une frappe nucléaire
venant de n’importe où peut désormais anéantir par surprise
les divisions blindées soviétiques si le Kremlin décidait de les
lancer à l’assaut de l’Europe occidentale. En termes straté-
giques, on appelle cela une technologie de rupture : elle
menace l’équilibre des forces sur l’échiquier militaire, car elle
donne un avantage prépondérant à un seul des deux adver-
saires. Il faut réagir. Le Soviet suprême décide à son tour du
développement d’un obus nucléaire au calibre de 203 mm. Le
programme est confié à l’Institut de recherche scientifique et
technique pour la physique (VNIITF) de Tcheliabinsk-70. Le
premier projectile est livré aux forces armées en 1977. Dans les
années qui suivent, le VNIITF conçoit dix types d’obus et de
mines nucléaires.
L’ambassadeur américain Alexander Vershbow n’est pas
un expert en matière de munitions d’artillerie ni en ogives ato-
miques, il y a des spécialistes pour ça. Mais ce qu’il voit
l’intrigue. Le projectile ne fait qu’une quinzaine de centi-
mètres de diamètre pour une cinquantaine de centimètres de
longueur. Et si l’on en juge à la présence d’une pancarte
noircie de caractères cyrilliques, il y a là quelque chose d’inha-
bituel. Le diplomate se retourne vers son hôte :
– Qu’est-ce c’est, Monsieur le ministre ?
Le ministre n’en sait rien. Son affaire à lui, ce sont les dos-
siers, pas la quincaillerie. Mais les aides de camp sont là pour
ça.

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Espions et terroristes

– Excellence, il s’agit d’un obus atomique d’un calibre de


152 mm…
– Vous avez donc réussi à faire entrer une charge nucléaire
dans un projectile aussi petit ? Nous avons toujours eu un
doute.
– Excellence, j’attire respectueusement votre attention sur
le fait que vos forces armées ont réussi le même tour de force
pour vos canons de 155 mm.
– C’était la guerre froide. Vous n’ignorez pas que les
choses ont bien changé depuis. Mais qu’est-ce que dit le texte
sur le panneau ?
– Précisément, Excellence. Vous, Américains, il vous a
fallu un calibre de 155 mm. Nous autres Russes, nous avons
fait mieux avec 152 mm seulement. Le texte dit qu’il s’agit de
la plus petite charge nucléaire au monde.
Le ministre ne peut s’empêcher d’esquisser un sourire.
Mais s’empresse d’ajouter :
– Excellence, excusez l’impétuosité de ce jeune officier…
Outre les obus de 152 et 203 mm, certaines ogives d’ori-
gine soviétique pour missiles à courte portée Scud et pour
roquettes lourdes FROG (Free Rocket Over Ground, « roquette à
trajectoire non guidée ») ont une capacité nucléaire. L’Armée
rouge a également fait usage de mines atomiques principale-
ment dans les régions fortifiées à la frontière entre l’URSS et la
République populaire de Chine. Prépositionnées sur les axes
probables d’invasion, elles étaient parfois camouflées sous
forme de rochers. Elles pesaient 90 kilos et avaient une puis-
sance variant entre 0,02 et un kilotonne 1. Certaines sources
affirment que jusqu’à 700 exemplaires ont été construits. Les
commandos soviétiques, les fameux spetsnaz, étaient enfin
entraînés à faire usage de « munitions de démolition spé-
ciales ». Elles sont collectivement désignées par l’acronyme
anglo-saxon SADM tour à tour développé en Special Atomic
Demolition Munition ou en Small Atomic Demolition Munition.
Dans la littérature courante, on trouve également les

1. Unité mesurant la puissance explosive d’une charge nucléaire ; 1 kilotonne


= 1 000 tonnes de TNT.

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Espions et terroristes

expressions backpack nuke (« bombe nucléaire sac à dos ») et


suitcase nuke (« bombe nucléaire valise »), en référence à leur
faible volume. Les journalistes ont usé et abusé de ces expres-
sions imagées : elles sont médiatiquement « sexy », car mêlant
terreur et mystère. Suprême avantage, leur emploi permet à
l’homo mediaticus de donner le change en étalant sa culture
gruyère pleine de trous même s’il ignore tout du sujet abordé.
Mais quittons les salons et revenons aux SADM.
Ces armes étaient principalement conçues pour être
déposées à proximité des objectifs stratégiques par de petites
équipes de forces spéciales s’infiltrant en arrière des lignes
ennemies. Chez les Soviétiques, il en aurait existé deux
modèles référencés RA-155 (version à usage contre des
objectifs terrestres) et RA-115-01 (version navale utilisée par
les nageurs de combat). On cite même leurs caractéristiques :
poids de 30 kilos, puissance variant entre 0,5 et deux kilo-
tonnes et dimensions de 60 × 40 × 30 centimètres. Il s’agirait
là, on l’aura compris, d’une arme de destruction massive
idéale entre les mains d’un terroriste. Les Américains avaient
mis au point leurs propres SADM. Leur existence est notam-
ment mentionnée dans l’édition de décembre 1965 du manuel
militaire FM 31-20 intitulé Special Forces Operational Techniques
(« techniques opérationnelles des forces spéciales »).
Alors, est-il possible voire probable qu’al-Quaida ait mis
la main sur une de ces charges nucléaires miniaturisées ?
Nombre de déclarations fracassantes l’affirment.

