Vous êtes sur la page 1sur 634

DU MÊME AUTEUR

Les Femmes de l’ombre. L’histoire occultée des espionnes, Perrin, 2019.


Les Hommes du président. Les chefs d’État et leurs services secrets,
Perrin, 2018.
Les Maîtres de l’espionnage, Perrin, 2017 ; coll. « Tempus », 2020.
Paris la Rouge, capitale mondiale des révolutionnaires et des terroristes,
Perrin, 2016.
Histoire mondiale des services secrets, Perrin, 2015 ; coll. « Tempus », 2017.
Le Siècle des quatre empereurs, Sun Yat-sen, Chiang Kai-shek, Mao Zedong,
Deng Xiaoping, Perrin, 2014.
Archimède 1968, JC Lattès, 2012.
La Saga des Hachémites, la tragédie du Moyen-Orient 1909-1999, Stock, 2009 ;
Perrin, coll. « Tempus », 2012.
Le Réseau Bucéphale, Seuil, 2006.
OAS, histoire d’une guerre franco-française, Seuil, 2002.
André Malraux, 1901-1976, le roman d’un flambeur, Hachette Littératures, 2001.
L’Arme de la désinformation. Les multinationales américaines en guerre contre
l’Europe, Grasset, 1999.
OAS, histoire d’une organisation secrète, Fayard, 1986.

En collaboration avec Roger Faligot


Kang Sheng, le maître espion de Mao, Perrin, coll. « Tempus », 2014.
L’Hermine rouge de Shanghai, Les Portes du large, 2005.
Le Marché du diable, Fayard, 1995.
Histoire mondiale du renseignement, 2 tomes, Robert Laffont, 1993 et 1994.
Éminences grises, Fayard, 1992.
As-tu vu Cremet ?, Fayard, 1991.
Le Croissant et la croix gammée, Albin Michel, 1990.
Les Résistants, Fayard, 1989.
Kang Sheng et les services secrets chinois, Robert Laffont, 1987.
Porno Business, Fayard, 1987.
KGB objectif Pretoria, Pierre-Marcel Favre, 1986.
Service B, Fayard, 1985.
Au cœur de l’État l’espionnage, Autrement, 1983.
Euskadi, la spirale, JL Lesfargues, 1982.

En collaboration avec Roger Faligot et Jean Guisnel


Histoire politique des services secrets français de la Seconde Guerre mondiale à
nos jours, La Découverte, 2012 ; en poche, La Découverte, 2013.
© Perrin, un département de Place des Éditeurs, 2021
92, avenue de France
75013 Paris
Tél. : 01 44 16 08 00

© plainpicture/John Heseltine

EAN : 978-2-262-08529-2

« Cette œuvre est protégée par le droit d’auteur et strictement réservée à


l’usage privé du client. Toute reproduction ou diffusion au profit de tiers, à
titre gratuit ou onéreux, de tout ou partie de cette œuvre, est strictement
interdite et constitue une contrefaçon prévue par les articles L 335-2 et
suivants du Code de la Propriété Intellectuelle. L’éditeur se réserve le
droit de poursuivre toute atteinte à ses droits de propriété intellectuelle
devant les juridictions civiles ou pénales. »

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


Pour Brigitte et Paul :
drôle d’idée de naître à des dates historiques !
Sommaire
Titre

Du même auteur

Copyright

Dédicace

Introduction

Première partie - L'ESSOR DES SERVICES SECRETS SOVIÉTIQUES


1 - Opération Trust : l'ancêtre du KGB invente la dezinformatsia
2 - La taupinière de Cambridge
3 - L'orchestre qui chantait rouge
4 - Espions technologiques aux États-Unis

Deuxième partie - LES ALLIÉS GAGNENT LA GUERRE SECRÈTE CONTRE


HITLER
5 - Qui a « cassé » la machine Enigma ?
6 - Deception Game
7 - Les bruns ne comptent pas pour des prunes
8 - La grande intox du jour J
9 - Dossier Enormoz : les Soviétiques volent les secrets de la bombe A
aux Occidentaux
Troisième partie - TOUS LES CHEMINS DE LA GUERRE FROIDE MÈNENT
À BERLIN
10 - Berlin, capitale de la guerre secrète
11 - Le mystère Field
12 - Soulèvement ouvrier en RDA
13 - Le chef du contre-espionnage ouest-allemand passe à l'Est
14 - Un tunnel sous la Schönefelder Chaussee
15 - L'affaire Abel
16 - La taupe française des Russes à l'OTAN
17 - Baie des Cochons, crise des missiles et services secrets

Quatrième partie - LES DERNIERS FEUX DE LA GUERRE FROIDE


18 - La chute du chancelier fédéral
19 - Chtorm 333 : les Russes envahissent l'Afghanistan
20 - « Farewell » : les Français marquent un point
21 - Opération RYaN : le monde au bord de l'holocauste nucléaire
22 - Ultimes trahisons avant l'effondrement du bloc de l'Est
Conclusion
Bibliographie

Index
INTRODUCTION

Qu’est-ce qu’une grande affaire des services secrets ? Un


épisode d’espionnage qui révèle, induit ou traduit une modification
du rapport des forces entre les États concernés. Parfois, qui plus
est, une crise au sein même des protagonistes.
De grandes affaires des services secrets sont apparues au cours
d’un conflit militaire ouvert aussi meurtrier que la Seconde Guerre
mondiale. Celle-ci a en effet produit son lot d’événements de ce
type, évoqués comme il se doit de façon très large dans le présent
ouvrage en raison même de leur enjeu. Il s’agissait ni plus ni moins
de la victoire ou de la défaite du nazisme.
Dans d’autres circonstances, néanmoins, la guerre secrète peut
représenter pour les États une autolimitation plus ou moins
consciente de leur manière de se combattre.
Si la guerre froide mobilise treize chapitres sur les vingt-deux de
ce livre, c’est qu’elle constitua à l’évidence l’« âge d’or de
l’espionnage ». Une deuxième fois l’enjeu était crucial : la victoire du
marxisme-léninisme ou, au contraire, celle de l’Occident.
L’épicentre de cette lutte de quatre décennies dans l’ombre fut la
bataille secrète pour Berlin. Là où la guerre froide a commencé et là
où a commencé son agonie.
e
Au XX siècle, les grandes affaires des services secrets iront de la
naissance des services russes aux derniers coups d’éclat du KGB,
qui ont accompagné non seulement l’implosion de l’Union
soviétique, mais aussi le surgissement d’un monde nouveau.
Par leur côté spectaculaire, nombre de ces affaires évoquent
spontanément des romans, des films ou des séries télé
d’espionnage. La réalité y dépasse souvent la fiction.
D’autres, plus feutrées, n’en ont pas eu moins d’importance pour
autant. Plus, parfois même.
e
La traversée du XX siècle secret que je propose au lecteur ne
rend bien entendu compte que d’un des facteurs de l’histoire très
complexe de ces dix décennies : l’espionnage. Une réalité trop
souvent ignorée qui n’explique certes pas tout, mais bien des choses
quand même. La mettre en lumière tout en en montrant les limites,
c’est aussi une manière de combattre les diverses formes de
complotisme qui sévissent de nos jours.
PREMIÈRE PARTIE

L’ESSOR DES SERVICES


SECRETS SOVIÉTIQUES

« Pour être franc, les Russes ont toujours été des


“mordus” de l’espionnage et du contre-espionnage. »
Edward Crankshaw, cité par Fitzroy Maclean dans sa
préface de Ils étaient neuf espions
1

Opération Trust :
l’ancêtre du KGB invente
la dezinformatsia

« Les dirigeants du Kremlin emploient l’expression


“mesures actives” pour définir toute une série de
méthodes utilisées soit ouvertement, soit
clandestinement, en vue d’influer sur les événements, sur
les actions des pays étrangers et le comportement de
leurs citoyens. »
Richard H. Schultz et Roy Godson,
Dezinformatsia. Mesures actives de la stratégie
soviétique

Né au sein d’une famille de la petite noblesse polonaise, Félix


Dzerjinski, fondateur en décembre 1917 de la Commission panrusse
extraordinaire pour la lutte contre la contre-révolution et le sabotage
(Vserossiiskaïa Tcherzytchaïnaïa Komissia po Borbe s
Kontrrevoliutsiei i Sabotajem), n’a pas écopé pour rien du surnom de
« Félix de Fer ». Bourreau de travail, il fut aussi un bourreau tout
court, déterminé à sacrifier à la « pureté révolutionnaire » les
dizaines de milliers de vies exigées par Lénine. La Tcheka est le
nom abrégé de cette Commission panrusse, ancêtre du KGB. « Félix
de Fer » s’y est entouré d’adjoints aussi dénués de scrupules que
lui…

Les cogitations du camarade Artouzov

Parmi cette brochette d’épurateurs, Artour Artouzov. Né en 1891


sous le nom d’Arturo Fraucci, ce fils d’un fromager italien de Suisse
romande et d’une Balte dirige le département contre-espionnage de
la Tcheka, le KRO (Kontrarazvedyvatelnyi), créé en 1920. Un travail
épuisant puisque dans la Russie soviétique toute forme d’opposition
se voit assimilée à de l’espionnage. Deux adjoints assistent
Artouzov, Grigori Siroyezkine et Andreï Fedorov.
Ingénieur en métallurgie diplômé de l’Institut polytechnique de
Saint-Pétersbourg, Artouzov arbore un élégant petit bouc. Son
adhésion au parti bolchevique ne date que de 1918. Pour rattraper
son retard, il étudie, fasciné, les méthodes de l’ex-police politique
des tsars, l’Okhrana, infiltrée en profondeur au sein du Parti social-
1
démocrate, le POSDR . Des expériences de ses prédécesseurs
monarchistes comme des siennes propres, il tirera d’ailleurs en 1925
un fascicule d’instruction à l’usage des agents, l’ABC du contre-
espionnage.
Artouzov sait ce qui hante les nuits de Lénine : les « Russes
blancs ». Une opposition hétérogène sans autre point commun que
le refus du communisme. S’y côtoient des nostalgiques du tsarisme,
des rescapés du Parti constitutionnel-démocrate (le KD), des fidèles
du socialiste modéré Alexandre Kerenski, d’anciens militants de la
tendance menchevique du POSDR, moins dictatoriale que sa
fraction léniniste, des socialistes-révolutionnaires, non marxistes. Et
déjà, les premiers dissidents du bolchevisme.
Faute de cohérence, cette galaxie bigarrée vient de perdre la
guerre civile. En son sein se détache la puissante figure de Boris
Savinkov. Le seul homme capable, peut-être, de la fédérer par son
charisme et sa détermination.
Né en 1879, deux ans après Dzerjinski, c’est l’ancien patron du
« groupe de combat », l’aile terroriste centrale des SR. Autrement dit
l’organisateur d’attentats au sommet de l’État comme celui qui,
en 1904, coûta la vie du ministre de l’Intérieur, le comte Plehve. Un
savoir-tuer qui inquiète les hautes sphères bolcheviques. Lénine et
les dignitaires du nouveau régime manient allègrement l’arme de la
terreur quand ils en gardent le contrôle. Mais la craignent dès lors
qu’elle peut être retournée contre eux.

Si tu ne vas pas à la Tcheka…

Qui dit terreur, dit Savinkov. Contrastant avec le terrorisme de


masse bolchevique, dirigé contre la population, les attentats du
« groupe de combat » se voulaient des crimes ciblés, frappant
uniquement les élites dirigeantes. Vendu à la police tsariste par son
propre adjoint, Savinkov s’est éclipsé avant de rejoindre Paris pour
s’engager en 1914 dans l’armée française.
De retour en Russie après la première révolution de février 1917,
l’ancien chef du « groupe de combat » se range à l’aile droite des
socialistes-révolutionnaires, farouches opposants à la collaboration
de leurs ex-camarades des SR de gauche avec les léninistes. Vice-
ministre de la Défense dans le gouvernement Kerenski, il se rendra
impopulaire en prônant le peloton d’exécution pour les déserteurs
qui dégarnissaient le front face aux Allemands.
En réaction à la prise de pouvoir des bolcheviks, on l’a vu tenter
un premier soulèvement à Iaroslavl, aussitôt réprimé. En 1921, il
lance son propre mouvement, l’Union pour la défense de la patrie et
de la liberté (NSZRiS). Toujours aussi déterminé dans son
opposition au marxisme-léninisme, l’ancien chef du « groupe de
combat » opère le plus souvent depuis la Pologne. De Paris parfois,
où il compte de nombreux amis. On comprend donc l’inquiétude de
Dzerjinski à l’idée que ce terroriste-né pourrait venir faire des cartons
sur la nomenklatura du nouveau régime. Voire sur la cible numéro
un, Lénine lui-même.
Un deuxième activiste hante les nuits de la Tcheka : Sigmund
Georgievitch Rosenblum, connu sous son nom d’adoption, Sidney
Reilly. Né en 1874, émigré en Grande-Bretagne à l’âge de quatorze
ans, cet aventurier est de longue date un agent free-lance du MI6, le
service secret de Sa Majesté britannique, rémunéré au coup par
coup pour des missions spécifiques. Âme des tentatives artisanales
des Occidentaux pour renverser le régime communiste naissant
en 1918, il a travaillé ensuite pour la couronne britannique tant à
Paris qu’à Berlin. Engagé pour l’heure dans de profitables business
personnels, Reilly semble se désintéresser de la Russie. Mais avec
lui il ne faut jurer de rien.
Son retour sur scène pourrait faire bouger les lignes.
Contrairement à tant d’opposants russes qui parlent mais n’agissent
pas, Reilly est en effet, comme Savinkov, un homme d’action.

… la Tcheka te fera venir à elle


Dans son bureau de la place Loubianka à Moscou, où la Tcheka
a installé son quartier général, Artouzov s’interroge. Comment en
finir avec Savinkov quand le fondateur de la NSZRiS vit hors des
frontières russes ?
Ces frontières, Savinkov ne les franchira que pour de bonnes
raisons. Artouzov se souvient alors du proverbe russe qui assure
que pour piéger un ours, il faut lui proposer du miel.
Elle est là, la solution ! Afin de capturer les opposants en exil, on
les appâtera tels des plantigrades trop gourmands. Et qu’est-ce qui
pourrait aiguiser leur appétit suffisamment pour qu’ils viennent se
jeter d’eux-mêmes dans les bras de la Tcheka ? Le rêve de
mouvements clandestins structurés en Russie même, dont ils
n’auraient qu’à prendre la tête.
Puisque des organisations de ce type n’existent pas, la Tcheka
n’a qu’à les créer elle-même, propose Artouzov. Comme il dispose
d’un personnel nombreux – ses effectifs ont explosé à mesure du
durcissement de la dictature léniniste –, cette tâche est largement à
sa portée.
Coup de génie, approuve « Félix de Fer ». L’opération Sindikat
(« Syndicat » en russe) est lancée. Sous ce vocable, un premier
mouvement fantôme commence à faire parler de lui. Il serait en train
de fédérer la résistance anticommuniste dans tout le pays. C’est du
moins ce que prétend son « chef adjoint », Alexandre Opperput
(Staunitz-Oupelnitz de son vrai nom), venu en Pologne se présenter
à Savinkov. Et exhiber devant lui une série de faux documents
marqués du sceau du « Syndicat ». « Si nos partisans sont
nombreux, notre organisation manque de cadres, explique ce Russe
blanc retourné par la Tcheka. Pourriez-vous nous en désigner
quelques-uns ? »
Les résistants de l’intérieur ne sont en fait qu’une poignée de
rebelles qui survivent pour l’essentiel au fond des campagnes
retirées, très peu dans les grandes villes. Or, surprise : Savinkov
mord à l’hameçon. Lui que ses années de clandestinité à la tête de
la branche terroriste des SR auraient dû prémunir contre la tentation
accepte de fournir à Opperput les coordonnées des responsables
survivants de son mouvement toujours libres en Russie. Résultat :
une hécatombe ! Dès février 1921, quarante-deux de ces
malheureux passeront en procès public. Syndicat-1, la première
phase de l’opération, a atteint son objectif : couper le chef de la
NSZRiS de ses partisans à l’intérieur du pays.

La lettre de Tallinn

En novembre 1921, l’opportunité de créer un autre mouvement


de résistance fantôme se présente à Artouzov. Des agents du KRO
interceptent en effet le courrier d’un Russe blanc réfugié en Estonie.
Le pays de la mère d’Artouzov n’est pas encore annexé à l’URSS.
C’est la terre d’accueil de certains opposants sous l’œil approbateur
de leur allié Ernest Boyce, chef de la station locale du MI6, le service
secret britannique.
Le destinataire de la lettre de Tallinn interceptée par le KRO n’est
autre que le Conseil monarchiste suprême, sis à Berlin. La missive
fait état de la visite en Estonie d’un dissident venu de Moscou,
Alexandre Iakoutchev. Fils d’enseignant, ce quadragénaire à la voix
un peu chevrotante fut haut fonctionnaire sous le tsarisme avant de
passer au service des bolcheviks. Il est à présent directeur des
fleuves et canaux au ministère des Transports.
Les exilés de Tallinn ne tarissent pas d’éloges sur ce
monarchiste. « C’est lui dont nous avons besoin », se réjouissent-ils.
« Il assure que son opinion est celle des braves gens en Russie. »
Le trait d’union rêvé entre l’intérieur et l’extérieur pour les opposants
les plus conservateurs, ceux qui rêvent de restauration de l’ancien
régime.
Comme l’émigration est un tout petit monde, les tsaristes de
Tallinn savent que Iakoutchev n’a pas fait le voyage d’Estonie
uniquement pour motif politique. Joignant l’utile à l’agréable, ce
séducteur impénitent a profité de l’occasion pour rendre visite à une
jeune femme chère à son cœur. Et comme l’émigration reste par-
dessus le marché un microcosme bavard, le KRO ne tarde pas à
apprendre par ses agents doubles l’intrigue mi-politique mi-
amoureuse de Iakoutchev.
— Mais je le connais ! s’écrie « Félix de Fer » quand Artouzov lui
montre la lettre de Tallinn. L’année dernière, nous avons travaillé
ensemble sur les questions de transport. J’avais bon espoir de
l’attirer de notre côté, mais je vois qu’il persiste dans la trahison.
Les deux chefs tchékistes relisent la missive à la loupe. Son
rédacteur assure retranscrire au mot près les propos de Iakoutchev :
« Le futur gouvernement sera mis en place non par des émigrés,
mais par ceux qui vivent effectivement en Russie […]. Dans l’avenir,
ils seront les bienvenus, mais importer un gouvernement de
l’extérieur est hors de question […]. Les émigrés ne connaissent pas
la Russie. Ils devront venir, rester et s’adapter aux nouvelles
conditions du pays […]. L’organisation monarchiste de Moscou
donnera les directives aux organisations de l’Ouest et pas le
contraire. »
Un tantinet utopiste, le haut fonctionnaire moscovite se prend à
rêver d’un mariage du tsarisme avec les soviets, ces conseils
ouvriers et paysans qui, nés spontanément de la révolution de
février 1917, sont désormais muselés au titre de celle d’Octobre.
« Le futur gouvernement sera mis en place non par des émigrés,
mais par ceux qui vivent effectivement en Russie… » La formule
n’en trotte pas moins dans la tête d’Artouzov. Voilà l’atout sur lequel
il faut miser. Reste à briser moralement Iakoutchev pour en faire la
porte d’entrée du KRO au sein des milieux monarchistes. Mais briser
les individus, n’est-ce justement pas la vocation de la Tcheka ?
Au préalable, s’assurer de la personne du comploteur à l’âme
romantique. Dans un pays où la police secrète règle tout, c’est
l’enfance de l’art. Le chef du KRO s’arrange pour faire confier à
Iakoutchev une mission qui exige son détachement temporaire de
Moscou. Quand le haut fonctionnaire se présente à la gare, une
escouade de tchékistes l’appréhende et le conduit à la Loubianka.
Prévenus par Iakoutchev de son départ de la capitale pour une
durée indéterminée, ses amis ne s’alarmeront pas.

Le retournement

L’affaire peut prendre du temps en effet. Laissons d’abord le


contre-révolutionnaire mariner dans sa propre angoisse. La Tcheka,
Iakoutchev le sait comme tous les Russes, a la balle dans la nuque
facile. Chaque convocation dans le bureau d’Artouzov ressemble
donc à un supplice chinois. Un militant moins porté sur la
spéculation attendrait de voir venir. Mais pas cet intellectuel avide de
comprendre. Reconduit à chaque fois dans sa cellule sans le
moindre commentaire, Iakoutchev ne cesse de se demander à quoi
riment ces questions posées d’une voix presque badine sur sa vie
personnelle, ses liaisons avec des femmes mariées.
Le jeu du chat et de la souris dure trois semaines. Estimant son
prisonnier suffisamment mûr, Artouzov change alors brusquement
de ton :
— Nous savons qu’à la fin 1917 vous avez eu une entrevue
portant sur le futur de la Russie avec Sidney Reilly. Votre rencontre
avec ce contre-révolutionnaire a eu lieu dans le salon d’habillage
d’une danseuse de vos amies. Nous savons aussi qu’à cette
occasion vous vous êtes déclaré prêt à vendre notre Russie à ses
maîtres anglais. Vous n’avez pas honte ?
Dans la bouche du serviteur du gouvernement bolchevique, qui,
lors du traité de Brest-Litovsk de mars 1918, a bradé une grande
partie de l’Empire russe à l’Allemagne moyennant son maintien au
pouvoir, le reproche ne manque pas de sel. Mais l’important, n’est-il
pas de déstabiliser le prisonnier ?
La phase finale du processus de retournement intervient au bout
d’une nouvelle semaine. Cette fois, Iakoutchev est introduit dans une
pièce cosy, un salon presque. On parle de choses et d’autres, mais
soudain le chef du KRO hausse le ton :
— De quoi avez-vous discuté avec les contre-révolutionnaires à
Tallinn ?
— Mais je ne suis pas allé à Tallinn, balbutie Iakoutchev.
— Vraiment ?
— Oui…
— Attendez un moment.
Artouzov ouvre une porte d’où surgit la jeune femme que son
prisonnier était venu visiter là-bas. Tremblante, elle confirme : oui,
Iakoutchev est bien venu la voir en Estonie.
Le directeur des fleuves et canaux s’effondre. Reconduit dans sa
cellule, il demande du papier et un porte-plume, commence à écrire
ce qu’il sait de l’émigration tsariste en Estonie.
À nouveau convoqué par le chef du KRO, Iakoutchev s’entend
dire qu’au final son dossier a été réexaminé. La conclusion a de quoi
soulager un homme qui se croyait déjà condamné : malgré ses
graves fautes contre la révolution, on ne voit tout de même pas en
lui un traître intégral. Le salut est encore possible.
Comment le pécheur contre-révolutionnaire peut-il se racheter ?
En devenant un agent double de la Tcheka au sein des milieux
monarchistes. Une issue que lui explique Dzerjinski avant de le
renvoyer à Artouzov pour les modalités pratiques de cette
« collaboration secrète », terme déjà passé dans la terminologie
tchékiste.
Un « collaborateur secret », c’est quelqu’un qui agit en milieu
hostile conformément aux directives du service. Le terme
s’appliquera plus tard aux agents doubles soviétiques à l’intérieur
des services de renseignements adverses comme les « cinq
magnifiques » de Cambridge (cf. chapitre 2).
Iakoutchev accepte le marché. À côté du « Syndicat », surgit
donc ex nihilo un autre mouvement de résistance bidon dont
Dzerjinski lui détaille le fonctionnement :
— L’organisation sera basée à Moscou et à Saint-Pétersbourg. À
partir de là, vous rayonnerez dans toute l’Europe. Nous vous
fournirons des adjoints. Sous le nom de code de « Trest » [pour les
Occidentaux : « Trust »], ce sera notre jeu avec votre participation.
S’adressant au prisonnier avec une nuance de respect que
suggère le recours aux formules traditionnelles de politesse, « Félix
de Fer » conclut :
— Je n’attends pas de vous une réponse immédiate, Alexandre
Alexandrovitch. À vous de méditer.
Iakoutchev préférant la soumission à la mort, c’est tout réfléchi.
La Tcheka commence à dessiner à son usage les contours du
Trust, une organisation de « quatre cents membres » appelée à
épauler, voire à supplanter, le non moins imaginaire Syndicat.

Piégé par orgueil

En février 1922, estimant le régime stabilisé, Lénine ralentit les


crimes de masse de la Tcheka. Toujours sous l’égide de
l’indispensable « Félix de Fer », il va faire d’elle la Direction politique
d’État. Par commodité, les Français traduiront par Guépéou les
initiales russes de ce nouvel organisme, la GPU (pour
Gossoudarsvennoïé politcheskoïé oupravlenié).
Cette appellation francisée, la GPU la conservera chez nous
malgré sa transformation l’année suivante en Administration
politique unifiée d’État (OGPU) dans la foulée de la création officielle
de l’URSS. Ses agents, eux, continuent à s’autodésigner comme
des tchékistes, « boucliers et glaives de la révolution ».
Plus que jamais, Savinkov reste leur objectif numéro un. Ce
d’autant plus qu’il a tiré d’affaires commerciales plus ou moins
juteuses son vieux complice Sidney Reilly pour le remettre dans le
circuit politique antibolchevique.
Dans l’entourage de Savinkov, un nouvel envoyé du KRO
remplace Opperput. Artouzov n’a pas eu à le chercher bien loin : si
l’homme se fait appeler « Andreï Moukhine », il s’agit en réalité
d’Andreï Fedorov, un de ses deux principaux adjoints au contre-
espionnage de la Guépéou ! Sa mission : inciter l’ancien chef du
« groupe de combat » à regagner la Russie.
La déchéance de Savinkov

« Moukhine » rencontre Savinkov à Paris dès juillet 1923.


Travaillé au corps par Fedorov, l’ancien terroriste SR commence à
céder une nouvelle fois à la tentation.
— Nos partisans sont actifs et dévoués, explique l’homme de la
Guépéou. Très divisés, ils ont besoin d’un chef. Et ce chef, ce ne
peut être que vous.
C’est prendre Savinkov par son point faible : l’orgueil. La
perspective d’une armée secrète qui n’attendrait que son leader à
l’enseigne de la NSZRiS le séduit. À lui, croit-il, la tâche d’unifier
enfin l’opposition pour devenir le héros national russe vainqueur de
l’engeance bolchevique.
Ce premier point marqué, Fedorov persuade l’ancien SR de le
laisser introduire clandestinement en Russie le numéro deux de la
NSZRiS, le colonel Sergueï Pavlovski. Une « mission exploratoire »
qui débouche non seulement sur la capture facile du colonel, mais
aussi sur son retournement par Artouzov et le KRO.
Tout va bien en Russie, la NSZRiS compte de nombreux
partisans, fait savoir Pavlovski à Savinkov, les deux hommes ne
communiquant désormais que par des messagers contrôlés par la
Guépéou. Mais faute de son chef, prévient-il, l’organisation risque de
s’écrouler, victime de ses déchirements internes.
La fin du régime approche, câble alors le chef de la NSZRiS à
son vieux complice Sidney Reilly. Revenez d’urgence de New York
et mettons ensemble la touche finale.
En août 1924, à l’issue de trois semaines d’entretiens, Savinkov
s’introduit « clandestinement » en Russie. Autant dire qu’il tombe
entre les mains des tchékistes, dûment avertis de son passage de
frontière. Que se passe-t-il alors ? Nous ne connaissons pas les
détails, mais le fait est que ce romantique dostoïevskien sombre
devant l’écroulement de ses dernières illusions.
On lui avait promis une armée clandestine là où il n’y avait que la
police secrète de Lénine. Ses dernières barrières morales sautant,
son retournement sera étonnamment rapide. Le 27 août, lors d’un
procès à grand spectacle, celui en qui tous voyaient l’ennemi
irréductible du communisme appelle le peuple à se rallier au régime :
« Je reconnais inconditionnellement le pouvoir soviétique et aucun
autre. À chaque Russe qui aime son pays, moi qui ai parcouru de
bout en bout le chemin de cette lutte sanglante et rude contre vous,
moi qui vous ai rejetés comme personne ne l’a fait, je dis : si vous
êtes un Russe, si vous aimez votre peuple, vous vous inclinerez
devant le pouvoir ouvrier-paysan et le reconnaîtrez sans aucune
réserve. »
Un ressort vient de se casser. En échange de cette servilité toute
neuve, Savinkov n’écope que d’une peine de quinze ans de
détention. Pour le maître terroriste qui fit trembler l’aristocratie
tsariste, c’est le début de la déchéance. Et déjà l’antichambre de la
mort.
Emprisonné à la Loubianka, Savinkov s’éprend en effet d’une
détenue. Ses geôliers sauront tirer le plus grand profit de cet amour
carcéral. L’ancien terroriste s’avilit devant eux en échange de
quelques instants furtifs en compagnie de la jeune femme. Un jour, il
chute par la fenêtre. Suicide pour en finir avec cette dégradation
quotidienne ? Crime de la Guépéou sur un prisonnier désormais
inutile ? Beuverie avec les gardiens qui aurait mal tourné ? Les
versions de sa mort diffèrent. Notons tout de même cette sortie de
Staline le 2 novembre 1952 devant Semion Ignatiev, le chef du
MGB, le ministère de la Sécurité d’État ancêtre du KGB :
— Voulez-vous être plus humains que Lénine qui avait ordonné à
Dzerjinski de défenestrer Savinkov ? Dzerjinski n’était pas comme
vous, il ne se défilait pas devant le sale boulot.
Un aveu d’expert en assassinats politiques…

Trust aux ordres de la Guépéou

Dès novembre 1922, Iakoutchev a pris la route de Berlin. Sa


survie, il le sait, dépend d’une docilité sans réserve aux consignes
de la Loubianka. À lui de persuader les monarchistes russes de
Berlin que la seule personnalité capable d’unifier la Russie blanche
serait le grand-duc Nikolaï Romanov, oncle du tsar défunt Nicolas II
et ancien commandant en chef de l’armée impériale.
Pourquoi ce choix de la Loubianka alors que le grand-duc Cyrille
Romanov, ancien commandant du prestigieux équipage de la Garde,
a aussi ses partisans ? Pour diviser encore plus l’adversaire tsariste
en exil.
Galvanisé par sa propre trahison, Iakoutchev défend la thèse de
la Guépéou avec tant d’ardeur que le Conseil suprême commence à
croire en la puissance du Trust. Une organisation qui aurait le mérite
d’exister en Russie même. L’assise de l’agent double sort renforcée
de ce séjour berlinois. De même que la cote du grand-duc Nikolaï
Romanov, qui viendra s’installer l’été suivant au château de Choigny,
dans l’actuel Val-de-Marne.
Ce qu’ignore Iakoutchev, c’est qu’en janvier 1923 Artouzov a
porté sur les fonts baptismaux un bureau spécial de la Guépéou
chargé de la dezinformatsia, et que cette structure inédite va
copiloter avec le KRO l’opération Trust.
Du léninisme bien compris, puisque le leader bolchevique prône
la planification du mensonge comme une arme légitime dans la
« lutte des classes ». Si l’objectif immédiat reste la capture de
Sidney Reilly, Artouzov vise désormais quelque chose de beaucoup
plus ambitieux au plan stratégique : grossir aux yeux des pays
occidentaux la puissance réelle de l’Armée rouge afin de les
dissuader d’attaquer militairement l’URSS.

L’arme de la désinformation

Nous savons aujourd’hui que de tels plans offensifs de la part de


la France et du Royaume-Uni – plans un temps caressés – n’étaient
plus de mode à l’époque. Ils n’en existaient pas moins dans la tête
des dirigeants communistes, préoccupés par la maladie
neurodégénérative qui frappait déjà Lénine, diminuant drastiquement
sa capacité de travail. À ce titre, la dezinformatsia allait acquérir une
dimension stratégique.
L’idée était d’intoxiquer les petits services de renseignements
d’Estonie ou de Finlande par le biais du Trust et du Syndicat. Non
pour le plaisir de duper ces organismes de taille réduite, mais parce
que par leur canal la Guépéou pourrait intoxiquer le MI6, le Service
de renseignements français et l’Exsposytura polonaise, les trois plus
redoutables adversaires de la Loubianka.
Ce jeu de billard à bandes fait désormais partie des tâches
assignées aux organisations fantômes sous contrôle de la Guépéou.
D’où la nécessaire coordination entre le bureau de dezinformatsia, le
KRO, le département d’espionnage à l’étranger de la Guépéou créé
en décembre 1920 sous le nom d’Inostrannyi Otdel (INO) et
l’appareil clandestin de l’Internationale communiste, le Komintern.
En août 1923, Alexandre Iakoutchev et l’ex-général tsariste
Nikolaï Potapov, retourné lui aussi comme une crêpe par la
Guépéou, ont rencontré le grand-duc Nikolaï Romanov en France.
Trois heures de discussion ont permis au trio de tomber d’accord.
Non seulement le peuple russe vomit le bolchevisme, mais Trust
sera la force motrice du retour prochain au pouvoir d’une monarchie
consciente des réalités du pays profond. Nul parmi les partisans du
tsarisme ne conteste plus Iakoutchev, l’homme qui vibre au rythme
des compatriotes de l’intérieur opprimés par les rouges.
À la mi-1924, tandis que l’opération Syndicat touchait à sa fin
avec la capture de Savinkov, le Trust – c’est-à-dire Iakoutchev et les
officiers de la Guépéou qu’il présente comme ses adjoints – a
commencé à tisser des liens avec le service de renseignements
finlandais. L’accord intervenu permet l’ouverture à la demande des
Russes blancs de « fenêtres » à la frontière entre URSS et Finlande.
Là se faufileront ceux des opposants en exil venus voir de leurs yeux
la Russie réelle. La seule qui compte selon Iakoutchev, point de vue
qui commence à prédominer au sein de l’émigration tsariste.

Le destin de Sidney Reilly

Nous savons comment, sur l’insistance de son vieux complice


Savinkov, Sidney Reilly a quitté le monde du business pour ces
autres affaires qui l’intéressent beaucoup plus : les complots
antibolcheviques. Des émigrés parisiens l’ont naturellement mis en
relation avec l’omniprésent Trust.
L’organisation pourrait-elle l’infiltrer clandestinement en Russie ?
Oui, bien entendu. Maria Zakhartchenko-Schultz sera son
intermédiaire avec Iakoutchev. Veuve d’un officier tsariste, qui
douterait de sa bonne foi ? Sauf vous, lecteurs, qui avez déjà deviné
qu’elle aussi a été retournée par la Guépéou.
Début septembre 1925, Reilly débarque à Paris.
— Je vais en Finlande rencontrer Iakoutchev, annonce-t-il à
Alexandre Koutiepov.
— Ne franchissez en aucun cas la frontière avec l’URSS, le
prévient ce général russe blanc.
— Aucune inquiétude, je serai plus prudent que Savinkov.
Flanqué de Iakoutchev, Reilly n’en quitte pas moins la Finlande
pour se hasarder en URSS dans la nuit du 28 au 29 septembre. Vu
l’importance de la dezinformatsia stratégique en cours via le Trust, la
Guépéou a prévu un maquillage. Le jour même de la capture de
Reilly, des coups de feu seront entendus près de la « fenêtre » que
Iakoutchev et lui venaient d’emprunter. Peu après, des témoins ont
vu les gardes-frontières de la Guépéou en uniforme charger, côté
soviétique, trois corps sur un camion. Reilly, Iakoutchev et leur
guide, en ont conclu les monarchistes en exil. Les malheureux n’ont
pas eu de chance, mais rien n’indique une trahison.
Pendant ce temps-là, Reilly est transféré à la Loubianka sous le
o
numéro de prisonnier n 73. Ce gibier de choix sera interrogé par
Dzerjinski et Artouzov, ainsi que par l’homme qui monte au sein de
la Guépéou, son futur patron Genrikh Iagoda. Comme Savinkov,
Reilly se serait incliné devant la force, proposant de révéler ce qu’il
savait des services secrets britanniques et américains. Pour exiger
de lui des aveux publics, il faudrait toutefois admettre que la Tcheka
détient un ressortissant britannique attiré en Russie par traîtrise. Un
pas que Moscou, qui ne tient pas à paraître à son désavantage, se
refuse à franchir. Du coup, ne servant plus à rien, autant que le no 73
disparaisse sans laisser de trace. Le 5 novembre 1925, on l’extrait
de sa cellule, on le jette dans une voiture, puis on l’abat dans un bois
des environs de Moscou.

La dezinformatsia à l’œuvre

À force, les rumeurs commencent tout de même à courir dans


l’émigration russe : Trust ne serait qu’une manipulation bolchevique.
Pour redorer le blason de l’organisation fantôme, et donc prolonger
aussi longtemps que possible la dezinformatsia des services secrets
occidentaux menée sous son couvert, il faut trouver de quoi raviver
le mythe. Pourquoi pas Vassili Choulguine ? Journaliste et écrivain,
cette ancienne figure du régime tsariste cherche, de notoriété
publique dans l’émigration, à retrouver son fils, disparu sans laisser
de trace en Crimée pendant la guerre civile.
— Nous pouvons vous introduire clandestinement, lui serine
Iakoutchev, rencontré une première fois à Berlin en 1923.
Sourd aux mises en garde de ceux qui commencent à trouver
qu’avec le Trust on part au pays mais qu’on n’en revient jamais,
Choulguine accepte l’offre.
Le jour de Noël 1925, le voilà infiltré en URSS par le Trust, c’est-
à-dire la Guépéou. La nouvelle opération conçue par Artouzov est à
double facette. D’un côté, l’écrivain doit rentrer intact afin de rétablir
la réputation du Trust. De l’autre, on profitera de son séjour pour lui
faire gober une fausse réalité soviétique. Les guides qui
l’acheminent « clandestinement » à travers l’URSS de Minsk à Kiev
et de Moscou à Leningrad sont en effet tous des agents du KRO.
Dans la capitale, Choulguine a pu assister à une réunion du comité
directeur du Trust, il a rencontré ses chefs, il les a embrassés, il a
mesuré leur force, leur courage et leur détermination. Qu’on ne
vienne pas lui dire le contraire !
Dans la grande tradition russe des villages à la Potemkine, la
Guépéou est ainsi parvenue à lui faire miroiter un pays qui n’existe
pas. De retour à Paris, Choulguine n’a pas retrouvé son fils, mais la
« vraie » Russie. Débordant d’enthousiasme, il brûle de la faire
connaître.
— Un journal de voyage, propose Iakoutchev.
— Ce serait dangereux pour nos amis du Trust qui ont pris tant
de risques.
— L’important, c’est de faire connaître la vérité sur notre chère
Russie. Je suggère la procédure suivante : vous écrivez votre texte
et je le fais passer au comité directeur du Trust à Moscou. Eux
sauront bien ce qui pourrait les mettre en danger. Le cas échéant, ils
me feront parvenir une version expurgée.
Choulguine acceptant, son manuscrit part effectivement pour
Moscou. Selon l’histoire officielle du SVR, le service secret russe
postcommuniste, il aurait été relu par Dzerjinski en personne, dont
les corrections seront attribuées au fameux comité directeur. De
retour en Occident, la version finale est publiée à Berlin d’abord, puis
à Paris en 1927 sous le titre La Résurrection de la Russie. Mon
voyage secret en Russie soviétique. L’ouvrage fait sensation.

Un cas d’école

Pour Artouzov, la double opération Syndicat-Trust se clôt donc


sur un bilan très positif. Tout en maximisant les capacités militaires
de l’Armée rouge, objectif principal, elle aura contribué à
l’affaiblissement de l’opposition en exil, objectif secondaire. Privée
de relais à l’intérieur du pays, cette opposition s’étiole. Pour la
détruire, on changera de méthode, passant au kidnapping de ses
chefs. C’est ainsi que ses principaux leaders, les généraux
Alexandre Koutiepov et Evgueni Miller, seront enlevés tous les deux
à Paris, le premier en janvier 1930 et le second en septembre 1937.
Succès éclatant, la manipulation Iakoutchev sera dès lors
enseignée dans toutes les écoles de renseignement soviétique. La
dezinformatsia devient en quelque sorte la marque de fabrique du
KGB et de ses prédécesseurs. Maîtres du jeu d’échecs, les Russes
vont en faire un élément clé de leur stratégie générale. La
désinformation marquera ainsi de son empreinte les services secrets
de Moscou. Jusqu’à nos jours où elle prend des formes raffinées et
numérisées qui n’excluent d’ailleurs pas, comme autrefois, le
recours à l’assassinat contre les nouveaux opposants au Kremlin.
Le SVR n’est d’ailleurs pas le seul à avoir étudié l’opération
Trust. Au temps de la guerre froide, la CIA s’y intéressa de près,
dans le but d’en tirer les leçons sur le modus operandi soviétique.
C’est ainsi que Walter Pforzheimer, l’initiateur des recherches
historiques au sein de l’agence de renseignements américaine,
devait commander au milieu des années 1960 une étude complète
sur Trust à deux anciens opérationnels spécialistes de l’URSS.
Le texte de cette contribution sera achevé en mars 1967.
L’année précédente, un futur expert des affaires soviétiques, Robert
Gates, venait d’intégrer la centrale américaine de renseignement.
Devenu son numéro deux puis son directeur provisoire en 1987, il
reconnaîtra que cette étude fit beaucoup pour initier les officiers de
la CIA aux pratiques de « ceux d’en face ».
Concernant le Trust, la CIA prétend qu’il n’était pas totalement
fictif, tandis que le service secret extérieur russe actuel, le SVR, le
décrit aujourd’hui encore comme une création intégrale de la
Tcheka. Dans la mesure où il traduit les préoccupations issues de la
guerre froide, ce désaccord entre agences de renseignements revêt
à coup sûr d’autres enjeux qu’historiques. À plus forte raison de nos
jours, où la guerre informationnelle – et donc la guerre
« désinformationnelle » – constitue une dimension capitale de la
guerre tout court entre États.
L’infiltration au sein des classes dirigeantes, pas moins…

1. Condamné pour vol puis convaincu de viol, Roman Malinovsky, ancien


serrurier et dirigeant bolchevique du syndicat de la métallurgie, a été recruté
par l’Okhrana dès 1907. Or Lénine en fera son favori au motif de ses origines
prolétariennes, refusant d’écouter les avertissements des autres dirigeants du
POSDR qui le mettaient en garde contre lui. De mèche avec l’Okhrana, il
s’emploie à éliminer tous ses rivaux aux postes de direction de l’appareil
bolchevique clandestin à l’intérieur de la Russie. Dont Staline, autre favori du
leader bolchevique arrêté en février 1913. Quand la trahison de Malinovsky
sera prouvée, Lénine déploiera toute sa dialectique pour « démontrer » qu’en
fin de compte l’agent double aurait servi « objectivement » la cause
révolutionnaire communiste plus qu’il ne la desservait. L’agent de l’Okhrana
n’en sera pas moins exécuté en novembre 1918 dans la plus grande
discrétion.
2

La taupinière de Cambridge

« Philby n’était pas, selon moi, le meilleur des espions.


C’était un traître, c’est tout. »
John Le Carré

En privilégiant le recrutement d’agents issus du prolétariat, les


organes d’espionnage à l’étranger de la toute jeune Union soviétique
jouent de prime abord la carte de la pureté idéologique. Ce parti pris
1
doctrinaire concerne tant l’INO , l’aile extérieure de la Guépéou, que
la Direction principale du renseignement militaire, le Razvedoupr.
En France, par exemple, l’ancien chaudronnier anarcho-
syndicaliste Jean Cremet accepte, peu après son élection au poste
de secrétaire général adjoint du PCF en janvier 1924, de créer un
réseau d’espionnage au profit de l’Armée rouge au sein des
arsenaux, usines, poudreries, centres d’essais et autres bureaux
d’études.
Sa compagne, la couturière et dactylo Louise Clarac, le seconde
au sein du réseau. Ainsi que l’aristocrate balte Lydia Stahl, première
entorse au préjugé idéologique « de classe ». Bien que jouissant
d’une très large autonomie, ce triangle de direction du réseau opère
sous le contrôle d’un officier du renseignement militaire soviétique
en poste à Paris, Ivan Maslennikov.

L’agent secret breton de l’Armée rouge

À Moscou, Cremet a pignon sur rue. Staline apprécie en effet la


détermination de ce conseiller municipal de Paris. Un dirigeant qui
n’hésite pas à mettre ses mains dans le cambouis des services
secrets. Voici par exemple ce qu’il en dira en mars 1926 devant la
commission des affaires françaises du Komintern : « Je viens de
parler avec Cremet. Il m’a communiqué un fait nouveau sur
l’existence, non seulement dans le cadre du Parti, mais aussi dans
le cadre des organisations syndicales, de groupements de droite qui
font leur besogne en cachette. »
À propos de besogne en cachette, notons que Cremet continue à
mener de front ses activités publiques d’élu et de dirigeant du PCF
et celles de chef du réseau du service secret de l’Armée rouge en
France. Jusqu’en avril 1927 du moins, date où le pot aux rouges est
découvert. Le Breton plonge alors dans la clandestinité,
revendiquant sans détour son action dans une interview à
L’Humanité du 14 mai : « Chaque ouvrier (et non seulement chaque
communiste) est un ennemi du capital et “espionne” – allons-y pour
le mot, je l’accepte dans ce sens –, et espionne dans sa sphère de
travail et d’action. Il n’espionne pas pour de l’argent mais pour la
révolution qu’il doit préparer, pour mettre tous les perfectionnements
du capital à la disposition de sa classe pour écraser dans la lutte
révolutionnaire les forces bourgeoises ! Ce n’est pas là une question
de goût mais une nécessité de classe, un devoir de classe, une
probité de classe. »
Pas de façon plus explicite d’exposer la conception soviétique du
renseignement : espionner l’armée française pour le compte de son
homologue rouge, ce serait remplir un devoir révolutionnaire ! Selon
Marx, les prolétaires n’avaient pas de patrie. Depuis octobre 1917, il
paraît qu’ils en auraient trouvé une : l’URSS.
Repéré, Cremet n’a plus qu’à tirer sa révérence. Il s’enfuit avec
Louise Clarac à Moscou via la Suisse. Lydia Stahl, elle, regagne les
États-Unis où elle a déjà vécu pour continuer ses activités
d’espionnage au service des Soviétiques et par la suite… des
2
nazis .

Le temps des « illégaux »

À l’évidence, cet espionnage soviétique « à l’arrache » des


premiers temps présente des inconvénients si sérieux qu’ils
l’emportent de beaucoup sur ses avantages. Pour sauver ce qui peut
encore l’être dans le domaine diplomatique, Staline décide de
calmer le jeu. Lui qui fut longtemps un « révolutionnaire
professionnel », ami des mauvais garçons de son enfance
géorgienne puis organisateur bolchevique clandestin, prône alors
comme solution provisoire un recours plus fréquent aux nielegalny,
les « illégaux ».
Au contraire des diplomates ou paradiplomates connus des
services de sécurité locaux, ces agents, opérant sous identité
fausse, peuvent passer inaperçus. Leur arrestation, si elle survient,
ne compromet pas de façon directe le gouvernement qu’ils servent.
Pour l’URSS, la priorité est désormais la normalisation de ses
relations d’État à État avec les pays capitalistes. Ce qui suppose
moins de barbouzeries conduites à partir de ses ambassades et de
ses consulats, mais en aucun cas plus du tout de barbouzeries.
Nuance.
Aux jeunes services soviétiques de se réinventer. En France,
résorbons de toute urgence le contrecoup du scandale Cremet.
Histoire de rassurer des militants toujours aussi peu enthousiastes à
l’idée de se transformer en espions, l’état-major du PCF proclame
urbi et orbi qu’à l’avenir leurs dirigeants ne tremperont plus aussi
nettement que l’ex-chaudronnier dans les affaires de renseignement.
Il faut cependant croire que les mauvaises habitudes ont la peau
dure, puisque ces belles paroles n’empêcheront pas Jacques
Duclos, membre éminent du bureau politique décrit par Trotski – un
connaisseur – comme l’« agent direct de la Guépéou en France »,
de se mêler des affaires secrètes.
Il n’est pas le seul. Un Polonais non identifié, dit « général Paul
Muraille », a en effet pris la succession de Cremet pour le compte du
service secret militaire soviétique, que nous appellerons par
commodité GRU, nom que cet organisme prendra en 1942 et qu’il
conserve encore de nos jours. Arrêté en avril 1931, « Muraille »
écope de trois ans de prison. Muté au GRU, l’ancien directeur de la
branche occidentale de l’Aufklärungsapparat, le service de
renseignements de l’Internationale communiste, Henri
Robinson, alias « camarade Harry », va prendre la relève.

Grenouillages autour de Jean Moulin

Dans l’intervalle, un étudiant en chimie lituanien, Isaïa Byr, alias


« Fantômas », et son bras droit, l’ingénieur autrichien Alter Strum,
ont esquissé la création en France d’une nouvelle filière
d’espionnage « de classe ». À la demande de Byr ou de son
compère français, le journaliste communiste André Philippe, alias
« Philippe Liogier », le réseau dévoie en effet certains
correspondants bénévoles du quotidien L’Humanité. Assez pour
transformer ces « rabcors » (contraction des deux mots russes
rabotchi korrespondent soit « correspondant ouvrier ») en espions
industriels.
Scandale derechef dès juin-juillet 1931, quand le réseau de
« Fantômas » tombe à son tour. S’ensuit la condamnation de Byr et
Strum à trois ans de prison et le départ précipité de Duclos pour
Berlin, dont il ne reviendra qu’en novembre 1932, à la faveur d’un
non-lieu.
Pendant ce temps, Henri Robinson, successeur du « général
Muraille » comme patron du GRU en France, innove dans le travail
d’infiltration. Aux antipodes de l’espionnage « de classe », il recrute
en effet des figures aussi peu prolétariennes que Maurice Panier,
bien introduit auprès de Jean Moulin, le chef de cabinet du ministre
de l’Air du Front populaire, Pierre Cot. L’articulation exacte des
réseaux du « camarade Harry » avec ceux de Ludwig Brecher, alias
« Louis Dolivet », autre kominternien animateur du Rassemblement
universel pour la paix, formation noyautée par les communistes dont
Moulin fut proche avant guerre, nous est inconnue. Gageons
néanmoins sans prendre de risques que Komintern pour Komintern,
le travail de Dolivet n’allait pas dans un sens opposé à celui de
3
Robinson .
Autre proche de Moulin, le physicien André Labarthe. « Agrafé »
avant guerre par les Soviétiques, ce Français libre des débuts
s’opposera très vite au général de Gaulle qui, méfiant, l’écartera.
Pas d’amalgame cependant : de ces trois amitiés politiques des
années Front populaire, ne déduisez pas que Moulin était un
« homme des Soviétiques », mais qu’il fut au contraire une de leurs
cibles, chose fort différente.
En Grande-Bretagne aussi les Russes se sont résignés à
changer leur fusil d’épaule. Une partie de l’appareil du petit
Communist Party of Great Britain, le CPGB, persiste certes dans
l’espionnage « de classe ». Mais des perspectives beaucoup plus
alléchantes vont apparaître dans le bouillon de culture des étudiants
gauchistes de l’université de Cambridge…

Infiltrer l’establishment ?

La classe dirigeante britannique se trouvant être une des plus


introverties du monde, l’infiltrer n’est pas chose facile. Qui y parvient
peut en revanche exercer une forte influence au sein d’un
establishment très réduit numériquement.
Assez pour compenser le fâcheux manque de conscience de
classe des prolétaires anglais, peu enclins, sauf rares exceptions, à
trahir leur patrie pour celle, autoproclamée, des travailleurs ? Pour
que cette vision hérétique en regard des dogmes marxistes-
léninistes prenne corps, encore fallut-il une série de hasards, de
coïncidences et de contorsions idéologiques.
D’après la doctrine, les classes dirigeantes anciennes étaient
condamnées. Du coup, le mal-être politique de certains de leurs
rejetons devenait exploitable : ne relevait-il pas des « contradictions
internes » du système capitaliste ?
Devant le développement du chômage et de la misère populaire,
fruits de la crise de 1929, des jeunes de milieux aisés ou des
classes moyennes se sentaient, de fait, coupables. Cambridge
n’étant pas un campus au sens où on l’entend en général, mais un
ensemble de campus disséminés au sein d’un espace géographique
assez étendu, l’esprit de collège y détermine beaucoup d’aspects de
la vie politique. Justement, certains étudiants du Trinity College ont
commencé à s’organiser dans un cercle marxiste. Parmi eux, Kim
Philby et Guy Francis de Moncey Burgess, homosexuel flamboyant
et provocateur qui franchit un des premiers le pas en prenant sa
carte au CPGB. Sans oublier Donald Maclean, étudiant, lui, au
Trinity Hall.
Marx disait que l’histoire serait une bien grande chose si le
hasard n’y jouait pas un rôle. Pour que l’infiltration de l’establishment
britannique finisse par s’imposer, il fallait un coup de pouce. Or si
l’occasion fait en général le larron, la formule s’inverse dans ce cas
précis : c’est le larron qui va créer l’occasion.
Ce larron s’appelle Kim Philby. Né en 1912 au Penjab, son
surnom évocateur renvoie au roman d’espionnage colonial éponyme
de Rudyard Kipling…

Le premier maillon

Kim a de qui tenir : c’est le fils de l’arabisant et ancien agent


secret de la Couronne Saint-John Philby, ex-élève de Cambridge
converti à l’islam et membre du conseil privé d’Ibn Saoud, le
fondateur du royaume d’Arabie saoudite.
Par-delà leurs différences, une haine commune de
l’establishment rapproche le père et le fils. Saint-John a certes porté
un coup terrible à l’aristocratie britannique le jour où il a convaincu
Ibn Saoud d’accorder des concessions pétrolières aux compagnies
américaines au détriment de leurs concurrentes anglaises. Mais est-
ce suffisant ? Pas pour Kim, qui entend bien décocher à
l’establishment un uppercut encore plus sévère.
Déjà marxisant, son séjour en Autriche début 1933 en fera un
autre homme. Sur le plan affectif et sexuel, puisqu’il rencontre une
divorcée communiste de deux ans son aînée qu’il va épouser et
ramener en Angleterre, Alice Friedmann, née Honigmann, « Litzy »
pour les amis et les camarades. Sur le plan politique aussi, puisque
prenant des risques personnels, Kim a aidé plusieurs cadres du PC
autrichien à quitter clandestinement le pays en quasi-guerre civile.
De retour en Angleterre pour achever ses études à Trinity
College, le jeune homme remplit sa demande d’adhésion au CPGB
en accord avec Maurice Dobb, professeur d’économie notoirement
communiste.
« Litzy », militante disciplinée, ayant fait connaître au Komintern
le potentiel de son mari, le dossier passe au préalable dans les
mains de l’INO. Séduit à l’idée de recruter le fils d’un espion et agent
d’influence aussi puissant que Saint-John Philby, le « Centre » de
Moscou lui dépêche donc un de ses « illégaux » les plus
prometteurs, le Juif viennois Arnold Deutsch. Ce brillant intellectuel
tout juste quadragénaire a fait ses premières armes dans la
clandestinité au sein de l’Aufklärungsapparat d’Henri Robinson avant
de passer directement dans les services secrets.

Examen de passage

La rencontre entre l’examinateur et l’impétrant a lieu en juin 1934


sur un banc de Regent’s Park. À cette époque, l’INO souffre d’un
cruel manque de personnel en Angleterre. Parce qu’incapable de
supporter la pression du double jeu, l’une de ses recrues les plus
importantes, Ernest Oldham, employé du chiffre au Foreign Office, a
ainsi mis fin à ses jours l’année précédente.
Le jeune Philby tiendra-il le coup ? Ses nerfs semblent solides,
estime Deutsch. Pour s’en assurer, « Litzy » monte à sa demande
une séance d’évaluation autour d’une tasse de thé avec son amie la
photographe autrichienne Edith Tudor-Hart, autre agente de l’INO.
Sur cet avis positif suivi du feu vert d’Ignace Reif, le nouveau
chef de la rezidentoura, la station londonienne du service secret,
Deutsch entame le processus de recrutement. Kim ne bronche pas
quand, en guise de mise en bouche, on lui demande d’espionner…
son propre père. Bien qu’il n’ait plus de liens avec les autorités
britanniques depuis une bonne quinzaine d’années, Saint-John reste
en effet considéré par le « Centre » comme une tête de l’Intelligence
Service !
Kim ayant déjà déposé sa demande d’adhésion au CPGB, elle
risquerait de le « griller » aux yeux du MI5, le contre-espionnage
intérieur, toujours à l’affût. Apparaît sur ces entrefaites Leiba
Feldbine, dit « Alexandre Orlov ». Un proche de Beria, le compatriote
géorgien de Staline qui vient d’être nommé directeur adjoint du
NKVD, le Commissariat du peuple à l’Intérieur, qui chapeaute la
nouvelle mouture de la Guépéou : la GUGB (Administration
principale de Sécurité d’État).

« N’adhérez surtout pas au parti


communiste ! »

Orlov a débarqué en Angleterre en juillet 1934 pour prendre les


rênes de la rezidentoura de Londres. Aux yeux de cet homme de
confiance de Beria, on doit mener à son terme la procédure de
recrutement.
— N’adhérez surtout pas au parti communiste, recommande
donc Deutsch à Kim. Vous rendrez de bien plus éminents services à
la cause en nous renseignant sur ce qui se trame dans les hautes
sphères de la société. Faites oublier vos sympathies marxistes, virez
à droite, ça paraîtra tout naturel pour quelqu’un de votre milieu.
Amenez-nous les amis dont vous m’avez parlé.
Cette ligne de conduite résulte des conceptions d’Orlov. Même
aussi prometteur que Philby, ce n’est pas un individu seul qu’il s’agit
de « tamponner ». L’objectif est plus vaste : créer au sein des
étudiants ou ex-étudiants de Cambridge un véritable réseau de
renseignements.
À l’occasion d’un retour à Cambridge pour une conférence à la
Socialist Society de l’université, Philby sonde Donald Maclean.
Après quelques hésitations et une rencontre avec Deutsch, cet
étudiant en langues modernes et en littérature qui se destine à la
diplomatie donne son accord en novembre 1934.
Accord également de Burgess, enthousiasmé par la perspective
d’une action clandestine illégale, lui qui refuse avec tant d’éclat les
codes sociaux de discrétion que devraient respecter les
homosexuels pour se faire admettre. Sa « couverture », Burgess la
connaît déjà. Il n’aura qu’à continuer à claironner sa foi communiste
et personne ne verra en lui un agent secret : trop bruyant, trop
voyant, trop excentrique.
Début 1935, alors qu’il est en train de quitter Cambridge pour
Londres, Burgess rencontre Deutsch à son tour. Là encore, le
Viennois donne un avis favorable. Malgré les réticences du
« Centre », qui trouve dangereux le recours aux homosexuels, pas
assez stables affectivement pour ce type de travail – et on ne parle
pas du conformisme moralisateur –, Burgess intègre à son tour le
réseau.

Le cercle des « traîtres à leur classe »

Le cercle qui commence à prendre forme n’est certes pas celui


des poètes disparus. Un réseau de « traîtres à leur classe » qui sont
surtout des traîtres à leur pays. Infatigable sergent recruteur,
Burgess harcèle déjà Anthony Blunt. D’une famille d’ecclésiastiques
désargentés, ce fils de pasteur est homo, comme son ami Guy, mais
de façon diamétralement opposée. Autant Burgess affiche ses
penchants, autant Blunt veut les faire oublier. Autre différence : si la
politique passionne Guy, elle intéresse moins Anthony que l’art. En
particulier la peinture, sa véritable passion.
Blunt l’esthète, qui bénéficie d’une bourse pour prolonger ses
études à Cambridge, mettra du temps à se laisser convaincre de
sauter le pas. En 1937, il rend tout de même les armes, acceptant
de passer au service secret du camarade Staline.
De ce moment, l’amateur d’art passe il est vrai la quatrième
vitesse. Quelques semaines seulement après son entrée dans le
cercle, c’est en effet lui qui recrutera Michael Straight. Né en 1916
au sein d’une famille riche et influente d’opinions « progressistes »,
cet Américain a pris très jeune sa carte du parti communiste des
États-Unis. Dès 1934, année de son admission en économie au
Trinity College, il adhère à la Socialist Society, puis carrément au
CPGB.
Après le recrutement de Straight, Blunt, aidé de Burgess, va
s’attaquer, sous la houlette d’un enseignant communiste de
Cambridge, James Klugman, à celui de John Cairncross. Étudiant
en langues issu d’une famille de la classe moyenne de Glasgow, cet
Écossais est confronté en mai 1937 avec Deutsch.
Avec l’ardeur des néophytes, Blunt apporte aussi au réseau Leo
Long, fils d’un charpentier londonien et boursier du Trinity College.
Toutefois, Long prendra bientôt ses distances…
Une puissante vague de paranoïa ébranle à cette époque l’INO
et le GRU, qui se partagent les dépouilles de l’Aufklärungsapparat
dissous. Des « illégaux » de la classe de Deutsch ou de son
« binôme » au sein de l’INO londonienne, l’ancien diacre catholique
Theodor Maly, sont rappelés à Moscou. De même Orlov, dans cette
Espagne en guerre civile où il s’est couvert les mains de sang.
La différence avec Maly, qui retournera humblement tendre sa
nuque au pistolet du bourreau, c’est qu’Orlov n’est pas du genre à
se laisser tuer. Convoqué par le chef de l’INO, Sergueï Spiegelglass,
il croit – à tort, et c’est toute l’ironie de l’affaire ! – qu’on s’apprête à
le liquider comme lui-même a liquidé tant d’opposants.
Parce qu’inattendue chez un vieux tchékiste comme lui, sa
réaction va surprendre le « Centre » de Moscou. Orlov, sa femme et
leur fille passent en effet en France d’où ils s’embarquent pour les
États-Unis. Non sans avoir pris la précaution de faire déposer par un
cousin à l’ambassade d’URSS de Paris leur assurance vie : une liste
des « secrets de famille » de l’INO dont Orlov est détenteur et qui ne
seront jamais révélés aux services secrets occidentaux pour peu
que le Kremlin laisse sa mère tranquille en Russie et qu’aucun tueur
ne s’en prenne à lui et à sa petite famille.
L’existence du réseau des espions soviétiques recrutés à
Cambridge figurait en bonne place dans la liste d’Orlov.
En cette fin des années 1930, le cercle formé autour de Philby
n’est pourtant pas aussi prolifique pour le renseignement soviétique
qu’il le sera plus tard. Le rappel de Deutsch et Maly à Moscou a en
effet rompu les liens de la plupart de ses membres avec l’INO.

À droite toute

Philby a suivi à la lettre les consignes de Deutsch, s’écartant


ostensiblement du CPGB. Journaliste, la jeune recrue de l’INO s’en
va couvrir la guerre d’Espagne comme envoyé spécial du prestigieux
Times auprès de l’état-major du général Franco. Le jeune homme
profite de cette position stratégique pour collecter et transmettre des
renseignements de première qualité. Blessé à la tête par un obus
russe de l’artillerie républicaine, il gagne à cette occasion son ticket
d’entrée dans les milieux de droite. Mission accomplie : le
« collaborateur secret » Philby a réussi son changement de peau.
Pour Burgess, on l’aura compris, une telle mue reste impossible.
Donald Maclean, lui, progresse dans les allées du Foreign Office
qu’il a intégré en 1935. Mais pour l’heure, sans contact avec les
officiers traitants de l’INO, rappelés à Moscou. Aucun contact pour
Blunt non plus, qui s’essaie comme critique artistique avant
d’intégrer deux fondations vouées à l’art : le Warburg Institute et le
Courtauld Institute. Rien qui puisse intéresser les Soviétiques pour
l’heure.
Par expérience, l’INO a toutefois compris qu’en matière
d’espionnage, l’investissement le plus rentable reste l’investissement
à long terme. Loin de la fièvre obsidionale de ses premières années,
le renseignement soviétique cherche désormais un ancrage dans la
société capitaliste. Les bénéfices de ce travail d’infiltration en
profondeur viendront le moment venu.
Un moment qui va coïncider avec la Seconde Guerre mondiale…
Les « cinq magnifiques » de Cambridge

En 1938, Donald Maclean quitte l’administration centrale du


Foreign Office pour un poste à l’ambassade de Grande-Bretagne à
Paris. Époux d’une Américaine, Melinda Marling, il regagne Londres
pour être nommé en 1941 au secrétariat général du ministère des
Affaires étrangères – un poste stratégique auquel n’aurait même pas
pu rêver un chaudronnier nantais comme Jean Cremet. Encore
moins de la nomination de Maclean en 1944 à l’ambassade de
Grande-Bretagne à Washington.
En 1941, Guy Burgess, qui officiait depuis 1936 comme
journaliste à la BBC, intègre le service secret de Sa Majesté, le MI6.
Il revient ensuite au bercail de la radio comme spécialiste de la
propagande antinazie. En 1944, l’homo flamboyant passera au
service de presse du Foreign Office. C’est par ce biais qu’il va
intégrer à son tour les Affaires étrangères pour y continuer son
travail de taupe. Comme il l’avait pressenti, ses voyantes
démonstrations d’homosexualité, véritable bouclier, auront déjoué
toutes les curiosités : qui irait soupçonner quelqu’un d’aussi « typé »
de travailler secrètement pour la cause soviétique ?
Blunt, lui, a été admis au MI5, le renseignement intérieur
britannique, en juillet 1940, puis comme assistant de Guy Liddell, le
chef de sa section de contre-espionnage, en février 1941. De quoi
tomber des nues à partir de 1951, quand Maclean et Burgess, sur le
point d’être démasqués, s’enfuiront de conserve en URSS, et que
Blunt finira par reconnaître son appartenance passée au cercle des
espions soviétiques de Cambridge.
Un cercle que les Soviétiques ont baptisé les « cinq
magnifiques » et dont Philby reste aujourd’hui le membre le plus
connu. « Blanchi » de ses péchés marxistes d’antan par son
ralliement apparent à la droite conservatrice, Kim a intégré le MI6
dès 1939. D’abord instructeur en sabotage au Special Operations
Executive, le service Action churchillien du temps de guerre, il passe
dans la section ibérique du service secret – logique pour quelqu’un
qui a connu l’Espagne à l’époque de la guerre civile et reste bien vu
des franquistes, reconnaissants des articles favorables à leur cause
publiés jadis dans le Times.
Une fois dans le saint des saints, la taupe gravira les échelons,
jusqu’à créer en 1944 la section IX de contre-espionnage
antisoviétique du MI6 – le comble pour un « collaborateur secret »
de l’INO ! L’année suivante, il dénonce le résident de l’INO à
Istanbul, Konstantin Volkov, qui s’apprêtait à passer à l’Ouest et
« disparaîtra » mystérieusement.
Et ce n’est que le début du jeu de massacre. En poste depuis
octobre 1949 à Washington comme officier de liaison du MI6 avec la
CIA, l’ancien de Cambridge enverra jusqu’en 1951 des centaines
d’Albanais à la mort en livrant à l’INO leurs zones de parachutage ou
de débarquement. Américains et Anglais espéraient jeter là-bas les
bases d’une armée secrète calquée sur la résistance antinazie
d’Europe occupée. Ils en seront pour leurs frais sans que les
soupçons se portent sur le traître.

Philby tire son épingle du jeu

Victime collatérale de la fuite de Burgess et de Maclean à


Moscou, Philby n’en évite pas moins de passer aux aveux. Du coup,
le MI6 l’épargne de peur d’un scandale mettant directement en
cause le service. Mis à la retraite, on l’envoie en 1956 à Beyrouth
comme correspondant de The Observer et de The Economist. Mais
aussi en qualité d’honorable – si l’on ose dire ! – correspondant du
MI6. Ainsi poursuivra-t-il, mais sur une échelle beaucoup plus
restreinte, ses activités d’agent double. Car naturellement il continue
de renseigner le tout jeune KGB. Ce jusqu’en 1963, où les
Soviétiques l’exfiltreront à son tour en URSS.
Seul John Cairncross pourra s’enorgueillir d’être monté un cran
plus haut que Philby dans l’espionnage stratégique contre la
Grande-Bretagne. D’abord secrétaire au Foreign Office, l’Écossais
est entré en 1938 au ministère du Trésor. Puis en 1940, formidable
coup de chance pour le « Centre », il devient le secrétaire particulier
de Maurice Hankey, éminence grise chargée de la coordination de la
communauté britannique du renseignement.
Même si l’influence de ce vieux routier des affaires secrètes,
parrain des jeunes années du MI5, va décliner à l’ère Churchill,
jamais l’INO n’aurait rêvé disposer d’un agent si bien placé au cœur
de l’appareil d’État britannique en guerre.
Cairncross fournit des informations capitales à Anatoli Gorski, le
successeur de Deutsch et de Maly comme officier traitant des cinq
de Cambridge. Gorski qui, rappelé à Moscou début 1940 suite aux
purges internes au renseignement soviétique, a retrouvé Londres
après l’agression nazie contre l’URSS.
Parmi les révélations de l’Écossais, qu’il contestera d’ailleurs par
la suite, l’existence du programme américano-britannique ultrasecret
de fabrication de la bombe A. Elles viennent confirmer et recouper –
c’est capital – celles déjà apportées par Donald Maclean.
Muté à partir de 1942 à Bletchley Park, le centre pas moins
secret chargé du décryptage de la machine allemande Enigma (cf.
chapitre 5), Cairncross va en extraire plusieurs milliers de
documents en catimini. Une manne pour le « Centre ». Mis en cause
à la fin des années 1970, au moment de l’éclatement de l’affaire
Blunt, l’Écossais, qui, salutaire prudence, ne vivait déjà plus en
Grande-Bretagne, niera avec un bel aplomb. Il mourra en 1995,
paisible retraité de retour en Angleterre après un long exil dans le
sud de la France et dernier des « cinq magnifiques » qui portèrent
tant de coups à la Grande-Bretagne.
Cette histoire immorale en a néanmoins une – de morale. Pour
que la réussite de l’opération de Cambridge fût une réussite totale,
encore eût-il fallu que l’INO tire la quintessence des « fournitures »
de ces taupes-là. Or, en proie à la paranoïa propre au régime
communiste, elle n’obtint ce rendement que par intermittence, et
sous le signe du soupçon. Trop bien placés dans l’appareil d’État
britannique pour d’honnêtes communistes, les cinq étaient peut-être
des agents de l’establishment chargés de désinformer l’URSS.
Pour avoir si bien infiltré leurs taupes dans les hautes sphères
anglaises, les Soviétiques, pris dans leur propre logique, pensaient
que l’inverse était symétriquement vrai. Car le marxisme-léninisme
aussi souffrait de ses « contradictions internes », dont l’obsession
policière était une des plus criantes.
Élémentaire, camarade Staline…

1. L’INO conservera cette dénomination en pratique jusqu’en 1943, date de


création du NKGB, l’ancêtre du KGB, dont elle deviendra la première direction
principale. Le Razvedoupr donnera naissance en 1942 au GRU (Glavnoe
Razvedatelnoe Oupravlenie, soit Direction principale de renseignement), nom
qu’il continue de porter de nos jours. Par commodité, nous désignerons à
partir de maintenant le service de renseignements de l’Armée rouge comme le
GRU.
2. « Brûlé » à Moscou car suspect de sympathie pour l’opposition à Staline,
Cremet poursuivra ses activités d’agent secret en Chine, où on le verra
notamment fournir en armes les maquis de Mao. Il disparaît ensuite
mystérieusement jusqu’aux années 1980 où Roger Faligot et moi-même
retrouverons sa trace de « déserteur » du communisme à travers la Belgique,
la guerre d’Espagne et la Résistance. Cf. Roger Faligot et Rémi Kauffer,
L’Hermine rouge de Shanghai, Nantes, Les Portes du Large, 2005. Pour un
portrait le Lydia Stahl, le lecteur intéressé peut se reporter à mon livre Les
Femmes de l’ombre. L’histoire occultée des espionnes, Paris, Perrin, 2019.
3. Livré aux nazis par un autre officier du GRU, Leopold Trepper, Robinson
sera abominablement torturé. N’ayant lâché en tout et pour tout qu’une seule
adresse, il a été fusillé en 1944 dans un endroit encore inconnu de nos jours.
À la fin des années 1960, Trepper tenta de se dédouaner en accusant ce
héros de la cause communiste d’avoir conservé des documents par-devers lui
à des fins de chantage.
3

L’orchestre qui chantait rouge

« Les bolcheviks nous sont supérieurs dans un seul


domaine : l’espionnage. »
Hitler

L’Orchestre rouge (Rote Kapelle en allemand) a bien existé, mais


jamais sous la forme d’un réseau structuré et pyramidal. Son nom
même lui fut donné par les hitlériens pour établir une sorte de
symétrie avec l’Orchestre noir, la résistance antinazie allemande
libérale-conservatrice.
La différence entre les deux « orchestres » ne tint d’ailleurs pas
dans le destin de leurs membres respectifs, pareillement voués aux
balles ou à la hache des bourreaux hitlériens. Elle provenait d’une
insertion différente dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale.
Privés de perspectives politiques depuis que les Alliés
occidentaux et l’Union soviétique s’étaient accordés sur le principe
de la capitulation sans conditions de l’Allemagne nazie, les
« musiciens » de l’Orchestre noir se battaient le dos au mur dans
l’espoir de sauver le peu qui pouvait l’être : l’âme de leur nation, son
esprit, son honneur.
Quand ils renseignaient l’URSS, État constitué se réclamant
d’idéaux sociaux généreux même si sa réalité était inverse, les
membres de la Rote Kapelle pouvaient se croire, par contraste, du
côté de l’avenir. Et de fait, si Moscou tint tête à la Wehrmacht, c’est
pour une part grâce aux éléments précieux que lui fit parvenir
l’Orchestre rouge jusqu’à sa chute.
La perspective se renversera par la suite. En accord avec les
sociaux-démocrates, la galaxie de l’Orchestre noir a en effet jeté les
bases de l’Allemagne fédérale démocratique d’aujourd’hui. Si elle
avait survécu, celle de l’Orchestre rouge aurait au contraire dû
s’intégrer dans la République « démocratique » allemande, l’État-
STASI.
Voilà en effet une chose bien étrange : fondée par un couple
germano-américain d’authentiques marxistes, Mildred et Arvid
Harnack, pour combattre l’une des pires dictatures totalitaires du
e
XX siècle, le national-socialisme, la Rote Kapelle se rangea du côté
d’une autre dictature plus lointaine, l’URSS stalinienne. Ce en
mobilisant beaucoup de femmes et d’hommes qu’on qualifierait
aujourd’hui de « libertaires ».
À titre personnel, ces « musiciens »-là, même agents
soviétiques, me paraissent infiniment plus sympathiques dans leur
combat antinazi que les « cinq magnifiques » de Cambridge
poignardant leur propre patrie dans le dos. Les combattants de
l’ombre des réseaux berlinois ne furent sans doute pas des maîtres
espions, titre qui revient à un personnage aussi froid et duplice que
Kim Philby, dont l’envergure ne s’est manifestée que dans la
trahison. Encore surent-ils œuvrer contre le régime criminel qui
menait l’Allemagne à la ruine.
En termes historiques, l’émergence de l’Orchestre rouge fut le
fruit d’un processus de réorientation des services secrets soviétiques
dans un contexte de purges staliniennes récurrentes…

Tout changer pour que l’espionnage


ne change pas

Comme nous l’a montré la trajectoire des « cinq magnifiques »


de Cambridge, les services secrets moscoutaires ont connu une
véritable mue dans les années 1930, passant de l’amateurisme
marxistement correct à une forme de professionnalisme féru
d’efficacité.
Dans le même temps, les têtes y tombaient, et pas seulement au
sens figuré. Jusqu’en mai 1939, date de la nomination à la direction
de l’INO de Pavel Fitine, qui ne quittera ce poste très exposé qu’au
bout de huit ans d’exercice, le service de renseignement civil
extérieur de l’URSS connaîtra une instabilité permanente. Deux
patrons de sa maison mère, le NKVD, Iagoda et Iejov, ont été
exécutés – le premier par le second et le second par son
successeur, Lavrenti Beria. À côté de cette logique infernale de la
révolution communiste dévorant sans cesse ses propres enfants, les
Atrides n’étaient que des enfants de chœur.
Le devenir du GRU sera conforme à celui de l’INO : instabilité,
purges, assassinats et, forcément, promotion d’incapables venus
combler les vides. Son fondateur et directeur depuis 1924, le Letton
Ian Berzine, avait pourtant jeté les bases d’un redéploiement
intelligent du service. Sauf qu’après son départ en 1935 – et son
exécution trois ans plus tard, car lui aussi finira sous les balles –,
l’INO va satelliser peu ou prou le renseignement militaire.
Que pouvaient, il est vrai, les successeurs de Berzine face à la
puissance montante d’un Beria ? Tenter de survivre. Un seul y
1
parviendra : le servile Filipp Golikov .
Le sort de leurs subordonnés au GRU était à l’avenant. On
connaît le destin de Theo Maly, tragédie à laquelle son alter ego
Arnold Deutsch n’échappera que de justesse parce qu’on ne pouvait
quand même pas tuer tout le monde. Or, malgré ces passages
réguliers à la moulinette sanglante du régime, déboisages récurrents
d’arbres suspects d’infection capitaliste, INO et GRU ont continué à
opérer.

Le Komintern, armée de réserve


des services secrets

Pourquoi ce quasi-miracle ?
Pour la raison principale que ces deux services secrets
disposaient d’un réservoir humain fourni. Celui des rescapés de
l’appareil de l’Internationale communiste, le Komintern, familiers de
la clandestinité et connaisseurs des pays où ils étaient appelés à
travailler. Des hommes et des femmes qui risquaient ainsi beaucoup
moins les erreurs de débutant que commettront par exemple les
agents nazis infiltrés à l’aveuglette en Angleterre en 1939-1940
(cf. chapitre 7).
Plutôt que de risquer des gestes de rupture dommageables de
leur part : dénonciation publique des méthodes staliniennes,
reddition à la police ou ralliement à l’hérésie trotskiste, mieux valait
trouver à ces contestataires potentiels un débouché au sein des
services secrets. En faire des espions, c’était prolonger leur
enfermement dans la « grande famille communiste ».
Cynique, le calcul était bon. Les « désertions » se compteront sur
les doigts de la main : Jean Cremet, disparu lors d’une mission en
Chine et dont mon ami Roger Faligot et moi-même avons pu établir
qu’il est mort en Belgique sous un faux nom en 1973 ; Ignace
Poretsky, vieux routier du GRU passé à la dissidence en se
réclamant du trotskisme, puis assassiné en septembre 1937 près de
Lausanne ; Orlov, immigré comme on l’a vu aux États-Unis avec sa
femme et sa fille au bénéfice d’un chantage habile sur ses ex-
employeurs ; Walter Krivitski, ex-résident de l’INO aux Pays-Bas, lui
aussi réfugié aux États-Unis, mais retrouvé mort en février 1941
dans sa chambre de motel fermée à clé.
Quelques-unes des recrues des services provenant du
militantisme kominternien avaient commencé leurs activités au sein
de la Tcheka, tels Theo Maly ou Alexandre Orlov. D’autres se sont
épargné cette étape, à l’image d’Henri Robinson, un des dirigeants
de l’Internationale communiste des jeunes, le « Petit Komintern »,
directement versé dans le renseignement de la « grande »
Internationale et de là dans les rangs du GRU où il va d’ailleurs
exceller.
Comme Radó…

Le réseau des Trois Rouges

En 1938, Sándor Radó, un officier du GRU, vient installer en


Suisse le réseau dont deux officiers du service, Maria Poliakova, et
très furtivement Manfred Stern, l’ancien « général Kléber » des
brigades internationales de la guerre d’Espagne, ont jeté les bases.
Né près de Budapest, ancien cartographe du détachement hongrois
de l’Armée rouge réfugié à Vienne, Radó a étudié la géographie,
puis monté une radio de propagande en direction de son pays natal.
En 1926, il s’installe en Allemagne. Neuf ans plus tard, le voilà
recruté par le GRU. Sa « société de couverture » sera l’agence
Geopress de Genève, qui établit et commercialise des cartes,
auprès des journaux notamment.
Pendant de la Rote Kapelle en Suisse, le réseau Radó reçoit des
autorités helvétiques le sobriquet de « Trois Rouges » (Rote Drei en
allemand) du fait que, dans ce pays neutre, donc stratégique du
point de vue du renseignement, il va actionner trois émetteurs radio.
Par ce moyen, les Trois Rouges fourniront jusqu’en 1944 au
« Centre » de Moscou des données capitales. Beaucoup
provenaient d’un libraire de Lucerne, Rudolf Roessler, lié au service
de renseignements militaire helvétique du brigadier général Roger
Masson. Mais en réalité, la source principale de ces informations
« miraculeuses » se trouvait être le décryptage par les Britanniques
des messages codés par la machine allemande Enigma (cf.
chapitre 5).
C’est dire si Radó et son adjointe Rachel Dübendorfer ont
apporté à l’URSS des éléments infiniment plus tangibles que ceux
du petit réseau GRU franco-belge de Leopold Trepper et d’Anatoli
Gourevitch. Trepper, il est vrai, s’autobaptisa « chef de l’Orchestre
rouge », imposture trop fréquemment gobée par des auteurs
crédules. Composé pour l’essentiel d’Allemands, le véritable
Orchestre hantait les nuits de la Gestapo parce qu’il opérait au cœur
même de l’Allemagne nazie. Trepper n’eut pas de rapports avec lui,
et Gourevitch, on le verra un peu plus loin, à peine.
L’Orchestre rouge fut une entreprise de longue haleine initiée
cinq ans avant l’éclatement de la Seconde Guerre mondiale par la
conversion au marxisme-léninisme d’un couple germano-
américain…
Des corps francs au communisme

D’une famille d’intellectuels baltes – père enseignant dans une


grande école technique, oncle théologien protestant respecté et
fondateur de la Kaiser-Wilhelm-Gesellschaft, l’équivalent du futur
CNRS français –, Arvid Harnack est né en 1901. Dans sa jeunesse,
il a lutté au sein des Freikorps. Formations militaires semi-
clandestines levées en sous-main par l’état-major de la jeune armée
de la république de Weimar, ces corps francs ont servi de bras armé
au Parti social-démocrate d’Allemagne, le SPD, pour écraser les
insurrections communistes d’après la Grande Guerre et combattre
aux frontières les Lettons, soutenus par la Grande-Bretagne, ou les
Polonais, épaulés par la France.
En 1920, Arvid est capturé par les rouges en Silésie. Écœuré par
les méthodes expéditives de ses camarades des Freikorps, le jeune
homme succombe à ce qu’on appelle aujourd’hui le syndrome de
Stockholm. Ses gardiens communistes l’ont épargné, il leur en sera
reconnaissant. Politiquement, ce juriste se sent toutefois plus proche
de la social-démocratie. Ne voit-il pas en elle une version plus
modérée du marxisme mais presque aussi étatique de l’économie,
sa marotte ?
Arvid décroche une bourse de la Fondation Rockefeller pour
étudier aux États-Unis. C’est à l’université de Madison qu’il rencontre
Mildred Fish, une étudiante américaine en littérature allemande d’un
an plus jeune que lui. Ils se marient en 1926.
En 1928, Mildred passe brillamment sa thèse universitaire avant
d’enseigner à Baltimore. Non seulement Arvid et elle s’aiment, mais
tous deux aiment une Allemagne aux antipodes de celle d’Hitler –
pour l’heure simple agitateur en pleine ascension.
Dès 1929, les Harnack regagnent le Vieux Continent. L’année
suivante, Arvid passe son diplôme de philosophie haut la main. Sa
thèse portait sur les mouvements ouvriers prémarxistes aux États-
Unis.
Tournant capital en 1931 : de retour à Berlin, le couple délaisse
l’orbite sociale-démocrate pour se convertir au marxisme-léninisme.
Mildred et Arvid voudraient prendre leur carte du KPD, le PC
allemand. Or, leur demande d’adhésion est repoussée, et pour
cause : les hautes sphères du Parti savent d’expérience les
« camarades soviétiques » à l’affût de jeunes pousses bien placées
dans la fonction publique et le monde de l’économie.
Sans doute serait-il plus sage, conseille-t-on ainsi à Arvid, de
rejoindre la Bund Geistiger Berufe, la BGB. Organisation satellite du
KPD, cette Ligue des intellectuels professionnels sert à étendre
l’influence marxiste dans les milieux universitaires et scientifiques
sans trop marquer ses adhérents au plan politique. S’y retrouvent en
effet aussi des « nationaux-bolcheviks », favorables à une
Allemagne renaissante appuyée par l’URSS mais pas communiste
pour autant.
En août 1932, Harnack conduit une délégation de la BGB à
Moscou. Secrétaire de la Société pour l’économie planifiée, une idée
très en vogue dans ces années 1930, et pas seulement en
Allemagne, c’est un des leaders de sa branche ARPLAN
(Arbeitsgemeinschaft zum Studium der Sowjetrussischen
Planwirtschaft), vouée à l’étude de l’économie soviétique.

« Faites oublier votre passé de gauche »


Deux ans après cet épisode moscoutaire, le nouveau résident de
l’INO à Berlin, Boris Gordon, commence, sur consigne de ses chefs,
le harponnage des Harnack.
« Faites oublier votre passé de gauche », suggère-t-il à Arvid. Le
même conseil qu’Arnold Deutsch délivre quasi simultanément à Kim
Philby. Dans les deux cas, l’entrisme se révélera très payant. La
preuve en avril 1935, puisque Arvid accède à un poste important de
conseiller au département soviétique du ministère allemand de
l’Économie. De quoi légitimer ses fréquentes visites à l’ambassade
d’URSS…
« Je suis sûr, à moins d’avoir été complètement désinformé,
qu’ils sont tous les deux des gens fiables de notre point de vue »,
conclut dans son rapport à Moscou « Liza », le razrabotchik chargé
de l’évaluation du couple (dans le jargon soviétique, le mot
razrabotchik désigne l’agent chargé d’apprécier la fiabilité d’une
recrue potentielle).
Feu vert, tranche Abraham Sloutsky, qui vient de succéder à la
tête de l’INO à Artour Artouzov, le concepteur de la dezinformatsia.
Le 15 juillet 1935, Alexandre Hershfeld réceptionne l’ordre de
préparer le recrutement formel du couple. Bien que novice en
matière de renseignement, ce diplomate russe en poste à Berlin
s’acquitte de cette mission délicate. De sorte qu’un véritable
professionnel, Alexandre Belkine, sera très vite affecté au
« traitement » du nouvel agent Arvid Harnack.
La Loubianka apprécie tout autant la surface sociale de sa
compagne. Secrétaire générale de l’Union des femmes américaines
de Berlin, Mildred est aussi une amie personnelle de Martha Dodd,
la fille de l’ambassadeur des États-Unis dans la capitale allemande.
Soumise à des offensives de charme répétées de jeunes diplomates
nazis, mais préférant les beautés du communisme, Martha est
tombée dans les filets de l’INO l’année précédente.
De plus, Mildred, femme de tête au charme indéniable, s’est vu
confier un cours de littérature américaine à l’université de Berlin.
Comme son mari, quoique très différemment, c’est une personne
d’influence.
De fait, les Harnack connaissent beaucoup de monde dans la
capitale. Et plus encore quand, effectuant le virage sur l’aile droite
demandé par Belkine, Arvid devient le responsable de l’Union des
juristes nationaux-socialistes au sein de son ministère. Dans le
même temps, il est admis au Herren Club (le Cercle de ces
Messieurs), où se retrouvent des hauts fonctionnaires, des
industriels, des officiers, souvent de familles aristocratiques.
Si les Harnack négligent des règles de cloisonnement qu’ils n’ont
jamais eu l’occasion d’apprendre, ils ne tarderont pas à disposer
d’une soixantaine de sources d’information, dont quinze aux
convictions antinazies affichées. Sources, mais pas forcément
agents, car la plupart du temps les gens qui renseignent le mari ou
la femme ignorent qu’ils travaillent pour un service secret.

Renaissance de la filière Harnack

Du pain bénit pour l’URSS en tout cas. Fidèle léniniste, Staline


pense que le communisme ne triomphera qu’en s’annexant la
puissante industrie allemande. Avant la prise de pouvoir par Hitler
en 1933, le dictateur rouge s’est d’abord dit qu’en balayant toutes les
structures sociales du pays, le nazisme, phénomène temporaire,
allait faire le lit du communisme. D’où cette alliance « objective »
entre le KPD et le NSDAP contre leur principal adversaire, le SPD.
Le Führer ayant noyé dans le sang de la Nuit des longs couteaux
du 30 juin 1934 les fantasmes révolutionnaires des SA, les Sections
d’assaut nazies, Staline, expert en matière d’assassinats politiques,
en a conclu que le régime nazi semblait plus solide qu’escompté.
Résultat pratique : le développement de l’espionnage soviétique en
Allemagne.
Le problème, c’est que contradictoirement, le dictateur
communiste, assisté de Beria, le patron du NKVD, lance au même
moment les mégapurges au sein du GRU et de l’INO qui vont
déstabiliser ses propres services de renseignements. Six officiers du
renseignement militaire sur dix sont éliminés ; et, comme l’avouera
Pavel Fitine, chargé de reconstruire l’INO après son
démantèlement : « Au début de 1939, presque tous les résidents à
l’étranger ont été rappelés et limogés. La plupart ont été arrêtés, les
autres soumis à un contrôle. Il n’était pas question d’avoir la moindre
activité de renseignement à l’étranger. »
Une remarque de connaisseur qui vaut tout particulièrement
dans le cas allemand. À partir de juin 1938, alors que les
ramifications du réseau Harnack commençaient à se constituer en
véritable toile, la liaison du couple avec Moscou est brusquement
interrompue. Un mot de passe a certes été convenu pour la reprise
de contact, mais rien ne survient, fait étonnant alors qu’Arvid a
appartenu à la délégation allemande venue à Moscou négocier les
conditions économiques du pacte germano-soviétique ! Pour l’heure,
le voilà muté au département américain de son ministère du fait de
sa parfaite connaissance de la langue anglaise.
Le 17 septembre 1940, le troisième secrétaire de l’ambassade
soviétique à Berlin, Alexandre Erdberg, vient frapper sans
avertissement à la porte de l’appartement du couple, au dernier
étage du 16 Woyrschstrasse. Les Harnack n’étant pas équipés du
téléphone de peur des écoutes nazies, cet officier de l’INO, dont la
carrière de tchékiste a commencé au service de maintenance de la
Loubianka et dont nous aurons à reparler par la suite, n’a pas trouvé
d’autre moyen de reprendre contact avec le couple d’agents perdu
dans la nature.

Korotkov renoue les fils

Bien qu’Alexandre Korotkov, le véritable patronyme de l’envoyé


du « Centre », ait pris la précaution de se présenter comme un ami
d’Alexandre Hershfeld, cette première entrevue sera placée sous le
signe de la méfiance. Les Harnack craignent en effet une
provocation de la Gestapo. Ce qu’ils ignorent, c’est que depuis 1929
l’INO a recruté Willy Lehmann, un officier de police qui appartient
désormais au contre-espionnage du Sicherheitsdienst, le service
secret SS. Lehmann, alias « Breitenbach », avec qui Korotkov vient
justement de renouer, autre pan de sa mission berlinoise qui pour
des raisons inexpliquées ne durera que deux mois. Bien trop peu
pour tisser des liens solides avec les Harnack.
Moscou a possédé ou possède encore d’autres agents dans la
capitale allemande. Citons Olga Ivanovna Chkarina, fille non
reconnue par son père, un cadet de la cour impériale russe, et que
sa mère, Anna Chkarina, d’origine cosaque, s’est vue contrainte
d’abandonner. Devenue Förster suite à son adoption par un couple
d’Allemands, Olga est venue vivre à Berlin, où elle a suivi
d’excellentes études. En 1928, alors qu’elle n’a même pas vingt ans,
cette belle plante est « tamponnée » par Nikolaï Kedrov, un officier
de l’INO en poste dans la capitale allemande.
Quittant son père adoptif, Olga devient une comédienne assez
en vogue et bientôt en cour dans l’entourage du futur ministre de la
Propagande Joseph Goebbels, grand coureur de jupons.
Immatriculée A 229 par les services soviétiques auxquels elle
apporte des « renseignements inappréciables », la jeune femme
épouse en 1931, sur consigne de Kedrov, un dramaturge très en
vogue, Arnolt Bronnen. Un mariage qui la rapproche plus encore de
certains milieux artistiques fascinés par le nazisme.
Malheureusement, cette agente formidablement prometteuse meurt
des suites d’une émanation de gaz. Accident, assassinat ou peut-
être suicide. Espionne soviétique à Berlin, ce n’était sûrement pas
facile à supporter.
Également séduisante et également prénommée Olga, mais plus
âgée d’une bonne dizaine d’années et plus chanceuse (elle mourra
octogénaire en mars 1980 à Munich), une autre agente actrice de
talent fraie elle aussi avec l’entourage de Goebbels pour le compte
de l’INO. Nulle autre qu’Olga Knepper, dite « Tchekhova ». Au motif
de l’importance de cette agente, le « Centre » mettra à sa disposition
trois opérateurs radio. Suite à des mesures de cloisonnement
exceptionnelles, aucun d’entre eux ne connaît son nom ni même son
visage. Arrêté par la Gestapo et soumis aux pires tortures, le
premier se montrera incapable d’aider ses bourreaux à l’identifier.
Libres, les deux autres continueront à émettre ses messages
jusqu’au printemps 1945.

La cellule des Affaires étrangères

Citons encore, tant elle est précieuse, la petite cellule


d’espionnage qui œuvre au sein du ministère allemand des Affaires
étrangères. Sous l’égide d’un diplomate, Rudolf von Scheliha,
recruté dès 1937 en Pologne par Rudolf Herrnstadt, ex-
correspondant du quotidien Berliner Tageblatt et résident du GRU à
Varsovie jusqu’en 1939, elle se compose de deux autres
fonctionnaires antinazis : Hans Helfrich et surtout la très efficace Ilse
Stöbe, la propre compagne d’Herrnstadt. Marque de son importance,
ce petit groupe dispose d’un « pianiste » – un spécialiste radio –
attitré, Kurt Schultze.
L’Allemagne, en bref, n’est pas terra incognita pour les services
secrets de l’URSS. Inlassable, Harnack a recruté plusieurs de ses
anciennes relations à la BGB : le baron Wolzogen-Neuhaus, officier
supérieur qui travaille au service technique du Haut État-Major de la
Wehrmacht ; Hans Rupp, un cadre supérieur du grand trust
chimique IG Farben ; Tizien, un industriel d’origine russe blanche. Et
il a enrôlé son propre neveu par alliance Wolfgang Havemann,
officier de renseignements à l’état-major de la Kriegsmarine. Sans
compter son ami Karl Behrens, qui travaille à l’AEG, le grand
fabricant allemand de matériel électrique. Ou, plus significatif
encore, Adolf Grimme, ancien ministre social-démocrate de
l’Éducation et des Cultes du land de Prusse, dont un proche, le
syndicaliste Wilhelm Leischer, se trouve en relation avec le chef de
la police de Berlin, le comte Wolf-Heinrich von Helldorf, dignitaire
nazi lui-même lié à l’Orchestre noir.
Outre son travail de renseignement pour l’URSS, la galaxie
Harnack contribue ainsi à rapprocher par petites touches les
opposants à l’hitlérisme. Le seul inconvénient du point de vue
pratique, c’est que Mildred et Arvid se considèrent comme des
militants communistes clandestins, pas comme des agents secrets.
En conséquence, ils vont refuser, contrairement à Olga Tchekhova,
que Korotkov les dote de moyens de transmission radio autonomes.
Une lacune dont l’importance sautera aux yeux après l’agression
nazie contre l’URSS de juin 1941, la rupture des relations
diplomatiques Berlin-Moscou et donc l’impossibilité d’avoir recours à
des agents soviétiques « légaux » opérant depuis leur ambassade.
Dommage car Mildred et Arvid viennent d’établir le contact avec
cet autre couple plus glamour qui va développer une autre planète
de la galaxie Rote Kapelle : les Schulze-Boysen.
Alors que la branche Harnack de l’Orchestre rouge en cours de
gestation s’appuyait sur des membres de l’establishment, des
personnalités de l’industrie, de la haute fonction publique et des
sphères militaires élevées, la filière Schulze-Boysen, elle, va
mobiliser des figures liées au monde intellectuel et artistique.
Pas par hasard : Harro et Libertas Schulze-Boysen viennent en
effet de cet univers…

Rêves de jeunesse

Né en 1909, Harro Schulze-Boysen appartient à une famille


prestigieuse. Le frère de sa grand-mère maternelle était en effet le
grand amiral Alfred von Tirpitz, bâtisseur de la Kriegsmarine, la flotte
de guerre impériale qui a donné son nom au quai Tirpitz de Berlin
dont les nos 74 et 76 abritent le quartier général du renseignement
militaire allemand, l’Abwehr.
Ancien officier de la Kriegsmarine, son père Edgar a élevé Harro
dans une ambiance de discussion, d’émulation et de rigueur
intellectuelle. Les livres étaient partout dans la maison familiale de
Duisbourg, en Rhénanie du Nord. Présidente de la section féminine
de la Société coloniale allemande de Duisbourg, la mère de Harro,
Marie Luise, née Boysen, appartient comme son mari à la droite
conservatrice modérée et éclairée, ouverte sur les problèmes de
société puisqu’elle considère que les résoudre fait partie de sa
mission.
Dans ces conditions, il n’est pas étonnant que Harro, jeune
lycéen de quatorze ans, ait participé en 1923 aux manifestations
patriotiques contre l’occupation de la Ruhr par l’armée française,
venue « prendre des gages » sur le paiement de la dette allemande
de la Grande Guerre. Cette Ruhr autour de laquelle une première
forme d’alliance a émergé entre les militants du KPD et l’extrême
droite nationaliste.
Un dialogue entre les jeunes Allemands de tous bords, de toutes
convictions, de toutes religions, de toutes philosophies, Harro
Schulze-Boysen, étudiant en sciences politiques, l’a toujours prôné.
C’est dans ce but qu’il crée en 1932 avec quelques amis la revue
Gegner (L’Adversaire) où toutes les sensibilités allemandes doivent
pouvoir s’exprimer, y compris les chrétiens, les communistes, les
nationaux-socialistes ou les nationaux-bolcheviks, courant pour
lequel le jeune homme semble nourrir quelques sympathies.
Les ventes de la revue atteignent bientôt les 5 000 exemplaires,
chiffre appréciable pour une publication très intellectuelle. Le
problème, après la prise de pouvoir par Hitler en janvier 1933, c’est
qu’une seule voix a désormais le droit de s’exprimer en Allemagne,
et que cette voix se trouve être celle du nazisme.

Tabassé par les SS

En avril, les SS perquisitionnent le petit appartement berlinois qui


abrite la rédaction de Gegner. Harro, Henry Erlanger et Adrien Turel
sont arrêtés. Turel peut prouver sa nationalité suisse ; on l’épargne.
Mais Erlanger, fils d’un banquier juif, est tabassé à mort. Quant à
Harro, ses bourreaux en mal d’amusement lui gravent deux croix
gammées sur les cuisses.
Énergique et sûre de ses droits, Marie Luise vient exiger sa
libération. Pour l’occasion, la petite-nièce de Tirpitz a même adhéré
au NSDAP afin d’en épingler l’insigne à sa veste. Elle argue que
Harro est jeune, vingt-trois ans, et idéaliste, et que, c’est promis, il
ne récidivera pas. Le commissaire de police l’écoute. Encore faut-il
négocier avec cette puissance émergente, les SS. Or les hommes
du « corps noir » n’ont aucune envie de laisser en liberté un témoin
de l’assassinat d’Erlanger. À force d’insistance, ils cèdent toutefois,
mais de très mauvaise grâce.
Éprise d’ordre et de justice, Marie Luise n’entend pas que de tels
voyous s’en tirent à aussi bon compte. Malgré les supplications de
Harro, conscient que l’intransigeance maternelle se retournera
contre lui, elle porte plainte. Ce qui, en bonne logique nazie, vaudra
à son fils un interrogatoire en règle par la toute jeune Gestapo.
Par bonheur, les systèmes de fichage de cette police politique
totalitaire, embryon de Tcheka en chemise brune, ne sont pas
encore au point. À tout hasard, et parce qu’il ne faut jamais être taxé
de manque de vigilance, la rédaction de Gegner sera notée
d’« opinions radicalement communistes », mais sans plus. D’ailleurs,
l’affaire semble se tasser quand on découvre le cadavre d’Erlanger
dans un canal. Suicide par noyade, conclut l’enquête. Face à cette
nouvelle preuve d’arbitraire nazi, qu’il n’acceptera jamais d’avaliser
par écrit malgré l’insistance musclée de la Gestapo, Harro comprend
qu’il lui faut quitter Berlin de toute urgence.

Officier de la Luftwaffe
Piloter, c’est un des nombreux rêves de ce jeune homme assoiffé
d’expériences. Il s’inscrit donc à un stage d’observateur maritime
organisé par l’École allemande des aviateurs de Warnemünde, un
des nombreux établissements qui protègent le réarmement du Reich
des regards indiscrets des Britanniques et surtout des Français.
C’est un garçon humilié, meurtri, désespéré, qui tente cette
nouvelle aventure. Les coups des bourreaux SS lui ont gravement
endommagé les reins. Harro souffre de calculs et d’autres
dysfonctionnements qui entravent sa vie sexuelle, jusque-là
épanouie dans un milieu aux mœurs très libres. Faire l’amour lui
procure parfois d’insoutenables douleurs.
Pas toujours, heureusement. L’amour, Schulze-Boysen, intégré
en mai 1934 au ministère de l’Air, le Reichsluftfahrtministerium
(RLM), au sortir de sa formation à Warnemünde, avec le grade de
sous-lieutenant de la Luftwaffe, le rencontre d’ailleurs le 14 juillet sur
la rivière Havel à bord de la yole d’un de ses nouveaux camarades,
Richard von Raffay.
Voici quinze jours, Hitler et ses SS ont décapité la direction de la
SA lors de cette Nuit des longs couteaux qui a conduit Staline à
changer son regard sur le nouveau maître de l’Allemagne. Pour
autant, Libertas Haas-Haye, qui bronze alanguie en ce jour
ensoleillé, n’a d’yeux que pour Harro. Et lui n’a d’yeux que pour cette
magnifique jeune femme de vingt ans.

Les amants de Berlin

S’il est l’arrière-petit-fils de Tirpitz, Libertas, elle, est la petite-fille


du prince Philipp zu Eulenburg. Un personnage considérable sous le
règne du Kaiser Guillaume II, dont il était l’ami intime. Avec Friedrich
von Holstein, Eulenburg fut en effet l’un des deux grands architectes
de la chute du chancelier Bismarck et de la réorientation de la
politique étrangère allemande. Quittant la diplomatie en 1903, le
prince sera disgracié par Guillaume quatre ans plus tard en raison
d’une campagne sous-tendue par son ancien allié Holstein
l’accusant d’homosexualité.
Craignant le scandale, l’empereur s’écarte à regret du prince
Philipp ; Guillaume II venait se ressourcer chaque automne à
Liebenberg, le domaine familial des Eulenburg. Libertas y a passé
son enfance. Plus aristocratique que les Harnack ou les Schulze-
Boysen, sa famille semble par contraste un peu moins intellectuelle
que celles d’Arvid et de Harro. On aime y rire, y chanter, on y adore
et on y pratique la musique. Libertas joue, entre autres, de
l’accordéon ; sa mère, Tora, est une virtuose du piano. C’est
poursuivre la tradition du prince Philipp, qui éblouissait les salons
berlinois par son humour, son talent de conteur et d’imitateur, ou
avec les ballades nordiques qu’il composait en s’inspirant des sagas
vikings.
Ce cocon familial de Liebenberg, Libertas l’a quitté à dix-neuf
ans, attirée par les lumières de la capitale. Rêvant de littérature, de
poésie, de cinéma, elle décroche un emploi à la succursale
berlinoise de la Metro Goldwyn Mayer.
Inespéré ? Pas tant que ça, car la firme cinématographique
américaine tient beaucoup à ses bons rapports avec le régime, clé
de son maintien sur le marché allemand. Du coup, les collaborateurs
juifs de la MGM sont remerciés les uns après les autres. Voilà qui
crée de la place pour une Eulenburg jolie comme un cœur, aux
origines familiales et raciales impeccables. Et intelligente avec ça,
pleine d’entregent, qualité primordiale pour une attachée de presse.
D’ailleurs, ses résultats sont d’emblée excellents. Par la suite, elle
prendra même sa carte au NSDAP.
Entre Harro et elle, c’est le coup de foudre. Sexuellement, ils
s’entendent à merveille, ce qui rassure le jeune sous-lieutenant sur
sa virilité. Sans compter les goûts communs qu’ils se découvrent : le
cinéma, bien sûr, la poésie, les séances de voile sur le lac de
Wannsee, les nuits à la belle étoile quand le temps le permet. Une
bohème aux antipodes du mode de vie règlé des Harnack, mais qui
pour l’heure ne nuit en rien au régime hitlérien. Quand Harro dit à
Libertas sa haine du nazisme, Arvid et Mildred, eux, l’affrontent déjà
sur le terrain de la guerre secrète du renseignement.
Dès l’automne, Libertas emménage dans l’appartement de son
ami Raffay. À la Noël, Harro la présente à sa famille, conquise par le
charme pétulant et l’énergie qui émanent de cette jeune femme.
Marie Luise aurait préféré une compagne moins bohème, mais elle
s’en accommode : son fils a l’air si heureux. Le tout, c’est que le
couple « régularise ».
C’est chose faite le 26 juillet 1936, une grosse semaine après
que loin en Europe la guerre civile espagnole a éclaté entre
nationalistes, épaulés par l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie, et
républicains, soutenus, eux, par la Russie soviétique. Entre deux
assassinats d’éléments anarchistes, trotskistes ou trotskisants,
l’ancien contrôleur des « cinq magnifiques » de Cambridge et futur
déserteur de l’INO, Alexandre Orlov, y mène des opérations secrètes
comme le transfert en URSS des réserves d’or de la Banque
d’Espagne. Une opération clandestine à laquelle participe un officier
de marine soviétique, Anatoli Gourevitch, futur chef du réseau belge
du GRU.
En août, de retour de son voyage de noces, Harro vient occuper
son nouveau bureau dans le bâtiment flambant neuf du RLM. C’est
là qu’Hermann Goering, un des plus puissants dignitaires du
e
III Reich, prépare la guerre aérienne contre la Pologne et la France.
Là que le jeune rebelle pourra enfin porter, sous l’uniforme de la
Luftwaffe, les coups les plus durs à un régime qu’il abhorre toujours
autant.

La branche Kuckhoff

Libertas, à qui il ne cache rien, le sait. Estimant que la carrière de


son mari ne décolle pas assez vite – le comble pour un pilote –, elle
trouve un moyen original de l’accélérer. Au cours d’une visite en
voisin – Carinhall, le luxueux pavillon de chasse de Goering, est
proche du château de Liebenberg, berceau de la famille
Eulenburg –, le Reichsmarschall est abordé au culot par la jeune
femme. Elle lui demande si Harro, qui plafonne avec le grade de
sous-lieutenant pour un salaire modeste, ne pourrait pas bénéficier
d’un coup de pouce.
Goering ne s’en offusque pas. Au contraire, il donne sa parole.
En dépit de son dossier administratif où s’étale l’équipée non
conformiste du Gegner, Harro, promu lieutenant, voit donc son
salaire progresser, ses responsabilités au ministère aussi. De quoi
permettre au couple d’emménager dans un atelier de quatre pièces
où il va donner des fêtes peu en rapport avec le style nazi. Au cours
des rencontres favorisées par ces fêtes va se constituer peu à peu
un réseau d’amis, d’amants (on flirte beaucoup et sans se cacher),
mais aussi de contestataires, de dissidents, d’opposants au régime.
Des gens qui à ce moment-là ne sont pas encore prêts à travailler
pour l’INO, mais que leur liberté de parole, de comportement et
d’allure prédispose à le faire.
Pour l’heure, Harro n’a cependant aucun contact avec les
Soviétiques. Or, il voudrait leur faire parvenir des renseignements
sur les effectifs et les méthodes de la force aérienne de la légion
Condor, unité d’élite où les jeunes officiers allemands s’initient aux
techniques de la guerre moderne sur le front espagnol – par
exemple en écrasant sous les bombes la cité basque de Guernica
en avril 1937.
Ancienne du Secours rouge d’Allemagne, une organisation
satellite du KPD, la compagne de Richard von Raffay, Gisela von
Poellnitz, accepte de remettre anonymement au personnel du
pavillon soviétique de l’Exposition universelle de Paris l’enveloppe
que lui confie Schulze-Boysen.
Un premier acte concret d’opposition au régime. Emprisonnée
cinq mois durant pour une affaire déjà vieille de plusieurs années,
Gisela en sera quitte pour une belle frousse : cent cinquante fois
vingt-quatre heures derrière les barreaux, c’est long ; elle se
demandait si la Gestapo n’avait pas découvert le vrai motif de son
escapade parisienne. Non, heureusement. Quand elle sort de
prison, dans un état épouvantable, c’est une femme du réseau en
cours de constitution, le docteur Elfriede Paul, qui s’occupera de la
retaper.
Dans ce monde d’artistes, de poètes et de gens de lettres,
Libertas et Harro font au hasard d’un dîner la connaissance d’Adam
Kuckhoff, cinquante-trois ans, écrivain, metteur en scène, critique et
dramaturge qui parvient encore à se faire publier sous la forme
jugée anodine de romans policiers. Sa femme, Greta, plus jeune
d’une vingtaine d’années, a étudié à l’université de Madison comme
Mildred Harnack. Elle est traductrice d’anglais.
Ami d’enfance d’Adolf Grimme, l’ancien ministre social-
démocrate de Prusse, Adam a animé en 1928 une revue
contestataire de gauche, Die Tat (L’Action), avant de diriger un
théâtre réputé dont il a démissionné en 1932 pour vivre de sa plume.
Très vite, les deux couples sympathisent. Surtout quand Adam,
bon psychologue, saisit la profondeur de la haine que le jeune
lieutenant Schulze-Boysen voue au nazisme.
Pour les Kuckhoff, rien n’est plus urgent désormais que de mettre
le couple Schulze-Boysen en contact avec les Harnack, avec qui ils
travaillent déjà. C’est chose faite en octobre ou novembre 1940. Au
service de la cause commune – opposition totale au nazisme et
sympathie de principe envers l’URSS –, l’Orchestre rouge va pouvoir
jouer sur toutes les gammes, tous les registres. À ses risques et
périls.

Espions et résistants

Dans l’espoir de rationaliser la galaxie Rote Kapelle après son


démantèlement, le renseignement militaire du IIIe Reich, l’Abwehr,
croira y distinguer quatre entités :
– Le « groupe des fonctionnaires des Affaires étrangères »,
composé de trois agents du GRU autour de Rudolf von Scheliha, et
dont nous savons qu’il opérait à l’écart des réseaux Harnack et
Schulze-Boysen.
– Le groupe des « jeunes communistes », dont ils attribuent
justement la direction à Harnack et la responsabilité des émissions
radio à Kuckhoff (immédiatement après l’attaque nazie de juin 1941,
Korotkov, de retour clandestinement à Berlin, a bien fourni du
matériel émetteur-récepteur au réseau, mais, faute de temps, sans
aucune formation technique à son emploi).
– Le groupe des techniciens, artistes et personnalités
mondaines.
– Le groupe Schulze-Boysen.
Une vision qu’on peut trouver quelque peu schématique. Ignorant
par exemple leur passé, les hommes de l’Abwehr ne parviennent
pas à classer Ingeborg et Hans Heinrich Kummerow. Ingénieur à la
Loewe-Opta-Radio, Hans Heinrich est pourtant l’un des plus anciens
agents soviétiques en Allemagne, pour ne pas dire le plus ancien.
C’est dès 1930 qu’il a été recruté par le grand précurseur de
l’espionnage scientifique et technique russe, l’Arménien Gaïk
Ovakimian (cf. chapitre 4).
Plusieurs éléments de valeur gravitent au sein de la galaxie
Schulze-Boysen. Par exemple, ce colonel du contre-espionnage au
ministère de l’Air, Erwin Gehrts ; le major Gregor, qui assure les
liaisons de Goering avec le ministère des Affaires étrangères, ainsi
qu’un troisième officier de la Luftwaffe, Herbert Golnow ; Helmut
Himpel, le dentiste des vedettes de cinéma allemandes, qui soigne
clandestinement à son domicile des patients juifs ; sa compagne
Maria Terwiel, racialement « semi-impure », qui, sténodactylo, tape à
la machine les documents du réseau ; l’écrivain Günther
Weisenborn, un temps l’amant de Libertas ; le sculpteur Kurt
Schumacher, vieil ami de Harro, et sa femme Elisabeth ; le
psychanalyste de nationalité suisse John Rittmeister.
Autres animateurs du cercle, Antonie et son mari Johannes
Graudenz, chargé des liaisons entre le ministère de l’Armement et la
Luftwaffe, et à ce titre source remarquablement bien informée – un
atavisme professionnel, car sous le nom de John Graudenz,
Johannes fut autrefois un journaliste très connu, correspondant de
United Press à Moscou. En janvier 1924, à Tchita, c’est lui qui prit
des clichés du procès d’Anatoli Papelaiev et de ses camarades de la
Djroudina de Sibérie, un mouvement autonomiste iakoute dont
Papelaiev, le dernier chef russe blanc au combat à l’intérieur de
l’URSS, avait pris le commandement.
Homme à ne jamais fermer les yeux devant les crimes,
Graudenz fut expulsé en 1933 pour avoir pris des clichés de la
grande famine d’Ukraine et ses 4 à 6 millions de morts. Les
tribulations de l’Histoire font à présent de lui un agent des services
secrets de Staline, le principal responsable de cette tragédie…
Les liaisons de cette galaxie avec les autres groupes clandestins
allemands comme ses liaisons radio constituent l’apanage d’un
jeune technicien industriel, Hans Coppi, et de sa femme Elisabeth.
« Pianiste » improvisé, Hans a été formé dans l’urgence par Kurt
Schultze, l’opérateur radio de la cellule GRU du ministère des
Affaires étrangères. Résultat de ce grave défaut de cloisonnement,
la chute de l’un provoquera automatiquement celle de l’autre.

Des cercles trop imbriqués

Le manque de moyens de transmission fiables et autonomes


demeure en effet un des talons d’Achille des réseaux, dont il finira
par causer la destruction. Leur autre point de vulnérabilité majeur,
c’est l’imbrication de cercles où tout le monde finit par se connaître.
Outre les soirées entre amis, déjà dangereuses, les discussions où
personne ne s’autocensure parce qu’après tout on est contre la
dictature, l’Orchestre rouge, très attaché à sa facette de mouvement
de résistance clandestin, se livre en effet à des envois de tracts
anonymes par la poste et même à des nuits de collage d’affichettes
ou de distribution de tracts antinazis dans le centre de Berlin. Un
mélange des genres à faire hurler les professionnels de
l’espionnage, obsédés par le cloisonnement. Mais n’est-il pas dans
l’ADN de l’Orchestre ?
La « filière des artistes » joue elle aussi sa propre partition.
Différent de celui des Schulze-Boysen, ce cercle comprend des
aristocrates comme le prince Dimitri Sviatopolk-Mirsky ou la
comtesse Ericka von Brockdorff ; un industriel du textile, Marcel
Melliand ; le docteur Elfriede Paul, que nous avons vu soigner Gisela
von Poellnitz après son séjour de cinq mois dans les prisons de la
Gestapo ; un (véritable) pianiste très connu à Berlin, Helmut Roloff ;
la sculptrice et danseuse Oda Schottmüller, ancienne compagne de
Kurt Schumacher ; la chanteuse Eva Buch et un sous-officier
employé au Haut État-Major de la Wehrmacht, Alfred Traxl.
Ces agents-militants ne sont guère nombreux – à peine plus de
cent cinquante. Mais d’une activité impressionnante. Pensons aux
contacts établis par un des cousins d’Arvid Harnack avec le leader
de l’opposition conservatrice clandestine à Hitler, Carl Goerdeler,
ancien bourgmestre de Leipzig et éminente figure de l’Orchestre
noir. Sans oublier les anciens militants des Jeunesses
communistes : Wolfgang Havemann, employé au haut
commandement de la Wehrmacht ; Leo Skrzypinsky ; Johannes
Sieg, ancien collaborateur de la revue d’Adam Kuckhoff Die Tat ; ou
Wilhelm Guddorf, agent de liaison avec Harro Schulze-Boysen.
De quoi donner une idée de l’ampleur de cet « orchestre » dont
on comprend qu’il ait inquiété les nazis dès la découverte de son
existence au travers de ses diffusions militantes de tracts ou ses
collages d’affichettes. Avant de réaliser qu’il s’agissait aussi de
réseaux de renseignements travaillant pour l’URSS, l’attention de la
Gestapo s’est en effet focalisée sur l’activité d’opposition politique
des diverses composantes de la Rote Kapelle.
Dans l’espoir assez déraisonnable de généraliser la dissidence,
l’Orchestre entretient en effet des liens avec d’autres formations
clandestines. Citons parmi elles le Groupe Robby de Robert Uhrig,
métallo communiste spécialiste de la confection des émetteurs
récepteurs radio, capturé en 1934 puis relâché par la Gestapo après
vingt mois de détention. Fort d’une bonne centaine de militants, le
Groupe Robby tombera en février 1942.
Citons aussi le Groupe Römer, surtout composé d’officiers. Son
chef de file, Beppo Römer, docteur en droit, officier du génie, ancien
des Freikorps et ex-membre de la Société de Thulé, une association
ésotérique influente sur le nazisme des premières années à Munich,
a été arrêté puis relâché en 1933 sous pression des milieux
militaires. National-bolchevik convaincu, il milite pour que ses
camarades officiers rejoignent la « révolution nationale et sociale »,
puisque le seul avenir qui vaille pour la patrie allemande réside à ses
yeux dans l’alliance avec l’URSS.
Son groupe sera démantelé début 1942, Römer lui-même
tombant en même temps qu’Uhrig car les deux hommes travaillaient
de concert contre le régime.
Un destin tragique qui attend sous peu l’Orchestre rouge…

Plus meurtrière sera la chute

À Bruxelles, l’ancien marin Anatoli Gourevitch, alias « Kent », a


créé une firme d’export-import, la Simexo, 192, rue Royale. Se doter
à la fois d’une couverture plausible et de moyens financiers
permettant de continuer à fonctionner si le réseau était coupé
physiquement de l’URSS, c’était en effet la méthode prônée par
Moscou à partir du milieu des années 1930.
Le 10 octobre 1941, Gourevitch réceptionne ce message radio
du « Centre » : « Pendant votre visite déjà programmée à Berlin,
contactez Adam Kuckhoff ou sa femme à leur domicile
du 18 Wilhelmstrasse, téléphone 83-62-61 », et plus loin : « Dans
l’hypothèse où Kuckhoff serait absent, contactez la femme d’Harro,
Libertas Schulze-Boysen, à son adresse du 19 Altenburger Allee,
téléphone 99-58-47. »
Confier ainsi aux ondes les noms, numéros de téléphone et
adresses personnelles d’agents en misant tout sur l’étanchéité d’une
méthode de cryptage est contraire aux pratiques les plus
élémentaires des services secrets. De même que révéler à un chef
de réseau les identités de ses homologues d’autres réseaux.
C’est qu’il y a urgence : la Wehrmacht fonce vers Moscou. Or,
pour cause de double panne d’émetteurs à Berlin, le « Centre » ne
reçoit plus les précieux renseignements de l’Orchestre rouge, dont
l’URSS a tant besoin. De ce silence, l’INO s’est émue au point de
piétiner allègrement les règles de sécurité les plus basiques.
On ne sait toujours pas aujourd’hui à qui attribuer cette faute
professionnelle : Lavrenti Beria, le patron du NKVD, ou Pavel Fitine,
son subordonné de l’INO.
Dès son arrivée à Berlin le 25 octobre, Gourevitch doit d’abord
rencontrer Kurt Schultze, l’opérateur radio de la petite cellule GRU
des Affaires étrangères, le groupe Scheliha-Stöbe. Muni des
coordonnées fournies par le câble chiffré du 10 octobre, il entrera
ensuite en contact avec la Rote Kapelle.
Ce que « Kent » constate dans la capitale allemande a de quoi
effarer un professionnel comme lui. Aucun cloisonnement entre GRU
et INO, puisque Schultze connaît personnellement Hans Coppi,
l’opérateur radio de la Rote Kapelle. Son émetteur en panne, Coppi
a contacté Schultze pour qu’il expédie un message d’alerte à
Moscou. Or, malchance, le poste de l’opérateur du GRU a cessé de
fonctionner lui aussi.
Dès son retour à Bruxelles, Gourevitch, qui dispose là-bas de
deux « pianistes », a pu avertir Moscou de la double panne
berlinoise et transmettre les rapports collectés auprès d’Harnack et
de Schulze-Boysen. Message parvenu en haut lieu puisque
Guennadi Zhroualyov, responsable de l’Orchestre rouge à l’INO,
écrira dès le 25 novembre : « Tous les rapports ont été transmis au
commissaire du peuple, le camarade Beria, sur ordre du camarade
Fitine. »
C’est dire le prix que les deux hommes attachent aux
informations venues de Berlin. Or le 13 décembre 1941, le
Sonderkommando Panzinger, une task-force vouée à la traque des
réseaux soviétiques d’Europe occidentale, lance sur ordre de son
chef, le Sturmbannführer SS Friedrich Panzinger, un raid sur
l’appartement conspiratif bruxellois de « Kent » au 13, rue des
Atrébates. Ils capturent l’opérateur radio soviétique Anton Danilov et
sa chiffreuse polonaise, Sofia Poznanska, qui parviendra à se
suicider.

Le « pianiste » craque

Gourevitch, lui, a pu s’enfuir en France. Un communiste


allemand né en mars 1902, Johann Wenzel, vétéran de
l’Internationale des ports et docks et de ses réseaux de sabotage
dirigés par un futur chef de la STASI est-allemande, Ernst Wollveber,
assure désormais seul les liaisons du GRU bruxellois. Or, la section
de repérage goniométrique allemande, la Funkabwehr, est aux
aguets sur ordre du responsable du contre-espionnage dans la
capitale belge, Harry Piepe.
Les nazis n’ont pas pris Moscou, certes, mais le danger subsiste.
Contraint d’émettre des heures d’affilée en raison de la masse
d’informations à expédier mais aussi sous la pression du « Centre »
chaque jour plus exigeant, Wenzel sombre dans l’épuisement. Au
sein de cette Europe occupée où les statistiques donnent neuf mois
de survie, pas plus, à un « pianiste » de la Résistance, trop d’heures
d’émission consécutives tuent à l’évidence la sécurité.
Procédant par triangulation, la Funkabwehr parvient de fait à
surprendre en mai 1942 l’ancien des réseaux Wollweber en pleine
séance de « piano ». Les Allemands dénichent des documents
dissimulés sous le plancher d’une mansarde. Dont deux
télégrammes en clair précisant les conditions d’emploi de la
e
Luftwaffe en appui à la poussée de la 6 armée du général Friedrich
Paulus en route vers Stalingrad. L’approvisionnement
des 2 500 appareils mobilisés pour l’offensive n’est pas assuré,
indiquent les télégrammes. Une information ultrasecrète connue en
principe de quelques officiers supérieurs du haut commandement de
l’armée de l’air seulement.
Qui trahit ? Inquiétude à Berlin. À force de tortures, Wenzel finit
par livrer la clé de son code, porte d’entrée qui va permettre aux
nazis d’intensifier le déchiffrement des messages interceptés. Dont
celui d’octobre avec noms, adresses et numéros de téléphone. En
août 1942, une autre taupe de l’Orchestre, Horst Heilmann, officier
du bureau berlinois de l’Abwehr, prévient Libertas Schulze-Boysen
de l’arrestation de Wenzel et de ses conséquences. Avertis à leur
tour, Harro et les Harnack, se sachant condamnés, restent de
marbre. Mieux vaut rester jusqu’au bout aux postes du combat
clandestin.
Victime de la précipitation de Fitine et/ou de celle de Beria,
l’Orchestre rouge court vers son démantèlement. Cent vingt-six de
ses agents-militants sont arrêtés. Traduits devant le Tribunal du
peuple, la plupart assument crânement leurs actes, à l’image d’Arvid
Harnack : « J’ai agi dans la conviction que les idéaux de l’Union
soviétique ouvrent la voie au salut du monde. Mon but a été la
destruction du régime hitlérien par tous les moyens. »
Les Shulze-Boysen sont mis en cause par la Gestapo pour leur
vie sexuelle très libre ; Libertas aurait reconnu quatre liaisons
masculines simultanées et Harro trois, avec les femmes de
membres de son réseau. Le moralisme, ils s’en sont toujours
moqués. Pourquoi pas ici, aux portes de la mort ?
Le 22 décembre 1942, ils expirent sur la potence, ainsi que leur ami
Arvid. Compte tenu de sa nationalité américaine, Mildred Harnack
écope de six ans en première instance. Rejugée, elle rejoindra ses
camarades dans la mort le 18 février 1943.
Cinquante-six exécutions capitales, dont dix-sept de femmes, tel
fut le prix du courage qu’eurent à payer les combattants de la Rote
Kapelle. Ont-ils su, avant de rendre leur dernier souffle,
que 100 000 soldats de la Wehrmacht, dont vingt-quatre généraux et
un maréchal du Reich fraîchement nommé, Friedrich Paulus, étaient
sur le point de se rendre à l’Armée rouge à Stalingrad ?
L’Orchestre rouge ne fut pas seulement une des grandes
réussites des services secrets soviétiques, mais aussi une histoire
de femmes et d’hommes dont chacune et chacun mériterait qu’on lui
consacre un roman.
De roman, en voici un autre. Plus gris, couleur du « réalisme
socialiste », et bien moins connu : celui des débuts de l’espionnage
technologique russe aux États-Unis.
1. Pris de remords pour son manque de courage avant l’invasion de l’URSS
par Hitler, Golikov prendra le risque de témoigner auprès de l’historien non
officiel Alexandre Nikritch, qui tirera de leurs entretiens une grande partie de la
matière de son livre 22 juin 1941, paru en septembre 1965.
4

Espions technologiques aux États-Unis

« Tu n’as pas l’âme d’un officier du renseignement ; tu as


l’âme d’un homme très naïf au meilleur sens du terme.
Un officier du renseignement doit être plongé dans le
venin et la bile ; il ne devrait se fier à personne. »
Staline au chef des services secrets de l’Armée rouge, le
général Proskourov

Nous sommes en 1931, soixante ans exactement avant que la


foule moscovite rebelle ne déboulonne place de la Loubianka la
statue du fondateur de la Tcheka, Félix Dzerjinski.
Parmi les vingt-cinq étudiants venus d’URSS via New York
intégrer le Massachusetts Institute of Technology, le MIT, voisin de
Boston, Stanislav Choumovsky est à coup sûr un des plus
remarquables.
Au plan idéologique, ce garçon présente toutes les garanties. Au
plan scientifique, au moins autant. En bref, pas de camarade plus
sûr et plus compétent que l’agent de l’INO « Blériot » – du nom de
notre compatriote Louis Blériot, héros de la jeunesse passionnée
d’aviation de Choumovsky.
Voilà pourquoi Staline et Artour Artouzov, directeur de l’INO qu’il
a intégrée en 1929 pour en prendre le commandement au début de
l’année, ont confié à ce jeune trentenaire l’encadrement et la
surveillance des vingt-cinq envoyés très spéciaux venus s’initier aux
technologies de pointe au sein du prestigieux MIT.
Des étudiants triés sur le volet, politiquement fiables,
convenablement instruits dans la langue anglaise et qui, à l’instar de
« Blériot », ne sont pas des gamins. Tous détiennent la carte du Parti
communiste d’Union soviétique, le PCUS(b) – le (b) pour
bolchevique. Beaucoup, ce qui est un plus, ont fait, comme
Choumovsky, la guerre civile.
Du bon côté, cela va sans dire…

La jeunesse d’un officier rouge

Né en 1902 à Kharkov dans une famille polonaise – mère de


famille noble et père fonctionnaire dans le service du Trésor impérial
russe –, Choumovsky suit ses parents et ses frères quand la famille
s’installe en 1915 à l’autre bout de l’empire des tsars, dans le
Caucase. Plus précisément au Karabakh, région déjà disputée entre
Azéris et Arméniens.
En mai 1918, la république d’Azerbaïdjan est proclamée.
Refusant d’y vivre sous domination musulmane, les chrétiens
arméniens déclarent l’indépendance du Karabakh, d’où de sévères
affrontements armés. S’en mêlent les Turcs, les Russes rouges – qui
s’emparent fin avril 1920 de Bakou –, les débris des unités russes
blanches du général Anton Denikine. Et même les Britanniques.
À l’issue de cinq ans d’études secondaires, Choumovsky choisit
son camp. Celui des partisans communistes qui affrontent les
escadrons cosaques blancs. Les huit années suivantes, le futur
étudiant du MIT les passera sous le drapeau rouge à la faucille et au
marteau. Affecté à divers services de gestion du matériel militaire, il
suit fin 1924 un stage d’observateur d’artillerie en avion, réalisant
ainsi un peu de ses rêves aériens de jeunesse.
En 1926, il est versé dans la réserve. On l’affecte alors à une
fonction technique mais capitale : la responsabilité des armements
au Commissariat du peuple aux Finances. L’obsession du Kremlin
reste en effet l’« agression impérialiste », inéluctable selon la
doctrine.
C’est, on s’en souvient, dans le but d’intimider l’adversaire
capitaliste qu’Artour Artouzov est d’ailleurs en train de hausser la
dezinformatsia du niveau tactique au niveau stratégique (cf. chapitre
premier). Conçue dans le cadre des opérations Syndicat et Trust
comme le moyen de duper et d’infiltrer les Russes blancs, on attend
désormais d’elle le gonflement artificiel des effectifs et des moyens
de l’Armée rouge. Cette intox à tiroirs, pensée, systématisée,
rationalisée, omniprésente et articulée en un ensemble de poupées
gigognes est en passe de devenir un des ressorts essentiels du
régime communiste.
À partir des années 1960, les Soviétiques substitueront le
nouveau vocable de « mesures actives » à celui de dezinformatsia.
Le contenu restera néanmoins le même. Une méthode de
déstabilisation des adversaires qui va devenir une des clés de voûte
du communisme soviétique.
Un autre de ces piliers s’appelle l’espionnage industriel.

