Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023

79e année – No 24462

3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio

Les patrons de camping savent tout faire, ou presque

Dans la majorité, le choc précoce des ambitions

▶ Un an seulement après ▶ Gérald Darmanin, déçu ▶ Le ministre de l’inté- ▶ Parti le premier, ▶ Cette concurrence
la réélection d’Emmanuel de n’avoir pas été nommé rieur, qui réunit dimanche il espère se démarquer à ciel ouvert n’est pas sans
Macron à la présidence à Matignon par le chef ses partisans dans son fief de ses rivaux au sein danger pour le président,
de la République, la de l’Etat lors du remanie- de Tourcoing, veut parler de la majorité, Edouard déjà entravé par la perte
bataille pour sa succession ment du 20 juillet, ne aux « classes populaires » Philippe, Bruno Le Maire de la majorité absolue
semble déjà engagée cache plus son ambition pour mieux contrer le RN ou encore Gabriel Attal Page s 8- 9

Rentrée Les étudiants confrontés

Succession à une grave pénurie de logements
Barrière, À l’approche de la rentrée uni-
versitaire, beaucoup de jeunes
t­ émoignages. Sa fille, qu’elle élève
seule, reçoit une bourse, mais n’a

la haine
cherchent encore un toit. Le
nombre d’étudiants a bondi de
200 000 depuis 2018 pour attein-
dre 2,95 millions, tandis que l’of-
pas eu de place en résidence uni-
versitaire, car « le Crous est archi-
plein ». Paniquées, elles ont envi-
sagé un Airbnb ou un apparthô-

en héritage
fre de logements qui leur sont ré- tel pour les premières semaines
servés est structurellement défi- de cours, « mais ce n’est pas possi-
citaire. Cette pénurie impose un ble en termes de prix, ça revien-
parcours du combattant, des sa- drait à 1 500 euros ».
crifices, et parfois des renonce- Ce déséquilibre entre l’offre et la
ments pour les familles. demande peut entraîner des ex-
▶ Alexandre Barrière, « Je ne sais pas où ma fille, qui cès de la part de propriétaires en
36 ans, fils de Dominique rentre en master à Lyon, va dormir position de force, et parfois
Desseigne, 78 ans, à la rentrée », explique une mère même des arnaques.
qui a répondu à notre appel à page 11
et de Diane Barrière,
morte en 2001, a évincé,
en avril, son père de
la direction de l’empire Européennes Economie
de casinos, d’hôtels
de luxe et de restaurants
Ségolène Royal Les taux
▶ Un putsch aux allures propose une liste d’intérêt vont
de « parricide » pour
certains collaborateurs
d’union avec LFI demeurer élevés
du groupe
Invitée à l’université d’été Les banquiers centraux,
Pages 18-19 de La France insoumise, réunis pour leur confé-
l’ex-ministre a créé rence annuelle à Jackson
la surprise. Ecologistes Hole, aux Etats-Unis, ju-
Dominique Desseigne et Alexandre
Barrière, à Boulogne-Billancourt
et socialistes y voient une gent que le combat contre
(Hauts-de-Seine), en 2013. tentative de déstabilisation l’inflation reste nécessaire
JÉRÔME DOMINÉ/ABACA page 10 page 12

Noémie Lvovsky « L’illusion Défense

L’industrie
Lilies films présente

est nécessaire à la vie » de l’armement de 62e SEMAINE

l’Ukraine à la peine DE LA CRITIQUE

CANNES 2023
FILM DʼOUVERTURE

Page 2
Les pulsations
de la Terre Justice
La marée, ce cycle
immuable et vital Sarkozy sera jugé
qui intrigue les en 2025 pour sa
savants depuis campagne de 2007
l’Antiquité Page 7
Pag es 24 - 2 5

Etats-Unis LE RÉCIT TENDRE ET DÉCHIRANT D’UN AMOUR INFINI

Un président, LES INROCKUPTIBLES
un artiste Les parcs nationaux
Nicolas Sarkozy et fragilisés par
Johnny Hallyday, le réchauffement
je t’aime moi non Pag e 6
plus
Pag e 23
Sur la plage du Petit-Ailly, à Varengeville-sur-Mer (Seine-
Maritime), le 8 mai. FLORENCE BROCHOIRE POUR « LE MONDE »
Éditoria l
1 un film de Marie AMACHOUKELI
Les séries
qui ont changé La réalisatrice et actrice a
donné rendez-vous sur la plage
A ces rivages, à ses acteurs, à ceux
qui se frottent comme elle à l’opa- La double
Louise Mauroy-Panzani Arnaud Rebotini Ilça Moreno Zego

notre regard
Une maîtresse
du Petit-Ailly, en pays de Caux. A
deux heures et demie de Paris,
cité de la nature humaine. A pro-
pos de son dernier film, La logique de AU CINÉMA LE 30 AOÛT
brise la loi du Noémie Lvovsky a trouvé refuge
dans ces hautes terres norman-
Grande Magie, elle dit : « Quand la
réalité n’est pas supportable, l’élargissement
silence au Sénégal des, venant s’y isoler dès qu’elle le l’équilibre qu’on peut trouver avec des BRICS
Page 27 peut. L’artiste a l’émotion à fleur l’illusion est nécessaire à la vie. »
P ag e 28
de peau et des fidélités absolues. page 1 4
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
 International
0123
2| Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023

Kiev, Lviv (Ukraine) - envoyé spécial

L
es soldats se battent avec
vaillance sans ignorer
que, derrière eux, les arse-
naux sont vides. Un an et
demi après le déclenchement de
l’invasion russe, le complexe mili-
taro-industriel (CMI) de l’Ukraine
poursuit laborieusement sa mu-
tation tardive, pris entre deux
feux. Celui des missiles russes et
celui de l’opinion publique ukrai-
nienne, ulcérée par le niveau
­désespérément bas de la produc-
tion de munitions et d’armes.
La situation est particulière-
ment critique pour les muni-
tions de format soviétique utili-
sées par les pièces d’artillerie les
plus répandues dans l’armée de
Kiev. Là où les besoins requiè-
rent plusieurs milliers d’obus
par jour, les producteurs ukrai-
niens plafonnent actuellement à
un rythme de quelques milliers
par mois. La frustration est
d’autant plus grande que l’agres-
sion russe a, dans les faits, débuté
il y a presque dix ans avec l’an-
nexion de la Crimée, en 2014, sui-
vie de l’occupation militaire
d’une partie du Donbass.
Depuis l’indépendance du pays
en 1991, le secteur du CMI de
l’Ukraine, qui employait alors
700 000 personnes et pesait
pour un tiers du CMI soviétique,
a fondu de moitié. Réorienté vers
la production et la mainte-
nance de matériel destiné à l’ex-
portation (dont une grande par- Oleksandr Kamychine, ministre ukrainien des industries stratégiques, dans son bureau, à Kiev, le 17 août. RAFAEL YAGHOBZADEH POUR « LE MONDE »
tie vers la Russie), il s’est brutale-
ment détaché du complexe russe
en 2014. Le secteur, partielle-

En Ukraine, la tardive mutation

ment privatisé au cours des an-
nées 1990, s’est embourbé dans
des affaires de corruption, de
contrebande, de commandes
opaques et de réseaux d’in-

fluence pilotés par Moscou.
Exemple le plus frappant : l’ar-
restation en octobre 2022, pour
haute trahison, de Viatcheslav
Bohouslaïev, président du con-
seil des directeurs de Motor Sich.
Connu pour ses positions pro-
russes, il a dirigé pendant trente
ans ce fleuron du CMI ukrainien,
persistant, jusqu’en 2017, à livrer
à la Russie, par des biais
­détournés, des moteurs d’héli-
coptères et d’avions utilisés
­encore aujourd’hui pour bom-
barder l’Ukraine.
Scandales à répétition
Pour couronner le tout, les tenta-
tives de réforme ont ajouté une
couche de régulations bureaucra-
tiques kafkaïennes qui ont
étouffé les rares projets compéti-
tifs. Un vaste consortium d’Etat,
UkrOboronProm (UOP), a été
formé en 2010 dans le but de ra-
tionaliser les différentes branches
de la production d’armes. Rongé
par des scandales à répétition,
UOP offre le profil d’une monta-
gne et la production d’une souris.
En mars, le nettoyage du
­consortium, longtemps saboté et
reporté, a été confié à Oleksandr
Kamychine. Nommé ministre des
industries stratégiques, ce géant
brun de 39 ans « bénéficie de toute
la confiance du président [Volody-
myr] Zelensky depuis son passage
à la tête d’Ukrzaliznytsia [la SNCF
ukrainienne], où il a démontré sa
capacité à réorganiser rapidement
une infrastructure vitale dans les
pires conditions, pendant la pre-
mière année de la guerre », ob-
serve Hlib Kanievsky, directeur de
Statewatch, une ONG évaluant la
bonne gouvernance.
« L’administration présidentielle
a échoué à réformer UOP à cause de
rivalités d’appareil. [Oleksandr] Ka-
mychine porte la responsabilité po-
litique de le faire, c’est un homme
qui n’a ­jamais trempé dans les af-
faires de corruption. German Sme-
tanine [nommé en juin à la tête
d’UOP] ne fait pas partie de son cer-
cle, mais il a autorité sur lui », souli-
gne l’expert. M. Smetanine a re-
fusé de répondre au Monde.
de l’industrie de la défense
Le secteur fait face à la lourde tâche de satisfaire les besoins
de son armée tout en luttant contre la corruption. La guerre
a épuisé les stocks, et les réformes tardent à produire leurs effets
« Si d’ici deux ans,
nous parvenons
à couvrir de 10 %
à 15 % des
besoins
en munitions,
ce sera déjà une
grande victoire »
Serhiy Zgurets
journaliste
« UOP est une société qui n’avait
pas une bonne réputation, ré-
pond à sa place Oleksandr Kamy-
chine dans le bureau de son mi-
nistère, situé dans une arrière-
cour discrète. Nous la remettrons
sur pied comme nous l’avons fait
avec Ukrzaliznytsia. UOP n’était
pas la plus efficace ni la plus
transparente des sociétés ukrai-
niennes, mais nous pouvons la re-
dresser en période de guerre. Nous
avons déjà obtenu des change-
ments positifs et démarré la pro-
duction de nouveaux produits. »
Le ministre, toujours vêtu de
noir et coiffé d’un « oselediets »
(« hareng » en ukrainien, c’est-à-
dire le crâne rasé autour d’une
longue mèche à la manière de
­Tarass Boulba, le cosaque, héros
éponyme du roman de Gogol),
s’enveloppe confortablement
dans le secret-défense pour évi-
ter de donner des détails.
UOP est principalement consti-
tué de six groupes industriels,
classés ici par ordre décroissant
de leur chiffre d’affaires : Anto-
nov (avions), Luch (systèmes
­antichars Corsar, Stugna et anti-
navires Neptune), Progress ­(mo-
teurs d’avion), KhKBM (véhicules
blindés T-84 « oplot », BTR-4),
JBTZ (véhicules blindés) et Artem
(missiles).
Resté à part, Motor Sich, de très
loin le plus grand groupe du CMI
de l’Ukraine, a été nationalisé et
placé sous l’autorité du minis-
tère de la défense. Basée à Zapori-
jia, l’entreprise se concentre sur
la production de moteurs pour
drones à long rayon d’action.
PKhZ, le principal fabricant d’ex-
plosifs, demeure de son côté
sous la tutelle du ministère des
industries stratégiques. Dans le
privé, des dizaines de petites
­sociétés créées ad hoc ou recon-
verties produisent ou transfor-
ment des drones pour les be-
soins de l’armée, sous la coordi-
nation du ministère de la trans-
formation numérique.
Plafond bureaucratique
L’effervescence des entrepre-
neurs en drones s’est vite co-
gnée au plafond bureaucratique.
« Pour décrocher une commande
d’Etat, c’est le parcours du com-
battant. Il faut obtenir une
­certification – qui prend des an-
nées – et soumettre un plan d’af-
faires ­extrêmement contrai-
gnant, limitant le bénéfice net à
7 %. Le ministère de la défense ne
passe de grosses commandes
qu’aux grandes entreprises, sans
donner la moindre chance aux pe-
tites de passer à un échelon
­supérieur, dans un contexte où
les banques ne prêtent pas », ré-
sume M. Kanievsky.
Oleksandr Kamychine se dé-
fend. Selon lui, le gouvernement
« a supprimé cette régulation il y a
quelques semaines. C’était injuste,
car les producteurs étrangers ne
sont pas soumis à cette régula-
tion ». Il cite le chiffre de 1 milliard
de dollars (922 millions d’euros)
de commande d’Etat passée cette
année pour des drones fabriqués
en Ukraine. Le ministre choisit ce
moment pour énoncer une
­formule visiblement préparée :
« L’industrie de défense n’est pas
seulement le garant de notre
­sécurité, mais aussi un moteur de
développement économique. J’y
vois un moyen de faire de
l’Ukraine l’armurerie du monde li-
bre plutôt que son grenier à blé. »
L’industrie innovante dont
rêve Oleksandr Kamychine em-
ploie aujourd’hui « des techni-
ciens dont l’âge moyen est 65 ans
et le salaire équivaut à
350 euros », tempère Hlib Kaniev­-
Depuis
l’indépendance
du pays en 1991,
le secteur,
qui employait
alors 700 000
personnes,
a fondu de moitié
sky. Le ministre dessine une
autre tendance : « Cette semaine,
j’ai visité cinq usines du CMI
ukrainien. Dans chacune d’elles,
le salaire versé aux employés est
plusieurs fois supérieur à la
moyenne régionale. Pas juste de
20 %, mais trois à quatre fois su-
périeur, ce qui attire surtout des
jeunes. L’industrie de la défense
devient sexy. »
Dépendance totale de ses alliés
Les progrès sont là, mais on est
encore loin de la libéralisation
souhaitée par les fabricants pri-
vés, atteste Volodymyr Gavrilko,
un entrepreneur qui avait fait vi-
siter au Monde son atelier de dro-
nes à Lviv en décembre 2022. « J’ai
enfin reçu un contrat d’Etat et je
vais pouvoir déménager la pro-
duction dans un lieu sécurisé et
beaucoup plus grand. Mais le
­carcan s’est juste desserré. Il reste
une limite fixée à 25 % de bénéfice
net alors que nos concurrents
étrangers n’ont aucune contrainte.
En plus, nous sommes exposés à
des poursuites judiciaires en cas de
défaillance de la production »,
­regrette-t-il aujourd’hui.
« Il faut encourager les initiati-
ves privées, estime Serhiy Zgu-
rets, rédacteur en chef de Defense
Express, le média ukrainien de
­référence en matière de défense.
Or, le carcan bureaucratique
étouffe toujours les entrepre-
neurs. Le Service d’Etat de
­contrôle des exportations [SECE]
freine parfois plusieurs mois l’im-
portation de pièces commandées
par les fabricants ou réparateurs
ukrainiens. » « Le gouvernement,
poursuit-il, vient juste de retirer
cette prérogative au SECE pour les
blindés et les appareils de visée
nocturne. En face, la Russie aug-
mente rapidement sa production
de drones avec pilotage en im-
mersion et de drones suicide Sha-
hed, tandis que nous luttons con-
tre nous-mêmes. »
Sceptique sur les annonces fai-
tes par le ministre des industries
stratégiques, ce spécialiste y voit
« du déclaratif pour plaire au prési-
dent et non des résultats en ma-
tière de production ». Et il se mon-
tre pessimiste sur les perspectives
de redressement d’UOP : « Dans
les trois à cinq ans qui viennent,
nous ne pourrons pas couvrir ne
serait-ce que le tiers des besoins de
l’armée. Et, si nous parvenons d’ici
deux ans à couvrir de 10 % à 15 %
des besoins en munitions, ce sera
déjà une grande victoire. » Dans
des segments particulièrement
cruciaux comme la défense anti­-
aérienne et l’aviation de combat,
l’Ukraine, ayant cessé toute pro-
duction, dépend totalement de
ses alliés. De l’aveu même du mi-
nistère, le développement de sys-
tèmes antiaériens (par les fabri-
cants Luch et KB Pivdenne) « pren-
dra encore plusieurs années ».
La pilule sera amère pour une
population ukrainienne bombar-
dée quotidiennement. Depuis le
24 février 2022, 10 000 missiles et
drones russes ont été déjà été ti-
rés, a annoncé Volodymyr Ze-
lensky le 20 août. Beaucoup
croient encore que l’afflux d’ar-
mes occidentales suffira à libérer
tout le territoire ukrainien avant
la fin de l’année. Peut-être parce
qu’elle avait d’autres priorités, à
l’inverse de son agresseur russe,
l’Ukraine a tardé et peine encore
aujourd’hui à s’engager sur les
rails de l’économie de guerre. p
Emmanuel Grynszpan
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
La confrontation entre la France
et la junte nigérienne s’intensifie
Les putschistes ont ordonné à l’ambassadeur, Sylvain Itté, de quitter le
territoire « sous quarante-huit heures », une requête rejetée par Paris
L
es militaires à l’origine
du coup d’Etat au Niger
ont exigé vendredi
25 août le départ de l’am-
bassadeur de France dans le pays,
ce que Paris refuse à ce stade. La
décision prise par la junte au
pouvoir à Niamey est dans la
continuité des manifestations,
déclarations et décisions hosti-
les à France survenues depuis le
putsch du 26 juillet.
Près d’un mois après le renver-
sement du président Mohamed
Bazoum, les militaires ont or-
donné à Sylvain Itté de « quitter le
territoire nigérien sous quarante-
huit heures » et annoncé leur dé-
cision de lui « retirer [son] agré-
ment ». Dans une lettre du minis-
tère des affaires étrangères nigé-
rien envoyée au Quai d’Orsay, les
putschistes justifient cette de-
mande par « le refus de l’ambas-
sadeur de répondre à l’invitation
du ministère » pour un entretien,
et par « d’autres agissements du
gouvernement français, contrai-
res aux intérêts du Niger ».
Aussitôt après cette annonce,
les autorités françaises ont rejeté
la requête : « les putschistes n’ont
pas autorité pour faire cette de-
mande, l’agrément de l’ambassa-
deur émanant des seules autori-
tés légitimes nigériennes élues », a
jugé le ministère français des af-
faires étrangères. Une position
partagée par Hassoumi Massou-
dou, chef de la diplomatie de
M. Bazoum, qui sur X (ancienne-
ment Twitter) « rappelle que
l’ambassadeur est accrédité
auprès du président élu ».
Ce n’est pas la première passe
d’armes diplomatique entre le
Les Israéliens opposés à la réforme judiciaire
portent la lutte dans les colonies de Cisjordanie
Une manifestation s’est déroulée à Kiryat Arba, fief du ministre ultranationaliste Ben Gvir
Reportage
Jérusalem - correspondance
Q uelque 150 manifestants
israéliens font résonner
des vuvuzelas à l’ombre
d’un chêne vert, en scan-
dant « Démocratie ! » et en agitant
drapeaux et pancartes. Ce n’est
pas qu’une mobilisation de plus
parmi les dizaines qui agitent
l’Etat hébreu chaque semaine,
­depuis le mois de janvier, pour
protester contre le projet de ré-
forme judiciaire du gouverne-
ment de Benyamin Nétanyahou.
Vendredi 25 août, pour la pre-
mière fois, un rassemblement est
organisé au cœur de Kiryat Arba,
l’une des premières colonies de
Cisjordanie, bâtie non loin d’Hé-
bron, en 1970, par les pères fonda-
teurs du sionisme religieux.
C’est dans cette localité, connue
pour abriter les profils les plus
­radicaux du mouvement pro-co-
lons, que réside le ministre de la
sécurité nationale, Itamar Ben
Gvir. Chef du parti Puissance
juive, ancien voyou devenu chef
de la police, cet ultranationaliste
est passé maître dans l’art de la
provocation raciste.
Les protestataires ne foulent pas
n’importe quel endroit : il s’agit
du parc Kahane, baptisé en l’hon-
neur de Meir Kahane, fondateur
de la Ligue de défense juive
en 1968, organisation paramili-
taire anti-arabes, pour qui la vio-
lence constitue une forme de rap-
port avec le reste du monde. C’est
La tension
est d’autant
plus forte que
la France dispose
d’un important
dispositif
militaire au Niger
pouvoir nigérien de fait et la
France, qui continue d’exiger le
retrait des putschistes, faisant va-
loir que le président Bazoum – re-
tenu avec sa famille – n’a pas dé-
missionné depuis le putsch. Mer-
credi, le président français
­Emmanuel Macron a une nou-
velle fois appelé à la « restaura-
tion de l’ordre constitutionnel » au
Niger et à la libération de Moha-
med ­Bazoum. « Ce coup d’Etat est
un coup contre la démocratie au
Niger, contre le peuple nigérien et
contre la lutte antiterroriste », a-
t-il exprimé. Nul doute que le
chef de l’Etat devrait marteler
cette ligne lors de la conférence
annuelle des ambassadeurs fran-
çais, d’ici à quelques jours à Paris,
lors de laquelle il doit intervenir
lundi 28 août.
De son côté, la junte soupçonne
la France de vouloir intervenir
militairement au Niger pour per-
mettre le retour aux affaires du
président élu. Elle considère que
la Communauté économique
des Etats d’Afrique de l’Ouest (Ce-
deao) est une organisation « à la
solde » de la France, ex-puissance
coloniale dans la région. La Ce-
deao a imposé de lourdes sanc-
l’un des pères de l’idéologie dont
M. Ben Gvir se proclame l’héritier,
mélange de nationalisme radical,
de messianisme religieux et de
suprémacisme juif. Condamné
pour terrorisme aux Etats-Unis,
élu à la Knesset en 1984 puis inter-
dit de concourir parce que son
parti – le Kach – a été considéré
comme raciste par la Cour su-
prême, il était partisan du grand
Israël et du nettoyage ethnique
des Palestiniens de Cisjordanie.
« Discours d’apartheid »
Pour faire bonne mesure, le parc
se trouve à côté de la tombe de
­Baruch Goldstein, l’auteur du
massacre du Caveau des patriar-
ches en 1994 : l’assassinat à l’arme
automatique de 29 Palestiniens
en prière dans la mosquée
­Ibrahim, la dénomination musul-
mane du site. Ce membre du parti
Kach est devenu l’objet d’un
­véritable culte auprès des colons
les plus intégristes. C’est juste-
ment le kahanisme, dont se re-
vendique M. Ben Gvir, que les
­manifestants s’efforcent de dis-
créditer en ­chantant « Kahane est
mort » sur l’air de « Mohammed
est mort », un slogan faisant réfé-
rence au prophète de l’islam, uti-
lisé par les pro-colons les plus ra-
dicaux ­contre les Palestiniens.
Après l’adoption par la Knesset
de la première disposition de la
­réforme en juillet, les opposants à
ce projet tentent de reprendre
l’initiative. « Nous sommes venus
ici parce que c’est la source du pro-
tions économiques et financiè-
res au Niger après le coup d’Etat
et menace la junte, avec le sou-
tien affiché de la France, d’em-
ployer la force armée pour réta-
blir l’ordre constitutionnel.
Quatre jours après le putsch,
des centaines de partisans des
militaires à peine installés au
pouvoir ont manifesté devant
l’ambassade de France à Niamey,
en y causant des dégâts. Les mani-
festants ont été dispersés à l’aide
de gaz lacrymogène par les servi-
ces de sécurité de l’ambassade, et
le régime a accusé Paris d’avoir
utilisé des armes, ce qu’a démenti
le gouvernement français.
Sort des troupes en suspens
Le 3 août, la junte a ensuite dé-
noncé une série d’accords mili-
taires passés avec la France, déci-
sion que Paris a ignorée jusqu’ici,
ne reconnaissant que Mohamed
Bazoum comme dirigeant légi-
time du Niger. Une rupture justi-
fiée alors par « l’attitude désin-
volte et la réaction de la France
face à la situation interne qui pré-
vaut dans le pays », selon le porte-
parole du Conseil national pour
la sauvegarde de la patrie mis en
place par les militaires. Les puts-
chistes ont aussi accusé la France
d’avoir violé à plusieurs reprises
l’espace aérien du pays, fermé sur
décision du régime, et d’avoir « li-
béré des terroristes », ce qui cons-
titue selon eux « un véritable
plan de déstabilisation de [leur]
pays ». Des accusations là encore
vigoureusement démenties par
le gouvernement français.
La tension est d’autant plus
forte que la France dispose d’un
« On ne peut pas
occuper un pays
pendant
cinquante-cinq
ans et rester
démocratique »
Gideon de Beer
membre de Regarder
l’occupation dans les yeux
blème actuel. Les colons qui vivent
en Cisjordanie sont maintenant en-
trés au gouvernement. Ils veulent
prendre le contrôle de l’Etat, pour
ensuite prendre le contrôle de la
­Palestine », observe Mossi Raz, an-
cien parlementaire et membre du
parti de gauche Meretz. L’un de ses
voisins poursuit : « On sent que ça
bouge. Les colons utilisent ouverte-
ment un discours d’apartheid,
comme Ben Gvir il y a deux jours. »
Le ministre, interviewé sur la
chaîne 12 à la suite du meurtre
d’une Israélienne près d’Hébron,
a affirmé : « Mon droit, ainsi que
celui de ma femme et de mes en-
fants, de circuler sur les routes de
Judée-Samarie, est plus important
que le droit de circuler pour les Ara-
bes. » Et d’ajouter, à l’adresse du
présentateur, un Palestinien de
citoyenneté israélienne, Moham-
mad Magadli : « Désolé Moham-
mad, mais c’est la réalité. C’est la
vérité. Mon droit de vivre vient
avant leur droit au mouvement. »
important dispositif militaire au
Niger, où une partie des forces
dépêchées au Sahel pour lutter
contre les djihadistes ont été re-
déployées après la fin de l’opéra-
tion « Barkhane » au Mali, puis le
retrait des forces spéciales sta-
tionnées au Burkina Faso (task
force Sabre). Dans ces deux pays,
l’arrivée au pouvoir de militaires
à la suite de coups d’Etat contre
les présidents élus a suscité une
rapide dégradation des relations
avec la France, le Mali ayant de
surcroît décidé de s’associer au
groupe de mercenaires russe
­Wagner. Ces derniers jours,
­Bamako et Ouagadougou ont
­affirmé vouloir prêter main-
forte aux putschistes nigériens
en cas d’intervention militaire
de la ­Cedeao.
A son tour, le régime nigérien
exige le retrait d’ici à début sep-
tembre des quelque 1 500 soldats
français stationnés sur son terri-
toire. Le sort des troupes présen-
tes depuis 2013 aux côtés de l’ar-
mée nigérienne pour lutter con-
tre les mouvements djihadistes
(le Groupe de soutien à l’islam et
aux musulmans (affilié à Al-
Qaida) et l’Etat islamique au Sa-
hel), est donc en suspens. Des or-
ganisations hostiles à la pré-
sence militaire française ont an-
noncé qu’elles entendaient
manifester à partir du 3 septem-
bre devant la base militaire fran-
çaise de Niamey pour exiger le
départ des soldats. p
Philippe Ricard
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
La manifestation regroupe
l­ ’ensemble des organisations
anti­occupation. Les plus ancien-
nes comme Breaking the Silence,
B’Tselem, La Paix maintenant,
mais aussi des nouvelles comme
Regarder l’occupation dans les
yeux, créée en 2021. « On ne peut
pas occuper un pays pendant
­cinquante-cinq ans et rester dé-
mocratique, estime l’un de ses
membres, Gideon de Beer.
L’idée est de montrer ces maux de
façon plus frontale à ceux qui
ne veulent pas voir ces crimes qui
­relèvent de l’apartheid. Et Hébron
en est l’épicentre. »
Les colons ne sont jamais très
loin, tout autour de l’étroit
­périmètre dans lequel est confi-
née la mobilisation. La police,
nombreuse, surveille de très près
les manifestants qui cherchent à
­déborder ici et là. Les deux camps
s’insultent mutuellement. Un
­colon crie : « On va vous brûler ! »,
auquel un manifestant réplique :
« Merci, le soleil nous suffit. »
A une bannière « Trump 2024 »
brandie par un fidèle d’Itamar
Ben Gvir, un manifestant hurle
au mégaphone : « J’emmerde
Trump et vous aussi ! Vous faites
honte à l’humanité ! » Chacun se
fait face, derrière sa barrière, de
part et d’autre d’une zone tam-
pon contrôlée par les forces de
l’ordre. Une confrontation dure
mais sous contrôle, représenta-
tive du duel qui se joue en ce
­moment en Israël. p
Samuel Forey
International | 3
Au Gabon, une élection
présidentielle taillée sur
mesure pour Ali Bongo
Le mode de scrutin favorise l’actuel chef
d’Etat, en lice pour un troisième mandat
U n scrutin à huis clos, sans
observateurs interna­-
tionaux ni journalistes
étrangers, doit se tenir au Gabon,
samedi 26 août. « C’est de très
mauvais augure pour la crédibilité
de cette élection, s’inquiétait,
quelques jours plus tôt, Jean Gas-
pard Ntoutoume Ayi, vice-prési-
dent de l’Union nationale, un
parti d’opposition. Le fait que les
journalistes n’obtiennent pas
­d’accréditation et que les deman-
des des différentes ambassades
n’aboutissent pas prouve bien que
les conditions ne sont pas réunies
pour une éventuelle alternance. »
Au pouvoir depuis quatorze ans,
Ali Bongo Ondimba, 64 ans, bri-
gue un troisième mandat à la tête
de cet Etat pétrolier considéré
parmi les plus riches d’Afrique.
Le nom de son principal oppo-
sant a été dévoilé seulement huit
jours avant le vote. Albert Ondo
Ossa, 69 ans, a été désigné ven-
dredi 18 août par des candidats
ayant rejoint la plate-forme Alter-
nance 2023 (A23), créée dans le
dessein de rassembler l’opposi-
tion et d’éviter l’éparpillement
des suffrages. Au lendemain de sa
désignation, Albert Ondo Ossa a
lancé au pas de course sa campa-
gne à travers le pays, grand
comme la moitié de la France et
peuplé d’environ 2 millions d’ha-
bitants. « Le train du changement
est en marche, notre nombre sera
notre force… Je n’ai pas peur, n’ayez
pas peur », a-t-il martelé au cours
de ses meetings.
L’ancien ministre de l’éducation
et de l’enseignement supérieur
(2006) d’Omar Bongo Ondimba,
père du président sortant, a été
choisi, après d’âpres négocia-
tions, parmi plusieurs leaders de
l’opposition, comme Alexandre
Barro Chambrier (Rassemble-
ment pour la patrie et la moder-
nité) et Paulette Missambo
(Union nationale). Tous les candi-
dats de la plate-forme A23 se sont
engagés à retirer leur candidature
à ce scrutin à un tour, pour lequel
ils seront treize au départ. « Albert
Ondo Ossa n’est pas le poids lourd
attendu, reconnaît Jean Gaspard
Ntoutoume Ayi. Il ne faut pas le
voir comme un candidat par dé-
faut, mais comme celui du consen-
sus. Cet homme de principes et de
valeurs est celui qui nous réunit le
plus et nous divise le moins. »
Mais un changement dans le
mode de scrutin fait débat. L’oppo-
sition reproche au pouvoir d’avoir
instauré en juillet un bulletin uni-
que pour la présidentielle et les lé-
gislatives. Dans les faits, l’électeur
votant dans sa circonscription
pour le candidat à la députation
d’un parti votera automatique-
ment pour le candidat à la prési-
dence de ce parti, et inversement.
Des recours ont été déposés de-
vant la Cour constitutionnelle
pour dénoncer la « non-sépara-
Es pag ne
La fronde des
championnes du monde
Les 23 joueuses de l’équipe
d’Espagne, sacrée cham-
pionne du monde dimanche
20 août en Australie, ont
annoncé vendredi qu’elles
refusaient de rejouer pour
la sélection sous la direction
actuelle de la fédération,
menée par Luis Rubiales, au
cœur d’un tourbillon médiati-
que pour avoir embrassé de
force la joueuse Jenni Her-
moso, après la finale. « Après
tout ce qui est arrivé lors de la
remise des médailles du Mon-
dial féminin, toutes les joueu-
ses signataires du présent
texte n’honoreront pas une
tion des pouvoirs », mais ils n’ont
pas abouti. « Cette modification
viole la liberté de choix des élec-
teurs », déplore François Ndong
Obiang, membre de la plate-
forme A23, car elle « cache une idée
perfide, faire profiter Ali Bongo des
suffrages des candidats de son
parti aux élections législatives ».
Albert Ondo Ossa étant indé-
pendant, il ne s’appuie sur aucun
organe politique reconnu, et le
bulletin à son nom ne mentionne
aucun candidat aux législatives.
Ses électeurs ne donneront donc
leur voix à aucun député. Le can-
didat de l’opposition a assuré qu’il
entamerait des recours et provo-
querait la dissolution de l’Assem-
blée nationale s’il était élu.
En 2016, 5 500 voix d’avance
Le puissant Parti démocratique
gabonais et ses alliés règnent
aujourd’hui presque sans partage
sur le Parlement. Elu pour la pre-
mière fois en 2009 après la mort
de son père, qui dirigea le pays
pendant plus de quatre décen-
nies, Ali Bongo Ondimba a été
réélu de justesse en 2016, avec un
taux de participation relative-
ment faible (59 %) et au terme
d’un scrutin très contesté face à
Jean Ping. Son résultat dans le
Haut-Ogooué, fief rural des Teke,
la communauté dont il est issu,
avait notamment fait naître de
­sérieux doutes : la participation
avait atteint 99,93 %, et il l’avait
emporté avec 95 % des suffrages.
Ali Bongo Ondimba s’était fina-
lement imposé avec 5 500 voix
d’avance sur Jean Ping, derrière
lequel une frange de l’opposition
s’était ralliée seulement deux se-
maines avant le vote. L’annonce
des résultats avait provoqué des
violences, faisant au moins
cinq morts selon le gouverne-
ment, et une trentaine d’après
l’opposition. L’Assemblée natio-
nale avait été incendiée.
Disposant d’importants
moyens financiers, Ali Bongo
­Ondimba, victime d’un accident
vasculaire cérébral en octo-
bre 2018 dont il a gardé des sé-
quelles physiques, mène campa-
gne à travers le pays depuis plu-
sieurs semaines. « Le bilan de son
second mandat est un échec, dé-
plore Mays Mouissi, analyste éco-
nomique et auteur d’un rapport
sur l’action du gouvernement ga-
bonais, intitulé « 105 promesses,
13 réalisations ». Le taux de pau-
vreté et le chômage des jeunes ont
augmenté, et les conditions de vie
se sont largement dégradées.
Comparativement à la dernière
élection, les électeurs peuvent cette
fois lui reprocher beaucoup d’er-
reurs, et l’opposition peut en
­profiter. Mais les conditions qui
prévalent avant le vote font naître
de ­sérieux doutes sur la transpa-
rence du scrutin. » p
Pierre Lepidi
prochaine convocation si les
dirigeants actuels sont main-
tenus », écrivent les joueuses
dans un communiqué diffusé
par le syndicat Futpro. – (AFP.)
Madagas c ar
Bousculade mortelle
dans un stade
Une bousculade s’est pro-
duite, vendredi 25 août, à l’en-
trée d’un stade d’Antanana-
rivo, faisant treize morts, dont
sept mineurs, et une centaine
de blessés, selon des chiffres
provisoires de la Croix-Rouge.
Environ 50 000 spectateurs
étaient venus assister à la cé-
rémonie d’ouverture des
­onzièmes Jeux des îles de
l’océan Indien. – (AFP.)
 0123
4 | International Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023

Au Royaume-Uni,
le consensus
climatique rompu
Depuis cet été, les conservateurs exploitent le
thème de l’environnement à des fins politiques

Londres - correspondante neutralité carbone en 2050, fai-

Privilégiant sant du Royaume-Uni le premier

A
lors que, mardi
29 août, la zone de bas-
ses émissions taxant
les voitures polluantes
au centre de Londres sera étendue
jusqu’aux confins de la capitale
britannique, le ton monte chez les
conservateurs, qui réclament l’ar-
rêt de ce projet phare du maire de
Londres, le travailliste Sadiq Khan.
« Il faut agir maintenant pour
stopper la guerre de ­Sadiq Khan
contre les voitures », titre le Daily
Telegraph, le 23 août. Le quotidien
tory assure qu’à Downing Street
des conseillers du premier minis-
tre, Rishi Sunak, ont planché sur
les moyens d’enrayer le déploie-
ment d’Ultra Low Emission Zone
(ULEZ), en vain jusqu’à présent.
ULEZ va concerner 5 millions de
Londoniens supplémentaires : les
conducteurs d’un véhicule es-
sence datant d’avant 2006 ou
d’une voiture diesel antérieure à
2015 devront payer une taxe jour-
nalière de 12,50 livres sterling
(14,50 euros) dès qu’ils prendront
le volant. Cette extension à des
banlieues éloignées peu dotées
en transports en commun suscite
de nombreuses réactions hosti-
les. D’autant que M. Khan l’a im-
posée sans grand débat et que les
primes pour aider à changer de
véhicules restent limitées à
2 000 livres sterling (2 300 euros).
Il a suffi, mi-juillet, d’une vic-
toire surprise des tories à Ux-
bridge, attribuée au rejet d’ULEZ,
lors d’une élection partielle pro-
voquée par la démission de Boris
Johnson de son poste de député
dans cette circonscription du
nord de Londres, pour que les
conservateurs s’engouffrent dans
la brèche et exploitent, pour la
première fois, les sujets environ-
nementaux à des fins politiques.
Au risque de casser le consensus
qui prévalait jusqu’à présent sur
les sujets relatifs au climat au
Royaume-Uni, ils espèrent rega-
gner du terrain au niveau natio-
nal alors qu’ils affichent en
moyenne 15 points de retard sur
le Labour dans les sondages.
l’hélicoptère aux
trains pour ses
déplacements,
Rishi Sunak
a autorisé
la réouverture
d’une mine
de charbon
Depuis début août, Rishi Sunak
et ses ministres multiplient les
déclarations décomplexées,
brouillant l’image de bon élève du
climat du pays, « dans le but cyni-
que d’un gain politique à court
terme », souligne Elizabeth Bom-
berg, politiste à l’université
d’Edimbourg. Le dirigeant a dé-
crété qu’il était du « parti des auto-
mobilistes », a annoncé une en-
quête sur les initiatives locales de
zones semi-piétonnes ayant
fleuri dans les villes anglaises et a
fait le déplacement à Aberdeen,
capitale britannique des hydro-
carbures, pour souligner son
­soutien à l’attribution de nouvel-
les licences d’exploitation de pé-
trole en mer du Nord.
Du dédain à l’attaque
En comparaison d’autres pays
d’Europe ou des Etats-Unis, le
­consensus transpartisan qui pré-
valait jusqu’à présent était remar-
quable. « Même les plus à droite
des électeurs considéraient la lutte
contre le réchauffement climati-
que comme une priorité », souli-
gne Luke Tryl, directeur de More
in Common, spécialiste des son-
dages d’opinion. Certains, comme
David Frost, l’ex-ministre du
Brexit de M. Johnson, réclamaient
bien un ralentissement dans les
objectifs de réduction des émis-
sions de gaz à effet de serre, mais
leurs voix restaient marginales.
C’est l’ex-dirigeante conserva-
trice Theresa May qui, en 2019, a
fait adopter au Parlement de West-
minster l’obligation d’atteindre la
pays occidental à s’engager par la
loi dans cet objectif. Et c’est Boris
Johnson, alors maire de Londres
(entre 2008 et 2016), qui a lancé
l’idée de la zone de basses émis-
sions. Le responsable politique,
qui enfourchait son vélo pour se
rendre à City Hall, est resté en-
thousiaste pour les sujets environ-
nement quand il est arrivé à Dow-
ning Street, faisant de la COP26, à
Glasgow, en 2021, un succès.
Mais son successeur s’est désin-
téressé de ces sujets. Privilégiant
l’hélicoptère aux trains pour ses
déplacements, Rishi Sunak a failli
bouder la COP28 à l’automne
2022, a autorisé la réouverture
d’une mine de charbon et s’est
fixé cinq priorités (lutter contre
l’inflation, l’immigration illé-
gale…) dont l’environnement est
notablement absent. Après la vic-
toire des tories à Uxbridge, il est
passé du dédain à l’attaque. Son
gouvernement a par ailleurs mul-
tiplié les piques à l’endroit des tra-
vaillistes, les caricaturant comme
des soutiens des activistes climat
de Just Stop Oil, vilipendés pour
leurs actions de blocages.
Mettre en doute les objectifs cli-
mat du pays n’est cependant pas
sans risques. « L’opinion publique
reste très favorable aux objectifs de
neutralité carbone, souligne Luke Le premier ministre britannique, Rishi Sunak, avec une abeille qu’il a lui-même peinte à la
Tryl. Depuis le début de la guerre crèche Busy Bees de Harrogate, dans le North Yorkshire (Royaume-Uni), le 21 août. DANNY LAWSON/AFP
en Ukraine, les gens qui participent
à nos groupes de discussion répè-
tent qu’il faut accélérer la transi- des objectifs environnementaux que de chaud dans le pays », M. Su- raissant plus craintif de perdre des
tion énergétique, et non autoriser au Royaume-Uni après cette élec- nak s’est jusqu’à présent gardé de points dans l’électorat populaire
la fracturation hydraulique ou re- tion à Uxbridge sont mauvaises », revenir sur l’objectif de neutralité que de se faire l’avocat des bien-
lancer l’exploitation pétrolière. » a fustigé, mi-août, dans les colon- carbone à 2050 ou sur la fin de la faits des politiques climat », réagit
Selon l’index Ipsos Issues du mois nes du Financial Times, Nicolai commercialisation des voitures à la politiste Elizabeth Bomberg.
d’août, les sujets environnement Tangen, dirigeant du Fonds de essence ou diesel d’ici à 2030. Les tories vont-ils tenter d’ins-
arrivent en troisième position pension norvégien, l’un des plus Mais, au lieu de rappeler la né- trumentaliser ces thématiques
des préoccupations des Britanni- gros fonds souverains au monde. cessité pour le Royaume-Uni de environnementales pour la cam-
ques, juste derrière l’inflation montrer l’exemple et de fustiger pagne des élections générales
et l’état de l’économie. Keir Starmer « craintif » le cynisme des conservateurs, en 2024 ? Luke Tryl pense plutôt
Le cabinet Sunak risque aussi de Downing Street semble avoir Keir Starmer, le chef de file des tra- qu’elles seront exploitées après
se mettre à dos les milieux d’affai- conscience du danger : malgré les vaillistes, a préféré critiquer Sadiq les élections, « si les conservateurs
res, qui redoutent tout renonce- appels du pied d’un David Frost Khan et prendre ses distances perdent et se retrouvent dans l’op-
ment qui irait à rebours des inves- qui réclame, dans le Times, avec Just Stop Oil, jugeant leurs ac- position, les candidats au rempla-
tissements massifs dans l’écono- « l’abandon des politiques coûteu- tions de blocage « méprisantes ». cement de M. Sunak à la tête du
mie verte qu’ils ont engagés. « Le ses » de lutte contre le réchauffe- « L’attitude de Keir Starmer est dé- parti pourraient être tentés de
climat ne devrait pas être un sujet ment climatique, alors que « sept cevante, il n’a pas montré de lea- faire campagne sur ces sujets ». p
politique (…) Les remises en cause fois plus de gens meurent de froid dership sur les sujets climat, appa- Cécile Ducourtieux

Le gouvernement danois souhaite interdire les autodafés du Coran

Le pouvoir, confronté à une hausse des menaces terroristes, veut bannir la dégradation publique d’objets religieux, tels les livres saints

Malmö (Suède) - fenses « le traitement inapproprié kien Moqtada Al-Sadr ont mis le Pour justifier son empresse- tes du Danemark (nationaliste), tiste dano-iranienne Firoozeh
correspondante régionale d’un objet ayant une signification feu à l’ambassade de Suède à Bag- ment à faire adopter le texte, le rappelle, dans un message sur Fa- ­Bazrafkan, qui a réduit en mor-
religieuse significative pour une dad. Deux jours plus tard, à Bas- gouvernement renvoie à la cebook, qu’à l’époque de la « crise ceaux un exemplaire du Coran

