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© Bouquins Éditions, Paris, 2023

92, avenue de France 75013 Paris

En couverture :

Le Studio © Sabri Benalycherif / Hans Lucas

EAN : 978-2-38292-328-3

Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo.


À nos enfants, petits-enfants et aux nouvelles générations algériennes
et françaises à qui reviendra de construire les futurs entre les deux
pays.
… l’État et le pouvoir sont comme un marché sur la place publique  :
ils y attirent les sciences et les arts, et les restes de la sagesse. Les
conteurs y affluent comme des caravanes. On y demande ce que
réclame le public. Par conséquent tout dépend du gouvernement  :
quand celui-ci évite l’injustice, la partialité, la faiblesse et la
corruption, et qu’il est décidé à marcher droit, sans écart, alors son
marché ne traite que l’or pur et l’argent fin. Mais que l’État se laisse
mener par l’intérêt personnel et les rivalités, par les marchands de
tyrannie et de déloyauté, et voilà que la fausse monnaie seule a cours
sur la place.
Ibn Khaldoun, Discours sur l’histoire universelle, 1377
 
Du plus loin que je me souvienne, soit on a fait la guerre, soit on en a
parlé ; maintenant on en parle, d’ici peu on la fera et, quand elle sera
finie, on en parlera de nouveau, si bien qu’il ne sera jamais temps de
rien penser.
Nicolas Machiavel, lettre à Francesco Guicciardini, 1526
Sommaire
Titre

Copyright

Dédicace

Exergue

Prologue - Regarder l'Algérie au présent ?

1 - Algérie 1962-2022 : l'histoire arrêtée, le temps qui passe et le temps perdu


Sainte vulgate héroïque et culture de guerre : l'histoire arrêtée

Avant la mission : premiers contacts avec l'économie de l'Algérie nouvelle

Mais pourquoi tous ces généraux dans cette histoire ?

Et la politique dans tout ça, est-ce bien sérieux ?

Regards sur le temps, passé, perdu et à venir…

2 - La mission et le destin de ses partenaires : des allées du pouvoir à la case prison


Un cadre politique au partenariat entre la France et l'Algérie

La mise en route de la mission : le rôle clé de son interlocuteur algérien

Il faut se lancer

Une succession de ministres : de l'Olympe aux Enfers

Un alter ego sans pouvoir cumulant des fonctions incompatibles

Un Premier ministre algérien déconcertant


Des grands patrons : de la toute-puissance à la prison

La justice : un rouage du « système » algérien


3 - Docteur Bouteflika et Mister Abdelaziz : paradoxes, ombres et style d'un pouvoir présidentiel
interminable

Le Président vu d'en bas : « Boutef » qui n'a rien fait

Le Président vu d'en haut : Bouteflika qui veut tout faire

Abdelkader El Mali ou quand le passé a de l'avenir

La conspiration, une grande école de principes et de conduites politiques

Président à vie, c'est un vrai travail ; oui, mais lequel exactement ?

Espoirs, ressentiments, vengeances : la mémoire longue

La fabrique du héros, le « vieux canasson » et le « gros plein de soupe »

Un mythe habituel du pouvoir : le grand travailleur qui sait tout, voit tout, fait tout

Le maître, son image et le naufrage du pouvoir absolu


4 - Utopie et dégagisme : le Hirak, révélateur de la société civile algérienne

Une révolution qui naît hors de la capitale : mettre fin à l'humiliation

Entre les islamistes et les militaires : il n'y a pas rien

Un peuple en ébullition : ce n'est pas nouveau

Les femmes, l'avenir du pays

Le Hirak : l'épreuve du système et un système à l'épreuve


5 - La jeunesse et les femmes : les chances gâchées de l'Algérie ou les atouts de demain ?

La jeunesse algérienne : entre profond malaise et engagement collectif

L'Algérie côté sombre : réseaux mafieux, drogues du pauvre, prostitution

Les femmes : leur long combat pour l'émancipation


6 - Au pays du monde à l'envers : le grand ballet du trio « rente-corruption-purge »
La corruption, un sport algérien pour tous, du haut en bas…

Rente et corruption, les deux sœurs fatales de la société algérienne

Une crise, une grande purge : petit voyage au pays du monde à l'envers

Les poisons de la corruption (I) : des « princes » et de leurs clientèles


Les poisons de la corruption (II) : la clientélisation de la société

7 - Culture et tourisme en Algérie : l'entrave des pouvoirs et la stratégie absente


Héritage lourd et ministères croupions
Culture : lumières et ombres d'une politique publique plus politique que publique
Pour la liberté de parole, les temps sont difficiles
Cinéma et édition : le crépuscule des industries culturelles

Endurance de la créativité : lumières de la musique et de la peinture


Un « plan Marshall » pour le tourisme ?

8 - Considérations intempestives : remarques rapides sur quelques situations particulières


Gaz naturel algérien : le miracle n'est pas à l'ordre du jour

La guerre et ses héros, la république et ses défauts

Cinéma et politique : la vérité ici, la propagande là-bas ?


Souveraineté ou sécurité alimentaire ?

La ténébreuse histoire des archives : quelques éléments du débat…


État, société, religion

Médias : un pluralisme de façade

L'étrange énigme des visas français

9 - La diversification de l'économie : mirages, slogans et impossibilités


La ritournelle de la diversification
Une expertise de qualité existe : le pays sait ce qu'il faut faire

L'Algérie a fait le chemin inverse de celui effectué par les pays émergents

Une remise en perspective : au-delà de l'analyse économique

La période Bouteflika (1999-2019) : un carcan politique endiguant la diversification


de l'économie
Au bout du compte, un pays très vulnérable et instable
10 - La décentralisation économique en Algérie : un parcours d'obstacles

Une coopération entre collectivités territoriales françaises et algériennes : des problèmes


structurels récurrents

Aller à la rencontre des collectivités territoriales : un cas exemplaire de coopération décentralisée


détruit en plein vol
Des acteurs entrepreneuriaux collectifs très demandeurs

Une initiative franco-algérienne universités / entreprises / territoires


Le consternant coup d'éclat du wali
Une nouvelle démarche fondée sur la confiance et le respect mutuel

11 - Les administrations centrales algériennes : labyrinthes et sables mouvants de la bureaucratie


Tebboune-le-Héros et l'apparition du « front intérieur »

L'État profond, ses capacités de résilience, ses boucs émissaires


« Sellal l'Opaque », une petite incursion dans les ombres du système

Ce dont le Président Tebboune ne nous parle pas : armée, justice, impôts, …

Les administrations centrales et les projets de terrain… L'Algérie est-elle une île ?


Et le citoyen algérien dans tout ça ?

12 - Enjeux de puissance en Méditerranée : la partie est mal engagée

Un intérêt vital partagé

La Chine fait main basse sur la région

La Chine et ses relais en France au plus niveau : le représentant spécial du gouvernement


français pour la Chine

Pouvoirs algérien et chinois : une connivence de fait au détriment de l'Algérie

Une marée continue de contrefaçons chinoises

Des enjeux communs
13 - Les institutions françaises avec le « système » algérien : surtout pas de vagues !

Des organisations nouvelles qui forment des modes d'action dépassés

Une dépendance excessive à l'égard du système politico-administratif algérien

Une première réponse : créer une task force des groupes français

Les questions clés soulevées par les entreprises


14 - « C'est le système » : petite leçon sur l'art diplomatique de la défausse

Une grande confusion apparente

Des arguments d'un manque de crédibilité déconcertant

Les univers parallèles du système politico-administratif français

Un mélange des genres surprenant

De ces univers parallèles, un dénouement surprenant


On ne change pas un système relationnel bien rodé

La mission et le système algérien : deux logiques opposées


Les détenteurs du pouvoir : bloquer toute tentative de diversification et de développement
de l'économie
La dernière mission

15 - France-Algérie : un passé sans fin, des lendemains sans horizons ?

No future ? Quand le passé dure trop longtemps, c'est que le problème est au présent

Klaus Barbie était français et il a fait la guerre d'Algérie : génocides et concurrence victimaire

« Rien ne m'appartient dans ce pays. Tout revient aux morts. » (Kamel Daoud)


« L'humanité meurt d'avoir des héros, elle se vivifie d'avoir des hommes. » (Octave Mirbeau)

En finir avec la « réconciliation des mémoires » : l'histoire et la lutte pour les souvenirs

De déclaration en déclaration : des mots plus que des actes

Vraiment nouvelle, cette « nouvelle Algérie » ?

Les obstacles à lever : des travaux d'Hercule à réaliser


Du rêve à la réalité : des chemins de partenariat ambitieux sont possibles

La transition énergétique et numérique : une belle complémentarité

Relever ensemble le défi de l'eau ?

Souveraineté et sécurité alimentaires : accès aux produits et nouveau modèle agricole

Les enjeux communs du sanitaire et du médical

Remerciements

Des mêmes auteurs


Prologue

Regarder l’Algérie au présent ?

Au bout de presque vingt années de domination politique, le reflux du


pouvoir d’Abdelaziz Bouteflika et sa fin sous les coups d’une immense
contestation populaire ont laissé l’Algérie dans une situation explosive et,
dans certains domaines, précaire. Avec stupeur et consternation, les
opinions algérienne et européenne prenaient connaissance de l’impéritie et
des turpitudes d’une gouvernance gangrénée depuis trop longtemps par les
prébendes et les prévarications. Cet ébahissement n’était pas notre cas.
Ce livre est né d’une expérience de terrain de cinq ans et demi au cours
desquels nous avons pu observer les failles et voir venir les impasses du
pouvoir en place. Une expérience acquise dans le cadre d’une mission
gouvernementale de coopération économique entre la France et l’Algérie,
une première depuis 1962. C’est sur elle que nous nous sommes fondés
pour tenter de décrire et donner un sens aux situations étranges,
énigmatiques, aux principaux dysfonctionnements auxquels nous avons été
confrontés. Pour cela, il a été nécessaire de revenir aux sources de l’histoire
algérienne et de son évolution chaotique, difficile et souvent violente depuis
1962. Une histoire méconnue et délaissée. Tout particulièrement en France,
alors même que l’Algérie est l’un des pays dont nous devrions être les plus
proches.
Un pays dont les atouts humains, naturels, agricoles, industriels auraient
dû faire un géant du Maghreb et de l’Afrique. Et qui se trouve dans une
impasse redoutable, tant pour lui, pour la région, que pour la France,
empêtré qu’il est dans une mondialisation où l’affrontement l’emporte sur la
solidarité, le mercantilisme sur la coopération.
C’est pourquoi, à côté de certains chapitres on ne peut plus révélateurs
du cynisme affiché des pouvoirs algériens et des carences auxquelles la
population algérienne est confrontée dans tous les grands domaines de la
vie (éducation, culture, santé, alimentation, hygiène publique,  etc.), nous
avons tenu à décrire et à souligner la force et l’enthousiasme de la jeunesse
de ce pays, de ses entrepreneurs, de ses chercheurs, de ses femmes et de
tous celles et ceux qui travaillent.
Une «  nouvelle Algérie » pourrait-elle voir le jour  ? Elle suppose une
forte démocratisation, des ouvertures réglementées et réciproques pour que
l’État de droit, les libertés, la formation et la modernisation des institutions
cessent d’être de vains mots.
Vu de Paris, il aurait été aisé de donner au Hirak des conseils
d’organisation réussie et de préconiser aux pouvoirs algériens de modérer
leurs appétits, de considérer la nécessaire démocratisation des institutions et
des pratiques politiques et de comprendre combien il est urgent de servir
plutôt que de se servir. Cette prétention nous est étrangère et hors de propos.
C’est au peuple algérien qu’il revient de décider le «  quoi  » et le
«  comment  » des horizons à ouvrir pour répondre à ses désirs de
changement. Pourra-t-on l’y aider  ? Peut-être par un surcroit d’amitié
lucide…
La France doit montrer au peuple algérien qu’elle est prête à travailler
avec lui en confiance. Ce n’est pas une tâche facile, tant ce simple geste
réclame des efforts pour contrebalancer des entreprises de communication
dont les intérêts, en France comme en Algérie, entretiennent le statu quo et
le ressassement plein de duplicité d’une mémoire aménagée. Cette
démission des énergies positives et, peut-être, utopiques est dramatique.
Elle sert tous ceux qui, tant en France qu’en Algérie, vivent d’une rente
confortable, assis sur une soumission volontaire au passé. Un passé
reconstruit à l’aune de leurs intérêts respectifs. Comprendre, respecter le
passé, ce n’est pas s’y enfermer. Ce livre est porté par un espoir  : celui
d’aider, en dépit de toutes les difficultés, au renouvellement d’une réflexion
commune et, pourquoi pas, positive sur les relations de l’Algérie et de la
France.
1

Algérie 1962-2022 : l’histoire arrêtée,

le temps qui passe et le temps perdu

L’Algérie a fêté ses soixante ans d’existence en tant qu’État souverain


en 2022. L’affirmation de son identité coïncide avec la fin d’une guerre de
libération de huit ans (1954-1962) contre la puissance coloniale française. À
cette occasion, beaucoup de livres ont été publiés, des colloques organisés
et les émissions de radio et de télévision célèbrent depuis des mois
l’avènement de ce nouveau pays sur la carte du monde. Mais que saura le
public français de la réalité actuelle de ce pays et de ses évolutions depuis
1962 ? À peu près rien. Car en y regardant de près, on se rend compte que
quasiment toutes les initiatives prises en France pour cette célébration du
soixantenaire de l’Algérie n’ont fait que reprendre à l’identique la structure
des arguments qui ont fait de ce conflit, et avant tout du côté français, une
«  sale guerre  »  : occupation coloniale, déstructurations sociales, racisme,
tortures,  etc. Bien qu’il soit assez difficile de définir ce que serait une
guerre «  propre  » autrement que dans l’esprit de stratèges en chambre ou
dans les jeux vidéo, toutes ces accusations sont exactes. Mais la guerre est
finie et la question se pose à nouveau  : que sait-on de l’Algérie depuis
1962  ? Plus précisément, qu’en dit-on dans les grands médias de masse  ?
Encore une fois, à peu près rien. De quelles grandes réalisations l’Algérie
peut-elle se targuer ? Ce sujet n’est pas abordé à l’occasion de ces soixante
ans d’indépendance, soit deux générations après la guerre… Toutes les
révolutions –  et l’Algérie présente volontiers sa lutte anticoloniale comme
une révolution  – célèbrent certes le moment fondateur qu’a constitué leur
victoire sur le pouvoir qui les a précédées. À l’occasion de cette
commémoration, le nouveau système mis en place essaye souvent de faire
valoir quelques réalisations mises en œuvre depuis le changement de
régime. Ce n’est pas le cas en Algérie, qui se trouve au même point
d’instrumentalisation historique que l’ex-Union soviétique avec sa
révolution de 1917 ou Cuba avec la victoire castriste de 1959 : une histoire
mythique arrêtée, ici, en 1962.
S’il est une énigme algérienne, en dépit des discours martiaux et sans
nuances de ses différents gouvernements, c’est bien que ce pays paraît
n’avoir rien à faire valoir sinon la victoire militaire affirmée sur la France.
Quel contraste entre sa situation politique, économique, sociale, culturelle
et cette incantation épique permanente  ! Cette célébration semble être le
combustible d’un nationalisme ombrageux et d’une propagande dont on
peut se demander jusqu’où elle ira pour protéger le système des pouvoirs
algériens, les intérêts qu’ils défendent et les nomenklaturas qui en profitent.
Sans cette propagande (dont quelques exemples et leurs relais de diffusion
seront abordés plus loin dans cet ouvrage) et sans la complaisance dont elle
bénéficie en France (sans doute par facilité et parce qu’il est plus facile de
répéter des vérités établies que de mettre l’histoire et les faits en
perspective), le roi est nu. C’est ce que le peuple algérien lui-même a crié
dans les rues de ses villes pendant trois ans, de 2019 à 2021, avant d’être
contraint au mutisme par la pandémie et la répression politique.
Sainte vulgate héroïque et culture
de guerre :

l’histoire arrêtée

L’aiguille historique de l’Algérie semble bloquée sur sa guerre


d’indépendance qui occupe, on le verra, une place et un statut officiels pour
l’État algérien qui revendique ouvertement le monopole de sa narration
officielle ; elle n’est en aucun cas un objet d’investigations libres pour les
historiens. Tout comme ses archives d’ailleurs, jamais ouvertes. Ironique
retournement, quand des historiens ont la capacité de travailler sur des
archives algériennes, il s’agit de documents saisis et emportés par l’armée
française au cours de ses opérations. C’est dans le contexte de ces
«  incertitudes méthodologiques  » que France et Algérie se sont mises
d’accord pour un travail de mémoire commun, confié à deux historiens  :
Benjamin Stora à Paris et Abdelmadjid Chikhi à Alger. Inutile de rappeler
que le rapport Stora n’a jamais pu avoir aucun pendant algérien et qu’il ne
constituait qu’un mouvement de plus dans l’étrange ballet idéologique
d’accusations et de réconciliations auquel les deux pays se livrent depuis
des décennies.
En Algérie, ce ressassement sur la guerre de libération comme
«  épopée  » (un terme très utilisé par Bouteflika dans ses communiqués à
l’intention des journaux) avec « un seul héros, le peuple » et un seul grand
criminel, la France colonialiste, ne trompe plus personne et surtout pas une
jeunesse qui désespère de son avenir.
Non seulement plus personne n’y croit du côté algérien, mais une des
revendications majeures du Hirak reste une demande de comptes sur
l’histoire réelle des luttes de libération et de l’Algérie depuis 1962. Les
questions concernant la mort d’Abane Ramdane déclaré mort «  au champ
d’honneur » en première page d’El Moudjahid en 1958, alors qu’il avait été
assassiné au Maroc par ses opposants au sein du FLN fin 1957, sont
symptomatiques d’une lassitude et d’un refus. Lassitude d’une culture de la
guerre héroïque censée consoler des longues et terribles difficultés du
peuple algérien  ; refus d’un narratif politico-militaire accaparant l’histoire
et qui vise essentiellement à prolonger la mainmise de l’armée sur le pays
en bloquant toute innovation démocratique.
D’une certaine manière, les Algériens du Hirak avaient très bien
compris que les tenants du « système » dont ils demandaient la fin avaient
parfaitement intégré les leçons du Prince de Machiavel  : dans les États
nouveaux (nuovi stati), les dirigeants doivent savoir être lions ou renards
selon les contextes. C’est ce que font les pouvoirs d’Alger  : lions contre
leur propre peuple qu’ils quadrillent, matraquent ou emprisonnent à loisir
avec une pratique épouvantable de la justice et une conception de
l’opposition politique dont la sanction peut aller jusqu’à l’assassinat  ;
renards en projetant vers l’extérieur une image de victime éternelle de la
colonisation, de puissance morale dénonciatrice du racisme, des crimes de
guerre, voire des crimes contre l’humanité, maniant la notion de génocide
avec une très déplaisante désinvolture et n’hésitant pas à insuffler ces
intouchables vérités au sein de leur propre émigration en France.
Ce qui fait qu’ici et là-bas, les Algériens n’entendent de leur
gouvernement que le récit toujours renouvelé d’une guerre sans fin, la mise
en place d’une culpabilité grandissante de la France et l’exigence
vengeresse de la reconnaissance de ses crimes. Quelle différence avec un
Viêtnam qui a connu plus de vingt ans de guerres et beaucoup de morts face
aux Japonais, aux Français puis aux Américains ! En termes de psychologie
historique, si l’on voulait créer du ressentiment dans les populations
algériennes ou liées à l’Algérie qui n’ont jamais connu la guerre, on ne s’y
prendrait pas autrement.
Il est curieux de voir une attitude symétrique et très complaisante à
l’égard des thèses des pouvoirs d’Alger se développer, non pas chez les
historiens, mais dans les médias français et sur les réseaux sociaux qui
relaient sans beaucoup de recul critique les postures dites « décoloniales »,
voire « indigénistes » et « racisées » comme le dernier combat à la mode à
mener. Pour l’historien de l’Asie Jean-Louis Margolin (Le Figaro,
21 octobre 2020), « la vérité de la France, ce serait la combinatoire toxique
de l’esclavagisme, du colonialisme, du racisme, des inégalités et du
patriarcat ». Le résultat est « une moderne histoire sainte, où tous ceux qui
s’insurgent contre l’ordre colonial sont par principe porteurs de Liberté et
de Fraternité ».
Cette histoire manichéenne est à l’évidence plus facile à manier que les
véritables recherches menées par les Meynier, Pervillé, Stora, Lefeuvre et
tant d’autres, et même que les témoignages d’Algériens, qu’ils soient
historiens (Harbi), littérateurs (Sansal) ou simples citoyens. Mais comment
en apprécier les effets négatifs au sein de populations immigrées ou nées de
l’immigration à qui l’on répète sans cesse ce mauvais roman théologique de
martyrs, de purs héros, de brutes sanguinaires et de repentance ? N’y a-t-il
pas, dans ces thèses peu contrôlées, un combustible hautement inflammable
pour des citoyens souvent relégués à l’arrière-plan des banlieues difficiles et
que les crises économiques successives ont fortement impactés ? Et si cette
vulgate comportait à leurs yeux une once de vérité, comment expliquer la
quantité d’intellectuels algériens, de fonctionnaires, d’adolescents,
d’étudiants, d’hommes d’affaires qui ne demandent qu’une chose : quitter le
pays des martyrs de la liberté pour venir au pays des criminels racistes ?
Face à la pensée simplificatrice sur l’Algérie qui règne encore
massivement dans les grands médias où les idées décoloniales font florès
jusqu’à ce que vienne une nouvelle mode, il faut saluer la démarche d’une
jeune historienne des relations France-Algérie (mais déjà chevronnée),
Sylvie Thénault, expliquant que le véritable problème à étudier n’est plus la
décolonisation mais bien l’immigration. Ces positions sont encore peu
audibles dans les médias mais elles finiront par progresser, car elles
présentent les véritables enjeux de nos rapports actuels à l’Algérie. Les
guerres, leurs cortèges de massacres et de fosses communes sont un
excellent carburant pour les journaux, télévisions et radios  ; cependant, la
vie réelle des gens présents sur ces territoires demeure autrement plus
importante. Les problèmes cruciaux que doivent supporter les populations
immigrées, et notamment la jeunesse, sont liés aux structures d’intégration
et à leur évolution beaucoup plus qu’à l’histoire des guerres coloniales,
aussi dures et féroces qu’elles aient pu être de tous côtés. Ce sont des
questions qui nous concernent tous, car elles contiennent et condensent les
enjeux fondamentaux de la coexistence entre populations nationales et
populations immigrées.

Avant la mission : premiers contacts avec


l’économie de l’Algérie nouvelle

Les deux auteurs de ce livre sont nés Français, en Algérie d’avant


l’indépendance. Nous l’avons quittée gamins, l’un, en 1962, l’autre, en
1964, sans rien savoir du colonialisme, des luttes politiques et des
phénomènes de domination liés à la présence française. Enfants des villes,
nous ignorions tout des réalités des campagnes algériennes, de leurs
difficultés et de leur grande pauvreté. Enfants des villes, nous avons eu peur
sur le chemin de l’école en voyant des morts affalés sur les trottoirs, craint
les actes terroristes du FLN, les exécutions de l’OAS, la permanence des
militaires et des armes autour de nous, les bruits incessants des tirs et des
explosions.
Nous avons quitté l’Algérie sans savoir que ce n’était plus notre pays,
que ce serait sans retour et que nous allions vivre dans une France que nous
ne connaissions que par nos livres d’école primaire. Les peurs et les
angoisses de la guerre que nous avions lues tant de fois sur les visages de
nos parents ou entendues dans leurs conversations finiraient par disparaître.
Mais elles feraient place chez eux aux désorientations d’un pays inconnu, à
l’incompréhension des accusations d’être des exploiteurs, et à une autre
angoisse, plus terrible, celle de voir leurs vies passées réduites à néant par le
formatage des slogans politiques, sans aucune possibilité de réplique. Pour
nous, il s’agissait de retourner à l’école et de faire notre place dans une
France qui essayait de faire la sienne en Europe et dans le monde. De
l’Algérie, nos parents ne nous parlaient plus et nous, nous parlions d’autre
chose. Peut-être est-ce ce silence qui a fait de l’Algérie, pour nous deux, un
pays définitivement mental, le reléguant si loin dans l’espace de nos
enfances qu’il l’a indissolublement lié à nos premières affections, à nos
premiers souvenirs, et inclus dans nos esprits pour toujours comme une
patrie aussi naturelle que la France.
Ce n’est pas par hasard que nous avons, après beaucoup d’oubli, fini par
saisir toutes les occasions de renouer avec elle, que ce soit par l’écriture
d’ouvrages ou par des conférences sur place. La première de ces occasions
s’est offerte, pendant deux jours, au cours d’une conférence du PNUD à
Sophia-Antipolis sur le thème de la prospective du développement
écologique de la Méditerranée en 1998. C’était la fin de la «  décennie
noire  » du terrorisme islamique en Algérie, et nous avons rencontré un
groupe de quatre experts algériens avec qui nous avons immédiatement
sympathisé. L’un d’eux, Lotfi, visiblement plus «  responsable  » que les
autres, a fini par nous offrir de venir parler à Alger et s’est engagé à nous
envoyer une invitation officielle, à la condition « de ne pas lui faire perdre
la face  » en refusant de venir au dernier moment. Nous y sommes allés
plusieurs fois depuis, invités par ce think tank, un institut lié à la présidence
algérienne où Lotfi travaille et dont il deviendra par la suite le directeur
opérationnel. Que cet organisme fasse office de rabatteur pour des
personnes utiles à la promotion de l’Algérie avec des agents mi-diplomates,
mi-honorables correspondants, nul doute, mais c’est le prix à payer pour
reprendre contact.
Dans ce cadre, en Algérie comme au Maroc, nous avons toujours été
très bien reçus. Y revenant en 2005, nous retrouvons Lotfi assez désabusé :
il a soutenu la candidature d’Ali Benflis en 2004, et l’équipe de Bouteflika
n’est pas du genre à pardonner ce type de faux pas. Il sait donc déjà que son
éviction de la fonction publique est décidée  ; on lui laissera cependant le
temps de terminer ses quinze ans obligatoires de fonctionnariat, au terme
desquels il aura droit à une petite pension de retraite. En Algérie,
l’engagement politique malheureux peut se payer comptant  : une pratique
qui sert d’avertissement dans un pays où l’appartenance à la haute fonction
publique est un privilège. Le directeur officiel de l’institut est Lounès
Bourenane, ministre du Travail pendant sept mois sous le gouvernement
Malek en 1993 et 1994. Assez brièvement donc, mais il possède toujours sa
villa au fameux Club des Pins, un saint des saints fermé où les membres de
la nomenklatura algéroise résident dans un entre-soi très protégé et bien à
l’écart des turbulences de la grande ville. Dire de quelqu’un qu’il a une
résidence au Club des Pins est l’exact synonyme de dire « il appartient aux
dominants du régime ».
Lotfi étant trop occupé à se chercher des sources de revenus
alternatives, c’est son adjoint Saïd, un gros fumeur, qui organise notre
conférence et notre programme sur deux journées. Saïd est plus âgé que
Lotfi et proche de la retraite ; il est kabyle, a fait Sciences Po à Paris après
l’indépendance et se dit incapable de rédiger une note ou une lettre en arabe
classique, c’est sa secrétaire qui s’en occupe. Il est chargé de nous piloter, et
nous avons établi avec lui une relation détendue. Il nous fait confiance et
nous conduit voir l’envers du décor, c’est-à-dire les bidonvilles installés au
cœur d’Alger à cette date mais que les circuits préparés pour les
«  personnalités  » ne permettent pas de voir. À nos questions sur les
restrictions en devises pour les Algériens qui se déplacent à l’étranger
(150  euros à l’époque, 85 aujourd’hui) et leur sens, il nous convie à le
suivre à pied en descendant l’ex-rue d’Isly où fleurissent les librairies
coraniques, jusqu’à la place de la Grande Poste. Là, dans les rues parallèles,
des individus attendent le client les mains pleines de devises  : euros,
dollars, livres sterling… Saïd parlemente et nous désigne  : ces messieurs
ont besoin de 200 000 euros ; pas de problème, nous pouvons les avoir dans
une heure ! Comment vérifier qu’il s’agit de vrais billets ? Pas de problème,
on ira les faire vérifier à la Banque d’Algérie toute proche… Et toute cette
conversation a lieu à moins de cent mètres d’un commissariat de police…
Nous quittons Saïd avant le dîner, prévu à l’hôtel El Aurassi sur les
hauteurs d’Alger avec l’ex-gouverneur de la Banque d’Algérie. Au moment
de nous déposer devant le bâtiment, Saïd, toujours fumant, nous dit : « Vous
allez voir un autre Alger, n’est-ce pas  ? Bien différent de celui que vous
venez de découvrir. Si vous en parlez, ne mentionnez pas votre guide, on ne
sait jamais… » puis, comme se parlant à lui-même : « Nous autres Kabyles,
les gens de Bouteflika ne nous aiment pas  ; ils nous finiraient au napalm
s’ils le pouvaient. »
El Aurassi est une merveille, un hôtel de luxe dominant la ville et
offrant la nuit une vision féérique sur la baie d’Alger ; dans l’immense salle
de restaurant, beaucoup d’étrangers, asiatiques surtout, chinois, coréens,
quelques Européens et des Algériens. Les lumières sont vives, les gens bien
habillés, volubiles, se déplacent avec énergie : ça sent le business qui tourne
rond et la finance heureuse. Lotfi nous a devancés et s’entretient avec notre
hôte, un homme mince aux cheveux gris, impeccablement habillé, l’ex-
gouverneur de la Banque d’Algérie, économiste distingué. Mais visiblement
nous ne sommes pas là pour parler d’économie, seulement pour faire un bon
repas dans une ambiance agréable. Nos questions ennuient très
ostensiblement notre homme, aussi y répond-il avec une incroyable
désinvolture. «  Qui sont ces trafiquants de devises  ? Pourquoi ne sont-ils
pas sanctionnés alors que les Algériens ne peuvent légalement disposer que
de 150  euros  ?  » Réponse  : «  Parce que ce trafic de devises nous sert
d’indicateur sur l’activité économique  »  ; «  Que faites-vous des 200
milliards de dollars de réserves dont tout le monde parle  ? Dans quels
secteurs d’avenir allez-vous les investir pour vos jeunes chez qui le
chômage explose  ?  » Réponse  : «  Nous les gardons pour les années de
vaches maigres ». Biblique.
C’est un de nos premiers contacts avec la nomenklatura et ses
serviteurs, qui ne sont pas là pour répondre aux questions sérieuses mais
pour les éviter. Il y en aura d’autres. Les arguments choisis vous ferment la
bouche et vous hésitez à savoir si votre interlocuteur est un idiot ou si c’est
vous qu’il prend pour un minus habens 1. Le fait est que c’est efficace. À la
longue, nous comprendrons que c’est une attitude qui protège nos
interlocuteurs : aussi lisses qu’une toile cirée, parfois presque inconvenants
dans leurs réponses, ils vous font comprendre que vous n’avez pas intérêt à
creuser plus loin dans la réalité algérienne. Ils vous disent ce que le pouvoir
d’Alger veut que vous sachiez et comment il veut que vous le sachiez ; tant
pis pour la politesse et l’intelligence.
Notre hôte parti (on vous quitte très tôt en Algérie le soir), Lotfi nous
emmène sur la terrasse de l’hôtel. Les lumières du soir brillent sur la baie
d’Alger et la dessinent ; c’est de toute beauté. Au loin, de petites lumières
semblent traverser une partie de la mer, c’est un pont dans le port. «  On
l’appelle le pont des généraux nous souffle Lotfi, c’est connu  ; tous leurs
trafics passent par-là ». Les généraux ! Voilà des gens sérieux qui agissent
et ne se contentent pas de parler de leur importance dans l’économie
algérienne. Et soudain, l’autre Algérie dont parlait Saïd se révèle, en
quelque sorte  : une Algérie où les bidonvilles, les trafics de devises, le
chômage explosif, les économistes élégants et la prédation des généraux et
de la nomenklatura algérienne sont liés de façon organique.
Nous reverrons Saïd le lendemain pour nos conférences, sans un mot
sur la soirée dont il connaissait par avance la nature. Quand nous
reviendrons en 2014 dans le cadre de notre mission, nous reverrons Lotfi
toujours attaché à la candidature de Benflis mais pas Saïd, emporté deux
ans auparavant par un cancer du poumon.

Mais pourquoi tous ces généraux dans


cette histoire ?

En décembre 1968, Costa-Gavras tourne le film Z à Alger, avec l’aide


du ministère algérien de la Culture. Le film réunit une panoplie d’acteurs
célèbres et connus pour leurs prises de positions franches vers la gauche
dans l’arc politique : Yves Montand, Jacques Perrin, Charles Denner, Irène
Papas, et d’autres. Pierre Dux, grand acteur de la Comédie-Française, y
incarne un général particulièrement désagréable, anti-progressiste et
putschiste. Le film est clairement une critique directe du putsch des
colonels en Grèce en avril  1967. Cependant Boumédiène, qui vient de
prendre le pouvoir en 1965 par un coup d’État contre le Président Ben
Bella, informé du scénario et de la quantité de militaires gradés fort peu
sympathiques qu’on verra à l’écran, convoque l’équipe de tournage dans
son bureau, réalisateur, techniciens et acteurs compris pour leur expliquer
que les militaires du film n’ont rien à voir, mais alors rien du tout, avec les
militaires algériens. Il y insiste longuement, revenant sur la guerre de
libération, la révolution algérienne, le tiers-mondisme, etc.
Cette anecdote, révélée par un des membres de l’équipe technique du
film au cours d’une séance de ciné-club à Paris en 2018, est emblématique
de la démarche perpétuelle des pouvoirs algériens : attacher une très grande
attention à leur communication dont aucun détail ne doit être négligé et
aucune occasion de faire passer « le bon message » manquée ; utiliser tous
les sympathisants possibles pour la diffusion de ce message, surtout s’il
s’agit de personnages à forte notoriété et à fort relationnel ; affirmer, contre
toute vraisemblance, que ce qui se passe en Algérie ne saurait être comparé
à quoi que ce soit dans un autre pays et qu’un coup d’État militaire ici n’est
pas comparable à un coup d’État là-bas. L’Algérie est absolument unique et
sur son sol, les événements échappent à tous les modèles.
Défendre l’armée algérienne est certes du ressort de Boumédiène qui a
été à la tête de l’État-major général (EMG) de l’«  armée des frontières  »,
basé au Maroc et en Tunisie. N’ayant jamais tiré un seul coup de feu
pendant la guerre, son rôle lui a cependant tout appris des luttes de pouvoir,
de la violence politique, des coups tordus et de la communication comme
arme défensive et offensive. Mais pourquoi tant tenir à séparer si
ostensiblement les militaires algériens des putschistes de Grèce, au point de
faire venir dans son bureau toute l’équipe d’un film ? Ici quelques rappels
historiques post-indépendance s’imposent… qui vont nous rapprocher du
« pont des généraux ».
Depuis 1962, l’Algérie n’a connu ni élections libres ni démocratie
politique. Avant même l’indépendance de  juillet  1962, le colonel
Boumédiène, chef de l’État-major général (EMG) de l’armée des frontières
en Tunisie, a grandi dans l’ombre de Boussouf, créateur des services secrets
algériens et de l’embryon d’un ministère de l’Intérieur, puis a contacté
Boudiaf, un des leaders historiques emprisonnés du FLN, pour lui proposer
une alliance de prise de pouvoir contre le Gouvernement provisoire de la
République algérienne (GPRA). Devant le refus clair et net de Boudiaf, il
2
fait la même proposition à Ben Bella qui, lui, accepte sans ciller . Le
22  juillet 1962, Ben Bella annonce à Tlemcen la création d’un  Bureau
politique (BP) apte à exercer le pouvoir, ce qui suppose ni plus ni moins la
dissolution du GPRA. Des combats sporadiques, des hésitations ralentissent
un peu le putsch du tandem Ben Bella-Boumédiène (une centaine de morts
tout de même) mais le 30  août, le BP ordonne à l’armée des frontières de
pénétrer dans le pays. Elle entre à Alger le 9 septembre après avoir affronté
les maquisards de l’intérieur  : on compte près de  1  000  morts. Boudiaf
stigmatisera ce coup d’État et le groupe ambitieux de «  certains hommes
assoiffés de pouvoir » : Abdelaziz Bouteflika fait partie de ce groupe ; dans
l’ombre de Boumédiène, il sait déjà où se trouvent les vrais pouvoirs et fait
in vivo l’apprentissage cynique de la vitrine politique utile à la force
prétorienne. Boudiaf, Bouteflika, ces deux hommes connaîtront des
présidences algériennes très différentes.
Après cet événement, l’exil intérieur et extérieur commence pour de
nombreux responsables de l’indépendance algérienne. Débute également le
déficit de légitimité des pouvoirs algériens, celui dont parlait Talleyrand
quand il disait que l’on pouvait tout faire avec des baïonnettes, sauf
s’asseoir dessus ! C’est ce manque de légitimité et la logique qu’il implique
qui pousseront les dirigeants à une double inquiétude permanente : celle qui
concerne les compétiteurs possibles du pouvoir (à assassiner s’il le faut) et
celle qui concerne la maturité politique et démocratique du peuple (à
surveiller, à terroriser s’il le faut). En créant la Sécurité militaire (SM),
véritable police politique, Boumédiène essaiera de répondre à ces deux
angoisses. Ce sont ces mêmes angoisses que la célébration permanente,
lancinante et vindicative des exploits guerriers algériens tente de conjurer :
installer une culture de guerre dans le pays, c’est aussi donner à l’institution
militaire un statut suprême et en faire la base naturelle du pouvoir politique.
Du coup d’État de 1962 naît la configuration typique du pouvoir
algérien pour des décennies  : un pouvoir réel aux mains de l’armée,
dissimulé derrière le paravent d’une présidence  civile, et appuyé sur des
services secrets quadrillant la population, capables de tenir à l’œil, voire de
liquider les opposants, organisés pour tout type de manipulations. Selon le
mot de Mirabeau sur la Prusse, l’Algérie «  n’est pas un État qui a une
armée, c’est une armée qui a conquis une nation. » En 1965, Boumédiène se
débarrassera de Ben Bella par un nouveau coup d’État, deviendra lui-même
président d’une république tenue d’une main de fer, non sans essuyer
plusieurs tentatives d’assassinat, des complots et au moins un coup d’État
en décembre 1967.
Entre-temps, le régime saura habilement se présenter comme un des
champions du tiers-monde et des non-alignés, stratégie de communication
efficace pour dissimuler sa nature intérieure. Le régime reprendra cette
méthode, autorisant ses interlocuteurs à détourner les yeux, en se présentant
pendant et après la « décennie noire » des années 1990 comme un barrage
contre le danger islamiste. Un danger pourtant bel et bien préparé par les
pouvoirs algériens eux-mêmes qui, dès 1962, font entrer l’islam dans la
Constitution comme «  religion de l’État algérien  », une Constitution qui
impose au Président d’être musulman et de défendre la religion. Le cri de
Ben Bella à Tunis : « Nous sommes des Arabes, des Arabes, des Arabes »
(qui avait irrité Bourguiba pour les relents de panarabisme nassérien qu’il
contenait) avait une destination plurielle. À l’égard des Français d’Algérie
qui avaient fort bien compris qu’ils n’étaient pas désirés, à l’égard des pays
arabes aux yeux desquels on se légitimait, à l’égard des Algériens à qui l’on
indiquait une origine qu’ils devaient accepter.
Combien a pesé Boumédiène dans cette orientation, lui qui avait été
étudiant à l’université al-Azhar du  Caire et membre des Frères
3
musulmans  ? Tous ces éléments étaient en effet déjà en germe lors de la
guerre de libération, les Algériens pratiquant le djihad, tout en brandissant
aux yeux extérieurs l’argument « anti-impérialiste ».
1965 n’est pas que la date de prise du pouvoir par un homme
(Boumédiène), c’est aussi la date où l’armée algérienne conquiert vraiment
les bases de la puissance politique et devient un acteur économique majeur
dans le pays du «  socialisme spécifique  ». Pour asseoir son pouvoir,
Boumédiène mettra en place, sur le mode populiste, une certaine
redistribution des richesses, mais laissera également se développer un
affairisme et une corruption qui lui permettront, à lui l’incorruptible,
de tenir beaucoup de monde, selon le vieux principe qui veut que « celui qui
recherche l’argent rencontre rarement le pouvoir  » (Gilles Perrault). Cette
corruption le dépassera bientôt pour devenir pendant trois décennies au
moins une véritable affaire d’État dont les intérêts pourront défaire des
Présidents (Chadli), voire les faire assassiner (Boudiaf). Au centre du
dispositif, et jusqu’à sa mort en 2010, on trouve le général Larbi Belkheir,
inconnu du public français comme Abane Ramdane, mais très connu des
« services » et de tous les décideurs politiques ou d’entreprises qui ont eu
affaire avec l’Algérie pendant au moins les deux décennies qui ont suivi la
mort de Houari Boumédiène. Profitant, semble-t-il, du désintérêt du
Président Chadli pour les questions économiques et la gestion quotidienne,
le général Larbi Belkheir a pu s’élever dans la gestion des intérêts
corrompus du système jusqu’à en devenir l’intermédiaire obligé et l’arbitre
des élégances. S’il n’a pas créé l’organisation de la corruption, il a
largement contribué à son efficacité et en a été le gérant avisé (voir notre
chapitre 6). Aujourd’hui, l’armée algérienne demeure le premier budget de
l’État et, sans conteste depuis longtemps, le budget militaire le plus élevé
du continent africain. L’augmentation de ses dotations en fait rêver plus
d’un et s’interroger beaucoup d’autres  : en 2023, le budget du ministère
algérien de la Défense devrait passer de  9,5 milliards de dollars à  23
milliards, une augmentation de plus de 100  %, loin devant le budget de
l’Éducation.
Voilà pourquoi il est quasiment impossible en Algérie de parler
d’économie sans parler de politique. Aucune entreprise de libéralisation n’a
pu à ce jour défaire le véritable nœud gordien qui relie l’État et les
institutions dominantes militaires aux processus économiques. Voilà
pourquoi le « pont des généraux » du port d’Alger n’est pas qu’un simple
ouvrage d’art : il raconte aussi une histoire qui est loin d’être terminée.
Les attraits de la rente constituée par les hydrocarbures ont, au
contraire, joué dans le sens d’un renforcement de ces liens troubles. Cette
situation a été préparée de façon inconsciente par le désintérêt même du
FLN pour les questions économiques. Gilbert Meynier, qui le reconnaît, ne
consacre d’ailleurs que deux pages à l’économie sur les huit cent quatorze
que compte son immense Histoire intérieure du FLN, si précisément
documentée. En 1962, les économistes viendront souvent des autres pays
arabes (Égypte, notamment), et le modèle général économique sera importé
sans sourciller d’Union soviétique avec des «  conseillers  ». Et c’est un
Suisse, François Genoud, qui se dira national-socialiste jusqu’à la fin de sa
vie et bénéficiera des droits d’auteur de Mein Kampf et des Mémoires de
Goebbels, qui sera la cheville ouvrière de la création de la Banque
d’Algérie. Dans cette mosaïque d’orientations et de pratiques économiques,
agrémentée des intérêts français dans les hydrocarbures du Sahara, la seule
ligne ferme pour les enfants du FLN, c’est la notion et la pratique du
monopole politique dans la direction des choses. C’est cette ligne que
l’armée victorieuse mettra en œuvre par réflexe avant d’en découvrir tous
les avantages.
Mais un pareil pouvoir a besoin de plus d’opacité que les autres.
L’opacité est une arme formidable, non seulement pour
dissimuler  qui  décide mais aussi pour rendre infigurables le processus de
décision et la hiérarchie des intérêts qui le conditionnent. En procédant au
coup d’État de 1965, Boumédiène réunit sur sa tête l’ensemble des
fonctions qui définissaient le pouvoir en Algérie  : président de la
République, ministre de la Défense, patron réel de la fameuse SM,
protecteur des intérêts du peuple dans le «  socialisme spécifique  » …
L’inconvénient de ce type de pouvoir  absolu est d’abord de désigner
clairement qui est le décideur et, ensuite, de faire remonter jusqu’à sa
personne même les énergies d’opposition  : associée à un déficit de
légitimité, cette situation mène quasi nécessairement à la paranoïa politique
et à l’assassinat des opposants (surtout quand eux aussi, comme Krim
Belkacem, sont des leaders historiques de la guerre de libération).
Après la mort de Boumédiène, l’erreur ne sera plus faite et la séparation
des fonctions sera de nouveau à l’ordre du jour à l’intérieur d’un
« système » protecteur de la primauté de l’armée dans la gestion du pays.
Désormais, tout se passe comme si le tripode du pouvoir (Président, armée,
services secrets) fonctionnait avec un certain  jeu selon les conjonctures et
les configurations économico-politiques : un élément du tripode peut jouer
sa partie et vouloir gagner du terrain sur les autres, mais la limite reste fixée
à la fois dans la protection des intérêts du système (d’où la mort de
Boudiaf) et dans celle de la prééminence de l’armée (Gaïd Salah « dégage »
le clan Bouteflika qui intriguait avec Toufik Mediène, ex-patron des
«  services  » dans le tout-puissant Département du renseignement et de la
sécurité [DRS], pour le démettre)… En Algérie, comploter est une activité
permanente : toute la question est de savoir de quel côté du complot vous
êtes, cible ou acteur.

Et la politique dans tout ça, est-ce bien


sérieux ?

En 2014, notre mission nous ramène à Alger pour nos rendez-vous et


des conférences. Lotfi est de nouveau directeur de campagne de Benflis qui
se présente contre Bouteflika. A-t-il des chances ? Oui, nous affirme Lotfi.
Nous sommes dubitatifs, d’autant que le Président, atteint l’année
précédente d’un AVC grave, n’a toujours pas déclaré sa candidature, sans
doute une stratégie de son clan. Par ailleurs, nous avons eu des informations
sur la première candidature de Benflis en 2004 : il était alors poussé par le
général Nezzar, qui ne supportait plus Bouteflika, et qui s’est ensuite exilé
en Espagne à l’abri du besoin ; en fuite, a-t-on dit… Comment Benflis peut-
il représenter une alternative véritable à Bouteflika sinon comme une
assurance nouvelle pour le système et éventuellement interroger sur l’état
de santé et les capacités du Président après son AVC ? Pour les Algériens, il
est déjà considéré comme un « lièvre » (c’est-à-dire un candidat lancé pour
faire tapisserie) peu crédible. Tout le monde attend la réélection de
Bouteflika.
Au cours d’un repas avec un juriste, professeur de droit à l’ENA qui ne
demande qu’une chose, quitter l’Algérie, Lotfi nous annonce haut et fort
que Bouteflika ne se représentera pas. L’information est certaine, nous dit-
il. Ébahissement de tous. Le repas se poursuit sur ce mode et la candidature
Benflis semble bien partie ; Lotfi discute avec le juriste de son soutien et de
sa participation à diverses réunions. Nous repartons en voiture avec lui ; et à
nos questions pressantes : « Tu es sûr de ce que tu as dit sur le Président ? »,
il nous répond  : «  Bon, vous savez bien ce que c’est qu’un politicien  !  »
avec un sourire qui signifie « quelqu’un qui ment en permanence  ». C’est
cela qui est étonnant avec les Algériens qui gravitent autour des cercles de
pouvoir, ils sont certains que vous êtes aussi cynique qu’eux et que vous
approuvez ; puisque vous avez une mission officielle, vous faites partie des
initiés, donc vous comprenez…
C’est une conception intériorisée du pouvoir et de ses pratiques qui
relève d’une monarchie posée sur des clans où démocratie, convictions,
peuple et vérité ne sont que les noms variés d’un théâtre d’ombres… Le
juriste, après quelques allées et venues chez Benflis, est vite rentré au
bercail présidentiel qui l’a fait nommer dans une organisation internationale
à Genève. Benflis a, quant à lui, reçu l’autorisation de figurer encore dans la
vie politique algérienne et tentera, avec aussi peu de succès que d’habitude,
de faire son retour quand le clan Bouteflika sera défait par le Hirak.
En  juin  2018, l’ex-chef du protocole de la présidence algérienne
contacte le chef de notre mission et l’invite à dîner avec insistance. Rendez-
vous pris dans un restaurant de la place des Ternes. Pendant trois heures,
montre en main, sans lui laisser le moyen de placer un mot autre que des
« Ah bon ? », « Vous croyez ? », « Oui, je vois… », le haut fonctionnaire
algérien présente un cinquième mandat présidentiel de Bouteflika comme la
seule solution possible en Algérie. Nous comprenons dès lors qu’en 2019 se
préparera une nouvelle candidature d’un homme qui, après vingt ans de
pouvoir peu reluisants et un AVC qui l’a rendu quasiment impotent, veut
(ou qu’on fait vouloir) incarner de nouveau la république. Notre déduction
est juste et parfaitement illustrée dès l’automne 2018 par toute une série de
discours sur l’intelligence vive du Président, sa présence d’esprit, les
réunions que le Premier ministre Sellal organise avec lui  ; une série de
témoignages « bienveillants » est diffusée tandis que son absence publique
est remplacée par des images de télévision où on le voit péniblement
soulever une tasse de café, par des serments de fidélité et d’action prêtés
devant son portrait par ses partisans. Cette pitoyable mascarade politique
sera interrompue par le Hirak à partir de février  2019. Cependant, deux
remarques méritent de ponctuer cette séquence qu’on a presque de la peine
à qualifier de politique tant elle est sinistrement ridicule :
– La rencontre de juin 2018 avec le haut fonctionnaire algérien a toutes
les caractéristiques déjà rencontrées chez l’ex-gouverneur de la Banque
d’Algérie en 2006  : langue de bois et ignorance complète de
l’interlocuteur. L’homme est visiblement « en mission » et a une liste de
personnalités à rencontrer à Paris pour leur délivrer le message du
cinquième mandat. Il n’est pas question de discuter, mais de dérouler
sans interruption ce qu’on doit dire car l’autorité de ceux qui vous
envoient est beaucoup plus importante que le respect de votre
interlocuteur. La notion d’éléments de langage prend ici tout son sens.
On peut s’en étonner comme d’une simple impolitesse, mais il paraît
plus pertinent de rapporter cette attitude à l’isolement intellectuel et aux
difficultés structurelles des clans au pouvoir en Algérie : obnubilés par
la préservation de leurs intérêts, incapables de trouver un débouché
politique autre que celui d’un homme terriblement diminué, ils
développent une communication sans nuances et, comme leurs
prébendes, aussi peu respectueuse de leurs interlocuteurs que du peuple
algérien.
– Dès l’installation du Hirak dans le paysage quotidien de l’Algérie, on
voit le chef d’État-major de l’armée (EMG), le général Gaïd  Salah,
prendre régulièrement la parole à la télévision algérienne après de
vaines tentatives du clan Bouteflika de calmer la colère populaire contre
cet incroyable cinquième mandat d’une momie. Visiblement personne,
ni en Algérie ni en France, ne s’étonne publiquement de cette curieuse
implication de l’armée dans les questions et le débat politique du
moment. Bien plus, c’est Gaïd Salah (aujourd’hui disparu) qui donne le
tempo de la séquence menant à de nouvelles élections
en décembre 2019 et qui officialise la fin de la carrière politique active
d’Abdelaziz Bouteflika. S’ensuivront une série de mises en cause
judiciaires et d’emprisonnements de responsables politiques et
économiques. L’armée décide donc clairement de la politique en
Algérie. Même si son intervention n’est ouverte que lors de menaces
directes sur le système en place, c’est elle qui continue de tenir
l’Algérie et qui conserve toute sa puissance  derrière le rideau. Ancien
Premier ministre (1992-1993) décédé à 92  ans en 2020, Bélaïd
Abdesselam avait depuis fort longtemps levé toute ambigüité à ce sujet
quand, concurrencé et contesté à son poste, il avait déclaré à la
télévision nationale : « C’est l’armée qui m’a fait venir et seule l’armée
peut me faire partir ! » Sans commentaire.

Regards sur le temps, passé, perdu


et à venir…

Il est hautement important de considérer le temps qui a passé depuis


l’indépendance algérienne, non pas pour éviter les questions liées à la
guerre coloniale (il faudrait au contraire développer les travaux d’historiens
des deux côtés de la Méditerranée), mais pour bien apprécier en quoi les
soixante ans qui viennent de s’écouler déterminent véritablement les
questions que nous nous posons sur l’Algérie et nos rapports avec elle. En
quoi, également, les réalités de ces soixante ans diffèrent des  narratifs
officiels, c’est-à-dire des propagandes d’États.
Comme l’Union soviétique avant elle avec sa révolution et sa guerre
civile, l’Algérie a développé un système d’aristocratie lié à la guerre de
libération et à sa célébration comme seule légitimité politique  ; elle y a
ajouté la religion islamique. La constitution de cette forme aristocratique,
sans contrepoids démocratique réel, a mené à la formation d’une
nomenklatura algérienne dont l’armée est naturellement le centre nerveux et
dont les clans, liés à différents leaders, se sont succédé jusqu’à présent au
pouvoir. Pour tous ces hommes (et femmes aussi), il est essentiel que
l’histoire s’arrête en 1962 et que la profondeur historique ne soit consacrée
qu’à l’ennemi colonisateur.
Aller plus avant dans les soixante ans qui nous séparent de
l’indépendance, c’est nécessairement prendre le risque majeur de la mise en
cause des pouvoirs algériens, de leur type de légitimité et des mécanismes
qu’ils ont mis en œuvre pour se protéger, se perpétuer et prolonger les
intérêts qu’ils défendent. Voilà en quoi la question du temps dans
l’évolution algérienne est aujourd’hui cruciale, tout comme celle du regard
que nous décidons de porter sur les séquences historiques. Car arrêter
l’histoire en 1962, c’est aujourd’hui quasi nécessairement (sauf dans les
débats entre historiens) risquer de retomber dans des errements de
propagande avec lesquels il faudra encore longtemps compter car la
socialisation réelle des recherches historiques intéresse peu les médias de
masse. En revanche, prolonger le regard sur les soixante ans écoulés depuis
l’indépendance, c’est réintroduire l’Algérie dans les catégories normales
d’analyse et de critique, ce qui constitue sans doute le meilleur service à
rendre au peuple algérien.
Il n’est pas possible de dire que ces soixante ans ont été du temps perdu
pour l’Algérie, car l’histoire ne se refait pas au gré des envies que l’on
pourrait exprimer. Il y a quelques années, Robert Hossein avait organisé un
spectacle où les spectateurs étaient invités à rejuger Marie-Antoinette en
refaisant son procès. Évidemment, les choses seraient plus simples si les
développements historiques pouvaient être réglés dans une salle de
spectacle ou à la télévision. Mais ce n’est pas le cas et, comme on le sait,
l’histoire ne repasse pas les plats. Si ces soixante ans n’ont pas été que du
temps perdu, ils ont contenu beaucoup d’occasions manquées pour le bien-
être du peuple algérien à cause de la nature des pouvoirs installés à Alger,
du système de rente liée aux hydrocarbures et à ses conséquences, de
l’étouffement de toute démocratie, de la surveillance et de la violence
parfois extrême érigées en moyen naturel de gouvernement intérieur.

1.  Personne aux facultés intellectuelles diminuées.


2.  Lounis Aggoun et Jean-Baptiste Rivoire écrivent : « […] depuis des années, il [Ben Bella]
n’a jamais cessé de comploter, si bien que, dira Hocine Aït-Ahmed, si l’armée française ne
l’avait pas arrêté en 1956 en arraisonnant l’avion dans lequel il se trouvait, Ben Bella aurait
mené la révolution à sa perte  », Françalgérie, crimes et mensonges d’États, La Découverte,
2005, p. 46.
3.  Pierre Vermeren, Déni français, Albin Michel, 2019.
2

La mission et le destin
de ses partenaires :

des allées du pouvoir à la case prison

Le président de la République, François Hollande, est à Alger, ce


19 décembre 2012. Les artères de la capitale sont pavoisées aux couleurs de
la France et de l’Algérie, les rues ont été nettoyées de fond en comble, les
façades des bâtiments repeintes à la va-vite, les trottoirs refaits et les
lampadaires réparés tout au long du parcours qu’effectue le convoi de la
délégation française qui accompagne le Président. En tête, les deux
Présidents, François Hollande et Abdelaziz Bouteflika, saluent la foule,
debout, à l’avant d’une voiture : le premier, levant le bras droit vers elle en
signe d’amitié, le sourire aux lèvres, le visage détendu et affable. Le second,
un peu voûté, le sourire fatigué. La température est relativement douce,
malgré ce mois de  décembre. Les deux marchent ensuite sur quelques
centaines de mètres pour fêter les nombreux Algérois présents le long du
parcours. Beaucoup de joie, l’ambiance est bon enfant, du riz pleut des
appartement dominant les rues dédiées au convoi. Le Président français est
en Algérie pour une visite d’État de trente-six heures, sept mois seulement
après son élection. Il s’agit, avec son homologue algérien, de tourner enfin
la page des espoirs déçus et de travailler ensemble à un avenir commun.
Si Valéry Giscard d’Estaing fut le premier chef d’État français à se
rendre en Algérie en  avril  1975, c’est Jacques Chirac qui a effectué la
première visite officielle d’un Président français en avril 2003, quarante et
un an après l’indépendance de l’Algérie. Accueilli dans la liesse, il signa
une «  feuille de route  » avec le Président algérien Bouteflika, couvrant
l’ensemble des domaines possibles de coopération. En  mars  2004, une
semaine après la réélection du Président Bouteflika, Jacques Chirac revenait
en Algérie, souhaitant transformer cette feuille de route en un «  traité
d’amitié », à la manière du traité de l’Élysée franco-allemand de 1963. Une
haute ambition au niveau des enjeux de la relation entre les deux pays. Mais
l’année suivante, une loi mentionnant « le rôle positif » de la colonisation
allait durablement tendre les relations avec l’Algérie.
Quant à Nicolas Sarkozy, il a su séduire les Algériens en
décembre  2007. À Alger d’abord lors d’un déjeuner officiel, puis à
l’université de Constantine devant les étudiants, avec un discours fort sur
les souffrances causées par la colonisation au peuple algérien. Il proposait
en particulier de confier à des historiens français et algériens le projet
«  d’écrire ensemble cette page d’histoire tourmentée pour que les
générations à venir puissent, de chaque côté de la Méditerranée, jeter le
même regard sur notre passé et bâtir sur cette base un avenir d’entente et de
coopération  ». À son retour en France, le Président français rendait
hommage aux harkis à l’occasion de la journée d’hommage annuel aux
combattants morts pour la France pendant la guerre d’Algérie. Une insulte
pour les autorités algériennes qui les considèrent toujours comme des
« traîtres » et des « collabos ». La presse algérienne réagit en regrettant une
nouvelle occasion manquée de pacifier les relations franco-algériennes.
L’enjeu est donc important pour le Président français. Il a tenté quelques
semaines auparavant de préparer le terrain, en reconnaissant la « sanglante
répression » par la police française de la manifestation du 17 octobre 1961
qui avait fait plusieurs dizaines de morts à Paris parmi les manifestants
algériens. François Hollande fait aussi le choix de réserver sa première
visite d’État au Maghreb à l’Algérie, quand la grande majorité des
responsables politiques français privilégient le Maroc comme première
destination dans la région de la Méditerranée occidentale.
Le 19 décembre, il poursuit sa visite à Alger, en intervenant devant les
deux chambres du Parlement algérien réunies dans l’immense salle du
Palais des nations localisé au nord-ouest de la ville, dans la commune de
Chéraga. Il fait un pas de plus par rapport à ses prédecesseurs, en dénonçant
les massacres de Sétif, de Guelma et de Kherrata en mai 1945, et la torture
pendant la guerre d’Algérie. Applaudissements nourris des parlementaires,
saluant debout le Président à la fin de son discours.
Le lendemain, le Président français rencontre des étudiants à la faculté
de médecine de Tlemcen, « la perle du Maghreb ». En réponse au discours
d’accueil du recteur de l’université, François Hollande déclare : « Monsieur
le Président, avec lequel j’ai descendu les avenues de Tlemcen, main dans
la main, avec le sentiment de faire l’histoire à notre tour ».