« Blériot » espion
La traduction russe de Spy and Counterspy : The Development
of Modern Espionage, livre d’un ancien détective de la célèbre
agence Pinkerton, Richard Wilmer Rowan, spécialisé dans les
conflits du monde ouvrier, voire contre le monde ouvrier, est
devenue… une des lectures de chevet de Staline.
Le nouveau maître du Kremlin n’oublie jamais rien. Surtout pas
l’époque où, sous le pseudonyme de « Koba », il fut ce
« révolutionnaire professionnel » clandestin pourchassé et
finalement arrêté par la police secrète du tsar, l’Okhrana.
Le rôle prédominant des services secrets, de la police politique et
de ses avatars, tous soumis à une autorité unique, constitue une
autre ligne de force du communisme. Ce chemin totalitaire
répression-espionnage-dressage idéologique des populations
conduira l’URSS de la Tcheka léniniste et du NKVD stalinien
jusqu’au KGB khouchtchévien, brejnévien et postbrejnévien.
Dans les années 1920, le communisme conserve cependant
toute sa vigueur. Camarade de confiance, ce dont atteste son séjour
à Leningrad pour un stage auprès du Comité central du PCUS(b),
Choumovsky est aussi un ancien élève de l’École des hautes études
techniques Bauman de Moscou. C’est en outre un ami du
constructeur aéronautique Andreï Tupolev, qui l’a signalé à
l’attention de l’INO comme sujet à enrôler au plus vite dans le cadre
de la préparation du premier plan quinquennal censé orchestrer
l’essor fulgurant de l’économie soviétique.
Fulgurant ? Pas tant que cela, car aussi quinquennal soit-il, le
plan reste voué à l’échec sans la maximisation de l’espionnage
industriel à l’étranger. D’abord justifié en première instance par la
nécessité de « construire le socialisme dans un seul pays », le vol
des technologies occidentales va devenir la condition sine qua non
de la survie du régime. D’où le recours intensifié à cette forme
sournoise d’agression qui freinera peut-être, mais n’empêchera pas
la chute finale de l’URSS.
Dans l’Allemagne des années 1920 déjà, l’INO et le
renseignement militaire pratiquent cet espionnage-là sur une grande
échelle. Les États-Unis, eux, en sont quasiment indemnes. D’où ce
programme d’envoi massif outre-Atlantique d’étudiants triés sur le
volet qui : 1) Extorqueront aux capitalistes américains tout ce qu’il y
a à apprendre d’eux. Et 2) Apprendront à espionner tout ce qu’il y a
1
à espionner chez ces mêmes capitalistes .
À cause de la crise de 1929, justement, les grands
établissements privés d’enseignement des États-Unis ont
désespérément besoin d’argent tant les candidatures se sont
tassées, faute de moyens. Pour financer soixante-quinze séjours
d’agents-ressortissants aux États-Unis, l’INO a certes dû puiser dans
ses fonds secrets. Mais Staline l’a dit : le jeu en vaut la chandelle.
Plus exactement, le jeu doit en valoir la chandelle, sinon des
têtes tomberont. « Réussis ou meurs », c’est en effet la loi d’airain
du système. Le succès lui-même n’y constitue pas un gage de
survie. Artouzov le saura à ses dépens, puisqu’en août 1937 le
peloton d’exécution le criblera de balles dans l’intérêt supérieur du
socialisme.
En misant sur Choumovsky, il faut cependant croire que le
directeur de l’INO a pris la bonne décision. « Blériot » allie en effet
compétences technologiques, passion pour l’aviation et
l’aéronautique, sens du contact humain, facilité en langues et
capacité à l’action clandestine.
Sans être formellement le commissaire politique des vingt-cinq
étudiants russes du MIT, il supervise la progression de leurs études,
organise causeries et soirées, veille à ce que la nécessaire
fraternisation avec leurs homologues américains ne débouche pas
sur une compromission avec les capitalistes.
« Stan », son nom familier, ne juge aucune tâche indigne de sa
personne. À la recherche de contributions utiles à recopier, il hante
la documentation du MIT, profite du moindre débat entre étudiants
pour repérer les éléments intéressants et prendre leurs propos en
note. Tout à la main, car nos procédés modernes de duplication
n’existent pas.
Ses heures à la bibliothèque de l’Institut à éplucher les ouvrages
techniques ? Une attitude de professionnel qualifié. Pourquoi en
effet prendre des risques, pourquoi perdre du temps à collecter
clandestinement des « informations noires » (les renseignements
secrets), si on peut les obtenir en consultant des sources ouvertes ?
Très naïfs en matière d’espionnage, les Américains de l’époque
ne prennent en effet guère la peine d’abriter leurs informations
scientifiques et technologiques sensibles. Ce n’est pas en URSS, où
tout est secret, même le bottin téléphonique, qu’on se conduirait
aussi libéralement…

« Tamponnez », il en restera toujours


quelque chose

Le recours aux sources ouvertes n’empêche pas le recrutement


de sources humaines. Toujours à l’affût, Choumovsky excelle à ce
jeu-là. Ainsi, en juillet 1934, un an après son arrivée, « tamponne-t-
il » son propre tuteur au MIT, Benjamin Smilg. Smilg et sa famille ont
besoin d’argent. Sous prétexte de rémunérer des leçons
particulières de mathématiques, « Blériot » leur en apportera
beaucoup : 2 000 dollars, une petite fortune à l’époque ! De quoi
satelliser l’ami Ben en bouclant les fins de mois et les dépenses de
santé des siens. Recruteur-né, Choumovsky saura en outre tisser
des liens personnels avec les parents de son premier agent
américain : que pourrait-on bien refuser à ce Soviétique si
sympathique, si prévenant, si chaleureux, qui donne une image si
bonne de son socialiste de pays en comparaison de l’ingrate
Amérique ?
Ingrate, pas tant que ça, puisque les États-Unis ont accueilli
en 1905 les parents de Ben et que ce dernier, né sept ans plus tard
à Boston, bénéficie d’une bourse d’études au MIT pour cause de
brillants résultats scolaires. Au sortir de l’Institut, en 1935, le jeune
homme travaillera chez Budd, Glenn Martin et pour le groupe Wright
Field. Deux ans d’affilée il va fournir à « Blériot » des éléments
techniques sur un projet de dirigeable ou des calculs sur les
vibrations des assemblages de queue de bombardiers, ainsi qu’une
masse de thèses universitaires fauchées avant son départ dans les
2
archives du MIT .
Longtemps, à l’initiative d’Artouzov et de ses successeurs, les
écoles de formation de l’INO détailleront le canevas du recrutement
de Smilg par « Blériot ». Choumovsky, insisteront des générations
d’officiers instructeurs, n’a rien négligé : ni l’attachement de la famille
Smilg à ses racines russes, ni le ressentiment d’une modeste famille
d’émigrés juifs envers une société américaine trop peu généreuse à
ses yeux.
La nostalgie de certains pour la « mère patrie russe perdue »
permettra de fait à l’avenir force « tamponnages ».
Même si l’espionnage reste une longue patience, Choumovsky,
qui arpente constamment les États-Unis en quête de nouveaux
contacts, sait opérer vite et bien. Sa deuxième recrue, mais pas la
moindre, n’est autre qu’un Britannique naturalisé étatsunien. Bientôt
technicien chez Sperry Gyro-Systems, une firme qui travaille pour
l’US Air Force aux dispositifs de guidage des bombes, Norman
Haight va se révéler si précieux que l’INO ira jusqu’à payer ses
3
stages de remise à niveau au MIT .
« Tamponné » aussi, Jones Orin York, de l’usine Northrop Aircraft
Industries d’El Segundo. Furieux que ses employeurs ne
reconnaissent pas son talent, ce dessinateur industriel se montre
d’abord réticent. Mais là encore, l’aptitude de « Blériot » à repérer le
point faible de ses victimes – ici, la frustration – fait merveille. York
commence à fournir des renseignements assortis de plans sur le
projet de bombardier en piqué de Northrop 4.

Chargé de com’ des aviateurs soviétiques

Le génie de « Blériot », en tant qu’officier de renseignements,


c’est de mener suffisamment d’activités publiques pour que
personne, FBI compris, ne soupçonne le jeu qu’il joue parallèlement
dans la coulisse. Qui devinerait le double visage de cet espion à ciel
ouvert si volontiers au premier plan dans les photos de groupe au
MIT et ailleurs ? En 1935, c’est d’ailleurs tout à fait publiquement
qu’il organise la tournée américaine de son ami Tupolev : visite
d’usines, du MIT, du Californian Institute of Technology de
Pasadena, du National Advisory Committee for Aeronautics, lointain
ancêtre de l’actuelle NASA.
L’année 1937 le verra à la fois attaché de presse et metteur en
scène de la tournée triomphale de deux équipages du prototype
soviétique ANT-25 qui, sous les ordres respectifs de Valery Chkalov,
le pilote favori de Staline, puis de son rival Mikhaïl Gromov, ont battu
des records mondiaux d’endurance et de vitesse entre la région de
Mourmansk et la Californie avec survol de l’Arctique. Et là encore, il
se fait photographier à leur côté sans complexe.
N’ayant pas la moindre conscience de l’activité des espions
scientifiques et techniques russes, les G-Men du FBI ne leur prêtent
aucune attention. Ils n’ont d’yeux que pour le gangstérisme. Et
encore, puisque le directeur du Bureau fédéral, John Edgar Hoover,
sera accusé d’avoir pactisé avec les grosses légumes du crime
organisé pour ne s’en prendre qu’à de petites pointures, plus à sa
portée.
À propos de tâches policières, notons au passage qu’elles
n’effraient en rien Choumovsky, inscrit corps et âme dans la logique
du régime stalinien…

Socialisme et gaz asphyxiants

Si les embrouilles ne proviennent pas du FBI, elles peuvent


survenir au sein même du microcosme des étudiants soviétiques du
MIT. Mikhaïl Tcherniavsky n’a pas seulement de beaux états de
service au combat contre les blancs. Directeur depuis 1927
du 3e département du GRU en charge de la guerre chimique, c’est
aussi un des meilleurs spécialistes soviétiques de ce domaine.
Entré aux États-Unis sous la couverture initiale non d’un étudiant
mais d’un businessman au service de l’Amstorg, la mission
commerciale soviétique, Tcherniavsky a été envoyé perfectionner
ses connaissances au MIT par Yakov Fishman, son supérieur
hiérarchique et ancien camarade de l’aile gauche des socialistes-
révolutionnaires – probolcheviks et anti-Savinkov.
Grand manitou de la guerre chimique au sein de l’Armée rouge,
Fishman est au courant des moindres détails de la collaboration
germano-soviétique secrète en matière de confection et d’usage des
gaz asphyxiants. En expédiant son vieil acolyte piller les Américains,
il espère rendre l’URSS moins tributaire des Allemands, ces alliés
secrets d’aujourd’hui qui seront peut-être des ennemis demain.
Pour ce qui est du pillage technologique, aucun scrupule à
attendre de Tcherniavsky. Pas d’un de ces anciens SR de gauche
dont l’extrémisme et l’appétit de violence concurrençaient ceux de
leurs alliés d’un moment et désormais maîtres du jour communistes.
Ce n’est pas voler les « capitalistes » qui pose problème au
camarade Tcherniavsky, mais la ligne du « socialisme dans un seul
pays » prônée par Staline. Internationaliste, l’ancien SR de gauche
la refuse en bloc. En foi de quoi il commencer à fréquenter les
milieux trotskistes de Boston.
Pas seul, car Ray Bennett, une ressortissante américaine
véritable légende du GRU dont elle fut une grande opératrice de
terrain à Shanghai – où ses pas croisèrent ceux du fameux Richard
Sorge –, en Afghanistan puis aux États-Unis, est travaillée elle aussi
par le prurit trotskiste.
Rappelée en URSS de même que Tcherniavsky, Bennett
tombera comme lui en 1935 dans l’affaire dite du Kremlin, un
prétendu complot contre la vie de Staline.

« Complot trotskiste » au MIT

Comme Choumovsky, véritable prodige du renseignement,


remplit toutes les missions qu’on lui confie, l’INO lui ordonne
d’enquêter sur les liens de Tcherniavsky avec le groupe trotskiste de
Boston. Avec son entregent habituel – doublé de moyens financiers
supplémentaires perçus par l’intermédiaire de l’Amstorg où il
possède un correspondant –, l’infatigable « Blériot » recrute une
informatrice.
Sexagénaire issue de l’immigration juive russe, Shifra Taar,
coiffeuse de son état, sera ravie de percevoir entre 50 et 70 dollars
par mois pour aider la patrie soviétique. Grâce à elle, Blériot apprend
que le leader « bolchevique-léniniste » (c’est-à-dire partisan de
Trotski) James Cannon, directeur du journal The Militant, a évoqué
lors d’une réunion bostonienne des contacts organiques entre les
réseaux trotskistes de l’intérieur, disparus en URSS à cette époque,
et leurs homologues de l’extérieur, un peu plus étoffés seulement.
La vantardise de Cannon confirmerait la thèse du complot ! En
épluchant le rapport de « Blériot », Abraham Sloutsky bondit de joie.
Nouveau directeur de l’INO, il vient de succéder à Artouzov à
l’époque en semi-disgrâce au GRU, à charge pour lui de mener les
« opérations mouillées » (de sang) contre les Russes blancs ou,
justement, les trotskistes.
Grâce à son agent d’élite aux États-Unis qui lui a apporté sur un
plateau la « preuve » de la conjuration trotskiste internationale
5
contre la vie du grand Staline, Sloutsky vient de sauver sa tête .
Reste que « Blériot », rappelé en février 1939 en URSS, ne
connaît pas le sort qui l’attend à Moscou. Les disparitions soudaines
de dirigeants y sont après tout fréquentes.
Et ce, même si Beria, désormais numéro un du NKVD, s’emploie
à restructurer les réseaux de l’INO, bien trop précieux pour qu’on les
déracine entièrement. En mai 1939, il remplace à la tête du service
d’espionnage extérieur Zalman Passov par Pavel Fitine, novice en la
matière puisque ancien directeur d’un journal agricole, mais qui se
montrera à la hauteur. Plus qu’une purge aveugle, Beria et Fitine
vont initier une reprise en main. Laquelle s’accompagne d’une
priorité donnée aux « illégaux », sous identité fausse, donc sans
aucune protection diplomatique.
Choumovsky, dont le nom est mêlé à l’affaire de trotskisme et de
complot Tcherniavsky-Bennett, pourrait en pâtir. La lecture attentive
de son dossier, très fourni compte tenu de ses nombreuses réussites
dans l’espionnage scientifique et technique, lui sauve cependant la
mise. Si Staline n’a rien d’un imbécile, Beria encore moins. Sauvons
le soldat de l’ombre « Blériot » dont la loyauté au parti, à l’URSS, à
son génial guide n’a jamais failli, décide-t-il.
Directeur adjoint de l’Institut central de l’aéronautique et de
l’hydrodynamique, le TsAGI, et auteur au MIT d’une thèse
remarquée sur The Effectiveness of the Vertical Tail of the Aircrafts
for Various Combinations of Wing and Fuselage, « Blériot »
reviendra outre-Atlantique en 1941-1942 en qualité de membre de la
commission soviétique d’achat de matériels militaires. À son retour, il
est promu directeur du TsAGI.
Belle fin de carrière pour un ancien espion aux compétences
extrêmement larges il est vrai.
Quand il quitte le sol américain en 1939, « Blériot » sait que
l’espionnage scientifique et technique russe y reste en de bonnes
mains. Celle d’un autre crack de l’INO, son aîné en pillage de
technologies occidentales…

Un tchékiste d’Arménie

Né en août 1898 près d’Erevan, l’actuelle capitale arménienne


alors sous domination tsariste, Gaïk Ovakimian adhère au parti
bolchevique à dix-huit ans. En novembre 1920, l’Armée rouge
envahit l’Arménie, Trotski ayant décidé de la russifier de force pour
des raisons stratégiques. Les révolutionnaires nationalistes de la
Dachnaktsoutioun tentent alors de créer dans les monts du
Zanguezour une « République arménienne de la montagne », d’où
une seconde intervention de l’Armée rouge en avril 1921. C’est à
cette époque qu’Ovakimian va faire ses premières armes au sein du
détachement arménien de la Tcheka.
En 1924, ce communiste impliqué dans la mise au pas de son
pays natal part à Moscou suivre des cours de chimie à l’École des
hautes études techniques Bauman. Dès l’année suivante, il intègre
le directoire économique de la Guépéou, avant d’achever ses études
à Bauman en 1929, année où Choumovsky marchera dans ses pas,
mais au sein du département aéronautique, lui. Ovakimian passe
ensuite à l’Institut Mendeleïev de hautes études en chimie, dont il
sort l’année suivante avec le titre, très envié car très rare en URSS à
cette époque, de docteur ès sciences.
Figure puissante du renseignement soviétique au rôle toutefois
ignoré en Occident, Artouzov n’est pas seulement un des grands
concepteurs de la dezinformatsia, mais aussi le père du
département d’espionnage scientifique et technique soviétique, la
ligne KhU.
— Dans le cadre du plan quinquennal lancé l’année dernière par
le camarade Staline, seriez-vous tenté d’intégrer ce département ?
demande-t-il à Ovakimian.
Objectant qu’il ne se sent pas à la hauteur, l’Arménien tente de
décliner l’offre.
— Je suis convaincu que vous réussirez, rétorque Artouzov,
séducteur et impérieux. Avec votre niveau d’éducation, votre
intelligence, votre maîtrise de l’anglais et de l’allemand, je vous sais
capable d’établir des relations amicales avec des gens qui vous
ressemblent, des scientifiques. Vous avez en vous ce quelque chose
qui les persuadera de travailler pour l’URSS. Mettez à profit ces
rapports d’ami à ami pour recruter des agents et acquérir du
matériau utile. J’ai vu que quand vous traitez avec les gens, vous
développez des qualités de patience, de flexibilité, de politesse,
d’aptitude au compromis. Dans notre boulot, elles sont vitales.

As des as du pillage de technologies

Le directeur de l’INO a raison, et l’avenir le prouvera. Sous l’alias


« Guennadi » et quelques autres, Ovakimian correspond en effet
parfaitement au portrait du parfait sergent recruteur d’un service
d’espionnage brossé par son supérieur hiérarchique.
Muté à la mission commerciale soviétique en Allemagne,
équivalent à Berlin de l’Arcos londonienne ou de l’Amstorg new-
yorkaise, l’Arménien recrute sous le pseudonyme de « Rothman »
un ingénieur chimiste qui accepte de lui livrer des indications sur les
techniques de fabrication de la benzine, ainsi que des informations
détaillées sur les fertilisants agricoles et le nitrate d’ammonium.
« Tamponnés » aussi, « Stark », chef du département
d’ingénierie de l’Auergesellschaft, une entreprise plus tard impliquée
dans le programme nucléaire nazi, ou « Ludwig », ingénieur à la
firme d’optique Zeiss. Mieux encore, « Guennadi » recrute Hans
Heinrich Kummerow, qui lui fournit des renseignements sur les
optiques de pointe et les masques à gaz. Un nom que le lecteur a
déjà rencontré un peu plus haut. Agent soviétique au long cours,
Kummerow, ingénieur à la Loewe-Opta-Radio, s’impliquera dix ans
plus tard dans le combat de l’Orchestre rouge (cf. chapitre
précédent).
Sur cette série de succès, Ovakimian quitte Berlin. La police le
recherche en effet après l’arrestation en avril 1931 de Theodore
Plesch à Aix-la-Chapelle. Cet ingénieur allemand lui fournissait les
secrets de fabrication de l’usine Neutix spécialisée dans la
fabrication de verres à l’épreuve des balles.
En août 1932, il suit un enseignement sur les gaz asphyxiants à
l’Académie militaire chimique de l’Armée rouge aux ordres de Yakov
Fishman, l’ancien SR de gauche passé au service des communistes.
En juin 1933, convoqué par Artouzov, l’Arménien s’entend dire
qu’après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, les perspectives d’espionnage
scientifique et technologique sont très amoindries en Allemagne.
L’avenir de la ligne KhU se trouve désormais outre-Atlantique.
— Dès que les relations diplomatiques seront établies avec les
Américains, ce qui ne saurait tarder, nous créerons une rezidentoura
6
légale à New York, explique le directeur de l’INO . Vous deviendrez
l’adjoint du résident et le chef de la ligne KhU pour toute l’Amérique
du Nord. En attendant, commencez à travailler là-bas sous le
couvert de l’Amstorg.

Réseau « légal »

Dès son arrivée, Ovakimian contacte Choumovsky. Ensemble,


les deux hommes font un tour d’horizon.
— Valentin Markine, un des « illégaux » avec lesquels j’ai eu à
travailler, était un incapable, regrette « Blériot ». Ce poivrot s’est fait
rouler par un journaliste du New York Post qui lui bazardait des
renseignements de second choix à des prix exorbitants.
— En revanche, ajoute-t-il, Leon Minster est très bien. Ce
camarade opère sous la couverture d’une boutique d’artisanat
photographique de Brooklyn. Un procédé que je recommande, soit
dit en passant, car discret et fonctionnel : qui ira regarder dans la
chambre noire d’un photographe s’il est en train de tirer des clichés
de mariage ou bien des documents destinés au « Centre » ? Versé
dans l’art de tirer les vers du nez des commerciaux techniques de
firmes qui nous intéressent, Minster est parvenu à fournir des infos
intéressantes sur deux modèles de tanks et des systèmes de
protection de sous-marins. Malheureusement, il travaille dans la
clandestinité depuis 1928 et a peut-être atteint le maximum de ce
qu’il pouvait apporter. Ce serait sans doute plus prudent de le
rappeler avant qu’il ne craque.
Minster quittera effectivement les États-Unis l’année suivante.
Les rapports favorables de Choumovsky confirmeront au « Centre »
que sa couverture de photographe de quartier était judicieuse. Nous
verrons dans quelles circonstances elle sera remise au goût du jour
– et avec succès – à New York à partir de 1949 par un autre grand
opératif des services soviétiques, Viliam Fisher, alias « colonel
Abel » (cf. chapitre 15).
Ovakimian l’a indiqué lors de leur première entrevue : il entend
travailler en bonne intelligence avec Choumovsky. Les deux espions
auraient pu se détester, or ils s’entendent à merveille. Pronostiqué à
juste titre par Artouzov, l’établissement de relations diplomatiques
Moscou-Washington leur offrira, dès le début 1934, un espace
supplémentaire.
Dans le but de créer son propre réseau, Ovakimian s’inscrit en
cours de chimie à l’université de New York. Parallèlement, il actionne
des agents tels que Grigori Rabinovitch, un officier du GRU, sous
couverture de médecin à la Croix-Rouge, ou William Malisoff,
professeur au Brooklyn College harponné là encore par la nostalgie
de la mère patrie et qui deviendra consultant de plusieurs
laboratoires de chimie industrielle avant de créer sa propre société
pendant la Seconde Guerre mondiale. Se sentant une âme de
sergent recruteur, Malisoff dénichera à son tour plusieurs sources,
dont la plus fructueuse sera Earl Flosdorf, biochimiste à l’université
de Pennsylvanie.
Alors que Choumovsky, commis voyageur de l’espionnage
scientifique, se déplace sans cesse à travers les États-Unis,
Ovakimian, parfois assisté de Willy Brandeslovsky, dit « Willy
Brandes », préfère doter son réseau embryonnaire de deux agents
de liaison membres du CPUSA, le Communist Party of the USA.

Deux agents de liaison et un tueur

Le premier, Harry Gold, a vu sa famille ruinée par la crise


de 1929. D’où un profond ressentiment contre son pays. Entre 1940
et 1942, ce vétéran de l’INO va procurer aux Russes plusieurs
secrets industriels d’Eastman Kodak, en particulier les procédés des
films en couleurs. Le tout par l’intermédiaire d’un employé du secteur
recherche de la firme, Alfred Dean Black.
La seconde cheville ouvrière du réseau Ovakimian, Elizabeth
Bentley, se veut plus optimiste. Après des études supérieures, elle a
adhéré au CPUSA, y voyant ce qu’il ne sera jamais : une grande
famille unie par des liens fraternels.
Pourquoi s’appuyer de la sorte sur des militants encartés ? Parce
que le Kremlin a commencé à se faire une raison. Même s’il dispose
de certaines zones d’influence, à Hollywood par exemple, au sein
des scénaristes, des acteurs et des techniciens, le CPUSA ne
deviendra jamais un parti de masse. Dans certains secteurs,
Cannon et son Socialist Workers Party trotskiste font jeu égal avec
lui, tandis que Jay Lovestone, ex-secrétaire national du CPUSA, est
devenu, depuis sa démission en fanfare de 1929, le conseiller très
anticommuniste des dirigeants de la puissante centrale syndicale
American Federation of Labor.
Comme le FBI se montre infiniment moins vigilant que le MI5
britannique, mobiliser des militants du CPUSA comme auxiliaires du
renseignement paraît à Ovakimian un risque acceptable.
Tandis que Choumovsky prépare son retour en URSS mission
accomplie, l’Arménien, secondé par un étudiant soviétique au MIT,
Semion Semionov, alias « Twain », travaille en direct avec Jacob
Golos, alias « Zvuk » (« Son » en russe), le chef de l’appareil
clandestin du CPUSA dont Elizabeth Bentley est devenue la
compagne.
Parallèlement, Ovakimian s’implique dans les opérations contre
la vie de Trotski, qui vit au Mexique dans une villa-forteresse gardée
par des militants en armes. Des opérations conduites par Nahoum
Eitingon, autrefois adjoint en Espagne d’Alexandre Orlov, et sa
maîtresse Caridad Mercader del Rio. Pour en finir avec le dissident
en exil, Caridad a recruté son propre fils, Ramón. En octobre 1939,
Eitingon et elle rallieront New York pour y créer, en accord avec
l’Arménien de l’INO, une entreprise d’import-export.
Elle servira de couverture pour Ramón Mercader, soi-disant
« homme d’affaires belge ». Installé au Mexique, le jeune tueur
effectue de fréquents allers-retours avec les États-Unis en
compagnie de Sylvia Ageloff, la militante trotskiste qu’il a séduite afin
qu’elle l’introduise dans l’entourage de l’ancien chef de l’Armée
rouge. On sait comment cette manipulation finira en octobre de
l’année suivante : sept centimètres de lame d’un pic à glace à
manche scié dans le cerveau de l’ancien rival de Staline…
« L’Arménien rusé » prend la tangente

Tant va cependant la cruche à l’eau… Fût-ce avec retard, le FBI


a commencé à prendre la mesure de l’espionnage scientifique et
technologique de l’INO. Se sentant repéré, Ovakimian demande son
rappel d’urgence à Moscou. Trop tard. En mai 1941, le Bureau
fédéral, qui l’a surnommé « l’Arménien rusé », le prend en flagrant
délit de réception en mains propres de documents secrets.
Signe de son importance aux yeux du « Centre », les Soviétiques
inaugurent pour le faire libérer une méthode appelée à de beaux
jours : les accusant d’espionnage, ils arrêtent trois étudiants
américains de Moscou.
Interloquées par cette prise d’otages, les autorités américaines
cèdent. Le FBI a beau protester, « l’Arménien rusé » est libéré en
échange des trois malheureux étudiants. Le chef de réseau ne sera
jamais traduit devant un tribunal américain. De retour dans une
URSS bientôt agressée par l’Allemagne nazie et dont les rapports
avec les États-Unis commencent déjà à changer, pour se
transformer sous peu en alliance, le voilà chef de la ligne KhU pour
le monde entier, mais aussi responsable du secteur Canada-États-
Unis de l’INO.
Contrairement à Choumovsky, l’Arménien ne foulera plus jamais
le sol nord-américain. Des citoyens américains, il en verra quand
même. Ne serait-ce que William Donovan, le fondateur des services
secrets américains de la Seconde Guerre mondiale, première
mouture de la CIA. À la Noël 1943, le fougueux « Wild Bill »,
créateur de l’Office of Strategic Services, vient à Moscou s’entretenir
avec Pavel Fitine, son homologue de l’INO – devenue la première
direction principale, la PGU.
Présenté à Donovan comme le « colonel Alexandre Osipov »,
l’interprète de cette rencontre entre chefs de services secrets parle
un anglais parfait. Et pour cause, puisqu’il s’agit d’Ovakimian, l’as
des as du renseignement scientifique et technologique plus que
jamais en odeur de sainteté à Moscou…
Il mourra en 1967 de sa belle mort. Seul survivant du tandem des
espions russes du Nouveau Monde, le multidécoré Stanislav
Choumovsky a occupé à cette date de hauts postes scientifiques et
technologiques : directeur adjoint des études à l’Institut des
techniques aéronautiques de Moscou, ou chef du directorat des
études au ministère des Études spéciales supérieures et
secondaires de la Fédération de Russie. Deux ans après avoir fêté
son demi-siècle d’appartenance au PC d’Union soviétique, il expire
en octobre 1984 à Moscou.

1. Cette dialectique développement économique du « socialisme » par la


coopération avec l’étranger/espionnage industriel à l’étranger ne sera, notons-
le, pas propre à l’URSS. À la fin des années 1970, quand Deng Xiaoping
commencera à sortir la Chine de l’ornière où l’avait jetée la révolution
culturelle, il suivra une ligne comparable. Dès 1983, celui qu’on surnommait le
« Petit Timonier » dotera d’ailleurs son pays, déjà affublé d’une police politique
tentaculaire, d’un service secret moderne, le Guoanbu.
2. Disparaissant des écrans radar de l’INO en 1937, Smilg ne sera rattrapé
par la patrouille – le FBI en l’occurrence – qu’au début des années 1950,
quand les États-Unis en guerre froide auront commencé à réaliser l’ampleur
du pillage technologique soviétique sur leur sol.
3. En un quart de siècle de bons et déloyaux services secrets, Haight ne sera
jamais identifié par le FBI. Employé par Speery Gyroscope, un membre du
réseau des époux Rosenberg, Joel Barr, fournira aux Soviétiques des
informations de première main sur les radars avant de s’enfuir en
Tchécoslovaquie au début des années 1950.
4. Lui aussi ne sera identifié comme agent soviétique par le FBI qu’en 1950.
5. Sloutsky n’a gagné que quelques années. Il mourra en 1938 dans un
bureau de la Loubianka. Fâcheux « accident du travail de renseignement »
fruit, dira-t-on officiellement, d’une crise cardiaque. Un fruit singulièrement
vénéneux puisqu’il s’agissait en fait d’un empoisonnement.
6. Artouzov a raison. Les relations diplomatiques entre l’URSS et les États-
Unis seront officielles en janvier 1934.
DEUXIÈME PARTIE

LES ALLIÉS
GAGNENT LA GUERRE
SECRÈTE
CONTRE HITLER

« — En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle


doit être protégée par un rempart de mensonges.
« — C’est ce qu’on appelle la désinformation militaire. »
Churchill et Staline en 1943,
lors de la conférence Eureka de Téhéran
5

Qui a « cassé » la machine Enigma ?

« Le grand public ignore largement à quel point les


services français, et particulièrement le commandant
Gustave Bertrand, ont contribué à permettre de casser le
code de la machine Enigma. »
Bernard Émié, directeur général de la DGSE,
préface au livre de Dermot Turing
Enigma, ou Comment les Alliés ont réussi à casser le
code nazi

Voyez cet homme qui descend du train de Berlin. En lui, tout


trahit la gêne financière. Chapeau noir sans éclat, médiocre costume
gris, chaussures ternes : trois des nombreuses raisons pour
lesquelles il s’apprête à vendre à l’étranger l’un des plus grands
secrets de son pays.
Ce dimanche 1er novembre 1931, Rudolf Stallmann, le sergent
recruteur du Service de renseignements français, le SR, attend de
pied ferme le candidat à la trahison au Grand Hôtel de Verviers, cité
belge proche de la frontière allemande. Stallmann, alias « Rodolphe
o
Lemoine », alias « Rex », a réservé la suite n 31. Homme
d’expérience à soixante ans tout juste, dont vingt-deux comme agent
du SR, il guette sa proie avec curiosité.
Cette proie s’appelle Hans-Thilo Schmidt. Un écorché vif né
en 1888, qui a hérité de sa mère, de petite noblesse prussienne, le
sentiment bien ancré d’appartenir à l’élite allemande. Et de son père,
brillant universitaire, une forte dose d’arrogance intellectuelle. Mais à
quoi bon cette nostalgie de caste quand cet ancien lieutenant de
réserve de l’armée impériale aux poumons lésés par les gaz de
combat pendant la Grande Guerre végète, par mesure d’économie,
dans une modeste chambre meublée de Berlin ? Quand il vit séparé
de sa femme, de son fils et sa fille, qui, recueillis par sa belle-famille,
ont déménagé dans la lointaine Bavière ?
La crise de 1929 a fait de l’ex-lieutenant décoré de la croix de fer
un homme aux abois. C’est à elle que ce chimiste diplômé doit
d’avoir été licencié par son employeur, prélude à une dégringolade
sociale qui l’a vu tenter en vain un petit commerce de chapeaux et
de parapluies avant de s’inscrire au chômage.
Schmidt en a par-dessus la tête de ce qu’il considère comme une
déchéance. Marre d’une patrie aussi ingrate envers ceux qui l’ont
défendue, marre des fins de mois difficiles, marre de regarder avec
envie les femmes des autres, marre qu’on ne le juge jamais à sa
véritable valeur.
Autant dire qu’il cumule huit des principaux facteurs qui
prédisposent à la trahison : la peur du déclassement, l’égocentrisme,
l’obsession de l’argent, le refoulement sexuel, l’aigreur, l’envie, la
suffisance, et bien entendu le degré zéro de patriotisme. Ne
manquent à ce tableau que l’idéologie (pas nazi et moins encore
communiste, Schmidt n’en cultive aucune) et le chantage, puisque
après avoir contacté de son propre chef l’ambassade française,
Pariser Platz à Berlin, c’est en toute liberté qu’il vient d’effectuer le
voyage de Verviers. Personne ne lui a forcé la main : cette entrevue
avec le SR, c’est lui qui l’a voulue. Et ce qu’il veut, lui, c’est de
l’argent…

L’entrevue de Verviers

Dans la suite de Stallmann, le visiteur exhibe d’emblée sa carte


officielle de la Chiffrierstelle, le service du chiffre de la Reichswehr,
embryon de la Wehrmacht.
— Mon frère aîné, explique-t-il, le lieutenant-colonel Rudolf
Schmidt, à l’heure actuelle patron du service des transmissions, a
dirigé la Chiffrierstelle jusqu’en 1928. Il a convaincu son successeur
de m’embaucher. Je gagne 500 Reichsmarks par mois
[environ 1 500 euros]. Pas aussi lamentable que les 75 Reichsmarks
de mon ancienne allocation de chômage, mais insuffisant tout de
même pour éponger mes dettes. Vous me comprenez, Herr
Lemoine ?
Si Stallmann le comprend ! C’est un gros poisson qu’il est en
train de ferrer.
— Pour la sûreté de transmission de ses messages radio, ajoute
Schmidt d’une voix dure, la Reichswehr mise sur un procédé
électromécanique de chiffrement. Cette machine Enigma est
inviolable. Vous ne parviendrez jamais à la « casser ». Sauf si
quelqu’un de l’intérieur vous en fournissait le mode d’emploi et les
clés s’entend…
Ce qu’il propose bien entendu de faire, moyennant espèces
sonnantes et trébuchantes. De retour à Paris, « Lemoine » rend
compte de sa mission en Belgique. Il a versé à Schmidt le montant
de ses frais de déplacement plus une prime substantielle. Si ses
employeurs du SR sont d’accord, les deux hommes sont convenus
de se retrouver le dimanche suivant au même endroit.
De quoi aiguiser l’appétit de Gustave Bertrand. La toute nouvelle
mais minuscule section D du service de renseignements que ce
capitaine vient de créer œuvre en effet à la recherche des méthodes
de cryptage des pays étrangers, avec une nette préférence pour les
codes allemands. La mise au clair des messages cryptés ennemis,
voire des communications alliées, constitue en effet déjà ce domaine
particulier de l’espionnage qu’on désigne aujourd’hui sous le nom de
cryptanalyse.

Un frère haut placé

De quoi alerter parallèlement ses camarades de la section


contre-espionnage du SR. De leurs classeurs, ils extraient la fiche
biographique du frère aîné de Schmidt, tenue à jour depuis plusieurs
années à l’instar de celles des responsables identifiés de la
Reichswehr :
« Rudolf Schmidt, fils d’un professeur agrégé, est né à Berlin.
Après examen, il entre au 83e régiment d’infanterie à Cassel en
qualité d’élève officier (Fahnenjunker) ; après son temps de
commandement, il est affecté en 1913 à l’arme des transmissions.
e
« À la mobilisation, il est sous-lieutenant à la 2 compagnie
du 5e bataillon télégraphiste de Berlin. Il fait la guerre de 1914-1918,
d’abord sur le front Est, ensuite sur le front Ouest. À la fin de la
guerre, il est capitaine (du 18 décembre 1915) à l’État-Major général.
« De 1920 à 1923, il compte à l’état-major des troupes des
transmissions.
re e
« En 1924 et 1925, il commande la 1 compagnie du 3 bataillon
de transmissions à Potsdam. De 1925 à 1928, il sert au ministère de
la Reichswehr, à la section contre-espionnage.
er
« Il est promu chef de bataillon le 1 février 1927.
e
« En 1929, on le trouve à l’état-major de la 6 DI ; en 1929, à
celui de la 3e DI. Il est nommé chef d’état-major de l’inspection des
er
transmissions le 1 février 1931 enfin (en remplacement du
lieutenant-colonel von Reichenau) 1. »
A priori, rien dans ces notes n’indique quelque manœuvre ourdie
à Berlin par l’Abwehr, le service du renseignement militaire allemand
du 74-76, quai Tirpitz à Berlin. Recruter une taupe à la Chiffrierstelle,
le jeu en vaudrait la chandelle. À condition de rester prudent, qu’est-
ce qu’on risque à proposer au type de Verviers cette botte qu’il
appelle de ses vœux ?
C’est dit. Le dimanche 8 novembre, au Grand Hôtel de Verviers
toujours, Stallmann présente Schmidt à Bertrand, alias
« M. Barsac ». De sa sacoche noire, l’ex-lieutenant de l’armée du
Kaiser extrait une documentation impressionnante classée Geheim
(« secret »). On la croirait tout droit sortie de la caverne d’Ali Baba.
Entre autres, l’organigramme de la Chiffrierstelle, un code de service
radio, une étude du ministère de la Guerre sur les gaz toxiques.
Deux notices techniques surtout concernant la mystérieuse machine
Enigma.
Tandis que Bertrand, ébahi, remonte à l’étage supérieur
photographier cette moisson dans la salle de bains de sa chambre
du Grand Hôtel, le candidat à la trahison devise de la pluie et du
beau temps avec « Lemoine ». Expert dans la manipulation des
cibles, Stallmann sait les mettre dans sa poche. Bertrand, qui
redescend, n’est donc pas surpris de trouver les deux compères
s’esclaffant devant leurs verres de cognac, le cigare à la bouche.
« Asche », grand espion méconnu

À 15 heures, Schmidt repart pour Berlin, lesté de ses documents


et d’une somme confortable en marks. Il vient de passer avec
succès le test qui fera de lui, sous le pseudonyme de « Asche »
(cendre en allemand, soit HE en lettres capitales), le plus méconnu
e
des grands espions du XX siècle. L’égal d’un Richard Sorge, d’un
Kim Philby.
Tout au long de sa longue carrière de super-taupe, HE dévoilera
au SR les arcanes inconnus du nazisme. Entre autres l’existence du
Forschungsamt des Reichsluftfahrtministeriums (Office de recherche
du ministère de l’Air) dont, à partir de 1938, il deviendra un des
dirigeants. Aussi puissante, sinon plus, que la Gestapo, cette
machinerie d’espionnage technologique sans égale dans le monde
écoute en masse les téléphones, capte et décrypte les
communications radio entre l’Allemagne et l’étranger. Ce sont à la
fois les yeux et les grandes oreilles de son patron, le ministre de
l’Air, Hermann Goering.
Dès 1937, c’est encore HE qui dévoilera, grâce aux confidences
de son frère Rudolf, les véritables plans stratégiques d’Hitler,
habilement camouflés sous un langage trompeur. À savoir, dans
l’ordre, l’annexion de l’Autriche, celle de la Tchécoslovaquie,
l’invasion de la Pologne, l’attaque contre la France puis contre
l’URSS. Rudolf étant désormais un des acteurs de l’arme blindée
allemande, HE fournira par-dessus le marché au SR les
renseignements qui, dès 1938, permettront de localiser les cinq
Panzerdivisionen (les Pz) alors constituées, quatre dépendant du
corps blindé de Berlin aux ordres du général Hoeppner : la 1re Pz de
e e
Rudolf Schmidt basée à Weimar ; la 3 à Berlin même ; la 4 à
e e
Würzburg ; et la 2 à Oppeln. Quant à la 5 , stationnée à Vienne
e
depuis l’Anschluss – le rattachement de l’Autriche au III Reich –,
elle dépendra du groupe de commandement no 5 de l’armée de
terre, la Heer.
e
Le Bulletin de renseignements du 2 Bureau de l’état-major de
l’armée française de janvier-février 1939 ajoute d’ailleurs ces
précisions : « Pour les chars et les unités motorisées [l’année 1938]
restera une date importante. Apparition de matériel lourd et
puissamment armé, augmentation du nombre de grandes unités,
telles sont pour les chars les étapes récentes de l’organisation.
L’arme blindée acquiert de ce fait un notable accroissement de
puissance. » Plutôt bien vu.
Une taupe au plus haut niveau, tel fut HE. L’homme auquel les
Alliés vont devoir leurs premières percées profondes dans les
entrailles de la machine Enigma.
Dans cette réussite collective ponctuée de mensonges, de demi-
silences, d’épisodes tumultueux, Polonais, Français, Britanniques et
pour finir Américains prendront chacun leur part. Seuls les sujets du
roi George VI et les compatriotes de Franklin Roosevelt verront
néanmoins leurs mérites reconnus, comme s’ils avaient mené en
duo la barque interalliée. Tel ne fut pas le cas, on vient de le voir,
comme on le verra encore plus loin. Parlons plutôt d’un quatuor,
mais d’un quatuor dysfonctionnel.
À l’approche de la guerre, il n’est pourtant pas d’enjeu plus vital
que le décryptage de la machine Enigma. Toutes les opérations
ultérieures des services secrets alliés vont en effet passer par là.
Voici comment et voilà pourquoi…

Cryptage mécanique
À la fin de la Grande Guerre, l’ingénieur allemand Arthur
Scherbius a conçu une machine à crypter. À partir de 1923, il tente
de la commercialiser. Officiellement, ce spécialiste des moteurs
électriques vise le marché des grandes banques et des sociétés de
négoce international. Secret des affaires oblige, leurs filiales,
implantées dans le monde entier, doivent en effet communiquer avec
la maison mère de façon aussi sûre que possible.
Les messages empruntent soit les lignes télégraphiques
internationales, soit la radiotélégraphie (la transmission en morse
d’un ensemble de chiffres et de lettres sans échanges vocaux
directs). Ils sont donc faciles à intercepter. D’où l’intérêt d’une
méthode de cryptage électromécanique inviolable. Dans l’espoir
d’appâter ses futurs clients, le docteur Scherbius a d’ailleurs baptisé
à dessein sa machine Enigma, un terme nimbé de mystère.
Seulement voilà : des clients du secteur privé, l’ingénieur n’en
aura qu’assez peu. Une particularité qui laisse – première énigme
d’Enigma – la porte ouverte à une version différente des faits. Celle
d’une commande en sous-main par l’armée allemande.
Aux termes du traité de Versailles de juin 1919, la Reichswehr
n’a en effet pas droit au matériel de guerre moderne. À ce détail près
que, dès 1921-1922, ses chefs ont négocié clandestinement des
accords de coopération avec leurs homologues de l’Armée rouge. À
l’abri des regards, les Allemands vont tester sur le territoire russe
une vaste gamme d’armes interdites : tanks, aviation, gaz de
combat. En échange, ils apporteront aux communistes, en mal
d’industries militaires, leur expertise en la matière.
En novembre 1931, quand Hans-Thilo Schmidt s’engage comme
on vient de le voir sur la voie de la trahison, ces accords secrets
germano-soviétiques restent en vigueur. Seule l’arrivée d’Hitler au
pouvoir y mettra fin. Dans le cadre de la politique de réarmement
camouflé, l’Enigma commerciale n’était-elle qu’un leurre ? Si oui, le
capitaine Rudolf Schmidt, en poste entre 1920 et 1923 à l’état-major
des transmissions de la Reichswehr, ne pouvait pas l’ignorer. Or il
n’en a, semble-t-il, jamais soufflé mot à son cadet Hans-Thilo. Rien
2
qui soit parvenu par la suite aux oreilles du SR en tout cas .
Une certitude : le projet Enigma correspond à merveille aux
besoins opérationnels de la nouvelle armée allemande. Avide de
revanche sur ses vainqueurs de 1918, n’envisage-t-elle pas déjà de
leur livrer à l’avenir une guerre mécanisée brutale et rapide ? Celle
que le nazisme présentera plus tard comme la panacée sous le nom
de Blitzkrieg. Et qui dit guerre éclair, dit aussi communications sûres
et rapides, donc Enigma.
Après s’y être refusé une première fois en 1918, l’état-major
allemand, camouflé sous le vocable de « département des
troupes », acquiert les brevets de la machine du docteur Scherbius.
En 1926, la Kriegsmarine met en service l’Enigma navale, variante
adaptée à ses propres exigences. En 1928-1929, c’est le tour de la
Reichswehr. Jusqu’à l’effondrement du nazisme, la Wehrmacht, la
Kriegsmarine, la Luftwaffe, mais aussi les Affaires étrangères et les
services secrets rivaux : l’Abwehr du quai Tirpitz, celui de l’armée, ou
le Sicherheitsdienst de la Prinz-Albrecht-Strasse, celui des SS, en
mettront en service quelque 80 000, voire 100 000 exemplaires. Une
quantité sans comparaison avec le nombre des machines à crypter
alliées telle la C-36 française, commandée à 5 000 exemplaires
seulement au début des hostilités alors qu’on comptait dès cette
époque au moins 30 000 Enigma en état de marche.

La machine de Scherbius
La machine de Scherbius assure le remplacement mécanique
d’une lettre par une autre à travers des circuits électriques
impossibles à analyser de l’extérieur. Tenant dans un coffret en bois
assez design, guère plus volumineux que celui d’une machine à
écrire portative, elle n’est pas encombrante. Soulevons-en le
couvercle. Au premier plan nous apparaît un tableau de connexions
composé de six fiches reliées à des câbles électriques. Enfichées de
manière variable sur le tableau de connexions, ces pièces relient, en
les échangeant, deux lettres entre elles. Comme l’ensemble des
éléments qui composent la clé du jour, leur agencement est fixé à
l’avance par des cahiers de service distribués aux opérateurs une
fois par mois.
Vient ensuite un clavier classique des vingt-six lettres de
l’alphabet, puis un tableau lumineux des mêmes vingt-six lettres
disposées de façon analogue du haut à gauche au bas à droite : Q-
W-E-R-T-Z-U-I-O-A-S-D-F-G-H-J-K-P-Y-X-C-V-B-N-M-L.
Frappe-t-on telle ou telle touche sur le clavier, une lettre, toujours
différente, éclairée par une petite ampoule apparaît sur le tableau
lumineux. Entre-temps, le courant électrique est passé à travers trois
rotors. Deux alphabets de vingt-six lettres, l’un à l’intérieur et l’autre
à l’extérieur, sont inscrits symétriquement sur chacune de ces trois
roues dentées. À toute nouvelle impulsion, le premier rotor tourne
d’un cran. Quand il a effectué un tour complet, soit au bout de vingt-
six impulsions, le deuxième tourne à son tour d’un autre, puis le
troisième, et ainsi de suite. L’ensemble retrouve sa position initiale
au bout de 26 × 26 × 26, soit 17 576 saisies de caractères.
Renouvelé à partir de 1937 et amélioré sans cesse par la suite,
le réflecteur rend l’opération parfaitement symétrique : si A devient
C, alors C peut redevenir A en empruntant le circuit électrique
différent à travers les fiches et les rotors.
Les réglages du mois – et bientôt du jour – effectués selon les
indications du cahier de service, l’opérateur frappe en clair le
message que vient de lui soumettre par écrit son supérieur
hiérarchique. Le texte apparaît crypté sur le tableau lumineux de son
Enigma. On peut le recopier sur papier. Cet informe ensemble de
lettres passe alors dans les mains du radio. Lequel le traduit en
morse, puis l’expédie tel quel sur les ondes. La machine étant
réputée inviolable, qu’importe si l’ennemi en intercepte les
messages : il s’y cassera les dents.
À l’autre bout de la chaîne, le radio destinataire transcrit les
lettres du morse en alphabet romain. Il passe le texte à l’opérateur
Enigma, lequel frappe les lettres en désordre sur son clavier. Reste
à recopier sur une feuille de papier le message qui apparaît alors en
clair sur le tableau lumineux puis à le porter à l’officier responsable.
Le tout n’aura pris que quelques minutes. Simple, rapide, en
phase avec la guerre mécanisée de demain. Conforme en tout point
à la perfection germanique qu’exige la Reichswehr. Sauf que la
perfection n’est pas de ce monde, fût-ce le monde électromécanique
3
d’Enigma .
Scherbius, par exemple, n’a pas identifié ce premier cheval de
Troie : dans son système, une lettre ne peut jamais être changée en
elle-même. Autre faille appelée à se transformer en une sérieuse
lézarde : même porté à dix, le nombre de lettres concernées par le
tableau de connexions ne couvre pas la totalité de l’alphabet.
Conçue à l’usage de dizaines de milliers d’opérateurs formés en
quelques jours, Enigma se veut simple d’emploi. Pour les
communications entre l’état-major et les commandants des grandes
unités, une machine de très haute sécurité sera mise à l’étude, la
Lorenz SZ 40 à douze rotors. Celle-là même qui, perfectionnée en
SZ 42, va servir pendant la guerre aux messages du Führer. Et
qu’au final les cryptanalystes alliés finiront par « casser » elle aussi.
La perfection n’est pas de ce monde, on le disait…
Nous avons compté large, estiment néanmoins les experts de la
Chiffrierstelle, sûrs d’eux. Tous réglages confondus, Enigma pourra
générer à son apogée plus de 10 millions de milliards de circuits
4
électriques différents . L’inviolabilité absolue autrement dit : quelle
machine pourrait bien vérifier cette quantité astronomique de
parcours possibles ?
Hommes et femmes du XXIe siècle, nous connaissons la réponse
à cette question : l’ordinateur. Eux ne peuvent pas même l’imaginer.
Certains d’avoir atteint la quasi-perfection exigée, ils ont oublié le
facteur humain, omis simultanément le pouvoir de la science
mathématique, et ignoré pour finir les ressources de
l’électromécanique, voire de l’électronique.
e
Une triple carence qui va coûter très cher au III Reich. Et ce sont
ses adversaires polonais qui vont lui porter les premiers coups…

Les Polonais ouvrent le bal

À peine né de ses cendres à l’issue de la Grande Guerre, l’État


polonais lutte pour survivre. Ses ennemis ? Les mêmes
qu’autrefois : à l’est, la Russie désormais bolchevique qui a tenté
d’envahir le pays en 1920, et à l’ouest, l’Allemagne, nazie depuis
peu.
Heureusement, les Polonais ont acquis de solides compétences
en matière de cryptanalyse tant dans la langue de Tolstoï que dans
celle de Goethe. Pas question pour eux de se priver de cet atout, un
des rares en leur possession.
La cryptanalyse incombe au renseignement militaire,
l’Exsposytura. Plus précisément pour ce qui concerne la machine
Enigma, à la BS 4, la sous-section allemande de son département
du chiffre, le Biuro Szyfrów. Une équipe squelettique mais soudée
autour du capitaine Maximilian Ciężki.
En 1928, le Biuro Szyfrów a acheté un exemplaire de la version
commerciale de la machine de Scherbius. Disséquée, la machine
livrera quelques-uns de ses mystères. Trop peu toutefois pour
anticiper le décryptage de l’Enigma militaire dès sa mise en service
par la Reichswehr.
Face au défi majeur posé par la machine, Ciężki doit trouver des
solutions originales. Le travail en réseau par exemple. Dans cette
optique, il tisse des liens de confiance avec certains spécialistes des
communications radio n’appartenant pas au corps des officiers
d’active. Des réservistes dont les compétences sont indiscutables et
le patriotisme au-dessus de tout soupçon. Parmi eux, son ami
d’enfance Antoni Palluth. Directeur technique d’une société de
fabrication de matériel radio de pointe, la Wytwórnia
Radiotechniczna AVA, ce talentueux ingénieur opère en parallèle
comme agent officieux du Biuro Szyfrów. De même ses associés à
l’AVA, Leonard et Ludomir Danilewicz.
Des conciliabules entre le chef du Biuro Szyfrów, le major Gwido
Langer, son adjoint de la sous-section BS 4, Maximilian Ciężki, les
frères Danilewicz et Antoni Palluth surgit l’idée, novatrice là encore,
de constitution d’un pool parallèle d’aspirants cryptanalystes.
Par le truchement de Zdzisław Krygowski, directeur du
département de mathématiques de la faculté de Poznań, le Biuro
Szyfrów va créer à cette fin un cours de cryptologie, l’étude des
méthodes de chiffrement. Sa fonction : le repérage des étudiants les
plus prometteurs. Une technique voisine de celle des « dénicheurs
de talents » des services secrets de Sa Majesté, à l’œuvre de
longue date dans les Public Schools et les grandes universités
anglaises.
Le premier cours du cursus de cryptologie a lieu
le 15 janvier 1929 à Poznań. De quoi en faire le contemporain des
aventures de Tintin au pays des soviets dont un journal bruxellois
vient de commencer la publication. Le contemporain aussi de cet
étonnant épisode d’après fêtes de Noël à Varsovie : un appel
téléphonique de l’ambassade allemande suppliant qu’on réexpédie
dare-dare à Berlin un colis. Du matériel radio victime d’une
malencontreuse confusion d’adresse, explique le personnel
diplomatique, penaud.
Trop lourde, son insistance pour un retour rapide du colis ne fait
qu’attirer l’attention. Du coup, les douaniers s’empressent d’en
informer l’armée, laquelle confie logiquement le dossier à la sous-
section BS 4. Hasard supplémentaire mais bénéfique : c’est le week-
end. Le colis est livré à l’AVA. Là, Palluth et Ludomir Danilewicz
l’ouvrent avec précaution. Y découvrant une Enigma, ils la
désossent de fond en comble avant de la remonter avec le plus
grand soin. Une fois refermé, le colis sera renvoyé aux douanes.
De prime abord, l’examen de ces deux grands spécialistes
semble décevant : l’Enigma diplomatique diffère à peine de son
homologue commerciale acquise l’année précédente. En revanche,
indication précieuse, la fébrilité des gens de l’ambassade, qui ont
multiplié tout le week-end les appels téléphoniques visant à
récupérer l’engin, montre à quel point le sujet est sensible aux yeux
des Allemands.
Raison de plus pour densifier le cursus de cryptologie. Parmi les
enseignants, outre le professeur Krygowski, se distinguent Ciężki et
Palluth eux-mêmes, aux côtés de Francizek Pokorny, le directeur du
département de cryptologie de l’état-major polonais. Rien que du
beau monde.
Ciężki et ses camarades ont fait le choix, audacieux lui aussi, de
privilégier dans le décryptage d’Enigma les mathématiciens, et non
les linguistes comme le veut la méthode classique. Science sans
conscience n’est que ruine de l’âme. Or, dans le cas polonais, cette
conscience n’est rien d’autre que la conscience nationale d’un pays
qui vient de renaître et craint de disparaître encore une fois.

La méthode de la « fréquence »

Trois des cryptanalystes « tamponnés » à Poznań et versés dès


septembre 1932 au Biuro Szyfrów appartiennent à l’espèce
rarissime des cracks : Marian Rejewski, Henryk Zygalski et leur
cadet Jerzy Różycki. Un trio de surdoués qui s’apprête à
révolutionner l’approche du décryptage.
Inventée au IXe siècle par un Arabe, Abou Youssouf Ya’qub Ibn
Ishaq al-Kindi, la méthode de la « fréquence » – on analyse le texte
à tirer au clair en fonction des lettres les plus courantes dans telle ou
telle langue (le « e » en français par exemple, puis le « a », et ainsi
de suite) – ne fonctionne pas avec Enigma. Mais si le recours à la
théorie des « groupes de permutation », née du cerveau d’Évariste
Galois, mathématicien français de génie, permettait de déterminer
« de l’extérieur » la disposition des différents éléments de réglage
d’Enigma à un jour donné ? Et de là, le déchiffrement des messages
allemands ? Un renversement de perspective qu’on doit aux
abstractions et aux intuitions toujours fécondes de Rejewski.
Quand Bertrand et sa section D offrent sans contrepartie au
Biuro Szyfrów les « fournitures » régulières de leur « taupe » HE, un
pas supplémentaire est franchi. Un pas décisif. Conformément aux
us et coutumes des services de renseignements, le SR ne livre
toutefois aucun détail sur l’identité et la position de Hans-Thilo
Schmidt. Une source à préserver à tout prix – le sien étant
financièrement élevé, même si au fur et à mesure de l’aggravation
de la dictature hitlérienne cet agent décidément inclassable va subir
une sorte de transfiguration.
De traître vénal à son pays dont on se servait du bout des doigts,
HE devient en effet un autre homme sous les yeux étonnés et
désormais presque amicaux de ses « traitants » du SR : un
opposant politique au nazisme prêt à risquer sa peau pour le
combattre dans l’ombre.
Identifié grâce aux aveux de Stallmann, son recruteur d’antan
tombé aux mains de l’Abwehr, Schmidt court de fait vers une fin
tragique : le suicide par poison en 1943 dans sa cellule de la prison
berlinoise de Moabit. Jusqu’à son ultime rencontre clandestine à
Lugano, en Suisse, le 10 mars 1940, avec le chef d’escadron Henri
Navarre, nouveau commandant de la section allemande du SR, cet
espion de très haute volée n’aura cessé d’abreuver ses
interlocuteurs français de renseignements stratégiques dépassant,
et de très loin, le cadre déjà essentiel du seul déchiffrement
d’Enigma. Et ce malgré des risques dont il était mieux placé que
quiconque pour mesurer la croissance exponentielle.
Huit ans et demi durant, longévité rarissime pour un agent d’un
tel calibre, HE a livré aux Français des renseignements d’une valeur
exceptionnelle. Sans lui, les Alliés auraient sans doute percé un jour
ou l’autre le secret de la machine à crypter allemande. Un jour ou
l’autre… trop tard peut-être.
La symphonie dissonante

De leur côté, les Polonais jouent un jeu ambigu. Grâce aux


« fournitures » du SR, leur progression est saisissante. Les
documents HE transmis par Bertrand leur ont en effet permis de
découvrir ce dispositif absent de la version commerciale d’Enigma :
le tableau de permutations. Ils sauront en tirer le meilleur profit. En
reproduisant le fonctionnement de deux Enigma couplées, Rejewski
et ses camarades conçoivent ainsi le « cyclomètre », un appareil qui
accélère les processus de cryptanalyse. Un travail facilité de surcroît
par l’astuce de Różycki, père de la méthode dite « de l’horloge » qui
permet de repérer avec de bonnes chances de succès la position du
rotor le plus à droite de la machine.
En 1938, le trio lance les bombi. Dans le jargon du Biuro
Szyfrów, ce pluriel de bomba (une bombe en polonais) désigne des
répliques d’Enigma construites par l’AVA dans le secret qu’on
imagine. Dix-sept chefs-d’œuvre de rétro-ingénierie capables
d’explorer en un temps record les 17 576 positions de rotors
possibles. Quoiqu’elles n’offrent pas tout à fait la même configuration
que leur modèle allemand, leurs performances sont équivalentes.
En les faisant travailler par séries de six, reliées les unes aux autres,
les Polonais vont obtenir des résultats impressionnants.
Progression rapide encore cette même année 1938, quand
Zygalski, aussi imaginatif que Rejewski et Różycki, bien que dans un
registre différent, invente un système de décryptage à base de
superposition de feuilles perforées à exposer à la lumière d’une
source lumineuse de façon à exploiter les failles de la machine. Ce
procédé exige toutefois des moyens humains qui
dépassent largement les possibilités polonaises.
À vrai dire, la faille n’est pas seulement dans la machine Enigma,
mais aussi dans la tête des chefs du Biuro Szyfrów. Alors qu’elle le
fait si intelligemment en interne, la sous-section BS 4 se montre en
effet incapable de travailler de façon franche avec ses alliés français.
Des découvertes successives du trio de prodiges polonais, qui lui
permettront de décrypter près de trois quarts des messages
allemands à la mi-1938, parfois en moins d’une demi-heure, Ciężki
ne souffle pas un traître mot à Bertrand lors de leurs nombreux
rendez-vous.
À croire que le « chacun pour soi et Dieu pour tous » s’est
transformé en « Dieu pour personne » ! Unitaire pour trois, le chef de
la section D redouble pourtant d’efforts dans l’espoir de faire
coopérer les Polonais, qui lui mentent par omission, et les
Britanniques, qui le snobent ouvertement. Ancien combattant
volontaire de la Grande Guerre, Bertrand espère en effet conjurer le
bain de sang qu’annonce l’hitlérisme.

Anglais murés dans leurs certitudes

Parallèlement aux Polonais, les experts de la Government


Code & Cypher School, la GC & CS, sorte de « mini-NSA » anglaise
créée en 1919, se murent dans leurs certitudes. Eux seuls seraient
capables de venir à bout d’Enigma. En avril 1937, un des proches
partenaires de la GC & CS, Dillwyn Knox, alias « Dilly », professeur
au King’s College de Cambridge, n’est-il pas parvenu à « casser »
une Enigma à la main, autrement dit sans recours à une machine ?
Un résultat auquel ce vétéran de la cryptanalyse anglaise est
parvenu en combinant la méthode des fréquences avec la technique
française des « mots probables » (s’il s’agit d’un message de nature
militaire par exemple, on peut s’attendre à y trouver des termes
comme brigade, division, armée, ou encore des grades, et ainsi de
suite). Sauf qu’il s’agissait de l’Enigma espagnole, beaucoup moins
perfectionnée que ses sœurs allemandes.
S’il se montre plus conciliant et plus affable que l’atrabilaire
« Dilly », le directeur de la GC & CS, Alastair Denniston, souffre du
même syndrome typiquement anglais : le splendide isolement.
Quand le SR a proposé au représentant du MI6 à Paris, Wilfred
Dunderdale, dit « Biffy », de partager des frais de recherche, les
Britanniques ont répondu que non, ils n’étaient pas intéressés.
À tort, puisqu’au fil des mois les experts en cryptologie des
armées du Führer s’emploient à introduire de nouveaux raffinements
dans leur machine. En résulte un accroissement presque infini des
possibilités offertes. En février 1936, modification de l’ordre des
rotors tous les mois, puis, à partir d’octobre de la même année, tous
les jours, avec par-dessus le marché le changement du dispositif
des permutations. En novembre 1937, mise en service du nouveau
réflecteur. Décembre 1938, passage de trois à cinq rotors.
Janvier 1939, passage de sept à dix permutations. Une progression
quasi géométrique. Du coup, les cryptanalystes polonais ne peuvent
plus suivre. Dix mois avant l’éclatement de la Seconde Guerre
5
mondiale, Enigma est redevenue inviolable .
L’impasse. En sept ans d’efforts désordonnés, les Alliés ont
certes progressé, mais dans le désordre et la méfiance. Disons-le
franchement : leur coopération tripartite a tout d’une symphonie
dissonante.
Comme l’écrira Gustave Bertrand le 15 avril 1976, peu avant sa
mort, dans une communication adressée à son ancien camarade du
SR Paul Paillole, alors président de l’Amicale des anciens des
services spéciaux de la Défense nationale :
« Quant au service britannique, il n’entretenait aucune relation
avec Varsovie car la confiance ne régnait pas de part et d’autre… il
était difficile de les mettre en rapport.
« Malgré cela, Londres fut tenu au courant de l’existence de
certains de ces documents. Il n’eut pas l’air de s’y intéresser, jugeant
la menace allemande ni sûre ni immédiate.
« Après l’Anschluss (mars 1938), Londres se rendit compte que
le danger était proche et que la machine avait un rôle à jouer si on
arrivait à bout. Une liaison me permit alors de me rendre compte que
la question Enigma y était bien à zéro car les documents que
j’apportais firent fureur et on en voulait toujours plus.
« Varsovie en fut averti par mes soins et accepta de collaborer
avec Londres éventuellement. »
Dire que pendant ce temps à Berlin quadrillé par la Gestapo HE
prenait des risques de plus en plus insensés. De même quand il
profitait de déplacements professionnels en Belgique, Suisse et Italie
pour rencontrer ses officiers traitants français…

Poker menteur

À l’aune de la détermination sans faille d’Hans-Thilo Schmidt, on


ne peut que s’étonner du mutisme des Polonais et de la suffisance
des Anglais. Par leur incapacité à combiner les ressources, les Alliés
sont en train de perdre un temps précieux qui se traduira en milliers
de vies humaines. C’est début janvier 1939 seulement que
l’obstination de Bertrand débouche sur une conférence tripartite SR-
GC & CS-Biuro Szyfrów. Laquelle n’empêche d’ailleurs pas les
Polonais et les Britanniques de continuer à jouer à un poker menteur
d’autant plus absurde qu’en raison des perfectionnements
successifs apportés par la Chiffrierstelle à la machine Enigma,
Rejewski, Zygalski et Różycki ne parviennent plus à la casser. De
temps à autre, le hasard leur assure quelque réussite. Mais rien qui
réponde aux besoins dans un contexte germano-polonais de plus en
plus lourd. Seule exception, il est vrai notable : l’Enigma du
Sicherheitsdienst. Fâcheuse négligence pour un service secret, celui
de la SS n’a en effet pas appliqué les dernières procédures en date.
Ses messages seront lus jusqu’à l’été 1939. Et dire que son patron,
e
Reinhard Heydrich, figure majeure du III Reich par son intelligence
mais aussi son fanatisme, fut formé et qualifié comme spécialiste
des transmissions jusqu’à son renvoi de la Kriegsmarine en 1931 !
L’urgence impose cependant la fin des cachotteries suicidaires.
Alors que les nuages s’amoncellent sur la Pologne à l’été 1939,
Gwido Langer câble soudain à Bertrand : « Il y a quelque chose de
nouveau. » Et de convier Français et Anglais à une seconde
conférence tripartite.
Le 26 juillet, une voiture vient prendre les visiteurs occidentaux à
leur hôtel de Varsovie pour les conduire à l’installation ultrasecrète
du Biuro Szyfrów en pleine forêt.
Stupéfaits, Denniston, Knox et le commander de la Royal Navy
Humphrey Sandwith pour la GC & CS, Bertrand et son adjoint, le
capitaine de réserve Henri Braquenié, pour la section D, apprennent
que pendant toutes ces années les Polonais ont lu une bonne partie
des messages de la Reichswehr sans jamais le dire à leurs alliés.
La curiosité l’emporte sur l’effarement quand les visiteurs sont
mis en présence du cyclomètre, des bombi, ainsi que des trois
cerveaux qui les ont conçus. Tous comprennent alors le pas de
géant accompli en Pologne. « L’orgueil des techniciens britanniques
s’inclina devant les résultats des techniciens polonais », écrira
Bertrand par la suite.
Avant de se quitter, Gwido Langer, enfin coopératif, nécessité
oblige, l’a pris à part :
— Vous allez recevoir par la valise diplomatique deux
exemplaires des bombi, une pour votre section D et l’autre pour la
GC & CS. Je viendrai à Paris vous aider à déballer ces colis.
C’est bientôt chose faite, de sorte que le 16 août 1939 Bertrand
débarque à Londres en compagnie du bras droit de « Biffy »
Dunderdale, Thomas Greene, dit « Long Tom », lequel ne quitte
pas des yeux la précieuse valise diplomatique qui contient la bomba
destinée à ses compatriotes.
À Victoria Station, les deux officiers de renseignements sont
accueillis par le directeur du MI6, Stewart Menzies, flanqué d’Alastair
Denniston. Même l’irascible « Dilly » Knox, dont l’aigreur croît au
rythme du cancer qui le mine, finit par admettre la supériorité de
l’approche mathématique des Polonais sur les vieilles méthodes de
décryptage « à la main ».
Désormais, on travaillera en commun. Bien tard, puisque la
malheureuse Pologne, écrasée de front par la Wehrmacht et
poignardée dans le dos par l’Armée rouge, doit capituler à la fin
septembre.

Le PC Bruno aux aguets

Dans l’hypothèse d’une telle défaite, Bertrand et le Biuro Szyfrów


ont improvisé le transfert en France du trio de mathématiciens
décrypteurs Rejewski-Zygalski-Różycki via notre ambassade en
Roumanie. Une opération qui ne réussira que grâce au hasard et
dans la douleur.
Depuis le 3 septembre 1939, la France, l’Angleterre et
l’Allemagne sont officiellement en guerre. Dans ce cadre, dès
octobre, la section D monte en région parisienne un centre de
déchiffrement, le PC Bruno, au château de Vignolles de Gretz-
Armainvilliers. Y œuvrent, sous la houlette de Bertrand, quelque
soixante-dix décrypteurs. Dont quarante-huit Français et quinze
Polonais qui ont pu s’exfiltrer hors de leur pays à l’instar de Gwido
Langer, porteur d’un deuxième exemplaire de la machine clonée par
AVA, ou d’Antoni Palluth.
Français et Polonais poursuivent avec acharnement leurs
attaques contre l’Enigma allemande, mais le PC Bruno abrite aussi
sept mathématiciens républicains espagnols exilés en France depuis
la victoire du général Franco. Ces hommes, dont les noms ne sont
pas parvenus jusqu’à nous pour cause de débâcle française à venir,
sont logiquement spécialisés dans le percement des Enigma
mussolinienne et franquiste.
En raison de la menace allemande, le PC Bruno travaille dans
l’urgence. La masse considérable de messages de l’ennemi
interceptés depuis la déclaration de guerre lui fournit une base
suffisante pour lire un quart d’entre eux (plus les textes à mettre au
clair sont longs et nombreux, et mieux on peut en effet les
décrypter).
Pas question désormais de compter sur l’aide providentielle de
Hans-Thilo Schmidt, puisque depuis son ultime rencontre de mars
avec Navarre à Lugano, les contacts du SR avec l’agent HE sont
devenus impossibles. Afin d’augmenter le rendement du PC Bruno,
Bertrand n’en commande pas moins, en avril 1940, la mise en
chantier de vingt-cinq clones d’Enigma. Dans quatre mois au mieux,
répond toutefois l’entreprise parisienne sollicitée, les établissements
Édouard Belin. C’est tout ce que nous pouvons faire – pour la
somme convenue sous-entendu.
Et pour cause : l’état-major s’est bien gardé de mettre sur la table
les moyens financiers nécessaires. En matière de cryptanalyse,
l’entourage du généralissime Maurice Gamelin croit en effet plus
volontiers au système D qu’à une section D toujours aussi
squelettique en effectifs (rappelons que les Allemands alignent alors
quelque 30 000 machines de Scherbius).
Le niveau très bas de la cryptologie française de l’époque a de
quoi faire pâlir qui se souvient de 1918, quand, à son zénith, elle
était la meilleure du monde avec son homologue anglaise. Quand on
la considérait, et à juste titre, comme l’un des facteurs essentiels de
la victoire. Pendant ce temps, la mésentente cordiale franco-
britannique continue à produire ses insidieux ravages. Le PC Bruno
reçoit certes de fréquentes visites de Denniston et de la GC & CS.
Mais au-delà de leur courtoisie, on les sent irrités que la section D
monopolise les cryptanalystes polonais – et on ne parle pas des
Espagnols, Londres ayant joué la carte Franco pendant toute la
guerre civile !
S’ils désignent un officier de liaison, le jovial major Kenneth
MacFarlan, dit « Pinky », les Anglais restent d’ailleurs évasifs sur le
développement de leur propre programme anti-Enigma.
Tout se passe comme si la symphonie dissonante survivait à la
déroute polonaise, réduisant au strict minimum des échanges
interalliés qui devraient au contraire s’intensifier. Que de bénéfices
pourtant dès lors qu’on se donne la peine de parler ensemble ! Le
seul face-à-face de janvier entre Rejewski et son cadet Alan Turing,
une étoile montante de la GC & CS, a ainsi permis de comprendre
pourquoi les décryptages ne progressaient plus. Et mieux encore, de
les relancer.
« PC Cadix, j’écoute »

La percée allemande de mai-juin 1940 va prendre de vitesse des


états-majors français et anglais, dépassés par le rythme infernal de
l’ennemi. Une mise en service plus précoce des vingt-cinq copies
des établissements Belin n’aurait pas empêché la défaite.
Le 10 juin 1940, l’avancée ennemie entraîne l’évacuation
d’urgence du PC Bruno. Les cryptanalystes – et ce qu’on peut
sauver de leur matériel – vont être transférés dans le département
du Gard. Après l’armistice, le travail s’y poursuivra d’arrache-pied en
zone non occupée, dans une résidence discrète proche d’Uzès, le
PC Cadix.
D’arrache-pied mais en toute ambiguïté. Financé par le ministère
de la Guerre de Vichy (ainsi dénommé par antiphrase du fait qu’il a
cessé de combattre les Allemands, mais dont certains éléments
acceptent néanmoins de jouer le jeu de la guerre secrète), le SR
s’est en effet reconstitué clandestinement. Le contre-espionnage
opère par exemple sous le couvert d’une société officielle bidon
chargée en principe de l’assainissement des campagnes, les
Travaux ruraux, société qui va en réalité démasquer de nombreux
agents nazis ou italiens. La section D, pas moins, même si elle ne
porte plus de nom.
Promu commandant, Bertrand la dirige toujours, veillant à ce que
des échanges radio, cryptés bien entendu, se poursuivent avec la
GC & CS. Sous sa houlette, le PC Cadix lit environ le quart des
messages allemands – grâce notamment aux machines
commandées en avril 1940 et que l’officier est tout de même
parvenu à récupérer. Une proportion qui tombera par la suite à
moins de 20 % faute de moyens humains et matériels.
Importante figure de la résistance non gaulliste, Bertrand cumule
au surplus plusieurs fonctions dans la clandestinité. Il est
constamment au four et au moulin. Et même, de temps à autre, au
château des Fouzes, où sa femme, Marie, s’emploie à faire régner
une bonne ambiance. Ce suractivisme du patron du PC Cadix se
traduit par des allées et venues mystérieuses qu’il ne peut,
clandestinité oblige, expliquer à ses équipes de cryptanalystes. De
quoi fournir l’ombre d’un prétexte au double jeu des rescapés du
Biuro Szyfrów postés aux Fouzes. Dans le dos du responsable
français, ces derniers expédient en effet par radiographie des
informations allemandes décryptées à l’état-major polonais de
Londres.
Une attitude qui explique pourquoi le trafic radio entre les Fouzes
et l’Angleterre sera toujours plus dense que dans les évaluations de
Bertrand. Drôle de chassé-croisé : l’ex-chef de la section D entend
travailler pour la France, non pour l’Angleterre, mais certains de ses
subordonnés ne veulent opérer, eux, que pour la Pologne, et non
pour la France. Pas facile de gagner une guerre, même secrète – et
ici doublement secrète –, dans ces conditions.
L’étrange manège des Fouzes continuera jusqu’en
novembre 1942, date de l’invasion de la zone non occupée par les
nazis. Plus de financement occulte de Vichy cette fois, il faut se
débrouiller avec les moyens d’un bord qui est en train de couler.
Après avoir exfiltré plutôt mal que bien « ses » Polonais de France
via l’Espagne (et encore, pas tous, certains étant capturés par les
Allemands, source supplémentaire d’aigreur), Bertrand reste à son
poste dans le pays occupé.
À partir de juillet 1943, et jusqu’à son arrestation en janvier 1944
à Paris, il sera, sous les pseudonymes de « Michel Gaudefroy » et
de « Georges Baudin », le patron du SR Kléber, un réseau de
renseignements fort, tout de même, de quelque 2 000 agents.
C’est seulement après son évasion, son retour à la clandestinité
puis son passage à Londres, en juin 1944, que l’officier, rallié au
gaullisme, constatera qu’en dépit de leurs immenses mérites les
décrypteurs polonais survivants ont été écartés par les Anglais.
Seule une poignée d’entre eux a pu continuer son travail, mais
uniquement en s’attaquant aux messages soviétiques.
Dans l’intervalle, il est vrai, la GC & CS s’est dotée d’un vaste
complexe de cryptanalyse à côté duquel le PC Cadix n’avait au plus
que les dimensions d’une PME.

Bletchley Park, l’usine à secrets

Cette véritable usine à casser les codes ennemis porte un nom


de camouflage officiel : le Bureau 47 du Foreign Office. Dans la vraie
vie, la station X, comme on l’appelle couramment, s’est installée à
Bletchley Park, un manoir de campagne victorien à 80 kilomètres au
nord-ouest de Londres.
À mi-chemin de la capitale et de la grande cité industrielle de
Birmingham, donc, espère-t-on, loin des bombardements de la
Luftwaffe, la région est bien dotée en installations secrètes. Ainsi le
manoir proche de Hanslope Park abrite-t-il une station radio du
Foreign Office, et celui de Whaddon Hall, du personnel et des
moyens de communication du MI6.
Bletchley Park se présente comme une superposition baroque de
styles hérissée de pignons, de crénelures, de baies vitrées et de
cheminées. Inélégant mais suffisamment retiré, le manoir ouvre sa
longue façade de brique rouge sur vingt-deux hectares de terrain
souvent garni de pelouses.
En cas de guerre – et désormais la guerre est bien là –, on a
prévu de l’agrandir au fur et à mesure des besoins par la
construction de baraquements en bois. Ces besoins se révélant
toujours plus nombreux, la quantité des pensionnaires du lieu va
passer de quelques centaines lors de la visite du Premier Ministre
Winston Churchill en septembre 1941 à quelque 10 000 en 1945,
dont quatre cinquièmes de femmes.
Voilà pour le lieu du grand secret. Son personnel de départ a été
trié à l’avance grâce à un dispositif de mobilisation générale des
cerveaux concerté entre Denniston et Knox. Les vastes
compétences en cryptologie et les activités d’enseignant au King’s
College de Knox en font le « dénicheur de talents » idéal, comme les
services secrets britanniques en raffolent depuis toujours.

Mobilisation générale des cerveaux

Dès la déclaration de guerre, en septembre 1939, la mobilisation


générale des cerveaux est entrée en vigueur. Avec un beau succès,
la menace nazie redonnant du muscle à un patriotisme anglais qui
semblait en voie de disparition lors même qu’il ne faisait que
sommeiller.
Tout ce que la GC & CS a pu repérer à l’avance en matière de
cryptanalystes potentiels va donc être muté dès que possible à
Bletchley Park, le centre britannique de lutte anti-Enigma. Bien
qu’ayant déniché après l’invasion de la Pologne de nombreuses
preuves que le Biuro Szyfrów s’était attaqué à la machine de
Scherbius, les Allemands continuent à lui faire confiance. Les
Romains le disaient : Jupiter rend fous ceux qu’il veut perdre. Et tant
mieux si en l’occurrence il aveugle les nazis.
Ni les Polonais ni les Français n’ont été informés de l’existence
de Bletchley Park. Véritable bijou de la Couronne, le secret du
manoir aux cryptanalystes sera protégé pendant toute la guerre, et
même après, par un luxe de précautions auxquelles veillera
personnellement Churchill dès son accession au 10 Downing Street
en mai 1940.
Du caractère impossible de « Dilly » Knox, ne déduisez surtout
pas que l’honorable professeur serait bouché à l’émeri. Sans doute
n’appréciera-t-il jamais à leur juste valeur les exploits de ses
homologues polonais ou l’obstination salvatrice de Gustave
Bertrand. Mais en accord avec Alastair Denniston, il a su préparer
les pêches futures de la GC & CS dans le vivier étudiant.

Un fou génial : Alan Turing

Alan Turing reste aujourd’hui le plus connu des cerveaux


mobilisés archisecrètement à Bletchley Park par le tandem
Denniston-Knox. Cause d’un destin aussi malheureux qu’injuste sur
lequel nous reviendrons, son homosexualité marque en effet les
esprits. Né en janvier 1912 à Londres d’un père officier du Civil
Service en Inde et de la fille d’un ingénieur de la Compagnie du
chemin de fer de Madras, élève de la Sherborne School puis
étudiant non moins brillant au King’s College de Cambridge, ce
mathématicien et logicien prodige est considéré comme un
excentrique très british, doublé d’une victime du syndrome
d’Asperger aux communications personnelles avec autrui si difficiles
6
qu’elles le placent aux limites de l’autisme .
Pour le reste, soit ici l’essentiel, Turing est un génie aux
jaillissements intuitifs aussi impressionnants que ceux d’un Marian
Rejewski. Fulgurance et flamboyance : beaucoup voient en lui un
demi-fou. Sauf que ses délires sont de ceux qui font progresser la
science à pas de géant. En 1936, peu avant de partir à l’université
américaine de Princeton pour deux ans, ce sujet inclassable élabore
pour la London Mathematical Society un document dessinant les
contours théoriques d’une « machine universelle » apte à résoudre
tous les problèmes mathématiques.
Cette première esquisse théorique des ordinateurs modernes
rendue publique, Turing s’est efforcé d’en penser les modalités de
fonctionnement électromécanique. Dans ces conditions, rien
d’étonnant si Knox, toujours à l’affût, a fait verser dans la réserve du
GC & CS son jeune collègue enseignant-chercheur du King’s
College.
La guerre venue, voici donc Turing assigné au décodage des
« intercepts », terme par lequel les services spéciaux anglais
désignent les messages Enigma qui ont pu être captés. Une petite
poignée d’autres mathématiciens de haut niveau ont rejoint le jeune
prodige dans ce combat silencieux mais capital. Parmi eux ses
cadets Peter Twinn, un oxfordien, et John Jeffreys, de Cambridge.
Ou encore Gordon Welchman, leur aîné de dix ans. Ancien du Trinity
College, berceau on s’en souvient du groupe des « cinq
magnifiques » espions soviétiques, cet amateur raffiné de femmes,
de musique et de motos toujours tiré à quatre épingles a été nommé
doyen du Sidney Sussex College. Un poste d’habitude dévolu à plus
âgé que lui – il est né en 1906. Contacté par « Dilly » Knox,
Welchman intègre dès février 1939 la GC & CS en tant que
réserviste. Sept mois plus tard, le voilà donc lui aussi en poste à
Bletchley Park.
Au service cryptographique
de Sa Majesté

Avec le recul, on peut s’étonner qu’un chercheur de la trempe de


Welchman n’ait pas été informé dès son arrivée au manoir des
avancées polonaises en matière de cryptanalyse par « Dilly » Knox.
S’agissait-il de méfiance ? De brimade ? De mise à l’épreuve ? De
sauvegarde d’un pré carré ? Nul ne le sait. Pourtant, on vient de le
voir, sa courte mission en France en janvier 1940 a permis à Turing
de s’entretenir directement avec Marian Rejewski lors d’un échange
particulièrement fructueux.
En parallèle, les Britanniques se penchent sur l’idée de Zygalski,
ces feuilles qui, perforées, superposées et exposées à une source
lumineuse, permettent en théorie d’exploiter les faiblesses d’Enigma.
En théorie seulement, puisque même améliorées par Jeffreys, les
« feuilles de Zygalski » ne fonctionnent toujours pas bien au prix
d’une débauche de fastidieux efforts : des milliers de trous à percer.
Pour nourrir l’espoir de reconstituer les deux rotors ajoutés à la
machine allemande en décembre 1938, chacune des 1 560 feuilles
devait en effet être perforée la bagatelle de 1 352 fois !
Par-dessus le marché, le tandem Denniston-Knox a atteint ses
limites, tant au point de vue intellectuel qu’au plan organisationnel.
Un entrelacs d’intrigues personnelles débouche sur la réforme des
structures de Bletchley Park, assortie d’une première augmentation
des effectifs. Les baraquements construits autour du manoir
abriteront des services dédiés : l’armée de terre, la Kriegsmarine, la
Luftwaffe.
Marginalisé, « Dilly » Knox n’en conserve pas moins son propre
secteur. De quoi permettre cet ultime exploit du tenant de la vieille
école : le décryptage du code de la marine de guerre italienne. Un
succès d’une valeur inestimable puisque Berlin et Rome comptent
sur la flotte de Mussolini pour subvenir aux besoins de l’Afrika Korps
du général Erwin Rommel en route, croit-on, vers le canal de Suez.
Jamais les Italiens ne comprendront pourquoi leurs convois finissent
si souvent au fond de la Méditerranée.
Allié à l’adjoint de Denniston, John Tiltman, et au responsable de
la section militaire, Edward Travis, Welchman occupe désormais le
centre du jeu. À lui le soin de recruter de nouvelles têtes parmi ceux
qu’il connaît le mieux : les anciens étudiants de Cambridge. John
Herivel, par exemple, inventeur de l’Herivel Tip, judicieuse
observation plutôt que méthode proprement dite. Sombrant dans la
routine et même la paresse, nombre d’opérateurs Enigma
reproduisent mécaniquement les mêmes réglages individuels, a-t-il
constaté empiriquement. Autant de failles à exploiter…
Turing, de son côté, continue à tirer le bilan pratique de son
entretien avec Rejewski et du modèle des bombi polonaises.

« Bombe » et « tableau diagonal »

Dans la veine de son projet de « machine universelle », il a


présidé, dès mars 1940, à l’entrée en service de Victory. Cette
première « bombe » cryptographique anglaise se présentait sous la
forme d’un meuble de 2,5 mètres de haut sur 2 mètres de large
abritant des rangées de tambours circulaires censés stopper net leur
mouvement à chaque fois qu’ils tombaient sur une configuration
plausible de l’Enigma assaillie. Or, grave inconvénient, Victory
s’arrêtait fréquemment sur une configuration inexploitable. Sans
compter ce bruit infernal, qui la faisait détester des auxiliaires
féminines de la marine ou de l’armée de l’air chargées de son
maniement.
Pour sortir de l’impasse, Welchman imagine alors une extension,
le « tableau diagonal », susceptible de multiplier par deux le
rendement de la machine. Comme – véritable miracle – il s’entend à
merveille avec Turing, dont on connaît pourtant la difficulté
personnelle à travailler en équipe, les deux hommes testent
ensemble le procédé. Le résultat se révèle probant. Immense
progrès, la « bombe Turing-Welchman » connaîtra ses premiers
succès dès la bataille d’Angleterre.
À partir de février 1942, date du départ de Denniston, Gordon
Welchman et le nouveau patron de Bletchley Park, Edward Travis,
obtiennent de Churchill un accroissement notable des effectifs. Et
pour cause : le Vieux Lion considère les décryptages Enigma (nom
de code « Ultra ») comme un élément essentiel de sa conduite de la
guerre. Chaque jour, Stewart Menzies lui fait livrer dans une boîte
couleur chamois fermée à clé les plus importants « intercepts »
accompagnés d’une note explicative. Churchill appelle ces
documents ses « œufs d’or ». Seuls auront à connaître des
intercepts Ultra trente et un hauts responsables britanniques, dont
onze membres du cabinet.

La bataille de l’Atlantique

La GC & CS étant passée au stade industriel, ce qui la distingue


radicalement du très artisanal PC Cadix, les « bombes » y sont
mises en service par dizaines. Lors de la bataille de l’Atlantique,
elles tournent à plein régime, épuisant le personnel féminin affecté
aux tâches répétitives de servitude des machines.
Pas moyen de faire autrement il est vrai, tant la guerre en mer
est devenue vitale pour le Royaume-Uni. Depuis décembre 1941 et
l’attaque nippone de Pearl Harbor, les États-Unis, le Japon mais
aussi l’Allemagne s’affrontent les armes à la main. Or c’est
essentiellement par l’Atlantique que l’aide américaine, vitale, peut
parvenir en Angleterre, voire en URSS, allié paradoxal des
démocraties depuis l’agression nazie de juin 1941.
Acharnés à couper la route aux convois alliés, les U-Boote
allemands s’en donnent dès lors à cœur joie, torpillant cargo après
7
cargo . L’efficacité du service de cryptanalyse de la Kriegsmarine, le
Beobachtungsdienst, ou B-Dienst, vainqueur du code naval
Cypher 3 de l’Amirauté britannique, est d’un grand secours aux
sous-mariniers du Reich, friands de renseignements précis sur les
routes qu’empruntent les convois alliés. Sans compter le code de la
marine marchande anglaise, cassé lui aussi.
En sens inverse, l’ajout en février 1942 d’un quatrième rotor et
d’un nouveau réflecteur à l’Enigma navale a rendu cette machine
impénétrable. D’autant que chaque U-Boot dispose de son côté de
huit rotors à répartir entre cinq emplacements. Pour décrypter un
seul ensemble de messages de ces M4 ou M5 – et encore ! –, il
faudrait mettre en série pas moins de vingt-six « bombes »… Du
coup, impossible de repérer à l’avance les concentrations de meutes
sous-marines à proximité des convois. Churchill, Roosevelt et
Staline ne peuvent que se ronger les sangs : pendant
l’année 1942, 1 100 navires seront coulés par l’ennemi, dont 173
pour le seul mois de juin. Un carnage !
Baisser les bras ? Pas question, décrète le Vieux Lion. Bletchley
Park doit trouver la solution. Compter sur la chance aussi, car
le 30 octobre 1942 un sous-marin patrouillant en Méditerranée, le U-
559, « grenadé » des heures durant par un navire britannique, le
HMS Petard, se voit contraint de faire surface. Dans un cas pareil, le
commandant doit saborder son submersible à l’explosif après avoir
fait disparaître tous les documents secrets. Or, double malchance :
les charges ne font pas couler assez vite le U-559 et de surcroît
l’équipage a omis de détruire la M5 de bord ainsi que ses livrets de
réglage.
Saisissant l’occasion, le commandant du HMS Petard,
l’audacieux capitaine de corvette Mark Thornton, lance une chaloupe
à l’abordage du submersible désemparé qui flotte toujours. Les
précieux documents sont raflés en catastrophe par l’équipage de
prise avant que le submersible ne s’abîme dans les flots, entraînant
avec lui le lieutenant de vaisseau Anthony Fasson et le matelot Colin
Grazier. Des marins qui ont mérité de la couronne d’Angleterre. Dès
novembre, l’Enigma navale à quatre rotors est enfin décryptée !
Dans l’espoir d’agrandir la brèche par une solution technique
pérenne, Turing est alors envoyé outre-Atlantique…

Les oreilles de l’Oncle Sam

Si Bletchley Park a fait passer la cryptanalyse d’Enigma au stade


industriel, on peut compter sur les Nord-Américains pour lui donner
plus de moyens encore. Des moyens, ils en ont en effet, financiers,
humains et technologiques. Bien sûr, écartelés entre deux
organismes, l’OP-20-G de la Navy, section G de la 20e division des
opérations navales, et le Signal Intelligence Service de l’US Army,
ainsi qu’entre trois stations d’interception et de décryptement à
Washington, Pearl Harbor et aux Philippines, ils n’ont pu prévoir
suffisamment tôt l’agression nippone de décembre 1941. Mais leurs
experts se sont quand même fait les dents avec succès sur les
machines électromagnétiques japonaises : la Angooki Taipu ou
machine à chiffrer A en 1932 d’abord (« Red » pour les Américains),
puis la Angooki Taipu B en 1938-1939 (« Purple »). De sorte qu’en
juin 1942 les décryptages dits « Magic » ont ouvert la voie à la
grande victoire aéronavale américaine de Midway.
« Wild Bill » Donovan, patron des services secrets du temps de
guerre, l’Office of Strategic Services, en sait d’ailleurs long sur
Bletchley Park. Quand le président Roosevelt a envoyé cet ancien
camarade d’université, héros de la Première Guerre mondiale, en
mission d’exploration en Angleterre, Churchill, très attaché à
l’alliance américaine, a ordonné qu’on ne lui cèle rien des projets
britanniques. En février 1941, bien avant la naissance de l’OSS, les
premiers spécialistes américains avaient donc déjà accès au saint
des saints de Bletchley Park.
Parmi les grands cryptanalystes étatsuniens à l’œuvre de l’autre
côté de l’Atlantique, Thomas Dwyer, Wesley Arnold Wright, Joseph
Rochefort, William Friedman et ses protégés Frank Rowlett,
Solomon Kullback, Abraham Sinkov. Ainsi que ces autres
surdouées, Agnes Meyer Driscoll, « casseuse » du code Red, et
8
Genevieve Grotjan, « briseuse », elle, du code Purple .
Sans doute ces hommes et ces femmes ont-ils appris que
quelque part en Angleterre un groupe de collègues anglais s’attaque
depuis juin au code nippon JMA, d’ailleurs cassé six mois plus tard
par John Tiltman.
Cerise sur le gâteau des « intercepts Magic » américains : à
l’avenir, ils permettront de lire les rapports du baron Oshima Hiroshi.
Ancien attaché militaire nippon et désormais ambassadeur du
Mikado à Berlin, Oshima est l’étranger le mieux informé des arcanes
du IIIe Reich. Il recueille les révélations grandes ou petites, dûment
consignées dans ses rapports par radio à Tokyo. Un moyen
détourné mais singulièrement efficace de savoir ce que trament les
nazis en matière de décisions stratégiques, donc de mesurer à quel
degré les manœuvres d’intoxication alliées prennent corps dans les
têtes des dirigeants ennemis, à commencer par celle d’Hitler. Par sa
valeur inestimable, le décryptage des messages du baron japonais
constituera d’ailleurs l’apport le plus précieux des casseurs de codes
américains à la lutte commune sur le front occidental.
Lors de son déplacement aux États-Unis, Turing – pour en
revenir à lui –, trop souvent crédité d’un esprit rêveur, montre au
contraire beaucoup de sens pratique. Son problème et celui de
Bletchley Park : les limites de l’électromécanique. À moins de manier
les « bombes » avec une lenteur incompatible avec les nécessités
de la Navy, celles-ci tournent tellement vite qu’elles ne peuvent
marquer systématiquement l’arrêt sur une configuration exploitable.
D’où l’émerveillement du visiteur anglais quand Joe Desch, un
ingénieur américain de la National Cash Register, qui commercialise
entre autres des appareils enregistreurs, lui fait découvrir son
prototype : une machine électronique beaucoup plus performante
que les tentatives britanniques en la matière, la « Cobra » puis la
« Mammoth ».
Ouverte par le cyclomètre, par les bombi, par les feuilles
Zygalski-Jeffreys et par les « bombes » anglaises, la voie de la
cryptanalyse s’élargit sans cesse, menant déjà aux confins de
l’informatique.
On le verra d’ailleurs avec les attaques sur la machine avec
laquelle Hitler communique avec ses grands chefs militaires. Avec
ses douze rotors, la Lorenz SZ 40 puis SZ 42 reste inviolée jusqu’en
août 1941, quand Tiltman parvient à la casser une première fois à la
main. Une réussite qui risquerait de rester sans lendemain si un
jeune surdoué, ancien boursier à Cambridge, William Tutte, n’avait
élaboré un modèle mathématique très complexe.
Reste à construire la machine qui permettra d’exploiter cette
formidable prouesse intellectuelle. Ancien professeur de Turing à
Cambridge, Maxwell Newman, Allemand né en Angleterre d’un père
immigré juif, s’assigne cette mission. On crée pour lui au bâtiment
o
n 11 de Bletchley Park une section de recherche spéciale, dite la
« Newmanry », forte d’abord de deux décodeurs puis au final, en
mai 1945, de vingt-six décodeurs, vingt-huit ingénieurs et deux cent
soixante-treize auxiliaires féminines de la Navy. C’est dire
l’importance que la GC & CS attribue à la réussite de son travail.
Une première ébauche, dite « Heath Robinson » au motif de la
chaleur dégagée lors des opérations de décryptement de la Lorenz,
se révèle malheureusement peu concluante. On patauge, et sans les
compétences pointues à l’extrême d’un ingénieur électricien issu du
département des recherches des postes britanniques, Thomas
Flowers, Newman et sa « Newmanry » auraient peut-être échoué.

Le colosse de Bletchley

À la tête d’une cinquantaine de scientifiques et de techniciens


tenus le plus souvent à l’écart du grand secret, « Tommy » Flowers
va élaborer, au départ sur ses fonds propres, une énorme machine
faite de 1 600 tubes à vide fonctionnant de conserve et reliés entre
eux. Les tubes servent à amplifier les signaux électriques : de quoi
conférer à Colossus, dont le nom se passe d’explication, une
puissance inégalée. Assez pour parvenir à des décryptages
prometteurs, mais pas suffisamment vite pour être pleinement
opérationnel.
Qu’à cela ne tienne : Flowers et les siens remettent l’ouvrage sur
er
le métier. De sorte que le 1 juin 1944, cinq jours avant l’assaut allié
sur la Normandie, Colossus Mark II donne enfin toute satisfaction
avec ses 2 500 tubes et sa vitesse cinq fois plus élevée que celle de
son ébauche. Capable de passer en revue 25 000 caractères à la
seconde, l’appareil casse dès le 5 juin un message d’Hitler au
maréchal Rommel, commandant les trente-sept divisions du groupe
d’armées B dont le champ d’action s’étend de l’embouchure de
l’Escaut, au nord, à la Loire, au sud.
Une offensive anglo-américaine est attendue à court terme en
Normandie, confie en substance le Führer à l’ancien chef de l’Afrika
Korps. Une assertion à faire dresser les (rares) cheveux sur la tête
du commandant en chef interallié en Europe, Dwight D. Eisenhower,
dit « Ike », si elle ne précédait pas cette autre : le véritable
débarquement, le Führer dixit, doit être attendu dans le Pas-de-
Calais cinq jours environ après le déclenchement de l’assaut
normand qui ne sera qu’une simple diversion. L’erreur d’analyse
qu’on attendait précisément du maître du IIIe Reich !
L’exploit de Colossus Mark II ne confirme pas seulement le
succès des opérations d’intox menées par les services secrets
anglo-américains à propos du Débarquement, subtiles manœuvres
dont le lecteur, s’il le veut bien, prendra connaissance au chapitre 8
du présent livre. Même si le terme n’existe pas encore – et le
concept à peine –, il marque aussi l’entrée de l’humanité dans l’ère
de l’informatique.
Tout cela parce qu’il fallait casser les codes allemands pour
gagner la guerre sur le front occidental. Une guerre secrète autant
qu’une guerre frontale…
1. Autant d’éléments repris et actualisés pendant toute la guerre, puis
e
en 1945 par le 2 Bureau de l’état-major des armées dans une étude sur
L’Arme motorisée allemande. Outre la fiche de Schmidt, la seconde partie de
ce document classé « secret » comprend celles des généraux von Kleist,
Hoth, Guderian, Reinhardt et von Wietersheim. L’affaire Enigma figurant à
cette époque parmi les secrets de la Seconde Guerre mondiale, la fiche du
général Schmidt sera modifiée après la guerre. Elle le présente comme chef
de la section de contre-espionnage à l’époque où il dirigeait en fait la section
du chiffre (archives de l’auteur).
2. Les militaires allemands se souvenaient comment, au début 1917,
l’interception et le décryptage du « câblogramme Zimmermann » proposant au
Mexique une alliance secrète contre les États-Unis avaient accéléré l’entrée
en guerre des Nord-Américains. Encore ignoraient-ils à quel point le
« cassage » au printemps 1918 du nouveau code de l’armée impériale,
l’ADFGVX, par un génie français de la partie, Georges Jean Painvin, avait
contrarié leurs ultimes coups de boutoir à l’ouest (l’affaire sera tenue secrète
par Paris jusqu’en 1962).
3. La machine du docteur Scherbius réapparaît parfois à l’audiovisuel de
façon insolite : dans les épisodes 24 et 25 de la saison 5 (année 2017)
d’Elementary, série où Jonny Lee Miller joue le personnage de Sherlock
Holmes et Lucy Liu celui du docteur Watson, un chef de gang de dealers
communique sur les réseaux sociaux avec ses adjoints par le biais de
messages cryptés au préalable par une Enigma de récupération !
4. Cf. Jean-Charles Foucrier, La Guerre des scientifiques, 1939-1945, Paris,
Perrin, 2019 ; Hervé Lehning, La Bible des codes secrets, Paris,
Flammarion, 2019 ; Dermot Turing, Enigma, ou Comment les Alliés ont réussi
à casser le code nazi, Paris, Nouveau Monde/ministère des Armées, 2019.
5. Selon une confidence de Bertrand rapportée à l’auteur par son neveu et fils
adoptif Jean-François Deniau, le Biuro Szyfrów aurait disposé un temps d’une
source à Berlin même en la personne d’un ouvrier polonais en Allemagne
travaillant dans la périphérie des ateliers de fabrication d’Enigma.
6. Dans Imagination Game, film de Morten Tyldum sorti sur les écrans
en 2014, le personnage de Turing est joué de façon saisissante par Benedict
Cumberbatch. Dans une série télé consacrée à Sherlock Holmes, l’acteur est
par ailleurs interprète d’un autre surdoué hors norme. Condamné à la
castration chimique en raison de son homosexualité, malgré les immenses
services rendus à la cause alliée qui lui ont valu en 1946 d’être décoré du
Most Excellent Order of the British Empire, Turing s’est suicidé le 7 juin 1954.
À la Noël 2013, la reine Élisabeth II le graciera à titre posthume, procédure
rarissime : quatre cas seulement dont le sien depuis 1945.
7. Adapté au grand écran en 1953, le roman de l’Anglais Nicholas Monsarrat
La Mer cruelle, paru deux ans plus tôt, reste le meilleur document sur les
conditions de vie et de mort des navires de guerre engagés dans la protection
des convois de l’Atlantique. Pour la petite histoire, on peut signaler au
passage que le romancier de la « Beat Generation », Jack Kerouac, appartint
un temps à l’équipage d’un cargo américain qui effectuait la traversée vers
l’Europe. Notons aussi que le meilleur document sur les sous-mariniers
allemands est sans contexte le roman de Lothar-Günther Buchheim Das Boot,
publié en 1976 et adapté au grand et au petit écran en 1981 sous le même
titre par Wolfgang Petersen.
8. En 2000, le film de Jonathan Mostow U-571, avec Harvey Keitel dans le
rôle principal, présentera, contre toute évidence historique, les Américains
comme les vrais vainqueurs d’Enigma. Le Premier Ministre Tony Blair en tête,
les Anglais s’indigneront qu’Hollywood leur vole ainsi leur passé. Mais en
occultant le rôle du SR et celui du Biuro Szyfrów, eux-mêmes n’avaient-ils pas
joué un tour analogue aux Polonais et aux Français ? Les performances des
cryptanalystes US contre les codes japonais restent en revanche
incontestables.
6

Deception Game

« Il conviendra donc d’élaborer un PLAN DE DÉCEPTION,

correspondant, d’une part, aux besoins propres du chef


intéressé et, d’autre part, à l’exécution des mesures
prescrites par l’autorité supérieure. »
Lieutenant-colonel d’Esclaibes,
cours sur le « Plan de déception » à l’École supérieure de
guerre, année 1949-1950

Né à Johannesburg en avril 1899, Dudley Wrangel Clarke


concentre à lui tout seul ce que la visée mondialiste des élites
britanniques peut produire de plus inclassable. De plus efficace
aussi. Son Anglais de père, Ernest, a participé dès 1895 au « Raid
Jameson », tentative d’intégration par la force de la république du
Transvaal dans l’Empire britannique qui précédera de quatre ans la
guerre des Boers.
Après cet échec, un ancien compagnon du raid embauche
Ernest Clarke dans sa compagnie minière. L’Anglais épouse alors
Madeline Gardiner, fille d’un banquier irlandais et d’une Autrichienne.
Notons au passage que le frère aîné d’Ernest, Sydney Clarke, juriste
de renom, fut aussi le président du Magic Circle, un cercle
d’illusionnistes anglais. Étonnant « oncle Sydney » qui illuminera
l’enfance de ses neveux Dudley, Tom et Dorothy par ses
innombrables tours de magie…
Dudley et son frère cadet Tom s’assoient l’un après l’autre sur les
bancs d’une Public School très prisée. Après Cambridge, Tom va se
tourner vers le cinéma qui en fera, entre autres, le scénariste du
désopilant Passeport pour Pimlico où ce quartier de Londres
proclame son indépendance après la découverte fortuite de
documents médiévaux le rattachant au duché de Bourgogne.
Notons, mais c’est une autre histoire, que Pimlico sera le nom de
code d’une opération du MI6 à la toute fin de la guerre froide
(cf. chapitre 21). Puis revenons à nos moutons, ou plutôt à l’aîné des
frères Clarke.

L’appel des armes

Dudley a opté pour la carrière militaire. En décembre 1916,


officier d’artillerie frais émoulu de l’Académie royale de Woolwich, ce
blond aux yeux bleus et vifs toujours en mouvement, de sorte qu’ils
clignent sans cesse, supplie sa hiérarchie de l’envoyer combattre sur
le front de France. En vain, son trop jeune âge lui en interdisant
l’accès. Comme lot de consolation, on le mute en Égypte dans le
Royal Flying Corps, la future RAF.
De retour à son corps d’origine en 1919, le brillant sujet de Sa
Majesté passe ensuite trois ans en Irak, théâtre d’une insurrection
générale contre la Grande-Bretagne. Puissance mandataire
désignée par la Société des Nations, l’ancêtre de l’ONU, elle doit
jouer un rôle mal défini de « tutrice » de ce royaume taillé sur
mesure. Une tâche dont elle s’acquittera jusqu’en 1926 sous la
houlette d’un officier de renseignements d’une envergure
1
exceptionnelle, Miss Gertrude Bell . Londres exerce simultanément
un autre mandat sur la Palestine et la France héritant pour sa part
de la Syrie, dont elle détachera le Liban.
En 1922, signe palpable de la confiance dont l’honorent ses
supérieurs, Dudley se voit chargé d’une mission auprès du
commandant britannique à Istanbul avant de regagner la vieille
Europe. En congé sabbatique, il couvre alors comme reporter free-
lance et agent de renseignements la guerre du Rif, région
montagneuse du Maroc en plein soulèvement armé contre les
Espagnols d’abord, puis contre les Français.
Ce reportage pour le Morning Post va constituer son initiation
aux tactiques de guérilla très prisées des Rifains. Clarke retrouve
ensuite l’uniforme dans le Sussex pour un temps de commandement
au sein de l’armée de réserve, la territoriale. À l’issue de ces quatre
ans, il se porte volontaire pour servir dans la Transjordanian Frontier
Force.
Dans cette région, l’Empire britannique joue la carte du roi de
er
Transjordanie (l’actuelle Jordanie plus la Cisjordanie) Abdallah I ibn
er
Hussein, dont le frère, Fayçal I , règne à Bagdad sous la tutelle de
Miss Bell. Au temps de la révolte arabe contre les Turcs pendant la
Grande Guerre, ces deux fils de l’illustre famille hachémite ont
combattu aux côtés de Lawrence d’Arabie. Il se trouve justement
que le premier représentant du roi George V en Transjordanie
er
auprès d’Abdallah I fut, au début des années 1920, le grand rival
de Lawrence, Saint-John Philby, père, le lecteur s’en souvient, du
futur super agent soviétique Kim Philby (cf. chapitre 2).

Au congrès du parti nazi


Dudley Clarke, pour en revenir à lui, tirera de son séjour
transjordanien un bilan personnel : toujours s’appuyer sur les
compétences locales. En 1933-1934, il suit une formation d’officier
d’état-major à l’École de guerre de Camberley, au sud-ouest de
Londres. Son agilité d’esprit n’échappe pas au directeur de l’école, le
général John Dill.
Germanophone, Clarke part sur ces entrefaites à Nuremberg
observer (ou espionner) le congrès du parti nazi, le NSDAP. Dans
cette vieille cité médiévale, croise-t-il Leni Riefensthal, la cinéaste
préférée du Führer, en plein tournage d’un film de propagande aux
prétentions wagnériennes, Le Triomphe de la volonté ? On ne sait.
Reste que l’Allemagne l’intéresse toujours autant. Pour preuve, il
vient l’année suivante dans la Sarre « suivre », à un titre mal défini,
le plébiscite qui va rattacher cette région industrielle à l’Allemagne
dont elle était séparée suite au traité de Versailles.
De 1936 à 1939, Clarke, décidément de tous les coups, entre à
l’état-major du général Dill, son ancien directeur à Camberley
désormais commandant en chef britannique en Palestine. Puis dans
l’entourage du successeur à ce poste de Dill, Archibald Wavell.
Arabes et Juifs se disputant la Terre sainte, y maintenir l’ordre
britannique n’a rien d’aisé, mais on peut apprendre beaucoup.
De retour à Londres, Clarke se voit affecté au War Office. De
sorte que, quand la guerre avec l’Allemagne éclate en
septembre 1939, il peut arborer les cinq ficelles de lieutenant-
colonel. Un officier bien sous tous rapports, celui de la discrétion en
particulier. C’est d’ailleurs lui qu’on missionne en Afrique pour
repérer un itinéraire entre le Kenya et l’Égypte. Puis en Norvège où
le corps expéditionnaire franco-britannique, pris de vitesse par la
Wehrmacht, se voit contraint d’évacuer un pays où il était censé
« couper la route du fer » entre la Suède, riche en minerai, et
l’Allemagne.
Quand le front allié s’effondre en France, Clarke se retrouve à
l’état-major de Dill pour le rembarquement réussi de Dunkerque.
Trois semaines plus tard, dans la nuit du 23 au 24 juin 1940, le
voilà à la tête de la première opération de commando anglaise sur
nos côtes, entre Boulogne et Le Touquet. Un raid d’une petite
centaine d’hommes sans intérêt stratégique. Il visait surtout à
remonter le moral des Anglais, ébranlé par la toute récente défaite
de leurs armes…

Du bon usage des forces spéciales

Commandos, le terme réapparaît à cette époque dans le


vocabulaire guerrier. Sous ce nom, les Boers, ces colons sud-
africains d’origine hollandaise, ont taillé au début du siècle des
croupières aux habits rouges de Sa Majesté, soldats lourds,
statiques et en fin de compte inadaptés à la guerre de guérilla dans
laquelle leurs adversaires excellaient.
Les « kommandos » boers se déplaçaient très vite, mettaient
pied à terre pour frapper et combattre là où personne ne les
attendait, puis se repliaient à cheval avant qu’on puisse les
accrocher.
De quoi impressionner le jeune Winston Churchill qui, capturé
lors d’une embuscade, fut leur prisonnier en novembre 1899 avant
de réussir l’évasion spectaculaire qui le rendra célèbre dans toute
l’Angleterre, donnant le coup d’envoi à sa carrière politique.
Dès son arrivée à Downing Street, en mai 1940, quatre
décennies après cette équipée sud-africaine, le Vieux Lion exige
qu’on coordonne de toute urgence les forces spéciales britanniques,
embryonnaires et de surcroît éparpillées entre plusieurs structures.
Début juillet, il crée à cette fin le Directorate of Combined
Operations. Confié à l’amiral Roger Keyes, le DCO devra monter
sans délai en territoire ennemi des raids analogues à celui que
Dudley Clarke vient de conduire sur les côtes françaises.
Pourquoi Churchill exige-t-il l’entrée immédiate en lice des forces
spéciales ? Par passion personnelle d’abord. Par économie de
moyens ensuite : seule face à l’Allemagne nazie maîtresse du
continent, l’armée anglaise peut aligner de petites équipes très
audacieuses à défaut de gros bataillons. Par souci de dynamisme
enfin : plutôt que d’attendre passivement les assauts de l’ennemi,
gardons l’initiative, fût-elle à base de simples coups d’épingle…
Les raids de commando présentent en outre l’avantage de faire
sortir Hitler de ses gonds. « Ces hommes sont dangereux, il faut les
abattre. Je rendrai responsables devant le conseil de guerre tous les
chefs de corps et officiers qui n’exécuteront pas cet ordre », fulmine-
t-il à propos des forces spéciales britanniques en octobre 1942.
Héritier de l’aversion allemande traditionnelle envers le combat
de partisans, assimilé à une tricherie, le Führer hait toute forme de
guerre irrégulière, sauf si c’est le nazisme qui la pratique. Comme
souvent chez lui, la haine des commandos alliés tourne à
l’obsession. Tellement que quelle que soit son importance réelle,
chaque nouveau raid ne déclenche pas seulement ses crises de
rage, mais le pousse à consacrer à l’événement beaucoup, et
proportionnellement bien trop, de son temps.
Cette dispersion des pensées hitlériennes est en passe de
devenir un facteur stratégique de premier ordre propre à favoriser
les entreprises de deception britanniques. Des manœuvres qui
atteignent leur objectif : faire « perdre le nord » à un chef de guerre
irrationnel changeant si souvent d’avis au gré d’intuitions qu’on peut
influencer par le biais de renseignements biaisés. Dans une certaine
mesure, du moins…

« Mettez le feu à l’Europe ! »

Familiers des attaques coup de poing mais sous l’uniforme, les


commandos n’en restent pas moins des combattants réguliers. C’est
à ce titre d’ailleurs qu’ils relèvent de la convention de Genève. Or,
dans l’esprit fertile de Churchill, leurs raids ne sont pas les seuls à
entrer en ligne de compte.
Le Vieux Lion rêve en effet d’une mobilisation générale des
mouvements de résistance européens sous commandement
britannique. Devant son insistance, le 22 juillet 1940, le cabinet de
guerre britannique décide la mise sur pied d’un service Action
autonome indépendant du MI6. Ce nouvel organisme de guerre
clandestine portera le nom de Special Operations Executive (Bureau
des opérations spéciales). Churchill le place sous la houlette du
ministre de la Guerre économique, Hugh Dalton.
Vient assister ce membre de l’aile gauche du Labour Party
Robert Vansittart. Un conservateur patenté, membre de la garde
rapprochée de Churchill, dont la tâche sera à l’évidence la
surveillance de Dalton. Dans le même esprit, Claude Dansey,
numéro deux et patron opérationnel du MI6, obtient que la direction
du SOE revienne à un député conservateur, l’ancien officier de
l’armée des Indes Frank Nelson.
À cette nouvelle organisation, il faut un programme. C’est bien
entendu le Vieux Lion qui va le fixer, en ces termes lapidaires : « Et
maintenant, mettez le feu à l’Europe ! » (sous-entendu : l’Europe
occupée par les nazis). Une formule martiale qui ne déplaît
certainement pas à Dudley Clarke, appelé, lui, à jouer un rôle capital
dans un autre domaine de l’activité clandestine, la deception. Sur un
théâtre d’opérations bien différent d’ailleurs, celui du Moyen-Orient.
Le 19 décembre 1940, au Caire, le tout récent lieutenant-colonel
Clarke se présente au général Wavell. Commandant en chef anglais
au Moyen-Orient, celui-ci vient d’obtenir le détachement de l’ancien
élève de Camberley à ses côtés.
— Vous serez mon officier personnel d’intelligence en charge des
opérations non conventionnelles de renseignement, lui annonce-t-il
d’emblée. À vous les manœuvres de deception et l’organisation des
filières d’évasion de nos soldats prisonniers de l’ennemi.
L’ennemi, à savoir les troupes de Mussolini qui progressent vers
le canal de Suez dans l’espoir de trancher cette artère vitale de
l’Empire britannique. Contre elles, comprend Clarke, tous les coups
fourrés sont autorisés.
Conseillés même. Au Caire, on n’a pas oublié les intox menées à
bien pendant la Grande Guerre tant contre les Turcs que contre
leurs conseillers militaires allemands. Une panoplie complète de
ruses de guerre, œuvre du major Richard Meinertzhagen,
Intelligence Officer du commandant en chef anglais au Proche-
Orient de l’époque, le général Allenby.

Hautes études en désinformation

Pressé d’ouvrir les hostilités clandestines contre les Italiens,


Clarke prend aussitôt langue avec son cadet de trois ans, le
lieutenant-colonel Raymond Maunsell, patron du service de
renseignements de Wavell, le Security Intelligence Middle-East
(SIME).
Dans l’urgence, les deux officiers bâtissent un premier plan de
deception. Son objectif : suggérer au commandant en chef italien en
Afrique de l’Est, le duc Amédée de Savoie-Aoste, un faux axe de
contre-attaque britannique. Baptisé Camilla, ce plan fonctionne bien.
Trop bien même : craignant de ne pouvoir tenir tête aux Anglais, le
duc d’Aoste retire en effet ses troupes de la région prétendument
menacée alors qu’on espérait au contraire qu’il y masserait une part
importante de son effectif.
Ce succès devenu échec ne décourage en rien Clarke. Ne serait-
ce qu’en souvenir de l’oncle Sydney, l’ancien président du Magic
Circle, il se prend au contraire de plus en plus au jeu de la
deception.
Dès janvier, fort du soutien de Wavell, un nouveau projet émerge.
Le plan Abeam vise à persuader l’ennemi de l’entrée en lice
prochaine au Moyen-Orient d’une brigade aéroportée. Faisant planer
la menace d’un lâcher de paras sur leurs arrières, cette unité
imaginaire doit pousser les Italiens à immobiliser d’importantes
forces en gardes statiques.
La 1st Air Service Brigade constituerait, suggère le plan Abeam,
une des deux brigades de la 1st Airborne Division. Il faut lui donner
quelque consistance. Des designers militaires créent alors le vrai-
faux insigne de cette fausse grande unité. Avant de remplir de bon
cœur l’originale mission de se faire le plus bruyants possible dans
les bars du Caire, deux soldats choisis au motif de leur aptitude à
tenir leur langue l’épingleront sur leur uniforme. La capitale
égyptienne grouille d’observateurs et d’espions de tout poil.
Lesquels ne manqueront pas de remarquer ce duo de « bravaches »
et de reproduire leur insigne à la main, conformément à la méthode
basique du renseignement militaire : l’identification d’une unité par
ses signes distinctifs.
Parallèlement, Clarke et son équipe fournissent un petit scoop de
derrière les fagots à un magazine cairote : les photos de
l’entraînement de faux paras en Transjordanie.

Fausse unité, vrais combattants

La sauce prend si bien qu’on va l’épaissir. Écoutez cette histoire


écossaise. Il était une fois le capitaine Simon Fraser, 14e lord Lovat,
fondateur en 1900 d’une unité de combat irrégulier contre les Boers,
les Lovat Scouts.
e
Son héritier et homonyme Simon, 15 lord Lovat, amplifiera la
tradition familiale. Pendant la Seconde Guerre mondiale, le voilà en
effet à trente ans commandant de la 1re brigade de commandos des
Royal Marines. Plus jeune général de l’armée de Sa Majesté, son
courage et son flegme marqueront les esprits autant que ses
pantalons de velours côtelé, ses gilets de tweed et sa carabine de
chasse à l’éléphant.
Dans Le Jour le plus long, film à grand spectacle sur le
débarquement en Normandie tiré du livre-enquête éponyme de
Cornelius Ryan, Lovat nous apparaît, flanqué de son inséparable
sonneur de cornemuse, sous les traits de Peter Lawford. Ne lui
manque que le kilt, mais pour les opérations de ce type, le kilt n’est
guère pratique…
Une des dames du clan Fraser-Lovat, Margaret, a quant à elle
donné naissance en 1911 à David, rejeton de l’honorable général
Archibald Stirling of Keir et bientôt commandant de la brigade
parachutiste fictive.
Le vrai vient en effet de naître du faux. Partant d’une unité de
commando déjà constituée dans l’intention d’éliminer physiquement
le chef de l’Afrika Korps Erwin Rommel, la Force L, Stirling va
donner du contenu au mythe de la brigade aéroportée issu du plan
Abeam. Il baptise cette troupe, officiellement créée en
septembre 1942, Special Air Service.

La prière du para

Les effectifs du 1st Special Air Service Regiment ne dépasseront


jamais ceux d’un bataillon de 600 combattants d’élite. Mais par
l’audace de leurs raids, par leur mobilité (des déplacements dans le
désert en véhicules à roues, pas des parachutages), par leur
pugnacité et par une inventivité peu ordinaire, les SAS parviendront
à faire croire à l’ennemi italien ou allemand de l’Afrika Korps à
l’existence d’une vraie brigade de plusieurs milliers d’hommes. Se
joindront à eux les Grecs du « bataillon sacré », ainsi que leurs
camarades du Free French Squadron, dont le prof de philo au lycée
de Tunis André Zirnheld, auteur de la célèbre Prière du para, qui
mourra au combat le 27 juillet 1942.
Aux limites des lois de la guerre, les SAS opèrent sous des
uniformes disparates, guidés par leurs frères de combat du Long
Range Desert Group, ces « scorpions du désert » qui inspireront à
Hugo Pratt une de ses meilleures bandes dessinées. Parfois, ils se
font passer pour des Italiens, des Allemands. À leur actif, des
opérations extrêmement payantes telles que des attaques de
terrains d’aviation ennemis avec sabotage des appareils, voire
assaut avec des Jeep équipées de mitrailleuses Vickers jumelées –
près de quatre-vingt-dix avions allemands détruits au sol pour le
seul mois de décembre 1941 !
Un bilan plus que respectable pour cette (véritable) unité de
combat qui s’est habilement glissée dans la (fausse) enveloppe
d’une autre conçue, elle, pour la (vraie) deception. Pendant toute la
durée des hostilités, infatigables travailleurs de l’ombre, les
désinformateurs de Sa Majesté auront accrédité l’existence
parfaitement fictive de dizaines de commandos, bataillons,
régiments, brigades, divisions, escadres, groupes navals,
escadrilles, corps d’armée et même armées. En tout, cent cinquante-
sept fausses unités, dont quatre-vingt-une britanniques, soixante-
deux américaines, sept françaises, quatre polonaises, trois d’Afrique
coloniale anglaise, deux néo-zélandaises, une sud-africaine et une
grecque.
Un exercice bien plus complexe qu’il y paraît. Les unités bidon
doivent être « créées » dans une base d’origine supposée qui,
compte tenu des dimensions de l’Empire britannique à l’époque,
pouvait se trouver au Royaume-Uni proprement dit, ou en Inde, ou
encore, dans deux cas précis, en Nouvelle-Zélande et en Afrique du
Sud. Pour asseoir leur crédibilité, les organes de deception –
Force A, puis London Controlling Section, LCS, sur laquelle nous
reviendrons un peu plus loin – auront aussi à coordonner leurs
efforts avec les services des effectifs des pays « d’origine ». Outre
les insignes, on va les faire « exister » par un jeu complet de
documents administratifs faux ainsi que grâce à un trafic radio taillé
à leurs mesures.
Cette tâche de géant va nécessiter beaucoup de travail, fourni
non seulement par le petit noyau concepteur, mais aussi par une
armée de « petites mains » mises dans la confidence à des degrés
variables. L’avantage, c’est qu’une fois l’existence d’une unité fictive
intégrée par l’ennemi, elle a toutes les chances de figurer à jamais
dans ses tableaux et ses plans tant il est vrai qu’on chasse rarement
de son cerveau ce qui apparaît comme un fait établi.
Le jeu en vaut la chandelle. Pendant toute la durée du conflit, les
services nazis n’auront de cesse d’établir des ordres de bataille
faussés et surtout gonflés tant il faut y intégrer ces unités
imaginaires, potentiellement dangereuses pour leurs troupes. Ce qui
revient à dire qu’Hitler et le haut commandement ennemi,
l’Oberkommando der Wehrmacht, vont raisonner de façon constante
en fonction d’effectifs alliés supérieurs à ce qu’ils sont dans la
réalité. Leur fatale sous-estimation de la puissance de l’Armée rouge
à l’Est les incite à croire le même phénomène à l’œuvre sur le front
2
de l’Ouest .
À cette aune, on comprend qu’ils aient fini par perdre un peu la
boule, comme c’était d’ailleurs l’objectif de ce travail d’artistes en
illusion…

Les très riches heures du duc de l’intox

Clarke ne sera pas long à assimiler les principes de base de la


deception. Ceux qu’aucune école n’enseigne à son époque, sauf
bien entendu celles des services secrets soviétiques, maîtres de la
dezinformatsia.
Le ressort de cet art est de ceux qu’on énonce plus facilement
qu’on ne les met en pratique. Son objectif : faire croire vrai à
l’ennemi ce qui ne l’est justement pas. Or pour cela, il ne suffit pas
de lui livrer des renseignements biaisés. Encore doit-on faire en
sorte qu’abusé il les considère comme autant de vérités.
La deception n’a rien d’un exercice intellectuel gratuit. Si on
s’adonne à elle, c’est pour pousser l’ennemi, ou pour être plus précis
ceux qui le commandent, à agir ou, au contraire, à ne pas agir, mais
toujours dans le sens des objectifs choisis par le deceiver, le
« trompeur ». À cet égard, comme l’indique la citation d’un
intervenant à l’École de guerre française de la fin des années 1950,
le lieutenant-colonel d’Esclaibes, que j’ai choisi de mettre en
exergue du présent chapitre, l’affaire doit être soigneusement
pensée car : « Il conviendra donc d’élaborer un PLAN DE DÉCEPTION
correspondant, d’une part, aux besoins propres du chef intéressé et,
d’autre part, à l’exécution des mesures prescrites par l’autorité
supérieure. »
Les objectifs de la deception, parfois multiples, se cumulent les
uns avec les autres. On peut inciter l’ennemi à gaspiller des moyens
en fortifiant un lieu que l’on n’a pas l’intention d’attaquer ; le pousser
à dégarnir la zone où l’on compte au contraire porter l’effort
principal ; accréditer l’existence d’unités imaginaires telle
la 1st Airborne Division ; fausser les calculs des stratèges adverses
en les induisant à surestimer ou au contraire à sous-estimer les
forces militaires ennemies ; minimiser ses difficultés matérielles ou
morales ; camoufler un potentiel logistique sous une pluie
d’informations bidon ; exagérer au contraire tel ou tel facteur
économique ; dessiner de faux axes d’offensive ; indiquer de
fausses dates ou des lieux de débarquement fictifs, comme ce sera
le cas pour l’assaut de juin 1944 en Normandie (cf. chapitre 8).
Au deceiver de fournir à l’ennemi les éléments qui doivent
l’inciter à agir dans le sens voulu. Les organismes auxquels il va
livrer ce subtil assemblage de faits exacts ou inexacts, ce sont les
services de renseignements adverses. Il sait qui les dirige, comment
ils fonctionnent, comment ils raisonnent, quels agents ils recrutent. Il
les utilisera comme autant de canaux de deception qui conduiront,
c’est du moins l’intention, leurs commanditaires à se déterminer
dans le sens souhaité.

Force A

Pour la guerre au Moyen-Orient, ces services s’appellent


l’Abwehr, le Servizio informazioni militare, le SIM italien, et, à partir
de son entrée en lice en février 1941, l’unité de renseignement et
d’interception radio de Rommel, le chef de l’Afrika Korps.
Face à eux, la Force A de Dudley Clarke, une équipe soudée et
imaginative. À partir de janvier-février 1941, alors qu’il mettait au
point l’opération Abeam, ce petit groupe s’est donné le nom de
couverture de Force A pour « Force aéroportée ». Il lui restera.
Composent cette petite cohorte Maunsell et son adjoint du SIME,
le lieutenant-colonel William Kenyon-Jones ; le major Victor Jones,
spécialiste des tanks et heureux père de trois régiments blindés
fictifs ; le major Jasper Maskelyne, tombé très tôt dans le chaudron
de la deception puisque né dans une famille d’illusionnistes de
cirque ; le major et professeur Edward Titterington, expert dans la
confection de faux documents ; le capitaine Mark Ogilvie-Grant, des
Scots Guards.
Narrer en détail les opérations d’intox de la Force A au Moyen-
Orient – des dizaines, grandes ou petites – serait bien trop long.
Parlons tout de même d’un de leurs principaux vecteurs, l’agent
triple « Cheese ». De son vrai nom Renato Levy, ce sujet
britannique, juif d’origine italienne, a d’abord été recruté par le MI6,
puis par le SIME et enfin par l’Abwehr. À partir de février 1941, son
officier traitant du SIME, Kenyon-Jones, l’installe au Caire, le dotant
d’un soi-disant opérateur radio syrien d’origine slave. Si les Italiens
montrent quelque méfiance de bon aloi à l’égard des
renseignements biaisés fournis par Levy, l’Abwehr, bel exemple de
cécité, leur accordera foi jusqu’en février 1945 !
La Force A actionne une tuyauterie complexe d’autres canaux
d’intox, volontaires ou contraints. Citons l’Italien d’origine hongroise
« Addict » ; le Russe naturalisé yougoslave « Apprentice » ; les
Italiens « Axe » et « Armour » ; les Indiens « Blackhand » et
« Optimist » ; les Français « Édouard », « Norbert », « Jewel »,
« Ram », « Le Moko » et « Arthur » ; l’Iranien « Blackguard » ; le
Libyen « Llama » ; le Turc d’Irak « Crude » ; les Égyptiens du groupe
« Pyramid » ; leurs homologues grecs des groupes « Pessimists » et
« Savages ».
La liste n’est pas exhaustive, loin de là, car il faut aussi compter
avec des complices anglais comme le correspondant du Daily Mail
au Caire, Alexander Clifford, père dans le cadre de l’opération Fabric
e
d’un article de presse suggérant, à tort, que la 8 armée anglaise, les
fameux « renards du désert », resterait sur la défensive jusqu’en
septembre 1942.
Comptez aussi avec la petite armée fantôme d’agents fictifs que
les agents aux ordres de la Force A ne manquent pas de générer.
Des hommes et quelques femmes censés recueillir les informations
bidon que les étranges cuisiniers de l’équipe de Clarke vont
mitonner à destination de l’ennemi pendant ses cinq années ou
presque d’activité. De faux informateurs que la Force A nourrit
souvent à dessein en vrais renseignements à même d’asseoir leur
crédibilité. Dans la deception, tout est affaire de dosage en effet, et il
faut savoir lâcher à bon escient quelques renseignements véritables,
même si c’est douloureux. Seul compte le bilan global de l’opération.
Un bilan d’ailleurs positif pour ce qui va constituer le plan le plus
difficile à mettre en œuvre par la Force A : la couverture de
l’opération Torch de débarquement anglo-américain en Afrique du
Nord.
Une affaire très compliquée qui voit les premiers pas des
Américains dans le domaine crucial mais dont ils ignorent tout de la
deception stratégique. Plutôt centrée sur l’Europe, une partenaire
anglaise différente de la Force A, la London Controlling Section, la
LCS, travaillera de concert avec elle à l’intox des Allemands.