L e projet de loi présenté par

le gouvernement danois,
vendredi 25 août, est loin de
faire l’unanimité. Mettant en
avant les risques pour la sécurité
du pays, la coalition au pouvoir
depuis décembre 2022, composée
des sociaux-démocrates, des libé-
raux (Venstre) et des Modérés
(centre droit), veut interdire, dès
que possible, la dégradation en
public des livres religieux. De di-
verses sensibilités politiques, ses
opposants dénoncent une atta-
que contre la liberté d’expression.
La loi prévoit déjà que « quicon-
que insulte publiquement une na-
tion étrangère, un Etat étranger,
son drapeau ou une autre marque
nationale reconnue », ainsi que « le
drapeau des Nations unies ou du
Conseil européen », risque jusqu’à
deux ans de prison. L’exécutif, qui
dispose de la majorité au Parle-
ment, veut ajouter à la liste des of-
communauté religieuse ou d’un
objet qui apparaît comme tel ».
Si le texte reste flou, il ne fait
aucun doute qu’il vise en priorité
à mettre fin aux autodafés du Co-
ran. Quand l’extrémiste de droite
Rasmus Paludan a brûlé les pre-
miers exemplaires du livre sacré
de l’islam dans les banlieues da-
noises, en 2017, espérant ainsi
provoquer les musulmans, son
geste n’avait suscité aucune réac-
tion à l’étranger. Tout a changé en
janvier, lorsqu’il s’est livré à un
autodafé devant l’ambassade de
Turquie à Stockholm, alors que la
Suède attendait le feu vert d’An-
kara pour intégrer l’OTAN.
D’autres corans ont ensuite été
brûlés en Suède et au Danemark,
provoquant le courroux de l’Or-
ganisation de la coopération isla-
mique et faisant des deux pays la
cible des islamistes. Le 20 juillet,
des fidèles du leader religieux ira-
sora, les locaux d’une ONG da-
noise étaient incendiés. Depuis,
Al-Qaida a appelé les musulmans
« en Suède, au Danemark et dans
toute l’Europe » à exercer leur « de-
­dernière analyse des services de
voir de vengeance » contre les
deux royaumes.
« Actes insultants »
Vendredi, lors de la présentation
du projet de loi, le ministre de la
justice, Peter Hummelgaard, n’a
pas caché les risques que les auto-
dafés faisaient peser sur le Dane-
mark. « Ce sont des actes insul-
tants, qui portent atteinte à la sé-
curité des Danois, tant à l’étranger
qu’ici », a-t-il observé, tandis que
le chef de la diplomatie et leader
des Modérés, Lars Lokke Rasmus-
sen, regrettait qu’« une grande
partie du monde » considère dé-
sormais le Danemark « comme un
pays qui défend les injures contre
d’autres pays et religions ».
renseignement. Dans un com-
muniqué publié le 15 août,
ceux-ci ­jugent que les menaces
pesant sur la sécurité du pays – le
niveau d’alerte terroriste est à
quatre sur une échelle de cinq –
se sont « intensifiées ».
Ils sont nombreux au Danemark
à craindre une répétition du scé-
nario qui avait suivi la publication
des caricatures de Mahomet, dans
le quotidien danois Jyllands Pos-
ten à l’automne 2005 – reprises
ensuite en France par Charlie
Hebdo. Pendant des mois, les en-
treprises danoises avaient été la ci-
ble d’un boycott. Des ambassades
du pays au Moyen-Orient avaient
été détruites et de nombreux pro-
jets d’attentat déjoués sur le sol
danois, les années suivantes.
Une des plus virulentes criti-
ques du projet de loi, Inger Stoj-
berg, la dirigeante des Démocra-
des caricatures » le gouverne-
ment, dirigé par le libéral Anders
Fogh Rasmussen, avait « refusé de
céder aux exigences des mollahs et
des voyous du Moyen-Orient, qui
avaient tenté de [le] pousser à res-
treindre la liberté de la presse ».
Mme Stojberg s’insurge de voir
l’actuel faire « le contraire ».
Sur le réseau social X (ancienne-
ment Twitter), le parti de l’Al-
liance libérale adresse ses félicita-
tions à « Al-Qaida et compagnie »,
avec une photo montrant des
­manifestants en train de brûler le
drapeau danois et ce commen-
taire : « Le gouvernement a en-
tendu vos menaces. »
De son côté, Maria Georgi Sloth,
présidente de l’organisation des
jeunes sociaux-libéraux, rappelle
que « ne seront pas touchés seule-
ment les idiots racistes qui veulent
répandre la haine », mais égale-
ment des militants, tels que l’ar-
devant l’ambassade d’Iran à Co-
penhague, début août, pour pro-
tester contre les persécutions des
Iraniennes par Téhéran.
Dans un éditorial particulière-
ment acerbe, le quotidien Ber-
lingske accuse le gouvernement
de « brader la liberté d’expression »
et de faire sienne « la rhétorique
effroyable des islamistes », en
­refusant d’envisager que brûler
un exemplaire du Coran puisse
« servir à d’autres fins que la mo-
querie et la provocation ».
D’autres y voient un retour de la
loi criminalisant le blasphème,
qui avait été supprimée en 2017.
En Suède, le gouvernement libé-
ral-conservateur envisage une ré-
forme de la législation sur l’ordre
public, afin de restreindre les
autodafés. Pour le moment, il ne
dispose pas d’une majorité claire
pour changer la loi. p
Anne-Françoise Hivert
 Planète
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023 |5

L’Equateur divisé sur le pétrole de Yasuni

La fermeture d’un gisement dans cette réserve riche en biodiversité a été confirmée par un référendum

Bogota - correspondante de l’énergie et des mines, Fer- ples indigènes en état d’isolement quitter le pouvoir. Le deuxième boré ni présenté de plan d’ac-
nando Santos, déclarait à la presse volontaire dans la forêt amazo-
« Les entreprises tour de la présidentielle se tiendra tion pour mettre fin aux opéra-

L
es écologistes équato-
riens et leurs adversaires
sont d’accord sur un
point : la bataille pour le
parc de Yasuni n’est pas finie. Les
premiers ont fêté, dimanche
20 août, la victoire du oui au réfé-
rendum qu’ils demandaient de-
puis dix ans. A une majorité de
59 %, les Equatoriens se sont pro-
noncés en faveur d’une interrup-
tion de la production pétrolière
du Bloc 43 Ishpingo, Tambococha
et Tiputini (ITT) dans la réserve
amazonienne de Yasuni, dans le
nord-est du pays. Les partisans du
non s’inquiètent des conséquen-
ces économiques de cette déci-
sion citoyenne, quand ils n’en
contestent pas la validité.
« L’Equateur a donné un exemple
de démocratie climatique au
monde entier », se réjouissent les
militants de Yasunidos, le collectif
qui bataille depuis 2013 pour obte-
nir la fermeture du gisement ITT.
Mobilisés aux côtés des indigènes,
ils entendent faire respecter le
­résultat des urnes et la décision de
la Cour constitutionnelle. En auto-
risant la tenue du référendum, le
tribunal avait précisé qu’en cas de
victoire du oui, les autorités
auraient un an pour procéder au
démantèlement « progressif et
­ordonné » des installations pétro-
lières déployées dans le parc. Or les
autorités jugent irréaliste le délai
imparti par la Cour. Trois jours
après le référendum, le ministre
que, « jamais dans l’histoire du
­pétrole, un gisement aussi impor-
tant n’a été fermé aussi soudaine-
ment ». Le Bloc 43 produit
58 000 barils de brut par jour, soit
12 % de la production nationale de
l’Equateur. Le démantèlement est
« un processus très complexe », a
rappelé le ministre, puisqu’il faut
démonter des infrastructures
« qui représentent des milliers de
tonnes d’acier, de câbles, d’installa-
tions de toutes sortes ». Selon
M. Santos, « le délai d’un an est phy-
siquement impossible à respecter,
à moins d’utiliser des bulldozers ».
D’une superficie de 10 000 km2,
le parc national de Yasuni est à la
fois l’une des régions du monde
parmi les plus riches en biodiver-
sité et l’habitat des derniers peu-
Lieu d’extraction
de pétrole
Oléoduc
Océan COLOMBIE
Pacifique
Bloc 43 ITT
Quito Rio
Na
po
ÉQUATEUR Parc
national
de Yasuni
Forêt
amazonienne
PÉROU 200 km
nienne équatorienne. En 1989,
l’ONU le déclarait « réserve de la
biosphère ». Après avoir proposé
de ne pas exploiter le pétrole du
Bloc 43 en échange d’une aide de
la communauté internationale, et
échoué à obtenir celle-ci, le prési-
dent Rafael Correa avait obtenu
en 2013 le feu vert de l’Assemblée
nationale pour la mise en exploi-
tation des gisements ITT. L’extrac-
tion du brut y a démarré en 2016.
Opposition des candidats
Le Bloc 43, qui compte douze
­plates-formes et plus de 230 puits
en activité, s’étend sur 80 hectares,
à quelque 180 kilomètres de la li-
sière de la forêt. « C’est vrai que le
démantèlement des installations
représente dans ces conditions un
défi technologique inédit, confirme
l’ingénieur et consultant pétrolier
Fernando Reyes. Le délai d’un an
n’est certainement pas tenable,
mais les autorités doivent rapide-
ment présenter un plan d’action. »
Mercredi 23 août, le ministre
Santos créait la surprise en
Or
ella n a
­contestant devant les caméras de
télévision la validité même du
­référendum, au motif que le non
l’a emporté dans la province
d’Orellana, où se trouve le Bloc 43.
« Notre gouvernement continuera
donc d’exploiter le pétrole de
­Yasuni », a lancé le ministre. Il a
été démenti dès le lendemain par
un communiqué du président,
Guillermo Lasso, annonçant que
pétrolières et les le 15 octobre. Pour M. Aspiazu, « le tions du gisement ITT » .
débat juridique concernant la vali- « Les entreprises pétrolières et les
détracteurs du dité du référendum n’est pas clos ». détracteurs du référendum n’ont
référendum n’ont Il estime que « les électeurs n’ont pas d’argument juridique sérieux à
pas été dûment informés des impli- opposer au référendum, considère
pas d’argument cations économiques du référen- l’économiste Carlos Larrea, du col-
juridique sérieux dum. Nombre d’entre eux n’ont pas lectif Yasunidos. Mais ils vont pro-
compris la question qui leur était bablement tenter de faire pression
à opposer » posée et qui était mal formulée ». Il sur le prochain gouvernement pour
Carlos Larrea rappelle que l’entreprise publique freiner la mise en œuvre du déman-
économiste Petroecuador a évalué à 16,47 mil- tèlement des opérations. »
liards de dollars (15,25 milliards Arrivée en tête du premier tour
d’euros) sur vingt ans les pertes avec 33 % des voix, Luisa Gonzalez,
son gouvernement entendait dues à la fin de l’exploitation du du mouvement Révolution ci-
« respecter la décision démocrati- Bloc 43. Le chiffre inclut, outre les toyenne, proche de l’ancien prési-
que des Equatoriens ». 13,6 milliards de dollars de man- dent Correa, s’est prononcée en fa-
« Mais c’est un gouvernement sur que à gagner, le coût de la ferme- veur de la poursuite de l’exploita-
le départ », souligne Roberto As- ture, estimé à 467 millions de dol- tion pétrolière dans le Yasuni. Au
piazu, vice-président de la cham- lars, et celui du retrait des infras- contraire, le jeune candidat de
bre de l’énergie. Le référendum sur tructures et des installations, droite Daniel Noboa (24 %) a dé-
le pétrole de Yasuni s’est tenu en ainsi que les différentes compen- claré que le pays pouvait se passer
même temps que le premier tour sations à la charge de Petroecua- du pétrole du gisement ITT, peu
de la présidentielle et des législa­- dor. Pour M. Reyes, « ces chiffres ne rentable selon lui.
tives anticipées convoquées par sont que des approximations, Pe- Ecologistes et indigènes sont
Guillermo Lasso, qui va bientôt troecuador n’ayant pas encore éla- fermement décidés à surveiller
les opérations de démantèlement
des installations de Yasuni. « Nous
Le réchauffement climatique, autre nous devons de contrôler qu’elles
vont se faire dans le strict respect
menace pour les forêts tropicales de l’environnement. Yasunidos a
Les forêts tropicales ne sont pas seulement menacées par la encore du pain sur la planche », ré-
­déforestation ou la sécheresse : le réchauffement risque aussi sume Antonella Calle, fondatrice
de leur faire subir des températures trop élevées pour permettre et porte-parole du mouvement.
la photosynthèse, selon une étude publiée jeudi 24 août dans « L’accès au Bloc 43 a été jusqu’à
­Nature. « Si l’on réchauffe l’air de 2 0C à 3 0C, la température de la présent très restreint », soupire
surface de ces feuilles augmente de 8 0C », explique ­Christopher M. Larrea. Les militants de Yasuni-
Doughty, professeur en éco-informatique à l’université de l’Arizona dos voudraient voir se mettre en
du Nord. Si les températures de l’air augmentaient en continu place une commission de sur-
de 0,03 0C par an, une nécrose massive des feuilles pourrait veillance internationale. p
survenir dans un peu plus d’un siècle, estiment les chercheurs. Marie Delcas

Tarifs 01/01/23

Bonnes Adresses Reproduction interdite

Prix à la ligne : 15 € HT - 18 € TTC
Autres formats : nous consulter
marie-cecile.bernard@mpublicite.fr

LE PLUS GRAND ESPACE TABLES ET

CHAISE S DE REPAS À PARIS

PACK RENTRÉE
Matelas + sommier + pieds
890€
Offre valable sur le pack matelas Câlin
140 x 190 + sommier Dunlofixe hauteur
15 cm + pieds bois cylindriques

Table extensible
Pyramide
1850€ seulement !
Plateau céramique sur verre, pied
acier laqué noir mat. Mécanisme
synchronisé. 120>180x90x76 cm.

ANTIQUITÉS
Tête de lit en option. Prix hors livraison.

© ©

56-60 cours de Vincennes Paris 12
7J/7 • 01 43 41 80 93 • M° Nation
66 rue de la Convention Paris 15
7J/7 • 01 40 59 02 10 • M° Javel
37 rue du Commerce Paris 15
01 45 75 29 98 • M° Emile Zola
ou La Motte-Picquet - Grenelle
Ouvert du mardi au samedi
Tables et chaises de repas Paris 15 • 7j/7 • M° Boucicaut
147 rue Saint-Charles, 01 45 75 02 81
63 rue de la Convention, 01 45 77 80 40
ACHAT AU DESSUS DE VOS ESTIMATIONS
Canapés, literie, mobilier sur 3 000 m2 : nos adresses sur www.topper.fr
ET EXPERTISES
« ART D’ASIE » : CHINE, JAPON ET MOYEN-ORIENT
06 07 55 42 30 - P. MORCOS
EXPERT CNE
✶ Porcelaines et Bronzes ✶ Cristal de Roche

0123 RUBRIQUE IMMOBILIER

marie-cecile.bernard@mpublicite.fr
✶ Corail et Ivoires Anc. ✶ Jade blanc et couleurs
✶ Cornes et Laques ✶ Peintures et Tissus anc.
✶ Manuscrits et Estampes
RUBRIQUE BONNES ADRESSES
marie-cecile.bernard@mpublicite.fr

DEPLACEMENT PARIS – PROVINCE

morcospatrick@orange.fr

6 | Planète
Les parcs américains luttent pour leur survie
Ces sanctuaires sont situés dans des zones particulièrement touchées par le dérèglement climatique
Reportage
Yellowstone, Glacier (Montana)
et Everglades (Floride) -
envoyé spécial
O
n sentait une pointe
de regret : mi-juillet,
les visiteurs qui
s’étaient aventurés
dans le désert de la Mort à Death
Valley en Californie, à 86 mètres
sous le niveau de la mer, se fai-
saient photographier devant un
thermomètre affichant 133 °F, soit
56 °C. Impressionnant mais tou-
jours en deçà du record mondial
de température enregistré ici
même en 1913, avec 134,1 °F.
Cet été, pendant que le sud des
Etats-Unis grillait sous la chaleur,
la nature était en folie. Dans la
Death Valley, bien sûr, mais aussi
dans la réserve californienne
du désert de Mojave, où pous-
sent les célèbres arbres de Josué,
qui fut la proie des flammes ; au
glacier Mendenhall, près de Ju-
neau, la capitale de l’Alaska, qui
en ­fondant a libéré des tonnes
d’eau et emporté des habita-
tions… Les sanctuaires que repré-
sentent les parcs nationaux amé-
ricains, où au moins sept person-
nes sont mortes de chaleur cet
été, sont frappés par les effets du
réchauffement climatique.
Sélectionnés en raison des
joyaux naturels qu’ils renfer-
ment, ces parcs sont fragiles et
particulièrement touchés, car si-
tués en Alaska et en zone monta-
gneuse (Yellowstone, Grand Te-
ton, Glacier, Yosemite, etc.), où la
chaleur monte plus vite, mais
aussi dans les déserts du Sud-
Ouest comme le Grand Canyon,
où les précipitations se raréfient
davantage qu’ailleurs.
Le pays en a conscience. « Les
merveilles naturelles de l’Amérique
sont le cœur et l’âme de notre na-
tion », a déclaré Joe Biden le 8 août
en Arizona aux abords du Grand
Canyon, en annonçant la protec-
tion supplémentaire de terres oc-
cupées par les natifs américains.
« Préserver ces terres n’est pas seu-
lement bon pour l’Arizona, mais
aussi pour la planète. C’est bon
pour l’âme de la nation. Mais il
reste encore du travail à faire pour
combattre la menace existentielle
du changement climatique. Nous
avons vu des inondations histori-
ques, des sécheresses plus intenses,
des incendies de forêt répandant
des brumes enfumées sur des mil-
liers de kilomètres », a poursuivi le
président, qui a vanté son action
climatique et annoncé un plan
d’aide de 44 millions de dollars
(environ 40 millions d’euros)
pour aider les parcs à s’adapter.
Somme dérisoire
Cette nouvelle somme met en
scène l’urgence climatique, mais
reste dérisoire au regard des en-
jeux : il a par exemple fallu 25 mil-
lions de dollars pour réaménager
à la hâte un ancien chemin à flanc
de montagne afin de remplacer la
route de fond de canyon qui per-
mettait d’accéder au parc de Yel-
lowstone à partir du Montana,
emportée par des crues torrentiel-
les en juin 2022. Ces derniers
temps, le dérèglement climatique
s’y fait surtout sentir par l’excès
de précipitation, qui a également
empêché l’accès au parc en fé-
vrier 2023, tant la neige était
abondante : le parc était noyé
comme tout l’Ouest américain
par une « rivière atmosphérique ».
Comme tous les parcs natio-
naux, Yellowstone a un plan pour
s’adapter au dérèglement climati-
que, fait de pragmatisme dans un
monde d’immenses incertitudes.
Ann Rodman, responsable de
cette planification, commence
par évoquer ce qui est certain :
« Moins de neige, de la neige qui
fond plus rapidement et des riviè-
res en crue plus tôt mais dont le dé-
bit se tarit plus vite. » Résultat, les
rivières se réchauffent, ce qui va
nuire aux poissons natifs habi-
Un bison,
devant
le geyser
Old Faithful,
dans le parc
national de
Yellowstone
(Wyoming),
le 22 juin 2022.
Matthew Brown/AP
Des touristes
dans le parc
national
de la Vallée
de la Mort,
en Californie,
le 16 juillet.
RONDA CHURCHILL/AFP
tués aux eaux froides. Première
réponse simple : réduire la pêche.
L’exemple illustre l’empirisme
des parcs, confrontés à l’évolution
rapide des écrins de nature qu’ils
protègent. Mais, comme ils dé-
pendent du ministère fédéral de
l’intérieur, le sujet du réchauffe-
ment a dû être traité avec des pin-
cettes sous l’administration cli-
matosceptique de Donald Trump.
Surtout, il s’agit d’être concret,
comme le précise le premier guide
sur l’adaptation des parcs natio-
naux au réchauffement climati-
que, publié à la veille de l’introni-
sation de Joe Biden en janvier 2021,
qui préconise un cadre d’action à
l’intitulé très martial « RAD : résis-
ter, accepter, diriger ». Soit, selon
les cas, empêcher le réchauffe-
ment de faire son œuvre, subir ses
effets ou tenter d’influencer l’évo-
lution de la nature, par exemple
en aidant une zone humide
­condamnée à se transformer en
prairie plutôt qu’en broussailles.
Créé en 1872, le parc de Yellows-
tone a cultivé une image de sanc-
tuaire naturel du Far West mais
l’action humaine y est déjà mas-
sive depuis plus d’un siècle, avec la
réintroduction des bisons – plus
de 6 000 –, la renaissance des
grizzlis, passés de 136 en 1975 à plus
de 1 000 actuellement dans la zone
élargie du parc, ou la réintroduc-
tion des loups à partir de 1995. En
en chassant les cerfs en surnom-
bre, ces derniers ont permis une
renaissance des écosystèmes aux
abords des cours d’eau.
« Le réchauffement
va arriver trop vite
et rendre difficile
l’adaptation de la
faune, de la flore
et des hommes »
Ann Rodman
responsable
de la planification
au parc de Yellowstone
Le réchauffement va rebattre les
cartes. « Il y aura des perdants et
des gagnants. Parmi les gagnants,
les pikas [des petits mammifères
d’altitude] qui devraient pouvoir
conquérir des territoires libérés
par les neiges dans les montagnes
de Grand Teton [au sud de Yel-
lowstone]. Mais, globalement, il y
aura plus d’effets négatifs que po-
sitifs, car cela va arriver trop rapi-
dement et rendre difficile l’adapta-
tion de la faune, de la flore et des
hommes », résume Ann Rodman.
La préoccupation porte moins
sur la faune, jugée assez adaptable,
que sur la végétation. A Yellow­-
stone, l’un des effets plus visibles
du réchauffement fut dès les an-
nées 2000 l’arrivée d’un coléop-
tère qui a survécu aux hivers plus
chauds et décimé les pins à écorce
blanche : 80 % des arbres les plus
vieux, dont les graines servent de
nourriture aux ours, ont été dé-
truits. Le parc s’affaire aujourd’hui
à planter des pins plus résistants
et le plan Biden doit renforcer l’ef-
fort. Ces petits pas ont lieu dans un
univers habitué aux catastrophes,
comme le grand incendie de
1988 qui détruisit 36 % du parc :
­forêt trop âgée, sécheresse, orage
et vents, les ingrédients de la
­catastrophe étaient là.
« Nous avons besoin de feu sur le
territoire, mais on préférait avoir
des petits feux différents chaque
année, avec des forêts d’âges diffé-
rents, ce qui réduit l’ampleur des
incendies et améliore la gestion de
la faune, explique Mme Rodman.
Le problème, c’est que des événe-
ments tricentenaires comme le
feu de 1988 pourraient avoir lieu
tous les trente ans à partir de la fin
du siècle. » Et, si la forêt rebrûle
trop vite, elle peut laisser place à
de la broussaille.
Aucun retour en arrière possible
L’une des inquiétudes majeures
porte sur les pâturages de la Lamar
Valley, où prospèrent les bisons.
Une herbe invasive, le brome des
toits, s’y développe, amenée no-
tamment par les chaussures des
touristes. Les fonctionnaires du
parc s’efforcent de l’arracher. Pour
l’avenir, faut-il laisser cette verte
vallée se transformer, ou y accli-
mater dès à présent les herbes de
moindre altitude, adaptées au ré-
chauffement ? « Ne rien faire peut
donner un résultat inacceptable,
affirme Ann Rodman. Nul n’accep-
terait que la vallée de Lamar se
transforme en broussailles. »
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
Dans le parc
de Joshua Tree,
la température
pourrait avoir crû
de 5 °C d’ici à
2100, détruisant
l’habitat des
arbres de Josué
1947, mais il étouffe, cerné par
Miami à l’est, l’agriculture pol-
luante au nord, et les multiples
­canaux de drainage. Un immense
programme de réhabilitation et
de sauvetage des célèbres marais
tropicaux, qui coûtera des mil-
liards de dollars, est en cours
­depuis plus de vingt ans.
La problématique climatique
vient donc s’ajouter au sujet global
de la préservation. Le marais est
menacé par la montée des eaux.
Les premières zones touchées
sont celles qui bordent la mer, la
présence de canaux y favorisant la
salinisation. Les ouragans, plus
puissants, pénètrent plus à l’inté-
rieur des terres et font s’envoler le
niveau des eaux (parfois jusqu’à
trois mètres), accroissant l’éro-
sion. Inexorablement, les mangro-
ves progressent tandis que recu-
lent les espèces d’eau douce. Le
phénomène devrait s’accélérer.
Lorsque fut adopté le plan de res-
tauration des Everglades en 2000,
les estimations tablaient sur une
montée des eaux de 15 centimè-
tres entre 1995 et 2050. Dans leur
rapport de 2019, le corps des ingé-
nieurs des Etats-Unis, qui dirige
les travaux, table désormais sur
un maximum de 66 centimètres…
Zones « refuges »
A l’autre extrémité du pays, au
cœur du désert de Mojave, le
­sauvetage de l’arbre de Josué
s’avère également délicat. Dans le
parc de Joshua Tree, les précipita-
tions ont baissé de 40 % en cent
vingt ans et les températures ont
déjà augmenté de 2 °C, y faisant
disparaître plus de 43 % des espè-
ces d’oiseau. D’ici à 2100, la
­température pourrait avoir crû de
5 °C, ce qui conduirait à la destruc-
tion de l’habitat de ces arbres en-
démiques. Le parc national cher-
che à protéger les zones « refu-
ges » où les arbres de Josué pour-
raient survivre, à des altitudes
S’il est un lieu aux Etats-Unis où plus élevées et plus arrosées.
l’impact du réchauffement est pa- L’ennui, c’est qu’il faudrait agir
tent, c’est le parc national de Gla- au-delà des frontières du parc.
cier, dans le nord du Montana. Dès 2015, l’association WildEarth
Cette année, la route spectacu- Guardians a demandé à l’admi-
laire qui le traverse a pu ouvrir dès nistration fédérale de classer les
la mi-juin, au lieu de début juillet. arbres de Josué en espèce proté-
Le parc est désormais mal gée. Elle a perdu à deux reprises,
nommé, car confronté à une en 2019 et en 2023. « [L]es plages
fonte accélérée de ses glaciers. Ce de températures [prévisionnelles]
recul a été documenté, avec des devraient se situer dans la plage de
photographies édifiantes compa- variabilité que les arbres de Josué
rant les paysages au début du ont connue dans un passé récent,
XXe siècle et aujourd’hui. Aucun écrit dans son verdict le service fé-
retour en arrière n’est possible. déral de la pêche et de la chasse.
« De cette façon, nous avons l’occa- Par conséquent, nous considérons
sion d’observer et d’étudier la puis- que la majorité [environ 90 %] de
sance du changement climatique, l’aire de répartition actuelle des
qu’il soit naturel ou non », écrit pu- [arbres de Josué] continuera d’être
diquement la direction du parc. occupée et viable en 2040-2069. »
Autre paysage emblématique, à Dans sa décision, il dit avoir
l’extrême sud du pays, le marais « examiné les menaces liées aux in-
des Everglades, en Floride, près de cendies de forêt, aux herbes enva-
Miami Beach, où nul ne semble se hissantes, au changement climati-
soucier du réchauffement. Des que et à la perte et à la fragmenta-
­avions tirent un panneau publici- tion de l’habitat. Bien que certaines
taire vantant une foire aux armes, menaces affectent [l’arbre], aucune
devant des dizaines d’hôtels cli- des menaces n’a atteint le niveau
matisés, en pleine alerte aux fortes permettant de répondre à la défini-
chaleurs. La route pour rejoindre tion d’une espèce menacée ».
le parc est en travaux. Les pouvoirs Wild­Earth Guardians avait fait
publics ont décidé de la surélever part de sa déception, par la voix de
pour permettre à l’eau de s’écouler Lindsay Larris, directrice du pro-
de nouveau, du lac Okeechobee, gramme sur la faune : « Le but de la
dans le Nord, vers les Everglades et loi n’est pas d’attendre qu’une es-
la mer, au sud de la péninsule. pèce soit sous assistance respira-
Objectif, sauver cette immense toire avant de pouvoir bénéficier
zone tropicale humide, la seule d’une protection fédérale. » Les
des Etats-Unis, qui occupe le sud feux de l’été qui ont ravagé le dé-
de la Floride jusqu’à l’archipel des sert de Mojave ne peuvent que
Keys. Le parc, peuplé d’oiseaux et conforter leur mise en garde. p
d’alligators, est protégé depuis Arnaud Leparmentier
 France
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
Financement libyen : Sarkozy jugé en 2025
L’ex-chef de l’Etat est renvoyé devant le tribunal dans le dossier du financement de sa campagne de 2007
E
n pleine tournée de pro-
motion pour la parution
du nouvel opus de ses
Mémoires, Le Temps des
combats (Fayard, 592 pages,
28 euros), Nicolas Sarkozy a été
rattrapé par ses ennuis judiciaires,
vendredi 25 août. L’ex-président
de la République a appris son ren-
voi, avec douze autres prévenus,
devant le tribunal correctionnel
dans le cadre du dossier du finan-
cement présumé de sa campagne
électorale victorieuse de 2007 par
le régime libyen du dictateur
Mouammar Kadhafi. Au terme
d’une information judiciaire de
dix ans, les juges d’instruction
Aude Buresi et Virginie Tilmont
ont rendu leur ordonnance de
renvoi et estimé que M. Sarkozy
devait être jugé dans cette affaire
pour « recel de détournement de
fonds publics », « corruption pas-
sive », « financement illégal de
campagne électorale » et « asso-
ciation de malfaiteurs en vue de
commettre une infraction punie
de dix ans d’emprisonnement ».
Contacté par Le Monde, l’entou-
rage de l’ancien président, qui
­conteste ces accusations, n’a pas
souhaité réagir à ce stade, tout en
déplorant « l’absence d’élément
matériel » au terme de l’enquête.
« Rien de probant n’a été trouvé con-
tre moi », martelait M. Sarkozy sur
le plateau du « 20 heures » de TF1,
mercredi 23 août. « On doit démys-
tifier l’argumentaire de défense de
M. Sarkozy. Il est très courant dans
ces affaires d’atteinte à la probité de
pouvoir réunir des preuves via des
faisceaux d’indices convergents »,
considère Vincent Brengarth, avo-
cat de l’association Sherpa, partie
civile, qui loue « le travail monu-
mental des juges d’instruction dans
ce dossier inédit » et se réjouit de la
perspective « d’un procès qui lais-
sera une trace très forte ».
Dans un communiqué, le Par-
quet national financier précise
qu’un procès devrait avoir lieu
« entre le 6 janvier et le 10 avril
2025 devant la 32e chambre du tri-
bunal correctionnel de Paris ».
Pour M. Sarkozy, 68 ans, cette
nouvelle épreuve judiciaire vient
s’ajouter à une kyrielle de
­condamnations : à trois ans de
prison, dont un ferme, pour « cor-
ruption » et « trafic d’influence »
dans l’affaire Bismuth (en pre-
mière instance et en appel), et à
un an de prison ferme (en pre-
mière instance) pour « finance-
ment illégal de campagne électo-
rale » dans le dossier Bygmalion.
5 millions d’euros en espèces
Au-delà de la figure de l’ex-chef de
l’Etat, c’est tout une partie de la
Sarkozie historique qui est
­renvoyée devant le tribunal cor-
rectionnel dans ce dossier révélé
par Mediapart en juillet 2011. L’ex-
secrétaire général de l’Elysée et
ancien ministre de l’intérieur
Claude Guéant sera jugé pour une
dizaine de chefs dont « blanchi-
ment de fraude fiscale en bande
organisée », « corruption pas-
sive », « complicité de finance-
ment illégal de campagne électo-
rale ». « Cette ordonnance de ren-
voi, après quand même plus de
dix années d’instruction, illustre
les plus grandes difficultés à éta-
blir, à l’encontre de M. Guéant, la
moindre infraction, estime son
avocat, Philippe Bouchez
El Ghozi. Et pour cause, puisque
mon client a toujours fait valoir
qu’aucune infraction ne pouvait
lui être reprochée, ce que l’ordon-
nance de renvoi ne contredit pas
sérieusement et ce que M. Guéant
démontrera à la ­juridiction qui
aura à juger de cette affaire. »
L’ex-ministre du budget, ancien
trésorier de la campagne de
M. Sarkozy en 2007 et actuel dé-
puté (Renaissance) de l’Oise Eric
Woerth est, lui, renvoyé pour
« complicité de financement illé-
gal de campagne électorale ».
|7
Contacté, il n’a pas donné suite. 2005, à Tripoli, M. Hortefeux, Alexandre Djouhri, rival de M. Ta- lions d’euros effectué, après le Si le procès du financement pré-
L’ancien ministre de l’intérieur et alors ministre délégué aux collec- kieddine, et qui sera jugé dans le scrutin présidentiel de 2007, par sumé de la campagne de 2007 par
actuel député européen (Les Ré- tivités territoriales, et M. Guéant, dossier libyen pour une douzaine LAP vers une société offshore de le régime de Kadhafi s’annonce
publicains) Brice Hortefeux sera afin d’évoquer les modalités du de charges, dont « corruption ac- M. Djouhri au Panama. Un paie- spectaculaire, ce dossier à tiroirs
pour sa part jugé pour « associa- soutien financier supposé du ré- tive d’agent public étranger ». Ses ment qui se cacherait derrière pourrait connaître d’autres re-
tion de malfaiteurs » et « compli- gime libyen à M. Sarkozy. Ce que avocats n’ont pas répondu à nos l’achat d’une villa à Mougins (Al- bondissements. Une information
cité de financement illégal de ces derniers démentent. sollicitations. Les juges d’instruc- pes-Maritimes) à un prix suréva- judiciaire a été ouverte, en 2021,
campagne ». Son avocat, Jean- tion soupçonnent M. Djouhri lué. M. Djouhri, extradé en France pour « subornation de témoin » à
Yves Dupeux, n’a pas donné suite. Dossier à tiroirs d’avoir financé M. Guéant à hau- par les autorités britanniques, a, la suite de la fausse rétractation,
Le Parquet national financier Les juges d’instruction se polari- teur de 500 000 euros et de s’être depuis, reconnu que « Nicolas en novembre 2020, de M. Takied-
avait souligné, en mai, dans son sent aussi sur un virement de appuyé, dans cette entreprise, sur Sarkozy a demandé à Mouammar dine sur BFM-TV et dans Paris
réquisitoire, « des circuits opaques 440 000 euros effectué, en fé- Bechir Saleh, ancien directeur de Kadhafi de l’aider dans sa campa- Match. Soit plusieurs années
de circulation de fonds libyens » qui vrier 2006, par une société de cabinet de Mouammar Kadhafi et gne » en octobre 2005. après ses accusations à l’encontre
auraient « abouti, in fine, à des dé- M. Takieddine sur le compte, aux ex-argentier de son régime en tant de M. Sarkozy.
caisses d’espèces dans une tempo- Bahamas, de Thierry Gaubert, ex- que dirigeant du fonds souverain Selon Mediapart, la justice chif-
ralité et une chronologie compati- collaborateur de Nicolas Sarkozy à Libya Africa Investment Portfolio frerait à 608 000 euros cette opé-
bles avec un usage occulte », lors de la mairie de Neuilly-sur-Seine (LAP). Exfiltré de Libye après la Hortefeux, ration médiatique visant à discul-
l’élection présidentielle de 2007. (Hauts-de-Seine) et au ministère chute de Kadhafi en 2011 par la per l’ex-chef de l’Etat. Neuf per-
Les juges d’instruction concluent, du budget. Déjà condamné dans France, puis en fuite en Afrique du
Guéant, Woerth… sonnes, dont Mimi Marchand,
dans leur ordonnance de renvoi l’affaire Karachi en 2020, Sud et visé par un mandat d’arrêt Toute une partie ­figure de la presse people, ont été
de 557 pages révélée par l’Agence M. Gaubert sera jugé dans le dos- international, M. Saleh sera jugé mises en examen. Dans ce volet,
France-Presse et consultée par sier libyen pour « association de pour « détournement de fonds
de la Sarkozie M. Sarkozy a été entendu par les
Le Monde, qu’il « apparaît qu’un malfaiteurs ». Son avocat, François ­publics » et « corruption passive historique est enquêteurs dans le cadre d’une
pacte de corruption a été noué Esclatine, n’a pas souhaité réagir. d’agent public étranger ». audition libre et son domicile a
­entre Nicolas Sarkozy et Mouam- L’autre filière de financement Les juges d’instruction se focali-
aussi renvoyée été perquisitionné. p
mar Kadhafi aux fins de finance- présumé renvoie à l’affairiste sent sur un versement de 10,1 mil- devant les juges Rémi Dupré
ment de l’élection du premier ».
Concernant le « projet délictuel »,
les magistrats estiment que « les
fonds récoltés ou, au moins une
partie de ces fonds, étaient destinés
à financer la campagne électorale
de M. Sarkozy en contrepartie d’en-
gagements divers », que « la pers-
pective de l’accès au pouvoir de
M. Sarkozy a favorisé des intermé-
diaires qui se revendiquaient de lui
pour obtenir le versement de com-
missions dans différents contrats
commerciaux ». Ils désignent « des
montages sophistiqués utilisés
pour rendre indétectables ces
­transactions et convertir les fonds
ainsi détournés » et des « contre-
parties diplomatiques » envisa-
gées, comme « l’invitation de
M. Kadhafi en France » en décem-
bre 2007.
Les juges d’instruction ont ex-
ploré deux filières de finance-
ment occulte supposées afin
d’identifier la provenance de
250 000 euros en espèces, non dé-
clarés par M. Woerth et conservés
dans les locaux du candidat
Sarkozy au terme de la campagne
de 2007. La première ramène à
l’intermédiaire sulfureux Ziad Ta-
kieddine, en fuite au Liban depuis
sa condamnation en 2020 dans
l’affaire Karachi. Les juges d’ins-
truction ont demandé le renvoi de
l’affairiste franco-libanais pour
sept charges, dont « complicité de
corruption et de trafic d’in-
fluence ». L’avocate de M. Takied-
dine, Elise Arfi, n’a pas donné suite
à nos sollicitations. Devant les ju-
ges, M. Takieddine a affirmé à plu-
sieurs reprises avoir transporté
dans des « mallettes », entre la fin
de 2006 et le début de 2007, entre
Tripoli et Paris, 5 millions d’euros
en espèces en vue de les livrer au
ministre de l’intérieur et futur
candidat Nicolas Sarkozy, et à
Claude Guéant, qui était alors son
directeur de cabinet à Beauvau.
Pour réunir et acheminer cette
somme, l’intermédiaire aurait
œuvré avec Abdallah Al-Senoussi,
chef du renseignement militaire
du régime libyen et beau-frère de
Mouammar Kadhafi. Condamné
par contumace en 1999 par la jus-
tice française à la détention à per-
pétuité pour avoir orchestré l’at-
tentat contre un avion de la com-
pagnie UTA en 1989 entre Brazza-
ville, au Congo, et Paris (170 morts,
dont 54 Français), M. Al-Senoussi
a assuré aux autorités libyennes
ainsi qu’aux magistrats français
avoir rencontré, à l’automne
Selon les juges,
il « apparaît
qu’un pacte
de corruption
a été noué
entre Sarkozy
et Kadhafi »