Un cadre politique au partenariat entre


la France et l’Algérie

La veille, les deux Présidents signaient la «  déclaration d’Alger sur


l’amitié et la coopération entre la France et l’Algérie ». Les deux ministres
des Affaires étrangères, Laurent Fabius et Mourad Medelci, établissent un
«  document cadre  » pour la période 2013-2017. Nicole Bricq, ministre du
Commerce extérieur, et Arnaud Montebourg, ministre du Redressement
productif, signaient quant à eux, avec leur homologue algérien, le ministre
de l’Industrie Cherif Rahmani, une «  déclaration pour un partenariat
industriel et productif ».
Deux rendez-vous annuels sont décidés entre les autorités politiques des
deux pays, qui prennent la forme suivante : un Comité intergouvernemental
de haut niveau (CIHN), co-présidé par les deux Premiers ministres avec
l’ensemble des ministres des deux gouvernements correspondant à
l’ensemble des sujets de coopération (sécurité et défense, politique
étrangère, questions économiques, éducation, culture, affaires sociales,
questions de mémoire,  etc.)  ; et un Comité mixte économique franco-
algérien (COMEFA), dédié plus particulièrement aux questions
économiques, qui sera co-présidé par les ministres «  Économie  » et
«  Industrie  », avec la présence des ministres concernés par les projets  :
recherche, enseignement supérieur, formation professionnelle, transports,
santé, énergie en particulier.
Le cadre politique et institutionnel de la coopération entre la France et
l’Algérie de notre mission de « coopération technologique et industrielle  »
est posé. Notre interlocuteur algérien sera le ministre de l’Industrie. Notre
mission rapportera au CIHN et au COMEFA sur l’ensemble de ses
avancées, des projets construits avec des opérateurs algériens et français et
contribuera à organiser les COMEFA annuels à venir. Dans le domaine de
la coopération économique, le COMEFA aura lieu avant le CIHN, afin de
permettre lors de ce dernier de revenir en cas de besoin sur les projets
économiques, le cœur de la nouvelle dynamique de partenariat à créer entre
la France et l’Algérie.
Cette mission nous fut proposée quelques semaines plus tard. À notre
grande surprise. Nous avons pris deux mois de réflexion, compte tenu de
l’importance des enjeux. Notre lettre de mission fut signée le 17 mai 2013
par les ministres Nicole Bricq et Arnaud Montebourg.
Cependant, avant de répondre favorablement à la proposition de notre
gouvernement, nous souhaitions nous assurer que concrètement en Algérie,
le contexte se prêtait réellement au développement d’une coopération
effective, au-delà des discours et des déclarations. Il s’agissait pour nous
d’être utiles, et non de constituer un rouage administratif de plus dans la
machine compliquée, pour un non-spécialiste, des relations entre les deux
pays. Aussi avons-nous, avec discrétion et de façon informelle, pris contact
avec celui qui devait être notre interlocuteur au sein du gouvernement
algérien : Cherif Rahmani.

La mise en route de la mission :

le rôle clé de son interlocuteur
algérien

Le responsable politique a de la bouteille. À  68  ans, celui qui compte


parmi les leaders du Rassemblement national démocratique (RND), l’un des
partis de la coalition présidentielle, a occupé de nombreuses fonctions
ministérielles depuis 1988 : à la Jeunesse et aux Sports, à l’Équipement, à
l’Environnement, au Tourisme. Il a été aussi ministre-gouverneur du Grand
Alger de 1997 à 2000, se forgeant une grande notoriété. Francophone, il a
enseigné à l’université de Poitiers. Sa feuille de route, comme nouveau
ministre de l’Industrie, de la PME et de l’Investissement nommé
en  septembre  2012, est claire  : définir et mettre en œuvre une véritable
politique industrielle, redresser l’industrie algérienne considérée comme la
grande priorité de ce gouvernement. Il faut dire qu’il y a de quoi
s’inquiéter : l’industrie ne pèse plus que 5 % du PIB du pays contre 7,5 %
en 2000, avec un poids dans la richesse totale trois fois inférieur à celui de
son voisin marocain. L’hyperspécialisation dans les industries des
hydrocarbures rend de plus l’économie totalement dépendante de l’extérieur
pour la plus grande partie des produits industriels et de consommation. Le
secteur public, pourtant omniprésent, est globalement très peu efficace ; et
le secteur privé, embryonnaire, demeure prisonnier d’un système
administratif paralysant.
Une fois le contact établi, une date est fixée. Un vendredi de mars 2013,
nous prenons l’avion pour Alger. Une chambre nous a été réservée dans un
hôtel en bordure de mer, sur la presqu’île de Sidi Fredj à trente kilomètres à
l’ouest de la capitale, en français Sidi Ferruch. La plage où les troupes
françaises débarquèrent le 14  juin 1830 afin de prendre à revers la
forteresse d’Alger, considérée comme imprenable depuis l’attaque des
troupes de Charles Quint trois siècles auparavant. Les temps ont changé.
Le personnel est accueillant. En musique de fond, des chansons
françaises des années 1970 pour la plupart. Il y a là trois jeunes couples
d’Algériens probablement en week-end et quelques hommes d’affaires
venus se reposer. Le lendemain, le chauffeur du ministre vient nous
chercher pour notre rendez-vous de fin de matinée. Le samedi est jour de
repos en Algérie, il constitue le week-end avec le vendredi, donc aucun
bouchon sur la route. Nous entrons dans le centre d’Alger à El Biar, sur les
hauteurs de la capitale. El  Biar, qui signifie en arabe «  les puits  »,
m’informe mon chauffeur, car cette localité en dispose d’un très grand
nombre.
Arrivés dans la cour du ministère, un bâtiment classique, assez vieillot,
nous prenons l’ascenseur jusqu’au septième étage. Tout est calme, aucun
bruit. Accueillis tout d’abord par un homme du protocole, nous sommes
informés par celui-ci, sur un ton un peu sec, que nous n’aurons que quinze
minutes pour nous entretenir avec le ministre. Il s’agira donc d’optimiser au
mieux cette très brève séquence  ! Puis une secrétaire fort aimable, parlant
un français impeccable, vient à notre rencontre et nous dirige vers le bureau
du ministre. La porte s’ouvre. Cherif Rahmani vient à notre rencontre d’un
pas décidé, le visage jovial, doté d’une moustache discrète un peu
grisonnante, un grand sourire aux lèvres, affable, et nous tend la main. La
poignée de main est ferme, chaleureuse. L’homme, de taille moyenne, nous
regarde droit dans les yeux, le regard bienveillant. Il prononce un grand et
sonore « Bonjour », avec quelques mots d’accueil, sans le moindre accent.
Nous avons sur le moment la sensation que nous avons affaire à un homme
sincère avec lequel nous devrions pouvoir travailler en confiance. Car sans
confiance, rien ne sera possible, nous en avons la conviction, tant le passé
encombre encore la relation entre les deux pays. Tant les mémoires sont
encore vives de part et d’autre. Tant les relations sont toujours qualifiées,
quel que soit notre interlocuteur, français ou algérien, de « compliquées ».
Surtout, tant le pouvoir algérien, traité de «  système  » y compris par ses
propres acteurs, est opaque et fait tout pour le rester.
Le bureau du ministre est vaste et lumineux. Notre regard est d’abord
attiré sur la droite par sa table de travail, couverte de dossiers, mais aussi de
livres. Un fait suffisamment rare chez un responsable politique pour être
souligné. Et puis, tout d’un coup, sur la gauche de la pièce, nous
découvrons un panorama extraordinaire : l’immense baie d’Alger est à nos
pieds, formant un cercle grandiose presque parfait, creusée dans le rivage
qui va du cap Matifou à l’est jusqu’au cap  Caxine à l’ouest.
Quinze  kilomètres en ligne droite entre les deux caps  et un contour
périphérique de plus de quarante-cinq kilomètres ! Le ciel est clair, donnant
l’impression que l’horizon est infini. En arrière-plan, la chaîne de
montagnes et de collines entoure la ville blanche. Quelques bateaux de
marchandises ancrés au loin, que survolent des mouettes. Peu de trafic.
Aucun bruit ne remonte à nos oreilles. C’est le week-end. La ville semble se
reposer autour de la baie, que ne peut concurrencer que celle de
Rio de Janeiro. Le ministre nous propose de nous asseoir en face de lui, à
moins de deux mètres, comme pour créer un climat propice au dialogue.
Nous avions déjà quelques points en commun  : la lecture, l’Algérie, la
langue. L’échange peut commencer. Il durera deux heures et demie.
Notre interlocuteur nous parle de son ambition de mettre en œuvre une
stratégie industrielle pour son pays. Il inscrit résolument sa démarche dans
une vision globale intégrant l’ensemble de la région méditerranéenne et
insiste sur l’impératif de construire une coopération industrielle entre son
pays et la France. Recherche, formation, investissement, emploi  : nous
découvrons un responsable politique qui a le sens de la durée, de l’intérêt
général, tout en comprenant qu’il faut qu’il s’ouvre résolument sur
l’extérieur en jouant sur l’investissement et le partenariat. Une vraie rupture
par rapport aux années  1960 et  1970 focalisées sur la constitution
d’entreprises d’État, avec une économie administrative encore très
largement dominante, le repli sur soi via l’arabisation de l’éducation
nationale et de l’administration ainsi que l’hypercentralisme étatique,
source d’immobilisme.
Comme pour nous faire un signe, il nous montre du doigt deux de nos
ouvrages consacrés au développement industriel, posés sur le bord de son
bureau, colorés de nombreux post-it jaunes et bleus. Très sincère, Cherif
Rahmani joue cartes sur table. Il nous dit ses difficultés à élaborer avec les
services de son ministère ce que doit être une politique industrielle pour
l’Algérie, les priorités, les axes de travail, les leviers à mobiliser. Il nous
montre une demi-douzaine de rapports de plusieurs centaines de pages
chacun et pesant plusieurs kilos, élaborés par plusieurs grands cabinets
américains. Que peut-on en tirer comme substance  ? Comment bâtir un
projet politique qu’il puisse partager avec le gouvernement et les acteurs de
terrain, qui n’ont guère été encouragés à se doter d’une culture de
l’entrepreneuriat ? Le ministre nous suggère de prendre connaissance de ces
rapports et de lui donner un avis argumenté, au cours des semaines qui
suivent. Il doit présenter un projet en Conseil des ministres au printemps.

Il faut se lancer
Nous saisissons intuitivement la balle au bond et proposons au ministre
de lire ces rapports le jour-même et de lui présenter, dès le lendemain matin,
une première note portant sur les grands axes d’une politique industrielle
pour l’Algérie. Cherif Rahmani, surpris une seconde, nous propose de nous
revoir le lendemain dimanche à 10 heures.
L’après-midi, la soirée et la nuit ont été courtes, tout juste entrecoupées
d’un léger dîner au restaurant de l’hôtel. Il y a peu de monde. Encore un
fond musical de chansons françaises qui nous rappellent notre adolescence.
Deux heures de sommeil entre 5  et  7  heures du matin pour avoir l’esprit
clair. Une longue douche tiède. Une heure de marche le long de la plage
déserte qui borde l’hôtel. En face, les côtes françaises. Nous ne sommes pas
habitués à ce renversement de position géographique. Ensuite un bon petit
déjeuner. Nous voici repartis avec notre chauffeur à El Biar pour 10 heures :
le ministre nous accueille à nouveau dans son bureau. Nous lui tendons une
note de trois pages et lui présentons une brève synthèse orale pour justifier
son contenu. Dans la foulée, pendant qu’il prend connaissance de cette note,
nous lui proposons de la retravailler pour en faire un livrable en Conseil des
ministres, d’en produire une autre dans le même temps d’une dizaine de
pages avec une argumentation stratégique, ainsi qu’un rapport fouillé d’une
cinquantaine de pages pour consolider le tout et appuyer la démonstration.
Et cela rendu dans le mois. Ce qui nous donne quatre week-ends pleins pour
nous y consacrer, hors de nos responsabilités du moment auprès de Louis
Gallois, commissaire général à l’investissement, placé auprès du nouveau
Premier ministre Jean-Marc Ayrault. Louis Gallois qui a succédé à René
Ricol, auprès duquel nous avons travaillé dans une relation de confiance
totale et qui a su constituer avec beaucoup d’intelligence l’équipe de ce
nouveau commissariat général dédié à la mise en œuvre d’un innovant
programme d’investissements d’avenir doté d’un budget de 30  milliards
d’euros. Une responsabilité qui nous a permis d’accroître notre expérience
dans le domaine technologique et industriel ainsi que notre connaissance du
tissu entrepreneurial français, qui nous seront fort utiles pour cette nouvelle
mission.
Le ministre achève la lecture de la fiche. Puis il se lève avec énergie,
comme propulsé hors de son fauteuil. Il ouvre largement ses bras, ses yeux
pétillent, et il nous lance avec enthousiasme les quatre mots suivants  :
« Vous êtes la providence ! » Il se rend dans le bureau de son secrétariat, dit
quelques mots que je n’entends pas. Nous reprenons notre discussion. Au
bout d’un peu moins d’une heure, il nous demande de le suivre. Nous
sortons de la pièce. Nous entrons dans une immense salle qui se situe juste à
gauche de son bureau. Et là, nous sommes sous le choc  : autour d’une
longue table, nous découvrons une bonne vingtaine de personnes. Le
ministre s’assied en bout de table, afin de pouvoir avoir une vue sur
l’ensemble de ses collaborateurs et, appuyant légèrement sur notre bras
droit, il nous fait comprendre qu’il faut que nous prenions place juste à sa
gauche.
Il prend brièvement la parole sur un ton soudainement directorial que
nous découvrons et annonce que nous sommes les futurs hauts responsables
français de la coopération technologique et industrielle franco-algérienne, et
que c’est avec nous qu’il faut donc travailler, monter des projets. Puis suit
un rapide tour de table de présentation des personnes présentes. Tous des
cadres supérieurs du ministère, issus des différentes directions générales. La
plupart ont encore la cravate désordonnée, le visage parfois un peu
interrogatif et donnent l’impression d’avoir été convoqués à cette réunion
au dernier moment. Le ministre nous passe la parole. Nous sommes
propulsés dans un autre monde. Nous ne nous souvenons plus des paroles
que nous avons pu prononcer.
À la fin de cette rencontre improvisée, le ministre nous raccompagne
chaleureusement à l’ascenseur. Sans faire référence à ce qui vient de se
dérouler, il nous communique son numéro de portable personnel. Nous nous
appellerons régulièrement. Le chauffeur nous attend en bas. De retour à
Paris, nous répondons positivement à la proposition conjointe du Premier
ministre Jean-Marc Ayrault et des deux ministres directement concernés et
fortement engagés, Nicole Bricq et Arnaud Montebourg, dont le soutien et
l’allant furent déterminants. Un mois plus tard, nous adressons, comme
promis, les documents à Cherif Rahmani. Notre lettre de mission est signée
le 13 mai 2013, quarante-neuf ans après notre départ d’Algérie.
Nous nous mettons tout de suite au travail avant l’été en Algérie,
rencontrant de nombreux chefs d’entreprises et visitant leurs sites de
production à travers plusieurs territoires ciblés, dont le centre (Sétif sur les
hauts plateaux) et l’Est (Constantine, Annaba, Guelma,  etc.) à forte
concentration économique. Nos visites se déroulent dans des domaines très
différents (articles d’hygiène, produits électroniques, production de lait,
pâtes alimentaires,  etc.), et nous permettent d’échanger avec des
universitaires et des walis 1. Nous reprenons notre travail à la rentrée, avec
le soutien du ministre algérien de l’Industrie et l’appui de la Chambre de
commerce et d’industrie algéro-française (la CCIAF) basée à Alger et de
son jeune directeur général Réda El Baki, sympathique et efficace. Dans le
même temps, nous constituons en France notre propre comité de pilotage
interministériel, réunissant nos correspondants officiels dans les ministères
concernés par notre mission dès  mi-juillet sur la base d’un premier
programme d’action à débattre  : affaires étrangères, économie, industrie,
agriculture, recherche et enseignement supérieur, éducation nationale,
écologie, santé, transports.
Il s’agit en effet d’aller vite pour installer cette nouvelle mission et sa
légitimité. Le premier Comité mixte économique franco-algérien
(COMEFA) se réunit à Paris le 27 novembre 2013. Il faut d’ici là définir les
grandes priorités de la coopération industrielle entre les deux pays et mettre
sur les rails un premier ensemble de projets de partenariat. Ces deux
premiers objectifs sont remplis. La mission aura droit ce 27 novembre aux
félicitations des ministres des deux gouvernements, et le soutien réaffirmé
de Arnaud Montebourg, co-présidant ce premier COMEFA.
Mais l’événement aura lieu sans Cherif Rahmani. Un vrai regret. Avec
son départ se creuse une faiblesse de taille dans le dispositif algérien et
donc pour notre mission, qu’il va falloir combler en nous mobilisant encore
davantage. Entre-temps, surprise en effet, le président Bouteflika a procédé
à un remaniement de son gouvernement. Notre interlocuteur le quitte. Il est
remplacé par le ministre de l’Environnement, Amar Benyounès. Pour
quelles raisons  ? Prenait-il trop de place au sein du gouvernement alors
qu’il en était une pièce maîtresse ? Était-il trop entreprenant ? Ce départ est-
il lié à des changements au sein de la haute hiérarchie militaire ou entre les
différents pôles du pouvoir ?

Une succession de ministres : de l’Olympe


aux Enfers

Nous rencontrons quelque temps après notre nouvel interlocuteur, Amar


Benyounès. Il est originaire de Kabylie, élu député de la wilaya de Tizi-
Ouzou en 1997, considérée par le pouvoir algérien comme la ville la plus
frondeuse du pays. Plusieurs fois ministre depuis la fin des années 1990 : à
la Santé, aux Travaux publics, à l’Aménagement du territoire, il a
également été membre fondateur en 1989 du Rassemblement pour la culture
et la démocratie (RCD), un parti politique issu du Mouvement culturel
berbère (MCB), revendiquant la pluralité des cultures participant de
l’identité algérienne, c’est-à-dire la berbérité, l’africanité et la
méditerranéité. Un positionnement très spécifique par rapport à l’ex-parti
unique mais toujours largement dominant, le FLN, et à l’opposé des
islamistes, le RCD se réclamant « laïc ».
Nous découvrons un homme plutôt réservé, à la voix posée, assez
grand, plutôt mince, à peine la soixantaine. Le visage raisonnablement
souriant, la coupe de cheveux impeccable, un grand front, un regard
détendu. Nous faisons un point sur l’avancement des projets que nous avons
déjà initiés avec des opérateurs algériens et français, ceux que nous
souhaitons présenter lors du premier COMEFA quelques semaines plus
tard. De son côté, pas de propos particulier sur la politique qu’il souhaite
mener. Une décision cependant  : le nouveau ministre de l’Industrie nous
annonce qu’il souhaite nommer un nouveau correspondant à la mission. La
raison mise en avant : faciliter les relations et le travail au quotidien. Ce ne
sera donc plus le ministre de l’Industrie, mais Bachir Dehimi. À l’exception
d’une nouvelle rencontre dans le cadre de la tenue du COMEFA
fin novembre, nous ne reverrons plus le ministre.
Un sérieux problème apparaît cependant très vite : Amar Benyounès, à
notre grande surprise, ne donne aucune lettre de mission qui permettrait
d’officialiser la nouvelle fonction de Bachir Dehimi en tant que haut
responsable côté algérien. Il n’a ainsi ni une légitimité reconnue à l’égard
de ses interlocuteurs algériens et français, ni la possibilité, comme nous le
faisons de notre côté en France, de construire des relations permanentes
avec les autres ministères concernés par les projets que nous montons  :
formation professionnelle, enseignement supérieur, recherche, transports,
santé, aménagement du territoire, affaires étrangères, etc. Enfin, le ministre
lui demande de garder ses fonctions de président du groupe industriel public
Equipag qui regroupe des entreprises présentes dans le domaine de la
mécanique. Fonction qui l’occupe énormément, comme nous le verrons par
la suite. Pour quelles raisons cette prise de distance du ministre et donc des
autorités algériennes à l’égard de la coopération économique avec la France
a-t-elle eu lieu ?
Nous comprenons très vite qu’il faut redoubler d’efforts et nous
déployer encore davantage sur le territoire algérien pour ne pas nous
retrouver prisonniers du système administratif algérien que nous
découvrons progressivement. D’autant que le ministre de l’Industrie,
toujours très proche du président Bouteflika, va assurer la direction de sa
campagne lors de l’élection présidentielle de 2014.
En  mai  2019, Amar Benyounès est renvoyé devant la Cour suprême
algérienne. Il est placé quelques semaines plus tard en détention provisoire
dans le cadre d’affaires de corruption. Il lui est reproché d’avoir octroyé des
avantages indus à l’homme d’affaires Ali Haddad, par ailleurs président du
Forum des chefs d’entreprise (FCE), l’équivalent du MEDEF en France.
Condamné à trois ans d’emprisonnement, sa peine est réduite en appel à un
an de prison. Il en sortira en 2020.
Abdeslam Bouchouareb lui succède au ministère de l’Industrie. Un
nouveau gouvernement se met en effet en place après la réélection de
Abdelaziz Bouteflika en avril 2014, avec un score sans surprise de 81,53 %
et un taux de participation officiel de 51 %. Il entame ainsi son quatrième
mandat à 77 ans. Le ministre de l’Intérieur, Tayeb Belaïz, annonce à la suite
des résultats que le  peuple a «  choisi en liberté dans un climat de
transparence et de neutralité ».
Tout comme ses prédécesseurs, le nouveau ministre a une longue
carrière derrière lui, professionnelle comme politique. Déjà ministre de
l’Industrie et des Restructurations il y a près de vingt ans, en 1996, puis
ministre délégué à l’Emploi en 2000, il se lança auparavant dans les affaires
en dirigeant une entreprise de fabrication et de distribution de chips, avant
de créer la première confédération patronale algérienne, la CGEOA.
Membre du RND, député dans les années 2000, il devient vice-président de
l’Assemblée populaire nationale en 2012. En 2014, il dirige la
communication de la campagne présidentielle de Bouteflika et rejoint le
nouveau gouvernement, à nouveau dirigé par Abdelmalek Sellal.
Notre troisième ministre algérien de l’Industrie, en moins d’un an. Mais
nous le garderons près de trois ans. Dans nos rencontres régulières, en tête-
à-tête, au cours de plusieurs COMEFA ou encore de réunions en petit
comité avec ses homologues français, dont Emmanuel Macron, ministre de
l’Économie, tant à Alger qu’à Paris, les échanges se déroulent toujours dans
un climat apaisé et confiant. De taille moyenne, brun, la plupart du temps
en costume bleu foncé ou gris, le visage rond, le sourire bonhomme, les
paupières un peu lourdes, l’homme est très simple dans son comportement
et direct avec nous. Lors de chacune de nos rencontres, il nous rappelle
combien il compte sur nous pour faire avancer les projets de coopération
que nous initions. Une démarche déjà appréciée et soutenue par Abdeslam
Bouchouareb, comme ses deux prédécesseurs. Son discours reste focalisé
sur la débureaucratisation de l’économie, le «  made in Algeria  »,
l’amélioration de l’environnement juridique et administratif afin de susciter
l’investissement étranger.
Ce comportement était-il feint  ? Certains de nos interlocuteurs
algériens, sous le sceau de la confidentialité, nous faisaient part du caractère
parfois cassant et autoritaire que le ministre pouvait avoir avec certains de
ses interlocuteurs, y compris avec le Premier ministre Sellal, à qui il aurait
rappelé qu’il n’avait d’ordre à recevoir que du frère du Président, Saïd
Bouteflika, considéré comme un «  conseiller  » très influent. Et surtout, la
plupart des projets initiés avec le ministère de l’Industrie avançaient très
lentement, voire étaient remis en cause une fois signés en COMEFA.

Un alter ego sans pouvoir cumulant


des fonctions incompatibles

En attendant, aucun changement n’est apporté par le ministre au statut


de notre homologue permanent, Bachir Dehimi. Toujours pas de lettre de
mission, et des difficultés compréhensibles pour lui à se mobiliser fortement
et à engager des relations avec les autres ministères pour faire avancer les
projets. Très peu de temps disponible également pour rencontrer en France
les acteurs privés. À nos deux à trois missions mensuelles de plusieurs jours
dans les territoires algériens au cours des quasi six années de mission,
correspond peut-être au total sur la durée une mission annuelle de notre
interlocuteur en France, et encore, essentiellement à Paris. De plus, Bachir
Dehimi ayant été nommé président du Groupe public mécanique, l’essentiel
des projets où nous pouvons nous retrouver ne concerne que ce secteur et
celui de l’automobile. À plusieurs reprises, nous signalons avec délicatesse
ce handicap à nos autorités politiques et correspondants ministériels
algériens successifs  : rien n’y fait. Les responsables politiques des deux
pays font comme si cet état de fait était normal. Du côté algérien, c’est
banal. Du côté français, c’est consternant.
Cette situation pose aussi un autre problème de taille, d’ordre
déontologique. Lors de sa première venue à Paris où nous avions organisé
un séminaire d’une journée réunissant toutes les fédérations
professionnelles concernées du patronat français, puis des rendez-vous avec
des groupes français importants, l’un des dirigeants nous prend à part et
nous dit  : «  Pour nous dirigeants d’entreprise, c’est un vrai problème,
M. Dehimi est à la fois dirigeant d’un groupe industriel et en charge d’une
mission d’État  : comment est-ce possible  ?  » Eh oui, en Algérie, c’est
possible. Cette situation ne choque aucun des ministres qui l’ont renouvelé
de fait dans ses fonctions de haut responsable à la coopération industrielle
franco-algérienne. Les autorités françaises font avec. Elles en ont vu
d’autres.
D’ailleurs, toutes nos réunions en tête-à-tête avec notre homologue se
déroulent non pas dans les locaux du ministère de l’Industrie, mais au siège
du Groupe mécanique qu’il préside, rue de la Butte-des-Deux-Bassins, à
Ben  Aknoun, un quartier dans la banlieue ouest de la capitale. Il s’y
implique beaucoup, tant les enjeux des PMI publiques qui le composent
sont considérables : moderniser les organisations et les usines, développer
une culture d’entreprise, partir des besoins du marché algérien pour
renouveler les produits,  etc. Autrement dit, passer d’une culture de
l’économie administrée à une culture d’économie privée et concurrentielle :
un véritable changement de paradigme pour les équipes, à l’image du pays.
En attendant, notre homologue, avec lequel la relation humaine sera
toujours de qualité, est totalement marginalisé dans les circuits
interministériels, et le temps qu’il peut consacrer à monter des projets avec
nous n’est pas au niveau de ce qui est nécessaire. Notre relation
professionnelle est de fait profondément déséquilibrée.
Le 10 décembre 2019, lors du procès anti-corruption qui fait suite à la
naissance du Hirak en février de la même année, le ministre de l’Industrie
Bouchouareb est condamné à la plus lourde peine  : vingt ans
d’emprisonnement. Le procès met en évidence le chantage et les pressions
que l’ex-ministre exerçait à l’encontre d’hommes d’affaires en échange
d’autorisations pour la réalisation de projets d’investissements dans le pays.
Il y avait eu un précédent trois ans auparavant. En avril 2016, le journal Le
Monde révélait dans le fameux scandale des «  Panama papers  » que le
ministre possédait une société offshore, la Royal Arrival Corp, domiciliée
au Panama. Cette société, créée en 2015 alors qu’il était toujours ministre
de l’Industrie, agissait dans le domaine de l’intermédiation commerciale
avec divers pays, dont l’Algérie. Le ministre a pourtant conservé son poste
un an de plus, avant d’être finalement remercié en 2017. Depuis, il est en
fuite. Une situation qui affaiblit encore davantage le positionnement de
notre homologue au sein de l’État.
Et voici notre quatrième ministre algérien de l’Industrie en quatre ans :
Youcef Yousfi, nommé en  août  2017. Ce responsable politique de 76 ans,
proche du Président Bouteflika, connaît bien la France lui aussi. Il a fait son
doctorat d’État en sciences physiques à l’université de Nancy. Réputé
compétent et intègre, il rejoint à la fin des années 1970 le groupe Sonatrach,
cœur de l’économie algérienne, comme vice-président, puis comme
directeur général dans les années 1980. Membre du parti le Rassemblement
national démocratique (RND), il rejoint en 1997 le cabinet du président de
la République, Liamine Zéroual. Les deux sont nés en 1941 à Batna, une
cité du nord-est du pays de la région de l’Aurès avec son peuplement
traditionnel, le groupe berbère des Chaouis. La même année, il est nommé
ministre de l’Énergie et des Mines, puis ministre des Affaires étrangères et
à nouveau ministre de l’Énergie. Il sera ensuite Premier ministre par intérim
en mars-avril 2014 avant de rejoindre l’Industrie en 2017.
Nous ne l’avons jamais rencontré en tête-à-tête. Il se repose sur Bachir
Dehimi, sans pour autant lui donner les moyens d’agir  : nous attendons
toujours la lettre de mission pour officialiser la fonction de ce dernier et le
dégager de sa responsabilité de président d’un groupe public. Nous
apercevons le ministre uniquement en réunion plénière, lors du cinquième
et dernier COMEFA qui s’est tenu à Paris le 29 octobre 2018 dans l’un des
magnifiques salons style Napoléon  III du ministère de l’Europe et des
Affaires étrangères. Munificence et grandeur. Malheureusement, ce n’est
pas ce qui caractérise les échanges entre les ministres français –  Bruno
Lemaire à l’Économie et Jean-Yves Le  Drian aux Affaires étrangères  – et
algériens, Youcef Yousfi et Abdelkader Messahel, ministre des Affaires
étrangères. Youcef Yousfi tient un discours critique et répétitif comme un
pendule mécanique à l’égard de ses interlocuteurs français  : «  Les
entreprises françaises ne sont pas assez présentes en Algérie  »  ; «  Elles
n’investissent pas dans le cadre des priorités sectorielles de l’Algérie,
comme la fabrication de produits textiles ».
Il n’est aucunement question de la demi-douzaine de projets de
partenariat que nous avons construits tout au long de cette dernière année
dans des domaines d’avenir comme le numérique, la santé, l’agroécologie,
les énergies renouvelables, le traitement des déchets ou encore la gestion
des risques industriels. Mobilisant des universités, des centres techniques et
des entreprises des deux rives, ces projets pourraient ainsi créer de
véritables écosystèmes industriels dans les territoires algériens, sources
d’emplois qualifiés. Il n’est pas non plus question de la bureaucratie
algérienne qui inhibe les meilleures volontés, à commencer par celles des
hauts fonctionnaires qui la composent. Aucun accord entre opérateurs des
deux pays ne sera signé au cours de cette journée. Nous l’apprenons
seulement en milieu de matinée, quelques heures avant le début du
COMEFA. Cette information sème la consternation du côté français.
Nous croisons dans un grand salon du Quai d’Orsay, juste avant le
début de la réunion, l’ambassadeur algérien à Paris, Abdelkader Mesdoua.
Un diplomate de carrière qui ne fait pas ses 60 ans, qui cultive avec soin sa
coiffure, son tour de taille, sa moustache fine et sa présence sur les réseaux
sociaux de son pays. Nous l’avons rencontré quelques mois auparavant pour
lui présenter des partenariats en cours d’élaboration. Nous le saluons et en
profitons pour lui demander pour quelles raisons les autorités algériennes
bloquent la signature de ces accords qui correspondent, selon nous, aux
besoins de l’économie algérienne. Sa réponse, sur un ton désinvolte, fuse :
«  Notre ministère des Affaires étrangères n’a pas compris les intérêts
économiques de ces projets ». À ce propos absurde par rapport aux enjeux,
nous répondons dans un premier temps sur un ton désabusé  : «  Monsieur
l’Ambassadeur, il vaut mieux arrêter là notre échange  ». Nous ajoutons,
avec un brin d’humour  : « Vous auriez dû nous le dire plus tôt, nous leur
aurions donné, avec joie, quelques cours d’économies ! »
Le pouvoir algérien ne pratique guère l’autocritique. Les problèmes
proviennent toujours des autres. Les étrangers. Et tout particulièrement la
France.
Dans son discours, Youcef Yousfi, le ministre de l’Industrie, prouve
qu’il reste un adepte de l’économie administrée, inspirée de la première
révolution industrielle qui date de l’époque de Napoléon  III dont le style
décore le salon, alors qu’il s’agit avec eux d’aborder la quatrième. Nous
voici revenus à l’ère Boumédiène des années 1960 et 1970. Bachir Dehimi,
porteur de son côté de tous ces nouveaux projets prêts à être signés et mis
en œuvre, assis juste à sa droite, ne montera pas à la tribune. Nous non plus.
Nous n’y sommes pas invités. Le ministre porte un costume sombre avec
chemise blanche, la tenue un peu raide, la voix posée, des lunettes aux
montures fines sur le nez, un front largement dégarni et tient ces propos
d’un autre temps. Les deux ministres français sont dépités. Mais ils n’en
montrent rien. Il faut se tenir et faire bonne figure dans un décor aussi
majestueux. Même quand on se fait engueuler. Pour quelles raisons ?
Le ministre de l’Industrie est placé sous contrôle judiciaire en
juillet 2019 puis en détention provisoire à la prison El-Harrach située dans
un quartier populaire d’Alger. Il est poursuivi pour «  octroi d’indus
avantages lors de l’attribution de marchés publics et de contrats en violation
des dispositions législatives », « dilapidation de deniers publics » et « abus
de pouvoir et de fonction et conflit d’intérêts  ». Il est acquitté
en  janvier  2022 par le pôle économique et financier du tribunal
Sidi  M’hamed d’Alger. Sans doute les ordres venaient-ils de plus haut. Il
fallait les exécuter ou partir. Il a préféré rester.

Un Premier ministre algérien


déconcertant

Au cours de notre mission, nous avons eu l’opportunité de rencontrer à


plusieurs reprises le Premier ministre algérien Abdelmalek Sellal. Ce fils de
boulanger né à Constantine et issu d’une fratrie de douze frères et sœurs est
un ancien élève de l’ENA d’Alger. Militant au FLN dès l’âge de 20 ans, il
réalise une belle carrière dans la haute administration du pays, notamment
comme wali à plusieurs reprises. Il occupe par la suite plusieurs
portefeuilles ministériels : l’Intérieur, la Jeunesse et les Sports, les Travaux
publics où il s’active à relancer les grands projets autoroutiers de la
Transsaharienne et l’autoroute Est-Ouest, le ministère des Ressources en
eau. Il dirige même la campagne présidentielle de Bouteflika en 2004 et à
nouveau en 2014.
La première rencontre, au cours de l’été 2013, soit deux mois après le
démarrage de notre mission, est marquante  : l’homme est grand, avec de
larges épaules, un tour de taille illustrant son plaisir de la bonne chère, une
voix tonitruante. Rieur, à la parole abondante, il s’adresse à nous en ouvrant
ses larges bras, comme pour nous embrasser, et avec beaucoup de simplicité
dans le contact. La tête est droite, le regard direct, une moustache discrète
surmonte la lèvre supérieure. Ses premiers mots sont accueillants : « Vous
êtes les bienvenus, vous êtes ici chez vous  !  » Sans doute pour nous
signifier qu’il sait que nous sommes nés dans ce pays.
Nous faisons un bref point de situation. Il sait écouter. L’échange est
très courtois. Il nous confirme la priorité d’industrialiser l’économie, de
favoriser l’investissement, la coproduction entre entreprises françaises et
algériennes, et reste conscient de l’environnement administratif très
handicapant. Nous sentant en confiance, nous nous permettons de lui poser
deux questions suscitées par nos premières missions dans plusieurs
territoires algériens, l’une sur la difficulté de comprendre l’univers
administratif algérien, la seconde sur la non-existence d’un ministère de
l’Économie. Ses réponses ne manquent ni d’humour, ni de sincérité, au
point d’en être presque troublantes. Sur un ton très enjoué, il réplique ceci à
la première : «  Oui, notre système administratif est très compliqué, même
opaque. Mais c’est l’opacité qui nous permet de fonctionner  !  » À  la
seconde : « Nous créerons un ministère de l’Économie quand nous aurons
une économie ! » Le message sous-jacent est limpide : « Avancez sans vous
laisser impressionner, tout est à faire ». C’est ce que nous ferons au cours
des cinq années qui vont suivre, avec un renouvellement de notre mission à
quatre reprises, sous deux Présidents français et à leurs initiatives
respectives : François Hollande, puis Emmanuel Macron. Et ce malgré les
embûches qui ne vont pas manquer. Des deux côtés de la Méditerranée.
Nous nous revoyons quelques mois plus tard, dans un cadre plus
politique. Le 8  juin 2014, Laurent Fabius, alors ministre des Affaires
étrangères et du Développement international, s’envole pour Alger à bord
d’un Falcon  900 à partir de la base aérienne de Villacoublay. Il est
accompagné d’une délégation restreinte d’une dizaine de personnes, dont
nous faisons partie. Au programme  : des rencontres avec son homologue
Ramtane Lamamra, que nous apprendrons à connaître, un responsable
politique de grande qualité à la stature d’homme d’État ; puis le lendemain,
un entretien avec notre interlocuteur attitré Abdessalem Bouchouareb,
ministre de l’Industrie, ainsi que le Premier ministre et le Président
Bouteflika. Des échanges sont prévus avec des entrepreneurs français
implantés dans le pays et la communauté française, à la résidence de
l’ambassadeur de France, André Parant, soucieux du bon fonctionnement de
notre mission.
Lundi 9 juin, un déjeuner est donné en l’honneur de Laurent Fabius par
le Premier ministre, en présence des ministres économiques et des
représentants des milieux d’affaires. Nous nous retrouvons à 13  heures à
l’hôtel El Aurassi situé près de la baie, dans le quartier de Sidi M’hamed, du
nom d’un mystique algérien du XVIIIe  siècle. Moderne, il possède une vue
splendide sur la mer du haut de ses cinq étoiles.
Nous sommes dans le salon attenant à la grande salle de restaurant.
Quelques minutes plus tard, le Premier ministre arrive et entre à grandes
enjambées, accompagné de Laurent Fabius à sa droite, en costume bleu
nuit. Ce dernier, nous apercevant devant lui à quelques mètres, se tourne
vers Abdelmalek Sellal et lui dit : « Monsieur le Premier ministre, je vous
présente…  ». Le ministre français n’a pas le temps de finir sa phrase. Le
Premier ministre algérien ouvre grand ses bras, et d’une voix puissante qui
résonne dans toute la pièce s’écrie  : «  C’est notre ami Jean-Louis  !  »
Laurent Fabius, surpris une seconde, sourit et nous regarde d’un air
protecteur et bienveillant.
Pour autant, ces bonnes relations apparentes ne servent guère la
progression des projets menés avec les ministères. La machine semble
tourner à vide. Les ministres se succèdent. Un jour, l’un de nos
interlocuteurs, haut placé dans la hiérarchie politico-administrative, nous
tint sur un ton complice ce propos cruel : « Vous savez, chez nous, on a des
ministres, parce que lorsque nous recevons des ministres d’autres pays, il
faut bien que nous en mettions en face  !  » Il y a la scène, et derrière, les
coulisses.
Le 10 décembre 2019, toujours au cours de ce procès historique « anti-
corruption  », Abdelmalek Sellal, Premier ministre de 2012 à 2017, est
condamné à douze ans de prison, dans le cadre d’une affaire de corruption
et de «  népotisme  » concernant le secteur du montage automobile et du
financement « occulte » de la campagne électorale du Président Bouteflika
en 2019. L’autre ancien Premier ministre, Ahmed Ouyahia, qui lui succède
er
en août 2017 jusqu’au 1  avril 2019, et que nous n’avons rencontré qu’une
fois, au cours d’un Comité intergouvernemental franco-algérien à Paris
en décembre 2017, est aussi condamné à une lourde peine pour les mêmes
faits  : quinze ans d’emprisonnement. Le 28 janvier 2021, la Cour d’Alger
confirme ces peines pour les deux anciens chefs de gouvernement. Au total,
Abdelmalek Sellal est jugé à six reprises dans des affaires de corruption et
d’abus de fonctions, et condamné à une peine cumulée de trente-neuf ans de
réclusion.
Une vingtaine de ministres de l’ère Bouteflika sont concernés pour des
affaires de corruption. Nous en avons croisé la plupart lors de rencontres
franco-algériennes et de présentation à la presse de projets de partenariat
industriels que nous avons contribué à monter. Les ministres sont toujours
soucieux de leur communication.
Des grands patrons : de la toute-
puissance à la prison

Les responsables politiques ne sont pas les seuls concernés par ces
grands procès. Des grands responsables économiques aussi sont inquiétés.
Et l’un en particulier, Ali Haddad, que nous rencontrons à plusieurs reprises
étant donné ses fonctions institutionnelles. Il est alors le puissant patron du
FCE, le Forum des chefs d’entreprise, le cœur du patronat algérien qui
regroupe alors plus de  4  000 entreprises dans la plupart des secteurs de
l’économie  : agroalimentaire, travaux publics, industries électriques et
électroniques, mécanique, industries pharmaceutiques, papier, grande
distribution, etc.
Ali Haddad est élu en  novembre  2014 président du FCE. Il a 51  ans.
L’homme est né en Kabylie, dans un petit village, Azeffoun, au nord-est de
Tizi-Ouzou, qui domine la Méditerranée à 450 mètres d’altitude. Après une
formation de technicien supérieur en génie civil à Tizi-Ouzou, il se lance
dans les affaires en achetant avec ses frères un petit hôtel, Le Marin, dans
son village natal. À la sortie de ses études en 1988, il crée sa société de
BTP, ETRHB. L’entreprise se développe autour des différents métiers de la
construction.
Il bâtit au fil des années le groupe le plus important dans le BTP,
bénéficiant de nombreuses commandes publiques que les autorités
algériennes vont consacrer en particulier au développement du réseau
routier et autoroutier sur l’ensemble du territoire. Le groupe se diversifie
dans de nombreux domaines : le sport, les médias, l’hôtellerie, le transport,
ou encore l’industrie pharmaceutique. En 2016-2017, ETRHB revendique
un chiffre d’affaires de près de 800 millions d’euros. Ce qui, à l’échelle de
la modeste économie algérienne, en fait un groupe important, employant
15 000 salariés.
Nous sommes invités à le rencontrer début 2015, le 22 janvier, quelques
semaines après son élection à la tête du FCE. Le club est localisé sur les
hauteurs de la capitale, dans la commune de El  Mouradia. Nous entrons
dans une salle de réunion rectangulaire, assez modeste. Il y a là une
douzaine de dirigeants d’entreprises privées algériennes, formant l’équipe
de direction du Forum. Ces hommes forment un cercle autour de leur
président, Ali Haddad, assis au milieu dans un grand fauteuil. Les autres
bénéficient de sièges plus modestes. Nous savons tout de suite qui est le
boss ! C’est le premier message : le patron est vraiment le patron. Tous sont
fort accueillants, en costumes-cravates impeccablement soignés. La
moyenne d’âge tranche avec celle de la classe politique au pouvoir. Entre
vingt et trente ans en moyenne en moins. Deuxième message tacite : le FCE
réunit des entrepreneurs dynamiques, incarnant l’avenir du pays. Le
président nous propose de nous asseoir à sa gauche : un signe de respect et
d’importance donné à ce que nous représentons. Pour autant, il n’est guère
commode de regarder son interlocuteur dans les yeux, lorsque son siège
plutôt lourd et peu maniable est parallèle à celui de son voisin.
Ali Haddad prend la parole durant quelques minutes. Mince, le corps
enveloppé dans un costume gris foncé, la cravate d’un gris un peu plus
prononcé, la chemise blanche, le cheveu noir et court, bien coiffé, le front
plat et dégagé, le visage un peu allongé, il possède un regard calme et une
voix douce. Son débit est plutôt lent, les mots sont posés, l’expression
parfois maladroite. De son attitude, de ses gestes, se dégage le sentiment
d’un homme réservé, pudique, pas très à l’aise en public. Ce n’est pas un
orateur, il se concentre sur l’essentiel. Dans son intervention introductive,
nous retenons trois messages clés. Le premier, surprenant  : «  Monsieur le
haut responsable, je vous ai invité avant de rencontrer votre ambassadeur ».
Le deuxième  : «  Nous souhaitons travailler avec vous, et construire un
programme d’action dans quatre domaines industriels qui sont déterminants
pour nous et le pays  : l’agroalimentaire, le bâtiment, la pharmacie et le
numérique ». Le troisième : « Notre priorité, ce sont les PME et les PMI du
secteur privé, c’est développer l’entrepreneuriat ; il faut élaborer des projets
de coproduction avec des PME françaises ».
Nous dégageons ensemble quelques pistes possibles de collaboration.
Nous insistons de notre côté sur la méthode que nous souhaitons employer :
partir de leurs attentes, de leurs besoins, de leurs compétences, des
entreprises du FCE qui souhaitent construire des projets de coopération. Il
n’y a pas de petits ou de grands projets. Chacun doit être un cas
d’exemplarité du partenariat à construire entre nos deux pays. Pour cela, il
nous faut un interlocuteur permanent, qui ait la marge de manœuvre
nécessaire pour avancer ensemble. Ali Haddad nous informe sur-le-champ –
  il y avait donc pensé  – que c’est l’un des vice-présidents du FCE et
responsable de la commission Économie et climat des affaires, Brahim
Benabdeslem, présent à cette réunion, qui sera notre interlocuteur officiel. Il
dirige par ailleurs à Alger un institut d’enseignement supérieur dans le
domaine du management d’entreprise, le MDI.
À peine un mois plus tard, après de multiples échanges entre nous deux,
nous nous rencontrons à nouveau à Alger le 24 février pour finaliser un plan
d’action autour de plusieurs orientations concrètes  : coopérer dans le
domaine de la propriété intellectuelle, réaliser au moins une opération pilote
dans l’agroalimentaire en appui technique de plusieurs PMI membres du
FCE, identifier un premier ensemble de PME-PMI du FCE pour les mettre
ensuite en relation avec des entreprises françaises et déboucher sur des
partenariats productifs, créer un institut supérieur des arts et métiers pour
répondre aux besoins considérables en formation des entreprises
algériennes. Plusieurs projets seront mis en œuvre.
Une relation de confiance se bâtit progressivement entre nous. De taille
moyenne, Brahim Benabdeslem dégage de la sympathie, il est prolixe,
direct dans ses propos, toujours impeccablement habillé, costume clair,
cravate parfaitement nouée, lunettes fines sur le haut du nez. Il sera
jusqu’au bout de notre mission, malgré les obstacles qui n’ont pas manqué,
y compris et surtout au sein même du Forum, un interlocuteur fiable et
sincère, en particulier lorsque des difficultés surgiront.
Le 31  mars 2019 à  3  heures du matin, Ali Haddad est arrêté à Oum
Teboul, un poste-frontière avec la Tunisie. En première instance, il est
condamné en  juillet de la même année à dix-huit ans de prison ferme.
En mars 2020, la cour d’appel d’Alger le condamne à douze ans de prison
ferme et prononce la confiscation de ses biens. Les chefs d’accusation
s’additionnent  : conflits d’intérêts, corruption dans la conclusion de
marchés publics, dilapidation de deniers publics, abus de fonctions, etc. Ses
quatre frères –  Omar, Meziane, Sofiane et Mohamed  – sont condamnés à
quatre ans d’emprisonnement. Les biens de la famille Haddad sont saisis et
les comptes bancaires gelés. Ali Haddad est incarcéré à la prison de Tazoult,
à Batna, une ville à quatre cents kilomètres au sud-est de la capitale.
Le groupe ETRHB a bénéficié, via quatre cent cinquante-sept crédits
bancaires sur les vingt dernières années, d’un montant total astronomique
de l’ordre de 18  milliards d’euros remboursables à long terme, soit
d’ici 2030, ce qui bien sûr ne sera jamais réalisé. On se demande comment
une entreprise qui ne réalise, au milieu des années 2000, qu’un chiffre
d’affaires de l’ordre de 800 millions d’euros et dont les capitaux propres ne
dépassent pas 3  % du total des créances, peut bénéficier de montants de
crédits aussi gigantesques  ? Mais aussi et surtout comment les banques
algériennes publiques ont-elles été amenées à prêter au groupe autant
d’argent  ? Comme l’écrit un journaliste dans le quotidien algérien
El  Watan  : « Au-delà des condamnations et de la satisfaction ou non que
peut en tirer le grand public, c’est l’ampleur du préjudice causé au Trésor
public et la facilité avec laquelle on se jouait des biens de la nation qui
marqueront la conscience et la mémoire collectives 2.  » De telles sommes
octroyées à cette entreprise, comme à d’autres, ne pouvaient l’être sans la
complicité du plus haut niveau de l’État algérien, présidence comprise.
Le tribunal d’Alger, qui a interrogé Ali Haddad et les anciens ministres
sur les nombreux marchés obtenus par le groupe Ali  Haddad à partir de
2000, a écouté aussi les deux anciens Premiers ministres, Ahmed Ouyahia
et Abdelmalek Sellal. Ces deux derniers ont déclaré devant le juge qu’ils
n’avaient signé aucun document et que les décisions d’obtention des
marchés publics qui se faisaient en gré à gré étaient prises en Conseil des
ministres ou par l’ex-Président Abdelaziz Bouteflika lui-même.
À la lumière de cette situation, on peut comprendre le soutien
inconditionnel du FCE, présidé par Ali Haddad, au cinquième mandat du
Président Bouteflika, alors âgé de 81 ans et très affaibli depuis son AVC en
2013. L’élection présidentielle devait avoir lieu quelques mois plus tard,
en avril 2019. La méthode employée par Ali Haddad pour engager le FCE
dans cette aventure est simple. Lorsque l’assemblée générale du FCE est
convoquée par son président en début septembre 2018 à cet effet, le vote ne
se fait pas à bulletin secret, comme cela doit être le cas, mais à main levée,
comme plusieurs de ses membres nous le confieront quelques jours plus
tard. Cette situation crée un profond malaise chez plusieurs d’entre eux.
Devant l’ensemble de l’assistance, comment montrer que l’on est contre ce
fameux cinquième mandat du Président  ? De plus, seule une partie des
membres de l’AG était présente, le reste ne partageant pas le soutien
indéfectible et claironnant de leur président à la candidature de Abdelaziz
Bouteflika.
Le 5  septembre 2018, le communiqué de presse publié par le FCE est
digne de la langue de bois utilisée par les régimes autoritaires : « Le Forum
des chefs d’entreprise (FCE) appelle avec sincérité, respect et déférence
notre Président à poursuivre son œuvre en se présentant à l’élection
présidentielle de 2019  ». Le FCE «  en appelle  » aux «  hautes valeurs
d’engagement, de patriotisme et de sacrifice envers l’Algérie » du Président
algérien, qui n’en demande sûrement pas tant.
Par ce soutien hautement exprimé, le FCE ne fait que rejoindre
l’ensemble des autres organisations du camp du Président : le FLN bien sûr,
l’ancien parti unique, son principal allié, le RND, la centrale syndicale
UGTA, l’ancien syndicat unique, sans oublier les islamistes du
Rassemblement de l’espoir en Algérie (TAJ). Rappelons que le Parlement a
supprimé en  novembre  2008  la limitation du nombre de mandats
présidentiels à deux en plébiscitant un projet de révision de la Constitution.
Abdelaziz Bouteflika a été réélu en 2009, puis en 2014. La plupart des
analystes, non seulement algériens mais étrangers, considèrent que même
très affaibli, Abdelaziz Bouteflika serait réélu aisément. C’est dire la
déconnexion de ces observateurs mais aussi des autorités de la situation
réelle du pays. Le choc va en être d’autant plus rude et la chute terrible pour
cette classe d’oligarques algériens dont Ali Haddad est l’une des figures les
plus marquantes.
Quant à Brahim Benabdeslem, notre interlocuteur au sein du FCE, il est
mis sous mandat de dépôt en novembre 2021, après une enquête portée sur
les contrats de formation que l’institut qu’il dirige a réalisés avec des
groupes algériens tels que Sonatrach, Algérie Télécom, ou encore Badr
Bank. Cette enquête a abouti à des chefs d’accusation de blanchiment
d’argent et de transfert illicite.
 
Un autre grand patron algérien se nomme Laïd Benamor. Vice-président
du FCE en 2014, il est élu la même année président de la CACI, la Chambre
algérienne du commerce et de l’industrie, pour un mandat de cinq ans. Sur
les  127 voix de l’assemblée générale de la chambre, il est élu par  113
d’entre elles. Laïd Benamor est le fils de l’entrepreneur Amor Benamor, qui
a commencé dans le BTP dans les années 1960 avant de se focaliser dans
l’agroalimentaire au début des années 1980. Le groupe familial se
développe dans la région de Guelma, à l’est du pays. Une région très fertile,
entourée de montagnes. Laïd et ses frères amplifient à la mort de leur père
la diversification de l’entreprise familiale, spécialisée dans le concentré de
tomates, la harissa et la confiture, avec la production de semoules, puis la
fabrication de pâtes alimentaires. Au milieu des années 2000, le chiffre
d’affaires est de l’ordre de  200 millions d’euros. Les produits du groupe
sont très largement distribués, et la marque Benamor est connue à travers
tout le pays. Elle devient même un véritable étendard de la gastronomie
algérienne à l’étranger.
Nous rencontrons Laïd Benamor, sur sa suggestion, en tête-à-tête dans
une salle d’un grand hôtel algérois en 2014. Puis à plusieurs reprises par la
suite. À peine la cinquantaine, l’homme est de haute stature, avec un léger
embonpoint, cheveux bruns, les joues couvertes d’une barbe taillée court, le
visage avenant, le regard droit, la démarche lente. La voix est très mesurée,
plutôt grave, assez uniforme. C’est un homme à la fois ouvert, sympathique
mais réservé, et l’un des dirigeants les plus connus du pays. Il intervient
dans de nombreux colloques internationaux, en Afrique, en Europe, en
Asie, sur des questions économiques. Et notamment en France lors de
rencontres économiques franco-algériennes. Il s’agit d’un homme qui
affiche des convictions s’appuyant sur son expérience et sa réussite
d’entrepreneur. Il a une vision claire de l’avenir de son pays et il sait en
parler. Il met aussi en avant la nécessité de coopérer, Algériens et Français.
Comme président de la CACI, il nous dit son projet de réaliser une
cartographie économique et industrielle des territoires algériens. Nous
partageons pleinement cet objectif. Nous-mêmes étions très surpris de
découvrir, au début de notre mission, l’absence totale de travaux du
ministère de l’Industrie sur la géographie industrielle du pays, la
localisation des entreprises, les spécificités de chaque territoire en matière
de compétences, d’activités, de groupements d’entreprises. Cette omission
rendait très difficile l’identification de partenariats potentiels entre les
entreprises des deux pays et entre des territoires aux activités proches.
Finalement, ce projet ne sera pas mené à bien. Nous n’en connaissons pas
les raisons.
Le 13 février 2020, Laïd Benamor est placé en détention provisoire à la
prison d’El-Harrach d’Alger, pour abus de fonction, trafic d’influence,
exploitation illégale de terres agricoles, dilapidation de deniers publics,
blanchiment d’argent et violation de la réglementation de change. Le
13 avril 2022, le tribunal d’Alger le condamne à huit ans de prison ferme et
ses frères Samif et Lhadi respectivement à sept ans et cinq ans de prison.

La justice : un rouage du « système »


algérien

C’est la première fois depuis l’indépendance de l’Algérie en 1962 que


sont ainsi jugés des dirigeants politiques et économiques du niveau le plus
élevé du pays. Un ministre évincé, des ministres condamnés, deux Premiers
ministres emprisonnés, des chefs d’entreprise dirigeant respectivement une
organisation patronale et un établissement public poursuivis : nous aurions
pu évoquer bien d’autres cas. Nous nous en sommes tenus à ceux avec
lesquels nous avons été en relation au niveau des autorités politiques et des
institutions du pays, étant donné le positionnement même de notre mission.
Quelle signification donner à cette situation ?
Il a fallu le départ forcé du Président Bouteflika, qui remet sa démission
le 2  avril 2019 au soir au président du Conseil constitutionnel, sous la
pression de la vague de manifestations populaires depuis quelques
semaines, pour que soit enclenché un processus de dégagement de ceux qui
lui sont proches. C’est le chef d’état-major des forces armées lui-même, le
général Ahmed Gaïd Salah, qui demande par un communiqué de presse en
fin d’après-midi, ce même 2  avril, que le Président soit déclaré inapte à
gouverner le pays. Le communiqué de ce très proche du Président ne
manque d’ailleurs pas de sel. On peut lire que  : «  […] l’armée a pour
unique ambition de protéger le peuple d’une poignée de personnes qui s’est
indûment accaparée des richesses du peuple algérien  » et qui «  à l’heure
qu’il est […] s’affaire à fomenter des plans douteux tendant à déstabiliser le
pays et à l’entraîner dans le piège du vide constitutionnel ».
Pourquoi avoir attendu vingt ans pour agir, vingt années caractérisées
par une corruption généralisée à tous les niveaux de la société, avec un
système politique où l’allégeance et l’impunité priment sur la compétence
et l’honnêteté  ? Pourquoi avoir attendu que la santé du Président, victime
d’un accident vasculaire cérébral en 2013, ne lui permette plus d’exercer
normalement ses fonctions, ce qui était déjà le cas depuis plusieurs années ?
Pourquoi toutes ces cérémonies publiques et ces meetings où le Président,
toujours aussi faible, est remplacé par son portrait ? Toutes ces cérémonies
païennes, au milieu d’applaudissements nourris, où des présents sont remis
au cadre représentant le portrait officiel du président de la République  ?
Parce que l’état du système et l’équilibre des rapports de force en son sein,
quoique progressivement fragilisés par la santé déclinante du Président et
une situation économique et sociale rendue difficile par la chute des prix
des hydrocarbures, permettaient ou nécessitaient son maintien, faute d’une
solution alternative. Mais cet équilibre a été brutalement rompu avec les
immenses manifestations de février 2019.
Il faut lire ensuite ce paragraphe étonnant, l’avant-dernier de ce
communiqué de presse du général Gaïd Salah  : « Aussi notre décision est
claire et irrévocable. Nous soutiendrons le peuple jusqu’à ce que ses
revendications soient entièrement et totalement satisfaites. Étant le fils du
peuple et partant de la responsabilité historique qui m’incombe, je ne
pourrai que m’aligner sur ce peuple dont la patience n’a que trop duré et qui
a tant souffert des différentes épreuves. Car il est temps qu’il recouvre ses
droits constitutionnels légitimes et sa pleine souveraineté  ». Depuis, ce
pouvoir prétorien n’a eu de cesse de combattre le Hirak par tous les
moyens.
L’opération «  mains propres  », avec les enquêtes puis les procès qui
vont suivre la démission du Président Bouteflika, va subitement mettre au
travail de nombreux policiers, experts, juges, etc. sur des faits présumés de
corruption. En mai 2019, soit près de trois mois après qu’il a été mis fin à
notre mission, un journaliste expérimenté, un peu trop indépendant aux
yeux du pouvoir et contraint, comme bien d’autres, de fuir son pays pour ne
pas se retrouver en prison, nous dit au cours d’un déjeuner à Paris : « Tous
les interlocuteurs officiels que vous avez eus pendant votre mission, ils vont
tous finir en prison ». Il ne s’est pas trompé. Le chef du clan est tombé. Les
siens doivent être également éliminés.
Qu’est-ce qui justifie toutes ces condamnations ? Il s’agit en vérité de
donner des gages à la rue afin de permettre au nouveau «  système  » de
rester en place. Le chef d’état-major Gaïd Salah, garant du système au nom
de l’armée, doit absolument renforcer son pouvoir. Il convient donc
d’écarter l’ancienne équipe. Et si possible en respectant les formes. La
justice est là pour cela  : sauver les apparences. Même si son mode de
fonctionnement se révèle toujours aussi opaque, à l’image du système dont
elle n’est qu’un rouage. L’opacité est la règle. Comme nous le disait,
rappelons-nous, avec une franchise étonnante l’ancien Premier ministre
Sellal, c’est elle qui permet au système de fonctionner et de ne donner
aucune prise à l’extérieur.
La justice est aux mains du clan dominant du moment au sein du
« système » algérien. Tant qu’un clan domine, il défend ses seuls intérêts et
par conséquent protège l’ensemble de ses obligés. Ainsi, tout au long des
quatre mandats présidentiels de Abdelaziz Bouteflika de 1999  à 2019,
l’entourage qu’il s’est constitué et la sphère économique qu’il a promue ne
risquent rien. Ils sont à l’abri du parapluie présidentiel. Ils peuvent agir en
toute impunité, à la condition de servir le Président et ses intérêts. Sinon
c’est l’exclusion. Tant que des équilibres complexes existent entre ce clan
aux affaires politiques et économiques, le pouvoir militaire et les services
de renseignement, le système est stable. Il peut continuer à se maintenir.
Un pouvoir immobile, car centré sur ses seuls intérêts, et invisible  :
aucun dysfonctionnement perceptible, pas d’intervention intempestive de
l’un de ses acteurs à l’encontre des autres, les apparences sont sauves.
Lorsque le clan dominant vacille, les autres clans utilisent les procédures
judiciaires pour l’éliminer. Les dossiers s’ouvrent, les jugements tombent,
les prisons se remplissent. Ainsi, le clan du Président Bouteflika, déstabilisé
par la chute du monarque en  mars  2019 avec l’explosion du Hirak, ce
mouvement puissant de contestation d’un pouvoir honni, est écarté du jeu.
Au nom bien entendu des grands principes de la justice. En réalité pour
maintenir la stabilité du système de gouvernance du pays.
La justice remplit une deuxième fonction : l’intimidation. S’il n’y a pas
soumission au pouvoir en place, si tel acteur associatif, politique ou
économique est considéré comme prenant un peu trop d’autonomie et de
distance par rapport au « système », la justice ou la police sont mobilisées
pour le faire reculer, le stopper.
L’intimidation peut prendre des formes très banales  : appréhender un
manifestant et le remettre en liberté en fin de journée, sans le traduire en
justice. Mettre des entraves à la création de syndicats indépendants par le
refus de délivrer le récépissé d’enregistrement des syndicats. Introduire des
ingérences arbitraires dans les activités syndicales. Élaborer des stratagèmes
bureaucratiques pour entraver le travail des associations. Faire pression sur
les journalistes et les journaux afin de limiter le plus possible la liberté
d’expression, etc.
Plus largement, le régime algérien utilise l’intimidation pour maintenir
la population dans la résignation. 210 000 policiers et  180  000 gendarmes
veillent au maintien de l’ordre. Soit proportionnellement, par rapport à la
population, un nombre deux fois plus élevé qu’en France. Les guerres de
clans se déroulent dans les hautes sphères. Les puissants d’hier sont
devenus les parias d’aujourd’hui. Le spectacle fut grandiose. La société est
encore plus faible.