Les dessous de l’opération Torch

Sous l’égide du commandant en chef interallié désigné dès juillet


pour l’opération Torch, le général « Ike » Eisenhower, un état-major
commun a été mis en place. Pour son volet renseignement, il
associe un vieux routier, le général anglais Eric Mockler-Ferryman, à
un nouveau venu, le lieutenant-colonel de réserve américain Carl
Goldbranson, dans le civil cadre supérieur d’une compagnie de
chemins de fer.
Une différence entre Anglais et Américains émerge à cette
occasion. Les premiers se reposent sur un establishment politico-
militaire numériquement restreint mais riche de décennies de
combats pour la suprématie de leur empire – c’est leur force mais
aussi leur faiblesse puisque cet esprit de caste a permis l’infiltration
profonde des « cinq magnifiques » de Cambridge au cœur des
services secrets et de la diplomatie.
Disposant au départ d’un faible nombre de militaires de carrière
compétents, les Américains vont de leur côté mobiliser des
réservistes issus du monde des affaires et de l’industrie familiers des
3
postes à responsabilités. Un pragmatisme souvent payant .
À l’issue d’un séjour en Angleterre où il est venu coordonner les
efforts de la Force A avec ceux de la London Controlling Section,
Clarke embarque pour Gibraltar en compagnie de Peter Fleming.
Écrivain célèbre dans le monde anglo-saxon pour ses récits de
voyage au Brésil ou en Asie centrale, Peter, né en mai 1907, se
trouve être le frère aîné de Ian Fleming, assistant du contre-amiral
John Godfrey, directeur du Naval Intelligence Department et, comme
nul ne l’ignore, futur créateur de James Bond.
Pour ce qui nous concerne, l’aîné des Fleming a pris les leviers
de la division D. En charge de la deception britannique sur les
théâtres d’opérations asiatiques, son organisation fait une sorte de
synthèse des procédés de la Force A et de ceux de la LCS. C’est
dire si cette rencontre au sommet entre deceivers – les deux
compagnons d’armes de la guerre secrète séjourneront un jour
ensemble à Gibraltar, avant d’embarquer ensemble sur un avion
pour Le Caire puis de s’y séparer – a dû être riche d’enseignements.
Respectueux de la règle de discrétion absolue, ni l’un ni l’autre n’en
soufflera bien entendu mot. N’empêche qu’on aurait bien aimé être
la petite souris pour écouter ce qu’ils se dirent ces jours-là…
L’enjeu de l’opération Torch est considérable. Du point de vue
logistique, le débarquement exige une coordination étroite entre une
force d’assaut américaine embarquée venue de Virginie, avec pour
objectif Casablanca et le Maroc, une deuxième force anglo-
américaine, la Center Task Force, arrivant de Grande-Bretagne,
avec pour objectif Oran, et une troisième force, également anglo-
américaine, l’Eastern Task Force, en provenance de la Grande-
Bretagne aussi, avec pour objectif Alger.
Pour gagner ces trois théâtres d’opérations maghrébins, les
transports navals des 100 000 hommes de troupe et leurs bâtiments
d’escorte traverseront le détroit de Gibraltar. Autant dire qu’il
incombe aux deceivers de semer un véritable « brouillard » sur leurs
destinations finales en AFN. Et qu’en cas d’échec de leurs intox, le
corps expéditionnaire allié risque d’être attendu, en mer par les U-
Boote allemands, et à terre par les troupes françaises sur place,
fidèles à Vichy croient les Alliés, alors qu’en réalité leurs sentiments
sont beaucoup plus complexes.
Après une première vague de tâtonnements et d’annulations, les
plans de deception sont déclenchés, s’enchaînant les uns les autres
dans le respect des règles de l’art.
Sweater doit laisser entendre que les forces que le général
américain George Patton concentre en Virginie sous le nom de
Western Task Force vont appareiller pour Haïti aux fins
d’entraînement de GI peu aguerris – carence tout à fait réelle qui
constitue effectivement une des faiblesses de Torch.
Quand ce premier volet commence à faire long feu, Quickfire
intervient pour suggérer que l’armée Patton gagnera en fin de
compte le Moyen-Orient via le cap de Bonne-Espérance et la mer
Rouge.
Hotstuff, qui l’accompagne, repose sur la création d’un intense
trafic radio artificiel indiquant le déplacement d’une force navale
importante qui cinglerait vers le Brésil de façon à atteindre Recife le
jour même du débarquement programmé en AFN.
Dès août 1942, l’Office of Strategic Services, le tout nouveau
service secret de « Wild Bill » Donovan, a esquissé de son propre
chef une manœuvre d’intox. Les Américains espéraient faire croire
que le véritable objectif de la force expéditionnaire interalliée serait
Dakar. Manipulés par Donald Coster, le chef de station de l’OSS à
Casablanca, deux jeunes Français devaient se faire recruter comme
agents par le général Auer, l’officier de la Wehrmacht en charge de
la commission d’armistice franco-allemande au Maroc.
Conçu par des novices en intox, ce plan souffrait d’un sérieux
déficit de crédibilité. Dakar restait certes cette base importante dont
les Anglais et les Free French n’avaient pu s’emparer en
septembre 1940, mais les chances que l’assaut des troupes anglo-
américaines sur le continent européen parte d’un endroit aussi
éloigné que le Sénégal étaient plus que minimes. Et de toute façon,
les deux Français ne parvinrent jamais à se faire recruter par le
général Auer.
Déjà rodée, l’équipe de Clarke entend, elle, opérer de manière
plus subtile. L’intox à deux niveaux Solo II suggère ainsi que parmi
les troupes anglaises en route vers leur destination fictive, le Moyen-
Orient, certains éléments pourraient être détachés contre Dakar.
Ainsi formulée, l’hypothèse devient plausible.

À intox, intox et demie

Changeons de continent. Solo I dessine les contours d’un


débarquement allié en Norvège, pays qu’Hitler tient beaucoup à
occuper, de sorte qu’en juin 1944 encore d’importantes forces
allemandes y resteront immobilisées. Dans le cadre de ce plan, un
trafic radio intense est généré au nord de l’Écosse. Dix divisions y
seraient en cours de concentration. Grand maître de la flotte
allemande, l’amiral Erich Raeder pense bien sûr à la rade de Scapa
Flow, lieu d’embarquement tout indiqué pour un assaut en
Scandinavie. Par prudence, il décide donc de laisser une partie
importante de ses U-Boote en mer du Nord et en mer de Norvège au
lieu de les envoyer croiser en Méditerranée. C’est toujours ça de
pris.
Changeons de pays cible. Overthrow donne à penser que les
Britanniques s’apprêteraient à conquérir une tête de pont dans le
Pas-de-Calais, de manière à contraindre la Wehrmacht à dégarnir
soit le front russe, soit la Méditerranée. C’est aller dans le sens du
poil, car le haut commandement allemand – nous y reviendrons –
n’imagine pas d’autre lieu de débarquement en France d’un corps
expéditionnaire que le Pas-de-Calais.
Kennecoat insinue qu’il s’agirait au contraire de sauver Malte,
menacée d’invasion par les forces de l’Axe, tout en lançant un
débarquement en Sicile. Mis dans la confidence de Kennecoat, le
gouverneur de Gibraltar demande dans un message radiodiffusé aux
troupes stationnées sur le Rocher de faire bon accueil à celles qui y
feront étape pour s’en aller secourir Malte. On sera un peu à l’étroit,
insiste-t-il, mais c’est pour la bonne cause. De quoi faire penser aux
Allemands que le corps expéditionnaire prétendument destiné à
Malte serait formé de très gros bataillons.
Townsman désigne la Sicile, mais aussi le bas de la botte
italienne, avec de surcroît une attaque de diversion supposée en
Crète. À la veille du vrai débarquement en AFN, Pender I indique
qu’Eisenhower aurait quitté Gibraltar, où il se trouve effectivement,
pour une série de réunions à Washington.
Dans la même veine, Pender II suggère que l’amiral Andrew
Cunningham, commandant de la Royal Navy en Méditerranée, serait
à la même période en route pour Lagos.
Pareille profusion de petites intox qui se confirment, se
superposent, se démentent, se contredisent, se reconfirment vous
donnent le tournis ? C’est exactement l’objectif visé. Hitler et le haut
commandement allemand, désorientés, n’y verront que du feu.
Tel est bien le cas, confirment les indispensables intercepts Ultra,
moyen ultime de vérifier dans quelle mesure les deceptions sont
gobées par l’ennemi. Un informateur des nazis disposant de bonnes
sources au Maroc, le grand mufti de Jérusalem Hadj Amin al-
Husseini, a prévenu Berlin du projet de débarquement allié. Mais
comme ses révélations allaient à contre-courant du sentiment
profond du haut commandement allemand, ce dernier n’en a pas
tenu compte, arguant qu’en matière de renseignement une source
unique ne fait pas plus le printemps qu’une hirondelle.
Confortée par les intercepts Ultra, l’opération Torch peut
commencer. Contre les Français d’abord, mais très vite avec eux…

Les Français se jettent dans la partie

L’impréparation, pour ne pas dire le bricolage politique qui a


présidé au débarquement allié en AFN, contraste avec la parfaite
maîtrise des opérations d’intox de la Force A pour en protéger le
secret.
Au fur et à mesure des événements, Alger se transforme en
capitale des intrigues : soutien des Américains, effrayés par la
perspective d’un échec, à l’« expédient provisoire », l’amiral François
Darlan, bras droit de Pétain venu dans la Ville blanche au chevet de
son fils malade ; convergence des complots monarchistes, gaullistes
et britanniques, qui aboutira à l’exécution de Darlan le 24 décembre
par le jeune résistant Fernand Bonnier de La Chapelle ; désignation
en urgence du général Henri Giraud comme « commandant en chef
civil et militaire » ; et bientôt bras de fer prolongé entre de Gaulle et
Giraud pour la direction de la France combattante 4.
Leurs conceptions respectives opposent ces deux résistants
émérites. Stratège militaire dénué d’arrière-pensées politiques,
domaine où il avouera lui-même son « inconcevable naïveté »,
Giraud entend obtenir des Américains le réarmement de l’armée
française afin qu’elle joue un rôle digne de ce nom dans la libération
du pays et, de manière plus globale, dans la victoire alliée à l’ouest.
Stratège avant tout politique, de Gaulle estime pour l’essentiel la
partie gagnée compte tenu de l’usure de la Wehrmacht par l’Armée
rouge à l’est et de la puissance industrielle américaine à l’ouest.
Reconstruire l’armée française, bien sûr. Mais au-delà, c’est un État
laminé par le désastre de mai-juin 1940 et le règne de Vichy qu’il
faut faire renaître.
Si les circonstances et les pressions anglo-américaines poussent
les deux rivaux à cohabiter, chacun pressent que la balance
penchera définitivement à un moment ou à un autre. Dans le
domaine du renseignement, la querelle des deux généraux va se
traduire par un combat feutré entre les militaires du « vieux SR »,
pro-Giraud, et les gaullistes du Bureau central de renseignements et
d’action, le BCRA.
En juin 1943 naît le Comité français de libération nationale,
dyarchie « coprésidée » par les deux généraux. Dans la conception
giraudiste, le renseignement ne saurait être que l’apanage du
responsable des affaires militaires au sein du CFLN – c’est-à-dire
lui-même. De Gaulle considère inversement que les services secrets
doivent être placés sous sa coupe de responsable des affaires
politiques – lui-même également.
Chacun des deux « coprésidents » compte ses atouts. Pour
Giraud, l’armée d’Afrique et les Anglo-Américains. Pour de Gaulle,
l’antériorité de la France libre, ses relations officielles mais parallèles
aussi avec l’URSS, puis, à partir de mai 1943, le ralliement de la
résistance intérieure avec la fondation du CNR sous l’égide de Jean
5
Moulin .
Cette querelle, on le sait, tournera en faveur de De Gaulle. Seul
président du Comité français de libération nationale à partir de
novembre 1943, suite à l’éviction de Giraud, le fondateur de la
France libre crée la Direction générale des services spéciaux. Fruit
d’un compromis avalisé par les deux parties, la DGSS sera
commandée par l’ethnologue Jacques Soustelle, bien vu à la fois du
« vieux SR », dont il fut l’« honorable correspondant », et des
gaullistes, qu’il a ralliés dès juillet 1940 à Mexico.

Un espace pour la Sécurité militaire

S’il prend la main, de Gaulle n’en concède pas moins un espace


au directeur de la Sécurité militaire, Paul Paillole, ancien
responsable du contre-espionnage clandestin en France – les
Travaux ruraux. Ce dont atteste cette directive du 20 avril 1944
signée du Général : « Tous les organes spéciaux éventuellement
créés pour traiter de questions de contre-espionnage devront
s’intégrer immédiatement dans le service de Sécurité militaire de la
DGSS. Ce service est seul habilité pour traiter avec les autorités
françaises et alliées des questions de renseignement. »
Pourquoi cette « mansuétude » envers un partisan de Giraud ?
La réponse à cette question s’appelle pragmatisme. Expert reconnu
du contre-espionnage, Paillole entretient en effet les meilleures
relations du monde avec les services alliés. Par exemple avec
Desmond Bristow, du MI6.
Dès mars 1943, la guerre en Méditerranée se rapprochant de
l’Europe, Alger succède justement au Caire comme quartier général
de la Force A. Des éléments nouveaux viennent renforcer cette
dernière, comme les Américains Derrick Morley, David « Chunky »
Dunn, William Bauer, Robert Rushton ou encore Douglas Fairbanks
Jr. Mobilisé dans l’US Navy, ce producteur et scénariste est le fils de
son homonyme, l’ancien « roi du muet » à Hollywood disparu
en 1939.
Grâce à l’apport français, notamment celui de Paillole et de son
bras droit, le professeur d’histoire Jean Allemand, alias « Germain »,
patron des Travaux ruraux pour la capitale algérienne jusqu’au
débarquement de novembre 1942, la structure interalliée de
deception a notablement élargi sa palette.
Début avril, la Force A s’étoffe encore. Un « coup de foudre »
entre Clarke et Arne Ekström débouche en effet sur l’admission dans
le saint des saints de la deception du second, Américain d’origine
suédoise qui, pour avoir vécu en France, manie si bien notre langue
qu’il lit Balzac ou Proust dans le texte. Un groupe tripartite rattaché à
la Force A, le Comité 41, se constitue alors avec Ekström, Robert
Barclay, chef du contre-espionnage du MI6 à Oran, et un partenaire
français, Édouard Douare. Sur ces nouvelles bases, la guerre
secrète de l’intox se fait plus intense encore.

Réseaux « enterrés »

Mettant les bouchées doubles, la Sécurité militaire déracine avec


méthode les réseaux ennemis « enterrés » derrière les lignes alliées.
Un des adjoints de Paillole, le capitaine Paul Conty, va ainsi capturer
puis « retourner » plusieurs agents maghrébins du renseignement
militaire allemand. Parmi ces derniers, l’Algérien Mohammedi Saïd,
bénéficiaire d’une formation militaire accélérée en Allemagne aux
bons soins de l’Abwehr, qui l’avait ensuite parachuté en Tunisie dans
l’espoir d’impulser dans toute l’AFN une guérilla anti-Alliés. En la
personne de ce futur dirigeant du FLN pendant la guerre d’Algérie, et
plus tard membre fondateur du Front islamique du salut, le
e
renseignement du III Reich, malheureux dans la défensive et guère
plus dans l’offensive, vient donc d’essuyer un nouvel échec.
Ratage derechef avec Chouali ben Larbi. Parachuté comme pur
agent de renseignements muni de matériel radio, cet ancien
adjudant de tirailleurs, manipulé par un vétéran du contre-
espionnage et de l’infiltration, Joseph Doudot, fera gober au quai
Tirpitz un faux axe d’offensive anglaise en Tunisie au
printemps 1943. Les renseignements que fournit aimablement par
radio aux Allemands Doudot, chef du TR 120 d’Oran, indiquent une
poussée par le Sud tunisien. Autant d’infox que la Force A, toujours
minutieuse, fera « confirmer » par les observateurs en avion de la
Luftwaffe – des camions anglais bâchés vides circulent sous leurs
yeux, mais dans la mauvaise direction. Au lieu du sud, les Alliés
attaquent en force au nord et au centre. Résultat : Tunis tombe
le 7 mai.
Outre ces retournements d’agents maghrébins des Allemands, la
Force A sera particulièrement reconnaissante à Paillole de la
maîtrise dont ses services vont faire preuve en cours de montage de
l’opération Atlas.
Quelques jours seulement après l’entrée des Alliés à Tunis, la
défection d’Edmond Latham enclenche cette énième intox réussie.
Membre du Parti populaire français, le parti collaborationniste du
mini-Führer Jacques Doriot, cet ancien officier de la Grande Guerre
avait été intronisé un mois auparavant dans la capitale tunisienne
par l’ingénieur chimiste Albert Beugras. Chef d’un des principaux
services de renseignements du PFF (on en compte plusieurs au gré
des querelles de personnes et de l’inféodation soit à l’Abwehr, soit
au service secret SS), Beugras relève du renseignement militaire
allemand, qui l’a immatriculé sous l’alias « Berger ».
Dans l’hypothèse de la prise de Tunis par les Alliés, il était
convenu entre l’ingénieur chimiste et ses employeurs allemands que
les cinq membres de l’équipe Latham développeraient sur leurs
arrières un réseau Abwehr prépositionné.
Les anciens du PCF pullulent au sein du PPF. Parmi eux,
certains rescapés des réseaux d’espionnage des « rabcors »
(cf. chapitre 2). L’un de ces ex-communistes, Duteil, est le
responsable du parti collabo au sein de cette équipe « Atlas », forte
de deux opérateurs radio. Il surveillera les faits et gestes des autres
agents infiltrés.

Opération Atlas

Tunis aux mains des Alliés, Latham choisit de quitter la barque


du PPF pour des motifs inexpliqués : peur d’être disgracié par
Beugras ? Désir de sauver sa peau ? Démoralisation ? Écœurement
de l’ambiance au sein de la formation collabo où on se déteste
cordialement ? Plaisir du double jeu ? Goût de l’aventure, ainsi que
l’estimera Paillole ? Le fait est qu’il se présente spontanément au
capitaine André Fontès, chef du TR 121, l’antenne tunisienne des
ex-Travaux ruraux. Fontès et son adjoint, Serge-Henri Parisot, en
réfèrent immédiatement à Paillole, leur supérieur hiérarchique.
Lequel, après évaluation du nouveau venu, accepte une entorse à la
règle qui veut qu’on ne fasse qu’une confiance limitée aux
transfuges volontaires du camp ennemi. Décision est donc prise de
le recruter comme agent double sous le pseudonyme de « Gilbert ».
À condition de tenir Latham en laisse, on devrait beaucoup recevoir
de lui, estime l’as du contre-espionnage français. Sans doute Paillole
se souvient-il des immenses bénéfices tirés autrefois par le SR du
recrutement de Hans-Thilo Schmidt, cet autre « volontaire pour la
trahison ».
Les faits vont lui donner raison. Par de subtiles manœuvres
facilitées par les adjoints de Paillole, « Gilbert » parvient en effet à
s’imposer comme le seul chef sur le terrain, y compris quand le PPF
et le quai Tirpitz lui parachutent des renforts, escamotés avec
adresse s’ils se révèlent trop soupçonneux. Selon la technique bien
rodée, la Sécurité militaire dote l’agent double d’informateurs
imaginaires, « recrutement » qui lui vaut les félicitations allemandes.
Côté Sécurité militaire, tout est fait pour que Latham conserve la
haute main sur les émissions radio du réseau Atlas. Cette position
clé permet à « Gilbert » d’intoxiquer consciencieusement les
Allemands au gré des « fournitures » que lui mitonnent ses officiers
traitants, Fontès et Parisot, en accord avec la Force A.
En août 1943, Latham joue un rôle important dans les opérations
d’intox qui vont précéder puis suivre le débarquement allié en Sicile.
Après la libération de la France, Paillole continuera à se servir de
ses vacations radio avec l’Abwehr pour capturer quelques
desperados du PPF chargés par Doriot, ultime trahison, de créer des
contre-maquis dans certaines zones du territoire.
À cette époque, le torchon brûle déjà entre de Gaulle et le patron
de la Sécurité militaire. Président du Gouvernement provisoire de la
République française depuis le 3 juin 1944, le Général reproche en
effet à Paillole d’avoir été si étroitement partie prenante des
manœuvres alliées de deception qu’il savait la date et le lieu du D-
Day en Normandie mais n’en a pas soufflé mot au colonel André
Dewavrin, dit « Passy », chef de l’aile proprement gaulliste des
services secrets, le BCRA-Londres. Donc à de Gaulle lui-même.
Fidèle à la conception giraudiste, Paillole estimait au contraire
que le pouvoir politique n’avait pas à interférer dans le domaine
militaire et qu’au surplus il avait donné sa parole aux alliés anglo-
américains de conserver le secret.
Un désaccord qui rend de plus en plus problématique le maintien
en fonction du directeur de la Sécurité militaire. Professionnel
reconnu, Paillole quitte donc de son plein gré l’univers du
renseignement. Pas complètement tout de même, puisqu’il va fonder
en 1953 l’Amicale des anciens des services spéciaux de la Défense
nationale.
Quand le film de Ronald Neame L’Homme qui n’a jamais existé
sort sur les écrans trois ans plus tard, le colonel est de ceux, rares,
qui peuvent sourire en toute connaissance de cause au souvenir de
la plus romanesque opération de deception britannique de la
Seconde Guerre mondiale.

Projet Chair à pâté

La vraie histoire de L’Homme qui n’a jamais existé commence à


la fin octobre 1942. Alors que les Alliés préparent l’opération Torch,
un avion se crashe au large de Cadix. Ses passagers se noient,
leurs corps sont rejetés sur le rivage. Les sources britanniques se
révèlent contradictoires au sujet de ce tragique accident – ou de ces
accidents, car il y en a peut-être eu deux à bref intervalle.
Parmi les victimes se trouve l’enseigne de vaisseau des Forces
navales françaises libres Louis Danielou, dit « Clamorgan », qui
partait prendre contact avec les résistants d’Afrique du Nord. Un
autre des malheureux passagers porte par-devers lui une lettre tout
ce qu’il y a de plus authentique du général américain Mark Clark, un
des principaux adjoints d’Eisenhower, au gouverneur anglais de
Gibraltar. Ce courrier indique que le commandant en chef interallié et
lui-même arriveront sur le célèbre rocher à la veille du D-Day, soit
autour du 4 novembre.
Quelle catastrophe si les Allemands prenaient connaissance de
cette missive et l’interprétaient correctement ! Si l’état-major allié
s’apprête à prendre ses quartiers à Gibraltar, c’est qu’il vise l’AFN, le
Maroc juste en face et un peu plus loin l’Algérie. Quant au D-Day
autour du 4 novembre, il indique clairement un assaut dans cette
région. Le lieu et la date…
Officiellement neutres, même si la sympathie du général Franco
va (pour l’instant du moins) à Hitler, les autorités espagnoles
remettent les corps des victimes aux diplomates anglais. Leur est
également rétrocédé le courrier du général Clark, que les franquistes
ont certainement ouvert.
Son contenu a-t-il été livré aux nazis ? Oui, mais les intercepts
Enigma permettront d’établir que le Haut État-Major allemand,
flairant peut-être une deception imaginaire – un comble ! –, n’a pas
pris ces documents au sérieux. Dans le cas contraire, son dispositif
en Méditerranée aurait été modifié de fond en comble.
Une tragédie qui aurait pu tourner au désastre stratégique. Elle
donne des idées au jeune lieutenant de la RAF Charles
Cholmondeley, attaché à la section B1(a), qui orchestre pour le
compte de la LCS la manipulation des agents ennemis retournés par
le MI5.
Cholmondeley en réfère à son supérieur hiérarchique, le
lieutenant-colonel Thomas Argyll Robertson, dit « Tar », Highlander
dont l’allure excentrique – ce fils de banquier écossais porte des
pantalons de tartan aux couleurs de son ancien régiment, les
Seaforth Highlanders – cache une intelligence particulièrement vive.
Si on jouait aux Allemands le même tour, mais en sens inverse,
en leur fournissant un cadavre porteur de faux documents propres à
détourner leur attention de la Sicile, prochain objectif des Alliés ?
« Tar » trouve l’idée excellente. Elle va donner naissance au plan
Chair à pâté, dont il confie l’exécution à Cholmondeley. S’agissant
d’une opération à volet maritime, le jeune officier de la RAF contacte
le Commander Ewen Montagu, représentant depuis 1941 de la
Naval Intelligence Division du vice-amiral Godfrey et de son adjoint
Ian Fleming au sein des organismes de deception stratégique
londoniens.

L’antiquaire et le juriste

Leurs responsabilités, Cholmondeley et Montagu les doivent à


deux caractères atypiques. Le chef d’escadrille est un expert en
antiquités et le Commander, juriste réputé, l’héritier d’une longue
lignée de grands banquiers juifs. La taille réduite de l’establishment
britannique a joué à nouveau. Et cette fois, dans le sens des intérêts
de la Couronne, contrairement au cas des « cinq magnifiques » de
Cambridge.
Paramètre supplémentaire : si les deux officiers britanniques ont
appris quelque chose au cours des derniers mois, c’est bien l’art de
se mettre à la place de l’adversaire, là où cet adversaire, en proie à
son complexe de supériorité à la fois prussien et nazi, s’en montre
incapable.
L’idée de la manœuvre, Montagu l’exposera après guerre, non
sans tirer la couverture à lui dans son livre L’Homme qui n’a jamais
existé à l’origine du film éponyme de Ronald Neame cité plus haut.
Elle consiste à « livrer » clé en main aux Allemands un cadavre
revêtu d’un uniforme britannique et porteur de faux documents.
Comme la fois précédente les Allemands n’ont pas cru en leur
bonne étoile, on peut imaginer que, voulant saisir la chance qui se
présente de nouveau, ils mordront désormais à l’hameçon.
Le diable, on le sait, aime à se nicher dans les détails.
Cholmondeley et Montagu vont donc s’employer à peaufiner leur
copie. Et cent fois plutôt qu’une.
D’abord, trouver un lieu où le cadavre s’échouera, porté par la
marée. L’attaché militaire anglais à Madrid est convoqué à Londres
discrètement. Son conseil : Huelva, sur la côte Andalouse. Comme
le maître du quai Tirpitz, l’amiral Canaris, entretient depuis la Grande
Guerre des rapports d’amitié et de fascination mutuelle avec les haut
6
gradés franquistes qui le surnomment « Kika », la KO Spanien de
l’Abwehr est une des plus étoffées d’Europe. Son chef, Gustav
Leissner, a pignon sur rue à Madrid. Il dirige une centaine de
fonctionnaires, qui contrôlent eux-mêmes quelque 1 500 agents.
Sans oublier cet accord scellé en octobre 1940 entre Franco et
Himmler qui donne toute latitude au SD, le service secret SS, pour
s’établir dans les consulats du Reich en Espagne. Autant dire que
les Allemands sont un peu comme chez eux au pays des corridas.
Justement, le chef du poste Abwehr de Huelva entretient
d’excellents rapports avec la Guardia Civil locale. Laquelle se fera à
coup sûr un devoir de l’informer de l’apparition du corps sans vie
rejeté à la côte. Et si la corruption directe ne suffisait pas, nul doute
que les services franquistes, le Servicio de Información de la
Dirección General de Seguridad et le Servicio de Información del
Alto Estado Mayor, laisseraient les hommes de Leissner jeter un
coup d’œil à ses impedimenta. On sait par les intercepts Ultra que le
cas de figure s’est déjà produit.
Le sous-marin Seraph du lieutenant William Jewell, coutumier
des missions spéciales, est pressenti pour acheminer le cadavre.
Celui d’un malheureux clochard déniché à la morgue de Londres.
Tandis qu’on le conserve dans la glace, Montagu se renseigne
auprès de sommités de la médecine sur la possibilité de le mettre à
l’eau depuis le Seraph de manière à donner l’impression que le
malheureux a été victime d’un crash aérien. Diverses considérations
médicales permettent d’établir que oui, à condition de respecter
certaines règles.

Cadavre en Espagne

Le cadavre porte désormais un nom. Faux bien sûr : il s’appelle


« William Martin, né en mars 1907, capitaine des Royal Marines
faisant fonction de commandant et attaché à la direction des
opérations combinées », responsable des coups de commando sous
la houlette de lord Louis Mountbatten, successeur à ce poste de
l’amiral Keyes.
Pourquoi des Royal Marines ? Parce que ces derniers peuvent
porter des battle-dress courts, plus faciles à enfiler sur un corps en
pleine rigidité cadavérique, cette dernière fût-elle freinée par
congélation. Montagu a consulté la liste des officiers de la Navy :
que les Allemands prennent la peine de vérifier, et ils trouveront la
trace d’un autre William Martin, un vrai cette fois.
Le commandant est fiancé, figurez-vous. En atteste une lettre
d’amour préparée par une secrétaire et écrite à la main par une
autre femme, probablement lady Ridsdale, née Patricia Bennett,
l’assistante de Ian Fleming à la Naval Intelligence Division et modèle
possible de Miss Moneypenny, tandis qu’une jeune fonctionnaire du
MI5, Jean Gerard Leight, fournit une photo amateur d’elle en maillot
7
de bain .
Le tout sera glissé dans les poches du commandant Martin et
attribué à la romantique Pamela, dite « Pam ». Pour son dernier
voyage, on leste Martin de pièces à forcer la conviction des
Allemands : un paquet entamé de cigarettes ; des tickets d’autobus ;
un trousseau de clés ; une facture pour achat – à crédit bien sûr –
d’une bague de fiançailles chez S. J. Phillips, le célèbre joaillier de
Bond Street ; une lettre de la Lloyds Bank rappelant en termes polis
que son compte présente un sérieux découvert ; une missive de son
père ; un courrier des notaires relatif au futur mariage ; un billet de
théâtre pour deux personnes, comme si Martin et sa chère et tendre
« Pam » s’étaient offert un dernier spectacle avant son départ en
mission ; une carte d’entrée dans un dancing ; un reçu pour cinq
nuitées au Naval and Military Club. Et naturellement, une carte
d’officier de marine munie de la photo d’un vrai officier, le major
Ronald Reed, qui, avec sa barbe noire, ressemble à s’y tromper au
clochard décédé.
Les dates de ces différents documents ont été calculées en
fonction du jour où le cadavre de William Martin doit apparaître sur
une plage de Huelva. Le billet de théâtre, par exemple, est marqué
du 22 avril. Un crucifix d’argent pend au cou du prétendu officier, qui
porte également une médaille de saint Christophe assortie de
quelques détails indiquant sa foi catholique. Les Espagnols
n’autopsieront pas le cadavre d’un coreligionnaire, escompte-on.
Dans le cas contraire, la supercherie ne manquerait pas d’être
découverte : tout médecin légiste sait faire la différence entre un
clochard décédé d’empoisonnement suite à l’ingestion de mort-aux-
rats et un officier victime d’un crash aérien !
La deception dans tout cela ? Elle tient dans plusieurs éléments
séparés blottis dans l’attaché-case qui tiendra au poignet de William
Martin par une chaînette, comme cela arrive à des officiers d’état-
major de la Navy porteurs d’informations sensibles.
Quoi de plus sensible, justement, que ce nouveau manuel
d’instruction pour les commandos pour lequel Eisenhower demande
à Mountbatten de rédiger une courte préface ? Qu’une lettre
personnelle du même lord Louis à l’amiral Andrew Cunningham,
commandant de la flotte britannique de la Méditerranée, lui
recommandant William Martin, mais qui comporte une plaisanterie
indiquant que ce dernier pourrait bien rapporter des sardines ? Le
quai Tirpitz n’ignore en effet pas qu’en anglais « sardines » s’écrit
comme en français, mais qu’en revanche la Sardaigne se dit
Sardinia. Le vrai-faux jeu de mots désigne donc cette île, et non la
Sicile, comme le prochain objectif des Alliés.
Autre élément de tromperie inclus dans l’attaché-case de Martin :
une « lettre » du général Archibald Nye, numéro deux de l’état-major
impérial, au général Harold Alexander, commandant du groupe
d’armées franco-anglo-américain qui vient d’obtenir la reddition
des 250 000 soldats de l’Axe coincés en Tunisie.
Elle contient l’évaluation de deux intox elles-mêmes fictives
destinées à « couvrir » le supposé (et imaginaire) débarquement en
Grèce, dans le Péloponnèse, dont la fonction est justement de
camoufler le vrai débarquement en Sicile.
Le draft originel de cette fausse lettre a été conçu par Dudley
Clarke. Preuve que les élites britanniques n’hésitent pas à
s’impliquer s’il le faut dans des opérations d’intox, le général Nye a
tenu à en relire et à en amender le texte avant de le recopier de sa
blanche main.
Que « dit-il » par écrit à Alexander ? Qu’on pourrait intoxiquer
l’ennemi en lui livrant sur un plateau deux faux projets de
débarquement au choix. Soit en France, à Marseille, soit en Sicile.
Admirons la subtilité : si les Allemands croient que le vrai
débarquement au pays de la Mafia n’est qu’une diversion tandis que
les Alliés se prépareraient à attaquer le Péloponnèse ou la
Sardaigne, ils s’en alarmeront trop tard pour le contrer efficacement.

Un « officier » à la mer

Ce document clôt la liste des documents dont le faux William


Martin est porteur. Le 17 avril, Cholmondeley et Montagu achèvent
la préparation du cadavre, lui enfilent tant bien que mal son
uniforme, attachent l’attaché-case à son poignet et enferment le tout
dans un container étanche bourré de glace pilée destinée à freiner le
processus de décomposition. Ils gagnent Greenock, en Écosse, où
le container est logé dans le compartiment à torpilles du Seraph.
Seul « Bill » Jewell est au courant du plan. Ses hommes, eux, ne
posent aucune question. Ils ont l’habitude des opérations spéciales.
Le 19 avril, le Seraph appareille. Le 30, il fait surface près des
côtes espagnoles. Le cadavre est extrait du container. On lui passe
un gilet de sauvetage de confection anglaise. Après une courte
prière à sa mémoire, il est mis à l’eau, ainsi qu’un petit canot
pneumatique du modèle exact de ceux qui équipent les hydravions
anglais Catalina. À Dieu vat !
Dieu se montrera clément pour la cause alliée. Le 1er mai,
l’attaché naval britannique est informé par les Espagnols de la
découverte du corps d’un officier de Sa Majesté. Comme convenu
lors de sa visite à Londres, il en avise la Royal Navy par radio. Dix
jours plus tard, l’état-major de la marine espagnole lui rend le
contenu de la mallette. Aucune des enveloppes dont il était porteur
ne semble avoir été ouverte, mais bien entendu les services
franquistes ont pris connaissance de leur contenu et, comme
espéré, l’ont transmis aux Allemands.
Les fausses informations iront jusque sur le bureau d’Hitler qui va
écarter d’un revers de main l’analyse de la Regia Marina, la marine
de guerre italienne, prévoyant à juste titre un débarquement allié en
Sicile. Ce sera le Péloponnèse ou la Sardaigne, tranche le Führer
abusé.
Le 4 juin, le Times inclut le nom du commandant William Martin
dans une liste d’officiers morts en service commandé. Quelques
jours plus tard, l’attaché militaire en Espagne enterre le disparu. Sur
la pierre tombale, il fait apposer l’inscription : « William Martin, né
le 29 mars 1907, mort le 24 avril 1943, fils bien-aimé de John
Glyndwr Martin et d’Antonia Martin, de Cardiff, pays de Galles. »
Pendant ce temps, scrutés à la loupe, les intercepts Ultra
montrent que l’ennemi a mordu à cet appât, comme en atteste ce
message hypersecret venu de Bletchley Park et compréhensible des
seuls initiés : « Martin, canne, ligne et plomb avalisés par les
personnes concernées, et d’après nos meilleures informations, elles
semblent agir en conséquence. »
Cela veut dire que les Allemands renforcent toujours la
Sardaigne, mais pas la Sicile. Depuis son abri souterrain de Malte,
Cunningham, mis bien entendu dans le secret, monte une diversion
er
supplémentaire. À partir du 1 juillet, neuf jours avant la date de
l’attaque contre la Sicile, il expédie vers l’est une flotte de quatre
cuirassés et deux porte-avions baptisée Force H. De cette
manœuvre, l’amiral espère un avantage collatéral : elle pourrait
attirer dans un piège ce qui reste de la Regia Marina en
Méditerranée. Un volet du plan qui marchera moins bien que le
reste, mais dans la deception, il n’y a pas de petit profit.
L’ennemi trompé, égaré, baladé, on peut y aller ! Le 10 juillet, les
forces anglo-américaines se lancent à l’assaut.
Le 8 août, 40 000 soldats allemands parviennent tout de même à
évacuer la Sicile. Voilà l’île libérée de l’occupant étranger, mais pas
de la Mafia que dans leur crainte obsessionnelle d’un échec les
services secrets américains remettent en selle comme « alliée
incontournable », bien qu’elle n’ait joué aucun rôle dans la réussite
du débarquement.
Les acteurs de l’opération Chair à pâté restent naturellement
dans l’ombre, leur domaine. La guerre n’est pas finie. C’est un autre
débarquement qu’il va désormais falloir protéger sous une « armure
de mensonges », Churchill dixit.
LE débarquement, celui dont dépend le sort de la guerre à
l’Ouest et peut-être de la guerre tout court. Celui de Normandie.
Et là, il va falloir jouer de plus en plus serré, car même moins
efficaces que les services secrets alliés, leurs homologues
allemands ont encore quelques cartes à jouer.

1. Pour un portrait de Gertrude Bell, le lecteur curieux peut se reporter aux


pages 126 à 131 de mon ouvrage Les Femmes de l’ombre. L’histoire occultée
des espionnes, op. cit.
2. Sans doute ont-ils oublié cette explication de Napoléon à son ministre de la
Guerre, Henri Clarke, par lettre du 10 octobre 1809 : « L’art des grands
capitaines a toujours été de publier et de faire apparaître à l’ennemi leurs
troupes comme très nombreuses, et à leur propre armée l’ennemi comme très
inférieur. »
3. Notons qu’après l’hécatombe consécutive à la grande purge stalinienne
dans les rangs de l’Armée rouge, les Soviétiques ont puisé de même leurs
futurs officiers dans la société civile, à l’instar du jeune lycéen Alexandre
Soljenitsyne, et que ce pragmatisme-là leur vaudra de déjouer le pronostic
quasi unanime d’une défaite de leurs armes.
4. Les livres sur l’opération Torch et l’imbroglio algérien consécutif de la
fin 1942 sont légion, l’ensemble de ces événements ayant de quoi générer de
multiples explications. Au cinéma, on peut noter le film très sobre de Jean
Dréville, Le Grand Rendez-Vous, sorti sur les écrans en 1949.
5. Sur les relations parallèles du Général avec l’URSS et le PCF, cf. Henri-
Christian Giraud, De Gaulle et les communistes, Paris, Perrin, 2020.
6. Les Kriegsorganizationen (KO) sont les postes extérieurs de la centrale
allemande de renseignements militaires.
7. Les femmes du MI5 n’arracheront le droit de devenir agentes de terrain
qu’après le puissant mouvement de protestation de novembre 1972 dit la
« révolte des chasseuses de taupes ». Cf. à ce propos le portrait de la
première directrice du service, Stella Rimington, dans Rémi Kauffer, Les
Femmes de l’ombre. L’histoire occultée des espionnes, op. cit.
7

Les bruns ne comptent pas pour


des prunes

« Les hommes marchent presque toujours dans des


sentiers déjà battus ; presque toujours ils agissent par
imitation. »
Machiavel, Le Prince

Le stéréotype du gestapiste encore plus bête que méchant


crèvera le grand écran en 1958 dans Babette s’en va-t-en guerre.
Un film de Christian-Jaque avec Brigitte Bardot dans le rôle de la
résistante ingénue et Jacques Charrier dans celui de l’agent secret
1
gaulliste .
« Kolossale finesse ! » beugle avec son accent teuton de
caricature Francis Blanche, « Papa Schulz » déjanté de cette
comédie populaire à succès. Sauf qu’au-delà des salles obscures,
on aurait grand tort d’accréditer ce leitmotiv de la stupidité
congénitale des nazis.
Mars 1942-mars 1944 : deux années d’une intox qui va porter
des coups terribles à la résistance néerlandaise et à ses alliés
anglais.
Sa réussite tiendra il est vrai à des circonstances
exceptionnelles. En premier lieu une coopération inhabituelle entre
la Gestapo et l’Abwehr. Ensuite l’incompétence suspecte des
responsables successifs de la section néerlandaise du SOE, le
service Action de Churchill. Soit jusqu’en novembre 1942 Richard
Laming, venu du MI6 ; jusqu’en février 1943 Charles Blizard, officier
de carrière ; et à partir de cette date, Seymour Bingham, encore plus
inquiétant dans son aveuglement.
Cette N Section mal commandée, inorganisée, dotée par-dessus
le marché d’un personnel insuffisant, bordélique en un mot, ne fait
pas le poids face à l’ennemi à croix brune. Un ennemi chapeauté par
deux hommes assez avisés pour coordonner leurs efforts au lieu de
se contrarier mutuellement.
Hambourgeois d’origine, le premier acteur de ce duo, le major
Hermann Giskes, yeux bleus, petites moustaches et complet-veston
de coupe anglaise, appartient depuis 1923 au renseignement
militaire allemand. Rescapé de la bataille de Verdun, cet officier de
carrière préside aux destinées de l’Abwehr III-f-C2, le département
de contre-espionnage aux Pays-Bas. Jouissant d’une certaine
autonomie, il a installé son quartier général dans une propriété fin de
2
siècle à Scheveningen, dans la banlieue balnéaire de La Haye .
Manteau vert à col noir, insigne à tête de mort sur la casquette,
son vis-à-vis de la Gestapo n’est autre que le Kriminaldirektor
Joseph Schreieder. Chauve et rusé, il dirige l’amt IV-E, la section en
charge du contre-espionnage et de la lutte contre la résistance
néerlandaise. Policier de profession, ce Bavarois tout en rondeurs a
été versé d’autorité dans la SS, comme le sera dans les
années 2000 Bernie Gunther, l’antihéros de l’œuvre romanesque de
l’Écossais Philip Kerr.
Hitlérien bon teint, contrairement à Bernie Gunther, le
Kriminaldirektor Schreieder n’en montre pas moins une souplesse
d’esprit rare chez ses congénères du « corps noir ». Son grade de
SS-Sturmbannführer (commandant) le situe au même niveau
hiérarchique que le major Giskes. En bonne logique à croix
gammée, le militaire de carrière conservateur et le gestapiste
pourraient passer leur temps à se tirer dans les pattes.
En unissant au contraire leurs forces, ils vont reprendre à leur
compte une technique testée avec succès au tout début des
années 1920 par la police politique soviétique naissante contre les
militants antibolcheviques (cf. chapitre 1).

Intérêts convergents

Giskes se propose d’infiltrer la résistance néerlandaise liée aux


Britanniques. Son but : pénétrer le SOE et, qui sait, arracher peut-
être au passage des renseignements sur les projets d’avenir alliés
de débarquement en Europe. Moins ambitieux, Schreieder entend
simplement remplir le quota de résistants arrêtés qu’exigent ses
supérieurs de la SS.
Pour atteindre leurs objectifs respectifs, le major et le
Sturmbannführer sont convenus de pratiquer ces manœuvres
d’infiltration profonde à multiples détentes familières aux services
secrets, mais qu’ignore d’ordinaire la Gestapo. Dans la plupart des
pays européens sous la botte, la police politique du IIIe Reich vise en
effet le court terme. Pour se faire apprécier en haut lieu en détruisant
les réseaux clandestins, ne suit-elle pas à la lettre le dogme des trois
T : terreur, torture, trahison ? À partir de novembre 1942, telle sera
par exemple la conduite de Klaus Barbie. Schreieder se veut moins
pressé que son collègue de l’amt IV de Lyon. Sur instruction de
l’amiral Canaris, l’ambigu seigneur du quai Tirpitz, Giskes l’a en effet
convaincu que fusiller les captifs après leur avoir arraché des aveux
par la torture ne présentait qu’un intérêt limité.
Les morts ne peuvent plus communiquer avec les vivants. Or,
pour échanger avec la branche hollandaise du SOE, les clandestins
néerlandais du service Action de Churchill passent par la
radiotélégraphie. Un type de communications qui constitue à
l’évidence le point de vulnérabilité du dispositif anglo-hollandais –
mais les moyens techniques du SOE ne lui permettent pas de
procéder autrement.
En foi de quoi, explique Giskes à son vis-à-vis de la Gestapo,
gardons en vie les résistants captifs pour mieux les « retourner ».
Lançons ensuite un Funkspiel (en français, un « jeu radio ») afin
d’abuser la N Section par des messages astucieusement trompeurs.
Pour cette raison, l’opération Pôle Nord, nom de code issu de
l’imagination du major, sera aussi appelée de façon plus explicite
Der Englandspiel, le « Jeu anglais ».
La N Section, Giskes le sait, fonde de grands espoirs sur un
travail commun avec l’Orde Dienst, une organisation de résistance
néerlandaise de droite très active sur le terrain. De fait, le SOE ira
jusqu’à parachuter aux Pays-Bas la bagatelle de cinquante-trois
agents, souvent par équipes de deux, dont un opérateur radio muni
de son émetteur-récepteur. Un investissement humain d’autant plus
coûteux que grâce au travail de la section allemande de repérage
goniométrique et de décryptage, la Funkabwehr, et aux menées de
collabos hollandais du calibre de George Ridderhof, traître à la solde
de Giskes, ou d’Anton van der Waals, mouchard au service de
Schreieder, ces agents ont presque tous été repérés puis mis sous
les verrous par les Allemands. Quant à leurs rares camarades
rescapés, faute de liaisons radio, impossible pour eux d’avertir
Londres du piège nazi.

Der Englandspiel

Un soupçon de manip psychologique maintenant. Giskes et


Schreieder font miroiter à ces malheureux terrorisés la vie sauve
pour eux et leurs camarades pour peu qu’ils acceptent de
« pianoter » sous contrôle. D’expédier à la N Section des messages
radio de désinformation made in Abwehr si vous préférez.
Prenez Hubertus Gerardus Lauwers et son coéquipier Thijs
Takonis. Pendant six semaines, le traître Ridderhof, déguisé en
responsable de la Résistance, les a abreuvés de fake news, aussitôt
câblées en toute bonne foi à Londres. Mais l’heure a sonné de
passer au stade supérieur de l’intox. Le 6 mars 1942, le tandem
Giskes-Schreieder décide de mettre les deux clandestins du SOE
sous les verrous. Capturé par les hommes en manteau de cuir de la
SS, Lauwers n’est pas maltraité. À sa grande surprise, Schreieder
lance au contraire le processus de mise en condition en lui offrant
d’emblée un café et une cigarette.
Au tour de Giskes, à présent. Alternant l’allemand et un
néerlandais un peu scolaire, il flatte d’emblée l’agent du SOE en le
désignant par son grade :
— Asseyez-vous, lieutenant Lauwers.
Là encore, pas l’ombre d’une brutalité. Pour le major, retourner
un agent, cela veut dire saper ses défenses psychologiques en
même temps qu’on mine la confiance qu’il voue à ses chefs. Giskes
n’a aucun mal à « démontrer » au prisonnier que l’ennemi allemand
sait tout de lui puisque c’est en grande partie vrai. Par petites
touches, il commence en outre à insinuer que la N Section serait
truffée d’agents doubles au plus haut niveau.
Étape suivante : mettre le marché en main à ce résistant qui
s’attendait aux pires supplices mais qu’on traite en prisonnier de
guerre. Que le lieutenant Lauwers accepte de « pianoter » à
l’adresse de la N Section les messages mitonnés par le quai Tirpitz
et la vie sauve lui sera garantie, ainsi que celle de ses camarades
captifs.
Comme le jeune homme de vingt-cinq ans, patriote, refuse tout
net, le major monte à son attention une petite séance de comédie.
Seul SS de l’équipe Giskes, le lieutenant Heinrichs fait mine de
« casser » en quelques instants la clé de cryptage individuelle du
Hollandais. Un secret de polichinelle pour les Allemands depuis le
jour où Lauwers a câblé en toute ingénuité à Londres les messages
d’intox que lui confiait le traître Ridderhof. Ces textes cryptés, la
Funkabwehr les enregistrait soigneusement.
Pour des spécialistes au courant des mots en clair que protège
un texte crypté, c’est un jeu d’enfant que d’en déduire la clé. Les
briseurs de codes nazis n’ont eu aucun mal à déterminer celle de
Lauwers.
S’il accuse le coup, le jeune homme continue à résister. Pour
lancer l’Englandspiel, Giskes a pourtant besoin de ce journaliste de
profession, indicatif radio RLS et numéro individuel 1672. Il a ses
raisons, le major. Un peintre, un artisan ou de façon plus parlante
encore un véritable pianiste de concert possède son style bien à lui.
De même, tout opérateur de radio est identifiable à sa manière de
taper les messages en morse sur le clavier de son poste. Il a son
phrasé ; en termes de métier on dit : sa « signature ».
Jamais votre Security Check !

Cette donnée, le major de l’Abwehr la connaît. Autrement dit, pas


de jeu radio sans soumission totale. Est-elle acquise quand le
Néerlandais du SOE fait mine de plier ? Non, car dans l’intervalle,
une idée lui est venue : son Security Check, cette erreur volontaire
qui permet d’identifier un opérateur radio et qu’il doit omettre s’il est
pris par l’ennemi et contraint d’émettre sous son contrôle, de façon à
alerter le SOE.
— Donnez tout ce que vous voulez si vous y êtes contraint, lui
ont seriné ses instructeurs de la N Section. Mais jamais votre
Security Check. Jamais !
Giskes est naturellement au courant de cette procédure de
sécurité.
— Tous vos camarades ont un Security Check. Quel est le
vôtre ? s’enquiert-il une fois RLS soumis en apparence.
— Entre les groupes de lettres, j’envoie « stip » au lieu de
« stop ».
Pieux mensonge puisque le vrai Security Check de Lauwers
consiste à altérer un signe toutes les seize syllabes.
— Si vous mentez, tant pis pour vous.
Lauwers, dont la détermination reste intacte, prend quand même
le risque. Sous les yeux des Allemands, périlleux exercice ne
souffrant pas la moindre erreur d’inattention, il pianote le message
concocté par ses geôliers. Avec le faux Security Check, mais sans le
vrai, bien entendu.
Certain d’avoir dupé l’ennemi, il regagne ensuite sa cellule de la
prison de La Haye. Le sachant entre les mains ennemies, Londres
prendra à coup sûr les mesures adéquates.
Le drame, c’est qu’à la N Section, on a certes remarqué qu’il n’y
avait pas d’altération d’un signe toutes les seize syllabes, mais sans
y attacher d’importance ! Pire, le plus haut gradé hollandais de la
branche néerlandaise du SOE, le colonel de Bruyne, n’a pas accès à
ces messages ! Résultat : imperturbable, Londres accuse réception
sans le moindre commentaire.

Lauwers risque tout

Ils ont pigé, se rassure le jeune résistant. Mais si je pouvais leur


faire une piqûre de rappel, j’en aurais le cœur net. Montée
d’adrénaline le 25 mars alors qu’il vient de prendre une deuxième
fois le risque d’émettre sans le vrai Security Check. Londres annule
en effet pour raison médicale le parachutage de l’agent « Abor »
prévu dans la nuit du 27. Cette fois, c’est sûr : la N Section a
compris l’intox en cours.
De quoi supporter un peu mieux l’atroce rumeur de la prison.
Détenus de droit commun, criminels, voleurs comme résistants, tous
« savent » en effet par les indiscrétions calculées des geôliers de
Lauwers que cette chiffe molle serait passée au service de
l’occupant. Or RLS en est bientôt à sa neuvième émission avec faux
Security Check. Mais forcément, ses codétenus ignorent cet acte
silencieux de résistance.
Par le télégraphe intérieur de la prison – des coups du bout des
doigts sur la canalisation des cellules –, le prisonnier lance des
messages comme autant de bouteilles à la mer : « Lauwers à
Takonis, faites passer. »
Et miracle, un autre détenu finit par transmettre à Takonis qui
répond.
« Thijs, je ne suis pas un traître, je n’ai pas donné mon Security
Check », tapote Lauwers en morse, langage que les deux résistants,
maîtrisent.
« Je le savais ! » réplique son camarade qui, pour ne pas trahir,
est en train de sombrer dans un détachement proche de la folie…
Le 27 avril, la N Section répond à une demande de Giskes
formulée via Lauwers, bien que ce dernier ait omis une fois de plus
son signal individuel d’authentification : « Prenez contact aussi
rapidement que possible avec Pijl. Rendez-vous au magasin de
cigares de Haarlem et demandez Pijl. Dites que vous venez de la
part de Pijl et Boog. »
Les Allemands mentent-ils, ou pas, quand ils présentent le
quartier général de la N Section comme un nid de traîtres ? Laminé
par le doute, Takonis sombre dans la dépression. Assez pour
commettre la terrible erreur dont il ne se remettra jamais
moralement. Dès le lendemain, à la question « impromptue » de
Schreieder : « Connaissez-vous un marchand de cigares de
Haarlem ? », le malheureux, à bout de forces mentales, laisse
échapper : « Martens. »
Le mal est fait ! Les nazis mettent l’établissement Martens sous
surveillance. S’ensuivent dans toute la Hollande les arrestations en
rafales de résistants et d’agents du SOE. À chacun d’entre eux,
Giskes démontre qu’il sait tout de lui, de ses camarades et surtout
de la N Section. Pas de meilleur moyen de leur injecter le désespoir,
tout en arrachant au passage ce détail d’apparence anodine dont il
se servira pour brosser un tableau encore plus complet aux autres,
et ainsi de suite. Le poison du doute n’a plus qu’à faire son œuvre.

L’angoisse de se croire trahi


À quoi bon lutter, puisque l’ennemi sait tout ? Et que de
négligences, puisque, aux antipodes de la section française du SOE,
qui fait systématiquement retaper les vêtements des agents en
mission par des tailleurs français et veille à tout, même à la
provenance de leurs lunettes, son homologue hollandaise les laisse
partir avec des vestes encore griffées de marques anglaises et des
cartes d’identité de qualité exécrable !
Le stade suivant, selon Giskes, c’est la soumission intégrale.
Sauf qu’en son for intérieur, Lauwers n’a toujours pas capitulé. Mais
il se sent si seul. Qui pourrait le comprendre ?
Pas ses codétenus, toujours à l’accabler, quoiqu’un peu moins
l’habitude venant.
Pas Giskes ni Schreieder, satisfaits que la N Section leur
parachute bien, comme annoncé, des armes et des explosifs.
Comment un professionnel du renseignement aussi chevronné que
le major pourrait-il concevoir pareille légèreté du service Action de
Churchill ?
Pas le SOE non plus, puisque la N Section continue à jouer en
toute inconscience – ou pire, délibérément, nous y reviendrons – le
jeu de l’Englandspiel.
Le 29 mars, par exemple, « Abor » a été parachuté malgré la
énième omission de Security Check de Lauwers. Mis sous les
verrous, le nouveau captif sera transféré, comme d’ailleurs RLS et
tous leurs camarades de la N Section captifs, au monastère de
Haaren, dans le Brabant, transformé en prison.
Une N Section qui persiste à rester sourde aux avertissements
feutrés de Lauwers. Même ce 4 juin où il profite de l’inattention de
ses geôliers pour câbler quatre fois en toutes lettres « Caught ».
Quoi de plus clair que ce mot, « Pris », pour signifier à Londres que
l’ennemi l’a capturé ?
Jambroes dans le piège

« Bien compris », répond laconiquement la centrale. Mais


le 25 juin, George Louis Jambroes, ancien professeur de physique à
l’université d’Utrecht, tombe entre les mains allemandes dès son
atterrissage arrangé par la voie des ondes. La feuille de route
trouvée sur lui, en clair, énième imprudence : diviser les Pays-Bas
en zones d’action avec l’aide des instructeurs et des opérateurs
radio qu’on lui enverra. Autrement dit, passer à l’acte.
L’opération Pôle Nord continue de happer les clandestins
néerlandais que la N Section lui jette en pâture.
« Retourné par les Fritz depuis le 6 mars ; “Jeffers” [son
camarade Hendrik Jordaan] depuis le 3 mai », s’obstine à pianoter
Lauwers le 10 août. Mais peine perdue, Londres gobe tout. À s’en
taper la tête contre les murs de sa cellule !
Ce même 10 août, afin d’accréditer l’entrée en scène de
Jambroes, Giskes commence à faire monter une série d’attentats
spectaculaires mais presque inoffensifs par l’équipe de son
exécutant favori, l’ancien des Sections d’assaut nazies Richard
Christmann.
Les journaux et la rumeur publique se font l’écho de ces coups
de main bidon, les résistants aussi. Londres pavoise : Jambroes et
ses hommes sont enfin passés à l’attaque ! Sauf que le professeur
serait bien en mal de le faire…
Le 28 octobre, la N Section ordonne-t-elle par radio le retour du
professeur de physique à Londres pour faire le point avec lui ?
Giskes fait répondre qu’un atterrissage de nuit pour venir le prendre
n’est pas envisageable. Qu’à cela ne tienne, on exfiltrera Jambroes
en empruntant une filière déjà rodée par deux pilotes de la RAF. Elle
passe par la Belgique, la France et l’Espagne, et c’est Christmann,
parfait francophone, qui a organisé le passage en Angleterre des
aviateurs propre à accréditer l’existence de « sa » ligne d’évasion.

Les évadés de Haaren

Comme Blizard, le successeur de Laming, s’impatiente tout de


même, Giskes fait câbler en février 1943 : « Jambroes disparu en
mission. Sans doute mort. » Seymour Bingham, qui remplace Blizard
ce même mois, se fait une étrange raison.
Pas Pieter Dourlein, un nouvel agent infiltré en mars. Mis comme
les autres sous les verrous du monastère de Haaren, son voisin de
cellule se trouve être Johann Ubbink, parachuté le 25 juin de l’année
précédente en même temps que Jambroes ! En confrontant leurs
expériences, les deux hommes ne tardent pas à comprendre les
ressorts de l’Englandspiel. En septembre, ils parviennent à s’évader.
Une vraie cavale cette fois : le duo gagne la Belgique puis la Suisse,
où il entre en contact avec l’attaché militaire néerlandais. Au final,
les deux hommes apparaissent à Londres en février 1944, pour se
voir immédiatement internés par le contre-espionnage de Sa
Majesté ! Dès leur évasion, Giskes a en effet fait expédier à la
N Section un message prévenant que Dourlein, alias Davids, et
Ubbink, alias Uldenhout, faux évadés, seraient passés au service de
la Gestapo…
Pourquoi ferait-on confiance à ces personnages douteux alors
qu’en novembre 1943 le SOE a envoyé en Belgique et en Hollande
deux contrôleurs, Van Schelle et Bruen, et que le premier a pu
certifier plusieurs attentats ? Autant de faux signés par l’inévitable
Christmann, lequel a convoyé ensuite le contrôleur hollandais
jusqu’à Lyon sans coup férir.
Fin 1943 quand même, la N Section cesse d’envoyer ses agents
dans la gueule du loup. Responsable des pays nordiques pour le
MI6, et en particulier de sa section hollandaise, la P8, le colonel
John Cordeaux vient en effet d’exiger une enquête sérieuse. Difficile
à refuser à « Bill » Cordeaux, ce vieux de la vieille à qui on ne la fait
pas. Futur élu de la circonscription de Grimsby en 1945, Cordeaux
s’apprête à devenir l’un des meilleurs spécialistes du renseignement
à la Chambre des communes.
Quand Dourlein et Ubbink parviennent en Angleterre, la
commission ad hoc a déjà rendu ses conclusions : « On doit
considérer que toutes les organisations établies par le SOE en
Hollande ont été infiltrées depuis des mois. Nous considérons que
même l’information que possédait le SOE à la fin du mois d’août de
cette année [1943] aurait dû mener le SOE à la conclusion qu’il était
peu sage d’agir sur la base de toute autre considération. »
Un langage alambiqué pour admettre le fiasco de l’affaire
hollandaise. Outre les quantités impressionnantes d’armes,
d’explosifs et d’argent saisies, l’opération Pôle Nord a permis aux
services allemands de neutraliser l’Orde Dienst, plusieurs réseaux
de saboteurs ainsi que le Comité national clandestin, et notamment
sa composante issue du parti socialiste, le Sociaal-Democratische
Arbeiters Partij.
Jeu de massacre à coup sûr l’Englandspiel. Mais encore ?

Intox dans l’intox ?

Posons la question puisqu’elle mérite de l’être : côté anglais, le


manque de vigilance du SOE aux messages des résistants
néerlandais a-t-il pu être délibéré ? Claude Dansey, le chef
opérationnel du MI6 – pour ne citer que ce grand cynique devant
l’Éternel –, pouvait sacrifier sans vergogne cette « bande
d’amateurs » du SOE pour peu que cela arrange les plans d’intox
britanniques.
L’opération Pôle Nord, de même, fit-elle partie d’une manœuvre
de désinformation à multiples détentes dont la Force A et la London
Controlling Section nous ont déjà fourni moult échantillons ?
Côté allemand, le doute n’est pas permis : une réussite comme
e 3
le III Reich en obtiendra fort peu en territoire occupé . Mais en
dernière analyse, au profit de qui ?
Le 7 juillet 1942, Hanns Albin Rauter, le supérieur hiérarchique
de Schreieder, expédie, fort des révélations de son subordonné, le
message suivant au chef suprême de la SS Heinrich Himmler, après
l’avoir averti de la capture des agents du SOE en insistant sur celle
du professeur Jambroes :
« Il avait pour mission de recruter environ 1 000 saboteurs et
d’organiser dix-sept districts de sabotage. De plus, dix instructeurs et
dix spécialistes radio devant opérer avec lui vont être parachutés
prochainement. Leur mission sera de détruire toutes nos installations
dans le Limbourg, le Brabant et la Gueldre. Ils seront arrêtés comme
les autres.
« CECI ME PARAÎT DÉMONTRER AMPLEMENT QUE LES ALLIÉS ONT
L’INTENTION D’EFFECTUER BIENTÔT UN DÉBARQUEMENT EN HOLLANDE.
« Très respectueusement
« Heil Hitler ! »
Aucun débarquement en Hollande, ni en 1942 ni plus tard, nous
le savons aujourd’hui. Reste qu’immobiliser aux Pays-Bas des
forces allemandes importantes ne pouvait qu’arranger la Grande-
Bretagne.
Fin de partie, début du doute

Son QG déménagé à Driebergen, Giskes attendra encore trois


mois pour se faire une raison : Pôle Nord, c’est bien fini. D’où ce
message du 4 mars 1944 : « À MM. Blunt, Bingham & Co Ltd,
Londres – Stop – Nous avons constaté que vous essayez depuis
quelque temps de faire des affaires en Hollande sans notre concours
– Stop – Nous le regrettons d’autant plus que nous avions travaillé
ici comme vos représentants exclusifs, et à notre satisfaction
réciproque – Stop – Néanmoins, nous vous assurons que si vous
vous décidiez à faire une visite de grand style sur le continent, nous
recevrions vos envoyés avec le même soin et avec la même
prévenance que par le passé – Stop – Espérons vous voir – Stop –
Terminé. »
Un texte qui respire la nostalgie de l’Englandspiel, cette époque
où le tandem Giskes-Schreieder contrôlait et abreuvait en fausses
informations une bonne quinzaine de postes correspondant par les
ondes avec le SOE. Un record pour l’Europe occupée qui avait valu
aux deux compères les félicitations de leurs chefs. Si ce n’était pas
de la deception, qu’était-ce donc ? Un regret pourtant – en dépit de
son intelligence et de ses efforts, Giskes n’avait jamais trouvé ce
graal longtemps convoité : le secret du jour et du lieu du
débarquement allié.
L’humour, quoi qu’il en soit, ne sera plus de mise quand les SS
en plein processus d’absorption de l’Abwehr déporteront les détenus
de la N Section à Mauthausen où ils seront assassinés. Giskes
aurait préféré tenir sa promesse de vie sauve aux agents retournés,
il ne fut pour rien dans ce crime.
Disons aussi que l’enquête d’après guerre, tant interne au SOE
que judiciaire aux Pays-Bas, ne permit pas – et ne permet toujours
pas aujourd’hui – de trancher. Beaucoup de documents ont disparu.
En particulier lors de ce « malencontreux incendie » de 1948 dans
les locaux du SOE qui a détruit beaucoup d’archives du service.
Celles de la N Section en particulier : pas de chance, vraiment !
Deux ans plus tard, le Foreign Office se fendra d’une longue
mise au point au président de la commission d’enquête
parlementaire des Pays-Bas. En voici un des passages essentiels :
« L’hypothèse selon laquelle la vie de patriotes hollandais fut
délibérément sacrifiée à d’autres objectifs choque à la fois le
gouvernement de Sa Majesté et le peuple britannique, et se trouve
entièrement dénuée de fondement. »
Si la plaie a fini par se refermer, le destin tragique de la
N Section et son mystère subsistent. Comme pour l’affaire du réseau
Prosper et la trajectoire d’Henri Déricourt en France, la balle, s’il y a
4
lieu, se trouve dans le camp britannique . Aux Anglais de dire enfin
toute la vérité. Parce qu’à coup sûr, ils la connaissent…

1. Pour la petite histoire (secrète), notons que le frère de Jacques Charrier, le


colonel Philippe Charrier, sera dans les années 1970 un des trois piliers du
service Action du SDECE, ancêtre de la DGSE, en compagnie de Philippe
Rondot et de Ivan de Lignières.
2. L’Abwehr III-f-C2 sera absorbée à l’automne 1941 par l’Abwehr III-f de
Paris, dirigée par Oscar Reile, mais Giskes en conservera le commandement
avec une bonne dose d’autonomie.
3. En Belgique, tout de même, à partir de juillet 1943, quand ayant capturé la
majeure partie de la direction du parti communiste, les nazis parviendront à
convaincre deux membres du bureau politique sur quatre internés au fort de
Breendonk de leur livrer l’aile militaire du mouvement, les Partisans armés,
moyennant la vie sauve pour les hauts cadres de l’appareil politique. L’homme
qui diffusera les consignes de la direction communiste capitularde sera Paul
Nothomb, l’ancien commissaire politique de l’escadrille d’André Malraux en
Espagne.
En France aussi, où jouant habilement dans l’autre sens sur
l’anticommunisme de certains dirigeants de l’Organisation civile et militaire,
l’OCM, les nazis parviendront entre la mi-1943 et le début 1944 à contrarier
(mais pas à détruire) la Résistance dans la région du Sud-Ouest. Après la
guerre, cette affaire Grandclément, du nom du chef régional de l’OCM exécuté
par des agents du SOE pour s’être prêté au jeu de l’occupant en lui livrant des
dépôts clandestins d’armes, fera d’ailleurs couler beaucoup d’encre.
4. Sur l’affaire Déricourt, on peut lire « L’espion aux trois râteliers », dans
Rémi Kauffer, Les Maîtres de l’espionnage, Paris, Perrin, coll.
« Tempus », 2020.
8

La grande intox du jour J

« L’intoxication consiste à faire croire à l’adversaire ce


qu’il faudrait qu’il croie pour être toujours surpris par
l’événement, par la réalité – pour avoir constamment une
vue fausse de la situation –, afin qu’il mène sa guerre ou
sa politique en aveugle, puis en paralytique. »
Pierre Nord, L’Intoxication,
arme absolue de la guerre subversive

Comme un morceau de musique, la guerre du secret se gagne


avec les hommes ou les femmes capables de tirer le meilleur parti
des instruments dont ils disposent. D’où une première évidence :
ceux qui manient ces instruments doivent savoir se protéger eux-
mêmes.
Depuis Edgar Poe et sa lettre d’autant mieux cachée qu’elle
trône sur la cheminée, on sait que la meilleure manière d’occulter un
secret reste de le noyer dans la banalité. Le choix justement de
Dudley Clarke avec sa Force A, nom anodin qui en camouflait à
merveille le contenu.
Oliver Stanley lui a emboîté le pas, créant en octobre 1941 la
London Controlling Section and Joint Security Control (Section de
contrôle de Londres et Contrôle de sécurité commun). Une
dénomination si obscure qu’elle pouvait – c’était l’idée – désigner
n’importe quel sous-ensemble inoffensif de la bureaucratie civile ou
militaire britannique.
Or la LCS n’eut jamais rien de sibyllin. Quoique disposant d’une
large autonomie, ce cercle d’initiés couleur de muraille dépendait en
droite ligne de l’état-major interallié, le Supreme Headquarters Allied
Expeditionary Force. Le SHAEF et son chef, « Ike » Eisenhower, lui
indiquaient les mouvements ou immobilisations de troupes qu’ils
espéraient du haut commandement adverse, à charge pour elle de
pousser par tous les moyens l’ennemi à modifier ou au contraire à
maintenir son ordre de bataille.
La LCS chapeaute le XX Committee. Derrière cette appellation
bénigne, une de plus, se cache une cellule très discrète liée au
contre-espionnage intérieur britannique, le MI5. Ce XX Committee
gère un véritable « parc » d’agents doubles allemands vrais ou fictifs
travaillant sous les ordres des services anglais. À cette fin, il œuvre
de concert avec le Wireless Board – ou W Board – chargé des
émissions radio de ces mêmes agents.
Le renseignement intérieur de Sa Majesté a en effet été jugé plus
apte à cette manipulation d’agents retournés, dite « Double Cross
System », que le renseignement extérieur, chargé, lui, d’infiltrer ou
de recruter des espions à l’étranger. Un choix churchillien qui n’a pas
plu à tout le monde. En particulier au numéro deux et véritable
patron opérationnel du MI6, Claude Dansey.
« Uncle Claude » – le sobriquet de ce vétéran des services –
masque derrière une intelligence vive mais perverse un caractère
dissimulé, sournois et revanchard. En jetant sans remords en pâture
à l’occupant certains réseaux de résistance des pays d’Europe,
Dansey, monstre de cynisme, jouera dans la grande intox un rôle
que les Anglais peinent à admettre aujourd’hui, quand ils se
1
montrent plus diserts sur les exploits de la Force A ou de la LCS .
Hyperactive, quoique opérant dans le plus grand silence, la
London Controlling Section va concevoir, articuler entre elles puis
faire réaliser sur le terrain des dizaines de manœuvres de deception
par le XX Committee, le W Board, le MI5 – et après l’entrée dans le
jeu des Américains, par l’OSS, représenté désormais par le colonel
William Baumer.

Un agrégat de cerveaux tordus

Certaines de ces intox, véritables fusées à plusieurs étages, sont


appelées à devenir des monuments de complexité, d’autres
resteront plus modestement basiques. Certaines iront au succès,
d’autres courront à l’échec. Ce qui compte dans un orchestre
toutefois, ce ne sont pas les seuls solistes, mais la musique que
produisent les instrumentistes à l’unisson. Or, au travers de ces
opérations de taille et d’intensité variables, l’objectif stratégique des
deceivers, désorienter Hitler et le Haut État-Major allemand,
l’Oberkommando der Wehrmacht (OKW), ne variera jamais.
La petite phalange colorée d’excentriques de la London
Controlling Section phosphore dans son bunker souterrain étroit
du 2 Great George Street. Un agrégat de cerveaux tordus comme on
en voit peu… sauf précisément dans les rangs de l’élite britannique !
Le premier patron de cette cellule de doux dingues a donc été
Olivier Stanley, membre de l’aile droite du Parti conservateur et
ancien secrétaire d’État à la Guerre. John Bevan lui succédera en
mai 1942.
Même s’il lui arrive de porter l’uniforme, le lieutenant-colonel
Bevan n’a rien d’un soldat de métier. C’est au contraire un homme
de la City lié aux sphères du haut establishment financier. Son père
a dirigé la Bourse de Londres, lui-même, agent de change, est marié
à la fille d’un comte. Un esprit imaginatif, à l’instar de Dudley Clarke :
aucune contradiction ne l’effraie, mais tout paradoxe l’excite.
Ses adjoints sont à l’avenant. Dans la lignée séculaire de
compagnonnage des écrivains anglais avec les services spéciaux de
re
Leurs Majestés (dès Élisabeth I , pensons au poète et dramaturge
Christopher Marlowe, peut-être même à son confrère Shakespeare),
Dennis Wheatley se trouve être l’heureux auteur de best-sellers.
C’est dire si l’imagination ne lui fait guère défaut. La sienne sera
souvent sollicitée.
En moins littéraire mais en plus aristocratique, le baronet Ronald
Wingate n’est autre que le fils du légendaire Wingate du Soudan,
une des figures de proue de l’aventure coloniale britannique. Le
cousin en sus du très déjanté Orde Charles Wingate, as de la
guérilla antijaponaise dont les pas ont croisé avant guerre ceux de
Dudley Clarke en Palestine 2.
Officier de marine, James Arbuthnott a vécu les combats de la
Grande Guerre ; de quoi en tirer quelques idées originales. Alec
Finter vient de la Force A, ce qui veut tout dire. Directeur d’une
savonnerie, Harold Petavel supervise les questions d’Intelligence.
De son côté, Derrick Morley répercute les consignes de la LCS dans
les ambassades anglaises, à charge pour messieurs les diplomates
de répandre toutes rumeurs utiles. Neil Gordon Clark s’occupe enfin
des relations avec le monde militaire.
Au chapitre 6, on a vu à l’œuvre deux autres stars de la LCS,
George Cholmondeley et Ewen Montagu, pères du vrai-faux
« William Martin ». La seule femme de cette clique d’hurluberlus, la
jeune Jane Pleydell-Bouverie, fille du comte de Radnor, en assure le
secrétariat. Un travail bien plus délicat qu’il y paraît tant les
nouvelles idées fusent Great George Street.
Des idées qui, une fois retenues, seront transmises au
XX Committee avec mission de les transformer en actes. L’arme
principale du Comité double croix, ce sont les agents doubles. Et
parmi eux, quelques victimes du vaste coup de filet qui a détruit
dès 1939-1940 les réseaux d’espionnage allemands en Grande-
Bretagne…

« L’Angleterre est une île »

« L’Angleterre est une île », le préalable du grand géographe


André Siegfried, reste d’actualité. Il est bien difficile d’y introduire des
clandestins.
Longtemps persuadé que Berlin et Londres auraient pour
vocation le partage d’une grande partie du monde, le Führer
cherchait à ménager la Grande-Bretagne. En foi de quoi ce théâtre
d’opérations sera interdit à l’Abwehr jusqu’en 1936. La guerre
survenant trois ans plus tard à peine, l’amiral Canaris et ses adjoints
ont donc eu très peu de temps pour « planter » leurs espions outre-
Manche.
Le résultat pratique de ce retard, c’est que dès le début des
hostilités en septembre 1939, le MI5 et son bras armé, la Special
Branch de Scotland Yard, ont mis sous les verrous la totalité des
agents allemands déjà présents sur le sol britannique.
Comment expliquer ce carton plein ? D’abord par une rafle
monstre qui a conduit à l’internement de 6 000 personnes
suspectées d’appartenir à la « cinquième colonne », pour beaucoup
sur l’île de Man. Et parmi eux, une kyrielle d’espions de petite
envergure plus la poignée d’authentiques professionnels du
renseignement ennemi installés en Grande-Bretagne.
Une fois la guerre déclarée, le quai Tirpitz – et plus tard son
concurrent SS de la Prinz-Albrecht-Strasse – n’aura d’autre
ressource que d’infiltrer vaille que vaille de nouveaux agents. Dès
juillet 1940, l’opération Lena est lancée. Elle vise à former des
apprentis espions en quatrième vitesse. Trop vite bien sûr, mais
quelle alternative ?
La tâche d’insérer ces agents improvisés en Angleterre échoit à
Erwin Lahousen von Vivremont, chef de l’Abteilung I, le département
des opérations secrètes de renseignement de l’Abwehr. Cet
Autrichien que Canaris surnomme amicalement « Der Lange » – « le
Grand » –, eu égard à sa taille de près de deux mètres, s’y adonne
avec discipline mais sans enthousiasme.
Et pour cause : non seulement Lahousen n’est guère favorable
au nazisme, mais sa maîtresse, notre compatriote Madeleine
Richou, qu’il a connue comme enseignante de français à Vienne,
encore moins. Cette patriote d’exception travaille en effet pour le
Service de renseignements français, dont elle constituera, avec
Hans-Thilo Schmidt dont nous connaissons le rôle à l’origine du
décryptement de la machine Enigma, une des deux meilleures
3
sources .

Casse-pipe pour apprentis espions

C’est l’Abwehr qui tente la première d’infiltrer des agents en


Angleterre. Ils débarqueront sous des identités fausses, soit par mer,
soit par parachutage. Pourvus d’une somme d’argent importante et
parfois d’émetteurs-récepteurs, ces nouveaux venus n’auront qu’à
s’établir autour des points militaires sensibles à espionner puis à
transmettre, soit par lettres à l’encre sympathique à une adresse
postale d’un pays neutre, soit par la voie des ondes, les informations
collectées au secteur Angleterre de l’Abwehr installé à Hambourg et
à Bruxelles.
Facile ? Pas dans la réalité tant la formation de ces agents
instruits dans l’urgence souffre d’innombrables carences. Résultat :
ils commettent des erreurs de débutants.
Jugeons-en. Dès septembre 1940, le Hollandais Karl Meier,
inséré par voie maritime en compagnie de l’Allemand Rudolf
Walberg, frappe en toute innocence à la porte d’un pub de
campagne pour commander du cidre. Malheureusement pour lui, il
n’est que 9 heures, et tout sujet de Sa Gracieuse Majesté sait qu’en
Angleterre les débits de boissons n’ouvrent qu’à 10 heures. Suspect,
Meier est arrêté puis jugé pour espionnage.
Le voilà bon pour la potence. Il connaîtra le supplice le même
jour que son infortuné binôme Walberg, lequel n’aura erré en liberté
que vingt-quatre heures de plus que lui.
Un trio venu de Norvège débarque d’hydravion sur la côte
écossaise le 30 septembre 1940. « Tamponnée » à Paris par Hans
Dierks, capitaine au poste Abwehr de Hambourg, Vera, vingt-sept
ans, danseuse de cabaret, appartient à une vieille famille germano-
balte victime de la révolution russe. Dierks, devenu son amant, l’a
affectée à cette mission en Angleterre sous l’alias « Vera Erickson,
citoyenne danoise », en compagnie de deux autres novices,
l’Allemand Richard Druegge, faux « François de Deecker, réfugié
flamand », et le Suisse Robert Petter, faux « Werner Waelti, citoyen
helvétique ».
Le trio erre dans la campagne jusqu’à la gare de Portgordon, sur
la côte nord de l’Écosse. En vertu d’une mesure de sécurité basique
passée sous les radars d’un quai Tirpitz décidément fort ignorant, les
panneaux indicateurs en ont été retirés. « Où sommes-nous ? »
s’enquiert dans son anglais approximatif la jeune femme auprès du
chef de gare, John Donald.
Comme beaucoup de Britanniques, Donald a intériorisé les
consignes de méfiance. Quoi de plus louche que ces étrangers qui
font semblant de ne pas se connaître tout en échangeant des signes
de connivence et en prenant des billets pour des directions
différentes ? « Faites-les patienter, j’appelle le constable », lance le
chef de gare au porteur Geddes.
Face à la police, la fragile « couverture » des trois agents ne
tarde pas à partir en lambeaux. Pour sauver sa tête, Vera accepte
de collaborer avec les Anglais. Druegge et Petter, eux, seront
pendus.
On pourrait citer bien d’autres exemples. La légende d’un agent
allemand (nom de code supposé « le Druide ») qui, parachuté en
mai 1941, aurait échappé à toutes les recherches et fourni des
renseignements de qualité sur le débarquement allié de Normandie
n’est, justement, qu’une légende. Devant un fiasco aussi général,
l’Abwehr décide d’ailleurs de changer de méthode. Pourquoi ne pas
introduire ses agents sous forme officielle, comme des réfugiés
politiques ?
Le problème, c’est que tout nouvel arrivant en Angleterre est
obligatoirement conduit à la Royal Victoria Patriotic School, le centre
de triage du contre-espionnage britannique à Wandsworth, dans la
banlieue de Londres. Au sein de cette ancienne école pour jeunes
filles, il devra subir un interrogatoire très serré mené par des
spécialistes maison, dont beaucoup de ressortissants des pays
d’Europe occupés par l’Allemagne.

La gare de triage de Patriotic School

Dans ces conditions, infiltrer des agents au sein de la forteresse


Angleterre se révèle gros de risques. Serveur de café belge, l’agent
SS Joseph Jan Vanhove débarque à Patriotic School porteur, en
guise de viatique, d’un paquet de fausses coupures de presse qui le
désignent comme un chef de la Résistance dans son pays. Ses
officiers traitants du SD croyaient leur manœuvre imparable.
Seulement voilà : ces bourreaux à tête de mort éprouvent beaucoup
de mal à se mettre dans la peau de ceux qu’ils pourchassent avec
tant de férocité. Or, quel clandestin prendrait le risque de trimballer
ainsi sur lui les preuves de son action contre le IIIe Reich ? Mis sous
surveillance, pris la main dans le sac, Vanhove sera pendu comme
espion.
Arrivé à Londres en avril 1942, son compatriote Alphonse
Eugène Timmerman, stewart de profession, connaîtra le même sort
funeste. Patriotic School ne fouille pas seulement le passé des
nouveaux arrivants, mais aussi leurs vêtements. Dans sa poche, on
trouve les ingrédients permettant d’écrire des messages à l’encre
sympathique qu’il aurait pu acheter dans n’importe quelle
pharmacie ! Démasqué, jugé, pendu.
Le Néerlandais Mynheer Dronkers dispose-t-il d’une « légende »
plus subtile ? Oui, en apparence, puisqu’une fois à Patriotic School,
il avoue spontanément comment les Allemands l’ont recruté de force
alors qu’il faisait du marché noir. L’idée est qu’une fois relâché, il
pourra se livrer tranquillement à l’espionnage. Hélas, son
interrogateur, un compatriote, s’étonne d’apprendre au fil de leurs
discussions que le nouveau venu aurait acheté la barque qui l’a
conduit outre-Manche à un marin-pêcheur rencontré au café Atlanta.
Un modeste pêcheur dans un établissement aussi huppé, c’est
bizarre. On découvre un minuscule trou d’épingle sous certaines
lettres du dictionnaire anglais-hollandais de Dronkers. Jugé, pendu.
Plus heureux, l’Allemand Hans Sorensen va s’en tirer grâce à un
sang-froid digne de tous les éloges. Non seulement ce crack de
l’Abwehr I sait répondre avec exactitude à une myriade de questions
sur des détails, mais quand on lui présente sa propre photo prise à
la sauvette par un agent de la résistance norvégienne, il reste
impassible. Le cliché est suffisamment flou pour semer le doute : on
se contentera de l’interner.
La totalité des vingt-cinq agent(e)s infiltré(e)s en Angleterre entre
le 3 septembre et le 12 novembre 1940 dans le cadre de l’opération
Lena se trouve désormais sous les verrous.
En septembre 1943, le premier rapport mensuel adressé à
Winston Churchill fait état de cent vingt-six espions allemands
arrêtés, dont vingt-quatre « retournés ». Si les deceivers ont autant
tardé à informer le Premier Ministre de ce tableau de chasse, ce
n’est pas qu’ils craignaient son hostilité, mais l’exact contraire, le
Vieux Lion piétinant leur magasin de porcelaine ! Avec sa manie de
toucher à tout, Winston aurait risqué de se mêler de leurs affaires,
distribuant ici des conseils, là des consignes. Son soutien de
principe suffisait largement.
La presse claironne les exécutions des agents condamnés à
mort. Cette sévérité vise à décourager les candidats à la trahison,
mais pas que. En éliminant ostensiblement quelques espions
allemands, on renforce la confiance des hommes de Canaris dans
les autres, qui, réputés libres, échapperaient au contre-espionnage
de Sa Majesté. Or, rien n’est plus fallacieux. « Retournés » par le
MI5, ces agents émettent en réalité sous la contrainte par radio à
l’attention d’Hambourg ou de Bruxelles. Dans d’autres cas, ils
expédient leurs courriers postaux aux antennes du service
implantées dans les pays neutres : Espagne, Portugal ou Suède.
Au fur et à mesure, on va doter ces agents sous contrôle de
recrues imaginaires, d’où le nombre de cent vingt dossiers d’agents
doubles ouverts au final par le XX Committee.

La fabrique des agents doubles

XX Committee, encore un sigle insignifiant. Le XX peut être


compris comme le nombre vingt en chiffres romains. Or, il s’agit d’un
simple jeu de mots puisqu’en anglais, double cross renvoie au verbe
« duper » ou « trahir ».
Le Comité double croix est la continuation d’une longue histoire
initiée par Guy Liddell, le patron de la division B du MI5 en charge du
contre-espionnage. Efficace et anticonformiste en diable, ce
chasseur de taupes ne partage pas les préjugés sociaux très
prégnants dans les services anglais. Il est de ceux qui donneront
une orientation très middle class au MI5 par contraste avec le côté
aristocratique du MI6. Bien qu’il l’ait nié par la suite, c’est en toute
connaissance de ses sympathies communistes qu’il admettra par
exemple Anthony Blunt au MI5 en juillet 1940, puis comme assistant
en février 1941. Ce qui revient à dire que Moscou en saura long sur
les détails de cette affaire.
Quelle affaire ? En août 1941, Liddell confie à Thomas Argyll
Robertson, dit « Tar », l’homme aux pantalons en tartan croisé au
chapitre précédent, la mise sur pied de la section B1(a) du MI5
chargée de la « déception stratégique ». En gros, la manipulation
des agents retournés selon les instructions du XX Committee dont
l’Écossais est justement l’un des animateurs.
Autour du directeur du Comité double croix, John Masterman,
doyen d’Oxford, historien, germanophone, auteur de romans
policiers, bardé par-dessus le marché de titres internationaux en
tennis, hockey et cricket, ils seront une petite quinzaine à tenir plus
de deux cents réunions hebdomadaires jusqu’à la dissolution de leur
cellule le 10 mai 1945, juste après la capitulation de l’Allemagne.
Entre eux, ces initiés appellent leur organisme « le Club », comme
s’il s’agissait d’un cercle de discussion entre gentlemen. C’est
d’ailleurs l’esprit.
D’abord placé sous ses ordres, ainsi que John Marriot, le
professeur Masterman sera par la suite le supérieur théorique de
« Tar » au sein du XX Committee. Une preuve supplémentaire que
les acteurs de cette très discrète mouvance s’intéressent plus à
l’efficacité qu’aux querelles de galons et de hiérarchie.
En bon universitaire, Masterman prendra soin de définir la
démarche du Double Cross System en sept points allant des
facteurs initiaux aux objectifs à atteindre : 1) On contrôle les espions
ennemis. 2) On en attrape de nouveaux dès qu’ils se
manifestent. 3) On collecte des informations sur les responsables
des services secrets allemands et leurs méthodes. 4) On obtient des
renseignements sur leurs procédés de cryptage. 5) On cerne les
plans ennemis à partir des informations qu’ils demandent à leurs
agents (sous-entendu : déjà retournés par nous). 6) On influence
l’adversaire dans le sens qui nous intéresse par les réponses que
nous faisons donner par les agents doubles à ces « listes de
commissions ». 7) Au final, on trompe l’ennemi sur nos véritables
plans et nos véritables intentions.
L’équipe du « Club » est restreinte, mais solide et d’une
discrétion à toute épreuve. À elle de gérer les fameux cent vingt
dossiers d’agents soit doubles, soit carrément faux : anglais,
allemands, autrichiens, belges, danois, espagnols, français,
islandais, russes, polonais, portugais, yougoslaves, tchèques,
suédois, luxembourgeois, néerlandais, norvégiens. Et même une
Péruvienne, nous y reviendrons.

Les espions fantômes

Dans leur grande majorité, ces agents ne sont ni de chair ni d’os.


Il s’agit de personnages fictifs dont le « recrutement » sera porté au
crédit des vrais agents retournés qui opèrent sous la férule de la
section B1(a) et du XX Committee. Chacune de ces recrues bidon
sera munie d’une identité fausse, d’un lieu d’habitation, d’un métier
et, naturellement, d’une raison plausible pour laquelle elle se trouve
en mesure de fournir à son « chef de réseau », les renseignements
trafiqués que le Comité double croix veut faire parvenir à l’ennemi
dans le cadre du plan général de deception tenu à jour par la LCS.
Minutieux et difficile, ce travail présente un avantage collatéral :
les fonds que le quai Tirpitz fait parvenir par divers biais, par la poste
notamment, aux « chefs de réseau » pour l’entretien de leurs
fausses ouailles sont récupérés par le MI5. De sorte que les
organismes de désinformation s’autofinancent sur le dos de l’ennemi
allemand !
Quoique britannique, le case officer (« officier traitant ») d’un
« chef de réseau » retourné doit fournir un travail de Romain. À lui
d’inventer les détails de l’existence de ces espions fictifs et leurs
péripéties – ces gens se marient, ils ont des enfants, déménagent,
changent d’employeur, de lieu de domicile, quémandent des
sommes complémentaires, font part de leur découragement pour
qu’à distance l’Abwehr leur remonte le moral, livrant au passage
quelques informations à la B1(a), recrutent à leur tour des sous-
agents aussi bidon qu’eux, et ainsi de suite. Pour crédibiliser le tout,
certains « tombent malades », comme dans la vraie vie. D’autres
connaissent de fâcheux « accidents » qui les mettront hors jeu.
Comptez aussi avec les « morts », dont Great George Street et la
section B1(a) prendront soin de faire paraître les avis de décès dans
la presse anglaise, disponible dans les pays neutres.
Cette œuvre digne d’un scénariste de série télé suppose une
mémoire d’éléphant : ne jamais commettre l’impair qui pourrait
mettre la puce à l’oreille de Berlin. Sans oublier le sens du contact
humain indispensable à tout « traitant ». Celui-ci doit inspirer
confiance à ses vrais agents, les motiver, les secouer s’il le faut. Bref
les manipuler sans se faire manipuler par eux, à la manière des
policiers qui doivent contrôler leurs « indics » et non le contraire.
La moindre erreur de pilotage pouvant discréditer un agent
bidon, cette activité implique une vigilance de tous les instants.
Favorisée il est vrai par l’invraisemblable crédulité de l’ennemi.
Comment les services nazis peuvent-ils croire qu’aucun des soi-
disant « chefs de réseau » qui les inondent depuis des années de
messages radio n’aurait été repéré par la goniométrie britannique ?
Ignorent-ils l’efficacité de la Funkabwehr, si habile à localiser les
émissions des opérateurs de la Résistance ? N’ont-ils pas tiré les
leçons de l’arrestation et du retournement massif des agents de la
section néerlandaise du SOE par le major Giskes et le
Kriminaldirektor Schreieder ?
Il faut croire que non. Les Allemands devraient se rendre compte
que quelque chose cloche. Mais affamés de renseignements à
transmettre à leur hiérarchie, ils n’y parviendront que par éclipses. Et
dire qu’une dose d’arrogance en moins et un zeste de bon sens en
plus auraient réduit à néant toute l’ingéniosité, tous les efforts des
deceivers de Sa Majesté ! Au jeu de l’espionnage et de l’intox,
l’Abwehr et le SD se prenaient pour les chats, mais en réalité ils
n’étaient que les souris…

Le secret du jour J

Jusqu’en 1944, les deceivers alliés ont obtenu les résultats qu’on
connaît en Afrique du Nord ou en Sicile. Avec des bonheurs divers
mais pour un bilan d’ensemble avantageux, leurs manœuvres
initiales ayant servi de banc d’essai.
Il fallait implanter au sein du dispositif de guerre secrète ennemi
des agents retournés et leurs fallacieux sous-agents – c’est fait.
Roder le personnel de la LCS, du XX Committee et de la
section B1(a) – on s’y est employé.
Tester les procédures d’intox, donc le degré d’absorption de
l’Abwehr et du SD – on en a à présent une idée précise.
Grossir les effectifs des armées amies, entre autres par l’ajout
d’unités fictives – mission accomplie là encore.
En résumé, on a rassemblé les ingrédients, mitonné les sauces,
préparé les casseroles, les plats, les assiettes, les couverts, dressé
la table et servi les hors-d’œuvre aux tenants de la croix brune.
Ce qu’il faut désormais, c’est leur faire ingurgiter le plat de
résistance. Autrement dit les tromper sur le lieu, la date et la
véritable importance du débarquement en Normandie, opération
unique et non simple diversion avant une poussée dans le Pas-de-
Calais.
Du succès de l’assaut dépend en grande partie l’issue de la
guerre à l’Ouest. Que les Alliés, rejetés à la mer, se voient contraints
de revenir en Angleterre et Hitler gagnera le répit suffisant pour
retourner toutes ses forces contre l’Armée rouge.
Le lieu du drame est fixé : les côtes françaises, et plus
spécifiquement encore, celles de Normandie. Les moyens alliés sont
consistants mais pas écrasants. Avant que les dés roulent sur le
tapis, reste à persuader les nazis que l’assaut aura lieu à un
mauvais endroit et à une mauvaise date. À retarder ses
mouvements. À l’amener à disperser ses forces sur d’autres théâtres
d’opérations plausibles.
C’est le but de l’opération Bodyguard. Une référence aux propos
de Churchill à l’adresse de Staline lors de la conférence Eureka à
Téhéran, quand les dirigeants occidentaux et le dictateur soviétique
se sont entendus pour coordonner, dans une certaine mesure du
moins, leurs efforts d’intoxication de l’ennemi et les poussées
militaires respectives destinées à broyer la Wehrmacht dans un
étau : « En temps de guerre, la vérité est si précieuse qu’elle doit
être protégée par un rempart de mensonges [bodyguard of lies]. »
Les armes de la deception forgées, il faut lui conférer sur le front
normand le rôle militaire clé qu’elle n’atteint que rarement dans
l’Histoire, à l’inverse de la propagande et de la désinformation de
masse dont les régimes totalitaires se sont fait une spécialité.
Sa feuille de route doit intégrer de manière dynamique quatre
éléments d’appréciation que je me vois contraint d’asséner au
lecteur, ce dont je lui demande d’avance pardon :
a) Du point de vue allemand, si le débarquement doit s’effectuer
en France, l’évidence stratégique désigne le Pas-de-Calais comme
son théâtre principal, même si une diversion sur les côtes
normandes, voire celles du Sud-Ouest, reste possible. Aux
deceivers de maintenir l’ennemi dans cet état d’esprit : assaut dans
le Pas-de-Calais avec le cas échéant diversions dans d’autres
secteurs géographiques, dont la Normandie.
C’est l’objectif d’une première subdivision du plan Bodyguard,
l’opération Fortitude Sud. Dans ce cadre, les désinformateurs
devront jouer sur le fait que trois des dix divisions blindées
allemandes stationnées en France ne peuvent être déplacées sans
l’autorisation expresse de l’Oberkommando der Wehrmacht, et
quatre autres d’entre elles, contrainte plus paralysante encore, sans
l’autorisation personnelle du Führer. C’est donc Hitler lui-même qu’ils
doivent duper.
b) L’aviation alliée surclassant de beaucoup la Luftwaffe, la force
de frappe de l’ennemi réside dans ces dix Panzerdivisionen, dont
huit stationnées au nord de la Loire. Ces unités peuvent broyer les
troupes d’assaut alliées soit à J+1 (thèse du maréchal Erwin
e
Rommel, chef de la 7 armée concernée par la Normandie et tenant
d’une contre-attaque blindée immédiate dès le premier jour du
débarquement), soit à J+3 (thèse de son supérieur hiérarchique, le
maréchal Gerd von Rundstedt, chef des armées allemandes à
l’Ouest, partisan d’un regroupement préalable des chars pour une
attaque massive mieux coordonnée).
c) Afin que des troupes allemandes transférées d’autres pays
européens occupés ne déferlent pas sur la France dans les jours qui
suivront le débarquement, des manœuvres parallèles de deception
sont indispensables pour les fixer sur leurs sites de stationnement.
Ce sera l’objet du second volet de Bodyguard, l’opération Fortitude
Nord : laisser penser à un débarquement quelque part en
Scandinavie, Norvège par exemple. Confié à Dudley Clarke et à son
incontournable Force A, le plan Zeppelin laissera pour sa part
l’ennemi « deviner » un assaut en Méditerranée, soit en Grèce, soit
dans les Balkans.
d) Dans l’idée de faire gober à l’OKW et au dictateur
l’impossibilité matérielle des Alliés d’attaquer avant août ou
septembre, on a d’abord pensé lui présenter, grâce aux deceivers, le
tableau d’armées anglo-américaines en sous-effectifs chroniques,
dotées en sus d’un moral particulièrement bas. Mais comment
réduire le nombre de soldats de son armée alors que pendant des
années on a ancré l’idée contraire dans le cerveau adverse ?
D’autant qu’un des volets de Bodyguard consiste justement à créer
de toutes pièces le FUSAG (First US Army Group), fort de douze
divisions imaginaires, puis vingt, censées, le moment venu, fondre
sur le Pas-de-Calais sous le commandement du général américain
George Patton, la bête noire des bruns. Sagement, on a donc
renoncé à cette intox qui risquait d’être celle de trop.

Classés Bigots

Les Alliés veillent jalousement à la protection de leurs secrets.


Dont le plus important, outre le lieu et la date du débarquement,
reste le projet Mulberry (« Mûre ») de construction de ports artificiels
destinés à pallier l’inexistence dans la zone du débarquement
d’installations portuaires de taille suffisante pour couvrir les besoins
du corps expéditionnaire en hommes, en armes et en matériel
(Le Havre et Cherbourg le pourraient, c’est pourquoi les nazis ont
puissamment fortifié ces deux villes-ports).
Si par malheur l’ennemi venait à repérer les énormes cubes de
béton flottants Mulberries, s’il comprenait surtout leur usage futur,
ç’en serait fini du secret du lieu : de telles installations n’ont d’intérêt
qu’en Normandie, pas dans le Pas-de-Calais.
Sous le commandement de Thomas Batts, un général américain,
des mesures de précaution draconiennes sont en vigueur dans
l’Angleterre entière. Tout est surveillé, le comportement de chacun
scruté à la loupe. Même si cela heurte le libéralisme traditionnel du
pays en la matière, la presse reste sous contrôle. Judicieusement
choisies de sorte que leur localisation géographique ne permette en
aucun cas à l’ennemi de deviner le lieu de débarquement allié –
Normandie ou Pas-de-Calais –, on crée des zones interdites à la
circulation (les Midlands ou l’Écosse, lieux de concentration fictifs du
prétendu FUSAG, font bien entendu partie de ces territoires). Les
soldats ou officiers qui parlent trop sont mis aux arrêts. Classés
Bigots (« fanatiques »), les officiers supérieurs au courant de
certains éléments du plan de débarquement, sinon de sa totalité,
sont assujettis à des mesures plus draconiennes encore.
Protéger ainsi ses secrets, c’est nécessaire mais jamais
suffisant. Tout directeur d’un service de renseignement le sait : le
contre-espionnage défensif (on repère et on met hors d’état de nuire
les agents adverses) doit, sous peine d’inefficacité, s’accompagner
du contre-espionnage offensif (on introduit ses propres agents
secrets dans le service de renseignements à combattre).
Fruit de longues années de persévérance, ces agents existent
désormais. Aux deceivers de les mettre en œuvre. Entreprise à
certains égards industrielle, où des centaines de petites mains
opèrent sous la direction d’états-majors numériquement restreints
mais unis par de puissants liens d’entre-soi et de confiance mutuelle,
la deception anglaise va mobiliser une foule d’espions de petit
calibre en regard d’une poignée de double cross agents d’envergure
comparables à l’Italien Renato Levy, alias « Cheese », l’agent
d’intoxication vedette de la Force A de février 1941 à février 1945.
Ces double cross agents de haut niveau sont cinq. Comme les
espions recrutés par les Soviétiques à Cambridge dans les
années 1930. Mais la comparaison s’arrête là…

Bisexuelle et agente double

Si on commençait par la première dame de ce jeu de maxi-cartes


biseautées ? C’est une Péruvienne, fille de diplomate. À la veille de
ses trente ans, Elvira Josefina Concepción de la Fuente Chaudoir va
de soirée mondaine en salle de jeu, de salle de jeu en casino.
Mariée à un courtier belge, Jean Chaudoir, quitté à l’issue de quatre
années d’une vie commune trop peu palpitante, la jeune femme s’est
installée à Londres.
Drôle de fille, Elvira. Bisexuelle et provocatrice, elle effectue
quelques traductions d’espagnol pour la BBC. Ne supportant pas
l’idée qu’une ville aussi belle que Paris soit aux mains des nazis, on
l’a aussi vue tenter, en vain, d’intégrer les rangs de la France libre.
Depuis, elle s’embête.
Pour tromper son ennui, quoi de mieux que d’espionner ces
barbares à chemise brune, lui suggère un soir « Uncle Claude »
Dansey, rencontré par hasard – ou pas – au restaurant du
Connaught Hotel. Le passeport péruvien d’Elvira lui permet de
voyager en France. Que dirait-elle d’aller s’y faire délibérément
« tamponner » par les services secrets allemands ?
Mise sous surveillance, y compris téléphonique, par le MI6, la
jeune femme apparaît pour ce qu’elle est : une amatrice d’aventures
amoureuses avec des partenaires des deux sexes qui adore le jeu,
les belles toilettes, les soirées bien arrosées. Une flambeuse que le
risque n’effraie pas puisque brûler la vie par les deux bouts, c’est la
rendre plus passionnante. Instruite aux techniques de base du
renseignement, comme la rédaction de messages à l’encre
sympathique en marge de lettres anodines, on lui affecte le nom de
code masculin de « Cyril ».
Après des semaines passées en France dans la zone non
occupée, c’est au printemps 1941, au casino de Cannes, qu’Elvira
appâte enfin comme espéré un collabo notoire, Henri Chauvel.
Manœuvrant de façon subtile, l’agente péruvienne du MI6 se sert de
lui pour rencontrer Helmut Bleil. Sous couverture d’expert
économique au sein de la commission mixte d’armistice franco-
allemande, cet Allemand, qui se fait appeler « Bibi », œuvre paraît-il
comme free-lance pour le service secret personnel de Goering, le
ministre de l’Air nazi.
Elvira connaît d’expérience ces messieurs qui, dans l’espoir de
vous mettre dans leur lit, jouent les aventuriers. Mais pour le coup,
« Bibi » est bel et bien un espion. Aux motifs de ses besoins d’argent
et de l’étendue de son réseau de relations en Angleterre, la jeune
femme se fait recruter sous le pseudonyme de « Dorette ». À la clé,
un salaire mensuel de 100 livres sterling.
Instruite pour la deuxième fois au maniement des encres
sympathiques, façon chimie allemande en l’occurrence, elle regagne
ensuite sa base londonienne. Suite à des négociations
d’apothicaires – s’attribuant beaucoup plus qu’un droit de regard sur
les manœuvres de deception, « Uncle Claude » ne donne jamais
rien sans rien –, on décide de verser l’agente « Cyril » à la section
B1(a) du MI5.
Une noceuse contre la croix gammée

« Tar » Robertson a tranché malgré les réticences de John


Masterman, qui semblait nourrir une méfiance de principe envers les
lesbiennes. L’éminent universitaire aime le cricket et les femmes qui
aiment les hommes, mais les femmes qui aiment aussi les autres
femmes le dépassent, faut-il croire. Et pis, celles qui, menant grand
train, coûtent très cher à leurs employeurs.
Plus jeune et moins méfiant que Masterman, un officier du
XX Committee, le très psychologue Christopher Harmer, devient
l’officier traitant de la Péruvienne. Au nom du MI5, c’est lui qui va lui
attribuer son nouveau pseudonyme, « Bronx ».
Le canal de deception est creusé. Elvira commence à bombarder
« Bibi » d’une cinquantaine de lettres à l’encre sympathique mêlant
du faux et du vrai dans une proportion définie en toute intelligence
stratégique par le Comité double croix. Helmut Bleil apprécie, mais
trouve les délais postaux trop lents. Un élément que les deceivers
britanniques ont aussi pris en compte dans la perspective inverse :
s’arranger pour que des renseignements exacts et vérifiables
parviennent bien à leur destinataire, mais avec un temps de retard
suffisant pour qu’ils ne servent à rien d’autre qu’à renforcer la
crédibilité d’Elvira.
Pour ce qui concerne le débarquement, les Allemands sont
maintenant le dos au mur. Conscients que repousser l’invasion reste
leur dernière chance de gagner la guerre, ils ont besoin de savoir, et
vite. Aussi « Bibi » imagine-t-il un procédé express de transmission
des renseignements cruciaux. Si « Dorette » apprend quoi que ce
soit à propos du jour J, l’informe un courrier à l’encre sympathique
de son traitant nazi en février 1944, elle devra écrire en français un
télégramme au directeur de la Banco Espirito Santo de Lisbonne,
l’établissement par lequel transitent déjà ses 100 livres sterling.
Le tout selon un code bien précis : si Elvira demande 80 livres,
c’est le littoral atlantique de la France qui est visé par les Alliés ; 70,
le nord de l’Hexagone et la côte belge ; 60, le seul nord de la
France ; 50, le golfe de Gascogne ; 40, la zone
méditerranéenne ; 30, le Danemark ; 20, la Norvège ; et 10, les
Balkans.
Proche du dictateur portugais Salazar, le propriétaire de la
banque est connu et apprécié des Allemands. Évidemment, les
Britanniques pourraient révéler ce fait gênant pour la neutralité
lusitanienne, mais cela reviendrait à « brûler » Elvira, donc à ruiner
un de leurs canaux de deception. Gardant en tête l’idée d’égarer
l’ennemi au moment du débarquement, ils se contentent de faire
répondre par leur agente que le message lui est parvenu et que,
pour plus de précision, elle indiquera comme motif de cette
demande de transfert de fonds ses frais « de dentiste » si le
renseignement est certain ; « de docteur » s’il l’est presque mais pas
tout à fait ; « de médecin » s’il s’agit seulement d’une possibilité. Et
mieux, que si elle ajoute « tout de suite », cela veut dire que le
débarquement aura lieu dans les huit jours ; « d’urgence » si c’est
dans la quinzaine ; « vite » si c’est dans le mois ; et « si possible »
dans le cas où la date resterait incertaine.
Par le biais de la jeune Péruvienne, les deceivers se donnent
ainsi les moyens d’intoxiquer l’ennemi quand ils le voudront.

Le play-boy serbe qui détestait Hitler


Autre canal de deception tout aussi flamboyant et sexy, mais au
masculin cette fois, Dušan Popov. « Duško » pour ses nombreux
ami(e)s, car ce Serbe de vingt-cinq ans, créateur et directeur à
Dubrovnik d’une entreprise d’import-export, fréquente beaucoup de
monde parmi la jet-society internationale. Son vieux camarade
d’études à l’université de Fribourg, Johann « Johnny » Jebsen, l’a
mis en contact avec les Allemands.
Les deux jeunes hommes partagent un même goût des femmes
(qu’ils se partagent aussi à l’occasion), de la bringue, du luxe, mais
également un solide appétit d’aventure. Popov surtout, car
« Johnny », riche orphelin aux relations très étendues, n’a intégré le
service Action de l’Abwehr que pour mieux se planquer. La
sympathie de ce ressortissant allemand d’origine danoise va en effet
à la Grande-Bretagne. L’officier qui l’a pistonné dans la division
Brandebourg, le colonel Hans Oster, vieil ami de sa famille, se
trouve par ailleurs être un des militants antihitlériens les plus résolus
du renseignement militaire !
Popov dûment « tamponné », le major Müntzinger, un des
principaux adjoints de l’amiral Canaris dans les Balkans, s’accorde
le droit de se frotter les mains. À tort, puisqu’il vient, si l’on ose dire,
d’introduire le ver dans l’Abwehr. Par ses facilités de déplacement et
son style de play-boy international, « Duško » Popov présente certes
de sérieux avantages pour ses employeurs allemands. Le problème,
e
c’est que ses intentions ne sont pas si favorables au III Reich qu’il le
laisse entendre. La preuve : à l’occasion d’une soirée mondaine à
l’ambassade du Royaume-Uni à Belgrade, le voilà qui prend à part
John Dew, le Premier secrétaire, pour lui révéler que l’Abwehr l’a
« tamponné ». Il sollicite un conseil. Celui-ci tombe quelques jours
plus tard : gardez le contact avec les Allemands.
Pourquoi non, si les Anglais n’y voient pas malice ? Instruit par
Jebsen au mystère des encres sympathiques, Popov part bientôt
pour Lisbonne rencontrer son officier traitant, Kremer von Auenrode,
alias « Ludovico von Karsthoff », le chef de la KO portugaise.
Puisqu’il part à Londres remplir sa première mission secrète, cet
aristocrate autrichien lui confie les coordonnées d’un agent allemand
sur place, le Tchèque George Graf, alias « Girafe ».
Le 20 décembre 1940, « Duško » atterrit en Angleterre. Pas pour
rencontrer Graf, déjà retourné par le MI5, mais « Tar » Robertson
soi-même. Le futur patron de la section B1(a) a en effet décidé
d’épargner à ce sujet prometteur le détour classique mais voyant par
Patriotic School.

James Bond avant James Bond

Popov se déclare prêt à travailler comme agent double pour les


Alliés. Quatre jours de rencontres et de discussions à bâtons rompus
suffisent à persuader « Tar » de sa bonne foi. Le jeune Serbe écope
du nom de guerre de « Skoot ». Un officier du MI5, Courtney Young,
est chargé de le piloter dans la capitale anglaise, ce qui n’ira pas
sans force bringues, libations et drague dans des boîtes de nuit avec
des jeunes femmes mobilisées par le contre-espionnage de Sa
Majesté pour le plus grand plaisir du séduisant « Duško ».
Remis de ses folles soirées londoniennes, « Skoot » s’envole
pour Lisbonne retrouver von Karsthoff pour un premier compte rendu
de mission. Commence une longue et extraordinaire expérience de
double jeu ponctuée de fréquentes séances amoureuses avec des
partenaires féminines fournies, lors de ses crochets à Londres, par
un sergent de la police des mœurs. C’est qu’il faut bien satisfaire les
appétits sexuels d’un monsieur très porté vers la chose à deux, voire
à trois – d’où, mais c’est contesté, le pseudo de « Tricycle » qu’on lui
affectera bientôt.
Du point de vue du renseignement, le Serbe est des plus
productifs. Les « listes de commissions » à effectuer en Grande-
Bretagne que lui remet régulièrement Karsthoff donnent en effet à
« Tar » une idée précise de ce que recherche l’Abwehr. Des infos sur
les fortifications des côtes écossaises par exemple.
Robertson estime que le jeu, même très cher – chaque fois que
Popov repart pour Lisbonne, il laisse derrière lui des ardoises
astronomiques –, en vaut la chandelle. Pour l’intox surtout, la mise
en place du XX Committee et de la section B1(a) dessinant
désormais d’alléchantes perspectives de deception à long terme.
« Tricycle » se voit d’ailleurs affublé de sous-agents. Parmi eux, une
femme, faute de quoi Karsthoff ne reconnaîtrait pas son play-boy
d’agent. De son nom Friedl Gaertner, cette chanteuse de cabaret
autrichienne dont le père a appartenu au NSDAP, ce qui devrait
inspirer confiance aux Allemands, connaît beaucoup de monde dans
la capitale anglaise. Elle poussera d’ailleurs la conscience
professionnelle jusqu’à coucher avec Popov, à moins que ce ne soit
lui qui ait manifesté de cette manière intime son loyalisme à la
Couronne.

J. Edgar Hoover, prof de morale

Karsthoff est épaté, ses chefs du quai Tirpitz aussi : quelle


source prolifique, ce Serbe ! Chacun des courriers qu’il adresse à
une boîte aux lettres lisboète – en l’occurrence Maria Elera, jeune
journaliste devenue une autre de ses maîtresses – recèle un butin
d’autant plus abondant que taillé sur mesure par les Britanniques.
Les officiers des postes extérieurs de l’Abwehr sont peu contrôlés
par leur centrale. Karsthoff le premier qui, paresseux à l’extrême,
évite tout ce qui pourrait contrarier son train-train. En avril 1941,
quand la Wehrmacht a commencé à martyriser la Yougoslavie,
pensez-vous qu’il se serait intéressé à la réaction personnelle de
Popov ? Or « Duško », révolté par l’agression nazie, demandait aux
Anglais l’autorisation de rejoindre les résistants tchetniks du général
monarchiste Mihailovič. « Tar » a dû lui démontrer par a plus b que
dans son rôle d’agent double il était beaucoup plus utile à la cause
commune.
Maintenant qu’on tient sa famille, Popov ne peut plus nous filer
entre les doigts, voilà à l’inverse comment raisonne le quai Tirpitz.
D’où cette décision : l’envoyer aux États-Unis pour créer un réseau
de la même importance que celui qui est censé œuvrer sous ses
ordres en Angleterre.
— Dois-je accepter ? s’est enquis préalablement le Janus serbe
auprès de Robertson.
— Il faut leur donner ce qu’ils veulent, a répondu « Tar ». Et
croyez-moi, nous allons le faire.
L’Écossais au tartan des Seaforth Highlanders aurait préféré que
« Tricycle » reste sur le Vieux Continent, mais bon, autant mettre à
profit le séjour de Popov pour développer la deception au Nouveau
Monde. Essayer du moins, car cette extension du domaine de l’intox
suppose un certain degré d’entente avec le département contre-
espionnage du FBI. Or les contacts entre les chasseurs de taupes
fédéraux et ceux du roi George VI sont réduits à leur plus simple
expression.
En août 1941, lesté d’une petite fortune – 70 000 dollars –,
l’agent double s’envole pour les États-Unis. Là, les choses vont se
passer on ne peut plus mal. Imperméables aux finesses de la
section B1(a), les G-Men du FBI estiment qu’un espion repéré doit
être un espion arrêté. On lui passe les menottes et on le traîne
devant un tribunal, point final. Ces trucs tordus d’intox, ces histoires
d’agents fictifs, a-t-on jamais vu pareil bazar ?
Pour aggraver leurs réticences, « Duško » jette l’argent par les
fenêtres et drague à tout-va. Une conduite qui scandalise le grand
patron du FBI, John Edgar Hoover, puritain de l’espèce assez
particulière des homos qui voient les autres homos comme des
traîtres en puissance. Popov et les filles, Popov et les partouzes,
Popov et les bringues, Popov qui se fiche de tout, ça a le don de le
mettre en fureur, J. Edgar. Résultat : une ambiance pesante.
Un an plus tard, « Tricycle » regagne l’Europe avec un bilan
maigrichon. Quand le quai Tirpitz demandait au Serbe des
renseignements sur les installations de Pearl Harbor, les Américains
auraient dû en déduire l’attaque en traître de l’aéronavale japonaise
sur leur flotte du Pacifique de décembre 1941. Or ils ne l’ont pas
écouté.

Toujours sur le métier…

Pas fâché de récupérer un de ses vecteurs d’intox préférés,


« Tar » remet aussitôt le Serbe dans le circuit. Comme de juste,
Karsthoff en fait de même. Dès septembre 1943, « Duško » revient
pour la énième fois de Lisbonne porteur d’un attirail parfaitement
hétéroclite : des bas de soie, un poste de radio émetteur, un appareil
photo Leica avec six pellicules, des produits chimiques nouvelle
formule pour fabriquer de l’encre sympathique, 2 000 dollars
et 2 500 livres. Autant de signes que Robertson n’a aucun mal à
traduire : malgré sa malaventure américaine, les Huns (équivalent
anglais de Boches) ont plus que jamais confiance en leur agent.
Pardon, le nôtre.
C’est d’autant mieux que le propre cadet de Popov, Ivo, passé à
la demande de son frère aîné au service de l’Abwehr, travaille lui
aussi pour les Anglais sous le nom de code de « Dreadnought »
(« cuirassé ») ! Depuis la Yougoslavie, Ivo pourra infiltrer des agents
à nous en Angleterre, a expliqué « Tricycle » à Karsthoff. Quai
Tirpitz, on a trouvé l’idée formidable, et depuis les agents en
question se voient « cravatés » dès leur arrivée du fait que les
Anglais connaissent à l’avance leurs identités fausses.
L’affaire se fait de plus en plus ubuesque : non seulement le MI5
a retourné tous les agents que le quai Tirpitz a expédiés jusque-là
en Angleterre, non seulement il en a créé des dizaines d’autres
parfaitement fictifs, mais à présent c’est l’Abwehr qui lui fournit elle-
même des nouvelles proies venues alimenter le grand jeu de la
deception contre l’Allemagne hitlérienne !
Quant à « Johnny » Jebsen, il ne tarde pas à contacter Kenneth
Denton, le représentant du MI6 au pays du général Franco, sous sa
couverture de responsable des passeports à l’ambassade
britannique, pour lui proposer un marché : suspect aux yeux de la
Gestapo, le camarade d’études de Popov craint un enlèvement. Il
demande la protection des Anglais. Après mûre réflexion, on
l’intégrera lui aussi dans le plan général d’intox à Lisbonne sous le
nom d’« Artist ». Jebsen se met donc à la disposition de Karsthoff,
que sa fainéantise et son degré de corruption – « Duško » et lui ont
monté un système pour détourner l’argent de l’Abwehr – rendent de
plus en plus aveugle à ce qui se trame sous ses yeux.
La trajectoire de Jebsen s’arrêtera toutefois en février 1944
quand, repéré, on le transférera à Berlin où il sera exécuté plusieurs
mois après. Son arrestation provoque de grosses suées chez les
deceivers, inquiets que soumis à la torture il ne dénonce son vieux
copain Popov. Grâce à Dieu et sans doute au courage physique du
malheureux « Artist », héros inconnu de la cause alliée, tel ne sera
pas le cas.
Responsable de la section ibérique du MI6, l’agent double
soviétique Kim Philby suit ces chassés-croisés avec la plus grande
attention. Ils ne le contrarient d’ailleurs pas du tout. Toujours
« collaborateur secret » des services soviétiques, il doit défendre les
intérêts de l’URSS avant tout. Ces intérêts consistant en
l’occurrence à affaiblir la puissance nazie dans l’espoir de diminuer
un peu la pression de la Wehrmacht sur l’Armée rouge, ils
coïncident, pour l’instant du moins, avec ceux du MI6.

Moi vouloir être espion !

Dans la même logique, son ancien condisciple de Cambridge,


Anthony Blunt, suit avec intérêt au sein du MI5 les péripéties qui ont
conduit au recrutement d’un autre vecteur de deception, Juan Pujol
Garcia.
Né en février 1912, ce Catalan fils d’un petit industriel est,
quoique antimilitariste, ce qu’on a coutume d’appeler un « drôle de
pistolet ». Après avoir exercé plusieurs métiers, dirigé un cinéma,
une entreprise de transport, il a tenté de se soustraire au service
militaire obligatoire dans l’armée républicaine. Emprisonné, Pujol
parvient à s’enfuir en 1938, mais, repris, se voit contraint de porter
l’uniforme. Il déserte alors et passe du côté franquiste où on
s’empresse bien entendu de l’enrôler.
La guerre civile terminée, Pujol épouse en avril 1940 Araceli
González. Avec cette fine mouche, il s’entendra à merveille, en dépit
de bruyantes scènes de ménage. Peinant à trouver une occupation
assez rémunératrice, le couple se met à fantasmer sur une carrière
dans l’espionnage. D’après la rumeur, le must en la matière, ce sont
les services secrets de Sa Majesté. D’autant que les deux époux
rêvent, autre obsession, de s’installer un jour en Angleterre.
Cette dialectique plutôt originale n’a pas le don de convaincre le
personnel de l’ambassade du Royaume-Uni à Madrid. À quoi
pourrait donc bien servir ce Catalan qui parle assez bien le français
mais très mal l’anglais et ne dispose au surplus d’aucun réseau de
relations sociales intéressant ? Éconduit mais obstiné, Pujol
accouche alors d’une démarche encore plus sinueuse que la
précédente : il contacte l’ambassade du Reich. Son but : se faire
enrôler par les nazis afin d’être envoyé en mission en Grande-
Bretagne.
Plus c’est compliqué et mieux ça marche, faut-il croire, puisque
Pujol est reçu par un des responsables de la KO Espagne,
probablement son patron, Gustav Leissner. L’aventure anglaise
intéresse les Allemands, mais à condition que Pujol se débrouille
pour obtenir un visa d’entrée au Royaume-Uni. Si oui, on verra. Et
justement, on voit, puisqu’une quinzaine de jours après, le voilà qui
annonce triomphalement qu’il serait sur le point de décrocher le
fameux visa – un faux document en l’occurrence.
Après cette réussite qui n’est pour l’heure que virtuelle, la KO
Espagne décide de procéder à son recrutement. L’officier traitant qui
lui est affecté, Karl-Erich Kühlenthal, a d’autant plus d’intérêt à la
réussite de la mission du Catalan qu’il se sait lui-même soupçonné
par la Gestapo d’ascendances juives. Du coup, il ne sera jamais
enclin à relever les contradictions qui vont émailler le parcours de la
recrue. À Fritz Knappe-Ratey, un des adjoints de Kühlenthal qui
l’instruit au maniement des encres sympathiques et lui
remet 3 000 pesetas, le désormais agent « Arabel » indique qu’il a
de meilleures chances d’obtenir son permis d’entrée au Royaume-
Uni à partir de Lisbonne où il posséderait des relations influentes.

Du sable à des Touareg

Baratineur-né, Pujol est de ceux qui vendraient du sable à des


Touareg. S’il part bien pour Lisbonne, c’est sans la moindre
perspective de s’y faire délivrer le fameux visa. Juan et Araceli ont
inventé une nouvelle combine : de la capitale portugaise, « Arabel »
expédiera ses rapports à la boîte aux lettres madrilène indiquée par
Knappe-Ratey, tandis que son épouse s’efforcera d’approcher
l’ambassade américaine à Madrid.
Comment justifier que les renseignements de Juan sur la
situation en Angleterre, en principe rédigés sur le terrain,
parviennent à Madrid sans porter le cachet des postes
britanniques ? Jamais à court d’idées, Pujol, qui vit désormais près
de Lisbonne, va inventer plusieurs voies parallèles d’acheminement
des courriers, dans les deux sens, entre l’Abwehr et lui.
Ses lettres à l’encre sympathique amalgament des informations
éparses sur l’Angleterre qu’il pêche dans la presse portugaise aussi
bien que dans des guides touristiques ou des livres consultés en
bibliothèque. Par chance, ces faux renseignements « de première
main » correspondent aux idées reçues quai Tirpitz. Ils sont donc
pris au sérieux. Kühlenthal, dont on vient de voir l’intérêt personnel
qu’il a à la réussite de la mission « anglaise » de son agent, peut se
frotter les mains. Et tant pis pour ces erreurs flagrantes que
n’importe quel témoin vivant réellement sur le sol anglais ne
commettrait pas, elles seront mises sur le compte de l’inexpérience
de Pujol.
Sur ce, les intercepts Ultra viennent à son secours. Fin
octobre 1941, un message radio décrypté de Kühlenthal au quai
Tirpitz montre qu’un mystérieux agent doté du nom de guerre
d’« Arabel » annonce à l’Abwehr la formation au nord du pays de
Galles d’un convoi naval. Un renseignement sensationnel, à ceci
près que ledit convoi n’existe tout bonnement pas ! Un deceiver free-
lance dont ni la LCS, ni le XX Committee, ni la section B1(a)
n’auraient connaissance ? Le tour des possibilités bouclé, on en
conclut que c’est là chose impossible. Restons vigilants : on finira
bien par en avoir le cœur net.

Intoxiquez-moi !

Deux mois plus tard, en février, Desmond Bristow, cet officier du


MI6 qui a vécu en Espagne et dont nous savons qu’il entretiendra
bientôt d’excellentes relations avec Paul Paillole, le principal acteur
côté français de la désinformation stratégique alliée, établit un
rapport entre le mystérieux « Arabel » et la démarche d’un certain
Pujol, lequel a fait des offres de service à l’attaché naval américain à
Lisbonne.
Ne s’agirait-il pas du même gaillard ? Un officier du MI6, Eugene
Risso-Gill, est dépêché à l’adresse que l’inconnu a donnée à l’ami
américain. Plusieurs entretiens s’ensuivent. Le MI6 et le MI5
s’accordent pour faire venir outre-Manche le susnommé Pujol,
opération réalisée par voie maritime, via Gibraltar, aux bons soins de
Risso-Gill.
On sait que la machine Enigma de l’Abwehr ne résiste pas
toujours aux casseurs de codes de Bletchley Park. Un nouvel
intercept Ultra ayant montré que les Allemands prenaient tellement
au sérieux les affabulations d’« Arabel » qu’ils avaient prévu une
embuscade sous-marine contre le convoi naval fantôme, c’est avec
enthousiasme qu’on l’accueille en Angleterre le 24 avril.
Londres enfin ! Sous le nom de code de « Garbo », Pujol
commence à y travailler selon les consignes de son officier traitant
du XX Committee, Tomás Harris, grand spécialiste de la peinture
espagnole dont la mère est originaire du pays de Goya.
Dans les règles de l’art de la deception, on dote peu à peu le
Catalan d’un réseau complet de sous-agents imaginaires qui ira
jusqu’à compter vingt-sept membres. Beau tableau de chasse, agent
« Arabel ». Ou peut-être devrait-on dire traitant Tomás Harris, parce
qu’inventer vingt-sept existences et leur donner corps n’est pas à la
portée de tout le monde. Seuls de grands romanciers, de grands
scénaristes ou de grands imaginatifs peuvent y prétendre. Des
artistes dans tous les cas.
Pour maintenir le contact avec la KO Espagne, un membre du
MI6 se rendra régulièrement à Lisbonne poster les courriers signés
« Arabel » afin qu’ils suivent jusqu’à Kühlenthal la filière
d’acheminement habituelle.
Dans son style ponctué de longues professions de foi nazies, de
commentaires sur la qualité du travail de ses sous-agents, de
conseils, d’exposés stratégiques, Pujol expédiera jusqu’en 1945 à la
KO Espagne la bagatelle de trois cent quinze lettres manuscrites
avec message à l’encre sympathique.
La sauce est en train de prendre. Si bien d’ailleurs qu’Araceli
Pujol obtient des Allemands le droit de rejoindre avec leur enfant son
mari en Angleterre. « Arabel » a fait valoir à Kühlenthal que cette
présence familiale attirerait moins l’attention, lors même que son
réseau ne cesse de croître et d’embellir. Et mieux, pour gagner du
temps, voilà qu’il va recruter un spécialiste radio « républicain
espagnol » – en fait Charles Haines, un sous-officier du MI5 dont le
style de pianotage personnel ne variera pas, et pour cause.
Les émissions, explique « Arabel », commenceront dès que
Kühlenthal lui en communiquera les horaires et les fréquences.
Haines transmet pour la première fois en direction de Madrid
début 1943.
Le canal de deception « Garbo » s’apprête à devenir une
véritable autoroute de l’intox.