8 | France
Rentrée politique
Darmanin veut « créer son espace »
Le ministre
de l’intérieur, qui
s’apprête à réunir ses
partisans, dimanche,
à Tourcoing, entend
élargir son auditoire
Récit
Brest (Finistère) - envoyée spéciale
D
ans l’ancien monde, les po-
litiques se vantaient d’aller
chercher les voix « avec les
dents ». Gérald Darmanin,
lui, va chercher les soutiens
avec les dents, les fourchet-
tes et les verres qui s’entrechoquent… Il est
23 h 30, jeudi 24 août, et voilà plus de trois
heures que le ministre de l’intérieur et des
outre-mer dîne en tête-à-tête avec Richard
Ferrand, ancien président de l’Assemblée na-
tionale, sur les hauteurs de Brest (Finistère),
dans la salle à manger de l’austère sous-pré-
fecture déserte. A l’abri des regards et des
oreilles indiscrètes, les deux hommes, qui
pratiquent la même langue, s’adonnent à
leur occupation favorite : ils parlent « popol »
– de politique.
Il est vrai que l’heure est grave. Dans trois
jours, Gérald Darmanin réunit ses soutiens
dans la ville de Tourcoing (Nord), dont il a été
élu maire à deux reprises. Déçu de n’avoir
pas été nommé à Matignon par le chef de
l’Etat lors du remaniement du 20 juillet, il
sortira de son couloir de nage pour parler
aux « classes populaires ». Un acte d’affirma-
tion politique en réaction à la reconduction
de la première ministre, Elisabeth Borne,
alors qu’Emmanuel Macron a été à deux
doigts, le temps d’un week-end, début juillet,
de le nommer à sa place. Quelques person-
nalités de la Macronie (le secrétaire général
du parti présidentiel, Stéphane Séjourné, le
ministre des transports, Clément Beaune, ou
le patron du MoDem, François Bayrou) lui
ont barré la route, estimant que la nomina-
tion de l’ancien du parti Les Républicains
(LR) déplacerait trop à droite le centre de
­gravité de la majorité.
L’élu du Nord en a froidement tiré une
­conclusion : un tel alignement des planètes a
fort peu de chances de se reproduire d’ici à la
fin du quinquennat. Emmanuel Macron,
lorsqu’il se séparera de sa première ministre,
choisira un macroniste « pur jus », Julien
­Denormandie ou Gabriel Attal, se figure-t-il.
Lui qui, avec les outre-mer et la ville dans son
portefeuille, considère qu’il est à la tête d’un
« petit Matignon », décide alors de s’émanci-
per, et de partir à l’offensive.
« Parler de la question sociale »
Pour cela, il entend élargir son auditoire.
Montrer aux macronistes qu’il n’est pas le
droitier que l’on pense. « La politique, c’est
créer son espace », confie-t-il au Monde. Le
vrai clivage ne serait plus entre la droite et la
gauche, à ses yeux, mais entre ceux qui
­connaissent la France profonde et ceux qui
vivent dans les centres-villes. Il lui faudra
donc, à Tourcoing, des appuis venus de la
gauche pour équilibrer les nombreux sou-
tiens de droite. Son ami Olivier Dussopt,
­ministre du travail, ancien socialiste, sera là.
Tout comme le député Renaissance de la
­Gironde Florent Boudié, ex-Parti socialiste
(PS). Mais la présence de Richard Ferrand,
­ex-socialiste et intime du président, figure
tutélaire de la Macronie, avec lequel il s’en-
tend bien, produirait son effet.
Son déplacement dans l’ancienne circons-
cription du Breton tombe donc à pic. L’allo-
cution sur les moyens consacrés à la lutte
­contre les feux de forêt, la rencontre avec des
réservistes à la préfecture, puis l’échange
avec des militants Renaissance dans un café
n’ont été que les amuse-bouche avant leur
long tête-à-tête. Le sexagénaire, encore
meurtri par sa défaite aux élections législati-
ves – il est le seul député sortant dans le Fi-
nistère à ne pas avoir été réélu en 2022 et n’a
plus aucun mandat –, est flatté de se voir
courtisé par le jeune ministre qui fait la
« une » de l’actualité politique en cette fin
d’été. Quand ils se retrouvent en début
d’après-midi près du monumental calvaire
de Pleyben, dans le centre Finistère, Gérald
Darmanin l’embrasse affectueusement et lui
donne du « Monsieur le Président ». « Je suis
ressorti exceptionnellement du placard », lâ-
che en aparté l’ancien titulaire du perchoir.
Dans le huis clos brestois, le soir,
M. Ferrand confie à son hôte, entre quatre
yeux, qu’il trouve son échappée « osée ». Que
ce n’est peut-être pas le moment, alors que la
majorité s’apprête à vivre un automne diffi-
cile à l’Assemblée, de lancer la compétition
au sein du camp présidentiel. « Ici, quand je
me promène, personne ne me parle de 2027 »,
a-t-il confié quelques instants plus tôt, sur les
monts d’Arrée. Et puis, il n’est pas convaincu
que le risque d’une victoire de Marine Le Pen
dans quatre ans soit aussi élevé que Gérald
Darmanin, qui en a fait l’argument principal
de son offensive, veut bien le dire. Pour l’an-
cien député socialiste, qui n’aurait jamais
imaginé durant le quinquennat de François
Hollande présider un jour l’Assemblée natio-
nale, « le pire n’est jamais sûr ». Mieux vaut,
selon lui, « se concentrer sur ce qui est à faire
aujourd’hui ». Bref, il temporise.
Gérald Darmanin déploie son charme et
son énergie pour le convaincre de faire le
voyage dans le Nord. « Pourquoi aller à Tour-
coing, on est si bien ici… », élude le Breton. Re-
traité de la politique, Richard Ferrand appré-
cie le facétieux Darmanin, amateur de chan-
sons populaires des années 1970-1980 et
d’imitations croustillantes de figures politi-
ques. Et rit de la façon dont le ministre bro-
carde le manque d’imagination de son père
Gérard, qui a appelé son fils Gérald, sa fille
Géraldine, et a donné à son bar, à Valencien-
nes, le nom du chien de la famille, Bonus…
Il est près de minuit et voilà le Brestois qui
propose de terminer la soirée chez son fils. Ri-
chard Ferrand, au volant de sa Peugeot 5008,
embarque le ministre, sous le regard inquiet
des officiers de sécurité. La berline s’enfonce
dans les rues étroites d’un quartier résidentiel
de Brest, pour un dernier verre. Le Falcon 200
chargé de ramener Gérald Darmanin à Paris
ne décollera qu’à quelques minutes de la
­dernière limite, à 1 heure du matin.
Dimanche, un millier de personnes sont at-
tendues dans le jardin botanique de Tour-
coing, dont une dizaine de ministres et quel-
que 115 parlementaires. Gérald Darmanin par-
lera « de social, de social et de social ». Car la po-
litique, dit-il, « ce n’est pas chacun dans son
couloir qui ne parle que de ses sujets techni-
ques ». Depuis le premier quinquennat, il mar-
tèle que le camp présidentiel doit s’adresser
plus aux classes populaires. « Nous devons
parler aux tripes des Français », disait-il déjà en
juillet 2022 dans Le Monde, estimant que les
macronistes devaient « corriger » certains
« comportements », en n’incarnant plus seule-
ment le camp de la « raison » et de la « techni-
que ». « C’est très important de parler de la ques-
tion sociale, appuie-t-il aujourd’hui encore.
L’ancien Quand la droite gagne, c’est parce qu’elle in-
président carne le mérite, pas l’identitaire. Nicolas
de l’Assemblée Sarkozy perd la campagne de 2012 en compa-
nationale raison avec le “travailler plus pour gagner plus”
Richard Ferrand de 2007. Quand la gauche gagne, c’est sur une
et le ministre majeure sociale. En 2017, Emmanuel Macron a
de l’intérieur, cette magnifique idée sur l’assignation à rési-
Gérald dence [expression qui désigne les déterminis-
Darmanin, mes sociaux et territoriaux]. Reprenons-la ! »
à Saint-Rivoal
(Finistère), La politique, « un théâtre avant tout »
le 24 août. Pour investir ce créneau, le locataire de Beau-
LOïC VENANCE/AFP vau met en avant ses origines populaires, « fils
d’une femme de ménage » (ensuite concierge
de la Banque de France, à Paris) et « petit-fils de
deux grands-pères travailleurs immigrés ».
Parce qu’il juge « assez probable » une victoire
de Marine Le Pen en 2027, Gérald Darmanin
invite le camp présidentiel à « réfléchir à la fa-
çon dont on s’adresse à tous ces gens pour qui
on fait beaucoup, mais qui ne croient plus à la
politique ». Jusqu’ici, « Emmanuel Macron a su
parler à une partie de l’électorat populaire.
Mais qui va avoir la maestria du président ?
Qui va reprendre ça en 2027 ? », interroge-t-il.
Face à la candidate du Rassemblement na-
tional (RN), « il ne nous faudra qu’une ou un
candidat, prévient-il dans La Voix du Nord
vendredi. Et que nous ne nous fondions pas
seulement sur les gagnants de la mondialisa-
tion et les élus des centres-villes, car ça ne fait
pas 51 % des voix ». Une critique en creux de la
« On a deux enjeux : déconnexion de membres du gouvernement
récupérer à son goût trop « techno », Elisabeth Borne en
tête. « Le président, lui, n’est pas déconnecté »,
une partie précise-t-il. Elu depuis quinze ans « sur un ter-
ritoire qui vote à gauche et RN depuis quarante
de l’abstention ans », il considère que « Mme Le Pen est arrivée
à être la représentante des classes populaires
et reprendre parce qu’elle est antisystème ». Pour 2027, va
des électeurs de jusqu’à expliciter le ministre de l’intérieur,
« on a deux enjeux : récupérer une partie de
Le Pen. Une partie l’abstention et reprendre des électeurs de
Le Pen. Une partie des policiers, par exemple ».
des policiers, Contre toute attente, Gérald Darmanin
par exemple » compare son positionnement politique au
sein de la majorité à celui de François Ruffin
Gérald Darmanin au sein de La France insoumise (LFI). Il a lu
ministre de l’intérieur tardivement Je vous écris du front de la
Somme (Les Liens qui libèrent, 2022), dans le-
quel, résume-t-il, le député et ancien journa-
liste « dit à son parti : attention, on est en train
de laisser la place à Le Pen car on ne s’occupe
pas des gens ordinaires, comme dirait Chris-
tophe Guilluy ». Comme lui, M. Darmanin
­dénonce les patrons qui « ne regardent que
les bénéfices et les profits », et leur demande
d’augmenter les salaires, « pour une
meilleure répartition de la richesse ».
Une petite phrase, lâchée mi-août, a fait
bondir les macronistes historiques. « Ce qui
m’intéresse, ce n’est plus de regarder ce qu’il
s’est passé en 2017 et 2022. Ce qui m’inquiète
maintenant, c’est ce qui se passera en 2027 »,
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
a-t-il asséné dans Le Figaro. Une saillie perçue
comme une façon d’enterrer Emmanuel Ma-
cron. « Il veut faire à Macron ce que Sarkozy a
fait à Chirac, saper son autorité, gronde Fran-
çois Patriat, patron des sénateurs Renais-
sance. C’est lamentable. Parce qu’il n’est pas
Sarkozy, et parce que le président n’est pas Chi-
rac, qui était épuisé et malade à la fin de son
second mandat. » « Les idées doivent passer
avant les ego », a tancé, vendredi 25 août, Sté-
phane Séjourné, qui, invité, ne se rendra pas
à Tourcoing. Gérald Darmanin leur rappelle
ses états de service : « Je suis membre du gou-
vernement depuis le premier jour, le président
m’a confié les impôts et la police, j’ai adhéré à
En marche ! à sa demande, j’ai gagné toutes les
élections, énumère-t-il. Il y a une petite assi-
gnation à résidence politique et sociale à mon
endroit chez ceux qui parlent de loyauté. »
En lançant cette offensive politique, Gérald
Darmanin cherche-t-il à rester dans la course
pour Matignon ? Ou bien à occuper un es-
pace qu’Edouard Philippe ou Bruno Le Maire
auront du mal à conquérir, et devenir ainsi
incontournable pour la présidentielle de
2027 ? Nul n’a la réponse, pas même, sans
doute, l’intéressé, pour qui la politique est
avant tout « un théâtre, où ce n’est pas ce que
vous êtes qui compte, mais le rôle que l’on
vous prête ». Lorsqu’il observe le camp prési-
dentiel, le ministre de l’intérieur ne voit
qu’un adversaire à sa hauteur dans sa géné-
ration : Gabriel Attal, le ministre de l’éduca-
tion. L’auteur des Chroniques de l’ancien
monde (L’Observatoire, 2017) regrette le peu
de talents autour d’Emmanuel Macron,
quand les partis de gouvernement ali-
gnaient, à leurs plus belles heures, des bro-
chettes de quadragénaires affûtés, Jean-Fran-
çois Copé, Xavier Bertrand ou François Fillon
à droite, Dominique Strauss-Kahn, Martine
Aubry ou François Hollande à gauche.
Nostalgique de ces années-là, lui s’amuse à
truffer ses interventions de références aux
années 1980. Citant Coluche sur la consom-
mation de drogue (« Il suffirait que les gens
n’en achètent pas pour que ça ne se vende
pas »), Michel Sardou devant les pompiers
du Finistère, jeudi (« C’est un cri, c’est un
chant »), ou Jean Gabin dans Le Président
(d’Henri Verneuil, en 1961) devant les mili-
tants Renaissance (« Etre dans l’opposition,
c’est dire n’importe quoi. Je sais, j’y étais ! »).
Selon l’âge de son auditoire, celui-ci réagit…
ou pas. Il continue d’ailleurs de rendre visite,
tous les six mois, à l’ancien premier ministre
de droite Edouard Balladur (1993-1995). Et
s’émeut d’avoir reçu, récemment, une lettre
manuscrite de l’avocat et ancien ministre
des affaires étrangères de François Mit-
terrand, Roland Dumas (1988-1993). Con-
vaincu qu’il fait, comme eux avant lui, le
plus beau métier du monde. p
Nathalie Segaunes
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023 France | 9

Rentrée à l’école le 20 août : Attal tempère

Après les annonces de Macron, le ministre de l’éducation met en avant une mesure existante
Chronique |
p a r S OL E NN D E R OYE R

Le dangereux bal I l y a la communication toni-

truante du président de la
République déclarant, dans
un entretien au Point, le 23 août,
qu’il y a « trop de vacances » et
fin des vacances, sont là pour re-
prendre, en petits groupes, quel-
ques fondamentaux en amont de
la rentrée scolaire, mais aussi
pour pratiquer des activités
cances” ne doit pas rimer avec
“perte de chances” ». Quelle nou-
veauté, alors que le principe des
« vacances apprenantes » existe
depuis une trentaine d’années ?
terpelle sur le caractère « discrimi-
nant » et « stigmatisant » de la me-
sure telle que présentée par Em-
manuel Macron pour les élèves
en difficulté, Gabriel Attal tente

des ambitieux qu’il « faut qu’on puisse (…) faire

Au sommet de l’Etat, tout le
monde l’avait théorisé : les hosti-
lités pour 2027 ne devaient pas
démarrer avant les Jeux olympi-
ques de 2024, à mi-quinquennat.
Las. Sous les coups de boutoir de
Gérald Darmanin, le bal des am-
bitions s’est ouvert dès cette ren-
trée. En déclarant mi-août dans
Le Figaro qu’il se projetait désor-
mais vers 2027, l’éconduit de Ma-
tignon a agacé de nombreux élus
de la majorité, dénonçant un
crime de lèse-majesté.
A l’été 2022, l’intéressé assurait
pourtant devant Le Monde qu’il
était bien trop tôt pour penser à
la prochaine présidentielle.
« Nous devons tous être assez in-
telligents pour comprendre que le
combat, ce n’est pas maintenant,
c’est 2025 », confiait-il en marge
d’un déplacement à Mayotte.
Puis : « Le premier qui franchira
la ligne sera handicapé pour la
suite… » Finalement, comme ja-
dis son mentor, Nicolas Sarkozy,
Gérald Darmanin a lancé les
grandes manœuvres, un an seu-
lement après la réélection d’Em-
manuel Macron. Il y a vingt ans,
aussitôt après la délicate réélec-
sive. Mais son entreprise s’avère
aussi risquée, faisant passer ses
rivaux pour plus légitimistes,
à un moment où les Français,
fatigués par les joutes électorales
de 2022 et l’interminable crise
des retraites, ont surtout besoin
d’apaisement et de réponses à
leurs préoccupations quotidien-
nes. C’est le positionnement qu’a
adopté pour sa rentrée, jeudi
24 août en Haute-Savoie, Bruno
Le Maire, préférant se montrer
concentré sur sa mission à Bercy.
De son côté, Edouard Philippe
publie mi-septembre un livre, Des
lieux qui disent (Lattès, 250 pages,
21,90 euros), dans lequel il pose
un diagnostic sur l’école, la santé,
les grandes infrastructures, la jus-
tice et la laïcité. L’ancien premier
ministre, qui se prépare à être
candidat en 2027, refuse pour
l’heure d’entrer dans le match des
« postures marketing qui tuent
la politique ». Et préfère « parler à
tout le monde » plutôt qu’à « telle
ou telle catégorie de la popula-
tion », fait valoir son entourage.
Le « supplice du garrot »
Les prétendants à la succession
rentrer dès le 20 août » les élèves
« qu’on aura évalués, et qui en ont
besoin », pour pouvoir faire « du
rattrapage ». Et il y a la traduction
concrète d’une annonce qui
­s’apparente à des mesures déjà
existantes, comme l’a montré le
ministre de l’éducation natio-
nale lors d’un court déplacement
sur un « stage de réussite » à
Torcy, en Seine-et-Marne, ven-
dredi 25 août.
Moins de deux jours après la
prise de parole d’Emmanuel
­Macron, Gabriel Attal s’est rendu
dans l’école L’Arche-Guédon, si-
tuée dans un quartier prioritaire,
pour rencontrer les élèves bénéfi-
ciant du dispositif, leurs ensei-
gnantes, ainsi que certains pa-
rents. Quatorze enfants, dont les
parents ont accepté qu’ils partici-
pent à ce stage de cinq jours à la
­sportives et artistiques.
A l’échelle nationale, en 2022-
2023, quelque 300 000 élèves de
l’élémentaire au lycée, encadrés
par 40 000 enseignants volon-
taires, ont participé à ces stages
de remise à niveau organisés
­depuis des années durant les
­vacances scolaires (et notam-
ment sur les deux dernières se-
maines d’août).
« Investir massivement »
L’occasion pour Gabriel Attal
d’apporter quelques précisions
sur l’idée présidentielle d’un re-
tour anticipé des élèves, qui a
laissé la communauté éducative
en suspens. Loin d’évoquer une
rentrée scolaire dès le 20 août, le
ministre se contente d’expliquer
que « le sens de ce chantier, c’est de
continuer à développer [les stages
de réussite] », répétant que « “va-
« C’est qu’on va investir massive-
ment pour les développer », ré-
pond-il, évoquant un objectif de
« millions d’élèves » concernés,
sans toutefois s’avancer sur un
éventuel allongement de la durée
des stages, ou sur le caractère sys-
tématique d’un dispositif qui,
pour l’heure, cible déjà les élèves
en difficulté mais ne revêt aucun
caractère obligatoire.
« L’accord des parents est indis-
pensable et leur adhésion au pro-
jet d’aide constitue un facteur d’ef-
ficacité de la prise en charge »,
peut-on d’ailleurs lire sur le site
du ministère de l’éducation. A
Torcy, tous ceux qui s’étaient vu
proposer une participation au
stage de réussite ne l’ont
d’ailleurs pas acceptée, ou n’ont
pas pu, pour des raisons d’organi-
sation, y répondre favorable-
ment. A un père d’élève qui l’in-
de nuancer : « Il faut garantir que
tous ceux qui sont en difficulté
puissent [faire des stages de réus-
site], mais aussi ouvrir à d’autres »,
qui seraient volontaires.
Comme l’ont également souli-
gné deux mères d’élève présen-
tes, une généralisation devrait
s’accompagner de la mise en
place d’une restauration scolaire,
qui n’est pas prévue pour l’heure,
voire d’un système de transport.
Elle impliquerait également d’im-
portantes discussions avec les
­enseignants, qui devraient être
mobilisés en nombre. Gabriel
­Attal renvoie cependant toute
forme d’arbitrage sur les « leviers
de déploiement de cette politique »
au dialogue à venir avec les orga-
nisations syndicales, qui ont peu
goûté l’annonce inattendue du
chef de l’Etat. p
Éléa Pommiers

LA GRANDE HISTOIRE DES

tion de Jacques Chirac face à de M. Macron ne font pas tous
Jean-Marie Le Pen, le ministre de la même analyse politique. Alors

l’intérieur de l’époque (parallé-
lisme des formes !) avait lui aussi
fait part de ses ambitions, en dé-
clarant, dès 2003, qu’il pensait à
2007, et « pas seulement en [se]
rasant ». On connaît la suite.
Mais la voie pour les candidats
à la succession de M. Macron
étant très embouteillée, chacun
doit chercher un créneau pour se
distinguer, s’aménager un es-
pace politique. Gérald Darmanin,
lui, vise les « classes populaires »,
« la clé » du futur scrutin. « Il ne
faut pas laisser l’électorat popu-
laire seul avec le RN [Rassemble-
ment national] », confie-t-il, se
désolant que personne, dans la
majorité, ne s’adresse à cet élec-
torat. Lui qui n’a de cesse de rap-
peler ses origines modestes veut
croire que son positionnement
« séguino-chevènementiste » lui
permettra de se différencier de
ses rivaux, l’ex-premier ministre
Edouard Philippe et le ministre
de l’économie, Bruno Le Maire,
lesquels « se disputent le créneau
libéral et progressiste ». « Moi, je
n’ai pas de double », affirme-t-il.
Cette offensive estivale a passa-
blement irrité l’un des gardiens
du temple du macronisme, Ga-
briel Attal, qui juge celle-ci préci-
pitée et gênante pour le prési-
ROIS DE FRANCE
que MM. Darmanin et Philippe
ont clairement acté la résurgence
du clivage droite-gauche (et se po-
sitionnent comme des hommes
de droite), M. Attal croit à l’inverse
en la pérennité de « l’espace cen-
tral » ouvert par M. Macron. « Je
suis le seul sur cette ligne », confie
le jeune ministre, oubliant que
M. Le Maire préempte le même
espace que lui.
Comme l’ascension de Nicolas
Sarkozy avait empoisonné le der-
nier mandat de Jacques Chirac,
cette danse des ambitieux risque
de parasiter le deuxième quin-
quennat d’Emmanuel Macron,
déjà entravé par la perte de sa
majorité absolue. C’est d’ailleurs,
selon le sondeur Brice Teinturier
(Ipsos), l’affaiblissement de ce
« président empêché » qui ouvre
la porte à « l’émergence précoce de
ses successeurs ». Ce qui risque de
fracturer davantage une majorité
déjà fragile et d’ajouter à l’incerti-
tude du moment politique, quali-
fié de « liquide » par Emmanuel
Macron lui-même. « Ces préten-
dants bâtissent des projets politi-
ques en fonction de la sociologie
de leur électorat, quand Marine
Le Pen, à l’image de Giorgia
­Meloni [la présidente du conseil
italien] et de nombreux leaders

2
dent. Mais si le ministre de l’édu- populistes européens, commence LE LIVRE N°1

cation fait mine de ne pas
comprendre à qui son collègue
de l’intérieur veut s’adresser
(« Qu’entend-il par “classes popu-
laires” ? »), c’est pour mieux déve-

à parler au pays tout entier »,
­s’inquiète la députée Renaissance
Astrid Panosyan-Bouvet.
Au sein de la majorité, certains
redoutent que le président soit ,99 *

lopper sa propre stratégie au che- victime du « supplice du garrot », seulement

vet des « classes moyennes », « ces
Français qui travaillent et en ont
assez de financer un modèle per-
mettant à d’autres de ne pas tra-
vailler ». Si Marine Le Pen attire à
elle cette catégorie de Français,
s’inquiète-t-il, elle est assurée de
gagner la présidentielle. « Les
mouvements sociaux précèdent
toujours les mouvements politi-
ques », analyse M. Attal.
Parti le premier, M. Darmanin
croit prendre une avance déci-
Cette danse
cerné par les prétendants, qui
décideront de serrer ou desserrer
les liens en fonction de leurs inté-
rêts. Mais le chef de l’Etat pourrait
tenter de retourner cette situa-
tion à son avantage, jouant avec
les ego, poussant l’un (l’ex-pre-
mier ministre Jean Castex) contre
l’autre (Edouard Philippe), afin de
rester au centre du jeu. Soucieux
de ne pas se faire oublier,
­M. Macron a d’ailleurs accordé
cette semaine un entretien fleuve
au Point, dans lequel il fait des an-
nonces tonitruantes, concernant
l’école notamment. « Je ne me
* Prix de lancement

sens pas du tout un lame duck [ca-

des candidats à la nard boiteux ] ! », s’est-il exclamé, RETROUVEZ VOTRE COLLECTION DE BEAUX LIVRES
interrogé sur cette expression
succession de Macron américaine décrivant l’impuis-
www.collectionroisdefrance.fr
sance d’un président en cours ­
risque de parasiter le de second mandat quand il ne
deuxième quinquennat peut pas se représenter. Les qua- ACTUELLEMENT EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
tre années à venir risquent de lui
du chef de L’État paraître très longues. p

10 | France
A gauche, Royal propose d’incarner une liste d’union
L’ancienne socialiste a surpris, vendredi, en annonçant un ticket avec les « insoumis » aux européennes de 2024
Blois, Le Havre (Seine-Maritime),
Valence - envoyées spéciales
C
eux qui la connaissent
avaient prévenu : Ségo-
lène Royal préparait un
coup cet été. Elle a réussi,
vendredi 25 août, à prendre la plu-
part des responsables de gauche
de court, en annonçant le lance-
ment depuis les « Amfis » de La
France insoumise (LFI) d’une liste
d’union aux élections européen-
nes de 2024, sous le regard bien-
veillant du mouvement. « On va
faire une liste, une liste d’union »,
a-t-elle déclaré près de Valence,
entourée d’une poignée de jeunes
militants acquis à sa cause, qui
l’ont ovationnée.
Quelques minutes plus tôt, vers
17 heures, sur scène, au côté du
coordinateur de LFI, Manuel Bom-
pard, elle avait lâché sans dévelop-
per cette petite phrase, en parlant
du scrutin européen : « Nous al-
lons prendre une initiative. »
Mieux, l’ancienne candidate à la
présidentielle se propose d’en être
la cheffe de file : « Bien sûr, je suis
disponible pour conduire cette
liste », a-t-elle déclaré sous les pal-
miers du Palais des congrès de
Châteauneuf-sur-Isère (Drôme).
Avec qui ? « Avec La France insou-
mise, il y a une cohérence », a-t-elle
affirmé, avant de souligner qu’elle
s’était entretenue avec les respon-
sables de LFI et que les troupes de
Jean-Luc Mélenchon étaient « avec
[elle] bien sûr ». Vendredi midi,
l’ancienne ministre socialiste a dé-
jeuné avec Manuel Bompard et la
présidente du groupe « insoumis »
à l’Assemblée nationale, Mathilde
Panot. Jean-Luc Mélenchon est
passé pour le café.
« Des partenaires privilégiés »
Pour autant, LFI n’assume pas de
soutien total à cette initiative,
plutôt une approbation bien
comprise. « On n’a jamais dit que
LFI soutenait Ségolène Royal », a
déclaré la députée européenne
Manon Aubry. « C’est le 1er avril ? »,
a sursauté le député de Seine-
Saint-Denis, Eric Coquerel. Au Ha-
vre (Seine-Maritime), où se tien-
nent l’université d’été d’Europe
Ecologie-Les Verts (EELV), l’« in-
soumise » Clémentine Autain a
ironisé : « Si on avait un doute, [on
sait à présent que] Ségolène Royal
est une femme audacieuse. » Ma-
nuel Bompard, lui, semblait, très
satisfait : « C’est une initiative posi-
tive de sa part. » « Si pour parvenir
Police
Darmanin annonce
des renforts « jusqu’à la
fin de l’année » à Nîmes
En déplacement à Nîmes,
où un enfant de 10 ans et un
jeune homme de 18 ans sont
morts, lundi 21 août et jeudi
24 août, sur fond de trafic
de drogue, Gérald Darmanin
a annoncé, vendredi 25 août,
des renforts « au moins jus-
qu’à la fin de l’année » et des
moyens d’enquête supplé-
mentaires. « J’ai dépêché des
urgentistes de la sécurité que
sont la CRS 8 [une unité de
policiers spécialisée dans la
gestion des violences urbai-
nes] et, depuis hier, une autre
unité de CRS », a précisé le mi-
nistre de l’intérieur. M. Dar-
manin a également confirmé
l’arrivée de quinze officiers de
police judiciaire de Paris, pour
aider leurs collègues
nîmois, ainsi que la création
d’un groupe interministériel
de recherche, basé à Nîmes
« pour enquêter spécifique-
ment sur le blanchiment
de l’argent de la drogue ».
M. Darmanin s’est aussi
déclaré favorable à la de-
mande du maire de Nîmes de
rouvrir un commissariat dans
le quartier de Pissevin. – (AFP.)
« Ce matin, je me
suis dit : “Est-ce
que je le fais
aujourd’hui ?”
Et puis, j’ai senti
la salle… »
Ségolène Royal
candidate PS à la
présidentielle de 2007
à une liste d’union, il faut que la
tête de liste ne soit pas de nos
rangs, on y est prêts… », a-t-il
ajouté, s’adressant au reste de la
Nouvelle Union populaire écolo-
gique et sociale (Nupes). « Est-ce
que c’est de nature à convaincre
nos partenaires ? A eux de le dire. »
Ségolène Royal s’est expliquée
au Monde : « Je ne suis pas la tête
de liste de LFI, les “insoumis” sont
des partenaires privilégiés. Cette
annonce, je l’ai faite en ayant leur
approbation sur le fait que tout
mouvement qui va vers l’union est
bon à prendre. » L’ancienne minis-
tre de l’environnement de Fran-
çois Hollande, qui interviendra
chaque semaine dans l’émission
« Touche pas à mon poste » de Cy-
ril Hanouna à la rentrée, concé-
dait un certain degré d’improvi-
sation : « Ce matin, je me suis dit :
“est-ce que je le fais aujourd’hui ?”
Et puis, j’ai senti la salle… »
Dans son entourage, on souli-
gne que Mélenchon et Royal
« sont d’accord pour une vision sur
l’avenir de la France ». Ils se par-
lent depuis la présidentielle de
2022, quand Ségolène Royal avait
affiché son soutien surprise à
Jean-Luc Mélenchon, l’estimant
« le plus solide » à gauche, en fé-
vrier. Sur le fond, elle plaide pour
la constitution d’un groupe « vo-
lontaire, déterminé », pour un « or-
dre juste » en Europe, et pour in-
verser la logique du « gouverne-
ment par la peur ».
La logistique de LFI s’était mise
au service de Mme Royal, vendredi,
en organisant son rendez-vous
avec la presse. Dans son sillage,
Jean-Luc Mélenchon a parlé pen-
dant près de deux heures, lors
d’une conférence sur la « méthode
de l’union populaire », où il a re-
levé le défi de ne pas mentionner
une fois son invitée et sa toute
­récente proposition. Sur X (ex-
Twitter), il s’est simplement dit
« ravi » de l’accueillir, en se félici-
Prison requise pour une agression lors d’un match à Ajaccio
Trois hommes comparaissaient pour avoir violenté un enfant de 8 ans, atteint d’un cancer, et sa famille, le 3 juin
Ajaccio - correspondant
P as de casier judiciaire »,
mais pas non plus « d’ex-
cuse fiable ». Le procureur
Nicolas Septe a requis des peines
de prison à l’encontre de trois
supporteurs ajacciens qui com­-
paraissaient, vendredi 25 août,
­devant le tribunal correctionnel
d’Ajaccio pour « violences aggra-
vées » et « extorsion avec vio-
lence » lors du match ACA-Olym-
pique de Marseille du 3 juin. Dix-
huit mois de prison assortis de
douze mois avec sursis et
1 500 euros d’amende ont été
­demandés contre Marc-An-
toine C.-E., présenté comme le
meneur, et un an de prison avec
sursis et 1 000 euros d’amende
contre Pablo E. et Anthony G., les
deux « suiveurs ».
Avant le coup d’envoi de l’ultime
journée de Ligue 1, ils avaient pé-
nétré dans une loge où se trou-
vaient Kenzo, 8 ans, souffrant
d’un cancer au cerveau, et son
jeune frère. Assenant deux coups
Ségolène Royal, au sortir du Palais des congrès de Châteauneuf-sur-Isère (Drôme), le 25 août. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
tant qu’elle se soit « clairement
­prononcée pour une liste unique ».
A la fin de son discours aux mili-
tants, il a lancé cette phrase,
comme un pied de nez : « Il y aura
une liste d’union ou bien il y aura
une liste des unitaires, méditez ! »
De quoi conforter la thèse d’un
coup politique bien compris en-
tre l’ex-socialiste et l’« insou-
mis ». A Blois, où les socialistes or-
ganisent leur université d’été,
c’était la thèse privilégiée ven-
dredi. Pour le député (Parti socia-
liste, PS) de l’Essonne Jérôme
Guedj, Jean-Luc Mélenchon est
« trop content d’aller chercher de la
division » chez ses partenaires.
Non seulement une liste conduite
par Ségolène Royal met les autres
partis de gauche au pied du mur,
mais elle permettrait à LFI « de ne
pas être tenue pour responsable si
le score [aux européennes] n’était
pas bon », analyse l’élu.
« Mélenchon va débaucher un
écolo qui traîne et expliquer que
c’est la vraie liste d’union », corro-
bore la sénatrice de Paris Marie-
de poing au visage du père, Lau-
rent Canlay, tandis que Kenzo
était violenté.
« Ce dossier avait connu un fort
retentissement médiatique, il a
ému la France entière parce que
cela touchait un enfant malade »,
a rappelé le représentant du
­ministère public, soulevant que
cela « mettait également en lu-
mière la violence dans les stades,
qui ne doivent pas devenir des
­zones de non-droit ».
M. Septe a en ce sens réclamé
que le tribunal prononce une
­interdiction de stade de cinq ans
à l’endroit de ces jeunes de 20 ans,
qui n’ont pas eu conscience de la
« gravité des faits » survenus ce
soir-là en quatorze secondes
dans la loge numéro 2 du stade
François-Coty.
Ce laps de temps, capté par la
­vidéosurveillance à l’extérieur de
la loge, montre la virulence et la
soudaineté de l’intrusion. L’agres-
sion, elle, a échappé à l’objectif,
car la loge n’était pas équipée
d’une caméra. Regrettant de
Noëlle Lienemann. Les deux élus
connaissent par cœur le fonda-
teur de LFI, qu’ils ont côtoyé à la
Gauche socialiste, ce courant du
PS cofondé par le leader « insou-
mis » dans les années 1990. Quant
à Ségolène Royal, LFI lui offre ce
que lui refusent les socialistes.
« Elle veut revenir », susurre un an-
cien collaborateur.
« C’est le feu de paille »
Avant de se tourner vers Mélen-
chon, l’ancienne compagne de
François Hollande a d’abord tâté
le terrain dans son parti d’origine.
En mai, elle a pris un long petit dé-
jeuner aux Deux-Magots, un café
huppé de Saint-Germain-des-
Prés à Paris, avec Jérome Guedj.
Au bout de deux heures, elle finit
par lui avouer l’objet du rendez-
vous : celui d’être la candidate
d’une liste d’union de la gauche
en 2024. Quelques semaines plus
tard, elle sonde le premier secré-
taire du PS, Olivier Faure. Ce der-
nier lui répond qu’il est sceptique
sur sa capacité à convaincre écolo-
n’avoir pas eu accès à ces images,
la défense avait demandé le ren-
voi, mais le tribunal, présidé par
Eric Métivier, a décidé de les diffu-
ser lors d’une audience fleuve de
près de seize heures.
A la barre, en baskets, polo à
manches courtes sombre et jean,
les trois prévenus ont défilé pour
dire avec plus ou moins de convic-
tion leurs regrets à la famille de
Kenzo, qui, « trop fragile encore »,
Marc-Antoine
C.-E. s’est rué
dans la loge
avec ses acolytes
parce que le père
les « narguait »
avec un maillot
de l’OM dont
il embrassait
l’écusson
gistes et communistes de revenir
sur leur décision de mener des lis-
tes autonomes en 2024.
Pour le PS, la sortie de Ségolène
Royal ressemble à un coup de poi-
gnard. Tous savent qu’une candi-
dature de celle qui a figuré au se-
cond tour de la présidentielle de
2007 pourrait être préjudiciable
pour une liste socialiste. En atten-
dant, ils tentent de faire bonne fi-
gure. Tout en reconnaissant une
« tentative de bordélisation », le dé-
puté du Calvados Arthur Dela-
porte préfère qualifier l’annonce
de « non-événement ». Jérôme
Guedj martèle que l’affaire n’ira
pas au bout. « C’est le feu de paille
de 2023 pour une élection
en 2024 », minimise-t-il.
« Ses déclarations n’engagent
qu’elle », a complété auprès de
l’Agence France-Presse le prési-
dent des députés socialistes, Boris
Vallaud. Nicolas Mayer-Rossignol,
premier secrétaire délégué du PS
et principal opposant interne
d’Olivier Faure, rappelle que
l’énarque s’était « exprimée de ma-
selon son conseil, Me Frédéric
Pourrière, n’était pas présente sur
les bancs de la partie civile.
« Si l’on avait su qu’il y avait des
enfants, cela ne se serait pas passé
comme ça », assure Marc-Antoine
C.-E., « 1,93 mètre, 93 kilos », qui
s’est rué dans la loge avec ses aco-
lytes parce que le père les « nar-
guait » avec un maillot de l’OM
dont il embrassait l’écusson et
avait fait un « doigt d’honneur ».
« Une énorme connerie »
Provocation intolérable pour les
jeunes, qui ont formé un com-
mando punitif « sans réfléchir ».
Quelques minutes après le coup
de sang, les réseaux sociaux
­tissaient un scénario détestable,
celui d’un enfant malade vio-
lenté, jeté à terre et son maillot
brûlé sous ses yeux. « Je regrette
ce que l’on a fait, mais ce qui est
difficile, c’est d’être accusé de ce
que l’on n’a pas fait », maugrée
le prévenu.
« Sur les réseaux sociaux, on
­entend tout, on voit tout, mais on
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
nière ambiguë sur l’Ukraine » en
septembre 2022, lorsqu’elle avait
mis en doute la réalité des crimes
de guerre commis par la Russie,
malgré les preuves. « Ségolène
Royal officialise la proximité qui
est la sienne depuis quelque
temps », a-t-il conclu, en référence
aux positions de LFI sur la Russie.
Chez les écologistes, le « coup »
de Ségolène Royal a créé une gêne.
La future tête de liste écolo, Marie
Toussaint, et la cheffe de file, Ma-
rine Tondelier, ont refusé de s’ex-
primer. « C’est de l’agit-prop, es-
time le député européen David
Cormand. Je ne suis pas sûr que ça
ajoute de la crédibilité à la proposi-
tion de LFI d’une liste commune. Si
même Ségolène Royal est envisa-
gée, c’est que la question euro-
péenne est pour eux secondaire ou
accessoire. » La députée écologiste
européenne Karima Delli met en
garde : « Arrêtons de jouer avec
cette élection, c’est trop grave. » p
Julie Carriat,
Sandrine Cassini
et Marie Pouzadoux
ne connaît rien. C’est un défouloir
et, vous savez, on y dit des imbécilli-
tés », tranche le président Eric Mé-
tivier, peu convaincu par ces excu-
ses prononcées du bout des lèvres.
« Ce ne sont pas des barbares ou
des ultras, ils ont fait une énorme
connerie », plaide Me Philippe Ar-
mani, l’avocat de l’ACA, réclamant
1 euro symbolique de dommages
et intérêts au nom du club, désor-
mais en Ligue 2, qui a été sanc-
tionné d’un match à huis clos
pour ces faits.
Plaidant l’« indulgence » du tri-
bunal, Me Anna-Maria Sollacaro,
en défense, estime que la « mon-
tagne a accouché d’une souris »,
en précisant que l’intention était
d’extorquer le maillot, pas de vio-
lenter. « Pourquoi cette précipita-
tion dans la procédure, peut-être
parce que Emmanuel Macron, le
plus grand fan de l’OM, avait de-
mandé des sanctions claires et
fortes ? », a ironisé Me Sollacaro.
Le délibéré est prévu pour le
8 septembre à 8 h 30. p
Paul Ortoli
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
Logement
étudiant : « Où
dormira ma fille
à la rentrée ? »
Face à la hausse du nombre
d’étudiants et à la pénurie de
logements, la recherche d’un toit
devient un parcours du combattant
Témoignages
E
lle a revu tous ses critères
à la baisse, le confort de
l’appartement comme
son emplacement, et elle
a augmenté le budget pour le
loyer à 700 euros, soit 200 euros
de plus que prévu initialement.
A un mois de la rentrée, Agnès (le
prénom a été modifié, à sa de-
mande) recherche désespéré-
ment un logement pour sa fille
étudiante, qui va rentrer en
­master à Lyon à la fin du mois de
septembre.
Après avoir postulé pour plus de
cinquante logements, elles n’ont
toujours pas obtenu une seule vi-
site. « On devient obsessionnel, je
passe mon temps à regarder s’il y a
de nouvelles annonces et à vérifier
mes mails pour voir si j’ai des ré-
ponses. Je ne dors plus la nuit. J’ai
même postulé à une offre à 2 heu-
res, en me disant qu’à cette heu-
re-là on serait moins nombreux à
répondre et que ça augmenterait
mes chances, mais les apparte-
ments partent à toute vitesse, on
arrive toujours trop tard », expli-
que la quinquagénaire, cadre
dans le secteur associatif à Lille,
qui a répondu à un appel à témoi-
gnages lancé par Le Monde. Sa
fille, qu’elle élève seule, reçoit une
bourse, mais n’a pas eu de place
en résidence universitaire, car « le
Crous est archiplein ».
En panique, Agnès a envisagé
un Airbnb ou un Apparthotel
pour les premières semaines de
cours, « mais ce n’est pas possible
en termes de prix, ça reviendrait à
1 500 euros. Donc je ne sais pas où
ma fille va dormir à la rentrée ».
La recherche frénétique d’un lo-
gement étudiant commence lors-
que tombent les résultats des af-
fectations sur Parcoursup. « Les
étudiants sont dans l’urgence de
trouver avant la rentrée, ils arrivent
tous en même temps sur le marché,
et ils sont souvent dans des situa-
tions financières fragiles ou, du
moins, de dépendance à l’aide fa-
miliale, c’est un cocktail explosif »,
résume Félix Sosso, porte-parole
de la Fédération des associations
générales étudiantes. D’autant
plus que le nombre d’étudiants a
bondi de 200 000 personnes entre
2018 et 2022 pour atteindre
2,95 millions, alors que l’offre de
logement qui leur est dédiée est
structurellement déficitaire. L’as-
sociation interprofessionnelle des
résidences étudiants et services
estimait dans un rapport d’infor-
mation du Sénat paru en 2021,
qu’il manquait au moins
250 000 logements étudiants
pour répondre à la demande.
S’ajoute cette année la crise du
logement dans le parc privé. Alors
que la hausse brutale des taux
d’intérêt a freiné l’accès à la pro-
« J’ai eu droit
à des impératifs
du style “je
n’accepte que
les étudiants
de médecine” »
Enzo Cebrant
étudiant à Poitiers
priété, moins d’appartements se
sont libérés à l’issue de l’année
scolaire, fin juin. « Début juillet, en-
tre vingt et trente personnes par
jour passaient à l’agence, raconte
Guillaume de Vergie, responsable
d’une agence immobilière Laforêt
à Rennes. Là, on vient de publier
l’annonce d’une colocation
pour quatre, à 480 euros la cham-
bre, on a aussitôt reçu cin-
quante demandes par mail, tout est
parti après des visites en visio. Les
premiers arrivés sont les premiers
servis, on sait qu’on ne pourra pas
contenter tout le monde. »
L’agent immobilier constate
que certains parents sont prêts « à
mettre 600 euros ou 700 euros par
mois pour un T1 ou un petit T2, un
prix aberrant, souligne-t-il. Avant
le Covid, on était plutôt à 300 euros
ou 350 euros ». Dans cette course à
l’appartement, la prime va aux fa-
milles les plus à l’aise financière-
ment. En juillet, deux d’entre el-
les, qui avaient poussé la porte de
l’agence pour trouver une loca-
tion, ont fini par acheter un stu-
dio. La concurrence accrue entre
étudiants « fait qu’aujourd’hui il
faut bloquer le bien, et donc le
prendre dès le mois de juillet »,
ajoute Guillaume de Vergie, alors
qu’auparavant ils visitaient
en juillet mais ne commençaient
à louer qu’en septembre.
Hausse du nombre d’arnaques
Ce déséquilibre entre l’offre et la
demande peut entraîner des excès
de zèle de la part de propriétaires
bailleurs en position de force. Etu-
diant à Poitiers, âgé de 20 ans,
Enzo Cebrant évoque des ques-
tions intrusives et des « critères
exotiques ». « J’ai eu le droit à des
impératifs du style “je n’accepte
que les étudiants de médecine” ou à
l’obligation de prendre le logement
durant trois ans ou d’être déjà étu-
diant sur Poitiers, ou encore l’inter-
diction d’être en couple, s’offusque
le jeune homme. Certains m’ont
demandé le nom de famille de mes
garants avant toute discussion ! Et
je vous passe le nombre de person-
nes irrespectueuses qui vous annu-
lent la veille alors que vous avez ré-
servé votre train pour la visite. »
Emma (elle n’a pas souhaité
donner son nom, comme les
autres personnes citées par leur
prénom), étudiante au budget li-
mité, admise à l’école d’art Boule
à Paris, pointe « la communica-
tion inhumaine » d’une con-
seillère du service social du Cen-
tre régional des œuvres universi-
taires et scolaires (Crous) qui « a
été jusqu’à me faire culpabiliser
sur mon choix d’études ».
Autre écueil : les arnaques. Les si-
tes de petites annonces et les grou-
pes Facebook de recherche de lo-
gements, où se rendent les étu-
diants et les parents parfois dé-
semparés, constituent des terrains
de chasse privilégiés par les es-
crocs. Thomas, fonctionnaire,
pointe des annonces « parfois trop
alléchantes, mais pas nécessaire-
ment ». Un des classiques auquel il
a été confronté : « Se voir deman-
der un mandat cash de 1 300 euros
pour sécuriser ma demande, avant
d’avoir visité, évidemment. »
Addy, maître de conférences à
Lyon et mère d’une étudiante de
22 ans à la recherche d’un studio à
Paris, a constaté une hausse « très
Des étudiants attendent pour visiter un appartement à louer, à Marseille, le 1er août. VALLAURI Nicolas/PHOTOPQR/ « LA PROVENCE »/MAXPPP
On dénombre
174 000 places
dans les
résidences
du Crous, alors
que la France
compte plus de
720 000 boursiers
importante » du nombre d’arna-
ques par rapport à sa première re-
cherche de logement étudiant, il y
a quatre ans. Elle les estime « à
20 % des annonces sur les sites type
Leboncoin, Seloger… où l’idée est de
faire payer en avance pour un bien
qui n’existe pas ». « Le scénario est
toujours du même type : une de-
mande de renseignements sur les
garants, une réponse positive qui
fait naître quelques espoirs et des
complications qui apparaissent
pour la visite ou pour la remise des
clés, avec comme solution un paie-
ment anticipé de la caution par tic-
kets PCS [des coupons achetés
chez un buraliste pour recharger
des cartes prépayées], ajoute Alain
Bonte, directeur de conservatoire
à Mont-de-Marsan. Jusqu’à pré-
sent, nous ne nous sommes pas
laissés prendre… mais mon fils n’a
toujours pas de logement ! »
Les pénuries d’offres de loge-
ments étudiants ne concernent
pas la France entière. Certaines
villes, comme Limoges, y échap-
pent et restent abordables. Les
métropoles sont en revanche pri-
ses d’assaut et voient les prix des
locations étudiantes augmenter
rapidement. Une étude de la so-
ciété PriceHubble, basée sur l’ana-
lyse des annonces publiées sur les
principaux portails immobiliers
entre le 1er juillet 2022 et le 30 juin,
laisse apparaître des hausses de
loyers pour les studios de + 6,5 % à
Paris, + 6,2 % à Brest (Finistère) et à
Bordeaux, + 4,8 % à Strasbourg ou
+ 4,6 % à Marseille.
« Pas suffisamment boursier »
Les étudiants au budget serré peu-
vent se tourner vers les résidences
universitaires du Crous. Mais, là
encore, les places manquent : on
en dénombre 174 000, dont une
partie indisponible car en cours
de rénovation, alors que la France
compte plus de 720 000 boursiers.
Le service public étudiant dit avoir
totalisé à ce jour un peu plus de
740 000 demandes de logement
(les étudiants peuvent formuler
plusieurs vœux), soit 20 000 de
plus qu’à la rentrée 2022. Il n’en a
attribué à ce jour que 132 000.
La procédure d’attribution cible
les étudiants boursiers, en favori-
sant les plus en difficulté. Aussi,
comme le souligne Dominique
Marchand, présidente du Centre
national des œuvres universitai-
res et scolaires (Cnous), « la pro-
babilité est forte que les étudiants
des premiers échelons de bourse
ne parviennent pas à obtenir de
logement dans les métropoles très
attractives, comme Bordeaux par
exemple ».
Parmi ces recalés, Axel, 21 ans, en
dernière année de master en éco-
nomie dans la préfecture giron-
dine. « D’un côté, je ne suis pas suf-
fisamment boursier pour recevoir
des logements Crous. Ils sont réser-
vés aux échelons les plus élevés, et
je ne suis “que” échelon 3, témoi-
gne-t-il. Mais, de l’autre, mes pa-
rents ne gagnent pas suffisam-
ment pour que mon dossier soit ac-
cepté par une agence, et le parc
privé m’est donc inaccessible. »
Autant de difficultés redoublées
pour les étudiants étrangers, qui
ne sont pas prioritaires pour les
Crous s’ils ne remplissent pas les
conditions pour déposer un dos-
sier social étudiant, et ne dispo-
sent souvent pas de garants ou
des documents administratifs
français demandés par les agen-
ces dans le parc privé. A chaque
rentrée, Fabien, chargé de coopé-
ration internationale à l’univer-
sité de Bourgogne, voit ainsi arri-
ver des étudiants n’ayant fourni
qu’une adresse temporaire ou fac-
tice pour obtenir leur visa. « On
découvre parfois au bout d’un ou
deux mois que certains dorment
dans la gare ou dans la rue », s’alar-
me-t-il. Certains, dans l’impossi-
bilité d’obtenir un visa faute de lo-
gement, doivent aussi renoncer
à s’inscrire, ou bien demandent
à décaler leur arrivée. Mais « com-
mencer un mois ou deux après la
rentrée, c’est presque condamner
son année, le risque d’échec est très
élevé », souligne Fabien.
Confrontés à la rareté des biens
et à des loyers élevés, nombre
d’étudiants et de parents doivent
se résoudre à des sacrifices, ro-
gnant les budgets quotidiens, ac-
ceptant des logements plus petits
qu’espéré, en moins bon état, ou
éloignés du lieu de formation.
Lorsqu’elle a été prise en licence
de sciences sociales à Paris, So-
lenna, originaire d’Aix-en-Pro-
vence, « ne pouvait pas passer à
côté de cette opportunité ».
Pour suivre cette formation, la
jeune femme de 18 ans, dont les
parents « n’ont pas des revenus
suffisants pour faire face au coût
de la vie parisienne », travaille
vingt heures par semaine pour
800 euros. « Au moins les
deux tiers », anticipe-t-elle, seront
nécessaires à la rentrée pour
payer « un logement qui sera sûre-
ment une passoire énergétique ».
« A moins de 600 euros par mois,
on ne peut pas avoir un meublé de
plus de 12 mètres carrés, des toilet-
tes et une salle de bains, une fenê-
tre, et ne pas être dans un quartier
de tensions, en étant à moins de
cinquante minutes de la fac », dé-
nonce celle pour qui le Crous est
un « rêve impossible » et les rési-
dences étudiantes, inabordables.
« C’est honteux de devoir étudier
dans des conditions pareilles »,
fustige l’étudiante.
Leçon amère
Les obstacles qui s’accumulent
pour trouver un logement décent
et accessible dans certaines villes
s’avèrent infranchissables pour
certains et contraignent les choix
d’orientation des jeunes adultes.
« Nous avons interdit à nos enfants
de postuler dans des villes comme
Paris ou Marseille, c’est trop coû-
teux », confie Sophie, mère de
trois filles dans l’Allier, dont deux
sont étudiantes loin du domicile
familial. Le loyer de la cadette
s’élève à 420 euros, celui de la ben-
jamine à 320 euros, auxquels
s’ajoutent le prêt de la maison des
parents, et toutes les charges du
quotidien. « Comment régler tout
ça ? Quasi toute mon épargne y est
passée », déplore-t-elle.
« Les premiers renoncements ont
été faits dans les choix des écoles
sur Parcoursup », raconte aussi
Sandrine, employée dans un en-
« Nous avons
interdit à nos
enfants de
postuler dans
des villes comme
Paris ou
Marseille, c’est
trop coûteux »
Sophie
mère de trois filles
En quête d’un cadeau original ?
Offrez une «une» imprimée du Monde :
événement historique, date de naissance,
moment mémorable de la vie.
En vente sur boutique.lemonde.fr
France | 11
semble scolaire, dont le cadet « a
choisi une école en fonction de la
ville et non de ses premiers vœux ».
La famille, qui vit près de Pau, « n’a
pas les moyens » de financer des
études à Paris, Lille, Aix-en-Pro-
vence, ou encore Montpellier, où
le jeune homme avait identifié des
écoles. Il ira finalement à Mont-de-
Marsan. « Nous avons privilégié
des lieux où il n’y a pas de pénurie
de logement et où les loyers ne sont
pas hors de prix », explique cette
mère de trois enfants, qui crai-
gnait que le dossier de son fils,
avec des parents non imposables,
ne fasse pas le poids face à une
trop forte concurrence et laisse le
jeune étudiant sans solution. Ils
avaient bien droit au dispositif Vi-
sale, octroyant une garantie publi-
que aux étudiants et jeunes actifs
sans garant, mais « elle n’est pas du
tout connue et reconnue par les
particuliers et agences », se désole
cette femme de 52 ans. « Si elle
l’était davantage, nous aurions
plus d’opportunités pour chercher
et être retenus », veut-elle croire.
Comme d’autres parents et étu-
diants ayant témoigné, elle tire
une leçon amère de cette entrée
dans l’enseignement supérieur :
« Parcoursup nous ouvre à tous les
possibles, mais nous sommes vite
rappelés aux réalités de notre con-
dition. On doit freiner les rêves de
nos enfants parfois irréalisables fi-
nancièrement et au vu du contexte
du logement, même si leur par-
cours scolaire leur permettait d’in-
tégrer des écoles qu’ils auraient
préférées. » Une manière de rappe-
ler que l’égalité des chances passe
aussi par l’accès au logement. p
Véronique Chocron
et Eléa Pommiers
 Économie & Entreprise
0123
12 | Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023