Bombes nucléaires terroristes : le pavé dans la mare

Ce dimanche 28 avril 2002, le temps est mauvais, très


mauvais. C’est souvent le cas dans le sud de la Sibérie. Il y a
un brouillard à ne pas mettre une pale d’hélicoptère dehors.
Cela n’empêche pas les turbines du lourd Mi-8 de tourner.
Car le patron du kraï de Krasnoïarsk n’est pas un demi-sel : la
visibilité horizontale et verticale, ce n’est pas son problème.
Quelle que soit la météo, il fait ce qu’il a à faire, et ce qu’il a à
faire aujourd’hui c’est inaugurer une station de ski. Cela, il l’a

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Espions et terroristes

expliqué aux pilotes d’un ton cassant. Les aviateurs n’ont pas
osé insister. Douze ans auparavant, c’est le même ton qu’il uti-
lisait pour donner ses ordres aux parachutistes de la 106e divi-
sion aéroportée.
Accompagné de son entourage, le personnage embarque.
Il montre des signes d’impatience : l’équipe de télévision se
fait attendre. La voilà enfin. Le dernier reporter a à peine le
temps de boucler sa ceinture que l’hélicoptère décolle ma-
ladroitement. Au début, le vol se passe aussi bien que pos-
sible dans des conditions aussi dantesques. Puis c’est le
drame : le Mi-8 heurte de plein fouet une ligne électrique à
haute tension et s’écrase en contrebas. Les secours relèvent six
morts ; tous les autres passagers sont grièvement blessés. C’est
le cas du gouverneur de la région de Krasnoïarsk, qui est très
rapidement emmené sur une civière vers un second hélicop-
tère en attente. L’appareil décolle immédiatement : il y a
urgence, le pronostic vital est engagé. À l’hôpital de « sa »
ville, les médecins tentent tout ce qu’il est possible de tenter.
En vain : Alexandre Lebed décède des suites de ses blessures 1.
L’homme qui disparaît ce jour-là est une légende des
forces armées soviétiques puis russes. Il se signale à l’attention
des médias en refusant d’envoyer « ses » chars contre le siège
du Parlement russe en 1991. En 1992, il prend la tête de la
XIVe armée stationnée en Moldavie puis se défroque en 1995.
L’année suivante, il est candidat à la présidence russe et récolte
14,4 % des voix. Pour se concilier son électorat, Boris Eltsine
en fait le secrétaire du Conseil de sécurité de la Fédération de
Russie. C’est à ce poste qu’il signe avec Aslan Maskhadov en
août 1996 l’accord qui met fin à la première guerre en Tchét-
chénie. Il est limogé par le président Eltsine la même année.
Mais c’est une autre affaire qui le propulse à cette époque-là
sur le devant de la scène.
Faut-il y voir une relation avec la signature de l’accord de
paix ? Toujours est-il qu’Alexandre Lebed est encore secré-
taire du Conseil de sécurité lorsqu’il reçoit des informations

1. « Le général Lebed meurt dans un accident d’hélicoptère », russo-


mania.com, visité le 18 août 2007.

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Espions et terroristes

troublantes : le gouvernement séparatiste de Tchétchénie est


entré en possession de plusieurs « engins explosifs nucléaires
de petites dimensions ». Aussitôt, l’ex-général met sur pied
une commission d’enquête dirigée par Vladimir Denisov, son
assistant. En mai 1997, Alexandre Lebed profite de la visite
d’une délégation parlementaire américaine conduite par Curt
Weldon pour rendre publiques les conclusions de son
enquête. Celles-ci sont alarmistes : la commission n’a localisé
que 48 engins sur un total de 132 1. Et ce à quoi ces chiffres
font référence, ce sont des SADM, ces charges nucléaires por-
tables conçues pour être utilisées par les forces spéciales.
Invité le 7 septembre 1997 dans le cadre de l’émission de
CBS News intitulée « Sixty Minutes », Alexandre Lebed remet
le couvert. Steve Croft, le présentateur, lance l’interview.
– Êtes-vous certain que toutes ces armes sont en sécurité
et répertoriées ?
– Pas du tout. Pas du tout.
– Est-ce qu’il serait facile d’en voler une ?
– La bombe a la taille d’une valise.
– On pourrait en mettre une dans une valise et
l’emporter ?
– Elle a la forme d’une valise. C’est une valise, en fait.
Vous pouvez la porter. Vous pouvez la loger dans une autre
valise, si vous le voulez.
– Mais c’est déjà dans une valise ?
– Oui.
– Je peux marcher avec dans les rues de Moscou ou de
Washington ou de New York, et les gens penseront que je suis
en train de porter une valise ?
– Oui, bien sûr.
– Est-il facile de la faire exploser ?
– Ça prendrait vingt, trente minutes pour l’amorcer.
– Mais vous n’avez pas besoin d’un code secret commu-
niqué par le Kremlin ou quelque chose comme ça ?
– Non.

1. Nikolai Sokov et William Potter, « “Suitcases Nukes” : A Reassessment »


James Martin Center for Nonproliferation Studies, 23 septembre 2002.