« La Chatte » fait ses griffes


sur « Walenty »

Membre de l’état-major de l’armée de l’air polonaise, l’ancien


pilote de chasse Roman Czerniawski s’est fait connaître avant la
guerre dans son pays en tant que spécialiste des questions
d’espionnage. Après l’invasion allemande, ce fils d’un riche financier
de Varsovie parvient à gagner la France où, résistant de la première
heure, il crée fin 1940 un réseau de renseignements avec sa
maîtresse, la jeune veuve Renée Borni, sous les noms de guerre de
« Walenty » et d’« Armand ».
Interallié-Famille travaille en liaison directe avec le gouvernement
polonais en exil à Londres en même temps qu’avec le MI6. C’est à
Toulouse que Czerniawski rencontre Mathilde Carré. Séparée de
son mari, cette tout juste trentenaire présente la particularité de
tomber amoureuse des messieurs avant de s’en détacher le plus
froidement du monde pour mieux les renier en cas de danger. Elle
prend les pseudonymes de « Victoire » ou encore de « La Chatte » –
à cause, croit-on, des griffures infligées à un fauteuil en cuir un jour
de colère.
Grâce aux efforts de Roman, de Renée, de Mathilde et de leurs
camarades, Interallié-Famille prend une telle extension en zone
occupée qu’à l’automne 1941 « Walenty » est exfiltré en Angleterre
pour y nouer un fil direct avec les services secrets polonais en exil
du colonel Stanisław Gano. Le 8 novembre, le voilà de retour,
parachuté près de Tours. Quelques jours plus tard, un sous-officier
de l’Abwehr, l’adjudant Hugo Bleicher, surprend Roman et Renée au
lit. Celle-ci, furieuse d’avoir à partager son amant avec Mathilde, se
venge en dénonçant sa rivale. Une crise de jalousie qui accélère la
chute d’Interallié, débouchant sur la capture d’une grosse
soixantaine de ses membres.
Futé autant que manipulateur, Bleicher voit dans ce désastre
pour la Résistance l’occasion d’initier un jeu radio précédant de
quelques mois celui que le major Giskes montera en Hollande lors
de l’opération Pôle Nord. Deux jours suffisent à cet ancien cadre de
banque pour faire de Mathilde à la fois sa maîtresse et son agente.
Comme Czerniawski a le patriotisme polonais chevillé au corps,
son retournement semble plus difficile. Comprenant qu’il faut plier
pour ne pas rompre, « Walenty » accepte néanmoins, après de
longues tractations, de jouer le jeu d’Oscar Reile, chef à Paris du
département III-f, le contre-espionnage de l’Abwehr. Si des garanties
lui sont données concernant le sort futur de la Pologne, d’accord,
l’ancien pilote s’infiltrera en Angleterre pour le compte des
Allemands.
C’est chose faite en juillet 1942 et Reile le libère avant de
l’expédier en zone non occupée renouer le contact avec les réseaux
polonais. En octobre, Czerniawski arrive à Londres où, soumis à des
interrogatoires en règle, il ne lâche rien aux enquêteurs du pacte
conclu avec Reile et Bleicher. L’aviateur leur confirme toutefois la
trahison de « La Chatte », infiltrée en Angleterre en février 1942,
confondue par le MI5 et internée depuis juillet à l’île de Man.
Quel jeu joue au juste Czerniawski ? Celui de la Pologne et d’elle
seule, affirmera-t-il plus tard. Avant de pencher du côté des Alliés ou
du côté allemand, l’ancien chef de réseau cherchait la solution la
plus avantageuse pour son pays. Opportuniste ou patriote ? Difficile
à dire. Reste que six semaines après son arrivée sur le sol anglais,
le colonel Gano reçoit un long mémoire de sa main précisant dans
quelles conditions il a accepté de devenir un agent double au service
de Reile. Se transformer en agent triple allié ne lui fait aucunement
froid aux yeux, ajoute « Walenty ».
Cuisiné derechef par Christopher Harmer, mis au courant par
Gano, l’officier polonais confirme. Après mûre réflexion, « Tar » et la
section B1(a) décident que puisque Reile lui a fourni les moyens
d’un Funkspiel, soit la manière de fabriquer un émetteur-récepteur
radio avec des éléments trouvables dans le commerce, un code et
deux quartz permettant de régler les fréquences dissimulées dans
ses talons de chaussures, Czerniawski va jouer ce jeu radio. Pour le
compte des Alliés et sous le pseudonyme de « Brutus ».
Une Péruvienne, un Serbe, un Espagnol, un Polonais : à cette
multinationale du double jeu antinazi, il fallait tout de même bien une
Française. La voici…

Lily la rebelle

Elle arrivait de Varsovie, Lily. C’était au début des années 1930,


quand cette jeune sportive revenait de la capitale polonaise, ralliée à
pied depuis Paris. Lily, c’est le surnom de Natalia Sergueiew. Née en
janvier 1912, son oncle était Evgueni Miller, un général russe blanc
enlevé en plein Paris par les services secrets soviétiques en
septembre 1937.
Lily ne porte guère Staline dans son cœur, mais, venue de
Russie en France à l’âge de huit ans, elle se sent française avant
tout. Et qui occupe la France ? Pas les Soviétiques, mais les nazis.
En route vers Saigon à bicyclette au moment de la défaite de nos
armes, elle rebrousse chemin et regagne l’Hexagone en
décembre 1940. Son seul compagnon est Babs, un petit chien aux
yeux d’ambre blond.
Chez ses parents, on parle beaucoup d’un certain général de
Gaulle. D’où ce rêve de Lily : aller à Londres s’engager au sein des
Forces françaises libres. Plus facile à dire qu’à faire, sauf qu’elle a
croisé à l’issue de son périple Paris-Varsovie un « dénicheur de
talents » des services secrets nazis, le journaliste balte Felix Dassel.
De là l’idée, tordue mais pas moins que celle des époux Pujol, de se
faire envoyer en mission secrète en Angleterre par les
commanditaires allemands du plumitif. Une fois sur place, elle n’aura
qu’à filer au bureau d’engagement des FFL…
Pas si simple en réalité. Dassel l’entraîne bien à Berlin fin
janvier 1941 pour y rencontrer plusieurs responsables de l’Abwehr.
Ces messieurs gobent certes comme un œuf la prétendue haine de
l’Angleterre qui l’animerait, sans s’interroger sur le fait qu’une
passion antisoviétique serait plus normale dans son cas. Pour
autant, les choses traînent en longueur. De retour à Paris, Lily ne
sera contactée par Yvonne Delidaise, une Franco-Allemande qui sert
d’agente de liaison – dans tous les sens du mot – au major de
l’Abwehr Emil Kliemann, qu’en mai 1941.
Après un nouveau déplacement à Berlin, Lily finit par rencontrer
le major le 11 octobre à Paris. Avec force exagérations et force
affabulations, elle se targue d’avoir une famille si internationale
qu’elle pourra lui ouvrir toutes les portes. Elle aurait même une
cousine anglaise très upper class.
La proposition de Lily intéresse Kliemann, mais il lui faut du
temps pour monter l’affaire. Trop selon la jeune femme qui ne
supporte ni les retards continuels aux rendez-vous de l’officier, ni la
lenteur de sa formation : pratique de divers modèles d’émetteurs-
récepteurs et chiffrage aux bons soins du frère d’Yvonne, Richard
Delidaise, agent de l’Abwehr.
De fait, c’est le 25 juin 1943 seulement que Lily, alias
« Solange », entre en contact à Madrid avec un correspondant local
de l’Abwehr, le senõr Miret. Comme convenu avec Kliemann, elle se
rend à l’ambassade de Grande-Bretagne pour solliciter son visa
d’entrée au Royaume-Uni. Le 17 juillet, la voilà convoquée par le
responsable des passeports, auquel elle dévoile son projet. Kenneth
Denton, nous le savons, n’est autre que le représentant local du MI6.
En officier discipliné, il rend compte à Londres, si bien que John
Masterman s’interroge : mythomane, cette nouvelle venue, ou
agente de pénétration potentielle au sein de l’Abwehr ?
Les avis sont partagés. On consulte ceux qui ont connu Lily
Sergueiew à Paris avant guerre. Virginia Hall, une ancienne
employée d’ambassade américaine devenue agente du SOE en
France, la trouve « assez proallemande ». Anthony Blunt, lui, voit en
elle une « Russe blanche avec des opinions plutôt de gauche ».
Chargée de l’enquête, la seule traitante de toute la section B1(a),
Mary Sherer, estime pour sa part qu’on peut miser sur cette fille qui
fait tout de même preuve d’un « sacré caractère ».
Dès son atterrissage à Londres le 6 novembre 1943, via
Gibraltar, on conduit Lily en grande banlieue dans une maison de
sécurité du MI5 où l’attendent les interrogatoires très poussés de sa
« contrôleuse » Mary Sherer qui, fille d’un général anglais élevée en
Inde, ne laisse rien au hasard.

« Tamponnée » par le MI5

L’Abwehr, révèle la jeune femme, lui a donné l’adresse d’une


« boîte aux lettres » à Barcelone. C’est là qu’elle devra envoyer ses
premiers rapports à l’encre sympathique. Par la suite, à elle
d’acheter en Angleterre un poste de TSF américain de marque
Hallicrafters, sur lequel on l’appellera le mardi, le jeudi et le samedi à
midi et à minuit GMT. Dès que possible, enfin, un rendez-vous sera
ménagé en pays neutre pour lui remettre l’émetteur-récepteur
permettant une transmission beaucoup plus rapide de ses
renseignements.
« Treasure », le nom de code de Lily côté B1(a), met
ironiquement en valeur ses sautes d’humeur, ses facéties, ses
obstinations propres à entamer le flegme britannique.
Le 12 novembre, elle rencontre enfin « Tar ». Sous le contrôle de sa
traitante Mary Sherer, la voilà qui commence à inonder Kliemann de
messages bichonnés, donc bidonnés. Hélas, la livraison du poste
émetteur promis par le major tarde. Par ailleurs, elle vient
d’apprendre qu’elle est atteinte d’une grave maladie – les médecins
ne lui donnent guère plus de soixante jours à vivre –, une maladie
qui l’épuise.
Prenant sur elle, la Française gagne quand même Lisbonne
le 3 mars 1944. Pour justifier aux yeux de l’Abwehr sa venue au
Portugal, « Tar » lui a tissé une couverture sur mesure. En mission
pour la section cinématographique du Ministry of Information
britannique, Lily chercherait des scénaristes issus de pays occupés
par l’Allemagne pour des films de propagande.
Le 20 mars enfin, Kliemann, le poste émetteur et le technicien
chargé de lui en enseigner le fonctionnement sont là. L’appareil a
l’air bon marché et démodé. Inoffensif en un mot : ne s’agit-il pas de
le faire parvenir à Londres par la valise diplomatique de
l’ambassade ? Des horaires d’émission sont arrêtés, ainsi qu’une
« boîte aux lettres » de dépannage, à Lisbonne cette fois.
Dès le retour à Londres de Lily, le 25 mars, Mary Sherer et
Russell, un technicien du service, vont pouvoir commencer avec elle
les intox radiophoniques destinées à l’Abwehr. Dans ses réponses,
Kliemann se montre de plus en plus satisfait, ce qui signifie que ses
chefs aussi ont mordu à cet hameçon-là.
er
Inquiétude pourtant le 1 juin. Lily ne digère pas la mort
accidentelle de son chien, Babs. Son caractère de cochon est connu
de tous à la B1(a). Si l’envie lui en prenait, elle pourrait saboter tout
le travail de « Tar ». C’est du moins ce qu’elle laisse entendre.
— Que voulez-vous dire ? s’enquiert Mary Sherer.
— Que je ne vous ai pas signalé le code de sécurité convenu
avec Kliemann. Vous pouvez avoir enregistré toutes mes émissions
radio et les comparer, vous livrer à des calculs mathématiques, vous
ne le trouverez pas.
Nous sommes à J–6. Un geste de mauvaise humeur de
« Treasure » pourrait tout flanquer par terre. Perdant son flegme
écossais, « Tar » décide de mettre la jeune femme hors circuit. Une
mesure de prudence qu’il lui annonce sans douceur le 14 juin, huit
jours après le débarquement. Par amitié, la Française révélera tout
de même le code de sécurité à Mary Sherer, mais trop tard.
Nazis dans le brouillard

Comme Elvira Chaudoir, à qui on a fait annoncer le 27 mai, via la


Banco Espirito Santo, un débarquement allié prochain dans le golfe
de Gascogne, et comme « Duško » Popov, déconnecté par
prudence après l’arrestation de son ami « Johnny » Jebsen par la
Gestapo, Lily a atteint sa date de péremption en termes d’intox. Mais
pas Czerniawski ni Pujol, toujours dans le circuit.
Les mousquetaires de la deception ne sont plus que deux. Trois
en comptant Edward Chapman, alias « Zigzag », petit délinquant
anglais passé au dynamitage de coffres-forts, ce qui lui vaudra
en 1939 un séjour en prison à Jersey. L’île occupée par la
Wehrmacht, Chapman est recruté début 1942 comme agent de
l’Abwehr à réintroduire en Angleterre par le baron Stephan von
Gröning. Arrêté peu après son parachutage à la fin de l’année,
l’agent « Fritz » est expédié à la section B1(a). Pour renforcer sa
crédibilité, le MI5 monte avec lui un vrai-faux attentat à l’explosif
contre une usine du constructeur aéronautique De Havilland. La
4
presse répercute .
Dès son retour en France en mars 1943, via Madrid et Lisbonne,
les Allemands l’accueillent en héros, ignorant que « Fritz », cumulard
des services secrets, est désormais un agent triple. Bloqué en
France où l’Abwehr le prépare pour une nouvelle mission, Chapman
ne reviendra en Angleterre que fin juin 1944. Trop tard pour
participer à la grande intox du jour J, mais pas pour prolonger le jeu
radio en câblant aux Allemands de fausses coordonnées de points
d’impact des fusées V1.
L’œuvre des deceivers alliés a encore de beaux jours devant
elle. Reste à apprécier son efficacité sur son terrain privilégié, celui
du débarquement en Normandie.
3 heures du mat

Le 6 juin 1944, à 3 heures du matin, Pujol câble via Haines à la


KO Espagne que selon les constatations de son « agent numéro
quatre », un prétendu serveur de Gibraltar employé dans un camp
e
militaire au nord-ouest de Londres, la 3 division canadienne vient
d’embarquer pour l’assaut contre la forteresse Europe. Autrement
dit, le jour J, c’est tout à l’heure, c’est aujourd’hui.
Rien de plus exact, nous le savons. D’ailleurs, c’est après mûre
réflexion que la LCS et le XX Committee ont décidé l’envoi de ce
message. Par expérience, les Anglais savent en effet qu’avec le
temps de réception, de décryptage, de rédaction d’un rapport à la
nouvelle direction de l’Abwehr, rebaptisée Amt Mil depuis le
limogeage de Canaris, plus le délai de redécryptage et d’envoi, le
renseignement mettra au moins trois heures pour parvenir au
nouveau quartier général de Zossen, dans la banlieue sud de Berlin,
qui remplace celui du vieux quai Tirpitz, trop exposé aux
bombardements anglo-américains 5.
Avant qu’il ne tombe sous les yeux de l’OKW, il faudra ensuite
compter plusieurs heures. Le risque qu’il se révèle utile à l’ennemi
est donc nul. En revanche, il rétablira la crédibilité de Garbo auprès
des Allemands, en baisse suite aux divers bouteillons qu’il a
colportés sur ordre de « Tar ».
Avec ce message prémonitoire, nul doute que l’Amt Mil, épaté
par la précision des infos recueillies par le réseau de son agent
vedette en Angleterre, lui fera entièrement confiance à l’avenir. Le
plus drôle, c’est que dans la nuit du 5 au 6, la KO Espagne dormait à
poings fermés et que personne n’a réceptionné avant l’aube les
messages de Haines, pourtant renouvelés toutes les demi-heures !
Houspillée par Pujol, furieux de cette négligence, la KO fera le dos
rond. Plus que jamais, l’intérêt de Kühlenthal, suspect de judaïté, est
de certifier à la centrale de Zossen l’authenticité des renseignements
de Pujol. Faute de quoi la KO risquerait une enquête. Pas question à
l’heure où les SS déchiquettent à belles dents les restes de
l’Abwehr.
À nouveau dans la faveur complète des Allemands, voilà
« Garbo » en lice pour confirmer leur analyse : le débarquement en
Normandie, qui vient de commencer et qu’il annonçait à l’avance,
n’est rien d’autre que la manœuvre de diversion d’ailleurs prévue par
Hitler. Le gros de l’effort allié est à venir dans le Pas-de-Calais.
Nous connaissons en effet l’objectif du plan Bodyguard : faire
perdre le nord aux Allemands en tirant la sonnette d’alarme sur
toutes les côtes européennes. Plus spécifiquement encore, celui de
sa composante Fortitude Sud : conforter l’ennemi dans sa croyance
que le gros du débarquement aura lieu sur son site stratégique le
plus évident, le Pas-de-Calais.

Le Polonais inflexible

« Garbo » s’intègre parfaitement dans ce plan de deception.


Roman Czerniawski, pas moins. Bien sûr, son caractère inflexible et
son orgueil démesuré lui ont joué des tours. Pas du côté des
Allemands et d’Oscar Reile, ravis des renseignements
circonstanciés – donc partiellement exacts – qu’il leur câblait par
radio depuis la toute fin 1942. Avec les autorités de son pays plutôt,
très mécontentes de son comportement ! Écœuré par l’attitude du
chef de l’armée de l’air polonaise acceptant par souci diplomatique
de fermer les yeux sur le massacre en 1940 de milliers d’officiers
polonais par le NKVD à Katyń et autres sites de l’est du pays,
l’ancien pilote de chasse avait diffusé dans les milieux émigrés de
Londres un texte de dénonciation véhément. Incarcéré, condamné
en août 1943 à deux mois de cellule par une cour martiale pour
« insubordination grave », le restant de sa peine – quinze jours –
sera remis à la fin de la guerre en raison des pressions britanniques.
Les deceivers ont en effet grand besoin de ses services. S’il
venait à être connu de Reile, l’incident pourrait certes devenir utile,
dans la mesure où les Allemands attribuant à juste titre le crime de
Katyń aux Soviétiques, la fureur de « leur agent » en Angleterre
cadrerait à merveille avec son anticommunisme et son patriotisme.
Jamais cependant Reile et sa III-f n’entendront parler de cette
condamnation. Par contraste, les intercepts Ultra montraient que les
Allemands se posaient beaucoup de questions à propos de leur
agent polonais. Était-il vraiment fiable ? À la fin de l’année, tout
indique qu’au final la réponse allemande à cette question qui tenaille
les deux camps ennemis est oui. Un certificat de bonne conduite
encourageant puisque avec le dénouement qui commence à
approcher en Europe, « Brutus » devient une pièce maîtresse dans
le jeu d’échecs compliqué du XX Committee.

Sûr à 98 %

Le 21 janvier 1944, « Tar » annonçait être sûr à 98 % que


l’ennemi faisait confiance à la majeure partie de ses agents vrais ou
faux, le doute ne subsistant que pour 2 % d’entre eux. Sur ces bases
prometteuses, la phase finale du grand jeu d’intox du jour J a pu
commencer.
Dans la mesure où les opérations militaires décisives
approchent, ses cibles ne seront pas seulement le Sicherheitsdienst
ou l’Abwehr, rétrogradée donc en Amt Mil sous la férule des SS,
e
mais aussi le 2 Bureau occidental de l’armée allemande, dit
Abteilung Fremde Heere West (Département des armées étrangères
à l’Ouest), lui-même pendant de l’Abteilung Fremde Heere Ost dirigé
contre l’URSS.
Héros multidécoré de la Grande Guerre et à ce titre respecté du
Führer, son chef, le colonel Alexis von Roenne, appartient à
l’opposition militaire à un régime qui entraîne l’Allemagne vers sa
perte. Son patriotisme l’incline à penser, comme le maréchal
Rommel lui-même, qu’un échec du débarquement allié rebattrait les
cartes, provoquant la chute d’Hitler suivie, peut-être, d’un armistice
avec les Anglo-Américains permettant à la Wehrmacht de repousser
une Armée rouge de plus en plus puissante et offensive.
Une chaîne d’hypothèses aussi irréalistes les unes que les
autres. Car les Alliés occidentaux, de peur que Staline ne s’accorde
sur une paix séparée avec Hitler dans la lignée du pacte germano-
soviétique de l’été 1939, se sont engagés devant leurs opinions
publiques comme auprès du dictateur rouge à n’accepter qu’une
capitulation allemande sans conditions. Une politique qui prive
l’opposition antihitlérienne d’avenir sauf – et encore ! – si elle
6
parvenait à tuer le tyran .
Misant tout sur l’échec du débarquement allié, Roenne se sert
des informations dont il dispose via les services secrets pour faire
comprendre à Hitler que face aux armées alliées il faut renforcer le
front occidental. Le chef du FHW espère ainsi contrebalancer les
renseignements trop optimistes du Sicherheitsdienst et des SS,
toujours empressés à abonder dans le sens des intuitions du Führer.
À savoir des armées alliées faibles et peu motivées au contraire de
l’Armée rouge.
Autant dire que Roenne arrondit avec constance au chiffre
supérieur les données en sa possession, déjà arrêtées à un chiffre
excessif suite aux manœuvres d’intox des deceivers.
Voici ce qu’il câble à l’OKW dans la soirée du 6 juin : « Le
débarquement allié sur les côtes de Normandie constitue une
entreprise de grande envergure, mais les forces engagées ne
représentent qu’une fraction relativement faible du total disponible.
Sur soixante divisions actuellement présentes dans le sud de
l’Angleterre, il paraît vraisemblable que dix à douze divisions au
maximum (y compris les troupes aéroportées) sont en train de
participer aux opérations. »
Et de conclure : « Il en est de même pour les dix à douze
divisions prêtes à entrer en action depuis les Midlands et l’Écosse [le
prétendu FUSAG qu’il croit réel]. Il faut en conclure que les plans de
l’ennemi comportent une nouvelle opération de grande envergure
dans le secteur de la Manche, opération qui pourrait bien être dirigée
vers le secteur côtier situé dans la région centrale du Pas-de-
Calais. »
Prisonnier des schémas stratégiques qui prévalent à l’OKW,
abusé par les deceptions alliées, cet antihitlérien a beau fonder ses
derniers espoirs sur l’échec du débarquement, il ne saisit visiblement
pas que son seul et unique lieu sera la Normandie.
Les divisions disponibles en Angleterre pour le débarquement ?
Soixante à soixante-dix, d’après les estimations transmises par le
FHW à l’OKW, alors qu’elles ne sont qu’un peu moins de cinquante.
La plupart des vingt grandes unités inexistantes appartiendraient au
FUSAG, aussi fameux qu’inexistant, à l’exception de son chef
supposé, le général Patton. N’en existent que quelques bâtiments
d’où jaillit un trafic radio intense mais fictif. Tout indique que son lieu
d’engagement pourrait être soit la Norvège, soit le Pas-de-Calais. En
particulier Czerniawski qui, en mai 1944, annonce triomphalement à
Reile qu’il vient d’être muté comme officier polonais de liaison avec
cette « armée Patton ».
À la date de son message, l’ex-pilote a en effet repris sa place de
concurrent de Pujol au sein du duo d’agents vedettes du
XX Committee. Non seulement il révèle à Reile le lieu d’implantation
e
de la 4 armée à Édimbourg, mais c’est détails à l’appui qu’il décrit
les manœuvres des troupes alliées dans cette région impossible
d’accès à la Luftwaffe compte tenu de la supériorité aérienne de la
RAF et de l’US Air Force. Autant de renseignements corroborés et
même précisés par les « agents » du réseau Pujol.
Roenne ne croit pas à un débarquement en Scandinavie. Par
contraste, c’est dur comme fer qu’il continue de se persuader que
« l’armée Patton » constituera un des éléments principaux du corps
expéditionnaire que les Alliés, forts de leurs soixante-dix divisions,
ne manqueront pas de lancer à l’assaut du Pas-de-Calais. Une
réserve prête à entrer en action dont Czerniawski et Pujol, ou plutôt
leurs officiers traitants respectifs, accréditent chaque jour l’existence
par de nouvelles révélations.

Succès sur toute la ligne

Renforcée par quelques mises en scène pittoresques (tournée à


Gibraltar d’un sosie du général Montgomery, commandant en chef
des troupes terrestres alliées ; déplacements spectaculaires de
Patton dans le Sud-Ouest anglais, avec « révélations imprudentes »
à la presse ; campements vides, faux tanks en caoutchouc et faux
avions en bois disposés face au Pas-de-Calais), la deception
stratégique atteint désormais son point culminant. Elle est parvenue
non pas à faire changer radicalement d’avis l’OKW et le Führer, mais
à les désorienter, de sorte qu’ils en sont restés à l’hypothèse la plus
probable mais aussi la plus fausse : cette prétendue « réserve »
alliée d’une bonne vingtaine de divisions, aux ordres de Patton le-
risque-tout, se jetant sur le Pas-de-Calais.
Cruelle pour nous, Français, la décision d’Eisenhower a
naturellement joué son rôle comme facteur de deception : les
semaines précédant le débarquement, les forces aériennes alliées
« matraqueront » le pays, mais dans une proportion de trois bombes
pour la région du Pas-de-Calais contre une pour la Normandie.
La réussite, quoi qu’il en soit, sera totale. Inespérée même.
Conçue pour une quinzaine de jours, le temps nécessaire au
déploiement du seul et unique corps de débarquement allié, celui de
Normandie, la deception va produire ses effets pendant six
semaines. C’est le temps qu’il faudra au Haut État-Major allemand
pour cesser enfin de compter avec la menace imaginaire sur le Pas-
de-Calais. Soit peu avant la percée d’Avranches, qui va permettre
aux troupes alliées, longtemps bloquées dans le bocage normand
par la résistance opiniâtre de l’ennemi, de déboucher en terrain plat
et dès lors de progresser à la vitesse d’armées mécanisées.
Contrairement à la légende, l’OKW n’est pas resté inerte face au
corps de débarquement de Normandie. Du 6 au 9 juin, six divisions
allemandes, dont deux blindées, la Panzerlehr, la plus puissante de
e
la Wehrmacht à l’Ouest, et la 12 division SS Hitlerjugend, sont
intervenues sur ce front. D’autres unités viendront les renforcer par
la suite, mais de manière progressive et limitée, de peur de dégarnir
le Pas-de-Calais. Trop progressive et trop limitée, puisque la seule
chance allemande aurait été une contre-attaque blindée massive et
immédiate. Encore fallait-il compter avec la supériorité aérienne
écrasante des Alliés paralysant les mouvements des chars.
La guerre à l’Ouest continue, avec son lot d’intox protégeant par
exemple le débarquement franco-américain d’août sur les côtes de
Provence. Mais elle est gagnée pour une bonne part. C’est
l’aboutissement d’une autre guerre, secrète celle-là, entamée quatre
ans plus tôt.
Le recours à la deception va laisser des traces, en particulier
pendant la guerre froide. Qu’elle ait contribué à la défaite du
nazisme ne peut que nous réjouir.
Reste que le chemin parcouru jusqu’aux fake news d’aujourd’hui
montre que si l’usage d’une arme peut se justifier dans des
circonstances particulières et à un moment historique précis, rien
n’est plus préjudiciable que sa mise en œuvre généralisée en temps
de paix.
Les Soviétiques n’ont cure de telles réserves. En même temps
qu’ils demandaient l’aide occidentale contre l’agresseur nazi,
n’espionnaient-ils pas ce même Occident pour lui arracher ses
secrets atomiques ?

1. Certains réseaux, français notamment, furent immolés sur l’autel de la


guerre secrète. L’évolution du droit international favorise les éventuelles
plaintes en justice des enfants ou petits-enfants de ces résistants sacrifiés.
Assez pour inciter le Trésor britannique à demander le maintien du silence en
raison de motifs bassement financiers. Avant sa mort, en 1947, Dansey a de
toute façon détruit bon nombre de preuves de ces opérations tordues.
2. Wingate opérait à la tête des Special Night Squads. La nuit venue, ces
unités dites « contre-terroristes » mobilisaient de jeunes volontaires juifs pour
des opérations antiarabes musclées. Pendant la guerre à Khartoum, celui que
ses amis sionistes ont baptisé le « Lion de Judée » formera la brigade
Gédéon : 2 000 réguliers soudanais ou yéménites flanqués de volontaires juifs
et éthiopiens. Sur le front birman contre les Japonais, cet Écossais à la
détente facile créera ensuite une unité de guerre de jungle non
conventionnelle, les « Chindits », avant de périr dans un accident d’avion en
mars 1944.
3. Le lecteur intéressé par l’aventure de ce couple étonnant peut se reporter
au livre de Marie Gatard, La Source MAD. Services secrets : une Française de
l’ombre et un officier allemand unis contre le nazisme, Paris, Michalon, 2017,
ainsi qu’à mon propre ouvrage Les Femmes de l’ombre. L’histoire occultée
des espionnes, op. cit.
4. En 1967, Terence Young tirera des Mémoires de Chapman, Triple Cross,
un film éponyme assez médiocre. Le seul intérêt de cette pellicule réside dans
son scénariste. Il s’agit en effet de René Hardy, ancien résistant qui, sous
l’emprise de sa maîtresse, Lydie Bastien, agente de l’Abwehr puis du SD,
jouera un rôle important dans la chute de Jean Moulin.
5. Canaris limogé en février 1944, le colonel Georg Hansen a pris
provisoirement le commandement de l’Abwehr, immédiatement placée sous la
coupe du RSHA, l’appareil policier tentaculaire du régime nazi. Le
Brigadeführer SS Walter Schellenberg a ensuite remplacé Hansen, créant à
partir des restes de l’Abwehr l’Amt Mil, simple rouage du système.
6. Membre de la conjuration qui faillit abattre Hitler le 20 juillet 1944, Roenne
sera exécuté par les nazis.
9

Dossier Enormoz :
les Soviétiques volent les secrets
de la bombe A aux Occidentaux

« On a très profondément l’impression du rôle écrasant,


autoritaire, que jouent les bureaux du centre dans
l’existence d’un espion soviétique. »
John Le Carré

Après le départ forcé d’Ovakimian, d’autres agents soviétiques


ont repris le collier de l’espionnage technologique aux États-Unis.
Prenez Grigori Heifetz, le vice-consul et résident de l’INO à San
Francisco, ou son adjoint Viktor Liaguine. Secrétaire personnel de la
veuve de Lénine, Nadejda Kroupskaïa, puis kominternien et à ce
titre organisateur de l’ombre du jeune CPUSA, Heifetz s’est livré par
la suite avec succès au renseignement économique en Allemagne et
en Italie en se faisant passer pour un étudiant indien.
Sous l’identité cette fois de « Mr Brown, diplômé de l’Institut
polytechnique d’Iéna », ce Fregoli soviétique rencontre « par
hasard » en décembre 1941 un grand physicien attaché à
l’université de Californie, Robert Oppenheimer.
Heifetz possède suffisamment de connaissances pour tirer les
vers du nez d’Oppenheimer, d’ailleurs lié au CPUSA par son frère,
Frank, ainsi que par sa propre compagne, Katherine. Sur le plan
scientifique, le résident de l’INO, quoique doué, ne supporte
évidemment pas la comparaison avec son interlocuteur. Il en va
différemment si on considère la chose sous l’angle des services
secrets, univers étranger à Oppenheimer. C’est « qu’entre
collègues », le physicien américain succombe à cette forme
d’arrogance intellectuelle assez répandue qui pousse certains
scientifiques, s’autoestimant supérieurs aux gouvernements
nationaux, à se laisser manipuler par des officiers de
renseignements moins intelligents au plan théorique qu’eux sans
doute, mais plus malins.
Heifetz expédie son rapport à Moscou. Albert Einstein, souligne-
t-il en se fondant sur les révélations d’Oppenheimer, aurait écrit au
président Roosevelt, l’adjurant d’étudier au plus vite la possibilité de
construire une arme d’une puissance inconnue jusque-là : la bombe
atomique.
Cette bombe A, c’est bien elle qui préoccupe Beria. Sachant
qu’en URSS, annoncer un péril peut se révéler dangereux pour le
lanceur d’alerte, le patron du NKVD n’a pas osé s’en ouvrir à Staline.
D’autant qu’avec la paranoïa propre au système, les trésors de
renseignements fournis par les « cinq de Cambridge » sont en
permanence suspects de servir de vecteur à une entreprise de
désinformation britannique. Qui s’en prévaudrait risque une enquête
suivie de limogeage, de déportation ou d’une balle dans la nuque.

Le renard dans les « Alliages de tubes »


Il n’empêche, les signaux se multiplient : Anglais et Américains
sont bel et bien engagés dans la fabrication de cette arme terrible.
Ce qu’a révélé côté britannique John Cairncross, l’Écossais des
« cinq magnifiques » devenu le secrétaire particulier de Maurice
Hankey, l’éminence grise de la communauté britannique du
renseignement, même s’il le niera par la suite.
De son côté, le GRU vient de recruter un agent au cœur même
de Tube Alloys – « Alliages de tubes », nom du code du programme
d’arme nucléaire britannique pendant la Seconde Guerre mondiale.
Cet Allemand réfugié en Angleterre s’appelle Klaus Fuchs. Fils d’un
pasteur luthérien, il s’est vu très tôt affublé du surnom de « Der Rote
Fuchs » (« Le Renard rouge » dans la langue de Goethe) en raison
de son activité militante au sein du KPD. Sa mère s’est suicidée
en 1931 et le reste de sa famille a beaucoup souffert du nazisme.
Réduite à la clandestinité après l’arrivée d’Hitler à la chancellerie
et l’incendie du Reichstag, la direction du KPD décide d’exfiltrer
Fuchs. Physicien très doué, il pourrait se révéler utile à la cause de
l’URSS. En novembre 1933, le « Renard rouge » débarque donc à
Folkestone en qualité de réfugié.
Son doctorat en physique achevé, il rejoint le laboratoire de
l’université d’Édimbourg, une enquête succincte du MI5 l’ayant jugé
fiable. Or, en tant que marxiste, Fuchs croit ne rien devoir d’autre
que des coups de rapière dans le dos à son pays d’accueil
vilainement capitaliste. Lors de ses séjours à Londres, il s’est
d’ailleurs signalé de lui-même à Jürgen Kuczynski, l’intellectuel issu
d’une famille juive allemande qui dirige le KPD clandestin en
Grande-Bretagne.
Interné en 1939 sur l’île de Man comme sujet du Reich hitlérien,
Fuchs ne retrouve la liberté qu’au début 1941. C’est à cette date que
Kuczynski le met en contact, lors d’une soirée, avec le nouveau
résident du GRU en Angleterre, Simon Kremer.
Attaché militaire à Londres depuis près de quatre ans, le colonel
Kremer écoute avec intérêt l’exposé du « Renard rouge » sur les
possibilités pratiques ouvertes par la fission de l’atome. La
fabrication d’une bombe A en particulier, programme auquel Fuchs
sera intégré en juin 1941 sur recommandation de ses amis
scientifiques. Ce malgré les réticences d’un MI5 impuissant face aux
nécessités matérielles de l’heure.
Les réserves du « Renard rouge » à espionner son pays
d’accueil achèvent de fondre quelques jours plus tard quand le
monde apprend l’invasion de l’URSS par l’Allemagne. Un coup en
traître que Staline, averti par ses espions, aurait dû anticiper mais
dont il a repoussé l’idée avec une obstination aussi criminelle que
dommageable.
Kremer reçoit de Moscou l’ordre de recruter le camarade
physicien, à présent chercheur à l’université de Birmingham. Une
tâche dont il s’acquittera avant d’être brutalement rappelé à Moscou
à l’été 1942 pour prendre le commandement d’une brigade blindée.
Dans quelle mesure le GRU, qui vient de prendre officiellement
cette appellation sous laquelle nous l’avons désigné jusque-là par
désir de simplicité, partage-t-il ses informations avec l’INO, puis avec
son héritière, la PGU ? C’est le problème. Commandé par le général
Alexeï Panfilov, le renseignement militaire réagit avec prudence,
comme d’ailleurs Beria lui-même. Reste qu’à un moment crucial le fil
avec Fuchs a été coupé. Incohérence du système…

Le ver Zaroubina dans le fruit nucléaire


C’est pourtant l’époque où les services secrets soviétiques
progressent à grands pas dans la connaissance du programme
nucléaire occidental. Anglo-Américaine désormais, cette initiative
portera à partir de juin-juillet 1942 le nom de couverture de
Manhattan Engineer District. Un terme assez vague pour ne pas
attirer l’attention de l’ennemi, mais aussi de l’allié soviétique en qui
Londres et Washington n’ont aucune confiance.
Ce secret, Moscou le connaît pourtant déjà par ses espions en
Angleterre comme aux États-Unis. On a vu Grigori Heifetz tirer un
grand parti des confidences imprudentes d’Oppenheimer à un
« collègue » inconnu de lui. Ce même mois de décembre 1941,
quelques jours seulement après Pearl Harbor et la déclaration de
guerre de l’Allemagne nazie aux États-Unis, un couple d’espions
hors série débarque outre-Atlantique : Vassili Zaroubine et sa femme
Elizaveta Zaroubina.
Sous la couverture de deuxième secrétaire de l’ambassade
d’URSS à Washington, Zaroubine, détenteur d’un vrai-faux
passeport au nom de « Zoubiline », devient le résident légal de l’INO
en remplacement d’Ovakimian. Il parle le russe mais aussi
l’allemand, le français et l’anglais. Assez cultivé pour donner le
change, c’est cependant un homme aux méthodes expéditives qui
n’a pas peur de verser le sang. À la Tcheka dès 1920, il a été
« légal » en Chine, « illégal » en Finlande, puis résident en
Allemagne et au Danemark de 1927 à 1929.
Née en janvier 1900, Elizaveta, ou plus familièrement Liza, aligne
des références comparables. Adhérente du PC autrichien dès 1923,
elle manie couramment le russe, le français, l’anglais, le yiddish et
l’allemand. Recrutée par l’INO en 1924, Liza a épousé fin 1929
Vassili Zaroubine, de six ans plus âgé qu’elle. Cimenté par un
mélange de complicité et de violence (alcoolique, Vassili bat sa
femme), le couple va recruter en septembre 1929 la seule source
dont l’INO disposera jamais au sein du service secret SS et de la
Gestapo, ce Willy Lehmann, alias « Breitenbach », dont on a évoqué
plus haut, dans le chapitre 3, le rôle et le destin tragique au sein de
l’Orchestre rouge – il tombera en même temps que l’ensemble des
réseaux soviétiques de Berlin.
« Illégaux » en France de 1929 à 1933 sous la couverture de
« Jaroslav et Mariana Kocĕk », un homme d’affaires tchécoslovaque
et sa femme, Liza et Vassili ont retrouvé la capitale allemande, qu’ils
ne quitteront qu’en 1937. Il est très possible, mais pas prouvé, que
Liza ait été en 1935 le razrabotchik chargé de l’évaluation du couple
Harnack.
Muté en 1940 au camp de prisonniers polonais de Kozelsk,
Zaroubine, lui, participe à l’interrogatoire musclé des détenus,
prélude à l’exécution par le NKVD de 22 000 officiers de l’armée
polonaise dans la forêt de Katyń et autres lieux. Dans les conditions
toujours obscures du stalinisme quotidien, il échappera ensuite de
peu à l’accusation de travailler… pour la Gestapo.
Rarement aimé de ses agents, qu’il rudoie de façon grossière,
Zaroubine ne l’est guère plus de son propre adjoint, Vassili Markov.
Les deux espions, pour être franc, s’entendent comme chien et chat.
Le climat est encore plus délétère avec Jacob Golos, toujours chef
de l’appareil clandestin du CPUSA dont nous connaissons les liens
fonctionnels étroits avec l’INO, comme avec son adjointe et
compagne Elizabeth Bentley. Parfois accusé de trotskisme par
Zaroubine, Golos n’apprécie pas du tout la volonté du résident de le
déposséder de ses sources. Sans leur contrôle, il ne pèserait pas
lourd, lui qui souffre déjà de sentir ses mérites méconnus par les
camarades soviétiques.
C’est dans ce climat tendu confinant à la haine que Zaroubine
doit reprendre le flambeau légué par Choumovsky et Ovakimian.
Deux grands opératifs qui, au moins, ne se tiraient pas dans les
pattes…

Les époux Rosenberg dans les filets


de l’INO

En 1942, « Zoubiline » donne le feu vert au recrutement d’un


couple dont le destin tragique va émouvoir l’opinion mondiale des
années après. Mystifiée par la propagande communiste, cette
dernière verra en Ethel et Julius Rosenberg le symbole de
l’innocence martyrisée, alors qu’il s’agissait tout de même d’espions
œuvrant contre leur pays au service d’une puissance étrangère,
l’URSS.
En novembre 1940, à l’heure où la guerre mondiale embrasait
l’Europe, les Rosenberg, issus tous deux de familles juives new-
yorkaises, ont pris d’un même mouvement leur carte du CPUSA.
Employé civil du service des transmissions de l’US Army, Julius
dirige la cellule 16-B de la section industrielle du Parti.
Ingénieur par la suite au très stratégique US Army Signal Corps
en charge des systèmes de communication de l’armée américaine,
le voilà sondé par un de ses meilleurs amis. Bernard Schuster, le
nom de ce tentateur, travaille pour l’appareil clandestin du CPUSA
qui, dirigé par le couple Jacob Golos-Elizabeth Bentley, mobilise
plusieurs centaines de militants pour des tâches illégales.
Comprenant que le « parti américain » ne conquerra jamais les
masses, Moscou a en effet définitivement choisi de le spécialiser
dans le recrutement et le support logistique aux réseaux
d’espionnage. Assez pour expliquer la rancœur de Golos et de sa
maîtresse, chefs d’orchestre de ce processus de dégringolade
morale des militants sans que Moscou leur décerne la moindre
médaille. Le ressentiment qui couve chez eux aura par la suite de
graves conséquences tant pour le renseignement soviétique que
pour le CPUSA lui-même.
Schuster, pour en revenir à lui, sert d’interface entre la partie
immergée du CPUSA, qui le connaît sous le pseudonyme de
« Chester », et l’INO, où il est enregistré comme « Echo ». Certain
que l’URSS et son génial chef ont toujours raison, Julius prête une
oreille attentive à ses propos. Si attentive que, le 7 septembre 1942,
Schuster le présente à son officier traitant. Nul autre que Semion
Semionov, l’ancien bras droit de Choumovsky, toujours à pied
d’œuvre sur le sol américain. Peu après, Julius accepte de travailler
pour l’INO.
Histoire de donner le change au FBI, que nous savons (et les
Soviétiques aussi, depuis l’arrestation d’Ovakimian) plus vigilant
qu’autrefois, le jeune ingénieur et son épouse cessent en 1943 leurs
activités militantes au sein du CPUSA. Pleine de certitudes et
d’intransigeance, Ethel se montre la plus déterminée des deux. Si
elle vient de mettre au monde leur premier enfant, elle n’en
aiguillonne pas moins son mari, patron d’un réseau d’espionnage
industriel qui étend ses ramifications à New York et dans l’Ohio. Ses
terrains d’action : les radars et l’aéronautique.
Aussi prosélytes l’un que l’autre, les Rosenberg recrutent
plusieurs agents dans leur entourage familial ou politique. Le frère
d’Ethel, David Greenglass, succombe le premier aux sirènes de son
aînée. Viennent ensuite un ami du couple, Morton Sobelivius, dit
Sobell, d’origine lituanienne ; deux ex-camarades de Julius au sein
de la cellule 16-B, Joel Barr puis Alfred Sarant. Employé par
Western Electric puis Speery Gyroscope, Barr fournira à l’INO des
informations de première main sur les radars, notamment l’APQ-13
destiné aux superforteresses volantes B-29. Physicien, Sarant
travaillera pour sa part dans l’équipe du synchrotron de l’université
Cornell, dans l’État de New York. Un expert aéronautique, William
Perl, rallie également le réseau Rosenberg, apportant dans ses
bagages une documentation complète sur les plans d’un chasseur-
bombardier à réaction, le futur Lockheed P-80 « Shooting Star ».
Deux agents de liaison permanents, Ann et Michael Sidorovitch,
plus trois courriers occasionnels : Ethel, sa belle-sœur, Ruth
Greenglass, et Vivian Glasmann, la fiancée de Joel Barr, complètent
un dispositif qui gravite autour des époux.
C’est par ce biais que les Rosenberg vont mettre – pour leur
malheur – le doigt dans l’espionnage nucléaire, apanage aux États-
Unis de Liza Zaroubina. La bombe A est en effet l’objectif principal
qu’assigne à ses agents cœur de réseau le nouvel officier traitant de
Julius, Alexandre Feklissov, résident légal posté au consulat
soviétique de New York.

Chef d’orchestre du renseignement


atomique

Responsable de cette quête aux secrets atomiques occidentaux


et, simultanément, de la gestion des taupes de l’INO au sein du
Département d’État, équivalents américains des « cinq
magnifiques », Liza Zaroubina effectue à de nombreuses reprises le
trajet entre Washington et San Francisco.
Ces déplacements ont une raison. Heifetz, à l’entregent rarement
pris en défaut, est en effet parvenu à introduire l’agente de l’INO
dans l’entourage de la famille Oppenheimer. Liza ne tarde d’ailleurs
pas à élargir la brèche en devenant une familière.
Un excellent début. Astucieusement distillée tant par Heifetz que
par Zaroubina elle-même, l’idée d’un « juste partage » des secrets
atomiques entre pays engagés dans une lutte à mort contre le
nazisme commence à prendre racine dans le cerveau du grand
physicien. La maîtrise scientifique confère-t-elle du bon sens ? Pas
automatiquement, puisque Oppenheimer, pour ne citer que lui, ne
semble pas réaliser que le partage entre celui qui n’apporte rien et
celui qui fournit tout est déséquilibré par nature. Ce qui est à toi me
revient, mais ce qui est à moi me reste.
Habilement distillé par ces officiers de renseignements dont la
longue carrière au sein des services secrets de Staline dénote plus
de cynisme que de pulsions humanistes, le fantasme d’une
« internationale des savants » en droit de faire la leçon aux
« gouvernements anglo-américains égoïstes » se développe.
D’autres scientifiques engagés dans le programme Manhattan
l’intériorisent. Ainsi peut-on leur arracher des bribes d’informations
qui, mises bout à bout, donnent aux Soviétiques une idée de plus en
plus précise des progrès alliés dans la confection de la bombe A.
« C’était l’un de nos agents recruteurs les plus efficaces », écrira
à propos de Zaroubina son supérieur hiérarchique au sein de l’INO,
le général Pavel Soudoplatov. Beaucoup plus fine de fait que sa
brute de mari, elle est également parvenue à circonvenir la
secrétaire d’un autre physicien impliqué dans le programme
Manhattan, le Hongrois d’origine Leó Szilárd.
Tous ces renseignements viennent épaissir le dossier Enormoz
(en russe « Énorme ») d’espionnage du projet « secret » anglo-
américain. Énorme, l’affaire l’est en effet. En février 1942, le Comité
d’État pour la défense, organisme créé l’année précédente sous la
présidence de Staline, apprend que des papiers indiquant que les
nazis travaillent eux aussi sur le nucléaire militaire ont été
découverts sur le cadavre d’un officier allemand. Le dictateur ne fait
aucun commentaire. Pour Beria, c’est pourtant le signe qu’il faudrait
agir.
De là à prendre le risque de déplaire à Staline, il y a un pas que
le Géorgien hésite tout de même à franchir. D’un autre côté, garder
trop longtemps sous le boisseau des informations aussi sensibles
pourrait se révéler dangereux.
En mars, le patron du NKVD agrège tous les renseignements
dont disposent ses services dans un mémorandum remis au tsar
rouge. Anglais et Américains travaillent à un vaste projet d’arme de
puissance inégalée à partir de l’uranium 235, précise le document.
Suit une synthèse récapitulant la liste des entreprises et des
savants attachés à Tube Alloys. Le mémorandum Beria prône la
mise en place d’un « corps d’experts-consultants scientifiques, en
liaison avec le Comité d’État pour la défense ». En bref, le moment
serait venu de « soumettre aux principaux spécialistes » les
renseignements déjà en possession de l’INO.
Ce qu’espère Beria de son faux ami géorgien Staline qu’il sait
plus que méfiant à son égard, c’est sa nomination à la tête d’une
task-force dédiée à Tube Alloys. Une manière pour cet ambitieux
d’accroître son rôle d’aspirant dictateur adjoint.
Comme prévu, le premier réflexe du maître du Kremlin est de se
refermer comme une huître. Plusieurs raisons à cela. Une raison
pratique : pas plus que les Anglo-Américains les mieux informés,
Staline ne peut deviner à l’avance l’ampleur des effets matériels de
l’arme en cours d’élaboration, ampleur qui n’apparaîtra qu’en 1945
avec les bombardements d’Hiroshima et de Nagasaki. Une raison
théorique aussi : marxiste-léniniste jusqu’au bout des ongles,
comment le dictateur pourrait-il déterminer en un clin d’œil à quel
point l’apparition de la bombe est susceptible, ou non, de modifier la
stratégie révolutionnaire globale d’instauration du communisme ?
Dans ce double doute, il préfère attendre avant de se prononcer.
D’un autre côté, certains savants soviétiques, dont le physicien
mondialement reconnu Piotr Kapitsa, assurent que la fabrication
d’une bombe atomique est tout à fait possible. C’est aussi l’avis de
son cadet de Leningrad, Igor Kourtchatov. Surnommé « le général »
en raison de sa personnalité tranchante et autoritaire, ce jeune
spécialiste de la physique des neutrons, auteur de dix-sept articles
sur la réactivité induite entre juillet 1934 et février 1936, parle de ce
qu’il connaît bien.

« Sonia » entre en scène

De nouveaux renseignements affluent d’ailleurs à Moscou sur


l’activité du Manhattan Engineer District et les progrès anglo-
américains dans la confection de la bombe. Pour une bonne part,
ces éléments détaillés proviennent du « Renard rouge », Fuchs,
auquel le GRU a affecté à l’été 1942 un nouvel officier traitant,
l’Allemande britannique par mariage Ursula Beurton, née Kuczynski.
Major de l’Armée rouge à trente-cinq ans, « Sonia », son
pseudonyme le plus usuel, a travaillé avec Richard Sorge à
Shanghai au début des années 1930, puis participé à la mise en
place du réseau suisse des Trois Rouges avec le Hongrois Sándor
Radó.
Fin 1940, le « Centre » lui intime l’ordre de quitter la Suisse pour
l’Angleterre. Elle s’y installera en janvier 1941 avec ses enfants,
conçus tous deux avec des espions soviétiques : son époux
allemand Rudi Hamburger, dont elle est divorcée, et son ancien
amant lituanien, Johann Patra.
En Angleterre, « Sonia » manipule simultanément une autre
agente. Née en mars 1912 d’un père letton et d’une mère anglaise,
Melita Sirnis a épousé un professeur de chimie communiste d’origine
russe, Hilary Nussbaum, qui a anglicisé son nom en Norwood.
En 1935, l’année du mariage de Melita Norwood, le responsable
de l’appareil clandestin du Parti communiste de Grande-Bretagne,
Andrew Rothstein, fils d’émigrants juifs russes et pour ce qui nous
concerne, « dénicheur de talents » à aiguiller vers l’INO, s’est
intéressé au cas de la jeune femme, depuis trois ans secrétaire à la
British Non-Ferrous Metals Research Association, une société semi-
publique qui œuvre dans la recherche métallurgique.
Définitivement « tamponnée » en 1937 par l’INO, mutée ensuite
au GRU, Melita – « Letty » pour ses proches, « Hola » pour les
Soviétiques – est une amie de la famille Kuczinsky. Partie prenante
d’une affaire de vol de documents secrets à l’arsenal de Woolwich,
elle échappera aux investigations du MI5, contrairement à son chef
de réseau, Percy Glading. Recruté en leur temps par Deutsch et
Maly, ce dirigeant communiste et authentique prolo avait commis
l’erreur d’accorder sa confiance (et même plus) à Olga Gray, une
1
chasseuse de taupes bénévole du MI5 . Il écopera, lui, de six ans
de prison pour espionnage. Par contraste, son nouvel officier traitant
de l’INO, Willy Brandeslovsky, dit « Willy Brandes », de retour des
États-Unis où il a joué un rôle actif dans les réseaux de
renseignements économiques et technologiques soviétiques créés
par « l’Arménien rusé » Gaïk Ovakimian, parviendra à filer en URSS
via la France.
D’abord limités à la copie de rapports Tube Alloys volés dans le
coffre-fort de son supérieur hiérarchique, ce qui représente déjà
beaucoup, les renseignements fournis par Norwood prendront une
importance accrue quand la British Non-Ferrous Metals Research
Association sera associée au programme nucléaire anglo-américain
pour la recherche d’uranium. Identifiée comme espionne russe
en 1999 seulement, délit prescrit à cette époque compte tenu du
temps écoulé, Norwood mourra dans son lit en juin 2005 sans
jamais avoir été inquiétée par la justice.

Beria tente de prendre la main

Après de longues heures de réflexion personnelle, Staline finit


par donner son accord. Le 28 septembre, le programme nucléaire
soviétique est lancé. D’emblée, il va faire un déçu : Beria soi-même,
écarté au profit du ministre des Affaires étrangères Viatcheslav
Molotov malgré (ou à cause) de la qualité de ses propositions.
Pour la direction de l’équipe scientifique, Piotr Kapitsa s’est
autogrillé en proposant, incongruité petite-bourgeoise, de proposer
un travail main dans la main avec ses homologues anglo-américains
de façon à développer la coopération entre savants de pays alliés !
Du coup, Igor Kourtchatov, son cadet de neuf ans, est nommé
responsable du programme nucléaire russe embryonnaire. Avec
bientôt latitude de mobiliser toute la communauté scientifique
soviétique en fonction des besoins de son équipe.
Le partenariat forcé entre services secrets et chercheurs
s’intensifie parallèlement. Les premiers déroberont aux Anglo-
Américains les renseignements que les seconds feront fructifier.
L’extension au domaine nucléaire des méthodes d’espionnage
économique initiées sur le sol américain au tout début des
années 1930 sous l’égide de Choumovsky et d’Ovakimian.
Fin 1942, les premiers rapports de Kourtchatov synthétisent les
renseignements collectés à l’Ouest par l’INO et le GRU. L’avance
des Occidentaux a de quoi inquiéter, fait-il savoir, avant d’assurer
que sous la direction éclairée du camarade Staline, l’URSS ne
tardera pas à combler son retard.
Voilà un homme selon les goûts du dictateur : dynamique,
optimiste, discipliné et intelligemment flatteur. Le 11 février, Staline
lui confie la direction officielle d’un comité spécial chargé de la
production de l’énergie atomique à des fins militaires. Si cette
structure est supervisée par Molotov, Beria en dirigera la partie
espionnage, la plus importante vu le retard technologique de
l’URSS.
Dès lors, le patron du NKVD n’aura de cesse de batailler à sa
manière, sournoise mais habile, pour devenir le véritable
coordonnateur du nucléaire soviétique. Dans son jeu, il compte un
sérieux atout, ses indéniables capacités d’organisateur. Début 1942,
par exemple, c’est lui qui a réussi le transfert des usines de la région
de Moscou et leur redémarrage loin à l’est. Un excellent point.
Dès juillet 1943, il obtient de Staline un début de marginalisation
du GRU dans l’espionnage atomique. La toute nouvelle PGU prend
la main, le renseignement militaire étant tenu de lui céder les
officiers et les agents de sa ligne scientifique et technique en
Angleterre et aux États-Unis.
En février 1944, cette décision sera gravée dans le marbre avec
la création officielle du groupe S (et un an et demi plus tard, du
département S), créé pour coordonner les actions de la PGU et du
GRU dans le domaine de l’espionnage atomique. Son chef sera
Pavel Soudoplatov, cet homme à tout faire des services soviétiques
dont le rôle de planificateur de l’assassinat de Trotski en août 1940 a
été apprécié au Kremlin.
Nouvelle avancée pour Beria le 8 décembre : sur demande de
Kourtchatov, très écouté au Kremlin, il obtient pour son ministère la
responsabilité pleine et entière de l’extraction de l’uranium, dont il
est inutile de souligner l’importance en matière nucléaire. Comme
son acolyte Vsevolod Merkoulov dirige le tout nouveau
Commissariat du peuple à la Sécurité d’État, le NKGB, énième
avatar de la Guépéou, le rôle discret mais réel de Beria s’accroît
d’autant. Mais pendant ce temps-là les Anglo-Américains
progressent vite.

Les fuites du programme Manhattan

Manhattan a produit ses premiers effets pratiques


le 2 décembre 1942, quand l’équipe du physicien antifasciste Enrico
Fermi, ancien professeur à l’université Sapienza de Rome, a réussi
à déclencher la première réaction en chaîne. Un succès dont
Kourtchatov et les siens ont été informés par l’INO d’un côté, par le
GRU de l’autre.
Signe des temps – la Grande-Bretagne est en train de passer la
main à l’allié d’outre-Atlantique –, le patron du programme nucléaire
allié sera un Américain. Obsédé par les questions de sécurité,
l’énergique général Leslie Groves va s’employer dès lors à
compartimenter le projet Manhattan. Ce, au risque de provoquer
quelques remous avec les scientifiques, mécontents qu’un militaire
« forcément borné » entrave ainsi leurs échanges amicaux entre
chercheurs.
Groves se sait impopulaire parmi eux. Pas de quoi impressionner
cet officier supérieur. Les mesures de sécurité draconiennes qu’il
édicte visent il est vrai plus des infiltrations allemandes ou
japonaises, possibles mais inexistantes, que les menées
soviétiques. Deux facteurs n’incitent en effet guère à la prudence les
scientifiques engagés dans le programme nucléaire. D’une part,
l’absence de menaces nazies directes sur le sol américain, et de
l’autre, l’empathie de beaucoup pour l’« univers radieux » soviétique
dont ces grands rêveurs ignorent tout.
Il n’empêche, le programme avance. À Oakridge, dans le
Tennessee, une usine est construite pour séparer l’uranium fissile U-
235 du minerai extrait à l’état naturel. Quant à la bombe A elle-
même, on la fabriquera à Los Alamos, au Nouveau-Mexique, dans
un centre baptisé du nom de code « Camp-2 ».
Au Canada enfin, pays membre du Commonwealth britannique,
une équipe anglo-franco-canadienne tente de produire du plutonium,
plus efficace que l’uranium pour déclencher une réaction en chaîne.
Les enjeux énergétiques et économiques de l’après-guerre se
profilant déjà, cette multinationale scientifique se heurte à la
mauvaise volonté des Américains, bien décidés à prendre le contrôle
de l’ensemble de la filière nucléaire, militaire comme civile.
L’équipe à l’œuvre au Canada suscite parallèlement la curiosité
intéressée des Soviétiques. Ceux-ci disposent de deux agents en
son sein : le Britannique Alan Nunn May et l’Italien Bruno
Pontecorvo, élève de Fermi recruté dans les années 1930 par
Grigori Heifetz, alors « illégal » de l’INO en Italie. Deux hommes de
science dont l’affiliation communiste est connue de leurs collègues,
ce qui ne les empêche pas de butiner quantité d’informations.
En août 1944, le physicien-espion Fuchs, source soviétique la
plus prolifique, se voit affecté au Camp-2 parmi quinze autres
scientifiques de haut niveau. Outre-Atlantique, le « Renard rouge »
change de mains. De service secret plutôt. On le transfère en effet
du GRU à la PGU. Son nouvel officier traitant, Anatoli Yatskov, se
met en contact indirect avec lui par l’intermédiaire de l’agent de
liaison Harry Gold, qu’on a vu plus haut espionner Eastmann Kodak.
C’est qu’il y a eu du changement. Qui commence en avril 1943,
quand le FBI repère Zaroubine lors d’une rencontre californienne
avec Steve Nelson, un membre de l’appareil clandestin du CPUSA.
Non élucidé aujourd’hui encore, un événement d’une extrême
importance survient alors sous la forme d’une lettre anonyme postée
le 7 août 1943 au FBI. Explicitant les liens d’Earl Browder, le
secrétaire général du CPUSA, avec les Soviétiques, ce document ne
s’attaque pas aux seuls Heifetz et Kvasnikov, tous deux dénoncés
nominalement.
Cette attaque en règle vise tout spécialement Vassili Zaroubine,
avec la description détaillée de son passé de bourreau en Pologne
aussi bien que du présent de ses réseaux d’espionnage sur le sol
américain. Zaroubina pas moins. Fait notable, le texte dénonce son
travail de noyautage au Département d’État mais pas ses activités
d’espionnage nucléaire.
L’auteur de la missive reste inconnu. Voulait-il nuire au chef de
l’INO-PGU aux États-Unis, bien connu comme un protégé de Beria,
ou au contraire le protéger en rendant inévitable son rappel en
URSS ? Et quel auteur d’ailleurs : Markov, l’adjoint mécontent,
comme le conclura l’enquête soviétique interne ? Jacob Golos, las
des tentatives de satellisation par les services soviétiques de
l’appareil clandestin du CPUSA ? Quelqu’un d’autre, mais alors qui ?
Le résultat pratique, c’est que le couple Zaroubine se voit rappelé
d’urgence à Moscou. L’alliance du temps de guerre aidant, les
autorités américaines laisseront partir les deux maîtres espions et
une partie notable de leurs agents sans que le « Centre » ait recours
à la prise d’otage, comme ce fut le cas deux ans plus tôt pour obtenir
l’élargissement d’Ovakimian.
Des têtes chercheuses dans les têtes
nucléaires

Conséquence de cette crise, Moscou interdit à la PGU toute


activité d’espionnage aux États-Unis. Un tabou qui ne sera levé
qu’en septembre 1947. Cette décision radicale ne vaut cependant
pas pour le recrutement de nouveaux agents engagés dans le
programme Manhattan sous le contrôle de Leonid Kvasnikov,
remplaçant de Liza Zaroubina.
Parfaite réussite avec Theodore Hall, jeune physicien prodige de
dix-neuf ans diplômé d’Harvard et militant des Jeunesses
communistes. On dote cette nouvelle recrue, qui s’est proposée
d’elle-même comme agent, d’un nom de code, « Mlad » (en russe
« le Jeune »). Avec l’aval de Golos, de plus en plus débordé par ses
multiples activités illégales, un des copains de Hall aux Jeunesses
communistes, Saville, effectuera les premières liaisons entre Los
Alamos et New York.
Kvasnikov estime trop dangereuse cette méthode artisanale. À la
recherche d’un courrier clandestin à part entière pour maintenir le
contact avec « Mlad », il pense d’abord à Morris Cohen, vieux routier
des services soviétiques recruté en 1938 par le résident de l’INO en
Espagne, Alexandre Orlov. Lequel, réfugié aux États-Unis avec
femme et fille depuis sa désertion, s’est bien gardé de livrer au FBI
le nom de cet ancien du bataillon américain des Brigades
internationales.
Hésitation, pas très longue. Au final, Kvasnikov opte pour la
propre femme de Morris, Lona. Née Leontine Petka de parents
polonais en 1913, cette ancienne bonne à tout faire et gouvernante
d’enfants a épousé Morris en 1941. L’abordant directement au motif
de l’urgence, Kvasnikov lui intime l’ordre de se faire porter pâle et de
partir sans plus attendre pour Albuquerque. Il indique un itinéraire
compliqué, qui passe par Chicago et la petite ville de Sandia.
Chaque jour à heure fixe pendant une semaine, la jeune femme
effectue le trajet Sandia-Albuquerque, lieu du rendez-vous avec
« Mlad ». Hall ne se présentera que le dernier jour. Elle cache les
documents qu’il lui a remis au fond de sa boîte de Kleenex,
précaution ingénieuse qui lui permettra d’échapper aux
conséquences d’une fouille de bagages inopinée par le service de
sécurité de Los Alamos. Celui-ci contrôle en effet de façon aléatoire
les trains circulant dans la région.
À la fin de la guerre, six sources, pas moins, opéreront au sein
même de Camp-2, dont un des « illégaux » du GRU muni d’un faux
passeport canadien au nom d’Arthur Adams. Sans oublier David
Greenglass, le frère cadet d’Ethel Rosenberg, sur lequel cette
battante exerce une emprise au moins aussi grande que sur son
propre mari Julius.
En juillet 1944, David a intégré à son tour le projet Manhattan.
Pour un rôle modeste de technicien, certes, mais Kvasnikov n’était
pas homme à laisser passer cette occasion. Elle-même soumise à
une forte pression des Rosenberg, Ruth Greenglass parvient à
convaincre son mari d’exfiltrer toute la documentation possible de
Los Alamos. Du coup, elle deviendra son agente de liaison avec
Julius.
À la même époque, trois autres courriers opèrent : Harry Gold,
Lona Cohen et, de façon plus épisodique, Saville. Un officier du
GRU, Pavel Mikhaïlov, maintient, lui, la coopération avec le tandem
Golos-Bentley et l’appareil clandestin du CPUSA. Par ce
truchement, le service secret de l’Armée rouge dispose en effet
d’une demi-douzaine de sources au sein du laboratoire des
radiations nucléaires de l’université de Berkeley. Notamment deux
physiciens membres du Parti.
Des agents au sein et autour du programme nucléaire dont le
rôle ne sera connu par les contre-espionnages occidentaux qu’une
fois la guerre mondiale terminée. Et encore…
Malgré les vicissitudes, leurs successeurs ont fait fructifier
l’héritage des Choumovsky et Ovakimian. Depuis Moscou, ces
derniers scrutent avec attention les nouveaux enjeux qui
commencent à se dessiner…

Staline en position pour l’après-guerre

En bon disciple de Lénine, le maître du Kremlin médite déjà le


rapport de forces à établir avec les alliés occidentaux une fois acquis
l’effondrement du IIIe Reich et du Japon. Ses réflexions avancent au
fur et à mesure que le rouleau compresseur de l’Armée rouge,
écrasant inexorablement une Wehrmacht prise entre la faucille et le
marteau soviétique et l’enclume anglo-américaine, progresse vers
l’ouest.
Le maître du Kremlin ne pense pas une seconde à remettre en
question le dogme de la guerre « de classes » inévitable entre
URSS et pays capitalistes, prélude au triomphe mondial de la
révolution communiste. Il n’en comprend pas moins que l’accès à la
bombe A modifie, sinon bouleverse, la configuration des forces en
présence.
Consigne est donc donnée aux services secrets de mettre les
bouchées doubles. Obéissants, INO-PGU et GRU vont se surpasser
sous la houlette de Beria et de Merkoulov. En tout, ils auront
transmis à l’équipe de Kourtchatov pas loin de 10 000 pages de
documents techniques volés aux Anglo-Américains. Une
performance que Staline jugera lui-même à la hauteur, une fois n’est
pas coutume.
Bel exemple de division du travail d’espionnage. Fuchs
renseignait par exemple le département S sur la séparation de
l’uranium (celle de la bombe d’Hiroshima), Hall, Pontecorvo et Nunn
May sur la filière au plutonium (celle de Nagasaki).
Dans ces conditions, fin février 1945, Merkoulov peut annoncer à
Beria, lequel s’empresse d’en faire part à Staline, que l’arme
thermonucléaire est en vue. Selon les renseignements recueillis, les
Américains seront en mesure de l’utiliser dans un délai que le chef
du NKGB évalue entre un et cinq ans.
e
Dans les ruines du III Reich commence sous peu la course aux
scientifiques allemands, sommés de venir exercer leurs talents en
URSS. La plupart de ces savants et de ces techniciens préfèrent
cependant l’Ouest, où ils bénéficieront d’une appréciable liberté
individuelle. Cette course aux cerveaux sera parfois marquée de
kidnappings du côté des Soviétiques et n’aboutira pour eux qu’à une
réussite partielle. Au cours de la décennie à venir, quelque trois
cents scientifiques allemands seront tout de même mis de force au
service du programme nucléaire russe. Un des premiers succès des
services secrets anglais et américains de l’immédiat après-guerre va
d’ailleurs être l’identification d’un groupe de scientifiques allemands
expédiés en URSS dès 1945.
Non sans raison, les Alliés s’intéressent parallèlement à la
mainmise des Soviétiques sur les industries allemandes
susceptibles de contribuer à la fabrication de l’arme atomique, en
particulier les mines d’uranium. Pas seulement en Allemagne
d’ailleurs, puisqu’un officier de la PGU, Igor Chorce, supervise
depuis 1945 l’extraction du minerai en Bulgarie et son expédition en
URSS.
Des sources au sein de l’IG Farben révèlent qu’à Bitterfeld, en
zone occupée par l’Armée rouge, une usine du grand trust chimique
fabrique du calcium distillé, ingrédient utile à la production de
l’uranium 235. Une fois disponible, ce calcium est expédié à
l’Electrostal, près de Moscou.
Des entreprises allemandes de la zone soviétique sont de même
réquisitionnées pour fournir à l’usine de Bitterfeld ce dont elle
manque. En particulier des pompes à faire le vide et de l’acier
spécial nécessaire à la production de calcium pur. L’usine Tewa de
Neustadt produit pour sa part des filets de nickel à mailles très
étroites, précieux eux aussi pour la production de l’uranium 235.
Un de ses agents au sein du Directoire des biens soviétiques en
Allemagne informe en outre la BOB (Berlin Operations Base) des
services américains que la mine d’uranium est-allemande de la
Wismut AG, une des pièces du complexe nucléaire bâti par Beria,
est approvisionnée en perceuses pneumatiques, lampes spéciales
de mineurs et chambres d’expérimentations réfrigérées importées
2
d’Allemagne .
Véritable État dans l’État, la Wismut est dirigée par des militaires
soviétiques qui donnent des ordres aux gestionnaires, aux
ingénieurs et aux scientifiques allemands. De quoi provoquer des
aigreurs, donc des fuites.
Plus ciblées et mieux pensées que les pillages de vengeance
aveugles de l’Armée rouge – la rafle des rails de chemin de fer par
exemple –, ces opérations sont coordonnées par le Directoire des
biens soviétiques en Allemagne que commande l’Arménien Bogdan
Koboulov. Un membre du cercle rapproché de Beria dont le frère,
Amïak, dirigeait l’INO de Berlin en juin 1941.
Vers la guerre froide

Beria, qui consacre à présent la majeure partie de son temps à


l’édification du complexe nucléaire soviétique, reste donc à la
manœuvre. Kourtchatov et Kapitsa en tête, les scientifiques
n’apprécient guère son style, trop brutal pour eux. Par contraste, ils
sont presque unanimes à reconnaître son esprit de décision, son
énergie, son goût des solutions concrètes, sa capacité à leur
apporter via les services secrets des informations pertinentes et
étayées.
Toujours calculateur, Staline se montre réservé. La stature grand
patron de Beria ne lui échappe pas. Quoique appréciant les
résultats, il s’en méfie. Pour cette raison d’ailleurs, le dictateur
prendra dès mai 1946 la précaution de démanteler le peu qui restait
du royaume de l’ombre de son compatriote géorgien, promu au
Politburo tout en perdant le commandement du ministère de
l’Intérieur, le MVD, en partie émasculé déjà depuis 1943 et le retrait
de son périmètre du NKGB, la Sécurité d’État, héritière de la trop
fameuse Tcheka.
Après huit années d’exercice presque ininterrompu sous le
contrôle de Beria, Pavel Fitine, muté en province, perd la direction
de la PGU. À la tête du MVD (ministère de la Sécurité d’État), le
nouveau nom du NKGB, Merkoulov, autre homme lige du Géorgien,
est limogé au profit de Viktor Abakoumov, fondateur du SMERCH.
Un organisme créé par Staline dans le but d’affaiblir le NKVD car
dépendant du Commissariat du peuple à la Défense et non de
l’Intérieur.
Dans ces conditions délicates pour lui, Beria va tout de même
réussir le double pari qui le remettra dans les bonnes grâces du tsar
rouge : prendre la tête du programme nucléaire russe et mener ce
dernier à bien. Fin décembre 1946, le réacteur expérimental
soviétique diverge. En juin 1948, le premier réacteur de plutonium
d’URSS est mis en service.
Le 3 septembre 1949, enfin, un B-29 américain spécialement
équipé pour le recueil des échantillons atmosphériques aux abords
de l’espace aérien de l’URSS détecte une radioactivité supérieure de
beaucoup à la normale. D’autres vols de reconnaissance confirment
aussitôt le phénomène. Vingt jours plus tard, le monde apprend par
la voix du président américain Harry Truman que les États-Unis ont
cessé depuis trois semaines d’être la seule puissance nucléaire au
monde.
Nul ne peut dire précisément combien de temps l’espionnage
atomique a permis à l’URSS de gagner sur la confection de la
bombe. Peut-être deux années, mais deux années cruciales. Si
Moscou n’avait possédé l’arme nucléaire qu’en 1951, par exemple,
la guerre froide aurait sans doute pris un tour différent. On imagine
alors difficilement Staline donner le feu vert au dictateur nord-coréen
Kim Il-sung, fondateur de la dynastie des Kim, pour assaillir la Corée
du Sud au risque d’un conflit mondial comme ce fut le cas en
juin 1950.
Moscou, de toute façon, pavoise. En apportant à Beria et à
Kourchatov des éléments indispensables à la confection de la
bombe, les réseaux d’espionnage du GRU et de la PGU ont bien
mérité de la patrie soviétique. Par contraste, les services secrets ne
joueront pas ce rôle essentiel dans la confection de la bombe H
soviétique, construite par l’URSS sur la base de ses propres
avancées scientifiques et technologiques, et non par le biais du
pillage de celles des Occidentaux comme ce fut le cas pour la
bombe A.
S’ils ont été d’une grande utilité pendant la Seconde Guerre
mondiale, les réseaux d’espionnage à l’Ouest sont secoués
depuis 1945 et les défections successives. Celle d’Igor Gouzenko,
chiffreur du GRU à l’ambassade d’URSS au Canada, qui le premier
va mettre les Anglo-Américains sur la piste des espions atomiques
soviétiques (6 septembre 1945). Puis celle d’Elizabeth Bentley, qui,
après la mort de son amant et compère de clandestinité Jacob
Golos, décédé d’une crise cardiaque, va révéler au FBI tout ce
qu’elle sait de l’appareil clandestin du CPUSA et de ses liens avec
les services russes, soit cent pages d’aveux bourrées de cent
cinquante noms, de dates et de détails pratiques (6 novembre 1945).
Des réseaux engagés dans un conflit de type nouveau, la guerre
froide…

1. Le lecteur curieux de cette affaire d’infiltration du CPGB peut, le cas


échéant, se reporter à mon livre Les Femmes de l’ombre. L’histoire occultée
des espionnes, op. cit.
2. Il s’agit probablement de Constantin Saliminov, le directeur adjoint de
Wismut, qui passera aux Américains en mai 1950 avant de regagner la zone
d’occupation soviétique.
TROISIÈME PARTIE

TOUS LES CHEMINS


DE LA GUERRE FROIDE
MÈNENT À BERLIN

« Il faut s’attaquer à son adversaire quand on est sûr de


l’abattre. »
Staline
10

Berlin, capitale de la guerre secrète

« Staline ne souhaitait pas en effet une rupture brutale,


mais une situation l’autorisant à parvenir à ses fins sur
place (grâce en particulier à l’action de l’Armée rouge et
des services secrets) sans provoquer un raidissement
occidental. »
Georges-Henri Soutou,
La Guerre de Cinquante Ans

Formé au moule du bolchevisme, Staline ne renonce pas au


projet d’hégémonie totalitaire. Un projet qu’il conçoit désormais
centré sur l’URSS, qui vient de faire ses preuves aux yeux du monde
en résistant victorieusement au nazisme. Le premier objectif du
Kremlin consiste à grignoter l’Allemagne, dont le basculement à l’Est
assurerait le triomphe du communisme en Europe. Mais sans une
guerre ouverte avec l’Occident dont l’URSS ne peut se permettre le
luxe compte tenu des dégâts matériels et humains subis entre 1941
et 1945.
En conséquence, tablant sur la lassitude américaine, le maître du
Kremlin engage sans délai la manœuvre pour s’emparer de Berlin
non pas sur le plan militaire – c’était déjà fait avec la prise de la
capitale par l’Armée rouge –, mais sur le plan politique.
La confrontation avec l’Occident est donc à l’ordre du jour. Ce
face-à-face sans violences directes comporte tout de même un
sérieux inconvénient. Alors qu’autrefois seuls quelques agents triés
sur le volet idéologique, les Choumovsky et autres Ovakimian,
pouvaient vivre dans le monde capitaliste sans s’en trouver
« contaminés », des milliers de soldats de l’Armée rouge sont à
même de constater dans les ruines de Berlin la supériorité matérielle
de l’Occident. Ainsi le fascisme assurait-il aux Allemands, même en
temps de guerre, un niveau de vie bien plus élevé que le
« socialisme scientifique » régnant en URSS ! De quoi faire vaciller
beaucoup de certitudes.

Nouvelle donne en Europe

Des certitudes, on en a aussi en face, mais fluctuantes. La


France de l’après-guerre, par exemple, voit toujours dans
l’Allemagne l’ennemi principal. Les succès de l’Armée rouge contre
le nazisme valent de surcroît à l’Union soviétique un coefficient de
sympathie très élevé dont profite le PCF. En novembre 1946, ce parti
atteindra ainsi son zénith électoral avec 28,4 % des suffrages
exprimés. Jusqu’à l’automne 1947, il participera au gouvernement
tripartite (socialistes, démocrates-chrétiens, communistes) qui gère
le pays après le brusque départ du général de Gaulle. C’est à cette
période seulement que l’illusion d’une gouvernance unitaire entre
partis de la IVe République finira par se dissiper.
En Angleterre, Winston Churchill, partisan d’une politique
énergique envers l’URSS, dont il perçoit les avancées en Europe de
l’Est, est battu aux législatives de juillet 1945. Un résultat qu’il
apprend à son retour de la conférence anglo-américano-soviétique
de Potsdam, dans la zone russe, au sud-est de Berlin, où ont été
définies les zones d’occupation des différents pays vainqueurs (non
invitée, la France aura quand même la sienne).
L’idée directrice reste une réunification allemande à terme, sous
contrôle allié. Tout bénéfice pour Staline, qui compte sur le
désengagement militaire des Occidentaux qu’annonce la fin
prochaine de la guerre (le Japon capitulera le 10 août) pour satelliser
Berlin et tout le pays.
Estimant qu’on n’a nul besoin d’un « Komintern britannique », le
successeur de Churchill, le travailliste Clement Attlee, lui facilite la
tâche en dissolvant dès 1946 le service Action du temps de guerre,
le Special Operations Executive, qui aurait pu jouer un rôle important
vu son côté multinational. Vecteur d’influence potentiel, le SOE
possédait en effet des ramifications dans tous les pays d’Europe et,
sous le nom de Force 136, dans certains pays d’Asie.
Ramener les boys à la maison, c’est le programme d’Harry
Truman, devenu président des États-Unis après la mort de
Roosevelt le 12 avril. Un dirigeant que rien ne prépare à un destin
sur la scène internationale. D’autant qu’il comprend mal les enjeux
européens, sans parler de la nature du communisme stalinien.
Pour lui, la guerre finie, les États-Unis n’ont plus besoin de
services secrets de la taille de l’Office of Strategic Services – près
de 15 000 personnes opérant dans toutes les parties de la planète.
er
En foi de quoi, dès le 1 octobre, l’OSS est dissous. Avant que
Truman ne fasse volte-face, créant la Central Intelligence Agency
(CIA) en septembre 1947, Washington ne disposera que d’organes
de renseignement squelettiques.
Seule une poignée d’Américains saisit que la guerre mondiale
contre l’Allemagne et le Japon ne cesse que pour laisser la place à
un grand affrontement Est-Ouest. Et parmi ces esprits acérés,
George Kennan. Dès 1946-1947, ce directeur de la mission
américaine à Moscou puis enseignant au National War College de
Washington a tracé les grandes lignes de l’endiguement
(Containment), appelé à devenir la stratégie de guerre froide des
États-Unis.
Le marxisme-léninisme-stalinisme est agressif par essence,
analyse le diplomate. Les États-Unis doivent en contenir la poussée
le temps suffisant pour qu’il perde ses attraits aux yeux des gauches
européennes ou asiatiques et stagne, victime de ses propres
contradictions et de son inefficacité économique. Le temps en bref
de freiner son élan jusqu’à un arrêt que Kennan estimera, de façon
très optimiste, à une quinzaine d’années.
Cette doctrine de guerre politique sur tous les fronts prévaut à
Washington par opposition à celle du refoulement (Roll back), option
quasi militaire lourde de dangers. Les thèses de Kennan vont en
effet nourrir ce qu’on désignera bientôt comme la « doctrine
Truman » : endiguer partout l’expansion du communisme, mais sans
chercher la contre-offensive frontale dans les zones contrôlées par
Moscou et plus tard par Pékin. En Europe, le plan Marshall sera sa
principale composante. Et la guerre subversive des services secrets
un autre volet, plus discret.
Tout particulièrement sur l’échiquier allemand où chaque camp a
commencé à disposer ses pièces…

L’échiquier allemand
Alexandre Korotkov est de retour. En septembre 1940, c’est cet
« illégal » de l’INO qui était venu frapper à la porte de l’appartement
des Harnack afin de reprendre contact avec le couple. Lui encore
qui, alors que l’attaque allemande contre l’URSS venait de
commencer, devait fournir in extremis à l’Orchestre rouge des
moyens de transmission radio qui ne tarderaient d’ailleurs pas à
tomber en panne.
Korotkov fit ses preuves de bon officier bolchevique dès 1937 à
Paris, comme organisateur de l’assassinat de Gueorgui Agabekov,
un dissident de l’INO, puis de la décapitation d’un fidèle de Trotski,
1
l’Allemand Rudolf Klement . Pendant la guerre, il a œuvré au sein
de l’INO-PGU, détaché en 1943 pour des missions en Afghanistan,
puis en 1944 en Pologne et en Roumanie. On l’a aussi vu sur le
front, menant grâce à des agents allemands retournés un « jeu
radio » contre l’Abwehr, le SD ou le 2e Bureau de la Wehrmacht sur
le front oriental, le Fremde Heere Ost (Armées étrangères à l’Est) du
général Reinhard Gehlen.
À partir d’août 1945, Korotkov devient le résident de la PGU en
Allemagne sous la couverture de conseiller politique adjoint. Ne
disposant au départ que de six, puis huit officiers, il s’est installé
dans les locaux de l’administration militaire soviétique du maréchal
Joukov, à Karlshorst, dans la partie est de Berlin. Ses tâches
prioritaires : recruter des agents membres de partis « bourgeois »
comme la démocratie chrétienne.
Conquérants de l’ex-capitale nazie, les Soviétiques en ont profité
pour imposer leur loi. Dès avril-mai 1945, le « Kommando Ulbricht »,
dix cadres marxistes-léninistes allemands de choc, s’est installé à
Berlin. Il tire son sobriquet du nom de Walter Ulbricht, dirigeant
hyperstalinien du KPD qui a passé toute la guerre à Moscou dont il
est désormais l’homme lige en Allemagne.
Parmi ces responsables venus d’URSS prendre les leviers de
commande de la partie orientale du pays, le secrétaire personnel
d’Ulbricht, Wolfgang Leonhard. Un « Kommando » analogue prend
simultanément ses quartiers à Dresde, un troisième à Schwerin. Et
plus tard, fin mai, Markus Wolf, le futur dirigeant des services secrets
est-allemands, tellement proche des Russes qu’ils l’appellent
familièrement « Micha », retrouve Berlin lui aussi.
Un an après cette injection de cadres communistes venus
d’URSS, un ersatz d’unité politique à gauche est réalisé dans la
partie orientale par fusion sous l’enseigne du Sozialistische
Einheitspartei Deutschlands (Parti socialiste unifié d’Allemagne) du
parti social-démocrate SPD et du parti communiste KPD, reconstitué
auparavant par ordre de Moscou.
Les trois têtes du SED sont Ulbricht, Wilhelm Pieck, un vieux
chef communiste allemand, et Otto Grotewohl, dirigeant social-
démocrate d’avant guerre passé avec armes et bagages dans le
camp communiste.
« Le parti unitaire sera un parti socialiste allemand indépendant.
Il doit représenter les intérêts des travailleurs dans les villes et les
campagnes, eu égard aux nécessités allemandes », précise la
résolution fondatrice du nouveau mouvement.
Une « voie allemande vers le socialisme » semble ainsi se
profiler. La théorise à cette époque Anton Ackermann, de son vrai
nom Eugen Hanisch, un des leaders communistes les plus en vue
bien qu’il n’appartienne pas à l’écurie Ulbricht. La situation
allemande de l’après-Seconde Guerre mondiale est tout à fait
différente de celle de la Russie de 1917, argumente-t-il. La classe
ouvrière s’y trouve majoritaire.
Or, séduisante sur le papier, la greffe KPD-SPD prend mal sur le
terrain. Aux municipales de la partie est de Berlin d’octobre 1946, le
SPD rafle 49 % des voix, la démocratie chrétienne 22 %. Avec ses
petits 20 % le SED arrive avant-dernier, les libéraux du LPD
plafonnant à 9 %. C’est dire si le phagocytage en douceur voulu par
Staline comme première étape de la conquête sans violence de
l’Allemagne tout entière ne fonctionne pas.
L’incendie de la guerre froide, qui ne faisait jusque-là que couver,
se déclare l’année suivante. Journaliste radio, Markus Wolf partage
avec son épouse un luxueux cinq-pièces au centre de Berlin. Ce
futur maître espion passe ses fins de semaine dans une résidence
voisine du lac de Wannsee, pas très loin du pont de Glienicke où
s’effectuera en 1962 le premier échange d’espions négocié entre
l’Est et l’Ouest (cf. chapitre 15). C’est en 1947, lors d’une balade
près du lac, que Leonhard, ancien camarade de chambre de Wolf
pendant la guerre à l’école du Komintern de Kouchnarenkovo, au fin
fond de la Bachkirie, apprend de la bouche de son ex-cothurne que
la politique d’unité avec les sociaux-démocrates dans l’espoir d’une
convergence entre socialistes réformistes et communistes est en
passe d’être jetée aux orties :
— Wolfgang, tu devrais faire attention. Tu parles un peu trop d’un
socialisme spécifiquement allemand. La ligne est sur le point de
changer.
Et comment ! Staline a tranché : on abandonne le projet
d’Allemagne unifiée et neutre glissant doucement dans l’orbite
soviétique pour aller vers une fracture Est-Ouest, droit vers la guerre
froide. Wolf, qui a l’oreille des Russes beaucoup plus que son
camarade, le sait pertinemment. Cette information cruciale, ne la
tient-il pas du colonel Sergueï Toulpanov, le très influent responsable
de la propagande de l’administration militaire soviétique en
Allemagne ? D’où cet avertissement amical.
— Voyons, « Micha », rétorque Leonhard, je suis au secrétariat
central du parti unifié. La ligne, je suis payé pour la connaître.
— Il y a des institutions plus élevées que « ton » secrétariat.
Dans ton intérêt, Wolfgang, je voulais te prévenir des changements,
insiste Wolf.
Institutions plus élevées : les Russes, autrement dit. Donc bien
entendu leurs polices et leurs services secrets, toujours en proie à
une fâcheuse tendance à se marcher sur les pieds, résultat de la
politique stalinienne du diviser la communauté soviétique du
renseignement pour mieux régner.

Berlin Station vs rezidentoura

D’abord structuré sur place par Ivan Serov, fils de paysan devenu
directeur adjoint du NKGB – qui fut aussi un des bourreaux des
officiers polonais assassinés à Katyń et autres lieux
d’extermination –, le contre-espionnage du MVD en Allemagne
passera rapidement aux mains du général Nikolaï Kovaltchouk,
ancien commandant du SMERCH, le contre-espionnage de l’armée
soviétique d’Ukraine. À lui de juguler toute forme d’opposition
politique et, naturellement, toute forme d’infiltration de l’est de
l’Allemagne par les services secrets occidentaux.
Comptons aussi avec les protégés de Beria, à savoir Bogdan
Koboulov, responsable du Directoire des biens soviétiques en
Allemagne lui-même placé sous les ordres de Merkoulov, patron du
même Directoire, mais pour toute l’Europe. Des responsabilités
certes bien moindres que celles des deux compères aux heures de
gloire de Beria. Mais qui, selon toute probabilité, leur ont évité le
Goulag dans la mesure où ils demeurent partie prenante du
complexe nucléaire soviétique, apanage de leur protecteur.
Face à eux, les membres de l’Office of Strategic Services, dont
on se souvient dans quelles circonstances leur chef, « Wild Bill »
Donovan, de passage à Moscou, fut confronté en décembre 1943 à
Gaïk Ovakimian, l’ex-vedette de l’espionnage scientifique et
technologique russe aux États-Unis (cf. chapitre 4).
Arrivés par avion à Berlin en juillet 1945 seulement, plus de deux
mois après la prise de la ville par l’Armée rouge et le débarquement
du « Kommando Ulbricht », les officiers de l’OSS vont constituer la
Berlin Operations Base sous la direction de Dana Durand, assisté de
Peter Sichel, futur œnologue et producteur de vins originaire de
Mayence. Jusqu’à la Noël 1945, Richard Helms, futur directeur de la
CIA de 1966 à 1973, aura supervisé la mise en place de cette BOB.
Les services secrets américains connaissent à la fois des chutes
d’effectifs drastiques à la fin de la guerre – moins 90 % – et des
restrictions budgétaires de la Maison-Blanche conduisant à divers
changements de missions et de nom. La BOB va ainsi dépendre de
plusieurs organismes de tutelle : OSS jusqu’à sa dissolution ;
Strategic Services Unit ; Office of Special Investigations ; Central
Intelligence Group ; et donc CIA à partir de septembre 1947.
Encore devra-t-elle réaliser un subtil équilibre avec le
détachement allemand de l’Office of Policy Coordination, l’OPC, une
sorte d’interface entre la branche Action clandestine de l’Agence
centrale de renseignements toute neuve et le Département d’État.
Cet OPC doit traduire sur le terrain les consignes de « guerre
politique » délivrées par George Kennan. Il est placé sous la
direction de Frank Wisner, un anticommuniste passionné prototype
du Cold Warrior, le « combattant de la guerre froide ».
C’est dire si côté américain aussi les structures se chevauchent
et, souvent, se concurrencent.
Ce que constate en tout cas la BOB, aux avant-postes berlinois
de la guerre secrète contre le communisme, c’est la mainmise
policière croissante de l’URSS sur la zone d’occupation de l’Armée
rouge en Allemagne orientale. En raison de leur infériorité
numérique écrasante face aux services secrets soviétiques et de
leur manque de connaissance de la nouvelle réalité allemande, les
Américains décident à partir de l’été 1946 de mettre en selle
l’organisation de renseignements de Reinhard Gehlen. Général aux
ambitions très élevées et à l’anticommunisme virulent, l’ancien chef
du Fremde Heere Ost leur a habilement fait valoir sa connaissance
de l’Armée rouge. D’abord tenu en suspicion en tant qu’ex-serviteur
e
du III Reich, un séjour aux États-Unis en compagnie de six officiers
de son ancien état-major au FHO a convaincu les Américains de lui
faire confiance. Installée dans deux bâtiments, le château de
Kransberg et un pavillon de chasse réquisitionnés, son organisation
dite OG (pour Gehlen) ou Org prendra ses quartiers à partir
du 6 décembre 1947 dans des baraquements de Pullach, près de
Munich. Cette période étant celle de la Saint-Nicolas, fête très
populaire en Allemagne, le lieu sera immédiatement baptisé « Camp
Nicolas ».
À Berlin, la BOB, sise dans le secteur d’occupation américain, a
jeté son dévolu sur un immeuble de trente-deux pièces et deux
étages souterrains qui servait tout récemment encore à l’état-major
de la Wehrmacht dans le quartier de Dahlem relativement épargné
par les bombardements et les combats passés. Elle tente de réagir à
la pénétration soviétique par des voies originales.
Opération Cimetière

À l’automne 1948, un cercle de jeunes intellectuels allemands


fonde le Kampfgruppe gegen Unmenschlichkeit (KgU), le « Groupe
de combat contre l’inhumanité ». Sous ce nom pompeux, ils
entendent dénoncer les internements massifs d’opposants auxquels
procèdent les Soviétiques dans toute leur zone d’occupation. Dont
ce scandale tout à fait réel : sans le moindre scrupule, les Russes
ont rouvert les camps nazis où périrent tant de communistes pour y
jeter tous ceux qui leur déplaisent !
Le leader du KgU, Rainer Hildebrandt, aurait précédemment été
interné dans un de ces camps par les hitlériens. Pour frapper les
esprits, il cite, dans une interview accordée au New York Times en
février 1949, le chiffre de 250 000 prisonniers des Russes dont,
selon lui, 100 000 seraient morts derrière les barbelés.
Bien qu’il s’agisse à l’évidence d’exagérations propagandistes, la
BOB et l’OPC, impressionnés par la détermination de ces jeunes,
décident de les soutenir financièrement de façon indirecte. Ce sera
l’opération Graveyard – « Cimetière », un nom franchement peu
engageant ! Elle est lancée en mars 1949 avec l’aval de Frank
Wisner. Pour la BOB, Hildebrandt devient ainsi « Paul Boudreau ».
Connaissant des bonheurs divers, Cimetière va durer dix ans. La
moitié des dépenses du Kampfgruppe sont réglées par l’OPC qui,
pour le côté opérationnel, laisse la quinzaine de militants du groupe
assez libres de leurs actions pourvu qu’elles fassent mal à
l’adversaire.
Les réunions du Kampfgruppe seront médiatisées par la radio
américaine de Berlin, leur donnant plus d’importance qu’elles n’en
ont dans la réalité. Tout de même, les activistes reçoivent une
soixantaine de visites par jour dans leurs locaux, une grande villa
d’Ernst-Ring Strasse, ce qui leur permet de dénoncer les atrocités
russes forts de détails précis. En 1950, le nombre annuel de ces
visiteurs atteindra son zénith : 26 000.
Le KgU s’étoffe peu à peu. Il fait preuve d’un sens très vif de
l’action spectaculaire. En 1951, son chimiste, Wolfgang Kaiser, met
au point un système de déclenchement automatique de jet de tracts
à partir de ballons gonflés à l’hélium dont 15 000 seront lancés
chaque mois en direction de la zone soviétique. À quoi les Est-
Allemands, visiblement gênés par cette forme de propagande
inédite, vont répondre de façon mensongère, assurant que les
ballons contiendraient des charges explosives. Comme ils ne
causent pas le moindre dégât, la rumeur ne prendra guère, tant il est
vrai qu’en matière de désinformation, plus on s’écarte de la vérité, et
moins on frise l’efficacité.
Des dissensions minent cependant le KgU. Hildebrandt est mis
sur la sellette fin 1951 par ses propres adjoints. Mettant en doute la
réalité de son internement par les nazis, Ernst Tillich et Walter
Dethloff lui reprochent pêle-mêle d’être devenu une marionnette de
la CIA, de détourner une partie des fonds américains, d’avoir séduit
plusieurs mineures du groupe et d’accorder une confiance excessive
à deux militants soupçonnés d’œuvrer pour la STASI, la « petite
sœur » du MVD soviétique.
Lâché par la CIA, Hildebrandt s’écarte alors, remplacé par Tillich,
un chrétien de gauche arrêté par la Gestapo, ce qui lui a valu plus
de deux ans de captivité à Sachsenhausen. Ce jeune quadra
entretient des relations avec le maire SPD de Berlin-Ouest Ernst
Reuter, considéré comme proche des Britanniques, et même, par
correspondance du moins, avec le chancelier fédéral démocrate-
chrétien Konrad Adenauer. La BOB lui prête en outre de meilleures
qualités d’administrateur qu’Hildebrandt.
Au plus fort de ses activités, le groupe de combat va de fait se
révéler capable de réaliser et de diffuser six brochures mensuelles :
Die Warheit (« La Vérité »), tirée à 100 000 exemplaires, tous frais
payés par la CIA ; Der Kämpfer (« Le Combattant ») ; Der
Parteiarbeiter (« Le Travailleur du Parti ») à destination des
membres du SED ; Geist und Leben (« L’Esprit et la Vie »),
publication culturelle qui insiste sur les persécutions antireligieuses à
l’Est ; Elternhaus und Schule (« La Maison de famille et l’École »), à
l’usage des parents, des lycéens et des étudiants ; KgU-Archives.
Assez pour en faire une cible du MVD soviétique dont le nouveau
directeur à Karlshorst, le général Mikhaïl Kaverznev, écrivait dès
septembre 1952 que le Kampfgruppe « était responsable pour les
opérations subversives en RDA ».
Retombé sous la houlette de Hildebrandt, le KgU continuera ses
activités jusqu’en 1959, année où il finira par succomber sous les tirs
croisés de l’Est mais aussi de l’Ouest, les critiques à son égard se
faisant de plus en plus virulentes. Y compris au sein de la CIA, que
les initiés commencent à désigner sobrement comme « l’Agence »
ou « la Compagnie ».
C’est dans sa mouvance qu’ont toutefois apparu de nouveaux
mouvements propagandistes dirigés contre la RDA.

De faux journaux communistes

En août 1951, le SED convoque à Berlin un Festival international


de la jeunesse. Le genre de démonstrations de masse dans lequel
les communistes excellent. À cette annonce, un vent d’inquiétude
parcourt le secteur occidental de l’ex-capitale : et si les rouges en
profitaient pour lancer une sorte d’invasion « pacifique » de nature à
créer le fait accompli ? Avec les communistes, de tels coups sont
toujours possibles. Chacun a en mémoire l’agression surprise des
Nord-Coréens contre la Corée du Sud l’année précédente. Sans la
moindre déclaration de guerre, ce qui a particulièrement choqué
l’opinion publique américaine, déjà marquée par l’assaut japonais en
traître de Pearl Harbor de décembre 1941.
Activiste ouest-berlinois, Karl-Heinz Marbach entend s’opposer à
ce rassemblement dans la mesure de ses moyens. Ancien
commandant d’un U-Boot, décoré de la croix de fer pour avoir coulé
un navire marchand anglais en juillet 1944, il s’est rendu l’année
suivante à ses ennemis d’hier. Après deux ans et demi comme
prisonnier de guerre dans un camp français, c’est à son retour en
Allemagne qu’il a appris le viol de sa fiancée par des soldats
soviétiques. Ce triste épisode, malheureusement banal en
Allemagne, met Marbach hors de lui. Devenu journaliste free-lance,
il travaille trois mois avec le KgU puis décide de voler de ses propres
ailes. Des contacts avec le ministère des Affaires étrangères le
poussent à concevoir et à réaliser avec son équipe dite
Aktionsgruppe B de faux journaux communistes. En décembre 1950,
une de ses feuilles, attribuable en apparence au SED, commémore
ainsi en termes ridicules et insultants pour l’Allemagne l’anniversaire
de Staline, officiellement né le 20 décembre 1879.
Un coup d’essai qui ne passe pas inaperçu de la BOB. En
juillet 1951, à l’approche du Festival international de la jeunesse, la
CIA va financer la première publication d’un faux numéro du journal
communiste Junge Welt (« Monde jeune ») qui sera diffusé
à 180 000 exemplaires. D’autres faux signés Cramer Publicités puis
Éditions de l’Équateur suivront à l’enseigne de l’Aktionsgruppe B
dans le cadre du projet américain Cassok (« Soutane »), dont un
exemplaire bidon de Die Volkspolizei, un magazine des « Vopos »,
les policiers de RDA. En tout quelque 600 000 exemplaires.
Dans un autre registre, le magazine Klatsch au titre explicite,
équivalent du français « cancan », ridiculise aussi bien la STASI que
l’armée est-allemande, la Nationale Volksarmee. Entre autres
e
inventions, on y lira que, dans la foulée du XX congrès du PC
soviétique de 1956 dénonçant le culte de la personnalité et les
crimes de Staline, Khrouchtchev aurait accusé le Vojd (le « Guide »,
surnom du dictateur) d’avoir fait assassiner sa deuxième épouse.
Klatsch imprime aussi quantité de blagues anticommunistes.
Plus tard, Marbach et son équipe feront circuler de faux horoscopes
des principaux dirigeants est-allemands, dont Walter Ulbricht.
De quoi agacer Pankow, le faubourg de Berlin-Est où la
République démocratique allemande, fondée en octobre 1949, cinq
mois après la République fédérale, a installé ses principaux
ministères. Mais en comparaison avec les moyens massifs accordés
à la propagande par les Est-Allemands et les Soviétiques, cela ne va
guère au-delà de simples coups d’épingle.

STASI kidnapping

Plus gênante pour Pankow, car connue à l’étranger, est l’action


du Comité d’investigation des Juristes libres
(Untersuchungsausschuss freiheitlicher Juristen). Depuis ses
premiers jours en décembre 1949, l’UFJ est entièrement sous-tendu
et financé par la « Compagnie ». Son porte-parole, Horst Erdmann,
a d’ailleurs été recruté par un expert américain, Henry Hecksher,
numéro deux de la BOB en charge du X-2, le contre-espionnage.
Sur le thème très sensible dans l’Allemagne posthitlérienne et en
Occident de la violation des principes du droit, l’UFJ parvient à créer
un réseau serré d’informateurs à Berlin-Est. Ils lui procurent une
documentation abondante sur les aberrations juridiques derrière le
rideau de fer et les pratiques policières de la STASI ou du MVD. De
manière suffisamment étayée et précise pour que Moscou, comme
Pankow, qualifient ses activités d’espionnage et en fassent à ce titre
un de leurs objectifs principaux.
Pour la fin juillet 1952, justement, l’UFJ se propose d’organiser à
Berlin un congrès international des Juristes libres auquel pourraient
participer une centaine de délégués de quarante-trois pays. À l’ordre
du jour, la dénonciation des exactions et des crimes commis dans
toute l’Europe de l’Est par les Soviétiques et leurs auxiliaires locaux.
C’est plus que n’en peut supporter le MVD. Consigne est donc
donnée à la « petite sœur STASI » de faire cesser un tel scandale.
Les Soviétiques suggèrent-ils aux Est-Allemands d’enlever
purement et simplement Horst Erdmann ? C’est possible, le
kidnapping figurant dans la panoplie des opérations autorisées.
La difficulté, c’est qu’au moment où tout est prêt, Erdmann part
inopinément en Suède pour une tournée de propagande.
Tant mieux pour lui, et tant pis pour Walter Linse, le responsable
de la section économique des Juristes libres dont une des
secrétaires se trouve être informatrice de la STASI ! Linse aussi se
trouve dans le collimateur du fait qu’il est en train de rassembler de
la documentation sur les conditions de travail déplorables à la mine
d’uranium de la Wismut AG dont nous connaissons l’importance
2
pour le programme nucléaire soviétique piloté par Beria .
Le 8 juillet 1952, une équipe du département VIII de la police
politique est-allemande kidnappe le malheureux.
Linse a la malencontreuse habitude de quitter immuablement son
domicile à la même heure et de passer toujours par le même chemin
sans garde du corps. À 5 heures du matin ce 8 juillet à Berlin-Ouest,
cinq mafieux rémunérés par la STASI hèlent le taxi KB 06-223.
Affectant de sortir d’une boîte de nuit, ils promettent un gros
pourboire au chauffeur et lui demandent de les conduire à Berlin-Est.
Quand il les dépose dans Metzerstrasse, les inconnus, prétextant le
manque de liquide, complètent la somme par des paquets de
cigarettes introuvables en zone soviétique. Là-dessus, comme par
hasard, une patrouille de « Vopos » surgit et interpelle le chauffeur
pour marché noir.
Tandis qu’il est conduit au poste, le taxi, aux mains de ses
« clients », regagne Berlin-Ouest. Dans un garage « ami », les
plaques du véhicule sont montées sur une Opel. Celle à bord de
laquelle les cinq affidés du département VIII enlèvent Linse à 7 h 30
tapantes au sortir de chez lui. Témoin du kidnapping, le chauffeur
d’une camionnette de livraison essuie un coup de feu.

Mort dans une prison russe

L’Opel passe ensuite en zone soviétique – sans difficulté on s’en


doute. Le juriste prisonnier est aussitôt conduit à Karlshorst. Un
document du MVD daté du 10 juillet indique que « pendant ses
interrogatoires par le ministère de la Sécurité d’État [la STASI], Linse
a confirmé les rapports d’activités antisoviétiques de son
organisation et l’existence de son réseau d’espionnage sur le
territoire de la République démocratique allemande ». Et plus loin
qu’avec « l’accord de la commission de contrôle soviétique et du
camarade Ulbricht, le ministère de la Sécurité d’État a arrêté vingt-
sept des agents les plus impliqués ».
À en croire le même texte, l’affaire pourrait déboucher sur une
contre-offensive à l’Ouest puisque : « Tirant avantage de l’opération,
le ministère de la Sécurité d’État pourra infiltrer de nouveaux agents
parmi les Juristes libres en les envoyant à l’Ouest comme des
réfugiés », une des techniques favorites des services secrets est-
allemands.
Bien entendu, les Russes vont nier toute implication dans la
« disparition » de Linse. C’est que l’enlèvement fait grand bruit. Pour
éteindre l’incendie, Vassili Tchouïkov, héros de la bataille de
Stalingrad et désormais commandant en chef soviétique en
Allemagne, déclare « sur l’honneur » n’avoir jamais entendu parler
du kidnapping, ni de Linse.
La disparition du juriste n’empêche pas le congrès international
de se tenir à Berlin-Ouest en présence, le jour de son inauguration,
le 25 juillet, du maire Ernst Reuter et de diverses personnalités.
L’enlèvement a d’ailleurs eu un puissant effet sur l’UFJ, dont le
rassemblement n’aurait pas eu le même écho sans l’épisode
dramatique de western urbain qui l’a précédé.
Dans l’espoir de brouiller le message de la manifestation
internationale berlinoise : les communistes violent jour et nuit les
droits de l’homme, sept agents supposés de la UFJ seront jugés à
l’Est les 26 et 27, donc pendant le congrès. Sous la présidence de la
juge Hilde Benjamin, dite « Hilde la Rouge », ils écoperont de peines
sévères.
Pour autant, le bilan du kidnapping de Linse sera négatif pour les
communistes, car sur le front de la guerre psychologique, de la
propagande et de la contre-propagande, les Juristes libres ont pu
porter à cette occasion de rudes coups à leur adversaire. Mais tout
est question de point de vue. Voici celui de la police politique est-
allemande. En décembre 1952, un rapport de la STASI citera
l’enlèvement en exemple d’action fructueuse : car « il a rendu
possible une opération sur une grande échelle pour liquider les
réseaux d’espionnage des Juristes libres en RDA, aboutissant à la
capture de quatre-vingt-quatre agents qui étaient employés à des
postes de responsables de l’appareil d’État de RDA ». Un hommage
exagéré du vice à la vertu (toute relative, elle aussi) compte tenu de
la paranoïa propre au communisme, mais un hommage quand
même.
Le 3 mars 1953, deux jours avant la mort de Staline, le général
Kaverznev envoie à Moscou un rapport contenant les 1 100 pages
d’interrogatoires du malheureux Linse assorti de cet avis : plutôt que
de garder le détenu dans une cellule de Karlshorst, il conviendrait de
le traduire devant le tribunal militaire de l’Armée rouge en
Allemagne.
C’est chose faite. À en croire une communication de 1960 de la
Croix-Rouge soviétique à son homologue allemande, Walter Linse
est officiellement décédé le 15 décembre 1953 dans une prison
soviétique.
Ces prisons dont Noel Field a lui aussi connu à ses dépens
l’inhumanité…

1. Klement sera décapité par le complice de Korotkov, un ancien officier de


l’armée turque passé aux communistes. Son corps démembré sera retrouvé
près de Meulan, découverte qui va populariser un des grands faits divers de
cette époque. Dans mon livre Les Maîtres de l’espionnage (réédition Perrin,
coll. « Tempus », 2020), je montre comment l’assassinat de Klement a
influencé Georges Simenon pour son Maigret et le corps sans tête, paru
en 1955.
2. Le hasard veut que Konrad Wolf, cinéaste et frère de Markus Wolf, chef
pendant trente-quatre ans des services secrets est-allemands, réalisera
en 1956 Sonnensucher (« Le Chercheur de soleil »), un film assez réaliste sur
la Wismut. Une pellicule censurée aussitôt par la STASI de peur de déplaire
aux « camarades Soviétiques ».
11

Le mystère Field

« Puisque ces mystères nous dépassent, feignons d’en


être les organisateurs. »
Jean Cocteau

Le 11 mai 1949, Noel Field quitte le Palace Hotel de Prague en


compagnie de deux hommes non identifiés. Depuis, aucune
nouvelle. Et d’un…
En août, le frère de Field, Hermann, architecte de son métier,
arrive à Prague en compagnie de l’épouse allemande de Noel,
Herta. Croyant avoir trouvé une piste susceptible de le conduire vers
Noel, Hermann part pour Varsovie. Le 22, il achète un billet de retour
sur le vol OK 563 des lignes aériennes tchécoslovaques. À l’aéroport
de Varsovie-Okecie, on le voit se prêter aux opérations de contrôle
douanier. Mais, surprise, à l’atterrissage à Prague, lui aussi s’est
volatilisé ! Et de deux…
Ce même 22 août, Herta Field sort de son hôtel praguois. Elle
hèle un taxi pour se rendre à l’aéroport accueillir son beau-frère, puis
disparaît. Et de trois…
En septembre 1950, Erika Glaser-Wallach, épouse d’un citoyen
des États-Unis, quitte son domicile londonien. Communiste
convaincue, cette Allemande d’origine est proche du couple Field,
qui, sans enfants, l’a adoptée, quoique de façon non officielle. Un
appel téléphonique a convaincu la jeune femme qu’elle pourrait
retrouver la trace de Noel en Allemagne. Erika descend à Berlin de
l’avion de Francfort et passe la nuit dans un hôtel de la zone
occidentale. Le lendemain, elle confie son argent et divers
documents personnels au coffre de l’établissement, indices tangibles
de son intention de revenir, puis prend le métro pour Berlin-Est. Là,
elle se rend au siège du SED, demande à rencontrer le dirigeant
communiste Leo Bauer, ami et protégé des Field pendant la guerre.
Mais sur le chemin du retour à l’Ouest, elle disparaît. Et de quatre…
Cette hécatombe familiale ne peut que défrayer la chronique.
Tandis qu’une poignée de journalistes occidentaux notoirement
proches du bloc de l’Est peignent avec une touchante unanimité
Noel Field en « agent de la CIA », quelques-uns de leurs confrères
prennent la peine d’enquêter sur ce personnage inconnu. Faute
d’informations, ils ne parviennent cependant pas à comprendre à
quel point Field avait lié son destin à celui de l’URSS. Un choix qu’il
commence à payer très cher après son enlèvement, car ç’en est
bien un…

Un idéaliste au service secret de l’URSS

Noel Havilland Field est né en 1904 d’un père zoologiste installé


en Suisse avec sa famille. Les Field appartiennent au groupe
religieux assez strict des quakers.
Son père Herbert Havilland Field décédé, Noel intègre Harvard
en 1922. Quatre ans plus tard, un concours réussi lui donne accès
au Département d’État. En 1929, il renoue avec son aîné de dix ans
Allen Dulles, connu pendant la Grande Guerre où, officier sous
couverture diplomatique du service secret du Département d’État
américain en Suisse, il fréquentait la famille Field.
Le FBI de John Edgar Hoover préférant s’intéresser aux affaires
de gangstérisme, tellement plus médiatiques, le contre-espionnage
américain n’existe presque pas à cette époque. Comment Dulles
pourrait-il savoir que l’Allemand Paul Massing et son épouse
autrichienne, Hedwig Tune, dite « Hede », deux agents du GRU
postés aux États-Unis, ont « tamponné » Field, principal conseiller
économique sur l’Europe de l’Est à partir de 1930 ? Le
renseignement militaire soviétique est en effet chargé du noyautage
du Département d’État, où il va disposer d’autres agents très haut
1
placés .
Malgré les conseils pressants du couple Massing, Field,
respectueux à la lettre de la morale quaker, entend jouer franc jeu en
prenant sa carte au CPUSA. Une catastrophe potentielle pour le
GRU, car si le jeune fonctionnaire allait jusqu’au bout de cette
démarche, le Département d’État ne manquerait pas de l’écarter de
toute responsabilité importante. Or cet obstiné entame bel et bien les
procédures d’adhésion. À cet écueil près que le secrétaire général
du CPUSA, Earl Browder, « tuyauté » par les Soviétiques, repousse
sa demande au dernier moment.
Field remâche sa déception : malgré les services qu’il a rendus à
la cause – secrets et qui doivent le rester ont insisté les Massing –,
Browder lui refuse l’accès au saint des saints.
En avril 1936, dédaignant le poste qu’on lui proposait à la section
allemande du ministère et qui aurait beaucoup intéressé les
Soviétiques, il émigre à Genève avec Herta. Haut fonctionnaire de la
Société des Nations (la mini-ONU des années 1920-1930), la
liquidation administrative des dossiers des rescapés des Brigades
internationales de la guerre d’Espagne devient l’apanage de l’agent
américain du GRU à partir de la fin 1938.
Enfin un poste selon son cœur d’internationaliste naïf ! Avantage
potentiel pour le renseignement militaire russe, cet emploi lui offre
une vue plongeante sur le milieu des « interbrigadistes » en exil. Un
vivier d’agents pour les services soviétiques, lesquels n’hésiteront
d’ailleurs jamais à y puiser.
Afin de compléter ses dossiers, Field va passer quatre mois dans
la partie de l’Espagne encore aux mains des républicains. Pour les
besoins de son travail à la SDN, le voilà donc amené à connaître
personnellement le gratin des anciens dirigeants interbrigadistes.
Des communistes pour la plupart, et qui, dans leur majorité,
proviennent de pays européens. Quoi de plus fascinant pour le jeune
haut fonctionnaire que la fréquentation des vétérans d’un combat
antifasciste qui comble sa vision romantique des enjeux mondiaux ?
Pendant la Seconde Guerre mondiale, directeur général pour
l’Europe de l’Unitarian Service Committee, une organisation
humanitaire qui transfère vers l’Amérique du Sud des écrivains et
des militants antinazis au nez et à la barbe des hitlériens, Field fait à
Marseille la connaissance de dirigeants du KPD en exil. Citons parmi
ces responsables Paul Merker, emprisonné par les autorités de
Vichy puis évadé, et que l’ami américain aidera à exfiltrer vers le
Mexique, Franz Dahlem, ancien membre de la direction politique
interbrigadiste d’Espagne, et Heinrich Rau, ex-commandant de
e
la 11 brigade internationale (deux hommes qui seront livrés aux
nazis par Vichy mais parviendront à survivre).
Filière helvétique vers l’Europe de l’Est

En 1942, quand les Allemands envahissent la zone non occupée,


Field doit quitter la France pour la Suisse. Un des collaborateurs de
l’OSS, Robert Dexter, le remet sur ces entrefaites en contact avec
Allen Dulles. Chef du service secret américain pour toute l’Europe,
Dulles est basé à Berne.
Bien entendu, Dexter ignore tout du recrutement de Field par le
GRU. Aujourd’hui encore, nous ne savons d’ailleurs pas si ce dernier
continuait à cette époque à entretenir des liens de subordination
directe avec le renseignement militaire soviétique. Rien n’indique, en
particulier, des contacts avec le réseau GRU des Trois Rouges de
Sándor Radó et de Rachel Dübendorfer.
Par contraste, Field et Herta, née allemande, fréquentent
assidûment les chefs communistes réfugiés en suisse. Par exemple
Tibor Szönyi, responsable en exil de la très stratégique section des
cadres du PC hongrois, mélange de police politique interne et de
direction des ressources humaines, ou Leo Bauer, futur directeur de
la radio en Allemagne de l’Est. Des hommes dont il se fait en
quelque sorte l’avocat auprès de Dulles, pressant le chef européen
de l’OSS de financer le Comité Allemagne libre pour l’Ouest, le
CALPO, lequel n’est pourtant rien d’autre qu’une émanation
communiste.
Plein de zèle, Field va jusqu’à présenter au responsable
européen de l’OSS des membres, tous communistes, du CALPO,
ainsi que des camarades yougoslaves de Tito. Au nom de la vieille
amitié qui l’unissait à Herbert Field, le père de Noel, Dulles
débloque 10 000 dollars à répartir entre « tous les antifascistes » –
et qui naturellement iront garnir la bourse des seuls staliniens.
« Wild Bill » Donovan en tête, la direction de l’OSS, pas très au
fait des enjeux politiques européens, prêche le soutien à tous les
antinazis, quelles que soient leurs opinions. Dans ce cadre, Dulles
accentue par exemple ses contacts avec l’Orchestre noir,
l’opposition libérale-conservatrice à Hitler, ainsi qu’avec certains
mouvements de résistance français, et notamment le plus important
d’entre eux en zone sud, Combat.
Or, voilà qu’en décembre 1944 Field revient à la charge,
proposant de rééquilibrer politiquement l’aide américaine et d’infiltrer
en Allemagne des membres du CALPO. En d’autres termes, de
mettre les moyens de l’OSS au service du KPD.
Reste à en convaincre Arthur Schlesinger, futur conseiller du
président Kennedy et présentement l’un des principaux
responsables de la branche Recherche et Analyse de l’OSS. Field et
lui se rencontrent à Paris, libérée depuis août. Malgré ses vingt-sept
ans, Schlesinger porte sur son aîné un regard froid et plutôt critique :
« Je fus surtout frappé par sa stupidité puritaine. C’était un
communiste avec l’intransigeance d’un quaker, pétri de suffisance et
d’esprit de sacrifice, finalement pas très intelligent. »
Passant outre au « niet » de Schlesinger, Dulles prendra quand
même sur lui de financer et d’organiser la réintroduction dans leur
pays de cadres des partis communistes allemand, yougoslave,
hongrois et tchécoslovaque. Des militants bien décidés à préparer la
prise de pouvoir mais qui lui ont bien entendu été présentés par
Field comme des « démocrates antifascistes ». Souvent anciens
interbrigadistes, ces hommes sont supposés avoir pris quelque
distance avec leurs partis respectifs alors qu’en réalité il n’en est
2
rien .
La guerre terminée, Dulles réintègre le cabinet juridique
Sullivan & Cromwell, dont il reste l’un des piliers. Pour autant, le
maître espion ne raccroche pas les crampons. Il maintient au
contraire un contact étroit avec ses anciens compagnons de l’OSS.
Ce, même après que le projet d’agence nationale du renseignement
cher à son ancien chef « Wild Bill » a été écarté par le successeur
de Roosevelt, le président démocrate Harry Truman.
En septembre 1947, Truman revient justement sur ses réticences
initiales pour avaliser la naissance de la CIA. Très engagé l’année
suivante dans le soutien à la candidature du républicain Thomas
Dewey, battu par le président sortant, Dulles se trouve alors en
porte-à-faux pour prendre la direction, qu’il ambitionnait, de l’Agence
centrale de renseignements nouveau-née.
Le vétéran de l’OSS n’en conserve pas moins un pied dans la
« Compagnie », dont il continue à diriger de façon non officielle les
opérations clandestines, et un autre au cabinet Sullivan & Cromwell
où il continue ses activités de juriste international.
C’est dans ce contexte qu’en janvier 1949 Noel Field, menacé
d’arrestation aux États-Unis en raison des soupçons d’espionnage
qui pèsent sur son collègue du Département d’État Alger Hiss et de
surcroît écarté de l’Unitarian Service Committee pour cause de
partialité prosoviétique trop voyante, débarque à Varsovie. Compte
tenu des services très appréciables mais aussi très secrets déjà
rendus à la cause du communisme, l’Américain demande en toute
innocence l’asile politique. De quoi embarrasser les Soviétiques,
guère enchantés d’une initiative susceptible de compromettre leurs
réseaux. Et on ne parle pas de Dulles, humilié d’avoir été roulé dans
la farine en 1945 par son ex-protégé !

Le « camp socialiste » au pas de l’oie


L’année 1949, c’est justement la période où Staline, contraint de
mettre un terme au blocus de Berlin devant la fermeté inattendue
des Occidentaux, tranche : la guerre froide qui commence se
développera forcément en conflit armé un jour ou l’autre.
Dans la logique stalinienne, qui dit conflit avec l’Ouest, dit
homogénéisation, donc épuration massive du « camp socialiste »
pour le préparer au combat. Le tout sous la conduite du Vojd,
vainqueur du nazisme.
Le résultat selon lui, c’est la nécessaire mise à l’écart de ceux
des dirigeants communistes des « démocraties populaires » qui,
encouragés par le déplorable exemple du dissident Tito,
manifesteraient des velléités d’autonomie par rapport à Moscou.
Où porter le fer en premier lieu ? À Budapest par exemple. Le
couperet pourrait s’abattre sur la tête du secrétaire général du parti
communiste et vice-Premier ministre Mátyás Rákosi. Fort peu aimé
de Staline, ce stalinien fait d’ores et déjà figure de candidat
involontaire au rôle de « Tito de Hongrie ».
Dans l’enfer idéologique communiste, l’accusation de « titisme »
succède en effet en qualité d’hérésie criminelle majeure à celle de
« trotskisme ». Un processus que George Orwell a révélé dans La
Ferme des animaux, fable simple et détonante que la CIA et le MI6,
la jugeant supérieure à tout texte propagandiste, vont introduire
clandestinement derrière le rideau de fer. Il en ira de même pour son
roman publié l’année précédente, 1984, lumineuse dénonciation du
totalitarisme.
À l’Est, les données du problème tiennent en quelques mots :
pour renforcer la cohésion du « monde socialiste », le moindre
soupçon de dissidence doit être jugulé. À ce jeu, autant prendre les
devants. Il ne reste plus au Kremlin et à ses auxiliaires locaux qu’à
dégotter au moins un « petit Tito » par pays d’Europe orientale.
Pressentant sa disgrâce prochaine, Rákosi songe déjà à
quelqu’un d’autre pour essuyer le coup à sa place. Cet autre, ce
sera László Rajk, son ministre de l’Intérieur. La guerre d’Espagne
perdue, Rajk a trouvé refuge en France puis en Tchécoslovaquie, et
non en URSS, contrairement au futur chef de gouvernement.
Pas de meilleur communiste que Rajk, un des principaux acteurs
du « coup de Prague » de février 1948 qui fit basculer de force la
Tchécoslovaquie du côté oriental du rideau de fer et auquel le
vétéran Piotr Zoubov, rezident de l’INO à Prague avant guerre
rappelé au service, n’a pas été étranger. Insuffisamment inféodé aux
camarades soviétiques toutefois, le ministre constitue un excellent
objectif.

Notre agent à Varsovie

L’affaire est entendue, mais comment atteindre Rajk ? Par son


ami Tibor Szönyi, qui a travaillé pendant la guerre avec Dulles et
l’OSS, et a reçu à ce titre, via Field, 4 000 francs suisses pour ses
frais de fonctionnement. Et a commis l’erreur de se féliciter de ses
excellentes relations d’antan avec les Américains, approuvées par
Beria à l’époque.
C’est là qu’intervient un agent double passé en 1948 du MI6 à la
CIA : Józef Światło, directeur adjoint de l’Oddział X,
le 10e département de l’Urząd Bezpieczeńtwa, le KGB polonais. Un
lieutenant-colonel qui peut en apprendre beaucoup à l’Agence
centrale de renseignements américaine puisque l’Oddział X
s’occupe de la surveillance des militants communistes, des
fonctionnaires et des membres du gouvernement.
Allen Dulles ne tarde pas à comprendre que Światło représente
le vecteur idéal pour l’opération qu’il médite et à laquelle il va donc
donner le nom de Splinter Factor (« Facteur d’éclatement »). Jouant
sur les contradictions du camp socialiste – comme ce dernier joue
sur celles du camp occidental –, l’idée est de désigner de faux
« espions américains » au sein de la nomenklatura des pays de
l’Est, livrant ainsi ces dirigeants à la vindicte du Kremlin. Au bout du
compte, en cas de réussite : la déstabilisation du bloc adverse.
À l’image de Dulles lui-même, l’idée est intelligente mais
terriblement perverse. Ce qu’ignore son promoteur, qui aura par la
suite tendance à se présenter comme une sorte de deus ex
machina, c’est qu’elle n’est appelée à réussir que dans la mesure
exacte où elle ira au-devant des projets de Staline. Sans être la
cause de la secousse sismique qui va ébranler toute l’Europe de
l’Est, Splinter Factor va en constituer simplement le facteur
déclenchant.
Fidèle exécutant des consignes des Américains, Światło
s’emploie déjà à « mettre en évidence » le rôle central de Noel Field,
seule figure occidentale à connaître tant de dirigeants des
« démocraties populaires ». S’il y a complot capitalo-titiste, et dans
la logique stalinienne ce complot existe forcément, il ne peut passer
que par l’Américain, réfugié de son plein gré à l’Est pour échapper à
des poursuites judiciaires dans son pays.

Artur London balance Field à la StB

L’impulsion est donnée. Très vite, le dossier Field s’épaissit. Aux


archives tchèques, les enquêteurs dénichent par exemple un rapport
d’Artur London, responsable sous l’occupation en France du Travail
allemand, les tentatives communistes de noyautage de la
Wehrmacht.
Invité trois mois en Suisse au printemps 1947 aux frais de l’USC
sur intervention de Field, ce militant, qui fit déjà partie des services
secrets républicains espagnols – contrôlés par les communistes – et
sert désormais de sergent recruteur, « tamponne » un membre du
Parti du travail, le PC helvétique, Maximilien Horngacher.
Comme preuve de sa bonne volonté, le communiste suisse
montre à London une lettre de Field à Dulles datant du temps de la
guerre. London en fait une copie qu’il transmet à la StB (Státní
Bezpečnost), la Sécurité d’État tchèque d’Oskar Valeš. Assez
anodine, la missive ne démontre rien de plus que ce fait bien connu :
Field a entretenu en Suisse entre 1942 et 1944 des liens avec le
patron de l’OSS en Europe.
D’abord classée sans suite aux archives, elle en ressortira
en 1949, dès que Światło, après avoir kidnappé lui-même Hermann
Field à l’aéroport de Varsovie pour le conduire au camp
d’internement de Miedzeszyn, sera parvenu à mettre son frère Noel
Field au centre des investigations de la police politique soviétique –
la grande sœur aînée – et de ses répliques des pays de l’Est – les
sœurs cadettes –, conformément aux consignes de Dulles.
La traque, on l’aura compris, ne vise pas tant Field, ce vulgaire
petit pion rouge, que les hommes à abattre au nom de la nécessaire
homogénéité du « camp socialiste » à l’approche inéluctable de la
guerre mondiale. Dont désormais László Rajk, puisque Rákosi a
réussi à détourner sur son ministre de l’Intérieur la foudre venue de
Moscou.
Ministre de l’Intérieur, pas pour très longtemps en fait. Une
discrète concertation entre camarades à laquelle participent non
seulement Rákosi, mais aussi Mihály Farkas, le chef de la police
politique hongroise indépendante justement du ministère de
l’Intérieur (mais pas des conseillers soviétiques, omniprésents), ainsi
que ses collègues des Affaires culturelles, Jòzsef Révai, et des
Communications, Ernö Gerö, amène à conclure qu’on ne peut pas
laisser à un poste aussi important ce dirigeant suspect, c’est-à-dire
coupable, de travailler pour la « Compagnie ».
Quitte à laisser la presse lui brosser un panégyrique,
complaisance calculée qui vise à endormir sa méfiance, mieux vaut
muter Rajk aux Affaires étrangères. Quoique réputé « agent
américain », il y fera moins de dégâts.
La suite de l’opération sera l’affaire de ce que l’on commence à
appeler l’« internationale tchékiste ». Soit les « petites sœurs » est-
orientales travaillant en réseau sous les ordres de la « grande
sœur » Loubianka. L’ont planifiée deux généraux soviétiques : Pavel
Soudoplatov, l’habitué des basses œuvres, et Mikhaïl Belkine,
responsable du MVD pour l’Europe de l’Est.
Elle se déroulera à Moscou en avril 1949, illustrant à merveille la
méthode suivie. Convoqué en URSS, l’ancien représentant du PC
yougoslave auprès de son homologue hongrois, l’antititiste Lazare
Brankov, se voit sommé par un officier du MVD, le colonel Gueorgui
Sokolov, de « balancer » Rajk, ce suppôt de Tito. Comme le
Yougoslave s’y refuse, on le transfère à Budapest dans une prison
de la Sécurité d’État magyare, l’Államvédelmi Osztály (AVO).
Là, Belkine, qui ne parle pas un mot de hongrois mais
qu’assistent le chef de l’AVO, Péter Gábor, et son adjoint, le colonel
Szücs, s’emploie avec succès à briser sa volonté. Les trois
tchékistes vont en faire un témoin à charge au procès du même
Rajk, lui-même « assoupli » au point de requérir contre sa propre
personne. Condamné à mort, le dirigeant communiste hongrois sera
exécuté.
Un scénario analogue a lieu à Prague sous l’égide du président
de la République, Klement Gottwald. Le processus va déboucher sur
la condamnation à la peine capitale du secrétaire général du PC
tchèque, Rudolf Slánský, pendu en compagnie de dix autres
dirigeants communistes tchèques ou slovaques (et juifs, car l’affaire
revêt aussi une dimension antisémite, nouveauté de l’époque du
stalinisme finissant).
Une tragédie dont les ressorts ne trompent personne. Ancien du
GRU, le patron à Berlin de la STASI, l’hyper prosoviétique Wilhelm
Zaisser, ira jusqu’à laisser tomber : « Je connais Slánský, je n’en
crois pas un mot, mais si Gottwald a besoin de cela, je n’ai rien à
dire. »
Le sort en est jeté, de même qu’on jette aux ordures des chefs
communistes hier célébrés comme des héros prolétariens. Les dieux
rouges ont soif : la logique du système ne veut-elle pas que de
temps à autre des têtes tombent ?

L’arroseur communiste arrosé

Par un retour des choses assez dans le modèle stalinien, le


« petit rapporteur » Artur London s’est vu accuser, au cours de
l’instruction de l’affaire Slánský, d’avoir été un agent… de ce Field
qu’il a lui-même mis en cause deux ans plus tôt !
Vice-ministre des Affaires étrangères tchèque, London écope
d’une peine de prison seulement. Il survivra pour revenir s’installer
en France. En 1968, ce rescapé publie L’Aveu. Dans l’engrenage du
procès de Prague. Un livre qui révèle certains moments de son
parcours personnel de victime du stalinisme mais cache avec soin
son rôle beaucoup moins édifiant d’exécutant zélé des menées
staliniennes.
Aux yeux de l’extrême gauche hexagonale des années 1960-
1970, L’Aveu consacre ce rescapé comme le « héros-resté-bon-
communiste-malgré-les-persécutions-staliniennes ». Au vu de ce
que nous savons aujourd’hui de l’itinéraire de London, cette thèse,
3
au fondement purement idéologique, ne tient plus debout .
Dans le film éponyme de Costa-Gavras L’Aveu, on voit en 1970
London, alias « Anton Ludvik », se profiler sur le grand écran sous
les traits d’Yves Montand. Ses bourreaux le pressent de questions :
« Connais-tu Field ? Connais-tu Field ? »
Le spectateur de l’époque ignore bien sûr que London
connaissait effectivement l’Américain… pour avoir nourri en son
temps le dossier qui permettra de l’incriminer lui-même par ricochet.
Ainsi allait le système stalinien : les accusateurs n’étaient jamais loin
du banc d’infamie, ni même du peloton d’exécution.