L’ère des taux d’intérêt élevés appelée à durer

Les grands argentiers de la planète estiment que le combat contre la hausse des prix n’est pas encore gagné

L
e monde occidental n’en
a pas fini avec les taux
d’intérêt élevés : le mes-
sage, venant des princi-
paux grands argentiers de la pla-
nète, était sans ambiguïté, ven-
dredi 25 août, lors de la confé-
rence annuelle de la Réserve
fédérale américaine (Fed) à Jack-
son Hole, au cœur du Wyoming.
Son président, Jerome Powell,
ainsi que son homologue de la
Banque centrale européenne
(BCE), Christine Lagarde, ont ré-
pété que la lutte contre l’envolée
des prix devait continuer. « Bien
que l’inflation ait reculé depuis son
pic, ce qui est une bonne nouvelle,
elle reste trop élevée », a expliqué
M. Powell. « La lutte contre l’infla-
tion n’est pas encore gagnée », a
renchéri Mme Lagarde.
Il y a un an, le précédent sympo-
sium de Jackson Hole avait mar-
qué un tournant. La Fed, la BCE
ainsi que la Banque d’Angleterre
avaient surpris par leur détermi-
nation à vouloir ramener à tout
prix l’inflation à 2 %, leur objectif
officiel, se disant prêtes à étouffer
la croissance si nécessaire. L’ère
des taux d’intérêt exceptionnelle-
ment bas, ouverte lors de la crise fi-
nancière de 2008, se refermait. Au
total, la Fed a fait passer son taux
de zéro à 5,25 %, la BCE de − 0,5 % à
3,75 %, et la Banque d’Angleterre de
0,1 % à 5,25 %. Un resserrement
monétaire de cette ampleur et à
cette vitesse n’avait pas été mis en
place depuis les années 1980.

« Nous agirons avec précaution »

Mais, depuis quelques mois, les
signes que l’inflation a com-
mencé à refluer se multiplient.
Aux Etats-Unis, la hausse des prix
est passée d’un pic de 9,1 % en
juin 2022 (en rythme annuel) à
3,2 % en juillet 2023. En zone euro,
le mouvement, amorcé quelques
mois après celui des Etats-Unis,
n’est pas aussi avancé, mais suit la
même tendance : l’inflation est
passée de 10,6 % en octobre 2022
(sur un an) à 5,3 % en juillet 2023.
La question à Jackson Hole était
de savoir si les banques centrales
allaient marquer une pause.
Sans doute pas encore, a ré-
pondu M. Powell côté américain.
« Nous sommes prêts à augmenter
encore les taux si c’est approprié et
nous prévoyons de maintenir la
politique [monétaire] à un niveau
restrictif jusqu’à ce que nous
soyons confiants que l’inflation se
dirige durablement vers notre ob-
jectif. » Signe d’une inflexion, ce-
pendant, il se montre prudent :
« Nous agirons avec précaution. »
Les marchés financiers en dé-
duisent un message contrasté :
Les patrons de la BCE, Christine Lagarde, de la Banque du Japon, Kazuo Ueda, et de la Fed, Jerome Powell, à Jackson Hole (Wyoming), le 25 août. ANN SAPHIR/REUTERS
« Une nouvelle hausse des taux
reste très incertaine – je pense qu’il
n’y en aura pas – mais les tradeurs
commencent à accepter que les
taux vont rester là où ils sont plus
longtemps qu’ils ne l’avaient
­anticipé », estime Craig Erlam,
analyste à Oanda, une plate-
forme de courtage.
Mme Lagarde a choisi d’être plus
circonspecte, refusant de donner
un signal clair pour la prochaine
réunion de la BCE, prévue le
14 septembre. Elle réitère cepen-
dant ce qu’elle avait déjà dit, à sa-
voir que la tendance sera de main-
tenir le durcissement monétaire
encore longtemps : « Dans la con-
joncture actuelle, cela signifie
pour la BCE de placer les taux d’in-
térêt à un niveau suffisamment
restrictif aussi longtemps que né-
cessaire pour permettre un retour
rapide à notre objectif d’inflation à
2 % à moyen terme. »
Là s’arrête cependant le paral-
lèle entre les Etats-Unis et la zone
Si l’économie
américaine
reste en forte
croissance, celle
de la zone euro
est en plein
ralentissement
euro. Car, si l’économie améri-
caine reste en forte croissance,
celle des vingt pays de la monnaie
unique est en plein ralentis­-
sement. En juin, les ventes de dé-
tail ont baissé de 0,3 %, les ména-
ges souffrant de la baisse de leur
pouvoir d’achat. Sur le même
mois, la production industrielle a
reculé de 0,9 % (en excluant l’Ir-
lande, siège de nombreuses
­multinationales étrangères, dont
les données sont particulière-
ment instables actuellement).
L’Allemagne, plus exposée au
choc de la guerre en Ukraine, de-
meure l’un des pays les plus tou-
chés. Au deuxième trimestre, son
produit intérieur brut (PIB) a
­stagné, après un recul lors des
deux trimestres précédents. De
nouvelles tensions sur les mar-
chés de l’énergie sont apparues
cet été. Le prix du baril de brent
dépasse la barre des 80 dollars
(74 euros) depuis un mois, retrou-
vant des niveaux qui n’avaient
pas été atteints depuis l’automne
2022. Dans ces circonstances, les
économistes de Barclays prédi-
sent un PIB stagnant pour la zone
euro au troisième trimestre.
Certes, la récession annoncée il
y a un an ne s’est pas concrétisée.
Mieux, le marché de l’emploi
reste très solide. Le chômage en
zone euro est à 6,5 %, un plus-bas
historique. Mais ces facteurs posi-
tifs ne peuvent que renforcer la vi-
gilance de la BCE, qui surveille de
près l’augmentation des salaires.
Du côté américain, la vigueur de
l’économie surprend. « Loin de
prendre le chemin d’une récession
redoutée, la croissance américaine
pourrait s’être sensiblement accé-
lérée au troisième trimestre,
­souligne l’économiste Véronique
Riches-Flores, dans une note du
21 août. Selon la Fed d’Atlanta, les
données jusqu’à présent disponi-
bles permettraient une progres-
sion de 5,8 % (en rythme annua-
lisé) du PIB réel au troisième tri-
mestre, la plus forte [croissance]
depuis près de deux ans. »
Les dettes vont s’alourdir
La politique monétaire restric-
tive, alors que l’inflation ralentit,
signifie que l’économie entre
dans une nouvelle phase. Jusqu’à
peu, les taux d’intérêt augmen-
taient, mais les prix flambaient
plus vite : les taux d’intérêt réels
(corrigés de l’inflation) étaient
donc négatifs, ce qui aidait para-
doxalement à rembourser les
­ ettes. Désormais, ils deviennent
d
positifs. Les dettes, notamment
celles des Etats, vont s’alourdir.
« Les taux réels de long terme
[aux Etats-Unis] sont au plus haut
depuis la grande crise financière »,
souligne John Valis, stratégiste de
la banque BNY Mellon. Selon lui, il
s’agit d’un changement de long
terme. « Les taux d’intérêt réels
[aux Etats-Unis] sont passés de
−1 % pendant et juste après la pan-
démie [de Covid-19] à 2,3 %
aujourd’hui, et nous pensons que
cela reflète la concrétisation du
fait que les taux pendant la pro-
chaine décennie seront plus élevés
qu’à aucun moment depuis
[2008] », estime-t-il.
S’il a raison, un tel changement
va avoir un impact fondamental
sur l’ensemble de l’économie, des
prix de l’immobilier à la façon
dont les entreprises se finance-
ront, en passant par le poids de la
dette pour les gouvernements. p
Éric Albert

Ramener l’inflation à 2 %, un objectif qui fait débat

Bien que gravé dans le marbre par la Fed et la BCE, ce chiffre est de plus en plus remis en question par nombre d’économistes

T andis que l’économie

mondiale se dirige vers un
automne morose, l’objec-
tif de ramener l’inflation à 2 %
aux Etats-Unis et en zone euro
soulève de plus en plus d’interro-
gations. Des voix, parmi lesquel-
les Paul Krugman, Prix Nobel
d’économie, ou Olivier Blan-
chard, ancien chef économiste
du Fonds montétaire internatio-
nal (FMI), ont appelé ces derniers
mois les banques centrales à rele-
ver la cible d’inflation de 2 % à 3 %,
pour éviter le tour de vis « de
trop » qui plongerait les écono-
mies en récession.
« Dans la lutte contre l’inflation,
franchir la dernière marche, par
exemple descendre rapidement de
4 % à 2 %, risque d’être difficile »,
souligne M. Blanchard dans un
article publié fin juin et cosigné
par Ben Bernanke, ancien prési-
dent de la Réserve fédérale améri-
caine (Fed). L’impact sur le mar-
ché du travail, notamment, ris-
que d’être délétère.
Le plaidoyer pour un relèvement
de la cible d’inflation s’appuie sur
un constat : depuis 2020, date à la-
quelle ce chiffre de 2 % a été retenu
comme cible d’inflation par la Fed,
l’économie a changé. « La transi-
tion énergétique, les efforts de relo-
calisation, la hausse du pouvoir de
négociation des salariés, le vieillis-
sement démographique, tout cela
joue en faveur d’une inflation spon-
tanée supérieure à 2 % », explique
Patrick Artus, conseiller économi-
que de Natixis. « Si l’on veut conser-
ver un objectif de 2 %, cela suppose
de recourir à des taux d’intérêt réels
extrêmement élevés pendant très
longtemps. Non seulement c’est
très préjudiciable à la croissance,
mais aussi par exemple aux inves-
tissements en faveur de la transi-
tion énergétique. »
Le chiffre de 2 % est d’autant plus
remis en question par nombre
d’économistes que, s’il est gravé
dans le marbre par la Fed et la Ban-
que centrale européenne (BCE), il
n’est fondé sur aucune loi écono-
mique. La banque centrale de
Nouvelle-Zélande est la première
à avoir adopté cette cible chiffrée
dans les années 1980, à l’issue
d’une période de forte inflation.
Il s’agissait alors de donner
corps à sa crédibilité, en commu-
niquant autour d’un objectif clair,
et d’« ancrer » les anticipations
des agents économiques − autre-
ment dit, permettre aux banques,
aux entreprises et même aux mé-
nages de raisonner à partir du
même scénario d’inflation, en
l’occurrence un scénario raison-
nable. « Ce n’était pas le processus
le plus scientifique au monde », a
d’ailleurs reconnu Michael Red-
dell, ancien économiste de la Re-
serve Bank of New Zealand.
Opposition farouche
Lorsqu’elles ont décidé d’assortir
leur mandat, à savoir le maintien
de la stabilité des prix, d’un objec-
tif chiffré, la Fed comme la BCE se
sont aussi accordées sur ce chiffre
de 2 % d’inflation. Suffisamment
faible pour rassurer, mais assez
élevé pour permettre un fonction-
nement sain de l’économie. Une
inflation trop faible ou nulle, en ef-
fet, entraîne des risques de spirale
déflationniste, et prive la politique
monétaire de marge de ma­-
nœuvre en cas de ralentissement,
puisqu’il devient alors difficile de
baisser les taux d’intérêt pour re-
donner de l’élan à l’économie.
« Cibler l’inflation à 2 %, c’est à
peu près indolore…, explique, sous
couvert de l’anonymat, un expert
de la politique monétaire. Mettre
un chiffre plus haut poserait
d’autres difficultés, notamment
parce que plus la cible est élevée,
plus l’incertitude est importante. »
Or, l’incertitude est la première
ennemie des marchés…
Aujourd’hui, les appels des éco-
nomistes en faveur d’un relève-
ment de la cible d’inflation se
heurtent à l’opposition farouche
des banquiers centraux, qui y
voient une menace pour leur cré-
dibilité. « Si vous modifiez votre
objectif à chaque fois que vous
avez du mal à l’atteindre, les gens
vont finir par ne plus vous croire,
expliquait Mario Draghi, ancien
président de la BCE, lors d’une
réunion à Paris, le 22 juin. Concer-
nant l’inflation, il est crucial de gé-
rer les anticipations qui, jusqu’à
maintenant, sont restées ancrées.
Les banques centrales doivent
donc maintenir leur position. »
La grande peur des banquiers
centraux est en effet que chaque
acteur économique élabore ses
contrats sur une hypothèse d’in-
flation différente, entraînant une
surenchère des prix et des salaires
et mettant l’inflation hors de con-
trôle. « On peut aussi inverser l’ar-
gument, en disant que relever l’ob-
jectif à 3 % serait plus crédible de la
part des banques centrales que de
le maintenir à 2 % », rétorque pour
sa part Patrick Artus. Le débat est
loin d’être clos. p
Béatrice Madeline
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
Dans les coulisses du festival breton du Roi Arthur
Pendant près de six mois, « Le Monde » a suivi, étape par étape, l’organisation de ce rendez-vous musical de l’été
Reportage
Bréal-sous-Montfort
(Ille-et-Vilaine) - envoyé spécial
S
oudain, les grilles s’en-
trouvrent. Des centaines
de jeunes se précipitent à
l’entrée du festival du Roi
Arthur, à Bréal-sous-Montfort (Il-
le-et-Vilaine). Il est 18 heures, ven-
dredi 25 août. Ces fêtards veulent
être les premiers des 60 000 festi-
valiers à découvrir la plaine de
Mafeu, ce champ de treize hecta-
res transfiguré en ville éphémère
avec ses trois scènes, son cam-
ping, ses centaines de mètres de
comptoirs, son infirmerie…
Le premier des cinquante grou-
pes programmés jusqu’au diman-
che 27 août fait déjà vibrer les en-
ceintes. Plus tard, Black Eyed Peas,
Louise Attaque ou encore Lome-
pal feront danser le public. La fête
est définitivement lancée dans la
commune rurale située entre
Rennes et la forêt de Brocéliande.
Pour mieux comprendre la fa-
brique d’un tel événement, Le
Monde a suivi, des mois durant, le
travail de fourmi de l’association
organisatrice, capable de mobili-
ser 1 200 bénévoles, de sécuriser
un budget de 2,5 millions d’euros
et de parer aux nombreux impré-
vus. Revue de détail.
J-170 avant l’ouverture Ce mardi
de mars, la plaine du Mafeu s’étire
à perte de vue, complètement nue.
Il faut inspecter, pour imaginer la
mue à venir, les plans épinglés sur
un mur des cabanes de chantier
où loge l’association organisatrice
de l’événement. Les scènes princi-
pales se dresseront ici et là.
Nadège Couroussé, salariée de
l’association, annonce avoir
trouvé un chapiteau de 1 750 mè-
tres carrés pour installer une nou-
velle scène, au sud-est du site. Cet
espace sera consacré à la musique
celtique. Un moyen de renforcer
« l’expérience festivalier », s’en-
thousiasment Anthony Launay,
responsable de la communica-
tion, et Gervais Duchemin, chargé
de la décoration.
Les deux bénévoles insistent :
« Aujourd’hui, nous devons être
moins dépendants de la program-
mation et fidéliser davantage
grâce à l’ambiance de l’événe-
ment. » A les écouter, il s’agit
d’une question de survie pour le
Festival du Roi Arthur, cette ma-
nifestation qui entend se diffé-
rencier des dizaines de proposi-
tions estivales de taille similaire.
La moitié des 2,5 millions
d’euros du budget repose sur la
commercialisation des tickets, le
reste est alimenté par les ventes
aux bars et par le mécénat. L’équi-
libre financier du festival breton
réclame un taux de remplissage
de 92 %. Dès lors, chaque édition
s’apparente à un coup de poker.
Confiant, M. Launay tourne
l’écran de son ordinateur pour
montrer l’évolution « encoura-
geante » de la vente de billets. Les
passes de trois jours sont déjà
épuisés. Les bénévoles parlent
comme des chefs d’entreprise.
« Nous étions pourtant novices
lorsque nous avons créé le Roi Ar-
thur. Nous ne savions même pas
comment monter une associa-
tion », plaisante Sylvain Guillo-
teau, le président du festival, dont
le visage anguleux apparaît sur
l’écran de la salle de réunion.
Retenu ce jour-là par son entre-
prise spécialisée dans la récupéra-
tion d’eau de pluie, il narre, à dis-
tance, la genèse de la manifesta-
tion. C’était à l’été 2007. Accompa-
gné d’Adrien Gaillard, le grand
blond assis à la table de réunion, il
venait de faire l’expérience de son
premier festival lorsqu’il a ima-
giné une fête similaire dans son
village. Les deux étudiants ont
convaincu amis et parents de les
aider, des agriculteurs leur ont
prêté un terrain et les élus locaux,
alors en campagne municipale,
ont subventionné en partie le pro-
Nadège Dalé, responsable barriérage, regarde le plan du site, à Bréal-sous-Montfort (Ille-et-Vilaine), le 22 août. LOUISE QUIGNON POUR « LE MONDE »
La scène du festival, à Bréal-sous-Montfort (Ille-et-Vilaine), le 22 août. LOUISE QUIGNON POUR « LE MONDE »
jet d’une première édition,
en 2008. L’organisation tablait
alors sur 6 000 entrées ; elle en a
écoulé le double.
J-110 Quinze ans après cette pre-
mière édition bancale mais renta-
ble, le festival continue de grossir.
Il accueille désormais des grou-
pes internationaux. Adrien
Gaillard assume la direction artis-
tique et gère les 1,2 million d’euros
consacrés à la programmation de
la cinquantaine d’artistes.
Dans le salon de son logement
de Saint-Malo (Ille-et-Vilaine), ce
vendredi de mai, il décrit son tra-
vail comme une discipline à mi-
chemin entre la sociologie et
l’économie : Louise Attaque pour
rassurer les plus vieux, Lomepal
pour capter les jeunes, Black Eyed
Peas pour asseoir l’aura du festi-
val, et des groupes celtiques
comme des marqueurs de l’iden-
tité bretonne… « Je ne suis pas
dans une démarche de découvreur
de talents. Nos festivaliers veulent
passer un bon moment dans des
conditions sécurisantes, notam-
ment les plus jeunes, qui vivent le
festival comme une initiation aux
concerts, et parfois à l’alcool, au
sexe ou à la drogue », explique-t-il.
Afin de relancer les ventes de
billets, l’intégralité de la program-
mation sera dévoilée dans quel-
ques jours. Elle n’a cessé d’évoluer,
au gré des contrats signés et des
négociations qui capotent. Adrien
Gaillard en est à sa trentième ver-
sion. Sur le tableur qu’il partage
L’équilibre
financier
de la
manifestation
réclame
un taux
de remplissage
de 92 %
avec une poignée de fidèles du Roi
Arthur, le nom de Louise Attaque
figure depuis septembre 2022.
Les hypothèses M et Orelsan
ont été rayées pour cause de va-
cances des intéressés, Lomepal a
été approuvé en février 2023, les
tractations avec les intermédiai-
res des Américains Black Eyed
Peas et Dropkick Murphys ont
tardé à aboutir… Adrien Gaillard
refuse de briser l’omerta autour
des contrats.
On comprend que le cachet des
« gros » s’écrit à six chiffres et s’est
négocié à coups de surenchère de
50 000 euros. Autant de marges
de manœuvre perdues, que le di-
recteur artistique a tenté de con-
trebalancer en mégotant sur une
baisse des frais de déplacement
de l’un des artistes ou en refusant
à d’autres la prise en charge d’un
écran géant ou d’un héberge-
ment dispendieux.
J-78 Retour au siège du festival. Ce
jeudi de juin, Nadège Couroussé
Économie & Entreprise | 13
planche sur les devis de location
d’engins de chantier et sur les
contrats de travail de la centaine
d’intermittents nécessaires à la
logistique, de la construction au
démontage du site.
L’inflation observée sur les prix
des prestataires l’inquiète moins
que la pénurie de main-d’œuvre :
depuis la pandémie de Covid-19, le
vivier de professionnels du spec-
tacle s’est tari. Et le Roi Arthur doit
également composer avec la
­concurrence d’un nouveau festi-
val, le V and B Fest’, qui se déroule
le même week-end à Château-
Gontier-sur-Mayenne (Mayenne),
à une centaine de kilomètres de là.
Mme Couroussé espère boucler
son recrutement grâce au bouche-
à-oreille. A 18 heures, une quin-
zaine de bénévoles poussent la
porte de son bungalow. Un à un,
ils embrassent la « maman » du
festival. Ces fidèles de l’associa-
tion ­connaissent le numéro de té-
léphone de Nadège Couroussé et
en usent régulièrement. Chacun
sait qu’elle vit pour le Roi Arthur.
Cette quadragénaire y a rencontré
son mari et sa meilleure amie.
Elle a même acheté une maison
à Bréal-sous-Montfort pour loger
au plus près de l’événement. Avec
les deux autres employés de l’as-
sociation, la salariée observe le
lancement de ce « speed mee-
ting ». Les bénévoles enchaînent
les tête-à-tête de quinze minutes
entre eux afin de mieux se
­connaître et de devancer les be-
soins des uns et des autres.
Assise à l’ombre d’un arbre, Va-
nessa Beaujouan réclame au res-
ponsable du tri davantage de pou-
belles à verre au bar VIP qu’elle
coordonne. Chargée également
des partenariats, la trentenaire ra-
conte ensuite au chef du pôle ar-
tistique comment elle a « dégoté »
des chambres d’hôtel pour loger
des artistes. Chaque année,
l’équipe de Mme Beaujouan col-
lecte ainsi 800 000 euros auprès
de 320 mécènes.
« Plus le Roi Arthur grossit, moins
on peine à convaincre. En
moyenne, un partenariat se négo-
cie en deux heures », estime-t-elle.
Elle inspecte son planning, orga-
nisé selon un code couleur qui lui
permet de distinguer ses rendez-
vous personnels de ses engage-
ments de conseillère municipale,
de cheffe d’entreprise et de sala-
riée associative. Bout à bout, elle
estime le temps qu’elle investit
pour le Roi Arthur à 110 jours de
travail annuels.
J-67 Sylvain Guilloteau non plus
ne compte pas ses heures pour le
festival, mais le président souhaite
lever le pied. Ce mercredi soir de
juin, il prévient la dizaine d’agri-
culteurs qui mettent leurs terres à
la disposition de l’association : il
adoube Anthony Launay comme
son successeur. Au bout de la ta-
ble, où sont disposés des plateaux
de fromage, de charcuterie et de
mignardises, Robert Persais s’in-
quiète : « Depuis le début, ça mar-
che entre nous parce qu’on se res-
pecte. Je me méfie des nouvelles tê-
tes qui tentent d’imposer leur loi.
Ces derniers temps, je croise trop de
gens qui ne disent pas bonjour. »
Les deux bénévoles se veulent
rassurants, puis décrivent l’envers
de l’organisation, qui intrigue
tant les agriculteurs. « Encore une
nouvelle scène ? », s’étonne l’un
d’eux. « C’est l’année ou jamais. Les
autorités nous ont avertis que les
Jeux olympiques [de Paris, du
26 juillet au 11 août 2024] allaient
limiter l’affectation possible d’ef-
fectifs pour sécuriser l’événement.
On ne pourra donc pas faire évo-
luer le festival en 2024. J’ai cepen-
dant un autre projet à vous sou-
mettre », déclare Sylvain Guillo-
teau en guise de propos liminaire.
L’association souhaite compen-
ser son usage peu écologique des
quarante groupes électrogènes
qui couvrent ses gigantesques be-
soins en électricité en installant et
en exploitant des panneaux solai-
res montés sur pylône dans les
champs alentour. L’idée séduit les
paysans autant qu’elle les divise.
Le cachet des
« gros » artistes
s’écrit à six
chiffres et s’est
négocié à coups
de surenchère
de 50 000 euros
Beaucoup redoutent une perte de
place et, partant, de rendement
pour leurs récoltes.
J-40 Assise derrière son écran, Na-
dège Couroussé raconte à Adrien
Gaillard, le directeur artistique,
son traditionnel week-end de bé-
névolat au festival Les Vieilles
Charrues, à Carhaix-Plouguer (Fi-
nistère), ponctué de coups de fil
pour le Roi Arthur. Elle a aussi sur-
veillé les réseaux sociaux, parti-
culièrement ceux de Zola. Le rap-
peur a annulé plusieurs concerts
à la suite du décès de sa mère. Se-
ra-t-il de retour pour le festival de
Bréal-sous-Montfort ?
Le directeur artistique hausse
les épaules. Il faudra peut-être re-
toucher la programmation en ur-
gence, comme il l’a fait pour Yuz
Boy, vainqueur d’une compéti-
tion de rap sur Netflix. La tour-
née de l’artiste a été annulée
après la révélation d’une plainte
pour viol le visant.
La direction surveille en outre la
polémique autour d’Izïa Higelin.
Lors d’un concert à Beaulieu-sur-
Mer (Alpes-Maritimes), le 6 juillet,
l’artiste a évoqué le lynchage
d’Emmanuel Macron. Faut-il la
maintenir à l’affiche ? « Surtout,
aucun commentaire. On attend de
voir ce qui se passe. Pas question
de remettre une pièce dans la ma-
chine médiatique », recommande
Adrien Gaillard.
J-3 Ce mardi matin, il n’est plus
question d’Izïa Higelin, mais de
Lomepal. Tête d’affiche du festi-
val désormais complet, le rap-
peur est visé par une plainte
pour viol. Dans la foulée de cette
révélation, au début du mois
d’août, le festival Le Cabaret vert,
à Charleville-Mézières, a annulé
la prestation de l’artiste. Mal à
l’aise, la direction du Roi Arthur
a, quant à elle, décidé de mainte-
nir son concert, refusant de se
« substituer » à la justice, mais
aussi pour « défendre » le travail
des bénévoles.
Nadège Couroussé et Adrien
Gaillard désignent du menton la
fourmilière qui s’active sur la
plaine du Mafeu. Sous un soleil
d’or, les équipes cravachent de-
puis une dizaine de jours pour bâ-
tir le site avant un possible orage,
jeudi ou vendredi. Bien qu’incer-
taine, cette prévision ravive de
mauvais souvenirs. En 2011, une
pluie torrentielle avait inondé la
plaine et contraint à l’annulation
de la première soirée du festival.
Endettée, l’association avait dû
multiplier les concerts de soutien
pour survivre.
Le crépitement du talkie-walkie
rappelle l’urgence du moment.
Nadège Dalé est demandée der-
rière les toilettes du camping. Res-
ponsable de l’installation de la
douzaine de kilomètres de barriè-
res, cette bénévole, infirmière
dans le civil, rejoint quelques for-
çats creusant la terre sèche. Ils
doivent recouvrir la tranchée
d’évacuation des eaux usées,
mais des barrières les empêchent
de terminer leur mission.
Mme Dalé donne la consigne de
les démonter, une équipe s’en
charge dans la minute. La jeune
femme apprécie : « Aujourd’hui,
sur ce champ, les questions de
classe sociale et de genre ne font
pas débat. Nous sommes tous ras-
semblés pour fabriquer un bel évé-
nement, ensemble. Cette énergie
est l’âme de notre festival. » p
Benjamin Keltz
 Culture
0123
14 | Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023

Rencontre « Il y en a plein,
Varengeville-sur-Mer
(Seine-Maritime) - envoyé spécial de souffrance.
Pourquoi on irait

P
lafond bas, mer d’huile,
qui, tout à l’heure, au
changement de marée,
commencera à s’iriser.
Un homme marche, torse nu. Un
paddle solitaire traverse l’hori-
zon. Les crabes se planquent.
­Varengeville-sur-Mer (Seine-Ma-
ritime), en pays de Caux. Noémie
Lvovsky a donné rendez-vous sur
la plage du Petit Ailly – « la plus
sauvage » – qu’on appelle aussi
« la glacière » : lorsque le vent s’y
engouffre, dit-on, dans la cavée,
ainsi qu’on appelle l’étroit goulet
qui ouvre sur la mer, il vous sou-
lève littéralement.
« Ici, la mer est toujours belle,
quelle que soit la saison, quelle que
soit l’heure », observe-t-elle. Tout
là-bas, à l’ouest, l’église Saint-Va-
lery, son cimetière marin, sa
­charpente en coque de bateau
renversé et ses vitraux de Georges
Braque surveillent la côte. A l’est,
la longue promenade de galets de
Pourville-sur-Mer (Seine-Mari-
time) s’étend au-delà des falaises
immortalisées par Claude Monet.
Et puis, plus loin, Dieppe.
A deux heures et demie de Paris,
la réalisatrice et actrice a trouvé
­refuge dans ces hautes terres
­normandes, venant s’y isoler dès
qu’elle le peut. « Je rêvais d’une
la chercher ? Elle
n’est pas plus
intéressante
qu’autre chose »
­ ilippo, elle dit : « Quand la réalité
F
n’est pas supportable – et je pense
qu’elle ne l’est pas –, l’équilibre
qu’on peut trouver avec l’illusion
est nécessaire à la vie. »
En dernière année de la Fémis,
elle avait réalisé un court-mé-
trage, Dis-moi oui, dis-moi non,
avec Emmanuelle Devos, Emma-
nuel Salinger, Olivier Py et Valeria
Bruni Tedeschi. Avec cette der-
nière, elles ne se quitteront plus,
Noémie Lvovsky cosignera tous
ses scénarios, l’épaulant contre
vents et marées y compris cet
­hiver, lorsque son film Les Aman-
diers, sur les années Chéreau, a
­défrayé la chronique. Et pourtant,
elles ont une approche opposée.
« Valeria a besoin que les scénarios
restent accrochés à la réalité, à ce
qu’elle a pu connaître. Moi, quand
Noémie Lvovsky, le 8 mai, sur la plage du Petit Ailly, à Varengeville-sur-Mer (Seine-Maritime). FLORENCE BROCHOIRE POUR « LE MONDE » c’est trop proche, trop cru, je n’y
­arrive pas. » Chacun panse ses
plaies à sa façon.
Pour ses propres films, Florence

Noémie Lvovsky : « L’illusion

maison depuis l’enfance, raconte-t- Seyvos – qu’elle découvre en 1995
elle. Je n’ai jamais eu d’autre an- avec son roman Les Apparitions
crage que Paris. J’ai cherché et lu un (Editions de L’Olivier) – va devenir
nombre de fois hallucinant : “Dans la complice d’écriture de la réali-
son écrin de verdure…” » Sans ré- satrice à la réputation d’éternelle

est nécessaire à la vie »