1.  Le wali est un haut fonctionnaire qui assure la représentation de l’État au niveau d’une
wilaya, le nom de la collectivité territoriale en Algérie.
2.  Nouri Nesrouche, « Ces crédits astronomiques accordés à Ali Haddad : le Trésor public était
entre des mains scélérates », El Watan, 17 octobre 2020.
3

Docteur Bouteflika et Mister Abdelaziz :

paradoxes, ombres et style d’un pouvoir


présidentiel interminable

Karim est notre chauffeur « officieux » depuis nos reprises de contacts


avec l’Algérie à la fin des années 1990. Il nous permet de nous déplacer
dans Alger en échappant à la protection envahissante des deux cerbères qui,
en général, nous accompagnent partout. C’est un ancien taxi algérois qui
n’a pas la langue dans sa poche et avec qui nous avons construit des
relations de confiance ; il sait que rien ne transparaîtra de nos conversations
quand nous roulons dans Alger ou sur la corniche. L’habitacle de sa vieille
Peugeot est une chambre secrète où nous échangeons en toute liberté. Il a la
soixantaine maigre, les cheveux et la moustache poivre et sel ; la plupart du
temps, il est d’un caractère placide, avec une bonhommie qui relève d’une
agréable sagesse populaire, associée à un humour très «  algérois  »  :
moqueur, maniant jeux de mots et interpellations… parfois, un vrai théâtre.
Quand nous avons commencé notre mission, Abdelaziz Bouteflika était
déjà président de la République algérienne depuis quinze ans. Sa santé
fragile était de notoriété publique depuis longtemps, mais, en ce début
2018, les rumeurs sur l’état de santé du Président Bouteflika vont bon train,
s’amplifiant de jour en jour  : à l’exception de ses fidèles, du Premier
ministre Sellal et de ses proches conseillers, il ne semble plus visible pour
personne. Depuis sa quatrième réélection en 2014 et les accidents
vasculaires qui avaient nécessité son hospitalisation en France, même ses
visiteurs officiels peinent parfois à dissimuler leur étonnement derrière les
politesses diplomatiques d’usage. Le maire de Paris avait quasiment vendu
la mèche et lancé un avis « d’impotence  », une franchise qui lui avait été
reprochée, après une réception rapide par un Président totalement absent et
immobile… Pourtant, ce jour-là, quand nous sommes montés en voiture
avec Karim, le Premier ministre Sellal venait de déclarer, après une
«  réunion de travail avec le Président  », que ce dernier avait démontré
«  plus d’intelligence et de vivacité  » que l’ensemble des participants
réunis !

Le Président vu d’en bas : « Boutef »


qui n’a rien fait

Que pense Karim de la situation et de l’état de celui qui gouverne tous


les Algériens ? « Le Président ? Quoi ? Boutef ?? C’est toz ! Toz et retoz !! »
C’est sorti d’un coup, alors même qu’il négociait un virage à un carrefour
en observant les autres voitures. « Toz », en langage populaire algérien, cela
veut dire «  foutaise  », «  c’est de la blague  » … «  Le Président  ! Le
Président ! … » ; il continue de ruminer entre ses dents une sorte de colère
sourde. Partout dans le  monde, les taxis deviennent des petits instituts de
sondage qui vous répercutent fidèlement les discussions des comptoirs et
des tables de cafés, les fièvres de la rue assaisonnées assez souvent d’un
zest de complotisme. Avec un peu de recul, on ne prendra pas leurs dires
pour la vérité révélée, mais ils sont d’excellents thermomètres de la
température sociale. Les mots employés par Karim sont très importants,
surtout dans le Maghreb où police et indicateurs sont omniprésents et à
l’écoute. Il y a longtemps que les Algériens ont pris l’habitude de la
familiarité entre eux, avec le nom «  Bouteflika  » diminué en «  Boutef  ».
Mais, en Algérie, dire «  Boutef  » au lieu de «  le Président  » devant un
étranger (même connu) et avec cette rage, c’est comme pour un Marocain
dire « le roi » au lieu de « Sa Majesté » devant un Européen à l’époque de
Hassan  II  : ça fleure plus que la distance, l’irrévérence démocratique et
même l’opposition.
Inutile de pousser Karim par nos questions, il est lancé :

Vous autres, en France, vous croyez que c’est un type bien parce
qu’il a été ministre des Affaires étrangères… bien sûr, c’est
obligé… vous voyez ça de loin  ! Mais nous, on l’a sur le dos
depuis presque vingt ans ! Et pour quoi ?? Rien du tout ! Il a fait
rien du tout ! Mais alors rien de rien ! Un fêtard, un noceur qui a
fait « la bombe  » partout où il est passé et qui profite  ! Et il a
bien profité, çui-là, pendant déééés [il appuie sur la voyelle en la
faisant traîner] années. Bon, là, il a l’air complétement cuit mais
ça fait rien, autour de lui ça bouffe, ça profite toujours, c’est
comme une habitude familiale  ! Sellal c’est un béni-oui-oui de
première catégorie pour ses intérêts ! Et il a pas de honte sur sa
figure ? Je vous jure, sur la tête de mes enfants, vous croyez ça
vous, un pays où tu dois payer le bakchich [pot-de-vin] pour
tout, où y a rien de normal, où tout augmente sauf ta paye ! Mon
père il a fait la guerre contre les Français, oui, il l’a faite ! Mais
leur truc des moudjahidine il en a jamais voulu, les types étaient
trop dégueulasses, ça sentait le snan [la pourriture], il est mort
sur les champs qu’il voulait cultiver ; moi, si j’avais voulu payer,
j’aurais pu être fils de  chahid [martyr] aujourd’hui… oui, tu y
crois, ici c’est avec l’argent qu’on se fait une famille de héros,
qu’on devient « historique », « épique » comme y disent ! Et les
autres se pavanent… des vrais caïds et y te font la loi  en
Mercedes ! Tu as vu ma voiture comme elle est, vieille et tout,
eh ben, tu peux pas savoir combien j’ai dû payer en plus pour
l’avoir !! Si je reviens sur Terre un jour, moi je me mets dans le
«  trabendo  » [contrebande, trafics, marché noir], là je gagnerai
ma vie  ! D’ailleurs j’aurai pas la hogra, [la honte] j’aurai pris
exemple en haut… Vous savez comment les jeunes appellent
Bouteflika ? Non ? Ils l’ont appelé « Boutesrika  », ça veut dire
« le père du vol », oui, c’est ça que ça veut dire ! Et c’est bien
trouvé, c’est bien juste !

L’indignation imagée et le langage vert et fleuri mis à part, Karim


confirme ce que nous ressentons depuis au moins deux ans à travers nos
différentes rencontres : un ras-le-bol qui confine de plus en plus à la colère
et qui monte, monte dans tout le pays. À un feu rouge, pour détendre
l’atmosphère, Karim se tourne vers nous et demande  : «  Et vous, votre
Président, c’est comment ? » Il sourit et nous éclatons tous les trois de rire.

Le Président vu d’en haut : Bouteflika


qui veut tout faire

Ali Benflis est un homme calme, posé, attentif à son expression et


visiblement soucieux d’éviter les exagérations. C’est un juriste qui a exercé
les fonctions de juge et de procureur de la République avant de créer son
cabinet d’avocat. Il connaît bien la politique algérienne, ayant été plusieurs
fois ministre, et même ministre de la Justice à la fin de l’ère Chadli et sous
la présidence de Liamine Zéroual. Depuis 2004, il se présente à l’élection
présidentielle et est devenu l’opposant numéro  1 de l’éternel Président
algérien après en avoir été le Premier ministre. Il a créé son propre parti,
l’«  Avant-garde des libertés  », quand il a compris que, sans structure
partisane totalement dédiée, ses candidatures risquaient fort de demeurer
symboliques. Il n’a cependant eu aucune chance dans ses tentatives de
2004, 2014 et  2019. Après son dernier échec face au candidat Tebboune
intronisé par le chef d’état-major Gaïd  Salah, il a décidé, à  75  ans, de se
retirer de la vie publique et « de laisser la place aux jeunes ».
L’élection d’un homme comme Ali Benflis aurait-elle pu changer la
donne en Algérie  ? Rien n’est moins sûr. Peut-être, mais comment  ? Son
discours a toujours été celui d’un légaliste et son programme celui d’un
juriste un peu technocratique. Dans l’Algérie du XXIe siècle, prôner l’État de
droit, l’indépendance de la justice, la liberté de la presse, la séparation des
pouvoirs et la lutte contre la corruption, c’est bien  ; le faire sans jamais
nommer clairement la nature des pouvoirs qui minent l’Algérie
d’aujourd’hui et prospèrent dans l’opacité de la vie politique n’est pas très
crédible. C’est sans doute pourquoi l’opinion algérienne a toujours plus ou
moins regardé ses candidatures avec une sorte d’attention prudente et même
de méfiance. À chacune de ses candidatures, les réseaux sociaux, les
discussions Internet de lecteurs de journaux, le plaçaient largement dans la
rubrique des  utopistes au mieux, et au pire dans celle des  candidats du
système, voire des lièvres, destinés à faire tapisserie dans des élections
présidentielles arrangées par avance pour les rendre plus  honorables au
regard de l’étranger et des instances internationales.
C’est que Benflis, tout juriste et démocrate qu’il est, ne peut pas faire
oublier qu’il a été assez souvent un compagnon de route fort accommodant
du système. En 1987, il participe à la création de la Ligue algérienne des
droits de l’homme, patronnée par le ministère de l’Intérieur pour faire pièce
à la Ligue algérienne pour la défense des droits de l’homme dont les
positions critiques ne plaisent pas en haut lieu. Dès 1988, il est ministre de
la Justice dans le gouvernement Merbah et conservera ce poste sous les
ministères Hamrouche et Ghozali. Il occupera son poste de manière
honorable, mais sera limogé en 1991. Il revient comme député du FLN en
1997 et en 1999, puis entame un rapprochement avec Bouteflika dont il sera
successivement le directeur de campagne, le secrétaire général de la
présidence, le directeur de cabinet du Président et enfin le Premier ministre
(2000-2003). C’est cette dernière partie de sa carrière politique qui le
classera définitivement comme «  lié au système  ». D’autant qu’il n’a pu
ignorer les tripatouillages de l’élection de 1999 qui a vu tous les candidats
se désister sauf Bouteflika, candidat unique des militaires ; un candidat, qui,
insatisfait d’être « fait » Président, exigera d’avoir un score au-delà de 70 %
des voix et, cerise sur le gâteau dans l’ordre du caprice, supérieur à celui de
Liamine Zéroual en 1994. D’autant aussi que le fief politique de Benflis est
à Batna et que, pour les Algériens, il se range ainsi parmi les BTS (les
Batna / Tebessa / Souk-Ahras) qui désignent l’origine régionale des
principaux caciques du FLN et de l’armée jusque dans les années 1980.
D’autant enfin que c’est sous son gouvernement qu’aura lieu le « Printemps
noir  » de Kabylie, en 2001, où les revendications culturelles et le meurtre
d’un jeune lycéen déclenchèrent des émeutes dont la répression sera féroce
et meurtrière.
Tout cela laisse des traces. Et contrairement à ce que pensent
naturellement les membres de la nomenklatura algérienne qui désignent
entre eux le peuple algérien par le vocable de « El Ghachi », un équivalent
de la «  plebs  sordida  » de Cicéron, ce qu’ils croient être une populace
imbécile, une masse informe et indisciplinée, a non seulement de la
mémoire mais, en outre, un solide sens de la divergence d’intérêts qui la
sépare des élites au pouvoir. Son humour ravageur, à la fois consolation,
défense et abri le prouve. Grâce à l’intervention de notre ami Lotfi, son
directeur de la communication depuis 2004, nous avons pu croiser Benflis
en 2009 et le rencontrer très rapidement, en 2014. Cette perte de contact
populaire semble lui échapper complétement, la violence sous-jacente du
pouvoir prétorien également, car il refuse obstinément de considérer le rôle
prépondérant de l’armée  : on évite en général de parler de corde dans la
maison d’un pendu certes, mais ce silence obstiné sur ce qui pour tout le
monde aujourd’hui constitue un des problèmes fondamentaux de l’Algérie
peut prêter à interprétations. Naïveté politique, programme abstrait très
« Sciences Po », nouvelles offres de services ? Nul n’a oublié qu’en 2004 ce
sont des secteurs de l’armée, le général-major Khaled Nezzar en tête, qui,
déjà lassés de Bouteflika, ont suggéré à Benflis de se porter candidat…
Bouteflika était à la fois plus retors que lui dans la manœuvre politique et le
chantage, et aussi plus préparé dans la fraude électorale. C’est pourquoi,
faute de critiquer frontalement le système, Benflis ne tarit pas d’attaques sur
le « Président éternel », mais des attaques qui restent balisées dans le champ
institutionnel.
En 2014, évidemment, l’argument massue est que «  le pays n’est plus
gouverné  ». «  L’Algérie est devenue un bateau ivre et les décisions sont
prises par une camarilla d’intrigants qui règlent leur boussole selon où
souffle le vent de leurs intérêts. » « Les décisions sont devenues chaotiques,
sans orientations fermes pour le pays… comment continuer sur cette voie
sans aller à la catastrophe  ?  » Nous sommes quelques jours après que
Bouteflika a fait acte de candidature pour la quatrième fois  ; Benflis sent
bien que l’affaire est perdue, il le sait car, comme nous le dit Lotfi, «  le
Président se présente pour gagner…  ». Les jeux sont faits  : en Algérie, il
n’y a pas de place pour l’incertitude dans les élections. Nous en profitons
pour lui poser plusieurs questions sur le «  style  Bouteflika  » puisqu’il a
travaillé de près avec lui avant de le combattre.

Bouteflika ? C’est le règne du caprice et l’absence de règles. Il


ne sait ni ce qu’est un Premier ministre, ni une Chambre des
députés : il ne veut pas le savoir, lui seul compte ; il veut décider
de tout et tout contrôler  ; il a une phobie de la possibilité du
complot ou du traître autour de lui… Je suis devenu ce traître
quand j’ai voulu me présenter contre lui en 2004.
 
Pourquoi vous être présenté en 2004 ?
 
J’ai été choqué de l’arbitraire que j’ai vu se déployer en toutes
occasions, mais il n’y avait pas que ça, il y avait la montée d’un
certain entourage peu scrupuleux et de la famille, la prétention à
museler complètement la presse et la télévision, vous vous
souvenez de «  je suis le rédacteur en chef d’ENTV  !  »  ? Il y
avait aussi la préparation d’une privatisation pétrolière faite avec
des gens peu recommandables, certains sont en fuite aujourd’hui
encore… et je ne devais rien dire. Le style était aussi assez
insultant pour les ministres, parfois même publiquement, en
Conseil… On peut perdre la face dans un bureau en bilatéral,
mais devant tout le monde, vous vous rendez compte  ! C’était
aussi assez sournois. Bouteflika n’a jamais supporté que
quelqu’un décide de partir : après l’avoir copieusement blessée,
il devenait très gentil, adorable avec sa victime… qui apprenait
le lendemain de ces caresses qu’elle était limogée. On ne quitte
pas Bouteflika, il vous vire !
Bouteflika ne vous laisse aucune marge, il veut tout faire et
même vous dominer dans les décisions de votre propre destin.
En tant que juriste, je n’aime pas trop faire de la psychologie
facile mais il y a là une sorte de pathologie… L’absence de
règles, l’inattendu permanent, c’est une stratégie de pouvoir
absolu : vous ne pouvez vous fier à rien et ça peut vous tomber
dessus n’importe quand et pour n’importe quoi. Le règne de
l’arbitraire, c’est ça et élargi à l’échelle du pays…
 
En 2004, vous avez eu le soutien de certains secteurs de l’armée,
non ?
 
Je n’ai pas été le candidat officiel de qui que ce soit. En
revanche, il était clair que Bouteflika avait saisi la politique de
«  concorde civile  » avec les islamistes pour régler certains
comptes avec des militaires  ; ceux qu’il appelait des
«  éradicateurs  », comme s’il voulait les désigner à la vindicte
internationale… Que ces gens-là, qui avaient lutté contre le
terrorisme de l’Armée islamique du salut (AIS) et des Groupes
islamiques armés (GIA) pendant dix ans, m’aient soutenu, rien
d’étonnant. Le pire dans tout cela, c’est l’abaissement de la
fonction présidentielle  : Bouteflika ne sait pas ce qu’est un
Président, un homme d’État. Il en est resté au stade du « ministre
des Affaires étrangères beau parleur » des années 1970 : il parle,
il parle, c’est un torrent, un moulin à paroles ; il est capable, au
mépris des agendas de ses interlocuteurs et du sien propre
comme Président, de retenir des heures les visiteurs en racontant
pour la centième fois des histoires de la guerre de libération ou
de la diplomatie où il est, bien sûr, en vedette… Une sorte de
despote sans ordre ni recul sur lui-même, un cabotin couronné
mais attention ! un cabotin fou de pouvoir, drogué au pouvoir…

Il s’arrête de parler comme pour rentrer en lui-même. Il a un sourire


presque gêné, celui d’un homme qui s’est lâché dans ses propos et le
regrette un peu. Mais le problème n’est plus là déjà  : il a perdu, il le sait.
Depuis que Bouteflika est de nouveau candidat, tout est devenu théorique
pour Benflis : il fera le parcours pour lui-même et pour ses soutiens. Pour
l’honneur, en quelque sorte, et parce que les énergies mobilisées par ses
partisans méritent ce dernier effort, même inutile. Cet homme ne ressemble
en rien à un tueur politique, cela se voit. Il a le regard clair d’un intellectuel
engagé par erreur trop loin dans les luttes de pouvoir à un mauvais moment.
Dans un meilleur contexte, il aurait sans doute beaucoup apporté à son
pays. Le soir tombe sur Alger ; la maison où il nous a reçus appartient à un
ami qui se tient loin de la politique, un lieu neutre à Hydra, un quartier
huppé de la capitale. Les ombres s’allongent ; le bourdonnement incessant
de la circulation parvient à peine jusqu’ici. La situation impose des mises au
point et des décisions, il part pour une réunion avec Lotfi  ; nous rentrons
avec Karim. En nous serrant la main, il a un petit hochement de tête et un
sourire crispé. Comme une expression des impossibilités et de l’absence
d’espoir algériennes.

Abdelkader El Mali ou quand le passé


a de l’avenir

D’où vient Bouteflika  ? Pour être plus précis, où et comment a-t-il


formé ses idées politiques et sa représentation du pouvoir et de son
exercice  ? Dans ce domaine, les expériences concrètes sont aussi
importantes que les tendances psychologiques des individus, et c’est
souvent à leur confluence que se structurent les convictions et la pensée des
actions. Il existe une sorte de scène primitive de la politique selon
Bouteflika, un moment emblématique où se trouvent réunis à la fois tous les
ingrédients du système des pouvoirs algériens et le jeu des hommes qui
vont les incarner pendant soixante ans.
Cette scène a lieu en France, au château d’Aunoy (ou d’Aulnoy), pas
très loin du château de Vaux-le-Vicomte, en décembre 1961. Plusieurs des
chefs historiques du FLN sont ici en résidence surveillée  : Mohamed
Boudiaf, Hocine Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella, Mohamed Khider et Rabah
Bitat. Ils sont détenus en France depuis que leur avion reliant Rabat à Tunis
a été détourné par l’armée française le 22 octobre 1956, un événement qui
laissera quelques traces jusque dans le gouvernement de Guy Mollet. Le
château d’Aunoy est plus confortable que la prison de la Santé où ils
avaient d’abord été incarcérés. C’est aussi qu’en cette fin d’année 1961, les
négociations s’intensifient entre le pouvoir gaulliste et le FLN, les accords
d’Évian ne sont plus très loin, l’indépendance algérienne se profile… En
Algérie cependant, une nouvelle ligne de fracture est apparue au sein des
instances qui dirigent la lutte de libération  : où sera située la base du
pouvoir à venir ? L’acuité de cette question est accentuée par le sentiment
que la victoire politique du FLN est à portée de main. Ici s’opposent de
façon directe l’État-major général (EMG) de l’armée des frontières dirigé
par Houari Boumédiène et le Gouvernement provisoire de la République
algérienne (GPRA) présidé par Benkhedda…
En fait, entre l’EMG et le GPRA, le torchon brûle depuis un certain
temps : Boumédiène soupçonne fortement certains politiques de vouloir le
marginaliser, voire de le démettre après l’indépendance à l’occasion d’une
réorganisation générale de l’armée. Or, il a sous ses ordres directs la
fameuse armée des frontières, formée et équipée : 40 000 hommes répartis
entre le Maroc et la Tunisie. Un bel outil pour des ambitions… et des
ambitieux. En ce mois de  décembre  1961, Boumédiène a délégué auprès
des cinq détenus d’Aunoy un jeune capitaine de l’ALN qui s’appelle
Abdelkader El Mali et qui, grâce à la complicité des autorités marocaines
qui lui ont fourni des papiers, sera introduit en visite au château sous le nom
de Boukharta. Sa mission  : trouver l’homme idéal pour une sorte de  18
Brumaire à l’envers. Boumédiène cherche une figure politique à qui il
assurera l’appui de la force armée pour un pouvoir en commun, une fois le
GPRA écarté des affaires. Boumédiène indique sa préférence pour Boudiaf
mais laisse El Mali libre de voir comment se présente la situation sur place.
Boudiaf est connu pour son caractère mais aussi pour son honnêteté et ses
principes politiques  : il éconduit rudement le jeune capitaine en dépit de
toutes les promesses qui lui sont faites. Se rabattant sur Aït Ahmed, le
capitaine El Mali estime que celui-ci met trop de conditions à son
ralliement au projet du patron de l’EMG. Passant à Ben Bella, il trouve en
lui le candidat idéal qui ne fait aucune difficulté pour accepter la
proposition. Redha Malek a fort bien raconté cette anecdote dans son livre
L’Algérie à Évian (Le Seuil, 1995).
Ben Bella était renommé, lui, pour être l’homme des complots et des
coups fourrés, si bien que nombre de ses camarades, comme le rapporte
l’historien Mohammed Harbi, avaient été soulagés de son arrestation par les
Français. Le voilà maintenant de retour. Et quel retour ! Car, très vite, dès la
proclamation de l’indépendance, Ben  Bella soulignera urbi et orbi le
manque de légitimité du GPRA à diriger le pays. De  juillet
à  septembre  1962, l’Algérie indépendante est secouée par une crise
politique et militaire intense. Ben Bella accentue le coup de force en créant
un Bureau politique du FLN à Tlemcen avec l’aide du «  clan d’Oujda  »
(Boumédiène et alii). Les opposants politiques à ce coup de force (Boudiaf,
Aït  Ahmed, Krim Belkacem) répondent par la création d’un Comité de
défense et de liaison de la République (CDLR) à Tizi-Ouzou en Kabylie,
comité soutenu par certaines wilayas, III et IV, notamment.
C’est le chaos. Le GPRA finira par se démettre pour éviter le pire, mais
l’armée des frontières de Boumédiène fera sa route vers Alger à travers des
combats contre d’authentiques maquisards, combats qui feront près
de  1  000  morts. Excédées par sept ans de guerre, même les femmes
algériennes étaient descendues en masse dans la rue pour demander l’arrêt
de ces luttes fratricides. En  septembre 1962, le pouvoir à Alger appartient
au duo Ben Bella-Boumédiène. Après de rares  répliques rapidement
maîtrisées, ce séisme politique mènera à quelques condamnations à mort,
exils et exécutions, puis plus tard à une série d’assassinats politiques
souvent exécutés en Europe parmi les exilés. Le duo dirigeant tiendra
jusqu’en 1965, date à laquelle le « vice-Président » Boumédiène délogera le
Président Ben Bella par un nouveau coup d’État et l’enverra en prison pour
de longues années.
La conspiration, une grande école
de principes et de conduites politiques

Mais pour le moment, il fallait avant tout profiter des avantages de la


victoire et, selon de nombreux témoins, les vainqueurs ne s’en sont pas
privés. Analyste lucide et désabusé de la situation, Ferhat Habbas, dans son
livre L’Indépendance confisquée (Flammarion, 1984), stigmatisera cette
« guerre de Boumédiène », « la seule qu’il fit » puisqu’il n’avait jamais tiré
un seul coup de feu pendant la guerre de libération, et soulignera avec un
certain dégoût la course à la prédation généralisée à laquelle se livreront les
nouveaux maîtres d’une Algérie décrite comme « un animal blessé entouré
d’une meute de loups ».
L’homme qui avait été la cheville ouvrière dans le montage du complot
de l’été 1962, le fameux capitaine Abdelkader El  Mali, alias le Marocain
Boukharta, s’appelait en réalité Abdelaziz Bouteflika. Boumédiène, dont il
était un des protégés, l’avait spécialement choisi pour les qualités de parole
et de séduction que requérait cette difficile mission : préfigurer le nouveau
pouvoir en Algérie, la nature de ses forces et la place des hommes qui
devraient l’incarner. Même les assassins de César n’avaient pas eu la
chance de participer à une pareille élaboration !
Bouteflika sera récompensé par Ben Bella qui le nommera ministre de
la Jeunesse et des Sports  ; il était déjà très intéressé par les Affaires
étrangères mais faisait mine d’être accaparé par un immense travail dans
son ministère. En politique, il est très important de paraître assez impliqué
dans ses fonctions pour n’avoir pas d’autres prétentions. En 1963,
Mohamed Khemisti, le ministre des Affaires étrangères, est assez
mystérieusement assassiné devant l’Assemblée nationale par un
« déséquilibré » qui aura le bon goût de se suicider de façon inattendue dans
sa cellule quelques jours plus tard. Soutenu par Houari Boumédiène,
Bouteflika hérite de ce ministère qu’il conservera officiellement jusqu’à la
mort de son mentor et, « officieusement » sans doute, dans son esprit, pour
toujours…
De cette expérience incroyable où la lutte algérienne pour
l’indépendance apparaît, loin des images d’Épinal habituelles, comme une
grande poupée russe où, après la coque très honorable de la décolonisation,
viennent les emboîtements peu sympathiques des férocités de pouvoir, de la
langue de bois dissimulant le rejet de toute démocratie, de terribles
règlements de comptes, des haines inexpiables et des liquidations
physiques, le capitaine Bouteflika a pu tirer plusieurs conclusions
politiques :
– La place du « peuple » est très importante dans les mots, mais il est
souverainement important de ne pas s’en embarrasser dans les actes.
Plus  : pour ce qui est des actes de souveraineté, c’est seulement entre
quelques personnages que les choses se décident. Les campagnes
électorales et les votes, c’est bien, mais les complots, le secret, les
arcana imperii, c’est mieux. Surtout quand on en est l’auteur  : les
complots des autres, il faut les surveiller en permanence.
–  Pour compter, il faut à toute force demeurer proche des puissants,
quels que soient les reptations intellectuelles, les génuflexions ou les
retournements de vestes et autres éhontés mensonges auxquels il sera
nécessaire de procéder. Le pouvoir ne relève que du jeu qui impose de
rester autour de la table pour espérer le saisir et en profiter. Ceux qui ont
compris cela deviennent des dominants  naturels  : ce ne sont ni leurs
travaux ni leurs mérites qui fondent leur capacité à dominer, mais leur
compréhension de la règle non écrite du pouvoir.
– Quels que soient les péroraisons démocratiques sur le « peuple » et les
vains discours humanistes et républicains auxquels il faut sacrifier dans
les assemblées, les réunions internationales ou les entretiens de presse,
le politicien efficace saura que, dans la vraie vie, la baïonnette fait partie
intégrante de la panoplie des outils normaux d’action dans le champ
politique algérien : l’armée est une dimension fondamentale du pouvoir.
– L’élimination du GPRA et le rôle joué par la force militaire signifient
que, en ce qui concerne l’Algérie, par un retournement qui aurait laissé
songeur Clausewitz, la politique est la guerre «  continuée par d’autres
moyens  ». Cela enracine la légitimité politique dans l’héroïsme
combattant, justifie la sacralisation de l’institution militaire et fait du
Président un vrai chef d’armée qui raisonne sur le mode du soldat au
front. Il n’a que des subordonnés obéissants, et face à lui que des
ennemis comme opposants ou des  traîtres quand les premiers passent
chez les seconds.
–  Il faut se méfier de la Kabylie qui a eu le front de s’opposer
politiquement et militairement au «  clan d’Oujda  » et qui a fourni
presque tous les opposants au pouvoir d’Alger. C’est une terre qui a
cristallisé les débuts de la lutte pour l’indépendance et qui reste un lieu
de revendications permanentes culturelles et politiques  ; une région où
le panarabisme est ignoré et où sont nés tant de leaders qui réclament la
démocratie et des élections libres. D’ailleurs, Abane Ramdane,
« l’architecte de la révolution », le grand partisan de la suprématie du
politique sur le militaire, assassiné par ses propres compagnons d’armes
en 1957, n’est-il pas né dans la wilaya kabyle de Tizi-Ouzou ?
Que ce soit dans la structure des pouvoirs en Algérie, dans les
comportements en politique, dans la conception même des luttes de pouvoir
et jusqu’au  style que doit adopter celui qui détient le poste suprême, la
négociation du complot d’Aunoy et ses conséquences ont certainement
constitué une expérience fondatrice pour Bouteflika et un cadre plein
d’enseignements pour sa pratique du pouvoir. Il n’a pas toujours su les
utiliser avec finesse ni, surtout, été capable de les adapter aux changements
majeurs de circonstances, mais il s’y est toujours tenu.
Président à vie, c’est un vrai travail ;

oui, mais lequel exactement ?

Avec son mentor Boumédiène, Bouteflika entretenait une relation


filiale. Boumédiène a autant  éduqué Bouteflika que ses parents
biologiques  ; ce dernier, d’ailleurs, s’il adorait sa mère auprès de qui il
prendra toujours conseil, n’avait connu de son père qu’une série d’avanies.
Aussi, Boumédiène lui-même reconnaîtra qu’il lui avait servi de père de
substitution : « Abdelaziz était un jeune homme sans expérience et qui avait
besoin d’un mentor. J’ai été pour lui le père qu’il n’a pas eu » (voir la revue
numérique Tout sur l’Algérie (TSA) du 18  septembre 2021). En fait,
Bouteflika avait eu un père, mais celui-ci ayant acquis la réputation au
Maroc d’être un indicateur des Français, cette accusation valut à
l’adolescent des insultes et une mise à l’écart parmi ses condisciples, alors
qu’il était déjà moqué pour sa petite taille et son aspect efféminé. Bouteflika
restera toute sa vie tributaire de cette relation avec Boumédiène qui l’a
introduit «  dans la cour des grands  » et l’a mené à ces hauteurs où
l’oxygène est trop rare pour le vulgum pecus. D’où une série de traits qui
vont caractériser son action et son style de pouvoir.

Espoirs, ressentiments, vengeances :


la mémoire longue

Boumédiène l’ayant fait vraiment  naître à la politique et à ses vastes


horizons, Bouteflika, après plus de quinze années en position de ministre,
va lentement intégrer psychologiquement qu’il est l’héritier naturel du chef
et, à terme, son successeur légitime. Le pouvoir se transmet par désignation
et non par des élections. C’est une conception zoologique de la politique,
loin de toute contrainte démocratique. Elle explique son admiration sans
borne des rois (Hassan  II, notamment, qu’il appelle «  Sidna  », «  Notre
Maître ») et des princes du Moyen-Orient qu’il conseillera dans sa traversée
du désert et dont on dira qu’il était devenu leur client au détriment des
intérêts de son propre pays. Boumédiène avait bien perçu que ce «  beau
parleur » s’exprimait « comme Hassan II » et, professionnellement, le tenait
en bride. Le véritable ministère des Affaires étrangères demeurait à la
présidence, Bouteflika restait pour la parade et l’image. À la mort du
Président en décembre 1978, c’est lui qui fera son éloge (larmoyant selon
tous les témoins), attendant avec une absolue certitude son héritage, c’est-à-
dire sa nomination comme président de la République. Il en est tellement
sûr qu’il racontera après coup avoir vu une lettre-testament de Boumédiène
le nommant comme successeur ; il ne sait pas où elle est passée, mais il l’a
vue. Problème : il est le seul. Les décideurs nomment Chadli, le général le
plus ancien dans le grade, que Boumédiène appréciait car « il ne [lui] avait
jamais fait de mal. » Bouteflika en restera foudroyé. Persuadé d’un complot
des militaires contre ses capacités, il en gardera une haine recuite contre eux
et passera à l’attaque vingt ans plus tard lors de son retour au pouvoir : rien
appris, rien oublié. Homme d’un complot fondateur, il passera son existence
politique à surveiller les trahisons potentielles ou avérées, comme celle de
Benflis à qui il ne pardonnera jamais, et à ses soutiens non plus. De façon
étonnante en apparence, il va se réconcilier dès 1999 avec Ben Bella qu’il
utilisera comme émissaire ou  réceptionniste de personnalités alors qu’il
avait très violemment contribué à sa chute en 1965. Rien
d’incompréhensible là-dedans. Ils avaient en commun le «  grand jeu  » de
1962 et Ben Bella était autant que lui un homme de complots et de coups
tordus : il pouvait être utile. L’un devenu inoffensif et l’autre Président, ces
deux-là ne pouvaient que se comprendre, s’entendre et s’entraider.
La fabrique du héros, le « vieux
canasson » et le « gros plein de soupe »

Si la guerre de libération est devenue la grande dispensatrice de


légitimité politique, Bouteflika se trouve bien démuni car on ne peut pas
dire que «  sa  » guerre ait eu une quelconque flamboyance. Mis à part
quelques mois où il a exercé comme inspecteur, il est toujours resté dans
l’ombre des bureaux de Boumédiène sans participer à aucun combat et loin
de toute opération. Si son courage ne fait l’objet d’aucun témoignage de
frères d’armes, il en est beaucoup, en revanche, sur cet étrange
comportement qui le faisait disparaître des semaines entières, sans aucune
autorisation, pour aller bambocher en agréable compagnie au Maroc, en
Espagne ou en Italie. C’est à la suite de ces incartades inacceptables en
temps de guerre que, toujours protégé par Boumédiène, il sera envoyé à
Bamako s’occuper du front du Mali. De cette aimable plaisanterie qui ne
durera que quelques semaines, il gardera le sobriquet d’Abdelkader El Mali.
C’est de là qu’il partira en mission à Aunoy. Bouteflika a toujours tenté de
faire croire, notamment dans ses discours, qu’il avait fait une guerre
honorable de soldat, ce qui mettra toujours en rage les authentiques
militaires. Parmi eux, le général-major Khaled Nezzar est de ceux que
Bouteflika appréciait le moins car il savait qu’il avait été dubitatif sur son
retour en 1999, le qualifiant de « vieux canasson ». Bouteflika le lui avait
bien rendu en le désignant comme un « gros plein de soupe » au cours d’un
entretien avec Jean Daniel. Nezzar savait parfaitement que Bouteflika
détestait les militaires et il ne se privait pas de faire savoir le mépris qu’il
portait au « moudjahid Bouteflika » : «  Il s’oublie. Est-il venu au pouvoir
sur des exploits de foudre de guerre  ? Où est donc son apport à la
Révolution lorsque son nom n’est lié qu’à la sape, au complot et au coup
d’État ? »
Ces propos, que Mohamed Sifaoui rapporte dans son livre remarquable,
Bouteflika, ses parrains et ses larbins (2011), donnent un bon aperçu de
l’ambiance qui régnait entre Bouteflika et les hauts gradés de l’armée.
Qu’on ne s’y trompe pas  : si Bouteflika, dès la loi dite de «  concorde
civile », élaborée pour rallier les islamistes, attaque les têtes militaires, ce
n’est pas qu’il s’est soudain converti à l’État de droit. Il s’agit d’une part de
régler des comptes avec les généraux qui l’ont ignoré en 1979, d’autre part
d’accroître le champ des pouvoirs de la présidence dans la distribution qui
la  lie (et l’oppose) à l’EMG de l’armée et aux redoutables  services de
renseignement du général «  Toufik  » Médiene. Cette recherche d’un
pouvoir toujours accru est confirmée par les propos de Sid Ahmed Ghozali
que rapporte Mohamed Benchicou dans un ouvrage passionnant qui lui a
valu bien des déboires, Bouteflika : une imposture algérienne (2004) :
«  Il n’a jamais caché son intention de doubler les généraux et de se
venger d’eux, et je m’étonne qu’ils s’en étonnent, soutient Sid Ahmed
Ghozali. Quand j’étais chef de gouvernement sous Boudiaf, il est venu me
voir spécialement pour me dire textuellement : “Je te croyais plus malin que
ça. Tu aurais pu profiter de l’occasion historique pour les culbuter. Ce ne
sont que des nullards… Tu as raté une occasion unique d’être le maître.” »
Être le maître ! Voilà le seul objectif, la seule pensée, la seule passion de
celui qui est persuadé qu’on lui a volé vingt ans de présidence depuis 1979
et qui fera tout pour combler cet injuste déficit historique. Puisque les
généraux lui offrent le pouvoir en 1999, pensant que sa faconde et ses
relations internationales permettront à certains gradés de rester loin d’un
tribunal pénal international équivalent à celui dédié à l’ex-Yougoslavie  ;
puisqu’ils ont besoin de lui pour éviter qu’une opinion internationale vienne
fourrer son nez dans certaines exactions militaires de la « décennie noire »
du terrorisme islamique, l’occasion est trop belle  : qui sera le maître cette
fois ? On allait voir ce qu’on allait voir !
Un mythe habituel du pouvoir : le grand
travailleur qui sait tout, voit tout, fait
tout

Sous tous les cieux sans vergogne c’est un usage bien établi, dès que
quelqu’un est au pouvoir on lui découvre d’incroyables qualités
intellectuelles et des puissances de travail qui démontrent à tous que la
personne est bien à sa place. Avec Bouteflika, l’entreprise est ardue. Et
d’autant plus difficile que les témoins du contraire sont légion. De fait,
ministre des Affaires étrangères, Bouteflika a déployé la même désinvolture
de comportement que celle qu’il avait montrée quand il n’était que le
capitaine Abdelkader El Mali. Bouteflika disparaît pendant des semaines en
laissant le ministère être géré par des fonctionnaires fidèles et part vivre une
vie de luxe à Tanger, à Paris, à Tunis, à Genève. Ses frasques et ses
pourboires somptueux sont légendaires et alimentent les conversations du
Tout-Alger et les notes d’un certain nombre de services secrets européens
qui le suivent à la trace. La toute-puissante Sécurité militaire algérienne de
Kasdi Merbah fait de même, et son chef s’arrache les quelques cheveux qui
lui restent à essayer de convaincre Boumédiène que les nuits algéroises et
parisiennes de son protégé ne font vraiment pas bon effet. Que sa moralité
est assez douteuse et qu’il faudrait prendre des mesures… Peine perdue, le
chef ne veut pas sévir, tout juste condescend-il à envoyer Bouteflika à
New  York pendant trois mois se faire oublier d’Alger en discourant à
l’ONU, ce qui ne sera pas totalement inutile. Boumédiène, qui s’occupait
lui-même des affaires étrangères sérieuses (la nationalisation du pétrole, par
exemple), savait utiliser le ludion Bouteflika pour détourner l’attention ou
pérorer.
Selon Sid Ahmed  Ghozali et Ahmed Taleb  Ibrahimi, qui succédèrent
tous les deux à Bouteflika à la tête de la diplomatie algérienne, il est
impossible de lui attribuer la réussite d’un quelconque dossier important.
De 1968 à 1978, on ne peut pas détecter la présence de Bouteflika dans les
différents sommets arabes, qui furent pourtant nombreux. Cerise sur le
gâteau, le grand diplomate ne parle pas un mot d’anglais et n’a jamais
éprouvé le besoin de s’y mettre un tant soit peu.
Au début des années 1980, la toute nouvelle Cour des comptes
algérienne découvrira que Bouteflika faisait virer par les ambassades
algériennes leurs reliquats de budgets non dépensés sur un compte
personnel en Suisse. Il s’offusquera de cette attaque spontanément, tant le
ministère était sa propriété  ; tout comme l’Algérie la propriété des
vainqueurs. Le président Chadli fera en sorte qu’il ne soit pas poursuivi,
mais c’est là un piètre souvenir à laisser en plus de celui d’être un
diplomate-noceur aux humeurs d’enfant gâté et un ministre à l’inconduite
notoire. Dans le tome 2 de ses Mémoires Le Pouvoir et la vie (1991), Valéry
Giscard d’Estaing écrit : « Le ministre algérien Abdelaziz Bouteflika est un
personnage surprenant. Il disparaît parfois pendant plusieurs semaines, sans
qu’on retrouve sa trace. Il lui arrive de venir faire des visites incognito à
Paris, dont nous ne sommes pas prévenus. Il s’enferme dans l’appartement
d’un grand hôtel où se succèdent de charmantes visites. On affirme qu’il
porte une perruque. »
Face à une pareille avalanche de faits et d’opinions convergentes, le
seul chemin encore ouvert à lui pour vanter ses compétences sera, pendant
toute sa présidence, celui du verrouillage de la communication et la menace
directe sur les journalistes. Deux analystes de talent savent durement ce
qu’il en coûte d’exercer un esprit critique non courtisan à l’encontre de
Bouteflika : Mohamed Benchicou paiera de deux ans de prison et de l’exil
la franchise de son livre ; Mohamed Sifaoui continuera en exil son travail
de lucidité et de conviction. Bouteflika n’aime pas beaucoup les journalistes
algériens qui font leur travail, ils ne sont pour lui que des « commères de
hammam ». Il préfère, et de loin, les journalistes étrangers qu’il sait traiter
et à qui, bien sûr, il confie son respect de la presse. À l’étranger, il peut plus
facilement donner des réalités algériennes la présentation qu’il souhaite.
Ainsi de cette grande interview à TF1 en 1999 où il déclarera ingénument :
« Je crois que l’on me reconnaît en Algérie d’être toujours le premier arrivé
au travail et d’être toujours le dernier parti. Ce qui fait des journées
entre  8  heures du matin et minuit, s’il vous plaît, et sans discontinuité,
vraiment sans discontinuité. » Dans l’éloge, on n’est jamais mieux servi que
par soi-même.

Le maître, son image et le naufrage


du pouvoir absolu

Absolument rechercher le pouvoir personnel donne rarement lieu au


repos, même une fois le but atteint. Pas de tranquillité pour celui qui le
possède : il est sans cesse en action pour se maintenir à un niveau élevé et
doit avoir l’œil à tout. Sa propre logique le soumet à des résultats
contradictoires  : plus  il avance dans l’autoritarisme et plus il s’isole par
l’éviction de ses adversaires politiques les plus dignes, en ne s’entourant
que de  soumis, de flagorneurs, de courtisans mus seulement par l’appétit
des postes et des bénéfices. Dans cette zone de l’existence politique, la
fidélité n’existe pas, les attachements sont liés à la seule course aux
prébendes. C’est une forme féodale sans éthique, où les vassalités tiennent
non sur l’honneur, mais sur l’intérêt pur et dur. D’où l’appel à un cercle
encore plus étroit de protection, constitué en général d’éléments familiaux
(ici, par exemple, Saïd, le frère du Président). Mais entre ces deux cercles
qui enserrent une effrayante solitude, les contradictions peuvent survenir à
l’occasion de problèmes internes (la santé de Bouteflika) ou de chocs
exogènes inattendus (le Hirak). Selon les solutions adoptées par les uns et
les autres, les deux anneaux de protection entrent en conflit frontal dans une
ambiance où tout le monde veut protéger son pré carré. Ainsi, affrontant les
menées de Saïd Bouteflika, c’est un fidèle parmi les fidèles, le général-
major Gaïd  Salah, chef de l’EMG spécialement choisi par Bouteflika et
«  l’officier le plus corrompu au monde  » (selon le câble de l’ex-
ambassadeur américain Robert Ford, révélé par les WikiLeaks), qui donnera
le coup de grâce au vieux raïs en agitant l’article 102 de la Constitution.
Il faut dire que le pouvoir – et le système – en étaient arrivés à un point
de blocage où ils commençaient à sombrer dans l’immobilisme et le
ridicule. Le rapprochement de deux situations à vingt ans d’intervalle l’une
de l’autre le fera mieux comprendre.
Lors d’un rassemblement en 1999, le candidat Bouteflika qui singeait
volontiers Boumédiène jusque dans ses gestes, ses expressions et sa voix,
s’est soudain tourné vers un portrait de l’ancien grand leader qui trônait sur
l’estrade et s’est adressé au portrait comme si Boumédiène était présent, lui
jurant fidélité et lui promettant de poursuivre son œuvre !
Si l’on excepte l’Antiquité, c’est seulement dans les formes
théocratiques des régimes royaux (Maroc), impériaux durs (Shah d’Iran,
Centrafrique) ou dictatoriaux (on se souvient de la scène du film Stalingrad
de Jean-Jacques Annaud où l’on demande au héros Zaïtsev de raconter ses
exploits au portrait du génial leader Staline) que l’on trouve pareils usages
et révérence des images des dirigeants.
« Envoyé par Dieu » : plusieurs des soutiens de Bouteflika lui attribuent
cette mission salvatrice pour l’Algérie. Vingt ans plus tard, comme par ces
phénomènes de  retours qu’on trouve dans les romans picaresques, c’est
devant les portraits de Bouteflika que les hiérarques du FLN et de la
nomenklatura politique viennent jurer allégeance, s’incliner et promettre
leur soutien à un cinquième mandat !
Évidemment, comme les « secondes fois » farcesques de l’histoire dont
parle Marx, en 2018, on n’en est plus à l’austérité du rappel de
Boumédiène ; on fait dans le grandiose et dans le boursouflé.
Selon Sihem Henine, journaliste au Fil d’Algérie, c’est Noureddine
Bedoui, alors ministre de l’Intérieur et dont tout le monde a oublié le
passage politique, qui a la très innovante idée du portrait, censé être la
représentation vivante d’un Président invisible et grabataire depuis 2013.
Laissons-lui la parole :

M. Bedoui avait instruit verbalement les walis et, à travers eux,


les responsables des collectivités locales de « faire participer » le
portrait de Bouteflika à chacune des rencontres officielles.
Initiée le 20  janvier 2018 à l’occasion de la rencontre
d’orientation nationale des présidents des Assemblées populaires
communales et de wilayas (APC-APW), cette pratique a fini par
se propager à d’autres secteurs avant d’être adoptée
solennellement. La clôture de la rencontre citée, présidée par
M.  Bedoui, avait été marquée par l’octroi d’une médaille
honorifique au président de la République, plutôt à son
« cadre ». Relayée par les médias et les réseaux sociaux, l’image
avait choqué plus d’un. Ce ne sera pas la dernière mais la
première d’une longue série de cérémonies lors desquelles le
portrait du Président était exhibé à défaut de sa présence
physique. Ce cadre a, entre autres, «  reçu  » un cheval de la
société civile de Djelfa et plusieurs invitations à briguer un
cinquième mandat. Mais la présence la plus choquante du
« cadre » fut lors d’une parade dans les rues d’Alger le 5 juillet
2018 à l’occasion de la célébration du 56e  anniversaire de
l’indépendance. Porté par quatre hommes suivis d’un carré de la
Garde républicaine, le portrait a fait le tour d’Alger-centre. Des
ministres et des officiels se sont même mis au garde-à-vous à
son passage. Cependant, le pire était encore à venir le samedi
9 février, avec l’esprit d’innovation des dirigeants du FLN, sous
la houlette de Mouad Bouchareb et en présence des partis de
l’Alliance présidentielle, réunis à la Coupole d’Alger  ; cela
dépassait tout entendement… Un cadre montrant des bédouins
rassemblés autour d’un mets a été offert au cadre du portrait de
1
Abdelaziz Bouteflika .

Tout cela se passait dans les derniers mois de 2018. Du portrait de


Boumédiène en 1999 à celui de Bouteflika, la boucle était close d’un cercle
parfait. Autistes et sûrs d’eux, ignorants de cette société algérienne qu’ils
rançonnaient depuis des décennies, les pouvoirs circonscrits dans les palais
présidentiels, l’EMG et les hauts lieux de la nomenklatura économique
n’avaient décidément rien appris. Ils ignoraient visiblement qu’il existe
dans le champ politique des limites à ne pas dépasser même dans le cas
d’une opinion publique qui paraît soumise. Quand cette frontière est
atteinte, la surface lisse d’une eau qui paraît dormir peut fort bien n’être que
la préface des révolutions.
En  février  2019 éclatait le Hirak, à la seule surprise de ceux qui
n’avaient jamais voulu regarder la réalité algérienne. Les pouvoirs éperdus
cherchaient de tous côtés une stabilisation  ; tout le monde pouvait trahir
tout le monde et le faisait effectivement. Menacé, n’ayant plus le temps de
dissimuler l’origine prétorienne de l’autorité, le 26 mars le chef de l’EMG
Gaïd Salah demandera avec force l’application de l’article 102 sanctionnant
l’incapacité du Président ; le 2 avril suivant, Abdelaziz Bouteflika, 82 ans,
présentera sa démission. Sic transit gloria mundi.

1.  Fil d’Algérie, 25 mars 2019.


4

Utopie et dégagisme :

le Hirak, révélateur de la société civile


algérienne

«  Bouteflika et surtout son clan, en cherchant à imposer aux citoyens


algériens un cinquième mandat comme une évidence, ont réussi un exploit
extraordinaire : créer l’unité du pays ! Tu te rends compte ! Alors qu’il n’a
eu de cesse, durant ces dix-neuf ans de règne, de le diviser. Pour une telle
prouesse, Boutef mériterait de recevoir le prix Nobel de la paix  !  » C’est
avec ces quelques mots pleins d’humour et débordants de joie que
commençait ma discussion téléphonique avec un ami franco-algérien que
j’arrivai enfin à joindre le lendemain de ce fameux 22 février à Alger, lors
du début du Hirak, ce mouvement de contestation populaire et pacifique qui
allait enflammer tout le pays. Quelques heures plus tard, une professeure
algérienne d’université nous disait avec une grande force de conviction  :
«  Enfin le peuple algérien est en train de reprendre la parole et l’espace
public dont il est privé depuis trop longtemps ! Nous nous affranchissons !
Même si tout reste à faire. »
Que s’est-il donc passé pour que ce peuple, perçu par le pouvoir en
place comme à l’extérieur comme un grand traumatisé de la «  décennie
noire », soumis au « système » et fataliste face à un pouvoir toujours plus
corrompu et corrupteur, se réveille soudainement  ? La nature même du
Hirak lui permet-il d’être un facteur de transformation du pays  ?
Représente-t-il une formidable opportunité pour contribuer à refonder enfin
une relation mature entre la France et l’Algérie  ? Dans ce chapitre, nous
abordons la thématique du Hirak en privilégiant l’angle de la société civile.
Nous aurons l’opportunité de le traiter sous un angle plus politique, en
prenant en compte les réalités du pouvoir algérien dans un prochain
chapitre 1.

Une révolution qui naît hors


de la capitale :

mettre fin à l’humiliation

En réalité, c’est le 16  février à Kherrata, une bourgade


de 35 000 habitants de Kabylie, à mi-chemin entre Sétif et Bejaïa, qu’a eu
lieu la première manifestation contre la candidature du Président
Bouteflika. Ce dernier venait quelques jours plus tôt, le 10 février, de faire
annoncer son intention de se présenter pour un cinquième mandat par
l’agence de presse officielle du régime. Il était en effet inenvisageable pour
Bouteflika d’officialiser sa candidature à la télévision publique compte tenu
de son état de santé.
Tandis que les Algériens se demandaient où était leur Président, qui ne
s’exprimait plus depuis plusieurs années, ce dernier occupait une
chambre  privée  au huitième étage des hôpitaux universitaires de Genève.
D’après la presse suisse, le Président algérien était «  sous menace vitale
permanente  ». Situation qui ne l’empêcha nullement de faire déposer son
dossier de candidature à l’élection présidentielle suivante, prévue le
18 avril, alors même qu’il ne pouvait le faire lui-même comme la loi l’exige
pourtant. Ce dossier comprenait un certificat attestant de sa bonne santé par
un médecin assermenté.
Que cette première manifestation pacifique se soit déroulée à Kherrata
n’est pas le fruit du hasard. C’était ici, le 8 mai 1945, avec Sétif et Guelma,
que l’armée française menait une répression sanglante après les
manifestations nationalistes survenues dans le Constantinois et la centaine
de morts d’Européens à Sétif quelques jours auparavant. C’était aussi ici et
dans les villages environnants que le pouvoir algérien réprimait férocement
les manifestations d’octobre 1988, les premières par leur importance depuis
l’indépendance du pays, pour la fin du système du parti unique et la
garantie des libertés démocratiques. Les Algériens découvraient alors
combien leurs propres responsables politiques et militaires se montraient
capables de tuer leurs concitoyens avec une sauvagerie qui n’avait rien à
envier à celle du 8  mai 1945. Tirs dans la foule des jeunes manifestants,
tortures dans les commissariats… Cinq  cents  morts, plusieurs milliers
d’arrestations. Certes, octobre  1988 débouchait sur la fin du parti unique,
mais avec le recul, les Algériens se sont rendu compte que les réformes
entreprises n’étaient qu’une chimère et qu’à leur place allait avoir lieu une
décennie de lutte contre le terrorisme islamiste.
Ce 12  février 2019, Kherrata et sa région donnaient le coup d’envoi
d’une vague de protestations sur l’ensemble du territoire pour aboutir,
moins de deux mois plus tard, début avril, à la démission du Président que
l’armée avait lâché. En 1988, les autorités n’avaient rien vu venir.
En janvier de la même année, l’un des responsables de la Sécurité militaire
tenait les propos suivants à Alger à une délégation palestinienne : « Nous ne
craignons personne. Les communistes et les syndicalistes sont nos seuls
ennemis et nous les avons matés. Il n’y a aucun risque d’intifada en
2
Algérie .  » C’était sans compter leur aveuglement sur la montée en
puissance des islamistes dans la société. Même aveuglement en 2019. Les
services de renseignement n’ont rien vu arriver. Les leçons d’octobre 1988
n’ont pas été tirées. C’est tout un peuple qui se mobilise, qui veut mettre fin
à l’humiliation que constitue le projet d’un cinquième mandat après le
catastrophique quatrième. Ce soulèvement ouvre la voie à une perspective
de taille  : ne pas avoir à choisir entre les islamistes et le haut
commandement militaire, et réaliser enfin une transition démocratique.

Entre les islamistes et les militaires :


il n’y a pas rien

Les Algériens dénonçaient, à travers cette puissante mobilisation, des


décennies de gouvernance déficiente du pays dans tous les domaines de
l’action publique. «  La révolution du sourire  », comme les Algériens la
nommaient avec raison et poésie, prenait tous les clans du système politique
au dépourvu. Mais aussi le monde entier et ses partenaires les plus proches,
de la Russie à la France.
Il fallait entendre et lire les nombreux slogans écrits sur des feuilles de
papier, sur des pancartes, sur les vêtements, sur les murs lors des
manifestations pour commencer à comprendre ce qui était en jeu : « Un seul
héros, le peuple !  », un slogan puisé dans la lutte pour l’indépendance du
pays  ; «  Le peuple s’engage, le système dégage  »  ; «  Révolution
pacifique », un slogan qui renvoie à l’expérience durement acquise lors des
émeutes d’octobre 1988 ; « Nous voulons un État civil et pas militaire » ;
« En Algérie, c’est toujours le peuple qui écrit son histoire », etc. À côté de
ces slogans très forts, qui révèlent un lien puissant avec la longue histoire
des luttes du peuple algérien, d’autres font preuve d’un humour certain, de
beaucoup de créativité et de sobriété. L’un des plus redoutables et des plus
significatifs  : «  Soldes du printemps  : FLN, fin de série  ; Système,
deuxième démarque  ; Peuple, nouvel arrivage  ». Et aussi  : «  Il n’y a que
Chanel pour faire le cinquième mandat  »  ; «  Regarde bien ta Rolex, c’est
l’heure de la révolte » ; « Vous allez vous confronter à une génération qui
vous connaît bien et que vous ne connaissez pas du tout », « Marcher c’est
bon pour la santé, manifester c’est bon pour la dignité », etc.
Le mouvement du Hirak suit un cours très particulier  : la première
année, les femmes et les hommes qui le composent ont une démarche
pacifique, et l’humour et la joie sont partout. C’est une atmosphère festive.
Une très grande variété de paroles, de signes, de langues, de supports  :
autant de révélateurs de la pluralité et de la diversité d’un pays trop
longtemps étouffé par le régime politique. Le peuple algérien cherche à
reprendre pied dans l’espace public, mais aussi dans l’espace numérique
que le pouvoir a encore du mal à contrôler. Le pouvoir des mots, des chants,
des danses, de la poésie, des dessins, des pancartes, des graffiti, des
emblèmes, des drapeaux, des langues  : autant d’outils énonciatifs de la
parole des Algériens. Le Hirak, c’est véritablement une prise de pouvoir
collectif par les mots et l’affirmation de la citoyenneté.
Les langues utilisées montrent bien la diversité du pays et l’absence de
tabous au sein des manifestants  : langue arabe sortie de sa gangue
institutionnelle utilisée comme langue de bois par le pouvoir depuis
soixante ans  ; langue tamazight trop longtemps étouffée par les autorités
algériennes ; langue française présente massivement dans tous les cortèges,
montrant ainsi son importance toujours réelle  ; langue anglaise qui
commence à émerger comme langue contestataire.
S’il est coutume de dire que « les murs ont des oreilles », renvoyant ici
à la présence des services algériens, au sein du Hirak les murs deviennent
porteurs de voix, comme l’analyse finement le linguiste algérien
Mohammed Zakaria Ali-Bencherif dans son article au titre évocateur  :
« Les graffiti en Algérie : des voix du Hirak mises au mur 3 ». Il souligne le
caractère à la fois subversif et transgressif des graffiti écrits sur les murs  :
«  Liberté  » qui revient comme le fil conducteur du Hirak  ; «  Quand
l’injustice devient loi, la révolution est un devoir  »  ; «  Le peuple uni
vaincra » ; « V 57, on reviendra après le Covid » ; et celui-ci, très fort et très
émouvant, qui en dit long sur l’état d’esprit d’une grande partie de la
jeunesse  : «  Pour la première fois, je n’ai pas envie de te quitter, mon
Algérie ».
À travers ces nombreux slogans, ce sont aussi les deux grands fléaux de
la société que les manifestants dénoncent avec lucidité et courage, la drogue
et l’émigration clandestine  : «  On ne veut pas brûler à l’étranger (c’est-à-
dire émigrer clandestinement) mais on veut brûler vos têtes  », ou encore  :
« On ne veut plus de cannabis, on veut des stades ».
Le Hirak constitue un mouvement populaire marqué à la fois par la
volonté de reprendre sa place dans la rue et dans l’espace public, de se
revendiquer et de le montrer dans une démarche pacifique. Cette seconde
caractéristique révèle la maturité des manifestants. Comme l’analyse
l’historien spécialiste du Maghreb Omar Carlier :

Cette affirmation [le caractère pacifique du mouvement] est


d’autant plus efficace qu’elle a valeur distinctive au regard de
l’actualité protestataire à l’échelle mondiale, prenant de surcroît
à rebours l’héritage révolutionnaire national valorisant l’action
armée, comme du stéréotype essentialiste faisant de l’Algérien
un être violent par nature. Résistant aux provocations externes
comme aux tentations internes, l’option «  pacifiste  », à la fois
conviction et stratégie, est le signe d’une maturité acquise, et
conquise, tirant les leçons des épreuves et des échecs du passé 4.