« Facteur d’éclatement »

En ajoutant en Bulgarie la mise à mort de Traïcho Kostov et en


Pologne la mise à l’écart de Władysław Gomułka, qui reviendra
néanmoins en 1956, on peut considérer que Splinter Factor fut cette
intox réussie dont s’enorgueillira Allen Dulles, par la suite directeur
de la CIA de 1953 à 1961.
Si l’on compare toutefois les grands procès dans les
« démocraties populaires » à une réaction atomique en chaîne, force
est de relever qu’en l’occurrence Światło, la « Compagnie » et Dulles
ont seulement servi de détonateurs, la charge nucléaire ayant été
conçue et installée par Staline.
Le Vojd sut d’ailleurs doser l’épuration en fonction de ses propres
besoins. Paul Merker, l’ancien ami de Field en Suisse pendant la
guerre, sera certes exclu en 1950 du bureau politique du SED, le
parti est-allemand « unitaire », puis arrêté deux ans plus tard. Mais
maintenu en vie, il retrouvera la liberté en 1956, lors de la
déstalinisation. Franz Dahlem, exclu du bureau politique et du
Comité central pour « manque de vigilance face aux agents
impérialistes », conservera malgré tout un poste au ministère de
l’Éducation. Moins chanceux, Leo Bauer connaîtra, lui, les rigueurs
du Goulag.
De l’aveu postérieur du maître espion est-allemand Markus Wolf,
« il y eut quelques morts dans les prisons de la STASI », fruits
supplémentaires (ou pas) de l’opération Splinter Factor.
Une effusion de sang malgré tout limitée parce que le maître du
Kremlin savait faire la différence entre les dirigeants des partis
communistes d’Europe orientale qui, de l’autre côté du rideau de fer,
intéressaient relativement peu les médias occidentaux, et ceux de
l’Allemagne de l’Est, trop proche de la République fédérale pour
qu’une hécatombe n’y fasse pas une impression déplorable.
Peu avant l’implosion de l’URSS, paraîtra dans la presse
soviétique une thèse plutôt originale « démontrant » que Field et les
dirigeants communistes est-européens auraient été victime de la
convergence de deux monstres : Allen Dulles et Lavrenti Beria ! Ces
« deux figures sinistres » auraient ainsi été les véritables
instigatrices de la guerre froide, pour ne pas dire des « complices
objectifs ». C’est du moins ce que prétendit en 1990 le chercheur
Alexandre Potekhine. Światło, à en croire ce docteur en histoire –
sans qu’il apporte d’ailleurs le moindre élément à l’appui de cette
assertion –, aurait travaillé comme agent triple pour l’ancien patron
du NKVD. Une vision franchement complotiste où les services
secrets décideraient de tout, même de briser à leur gré la paix du
monde.
Charger de tous les péchés Beria pour mieux dédouaner le
communisme de ses crimes constitue il est vrai une pratique
ancienne. N’a-t-elle pas été inaugurée dès 1953, peu après la mort
de Staline, par les membres du bureau politique du PC soviétique –
Khrouchtchev en tête – pressés de conduire le Géorgien au
bourreau parce qu’ils avaient tous peur de lui ? Cette thèse de la
« complicité objective » avec Dulles tient d’autant moins qu’à
l’époque Beria, écarté de la tête des services secrets et de la police
politique, sauf pour ce qui concernait la fabrication de la bombe A,
cherchait surtout à revenir en grâce auprès de Staline.
En fait, la responsabilité de ce conflit planétaire incombait
principalement à la vision idéologique du Kremlin et de son marxiste-
léniniste de maître. Pour qu’un état de guerre, fût-elle froide, existât,
il fallait à l’évidence au moins deux adversaires. De là à renvoyer
dos à dos la dictature totalitaire soviétique et les démocraties
occidentales, ou, de façon plus simpliste encore, de là à renvoyer
dos à dos Dulles et Beria…
Convenons en revanche que l’opération Splinter Factor n’aurait
pas eu lieu, sous la forme qu’elle prit du moins, sans mettre en jeu
deux comparses.
Le premier, l’agent double Józef Światło, sera exfiltré aux États-
Unis en décembre 1953 par la CIA et son nouveau patron, Allen
Dulles, mission accomplie. L’année suivante, on l’entendra sur les
ondes de Radio Free Europe, formulant des assertions plus ou
moins étayées, car il s’agissait désormais d’une guerre d’information
et de désinformation.
Le second, le « pion rouge » Noel Field, sera libéré, ainsi
qu’Herta, en novembre 1954, trois semaines après que son frère
Hermann aura été élargi. Aux travaux forcés en Sibérie, Erika
Wallach ne recouvrera sa liberté qu’un an plus tard.
Bien que n’y risquant plus vraiment de poursuites judiciaires
sérieuses – une reconnaissance formelle de son travail pour les
communistes aurait sans doute suffi –, Noel Field ne regagna jamais
les États-Unis, contrairement à son frère Hermann et à sa fille
adoptive Erika.
Indemnisé, comme Herta, à hauteur de 100 000 de nos euros
pour l’« erreur judiciaire » dont il avait été victime, l’homme dont le
nom avait retenti dans les prisons et les salles de torture d’Europe
de l’Est préféra s’installer en Hongrie pour y mourir en 1970, deux
ans après sa femme Herta. Les thuriféraires du système
communiste exalteront – sans excès toutefois – ce malheureux qui,
ayant tant souffert du stalinisme, n’en restait pas moins fidèle à ses
idéaux marxistes de jeunesse. Une logique pas vraiment
convaincante.
À moins que les archives de l’Est ne révèlent un jour quelque
motivation inédite de l’attitude de Field, seul un romancier pourrait
restituer la psychologie tourmentée, et certainement masochiste, de
celui qui choisit de cohabiter jusqu’à sa mort avec ceux qui avaient
fait de lui leur bouc émissaire. Dans ces conditions, il aura survécu
treize ans à Staline, décédé, lui, en mars 1953…

1. En particulier Alger Hiss qui, coqueluche de l’intelligentsia américaine


pendant la guerre froide, sera en partie démasqué par le jeune sénateur
républicain Richard Nixon, issu comme Field… d’une famille quaker.
2. Hô Chi Minh et de nombreux dirigeants communistes asiatiques joueront
avec succès la même comédie à l’OSS, « oncle Hô » allant jusqu’à supplier
ses interlocuteurs américains de lui fournir une photo dédicacée du président
Roosevelt ! Mao Zedong, de même, parviendra à se faire prendre par ses
interlocuteurs américains pour un simple partisan de réformes rurales.
3. L’auto-aveuglement idéologique va jouer sensiblement à la même époque
en France quand l’extrême gauche se mettra à encenser Leopold Trepper
comme le « chef de l’Orchestre rouge ». Trepper avait sculpté lui-même sa
propre statue. Henri Robinson, qu’il avait balancé comme plusieurs dirigeants
de son propre réseau pour sauver sa peau, était mort sous la torture sans
avoir parlé. Ainsi pouvait-il le calomnier sans risque. De même qu’il couvrit de
tous les péchés son propre adjoint du réseau GRU franco-belge Anatoli
Gourevitch, décédé, croyait-il, au Goulag. Sauf qu’au milieu des années 1980
Gourevitch lui joua le sale tour de réapparaître pour publier ses propres
Mémoires, fort différents on s’en doute.
12

Soulèvement ouvrier en RDA

« Dans ce climat de fièvre, le Berlin des années


cinquante succéda à Vienne comme centre de
l’espionnage européen. On dénombrait jusqu’à quatre-
vingts agences de services secrets, avec leurs annexes
et les organisations de couverture, opérant dans la ville. »
Markus Wolf, L’Homme sans visage

Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. Mais que se


passe-t-il quand cet être s’appelle Staline, et qu’il a régné durant un
quart de siècle sur les destinées du communisme mondial ? Un
désarroi de la nomenklatura du régime doublé d’un immense
soulagement, avant que ne sonne l’heure des ambitions
personnelles et des remises en question. À la direction du Parti,
chacun trempe sa dague dans le poison.
Le plus radical dans cette course vers la réforme du système se
trouve être Beria. Sa première vie politique, l’ancien chef du NKVD
l’a connue dans les milieux nationalistes géorgiens. Hors du
marxisme-léninisme donc. Une exception parmi ses pairs du bureau
politique qui lui permet de raisonner à l’extérieur d’un système où il a
certes fait son trou, mais dont il mesure les failles.
Son temps de commandement à la tête du programme nucléaire
soviétique lui a fait réaliser l’écart entre le monde occidental et
l’URSS sur les plans technologique et industriel. Deux domaines
qu’il privilégie désormais aux dépens de la pureté idéologique.
Le Géorgien compte sur la terreur qu’il inspire aux autres
hiérarques. Un point fort qui deviendra son point faible quand ils
s’uniront contre lui. Concernant l’Allemagne, son raisonnement
diverge aussi du leur.
Pourquoi mener pour le seul contrôle de Berlin cette guerre
froide qui peut à tout moment déboucher sur une guerre ouverte,
estime l’ambitieux Géorgien ? Un compromis entre puissances est
possible : nous évacuons l’Armée rouge d’une Allemagne État-
tampon non communiste, et en échange les pays capitalistes nous
fournissent l’aide financière et économique massive qu’exige le
développement de l’URSS.
Sur le plan intérieur, enfin, le Géorgien entend non pas
démanteler le Goulag dont il a la responsabilité, mais le réduire
d’une bonne moitié. D’expérience, Beria ne croit pas au rendement
économique du travail forcé imposé aux détenus. Le Goulag coûte
cher et ne rapporte pas assez.
Conception typiquement capitaliste ? C’est ce que ses
concurrents reprocheront bientôt à l’atypique du Politburo. Lui
préfère parler de pragmatisme.

Beria au pas de charge

Dans la nuit du 4 au 5 mars 1953, tandis que le Vojd finit


d’agoniser, Beria et son allié du moment, Gueorgui Malenkov, ont fait
avaliser par leurs pairs désorientés la désignation de Malenkov à la
tête de gouvernement et, de manière implicite, celle du Géorgien
comme numéro deux. Le nombre des ministères passant de
cinquante et un à vingt-cinq, des regroupements s’imposent.
Seconde victoire de Beria, plus significative encore : il arrache aux
autres hiérarques la fusion entre MGB et MVD au sein d’un
superministère de l’Intérieur et du Renseignement dont la direction
lui échoit.
À lui désormais les dossiers de basse police sur les autres
dirigeants, leurs vices, leurs manies. À lui la réorganisation de
l’espionnage extérieur. Une manière de faire passer par la bande sa
ligne de détente avec l’Occident. Les opérations de renseignement
sur le territoire même des États-Unis seront menées exclusivement
de l’extérieur. Les départements américain et britannique de la PGU
fusionnent, avec à la clé une réduction sensible de leur personnel de
façon à éviter les doubles emplois. Six cents officiers du MVD en
poste dans les pays capitalistes sont rappelés toutes affaires
cessantes en URSS, quitte à larguer dans la nature leurs recrues,
comme ce fut déjà le cas pour les « cinq de Cambridge » à la veille
de la Seconde Guerre mondiale.
Les persécutions antisémites caractéristiques de l’époque du
stalinisme finissant sont stoppées. La répression contre l’Église
orthodoxe s’atténue. Sur 2,5 millions de détenus du Goulag, près
de 1,2 million retrouvent la liberté.
En Allemagne, l’objectif immédiat de Beria est la chute de
l’homme fort de la RDA, Walter Ulbricht, dont la politique
aveuglément stalinienne contrarie ses projets. En avril 1953, alors
qu’une crise alimentaire sévissait en RDA pour la première fois
depuis 1947, le secrétaire général du SED, que les Est-Allemands
surnomment le « Spitzbart » en référence à sa barbiche taillée en
pointe sur le modèle de celle de Lénine, aurait dû suspendre la
réforme agraire qui spolie les paysans petits et moyens. Or, il l’a
accélérée.
Bilan de l’opération – en l’occurrence une soustraction –,
quelque 80 000 citoyens est-allemands ont émigré en République
fédérale entre le début janvier et la fin mars ! Depuis le début 1951,
près de 250 000 d’entre eux étaient déjà passés à l’Ouest. Un exode
massif qui concerne les paysans des zones rurales ainsi que les
artisans, les petits industriels, les enseignants, les médecins et les
avocats – que la répression contre les Juristes libres a privés de tout
espoir. On sait la parade qu’Ulbricht et le futur numéro un soviétique,
Nikita Khrouchtchev, trouveront en 1960 pour juguler ce flot de
passages en République fédérale : l’édification du « mur de la
honte ».
Pourtant le Ministerium für Staatssichereit (STASI), le ministère
de la Sécurité d’État créé sur le modèle du MVD russe en
février 1950, n’est pas à la botte d’Ulbricht. La dirige en effet un
inconditionnel de l’URSS, Wilhelm Zaisser, ancien conseiller militaire
du Komintern en Chine et en Espagne où il a commandé une
Brigade internationale pendant la guerre civile.
Bien moins prestigieux que cette figure légendaire du GRU, son
adjoint, Erich Mielke, directeur de la branche répression et contre-
espionnage de la STASI, roule, lui, pour le « Spitzbart ». Ainsi
nourrit-il un dossier contre Zaisser, déjà affaibli par le passage à
l’Ouest fin 1950 de sa secrétaire, Emmi Gruhn.
Zaisser contre-attaque en brocardant en petit comité le secrétaire
général du SED, avec comme point de référence les éternels
camarades soviétiques : « Moscou préfère cent fois Grotewolh à
Ulbricht, mais Ulbricht ne s’en rend pas compte. »
Structure essentiellement policière, la STASI ne dispose pas d’un
organe de renseignement efficace hors des frontières de la RDA. Le
ministre des Affaires étrangères, Anton Ackermann, théoricien de la
« voie allemande vers le socialisme », entend donc renforcer le seul
service d’espionnage extérieur opérationnel, le minuscule Aussen
Politische Nachrichten (Renseignement politique à l’étranger). D’où
le recrutement du jeune Markus Wolf. Un sujet d’avenir éduqué en
URSS et adoubé, nous le savons, par les Soviétiques, mais qui,
sentant qu’il se passe quelque chose à Moscou comme à Berlin-Est,
préfère se tenir à l’écart des clans en lutte pour le pouvoir.
Le premier de ces clans est bien entendu celui d’Ulbricht, brutal
et cassant. Avec comme figures dominantes, outre le « Spitzbart » :
son épouse et secrétaire particulière Lotte ; Hermann Matern, leur
homme lige ; Fred Oelssner, responsable des questions
idéologiques au BP. L’ancien social-démocrate Otto Grotewohl aussi,
mais dans une certaine mesure seulement.
Président de la République « démocratique » depuis 1949,
Wilhelm Pieck reste du côté de l’ordre établi, donc d’Ulbricht, mais
de façon prudente. C’est que ce membre fondateur du KPD en 1919
se souvient de l’époque de la Seconde Guerre mondiale où il
comptait sur la Wehrmacht pour abréger l’aventure hitlérienne. Une
forme de « nationalisme bourgeois » qui lui a été reprochée mais
pourrait revenir au goût du jour en cas de victoire de Beria. D’un
autre côté, Pieck déteste Rudolf Herrnstadt, le patron du journal du
Parti Neues Deutschland.
Compte tenu de ses résultats économiques désastreux, Ulbricht
n’est pas bien vu à Moscou. Sans compter que l’appui personnel du
Vojd des derniers temps – il lui promettait des moyens matériels
pour renforcer sa Nationale Volksarmee – devient compromettant à
l’heure du poststalinisme et de la recherche d’un accord avec l’Ouest
qu’accélère Beria : en avril, le Géorgien n’a-t-il pas ordonné à un de
ses hommes liges au sein des « organes » soviétiques, Pavel
Soudoplatov, de sonder ses vis-à-vis des services secrets anglais et
américains en vue d’un compromis sur l’Allemagne ?

La RDA et le « nouveau cours »

Le clan anti-Ulbricht regroupe justement les « pro-Beria ». Il


comprend des inconditionnels de l’URSS tel Zaisser. Partisan de
Moscou aussi Rudi Herrnstadt, ancien rezident du GRU en Pologne
dont la compagne et première recrue, Ilse Stöbe, infiltrait avant
guerre, on s’en souvient, les hautes sphères du ministère nazi des
Affaires étrangères (cf. chapitre 3). Herrnstadt est aussi un dirigeant
en pleine évolution intellectuelle. Lui qui s’est longtemps conçu
comme un intrus au sein du communisme allemand du fait de ses
tâches pour le GRU regrette maintenant que le SED ait négligé la
puissance du sentiment national, ce patriotisme découvert chez les
Soviétiques à Moscou pendant la guerre et dont il voit bien que les
citoyens de la RDA le ressentent eux aussi.
Avec sa « voie allemande vers le socialisme » autrefois honnie
de Zaisser et de Herrnstadt, Anton Ackermann joue les outsiders.
Nouvelle accélération quand Beria desserre l’étau russe sur le pays
en édictant la réduction des effectifs des officiers du renseignement
soviétiques présents en Allemagne de l’Est. Début juin, Ackermann,
Micha Wolf et Gustav Szinda, son chef à l’Aussen Politische
Nachrichten, apprennent que leur nombre va chuter de 2 000 à 320.
C’est le « nouveau cours » : en matière d’espionnage aussi, l’aigle
allemand rouge devra voler de ses propres ailes.
Les pressions s’accentuent sur Ulbricht. Convoqué à Moscou
du 2 au 4 juin, le « Spitzbart » y subit les foudres d’un Beria de plus
en plus impérieux et autoritaire. C’est décidé : on arrête la
collectivisation des terres, on stoppe le harcèlement de l’Église
évangélique, on diminue la pression. Lors d’une ultime réunion,
le 4 juin, le Géorgien s’en prend vertement à Ulbricht.
Le 9, de retour à Pankow, Ulbricht, en apparence soumis, fait son
autocritique rituelle. Mais de manière surprenante, le bureau
politique du SED maintient l’élévation de 10 % des normes de travail
sans augmentation de salaire. Une surexploitation des travailleurs
dont il attend le renflouement des finances de la RDA.
C’est mettre le feu aux poudres en dépit des avertissements de
l’ancien du GRU Rudi Herrnstadt qui, dans Neues Deutschland,
rejette la sacro-sainte discipline de parti pour mener une vigoureuse
campagne de presse contre cette absurdité. Le 16, il pousse le
bouchon jusqu’à laisser publier un article historique incendiaire
narrant la façon dont, lors du « printemps des peuples » de 1848, les
ouvriers berlinois se sont emparés de l’arsenal de leur cité.

Les ouvriers de Berlin-Est contre


le communisme

Le point de rupture est pour le jour même. Pas seulement entre


pro et anti-Beria, mais, bien pire pour le régime, entre travailleurs
berlinois et autorités communistes. Un maelström. Les ouvriers du
bâtiment cessent le travail et se regroupent dans la Stalinallee, pour
se rendre à la Maison des ministères, l’ancien bâtiment du
Reichsluftfahrtministerium à l’époque de Goering. Les cols bleus
manifestent contre le maintien de l’augmentation des normes. Ils
exigent que Grotewohl et Ulbricht se montrent. On crie : « À bas le
Spitzbart ! » Seul à se dévouer, Fritz Selbmann, le ministre de
l’Industrie, est copieusement hué.
Un mouvement qui s’étend le lendemain à toute la RDA. Tandis
que Zaisser annonce aux cadres de la STASI que les protestataires
emploient une arme somme toute légitime, la grève, contre une
mesure d’augmentation des normes qui ne l’est pas, les dirigeants
du SED, Ulbricht et Grotewohl en tête, se réfugient piteusement… à
Karlshorst, sous l’œil ironique d’Herrnstadt.
Dans la mesure où il contribue à déstabiliser Ulbricht, le
mouvement va dans le sens des « pro-Beria ». Le problème, c’est
que les travailleurs en révolte ne sont les supplétifs d’aucun clan
communiste. Ils veulent des élections libres et un droit syndical
authentique. À Goerlitz, une ville moyenne de Saxe, les manifestants
s’emparent de l’hôtel de ville ainsi, plus révélateur encore, que des
sièges du SED, des syndicats officiels, des Jeunesses communistes
et même de la STASI. Ailleurs, des militants du parti sont battus, des
prisons prises d’assaut.
Désemparées face à cette révolte populaire, les autorités est-
allemandes ne savent pas comment réagir. Zaisser, par exemple,
passe son temps aux réunions du Politburo et du Comité central,
laissant la gestion quotidienne de la police politique à son adjoint
Mielke. Finalement, c’est de Beria et de Moscou que vont tomber les
ordres. Vladimir Semionov, le nouveau proconsul soviétique, décrète
l’état d’urgence, et dès le soir lance l’Armée rouge contre le
mouvement, avec des consignes de fermeté mais aussi de
modération. Il faut reprendre la rue, mais sans un bain de sang dont
l’effet serait catastrophique sous le regard de cet Occident qu’on
espère séduire.
À ce prix : une vingtaine de condamnations à mort officielles plus
trente à quarante victimes, sans compter 10 000 arrestations,
l’« ordre socialiste » règne de nouveau en Allemagne de l’Est. Reste
à analyser les faits. Comme d’habitude, ce sera au travers de
lunettes doctrinales. Que des ouvriers se dressent contre « leur »
régime socialiste était idéologiquement impossible. Et voilà que cet
impossible vient de se produire…

La théorie du complot triomphe

Pour le « Spitzbart », ces événements ne peuvent qu’être le fruit


des menées de la CIA et de l’organisation Gehlen, lesquelles n’en
peuvent pourtant mais. Si la radio américaine, la RIAS, a bien
répercuté dès le début les communiqués des grévistes, c’était avec
une extrême prudence, l’Ouest craignant par-dessus tout que le
soulèvement donne à l’Armée rouge le prétexte pour envahir la
partie occidentale de Berlin.
Les seules « ingérences » ont été celles de militants du SPD ou
des syndicats de l’Ouest venus apporter du soutien matériel et des
conseils à leurs camarades de l’Est, conformément aux principes de
solidarité ouvrière en théorie chers aux communistes, sauf quand ils
jouent contre eux.
Szinda, Wolf et l’Aussen Politische Nachrichten ne sont pas
longs à comprendre leur devoir : collecter le maximum d’informations
de nature à alimenter la thèse d’un complot capitaliste. Vaille que
vaille, ils réunissent des articles de presse occidentaux hostiles à la
RDA mais qui, en termes de services secrets, ne révèlent rien, du
fait qu’il n’y a rien à trouver. Le Kampfgruppe et les Juristes libres
sont abondamment cités comme des vecteurs d’une conspiration qui
n’a jamais existé. Allen Dulles, le chef de la CIA, était à Berlin une
semaine avant l’insurrection, a appris un agent de l’Aussen
Politische Nachrichten au sein de la mission militaire américaine.
C’est donc qu’il est venu en personne l’organiser !
Inventif, le « Spitzbart » déniche d’ailleurs lui-même une
« information sensationnelle ». Le 16 juin, l’association des syndicats
de Berlin-Ouest comptait organiser une promenade en bateau sur la
Spree. Les jours précédents, certains de ses membres ont contacté
les restes des syndicats non officiels de l’Est par téléphone. Le mot
« promenade en bateau » circulait, il s’agissait donc forcément d’un
code indiquant le début de l’insurrection !
Qu’importe si le correspondant de la Pravda, Piotr Naumov, câble
à Moscou que les manifestations ont revêtu un caractère de masse,
que des militants du SED y ont largement participé et que la
direction du parti s’est totalement discréditée. Pour une fois que le
journal communiste disait la vérité – Pravda en russe –, sans
toutefois l’imprimer bien entendu, on se refuse à l’écouter.
Les pro-Beria, qui espéraient sortir vainqueurs de l’épreuve de
force, en seront néanmoins pour leurs frais. Parce qu’il est allé « trop
loin », le soulèvement sème en effet l’inquiétude à Moscou. Que
d’autres rébellions essaiment derrière le rideau de fer, comme
er
le 1 juin à Pilsen, en Tchécoslovaquie, où les manifestants
anticommunistes ont tenu la ville deux jours, et c’est tout le système
qui risque de craquer. Alors l’instinct de conservation l’emporte : cet
Ulbricht si agaçant, il faut le maintenir en place coûte que coûte.
De nouveau numéro un à Pankow avec le soutien du Politburo
soviétique, le « Spitzbart » limoge en bloc Herrnstadt, Zaisser et
Ackermann, assimilant tout espoir de « voie allemande vers le
socialisme » à une mouture locale de l’hérésie titiste. Candidat de
Moscou, Ernst Wollweber, l’ancien patron de l’Internationale des
ports et docks, clandestin et saboteur de navires émérite, prend la
place de Zaisser à la tête de la STASI, toujours flanqué et surveillé
par Erich Mielke.
L’Aussen Politische Nachrichten et Markus Wolf sortent pour leur
part du giron d’Ackermann, limogé et même exclu du Comité central,
pour se voir rattachés directement à la STASI sous le nom de
e
XV département d’abord, puis, en 1956, celui de Hauptverwaltung
Aufklärung (HvA, Administration centrale du renseignement). À cette
date, Beria a été liquidé depuis belle lurette par les autres membres
du Politburo.
« Micha » se saisit pour trois décennies des leviers de
commande de la HvA, dont les adversaires seront l’organisation
Gehlen, devenue officiellement le service de renseignements fédéral
sous le nom de Bundesnachrichtendienst, la CIA et le MI6.
La bataille pour Berlin continue donc de plus belle. Et prend
parfois des allures surprenantes…
13

Le chef du contre-espionnage ouest-


allemand passe à l’Est

« La presse quotidienne et le télégraphe qui en répand


instantanément les inventions à travers le globe
fabriquent plus de mythes en une journée qu’on a pu en
fabriquer autrefois en un siècle. »
Karl Marx, Lettre à Kugelmann

Figure de la résistance libérale-conservatrice au nazisme, le


docteur Otto John, avocat né en 1909 dans la vieille cité universitaire
de Marburg, fut son agent de liaison avec les Alliés. Ses principaux
amis dans la mouvance résistante étaient Louis-Ferdinand de
Hohenzollern, le chef de famille de l’ancienne maison impériale, et
surtout les frères Bonhöffer. À savoir Klaus, le collègue de John au
service juridique de la Lufthansa, la compagnie aérienne civile
dépendant du Reichsluftfahrtministerium, donc de Goering, et
Dietrich, jeune théologien protestant à l’antinazisme sans
concession.
En 1939, l’amiral Canaris enrôle Otto John de manière fictive à
l’Abwehr pour lui éviter de porter l’uniforme. Dès cette époque,
l’avocat fréquente Louis Lochner, ancien correspondant de presse à
Berlin et agent non officiel du président Roosevelt dans la capitale
du Reich. Des liens qui ne seront jamais rompus.
Sa qualité de conseiller juridique à la Lufthansa l’autorise à de
fréquents déplacements en Espagne ou au Portugal. Deux pays
neutres où il peut rencontrer des agents alliés, en particulier le
colonel américain William Holenthal et le représentant du MI6,
Kenneth Denton. John prendra aussi contact avec Jacques-Marie
Truelle, représentant du général de Gaulle à Madrid, ainsi qu’avec
Mgr André Boyer-Mas, étrange figure d’ecclésiastique ondoyant
entre Vichy, le général Giraud et la France libre qui a pris en main
les rênes de la Croix-Rouge dans la péninsule Ibérique.
Assistant scientifique de Rüdiger Schleicher, un des pontes du
ministère de l’Air, le frère d’Otto, Hans, est lui aussi un membre de
l’Orchestre noir. Les deux parents rêvent alors de remplacer le
nazisme par une « Allemagne monarchique basée sur le
christianisme », comme l’écrira Otto.
Fort de ses contacts avec les alliés américains, anglais et
français, Otto tente en vain de convaincre les autres conjurés
du 20 juillet 1944, et en tout premier lieu le comte Claus von
Stauffenberg, de renoncer à leur rêve : celui d’une négociation avec
les Anglo-Américains. Assassiner Hitler ne suffira jamais à fracturer
l’alliance entre les États-Unis, la Grande-Bretagne et l’URSS. Les
antinazis doivent donc se résigner à une capitulation allemande pure
et simple. Après, on pourra reconstruire l’Allemagne nouvelle qu’ils
appellent tous de leurs vœux, plutôt libérale pour les uns, plutôt
conservatrice pour les autres.
L’échec de l’opération Walkyrie met fin à ce débat interne à
l’Orchestre noir. Hitler ayant survécu à la bombe du comte
Stauffenberg, c’est le sauve-qui-peut – pour ceux qui le peuvent
encore. Utilisant son laissez-passer permanent de la Lufthansa, Otto
parvient à quitter le 24 juillet une Allemagne reprise en main par les
SS. Une première escale le conduit à Barcelone, d’où il gagne
Madrid.
Son frère, hélas, n’a pas eu la même chance. Jeté en prison,
Hans John sera exécuté en avril 1945. Pour Otto, cette mort tragique
restera une blessure dont il ne guérira jamais. Lui-même devient
d’ailleurs un personnage controversé dans son propre pays…

Controverse sur le personnage

Dès son arrivée à Madrid par l’avion de la Lufthansa, Kenneth


Denton et le MI6 prennent le docteur John sous leur aile. En
Angleterre dès septembre 1944, le nouveau venu, dûment
recommandé par le patron du service secret de Sa Majesté, Stewart
Menzies, intègre ainsi l’équipe de Sefton Delmer. Cet ancien
correspondant à Berlin du Daily Express dirige Soldatensender
Calais, une station de « propagande noire », le terme anglais pour la
guerre psychologique. John parlera au micro de la station sous le
faux nom d’Oskar Jürgens.
Après cet épisode radiophonique, l’opposant se sent de plus en
plus dépendant des Anglais. Dans le sud du pays de Galles, au
camp de Bridgend, il ira ainsi jusqu’à participer pour le compte de
l’Office for Germany and Austria britannique aux interrogatoires de
hauts dignitaires de la Wehrmacht tels que les maréchaux Gerd von
Rundstedt, que les Anglais libéreront en 1949, ou Walther von
Brauchitsch, nazi bon teint qui mourra, lui, en captivité. Des hommes
qu’il doit classer dans les catégories A (antinazis), B (apolitiques) ou
C (hitlériens).
Son travail ultérieur de juriste pour le compte de la Commission
britannique des crimes de guerre inclut de surcroît la préparation des
dossiers à destination du procureur anglais au procès, à Nuremberg,
de vingt-quatre hauts dignitaires nazis, dont la moitié seront
condamnés à mort et pendus en octobre 1946.
La Commission l’envoie ensuite à Hambourg étoffer le dossier
d’accusation du maréchal Erich von Manstein, convaincu de crimes
de guerre en Crimée mais qui bénéficie d’une puissante aura dans le
corps des anciens officiers de la Wehrmacht. Otto John déniche un
document gênant pour ce stratège qui conçut le plan funeste à la
France au printemps 1940. Malgré l’intervention en sa faveur de
Winston Churchill, Manstein écope de dix-huit ans de réclusion
en 1948. Sa peine sera ramenée à douze ans, et finalement
« suspendue » en 1953.
C’est en 1949 seulement que John cesse officiellement de
travailler avec les Britanniques. Cette participation à l’effort de
guerre allié lui vaudra de solides inimitiés dans son pays. Pas
seulement de la part des anciens nazis. Mais tout autant de son futur
rival, le général Reinhard Gehlen, ex-chef du Fremde Heere Ost
affairé à jeter les bases du service de renseignements extérieurs de
l’Allemagne fédérale, toujours camouflé sous l’appellation Org ou
OG (pour Organisation Gehlen).

La CIA patronne Gehlen,


surnommé le « général gris »

Gehlen, officier prévoyant, a su se dégager au dernier moment


du IIIe Reich et passer aux Américains avec ses adjoints et un
monceau de documents sur l’Armée rouge. Chef de l’OG, il agit à
présent dans la coulisse pour se faire attribuer l’exclusivité du
renseignement dans l’Allemagne nouvelle.
À cette première raison de détester Otto John s’en rajoute une
autre, plus personnelle : le « général gris » ne pardonne pas à
l’ancien résistant le coup porté à Manstein, son ancien mentor.
Pour mieux le discréditer, le chef de l’OG distille à la cantonade
cette insinuation fielleuse : « Traître un jour, traître toujours. » Sans
qu’on sache d’ailleurs la nature exacte de cette trahison selon lui :
avoir conspiré hier contre Hitler ou bénéficier du soutien des Anglais
aujourd’hui ?
C’est mettre avec perversité le doigt sur la plaie. Le souvenir de
la tentative du 20 juillet divise en effet l’Allemagne de cette époque.
Beaucoup l’estiment illégitime car contraire aux intérêts d’une patrie
qui n’avait pas besoin de cela alors que la guerre tournait si mal.
Autant dire que la Résistance allemande, prise entre l’écorce et
l’arbre, n’aura jamais l’aura populaire de celles des pays occupés
e
par le III Reich.
Puisqu’il s’agit de discréditer la concurrence, Gehlen prétend
d’ailleurs en sens inverse que John aurait eu partie liée avec
l’Orchestre rouge, donc avec les Soviétiques. Et tant pis si une
enquête commandée en 1952 à l’OG débouchera sur cette
conclusion décevante pour le chancelier Adenauer comme pour le
« général gris » : John n’a aucun lien avec l’URSS, aucun lien avec
les Est-Allemands, et pas de compte bancaire secret en Suisse
comme le colportait une rumeur venue de Pullach, en Bavière, le
siège du service secret de Gehlen.
Sa réputation ambiguë n’en colle pas moins à la peau du docteur
John. Adenauer ne l’aime pas. En raison de sa proximité avec les
Britanniques, il le soupçonne d’appartenir carrément au MI6. C’est
une « marionnette du Secret Service », estimera d’ailleurs le
chrétien-démocrate bavarois Franz Josef Strauss, l’homme qui
monte au Bundestag et dont l’épouse fut pourtant une camarade de
classe de John.
Pour les Soviétiques, tuyautés notamment par leur taupe Kim
Philby, l’appartenance de John au MI6 constitue une certitude. La
STASI notera par ailleurs ses bonnes relations avec l’attaché
militaire américain, le colonel William Holenthal, son vieux complice
du temps de guerre.
À Pankow, où l’on s’inquiète de la montée en puissance de
Gehlen, l’« homme de la CIA » expert en anticommunisme, le
personnage de John, l’« agent du MI6 lié autrefois à la Gestapo »,
ne suscite que méfiance. Surtout quand cet « agent » va devenir le
président du contre-espionnage fédéral…
Proclamée le 22 mai 1949, dix jours après la levée du blocus de
Berlin par les Russes, la loi fondamentale de la jeune République
fédérale allemande, sa Constitution autrement dit, prévoit en effet la
mise sur pied, sous la tutelle du ministère de l’Intérieur, d’un service
de contre-subversion interne indépendant de la police sous l’intitulé
explicite : Verfassungsschutz (« Défense de la Constitution »). Un
organisme que la loi du 27 septembre 1950 précisera en ces
termes : « Recherche et exploitation du renseignement […]
concernant les menées tendant à suspendre, à modifier ou troubler
l’ordre constitutionnel de la République fédérale ou d’un land. »
Cette formule résulte d’un compromis avec la Haute Commission
interalliée américano-anglo-française, franchement hostile à la mise
en place d’une police politique qui pourrait faire penser à quelque
nouvelle Gestapo. Au contraire de sa voisine totalitaire de l’Est où la
STASI commence ses méfaits, l’Allemagne de l’Ouest doit devenir
une démocratie pratiquant un certain équilibre des pouvoirs. Le
nouvel organisme, en conséquence, aura pour seule mission de
surveiller les menées extrémistes, néonazies d’un côté,
communistes de l’autre, mais sans possibilité de jeter quiconque en
prison.

Un antinazi à la tête du contre-espionnage


fédéral

Qui sera le président du Verfassungsschutz ? À Bonn, capitale


fédérale provisoire, six postulants sont d’abord écartés en raison de
leur compromission passée avec le nazisme. Le chancelier chrétien-
démocrate Adenauer et son bras droit, Hans Maria Globke,
personnage douteux qui codifia les lois antisémites de Nuremberg
en 1935, poussent leur propre candidat à la direction de cet
organisme, rebaptisé Bundesamt für Verfassungsschutz (BfV), soit
« Bureau fédéral de défense de la Constitution ». Ce candidat
s’appelle Erich Wiemer. C’est le frère d’un autre résistant du 20 juillet
exécuté par les nazis.
Reste qu’Otto John, mal vu d’Adenauer mais chaudement
recommandé par les Britanniques, apprécié également des
Français, appuyé par son vieux camarade de la Résistance, le
syndicaliste chrétien Jacob Kaiser, et soutenu en outre par le
président fédéral Theodor Heuss, tient la corde. Heuss partage avec
beaucoup de responsables politiques de l’époque la hantise d’un
« nouveau 1933 », l’année où les nazis et Hitler sont parvenus au
pouvoir. Le BfV lui paraît l’outil indispensable pour juguler toute
montée en puissance extrémiste. En particulier si une personnalité
aussi insoupçonnable que le docteur John en prend la tête.
Libéraux, démocrates-chrétiens et sociaux-démocrates
s’accordant sur le nom d’Otto John, le voilà investi. Mais en
décembre 1951 seulement, toutes ces tractations ayant pris
beaucoup de temps. Les Américains auraient voulu que la totalité du
contre-espionnage fédéral incombe à leur poulain Gehlen. Pour
l’instant, ils en sont donc pour leurs frais.
John et sa demi-douzaine de collaborateurs vont installer le
quartier général du BfV dans la vieille cité rhénane de Cologne, dont
Adenauer fut le bourgmestre de 1917 à 1933. Pour plaire au
chancelier sans doute, par souci de décentralisation, mais aussi – et
peut-être surtout – pour faire contrepoids à Pullach, la ville bavaroise
qui abrite toujours le centre nerveux de l’OG.
On accusera par la suite Otto John d’avoir privilégié le
recrutement de sociaux-démocrates, rompant par obsession d’une
résurgence hitlérienne avec le nécessaire équilibre entre partis
démocratiques. Gehlen, pour sa part, réussit d’emblée un coup
magistral. Il s’arrange en effet pour faire nommer au poste de vice-
président du BfV le major Albert Radke. Un ancien officier de
l’Abwehr qui glisse une de ses vieilles connaissances, Vera
Schwarte, dans le bureau voisin de John. Un endroit stratégique où
cette ex-secrétaire de l’amiral Canaris au quai Tirpitz verra passer
les documents confidentiels du service. Funeste erreur, car
depuis 1945 Schwarte est aux mains des Soviétiques…
D’un autre côté, John parvient à étendre les compétences du BfV
au contre-espionnage par l’intermédiaire d’un autre ancien de
l’Abwehr, le major Richard Gerken. Le contre-espionnage ne figurait
pourtant pas dans la charte initiale du service. Sur ce, il parvient à
écarter son rival commun avec le « général gris », Friedrich Wilhelm
Heinz, chef du service secret embryonnaire du département
préministériel de la Défense, l’Office Blank. « Gehlen et ses gens
veulent tous les services secrets allemands. Vous le gênez comme
je le gênais. Il vous aura aussi », lance Heinz limogé au président du
BfV.
Le docteur John vient de se faire de nouveaux ennemis. Les
démocrates-chrétiens ne l’aiment pas trop, les libéraux ne le
soutiennent qu’à demi, les sociaux-démocrates ne sont pas si
contents de lui que ça parce qu’en réalité il en embauche en moins
grand nombre que la rumeur ne le dit.
Quant aux nostalgiques du nazisme, encore nombreux, ils
relaient la désinformation malveillante selon laquelle John aurait
révélé en 1944 aux services secrets anglais l’emplacement exact de
la station de recherche des fusées de Peenemunde. De quoi le
présenter comme l’initiateur des bombardements alliés qui ont
effectivement tué plusieurs centaines d’Allemands (ainsi, mais cela
ne choque pas ces hitlériens impénitents, qu’une foule de déportés).
Circonstance aggravante selon cette mouvance, John a épousé
Lucie Manén, une cantatrice d’origine juive en exil sous Hitler.
Les communistes, enfin, exècrent cet homme qui pour l’instant le
leur rend bien. N’a-t-il pas repoussé à trois reprises en mars 1954
les avances de Wolfgang Gans Edler Herr zu Putlitz, un aristocrate
du Brandebourg qui travaillait à ses côtés au sein de l’équipe de
Sefton Delmer mais sert désormais les Soviétiques ? Par nostalgie
de son château familial situé en Allemagne de l’Est, dit-on.
L’ancien du 20 juillet 1944 se sent de plus en plus mal dans sa
peau. Ce qu’il considère comme un retour en force des nazis en
République fédérale le dégoûte. C’est un homme seul, entouré
d’adversaires, travaillé par la boisson dont il abuse, qui va devoir
affronter, par sa propre faute, une situation extravagante.

Entremetteur rouge
Berlin à l’été 1954. Le Mur n’existe pas. On passe facilement de
l’Est à l’Ouest en métro, à pied ou en voiture. Et réciproquement, ce
qui permet au KGB, au GRU et à la STASI d’un côté, à l’OG, à la
CIA, au MI6 ou au Service de documentation et de contre-
espionnage français, le SDECE, d’entretenir des foules d’agents
dans l’autre camp. La ville compte alors quelque 10 000 officiers de
renseignements, agents secrets simples ou doubles, informateurs de
toute sorte et de tout calibre, affabulateurs, voire escrocs à
l’information. Un paradis pour barbouzes.
Pour Otto John, ce sera l’enfer.
Après l’écrasement de la révolte ouvrière de Berlin-Est, les deux
Allemagnes se font face sans que rien semble devoir changer. À
l’Est, c’est l’Allemagne-STASI, capitale Pankow. À l’Ouest,
l’Allemagne fédérale aux agences de renseignements rivales,
capitale Bonn, ville rhénane de 300 000 habitants.
Une immobilité qui démoralise le docteur John. La présence
d’ex-hitlériens dans l’administration Adenauer lui pèse par ailleurs de
plus en plus. Ainsi passe-t-il à côté du projet stratégique du
chancelier chrétien-démocrate : non pas revenir au nazisme, mais
bien au contraire inventer les voies qui tireront l’Allemagne vers la
démocratie.
Sans compter l’administration au quotidien du BfV qui ennuie
profondément son propre président. Or, si le BfV intéresse peu le
docteur John, les Soviétiques, eux, s’intéressent beaucoup à lui. Un
de leurs agents locaux, Max Wonsig, a signalé dès 1953 que John
sympathisait avec le docteur Wolfgang Wohlgemuth surnommé
« Wo-Wo », un gynécologue et play-boy berlinois, communiste de
l’espèce mondaine.
Otto et « Wo-Wo » se sont croisés pendant la guerre à l’hôpital
de la Charité où le médecin soignait Hans John, grand blessé.
Infirmière, la sœur de Wonsig connaît bien Wohlgemuth. D’après
elle, Otto John, très désenchanté, critique volontiers Adenauer, se
1
plaignant sans cesse du retour en grâce d’ex-nazis . Il ne
demanderait paraît-il qu’à rencontrer des gens des services
soviétiques pour en discuter avec eux.
Max Wonsig propose alors à ses officiers traitants du KGB
d’organiser une entrevue avec « Wo-Wo ». Cette prise de contact
aura lieu le 21 janvier 1954 dans une « pièce conspirative » de
Karlshorst. Les Soviétiques assurent Wohlgemuth que John, s’il en
était d’accord, pourrait rencontrer des « personnalités politiques
importantes » de l’Est pour envisager avec elles des initiatives allant
vers la réunification allemande.
Un habillage politique nécessaire du fait qu’on n’attrape pas les
mouches avec du vinaigre, fussent celles du contre-espionnage
fédéral. « Je peux organiser un rendez-vous dans mon appartement
de Berlin-Ouest », propose l’obligeant « Wo-Wo ».
Trop risqué, estiment les gens du KGB, créé en 1954. Comme on
parlait autrefois de « tchékistes », on les appelle les « kaguébistes »
ou plus simplement, les « guébistes ».
D’un autre côté, John écarte l’idée d’un rendez-vous en Suisse.
En tant que président du BfV, pas question pour lui de disparaître
plus de quelques heures, même pour des échanges qu’il croit sans
doute strictement politiques – à moins qu’il n’estime indispensable
de faire mine de les prendre comme tels.
Quoique sceptique sur les chances de réussite de l’opération, le
directeur du KGB pour toute l’Allemagne a donné un feu vert de
principe. Bon professionnel, le général Evgueni Pitovranov connaît
les aléas du renseignement qui lui ont valu d’être arrêté fin 1951 sur
ordre de Beria, avant d’être rappelé l’année suivante pour
réorganiser la PGU.
Reste à trouver une date de passage à l’acte. Soit, dans le cas
d’Otto John, de passage à l’Est.

Le docteur John brûle ses vaisseaux

Le facteur déclenchant a peut-être été la visite le 16 juillet 1954


d’un vieil ami de John, Wolfgang Höfer. Réfugié aux États-Unis puis
de retour en Allemagne, cet ancien résistant juif allemand lui aurait
alors confié être chargé de sa surveillance pour le compte de son
employeur, la CIA.
Le lendemain, Theodor Heuss est reconduit dans ses fonctions
de président qui, dans la République fédérale, lui donnent surtout un
pouvoir d’influence, les leviers de commande principaux se trouvant
à la chancellerie.
Venu de Cologne à cette occasion avec sa femme Lucie, Otto
John reste à Berlin pour la cérémonie du 10e anniversaire de
l’attentat manqué du 20 juillet contre Hitler, qui a lieu à la prison de
Plötzensee où tant d’antinazis furent exécutés, membres de
l’Orchestre noir mais aussi de l’Orchestre rouge.
Ému au souvenir de son frère et de leurs compagnons de lutte
assassinés, Otto, de sortie ce soir-là sans Lucie, semble boire
encore plus que de coutume. En outre, « Wo-Wo » aurait profité de
ce début d’ébriété pour glisser un cachet de stupéfiant au fond de
son verre. La volonté de John affaiblie, le gynécologue communiste
l’embarque alors dans sa voiture pour le conduire à Berlin-Est.
Là, le colonel Vadim Kouchine, spécialiste des affaires
allemandes au KGB, conduit le président du BfV dans une « pièce
conspirative » de Karlshorst. L’interrogatoire commence.
Le 20 juillet, peut téléphoner Pitovranov au patron du KGB Ivan
Serov et au nouveau directeur de la PGU, Alexandre Paniouchkine,
« le président du Bureau ouest-allemand pour la protection de la
Constitution a été conduit dans le Berlin démocratique [la partie
orientale de l’ex-capitale du Reich] par le docteur de Berlin-Ouest
Wolfgang Wohlgemuth, un contact confidentiel du département
Renseignement ».
Pitovranov, aux faux airs placides derrière ses fines lunettes
rondes, l’avait-il pressenti ? Si la première partie de l’opération se
termine sur une réussite – John à Karlshorst –, la seconde sera
moins concluante. Aussi dépressif et alcoolisé soit-il, le président du
BfV s’accroche toujours à la fable que « Wo-Wo » lui a mise en tête :
celle d’un simple échange de vues Ouest-Est sur les moyens de
lutter contre une résurgence du nazisme.
« Par conséquent, téléphone Pitovranov à Moscou sur une ligne
sécurisée, nous considérons le recrutement de John [comme agent
du KGB s’entend] comme inapproprié et irréaliste. Nous avons pris
la décision de le persuader de ne pas retourner à Berlin-Ouest et de
consommer sa rupture avec Adenauer en l’accompagnant d’une
déclaration politique de sa part. »
Un otage, autrement dit. Quelle autre issue d’ailleurs ? Plus
question de ramener à l’Ouest sans dommages un haut responsable
dont la disparition a été signalée par sa femme et par ses adjoints du
BfV.
Pitovranov demande alors à « Micha » Wolf de l’aider au
peaufinage de cette solution de repli. Fidèle à son tempérament qui
le porte à privilégier la persuasion, art dans lequel il excelle,
« Micha » suggère d’établir d’abord un climat de confiance.
Sur le conseil du patron de la HvA, deux guébistes fournis par
Pitovranov mettent donc Otto John en contact avec des Allemands à
la botte des Russes : Wilhelm Girnus, un ancien camarade de Wolf à
la radio de Berlin-Est, et Hermann Henselmann, architecte en chef
de la partie orientale de la ville. Deux marionnettes qu’on présentera
à Otto John comme les animateurs d’un fantomatique Comité pour la
réunification de l’Allemagne. Sauf qu’au final rien d’utile pour la RDA
et pour l’Union soviétique ne sortira de ces échanges trop
évidemment téléguidés.
Le KGB, en bref, a su attirer le président du BfV en Allemagne de
l’Est, saura en tirer des bénéfices en termes de propagande, mais
côté renseignements, pas assez à son goût. Dans ce domaine, John
parle beaucoup plus qu’il ne l’avouera par la suite, mais tout de
même moins que Pitovranov l’espérait.

Transfert secret en URSS

Les guébistes continuent néanmoins à le chambrer comme une


bonne bouteille dont on espère tirer un bon vin le moment venu.
Le 4 août, Otto Grotewohl, un ancien social-démocrate passé
avec armes et bagages au communisme, lit à la tribune du
parlement est-allemand une lettre signée John dans laquelle ce
dernier remercie la RDA pour lui avoir donné asile.
Le 11, une conférence de presse dans une salle au-dessus du
théâtre de Berlin-Est lui permet d’enfoncer le clou devant une
soixantaine d’envoyés des médias occidentaux ou des pays
communistes. S’il a quitté l’Allemagne fédérale, c’est parce qu’elle
serait en proie au retour en force des anciens nazis.
Des propos virulents qui font grand bruit dans le monde entier.
En résulte un scandale énorme. Pensez : le chef du contre-
espionnage civil de la RFA « retourné » par les Soviétiques et leurs
vassaux est-allemands ! Les commentaires de la presse ouest-
allemande sont à l’aune de cette émotion. On parle de « bombe
atomique politique », de « victoire diplomatique sans précédent de
l’URSS », de « brèche dans l’OTAN ».
Histoire de maintenir la pression, Pitovranov et le KGB
organisent une rencontre d’ailleurs assez pathétique à Dresde entre
John et le vaincu de Stalingrad désormais soumis aux communistes,
le maréchal Friedrich Paulus. Et même un dîner avec Ernst
Wollweber, successeur de Zaisser à la tête de la STASI.
Pendant ce temps, l’Ouest s’affole de voir le chef du BfV toujours
aux mains des communistes. D’autant que sur décision d’Ulbricht et
du bureau politique, Karl Schmidt-Wittmach, un dirigeant de la CDU
recruté par la HvA, est lui aussi passé spectaculairement à l’Est en
août. Par cette défection, Pankow espère agrandir la brèche ouverte
par le départ de John en dénonçant les projets de remilitarisation de
la République fédérale.
Qu’est-ce que ce cyclothymique de John – cette graine de Judas,
surenchérit Gehlen – peut bien raconter aux Est-Allemands et aux
Russes ? Dans ce climat d’inquiétude, Hans Jess, le chef de la
police criminelle (Bundeskriminalamt), est nommé d’urgence à la
place du président « déserteur » pour prendre les mesures de
sécurité qui s’imposent et procéder à une évaluation sérieuse des
dégâts potentiels.
Mais John, où se trouve-t-il au juste ? Depuis le 25 août en
URSS, convoyé secrètement en avion par Kouchine en compagnie
de la mère de Pitovranov venue visiter son fils en RDA. C’est dans
une datcha des environs de Moscou, puis dans la station balnéaire
de Gagra, sur la mer Noire, qu’il sera soumis à de longs
interrogatoires, amicaux peut-être, mais soutenus.
Ses interlocuteurs ? Evgueni Mikhaïlov, éminent spécialiste des
affaires allemandes à la PGU ; son supérieur hiérarchique, l’inusable
Alexandre Korotkov, directeur adjoint des pays d’Europe ; plus
Mme Korotkova, elle aussi excellente germanophone.
Beaucoup des questions posées portent sur l’Orchestre rouge,
dont Korotkov connaît une grande partie des arcanes, et pour cause.
D’autres par Mikhaïlov concernant ses contacts pendant la guerre
avec les Alliés. Les Anglais surtout, car certains grâce à Philby de
son appartenance au MI6, ses interlocuteurs le bombardent
d’interrogations sur l’identité de ses « chefs de l’Intelligence
Service ». Sans doute vérifient-ils ses dires auprès de Burgess et
Maclean, à demeure à Moscou. Mais John assurera plus tard n’avoir
rien révélé à ce sujet, n’étant pas en mesure de le faire.
Bien entendu, on parle aussi de dénazification ratée à l’Ouest. Et
là, dès qu’il s’agit de fournir aux Soviétiques les noms des anciens
e
serviteurs du III Reich occupant des responsabilités en République
fédérale, la mémoire de John renaît. Le KGB va d’ailleurs faire bon
usage de ses déclarations, fournissant à sa petite sœur STASI une
partie de la matière d’un Livre brun publié en plusieurs langues.
Tout cela est utile, mais sans plus. La déception russe n’est pas
seulement due à la retenue du transfuge, mais aussi… à son
manque de connaissance pratique des dossiers du BfV. S’il
s’intéressait énormément à la politique, John, peu doué pour
l’administratif, laissait ses adjoints travailler sans grand contrôle sur
eux.
« Je n’étais qu’une sorte de prête-nom, m’occupant
d’administration et de politique générale », confiera-t-il plus tard à
Sefton Delmer, son soutien inconditionnel. Une autojustification qui
laisse pantois : s’il n’était qu’un homme de paille, pourquoi John n’a-
t-il pas démissionné de la présidence du BfV ? Un départ
spectaculaire qui lui aurait permis à coup sûr de recouvrer sa liberté
de parole.
Cette liberté qu’il retrouve d’ailleurs devant les Soviétiques
chaque fois qu’il s’agit de vitupérer l’Organisation Gehlen et de livrer
des détails sur les opérations de l’OG contre les mouvements
communistes ou sympathisants de République fédérale.

Retour à Berlin-Est

Que faire du docteur John maintenant qu’il a livré tout ce qu’il


pouvait ou voulait dire ? Le renvoyer en RDA, décide la Loubianka.
En décembre 1954, les Russes ramènent donc à Berlin-Est
l’ancien chef du BfV, dont l’Ouest était sans nouvelles depuis sa
conférence de presse tapageuse du 11 août.
Le 28 février 1955, le revenant prend la parole à la radio de
Berlin-Est pour affirmer : « L’Allemagne est en danger. Elle court le
risque d’être la victime perpétuelle de la guerre froide entre l’Est et
l’Ouest […]. C’est pour cette raison que j’ai entrepris, en pleine
conscience, le 20 juillet, d’établir un contact direct avec l’Allemagne
de l’Est […]. J’ai pris cette décision après avoir été harcelé
continuellement par les nazis, qui ont relevé la tête et que l’on
retrouve aujourd’hui dans la vie politique et dans les
administrations. »
Les Russes et leurs vassaux de RDA continuent à exploiter au
mieux la défection du docteur John. Les retentissantes prises de
position de l’ancien résistant antihitlérien ont de quoi les combler
d’aise tant elles apportent de l’eau à leur propagande.
En accord avec les Soviétiques, Wollweber, le chef de la STASI,
fait ensuite passer à la presse de l’Ouest par Wilhelm Girnus,
bombardé « Président du comité pour la réunification de
l’Allemagne », les informations fournies par Otto John sur les
clauses secrètes de l’EWG, l’accord de sécurité militaire
d’Allemagne fédérale.
De cette manière, l’ex-patron du BfV endosse définitivement le
costume du traître. Sans être contredit, Gehlen peut continuer à
répéter en boucle son refrain anti-John favori.
Cette fois, les faits lui donnent-ils raison ? Mis à part ses
déclarations à la presse et à la radio, ses attaques contre les
anciens nazis et contre le « général gris », ses aveux sur les clauses
secrètes de l’EWG, l’ex-président du BfV n’a pas fourni aux
communistes tout le matériel informatif qu’ils escomptaient.
« Le passage de John à l’Est est terrible, mais il ne met pas en
danger la sûreté de la République fédérale », affirme en tout cas
Adenauer. C’est l’aveu de dégâts réels, mais limités de la part d’un
chancelier que la crise ouverte par la défection du docteur John
pousse à faire encore plus confiance à l’OG et à son chef.
Gehlen peut triompher : John s’est éliminé lui-même !
Le 11 juillet 1955, l’OG se voit officiellement intégrée dans
l’administration fédérale en tant qu’« organisme dépendant du
chancelier ». Par la même occasion, elle change de dénomination
er
pour devenir le Bundesnachrichtendienst, le BND. Le 1 avril
suivant, la bannière étoilée est amenée à Pullach, toujours siège de
l’organisation du « général gris », et remplacée par le drapeau de la
RFA.

De nouveau à la maison
À cette date où tout espoir d’une Allemagne « neutre » satellite
de l’URSS est mort, les Soviétiques se désintéressaient déjà d’Otto
John, dont ils confieront la gestion quotidienne aux Est-Allemands.
Sous le prétexte d’une « action terroriste des services spéciaux de
l’Ouest » qui n’a jamais été à l’ordre du jour, la STASI se contente de
le mettre sous surveillance, lui assignant des gardes du corps
chargés de contrôler ses mouvements.
Pas difficile puisque la police politique est-allemande a dégotté à
son « hôte » un emploi fictif au Comité pour l’unité allemande de
l’université Humboldt, près de la fameuse porte de Brandebourg. En
cas de besoin, on le sort de ce placard, comme en avril 1955, quand
le journaliste Henrik Bonde-Henriksen, correspondant du Berlingske
Tidente de Copenhague, vient l’interviewer. Ou le jour où Kouchine
le recontacte pour préparer ensemble la visite à Moscou du
chancelier Adenauer en septembre.
Atout précieux en 1954, l’ex-président du BfV ne représente déjà
plus qu’un individu encombrant. Déprimé, désœuvré, écœuré, on le
voit tourner en rond, méditant ce retour à l’Ouest qui, au fond,
arrangerait tout le monde.
Sans doute en parle-t-il avec sa femme Lucie sur une ligne
écoutée des deux côtés : à Berlin-Est et à Londres où elle s’est
repliée. L’orange pressée à fond, pourquoi ne pas abandonner
l’écorce à qui voudra bien s’en saisir ? Il se trouve que Bonde-
Henriksen est à la fois un familier de Louis-Ferdinand de
Hohenzollern, le vieux compagnon de John au sein de la
clandestinité antinazie, et un ami du colonel Hans Lunding, le patron
du renseignement militaire danois, le Forsvarets
Efterretningstjeneste, qu’il a connu dans la Résistance.
Lunding, pas de meilleur trait d’union entre les Anglo-Américains
et les Russes. Responsable à Berlin des services spéciaux
britanniques, le colonel Abbots se déclare prêt lui aussi à faciliter le
retour de John à Berlin-Ouest.
Une hypothèse dont Bonde-Henriksen s’est ouvert auprès
de Franz Josef Strauss, secrétaire d’État en charge du ministère de
la Justice désormais. Lequel a répondu – mensongèrement, la suite
de l’histoire le montrera : « Dites au docteur John qu’il peut revenir
sans le moindre risque. Mais naturellement, nous aurons beaucoup
de questions à lui poser. »
Lunding et les Soviétiques commencent à bâtir des plans. Le
plus simple ne serait-il pas d’effectuer le trajet de Berlin-Est à Berlin-
Ouest en voiture de façon aussi banale qu’en sens inverse avec
« Wo-Wo » à l’été 1954 ?
Toutes les parties s’accordent sur un scénario. Le lundi
12 décembre 1955 vers 16 h 45, le docteur John sort de l’université
Humbolt, monte dans la Ford verte de Bonde-Henriksen, chausse
des lunettes, enfouit son visage sous une écharpe de laine. La
voiture remonte Unter den Linden, les Champs-Élysées berlinois,
jusqu’à la porte de Brandebourg. Les « Vopos » est-allemands la
laissent d’autant plus facilement passer qu’ils ont reçu des
instructions dans ce sens. John et Bonde-Henriksen roulent au-delà
du monument aux morts soviétiques. À 16 h 52, ils sont à l’Ouest.
Deux places d’avion leur sont réservées. Une fois à Bonn, la
capitale fédérale provisoire, John se constitue prisonnier au premier
commissariat de police venu.
Toujours naïf – son trait de caractère dominant –, l’accusé
s’attendait à être reçu à bras ouverts ! Ce chrétien aurait pourtant dû
savoir que l’espionnage n’a rien à voir avec l’Évangile où l’enfant
prodigue est accueilli à bras ouverts par son père.
Docteur John et Mister Otto

De fait, ses ennuis ne sont pas terminés. Avec la justice fédérale,


ils commencent. Contrairement aux propos apaisants de Strauss,
celle-ci entend demander des comptes à l’ancien chef du BfV. Son
procès s’ouvre le 12 novembre 1956 devant la Cour suprême
fédérale de Karlsruhe. Vu le mauvais état de santé de l’accusé, le
président, le docteur Geier, magistrat connu pour son amabilité,
propose un ajournement. « Monsieur le Président, je veux en avoir
fini avec cela le plus tôt possible. Mon état de santé importe peu. Si
vous aviez traversé cet enfer psychologique d’être détenu par les
Russes pendant dix-sept mois, vous ne me garderiez pas en prison
comme un criminel », répond John, très énervé.
Les débats vont durer six semaines. Témoin à décharge, Sefton
Delmer constate, désorienté : « Il y a deux John. L’un est le libéral,
antinazi, anticommuniste que j’ai connu. L’autre est celui qui manque
de naturel, l’invraisemblable Otto John que j’ai vu à sa conférence
de presse à Berlin-Est [celle du 11 août 1954 où John a profité d’un
moment d’inattention des Est-Allemands pour glisser à son ami
anglais cette remarque ambiguë : “Quelle fichue situation !”]. »
Deux Otto John comme il y a désormais deux Allemagnes, et
c’est bien le problème. Sauf à exonérer d’avance toutes les
« désertions » en RDA, la République fédérale ne peut laisser
impuni le passage d’Otto à l’Est. Pour le principe au moins, il doit
être condamné.
Le 22 décembre 1956, le docteur Geier délivre la sentence : « La
troisième chambre pénale de la Cour fédérale déclare le docteur
Otto John, ancien président du Bundesamt für Verfassungsschutz,
coupable de falsification entraînant trahison et de conspiration
entraînant trahison. Le docteur John est par le présent acte
condamné à quatre années de prison. »
Deux de plus, tout de même, que le réquisitoire. C’est derrière
les barreaux d’une prison de l’Ouest que le condamné célèbre Noël.
Gracié par le président de la République fédérale, Richard von
Weizsäcker, il sera libéré en juillet 1958 avec droit à pension de
retraite partiel ne comprenant évidemment pas les dix-sept mois
passés à l’Est.
Outrage supplémentaire, Wohlgemuth connaîtra un sort plus
enviable. Comprenant qu’il avait été manipulé par ses « amis »
soviétiques, le gynécologue a fui à l’Est dès le début de l’affaire
John, abandonnant son appartement, son cabinet et sa clientèle.
Convoqué par la justice fédérale, il a préféré s’abstenir. Restent les
femmes. Arrêté à Berlin-Ouest en février 1958 alors qu’il se rendait
chez une de ses maîtresses, « Wo-Wo » est mis en examen pour
ses contacts illégaux avec l’Est. Et Otto John, cité comme témoin au
procès de l’agent communiste qui le convoya autrefois d’une partie
de Berlin à l’autre !
Le problème, c’est qu’aux termes du jugement de
décembre 1956, l’ancien résistant antinazi du 20 juillet a été
condamné pour être passé à l’Est de son propre chef et non parce
qu’il aurait été trompé par Wohlgemuth. Dans ces conditions,
comment infliger une peine à son « ami » médecin, censé n’avoir fait
que conduire en voiture le président du BfV dans la partie
communiste de la ville comme ce dernier le lui demandait ?
En foi de quoi, une ordonnance de non-lieu est rendue. Ulcéré,
Otto John se lance dans l’écriture d’un livre autojustificatif qui
paraîtra en 1965, Zweimal kam ich heim (« Deux fois de retour à la
maison »). Les cinq recours qu’il introduira successivement en
justice dans l’espoir d’être déclaré innocent seront tous rejetés, le
dernier par la Haute Cour fédérale en décembre 1995. C’est donc
toujours frappé d’infamie qu’il meurt en mars 1997, quarante-cinq
ans après le jour où tout a basculé pour lui.
Un épilogue qui nous laisse face à la question que Sefton Delmer
n’a jamais pu résoudre. Qui était le vrai Otto John : le docteur John
défenseur des libertés allemandes face au totalitarisme, ou ce Mister
Otto, faible, désemparé et attiré à l’excès par le côté soviétique
obscur de la Force ?
À propos d’obscurité justement, voici une étrange mélodie en
sous-sol…

1. Des anciens nazis, il y en a aussi en RDA, ex-gestapistes réemployés par


la STASI notamment. Mais à l’Est, c’est secret d’État, et rares sont ceux qui en
parlent. Du coup, la RFA qui tente d’en diminuer l’importance, y compris au
sein de ses services secrets, fait figure de repaire d’hitlériens plus ou moins
repentis, un thème dont la propagande communiste fera un large usage. Ce
qui peut paraître surprenant, c’est que le président du contre-espionnage
fédéral, donc a priori quelqu’un de bien informé, se soit illusionné sur la
« dénazification totale » en RDA.
14

Un tunnel sous la Schönefelder


Chaussee

« Pour trahir, vous devez d’abord avoir appartenu. »


George Blake

Cette corpulence, ces allures de cow-boy, cette arme à feu en


permanence sur lui, cette manière de se faire plus inculte qu’il n’est :
dans le milieu policé de la « Compagnie », William Harvey détonne.
Un personnage de Dashiell Hammett si cet auteur de polars n’était
pas communiste. De Raymond Chandler, disons.
Le côté brut de décoffrage d’Harvey n’a, en résumé, rien pour
plaire au sein d’une Agence centrale de renseignements qui reste
l’héritière de feu l’OSS, dont les rieurs assuraient que le sigle pouvait
aussi bien se traduire par Oh, So Social ! (« Oh, tellement snob »).

Harvey la Teigne
Né en 1915 dans l’Indiana, Harvey a perdu son magistrat de père
à l’âge de dix mois. Il sera élevé par sa mère, ancienne étudiante
d’Oxford et l’une des rares femmes enseignantes à l’université
d’Indiana. Spécialiste de la littérature élisabéthaine, un des jeux
favoris de cette intellectuelle est d’échanger avec son fils des
répliques de Shakespeare. Pas si inculte que ça, l’ami Bill. Mais
c’est vrai qu’il le cache bien.
Journaliste adolescent dans le journal local de son grand-père, le
jeune homme se marie et suit des études de droit pour réaliser
qu’avocat, ce ne sera jamais son truc.
En 1939, il trouve sa voie en intégrant le FBI. Avec son équipe,
Harvey parvient à infiltrer le consulat allemand à New York, réussite
remarquée en haut lieu qui conduira à l’arrestation de plusieurs
agents de l’Abwehr. Mais en octobre 1945, premier faux pas : la
mise sous écoute téléphonique d’un suspect non autorisée par John
Edgar Hoover lui vaut une première réprimande.
Harvey la Teigne fait bientôt partie de l’équipe chargée d’exploiter
les révélations d’Elizabeth Bentley, l’ancienne maîtresse de Jacob
Golos, dont nous savons comment il assurait, et elle avec lui,
l’interface entre les services secrets soviétiques et l’appareil
clandestin du PC américain, le CPUSA.
Travaillant d’arrache-pied sur le cas spécifique d’Alger Hiss,
Harvey est de ceux dont les éléments de preuve seront jugés
insuffisants par la justice pour condamner cet agent soviétique,
étoile montante du Département d’État qui écopera tout de même
d’une peine de prison pour parjure en raison de la ténacité du
sénateur républicain de Californie, le futur président Richard Nixon.
Lequel glanera à cette occasion la haine de l’establishment libéral et
le surnom de « Richard le Tricheur » appelé à lui coller à la peau.
Nouveau dérapage en juillet 1947. Un soir qu’Harvey a un peu
trop bu lors d’une soirée de poker entre G-Men à Arlington, sa
voiture verse sur le bas-côté. Et lui de s’endormir, enfreignant la
règle qui veut qu’un agent du FBI téléphone à son bureau toutes les
deux heures s’il n’a pas laissé un numéro où le joindre.
Ses collègues du Bureau fédéral présents à la soirée ont beau
témoigner qu’il n’avait pas bu plus que les autres ce soir-là, une
enquête interne est ouverte. Transféré à titre de sanction de New
York à Indianapolis, le chasseur de taupes ne supporte pas cette
mise loin du cœur. Il donne sa démission. Quelques semaines plus
tard, la CIA ouvre toutes grandes ses portes à ce spécialiste
reconnu dont elle commence par faire le chef d’une de ses
meilleures unités.
Malgré la confiance aveugle de James Angleton, le directeur du
contre-espionnage de la « Compagnie », en son ami anglais Kim
Philby, Bill Harvey, dont la grossièreté apparente cache un flair et
des capacités d’analyse impressionnants, sera le premier à déceler
que l’officier de liaison britannique entre le MI6 et la CIA pourrait
bien être un agent soviétique.

Des cravates en tire-bouchon

Cette vérité dérangeante s’impose après la fuite précipitée de


Guy Burgess et de Donald Maclean à Moscou. Patron de l’Agence,
le général Walter Bedell Smith en conclut que son compatriote de
l’Indiana Bill Harvey avait raison, et Angleton, tort. Pourtant, d’une
manière illogique qui ne lui ressemble pas, cet ancien chef d’état-
major d’Eisenhower pendant la guerre maintient le chasseur de
taupes en chef de l’Agence. Angleton n’a rien soupçonné de la
trahison de Philby, lui confiant des informations classées « secret »
qui finissaient en droite ligne à Moscou. Mais – Oh, So Social ! – on
ne lui en veut pas.
L’épisode marquera beaucoup Harvey : à ses réticences envers
Philby, on a préféré les paroles rassurantes d’Angleton, figure clé de
la mafia des anciens de l’OSS, toute-puissante au sein de la toute
jeune CIA. Une manière de lui signifier qu’il ne fait pas partie du
club, même si on l’y invite parfois eu égard à sa compétence
professionnelle.
En décembre 1952, l’Agence désigne tout de même cet homme
énergique comme chef de la BOB de Berlin. En instance de divorce,
ce qui la fiche mal, Harvey boit de plus en plus sec. Nul ne l’ignore ;
mais côté boulot, il n’y a rien à redire, c’est un très bon.
À la fin de l’année précédente, le transfuge du FBI a travaillé
avec le discret Frank Rowlett, alors directeur de la production de
l’Armed Forces Security Agency, l’AFSA, matrice de la future NSA.
Malgré leur différence de caractère – l’eau d’un côté, le feu de
l’autre –, les deux hommes ont sympathisé. Et Rowlett, l’homme au
nœud papillon toujours impeccable, d’attirer l’attention d’Harvey,
l’officier de renseignements aux éternelles cravates en tire-bouchon,
sur la catastrophe du « Black Friday ».
Depuis ce changement brutal de tous les codes russes en
octobre 1948, l’espionnage technologique américain est devenu
sourd et aveugle. Devant l’impossibilité de percer leurs nouveaux
systèmes de cryptage, impossible de savoir ce que trament les
Russes, sauf à mixer le renseignement technologique TECHINT
(pour Technical Intelligence) avec le renseignement humain,
l’HUMINT (pour Human Intelligence), estime Rowlett. Or c’est un
expert qui le dit : l’un de ceux qui mirent au point la machine
électromécanique à crypter de l’armée américaine, la Sigaba, puis
s’attaquèrent avec succès au « code 97 » ou « code pourpre », le
chiffre de haute protection pour les communications diplomatiques
japonaises. Une pointure dans sa partie – le cryptage-décryptage –
qui admet que cette partie, justement, ne suffit pas à elle seule. Bel
exemple de largeur de vues.
Outre le caractère irascible du chef de l’AFSA, le général Ralph
Canine, la formule apparemment inattaquable des nouveaux codes
soviétiques constitue le motif pour lequel Rowlett va quitter le service
peu avant la fondation officielle de la NSA en novembre 1952. Et
rallier, avec un groupe de cryptanalystes, les rangs de la
« Compagnie ». Laquelle a accueilli ce transfert de compétences
avec d’autant plus d’enthousiasme que Canine, le chef de l’agence
rivale, en a littéralement fait une maladie.
Heureux, on s’en doute, de l’entrée de son ami Rowlett à la CIA,
Bill Harvey s’est entretenu longuement avec lui avant de s’envoler
pour Berlin. Des conversations particulièrement fructueuses entre le
technicien et l’homme de terrain. Avec cette conclusion : pour
remédier à la crise qui affecte le renseignement américain, il faudra
conjuguer à l’avenir l’expérience de terrain en matière d’opérations
clandestines et le savoir-faire technologique. L’HUMINT et le
TECHINT.

La réponse technologique

Voilà un embryon de réponse aux préoccupations de l’heure. En


mal de renseignements sur le déploiement militaire soviétique
derrière le rideau de fer, la CIA craint, comme d’ailleurs l’ensemble
de l’establishment politique et militaire américain, une percée
soudaine de l’Armée rouge sur le front allemand.
À Washington, l’assaut surprise nord-coréen du 25 juin contre la
Corée du Sud a en effet réveillé le traumatisme de l’agression
japonaise contre Pearl Harbor. Dans les deux cas, on n’avait rien
anticipé. Il ne faudrait pas qu’une telle carence se reproduise en
Allemagne, centre de la guerre froide, même si celle-ci, on vient de
le voir, s’est brusquement réchauffée dans la péninsule coréenne.
Pendant ce conflit asiatique, le camp occidental et le camp
communiste ont été, chacun de son côté, aussi loin que possible. On
a tout vu : combats aériens entre pilotes soviétiques aux couleurs
nord-coréennes et aviateurs américains estampillés ONU ;
intervention massive de « volontaires » chinois ; recours au « lavage
de cerveau » sur les prisonniers occidentaux ; menace de frappes
nucléaires sur la Chine du général Douglas MacArthur qui lui
vaudront en avril 1951 un limogeage en bonne et due forme par le
président Truman.
Est et Ouest, en bref, ont frôlé ce conflit frontal que la guerre
froide, par son caractère d’affrontement feutré et indirect à base
d’opérations clandestines de services secrets, de coups
propagandistes, de désinformation, de manipulation psychologique,
vise justement à conjurer. Seul point positif : à un coût humain il est
vrai effrayant, la guerre de Corée a permis de décharger l’agressivité
des deux camps sans que leur fureur guerrière dépasse les bornes.
L’expérience est ainsi faite que le jeu est trop dangereux, qu’il peut
déboucher sur l’holocauste nucléaire mutuel et qu’en conséquence
mieux vaut ramener la guerre à des proportions acceptables.
D’accord, mais si les rouges, dont la logique se situe à l’exact
opposé de la nôtre, réitéraient le coup de l’attaque surprise, en
Allemagne cette fois ? Tandis qu’il poursuivait sa préparation à
Washington avec les spécialistes de la section allemande de la
« Compagnie », Harvey, qui n’est pas germanophone pour un mark,
a en quelque sorte mandaté Alan Conway. À ce représentant de la
CIA à Francfort la tâche d’étudier la possibilité de se brancher sur
les lignes téléphoniques de l’Armée rouge entre l’Allemagne et la
Russie. C’est que Rowlett, l’ancien de l’AFSA, et lui, l’ancien du FBI,
en sont persuadés : côté renseignement, il y a beaucoup à gratter du
côté de ce type d’interceptions. Jamais les Soviétiques ne pourront
lancer une attaque massive sans que leur trafic téléphonique s’en
ressente en volume comme en aveux, en précisions superflues et en
gaffes de toutes sortes.
Le projet ébauché par Harvey avec Rowlett avant son départ
pour Berlin et la BOB commence à prendre forme. Un véritable
travail de détective pour repérer les employés des PTT allemands au
courant du tracé des lignes téléphoniques. Conway, dont l’allemand
reste basique, s’assure à cette fin les services de John Osborne. Cet
originaire du Maryland est l’un des rares officiers de la station de
Francfort familiers de la langue de Goethe. Avantage
supplémentaire : contrairement à ses collègues germanophones, il
ne vient pas d’une famille dont les membres, domiciliés pour partie
en RDA, pourraient constituer un risque de sécurité pour le projet
d’interception téléphonique sur grande échelle. On le met donc dans
le secret.
Le tandem Conway-Osborne étant déjà surchargé, Harvey lui
assigne un correspondant berlinois, Walter O’Brien. Officier
d’infanterie de réserve, ce juriste de Chicago a appris l’allemand sur
le front pour interroger les prisonniers de guerre de la Wehrmacht.
O’Brien, « Obie » pour les copains de l’Agence, s’adonne à cette
tâche difficile. À partir de ses contacts dans les services postaux de
Berlin-Ouest, il va recruter des informateurs dans la partie orientale
de la ville. Son objectif principal : le standard téléphonique de
Lichtenberg, à l’Est, où les Soviétiques contrôlent quatre-vingt-treize
lignes.

Les schémas de Lichtenberg

Un de ses agents a justement accès aux schémas d’installation


de Lichtenberg. L’homme les livre bout par bout à « Obie », lequel
les photographie avant de les lui restituer. Par-dessus le marché, un
ancien technicien supérieur de la Reichspost pendant la guerre vient
de passer à l’Ouest. O’Brien le « tamponne » illico. Cette recrue est
dotée d’une excellente mémoire visuelle qui lui a permis de
« photographier » les diagrammes des circuits des lignes
téléphoniques berlinoises. Il part à Francfort aider Conway à
déchiffrer les schémas que ce dernier s’est déjà procurés.
L’équipe d’Harvey à la BOB mobilise désormais une trentaine
d’officiers, dont une très grande majorité ignorent tout de l’opération
tunnel, le secret des secrets. D’autres n’en connaissent qu’un
fragment qui, dans le pire des cas, ne leur permettrait pas de
divulguer l’ampleur du projet.
« Obie », de son côté, a recruté un juriste du ministère est-
allemand des PTT, le chef des interprètes de russe du même service
gouvernemental ainsi que la « fille des numéros » (en allemand :
Nummer Mädchen). Cette employée du bureau de répartition, où les
câbles téléphoniques longue distance sont branchés les uns avec
les autres au gré des appels, fournit des renseignements d’une
précision inouïe sur les connexions existantes et leurs utilisateurs
russes ou est-allemands.
Dès janvier 1953, une expérimentation a permis de vérifier l’utilité
potentielle du projet. À l’heure du déjeuner, quand il est seul, un
agent d’O’Brien au bureau central est-allemand du téléphone
détourne pendant quelques minutes les câbles correspondant aux
numéros des responsables russes ciblés vers la partie ouest de la
ville, où un officier germanophone de la CIA, déguisé en employé
des postes effectuant une réparation sur les lignes, enregistre le
contenu des conversations ainsi violées.
À cette aune, le jeu du tunnel en vaut la chandelle, estime Lucian
Truscott, le plus haut gradé de la CIA en Allemagne, protagoniste dix
ans plus tôt du débarquement allié en Sicile grandement favorisé par
la réussite de l’opération Chair à pâté (cf. chapitre 6). Convaincu du
bien-fondé de l’opération, ce général rencontre fréquemment Harvey
pour des entretiens en tête à tête. Discrétion et sécurité avant tout.
Pendant ce temps, Rowlett, muté à Washington au Staff D, le
tout nouveau département de la CIA pour l’interception et le
décryptage des communications adverses, s’emploie à concevoir les
modalités pratiques. Truscott a en effet informé Allen Dulles, le
directeur de la « Compagnie » depuis février 1953, du projet et de
son intérêt majeur justifiant selon lui « le risque inhérent et les coûts
financiers » d’une telle opération. D’accord sur le principe, Dulles a
demandé des détails sur les modalités d’exécution, que Rowlett est
venu en Allemagne débattre avec Truscott et Harvey.
De retour à Washington, il retrouve Dulles. Sans cacher les
difficultés au grand patron, l’homme au nœud papillon fixe le coût
pour une mise en œuvre à la fin de l’été 1954 à un demi-million de
dollars, somme considérable. C’est très cher, mais Dulles, dont
l’image, son éternelle bouffarde au bec, vient de faire en août la une
du magazine Time, équivalent médiatique d’un bâton de maréchal,
donne son accord.
Fana par principe des opérations clandestines, avant même sa
désignation à la tête de la CIA (cf. chapitre 11), le nouveau directeur
n’a rien d’un expert en technologie – les mauvaises langues
prétendent que c’est à peine s’il sait manier les téléphones qui
encombrent son bureau. Mais il apprécie le côté moderniste – et
clandestin ô combien ! – de celle que lui proposent Truscott, Harvey
et Rowlett. Sans compter la frustration ressentie du haut en bas de
la « Compagnie » en juin 1953, quand la RDA tout entière s’est
embrasée sous les yeux d’une CIA incapable de prévoir cette
insurrection anticommuniste et impuissante à peser en faveur des
Est-Allemands révoltés. Alors oui, c’est décidé : on va le creuser, ce
tunnel.
Tandis que l’homme à la bouffarde informe du projet une poignée
de hauts dirigeants américains – son frère aîné, le chef du
Département d’État John Foster Dulles ; le président Eisenhower ; le
secrétaire à la Défense Charles Wilson ; le chef d’état-major des
armées Matthew Ridgway –, les contacts s’intensifient avec les
Britanniques, appelés à devenir des partenaires de la construction
du tunnel.

Opération Gold

Pourquoi les Britanniques ? D’abord parce qu’un partenariat


stratégique s’est noué entre la CIA et les « cousins » du MI6, jetant
les bases d’une sorte de communauté anglo-saxonne du
renseignement opposée aux Soviétiques bien sûr, mais pas moins
résolue à imposer son leadership à tous les services secrets du
monde occidental. Au SDECE français, par exemple, même si
l’essentiel des moyens de ce service de renseignements créé en
janvier 1946 a été affecté à la longue guerre d’Indochine. Celle-ci
vient de déboucher en mai dernier sur la défaite de nos armes à
Diên Biên Phu, prélude aux accords de Genève et à l’évacuation du
pays, progressive en principe, mais qu’accéléreront les pressions
des Américains, obsédés par l’idée de prendre aussi vite que
possible le relais de la France, quitte à s’autoembourber dans le
piège indochinois.
Parce que les Anglais ont leur tunnel ensuite. Pas à Berlin
certes, mais à Vienne. Baptisé Silver, ce petit chef-d’œuvre de
technologies intrusives est largement dû à l’obstination de Peter
Lunn, ancien capitaine de l’équipe de ski anglaise aux Jeux
olympiques d’hiver et présentement étoile montante des services
secrets de Sa Majesté.
Ce n’est pas sans raison, en effet, si Stewart Menzies puis son
remplaçant à la tête du MI6 depuis le début 1952, l’Écossais John
Sinclair, dit « Sinbad le marin », ont nommé Lunn à la tête de la
station MI6 de la capitale autrichienne. Du genre fonceur, comme
Harvey, mais en plus british upper class, ce père de famille
nombreuse aux cheveux prématurément gris et aux fausses allures
d’eau dormante n’a rien d’un foldingue et tout d’un esprit posé. Il
prend toujours le temps de réfléchir. Par exemple quand le rapport
d’une source de la station lui apprend que les communications du
commandement soviétique installé à l’hôtel central de Vienne avec
les détachements de l’Armée rouge dans le reste du pays
empruntent le téléphone interurbain, dont les lignes passent sous les
secteurs d’occupation anglais et français de la ville.
Consultés, les experts des communications de la station
expérimentale des PTT de Dollis Hill, au nord de Londres, qui ne
rechignent jamais à aider le MI6, comme ce fut pendant la guerre le
cas à Bletchley Park (cf. chapitre 5), et les ingénieurs spécialistes
des travaux en sous-sol des Royal Engineers, l’arme du génie
militaire, rendent le même verdict : en creusant un tunnel, on peut
brancher des dispositifs d’écoute sur les câbles téléphoniques
intéressants. « Bingo », s’enthousiasme Lunn, approuvé par
Londres.
Plusieurs tunnels d’une longueur variant entre deux et vingt-cinq
mètres et d’assez petite section pour contraindre le personnel à
marcher courbé sont creusés. Ils partent des sous-sols d’une villa
louée par les Britanniques dans le faubourg de Schwechat, de ceux
d’un commissariat de police, de diverses boutiques, dont celle d’un
joaillier, voire d’un magasin d’importation de tweed. Trois fois par
semaine, les bandes magnétiques enregistrées s’envolent pour
Londres, où les spécialistes du MI6 les traduiront.
La réussite du projet génère, si l’on ose dire, s’agissant du film
éponyme de Carol Reed dont Vienne fut le cadre en 1949, le
« troisième homme » du tunnel de Berlin aux côtés d’Harvey et de
Rowlett. Un tunnel dont Américains et Anglais – ces derniers réduits
en matière de renseignement au rang de brillants seconds des alliés
d’outre-Atlantique – se disputeront par la suite la paternité de l’idée
originelle.
Dans cette polémique, chacun aura ses arguments, mais peu
importent les susceptibilités. Ce qui compte, c’est que le programme
Gold, conçu comme plus difficile mais aussi plus rentable que Silver,
son prédécesseur viennois, sera le fruit d’une coopération anglo-
américaine sanctionnée dès janvier 1954 par un accord entre Dulles
et « Sinbad le marin ».
L’idée, c’est de creuser un tunnel de 600 mètres de long, quinze
fois plus que le plus long de ses homologues de Vienne. Il partira de
Rudow, à la limite du secteur américain, pour atteindre Altglienicke,
en zone soviétique, tout près de la principale liaison téléphonique
d’avant guerre desservant désormais le sud de la RDA. Là passent
trois câbles réservés à l’Armée rouge. En particulier la ligne « Ve-
Che » – pour Vysoskaiia Chastota, soit « haute fréquence » – reliant
Moscou au quartier général des forces russes d’Allemagne de l’Est à
présent basé à Wünsdorf, au sud de Berlin, même si Karlshorst
continue à abriter les services secrets ainsi qu’une partie de l’état-
major.
La difficulté tient non seulement au creusement du tunnel, mais
au fait que ce dernier, partant du sous-sol du secteur américain, doit
s’enfoncer sous la Schönefelder Chaussee qui marque la limite avec
le secteur soviétique. Et donc s’en aller encore un peu au-delà dans
le sous-sol de la zone russe jusqu’aux câbles à « pincer ».
Un travail de titan. Il faudra donc évacuer 3 000 tonnes de terre
sablonneuse tout en étayant la galerie, car le sable, facile à creuser,
est aussi friable. Le tout sans se faire repérer bien sûr.
À la demande de Rowlett, un jeune ingénieur américain des
travaux publics muté au Staff D, Gerald Fellon, a arpenté les
souterrains de Washington avec ses appareils de mesure. De cet
examen minutieux, il conclut qu’une section d’un mètre quatre-vingt-
cinq serait suffisante pour creuser le tunnel de Berlin.
Pour abriter le point de départ du tunnel à Rudow, en zone
américaine, on va construire un baraquement de type militaire banal,
ressemblant vaguement à une station météo, histoire de donner le
change aux « Vopos » est-allemands, lesquels ne manqueront pas
de scruter le bâtiment en permanence avec leurs jumelles Deutsche
Qualität. D’une certaine manière, c’est encore la partie la plus facile
de l’opération Gold.

2, Carlton Gardens
Dès l’été 1953, Conway, Rowlett et Fellon – ce dernier porteur
d’une étude préliminaire sur la faisabilité du tunnel – ont rencontré à
Londres les représentants de la Section Y, la sœur jumelle du Staff D
au MI6, spécialisée dans les écoutes, l’interception des
communications et la « sonorisation » des locaux adverses.
Commande cette petite unité le discret et timide colonel Tom
Gimson, en retraite des Irish Guards. Sa secrétaire, Pam, est la
veuve d’un Russe blanc héros de ces « scorpions du désert »
qu’Hugo Pratt immortalisera dans sa série dessinée éponyme, le
major Vladimir Peniakov, dit « Popski ».
Même au sein du service secret, l’existence de la Section Y reste
top secret. Elle dispose de locaux séparés de Broadway Buildings,
ceux du MI6. En l’occurrence, un hôtel particulier dans le centre de
Londres, du style dit « géorgien ». Désuet d’apparence avec ses
lourdes portes vertes et son escalier monumental à rambarde en fer
forgé, mais discret, le lieu appartenait à lord Herbert Kitchener, héros
national anglais et ministre de la Guerre en 1914 qui périt deux ans
plus tard, victime d’un naufrage. Au 2, Carlton Gardens, l’hôtel
o
voisine avec l’immeuble d’affaires du n 4 qui, à partir de juillet 1940,
abrita le quartier général de la France libre. Quant au no 1, c’est la
résidence privée du secrétaire d’État aux Affaires étrangères.
Au 2 seront discutées les modalités de plus en plus complexes
de la construction du tunnel de Berlin (nom de code « Poire »). Pour
son creusement, les Royal Engineers vont travailler main dans la
main avec leurs homologues du génie de l’US Army. Les Américains
fourniront les indispensables dollars nécessaires à cette coûteuse
opération. Ainsi le veut en effet le nouveau rapport des forces issu
de la Seconde Guerre mondiale entre agences de renseignements
des deux pays : autrefois maîtres à penser et professeurs, les
Anglais n’aspirent plus qu’à un rôle de brillant second. S’ils « collent
au corps » de l’allié d’outre-Atlantique, c’est dans l’espoir, assez
hypothétique mais partagé alors par tout l’establishment britannique,
de reprendre un jour la main.
Une source potentiellement productive, mais dont les Russes
connaissent l’existence depuis le début du projet, ou presque. La
PGU dispose en effet d’un agent dans la place. Et quel agent !

Le « candidat mandchou »

En ce début des années 1950, l’Occident est traumatisé par le


bourrage de crâne dont ont été victimes les prisonniers de guerre
des Nations unies pendant la guerre de Corée (en gros l’armée
américaine, même si face aux Nord-Coréens et aux Chinois elle a eu
des alliés, dont un bataillon français). Un supplice mental : contrainte
psychologique et physiologique par le biais de privations de
nourriture pour briser les individus, les obliger à d’interminables
séances d’autoflagellation et les amener à parapher divers appels
« pour la paix » ou contre l’« impérialisme » et le « colonialisme ».
Dans les camps du Viêt-minh, un traitement analogue fut infligé aux
prisonniers français de la guerre d’Indochine.
Ces techniques communistes portent le nom vulgarisé de
« lavage de cerveau ». Livres, journaux et magazines s’en
emparent. Et même, à l’orée des années 1960, le grand écran avec
le film de John Frankenheimer, Manchurian Candidate (« Le
Candidat mandchou »), auquel les importateurs français préféreront
un titre infiniment plus plat : Un crime dans la tête.
Ce crime, d’après Richard Condon, l’auteur du livre éponyme
paru en 1959 et coscénariste du film, c’est celui de Raymond Shaw,
un prisonnier de guerre américain des Chinois qui revient au pays le
cerveau « lavé » pour assassiner le président des États-Unis.
L’ironie de l’Histoire veut que John Kennedy ait encouragé Frank
Sinatra à jouer un rôle dans ce film, sorti sur les écrans en 1962,
l’année précédant l’attentat de Dallas qui lui coûtera la vie.
De candidat mandchou, en voici un, et cette fois il ne s’agit plus
er
de roman ni de cinéma. Le 1 septembre 1953, deux mois après le
couronnement de la reine Élisabeth II, George Blake, un revenant,
commence en effet son travail au sein de la Section Y. Ce Blake-là
n’a rien à voir avec un quelconque professeur Mortimer. Il arrive tout
droit de l’enfer nord-coréen, ce qui lui attire de droit la sympathie de
tous ses camarades du MI6.
Né en 1922 à Rotterdam sous le nom de George Behar, c’est le
fils d’un Turc qui servit dans les rangs de la Légion étrangère puis de
l’armée britannique pendant la Grande Guerre. Cela lui vaudra, ainsi
qu’à son héritier, la qualité de sujet de Sa Majesté. La mère de
George, Catherine Beijderwellen, vient, elle, d’une famille
protestante hollandaise assez aisée.
En 1934, son père, Albert Behar, décède d’un cancer du poumon
consécutif au gaz moutarde absorbé lors d’une attaque chimique
allemande. Deux ans plus tard, George part au Caire chez une des
sœurs de son père devenue par mariage une Curiel – famille cairote
cosmopolite de banquiers et d’artistes. Très à l’aise dans ce milieu,
George est admis dans une école de jésuites mais refuse de
l’intégrer eu égard à la religion protestante de sa mère qu’il fait
sienne avec ferveur. Il suit finalement une année de cours au lycée
français laïc du Caire, puis une autre dans une école pour enfants
d’expatriés anglais.
Ces années-là, il sympathise particulièrement avec son cousin
Henri, plus tard fondateur du Mouvement égyptien de libération
nationale, matrice du Parti communiste égyptien. Leurs discussions
ne feront d’ailleurs pas varier les deux jeunes gens d’un iota :
1
George demeure chrétien et Henri reste marxiste-léniniste .
De retour en Hollande, Behar assiste à l’invasion des troupes
allemandes. Pas sans réagir : dès le printemps 1941, où il sort d’une
période d’internement comme sujet britannique, l’adolescent entre
en effet en contact avec la Résistance par l’intermédiaire du pasteur
Dominiee Padt. Le voilà pour un an courrier au sein du réseau Vrij
Nederland, qui publie le journal clandestin du même nom et tente de
développer une branche armée. Une des activités clandestines les
plus dangereuses car elles le font circuler un peu partout aux Pays-
Bas à vélo ou en train.
En 1942, il passe en France, via la Belgique, avec contre la
poitrine son passeport britannique. Une recommandation auprès
d’un père dominicain lui vaut de passer la frontière espagnole.
Interné au camp de Miranda de Ebro au milieu des ressortissants de
vingt-six nationalités, il est libéré, se fait reconnaître comme sujet
britannique et transite par Gibraltar avant de retrouver en Angleterre
sa mère et ses sœurs.
Sans prendre la peine de respirer, le jeune homme s’engage
dans la Royal Navy jusqu’à ce qu’un « dénicheur de talents » le
mette en contact à l’été 1944 avec le patron de la section P8. Nul
autre que « Bill » Cordeaux dont nous savons comment il a tapé sur
la table à la fin de l’année précédente, exigeant – enfin – une
enquête interne approfondie sur la pénétration par les nazis des
réseaux néerlandais du Special Operations Executive (cf.
chapitre 7).
La guerre finie, Behar, qui a troqué son état civil contre celui de
George Blake, reste au sein du MI6. Jouer un rôle dans le conflit qui
se dessine avec l’URSS n’est pas pour déplaire à ce chrétien
passionné, anticommuniste par conviction. Ce qui le heurte, en
revanche, c’est la fin brutale de son début de romance avec une
jeune collègue de la section hollandaise.
Petite-fille d’un comte d’Essex, Iris Peake appartient à la haute
aristocratie britannique. Pas question, décide sa famille, qu’elle se
fiance avec ce type sorti d’on ne sait où, qui a certes fait amplement
son devoir mais n’est anglais que par raccroc. À ce moment, Blake
aurait contracté une haine vivace de cet establishment qui ne voulait
pas de lui.
Deux événements se conjuguent alors pour accentuer cette
déchirure. Compte tenu de son incroyable aptitude aux langues, le
MI6 l’inscrit à un stage de russe. C’est en suivant l’enseignement
d’Elizabeth Hill à l’université de Cambridge qu’il va se prendre
d’amour pour la langue de Tolstoï comme pour la civilisation russe.
Dans le même temps, un raisonnement analytique d’une froideur
surprenante l’amène à conclure qu’il a cessé de croire en Dieu.
En juin 1950, chef de la station de Séoul depuis deux ans sous la
couverture de vice-consul, le voilà piégé, comme beaucoup de
missionnaires chrétiens, de diplomates et quelquefois d’agents
secrets occidentaux comme lui, par l’offensive brutale déclenchée
par le dictateur nord-coréen Kim Il-sung.
Comme ses compagnons de captivité, Blake souffrira le martyre :
le froid, les marches forcées et souvent la faim.
De son propre aveu ultérieur, ce n’est pourtant pas pour abréger
ces souffrances ou à cause d’un lavage de cerveau, mais par
conviction, qu’il décide sur ce d’épouser la cause soviétique. À ses
geôliers nord-coréens, il demande et obtient l’autorisation de
rencontrer un officier russe, Nikolaï Loenko, auquel il offre de
devenir un informateur de l’URSS au sein du MI6.
Un agent double qui se propose de lui-même, c’est le monde des
services secrets soviétiques à l’envers ! Tout le savoir-faire de l’INO
et de son héritière la PGU consiste précisément en l’inverse :
suborner un agent secret ennemi pour qu’il accepte de devenir une
taupe. Loenko consulte ses supérieurs, lesquels lui expédient un
officier anglophone de la PGU, Vassili Dozhdalev.
Un étrange ballet commence alors. De temps à autre, Blake et
ses compagnons d’infortune sont conduits par les Nord-Coréens
pour interrogatoire par les Soviétiques. La différence, c’est que
2
Blake est « traité » par Dozhdalev à l’insu des autres codétenus .
Insistant sur le fait que son retournement fut un acte volontaire,
Blake a toujours refusé qu’on le considère comme un « candidat
mandchou ». Disons qu’il s’est « mandchouisé » lui-même, si la
notion d’autolavage de cerveau peut avoir quelque sens. Dozhdalev
rédige alors, avec toute la prudence voulue en cette période encore
stalinienne, un rapport favorable au recrutement de l’agent double
s’offrant à la PGU pour devenir l’espion communiste qui venait du
froid nord-coréen.

De l’autre côté du miroir

Agent double, espion, Blake n’a jamais renié ces qualificatifs.


C’est celui de traître qu’il refusera avec force une fois démasqué
3
en 1961 et condamné .
« Pour trahir, vous devez d’abord avoir appartenu, moi je n’ai
jamais appartenu », expliquait-il pour se justifier. Mais appartenu à
quoi : à l’aristocratie anglaise qui, estimait-il, lui avait fermé ses
portes en refusant ses fiançailles avec Iris Peake ? À l’Angleterre
elle-même qui avait tout de même recueilli ses sœurs et sa mère ?
On peut comprendre qu’il n’ait pas apprécié les méthodes policières
du régime pro-occidental du dictateur de Corée du Sud, Syngman
Rhee. Mais pourquoi se mettre du côté de ses propres geôliers nord-
coréens, aux ordres d’une dictature pire encore et appelée à durer
puisqu’à l’heure où j’écris ces lignes celle des Kim sévit toujours
alors que le régime du Sud, lui, a évolué vers une démocratie ?
En tout cas, ce personnage pour le moins étrange aura innové.
Dans la longue cohorte des agents doubles des Soviétiques où
l’internationalisme servait de prétexte pour justifier la trahison des
intérêts nationaux de leur pays, il sera bien le seul à invoquer le
facteur religieux comme motif, arguant que pour lui christianisme et
communisme poursuivaient les mêmes idéaux humanitaires mais
par des moyens différents.
Début avril 1953, un mois après la mort de Staline, Blake et ses
codétenus occidentaux sont transférés à Pyongyang, la capitale de
la Corée du Nord. Et de là à Moscou par le Transsibérien. Un
premier officier traitant est présenté à la nouvelle recrue de la PGU.
Nul autre que l’ancien rezident à Londres, Nikolaï Rodine, alias
« Korovine », professionnel compétent dont le calme confine tout de
même à la froideur. Les modalités d’un premier rendez-vous
clandestin dans la capitale anglaise sont arrêtées très
soigneusement, entre gens de métier qui savent que le diable se
niche toujours dans les approximations.
Agent « Diomède » de la PGU désormais, Blake rejoint ensuite
ses camarades de détention dont il n’a été séparé que peu de
temps, de sorte que son absence ponctuelle apparaîtra comme la
énième de ces décisions bureaucratiques absurdes. Histoire de
montrer la nouvelle bonne volonté soviétique poststalinienne, la
libération des sujets britanniques prisonniers des Nord-Coréens doit
en effet intervenir sous forme collective. Une manœuvre qui doit
sans doute beaucoup à l’émergence de Beria, patron incontesté –
mais momentané, puisque sa chute est pour juillet – de la
communauté russe du renseignement.
Blake retrouve Londres. Dès la fin du mois, il reprend contact
avec le MI6. « Sinbad le marin » l’accueille avec toute la compassion
que mérite un rescapé de l’enfer nord-coréen. On l’invite même à se
joindre aux happy few qui sableront le champagne à Carlton
Gardens le jour du couronnement d’Élisabeth II. Comment l’agent
« Diomède » se sentit-il ce 2 juin mémorable ? Nul ne le sait car il
n’en dira rien dans ses Mémoires, pourtant assez détaillés, et
naturellement complaisants, quant aux états d’âme de leur auteur.
Moins, on s’en doute, sur la réalité de son travail pour le compte de
la PGU, encore qu’il n’en cache pas le cadre général.
En réponse à la presse populaire qui prétendait que chacune des
quarante-deux années de la peine de prison qui lui fut infligée par la
justice britannique correspondait à un citoyen soviétique livré par lui
au KGB, Blake haussera la barre. Il revendiquera d’avoir livré à ses
officiers traitants non pas quarante-deux, mais quatre cents noms,
parfois même six cents de ces Russes travaillant pour le MI6 ou la
CIA ! De manière absurde, il ira jusqu’à prétendre qu’aucune de ces
personnes n’aurait été condamnée à mort. Les Soviétiques le lui
avaient formellement promis et il n’avait aucune raison de douter de
leur parole, assurera-t-il.
C’était faire preuve soit d’une grande naïveté, soit d’un parfait
cynisme, et dans tous les cas d’un puissant refus de reconnaître ses
responsabilités. Car dans ce monde des services secrets où les
promesses n’engagent le plus souvent que ceux qui les gobent, les
Soviétiques étaient à coup sûr les moins fiables. Qui, sauf un
aveugle volontaire, pouvait croire que les « organes » feraient
preuve de mansuétude dans le seul but de répondre aux scrupules
de leur agent ?
Comme Judas, Blake le chrétien devenu athée a trahi. Comme
Philby, il s’est couvert les mains de sang en livrant les noms
d’agents travaillant, eux, pour l’Ouest. Un exemple ? Le colonel du
GRU Piotr Popov. Travaillant pour la CIA, c’était, outre le tunnel de
Berlin, la seule source d’information occidentale de haut niveau de
l’Occident sur les projets soviétiques. Or, en mars 1957, cet agent
double révèle à son officier traitant George Kisevalter, dit « Barbe
noire », le commentaire du maréchal Gueorgui Joukov sur les
manœuvres de l’Armée rouge en RDA. Héros de la Grande Guerre
patriotique contre l’Allemagne nazie, Joukov ne s’est pas contenté
de donner des détails sur la répression l’année précédente du
soulèvement hongrois, des précisions sur la mise en service à venir
d’un modèle de char lourd adapté à la guerre nucléaire ou
l’émergence de missiles guidés à usage tactique. Rappelant que,
depuis l’origine, la doctrine de l’Armée rouge est essentiellement
offensive, il assure que dans la perspective de l’inévitable conflit
avec les pays capitalistes, des plans audacieux ont été dressés. Ils
impliquent cette ruée massive des divisions blindées russes que
craignent tant les Occidentaux, en grande infériorité numérique sur
le continent européen. De sorte, Joukov dixit, que « les opérations
doivent être planifiées pour que les forces soviétiques atteignent le
rivage de la Manche au deuxième jour des hostilités ».
Popov, qui a assisté au discours de Joukov et dont les notes
seront confiées à Kisevalter, en conclut que pour le maréchal rouge
l’initiative de la première frappe sera soviétique. Ce que ne
confirmeront pas les enregistrements effectués dans le tunnel. Son
compte rendu de la conférence de Joukov fait néanmoins l’objet
d’une diffusion top secret par la CIA et le MI6.
La triste fin du colonel Popov

Un document que Blake va passer aux Russes car s’il a été muté
à Berlin en 1955, ce nouveau poste, de façon paradoxale, le prive
d’informations sur le tunnel en raison du strict cloisonnement entre le
travail d’espionnage classique et les opérations TECHINT de
creusement imposées par le tandem Harvey-Lunn. Mais l’agent
double possède toujours le droit d’accès à des textes top secret.
Voilà le paradoxe : dans ce milieu des années 1950 où la hantise du
lavage de cerveau travaille les élites occidentales, personne au MI6
n’aurait l’idée de soupçonner Blake d’être devenu de son propre chef
un « candidat mandchou ».
Il est vrai que l’agent double a menti à tout le monde.
Particulièrement à Gillian Allan, cette secrétaire de la Section Y
épousée en octobre 1954 et dont il aura deux enfants. Patriote et
fille d’un expert des affaires soviétiques au MI6, le colonel Arthur
Allan, jamais la jeune femme ne l’aurait suivi dans la voie de la
trahison.
Les Soviétiques, eux, se méfient de tout le monde. Ainsi le veut
la nature de leur régime. Certains de l’existence d’une taupe
occidentale en leur sein grâce aux révélations de l’agent
« Diomède », ils se livrent à une enquête classique de contre-
espionnage : on dresse la liste complète de ceux qui ont pu avoir
accès au compte rendu des propos de Joukov ou ont assisté
personnellement à son discours, on vérifie leurs antécédents, on les
met sous surveillance, on raye des noms après vérification de
manière à bâtir une short list à raccourcir au fur et à mesure.
De fil en aiguille, le nom de Popov finit par sortir du chapeau.
Arrêté en février 1958, il sera fusillé en janvier 1960, non sans avoir
poussé la loyauté envers les Américains jusqu’à glisser un mot à son
contact moscovite de la CIA, Russell Langelle, l’avertissant que le
KGB, l’ayant identifié, voulait se servir de lui pour infiltrer la
« Compagnie ».
Condamné par la justice anglaise pour trahison, évadé en
octobre 1966 de la prison de Wormwood Scrubs puis réfugié à
Moscou, Blake aura beau nier toute responsabilité dans la mort de
Popov, c’est tout de même grâce à lui que les Soviétiques ont
identifié l’infortuné colonel.
« Les vieux espions ne meurent jamais », dit un adage anglais.
Tard du moins dans le cas de Blake, décédé près de Moscou en
décembre 2020 à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans. Soit quelques
jours après John Le Carré, le mondialement célèbre auteur de La
Taupe et de quelques autres chefs-d’œuvre. S’il n’aimait pas
beaucoup les services d’espionnage et de contre-espionnage
anglais dont il avait fait partie, Le Carré, de son propre aveu,
détestait plus encore ceux qui les trahissaient.
« Un brillant professionnel », dira au contraire de Blake l’ex-
colonel du KGB Vladimir Poutine. Comme éloge funèbre, c’était bien
normal compte tenu des immenses services rendus à l’URSS par le
disparu.
Laissons donc « Diomède » partir avec sa conscience de
« chrétien communiste athée » vers l’au-delà des agents doubles, si
toutefois cet au-delà existe. Que cet ancien résistant – la part la plus
honorable de son existence – ait trahi le secret du tunnel de Berlin,
qu’il en ait livré les données détaillées à son nouvel officier traitant,
Sergueï Kondrachev, fut à tout prendre moins grave moralement que
la perte de dizaines de personnes. Mais « professionnellement »
parlant, pour parler comme l’inamovible président de la Fédération
de Russie, c’était autre chose. Un petit retour sept décennies en
arrière nous en convaincra aisément…
Pendant la trahison, le tunnel continue

Les travaux berlinois avancent grâce aux efforts conjugués des


sapeurs britanniques des Royal Engineers et de leurs camarades
américains de l’Engineer Support Team 8598.
Une fois le tunnel achevé, l’équipe des techniciens britanniques
de Dollis Hill, que dirige John Taylor, ancien officier des
e
transmissions de la célèbre 8 armée du général Montgomery contre
l’Afrika Korps, procède en mars 1954 aux branchements. Une
opération particulièrement délicate au cours de laquelle chacun
retient sous souffle. Que quelque chose cloche et le projet peut
capoter. Or, tout fonctionne à merveille. Amplifiées par une chambre
d’échos, les communications soviétiques sont audibles.
Les techniciens de Sa Majesté ont bien mérité de la Couronne.
De façon à compenser la minuscule baisse de tension qui
accompagne la mise sur écoute d’une ligne, ils ont ainsi conçu et
fabriqué un mini-amplificateur pour chacun des fils téléphoniques –
des centaines – regroupés dans les trois gros câbles à « pincer ».
Des artistes, on vous le disait.
En souterrain, côté russe, au-delà de la ligne de démarcation
entre les deux zones, une sorte de puits a été aménagé afin que les
hommes qui installent les dérivations puissent œuvrer dans une
aisance relative. De là partent les longs câbles qui mènent à travers
le tunnel jusqu’à la salle souterraine où sont enregistrées les
communications soviétiques allant d’informations sans autre intérêt
que de brosser un tableau de la vie quotidienne des officiers de
l’Armée rouge (problèmes de discipline, trafics de biens acquis en
Allemagne fédérale à destination des familles restées en URSS,
plaintes sur la qualité de la nourriture mais aussi les excès de
boisson, plaisanteries grasses, affaires de sexe, doléances envers
les supérieurs), à des renseignements bien plus pointus qui
permettront de bâtir l’ordre de bataille des Russes en Allemagne et,
par là, de se rassurer. Comme toute armée, celle de l’URSS dispose
de plans d’attaque. Mais aucun projet d’offensive surprise immédiate
avec conquête de Berlin-Ouest, ni, comme on le craignait, de ruée
massive vers l’ouest des divisions blindées soviétiques à travers
l’Allemagne. Si les services secrets servent souvent à faire la guerre,
ils peuvent aussi, comme dans le cas du tunnel, contribuer à
préserver la paix.
Ces conclusions, seuls des experts bien documentés peuvent les
tirer. À eux de trier le matériau brut qui arrive régulièrement à
Londres par avion et de là, à Washington. Dans la capitale anglaise,
la Section Y a mobilisé tout ce qu’elle pouvait dénicher d’interprètes
qualifiés. Des russophones capables de saisir la moindre nuance
d’une phrase, de comprendre le vocabulaire militaire autant que les
mots d’argot, les plaisanteries, les références diverses.
Ces interprètes peuvent être des Russes blancs mais aussi des
femmes ou des filles de Russes blancs. Toutes et tous désireux de
faire quelque chose contre les communistes, que beaucoup
persistent à appeler les bolcheviks. Et ce faisant, de remercier
l’Angleterre pour l’hospitalité qu’elle leur accorde.
Vieux officiers blanchis sous le harnais, des Polonais viennent
leur prêter main-forte. Ils sont restés sur le sol anglais quand leurs
compatriotes communistes ont imposé brutalement leur ordre à
Varsovie. Leur accent russe est parfois caricatural, mais il
n’empêche, les messages interceptés à Berlin, ceux-là aussi
peuvent les comprendre.
Mieux encore : à Washington, l’équipe de Frank Rowlett va
mettre en service le « Bumblebee » (« Bourdon »), une machine qui
convertira le contenu des bandes magnétiques venues d’Allemagne
en signes imprimés, facilitant considérablement le travail des
interprètes. Le « Bumblebee » va jusqu’à séparer les
communications enregistrées les unes des autres, un démêlage qui
permet d’en trouver plus rapidement la cohérence.
Perle des perles, l’écoute des communications de la villa de
fonction du maréchal Andreï Gretchko, le commandant en chef des
troupes soviétiques en Allemagne, procure ainsi de précieux
renseignements. Sa femme appelle souvent sa fille Tatiana, et pas
toujours pour parler d’achats de vêtements ou d’appareils moins
chers à Berlin-Ouest.
Klavdiya Gretchkova évoque par exemple les bonnes relations
de son époux avec Nikita Khrouchtchev, le nouveau numéro un
soviétique dont l’Occident ignore presque tout. Gretchko et
Khrouchtchev se connaissent depuis les années de guerre en
Ukraine, quand l’officier supérieur travaillait sous les ordres directs
du membre du Politburo. Klavdiya et Nina, l’épouse du secrétaire
général, s’apprécient.
Bien sûr, le patronyme de Khrouchtchev n’est jamais mentionné,
c’est toujours « il », « lui » ou « Nina ». Mais ces renseignements
aident un analyste de la CIA, Joe Evans, à bâtir le dossier
psychologique du secrétaire général du PC soviétique. Klavdiya
Gretchkova racontera ainsi à Tatiana la réaction de son époux
devant le discours de Khrouchtchev dénonçant les crimes de Staline
e
en février 1956 lors du XX congrès du Parti communiste d’Union
soviétique.
— Et qu’a fait papa ? s’enquiert Tatiana.
— Il est tombé par terre, répond sa mère.
Déjà détentrice d’un exemplaire du rapport Khrouchtchev, remis
par le Mossad israélien, la CIA obtient ainsi la confirmation de son
authenticité. Après hésitation, Dulles se chargera de le faire publier
in extenso dans la presse internationale.
Le tunnel de Berlin semble tenir ses promesses. À moins…

L’HUMINT l’emporte sur le TECHINT

Dès les premières révélations de « Diomède », Ivan Serov, le


patron du KGB, s’interroge. Le problème est simple : la sécurité du
nouvel agent double au cœur du MI6, héritier inespéré des « cinq
magnifiques » de Cambridge, ou le fabuleux coup de propagande
que représenterait le dévoilement de l’opération Gold ?
À ce jeu, pas question de cumuler le beurre et l’argent du beurre.
C’est l’un ou l’autre. Révéler l’existence du tunnel ne manquerait pas
d’attirer l’attention du contre-espionnage britannique sur Blake. Le
dévoilement de son rôle d’agent soviétique s’ensuivrait à très court
terme. Dans l’hypothèse inverse, protéger « Diomède », cela veut
dire laisser les Américains et les Anglais espionner en toute
tranquillité les communications de l’Armée rouge. Se servir du tunnel
comme canal d’intoxication serait d’une complexité ingérable.
Comment biaiser sur la durée les messages quotidiens d’armées
entières sans commettre de faux pas de nature à vendre la mèche à
l’ennemi ? De plus, comment le faire sans mettre au courant des
dizaines de personnes ?
À chaque solution ses inconvénients. Par Blake, essence même
de l’HUMINT, on sait que le projet Gold, prototype de l’opération
clandestine TECHINT, progresse.
Après force hésitations et consultations avec Kondratchev mais
aussi avec le Politburo, Ivan Serov décide de prendre le risque de
laisser libre cours aux interceptions occidentales au nom de la
sécurité de « Diomède ». Un risque qui concerne la personne même
du chef du KGB : que l’affaire du tunnel tourne à l’avantage des
Anglo-Américains et la tête de Serov sera sur le billot. Depuis
l’arrestation et la liquidation de Beria, dans laquelle le directeur du
KGB a d’ailleurs joué un rôle, et la prise de pouvoir par
Khrouchtchev, on ne s’entretue plus entre communistes, certes.
Mais un limogeage express avec à la clé un poste de directeur
d’usine au fin fond de la Sibérie ne tente guère ce fils de paysans,
ancien numéro deux du SMERCH mouillé jusqu’au cou dans
l’assassinat collectif des officiers polonais de Katyń et la déportation
massive de populations entières sous prétexte de collaboration avec
les Allemands.
Côté soviétique, c’est donc l’HUMINT qui l’emporte, à l’heure où
avec le tunnel le TECHINT triomphe côté occidental. La protection à
tout prix de « Diomède » implique le silence. Pour ne pas courir le
risque d’une fuite, d’une indiscrétion, seuls quelques guébistes de
haut vol seront informés de son recrutement. Cette politique de
l’ultrasecret a son corollaire. En dehors des maréchaux et de
quelques généraux triés sur le volet qui se contenteront à la
demande du Politburo de diffuser des messages de rappel très
généraux sur la nécessité de ne raconter ni sa vie ni celle de son
unité au téléphone, l’Armée rouge ne saura rien de l’existence de
Gold. Et pas plus le renseignement militaire, le GRU, auquel la
4
Loubianka n’est pas fâchée de faire la nique . Dommage pour les
Occidentaux car le colonel Popov n’aurait pas manqué de leur faire
savoir que le secret du tunnel n’en était déjà plus un en URSS. Dans
le même registre, la STASI doit naturellement être tenue dans
l’ignorance. Nonobstant le principe, creux il est vrai comme un tube
vide, de la « souveraineté de la RDA », la petite sœur allemande du
KGB reste une de ces gamines auxquelles on ne dit jamais tout des
secrets de famille.

« Découverte fortuite »

Il en ira ainsi jusqu’au dimanche 22 avril 1956. À cette date,


Blake, qui n’a plus accès aux informations top secret sur Gold
depuis son départ de la Section Y un an auparavant, ne court plus le
risque d’être repéré en cas de découverte du tunnel par les
Soviétiques.
Par prudence, cette découverte devra tout de même apparaître
comme le fruit d’un hasard explicable par des considérations
techniques. Khrouchtchev exigeant de tirer le plus grand profit
propagandiste de cette « découverte fortuite », le moment choisi
sera celui de sa visite officielle en Angleterre. Habitué des coups
politiques théâtraux, « Mr K » pourra ainsi hurler à la « provocation »
occidentale devant les médias internationaux.
Les guébistes se décident donc à appuyer sur le bouton ce
dimanche fatidique. C’est qu’une vraie défaillance sur une des
lignes, dûment constatable par les Anglo-Américains, est enfin
apparue. À cette occasion, des « techniciens subalternes » russes
découvrent le tunnel « par hasard », souriant au trait d’humour de
ses hôtes : juste sous la ligne de démarcation entre les deux zones,
fiché sur un petit rouleau de fil de fer barbelé, un morceau de carton
indiquant en anglais, en russe, en allemand et en français : « Vous
entrez dans le secteur américain. »
Une limite que les Soviétiques se gardent d’ailleurs bien de
franchir. De même que tout au long de son creusement et de son
temps de service, les Anglo-Américains, craignant un assaut de
l’Armée rouge, avaient mis en place des mitrailleuses à leur
extrémité du tunnel, les Russes se méfient de mines posées par les
Occidentaux pour tout faire sauter et créer le maximum de dégâts
humains.
Tandis que leurs démineurs s’activent sans empiéter sur le sous-
sol de la zone américaine, les Russes condescendent enfin à mettre
au courant Ernst Wollweber. Ce chef de la STASI, dont ils ont exigé
la nomination après le limogeage de Wilhelm Zaisser, arrive sur
place dare-dare flanqué de son adjoint chargé du renseignement
extérieur, Markus Wolf. Deux hommes de confiance de Moscou
devant lesquels on maintiendra malgré tout la fable de la
« découverte fortuite ». Blake reste la taupe de la PGU au sein du
MI6 et c’est le genre de secret que le « grand frère » ne raconte pas
à sa « petite sœur ».
Du matériel de communication d’avant-garde est saisi par les
Russes et les États-Unis sont logiquement mis en accusation
puisque le tunnel espion débouche dans leur zone. La presse
internationale est invitée à visiter le côté russe du tunnel, à le filmer
et à le photographier. Des visites de propagande seront montées
plus tard à l’usage des « bons citoyens » est-allemands.
Rideau sur l’épisode Gold. Fut-il un échec total ou une réussite
partielle ? Disons un demi-succès, même si une légende noire veut
que cette tentative n’ait jamais été qu’une pantalonnade
technologique ridicule.
Du fait que les Soviétiques avaient pris le risque calculé de
laisser inchangées les communications quotidiennes de leur armée,
voire les discussions téléphoniques de certains dignitaires ou
épouses de dignitaires, comme chez les Gretchko, le MI6 et la CIA
ont en effet appris beaucoup de choses sur leur mode de
fonctionnement, leurs plans, leur personnel.
Collecter cette masse d’informations aura eu le mérite de
relativiser l’agressivité des plans de l’Armée rouge, donc de calmer
dans une certaine mesure les angoisses des « faucons » du camp
occidental travaillés par l’idée d’une frappe atomique préventive.
Comme la guerre froide n’a pas dégénéré en guerre mondiale
nucléaire, une part de ce non-conflit revient autrement dit au tunnel.
Pas si productif que ça, mais pas si ridicule non plus.
À l’époque, peu voient les choses sous cet angle. « Sinbad »
Sinclair ayant commis simultanément la lourde faute politique
d’envoyer malgré les consignes de prudence du Premier Ministre
Anthony Eden un homme-grenouille, Lionel Crabb, explorer la coque
du croiseur russe Ordjonikidze, le navire dernier cri qui venait de
transporter Khrouchtchev pour sa visite officielle en Angleterre, il
perd sa place de directeur du MI6 au profit de Dick White, l’ancien
patron du MI5.
Si le centre de la guerre froide reste Berlin, celle-ci va faire
bientôt un détour en Amérique du Nord…

1. Ne distinguant jamais son action « tiers-mondiste » de la cause soviétique


qu’il servira toujours, Henri Curiel s’installera en France en 1951. Pendant la
guerre d’Algérie, il deviendra un des principaux « porteurs de valises »,
transférant en Suisse les fonds de la Fédération de France du FLN, fruit de la
collecte de l’« impôt révolutionnaire » au sein de la communauté algérienne de
France. Chef charismatique d’un réseau tiers-mondiste international d’extrême
gauche, Solidarité, Curiel sera assassiné en mai 1978 à Paris par deux tueurs
dont les identités restent inconnues, ce qui laisse penser à un certain
professionnalisme – on a évoqué la piste du BOSS, le service secret sud-
africain du temps de l’apartheid, ou de policiers de la DST agissant hors
hiérarchie.
2. Pour la petite histoire, c’est ce même Dozhdalev, désormais patron de la
section britannique du KGB, qui donnera en janvier 1963 l’autorisation
d’exfiltrer clandestinement Kim Philby de Beyrouth pour Moscou.
3. Petite histoire encore : Eliza Manninghan-Buller, la fille du procureur de la
Couronne au procès de George Blake, sera, à partir de 2002, la deuxième
femme à diriger le British Security Service, ex-MI5.
4. Ironie du sort : en décembre 1958, Khrouchtchev limoge Serov et le
nomme à la tête du GRU !
15

L’affaire Abel

« — À mon avis, la Russie vous a rayé de ses listes en


tant qu’agent secret. Vous êtes maintenant sur les nôtres.
« — Je ne suis pas d’accord avec vous. Je n’ai pas été
rayé des listes. Bien sûr, ils ne peuvent pas reconnaître
être engagés par mon activité. C’est la règle traditionnelle
de ma profession, et je le comprends parfaitement. Mais
je ne suis pas “rayé” et il me serait pénible que vous le
laissiez entendre. »
Dialogue entre l’espion soviétique Viliam Fisher, alias
« colonel Abel »,
et son avocat américain James Britt Donovan

Le vendredi 21 juin 1957, aux alentours de 7 h 30 du matin, des


agents du FBI et de l’INS, le service américain de l’immigration,
frappent à la porte de la chambre 839, au huitième étage de l’hôtel
Latham, dans Manhattan. Cette pièce de trois mètres sur quatre
avec petite salle de bains attenante est louée à la semaine au nom
de Martin Collins, sujet étatsunien né le 2 juillet 1897.
Collins, est-ce cet homme maigre et déplumé qui, ayant dormi nu
sous ses draps par cette nuit d’été, accueille les G-Men dans le plus
simple appareil ? Possible, mais il pourrait tout aussi bien s’agir d’un
autre Américain, Emil Goldfus, venu au monde paraît-il
le 2 août 1902. L’occupant des lieux détient en effet des papiers
d’identité à ces deux noms. Par la suite, il reconnaîtra avoir acheté
au Danemark un passeport américain falsifié au nom d’Andrew
Kayotis, grâce auquel, venant d’Allemagne par bateau, il s’est
introduit illégalement au Canada en novembre 1948, et de là, sur le
territoire des États-Unis.
Trois jours plus tard, par-dessus le marché, ce collectionneur de
patronymes en déclare un quatrième : Rudolf Ivanovitch Abel,
ressortissant soviétique. Ce faux aveu ne gêne en rien les Russes.
Abel n’est en effet rien d’autre que le nom d’un guébiste décédé au
début de l’année et enterré au cimetière allemand de Moscou.
Polariser les recherches du FBI sur ce colonel disparu ne causera
donc aucun mal au service. Avec un peu de chance, cela pourrait
même faire perdre un temps précieux aux Américains.

Mensonges, espionnage et identités


fausses

Pourquoi rompre ainsi la règle voulant qu’un agent n’admette


jamais son appartenance aux services secrets russes ? Parce qu’au
vu du matériel saisi par le FBI tant dans la chambre de l’hôtel
Latham que dans son studio de « photographe de
quartier », 252 Fulton Street à Brooklyn, nier s’être livré à
1
l’espionnage était impossible . Bloc de bois truqué contenant des
grilles de codage, crayon bourré de microfilms, règles creuses,
boulons évidés, pièces de monnaie trafiquées, émetteur-récepteur
de radio avec antenne, gomme indiquant l’horaire des transmissions
vers Moscou, agrandisseur photographique permettant la réalisation
de micropoints (des messages si petits qu’ils peuvent tenir derrière
un timbre postal ou sur le point d’un i) : une vraie caverne d’Ali Baba
pour professionnel de la clandestinité.
Nuance cependant. Si le détenu admet être un espion, il assure
n’avoir obéi à aucune consigne de la Loubianka ! Comprend qui
peut. Surtout ses supérieurs moscovites, car eux ont parfaitement
capté le message : c’est bien moi, Fisher, que les Américains ont
arrêté, mais soyez tranquilles, je reste guébiste, comme l’était Rudolf
Ivanovitch. Une manière subliminale de garantir au « Centre » sa
fidélité par le biais des médias américains. La presse ne manquera
pas de mentionner cette identité fausse, amplifiant ainsi le
mensonge.
Supérieurement joué ! L’inconnu de l’hôtel Latham applique en
l’occurrence la méthode prônée par son maître à penser
l’espionnage, Iakov Serebriansky : quand un agent construit sa
« légende », il doit y incorporer beaucoup d’éléments vrais pour
mieux préserver ceux qui ne le sont pas.
Assez près de la vérité pour que le mensonge semble plausible,
c’est la règle. Abel confie ainsi à son principal avocat, James Britt
Donovan, officier de réserve du renseignement naval américain et
ancien conseiller juridique de l’OSS, que venant d’une famille noble,
il aurait été élevé dans un grand domaine rural. Assertion inexacte,
mais son père naquit bien dans la propriété des princes Kourakine,
dont ses parents étaient des serviteurs.
Dans le même ordre d’idées, le « Centre » et sa famille
envoyaient au colonel Abel des messages radio ou des lettres
manuscrites situant son anniversaire en juin, alors qu’il est né
un 11 juillet. Tout officier de renseignements opérant en « terre
ennemie » a en effet besoin d’encouragements sentimentaux, sinon
il risque de craquer, d’où les lettres familiales. Mais cela ne doit en
2
aucun cas compromettre la sacro-sainte sécurité .
Ni vrai ni faux. C’est d’ailleurs sous une cinquième identité
fallacieuse, celle de Milton, qu’en juillet 1950 le soi-disant colonel
Abel a averti Leontine et Morris Cohen, deux des agents de liaison
du réseau d’espionnage atomique russe en Amérique. L’ordre du
« Centre » les concernant était de quitter le pays sans attendre.
Une consigne que les époux Rosenberg, parents de deux jeunes
garçons, ne suivront pas, pour leur malheur. On sait qu’après une
campagne de propagande internationale présentant ce couple
d’agents comme des innocents persécutés par une Amérique
fascisante folle d’antisémitisme, Ethel et Julius seront condamnés à
mort, puis exécutés en juin 1953, à l’issue d’une procédure judiciaire
interminable.
Même si cela m’a valu de nombreuses critiques de gens sincères
mais courroucés que la réalité ne corresponde pas à l’idée pieuse
qu’ils s’en étaient faite, je réitère ici ce que j’ai déjà eu l’occasion de
préciser : impliqués dans des activités d’espionnage pour le compte
de l’URSS, Ethel et Julius Rosenberg, communistes fanatiques, se
sont sacrifiés pour un État qui ne les a jamais reconnus comme ses
serviteurs clandestins, mais seulement comme des victimes
permettant d’accuser les États-Unis. Cet État, l’URSS, a disparu
en 1991. La Russie actuelle, elle, a d’autres chats à fouetter que la
glorification des agents secrets du défunt régime soviétique. Ainsi
vont les choses 3.

Plus rouge que rouge


Pourquoi cet ordre de quitter le pays que les Rosenberg n’ont
pas suivi ? Parce que les Russes savaient que les Américains
étaient en train de « casser » les messages échangés pendant la
guerre entre Moscou et les représentations diplomatiques de l’URSS
aux États-Unis.
Les services soviétiques disposaient en effet d’un agent au sein
du Signal Intelligence Service, l’ancêtre de l’actuelle NSA. En
l’occurrence, William Weisband, fils d’émigrés russes, recruté
dès 1934 par l’INO.
Dévoilant l’ampleur de l’espionnage atomique russe aux États-
Unis, ces décryptements, dits « Venona », allaient entre autres
conduire à l’identification de Julius Rosenberg comme chef de
réseau. Mais fin octobre 1948 survenait ce que les cryptanalystes
américains, dépités, devaient baptiser le « Black Friday » par
analogie avec le « Jeudi noir » de 1929 qui vit l’effondrement de la
Bourse à Wall Street. À savoir ce changement simultané de tous les
codes soviétiques qui a tant impressionné Frank Rowlett et William
Harvey (cf. chapitre précédent).
Arrivé aux États-Unis en 1949, le « colonel Abel » n’a jamais été
concerné par ces décryptages de la période de la guerre. Disposant
de son code individuel, il a donc pu rester à son poste pour sept
longues années de clandestinité.
S’il porte effectivement le grade de colonel au sein de la première
direction principale du KGB, la PGU, son vrai nom est Viliam
Guenrikhovitch Fisher. Un patronyme qu’il ne révélera ni aux
enquêteurs, ni aux juges, ni à son avocat James Britt Donovan,
homonyme pour la petite histoire de celui qui fut son ancien patron à
l’OSS, « Wild Bill » Donovan.
Né en 1903 à Newcastle upon Tyne, en Angleterre, patrie de
nombreuses décennies plus tard du groupe pop-blues The Animals
puis du chanteur Sting, Viliam Fisher est un vieux routier des
services secrets soviétiques. Il a de qui tenir : son père, Henry
Matthews Fisher pour les Anglais, Guenrikh Matseïevitch Fisher
pour les Russes, fut lui aussi un rouge très vif. Allemand d’origine
élevé en Russie dans le domaine des princes Kourakine, cet ouvrier
mécanicien vient s’installer en Angleterre en 1900. Il participe
activement à une affaire de contrebande d’armes destinées aux
révolutionnaires lettons, futures troupes de choc du putsch léniniste
d’octobre 1917, adhère parmi les premiers au PC britannique puis,
en 1921, émigre en URSS. Toute son existence, Viliam (William pour
l’état civil anglais, Willy pour ses amis germanophones) ne jurera
que par ce géniteur, qui l’a entraîné très jeune dans ses activités
clandestines.

Fana comme papa

Plus encore que son père, le jeune homme devient communiste.


Compte tenu de son expérience précoce du « travail souterrain »,
mais aussi du fait qu’il se trouve détenteur d’un passeport
britannique, les services secrets soviétiques lui mettent le grappin
dessus. Ainsi tombe-t-il sous la coupe de ce Iakov Serebriansky dont
on parlait plus haut, fondateur du « groupe Iacha » : le service Action
de l’INO, assassinats et sabotages en tout genre. Un spécialiste des
poisons pour lequel Fisher éprouvera toujours un respect absolu.
Chef de la section des communications du département des
Missions spéciales, que dirige Pavel Soudoplatov, Fisher effectue
pendant la guerre civile d’Espagne un séjour qui lui vaut de
rencontrer à Madrid cet autre officier de l’INO aux mains couvertes
de sang, Alexandre Orlov.
Parlant cinq langues, le russe bien sûr, l’anglais qu’il manie à la
perfection en adoptant si besoin un accent américain des plus
authentiques, le suédois, le français et l’allemand, Fisher est désigné
par Soudoplatov pendant la Grande Guerre patriotique pour
conduire un « jeu radio ».
À cette occasion, Fisher opère en parallèle avec Alexandre
Korotkov, l’ancien émissaire de l’INO auprès de l’Orchestre rouge
naissant puis chef de la PGU en Allemagne. Korotkov qui, directeur
adjoint du renseignement extérieur du KGB à présent, a d’abord
pensé à faire de lui le responsable des réseaux clandestins pour
toute l’Europe de l’Ouest. Une mission visant en particulier la
France, et notamment les installations portuaires du Havre et de
Cherbourg.
Au final, ce sera l’Amérique. À lui une quadruple
mission. 1) Renouer les fils distendus des réseaux soviétiques sur
place. 2) En exfiltrer les agents les plus compromis, comme les
Cohen ou Alfred Sarant, plus tard un des pères de l’informatique
soviétique. 3) Préserver de la curiosité du FBI ceux qui peuvent l’être
encore, à l’image du jeune physicien Theodore Hall. Et 4) Monter
des réseaux de sabotage des installations militaires et portuaires
étatsuniennes.
Fisher s’acquitte tant bien que mal des trois premières tâches.
Surtout, il crée de nouveaux réseaux en Californie, en Argentine, au
Brésil et au Mexique. C’est ainsi que Maria de la Sierra, une agente
autrefois infiltrée dans l’entourage de Trotski (outre Mercader, on
avait pensé à elle pour l’assassiner), reprend du service sous l’alias
« Africa ». Se faisant passer pour des immigrants tchèques, deux
officiers supérieurs de la PGU, le colonel Mikhaïl Filonenko et sa
femme, nomadisent entre l’Argentine, le Brésil et le Paraguay,
risquant quelques courtes incursions sur le territoire des États-Unis
pour y préparer le sabotage de cargos avec le soutien logistique
d’un réseau d’immigrants chinois de Californie.
En parallèle, Fisher va créer sur la côte ouest des États-Unis une
autre filière à base d’immigrants allemands. Parmi eux Kurt Wissel,
l’ancien adjoint d’Ernst Wollweber dans le réseau de sabotage des
navires de commerce allemands et italiens qui opérait avant la
guerre dans les ports européens.
Ingénieur dans une société nord-américaine de construction
navale après s’être réfugié aux États-Unis en tant que victime du
nazisme, Wissel a recruté parmi ses compatriotes des dockers et
des employés de nettoyage qui, moyennant finance, sont prêts à
poser des explosifs à bord des navires battant pavillon américain.
Mais là encore, l’ordre de faire sauter ne sera jamais donné.
Dans le studio de Brooklyn, le FBI a trouvé une cinquantaine de
toiles achevées. Peintre amateur, Fisher se servait de son hobby
pour nouer des liens avec des quidams américains aux mêmes
aspirations artistiques que lui, donnant ainsi le change par cet ersatz
de vie sociale. Au printemps 1955, il annonce à ses amis son départ
provisoire pour la Californie. En fait, c’est Moscou qu’il gagne, via
Paris, pour rendre compte de sa mission à Korotkov et se plaindre
devant lui du manque de fiabilité de son adjoint russe d’origine
finlandaise, Reino Häyhänen.
À raison, puisque Häyhänen, que Fisher a commis la faute
professionnelle de conduire une fois et une seule, mais elle a suffi,
au 252 Fulton Street, sera le responsable de sa chute. Cet agent
que le vétéran des « organes » soviétiques traitait par le dédain va
en effet le dénoncer aux autorités américaines. C’est également
Häyhänen qui livrera au FBI sa clé de cryptage. Fisher devait retenir
trois éléments par cœur : 1) Le mot russe pour neige. 2) Les vingt
premières lettres d’une chanson populaire russe, L’Accordéon
perdu. 3) La date de la victoire soviétique sur le Japon –
le 3 septembre 1945. Puis ajouter son numéro au sein du réseau,
soit le 20. À partir de ces indications, les experts pourront tirer au
clair non seulement les messages d’Häyhänen, mais aussi,
beaucoup plus intéressants, ceux de son ancien chef, le « colonel
Abel ».