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Espions et terroristes

– Vous dites qu’il en manque un nombre important et


qu’on ne les retrouve pas ?
– C’est le cas. Plus d’une centaine.
– Où sont-elles ?
– Quelque part en Géorgie, quelque part en Ukraine,
quelque part dans les pays Baltes. Peut-être quelques-unes
d’entre elles sont même ailleurs que dans ces pays. Une seule
personne est capable de déclencher cette arme nucléaire, une
seule personne.
– Vous êtes bien en train de dire que ces armes ne sont
plus contrôlées par les militaires russes ?
– Je suis en train de dire que plus d’une centaine de ces
armes sur un total de 250 ne sont plus sous le contrôle des
forces armées de Russie. Je ne sais pas où elles sont. Je ne sais
pas si elles ont été détruites ou si elles sont entreposées ou si
elles ont été vendues ou volées. Je ne sais pas 1.
Alarmistes, les propos d’Alexandre Lebed le sont, mais
convaincants, ça, c’est une autre paire de manches. Tout de
suite en effet, un détail saute aux yeux. Si l’on en croit les
informations dévoilées à la délégation parlementaire améri-
caine, 132 SADM existent, et 84 sont déclarées manquantes.
Lors de l’interview, ces chiffres grimpent respectivement à 250
et à « plus d’une centaine ». Car Alexandre Lebed est connu
pour la facilité qu’il a à travestir la réalité en fonction de ses
humeurs ou de ses besoins du moment. Dès lors, à l’instar de
Boris Vian, l’ex-parachutiste étoilé va se livrer à une véritable
java des bombinettes atomiques : dans le cadre d’interven-
tions médiatiques postérieures, il évoquera tour à tour un
« déficit » de 41, 52, 62, 84 voire de 100 SADM 2. De même,
d’autres « confidences » effectuées par l’ex-général au présenta-
teur Steve Croft devant des millions de téléspectateurs seront
par la suite contredites à de multiples reprises, parfois même
par… Alexandre Lebed en personne. Un exemple, un seul :
le personnage affirme que les SADM russes peuvent être

1. Richard Miniter, « Baggage Claim – The Myth of “Suitcase Mukes” », Opi-


nionJournal, 31 octobre 2005.
2. Ibid.

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Espions et terroristes

déclenchées par une personne, pas plus. Cette affirmation va


à l’encontre de tout ce que l’on connaît à ce sujet. Et tout est
à l’avenant. Finalement, les déclarations d’Alexandre Lebed
suscitent une telle controverse qu’on en vient à douter de
l’existence même des SADM soviétiques. Tout le monde en
parle, mais personne ne les a jamais vues. Le représentant Curt
Weldon, parlementaire ayant pourtant fait un voyage en
Russie pour aller se rendre compte sur place, ne peut, lors de
ses apparitions publiques aux États-Unis, que présenter la
maquette d’une arme « hypothétique ». Lorsque l’ambassa-
deur Linton Brooks, directeur de la National Nuclear Secu-
rity Administration, fait à son tour le déplacement en
septembre 2005, ses homologues russes ne lui montrent que
des maquettes de présentation. Et le personnage éminent de
conclure concernant la circulation de trois armes de ce type au
Moyen-Orient : « Autant que je sache, c’est une légende. Les
Russes ne pensent pas que cela soit vrai. Nous ne pensons pas
que cela soit vrai. Et il serait vraiment étrange qu’elles aient
circulé depuis le début des années 1990 sans que qui que ce
soit les aient utilisées 1. » Pour d’autres experts, SADM russes
et mines nucléaires ne sont qu’une seule et même catégorie
d’armes, hypothèse qui remet en question le poids limité et les
dimensions réduites prêtées aux suitcase nukes contrôlées par
Moscou. Bref, il est impossible de prouver que les bombi-
nettes russes n’existent pas ou n’ont pas existé, mais il est
parallèlement impossible de prouver qu’elles existent ou ont
existé. C’est là un vide dans lequel vont se ruer deux caté-
gories de personnages : les tenants de la One Percent Doctrine et
les gourous de la théorie de la conspiration. Outre-Atlantique,
ces derniers jouissent du soutien d’un public fidèle acquis à
leur cause. Dès lors, diverses informations alarmistes vont
périodiquement secouer le Landerneau médiatique.

1. Stew Magunson, « Suitcase Bombs : Separating Fact From Fiction »,


National Defense Review, juillet 2006.

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Espions et terroristes

Quand le mythe de la bombinette soviétique


« égarée » fait recette

Par exemple, en février 2004, mois au cours duquel le quo-


tidien panarabe al-Hayat affirme qu’al-Quaida a acheté des
armes nucléaires tactiques aux Ukrainiens en 1998. L’audience
est ciblée, et on retrouve la thèse de la dissuasion terroriste.
« Al-Quaida n’utiliserait les armes que sur le territoire des
États-Unis ou si le groupe fait face à une attaque massive met-
tant en cause sont existence même 1. » Or le James Martin
Center for Nonproliferation Studies distingue trois scénarios
possibles. Le premier concerne la perte d’une arme sur les ter-
ritoires des ex-républiques soviétiques devenues indépen-
dantes mais en dehors de Russie. Le deuxième évalue la
possibilité d’une production clandestine en dehors du terri-
toire russe à partir de la récupération de pièces détachées aban-
données par les Soviétiques. Le troisième et dernier est relatif
à une disparition sur le territoire russe en raison de failles dans
le dispositif de sécurité. Pourtant jugés comme étant les plus
crédibles, ces trois scénarios n’en aboutissent pas moins à des
probabilités extrêmement faibles, l’hypothèse la plus plau-
sible étant celle d’une fenêtre de vulnérabilité au début des
années 1990 sur le territoire russe. Quant au premier scénario,
dans lequel les informations du journal al-Hayat seraient sus-
ceptibles de s’inscrire, il concorde très mal avec la date indi-
quée, soit 1998.
Nouvelle alerte en mars 2004, mois au cours duquel
Andrew Denton, journaliste de l’Australian Broadcasting Cor-
poration, interviewe Hamid Mir. Le personnage n’est pas
n’importe qui : il affirme avoir quant à lui interviewé Ayman
al-Zawahiri, le nº 2 d’al-Quaida. Mais la personnalité de
Hamid Mir fait débat. Il est ouvertement accusé de mani-
puler l’information dans un sens favorable aux thèses
défendues par al-Quaida depuis qu’il a rencontré Ben Laden
peu après le 11 septembre 2001. Comme de fait, il déclare le
27 octobre 2001 à l’Associated Press : « Je continue à croire que

1. « Paper Says Al-Quaida Has Nukes », Reuters, 8 février 2004.