Il est étonnant également d’observer les Algériens reprendre les


formules habituelles et usées du pouvoir algérien pour les retourner contre
lui. Ainsi  : «  Décision de Son Excellence le peuple algérien  : ni
prolongement du quatrième mandat, ni report de l’élection présidentielle ».
Ou encore : « La main étrangère c’est vous, nous c’est le peuple algérien ».
Montrant notamment par ce dernier slogan, combien ils ne sont pas dupes
du discours permanent des autorités algériennes mettant toujours en avant
une « main étrangère » à chaque difficulté que le pays rencontre.
Prendre enfin en main leur destin, retrouver leur dignité  : « Le peuple
veut un véritable changement et non un bricolage  ». Il s’agit pour les
femmes et les hommes d’Algérie de mettre fin à un système politique, de
remettre en cause l’ordre ancien et de créer enfin, cinquante-sept ans après
leur indépendance, un État de droit et un pays réellement démocratique.
Comment ne pas penser à la révolution des Œillets au Portugal au
printemps 1974, mettant fin à quarante et un ans de dictature salazariste ?
Cet événement avait alors lancé le processus de démocratisation de
l’Europe du Sud, suivi quelques années plus tard par la chute des dictatures
espagnole et grecque. Mais la comparaison s’arrête là.

Un peuple en ébullition : ce n’est


pas nouveau

L’histoire nous a appris qu’une révolution advient lorsque le


soulèvement d’une large majorité d’une société a pour but le renversement
d’un pouvoir jugé oppresseur. C’est bien le cas ici. Autre point capital, les
Algériens n’étaient pas à la recherche d’un sauveur providentiel. Ils
souhaitaient simplement devenir acteurs d’une société libre, bénéficiant
d’un État de droit et décidant collectivement de leur avenir. Enfin, les
dimensions politiques, sociales, institutionnelles, économiques étaient et
sont toujours intimement liées : n’oublions pas que ce pays, que nous avons
considéré longtemps, nous Français, comme résigné et que nous
connaissons très mal, n’a cessé en fait de bousculer l’ordre politique
dominant.
Au cours de ces deux dernières décennies, pour nous en tenir à la
période couverte par les quatre mandats présidentiels de Bouteflika, les
revendications, les grèves, les émeutes, les occupations d’administrations,
les routes coupées, les heurts avec les forces de l’ordre ont été quotidiens
pour une grande partie de la société et sur l’ensemble du territoire. Selon
des données officieuses construites à partir de la presse locale, plusieurs
milliers de manifestations se produisaient chaque année. Et elles étaient
essentiellement de l’initiative des jeunes, car ce sont eux les plus touchés
par le chômage, eux qui sont obligés de trouver des petits jobs dans
l’économie informelle, sans la moindre perspective de carrière. Eux qui
ressentent leur pays comme une camisole, une prison hors du monde.
Combien d’étudiantes et d’étudiants rencontrés au cours de nos
missions en Algérie, plus d’une centaine en cinq ans et demi, nous parlaient
de leurs venues dans des laboratoires français, où ils ont pu échanger et
partager avec des doctorants et des enseignants des projets communs. Quels
véritables ballons d’oxygène  ! Que d’émotion à les écouter  ! «  Ici, on
étouffe ! » : cette expression revenait très souvent. Les difficultés de la vie
quotidienne poussaient de nombreux jeunes, pas tant à combattre le régime
politique, mais d’abord à réclamer un logement, un emploi, une
amélioration de leur vie quotidienne. Des manifestations toujours réprimées
par les forces de l’ordre, présentes en nombre. Nous-mêmes, il nous est
arrivé de tomber dans une manifestation dans les rues du centre d’Alger,
très pacifique, où le nombre de policiers présents tout au long du parcours
était nettement supérieur au nombre de manifestants, à tel point que nous
avions hésité quelques secondes à saisir s’il s’agissait d’une manifestation
de policiers ou de simples citoyens !
Lorsque la Tunisie se soulevait en 2011, c’est l’Algérie – nous l’avons
oublié – qui s’embrasait au début du mois de janvier de la même année : de
Oran et Mostaganem à Constantine et Annaba, d’Alger et Tizi-Ouzou à
Ouargla… les appels à la mobilisation sur Internet se multipliaient : forums,
Facebook, Twitter. Il s’agissait de dénoncer l’inflation des prix des denrées
alimentaires, la corruption, les passe-droits.
Il faut rappeler aussi les immolations par le feu qui ont eu lieu bien
avant celle de Mohamed Bouazizi, l’icône de la révolution tunisienne. Le
premier cas est celui d’un entrepreneur de 40  ans qui s’est immolé par le
feu, le 18 mai 2004, devant la Maison de la presse à Alger, pour protester
contre la saisie de ses biens. Le service des grands brûlés du CHU d’Oran a
enregistré en 2011 quarante-cinq tentatives d’immolation  : quarante-trois
personnes ont succombé à leurs brûlures 5. Les jeunes aussi sont concernés.
Il n’y a plus que cela à faire lorsque l’on n’est pas écouté… C’est « l’arme
de ceux qui n’ont plus d’armes », pour reprendre la formule de l’économiste
et directeur à Oran de l’Institut de développement des ressources humaines,
Mohamed Bahloud.
Sur ce sujet, aucun chiffre officiel disponible.

Face à cette plaie béante, écrit le journaliste algérien Adlène


Meddi, les autorités, désemparées, n’ont pas trouvé mieux que
de faire appel aux imams. Ces derniers ont rappelé que le suicide
est haram [illicite] selon l’islam. Et le pouvoir a reporté sine die
les distributions de logements sociaux –  souvent contestées car
jugées peu équitables. De manière pernicieuse, le régime qualifie
les auteurs de ces actes désespérés de «  malades mentaux  »,
comme Karim, 35 ans, qui a tenté de mettre fin à ses jours mardi
dernier à Dellys (est) ou Senouci Touati, 34 ans, à Mostaganem
(ouest) 6 !

En 2017 et  2018, la grève des internes en médecine était durement


réprimée. Ils remettaient en cause leurs conditions de travail et l’obligation
d’exercer jusqu’à quatre ans de service civil en plus du service militaire
obligatoire de douze mois.
D’ailleurs, sous la longue ère Bouteflika, le nombre de policiers (la
Direction générale de la sûreté nationale, DGSN) augmentait très
fortement : de 120 000 policiers en 2015 à plus de 200 000 en 2018, avec
des hausses de salaires significatives. Ainsi en 2011, le général-major
Abdelghani Hamel, nommé par le Président Bouteflika à la tête de la
DGSN, décidait d’augmenter les salaires  des fonctionnaires de police
er
de  50  % avec effet rétroactif au 1   janvier 2008. Il y avait ainsi de quoi
mettre rapidement fin à ces émeutes, ces dernières étant déjà largement
occultées par les médias publics sous contrôle politique. Des moyens
financiers considérables issus du pétrole et du gaz étaient en permanence
mis en œuvre par les autorités algériennes pour acheter la paix sociale. Des
moyens financiers que n’avaient pas les autres régimes autoritaires de
Ben  Ali en Tunisie ou de Moubarak en Égypte, avant «  le Printemps
arabe ».
Le pouvoir algérien a su aussi mettre à profit le fait que tous ces
mouvements, chez les jeunes, les médecins, les avocats, les ouvriers de
groupes publics, etc. ne provoquaient pas de solidarité de la part des autres
catégories de la population, et en particulier les classes moyennes. Face à
une orchestration de la redistribution ciblée de la rente pétrolière et gazière
(création de logements sociaux, augmentation des salaires des
fonctionnaires, embauches dans le secteur public), celles-ci se retrouvaient
comme anesthésiées. Et la bureaucratisation sans fin de l’administration
freinait et freine toujours toute capacité d’entreprendre, de créer sa propre
entreprise. Enfin, la plus grande partie du peuple algérien, celle qui, étant
donné son âge, a connu les horreurs de la « décennie noire », ne les a pas
oubliées. S’engouffrer dans un mouvement général contre le «  système  »
sans en connaître l’issue possible représentait un frein puissant à l’action.
Comme l’écrit l’essayiste algérien Akram Belkaïd : « Cette réalité échappe
trop souvent à l’observateur étranger qui a tendance à oublier que
l’expérience dramatique des années 1990 hante encore l’Algérie, d’autant
que le terrorisme qui se réclame de l’islamisme n’en a jamais totalement
7
disparu . »
L’erreur du régime algérien a été de considérer que ce peuple était
devenu si soumis qu’un cinquième mandat du Président Bouteflika, même
mourant et inapte à l’exercice du pouvoir, passerait comme une lettre à la
poste. Un aveuglement qui allait se traduire par un ras-le-bol tel que des
millions d’Algériens allaient s’emparer pacifiquement des rues des villes de
leur pays. Ainsi, le Hirak, dès le départ, par la mobilisation de tout un
peuple, au-delà des catégories sociales, des cultures des différents
territoires, des générations, avec en particulier les femmes et les jeunes,
montrait qu’entre islamisme et pouvoir militaire, il y avait la volonté d’un
peuple de prendre en main son destin. « Je manifeste, donc j’existe  ; nous
manifestons, donc nous sommes », pourrait-on dire.
Une sacrée différence avec les suites du «  Printemps arabe  » dans les
autres pays de la région. Une sacrée leçon pour nous aussi Français, et plus
largement pour l’ensemble des pays européens, persuadés qu’un pouvoir
militaire, à défaut d’une démocratie, est le seul rempart contre la montée de
l’islamisme et une forte immigration en provenance des pays sahéliens. Au
sein de ce vaste mouvement populaire, il convient de se pencher plus
particulièrement sur un point très important pour l’avenir de ce dernier et de
la société : la présence des femmes. Pour quelles raisons ?

Les femmes, l’avenir du pays


Dans une société algérienne encore largement conservatrice, ce fut une
réelle surprise pour de nombreux observateurs de voir les femmes
massivement descendre dans la rue et s’engager aussi pleinement. Elles
montraient qu’elles n’étaient pas seulement des mères élevant les enfants et
prenant en charge les affaires quotidiennes du ménage, image largement
dominante de la femme dans les représentations algériennes, mais qu’elles
constituaient désormais une force politique, au sens où il faudra que la
société dans son ensemble et le pouvoir prennent celle-ci en considération 8.
Certes, tout reste à faire, tant le combat des féministes algériennes
bénéficie encore de peu de soutien dans la société. Qu’elle soit professeure,
assistante sociale, magistrate, ministre ou vendeuse, une femme « comme il
faut  » ne sort pas avec un étranger le soir par exemple, même dans une
grande ville. Cependant, comme le soulignait un an avant le déclenchement
du mouvement et avec beaucoup de lucidité Tinhinane Makaci, juriste et
présidente de l’association féministe Tharwa n’Fadhma n’Soumer :

Si les femmes n’essayent pas de créer une synergie de toutes les


associations autour des questions essentielles du combat de la
femme, nous risquons de perdre la guerre contre l’obscurantisme
et le conservatisme qui sont dans les bonnes grâces du régime ;
[…] toutes les violences faites aux femmes émanent des
politiques de l’État qui se traduisent par le Code de la famille,
qui est la violence suprême qui maintient la femme sous tutorat à
vie, ainsi que l’héritage social, le système patriarcal 9.

Et de compléter avec ces propos deux ans plus tard, résumant bien les
raisons de l’engagement des femmes dans le mouvement populaire
de février 2019 : « Les femmes posent la question des inégalités, que ce soit
en genre ou en économie. De fait, la lutte des femmes est avant-gardiste vu
qu’elles sont victimes d’une double oppression aujourd’hui  : celle du
pouvoir et de ses lois et celle de la société et de ses convictions
conservatrices. Elles se battent autant pour changer la société que pour
10
changer le système . »
Les femmes algériennes ont désormais largement investi l’espace
public. Pour dire une fois de plus, comme elles l’ont fait dès le début de la
«  décennie noire  » avec un grand courage, leur opposition à un État
théocratique et totalitaire. Elles contribuent à transformer l’image de leur
société avec un grand souci de sécurité et de non-violence. Le Hirak, dans
sa pluralité, en est d’autant plus puissant. Pour autant, cette puissance a des
limites.

Le Hirak : l’épreuve du système


et un système à l’épreuve

La puissance du Hirak est réelle  : des millions d’Algériens dans les


rues, une volonté collective sans faille de poursuivre le mouvement dans la
durée, une capacité de résilience étonnante face aux moyens déployés par le
pouvoir pour le stopper, un ancrage social indiscutable, un apprentissage de
la citoyenneté.
La diaspora algérienne en France, en particulier, n’est pas en reste. Des
collectifs, des associations ont été créés dès le début pour soutenir la
«  révolution du sourire  ». La communauté algérienne a multiplié les
manifestations en France et dans plusieurs villes européennes. Lors du
troisième anniversaire du mouvement, la veille du 22  février 2022,
plusieurs milliers de personnes se sont retrouvées place de la République à
Paris sous le mot d’ordre «  Liberté, justice, démocratie en Algérie  ». Les
manifestants ont appelé à la poursuite de la lutte pour «  une Algérie
démocratique  » et à «  un changement radical  » du système. Ils ont aussi
réclamé la libération de tous les prisonniers d’opinion. À Montréal et
Barcelone également. Au cœur du quartier européen à Bruxelles, des
membres de la diaspora algérienne de plusieurs pays européens se sont
retrouvés pour manifester devant le siège du Conseil de l’Union européenne
où se tenait le sommet Union européenne-Union africaine.
Ce vaste mouvement populaire a obtenu de grands résultats en peu de
temps. Tout d’abord, le Président et son clan ont été déracinés du pouvoir
où ils s’étaient ancrés depuis deux décennies pour leur plus grand profit. Et
avec eux, de nombreux oligarques très toxiques pour le pays, que l’ancien
Président avait largement contribué à faire émerger afin de gagner en
autonomie face à un État-major militaire tout-puissant. La plupart des
hommes d’affaires qui ont défrayé la chronique ces dernières années par
leurs malversations se retrouvent condamnés, et avec eux de nombreux
responsables politiques. Tous, des proches de l’ancien Président. Les procès
pour corruption se sont multipliés depuis le premier d’entre eux,
en  décembre  2019, quelques mois seulement après le déclenchement du
Hirak. Le mouvement a également déclenché une solidarité de fait, une
fraternisation entre des cultures et des territoires très différents ; ainsi que la
mise à nu, si tant est que cela ait été nécessaire, du rôle que détient le haut
commandement militaire. C’est bien lui, aux yeux cette fois de tous, qui est
le réel détenteur du pouvoir politique. Comme il l’a toujours été. Grâce au
Hirak, cela devient visible aux yeux de tous.
Ainsi, le Hirak a montré sa maturité en évitant les nombreux pièges et
provocations mis sur son chemin par le haut commandement militaire : un
chef d’état-major, Gaïd  Salah, qui, très vite, s’est efforcé de diviser le
mouvement entre Berbères et Arabes, entre francophones et arabisants ; le
recours, usé jusqu’à la corde, au complot extérieur et à l’ennemi de
l’intérieur, tout en étant incapable de les nommer.
L’objectif est toujours le même : infantiliser la rue par l’intoxication et
la diabolisation. Les «  traîtres à la nation  » agissent sous «  l’ingérence
étrangère  ». Ce sont toujours les mêmes catégories de personnes qui sont
visées : des intellectuels, des artistes, des journalistes, des responsables de
mouvements associatifs,  etc. Celles qui ne sont pas conformes au moule
stalinien de la pensée unique du système, consistant à combiner patriotisme
et nationalisme, les deux constantes de façade des dignitaires du régime,
gardiens attitrés de la révolution algérienne et de la guerre de libération.
Les manifestations, toujours pacifiques, s’arrêtent en mars 2020 avec la
pandémie du coronavirus. Les tentatives de reprise des marches l’année
suivante, en  février  2021, sont vite réprimées, tant à Alger que dans les
autres villes, avec de nombreuses interpellations. En  mars  2021, le
gouvernement impose de nouvelles règles  : toute manifestation doit faire
l’objet d’une déclaration préalable précisant son parcours, ses heures de
début et de fin, ainsi que l’identité des organisateurs. Ce dernier point est
bien sûr un facteur très dissuasif. Et la répression ne cesse de s’accroître sur
les manifestants, dans la rue comme sur les réseaux sociaux. Amnesty
International, en juin 2022, fait le constat suivant : « Cette tolérance a été de
courte durée  : les autorités ont commencé à prendre de plus en plus pour
cible des manifestant·e·s, des journalistes, des défenseur·e·s des droits
humains, des militant·e·s et des blogueurs et blogueuses, dont beaucoup ont
fait l’objet d’arrestations et de poursuites arbitraires simplement pour avoir
participé à des manifestations pacifiques et exprimé des opinions politiques
sur les réseaux sociaux 11 ». Amnesty International poursuit sur « les actes
d’intimidation et les attaques des autorités contre la dissidence et le
harcèlement juridique ».
Le pouvoir n’est pas avare de contradictions. Un an auparavant, le
19 février 2020, le Président Tebboune signe un décret stipulant que la date
du 22  février, déclenchement du mouvement, sera désormais considérée
comme une «  Journée nationale de la fraternité et de la cohésion entre le
peuple et son armée pour la démocratie  ». Il faut lire le petit texte que
publie le 19 février 2021 à 20 h 03 l’agence publique d’information (APS),
qui informe que le décret en question « stipule que la journée du 22 février
immortalisera le sursaut historique du peuple survenu le 22 février 2019 et
sera célébrée dans l’ensemble du territoire national, à travers des
manifestations et des activités à même de renforcer les liens de fraternité et
de cohésion nationales et d’ancrer l’esprit de solidarité entre le peuple et
son armée pour la démocratie  ». On reste encore stupéfait de la capacité
infinie du pouvoir algérien à manier la langue de bois et à produire des
actes en totale contradiction les uns par rapport aux autres sans la moindre
gêne.
Face à un « système » dont l’armée est la clé de voûte, qui détient tous
les leviers du pouvoir, l’utopie du « dégagisme » du Hirak n’a que peu de
chances de se réaliser. Un tel système ne s’auto-dissout pas. La
confrontation entre le mouvement populaire et l’armée, du moins sa
hiérarchie, est totale. D’un côté le Hirak veut « un État civil, non militaire »
(« Dawla madania et non askaria) ; de l’autre, un pouvoir militaire qui se
méfie de ce mouvement jugé trop radical, divers et complexe à l’image de
la société algérienne, et qui ne semble pas vouloir se contenter d’un
replâtrage du système déjà engagé avec l’élimination du clan de l’ancien
Président à travers les procès anti-corruption.
Pour autant, malgré un sentiment d’inachevé, le Hirak n’est pas un
échec. Si les marches ont cessé, les revendications sont toujours présentes.
Ni l’armée, ni l’élite politique n’ont pu ou su mettre à profit ce mouvement
profond pour poser les bases d’un projet national. Le système demeure.
Cependant, peu de temps a passé depuis. Le pays sort probablement
transformé de ce mouvement qui incarne un atout pour l’avenir malgré la
gravité de la situation sociale et économique et la privation des libertés
publiques. Et une grande partie de la jeunesse, le cœur battant du Hirak,
reste également mobilisée aujourd’hui face au choix de l’exode des
compétences ou l’émigration clandestine.
Pour reprendre l’expression d’un ami de la diaspora algérienne en
France : « Les Algériens vivent au jour le jour ; le Hirak est juste en mode
pause ».

1.  Cf chapitre 6.
2.  Akram B. Ellyas, « Les leçons oubliées des émeutes d’octobre 88 », Le Monde diplomatique,
mars 1999, p. 8.
3.  In Insaniyat, la revue algérienne d’anthropologie et de sciences sociales, no 85-86, 2019.
4.  «  Hirak  : un mouvement socio-politique inédit et discursif. Temps suspendu et/ou en
devenir », Revue Insaniyat, no 87, 2020.
5.  Liberté, 12 novembre 2011.
6.  Adlène Meddi, rédacteur en chef de l’hebdomadaire El  Watan week-end, «  Algérie,
l’immolation par le feu, l’arme de ceux qui n’ont plus d’arme », 28 janvier 2011.
7.  Akram Belkaïd, « L’Algérie, une exception en marge du “Printemps arabe” ? », Les Cahiers
de l’Orient, no 107, 2012/3.
8.  Dans le chapitre 5, « La jeunesse, les femmes, les chances gâchées de l’Algérie ou les atouts
de demain », nous reviendrons plus largement sur le rôle des femmes dans la société algérienne
et son devenir.
9.  Intervention lors de la cinquième édition du festival national du théâtre universitaire féminin,
qui s’est déroulé à l’université de Bejaïa, les 4 et 5 mars 2018.
10.  Propos cités par Karim Kebir, dans son article « La femme, un acteur majeur du Hirak »,
Liberté, 8 mars 2020.
11.  « Algérie, étouffer les critiques dans le pays et à l’étranger », Amnesty International, 29 juin
2022.
5

La jeunesse et les femmes :

les chances gâchées de l’Algérie


ou les atouts de demain ?

Mars  2019  : dans un long SMS, le chauffeur de taxi qui nous a


véhiculés lors de plusieurs de nos missions à Alger et avec lequel nous
avons noué une relation très cordiale nous adresse des slogans d’un humour
dévastateur écrits sur des papiers, des pancartes qui accompagnent les
premières manifestations du Hirak  : «  Le peuple s’engage, le système
dégage  »  ; «  Il n’y a que Chanel pour faire le cinquième mandat  »  ; ou
encore, «  Regarde bien ta Rolex, c’est l’heure de la révolte  ». Toute une
jeunesse algérienne domine ce puissant mouvement populaire et renoue
avec l’engagement politique et «  le combat d’indépendance mené par nos
grands-parents », comme nous le disait un étudiant en master de Tlemcen 1.
Le 14  février 2022 en soirée, nous nous trouvons dans le grand
auditorium, comble, de l’Institut du monde arabe. L’association France-
Algérie y remet pour la cinquième fois le prix Bouamari-Vautier, du nom de
deux réalisateurs, l’un algérien, l’autre français, considérés comme les
fondateurs du cinéma algérien. Il s’agit d’un prix annuel dont l’objectif est
de mettre en lumière les nouveaux talents. Les films préalablement
sélectionnés par un jury doivent également contribuer à mieux faire
connaître l’association et comprendre la société algérienne actuelle. Dans la
catégorie «  fiction  », parmi les six films retenus, La Vie d’après de Anis
Djaâd remporte le prix.
Ce film est projeté en deuxième partie de soirée. Un grand moment
d’émotion qui va laisser des traces dans nos mémoires. Le réalisateur a fait
le choix d’un « néoréalisme social », dans la « perspective du constat et de
la radiographie des vrais maux dont souffre la société, avec tout
l’apaisement adéquat et sans jamais vouloir en faire un fonds de
commerce ». C’est l’histoire bouleversante d’une veuve, Hadjer, femme de
ménage à la mairie de son village, qui essaie d’élever au mieux son fils
Djamil, un jeune adolescent qui travaille dans les champs agricoles. On peut
deviner que le père a été assassiné durant les années 1990. Une rumeur sur
Hadjer véhiculant un mensonge sur ses soi-disant mœurs légères va
provoquer un torrent de haine à son égard dans le village. Répudiée, elle
doit quitter le lieu, la « vie d’après » commence.
Avec une seule valise pour tout bagage, elle rejoint avec son fils une
amie, Fatma, qui habite dans un bidonville d’une ville du nord-ouest du
pays. Son amie travaille dur. Son mari, Mohamed, passe ses journées devant
la porte de la petite baraque, assis sur un tabouret à fumer et à faire des
petits trafics dans le bistrot du quartier le soir. Ayant réussi, non sans mal, à
repousser le propriétaire de plusieurs de ces pauvres habitations qui a
cherché à la violer, Hadjer doit à nouveau fuir. Elle a aussi dû repousser le
boucher, revendeur des pains qu’elle prépare, qui a tenté d’abuser d’elle.
Entre-temps, son fils s’est fait un ami un peu plus âgé sur son lieu de son
travail, un petit restaurant où il fait la plonge. Hadjer, Djamil et son ami
rejoignent un petit hôtel en bord de mer et louent une chambre. Le
propriétaire va progressivement nouer avec eux une relation bienveillante.
Enfin un endroit où la vie semble doucement reprendre… Mais Djamil et
son ami ne se voient toujours aucun avenir. Ils décident alors de partir, en
empruntant la petite barque qui était dans le garage de l’hôtel. Peu de temps
après, des policiers ramènent les deux corps.
Il s’agit d’un film qui contient des moments très forts et aborde
plusieurs sujets tabous de la société algérienne  : les comportements à
l’égard de la femme, l’absence de futur pour les jeunes, le poids de la
misère dans un pays riche, l’Algérie vécue comme « pays prison ».
Le vieil adage s’applique ici à merveille : un prisonnier pense toujours
plus à ses barreaux que son geôlier. La quantité de jeunes et de jeunes
adultes diplômés qui ne songent qu’à quitter leur pays donne le vertige. Il
n’est pas impossible, d’ailleurs, que cette irrépressible envie de partir
n’arrange pas jusqu’à un certain point un pouvoir assez insoucieux de la
jeunesse de son pays  ; en situation de blocage, toute soupape est bonne à
prendre et tout départ, même misérable et condamné d’avance au désastre,
vaut mieux que le feu ouvert d’une contestation directe dans les rues 2. Ainsi
l’Algérie, fière comme un sénateur romain qui se suiciderait dans son bain,
voit sa jeunesse fuir par ses veines ouvertes, chercher son salut sur les
routes de l’exil et emporter un morceau de l’avenir du pays « à la semelle
de ses souliers »…
Et l’hémorragie se poursuit sans interruption  : selon le gouvernement
espagnol, ce sont près de  10  000 Algériens qui ont pu entrer
clandestinement sur le territoire espagnol en 2021, sur un total de  14  000
harragas, ces «  brûleurs de frontières  », 20  % de plus que l’année
précédente. Il suffit de parcourir quotidiennement la presse algérienne et
Facebook pour prendre connaissance de ces nombreux départs. Selon le
type d’embarcation, le coût de la traversée se situe entre  1  000
et  5  000  euros par personne. Directions  : Alméría, Murcia, Alicante, ou
encore les îles Baléares. Selon Saïd Salhi, le vice-président de la Ligue
algérienne pour la défense des droits de l’homme, il s’agit essentiellement
d’hommes entre 18 et 35  ans, «  originaires des villes côtières du pays,
comme Oran, Mostaganem, Bourmerdès ou Alger ». Il précise, cependant,
que depuis l’été 2021, les petites embarcations se remplissent aussi de
femmes et d’enfants. Une « harga [migration] familiale inédite » qui n’est
pas sans signification sur le niveau de désespoir atteint dans les secteurs
défavorisés de la société algérienne après la dissipation des attentes
ouvertes par le Hirak les deux années précédentes.
Deux facettes de cette jeunesse, deux expressions des courants
contradictoires qui la traversent et la travaillent : l’une combative et prenant
tous les risques avec ce mouvement de protestation pacifique du pouvoir en
place  ; l’autre préférant s’échapper par le grand large et la mer, ou ceux
désabusés qui ont laissé tomber, faute de perspectives.

La jeunesse algérienne :

entre profond malaise et engagement


collectif

En Algérie, en 2018, la population des moins de 30 ans représente de


l’ordre de 54 % de la population totale et les moins de 25 ans 45 %, selon
les données de l’Office national des statistiques.
Dans son rapport de 2011 sur « la situation des enfants dans le monde »,
l’UNICEF aborde le cas de l’Algérie. Son représentant sur place, Manuel
Fontaine, met en particulier l’accent sur l’éducation et son rôle dans la vie
des jeunes. S’il rappelle que le pays a grandement favorisé l’accès à l’école
primaire depuis l’époque de l’indépendance où l’analphabétisme était
largement répandu, un tiers des enfants cependant ne poursuivent pas leurs
études dans le secondaire. Les garçons partent pour des petits boulots, la
plupart du temps parce que les lycées sont plus éloignés du village que
l’école ; et les filles, elles, aident aux travaux domestiques. Aussi, près de
10 % des jeunes dans la tranche d’âge 15-24 ans sont analphabètes et leurs
petits boulots ne leur offrent bien entendu aucune garantie de salaire ni de
protection sociale. Quant aux diplômés de l’université,  20  % d’entre eux
sont au chômage. L’absence de lieux de rencontre pour les jeunes, l’accès
très limité aux loisirs faute d’équipements contribuent à créer de fortes
frustrations.
L’on pourrait ajouter à ces facteurs le vieillissement des hommes
politiques du pays à travers lesquels la jeunesse ne se sent pas représentée.
Dans les années 2000, combien d’entre eux étaient aux affaires depuis plus
de cinq décennies  ? Comme l’écrit avec une grande lucidité en 2012
l’anthropologue des religions, spécialiste du monde arabe, Malek Chebel,
dans son formidable Dictionnaire amoureux de l’Algérie :

Comment de ce fait s’étonner que les jeunes ne trouvent pas leur


place dans ce pays, qu’ils ne soient pas représentés, qu’ils ne
puissent s’identifier à tel ou tel ministre et qu’aucun dirigeant ne
porte leurs aspirations ? […] Alors qu’ils sont majoritaires dans
la population, les jeunes sont minoritaires dans les entreprises,
dans les administrations et dans tous les corps de l’État. Au fur
et à mesure, le divorce est devenu une réalité. La jeunesse
algérienne a entamé son errance, ce processus inexorable de
désaffection de son identité qu’accompagnent une
consommation effrénée de drogues, la prostitution pour les filles,
les vols et autres délits pour les garçons, spécialistes des petits
trafics 3.

Encore plus directe si c’était possible, Latifa Ben M., une universitaire


rencontrée dans le cadre d’entretiens préparatoires à notre mission et qui a
quitté son pays en 1996 pour venir en France, nous dit : « Plus de cinquante
ans après, les héros fatigués de 1954 gouvernent toujours, les parents ont
démissionné et les jeunes croulent sous la masse de leurs impuissances,
comme étrangers dans leur propre pays ; pour beaucoup la mer est la seule
solution… Quant aux femmes, à tous âges, c’est devenu intenable, sauf
dans la soumission totale. Moi, j’ai fui. »
Dans une autre enquête plus complète sur la jeunesse, réalisée entre
2014 et  2016 dans plusieurs pays du Sud de la Méditerranée, le cas de
l’Algérie est particulièrement étudié 4. Selon cette enquête, 25,7 % des 15-
29 ans sont tentés de quitter leur pays, soit  2  700  000  jeunes. Et une
proportion non négligeable est constituée de personnes diplômées des
universités. Le désir de migration est motivé par le manque évident
d’opportunités sur le marché du travail, et par un niveau et un mode de
vie lassants.
Cette enquête permet de disposer d’une masse considérable de données
sur les thèmes clés des conditions de vie des jeunes, de l’éducation, de
l’emploi, de la culture. Plus du quart des jeunes sont analphabètes ou ont
quitté l’école avant  16  ans, voire  14  ans. De ce fait, une insertion sur le
marché du travail reste très pénalisée, les formations professionnelles
n’arrivant pas à prendre en charge ces exclus du système éducatif. Sur 33 %
des jeunes interrogés qui ont bénéficié de la formation professionnelle,
seuls 11,8 % sont des exclus de l’école et 21,1 % ne le sont pas. En fait, les
avis des jeunes sont mitigés vis-à-vis de l’utilité de la formation
professionnelle. Il y en a qui pensent qu’elle n’offre pas les mêmes chances
de travail que les études générales. Moins du quart des garçons arrive à
l’université, alors que c’est le cas de plus du tiers des jeunes filles.
Bien sûr, le contexte familial est important. Dans cette même étude, les
auteurs rappellent que : « En 2012, plus du tiers des étudiants à l’université
avaient un de leurs parents ou leurs deux parents analphabètes et un peu
plus du cinquième des nouveau-nés avaient des mères analphabètes. »
Aussi, les garçons plongent dans l’économie informelle et les filles dans
l’inactivité, voire pire.
L’Algérie côté sombre : réseaux mafieux,

drogues du pauvre, prostitution

L’économie informelle couvre de plus en plus un ensemble d’activités


criminelles et para-criminelles 5. En 2012, le Premier ministre lui-même,
Ahmed Ouyahia, commentant les élections législatives qui venaient de se
dérouler, déclarait  : «  L’argent commande en Algérie  ; il commence à
gouverner et à devenir un argent mafieux. » Et ces activités contrôlées par
de puissants réseaux ont besoin de petites mains innombrables, jusqu’au
niveau des petits commerces, des marchés, des échoppes. Les jeunes
représentent des proies idéales, eux qui sont à la recherche du moindre petit
boulot leur permettant de survivre.
Pour le sociologue algérien Nadji Safir, «  tout se passe comme si la
jeunesse algérienne, alors qu’elle constitue, à beaucoup d’égards, un
immense potentiel en mesure de participer activement à la prise en charge
de ses problèmes et donc de ceux du pays, était marginalisée dans les
faits 6. » Cette situation, qui n’a cessé de s’aggraver au cours des décennies,
explique en grande partie la culture de l’émeute d’un nombre croissant de
jeunes. Au cours de cette seule dernière décennie, c’est plus de  9  000
interventions par an de maintien de l’ordre public qui ont eu lieu.
Car un phénomène devenu de plus en plus visible est venu souligner les
paradoxes d’un pays riche à la jeunesse très pauvre et sans espoir  : la
situation de l’Algérie au regard des trafics et des usages de la drogue.
Selon un article du Monde du 29  janvier 2019, l’Algérie semble
désormais appartenir à la « nouvelle côte de la cocaïne », un espace que les
auteurs décrivent comme une nouvelle opportunité pour les trafics de
grande envergure, selon une route qui va de l’Amérique du Sud à l’Espagne
pour aboutir au Maroc et en Algérie : « La côte entre Casablanca et Alger,
qui passe par Oran et Rabat, est un “arc d’or” pour les trafiquants de
drogue. Il offre une fenêtre sur trois continents en étant à proximité des
marchés de consommation européens.  » Les  prises de drogue se sont
multipliées en Algérie, jusqu’à cette saisie de plus de  sept cents  kilos de
cocaïne dans le port d’Oran, dissimulés à l’intérieur de conteneurs de
viande congelée.
Cette affaire a envoyé devant les tribunaux algériens le plus gros
importateur algérien de viande congelée, M.  Kamel  Chikhi surnommé
«  El  Bouchi  » («  le  boucher  »), propriétaire de la société Dounia Meat
concernée par cette étrange livraison, ainsi que trois autres membres de la
société qui ont été arrêtés avec lui. L’ancien directeur général de la sécurité
nationale, le major Abdelghani Hamel, a par la même occasion été destitué
par la présidence algérienne, des magistrats ont été mis en cause, ainsi que
des hauts fonctionnaires et collaborateurs de personnalités politiques. Le
fils d’Abdelmadjid Tebboune (un éphémère Premier ministre de Bouteflika
qui avait eu la prétention de limiter la corruption) a été entendu par la police
dans cette affaire, ce qui, semble-t-il, était un moyen d’envoyer un message
clair à son père !
Car il est évident que cette cocaïne, qui se vend très cher en Algérie
(entre 145 et 290 euros le gramme, selon les informations disponibles), ne
peut trouver dans ce pays que le marché étroit des jeunes issus de la
nomenklatura. Les vrais clients se trouvent en Europe ou au Moyen-Orient.
Pour l’immense majorité des jeunes Algériens pauvres, il ne reste que les
cachets de psychotropes détournés de l’industrie pharmaceutique, soit une
série de produits aux noms invraisemblables mais à la dangerosité avérée.
Pour les « Harragas » (ces jeunes tentant de quitter leur pays), le Lyrica
ou «  Saroukh  » («  la fusée  »), d’abord prescrit comme antiépileptique et
anxiolytique, a un usage nouveau. À long terme, ce médicament a les
mêmes effets que la cocaïne ; une dépendance qui peut conduire à la mort.
Quant aux effets secondaires, ils sont particulièrement graves  : insomnies,
maux de tête, anxiété, nervosité, nausées, diarrhées, état grippal, douleurs,
convulsions. Le risque de dépression et de comportement suicidaire est
accru. Un surdosage peut conduire au coma. Le Lyrica (ou son alter ego, le
Rivotril), pris à haute dose et de manière régulière, désinhibe absolument,
efface le réel et provoque une impression de surpuissance.
C’est la drogue des petits, de ceux qui n’ont pas les moyens d’acheter
les substances classiques. Au Maroc et en Algérie, c’est devenu un fléau
dans les rues et au sein des familles. On évalue, pour la seule ville de
Casablanca, un pourcentage allant de 40  % à  45  % de jeunes entre  12
et 35 ans qui en seraient usagers. Le médicament est aussi très consommé
en Algérie : en 2018, une saisie record de 250 000 capsules de Lyrica avait
été faite par la brigade anti-drogue. Souvent, de petits avions à atterrissage
court sont utilisés par les dealers de gros pour leurs livraisons.
Selon le quotidien Le Soir d’Algérie, dans un article du 10 janvier 2022,
plusieurs drogues ravagent actuellement Alger. D’abord, le terrible
« Saroukh » qui se vend entre 4,5 et 5,5 euros la capsule. Dans le quartier
de Bab-El-Oued, dans le secteur du marché des Trois Horloges, les
manifestations de mères et de familles entières se multiplient pour
demander l’intervention des pouvoirs publics contre une autre drogue, la
« Tchouchna », une substance épouvantable venue d’Afrique et qui fait des
ravages :

C’était déjà très difficile avec le fameux «  Saroukh  » que tous


connaissent bien en Algérie. Les familles en ont souffert de
longues années. Nous avons vu des mères se faire battre chaque
matin par leurs fils en manque et réclamant de l’argent ou des
objets de valeur à vendre pour se procurer de la drogue. Des
sœurs ont été mises en sang par des frères inconscients de leurs
actes, les pères sont impuissants et humiliés, les voisins ont peur
et chacun fermait sa porte, mais la «  Tchouchna  » est venue
aggraver cette situation, les portes de l’enfer se sont ouvertes.
Plusieurs morts ont eu lieu par consommation, des jeunes à peine sortis
de l’enfance, selon les témoins cités dans l’article du Soir d’Algérie.
L’appel aux autorités n’a, pour le moment, rien résolu. Même si la
« Tchouchna » est plus chère (entre 50 et 65 euros), ses effets foudroyants
priment sur ses dangers pour ceux qui peuvent financièrement se la
procurer ; devenir dealer est donc aussi plus payant.
Avec une dernière drogue appelée le « sniff de cafards » qui se répand,
semble-t-il, dans la Casbah, la jeunesse algérienne s’adonne aux pratiques
oniriques avec pour compagnons des psychotropes mortifères, prise dans
l’ennui d’une vie sans perspectives et l’immense solitude éprouvée par les
inutiles d’une société bloquée.
Si la jeunesse en proie aux drogues comprend aussi, bien sûr, les
femmes, celles-ci connaissent en outre le double fardeau de la prostitution.
On sait que tous les pays que traversent les migrants en route vers l’Europe
sont des lieux où fleurissent des passeurs sans scrupules mais aussi des
réseaux organisés de traite d’êtres humains, parmi lesquels les femmes sont
des cibles de choix pour les juteux revenus de la prostitution. L’Algérie ne
fait pas exception, au même titre que le Maroc, la Tunisie ou la Libye : elle
fait partie de la façade maritime à atteindre… Mais la prostitution en
Algérie n’est pas que le fait de femmes africaines perdues dans l’errance
des migrations et devenues gibier des réseaux mafieux  : elle a également
une forte réalité algérienne.
7
Selon la Fondation Scelles , si l’Algérie a renforcé son arsenal légal
répressif de la prostitution, cette répression frappe avant tout les femmes
déjà victimes des réseaux et les fragilisent encore plus en termes financiers.
La police est directement mise en cause dans ce rapport du fait de la
corruption instituée par les réseaux qui en fait quasiment un des rouages du
système d’exploitation des femmes. La question de la représentation du
corps même de la femme en Algérie pose un problème  : le viol n’est pas
considéré  comme une atteinte à son intégrité physique et humaine, mais
comme une « atteinte à l’honneur familial » ; inutile de préciser que le viol
dans le cadre du mariage est inexistant dans cette optique qui fait de toute
façon de l’être féminin une éternelle mineure.
Le rapport précise également :

Les femmes algériennes sont confrontées à la discrimination à la


fois sur le plan social et sur le plan légal, les rendant ainsi
particulièrement vulnérables aux risques de trafics et autres
atteintes aux droits humains. Les femmes dénoncent rarement les
abus sexuels, par honte et par crainte de répercussions sociales
ou de déshonneur pour leur famille. Mais ce ne sont pas les
seules raisons. Selon une étude conduite en 2015 portant sur plus
de 30 000 femmes algériennes de 15 à 49 ans, 59 % d’entre elles
pensent qu’«  un mari a le droit de frapper ou de violenter sa
femme pour différentes raisons  » (HuffPost Algérie, 11  juin
2015). 75 % des cas de violences envers des femmes sont le fait
de leur mari (Middle East Eye, 9 octobre 2015).

La transformation des mentalités est donc un enjeu énorme.


Certaines régions font l’actualité de la prostitution en Algérie, comme la
petite ville balnéaire de Tichy (région de Béjaïa) devenue un haut lieu du
tourisme sexuel, où plus de 1 500 prostituées exercent leur métier dans une
infinité de lieux et où les populations manifestent pour une
meilleure régulation de leur cadre de vie, car pendant la haute saison, à une
prostitution omniprésente s’ajoute un intense trafic de stupéfiants avec son
habituel cortège de violences, d’incivilités, de menaces et de scènes
désolantes. Ce n’est pas le moindre des paradoxes de cette Algérie où les
forces de police, si puissantes et si bien informées par leurs réseaux de
correspondants, voient des populations résidentes obligées de manifester ou
de barrer des routes pour faire entendre leur mal-être.
Mais la prostitution est partout, notamment dans toutes les grandes
villes, Alger, Oran, Béjaïa, Annaba, Tlemcen, Sétif, Tizi-Ouzou,
Sidi Bel Abbès, Bordj Bou Arreridj, etc.
En 2007, un rapport de l’Institut de sondages algérien Abassa, spécialisé
dans les enquêtes sociales, rapportait l’existence d’environ  1,2  million de
prostituées clandestines en Algérie, chacune faisant vivre au moins trois
personnes autour d’elle, ce qui donne un chiffre d’un peu plus de 4 millions
de personnes vivant de cette activité.
Le thème de la prostitution a également été abordé lors d’un séminaire
tenu à Timimoun, en 2009, pour un public spécialisé de professionnels de la
santé et de juristes. Les conclusions de cette réunion alertaient clairement
les autorités sur la gravité du problème. Dans le cadre d’une enquête qu’elle
a menée sur la prostitution à Alger, Fatima Benbraham, avocate au barreau
de la capitale, évoque des « bordels à ciel ouvert » et décrit une prostitution
pratiquée « dans la rue […], garages, carcasses de véhicules, gourbis, petits
appartements, villas, hôtels de passe en bordure de mer […] ». Elle affirme
avoir recensé près de  8  000 maisons dédiées à la prostitution dans le seul
Alger et s’interroge sur l’extension au territoire algérien que ce chiffre
laisserait entrevoir. Cette prostitution est aussi bien le fait de majeur·e·s que
de mineur·e·s, l’âge d’entrée «  dans le métier  » se situant entre  14
8
et  16 ans . C’est une prostitution « du pauvre  » qui est le contrepoint des
drogues déjà évoquées.
Aux causes purement sociales de cette situation, il faut ajouter les
conséquences de la « décennie noire » du terrorisme, où nombre de jeunes
filles et femmes ont été violées, mariées de force comme «  épouses de
guerre  » et délaissées, rejetées souvent avec un enfant, exilées de leurs
familles et villages avec la prostitution comme seule possibilité. C’est le
Président Zéroual qui a pris en compte ces drames de la violence et de la
solitude et a fait prendre à l’État algérien ses responsabilités dans
l’éducation de ces enfants. Liamine Zéroual en a gardé pour toujours une
très grande notoriété auprès des femmes algériennes.
À la lumière de ce contexte, on peut comprendre la mobilisation d’une
grande partie de la jeunesse dans le Hirak. Aussi bien les étudiants que les
jeunes des quartiers qui vivent de l’économie informelle, que les femmes
algériennes de tous âges et de toutes conditions. C’est leur aventure. Il
faudra du temps pour transformer un système aussi ancré. Ces manifestants
apprennent à faire de la politique, à prendre conscience de la force
collective qu’ils représentent. Il faut compter avec eux, les comprendre, les
écouter, pour projeter dans le futur la coopération possible entre la France et
l’Algérie. Même si ce grand mouvement populaire s’essouffle depuis la
crise sanitaire et face à un pouvoir qui verrouille toujours davantage la
société.
Certes, encore nombre d’entre eux ne voient pas d’autres perspectives
que de partir par la mer, quitte à risquer leur vie puisque les frontières sont
fermées et contrôlées par l’armée. À Alméría, en Andalousie, des mafias
proposent la traversée en moins de cinq heures. Comme nous le dit
tragiquement un ami algérien, père de trois enfants : « Des jeunes hommes,
plombés par un avenir bouché, demandent à leurs pères leur bénédiction. À
quoi cela servirait-il, pour un père, de la lui refuser  ?  » Pour autant, déjà
avant la crise sanitaire, ils demeurent des millions à considérer le Hirak
comme la seule voie capable de changer les tenants du « système ». Dans
cette jeunesse, les jeunes filles sont très actives et, plus globalement,
l’ensemble des femmes dans la société.

Les femmes : leur long combat pour


l’émancipation
Une entrepreneure algérienne, au cours d’un échange sur les raisons de
son engagement dans le développement de son entreprise, nous a tenu un
jour ce propos : « Mon objectif était aussi de ne pas dépendre d’un homme,
et de me montrer à moi-même et à mes proches mes capacités. Nous, les
femmes, avons plus de volonté que les hommes. Regardez autour de vous
dans cette rue  : dans tous les commerces, des femmes travaillent  ; les
hommes, ils sont au bistrot en train de parler et dès 10 heures du matin ! »
Difficile de la contredire…
Nous avons pu remarquer, au cours de nos nombreuses rencontres dans
plusieurs universités du pays, que les étudiantes étaient très présentes, de la
première année jusqu’en école doctorale. Durant nos conférences, lors de
nos réunions plus restreintes avec des promotions de troisième cycle, les
étudiantes sont celles qui interviennent le plus, posent le plus de questions,
restent à la fin afin de poursuivre les échanges. Elles témoignent d’une soif
d’apprendre, d’une curiosité intellectuelle forte et d’une envie de
progresser. Et dans le même temps, elles restent très lucides sur leur
environnement général, peu mobilisateur à leur sujet.
Ainsi, lors d’une longue séance d’échanges avec des doctorants à
l’université de Ouargla, plusieurs étudiantes nous ont informés qu’elles
faisaient le choix d’écrire leurs thèses en français, afin dans un second
temps d’être en mesure de publier dans des revues scientifiques
francophones. Heureusement pour elles, plusieurs de leurs professeurs avec
lesquels nous avons sympathisé parlent et écrivent un français impeccable.
Il leur faut du courage. Nous sommes admiratifs de ces jeunes femmes.
Une autre scène nous a profondément marqués. Nous sommes à Oran,
dans le grand amphi de l’École nationale polytechnique, invités par son
directeur d’alors, Abdelbaqi Benziane, et Camila Ait-Yala, une jeune
enseignante très engagée dans son métier et responsable des relations
extérieures, avec laquelle nous allons continuer à échanger par la suite.
L’amphithéâtre est bondé. Au premier rang, sur toute la largeur de l’amphi,
les professeurs, le wali, notre consul à Oran. Dans la salle, toutes les
étudiantes, les unes à côté des autres, portent un hidjab qui cache
soigneusement comme il se doit les cheveux, les oreilles et le cou, ne
laissant voir que l’ovale du visage. Nous achevons notre conférence. Puis le
débat avec la salle est ouvert.
Surprise : une enseignante d’âge mûr, au premier rang sur notre droite et
portant aussi un hidjab bien serré de couleur beige autour de la tête et du
cou, prend la parole et nous pose sur un ton agressif, une question qui n’a
rien à voir avec le sujet du jour : « Pourquoi en France les femmes n’ont-
elles pas le droit de porter le voile ? » Nous comprenons bien sûr qu’elle est
venue pour poser cette question et rien d’autre. Nous avons déjà eu affaire
avec ce type de «  service commandé  » de l’intervention publique, qui ne
vise qu’à rappeler à tous quelle doit être la bonne posture vis-à-vis d’un
intervenant français. Désireux de ne pas laisser ce sujet gangréner le débat,
nous répondons brièvement qu’en France, seul le voile intégral, à savoir la
burqa et le niqab, est interdit dans l’espace public. Puis nous ajoutons sur un
ton léger : « Je constate que toutes les jeunes filles dans cet amphi portent
un hidjab ; ils sont tous fort colorés et très agréables à regarder ; nul doute
qu’il est par conséquent un signe d’élégance, et non un signe de soumission
à un quelconque diktat social ! »
La professeure se renfrogne sur son siège et nous lance un regard noir.
Elle n’ose pas relancer son propos. Le coup a porté. Un grand silence
domine la salle. Les personnalités officielles, algériennes et françaises, au
premier rang, ne bougent pas une paupière. Le directeur de l’École reprend
le micro et rouvre avec calme le débat qui ne va plus dévier du sujet à
l’ordre du jour. La rencontre s’achève. L’amphi se vide. Nous traversons le
hall avec plusieurs personnes. L’une d’entre elles, une jeune enseignante,
nous glisse à l’oreille  : «  Derrière une femme voilée, il y a toujours un
homme ».
À la sortie du bâtiment, une voiture nous conduit hors de l’école.
Lorsque nous arrivons devant la barrière à la sortie du campus, une jeune
étudiante se tient à trois mètres sur notre droite. Clairement, elle nous
attend. Cette jeune fille n’a pas de hidjab. Sa tête est nue. De magnifiques
cheveux noirs entourent son visage et tombent en cascade sur ses épaules.
Un corps mince. Un chemisier clair au col grand ouvert et un pantalon bleu
marine. C’est le début de l’été. Un regard direct, planté avec douceur dans
nos yeux. Un sourire à peine esquissé. Elle ne bouge pas. Un mélange
d’assurance et de grand calme. Nous demandons au chauffeur de ralentir.
Nos regards se croisent. Au moment où nous allons demander à notre
chauffeur de s’arrêter, la barrière s’ouvre. La voiture accélère. Nous
n’avons pas le réflexe de dire « stop » et de descendre de la voiture, de la
saluer. Un vrai regret. Mais un message reçu cinq sur cinq : « Nous sommes
des femmes libres  ; ne vous fiez pas aux apparences  ». Un message que
nous garderons en nous tout au long des cinq ans et demi de notre mission.
 
Ces rencontres et les propos tenus illustrent bien le contexte
économique et socio-culturel en Algérie. Une étude de l’OIT 9 indique
«  qu’en 2011, avec une proportion de femmes dans la population active
de 17,7 %, l’Algérie se situait parmi les pays du monde ayant la plus faible
participation économique des femmes, avec l’Irak et la Syrie ». La plupart
d’entre elles travaillent à domicile dans des activités sans rémunération  :
agriculture, confection, artisanat, élevage, etc. Elles ne sont pas considérées
comme actives par une large partie de la société. Le poids des traditions
pèse aussi sur leur émancipation. Une femme du territoire de Tissemsilt, à
près de quatre heures de route au sud-ouest d’Alger, à proximité de Tiaret,
confiait aux enquêteurs de l’OIT : « Je souhaite que ma fille étudie, mais je
ne voudrais pas qu’elle travaille. Qu’elle étudie, qu’elle se cultive et aille
très loin à l’université, c’est bien, mais je préfère qu’elle ne travaille pas car
elle ne sera jamais respectée au travail. Les hommes ne respectent pas les
jeunes filles. » Même dans le domaine juridique, la position de la femme est
pour le moins ambigüe  : d’un côté une Constitution faisant d’elles les
égales des hommes, et de l’autre un Code de la famille qui établit depuis
1984 la supériorité des hommes en plaçant les femmes sous la tutelle du
père et du mari. Citons quelques extraits très significatifs de ce Code : « La
conclusion du mariage d’une femme incombe à son tuteur matrimonial  »
(article  11)  ; «  Une musulmane ne peut épouser un non-musulman  »
(article  31), alors qu’un musulman a le droit d’épouser une non-
musulmane ; « L’épouse est tenue d’obéir à son mari et de lui accorder des
égards en tant que chef de famille  » (article  39)  ; quant au divorce, «  il
n’intervient que par la seule volonté du mari » (article 48).
La modernité politique n’est toujours pas au rendez-vous pour des
femmes qui se sont pourtant battues avec détermination durant la guerre de
libération de leur pays. Après  1962, leur participation à ce conflit a été
largement occultée, et elles ont été priées de regagner leurs foyers.
L’historien français Jean-Pierre Filiu parle même de «  dépossession des
10
militantes opérée par le FLN en 1962   ». Le pouvoir algérien va même
institutionnaliser et entériner la tutelle des femmes, les privant ainsi de toute
liberté de décision. Le Code de la famille de 1984 que nous venons de citer
en est l’outil principal.
Dans son documentaire de 1998, Algériennes, 30  ans après, le
réalisateur algérien Ahmed Lallem montre à travers des témoignages de
femmes cette véritable trahison des principes de liberté et d’égalité mis en
avant durant la guerre d’Algérie. Une femme témoigne  : «  Le Code de la
famille, à mon avis, a été la dernière serrure mise en 1984 face à
l’éclatement réversible des rapports de domination au sein du couple
institués par la société patriarcale en pleine régression. Donc, cette serrure,
ce qu’elle a fait, voyant que les femmes et les hommes ne respectaient plus
ces rapports inégalitaires, elle les a institués et légalisés. »
La nature même de l’État est toujours imbriquée dans le religieux  :
l’islam est la religion officielle. Durant la « décennie noire », nombreuses
ont été les femmes à se battre contre le terrorisme islamique et à en être les
victimes. Durant toute la décennie des années 1990, des groupes islamistes
armés ont enlevé et violé des centaines de femmes et menacé de mort
nombre d’entre elles qui transgressaient les normes religieuses. Si ce Code
de la famille est modifié à la marge en 2005 – avec pour seules véritables
avancées la suppression du devoir d’obéissance de l’épouse et l’obtention
du logement par celui ou celle qui a la garde des enfants  –, c’est parce
qu’un an auparavant, le pays voisin, le Maroc, adopte un droit de la famille
profondément rénové et que le président Bouteflika tente de faire illusion
face aux pressions internationales et aux associations féministes, tout en
cherchant à ménager les islamistes et la partie de la société la plus
conservatrice.
Il est d’ailleurs révélateur que les responsables politiques du pays,
lorsqu’il s’agit de parler sur le statut des femmes dans la société, font
toujours référence au religieux, aux «  traditions nationales  ». Mieux, il
s’agit de « sauvegarder l’identité algérienne » : rien que cela ! Ils oublient
ou font semblant d’oublier que dans la Constitution de la nation, si l’islam
est religion d’État, il est aussi précisé que « les citoyens sont égaux devant
la loi sans qu’on ne puisse faire prévaloir aucune discrimination pour cause
de naissance, de race, de sexe ou de toute autre condition ou circonstance
personnelle ou sociale. »
Nombreuses sont ainsi les initiatives prises par des femmes pour
affirmer leur existence par rapport à la domination masculine qui
instrumentalise la culture traditionnelle et la religion. Ainsi, plusieurs
associations ont été créées dans les domaines culturel, social et
économique  : SOS Femmes en détresse, Mouvement national des femmes
rurales, Association des femmes algériennes chefs d’entreprises, Femmes
algériennes pour l’égalité des droits, et bien d’autres. La plupart sont
d’ailleurs nées avec l’avènement du numérique.
Par exemple, le réseau Wassila, une association de lutte contre les
violences faites aux femmes et aux enfants, est née en 2000, juste après les
horreurs de la « décennie noire ». Le réseau Wassila se constitue en collectif
regroupant des associations, des personnels de santé et des militantes
d’associations diverses et des droits humains. Comme l’écrivent en 2014
Dalila Iamarene Djerbal et Fatma Oussedik, ce collectif « mesure d’emblée
l’effroi que cette violence a distillé dans la société et les destructions
opérées dans le tissu social. Le viol des femmes par les terroristes a été une
fracture dans l’histoire des femmes algériennes et a ramené à la surface les
violences “ordinaires” impunies et tues depuis toujours. Les violences des
terroristes ont libéré la parole concernant les violences du patriarcat 11. »
Elles poursuivent : « Ce qui nous frappe dans l’évolution récente, c’est
l’aggravation et la banalisation des violences. Il y a encore quelques années,
nous ne rencontrions que peu de cas d’immolations, de traitements
apparentés à la torture, de meurtres ou de tentatives de meurtre.
Aujourd’hui, ces formes de violence sont une réalité forte. »
S’émanciper de la société, de l’État, exister à part entière dans la
famille, dans la rue, dans le travail  : l’engagement des femmes dans le
Hirak a donc été d’autant plus fort et compréhensible. «  Notre place est
dans le Hirak, pas dans la cuisine  », nous disait une enseignante de la
région d’Alger, bloquée à Paris durant le confinement au printemps 2020.
Le titre de la publication de la sociologue algérienne Ghaliya Djelloul
traduit bien la relation entre les femmes et le Hirak : « Femmes et Hirak :
pratiques de “desserrement” collectif et d’occupation citoyenne de l’espace
12
public  ». Elle écrit : « En occupant les rues insurgées et en investissant le
Hirak comme espace de lutte, les Algériennes ont desserré les logiques de
domination masculine et accédé à une forme de visibilité politique nouvelle.
Elles ont fait de la question de l’égalité homme-femme, acquise en droit
mais déniée en pratique, un enjeu de la mobilisation citoyenne pour une
nouvelle Algérie, libre et démocratique. »
L’engagement des femmes dans le Hirak rassemble toutes les
générations  : les grands-mères, les mères, les filles. Ces dernières sont
d’autant plus engagées pour une égalité femme-homme qu’elles connaissent
les combats de leurs aînées, leurs déceptions, leurs frustrations. La
transmission s’est faite de génération en génération. Trois mois après le
début du Hirak est né le Mouvement national des féministes algériennes qui
demande l’abrogation du Code de la famille.
Les réseaux sociaux, d’une façon générale et en particulier pour la
mobilisation des femmes, jouent un rôle très important. Hashtags, groupes
de discussion, archives se multiplient. Les formules font choc. Ainsi, celle-
ci brandie par une jeune femme lors d’une manifestation à Alger pour
dénoncer les féminicides, le  8  octobre 2020  : «  On rêve d’un pays où les
femmes qui parlent de viols sont plus écoutées que les hommes qui parlent
de voile.  » Les réseaux sociaux constituent ainsi un réel levier dans la
médiatisation de la cause féministe et de mise en relation entre associations
sur l’ensemble du vaste territoire national.
Il s’agit d’une révolution dans la révolution, tant les tenants du statu
quo sont violemment contre toute évolution du statut de la femme. Au
moins peut-on espérer que la situation que les militantes du FLN ont
connue à l’indépendance du pays ne se reproduira pas avec le Hirak.
Car c’est bien le travail sur les mentalités mêmes qui demeure l’enjeu
capital, afin que la femme soit reconnue comme une citoyenne à part
entière. Nous avons encore en tête ce propos que nous a tenu cette
enseignante trentenaire d’une ville de l’ouest du pays, alors que nous
parlions précisément de ce sujet  : «  J’étais fiancée à un homme de ma
génération  ; nous envisagions le mariage. Ma mère, connaissant ma
personnalité et mes idées, m’a fortement conseillé de lui dire, afin d’éviter
de gros problèmes par la suite dans ma vie de couple, que je ne suis pas une
conservatrice soumise et que la religion n’est pas le cadre dans lequel je
vis  ; j’ai hésité, sachant que cela pouvait remettre en cause mon mariage.
Finalement, je lui en ai parlé. Il m’a répondu qu’il n’était plus possible de
se marier dans de telles conditions. »

1.  Cf chapitre 4 « Utopie et dégagisme : le Hirak, révélateur de la société civile algérienne ».


2.  Pouvoir sortir d’Algérie de façon illégale ou légale semble ainsi jouer, dans le contexte actuel
de la société algérienne, une énorme fonction de libération psychique pour tous les individus. Ce
serait, selon les dires mêmes d’un ancien ambassadeur, ce qui expliquerait la lourde charge
symbolique de la question des visas entre l’Algérie et la France (cf Xavier Driencourt, L’Énigme
algérienne, L’Observatoire, Paris, 2022, chap.14).
3.  Plon, 2012, p. 371.
4.  Enquête Sahwa sur la jeunesse, initiée par l’Union européenne, réalisée entre 2014 et  2016
dans cinq pays (Algérie, Égypte, Liban, Maroc et Tunisie) auprès d’un échantillon de  10  000
jeunes (2  000 par pays)  ; publiée en 2019 par le CREAD (Centre de recherche en économie
appliquée pour le développement) dans un ouvrage collectif, La Jeunesse algérienne, vécu,
représentations et aspirations.
5.  Cf chapitre 9 « La diversification de l’économie : mirages, slogans et impossibilités ».
6.  Nadji Safir, «  La jeunesse algérienne  : un profond et durable malaise  », Confluences
Méditerranée, no 81, 2012/2, pp. 153 à 161.
7.  Yves Charpenel (dir.), Système prostitutionnel  : nouveaux défis, nouvelles réponses (5e
rapport mondial), Fondation Scelles, 2019.
8.  On trouvera l’ensemble de ces chiffres et analyses développé dans le document Algérie, la
prostitution, de l’OFPRA-DIDR, 27 avril 2020.
9.  Site de l’OIT (Organisation internationale du travail), « Algérie, la fierté des femmes qui
travaillent », 16 janvier 2014.
10.  Jean-Pierre Filiu, Algérie, la nouvelle indépendance (éd. revue), Seuil, 2021, p. 82.
11.  Dalila Iamarene Djerbal et Fatma Oussedik, « Le réseau Wassila, un collectif algérien pour
les droits des femmes et l’égalité », Nouvelles questions féministes, vol. 33, 2014/2.
12.  In Mouvements, no 102, 2020/2, pp. 82 à 90.
6

Au pays du monde à l’envers :

le grand ballet du trio « rente-corruption-


purge »

Dans tous les régimes de pouvoir absolu, quelles que soient l’époque ou
la latitude, se débarrasser périodiquement de ses riches ministres des
Finances, d’une partie de l’oligarchie prédatrice ou des hauts fonctionnaires
ostensiblement corrompus demeure un exercice classique  : il permet de
récupérer des postes à pourvoir et d’engranger une quantité non négligeable
de biens matériels importants confisqués et de liquidités. «  Last but not
least », ce grand coup de balai présente l’avantage politique d’absoudre le
pouvoir de toute complicité avec les «  criminels  » livrés en pâture à
l’opinion publique et ainsi d’afficher une volonté de justicier en livrant à la
vindicte populaire des coupables couverts d’infamie. Les proscriptions
romaines répondaient à ces besoins, les exécutions de ministres des
Finances (Enguerrand de Marigny après Philippe  le  Bel ou le baron de
Semblançay sous François  Ier), leur emprisonnement (Fouquet sous
Louis  XIV) et les liquidations de certains grands vizirs par les sultans
ottomans (Soliman Ier, notamment, n’a jamais hésité) également.
En général, la fin des règnes représente un moment propice à la chute
des favoris et de leurs obligés, aux règlements de comptes, à la mise à
l’écart des anciens clans bénéficiaires des largesses et de l’indulgence du
pouvoir précédent. Il s’agit là d’une sorte de médecine politique  qui vise
non pas à éradiquer les sources des crimes complaisamment étalés (la
corruption, la prédation, les abus de toutes sortes), mais, pour le nouveau
détenteur du pouvoir, à satisfaire la  pulsion de vengeance entretenue par
l’opinion publique et à offrir à ses propres obligés les places et les capacités
d’enrichissement et de prébende des «  liquidés ». Fouquet emprisonné sur
ordre de Louis  XIV, son remplaçant Colbert reprit intégralement ses
méthodes financières, mais c’était cette fois-ci son propre enrichissement
qui était à l’ordre du jour. Un beau coup double qui fait penser à la sentence
balzacienne selon laquelle «  tout pouvoir est une conspiration
permanente 1 ».
Après de retentissants procès, tous les perdants se retrouvent en général
à l’ombre ou en fuite. Mais le pouvoir n’a pas changé de nature : seulement
de titulaire et de groupes profiteurs. Il ne s’agit pas d’un retour à la
normale, mais d’une victoire après laquelle les vainqueurs dictent et font
écrire ce qu’il faut penser des vaincus pour tenter de légitimer leur
installation. C’est pourquoi on peut considérer que la violence et l’extension
d’une  purge dans ce contexte ne sont pas les indicateurs d’une justice
soudainement ressuscitée, mais bien plutôt le résultat des  angoisses du
nouveau pouvoir et sa volonté certaine de poursuivre les agissements du
pouvoir précédent. Avec, peut-être, au début, un peu plus de discrétion…
Si cette hypothèse est exacte, on peut dire que la purge qui a eu lieu en
Algérie et qui soldait non seulement les comptes du « système Bouteflika »
mais aussi ceux du «  système Gaïd  Salah  » fut l’une des plus vastes
qu’aient connues le pays. Et aussi l’une des plus inquiétantes quant au
maintien d’un système politique de gestion dont la rente et la corruption ne
sont pas des perversions, mais la base même. C’est à cette analyse qu’il faut
procéder car, ici, l’indignation et la condamnation morale (et même pénale)
ne suffisent plus et sont incapables de livrer la compréhension des logiques
de gouvernement qui maintiennent tout un peuple en situation de précarité
et de désespoir dans un pays riche. En Algérie, s’indigner de la corruption
et condamner la rente qui la produit sont devenus une sorte de «  pont aux
ânes », une ritournelle qui nous apprend finalement peu de choses. Peut-on
aller plus loin ? Essayons.