Une famille à Moscou

Marxiste-léniniste jusqu’au bout des ongles, l’internationaliste


Fisher n’est guère attaché à la « patrie soviétique », même s’il
prétendra le contraire à son défenseur Donovan, qui prendra ses
propos comme parole d’évangile. L’avocat parvient tout de même à
sentir le profond mépris du guébiste envers les mauvais
professionnels, dangereux pour la survie du réseau, mais aussi
envers les communistes américains, infidèles à leur patrie. Même
mépris de plomb à l’égard de ce sergent Roy Rhodes, « tamponné »
par chantage sexuel en 1952 par les services soviétiques alors qu’il
faisait partie de la garde de l’ambassade des États-Unis à Moscou.
De retour aux États-Unis l’année suivante, Rhodes s’est bien gardé
de reprendre contact. Une faute impardonnable.
Le séjour moscovite de Fisher s’étendra sur trois mois. Il lui
donne l’occasion de revoir sa famille, à laquelle il est très attaché.
Au gré de ses missions hors d’URSS, le colonel du KGB laisse en
effet dans la capitale soviétique son épouse, Elena, et sa fille,
Evelina. Le hic, c’est qu’il mentira une fois de plus à Donovan,
identifiant à tort Elena comme cette Lydia dont il recevait pendant
son incarcération aux États-Unis des lettres aimantes, et sans doute
codées, bien qu’il n’en paraisse rien aux yeux des experts du FBI.
Dans les années 1970, un de ses vieux amis passé à l’Ouest,
Cyrille Henkine, dévoilera le pot aux roses : Lydia existait bien, mais
c’était la fille adoptive des Fisher, à ne pas confondre donc avec leur
fille naturelle, Evelina. Et par le plus grand des hasards, ladite Lydia
se trouvait être l’épouse de Nikolaï Boyarsky, un officier de la
neuvième direction du KGB, une des plus sûres puisque chargée de
la protection des hautes personnalités du régime.
Nous verrons plus loin le rôle des lettres au détenu quand surgira
par-dessus le marché une fausse « Mme Hélène Abel » qui,
naturellement, n’était pas Elena Fisher. Pour l’heure, faisons le point.
Abel qui ne s’appelle pas Abel ment à son avocat tout en lui livrant
une partie de la vérité. L’homme de loi, lui, ne cache en rien son
appartenance passée à l’OSS. Or, aux yeux d’un Soviétique, espion
un jour, espion toujours. Donovan, ancien de l’OSS, travaille à coup
sûr pour son héritière la CIA. Reste qu’entre officiers de
renseignements on peut sympathiser, à condition bien entendu de
prendre le soin de toujours brouiller les cartes. Parler peinture ou
famille avec Donovan ne peut pas faire de mal.

Homo sovieticus

D’une certaine manière, l’estime que Donovan porte à Fisher


semble justifiée. Le guébiste se révèle, il est vrai, d’une
exceptionnelle solidité dans ses certitudes idéologiques. Un roc.
Rien ni personne ne peut détourner ce communiste du
communisme. Nous sommes en 1957. Depuis son introduction
clandestine aux États-Unis huit ans plus tôt, Fisher a appris par la
presse américaine, qu’il lit et apprécie, la cascade de
rebondissements dramatiques qui ont ébranlé l’univers marxiste-
léniniste : l’affaire Field ; les grands procès des pays de l’Est ;
l’exécution de Rajk, de Slansky et de leurs compagnons ; la mort de
Staline ; la révolte des travailleurs de Berlin-Est réprimée par les
chars soviétiques ; le limogeage de Beria ; le discours de
e
Khrouchtchev au XX congrès du PC soviétique condamnant le
stalinisme ; l’écrasement par l’Armée rouge de l’insurrection
hongroise.
Des tragédies qui mettaient en cause l’essence même du
communisme. Pour autant, sa foi n’a pas vacillé. Celle d’un détenu
qui refuse de coopérer avec le FBI. Pas un mot, pas un aveu, rien.
Pourquoi le faux « colonel Abel » aggraverait-il son cas en révélant
aux Américains l’ampleur des réseaux « dormants » de sabotage
naval qu’il a mis en place contre eux et dont le FBI ignore
visiblement l’existence ?
Le dialogue entre Fisher et Donovan a ceci de passionnant qu’il
confronte deux cultures opposées. Ancien procureur adjoint au
procès de Nuremberg qui vit le jugement des dignitaires nazis
rescapés par les Alliés, l’avocat américain croit aux droits de
l’homme, même s’il sait que la réalité contraint parfois à des
concessions moralement condamnables.
Homo americanus, Donovan croit en l’homme tout court. Il
estime qu’un citoyen soviétique peut, comme Abel, exister à titre
individuel en dehors du système. C’est pourquoi il a accepté de le
défendre devant les tribunaux de son pays.
Fisher, lui, sait qu’un Homo sovieticus n’existe, sauf dissidence
conduisant au Goulag ou à la mort, que dans et par le régime né de
la révolution russe. À plus forte raison s’il appartient aux services
secrets. Pensez à Theodor Maly, un des officiers traitants des « cinq
magnifiques » de Cambridge, rentré se mettre à la disposition du
bourreau parce qu’il n’imaginait pas d’autre avenir que soviétique !
Sauf à passer à l’ennemi et à vivre le reste de son existence
dans la terreur, sa seule chance, Fisher le sait, consiste à rester
fidèle au régime et à le faire savoir à Moscou par mille subtilités. Un
exercice d’équilibre auquel il va exceller.

Détenu RI-80016

Son procès s’ouvre le 14 octobre 1957. « Rudolf Ivanovitch


Abel » est inculpé de transmission de secrets militaires et atomiques
aux Soviétiques, accusation passible de la peine de mort, de
conspiration pour réunir des renseignements et de séjour illégal aux
États-Unis sans s’être fait enregistrer comme agent étranger.
Häyhänen est cité comme témoin à charge contre son ancien
chef. Rhodes comme témoin aussi.
Deux personnages aussi peu reluisants l’un que l’autre. Rhodes
va écoper en février 1958 d’une peine de cinq ans de travaux forcés
pour avoir fourni aux Soviétiques, dans sa période moscovite, des
renseignements concernant la défense nationale américaine.
Häyhänen, lui, périra quatre ans plus tard sur une route de
Pennsylvanie lors d’un accident de la route assez mystérieux.
Gageons que Fisher n’a pas versé une larme à l’annonce de la mort
de son ancien adjoint. Le châtiment et l’élimination physiques des
« traîtres », où qu’ils se trouvent, ne constituent-ils pas une des plus
anciennes traditions des services secrets russes, de la Tcheka au
KGB, de l’actuel SVR au GRU.
Le 15 novembre 1957, le « colonel Abel » est condamné à trente,
dix et cinq ans d’emprisonnement et à 1 000 et 2 000 dollars
d’amende, avec confusion des peines de prison. « Pas mal »,
constate-t-il laconiquement à l’adresse de Donovan. « Si nous avons
gain de cause en appel et que l’accusation s’écroule, qu’adviendra-t-
il de moi ? »
Autant dire qu’il n’a pas perdu espoir. Transféré au pénitencier
fédéral d’Atlanta, le détenu RI Abel-80016 va obtenir l’autorisation de
recevoir des lettres de sa famille. Notamment les missives signées
de cette Lydia qui n’est pas son épouse, contrairement à ce qu’il
prétend, mais sa fille adoptive liée familialement au KGB à qui elle
ne peut rien refuser.
Dans le cadre de cette démarche de son client, Donovan a
rencontré Allen Dulles en mars 1958 sans cacher l’admiration qu’il
éprouvait pour « Abel ». « Je voudrais bien avoir trois ou quatre
hommes comme lui à Moscou en ce moment », a reconnu le
directeur de la CIA, tirant une bouffée de son inséparable pipe.
Dulles ne s’opposait pas à ce qu’Abel reçoive du courrier de sa
famille.
En attendant la décision de la cour d’appel, le détenu 80016 se
divertit comme il le peut. Il s’essaie à la peinture sur soie, s’attaque à
des problèmes de mathématiques et apprend le français à son
compagnon de cellule, le mafieux Vincent Squillante. Un homme qui,
libéré, finira sauvagement assassiné par un gang adverse. À croire
que fréquenter Viliam Fisher ne porte pas chance.
Débouté en appel, Donovan ne perd pas courage. Il fait monter
le dossier jusqu’à la Cour suprême.
Dans l’intervalle, une autre affaire d’espionnage est survenue à
des milliers de kilomètres des États-Unis…

La « dame noire de la CIA »


Trois ou quatre hommes comme Fisher à Moscou, Allen Dulles
n’en a toujours pas deux ans après sa rencontre avec James
Donovan. Mais des machines, si. Depuis 1950, le constructeur
aéronautique Lockheed développe un procédé technologique
révolutionnaire pour l’époque. Le projet Aquatone va donner
naissance à l’avion U-2, expérimenté en vol pour la première fois en
août 1955.
Un appareil qui pourrait apporter un remède au mal constaté par
le général d’aviation James Doolittle, maître d’œuvre en avril 1942
de la première riposte américaine à l’attaque de Pearl Harbor, un
raid de bombardiers sur le Japon. Dans son rapport d’octobre 1954
au président Eisenhower, ce héros national prônait en effet une
méthode d’action contre l’affaiblissement stratégique des États-Unis
qu’il déplorait : « Nous devons développer des services efficaces
d’espionnage et de contre-espionnage et nous devons apprendre à
subvertir, saboter et détruire nos ennemis par des méthodes plus
intelligentes, plus sophistiquées que celles dont il use contre nous. »
L’U-2 semble répondre à ces exigences. Mélange de planeur à
moteur auxiliaire et de réacteur monté sur une cellule de planeur, cet
appareil gris-argent de 12 mètres de long pour une envergure
de 25 mètres peut grimper à plus de 25 000 mètres d’altitude, soit
bien au-dessus du plafond des fusées et des chasseurs disponibles
dans le monde.
Avec une vitesse de croisière de près de 1 000 kilomètres à
l’heure et une autonomie de près de 5 500 kilomètres, les
performances de l’avion espion surpassent de beaucoup celles des
bombardiers à réaction RB-47 qui, même modifiés pour une
meilleure performance, restent vulnérables aux radars et à la
chasse. En fait d’espionnage technologique, les RB-47 n’ont pu
réussir que de courtes incursions sur le territoire soviétique.
C’est pour répondre aux demandes réitérées des spécialistes,
frustrés de ne pouvoir épier les objectifs intéressants, trop
profondément situés à l’intérieur du territoire soviétique, que l’U-2 a
été mis au point. Muni d’un dispositif spécial, le driftsight, son
tableau de bord permet au pilote de visualiser avec précision la zone
à photographier.
Dès son premier survol du territoire soviétique en 1956, les
caméras embarquées de l’appareil rapportent des clichés pris
à 15 000 mètres d’altitude, performance qui, pour l’époque, semble
prodigieuse. En vingt missions U-2 de 1956 à 1959, l’Agence va
d’ailleurs en apprendre sur l’URSS plus que tout ce qu’elle savait
jusque-là.
Afin d’en camoufler le véritable usage, la CIA fait filtrer le bruit
que l’U-2, appareil à usage météorologique, serait destiné au
National Advisory Committee for Aeronautics, cette matrice de
l’actuelle NASA que la star de l’espionnage technologique russe,
Stanislav Choumovsky, faisait visiter en 1935 à son ami le
constructeur Andreï Tupolev (cf. chapitre 4).
Pour tromper les Soviétiques, il faudrait plus qu’une simple
rumeur. Comme les U-2 sont revêtus d’une peinture bleu foncé qui
les rend très peu visibles sur fond de ciel noir à très haute altitude,
ils ont baptisé cet avion fantôme la « dame noire de la CIA ». Une
première rencontre au sommet Eisenhower-Khrouchtchev en
septembre 1959 à Camp David débouche cependant sur la
suspension des missions U-2 (nom de code Overflights).
Ce geste diplomatique de bonne volonté du numéro un américain
envers son homologue soviétique n’est ni du goût de Dulles ni de
celui de son directeur des opérations clandestines Richard Bissell,
grand amateur de renseignement technologique, le TECHINT, par
opposition avec l’espionnage classique, l’HUMINT. « Les Overflights
constituent notre meilleure source de renseignements sur les
missiles balistiques intercontinentaux des Russes », gémissent les
deux hommes. C’est jouer sur l’obsession d’Eisenhower : le danger
d’un nouveau Pearl Harbor, atomique cette fois.
Alors la Maison-Blanche cède, mais pour un vol seulement.
Celui-ci aura lieu le 9 avril 1960. Il permet de repérer un site de
missiles voisin de Plesetsk, aux alentours d’Arkhangelsk, pas très
loin du cercle polaire arctique. Les clichés sont toutefois moins nets
qu’espérés.
Face à l’insistance de Dulles et de Bissell demandant un dernier
vol, « Ike » donne son feu vert le 25 avril. Mais aucun Overflight
er
passé le 1 mai, car le président américain ne veut pas risquer de
compromettre sa nouvelle rencontre au sommet avec Khrouchtchev,
prévue au milieu du mois à Paris à l’occasion d’une conférence à
quatre avec la France, puissance nucléaire toute neuve qui vient de
faire exploser sa première bombe A dans le Sahara, et le Royaume-
Uni.

Fête du Travail à 15 000 mètres d’altitude

De l’importance d’être précis. Aucune mission U-2 passé


er
le 1 mai… ça veut donc dire que ce jour-là, on peut encore.
Vers 4 h 30, tandis que les Soviétiques s’apprêtent à célébrer la fête
du Travail, Francis Gary Powers, trente et un ans, décolle de
Peshawar, au Pakistan, direction la Norvège avec survol à haute
altitude de Plesetsk.
Entraîné pour combattre sur le front coréen début 1953, Powers,
victime au dernier moment d’une crise d’appendicite, n’a donc pas
eu à affronter les chasseurs MiG 15 de fabrication russe. Comme le
grand public, il n’aura connu les duels aériens de Corée qu’au
travers des confidences des vétérans ou du film de Mark Robson,
Les Ponts de Toko-Ri, hymne au courage des aviateurs américains.
En 1956, le jeune pilote est contacté par la « Compagnie » qui,
après une batterie complète de tests techniques et psychologiques,
l’affecte au programme Overflight. Plusieurs missions réussies lui
ont notamment permis de photographier des installations nucléaires
er
russes. Mais ce 1 mai de malheur, la chance finit par l’abandonner,
et le voilà abattu par un missile de la force de défense aérienne
soviétique. De quoi nourrir la campagne électorale du candidat
démocrate à la présidentielle John Kennedy, celui-ci assurant – en
toute mauvaise foi – que le président Eisenhower aurait laissé se
creuser par négligence un missile gap en faveur des Russes.
Une autre version veut que son U-2 ait été déstabilisé par le
passage en vitesse subsonique du Sukhoï Su-9 d’Igor Mentioukov,
mais que dans le cadre d’une énième dezinformatsia, les
Soviétiques aient fait courir la rumeur d’un tir de missile destinée à
accréditer l’idée de leur supériorité dans le domaine antiaérien.
Powers devrait enclencher le processus de destruction
instantanée de l’appareil et avaler la capsule empoisonnée qui
mettra fin à ses jours sans douleur. Mais c’est demander beaucoup à
un homme. Trop puisque le pilote désemparé choisit d’utiliser son
siège éjectable sans faire exploser l’U-2, dont les Russes vont
récupérer de nombreux débris. Pour l’édification des masses
soviétiques, ces restes seront exposés place Gorki, à Moscou.
Powers, qui a survécu à ce parachutage vertigineux, est conduit
sous bonne escorte à la Loubianka. À lui les interminables séances
d’interrogatoire par les spécialistes maison.
Pour des raisons de politique intérieure tenant aux subtils
équilibres au sein de la nomenklatura soviétique, Khrouchtchev
entend faire échouer la rencontre au sommet de Paris. Powers lui en
fournit l’occasion. Et mieux : une formidable tribune internationale
pour dénoncer l’espionnage américain. Tandis qu’Eisenhower
assume la responsabilité de l’Overflight, le numéro un soviétique
quitte théâtralement la conférence à quatre, vouée au fiasco. Bon
comédien, ce dirigeant colérique qu’on surnommera « Mr Niet » a
l’habitude de tels coups d’éclat.

L’espoir renaît au pénitencier d’Atlanta

Dans sa cellule d’Atlanta, le détenu modèle 80016 prend


connaissance de l’incident de l’U-2 dans les colonnes du New York
Times. Habitué de longue date à contrôler ses émotions, il se garde
de sauter de joie. N’empêche que l’espoir renaît. Le KGB, Fisher le
sait, consent de gros efforts pour récupérer ses officiers captifs à
l’étranger. Plus qu’un humanisme assez étranger à l’univers
soviétique, il s’agit d’une mesure de bon sens propre à maintenir le
moral des troupes 4. Avec cet élément supplémentaire le
concernant : la PGU ne peut que chercher à savoir si ce vieux
routier a parlé aux Américains, et dans ce cas, ce qu’il leur a dit au
juste. De l’état d’esprit de ses chefs, 80016 ignore tout, car les
envois de lettres de sa famille ont été interrompus par décision de
justice.
L’idée d’un échange qu’il avait soumise dès sa condamnation à
Donovan devient-elle réalisable ? En mars 1958, Dulles avait dit non
à Donovan, mais avec l’affaire de l’U-2 la configuration vient de
changer. Le lundi 28 mars 1960, la Cour suprême a confirmé le
jugement en appel du « colonel Abel », de sorte que ce dernier
devient définitif.
Rien à attendre de ce côté, mais Fisher, qui a le droit de recevoir
du courrier, à l’exception de celui venu d’URSS, prend connaissance
d’une lettre personnelle d’Oliver Powers, le père du pilote détenu par
les Russes. Le « colonel Abel » serait-il disposé à un échange entre
Francis Powers et lui-même ? C’est peut-être possible,
répond 80016, mais il convient de s’adresser à sa femme – en
réalité, sa fille adoptive Lydia, qui sert de trait d’union épistolaire
avec le KGB quand la justice américaine autorise les fameuses
« lettres de la famille ».
« Pouvez-vous envoyer les copies des deux courriers à l’avocat
de ma femme, maître Vogel, dont je vais vous donner l’adresse à
Berlin-Est ? » demande Fisher à James Donovan. Deux
nouveautés : la femme du « colonel Abel » aurait un avocat, et cet
homme de loi se trouverait en RDA, non en URSS comme il eût été
logique pour une citoyenne soviétique !
Loyalement, Donovan transmet les copies à l’adresse de
Wolfgang Vogel à Berlin-Est, copies dont il fournit sans se cacher de
son client des exemplaires à la CIA, au FBI et au ministère
américain de la Justice. Les échanges épistolaires commencent
avec la supposée « Mme Abel », qu’il serait plus indiqué de désigner
comme le « canal KGB ». Un canal qui expédie une lettre au
président Kennedy, le suppliant d’accorder une grâce à son « mari ».
Et qui, plus tard, suggérera un échange possible avec Powers, le
malchanceux de l’U-2 qui se morfond derrière les barreaux de la
prison Vladimir.

Procès-spectacle
Après un procès-spectacle de douze semaines dans la salle des
colonnes de Moscou comme seuls les régimes totalitaires peuvent
en monter, Gary Powers, qui a avoué tout ce que les Soviétiques
voulaient, a écopé en guise de récompense d’une peine
5
« clémente » de dix années de détention en août 1960 .
Pendant le procès, les tractations continuent. Très indirectes,
pour raison d’État, elles prennent beaucoup de temps.
Le 11 septembre 1961, onze mois après la condamnation de
Powers, Donovan reçoit une lettre de « Mme Abel ». En voici le
passage essentiel : « Il ressort de toutes nos précédentes
communications qu’il n’y a plus qu’une façon de procéder : la
libération simultanée de F. Powers et de mon mari peut être
envisagée. »
À Washington, où se rend maître Donovan, on hésite. C’est
qu’en termes de renseignement, bien des choses sont en train de
changer. Jugé seul responsable du fiasco de la tentative de
débarquement d’une brigade d’anticastristes cubains en avril 1961
dans la baie des Cochons, Allen Dulles est sur le point d’être limogé
par John Kennedy (cf. chapitre 17).

Dulles limogé

L’ancien directeur quitte Langley, le siège de la « Compagnie »,


le 27 novembre. Mieux vu de la Maison-Blanche, plus technocrate et
moins barbouze, John McCone lui succède. Un changement de
têtes qui n’est pas passé inaperçu à la Loubianka. De fait, une
analyse minutieuse incite la CIA, le FBI, le ministère de la Justice et
le Département d’État à estimer qu’après toutes ces années de
pénitencier, le colonel Abel ne risque guère de rapporter des
renseignements utiles à Moscou. Au contraire, connaissant le
principe de soupçon de rigueur en URSS, il risque fort d’être jeté au
Goulag comme traître.
Le raisonnement tient debout, mais néglige un élément essentiel
que les experts n’ont pas repéré : les échanges de lettres ont permis
au KGB d’établir la loyauté de Fisher, comme ils ont permis à Fisher
de comprendre entre les lignes qu’à la Loubianka on lui faisait
toujours confiance. Un jeu subtil qui a échappé aux Américains.
À commencer par Donovan. Plein d’empathie pour Fisher, dont il
ignore toujours le nom et le long parcours d’élève de Serebriansky,
l’avocat n’a rien perçu du double jeu de son client.
À quelques ajouts spectaculaires et à quelques inexactitudes
près, tributs inévitables au cinéma hollywoodien, Le Pont des
espions, film de Steven Spielberg sorti en 2015, relate les tractations
qui vont conduire Donovan, incarné par Tom Hanks et mandaté en
sous-main par la CIA, à Berlin-Ouest puis Berlin-Est début 1962. Si
elles vont prendre du temps, c’est que les Soviétiques
manœuvreront pour essayer d’arracher la forme de reconnaissance
de la RDA par les États-Unis qu’induisait l’étrange domiciliation de
maître Vogel à Berlin-Est et non à Moscou.
Ces manœuvres vont passer, autre vieille habitude des
camarades, par la prise en otage d’un malheureux étudiant
américain à Berlin-Est, Frederik Pryor. Mais en raison de la fermeté
américaine, elles n’aboutiront pas. Comme l’avait dit Viliam Fisher à
Donovan dans une circonstance précédente : « Vous ne pouvez pas
leur en vouloir d’avoir essayé. »
Tout est désormais en place pour l’échange des prisonniers,
décrit cette fois de façon presque exacte par Spielberg, et qui
constitue à n’en pas douter le meilleur moment d’un film assez
inégal…
L’échange

Le lieu de l’action sera le pont Glienicke, qui enjambe la rivière


Havel sur le lac de Wannsee, entre Potsdam et Berlin-Ouest.
Le 10 février, vers 7 h 45, la voiture qui transporte Powers et son
escorte guébiste stoppe. Il fait froid, il y a du brouillard et tout le
monde grelotte. Une atmosphère irréelle à la John Le Carré ou à la
Len Deighton : le dramatique y chevauche le banal.
Conformément à la règle convenue, le groupe arrivant de Berlin-
Ouest et celui qui vient de Potsdam stoppent près du milieu du pont,
à dix mètres l’un de l’autre. Les deux camps s’observent.
Un peu plus tard, le colonel du KGB qui accompagne le pilote de
l’U-2 franchit la ligne blanche du milieu du pont, croisant son
homologue de la CIA qui, lui, s’approche de Powers. Un court
dialogue entre compatriotes respectifs permet de vérifier que le
pilote est bien celui qu’il prétend être et qu’Abel n’est autre que
Fisher. Simple formalité : entre services secrets, aussi méfiants
soient-ils, on ne joue tout de même pas à des jeux aussi puérils.
Les officiers du KGB et de la CIA regagnent chacun leur côté du
pont. Les minutes passent, si lourdes que Powers, apercevant côté
occidental un petit bateau occupé par deux hommes en armes très
typés américains – des officiers de la « Compagnie » à coup sûr –,
envisage un instant de les rejoindre en sautant dans l’eau par-
dessus le parapet du pont. Il y renonce toutefois.
Soudain, un appel côté ouest : Frederik Pryor a bien été libéré.
Les négociateurs des deux bords échangent quelques paroles
rapides. Le guébiste pousse Powers sur le pont. Tandis qu’il
s’avance vers la ligne blanche, le « colonel Abel » progresse du
même pas en sens inverse. À 8 h 52, les deux hommes se croisent
sans échanger un seul mot, chacun dans sa bulle, et bientôt chacun
dans son monde.
Le pilote de l’U-2 vient d’être échangé contre Viliam Fisher. Loin
d’être déporté au Goulag comme le croyaient Donovan et les
Américains, le faux colonel Abel, dont la loyauté envers l’URSS a été
reconnue après un très long débriefing, mettra à profit son
expérience de plongée profonde au sein de la société capitaliste.
L’élève de Serebriansky devient professeur à son tour, en prenant au
KGB la tête du département de formation des nielegalny, les
« illégaux ». Il est mort d’un cancer en 1971. Réembauché un temps
par la « Compagnie », mais dans un emploi de bureau lui aussi,
Powers, ayant quitté l’Agence en 1969, périra huit ans plus tard dans
le crash d’un hélicoptère qu’il pilotait pour le compte d’une station de
télévision de Los Angeles.
Détente ou pas, la guerre secrète ne s’interrompt jamais. En
août 1963 éclate un scandale d’espionnage qui, cette fois, concerne
plus particulièrement la France : l’affaire Pâques.

1. Rien ne se perd ni ne se crée : rappelons que l’idée d’installer un « illégal »


sous couverture de photographe de quartier avait impressionné Vladimir
Choumovsky, l’espion technologique au sein du MIT (cf. chapitre 4).
2. Une règle que le chef du renseignement extérieur est-allemand, le maître
espion Markus Wolf, décidera de transgresser quand même, ses meilleurs
agents recevant par message radio crypté des vœux de bon anniversaire le
jour précis de leur naissance. Un choix risqué, mais Wolf privilégiait le lien de
proximité avec ses informateurs en Allemagne de l’Ouest (cf. chapitre 18).
3. Lire à ce sujet : La Trahison des Rosenberg, de Florian Aftalion, Paris,
JC Lattès, 2003 ; « L’affaire Rosenberg, fin d’une longue histoire », du même
os
auteur, dans Communisme, n 99, 100, 101, années 2009-2010 ; Confession
d’un agent soviétique, d’Alexandre Feklissov, avec Sergueï Kostine, Paris, Le
Rocher, 1999 ; Les Traîtres et autres Judas de l’Histoire, sous la direction de
François-Guillaume Lorrain, Laurence Devillairs et Jean-Baptiste Frossard,
Paris, Belin, 2013 ; Dossier Rosenberg, de Ronald Radosh, Paris,
Hachette, 1985 ; et Preuve supplémentaire contre les Rosenberg, de Ronald
Radosh, Paris, Albin Michel, Les Cahiers d’histoire sociale, 1996. Le lecteur
intéressé peut également lire les pages 316-323 de mon livre Les Femmes de
l’ombre. L’histoire occultée des espionnes, op. cit., consacrées au destin
d’Ethel Rosenberg.
4. Mais pas toujours appliquée puisque Staline refusa en 1941 l’échange que
lui proposaient les Japonais et qui aurait sauvé la vie de Richard Sorge.
Faisant partie de la soixantaine de sources qui avaient averti le Vojd de
l’attaque nazie prochaine, l’agent vedette du GRU était, il est vrai, un témoin
gênant.
5. En interne, les Russes tireront un grand profit propagandiste du procès,
opposant le courage du « colonel Abel », qui n’a rien avoué d’embarrassant
pour le KGB, au moins ferme Powers, typique des capitalistes américains
amollis. La CIA ripostera en 1970 en publiant, avec la collaboration de Curt
Gentry, un livre de vrais-faux souvenirs de Powers, J’étais un espion.
16

La taupe française des Russes à l’OTAN

« Nous avons quatre colonnes qui convergent vers


Madrid. La cinquième est déjà à l’intérieur. »
Général Emilio Mola, cheville ouvrière du coup d’État
militaire de 1936 en Espagne

Normalien né en 1914 à Chalon-sur-Saône d’un couple


d’artisans coiffeurs, Georges Pâques pourrait être cité en exemple
de la méritocratie républicaine. Catholique, cet agrégé d’italien n’a
rien pour se laisser séduire par le communisme. Professeur au
Maroc, il part pour Alger après le débarquement allié. En 1943, alors
qu’il travaille à la section politique du service de radiodiffusion, un
attaché d’ambassade soviétique, Alexandre Gouzovsky,
« tamponne » pourtant ce brillant sujet. À moins que ce ne soit le
contraire, Pâques se jetant dans les bras de Gouzovsky. Un toubib
de Bab el-Oued, ancien des Brigades internationales de la guerre
d’Espagne, le docteur Bernstein, a joué quoi qu’il en soit le
rôle d’entremetteur entre les deux hommes.
Un interbrigadiste de plus dans une affaire d’espionnage russe,
est-ce bien un hasard ? Sans qu’il y ait lieu de mettre en doute la
sincérité de ces volontaires de nombreux pays, dont la France,
venus combattre aux côtés des républicains espagnols, force est de
reconnaître que certains d’entre eux, aveuglés par l’idéologie, se
sont laissé… embrigader à nouveau. Par les services secrets
soviétiques cette fois.
Résident de la PGU en Algérie, Gouzovsky travaille justement
sous le contrôle d’un as des services russes, le polyglotte arménien
Ivan Agayants. Un francophone qui fait à cette époque – et fort bien
semble-t-il du point de vue soviétique – office d’émissaire personnel
de Staline auprès du général de Gaulle.

Un placement à échéance

Ce Pâques, c’est un placement à échéance de plusieurs années,


tranche Agayants. Cet officier de renseignements expérimenté,
expert par-dessus le marché en dezinformatsia, a le nez creux.
Pâques, qu’il retrouve à Paris à la Libération, va de fait se révéler un
investissement des plus rentables.
Qu’on en juge plutôt : directeur de cabinet de plusieurs ministres
e
ou secrétaires d’État sous la IV République, il devient en
octobre 1958 chargé de mission à l’état-major de la Défense
nationale pour les questions de guerre psychologique, puis auprès
de l’Institut des hautes études de défense nationale. C’est à ce stade
que le haut fonctionnaire se révèle très utile au KGB, car jusque-là il
n’avait livré que des renseignements d’importance moyenne. En
octobre 1962, cerise sur le gâteau soviétique, Pâques prend, sur
recommandation du Quai d’Orsay, la direction du service de presse
de l’OTAN, basé à Paris puisque la France n’a pas encore quitté
l’organisation militaire intégrée de l’Alliance atlantique.
Bien qu’elles aient dessiné la silhouette d’un autre agent
soviétique au sein de l’OTAN, le Canadien Hugh Hambleton, les
révélations d’Anatoli Golitsyne, un guébiste passé aux Américains
en décembre 1961, attirent avec retard l’attention sur Pâques ainsi
que sur trois officiers supérieurs. Le voilà suspect. D’autant qu’un
discours du « Spitzbart », Walter Ulbricht, toujours à la tête de
l’Allemagne de l’Est, fait état d’informations OTAN classées
« secret » auquelles le haut fonctionnaire a eu accès.
Et s’il n’y avait que celles-là ! Pâques a en effet transmis aux
Russes les dossiers dits « de Berlin » détaillant les parades et
ripostes de l’OTAN à un éventuel coup de force russe ; les
documents de l’Alliance atlantique sur la « guerre psychologique » ;
les dossiers « Exercices de l’OTAN » ; des études de 1958 et
de 1963 sur les « forces et possibilités soviétiques » ; les procès-
verbaux de diverses conférences interalliées. Des trésors.

Rendez-vous manqué à Feucherolles

L’équipe du commissaire Alain Montarras à la Direction de la


surveillance du territoire, ancêtre de l’actuelle DGSI, met le haut
fonctionnaire sous surveillance à l’été 1963.
Le samedi 10 août, quatre policiers de la DST prennent Pâques
en filature. À Feucherolles, dans les Yvelines, ces inspecteurs seront
témoins d’une prise de contact manquée du haut fonctionnaire avec
une équipe d’officiers du KGB conduite par Vladimir Khrenov,
deuxième conseiller à la délégation soviétique à l’UNESCO.
L’arrivée dans ce village d’une voiture de collègues de la Sûreté
publique venus enquêter sur une banale histoire de chèques effraie
les Russes, qui détalent sans demander leur reste sous l’œil attentif
des chasseurs de taupes.
La présence simultanée dans ce petit périmètre du suspect
Pâques et d’une équipe guébiste ne doit certainement rien au
hasard. Le surlendemain, Montarras décide d’appréhender le haut
fonctionnaire. Compte tenu de son importance dans la hiérarchie de
l’OTAN, mieux vaut le prendre avec des pincettes. Comme il reste
cloîtré chez lui, on parlemente. À peine finit-il par entrouvrir la porte
qu’un des hommes de Montarras lui fait le coup classique du pied
dans l’embrasure. Nouveau palabre. Craignant quelque dispositif
d’écoute, l’agent soviétique ne veut pas se rendre au siège de la
DST, rue des Saussaies. « D’accord, allons prendre un petit
déjeuner », propose Montarras.
C’est à la terrasse d’un bistrot voisin de l’Élysée que Pâques
passe aux aveux, révélant, entre autres précisions, l’identité de ses
deux traitants soviétiques précédents, Nikolaï Lyssenko et Vassili
Vlassov, ainsi que les mesures de précaution convenues avec eux
pour les rendez-vous de remise des documents. Incapable de
photographier de façon correcte les pièces intéressantes comme les
Russes le lui demandaient, il augmentait les risques en sortant les
pièces dans sa serviette pour les leur présenter directement. Pas
rassurant pour les guébistes, mais quand on tient un agent de ce
calibre…
Se souvenant de sa religion où Judas n’a pas vraiment bonne
presse, Pâques demande qu’un prêtre l’entende en confession.
Supplique accordée, ce sera à l’église de la Madeleine.
La suite de l’enquête permettra de conclure que les Soviétiques,
bons connaisseurs de l’âme humaine, ont constamment pris le haut
fonctionnaire par son point faible : la vanité. Plus ils le persuadaient
de son rôle de figure de premier plan sur l’échiquier mondial comme
défenseur de la paix entre les deux blocs et plus il leur livrait de
renseignements précis et documentés. Comble du ridicule, Pâques
se vantera plus tard d’avoir été le destinataire de lettres de
remerciements personnelles de Staline puis de Khrouchtchev. Une
technique éculée des services secrets qu’il a cru, dans son
aveuglement, ne concerner que lui ! Bien d’autres ont pourtant
éprouvé l’ivresse de se croire les garants de la paix mondiale.

Vanité et trahison

La France étant en phase de rapprochement avec l’URSS et de


sortie de l’organisation militaire intégrée de l’OTAN, l’Élysée aurait
sans doute préféré un peu de discrétion. Mais comment faire
autrement ? L’affaire défraie la chronique hexagonale. D’autant plus
gênante pour le pouvoir qu’elle se superpose à la rumeur faisant de
Jacques Foccart, le conseiller du général de Gaulle pour l’Afrique et,
dans une large mesure, pour les services secrets, une taupe
guébiste.
Ces rumeurs proviennent principalement de Philippe Thyraud de
Vosjoli, l’ex-chef de poste du SDECE – l’ancêtre de la DGSE – à
Washington. L’entourage du Général serait truffé d’agents de l’Est,
des hommes qui auraient facilité le travail de sape de Pâques.
En juillet 1964, la Cour de sûreté de l’État juge le haut
fonctionnaire – en huis clos pour l’essentiel, la cour considérant, à la
demande du ministre des Armées Pierre Messmer, que « la publicité
des débats relatifs à certaines questions est dangereuse pour
l’ordre ». Pâques est bien coupable d’« avoir à Paris, de
l’année 1955 au mois d’août 1963, en tout cas sur le territoire
français et pour moins de dix ans, étant de nationalité française, livré
à une puissance étrangère, en l’espèce l’URSS, ou à ses agents,
sous quelque forme que ce soit, des renseignements ou des
documents qui devaient être tenus secrets dans l’intérêt de la
défense nationale », conclut la cour à la majorité des voix.
Il écope en conséquence de la détention criminelle à perpétuité.
Peine commuée en vingt ans de détention en février 1968, avant
que le président Pompidou ne lui accorde une remise de peine de
sept ans en février 1970.

Rien qu’un pion dans leur jeu

Dans l’intervalle, les révélations de Golitsyne – qui, partant de


faits réels, dérive de plus en plus vers l’affabulation – ont alimenté la
paranoïa galopante de James Angleton, le chef du contre-
espionnage de la CIA. Pour ne pas avoir compris que son ami
anglais Kim Philby était une taupe soviétique, Angleton en voit
désormais partout. Là où elles sont bien, mais aussi et surtout là où
elles n’ont jamais existé. Toujours nourrie côté français par Thyraud
de Vosjoli, cette paranoïa donnera ainsi naissance au mythe du
réseau « Colombine » infiltré dans les plus hautes sphères du
pouvoir gaulliste.
Qu’il y ait eu des agents de l’Est parmi les partisans du Général,
c’est certain. Pour ne citer que lui, François Saar-Demichel, un
Autrichien naturalisé français ami de Jacques Foccart. Soutenue par
Angleton et reprise tant par l’extrême gauche que par l’extrême
droite françaises, l’insidieuse campagne visera justement Foccart. Et
à travers lui, la personne même du président. Suscitant force idées
reçues puisées dans la détestation du gaullisme, elle va causer plus
de dégâts aux relations franco-américaines que les plus actives des
« mesures actives » du KGB n’auraient pu en générer.
Pour en revenir à lui, Georges Pâques, qui bénéficia en France
d’une indéniable magnanimité (rappelons-nous qu’en URSS il aurait
été exécuté), tentera pourtant de se présenter comme un juste
victime d’une répression disproportionnée. Et par la suite, haussant
la barre à la hauteur de ses prétentions, donc très haut, de se faire
réhabiliter non plus comme une victime, mais comme un héros de la
cause des peuples. Or, nouvelle blessure à son amour-propre, les
Soviétiques vont se désintéresser de lui dès lors qu’il ne leur sert
plus. Jamais ils ne proposeront aux Occidentaux de l’échanger. La
Loubianka établit en effet une nette séparation entre les siens, les
guébistes aux mains de l’ennemi, et les autres, ces traîtres à la
Pâques et consorts qu’on manipule.
« Only a pawn in their game » (« Rien qu’un pion dans leur
jeu »), chantait à la même époque Bob Dylan dans un tout autre
contexte : celui de la ségrégation raciale dans le sud des États-Unis.
Mais on peut étendre le propos du futur prix Nobel de littérature à
bien d’autres domaines. Même s’il se prenait pour une personnalité
d’envergure planétaire, Pâques n’était, n’en déplaise à son
immodestie, rien de plus qu’un pion sur l’échiquier du KGB. Une de
ces oranges qu’on presse avant de se débarrasser de leur peau.
Une manière de dire que la pratique de l’échange de prisonniers
de la guerre secrète concerne avant tout les vrais combattants de
l’ombre. Un mercato qui ne s’est jamais interrompu après 1962…

Sur le pont de Glienicke passaient


les espions
L’échange Fisher contre Powers a en effet donné le coup d’envoi
à deux autres opérations analogues. Toujours sur le pont de
Glienicke et selon le même rituel destiné à rassurer les deux camps.
Rituel qui, à force, se fera routine. Le pli est pris : les termes du
marché doivent être respectés dans les moindres détails.
En août 1964, un mois après la condamnation de Pâques, un
deuxième officier guébiste, Konon Molody, connaît à son tour la
félicité de l’échange. En l’occurrence contre Greville Wynne. Cet
honorable correspondant du MI6 et homme d’affaires commerçant
avec l’URSS était impliqué dans le recrutement d’Oleg Penkovsky, le
colonel du GRU dont les révélations sur l’état réel de la puissance
nucléaire soviétique avaient beaucoup aidé le président Kennedy
dans ses choix lors de la crise des fusées de Cuba un an et demi
plus tôt (cf. chapitre suivant).
Né en janvier 1922, Molody a perdu très tôt son père –
scientifique russe –, raison pour laquelle il est venu vivre en
Californie chez sa tante Tatiana. De retour en URSS en 1938,
mobilisé deux ans plus tard au sein de l’Armée rouge, sa parfaite
maîtrise de l’anglais attire l’attention des services de
renseignements. L’INO le forme ainsi comme « illégal », avant de
l’introduire aux États-Unis via le Canada. Comme Fisher, dont il sera
temporairement l’adjoint.
À l’image des époux Cohen, Molody quitte les États-Unis sans se
faire pincer par le FBI. Métamorphosé en « Gordon Lonsdale », le
voilà résident illégal en Grande-Bretagne. Sous les faux noms
d’Ellen et Peter Kroger, les Cohen deviennent ses agents de liaison
avec Moscou. Jusqu’en 1960, lorsque la Special Branch de Scotland
Yard et le MI5 vont découvrir dans leur pavillon de la grande
banlieue londonienne un matériel aussi perfectionné que celui que le
FBI saisissait trois ans plus tôt chez Fisher.
Identifiés par leurs empreintes digitales, les Cohen sont inculpés,
ainsi que Molody, dont la justice britannique ignore toujours le vrai
nom. Dans l’affaire dite des « espions de Portland », le trio sera
condamné en mars 1961 : les Cohen à vingt ans de prison chacun et
Molody à vingt-cinq, dont, bénéficiaire à son tour d’un échange, il ne
fera donc que trois. Redevenu adjoint de Fisher au service des
« illégaux » de la PGU, il mourra d’une attaque cardiaque en 1970,
un an avant son maître espion de mentor.
Au fur et à mesure que les rapports entre les deux blocs
évoluent, le temps des échanges sur le pont Glienicke finit d’ailleurs
par toucher à sa fin. L’ultime chassé-croisé sur le « pont des
espions » a lieu le 11 février 1986. Ce jour-là, l’Est libère le refuznik
juif soviétique Anatoli Chtcharansky, emprisonné par le KGB en
mars 1977. En contrepartie, l’Ouest offre la clé des champs à un
« illégal » du Sprava One, le service de renseignements extérieurs
de la StB, la Sécurité d’État tchécoslovaque, Karl Koecher, interpellé
en 1984 par le FBI. Sa femme et complice Hana fait aussi partie du
deal Est-Ouest. Très sexy en manteau et toque de vison, elle
impressionnera beaucoup les journalistes, témoins d’un événement
très médiatisé, trois ans et demi avant l’effondrement du mur de
Berlin. Berlin toujours, même si la guerre froide s’est parfois
réchauffée à des milliers de kilomètres de la capitale allemande. En
Amérique du Sud, par exemple…
17

Baie des Cochons,


crise des missiles et services secrets

« Xerxès avait raison. Si vous tentez de tout anticiper,


vous risquez de ne rien réussir. Mais Artaban n’avait pas
moins raison. Si vous ne vous préparez pas à tout, vous
pouvez être certain que quelque chose ira de travers. »
John Lewis Gadis, La Grande Stratégie

En confondant les barbudos cubains avec de braves petits


démocrates un peu exubérants, la CIA a commis une lourde erreur
d’appréciation.
Au fur et à mesure que le régime se rapproche de Moscou, Allen
Dulles et son adjoint Richard Bissell sentent leur colère monter. Les
barbudos ont roulé les deux maîtres espions dans la farine. Cuba
connaît en effet un processus de soviétisation accélérée. Quant au
président Eisenhower, très mécontent, il reproche à ses services
secrets d’avoir engendré avec Castro un « diable pire que Batista »,
l’ancien dictateur notoirement lié à la mafia nord-américaine.
Qui me débarrassera de Castro ? La « Compagnie » prépare des
opérations clandestines…
Le plan Mangouste

Elle a d’abord envisagé le développement de guérillas


anticastristes sur le territoire cubain. Mais si des maquis existaient
bien, aucun canal stable n’a pu être établi avec eux pour leur fournir
armes et matériel.
Autre forme d’action : le sabotage des raffineries de sucre,
principale ressource économique de Cuba. Peut-être même, en
mars 1960, celui de La Coudre, un cargo français chargé de
munitions achetées en Belgique par le gouvernement de La Havane.
Langley, le quartier général ultramoderne de la CIA en Virginie,
songe en parallèle à l’assassinat du leader cubain. Les gangsters
américains n’ont-ils pas des comptes à régler avec le Líder Máximo
depuis qu’il a fermé leurs casinos de La Havane ? Trois mafieux de
choc : John Rosselli, Salvatore « Sam » Giancana et Santo
Trafficante acceptent de s’intéresser à son cas.
Sabotage, subversion et assassinat de Fidel Castro deviennent
les trois mamelles du plan Mangouste. Un programme qui va passer
des mains de son premier concepteur, Edward Lansdale, spécialiste
Action en Asie, à celles de William Harvey, l’homme du tunnel de
Berlin, et pour finir, de Desmond FitzGerald, cerveau des opérations
clandestines au Tibet contre les Chinois.
Ce plan Mangouste, Bob Kennedy le suit au jour le jour, attitude
étrange pour le ministre de la Justice d’un pays démocratique. Il est
vrai qu’un affrontement digne des Atrides oppose les deux frères de
Washington et les deux frères de La Havane, clan contre clan.

Kennedy émascule Zapata


Renverser Castro, le président Eisenhower aurait aimé. C’est
pourquoi le 17 mars 1960, moins d’un mois avant la capture de
Powers par les Soviétiques et le déclenchement de l’affaire de l’U-2,
il a approuvé les grandes lignes du plan Pluto, nom de code d’un
projet de débarquement d’exilés anticastristes de la brigade 2506
entraînés en Floride, en Louisiane et au Guatemala par la CIA.
À cette réserve près tout de même : la main des États-Unis ne
devra jamais apparaître. Pas à l’approche de la fin de ce mandat
présidentiel où « Ike » médite de mettre ses compatriotes en garde
contre le pouvoir du « lobby militaro-industriel », bien trop puissant
aux États-Unis selon lui.
On ne quitte pas la Maison-Blanche sur un coup fourré.
Eisenhower ajourne donc la mise en œuvre de Pluto. De sorte que
dès leur entrée en fonction en janvier 1961, John Fitzgerald
Kennedy et son frère Robert, ministre de la Justice – et des
opérations spéciales anticastristes –, héritent de l’épineux dossier
cubain.
JFK évite d’être informé des projets homicides contre Castro.
Mais Bob, lui, en redemande. Or, dès mars, l’évidence s’impose :
malgré plusieurs tentatives, ni la CIA ni ses alliés mafieux n’ont pu
en finir avec le Líder Máximo.
Va pour l’opération Pluto, revue et amoindrie par la Maison-
Blanche. Tout en exigeant qu’on éloigne le lieu du débarquement de
La Havane, Kennedy confirme le plan sous son nouveau nom de
Zapata. Or l’endroit choisi est le moins propice qui soit à une telle
affaire. Il s’agit en effet de la Baya de los Cochinos, cette baie des
Cochons dont on ignore presque tout. En particulier que ce cul-de-
sac long de 27 kilomètres et large de 12, aussi difficile à investir
depuis la mer qu’aisé à défendre depuis le rivage, est garni de
marécages et de palétuviers.
En outre, comme si édulcorer le coup de force lui conférait de
meilleures chances de succès, JFK pose sans cesse de nouvelles
conditions. Une seule frappe aérienne contre les aérodromes
militaires cubains au lieu de deux. Annulation du largage d’un
bataillon parachutiste. Et le 14 avril, lors d’une ultime conversation
téléphonique avec Bissell, émasculation supplémentaire de ce
pauvre Zapata qui n’en peut mais.
Le nombre de bombardiers moyens B-26 datant de la Seconde
Guerre mondiale à engager à partir du Nicaragua passe en effet de
seize à huit. A contrario du plan prévu, ces appareils ne pourront pas
bombarder les aérodromes de Castro, mais seulement créer une
zone d’exclusion aérienne restreinte à la tête de pont anticastriste.
En fait, rien du tout ou presque. Plus draconien encore, Dean Rusk,
le ministre des Affaires étrangères, arrache par téléphone à
Kennedy, au repos dans sa ferme de Virginie, l’interdiction d’une
seconde vague de B-26 prévue pour achever le travail et, par la
même occasion, la modeste aviation castriste.
Dulles participant à une conférence à Porto Rico en guise de
« couverture », il y a à la fois moins d’avions, moins de pilotes à
leurs manches à balai, pas de chef pilote le jour J au quartier
général de la CIA et pas de président au poste de commandement !
Un manque de direction qui sème l’inquiétude chez les
protagonistes, tous vétérans de la « Compagnie » : le chef de projet
Jacob Esterline, ancien de l’OSS en Birmanie ; son adjoint Edward
Stanulis, major retiré de l’US Army ; le chef des opérations Richard
Drain, ancien militaire lui aussi. Sans oublier deux hommes de
terrain : Howard Hunt, qui trempera plus tard dans l’affaire
d’espionnage politique du Watergate, et David Atlee Phillips, ancien
free-lance de l’Agence intégré officiellement depuis avril 1955.
Les palétuviers de la baie des Cochons

Réduite à l’ombre d’elle-même, qui n’était déjà pas grand-chose,


l’opération Zapata débute le 17 avril 1961. La brigade 2506
débarque bien dans la baie des Cochons, mais d’emblée un pilote
castriste réussit à loger une fusée sous la ligne de flottaison du
cargo affrété par la CIA. Le Rio Escondido et ses 150 tonnes de
munitions explosent ! Résultat : faute du soutien naval et aérien
direct et massif promis à ses chefs par la « Compagnie », mais
refusé par le président Kennedy, la brigade 2506 reste bloquée sur
les plages.
Pendant deux jours, on s’affronte sans merci, les castristes
retranchés à l’intérieur et leurs adversaires les pieds dans les
marécages. Le soir du 18 avril, le commandant de la brigade 2506,
Pepe San Román, expédie ce SOS désespéré à Grayston Lynch, un
capitaine des bérets verts ancien du débarquement allié en
Normandie présent sur le terrain :
« Vous nous soutenez ou vous nous lâchez ? Ne nous
abandonnez pas. N’ai plus de munitions pour les chars ni pour les
bazookas. Au lever du jour, les chars attaqueront. Je ne veux pas
être évacué. Nous combattrons jusqu’à la mort s’il le faut. »
Commandés par « Che » Guevara, les blindés castristes se sont
concentrés en toute tranquillité faute d’un appui aérien direct à la
brigade 2506. Démodés mais efficaces, ils ouvrent le feu au matin
sur des combattants dépourvus d’armes lourdes et de munitions.
C’est l’hallali. En début d’après-midi, le 19 avril, il ne reste plus
aux anticastristes qu’à lever les bras. Castro mettra les rieurs de son
côté en libérant ses 1 100 prisonniers, traités de gusanos (« vers de
terre »), en échange de tracteurs. La dictature est en train de
prendre racine aux portes mêmes des États-Unis.
Description d’un changement de têtes
à la CIA

Par son indécision, Kennedy porte une part de la responsabilité


de l’échec. Le jeune président n’a ni osé dire carrément non, ni
pousser les feux jusqu’au bout. À lui de prendre de l’étoffe, et à
Dulles et à Bissell de porter leur propre part du fardeau.
Le mythe des opérations clandestines comme martingale a en
effet conduit les deux maîtres espions à mentir à tout le monde : à
leurs alliés anticastristes, jetés dans la bagarre sans connaître la
vérité sur les restrictions présidentielles, et au président lui-même,
auquel le directeur de la CIA avait présenté les choses sous un jour
fallacieux.
C’est la fin de l’ère Dulles, patron de la CIA depuis huit ans et
dont la Maison-Blanche estime qu’après cet échec retentissant il a
fait son temps. Il démissionne le 27 septembre, remplacé deux mois
plus tard par John McCone. Le 17 février, Dick Bissell, l’homme des
U-2 et des tentatives ratées d’assassinat contre Castro, quitte lui
aussi son poste de directeur adjoint en charge des opérations
clandestines au profit de Richard Helms, cet ancien journaliste
vétéran de l’OSS qui organisa la Berlin Operations Base jusqu’à la
Noël 1945.
Ami personnel d’Eisenhower et membre du Parti républicain,
McCone a tout pour déplaire à l’administration démocrate. Mais
catholique comme les Kennedy, ingénieur de formation, fondateur
d’une entreprise spécialisée dans la construction des raffineries de
pétrole, père pendant la Seconde Guerre mondiale de l’Aircraft
Modification Center qui adaptait au combat les avions américains et
enfin directeur de l’Atomic Energy Authority de 1958 à 1960, ce
Californien se montre un partisan convaincu du TECHINT par
opposition à l’HUMINT qui vient de démontrer ses faiblesses dans la
baie des Cochons. Sa vision moderniste et technologique du
renseignement séduit la Maison-Blanche.
Depuis mai 1961, en outre, un des officiers du GRU sous
couverture de chef du bureau de l’agence de presse soviétique Tass
à Washington, Gueorgui Bolchakov, a créé un lien personnel avec
Bob Kennedy. Le ministre de la Justice ignore sans doute tout de la
véritable appartenance de Bolchakov. Mais avec une certaine
naïveté, il s’est laissé persuader qu’à travers le vrai-faux journaliste
une ligne directe avec Khrouchtchev pouvait exister.
Même si elle n’aura pas de conséquences importantes,
l’imprudence de l’attorney general Kennedy est déjà grave en soi.
Mais nous le savons déjà, ce ministre atypique et frère du président
s’occupe de bien d’autres choses que de la seule justice.
Les Kennedy possèdent-ils bien la grille d’analyse nécessaire
pour comprendre la mentalité de l’adversaire, que ce dernier soit
cubain ou soviétique ? Il faut en effet prendre en compte la vision
marxiste-léniniste, paranoïaque dans son essence. Chaque fois que
l’URSS attaque, c’est uniquement parce qu’elle serait menacée par
les « impérialistes ». Comme le KGB, comme Khrouchtchev lui-
même, le GRU nourrit de ce présupposé idéologique des offensives
nucléaires américaines inéluctables.

Le mur de la honte

Khrouchtchev jugeait Kennedy bien moins dangereux pour


l’URSS que son adversaire républicain, Richard Nixon. L’affaire de la
baie des Cochons le remplit de hargne. En accord avec le toujours
numéro un de la RDA, Walter Ulbricht, il décide donc de passer à
l’acte de séparation définitive des deux Allemagnes. Le Mur apparaît
en effet aux deux dictateurs comme le seul moyen de stopper
l’hémorragie de passages à l’Ouest qui affaiblit chaque jour une
Allemagne de l’Est presque exsangue : 3 millions de personnes
environ depuis 1945 !
Les opérations débutent dans la nuit du samedi 12 au
dimanche 13 août 1961, quand 40 000 militaires est-allemands
bloquent soixante-neuf des quatre-vingt-un points de passage vers
l’Ouest. Elles se poursuivent les jours suivants sous le regard
médusé du monde.
« Comment se fait-il que nous n’en ayons rien su ? » lance JFK,
désarçonné. Puis, tirant le bilan de son manque de résolution dans
l’affaire de la baie des Cochons, le voilà qui décide de faire face.
Témoin de ce durcissement en octobre 1961, le long face-à-face
de seize heures entre blindés russes et blindés américains à
Checkpoint Charlie, un point de passage Est-Ouest maintenu. Seize
heures de bras de fer canons pointés : finalement, ce sont les T-34
soviétiques qui plieront bagage.
Pour autant, Kennedy ne voit pas le mur d’un si mauvais œil. Car
d’une certaine manière son érection a « gelé » ce lieu stratégique où
la guerre froide risquait de gagner brusquement en incandescence.
Le danger pour la planète, c’est l’ignorance mutuelle dans
laquelle se trouvent les numéros un soviétique et américain des
véritables projets de leur vis-à-vis. Depuis l’arrestation du
malheureux Piotr Popov, la CIA et le MI6 ne disposent par exemple
que d’un seul agent implanté dans les hautes sphères de l’URSS,
Oleg Penkovsky.
Un crack, il est vrai ! Après un premier échec auprès de
l’ambassade américaine de Moscou, où l’on a cru à une provocation,
ce colonel du GRU est parvenu à établir le contact avec les
Britanniques en avril 1961. Jusqu’à son arrestation en octobre 1962,
Penkovsky abreuvera le MI6 et la CIA de renseignements de très
grande valeur et de très haute précision sur le potentiel nucléaire
réel de l’URSS, surévalué en Occident jusque-là.
L’agent double apparaît aux Anglo-Américains comme un don du
ciel. Et pour cause : comme l’a montré le secret absolu précédant
l’érection du mur de Berlin, la « Compagnie » n’était plus en mesure
de recueillir le moindre renseignement HUMINT de caractère
stratégique derrière le rideau de fer depuis la chute de Popov en
février 1958.
La réciproque est en partie vraie. La motivation idéologique des
années 1930-1940 dissipée, le KGB ne recrute plus aux États-Unis
que des mercenaires. Dont, à partir de 1959, deux employés de la
National Security Agency, les « grandes oreilles » américaines :
William Martin et Bernon Mitchell. À Moscou, en septembre 1960,
les deux taupes vont donner une conférence de presse. À les en
croire, Cuba pouvait être la prochaine cible des services américains.
Et de fait…

Une forêt de missiles russes à Cuba

En mai 1962, Khrouchtchev prend l’audacieuse initiative


d’installer des missiles balistiques à moyenne portée dans l’île
caraïbe. Le coup de poker d’un homme qui tranche seul, comme
autrefois Staline. Et faute de renseignements de valeur sur la
stratégie américaine, son raisonnement reste toujours aussi
subjectif.
Dès juillet 1962, conformément aux consignes du maître du
Kremlin, le ministre de la Défense, le maréchal Rodion Malinovski,
ordonne verbalement la mise sur pied de l’opération Anadyr. Un nom
de code qui est aussi une intox dans la mesure où il renvoie à un
plan soviétique d’invasion de l’Alaska tombé en désuétude. Son
objectif : acheminer vers Cuba les pièces constitutives de missiles et
d’autres éléments indispensables à leur déploiement. Les
personnels nécessaires aussi.
Seule la voie maritime est praticable. Il faudra donc ruser en
égarant les « impérialistes » sur des fausses pistes. En russe, la
désinformation militaire se dit Makirovka. Le GRU est chargé des
manœuvres d’intox. Pour un meilleur camouflage, les bons de
commande de vêtements comportent obligatoirement autant de
fournitures pour l’Arctique que pour les pays chauds. Les rampes de
lancement des fusées Surface to Air Missile, des SAM selon la
classification OTAN, sont préfabriquées en URSS, les soldats des
troupes mécanisées portent des vêtements civils.
En août, quatre-vingt-six navires appareillent des ports d’URSS
direction les Caraïbes. Un déploiement qui ne passe pas inaperçu.
La NSA dispose en effet de bâtiments spécialement configurés pour
les intercepts. Les ondes portant loin en mer, ces navires espions
constituent un excellent moyen d’espionner les communications
adverses à distance raisonnable sans violer le droit international.
Les Soviétiques le savent, qui en envoient de temps en temps un
des leurs croiser au large des côtes américaines.
La surveillance de Cuba exige des moyens maritimes autrement
plus étoffés. Un accord est donc intervenu entre la NSA et l’Office of
Naval Intelligence pour le déploiement prochain de plusieurs
bâtiments spécialisés dans le SIGINT (Signal Intelligence).
« Fourrez ça dans une boîte et clouez-la
bien »

Dans cette attente, John Kennedy ignore le danger. Et pour


cause : il ne tient pas à savoir. Le 29 août 1962, une « dame noire
de la CIA » survole Cuba et en rapporte des clichés. Dès le
lendemain, un analyste du National Photographic Interpretation
Center repère un site de fusées soviétiques SAM SA-2, le modèle
réputé avoir abattu l’U-2 de Gary Powers deux ans et demi plus tôt.
Comme McCone est alors en voyage de noces, l’interlocuteur de
la Maison-Blanche pour la CIA se trouve être son adjoint, Marshall
Carter. Un général auquel Kennedy ordonne sans ambages :
« Fourrez ça dans une boîte et clouez-la bien. » Une manière
présidentielle de signifier qu’on a assez d’ennuis comme ça avec cet
autre U-2 qui vient de se faire prendre en pleine violation de l’espace
aérien soviétique. Et bientôt cette nouvelle « dame noire » abattue
dans l’exercice de ses fonctions TECHINT le 9 septembre par la
DCA chinoise.
Le 11 septembre, JFK impose donc l’arrêt des vols U-2 sur Cuba.
Quarante-cinq jours de tranquillité pour les Russes, qui vont
débarquer incognito les premiers SAM dans le port cubain de Mariel.
Tout début octobre, l’île compte quatre-vingt-dix-neuf têtes
nucléaires ! Mais pourquoi se faire du mouron puisque la CIA estime
à 10 000 le nombre de soldats de l’Armée rouge présents sur le sol
de Cuba (45 000 en fait) et qu’elle écarte péremptoirement l’idée
« saugrenue » que les Soviétiques pourraient bâtir des sites de
frappe nucléaire chez Fidel Castro ?

Le jeune marié voyait juste


Loin de ce débordement irraisonné d’optimisme, John McCone
s’inquiète. Le 20 septembre 1962, le directeur de la CIA, qui n’a
cessé d’envoyer des messages de vigilance à ses adjoints, expédie
un nouveau câble depuis la vieille Europe où il coule ses derniers
jours de bonheur conjugal. Réexaminez la situation, les exhorte-t-il.
Rouvrez les dossiers, scrutez les photos, épluchez les documents.
Les faits lui donnent raison. Dans un rapport vieux d’une
semaine et déjà enterré, un analyste de la CIA déniche cette info :
des remorques tractées portant de longs cylindres d’une vingtaine
de mètres camouflés par des bâches ont été aperçues sur les routes
de Cuba. Le renseignement émane d’un agent local mobilisé dans le
cadre de Mangouste.
Faute d’atteindre la cible Fidel en dépit de nombreuses
tentatives, ce plan aura au moins aidé la CIA à entrevoir enfin ce qui
se trame à Cuba à l’heure où les U-2 sont en chômage forcé.
De retour d’Europe le 4 octobre, John McCone exige la reprise
des vols U-2. On la lui refuse. Dix jours plus tard, cédant à ses
instances, la Maison-Blanche accepte enfin de faire redécoller les
« dames noires ». Les experts du National Photographic
Interpretation Center, effarés, découvrent alors la forêt de SAM
pointés vers les États-Unis. Cuba n’était jusque-là qu’un « porte-
avions communiste » des Caraïbes. L’île est désormais en passe de
devenir une rampe de lancement.
En se plongeant dans la volumineuse documentation fournie par
Oleg Penkovsky, qui sera arrêté dans une semaine par le KGB, on
en identifie le modèle : des fusées porteuses d’une charge d’une
mégatonne. Elles peuvent atteindre New York !
Le lendemain, McCone enterre son gendre mort d’un accident de
la route. Les téléphones crépitent. À Fort Meade, le « Taj Mahal des
écoutes » de la NSA, le major général Gordon Blake, patron des
« grandes oreilles » depuis juillet, active une cellule de crise. Dirigée
par une cryptanalyse de talent, Juanita Moody, elle prévient que des
bateaux russes chargés de matériel font route vers Cuba.
Le 16 octobre, JFK et son équipe de « crânes d’œufs » issus des
meilleures universités américaines se penchent sur les photos
aériennes U-2. Quelle stratégie adopter ? Le lendemain matin,
McCone suggère un blocus, bien préférable à un coup de force
militaire qui s’apparenterait à un coup de dés encore plus dangereux
que l’aventure de la baie des Cochons.
Au cas où cette position mesurée n’obtiendrait aucun résultat, on
achemine tout de même vers la Floride 40 000 Marines ainsi que les
e e
parachutistes de la 82 et de la 101 Airborne. En dernier ressort,
ces unités d’élite pourraient envahir Cuba – mais en dernier ressort
seulement.
Par suite des carences et des œillères des services secrets des
deux bords, le monde est en train de frôler l’holocauste nucléaire.

« La parole d’un président des États-Unis


me suffit »

Kennedy expédie ses ambassadeurs, photos U-2 en main,


sonder les Alliés. Pour Paris, c’est le ministre des Affaires
étrangères Dean Rusk en personne, flanqué d’un analyste et
historien francophone, Sherman Kent, directeur du département
d’analyses de la CIA et excellent connaisseur des affaires
françaises, qui s’y colle. Le 22 octobre, à 17 heures, les voici à
l’Élysée.
La Maison-Blanche craint une attitude réservée du général de
Gaulle, rarement enclin aux gentillesses envers les États-Unis,
même s’il aime bien le « jeune » JFK. Or, par le colonel André
Houel, gaulliste historique et attaché militaire adjoint à Washington
de retour d’une mission dans l’île caraïbe choyée jusque-là par
l’Élysée au titre de l’antiaméricanisme, le président français a déjà
eu écho d’indices qui allaient dans le sens des clichés et des cartes
que lui soumet Rusk.
Des documents qu’il examine à la loupe en raison de sa
mauvaise vue, mais avec l’œil d’un dirigeant qui suit jour par jour les
modestes avancées de la force de frappe française. Un homme qui
sait ce que missile veut dire.
— Laissez vos documents, je n’en ai que faire ! tranche le
Général, poli mais agacé qu’on se contente de l’informer sans lui
demander son avis. La parole d’un président des États-Unis me
suffit.
— Vous pouvez dire à votre président que la France le
soutiendra dans tous les cas, laisse-t-il tomber.
Surprise ô combien divine : l’« allié malcommode » vient de se
ranger sans hésitation derrière les États-Unis en dépit des rapports
de la CIA qui laissaient entrevoir une attitude beaucoup moins
franche. Ce qui ne l’empêche d’ailleurs pas de conserver les photos
pour les faire analyser par la suite, on ne sait jamais…
Le 23, après bien des revirements, c’est McCone qui emporte le
morceau, démontrant au président Kennedy l’utilité de son service
secret.
Quatre jours plus tard, le patron de la CIA sera encore le premier
à avancer la proposition qui va dénouer la crise : le retrait des
missiles américains en Turquie contre celui des missiles russes à
Cuba.
Khrouchtchev peut bien crâner devant le Politburo, assurant que
son coup de poker a fait reculer l’OTAN, que les missiles américains
de Turquie cesseront de menacer l’URSS, et que par-dessus le
marché, les États-Unis ont fait la promesse formelle qu’ils ne
chercheront plus jamais à envahir militairement Cuba, Kennedy sort,
pour le monde entier, vainqueur de la crise.
Dans l’espoir de reprendre la main, le numéro un soviétique
remet la pression sur Berlin-Ouest. Mais le président des États-Unis
n’est décidément pas le « pied-tendre » qu’escomptait Mr K.
« Ich bin ein Berliner ! » déclare JFK le 26 juin 1963 devant une
foule ouest-allemande enthousiaste.
Lui aussi sait que l’ancienne capitale reste l’épicentre de la
guerre froide.
Berlin, l’Allemagne divisée, on y revient toujours…
QUATRIÈME PARTIE

LES DERNIERS FEUX


DE LA GUERRE FROIDE

« We survived. »
Remarque à l’auteur d’un haut gradé de la CIA résumant
à ses yeux la guerre froide
18

La chute du chancelier fédéral

« Il n’y avait pas pour moi de frontières étanches entre le


travail de renseignement et la lutte politique. Au contraire,
dans le cas de nos missions essentielles, les deux
dimensions étaient organiquement articulées. »
Markus Wolf au journaliste français
Maurice Najman

La mésaventure de l’arroseur arrosé peut aussi bien survenir


dans l’univers des services secrets. À preuve l’affaire Guillaume.
Une infiltration tellement réussie qu’elle finira par tourner à la
déconfiture de celui qui l’a ordonnée.
Cet ordonnateur n’était autre que Markus Wolf – le « loup » en
allemand, « Micha » pour ses camarades et protecteurs soviétiques.
Fils d’un intellectuel allemand marxiste et lui-même communiste de
stricte observance élevé en URSS, le « loup rouge » de Berlin-Est
avait su faire de son service secret un modèle d’efficacité. Ce maître
espion dirigera trente-quatre années l’Hauptverwaltung Aufklärung
ou HvA, le département du renseignement extérieur de la STASI.
Pas par hasard, on s’en doute !
Durant ses trois décennies de règne, Wolf s’est montré un
fervent promoteur de la méthode des « Roméos ». Un nom
générique désignant les beaux gosses du service secret est-
allemand spécialement formés pour séduire les secrétaires des
responsables de la République fédérale, les épouser et, si possible,
leur faire un ou deux enfants histoire de mieux se les attacher.
L’objectif de cette opération charme et sexe était simple : persuader
ces femmes de fournir des documents top secret à leur amant ou à
leur mari.
Autre technique très prisée par Wolf : l’infiltration à l’Ouest de
faux réfugiés de l’Est. La HvA tablait à juste titre sur le fait que les
« Wessies », les Allemands de l’Ouest, considéraient les « Ossies »,
ceux de l’Est, comme des compatriotes soumis à la dictature
communiste et les accueillaient à bras ouverts, facilitant ainsi leur
intégration en République fédérale.
Encore fallait-il que les infiltrés présentent la carrure suffisante.
Employé de Volk und Welt, une maison d’édition propagandiste est-
allemande chargée de véhiculer les thèses de la STASI, Günter
Guillaume est repéré par la HvA au début des années 1950. Un faux
pas initial à son actif, certes, mais tellement courant en Allemagne :
adolescent, Guillaume appartint à la fin de la guerre au parti nazi.
Comme son épouse Christel, il s’est toutefois « racheté » dès 1952
en prenant une autre carte, celle du SED, le parti communiste de la
RDA, la République « démocratique » allemande.
Ce vrai couple est formé pour devenir un couple d’agents. À
l’image de la « grande sœur », la PGU du KGB, la « petite sœur »
est-allemande HvA tient en effet à la stabilité sentimentale et
sexuelle de ses officiers, gage de sécurité selon l’école soviétique du
renseignement. Ce qu’une des stars de l’espionnage russe, Konon
Molody, dont on vient d’évoquer la trajectoire au chapitre 16,
résumera en une phrase : « Le Centre redoute fort les relations
durables de son agent : l’amour, c’est bien connu, vous arrache les
plus grands secrets et, si la partenaire de l’agent n’est pas son
épouse, l’affaire prend une tournure dangereuse. »
Le plan est d’infiltrer en République fédérale les Guillaume sous
leur vrai patronyme au milieu du flot des vrais réfugiés qui fuient le
paradis socialiste est-allemand. Une fois sur place, soit en mai 1956,
Günter, alias « Hansen », se métamorphosera en chef de réseau
actionnant plusieurs autres agents. Un Führung-Officier. Et Christel,
en femme de liaison chargée de remettre en main propre les
« fournitures » récoltées à des émissaires de la HvA.

« Montée en structure »

Les époux ont reçu l’ordre d’adhérer au Parti social-démocrate


d’Allemagne, le SPD, et plus spécifiquement à son aile droite,
affichant cette puissante aversion envers la RDA, qui devrait leur
permettre de se fondre rapidement dans le paysage de l’Ouest.
Günter ne le niera jamais devant ses nouvelles connaissances
ouest-allemandes : il a bien travaillé à Volk und Welt. D’où, paraît-il,
son hostilité à tout ce qui peut rappeler le communisme. Même
tableau pour Christel Guillaume, secrétaire de profession réputée
allergique au marxisme.
À Francfort, la mère de Christel, d’origine néerlandaise, tient
justement un tabac. Du fait de cette attache familiale préexistante,
Günter et Christel ont évité le passage prolongé par un camp de
réfugiés de l’Est, s’épargnant ainsi bien des formalités
administratives. Un processus que le HvA désigne comme leur
« légalisation » en République fédérale. S’installer en RFA sous son
nom véritable représente en effet une démarche habituelle pour tout
Allemand de l’Est fuyant le communisme.
Nos deux « légalisés » ouvrent un magasin de photocopie.
Comme couverture de ses activités de chef de réseau, Günter
adopte le métier de photographe indépendant, commode pour
remettre en catimini à ses correspondants de la HvA les pellicules
de documents cachées à l’intérieur de boîtes de cigares ! La famille
s’agrandira en 1957 avec la naissance d’un fils au foyer des
Guillaume.
Comme prévu, Christel et Günter prennent la carte du SPD. Ils
s’y feront remarquer par leur disponibilité. Des militants exemplaires
qui donnent beaucoup et ne demandent jamais rien.
Cette technique dite de « montée en structure » n’est pas
spécifique à la HvA. Beaucoup de services secrets l’utilisent. Au lieu
d’essayer de recruter une des têtes d’affiche de tel parti, de telle
organisation, de tel syndicat, de tel ministère, on y introduit à la base
un agent bien formé qui grimpera les échelons un à un avant
d’accéder, si l’opiniâtreté et la chance s’en mêlent, aux postes à
responsabilités.
En 1959, le congrès de Bad Godesberg marque justement une
étape cruciale dans l’évolution du SPD. Les délégués votent en effet
le retrait de son programme de toute référence au marxisme. Au
sein de ce parti pleinement réformiste, les Guillaume se sentent à
l’aise pour appliquer leur feuille de route de la HvA. Le couple affiche
un anticommunisme courant chez les réfugiés de l’Est, assorti
d’options à la droite de la gauche. Ce, chacun dans son style :
travailleuse mais un peu raide pour Christel, rondouillard et
sympathique pour Günter.
Déclinant d’abord toute fonction élective dans un parti où
beaucoup rêvent de postes d’élus, « Hansen » apparaît comme un
père de famille irréprochable doublé d’un militant modeste, serviable,
toujours prêt à donner son temps au parti. À cette aune, le Führung-
Officier de la HvA ne tarde pas à devenir un des principaux
apparatchiks sociaux-démocrates de Francfort, responsable de la
gestion des affaires du SPD pour toute la région dès 1964, puis
membre du conseil municipal et secrétaire du parti.
Toujours aussi virulent en apparence, son anticommunisme attire
l’attention de Georg Leber. Ministre des Transports dans le
gouvernement de coalition SPD-démocratie chrétienne, ce
syndicaliste réformiste du bâtiment affronte chaque jour une gauche
sociale-démocrate en pleine radicalisation dans le contexte des
années 1960. En particulier à Francfort autour du jeune Karsten
Voigt, son concurrent pour l’investiture du parti aux législatives dans
la circonscription même du ministre et député sortant.
L’aide de Guillaume sera précieuse à Leber pour triompher en
interne de Karsten Voigt d’abord, pour récupérer son siège comme
candidat officiel du SPD lors de l’élection de septembre 1969
ensuite.
Désormais nombreux au Bundestag, les sociaux-démocrates
peuvent gouverner avec les libéraux, mais sans les démocrates-
chrétiens à partir d’octobre sous la direction de l’ancien bourgmestre
de Berlin à l’époque de la construction du Mur, Willy Brandt. Antinazi
exilé en Norvège pendant la guerre, Brandt prône l’Ostpolitik, la
« politique de l’Est », qui inclut la détente avec l’URSS d’un côté, le
rapprochement avec la RDA de l’autre. Rien qui soit de nature à
déplaire à Pankow ou à la HvA. Disons même que c’est le contraire.
Moins rapide, le parcours de Frau Guillaume n’est pas à
dédaigner pour autant. Dès le début des années 1960, elle a été
promue chef du bureau de Willi Birkelbach, membre du comité
directeur du SPD, président du groupe socialiste au Parlement
européen – peu important à l’époque, à l’image de ce Parlement lui-
même, mais quand même – et secrétaire d’État dans sa province
natale de la Hesse. Un poste qui donne à l’agente de la HvA accès à
certains documents de l’OTAN que son mari microfilme et qu’il
s’emploie à livrer aux agents de liaison dépêchés par la centrale à
l’intérieur des fameuses boîtes de cigares. Les faire transmettre par
Christel elle-même a en effet été jugé temporairement trop
dangereux.

Au cabinet de Willy Brandt

La « montée en structure » de Günter au sein du SPD s’effectue


il est vrai au détriment de son travail de chef de réseau. Par mesure
de sécurité, la HvA met d’ailleurs fin à ces allers-retours entre la RFA
et la RDA où le Führung-Officier venait rencontrer ses supérieurs
dans un appartement conspiratif de Berlin-Est. Sa mission
clandestine pourrait être compromise si quelque connaissance de
Francfort l’y apercevait au coin d’une rue. Pourquoi prendre un tel
risque ?
Restent les contacts furtifs avec les agents de liaison de la HvA
et les communications radio cryptées. En 1959, la centrale de
renseignements de Markus Wolf, se sentant vulnérable du fait des
progrès technologiques du BfV (Bundesamt für Verfassungsschutz,
le contre-espionnage civil ouest-allemand créé et dirigé autrefois par
le docteur Otto John [cf. chapitre 13]), a changé ses règles
d’identification des agents et leurs codes. Un peu tard pour
Guillaume, puisqu’en 1957 divers messages félicitant l’« agent G. »
et sa femme pour la naissance du « deuxième homme » – leur fils –
ont été enregistrés et gardés en archives à Cologne par le BfV. Le
contre-espionnage fédéral tient à jour un dossier individuel dédié à
ce mystérieux « agent G. », avec date de la première émission
captée, la longueur d’ondes, les heures d’émission, les événements
personnels.
Cette faille dans la sécurité résulte d’une pratique ancienne de la
centrale de Wolf qui, pour créer, dans la tradition allemande, une
atmosphère « familiale » autour de ses agents, leur adresse des
vœux à chacun des événements importants de leur existence
personnelle, anniversaires ou naissances.
Les adjoints de « Micha » et leur patron n’ayant pas repéré le
danger présenté par le patronyme de Guillaume, assez peu courant
en Allemagne, l’erreur ne semble guère prêter à conséquence. Le
risque existe pourtant qu’un jour ou l’autre à Cologne les
fonctionnaires du BfV établissent un lien entre le dossier de l’« agent
G. » et le parcours biographique de Günter Guillaume, social-
démocrate exemplaire mais dont la notoriété commence à croître au
sein du parti.
Grimpant de fait plus vite que prévu par son plan de « montée en
structure » dans l’appareil social-démocrate, le Führung-Officier est
d’ailleurs en bonne logique sous le coup d’une enquête du
Bundesamt für Verfassungsschutz. Celle-ci intervient bien, mais
Guillaume ayant freiné par prudence ses activités de chef de réseau,
sans résultat. Pourquoi se méfier des « Ossies » d’ailleurs ? Le chef
des libéraux, Hans-Dietrich Genscher, en est un après tout. Or c’est
lui qui a la haute main sur le BfV en sa qualité de ministre de
l’Intérieur.
Du coup, par l’entremise de sa dupe, Georg Leber, l’espion est-
allemand accède à l’entourage direct de Brandt à la fin juillet 1970
comme responsable des questions syndicales. L’année suivante, on
crée pour lui le poste de directeur adjoint du cabinet chargé de la
liaison avec le Bundestag, les agences gouvernementales et les
Églises.
Guillaume ne tarde pas à constater que la réputation d’homme à
femmes de Willy Brandt n’est pas usurpée. Et naturellement, il tient
la HvA au courant des aventures amoureuses de son patron. Mais
de l’aveu ultérieur de « Micha » Wolf, c’est en assurant la
Normannenstrasse – l’immeuble-bunker de la STASI à Berlin-Est où
siège entre autres son département extérieur – de la sincérité de
l’Ostpolitik que l’espion se rendra le plus utile. Brandt peut courir le
jupon si ça lui chante, l’important c’est qu’il joue vraiment le jeu de la
détente avec l’Est.

Sous l’œil des photographes

À l’approche du congrès du SPD prévu à la mi-mai 1972 à


Sarrebruck, Guillaume prend de nouvelles responsabilités. En
charge des affaires courantes à la tête d’un bureau spécial du
cabinet, il assure même les liaisons avec le service fédéral
d’espionnage extérieur, le Bundesnachrichtendienst, que dirige
Gerhard Wessel, successeur à ce poste du général Gehlen qui fut,
le lecteur s’en souvient, le féroce rival d’Otto John (cf. chapitre 13).
Candidat aux élections anticipées fixées à décembre 1972, le
directeur de campagne du SPD, Peter Reuschenbach, propose
Guillaume comme son remplaçant. Ce qui signifie toujours plus
d’intimité avec le chancelier sortant lors des déplacements dans tout
le pays, donc plus de détails sur sa vie privée, mais aussi plus de
présence médiatique.
Guillaume devient de ce fait un des espions les plus visibles
de l’histoire allemande, au second plan derrière Willy Brandt sous
l’œil des objectifs photo ou des caméras de télévision, comme lors
de la soirée postélectorale où, après le succès de la coalition
libéraux-SPD, on le verra trinquer tout sourire au milieu de ses
« amis » de l’écurie victorieuse. L’année suivante, une équipe télé le
filmera dans la résidence de vacances du chancelier lisant un télex
qui vient de tomber. Un espion en plein travail : l’image est
passablement rare, mais à l’époque personne ne le remarque. Sauf
bien entendu Markus Wolf et ses adjoints de la Normannenstrasse.
Comme Guillaume est vaniteux à l’extrême, cette réussite en
forme de pied de nez à la République fédérale le satisfait. Elle n’en
recèle pas moins des risques accrus : même s’il chausse souvent
des lunettes noires, beaucoup de monde peut reconnaître Günter
Guillaume et, le cas échéant, le dénoncer.
Le BfV veille en effet. Pas infaillible, puisqu’il n’a identifié ni
Günter ni Christel, mais doté de la longue mémoire inhérente à cette
branche spécifique du renseignement qu’est le contre-espionnage.
À l’automne 1972 tombe ainsi une des plus anciennes sources
de la HvA, Willy Gronau. Arrêté à Berlin-Ouest à l’occasion d’un
contact avec son officier traitant de la HvA, ce responsable de
l’Association des syndicats d’Allemagne de l’Ouest ne connaissait
pas Guillaume en tant qu’espion de l’Est, cloisonnement oblige. Mais
les deux hommes entretenaient des relations professionnelles,
raison pour laquelle la HvA souhaitait d’ailleurs qu’ils prennent leurs
distances.
Du moins était-ce le message que l’officier traitant devait
transmettre à Gronau. Craignant d’oublier la commission, l’émissaire
de la HvA avait griffonné quelques lignes sur un morceau de papier
que les hommes du BfV trouveront sur lui. Et parmi ces notes, le mot
« guillaume », dont nous savons qu’il est peu courant en allemand. À
Cologne, on se creuse les méninges pour essayer de comprendre à
quoi rime ce « guillaume », sans tirer pour autant de conclusions.
Compte tenu de l’existence de relations professionnelles bien
connues entre Gronau et Guillaume, le BfV pourrait solliciter le
témoignage du protégé de Willy Brandt. Par déférence envers la
chancellerie sans doute, il s’en abstient. Après discussion, « Micha »
Wolf et son état-major déduisent de cette indifférence du contre-
espionnage fédéral que leur agent vedette à l’Ouest est moins
suspect que jamais. Loin de l’écarter, l’état-major du SPD confie
d’ailleurs à « Hansen » des responsabilités plus étendues encore.
Non seulement il siège à toutes les réunions du Parti social-
démocrate d’Allemagne et de son groupe parlementaire, mais on le
voit partie prenante des cogitations en petit comité que le chancelier
apprécie tout particulièrement. Lors de ces conciliabules, il arrive
qu’on boive sec. Si Guillaume « descend » beaucoup moins que les
autres, c’est qu’en bon agent il tient à conserver sa lucidité.

Sueurs froides à l’été

Outre l’espionnage des dessous de l’Ostpolitik, la seconde


mission de Guillaume est d’informer le HvA en cas de crise
internationale. En juillet 1973, il parvient justement à dupliquer trois
documents très importants : une lettre en anglais du président
américain Richard Nixon au chancelier Brandt lui demandant de faire
pression sur la France pour qu’elle se montre plus souple envers les
États-Unis à propos de l’OTAN ; un rapport détaillé sur l’entretien
secret à la Maison-Blanche entre le ministre allemand des Affaires
étrangères, Walter Scheel, Nixon et son conseiller à la sécurité
nationale, Henry Kissinger ; le message d’un proche du chancelier
lui conseillant de rester ferme face aux Américains et de continuer à
entretenir de bonnes relations avec Paris.
Sur ces entrefaites, Brandt, insatisfait du projet de lettre-cadre à
Walter Scheel concocté par ses conseillers, retravaille ce texte à
grands coups de corrections au feutre vert et de ratures avant de
demander à Guillaume d’en expédier la version finale par télex
confidentiel.
« Scheel aura peut-être du mal à s’y retrouver dans vos
modifications », objecte intelligemment l’espion est-allemand. Si
vous le voulez bien, je vais le retaper au propre avant de l’envoyer.
Sur la réponse affirmative du chancelier, il empoche l’original, que
bien entendu personne ne songera à lui redemander.
De son côté, Christel se voit pressentie pour un autre poste clé :
celui d’assistante de Georg Leber au secrétariat d’État à la Défense.
De quoi déclencher de façon automatique une nouvelle enquête de
sécurité du BfV. Lors d’une rencontre avec « Anita », son agente de
liaison de la HvA dans un restaurant de Bonn, Frau Guillaume
acquiert la certitude que deux hommes les surveillent, prenant
même « Anita » en filature. Celle-ci préférera jeter à l’eau les
documents que Christel venait de lui remettre. Débriefée à Berlin-Est
à son retour, l’agente de liaison y sème l’inquiétude : les Guillaume
seraient-ils repérés ?
Ce qui devait arriver a, de fait, commencé à arriver : à Cologne,
on commence à mettre en rapport l’inscription « guillaume » saisie
sur l’officier traitant de Gronau lors de son arrestation et ce
mystérieux « G. » auquel étaient destinés pas mal de messages
1
émis de Berlin-Est entre 1957 et 1960 . Les dates des lettres de
félicitations pour la naissance du « deuxième homme » pourraient
correspondre à Guillaume, le conseiller de Willy Brandt.
« Il n’a qu’un fils », objecte un des chasseurs de taupes. Pas
deux comme l’expression « deuxième homme » le laisse entendre.
Ce ne peut être lui.
Une fausse certitude que Klaus Kuron, le principal informateur de
la HvA au sein du contre-espionnage fédéral, répercute à ses
supérieurs. À la Normannenstrasse, on respire : « Hansen »
échappe toujours au radar.
Il faudra encore un certain temps pour qu’un autre fonctionnaire
du BfV se souvienne que selon une vieille tradition allemande le
père est le « premier homme » de la famille, et que son fils unique
peut donc être considéré comme le second. Guillaume redevient
alors suspect.
Compte tenu de la proximité de Günter avec le chancelier,
politiquement paralysante, Cologne a décidé de surveiller d’abord
Christel. Ignorant le pourquoi de la filature dont l’espionne a été
l’objet, la Normannenstrasse donne sur ces entrefaites au couple
l’ordre de cesser toute activité d’espionnage et de faire le dos rond
en attendant des jours meilleurs.

Petite sœur du KGB, ne vois-tu rien


venir ?

Le couple, il bat de l’aile justement. Günter a en effet une


maîtresse dont il est très épris et dont nous ignorons si elle était, ou
non, au courant de son appartenance à la HvA 2. Ainsi la règle de la
stabilité familiale se relâche-t-elle à un moment crucial.
Le 29 mai 1973, le président du BfV, Günther Nollau, informe le
ministre de l’Intérieur, Hans-Dietrich Genscher, et son directeur de
cabinet, Klaus Kinkel, futur patron du Bundesnachrichtendienst, que
des soupçons pèsent sur Guillaume.
Informer, mais de quelle manière : explicite, selon Nollau, ou
allusive, d’après Genscher et Kinkel ? Et que se passe-t-il alors au
juste ? Aujourd’hui encore, l’écheveau de déclarations
contradictoires des uns et des autres reste difficile à démêler,
l’affaire se haussant au stade de scandale d’État, raison pour
laquelle elle figure dans le présent livre.
Ce qui est certain, c’est que Genscher informe le chancelier de
son entretien avec Nollau et du fait que le nom de Guillaume a été
prononcé à cette occasion. Mais là encore, nous ignorons en quels
termes : précis ou vagues ?
Pendant ce temps, Günter et Christel ont bien suspendu leurs
activités pour le compte de la HvA, mais sans choisir l’option que
leur proposait – sans enthousiasme – leur centrale d’espionnage :
l’exfiltration en Allemagne de l’Est. À l’approche des nouvelles
élections au Bundestag, « Hansen », placé comme il l’était, restait
de fait un agent indispensable.
Raisonnant comme le serviteur d’un État totalitaire policier, Wolf
n’imagine d’ailleurs pas que les chasseurs de taupes adverses
puissent laisser un suspect évoluer dans l’entourage de leur chef de
gouvernement. En RDA, pareil cas de figure – un agent du
Bundesnachrichtendienst proche du secrétaire général Erich
Honecker – est impossible. L’homme ou la femme serait
immédiatement jeté(e) dans une cellule de la STASI.
Un point de vue d’ailleurs partagé par le chef de la police
politique, Erich Mielke, auquel le maître espion est venu exposer le
cas des Guillaume.
Sûrs d’eux, ces derniers décident donc de rester sur place,
Günter d’autant plus volontiers qu’il file toujours le parfait amour.
En avril 1974, alors qu’il effectue un séjour dans le midi de la
France aux côtés du chancelier Brandt, l’espion pourrait encore
prendre la tangente, mais il y a cette jeune femme qu’il aime. D’où
ce projet : déménager dès son retour en Allemagne les affaires
personnelles entreposées chez elle afin de lui épargner tout soupçon
en cas d’arrestation.
Dans ce Midi méditerranéen, l’air est pourtant malsain. Pas à
cause du climat printanier ni du paysage, bien sûr. Plutôt des
voitures de la DST française qui, à la demande du BfV, le prennent
en filature lors de ses promenades et ne manqueraient pas de se
saisir de lui s’il tentait de leur fausser compagnie. Guillaume repère
aussi des véhicules aux plaques allemandes dont la présence ne
s’explique pas.
L’espion s’efforce de garder son calme. Un jour, la filature semble
cesser. Opportunité ? Piège ? Va savoir. Dans le doute, il maintient
le projet initial de déménagement de ses affaires personnelles.
Une fois en Allemagne, la chose se révèle malheureusement
impossible. « Hansen » réintègre son appartement. Le 23 avril, la
police vient frapper à sa porte.
« Je suis un fonctionnaire et un citoyen de la RDA, respectez-
le ! » s’écrie l’espion démasqué, jetant au panier les consignes de la
HvA : en cas d’arrestation, donnez votre nom, votre adresse, votre
date de naissance, mais ne reconnaissez jamais votre culpabilité.
Niez, niez encore, niez toujours.
Pourquoi une telle indiscipline ? Parce qu’à l’heure du laitier,
sous le regard de son adolescent de fils qui, tenté par le gauchisme,
voyait en lui une sorte de « mou droitier », Günter Guillaume aurait
voulu montrer sa stature de « vrai révolutionnaire ».
Du moins est-ce l’explication que l’espion donnera plus tard.
Willy Brandt apprend la nouvelle de l’arrestation de Guillaume
alors qu’il revient d’un voyage en Égypte. Un espion est-allemand
dans l’entourage du chancelier ! Les médias se déchaînent d’autant
plus facilement que des images montrant la proximité de « Hansen »
avec Willy Brandt abondent. Or, on le sait, les scandales sont jugés
plus sévèrement par l’opinion publique s’il en existe des preuves
visuelles pour M. et Mme Tout-le-monde.
L’affaire tombe au plus mal pour Brandt, pris en étau au sein du
SPD entre la vieille garde menée par l’ex-stalinien Herbert Wehner
et la génération montante incarnée par le ministre des Finances
Helmut Schmidt. Ajoutez à cela l’usure du pouvoir et vous
comprendrez pourquoi la tempête va emporter le chancelier.
Le 9 mai 1974, Brandt, acculé, donne sa démission. S’il reste à la
tête du SPD jusqu’en 1987, Schmidt lui succède à la chancellerie.

Markus Wolf, le loup qui sortait du bois

Markus Wolf, mal à l’aise, rédige un rapport complet sur ce


cinglant échec de son service secret, le pire d’une carrière par
ailleurs jalonnée de réussites. C’est qu’il doit se justifier aussi bien
aux yeux de Pankow que de Moscou. Deux capitales où on
appréciait fort l’Ostpolitik et son promoteur.
Pour autant, « Micha » échappe au limogeage, les Soviétiques
lui conservant leur confiance, essentielle pour rester en poste.
Christel et Günter Guillaume seront respectivement condamnés
à huit et treize années de prison par la Haute Cour de Düsseldorf.
Des peines assez lourdes en Allemagne fédérale où la justice se
montre bien plus modérée dans les affaires d’espionnage que son
homologue est-allemande. En mars 1981, un de ces échanges
d’agents inaugurés en février 1962 par les libérations simultanées de
Viliam Fischer et de Francis Powers sur le pont Glienicke et devenus
presque routiniers (cf. chapitres 15 et 16) aboutit au retour de
Christel Guillaume à l’Est. En octobre sonnera l’heure de Günter,
accueilli comme un héros par Wolf.
Détruit, leur couple ne se reconstituera jamais malgré les
pressions initiales de la HvA, soucieuse des apparences. La
Normannenstrasse s’arrangera alors pour fournir à l’ex-agent
« Hansen » une infirmière dont il s’éprendra comme prévu et qu’il
épousera avant de se retirer dans la maison de campagne des
alentours de Berlin offerte par le régime en remerciement, malgré
tout, des services secrets rendus.
Dans l’espoir de se justifier, Günter Guillaume publiera un livre
au tirage confidentiel et à usage surtout interne, Die Aussage
(« La Déposition »). À coup sûr, il suivra les péripéties de l’opération
Poutre – ou Rayon. Un plan de renversement du dinosaure Erich
Honecker ourdi à Moscou par le clan gorbatchévien et à Pankow par
ses soutiens est-allemands.
Des opérations d’influence sont alors menées dans l’ombre par
le chef du KGB, Vladimir Krioutchkov, et par Werner Grossmann,
l’ancien bras droit de Markus Wolf à la HvA devenu son successeur
en mai 1986 quand le maître espion a pris sa retraite.

« Micha » gorbatchévien

Retraite ? Si on veut. « Micha », qui a toujours roulé pour les


Soviétiques, s’associe en effet au plan anti-Honecker des
gorbatchéviens. Publié simultanément en Allemagne de l’Est et de
l’Ouest en mars 1989, avec une version russe, son livre de
souvenirs de jeunesse, Die Troika, ne constitue pas seulement un
hommage à son frère aîné, le cinéaste Konrad Wolf, très proche des
milieux de la dissidence avant sa mort. Il s’agit avant tout d’un
3
message crypté que seuls des esprits avertis peuvent comprendre .
« Micha » est de ceux qui entendent appuyer Hans Modrow, le
candidat du Kremlin à la succession d’Honecker. Or, c’est déjà trop
tard pour une passation des pouvoirs tranquille à Pankow. Sous la
pression des mouvements de citoyens, l’État-STASI commence à se
désagréger. Sans la terreur qu’elle inspirait, la police politique perd
l’essentiel de sa puissance. Alors les événements s’accélèrent.
Le 14 octobre 1989, Honecker se voit poussé vers la sortie.
Le 4 novembre, Wolf tente de sortir du bois, prenant la parole lors de
la grande manifestation de l’Alexanderplatz. Les contestataires sont
des dizaines de milliers. Sans doute l’ancien chef de la HvA se sent-
il piteux sous la pluie de sifflets qui accueille celui qui a incarné si
longtemps un pan entier de la STASI. Et, pis, au lieu de s’enflammer
pour son projet d’associer « le socialisme à la démocratie », la foule
se met à scander : « Uni-fi-ca-tion ! Uni-fi-ca-tion ! »
Le vent d’ouest l’emporte sur le vent d’est, la Westpolitik
spontanée des « Ossies » sur l’Ostpolitik d’autrefois. L’Allemagne
communiste au service de laquelle Wolf a mené la guerre de l’ombre
pendant plus de trois décennies aura bientôt disparu.
Dans l’effondrement de la STASI et la victoire des citoyens est-
allemands, la CIA, la DGSE, le MI6 ou le Bundesnachrichtendienst
n’ont joué qu’un rôle marginal. Eux qui avaient tenu tête des années
durant à leurs adversaires communistes sur le front de la guerre
secrète n’ont pas su, ou si peu, en prévoir la fin prochaine.
Et pourtant, l’Allemagne penche définitivement vers l’Ouest,
preuve que l’Occident vient de gagner la guerre froide dont ce pays,
jusque-là divisé entre deux systèmes antagonistes, était l’enjeu le
plus crucial. L’URSS subsiste, certes, mais à l’état de moribonde,
une moribonde que les replâtrages désespérés de Mikhaïl
Gorbatchev ne sauveront pas. Après huit décennies, le
communisme soviétique a perdu la partie au terme d’un conflit dont
l’issue n’était pas fixée d’avance.
Markus Wolf mourra le 9 novembre 2006, quatorze ans après sa
victime Willy Brandt et onze après Günter Guillaume, son agent
fétiche devenu le symbole du plus visible de ses échecs. Mais le
véritable fiasco du « loup rouge » ne fut-il pas de mettre son talent
de maître espion au service d’un système d’oppression et de terreur
qui venait de finir ses jours dans les « poubelles de l’Histoire », pour
reprendre l’expression méprisante de Trotski en 1917 au moment de
la prise de pouvoir des bolcheviks en Russie ?
Ces « poubelles de l’Histoire », l’URSS commence à s’y
précipiter d’elle-même à la fin des années 1970. Ne croit-elle pas
venu le moment d’attaquer sur le terrain afghan ?

1. Après 1960, pressentant, mais un peu tard, que le trop-plein de messages


destinés à materner les Guillaume au début de leur infiltration peut constituer
un danger sur le long terme, la HvA espacera ses communications radio avec
le couple. En raison du changement du mode de cryptage, celles-ci seront à la
fois moins nombreuses, plus longues et donc plus difficiles à mettre au clair
pour « Hansen ».
2. À l’annonce de l’arrestation de Günter Guillaume, cette jeune femme mettra
fin à ses jours, ce qui laisse entier le mystère d’une complicité éventuelle de
sa part.
3. Parmi ces esprits avertis, Wolfgang Leonhard, qui partagea pendant la
Seconde Guerre mondiale la chambre de Wolf à l’école de formation du
Komintern. En juin 1989, mon ami Roger Faligot et moi-même sommes venus
interviewer cet éminent kremlinologue ouest-allemand. Qui souligne alors
devant nous les références à son « ami » Hans Modrow, candidat de Moscou
pour la place de numéro un à Pankow, dont Wolf a parsemé l’ouvrage. Ces
citations ne sont pas gratuites, explique Leonhard, elles correspondent à une
manœuvre concertée visant Honecker. C’était particulièrement bien vu, la
suite de l’affaire allait le montrer.
19

Chtorm 333 :
les Russes envahissent l’Afghanistan

« Contre un adversaire implacable pour qui tous les


moyens sont bons, on est perdu si on possède encore
l’ombre d’un scrupule. Vous allez apprendre à tuer,
tricher, voler, mentir… Oubliez vos années de vertu ou
abandonnez. »
James Cagney, alias « Bob Sharkey »,
dans 13, rue Madeleine,
film de 1946 à la gloire de l’OSS,
l’ancêtre de la CIA

Longtemps disputé entre Britanniques et Russes tsaristes, puis


soviétiques, l’Afghanistan vit comme une insulte toute présence
étrangère.
L’histoire de ce « royaume de l’insolence » est jalonnée de coups
d’État. En octobre 1929, le général Mohammed Nader, armé par les
Britanniques, prend le pouvoir. Il conservera le titre de shah jusqu’à
son propre assassinat, le 8 novembre 1933. Son fils Zaher lui
succède sur le trône. Vingt ans plus tard, le prince Mohammed
Daoud, beau-frère et Premier ministre de Zaher Shah, intensifie les
relations avec l’URSS.
Ce rapprochement avec Moscou est trop dangereux, estime le
shah. Il écarte le prince Daoud. L’URSS impulse alors la création du
Parti démocratique du peuple afghan, un groupe marxiste-léniniste à
sa main. Ce PDPA joue un rôle important dans le coup d’État qui,
le 17 juillet 1973, renverse Zaher Shah. Désormais au pouvoir,
Mohammed Daoud commet l’erreur de tendre la main au monde
occidental. En cause : la pression du Pakistan voisin. Les menées
subversives de l’Army’s Directorate for Inter-Services Intelligence
(Directoire de l’armée pour le renseignement interservices), le très
puissant service secret militaire pakistanais, poussent en effet le
nouveau dirigeant à rechercher un équilibre géopolitique.

Voisins et ennemis

En 1975, un fondamentaliste musulman, Gulbuddin Hekmatyar,


manque un premier coup d’État islamiste visant à retourner aux
valeurs traditionnelles. Or Hekmatyar est très apprécié au Pakistan,
État aussi proche de Washington au plan politique que l’Inde l’est de
Moscou. Depuis la partition brutale de l’ex-colonie britannique des
Indes en 1947, le Pakistan considère en effet son voisin comme un
ennemi juré. Une hostilité ancienne renforcée en 1971 par
l’intervention victorieuse de l’armée indienne qui a arraché le
Bengale oriental à la domination pakistanaise sous son nom actuel
de Bangladesh.
Dans la stratégie soviétique, l’Inde constitue un terrain d’action
majeur. Du fait de la reconnaissance mutuelle de la Chine et des
États-Unis sous Nixon, la CIA, elle, a cessé ses opérations
clandestines d’appui à la résistance tibétaine soutenue par Delhi. La
disparition de cette pomme de discorde avec Islamabad, la capitale
pakistanaise, accroît d’autant la solidité de son partenariat avec l’ISI.
Ainsi les jeux d’alliances dans la région opposent-ils le triangle
États-Unis-Pakistan-Chine au tandem Inde-URSS. En guerre
secrète permanente avec Delhi, les services pakistanais se veulent
les alliés privilégiés de la CIA dans la région. C’est d’ailleurs d’une
base américaine secrète située près de l’aéroport de Peshawar qu’a
décollé en 1960 l’avion espion U-2 de Francis Powers abattu par la
DCA soviétique (cf. chapitre 15).
À Islamabad, l’armée tient tous les leviers de commande depuis
le coup d’État militaire de juillet 1977. Le nouvel homme fort du
Pakistan s’appelle le général Zia ul-Haq. Dès cette époque, le
service secret de l’armée tend en effet à devenir le faiseur de rois du
Pakistan. L’ISI qui garde l’œil braqué sur l’Afghanistan où Moscou,
jugeant intolérable le timide rapprochement de Mohammed Daoud
avec Islamabad et Washington, a décidé de prendre les devants.

Au « royaume de l’insolence »

Le 27 avril 1978, des officiers prosoviétiques massacrent Daoud


ainsi que sa famille. De ce énième bain de sang naît la République
démocratique afghane, émanation du PDPA.
Deux factions communistes de l’ethnie pachtoune – majoritaire
dans le pays –, mais appartenant à des clans tribaux opposés, se
disputent désormais la direction du parti au pouvoir. « Collaborateur
secret » du KGB, Nour Mohammad Taraki prend la tête du Khalq
(« Le Peuple »), influent chez les fonctionnaires et les militaires.
Babrak Karmal, qui émarge lui aussi à la PGU, dirige pour sa part le
Parcham (« Le Drapeau »).
Un fractionnement à relativiser. En Afghanistan, les liens
familiaux, tribaux, claniques, linguistiques et régionaux
surdéterminent tous les engagements politiques, sans exception.
Des liens qui conduisent à de fréquentes exterminations mutuelles
car le « royaume de l’insolence » est aussi celui de la vendetta…
En avril 1978, Taraki l’emporte. Disciple autoproclamé de Lénine,
l’un de ses premiers gestes sera de créer une police politique. Ainsi
naît l’AGSA (Da Afghanistan da Gato da Satalo Adara),
l’« Organisation pour la protection des intérêts de l’Afghanistan ».
Avec l’aide de l’armée et de l’AGSA, le « Lénine afghan » initie
un cycle de collectivisation à la baïonnette qui va causer 200 000
à 300 000 morts. Exilé à Prague comme ambassadeur, son rival du
Parcham, Babrak Karmal, choisit d’y rester sous la coupe des
Russes. Des protecteurs moscovites mécontents de cette lutte entre
fractions rivales qui, selon eux, freine le PDPA dans sa marche vers
le communisme.
Taraki, lui, se lance dans la répression systématique des
mouvements d’opposition musulmans. Considérés comme
« réactionnaires », des mollahs sont battus, exécutés. Dans ce pays
de croyants, c’est pour le moins contre-indiqué, mais les
Soviétiques, dont l’objectif est d’agrandir leur zone d’influence en
Afghanistan, n’y voient pas d’inconvénient. Une cécité d’autant plus
étonnante que l’URSS comprenant nombre de républiques
musulmanes, Moscou devrait tenir le plus grand compte du facteur
religieux. Voilà ce qui arrive quand on décrypte le monde à la seule
lueur de l’idéologie…
Le « camp socialiste » en avant toute !

Le 5 décembre, Taraki paraphe un nouveau traité avec Leonid


Brejnev, le numéro un soviétique. Le texte inclut la possibilité d’une
aide militaire russe directe. Une perspective qui réjouit les deux
principaux idéologues du régime, Mikhaïl Souslov et Boris
Ponomarev, le chef du département international du PC soviétique.
Au terme d’analyses aussi marxistes que biscornues, ils ont en effet
acquis une conviction : l’Afghanistan pourrait connaître à bref délai
un destin analogue à celui de la Mongolie-Extérieure. Cette
République mongole fut, dès sa proclamation en 1924, le premier
« petit frère » communiste hors des frontières de l’URSS. Bien avant
les « sœurettes » des pays du bloc de l’Est donc.
Ce qui fonde le raisonnement de ces deux dogmatiques de choc,
c’est bien entendu la proximité géographique de l’Afghanistan avec
l’URSS. Mais aussi l’affaiblissement de l’« impérialisme américain »
matérialisé par la démission de Richard Nixon en août 1974 suite au
scandale du Watergate et le retrait des États-Unis du Vietnam,
entièrement communiste depuis l’effondrement militaire du Sud
d’avril 1975.
Enivrés par les succès des mouvements pro-Moscou en Angola
et au Nicaragua, Ponomarev, soixante-quatorze ans, et Souslov,
soixante-dix-sept bougies, sont en proie à un furieux regain de
jeunesse. L’heure serait venue de profiter du vide en face pour faire
progresser rapidement le « camp socialiste ». À les en croire, le
démocrate Jimmy Carter, à la Maison-Blanche depuis janvier 1977,
ne serait qu’un président mou succédant à un président fantôme, le
républicain Gerald Ford. Or, même victimes d’une sérieuse crise de
leadership depuis le départ de Nixon, les États-Unis ne sont pas
aussi désemparés que Moscou se l’imagine.
L’« ennemi principal » aux portes

En Afghanistan même, la révolte gronde contre la collectivisation


sanglante et la répression antireligieuse qui tend à fédérer des
mouvements oppositionnels aux allures de chefferies.
Le 15 mars 1979, une division de l’armée se mutine. Trois jours
plus tard, Taraki, aux abois, téléphone à Kossyguine, le numéro
deux soviétique. Rejetant la responsabilité des troubles sur la
République islamique iranienne de l’imam Khomeyni, le « Lénine de
Kaboul » supplie Moscou de lui fournir des soldats soviétiques
ouzbeks et tadjiks à déguiser en militaires afghans.
Isolé, Taraki finit par céder le pouvoir à son ministre des Affaires
étrangères, Hafizullah Amin. Peu après, la tension s’accroît
brusquement entre les États-Unis et l’Iran des mollahs avec la prise,
le 4 novembre 1979, de soixante-trois otages américains dans
l’ambassade de leur pays à Téhéran. Des navires de l’US Navy
croisent dans le golfe Arabo-Persique…
L’Occident montrerait-il de nouveau les crocs, lui que Moscou
croyait en pleine décadence ? Les hiérarques du Kremlin se
prennent à craindre une contre-offensive américaine dans la région.
Qu’attendre d’autre de dirigeants qui voient les États-Unis,
l’« ennemi principal » (glavny vrag) dans leur jargon, encercler
partout l’URSS ? Dans ce contexte de regain des tensions avec
Washington, la bureaucratie régnante à Moscou passe en un
tournemain de l’optimisme le plus fou à la paranoïa la plus aiguë.
L’« ennemi principal » est à nos portes, il faut réagir ! Par une
intervention directe à Kaboul, peut-être. D’abord isolés, Ponomarev
et Souslov ne tardent pas à trouver des oreilles attentives. Celle en
particulier du ministre de la Défense, le général Dimitri Oustinov. Et
plus encore, celle de Iouri Andropov, le patron du KGB, convaincu
que céder un seul pouce de terrain serait faillir…

Un quartier général en forêt

En 1972, Andropov a présidé au déménagement du département


des renseignements extérieurs du KGB. En quête de modernisation,
la PGU quittait enfin son berceau historique trop exigu de la
Loubianka, place Dzerjinski, pour prendre racine à Iassenevo.
Ici, à une trentaine de kilomètres de Moscou, un architecte
finlandais a conçu le bâtiment principal, tour moderne en forme de Y
qu’encadrent d’un côté une salle de conférences et une bibliothèque,
et de l’autre une polyclinique et un complexe sportif muni d’une
piscine, de saunas, de terrains couverts de volley et de basket-ball.
Le mobilier vient de Finlande, les matériaux d’Europe et du Japon.
On a une vue sur les collines voisines, peuplées de bouleaux.
D’où le sobriquet guébiste du lieu : « Les Bois ». De quoi rappeler
l’environnement forestier du siège de la CIA à Langley, en Virginie.
De l’extérieur, Iassenevo a tout d’une forteresse : barbelés,
capteurs électroniques, tours de guet, patrouilles de gardes armés
avec chiens. Les toits sont hérissés d’antennes. Les officiers de la
PGU y entrent sur la foi de pièces d’identité spéciales. Ceux des
autres départements du KGB ne sont admis que sur présentation de
documents spécifiques bardés de tampons.
La foule des secrétaires et des employés subalternes arrive et
repart grâce à des navettes d’autobus. Les officiers supérieurs ont
droit à une voiture avec chauffeur.
L’intérieur du nouveau siège est fonctionnel. Froid pensent même
certains officiers, sans que cela désigne l’air conditionné – une
rareté dans la Russie de l’époque. Tout le monde s’accorde en
revanche sur l’excellente qualité de la cantine où on peut trouver du
saumon, du caviar, des saucisses ou du fromage.
C’est depuis Iassenevo que le vice-président du KGB, Vladimir
Krioutchkov, dirige depuis 1974 toutes ses opérations extérieures.

Jeu obscur dans la capitale afghane

Elles sont très intrusives. En février 1979, par exemple, le KGB a


joué un rôle trouble lors du kidnapping de l’ambassadeur des États-
Unis à Kaboul par un groupuscule maoïsto-chiite. Conduit en dépit
du bon sens, l’assaut visant à la libération d’Adolph Dubs a conduit à
sa mort, le crâne troué de plusieurs balles.
Une nervosité qui s’explique sans doute par le développement de
l’activisme prochinois. Moscou craint en effet comme la peste la
propagande de Pékin, qui prétend déborder l’Union soviétique au
nom d’un socialisme plus évolué. Pékin où, après des années de
révolution culturelle et d’agonie interminable de Mao, commence le
long règne d’un dirigeant moderniste et dynamique, Deng Xiaoping.
Meilleur courtisan que chef de service secret, Krioutchkov
possède à fond les codes du régime soviétique. Il sait qu’en URSS
un renseignement n’a de valeur que dans la mesure où il s’inscrit
dans un cadre idéologique prédéterminé. Voyant l’étoile d’Amin pâlir,
il s’empresse donc de fournir à Andropov les éléments dont le
président du KGB a besoin pour nourrir ses propres obsessions et
celles de ses acolytes du Politburo. Des indices qui « prouvent »
qu’outre son inefficacité patente face aux rébellions musulmanes
agitant les zones rurales, Amin le gêneur serait secrètement en
cheville avec les Américains.
Notre agent à Kaboul… mais lequel ?

Drôles de preuves en vérité ! Du genre de celles qui


diagnostiquent la rage chez le chien dont on veut se débarrasser.
Amin a effectué ses études à l’université Columbia au titre d’un
programme d’aide aux enseignants afghans. Or,
le 14 septembre 1979, il vient de faire assassiner l’ex-protégé de
Moscou, Nour Taraki. Du jour de ce crime, son auteur s’est
métamorphosé en « agent de la CIA » : des études aux États-Unis,
pensez !
Sur ordre de Krioutchkov, la PGU confectionne un épais dossier
à charge. De quoi alimenter la crainte du Politburo : un possible
retournement du dictateur afghan qui, à l’image de l’Égyptien Anouar
es-Sadate en 1972, expulserait par surprise et en bloc les
conseillers soviétiques de son pays pour tendre la main aux États-
Unis.
Exceptionnellement, la PGU est autorisée à récupérer les
militants du Parcham encore indemnes. Ainsi les services
soviétiques commencent-ils à former Mohammad Najibullah, qui
sera dans dix ans leur ultime carte à Kaboul. En parallèle, trois
ministres anti-Amin sont exfiltrés de Kaboul par le département de la
PGU en charge des illégaux que commandent Boris Ivanov, sur
place à Kaboul depuis juillet 1979, et son supérieur Vadim
1
Kirpitchenko .
Le Département 8, son service Action, reçoit l’ordre d’assassiner
Amin. Infiltré parmi les cuisiniers du dictateur, Mouzali Talibov, un
Azerbaïdjanais, tente de l’intoxiquer. Dans les repas d’Amin, il insère
de la ricine fournie, dans la grande tradition des services
soviétiques, par le « laboratoire des poisons » de la direction
technique du KGB. Or cet agent d’ordinaire plus chanceux ne
parvient qu’à tuer le neveu du dictateur.
Sur ces entrefaites, et en toute inconscience, Amin se met à
faciliter la tâche de ceux qui ont tenté de l’assassiner. Ne demande-
t-il pas que les forces spéciales russes viennent instruire et renforcer
sa garde présidentielle ? C’est introduire l’ours russe dans la
bergerie déjà toute relative de Kaboul. Le 6 décembre, cinq cents
spetsnaz, les forces spéciales soviétiques, débarquent dans la
capitale afghane. Autant d’hommes à pied d’œuvre pour le coup
d’État en projet…

La résolution N P176/125

Un projet présenté comme une nécessité absolue à des


dirigeants russes qui ne sont plus vraiment de la première jeunesse,
pardon de le remarquer. Leonid Brejnev, le secrétaire général du
Parti communiste d’Union soviétique, vient de souffler ses soixante-
treize bougies. Son bras droit, Alexeï Kossyguine, président du
Conseil des ministres, en affiche deux de plus. Or, pour l’avoir
renversé quinze ans plus tôt, ces deux septuagénaires se rappellent
comment l’aventurisme de Khrouchtchev lors de la crise des fusées
de Cuba lui a coûté son poste au moins autant que ses échecs dans
la politique agricole. D’où leur attitude initiale empreinte de
prudence. Reste qu’à force de prôner l’intervention directe comme
biais incontournable d’un nouvel élargissement à bas coût du
« camp socialiste », Ponomarev et Souslov finissent par emporter le
morceau.
Pour eux comme pour le général Oustinov et comme pour
Andropov, le renversement manu militari d’Amin (opération Agate)
s’impose. Assassiner le dictateur, ce serait tuer dans l’œuf les
projets agressifs que les Américains, prisonniers de leur ADN
réactionnaire, ne peuvent pas ne pas ourdir dans cette région
frontalière de l’URSS.
Fer de lance du camp interventionniste, Andropov a déjà en tête
son candidat à la succession d’Amin. Nul autre que Babrak Karmal
qui, convoqué à Moscou, sera acheminé dans le plus grand secret
le 13 décembre à la base aérienne soviétique de Bagram protégée
par un régiment de parachutistes.
Par souci de se couvrir devant l’Histoire, obsession omniprésente
chez les dirigeants moscovites depuis Lénine, Brejnev exige un vote
nominal du bureau politique sur le projet manuscrit de résolution
N P176/125. Le document est adopté le 12 décembre 1979. Le
secrétaire général confie alors à Andropov, à Gromyko et au général
Oustinov le soin de rendre compte « de la mise en place des
mesures envisagées ». En bolchevique dans le texte : l’assassinat
d’Amin et son remplacement par Karmal. Une manœuvre conçue en
forme de poupée gigogne : Chtorm 333 (« Tempête 333 » en russe),
la prise de contrôle totale du pays à l’intérieur d’Agate, la prise de
pouvoir à Kaboul.

« Tirs fratricides » au palais présidentiel

À Iouri Andropov et à son vis-à-vis du GRU, le général Piotr


Ivachtchoutine, la tâche de dénicher dans les rangs de leurs
services secrets respectifs des camarades de confiance parlant les
langues du « royaume de l’insolence » : le farsi, mais aussi le
patchou, le turkmène, l’ouzbek, le baloutche, le kirguize. Une tâche
dévolue par la PGU à Kirpitchenko et à son chef du service des
opérations spéciales, le Département 8, Vladimir Krassovsky.
La phase préparatoire de l’invasion débute le 24 décembre 1979
par le débarquement dans la capitale afghane d’éléments
précurseurs du Département 8. Une petite centaine d’hommes vêtus
en civil. À l’instar de paisibles citoyens, ils ont voyagé sur les vols
réguliers d’Aeroflot, la compagnie de transport soviétique liée au
GRU.
Dans le même temps, des gros porteurs Antonov venus de
Tachkent, capitale de la république socialiste soviétique
d’Ouzbékistan, acheminent les spetsnaz, les forces spéciales.
Commandées par le colonel Grigori Boyarinov, directeur du cours de
formation des unités spéciales qui s’est imposé au dernier moment,
les unités d’élite du KGB « Zenit » et « Alpha », déjà à pied d’œuvre
dans Kaboul, portent l’uniforme afghan. Elles sont appuyées par le
bataillon musulman du KGB, plus fraîchement arrivé dans la
capitale.
Objectif : le palais présidentiel de Darulaman où Amin va se
retrancher avec une poignée de fidèles équipés de mitrailleuses
lourdes. L’attaque est lancée le 27 décembre vers 18 h 30. Feux
nourris d’armes automatiques, tirs de roquettes, lâcher de gaz de
combat se succèdent avant que les spetsnaz ne donnent l’assaut au
palais. Mais là, rien ne se passe comme prévu. Des « tirs
fratricides » tuent le colonel Boyarinov, une bonne centaine de
soldats des forces spéciales sont blessés ou tués.
Cette affaire afghane débute décidément bien mal…

L’engrenage
Amin « liquidé », Babrak Karmal, le protégé du KGB, prend sa
place dès le lendemain, au sortir d’un avion en provenance de
Bagram.
L’ultime serrement de boulons a eu lieu la veille, le 26 décembre,
dans la datcha de Leonid Brejnev. Le plan d’action en cours y a été
approuvé. Brejnev en ordonne le deuxième volet, l’opération
Chtorm 333.
Il va s’accompagner de quelques manœuvres de dezinformatsia.
Pour mieux déconsidérer feu Amin, on lance par exemple la rumeur
qu’il aurait été trouvé « dans les bras d’une belle Afghane »
retranché dans son bar personnel. Adultère plus alcool : un mélange
détonant en pays musulman.
Dans les jours qui suivent, cinq divisions franchissent la frontière
pour s’emparer des principales villes du pays. Le Politburo
triomphe : l’« offensive impérialiste » a été annihilée en même temps
que l’« agent de la CIA » Amin. Or ce qu’il vient de faire, c’est planter
un clou supplémentaire dans le cercueil de l’URSS.
L’Afghanistan s’apprête en effet à devenir le Vietnam soviétique.
À cette différence près que le régime communiste, à bout de forces
économiquement, ne parviendra jamais à surmonter l’épreuve. Les
Américains ont perdu leur guerre d’Indochine au prix de la mort de
près de 60 000 d’entre eux et de plus d’un million de Vietnamiens.
Ces dix années de combat retardateur leur auront au moins permis
de gagner le temps suffisant pour que l’Asie, qui aurait pu basculer à
court terme vers le communisme en cas de victoire rapide d’Hanoï,
puisse s’engager dans la voie du développement sous la forme des
« dragons » économiques.
Les dix années d’enlisement en Afghanistan ne feront au
contraire que précipiter la chute du communisme soviétique, au prix
de presque 30 000 soldats de l’armée russe et de 1 200 000 morts
afghans. En cause : la vigoureuse riposte de ces Occidentaux que le
Politburo croyait au bout du rouleau…

Contre-attaque « impérialiste »

Mauvaise nouvelle pour Moscou : Carter n’est pas le président


mollasson qu’imaginaient les gérontes du Kremlin. Incapable de
prévoir l’opération du KGB et des militaires à Kaboul, le
renseignement technologique américain vient certes d’échouer. Mais
l’effet de surprise passé, vient le moment de la colère. Le moralisme
de l’occupant de la Maison-Blanche joue dès lors contre l’URSS,
jetant les bases d’une puissante contre-attaque.
Le 4 janvier 1980, moins d’un mois après le coup de force
soviétique, le président des États-Unis annonce officiellement des
sanctions contre l’URSS. Dans le même temps s’engagent les
opérations clandestines des services américains, anglais, français,
mais aussi pakistanais ou saoudiens. Et naturellement chinois, ravis
de jouer un sale tour aux Russes.
Le soutien aux résistants afghans se systématise dès
février 1980 avec la rencontre du conseiller à la sécurité nationale,
Zbigniew Bzreziński, avec les responsables pakistanais. En
particulier le général-dictateur Zia ul-Haq, et le général Akhtar Abdur
Rahman, directeur de l’Army’s Directorate for Inter-Services
Intelligence. L’accord intervient. C’est exclusivement par
l’Afghanistan Bureau de l’ISI, logé dans un camp militaire de la
banlieue nord de Rawalpindi, que passera le soutien de la CIA et du
MI6 aux moudjahidine.
Bzreziński annonce aux Pakistanais l’aide de l’Arabie saoudite,
autre grand pays musulman, à la guerre secrète contre l’URSS.
L’Istakbarat, le service secret saoudien du prince Turki al-Fayçal
(service qui se fait aussi appeler General Intelligence Presidency à
l’usage des Américains), apportera son concours. Surtout, le Trésor
royal financera les achats d’armes effectués en Égypte par la CIA à
destination des moudjahidine. De provenance soviétique et non
américaine, selon les règles des opérations clandestines, ces
fournitures seront complétées au fur et à mesure par des achats
hétéroclites. De missiles Sam SA-7 fabriqués en Pologne par
exemple.
« Ces transferts d’armements doivent rester notre monopole,
sans aucun contrôle allié », martèlent Rahman et l’ISI. Bzreziński
accepte de bon cœur : pour la CIA, l’opération clandestine sera
d’autant moins risquée dans la mesure où, sauf circonstances
exceptionnelles, ses officiers œuvreront à partir du territoire
pakistanais, sans pénétrer en Afghanistan.
Hasard du calendrier, Iouri Andropov visite Kaboul ce même
mois de février. De ses entretiens avec Babrak Karmal, le président
du KGB revient à Moscou plein d’optimisme. Pour lui, face au
Politburo, « la situation en Afghanistan se stabilise ».
Sans doute a-t-il apprécié l’empressement de Babrak Karmal à
mettre en chantier une nouvelle réplique afghane du KGB. Le mois
précédent, l’ex-« collaborateur secret » a en effet commencé à bâtir
le KHAD (Khedamat-e Etela’at-e Dawlati, soit « Service de sécurité
2
d’État »), dont il confie le commandement à Mohammad Najibullah .
KHAD, quatre lettres bientôt synonymes de terreur. Un
déchaînement de violence qui veut répondre à la colère populaire
grandissante contre l’occupant. Sans compter les coups portés par
les services secrets occidentaux. Dont les Français…
La « Piscine » dans le bain

Dans la nuit du 27 au 28 décembre 1979, le commandant Pierre-


Dominique Boullenger, officier de permanence au quartier général
du SDECE, prend connaissance des dépêches cryptées des postes
à l’étranger. Elles font état du coup de force soviétique à Kaboul.
Boullenger parle l’arabe mais aussi le russe, deux atouts
majeurs. Il rend compte au comte de Marenches, directeur général
de la centrale française de renseignements. De longue date,
Marenches analyse la stratégie soviétique comme la recherche
obsessionnelle de l’accès aux mers chaudes. À ses yeux, la guerre
d’Afghanistan n’est qu’une étape dans cette quête. Marginalisés à
Téhéran par la révolution islamique iranienne, les Russes
chercheraient d’autres voies pour atteindre leur objectif. Mieux vaut
les contrer sans perdre de temps.
Le problème, c’est qu’en Afghanistan la présence du SDECE est
nulle. La « Piscine » ne peut compter, pour obtenir quelques
informations sur ce qui se passe à l’intérieur de l’Afghanistan, que
sur les humanitaires français de Médecins sans frontières ou les
membres de la Guilde du Raid, une association qui mobilise
des jeunes à la recherche d’aventures lointaines mais pacifiques.
Des informations mais pas des renseignements au sens technique
du terme, car ces Français capables de pénétrer dans les zones
rebelles de l’Afghanistan acceptent bien de discuter entre
compatriotes, de rapporter leurs impressions, leurs anecdotes, de
livrer des portraits de chefs de la Résistance, de dénoncer détails à
l’appui la brutalité soviétique et les crimes du KHAD, mais pas de
servir d’espions à l’usage d’un service secret.
C’est peu au total. Moins que les résultats qu’obtient Langley,
même les mains liées par son accord d’exclusivité avec l’ISI. La
différence entre la « Piscine » et Langley, c’est que la CIA dispose
de moyens techniques impressionnants, comme l’interception des
communications russes et les satellites espions.
Décidé, malgré l’extrême faiblesse de ses forces, à jouer la carte
de l’autonomie, Marenches envoie fin 1980 le commandant
Boullenger ouvrir un poste à Islamabad en qualité d’attaché militaire
adjoint. Non seulement l’officier développera une bourse d’échanges
interservices avec le général Rahman, mais il effectuera des
missions à Peshawar auprès de chefs de guerre rebelles comme
Amin Wardak. Sensible à l’aide des humanitaires français, ce
pachtoun, l’ethnie majoritaire en Afghanistan, accepte la discussion
avant de retourner combattre à l’intérieur du pays.
Au Pakistan, le SDECE échange par ailleurs des renseignements
avec la CIA et le MI6, bien sûr, mais aussi avec les services chinois,
un temps représentés par Kong Jining. Ce colonel de l’Armée
populaire de libération n’est autre que le petit-fils de Mao Zedong,
venu épauler les groupes pro-Pékin de la Résistance dont on a vu
qu’ils avaient acquis un peu d’influence par des biais religieux
comme le soutien au particularisme chiite.