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Espions et terroristes

[Ben Laden] n’est pas impliqué dans le terrorisme 1. » Et puis


le compte-rendu de l’interview d’Ayman al-Zawahiri est sujet
à interprétation. Hamid Mir emploie certes le mot nuclear,
Andrew Denton emploie certes le mot nuclear, mais le nº 2
d’al-Quaida emploie quant à lui les expressions « smart brief-
case bomb » et « suitcase bomb ». On l’aura remarqué : dans ces
expressions, le mot nuclear brille par son absence. À la limite,
on peut considérer que les paroles d’Ayman al-Zawahiri ne
concernent qu’une bombe classique qui n’est « suitcase » et
« smart » que dans la mesure où elle est habilement dissimulée
dans une valise afin de pouvoir passer les contrôles des aéro-
ports. Un peu à la manière de certains services secrets ayant
travaillé à la mise au point de costumes taillés dans des étoffes
dont la fibre est explosive. Mais tout cela n’est que broutille.
De par l’ampleur des menaces dont elle fait état, l’affaire que
nous allons maintenant évoquer dépasse, et de loin, toutes
les autres.
Si quelqu’un décide de ne pas respecter le « quatrième pro-
tocole », il n’y aura pas d’avertissement. Juste une gigan-
tesque explosion faisant des centaines de milliers de morts.
Signé en 1968, le document engage les États-Unis, la Grande-
Bretagne, la France et l’URSS. Il interdit aux nations possé-
dant la bombe atomique d’introduire clandestinement toute
arme nucléaire, en pièces détachées ou entière, sur un terri-
toire étranger en temps dit « de paix ». Vingt ans plus tard, le
KGB met au point un plan faisant fi du « quatrième proto-
cole 2 ». À l’insu de sa hiérarchie, le général Govorshin décide
de déstabiliser les pays de l’OTAN. Dans ce but, le major
Petrovsky doit reconstituer et faire exploser une bombe ato-
mique près d’une base américaine dans le sud de l’Angleterre.
La bombe lui est envoyée en pièces détachées. Grâce à la
découverte fortuite de l’une des pièces, Preston, un agent bri-
tannique, évente le complot 3 ; la morale est sauve. Ainsi

1. Timothy Noah, « Is the Bin Laden Interview Authentic ? We should at


Least Ask », 13 novembre 2001.
2. http://www.allocine.fr/, visité le 21 août 2007.
3. http://www.cinemovies.fr/, visité le 21 août 2007.

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Espions et terroristes

résume-t-on le synopsis du film réalisé par John McKenzie


sous un titre qui s’impose, à savoir Le Quatrième Protocole.
Nous sommes en pleine guerre froide. Plus tard, Tom Clancy
enfonce le clou avec son roman La Somme de toutes les peurs,
roman dont un film est tiré qui sort en 2003. Dès lors, films
et roman fournissent une trame sur laquelle va s’adosser, à
partir de 2004 donc, toute une campagne médiatique jouant
sur la terreur collective instillée par l’utilisation terroriste
d’une arme nucléaire. Car la peur est là, sournoise, rampante.
En août 2007, les autorités canadiennes décident d’en avoir le
cœur net : elles commanditent un sondage. But : avoir un
aperçu de l’opinion publique s’agissant de « divers aspects
concernant la société russe ». Parmi les questions, celle-ci :
pensez-vous que des armes de destruction massive made in
Russia puissent tomber entre les mains d’États dévoyés ou de
terroristes décidés à s’en servir ? 64 % des sondés répondent
oui. Et 58 % déclarent croire que des scientifiques russes pour-
raient travailler au profit d’al-Quaida et consorts ou trouver
refuge dans les capitales mises au ban des nations. Si l’on exa-
mine les résultats à la loupe, la démonstration est encore plus
éclatante. Le chiffre de 64 % grimpe à 72 % pour les gens
ayant un revenu annuel supérieur à 100 000 dollars (environ
70 000 euros). Parallèlement, chez les Canadiens âgés de
65 ans et plus, ils sont 68 % à estimer que des ingénieurs
venus du froid sont susceptibles de se vendre au plus offrant 1.
Mais revenons aux SADM.
C’est donc en 2004 puis 2005 que trois documents sont
publiés qui reprennent le thème du film Le Quatrième Proto-
cole. Tous prétendent en substance qu’al-Quaida a mis la main
sur quelques-unes de ces suitcase nukes abandonnées aux
États-Unis par les Soviétiques. Le premier document est un
ouvrage publié en 2004. Rédigé par Paul Williams sous le titre
Osama’s Revenge : THE NEXT 9/11 : What the Media and the
Government Haven’t Told You (La revanche de Ben Laden : le
prochain 11 Septembre : ce que les médias et le gouvernement