La corruption, un sport algérien pour


tous,

du haut en bas…

La corruption existe partout. Aucun pays du monde n’en est exempt.


Cependant, elle n’a pas partout la même signification, la même origine ni
surtout la même importance dans les profondeurs de la société ou sur les
hauteurs de l’État. Dans les pays développés de tradition démocratique, elle
apparaît comme une déviance qui surgit au détour d’un procès médiatisé ou
d’un article de journal sur tel ministre, tel haut fonctionnaire ou tel chef
d’entreprise. On sait qu’elle existe dans les grands contrats internationaux
d’armement ou de matières premières, dans l’existence de paradis fiscaux
où s’exportent des capitaux qu’on met à l’abri des obligations fiscales et
civiques. Mais tout cela, certes difficilement, est combattu, dénoncé par les
sociétés civiles elles-mêmes, traqué et jugé par des institutions spécialisées,
entravé par des systèmes d’informations et des corps de contrôle
performants, rejeté par les opinions publiques.
Dans les pays en voie de développement, bénéficiaires de rentes liées
aux matières premières ou soumis à des dictatures dont certaines grandes
puissances ont besoin (Algérie, Mexique, Venezuela, République
démocratique du Congo, Brésil, Égypte, Birmanie, Afrique du Sud,  etc.),
les constructions politique et nationale sont récentes, les administrations
obèses mais faibles, et les corps de contrôle eux-mêmes souvent contrôlés
par le politique. Les choses s’y passent différemment. Dans ces territoires,
la manière dont les pouvoirs construisent l’État et les positions de ceux qui
le gouvernent, leur refus permanent de l’indépendance judiciaire et d’une
neutralité administrative, les obstacles mis à l’exercice d’une vie
démocratique posent toute une série de difficultés à la construction
citoyenne.
En un mot, la corruption s’y développe à l’air libre parce que la société
elle-même est incapable de s’y opposer. Pire : elle est obligée de s’y plier
pour continuer à vivre. Pour les populations sans horizons démocratiques
discernables, faire le gros dos et marcher «  avec le système  » est la seule
possibilité de survie et peut, à la longue, devenir la seule façon de mieux
survivre… À notre sens, au-delà même de l’épuisement causé par la
«  décennie noire  » du terrorisme et l’absence de débouchés de tant
d’émeutes et de mobilisations, c’est ce qui explique en Algérie l’incroyable
puissance de la corruption, son existence à ciel ouvert et son extension à
tous les domaines de la vie sociale.
Quand on n’est pas algérien, il faut pourtant de bons yeux pour la voir,
pour qu’elle devienne tangible, vivante au-delà des lectures qui la
dénoncent. Sans ce regard aiguisé, on ne peut la percevoir que parce qu’elle
vous saute au visage au hasard d’une rencontre ou d’un événement auquel
vous participez sans le vouloir. La rencontre, ce fut d’abord, pour nous,
celle de ce chauffeur de taxi qui nous conduisait à Orly pour notre vol vers
Alger. La conversation s’engagea d’abord sur un mode très pratique :

Vous volez sur quelle compagnie ?


— Aigle Azur. Vous connaissez ?
— Bien sûr, je suis algérien et je l’ai déjà prise… Pas mal… pas
chère, c’est bien… correct, quoi… Air Algérie, je veux plus les
voir… y font ce qui veulent… bientôt faudra les payer en plus
quand ils annulent un vol ou qu’ils sont en retard  ! Des nuls  !
Nuls, nuls ! Et alors, attention, c’est qu’ils te prennent de haut…
même les femmes… ou alors, il faut être copains, sinon, besef !
Tu poireautes, tu attends, ils passent devant toi, ils discutent
entre eux, ils entrent, ils sortent et toi, tu restes là planté comme
un piquet  ; y a des vieux qui attendent, il faut leur laisser les
places assises, c’est normal… il fait chaud là-dedans, leurs
ordinateurs tombent en panne, on dirait des vieilles casseroles…
Vous connaissez l’agence Air Algérie avenue de l’Opéra ? Vous
voyez ce que je veux dire ?
— On voit, on connaît. Donc maintenant, c’est Aigle Azur pour
vous ?
— Non, maintenant, pour moi c’est plus rien ! En Algérie, vous
y allez pour faire des affaires ? Je veux dire, avec vos sous ?
—  Non, nous y allons pour essayer de mettre en place des
projets économiques en partenariat, franco-algériens, vous
voyez, une sorte de coopération à égalité…

Il éclate de rire, secoue la tête et entre dans un silence de mauvais aloi,


les lèvres pincées et avec des regards presque furieux sur nous dans son
rétroviseur.
C’est nous qui tentons de raccrocher la conversation :

Et vous avez décidé de ne plus y aller, comme ça… depuis


longtemps ?
– Monsieur, exactement depuis la semaine dernière… la semaine
dernière exactement  ! Monsieur, je suis algérien, j’aime mon
pays… avec deux autres amis algériens, un taxi et un
commerçant, ça fait vingt-cinq ans qu’on est ici et qu’on
travaille, qu’on économise… entre la vente de nos plaques et les
économies de nous trois, on pouvait faire quelque chose. On
s’est renseignés et on a vu que dans l’alimentation, dans le lait, y
avait des choses possibles, on pouvait gagner notre vie bien et
rendre un bon service… dans la région d’Annaba, c’est de là-bas
qu’on est tous les trois… Je suis allé pour explorer ça
sérieusement.
– Et alors ?
– Alors, monsieur, partout où je suis allé, on m’a demandé de
l’argent… dans tous les services officiels, pour le projet on m’a
fait comprendre qu’il fallait payer, pour le moindre papier, la
moindre démarche, pour l’avancement des autorisations, les
terrains de l’entreprise, etc. Je le croyais pas… Je suis rentré, une
main devant, une main derrière. Je veux plus y aller ! C’est fini,
je l’ai dit à mes amis. C’est fi-ni !

Il se tait, nous arrivons au parking-dépose de l’aéroport et il continue de


secouer la tête ; les valises récupérées, je le paie avec une petite rallonge, il
secoue toujours la tête, nous regarde et ajoute : « Même à la banque où je
suis allé pour demander un prêt, il fallait donner de l’argent pour deux ou
trois personnes… à la banque !!! »
L’embarquement se passe, et ce n’est qu’après un long temps de silence
que nous reprenons ce que nous venons d’entendre et qui donne soudain
une vie nouvelle à une information qui nous avait fait beaucoup rire tant
elle ressemblait à une blague. C’était dans les beaux reportages de Florence
Aubenas sur le Maghreb, publiés par Le Monde sous le titre Trans-Maghreb
Express, récit d’une épopée 2. Allant du Maroc à la Libye, la journaliste
décrivait, dans un style remarquable, toute une série de situations
étonnantes, celle-ci entre autres  : un beau soir, en Algérie, les équipes
japonaises chargées de la réalisation de la partie  Est  de l’autoroute Est-
Ouest étaient passées dans la nuit en Tunisie et de là avaient regagné le
Japon. Pourquoi ? Parce que les Japonais ne savaient plus où donner de la
tête devant la quantité de gens qui venaient leur demander de l’argent ; il en
sortait de partout.
À la première lecture, nous en avions beaucoup ri car cette fuite
nocturne était représentable de façon plaisante. Mais, éclairée à la lumière
de l’amertume de notre chauffeur, l’anecdote prenait une tout autre allure,
dure et angoissante. Le budget prévisionnel de cette fameuse autoroute Est-
Ouest a, par ailleurs, été multiplié par trois à la réception des travaux  :
l’autoroute a coûté un peu plus de  18  milliards de dollars qui, soyons-en
sûrs, n’ont pas été perdus pour tout le monde. Les coûts de la grande
mosquée d’Alger ont, semble-t-il, été également multipliés par trois  : la
norme locale apparemment.
Notre arrivée à Alger ce jour-là allait être dramatiquement marquée par
un fait divers hautement significatif des situations créées par la corruption
institutionnalisée.
Le nouveau chauffeur de l’ex-ministre du Travail Bourenane, président
de l’INESG, l’Institut national d’études de stratégie globale, était venu nous
chercher puisque nous avions accepté d’ajouter une conférence publique
dans son institut à notre agenda de mission. Le chauffeur était un tout jeune
homme qui, par manque d’information ou par étourderie, nous conduisit au
centre d’Alger par la route passant le long du port industriel. Nous fûmes
arrêtés là pendant une bonne demi-heure par un grand concours de policiers
et de militaires qui semblaient sur les dents et méfiants de tout. «  Un
problème  ? Un attentat  ?  » «  Manarf (Je ne sais pas).  » Un officier
s’approche, il discute en arabe avec notre chauffeur, le regard tourné vers la
voiture qui nous suit avec nos deux anges gardiens habituels ; il vérifie les
macarons sur les pare-brise et nous fait passer. Ce n’est que le lendemain
que Lotfi nous donne l’explication de tout cet embarras :

Il y a eu cinq morts hier sur le port, d’où tout ce que vous avez
vu… ça venait d’arriver et le chauffeur n’était pas au courant,
sinon il serait passé ailleurs…
–  Cinq morts, pourquoi  ? C’est beaucoup… Une explosion, un
accident industriel ?
–  En quelque sorte… Vous vous souvenez de ce qu’on appelle
ici « le pont des généraux » ? [cf chapitre 1]
– Oui, bien sûr, et alors ?
– Alors, un type, je ne sais pas pourquoi, s’est mis en tête de
faire venir des bananes en Algérie et de commercialiser ces
fruits. Il avait tout simplement oublié, ou pas voulu voir, que ce
trafic-là était aux mains du fils d’un général-major de l’armée ;
un monopole discret mais réel…
– Il ne savait rien, c’est incroyable !
–  Oui, peut-être aussi qu’il se croyait protégé, il avait dû avoir
des garanties… je ne sais pas moi… enfin, bref, quand son
bateau de bananes est arrivé au port, les services de la douane
ont fait beaucoup de zèle… vous voyez ce que je veux dire…
beaucoup, beaucoup de zèle. La cargaison n’a pas été débarquée
pour être mieux conservée dans un port sec de stockage et tout a
pourri. C’était il y a deux semaines, le type avait mis toute sa
fortune dans cette opération… c’est sûr, il se croyait protégé…
tu vois une bonne protection ici ça se fait… bon, enfin, il est
devenu fou. Hier, il est revenu sur le port avec un pistolet  : il a
tué le fils du général, l’officier de la douane, deux policiers et
s’est tiré une balle dans la tête… C’est le compte : cinq morts !

C’est le compte. Et des comptes comme cela, il s’en règle beaucoup en


Algérie dans les étouffements d’un système qui ne laisse que deux
échappatoires aux individus : la soumission totale ou la violence. Ce n’est
que plus tard que nous comprendrons à quel point ces deux situations
rencontrées par hasard étaient emblématiques des logiques à l’œuvre dans
l’ensemble du pays.
Rente et corruption, les deux sœurs
fatales de la société algérienne

La rente, la corruption sont devenues des éléments constituants de l’État


algérien au fil du temps. Par ses appareils et son action, l’État a donné à la
société tout entière la forme d’une clientèle  attachée à la poursuite du
système. Ce dernier est la cause de ces pathologies, mais lui-même n’en est
pas une  : il est une organisation construite, rodée à travers les crises,
maintenue par la menace et la force des armes ; il est une maladie dont la
société a appris à s’accommoder pour pouvoir vivre.
Il est important de s’arrêter sur la rente, sa nature, son poids et ses effets
sur une société et ses individus. Ce qui caractérise la situation algérienne,
c’est qu’il n’y a pas une seule rente, mais une véritable cascade rentière.
Plus précisément, on peut dire qu’à partir d’une «  rente-mère  », celle liée
aux hydrocarbures, s’est constituée toute une galaxie d’autres rentes
construites, elles, autour du système des importations en Algérie.
Sur le plan économique, l’Algérie souffre d’un double malheur  : une
agriculture que les différents gouvernements ont laissé s’abîmer depuis
l’indépendance du pays en 1962 et une politique rentière fondée sur les
hydrocarbures (dépendante des marchés mondiaux), qui a inhibé le
développement industriel du pays et toute tentative de diversification réelle
en dépit des discours officiels (cf  chapitre  8). Ces deux pôles négatifs ont
enfanté une autre spécificité néfaste de l’économie algérienne qui pèse de
tout son poids sur le maintien du statu quo : une classe d’importateurs de
produits alimentaires et de produits finis industriels, liée au pouvoir,
dépendante de lui et l’ayant lentement pénétré depuis l’ère Boumédiène.
Depuis l’indépendance, la trajectoire de l’agriculture algérienne est
consternante 3. En 2010, la population rurale représentait encore 30 % de la
population algérienne, soit 12 millions de personnes. L’agriculture constitue
en Algérie 20 % de l’emploi pour seulement 7 à 8 % du PIB. La population
agricole est très jeune, plus de la moitié a moins de 20 ans. Un quart de la
population rurale est au chômage et de nombreux actifs sont en situation de
sous-emploi chronique et cumulent nombre de handicaps  : qualifications
très faibles, analphabétisme pour plus d’un tiers d’entre eux et mauvaises
conditions de travail.
La surface des terres en jachère par rapport à la surface agricole utile du
pays constitue un indicateur important de la faiblesse du secteur agricole.
Les chiffres sont éloquents  : sur environ 8  500  000  hectares de surface
agricole utile, les jachères comptent pour 3 500 000 hectares, soit un tiers
de la surface utile, alors qu’elles n’occupent que 12 % de cette surface en
Tunisie. Un problème récurrent dans l’Algérie indépendante qui, en
soixante ans, n’a pas été résolu et semble lié à des stratégies de rentabilité à
court terme développées par des  favorisés du régime préférant livrer les
terres au pacage plutôt que risquer un véritable investissement agricole. Si
l’on ajoute à cela des rendements céréaliers très bas (6 quintaux à l’hectare
contre 15 au Maroc et 12 en Tunisie), on commence à comprendre pourquoi
l’Algérie, qui assurait 93 % de ses besoins alimentaires au début des années
1970, n’en assure plus que  30  % la décennie suivante. Juste avant le
déclenchement de la guerre russo-ukrainienne, l’Algérie avait annoncé
avoir importé 700 000 tonnes de blé. Le secteur viticole ne va pas mieux :
faute d’investissements et de gestion des exploitations, le vignoble algérien
couvre aujourd’hui à peine 100 000 hectares, contre 335 000 en 1965. Cette
année constitue une date importante pour le devenir de l’économie
algérienne.
Car  1965 n’est pas que la date de prise du pouvoir par Boumédiène,
c’est aussi la date où l’armée algérienne, selon les mots de Mirabeau sur la
Prusse, «  conquiert vraiment la nation  » et devient un acteur économique
majeur dans le pays du « socialisme spécifique ». Pour asseoir son pouvoir,
Boumédiène mettra en place, sur le mode populiste, une certaine
redistribution des richesses, mais également laissera se développer un
affairisme et une corruption qui lui permettront, à lui l’incorruptible,
de tenir beaucoup de monde selon le vieux principe qui veut que « celui qui
recherche l’argent rencontre rarement le pouvoir 4  ». Cette corruption le
dépassera bientôt pour devenir pendant trois décennies au moins une
véritable affaire d’État et dans l’État, dont les intérêts pourront défaire des
Présidents (Chadli), voire les faire assassiner (Boudiaf). Au centre du
dispositif, et jusqu’à sa mort en 2010, on trouve le général Larbi Belkheir,
inconnu du public français, mais très connu des « services » et de tous les
acteurs qui ont eu affaire avec l’Algérie. Parrain des parrains, il a, semble-t-
il, tiré tous les fils d’une « coupole de généraux » et garanti les intérêts que
le Hirak a désignés avec véhémence sous le nom de «  système  ». Appelé
«  le  grand chambellan  », «  le  cardinal de Frenda  », «  l’imam caché  »
(Le Monde, 29  janvier 2010), il s’est insinué dans les cercles du pouvoir
sous Boumédiène, a été tout-puissant de 1979 à 2005 et terminé sa carrière
comme ambassadeur à Rabat tout en poursuivant sa participation aux jeux
opaques d’Alger. Nous en reparlerons bientôt.
En dépit de toutes les affirmations officielles, l’Algérie n’a jamais réglé
la question essentielle de la propriété de la terre, accroissant, réforme après
réforme, l’insécurité juridique intérieure. La propriété étatique
représente 2,5 millions d’hectares (les meilleures terres) et les deux tiers de
la propriété privée restante n’ont pas de titres de propriété corrects, ce qui
représente une difficulté majeure pour l’investissement. Aux problèmes liés
à la coexistence de plusieurs formes d’appropriation (traditionnelle,
socialiste, privée liée au marché), les différentes interventions de l’État
n’ont fait que rendre les situations plus complexes encore, finissant par
pontifier les rapports de force entre «  exploitants véritables  » et
« possédants rentiers ». Conclusion : « Après 1992, le résultat se traduit par
un contexte de non-droit qui favorise la concentration des terres par certains
5
privilégiés du pouvoir en place .  » Cette situation n’est difficile que pour
les petits exploitants dominés et pour la population, dont les besoins
alimentaires de base sont couverts par les importations dépendantes du
marché mondial. Tous, à des titres divers, dépendent du jeu des acteurs
internes les plus puissants.
Certes, devant l’évolution démographique du pays (l’Algérie est passée
de  11  millions d’habitants à  41  millions aujourd’hui), des efforts ont été
accomplis dans tous les domaines (production, productivité, ressources
hydriques, etc.), mais les handicaps du secteur agricole demeurent et le taux
de couverture des importations par les exportations reste ridiculement bas :
6
4  % . Cette situation, en revanche, n’est pas désagréable pour les gens
d’affaires proches du pouvoir ni pour les maîtres du «  trabendo  » qui
organisent le trafic illégal de produits hors des frontières de leur pays,
parfois même pour les y faire revenir, mais plus chers. On estime que sur
les 9 milliards de dollars que représentent les importations agricoles (un
record mondial  !) la «  dérive contrebandière  » a pu représenter certaines
années entre  3 et  500 millions de dollars. Certains économistes avancent
des chiffres plus élevés.
Mais la reine des rentes, la rente-mère, celle qui a donné naissance à
toutes les autres, dans l’agriculture comme dans le secteur des biens
industriels, c’est la rente des hydrocarbures. Les exportations
d’hydrocarbures (gaz et pétrole) représentent entre 95 et 98 % du total des
exportations de l’Algérie. Autant dire que ces chiffres indiquent la
domination écrasante du secteur sur l’ensemble, non seulement de
l’économie ou de l’industrie, mais de la société elle-même, prise comme un
tout.
Sans les milliards du pétrole et du gaz, pas de subvention des produits
alimentaires de base, pas d’emplois dans les administrations, selon le vieux
principe de Bismarck qui préférait un État obèse à une révolution, pas de
ministère des Moudjahidine distribuant ses avantages, pas de «  concorde
civile » avec des islamistes armés pardonnés et intégrés avec salaire dans la
fonction publique, pas de devises pour les achats de biens d’équipements
industriels, de voitures, de céréales,  etc., pas de réserves de change non
plus. Tout le système économique de la vie quotidienne est suspendu à cette
rente qui, elle-même, est suspendue aux variations de prix sur les marchés
mondiaux.
Étrange emboîtement d’un revenu externe avec une redistribution
interne déséquilibrée et dont la logique a pénétré tous les aspects de la vie
algérienne. Dans un pays avec 20 % de chômage, allant jusqu’à 50 % dans
certaines régions de l’intérieur, la rente pétrolière est un remède qui tue
lentement, de façon générationnelle.
Pourtant, il y avait vraiment de quoi faire avec un minimum de vision
pour le développement du pays. Pendant les vingt ans de pouvoir de
Bouteflika, l’Algérie a engrangé près de  1  200  milliards de dollars grâce
aux hydrocarbures, échappant à tout contrôle du Parlement et de
l’administration fiscale. N’y avait-il pas là les moyens de redresser le pays,
d’investir dans les secteurs d’avenir, d’assurer la sécurité alimentaire du
peuple algérien, d’impulser une puissante politique de formation
professionnelle, d’améliorer les infrastructures de transports et de santé  ?
Mais, évidemment, cela aurait signifié se dresser contre les « rentes-filles »
et leurs bénéficiaires et aussi contredire ces principes absolus de toute
économie rentière  : il n’est pas de rente sans restriction de ses accès  ; il
n’est pas de restriction des accès sans production de pauvreté chez le plus
grand nombre  ; pauvreté et restriction des accès commandent la mise en
place d’une corruption généralisée du haut en bas de la société.
L’argent issu de la rente finit par tout acheter et corrompt la population
au moyen de subventions directes, au détriment du développement des
forces productives et des investissements réels. Contrairement à l’adage du
Président Mao : les pouvoirs de ce type préfèrent donner des poissons aux
gens plutôt que de leur apprendre à pêcher ! Les distributions économiques
populistes ont des impacts délétères quand elles s’installent dans le temps.
C’est vrai à Caracas depuis quelques années, à Mexico aujourd’hui, au
Brésil et ailleurs, à Alger depuis longtemps. Maniée par des pouvoirs sans
vision ni anticipation, la rente devient une malédiction. Elle est également
un puissant facteur de modifications sociales, aussi bien chez les élites
qu’au bas de l’échelle sociale. Elle implique un type particulier de
compétition chez les dominants et leurs affidés, une destruction générale
des idées de probité, de droits et de devoirs  ; elle bouleverse l’espace
civique pour inverser l’évolution vers le repliement familial, clanique et
régionaliste, additionné du soutien des puissants qui la détiennent. La rente
et la corruption ont besoin d’une société qui leur soit adaptée, et leur
logique profonde est de la créer pour se perpétuer. C’est ce que démontrent
aussi bien les années qui précédèrent le Hirak que celles de la grande purge
qui s’est déroulée depuis la chute de Bouteflika.

Une crise, une grande purge :

petit voyage au pays du monde à l’envers

L’Algérie donne le tournis. Au sens propre du terme. Par le simple


exercice du bon sens, elle se révèle le pays du monde à l’envers. Considérés
de l’extérieur, avec à l’esprit un minimum de normes éthiques, politiques ou
tout simplement civiques, les vingt ans de l’ère Bouteflika s’apparentent, du
début à la fin, à une sorte de charivari politique où toute chose vacille et la
raison avec. Problème  : la période qui succède à cette interminable
présidence ne paraît pas plus rationnelle. Tentons de procéder dans l’ordre.

Acte 1 : vingt ans de pouvoir insolent avant la crise


finale

La présidence Bouteflika avait été secouée par de nombreux scandales


de très grande amplitude (nous en reparlerons plus loin)  : affaire Khalifa,
scandale de l’autoroute Est-Ouest dite AEO, scandale de la grande mosquée
d’Alger… Ces trois grandes affaires sont tellement emblématiques qu’on en
oublie toutes les autres qui ont rythmé une présidence où les plus grands
malfrats se trouvaient aux plus hautes responsabilités de l’État. Un exemple
entre autres, celui d’Amar Saïdani (ou Saadani), secrétaire général du FLN
puis président de l’Assemblée nationale, accusé entre 2008 et 2015 d’avoir
détourné des milliards (en dinars) de fonds transitant par la Générale des
concessions agricoles (GCA) et participé au détournement de milliards (en
dollars, cette fois) de fonds de l’Office algérien interprofessionnel des
céréales (OAIC). Saïdani avait largement profité de la protection
présidentielle et avait été utilisé par Bouteflika pour attaquer le général
Toufik Mediène, chef du DRS. Amar Saïdani, dont la finesse n’était pas la
première qualité, « ne connaissant pas la marche arrière » selon ses propres
termes, était connu dans le monde politique algérien pour avancer « comme
un tracteur ». C’était l’homme de main-type dont le pouvoir peut toujours
avoir l’usage : il a fui l’Algérie en 2016, en France puis au Maroc, laissant
derrière lui plus de 150 fonctionnaires et chefs d’entreprises aux prises avec
les tribunaux et les prisons… Selon le journaliste d’investigation Nicolas
Beau, la fortune d’Amar Saïdani en France se compose  de «  deux grands
appartements parisiens dont un avenue de la Grande-Armée, dans le très
chic 16e  arrondissement. Ce dignitaire algérien possède surtout un compte
en banque confortable dans une des premières banques françaises. Soit,
d’après nos informations, 300 millions d’euros 7. »
La fuite est, en Algérie, un grand sport des élites mises en cause ou
déchues. Elle est pratiquée aussi bien par des chefs d’entreprises que par
des hauts gradés militaires et des responsables politiques, certes tous
accusés ou convaincus de concussions, de corruption ou d’abus de pouvoir,
mais surtout, tous des personnages dont les protections ont été levées pour
une raison ou une autre. L’exil rapide de l’ex-ministre de l’Énergie, Chakib
Khelil, fidèle de Bouteflika et ministre du Pétrole pendant dix ans (1999-
2010) après avoir été PDG de la compagnie pétrolière et gazière Sonatrach,
en est une illustration éclatante. Le plus extraordinaire dans cette affaire est
que Chakib Khelil s’est enfui deux fois d’Algérie  ! Une première fois en
2013 quand, à la suite de procédures italiennes dans un contrat avec la
Sonatrach où son intermédiaire favori, Farid Bedjaoui, fils d’un ancien
ministre des Affaires étrangères, s’était fait très grassement rémunérer, le
pouvoir algérien s’était senti obligé d’enquêter.
Les soupçons de rétro-commissions et de détournements étaient forts !
Bouteflika, cependant, toujours secourable pour ses féaux et amis (Khelil et
lui étaient allés à la même école), eut la bonté de démettre le ministre de la
Justice, Mohamed Charfi, pour le remplacer par le plus compréhensif Tayeb
Louh, un magistrat proche du cercle présidentiel. La procédure est arrêtée,
la cellule d’enquête démantelée et Khelil rentre triomphalement au pays en
2016, avec réception par le wali d’Oran et tournée de conférences dans les
wilayas… En 2019, la chute de Bouteflika réactive les accusations contre
lui, aidées il est vrai par le zèle de Gaïd Salah, et Chakib Khelil, qui connaît
le chemin, reprend la fuite vers les États-Unis. Il laisse derrière lui les hauts
cadres de la Sonatrach englués dans deux maxi-procès et l’un de ses
bienfaiteurs, Tayeb Louh, qui saute presque directement de la case
chancellerie à la case prison d’El-Harrach. Farid Bedjaoui, lui, en dépit de
nombreuses démarches légales de l’Algérie, a obtenu la nationalité
8
libanaise et coule des jours heureux à Dubaï .
L’affaire Khelil et son retour au pays en 2016 soulignent d’abondance le
fonctionnement inversé des valeurs normales dans une république  : on
démet un ministre de la Justice, on en nomme un autre qui fait le vide dans
la procédure et les enquêtes, et le coupable devient un innocent. Les zones
d’action qui relèvent de la toute-puissance politique tiennent vraiment du
miracle !
Mais il n’y a pas que l’action de la justice qui soit touchée par cette
capacité très originale de parvenir à faire tout le contraire de ce que le bon
sens ou la logique supposeraient, la pensée politique aussi y est soumise.
Après avoir établi une constitution qui n’autorisait que deux élections
présidentielles à un même candidat, Bouteflika, dès 2006, commence à
suggérer et à faire fuiter dans la presse qu’il devrait exercer d’autres
mandats après sa seconde élection en 2004. L’affaire traînera, pour
négociations sans doute, jusqu’à la fin de 2008, et la Constitution est
amendée de façon à faire sauter le verrou des deux mandats, ouvrant la voie
à l’interminable présidence. Le plus invraisemblable, ici, est que l’argument
officiellement utilisé pour permettre une infinité de mandats est justement
celui du respect de la souveraineté populaire :

[…] tout système démocratique dans le monde consacre le


peuple comme seul détenteur de la souveraineté qu’il exerce par
le biais des institutions qu’il se donne. Tout système
démocratique reconnaît également au peuple seul le droit de
choisir ses dirigeants par la voie des élections pluralistes, libres
et transparentes. La véritable alternance au pouvoir émane donc
du libre choix du peuple lui-même lorsqu’il est consulté en toute
démocratie et en toute transparence à travers des élections libres
et pluralistes. Tel est donc le sens et la portée de cet amendement
à l’article 74 de la Constitution dont le but est de redonner à la
souveraineté populaire sa pleine et libre expression 9.

Dans une Algérie qui n’a jamais connu d’élections libres, la véritable
alternance démocratique est donc celle d’un mandat à vie pour Abdelaziz
Bouteflika  ! Ce «  verrou démocratique  » est donc éliminé à la grande
satisfaction des partisans de Bouteflika parmi lesquels on retrouve sans
surprise la présidente du Parti des travailleurs (trotskiste), Louisa Hanoune,
pour qui «  la limitation des mandats est anti-démocratique 10  ». Pour
n’importe quel citoyen ou observateur sensés, il y a, comme on dit, de quoi
perdre la boule. Accessoirement, cette révision constitutionnelle fait passer
le « chef du gouvernement » au statut de « Premier ministre », c’est-à-dire
de primus inter pares, incapable de porter un programme alternatif à celui
du Président  ; simple  coordonnateur des ministres, ce poste implique une
sorte d’irresponsabilité qui sera affirmée dans la purge à venir.
Toujours est-il que, cerise sur cet invraisemblable gâteau, le Président
grabataire à la suite d’AVC importants ne dira plus un mot à la nation
algérienne de 2013 à 2019, tout en briguant un quatrième, puis un
cinquième mandat, et tout en étant déclaré « plus intelligent que nous tous »
par son Premier ministre Abdelmalek Sellal… Il y a des cerises plus
difficiles que d’autres à avaler, ce que le Hirak qui débute en février  2019
démontrera (cf chapitre 4).

Acte 2 : le grand cirque de la grande purge,

ses canailles, ses héros, ses surprises

Le Hirak débute dès le mois de février 2019, un peu moins de trois mois


avant la date théorique de l’élection présidentielle. Qui parle alors sans arrêt
pour soutenir le Président et tenter de calmer les manifestants en les
rappelant à l’ordre, en les avertissant des manipulations et des complots
possibles, en leur rappelant le respect de la légalité ? Bouteflika en effet ne
peut dire un mot depuis longtemps. Le président du Conseil de la nation
(équivalent de notre Sénat) ? Non. Le président de l’Assemblée nationale ?
Non. Le Premier ministre en exercice ? Non. Il s’agit de Gaïd Salah, chef de
l’état-major de l’armée algérienne. Personne ne s’en étonne, ni en Algérie,
ni en France. Dans n’importe quel pays, une telle apparition aurait été
l’indicateur d’un coup d’État militaire en cours. Ici, non. L’anormal est
normal. Si normal, d’ailleurs, que, à peine un mois après le début des
manifestations populaires, Gaïd  Salah, nommé à son poste par Bouteflika
en 2004 et qui a toujours soutenu ce Président, demande publiquement
(26  mars 2019) sa destitution par application de l’article  102 de la
Constitution. Ce qui sera acté quelques jours plus tard. Abdelkader
Bensalah, président du Sénat, devient président de la République par
intérim jusqu’aux élections et Noureddine Bédoui Premier ministre.
Tout s’enchaîne alors sous la férule rigide de Gaïd  Salah qui tient, le
10 avril à Oran, un grand discours de menace à l’encontre de toute une série
de personnages liés à Bouteflika. Obéissant, Bensalah s’exécute : deux ex-
Premiers ministres filent en prison (Sellal, Ouyahia), Mohamed Loukal,
ministre des Finances et ancien gouverneur de la Banque d’Algérie est
entendu et mis sous mandat de dépôt, deux anciens ministres de la
Solidarité nationale sont poursuivis (Djamel Ould Abbès et Saïd Barkat),
l’ex-ministre des Transports est incarcéré pour ses liens délictueux avec le
groupe d’Ali Haddad, lui-même l’un des premiers incarcérés avec Saïd
Bouteflika, frère du Président déchu. La procédure contre Chakib Khelil,
ancien ministre de l’Énergie, est relancée, et ce dernier prend prudemment
la fuite aux États-Unis. L’ex-ministre du Commerce Noureddine Boukrouh
prend lui aussi discrètement le chemin du Liban. La ministre de la Culture
Khalida Toumi est arrêtée et passera vingt-neuf mois en prison après avoir
pris la défense de Louisa Hanoune, elle-même incarcérée. D’autres
ministres sont inquiétés, notamment deux ministres de l’Industrie, Amara
Benyounès qui prend le chemin de la prison et Abdeslam Bouchouareb qui,
n’écoutant que son courage, préfèrera s’enfuir. Plusieurs hommes d’affaires
sont inquiétés (Haddad, Kouninef, Rebrab). Et si l’armée reste loin de toute
cette agitation vengeresse, c’est parce que Gaïd  Salah, qui dirige
officieusement toutes ces opérations, y a placé ses hommes depuis 2004.
En revanche les ex-chefs des «  services  » (DRS) que sont Médiene et
Tartag filent en prison, le directeur de la gendarmerie nationale est limogé
et le directeur de la police (le général Hamel), chef de la sûreté nationale
(DGSN) passe devant ses juges dans un procès retentissant.
Pendant ce temps, les affaires politiques n’ont pas traîné : pour satisfaire
le Hirak, Bensalah a installé une Instance nationale de dialogue composée
très laborieusement après de nombreux refus, et qui devait proposer des
pistes pour sortir le pays de la crise. Cette instance lui remet un rapport
début septembre, pour la galerie : dans un discours du 31 juillet, le général
Salah avait par avance dénoncé la « perte de temps » de la méthode et « les
mesures empoisonnées  » préconisées par l’instance. Ce qui n’a pas
empêché l’ex-président du Sénat devenu Président par intérim, le
9  septembre en recevant le rapport, de saluer benoîtement « l’engagement
du commandement de l’armée à accompagner et à soutenir les efforts de la
justice dans la lutte contre la corruption et la dilapidation des deniers
publics, qui étaient au cœur de revendications populaires 11.  » On peut
constater que lorsque le général-major Gaïd Salah « accompagne les efforts
de la justice », cela ressemble plus à la violence d’un ordre militaire qu’à la
finesse d’une argumentation juridique.
Entre-temps, Gaïd  Salah, encore lui, lance en héros la lutte contre la
« issaba », la bande des affidés de Bouteflika et des profiteurs de l’Algérie.
Ce même 9 septembre, il déclare martialement : « Je ne laisserai pas le pays
entre les mains de ces corrompus. […] Ils [les membres de la “issaba”]
veulent piller le pays et affamer le peuple. Ceux-là qui veulent vider les
comptes bancaires et affamer le peuple, cela signifie quoi ? C’est un second
colonialisme 12.  » La petite référence au colonialisme ne fait jamais mal
dans le paysage, mais ce qui préoccupe Gaïd Salah, c’est de pouvoir aller
jusqu’à l’élection présidentielle de  décembre qu’il a imposée et d’y faire
élire le candidat du système, le très peu charismatique Tebboune. C’est
chose faite le 12 décembre. Mais, surprise du destin  !, le  23  décembre, le
général Gaïd Salah a le mauvais goût de décéder d’une crise cardiaque ! À
refaire !
Toutes les cartes vont être rebattues, et un nouveau renversement va
s’opérer, ce qui est gênant, certes, mais au pays du monde à l’envers, les
inversions sont des figures très habituelles même en double ou triple salto
arrière… Ici, la figure est d’autant plus urgente que le secrétaire particulier
de Gaïd Salah, Ghermit Benouira, se sentant menacé depuis la mort de son
patron, a pris la fuite en Turquie avec une documentation massive et,
semble-t-il, très compromettante  ! Après l’avoir «  débriefé  », les services
turcs le renverront en Algérie. Condamné à mort, il est aujourd’hui en
prison de haute sécurité.
Le général Saïd Chengriha, qui succède à Gaïd Salah, ne fait pas dans la
dentelle et place ses hommes en procédant à l’une des plus importantes
purges jamais vues dans l’armée  : près de cent cinquante officiers et
généraux se retrouvent devant le tribunal militaire de Blida, plusieurs
généraux-majors prennent la fuite à l’étranger. Chengriha laisse la fortune
bien mal acquise de Gaïd Salah être complaisamment exposée au public et,
si l’ex-secrétaire Benouira l’accuse directement d’être un des barons de la
drogue et du trafic d’armes en Algérie, cela n’empêche pas le nouvel
homme fort de l’armée de poursuivre, en compagnie de Tebboune cette fois,
le  jeu de  massacre. Un nombre incroyable   de ministres sont mis en
cause  du fait de leurs anciennes fonctions de walis (c’est le cas de l’ex-
Premier ministre Bédoui) ou de dirigeants de structures publiques (c’est
celui de l’ex-ministre de l’Industrie Djamila Tamazirt), mais aussi du
ministre chargé des relations avec le Parlement Tahar Khaoua, de l’ex-
ministre du Tourisme Abdelkader Benmessaoud…
À la suite de leurs pères, un grand nombre de «  fils de  » sont mis en
cause : le fils de l’ex-ministre Djoudi, le fils de l’ex-ministre Khaoua, le fils
de Larbi Belkheir, le fils de l’ex-ministre Djamel Ould Abbès, et, bien sûr,
tous les fils du général Hamel et, surtout, ceux de l’ex- «  héros de
l’Algérie  », Gaïd  Salah. Le général Belkécir, ancien directeur de la
gendarmerie nationale, est lourdement condamné pour «  haute trahison  »
par la cour de Blida. En fuite en France et en Espagne, il disposerait
d’importants secrets documentés sur les pouvoirs algériens, et c’est lui qui
avait envoyé à l’ombre le fils de Tebboune pour trafic de drogue. On veut
son retour mais il a pris la nationalité de l’État du Vanuatu, qui n’a jamais
vu autant d’Algériens… Pendant ce temps, on a libéré Toufik Mediène et
Tartag  ; et le général Nezzar, condamné à vingt ans de prison, vient de
rentrer tranquillement en Algérie, ainsi que deux anciens dirigeants de la
Banque d’Algérie qui avaient servi de boucs émissaires dans l’affaire
Khalifa et s’étaient réfugiés à l’étranger.
Les uns sortent, les autres rentrent. On se croirait dans une pièce de
mauvais théâtre de boulevard. Mais c’est ainsi, au pays du monde à
l’envers, que des héros deviennent des canailles et les coupables  des
innocents.

Les poisons de la corruption (I) :

des « princes » et de leurs clientèles

Que nous apprennent ces purges, leurs modalités, leurs résultats et leurs
victimes ? Leurs excès mêmes sont pleins d’enseignements.
La manière très caractéristique avec laquelle les purges s’adaptent selon
les circonstances (le retournement contre le système Gaïd  Salah, par
exemple) démontre que les purges restent un moyen de défense du système
général de domination et non pas une opération de justice. La corruption et
l’enrichissement indu étant à ciel ouvert, le système ne peut se permettre de
laisser la case «  homme fort  » vide, surtout si, après des funérailles
nationales, l’ex-homme fort se révèle avoir été un corrompu vorace. Son
« système personnel » doit alors être liquidé pour faire place à un homme
fort théoriquement plein de probité.
Mais qu’est-ce que ce « système personnel » ? Les purges de « fils de »,
d’amis, de gens nommés par les disparus ou les accusés, nous livrent une
sorte d’analyse sociologique de la corruption en action. Elle fonctionne sur
le mode de cercles concentriques qui s’élargissent autour d’un «  chef  »
ayant un accès direct à la rente : le cercle familial, le cercle des amis, celui
des obligés, celui des proximités tribales et régionales, celui des contraints
d’obéir (walis, hauts fonctionnaires), mais qu’on laissera profiter de la
situation, etc. Une bonne comparaison pour comprendre cette description du
système peut être faite avec celle des grandes familles princières de
l’Ancien Régime en France  : le  chef de famille est celui qui a accès aux
rentes royales et, pour son prestige, est obligé d’en nourrir une clientèle
très, et si possible toujours plus, fournie. La voracité du chef n’est pas
seulement psychologique, elle est commandée par le fonctionnement même
du prestige et de l’existence des grandes maisons ; c’est une sociologie des
élites très contraignante.
En Algérie, la mythologie attachée à la guerre anticoloniale et à
la Révolution a couvert la constitution d’une aristocratie de guerriers qui a
fait de l’armée le centre d’une oligarchie abreuvée de toutes les rentes.
Les ressassements sur le colonialisme ne sont là que pour rappeler la
légitimité de cette aristocratie à tout s’approprier. Le fonctionnement par
cercles de plus en plus larges justifie la nécessité de cette opération car cette
dernière ne peut s’opérer sans l’appareil d’État, sans l’administration
centrale et décentralisée, sans la justice, sans les banques et les milieux
d’affaires, et sans quelques indulgences internationales… La corruption en
Algérie fonctionne donc sur un modèle clientéliste particulier, celui
d’une  grappe d’obligés descendant depuis la famille proche jusqu’aux
fonctionnaires chargés du contact avec les citoyens. Cette clientèle
fonctionne sous la menace d’être lâchée, pour ceux qui exagèrent  soit par
goinfrerie soit par maladresse ; la grappe se déleste ainsi de ses idiots.
Mais quand c’est le grand chef qui est mis en cause ou disparaît, alors
c’est toute la ligne de clientèle qui est ébranlée : c’est ce qui explique qu’un
puissant mis à l’ombre ou en fuite envoie des dizaines de personnes devant
les tribunaux.
Seuls cette formation  aristocratique d’une caste militaire et le
fonctionnement clientéliste des affaires peuvent expliquer la création et la
chute de l’empire Khalifa. Comment un jeune homme, pharmacien de son
état, peut-il en moins de dix ans créer une banque privée (El Khalifa Bank)
pratiquant des taux de rémunération exorbitants comparés à ceux des
banques publiques et à laquelle des institutions publiques algériennes
(caisses de retraite notamment) confieront bien imprudemment des
milliards de dinars  ? Comment peut-il créer une compagnie aérienne
(Khalifa Airways), une société de location de voitures, une chaîne française
de TV, une chaîne d’information en continu anglaise et racheter la chaîne
arabophone Arab News Network ainsi qu’une banque privée allemande
(Erste  Rosenheimer  Privatbank) pour gérer un système de collecte des
fonds algériens à l’étranger ?
Il est clair que Rafik Khalifa a servi de vitrine libérale à l’époque (fin
des années 1990) où le régime algérien avait besoin de ce type de
démonstration 13. Et il est clair également que son groupe a servi de
lessiveuse pour des exportations massives de capitaux illicites au profit des
détenteurs des rentes algériennes.
Mais rien de tout cela, ni les villas achetées à des dizaines de millions
d’euros sur la Riviera française, les clubs sportifs et les fêtes fastueuses
agrémentées de célébrités, n’aurait été possible si Rafik n’était pas le fils de
Laroussi Khalifa, fidèle de Boussouf entré ensuite «  dans la clientèle de
Boumédiène 14  » avant l’indépendance, qui fut un des fondateurs des
services secrets algériens, devint ministre de Ben Bella, puis ministre de
l’Industrie et enfin PDG d’Air  Algérie. Rafik Khalifa, d’abord fortement
protégé, a ensuite payé le prix attaché à ceux qui «  en font trop  »
(condamnation à vingt ans de prison en 2022), mais il avait été très proche
de Bouteflika dont certains frères avaient collaboré avec le groupe en
faillite ; l’artificialité de ses affaires les promettait de toute façon à la ruine.
Mais le jeune Khalifa est emblématique du fait que les protégés et les stars
des affaires de corruption algériennes se recrutent dans le vivier très réduit
des familles de héros.
La famille est, d’ailleurs, si importante dans cette optique que les deux
dernières années en Algérie ont été égayées par l’affaire de « Mme Maya et
ses deux filles  », une dame qui avait réussi à force d’entregent à se faire
passer pour la fille naturelle de Bouteflika et à en bénéficier largement, tout
en faisant profiter un certain nombre de hauts fonctionnaires (dont le chef
de la police, le général Hamel, qui n’était certainement pas dupe) de ses
bienfaits par ricochet…
Un  système personnel peut donc disparaître parfois pour sauver et
exonérer le  système général. Celui-ci semble être constitué en tuyaux
d’orgue qui s’ignorent et ne doivent pas interférer. À  tel général les
importations de voitures, à tel autre les fruits, à tel  autre les produits
ménagers,  etc. L’affaire des cinq morts sur le port d’Alger semble relever
d’un test visant à évaluer la possibilité d’une prise de contrôle sur un trafic
possédé par d’autres. Le malheureux meurtrier, puis suicidé, avait
visiblement reçu des assurances de protection de la part d’une autre
organisation personnelle, mais ça n’avait pas marché.
Les lignes de trafic s’ignorent, mais c’est une règle de la rente que la
compétition pour sa récupération est générale et permanente. Comme dans
la mafia (et l’Algérie est régulièrement décrite comme un État mafieux), les
groupes se surveillent, se testent et se lancent en permanence dans des
coups tordus visant à l’annexion de nouvelles ressources. La fin de telle ou
telle féodalité n’est pas un problème tant que le mécanisme essentiel est
préservé, au contraire : les perdants offrent de tentantes dépouilles pour les
vainqueurs. On évalue à 8 milliards de dollars les valeurs récupérées par les
récentes purges, et le régime cherche à recouvrer encore plusieurs milliards
de la « issaba » à l’étranger. Toutes ces mannes ne seront pas perdues pour
tout le monde, et c’est pour faire croire à l’austérité républicaine de ces
récupérations que l’insolente richesse accaparée par ceux qui sont tombés
est exposée dans les procès ad  hoc et dans la presse, comme celle du
général Hamel et de ses enfants. En  dehors de vingt-cinq comptes en
banque, leurs avoirs se décomposaient de la manière suivante  : «  trente-
quatre villas et appartements à Alger, vingt-cinq lots de terrain et maisons à
Oran, cinq appartements à Tipaza, cinq autres à Tlemcen, un appartement à
Aïn  Temouchent et un autre à Sétif  ! C’est tout ce que possède l’ancien
patron de la police algérienne ! À peine soixante et onze biens immobiliers !
Juste ça, rien que ça, et pas plus… ! Meskine 15 (le pauvre)… »

Les poisons de la corruption (II) :

la clientélisation de la société

Rien de tout cela ne saurait exister avec cette importance, cette


insolence et cette profondeur dans le pays si, d’une certaine manière,
l’ensemble de ces pratiques n’étaient pas admises, c’est-à-dire subies par la
société algérienne, soit volontairement, soit par résignation. C’est ce qui est
très bien vu dans un ouvrage publié au Liban et qui compare les corruptions
algérienne et irakienne :

La corruption n’est pas un symptôme qui peut être traité par lui-
même et par des mesures qui lui sont propres, mais plutôt un
instrument qui permet au(x) dirigeant / dirigeants de se maintenir
et de perpétuer leur pouvoir et leur hégémonie. […] La
corruption pénètre partout, elle implique un grand nombre de
personnes à des degrés divers, les conduit à se compromettre, ou
du moins à l’accepter pour se faciliter la vie. Il y a aussi des
couches sociales qui en bénéficient plus particulièrement parce
qu’elles collaborent avec les autorités existantes, parfois pour
des considérations idéologiques, ou pour des affiliations tribales
16
ou communautaires .
En Algérie, il est évident que les couches sociales qui bénéficient
directement de la corruption, c’est-à-dire qui ont accepté volontairement
d’être intégrées en tant que clientèle au système général de domination, sont
représentées par les bénéficiaires du ministère des Moudjahidine et par tous
les membres de ce qu’on appelle là-bas «  la famille révolutionnaire  »,
intégrée notamment dans l’ONM (Organisation nationale des
moudjahidine). À chaque anniversaire de l’indépendance et avec force
depuis le cinquantenaire de cette date, de nombreuses pages de la presse
internationale et algérienne remettent en cause ce ministère et ces
organisations. Car il y a aussi des organisations de descendants de
moudjahidine (l’ONEM, par exemple) et de «  chouhada  » (martyrs de la
guerre d’indépendance). Personne ne sait quel est le chiffre exact des
personnes recevant aujourd’hui une pension du ministère ou bénéficiant des
différents passe-droits attachés à la fameuse attestation communale délivrée
aux membres de la famille révolutionnaire. Ce célèbre  papier  qui donne
accès à tant de choses : priorités à l’emploi, facilités de crédit, priorités au
logement, salaires plus élevés, retraites anticipées, avancements plus
rapides, transports moins chers, licences de taxis plus faciles,  etc. Le
ministère refuse avec obstination de fournir ses chiffres et les ministres des
Moudjahidine sont parmi les plus discrets qui soient.
Un ancien ministre de l’Économie de la période Hamrouche (1989-
1991), Ghazi Hidouci, déclare à Libération : « À la fin des années 1970, il y
avait près de 250 000 titulaires de la carte, dont 70 000 anciens combattants
actifs et  150  000 veuves de martyr. Une décennie plus tard, ils
étaient  500  000. Et depuis, ce chiffre a dû tripler.  » Son gouvernement
réformateur avait alors tenté de démanteler l’administration des
moudjahidine, ce panier percé. Le poste de ministre avait même été
brièvement supprimé. Il a été rétabli dès la chute du cabinet en 1991.
«  Nous voulions nous attaquer à tous ces privilèges qui empêchent
l’émergence d’une société de citoyens. En Algérie, si vous possédez une
boutique de coiffure, ce n’est jamais parce que vous l’avez achetée, mais
grâce au papier 17. »
Les bénéficiaires de ces organisations sont d’ailleurs sans complexes
dans leur adhésion à la rente et se rallient au système de prébendes et de
corruption sans détours ; l’ONEM, par exemple, qui revendique 1,2 million
d’adhérents, assure que, vu le nombre des moudjahidine (1 million), « cela
fait  6 ou  7  millions d’enfants, donc d’adhérents potentiels  »  ! Et la
responsable de la section féminine de l’association, Yamina Khaldi, déclare
tranquillement : « Nous voulons être bien considérés dans notre pays. Car
nous sommes la priorité des priorités.  » Le président de l’association,
M’barak Khalfa, renchérit  : «  Nous ne sommes pas un organisme social.
Nous ne demandons rien. Seulement le minimum. Des postes de
responsabilité, car nous sommes les enfants de l’État, et des aides dans le
domaine agricole, car le fils de celui qui a défendu la terre connaît sa
valeur.  » On comprend qu’avec de pareils «  minimums  » et de telles
associations adossées aux différents privilèges du ministère, le
fameux papier soit devenu un objet de convoitises et de trafics intenses, de
soumissions et de soutiens très volontaires aux politiques d’État. Tous ces
gens, d’ailleurs, n’hésitent pas à servir de relais d’opinion au système, voire
quand il le faut de combattants  spontanés, irrités par les contestations
malvenues, dont le Hirak.
À Alger court à ce sujet une plaisanterie dont l’humour résume bien à la
fois les côtés ridicules et insupportables de cette situation. On demande à un
enfant quel métier il voudra faire plus tard. «  Médecin, soldat, avocat,
marchand ? » « Non, répond l’enfant, je veux être fils de moudjahid ! »
Cependant, aussi importante soit-elle, cette  clientélisation ouverte,
officielle dirait-on, d’une partie de la population ne constitue pas le fond du
problème. Selon nous, la raison fondamentale qui explique pourquoi une
telle corruption est massivement possible reste le dénuement et
l’impuissance de la population générale devant les fonctionnaires des
différentes administrations.
En effet, la percolation de la rente et l’organisation de sa distribution à
l’intérieur des grappes de clientèles ont donné une psychologie particulière
à de nombreux fonctionnaires : appartenir à une filière clientéliste est déjà
un travail en soi, ils ne sont donc pas là pour assurer leur fonction avec
sérieux ; ils sont là pour vivre le mieux possible à l’ombre des patronages
qui les protègent et qu’ils soutiennent. Ils sont « mta’na » comme on dit en
Algérie, « des nôtres », des gens « à nous ».
Et en Algérie, tout est affaire de faveur, tout se paie : l’obtention d’un
formulaire officiel, l’avancement d’un dossier administratif, le reçu et
l’efficacité d’une démarche, l’octroi d’un crédit, la fiche de « bidonvillois »
qui vous donnera peut-être plus tard droit à un logement,  etc. Rien n’est
normal pour le citoyen de base algérien dans ses rapports avec ses
administrations. Florence Aubenas le notait dans son Trans-Maghreb
Express :

« Ma part » : c’est l’expression du moment, celle qu’on entend


scander dans l’Algérie entière, de bas en haut. Samia lève les
yeux au ciel. « Ça devient pénible d’ailleurs ! » Et sur le ton de
la ménagère au marché, elle se plaint de « l’augmentation de la
corruption  »  : «  Les cadres de l’administration se tirent la
concurrence entre eux, du genre “j’ai eu mieux que toi”. Il leur
faut toujours plus d’argent, plus de portables. […] Une
infirmière de la région commente  : […] son mari, employé au
tribunal, a été augmenté de 100 % en 2011, avec rattrapage sur
deux ans, comme toute la fonction publique. C’était en plein
«  Printemps arabe  », le régime algérien a lâché beaucoup, très
vite. « On n’a même pas eu besoin de faire une émeute », dit le
mari. Dans son service, la plupart des collègues considèrent leur
salaire, non plus comme la contrepartie d’un travail, mais
comme « leur part ». Lui aussi 18.

Selon Daho Djerbal, les périodes de libéralisation anarchique ont été


propices au développement de cette posture dans l’ensemble de la société :

[…] les modes de valorisation sociale échappent de plus en plus


à la sphère de la production [et au travail] pour passer par la
proximité vis-à-vis des sphères étatiques ou des centres de
décision politique [la rente de situation ou rente différentielle].
Le salaire perçu repose moins sur la production elle-même que
sur la redistribution d’une part de la rente pétrolière étatisée. Le
salaire devient alors une rétribution et non le prix du travail
19
accompli .

Quand l’objectif de tous est d’avoir « sa part », on comprend comment


la fonction publique peut, à l’exception heureuse de certains fonctionnaires,
se transformer en entreprise privée de prédation.
La conséquence terrible de cet état de choses est la dépossession en fait
des droits normaux des citoyens du pays. À la psychologie prédatrice des
légions de fonctionnaires répond une psychologie de citoyens sans droits et
sans défense, ce que Rachid Sidi Boumedine exprime très bien dans son
étude :
« Le but en fait est d’obtenir plus que de la docilité, il s’agit de s’assurer
l’assentiment aux thèses des groupes dominants, installer une acceptation
servile parce qu’impuissante. L’idée est que, si l’on accepte le système, on a
des chances de tirer des bénéfices de la distribution de la rente en figurant
20
sur l’une des listes des personnes méritantes . »
Trop souvent et trop longtemps, on a voulu personnaliser la rente et la
corruption sous les traits de tel ou tel grand coupable. Larbi Belkheir, par
exemple, s’est complaisamment prêté à cette représentation, somme toute
assez simpliste, mais compréhensible. Il est plus facile d’incarner ce qu’on
condamne sous la forme de tel ou tel méchant de l’histoire. Les fictions ont
besoin de ce genre de personnage qui condense en lui tous les aspects
négatifs de la rente et les agissements mafieux de la corruption  : c’est du
grain à moudre pour les conversations et les reportages des journaux. Une
sorte de dissimulation du système par la pleine lumière. Car le « cardinal de
Frenda » n’était que le représentant d’une Église anonyme dont il était le
syndic. Tout pape de la corruption qu’il apparaissait, il ne faisait pas le
système, c’est le système qui lui allouait sa place et son rôle. La réalité des
choses est à la fois plus anonyme et plus triviale.
Quand la corruption est devenue le moyen d’accès général aux services
publics, c’est toute une société qui se trouve embourbée et entraînée, quoi
qu’elle en pense, dans les logiques imposées par un système qui les écrase,
mais leur donne les clés de la survie : marcher avec lui.
Que les Algériens détestent leur État et leurs dirigeants, que leur idéal
s’exprime par un «  dégagisme absolu  » mais sans résultats réels jusqu’à
aujourd’hui n’a donc rien d’étonnant. Le ballet toxique de la rente, de la
corruption et des purges ne sera facile ni à arrêter, ni à remplacer.