Massoud, le « Lion du Panshir »

Si Wardak est bien vu à la « Piscine », le favori du SDECE parmi


les dirigeants de la résistance antisoviétique reste Ahmed Chah
Massoud. Ancien élève du lycée français de Kaboul, ce personnage
charismatique né en septembre 1953 est un excellent chef de
guerre. Surnommé le « Lion du Panshir », il actionne des
commandos très mobiles qui frappent bien au-delà de leur zone
géographique d’origine. Sauf que Massoud prend le départ de la
course avec un lourd handicap : son appartenance à l’ethnie tadjike,
minoritaire. Dans ces conditions, pas question pour lui de s’imposer
à l’ensemble d’un pays où, on l’a dit, les solidarités ethniques,
linguistiques et claniques passent avant tout.
Devenu une star des médias français grâce à quelques
supporters journalistes, documentaristes et, naturellement, officiers
de renseignements, Massoud imprimera cependant peu dans le
monde anglo-saxon, essentiel en l’occurrence.
De son côté, la CIA aimerait bien diversifier un peu plus ses
« poulains » afghans, mais, contrainte et forcée par son accord
d’exclusivité avec l’ISI, elle doit consacrer la moitié de ses moyens
au Hezb e-Islami que dirige Gulbuddin Hekmatyar. Auteur, on s’en
souvient, d’une tentative de coup de force dès 1975, ce religieux est
avant tout un extrémiste. Pour lui, le djihad ne se limite pas aux
Soviétiques, mais peut tout aussi bien s’étendre à ces autres
mécréants d’Occidentaux.
Avec leur appui aux groupes fondamentalistes musulmans, les
Américains ont-ils nourri dans leur sein le serpent qui allait les
frapper le 11 septembre 2001 ? On touche du doigt la contradiction :
pour mener efficacement la lutte armée contre les Soviétiques, la
CIA doit offrir des moyens matériels à des hommes dont une partie
ralliera plus tard l’islamisme radical. Sans qu’il joue un rôle important
à l’époque, Oussama Ben Laden, alors parrainé par l’Istakbarat
saoudien, viendra ainsi au Pakistan et en Afghanistan tisser des
réseaux et nouer les contacts qui lui permettront de créer son propre
groupe. Créé à l’été 1984, ce Bureau de service pour les
combattants se développera par transmutation en une structure aux
visées antioccidentales, et plus spécifiquement antiaméricaines. Une
sorte d’internationale islamique affûtant ses armes pour les diriger
contre les États-Unis. Elle portera par la suite le nom célèbre d’al-
Qaida.
Nous sommes toujours dans cette guerre froide qui a mobilisé
tant et tant de services de renseignements, mais Ben Laden, lui,
pense déjà à une autre guerre, secrète elle aussi. Dans son
obsession de faire tourner en arrière la roue de l’Histoire, il a
paradoxalement plusieurs coups d’avance.
Difficile de savoir si l’Istakbarat comprend dès cette époque le
double jeu de son protégé – auquel cas le service secret saoudien
serait criminel – ou s’il en fut la dupe – auquel cas on le verrait en
« idiot utile » dénué de clairvoyance. Mais les Américains, eux,
comment auraient-ils pu le deviner ? Rappelons que par contraste
avec le TECHINT, le renseignement technique qu’ils maîtrisaient
parfaitement, la majorité de leurs informations d’HUMINT, le
renseignement de source humaine, provenaient de l’ISI. Or, le jeu
passablement trouble des services secrets du général Rahman, puis
de son successeur en 1987, Hamid Gul, ne consistait pas seulement
à assurer le triomphe de la résistance afghane et la défaite des
Soviétiques. Mais au-delà, à imposer le Pakistan comme parrain
politico-religieux de l’Afghanistan. Leur soutien au Hezb e-Islami
n’avait donc rien de gratuit.
Il était en tout cas beaucoup plus intéressé que l’aide française
orientée vers Amin Wardak et surtout le commandant Massoud.
Présenté par certains médias tricolores comme un modéré presque
démocrate, le Tadjik bénéficie d’une certaine aura dans l’Hexagone.
Bon chef de guerre, c’est aussi un politique, ce qui ne gâte rien mais
ne suffit pas à faire de lui le leader de toute la Résistance.
L’appui français passe par l’entraînement de combattants
afghans au maniement d’armes modernes par le service Action de la
« Piscine », soit sur place au Pakistan, soit en France. À Cercottes,
par exemple, la base du SA. Le directeur du renseignement du
SDECE, le général Alain de Gaigneron de Marolles, mobilise
également d’autres filières plus personnelles.
Ancien chef de commando en Indochine puis lieutenant à
e
la 11 demi-brigade parachutiste de choc, bras armé du service
secret en Algérie pendant la guerre de décolonisation, Marolles a
commandé le SA avant d’en être retiré pour cause de brouille avec
Marenches. À sa demande, un de ses anciens camarades des
commandos du Nord-Vietnam, ce groupement de forces spéciales
engagé autrefois contre le Viêt-minh, le général Jean-Louis Delayen,
entraînera quelques dizaines de moudjahidine proches de Massoud
au codage, aux transmissions, aux principes de la guérilla… à bord
de sa péniche mouillée sur la rive de la Seine près du pont de la
Concorde.
Des missiles antichars français Milan vont aussi être fournis à la
Résistance, mais, semble-t-il, pas par l’intermédiaire direct de la
DGSE, continuatrice du SDECE. Des engins efficaces mais pas des
plus utiles car dans un pays aussi montagneux le rôle des blindés
est forcément moins important que celui de l’aviation.
L’ensemble de ces opérations constitue un apport à la résistance
afghane. Mais un apport limité, à la mesure des moyens français.
L’essentiel reste le soutien des Américains et celui, très ambigu,
des Pakistanais.

Let it bleed

Faisons saigner l’Union soviétique, voilà désormais la stratégie


des services américains. Washington vise en effet l’épuisement de
l’ours russe sur le front afghan où il s’est si imprudemment engagé.
Divisée en factions rivales, la résistance afghane ne présente
aucune cohérence politico-militaire. En outre, les moudjahidine sont
mal adaptés à la technologie moderne. Formidables tireurs au fusil,
ces combattants ne manquent pas de courage, mais d’organisation
et d’armements lourds.
Le MI6 britannique, dont l’expérience en matière de guérilla et de
contre-guérilla remonte aux années de la Seconde Guerre mondiale,
le sait mieux que personne. Pour instruire ces guerriers-nés, il
n’opère pas de manière différente du SDECE. D’anciens
commandos d’élite récemment démobilisés du Special Air Service,
le SAS déjà célèbre au temps de la guerre du désert contre l’Afrika
Korps de Rommel, accueilleront plusieurs dizaines de moudjahidine
dans des sites désaffectés du nord de l’Angleterre ou d’Écosse. À
l’ordre du jour, les mouvements tactiques, la manière de tendre des
embuscades aux convois de ravitaillement russes.
Forts du vieux proverbe colonial « Le loup afghan se chasse
avec un chien d’Afghanistan », les Anglais proposent de fournir à la
Résistance leurs missiles antiaériens Blowpipe. Pour se heurter
dès 1985 aux Pakistanais. Trop difficiles à manier, assure l’ISI : pour
viser, tirer puis guider l’engin vers sa cible, son serveur doit rester
debout bien planté sur ses pieds, position qui fait de lui une cible à
son tour. De fait, expérimentés pendant la guerre des Malouines
de 1982, les Blowpipe n’ont pas fait merveille contre l’aviation
argentine. La CIA en achètera quand même plusieurs centaines,
qu’elle fera parvenir sur le terrain afghan par un biais compliqué. Elle
nourrira parallèlement le projet de faire exploser des voitures
piégées à Kaboul et dans les grandes villes, projet qui ne sera
jamais mis à exécution.
Les Russes tentent de s’adapter

De leur côté, les Soviétiques ont élaboré des techniques


nouvelles pour combattre la Résistance. Arrivée à Kaboul à la
Noël 1979 avec du matériel conçu pour un conflit avec l’OTAN en
Europe et des conceptions tactiques datant parfois de la Grande
Guerre patriotique contre l’Allemagne nazie, l’Armée rouge a vite
compris que pour pallier le manque d’effectifs, il fallait innover et
s’adapter.
Manque d’effectifs même si les siens excèdent de beaucoup
ceux des Occidentaux. Car il n’y a pas qu’en Afghanistan que
l’Armée rouge est une armée d’occupation. Présente massivement
dans toute l’Europe orientale comme aux frontières de la Chine, elle
ne peut aligner sur le théâtre d’opérations afghan
qu’environ 100 000 hommes à la fois. Assez pour vider un Trésor
soviétique exsangue, fruit d’une économie en bout de course, mais
pas pour « tenir » un pays plus grand et plus montagneux que
l’Algérie et le Vietnam où avant leurs retraits respectifs, Français et
Américains mobilisaient plusieurs centaines de milliers de soldats.
Faute d’occuper tout le territoire, ont conclu les stratèges russes,
tenons les points principaux comme Kaboul. Dans les campagnes
hostiles, semons l’insécurité par des raids rapides et brutaux.
L’instrument technique de cette contre-guérilla sera l’aviation, dont
les moudjahidine ont très peur, et plus particulièrement les
hélicoptères, capables de déposer des troupes d’élite, parachutistes
et commandos de marine, dans les coins les plus difficiles d’accès.
Héliportées ou cheminant parfois à pied à travers les montagnes,
ces unités dressent sur renseignement des embuscades aux
caravanes de ravitaillement de la guérilla.
Sans oublier les forces spéciales. Dès 1981, le KGB a ainsi
déployé ses spetsnaz en unités kaskad (« cascades » pour nous
français) de cent à cent cinquante hommes chargées de localiser et
d’isoler les groupes de résistance, puis de les opposer entre eux par
des actions de guerre psychologique ou des exécutions ciblées de
chefs attribuées par l’intox à tel ou tel clan rival.
C’est l’adaptation au terrain afghan des méthodes dites de
« contre-gangs » mises en œuvre avec succès dans les
années 1950 par les Anglais en Malaisie ou au Kenya. Ou de la
tactique de contre-maquis des Français en Algérie avec les
« commandos de chasse » à base d’anciens du FLN. Reprise à leur
compte par les spetsnaz du GRU, cette méthode va conduire les
Soviétiques à des succès tactiques insuffisants pour renverser la
vapeur, mais assez nombreux pour limiter leurs pertes tout en
infligeant à la Résistance.
Le sang russe, en somme, continue de couler, mais pas
suffisamment pour que l’ours s’effondre. Une situation gérable si la
situation économique s’améliorait en URSS. Sauf que le temps joue
contre la présence soviétique. Et qu’après une période d’équilibre
relatif, deux facteurs nouveaux vont intervenir à partir de 1985-1986.
La volonté du président Ronald Reagan, successeur républicain du
démocrate Jimmy Carter, d’infliger une défaite significative à
l’« empire du mal » d’abord. Sa traduction sur le terrain avec
l’émergence des fameux missiles Stinger ensuite.
On est en train de passer de Let it bleed à Kill Bill. Ou si l’on
préfère, à « Kill the bear »…

L’heure des Stinger


Sortie sur le grand écran aux États-Unis en 2007, la comédie
dramatique Charlie Wilson’s War (en français, La Guerre selon
Charlie Wilson) met en scène Tom Hanks dans le rôle-titre ainsi que
Julia Roberts. Ce film de Mike Nichols fait référence à la véritable
croisade menée par Charles Wilson, un élu démocrate du Texas,
pour que la Maison-Blanche se décide à équiper la résistance
afghane en armes modernes. Décédé en février 2010 à soixante-
seize ans, Wilson y est présenté, à juste titre, comme un passionné
d’aventures doublé d’un amateur de beautés féminines.
Pourquoi ce non-conformiste a-t-il joué un rôle aussi important
d’influenceur géopolitique ? Parce que sa croisade a achevé de
décider le président républicain Ronald Reagan que l’heure avait
sonné de fournir à la guérilla afghane les armes qui allaient rendre
de plus en plus intenable le maintien de l’Armée rouge.
Les avions et les hélicoptères russes – ces derniers très
vulnérables – étaient le problème ? La solution viendrait des
missiles. Si on leur donnait des Stinger, faciles à manier, les
moudjahidine obligeraient l’envahisseur à voler plus haut, perdant
ainsi beaucoup de son efficacité.
Pour que Reagan en vienne à cette conclusion, il a fallu l’échec
de la CIA au Nicaragua. En dépit des ordres présidentiels et du
recours au sabotage, prohibé sous peu par le Congrès d’ailleurs, la
« Compagnie » n’est pas parvenue à renverser les sandinistes, au
pouvoir depuis 1979 à Managua.
Face à ces anciens guérilleros procastristes, les Américains ont
pourtant mis le paquet. En particulier Bill Casey. Financier
milliardaire et ancien directeur de campagne de Reagan, né en 1913
à New York, le nouveau directeur de la CIA possède la même vision
du monde que le président lui-même. Une vision qui oppose les
forces du bien à l’empire du mal, le blanc au noir. Le tout sans
nuances de gris, fussent-elles moins de cinquante.
Ancien officier de l’OSS à Londres pendant la guerre, Casey fait
en première instance le choix d’hommes convaincus
idéologiquement plus que d’officiers compétents et expérimentés.
Comme cet officier particulièrement déterminé dans le genre risque-
tout, Clair George. Spécialiste du Moyen-Orient, George a très mal
vécu les coups durs portés aux États-Unis dans la région.

Sales coups au Moyen-Orient

Le 17 avril 1983, soixante-trois personnes dont dix-sept


Américains, et parmi eux sept membres de la CIA, vont périr dans le
dynamitage de l’ambassade américaine de Beyrouth. Enlevé
le 16 mars 1984, William Buckley, le chef de la station de la CIA de
Beyrouth, connaîtra pour sa part un long martyre, torturé des mois
durant avant de mourir dans un cul-de-basse-fosse.
Face à cette avalanche de désastres, Reagan va étonner le
Kremlin par sa fermeté. L’année suivant l’enlèvement de Buckley, un
attentat commis par les services secrets libyens dans une boîte de
nuit de Berlin-Ouest fréquentée par des soldats américains cause-t-il
la mort de deux GI et d’une Turque ? Reagan ordonne alors le
bombardement ciblé de Tripoli et Benghazi. Une riposte musclée qui
va contraindre le colonel Kadhafi à baisser pavillon.
En octobre 1983, tout soutien « direct ou indirect » aux contras,
les antisandinistes soutenus par la CIA, est prohibé par le Congrès
américain, obligeant Casey à développer un mode de financement
parallèle par le biais de l’allié saoudien. Ainsi la Maison-Blanche
s’embourbe-t-elle en 1985-1986 dans le scandale de l’Irangate, ce
circuit illégal de financement des contras grâce à des ventes
d’armes passant par Israël et par l’Iran, en principe les pires
ennemis du monde.
Un scandale s’ensuit, débouchant sur une commission d’enquête
sénatoriale et sur une série d’inculpations qui épargneront Reagan
et le vice-président Bush, mais pas le vice-amiral John Poindexter,
conseiller adjoint à la sécurité nationale, ni le colonel de marines
Oliver North, cheville ouvrière de l’opération.
C’est dans ce contexte agité que la « croisade » de Charlie
Wilson achève de décider Reagan qu’il est temps de montrer que
l’Amérique est de retour en fournissant les fameux Stinger aux
moudjahidine. Un signal politique au moins autant qu’un signal
militaire : M. Gorbatchev, il est temps d’admettre la faiblesse de
l’URSS en retirant l’Armée rouge d’Afghanistan.

Cherchez la sortie

En 1983, l’ancien chef du KGB Iouri Andropov a mis la planète


au bord de la guerre nucléaire (cf. chapitre 21). Frappé par la
maladie de Parkinson, il disparaît en février 1984. L’année suivante,
son éphémère successeur, Konstantin Tchernenko, énième
dinosaure issu de la « période de glaciation » brejnévienne, rend
l’âme. La strate supérieure de la nomenklatura se décide alors à
tenter le pari de la jeunesse. Pour succéder à Tchernenko, le comité
central du PCUS désigne Mikhaïl Gorbatchev, de vingt ans son
cadet puisque né en mars 1931.
Le nouveau secrétaire général apparaît comme un pur produit de
l’écurie Andropov, ce qui rassure la haute nomenklatura, celle qui
décide de tout. À Moscou, en effet, on ne parvient pas au poste de
numéro un sans avoir noué au préalable des alliances avec ce qui
compte vraiment. Soit le KGB, l’Armée rouge et l’oboronka, le
complexe militaro-industriel.
D’Andropov, « Gorby », comme le surnommeront les
Occidentaux, a retenu l’idée de « réformisme policier » impulsé
depuis les sommets. Un concept qu’il se voit toutefois contraint de
revisiter en raison de la rapide dégradation d’un appareil
économique à bout de souffle.
Les dirigeants occidentaux ont compris son projet : sauver du
communisme ce qui peut encore l’être. À l’intérieur, il passe par la
restructuration de l’appareil étatique et industriel (la perestroïka) et
un début de transparence (la glasnost) visant à mieux mobiliser les
citoyens autour des objectifs du Parti. À l’extérieur, par la détente,
gage du développement de relations commerciales dont Gorbatchev
espère qu’elles pourraient sauver l’économie soviétique du désastre.
Détente, donc accord sur l’Afghanistan, un des principaux
facteurs de dissension avec l’Ouest. Tourner la page sans faire
perdre la face à l’Union soviétique, c’est l’objectif.
Oui, mais la tête haute. Alors ce « Gorby » si sympathique aux
yeux des opinions occidentales n’hésite pas à intensifier la guerre
dans l’espoir d’obtenir in extremis quelques succès significatifs aux
dépens des moudjahidine.
Quelques réussites sur ce front lui permettraient de satisfaire les
militaires et les conservateurs du Parti : le camarade secrétaire
général n’est pas un liquidateur, mais au contraire un chef de guerre
avisé. Parallèlement, ils lui donneraient l’opportunité de persuader
du bien-fondé de sa politique une opinion publique soviétique
embryonnaire et parfois turbulente. À preuve les lettres de
protestation contre cette interminable guerre d’Afghanistan qui
parviennent au Kremlin dans des quantités jamais atteintes.
Malade, Bill Casey dirige encore la CIA. Mais s’il donne les
grandes lignes de son action, celle-ci est conduite par son adjoint,
spécialiste des affaires soviétiques. Justement, Robert Gates ne
tarde pas à observer le regain d’agressivité de l’Armée rouge. Il se
traduit par des frappes aériennes toujours plus dures et par des
incursions sur le territoire pakistanais, ripostes elles-mêmes à
quelques franchissements des frontières de l’URSS par des groupes
de moudjahidine encouragés par l’ISI.
Début mai 1986, Gorbatchev, décidé à changer d’homme de
paille à Kaboul, convoque Babrak Karmal pour lui signifier qu’il doit
céder sans attendre le fauteuil présidentiel à son rival Mohammad
Najibullah. Un ordre qui montre bien les limites de la perestroïka. Le
nouveau maître du Kremlin se garde en effet d’oublier qui l’a fait roi
– pour une bonne part Andropov et le KGB – et de rompre avec
l’illusion du « réformisme policier » en nommant le chef du KHAD.

L’Armée rouge met les pouces

Un mois plus tard, Milton Bearden, officier expérimenté jusque-là


aux premières loges face au KGB et à ses services satellites, est
nommé par Clair George coordinateur de la guerre américaine
secrète en Afghanistan. La « guerre de Charlie » Wilson – en fait, la
contre-offensive afghane de Reagan – vient de commencer. C’est
l’époque où les premiers Stinger commencent à parvenir dans les
mains des moudjahidine. Des missiles qui modifient sérieusement la
donne d’un conflit déjà long de six ans et demi.
Loin d’une Allemagne plus que jamais épicentre de la guerre
froide, le front périphérique d’Afghanistan va peser de tout son poids
dans le processus de décomposition de l’URSS.
Le 13 novembre 1986, face au Politburo, Gorbatchev se voit
contraint d’admettre l’échec sur le front afghan, dont bien entendu il
attribue la responsabilité à d’autres, à savoir le haut commandement
de l’Armée rouge.
Rareté à Moscou, cette critique annonce la décision de retrait
ainsi formulée : « Allons-nous faire la guerre indéfiniment pour bien
montrer que nos troupes ne sont pas capables de faire face à cette
situation ? Nous devons en finir avec ce processus aussi vite que
possible. »
En finir, mais pas trop vite, pour que l’échec communiste ne soit
pas trop évident. Le retrait commencera en 1988. Quand ils quittent
militairement l’Afghanistan, les gorbatchéviens croient pouvoir se
féliciter : les apparences sont sauves. Ils ont tort. Non seulement le
« royaume de l’insolence » vient à nouveau de justifier sa réputation
séculaire de pays-piège, mais ce piège a considérablement affaibli
une URSS bientôt à l’agonie.
Le lecteur se souvient de la phrase de James Cagney que j’ai
mise à dessein en exergue de ce chapitre : « Contre un adversaire
implacable pour qui tous les moyens sont bons, on est perdu si on
possède encore l’ombre d’un scrupule. Vous allez apprendre à tuer,
tricher, voler, mentir… Oubliez vos années de vertu ou
abandonnez. »
Pour battre les Soviétiques dans la guerre secrète d’Afghanistan,
Langley n’a refusé aucun coup tordu ni rejeté aucune alliance, fût-
elle douteuse. La CIA s’estime en droit de crier victoire. À trop court
terme, puisqu’elle vient de contribuer à créer la bombe islamiste à
retardement qui viendra frapper les États-Unis douze ans plus tard,
un certain 11 septembre 2001.
La guerre froide ne fut jamais affaire d’enfants de chœur, il est
vrai. Mais d’agents doubles, quelquefois…
1. Une bonne partie de la carrière de Kirpitchenko s’est effectuée sur le
terrain – indien notamment – à l’inverse de celle de Krioutchkov, figure typique
du bureaucrate de l’ère brejnévienne.
2. Quand un agent du KGB accède à des responsabilités étatiques telles que
président ou Premier ministre, la règle veut qu’on le raye des listes du service.
Ce qui n’empêche évidemment pas de le « traiter », mais de manière
différente et à un autre niveau.
20

« Farewell » :
les Français marquent un point

« S’agissant maintenant d’empêcher l’adversaire de


savoir ce que vous savez et que vous ne voudriez pas
que l’on sût, il importe d’abord de ne donner à chacun du
secret que ce qu’il a besoin d’en connaître pour exécuter
la mission que vous lui confiez. Il importe ensuite de
déterminer avec soin ce que chacun sait de ce que vous
ne voudriez pas que l’on sache, afin que si des fuites et
des pertes viennent à se produire, vous sachiez aussitôt
quel est le coupable, et surtout par ce que le coupable
savait, ce que savent maintenant les autres. »
Georges Loustaunau-Lacau,
fondateur avec Marie-Madeleine Fourcade du réseau de
résistance L’Alliance

Que s’est-il passé le 22 février 1982 à la nuit tombée dans ce


parking en plein air de la banlieue de Moscou ? Voici ce qu’on a pu
en connaître, de source ex-KGB surtout. Et pour le reste, grâce à la
minutieuse contre-enquête à quatre mains d’un journaliste-écrivain
russe, Sergueï Kostine, et d’un documentariste français, Éric
Raynaud 1.
Ce soir-là, Vladimir Vetrov, lieutenant-colonel de la PGU,
raccompagne sa maîtresse en voiture. Vetrov et elle se sont connus
à Iassenevo. Tous deux travaillent à la direction T (pour espionnage
technologique) du service secret soviétique, Vladimir comme
e
assistant au chef du 4 département et Ludmilla comme traductrice-
interprète d’espagnol et d’anglais.
Rien n’indique que Vetrov nourrisse quelque sombre projet. En
principe, l’officier doit récupérer vers 20 h 30 son fils unique, Vladik,
au sortir de l’École des technologies chimiques fines de Moscou où
le jeune homme est étudiant.
Une journée comme les autres ce 22 février alors ? Non, car
Vetrov mijote quelque chose. Il a déjà parlé à Vladik d’émigrer en
France, d’autres fois au Canada ou aux États-Unis. Le fils connaît
l’existence de la maîtresse de son père. Svetlana, l’épouse de
Vetrov, sait aussi que son mari la trompe avec cette Ludmilla. Depuis
des jours, on se bat froid au sein du couple.
Il fait noir. À bord de la Lada bleue, illuminée de temps à autre
par les phares des voitures de passage, l’ambiance est bizarre. En
signe de détente, Vladimir a apporté du mauvais champagne, qu’il
sert dans deux gobelets en carton. Pour autant, la tension est
palpable. Ludmilla en a assez de cet homme marié qui a refusé de
vivre avec elle mais ne la poursuit pas moins d’assiduités de plus en
plus agaçantes.
Soudain, tout bascule. Querelle entre un amant trop exclusif et
une maîtresse qui ne le supporte plus ? Mise en scène imaginée par
Vetrov, qui préférerait la prison pour tentative de meurtre passionnel
à la peine de mort pour trahison ? Colère incontrôlée à la suite d’un
propos féminin blessant ? Crise d’un agent double à bout de nerfs ?
De sa boîte à gants, l’officier sort une pique à égorger les porcs
trouvée dans l’isba familiale. Un coup, deux coups, dix coups.
Comme un damné, il s’acharne sur l’interprète. La malheureuse
hurle, mais lui n’en a cure. Du sang gicle du corps martyrisé de la
jeune femme pour maculer la banquette de l’auto, le col de la
canadienne de l’agresseur, son costume, sa chemise.
En entendant les cris, un homme s’approche. Cet ancien policier
s’apprêtait à rançonner sous la menace d’un scandale des
amoureux surpris en pleins ébats. Comme rien ne fonctionne selon
ses plans, il frappe à la vitre de la Lada. « Casse-toi ! » beugle
Vetrov, hors de lui.
L’inconnu tente d’ouvrir la portière. Vetrov surgit alors du
véhicule, bouscule l’ex-policier, le poignarde au ventre. L’homme
s’effondre, touché à mort. Profitant de ce court moment de répit,
Ludmilla s’enfuit. Vladimir remonte dans la Lada. Bien décidé à
faucher son ex-maîtresse jusqu’à ce que mort s’ensuive, il la
poursuit. Mais Dieu est du côté de la traductrice ce soir-là. Un poids
lourd surgit, contraignant la Lada à se déporter vivement sur sa
gauche, puis à s’engouffrer sur la chaussée. Plus moyen de faire
demi-tour. Comme tous les officiers supérieurs du KGB, Vladimir a
été formé à la conduite rapide, mais à l’impossible nul n’est tenu. Et
là…
Découverte par une passante à côté d’un arrêt d’autobus,
Ludmilla a le temps de donner le nom de Vetrov et le numéro
d’immatriculation de sa Lada avant de s’évanouir. Transportée à
l’hôpital, elle survivra en dépit de blessures témoignant d’un
acharnement peu commun.
La carrière d’officier de renseignements de Vladimir Vetrov vient
de prendre fin. Le lieutenant-colonel n’ira jamais plus aux « Bois », le
surnom du site de la PGU d’Iassenevo. Arrêté par la milice, le voilà
conduit au commissariat. Dans une URSS « légaliste » depuis l’ère
Brejnev, même les pires crimes de la police politique ou des services
spéciaux doivent être « justifiés » par un article du code. Quand un
membre du KGB est impliqué dans une affaire de droit commun, la
procédure exige en conséquence que la police en informe la
Loubianka. Non qu’elle lui abandonne l’instruction du dossier. En foi
de quoi, la milice décide de camper sur ses prérogatives. Autrement
dit, pas question que le linge sale soit lavé au sein de la famille
guébiste.
Deux enquêtes se chevauchent dès lors. Celle de la justice et
celle du contre-espionnage de la PGU, persuadé que la sanglante
affaire du 22 février au soir camoufle un secret plus grave encore.
Pas si mal vu ! On l’a dit : Vetrov est en effet un des agents
doubles les mieux placés de la guerre froide finissante. Un homme
dont les « fournitures » vont rendre un grand service aux
Occidentaux, preuve supplémentaire que si l’Histoire ne se résume
pas à l’espionnage, ce dernier y pèse quelquefois d’un sérieux
poids.
Voici comment.

Graine de guébiste

Vladimir Ippolitovitch Vetrov est né le 10 octobre 1932 à Moscou.


Fils unique, il vient d’un milieu populaire – sa mère, une paysanne,
ne sait même pas lire. Ce qui n’empêche pas cet adolescent très
sportif, champion junior d’URSS en 100, 200 et 400 mètres,
d’intégrer en 1951 l’École technique supérieure Bauman, que
fréquenta autrefois Stanislav Choumovsky, le pionnier du
renseignement technologique stalinien aux États-Unis
(cf. chapitre 5).
Aussi doué en maths qu’en course de demi-fond, Volodia, le
diminutif de Vladimir, y côtoie le gratin des rejetons de la
nomenklatura. La différence avec ces fils de dignitaires, c’est qu’au
sortir de ses cinq ans et demi d’études, lui n’obtiendra qu’un emploi
modeste d’ingénieur mécanicien dans une usine de machines à
calculer placée sous le contrôle de l’oboronka, le lobby militaro-
industriel. Tel est en effet le lot d’une URSS où tout ou presque
relève du secret d’État.
Indice de son entrée progressive dans l’univers du
renseignement, Volodia est admis au sein de la section athlétisme
du Dynamo, le club sportif du KGB dont certains animateurs
entraînent les agents aux techniques de combat à mains nues. C’est
là qu’il va rencontrer Svetlana, sa cadette de quatre ans, issue
comme lui d’une famille de travailleurs aux origines sociales
impeccables.
Élancée au point de rêver d’un destin de danseuse étoile,
Svetlana, étudiante à l’École normale Lénine, a été sélectionnée
dans l’équipe nationale féminine d’URSS pour le 100 mètres et
le 200 mètres. C’est dire si les deux jeunes sportifs sont faits pour
s’entendre. De fait, malgré le manque d’enthousiasme de leurs
familles respectives, celle de Svetlana surtout, ils se marient
le 8 décembre 1957.
En URSS, on ne demande pas à intégrer les services de
sécurité, les « organes ». Ce sont eux qui vous choisissent. Comme
Volodia en août 1959, quand il entre à l’École de formation du
personnel opérationnel du KGB Félix Dzerjinski, du nom du
fondateur de la Tcheka.
o
Muté à la PGU, le voilà admis à l’École supérieure n 101, dite
aussi Institut de la Bannière rouge. Là, en zone interdite aux
étrangers, dans un bois à presque 80 kilomètres de Moscou, les
guébistes en formation ont le droit, rarissime, de s’accoutumer au
monde extérieur où ils sont appelés à opérer en lisant des livres
interdits aussi bien que la presse occidentale.
On ne peut quitter cet internat pour barbouzes que le week-end.
Volodia y perfectionne son marxisme-léninisme, matière
incontournable. Mais il apprend aussi l’anglais, le français, le
cryptage-décryptage, le recrutement d’informateurs, l’animation de
réseau, la manière de relever les boîtes aux lettres mortes (des
caches anonymes comme un trou dans un tronc d’arbre ou un mur
d’immeuble), le maniement des postes émetteurs-récepteurs radio,
la photographie, le contre-espionnage, la proverka (art de déjouer
les filatures) et mille choses encore. Soit le cursus du parfait espion
inculqué deux ans d’affilée à haute dose.
Svetlana maintenant ses performances au sein de l’équipe
nationale d’athlétisme, le Dynamo octroie au jeune couple, nouvelle
faveur, un appartement d’une pièce dans le quartier résidentiel de
Moscou. Le studio est situé au 37 de la rue Koutouzov, en face de
l’immeuble d’habitation des huiles du Comité central du PC
soviétique. C’est là que sera conçu Vladik en 1962.
Diplômée de l’École normale Lénine, Svetlana continue de faire
partie à temps plein de l’équipe nationale d’athlétisme. Pour l’URSS,
le stade, ses dieux et ses déesses ne constituent-ils pas un théâtre
d’opérations aussi important que d’autres, et chaque médaille
olympique, un trésor national ?

Jours heureux à Paris

À l’été 1965, Vetrov se voit enfin muté à un poste extérieur, le


graal de tout officier de renseignements. Depuis deux ans et
l’arrestation de Georges Pâques (cf. chapitre 16), la Loubianka craint
une surveillance française trop étroite de la résidence de Paris par la
Direction de la surveillance du territoire, la DST, ancêtre on le sait de
la DGSI. Elle rappelle donc à Moscou les guébistes déjà identifiés
par le contre-espionnage français. Des têtes nouvelles remplacent
les têtes anciennes. Et parmi ces nouveaux visages, celui de
Volodia, muté à la ligne X qui collecte les informations transmises à
la ligne T pour synthèse, analyse et exploitation.
Jusqu’à l’été 1970, une période bénie commence pour le couple
Vetrov. D’abord logés à l’étroit dans un appartement collectif
analogue aux kommunalkas moscovites, Svetlana et Volodia
obtiennent un an plus tard un deux-pièces à leur seul usage au-
dessus des bureaux de la représentation commerciale soviétique,
rue de la Faisanderie.
Chaque jour, Volodia se rend à l’ambassade, rue de Grenelle.
Ingénieur chargé des sociétés d’import-export soviétiques en
électronique, il noue des contacts avec des représentants, des
entrepreneurs et des hommes d’affaires français. La DST n’a
d’ailleurs pas été longue à l’identifier comme un officier de la PGU.
Un bon tiers du personnel diplomatique soviétique à Paris travaille à
temps plein pour les services secrets. La France, les Soviétiques le
savent, n’est pas un pays policier. Du coup, faute d’effectifs, le
contre-espionnage de la rue des Saussaies ne peut « filer » à tout
moment ces innombrables « légaux » comme le KGB le fait sans
vergogne à Moscou. La surveillance ne peut être que ponctuelle.
Pour ne citer que lui, c’est parce que Pâques était clairement
suspect qu’une équipe a suivi sa piste jusqu’à Feucherolles
(cf. chapitre 16).
Pendant ce temps, sans travail depuis son récent départ de
l’équipe d’athlétisme, Svetlana prend goût au style de vie parisien.
Elle chine, achète des petits objets à revendre à Moscou avec un
bon bénéfice, comme des bijoux, des parfums, des gadgets à la
mode très prisés des Russes.
Appelons ça du trafic, en sachant bien que dans l’URSS de
Brejnev placée sous le signe de la pénurie, tout le monde trafique.
Des sommets – pour s’enrichir – jusqu’à la base – dans l’espoir de
survivre. Le pays du drapeau rouge est devenu celui du marché noir,
symbole d’un communisme soviétique dangereux parce que
militarisé à l’extrême, mais économiquement exsangue.
Quand il prend ses vacances en URSS, le couple emporte dans
ses bagages les divers objets achetés à Paris. Puis revient en
France avec des produits russes faciles à écouler dans la capitale
moyennant finances. Du caviar par exemple. À sa manière, la PME
Svetlana-Volodia pratique l’économie de marché, ou plus
exactement, l’économie de troc.

Combines et carambolage

Quand elle n’emprunte pas les transports en commun, Svetlana


arpente les rues à pied histoire de garder la forme aussi bien que la
ligne. La géographie de la capitale lui devient familière. Quand il ne
marche pas, Volodia roule pour sa part en 403 noire puis en 404
verte. Deux berlines Peugeot immatriculées 75, moins voyantes que
les véhicules dont les plaques portent les lettres CD pour « corps
diplomatique ».
Grâce aux combines de Svetlana et aux cadeaux d’entreprise
des partenaires commerciaux de Volodia – des chaînes hi-fi
introuvables en URSS par exemple –, les Vetrov commencent à
vivre au-dessus des moyens d’un guébiste « normal », suscitant
quelques jalousies au sein de la résidence. En principe, le contre-
espionnage interne au sein de la communauté soviétique en exil, la
ligne KR du KGB, devrait en prendre ombrage. Mais comme le
couple rend des services à tout le monde, comme il offre beaucoup
de cadeaux aux collègues guébistes, aucun rapport compromettant
ne les épinglera.
Pour eux, le bonheur d’habiter un pays libre, sans surveillance
policière permanente, même si Volodia doit bien sûr faire attention
lors de contacts avec des « cibles », se double ainsi du bonheur de
vivre sur un pied incomparablement plus grand qu’à Moscou.
Autres temps, autres mœurs. Aux États-Unis, dans les
années 1930, Choumovsky et les membres de son réseau
d’espionnage technologique, sachant qu’ils coûtaient cher à la
« mère patrie », se contentaient de peu, craignant d’être contaminés
par les démons du capitalisme. Mais au fur et à mesure que
l’idéologie marxiste-léniniste se dissout dans l’immobilisme
bureaucratique brejnévien, l’attrait de la société de consommation ne
cesse de grandir.
Bien sûr, on ressasse les slogans rituels. Mais ici, à Paris, qui
pourrait soutenir sans rire que le capitalisme affame les travailleurs
dont beaucoup possèdent des voitures, des réfrigérateurs ou des
machines à laver, tous produits réservés à une minorité de l’autre
côté du rideau de fer ? Le PCF lui-même s’en est aperçu, dont
l’influence dans les milieux ouvriers, encore forte, certes, a
commencé à diminuer.
Pour le compte de la ligne X de la PGU, Volodia n’oublie pas de
nouer des contacts. À cet effet, le couple a d’ailleurs l’autorisation de
fréquenter des Français, de déjeuner, de dîner ou de sortir avec eux.
Le tout est que ces rencontres ne soient pas trop fréquentes et que
Volodia prenne le soin d’en faire état auprès de son supérieur, Alexeï
Krokhine, vieux routier de la PGU considéré à la Loubianka comme
un professionnel de talent.
Parmi les connaissances françaises du couple Vetrov, Jacques
Prévost, qui supervise tous les contrats de la Thomson-CSF avec
l’URSS. Certaines activités de la Thomson concernant le secteur de
la défense, en particulier la branche Thomson-Brandt, ce cadre
supérieur entretient un contact régulier avec la DST. Cette dernière
ne travaille pas encore officiellement au nom de la « défense du
patrimoine économique », mais l’idée commence à se faire jour en
son sein, même si la guerre froide reste l’axe dominant.
L’interlocuteur de Prévost rue des Saussaies se trouve être le
jeune commissaire Raymond Nart. À l’été 1970, survient sur ces
entrefaites un incident étrange. Un accident plutôt, puisque la
Peugeot 404 de Vetrov est emboutie par un véhicule qui s’évanouit
aussitôt. N’étant pas en service commandé, Volodia panique :
déglinguer un véhicule de fonction, c’est très grave. Heureusement,
Prévost trouve le moyen de faire réparer la 404 en vitesse, de sorte
que rue de Grenelle personne n’apprendra le carambolage.
Proclamant qu’il vient de lui sauver la vie, Volodia assure le
Français de son amitié éternelle. Croit-il que l’accident puisse servir
d’amorce à une manœuvre d’approche du contre-espionnage local,
ainsi que ce pourrait être le cas à Moscou ? Le fait est qu’il n’en
parle à personne rue de la Faisanderie ou rue de Grenelle.
Le contre-espionnage est avant tout affaire d’archives, selon la
maxime du fondateur de la DST, Roger Wybot. En foi de quoi le
commissaire Nart tient à jour une fiche cartonnée au nom de Vetrov.
Prévost l’ayant informé, il y ajoute quelques lignes concernant cette
péripétie inexpliquée qui ne semble pas avoir été le fait de son
service. Ainsi la rue des Saussaies est-elle mieux informée de cette
affaire que le KGB puisque ce dernier n’en saura rien, faute de quoi
Vetrov aurait été frappé de suspicion. Cacher quoi que ce soit à la
ligne KR équivaut en effet à se rendre coupable d’un grave délit.
C’est sans avoir été « tamponné » par la DST que Volodia repart
en URSS avec Svetlana à l’été 1970. Pour un premier séjour à
l’étranger, cinq ans représentent une période assez longue, la durée
moyenne étant plutôt de trois. Si les époux regagnent le bercail
soviétique, c’est avec au cœur la nostalgie de leur période
parisienne. Plus que de tout autre pays étranger, ils rêveront
désormais de la France…

Les doutes plus l’amertume

En 1967, la PGU a mis sur pied la direction T, chargée de mieux


coordonner l’espionnage scientifique et technique, vital pour une
URSS de plus en plus à la traîne sur le plan économique. Le vol des
renseignements industriels des pays capitalistes est devenu un
élément essentiel de la survie du système.
À Moscou, les Vetrov conservent un train de vie élevé. Leur
appartement des beaux quartiers est décoré de façon presque
luxueuse par Svetlana : tableaux, meubles, tapis, vaisselle fine.
Avec beaucoup de goût d’ailleurs, car la jeune femme n’en manque
pas. Le couple n’habitera toutefois le lieu que jusqu’en avril 1974,
date de la mutation de Volodia à Montréal sous la couverture
d’ingénieur à la représentation commerciale soviétique au Canada.
Survient à l’hiver 1975 une nouvelle bizarrerie : le vol lors d’un
hold-up chez un bijoutier du centre-ville d’une broche en or et d’une
bague ancienne que Svetlana avait déposées pour les faire réparer.
Mesure de précaution, car à Moscou fréquenter ce type d’artisans
réservés à la nomenklatura risquerait d’attirer l’attention sur ses
achats et ventes d’antiquités, tandis qu’ici, à Montréal, personne ne
le remarque.
Personne sinon l’Intelligence Division de la Royal Canadian
Mounted Police, héritière des fameuses tuniques rouges, célèbre
pour avoir recueilli en septembre 1945 dans ses locaux du camp X,
au nord du lac Ontario, le témoignage du premier grand transfuge de
la guerre froide, Igor Gouzenko, chiffreur du GRU à l’ambassade
d’URSS à Ottawa, et épluché les documents en sa possession qui
révélaient l’existence de l’espionnage atomique russe
(cf. chapitre 9).
Le contre-espionnage de la police montée tente alors de mettre à
profit cette affaire pour « tamponner » Volodia. L’officier devra mettre
au moins partiellement ses supérieurs au courant. Mauvais pour son
dossier administratif, car cela pourrait bien lui valoir un blâme, mais
plus sûr. Jugeant de fait le camarade Vetrov trop exposé, la ligne KR
le rapatrie d’urgence à Moscou. Sans conséquence autre que cette
mention négative dans son dossier administratif qui le suivra
quelques années, retardant sa progression hiérarchique.
Sans conséquence à ce détail près, catastrophique pour le
couple : ayant fait l’objet d’une tentative même manquée de
recrutement par un service ennemi, Vetrov ne pourra plus jamais
occuper un poste à l’extérieur de l’URSS.
Adieu rêve de retourner à Paris ! C’est probablement à ce stade
que l’amertume commence à ronger Volodia. Jugeant ses mérites
ignorés de ses supérieurs hiérarchiques, le doute s’instille en lui.
C’est quoi ce régime où seuls les rejetons de la nomenklatura
peuvent prétendre à l’avancement rapide et aux postes intéressants,
ainsi qu’il peut le constater tous les jours à Iassenevo ? Où une
éminente médiocrité comme son chef Vladimir Dementiev, cadre du
parti communiste ne connaissant que le travail de bureau, le rabroue
avec arrogance parce qu’il ose solliciter sa promotion au grade de
colonel « plein », le seuil hiérarchique minimal pour être enfin
considéré comme quelqu’un au sein du KGB ?
Cette amertume qu’il sent monter en lui, Volodia la contient à sa
manière en se jetant à corps perdu dans les travaux de réfection de
la vieille isba que Svetlana et lui ont acquise en 1977 pour quatre
fois son salaire mensuel. Puisque le paradis parisien est perdu à
jamais, ce sera leur petit éden à eux pendant les cinq prochaines
années.
Ils passent l’été et une grande partie des week-ends ici,
à 250 kilomètres de Moscou, à trimer. Leurs voisins, souvent des
ruraux, les changent de l’ambiance moscovite. À la campagne, on
parle franchement et on se réunit autour d’une bonne table, loin des
intrigues de couloir de Iassenevo.
Aussi sympathique soit-elle, cette ambiance ne parvient ni à
combler les vœux de Svetlana, qui trompera Vladimir, ni les siennes
puisqu’il entame une liaison avec Ludmilla, cette collègue traductrice
de la PGU que les aventures amoureuses ne semblent pas rebuter.
Plus grave encore, conjugué à ses problèmes personnels, son
écœurement de la hiérarchie et, au-delà d’elle, du régime, va le
conduire à prendre secrètement contact avec la DST, l’ennemie
mortelle d’hier…

Vetrov saute le pas

Le facteur déclenchant de ce retournement sera-t-il ce mémoire


sur les méthodes de travail de la ligne T que le lieutenant-colonel
propose en 1981 ? Pas le mémoire proprement dit, qui a déclenché
chez lui un regain d’intérêt pour son travail. Plutôt la manière
dédaigneuse dont sa hiérarchie va le flanquer à la poubelle.
Tout avait pourtant bien commencé. À force d’insistance, on
l’autorise à analyser la production de trente-huit agents étrangers
recrutés par la ligne X pour le compte de la ligne T. Une entorse aux
règles de cloisonnement puisque son travail lui donnera accès à
leurs dossiers.
Pendant un bon mois, Vetrov s’y jette corps et âme, jour, nuit et
week-end compris. Il décortique la filière de recherche des
informations technologiques secrètes de « l’ennemi », leur collecte,
leur analyse, l’exploitation qui découle de ces premiers stades de ce
qu’on appelle le « cycle du renseignement », puis la diffusion des
résultats auprès des utilisateurs potentiels.
Dont au premier chef la VPK. Forte de douze ministres assistés
d’une armée de fonctionnaires, cette commission du praesidium du
Conseil des ministres de l’URSS pour l’industrie militaire est
organisée en branches : aéronautique, constructions navales,
armements classiques, armements modernes, industries nucléaires,
de l’espace, des transmissions et de la radio.
Constituant en somme la cabine de pilotage de l’oboronka, le
lobby militaro-industriel, c’est elle qui réceptionne les
renseignements économiques et techniques récupérés à l’étranger.
Elle qui les répartit et en commande aux services d’autres selon ses
besoins. La « liste des commissions » comme on dit, ultrasecrète,
puisque lue à l’envers par l’ennemi, elle dit ce dont l’industrie
soviétique manque ; donc ses faiblesses.
La filière de recherche de la ligne T permet à l’URSS
d’économiser des sommes faramineuses. Mais on pourrait faire
beaucoup mieux parce qu’elle fonctionne mal, explique entre les
lignes Vetrov. Rendement faible, taux de déperdition élevé : l’inverse
de ce qu’il faudrait obtenir. Mais autant déclamer une homélie à des
sourds ! Ces réalités, la hiérarchie préfère les ignorer. À cette aune,
nous connaissons d’avance le résultat du mémoire Vetrov.
L’immobilisme brejnévien dans toute sa splendeur : Iassenevo
sait très bien qu’il faudrait modifier ses méthodes de travail mais
choisit de n’en rien faire parce que ce serait tout remettre en cause,
et que remettre en cause un seul point du système soviétique, c’est
renier le système tout entier. Et qui renierait le système dans sa
globalité ? Personne.
Vetrov si. La preuve c’est qu’il décide de suivre ce raisonnement
radical du tout ou rien jusqu’au bout, soit jusqu’à la rupture. Puisque
le régime se montre incapable d’apprécier sa personne et ses efforts
à leur juste valeur, considérable à ses yeux, c’est lui qui trahira le
système.
Trahir le système, donc en premier lieu son pilier, le KGB. Mais
trahir le pays, certainement pas. Volodia reste attaché à cette URSS
qu’il refusera de quitter quand la proposition lui en sera faite. En
contactant les Français, il ne se vit pas comme un traître, mais
comme une sorte de combattant de l’intérieur, un rebelle, un
dissident dans la grande tradition des refuzniks, antitsaristes
autrefois et désormais anticommunistes. Des héros prêts à tout
sacrifier à l’intérêt de leur peuple, dignes de ceux qui ont vaincu
Hitler.
Comme le dira celui qui fut son officier traitant, Patrick Ferrant,
lors d’un colloque international tenu à Paris le 9 novembre 2012, jour
anniversaire de la chute du mur de Berlin : « Chez Volodia, il y avait
le phénomène de l’homme double propre à l’URSS de cette époque.
Le citoyen qui avait été en poste, en mission dans l’enfer capitaliste,
sentait rapidement que cet enfer sentait assez bon ; mais de retour
chez lui, il ne pouvait faire part de sa découverte à personne, de
crainte d’être dénoncé et interdit de séjour à l’étranger. À personne,
sauf à moi ; il savait qu’il pouvait me parler de tout et que je ne le
2
dénoncerais pas . »
De tout, même de Svetlana, de Vladik et de Ludmilla, car en effet
le Russe ouvre son cœur au Français, lui contant par le menu ses
déboires sentimentaux, ses hésitations.
Marcel Chalet, qui a piloté l’affaire depuis Paris avec ses adjoints
Raymond Nart et Jacky Debain, verra plus classiquement en Volodia
un personnage « bravache, cyclothymique, caractériel, calé dans
ses certitudes, menteur et provocateur occasionnel », qui aurait
« toujours cherché sa manière de voir, se réfugiant dans une attitude
fataliste quand lui étaient démontrés les dangers de son entreprise.
L’alcool et, peut-être, un certain dérèglement de l’esprit ont joué
dans cette affaire ».
Sauf qu’au contraire de Ferrant, le directeur de la DST n’a pas
connu personnellement Vetrov. En le présentant sous ce jour assez
négatif, Chalet cherche sans doute à dégager la part de
responsabilité de son service dans la chute de l’agent. Si Volodia
refusait d’écouter quand on lui montrait avec insistance l’épée de
Damoclès au-dessus de sa tête, s’il buvait, s’il était même un peu
dingue, on ne saurait reprocher sa perte à ceux qui ne sont pas
parvenus à le contrôler jusqu’au bout.

La DST embraie

Don Quichotte de la liberté en lutte contre le régime ou demi-fou


suicidaire, Vetrov ? Disons les deux en même temps, car Ferrant a
raison, c’était bel et bien un « homme double ».
Impliqué lui aussi dans le traitement de Vetrov, Raymond Nart
décrira en 2003 à Éric Raynaud la conception plus valorisante et
sans doute plus clairvoyante qu’il s’est faite de son ex-taupe à
Moscou : « C’est le cas unique, c’est le type qui fait défection
intellectuellement mais qui reste dans son pays parce qu’il est très
attaché à sa terre. »
Dernier aspect enfin, l’argent. Même s’il a touché des subsides
des Français (à peu près 50 000 de nos euros), Volodia n’était pas
mû principalement par la cupidité. Reste que l’enquête du KGB le
décrivant comme un combinard n’est pas dénuée de fondement. Et
quel comportement déroutant tout de même : la tentative de meurtre
sur Ludmilla… les coups de pique à égorger les porcs !
Nous voilà face à une personnalité complexe, multipolaire, un
Janus parfois bon vivant, gai et sympathique, parfois traversé de
sombres pensées, parfois tricheur, parfois menteur, spontané et
calculateur à la fois.
Pourquoi Vetrov, une fois qu’il a décidé de transmettre aux
Occidentaux les informations secrètes dont il dispose, choisit-il les
Français ?
Première raison, parce qu’il possède chez eux une vieille
connaissance. Dans sa mentalité de citoyen soviétique en effet, fût-
ce de citoyen soviétique dissident, Jacques Prévost est forcément
un agent de la rue des Saussaies. Sans être lié au KGB d’une
manière ou d’une autre, aucun Russe ne peut fréquenter quelqu’un
de l’ambassade de France à Moscou aussi « librement » que le haut
cadre de Thomson-CSF le fit autrefois avec lui, diplomate à
l’ambassade d’URSS à Paris. Donc Prévost est un agent de la
Surveillance du territoire.
Deuxième raison, parce qu’il conserve bien ancrée la nostalgie
du « paradis parisien », même si Volodia écartera la possibilité d’une
exfiltration en France, prouvant ainsi qu’il n’entend pas repasser en
arrière le film de sa vie.
Ensuite parce qu’il parle la langue de Molière. Un facteur
essentiel, toute son expérience le lui indique, d’une opération de
renseignement. Avec les Français, on ne sera pas dans l’à-peu-près,
prisonniers des traductions approximatives. On sera dans la clarté.
Tandis qu’avec les Anglo-Saxons, des distorsions linguistiques
préjudiciables auraient été à craindre.
Autre motif de son choix, le fait que la rue des Saussaies n’est
pas infiltrée par la PGU. À sa connaissance du moins, mais celle-ci
est sérieuse du fait de son travail quotidien à Iassenevo où, comme
dans toute administration, confidences et rumeurs permettent d’en
savoir long, surtout quand on tend l’oreille.
Des « taupes » soviétiques au sein de la CIA, du MI6, du
SDECE, c’est plausible, et aux yeux de Vetrov, quasi certain. La
PGU se targue par exemple d’en entretenir une foule au sein du
SDECE, la « Piscine », depuis des années. Dont un général de
l’armée française recruté dès la Libération – c’est du moins ce que
prétendra plus tard un officier supérieur du service secret extérieur
russe en rupture de ban, Oleg Kalouguine. Mais une « taupe » rue
des Saussaies, personne ne s’en est jamais vanté devant Volodia,
dans un lieu où on affiche volontiers ses réussites.
La DST, au demeurant, n’est pas un service secret, c’est un
organisme de police. Elle ne pratique pas l’espionnage, mais le
contre-espionnage défensif, qui consiste, on s’en souvient, à
identifier les agents adverses, si possible à les confondre, et le cas
échéant à les faire traduire en justice comme elle y parvint en 1963-
1964 avec Georges Pâques.
Recruter des informateurs, la rue des Saussaies le peut en toute
légalité. Mais uniquement sur le sol national qu’elle est chargée de
protéger, comme son nom, « Surveillance du territoire », l’indique.
Personne n’irait imaginer qu’elle pourrait en « traiter » un à contre-
emploi dans l’arène internationale, au cœur même de Iassenevo.
Autant dire qu’en URSS elle a de très bonnes chances de passer
sous tous les radars.
o
De ses études à l’École supérieure n 101, Vetrov conserve en
mémoire le cas d’Oleg Penkovsky, ce colonel du GRU qui fut traité
en commun par le MI6 et la CIA auxquels il avait transmis les
secrets nucléaires soviétiques précieux pour les Occidentaux au
moment de la crise des fusées de Cuba (cf. chapitre 17).
Le destin de cet agent hors normes ne pouvait que l’inciter à la
prudence : condamné à mort, Penkovsky fut fusillé le 16 mai 1963.
Ou, disait la rumeur de l’École no 101, brûlé vif dans un four devant
une caméra pour l’édification des jeunes recrues.
Suicidaire peut-être, Vetrov ne cherchait pas le martyre pour
autant. En professionnel de l’espionnage bien formé, il avait pesé le
pour et le contre. Il renseignerait les Français par dégoût de la PGU
et sympathie pour eux, mais par prudence aussi.

Rendez-vous clandestins à Moscou

Contacter directement les gens de l’ambassade française à


Moscou, étroitement surveillée à l’instar de toutes les
représentations diplomatiques étrangères, serait trop dangereux.
Prévost demeure sa seule piste. Quoique moins souvent, l’homme
de Thomson-CSF effectue de temps à autre des voyages d’affaires à
Moscou. Ce n’est pas un secret pour la ligne T, intéressée au
premier chef par les déplacements en URSS des représentants des
sociétés occidentales. Alors Volodia persuade son beau-frère, Lev
Barachkov, chanteur encore assez connu pour avoir le droit de faire
des tournées dans les pays de l’Est, de lui poster de Budapest une
carte postale d’apparence anodine.
— Que faire ? demande Prévost à la DST après réception de
cette carte.
— Rien pour l’instant, c’est peut-être une tentative d’infiltration.
Oui, mais deux mois plus tard, en février 1981, au salon du
Centre Armand Hammer de commerce international de Moscou,
Vetrov, présent en tant qu’officier de la ligne T, contacte Alexandre
de Paul, un représentant de Schlumberger, pour lui remettre une
lettre à destination de Prévost.
Cette fois, il s’agit bien d’une offre de collaboration, tranche Nart.
Rue des Saussaies, ou plus exactement rue d’Argenson où la sous-
direction du contre-espionnage de la DST a été provisoirement
délocalisée, c’est désormais lui qui dirige la division soviétique. Pour
des raisons de fonctionnement administratif – le contact avec la
Thomson n’est plus son apanage –, il a pris connaissance des deux
courriers successifs de Vetrov presque en même temps.
Après discussion avec Prévost, on convient d’un intermédiaire
moins voyant que lui. Nul autre que Xavier Ameil, le représentant
permanent sur place de Thomson. Contacté lors d’un de ses
déplacements à Paris, Ameil accepte de prendre le risque, qui n’est
pas négligeable du tout car le SOS de Vetrov pourrait bien cacher un
traquenard dont le KGB est coutumier.
Ainsi, ce descendant d’un baron d’Empire et lui-même ancien
e
combattant de la 2 DB du général Leclerc inscrit-il son nom à côté
de celui de Prévost dans les annales de l’espionnage, activité qui
n’était pourtant ni sa vocation ni celle de son supérieur chez
Thomson. Prévost et Ameil n’ont accepté de se mouiller que par
patriotisme.
Connaissant bien Moscou, c’est d’une cabine publique qu’Ameil
appelle le numéro indiqué par Vetrov début mars 1981. Un bref
échange pour convenir d’un rendez-vous. Le lendemain, les deux
hommes se rencontrent en face d’un magasin réservé aux étrangers
et quasi interdit aux autochtones, une des nombreuses inégalités
produites par le « socialisme scientifique et égalitaire » soviétique.
— La France est d’accord pour vous accueillir si vous parvenez à
vous enfuir, explique Ameil, supposant qu’il s’agit là du vœu de son
interlocuteur.
— Mais je ne veux pas partir ! Je veux travailler pour la DST
pendant trois ans, et j’ai plein de renseignements à vous fournir,
s’indigne Vetrov, certain qu’un homme envoyé par Prévost ne peut
être, comme Prévost lui-même, qu’un officier du contre-espionnage
français.
Trois ans, c’est le temps qu’il reste au lieutenant-colonel avant
3
son départ à la retraite . Une éternité, Vetrov le sait pertinemment,
pour l’agent double qu’il vient de proposer de devenir.
Une dernière rencontre pour rendre à Volodia une quantité
industrielle de documents estampillés Soverchenno sekretno
(« ultrasecret ») qu’Ameil et sa femme Claude ont eu un mal fou à
photocopier dans les délais, et l’affaire est désormais dans les mains
de la DST.

Bonjour « Farewell »

La qualité des presque 300 pages de documents fournis


persuade le commissaire Nart qu’on a bien affaire à une source
providentielle. Les Soviétiques sont des as de la dezinformatsia
d’accord, mais jamais ils ne prendraient le risque de fournir à
l’Occident des renseignements d’une telle valeur pour accréditer une
intox.
Flanqué de ses deux adjoints, Jacky Debain et Bernard Rouault,
Nart informe Marcel Chalet, leur directeur, de l’existence de cet
agent double au sein de la ligne T.
En théorie, Chalet devrait passer le dossier à Alexandre de
Marenches, le directeur général de la « Piscine », seule habilitée à
traiter une affaire d’espionnage sur le sol russe. Mais les deux
hommes sont comme chien et chat, leurs services respectifs aussi.
Rue des Saussaies et rue d’Argenson, le SDECE est surnommé la
« Sdeka », référence peu aimable à la police secrète de Lénine et
Dzerjinski.
Les divers scandales qui ont précédé l’arrivée de Marenches,
venu en 1970 récurer la « Piscine » à la demande du président
Pompidou, ont en effet persuadé la DST que la maison du boulevard
Mortier était infiltrée par le KGB.
Autre difficulté, Chalet croit savoir qu’après dix ans d’exercice,
Marenches, dont les rapports avec le président Giscard d’Estaing
sont exécrables, voudrait passer la main. Nous sommes début
mars 1981, la présidentielle est pour dans deux mois. Si VGE
l’emporte, Marenches ne pourra plus le supporter longtemps. Si au
contraire Mitterrand accède à l’Élysée, le directeur général du
SDECE, qui n’est pas précisément un homme de gauche, risque de
quitter son poste assez vite. D’où un prétexte tout trouvé pour ne
pas suivre la procédure en le tenant au courant.
La présidentielle en fournit un autre au très transgressif Chalet
pour garder de nouveau le silence. Cette fois devant le ministre de
l’Intérieur, Christian Bonnet, et VGE lui-même. L’affaire, argue le
haut fonctionnaire quelque peu en dehors des clous, est trop
importante pour être révélée à des responsables politiques
éventuellement sur le départ. Ils n’en tireraient rien et risqueraient de
vendre la mèche.
Chalet décide donc de faire cavalier seul. Pas tout à fait quand
même, car très proaméricain, une constante rue des Saussaies, il
envisage déjà de travailler sur l’affaire Vetrov avec la CIA. Là
encore, Marenches, non moins proaméricain puisque de mère
étatsunienne, et aussi parce qu’il connaît personnellement les six
directeurs qui se sont succédé à la tête de la « Compagnie » depuis
son arrivée boulevard Mortier, serait mieux indiqué que lui. Pas
question pour autant de partager une telle source avec le comte. Le
chasseur de taupes entend garder sa proie pour lui tout seul.
Afin de préparer le terrain à l’opération commune avec la CIA
dont il rêve, Chalet, agrégé d’anglais dont l’américain est excellent,
décide de baptiser son agent double « Farewell », ce qui sonne très
anglo-saxon.
Qui dit source, dit officier pour la traiter. Or à l’évidence Ameil, qui
a déjà pris des risques énormes, ne peut plus être l’homme idoine.
Conscient du problème, Nart suggère alors à son directeur le nom
de Patrick Ferrant, qu’il a côtoyé et apprécié quand ce saint-cyrien
travaillait au secrétariat général de la Défense nationale. Père de
cinq filles, l’officier exerce les fonctions d’attaché militaire à Moscou
depuis août 1980, ce qui lui confère cette immunité diplomatique
dont ne bénéficiait pas Ameil.

Un mètre quatre-vingt-dix-huit

Un seul inconvénient : avec son mètre quatre-vingt-dix-huit,


Ferrant a du mal à passer inaperçu dans les rues de la capitale
soviétique. Multipliant les chemins de traverse, Chalet n’en demande
pas moins le détachement de l’officier non au ministre de la
Défense, Robert Galley, mais, nouvelle entorse aux coutumes de la
haute administration, directement au chef d’état-major des armées
depuis février 1981, Jeannou Lacaze.
Rien n’a transpiré à ce jour de la discussion entre les deux
responsables. Il faut néanmoins croire que Chalet s’est montré
convaincant puisque Lacaze, ancien du service Action du SDECE où
ses compétences en explosifs lui avaient valu le surnom de « sorcier
aztèque », accepte de court-circuiter son ancienne maison au profit
de la DST en mettant Ferrant à sa disposition.
Début avril, l’attaché militaire adjoint est convoqué, sous prétexte
d’une réunion de routine, dans le bureau de Lacaze où il trouve
Raymond Nart et son supérieur hiérarchique rue des Saussaies,
Désiré Parent. C’est là qu’il apprend sa mission : traiter cette
mystérieuse source.
De retour à Moscou à la fin du mois, Ferrant rencontre Xavier
Ameil pour le passage de témoin. Sa femme, Madeleine, qui n’a
pourtant rien à voir avec les services secrets, accepte d’assurer les
premiers contacts. Très vite néanmoins Ferrant va opérer lui-même.
Commence alors un ballet de rencontres où le Français monte à
bord de la Lada du Russe pour des fournitures de documents sortis
d’Iassenevo ; près de 3 000 pages au total, plus une liste de deux
cent cinquante officiers de la PGU, mais de la ligne X, pas des
collègues de la ligne T. Et aussi de longues discussions
personnelles, comme c’est souvent le cas entre un agent et son
officier traitant.
La machine est en marche. Elle fonctionnera jusqu’en
février 1982, quand Vetrov cesse de se présenter aux rendez-vous
avec Ferrant pour une cause alors inconnue de la DST, mais que
nous connaissons à présent : la tentative de meurtre ratée sur
Ludmilla.
Dans l’intervalle, l’affaire « Farewell » est devenue une affaire de
services secrets impliquant d’un côté l’URSS, malgré elle, et de
l’autre la France et les États-Unis…

Mitterrand prend la balle au bond

Le 10 juillet 1981, deux mois après l’élection de François


Mitterrand à l’Élysée, Marcel Chalet informe enfin le nouveau
ministre de l’Intérieur de l’existence de « Farewell ». Gaston Defferre
comprend immédiatement la portée de l’affaire. Et non moins vite
l’intérêt personnel qu’il peut en retirer.
Décrit à juste titre comme un Florentin, Mitterrand assure sa
prééminence en opposant ses ministres les uns aux autres. Une
politique de la division qui fait les choux gras de celui de l’Intérieur.
Charles Hernu exerçant la tutelle ministérielle sur la « Piscine », quel
bonheur pour Defferre de bénir la mise à l’écart du service secret
d’une opération qui devrait le concerner au premier chef. D’autant
qu’il n’apprécie guère le tout nouveau remplaçant de Marenches :
Pierre Marion est en effet un proche d’Hernu.
Le ministre de l’Intérieur se charge donc d’organiser une
rencontre secrète entre Mitterrand et Chalet. Deux hommes qui se
connaissent depuis l’affaire des fuites, vieille de plus de quinze ans
et à laquelle fait référence, devant l’Assemblée nationale, la phrase
de Georges Loustaunau-Lacau, cofondateur du réseau de
renseignements L’Alliance avec Marie-Madeleine Fourcade, que j’ai
mise en exergue de ce passage consacré à l’affaire « Farewell ».
e
C’était sous la IV République. Des documents du secrétariat
général de la Défense nationale avaient fuité dans la presse, mais
aussi chez les communistes, et notamment le Viêt-minh, adversaire
de l’armée française sur le terrain. Trahison il y avait donc.
Soucieux de n’exclure aucune hypothèse et n’ayant qu’une
confiance relative envers son propre ministre de l’Intérieur, le
président du Conseil, Pierre Mendès France, avait alors demandé à
la DST d’enquêter sur François Mitterrand à l’insu de ce dernier,
chargé pourtant de la tutelle de ce service de police.
Responsable du dossier, le jeune inspecteur Marcel Chalet avait
conclu après enquête à l’innocence de son ministre. De fait, le futur
président de la République ne figurait pas parmi les auteurs des
fuites, dont certains furent identifiés, traînés en justice et
condamnés. De cette époque datait une animosité persistante entre
Mitterrand et Mendès France, mais aussi une sympathie de
Mitterrand envers Chalet. Le patron de la DST avance donc en
terrain favorable.
La rencontre a lieu le 14 juillet 1981, en fin d’après-midi de la
première garden-party élyséenne de l’ère Mitterrand. Face au
président et au secrétaire général de l’Élysée, Pierre Bérégovoy,
Chalet exhibe quelques pièces choisies montrant l’importance de la
source « Farewell ».
« Que suggérez-vous ? » lui demande Mitterrand. En bon
politicien, il a saisi d’emblée que par son importance cette affaire
d’espionnage pourrait améliorer les rapports très froids que l’Élysée
entretient avec le président américain. En fonction depuis janvier, le
républicain Ronald Reagan juge très mal l’entrée de quatre ministres
communistes au sein du gouvernement français en cette période
très tendue de la guerre froide.
L’entourage du président et les hautes sphères du Parti socialiste
sont en effet truffés de philosoviétiques persuadés qu’entre « pays
socialistes », fût-ce de socialismes très différents, l’URSS et la
France doivent faire cause contre l’« impérialisme ».
Ni Mitterrand ni Defferre ne partagent ces sympathies, mais,
contraints de ménager l’appareil du PS, ils préfèrent rester discrets
pour l’instant. Le président prête donc une oreille complaisante à
Chalet quand ce dernier indique que selon lui la sécurité de
« Farewell » impose la mise à l’écart de la « Sdeka » et l’attribution
exclusive du dossier à sa rivale de la rue des Saussaies. Moins de
personnes seront au courant, moins nous courrons de risques,
plaide-t-il. Sans révéler, bien sûr, que la DST, novice dans le
traitement d’un agent double aussi haut placé au cœur de
Iassenevo, n’a fait qu’aller d’improvisation en improvisation dès
l’origine du recrutement de Vetrov.

Les avantages de l’impro

Impro fructueuse il est vrai. La DST parviendra en effet à déjouer


la surveillance pesante du KGB, incapable d’imaginer, du moins au
début, que les Français puissent le narguer au sein même de la
capitale soviétique. Une cécité qu’avait d’ailleurs pressentie Vetrov
lui-même, fort de sa connaissance intime de la maison.
Ferrant fut bien pris en filature en de nombreuses occasions.
Mais par des agents persuadés qu’un type aussi visible dans la foule
moscovite que le nez au milieu de la figure de Cyrano de Bergerac
ne pouvait pas être aussi dangereux que ça. Ainsi l’attaché militaire
adjoint parviendra-t-il à déjouer leur surveillance aux moments
opportuns.
Cent fois les conciliabules de Vetrov et de Ferrant auraient dû
être repérés. Et pourtant ils vont passer entre les mailles du filet
guébiste. Tempérons cependant le cocorico gaulois pour deux
raisons :
Un, comme le démontre le présent livre (du moins je l’espère),
l’expérience de l’espionnage à l’étranger reste irremplaçable sur le
long terme.
Et deux, à propos de long terme justement, la DST finit tout de
même par perdre le contrôle de « Farewell », comme en témoignera
début 1982 l’épisode tragique du parking.
Au premier abord, Mitterrand s’est d’ailleurs montré sceptique sur
la valeur des « fournitures Farewell » comme sur la capacité de la
rue des Saussaies à mener en URSS une opération d’une telle
ampleur. Mais comme l’affaire pourrait bien l’arranger, cet animal
politique ne dit rien de ses réserves ce 14 juillet au soir à l’Élysée, se
contentant de poser des questions.
— La DST est-elle seule dans cette affaire ?
— Non, justement.
Après avoir obtenu le court-circuitage en bonne et due forme de
la « Sdeka », le patron de la DST en profite pour pousser le bouchon
encore plus loin. Deux tiers des renseignements collectés
concernent les États-Unis, insiste-t-il. D’où selon lui la nécessité de
travailler étroitement avec la CIA.
Exclure la « Piscine », service secret français, pour faire alliance
avec la « Compagnie », service secret étatsunien, Chalet y va fort.
En principe, le président devrait tiquer. Mais non, là encore. L’idée
d’un rapprochement avec la Maison-Blanche en tête, il donne son
accord. Pour cet ancien élève des bons pères, la messe est dite.
Reste à toucher les dividendes de l’investissement « Farewell »
auprès des Américains.
De la rue des Saussaies à Langley

Ce 19 juillet 1981, peu après 18 heures, la scène est à l’est


d’Ottawa, dans le parc du château de Montebello. Les acteurs
secondaires de la pièce sont le secrétaire d’État américain
Alexander Haig, le conseiller à la sécurité nationale Richard Allen,
ancien collaborateur de Richard Nixon et d’Henry Kissinger, le
ministre français des Relations extérieures Claude Cheysson et
leurs interprètes. Les têtes d’affiche, Ronald Reagan et François
Mitterrand.
À l’issue d’une conversation politique en forme de badinage avec
le président des États-Unis auquel il a demandé cette rencontre,
l’hôte de l’Élysée, venu au Canada pour le G-7, le sommet des sept
pays les plus industrialisés du monde, glisse à son interlocuteur
quelques phrases très générales sur le cas « Farewell ». Les
services secrets français, indique-t-il, sont prêts à coopérer sur ce
dossier très délicat avec leurs homologues étatsuniens.
Le message est passé. S’il n’étonne en rien Haig, c’est que les
Américains savaient déjà. Anticipant l’autorisation présidentielle, la
DST a en effet prévenu la CIA de l’existence d’une « grosse prise de
guerre » française au sein de la PGU. De quoi détendre
l’atmosphère avant ce sommet où Mitterrand et – en plus virulent
encore – le chancelier allemand Helmut Schmidt vont dénoncer
l’oukase des Américains. Washington vit en effet comme une
trahison l’accord soviéto-européen de construction d’un pipeline
acheminant le gaz russe vers l’Ouest.
Regardez les chiffres, arguent les Américains. Les dépenses
militaires de l’URSS grimpent à présent à 12 ou 15 % pour une
croissance faible. Le bénéfice des Européens à conclure l’accord sur
le pipeline serait très limité – quelques dixièmes de points du PIB.
Mais en sens inverse, les recettes en devises encaissées par
Moscou permettraient au lobby militaro-industriel russe de se
relancer. La menace est grave.
Le sommet se conclut, le 22 juillet, par un communiqué sans
odeur ni saveur. Il n’empêche. Grâce à « Farewell », Mitterrand est
parvenu à nouer avec Reagan le lien souhaité. Le président des
États-Unis n’est plus si méfiant à l’égard de son homologue français,
envers lequel il semble même éprouver une certaine sympathie.
Sans doute, mais Mitterrand l’ignore, parce que son conseiller,
Richard Allen, l’a présenté sous un jour favorable.
Merci en tout cas, la taupe de la DST ! Le 3 août, Marcel Chalet
débarque à Washington. Le lendemain, on le conduit à une
résidence du vice-président George Bush, auquel Reagan a délégué
l’aspect renseignement-espionnage de l’affaire. Et pour cause : Bush
fut entre 1976 et 1977 le directeur de la CIA.
Pour Chalet aussi, Bush représente l’interlocuteur idoine.
Comme le directeur de la CIA, William Casey, en 1944 un des
responsables de la station londonienne de l’Office of Strategic
Services, le service secret américain du temps de guerre, c’est un
homme qui comprend les problématiques du renseignement. Pas
besoin de lui en enseigner le B.A. BA. Ainsi gagne-t-on beaucoup de
temps.
C’est qu’il a des choses à révéler aux Américains, Marcel Chalet.
Par exemple que les Soviétiques en savent long sur la couverture
radar du territoire étatsunien, ses angles morts surtout. Qu’ils ont
pénétré un des systèmes de protection électronique de la Maison-
Blanche. Qu’ils espionnent avec succès les sociétés d’aéronautique
du Nouveau Monde, pratique dont nous savons aujourd’hui qu’elle
date des années 1930 (cf. chapitre 4). Que l’électronique et
l’informatique constituent désormais deux des cibles prioritaires
d’une ligne X en plein activisme.
Tous ces renseignements ont été transmis à l’amiral Bobby
Inman, directeur de la NSA (National Security Agency – les
« grandes oreilles » américaines – que l’affaire Snowden rendra
mondialement célèbre en 2013). Transmis pareillement à son
homologue du FBI, le juge William Webster, lui-même futur maître à
Langley à partir de mars 1987 et qui reste à ce jour la seule
personnalité de l’histoire à avoir dirigé les deux agences si souvent
rivales.
Cette mise en commun des informations semble indiquer qu’aux
États-Unis on est capable de passer par-dessus les rivalités de
maisons comme celle qui oppose en France la DST et le SDECE,
bientôt DGSE. Surtout si le président et le vice-président l’exigent,
comme c’est le cas.
Dès son accession à la Maison-Blanche, Reagan a annoncé urbi
et orbi que les Russes volaient sans vergogne les secrets industriels
et technologiques occidentaux, mais sans dire d’où il tirait cette
certitude. « Farewell » et la DST lui en donnent maintenant des
preuves matérielles, dont il confie l’analyse à Bush et à Casey.
Ancien acteur de cinéma, le président étatsunien n’est ni un littéraire
ni un intellectuel, ce qui lui vaut les railleries d’une partie de la
gauche américaine et européenne. Pas un travailleur de force non
plus. Pour autant, il scrute les notes courtes, denses, bien
construites. Il en saisit la substance et cherche des solutions
concrètes.
À l’instar de Mitterrand moins d’un mois plus tôt, il donne donc
son feu vert pour le travail commun entre la DST et la CIA que lui
propose son vice-président. Pour suivre le dossier, Bill Casey
désigne deux collaborateurs du chef du contre-espionnage, David
Blee : Dan Vogel et Jimmy Fletcher. Aucune femme dans l’équipe –
à cet égard, les mentalités n’ont pas encore évolué assez, et de
toute façon Blee considère de façon ultraconventionnelle la gente
féminine comme inapte au renseignement.

Caméra miniature

Du 16 au 20 novembre, Paris abrite une conférence franco-


américaine secrète à laquelle participeront, aux côtés des Français
de la DST, trois envoyés du FBI : Jim Nolan, Graham Van Note, et
Jack von Wagenen. Pour le contre-espionnage de la CIA, Blee a fait
le déplacement en personne. Ancien chef de la Soviet and East
European Division (SE Division), cet homme de terrain fait figure de
véritable légende au sein de la « Compagnie ». En mars-avril 1967,
alors en poste à New Delhi, c’est lui qui a organisé le passage à
l’Ouest de Svetlana Allilouïeva, la fille de Staline, au nez et à la
barbe du résident de la PGU en Inde, Dimitri Yerokhine !
C’est également Blee qui a sorti la SE Division de l’immobilisme,
fruit des théories paranoïaques de James Angleton selon lesquelles
le KGB contrôlait tous les agents soviétiques de la CIA à l’exception
d’un seul, le fameux Anatoli Golitsyne, qui conduisit autrefois
indirectement la DST sur la piste de Georges Pâques (cf.
chapitre 16).
L’apport américain au dossier « Farewell » sera technologique
d’abord. Comme Vetrov prenait des risques considérables pour
extraire de Iassenevo la masse de documents qu’il livrait à Ferrant,
la DST a commencé par lui fournir un mini-appareil photo, un Minox.
Initié aux mystères de la chambre noire lors de sa formation initiale à
l’École no 101, Vetrov savait l’utiliser. Sauf qu’en raison de la petite
taille de l’appareil, il ne disposait que d’une bobine d’une soixantaine
de clichés, soit un maximum de trente pages de documents
Soverchenno sekretno. Trop peu.
La « Compagnie » dispose d’un département technique dont les
officiers se montrent parfois aussi fantasques que « Q », le
4
spécialiste « farces et attrapes » des films de James Bond . Elle
remet à la DST deux exemplaires d’une caméra ultraminiaturisée
d’un usage très facile. D’une largeur d’un pouce, l’appareil peut être
caché dans la paume de la main en cas d’alerte. La distance focale
pour la meilleure netteté est réglée par un fil au bout duquel est fixée
une épingle. En cas d’irruption inopinée, « Farewell » peut prendre la
caméra dans sa main et râler que zut, il a ce maudit bouton à
recoudre…
On ignore si l’agent double a jamais eu à se servir de ce procédé
de camouflage. Ce que l’on sait, c’est qu’avant de lui remettre
l’appareil, Ferrant aura subi une formation accélérée à son
maniement afin qu’il en fasse la démonstration dans la Lada de son
agent russe.
Les bobines ressemblent à des minicassettes audio. Chacune
d’entre elles peut enregistrer au maximum cent soixante clichés.
Lors de ses rencontres avec Ferrant, Vetrov lui remet une bonne
dizaine d’entre elles. Parfois vingt. Il n’en faut pas moins pour livrer à
son « traitant » une moisson photographique de 3 000 pages en
moins d’un an d’activité d’agent double.
L’interlocuteur des Français sera en bonne logique John Seidel,
le chef de la station de Paris de la CIA. L’affaire atteint sa vitesse de
croisière à partir de la fin de l’été 1981, pour s’achever tragiquement
en février de l’année suivante de la manière qu’on a vue.
Du point de vue de la politique nationale et internationale, il en ira
tout autrement. Alors atlantiste, mais on sait que dénué de principes
clairs, il peut présenter bien des visages différents, François
Mitterrand estime avoir atteint son objectif en utilisant « Farewell »
5
pour se rapprocher du président américain . Pas Reagan, pour qui
l’affaire ne constitue qu’un point de départ. Ses conseillers et lui
imaginent en effet une sorte de retournement de la dezinformatsia
contre ses initiateurs soviétiques…

Les reaganiens s’engouffrent dans


la brèche

Si les Russes sont de grands joueurs d’échecs, les Américains,


eux, ne détestent pas le poker. Reagan l’apprécie, son entourage
également.
Parmi cet entourage, une figure peu connue, Gus Weiss. Ce
cerveau atypique est partie prenante de l’équipe de Richard Allen au
National Security Council, organe essentiel dans la politique
étrangère des États-Unis. Diplômé en économie d’Harvard, Weiss,
né en 1921, a travaillé avec le futurologue Herman Kahn dont
l’image, très déformée, a fourni l’idée du film de Stanley Kubrick
Docteur Folamour.
Weiss lui-même aurait pu inspirer les scénaristes puisque le
corps de cet intellectuel brillant mais timide sera retrouvé nu
le 25 novembre 1993 au pied de son immeuble de Washington, le
Watergate Complex. Accident ? Suicide ? Représailles russes ?
Règlement de comptes pour d’autres motifs ? Mort digne d’un thriller
par son étrangeté en tout cas.
Convaincu de l’ampleur du pillage technologique russe, Weiss a
déchanté lors de son premier entretien avec l’état-major de la
division du bloc de l’Est et de l’URSS à la CIA. On l’a écouté
poliment avant de lui rétorquer que l’on n’avait, selon son propre
souvenir, « pas de problèmes, pas de sources et aucun intérêt »
pour l’espionnage scientifique et technique des Soviétiques. Quel
intérêt, en effet, puisque la collecte planifiée de renseignements
économiques n’était, paraît-il, pas dans la tradition du KGB ?
Ces jugements péremptoires dataient bien entendu d’avant
l’apparition de la source « Farewell ». Mais les pensées routinières
affectent volontiers les grosses machineries, moins disposées
encore que les petites à remettre leurs certitudes en cause.
L’évidence mettra donc du temps à se frayer un chemin.
Peut-être n’y serait-elle jamais parvenue sans le volontarisme de
Reagan, d’Allen, de Weiss et de Bill Casey, le patron de la
« Compagnie ». Leur stratégie de lutte antisoviétique sur tous les
fronts gêne en effet Langley, qui se représente mal un avenir sans
son vieil ennemi. Sans URSS et sans KGB, à quoi servirait la CIA,
créée par et pour la guerre froide ? D’où viendraient les crédits
nécessaires pour la maintenir en vie ?
Même moins prégnant aux États-Unis, le conservatisme
d’appareil n’épargne donc pas une communauté américaine du
renseignement dont le redéploiement général dans le secteur
technologique et économique n’interviendra qu’après l’implosion de
l’URSS.
Qu’est-ce que le reaganisme du point de vue de la politique
antisoviétique ? La certitude qu’une forte poussée suffira pour que le
communisme s’effondre. La chance du président républicain est que
cette certitude, déjà ancienne, vient à coïncider avec le moment
historique où l’URSS est à bout. Prête à mordre encore, certes,
comme en témoignera au chapitre suivant l’opération RYaN. Mais
sclérosée au point que l’effort de Gorbatchev pour sauver le système
n’aboutira qu’à son effondrement.
« Faucons » assurément, Reagan et les reaganiens. Mais
puisque l’adversaire n’est pas loin du K.-O., leur agressivité de
principe n’a rien d’absurde en ce début des années 1980. Weiss
propose une stratégie propre à accélérer la fin du bloc de l’Est. Les
Soviétiques pratiquent l’espionnage industriel et technologique en
grand, comme la source « Farewell » vient d’en apporter des
preuves tangibles ? Faisons passer à leurs services secrets des
informations, des techniques et des matériels falsifiés de manière si
habile qu’en les injectant dans leur économie ils la dérégleront peu à
peu.
Afin d’être jugée crédible par les techno-pirates du KGB ou du
GRU, cette dezinformatsia made in USA doit frôler la vérité d’aussi
près que possible. Mais pour peu qu’elle soit crédible, les services
secrets s’empresseront de la communiquer à la VPK et aux divers
organismes qui pilotent avec elle la science et l’économie
soviétiques. Une frappe sous la ceinture…

Des coups sous la ceinture

Ne demandez pas à Weiss de ménager l’adversaire affaibli. Le


coup qu’il propose d’asséner aux Soviétiques (et non plus aux nazis
comme Cagney dans 13, rue Madeleine qu’on a entrevu au chapitre
précédent) n’est pas étranger à la mentalité de ses compatriotes. Ce
que montrent d’ailleurs certains conflits économiques actuels entre
Américains et Européens, où la désinformation joue un rôle autant
que le maniement brutal de l’arme juridique.
Il se trouve qu’ayant été chargé dans les années 1970 par
Richard Allen, alors conseiller économique à la Maison-Blanche, de
travailler sur le projet de turboréacteur franco-américain entre la
SNECMA et General Electric (le moteur qui équipera les premiers
Airbus), Weiss connaît bien le secteur aéronautique.
Un esprit aussi acéré que le sien sait comment, après le
lancement du projet franco-britannique Concorde, Washington a
réagi par un programme rival cent pour cent américain. Celui du SST
(Supersonic Transport), devenu très vite une priorité nationale.
Programme fédéral, le SST concernait de ce fait la communauté
du renseignement étatsunienne tout entière. Pour coordonner au
sommet les actions anti-Concorde des services secrets avec celles
des départements ministériels et des agences fédérales, un Comité
des conseillers présidentiels sur le transport supersonique sera mis
en place sous la houlette du secrétaire d’État à la Défense, Robert
McNamara, ancien dirigeant de la compagnie automobile Ford. Ses
rapports parviendront régulièrement au président d’alors, Lyndon
Johnson.
D’où quelques coups fourrés. Le 21 mai 1964, le directeur de la
CIA, John McCone, promettait ainsi à Joseph Califano, l’assistant de
McNamara et premier secrétaire exécutif du Comité, un rapport
détaillé sur « les progrès du Concorde et son calendrier
opérationnel ; également, l’avis de l’ingénieur britannique sur
quelques-uns des problèmes et des questions soulevés dans le
mémorandum à l’usage du président ». Quel ingénieur britannique
servait ainsi de taupe à la « Compagnie » au sein du programme
Concorde et pour quels motifs ? Le document ne le précisait pas :
les services secrets protègent toujours leurs sources.
Début 1965, le département américain du Trésor allait plus loin
dans la surenchère, proposant ce plan d’intox : faire croire aux
Franco-Britanniques qu’en raison d’une série de bonds
technologiques, les Américains seraient en mesure de lancer le SST
dès 1970, soit sept ou huit ans plus tôt que prévu. L’opération,
écrivait Daniel Edwards, une des têtes pensantes du département
du Trésor, pouvait briser l’échine du supersonique européen. « Sous
une telle pression, insistait-il, les concepteurs du Concorde
pourraient accélérer leur programme au point de fabriquer un
6
appareil très antiéconomique . »
C’est un traitement analogue que Weiss propose d’administrer à
l’URSS, mais à forte dose. Son plan, il l’exposera de manière
ramassée dans The Farewell Dossier. Dumping the Soviets. Ce
document top secret s’ouvre sur une citation de Leonid Brejnev
concédant que l’URSS a encore besoin des crédits, des produits
agricoles et de la technologie de l’Ouest, mais qu’elle continuera son
programme d’armement de façon à pouvoir se montrer plus
offensive dans l’arène internationale à partir du milieu des
années 1980.
Sachant l’état d’esprit des dirigeants soviétiques, le plan de
Weiss vise à pousser le Kremlin à la faute par des intox subtilement
distillées au travers de ses propres services secrets. Bill Casey crée
à cette fin une unité spéciale. Dirigé par le juge Webster
depuis 1978, le FBI aussi sera mis à contribution.
Cette offensive clandestine antisoviétique va être peu à peu mise
en veilleuse après le sommet Gorbatchev-Reagan d’octobre 1986 à
Reykjavik, la Maison-Blanche acceptant alors le principe d’une
pause. Pour autant, elle aura connu quelques succès…

« Guerre des étoiles » et guerre secrète

Grâce aux « listes de commissions » de la VPK et aux plans de


travail de la ligne X du KGB apportés par « Farewell », on sait ce
que cherchent les techno-pirates soviétiques, prêche l’hyperactif
Weiss, fort de l’appui de Reagan, de celui du vice-président Bush et
de Casey. Les Russes en manque font tout pour se procurer de
façon illégale des logiciels informatiques, des puces, des
ordinateurs, ainsi que des compresseurs pour leur industrie gazière.
Eh bien, on va leur en donner pour cet argent qu’ils ne versent
jamais. Laissons-les tricher avec les règles du commerce
international. Facilitons-leur la tâche. Fournissons-leur sur un
plateau truqué les objets de leur convoitise dans les domaines clés
de l’informatique, de l’aéronautique, de la construction navale, du
gazier – ce dernier domaine, selon les Américains, étant vital pour
les Russes, comme en témoignent leurs pressions sur les
Européens à propos du pipeline.
Fournissons, oui, mais en ajoutant à chaque fois de menus
défauts de fabrication. C’est en quelque sorte le volet sabotage de
l’opération. Il peut aller très loin. Fin 1982, une puissante explosion
va affecter un gazoduc soviétique : simple accident ou dérèglement
volontaire du système de gestion informatique du pipeline par les
Américains, qui ont levé le 2 octobre l’embargo imposé depuis juin
aux entreprises travaillant avec les Russes sur ce projet ? En 1983,
le système informatique d’alerte antimissile soviétique Krokus
connaîtra lui aussi un début de dérèglement. Dans les deux cas, il
semble que les dispositifs concernés comportaient des éléments
dérobés en Occident par les techno-pirates du KGB.
Parallèlement, le président Reagan hausse la barre en 1983 en
annonçant le lancement du programme d’armements Strategic
Defense Initiative bientôt dit « guerre des étoiles », en référence à la
trilogie interstellaire de George Lucas.
Cet autre volet de l’opération n’est rien d’autre qu’un coup de
poker. L’oboronka, on le sait là encore par « Farewell », a déjà initié
un programme comparable à l’Initiative de défense stratégique. Sauf
que les responsables soviétiques constatent, navrés, qu’un tel
armement coûterait très cher à leur économie dont les plus prudents
doutent qu’elle tiendrait le coup.
Les Américains ont-ils réellement les moyens de construire ce
bouclier antimissiles ? Dans des milieux dirigeants russes, dont
l’obsession reste celle d’une attaque nucléaire surprise de
l’« adversaire principal » étatsunien, le débat fait rage.
Les Américains passent alors à l’attaque sur le front de la
propagande et de la désinformation. Tant que son cancer lui en
laissera les moyens physiques et intellectuels, Bill Casey
supervisera ainsi une équipe dédiée où vont se retrouver Walter
Raymond Jr et Robert Kagan, deux « faucons » notoires.
Vétéran de la CIA, Raymond est en quelque sorte son chargé de
propagande, soupçonné par certains d’avoir participé à l’opération
Mockingbird, une tentative pour étendre l’influence de l’Agence au
sein des médias. Dès son entrée en avril 1982 au Conseil national
de sécurité, à la demande conjointe de Reagan et de Bush, il a
formellement démissionné de son poste à Langley. Pour autant,
Raymond reste un homme de la « Compagnie », qu’il a intégrée
en 1952, trois décennies auparavant.
Quant à Kagan, porte-parole du secrétaire d’État George Shultz,
il est de ceux qui déterminent la politique étrangère des États-Unis.
Plus tard, il deviendra une figure éminente des néoconservateurs,
les neocons, dont l’influence va culminer sous l’administration de
George W. Bush.
La méthode envisagée n’est pas si éloignée que cela du plan
anti-Airbus proposé naguère par le département américain du
Trésor. À cette différence près que les enchères montent beaucoup
plus haut. Il s’agit désormais de la guerre ou de la paix mondiale.
C’est dans ce contexte de division entre hauts dignitaires que la
direction du PC soviétique finira par opter pour une tentative de
rajeunissement avec la désignation de Mikhaïl Gorbatchev.

« Farewell » : un bilan

Quand cet ancien « poulain » d’Andropov arrive au pouvoir,


Vladimir Vetrov, condamné à mort en décembre 1984 pour trahison
par la chambre militaire de la Cour suprême de l’URSS,
a probablement été exécuté, bien qu’en Russie on ne puisse jamais
être sûr de rien quand il s’agit d’espionnage. Quoi qu’il en soit, une
circulaire faisant état de son exécution sera diffusée en janvier 1985
au sein de la GPU.
D’abord condamné à douze ans de prison pour le crime de droit
commun du parking, l’agent double n’était pas quitte pour autant.
Nourrissant de forts soupçons, le 5e département de la direction K du
KGB a en effet ouvert dès février 1982 une enquête à son encontre.
Technique classique de contre-espionnage : on liste toutes les
personnes ayant eu accès aux informations qui ont fuité, puis on
resserre la liste par élimination jusqu’à ne conserver que quelques
noms. Et là, on reprend les dossiers, on met tous les suspects sous
surveillance.
À ce titre, il est très probable que dans son camp de prisonniers
de droit commun Vetrov se soit laissé aller à des confidences, voire
à des vantardises, auprès de codétenus-moutons travaillant pour le
KGB – moyennant une remise de peine. Même si « Farewell »
connaissait parfaitement le système policier qui écrasait son pays, la
résistance humaine a des limites.
Était-il déjà identifié comme une taupe de la DST
le 5 avril 1983 ? C’est probable, là encore. Ce jour-là, ses
« fournitures » vont aboutir à la spectaculaire expulsion de France
de cent trente ressortissants soviétiques dont quarante-sept officiers
du renseignement. Et parmi ces derniers, histoire d’enfoncer le clou,
Sergueï Krioutchkov, le propre fils du chef de la PGU !
Le geste mitterrandien visait au moins autant à rassurer
Washington qu’à avertir Moscou. Le numéro un soviétique, Iouri
Andropov, ne lui opposera d’ailleurs qu’une protestation rituelle en
langue de bois dans une interview du magazine allemand Der
Spiegel.
Ramené de son camp de prisonniers à la prison de Lefortovo,
Vetrov est passé aux aveux à un moment que nous ignorons.
Rédigeant une violente charge écrite contre le système soviétique et
un vibrant éloge de la France, il aurait même traité le KGB de
« vieille pute ».
Sachant le destin qui l’attendait, sans doute le dissident de la
PGU s’était-il libéré de la peur. Signe des temps, le KGB fera
d’ailleurs profil bas dans son cas. Pris en défaut, l’héritier de la
Tcheka n’a embouché aucune trompette pour condamner le traître.
La crainte du scandale au cœur d’un système dont l’ossification ne
masquait plus la fragilité.
L’heure est venue du bilan d’une affaire marquant à coup sûr le
déclin de l’URSS. « Farewell » aurait-il abattu le régime communiste
à lui tout seul ? Certainement pas. Gardons-nous en effet de
confondre la réaction chimique avec le catalyseur qui l’a favorisée.
À croire que les services secrets écrivent seuls l’Histoire dans
l’ombre, on chute dans le complotisme. À croire au contraire qu’ils
n’y jouent aucun rôle, on sombre dans la naïveté. Si le rôle de
Vladimir Vetrov acquit à cette époque une certaine importance, c’est
parce que son passage du côté français se situait au cœur même du
dispositif d’espionnage, essentiel dans un État policier totalitaire
comme l’URSS.
C’est aussi parce que François Mitterrand s’est servi de lui pour
ses propres objectifs politiques et Reagan pour les siens – beaucoup
plus ambitieux puisque le président des États-Unis visait carrément
à en finir avec le communisme soviétique.
Or, comme le prochain chapitre de ce livre se propose de le
montrer, ce jeu-là était dangereux. Sous l’impulsion de Iouri
Andropov, l’URSS du début 1980 avait en effet mené la planète au
bord de l’apocalypse nucléaire…

1. Sergueï Kostine et Éric Raynaud, Adieu Farewell, Paris, Robert Laffont,


2009.
2. Intervention reproduite sous la direction de Patrick Ferrant dans Farewell.
Conséquences politiques d’une grande affaire d’espionnage, Paris, CNRS
Éditions, 2015.
3. Soit en 1984 – par coïncidence, le titre du roman d’Orwell décrivant le
totalitarisme soviétique. Le dissident Andreï Amalrik a fait parvenir en
Occident un samizdat, un manuscrit clandestin intitulé en français L’Union
soviétique survivra-t-elle en 1984 ?
4. « Farces et attrapes », c’est l’expression traditionnellement en usage chez
les Français pour désigner les équipements « spéciaux ».
5. Le pendule mitterrandien en reviendra en 1985 à une position moins
défavorable à l’URSS. À ce moment, l’« entourage » présentera l’affaire
« Farewell » comme le fruit d’une « intox américaine ». On imagine la manière
dont la DST prit ce reniement.
6. Cf. Rémi Kauffer, L’Arme de la désinformation. Les multinationales
américaines en guerre contre l’Europe, Paris, Grasset, 1999. Précisons par
honnêteté qu’après quelques semaines d’hésitation cette idée sera rejetée
comme trop dangereuse et que par ailleurs les Américains interrompront le
programme SST en mars 1971.
21

Opération RYaN :
le monde au bord de l’holocauste
nucléaire

« La tentation de ne faire connaître à un grand chef que


ce qu’il a envie d’entendre est bien souvent la source des
erreurs qu’il commet dans ses choix. »
Winston Churchill,
Mémoires de la Grande Guerre

Leonid Brejnev disparaît le 10 novembre 1982. Iouri Andropov lui


succède. Le patron du KGB depuis quatorze ans fait ainsi mieux que
Beria. Contrairement à son lointain prédécesseur à la tête des
appareils de sécurité soviétiques, il accède en effet au poste de
dirigeant suprême. Le chef de la police devient ainsi le chef du Parti,
c’est-à-dire le chef de tout : l’État et le gouvernement.
L’exploit n’est pas mince. À soixante-neuf ans, jeune selon les
normes de la gérontocratie au pouvoir à Moscou, le nouveau
dirigeant affiche trois ans et demi de moins que Ronald Reagan,
président âgé il est vrai selon les critères étatsuniens. Toujours à
l’affût d’un vent de démocratie soufflant de l’Est, les thuriféraires
occidentaux se mettent aussitôt à proclamer qu’Andropov serait un
grand moderniste, amateur de jazz et de whisky écossais. En bref
un homme de dialogue qui va libéraliser l’URSS !
L’ancien patron des « organes », assurent ces soviéto-dévôts,
pratiquerait le « réformisme policier ». Seules les hautes sphères
guébistes seraient en effet à même de connaître la vérité sur la
situation soviétique et internationale.
Autant miser sur la Gestapo pour en finir avec le nazisme ! Si on
considère la réalité sans œillères, rien n’indique que le nouveau
secrétaire général ait la moindre intention de desserrer l’étau sur les
peuples de l’Union soviétique. L’examen attentif de son itinéraire
pousse même à la conclusion inverse. Si Andropov a montré
quelque pragmatisme dans le développement de l’espionnage
scientifique et technologique à l’étranger pendant sa période à la
tête du KGB, c’était par souci d’efficacité, non par ouverture d’esprit.
En 1956, ambassadeur d’URSS à Budapest, on l’a vu abreuver
le ministère des Affaires étrangères de rapports dénonçant les
réformateurs hongrois comme des agents de la CIA. Dès
l’éclatement du soulèvement populaire, cloîtré dans son ambassade
transformée en place forte avec quelques collaborateurs de
confiance (dont Vladimir Krioutchkov, le futur patron de la PGU puis
du KGB), Andropov supplie Moscou de faire intervenir l’Armée
er
rouge. Il est écouté. Le 1 novembre 1956, Khrouchtchev lance
l’opération Tornade. Bilan : une Armée rouge victorieuse, mais au
prix de 20 000 morts hongrois et de 1 500 de ses propres soldats…

De la Loubianka au Kremlin
L’ancien diplomate change de secteur après Budapest pour
passer au département des pays socialistes au Comité central.
En 1965, le voilà chargé d’une sorte d’audit des « organes ». Deux
ans plus tard, en 1967, le président du KGB, Vladimir Semitchastny,
est écarté par Brejnev. Andropov lui succède.
Sa mission : rendre le KGB plus efficace aussi bien dans son rôle
de police politique que dans ses activités d’espionnage à l’étranger.
Elle lui va comme un gant, de fer plutôt que de velours. Dès
l’été 1967, il crée une structure spécifique du KGB, la cinquième
direction, chargée de réprimer les « éléments antisoviétiques ».
Gare aux refuzniks et autres dissidents considérés comme
l’émanation de l’étranger. Dans la mesure où ils nient l’évidence
historique du communisme, ces « malades mentaux » seront
internés dans des prisons psychiatriques liées au KGB.
En décembre 1967, Brejnev vient à la Loubianka soutenir le zèle
épurateur d’Andropov. Le secrétaire général délivre ce message qu’il
croit frappé au coin du bon sens, mais qui ne l’est qu’à celui de la
médiocrité : « Dans le renseignement, il peut arriver qu’une
opération se termine en fiasco. Mais on ne peut justifier le fiasco qui
serait le résultat de mauvais calculs, d’une absence de
professionnalisme, de la perte de vigilance. »
La haute nomenklatura soviétique vit depuis des décennies dans
un monde clos aussi bien idéologiquement que géographiquement.
En foi de quoi, l’idée manichéenne qu’elle se forge du
« capitalisme », de l’« impérialisme » et des autres mots en « isme »
dont elle raffole apparaît de plus en plus abstraite. Comment saurait-
elle où donner de la tête quand le monde s’obstine à différer de ses
propres schémas ?
En juillet 1978, le KGB cesse d’être rattaché au Conseil des
ministres pour devenir un organisme du Parti, le KGB du PC de
l’URSS. Un statut plus flatteur puisqu’en Russie le Parti décide de
tout.
S’il appuie l’émergence du jeune Mikhaïl Gorbatchev, secrétaire
du PCUS chargé de l’agriculture, Andropov est frappé de plusieurs
maladies, dont celle de Parkinson. Intellectuellement, il développe
une forme aiguë de paranoïa. Autopersuadé que les Occidentaux
s’apprêtent à lancer une attaque nucléaire surprise contre l’URSS, il
va commettre la pire erreur possible pour un chef de service secret,
et bientôt un chef d’État et de gouvernement : imposer un sens
obligatoire à ses officiers de renseignements.
Potentiellement tragique pour l’humanité, cette erreur porte un
nom de code. Elle s’appelle opération RYaN…

Alerte à l’attaque nucléaire !

RYaN n’est rien d’autre que l’acronyme russe pour Raketno-


Yadernoïe-Napadenie, soit « attaque par missile nucléaire ». Dès
mai 1981, Andropov détaille ce concept face à un aréopage
d’officiers supérieurs du KGB.
Depuis l’entrée de Ronald Reagan à la Maison-Blanche en
janvier dernier, explique-t-il, les États-Unis préparent une guerre
atomique immédiate contre l’URSS. Le temps presse donc. Au KGB
de montrer qu’une telle agression est imminente et d’en déterminer
la date et l’heure de manière suffisamment précise pour pouvoir
prendre les devants.
On voit l’engrenage mortifère induit par un tel raisonnement.
Andropov justifie d’avance une frappe « préventive » des États-Unis
par l’URSS. Il ne dit pas « Renseignons-nous sur les véritables
projets des Occidentaux car nous soupçonnons une attaque
surprise », mais martèle : « Nous savons que les Américains vont
presser très bientôt le bouton, apportez des éléments assez
probants pour nous conférer le droit de frapper avant eux. »
Ce faisant, il renverse la charge de la preuve. Or cette charge est
nucléaire. D’où Andropov tire-t-il pareille certitude ? Du sentiment
bien ancré, et d’ailleurs justifié, de l’infériorité soviétique dans le
nucléaire militaire. Et à part égale d’une appréciation sans nuance,
en tout point inexacte, elle, de Reagan vu comme un boutefeu
nucléaire.
Quel but poursuit le chef du KGB dans ce lourd climat, et pour
quel enjeu ? Idéologique ? Personnel ? Les deux à la fois ? Vise-t-il
la place de numéro un à la disparition de Brejnev ? Avant ? S’est-il
tellement avancé devant le Politburo qu’il ne peut plus reculer ?
Autant de secrets que le soi-disant « réformiste policier » emportera
dans sa tombe. Le fait n’en subsiste pas moins, effroyablement
inquiétant : RYaN peut déboucher sur l’apocalypse, fuite en avant
pire que l’affaire afghane.
Dès novembre 1981, le « Centre » d’Iassenevo diffuse la
consigne aux rezidentouras des États-Unis, d’Europe occidentale et
du Japon. Dans le monde entier, les espions soviétiques doivent se
mettre à l’heure de RYaN. « Nie Prozerot » : « Ne ratez rien », pas
une info, pas un indice, pas un tuyau.
Difficile quand même de dénicher les preuves d’un plan d’attaque
nucléaire immédiate qui n’existe pas…

Services secrets sous influence

Sous le titre « Mission opérationnelle permanente pour découvrir


les préparatifs de l’OTAN en vue d’une attaque de missiles
nucléaires visant l’URSS », un document énumère vingt indices à
surveiller de près. Certaines de ces veilles sont praticables, à la
rigueur, par des agents légaux. Comptabiliser le nombre de
véhicules garés sur les parkings des bâtiments officiels par
exemple : si leur quantité augmentait brusquement, cela pourrait
signifier quelque chose. Patrouiller près des routes qui mènent aux
sites nucléaires afin d’observer toute augmentation du trafic routier
ou aérien. Vérifier si les hôpitaux n’accroissent pas de manière
soudaine leurs capacités d’accueil.
D’autres de ces figures imposées subissent l’inévitable distorsion
idéologique. Surveiller les décideurs occidentaux en matière
atomique d’accord, mais ces décideurs, qui sont-ils ? Les membres
du gouvernement, les hauts fonctionnaires ou les chefs des armées,
bien sûr. Quand la liste s’étend à la banque, à la haute finance et
aux Églises – dont on ne voit pas très bien quel rôle direct elles
pourraient jouer dans le déclenchement d’un assaut nucléaire –,
l’absurdité règne en maîtresse. Sauf bien entendu si l’on reste
enfermé dans la doctrine marxiste-léniniste selon laquelle les
« grands capitalistes » décident de tout dans les pays occidentaux.
En somme, les protagonistes de l’opération RYaN doivent
procéder inversement à leurs prédécesseurs de juin 1941. À
l’époque, Staline ne voulait pas entendre parler d’une guerre
immédiate avec l’Allemagne nazie, donc ses agents secrets devaient
se boucher les yeux et les oreilles pour être certains de ne pas la
voir venir. Aujourd’hui, puisque le camarade Andropov imagine la
guerre à l’horizon des jours qui viennent, il appartient à ses agents
secrets de discerner partout les indices de l’inévitable frappe
nucléaire occidentale.
Comme les chiens de chasse, les guébistes seront évalués au
prorata de ce qu’ils apporteront à leur maître. Les plus vigilants
verront des alertes rouges partout ; on les récompensera. Les moins
dynamiques – ou les plus professionnels – seront sommés de fournir
des preuves sous peine de sanction. N’importe quelles preuves, des
preuves quoi !
Cette consigne générale s’applique aussi à Oleg Gordievsky, en
stand-by à Moscou avant de rejoindre son futur poste à la
rezidentoura de Londres comme adjoint au chef de la ligne PR
(renseignement politique). Voilà qui tombe à pic car Gordievsky n’est
pas seulement un officier de la PGU. C’est aussi, et surtout, un
agent double au service secret de Sa Majesté Élisabeth II…

Papa était tchékiste

Fils d’un père instituteur devenu un officier du NKVD – très


impliqué dans la Grande Terreur des années 1936-1938 – et d’une
mère statisticienne sourdement anticommuniste, Oleg Gordievsky
est né, en octobre 1938, dans le chaudron de la police politique. Ses
années d’enfance, il les vivra entre 1941 et 1945 au rythme de la
Grande Guerre patriotique. D’abord enthousiaste, cet étudiant au
prestigieux Institut d’État des relations internationales de Moscou se
sent très vite déçu par le manque de consistance du « dégel »
khrouchtchévien : beaucoup de mots, peu d’actes de vraie
libéralisation. Dans sa famille, le climat se fait lourd. Si Anton, son
père, s’effondre à l’annonce des crimes staliniens auxquels il a
largement participé, Olga, sa mère, cache de moins en moins
l’hostilité qu’elle voue de longue date au système.
Oleg, lui, rêve d’intégrer le KGB, seule porte de sortie vers le
monde extérieur. Doué en langues, il maîtrise l’allemand. Impossible
cependant de s’inscrire aux cours d’anglais en raison du nombre
trop élevé de candidatures.
« Apprends le suédois », lui suggère son frère aîné Vassili, lui-
même « illégal » de la PGU. « À la Loubianka, les langues
scandinaves sont très cotées et leurs locuteurs, trop rares. Pour toi,
ce serait une excellente porte d’accès. »
Il faut croire que le conseil est bon puisqu’en 1961 Oleg intègre
la PGU comme stagiaire. Muté en RDA comme interprète
d’allemand, il arrive à Berlin-Est en août, au moment de l’édification
du mur de la honte. Une expérience qui va beaucoup contribuer à
son glissement intellectuel vers la dissidence. Mais lors de leurs
rencontres, il n’en souffle pas mot à Vassili, qui assure justement de
mystérieuses « tâches illégales » en RDA.
Par contraste, une liberté de ton partagée le rapproche de
Standa Kaplan, un copain tchèque de l’Institut d’État des relations
internationales qu’il retrouve l’été dans un camping au bord de la
mer Noire. Ces deux jeunes gens qui dialoguent à cœur ouvert sont
pourtant sur le point d’intégrer les services secrets de leurs pays
respectifs. Pour Kaplan, la Státní Bezpečnost (Sécurité d’État),
sœurette tchèque du KGB.
Comme Vladimir Vetrov quatre ans plus tôt, Gordievsky est
o
admis à l’École supérieure n 101 pour une formation complète aux
techniques du renseignement. Dès sa sortie à l’été 1963, il prête le
serment qui fait de lui un véritable guébiste : « Je jure de défendre
mon pays jusqu’à ma dernière goutte de sang et de ne jamais
divulguer les secrets d’État. »
Guébiste oui, mais en voie de dissidence. Ce d’autant qu’il va
s’ennuyer ferme deux ans consécutifs dans les bureaux de la
direction S, celle des « illégaux ». Ce qu’on ordonne à la nouvelle
recrue, c’est de brasser du dossier, pas d’opérer sur le terrain. Sans
doute parce que son frère, toujours « illégal », œuvre quelque part à
l’étranger, et que la politique maison n’est pas de laisser deux
oiseaux de la même famille hors du nid, parce qu’ils pourraient en
profiter pour s’envoler de conserve.
Oleg comprend vite qu’il sert d’otage. Un autre aspect de la
politique maison, c’est qu’on ne poste pas à l’étranger un homme
non marié comme lui, parce qu’il pourrait être soumis à des
tentations sentimentales et sexuelles.

Un refuznik à la PGU

Le jeune homme, qui veut à tout prix décrocher sa mutation à


l’étranger, contracte alors un mariage de circonstance avec Elena
Agopian. Comme cette belle jeune femme rêve elle aussi de voyager
hors des frontières soviétiques, ils tombent vite d’accord.
Fin 1965, une opportunité finit par se présenter, mais au
Danemark, pas en Allemagne. Sous couverture diplomatique, Oleg,
alias « Gordiatsev », prendra la direction d’un réseau clandestin pour
le compte de la ligne N. Celle-ci est à la direction S ce que la ligne X
est à la direction T : son bras armé opérationnel sur le terrain.
Le couple débarque à Copenhague en janvier 1966. Maîtrisant
déjà le suédois, Oleg n’est pas long à apprendre le danois. Il
sympathise avec Mikhaïl Lioubimov, patron local de la ligne PR qui,
arrivé un an après lui, lui fera partager son goût de l’Angleterre.
Le contre-espionnage local, le Politiets Efterretningstjeneste
(PET, en français Service de renseignements de la police), l’a pris
dans son collimateur. Il transmet le dossier Gordievsky aux services
secrets alliés, dont le MI6. Rappelé à Moscou en 1970,
« Gordiatsev » regagne Copenhague deux ans plus tard. C’est là
que Kaplan, ce vieil ami passé à l’Ouest après 1968, vient renouer
avec lui.
Standa n’est pas venu frapper à sa porte par hasard. Il opère en
effet avec le MI6 qui, d’accord avec le PET, a décidé de tenter le
« tamponnage » de Gordievsky. Et ça marche ! Après des travaux
d’approche qu’il serait long de raconter, l’officier désenchanté de la
PGU accepte en effet de travailler avec le MI6.
Sa vie privée connaît en outre un cours nouveau quand il
rencontre Leïla Aliieva, très séduisante compatriote employée
comme dactylo par l’OMS à Copenhague. Fille de deux officiers du
KGB, la jeune femme présente toutes les garanties politiques.
Hélas, les liaisons sentimentales hors mariage sont interdites aux
officiers de la PGU. Les amoureux doivent donc se cacher, ce qui
contraint Oleg à une clandestinité supplémentaire dans la
clandestinité. Car, c’est son choix dicté par la prudence, comme
Elena, Leïla ignore qu’il travaille pour le MI6.
Après retour à Moscou, la mission danoise achevée, divorce et
remariage avec Leïla dont il aura deux filles, sa situation
matrimoniale s’arrange. Moins sa situation administrative. Dans un
organe aussi conservateur que le KGB, la stabilité familiale compte
avant tout, à la fois par moralisme et par souci de sécurité. Un agent
insatisfait de son conjoint risque, croit le « Centre », de détruire la
fonctionnalité sentimentale et sexuelle qui doit prévaloir lors des
missions. Tout divorce induit donc un mauvais point dans le dossier
de celui qui s’y livre.
Celui de Gordievsky, non pas avec Elena, bientôt officiel, mais
avec le monde soviétique tout entier, est quant à lui consommé
depuis longtemps. Autant que Vladimir Vetrov, dont il apprendra le
triste sort à travers les rumeurs de Iassenevo, Oleg se considère
comme un refuznik camouflé. Un dissident dont le choix en faveur
du système occidental de liberté démocratique se veut irrévocable.
Ainsi reste-t-il fidèle au dégoût qu’il éprouva au moment de
l’édification du mur de Berlin, puis de l’invasion de la
Tchécoslovaquie.
Sa carrière prend du retard à cause de son divorce ? Tant pis, du
moment qu’il peut vivre en toute liberté avec Leïla. À Copenhague, il
a fourni au MI6 quantité de documents et de noms d’agents de la
PGU en poste à l’étranger. Avec prudence toutefois, car en vrai
professionnel du renseignement le guébiste se méfie de ce qui
pourrait conduire le contre-espionnage du KGB sur sa piste.
Un tel aboutissement serait d’autant plus dommageable qu’en
juin 1982 Gordievsky est muté à la rezidentoura de Londres comme
adjoint au chef de la ligne PR. Londres où, procédure exceptionnelle
témoignant de l’importance de cet agent au cœur de la PGU, il sera
« traité » en commun par le MI6 et par son éternel rival, le MI5,
habilité à travailler sur le sol britannique…

La dixième direction

Pendant ce temps, l’opération RYaN se poursuit, aiguillonnée par


les déclarations de Ronald Reagan contre l’« empire du mal ». Au
sortir de la moulinette andropovienne, la formule choc de l’hôte de la
Maison-Blanche prend les allures d’une confirmation : l’attaque
atomique américaine est pour demain matin.
Rien de plus faux quand on connaît l’horreur du président
américain pour le recours à l’arme nucléaire, hérésie inhumaine
selon lui. Aussi anticommuniste soit-il, l’ancien gouverneur de
Californie partage au surplus l’opinion la plus courante à l’Ouest :
toujours possible, une guerre ouverte avec l’URSS est moins
probable qu’auparavant.
Aux yeux des Anglais, RYaN, dont Gordievsky les a tenus au
courant, représente un risque majeur. Pas seulement pour le MI6,
que dirige Colin Figures, un spécialiste du contre-espionnage qui, à
ce titre, a suivi de près le recrutement de Gordievsky, mais aussi
pour Margaret Thatcher soi-même.
La Dame de fer sait la qualité des renseignements qu’apporte
celui qu’elle ne désigne bizarrement que comme « M. Collins ».
Passionnée, disons même obsédée de longue date par les affaires
de services secrets, la Dame de fer fut, dans sa jeunesse politique,
beaucoup influencée par un dur de l’aile droite du parti conservateur,
Airey Neave.
Au titre de la « relation particulière » censée régir les rapports
entre Grande-Bretagne et États-Unis, « Maggie » s’emploie à livrer à
Reagan quelques morceaux choisis des fournitures de
« M. Collins ». Mais comme elle refuse de lui révéler la source des
renseignements du MI6 concernant l’opération RYaN, le président
américain n’accorde pas à son alliée de Downing Street toute
l’attention qu’elle voudrait.
Quant à la CIA, qui dispose, on le verra au chapitre suivant,
d’une vingtaine de sources au sein des services secrets soviétiques,
quantité jamais atteinte jusque-là, il ne semble pas qu’elle ait été à
même de prendre, grâce à leurs renseignements, la pleine mesure
du danger représenté par l’opération RYaN.
Depuis le début des années 1960, la « Compagnie » dispose
pourtant d’informations de première main apportées par Dimitri
Poliakov. Chaque mois, ce général du GRU lui fournit, entre autres,
la « Pensée militaire », un document secret du haut commandement
militaire russe.
Nous reviendrons plus en détail sur le cas Poliakov au chapitre
qui suit. Ses renseignements ne sont contradictoires qu’en
apparence avec ceux de Gordievsky. Que montrent-ils ? Que les
Soviétiques s’estiment perdants en cas de guerre nucléaire avec les
États-Unis. Une infériorité matérielle qui ne fait que nourrir le
sentiment d’urgence d’un Andropov, lequel voit dans un assaut
atomique préventif la seule chance de l’emporter sur l’« ennemi
principal ».
Ce qui manque à l’Occident, selon Poliakov, c’est le caractère, la
volonté de se battre. De fait, ses renseignements incitent les États-
Unis et le président Reagan à cesser de surestimer les capacités
nucléaires des Russes et à hausser le ton de manière quelquefois
excessive.
On nage en plein paradoxe. Sachant que les Russes n’espèrent
plus battre l’Amérique sur le front nucléaire, Washington balaie d’un
revers de main l’hypothèse d’une frappe américaine préventive
contre l’URSS – avec d’autant plus de force que Reagan, on l’a dit,
est opposé à l’arme atomique pour des raisons morales. Dans le
même temps, Moscou a peur que Washington n’attaque par
surprise, parce que telle serait la nature profonde de
l’« impérialisme ». De cette crainte viscérale découle l’idée d’un
assaut soviétique préventif qui sous-tend l’opération RYaN.
Même dans les rangs de la PGU, cette dernière n’a d’abord pas
été prise très au sérieux. Certains voyaient plutôt en elle une lubie
du patron. Cependant, l’esprit de discipline et de conformisme a vite
repris le dessus. Si Iouri Vladimirovitch voit l’« ennemi principal »
lancer une attaque nucléaire sous peu, il a raison. Témoigne de
cette certitude la mise sur pied d’un nouveau service dédié :
e
le 10 département de la PGU, qui deviendra en 1984 le Service
no 1. Une « boutique » chargée de la globalisation des
renseignements RYaN et qui ne cessera ses activités que… six ans
1
après l’accession au pouvoir de Mikhaïl Gorbatchev .
Dans ce contexte d’extrême tension, comment s’étonner que le
redoublement obsessionnel de la « vigilance » soviétique finisse par
provoquer un drame ?

KAL 007
er
Ce 1 septembre 1983, à 3 h 25 du matin, heure de Tokyo, un
chasseur soviétique Sukoï SU-15 lance deux missiles en direction
du vol 007 de la Korean Airlines. À 3 h 38, le Boeing 747, éventré de
toute part, s’écrase en mer d’Okhotsk, cœur de la flotte soviétique
du Pacifique.
Aucun survivant parmi les deux cent quarante-neuf passagers et
les vingt-neuf membres d’équipage. Dans le climat de paranoïa
galopante généré par l’opération RYaN, un enchaînement d’erreurs
et d’approximations vient d’aboutir à une tragédie.
Après avoir survolé la péninsule du Kamtchatka, territoire
soviétique voisin du Japon, le Jumbo Jet Anchorage-Séoul via Tokyo
venait de passer au-dessus de l’île de Sakhaline, soviétique elle
aussi. Si son pilote, Chung Byong In, avait poursuivi cette trajectoire
de façon rectiligne, il aurait probablement survolé Vladivostok, le
plus grand port de la marine russe en Extrême-Orient.
D’où la réaction précipitée, disproportionnée et par la suite très
mal assumée de la chasse soviétique. Fièvre obsidionale RYaN
oblige, l’ordre était d’abattre sans états d’âme tout appareil violant
l’espace aérien de l’URSS.
Selon la version diffusée sous le manteau en Occident par le
KGB, la dérive du Boeing s’écartant délibérément de son plan de vol
aurait permis aux Américains non seulement de prendre des clichés
aériens, mais aussi de scruter grâce aux interceptions
électromagnétiques des « grandes oreilles » de la NSA, très
présente dans cette zone ultrasensible d’Extrême-Orient, le modus
operandi de la défense russe, ses temps et ses schémas de réaction
face à un événement imprévu.
Sauf que l’appareil abattu par le Sukoï n’était pas américain mais
sud-coréen ! Qu’il ne s’agissait pas d’un avion de reconnaissance de
l’US Air Force ou de l’US Navy, mais d’un vol commercial. Et que les
Soviétiques ont perdu leur sang-froid au point de tuer les passagers
innocents d’un Jumbo Jet civil. D’espionnage technologique, aucune
preuve, même si le KGB s’emploiera dès les jours suivants à tenter
diverses contre-rumeurs comme celle que l’on vient de citer.
Un fait subsiste : depuis l’année précédente, une trentaine de
techniciens de la NSA œuvraient secrètement sur le sol nippon au
programme Clef d’écoute des fréquences de l’Armée rouge
d’Extrême-Orient. L’opération était menée à l’insu des Japonais, ce
qui explique qu’après la tragédie le gouvernement américain n’ait fini
par la reconnaître que de très mauvaise grâce. Mais en quoi
l’existence du programme Clef, à supposer que le KGB en ait eu
connaissance en septembre 1983, justifiait-elle les deux tirs mortels
contre le Boeing ?
Le monde entier s’indigne du drame. Ronald Reagan le premier
qui dénonce « le massacre aérien, un acte barbare d’une violence
inhumaine ». Tandis que l’URSS hurle à l’affaire d’espionnage,
invoquant son droit à se défendre… contre des civils, le Congrès des
États-Unis vote une augmentation des crédits de défense. À travers
la grille d’analyse RYaN qui a force de loi à Iassenevo, ce vote
parlementaire ne peut être qu’une preuve supplémentaire
qu’Andropov, désormais secrétaire général du PC soviétique, avait
raison dès le départ. L’« ennemi principal » s’apprête bien à frapper.
Deux mois plus tard, cette analyse spécieuse autant que
dangereuse semble confirmée par l’exercice Able Archer…

« Archer compétent » et feu nucléaire

Entre le 2 et le 11 novembre 1983, l’OTAN mobilise une petite


partie de ses forces armées pour la simulation d’un conflit Est-Ouest
allant jusqu’au feu nucléaire.
Cette simulation doit mettre le point final aux manœuvres
annuelles de l’OTAN, Autumn Forge 83. Plus qu’un simple
kriegsspiel, elle est baptisée Able Archer (« Archer compétent »). Un
titre assez maladroit car il pourrait être interprété, côté soviétique,
comme une préparation à l’attaque surprise occidentale décrétée par
Andropov.
Comme toute manœuvre militaire, Able Archer s’organise autour
d’un thème. Les troupes du pacte de Varsovie, dites « Force
orange », s’introduisent en Yougoslavie, puis attaquent la Finlande,
la Norvège et la Grèce. Les armées de l’OTAN, dites « Force bleue »
et réduites, puisqu’il s’agit simplement d’un exercice,
à 40 000 soldats américains ou européens, ripostent en utilisant des
armes chimiques. Puis, la situation sur le terrain s’envenimant, des
têtes nucléaires.
En un temps où les militaires s’emparent du numérique, l’objectif
est surtout de tester la viabilité des systèmes interalliés de
commandement, de communication et de cryptage. Rien de plus
puisque aucune arme nucléaire ne sera déployée. Dans
l’atmosphère trouble de l’après-drame du KAL 007, Moscou, en proie
au syndrome RYaN, va néanmoins confondre Able Archer avec la
répétition générale d’une frappe atomique surprise.
Faute de renseignements, l’OTAN n’a pas conscience d’agiter
ainsi le chiffon rouge sous le nez de l’armée du même nom. Un
simple exercice comme ceux auxquels le pacte de Varsovie se livre
régulièrement. Même si les négociations Est-Ouest pour une
réduction mutuelle et équilibrée des armements piétinent depuis dix
ans à Vienne et que la détente régresse, qui irait supposer que les
Russes en sont à ce degré d’anxiété concernant une banale
manœuvre ?
Placé comme il l’est, Oleg Gordievsky, lui, le peut. Le
5 novembre, alors qu’Able Archer bat son plein, la rezidentoura de
Londres reçoit des instructions précises. Elle doit surveiller les lieux
du pouvoir britannique, à commencer par la résidence officielle de
Margaret Thatcher, et vérifier que les membres du gouvernement, de
la haute administration et du haut commandement des armées
n’évacuent pas leurs familles de la capitale, signe d’un
déclenchement prochain de RYaN.
Pour anticiper cet assaut surprise, l’URSS commence à mobiliser
ses forces. Soixante-dix missiles SS-20, ces projectiles chargés de
têtes nucléaires à propos desquels le président Mitterrand vient
justement de déclarer à Bruxelles : « Je constate que les pacifistes
sont à l’Ouest et les euromissiles à l’Est », pointés en direction de
2
l’Europe occidentale . Les missiles balistiques intercontinentaux
visent, eux, l’« ennemi principal » américain.
En parallèle, les forces aériennes russes sont mobilisées, en
URSS comme dans les pays satellites, les appareils munis de têtes
nucléaires. Pour échapper aux repérages américains, les sous-
marins lance-missiles nucléaires croisent en eau profonde. Ils
peuvent atteindre les États-Unis.
Les préparatifs de « frappe préventive » sont maintenant
achevés. Entre URSS paranoïaque et Occident inconscient de la
manière dont Able Archer est perçu à Moscou, le risque de
déflagration s’accroît de jour en jour. D’autant qu’à la suite des
attentats du 23 octobre qui ont coûté la vie à deux cent quarante-
deux marines et à cinquante-huit de nos chasseurs-parachutistes,
toutes les bases américaines de par le monde ont renforcé leurs
mesures de sécurité. Autant de mesures de précaution qui
s’intégreraient à merveille dans le prétendu plan d’attaque surprise
contre l’URSS. Un télégramme urgent en a d’ailleurs avisé toutes les
rezidentouras de la PGU, dont celle de Londres où Gordievsky,
effaré, en a pris connaissance.
Chemine-t-on en aveugle vers la collision ? Presque. Un reste de
sagesse l’ayant tout de même emporté chez Andropov et les
membres du Politburo, Able Archer se termine sans tragédie à la
date prévue du 11 novembre. Mais comme le reconnaîtra non sans
effroi rétrospectif des années plus tard Milton Bearden, un ex-patron
de la division soviétique de la CIA, le « mélange détonant d’Able
Archer et de RYaN avait conduit à la situation la plus explosive
depuis la crise des fusées de Cuba ».