sultat. Jusqu’à ce jour de 2016 où,
alors qu’elle a le moral en berne
parce que le tournage de son film
Demain et tous les autres jours est
bloqué, sa première assistante – et
amie – l’entraîne en pays de Caux…
« Et là, pour la première fois depuis
longtemps, j’ai senti mon corps se
détendre : le vent dans les feuilles
des peupliers faisant le bruit de
l’eau… Coup de foudre pour la mai-
son et son jardin. J’étais bien. »
« Un auteur derrière la caméra »
Noémie Lvovsky a grandi sur la
Butte-aux-Cailles, à Paris. Un père
d’origine juive polonaise dont
toute la famille a été exterminée
par la furie nazie ; et une mère
française dont les parents ont
connu « la misère noire. Ma grand-
mère s’appelait Lutèce. Fille de com-
munards. Pour s’en sortir, avec mon
grand-père, ils ont suivi des cours
du soir et choisi un métier où ils
n’auraient pas de patrons. Experts-
comptables. Ils ont bien vécu, mais
ils ont gardé cette terreur ­maladive
de manquer, dont j’ai hérité… Et
pourtant, je ne suis tellement pas
dans la misère aujourd’hui. »
Pour parler de sa mère – inter-
née alors que la petite n’a que
9 ans –, elle choisit le terme « ina-
daptée » plutôt que de mettre des
mots-diagnostics sur sa folie. Une
façon d’en préserver la beauté et la
joie. « Certains m’ont parlé de psy-
chose. Pour moi, elle était la norme,
elle était mon monde. Ma petite
enfance, je l’ai passée avec elle. Une
intelligence au charme fou mais
inadaptée au monde. » Trois des
sept films de la réalisatrice lui sont
dédiés. Son père, lui, l’emmène au
cinéma voir les Marx Brothers ou
Fred Astaire. Il appelle la petite
Harpo, à cause de sa tignasse
­frisée. « Mon père pouvait avoir un
visage grave, mais il pouvait aussi
rire aux éclats en regardant ces
films. Dans ces moments-là, c’est
lui que je regardais, pas l’écran. »
Un château de sable avec… – 6/6 – Chaque samedi, durant l’été, « Le Monde »
accompagne un ou une artiste à la plage. Rencontre avec la réalisatrice
et actrice, à Varengeville-sur-Mer, en Seine-Maritime
La vie bascule lorsque la jeune
fille qui, à 12 ans, rêvait d’être ac-
trice, écrivant une lettre d’amour
à François Truffaut (« Je ne sais pas
si je lui ai dit que j’embrassais sa
photo ? »), débarque en 1980, à
16 ans, comme figurante sur un
court-métrage d’étudiants de
l’Institut des hautes études ciné-
matographiques (Idhec) – qui de-
viendra la Fémis en 1986. Une
amie d’une amie lui a refilé le
tuyau. Titre : Henri Dreckner est
mort. Réalisateur : Eric Rochant.
Lumière : Arnaud Desplechin.
Scripte : Pascale Ferran… Noémie
Lvovsky est tombée sur cette
­promotion de la fameuse école de
cinéma qui sera le creuset de la
« nouvelle Nouvelle Vague »,
comme on dit alors.
Dans les couloirs de l’école, on
croise Christian Vincent, Philippe
Le Guay, Eric Barbier… « J’ai eu un
coup de foudre pour cette équipe »,
dit-elle mezza voce. Sur le tour-
nage, elle rencontre un autre figu-
rant : Pierre-Olivier Mattei. Ils se
marieront. Lui deviendra psychia-
tre (même s’ils ont cosigné le
­scénario de Camille redouble,
en 2012), et auront un garçon,
­Paolo Mattei, qui prépare un tour-
nage en ce moment tout près d’ici,
à Offranville (Seine-Maritime).
« Je n’ai jamais su si Truffaut avait
reçu ma lettre, regrette-t-elle. Ni s’il
a su à quel point il a été important
« Je trouve
formidable
de ne pas
pouvoir dire
qui je suis.
Etre libre
de ne pas savoir
me définir »
pour moi : c’est lui, le ­premier, qui
m’a fait sentir qu’il y avait ­quel­-
qu’un derrière la caméra. Jus-
que-là, pour moi, le cinéma, c’était
les acteurs. En voyant Baisers volés
[1968], j’ai compris qu’il y avait un
auteur derrière la caméra, qui dit
“je” sans le dire. » Formée à son
tour à la Fémis, la voici scénariste,
puis rapidement réalisatrice, et
enfin, également actrice, lorsque
Yvan Attal la convainc de jouer sa
sœur dans son film Ma femme est
une actrice (2001). Depuis, on la
­retrouve au générique d’une cin-
quantaine de films.
Noémie Lvovsky a l’émotion à
fleur de peau. Chez elle, le sourire
comme la mer peut se transfor-
mer en vagues de rire. Ou en tem-
pête. Ou se refermer comme une
huître. Elle qui était toute décon-
traction tout à l’heure se met, dès
qu’on parle de la prendre en
photo, à bouffer Nicorette sur
­Nicorette et, en vieille addict, à
­tirer comme un sapeur sur sa ciga-
rette électronique pour ne pas
succomber à l’appel du tabac. On
s’étonne : comment celle qui, dans
le dernier film d’Alain Guiraudie,
Viens je t’emmène (2022), joue les
tapineuses au grand cœur, peut-
elle être d’un seul coup aussi fri-
leuse – et pas seulement à cause de
la météo. « J’ai du mal à m’oublier
devant un appareil photo, hasarde-
t-elle. Quand c’est une caméra, c’est
pour jouer, alors que quand c’est
des photos, c’est moi. »
Eternelle insatisfaite
Du coup, elle s’inquiète qu’on lui
parle autant de sa mère ; de ce
film, Demain et tous les autres
jours (2017), qui n’est autre que
l’histoire d’une petite fille
­confrontée à une mère incapable
d’affronter la réalité du monde.
Ce film dans lequel elle joue la
mère dans une mise en abyme
qu’on imagine vertigineuse. Ce
film dont l’interruption, pour des
­raisons techniques – une bles-
sure au pied de sa jeune actrice –,
l’a menée justement ici, à Varen-
geville. « Il y en a plein, de souf-
france, se rebelle-t-elle. Pourquoi
on irait la chercher ? Elle n’est pas
plus intéressante qu’autre chose.
Je vois beaucoup de gens qui
sont tentés de faire de leur souf-
france une identité. »
On regarde avec tendresse cette
silhouette qui, à 58 ans (« et demi »)
déambule, malhabile, comme
pour s’excuser, le long des hautes
falaises. A sa façon extatique de
parler de la mer, du ciel, du vent,
des rochers, on devine que Varen-
geville-sur-Mer est désormais sa
patrie. Souvent, avec une voisine,
elles partent pour la journée, tra-
versant la campagne de Sainte-
Marguerite à Pourville, pour reve-
nir par le pied des falaises dans le
bruit du ressac, calées sur l’heure
des marées. Et se ­baignant quand
le temps le permet.
« Un jour, je vois un rocher qui
bouge. Je me dis que c’est la mer
qui produit cet effet optique. Je re-
garde plus attentivement, je vois
que le rocher a des moustaches.
C’était un phoque, solitaire, désoli-
darisé du banc qui traîne à Saint-
Valery-en-Caux, à une trentaine de
kilomètres à l’ouest. Quand j’en ai
parlé, on m’a dit : “Mais oui, c’est le
phoque Georges.” C’est comme ça
qu’ils l’ont baptisé. »
Noémie Lvovsky a des fidélités
absolues. A ces rivages, à ses
­acteurs, à ceux qui se frottent
comme elle à l’opacité de la na-
ture humaine. A propos de son
dernier film, La Grande Magie, sur
le rapport entre réalité et illusion,
d’après la pièce d’Eduardo De
insatisfaite. Elle fait tourner et re-
tourner les scènes des dizaines de
fois, cherchant toujours mieux.
Certains râlent. Elle reprend une
Nicorette : « C’est toujours la
même histoire. C’est même un
poncif : une femme fait un métier
considéré comme un métier
d’homme, dès lors qu’elle cherche
quelque chose, la voici considérée
comme une chieuse, et si elle est en
colère, elle est hystérique, folle… En
parler même est un poncif. »
La voix est redevenue douce,
presque timide, comme le sourire.
Nous sommes remontés de la
mer, et assis sur le bord d’une
route du bocage normand verdi
par la pluie, elle s’inquiète de n’être
pas assez précise, ou peut-être
trop ? On voudrait rassurer, expli-
quer ne chercher qu’à comprendre
ce qui fait son carburant, ce qui fait
d’elle une cinéaste, ces détermi-
nants qui se faufilent entre deux
eaux de conscience pour vous
amener là où vous êtes. Elle tire sur
ses cheveux bouclés. « Je trouve
formidable de ne pas ­pouvoir dire
qui je suis. Etre libre de ne pas savoir
me définir », argumente-t-elle,
­citant Serge Daney (1944-1992), le
critique et théoricien des Cahiers
du cinéma et de Libération qui re-
vendiquait, explique-t-elle, le droit
de ne pas savoir qui il est.
Sur la table de sa cuisine, à Paris,
il y a un galet qu’elle a ramassé ici.
« C’est un drôle de truc. Quand je
suis arrivée pour signer l’acte
d’achat, j’ai pensé à eux tous : mes
parents, grands-parents, arrière-
grands-parents… C’est la première
fois qu’il y a une maison de campa-
gne – une maison de région –, dans
la famille. » Le lieu – le vent dans
les peupliers, les bois flottés, la
pluie qui délave les yeux…
Qu’aurait dit Serge Daney de cette
manière de se définir ? p
Laurent Carpentier
FIN
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
Le goût du tragique de Roger-Edgar Gillet
Dans la Haute-Vienne, l’Espace Rebeyrolle présente vingt-huit tableaux du peintre abstrait devenu figuratif
Arts
Eymoutiers (Haute-Vienne)
L’
Espace Rebeyrolle, à
­Eymoutiers (Haute-
Vienne), expose, sous le
titre de « Guignol’s
band », 28 tableaux de Roger-Ed-
gar Gillet (1924-2004). C’est peu,
mais c’est beaucoup : même si
dans sa jeunesse il fut montré par
deux des plus importants mar-
chands parisiens d’alors, la galerie
Ariel et la galerie de France ; même
si, aujourd’hui, les galeries Guigon
et Obadia, à Paris, ou Rodolphe
Janssen, à Bruxelles, l’exposent
avec constance, l’artiste était un
peu sorti des radars. Il s’est
d’ailleurs ingénié à les éviter, ou à
les contrarier, sa vie durant.
Peintre abstrait devenu figura-
tif, Roger-Edgar Gillet doit sa
­conversion au cardinal Fernando
Nino de Guevara (1541-1609). Il
croise un jour le regard encadré
par des lunettes tel que l’a fixé le
Greco dans un portrait peint
en 1600 et conservé au Metropo-
litan ­Museum de New York.
­« Devant la méchanceté de ce
­regard [bien vu : Gillet l’ignorait,
mais le prélat était Grand Inqui-
siteur d’Espagne], je me suis dit
qu’avec la peinture abstraite, on
perdait quelque chose… » C’est
en 1955 et l’artiste découvre alors
l’Amérique grâce à une bourse, le
prix Catherwood. Il y rencontre
Jackson Pollock, comprend à tra-
vers lui que les Américains sont
en train d’inventer un monde à
eux et, peut-être aussi, que l’abs-
traction parisienne n’a que peu
de chances face à ce qui s’an-
nonce comme une déferlante.
Mural collectif
De retour à Paris, le converti va
progressivement passer pour re-
laps et hérétique : lui qui avait été
intégré en 1952 par le critique Mi-
chel Tapié à la célèbre exposition
« Un art autre » consacrée à cette
abstraction qu’on qualifiait alors
d’« art informel », lui qui avait ex-
posé avec Georges Mathieu, lui
qui était sous contrat, comme
Hans Hartung, Alfred Manessier
ou Pierre Soulages, avec la galerie
de France, va virer sa cuti. Sa gale-
riste rompt donc leurs accords
vers 1964, ironie de l’histoire, l’an-
née où Robert Rauschenberg, un
Américain, figuratif qui pis est,
remporte le grand prix de la
­Biennale de Venise.
Paul Auster et Spencer Ostrander chroniquent les tueries de masse
Aux Rencontres d’Arles, l’écrivain et son gendre photographe allient mots et images pour évoquer une violence spécifique aux Etats-Unis
Exposition
Arles (Bouches-du-Rhône)
D eux noms sont au mur.
L’un, très connu, est celui
de l’écrivain américain
Paul Auster ; l’autre, d’une
­moindre notoriété, celui du pho-
tographe Spencer Ostrander, qui
est son gendre. Leur exposition,
organisée dans le cadre des
­Rencontres d’Arles, se nomme en
français « Pays de sang », faible
traduction de Bloodbath Nation,
« nation du bain de sang », qui est
aussi le titre du livre publié par
Auster, en février.
En entrant dans les petites salles
où sont accrochés les tirages en
noir et blanc de différents
­formats, on ne voit d’abord que
des paysages urbains qui
­semblent sans intérêt tant ils sont
banals : des bâtiments commer-
ciaux ou scolaires vus de loin, des
façades vues de près, le détail d’un
grillage ou d’une plate-bande. Su-
permarchés, églises, stations-ser-
vice ou maisons au coin de deux
rues ont été photographiés par
L’artiste se rend
aux Etats-Unis
et comprend que
les Américains
sont en train
d’inventer
un monde à eux
Il lui a fallu une dizaine d’an-
nées pour franchir le pas. Une
époque d’incertitude, résumée
par cette phrase du peintre et cri-
tique Yvon Taillandier, parue sous
forme de dialogue dans la revue
Galerie des arts, en 1964 :
« C’est abstrait, n’est-ce pas ?
– Non c’est figuratif (…).
– Qu’est-ce que ça représente ?
– Rien.
– Rien ? … Alors c’est abstrait !
– Non c’est figuratif.
Qu’est-ce donc que cette image,
qui selon lui, n’en est pas une, cette
représentation qui à son avis, ne
représente pas ? »
Là est la question ! Si
aujourd’hui la guéguerre indif-
fère, à l’époque, l’opposition entre
figuration et abstraction est fé-
roce. Soixante ans plus tard, une
réponse peut consister à regarder
du côté des expressionnistes alle-
mands de la même génération ou
de celle postérieure.
Dans les années 1960, où l’art de
Anselm Kiefer ou de Georg Base-
litz était encore balbutiant, l’alter
ego était plutôt Paul Rebeyrolle
(1926-2005), devenu son ami de-
puis une virée mémorable des
peintres du Salon de mai – dont ils
étaient tous deux des membres
plus qu’actifs – à La Havane,
en 1967. Reçus en grande pompe
par Fidel Castro, les artistes avaient
réalisé un mural collectif, disparu
on ne sait où, qui est devenu un
des mythes de l’histoire de l’art.
Roger-Edgar Gillet et Paul
­Rebeyrolle avaient de nombreux
points en commun et c’est ce qui
fait de la réunion des deux à
­Eymoutiers (les autres salles abri-
tent la collection permanente de
Rebeyrolle) un passage nécessaire
et un moment émouvant.
Outre l’âne, nommé Tito, que le
second avait donné au premier et
qui adorait boulotter les cigares
du marchand Jean Pollak (le direc-
teur de la galerie Ariel qui, lui, était
resté fidèle à Gillet), le principal
Spencer Ostrander à des
­moments où il n’y avait personne.
Tout paraît tranquille et silen-
cieux. Mais là ont été commis des
carnages aveugles, ces mass
­shootings devenus à ce point ha-
bituels, aux Etats-Unis, qu’il y en a
eu seize, faisant 15 morts et 94
blessés en un seul jour, le 4 juillet,
pour la Fête de l’indépendance,
sans que ce fait fasse la « une ».
Pendant deux ans, Spencer
­Ostrander a parcouru les Etats-
Unis pour prendre les images
d’une trentaine de scènes de
crime datant de la dernière décen-
nie. Il en rapporte ces documents
dénués de tout tragique. La vo-
lonté d’échapper au pathos, avec
lequel les télévisions traitent ces
meurtres, est flagrante et efficace.
Près des photos, il y a des phrases
tirées des cinq chapitres écrits par
Paul Auster pour essayer de com-
prendre. Elles sont sans conces-
sion : « Ce pays né dans la violence
est aussi né avec un passé, cent qua-
tre-vingts ans de préhistoire vécue
dans un état de guerre perpétuelle
avec les habitants des terres que
« La Barricade » (1988-1989), huile sur toile de Roger-Edgar Gillet. Roger-Edgar Gillet/Jean-Louis Losi/Galerie Guigon
était sans doute cet amour de la
peinture dans son essence, sa ma-
térialité, mais aussi son histoire.
Pour Rebeyrolle, elle s’arrêtait
avec Courbet (et reprenait avec
lui, mais ça, il ne le disait pas).
Gillet était peut-être moins radi-
cal, tant dans ses matières que
dans ses propos, sauf quand il fai-
sait calembours et jeux de mots,
lesquels étaient redoutables.
Sa propre peinture renaissait
donc avec Goya, mais regardait
aussi du côté d’Honoré Daumier
et de James Ensor. Le critique des
Lettres françaises Georges Bou-
daille l’avait bien perçu dans un
article de 1971 : « Gillet semble to-
talement indifférent à toute idée
de modernisme. Il peint par plaisir,
par besoin, concrétisant une vision
cynique du monde, faisant l’art qui
lui plaît, un art humain et solide
dans un style et une facture éprou-
vés par le temps. C’est probable-
ment cette indifférence à la mode
qui choque le plus chez lui. »
nous nous sommes appropriées et
perpétuels actes d’oppression
­envers notre minorité asservie – les
deux péchés qui nous ont suivis à
travers la révolution, sans que nous
nous soyons rachetés depuis. »
Idolâtrie de l’arme et de la mort
« Nous », ce sont les colons euro-
péens qui se sont emparés des
­terres des populations amérin-
diennes, en ont exterminé la plus
grande partie et ont prospéré
grâce à la traite des Africains et
l’esclavage. La « préhistoire », ce
sont les décennies écoulées
­depuis l’arrivée des premiers émi-
grants jusqu’à l’indépendance : le
temps de la conquête au nom de
la monarchie britannique. Les
« deux péchés », ce sont l’écrase-
ment des Amérindiens et l’escla-
vage des Africains.
Paul Auster commence par une
observation : le mass ­shooting est
une spécificité des Etats-Unis. Sta-
tistiquement, « les Américains ont
vingt-cinq fois plus de risques de se
faire tirer dessus que leurs homo-
logues dans d’autres pays riches et
Comme Rebeyrolle, Gillet tra-
vaillait par séries. Les deux se sont
attaqués, après Daumier, aux Ju-
ges (1977). Gillet, souvent sur de
très grands formats, décline des
thèmes comme La Bigote (1970),
la Ville (1984), les Palais ou prison
(1980)… Au début des années
1980, il imagine des « Mutants »
qui deviendront La Marche des
oubliés (1989), un ensemble réa-
lisé à l’occasion du bicentenaire
de la Révolution française, mais
qui est un hommage à tous ceux
qui ont subi une guerre.
Jovial et bon buveur
Le « style et la facture » évoqués
par Georges Boudaille n’appar-
tiennent qu’à lui : on reconnaît
un Gillet au premier regard. Une
palette le plus souvent sombre,
privilégiant les ocres et les gris,
quelques points de lumière qui
dramatisent la composition, une
touche épaisse mais fluide, géné-
reuse. Les personnages ne sont
L’histoire
américaine
est, dès l’origine,
une histoire
de civils armés.
L’indépendance
n’y a rien changé
supposés évolués ». Des individus
en tuent d’autres au hasard, après
s’être souvent longtemps prépa-
rés au passage à l’acte meurtrier
et avoir accumulé armes de
guerre et munitions.
« Les résidents des Etats-Unis, pré-
cise l’écrivain, détiennent actuelle-
ment 393 millions d’armes à feu,
soit plus d’une arme par homme,
femme et enfant de ce pays. » Il re-
monte donc à ce qu’il nomme la
« préhistoire » du phénomène : le
temps des milices de villageois ar-
rivés d’Europe. La possession d’un
mousquet était une obligation
pour tout colon. Tout comme
On reconnaît un
Gillet au premier
regard. Une
palette sombre,
quelques points
de lumière, une
touche épaisse
souvent qu’à peine évoqués (Le
Modèle de 1966 pourrait être le
prototype de l’extraterrestre
E.T.), on est plus ­proche du sym-
bole que du portrait et cela ajoute
au tragique de la ­plupart de ses
tableaux. Une exception ou deux
dans l’exposition, comme le ra-
belaisien Une soirée chez Pollac
(1968). On a connu le marchand,
homme fidèle en amour comme
en amitié, jovial et bon buveur,
on ignorait que chez lui se dérou-
laient des orgies…
l’était, sa vie durant, la participa-
tion à des expéditions ­contre les
populations autochtones.
L’histoire des Etats-Unis est
ainsi, dès l’origine, une histoire de
civils armés. L’indépendance n’y a
rien changé, d’autant moins que
les auteurs de la Constitution
étaient eux-mêmes propriétaires
d’esclaves et absolument certains
de leur droit à s’emparer des terres
indiennes – cela sur fond de fana-
tismes religieux, qui n’ont en rien
diminué depuis. Le Far West des
cow-boys, genre Buffalo Bill, n’est
que la forme spectaculaire de ce
culte du gun, abondamment en-
tretenu par le cinéma – westerns
et films noirs – et tout aussi puis-
sant aujourd’hui dans les films, les
séries et les jeux. Le droit de se dé-
placer armé dans l’espace public a
été sacralisé par la Constitution, et
la National Rifle Association le
­défend frénétiquement.
Paul Auster est sans illusions
sur la possibilité de parvenir à
des mesures politiques et juridi-
ques qui mettent fin à l’idolâtrie
de l’arme et de la mort. On ne
Culture | 15
Cette toile-là est celle où Gillet
se rapproche le plus d’Ensor,
comme il le fait de Goya dans La
Prison des fous de 1997, ou encore
de Piranèse avec ses architectu-
res hallucinantes. Il s’en tire avec
brio dans tous les cas.
Un regret, l’absence de dessins
dans l’exposition d’Eymou-
tiers : ceux de Gillet sont extraor-
dinaires. Mais elle confirme un
sentiment déjà ancien : une envie
(une prière), celle d’une très
grande rétrospective, dans un très
grand musée d’une très grande
capitale. Supplique valable pour
Paul Rebeyrolle aussi ! p
Harry Bellet
Roger-Edgar Gillet, Guignol’s
band, exposition à l’Espace
Paul-Rebeyrolle, route de Nedde,
Eymoutiers (Haute-Vienne).
Accessible tous les jours de
10 heures à 19 heures
(18 heures à partir de septembre),
jusqu’au 5 novembre.
peut que lui donner raison. Son
écriture se fait aussi neutre que la
photographie de Spencer ­Ostran­-
der. Il décrit plusieurs de ces mas-
sacres avec la minutie imperson-
nelle d’un rapport de police, et les
blessures infligées avec celle d’un
rapport de ­médecin légiste. Aussi
atteint-il un degré d’effroi qui
rend la lecture de ­certains passa-
ges à peine supportable. Et quand
le regard se reporte sur les pho-
tos, elles lui deviennent aussi
douloureuses. p
Philippe Dagen
Pays de sang. Croisière,
65, boulevard Emile-Combes,
Arles (Bouches-du-Rhône).
Jusqu’au 24 septembre.
Tous les jours de 10 heures
à 19 h 30. De 4,50 € à 15 €.
Pays de sang. Une histoire
de la violence par arme à feu
aux Etats-Unis (Bloodbath
Nation), de Paul Auster, traduit
de l’anglais (Etats-Unis)
par Anne-Laure Tissut,
photographies de Spencer
Ostrander, Actes Sud, 208 p., 26 €.
16 | Télévision
Au « Concert du lever du soleil », un orgue posé sur le sable
La musicienne Iveta Apkalna a joué devant un sublime bord de mer, lors du Jurmala Festival, en Lettonie
Arte.tv
A la demande
Concert
L
e grand organiste Jean
Guillou (1930-2019), tout
titulaire qu’il fut (de 1963
à 2015) de la tribune de
l’église Saint-Eustache, à Paris,
avait toujours rêvé de « sortir l’or-
gue des églises et lui donner une
autre vie », ainsi qu’il l’avait dé-
claré à l’Agence France-Presse, en
avril 2015. Intéressé par l’orgue de
barbarie, le chant des baleines, il
aura même collaboré avec un ac-
teur de théâtre nô et le mime Mar-
ceau (1923-2007). Son rêve était de
jouer de l’orgue en plein air, sur un
instrument qui aurait pu lui per-
mettre de se produire en forêt…
C’est à peu près ce qu’a accompli
Iveta Apkalna lors d’un concert
filmé au petit jour et en bord de
mer, sur une rive lettone, filmé
par Agita Cane-Kile, dans Concert
du lever du soleil avec Iveta Ap-
kalna. Habillée comme un per-
sonnage de Star Trek. The Next Ge-
neration, dans un costume de
page qui semble revisité par Car-
din ou Courrèges, l’organiste let-
tone est à la console surélevée
d’un instrument électronique
dont le son donnera des allergies
aux amateurs des grands jeux
d’un Clicquot (le grand facteur
d’orgue du XVIIIe siècle, pas le vin
de champagne). Sec comme un
L’héritage de Martin Luther King, soixante ans après « I have a dream »
Alors que le révérend, assassiné en 1968, prononçait son discours, le 28 août 1963, que reste-t-il de son œuvre ? Sélection de contenus
France Inter, France
Culture, Arte et
France.tv
A la demande
Podcasts et
documentaires
L e 28 août 1963, un siècle
après l’abolition de l’escla-
vage, la Marche sur
Washington pour l’emploi et la li-
berté réunit près de 250 000 Amé-
ricains au pied du Lincoln Memo-
rial. Martin Luther King lance
dans un discours historique son
fameux « I have a dream ». C’est
GRILLE N° 23 - 198
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V VIII. Renard des régions arctiques.
VI
VII
VIII
IX
X 3. Plus sensible chez le berger que
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 197
HORIZONTALEMENT I. Folliculaire. II. Asialie. Loup. III. Item. Médée.
IV. Ténébreuse. V. Do. Nagera. Pi. VI. Ilotier. Scan. VII. Vouas. An. Ane.
VIII. Eg. Béotien. IX. Rifles. Nuais. X. Semestrielle.
VERTICALEMENT 1. Fait divers. 2. Ostéologie. 3. Lien. Ou. FM. 4. Lamen-
table. 5. Il. Baisées. 6. Cierge. Ost. 7. Ue. Eerat (tarée). 8. Mur. Nini.
9. Alésas. Eue. 10. Iodé. Canal. 11. Rue. Pan. Il. 12. Epépineuse.
L’organiste lettone Iveta Apkalna lors du Jurmala Festival. Arte.tv
coup de trique, tel que capté par
Arte, le son de l’instrument est
amplifié pour le public.
Simplicité cistercienne
Jouer en plein air n’est pas idéal, du
moins dans des espaces ouverts
sans réfléchissement sonore, mais
on connaît des salles où les orgues
installés sonnent si sèchement
qu’on a envie de leur donner à
l’apogée du mouvement pour les
droits civiques : l’année suivante,
la ségrégation est abolie, le droit
de vote garanti. Tour d’horizon de
la commémoration de ce mo-
ment dans les médias français.
Sur France Inter et en compa-
gnie de la réalisatrice, journaliste
et chercheuse Rokhaya Diallo,
Christophe Barreyre revient sur
ce moment d’histoire. Dans « Le
Rêve de Martin Luther King »
(2017), ils ont ravivé une pensée
plus radicale qu’on imagine par-
fois, évoqué l’arrivée de Barack
Obama au pouvoir et les violen-
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
boire. Le sol sous le pédalier de
l’instrument est habillé d’une sur-
face réfléchissante. De telle sorte
que, filmée adroitement, la conti-
nuité visuelle entre celle-ci et la
mer étale du matin fait l’effet
d’une piscine à débordement dont
la ligne d’eau se ­confond avec l’ho-
rizon. On pourrait être en Inde,
lors d’une cérémonie musicale au
long rituel, devant Terry Riley et
ces policières, mais aussi la Mar-
che pour l’égalité et contre le ra-
cisme de 1983 en France.
Revendications trop subversives
La question des violences policiè-
res est au cœur du documentaire
allemand La Révolte noire (2021),
proposé par Arte, qui retrace la
création de Black Lives Matter
(BLM), dont les trois fondatrices
se réclament de l’héritage ainsi
que du message du révérend
King. Comme lui, BLM lie le com-
bat antiraciste à celui pour la jus-
tice sociale et économique.
HORIZONTALEMENT
I. Elevez-la au maximum pour vous
faire entendre. II. Anglaise titrée. Em-
pereur romain, aujourd’hui au cirque.
III. S’imagine dans une société idéale.
Accompagne sa nana. IV. Son œil va
d’œuf en œuf. Ne voit pas la vie de de-
main en rose. V. Peuple de l’Erythrée.
Unifie nos comptes communau-
taires. Cours du Nord. VI. Valent sou-
vent le déplacement. Pas toujours
facile de le tenir. VII. Structure
d’entreprise. Arrivant chez nous.
Tiennent le haut de l’affiche. IX. Point
du matin. Négation. Paresse sous les
tropiques. Jeune vache. X. Des me-
sures qui tournent à la vengeance.
VERTICALEMENT
1. Travaille plus finement pour la re-
vue qu’en couche. 2. Homologuasse.
chez nous. Classe le monde du tennis.
4. Inscrivirent leur marque. 5. Dans
la pliure. En bonne santé. 6. Passe fi-
nement. La maman d’Horus. 7. Sou-
tiennent les jeunes pousses. 8. Pièce
de la charrue. Distribuai les pains.
9. Personnel. Disparaît facilement.
10. Attaché au mot pour le valoriser.
Ne remplit plus les cabinets. 11. Dé-
gagera. Passe sur le volet. 12. Boisson
divine. Lettres d’appel.
son orgue électrique – qu’il joue au
sol, accroupi – ou au tambura avec
son gourou, Pandit Pran Nath
(1918-1996).
On pourrait aussi se croire dans
un film lunaire et fascinant de
­Paolo Sorrentino quand, au début
du concert, retentit la musique
étale, d’une déroutante simplicité
cistercienne, de Peteris Vasks,
compositeur letton qu’on entend
En 2020, France Culture était re-
venue, dans « Le Cours de l’his-
toire », de Xavier Mauduit, sur ce
legs politique, après le meurtre de
George Floyd par un policier, le
25 mai 2020. L’historienne et
américaniste Sylvie Laurent,
autrice du remarquable Martin
Luther King. Une biographie intel-
lectuelle et politique (Seuil, 2015),
déploie les revendications écono-
miques, sur le logement, l’éduca-
tion ou les brutalités policières
que le pasteur formulait aussi,
par-delà ses appels à la non-vio-
lence et à la réconciliation.
sudoku
n°23-198
2 9
3 4
5 6 8
2 3
7 8 4 2
4 9 1 5 8
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
N° 97
SEPTEMBRE
2023
LE GRAND TURC
L’EUROPE FACE
À L’EMPIRE OTTOMAN OR NOIR
Quand le monde
avait soif de pétrole
parfois dans les riches bandes-
son du cinéaste italien – qui aime
aussi les œuvres de l’Estonien
Arvo Pärt, plus fameux.
L’effet, qui mêle ces polyphonies
à côté d’une mer aux reflets bleu-
tés sous un ciel rose pâle, est saisis-
sant. On entendra, de Vasks, White
Scenery (Die Jahreszeiten I, 1980), à
l’origine pour piano ; puis Hym-
nus, écrit pour et dédié à Iveta Ap-
kalna, qui l’a créée en mai 2019 sur
l’orgue du Walt Disney Concert
Hall – salle construite par Frank
Gehry – de Los Angeles. Suit une
transcription de la Chaconne pour
violon seul, de Bach.
Le concert se termine (avant un
bis adapté de L’Arlésienne, de Bizet)
par la pièce musicale Allein Gott in
der Höh sei Ehr d’un autre compo-
siteur letton, Aivars Kalejs, dont
les figures solaires s’ébrouent sur
fond d’un soleil qui s’est mainte-
nant élevé au-dessus de la ligne
d’horizon. Les intenses rayons
que l’organiste prend alors sur le
visage sont-ils la raison des ac-
crocs nombreux qu’on entend ?
Dans ce genre de musique, et sur-
tout à la plage, le moindre grain de
sable est fatal. p
Renaud Machart
Concert du lever du soleil
avec Iveta Apkalna – Jurmala
Festival, Lettonie, réalisé par
Agita Cane-Ķile (Lettonie, 2023,
49 min).
Après l’obtention des droits civi-
ques et du droit de vote, l’ensem-
ble du spectre politique améri-
cain estimait que Martin Luther
King en demandait trop, et le
marginalisa. Ces revendications
sociales et économiques émanci-
patrices, présentes dans son dis-
cours du 28 août, furent jugées
trop subversives.
De fait, cet aspect de son enga-
gement est encore aujourd’hui
rarement évoqué. L’excellent do-
cumentaire L’Autre Rêve de
Martin Luther King (2022), scrute
pour France Télévisions les qua-
3 2 4 6 1 8
6 9 7 4 5 3
8 5 1 2 9 7
9 1 8 9 1 2 8 3 4 6
5 3 6 1 7 2
2 3 4 7 8 9 6 5
2 6 9 3 4 1
1 4 5 7 8 6
6 7 8 3 5 2 9 4
Expert
1 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
4 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
9 seule fois par ligne,
par colonne et par
carré de neuf cases.
LE GRAND TURC
L’EUROPE FACE
À L’EMPIRE OTTOMAN
CHEZ VOTRE
MARCHAND DE JOURNAUX
et sur
boutique.histoire-
et-civilisations.com
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
0123
Notre
sélection
Dimanc he 27 août
TCM Cinéma
Lawrence d’Arabie
15.55 Le film-fleuve de David Lean
sur le destin de T. E. Lawrence,
officier britannique qui mena la
révolte arabe contre l’oppresseur
turc au cours de la Grande
Guerre. Avec Peter O’Toole.
France 5
Réforme des retraites,
les dessous d’une crise
20.55 Documentaire de Cécile Amar
et Stéphane Benhamou. Retour sur
un événement majeur de l’année.
Entre manifestations, plongées dans
les coulisses du pouvoir, témoignages
de responsables syndicaux, la retraite
dans tous ses états.
Lundi 28 août
W9
Astérix : Le Domaine des dieux
21.05 Comment moderniser un
mythe comme Astérix ? Mission
réussie par Louis Clichy et Alexandre
Astier, en 2014, avec cet équilibre
entre technologie 3D et nostalgie.
Drôle et bien rythmé !
beIN Sports
Football : Rayo Vallecano-
Atletico Madrid
21.30 A Madrid, il n’y a pas que le
Real pour faire vibrer les supporteurs.
En proche banlieue, le Rayo
Vallecano est redoutable. Les riches
voisins de l’Atlético (avec Antoine
Griezmann) sont prévenus.
tre dernières années de sa vie, où
le rêve du pasteur américain a
tourné, selon ses propres dires,
« au cauchemar ». p
Mouna El Mokhtari
Le Rêve de Martin Luther King,
sur France Inter (Fr., 2017,
49 min), Les Interminables
Combats pour l’égalité aux
Etats-Unis, sur France Culture
(Fr., 2020, 4 × 51 min), La Révolte
noire. Black Lives Matter, sur
Arte (All., 53 min, 2022), L’Autre
Rêve de Martin Luther King,
sur France TV (Fr., 2022, 52 min)
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
5 9 7
1 8 2 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
3 6 4 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
7 5 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
8 4 9 Par courrier électronique :
abojournalpapier@lemonde.fr.
2 3 1
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
7 5 8
9 2 3 Courrier des lecteurs
1 6 Par courrier électronique :
courrier-des-lecteurs@lemonde.fr
Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
Le Monde sur microfilms : 03-88-04-28-60
La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
PRINTED IN FRANCE
67-69, avenue
Directrice générale
Elisabeth Cialdella
Pierre-Mendès-France
75013 PARIS
Tél : 01-57-28-39-00
Fax : 01-57-28-39-26
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
Nivernais, le canal secret
Plonger sous les voûtes de La Collancelle, avancer
d’écluses en ponts-levis… Entre la Loire et la Seine,
le canal du Nivernais dévoile des beautés cachées
Voyage
La Collancelle (Nièvre)
I
l fait déjà chaud en cette fin de
printemps dans le petit port de
plaisance de Baye, sur le canal du
Nivernais, dans la Nièvre. L’étang,
derrière nous, attire de rares baigneurs
qui se mêlent aux premiers véliplan-
chistes de la saison. « N’oubliez pas de
prendre une veste », nous lance Michel
Sicard, le loueur de bateaux électri-
ques sans permis, à notre grand éton-
nement. Nous embarquons avec lui
pour une croisière silencieuse et
douce, à 4 kilomètres/heure, sous les
voûtes de La Collancelle.
« Nous sommes à 262 mètres d’alti-
tude, sur la partie la plus haute du ca-
nal, nous explique-t-il. C’est le bief de
partage des eaux, entre le versant
Loire et le versant Seine. » Le canal du
Nivernais, qui relie deux bassins ver-
sants, coule donc dans deux direc-
tions opposées. Alimenté par l’eau
du lac de Pannecière et celle de l’étang
de Baye, il se dirige d’un côté vers
Auxerre et la Seine, en amont de Pa-
ris, de l’autre vers Decize, la Loire,
puis Nevers.
Arrive la première des trois « voû-
tes », en réalité un tunnel de 758 mè-
tres de long. En quelques secondes, la
température chute de moitié : il fait à
peine 13 degrés, et nous enfilons notre
veste. Les voussoirs de l’arc surbaissé,
à quatre mètres au-dessus de nos tê-
tes, filent vers un minuscule point lu-
mineux : la sortie paraît très loin-
taine. Commencée en 1784, sous le rè-
gne de Louis XVI, la construction du
canal s’est étalée sur presque soixante
ans – avec de longues périodes de tu-
multes politiques – jusqu’en 1842,
sous Louis-Philippe.
Outre les tunnels, quatre tranchées
très encaissées forment les parties
ouvertes. Dans la dernière, surnom-
mée « la petite Amazonie », la végéta-
tion est si dense que le ciel disparaît
presque ; seuls quelques trous de lu-
mière éclairent la jungle de fougères et
de mousses. Le point exact de partage
des eaux est matérialisé sur la berge
par une borne bleu et blanc. A Port
Brûlé, la première écluse du versant
Seine oblige à faire demi-tour.
Non seulement les voûtes de La Col-
lancelle sont à juste titre considérées
comme le joyau du canal du Nivernais,
mais elles sont aussi le meilleur endroit
pour comprendre l’histoire et le fonc-
tionnement de ce ruban d’eau qui
coupe l’ouest de la Bourgogne sur
174 kilomètres. Le versant Loire est le
plus court : 35 écluses et 67 kilomètres
de pleine nature, le long des chemins de
halage. On les sillonne à pied ou à vélo,
en passant par Châtillon-en-Bazois et
Cercy-la-Tour avant de parvenir aux
ponts de la « petite Venise verte ».
Cascade d’écluses
Ce surnom, Decize le doit aux quatre
cours d’eau qui s’y rejoignent : le canal
du Nivernais, la rivière Aron, la Vieille
Loire et la Loire. Le carrefour, qu’on ap-
pelle « la confluence », se situe juste
avant le barrage de Saint-Léger-des-Vi-
gnes, d’où on l’observe le mieux. Pour
rejoindre Nevers, les bateaux de plai-
sance passent du canal du Nivernais,
qui s’arrête là, au canal latéral à la Loire,
si paisible, le long duquel, à l’entrée de
Nevers, sous des platanes hauts, se
trouve une stèle à la mémoire de Pierre
Bérégovoy qui s’y donna la mort.
Le versant Seine est à la fois le plus
long et le plus emblématique du canal.
L’eau coule du sud au nord sur plus de
100 kilomètres de Port Brûlé jusqu’à
Auxerre. Le canal longe peu ou prou le
cours de l’Yonne, se confondant avec
elle à certains endroits avant de diver-
ger à nouveau. Les écluses, numérotées
de 1 à 81, rythment le parcours, amé-
nagé en véloroute dans son intégralité.
Première curiosité, juste après le bief
de partage, une cascade d’écluses très
proches les unes des autres – seize sur
Dans une
des tranchées,
surnommée
« la petite
Amazonie »,
la végétation est
si dense que le ciel
disparaît presque
Auxerre
L’Yo n ne
YON NE
La
Clamecy C Vézelay
Lo i r e
an
Dirol
al
du N
NIÈV RE
La Collancelle
i ve r nai s
Nevers
30 km Decize
3 200 mètres – qu’on appelle « l’échelle
d’écluses de Sardy ». C’est la pente la
plus forte de tout le canal : une balade
magnifique en même temps qu’un
exploit de génie civil absolument
bluffant.
A l’écluse 6, dites « l’écluse rose »,
­Gérard Mazière a installé le café Ispa-
han devant la maison éclusière qu’il oc-
cupe. On peut y boire un verre ou man-
ger une crêpe. Tapis persans sur le che-
min de halage, musique psychédélique
en plein air, canapés plantés dans
l’herbe, le lieu est insolite. Grand voya-
geur, le maître des lieux a notamment
visité plusieurs fois l’Iran « à l’époque
du Chah et après », dit-il en nous ser-
vant un jus de pomme. Il en a rapporté
des photos et des souvenirs, qui font
l’objet d’une petite exposition.
Les ponts-levis de Dirol, l’un en fer,
l’autre, deux fois centenaire, en bois,
relient l’extrémité du village à la plaine
agricole située sur l’autre rive. On y
passe en regrettant la panne du plus
ancien, qui reste en position levée
faute de réparation. Avec les très jolies
maisons d’éclusiers, les ponts et les
presqu’îles, ils font partie de ces étapes
« carte postale » qui ponctuent un ca-
nal sans cesse changeant.
Toiles de Picasso
Si le canal du Nivernais devait avoir un
point central, ce serait sans nul doute
la petite ville de Clamecy, à l’écluse 47.
C’est de là que le bois du Morvan com-
mençait jadis son chemin vers Paris.
Au musée d’art et d’histoire Romain-
Styles | 17
Sous les voûtes
de La Collancelle
(Nièvre).
LEZBROZ/NIÈVRE ATTRACTIVE
C a r n e t
d e r o u t e
Notre journaliste a organisé
son voyage avec l’aide des
offices de tourisme de
l’Yonne et de la Nièvre.
Y all er
En train, depuis Paris, TER
pour Auxerre à partir de
33 euros ou Intercités pour
Nevers à partir de 27 euros.
Se lo ger
A Chevroches, Hubert Belot
a créé le Domaine des
Carriers, gîtes et chambres
d’hôtes avec une piscine.
Chambre double à partir
de 120 euros.
Tél. : 03-86-28-49-52.
A Auxerre, les fenêtres de
l’hôtel Le Maxime s’ouvrent
sur l’Yonne. Chambre
double à partir de
109 euros.
Tél. : 03-86-52-14-19.
Rolland, les salles consacrées à l’épo-
pée du flottage du bois permettent de
A Vézelay, l’Hôtel de la
Poste et du Lion d’or,
comprendre la fonction essentielle du auberge historique au cœur
canal dans la seconde partie du du village, offre des cham-
XIXe siècle : fournir Paris en combusti- bres redécorées très confor-
ble, essentiellement pour chauffer les tables. Chambre double
maisons et alimenter les fours des à partir de 135 euros.
boulangers. L’avènement du charbon Tél. : 03-73-53-03-20.
conduira à la disparition du flottage et
changera l’usage du canal, qui se limite Déje u ner, dîn er
aujourd’hui à la plaisance. A Auxerre, la cour du res-
L’éclectisme réjouissant du musée taurant Le Maison Fort est
invite à s’attarder dans ses autres sal- agréable. Cuisine bourgui-
les. Les souvenirs de la vie et de l’œuvre gnonne bio et locale.
de l’auteur d’Au-dessus de la mêlée, né Menu déjeuner à 26 euros.
à Clamecy en 1866 et Prix Nobel de lit- Tél. : 09-73-66-70-52.
térature en 1915, émeuvent. Et la dé- A Nevers, les tables de
couverte inattendue des affiches de La Simplicité débordent sur
Charles Loupot enchante. Charles Lou- la rue (piétonne). Ambiance
pot avait une maison à Chevroches, à et cuisine de bistrot, avec
quatre kilomètres, face aux collines du grand choix de vins. Menu
Morvan. Sans connaître son nom, on déjeuner à 16,50 euros.
reconnaît les deux garçons de café des Tél. : 03-86-59-07-24.
publicités pour l’apéritif St Raphaël,
popularisés après-guerre. Dès les an- à vo ir, à faire
nées 1930, son génie éblouit dans des Pour découvrir le canal
affiches d’une modernité folle, pour en plusieurs jours, location
Dop ou pour l’Ambre solaire. d’une pénichette sans per-
On peut aussi faire un pas de côté vers mis pour cinq personnes,
Vézelay, à une dizaine de kilomètres du à partir de 1 200 euros
canal. Les forêts qui entouraient jadis la la semaine.
basilique romane – classée au patri- Les voûtes de La Collancelle
moine mondial de l’Unesco depuis se découvrent seulement
1979 – sont précisément celles qui fu- en bateau. Location pour
rent coupées pour « flotter » jusqu’à Pa- 1 heure 30 de bateau électri-
ris. Qu’on s’arrête pour admirer les Pi- que sans permis, 65 euros
casso du beau musée Zervos, une col- pour cinq personnes.
lection d’art moderne trop méconnue, La véloroute du canal du
ou simplement pour profiter du pay- Nivernais offre aux cyclistes
sage du Morvan depuis la terrasse de une voie verte de 178 km
l’ancien château abbatial, l’ascension entre Auxerre et Decize.
de la « colline éternelle » vaut le coup. A Clamecy, Musée d’art et
De village en village, on rejoint en- d’histoire Romain-Rolland.
suite le sud d’Auxerre, avec les vigno- Entrée 4 euros.
bles d’Irancy puis les caves souterrai- Tél. : 03-86-27-12-72.
nes de Bailly, dans l’Yonne. Elles sont à A l’écluse 6, le café Ispahan
la fois une curiosité géologique – qua- est une halte recommandée
tre hectares de galeries dans d’ancien- pour se rafraîchir ou
nes carrières de pierre – et le meilleur manger une crêpe.
endroit pour une dégustation de cré-
mant de Bourgogne de la maison Bailly
Lapierre in situ. Arrivé à Auxerre, le ca-
nal se noie dans une Yonne étale. Après
l’écluse 81, la longue succession des cas-
cades d’eau s’interrompt, privée de sa
raison d’être. p
Thomas Doustaly
18 | Horizons
Succession Barrière,
la haine en héritage
En avril, Alexandre Barrière, 36 ans, fils de Dominique Desseigne, 78 ans, et de Diane
Barrière, morte en 2001, a évincé son père de la direction du groupe de casinos,
d’hôtels de luxe et de restaurants. Un putsch aux allures de « parricide » pour certains
C
ette maison située Villa Mont-
morency, une enclave pour ri-
ches située dans le 16e arrondis-
sement de Paris, Dominique
Desseigne l’avait spécialement
choisie et fait aménager avec lit
médicalisé et accessibilité pour les besoins de
son épouse, Diane, atrocement blessée dans
un accident d’avion en 1995. C’est là qu’elle a
passé les dernières années de sa vie en fau-
teuil roulant, entrecoupées de dizaines de sé-
jours à l’hôpital. Là, aussi, que ses deux en-
fants, Alexandre et Joy, ont grandi. C’est sous
ce toit, enfin, que l’aîné, âgé de 36 ans, a décidé
d’éjecter brutalement son père de son poste
de PDG du groupe Barrière, qu’il occupait de-