1.  Honoré de Balzac, Sur Catherine de Médicis (introduction), 1842.


2.  Reportage en six parties, publié en 2014.
3.  Nous aborderons brièvement ce point dans le chapitre  9 relatif à la diversification de
l’économie algérienne.
4.  Gilles Perrault, Notre ami le roi, Gallimard, 1990. L’ouvrage est consacré au Maroc de
Hassan II, mais nombre des situations décrites auraient pu être algériennes.
5.  Cherif Omari, Jean-Yves Moisseron, Arlène Alpha, « L’agriculture algérienne face aux défis
alimentaires », Revue Tiers Monde, no 210, 2012.
6.  Rapport du CREAD, 2018.
7.  Nicolas Beau, «  Les appartements parisiens suspects du secrétaire général du FLN  »,
Mondafrique.com, 15 avril 2014.
8.  Une bonne description de ses activités au service de Khelil est apparue dans les fameux
«  Panama papers  ». Voir à ce sujet Yazid Alilat, «  Le feuilleton algérien continue  », Le
Quotidien d’Oran, 27 juillet 2016 et Algeria-Watch, 1er juin 2018.
9.  Chérif  Bennadji, «  Révision de la Constitution  : vers une présidence à vie pour Abdelaziz
Bouteflika ? », L’Année du Maghreb, no 5, 2009, pp. 225-261.
10.  Ibid.
11.  https://linitiative.ca, 9 septembre 2019.
12.  Echoroukonline, 9 septembre 2019.
13.  C’est la thèse, notamment, des enquêtes de Florence Aubenas dans Le Monde, op. cit.
14.  Termes employés par Gilbert Meynier dans son Histoire intérieure du FLN, op. cit.
15.  Djenidi Fadel, Journal économique d’Algérie 1 du 12  mars 2020
(https://www.algerie1.com).
16.  Préambule du livre de Nahla Chahal (dir.), «  Corruption et prédation dans l’exercice du
pouvoir », Les Livres de Assafir Al-Arabi, nº 1, 2020. Le cas de l’Algérie est examiné dans cet
ouvrage par, entre autres, Daho Djerbal (historien) et Rachid Sidi Boumedine (sociologue).
17.  Christophe Boltanski, « Moudjahid, un fonds de commerce », Libération, 27 octobre 2004.
18.  Florence Aubenas, « Trans-Maghreb Express », Le Monde, op. cit.
19.  Nahla Chahal (dir.), « Corruption et prédation dans l’exercice du pouvoir », op. cit.
20.  Ibid.
7

Culture et tourisme en Algérie :

l’entrave des pouvoirs et la stratégie


absente

Elle est décidée, charmante et parle avec aisance  ; à  43  ans, elle en
paraît dix de moins  : Sofia Djama est venue présenter son
film  Les  Bienheureux dans le cadre du ciné-club  Douce France  au
Conservatoire national des arts et métiers. Beaucoup de films algériens y
sont présents en 2022, soixantenaire de l’indépendance oblige… Celui-ci
est particulier  : premier long métrage de la réalisatrice sorti en salles en
2017 en France, il a été sélectionné à la Mostra de Venise où il a obtenu
plusieurs prix. Il montre les difficultés de vivre dans une Algérie post-
guerre civile, avec des adultes obligés de se replier sur la sphère privée
comme dernier espace de liberté et une jeunesse contrainte à se réfugier
dans des pratiques et des lieux clandestins dits de « l’underground », voire
dans la  drogue pour oublier… Un rêve pour beaucoup  : quitter le pays  ;
pour tous, la vie sous l’œil des voisins, les impératifs religieux
omniprésents, la délation possible et la police toute-puissante dans les rues.
Dans ses commentaires, Djama ne manie pas la langue de bois. Pour
elle, l’État a abandonné le cinéma algérien et les derniers dispositifs d’aide
à la création. Elle voit désormais se durcir les démarches de
censure obliques sur les scénarios de films ; des menaces directes sur toute
création qui souhaite parler ou donner à voir les aspects difficiles de la vie
actuelle dans le pays. Car «  vivre aujourd’hui en Algérie signifie vivre
constamment dans la contradiction, le conservatisme religieux, l’ignorance
sacralisée, et maintenant institutionnalisée, et simultanément un fort désir
de liberté  ». Devant ces réalités tranquillement dites, la salle, très active
dans les débats précédents, reste longtemps muette  : privée de la vulgate
habituelle sur la colonisation et ses méfaits ou sur les difficultés de
l’immigration en France, elle est un peu perdue… Pour briser le silence,
c’est la médiatrice qui doit lancer le débat  ; il sera bref. La cinéaste n’est
pas dans l’évocation du passé, seul le présent de son pays et de son art
l’anime et la préoccupe.
Si nous passons à un autre domaine, plus éloigné, le tourisme, le constat
est sensiblement le même. Saïd Boukhelifa, président du Syndicat national
des agences de tourisme algériennes (SNAT) et expert international se
désole  : «  Celui qui ne croit pas à l’Algérie touristique ne croit pas à
l’Algérie tout court 1.  » Autant pointer explicitement du doigt les
responsabilités écrasantes des différents pouvoirs algériens dans l’étonnante
maigreur de l’industrie touristique en Algérie  : tout s’enchaîne ici pour
rayer le pays des destinations de voyages d’agrément internationaux et
même nationaux. Les Algériens ne préfèrent-ils pas, en effet, quand ils le
peuvent, passer la frontière tunisienne pour vivre d’agréables vacances  ?
Pourquoi ce tropisme tunisien ? Que vont-ils chercher là qu’ils ne trouvent
pas dans leur propre pays ?
Pourquoi cette situation dans une Algérie riche en capacités artistiques
et managériales ? Où, dès qu’ils en ont la possibilité et à condition de n’être
pas dévorés par les difficultés, les créateurs jeunes ou plus anciens hissent
leurs productions culturelles à un excellent niveau ? Pourquoi cette Algérie
magnifique de paysages, de patrimoines naturels, matériels et immatériels
des rives de la mer aux déserts du sud doit-elle quémander un peu de
compréhension  touristique, d’aide et d’organisation cohérente auprès des
décideurs politiques ? La prise de conscience que souhaite Boukhelifa pour
l’économie du pays et que nombre d’artistes et d’intellectuels appellent de
leurs vœux pour son développement culturel est-elle possible dans les
conditions actuelles ? Est-elle une condition suffisante ?

Héritage lourd et ministères croupions


Depuis la chute d’Abdelaziz Bouteflika, il y a eu un tel mouvement à la
tête du ministère de la Culture algérien qu’aucun ministre n’a été en poste
plus de huit mois. Cette instabilité traduit bien l’intérêt que le pouvoir
algérien porte au secteur des activités culturelles et l’importance
symbolique qu’il lui confère. Certes, Khalida Toumi, une ex-ministre de la
Culture de Bouteflika, est restée en poste douze années (2002-2014), mais,
arrêtée en  novembre  2019, elle a passé vingt-neuf mois en prison avant
d’être mise en liberté provisoire ; une peine supplémentaire lui est promise
pour des accusations de détournements, de corruption, de «  mauvaise
utilisation de l’argent public » et « dilapidation des deniers publics  ». Que
vaut-il mieux finalement  : des ministres dont le passage éclair et quasi
inactif leur garantit la liberté, ou des ministères longs qui garantissent à
leurs titulaires d’être emportés dans une purge toujours possible ?
Cette interrogation juridique, pour aussi pertinente qu’elle soit au regard
des individus en poste, n’a, pour ce qui est du développement du secteur
culturel, produit que des effets négatifs : manque permanent de continuité et
de suivi des politiques publiques, absence de cohérence et limitation forte
des ressources attribuées.
Dans un pays où le statut des artistes est encore mal assuré, où de
nombreuses composantes du secteur culturel demanderaient une vigoureuse
action continuée dans le temps et où pèsent sur l’ensemble des pratiques
artistiques des impératifs politiques et moraux lourds, la culture semble
ligotée, empêtrée dans des enjeux qui ne sont pas les siens. Le nationalisme
sourcilleux des pouvoirs successifs, le poids de la «  famille
révolutionnaire  » et du ministère des Moudjahidine, les interventions
religieuses liées à la religion d’État font du ministère de la Culture un acteur
sous contraintes et du secteur culturel un élément où l’absence de moyens le
dispute aux différentes injonctions qui le tirent à hue et à dia.
Le secteur touristique pourrait bénéficier d’une culture libérée de ses
principales contraintes : c’est un axe essentiel dans l’attractivité d’un pays.
Certes, culture et tourisme ont profondément pâti de la décennie de guerre
civile que l’Algérie a vécue de 1992 à 2000, avec un terrorisme résiduel
important à l’intérieur, puis les inquiétudes liées à des groupes comme
AQMI sur la frontière sud sahélienne ou encore celles liées à la
déstabilisation générale de la Lybie post-Kadhafi. Mais l’insécurité
n’explique pas tout.
D’ailleurs, tout comme l’ex-ministre de la Culture, l’ex-ministre du
Tourisme de Bouteflika a également été arrêté et mis en prison : Abdelkader
Benmessaoud, accusé d’avoir utilisé ses fonctions de wali pour des faits
délictueux, a écopé de trois ans de prison. Dans ce ministère aussi, la
longévité ministérielle n’est pas une caractéristique du poste  : on relève
même un ministre du Tourisme et de l’Artisanat (Messaoud Benagoun) qui
n’est resté que trois jours dans le gouvernement Tebboune, qui lui-même
n’a duré que trois mois  ! Une affaire qui indiquait assez clairement
l’importance que le pouvoir de Bouteflika accordait à ce thème.
Comment un secteur économique peut-il connaître un développement
véritable dans ces conditions ? Et, soyons clairs, le secteur du tourisme est
un de ceux où la question stratégique se pose avec  le plus d’acuité  : quel
tourisme veut-on développer  ? À quelles conditions un État comme
l’Algérie peut-il obtenir une contribution positive à l’amélioration de son
économie tout en préservant ses espaces naturels, ses sites patrimoniaux et
en développant la beauté de ses villes et l’efficacité des moyens de
mobilité  ? Une question stratégique qui concerne non seulement une
population nationale mais aussi internationale ; qui est tributaire de l’image
globale donnée par le pays en termes d’accueil, de structures
d’hébergement, de transports, de professionnalisme et, bien sûr,
d’attractivité culturelle, qu’il s’agisse de spectacle vivant, d’industries
culturelles ou de patrimoine.
L’indicateur le plus évident du désintérêt (ou de la volonté négative) des
pouvoirs algériens pour les secteurs de la culture et du tourisme est celui
des sites web respectifs des deux ministères  : ils sont d’une pauvreté
remarquable et affligeante, alors que la plupart des pays dans le monde les
proposent comme des vitrines avancées de leurs atouts et avantages. Le site
de l’Office national algérien du tourisme (ONAT), pourtant théoriquement
bras armé de la promotion du pays, n’est pas mieux loti. Autre indicateur, la
formation des fonctionnaires exerçant des responsabilités dans ces secteurs :
non seulement leur professionnalisation laisse fortement à désirer (ce qui
est un peu le cas général en Algérie), mais elle n’est pas promue par les
autorités comme un objectif important de carrière ou de réalisation de soi.
Sollicités par les dispositifs de l’Union européenne pour organiser une
formation des fonctionnaires du ministère de la Culture au patrimoine à
Alger, nous nous sommes adressés par manque de temps au ministère
français de la rue de Valois.
Une fonctionnaire de haut niveau, Catherine R., s’est donc déplacée
pour une semaine en Algérie, devant un auditoire d’une vingtaine de
personnes majoritairement masculin :

L’ambiance a été morne, se souvient-elle, du début à la fin.


Aucune motivation, peu d’attention et de réactivité… Plus la
semaine avançait et plus ils voulaient finir tôt. C’étaient tous des
gens entre  35 et  45  ans, qui n’avaient absolument pas l’air
intéressés par les questions culturelles  ; j’ai pu, malgré tout,
discuter avec certains : le hasard ou les « réseaux » les avaient
menés là ; les femmes étaient les plus motivées mais prises dans
l’ambiance générale de démotivation  ; tous, d’ailleurs,
remarquaient qu’aucune formation ne leur apporterait un
meilleur salaire… «  Ce n’est pas comme ça qu’on a des
promotions ici, madame. » En fait, la formation était pour eux un
moyen de sortir du bureau, tout simplement, alors travailler…

Quelques années auparavant, guidés sur le site de Tipaza par une jeune
conservatrice du patrimoine formée en archéologie, nous avions discuté
avec elle des conditions économiques de sa vie : à 37 ans, son salaire était si
peu satisfaisant qu’elle était encore obligée de loger chez ses parents. Elle
éprouvait le besoin de parler de ça, des difficultés relationnelles induites par
cette situation de précarité économique alors qu’elle était pleine d’énergie et
de rêves. La visite du petit musée où s’alignent pots, lampes et tessons
romains qu’elle commentait fort bien fut intéressante, mais aussi empreinte
d’une certaine mélancolie.

Culture : lumières et ombres d’une


politique publique plus politique
que publique

La vigueur nationaliste avec laquelle les pouvoirs algériens interprètent


l’histoire et récusent toute critique, même la plus légère, marque également
fortement les questions culturelles. Si certains domaines comme la musique,
la peinture et les arts graphiques en général semblent y échapper, il n’en va
pas de même pour les domaines où les représentations sociales, la vie et la
pensée des individus ou encore les débats d’idées sont la matière même de
l’activité artistique  : écriture, cinéma, expressions publiques sont donc
hautement regardés  par les pouvoirs et souvent l’objet de traitements
critiques sur les réseaux sociaux, voire de mises en cause qui peuvent aller
jusqu’au pénal et la prison. Le Président Tebboune a beau affirmer que le
délit d’opinion n’existe pas en Algérie, tout le monde sait qu’il s’agit là
d’un mensonge éhonté du pouvoir.

Pour la liberté de parole, les temps sont


difficiles

Sans même parler des journalistes qui ont le malheur de prendre une
posture critique à l’égard de la politique intérieure du pays et qui, depuis le
Hirak, peuplent en masse les prisons ou les chemins de l’exil, il devient
difficile même de communiquer une simple information. Un journaliste du
quotidien arabophone Echorouk a été placé en détention provisoire à la date
du 11 septembre 2022 pour avoir relayé une information sur des « renvois à
l’envoyeur » de dattes algériennes impropres à la consommation pour cause
de pesticides. Il est poursuivi en vertu d’une loi sur « la spéculation illicite »
pour «  diffusion d’informations fausses ou calomnieuses propagées
sciemment dans le public afin de provoquer une perturbation du marché et
une hausse subite et non justifiée des prix ». Son article est considéré par le
ministère du Commerce comme attentatoire « à l’économie nationale et à la
richesse que recèle le pays », alors que tout le monde est au courant et que
l’exportation de ces dattes a été suspendue ! Comme toute censure, celle qui
prospère en Algérie ne vise aucune amélioration du réel et ne prétend qu’à
bloquer les mots et l’expression des pensées. Par ailleurs, le 6  septembre
2022, Mahfoud Bedrouni, vice-président de l’Association nationale de lutte
contre la corruption (ANLC), a été brutalement interpellé à son domicile  ;
énarque, cadre supérieur, très actif dans le mouvement du Hirak, on ignore
encore où il se trouve.
Les journalistes ne sont pas les seules professions culturelles menacées,
les écrivains et éditorialistes d’opinion le sont également. Sur les réseaux
sociaux, les partisans du pouvoir abreuvent les Kamel Daoud et autres
Boualem Sansal des qualificatifs de «  traîtres  », «  écrivains de service  »,
« intellectuels offshore », « zombies » ; il suffit de n’être pas d’accord et de
le dire pour être vilipendé. Le journal Algérie patriotique (article du 7 juin
2021) les compare même à de nouveaux Brasillach et à tous les
collaborateurs intellectuels des nazis pendant l’Occupation allemande de la
France entre 1940 et  1944. Une conception très étrange du débat où les
éléments de la fameuse «  famille révolutionnaire  » sont très actifs.
Évidemment, et heureusement, cette avalanche de vulgarité et de bien-
pensance réveille un peu quelques instincts critiques sur les réseaux.
On voit ainsi apparaître des messages assez ironiques sur la littérature
«  butindeguerriste  » (un de ces néologismes humoristiques dont les
Algériens ont le secret) qui fait référence à la désignation de la langue
française comme « butin de guerre » par Kateb Yacine. Celui-ci, qui avait
été adulé par les partisans français du FLN et dont la position paraissait à
l’époque assez  ouverte, est aujourd’hui devenu un classique  approuvé par
les pouvoirs d’Alger (il n’est plus là pour le contester), notamment à cause
de ses prises de position abruptes sur ce qui est «  algérien  ou pas  » dans
l’histoire. Ainsi,  s’exprimant sur les colloques qui célébraient saint
Augustin, évêque d’Hippone, après  1962 en Algérie, il déclare dans un
entretien de 1987 :

Moi, j’ai ressenti ça comme un crachat. Pour moi, saint


Augustin, c’est Massu, parce qu’il a massacré les donatistes,
ceux qui étaient des chrétiens sincères. Ils avaient pris position
pour les insurgés et les ouvriers agricoles qui se battaient contre
les latifundia, contre les colons romains, exactement comme
nous contre les Français. Saint Augustin a appelé à la répression
et la répression a été atroce. Ça a été des massacres. Fêter saint
Augustin, qu’est-ce que cela veut dire  ? Pourquoi  ? Parce qu’il
est né en Algérie  ? Dans ce cas-là, Camus aussi est né en
Algérie.

Le moins qu’on puisse dire est que tout cela manque singulièrement de
nuances.
Kateb Yacine est un grand écrivain, au même titre que Mohammed Dib,
Mouloud Mammeri, Yasmina Khadra, Rachid Mimouni, Leïla Sebbar, Baya
Gacemi, Mouloud Feraoun, Katia Hacène ou d’autres, mais la question
n’est pas là car même les grands écrivains peuvent dire des bêtises : elle est
dans la continuité idéologique de l’argumentation qui, de saint Augustin à
Daoud, condamne de façon aveuglément nationaliste et instaure des
séparations hors de propos  ; les concepts de «  traître  » et de
« collaborateur » y règnent en maîtres. Tout ce qui ne correspond pas à une
vision résistante  (même contre les Romains et quitte à inventer les
donatistes comme représentants du  peuple) se trouve disqualifié. Et la
résistance ne saurait aujourd’hui être contre le gouvernement algérien,
puisque, justement, elle le définit.
Gilbert Meynier avait déjà analysé ce biais idéologique dans son
Histoire intérieure du FLN (2004). Pour lui, le FLN n’est pas un
mouvement révolutionnaire, mais un mouvement résistant qui installe
un contre-État, pas une autre société (Harbi), et projette sur le passé un tri,
fonction de sa légitimité fondatrice. Est donc « algérien » tout ce qui résiste
à un «  étranger  » (romain, vandale, byzantin, français, avec une petite
contradiction pour la Kahina berbère qui résista aux Arabes, mais bon…),
n’est pas algérien car «  traître  » tout ce qui n’a pas résisté ou s’oppose à
ceux qui ont résisté, justement  : donc, tout ce qui s’affronte au
gouvernement d’Alger. D’où une histoire fantasmée du peuple et du
pouvoir qui fait entrer Jugurtha en grande pompe dans le groupe des héros
positifs et sortir Augustin, ce collaborateur du colonialisme, accompagné
aujourd’hui de Kamel Daoud et de Boualem Sansal, faux iconoclastes mais
vrais « zombies » qu’il faudrait épurer.
Les termes de « littérature butindeguerriste » utilisés à l’heure actuelle
de façon critique et très ironique dans les débats des réseaux sociaux disent
quelque chose des limites atteintes par cette attitude sélective dans l’histoire
et dans la culture de façon lourde et aussi abstraite. Trop abstraite pour être
honnête. Ces termes du débat intellectuel commencent à devenir
insupportables pour certains secteurs de la société algérienne qui veulent
aller de l’avant et le disent. Ils le diront de plus en plus à l’avenir. Ils sont
aussi, sotto voce, un rappel des débats sur les questions linguistiques en
Algérie et sur les errances de l’arabisation forcée qui a produit bien des
déboires à un moment où les autorités algériennes proclament que
désormais la première langue étrangère en Algérie est… l’anglais. Ce qui
ne va pas exactement arranger les choses dans une Algérie où l’institution
scolaire est en grande difficulté et où les choix linguistiques n’ont pas été
accompagnés des prudences méthodologiques nécessaires. Selon les termes
de Ahmed Taleb Ibrahimi, ministre de l’Éducation de Boumédiène, il fallait
«  arabiser à tout prix  » l’école et les citoyens dont l’identité et la culture
«  frelatées par la France  [devaient] être rétablies dans leur pureté
2
originelle .  » De pareils présupposés font mieux comprendre la situation
difficile que connaît aujourd’hui l’Algérie, tant sur la question des langues
que sur celle de la qualité du débat intellectuel. Car la notion de «  pureté
originelle  » est, dans l’histoire humaine, plus sûrement du côté des
fanatismes que de celui des discussions raisonnées.

Cinéma et édition :

le crépuscule des industries culturelles


Contrairement à ce que semblent penser les hommes au pouvoir à Alger,
les sociétés ne changent pas par décrets. Mais peut-être l’anglais n’est-il
perçu là encore que comme un slogan dont la réalité n’est pas un souci dans
l’esprit de ceux qui l’articulent. L’avenir le dira. Culturellement parlant, les
gouvernements algériens ont déjà beaucoup joué avec la question
linguistique, si délicate pour l’éducation, la recherche et la pensée tout
court. Mais cette attitude n’est que le symptôme d’une relation totalement
politisée à la culture et qui risque pour cela d’en sacrifier des pans
essentiels. Ainsi, l’État algérien, qui s’occupe beaucoup d’instrumentaliser
ses rapports avec la France, laisse aller deux secteurs importants de la
culture à la dérive  : le cinéma et le livre. Étrange situation pour ces deux
industries culturelles où le pays possède une indéniable créativité et des
professionnels de talent.
Le 31  décembre 2021, le Parlement algérien a supprimé le Fonds de
développement de l’art, de la technique et de l’industrie cinématographique
(FDATIC) pour «  mieux maîtriser la recette et la dépense publiques à
travers l’annualité, l’unité et l’universalité budgétaires ». Selon les chiffres
du ministère de la Culture, le FDATIC, créé en 1967, distribuait pour
différents projets de films un montant annuel de  200  millions de dinars
algériens (1,3 million d’euros) issus du budget de l’État. Pour Sofia Djama,
cette suppression équivaut à «  une mise à mort du cinéma algérien  ! Et
notamment du cinéma d’auteur, qui est assez fragile en termes de
financement ». Pour Hassen Ferhani, réalisateur de Dans ma tête un rond-
point  et de  143, rue du Désert, multiprimé à l’étranger, c’est  une
« aberration » car, même si les sommes distribuées étaient dérisoires, « ce
fond a permis aux cinéastes aguerris de continuer à faire des films et à
la  nouvelle  génération d’émerger, dont une partie rayonne même à
l’international  ». Pour le cinéaste Yanis Koussim, qui en a bénéficié pour
trois de ses films Khouya, Khti et Alger by night, «  le FDATIC n’a jamais
eu vocation à financer les projets de A à Z.  Mais sa contribution reste
nécessaire. Pour aller chercher des financements à l’étranger, il faut déjà
que j’aie une base venant de mon propre pays… ».
Un projet de Centre national de l’industrie cinématographique (CNIC)
rattaché au Premier ministre et non plus au ministère de la Culture fait
craindre le retour pur et simple de la censure, d’autant que, comme le dit
Djama, les autorités demandent désormais curieusement à lire le scénario
du film pour donner les autorisations techniques de tournage… «  Sans
financement, poursuit-elle, comment fait-on pour revendiquer nos
productions comme étant algériennes  ? Il ne suffit pas d’avoir une
3
autorisation de tournage en Algérie pour que le film soit algérien . »
Dans une lettre ouverte au président Tebboune, l’Association des
producteurs algériens de cinéma (APAC) écrit : « Sans soutien étatique à la
production cinématographique, sans mise en place urgente de formations et
de remise à niveau des professionnels du cinéma, sans mise en place de
mesures réglementant la diffusion de nos films, notre secteur risque de se
4
fragiliser davantage, voire de disparaître du paysage culturel algérien .  »
Cette lettre est, semble-t-il, restée sans réponse, ainsi que les nombreuses
interventions de professionnels auprès du ministère de la Culture.
Si l’on regarde le cinéma algérien comme une filière qui comprend
toute une série de phases spécialisées (scénarios, production, réalisation,
diffusion…), alors on ne peut qu’être d’accord avec le réalisateur Lyes
Salem qui en, août 2021, déclarait pendant le Festival du film francophone
d’Angoulême  : «  Il y a un cinéma algérien mais il n’y a pas d’industrie
5
cinématographique algérienne . » Le  constat est d’autant plus terrible que
des quatre cent cinquante salles de cinéma qui couvraient le pays en 1962, il
ne reste qu’une poignée, entre trente et quarante, dont une dizaine
seulement dans la capitale, Alger. Bien sûr, la guerre civile et les couvre-
feux n’ont pas incité les Algériens à sortir de chez eux  ; c’est d’ailleurs
pourquoi les citoyens du pays sont devenus des « téléphages » et l’Algérie
le pays «  le plus parabolé du monde  ». Mais les télés n’achètent pas les
films algériens, et c’est avec une certaine amertume que Lyes Salem
remarque  : «  Pour qu’un film soit vu, il faut qu’il soit piraté  : on mesure
6
notre popularité au nombre de piratages . »
Bien sûr, face à cette désertification culturelle, des initiatives
apparaissent, comme celle de l’actrice Leila Touchi qui a ouvert un ciné-
club de cent vingt places dans la wilaya de Tipaza, à Fouka. Mais, pour
bienvenues qu’elles soient, elles ne sont que des gouttes d’eau qui ne font
que rendre plus tangible l’océan des besoins. Pour le réalisateur, producteur
et scénariste Bachir Derrais, il faut libérer le cinéma algérien de l’emprise
des bureaucrates, et arrêter de financer le cinéma comme l’éducation ou la
santé :

[…] le monde a changé. Il est nécessaire de construire des


multiplex, d’alléger les taxes et de dépoussiérer la
réglementation. Dans les années  1970 et  1980, nous étions en
avance sur nos voisins du Maghreb, qui faisaient appel aux
techniciens algériens. À cette époque, le pays possédait
également des écoles et des instituts de formation. Tous les
réalisateurs, acteurs et techniciens y ont été formés. Ils ont
presque tous disparu. La réhabilitation du cinéma, qui est le
reflet du pays, passe aussi par l’ouverture de ces lieux de
formation et par la fin du recours au secteur informel 7.

La filière de l’industrie du livre n’est pas mieux servie, dos au mur


devant des difficultés qui lui font régulièrement lancer de poignants appels
au secours. Deux organisations coexistent pour représenter la filière du
livre  : l’ONEL (Organisation nationale des éditeurs de livres) et le SNEL
(Syndicat national des éditeurs de livres). Éditeur et libraire, Ahmed Madi
préside le SNEL et ne mâche pas ses mots : pour lui, la pandémie de Covid,
qui a conduit à l’annulation de plusieurs salons du livre, celui d’Alger
notamment (le SILA), n’est pas suffisante pour expliquer ce qu’il décrit
comme une véritable agonie du secteur. L’administration agit sans
consultation des professionnels, les lois sur le livre sont faites par des gens
qui ne connaissent ni le secteur, ni la lecture, et la loi sur le  prix
unique  attend toujours ses décrets d’application, tout comme le fameux
CNL algérien, promis mais toujours pas en activité.
Quant aux aides, il remarque que le fameux FDATIC, qui vient d’être
supprimé au grand dam des professionnels du cinéma, devait financer
à  50  % l’édition, ce qui n’a jamais eu lieu. Le discours n’est pas plus
optimiste du côté de l’ONEL, présidé par Mustapha Kallab, éditeur et
propriétaire de plusieurs librairies. Les deux organisations réclament des
actes et moins de paroles  ; et si la profession est sinistrée, elles ne
demandent pas des aides, mais un accompagnement digne de ce nom pour
une véritable politique du livre : « Nous ne voulons pas du soutien, mais de
l’accompagnement des pouvoirs publics. Nous nous interrogeons sur le rôle
de l’État par rapport au livre, aux écrivains, aux penseurs…
L’accompagnement se fera à travers une véritable politique destinée au
livre. Que voulons-nous du livre 8  ?  » Ahmed Madi pointe les éléments
économiques qui étranglent la filière depuis quelques années sans réactions
du gouvernement : « Nous avons enregistré une augmentation de 120 % sur
le prix des matières premières. Lors du Salon du livre de 2017, le prix du
papier était à 85 dinars (0,63 euro) le kilo. Aujourd’hui, il est à 200 dinars
(1,48 euro). Des machines d’imprimerie à la colle en passant par le papier,
une bonne partie des outils et des matières premières nécessaires à la
fabrication du livre est importée. »
Résultat, un prix du livre moyen qui passe de 500 dinars à 800 dinars et
qui met à mal les achats en librairies ; pour Sofiane Hadjadj, directeur des
éditions Barzakh et libraire également, la profession devient sinistrée et est
aux abois, ce que confirme Ahmed Madi avec la dure réalité des chiffres :
«  Entre 2017  et 2018, plus d’une cinquantaine d’éditeurs ont fermé
boutique. Quelque dix-neuf maisons d’édition n’ont pas participé au SILA
faute de moyens. On se demande pourquoi les Algériens ne lisent pas. On
oublie que le salaire de certains d’entre eux ne dépasse pas
les 25 000 dinars (185 euros). Comment peuvent-ils se permettre d’acheter
des livres à 1 000 dinars (7,41 euros 9) ? »
Pour Xavier Moni, libraire parisien chevronné et ancien président du
Syndicat de la librairie française (SLF), le constat est douloureux. Invité au
dernier SILA avant la pandémie, il en est revenu à la fois admiratif des
efforts de la profession pour survivre dans un contexte de difficultés
permanentes et très inquiet pour le secteur. Selon lui, sur l’ensemble du
territoire algérien, il n’y a qu’une vingtaine de librairies dignes de ce nom,
ce qui pose un vrai problème à la diffusion du livre édité en Algérie. On
peut penser que la vente électronique serait susceptible de compenser
quelque peu ce déficit, mais Ahmed Madi douche tout enthousiasme sur ce
point. Même si le livre électronique était le futur :

Il n’y a pas de méthode ou moyen de vente du livre numérique.


La plupart des gens ne possèdent pas de cartes de crédit.
L’Union des éditeurs arabes (Liban, Égypte, Jordanie), jusqu’à
aujourd’hui, n’a pas pu appliquer le e-paiement en ce qui
concerne la vente du e-book. Ce que nous revendiquons, c’est
l’exonération des taxes sur la matière première (le papier, les
plaques, les films, l’encre, la gomme, la colle…), l’aide à
l’exportation du livre et générer la devise pour le pays. Le livre
algérien, les auteurs algériens sont très prisés à l’étranger. Nous
œuvrons pour une réelle industrie du livre 10.

Le paradoxe va jusqu’à rendre l’importation de livres étrangers plus


rentable que la production nationale d’ouvrages et, comme la vente des
livres scolaires est interdite aux librairies algériennes, on voit mal ce qui
pourrait mettre un terme aux conditions du marasme.
La lecture elle-même aurait besoin, en Algérie, d’un véritable
mouvement de fond impulsé par l’État pour la promouvoir dans l’école et
dans les bibliothèques. Ces dernières sont en fait, la plupart du temps, des
salles de travail fréquentées par des lycéens au moment des examens. Les
éditeurs implorent que les bibliothèques commandent des ouvrages publiés
dans le pays. Dalila Nadjem est directrice des éditions Dalimen et
propriétaire de la librairie Point-Virgule à Alger ; pour elle, l’achat de livres
algériens par le réseau des bibliothèques serait un élément de la solution :
« Nous n’avons pas demandé l’aumône au ministère de la Culture. Ce que
nous demandons est que les bibliothèques et institutions fassent des
acquisitions de livres édités en Algérie et qu’elles arrêtent d’acheter des
ouvrages importés. Il faut encourager la production nationale. Nous voulons
que nos livres soient partout présents dans le pays. […] Les acquisitions ont
été arrêtées en 2015 pour ouvrir la voie à l’achat de livres importés 11. »
Le problème, bien sûr, est que, en dehors du caractère pour le moins
étrange de certaines décisions, les bibliothèques algériennes semblent en
piteux état, comme celle de Constantine, joyau laissé à l’abandon. Une
enquête d’El Watan sur les bibliothèques de la région de Boumerdès semble
ne laisser aucun doute à ce sujet :

Un simple tour à la bibliothèque de la commune du chef-lieu de


wilaya, située au quartier Frantz Fanon, donne un aperçu
désolant de la place accordée à la lecture dans notre société.
D’abord, le lieu est exigu, ensuite, ce qui tient lieu de rayons
n’est qu’un rangement successif d’anciennes étagères
métalliques comportant de vieux livres, héritage d’une époque
révolue. […] Même les dons de citoyens ne concernent souvent
que des manuels scolaires dépassés. En fait, il s’agit plutôt d’une
salle de travail que des collégiens et des lycéens des
établissements proches fréquentent pour des révisions à la veille
des examens ou des travaux périodiques. La dame chargée de la
gestion de cette pseudo-bibliothèque possède un diplôme
d’informatique. Elle explique  : «  C’est le seul travail que j’ai
trouvé. Je suis vacataire et je perçois à peine 9  000 dinars par
mois.  » Elle n’a suivi aucune formation qualifiante pour
l’archivage des documents. […] À Ammal, la nouvelle
bibliothèque est fermée aux lecteurs malgré son achèvement.
Elle est ouverte aux fêtes et réunions politiques. À Naciria,
depuis 2015, la population attend son inauguration alors qu’elle
a été équipée et dotée en livres. Bordj Menaïel ne fait pas
exception. Aux Issers, un joyau architectural demeure toujours
sous scellés. Prétexte mis en avant  : manque de personnel. Le
recrutement serait bloqué. D’autres bibliothèques sont encore au
stade de projets qui n’en finissent pas de végéter sur place pour
des motifs divers mais avec un résultat semblable. À Timezrit,
c’est le manque de  terrain d’implantation, à Chabet El Ameur,
c’est l’insuffisance  de budget. Un avenant est indispensable. À
Boumraou, commune de Naciria, le problème de sol et les
mauvaises études bloquent le projet depuis cinq ans 12.

Endurance de la créativité :

lumières de la musique et de la peinture

L’Algérie attend toujours une définition du statut de l’artiste, qu’il soit


écrivain, plasticien, musicien ou peintre. La protection des droits d’auteur
nécessite également des améliorations pour assurer aux artistes et créateurs
les moyens de leur existence face, par exemple, aux piratages musicaux qui
les laissent démunis. À  travers toutes ces difficultés, ce qui frappe
l’observateur, c’est l’incroyable énergie des créateurs algériens dont la
résilience est admirable. On croirait apercevoir en actes la logique énoncée
par le personnage inquiétant interprété par Orson Welles dans Le Troisième
Homme  : «  L’Italie sous les Borgia a connu trente ans de terreur, de
meurtres, de carnage… Mais ça a donné Michel-Ange, de Vinci et la
Renaissance. La Suisse a connu la fraternité, cinq cents ans de démocratie
et de paix. Et ça a donné quoi ? … Le coucou-clock  !  » Après dix ans de
guerre civile atroce, en dépit de décennies de pouvoirs autoritaires, de
pressions religieuses et de difficultés économiques, le peuple algérien
produit sans cesse des œuvres ambitieuses qui s’affichent aussi bien au
grand jour que dans des lieux alternatifs.
La musique algérienne est une des plus variées qui soient, avec une
extraordinaire diversité de styles et de répertoires. L’asri ou la musique
moderne, le charqi ou la chanson de variétés d’inspiration orientale, le
chaâbi ou la musique citadine, l’andalou et ses noubats, le chant bédouin,
l’achwwiq kabyle, l’ahellil de Timimoun, le tindé de l’Ahaggar, sans parler
du rai oranais qui a déferlé sur l’Algérie et sur le monde dans les années
1990, constituent quelques-uns des genres pratiqués collectivement ou en
soliste. La musique est par excellence un domaine artistique où, semble-t-il,
la pensée nationaliste pure et dure n’entre pas et qui, peut-être faut-il ici en
remercier les autorités algériennes, a été protégée des anathèmes possibles
du fanatisme religieux. Dans un pays où l’État affirme avoir une religion, ce
n’est pas peu de choses et il faut se souvenir que la musique figure au
premier rang des interdits posés par les groupes djihadistes pratiquant un
islam radical. Peut-être est-ce la force encore des cultures régionales qui, du
nord au sud et de l’est à l’ouest, a permis à cette diversité et à cette
inventivité d’exister.
Même les documents émanant de certaines ambassades algériennes
reconnaissent que la musique de ce pays a toujours été ouverte aux
influences extérieures, ce qu’il faut saluer. Que ce soit la musique andalouse
(avec ses variations haouzi, malouf, chaâbi), la musique kabyle chaouï des
Aures, les musiques du constantinois (staïfi), celle des nomades du désert et
des gens du sud (terguie, gnawi/diwane), le raï ou le rap algérien, toutes
témoignent d’une pratique ouverte de l’art. Elles font les beaux jours des
festivals en Algérie et s’expriment souvent dans le cadre de l’opéra d’Alger
(offert par les Chinois) où elles sont, selon les programmations, dominantes
par rapport à la musique strictement occidentale, symphonique ou lyrique.
On peut dire la même chose des arts graphiques et de la peinture, assez
belle pour faire l’objet d’expositions réussies comme celle de «  Algérie,
mon amour », réalisée à l’IMA en 2022. Souvent, dans de belles initiatives,
tous les arts se rejoignent, comme dans Artissimo, un projet né en 2000 au
cœur d’Alger et qui réunit les beaux-arts, les nouvelles technologies, la
danse, le dessin, la musique, le stylisme, la vidéo… Au départ une école
d’art destinée à un jeune public amateur. Elle a lentement évolué comme
une entreprise de formations et de rencontres artistiques au fil du temps et
de l’expression des besoins. C’est maintenant une école d’art pour enfants,
pour adultes en formation continue, pour jeunes dans le cadre de la
formation professionnelle. L’effervescence et le dialogue entre les
disciplines sont une caractéristique typiquement algérienne, tant les besoins
sont immenses et rares les moyens de les satisfaire.
Sa fondatrice et directrice Zafira Ouartsi, une femme combative,
modeste et enthousiaste ne nie pas que ces initiatives s’adressent avant tout
aux classes moyennes intéressées et disposant de moyens, mais elle justifie
le fait d’aller de l’avant plutôt que de se complaire dans la déploration :

Artissimo, c’est aussi un espace à la disposition des artistes,


intellectuels… Nos clients sont «  classe moyenne  » et veulent
évoluer. Les parents inscrivent leurs enfants dans les domaines
artistiques pour parfaire leur développement et leur éducation.
[…] Dans nos rencontres, notre souci est d’élever le débat. Alors
élitistes  ? Nous sommes ouverts à tous, tout le monde est le
bienvenu ; notre seule préoccupation est de bien faire.
Dans le même ordre d’idées, la chorégraphe-auteure internationale
Faiza Maameri, une militante engagée, a ouvert en 2006, à Alger, PROFIL,
une académie des arts de la scène qu’elle définit comme «  un espace de
création et d’enseignement qui dispense des formations dans les arts de la
scène que sont la danse, la comédie musicale, le théâtre, le chant et les arts
plastiques  ». Elle accueille les enfants dès l’âge de  3  ans pour des cours
d’éveil artistique, dont certains en situation de handicap. Cette académie a
été admise au Conseil international de danse de l’UNESCO et participe à
plusieurs concours et festivals internationaux. Les élèves les plus méritants
sont encouragés et recommandés pour poursuivre leurs études ou leur
carrière à l’étranger dans des académies renommées. Une caractéristique
marquante de Faiza Maameri et de son académie est l’engagement
humanitaire que traduisent ses créations artistiques, par exemple « D’entre
les murs », traitant des conditions de vie d’un détenu en hommage à Nelson
Mandela, ou « Hijra », qui évoque la tragédie des migrants. Elle a aussi reçu
de nombreuses distinctions et prix honorifiques à l’étranger. Le courage et
l’énergie dont cette artiste fait preuve sont exemplaires.
Dans le domaine de la peinture, l’effervescence n’est pas moindre, et de
jeunes (et moins jeunes) artistes ont décidé de se grouper dans une « movida
algérienne », c’est-à-dire dans une itinérance à travers le pays, ses villes et
surtout ses villages pour porter la parole et la beauté de l’art. La plupart
d’entre eux, comme Djamel Agagnia, Sofiane Zouggar et Mourad Krinah
avaient auparavant organisé la série des «  Picturie  générale  », une
désignation indiquant la volonté de s’écarter des institutions et de
revendiquer toutes les collaborations artistiques possibles  : Picturie  I
(Espace  Artissimo,  2013), Picturie  II (La  Baignoire, 2014), Picturie  III
(Marché  Volta, 2016). Bernadette Nadia  Saou-Dufrêne, commissaire de
l’exposition itinérante «  Movida  », y voit la poursuite d’une logique
artistique et d’engagement social de la part des artistes qui sont marqués par
les années noires du terrorisme, les déficits démocratiques et la recherche
d’un art populaire, éloignés des récupérations institutionnelles. D’où la
proximité avec les musiques actuelles, la recherche de lieux alternatifs et le
fait de travailler en collectif. Ainsi, au groupe de départ se sont joints des
artistes autodidactes (Mizo), des artistes formés à l’étranger (Sven) et un
fort contingent issu de l’École supérieure des beaux-arts d’Alger (Sofiane
Zouggar, Princesse Zazou, Mya Lazali, Amel Djenidi, Fatima Chafaa,
Ammar Bouras, …). Ainsi va l’art moderne en Algérie : il se cherche dans
l’authenticité de ses formes et dans la recherche de sa place sociale.

Un « plan Marshall » pour le tourisme ?


Dans son intervention déjà citée à Jeune Afrique, le cinéaste Bachir
Derrais, à côté de ses demandes de simplification, d’allègement des taxes,
de dépoussiérage de la réglementation taxes, etc., s’écriait : « Il faut aussi
investir dans le tourisme pour accueillir les professionnels du secteur.
Tourner une grosse production dans le Sud algérien, comme on le fait par
exemple à Ouarzazate, au Maroc, nécessite des infrastructures  pour loger
les équipes. Or nous ne les avons pas ! » Le mot est lâché, en passant, dans
une simple revendication de professionnel  : l’Algérie manque de places
d’hébergement avec des standards de qualité satisfaisants. En gros, c’est la
base même du tourisme qui fait défaut. Si le cinéma a pu être dit « le grand
homme malade de la culture algérienne  », l’industrie touristique est alors,
quant à elle, une patiente littéralement oubliée sur son lit de douleur aux
urgences. Et depuis la Covid, elle est passée à l’étage des soins palliatifs !
Investir dans le tourisme, c’est ce que réclame à cor et à cri Saïd
Boukhelifa, président du Syndicat national des agences de voyages et expert
en tourisme, qui demande un «  plan  Marshall  » pour relancer ce secteur
sinistré. Les chiffres parlent d’eux-mêmes  : avant l’épidémie de
coronavirus, on comptait 4 000 agences de tourisme en Algérie, 50 % ont
disparu, entraînant la suppression de  15  000  emplois  ; dans le secteur
hôtelier, c’est encore pire  : 50  000 emplois en moins. Ici, le mal semble
profond. Est-il curable ?

Le ministère du Tourisme se complaît à déclarer des statistiques


sur la base des données prélevées sur les fiches de police des
entrées aux frontières. Il annonce ainsi entre deux millions trois
cent mille à deux millions sept cent mille touristes par an,
indique Saïd Boukhelifa. Ce chiffre inclut plus d’un million de
nationaux résidant à l’étranger  qui reviennent en Algérie pour
des visites familiales.  Même des exilés syriens sont
comptabilisés. En même temps, nous n’avons pas les statistiques
des étrangers résidents et non-résidents en Algérie par hôtel ou
par région. En 2018, le nombre de touristes venus en Algérie à
travers des agences de voyages n’a pas dépassé les  2  000.  En
fait, le nombre de touristes n’a pas dépassé les 3 000 par an au
cours des vingt dernières années 13.

Le tableau de Saïd Boukhelifa, qu’on peut penser un peu exagéré, n’en


est pas moins inquiétant. Sur Radio M, il enfonce le clou : « En trente ans,
on n’a pas dépassé 4 000 touristes par an en voyages organisés et aucun sur
le littoral  ! Dans le sud, les sécuritaires freinent des quatre fers  ! Sur les
vingt-deux pays du pourtour méditerranéen, nous sommes classés dernier ;
tout le monde se demande : “Que se passe-t-il dans cette Algérie ?” »
La réponse est simple  : rien, en tout cas rien venant des pouvoirs
publics. En 2007, et pour la première fois avec la consultation des
professionnels du secteur, un Schéma directeur d’aménagement touristique
(SDAT) pour l’horizon  2008-2030 a été élaboré de façon très précise et
présenté dans l’enthousiasme aux Assises nationales du tourisme l’année
suivante. C’est un document qui a demandé beaucoup de travail et
d’engagements budgétaires  : il est resté lettre morte une fois les Assises
terminées. «  Un immense document de  376 pages, réparti en  5  fascicules.
Une véritable boussole pour nous et notre destination, car on naviguait à
vue entre 1981 et 2007. Du reste, il faudrait le faire adopter par une loi, puis
des textes d’application et enfin le budgétiser. Il est hélas délaissé par
manque de conviction et de compétences au niveau local. Le tourisme étant
territorial, ce sont les régions qui le prennent en charge et qui le
14
développent . »
Les professionnels veulent du «  factuel  », pas du «  textuel  »  : ils  ne
croient plus en la parole des pouvoirs publics. « Il y a cinq ans de cela, le
Président Bouteflika donnait instruction à  son Premier  ministre,
Abdelmalek Sellal, de ranimer le secteur de l’agriculture et celui du
tourisme. Six mois après, le ministère du Tourisme devient un département
rattaché au ministère de l’Environnement dans le cadre d’un
remaniement 15.  » Que faut-il comprendre  ? Simplement que le secteur
touristique, dont les décideurs algériens pensent tout bonnement qu’il peut
être modifié à la demande quand les prix du pétrole baissent, n’est appelé à
contribuer au développement de l’économie algérienne que quand les
choses vont mal et, surtout, dans une perspective de communication
gouvernementale.
Mais les belles phrases, comme pour les éditeurs algériens, ne suffisent
plus car, visiblement, le roi est nu. Avec tout le respect dû «  aux vrais
moudjahidine  », Boukhelifa est obligé de constater que le budget du
ministère des Moudjahidine est soixante-quatorze fois plus important que
celui alloué au tourisme, alors qu’il s’agirait, en professionnels, de
coordonner l’action de plusieurs ministères pour valoriser et rendre
effective la « destination Algérie ». Lancé sous l’impulsion de la présidence
Tebboune, il existe en effet un plan de relance de l’industrie touristique sous
le nom de «  Destination Algérie  2022-2024  », mais il n’est ni précis ni
structuré, et encore moins budgétisé. Avec quelle vision et quelle stratégie ?
Le ministère promet  270  000 lits pour bientôt, mais bientôt, cela peut
être loin dans une Algérie qui compte 115 000 lits seulement, dont 60 000
en bord de mer, avec des plages mal entretenues et parfois dangereuses à
cause des trafics et de la délinquance. Le « grand Sud » pourrait devenir très
attractif pour le tourisme, à condition, là aussi, de professionnaliser les
actions.
Pour le moment, le tourisme national dans le Sud représente
seulement  2  % des départs vers l’étranger et plutôt de la clientèle
internationale, alors que les progrès à faire sont énormes : une labellisation
des vraies agences s’impose et les pouvoirs publics doivent jouer leur rôle ;
le Salon international du tourisme et des voyages (SITEV) est à chaque
édition le lieu de grandes affirmations auxquelles plus personne ne croit.
Concernant le Sud, les quatorze wilayas sahariennes n’ont pas de budget de
promotion pour leurs territoires  ! Quel rôle d’impulsion pour l’État quand
les quarante-huit  directions de tourisme de wilaya ne disposent même pas
de portails  de présentation Internet  ? Quand le budget de l’ONAT a été
divisé par quatre, ce qui lui permet juste de payer les salaires et de
participer à deux salons internationaux de tourisme contre seize
auparavant ?
L’e-tourisme en Algérie n’est pas pour demain et, en général, quand les
ministres du Tourisme sortent de leur silence, ce n’est pas pour répondre
aux questions angoissées des professionnels mais pour appeler à de
meilleures statistiques  ! «  Le site du ministère du Tourisme est frappé
d’indigence, celui de l’Office national algérien du tourisme (ONAT), c’est
la même chose. Nos sites, nos portails, sont très loin par rapport à la
concurrence dans le bassin méditerranéen. Le site de la Tunisie est en quatre
langues. Visit  Morocco est décliné en onze langues 16  », déclare Saïd
Boukhelifa.
Le budget lilliputien, voire ridicule attribué au ministère du Tourisme,
est sans cesse dénoncé par les professionnels. Il n’y a aucune
intersectorialité, alors que c’est un enjeu transversal qui touche une
quinzaine de secteurs qui devraient fortement se mobiliser. «  Certains ne
croient pas aux potentialités touristiques du pays et d’autres manquent de
culture touristique. Le Premier ministre essaye d’appliquer les directives du
Président Tebboune. […] Le petit ministère du Tourisme n’y peut rien. Petit
par son faible budget et le manque de considération qu’on lui accorde
depuis trente-cinq ans 17. » Qu’est-ce alors que le « plan Marshall » réclamé
par le SNAT ?

Nous n’avons pas reçu plus 500 000 touristes depuis 1970 dans


le cadre du tour-operating, via les agences de voyages et les tour-
opérateurs. Moins d’un demi-million. Ce qui fait de l’Algérie
une destination semi-vierge par rapport à nos voisins qui
présentent des produits saturés depuis plus de cinquante ans.
Alors seule une volonté politique, convaincante, factuelle et
exprimée par des faits concrets pourrait relancer une fois pour
toutes et dans la durée notre destination. Ceci nécessite un
développement crescendo sur vingt ans, le temps d’introduire
une pédagogie touristique à l’école, ouvrir plusieurs instituts de
formation en tourisme, former des formateurs, créer un marché
de compétences en tourisme et hôtellerie. Tous les nouveaux
hôtels urbains et balnéaires ouverts ces dix dernières années
n’ont pas trouvé de personnel qualifié sur le marché. Ce qui se
répercute négativement sur le service. C’est cela l’économie de
la connaissance qui repose sur la richesse humaine, bien formée
et interactive avec d’autres compétences 18.

Bien sûr, concernant l’industrie touristique, se pose également la


question des visas car il en faut un pour venir en Algérie et là, nous
retrouvons ce qui relève des pratiques d’État, aussi obscures parfois des
deux côtés de la Méditerranée. L’urgence d’agir n’en est pas moindre car la
culture et le tourisme sont aujourd’hui deux géants potentiels. Livrés à la
jachère, voire à l’abandon pur et simple, ils risquent de glisser dans
l’inconnu des occasions ratées  ; soutenus et libérés, ils contribueraient
fortement à une évolution positive pour l’image et l’économie du pays et,
pour la vie des Algériens, à une joie nouvelle dans leur tête et sur leur terre,
loin des tensions aggravées aujourd’hui par les incohérences et les
contraintes des puissances bureaucratiques.

1.  Nadjia Bouaricha, « Celui qui ne croit pas à l’Algérie touristique ne croit pas à l’Algérie tout
court », El Watan, 31 mai 2021.
2.  Gilbert Grandguillaume, « Comment a-t-on pu en arriver là ? », Esprit, janvier 1995.
3.  Yasmine Sellami, « Algérie : le cinéma abandonné par le pouvoir », Jeune Afrique, 26 avril
2022.
4.  Lettre ouverte du 17 février 2022.
5.  Léo Pajon, « Il n’y a pas d’industrie du cinéma algérien, mais il y a un cinéma algérien »,
Jeune Afrique, 26 août 2021.
6.  Ibid.
7.  Farid Alilat, « Bachir Derrais : “Il faut libérer le cinéma algérien” », Jeune Afrique, 13 juin
2017.
8.  Site 24H Algérie, article du 4 mars 2021 (www.24hdz.com).
9.  Hadjer Guenanfa, « Algérie : la rude vie des éditeurs et des libraires », Le Point, 6 novembre
2018.
10.  K. Smaïl, « Ahmed Madi, président du Syndicat national des éditeurs du livre (SNEL) : “Le
projet de loi du livre n’est pas sacré” » El Watan, 11 octobre 2020.
11.  24H Algérie, 31 octobre 2020.
12.  Lakhdar Hachemane, « Boumerdès : les bibliothèques communales en jachère », El Watan,
3 décembre 2019.
13.  Hadjer Guenanfa, « Algérie  : mais pourquoi le tourisme ne décolle-t-il pas  ?  », Le Point,
28 octobre 2018.
14.  Yanis Aït Lamara, « Saïd Boukhelifa : “Seul un plan Marshall pourra sauver le tourisme” »,
DZ Entreprise, 13 avril 2022.
15.  Hadjer Guenanfa, « Algérie : mais pourquoi le tourisme ne décolle-t-il pas ? », op. cit.
16.  Yanis Aït Lamara, « Said Boukhelifa : “Seul un plan Marshall pourra sauver le tourisme” »,
op. cit.
17.  Ibid.
18.  Ibid.
8

Considérations intempestives :
remarques rapides sur quelques
situations particulières

Ce chapitre est constitué de différents sujets qui n’ont souvent pas de


rapport entre eux. C’est volontaire. Nous avons souhaité ici donner au
lecteur matière à réflexion sur toute une série de questions qui agitent la vie
algérienne, qu’elles soient économiques, politiques ou sociales. Il aurait été
très difficile de leur donner une place dans un chapitre complet de cet
ouvrage et parfois, d’ailleurs, elles dépassent de beaucoup les compétences
de la mission que nous avons effectuée et nos capacités d’information. Nous
soumettons ces points à l’attention du lecteur soit parce qu’ils tiennent à
l’actualité, soit parce qu’ils méritent une réflexion que tout un chacun
pourra pousser de son côté  ; nous espérons que les éléments fournis ici y
aideront. Traité sans trop de longueurs, chaque développement n’en est pas
moins important pour percevoir les multiples facettes, certaines peu
connues, d’un pays avec lequel nous entretenons une relation si importante.
Gaz naturel algérien :

le miracle n’est pas à l’ordre du jour

Ce lundi 21 décembre 2021, dans les locaux de la Radio algérienne, une


entreprise publique, située dans le quartier El  Mouradia de la capitale, le
ministre de la Transition énergétique, Chems Eddine  Chitour, donne une
interview. Le ton est grave. Il tente d’alerter l’opinion sur les sérieux
problèmes énergétiques que connaît le pays. Il rappelle que les réserves de
l’Algérie en gaz naturel sont de l’ordre de 2 500 milliards de mètres cubes.
Or «  nous consommons l’équivalent de 100 milliards de mètres cubes
de gaz par an. Dans vingt à vingt-cinq ans, nous risquons d’être confrontés
à un sérieux problème. On dit qu’en 2028, on ne pourra plus exporter de
gaz en raison de la consommation locale. Il faudra choisir entre consommer
ou exporter. Le kilowattheure solaire est moins cher que le kilowattheure
thermique. C’est un scandale que de continuer à consommer du gaz  ». Il
ajoute  : «  Globalement, le modèle énergétique algérien est à  80  % non
créateur de richesses. À peine 20 % de l’énergie sont dévolus à l’agriculture
et l’industrie. Le reste de l’énergie est consommé par les transports,
l’habitat et le résidentiel. » Le ministre met en perspective, très pédagogue :
« L’ère du carburant est derrière nous. Le changement climatique est là. La
neutralité carbone va nous être imposée. Il faut que les citoyens sachent que
la révolution électrique est un tournant majeur. La révolution électrique est
un train. On doit le prendre. Pourquoi continuer à importer des voitures
thermiques qui vont être déclassées plus tard en Europe ? »
Sonatrach, le groupe pétrolier algérien chargé de la production, du
transport, de la transformation et de la commercialisation des
hydrocarbures, est certes une entreprise et un partenaire fiables. Il a su en
particulier, en pleine « décennie noire » du terrorisme islamiste, protéger ses
infrastructures et respecter ses contrats d’approvisionnement de clients
comme la France, comme nous le rappelait un ami algérien, haut cadre du
groupe durant une partie de sa vie professionnelle. Mais les tendances à
l’œuvre montrent combien l’Algérie n’est pas en mesure à court terme
d’augmenter de façon sensible ses exportations de gaz, alors que des pays
comme ceux de l’Union européenne cherchent à diversifier leurs sources
d’approvisionnement, notamment depuis l’invasion de l’Ukraine par la
Russie en février 2022.
L’Algérie demeure le troisième fournisseur de gaz naturel de l’Union
européenne, avec 8 % de parts des marchés gaziers, loin cependant derrière
la Russie (41  %) et la Norvège (16  %), qui est devenue cependant le
premier fournisseur de l’Europe en 2022 depuis les sanctions prises à
l’encontre de la Russie. Rappelons que le gaz naturel en Europe est utilisé
principalement pour le chauffage et la climatisation (46 %) et à 16 % pour
la production d’électricité.
Mais Alger ne dispose que d’une capacité très réduite pour augmenter
sa production. Pour plusieurs raisons. La consommation domestique ne
cesse de croître fortement  : au cours de ces quatre dernières décennies,
celle-ci a augmenté de près de 200 %, alors que la production dans le même
temps n’a crû que de 111 %. Il faut dire que le seul facteur démographique
pèse lourd. La population est ainsi passée de  19  millions d’habitants en
1980 à  25  millions en 2000, pour atteindre  45  millions aujourd’hui. Elle
devrait dépasser les  50  millions en 2030. La consommation intérieure
demeure très dynamique en raison des tarifs très bas facturés aux usagers,
ce qui incite au gaspillage. Et dans une situation sociale actuelle très
dangereuse où l’inflation, en particulier des denrées alimentaires, est forte
(en moyenne de l’ordre de 10 % en 2022), difficile d’y ajouter une hausse
des prix gaziers.
Un autre facteur d’augmentation de cette consommation est le choix
porté par les ménages algériens sur des équipements très énergivores. Le
marché algérien est inondé depuis le milieu des années 2000 de climatiseurs
et d’autres équipements électriques bas de gamme, très bon marché, qui
consomment énormément d’énergie. Ainsi, en moyenne, comme le souligne
l’Agence algérienne pour la promotion et la rationalisation de l’utilisation
de l’énergie, un foyer algérien consomme entre  1  800 à  2  000
1
kilowattheures/an alors que la norme est de 200 à 250 kilowattheures/an .
Un foyer algérien utilise environ neuf fois plus de gaz qu’un foyer d’autres
pays du Maghreb. De plus, il faut prendre en considération l’impact de
l’épuisement des puits de gaz en raison des trop faibles investissements
réalisés dans ce domaine au cours des vingt dernières années et la
surexploitation des gisements. Les experts rappellent aussi qu’une partie du
gaz extrait est réinjectée dans les puits pour extraire du pétrole.
Ainsi, la production n’arrive plus à suivre la forte demande locale.
Certes, les réserves algériennes ne cessent de croître, mais les exportations
ne cessent de baisser. En 2005, les exportations algériennes de gaz
représentaient  65 milliards de mètres cubes, contre 51  milliards en 2018
et 41 milliards seulement en 2020, pour remonter cependant à 50  milliards
en 2022. Par conséquent, certains discours que l’on peut entendre ou lire sur
les réseaux sociaux mettant en avant le fait que la France cherche à renouer
avec l’Algérie d’abord pour son gaz paraissent excessifs. Ces handicaps
structurels ne freinent pas les discours du Président Tebboune qui n’hésite
pas, le 13  décembre 2022, lors de l’inauguration de la 30e Foire de la
production algérienne, à déclarer qu’il faut viser 100  milliards de mètres
cubes à l’exportation dès 2023 !