1. Jack Aubry, « Many Fear Terrorist Use of Russian Weapons », The Ottawa
Citizen, 23 août 2007.

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Espions et terroristes

ne vous ont pas dit). Dans les pages de ce livre, l’auteur qui
est présenté comme un ancien consultant du FBI explique
« comment al-Quaida a acheté quelques mini-armes nucléaires
post-soviétiques et loué les services de ressortissants russes
pour l’aider à les faire fonctionner » 1. Puis vient un rapport de
David Dastych et de Gordon Thomas basé sur des informa-
tions d’origines polonaises et tchèques. Enfin, la lettre d’infor-
mation digitale Joseph Farah’s G2 Bulletin entre à son tour dans
la danse. Mais, là aussi, la crédibilité de l’ensemble est enta-
chée par un certain nombre d’amalgames, d’informations
contradictoires entre elles, d’extrapolations douteuses, de
contrevérités et de sources se citant les unes les autres afin de
« faire du volume ». Worldnetdaily affirme ainsi le plus sérieuse-
ment du monde en citant le Joseph Farah’s G2 Bulletin : « Al-
Quaida a obtenu au moins 40 armes atomiques provenant de
l’ex-Union soviétique, y compris des suitcase nukes, des mines
nucléaires, des obus d’artillerie et même 2 quelques têtes de
missiles, selon le rapport. […] En plus de faire exploser ses
propres armes nucléaires se trouvant d’ores et déjà aux
États-Unis, des sources militaires ont également déclaré qu’il
existait des témoignages 3 suggérant qu’al-Quaida payait des
anciens spetsnaz russes, c’est-à-dire des opérationnels des
forces spéciales, pour l’aider à localiser les armes nucléaires
autrefois prépositionnées sur le territoire américain par
l’Union soviétique pendant la guerre froide. » 4 S’il n’y avait
pas la gravité du sujet, on aurait du mal à s’empêcher d’éclater
de rire. Parce qu’il est difficile de comprendre : voit-on vrai-
ment un Ben Laden disposant de 40 bombes gaspiller des sub-
sides à rémunérer grassement d’anciens spetsnaz pour en
retrouver d’autres ? Le reste est à l’avenant. Pour être efficaces,
les armes nucléaires de petites dimensions sont généralement

1. Douglas Maher, « Report Says Soviet WMDs Possibly Hidden in U.S. »,


All Headline News, 13 juillet 2005.
2. Sans doute pour faire bonne mesure…
3. Le mot anglais utilisé ici est evidence, mot à double sens puisqu’il signifie à
la fois « preuve » et « témoignage ». On ne saurait faire plus abscons.
4. « Tancredo to Request Al-Quaida Nuke Briefing », worldnetdaily, 13 juillet
2005.

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Espions et terroristes

dopées au tritium, ce qui nécessite une visite de maintenance


régulière, en principe tous les six mois. Depuis combien de
temps les armes censées être prépositionnées aux États-Unis
n’ont-elles pas été entretenues ? Mais alors, quid de leur effica-
cité ? Un autre rapport nous affirme que deux de ces suitcase
nukes étaient censées exploser peu après le 11 septembre 2001.
Construites en 1988, elles auraient été conçues pour être
déclenchées par téléphone cellulaire. Parle-t-on d’un « brico-
lage » d’al-Quaida ou considère-t-on que les téléphones cellu-
laires existaient déjà en 1988 ? D’autres incohérences ne sont
pas pour inspirer confiance. Prenons le cas de David Das-
tych. Il se présente couramment comme un ancien « opéra-
tionnel de la CIA », mais ces affirmations sont régulièrement
battues en brèche. Il aurait certes eu des rapports avec la cen-
trale mais en tant que traître des services de renseignements
polonais, auxquels il appartenait. Découvert, c’est pour cette
raison qu’il a été emprisonné en Pologne entre 1987 et 1990.
Quant à Paul Williams, il faisait à l’époque son beurre sur le
dos de la menace représentée par al-Quaida. Il avait donc, à
l’évidence, tout intérêt à entretenir cette menace quitte à aller
un peu plus loin que la réalité des faits. On le voit : tout cela
est sujet à caution.
Ce qui l’est moins en revanche, c’est cette expérience à
laquelle les Américains se livrèrent et qui a démontré qu’une
arme nucléaire rudimentaire pouvait fort bien être bricolée.

Des « innocents nucléaires » pas si candides que cela

Nous sommes en 1964, en pleine guerre froide. Le club


nucléaire ne compte que quatre membres : les États-Unis, la
France, la Grande-Bretagne et l’Union soviétique. Mais déjà,
d’autres pays frappent à la porte. Et au-delà de ces candidats
officiellement recensés, Washington craint que des nations de
moindre importance puissent bricoler une arme nucléaire
rudimentaire de manière assez discrète pour que les services
de renseignement ne le remarquent pas. Une première liste est
rapidement dressée : elle comprend les noms de 26 pays allant