Exfiltration à haut risque

On a frôlé le cataclysme. Échaudé, le MI6 demande à Margaret


Thatcher l’autorisation d’aller beaucoup plus en avant avec la CIA
dans le partage des renseignements de son agent vedette,
Gordievsky. Il s’engage à conserver suffisamment de part de secret
pour ne pas tomber sous la coupe des « cousins » américains, pas
toujours enclins à ménager l’amour-propre britannique, y compris
dans le domaine du renseignement.
L’affaire Able Archer est terminée, la Dame de fer se croit en droit
de faire la leçon à Ronald Reagan. Forte d’une bonne connaissance
des ressorts de l’opération RYaN, elle conseille en particulier au
président américain plus de modération dans ses déclarations
publiques contre l’URSS. Les Soviétiques ont la tête beaucoup trop
près du bonnet – rouge – pour qu’on leur dise si ouvertement leurs
3
quatre vérités .
Une posture que Reagan croyait pouvoir adopter sans risque,
fort entre autres des « fournitures » du général Poliakov. Mais le
prestige du MI6, un service secret nimbé de mystère, jouant
beaucoup, il va accepter de prendre un peu plus en considération
les conseils de « Maggie ».
Gordievsky opère avec tant d’efficacité qu’en mai 1985, la PGU
s’apprête à le désigner comme chef de sa rezidentoura de Londres.
Reste cependant, lui fait-on savoir d’Iassenevo, une formalité dont le
camarade colonel « Gardiatsev » prendra connaissance à Moscou.
Obéir ou faire défection, c’est le dilemme. Ses traitants du MI6
n’ont pas d’autre choix que de le laisser libre du sien. Gordievsky
décide de courir le risque. Pourquoi le soupçonnerait-on ? Par
paranoïa routinière bien sûr, mais d’autre raison, il n’en discerne
aucune. Cette autre raison existe pourtant, et nous aurons à y
revenir au chapitre suivant. Suite aux révélations d’un ou plusieurs
Américains passés au service des Russes, le colonel Gordievsky est
en effet suspecté de trahison.
Une fois de retour à Moscou, le voilà sur le gril. Rien ne lui sera
épargné par ses tourmenteurs. Pressions, menaces, sérum de
vérité : Viktor Grouchko, l’adjoint du chef de la PGU, le général
Sergueï Goloubev, patron de la direction K, et le colonel Viktor
Boudanov, enquêteur principal du KGB, le cuisinent jour après jour.
Convaincus qu’à force il finira bien par passer aux aveux, ils n’iront
toutefois pas jusqu’aux tortures physiques, contraires depuis
Khrouchtchev à la « légalité socialiste ».
Laissé en liberté sous étroite surveillance, Gordievsky,
désespéré, parvient à avertir la station de Moscou du MI6 selon un
protocole convenu d’avance à Londres. Ben Macintyre a narré en
détail l’opération Pimlico qui va aboutir à son exfiltration par la
Finlande, et de là en Angleterre. Un récit aussi haletant qu’un roman
d’espionnage, mais beaucoup plus authentique. Je ne chercherai
4
donc pas à me substituer à lui .
De crainte de représailles, Gordievsky va vivre désormais sous
identité fausse en Angleterre. Il a eu beaucoup de chance. La
vingtaine d’agents soviétiques de la CIA démasqués par la
direction K, moins…

1. Et pour cause : malgré les avertissements d’un ancien maître espion de la


PGU élu député à la Douma, le général Oleg Kalouguine, relayés et amplifiés
par son propre conseiller Alexandre Iakovlev, le nouveau maître du Kremlin se
refusera à affronter le KGB et son président Vladimir Krioutchkov. Mal va lui en
prendre puisque le principal maître d’œuvre du putsch visant à le renverser
sera… ce même Vladimir Krioutchkov. Le 18 août 1991 à Foros, son lieu de
e
villégiature sur la mer Noire, c’est Iouri Plekhanov, le chef du 9 directorat du
KGB en charge de la sécurité des dirigeants, qui viendra arrêter « Gorby ».
2. D’importantes manifestations pacifistes avaient eu lieu en Allemagne mais
aussi en France, dénonçant beaucoup plus les missiles américains que les
missiles soviétiques. Dès le 20 janvier 1983, Mitterrand s’était attiré la
sympathie de l’Allemagne fédérale et des États-Unis en se prononçant devant
le Bundestag en faveur du déploiement des missiles américains Pershing face
aux SS-20 russes. À titre dissuasif, si des négociations n’aboutissaient pas à
un retrait mutuel de ces armements qui, par leur portée, menaçaient
essentiellement l’Europe.
3. La Dame de fer est parfois moins rigide qu’elle aime à le faire croire.
Intransigeante sur l’Irlande du Nord, ce qui prolongera le conflit de dix bonnes
années, elle lâchera tout à la Chine sur Hong Kong.
4. Ben Macintyre, L’Espion et le traître, Paris, De Fallois, 2019. Pour la petite
histoire, rappelons que Tom, le frère cadet du maître en deception anglais
Dudley Clarke, fut le coscénariste du film de la fin des années 1940 Passeport
pour Pimlico.
22

Ultimes trahisons avant l’effondrement


du bloc de l’Est

« C’est comme une fatalité inévitable dans un groupe


d’hommes qui se dévouent à une cause générale, que de
voir surgir de leur sein l’un d’eux, pareil aux autres, et qui
trahit. Judas était parmi nous, mais avant de trahir il était
pareil à nous. »
Guillain de Bénouville, dirigeant du mouvement de
résistance Combat,
Le Sacrifice du matin

Quatre jours plus tôt, le 26 mai 1993, il a déposé un message


dans la boîte aux lettres morte dite « Bridge ». Et, joie, les Russes
ont répondu à son appel : l’argent est bien là ! Près
de 25 000 dollars que Rick n’aura qu’à répartir dans la journée du
lendemain entre plusieurs banques, ainsi qu’il le fait à chaque
versement depuis huit ans sans attirer l’attention de quiconque.
L’argent, mobile de sa trahison. Beaucoup d’argent, mais Rosario
et lui sont si dépensiers qu’on dirait qu’il leur file entre les doigts. Il
reste tout de même les sommes faramineuses déposées à son nom
dans des banques suisses.
Beaucoup plus qu’une poire pour la soif, c’est le fruit en
numéraire de cette guerre secrète que Rick livre sur deux fronts.
D’un côté, la CIA, où il participait au groupe de travail anti-KGB
jusqu’en décembre 1991, mois de sa mutation au centre de lutte
antidrogue de la « Compagnie ». De l’autre, le KGB, dont la partie
espionnage à l’étranger, la prestigieuse PGU, est devenue ce même
mois de décembre 1991 le Service du renseignement extérieur
(SVR, Sloujba Vnechnoï Razvedki).
Du KGB au SVR, rien n’a changé pour Rick. À cette différence
près que les documents qu’il peut sortir du centre antidrogue
intéressent moins ses maîtres de Iassenevo que les trésors exfiltrés
autrefois par ses soins de la SE Division. Mais il arrive encore à en
fournir assez à ses officiers traitants pour que ces derniers
continuent à le payer.
En mars dernier, Rick expliquait encore par écrit aux Russes que
personne à la « Compagnie » ne le soupçonnait. Aucune raison pour
que le double jeu ne se poursuive pas longtemps encore. Jusqu’à la
retraite, qui sait. Le moment béni où il pourra enfin souffler.
Dire qu’il tremblait comme une feuille, ce 16 avril 1985, quand il a
proposé aux Soviétiques de se vendre à eux pour 50 000 dollars. Un
peu plus que le montant de ses dettes…

Pas d’états d’âme pour Aldrich Ames

Né en mai 1941, quand l’Amérique était encore en paix au milieu


d’un monde où Hitler fourbissait ses armes contre l’URSS et les
militaristes japonais les leurs contre les États-Unis, Aldrich Hazen
Ames, dit « Rick », est tombé tout jeune dans le chaudron de la CIA.
Recruté sur titres car possesseur d’un diplôme supérieur d’histoire
de la Birmanie, son père, Carleton Ames, y travaillait en effet comme
analyste.
En 1953, toute la famille émigre à Rangoun, où il apparaît très
vite que sa connaissance du birman mise à part, Carleton ne peut
rien apporter de consistant à la toute jeune CIA. Fin de l’aventure
deux ans plus tard : Ames père est muté au contre-espionnage pour
un travail de bureau bien en deçà de ses espérances.
De ce jour, c’est la mère de Rick, Rachel, prof d’anglais très
populaire, qui apparaît comme la plus brillante de la famille. Lycéen,
l’adolescent se passionne pour l’art dramatique. Dès ses seize ans,
il postule avec succès pour un job d’été à la CIA. La coutume veut
en effet que les enfants des agents puissent rendre de menus
services dans des emplois sans confidentialité particulière. Une
manière d’entretenir le sentiment d’appartenance. C’est ainsi que
Rick sera employé trois étés consécutifs par la « Compagnie ».
Quoique assez intelligent, le jeune homme se révèle trop
paresseux pour des études d’histoire entamées à la fin 1959 à
l’université de Chicago. À certains moments, il peut faire preuve
d’une belle énergie, mais les efforts prolongés le rebutent.
En juin 1962, le voilà quand même admis à la CIA en qualité
d’analyste civil au sein de la direction des opérations. Parallèlement,
l’impétrant poursuit ses études à l’université George-Washington,
qu’il quittera en 1967 avec en poche une licence d’histoire raflée de
justesse.
La même année, Rick postule pour une carrière à plein temps à
la « Compagnie ». C’est l’époque de l’engagement croissant des
États-Unis au Vietnam. Comme on manque de cadres, Langley ne
se montre pas trop regardant. Ames passe les tests. Sans brio,
comme d’habitude, mais suffisamment bien pour être admis en
décembre à un stage prolongé d’entraînement dont il sortira en
septembre 1968 pour intégrer la « Sovbloc Division », la fameuse
SB.
En mai 1969, il épouse Nancy Segebarth. Officier de la CIA
comme lui, la jeune femme l’a intégrée depuis cinq ans. Leur
premier poste commun à l’extérieur sera la station d’Ankara dont le
chef adjoint, Dewey « Duane » Clarridge, futur patron des opérations
clandestines, trouve Rick trop en dedans pour devenir un agent de
terrain.
« Duane » est ainsi le premier à souligner la médiocrité relative
d’Ames. Rien de flamboyant chez cet introverti, pas idiot mais trop
peu déterminé pour faire partie de l’élite, ceux qui œuvrent
frontalement contre l’adversaire.
Nancy fait meilleure figure, sauf qu’à cette époque les femmes
n’ont guère la cote à la CIA. Plus gradée que Rick, elle n’en plafonne
pas moins. À leur retour d’Ankara, en janvier 1972, la jeune femme a
déjà quitté l’Agence pour faire carrière dans le privé.
Malgré ses performances désespérément moyennes, la CIA
semble avoir des projets pour Rick, qu’elle inscrit à un cours de
russe. En dépit de résultats en langues très quelconques, il intègre
le département contre-espionnage de la SB Division devenue la
Soviet and East European Division. En tant que responsable d’une
des trois branches de la SE, il suit les dossiers des Russes recrutés
par le contre-espionnage.
Transféré en août 1976 au bureau de New York de l’Agence,
Ames travaille sur des affaires de recrues soviétiques traitées en
commun par la CIA et le FBI, ce qui peut être le cas quand ces
agents ont été « tamponnés » sur le territoire des États-Unis.

Cherche fric désespérément


En septembre 1981, Rick est nommé chef des opérations
antisoviétiques de la station de Mexico. Nancy ne l’accompagnera
pas : leur couple fait plus que battre de l’aile. Mais sur place, Ames
tombe amoureux d’une attachée culturelle de l’ambassade de
Colombie.
Maria del Rosario Casas Dupuy a vingt-huit ans. Moyennant une
centaine de dollars mensuels, elle rend de menus services à la
station. C’est que sa famille, autrefois réputée en Colombie, a perdu
sa splendeur financière. Intelligente, éduquée dans les meilleurs
collèges, la jeune femme supporte mal ce qu’elle considère comme
une déchéance. Un mari étatsunien lui conviendrait à merveille, sauf
que Rick reste officiellement l’époux de Nancy.
Dès mon retour aux États-Unis, je divorcerai, assure-t-il. Sur
cette base, le couple commence à se former. La jeune femme n’en
tique pas moins en apprenant que Rick émarge à la CIA ; elle croyait
avoir affaire à un diplomate nord-américain promis à quelque brillant
avenir.
Rappelé en septembre 1983, Rick entame la procédure de
divorce avec Nancy. L’événement qui va conduire Rosario à le
rejoindre à Washington sera la mort de son père en décembre. Sans
revenus à presque trente ans, la Colombienne se trouve entièrement
à la charge d’Ames. Leur situation financière n’a donc rien de
mirobolant. Comme les dépenses de Rosario en vêtements, en
bijoux, en sorties ne tardent pas à grever le budget du couple, Rick
contracte des emprunts. Il doit bientôt 35 000 dollars, somme
remboursable au vu de son salaire, mais à condition de se serrer la
ceinture.
Réduire son train de vie, c’est justement ce dont Rosario a
horreur ! Craignant de passer pour un minable à ses yeux, Ames
cherche désespérément une solution. Un jour, la lueur lui apparaît :
et s’il vendait des renseignements aux Russes ?

Trahison

Suite à une tentative manquée de recrutement par la PGU d’un


membre de la CIA à Mexico quand il était en poste là-bas, le
candidat à la trahison sait que 50 000 dollars avaient été proposés
par les Soviétiques comme « prime d’entrée ». Ils pourraient lui
verser la même somme. Compte tenu du montant de ses dettes,
cela lui laisserait même un bénéfice de 15 000 dollars.
Au bord de la trahison, Ames se trouve des excuses. Aux
Russes, il ne refilera que des informations concernant deux ou trois
cas de contacts moscovites que la CIA elle-même considère comme
des vecteurs de pénétration du KGB en son sein. Confirmer à la
Loubianka ce qu’elle sait déjà, où est le mal ?
Pour sauter le Rubicon, la démarche est toute trouvée. En tant
que membre du contre-espionnage de la SE Division, et sous
réserve d’en informer ses supérieurs, Rick a le droit d’essayer de
« tamponner » un diplomate soviétique. Comme personne ne le lui
interdit, il joint au téléphone de l’ambassade Sergueï Chouvakine,
qui n’est pas un officier de la PGU mais un spécialiste des questions
de désarmement mutuel, lui proposant un rendez-vous pour discuter.
Leur conversation téléphonique sera enregistrée par le FBI,
Ames le sait. Mais puisqu’en principe c’est pour la bonne cause, tout
le monde trouvera ça normal. Contrairement à l’ère Angleton, où
c’était interdit, on a maintenant le droit de tenter des « coups ».
Le jour dit, 16 avril 1985, Ames avale plusieurs verres au bar de
l’hôtel Mayflower, à deux pas de l’ambassade soviétique à
Washington, elle-même voisine de la Maison-Blanche. C’est là qu’il
est convenu de retrouver Chouvakine. Or, méfiant, le diplomate ne
se présente pas. Déçu, Rick décide que le vin – dans son cas, le
vodka-martini – étant tiré, il faut le boire. Fonçant à l’ambassade
soviétique, il remet au réceptionniste une enveloppe préparée à
l’avance au patronyme du responsable de la ligne KR, le contre-
espionnage, Viktor Cherkachine.
À l’intérieur, une autre enveloppe, au pseudonyme de
Cherkachine, qu’Ames connaît par les dossiers de la
« Compagnie ». Outre des détails sur les supposés agents
provocateurs moscovites du KGB, elle contient la liste des officiers
de la SE Division avec leurs numéros de téléphone. Dont les siens,
surlignés du fait que connaissant les Russes, il n’ignore pas qu’avant
toute décision ces professionnels voudront savoir à qui ils ont affaire.
Ainsi Aldrich Ames ajoute-t-il son nom à ceux d’une liste d’agents
de renseignements vénaux traîtres aux États-Unis.
Celui-ci par exemple…

Opération Ivy Bells

En début d’après-midi le 17 janvier 1980, un quinquagénaire


déplumé mais barbu parvient à déjouer la surveillance du FBI en
pénétrant incognito dans l’enceinte de l’ambassade soviétique à
Washington. La veille, l’inconnu s’est entretenu par téléphone avec
le responsable du contre-espionnage, Vitali Iourtchenko, qui l’a invité
à le rencontrer.
Ancien officier de la flotte sous-marine, Iourtchenko est entré au
KGB en 1960. Après deux décennies d’opérations secrètes, cet
officier long et maigre en a vu des vertes et des pas mûres. Rien tout
de même qui ressemble à ce type dont tout semble indiquer qu’il
regrette déjà sa démarche.
Probablement un dingue, se dit le Soviétique. Mais à l’école
o
n 311 du troisième directoire du KGB, l’ancien sous-marinier a
appris qu’avant d’agir il faut écouter.
Or ce que lui raconte Ronald Pelton est impressionnant. Ancien
de l’US Air Force, le visiteur a intégré la NSA avant de la quitter tout
récemment. Il connaît l’emplacement des divers sites des « grandes
oreilles » américaines de par le monde. Et bien d’autres choses
encore, dont l’opération Ivy Bells (« Cloches de lierre »). Soit le
« pinçage » du câble sous-marin de communication soviétique de la
mer d’Okhotsk, au cœur de cette zone ultrasensible où l’aviation
russe abattra trois ans plus tard le Boeing 747 du vol 007 de la
Korean Airlines (cf. chapitre précédent).
Alertée, la marine soviétique s’en va repérer la dérivation
américaine sur son câble sous-marin, puis la détruire. Voici Pelton
doté d’un moyen de communication avec la rezidentoura. Chaque
dernier samedi du mois, à 20 heures précises, il doit se trouver près
de la cabine téléphonique de la pizzeria Castle, à Fall Church, en
Virginie, et décrocher l’appareil dès la première sonnerie. C’est un
samedi d’automne seulement qu’il réceptionne son premier appel
l’invitant à se rendre à une cabine voisine où l’attend, dissimulé sous
les annuaires du téléphone, un paquet contenant 2 000 dollars
assorti d’une invitation à se rendre à Vienne.
Début octobre, le traître s’envole pour la capitale autrichienne.
Un officier de la PGU, Anatoli Slavnov, l’entraîne jusqu’à
l’ambassade pour une conversation à l’écart des oreilles indiscrètes.
Mais au fur et à mesure que ses « fournitures » sont moins
actuelles, les rencontres de Pelton avec son traitant s’espacent. Tel
est en effet le sort des agents doubles, qui doivent constamment
satisfaire leurs commanditaires par de nouvelles révélations. Quand
ils n’y parviennent plus, ils finissent par ressembler au vieil amant
dont le potentiel de séduction s’évanouit. Or, c’est son cas, puisque
ayant démissionné, il n’a plus aucun contact avec la NSA.
En avril 1985, convoqué par boîte aux lettres morte, Pelton
gagne de nouveau Vienne. Sa situation personnelle a changé du
tout au tout. Séparé de sa femme et de leurs quatre enfants, il
traînaille, misérable, avec une petite amie aussi détraquée que lui.
Tellement que le samedi soir où Ronald devait se rendre à la
pizzeria pour prendre ses consignes par téléphone, le couple, camé
à un dérivé de l’héroïne, tombe en panne sèche et perd à jamais le
1
contact avec la PGU .
Or il se trouve que Iourtchenko, son recruteur, va passer à
l’Ouest fin juillet 1985…

Camarade Vitali et Mister Iourtchenko

Pourquoi Iourtchenko a-t-il déserté ? Par lassitude du système


sans doute, mais diverses autres explications à son
désenchantement sont possibles. Le décès brutal de sa mère, sa
carrière de guébiste qui plafonnait… Tombé en semi-disgrâce, il était
passé du contre-espionnage à un poste moins important au sein de
la section Amérique, chargé d’une partie du renseignement aux
États-Unis mais aussi au Canada. Et justement, à propos de
Canada, Vitali espérait se construire là-bas une nouvelle vie avec
son ancien amour, Valentina, épouse à présent du consul général
d’URSS à Montréal.
Quelles que soient les raisons de sa défection, celle-ci suit de
trois mois et demi la prise de contact initiale entre Rick Ames et le
KGB. Ce qui donne une scène étonnante le 2 août, à la base
aérienne d’Andrews, dans le Maryland, quand l’officier de la PGU
passé à la CIA arrivant de Rome et l’officier de la CIA vendu aux
Russes voyagent dans la même voiture en route pour la planque
prévue pour Iourtchenko, une banale maisonnette d’Oakton, en
Virginie.
Tendu sous ses airs décontractés, Ames demande au défecteur
s’il a des renseignements particuliers à porter à la connaissance du
directeur de la CIA, Bill Casey, auquel cas il se ferait un plaisir d’en
informer le patron. Une information spectaculaire, non, répond le
Russe. Mais une foule de détails de première importance.
Soulagement. Compte tenu de la réaction de Iourtchenko, il y a
peu de chances que Iourtchenko apprenne aux Américains le
passage au KGB d’un responsable de la section soviétique de
la CIA. Lui, Rick Ames, autrement dit.
Mieux même, les révélations ultérieures du transfuge vont bien
mettre en évidence la trahison d’un officier de la CIA, mais d’un
autre : Edward Lee Howard. Fils d’officier de l’US Air Force, Howard
était un bon connaisseur de l’Amérique latine. C’est d’ailleurs en
Colombie qu’il avait rencontré sa femme, Mary. La « Compagnie »
décide néanmoins de le préparer à des tâches de travail clandestin à
Moscou.
Au final, Langley s’aperçoit que cet agent, négligent et
affabulateur, ne fait pas du tout l’affaire. On le remercie donc en
mai 1983, laissant sans contrôle un aigri qui, pour les avoir consultés
dans le cadre de sa formation, en sait long sur les dossiers des
taupes de la CIA au sein du KGB et du GRU.
De fait, Howard finit par se vendre lui aussi aux Russes. En
septembre 1984, il suit la procédure quasi rituelle pour les nouvelles
recrues de l’espionnage soviétique : un saut à Vienne pour livrer les
détails qui vont permettre aux Russes de repérer un informateur
moscovite de la CIA, le scientifique Adolf Tolkatchev.
Nouvel entretien viennois les 8 et 9 août 1985 avec fourniture de
renseignements et versement d’argent qui, outre le besoin de
revanche, constitue là encore le principal mobile du traître. La CIA a
fini par transmettre le dossier d’Howard au FBI. Lequel commence à
le prendre en filature. Le problème, c’est que l’ex-agent a été si bien
formé aux techniques de travail en milieu hostile qu’il se rend
compte qu’on le suit. C’est l’inconvénient d’avoir préparé quelqu’un à
des tâches difficiles comme se déplacer dans les rues de Moscou
avec le KGB aux trousses sans s’être préalablement assuré de sa
fiabilité.
Le 21 août au soir, Howard organise une fuite spectaculaire
digne d’une série d’espionnage avec le concours de sa femme Mary
et d’un mannequin gonflable. De nuit et de dos, le mannequin peut
faire illusion. Dans un virage, Howard saute et disparaît, tandis que
Mary gonfle le mannequin. À Albuquerque, le traître embarque dans
un avion pour Tucson. À New York, il parvient à dénicher un vol pour
Helsinki. C’est à Moscou qu’Howard réapparaîtra le 7 août 1986
pour se livrer aux dénonciations habituelles des méfaits de la
« Compagnie ».
Au lendemain de sa disparition, imaginez l’ambiance au FBI qui,
comme la CIA, a multiplié les erreurs.

L’espion qui retournait au froid

Reste Iourtchenko. Accompagné à Montréal par un de ses


officiers traitants de la SE division, son moral est en berne.
Le 24 septembre, au cours de cette équipée rocambolesque au
Canada français, le transfuge est en effet venu frapper à la porte de
Valentina. Mais loin de lui sauter au cou quand il lui a proposé de
choisir la liberté à ses côtés, l’amour de sa vie l’a fichu à la porte,
clamant son horreur des traîtres. Le fiasco total avec le ridicule en
prime.
L’humeur assombrie, Vitali a regagné sa planque. Il n’en sort que
flanqué de deux agents pour des emplettes dans un supermarché.
Un vieux réflexe guébiste lui a ainsi permis de repérer deux cabines
téléphoniques publiques, l’une près d’un bowling et l’autre proche du
magasin de vêtements Hecht’s d’un centre commercial.
Du bowling, Iourtchenko parvient à appeler une première fois en
douce, arguant qu’il veut se renseigner sur les formalités
d’inscription. De peur de froisser le transfuge, ses deux
accompagnateurs n’ont rien objecté : l’endroit, après tout, n’avait pas
d’autre sortie.
Le 2 novembre, Iourtchenko annonce à son ange gardien de
service, un débutant, qu’il aimerait aller acheter des vêtements chez
Hecht’s puis dîner au Pied de cochon, un restaurant français.
— Mais ce soir, je suis seul, et dans ce cas il est interdit de sortir.
— Une simple balade. J’étouffe ici.
Inexpérimenté, l’agent se laisse fléchir. Chez Hecht’s,
Iourtchenko s’esquive sous prétexte d’un essai de vêtements. La
cabine publique est à côté. Hors de la vue de son ange gardien,
l’ancien sous-marinier appelle l’ambassade soviétique.
— Maintenant au Pied de cochon ! annonce-t-il en sortant de la
cabine.
Une fois sa commande au restaurant passée, Iourtchenko se
lève, assure à l’agent que s’il ne revient pas ce ne sera pas de sa
faute, puis sort tranquillement. Abasourdi, le malheureux « bleu »
mettra plusieurs minutes à réagir.
Iourtchenko a disparu. Quelques heures après sa fuite
ahurissante, Cherkachine, l’homme du contre-espionnage convoqué
à l’ambassade au téléphone par le résident Stanislav Androssov,
apprend de la bouche de ce dernier que le fils prodigue est revenu
au bercail de son plein gré ! Il est là, sous bonne garde, à
l’ambassade.
Tandis qu’à Langley on se mord les doigts, les Russes ne sont
pas longs à bâtir leur contre-attaque. Le 3 novembre, lors d’une
conférence de presse, Iourtchenko prétend avoir été kidnappé à
Rome par la CIA, drogué et emmené de force aux États-Unis. Qu’il
mente comme un arracheur de dents n’a guère d’importance. Ce qui
compte, c’est qu’on lui a promis l’impunité moyennant sa
coopération, et qu’il s’accroche à cette chance, la seule qui lui reste.
Le 6 septembre, le transfuge repenti s’envole pour Moscou. Et là,
l’incroyable se produit, à l’effarement, voire à l’écœurement, des
officiers de la PGU : le traître est pardonné ! Pourquoi une telle
mansuétude ? Ses raisons exactes sont encore inconnues
aujourd’hui. Quelles qu’elles aient été et quoi qu’en aient pensé
Gorbatchev et le Politburo, on ne peut y voir qu’un symptôme du
crépuscule du KGB. Plutôt qu’avouer son erreur de casting,
Iassenevo préfère étouffer l’affaire, laissant filtrer la rumeur qu’il
s’agirait d’un coup de maître de Vladimir Krioutchkov.
Pour autant, tout le monde ne sera pas pardonné. Parmi ceux qui
flanquaient Iourtchenko en avion jusqu’à Moscou, les hommes de la
CIA et ceux du FBI ont repéré un des agents de la PGU qu’ils
traitent en commun au sein de la rezidentoura de Washington.
Valery Martinov, son nom, est tombé dans un piège. Faisant coup
double, Iassenevo a profité du vol de retour de Iourtchenko pour le
rappeler à Moscou où il ira pourrir derrière les barreaux de la prison
de Lefortevo. En cette seconde moitié de 1985, les Soviétiques
agents doubles de la CIA tombent en effet comme des mouches
dans les filets du contre-espionnage du KGB…

Hécatombe chez les taupes

Troisième secrétaire à l’ambassade depuis la fin 1980 et officier


de la ligne X, Martinov avait été repéré par un agent de la CIA au
hasard de présentations scientifiques. Il semblait moins rigide que
les autres diplomates soviétiques, plus ouvert à la discussion. Facile
d’accès, en somme.
Son cas est soumis à l’unité spéciale Courtship qui, sous la
direction d’une analyste spécialisée dans le contre-espionnage
soviétique, Diana Worthen, décide d’entamer la procédure de
recrutement. Un an plus tard, une opération conjointe CIA-FBI va
permettre de le « tamponner ». Sur le territoire des États-Unis, les
deux agences fédérales peuvent, on l’a dit, travailler de conserve au
recrutement d’agents étrangers.
« Traité » par deux vieux routiers, Jim Holt pour le FBI et Rod
Carlson, futur patron de Rick Ames à la SE Division, Martinov va
fournir des renseignements de premier ordre. Ne serait-ce que la
liste des « légaux » du KGB et du GRU au sein de l’ambassade.
De quoi attirer l’attention de Viktor Cherkachine. Par manque de
personnel, la filature d’une seule personne nécessitant une foule
d’agents, le FBI commet en effet l’erreur de s’attacher aux pas de
ces seuls officiers. Comment les G-Men peuvent-ils faire de façon
aussi précise le distinguo entre les agents « légaux » et les
véritables diplomates ? s’interroge le chef du contre-espionnage à
l’ambassade. Parce qu’une taupe les renseigne. Ames confirme
d’ailleurs les soupçons qui pèsent sur Martinov. Condamné à mort,
celui-ci sera exécuté en novembre 1985. À l’heure de la perestroïka
gorbatchévienne, la clémence n’est toujours pas à l’ordre du jour.
Nouveau coup dur pour la CIA en août 1985. Leonid
Polichtchouk est arrêté à Moscou par les hommes de Rem
Krassilnikov, le redoutable directeur du contre-espionnage de la
deuxième direction principale du KGB chargée de la surveillance des
étrangers en URSS.
Polichtchouk venait de relever une boîte aux lettres morte.
Recruté au Népal en 1974 et formé par Sandra Grimes, une
spécialiste du contre-espionnage, la CIA lui avait demandé de se
faire oublier un certain temps. Suite à quoi la recrue n’avait plus
donné signe de vie, avant de réapparaître au Nigeria en février 1985
comme chef du contre-espionnage à la rezidentoura de Lagos, et de
commencer à travailler pour les Américains. On n’apprendra son
arrestation que le 2 octobre 1985, une quinzaine de jours après la
fuite d’Howard en URSS.
Mines sombres à Langley. Deux jours plus tard, le 4 octobre,
Guennadi Smetanine, colonel du GRU recruté par la CIA deux ans
plus tôt, ne se présente pas au rendez-vous fixé à Lisbonne, où il
exerce les fonctions d’attaché militaire soviétique. On apprendra à la
mi-décembre qu’il a été arrêté et exécuté.
Responsable des « illégaux » du KGB à l’ambassade d’URSS à
Bonn, alors capitale de l’Allemagne fédérale, Guennadi Varenik avait
informé Langley du projet des Soviétiques : monter des attentats
contre les soldats américains stationnés en Allemagne, crimes que
la propagande attribuerait aux groupes terroristes d’extrême gauche
2
comme la Rote Armee Fraktion, la « bande à Baader » .
Début novembre 1985, convoqué pour une réunion de routine à
Berlin-Est, il est arrêté et transféré en URSS.
Un mois plus tard, le directeur de la CIA, William Casey, est
informé que les agents doubles tombent en rafale. « Colmatez les
brèches », ordonne-t-il. Ce Cold Warrior sait pourtant bien que c’est
plus facile à dire qu’à faire…

Adieu, Poliakov

La preuve : à la mi-janvier 1986, Sergueï Motorine est arrêté à


Moscou. Depuis la fin 1982, cet officier de la ligne PR chargé à
l’ambassade d’URSS à Washington des « mesures actives », le
nouveau nom de la dezinformatsia, travaillait pour le FBI.
Contrairement à la plupart des autres agents, recrutés par les
Américains sur des mobiles idéologiques de dégoût du régime
communiste et, dans une moindre mesure, financiers, les G-Men le
faisaient chanter en raison de ses nombreuses liaisons
extraconjugales.
Le mois suivant, Sergueï Vorontsov, officier de la deuxième
direction principale du KGB chargée de la surveillance des
étrangers, tombe à son tour. Le 10 mars 1986, il devait tenir son
deuxième rendez-vous clandestin avec Mike Sellers, un officier de la
station de Moscou. Jugé, Vorontsov sera exécuté.
En juin 1986, Vladimir Vassiliev, rappelé à Moscou, tombe à son
tour dans la nasse. Colonel du GRU en poste en Hongrie en 1982,
Vassiliev s’était porté volontaire pour travailler avec la CIA par
l’intermédiaire de l’attaché militaire américain à Budapest. Fusillé lui
aussi.
Le mois suivant, le coup est encore plus sévère : Dimitri Poliakov
disparaît de la circulation. Langley ignore tout de son sort. Ce n’est
qu’en 1988 que les Américains apprendront de source sûre qu’il a
été exécuté deux ans plus tôt.
Une perte immense car ce général du GRU, le plus haut grade
jamais atteint par un agent double au service des Occidentaux, a été
« tamponné » à Washington dès novembre 1961. Plus exactement,
c’est lui qui avait fait le premier pas, demandant à rencontrer un
officier du renseignement américain avant de revenir en arrière puis
d’être rattrapé par la ténacité d’un agent du FBI, John Mabey.
Les premières informations fournies par Poliakov ont permis
d’identifier quatre officiers ou sous-officiers américains au service
des Russes, dont Jack Dunlap, un employé de la NSA qui se
suicidera en 1963. Par la suite, que ce soit à Rangoun, à New Delhi
ou même à Moscou, l’agent double ne cessera d’apporter à la CIA,
qui a pris le relais du FBI, des informations de très grande valeur
opérationnelle et stratégique dont on a eu un aperçu au chapitre
précédent.
Officier d’artillerie multidécoré pour son courage pendant la
guerre contre l’Allemagne nazie, Poliakov avait, comme tant de
Russes, combattu pour la mère patrie bien plus que pour le parti
communiste dont il était pourtant membre. Loin de combler ses
vœux, la chute de Staline, avec son lot de corruption, de favoritisme,
de népotisme et d’immobilisme, allait accélérer son
désenchantement.
À l’issue d’un stage à l’académie militaire Frounzé, le GRU met
le grappin sur ce bon vivant dévoué à sa famille, amateur de pêche,
de chasse, de longues marches en forêt, mais aussi de technologies
radio de pointe.
Entre 1956 et 1959, le voilà à la section qui gère les dossiers des
« illégaux » implantés aux États-Unis, certains en qualité d’agents
« dormants », qu’on ne « réveille » qu’en cas de nécessité parce
qu’ils ont construit patiemment là-bas une vie sociale. Une mine de
renseignements qu’il transmettra après son recrutement au FBI et à
la CIA.
Pour vaincre les réticences du contre-espionnage de l’Agence,
toujours sous l’influence destructrice de Jim Angleton, l’homme qui
voit des taupes partout, il faudra toute l’énergie de Walter Lomac,
responsable de l’unité de suivi de Poliakov. Les renseignements
apportés par l’agent double iront des manuels d’instruction du GRU
aux listes de trois promotions successives de brevetés de
l’académie interne de son service secret, en passant par l’évaluation
du potentiel militaire soviétique, des documents de la VPK
complétant ceux de « Farewell », la source de la DST française à la
PGU (cf. chapitre précédent). Poliakov apportera aussi des
renseignements sur la Chine, puisqu’il dirigea, à partir de l’été 1969,
le renseignement militaire russe en direction de ce pays en plein
chaos de la révolution culturelle.

Pour des nèfles

En vingt ans et plus d’activité souterraine, que demandait l’agent


double ? La certitude de nuire à un régime corrompu, bien sûr. Plus
qu’une défense de la liberté et de la démocratie, notions abstraites
en URSS, c’est ce travail de sape qui comptait le plus. Poliakov en
était d’ailleurs très fier, persuadé qu’en luttant dans l’ombre contre le
système il rendait un grand service à la Russie. L’argent ? Des
sommes dérisoires : 1 000 dollars annuels, pour un homme qui,
ayant travaillé aux États-Unis, savait que là-bas on peut payer très
cher.
Quelques cadeaux comme des bijoux de faible valeur – le seul
collier de prix destiné à sa femme Nina servira pour suborner un
haut fonctionnaire soviétique, la CIA lui en fournissant un de
rechange pour son épouse.
Des bracelets-montres de série, des verroteries, des stylos-billes
et autres objets utiles à la carrière sacro-sainte de ses enfants mais
aussi à l’obtention de menus passe-droits indispensables à la
collecte de renseignements. Rien de plus efficace en effet que
d’offrir un de ces gadgets à un collègue de bureau.
Du matériel de chasse, y compris des arcs. Des articles de
pêche à la ligne. Comme beaucoup de Russes, il restait en effet un
homme de la campagne, un descendant de ces moujiks que la
révolution bolchevique prétendait libérer mais qu’elle a transformé
en esclaves collectivisés au service d’une classe ouvrière réduite en
fait à l’appareil du Parti.
Poliakov trahissait certes l’URSS, comme tous les agents
soviétiques doubles dont on vient de parler. Mais ce qu’il trahissait,
c’était une dictature totalitaire, pas un pays de liberté. Et
contrairement aux Pelton, Howard ou Ames, il n’agissait que
marginalement pour de l’argent.
Aurait-il trahi une Russie libre ? On peut penser que non. De
même que les membres de l’Orchestre rouge, qui sapaient la
dictature nazie, dont ils connaissaient les horreurs, pour le compte
d’une dictature stalinienne idéalisée dont ils ignoraient les crimes,
faisaient parfaitement le distinguo entre l’hitlérisme et l’Allemagne
(cf. chapitre 3). Les agents américains du KGB, eux, trahissaient les
États-Unis démocratiques.
Jamais, enfin, Poliakov ne considérera la possibilité d’être exfiltré
aux États-Unis. Sa Russie, il l’aimait trop pour cela. Ce qu’il
déclarera d’ailleurs aux interrogateurs du KGB après son arrestation.
D’autres vont tomber après lui dans cette guerre silencieuse.
Deux jours avant la Noël 1986, Boris Ioujine, ancien officier de la
ligne PR de Washington sous couverture de journaliste à l’agence
Tass, « tamponné » en 1979 (relativement heureux, il écopera de
quinze années de prison et sera même amnistié en 1992). Ou
Vladimir Pigouzov, recruté en 1979, arrêté en février 1987, jugé et
exécuté.
Trahis, une vingtaine d’agents doubles, dont dix trouveront la
mort.

Trouvez le traître !

Cette série noire ne saurait être le fruit du hasard. Howard n’a


pas eu accès aux dossiers de tous les agents arrêtés. La CIA
compte donc un autre traître dans ses rangs.
Qui ? Le travail de contre-espionnage commence. Une œuvre de
patience : il faut éplucher tous les dossiers, savoir qui les a
compulsés, bâtir une chronologie détaillée, établir les
correspondances possibles, recenser les cas suspects. Sur le plan
littéraire, sinon historique, John Le Carré a rendu compte de ce
travail de fourmi dans La Taupe.
Pourquoi les Soviétiques ont-ils lancé cette coupe claire, au
risque de mettre en lumière l’existence d’un traître de plus au sein
de la « Compagnie » ? En d’autres temps, on les a connus plus
adroits. Les vétérans rappellent le cas de George Blake : à l’époque,
plutôt que d’exposer leur taupe au MI6, les Russes avaient préféré
laisser se construire le tunnel de Berlin (cf. chapitre 14).
La réponse à cette question tient peut-être dans les ambitions de
Vladimir Krioutchkov. Le maître de Iassenevo ne rêve-t-il pas de
devenir président du KGB ? Un niveau hiérarchique qu’il atteindra
d’ailleurs en 1988, seul homme de l’Histoire à avoir dirigé
l’espionnage soviétique extérieur d’abord, puis l’appareil de
répression policier tout entier, avant de lancer, trois ans plus tard,
une tentative de putsch.
Par cette rafale d’arrestations de taupes américaines, l’ambitieux
aura montré au Politburo à la fois son efficacité et sa détermination.
Sa main n’a pas tremblé, renforçant une image de tchékiste
implacable en même temps qu’elle corrigeait la fâcheuse impression
créée, de l’affaire Vetrov à l’affaire Poliakov, par le haut degré de
pénétration de l’« ennemi principal » à l’intérieur des services
3
secrets soviétiques .
De l’autre côté de l’Atlantique, après bien des tâtonnements, une
équipe dédiée à la chasse à la taupe se met en place au sein de la
CIA sous la houlette de Paul Redmond, le chef du groupe de contre-
espionnage de la SE Division. Outre Redmond, trois femmes et un
homme composent cette unité dite CI/STF (Counter-intelligence
Special Task Force) à qui on demande d’agir dans la plus grande
discrétion, sans la moindre vague. L’antidote doit autrement dit se
montrer aussi silencieux que le poison de la trahison l’a été.
Le benjamin de l’équipe CI/STF s’appelle Dan Payne.
Responsable du programme de débriefing des agents à leur retour
de Moscou, il connaît bien le terrain et ceux qui l’ont arpenté.
Nous avons déjà croisé Diana Worthen. Impliquée au sein du
groupe Courtship dans le traitement de Poliakov et le recrutement de
Valery Martinov, cette spécialiste des affaires soviétiques a bien
entendu à cœur de démasquer la taupe qui les a vendus. De même
pour Sandra Grimes, formatrice vingt ans plus tôt du colonel
Polichtchouk aux procédures de la CIA.
L’aînée du quatuor porte ce nom délicieusement français :
Jeanne Vertefeuille. Une langue que cette quinquagénaire née en
décembre 1932 manie plutôt bien. Jeanne a intégré la CIA en 1954,
au sortir de l’université. Postée plusieurs fois à l’extérieur, en
Afrique, en Finlande ou dans les pays du Benelux, elle a réintégré
Langley comme chef du service des biographies au sein de la
SE Division. Beaucoup de documents en provenance des agents
aujourd’hui sous les verrous ou exécutés sont passés par ses mains.
Jeanne opérait à la station de Libreville, au Gabon, quand à
l’été 1986 le nouveau boss de la SE Division, Gus Hataway, ex-chef
de la station de Moscou, l’a convoquée pour parler d’une affaire
importante, sans rien ajouter.
Cette affaire importante, on s’en doute, c’est le débusquement de
la taupe. Or, sans parler de Payne, qui ne le connaît pas, aucune
des trois femmes du CI/STF n’aurait l’idée de voir en Ames un
traître.
Sandra Grimes l’a côtoyé dès le début des années 1970. À ses
yeux, on aurait dit un professeur un peu distrait, vêtu comme l’as de
pique et sans prétention aucune. Le type sympa, optimiste, colérique
en de rares occasions, pas très méticuleux. Comment se comportait-
il en dehors du travail, elle l’ignore : leurs relations en sont restées
au plan professionnel.
Bonne copine du boulot, Diana Worthen assista au contraire à la
cérémonie de mariage de Rick avec Rosario. Pourquoi penserait-elle
du mal de lui ?
Comme Sandra enfin, Jeanne Vertefeuille le trouvait peut-être un
peu bohème, mais intéressant, ouvert à la discussion. Au fond, la
seule chose qu’on pouvait reprocher à Rick, c’était une certaine
condescendance envers les femmes, attitude encore courante il est
vrai.
FBI et CIA, la mésentente cordiale

Dans ces conditions, qui irait supposer qu’un gars aussi aimable
a balancé les noms de toutes les taupes de la CIA ou du FBI qu’il
connaissait, les envoyant délibérément à la mort ? Le traître avait
ses raisons. Ignobles : s’il a livré ces agents au KGB, les
condamnant ainsi à mort, c’était justement pour qu’aucun d’entre
eux ne soit en mesure de révéler à son officier traitant américain
que, d’après la rumeur d’Iassenevo, la PGU disposait d’une taupe au
sein de la CIA. Six pieds sous terre ou au Goulag pour vingt ans, ces
hommes ne risquaient plus de parler. Un raisonnement mafieux qu’il
est tout de même difficile d’imaginer chez le collègue de travail à qui
on fait la bise le matin.
Pour l’instant, Ames n’est d’ailleurs qu’un nom dans une longue
liste de traîtres possibles qu’il s’agit d’élaguer afin de la réduire à
quatre ou cinq items. Un type dont le changement peut tout de
même surprendre. Après son retour du Pakistan, où il coordonnait la
guerre américaine secrète d’Afghanistan contre l’occupant russe,
Milton Bearden s’en est aperçu. Les deux hommes ne s’étaient pas
croisés depuis plusieurs années. Et voilà qu’à un Rick aux dents mal
soignées et aux vêtements à la diable succédait un Rick aux
quenottes resplendissantes et aux vestons de sport à 1 000 dollars
pièce, qui roulait en Jaguar et changeait fréquemment de bolide.
Que s’était-il donc passé ? L’héritage colombien de Rosario,
prétendait Ames. Sa famille était très riche. Un officier a fait le
voyage à Bogota pour vérifier sommairement que là-bas le clan était
bien connu et semblait à la tête de gros moyens. Que n’a-t-il eu le
temps de pousser plus avant ses investigations : il aurait appris
qu’entre-temps la ruine financière de la belle-famille de Rick était
survenue.
On pouvait trouver un peu trop luxueuse la villa du couple Ames
achetée 540 000 dollars. Mais que répondre à Rick quand il
prétendait d’un air dégagé : « Je me suis mis un sacré crédit sur le
dos, mais avec l’argent de Rosario, on a de quoi voir venir » ? Là
encore, personne n’avait vérifié. Dommage car l’enquête démontrera
que la maison avait été payée cash et que le crédit allégué n’existait
pas.
Comme certains des agents arrêtés par le KGB travaillaient sous
la coresponsabilité de la « Compagnie » et du FBI, une structure
commune est créée. D’un côté les quatre mousquetaires de la CIA,
de l’autre les agents du Bureau fédéral rattachés à la task-force
ANLACE, spécialement créée à cette occasion en novembre 1986
au sein du FBI.
ANLACE est commandée par Tim Caruso. Pas CIA friendly pour
un dollar, ce vétéran fait immédiatement comprendre qu’il n’est là
que par ordre supérieur. Alors le CI/STF s’efforce de nouer des liens
plus amicaux avec les autres G-Men, comme Jim Holt – un des
anciens officiers traitants de Valery Martinov –, Art McLendon ou la
G-Woman Barbara Campbell.
Le problème, c’est qu’il s’agit de gens de terrain qui n’ont que
dédain pour les analystes. Tout en comprenant que Jeanne
Vertefeuille se donne un mal fou pour rentrer toutes les données sur
ordinateur, ils ne voient qu’un médiocre intérêt à ce travail de
bureau. Comme si faire du contre-espionnage ce n’était pas avant
tout brasser et croiser le plus d’éléments possible, jusqu’au moment
où un nom se dégagera du lot.
Cahin-caha, l’enquête avance donc, mais au milieu de
discussions de boutique dont subsisteront force traces.
La trahison de Robert Hanssen

On cherche une taupe. Or il en existe au moins une deuxième,


laquelle ne sévit pas à l’intérieur de la CIA, mais du FBI. Né en
avril 1944, ce traître-là s’appelle Robert Hanssen.
Fils d’un policier de Chicago, Hanssen a commencé sa vie
professionnelle comme expert-comptable. C’est par le biais des
enquêtes financières qu’il entrera dans la police de Chicago. Recalé
à l’entrée de la NSA, il postule alors au Bureau fédéral. Compte tenu
de son excellent dossier de policier, le voilà admis en 1976. Son
premier poste : la brigade financière de l’Indiana. Son deuxième,
beaucoup plus intéressant : le service de contre-espionnage du
bureau de New York dont Hanssen doit constituer la base de
données.
Dès 1979, il propose ses services à l’Amstorg, la mission
commerciale soviétique. Ceux-ci sont agréés à titre de test par le
GRU. Nouveau au FBI, Hanssen ne pouvait pas révéler grand-
chose. Si, tout de même : le nom du colonel Poliakov, alors en poste
à New Delhi. Poliakov sur lequel le GRU avait alors ouvert une
première enquête qui avait blanchi l’officier. D’une prudence
extrême, l’agent double au service de la CIA ne commettait en effet
aucune erreur. C’est d’ailleurs le KGB et non le GRU qui, croisant les
informations d’Hanssen et celles d’Ames, finira par l’arrêter.
S’alarmant des cachotteries de son mari, Bonnie Hanssen,
enceinte de leur quatrième enfant, a d’abord cru à une liaison
extraconjugale. À force d’insistance, Robert finit par lui avouer la
vérité. Indignée, Bonnie enjoint alors à son mari de cesser sur-le-
champ de fricoter avec les Russes. Un prêtre suggère une solution :
verser la totalité de l’argent perçu du GRU aux bonnes œuvres par
mensualités successives. Bonnie veillera à ce que son mari rende
jusqu’au dernier cent perçu des Russes.
Le contact avec le GRU est rompu. Après cette expérience, on
pourrait croire qu’Hanssen, muté au bureau du FBI de Washington,
ne remettra plus jamais le couvert. C’est mal connaître cet enragé
de la trahison. De retour au département de contre-espionnage du
bureau de New York en octobre 1985, il a considérablement
progressé dans la hiérarchie du FBI. Depuis deux ans, le G-Man
œuvre en effet au sein de l’unité d’analyse des données concernant
l’espionnage soviétique. Des renseignements de grande valeur qu’il
décide de monnayer aux Soviétiques. Le KGB en l’occurrence.
Instruit par son premier épisode de « collaboration secrète », le
traître décide de ne pas livrer son identité, de sorte que le KGB ne
fera jamais le rapprochement entre lui et ce Hanssen recruté
autrefois par le GRU et qui semble s’être volatilisé. C’est de façon
anonyme que le G-Man établira la liaison avec les Russes, et c’est
exclusivement par boîtes aux lettres mortes que ces derniers
communiqueront par la suite avec lui, sans contact direct.
Voici le modus operandi. Hanssen fournit des renseignements,
les dépose dans une boîte aux lettres où il trouve en échange de
grosses sommes en dollars. Disposant en principe de sommes
importantes versées sur un compte dans une banque soviétique, il
propose par écrit aux agents de liaison du KGB chargés de relever
ses boîtes aux lettres le dépôt des fonds sous un faux nom dans une
banque suisse.
Il en ira ainsi pendant de nombreuses années, tandis que
l’enquête conjointe du CI/STF et d’ANLACE progresse.
Avec le démantèlement du réseau de taupes soviétiques du FBI
et de la CIA grâce à des agents du calibre d’Ames, d’Hanssen et
probablement d’une troisième taupe jamais identifiée à ce jour, le
KGB croit tenir le bon bout de la guerre froide.
Est-ce bien sûr ? Née sous Khrouchtchev, la stratégie de
subversion interne d’un Occident anesthésié par la coexistence
entre les blocs a atteint depuis longtemps ses limites. L’URSS n’est
plus un modèle. Son pouvoir de séduction en chute libre, ses
services secrets ne recrutent plus que par esprit de lucre.

Le Sénat enquête

C’est pour l’argent qu’Aldrich Ames a trahi, c’est par l’argent qu’il
tombera. L’épluchage minutieux des dossiers passés à la moulinette
informatique ne cesse en effet de raccourcir la liste des
« possibles ».
Dan Payne s’est-il souvenu de la manière dont Eliot Ness et ses
« incorruptibles » ont fait tomber Al Capone ? Par des contrôles
fiscaux. Puisqu’on s’intéresse à Ames et à son train de vie
surprenant pour un GS-14, l’équivalent à la CIA d’un lieutenant-
colonel dans l’armée à 70 000 dollars annuels, pourquoi ne pas
enquêter sur ses comptes bancaires ?
Un travail difficile compte tenu de la discrétion coutumière de ces
établissements. Quant au contrôle des cartes de crédit du couple
Ames, il ne donne rien puisque Rosario et Rick paient la plupart de
leurs dépenses en liquide, et pour cause !
À ce stade, Payne n’enquête d’ailleurs pas sur les ressources et
les dépenses du seul Ames, mais sur celles d’une petite vingtaine de
suspects. Le service de renseignements financiers américain, le
FinCEN, est mis sur le coup. Un travail de fourmi, partiel au
demeurant, car on ne peut pas tout vérifier et qu’on ne connaît pas
toutes les banques dans lesquelles des comptes ont été ouverts. Il
finit quand même par payer. Payne peut en effet établir deux points
cruciaux concernant Ames :
1) Le suspect dépose par intermittence des sommes de 15 000
à 30 000 dollars en liquide dans plusieurs banques différentes
appartenant à diverses enseignes. Ce, dans un intervalle très court :
le même jour ou le lendemain. On peut en déduire qu’il reçoit ces
billets de quelqu’un. Une démarche qui n’a rien à voir avec un
héritage, lequel se débite rarement par liasses de liquide.
2) Contrairement à ce qu’Ames raconte dans l’espoir de
détourner les soupçons, la belle villa du couple a été payée
comptant et lui n’a souscrit aucun crédit.
Tout cela prend énormément de temps. Fin 1993, la religion des
chasseurs de taupes est cependant faite : Ames, qu’on a déjà muté
par prudence au département de lutte antidrogue de la
« Compagnie », travaille bien pour les Russes. Pour la PGU puis,
après décembre 1991, pour son héritier, le SVR. C’est dire s’il a
réussi le grand écart entre l’URSS de Gorbatchev et la Russie de
Boris Eltsine.
Au FBI d’en collecter les preuves : surveillance du courrier,
filatures, écoutes téléphoniques. Le dispositif Van Eck de captation à
petite distance – une camionnette garée dans la rue par exemple –
des radiations des touches frappées sur un clavier d’ordinateur et
des signaux du tube cathodique pour reconstituer des textes rédigés
sur le même PC est mis en œuvre. Il permettra de retrouver les
messages que l’agent double tirait et déposait dans ses boîtes aux
lettres pour ses traitants russes. Des textes détruits sur son
ordinateur et que le tribunal retiendra pour la première fois de
l’histoire judiciaire américaine comme pièces à conviction.
Ames se montrait prudent, mais les écoutes téléphoniques
permettront d’établir que Rosario, si elle n’y participait pas de
manière active, savait la trahison de son mari. Or elle était citoyenne
des États-Unis désormais.
Décidé à tirer les marrons d’un travail commun où la CIA a pris
plus que sa part, le FBI décide de faire de l’arrestation du couple un
événement médiatique à son seul profit. C’est sous l’œil des
caméras qu’Aldrich et Rosario Ames sont arrêtés par les G-Men
le 21 février 1994. Un bon coup de pub pour le Bureau fédéral.
L’impression générale est que la CIA était infiltrée et que c’est le FBI,
bon samaritain, qui a tiré d’affaire cette inconsciente.
Ames passe aux aveux. Le 28 avril, devant la cour fédérale
d’Alexandria, il plaide coupable. Se sachant condamné, son souci
est désormais de protéger Rosario, la femme pour les beaux yeux
de laquelle il a trahi, la mère de son enfant. Jugé responsable de la
mort d’au moins une dizaine d’agents exécutés par le KGB, ceux
qu’il avait dénoncés de peur qu’ils ne mettent le contre-espionnage
américain sur sa piste, il écopera de la prison à vie. Rosario, de six
années pour complicité.
L’affaire va connaître de forts prolongements politiques. Deux
jours après l’arrestation du couple, le président Bill Clinton et le vice-
président Al Gore réunissent à la Maison-Blanche James Woolsey,
le patron de la CIA, ainsi que des membres des commissions des
affaires étrangères de la Chambre des représentants et du Sénat.
Au menu de la rencontre, cette question : la découverte des activités
coupables d’Ames aura-t-elle des conséquences dans les rapports
avec l’URSS ?
La réponse est non, mais du coup le Comité sur le
renseignement du Sénat décide d’enquêter sur le cas Ames. Dix-
sept élus, dont le sénateur du Massachusetts et futur candidat
malheureux à la présidence John Kerry, participeront à ces travaux
sous la direction du président du Comité, Dennis DeConcini. Un
sénateur démocrate de l’Arizona qui se donnera même la peine
d’interviewer Ames dans sa prison le 5 août 1994.
Pour Langley, le rapport du Comité va se révéler meurtrier. Il se
place en effet entièrement du point de vue du FBI, épargné par des
critiques virulentes qui tombent comme la grêle sur la
« Compagnie ». Impliquée dans de nombreux scandales dans le
passé, la CIA n’a pas aussi bonne presse que le Bureau fédéral. Le
fait qu’elle ait mis tant de temps, presque dix ans, à démasquer le
traître en son sein n’arrange rien, même si ce long délai tient pour
une part au manque de coordination entre ses enquêteurs du
CI/STF et ceux de la task-force ANLACE.
On rit au FBI et on pleure à la CIA. Mais comme dit le proverbe,
mieux vaut attendre la fin de l’histoire. Pour Hanssen, ce sera son
arrestation le 18 février 2001 puis sa condamnation à la prison à vie
le 10 mai 2002. Il apparaîtra alors clairement qu’aucune des deux
agences fédérales n’a été épargnée par la trahison. Trois en
comptant la NSA avec Pelton et consorts. Et qu’aucune d’entre elles
n’a fait preuve de la nécessaire vigilance.
En 2002, de toute façon, l’URSS n’existe plus depuis dix ans et
cette guerre froide qui nous a occupés pendant quatre décennies est
terminée.

1. Identifié par le FBI en novembre 1985, Pelton écope de trois peines de


détention criminelle à perpétuité. Relâché en décembre 2006, il mourra en
juillet 2013, au moment où cet autre ancien de la NSA, Edward Snowden,
va faire éclater le scandale de la surveillance numérique mondiale.
2. La technique n’est pas nouvelle. En 1957, la StB tchèque avait été choisie
de préférence à la HvA est-allemande, trop visible, pour monter une série
d’attentats accompagnés d’inscriptions et de croix gammées attribuables cette
fois aux « revanchards néonazis » de RFA. Le 14 mai 1957, l’explosion d’une
boîte de cigares piégée coûtera ainsi la vie à Henriette Trémeaud, l’épouse du
préfet du Bas-Rhin.
3. Notons qu’entre la fin 2010 et la fin 2012, le Guoanbu chinois a pris le
même risque en arrêtant coup sur coup une vingtaine d’agents chinois de la
CIA, qui seront exécutés.
CONCLUSION

L’Occident a gagné la guerre froide. Pour cause de supériorité de


ses services secrets ? Non, puisque le KGB, le GRU, leurs « petits
frères » et « petites sœurs » d’Europe orientale furent souvent plus
efficaces qu’eux. Mais s’il opère pour le compte d’un système
idéologique clos, le meilleur officier du renseignement du monde ne
peut pas donner tout ce qu’il a. Quand un pouvoir ossifié et
dictatorial ne sait pas les mettre à profit, les informations secrètes
collectées perdent en effet beaucoup de leur valeur.
Tel est le paradoxe de la guerre froide, ce conflit non déclaré qui
fut, pour une bonne part, une guerre du renseignement. Au fil des
ans, l’efficacité relative des espions des deux bords a fini par
s’équilibrer, de sorte que le basculement final vers l’Ouest s’est
effectué sur d’autres plans : l’usure idéologique, l’aspiration à la
liberté, la technologie, l’économie.
En contenant leurs adversaires de l’Est le temps que le
dynamisme du système soviétique s’épuise et qu’il finisse par
s’effondrer sous le poids de ses « contradictions internes », les
services secrets occidentaux n’ont certainement pas gagné la guerre
froide à eux tout seuls. Mais ils ont établi, parmi d’autres, quelques-
uns des facteurs qui allaient permettre à l’Occident de la remporter.
Quelles seront les grandes affaires des services secrets du
e
XXI siècle ? Les deux décennies écoulées depuis sa naissance en

donnent une idée.


La première de ces grandes affaires fut, sans conteste, la
défection d’Edward Snowden en 2013. Faisant apparaître l’existence
d’une surveillance numérique mondialisée, l’ampleur du scandale
soulignait cette ligne de force : l’élément technologique.
Restait l’élément humain. Le travail de fourmi de Snowden,
collectant donnée après donnée certains programmes d’espionnage
numériques de la NSA avant de les exfiltrer, a également mis ce
facteur en évidence. La machinerie des « grandes oreilles »
américaines révélée à l’opinion mondiale par un individu isolé
capable de déjouer par son astuce personnelle toutes les
procédures de sécurité interne, mais qui aura ensuite l’idée pour le
moins compromettante de chercher refuge en Russie.
Les systèmes les mieux verrouillés ont une faille. Sans
s’aventurer plus avant, on peut pronostiquer que les guerres
secrètes du futur sont donc appelées à combiner l’activité des
hommes avec celle des machines qu’ils ont créées. Asymétriques,
certaines d’entre elles rappelleront que small is beautiful comme on
ne dit pas en français. Et que la France, justement, peut y jouer sa
propre partition.
Combiner le facteur humain et le facteur technologique, mais en
proportions variables. Ces proportions qui vont, justement,
déterminer la physionomie des conflits de l’ombre à venir. Une
manière de dire que si l’univers du renseignement de demain
ressemblera à celui d’aujourd’hui, il en différera dans une large
mesure. L’accélération de l’Histoire vaut aussi pour celle des
services secrets, de leurs acteurs et, naturellement, de leurs affaires.
On parle fréquemment aujourd’hui de « nouvelle guerre froide »
pour caractériser le bras de fer entre États-Unis et Chine populaire
sans cesse à l’affût de nouvelles formes, de nouveaux terrains. C’est
à la fois vrai et faux.
Vrai parce qu’en effet la tension s’accroît entre Washington, dont
la politique ne fait souvent que décourager ses propres alliés, et
Pékin, à la recherche d’un leadership planétaire et, ce faisant, de
nouveaux partenaires, voire de nouveaux vassaux.
Faux puisque cet affrontement global se joue, pour l’instant du
moins, sans menace militaire directe.
Notre monde ne voit plus, ou pas encore, l’apocalypse nucléaire
comme une issue possible à court terme, comme ce fut le cas du
début des années 1950 jusqu’à la fin des années 1980. Ce qui se
profile, c’est l’aggravation d’un combat multifronts sans merci, où les
services secrets sont appelés à jouer un rôle accru, eux qu’on
croyait promis au magasin des accessoires depuis l’implosion
de l’URSS.
Deux remarques paraissent s’imposer à cet égard.
La première concerne la différence d’attitude entre l’Union
soviétique naissante et la Chine populaire. Quand Moscou affichait
dès le début des années 1920 une volonté d’hégémonie planétaire
au nom du marxisme-léninisme, la guerre froide a eu raison de cette
ambition.
En proie à une série de crises internes et à une guerre
destructrice contre l’agresseur japonais, la Chine n’a commencé au
contraire son développement que dans les années 1980, sous la
férule de Deng Xiaoping. Et c’est seulement à l’ère Xi Jinping que
Pékin a proclamé urbi et orbi l’« agenda 2049 », soit une Chine
première puissance mondiale pour le centième anniversaire de la
prise de pouvoir par Mao.
Autre observation, la faiblesse du rôle de l’Europe dans cette
partie planétaire. On ne parle pas seulement de la quasi-inexistence
d’une « Europe du renseignement », que nul n’ose plus invoquer,
même sous forme incantatoire, mais de son refus de peser sur
l’arène internationale autrement que par des appels à la paix qui ne
contrarient personne mais, justement, ne garantissent en rien le
maintien d’une planète pacifique.
On parle ici de renseignement au sens stratégique et mondial du
terme car, sur le terrain de l’antiterrorisme, la coordination
européenne fonctionne à peu près bien. Un renseignement
stratégique et mondial dont le domaine ne cesse de s’agrandir,
concernant désormais aussi bien l’espace que le cyberespace, ou
encore le fond des océans par lequel transite l’écrasante majorité
des connexions Internet au travers des câbles sous-marins.
Tout cela renvoie en somme à cet autre enjeu : la protection de
notre vie personnelle, donc celle de nos libertés. Elles nous
conviennent, veillons à les préserver…
BIBLIOGRAPHIE

Les sources bibliographiques sont présentées chapitre par chapitre.


Une préférence de principe est donnée aux ouvrages en français,
qu’il s’agisse de textes originaux ou de traductions d’une langue
étrangère.
Quand les ouvrages ne sont pas disponibles en français, c’est
l’édition originale qui est référencée. Dans certains cas où le
texte français est franchement incomplet, l’édition originale est
citée en parallèle de l’édition française.

Chapitre 1
ANDREW, Christopher, et GORDIEVSKY, Oleg, Le KGB dans le monde,
1917-1990, Paris, Fayard, 1990.
ANDREW, Christopher, et MITROKHIN, Vasili, The Mitrokhin Archives,
the KGB in Europe and the West, Londres, Allen Lane/The
Penguin Press, 1990.
ANDREW, Christopher, et MITROKHINE, Vassili, Le KGB contre l’Ouest,
1917-1991, Paris, Fayard, 2000.
CORSON, William R., et CROWLEY, Robert T., The New KGB. Engine
of Soviet Power, New York, William Morrow, 1986.
COSTANTINI, colonel Aimé, Les Grands Chefs militaires soviétiques,
tome 1, Les Bâtisseurs de l’Armée rouge, 1918-1938, Vincennes,
Service historique de l’armée de terre, 1971.
COURTOIS, Stéphane, Lénine, l’inventeur du totalitarisme, Paris,
Perrin, 2017.
DZIAK, John J., Chekisty. A History of the KGB, New York, Ivy Books,
1988.
FALIGOT, Roger, et KAUFFER, Rémi, Histoire mondiale du
renseignement, tome 1, 1870-1939, Paris, Robert Laffont, 1993.
MILTON, Giles, Roulette russe. La guerre secrète des espions anglais
contre le bolchevisme, Paris, Noir sur Blanc, 2015.
MELGOUNOV, Sergueï, La Terreur rouge en Russie, 1918-1924,
préface de Georges Sokoloff, Paris, Éditions des Syrtes, 2004.
PIPES, Richard, The Unknow Lenin from the Secret Archive, New
Haven et Londres, Yale University Press, 1998.
REILLY, Sidney G., et Mme P. REILLY, La Vie aventureuse de Sidney
Reilly, Paris, Éditions de la Nouvelle Revue critique, 1931.
RID, Thomas, Actives Measures. The Secret History of
Desinformation and Political Warfare, Londres, Profile Books
Ltd, 2020.
SAYERS, Michel, et KAHN, Albert A., La Grande Conspiration contre la
Russie. La guerre secrète contre la Russie soviétique, Paris,
Éditions Hier et Aujourd’hui, 1947.
SHULTZ, Richard H., et GODSON, Roy, Dezinformatsia. Mesures
actives de la stratégie soviétique, Paris, Anthropos, 1986.
VILLEMAREST, Pierre de (en collaboration avec Clifford A. KIRACOFF),
GRU, le plus secret des services soviétiques, Paris, Stock, 1988.
YOUZEFOVITCH, Leonid, La Route d’hiver. Iakoutie, 1922-1923, Paris,
Noir sur Blanc, 2020.

Chapitre 2
BOYLE, Andrew, Un climat de trahison, Paris, JC Lattès, 1980.
CAIRNCROSS, John, The Enigma Spy. The Story of the Man who
Changed the Course of World War II, Londres, Century, 1997.
CARTER, Miranda, Gentleman espion. Les doubles vies d’Anthony
Blunt, Paris, Payot, 2006.
CAVE-BROWN, Anthony, Philby père et fils, la trahison dans le sang,
Paris, Pygmalion, 1997.
COOKRIDGE, E. H., La Vérité sur Philby, l’agent double du siècle,
Paris, Fayard, 1968.
COSTELLO, John, et TSAREV, Oleg, Deadly Illusions, Londres,
Random House, 1993.
FALIGOT, Roger, « Kim Philby passe aux rouges », Historia spécial,
o e
n 8, « Les grands espions du XX siècle », novembre-
décembre 2012.
FALIGOT, Roger, et KAUFFER, Rémi, As-tu vu Cremet ?, Paris, Fayard,
1991.
—, L’Hermine rouge de Shanghai, Nantes, Les Portes du Large,

2005.
HONIGMANN, Barbara, L’Agent recruteur, Paris, Denoël, 2008.
KAUFFER, Rémi, Les Femmes de l’ombre. L’histoire occultée des
espionnes, Paris, Perrin, 2019.
—, « Philby père et fils, les faux amis de la gentry », Historia spécial,
o
n 122, « Les grands traîtres de l’Histoire », novembre 2009.
KNIGHTLEY, Philip, interview en trois volets de Kim Philby dans le
Sunday Times. Volet 1, « How I Got Away », 20 mars 1988 ;
Volet 2, « How the Russians Recruited Me », 27 mars 1988 ;
Volet 3, « That Bloody Man Burgess », 3 avril 1988.
LAPORTE, Maurice, Espions rouges, Paris, Librairie de la Revue
française/Alexis Redier, 1929.
MACINTYRE, Ben, Kim Philby, l’espion qui trahissait ses amis, préface
de John Le Carré, Bruxelles, Ixelles éditions, 2014.
MODINE, Youri Ivanovitch, Mes camarades de Cambridge. J’étais
l’officier traitant de Philby, Burgess, Maclean, Blunt, Cairncross,
Paris, Robert Laffont, 1994.
MONROE, Elisabeth, Philby of Arabia, avant-propos de sir James
Craig, Reading, Garnet Publishing Ltd, 1998.
PAGE, Bruce, KNIGHTLEY, Philip, et LEITCH, David, Philby, l’Intelligence
Service aux mains d’un agent soviétique, Paris, Robert Laffont,
1968.
PHILBY, Kim, Ma guerre silencieuse, Paris, Robert Laffont, 1968.
PINCHER, Chapman, Too Secret, Too Long. The Great Betrayal of
Britain’s Crucial Secrets and the Cover-Up, Londres,
Sidgwick & Jackson, 1984.
WEST, Nigel, Molehunt. The Full Story of the Soviet Spy in MI5,
Londres, Coronet Books, 1987.
WRIGHT, Peter, et GREENGRASS, Paul, Spycatcher. The Candid
Autobiography of a Senior Intelligence Officer, New York, Dell
Publishing, 1987.

Chapitre 3
ACCOCE, Pierre, et QUET, Pierre, La guerre a été gagnée en Suisse,
1939-1945, Paris, Librairie académique Perrin, 1966.
ARSENIJEVIC, Drago, Genève appelle Moscou. Le mystère Roessler,
la plus grande énigme de la guerre secrète contre Hitler, Paris,
JC Lattès, 1981.
BOURGEOIS, Guillaume, « À Berlin, le chef de l’Orchestre rouge meurt
o
sous la hache des nazis », Historia, n 618, juin 1998.
—, « La légende de l’Orchestre rouge », dossier présenté en vue de
l’obtention de l’habilitation à diriger des recherches en histoire
contemporaine, université de Paris-Sorbonne, 2013.
os
—, « Vie et mort de Henri Robinson », Communisme, n 40-41,
L’Âge d’Homme, Paris, 1995.
—, La Véritable Histoire de l’Orchestre rouge, Paris, Nouveau
Monde, 2015.
COSTELLO, John, et TSAREV, Oleg, Deadly Illusions, Londres,
Random House, 1993.
DUNGLAS, Dominique, « L’Orchestre rouge : l’espion réhabilité »,
o
Le Point, n 1005, 21 décembre 1991.
FALIGOT, Roger, et KAUFFER, Rémi, Service B. Le réseau
d’espionnage le plus secret de la Seconde Guerre mondiale,
Paris, Fayard, 1985.
GOUREVITCH, Anatoli, Un certain monsieur Kent, Paris,
Grasset, 1995.
HERMANUS, Merry, L’Orchestre rouge. Les derniers secrets, Paris,
Jourdan, 2020.
HOFFMANN, Peter, The History of the German Resistance, 1933-
1945, Cambridge, The MIT Press, 1977.
MARNACH, Leo, Note de synthèse sur l’Orchestre rouge établie
en 1945 pour les services français par le Luxembourgeois Leo
Marnach, ancien secrétaire d’Oscar Reile à la section III-f
(contre-espionnage) de l’Abwehr. Archives de l’auteur.
OHLER, Norman, Les Infiltrés. L’histoire des amants qui défièrent
Hitler, Paris, Payot, 2020.
OLIVARES, Javier, « El espía que volvió del frio. Un ex-agente
soviético revela en exclusiva la verdadera historia de la
Orquestre Roja, el martillo de los nazis », Cambio 16,
o er
n 1106, 1 février 1993.
PERRAULT, Gilles, L’Orchestre rouge, Paris, Fayard, 1989.
RADÓ, Sándor, Sous le pseudonyme « Dora », pour la première fois,
le chef d’un réseau de renseignements soviétique parle, Paris,
Julliard, 1972.
RAMÓN, Pablo, « En busca de un padre que fue espía de Stalin »,
o
Cambio 16, n 940, 4 décembre 1989.
READ, Anthony, et FISHER, David, Opération Lucy. Le réseau
d’espionnage le plus secret de la Seconde Guerre mondiale,
Paris, Fayard, 1980.
TREPPER, Leopold (en collaboration avec Patrick ROTMAN), Le Grand
Jeu. Mémoires du chef de l’Orchestre rouge, Paris, Albin Michel,
1975.
WOLTON, Thierry, Le Grand Recrutement, Paris, Grasset, 1993.
YOUZEFOVITCH, Leonid, La Route d’hiver. Iakoutie, 1922-1923, Paris,
Noir sur Blanc, 2020.

Chapitre 4
CORSON, William R., et Crowley, Robert T., The New KGB. Engine of
Soviet Power, New York, William Morrow, 1986.
DALLIN, David J., Soviet Espionage, Yale, Yale University
Press, 1955.
GRAMONT, Sanche de, La Guerre secrète, Paris, Club des amis du
livre, 1963.
KREMER, J. V., Le Livre noir de l’espionnage, Paris, Fleuve
Noir, 1955.
LOKHOVA, Svetlana, The Spy Who Changed History. The Untold
Story of How the Soviet Union Won the Race for America’s Top
Secrets, Londres, William Collins, 2019.
O’SULLIVAN, Donal, Dealing With the Devil. Anglo-Soviet Cooperation
During the Second World War, New York, Peter Lang, 2010.
SHULTZ, Richard H., et GODSON, Roy, Dezinformatsia. Mesures
actives de la stratégie soviétique, Paris, Anthropos, 1986.
SOUDOPLATOV, Pavel, et SOUDOPLATOV, Anatoli (avec Jerrold et Leona
SCHECTER), Missions spéciales. Mémoires du maître espion
soviétique Pavel Soudoplatov, préface de Robert Conquest,
Paris, Seuil, 1994.
THOM, Françoise, Béria, le Janus du Kremlin, Paris, Éditions du
Cerf, 2013.

Chapitre 5
BERTRAND, Gustave, Enigma, ou la Plus Grande Énigme de la
guerre, Paris, Plon, 1977.
FOUCRIER, Jean-Charles, La Guerre des scientifiques, 1939-1945,
Paris, Perrin, 2019.
GIVIERGE, général Marcel, Cours de cryptographie, Paris, Berger-
Levrault, 1936.
INGERSOLL, Ralph, Ultra Secret, Paris, La Jeune Parque, 1947.
KAHN, David, La Guerre des codes secrets, Paris,
InterÉditions, 1980.
KARPMAN, Gilbert, Cryptologie, une histoire des écritures secrètes
des origines à nos jours, Paris, Lavauzelle, 2006.
LEHNING, Hervé, La Bible des codes secrets, Paris,
Flammarion, 2019.
MCKAY, Sinclair, Les Casseurs de codes de la Seconde Guerre
mondiale, Bruxelles, Ixelles éditions, 2012.
MEDRALA, Jean, Les Réseaux de renseignements franco-
polonais, 1940-1944, Paris, L’Harmattan, 2005.
PAILLOLE, Paul, L’Homme des services secrets. Entretiens avec
Alain-Gilles Minella, préface de l’amiral Lacoste, Paris,
Julliard, 1995.
—, Notre espion chez Hitler, Paris, Robert Laffont, 1985 (réédition
en 2011 avec une préface du colonel Frédéric Guelton mais sans
cahier photo par Nouveau Monde).
PATERSON, Michael, Paroles de combattants. La guerre secrète,
Bruxelles, Éditions Luc Pire, 2008.
RICHELSON, Jeffrey T., A Century of Spies, Intelligence in the
Twentieth Century, Oxford, New York, Oxford University
Press, 1995.
SEBAG-MONTEFIORE, Hugh, Enigma. The Battle for the Code, Londres,
Weidenfeld & Nicolson, 2000.
SINGH, Simon, Histoire des codes secrets de l’Égypte des pharaons
à l’ordinateur quantique, Paris, JC Lattès, 1999.
TURING, Dermot, Enigma, ou Comment les Alliés ont réussi à casser
le code nazi, préface de Bernard Émié, directeur général de la
Sécurité extérieure, Paris, Nouveau Monde/ministère des
Armées, 2019.

Chapitre 6
AMBROSE, Stephen E., Les Services secrets d’Eisenhower, Paris,
Guy Le Prat, 1982.
ATKINSON, Rick, An Army at Dawn. The War in North Africa, 1942-
1943, Londres, Abacus, 2004.
BAUWENS, J. (dir.), Dossier 1939-1945, Abwehr contre Londres,
Bruxelles, Pierre de Méyère éditeur, date non spécifiée.
BUREAU, Jacques, Un soldat menteur, Paris, Robert Laffont, 1992.
CAVE-BROWN, Anthony, La Guerre secrète. Le rempart des
mensonges, tome 1, Origine des moyens spéciaux et premières
e
victoires alliées, tome 2, Le Jour J et la fin du III Reich, Paris,
Pygmalion/Gérard Watelet, 1981.
CÉCILE, Jean-Jacques, Histoire secrète des SAS, l’élite des forces
spéciales britanniques, Paris, Nouveau Monde, 2009.
CHAMINE (pseudonyme de Geneviève Dumais), Suite française. La
conjuration d’Alger, Paris, Albin Michel, 1946.
—, Suite française. La querelle des généraux, Paris, Albin Michel,

1952.
CRUSOE (pseudonyme de Jacques Lemaigre-Dubreuil), Vicissitudes
d’une victoire, Paris, Éditions de l’âme française, 1946.
DESTREMAU, Christian, Ian Fleming. Les vies secrètes du créateur de
James Bond, Paris, Perrin, 2020.
FALIGOT, Roger, Markus, espion allemand, Paris, Messidor/Temps
actuels, 1984.
FOOT, Michael R. D., SOE in France. An Account of the Work of the
British Special Operations Executive in France, 1940-1945,
Londres, Her Majesty’s Stationery Office, 1966.
—, Des Anglais dans la Résistance, le service secret britannique

d’action SOE en France, 1940-1944, avant-propos de Jean-Louis


Crémieux-Brilhac, Paris, Tallandier, 2008.
GIRAUD, général Henri, Un seul but, la victoire. Alger 1942-1944,
Paris, Julliard/Sequana, 1949.
HOLT, Thaddeus, The Deceivers, Allied Military Deception in the
Second World War, Londres, Phoenix, 2005.
JEFFERY, Keith, MI6, The History of the Secret Intelligence Service,
1909-1949, Londres, Bloomsbury, 2011.
JUNOT, Michel, Opération Torch, Paris, De Fallois, 2001.
KAUFFER, Rémi, Histoire mondiale des services secrets de l’Antiquité
à nos jours, Paris, Perrin, 2015 ; coll. « Tempus », 2017.
MACINTYRE, Ben, Les Espions du Débarquement, Bruxelles, Ixelles
éditions, 2012.
MALOUBIER, Bob, La Vie secrète de sir Dansey, maître espion, Paris,
Albin Michel, 2015.
—, Les Coups tordus de Churchill, Paris, Calmann-Lévy, 2010.

NORD, Pierre, L’Intoxication, arme absolue dans la guerre


subversive, Paris, Fayard, 1971.
—, « L’intoxication, arme principale de la guerre subversive »,
o
Espionnage, n 2, août 1970.
PIGOREAU, Olivier, Nom de code Atlas. L’espion français qui trompa
Hitler, Paris, Nouveau Monde, 2011.
PRIME, Christophe, Les Commandos SAS dans la Seconde Guerre
mondiale, Paris, Tallandier, 2013.
VINCENT, capitaine J. N., « Journaux de marche du French Squadron
SAS en Libye (1942-1943) », Revue historique des
armées, 5e année, no 1, 1978.
WEST, Nigel, The Story of SOE, Britain’s Wartime Sabotage
Organisation, Londres, John Curtis/Hodder & Stoughton, 1992.
WIGHTON, Charles, et PEIS, Günter, Les Espions de Hitler, Paris,
Fayard, 1965.

Chapitre 7
BAUWENS, J. (dir.), Dossier 1939-1945, Abwehr contre Londres,
Bruxelles, Pierre de Méyère éditeur, date non spécifiée.
FALIGOT, Roger, Markus, espion allemand, Paris, Messidor/Temps
actuels, 1984.
GANIER-RAYMOND, Philippe, Le Réseau étranglé, Fayard/La guerre
secrète, 1967.
JEFFERY, Keith, MI6, The History of the Secret Intelligence Service,
1909-1949, Londres, Bloomsbury, 2011.
KHLEVNIUK, Oleg, Staline, Paris, Belin, 2017.
WEST, Nigel, MI6 : British Secret Intelligence Service
Operations 1909-45, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1983.
—, The Story of SOE, Britain’s Wartime Sabotage Organisation,
Londres, John Curtis/Hodder & Stoughton, 1992.
WIGHTON, Charles, et PEIS, Günter, Les Espions de Hitler, Paris,
Fayard, 1965.

Chapitre 8
BAUWENS, J. (dir.), Dossier 1939-1945, Abwehr contre Londres,
Bruxelles, Pierre de Méyère éditeur, date non spécifiée.
BLOCH, Gilbert, Renseignement et intoxication durant la Seconde
Guerre mondiale, l’exemple du débarquement, Paris,
L’Harmattan, 1999.
BUREAU, Jacques, Un soldat menteur, Paris, Robert Laffont, 1992.
CAVE-BROWN, Anthony, La Guerre secrète. Le rempart des
mensonges, tome 1, Origine des moyens spéciaux et premières
e
victoires alliées, tome 2, Le Jour J et la fin du III Reich, Paris,
Pygmalion/Gérard Watelet, 1981.
DESTREMAU, Christian, Opération Garbo. Le dernier secret du jour J,
Paris, Perrin, 2004.
HOLT, Thaddeus, The Deceivers, Allied Military Deception in the
Second World War, Londres, Phoenix, 2005.
KAUFFER, Rémi, « Le réseau Prosper “vendu” par les Anglais »,
interview de Jacques Bureau, Historia, no 632, août 1999.
—, Les Femmes de l’ombre. L’histoire occultée des espionnes, Paris,
Perrin, 2019.
—, Les Maîtres de l’espionnage, Perrin, 2017 ; réédition revue et

complétée dans la coll. « Tempus », 2020.


LANGER, William L., Le Jeu américain à Vichy, Paris, Plon, 1948.
LARTÉGUY, Jean, et MALOUBIER, Bob, Triple jeu : l’espion Déricourt,
Paris, Robert Laffont, 1992.
MACINTYRE, Ben, Les Espions du Débarquement, Bruxelles, Ixelles
éditions, 2012.
MALOUBIER, Bob, La Vie secrète de sir Dansey, maître espion, Paris,
Albin Michel, 2015.
—, Les Coups tordus de Churchill, Paris, Calmann-Lévy, 2010.

—,Les Secrets du jour J. Opération Fortitude : Churchill mystifie


Hitler, Paris, La Boétie, 2014.
MOSLEY, Leonard, Le Druide, Paris, Pygmalion/Gérard
Watelet, 1983.
PERRAULT, Gilles, Le Secret du jour J, Paris, Fayard, 1964.
WIGHTON, Charles, et PEIS, Günter, Les Espions de Hitler, Paris,
Fayard, 1965.

Chapitre 9
AFTALION, Florian, La Trahison des Rosenberg, Paris, JC
Lattès, 2003.
—, « L’affaire Rosenberg, fin d’une longue histoire », Communisme,
os
n 99/100/101, année 2009-2010.
BARRON, John, KGB, Bruxelles, Elsevier Séquoia, 1975.
BIEW, A. M., Kapitza, père de la bombe atomique russe, Paris, Pierre
Horay, 1955.
CLOSE, Frank, Le Mystère Pontecorvo, Paris, Flammarion, 2015.
CORSON, William R., et CROWLEY, Robert T., The New KGB. Engine
of Soviet Power, New York, William Morrow, 1986.
DALLIN, David J., Soviet Espionage, Yale, Yale University
Press, 1955.
FALIGOT, Roger, « Les taupes soviétiques au cœur du programme
o
Manhattan », Historia, n 644, août 2000.
FALIGOT, Roger, et KAUFFER, Rémi, Les Maîtres espions, tome 2 de
l’Histoire mondiale du renseignement, Paris, Robert
Laffont, 1994.
FEKLISSOV, Alexandre (avec Sergueï KOSTINE), Confession d’un
agent soviétique, Paris, Le Rocher, 1999.
GRAMONT, Sanche de, La Guerre secrète, Paris, Club des amis du
livre, 1963.
HIRSCH, Richard, Espionnage atomique, Paris, SFELT, 1948.
HYDE, H. Montgomery, The Atom Bom Spies, New York, Ballantine
Books, 1981.
KAUFFER, Rémi, « Au cœur de l’opération Manhattan », Le Point,
17 décembre 2015.
o
—, « Qui a volé le secret de la bombe ? », Historia spécial, n 44,

« Révélations des archives soviétiques », novembre-


décembre 1996.
o
—, « Le drame des Rosenberg », Historia, n 644, août 2000.
o
—, « Les Rosenberg, bel et bien coupables ! », Historia spécial, n 8,
e
« Les grands espions du XX siècle », novembre-décembre 2012.
—, « Les Rosenberg, bel et bien coupables ! », dans Les Traîtres et
autres Judas de l’Histoire, Paris, Belin-Le Point, 2014.
KREMER, J. V., Le Livre noir de l’espionnage, Paris, Fleuve
Noir, 1955.
LOKHOVA, Svetlana, The Spy Who Changed History. The Untold
Story of How the Soviet Union Won the Race for America’s Top
Secrets, Londres, William Collins, 2019.
MACINTYRE, Ben, Agent Sonya. La Plus Grande Espionne de la
Russie soviétique, Paris, De Fallois, 2020.
MAJOR, John, The Oppenheimer Hearing, New York, Stein & Day,
1971.
MILTON, Joyce, et RADOSH, Ronald, Dossier Rosenberg, Paris,
Hachette, 1985.
MOOREHEAD, Alan, La Double Vie de Fuchs, Pontecorvo et Nunn
May, les espions atomiques, Paris, Calmann-Lévy, 1953.
RADOSH, Ronald, Preuve supplémentaire contre les Rosenberg,
Paris, Albin Michel, Les Cahiers d’histoire sociale, 1996.
SHULTZ, Richard H., et GODSON, Roy, Dezinformatsia. Mesures
actives de la stratégie soviétique, Paris, Anthropos, 1986.
SOUDOPLATOV, Pavel, et SOUDOPLATOV, Anatoli (avec Jerrold et Leona
SCHECTER), Missions spéciales. Mémoires du maître espion
soviétique Pavel Soudoplatov, préface de Robert Conquest,
Paris, Seuil, 1994.
TCHIKOV, Vladimir, et KERN, Gary, Comment Staline a volé la bombe
atomique aux Américains, Paris, Robert Laffont, 1996.
THOM, Françoise, Beria, le Janus du Kremlin, Paris, Éditions du
Cerf, 2013.

Chapitre 10
DALLIN, David J., Soviet Espionage, Yale, Yale University
Press, 1955.
FALIGOT, Roger, et KAUFFER, Rémi, « Esquisse d’un portrait de
os e
Markus Wolf », dans Communisme, n 24-25, 4 trimestre 1989-
1er trimestre 1990.
GRAMONT, Sanche de, La Guerre secrète, Paris, Club des amis du
livre, 1963.
KHLEVNIUK, Oleg, Staline, Paris, Belin, 2017.
KREMER, J. V., Le Livre noir de l’espionnage, Paris, Fleuve
Noir, 1955.
LEONHARD, Wolfgang, Un enfant perdu de la Révolution, Paris,
France-Empire, 1983.
LOKHOVA, Svetlana, The Spy Who Changed History. The Untold
Story of How the Soviet Union Won the Race for America’s Top
Secrets, Londres, William Collins, 2019.
MURPHY, David E., et KONDRASHEV, Sergei A. (avec George BAILEY),
Battleground Berlin. CIA vs KGB in the Cold War, New Haven et
Londres, Yale University Press, 1997.
SHULTZ, Richard H., et GODSON, Roy, Dezinformatsia. Mesures
actives de la stratégie soviétique, Paris, Anthropos, 1986.
SOUTOU, Georges-Henri, La Guerre de Cinquante Ans. Les relations
Est-Ouest, 1943-1990, Paris, Fayard, 2001.
THOM, Françoise, Béria, le Janus du Kremlin, Paris, Éditions du
Cerf, 2013.
VILLEMAREST, Pierre de (en collaboration avec Clifford A. KIRACOFF),
GRU, le plus secret des services soviétiques, Paris, Stock, 1988.
VOGEL, Steve, Betrayal in Berlin. The True Story of the Cold War’s
Most Audacious Espionage Operation, New York, HarperCollins
Publishers, 2019.
WITTLIN, Thaddeus, Beria, vie et mort du chef de la police secrète
soviétique, Paris/Bruxelles, Elsevier, 1972.
WOLF, Markus, L’Œil de Berlin, entretiens de Maurice Najman avec
le patron des services secrets est-allemands, Paris,
Balland, 1992.
—, L’Homme sans visage. Mémoires du plus grand maître espion

communiste, Paris, Plon, 1998.

Chapitre 11
BARTOSEK, Karel, Les Aveux des archives. Prague-Paris-
Prague, 1948-1968, Paris, Seuil, 1996.
BRANKOV, Lazare, « Affaire Rajk, le témoignage d’un survivant »,
os
dans Communisme, n 26-27, 1990.
DROIT, Emmanuel, Les Polices politiques du bloc de l’Est, Paris,
Gallimard, 2019.
FALIGOT, Roger, et KAUFFER, Rémi, Les Maîtres espions, tome 2 de
l’Histoire mondiale du renseignement, Paris, Robert
Laffont, 1994.
HESSLING, Peter, « La clef du mystère Field », dans Europe
Magazine, no 189, 28 octobre 1954.
HOFFMANN, Peter, The History of the German Resistance, 1933-
1945, Cambridge, The MIT Press, 1977.
KHLEVNIUK, Oleg, Staline, Paris, Belin, 2017.
KOPÁCSI, Sandor, Au nom de la classe ouvrière, Paris, Robert
Laffont, 1979.
POTEKHINE, Alexandre, « Donnés par Dulles et Beria », dans Temps
o
Nouveaux, n 33, 1990.
RICHELSON, Jeffrey T., A Century of Spies, Intelligence in the
Twentieth Century, Oxford, New York, Oxford University
Press, 1995.
SMITH, Bradley F., The Shadow Warriors, OSS and the Origins of the
CIA, New York, Basic Books, 1983.
STEVEN, Stewart, Le Grand Piège. Comment, au temps de la guerre
froide et des grands procès en Europe de l’Est, les services
secrets américains ont manipulé Staline et ses agents, Paris,
Robert Laffont, 1974.
TALBOT, David, The Devil’s Chessboard. Allen Dulles, the CIA and
the Rise of America’s Secret Government, Londres, William
Collins, 2016.
THOM, Françoise, Béria, le Janus du Kremlin, Paris, Éditions du
Cerf, 2013.

Chapitre 12
KAUFFER, Rémi, « Berlin, nid d’espions », Le
Point, 17 décembre 2015.
LEONHARD, Wolfgang, Un enfant perdu de la Révolution, Paris,
France-Empire, 1983.
MURPHY, David E., et KONDRASHEV, Sergei A. (avec George BAILEY),
Battleground Berlin. CIA vs KGB in the Cold War, New Haven et
Londres, Yale University Press, 1997.
SHULTZ, Richard H., et GODSON, Roy, Dezinformatsia. Mesures
actives de la stratégie soviétique, Paris, Anthropos, 1986.
THOM, Françoise, Béria, le Janus du Kremlin, Paris, Éditions du Cerf,
2013.
VOGEL, Steve, Betrayal in Berlin. The True Story of the Cold War’s
Most Audacious Espionage Operation, New York, HarperCollins
Publishers, 2019.
WITTLIN, Thaddeus, Beria, vie et mort du chef de la police secrète
soviétique, Paris/Bruxelles, Elsevier, 1972.
WOLF, Markus, L’Œil de Berlin, entretiens de Maurice Najman avec
le patron des services secrets est-allemands, Paris,
Balland, 1992.
—, L’Homme sans visage. Mémoires du plus grand maître espion

communiste, Paris, Plon, 1998.

Chapitre 13
ALEXANDROV, Victor, « Otto John a-t-il trahi ? », dans Espionnage,
o
n 4, octobre 1970.
—, L’Ukrainien Khrouchtchev, Paris, Plon, 1957.
DELMER, Sefton, Opération Radio-noire. Black Boomerang, Paris,
Stock, 1963.
HOFFMANN, Peter, The History of the German Resistance, 1933-
1945, Cambridge, The MIT Press, 1977.
MUELLER, Michael, et SCHMIDT-EENBOOM, Erich, Histoire des services
secrets allemands, préface de Roger Faligot, Paris, Nouveau
Monde, 2009.
MURPHY, David E., et KONDRASHEV, Sergei A. (avec George BAILEY),
Battleground Berlin. CIA vs KGB in the Cold War, New Haven et
Londres, Yale University Press, 1997.
WOLF, Markus, L’Œil de Berlin, entretiens de Maurice Najman avec
le patron des services secrets est-allemands, Paris,
Balland, 1992.
—, L’Homme sans visage. Mémoires du plus grand maître espion
communiste, Paris, Plon, 1998.
ZOLLING, Hermann, et HÖHNE, Heinz, Le Réseau Gehlen. Les
services secrets allemands dans les pays de l’Est, Paris,
Calmann-Lévy, 1973.

Chapitre 14
BLAKE, George, Une vie d’espion. Mémoires, Paris, Stock, 1990.
COOKRIDGE, E. H., George Blake Double Agent, Londres, Hodder
Paperbacks, 1970.
LOPEZ, Jean, et OTKHMEZURI, Lasha, Joukov, l’homme qui a vaincu
Hitler, Paris, Perrin, 2013.
MURPHY, David E., et KONDRASHEV, Sergei A. (avec George BAILEY),
Battleground Berlin. CIA vs KGB in the Cold War, New Haven et
Londres, Yale University Press, 1997.
Non signé, « La fuite de l’espion anglais Blake », Les Espions et le
o
monde secret, n 2, 1973.
o
POUGET, Jean, Le Manifeste du camp n 1. Le calvaire des officiers
français prisonniers du Viêt-minh, Paris, Tallandier, 2012.
VOGEL, Steve, Betrayal in Berlin. The True Story of the Cold War’s
Most Audacious Espionage Operation, New York, HarperCollins
Publishers, 2019.

Chapitre 15
BERNIKOW, Louise, Abel, New York, Trident Press, 1970.
DALLIN, David J., Soviet Espionage, Yale, Yale University
Press, 1955.
DONOVAN, James B., L’Affaire Abel, Paris, l’Archipel, 2015.
—, Strangers on a Bridge. The Case of Colonel Abel, New York,
Atheneum, 1964.
HENKINE, Cyrille, L’Espionnage soviétique. Le cas Rudolf Abel, Paris,
Fayard, 1981.
Non signé, « L’espion du silence. Les messages du colonel Abel »,
dans Les Espions et le monde secret, no 2, 1973.
POWERS, Francis Gary (avec Curt GENTRY), J’étais pilote espion,
Paris, Calmann-Lévy, 1970.
RICHELSON, Jeffrey T., A Century of Spies, Intelligence in the
Twentieth Century, Oxford, New York, Oxford University
Press, 1995.

Chapitre 16
BROUSSARD, Philippe, et PONTAUT, Jean-Marie, « L’agent de Paris des
Soviétiques », dans Les Grandes Affaires d’espionnage. Guerre
froide, chute du mur, secrets d’État, terrorisme, Paris,
L’Express, 2012.
Bulletin d’études et d’informations politiques internationales,
« L’Espionnage soviétique en France de 1945 à 1955 », Paris,
BEIPI, 1955.
FALIGOT, Roger, GUISNEL, Jean, et KAUFFER, Rémi, Histoire politique
des services secrets français de la Seconde Guerre mondiale à
nos jours, Paris, La Découverte, 2012.
FALIGOT, Roger, et KROP, Pascal, DST, police secrète, Paris,
Flammarion, 1999.
GIRAUD, Henri-Christian, De Gaulle et les communistes, tome 1,
L’Alliance, juin 1941-mai 1943, tome 2, Le Piège, mai 1943-
janvier 1946, Paris, Albin Michel, 1988 et 1989.
—, De Gaulle et les communistes, tome 1, L’Histoire secrète,
juin 1941- octobre 1944, Paris, Perrin, 2020.
WOLTON, Thierry, Le KGB en France, Paris, Grasset, 1986.

Chapitre 17
ALLISON, Graham, et ZELIKOW, Philip, Essence of Decision.
Explaining the Cuban Missile Crisis, New York, Addison, Wesley
Longman, 1999.
FALIGOT, Roger, Tricontinentale. Quand Che Guevara, Ben Barka,
Cabral, Castro et Hô Chi Minh préparaient la révolution mondiale
(1964-1968), Paris, La Découverte, 2013.
JOHNSON, Thomas R., et HATCH, David A., NSA and the Cuban
Missile Crisis, document NSA, mai 1998.
KAUFFER, Rémi, Histoire mondiale des services secrets de l’Antiquité
à nos jours, Paris, Perrin, 2015 ; coll. « Tempus », 2017.
PRADOS, John, Histoire de la CIA. Les fantômes de Langley, Paris,
Perrin, 2019.
—, Les Guerres secrètes de la CIA. La démocratie clandestine,

Paris, Éditions du Toucan, 2008.


WEINER, Tim, Des cendres en héritage. L’histoire de la CIA, Paris, De
Fallois, 2007.
Chapitre 18
AGRANOVSKY, Valeri, Les Confessions d’un espion russe, Paris,
Messidor, 1990.
WOLF, Markus, L’Œil de Berlin, entretiens de Maurice Najman avec
le patron des services secrets est-allemands, Paris,
Balland, 1992.
—, L’Homme sans visage. Mémoires du plus grand maître espion

communiste, Paris, Plon, 1998.

Chapitre 19
ANDREW, Christopher, et MITROKHINE, Vassili, Le KGB à l’assaut du
tiers-monde. Agression-corruption-subversion, 1945-1991, Paris,
Fayard, 2008.
BEARDEN, Milton, et RISEN, James, CIA-KGB, le dernier combat. Un
ancien officier supérieur de la CIA parle, Paris, Albin Michel,
2004.
FALIGOT, Roger, et KAUFFER, Rémi, Les Maîtres espions, tome 2 de
l’Histoire mondiale du renseignement, Paris, Robert
Laffont, 1994.
KAUFFER, Rémi, « Échec aux Russes en Afghanistan », Le Figaro
o
Magazine, n 20348, 2 janvier 2010.
o
—, « Le guêpier afghan », Historia, n 757, janvier 2010.
KIESSLING, Hein, Histoire des services secrets pakistanais. L’ISI
de 1948 à nos jours, Paris, Nouveau Monde, 2016.
KOZOVOÏ, Andreï, Brejnev, l’antihéros, Paris, Perrin, 2021.
NOTIN, Jean-Christophe, La Guerre de l’ombre des Français en
Afghanistan, Paris, Fayard, 2011.
PRADOS, John, Histoire de la CIA. Les fantômes de Langley, Paris,
Perrin, 2019.
—, Les Guerres secrètes de la CIA. La démocratie clandestine,
Paris, Éditions du Toucan, 2008.
WEINER, Tim, Des cendres en héritage. L’histoire de la CIA, Paris, De
Fallois, 2007.
YOUSAF, Muhammad, et ADKIN, Mark, The Bear Trap. Afghanistan’s
Untold Story, Londres, Leo Cooper, 1992.

Chapitre 20
BONNET, Yves, Contre-espionnage. Mémoires d’un patron de la DST,
Paris, Calmann-Lévy, 2000.
CHALET, Marcel, et WOLTON, Thierry, Les Visiteurs de l’ombre.
L’ancien chef de la DST témoigne enfin, Paris, Grasset, 1990.
DEBAIN, Jacky, et NART, Raymond, L’Affaire Farewell vue de
l’intérieur, Paris, Nouveau Monde, 2013.
FALIGOT, Roger, et KAUFFER, Rémi, KGB objectif Pretoria, Lausanne,
Pierre-Marcel Favre, 1986.
FALIGOT, Roger, et KROP, Pascal, DST, police secrète, Paris,
Flammarion, 1999.
FERRANT, Patrick (dir.), Farewell. Conséquences politiques d’une
grande affaire d’espionnage, Paris, CNRS Éditions, 2015.
KALUGIN, Oleg (avec Fen MONTAIGNE), Spymaster. The Highest-
Ranking KGB Officer Ever to Break his Silence, Londres, Smith
Gryphon, 1995.
KAUFFER, Rémi, L’Arme de la désinformation. Les multinationales
américaines en guerre contre l’Europe, Paris, Grasset, 1999.
KOSTINE, Sergueï, et RAYNAUD, Éric, Adieu Farewell, Paris, Robert
Laffont, 2009.
LAURENT, Frédéric, Le Cabinet noir. Avec François de Grossouvre au
cœur de l’Élysée de Mitterrand, Paris, Albin Michel, 2006.
NOUZILLE, Vincent, Dans le secret des présidents. CIA, Maison-
Blanche, Élysée : les dossiers confidentiels, 1981-2010, Paris,
Fayard, 2010.

Chapitre 21
BEARDEN, Milton, et RISEN, James, CIA-KGB, le dernier combat. Un
ancien officier supérieur de la CIA parle, Paris, Albin Michel,
2004.
GRIMES, Sandra, et VERTEFEUILLE, Jeanne, Circle of Treason. A CIA
Account of Traitor Aldrich Ames and the Men He Betrayed,
Annapolis, Naval Institute Press, 2012.
KALUGIN, Oleg (avec Fen MONTAIGNE), Spymaster. The Highest-
Ranking KGB Officer Ever to Break his Silence, Londres, Smith
Gryphon, 1995.
KAUFFER, Rémi, « Svetlana Staline, l’enfant chérie martyrisée », dans
o
Historia, n 790, octobre 2012.
KOZOVOÏ, Andreï, Brejnev, l’antihéros, Paris, Perrin, 2021.
MACINTYRE, Ben, L’Espion et le traître, Paris, De Fallois, 2019.
ROBIEN, Beata de, La Malédiction de Svetlana, Paris, Albin Michel,
2016.

Chapitre 22
BAMFORD, James, The Puzzle Palace. Inside the National Security
Agency, America’s Most Secret Intelligence Organization, New
York, Penguin Books, 1982.
BEARDEN, Milton, et RISEN, James, CIA-KGB, le dernier combat. Un
ancien officier supérieur de la CIA parle, Paris, Albin Michel,
2004.
BUDIANSKY, Stephen, Code Warriors, NSA’s Codebreakers and the
Secret Intelligence War against the Soviet Union, New York,
Alfred A. Knopf, 2016.
GRIMES, Sandra, et VERTEFEUILLE, Jeanne, Circle of Treason. A CIA
Account of Traitor Aldrich Ames and the Men He Betrayed,
Annapolis, Naval Institute Press, 2012.
KALUGIN, Oleg (avec Fen MONTAIGNE), Spymaster. The Highest-
Ranking KGB Officer Ever to Break his Silence, Londres, Smith
Gryphon, 1995.
MACINTYRE, Ben, L’Espion et le traître, Paris, De Fallois, 2019.
Selected Committee on Intelligence United States Senate, An
Assesment of the Aldrich H. Ames Espionage Case and its
Implications for US Intelligence, Washington, 1994.
INDEX

Abakoumov, Viktor 226


Ackermann, Anton (Eugen Hanisch, dit) 235, 263-264, 267-268
Adenauer, Konrad 240, 272, 274, 276, 279, 282-283
Agabekov, Gueorgui 234
Agayants, Ivan 333
Ageloff, Sylvia 83
Agopian, Elena 432-433
Alexander, général Harold 150
Aliieva, Leïla 433-434
Al-Kindi, Abou Youssouf Ya’qub Ibn Ishaq 101
Allemand, Jean, alias « Germain » 141
Allen, Richard 414-415, 418-420
Allilouïeva, Svetlana 400, 416
Ameil, Claude 408
Ameil, Xavier 407-410
Ames, Aldrich 442-447, 449, 453, 457, 459-460, 462-465
Andropov, Iouri 372-374, 376, 379, 388-390, 423-430, 435, 438, 440
Angleton, James, dit « Jim le mince » 288-289, 336, 417, 446, 456
Arbuthnott, James 170
Artouzov, Artour 14, 16-22, 24, 26-28, 50, 69-70, 72, 74, 77, 79-80,
82, 85
Attlee, Clement 232
Auenrode, Kremer von 186
Barbie, Klaus 155
Bardot, Brigitte 153
Barr, Joel 85, 213
Batts, général Thomas 181
Bauer, Leo 247, 249, 257
Bearden, Milton 390, 440, 460
Behrens, Karl 54
Beijderwellen, Catherine 299
Belkine, Alexandre 50-51
Belkine, Mikhaïl 255
Bell, Gertrude 123-124, 152
Benjamin, Hilde, dite « Hilde la rouge » 245
Ben Laden, Oussama 382
Bennett, Patricia, Lady Ridsdale 148
Bennett, Ray 76-78
Bentley, Elizabeth 82-83, 211-212, 222, 227, 288
Beria, Lavrenti 37, 46, 52, 65-67, 78, 208, 210, 215, 217-219, 221,
223-226, 237, 243, 253, 258, 260-268, 277, 303, 309, 321,
426
Bertrand, Gustave, alias « Michel Gaudefroy » 89, 91-93, 101-107, 109-
110, 112, 121
Bertrand, Marie 109
Berzine, Ian 46
Beugras, Albert, alias « Berger » 142-143
Bevan, John 169
Bingham, Seymour 154, 162
Birkelbach, Willi 356
Bissell, Richard 325, 339, 341, 343
Blake, général Gordon 348
Blake, George 287, 298-306, 309-312, 458
Blanche, Francis 153
Blee, David 416-417
Bleicher, Hugo 194-195
Bleil, Helmut 183-184
Blizard, Charles 154, 162
Blunt, Anthony 38-41, 43, 164, 175, 190, 197
Bonde-Henriksen, Henrik 283-284
Borni, Renée 194
Boudanov, colonel Viktor 441
Boullenger, commandant Pierre-Dominique 380-381
Boyarinov, colonel Grigori 377
Boyce, Ernest 17
Boyer-Mas, Mgr André 270
Brandeslovsky, Willy, dit « Willy Brandes » 82, 217
Brandt, Willy 356-361, 363-364, 367, 399
Brankov, Lazare 255
Braquenié, capitaine Henri 106
Brauchitsch, général Walther von 271
Brecher, Ludwig, alias « Louis Dolivet » 34
Brejnev, Leonid 371, 375-378, 394, 397, 421, 426-429
Bristow, Desmond 141, 192
Brockdorff, comtesse Ericka von 63
Buch, Eva 63
Buckley, William 387
Burgess, Guy Francis de Moncey 35, 38-42, 281, 289
Bush, George H. W. 388, 415-416, 422-423
Byr, Isaïa, alias « Fantômas » 33
Bzreziński, Zbigniew 379
Cagney, James 368, 390, 420
Cairncross, John 39, 42-43, 208
Campbell, Barbara 461
Canaris, amiral Wilhelm 147, 155, 171, 175, 185, 200, 206, 269,
274
Canine, général Ralph 290
Cannon, James 77, 83
Capone, Alphonse, dit Al 463
Carlson, Rod 453
Carré, Mathilde, dite « la Chatte » 194-195
Carter, Jimmy 371, 378, 386
Carter, général Marshall 347
Caruso, Tim 461
Casas Dupuy, Maria del Rosario 442, 445-446, 459-460, 463-465
Casey, William 387-389, 415-416, 419, 421-423, 449, 454
Castro, Fidel 339-341, 343, 347-348
Chalet, Marcel 404, 408-413, 415
Chandler, Raymond 287
Chapman, Edward, alias « Zigzag » 199-200, 206
Charrier, Jacques 153, 166
Chaudoir, Elvira Josefina Concepción de la Fuente 182-184, 199
Cherkachine, Viktor 447, 451, 453
Cheysson, Claude 414
Chkarina, Olga Ivanovna 53
Cholmondeley, lieutenant Charles 146-147, 150, 170
Choulguine, Vassili 27
Choumovsky, Stanislav, alias « Blériot » 69-79, 81-84, 211-212, 218,
223, 231, 324, 395, 398
Chouvakine, Sergueï 446
Chtcharansky, Anatoli 338
Chung Byong In 437
Churchill, Winston 42, 87, 111-112, 115, 117-118, 125-127, 152, 154-
155, 160, 174-175, 179, 232, 271, 426
Ciężki, capitaine Maximilian 99-100, 103
Clarac, Louise 30-31
Clarke, colonel Dudley 122-129, 132-135, 137, 141, 150, 167, 169-
170, 180, 441
Clarke, Tom 122, 441
Clark, général Mark 145
Clarridge, Dewey, dit « Duane » 444
Clinton, Bill 465
Cohen, Leontine, née Petka 222, 315, 318, 338
Cohen, Morris 221-222, 315, 318, 338
Conty, capitaine Paul 142
Conway, Alan 291-292, 297
Coppi, Elisabeth 63
Coppi, Hans 63, 65
Cordeaux, colonel John 162-163, 300
Coster, Donald 137
Cot, Pierre 33
Cremet, Jean 30-33, 41, 43, 47
Cunningham, amiral Andrew 138, 149, 151
Curiel, Henri 299, 312
Czerniawski, Roman 194-196, 199, 201, 204-205
Dahlem, Franz 238, 249, 257
Dalton, Hugh 127
Danielou, Louis, dit « Clamorgan » 145
Danilewicz, Leonard 99
Danilewicz, Ludomir 99-100
Dansey, Claude 127, 163, 168, 182-183, 206
Daoud, Mohammed 368-370
Darlan, amiral François 139
Debain, Jacky 404, 408
DeConcini, Dennis 465
Defferre, Gaston 411-412
Delayen, général Jean-Louis 383
Delmer, Sefton 271, 275, 281, 285-286
Deng Xiaoping 85, 374, 469
Denikine, général Anton 70
Denniston, Alastair 104, 106, 108, 111-112, 114-115
Denton, Kenneth 189, 197, 270
Déricourt, Henri 166
Deutsch, Arnold 36-40, 42, 46, 50, 217
Dewavrin, André, alias « colonel Passy » 144
Dexter, Robert 249
Dill, général John 124-125
Dodd, Martha 50-51
Dolivet, Louis 34
Voir Brecher, Ludwig

Donovan, James Britt 313, 315, 317, 320-323, 327-331


Donovan, William, dit « Wild Bill » 84, 118, 137, 237, 250-251, 317
Doolittle, général James 323
Doriot, Jacques 142, 144
Dourlein, Pieter 162-163
Dozhdalev, Vassili 301, 312
Drain, Richard 342
Dronkers, Mynheer 174
Dübendorfer, Rachel 48, 249
Duclos, Jacques 33
Dulles, Allen 247, 249-251, 253-254, 257-258, 267, 293, 296, 308,
323, 325, 327, 329, 339, 342-343
Dunderdale, Wilfred, dit « Biffy » 104, 106
Dunlap, Jack 455
Dylan, Bob 337
Dzerjinski, Félix 13, 15, 17-18, 20-21, 23, 26-27, 69, 373, 395, 408
Eisenhower, général Dwight, dit « Ike » 120, 135, 138, 145, 149, 168,
205, 289, 294, 323, 325-326, 339-341, 343
Eitingon, Nahoum 83
Ekström, Arne 141
Elera, Maria 187
Élisabeth II 121, 298, 303, 431
Erdmann, Horst 242-243
Erlanger, Henry 56-57
Esclaibes, lieutenant-colonel d’ 122, 132
Esterline, Jacob 342
Eulenburg, prince Philipp zu 58
Fairbanks Jr, Douglas 141
Faligot, Roger 43, 47, 367
Farkas, Mihály 254
Fedorov, Andreï, alias « Andreï Moukhine » 14, 21-22
Feklissov, Alexandre 213, 331
Ferrant, Madeleine 410
Ferrant, Patrick 403-404, 409-411, 413, 417, 425
Field, Hermann 246, 254, 259
Field, Herta 246-249, 259
Field, Noel 245-251, 253-254, 256-259, 321
Finter, Alec 170
Fisher, Viliam, alias « colonel Abel » 82, 313-315, 317-323, 327-331,
337-338, 365
Fishman, Yakov 76, 80
Fitine, Pavel 45, 52, 65-67, 78, 84, 225
FitzGerald, Desmond 340
Fleming, Ian 135, 146, 148
Fleming, Peter 135-136
Fletcher, Jimmy 416
Flowers, Thomas 120
Foccart, Jacques 335-336
Fontès, André 143-144
Ford, Gerald 372
Fourcade, Marie-Madeleine 392, 411
Franco, général Francisco 40, 107, 145, 147, 189
e
Fraser, Simon, 14 lord Lovat 129
e
Fraser, Simon, 15 lord Lovat 129
Friedmann, Alice, née Honigmann, dite « Litzy » 36
Fuchs, Klaus 208-210, 216, 220, 223
Gábor, Péter 255
Gaertner, Friedl 187
Galois, Évariste 101
Gamelin, général Maurice 108
Gates, Robert 28, 389
Gaulle, Charles de 34, 139-141, 144, 152, 196, 232, 270, 333, 335-
336, 349
Gehlen, général Reinhard 234, 238, 266, 268, 271-275, 280-283, 359
Gehrts, Erwin 62
Genscher, Hans-Dietrich 358, 362
George, Clair 387, 390
Giancana, Salvatore « Sam » 340
Gillian, Allan 305
Giraud, général Henri 139-141, 152, 270
Girnus, Wilhelm 279, 282
Giscard d’Estaing, Valéry 409
Giskes, Hermann 154-162, 164-166, 178, 195
Glaser-Wallach, Erika 246, 259
Glasmann, Vivian 213
Globke, Hans Maria 274
Godfrey, contre-amiral John 135, 146
Goebbels, Joseph 53
Goerdeler, Carl 63
Goering, Hermann 59-60, 62, 93, 183, 265
Goldbranson, colonel Carl 135
Gold, Harry 82, 220, 222
Golikov, Filipp 46, 68
Golitsyne, Anatoli 333, 336, 417
Golnow, Herbert 62
Golos, Jacob, alias « Zvuk » 83, 211-212, 221-222, 227, 288
Goloubev, général Sergueï 441
Gomułka, Władysław 257
Gorbatchev, Mikhaïl 366, 388-390, 419, 421, 423, 428, 436, 452,
464
Gordievsky, Oleg 431-435, 439-441
Gordon, Boris 50
Gore, Al 465
Gorski, Anatoli 42
Gottwald, Klement 255-256
Gourevitch, Anatoli 48, 59, 65-66, 259
Gouzenko, Igor 227, 400
Gouzovsky, Alexandre 332
Graudenz, Antonie 62
Graudenz, Johannes, dit John 62
Greene, Thomas, dit « Long Tom » 106
Greenglass, David 213, 222
Greenglass, Ruth 213, 222
Gretchko, maréchal Andreï 308, 311
Gretchkova, Klavdiya 308
Grimes, Sandra 453, 459
Grimme, Adolf 54, 61
Gronau, Willy 359-361
Grossmann, Werner 365
Grotewohl, Otto 235, 263, 265, 279
Grouchko, Viktor 441
Groves, général Leslie 219
Gruhn, Emmi 263
Guddorf, Wilhelm 64
Guevara, Ernesto « Che » 343
Guillaume, Christel, née Boom 354-357, 359, 361-365, 367
Guillaume, Günter 353-365, 367
Guillaume II 58, 92
Haig, Alexander 414
Haight, Norman 74, 85
Hall, Theodore 221-223, 318
Hall, Virginia 197
Hambleton, Hugh 333
Hammett, Dashiell 287
Hankey, Maurice 42, 208
Hanssen, Bonnie 462
Hanssen, Robert 461-463, 465
Harmer, Christopher 184, 195
Harnack, Arvid 45, 48-55, 58-59, 61, 63, 66-67, 211, 234
Harnack, Mildred, née Fish 45, 49-55, 58-59, 61, 67, 211, 234
Harris, Tomás 193
Harvey, William 287-295, 304, 317, 340
Havemann, Wolfgang 54, 64
Hecksher, Henry 242
Heifetz, Grigori 207-208, 210, 214, 220
Heinz, Friedrich Wilhelm 275
Hekmatyar, Gulbuddin 369, 382
Helfrich, Hans 54
Helms, Richard 237, 343
Hernu, Charles 411
Herrnstadt, Rudolf 54, 263-265, 267
Heuss, Theodor 274, 278
Heydrich, Reinhard 105
Hildebrandt, Rainer 239-240
Himmler, Heinrich 147, 164
Himpel, Helmut 62
Hiss, Alger 251, 259, 288
Hitler, Adolf 44, 49, 51, 56-57, 63, 68, 80, 87, 93, 95, 119-120,
126, 131, 137-138, 145, 151, 164, 169, 179-180, 185, 201,
203, 206, 209, 250, 270, 272, 274-275, 278, 403, 443
Hô Chi Minh 259
Hohenzollern, Louis-Ferdinand de 269, 283
Holenthal, William 270, 273
Holt, Jim 453, 461
Honecker, Erich 363, 365-367
Hoover, John Edgar 75, 187-188, 247, 288
Houel, colonel André 349
Howard, Edward Lee 449-450, 453, 457
Hunt, Howard 342
Iagoda, Genrikh 26, 46
Iakoutchev, Alexandre 17-21, 23-28
Ignatiev, Semion 23
Inman, amiral Bobby 415
Ioujine, Boris 457
Iourtchenko, Vitali 447-452
Ivachtchoutine, général Piotr 376
Ivanov, Boris 375
Jambroes, George Louis 161-162, 164
Jebsen, Johann, dit « Johnny » 185-186, 189-190, 199
Jeffreys, John 113-114
Jewell, lieutenant de vaisseau William 147, 150
John, Hans 270, 276
John, Otto 269-286, 357, 359
Johnson, Lyndon 420
Joukov, maréchal Gueorgui 234, 304-305
Kagan, Robert 423
Kahn, Herman 418
Kaiser, Wolfgang 239
Kalouguine, Oleg 405, 441
Kapitsa, Piotr 215, 217, 225
Kaplan, Standa 432-433
Karmal, Babrak 370, 376-377, 379, 389
Kaverznev, général Mikhaïl 240, 245
Kedrov, Nikolaï 53
Kennan, George 233, 238
Kennedy, John Fitzgerald 250, 298, 326, 328-329, 337, 340-345, 347,
349-350
Kennedy, Robert Francis 340-341, 343-344
Kent, Sherman 349
Kerenski, Alexandre 14-15
Kerr, Philip 154
Kerry, John 465
Keyes, amiral Roger 126, 148
Khrenov, Vladimir 334
Khrouchtchev, Nikita 242, 258, 262, 308-310, 312, 321, 325-326,
335, 344, 346, 350, 376, 427, 441, 463
Kim Il-sung 226, 301-302
Kinkel, Klaus 362
Kirpitchenko, Vadim 375, 377, 391
Kisevalter, George 304
Kissinger, Henry 361, 414
Klement, Rudolf 234, 245
Klugman, James 39
Knepper, Olga, dite « Olga Tchekhova » 53-54
Knox, Dillwyn, alias « Dilly » 103-104, 106, 111-114
Koboulov, Amïak 225
Koboulov, Bogdan 225, 237
Koecher, Hana 338
Koecher, Karl 338
Kong Jining 381
Korotkov, Alexandre 52-54, 61, 234, 245, 281, 318-319
Kossyguine, Alexeï 372, 375
Kostine, Sergueï 331, 392, 425
Kouchine, Vadim 278, 280, 283
Kourtchatov, Igor 216, 218-219, 223, 225
Koutiepov, général Alexandre 26, 28
Kovaltchouk, Nikolaï 237
Krassilnikov, Rem 453
Krassovsky, Vladimir 377
Kremer, Simon 209
Krioutchkov, Sergueï 424
Krioutchkov, Vladimir 365, 373-374, 391, 427, 441, 452, 458
Krivitsky, Walter 47
Krokhine, Alexeï 399
Kubrick, Stanley 418
Kuckhoff, Adam 61, 64-65
Kuckhoff, Greta 61, 65
Kuczynski, Jürgen 209
Kuczynski, Ursula, alias « Sonia » 216
Kühlenthal, Karl-Erich 191-194, 201
Kummerow, Hans Heinrich 62, 80
Kuron, Klaus 362
Kvasnikov, Leonid 220-222
Labarthe, André 34
Lacaze, général Jeannou 410
Lahousen von Vivremont, Erwin 171
Laming, Richard 154, 162
Langer, major Gwido 99, 106-107
Lansdale, Edward 340
Latham, Edmond, alias « Atlas » 142-144
Lauwers, Hubertus 156-161
Leber, Georg 356, 358, 361
Le Carré, John 30, 207, 305, 330, 458
Lehmann, Willy, alias « Breitenbach » 52-53, 211
Leight, Jean Gerard 148
Leischer, Wilhelm 54
Leissner, Gustav 147, 191
Lénine 14-16, 21-24, 29, 207, 223, 262, 370, 376, 395-396, 408
Leonhard, Wolfgang 235-236, 367
Levy, Renato, alias « Cheese » 133-134, 182
Liaguine, Viktor 207
Liddell, Guy 41, 175
Linse, Walter 243-245
Lioubimov, Mikhaïl 433
London, Artur 254, 256-257
Long, Leo 39
Loustaunau-Lacau, Georges 392, 411
Lunding, colonel Hans 284
Lunn, Peter 294-295, 304
Lynch, Grayston 342
Mabey, John 455
MacArthur, général Douglas 291
McCone, John 329, 343, 347-350, 420
Macintyre, Ben 441
Maclean, Donald 35, 37, 40-42, 281, 289
McLendon, Art 461
McNamara, Robert 420
Malenkov, Gueorgui 261
Malinovski, maréchal Rodion 346
Malisoff, William 82
Maly, Theodor 39, 42, 46-47, 217, 322
Manen, Lucie 275, 278, 283
Manstein, maréchal Erich von 271-272
Mao Zedong 43, 259, 374, 381, 469
Marbach, Karl-Heinz 241-242
Marenches, Alexandre de 380-381, 383, 408-409, 411
Markine, Valentin 81
Markov, Vassili 211, 221
Marolles, général Alain de Gaigneron de 383
Marriot, John 176
Martinov, Valery 452-453, 459, 461
Martin, William 148-151, 170, 346
Maslennikov, Ivan 31
Massing, Hedwig, dite « Hede » 247-248
Massing, Paul 247-248
Masson, général Roger 48
Massoud, Ahmed Chah 381-383
Masterman, John 176, 183-184, 197
Maunsell, colonel Raymond 128, 133
May, Alan Nunn 220, 223
Meier, Karl 172
Melliand, Marcel 63
Mendès France, Pierre 411-412
Menzies, Stewart 106, 115, 271, 295
Mercader del Rio, Caridad 83, 318
Mercader, Ramón 83
Merker, Paul 249, 257
Merkoulov, Vsevolod 219, 223-224, 226, 237
Messmer, Pierre 335
Mielke, Erich 262, 266-267, 363
Mikhaïlov, Evgueni 281
Mikhaïlov, Pavel 222
Miller, général Evgueni 28, 196
Minster, Leon 81
Mitchell, Bernon 346
Mitterrand, François 409, 411-416, 418, 425, 439, 441
Mockler-Ferryman, général Eric 135
Modrow, Hans 366-367
Molody, Konon 337-338, 354
Montagu, Ewen 146-148, 150, 170
Montand, Yves 256
Montarras, Alain 334
Montgomery, maréchal Bernard 205, 306
Morley, Derrick 141, 170
Motorine, Sergueï 454
Moulin, Jean 33-34, 140, 206
Mountbatten, lord Louis 148-149
Najibullah, Mohammad 375, 380, 390
Nart, Raymond 399, 404, 407-410
Navarre, chef d’escadron Henri 102, 107
Neave, Airey 435
Nelson, Frank 127
Ness, Eliot 463
Newman, Maxwell 119-120
Nixon, Richard 259, 288, 344, 360, 369, 371-372, 414
Nollau, Günther 362
North, colonel Oliver 388
Norwood, Melita, née Sirnis 216-217
Nye, général Archibald 149-150
O’Brien, Walter, dit « Obie » 292-293
Oppenheimer, Robert 207-208, 210, 214
Opperput, Alexandre (Staunitz-Oupelnitz, dit) 17, 21
Orlov, Alexandre (Leiba Feldbine, dit) 37, 39, 47, 59, 83, 222, 318
Orwell, George 252, 425
Osborne, John 292
Oshima Hiroshi 118
Oster, colonel Hans 185
Oustinov, général Dimitri 372, 376
Ovakimian, Gaïk 62, 79-84, 207, 210-211, 213, 217-218, 221, 223,
231, 237
Paillole, colonel Paul 104, 141-144, 192
Palluth, Antoni 99-100, 107
Panier, Maurice 33
Paniouchkine, Alexandre 278
Papelaiev, Anatoli 62
Pâques, Georges 331-337, 396-397, 406, 417
Parisot, Serge-Henri 143-144
Passov, Zalman 78
Patton, général George 136, 181, 204-205
Paul, docteur Elfriede 60, 63
Paulus, maréchal Friedrich 67-68, 280
Pavlovsky, colonel Sergueï 22
Payne, Dan 458-459, 463
Peake, Iris 300, 302
Pelton, Ronald 447-448, 457, 465
Peniakov, major Vladimir, dit « Popski » 297
Penkovsky, colonel Oleg 337, 345, 348, 406
Pétain, maréchal Philippe 139
Petavel, Harold 170
Pforzheimer, Walter 28
Philby, Kim 30, 35-37, 39-42, 45, 50, 93, 124, 190, 273, 281, 288-
289, 304, 312, 336
Philby, Saint-John 35-37, 124
Philippe, André, alias « Philippe Liogier » 33
Phillips, David Atlee 342
Pieck, Wilhelm 235, 263
Pigouzov, Vladimir 457
Pitovranov, Evgueni 277-280
Plesch, Theodore 80
Pleydell-Bouverie, Jane 170
Poellnitz, Gisela von 60, 63
Poindexter, amiral John 388
Poliakova, Maria 47
Poliakov, général Dimitri 435, 440, 454-459, 462
Polichtchouk, Leonid 453, 459
Ponomarev, Boris 371-372, 376
Pontecorvo, Bruno 220, 223
Popov, Dušan, dit « Duško » 185-190, 199
Popov, colonel Piotr 304-305, 310, 345
Potapov, général Nikolaï 25
Potekhine, Alexandre 258
Poutine, Vladimir 306
Powers, Francis 325-328, 330-331, 337, 340, 347, 365, 369
Pratt, Hugo 130, 297
Prévost, Jacques 399, 405-408
Pujol, Araceli, née González 190-193, 196, 201
Pujol, Juan, alias « Garbo » 190-194, 196, 199-201, 204-205
Rabinovitch, Grigori 82
Radó, Sándor 47-48, 216, 249
Raeder, amiral Erich 137
Raffay, Richard von 57, 59-60
Rahman, général Akhtar Abdur 379, 381, 383
Rajk, László 252-255, 321
Rákosi, Mátyás 252, 254
Rau, Heinrich 249
Raymond Jr, Walter 423
Raynaud, Éric 392, 404, 425
Reagan, Ronald 386-388, 390, 412, 414-416, 418-419, 421-423, 425-
426, 429, 434-435, 437, 440
Redmond, Paul 458
Reed, Carol 295
Reif, Ignace 37
Reile, Oscar 166, 195, 201-202, 204
Reilly, Sidney 16, 19, 21-22, 24-26
Rejewski, Marian 101-103, 105, 107-108, 112-114
Reuschenbach, Peter 359
Reuter, Ernst 240, 244
Richou, Madeleine 171
Ridderhof, George 156-157
Riefensthal, Leni 124
Rittmeister, John 62
Roberts, Julia 386
Robertson, Thomas Argyll, dit « Tar » 146, 175-176, 183, 186-189, 195,
198-199, 201-202
Robinson, Henri, alias « camarade Harry » 33-34, 36, 43, 47, 259
Rodine, Nikolaï, alias « Korovine » 302
Roenne, colonel Alexis von 203-204, 206
Roessler, Rudolf 48
Roloff, Helmut 63
Romanov, grand-duc Cyrille 23
Romanov, grand-duc Nikolaï 23-25
Römer, Beppo 64
Rommel, maréchal Erwin 114, 120, 130, 133, 180, 203, 384
Roosevelt, Franklin Delano 94, 117-118, 208, 233, 251, 259, 269
Rosenberg, Ethel, née Greenglass 85, 212-213, 222, 315-316, 331
Rosenberg, Julius 85, 212-213, 222, 315-316, 331
Rosselli, John 340
Rouault, Bernard 408
Rowlett, Frank 118, 289-291, 293-297, 307, 317
Różycki, Jerzy 101-103, 105, 107
Rundstedt, maréchal Gerd von 180, 271
Rupp, Hans 54
Rusk, Dean 341, 349
Saar-Demichel, François 336
Sadate, Anouar es- 375
Saïd, Mohammedi 142
San Román, Pepe 342
Sarant, Alfred 213, 318
Savinkov, Boris 15-17, 21-23, 25-26, 76
Scheel, Walter 360-361
Scheliha, Rudolf von 54, 61
Scherbius, Arthur 94-96, 98-99, 108, 111, 121
Schlesinger, Arthur 250
Schmidt, Hans-Thilo 89-93, 95, 101, 105, 107, 121, 143, 171
Schmidt, Helmut 364, 414
Schmidt, général Rudolf 90-91, 93, 95, 121
Schottmüller, Oda 63
Schreieder, Joseph 154-156, 160, 164-165, 178
Schultze, Kurt 54, 63, 65
Schulze-Boysen, Harro 55-67
Schulze-Boysen, Libertas née Haas-Haye 55, 57-59, 61-63, 65, 67
Schulze-Boysen, Marie Luise 55-56, 59
Schumacher, Elisabeth 62
Schumacher, Kurt 62-63
Schuster, Bernard 212
Schwarte, Vera 274-275
Segebarth, Nancy 444-445
Semionov, Semion, alias « Twain » 83, 212
Semitchastny, Vladimir 427
Serebriansky, Iakov 315, 317, 329, 331
Sergueiew, Natalia, dite « Lily » 196-199
Serov, Ivan 237, 278, 308-309, 312
Sherer, Mary 197-199
Siegfried, André 170
Sieg, Johannes 64
Sierra, Maria de la 318
Sinatra, Frank 298
Sinclair, John, dit « Sinbad le marin » 295-296, 303, 312
Siroyezkine, Grigori 14
Skrzypinsky, Leo 64
Slánský, Rudolf 255-256, 321
Sloutsky, Abraham 50, 77, 85, 118
Smetanine, colonel Guennadi 453
Smilg, Benjamin 73-74, 85
Sobell, Morton 213
Sorensen, Hans 174
Sorge, Richard 77, 93, 216, 331
Soudoplatov, Pavel 214, 218, 255, 264, 318
Souslov, Mikhaïl 371-372, 376
Soustelle, Jacques 140
Spiegelglass, Sergueï 39
Spielberg, Steven 329-330
Stahl, baronne Lydia 30-31, 43
Staline, Joseph 23, 29, 31-32, 37-38, 43, 51, 57, 62, 69, 71-72,
75-79, 83, 87, 117, 179, 196, 203, 208-209, 214-215, 217-218,
223-226, 229, 231-232, 236, 241-242, 245, 251-253, 257-258,
260, 302, 308, 321, 331, 333, 335, 346, 416, 430, 455
Stallmann, Rudolf, alias « Lemoine » 89-93, 101
Stanley, Oliver 167, 169
Stanulis, Edward 342
Stauffenberg, comte Claus von 270
Stern, Manfred, dit « général Kléber » 47, 110
Stirling of Keir, David 129-130
Stöbe, Ilse 54, 264
Straight, Michael 38-39
Strauss, Franz Josef 272, 284-285
Sviatopolk-Mirsky, prince Dimitri 63
Światło, Józef 253-254, 257-258
Syngman Rhee 302
Szinda, Gustav 264, 266
Szönyi, Tibor 249, 253
Taar, Shifra 77
Takonis, Thijs 156, 159
Taraki, Nour Mohammad 370-372, 374
Tchekhova, Olga 54
Voir Knepper, Olga

Tchernenko, Konstantin 388


Tcherniavsky, Mikhaïl 76-78
Tchouïkov, général Vassili 244
Terwiel, Maria 62
Thatcher, Margaret 434, 439-440
Tillich, Ernst 240
Timmerman, Alphonse Eugène 174
Tito, Josip Broz, dit 250, 252, 255
Toulpanov, colonel Sergueï 236
Trafficante, Santo 340
Travis, Edward 114-115
Traxl, Alfred 63
Trepper, Leopold 43, 48, 259
Trotski, Léon 33, 77, 79, 83, 219, 234, 318, 367
Truelle, Jacques-Marie 270
Truman, Harry 226, 233, 251, 291
Tudor-Hart, Edith 36
Tupolev, Andreï 71, 75, 324
Turel, Adrien 56
Turing, Alan 108, 112-115, 117, 119, 121
Ubbink, Johann 162-163
Uhrig, Robert, dit « Robby » 64
Ulbricht, Walter, dit « Spitzbart » 235, 237, 242, 244, 262-267, 280,
333, 344
Vanhove, Joseph 173
Vansittart, Robert 127
Varenik, Guennadi 454
Vertefeuille, Jeanne 459, 461
Vetrov, Vladimir, alias « Farewell » 392-419, 422-425, 432-433, 456, 458
Vogel, Dan 416
Volkov, Konstantin 41
Vorontsov, Sergueï 454
Vosjoli, Philippe Thyraud de 335-336
Walberg, Rudolf 172
Wardak, Amin 381, 383
Wavell, général Archibald 125, 127-128
Webster, William 415, 421
Weisenborn, Günther 62
Weiss, Gus 418-422
Welchman, Gordon 113-115
Wenzel, Johann 66-67
Wessel, Gerhard 359
Wilson, Charlie 294, 386, 388, 390
Wingate, Orde 169
Wingate, Ronald 169, 206
Wissel, Kurt 319
Wohlgemuth, Wolfgang, dit « Wo-Wo » 276-278, 284, 286
Wolf, Markus, dit « Micha » 235-236, 245, 257, 260, 263-264, 266,
268, 279, 311, 331, 353-354, 357-360, 363-367
Wollweber, Ernst 66, 267, 280, 282, 311, 319
Wonsig, Max 276-277
Woolsey, James 465
Worthen, Diana 453, 459
Wybot, Roger 399
Wynne, Greville 337
Xi Jinping 469
Yatskov, Anatoli 220
Young, Courtney 186
Zaisser, Wilhelm 255, 262-267, 280, 311
Zakhartchenko-Schultz, Maria 25
Zaroubina, Elizaveta 210-211, 213-214, 221
Zaroubine, Vassili 210-211, 220-221
Zhroualyov, Guennadi 66
Zia ul-Haq, Mohammad 369, 379
Zirnheld, André 130
Zoubov, Piotr 252
Zygalski, Henryk 101, 103, 105, 107, 113-114
Suivez toute l’actualité des Éditions Perrin sur
www.editions-perrin.fr

Nous suivre sur

Vous aimerez peut-être aussi