puis plus de vingt ans. Un groupe ? Un empire,
plutôt : 32 casinos, 19 hôtels de luxe, quelque
150 restaurants et près de 7 000 employés.
Que s’est-il noué de si douloureux dans cette
spacieuse demeure pour que la relation père-
fils vire soudainement au cauchemar ? Le petit
monde des affaires a été saisi d’effroi en appre-
nant, en avril, la brutale mise à l’écart de
M. Desseigne, 78 ans, de toutes ses fonctions
exécutives. Quand son fils Alexandre a fait sa-
voir qu’il avait officiellement rayé le patro-
nyme de son père de son état civil pour se faire
rebaptiser Barrière, du nom de sa mère dé-
funte, les mêmes observateurs ont compris
qu’il n’était pas question là d’une banale his-
toire de succession. Changer de nom, com-
ment mieux signifier, en effet, sa détestation
d’un géniteur ?
Personne, dans l’entourage de la famille,
n’avait mesuré qu’une telle haine s’était tapie
dans les salons douillets de la Villa Montmo-
rency. Certes, on voyait peu le père et son fils
ensemble. Quand il ne travaille pas, le pre-
mier, crinière au vent, aime arpenter les festi-
vals de cinéma, bronzer dans les contrées
chaudes et jouer au tennis ; son fils, cheveux
coupés à ras, sourcils toujours froncés, fuit les
mondanités et ne semble se plaire que dans
les pays froids. Même à Deauville (Calvados), le
fief historique de la fortune de la famille, qui y
possède trois palaces, un casino et plusieurs
restaurants, ils ne font que se croiser. Le père
passe régulièrement ses week-ends d’hiver au
La salle de punto banco du Club Barrière, sur les Champs-Elysées, à Paris, le 27 juillet 2022. BENJAMIN GIRETTE POUR « LE MONDE »
Normandy, sur le front de mer, où il peaufine
son revers au tennis quand le fils s’installe une
poignée de jours, l’été, à l’Hôtel du Golf, dans
les terres, le temps du tournoi de polo et de la
remise du Trophée Diane-Barrière.
Une éducation à la dure
Malgré tout, de l’extérieur, l’entente pouvait
paraître bonne. Les deux hommes ne tra-
vaillaient-ils pas ensemble au sein du groupe
depuis 2014 ? Le fils n’avait-il pas pris réguliè-
rement du galon depuis, jusqu’à devenir di-
recteur de la stratégie et du développement ?
Et, surtout, Alexandre n’a-t-il pas habité avec
son père dans la maison de la Villa Montmo-
rency jusqu’à ses 35 ans ? Plutôt rare à cet âge
quand on a les moyens de vivre où l’on veut. Il
ne devait pas s’y sentir trop mal. C’est, en tout
cas, ce qu’a voulu croire Dominique Dessei-
gne, que ses amis décrivent comme « le roi du
déni ». Malgré son âge et une maladie de Par-
kinson qu’il soigne et ne dissimule plus, il
porte beau, mais c’est un homme profondé-
ment attristé et en état de sidération que ses
proches ne cessent, depuis, de réconforter.
Longtemps, le père a sous-estimé son aîné,
un jeune homme réputé timide et renfermé,
quand lui a toujours affiché un charisme et
un entregent prisés dans le secteur des loisirs
et du luxe. En avril 2015, dans un entretien au
Parisien, le leader français des casinos avait
pourtant fait part, tout feu tout flamme, de sa
vision dynastique : « Mon fils, Alexandre, a
toutes les cartes en main pour prendre un jour
la direction du groupe », assurait-il. Il ajou-
tait même : « Nous sommes très satisfaits de
son travail, et il s’est parfaitement bien adapté.
Il a l’intelligence de sa mère, la pugnacité de
son père, et c’est le bonheur tous les jours de
travailler avec mon fils. »
Langue de bois, ou le doute s’est-il installé au
fil du temps ? Toujours est-il que très vite, en
privé, Dominique Desseigne ne fait guère
mystère de sa déception, jugeant son fils pas
assez solide pour diriger une affaire de cette
ampleur. Plus embêtant, il ne se gêne pas pour
le critiquer devant les cadres de l’entreprise
quand ce dernier ose émettre une idée diver-
gente. Rien de grave dans son esprit, une édu-
cation à l’ancienne, à la dure, qu’Alexandre a
néanmoins vécue comme humiliante. De
l’avis de ceux qui l’ont vu grandir, le fils a tou-
jours affiché un air inquiet, dont l’origine re-
monte sans doute à une enfance marquée par
le drame et la solitude.
La légende familiale démarre pourtant
dans les paillettes et les bulles de champagne.
Quand, en 1980, Dominique Desseigne ren-
contre en boîte de nuit Diane Barrière, jeune
et fière beauté blonde, ce notaire de province
est surtout connu pour son goût de la fête,
des jolies filles et des parties de tennis. Sa
grande taille (1,91 mètre), son allure de play-
boy et son bronzage insolent lui assurent un
franc succès. Avec ses copains Thierry Rous-
sel et Philippe Junot, on les surnomme « la
bande des castors » : « Ils avaient fait le pari de
se marier avec les filles les plus riches du
monde », se souvient un de leurs amis. Le pre-
mier épousera Christina Onassis, fille du ri-
chissime armateur grec Aristote Onassis, le
deuxième Caroline de Monaco. Dominique
Desseigne, lui, tombera amoureux de Diane,
fille adoptive de Lucien Barrière.
Dans les années 1980, le groupe Barrière est
déjà très florissant. Tout a démarré en
1912 par la construction d’un casino privé à
Deauville par un certain Eugène Cornudet,
qui meurt sans héritier en 1926. C’est son as-
socié, issu de la paysannerie ardéchoise,
François André, qui se retrouve à la tête de la
société et décide de la faire prospérer en in-
vestissant à Biarritz, Cannes et La Baule. Il a
l’intuition de créer des hôtels à côté des casi-
nos et comprend que l’avènement de l’auto-
mobile est une occasion incroyable pour dé-
velopper Deauville. La station balnéaire de-
vient alors le refuge de stars invitées de façon
quasi permanente pour promouvoir la desti-
nation, comme Maurice Chevalier ou, plus
tard, Régine. Joseph Kessel y a ses habitudes,
comme de nombreux politiques.
« Au début des années 1960, François André
était beaucoup plus puissant que le maire de
Deauville, raconte Philippe Normand, spécia-
liste de l’histoire deauvillaise. Par la suite, le
groupe a été un grand financier des campa-
gnes électorales des candidats de droite. C’était
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
du donnant-donnant. Barrière a ainsi obtenu
de Charles Pasqua, ministre de l’intérieur,
l’autorisation d’installer les premières machi-
nes à sous. » Les liens entre l’empire des casi-
nos et la droite française perdureront long-
temps, puisque, en 2007, Nicolas Sarkozy fê-
tera son élection à la présidence de la Républi-
que au Fouquet’s, établissement phare du
groupe Barrière sur les Champs-Elysées. Quel-
ques mois plus tard, en 2008, il imposera la
tenue du G8 à Deauville, une aubaine pour les
infrastructures hôtelières de la marque.
Le père, crinière La transformation d’un play-boy
au vent, aime Quand François André meurt à son tour, en
1962, il n’a pas non plus d’héritier direct, et
bronzer dans c’est son neveu Lucien Barrière, né en 1923,
qui hérite du petit empire. Celui-ci s’est marié
les contrées avec une artiste de cirque hongroise, mère
célibataire d’une fille appelée Diane. C’est
chaudes ; son cette blonde altière au caractère bien trempé,
fils, cheveux qui n’a aucun lien de sang avec les fondateurs
casinotiers, que Dominique Desseigne
coupés à ras, épouse en 1984. Leurs deux enfants, Alexan-
dre et Joy, naissent en 1987 et 1990.
ne semble se Lorsque, quinze ans après leur rencontre,
plaire que dans survient l’accident, le couple traverse une
mauvaise passe, Dominique Desseigne lui-
les pays froids même n’en a jamais fait mystère. Diane a ren-
contré un homme qu’elle s’apprête à retrou-
ver à Las Vegas, une simple passade, se con-
vainc le mari. Le jour de l’accident, son épouse
est censée atterrir à l’aérodrome de La Baule,
de retour de Saint-Tropez. Le petit bimoteur
n’arrivera jamais : il s’est écrasé en Vendée, le
plein de carburant n’ayant pas été fait. Diane,
devenue PDG du groupe à la mort de son père
adoptif, en 1990, sort miraculeusement vi-
vante de la carcasse en feu, mais des années de
cauchemar commencent. Son corps est tota-
lement disloqué, brûlé au troisième degré sur
un quart de sa surface, elle subira plus de
80 opérations et restera tétraplégique jusqu’à
son décès, en 2001.
Jusqu’alors considéré par certains comme
un charmant coureur de dot, Dominique Des-
seigne impressionne l’entourage du couple
par son dévouement envers sa femme. Il se
transforme en infirmier, sollicite les meilleurs
spécialistes, dîne quasiment tous les soirs
avec son épouse, tente de lui organiser un
semblant de vie sociale en conviant des amis
ou en l’emmenant à des réceptions, organise
des réunions de direction à son chevet afin de
la tenir informée de la gestion du groupe.
Alexandre et Joy, eux, vivent une enfance
étrange, dans une maison transformée en hô-
pital, entre une mère défigurée, en grande
souffrance, dans la crainte permanente de la
mort, et un père absorbé par les soins et la
conduite des affaires. Car il a bien fallu qu’il
s’y mette d’arrache-pied, avec l’aide des ca-
dres de l’entreprise, lui qui ne connaissait rien
au secteur. Matériellement, les enfants ne
manquent de rien. Scolarisés dans les
meilleures écoles privées, ils grandissent Villa
Montmorency, partent en vacances dans les
hôtels de luxe de la famille, ont de l’argent de
poche, accès à tous les loisirs, mais qui s’oc-
cupe vraiment d’eux ?
Plusieurs fois, les médecins annoncent à la
famille que Diane la miraculée va mourir d’un
instant à l’autre ; à chaque fois, elle s’en sort de
justesse. Lucide, elle sait qu’il faut préparer la
suite, au cas où. A plusieurs reprises, elle a fait
venir les hommes de loi de son père, avocat et
notaire, pour tenter de préserver au mieux la
pérennité du groupe, qui a déjà contracté un
prêt pour régler l’impôt sur la succession de
l’héritage de Lucien. Un an avant sa mort, elle
signe une série de donations de la nue-pro-
priété des différentes sociétés à ses enfants,
une disposition légale très couramment utili-
sée pour alléger la charge successorale.
Un changement de régime matrimonial (de
la séparation à la communauté de biens) est
également acté le même jour dans le but de
faire passer l’usufruit du groupe au dernier vi-
vant des époux, là encore, une pratique nota-
riale courante à l’époque pour permettre une
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
Alexandre Desseigne, Joy Desseigne-Barrière, Dominique Desseigne et Alexandra Cardinale, à la cérémonie des Césars, le 22 février 2019, à Paris. Berzane-Marechal-Niviere/ABACA
exonération de droits fiscaux entre conjoints.
Depuis le décès de leur mère, les enfants pos-
sèdent donc la nue-propriété des entreprises
et le père en a l’usufruit. C’est ce dispositif qui
a été, bien plus tard, contesté par Alexandre,
qui reproche notamment à son père d’avoir
indûment touché les dividendes engrangés.
C’est qu’entre-temps le petit notaire natif de la
Meuse s’est mué en redoutable homme d’af-
faires, pragmatique et plein de bon sens. Non
seulement il n’a pas coulé le groupe, comme
certains observateurs inquiets le prédisaient
à la mort de Diane, mais il l’a fait prospérer en
le développant à l’international, en donnant
de l’ampleur à la marque Fouquet’s, à laquelle
sa femme était attachée, et, surtout, en ga-
gnant le bras de fer contre le principal concur-
rent dans l’univers des casinos, le groupe Par-
touche. En vingt ans, celui que certains appe-
laient avec un peu de mépris « le prince con-
sort » a multiplié par six le chiffre d’affaires de
l’empire. Un indéniable succès.
« Nous n’avons jamais été une famille »
Pendant toutes ces années de règne sans par-
tage, Dominique Desseigne n’a cessé de répé-
ter qu’il n’avait qu’un but : préserver et faire
grandir l’héritage de ses enfants. N’avait-il
pas écrit en dédicace du récit qu’il a consacré
en 2004 à son histoire d’amour avec Diane et
au terrible accident qui l’a frappée, Tout pour
être heureux (Plon) : « A Alexandre et Joy, A Joy
et Alexandre, mes deux merveilles » ? Il savait
néanmoins aussi que gâter sa progéniture,
même de façon déraisonnable, ne suffit pas à
créer les conditions d’une bonne entente.
« Nous n’avons jamais été une famille », a-t-il
un jour confié, lucide, à un ami. Manière de
dire que, malgré toutes ces années passées
sous le même toit, le père et ses enfants n’ont
jamais appris à se connaître, ni à se parler.
Après le décès de Diane, le père ne fait que
travailler. Et quand il ne travaille pas, il
voyage aux bras de femmes riches et influen-
tes comme Corinne Bouygues ou la femme
d’affaires et jet-setteuse libanaise Mouna
Ayoub. Quel enfant apprécie d’avoir un père
volage ? Le coup de grâce vient avec l’obliga-
tion judiciaire faite à Dominique Desseigne,
en 2016, de reconnaître la paternité de Zohra,
la fille de l’ancienne garde des sceaux Ra-
chida Dati. Alexandre et Joy devront partager
l’héritage des biens personnels de leur père
avec une nouvelle « petite sœur »…
Une première alerte dans la relation père-
fils a lieu un peu après l’épidémie de Co-
vid-19, en 2021. Alexandre demande un jour
sèchement à son père quand il compte pren-
dre sa retraite. Ce dernier manque de tomber
de sa chaise. La retraite ? Il n’y a jamais pensé !
Il se sent en pleine forme, il a fait entrer ses
deux enfants dans l’entreprise familiale,
mais il ne les estime pas encore prêts à lui
succéder. Il juge la question de son fils dépla-
cée, voire hostile, surtout au moment où le
groupe sort fragilisé de la crise sanitaire.
Par la suite, Alexandre ne reparle plus de
rien, mais l’ambiance devient détestable en-
tre le père et le fils, qui ne font même plus
semblant d’être aimables l’un envers l’autre
lorsqu’ils se croisent à leur domicile ou au
siège du groupe, au 33 rue d’Artois, dans le
8e arrondissement de Paris. Le père pense Après des mois
avoir clos le sujet. D’autant que l’empire se re- de discussions
dresse de façon spectaculaire, avec des résul-
tats exceptionnellement bons (1,3 milliard au couteau, un
d’euros de chiffre d’affaires en 2022).
Dominique Desseigne l’ignore alors, mais accord amiable
son sort est déjà scellé. Son fils, qui occupe le
poste-clé de la stratégie et du développe-
est enfin trouvé,
ment, n’en peut plus d’attendre pour diriger qui a évité
des entreprises qui lui appartiennent ainsi
qu’à sa sœur. Une petite phrase du patriar- le déballage
che, dans l’édition des Echos Week-End du
25 mars 2022, le fait bondir de rage : « Vu l’im- judiciaire, mais
pact durable de la crise, la sagesse veut que je n’a cautérisé
continue », lâche Dominique Desseigne.
« Une chose est sûre, le passage de relais n’est aucune plaie
plus à l’ordre du jour », conclut le journaliste.
Alexandre a compris le message : son père ne
le jugera jamais apte à lui succéder. Il est dé-
cidé : puisque son père n’a pas compris la ma-
nière douce, il va devoir employer les grands
moyens. La guerre est déclarée.
L’aîné essaye d’entraîner sa sœur cadette,
Joy, dans son combat. Celle-ci refuse d’abord :
cette jeune fille blonde et discrète, qui a com-
mencé à travailler à Londres chez Publicis
avant de rejoindre le groupe familial en 2020,
partage les griefs de son frère, mais conserve
de l’affection pour son père. Qu’importe,
Alexandre dispose d’un autre allié. En 2019, il
a fait entrer au conseil d’administration David
Layani, entrepreneur à succès et fondateur de
la société Onepoint. Ce spécialiste en conseil
dans le domaine du numérique, un autodi-
dacte de 44 ans, malin, souriant et charmeur,
l’a pris sous son aile et a placé ses pions.
Il a commencé par proposer de faire appel à
la société de traiteur haut de gamme tenue
par sa mère et ses sœurs pour organiser les
« pince-fesses » du groupe. Puis il a facturé à
tour de bras ses rapports d’expertise numéri-
que aux différentes sociétés : « Il y avait du
Onepoint partout », se souvient un cadre de
Barrière. David Layani a également conseillé
Alexandre sur ses recrutements, si bien que,
sans même qu’il s’en aperçoive, de nombreux
postes importants ont progressivement
échappé à l’influence de Dominique Dessei-
gne. Enfin, le brillant entrepreneur, qui inau-
gurait en juin ses nouveaux locaux en com-
pagnie du ministre de l’économie, Bruno Le
Maire, et annonçait 500 millions d’euros de
chiffre d’affaires, a convaincu Alexandre, qu’il
appelle « mon petit frère », de « montrer ses
muscles » face à un père à la vision jugée pous-
siéreuse et dépassée. « Layani, le loup dans la
bergerie », se dira plus tard Dominique Des-
seigne, lorsqu’il recevra, le 22 juillet 2022, une
assignation à comparaître par huissier de jus-
tice de la part de son fils.
Discussions « mesquines »
Ce jour-là, Alexandre déclenche donc le feu
nucléaire. Il dénie à son père le titre d’usu-
fruitier, l’accuse d’avoir profité de l’état de fai-
blesse de sa mère après l’accident de 1995
pour lui faire signer des documents en sa fa-
veur et réclame 75 millions d’euros pour des
dividendes qu’il estime abusivement perçus.
En outre, il le somme d’abandonner ses fonc-
tions illico. Le PDG est sous le choc. Qu’a-t-il
bien pu rater pour que sa famille en arrive là ?
Il se tourne vers son ami Nicolas Sarkozy, ce-
lui-là même qu’il a hébergé plusieurs semai-
nes Villa Montmorency lorsque son épouse
Cécilia (une amie d’enfance de Diane) l’avait
quitté, en 2007, et qu’il a fait entrer au conseil
d’administration du groupe en 2019. Il de-
mande également de l’aide à Marc Ladreit de
Lacharrière, dirigeant de Fimalac (alors ac-
tionnaire à 40 % du groupe Barrière). Les
deux hommes tentent de rabibocher père et
fils. Ils comprennent vite que la mission est
impossible. Ils convainquent donc M. Dessei-
gne d’opter pour un accord à l’amiable.
Une querelle familiale aussi féroce ne peut
rester longtemps secrète et sa publicité pré-
coce mettre en danger le groupe, font-ils va-
loir. D’autant plus que Joy, qui habite égale-
ment dans la maison familiale, décide finale-
Horizons | 19
ment de se ménager un avenir aux côtés de
son frère et de se joindre à son attaque.
Après plusieurs mois de discussions au
couteau et « souvent mesquines », selon plu-
sieurs proches du dossier, un accord est enfin
trouvé. Dominique Desseigne reste légale-
ment usufruitier, mais ses dividendes sont li-
mités aux deux premiers millions annuels et
il renonce à son pouvoir de nomination au
conseil d’administration. Surtout, il accepte
de lâcher le poste de PDG au profit de ses
deux enfants. En échange, ces derniers lui ga-
rantissent un train de vie très conséquent :
jusqu’à ses 85 ans, la jouissance de son bu-
reau au siège parisien du groupe, d’un chauf-
feur, d’une secrétaire, de notes de frais, ainsi
que le droit de continuer à disposer d’une
suite dans les hôtels qu’il ne dirige plus. En
revanche, il a été contraint de céder à Alexan-
dre et Joy par une donation la fameuse mai-
son de la Villa Montmorency, à condition de
pouvoir y résider jusqu’à sa mort.
Cet accord, fixé dans le cadre d’un protocole
secret qui interdit à chacun des protagonis-
tes de s’exprimer publiquement, a évité le dé-
ballage judiciaire, mais il n’a cautérisé
aucune plaie. Père et fils ne se parlent plus,
mais se sont-ils réellement parlé un jour ?
Quand ils se croisent dans les couloirs du
33 rue d’Artois ou au conseil d’administra-
tion, où Dominique Desseigne occupe (après
une âpre bataille) un siège au titre honorifi-
que de président d’honneur, leurs échanges
se résument à de glaciaux « Bonjour » et
« Bonsoir ». Quant à Joy, elle déjeune de
temps à autre avec son père, soucieuse de ne
pas totalement couper les ponts.
Derrière la façade aux pierres de taille coha-
bite, au milieu des collaborateurs encore
traumatisés par ce qu’on appelle ici en chu-
chotant le « parricide », une famille en lam-
beaux. Dominique Desseigne ne fait pas
mystère de son scepticisme quant à la straté-
gie de son fils, qu’il pense dictée par son
« gourou » Layani, à commencer par le rachat,
fin juillet pour 350 millions d’euros des parts
détenues par Lacharrière, pressé de sortir de
cet imbroglio. Alexandre et Joy sont depuis
un mois considérablement endettés, mais
désormais propriétaires du groupe à 100 %.
Avec l’obligation de faire rapidement leurs
preuves et de montrer qu’ils n’ont pas « tué »
leur père pour rien. p
Vanessa Schneider
20 | Carnet
Le Carnet
Vous pouvez nous faire
parvenir vos textes
soit par e-mail :
carnet@mpublicite.fr
(en précisant impérativement
votre numéro de téléphone
et votre éventuel numéro
d’abonné ou de membre
de la SDL)
soit sur le site :
https://carnet.lemonde.fr
L’équipe du Carnet
reviendra vers vous
dans les meilleurs délais
pour vous confirmer
la parution.
carnet@mpublicite.fr
https://carnet.lemonde.fr
AU CARNET DU «MONDE»
Mariages
Docteur Amélie BONARDI
et
docteur Maxime ALBY,
ont la joie d’annoncer leur mariage,
ce samedi 26 août 2023, en l’église
Sainte-Thérèse (Hérault).
Michel et Katcha (†) HIRSCH,
ses parents,
Patricia et Kurt, Tamara et Didier,
ses sœurs et beaux-frères,
Magalie, Astrid et Yann,
ses neveu et nièces,
Félix et Bruno,
leurs enfants,
ont le plaisir de faire part du mariage
de
Corinne HIRSCH
et
Jérôme RIBUOT,
célébré ce vendredi 25 août 2023, à
l’île d’Yeu, trente-trois ans exactement
après leur première rencontre.
Nous souhaitons encore beaucoup
de petits et grands bonheurs aux
jeunes mariés.
Décès
Jouancy (Yonne).
Florence,
sa fille,
Bertrand et Mathilde,
son fils et sa belle-fille,
Luc et Louise,
ses petits-enfants,
ont le regret de faire part du décès de
M. Bernard COLLETTE,
architecte en chef
des monuments historiques,
inspecteur général
des monuments historiques,
architecte
des bâtiments civils
et palais nationaux,
chevalier
dans l’ordre national du Mérite,
officier
dans l’ordre des Arts et des Lettres,
survenu à l’âge de quatre-vingt-onze
ans.
La cérémonie religieuse aura lieu
ce lundi 28 août 2023, à 15 heures,
en l’église de Jouancy, suivie de
l’inhumation au cimetière de Jouancy.
Soasick et Lionel Delanoë
ont la tristesse de faire part du décès
de leur père,
Guirec DELANOË,
économiste.
La cérémonie aura lieu le jeudi
31 août, à 14 h 45, au crématorium
du Val-de-Bièvre, à Arcueil.
Mme Christelle Amiard,
sa compagne,
Alexis, Elise, Maxime, Katia
et Léo Gibergues,
ses enfants,
ont le regret de faire part du décès de
M. Pierre GIBERGUES,
survenu le 22 août 2023, à Paris,
à l’âge de soixante-dix ans.
Une cérémonie religieuse sera
célébrée le 29 août, à 10 h 30, en l’église
Saint-Pierre-de-Montrouge, Paris 14e.
Mme Monica Nescaut,
sa nièce,
a la douleur de faire part du décès de
Mme Marina MUSSET,
officier
de la Légion d’honneur,
médecin oncologue.
Les obsèques se dérouleront dans la
plus stricte intimité, conformément à
son souhait.
La véritable humanité vit en très
peu d’êtres, Marina était de ceux-là.
Femme d’exception, elle consacra sa
vie à faire le bien pour son prochain.
Paix à son âme.
4, rue Alfred-de-Vigny,
75008 Paris.
Daniel et Brigitte Nizri,
Michel et Anne-Marie Nizri,
leurs enfants et petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès,
survenu le 20 août 2023, de
Lydie NIZRI,
née FODIMAN,
le 4 octobre 1928.
Les obsèques ont eu lieu dans
l’intimité familiale.
Daniel Nizri,
10, rue Paul-Belmondo,
75012 Paris.
Michel Nizri,
26, chemin des Grenadiers,
13890 Mouriès.
Les familles Poggi, Travert, Dürr,
Parents et alliés,
ont la douleur de faire part du décès
du
professeur
Louis POGGI,
ancien chef de service
de médecine interne,
à l’hôpital de la Timone,
à Marseille 5e,
survenu le 23 août 2023, dans sa
quatre-vingt-septième année.
La cérémonie de crémation aura
lieu le mardi 29 août, à 11 h 30, au
crématorium et parc mémorial de
Provence, d’Aix-les-Milles.
Christina Vanthomme,
sa compagne,
Andrée Michel,
son ex-conjointe,
Guillaume
et sa conjointe, Alice von der Weid,
ses enfants,
Léopold, Edgar et Victor,
ses petits-enfants,
Kim, Benoît et Sylvie,
ses beaux-enfants
et leurs enfants,
Nicolas et Florence von der Weid,
Sabine von der Weid, François et
Christine von der Weid, Marie-
Dominique et Peter King von der
Weid,
ses frères et sœurs, beau-frère et
belles-sœurs,
Ses neveux et nièces,
ont l’immense tristesse de faire part
du décès de
Jean-Noël VON DER WEID,
survenu le mardi 22 août 2023, dans
sa quatre-vingtième année, à Paris.
Les obsèques auront lieu le
mercredi 30 août, à 10 heures, en
l’église Saint-Antoine des Quinze-
Vingts, Paris 12e.
guillaume.vonderweid@icloud.com
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
À
Condoléances Anniversaire de décès Communication diverse
Etienne GUILLÉ
Les Éditions Albin Michel In memoriam.
et
Patricia KERVIEL.
ont la grande tristesse de faire part
Il y a dix ans, le 28 août 2013,
de la disparition de leur ami et « A deux Êtres Remarquables qui
s’éteignait, le vivent et résonnent dans nos Cœurs
auteur,
pour l’Éternité ».
Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
Daniel COHEN, professeur
professeur agrégé, Le conseil d’administration,
Gilbert HUAULT, Le conseil scientifique Les bénévoles de SOS Amitié
directeur écoutent
inventeur Et l’ensemble de l’équipe
du département d’économie du LaM, musée d’art moderne, d’art par téléphone et/ou par internet
de l’École normale supérieure,
de la réanimation pédiatrique
contemporain et d’art brut de Lille ceux qui souffrent de solitude,
de mal-être et peuvent avoir
cofondateur en France. Métropole,
des pensées suicidaires.
de l’École d’économie de Paris,
ont appris avec grande tristesse la
Son enseignement et son exemple disparition de Nous recherchons des écoutants
survenue le dimanche 20 août 2023. bénévoles
marquent encore les pratiques de
Alfred MARIÉ, sur toute la France.
Les Éditions Albin Michel s’associent
cette discipline.
L’écoute peut sauver des vies
à la douleur de sa famille et lui survenue le 18 août 2023. et enrichir la vôtre !
présentent leurs sincères condoléances. Hommages Choix des heures d’écoute,
Il est un des artistes majeurs de la formation assurée.
Paris. collection pour son œuvre, classée
Le directeur général délégué, dans l’art brut et connue sous le nom En IdF RDV sur
L’ensemble du personnel d’ACM, qu’il a réalisée accompagné www.sosamitieidf.asso.fr
de l’Etablissement public chargé de La Fédération générale des mines
de son épouse, Corinne. En région RDV sur
la conservation et de la restauration et de la métallurgie - CFDT www.sos-amitie.com
de la cathédrale Notre-Dame de Paris Nous nous associons à sa peine.
a la tristesse de faire part du décès de
ont la grande tristesse de faire part du Société éditrice du « Monde » SA
Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
décès accidentel de leur président, le Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Georges GRANGER, Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian, Philippe Broussard,
secrétaire général Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
Harold Thibault
général d’armée de 1979 à 1987. Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Jean-Louis GEORGELIN. Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
La FGMM-CFDT salue ses années Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
Directrice du design Mélina Zerbib
de militantisme au service du Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton
Ils s’associent à la douleur de sa Infographie Delphine Papin
famille et de ses proches à qui ils collectif et, adresse ses amicales Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
présentent leurs sincères condoléances. pensées à sa famille. Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
Quotidien + numérique
Le journal et ses suppléments
livrés chez vous
Tous les contenus numériques
sur le site et les applications
19 € par mois pendant 3 mois
au lieu de 96,20 € (prix de vente au numéro)
Abonnez-vous en ligne sur :
abo.lemonde.fr/quotidien3M
BULLETIN D’ABONNEMENT 231EMQAPA
A compléter et à renvoyer à : Le Monde - Service Abonnements - A1100 - 62066 Arras Cedex 9
OUI, je m’abonne à l’offre Quotidien + numérique du Monde pendant 3 mois pour seulement 19€ par mois puis 24,90 €/mois
6 quotidiens + « M le magazine du Monde » + tous les contenus numériques sur le site et les applications + les archives du Monde depuis
1944 + l’application La Matinale + plus de 2000 grilles de jeux en ligne.
Je complète le mandat de prélèvement SEPA ci-dessous
E-mail : @ Tél. :
Important : merci de préciser votre adresse e-mail afin de recevoir J’accepte de recevoir des offres du Monde OUI NON
ou de ses partenaires OUI NON
la confirmation de votre abonnement
MANDAT DE PRÉLÈVEMENT SEPA
En signant ce formulaire de mandat, vous autorisez la Société éditrice du Monde à envoyer des instructions à votre banque pour débiter votre compte, et votre banque à débiter votre compte conformément
aux instructions de la Société éditrice du Monde. Vous bénéficiez du droit d’être remboursé par votre banque selon les conditions décrites dans la convention que vous avez passée avec celle-ci. Une demande
de remboursement doit être présentée dans les huit semaines suivant la date de débit de votre compte pour un prélèvement autorisé.
Référence unique du mandat :
Sera rempli par la Société éditrice du Monde
IDENTIFICATION DU COMPTE BANCAIRE
NOM DU TITULARE DU COMPTE M. Mme
Nom :
IBAN — Numéro international d’identification du compte bancaire
Prénom :
Adresse : BIC — Code international d’identification de votre banque
Code postal : Ville : N’oubliez pas de joindre un relevé d’identité bancaire (RIB)
Signature obligatoire : ORGANISME CRÉANCIER
TYPE DE PAIEMENT PAIEMENT RÉPÉTITIF SOCIETE ÉDITRICE DU MONDE
ICS : FR18ZZZ134031
Fait à:
67/69 Av. Pierre-Mendès-France
CS 11469 - 75707 PARIS CEDEX 13
Date :
NOTE : Vous acceptez que le prélèvement soit effectué à l’installation de votre abonnement. Vos droits concernant le prélèvement sont expliqués dans un document que vous pouvez obtenir auprès de votre banque. Les
informations contenues dans le présent mandat, qui doit être complété, sont destinées à n’être utilisées par le créancier que pour la gestion de sa relation avec son client. Elles pourront donner lieu à l’exercice, par ce dernier,
de ses droits d’opposition, d’accès et de rectification tels que prévus aux articles 38 et suivants de la loi n°78-17 du 6 janvier 1978 relative à l’informatique, aux fichiers et aux libertés.
SOCIÉTÉ ÉDITRICE DU MONDE SA - 67/69, AVENUE PIERRE-MENDÈS-FRANCE - 75707 PARIS CEDEX 13 - 433 891 850 RCS Paris - Capital de 124 610 348,70€. Offre réservée aux nouveaux abonnés, valable en France
métropolitaine jusqu’au 31/12/2023. Au delà des 3 premiers mois, à défaut de résiliation, reconduction tacite de l’abonnement à 24,90 €/mois, sans engagement de durée. Les CGV applicables à l’abonnement souscrit sont
consultables et téléchargeables au lien suivant : https://moncompte.lemonde.fr/cgv. Si vous êtes mineur, la souscription du contrat et la communication de vos données personnelles doivent être faites avec l’accord de votre
représentant légal. En retournant ce formulaire, vous acceptez que la Société Editrice du Monde, responsable de traitement, utilise vos données personnelles pour les besoins de votre commande, de la relation client et,
en fonction de vos choix, d’actions marketing pour ses produits et services et/ou ceux de ses partenaires. Si vous ne souhaitez pas recevoir nos promotions et sollicitations par voie postale, cochez cette case . Si vous ne
souhaitez pas que vos coordonnées soient transmises à nos partenaires commerciaux pour de la prospection postale, cochez cette case . Conformément à la loi Informatique et Libertés du 06/01/1978 modifiée et au RGPD
du 27/04/2016, vous disposez d’un droit d’accès, de rectification, d’effacement, d’opposition, à la portabilité des données et à la limitation des traitements, que vous pouvez exercer auprès de la Déléguée à la protection des
données du Monde en écrivant à l’adresse suivante : 67/69, avenue Pierre-Mendès-France - 75707 Paris Cedex 13 ou via le lien suivant : https://dpo.lemonde.fr/contact. Pour plus d’informations, consultez notre Politique de
confidentialité sur le site www.lemonde.fr ou sur le site de la CNIL www.cnil.fr.
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
Une nuit dans un château « hanté » — 6/6 —
Les deux Jeanne du château de Jaulny
Cette forteresse lorraine a accueilli Jeanne des
Armoises, qui, au XVe siècle, s’est fait passer pour
Jeanne d’Arc cinq ans après la mort de la Pucelle
Par Magali Cartigny
P
our les films noirs, les Améri-
cains ont New York ou San
Francisco. Moi, j’ai choisi la
Lorraine », disait le réalisa-
teur Jean-Pierre Mocky. Le
château de Jaulny (Meurthe-
et-Moselle) aurait, lui, pu servir de décor à
la série Game of Thrones. Cette impres-
sionnante forteresse carrée, plantée sur
un éperon rocheux au pied duquel coule
le Rupt-de-Mad, fait figure de miraculée
dans ce territoire où nombre de châteaux
ont été jadis détruits par les troupes de
Louis XIV. Cette belle endormie – dont
l’austérité est adoucie par les immenses
platanes qui longent des remparts offrant
une vue époustouflante – est sortie de sa
torpeur depuis deux ans et demi.
Son nouveau propriétaire, Emma-
nuel Penetrat, est tombé dans la marmite
quand il était petit. Il ne sait pas pourquoi
mais le Moyen Age l’a toujours fasciné.
Les châteaux, en particulier. La prestance
d’un seigneur et une âme de troubadour,
le Lorrain cherchait une forteresse où il
pourrait faire son voyage dans le temps,
entouré de meurtrières et d’arbalètes, en
sirotant de l’hypocras (alcool médiéval à
base de vin sucré et d’épices). Lorsqu’il
­découvre les lieux, en 2020, le domaine
est en vente depuis six ans. Son incons-
cient a vite balayé l’avertissement de
l’agent immobilier : une fois acheté, 2 mil-
lions d’euros seront nécessaires pour le
restaurer. « J’avais le cœur qui battait, je
ne voyais que le potentiel », se remémore
cet ancien entrepreneur, qui a vendu sa
société d’informatique en 2015.
Sa « gente dame », Aurore Thie-
baut, n’était, de prime abord, pas très em-
ballée. « Mais je l’ai vite vu comme une
mamie sévère qui a beaucoup de choses à
raconter. Si on prenait soin de cet endroit,
on emmènerait des gens. » Comme ces
voisins, un brasseur et un apiculteur, qui
ont créé une bière et un miel à l’effigie de
Jaulny. Ou ce professeur d’histoire de l’art
qui a redécoré tout le château avec un
goût certain et le sens du détail. Pour les
scolaires, accueillis régulièrement, « on
s’est mis dans les pas de l’ancienne pro-
priétaire, Anna Collignon, qui avait fait un
travail formidable pour mettre en place
des activités ludiques et pédagogiques à
destination des enfants ». Un ancien sala-
rié d’Emmanuel tient le bar lors des fêtes
et mariages célébrés dans le grand parc
arboré. Et sa fille Lisa, ostéopathe pour
chevaux, fait la cuisine pour les hôtes qui
logent dans le gîte du pont-levis ou les
quatre suites de la bâtisse.
Comme tout vieux château qui se
respecte, Jauly traîne son histoire de
« dame blanche ». Un fantôme qui rejoint
les innombrables spectres féminins cen-
sés hanter les forteresses médiévales de
France et de Navarre. La légende, ici,
n’évoque pas une ancienne occupante dé-
fenestrée du donjon ou livrée aux loups
par son époux jaloux. Elle se fait l’écho
d’une vieille rumeur ranimée par une
« Je suis
un passeur, un
veilleur. Après
moi, j’espère,
d’autres
prendront
le relais »
Emmanuel Penetrat, le propriétaire
blogueuse venue séjourner au château
­incognito, il y a quelques années.
Le propriétaire ne croit pas aux
fantômes, mais a le souci de respecter la
mémoire des lieux et de ses occupants.
« J’ai toujours su que le château ne m’ap-
partenait pas. Je suis un passeur, un
veilleur. Après moi, j’espère, d’autres
prendront le relais, à leur façon », confie
Emmanuel Penetrat, qui reconnaît par-
ler à voix haute à son château et ne ja-
mais manquer de saluer les anciens sei-
gneurs lorsqu’il en franchit l’entrée.
« Ici, c’est un château de femmes », aime
dire le propriétaire. La sienne d’abord,
au prénom de princesse de conte de
fées, avec qui il travaille main dans la
main. Aurore, fille des Vosges, dont le
père était postier et tirait les cartes, est
un peu à l’image du féerique saule pleu-
reur niché au cœur du cabinet de ver-
dure : romantique et enracinée.
Une autre femme, plus belli-
queuse, a laissé son empreinte au château.
Dans le vaste hall d’entrée, au-dessus de
l’escalier, trônait le portrait de madame de
Saint-Baslemont, dite « l’Amazone chré-
tienne », qui combattit Croates et Suédois
pendant la guerre de Trente Ans. « Elle a
marié sa fille à un seigneur de Jaulny, qui
rendit hommage à belle-maman en accro-
chant ce portrait que l’on peut désormais
admirer au Musée des beaux-arts de
Nancy », raconte Emmanuel.
L’histoire continue de chuchoter
derrière ces murs. Surtout dans la cave,
sur trois niveaux, qui abrite notam-
ment le trou grillagé où l’on enfermait
jadis les prisonniers. Le château a aussi
servi d’infirmerie aux Allemands, puis
aux Américains durant la première
guerre mondiale. « Mais, pour ce qui est
de la dame blanche, je n’ai jamais rien vu,
ni rien senti de bizarre ici », assure Em-
manuel. Tout comme les anciens pro-
priétaires, dont la famille a occupé les
lieux pendant cent cinquante ans. Des
fadaises, pour résumer.
Jaulny n’a d’ailleurs pas besoin
des esprits pour attirer le public. Les visi-
tes guidées, fêtes médiévales, concerts,
marchés et ateliers divers (pain d’épices,
enluminures, trébuchets) rythment toute
la saison, d’avril à octobre. Mais une autre
légende, bien plus incroyable qu’une ba-
nale histoire de fantôme, imprègne les
lieux. Celle d’une autre « héroïne » lor-
raine, Jeanne des Armoises, dite « l’Usur-
patrice », dont le profil en médaillon trône
au-dessus de la cheminée de la salle des
portraits. La pièce préférée des touristes,
qui se pressent ici pour qu’Emmanuel
­Penetrat leur conte cette drôle d’épopée.
Dès les années 1960, des dizaines
de livres soutiennent la théorie selon
­laquelle Jeanne des Armoises serait en
réalité Jeanne d’Arc. Le dernier en date, La
Fabrique de Jeanne d’Arc (Atlande, 2021) a
été écrit par Thierry Dehayes, agrégé de
lettres et spécialiste de Marcel Pagnol et
de Saint-Exupéry. On aurait donc brûlé
quelqu’un d’autre à la place de la Pucelle
d’Orléans, ce fameux 30 mai 1431 à Rouen,
car celle-ci était de sang royal et ne pou-
vait être ainsi livrée au bûcher. « Jehanne »
serait revenue en Lorraine, cinq ans après
sa mort officielle. Elle aurait épousé Ro-
bert des Armoises et passé ses étés à
Jaulny. Ses frères l’ont reconnue, tout
comme d’anciens compagnons d’armes.
Et la ville d’Orléans lui a offert une somme
rondelette en récompense de ses exploits.
Ci-dessus : le château de Jaulny,
en Meurthe-et-Moselle, le 24 juin.
Ci-contre : la chambre Pompadour.
A gauche, en haut : les portraits
de Jeanne et Robert des Armoises.
En bas : la salle aux portraits.
OLIVIER TOUSSAINT/HANS LUCAS POUR « LE MONDE »
Pour les historiens, si Jeanne des
Armoises a bel et bien existé, c’était sur-
tout une manipulatrice de génie. Mais,
dans le village, ne dites surtout pas que
ce n’était pas la vraie Jeanne d’Arc. Lors
de sa visite, Emmanuel, au talent de
conteur indéniable, revient longuement
sur cette affaire, en prenant toutes les
précautions nécessaires. « Le problème,
c’est que personnellement, à force de lire
des ouvrages sur ce sujet, je commence
moi aussi à avoir des doutes. » Mais le
seigneur des lieux est un pragmatique.
Une autre histoire, plus intime,
donne un supplément d’âme à ce châ-
teau. Celle d’un coup de foudre. Sur le pa-
pier, tout sépare Aurore et Emmanuel. La
jeune femme blonde, qui rougit quand
elle sourit (souvent), a fait un burn-out,
engloutie par le manque de moyens
dans le centre social qu’elle dirigeait. Re-
convertie en tant que home organiser,
elle met son sens de l’organisation et de
la psychologie au service des bordéliques
en tout genre et des familles en deuil
pour ranger, trier, se délester des objets
qui pèsent. Emmanuel, dix-sept ans de
plus, a vendu sa société d’informatique,
et chante dans un groupe de folk. C’est
lors d’un cours de danse médiévale que
les deux destins se scellent. Sans cette
rencontre, en 2019, le château de Jaulny
continuerait à prendre la poussière, et le
village à poursuivre sa lente agonie.
Après le dîner, Emmanuel et
Aurore, qui est aussi chanteuse lyrique,
m’ont fait l’honneur d’un concert privé.
La chanson, qu’ils interprètent d’habi-
tude lors des visites guidées, est issue des
manuscrits de Bayeux, recueil de
300 œuvres composées à la fin du
XVe siècle. Pendant ce moment sus-
pendu, j’ai été téléportée au temps des
troubadours et des cottes de mailles. Et
c’est avec l’assurance d’un chevalier que
j’ai gravi les marches du grand escalier,
ignorant le regard vitreux du cerf em-
paillé accroché au mur. Je serai seule au
| 21
château, cette nuit. Mes hôtes dorment
dans les anciennes écuries, situées en
face. J’ai choisi la chambre Pompadour,
jolie suite décorée dans le pur style XVIIIe,
avec sa salle de bains intégrée. Comme
un bonbon dans une boîte en porcelaine.
C’est vers 1 heure du matin que
les grattements ont commencé. Ils sem-
blaient d’abord venir du radiateur. Un
rongeur quelconque, ai-je pensé. Au bout
d’une heure, alors que je laissais défiler
des vidéos sur mon smartphone pour
étouffer le bruit, j’ai senti quelque chose
bouger au-dessus de moi. Puis je l’ai vue.
Elle était là, tournoyant au plafond. Une
chauve-souris. Massive mais plutôt jolie.
J’ai déménagé vers la chambre Empire au
bout du couloir.
J’ai alors entendu, derrière la
porte de ma nouvelle chambre fermée, la
pauvre bête se cogner contre les murs
étroits du couloir. Puis, un bruit métalli-
que, comme un gros coup sur une ram-
barde d’escalier ou une tringle à rideau. Et
les grattements, cette fois sur le sol, ont
repris. Mais ils venaient de ma gauche. En
rallumant la lumière, j’ai vu que quelque
chose était coincé derrière le grand rideau
en velours rouge que j’avais tiré quelques
minutes auparavant. Comme un chat qui
s’entortille, ne trouve pas la sortie et se
débat bruyamment. Je n’ai pas osé
ouvrir le rideau et suis repartie, couette
et oreiller sous le bras, dans ma pre-
mière chambre où, à 3 heures du matin,
j’ai enfin trouvé le sommeil du juste.
Le lendemain matin, point de
mammifère ailé coincé derrière le rideau,
planqué au plafond ou blessé sous un
meuble. On l’a cherché, en vain. La bête
s’était volatilisée. D’autant qu’aucune
chauve-souris n’a jamais été signalée. Ni
Emmanuel ni Aurore n’en ont jamais vu
le museau à l’intérieur du château.
Jeanne d’Arc entendait des voix, je vois
des chauves-souris qui n’existent pas.
L’animal symbolise la renais-
sance et la longévité. On dit aussi qu’il
apporte la vérité dans nos rêves. Comme
un présage de bon augure pour ce couple
dont le travail acharné, la soif de partage
et les chansons ont réussi à réenchanter
Jaulny. Peu importe, au final, que « dame
Jeanne » ait ou non menti.
FIN
 0123
22 | Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023