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Espions et terroristes

de l’Argentine à la Yougoslavie. Car les bombes atomiques des


quatre grands ont fait l’objet d’un processus de mise au point
long et précautionneux. Les ingénieurs ont longuement
planché sur l’optimisation des armes : il s’agit d’obtenir le
meilleur rapport poids/puissance. La miniaturisation est la clé
de voûte du système : une bombe trop grosse ne peut pas être
emportée par les avions et les missiles. Et puis la sécurité doit
être totale. Tout cela implique un programme de développe-
ment long et coûteux ainsi que de multiples essais. Que se
passerait-il si un État d’importance moyenne décidait de faire
l’impasse sur l’optimisation et sur la sécurité d’emploi ?
Avions et missiles pourraient être remplacés par un de ces mil-
liers de poids lourds qui sillonnent les routes. Quant à la sécu-
rité, la bombe n’aurait pas 100 % de chances de détoner, mais
cela pourrait être considéré comme un risque à prendre. En
revanche, ces concessions induisent un avantage réel en
matière de discrétion : il n’est plus indispensable de recourir à
des essais dont tous les sismographes du monde enregistrent
le déroulement. Dès lors, il devient possible de bricoler une
arme nucléaire dans l’arrière-cour d’une masure. Sans que per-
sonne le remarque.
Curieusement, cette hypothèse soulevée en 1964 n’a pas
vieilli, les terroristes ayant seulement remplacé les acteurs éta-
tiques. Mieux : la problématique est même encore plus perti-
nente. Les techniques de miniaturisation sont plus répandues.
Les spécialistes sont disponibles sur le marché de l’emploi. Et
la puissance acquise par les outils informatiques permet de
réduire les marges d’erreur.
Fondée en 1869, la ville de Livermore est au cœur de la
région vinicole la plus ancienne de Californie. Située non loin
de San Francisco, elle compte actuellement un peu plus de
80 000 âmes. C’est aussi une agglomération très connue dans
le monde scientifique puisque le Lawrence Livermore
National Laboratory ainsi que les Sandia National Labora-
tories y sont implantés. En 1964, ce qui est maintenant un lieu
de villégiature agréable n’était pourtant qu’une bourgade
poussiéreuse. À l’époque, le Lawrence Livermore National
Laboratory est plus succinctement dénommé Lawrence

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Espions et terroristes

Radiation Laboratory ; il est rattaché à l’University of Cali-


fornia, Berkeley. Sa principale occupation est de concevoir les
armes atomiques qui tiennent l’URSS à distance. C’est l’orga-
nisme que choisissent les autorités américaines pour faire
l’expérience dite des « innocents nucléaires ». Le but est de
« savoir si un engin nucléaire explosif crédible peut être
construit, avec un effort modeste, par un petit nombre de gens
bien entraînés sans contact avec des informations classi-
fiées 1 ». Bref, il s’agit de se placer dans le cas de figure évoqué
plus haut : bricoler une bombe atomique rudimentaire avec
un minimum de moyens. Comme le feraient les scientifiques
d’une nation d’importance secondaire décidée à tenter ce
coup de poker. Hans Mark, le responsable du projet, recrute
Dave Dobson, un post-doctorant n’ayant que peu de lumières
sur ce qu’est une arme nucléaire. Puis fait de même avec
David Pipkorn qui, quelques mois plus tard, est remplacé par
le lieutenant Bob Selden.
Très vite, l’expérience induit un premier constat. De nom-
breux renseignements techniques indispensables sont dispo-
nibles en libre accès dans la littérature scientifique : « et
comme les Irakiens le découvriront dans les années 1980, les
universités américaines et leurs bibliothèques constituent une
mine d’or en matière d’informations pour qui veut construire
clandestinement une bombe 2 ». Lancé en avril 1964, le pro-
gramme aboutit en décembre 1965 à la première esquisse gros-
sière d’une bombe au plutonium. Elle est trop volumineuse
pour un missile, mais peut être emportée par un avion ou un
camion. En avril 1967, l’engin est hypothétiquement testé par
une équipe d’arbitrage. Les résultats de l’évaluation ne sont
pas immédiatement communiqués aux deux hommes, mais
les événements qui s’enchaînent prouvent qu’ils ont vu
juste. Ils sont notamment appelés à donner une série de
conférences. Leur public : un aréopage de personnalités

1. Dan Stober, « No Experience Necessary », Bulletin of the Atomic Scientists,


mars/avril 2003, traduction de Julien Grand. La trame du récit est extraite de ce
document.
2. Ibid.

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Espions et terroristes

appartenant, entre autres, à la CIA, au Department of Defense


et au National Security Council. Une condition pour être
admis à ces conférences : être titulaire d’une habilitation supé-
rieure au niveau Top Secret, pas moins. Et puis finalement, on
donne aux deux « innocents nucléaires » six semaines supplé-
mentaires, à charge pour eux d’essayer de concevoir une arme
thermonucléaire plus perfectionnée. Technologiquement par-
lant, cette expérience-là est un échec, mais l’engin qu’ils
conçoivent aurait, selon certains spécialistes, parfaitement
convenu à un attentat terroriste. Enfin, Bob Selden poursuit
son petit bonhomme de chemin dans l’ingénierie de l’arme-
ment, devenant même responsable de ces questions au sein
des forces armées. Tout au long de sa carrière, il ne cesse de
répéter qu’il est parfaitement possible pour un groupe terro-
riste de concevoir une arme nucléaire rudimentaire. Selon lui,
le principal problème réside non pas dans la conception de la
bombe, mais dans la disponibilité de la quantité d’uranium ou
de plutonium nécessaire.
La conclusion ? Laissons-là à Dan Stober, auteur de
l’article relatant l’expérience dans les pages du Bulletin of the
Atomic Scientists. « Il y a suffisamment d’informations sur
Internet pour placer les terroristes sur orbite, après quoi ils
devront tout de même faire leurs propres calculs de concep-
tion. Ironiquement, les sites les plus dignes de confiance pour-
raient être ceux des organisations de contrôle de l’armement,
car leurs textes sont écrits par des scientifiques et sont
consciencieusement annotés 1. » À quelques années de dis-
tance, la pertinence de cette thèse est renforcée par les tra-
vaux de Peter Zimmerman et Jeffrey Lewis. Le premier est
professeur au sein du très respectable King’s College de
Londres, tandis que le second enseigne à Harvard.
« Oussama Ben Laden n’a pas réussi à lancer une attaque
nucléaire. Mais ce n’est pas parce qu’il ne le peut pas. Avec de
l’uranium enrichi, une poignée de surplus militaires dispo-
nibles sur Internet et une petite équipe de terroristes, il pour-
rait assembler une bombe atomique, ce serait une affaire de