La guerre et ses héros, la république


et ses défauts

La guerre de libération qui a conduit l’Algérie à son indépendance


colore toute la politique de ce pays, du moins telle qu’elle est articulée dans
les discours officiels. Nul ne peut le reprocher à l’Algérie, puisque c’est un
usage répandu à travers toutes les nations de se saisir des moments
marqueurs de leur fondation pour garantir la légitimité de leur régime ou
celle de leur imaginaire civique : la Révolution de 1789 ou la Résistance en
France, la Longue Marche en Chine, la guerre d’indépendance aux États-
Unis… Sans doute la proximité temporelle de cet événement avec le présent
algérien (soixante ans) explique-t-elle son omniprésence dans les discours
politiques officiels. Mais en partie seulement.
Car la référence constante à la guerre, et donc à l’armée, tient une place
irremplaçable dans la légitimation des différents pouvoirs algériens. Cette
référence est là pour souligner et inculquer à tous l’idée que l’armée est le
noyau central de la république. Mais derrière la surface des discours sur les
héros et les martyrs, se profile une question qui hante tous les responsables
depuis 1962  : comment passer d’une légitimité de guerre à une légitimité
politique démocratique ? Surtout : comment construire cette légitimité dans
un régime qui a commencé par deux coups d’État militaires (1962, 1965),
qui a installé pendant trente ans la domination d’un parti unique, le FLN,
lui-même devenu simple branche politique de l’Armée nationale populaire
(ANP), qui a toujours désigné aux votes les candidats officiels qui
devaient  gagner les élections et qui a profondément théorisé l’idée d’un
peuple suiviste et éloigné de tout appétit démocratique ?
Le défaut démocratique, ce fantôme qui plane sur toute la classe
politique, suit chaque mouvement des pouvoirs algériens comme leur
ombre portée. Il brille de toute sa force dans les consultations électorales
dont il amenuise invinciblement le sens : muet, refoulé mais pesant, il sape
en permanence les bases des discours avec la reprise du thème des héros et
les élans lyriques de l’épopée nationale.
Parmi ceux qui déclenchèrent l’insurrection algérienne, la seule voix qui
ait porté le souci politique à son véritable niveau a été celle d’Abane
Ramdane, « l’architecte de la révolution », le défenseur de la suprématie du
politique sur le militaire, assassiné par ses propres compagnons
en  décembre  1957 au Maroc. Sa tombe, au Carré des Martyrs dans le
cimetière d’El Alia à une dizaine de kilomètres à l’est d’Alger, est, semble-
t-il, vide, car il a été impossible de trouver ses restes malgré les tentatives
du Président Chadli. Ce vide est une sorte de symbole  ; tous les anciens
Présidents sont enterrés ici.
Il manque cependant du monde à l’appel. Notamment certains leaders
du mouvement indépendantiste : Benyoucef Benkhedda, Hocine Aït Ahmed
qui a refusé d’y être au profit d’un enterrement dans son village kabyle,
Mohamed Khider assassiné en Espagne (1967) et enterré au Maroc, Krim
Belkacem, assassiné en Allemagne en 1970 et transféré seulement vingt-
cinq ans plus tard au Carré des Martyrs… Tout déconsidéré qu’il ait été,
Abdelaziz Bouteflika y a été immédiatement inhumé, ainsi que le général-
major Gaïd  Salah qui, quelques mois après avoir été honoré par des
funérailles de chef d’État, se révélera être, avec sa famille, un des
personnages les plus corrompus des cercles dirigeants algériens. Une
promenade au gré des tombes du cimetière d’El  Alia peut être assez
révélatrice pour qui regarde bien.
Certaines morts peuvent avoir un sens particulier, surtout quand elles
ont été violentes. Si Boumédiène a commandité des assassinats politiques
(Krim, Khider, et d’autres), ce n’était ni par plaisir ni par vengeance, mais
sous la menace permanente d’une absence : celle d’un Code adopté par tous
qui permettrait une désignation légitime des dirigeants. La guerre ne l’avait
pas permis. Au contraire, elle avait livré un  trop-plein de dirigeants
potentiels pouvant prétendre au sommet du pouvoir. Conclusion : si au vide
de règles répond un grand nombre de leaders qui se croient tous légitimes,
alors le pouvoir suprême ne revient qu’au plus fort. Au sortir d’une guerre
où la violence avait été courante à l’intérieur du camp des partisans de
l’indépendance et même du groupe des libérateurs (Zhou Enlai, homme
politique chinois et célèbre ministre des Affaires étrangères de Mao, dira à
Ben Bella : « Il y a trop de sang dans votre Révolution »), elle était devenue
un moyen habituel de règlement des conflits. Cette absence première de
règles a trouvé son relais dans un régime dominé par les décideurs
militaires, avec une façade civile. Mais le problème demeure : on reste dans
la logique de guerre et de la faiblesse légitime d’opérations brutales qui, en
1962 et 1965, ont donné, par un coup d’État, la prééminence à une armée
qui n’avait jamais combattu et qui fraya sa route jusqu’à Alger sur les corps
d’authentiques maquisards.
Ce déficit guerrier d’une armée dont la seule victoire fut celle d’un coup
de force étatique dans son propre pays explique peut-être en partie
l’héroïsation outrancière de la caste militaire algérienne comme une
tentative sans cesse recommencée de combler un manque symbolique, un
trou dans une histoire sans victoire authentique. Mais nous entrons ici dans
le domaine complexe d’une sorte de psychologie historique qui laisse
pendante la question essentielle : la nouvelle présidence algérienne saura-t-
elle et pourra-t-elle aller vers une démocratisation du système politique,
telle que le Hirak l’a réclamée dans toutes les rues de l’Algérie ?

Cinéma et politique :

la vérité ici, la propagande là-bas ?

En  février  2022, sur ARTE, a été diffusée la première saison d’une
mini-série intitulée Alger confidentiel. Coproduction franco-allemande
(avec ZDF), cette série raconte l’enlèvement en Algérie d’un marchand
d’armes allemand et l’enquête menée pour le retrouver. Située
chronologiquement sous la présidence d’Abdelaziz Bouteflika, l’action est
émaillée de flashbacks sur la «  décennie noire  » du terrorisme islamique
(1992-2001). Tirées de l’ouvrage Paix à leurs armes de l’auteur allemand
Oliver Bottini (en français aux éditions Piranha), certaines scènes suggèrent
que des secteurs de l’armée algérienne peuvent être impliqués dans le trafic
d’armes à grande échelle.
Dès que l’armée peut être mise en cause, même dans une fiction, les
pouvoirs algériens sursautent. L’agence officielle APS déclare  : «  La
fiction, qui n’en est pas une, produite par la chaîne franco-allemande
ARTE, sur la “décennie noire” et qui a pour objectif de remettre au goût du
jour la thèse du “qui tue qui ?” confirme encore une fois que ces médias ne
désespèrent pas du retour d’un invraisemblable chaos en Algérie », et ajoute
que « le poids de la haine de l’Algérie, de son peuple et de ses institutions
légitimes est encore fort dans l’audiovisuel public français. »
L’auteur de l’article invite «  la tutelle des médias qui accueille à bras
ouverts le mouvement terroriste Rachad, héritier du Front islamique du
salut (FIS) » à « tirer les conclusions de l’échec des “Printemps arabes” qui
ont véritablement viré au chaos et au génocide en Syrie et en Libye.  »
Enfin, il conclut par ce rude avertissement : « Il y a une volonté manifeste
d’essayer de créer les conditions d’un chaos en Algérie que les Algériens
n’ont aucune envie de revivre, pas plus d’y plonger. Ils tiennent à la stabilité
de leur patrie, à leur sécurité assurée par leur vaillante Armée nationale
populaire et à leur liberté garantie et protégée par le président de la
République, Abdelmadjid Tebboune 2. » Il faut l’avouer, une pareille énergie
accusatrice dépensée sans compter à propos d’une série diffusée sur une
chaîne franco-allemande laisse songeur et un peu pantois. Un tel gaspillage
interprétatif pourrait, par sa vigueur même, pousser à l’admiration si,
immédiatement, l’habituelle théorie du complot extérieur contre l’Algérie
ne faisait pas son apparition.
Car, bien qu’on doute qu’une fiction télévisuelle mérite autant
d’honneur ou d’indignité, il est clair qu’à Alger les plus hautes autorités lui
prêtent des intentions néfastes et des effets apocalyptiques  ! Sans cela,
l’APS n’interviendrait pas. Cette série vise donc, pour l’agence officielle, à
monter « un complot pour s’attaquer à l’ANP  » et a été réalisée par «  un
petit producteur inconnu, proche des milieux sionistes, ayant des
accointances avec le Makhzen et passant son temps à dénigrer l’Algérie.  »
Même Israël est dans le coup ! Et puisque le Maroc et son roi (le Makhzen)
ont participé à cette ignominie, elle ne peut donc plus qu’être une vile
œuvre de propagande.
Parallèlement, sur Netflix, on a pu voir pendant toute l’année 2022 un
film dont le sujet est la réalité palestinienne sous l’occupation israélienne,
illustrée par le retour difficile dans son village d’un prisonnier politique
sorti de prison. L’acteur principal est égyptien, l’actrice principale est
algérienne. Eyes of a Thief est un beau film, complexe et intéressant  ; les
personnages sont très humains, le scénario crédible et les acteurs excellents.
Étrangement, quasiment au centre du film, se place une scène qui n’a rien à
voir avec l’intrigue. Le héros entre dans une pièce où l’héroïne repasse du
linge en chantant et là a lieu le dialogue suivant :
 
« Lui : Elle est belle cette chanson…
Elle : C’est une chanson algérienne.
Lui : Ah, le pays au million de martyrs.
Elle : Au million et demi de martyrs ! »
 
Nous ne pensons pas avoir trahi le dialogue que tout le monde,
d’ailleurs, peut retrouver sur Netflix. N’est-il pas étrange que l’Algérie, qui
se désintéresse tant de son propre cinéma (voir notre chapitre sur les
questions culturelles), finance un film international, ce qui n’est pas
critiquable, mais insère dans le scénario un dialogue qui n’a rien à voir avec
l’action en Palestine et tout à voir avec la doxa officielle algérienne sur le
nombre des morts pendant la guerre d’indépendance : 1,5 million de morts
côté algérien, chiffre contesté par tous les historiens sérieux  ? Mais c’est
sans doute parce que c’est la vérité… Donc, pour résumer, Alger
confidentiel / Eyes of a Thief, authenticité de ce côté de la Méditerranée,
propagande au-delà…
Souveraineté ou sécurité alimentaire ?
La crise sanitaire mondiale provoquée par le coronavirus a mis au
centre de l’attention générale la notion de souveraineté, industrielle
notamment, que les chantres d’une mondialisation heureuse avaient
reléguée au magasin des accessoires non indispensables de l’économie. La
crise russo-ukrainienne a doublé cette réflexion par ses conséquences dans
le domaine alimentaire.
Durant la campagne céréalière  2021-2022, l’Algérie a importé
10,6 millions de tonnes de céréales : 7,5 millions de tonnes de blé (tendre et
dur), 2,6 millions de maïs, et le reste en orge. Pour son propre compte,
l’Algérie pense atteindre une production globale de céréales variant
entre 2,2 millions et 3 millions de tonnes 3. Les principaux fournisseurs en
blé de l’Algérie sont, dans l’ordre, la France, l’Allemagne, l’Ukraine, la
Russie et la Roumanie… Au total, l’Algérie importe annuellement pour 10
milliards de dollars de produits alimentaires et en exporte
pour  500  millions. Ce déficit est écrasant et a encore été souligné par le
Premier ministre Aïmene Benabderrahmane lors de l’inauguration récente
de la Banque nationale des semences, le 11 août 2022 à Alger. Est-ce à dire
que l’Algérie n’a pas de souveraineté alimentaire ?
La production agricole, qui assurait 93 % des besoins nationaux dans les
années 1970, n’en assure plus que  30  % au début des années 1980, et
aujourd’hui la sécurité alimentaire est tributaire à 75 % des importations. La
facture alimentaire représente aujourd’hui plus de  20  % des importations
totales, un des taux les plus importants au monde qui fait de l’Algérie un
des plus grands pays importateurs nets de produits alimentaires. Cette
dépendance vis-à-vis de l’extérieur a fortement augmenté depuis 2008 pour
atteindre les  10  milliards de dollars évoqués plus haut. Mais, en fait, si
la souveraineté alimentaire est définie comme « le droit des peuples ou des
États à définir librement les politiques agricoles les mieux adaptées à leurs
4
besoins sans créer de préjudices aux autres pays   », elle n’est pas très
pertinente pour décrire la situation algérienne  : le concept de «  sécurité
alimentaire » convient mieux. Pourquoi ?
La sécurité alimentaire se définit selon plusieurs critères que la FAO a
précisés au Sommet mondial de 1996  : «  La sécurité alimentaire aux
niveaux individuel, familial, national, continental et mondial existe lorsque
tous les êtres humains ont, à tout moment, un accès physique et économique
à une nourriture suffisante, saine et nutritive leur permettant de satisfaire
leurs besoins énergétiques et leurs préférences alimentaires pour mener une
vie saine et active.  » Les pays en voie de développement, dont l’Algérie,
ont, à la suite de ces réflexions, largement abandonné l’idéal
d’autosuffisance alimentaire pour tenter d’organiser leur sécurité. Ce qui
était sage et bien plus pragmatique. Plusieurs caractéristiques concernent
cette sécurité : la disponibilité suffisante des volumes alimentaires dans le
pays, leur accessibilité (achats, productions, trocs), l’utilisation adéquate
(utilisation et préparation alimentaires, hygiène, diversité du régime,  etc.),
la stabilité des produits (disponibilité constante) et l’innocuité des aliments
(qualité permettant une alimentation adéquate). Il est évident que la sécurité
alimentaire d’un pays est fortement corrélée à l’évolution de son PIB. Très
dépendante de ses exportations d’hydrocarbures (98  % des exportations),
l’Algérie est extrêmement sensible aux variations des cours mondiaux  ;
toute baisse affecte sa capacité à soutenir la sécurité alimentaire de sa
population : c’est une maison soutenue par un seul pilier ! Ajoutons à cela
qu’il n’est pas simple, dans ces conditions, de nourrir une population dont
la démographie galope : les 50 millions d’habitants sont en vue vers 2030…
Dans une excellente étude, les chercheurs Harrag Masbah et Boulfred
Youssef écrivent :

Les Algériens consacrent une part importante de leur budget à


l’alimentation  : 42  % en moyenne en 2011 (contre  35  % en
Tunisie en 2005 et 17 % en France en 2011). Comme dans tous
les pays, cette part de l’alimentation régresse dans le temps en
Algérie (45 % en 2000) et on relève de notables différences entre
les classes aisées (28  %) et pauvres (54  %), en 2011. La
consommation de céréales en Algérie représente  25  % des
dépenses alimentaires et  deux cent trente kilos par an
d’équivalent-grains, avec une prépondérance de la semoule de
blé dur (celui-ci demeure la base de l’alimentation en Algérie
avec la semoule principalement, et les pâtes). On observe
cependant une progression rapide du blé tendre (pain, biscuiterie,
pâtisserie) avec l’occidentalisation du modèle de consommation.
L’importance de la consommation fait du blé un produit
5
stratégique du point de vue de la sécurité alimentaire .

Quelles sont les menaces qui pèsent sur la sécurité alimentaire des
Algériens ? Elles sont de plusieurs ordres : un management bureaucratique
de l’agriculture (les choses s’améliorent cependant), des surfaces de jachère
trop importantes (plus de  3 millions d’hectares), une productivité agricole
trop basse comparée même aux autres pays du Maghreb, une collecte
agricole des céréales qui atteint seulement les  50  % avec beaucoup de
pertes en ligne… L’insécurité juridique qui pèse sur les terres agricoles
n’arrange certes pas les choses : elle concerne 54 % des exploitants du pays
qui ne possèdent pas de titre de propriété (soit plus de 40 % de la surface
utile du pays) et n’est pas sans effets économiques, au même titre que la
pluviométrie… Dans les années récentes, des phénomènes de raréfaction
des produits alimentaires et d’augmentation drastique des prix ont pu être
observés, notamment sur les produits importés  : il semble que le
«  trabendo  » (trafics et marché noir) et l’économie informelle puissent
détourner presque 25 % des produits, les exporter puis les réimporter à des
prix très élevés.
La sécurité alimentaire serait donc menacée à la fois par l’absence de
diversification industrielle de l’Algérie, par un management institutionnel
encore peu propice du secteur agricole, par un manque d’investissement et
par des logiques informelles de trafics qui marquent l’économie du pays du
sceau de l’illégalité et de la spéculation brutale de marché noir. Vingt ans de
régime Bouteflika n’ont pas amélioré les choses. Le nouveau gouvernement
est devant de nombreux défis, politiques, économiques et sociaux. Et,
notamment, devant le propre défi de sa gestion des secteurs agricole et
agroalimentaire.
Tant que la sécurité d’un secteur de la vie sociale sera mal assurée,
notamment du fait de politiques gouvernementales défaillantes, on sera
tenté de croire que des politiques de souveraineté constituent les véritables
antidotes aux poisons des manques et des privations. Mais aucun pays ne
peut être autosuffisant dans tous les domaines, et l’objectif de souveraineté
ne saurait tout résoudre, ni absoudre les défauts des politiques publiques : la
France vient de s’en apercevoir sur la question des médicaments, et
l’Algérie souffre toujours de longues années d’inadaptation de son appareil
productif et d’inefficacité de sa gestion administrative.

La ténébreuse histoire des archives :

quelques éléments du débat…

Traditionnellement, les archives évoquent le patient travail des


historiens, la passion des généalogistes, l’expertise des spécialistes du
document et de sa conservation… un monde feutré, sans éclats de voix, où
l’on œuvre silencieusement, avec précaution. Rien de tel entre la France et
l’Algérie  : la question des archives est devenue explosive, tendue, pleine
d’accusations publiques et de reproches complaisamment étalés dans les
médias.
On sait que les archives, loin de n’être que des documents morts et
passifs, peuvent devenir, par les travaux des historiens, la base de débats
sociaux passionnés  : l’exemple des documents liés à la collaboration
économique avec l’occupant nazi en France ou à «  l’aryanisation  » des
biens juifs pendant la même période est là pour en témoigner en France
aussi qu’en Belgique. L’ouverture complète au public des archives
françaises concernant cette période a été plusieurs fois repoussée dans le but
d’éviter des désagréments difficiles pour la paix sociale, et ce n’est
qu’en décembre 2015, avec la certitude de la disparition de tous les acteurs
visés par les documents, qu’elle a été autorisée.
Aussi, il n’est pas étonnant que la question des archives occupe une
place importante dans le traitement de la question  mémorielle entre la
France et l’Algérie. Elle a rebondi fortement avec le rapport Stora qui
devait avoir un pendant algérien, rédigé par Abdelmadjid Chikhi.
Abdelmadjid Chikhi est  conseiller auprès de la présidence algérienne,
en charge des archives et de l’histoire nationale. Ce n’est pas rien. Son
rapport, cependant, n’a jamais vu le jour, comme s’il s’était totalement
désintéressé des engagements de son propre gouvernement. Mieux, non
seulement c’est avec une certaine désinvolture que l’homologue  de
Benjamin Stora a rejeté les écrits de ce dernier au motif qu’il s’agirait d’un
« rapport franco-français », mais il va plus loin et accuse la France d’avoir
volé l’essentiel des archives de l’Algérie. Restituant ses déclarations sur la
Radio nationale algérienne, la revue Algérie Culture(s) écrit :

M. Chikhi a souligné que tout le patrimoine volé par la France


pendant presque un siècle et demi « doit lui être restitué », notant
ainsi une réticence de la part de la France quant à ce sujet.
L’historien a également précisé que tous les contacts effectués
pour traiter cette question ont tendance à traîner. […]
Abdelmadjid Chikhi a abordé le travail des historiens algériens
qui se rendent en France où « ils restent sur leur faim  » devant
leurs homologues français, a-t-il indiqué. Selon lui, « l’arbitrage
international  » est une solution que le gouvernement algérien
n’écarte pas, si la France persiste dans cette démarche, car « la
résistance de l’autre côté est viscérale 6 ».

Ces déclarations sont étonnantes à plus d’un titre.


Tout d’abord, la défense des historiens algériens par M. Chikhi apparaît
bien étrange quand on sait que les plus reconnus d’entre eux actuellement
ont été obligés d’envoyer au Président algérien une «  lettre ouverte 7  »
(mars 2021), lui demandant instamment de leur donner les moyens de faire
leur travail, notamment par le fait d’avoir un accès digne et professionnel
aux archives algériennes embastillées par le gouvernement. La grande
exigence de la lettre ouverte est de «  mettre fin à toutes les entraves
bureaucratiques qui viennent à bout des chercheurs les plus opiniâtres  ».
Les historiens doivent avoir «  le droit d’accéder au contenu des dossiers
communicables en lieu et place des feuillets communiqués un à un aux
chercheurs  » et «  le droit de reproduire les fonds communicables sous
quelque forme que ce soit, comme cela a cours dans les différents centres
d’archives à travers le monde ».
L’historien Mohamed El Korso détaille un souvenir :

Mi-mars dernier, pour une recherche, j’ai dû retranscrire à la


main plusieurs documents, car les Archives nous interdisent de
photocopier ou d’avoir des supports numériques, alors que cela
est parfaitement possible à l’étranger. Comment cela est-il
possible  ? Et je dois aller à  Aix-en-Provence  pour consulter
librement des doubles d’archives communicables qu’on nous
interdit ici ! Ici, les archives sont embastillées !

Professeure d’histoire à l’université de Constantine, Fatima Zohra


Guechi confirme :

C’est, en effet, la question de l’accès aux archives qui est


évoquée et non pas leur existence. Les chercheurs, enseignants et
doctorants rencontrent des difficultés pour accéder aux archives,
ici en Algérie. Les restrictions sont nombreuses et la gestion y
est souvent bureaucratique et les conditions de travail peu
favorables. Il est plus commode, par exemple, de travailler à
Tunis, Istanbul ou Aix-en-Provence (quand on peut y aller, visa
et moyens financiers) qu’à Alger. Cela fait mal de le dire, mais
c’est la réalité 8.

À l’unisson de ces prises de positions, Amar Mohand-Amer, historien et


chercheur au CRASC d’Oran, voit dans cette situation le danger du
développement d’une « histoire non professionnelle » en Algérie :

Oui, c’est difficile d’être historien en Algérie aujourd’hui. […]


La période qui rebute le plus depuis quelque temps est celle de
l’histoire contemporaine, et cela pour des raisons objectives : la
quasi-impossibilité d’accéder aux archives ici en Algérie ; pour
aller à l’étranger dans les centres d’archives en France par
exemple, où de considérables fonds sur l’Algérie sont conservés,
c’est la croix et la bannière (finances, visas,  etc.). […] L’autre
caractéristique de la situation de la recherche dans ce domaine,
c’est la véritable OPA réalisée par des non-spécialistes sur
l’écriture de l’histoire. Par le jeu des complicités et de la
recherche du sensationnel, en particulier dans les nouveaux
médias (les chaînes satellitaires), on en arrive à une situation
ubuesque : les non-historiens se substituent à ceux qui travaillent
9
dans la durée et selon les règles académiques .

Quant à la demande de restitution des « archives volées par la France »,


le même Amar Mohand-Amer n’avait pas mâché ses mots pour dire ce qu’il
en pensait : « Nous sommes, aujourd’hui, dans une sorte de schizophrénie.
On demande aux Français de nous donner des archives qui leur
appartiennent et on ferme les portes des archives en Algérie. Ce n’est pas
normal 10. »
Visiblement, les arguments de M. Chikhi ne semblent pas avoir
convaincu beaucoup de monde, ni à Alger ni en France. Interrogée sur
Mediapart en  octobre  2020, Karima Dirèche, directrice de recherche au
CNRS et spécialiste du Maghreb, voyait sa nomination comme une preuve
du manque de volonté de l’Algérie d’ouvrir ses archives. «  Il est le
prototype de l’apparatchik, la caricature de l’oligarque qui n’a aucune envie
de débattre de l’état historiographique avec les Français 11. »
Enfin, au terme d’une analyse critique serrée du Rapport Stora, les
historiens Guy Pervillé et Jean-Jacques Jordi écrivaient un texte, soutenu
par de nombreux autres historiens (Jean Monneret, Jacques Frémeaux,
Roger Vétillard, Pierre Vermeren, entre autres) ainsi que des spécialistes
des archives (Françoise Durand-Évrard), dans lequel ils répondaient aux
demandes d’Abdelmajid Chikhi :

Sur les archives (p. 128), il faut dire ce qui est : leur rétrocession
serait une catastrophe pour la recherche, car, d’une part,
l’Algérie n’a pas les moyens humains et financiers de les
accueillir (reconnu par l’archiviste algérien Fouad Soufi lors de
la journée consacrée au Guide sur les Disparus du 4  décembre
2020), et d’autre part, si les gouvernements algériens ont
réclamé ces archives, c’est pour que les historiens français ne
puissent pas y trouver des éléments compromettant
la  doxa  algérienne. Le maintien de la conservation et de
l’accessibilité des archives doit être pour la France un impératif
prioritaire par rapport aux revendications politiques de
souveraineté exprimées par Abdelmadjid Chikhi 12.

Preuve que cette affaire des archives n’est pas nouvelle, tout au moins
dans la dimension d’un accès ouvert à la recherche, les dernières lignes de
la préface que Mohammed Harbi, le grand historien algérien, a consacrée à
la monumentale Histoire intérieure du FLN de Gilbert Meynier en 2004  :
«  Il [Gilbert Meynier] aurait souhaité consulter les archives algériennes
pour mieux évaluer une histoire prisonnière du dogme de la lutte armée et
rendre justice à la résistance du peuple mais les autorités algériennes ont
refusé d’accéder à sa demande. C’est tout dire 13. »
Le lecteur voudra bien, nous l’espérons, nous pardonner cette avalanche
de citations ; tous ces propos ont eu lieu à l’occasion de la sortie du rapport
Stora et des réactions qu’il a suscitées outre-Méditerranée ; il aura permis
de contraindre de nombreux acteurs à se positionner clairement dans le feu
du débat. C’est de cette clarté dont nous avons besoin. Après tant d’avis
d’experts, français aussi bien qu’algériens, nous laissons le lecteur se faire
sa propre opinion sur le statut des archives dans le débat mémoriel entre la
France et l’Algérie et sur les questions si importantes qui traversent la
relation entre les deux pays : qui a volé quoi et à qui ? Qui instrumentalise ?
Où sont les obstacles pour un travail commun d’histoire scientifique entre
Algériens et Français ? Comment avancer ensemble ?

État, société, religion


Dès l’indépendance acquise en 1962, a lieu un étrange événement :

Au cri musulman de «  plus d’idoles  !  », les statues du temple


romain de Guelma sont détruites sous la conduite d’un imam,
tout comme avaient été martelées celles de Constantinople par
les iconoclastes chrétiens un millénaire auparavant et d’autres en
Europe au XVIe  siècle. Près de vingt ans plus tard, la même
logique, devenue partie intégrante de l’idéologie du pouvoir,
débaptisera la ville d’Al Asnam (son nom à l’époque de l’émir
Abd El Kader) pour la dénommer banalement Chlef (Le Chelif) ;
en effet, çanam (pluriel açnâm) signifie en arabe « idole 14 ».

En faisant ces constats, Gilbert Meynier rappelle bien sûr que


l’iconoclasme et le fanatisme ont caractérisé indistinctement les trois
religions du livre.
Mais il indique en outre un phénomène que peu de gens en Europe ont
perçu à l’époque de la guerre d’indépendance algérienne et qui est encore
minoré actuellement  : l’importance de l’islam et, plus globalement, de la
religion dans l’État et la société algériens.
Les terribles années du terrorisme islamique en Algérie, la capacité des
services algériens à jouer les entremetteurs pour dénouer plusieurs affaires
sensibles au Moyen-Orient et ailleurs, le rôle sécuritaire de l’Algérie aux
frontières sahéliennes, ont constitué un écran à la perception des
fondements religieux et de la résistance au colonialisme et de l’État algérien
dès les premiers jours de son existence.
Pour Mohammed Harbi, Ben Bella avait deux idées fortes : la réforme
agraire et la création d’un État arabe et musulman. Au lendemain de sa
libération en 1962, arrivé à Tunis, Ben  Bella déclare  : «  Plus que
l’arabisme, c’est l’islamisme qui offre le cadre le plus satisfaisant, non
seulement parce qu’il est plus large et donc plus efficace, mais aussi et
surtout parce que le concept culturel, le fait de civilisation doit commander
tout le reste. […] C’est l’islamisme qui offre les meilleures chances d’une
libération réelle 15. »
Dans un ouvrage de 1985, le même Ben Bella ira jusqu’à une analyse
des mots employés par la lutte d’indépendance pour bien souligner cet
aspect religieux :

Cette lutte impitoyable, épuisante, le peuple algérien la mènera


en s’arc-boutant sur ses ancrages arabo-islamiques. Chaque fait,
chaque circonstance sont interprétés en référence à ce
patrimoine. Le soldat pour la liberté s’appelle moudjahid
(= combattant du djihad = le soldat de la foi), c’est d’ailleurs le
nom donné à l’organe de presse officiel de la Révolution
algérienne, El Moudjahid qui se perpétue de nos jours encore, le
mort pour ma patrie s’appelle chadid (=  martyr) et les combats
s’engagent au cri de Allahu  Akbar […] L’actualité est ainsi
soumise à une lecture coranique permanente 16.

Cette dimension religieuse de la guerre d’Algérie n’en est pas le


fondement, qui reste la lutte politique de libération anticolonialiste, mais
elle est bien réelle. Elle est passée inaperçue de beaucoup à l’époque, sauf
peut-être de Jean-Paul Sartre qui l’a négligée malgré tout, et clairement des
porteurs de valises qui prêtaient au FLN un projet révolutionnaire qui
n’était absolument pas le sien. Un quiproquo souligné par Gilbert Meynier.
Pierre Vidal-Naquet, qui avait soutenu les luttes algériennes depuis 1957,
écrira un peu tristement  : «  C’est seulement après  1988, après l’octobre
algérien, qu’on a commencé à réaliser ce qui se passait et à saisir le rôle de
l’islam 17. »
Gardons-nous des anachronismes  : l’islam de la lutte algérienne n’est
pas celui, déchaîné, du fanatisme religieux que le terme d’islamisme évoque
aujourd’hui après la « décennie noire » et les actions terrifiantes menées par
Al-Qaïda ou Daesh. Mais il a été l’objet d’un choix politique et culturel fort
chez les premiers dirigeants algériens (Ben Bella, Boumédiène). Un choix
qui a provoqué dans la société et l’État algérien une disposition  aux
impératifs religieux qui n’est pas sans conséquences aujourd’hui et qui, dès
1962-1963, rendait perceptible la divergence entre la voie libéralo-
démocratique attendue après la décolonisation et la route effectivement
prise par l’Algérie.
Plusieurs éléments permettent d’illustrer cette route particulière, assez
éloignée, il faut bien le dire, de l’universalisme proclamé à l’époque des
luttes de libération.
Premier élément  : le Code de la nationalité de 1963. Selon Boualem
Benabdallah, rapporteur du projet de Code de la nationalité, « l’islam forme
le noyau sociologique de la nation algérienne ». L’article 34 du Code stipule
que pour être algérien, il faut posséder au moins deux ascendants en ligne
paternelle nés en Algérie, de religion musulmane. Les Européens et les
Juifs, même nés en Algérie, ne sont pas reconnus comme des nationaux
d’origine. Pour devenir algérien, ils doivent en faire la demande et cela
concerne aussi les Européens qui ont lutté avec le FLN pendant la guerre.
Aucune exception et, en outre, ceux qui voudront dans ce cadre se prévaloir
d’une demande de nationalité devront apporter « la preuve ou une offre de
preuve suffisamment circonstanciée de [leur] participation à la lutte de
libération nationale » (§ 1.8).
Intervenant à la tribune de l’Assemblée nationale, Hocine Aït Ahmed
considèrera cette « demande de preuve  » comme «  indécente  », mais rien
n’y fit. Ce fondement religieux de la nationalité présentait le double
avantage de renverser la stigmatisation religieuse du Code de l’indigénat
établi par l’ex-colonisateur et de purifier la nation algérienne au moment de
son avènement politique. «  Éminemment rétrograde  » pour de nombreux
anciens combattants et partisans de l’indépendance, ce Code de la
nationalité était aussi un outil d’exclusion  : «  En refusant notamment la
nationalité algérienne pour un million d’Européens, nous avons prévenu le
danger d’une Algérie bicéphale 18. »
 
Second élément  : l’État algérien a une religion officielle. Cela est
clairement stipulé par l’article 2 de la Constitution algérienne : « L’islam est
la religion de l’État  ». L’article  73 stipule, lui, que pour être éligible à la
fonction de président de la République «  le candidat […] doit être de
confession musulmane  » et ne pas posséder de double nationalité.
L’article 76 décrit la prestation de serment du Président élu, qui se fait « Au
nom de Dieu le clément, le miséricordieux  » en jurant «  par Dieu Tout-
Puissant de respecter et de glorifier la religion islamique » en premier lieu
et, ensuite, «  de défendre la Constitution, de veiller à la continuité de
l’État  »,  etc. C’est également en invoquant Dieu que le président de la
République commence tous ses discours importants à la nation aujourd’hui.
Auprès de lui, par ailleurs, est institué un Haut conseil islamique de quinze
membres, qu’il préside lui-même. Ce comité a pour mission (article  171)
d’encourager et de promouvoir l’«  ijtihad 19  », d’émettre des avis sur les
questions religieuses qui lui sont soumises et de présenter un rapport
périodique au Président.
Techniquement parlant, du fait de sa Constitution, l’Algérie présente les
caractéristiques d’une théocratie. Certes, il faut se souvenir que souvent,
comme le rappelle Bernard Lewis, ce qui est écrit dans les constitutions des
pays musulmans n’est pas pratiqué dans la réalité. Cependant, un certain
nombre d’évolutions sociales démontrent un durcissement de l’emprise
religieuse, notamment depuis la loi de réconciliation civile de Bouteflika
qui a permis aux islamistes de participer à la vie politique, au
gouvernement, et de prendre des positions affirmées dans l’économie et
l’espace social public.
 
Troisième élément : certaines évolutions sociales sont inquiétantes.
La première concerne le Code de la famille, institué en 1984 et qui
transforme de façon substantielle le statut de la femme. Jusque-là, elle était
absolument l’égale de l’homme (cela était inscrit dans la Constitution). Ce
Code introduit une équivoque en mettant en avant la charia qui place la
femme en situation de mineure dans de nombreux domaines (mariage,
divorce, voyages à l’étranger), sous tutelle du père, du frère ou du mari
selon les cas. Ce Code de la famille (que les Algériennes ont baptisé « code
de l’infamie » par dérision et colère) introduit donc une double commande
légale entre les citoyens et les citoyennes du pays.
La seconde concerne le délit de blasphème appliqué en Algérie aussi
bien à des non-musulmans qu’à des musulmans coupables. Plusieurs
affaires ont eu lieu récemment avec des condamnations à la clé pour des
propos considérés comme des insultes au Prophète ou pour des
interprétations considérées comme hétérodoxes et mensongères. L’Algérie,
d’ailleurs, défend ces démarches d’accusations blasphématoires et de
sanctions jusque devant les instances internationales (Unesco) en les
présentant comme des «  troubles à l’ordre public  ». C’est le cas d’un
Algérien de confession protestante, condamné à six ans de prison pour avoir
tenu, sur le Prophète et son épouse, des propos tenus pour blasphématoires
par les autorités religieuses. Le bras séculier s’est donc abattu sur lui, ainsi
que récemment sur un islamologue distingué qui interprétait le Coran. Un
dernier point  : le gouvernement algérien vient d’interdire les activités de
Caritas sur tout son territoire, au grand dam de l’Église qui n’ose pas trop
protester face à une décision sans motivation qui prive nombre d’Algériens
des activités sociales de cette organisation.
Depuis la loi de réconciliation instituée par Bouteflika au terme de la
« décennie noire » du terrorisme islamique, il est évident que les partisans
d’un islam à tendances dominatrices ont acquis des positions importantes
dans l’économie (informelle, notamment), dans l’État et dans la vie
quotidienne. La surveillance religieuse de la vie sociale et son
intériorisation psychique sont désormais des réalités pour les Algériens des
deux sexes. Le projet bouteflikien de grande mosquée à plus de 3 milliards
de dollars dans une Algérie qui manque par ailleurs de tant de structures
indispensables (des hôpitaux, par exemple) le prouve. Seul l’avenir et le
peuple algérien pourront dire comment les choses peuvent évoluer de ce
point de vue. Pour nous cependant en France, à une époque où les
polémiques sur la décolonisation, l’immigration et l’islam se sont
développées jusqu’à catégoriser (pour certains) la laïcité comme une
religion, il n’était pas inutile de rappeler ce que peuvent être les effets
sociaux et les réalités vécues d’une religion quand un État s’y rapporte
officiellement avec toute sa puissance et ses lois.
Médias : un pluralisme de façade
Lorsque l’on arpente les rues des grandes villes en Algérie, on peut
constater que les kiosques à journaux sont bien fournis. De nombreux titres
sont présents, dans leur grande majorité arabophones, donnant une
impression de foisonnement de la presse et donc d’une grande liberté
d’expression. Le lecteur peut d’ailleurs y trouver de très vives critiques à
l’égard des responsables politiques algériens, des autorités publiques en
général, nationales et locales et des articles sur les nombreux problèmes que
rencontrent dans leur vie quotidienne les citoyens algériens. À côté de
papiers d’enquêtes, souvent des éditoriaux, des dessins d’humoristes à la
plume redoutable pour le pouvoir algérien. Près d’une centaine de titres de
quotidiens sont recensés. Selon une enquête réalisée en 2010, 60  % des
Algériens âgés de plus de 15 ans lisent la presse quotidienne 20.
En réalité, cette situation cache une réalité plus complexe. Selon
l’enquête du rapporteur spécial des Nations unies Franck La  Rue sur la
promotion et la protection du droit à la liberté d’opinion et d’expression,
publiée en 2012, moins de six journaux sont considérés comme réellement
indépendants en Algérie. En 2016, c’est Reporters sans frontières (RSF) qui
dénonce dans un rapport accablant pour le pays, intitulé « Algérie : la main
invisible du pouvoir sur les médias », les violations de la liberté de la presse
par le pouvoir en place et qui fait état de son inquiétude face à l’asphyxie
progressive dans laquelle la presse algérienne est contrainte de travailler
depuis la réélection du président Bouteflika en 2014.
Concrètement, les autorités algériennes ont recours à trois armes très
efficaces pour mettre sous contrôle les médias, qui ont parfaitement
conscience de cette emprise. D’abord, l’État contrôle les imprimeries des
journaux (la Société d’impression d’Alger) et les réseaux de diffusion. Il
peut donc décider arbitrairement de l’impression et de la diffusion des
publications. Ensuite, il peut utiliser la publicité à des fins de pressions
contre les médias. L’Agence nationale de l’édition et de la publicité créée
par l’État en 1967, l’ANEP, décide en effet de l’attribution de la publicité
des entreprises et des administrations. La publicité, ressource financière
vitale pour la presse, provient en général d’organismes publics et
d’entreprises privées proches du pouvoir. Aussi, cette manne financière
profite d’abord aux journaux les plus soumis au pouvoir de la haute
hiérarchie militaire et des services de renseignement et de la sécurité. Enfin,
la troisième arme, la plus redoutable : celle des redressements fiscaux. Cette
véritable épée de Damoclès peut tomber à tout moment sur les équipes de
journalistes.
Un mois avant l’élection présidentielle de décembre 2019, bon nombre
de journalistes algériens se sont mobilisés pour dénoncer les abus dont ils
ont été victimes. En avril et pour la troisième fois depuis le début du Hirak
en  février, des employés de la télévision d’État, omniprésente dans
l’audiovisuel, ont manifesté à Alger contre la censure. Ils ont observé une
minute de silence, la main symboliquement posée sur la bouche, pour
dénoncer les entraves quotidiennes à leur métier. Un des leurs, Abdelmajid
Benkaci, déclarait  : «  Nous ne voulons plus être un service pour le
gouvernement ; nos équipes sont sur les manifestations ; c’est ici au siège
de la TV nationale qu’opèrent les ciseaux de la censure 21. »
En plein début du Hirak en mars 2019, quatre grands titres nationaux de
la presse ne bénéficient plus, subitement, de ressources publicitaires en
provenance de l’État. Deux titres en langue arabe et deux titres
francophones, afin de faire bonne mesure : El Watan, Liberté, Echorouk et
El Bilad.
En avril  2020, trois médias indépendants sont inaccessibles en ligne  :
Maghreb Émergent, Radio M, et le journal électronique Interlignes, pour la
deuxième fois en un an. Leur tort : couvrir les marches hebdomadaires du
Hirak. En  décembre de la même année, plusieurs sites d’information tels
que Ultra  Sawt, Twala, connaissent la même mésaventure. Tout comme
aussi Casbah  Tribune fondé par le journaliste Khaled Drareni, condamné
en mars 2020 à trois ans de prison ferme pour « incitation à attroupement
non armé  » et «  atteinte à l’unité nationale  », puis libéré en  février  2021.
Pourtant, dès son premier Conseil des ministres, en décembre  2019, le
nouveau président de la République, Abdelmadjid Tebboune, appelle le
gouvernement «  à consolider la liberté de la presse ». Il va même jusqu’à
ériger la liberté de la presse en «  principe immuable  » dans la nouvelle
Constitution adoptée par référendum le 1er novembre 2020.
Le jeudi 14 avril 2022, le quotidien Liberté fait sa une en titrant « Après
trente ans d’une aventure intellectuelle, Liberté s’éteint. Merci et au
revoir ! » Ce quotidien francophone a été créé durant la « décennie noire »
en 1992 par trois journalistes, grâce à l’appui du président du premier
groupe privé du pays  : Cevital, dirigé par Issad Rebrab. Le journal a
constitué un pôle de résistance reconnu face au terrorisme islamique. Quatre
membres de l’équipe, deux journalistes, un agent de sécurité et un chauffeur
ont été assassinés. L’indépendance de la rédaction était largement reconnue
tant en Algérie qu’au niveau international, et son caricaturiste, Ali Dilem,
considéré comme un grand par toute la profession. Des journalistes du
quotidien, comme bien d’autres, ont été mis en examen et sous contrôle
judiciaire après avoir réalisé des articles d’investigation durant la première
année du Hirak. Issad Rebrab justifie la liquidation du journal pour des
raisons économiques.
Le 4  mai 2022, le site  Forum Algérie publie l’information suivante  :
dans le classement mondial de la liberté de la presse  2022 réalisé par
Reporters sans frontières, l’Algérie se situe à la 134e place sur 180, perdant
encore  27 places depuis 2015. Elle y est décrite comme un pays «  où la
liberté de la presse recule de manière inquiétante et l’emprisonnement des
journalistes devient chose courante  ». Le ministre de la Communication,
Ammar Belhimer, déclare auprès de l’agence de presse officielle, l’APS,
que RSF « n’a rien d’une ONG » mais est un « élément actif de la chaîne
d’expression du soft power français à travers le monde ».
Pourquoi ce ministre de 67 ans, qui a fait son doctorat de droit et son
DEA de droit international du développement à l’université de Paris V, qui
a été l’un des fondateurs en 1988 du Mouvement des journalistes algériens,
a créé plusieurs journaux, a pris clairement position aux débuts du Hirak
dont il a fait l’éloge au cours de multiples interventions, en arrive-t-il à tenir
ce type de propos et à critiquer aussi avec violence ce même mouvement
lorsque celui-ci tente de repartir au printemps 2021  ? Serait-il sous
influence ?

L’étrange énigme des visas français


Le sujet de l’attribution de visas à des Algériens pour accéder au
territoire français est revenu en permanence tout au long de notre mission. Il
est bien sûr tout à fait normal que les critères d’octroi de visas soient
respectés et que chaque dossier soit étudié, en l’occurrence par nos
consulats, placés sous l’autorité du ministère de l’Intérieur et localisés à
Alger, Oran, Annaba et Constantine. Le problème est que, dans de trop
nombreux cas auxquels nous avons été confrontés, les décisions ne sont pas
claires et suscitent l’incompréhension des interlocuteurs. D’autant que
ceux-ci agissent dans le cadre des projets que nous montions ensemble. Ils
sont professeurs et vice-recteurs d’université, dirigeants ou cadres
dirigeants d’entreprises, responsables de clubs d’entreprises, élus, et ont
pour la grande majorité d’entre eux l’habitude de venir en France,
travaillant souvent depuis de nombreuses années avec des collègues
français.
Par conséquent, ils ne peuvent pas être soupçonnés d’être des candidats
à l’immigration clandestine. Pour un séminaire organisé en France avec
Cités Unies France et des élus des deux pays, les Algériens n’ont pas pu
avoir de visa ; pour une rencontre organisée dans une université française,
entre professeurs de cette dernière et des enseignants de quatre autres
universités algériennes avec lesquels nous travaillons, le vice-recteur de
l’une d’entre elles n’arrive pas à avoir son visa ; un étudiant algérien admis
dans plusieurs universités françaises pour terminer son cursus universitaire
envoie son dossier de demande de visa un 5  juillet et reçoit un courrier
négatif datant du 3 juillet ; un chef d’entreprise française implantée à Alger
dont l’associé algérien sur place n’arrive pas à obtenir un visa pour se
rendre en France afin de rencontrer de futurs partenaires doit remuer ciel et
terre auprès de multiples autorités françaises pour enfin obtenir une
réponse, en l’occurrence positive  ; plusieurs dirigeants d’entreprises d’un
club algérien d’entrepreneurs avec lesquels nous réalisions plusieurs projets
de partenariat se voient refuser un visa, sans aucune raison, alors que ceux-
ci travaillent avec des partenaires français depuis de nombreuses années  ;
une citoyenne algérienne qui se fait soigner pour un cancer en France par le
même professeur depuis plusieurs années et qui règle ses dépenses de santé
se voit soudain refuser un visa, alors qu’elle devait refaire un point sur son
traitement  ; en 2023, des enseignants et des artistes reconnus que nous
fréquentons et qui travaillent avec des collègues français depuis des
décennies voient leurs visas sur cinq ans transformés en visas à renouveler
chaque année, sans être sûrs de l’obtenir ; nous pourrions encore multiplier
les exemples.
Ce problème des visas altère les relations entre les deux pays et
constitue un sérieux obstacle à la création des partenariats. Plus grave
encore, le sentiment d’humiliation ressenti par toutes ces personnes.
Pourquoi y a-t-il autant de problèmes pour des personnes qui ne sont pas
dans des logiques de fuite de leur pays, qui ne sont ni des voyous ni des
ennemis de la république, alors que dans le même temps, nous ne sommes
même pas capables de mettre sous contrôle en 2022 l’imam Iquioussen, qui
a réussi à fuir et à quitter le territoire français après la validation de son
expulsion par le Conseil d’État le  30  août, faisant ainsi la une de tous les
médias français durant des mois et ridiculisant les autorités de notre pays ?
Et de plus, connu depuis de nombreuses années pour ses prêches mettant en
cause les principes même de notre république ?
Certes, en moyenne sur la dernière décennie, du moins avant la crise
sanitaire, l’Algérie occupe le second ou le troisième rang mondial (suivant
l’année derrière la Chine, le Maroc ou la Russie) au nombre de visas
demandés. En 2014 et  2015, par exemple, 553  000 visas court séjour
pour 323 000 en 2013, et 11 200 long séjour demandés, avec un taux moyen
de refus de  28  % et des délais de rendez-vous pour l’obtention d’un visa
entre six et huit semaines. Certes, le ministère de l’Intérieur a classé
l’Algérie dans la liste des huit pays-cibles les moins coopératifs en matière
de délivrance de laissez-passer consulaires.
Les consulats français ont fait de réels efforts de communication. Les
sites Internet présentent dans le détail la procédure et diffusent des
messages d’information invitant les demandeurs à la méfiance et au
versement strict des sommes présentées par le site, soit soixante euros pour
les personnes majeures pour un court séjour. Lors des multiples
déplacements de responsables gouvernementaux français en Algérie, la
facilitation de la circulation des personnes entre les deux pays est mise en
avant comme un objectif majeur. Un sujet à nouveau abordé lors du
déplacement d’Emmanuel Macron en Algérie en août 2022.
Et pourtant, un véritable marché noir des rendez-vous pour obtenir un
visa existe et prolifère en Algérie. Des intermédiaires pullulent, qui
réservent les créneaux proposés en ligne pour les revendre, parfois pour
plusieurs centaines d’euros, alors que le Smic algérien est de l’ordre
de  160  euros. Il devient difficile d’obtenir un rendez-vous sans payer ces
intermédiaires, qui de fait deviennent des relais des prestataires de services,
VSF Global et TLS Contact auprès desquels les consulats externalisent
cette fonction de prise de rendez-vous afin de pouvoir être en mesure de
répondre à toutes les demandes.
Il suffit de se promener dans les rues d’Alger pour apercevoir des
cybercafés affichant leurs tarifs sur leurs vitrines. «  Rendez-vous de visas
pour la France, l’Espagne, le Royaume-Uni… disponibles  ». Les réseaux
sociaux regorgent de propositions douteuses. À Alger, la police judiciaire,
dans un communiqué rendu public le 25 septembre 2022, informe qu’elle a
réussi à démanteler un réseau spécialisé dans la production et la vente de
faux visas, piloté par un homme et une femme se faisant passer pour des
fonctionnaires. De plus, l’aggravation de la situation sociale et économique
du pays encourage encore plus que d’habitude des Algériens à quitter le
territoire national, ce qui ne fait qu’amplifier l’escroquerie autour de
l’obtention de visas.
Ce véritable business pèse sur l’image de la France en Algérie. Certains
de nos correspondants en ont fait les frais, faute de pouvoir obtenir un
rendez-vous par les voies officielles. Le 28  juillet 2022, le sénateur des
Français établis hors de France, Olivier Cadic, a attiré par écrit l’attention
de la ministre de l’Europe et des Affaires étrangères Catherine Colonna sur
ce sujet. La réponse est en attente.

1.  «  Enquête  : gaz, électricité, le gaspillage des Algériennes et des Algériens provoque des
pertes financières colossales », Algériepart plus, 2 avril 2022.
2.  TSA, 17 février 2022.
3.  Direction générale du Trésor, « Lettre économique d’Algérie », no 108, mai-juin 2022.
4.  Déclaration de Rome, Sommet mondial sur la sécurité alimentaire, 1996.
5.  Harrag Masbah et Boulfred Youssef «  La sécurité alimentaire en Algérie  », Revue de
l’économie financière et des affaires, no 2, juin 2019.
6.  31 octobre 2020.
7.  Adlène Meddi, «  Historiens algériens en colère  : “Les archives sont embastillées”  », Le
Point, 5 avril 2021.
8.  Algérie Culture(s), 5 juillet 2020.
9.  Ibid.
10.  Adlène Meddi, « Historiens algériens en colère : “Les archives sont embastillées” », op. cit.
11.  Sofiane Orus-Boudjema, « Algérie-France : où en est le rapport d’Abdelmajid Chikhi sur la
période coloniale ? », Jeune Afrique, 15 août 2021.
12.  Guy Pervillé, « Analyse critique du rapport Stora », publiée sur son site le 17 février 2021.
13.  Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, op. cit., p. 10.
14.  Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, op. cit., p. 643.
15.  Robert Vétillard, La Dimension religieuse de la guerre d’Algérie, Éditions Atlantis, 2018.
16.  Ahmed Ben Bella, « L’islam et la révolution algérienne, Genève. », in Robert Vétillard, La
Dimension religieuse de la guerre d’Algérie, op. cit., p. 74.
17.  Revue Esprit, 1995.
18.  Benyoucef Benkhedda, Les Accords d’Évian, Publisud-OPU, 1998.
19.  Ce terme désigne «  l’avis réfléchi que les oulémas, muftis et juristes musulmans donnent
pour interpréter les textes fondamentaux de l’islam et en déduire le droit musulman ou pour
informer les musulmans de la nature d’une action (licite, illicite, réprouvée, etc.) » ; in Robert
Vétillard, La Dimension religieuse de la guerre d’Algérie, op. cit., p. 122.
20.  Enquête réalisée par la société IMMAR Research & Consultancy.
21.  Ryad Kramdi, AFP, dépêche publiée le 15 novembre 2019 à 15 h 45.
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La diversification de l’économie :

mirages, slogans et impossibilités

Ce samedi 4 décembre 2021, dans le grand amphi du palais des Nations


à Alger, le président de la République Abdelmadjid Tebboune préside
l’ouverture des travaux de la Conférence nationale sur la relance
industrielle. Organisée par le ministère de l’Industrie, elle réunit tout ce que
le pays compte de hauts fonctionnaires, de chefs d’entreprises publiques et
privées, et toutes les organisations publiques en lien avec l’industrie. Deux
jours auparavant, le directeur général du ministère de l’Industrie, Abdelaziz
Guend, l’un de nos interlocuteurs engagés au sein de ce ministère, un
véritable serviteur de l’État qui ne compte pas ses heures, s’exprime à la
radio nationale et donne le ton : « Cette conférence doit aider à trouver des
solutions à tous les blocages qui entravent aujourd’hui la relance de
l’économie, aussi bien sur le plan logistique, que sur les plans financier et
réglementaire. »

La ritournelle de la diversification
Le Président lance ce jour-là un véritable ultimatum  : «  L’Algérie
compte beaucoup sur l’apport de l’industrie dans la relance et la
diversification de son économie. Mais les efforts consentis font face sur le
terrain à des entraves intentionnelles qui obéissent à des calculs
politiciens.  » C’est un long et violent réquisitoire qu’il fait contre la
corruption, contre les blocages à tous les niveaux de l’État des projets
d’investissement dont plusieurs centaines attendent toujours des
autorisations. Il va même jusqu’à qualifier les entraves au lancement de ces
projets de « crime contre l’économie » et de « signe de grande déchéance ».
Il poursuit en fustigeant la non-application des instructions relatives à la
mise en place d’un agenda pour le paiement des dettes des jeunes, un projet
soutenu par l’Agence nationale d’appui et de développement de
l’entrepreneuriat et renonçant aux poursuites judiciaires contre ces jeunes
entrepreneurs. Il déplore aussi la situation de certains d’entre eux qui ont dû
mettre fin à leur activité pour des problèmes d’ordre administratif et
juridique.
Le Président rappelle les instructions données aux banques (publiques
pour la quasi-totalité), prévoyant un financement à hauteur de  90  % du
montant des projets. S’adressant aux fonctionnaires de l’État central et à
ceux présents dans les territoires, il leur rappelle que « le bon responsable
est celui qui facilite le développement local et non celui qui cherche des
excuses pour ne pas signer une autorisation prévue par la loi  ».
Abdelmadjid Tebboune se sent même obligé de donner une leçon de base de
plus à ses propres troupes administratives  : «  L’investisseur n’est pas un
ennemi ni un adversaire. Il complète le travail de l’État, d’où la nécessité
d’établir entre l’investisseur et l’administration une relation fondée sur la
confiance et la coopération au service du pays. » L’agence gouvernementale
Algérie Presse Service souligne en noir ce dernier paragraphe, dans son
communiqué de presse, ce 4  décembre 2021, au titre choc  : «  Tebboune
ordonne d’opérer une nouvelle révolution industrielle ».
Il faut dire que le Président algérien était déjà intervenu à plusieurs
reprises, depuis son élection en décembre 2019, sur cette thématique. Ainsi,
par exemple, tenait-il ces propos le 16 février 2020, toujours dans l’enceinte
du palais des Nations, devant l’ensemble des walis du pays  : «  Nous
produisons de bouche-à-oreille. Untel produit à Sétif, untel produit à
Tlemcen ou Annaba… Il y a des gens qui importent des produits qui
existent en Algérie. Il y a des intrants destinés pour le fonctionnement de
certaines industries produits localement, mais nous les importons. Nous
importons même du sable, alors que les trois tiers du pays sont du sable ». Il
déplorait même «  qu’en 2020, nous ne savons pas ce que nous
produisons 1. »
Il est vrai que le Hirak est passé par là  ; et les nombreuses poursuites
judiciaires qui ont eu lieu depuis paralysent l’administration. Pour autant, le
Président Tebboune n’est pas le premier à ordonner une révolution
industrielle et l’indispensable diversification de l’économie qui va avec.
Depuis plusieurs décennies, cette thématique revient dans les discours
des Présidents successifs, et les études réalisées sur ce sujet, en particulier
par des universitaires, sont nombreuses, mais restent dans les tiroirs. Le
précédent Président, Abdelaziz Bouteflika, en janvier 2019, soit au bout de
vingt ans de règne, déclare encore que « la diversification économique est
un objectif central et incontournable dont les résultats réalisés jusque-là ne
2
sont pas négligeables, mais demeurent insuffisants .  » Près de dix ans
auparavant, le même Président informe son ministre de l’Énergie et des
Mines, Youcef Yousfi, que « l’économie algérienne doit trouver les moyens
de se diversifier et de ne plus dépendre uniquement de ses hydrocarbures »
(Jeune Afrique, 4 août 2011).
Pourtant, les Algériens dans leur ensemble connaissent très bien cette
situation. Et les autorités publiques, l’intelligentsia du pays et la sphère
entrepreneuriale savent ce qu’il conviendrait de faire. Le fossé paraît ainsi
d’autant plus grand entre l’inaction des autorités publiques et le niveau de
compétence des élites du pays.

Une expertise de qualité existe :

le pays sait ce qu’il faut faire

Il suffit de lire les centaines d’articles parus dans la presse et les


nombreux rapports, études, thèses publiés depuis plusieurs décennies, tous
plus lucides les uns que les autres sur ce sujet  et forces de propositions,
pour se rendre compte de la lucidité des différents acteurs de ce pays sur ce
point. Nous n’en citerons que quelques exemples pour la dernière
décennie : « L’Algérie otage de ses hydrocarbures : obligation de réformes,
urgence d’une reconversion  » (publication dans Les Cahiers de la
Méditerranée, 2010)  ; «  Le triste bilan d’une économie algérienne sans
espoir », (La Tribune, Alger, 5 juillet 2012) ; « L’économie algérienne face
à la diversification  : quelles perspectives  ?  » (Les Cahiers du CREAD,
2013)  ; «  Quid de la diversification économique en Algérie  ?  » (Le Soir
d’Algérie, 19 mars 2018) ; « Les limites de la diversification économique »
(mémoire de master, université de Bejaïa, 2018)  ; «  Les ratés d’une
diversification annoncée  » (El  Watan, 15  octobre 2018)  ; «  Surmonter la
paralysie économique de l’Algérie  » (Crisis Group,
rapport  novembre  2018)  ; «  La non-émergence économique de l’Algérie,
l’échec des réformes menées depuis 2000  » (Magazine  Moyen-Orient,
3  janvier 2019)  ; «  Les exportations hors hydrocarbures et options
stratégiques. Cas de l’Algérie  » (thèse, université de Mostaganem,
octobre  2020)  ; «  L’urgence de privatiser des entreprises publiques en
perdition » (Algérie Eco, 4 avril 2021), etc.
Quelques laboratoires d’idées se sont aussi créés et constituent des lieux
d’échanges et des sources de propositions pour les autorités publiques et la
société en général. Ainsi, par exemple, le laboratoire d’idées NABNI (Notre
Algérie bâtie sur de nouvelles idées) qui signifie en arabe « Construire  » a
été fondé en 2011 et regroupe désormais un noyau dur de soixante
membres, des jeunes entrepreneurs, des universitaires, des économistes, des
consultants, des cadres d’entreprises, résidant en Algérie comme en France.
Immergés dans le contexte des révolutions arabes, ses membres veulent
croire en un Printemps algérien.
Les titres de leurs rapports, une quinzaine au total, sont éloquents. Le
premier, en 2012, traduit bien l’ambition de ses auteurs  : «  Vers un plan
d’action de rupture pour l’année du cinquantenaire  » (sous-entendu de
l’indépendance). Une note, en 2013, est rédigée à l’attention du Premier
ministre de l’époque, Abdelmalek Sellal, dans laquelle NABNI résume ses
« Cinquante chantiers de rupture pour bâtir l’Algérie de 2020 ». La même
année, un rapport intitulé « Cinq enseignements du Titanic à l’attention du
“navire Algérie”  » paraît, dans lequel, dès l’introduction, les auteurs se
montrent très lucides : « Toutefois, le risque est que ce cri d’alarme citoyen
ne subisse le sort des avertissements télégraphiques que le Titanic avait
reçus la veille de son naufrage  : ces messages avaient été ignorés par un
poste de commandement obstinément convaincu que les icebergs annoncés
n’étaient pas si proches ».
Toujours en 2013, un rapport de ce collectif porte sur le sujet majeur de
la diversification : « Cap sur la diversification : une nouvelle approche pour
amorcer un long virage ». Tout y est. Prenons le temps de nous y plonger
quelques instants. Pour ses auteurs, il ne s’agit pas de proposer un énième
ensemble de mesures, mais de réaliser dans la durée un changement de
gouvernance pour un nouveau modèle économique :

Des batteries de mesures ont été tentées, comme les incitations


fiscales, les garanties et les crédits subventionnés, les
programmes de mise à niveau, les soutiens à l’export, les
assainissements et plans de relance en série,  etc. La liste est
longue, les montants engagés colossaux. Au final […], notre
production industrielle à environ  5  % du PIB est presque
insignifiante au regard de ce que nous importons. Nos besoins
alimentaires sont couverts à moins de  30  % par la production
locale. Le budget de l’État n’a jamais été aussi dépendant de la
fiscalité pétrolière. […] Les expériences passées nous
commandent d’adopter une nouvelle approche de la gouvernance
économique qui s’attaque aux causes des échecs d’hier.