Petite mythologie du camping — 6/6 —

Le gérant de camping indépendant

en mode multitâche
Vrai couteau suisse, il jongle entre les toilettes bouchées, la gestion
de l’épicerie, l’animation de soirées, les réponses aux avis postés en ligne
par les clients… Et n’a même plus le temps pour l’apéro !
l’Ain. Au sein des gérants de camping in-
dépendants, ils ne se sentent pas si diffé-
rents. « On a le même profil familial, jeu-
nes parents, entre 30 et 35 ans, et l’envie
de quitter le monde urbain », dit Samuel
Ringot. Autour de lui, il voit des groupes
racheter des campings pour créer des
enseignes de petite taille. « Je me sens
Par Guillemette Faure comme un commerçant de centre-ville à
l’apparition des centres commerciaux :

Q
uand est-ce que les
choses ont changé ? Il y
a dix ans ? Avec le
­Covid-19 ? Toujours est-il
que les dirigeants de
campings ont senti le
vent tourner. Le monde de la finance les
voyait soudain en nouvelle poule aux
œufs d’or… « On avait l’impression d’être
des entreprises de la tech ! », s’amuse
­Olivier Lachenaud, directeur général du
réseau Camping Paradis et créateur,
en 2008, de la plate-forme de réservation
Campings.com. Il assure n’avoir eu que
l’embarras du choix pour trouver des in-
vestisseurs pour sa dernière levée de
fonds. « C’est fou, à la fin des années 1960,
il y avait déjà 27 millions de personnes qui
partaient au camping. Un marché mûr
qui explose, normalement, ça n’existe
pas », s’étonne l’entrepreneur. Selon la
Fédération nationale de l’hôtellerie de
plein air, le chiffre d’affaires du secteur
est passé de 800 millions d’euros
en 2000, à 3 milliards d’euros en 2022.
Il n’y a, certes, rien à voir entre
un chef d’entreprise comme Olivier
­Lachenaud et le gérant d’un site muni-
cipal, entre le patron d’une énorme
structure du Var à 300 employés et ce-
lui d’un petit établissement d’une dou-
zaine d’emplacements. Mais ils ont un
point commun : considérer qu’ils sont
atypiques, parce qu’ils ne viennent pas
de cet univers-là au départ. Les forma-
tions de gérants de camping n’existant
que depuis une époque récente.
Patrick Dauga, 63 ans, s’est in-
vesti dans le camping Blue Ocean de
son village familial d’Ondres (Landes),
après une carrière à l’étranger : « S’il
s’était agi d’une affaire familiale de pom-
pes funèbres ou d’électricité, je n’aurais
probablement pas eu la fibre. Mais tout
le monde a été touriste et peut avoir des
avis en matière de camping… » Com-
prendre qu’un bungalow tourné vers la
forêt serait plus agréable, qu’un hamac
y serait apprécié, est à la portée de tout
vacancier qui a déjà campé. De ses an-
nées au sein de multinationales, Patrick
Dauga a rapporté des façons de faire :
tout informatiser, recourir au reporting
quotidien, organiser des journées d’in-
tégration pour les nouveaux…
Raphaël Bony, 45 ans, lui, n’avait
jamais campé. Il vivait à Paris quand il a
commencé à entendre parler de ce cam-
ping que son arrière-grand-père avait
créé, en 1956, dans le pays d’Auge, en
Normandie, pour sauver la propriété fa-
miliale. A l’époque où la rente de la terre
se faisait moins importante, des proprié-
taires, à travers toute la France, avaient
créé les Castels pour former un réseau
haut de gamme de campings indépen-
dants. Rejoignant ce mouvement, le Bré-
vedent fut mis en gérance à la mort de
l’arrière-grand-père et, quand il a fallu le
remettre aux normes, sa mère, qui pu-
bliait des livres d’art à Paris, s’est lancée.
En le reprenant après elle, Raphaël Bony
y a imprimé sa patte à son tour – pota-
ger en permaculture à disposition des
campeurs et deux soirées scène ouverte
chaque semaine, où il joue ses chansons
et des reprises avec un groupe de co-
pains et son propre fils. « On peut tra-
vailler en couple sur notre lieu de travail
parce qu’on est sur 7 hectares », dit sa
femme, Jessica, en rigolant.
Parmi les précédents métiers des
patrons de camping, celui de boulanger
est mystérieusement très représenté en
Vendée. Comme Denis et Bénédicte Ma-
gaud, à Saint-Hilaire-la-Forêt, qui ont eu
envie, à 40 ans, de vie au grand air. En-
fants d’agriculteurs, ils emmènent leurs
clients en tracteur visiter leur camping
Grand’Métairie, divisé en quartiers « cé-
réaliers, éleveurs, viticulteurs » avec des dé-
corations thématiques bricolées par eux-
mêmes, des têtes de lit en fond de barri-
que aux abat-jour en marmites à moules
retournées… Plombier, épicier, électri-
cien, paysagiste, surveillant, DRH, le pa-
tron de camping est un couteau suisse
humain. « Si on compte le nombre de mé-
tiers que ça demande de faire, ça dépasse
les quatre-vingts », dit Bénédicte Magaud.
Quant à l’image du gérant qui
prend l’apéro avec ses clients, elle est lar-
gement surfaite. Au Camping Paradis La
Bretonnière, à Saint-Julien-des-Landes,
toujours en Vendée, Régis Buton ne boit
Liberty Azenstarck
« Si on compte le
­nombre de métiers que
ça demande de faire,
ça dépasse les quatre-
vingts », dit Bénédicte
Magaud, gérante à
Saint-Hilaire-la-Forêt
pas une goutte d’alcool d’avril à septem-
bre : « Il y a trop de choses à contrôler. »
Originaire de Lille, Samuel Ringot était
responsable d’agence de prestation de
services et son épouse assistante mater-
nelle quand ils ont acheté un camping-
car. « En partant comme ça tous les week-
ends, on s’est demandé si on ne faisait pas
les choses à l’envers… » Ils ont trouvé un
camping municipal à reprendre dans
entouré de chaînes… »
Certes, 89 % des campings sont
tenus par des indépendants, mais les
grands groupes représentent 60 % du
chiffre d’affaires du secteur, et les peti-
tes structures, même en bonne santé,
craignent de se faire écraser par ces
géants capables d’investir en parcs aqua-
tiques et en hébergements locatifs plus
chers et plus rentables que des coins de
terre loués nus. Au restaurant à la sortie
du camping du Lac, à Mimizan (Landes),
les clients ont un sujet de conversation :
le prix de leur séjour. Depuis que le site
a été racheté, devenu « Le Lac by Siblu »
du nom du groupe détenu par le fonds
d’investissement Naxicap, les prix des
bungalows à la semaine ont bondi, en
même temps qu’ils se sont mis à faire
du yoyo selon les dates de réservation.
Les groupes qui reprennent des petits
campings les ont mis au dynamic pri-
cing sur un modèle de variation des ta-
rifs qui n’a rien à envier à celui des
billets des compagnies aériennes.
C’est cette concurrence qui a
poussé la Grand’Métairie à rejoindre le ré-
seau franchisé des Camping Paradis, qui
exploite la marque de la série du même
nom, diffusée sur TF1 depuis 2006. « J’ai
tout de suite cru à la puissance de la
télé ! », reconnaît Denis Magaud, alors
que les derniers épisodes ont dépassé
les 4 millions de téléspectateurs.
« Heureusement que ça fonctionne
aussi beaucoup par le bouche-à-oreille, sur
les campings », se console Raphaël Bony.
Parmi les corvées épargnées à son arrière-
grand-père, il en est une particulière-
ment embarrassante : prendre connais-
sance des notes Google. « Un avis positif
ne remotive pas autant qu’un négatif
peut blesser », glisse le gérant normand.
Faute de temps, au Paradis Grand’Métai-
rie, Bénédicte Magaud utilise GuestApp,
une solution clé en main pour répondre
aux commentaires à sa place. Elle a
réussi à faire retirer du site Tripadvisor
l’avis de celui qui les torpillait parce
qu’il n’avait pas eu la vue sur le lac. Il n’y
a pas de lac à la Grand’Métairie.
FIN

Mon village singulier — 6/6 —

E
n cet été 2019, Vérargues ne
s’appelait déjà plus administra-
tivement Vérargues, mais Entre-
Vignes (Hérault). Le petit village de
et qui a averti Météo-France. C’est fête de l’école à laquelle devait parti- res, cours goudronnées sans arbres,
d’abord Gallargues-le-Montueux, à ciper ma petite-fille. J’avais prévu de large surface vitrée mal isolée… Les
une dizaine de kilomètres de là, dans venir aussi donner un coup de main trois écoles d’Entre-Vignes, deux à
le Gard, qui a détenu ce triste record, aux organisateurs. » L’événement est Saint-Christol, une à Vérargues, ont

A Vérargues, quelque 700 habitants, aux vieilles

maisons alignées dans les ruelles,
s’était marié civilement, le 1er janvier
avec 45,9 °C, avant d’être détrôné
pour 0,1 °C de plus par Vérargues.
« Je ne sais pas pourquoi c’est
annulé à la dernière minute à cause
de la chaleur. « C’était irrespirable,
se souvient-elle, la végétation était
besoin d’un coup de vert.
« Avec sa double casquette »,
d’élu et de président de la coopé­-

chaud devant ! de la même année, avec son voisin,

Saint-Christol, 1 300 âmes, distant
d’un peu plus de 2 kilomètres, pour
former la première commune nou-
Avec 46 °C enregistrés velle de l’Hérault. Les deux parta-
geaient la même situation, à mi-
en juin 2019, la localité de distance entre Montpellier et Nîmes,
un territoire essentiellement viti-
l’Hérault détient le (triste) cole, huit domaines en tout autour
de deux fleurons locaux, le muscat
record de chaleur en France de Lunel pour l’un, le languedoc-
saint-christol pour l’autre.
Catherine Rollot Pourtant, le 28 juin 2019, c’est
le nom de Vérargues qui est entré
dans le livre des records de l’histoire
climatique, avec ses 46 °C, la tempéra-
ture la plus élevée jamais atteinte en
France – lors de la vague de chaleur
de cette fin août 2023, le thermomè-
tre n’est pas monté, pour l’instant,
jusqu’à cet extrême. La funeste don-
née a été relevée par un habitant qui
possédait une station météo ma-
nuelle homologuée dans son jardin,
tombé sur ce village, qui n’est pas un
épicentre de la chaleur, s’étonne en-
core Danielle (qui n’a pas souhaité
donner son nom), native de Saint-
Christol, revenue il y a une trentaine
d’années dans sa région pour y cou-
ler une retraite tranquille. Certes, l’été,
il fait souvent chaud, mais ça reste un
joli endroit, avec de beaux paysages. »
Ce coup de chaleur d’une intensité
exceptionnelle reste gravé dans la
mémoire de beaucoup, même si per-
sonne n’en parle spontanément.
« C’était un vendredi, le dernier jour
de travail, je revenais d’un séminaire,
se remémore Michel (qui lui aussi a
requis l’anonymat), fonctionnaire.
Avant le Covid ou après ?,hésite-t-il.
J’ai un peu oublié car, depuis plusieurs
années, il fait de plus en plus chaud. »
Nicole, enseignante à la re-
traite depuis dix ans, se rappelle en
revanche très bien cette envolée du
thermomètre. « C’était le jour de la
brûlée, comme après un incendie. »
En 2020, la crise sanitaire due
au Covid-19 reporte de nouveau les
festivités scolaires. Qui reprendront
en 2021, sous un soleil de plomb.
« Nous avons installé les chaises au
dernier moment pour pouvoir nous
asseoir dessus en évitant qu’elles
soient brûlantes. Il faisait quand
même très chaud cette année-là aussi,
poursuit-elle, en pleine confection de
confiture de prunes. Et pourtant, ici,
on est habitués, on ferme les volets, on
se met à l’ombre sous les platanes. »
« Les écoles constituent un des
points noirs », estime Eric Gasiglia,
conseiller municipal délégué à l’en-
vironnement et à la démocratie ci-
toyenne, seul élu à accepter de pren-
dre la parole. Sollicité, le maire de la
commune d’Entre-Vignes, Jean-Jac-
ques Esteban, a répondu par e-mail
refuser « toute interview sur ce triste
record ». Vieux radiateurs énergivo-
rative citoyenne de production
d’énergie renouvelable Cowatteco,
M. Gasiglia n’a pas attendu les 46 °C
« pour prendre conscience de l’ur-
gence environnementale et savoir que
certaines solutions, comme la climati-
sation des écoles, ne sont pas des mi-
racles ». Des travaux sont en cours.
En 2022, des panneaux photovoltaï-
ques ont été installés sur le toit de
l’école d’Entre-Vignes à Vérargues. Un
projet de « cour oasis », pour favori-
ser des îlots de fraîcheur, a été décidé
ainsi que des travaux de rénovation
thermique du bâtiment. « Tout le
monde a pris conscience ici que le
chrono tour­ne », assure M. Gasiglia. A
la date anniversaire, quatre ans après
jour pour jour, ce 28 juin 2023, le mer-
cure affiche 33 °C sous abri. Une tem-
pérature « normale » pour la localité
la plus chaude de France.
FIN
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
Nicolas Sarkozy et Johnny Hallyday,
je t’aime moi non plus
Un président, un artiste — 6/6 — L’idole des jeunes a aimé tous les présidents de droite de la Ve République.
Sarkozy, fan dès l’adolescence, ira jusqu’à apprendre l’intégralité du répertoire du chanteur, star absolue du pays.
« Le Taulier » soutient le candidat à l’Elysée en 2007, le sollicite souvent, puis l’abandonne en 2012
C
es trois-là auraient préféré
s’épargner les sourires de fa-
çade. Mais ce 9 décembre 2017,
Emmanuel Macron, François
Hollande et Nicolas Sarkozy
n’ont d’autre choix que de
communier avec le pays pour rendre un der-
nier hommage à Johnny Hallyday. Dans
l’église de la Madeleine, au cœur de Paris, où
Jacques Chirac est représenté par son épouse,
Bernadette, la République et le show-biz se
donnent la main pour dire adieu à « l’idole des
jeunes » qui, en cinquante tubes, a électrisé
plusieurs générations de Français. Le chan-
teur le plus populaire de la Ve République « ad-
mirait de Gaulle », assure l’écrivain Daniel Ron-
deau, son ami. Au soir de sa vie, « le Taulier »
en personne avouait au Point sa nostalgie :
« Pompidou était formidable ! Je regrette cette
époque. C’était un bon président. » En 1974, avec
son tee-shirt « Giscard à la barre », il est per-
suadé que le candidat à la présidentielle sera
excellent… « au poste de premier ministre ».
La complicité entre Jacques Chirac, qui
n’entendait rien à la musique, et la star du
yéyé ne fait pas de doute, émaillée de coups
de fil nocturnes et de meetings flamboyants.
Années 1980, 2 heures du mat : « On m’a volé
ma Harley. Toi qui es le maire de tous les mai-
res, tu peux pas la retrouver ? » En 1988, de-
vant les 60 000 sympathisants du Rassem-
blement pour la République réunis à l’hippo-
drome de Vincennes, il clame : « On a tous
quelque chose en nous de Jacques Chirac »,
après avoir entonné Quelque chose de Ten-
nessee, la chanson d’hommage à Tennessee
Williams écrite par Michel Berger. Ce dernier,
qui vote à gauche, voit rouge et le fait savoir.
Avec Nicolas Sarkozy, comme beaucoup
d’histoires d’amour, l’idylle amorcée avec Que
je t’aime se termine par « Excuse-moi parte-
naire de te paraître si froid ». Et même, Dégage.
La fascination du jeune Nicolas – il est né
en 1955 et son idole en 1943 – débute lors d’un
concert de Johnny et Sylvie en 1967 à l’Olym-
pia, en matinée, comme l’ancien président l’a
raconté dans Passions (L’Observatoire, 2019).
L’ancien premier ministre Jean-Pierre Raf-
farin, fan de la première heure du rockeur, re-
lève leur point commun : « Une forme de gé-
nérosité, de don, d’énergie ; ils se donnent à
fond », dit l’homme du Poitou en serrant les
mâchoires et les poings. Il scande ses phrases
pour décrire ces « bêtes de scène qui mêlent le
cerveau et le cœur, qui communiquent quel-
que chose à la salle ». Deux fauves qui se re-
connaissent, imprégnés d’une culture viri-
liste. Après le meeting ou le show, épuisé et
heureux, on montre son torse en sueur, on
est un lion. « Ce sont deux hypersensibles, c’est
peut-être pour ça qu’ils se sont connectés »,
suggère l’ancien conseiller de Sarkozy à l’Ely-
sée, Franck Louvrier.
Tous ses tubes par cœur
Les proches de Johnny l’assurent toutefois, le
chanteur aimait davantage les hommes que
leurs idées. « Sur le plan politique, Johnny est
un bouchon au fil de l’eau ; un président
chasse l’autre », résume Patrice Gaulupeau,
qui fut son caméraman privé de 1989 à 2003.
Hallyday, qui assume sa « sensibilité de
droite » dans son livre d’entretiens avec
Amanda Sthers, assure : « Nicolas est un ami.
Un homme que j’aime en dehors de son appar-
tenance politique. Il aurait été socialiste, ça
aurait été mon pote aussi. » Un pote qui l’a
marié à Neuilly-sur-Seine (Hauts-de-Seine),
dont il est alors le maire, à Laeticia Boudou,
une toute jeune femme aux anglaises blon-
des tire-bouchonnées, le 25 mars 1996.
Sarkozy n’est pas mécontent de ravir Johnny
au clan Chirac. Lui aussi veut être une star,
s’inscrire dans l’imaginaire des Français, « al-
lumer le feu ». Maintenant, il connaît tous ses
tubes par cœur. « Mieux que toi-même », lance-
t-il bravache au routier des tournées. Au dé-
jeuner du mariage, au restaurant Paul Min-
chelli, boulevard de la Tour-Maubourg, l’élu
entonne devant un auditoire hilare un tube
dont le chanteur avait oublié les paroles – « A
la différence de Sarko, Johnny ne pouvait chan-
ter qu’avec un prompteur », précise son pro-
ducteur historique, Jean-Claude Camus.
Sarkozy n’est toutefois pas un intime. « C’est
plutôt Sarko qui avait une relation privilégiée
| 23
avec Johnny que l’inverse », note un familier du
chanteur. D’abord, l’un boit, l’autre pas.
« Sarko est venu un jour chez Johnny pour un
repas de Noël, où il y avait toujours de très bons
vins. Le lendemain, Johnny me raconte : “Tu te
rends compte, il a bu quatorze oranges pres-
sées, ce con !” », rapporte un ancien membre
de la garde rapprochée du rockeur. Mais ils na-
viguent tous deux dans la jet-set, l’argent, les
fêtes, une forme d’élite un peu bling-bling.
­Johnny emmène Nicolas se faire tatouer à
Hollywood, un tout petit tatouage sous la Ro-
lex, rapportera Paris Match. L’animal politique
et la bête de scène ont encore en commun une
vie sentimentale tumultueuse étalée dans la
presse et un instinct de revanche attisé par les
moqueries. Sarkozy est raillé pour avoir sou-
tenu que La Princesse de Clèves ne pouvait pas
intéresser « une guichetière ». Quant à Johnny,
sa marionnette des « Guignols de l’info »
­commence chaque phrase par « Ah que » – le
faisant passer pour un abruti.
Quand il ne remplit pas les stades, Johnny
Hallyday n’est plus que l’ombre de lui-même.
La star avale des films toute la journée, prati-
que la musculation et la boisson à l’excès, ab-
sorbe de multiples drogues. Il cherche déses-
pérément la flamme : « Qu’on me donne l’en-
vie, l’envie d’avoir envie et qu’on allume ma
vie », réclame-t-il, en 1986, dans une chanson
de Jean-Jacques Goldman qui fait date. « Il
semblait absent de lui-même en permanence,
rapporte l’ancienne journaliste du Monde Vé-
ronique Mortaigne, autrice de Johnny Hally-
day. Le roi caché (Don Quichotte, 2009). Sauf
quand il montait en scène. » L’Envie est choisie
par Sarkozy en septembre 2006 pour son en-
trée en scène aux journées d’été de l’Union
pour un mouvement populaire, à Marseille.
« On va payer moins d’impôts »
Car, pour la présidentielle de 2007, Johnny
donne à Sarko tout ce qu’il a dans le coffre. Il
se montre à ce meeting, il est aux premières
loges du QG de la rue d’Enghien, dans le
10e arrondissement, au soir du second tour.
« Quand les premières tendances tombent,
John­ny est extrêmement attentif, il est resté
jusqu’aux résultats de 20 heures », se souvient
le maire de Nice, Christian Estrosi. C’est par la
suite que la fête tourne un peu à l’aigre.
­Johnny poireaute à la Concorde. Laeticia a
jeté un œil aux chanteurs qui doivent se pro-
duire avec son mari, Enrico Macias, Gilbert
Montagné, Mireille Mathieu, « que des blai-
res ». Excédée d’attendre, la rockstar lance à
Frédéric Lefebvre, un proche de Sarkozy : « Tu
te fous de moi ? Ils sont tous au Fouquet’s. »
Pour fêter sa victoire, le candidat de « la
France qui se lève tôt » a choisi la plus opulente
des cantines, le symbole de l’élitisme tapa-
geur, un peu ringard, sur les Champs-Elysées.
Le CAC 40, le show-biz, la haute couture se Sarkozy et Johnny Hallyday, lors des journées d’été de l’UMP, à Marseille, le 3 septembre 2006. DOMINIQUE FAGET/AFP
congratulent. Johnny, assez remonté, mou-
rant de faim, arrive avec Laeticia peu avant
22 heures. Le chanteur, dépeint par Ariane
Chemin et Judith Perrignon dans La Nuit du le fisc, qu’il tente de contourner en 2006 en es- de disques Mercury, qui dirige aujourd’hui
Fouquet’s (Fayard, 2007), grignote des mini- sayant d’obtenir la nationalité belge, dans le TV5Monde. S’il vous laisse un message, vous
hamburgers et boit plus que de raison. Laeti- but de s’exiler ensuite à Monaco, où habite avez intérêt à le rappeler tout de suite. Sinon, il
cia soupire dans un coin : « On va enfin payer son fils, David. Faute d’y parvenir, il s’installe vous lâche : “Qu’est-ce que tu as de plus impor-
moins d’impôts. » Le photographe Philippe en 2007 à Gstaad, en Suisse, quelques mois tant à faire que de t’occuper de moi ?” » Pour-
Warrin, qui a l’exclusivité de la soirée, reste à avant l’élection présidentielle. Jacques Chirac tant, fin 2009, lorsque Johnny est à l’article de
l’affût : « Je n’ai pas vu Johnny et Sarkozy s’ap- le sermonne. Au quotidien Le Matin, à Lau- la mort dans une clinique de Los Angeles,
procher, se toucher, se faire de hug ou quoi que sanne, il assure que son ami Sarkozy avait ap- Sarkozy prend de ses nouvelles. « En même
ce soit, sinon j’aurais fait la photo », se sou- prouvé son départ : « Il m’a dit : “Coco, t’avais temps, il envisageait des obsèques nationales »,
vient-il. Johnny lève le camp quarante- envie de le faire, tu l’as fait, t’as bien fait.” » témoigne Jean-Claude Camus.
cinq minutes plus tard pour aller prendre un En 2010, avant Noël, une escouade d’inspec-
vrai repas au Balzac, sur les Champs. A une « Il m’a déçu » teurs débarque à 6 heures du matin chez le
équipe de TF1, il ânonne : « Je suis vraiment fondé de pouvoir de la rockstar. Deux heures
heureux. On attendait ça avec impatience. » Aux ennuis de Johnny avec Bercy s’ajoutent plus tard, un autre peloton de policiers s’an-
De sa longue fréquentation avec les chefs ceux d’André Boudou, son beau-père, avec qui nonce chez son avocat fiscaliste, à Marseille.
d’Etat, le chanteur a pris l’habitude des passe- il est en affaires. Une légende du Cap-d’Agde Dix-neuf heures de perquisition et des kilos
droits. Menant grand train entre Saint-Barthé- (Hérault), qui a cumulé contrôles fiscaux et de dossiers emportés. Lorsque Sarkozy se re-
lemy, dans les Antilles, Marnes-la-Coquette gardes à vue. En 2007, l’homme de la nuit est présente en 2012, Johnny ne montera pas sur
(Hauts-de-Seine) et Los Angeles, le flambeur condamné à six mois de prison pour fraude l’estrade pour le soutenir. Pis, il dîne la même
est criblé de dettes. Il cumule les démêlés avec fiscale et abus de biens sociaux dans la gestion année avec son rival, François Hollande.
passée de sa discothèque Amnesia, dans le En 2014, c’est le coup de grâce. « Je ne crois plus
Sud. Pour régler ses ennuis, John­ny compte trop en Sarkozy, confie-t-il au Point. Comme
sur son « ami » Sarkozy. « Ils nous ont sollicités beaucoup de gens, il m’a déçu. Il ne propose rien
en permanence. Pour la cousine, la femme de de nouveau. » Il se dit vacciné par la politique.
L’animal politique et la bête ménage, le visa de la grand-mère, les impôts… », Trois ans plus tard, il rencontre les Macron à
confiait un ancien membre du cabinet de l’anniversaire de Line Renaud. Une nouvelle
de scène ont en commun Sarkozy dans La Ballade de Johnny et Laeticia romance débute, de courte durée. p
un instinct de revanche (Fayard, 2018), de Benjamin Locoge. La lune de Roxana Azimi et Béatrice Gurrey
miel a tourné court. « Avec Johnny, c’est tout ou
attisé par les moqueries rien, confie Yves Bigot, ex-patron de la maison FIN
24 |
LA BAIE DE SANT-MALO,
L’UNE DES PLUS GRANDES MARÉES AU MONDE
Différence de niveau entre basse et haute mer
(marnage), en mètres, pour le coefficient 120
4m
Ligne d’isomarnage, utilisée pour
le calcul du coefficient de marée
Ligne cotidale reliant les points
se trouvant à marée haute
à la même heure
Point amphidromique
à la surface du globe,
où la marée
est proche de zéro Le marnage est plus marqué
le long des côtes françaises
Source : SHOM qu’au large de l’Angleterre,
Infographie Le Monde en raison de la force de Coriolis
Véronique Malécot
et Xemartin Laborde
200 km
Ile
d’Ouessant
OCÉAN
AT L A N T I Q U E
Le rythme vital
des marées
0m
Ma
rna
ge
(e
n
m
C
e matin-là, la météo ne s’an-
nonçait pas formidable sur
les côtes de Normandie. Mais
la marée serait basse à l’aube
et les dernières lueurs de la
pleine lune permettraient de
distinguer les obstacles et les mines dissémi-
nés sur le rivage par l’armée allemande. Puis
elle serait montante et aiderait les troupes à
prendre pied. Les stratèges américains et
leurs alliés arrêtèrent donc la date du
6 juin 1944 pour donner le coup d’envoi du
Débarquement, à Arromanches-les-Bains, et
sur les plages voisines. Les flux et reflux de la
Manche sont entrés dans l’histoire ce jour-là,
mais à la différence des cyclones, typhons,
ouragans et grands courants marins, il n’est
pas donné aux marées de se faire un nom.
Horaires et amplitudes des flux et des re-
flux sur la bande côtière : voilà des millénai-
res que militaires, pêcheurs, pirates et marins
savent la valeur de ces informations essen-
tielles. Aussi, bien avant l’avènement des or-
dinateurs et des satellites, se sont-ils efforcés
d’en prévoir la survenue et l’intensité à force
d’observer le phénomène, à défaut de le com-
ROYAUME-UNI
14 m Exeter Portsmouth
Bournemouth Eastbourne
Baie Ile de Wight
Plymouth
de Lyme
L’onde de marée
se propage d’ouest
en est, de l’Atlantique
6m vers la mer du Nord
MANCHE
7h Dieppe
7 8h 10 h
6h 9h
Cherbourg B aie
Baie
8 de Seine
S e in e
5h
Sainte-Marie- Le Havre
9 Iles Anglo- du-Mont
Normandes
10 Arromanches-
Colleville- les-Bains
11 sur-Mer
NORMANDIE
Golfe
12
Roscoff de Saint-Malo
13 m
Brest Saint-Malo
Le Mont-
Saint-Michel
BRETAGNE se retirer jusqu’à 15 kilomètres sur ces fonds
peu profonds. Dans l’est du Canada, les hau-
teurs d’eau varient de 17 mètres devant les cô-
tes tortueuses de la baie de Fundy, un record.
FRANCE Difficile de comprendre ces phénomènes
Lorient depuis une plage ou une falaise. Les astrono-
Vannes mes et autres esprits avides de découvertes,
dépités, s’en sont détournés pendant plu-
Ile de Groix sieurs siècles. « Les marées sont restées long-
temps un “vieux sujet” non résolu », écrit Da-
vid Edgar Cartwright dans son histoire scien-
tifique des marées (Tides. A Scientific History,
Belle-Ile Cambridge University Press, 1999, non tra-
duit), qui arbore en couverture un portrait
d’Isaac Newton. L’hommage est mérité, car
les révélations du savant, à la fin du XVIIe siè-
cle, sur la loi de la gravitation universelle qui
régit l’attraction mutuelle du Soleil, de la
Lune et de la Terre ont permis un bond en
avant fondamental dans la perception du
principe des hautes et des basses mers.
Un marquis éclairé
Mais si Newton avait cerné le mystère des
marées dans sa dimension verticale, en quel-
que sorte, il a fallu attendre encore un siècle
pour que Pierre Simon de Laplace reprenne
l’affaire où son grand prédécesseur l’avait
laissée. Le marquis éclairé dépassa l’analyse
statique du phénomène et introduisit l’as-
pect dynamique qui manquait, ouvrant la
voie à la compréhension des forces génératri-
ces horizontales. Sa théorie dynamique n’a
Les pulsations de la Terre — 6/6 — jamais été remise en cause depuis, souligne
Bernard Simon, expert en hydrodynamique
Depuis l’Antiquité, les savants
côtière et auteur d’un ouvrage de référence
èt
publié en 2007, La Marée. La marée océanique
tentent d’expliquer ce
res
côtière (Institut océanographique, Fondation
)
Albert Ier, accessible gratuitement en ligne).
phénomène de flux et reflux
16 m
Dès l’Antiquité, les penseurs ont essayé de
trouver la cause de ces incessantes variations,
de la mer. Il faudra attendre même si elles sont peu marquées en Méditer-
ranée. Cette sempiternelle sensation d’inspi-
le XVIIIe siècle pour appréhender ration et d’expiration de l’Univers a donné
lieu à des suppositions plus ou moins poéti-
ce jeu entre la Terre, le Soleil ques. L’idée selon laquelle la mer se retirait au
centre de la Terre pendant les marées basses a
et la Lune un temps tenu la corde. Les Anciens imagi-
naient alors l’intérieur de la planète comme
un univers spongieux parcouru de conduits
souterrains où circulaient des courants d’air
ou d’eau. A moins que l’océan ne fut influencé
par les fleuves ? L’hypothèse voulant que les
prendre. Car comme le qualifia Pierre Simon, vents soufflent alternativement dans un sens
marquis de Laplace, astronome, mathémati- puis dans l’autre au-dessus de l’Atlantique –
cien et physicien d’exception, au tournant du l’un des confins du monde connu pour les
XVIIIe siècle, il s’agit du « problème le plus épi- Grecs – n’était pas totalement satisfaisante.
neux de toute la mécanique céleste ». NOUVELLE- Poseidonios d’Apamée décida de se rendre
Le principe des marées pourrait être som- compte par lui-même et entreprit un long
AQUITAINE
mairement présenté comme une sorte de périple jusqu’en Extrême-Occident, entre 101
système d’horlogerie subtil qui animerait un et 91 avant notre ère. Ce philosophe déter-
colossal batteur électrique tournant sur lui- miné délivrait jusqu’alors son savoir dans l’il-
même. Elles sont l’aboutissement d’ondes lustre école de Rhodes, à une époque où tout
multiples qui se propagent à travers les penseur respectable se devait d’être à la fois
océans à des vitesses différentes et qui per- féru d’astronomie, de géographie, de physi-
dent de leur énergie en venant se frotter aux que, de géométrie, de philologie et, plus glo-
plateaux continentaux. Arrivées là, elles ont balement, curieux de toutes les sciences de la
un comportement des plus variables : turbu- nature et des humains. Poseidonios se rendit
lent ou languide selon la topographie du lit-
toral. Il leur arrive de s’engouffrer à l’embou-
chure de fleuves où elles créent des masca-
rets, des courants contrariés en somme. L’At-
lantique Nord offre deux illustrations
spectaculaires de la force des masses liquides L’IDÉE SELON LAQUELLE LA MER SE
en mouvement : à l’entrée de la Manche, la
baie du Mont-Saint-Michel connaît des mar-
RETIRAIT AU CENTRE DE LA TERRE
nages (des amplitudes entre basse et haute PENDANT LES MARÉES BASSES
mer) hors du commun, hauts de 15 mètres en
période de grandes marées, qui voient la mer A UN TEMPS TENU LA CORDE
0123
DIMANCHE 27 - LUNDI 28 AOÛT 2023
Pas
P as de
Ca lais
Cal ais
Calais
11h
à Massilia, la cité des Phocéens, peut-être plu-
sieurs fois, puis de là en terre gauloise, à la dé-
couverte des peuples qui y habitaient et de
leur environnement. Il voyagea ensuite jus-
qu’en Aquitaine, afin, sans doute, d’« y obser-
ver l’océan et le phénomène des marées », se-
lon l’archéologue Jean-Louis Brunaux, qui
dresse du savant un portrait élogieux dans
son Voyage en Gaule (Seuil, 2011). Poseido-
nios, écrit-il, est « un personnage fascinant,
bénéficiant de son vivant même d’une renom-
mée s’étendant à tout le bassin méditerra-
néen, puits de science autant que de sagesse ».
Jean-Louis Brunaux imagine qu’instruit de
connaissances supplémentaires au goût
d’aujourd’hui, le philosophe aurait pu rendre
hommage à Pythéas le Massaliote, hardi na-
vigateur et géographe. Ce dernier a conduit
une expédition en 300 avant J.-C., cabotant le
long des côtes de l’Atlantique et de la Manche,
jusqu’à la mer du Nord. Il en a rapporté quan-
tité de points de vue originaux, assurant en-
tre autres que le bord de l’Atlantique n’était
pas rectiligne, puisqu’il fallait piquer vers
l’ouest pour contourner l’Armorique. Mais
son témoignage ne fut pas pris au sérieux et
il fut même traité de menteur. Dommage, car
Pythéas avait notamment remarqué que les
marées étaient influencées d’une manière
ou d’une autre par les phases de la Lune.
Poseidonios reprit l’idée et y travailla. Pas
en Gaule, mais aux « portes d’Héraclès »,
autrement dit au détroit de Gibraltar, lors
d’un séjour à Cadix. Il y effectua des mesures
et établit des concordances entre les varia-
tions océaniques et les mouvements de la
Lune et du Soleil. « Sa théorie des marées est la
plus complète et la plus ancienne qui nous soit
parvenue », selon l’historienne Rita Compa-
tangelo-Soussignan, de l’université du Mans.
Comme l’avait compris Poseidonios, les ma-
rées sont affaire de cycles : journaliers, men-
suels, annuels, selon des rythmes dont les as-
tres donnent le tempo. En même temps que
cet incessant balancement, la Terre tourne,
prenant sa part de la chorégraphie céleste. En
une journée, nous sommes habitués à ce que
le flux et le reflux se produisent deux fois
dans l’Atlantique Nord-Est, en douze heures et
vingt-cinq minutes en moyenne, selon un ré-
gime semi-diurne. Celui-ci n’est pas universel.
L’océan Indien connaît lui aussi deux hautes
mers et deux basses mers quotidiennes, mais
avec par endroits une alternance de hauteurs
d’eau très inégales. Dans l’archipel indoné-
sien, certaines côtes connaissent des régimes
mixtes – tantôt deux, tantôt une seule marée
quotidienne –, tandis que d’autres ne sont
baignées que par une unique marée diurne.
Le phénomène s’amplifie ou s’affaiblit au
cours d’un mois lunaire de vingt-sept jours et
demi. Lorsque le Soleil, la Lune et la Terre se
situent approximativement sur un même
plan, la force gravitationnelle du premier se
combine avec celle de la deuxième, donnant
alors des amplitudes plus importantes. Le
marnage est moindre lorsque l’alignement
des trois astres forme un angle droit. Ce sont
les vives-eaux (forts coefficients de marée) et
les mortes-eaux (faibles coefficients). La
Lune est la plus influente : sa part de la force
génératrice est 2,18 fois supérieure à celle du
Soleil. De surcroît, les grandes marées ont
rendez-vous aux équinoxes de printemps et
d’automne, tandis que celles des solstices
d’été et d’hiver ne sont pas spectaculaires
dans l’Atlantique, mais peuvent l’être dans le
Pacifique et l’océan Indien. Et il existe encore
d’autres périodicités, plus longues, toujours
liées à la course des astres.
Ces mouvements permanents donnent ce-
pendant lieu à quelques curiosités, comme
l’avait remarqué Henri de Lacaze-Duthiers.
Ce zoologiste passionné descendit du train
de Paris, un jour de 1868, dans le petit port du
Finistère de Roscoff. Il y passa un été, puis
deux, puis trois et décida d’y fonder une sta-
tion biologique marine, l’une des plus gran-
des d’Europe aujourd’hui. Il avait remarqué
que les marées basses s’y produisaient tou-
jours en milieu de journée en période de vi-
ves-eaux, découvrant donc largement l’es-
tran. Très commode pour y étudier coquilla-
ges et crustacés.
Pierre Simon de Laplace avait auparavant
conçu une méthode pratique de prédiction
0123
DIMANCHE 27 - LUNDI 28 AOÛT 2023
L’IMPACT DES ASTRES
LE RÔLE DE LA LUNE
La Lune, plus petite mais beaucoup plus proche de la Terre,
a un rôle prépondérant. Son action est en moyenne
2,15 fois plus puissante que celle du Soleil.
A 90° des « renflements »
se créent des « affaissements »
correspondant à la marée basse.
Lune
Les « renflements »
correspondent
à la marée haute.
LE RÔLE DU SOLEIL
L’importance de la montée ou de la baisse des eaux
dépend de la position du Soleil et de la Lune, l’action
du Soleil pouvant amplifier ou réduire celle de la Lune.
Vive-eau
L’attraction du Soleil ( ) amplifie celle de la Lune ( ).
L’amplitude est au maximum, le niveau de la mer monte
beaucoup et descend beaucoup.
Terre
Sources : Le cours des Glénans, 3e édition, SHOM
Infographie : Le Monde, Audrey Lagadec et Véronique Malécot
des pleines et basses mers. Bernard Simon,
qui a longtemps été ingénieur au service hy-
drographique et océanographique national
(le SHOM), appartenant historiquement à la
marine, constate que « la formule de Laplace
est restée à la base du calcul de l’Annuaire des
marées des côtes de France pendant plus de
cent cinquante ans ». Elle ne s’appliquait ce-
pendant qu’à un point donné, le port de Brest,
en l’occurrence. Le SHOM a utilisé les équa-
tions de Laplace jusqu’au début des années
1990. L’éminent mathématicien et astro-
nome avait d’ailleurs confronté ses théories à
la réalité au moyen d’une série de mesures ef-
fectuées dans la cité du Ponant, de 1771 à 1776.
Brest comme référence
C’est précisément au pied du château de Brest
que se noue l’histoire de l’observation des ma-
rées en France. L’édifice à la silhouette austère,
l’un des rares rescapés des bombardements
de la seconde guerre mondiale qui ont détruit
la ville, accueille d’une part le commande-
ment de la force océanique stratégique, et
d’autre part l’un des sites du Musée national
de la marine. En contrebas de ses fondations
millénaires serpente la Penfeld, un fleuve cô-
tier modeste qui coupe la ville en deux. Non
pas qu’il sépare des rives inaccessibles ou
deux quartiers irréconciliables, mais il trace à
l’embouchure du cours d’eau une frontière
nette entre le monde des civils et celui des mi-
litaires. Ce sont ces derniers qui veillent sur ce
havre, au fond de la rade qui est elle-même à
l’abri des sautes d’humeur et de la houle de la
mer d’Iroise. Ici ont été réalisés les premiers
relevés, en 1679. « Les premiers du monde à
être publiés ! », assure Nicolas Pouvreau, ex-
pert de l’observation du niveau de la mer pour
le SHOM et auteur en 2008 d’une thèse intitu-
lée Trois cents ans de mesures marégraphiques
en France, largement axée sur Brest.
Nicolas Pouvreau raconte le voyage de
deux astronomes, Jean Picard et Philippe de
La Hire, envoyés sur le littoral mener une
campagne de mesures à la demande de
Louis XIV. Soucieux de connaître la dimen-
sion de son royaume, le Roi-Soleil fut déçu : il
régnait sur un territoire moins étendu qu’il
ne le pensait. Ces deux messieurs lui avaient
fait perdre plus de terres avec leurs travaux
qu’il en avait lui-même conquis par ses guer-
res, commenta-t-il. Mais les deux savants
Force d’attraction
exercée par la Lune
sur la Terre.
2 de son centre de gravité
1 beaucoup renseigner sur ce qu’il advient
Terre
r pagent à des vitesses diverses, se côtoient, se
eu
u at
Eq
Axe de rotation
de la Terre
Lune
Lune
Terre
Soleil
SCRUTER LES MOUVEMENTS
DE L’OCÉAN MONDIAL SE FAIT
DÉSORMAIS EN GRANDE
PARTIE DEPUIS L’ESPACE
avaient profité de leur séjour dans le Finistère
pour effectuer des relevés de haute et basse
mer qu’ils relièrent aux positions de la Lune
et du Soleil. L’idée séduisit, et, sous l’impul-
sion de l’Académie royale des sciences, Brest
organisa progressivement une observation
systématique des marées.
« Le SHOM est l’héritier du plus vieux service
hydrographique au monde, fondé en 1720, re-
late Nicolas Pouvreau. A Amsterdam, les Néer-
landais ont commencé dès 1700, mais à partir
de 1925, ils ont arrêté, car la ville n’a plus été en
contact permanent avec la mer en raison de
l’élévation du niveau des océans. » Le site de
Brest se prêtait tellement bien aux innova-
tions qu’il fut décidé en 1868 de le prendre
comme référence pour établir un coefficient
de marée. Une spécialité française que ce cal-
cul sans unité de mesure, qui permet néan-
moins de savoir à quoi s’attendre jusque
dans la Manche et la mer du Nord lorsqu’il
tend vers 20 – pas de métamorphose specta-
culaire du rivage – ou à l’opposé vers 120 –
une aubaine pour les pêcheurs à pied au mo-
ment du reflux, et de possibles vagues photo-
géniques lors du flux.
Une échelle à marées est encore visible à
l’entrée d’une forme de radoub donnant sur
la Penfeld, à Brest. La lecture de cet outil rudi-
mentaire n’était pas aisée, mais celui-ci a con-
tribué à percer le mystère des oscillations de
l’océan jusqu’à l’avènement d’un dispositif
épatant : le marégraphe à flotteur mécanique.
On le doit à l’ingénieur hydrographe Antoine
Marie Rémi Chazallon, auteur du premier An-
nuaire des marées – un franc succès –, qui tra-
vailla à installer le premier réseau de maré-
graphes sur les côtes françaises et jusqu’à Al-
ger. Celui de Brest constitue un genre de tré-
sor national, qui vient d’être distingué par
l’Organisation météorologique mondiale.
L’« Observatoire du niveau de la mer »,
comme l’indique une pancarte, n’est néan-
moins pas très impressionnant. Il est installé
Force d’inertie
(dite « centrifuge »)
créée par la rotation
du couple Terre-Lune autour
3 Force génératrice de marée
est la force engendrée par la combinaison
entre la force d’attraction
et la force centrifuge
Cette force génératrice de marée
va agir sur toutes les particules terrestres.
Les molécules d’eau de mer, de faible
inertie, se déplacent et tendent
à former deux « renflements » liquides.
La force génératrice propage des ondes
à travers les océans.
Morte-eau
L’attraction du Soleil ( ) reduit celle
de la Lune ( ). La mer descend peu
et monte peu.
Soleil
sur le quai, dans un bâtiment tout simple,
guère plus grand qu’un abribus. A l’intérieur,
un flotteur monte et descend dans un puits
de tranquillisation d’une dizaine de mètres,
protégé des perturbations, mais relié à l’eau
par un conduit perpendiculaire en profon-
deur. Il actionne grâce à des crémaillères et
des poulies un rouleau mû par un système
d’horlogerie qui tourne régulièrement et en-
registre sur des feuilles de papier de plusieurs
mètres de long les tracés sinusoïdaux du
quotidien des marées. « L’observatoire a été
construit en 1846, mais les latrines situées juste
à côté bouchaient le conduit, raconte l’incolla-
ble expert du SHOM, Nicolas Pouvreau. On a
dû les déplacer peu après. En 1917, il a fallu dé-
monter son toit afin d’installer une grue pour
charger un navire de munitions à destination
de la Russie. Le dispositif, qui avait fonctionné
sans discontinuer jusqu’alors, a été arrêté pen-
dant un mois. Puis après les bombardements
de la ville, l’observatoire a été reconstruit
en 1949, en priorité. » En France, le dernier mo-
dèle mécanique a fonctionné jusqu’en 1992 à
Brest et en 2011 sur l’île de Groix. Mettant fin à
l’âge d’or de la marégraphie ? C’est à voir.
Près de quatre siècles de relevés archivés, en
partie disséminés, constituent un patri-
moine scientifique précieux. Ils ont notam-
ment permis d’estimer que la montée du ni-
veau moyen de la mer depuis 1700 atteint 30
à 35 centimètres dans le port. Accompagnées
d’une scrupuleuse transcription du moindre
incident par les préposés au relevé des mesu-
res, ces données composent dans le temps
un « bruit climatique », comme dit Nicolas
Pouvreau, intéressant pour les spécialistes
du changement climatique. Avec les boule-
versements planétaires qui s’annoncent, les
mesures des variations des hauteurs d’eau
suscitent un regain d’intérêt chez les scienti-
fiques. Qu’importe s’il est théoriquement
possible de calculer avec précision les mou-
vements des astres qui influencent les ju-
sants et les flots sur des périodes de plusieurs
milliers d’années. Les marées restent sur-
veillées. Des réseaux de marégraphes côtiers
numériques ont pris la relève. Ils contribuent
aujourd’hui au système de vigilance des va-
gues submersives que l’élévation du niveau
de la mer rend plus extrêmes.
Cependant, scruter les mouvements de
l’océan mondial se fait désormais en grande
partie depuis l’espace, grâce à l’altimétrie sa-
| 25
tellitaire. Le satellite SWOT (Surface Water
Ocean Topography), en particulier, a pour
mission de mesurer le niveau des eaux ter-
restres, douces comme salées. Il le fait avec
précision de façon instantanée, mais seule-
ment lors de ses passages au-dessus d’un
point précis, tous les vingt et un jours et sans
sous la surface. Or il s’en passe ! Les scientifi-
ques continuent donc de mener des campa-
gnes in situ et d’ausculter le monde marin en
profondeur. Au printemps 2023, l’Antéa, un
des navires de la flotte océanique française,
est ainsi parti de Nouvelle-Calédonie pour
une mission dans les eaux du Pacifique. A
son programme : les ondes de marée interne.
Après des siècles de découvertes, une con-
clusion s’impose : c’est l’univers liquide tout
entier qui s’ébroue en permanence, de fond
en comble, pas seulement à l’approche des
côtes. Non seulement les ondes des marées
externes se diffusent dans toutes les direc-
tions à partir des points amphidromiques –
des zones immobiles en plein océan –, se pro-
rattrapent, se dépassent, mais des marées in-
ternes font, elles, office de grand shaker. Elles
créent de fortes oscillations à l’intérieur de la
colonne d’eau, suscitant des mélanges entre
les différentes couches qui composent
l’océan, et finissent par les remonter progres-
sivement de plusieurs mètres toutes les
douze ou vingt-quatre heures en fonction
des marées, modifiant ainsi le niveau de la
mer de quelques centimètres, mais pas de fa-
çon homogène.
« Les marées internes sont très importantes
dans la régulation du climat, explique Rose-
mary Morrow, océanographe physicienne au
Laboratoire d’études en géophysique et océa-
nographie spatiales, le Legos, à Toulouse. Petit
à petit, elles remuent chaque couche en pro-
fondeur. Ainsi, sur un temps long, elles aspirent
les masses froides abyssales jusqu’à la surface,
sur plusieurs kilomètres de haut. C’est extrême-
ment non linéaire, extrêmement complexe. »
Rosemary Morrow lit les tourbillons qui
brassent la surface gondolée de l’océan où se
succèdent des collines (qui correspondent à
une colonne d’eau chaude) et des creux
(d’eau froide), un peu comme le fait un mé-
téorologiste avec les hautes et basses pres-
sions atmosphériques. La chercheuse tra-
vaille sur la répartition de l’énergie et de la
chaleur produites par les marées, une don-
née qui « nourrit » les modèles climatiques.
« L’océan tourbillonnaire est une véritable ma-
chine à laver, résume-t-elle. Depuis un siècle
qu’on le réchauffe, on pourrait plutôt parler de
bain-marie maintenant, tant il stocke de cha-
leur en profondeur, là où les couches se renou-
vellent très lentement. »
« Des cyanobactéries aux vertébrés »
Florent Lyard le présente lui comme « une
machine thermique mal foutue qu’on chauffe-
rait par le haut ». Chercheur au Legos lui
aussi, ce grand expert des marées les connaît
bien, presque toutes : sa mission est d’essayer
de les prédire en tout point du globe, afin de
les dissocier de la circulation des grands cou-
rants marins. La précision des modèles cli-
matiques est au prix de ces efforts. « La ba-
thymétrie précise [qui permet de mesurer la
profondeur et la topographie des océans],
c’est une bagarre, témoigne-t-il. Nous en
avons besoin, car la profondeur dicte exacte-
ment la vitesse à laquelle l’onde de marée se
propage. Nous avons des informations sur les
eaux territoriales américaines, européennes,
japonaises, mais elles font défaut ailleurs, soit
pour des problèmes politiques, soit parce que
les pays manquent de moyens pour mesurer
eux-mêmes leurs fonds. »
Le changement climatique va-t-il influen-
cer le cours de ce maelström délicat ? « Il n’y a
pas de certitude, répond Florent Lyard. On
s’attend à une variabilité avec l’élévation du
niveau moyen de la mer ; la réduction de la
couverture des glaces va aussi avoir un impact
sur les marées externes. » La stratification de
l’océan en couches plus ou moins froides,
plus ou moins salées pourrait aussi être sou-
mise à des évolutions et influencer les ma-
rées internes.
L’alternance des jours et des nuits, les pha-
ses de la Lune, les marées : les grandes horlo-
ges de l’Univers donnent le « la » chez les vi-
vants. « La vie est profondément cyclique. C’est
une propriété fondamentale, que l’on retrouve
des cyanobactéries jusqu’aux vertébrés, y
compris les humains », explique Audrey Mat.
Cette jeune chronobiologiste de l’université
de Vienne, en Autriche, a mené des recher-
ches dans les milieux côtiers, mais elle a
aussi eu l’occasion d’éprouver ses hypothèses
au fond de l’océan, au large des Açores. Là,
elle a pu montrer que les moules blotties près
de cheminées hydrothermales, à 1 700 mè-
tres de profondeur, reçoivent le signal des
marées internes, l’expression de leurs gènes
en témoigne. Ainsi, même les moules battent
le rythme vital. p
martine valo
FIN