1. Ibid.

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Espions et terroristes

quelques mois. Voici comment cela arrivera 1. » Diable ! Cela


commence très fort ! Les deux auteurs imaginent un scénario
dans le cadre duquel celui qui passe pour être le chef d’al-
Quaida décide de construire la bombe sur le territoire des
États-Unis, par exemple dans un ranch isolé au fin fond du
Wyoming. Cela évite d’avoir à franchir les frontières avec une
arme nucléaire en état de marche. Le modèle est simple, pour
ne pas dire simpliste : il retient grosso modo la structure de
Little Boy, engin ayant explosé au-dessus de Hiroshima le
6 août 1945. Le budget de dix millions de dollars (7,4 millions
d’euros) se répartit comme suit : un peu moins de deux mil-
lions de dollars pour la conception et le reste pour l’achat au
marché noir de l’uranium enrichi. Effectif total : 19 per-
sonnes sur une année, soit le nombre des pirates de l’air du
11 septembre 2001. Même si les connaissances scientifiques
requises ne sont pas comparables. Bref, c’est le Manhattan Pro-
ject du pauvre, avec pour résultat une bombe de 2,74 mètres de
longueur. Trop volumineuse pour un missile ou une berline,
mais pouvant être emportée par un camion léger. Là encore,
la seule difficulté réelle d’un projet allant dans ce sens est de
trouver la quantité d’uranium requise à un prix abordable.
Quelles sont les contre-mesures ? Pister les scientifiques
ayant les capacités requises : difficile, ils sont de plus en plus
nombreux et les connaissances se démocratisent. Couper les
sources financières d’al-Quaida : plus facile à dire qu’à faire,
surtout dans un monde globalisé constellé de paradis fiscaux.
Tracer les matières premières fissiles : de nombreux exemples
prouvent que c’est là un vœu pieux à l’infaillibilité douteuse
même si la plupart des trafics concernent des quantités insuf-
fisantes. Infiltrer les réseaux terroristes pour éventer les projets
d’attentats : piste prometteuse, mais constellée d’embûches
et à l’efficacité aléatoire. Truffer les frontières d’appareils de
détection : aucun mur, aussi technologiquement évolué
soit-il, n’est imperméable. Et cela n’empêche nullement la
corruption de faire des ravages. Implémenter toutes ces

1. Peter Zimmerman & Jeffrey Lewis, « The Bomb in the Backyard », Foreign
Policy, novembre/décembre 2006.

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Espions et terroristes

mesures pour minimiser le danger : déjà fait. Reste que le


risque zéro n’existe pas. L’épée de Damoclès pend au-dessus
de nos têtes : il nous faut apprendre à vivre avec.

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Acronymes

AIEA Agence internationale à l’énergie atomique.


AIED Aerial Improvised Explosive Device.
ANFO Ammonium nitrate/fuel oil.
ANP Appareil normal de protection (« masque à
gaz »).
AWACS Airborne Warning and Control System.

CCPS Center for Chemical Process Safety.


CIA Central Intelligence Agency.
CMAPS Counter Man-Portable Air Defense System.

DARPA Defense Advanced Research Projects Agency.


DIA Defense Intelligence Agency.
DRDC Defence Research and Development Canada.

ETA Euskadi Ta Askatasuna.

FAE Fuel Air Explosive.


FARC Fuerzas Armadas Revolucionarias de Colombia.
FASWC Fleet Antisubmarine Warfare Command.
FBI Federal Bureau of Investigation.
FM Field Manual.
FROG Free Rocket Over Ground.
FRU Force Research Unit.

GAO Government Accountability Office.


GFO Groupe de forces ouest.

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Espions et terroristes

GIGN Groupe d’intervention de la gendarmerie


nationale.
GPS Global Positioning System.
GRU Glavnoye Razvedyvatelnoye Upravleniye.

HvA Hauptverwaltung Aufklärung.


HVAC Heating, ventilation and air conditioning.

IED Improvised Explosive Device.


IIB Islamic International Brigade.
IRA Irish Republican Army.
ISI Inter-Services Intelligence.

JSOC Joint Special Operations Command.

LAW Light Anti-tank Weapon.


LRM Lance-roquettes multiple.
LTTE Liberation Tigers of Tamil Eelam.
LVBIED Large Vehicule-Borne Improvised Explosive
Device.

MEDEF Mouvement des entreprises de France.


MILF Moro Islamic Liberation Front.

OLP Organisation de libération de la Palestine.


OSCE Organisation pour la sécurité et la coopéra-
tion en Europe.

PIRA Provisional Irish Républican Army.

R/IAP Research/Intelligence Analyst Program.


RAS Riyadus-as-Saliheen.
RCMP Royal Canadian Mounted Police.
RDA République démocratique allemande.
RDD Radiological Dispersal Device.
REXUS Rocket-borne Experiments for University
Students.
RPG Rocket-Propelled Grenade.

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Espions et terroristes

RSRSBCM Riyadus-Salikhin Reconnaissance and Sabotage


Battalion of Chechen Martyrs.
RTG Radioisotope Thermoelectric Generator.