26 |
La bibliothèque
insolite de
Mara Goyet
léa girardot
Délicatement
enfeuillagée
D
ans un bouquet, le feuillage est
le plus souvent le second cou-
teau de l’art floral, le condiment
du Beau. Imperturbable, le fleuriste
vous demande si vous souhaitez « en
rajouter ». Toujours prêtes à donner un
coup de main, ces modestes branches
apportent ainsi du volume aux compo-
sitions, tempèrent les ardeurs des péta-
les, harmonisent l’abscons langage des
fleurs. Telle est leur humble fonction.
Gypsophile, fougère, pistachier, ce sont
les damnés de la florosphère, les gars
que l’on croise mais qu’on ne regarde
pas : des petites feuilles, des petites
feuilles, toujours des petites feuilles…
Les historiens de l’art n’ont pas davan-
tage donné aux divers feuillages toute
l’attention qu’ils méritaient, les rédui-
sant le plus souvent à des ornements ou
à des symboles. Heureusement, Clélia
Nau, la Spartacus de la ramée bruis-
sante, vint et écrivit un somptueux
ouvrage, Feuillages. L’Art et les puissances
du végétal (Hazan, 2021), qui redonne
leurs droits à ces feuilles prolétarisées,
du souffle et une juste verticalité à ces
végétaux qui relient l’humus au ciel.
Car ces pans verts ne sont pas stati-
ques : ils germent, poussent, insufflent.
Ainsi, dans Le Printemps, de Botticelli,
le feuillage ne se limite-t-il pas à unifier
la scène (les personnages sont enchâs-
sés « dans des loges de verdure ») mais
transmet « l’énergie de la sève », l’impul-
sion, « partie de la terre, transitant par
les corps et s’élevant progressivement »,
donc la vitalité propre à cette saison.
Connaissances tourbillonnantes
De manière quasi mimétique avec
le ­sujet dont il traite, l’ouvrage de Clélia
Nau est incroyablement précis, net
et varié (de Poussin à Ozu, en passant
par Constable et Atget) ; tacheté de mots
inventés, compliqués, souvent latins ;
innervé d’idées et de concepts. En ceci, il
est fidèle à la représentation « linéaire »
du feuillage qui choisit le trait, le fini, le
détail, qui, selon l’expression consacrée,
« feuille » (Gellée, Poussin).
Le livre ne délaisse pas pour autant
la voie « picturale », celle qui, dans
le feuillage, privilégie les masses,
les ­couleurs, les contaminations, les
perturbations (Monet, Klimt). Je me suis
­retrouvée livrée à un plaisir atmosphéri-
que confus, j’ai été plongée dans un flot
ininterrompu, parfois obscur, d’associa-
tions d’idées, de connaissances tour-
billonnantes, de références proches
ou lointaines. J’ai reculé pour avoir une
idée d’ensemble, je me suis rapprochée
pour mieux comprendre un passage
comme on le fait devant un tableau.
A la fin, j’étais moi-même délicieuse-
ment enfeuillagée. Si je ne me suis pas
senti pousser des feuilles, je prête désor-
mais une attention toute particulière
aux feuillages (pardon les fleurs, pardon
les fruits) dans les musées comme dans
la nature. Et quand je glande et me repro-
che de végéter, j’ai désormais ­conscience
de toute l’énergie que cela implique
comme de la puissance que cela repré-
sente. De quoi effeuiller lentement
ma douce culpabilité d’été finissant. p
Mara Goyet
Mara Goyet est écrivaine et professeure
de collège
FIN
Un personnage instrumentalisé
à l’ère de la post-vérité
Aleister Crowley, une vie avec Satan — 6/6 — Récupéré par l’extrême droite, objet d’une
myriade de théories du complot, l’occultiste voit ses affabulations se retourner contre lui
B
lancs suprémacistes, na-
tionalistes, néonazis… Les
11 et 12 août 2017, toutes les
nuances de l’extrême
droite américaine conver-
gent à Charlottesville, en
Virginie, pour protester contre la sup-
pression d’un monument à la mémoire
des confédérés. Au milieu des croix
gammées et des casquettes trumpistes,
des participants arborent, sur leur
sweat-shirt, l’hexagramme de Thelema,
la doctrine mise au point, un siècle plus
tôt, par Aleister Crowley (1875-1947).
L’un des leaders du rassemblement, qui
se fait appeler Augustus Sol Invictus, a
été jusqu’en 2022 un « thélémite » no-
toire, ainsi qu’on désigne les disciples de
l’occultiste anglais. Comment cette doc-
trine, qui fit florès dans la contre-cul-
ture des années 1960 et 1970, a-t-elle
ainsi pu se rapprocher de l’alt-right ?
A bien y regarder, le ver était déjà,
peut-être, dans le fruit. De son vivant,
Crowley, alias « la Bête 666 », entretint
des rapports ambigus avec les régimes
totalitaires. Amoureux de Berlin et
Moscou, où il multiplia les séjours, il
chercha à établir un contact direct avec
Hitler et Staline, pour les rallier à la
cause thélémite – en vain. Au Royaume-
Uni, il noua une solide amitié avec le gé-
néral J. F. C. Fuller (1878-1966), membre
de l’Union britannique des fascistes. La
traductrice allemande Martha Küntzel,
parmi ses adeptes les plus ardents de
« la Bête », ne prit-elle pas fait et cause
pour les nazis ?
Ses défenseurs rappellent, a contrario,
que Mussolini l’expulsa de l’Italie fas-
ciste, en 1923, en dépit de leur ressem-
blance physique. Qu’il aurait conseillé,
durant la seconde guerre mondiale,
Churchill, féru d’ésotérisme. Que le gé-
néral de Gaulle le félicita, en 1942, pour
sa chanson à la gloire de la France libre,
La Gauloise. Ou qu’en 1974, au Brésil, les
militaires firent emprisonner le roc-
Un pseudo-historien attribua
six meurtres à Crowley, qu’il
aurait commis à Londres pour
rivaliser avec Jack l’éventreur
keur Raul Seixas et l’écrivain Paulo
Coelho, pour avoir établi une commu-
nauté crowleyienne.
« Thelema est une pensée de crise, une
charge radicale contre l’establishment,
propice aux récupérations de tous bords,
analyse l’universitaire italien Marco
Pasi. A première vue, sa glorification de la
liberté individuelle semble difficilement
soluble dans le totalitarisme. Cependant,
elle partage certains traits des idéologies
extrémistes : le culte du leader et de l’éner-
gie vitale, le primat des affects sur la rai-
son… » En 1988, à la sortie du Pendule de
Foucault, d’Umberto Eco, un roman où
Crowley apparaît de manière fugace, le
jeune Marco Pasi s’est identifié au narra-
teur. « Comme lui, je préparais une thèse
sur l’ésotérisme, s’amuse-t-il. Eco raconte
de manière magistrale combien les occul-
tistes sont à la fois producteurs et victi-
mes de théories du complot. »
Crowley est, en l’espèce, un cas d’école.
Dans les recoins les moins rationnels
d’Internet, les franges conspirationnis-
tes en font tantôt une cible, tantôt un
héros. Sorte de Pravda de l’extrême
droite américaine, inlassable pour-
voyeur d’infox, le site InfoWars est par-
venu, en 2020, à faire retirer une publi-
cité de Microsoft mettant en scène la
performeuse Marina Abramovic, sous
prétexte qu’elle serait une adoratrice
d’Aleister Crowley et, partant, de Satan.
Si le fondateur d’InfoWars, Alex Jones,
qualifie « la Bête 666 » de « blob maléfi-
que », d’autres membres de sa famille
politique le tiennent en haute estime.
Aux Etats-Unis, l’écrivain James Wasser-
man fut, jusqu’à sa mort en 2020, un
thuriféraire aussi fervent de Thelema
que de Donald Trump. En Russie, le pro-
pagandiste ultranationaliste Alexandre
Douguine a fait part de son admiration
pour Crowley. Une passion qu’il partage
avec son traducteur français, l’éditeur
Christian Bouchet, par ailleurs militant
au Front national de 2008 à 2015.
Cofondateur de Blondie, Gary Lach-
man s’est étonné que l’idole des roc-
keurs de sa génération soit devenue, au
mitan des années 2010, celle des agita-
teurs d’extrême droite. Rebelles d’hier
et réactionnaires d’aujourd’hui, même
combat ? De cette interrogation, le mu-
sicien et écrivain a fait un livre, Dark
Star Rising. Magick and Power in the Age
of Trump (2018, non traduit). « L’occul-
tisme de Crowley procède d’une époque,
le tournant du XXe siècle, où la raison est
violemment questionnée en Europe, rap-
pelle-t-il. La période actuelle n’est pas si
différente. On peut considérer les mèmes
que diffusent, sur le Web, les militants
d’extrême droite comme une sorte de
“magie du chaos”. »
Tiraillé entre les extrêmes
Pour « la Bête », l’ère de la post-vérité se
révèle à la fois un triomphe et un fléau.
Un triomphe car ses forfanteries trou-
vent, sur la Toile, une caisse de réso-
nance inespérée, amplifiant ses ex-
ploits, gonflant sa légende, élargissant
son public. Un fléau car il est de plus en
plus ardu de démêler, dans ce tissu de
mensonges, le moindre lacis d’authen-
ticité : grand mythomane devant l’Eter-
nel, l’occultiste voit ses affabulations se
retourner contre lui. A ce titre, nos pen-
sées les plus miséricordieuses vont à ses
biographes et experts, dont le nombre
croît à mesure qu’augmente la confu-
sion entourant leur objet d’étude.
Le premier de ces Sisyphe, l’Anglais
John Symonds (1914-2006), publia pas
moins de quatre biographies de
« la Bête ». Son plus sérieux successeur,
Tobias Churton, affiche déjà six volu-
mes. « A force d’être reproduites de livres
en articles, les erreurs entourant sa vie
n’ont jamais été aussi nombreuses », sou-
pire le Britannique. En France, Philippe
Pissier s’échine à traduire, depuis près
de trente ans, les textes de l’occultiste
avec une rigueur monacale. « Je l’ai
adoré, je l’ai détesté, désormais il m’indif-
fère – ce qui est peut-être le mieux, pour
accomplir ma tâche sereinement », lâche
le téméraire intercesseur.
Ces Sisyphe se sont longtemps éver-
tués à démasquer les imposteurs, tel
Amado Crowley (1930-2010), un magi-
cien se faisant passer pour son fils. Il
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
Isabel Espanol
leur faut dorénavant démentir les thè-
ses les plus farfelues. Le pseudo-histo-
rien Mark Beynon est allé jusqu’à attri-
buer six meurtres à Crowley, qu’il aurait
commis à Londres, dans les années
1920, pour rivaliser avec nul autre que…
Jack l’Eventreur. Sur Internet, on prête à
« la Bête » tout et n’importe quoi : une
liaison avec l’épouse de l’écrivain H.
P. Lovecraft, un lien de parenté avec l’ex-
première dame des Etats-Unis Barbara
Bush… « Elon Musk est un homme-en-
fant, un Aleister Crowley », a récemment
déclaré l’idéologue d’extrême droite
Steve Bannon. La comparaison est par-
lante, a fortiori au vu du pedigree de son
auteur : qui mieux que l’occultiste, ti-
raillé entre les extrêmes, symbolise nos
vertiges identitaires ?
Voilà, du reste, pourquoi il intéresse
tant les artistes de l’artifice et du dé-
doublement, des cinéastes Kenneth
Anger et Bertrand Mandico aux ro-
manciers Fernando Pessoa, Leonardo
Sciascia, William S. Burroughs ou Enri-
que Vila-Matas. « Pour un écrivain, sa
vie, hautement romanesque, est une
mine… Quel personnage ! Je n’avais plus
envie de le lâcher », confie Lucien d’Azay,
l’un de ses biographes. Son livre, Trois
excentriques anglais (Les Belles Lettres,
2011), est l’un des deux ouvrages pour
lesquels Penelope Fillon a rédigé des
notes destinées à la Revue des deux
mondes, en 2012. Des écrits qui vien-
dront alimenter l’affaire d’emplois fic-
tifs ayant entraîné la condamnation en
appel des époux Fillon, en 2022.
L’anecdote fait sourire Vincent Capes,
qui a entrepris d’éditer dans sa maison,
Anima, du Crowley en rafale. « C’est un
puits sans fond de fictions. Je pense qu’il
se cachait derrière son bric-à-brac de ma-
gicien, d’alpiniste, de pornographe… Par
pudeur. Par peur de n’être pas reconnu
comme poète, avance-t-il. Or, poète, il
l’était. » Crowley serait-il l’oracle de nos
temps troublés ? Prêtons-lui l’oreille, au
cas où. « “Fais ce que tu voudras”, c’est de-
mander aux étoiles de briller, à la vigne
de porter des raisins et à l’eau de chercher
son niveau. L’homme est le seul être dans
la nature qui a tout fait pour se brouiller
avec lui-même. » p
Aureliano Tonet
FIN
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023 | 27

Une maîtresse qui brise la loi du silence

Les séries qui ont changé notre regard — 6/6 — Avec « Maîtresse d’un homme marié », lancé en 2019, la réalisatrice
sénégalaise Kalista Sy aborde, en wolof, des thématiques taboues dans son pays, telles la sexualité ou la polygamie

Dakar - correspondance

A
ssise dans son salon, Ma-
rème Dial discute avec une
amie de son amant, Cheikh
Diagne, qui est marié. A la
question de savoir si elle a
couché avec lui, la jeune
femme aux longues tresses et tout de rose
apprêtée répond d’un ton sec, en désignant
son entrejambe : « Ecoute-moi… ça, c’est à moi
et je le donne à qui je veux ! » Dès l’épisode 6
de sa première saison, diffusé en février 2019,
la série Maîtresse d’un homme marié donne
le ton et choque au Sénégal.
Réalisée par Kalista Sy et produite par le
groupe Marodi, cette série (qui comptera trois
saisons) explose les compteurs. Diffusée sur
la chaîne privée 2sTV, elle est aussi mise en
ligne sur la plate-forme YouTube, où aucun
épisode ne descend en dessous de 2 millions
de vues, certains dépassant même parfois les
6 millions dans ce pays d’Afrique de l’Ouest
de 18 millions d’habitants.
Il faut dire que le scénario change des tradi-
tionnels feuilletons télévisés. Cinq femmes
– toutes des personnages hauts en couleur –
sont au cœur de l’intrigue, qui se déroule à
Dakar. Marème Dial, le personnage principal,
vit une histoire d’amour cachée avec un
homme d’affaires, Cheikh Diagne, déjà marié
à Lalla, à qui il a promis qu’il ne prendrait
­jamais de seconde femme. Lalla Ndiaye in-
carne l’épouse traditionnelle et serviable, qui
tombe dans la dépression en apprenant l’infi-
délité de son mari. Sa belle-sœur, Dialika
­Sagna, femme active, doit, elle, gérer son mari
violent et alcoolique, quitte à aller jusqu’au di-
vorce. Une de ses amies, Dior Diop, jeune
femme indépendante, est victime d’un ma-
riage forcé. Enfin, Racky Sow, cheffe d’équipe Un jeune homme regarde un épisode de la série télévisée « Maîtresse d’un homme marié », à Dakar, en mai 2019. SEYLLOU/AFP
dans le bâtiment, lutte contre ses démons
avant de ­commencer une liaison amoureuse
alors qu’elle a été violée étant plus jeune.
Autant d’histoires qui permettent d’aborder, laisser la diffusion se poursuivre, « sous ré- projet, assure-t-elle. J’ai cette liberté de créer
en wolof, des thématiques taboues tandis que Grande séductrice, serve de mesures correctives à apporter ». en respectant les règles de la société, sans
règne le sutura (« discrétion ») dans la société
sénégalaise, musulmane et très croyante.
Marème Dial, le personnage « Nous nous considérons comme lanceurs
d’alerte concernant les produits audiovisuels
bouleverser son équilibre. »
Si le quotidien des Sénégalais n’a pas non
principal, surprend qui inculquent des contre-valeurs. C’est un ris- plus changé après la diffusion de la série, « la
Lettres de menaces que pour la santé morale et mentale de nos parole s’est libérée, et des féministes se sont re-
par son franc-parler enfants, explique alors Mame Mactar Gueye, groupées pour combattre les violences faites
Ce qui est nouveau ? Que le quotidien de ces vice-président de Jamra. C’est de la pornogra- aux femmes », observe Fatou Kiné Sène. Ka-
femmes soit raconté avec un regard féminin. phie verbale et de l’incitation à la fornication, lista Sy va plus loin : « Cela a permis de mieux
« Dans le paysage cinématographique, les fem- diffusées à des heures de grande écoute », s’in- comprendre les femmes, et de se dire qu’elles
mes étaient soit soumises, soit hypersexuali- exacts sont utilisés, rien n’est caché dans le surge le militant, qui fait référence, parmi existent et qu’elles font partie de cette société. »
sées. Il n’y avait pas de juste mesure », observe contenu ni dans les gestes. La série a révélé au d’autres « exemples salaces », à la séquence Maîtresse d’un homme marié a aussi donné
la scénariste Kalista Sy, qui avoue s’être ins­- grand jour ce qui se cachait dans la société où Marème Dial explique dans un langage un coup de fouet à la création de séries séné-
pirée de la série ghanéenne An African City sénégalaise, qui est très pudique », observe cru que son corps lui appartient. galaises. Le secteur s’est professionnalisé, les
(2014-2016) ou de la pionnière américaine Sex Fatou Kiné Sène, journaliste culturelle et Un bras de fer que regarde Kalista Sy avec productions s’exportent dans la sous-région
and the City (1998-2004). « Je me demandais si ­présidente de l’Association sénégalaise de la du recul aujourd’hui, comprenant pourquoi et à travers le monde. De nouvelles fictions
cette liberté dans le ton, cette désinvolture et critique cinématographique. Maîtresse d’un homme marié a pu heurter. ont suivi, comme Infidèles ou Idoles, qui par-
ces problématiques pouvaient marcher ici », se Un parti pris qui a choqué. Lors de la diffu- « Je n’ai rien révélé, sur les thèmes abordés, lent ouvertement de sexe et d’argent. Après
souvient la showrunneuse, qui explique que sion, Kalista Sy a reçu des lettres de menaces et mais les gens n’étaient pas prêts à voir leur avoir quitté Marodi du fait d’un différend sur
les téléspectateurs étaient davantage habitués des insultes. Puis l’organisation non gouver- quotidien projeté à l’écran », estime la scéna- la représentation des femmes dans la suite de
à voir des femmes libres dans des productions nementale islamique Jamra a saisi deux fois le riste, pour qui l’objectif n’était pas de cho- Maîtresse d’un homme marié (qui n’a pas
étrangères, sans imaginer qu’il était possible Conseil national de régulation de l’audiovi- quer mais de « demander à la société de se re- connu de quatrième saison), Kalista Sy a créé
de les transposer dans la société sénégalaise. suel (CNRA). La chaîne 2sTV a alors été mise en garder et de faire une introspection afin que sa propre société de production. Pour conti-
Le personnage de Marème Dial (Khalima demeure, le 31 mai 2019, le régulateur esti- les mentalités évoluent ». Elle considère ainsi nuer de parler des femmes et s’attaquer à de
­Gadji), grande séductrice, surprend par exem- mant certaines séquences « indécentes, obscè- que Jamra était dans son rôle de représenter nouveaux sujets tabous, comme l’infertilité. p
ple par son franc-parler, loin des conventions. nes ou injurieuses » et d’autres « susceptibles de une partie de la société sénégalaise. « Mais Théa Ollivier
« On parlait rarement de sexe ouvertement nuire à la préservation des identités culturel- moi, je ne suis pas dans le trash, et personne
dans les téléfilms ou les séries. Ici, les mots les ». Un peu plus tôt, le CNRA avait décidé de ne s’est jamais immiscé pour changer mon FIN.

De NTM & Lord Kossity aux Brigitte, nouvelle voie

Une chanson,
I
ncontournable des pistes de danse, brû-
lot machiste puis pamphlet féministe
deux versions dans la bouche du duo Brigitte, Ma
Benz, de NTM, porté par la voix grave de
— 11/11 — Lord Kossity, était destiné à l’origine à la
scène reggae. Un de ces gros sons qui tour-
« Ma Benz » nent dans les sound systems des péniches
(1998 et 2009) des bords de Seine à Paris, dans les squats
rastas du métro Hoche à Pantin (Seine-
Saint-Denis), ou sur les plages des Antilles.
Ce râle de mâle en chasse, cette roucoulade
érotique gorgée d’infrabasses, ce mélange
de patois jamaïcain et d’argot parisien
n’était pas censé devenir un tube de disco-
thèques. Il s’en est fallu de peu pour que
JoeyStarr et Lord Kossity ne se retrouvent
seuls à « zoom-zoom-zang » dans leur Mer-
cedes-Benz, comme des ados recalés à l’en-
trée d’une boîte. Il a fallu le flair de Kool
Shen, le complice de JoeyStarr dans NTM.
Pour leur quatrième album, publié
en 1998, le fin stratège du groupe de rap
dionysien cherche le titre qui peut passer
en radio sans que les deux têtes brûlées
aient l’impression de se compromettre. Ils
avaient déjà eu cette sensation désagréable
sur le précédent album, Paris sous les bom-
bes, avec le titre La Fièvre. Déjà, JoeyStarr
y faisait une cour lourdingue à une jeune
femme rencontrée dans la rue. Mais avec
Ma Benz, c’est du dancehall, bien gras,
grossier, et très efficace. JoeyStarr, qui s’est
alors mis en tête de devenir producteur,
l’a composé avec son colocataire, DJ Spank,
avec qui il anime une émission de radio
dans la cave de sa maison, à Saint-Ouen.
Avec ce son, il veut tester les basses
de la sono de sa nouvelle voiture, invite
une voix encore plus grave que la sienne,
le tchatcheur martiniquais Lord Kossity.
En quelques minutes, ce dernier adapte
à sa sauce un gimmick jamaïcain, le « zung-
guzungguguzungguzeng » du DJ Yellow-
man et le transforme en « zoom-zoom-
zang » pour mimer l’acte sexuel et
exprimer, « poliment, qu’il a envie de faire
l’amour à l’arrière de la Merco ». Le son
passe le test audio et doit figurer sur
la compilation du groupe de reggae RMI,
managé par la petite amie de JoeyStarr.
Quand Kool Shen l’écoute, il insiste pour
que le titre revienne dans le répertoire
de NTM, engueule son complice – « Tu vas
arrêter de donner tes meilleurs sons aux
autres ! » – puis s’incruste, le temps d’un
couplet. Ma Benz est accompagné d’un clip
vidéo où des filles en bikini font frotti-
frotta sur les sièges en cuir de mini-voitu-
res qu’elles chevauchent. Le Conseil supé-
rieur de l’audiovisuel, exaspéré, interdit sa
diffusion avant 22 heures, car il contribue
à « la dégradation de l’image de la femme ».
Dix ans plus tard, le duo Brigitte désa-
morce la bombe sexuelle et machiste
de NTM. En 2009, les chanteuses Aurélie
Saada et Sylvie Hoarau choisissent d’inter-
préter le brûlot lors d’un festival érotique,
Eros 69. Elles susurrent les textes, miaulent
les « moove up », les « ondule comme un ver
de terre » et se réapproprient le « Gal, t’es
sexy ». Un simple accord de guitare pour
marquer le rythme, la basse est réduite
au minimum. Une flûte traversière
et quelques notes d’orgue apportent
un cachet charmant et désuet. Chantée
par des femmes, cette ode au plaisir
sexuel devient insolente et féministe. p
Stéphanie Binet
FIN.

28 | 0123
Pierre Victoria Ce qui se
joue, en ce moment,
c’est la question de
la répartition équitable
de la valeur créée
Quatre ans après l’adoption de la loi Pacte,
qui promeut la responsabilité sociale
des entreprises, l’expert associé à la Fondation
Jean Jaurès plaide pour un partage
de la valeur plus favorable aux salariés
A
u creux de l’été, les en-
treprises du CAC 40 ont
annoncé, pour la quasi-
totalité d’entre elles, des
résultats semestriels particuliè-
rement satisfaisants : 85 mil-
liards d’euros de profits, un bé-
néfice en hausse de 12,7 % par
rapport au premier semestre
2022. Les grandes entreprises
françaises vont bien, et c’est une
bonne nouvelle pour notre éco-
nomie nationale et pour l’em-
ploi en France.
Cependant, ces annonces
­contrastent avec les conséquen-
ces de l’inflation pour les ména-
ges, l’augmentation abusive de
certains prix, à commencer par
ceux de l’essence, au prétexte fa-
cile du conflit ukrainien et du
prix des matières premières.
Force est de constater que
l’inflation a pesé sur le pouvoir
d’achat des Français et pas sur
celui des marges des grandes
entreprises. Le grand gagnant
de ces six derniers mois, c’est
l’actionnaire, que 20 % des en-
treprises du CAC 40 souhaitent
encore plus privilégier au cours
du second semestre grâce à la
procédure hautement contes-
table des rachats d’actions qui
permet d’accroître artificielle-
ment le bénéfice par chaque ac-
tion détenue.
Une construction collective
Pourtant, la loi Pacte (Plan d’ac-
tion pour la croissance et la
transformation des entrepri-
ses), votée en 2019, avait pour
ambition de faire croître les en-
treprises tout en précisant leurs
responsabilités à l’égard de tou-
tes leurs parties prenantes. Son
volet sociétal avait été large-
ment inspiré, à défaut d’être to-
talement repris, des quatorze
propositions du rapport réalisé
par Nicole Notat et Jean-Domi-
nique Senard, à l’époque PDG
de Michelin, à l’issue d’un long
travail de concertation par l’en-
semble des parties prenantes
de l’entreprise.
Le législateur a construit un
dispositif à trois étages qui se
complètent : définition d’une
raison d’être pour expliquer
son utilité sociétale, possibilité
de se doter de la qualité de so-
ciété à mission pour le contrôle
de la mise en œuvre effective
de ses engagements sociaux et
environnementaux par les par-
Désormais,
les entreprises
doivent être
gérées en prenant
en considération
les enjeux
climatiques
et sociaux
La double
logique de
l’élargissement
des BRICS
l’inflation a pesé
sur le pouvoir
d’achat
des Français,
et pas sur celui
des marges
des grandes
entreprises
ties prenantes, et, enfin, modi-
fication de l’objet social de la
société commerciale.
Désormais, toutes les entre-
prises doivent être gérées en
prenant en considération les
enjeux environnementaux et
sociaux. Ainsi est reconnue
l’idée essentielle que l’entre-
prise est une construction col-
lective qui a des comptes à ren-
dre, non seulement à ses ac-
tionnaires mais à l’ensemble de
ses parties prenantes.
Quatre ans après le vote de la
loi, plus de 80 % des entreprises
du CAC 40 ont adopté leurs rai-
sons d’être et ont boudé la qua-
lité de société à mission – Da-
none est la seule entreprise du
CAC 40 parmi les 1 300 entrepri-
ses ayant ce statut.
Mais surtout, peu d’entre el-
les, à l’exception de Veolia et
sans doute de quelques autres,
ont saisi l’occasion de l’élargis-
sement de l’objet social de l’en-
treprise pour évaluer une per-
formance plurielle intégrant les
performances sociale, sociétale
et environnementale, au même
titre que la performance finan-
cière et l’équilibre entre les par-
ties prenantes.
Ce qui se joue, en ce moment,
c’est la question de la réparti-
tion équitable de la valeur
créée. Il serait peu compréhen-
sible, après avoir dénoncé l’im-
posture de la propriété action-
nariale de l’entreprise, que l’ac-
tionnaire soit privilégié au
détriment des salariés, voire
des fournisseurs, des consom-
mateurs ou des territoires.
Si les entreprises ne prennent
pas conscience de leur responsa-
bilité à l’égard de la société et de
l’ensemble de leurs parties pre-
nantes, il faudra en conclure que
seule une gouvernance mieux
partagée avec les salariés et les
autres parties prenantes de l’en-
treprise permet une répartition
équitable de la richesse créée. p
Pierre Victoria est l’ancien
directeur du développement
durable chez Veolia, expert
associé à la Fondation
Jean Jaurès, vice-président
du laboratoire d’idées
la Fabrique écologique
E largissement ou approfondisse-
ment ? Le dilemme, bien connu des
organisations internationales, tra-
vaille les stratèges de l’Union européenne
depuis longtemps. Réunis à Johannesburg
(Afrique du Sud) du 22 et 24 août pour leur
quinzième sommet, les BRICS (Brésil, Rus-
sie, Inde, Chine, Afrique du Sud) ont résolu-
ment choisi l’élargissement en invitant six
pays à les rejoindre d’ici à 2024.
C’est incontestablement l’option la plus
facile. Les BRICS ne sont pas une organisa-
tion internationale, ne disposent pas de
structures permanentes et n’ont créé jus-
qu’ici qu’une seule institution commune,
une banque de développement. L’hétérogé-
néité de leurs membres, qui ont des systè-
mes politiques différents et ne partagent ni
Sébastien Ledoux L’affaire Médine illustre
la dérive constante d’une certaine gauche
L’historien juge sévèrement le soutien apporté par des représentants politiques au rappeur,
dont les propos contribuent à nourrir un antisémitisme ambiant
V
oici donc que l’un des principaux
partis politiques de gauche, Europe
Ecologie-Les Verts (EELV), vient
d’accueillir dans son université
d’été au Havre (Seine-Maritime) le chan-
teur Médine, qui s’est illustré récemment
par des propos tenus dans un tweet plus
que douteux concernant l’essayiste Rachel
Khan, « ResKHANpée » – allusion à la dé-
portation de ses grands-parents juifs dans
les camps, pendant la seconde guerre
mondiale. Dans la pratique abjecte des
jeux de mots à partir d’un nom renvoyant
à la mémoire de la Shoah, on pense évi-
demment au « Durafour crématoire » que
l’ancien président du Front national, Jean-
Marie Le Pen, avait lancé en 1988. Car celui
de Médine, quoi qu’il en dise [le rappeur a
justifié ses propos en plaidant la « mala-
dresse »], se situe bien précisément dans
cet héritage idéologique.
La politique est faite de symboles, et ce-
lui-là est désastreux : il illustre la dérive
constante d’une certaine gauche face à
l’antisémitisme en France, le parti La
France insoumise (LFI) ayant également
soutenu le chanteur Médine à la suite de
la polémique créée par ce tweet.
Depuis les années 1980 et la place prise
par la Shoah dans la société française (poli-
tiques mémorielles, enseignement, mu-
sées mémoriaux, productions audiovi-
suelles, littérature), le discours antisémite
s’est notamment exprimé à travers des al-
lusions à la Shoah. Il visait soit à en remet-
tre en question l’existence (négation-
nisme, conspirationnisme), soit à en relati-
viser l’importance, soit à en dénoncer
l’omniprésence de la mémoire et l’occulta-
tion d’autres mémoires comme celle de
l’esclavage colonial, soit à en tourner en dé-
rision les victimes et leurs descendants.
Dieudonné, que Médine a soutenu pen-
dant des années, en a aggloméré les diffé-
rentes formes depuis les années 2000 en-
tre formulations abjectes (« Shoananas »),
l’invitation du négationniste Robert Fau-
risson lors d’un spectacle, la dénonciation
d’un « lobby juif » qui imposerait la mé-
moire de la Shoah et empêcherait toute
production audiovisuelle sur l’esclavage
colonial (lors d’une conférence de presse
tenue à Alger en 2005, par exemple). La po-
pularité de Dieudonné et de ses argu-
ments conduit à mener un combat de for-
mation et d’éducation contre l’antisémi-
tisme, auprès de la jeunesse, qui engage
tout représentant politique responsable.
Au tournant des années 1980-1990, la
mémoire de la Shoah a eu pour fonction,
marché unique, ni production de normes
communes, rend l’approfondissement
compliqué. Cela explique sans doute la
mise en sourdine, à Johannesburg, des am-
bitions sur la dédollarisation. L’élargisse-
ment offre aux BRICS la meilleure possibi-
lité de peser sur la scène mondiale.
En intégrant l’Arabie saoudite, les Emirats
arabes unis, l’Iran, l’Egypte, l’Ethiopie et l’Ar-
gentine, passant ainsi de cinq à onze mem-
bres, le groupe représentera 46 % de la po-
pulation de la planète et un peu plus du
tiers du produit intérieur brut mondial. Il
s’enrichit de pays du Moyen-Orient et de
producteurs de pétrole, renforce notable-
ment son pôle africain et comptera les deux
plus grands pays d’Amérique latine. Pour
un groupe qui s’appuie déjà sur les deux
pays d’Asie les plus peuplés du monde, c’est
un changement d’échelle considérable.
La vraie question, évidemment, est celle
des objectifs recherchés par cet élargisse-
ment. Le président sud-africain, Cyril Rama-
phosa, a mis l’accent sur les bénéfices éco-
nomiques potentiels. On peut en effet sup-
poser que la coopération économique et
financière entre les onze pays s’en trouvera
accrue, en particulier grâce à la puissance
des capacités d’investissement de l’Arabie
saoudite et des Emirats. Il devrait aussi per-
mettre aux BRICS de mieux défendre collec-
tivement les préoccupations du Sud global
– si tant est que la Russie fasse partie du Sud
Nous ne parlons
pas seulement
d’imaginaire
antisémite :
l’antisémitisme tue
régulièrement
en France
dans le langage et les pratiques du per-
sonnel politique français, de conduire à
une prise de position salutaire face à l’ex-
trême droite du Front national, dont la
forte mobilisation à la suite de la profa-
nation du cimetière juif de Carpentras,
en 1990, a constitué un jalon important.
Si cette mémoire ne doit pas constituer
une forme de sacralité et que ses prati-
ques doivent être questionnées – je pense
ici en particulier à la transmission scolaire
de la Shoah –, il est indéniable que cette
mémoire est aussi régulièrement utilisée
pour dénigrer les juifs, nourrissant un
imaginaire antisémite au sein de la popu-
lation. Or nous ne parlons pas seulement,
en 2023, d’imaginaire antisémite : l’antisé-
mitisme tue régulièrement en France. Il
tue Ilan Halimi en 2006 dans des condi-
tions atroces, à Bagneux (Hauts-de-Seine),
il tue trois enfants âgés de 3, 5 et 8 ans et
un parent d’élève de l’école Ozar Hatorah,
à Toulouse, le 19 mars 2012, il tue quatre
personnes dans l’Hyper Cacher de la porte
de Vincennes (Paris 20e), le 9 janvier 2015.
Défaire les stéréotypes
Ces crimes antisémites caractérisés
­commis par des Français ne sont pas
l’œuvre de néonazis d’extrême droite,
mais de personnes provenant de quar-
tiers populaires issus de l’immigration,
réalisés pour ceux de 2012 et 2015, au
nom de l’islam, dans une instrumentali-
sation de la religion musulmane. Il ne
s’agit surtout pas de généraliser ces faits
en caractérisant comme antisémite l’en-
semble d’une population (les « jeunes de
banlieue », les « musulmans », etc.). Il
s’agit de prendre acte de ces crimes anti-
sémites, d’identifier la construction des
imaginaires dont ils découlent comme
de leur circulation par des discours, des
0123
Dimanche 27­­- Lundi 28­ août 2023
global – dans le domaine du développe-
ment durable et de peser davantage dans la
réforme d’un système multilatéral mondial
encore dominé par les Occidentaux.
Les objectifs politiques en filigrane dans
cette coalition sont, en revanche, moins
réalistes. La décision de l’élargissement est
une victoire pour le président chinois, Xi
Jinping, qui en était le plus ardent partisan.
S’il entend faire des BRICS à onze un instru-
ment de sa rivalité avec les Etats-Unis ce-
pendant, il se heurtera à l’Inde et au Brésil,
qui ne sont pas dans la même dynamique.
De même, si son idée, soutenue par Vladi-
mir Poutine, est de créer un groupe de pays
capable de s’opposer au G7, ou au réseau
d’alliances constitué par les pays occiden-
taux autour ou aux côtés des Etats-Unis, il
aura du mal à trouver la même cohérence
entre des régimes politiques aussi diffé-
rents que ceux de l’Iran, de l’Afrique du Sud,
du Brésil ou de la Chine.
Plus grand est le nombre de membres,
plus petit est le dénominateur commun,
avertit l’analyste indien Raja Mohan. Et Jo-
hannesburg n’est pas Bandung (Indonésie),
où est né, en 1955, le mouvement des non-
alignés dont l’objectif était de rester à l’écart
des deux grands blocs rivaux, le bloc améri-
cain et le bloc soviétique, pas de se jeter
dans la compétition entre grandes puissan-
ces. Empiler les BRICS ne suffit pas à créer
une maison commune. p
allusions, des jeux de mots, entre autres
sur les réseaux sociaux, et de mener un
travail sans relâche pour défaire les sté-
réotypes antisémites partout où ils s’ex-
priment, y compris (mais pas davantage)
dans les populations socialement défavo-
risées, issues de l’immigration de confes-
sion ou de culture musulmane.
Parce que Médine représenterait la
­parole d’une certaine jeunesse française
des quartiers populaires qui lutte contre
des discriminations raciales, il est sou-
tenu par plusieurs représentants de LFI et
EELV, qui portent ainsi la responsabilité
d’une grave confusion, là où les ensei-
gnants s’attachent chaque jour à éclairer
et à éduquer leurs élèves en posant des li-
mites sur ce qui peut être dit ou ne pas
être dit dans le cadre de la lutte contre
l’antisémitisme et le racisme. Outre son
abjection morale, le jeu de mots de Mé-
dine marque une transgression verbale
récurrente qui participe depuis des an-
nées d’un antisémitisme ambiant dont
les juifs sont victimes en France.
La lutte contre l’antisémitisme, contre le
racisme, contre l’islamophobie, ne peut
se mener dans cette confusion de la
­pensée où il s’agirait d’excuser une trans-
gression du fait de l’appartenance ethno-
religieuse de l’auteur de celle-ci à un
groupe discriminé.
Le grand historien de la Grèce antique
Jean-Pierre Vernant, ancien résistant
­communiste, qui avait beaucoup travaillé
sur l’importance de la commensalité
dans la civilisation grecque, avait cette
formule forte pour exprimer la ligne
claire à adopter dans une démocratie, face
aux tenants de discours d’extrême droite
relativisant les crimes nazis : « Je suis prêt
à expérimenter tous les plats qu’on voudra,
même les plus étrangers à mon goût et à
mon régime. Mais on ne discute pas recet-
tes de cuisine avec des anthropophages. Je
ne souhaite ni partager leur repas, ni les in-
viter à ma table. Le débat, l’échange des
idées, comme celui de la nourriture, obéis-
sent à des règles. » p
Sébastien Ledoux est historien,
maître de conférences à l’université
d’Amiens, formateur sur les questions
de racisme et d’antisémitisme, auteur
du « Devoir de mémoire. Une formule
et son histoire » (CNRS Editions, 2016)