SADM Special Atomic Demolition Munition.


SAS Special Air Service.
SIB Sensors for Immune Building.
SOTEMU Société tunisienne d’explosifs et munitions.
SPIR Special Purpose Islamic Regiment.
SVR Sloujba Vnechoi Razvedki.

TEL Transporteur, érecteur, lanceur.


TTP Techniques, tactiques et procédures.

UDA Ulster Defence Association.


UEO Union de l’Europe occidentale.
UNITA Union for the Total Independence of Angola.
USAJFKSWCS United States Army John Fitzgerald Kennedy
Special Warfare Center and School.
USASOC United States Army Special Operations
Command.

VBIED Vehicle-Borne Improvised Explosive Device.

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Table des matières

Introduction ...................................................................... 5

1. Terroristes et militaires sous le même uniforme ...... 9


Irak : les hélicoptères américains pris pour cibles .............. 9
Des terroristes sous l’uniforme ....................................... 11
Manuels militaires à vendre ......................................... 14
Quand les militaires entrent au service des criminels ...... 16
Les terroristes aussi ont leurs unités spéciales ................. 21

2. Espions et terroristes, même combat ! ..................... 25


Quand Al-Qaeda copie les espions nazis ...................... 25
Les terroristes à l’école des services secrets ....................... 28
Quand la CIA joue les apprentis sorciers ...................... 32
Irak : les services secrets épaulent les insurgés ................. 35

3. Acheter une arme légère au black ? Facile ! ............. 43


Venues des pays de l’Est, les armes de guerre inondent la
France ...................................................................... 43
Armes légères illégales : à qui sont-elles volées ? ............. 46
Les fusils les plus puissants du monde en vente libre ...... 51
Le « tireur fou de Washington » : un cas à méditer ....... 53
Irak : le sniper qui terrorise les Américains ................... 54
Tirer dans le tas, au hasard… ...................................... 57

4. Les armes des bricoleurs du dimanche ..................... 59


Armes légères, bricolage et guérilla ................................. 60
Les mortiers de l’IRA ................................................... 65
Les ateliers de la copie institutionnalisée ........................ 69

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Espions et terroristes

5. Les bombes de la débrouillardise ............................. 73


L’épée contre la cuirasse ................................................ 75
Les véhicules piégés ou l’artillerie automotrice du pauvre . 81
Des roquettes lourdes et des missiles perdus. Pour qui ? .. 85
Des bombes bien de chez nous ....................................... 88

6. La mort qui tombe du ciel ........................................ 93


Les « bombardiers » du LTTE ...................................... 94
Du jouet radiocommandé au drone terroriste ................. 99
Le Scud du pauvre ...................................................... 105
La roquette improvisée, arme de choix pour terroriste
démuni ..................................................................... 110

7. Qui n’a pas son missile sol-air portable ? ................. 115


L’ombre du grand méchant loup ................................... 116
Les Stinger américains, missiles de l’incertitude ............ 119
Quand les Stinger font des émules ................................ 125
Lutte antimissile : stratégie financière contre logique
sécuritaire ................................................................. 129

8. Menace terroriste sous les mers ................................ 137


Sous-marins à vendre au plus offrant ........................... 137
Des submersibles qui prolifèrent ..................................... 140
Bricoler un sous-marin : pas si difficile que cela ! .......... 145
Submersible miniature, attaque suicide et pétrole : un
triptyque infernal ...................................................... 147

9. La terreur biologique dans nos assiettes ................... 155


La doctrine du un pour cent ......................................... 156
Votre voisin, le terroriste ............................................... 160
Les terroristes frappent à l’estomac ................................ 163
Un tel scénario est-il crédible ? ....................................... 166

10. Le terrorisme biologique entre mythe et réalité .... 171


Les tentatives d’Aum Shinrikyo ................................ 172
N’est pas terroriste biologique qui veut ........................ 175
L’arme biologique terroriste idéale ............................... 179

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Espions et terroristes

11. De véritables bombes roulantes sur nos routes ..... 183


De l’accident à l’attentat ............................................. 184
Les camions-citernes, chevaux de Troie du terrorisme
contemporain ? ....................................................... 188
Les Fuel Air Explosives ou la terreur du feu
purificateur ............................................................. 194

12. L’industrie chimique dans la ligne de mire ........... 199


Terroriste cherche cibles faciles ..................................... 200
Des centaines de milliers de morts par attentat ............ 204
Industrie chimique : les cibles de l’Hexagone ............... 208
L’industrie chimique, paradis du terroriste .................. 210

13. Le terrorisme chimique ou la boîte de Pandore .... 215


Tokyo : l’horreur chimique sans préavis ...................... 216
L’arme psychologique du pauvre ................................. 220
Terreur chimique à l’occidentale .................................. 223

14. Les bombes sales de la mort lente .......................... 231


L’ex-Union soviétique, eldorado de la bombe sale ........ 234
Un désert irradié. Vraiment ? ..................................... 239
Des contrats mirifiques pour une efficacité discutable ... 242

15. Les terroristes et la tentation nucléaire ................... 247


Quelles armes nucléaires miniaturisées ? ...................... 248
Bombes nucléaires terroristes : le pavé dans la mare .... 251
Quand le mythe de la bombinette soviétique « égarée »
fait recette ............................................................... 256
Des « innocents nucléaires » pas si candides que cela .... 260

Acronymes ........................................................................ 267

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Composition et mise en pages : FACOMPO, LISIEUX

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