Pour NABNI, ce changement profond dans la conduite des politiques


économiques repose sur trois axes. D’abord «  couper progressivement le
cordon de la rente  », avec en particulier l’inscription dans la Constitution
d’une « règle d’or budgétaire qui limite progressivement la part du budget
de l’État provenant de la fiscalité des hydrocarbures, jusqu’à la ramener à
zéro en vingt ans  ». Ainsi, cette réduction progressive de la dépendance
budgétaire aux hydrocarbures permettra de disposer d’excédents suffisants
pour financer la nécessaire transition économique.
Après cet acte « fondateur », le deuxième axe consiste à «  instituer la
transparence comme socle de l’efficacité de l’action de l’État, notamment
par l’évaluation indépendante de ses politiques  ». On mesure ce que cela
signifie dans un pays où la corruption règne à tous les étages, avec la pointe
de la pyramide qui donne l’exemple. «  Transparence totale sur la
commande publique […], transparence et publication des états financiers de
tous les organismes publics  »,  etc. Enfin, un troisième axe réside dans
«  l’institutionnalisation de la concertation comme mode de conception, de
suivi et de mise en œuvre des politiques publiques ».
Le président de l’organisation patronale, le Forum des chefs
d’entreprise (FCE), Reda Hamiani, tenait en 2014 des propos qui allaient
dans le même sens. Au cours du colloque « Rencontres Algérie 2014 », qui
se tenait en France, au Sénat, le  15 mai de cette année, où nous avons pu
échanger longuement ensemble, celui-ci parlait avec beaucoup de lucidité :
« Le pays s’est adossé à des recettes pétrolières, sacrifiant son agriculture et
son industrie lourde. Il est aujourd’hui urgent de changer de cap […]. Ce
travail d’analyse des expériences passées conduira à réorienter le modèle de
croissance en ouvrant le spectre des intervenants, intégrant notamment les
acteurs du secteur privé et international, afin de ne plus tirer la croissance
uniquement de la dépense publique. » Et de marteler : « La priorité absolue
est de sortir de l’emprise pétrolière  », il est «  urgent de diversifier
l’économie ».
Ces propos, ces analyses, sont partagés par des dirigeants d’entreprises
du secteur privé, les premiers à être pénalisés par un environnement aussi
défavorable à l’entrepreneuriat et à la production de biens et de services, et
donc à l’emploi et à la montée en qualification de la main-d’œuvre.
Slim Othmani, qui a développé et préside l’entreprise NCA Rouiba,
productrice de jus et boissons aux fruits, fondée par son père et son grand-
père en 1966, a aussi créé un laboratoire d’idées, le CARE (le Cercle
d’action et de réflexion autour de l’entreprise). Il dénonçait déjà, il y a plus
de vingt ans, la trop faible densité d’entreprises dans le pays en
comparaison avec les pays voisins, comme le Maroc ou la Tunisie, ainsi que
la nécessité de diversifier l’économie, en particulier par la simplification
des procédures administratives, la non-discrimination entre les entreprises
industrielles et les entreprises de services, tout en accordant une attention
particulière aux entreprises productrices de savoirs.
Avec colère, Slim Othmani déclarait en 2014 avec une grande liberté de
ton combien «  il est totalement criminel et injuste d’enfermer une belle
entreprise comme la mienne ou d’autres à l’intérieur des frontières de
l’Algérie. Nous possédons des opportunités exceptionnelles tant à l’échelle
régionale qu’africaine, qui sont réduites à néant par les lois contraignantes
et la lourde bureaucratie algérienne  ». Il ajoutait, cinglant  : «  Le pouvoir
s’entête à garder un contrôle total sur l’économie […]. Qu’ils restent au
pouvoir s’ils le souhaitent, mais de grâce, qu’ils aient un peu plus de vision,
de leadership 3. »
Kamel Moula est président du Club des entrepreneurs et industriels de
la Mitidja (CEIMI)  ; avec lui, nous avons construit et mis en œuvre, à
travers plusieurs projets de partenariat, une convention de partenariat
industriel franco-algérienne, véritable plan d’action pluriannuel. Devenu un
de nos interlocuteurs les plus constructifs avec toute l’équipe de direction
du Club, il nous disait, dès nos premières rencontres en 2014, que «  la
France est le partenaire de l’Algérie pour l’Europe, et l’Algérie est le
partenaire de la France pour l’Afrique ». Il est lui aussi un exemple de ces
entrepreneurs algériens qui se battent au quotidien dans un environnement
national peu propice. Avec d’autres dirigeants, Kamel Moula a d’ailleurs
créé en  février  2022 une organisation patronale, le CREA (le Conseil du
renouveau économique algérien) dont l’objectif est de contribuer à
rassembler encore nombre d’entreprises.

L’Algérie a fait le chemin inverse


de celui effectué par les pays émergents

Le FCE publie en 2015 une «  Étude sur les perspectives de


diversification de l’économie nationale  ». Son auteur, Rafik Bouklia-
Hassane, professeur d’économie à l’université d’Oran, est un expert
reconnu dans le domaine industriel, en Algérie comme en France où il a
soutenu sa thèse, «  Financement externe et croissance dans les économies
en développement  : le cas de l’Algérie  », à la faculté de sciences
économiques et de gestion de Lyon. C’est un homme avec lequel nous
avons échangé à plusieurs reprises, très sympathique, discret, rigoureux et
libre dans ses interventions, souvent sollicité par les autorités publiques
pour réaliser des travaux sur l’industrie algérienne. Dès l’introduction, le
constat est posé dans toute sa rudesse  : «  Cinquante ans après
l’indépendance, l’observation importante qui peut être faite est que
l’économie nationale n’a pas encore pu construire une base productive
endogène  ». La réponse de l’auteur à ce constat est argumentée  : «  Cette
situation renvoie à une dimension structurelle  : les transformations que
l’économie a connues durant les dernières décennies ». Le rapport analyse
la nature des transformations économiques dans les pays nouvellement
industrialisés, comme les pays asiatiques (Corée du Sud, Singapour,
Thaïlande, Chine,  etc.) progressant vers une industrie de plus en plus
innovante et des services à productivité élevée, au contraire de l’Algérie qui
a suivi exactement le chemin inverse.
L’Algérie a connu «  une dé-agriculturisation sans industrialisation  »,
poursuit ce rapport  : «  Celle-ci est allée dans le mauvais sens  : elle s’est
accompagnée au contraire, de la fin de la décennie 1970 jusqu’à nos jours,
d’un processus de désindustrialisation et d’expansion du secteur informel
alors même que l’industrie est censée être le secteur moderne et porteur de
l’accroissement de la productivité de l’économie nationale ». Tout est dit.
Alors que de nombreux pays dit « du Sud » dans les années 1960-1970
ont réussi depuis leur décollage économique, à des degrés certes divers, que
ce soit en Amérique latine (Brésil, Argentine), en Afrique (Afrique du Sud,
Nigéria) ou en Asie (Corée  du  Sud, Indonésie, Thaïlande, Inde,  etc.),
l’Algérie, malgré ses énormes ressources financières issues de ses
exportations d’hydrocarbures, n’a pas réussi à émerger. Même par rapport
aux autres pays exportateurs de pétrole et de gaz, le fossé quant à
l’industrialisation de l’économie nationale persiste. La part de l’industrie
dans le PIB est inférieure de  3  % à la moyenne des pays pétroliers
comparables à l’Algérie en termes de PIB par habitant, précise ce même
rapport.
Après un travail rigoureux sur les enjeux, la méthode d’identification
des filières industrielles prioritaires, les liens avec la politique économique,
l’auteur aborde une «  question cruciale  », celle de la gouvernance des
politiques économiques de diversification : « Dans ce domaine, l’innovation
institutionnelle est aussi importante que l’innovation productive  ». C’est
bien le problème central.

Une remise en perspective :

au-delà de l’analyse économique

À l’indépendance, l’Algérie est un pays essentiellement agricole, très lié


au marché français. Elle vend des produits agricoles à la France et lui
achète des produits industriels. Les deux tiers de ses exportations sont
constitués de trois produits agricoles : les vins, les fruits et les légumes. Et
elle importe de France des machines, des métaux, des articles chimiques et
des véhicules. La viticulture demeure la principale source de revenus pour
le pays, ce qui ne peut permettre de faire face à une démographie en forte
expansion. Les exportations ne couvrent qu’entre la moitié et le tiers des
importations au cours de ces années, traduisant un déficit constant de la
balance commerciale.
Dès son arrivée au pouvoir en 1965, Houari Boumédiène fait le pari de
passer rapidement d’une économie agricole, encore largement sous-
développée, à un système fondé sur l’industrialisation du pays, conçue
comme la locomotive de la croissance. L’idée, dans le contexte de l’époque,
demeure alors partagée par de nombreux experts, dont l’économiste
français d’inspiration marxiste Gérard de Bernis qui enseigne alors à
l’université de Grenoble ainsi que le président de l’Institut des sciences
mathématiques et économiques appliquées de Paris. En économie du
développement, il introduit le concept d’« industrie industrialisante  » dont
vont s’inspirer les autorités algériennes. Il sera d’ailleurs l’un de leurs
conseillers les plus influents de l’époque. L’idée est que des industries de
base peuvent jouer un rôle moteur dans le développement d’un pays en
exerçant des effets en amont par les approvisionnements nécessaires et en
aval par les débouchés ainsi créés.
Le gouvernement lance alors la réalisation de grands ensembles
industriels dans des activités comme l’énergie et la pétrochimie, la
sidérurgie, les mines, l’hydraulique avec la construction de barrages, la
fabrication d’équipements agricoles comme des tracteurs, des
moissonneuses-batteuses, des pièces industrielles, etc.
Il s’agit également de diminuer les fortes disparités d’une région à une
autre, issues de la colonisation, en particulier entre les zones littorales et
l’intérieur du pays. Dans les années 1965-1975, le haut-fourneau
d’El  Hadjar près d’Annaba est mis à feu en 1969  ; l’unité d’engrais
phosphatés d’Annaba en 1972  ; des complexes de production textile
naissent dans plusieurs zones du territoire, à Constantine, Batna, Oued
Tiélat  ; Alger n’est pas oublié avec le complexe de Sidi-Moussa en
industries métallurgiques du bois et du bâtiment. Puis l’industrie se diffuse
à l’intérieur jusque dans les localités des Hautes  Plaines. Au cours des
années qui suivent, un site de production de matériel agricole et
d’électronique grand public se construit à l’ouest, à Sidi  Bel  Abbès, une
usine de cycles à l’est à Guelma à cent cinquante kilomètres de la frontière
tunisienne et un site de production de piles et d’accumulateurs sur les hauts
plateaux à Sétif.
Avec les témoignages que nous avons recueillis un peu au hasard de nos
rencontres, nous constatons qu’il y a eu un engagement très fort de toute
une génération qui s’est investie au service d’une Algérie nouvelle.
Beaucoup de sacrifices, des semaines de travail très lourdes, des salaires
très bas, parfois versés en bons de semoule, de sucre ou de café. Les
déceptions sont d’autant plus fortes lorsque les mêmes qui ont travaillé dur
voient leur pays s’enfoncer dans la corruption et la désindustrialisation,
source de chômage et de perte de confiance en l’avenir.
En 1973, le premier choc pétrolier se traduit par un triplement des
recettes des exportations d’hydrocarbures du pays. La moitié des
investissements industriels est consacrée à ce même secteur. Aussi, une part
importante des revenus pétroliers et gaziers vont augmenter les moyens de
produire encore plus d’hydrocarbures. Le régime algérien privilégie cette
source de revenus faciles, qui lui permet, par la redistribution de cette rente,
de pallier en partie son manque de légitimité politique. D’un côté, il s’agit
d’industrialiser le pays et donc de le diversifier ; de l’autre, de favoriser une
économie dépendant quasi exclusivement du gaz et du pétrole qui permet
aux élites au pouvoir de se maintenir et de bénéficier de cette rente qui ne
profite qu’à eux. Une contradiction insurmontable.
Avec le niveau de corruption qui ne cesse de croître, il est de fait plus
intéressant de favoriser la construction d’usines et les importations d’inputs
(les consommations intermédiaires nécessaires) pour augmenter les
commissions illégales en devises que de favoriser la production locale.
Autrement dit, plus les investissements se multiplient, moins ils sont
productifs. La rente pétrolière et gazière a été mise au service «  de la
constitution d’une vaste organisation clientéliste informelle opérant sous le
4
couvert des institutions officielles . » Aussi, l’Algérie est l’un des très rares
pays dans le monde où la productivité ne cesse non seulement de baisser,
mais devient de plus en plus négative. Ainsi, du début des années 1960 aux
e
années 1990, l’Algérie devient le 85  pays dans le classement mondial des
pays en fonction de la productivité de leurs économies respectives, loin
e e e
derrière des voisins tels que le Maroc (66 ), la Turquie (51 ), l’Égypte (40 ),
e
ou la Tunisie (15 ). Cette situation est catastrophique pour l’économie
algérienne, qui régresse en termes d’efficacité.
Les grands monopoles industriels publics créés dans le cadre d’une
économie dirigée n’ont en effet ni la productivité, ni la rentabilité
nécessaires pour se développer. Faiblement innovants, dotés d’équipements
obsolètes, avec des difficultés à renouveler leurs produits,  etc. Cette
situation est néanmoins compréhensible, car les objectifs initiaux étaient en
priorité dans la création d’emplois, la mise au travail du plus grand nombre,
et dans l’accès aux biens pour un nombre de plus en plus important de
personnes. Les notions de rentabilité, d’innovation, de performance, de
faillite, telles qu’on peut les appréhender en économie de marché, n’avaient
alors aucun sens. Mais l’économie dirigée, de plus en plus bureaucratique,
étouffe toute velléité de transformation de ces grands ensembles industriels,
structurés autour de quelques dizaines de groupes publics très largement
subventionnés et gérés comme des administrations par leurs tutelles
ministérielles, avec des dirigeants sans autorité sur leurs propres salariés.
L’agriculture, quant à elle, se retrouve ainsi sacrifiée  : le niveau
d’autosuffisance, qui se situait aux alentours de  70  % à la fin des années
1960, tombe à  30  % au début des années 1980 et ne va plus s’améliorer
jusqu’à aujourd’hui. Et avec une population en forte augmentation qu’il faut
nourrir : celle-ci va passer de 12 millions d’habitants en 1966 à 19 en 1980,
à  25 en 1990, à 31  en 2000, à  44 de nos jours. Enfermée depuis les
années  1960 et  1970 dans une idéologie tiers-mondiste nataliste, l’Algérie
est un des pays à la plus forte natalité  au monde  : 8,1  enfants par femme
encore au milieu des années 1970. En 1962, 700 000 enfants sont inscrits en
primaire, 2 millions en 1970, 4,5 millions en 1980. Il faut former à la hâte
des milliers de moniteurs, parmi lesquels près de 11  000  instituteurs
français. Le quantitatif prime sur le qualitatif. Le système scolaire et
l’enseignement supérieur ne peuvent être à la hauteur des enjeux de
formation et de compétences nécessaires pour le développement du pays.
À la suite du contre-choc de 1986 qui voit le prix du pétrole divisé par
deux, de 25 dollars le baril fin 1985 à 10 dollars mi-1986, le pays, toujours
aussi dépendant de ses exportations d’hydrocarbures, se retrouve au bord de
la faillite. Ses recettes chutent de 40 %. Sur l’injonction du FMI, l’Algérie
lance une libéralisation de son économie et ouvre la voie à la privatisation
de ses groupes publics. Le gouvernement stoppe les programmes
d’investissement, réduit les programmes sociaux de grande ampleur  ; les
usines ferment, le chômage explose. Cette situation va conduire aux
émeutes de 1988, les plus importantes depuis 1962. Le déploiement de
l’armée, destiné à mettre fin à cette puissante agitation, suscite de nombreux
affrontements, des centaines de morts, un millier de blessés.
Ces événements précipitent la fin du parti unique et débouchent sur les
premières élections libres en 1991. Face à la montée des islamistes dans la
société et à leur victoire aux élections, l’armée organise un coup d’État. Les
islamistes prennent le maquis. La « décennie noire » de 1991 à 2002, avec
le terrorisme islamique, va ravager le pays, faisant entre  100  000
et 200 000 morts selon les estimations, faute de décompte officiel. Le pays
est à l’arrêt, les frontières fermées. Bouteflika arrive au pouvoir dans cette
situation en 1999. Il propose au pays un nouveau contrat social  : jeter un
voile pudique sur les horreurs de la « décennie noire » et se concentrer sur
le développement économique du pays. Grâce à un cours du pétrole au beau
fixe durant près de deux décennies, il peut offrir au pays une relative
sécurité économique en échange de la paix sociale. De plus, l’Algérie est
redevenue un partenaire crédible au niveau international au début des
années 2000, par son action résolue de lutte contre le terrorisme islamique
au cours de la décennie précédente. La guerre mondiale contre le
terrorisme  menée par les États-Unis réajuste les alliances internationales.
Pour autant, rien ne change quant à la structure de l’économie algérienne et
à ses maux.

La période Bouteflika (1999-2019) :

un carcan politique endiguant


la diversification de l’économie
Durant ces deux décennies, plusieurs plans pluriannuels vont être mis
en œuvre. Au total, ce sont  800 milliards de dollars qui vont être investis.
Une somme colossale, issue des revenus de la vente d’hydrocarbures. La
plus grande partie de ces capitaux publics concerne la réalisation
d’infrastructures dont le pays a grand besoin pour les avoir négligées
auparavant : autoroutes, routes, aéroports, ports, chemins de fer, barrages,
usines de dessalement, infrastructures de télécommunications. Et aussi la
construction de logements indispensables, avec la forte démographie du
pays et sa concentration progressive dans les grandes villes, le long du
littoral, ainsi que l’édification des écoles, des universités, des hôpitaux.
Dans le même temps, des politiques de «  promotion et
d’accompagnement des petites et moyennes entreprises  » sont mises en
œuvre. Déjà en 1993, un nouveau Code de l’investissement a supprimé le
plafonnement de l’investissement privé, jusque-là fixé à l’équivalent
de  70  000  euros. Dès 2001, des textes importants sont adoptés pour
encourager le développement de l’investissement privé, tant national
qu’étranger, avec une baisse significative des taxes, des redevances fiscales
et des charges sociales. Les procédures concernant la création d’entreprises
sont assouplies. L’accès des PME aux commandes publiques, très
importantes durant ces deux décennies, n’est pas oublié : par exemple, un
amendement de  décembre  2011 au Code des marchés publics prévoit de
réserver aux microentreprises 20 % des commandes publiques d’études, de
travaux et de services dont les montants ne dépassent pas  12  millions de
dinars, soit environ 120 000 euros.
Des programmes de «  mise à niveau et de renforcement de la
compétitivité des PME » sont décidés à partir de 2010. L’appui de l’Union
européenne et d’institutions communautaires notamment contribue aussi à
cet objectif. Ainsi par exemple, en 2009, l’Union européenne se donne pour
objectif, dans le cadre du projet DIVECO, de soutenir la diversification de
l’économie algérienne et la réduction de sa dépendance au secteur des
hydrocarbures. L’Agence française de développement (AFD) finance, entre
2007 et  2010, le programme Optimexport, pour accompagner la politique
de diversification algérienne de ses exportations hors hydrocarbures dont
Ubifrance (qui deviendra par la suite Business France) est l’opérateur. De la
même façon, l’Allemagne mobilise son Agence de coopération technique
(GIZ), qui subventionne un programme de développement destiné aux
entreprises de moins de vingt salariés sur la période 2007-2015.
Tandis que d’un côté, les autorités algériennes mettent en œuvre ces
deux grands chantiers, infrastructures et développement des PME pour
développer et diversifier le pays, de l’autre, tout est fait pour bloquer toute
constitution d’une sphère entrepreneuriale indépendante, productive et
innovante, indispensable pour dynamiser et diversifier l’économie, dont le
poids pourrait remettre en cause les équilibres tacites au sein du régime
algérien. Un cas unique de schizophrénie parmi les pays émergents. Citons
les verrous les plus significatifs.
D’abord, les autorités algériennes se sont dotées en 2006 d’un Conseil
national de l’investissement (CNI). Cet organisme, qui se réunit en principe
tous les trois mois sous l’autorité du Premier ministre, donne son feu vert et
décide des avantages accordés à des projets d’investissements algériens
comme étrangers supérieurs à  35  millions d’euros. À ce niveau bas
d’investissement, cela signifie que quasiment tout projet d’investissement
dans l’industrie ou tout autre secteur un peu significatif doit passer devant
le CNI. Il constitue pour le pouvoir un outil formidable pour contrôler le
rythme d’évolution du nombre de projets, écarter ceux portés par des
entrepreneurs considérés comme insuffisamment loyaux et coopter ceux qui
font acte d’allégeance. Centralisation à outrance, contrôle et fortes limites
de fait à l’acte d’investir.
Un ensemble de mesures très efficaces est ensuite mis en place afin de
mettre les investisseurs sous contrôle  : modalités opaques d’octroi des
énormes marchés publics, en particulier dans le domaine du BTP  ; accès
sélectif au financement des banques publiques  ; possibilité de refuser à
l’investisseur les licences d’importation pour acquérir les équipements dont
il a besoin pour monter son projet  ; blocage des marchandises dont
l’entreprise a besoin à leur arrivée dans l’un des ports du pays. C’est, par
exemple, ce type de mesure que les pouvoirs publics ont utilisé contre le
plus grand groupe privé algérien, Cevital, créé en 1998 et dirigé par Issad
Rebrab, connu pour sa trop grande indépendance à l’égard du
clan Bouteflika. Ainsi, en 2017, les conteneurs commandés par le groupe,
remplis d’équipements destinés à un important investissement dans une
usine de trituration de graines d’oléagineux à Bejaïa sont bloqués dans la
totalité des ports algériens.
L’acharnement du pouvoir algérien contre l’entrepreneur va même
provoquer de grandes manifestations de soutien en faveur de Cevital et de
contestation du pouvoir en place. Ainsi en  décembre  2018, à Bejaïa, des
milliers de manifestants dont de nombreux étudiants, des syndicalistes, des
membres de la Ligue algérienne des droits de l’homme (la LADDH), les
dirigeants des trois clubs de football de Kabylie défilent dans les rues après
s’être donné rendez-vous devant le siège du complexe agroalimentaire du
conglomérat. Des slogans en faveur de l’investissement et contre le pouvoir
fleurissent : « Libérez Cevital, libérez les projets, nous voulons travailler » ;
«  Nous ne voulons pas partir en harraga dans les embarcations de la
mort » ; « pouvoir assassin ».
Autre mesure dissuasive, décidée dans le cadre de la loi de finances de
2009  : l’obligation pour tout investisseur étranger de s’associer à un
partenaire algérien selon le principe de l’actionnariat majoritaire du résident
national : 51 % pour l’opérateur algérien, 49 % pour l’investisseur étranger.
Une règle qui, ajoutée à un environnement administratif déjà peu attractif,
donne aux entreprises étrangères souhaitant investir dans le pays une image
très négative de celui-ci. Il eût été tellement plus raisonnable et tout à fait
compréhensible pour l’État de citer les secteurs stratégiques dans lesquels il
ne souhaite pas une présence dominante d’opérateurs étrangers, par
exemple celui de l’extraction et de la distribution des hydrocarbures ou le
secteur des industries de défense, plutôt que d’appliquer une telle règle à
tous les secteurs de l’économie.
Résultat : parmi les pays du Maghreb, l’Algérie est de loin le pays qui a
le moins bénéficié d’apports d’investissements étrangers. Ce qui signifie
moins de savoir-faire technologiques que les États voisins, moins de montée
en gamme des productions locales, moins de qualification élevée des
salariés, pas d’apprentissage dans le management des entreprises, pas de
contribution au développement des territoires où seraient implantés ces
nouveaux sites de production avec leurs effets induits sur l’emploi, les
revenus des familles, etc.
Il faut dire que plus il y a de projets de coproduction d’un investisseur
étranger et d’une entreprise algérienne, plus il est difficile de contrôler
l’économie du pays. Plus il y a de productions « made in Algérie », moins il
y a d’importations. Et moins d’importations, c’est autant de leviers en
moins pour contrôler les flux de devises et faire fortune rapidement pour les
barons de la nomenklatura du pays. C’est ainsi que des domaines aussi
vitaux pour le pays que l’alimentation, le médicamentaire, l’armement et les
hydrocarbures sont gangrenés par de puissants mécanismes de corruption 5.
L’Algérie en est ainsi venue à même importer du sable, des pierres et des
carburants, tant le système de surfacturation et le transfert illégal de devises
via des sociétés écrans vers des paradis fiscaux demeurent efficaces pour
tous les profiteurs du système.
La schizophrénie du système politico-administratif atteint un sommet
avec la décision suivante  : les pouvoirs publics algériens en sont arrivés à
imposer à chaque investisseur étranger ce qu’ils nomment «  un taux
d’intégration », c’est-à-dire le recours à la sous-traitance locale, alors qu’il
y a un nombre infime d’entreprises existant dans ce domaine. Ainsi, par
exemple, dans l’édition du Journal Officiel algérien du 28 novembre 2017,
un décret de pas moins de cinq pages fixe « les conditions et les modalités
d’exercice de l’activité de production et de montage des véhicules  ».
Laissons de côté un luxe infini de détails. Le point majeur est le suivant : la
nouvelle usine de production doit s’engager à «  atteindre un taux
d’intégration minimum de 15  % après la troisième année d’activité, et
de 40 % à 60 % après la cinquième année et à respecter le détail des taux
d’intégration progressifs par catégorie, tel que fixé par la réglementation en
vigueur. Le détail des taux d’intégration progressifs par catégorie est fixé
par arrêté conjoint des ministres chargés des Finances et de l’Industrie et
des Mines. »
Il est bien entendu tout à fait souhaitable que l’État cherche à ce que les
investissements étrangers s’intègrent au mieux dans le territoire en faisant
appel aux compétences existantes. Mais cet objectif est fixé de façon
totalement décalée par rapport aux réalités industrielles du pays et pose
ainsi un véritable casse-tête pour les entreprises souhaitant s’implanter en
Algérie. De plus, ces taux d’intégration sont définis de façon totalement
bureaucratique, sans aucun dialogue préalable avec les représentants
patronaux des entreprises algériennes les plus concernées. Ensuite, la
définition de ces taux d’intégration n’est précédée d’aucune étude sur le
tissu d’entreprises algériennes : quelles sont ces entreprises ? Où sont-elles
situées  ? Dans quels domaines sont-elles présentes  ? Quel est
approximativement leur niveau de qualité des produits ? Sont-elles viables ?
Comment en effet imposer aux investisseurs étrangers un taux d’intégration
de 40 à 60 % au bout de cinq ans, sans savoir au préalable s’il existe sur son
propre territoire des entreprises dans les secteurs concernés ? Une situation
ubuesque.
Le ministère de l’Industrie lui-même ne possède pas d’information sur
les entreprises existant dans son propre périmètre. Nous nous souvenons de
ce grand groupe français automobile, souhaitant créer une usine de
production de voitures : le ministère de l’Industrie lui avait annoncé environ
cent quarante entreprises algériennes présentes dans le domaine de la sous-
traitance automobile. Après une longue enquête menée par une banque
française implantée de longue date, quatre seulement furent identifiées. Et
encore, un travail important était nécessaire pour mettre à niveau leur
production afin qu’elles puissent contribuer à la production de véhicules
dans la nouvelle usine dédiée. Une situation qui n’a jamais freiné un
responsable politique algérien quel qu’il soit parmi ceux que nous avons
rencontrés, ou un haut représentant des autorités publiques, un ambassadeur
par exemple, pour reprocher aux autorités françaises, dans leurs diatribes,
que les groupes français développent insuffisamment de liens avec des
sous-traitants algériens…
En ce qui concerne l’élaboration des politiques économiques, un
Conseil consultatif est créé en 2014. Il a pour mission de constituer un lieu
pour le dialogue social et de construire des compromis entre les trois
principales institutions qui forment ce qui est appelé la Tripartite  : le
Conseil des ministres  ; le Forum des chefs d’entreprises qui défend les
intérêts des entreprises et a gagné très rapidement en influence via son
président Ali Haddad, proche du pouvoir ; et l’UGTA, l’Union générale des
travailleurs algériens, ancienne centrale syndicale unique et confédération la
plus puissante du pays.
Le secrétaire général Abdelmadjid Sidi  Saïd la dirige depuis dix-sept
ans, après avoir succédé en 1997 à Abdelhak Benhamouda, assassiné par les
islamistes à Alger le 28 janvier de la même année, après avoir échappé à un
premier attentat en décembre 1992. Tout comme Ali Haddad, il est l’un des
plus fervents soutiens du Président Bouteflika. Il appelle les travailleurs à
voter pour ce dernier lors de la campagne de son quatrième mandat en
2014 ; il est à nouveau, au cours des mois qui vont précéder l’élection de
2019, l’un des leaders des partisans du cinquième mandat du Président, à
côté du FCE et de l’ensemble des organisations patronales, tenant de grands
discours très enthousiastes qui l’éloignent du monde du travail et de sa base.
Dans la pratique, si l’UGTA est censée être à gauche et le FCE libéral,
cette Tripartite est en fait d’une loyauté totale, pour ne pas dire soumise, à
l’égard du Président Bouteflika et de ses gouvernements successifs. Et les
processus de prise de décision demeurent toujours aussi opaques. Nous
avons d’ailleurs pu constater, dans le cadre de notre mission, combien les
ministères eux-mêmes ne communiquent pas entre eux  ; le travail
interministériel est inexistant, chaque ministère ne connaissant pas les
projets menés par les autres, quand ce n’est pas le président de la
République qui modifie par décret présidentiel des mesures annoncées par
le Premier ministre. Difficile dans un tel contexte de mettre réellement en
œuvre une stratégie de diversification de l’économie, a fortiori dans la
durée.

Au bout du compte, un pays très


vulnérable et instable

Au bout des deux décennies de l’ère Bouteflika, le constat est rude.


La croissance économique a été en moyenne de 3 % par an, alors que
celle des pays émergents a été supérieure à  5  % dans le même temps. Le
taux de chômage des jeunes adultes dépasse 25 %, et le taux d’activité chez
les femmes n’atteint pas  10  %. La production industrielle est encore plus
faible que dans les années 1980 avant la « décennie noire », pour se limiter
à 5  % du PIB avec un taux d’utilisation des capacités de production dans
l’industrie manufacturière qui ne dépasse pas 38 %.
L’industrie, au lieu de se diversifier, s’est au contraire encore davantage
recentrée sur la production de biens primaires avec les hydrocarbures, l’eau
et les produits miniers. La structure des exportations du pays est toujours
autant dominée par les ventes de pétrole et de gaz, qui représentent  97  %
des exportations totales  : le tiers du PIB et les deux tiers des revenus de
l’État. Le nombre de petites entreprises a certes été multiplié par quatre,
mais en termes d’innovation, de création de richesses, de transformation de
l’économie, les effets restent marginaux. Ce fardeau financier pèse de plus
en plus lourd pour acheter la paix sociale à coup de subventions, en
particulier dans les domaines de l’alimentaire (pain, huile, semoule,
lait, etc.) et de l’énergie, avec les carburants et le prix du kilowattheure les
moins chers au monde, ce qui entraîne des gaspillages, n’incite pas aux
économies d’énergie et encourage toujours plus la consommation
d’électricité. Le poids de l’économie informelle, quant à elle, n’a cessé de
croître pour représenter, suivant les estimations, de 50 à 70 % du PIB, avec
d’énormes quantités de capitaux qui circulent.
Selon le FMI, près de la moitié des emplois relèvent aujourd’hui de
l’économie informelle et ce chiffre n’a cessé de croître  : 34  % en 2000,
41 % en 2005, 47 % en 2010. Des salariés travaillent de façon illégale pour
des entreprises appartenant au secteur formel, alors que des salariés sont
employés illégalement par des entreprises elles-mêmes illégales, le plus
souvent des microentreprises. L’Union générale des commerçants et
artisans algériens (l’UGCAA) estime par exemple le nombre de
commerçants évoluant dans l’économie informelle à un peu plus d’un
million, et le nombre de points de vente à 2 000. Avec une part de l’emploi
informel dans le secteur commercial autour de 60 à 70 %.
L’économie informelle est aussi le lieu, et on peut le comprendre, où
une contrefaçon de masse empêche le marché algérien, et donc les
entreprises, de se développer et l’économie de se diversifier. D’après les
données des douanes algériennes, les produits contrefaits représentent,
d’une année sur l’autre, en moyenne 30 % de la totalité des produits vendus
dans le pays ; et 70 % de ces produits contrefaits sont importés de Chine,
donc par des importateurs algériens bien connus du pouvoir. Qu’elles soient
légales ou illégales, le domaine des affaires liées aux importations est
tellement lucratif, y compris pour nombre de membres du pouvoir politique
et militaire, que la diversification de l’économie qui permettrait de répondre
aux besoins des Algériens ne pourrait que réduire ce gigantesque pactole et
donc remettre en cause les privilèges de cette caste et les gains ainsi
obtenus.
Ce développement et ce poids considérable de la sphère informelle
constituent peut-être l’illustration la plus accablante pour le pouvoir de
l’échec des politiques économiques qu’il met en œuvre depuis plusieurs
décennies. Car c’est l’ensemble de l’environnement juridique et
économique défavorable à l’initiative privée et à l’entrepreneuriat qui incite
les Algériens à contourner la réglementation. Le décalage entre les
nombreuses procédures administratives et la capacité réelle sur le terrain
des administrations à les faire appliquer est en grande partie responsable de
la lenteur et de l’opacité des démarches ; lesquelles à leur tour produisent le
développement de la petite corruption et n’incitent guère les citoyens à
évoluer au quotidien dans le cadre légal.
L’insuffisance du système bancaire public constitue aussi un facteur à
part entière du développement de l’économie informelle  : ce sont des
réseaux informels qui gèrent la plus grande partie du marché du crédit,
aidés par la carence en moyens de paiement scripturaux qui permettent une
traçabilité des transactions. Enfin, le fait que les autorités publiques, tout au
long de ces vingt dernières années, aient soutenu largement la
consommation des Algériens par la dépense budgétaire et les aides de toutes
sortes avec une industrie du pays de plus en plus faible n’a fait qu’accroître
de façon massive des importations passant pour une grande part par
l’économie informelle.
Lors de la découverte, par un ami algérien, d’une des routes à l’ouest de
la capitale dans les années 2010, nous rencontrons un industriel possédant
un atelier de mécanique le long de cette voie, avec quelques machines-
outils anciennes mais fonctionnant très bien, que nous visitons. Cet homme,
la petite soixantaine, très investi dans son travail, le regard fatigué, le front
plissé, nous tient ces propos sur un ton las :
« Je suis en train d’arrêter progressivement mon activité, ce n’est plus
possible ». « Pour quelles raisons ? », demandons-nous. Il tend alors avec
lenteur l’index de sa main gauche vers l’autre côté de la route et nous
montre l’enchevêtrement des boutiques qui poussent comme des
champignons et se succèdent sur des centaines de mètres, et dont les
contenus en biens ménagers et de consommation de toutes sortes débordent
sur le trottoir, obligeant les passants à les contourner pour poursuivre leur
chemin. Il répond alors d’une traite :

Vous voyez tous ces produits ? Tous des produits contrefaits qui
viennent d’Asie, de très mauvaise qualité, mais que l’on peut
acheter pour une bouchée de pain. Que voulez-vous que je fasse
face à cela  ? Rien, j’arrête et mes deux compagnons aussi. Le
gouvernement s’en fout, les gens achètent pas cher, ça donne des
emplois aux jeunes qui n’en trouvent pas à la sortie du lycée ou
de l’université et ça enrichit les importateurs proches du pouvoir
qu’ils rétribuent ; le pays se vide de ses petites industries, mais
quelle importance  ? Un atelier qui ferme sans bruit et avec des
compétences acquises durement, ça ne se voit pas ; des magasins
remplis de camelote de toutes les couleurs et qui créent des petits
jobs à la pelle, ça se voit ; on devient un pays sous-développé.

Il ajoute cette formule pleine de bon sens que nous n’avons pas
oubliée : « Le low cost n’a jamais enrichi les pauvres ! »
Ce chef d’entreprise ne croit pas si bien dire. La Banque mondiale, dans
son rapport de juillet 2022, révèle que l’Algérie est devenue un pays doté
d’un revenu par habitant de plus en plus faible au cours des dernières
années, à un niveau proche de celui des Marocains, des Tunisiens ou des
Mauritaniens. De  5  490  dollars par habitants en 2014, celui-ci est passé
à 4 850 dollars en 2015, à 4 019 en 2019, à 3 570 en 2020. L’Algérie est
désormais le seul pays pétrolier ou gazier de toute la région Moyen-Orient
et Afrique du Nord (MENA) qui se trouve dans la catégorie des pays à
revenus intermédiaires de la tranche inférieure. Une catégorie proche des
pays à faibles revenus, ceux qui souffrent de la grande pauvreté.
À l’opposé de tous les pays émergents, le pouvoir, en faisant le choix
plus ou moins explicite durant les vingt ans de la période Bouteflika d’un
modèle axé sur le marché et la croissance des petites et moyennes
entreprises, a conduit l’économie dans l’impasse.
Ainsi, le message de stabilité martelé en permanence par les autorités
algériennes auprès des investisseurs étrangers et plus généralement auprès
des autres États n’est qu’une illusion. L’Algérie, avec une économie faible,
une dépendance forte à l’égard de la conjoncture mondiale des prix des
hydrocarbures, une société vulnérable et des citoyens considérant que
l’avenir n’a plus de futur, constitue un pays potentiellement très instable
pour lui comme pour l’ensemble de la zone géographique. Le Hirak qui se
met en place en février  2019 n’est pas le fruit du hasard ou d’un complot
construit de longue date par des ennemis extérieurs.

1.  Rédaction de Algérie Eco, « Tebboune : “Nous importons même du sable” », 16 février 2020.
2.  Entretien donné dans le cadre de la réalisation du rapport sur l’Algérie  2018, rendu par le
cabinet Oxford Business Group.
3.  Armin Arefi, « Algérie  : Slim Othmani, le patron qui a dit non à Bouteflika  », Le Point,
19 août 2014.
4.  William Byrd, «  Contre-performances économiques et fragilité institutionnelle  », revue
Confluences Méditerranée, no 45, 2003/2.
5.  Djillali Hadjadj, Corruption et démocratie en Algérie, La Dispute, 2001 (rééd.).
10

La décentralisation économique
en Algérie :

un parcours d’obstacles

Dans ce petit établissement de la côte est de l’Algérie, les rougets


pêchés du matin que le restaurateur nous sert, accompagnés de tomates, de
citron et d’huile d’olive, sont savoureux à souhait. En ce printemps 2015, ce
repas au soleil a un air de vacances. Le dirigeant d’une entreprise locale, un
entrepreneur d’une quarantaine d’années plein d’allant avec lequel nous
partageons ce déjeuner, reste cependant soucieux. Il veut développer son
entreprise, accroître ses capacités de production en agrandissant son usine,
embaucher des jeunes dotés d’une bonne formation initiale et travailler avec
des Français. Et il n’est pas content, car les obstacles administratifs se
multiplient. «  Le maire de votre commune est-il au courant de vos
projets ? » demandons-nous à notre interlocuteur.
Celui-ci s’arrête subitement de déguster son dernier rouget et nous
répond en nous regardant droit dans les yeux : « Quand vous venez pour la
première fois dans une wilaya, qui Alger vous dit-il de rencontrer en
premier  ?  »  ; «  Le wali  », répondons-nous. «  Et ensuite, Alger vous
conseille-t-il d’aller voir le maire ? » « Non, jamais ». «  C’est le wali qui
décide de tout, au nom de l’État », poursuit-il. « Des mois de travail pour
monter un dossier ; et quand un autre wali arrive, il faut tout recommencer !
Aucune continuité dans la gestion des dossiers, aucune culture
économique ! »
Pourtant, au cours des années 2000, dans un contexte d’abondance
financière due à la montée du prix des hydrocarbures, l’État central fait
évoluer sa vision du développement local et débloque des fonds pour les
territoires. La commune, considérée comme l’échelon territorial de base, est
dotée d’une autonomie financière et reconnue comme la base de la
décentralisation. Les textes régissant ses missions et son fonctionnement
s’enchaînent depuis les années 1960  : Charte communale dès 1966, Code
communal de 1967 complété par la loi de 1981, Code communal de 1999 et
celui de 2011.
Sur le terrain pourtant, rien ne semble changer depuis les pratiques
autoritaires du socialisme bureaucratique des années 1960 et 1970. Et nous
avons pu expérimenter les raisons mises en avant par différents experts
algériens à cet immobilisme 1, au travers des multiples projets de
coopération construits avec les acteurs des différents territoires algériens.
Tout d’abord, les communes demeurent presque totalement dépendantes
du financement de l’État, ne disposant pas par ailleurs de ressources
propres. Elles sont ainsi dans l’incapacité de faire l’apprentissage des
politiques territoriales. Ensuite la méfiance de la part de l’État à l’égard des
responsables locaux reste toujours vivace. La déconcentration des services
fait seule office de décentralisation. Les collectivités territoriales, les
communes comme les wilayas, demeurent de simples relais de l’action de
l’État. Enfin, dans leurs grands projets d’investissements publics (routes,
autoroutes, hôpitaux, construction de logements…), les autorités centrales
font peu de cas des spécificités locales.
Notre interlocuteur, en ce milieu de journée, se montre encore plus
direct : « En réalité, le fond du problème, c’est que l’État ne veut pas que
les citoyens prennent en charge leurs problèmes à travers leurs élus
locaux ».
Un tel contexte ne favorise pas la prise d’initiatives et rend complexe
l’apprentissage de projets en réseau, mobilisant par exemple l’université et
les entreprises d’un même territoire. L’implication des élus est très inégale
et leurs formations souvent très insuffisantes. Ainsi, dans une étude
concernant la région de Bejaïa, le constat montre que sur les vingt
communes constituant l’échantillon de l’enquête, sept seulement sont
dirigées par des élus diplômés. Bien entendu, le diplôme ne fait pas tout.
L’acquisition d’expérience et le travail en équipe dans la durée sont
essentiels. Comme le soulignent les auteurs de cette enquête  : «  […] le
manque de connaissances techniques, le manque de compétence des
dirigeants et des services des communes, d’une part, et la faiblesse des
prérogatives qui leur sont accordées d’autre part, ne font que diminuer le
rôle de cet acteur local qu’est la commune. Celle-ci devrait pourtant être
considérée comme le pilier du processus de développement des territoires
des collectivités locales 2. »
Il reste que l’engagement des équipes municipales, lorsqu’il est réel et
organisé, avec une population mobilisée, peut faire la différence dans la
gestion et le développement d’une ville… Ainsi, lors de notre premier
passage à Sétif, les rues, les trottoirs, les parcs et les places étaient propres.
Lors d’une nouvelle mission à Sétif fin 2018, la situation a totalement
changé  : la voirie part par plaques entières, les immondices s’accumulent
dans les parcs et les espaces verts, les déchets ménagers envahissent les rues
de nombreux quartiers populaires, l’éclairage public est défaillant, etc. Un
vieux Sétifien, entendant combien nous sommes surpris par ce délabrement
de la ville, nous apostrophe avec un air dépité : « Je ne reconnais plus ma
ville  ; on se demande si les éboueurs ne se sont pas mis en grève
illimitée… » Que s’est-il passé ? Un changement d’équipe municipale.
Dans le passé, la France et l’Algérie ont également tenté de construire
une coopération décentralisée, entre collectivités des deux pays. Mais il y
avait trop de problèmes structurels du côté algérien, malgré l’engagement
réel des équipes municipales. Avec les expériences vécues lors de notre
mission, nous avons pu tirer des enseignements pour proposer de nouveaux
canaux propices à la réalisation de projets de partenariat.

Une coopération entre collectivités


territoriales françaises et algériennes :

des problèmes structurels récurrents

Historiquement, la coopération décentralisée entre les deux pays a été


mise en place dans les années 1980 et a commencé à se développer à la fin
des années 1990, après la «  décennie noire  ». Les premières rencontres
algéro-françaises des maires et des responsables des collectivités
territoriales se sont tenues à Alger en 1999. Les deuxièmes à Paris en 2004.
Les sujets traités relèvent du ressort habituel des élus territoriaux  :
aménagement urbain, entretien des espaces verts, réhabilitation des anciens
bâtis et des sites historiques, gestion des déchets et actions en direction de
la jeunesse.
Il faut attendre douze ans pour que se tiennent les troisièmes rencontres,
cette fois à Alger en 2016, dont nous avons contribué à définir le contenu,
en lien étroit avec le Quai d’Orsay et Cités Unies France (CUF). CUF est
une association créée en 1975 qui réunit de nombreuses collectivités
territoriales françaises engagées dans l’action internationale. Elle va très
vite devenir un partenaire fidèle de notre mission, grâce à l’engagement de
longue date d’un ami, Georges Morin, natif de Constantine, qui préside au
sein de l’association le groupe  Pays Algérie où se retrouvent les
responsables des collectivités engagées dans des partenariats avec leurs
homologues algériennes.
Toujours impeccablement coiffé, avec une chevelure grise et blanche
abondante, lunettes fines, un regard tantôt rieur, tantôt concentré, le verbe
riche enrobé d’un accent pied-noir qu’il a su garder à 72 ans lorsque nous le
rencontrons, Georges Morin a l’esprit carré dans un corps rond. Il s’investit
énormément pour le rapprochement des deux pays à travers des actions très
concrètes, comme il a pu par exemple le faire dans l’élaboration du
partenariat entre Grenoble et sa ville natale. Un beau cas d’exemplarité dans
ce domaine de la coopération décentralisée. Maire d’un bourg en Côte-d’Or,
Brion-sur-Ource, depuis les années 1980, il sait rappeler aux autorités
françaises concernées que ce sont les élus qui demeurent les acteurs clés de
la coopération décentralisée. Avec raison, car celles-ci ont parfois tendance
à considérer avec un peu de suffisance qu’elles en sont les moteurs, et les
élus, les suiveurs.
Pour la mission, il constitue un gain de temps appréciable pour les
prises de contact afin de monter des projets en exposant dès le début les
besoins exprimés. La mission représente, aux yeux de CUF, le levier dont
elle a besoin pour élargir les partenariats aux domaines de l’entrepreneuriat,
de l’innovation technologique et de la recherche. Georges Morin nous a
ainsi invités à plusieurs réunions du groupe Pays Algérie de CUF. Des liens
se sont tissés, des projets ont été testés. Nous avons pu expérimenter une
véritable volonté de la part des membres d’aller de l’avant, avec des
expériences réussies, de longues histoires partagées comme dans les
jumelages entre Grenoble et la ville de Constantine que nous citions plus
haut ; Oran et Bordeaux, avec Alain Juppé que nous avons rencontré avec
son équipe ; Annaba-Dunkerque avec Michel Delebarre ; ou encore Lyon-
Sétif, en lien avec Gérard Collomb et son équipe chargée de l’international.
Des réussites certes, mais aussi de nombreux obstacles.
Ces derniers, majoritairement du côté algérien, sont de deux ordres : les
changements fréquents des interlocuteurs incontournables, tels que les
walis ; et puis la difficulté à maintenir dans la durée la mise en œuvre de
projets communs : l’équipe municipale change et dans de nombreux cas elle
ne sent pas concernée par les engagements de ses prédécesseurs. Une
pratique largement partagée également dans l’ensemble des ministères à
Alger. Cela commence à faire beaucoup…
Épuisement et lassitude à relancer leurs correspondants algériens  : la
coopération au niveau territorial n’est pas non plus, comme au niveau
national, un long fleuve tranquille, mais plutôt un oued, tantôt rempli d’eau,
tantôt à sec, sans que l’on sache pour combien de temps.
Bien sûr, le rôle des maires est déterminant, mais aussi celui des
présidents de région ; ils ont la possibilité d’orchestrer sur leurs territoires
respectifs la mobilisation des partenaires potentiels  : structures
d’intermédiation (CCI, Chambres d’agriculture, Chambres des métiers),
universités, entreprises et clubs d’entreprises, centres techniques, pôles de
compétitivité,  etc. Nous avons pu aussi rencontrer les équipes des régions
où les tissus économiques correspondent à de vrais besoins en Algérie : la
région PACA qui a déjà des rapports denses avec ce pays, les Hauts-de-
France, ou encore l’Île-de-France.

Aller à la rencontre des collectivités


territoriales :

un cas exemplaire de coopération
décentralisée détruit en plein vol

Lors d’une de nos toutes premières missions, en l’occurrence dans le


centre du pays, nous sommes invités par un wali, l’équivalent du préfet en
France, mais qui lui a seule autorité sur l’ensemble du territoire concerné, la
wilaya. Nous arrivons devant le bâtiment blanc. Il est midi. Nous
descendons de la voiture. Le wali s’avance vers nous, le visage bienveillant.
Tout en nous serrant la main, il nous interroge, avec un peu d’inquiétude
dans la voix : « Monsieur le haut responsable, nous sommes très honorés de
vous recevoir ici, mais où est votre délégation, où sont les autres
voitures ? » Nous lui répondons en souriant : « Merci beaucoup pour votre
accueil chaleureux, monsieur le wali, c’est un grand honneur pour nous  ;
nous n’avons pas de délégation avec nous, nous avons notre sac à dos, un
stylo et un carnet. Nous sommes là d’abord pour vous écouter et
apprendre.  » Notre rencontre fut très productive. Il nous ouvrit toutes les
portes de sa région.
Lors d’une de nos toutes dernières missions en Algérie, à Annaba, nous
avons pu rencontrer plusieurs personnes formidables au sein d’une même
journée. Comme le président de la Chambre de commerce et d’industrie et
son président, Riyad Mansouri, qui dirige une PMI de 400 personnes dans
le domaine de la production d’emballages, à l’humour ravageur : « Ici, les
entreprises font fortune dans deux domaines, les amortisseurs de voiture
tant les routes sont en mauvais état et dans la production de drapeaux
er
nationaux ! » (Nous étions le 31 octobre, la veille du 1  novembre, fête du
déclenchement de la révolution algérienne.) Ou encore Nadia Chettab,
professeure d’économie à l’université de la ville et experte reconnue en
numérique, qui ne ménage ni son temps ni sa peine pour mobiliser ses
étudiants, la municipalité et les institutions du pays dans ce domaine ; elle
va jouer un rôle clé dans la création, début 2022, d’un centre d’innovation
dans la ville. L’engouement des jeunes a été si intense qu’elle n’a pu refuser
de les accompagner tout au long du processus de création de cet espace,
avec l’appui progressif de toutes les institutions locales qui les ont rejoints.
L’Institut français est aussi très actif. Et à la fin de cette journée, nous
prenons part à une soirée dans la grande salle de l’hôtel Sheraton où nos
interlocuteurs ont réuni plusieurs centaines de personnes pour débattre du
développement des territoires et de la coopération entre les deux pays. Un
grand nombre de jeunes, curieux, attentifs, pleins d’énergie. Quelle joie de
dialoguer avec eux !
Les deux personnages que j’ai cités sont deux exemples parmi tant
d’autres  : nous n’avons jamais rencontré d’obstacles d’ordre humain au
cours de nos dizaines de missions sur le territoire algérien. Les obstacles
demeurent d’une tout autre nature.
En 2018, nous nous sommes rendus à deux reprises à Tizi-Ouzou,
capitale de la grande Kabylie, à cent kilomètres à l’est d’Alger. Ce qui nous
a valu, de la part de plusieurs de nos interlocuteurs algériens au sein de
ministères, un certain étonnement  : «  Pourquoi aller si souvent dans cette
ville  ?  » Comme pour nous rappeler que cette cité berbère a toujours été
rebelle aux politiques d’arabisation forcée imposées par le pouvoir politique
central, portant haut ses revendications culturelles et identitaires. Et que par
conséquent, nouer des contacts, chercher à monter des projets de
coopération dans ce territoire, consistait d’une certaine façon à apporter la
caution de notre mission, et à travers elle, celle du gouvernement français, à
son caractère particulier. Du moins c’est ce qu’il fallait comprendre.
Nous répondions qu’ayant multiplié les missions dans de nombreux
territoires algériens, il était plus que temps de découvrir celui-ci, où le
nombre d’entreprises par rapport au nombre d’habitants était le plus
important de tout le pays et que son université se situait régulièrement dans
le classement des dix premières universités algériennes, sur les quatre-
vingts existantes. Après tout, répondions-nous, sur le ton de l’évidence,
«  Tizi-Ouzou est bien en Algérie  !  » En général, cette dernière réponse
stoppait net l’échange avec ceux qui considéraient nos missions dans cette
ville avec une certaine suspicion.
Sans l’association Touiza-Solidarité implantée à Marseille et son
responsable Mohamed Khandriche, avec lequel nous avons noué des
relations de confiance, nous aurions perdu un temps précieux. Mohamed
joue depuis le milieu des années 1990 un rôle très actif dans le montage de
projets de formation, de développement dans le vaste domaine de
l’économie sociale et solidaire en Algérie et pas seulement en Kabylie.
Au cours de notre première journée en  février  2018, nous avons pu
rencontrer le wali, Mohamed Bouderbali  : un entretien très courtois, au
cours duquel celui-ci nous témoigne de son vif accord pour contribuer à
créer les conditions de partenariat entre opérateurs algériens et français dans
le cadre de notre mission.
Une très belle rencontre à la maison de la culture de la ville va suivre
cet entretien, où nous avons pu échanger avec une bonne trentaine
d’artisans, essentiellement des femmes, spécialisés dans la fabrication de
tapis, de bijoux, d’habits traditionnels, de poteries, de corbeilles, de paniers,
de nattes, etc., qui exposaient leurs produits. Des jeunes filles aussi étaient
présentes : certaines d’entre elles nous informaient ainsi de la formation en
apprentissage qu’elles faisaient et de leur ambition de créer leurs propres
entreprises pour créer, fabriquer et vendre des produits artisanaux en
bénéficiant de l’expérience de leurs aînées.
La transmission tente de se faire et avec elle, l’évolution des produits
aux besoins des consommateurs, en particulier en termes de design.
L’artisanat est une ressource capitale dans cette région montagneuse et
source d’emplois pour les jeunes dont la moitié est au chômage et où
l’agriculture est rendue très difficile par les contraintes géographiques. Ce
fut aussi un grand moment d’émotion, tant l’accueil et le dialogue ont été
chaleureux. Il était prévu que nous y passions moins d’une demi-heure.
Nous y sommes restés deux heures, et encore étions-nous malheureusement
contraints de mettre fin à cette visite, afin de ne pas faire attendre plus
longtemps les deux cents personnes qui avaient déjà pris place dans la salle
principale pour une conférence et un débat qui dura, lui aussi, plus
longtemps que prévu. C’est dire le besoin de ces populations d’échanger, de
parler de leurs vies avec beaucoup de pudeur et de dignité, de leurs métiers,
de leur souhait de travailler avec des Français et ainsi de développer leur
territoire.
La journée se termine avec la réunion de l’ensemble des organisations
d’intermédiation du monde entrepreneurial de la wilaya  : agriculture,
commerce et industrie, artisanat, tourisme, direction de la formation et de
l’enseignement professionnel, clubs locaux d’entreprises, association des
jeunes entrepreneurs. Et également les représentants des autorités publiques
et de l’université. Nous proposons alors de transformer la composition de
cette réunion en comité de pilotage. Ce dernier aurait pour missions, sous la
présidence du directeur local du ministère de l’Industrie et des Mines,
Moula Hamitouche, et placé auprès du wali, Mohamed Bouderbali, de
conduire une action de prise de contact avec les entreprises locales,
d’identifier avec elles leurs besoins en matière de coopération avec des
opérateurs français.
L’objectif fixé à la conclusion de cet échange consiste en l’organisation
d’un séminaire de deux jours avec des entreprises françaises des activités
concernées et les universités des villes françaises avec lesquelles la wilaya
de Tizi-Ouzou est jumelée : Saint-Denis en région parisienne et la Roche-
sur-Yon en Vendée. Très vite, un accord se dessine. Il est même frappant de
constater l’envie des membres présents de se retrouver ensemble dans
l’élaboration d’un tel projet de partenariat avec la France. Nous nous
engageons à revenir au cours du mois de mai suivant, pour faire ensemble
un point de situation sur l’avancement des travaux et la préparation d’un
séminaire franco-algérien à la rentrée.
Un énorme travail est réalisé sous la responsabilité du directeur du
ministère de l’Industrie au cours des semaines et des mois qui suivent par
l’ensemble des membres du comité de pilotage et Touiza, avec en
particulier une enquête élaborée en commun puis diffusée auprès des
entreprises locales.
Les cent vingt-deux sociétés contactées ont répondu, ce qui représente
un succès considérable. Une centaine d’entre elles travaille dans le secteur
agroalimentaire (conserveries, usines de production de semences, huileries,
sites de production laitière,  etc.) et le secteur manufacturier  (surtout des
petites usines de métallurgie à destination du BTP, de l’électroménager et de
la production automobile). Dans le domaine des services, nous avons
recensé une petite vingtaine d’entreprises  : cliniques médicales,
établissements hôteliers, agence de marketing, etc.
Ces entreprises ont toutes exprimé le souhait de travailler avec une
correspondante française. Quant aux domaines de coopération mis en avant,
il s’agit du co-développement des produits pour 60 % d’entre elles, et pour
près de la moitié, de l’assistance technique et d’un partenariat à
l’exportation. Cette enquête nous livre aussi un enseignement précieux  :
36  % des entreprises interrogées ont déjà coopéré avec des opérateurs
français. Il s’agit par conséquent de dynamiser les partenariats entre les
deux pays sur ce terreau très favorable et bien identifié, avec un processus
clair et soutenu dans la durée. La confiance est là. Il suffit de la mobiliser
dans une démarche collective. C’est ce à quoi nous nous employons.
Nous sommes de retour, les  22 et  23  mai suivants, avec Mohamed
Khandriche. Nous faisons à nouveau la route dans sa voiture depuis Alger,
en partant dès l’aube afin d’échapper aux bouchons de la capitale et de ses
alentours. Nous arrivons à Tizi-Ouzou deux heures plus tard. La ville
bouillonne. Nous remarquons que dans les nombreux magasins et boutiques
le long des rues, le personnel est largement à dominante féminine. Un peu
plus loin, sur une place, il est alors aux alentours de  9  h  30 du matin, les
terrasses des bistrots sont bondées  : exclusivement des hommes, souvent
jeunes, discutant autour d’une boisson.
Au cours de la première journée, grâce à l’action du directeur local du
ministère de l’Industrie, nous avons pu visiter huit entreprises industrielles,
avec leurs sites de production respectifs, dans des domaines d’activités très
variés tels que les équipements électroniques, l’habillement, la minoterie où
se préparent les farines de céréales, la laiterie et la sous-traitance
automobile. Autant de rencontres avec des dirigeants d’entreprises, jeunes
et moins jeunes, très entreprenants, vifs, s’exprimant dans un français
impeccable, et leurs équipes.
Le moment vécu le lendemain matin au sein de l’université Mouloud
Mammeri de Tizi-Ouzou a été aussi très instructif. Invités avec chaleur par
le recteur, Ahmed Tessa, très engagé dans le développement de son
université, à faire une conférence sur la coopération franco-algérienne, nous
nous retrouvons dans l’immense auditorium Hasnoua, rempli de plusieurs
centaines d’étudiantes et d’étudiants, ainsi que de professeurs. Cette
université qui ne comptait que 500 étudiants quand elle a ouvert en 1977 en
compte désormais plus de 55 000, et a été au cœur du « Printemps berbère »
de 1980. À cette époque, l’écrivain et linguiste Mouloud Mammeri, qui a
donné son nom à l’université et à la maison de la culture, devait faire une
conférence sur la poésie kabyle ancienne. Celle-ci fut annulée sur ordre des
autorités locales, probablement à la demande d’Alger. L’écrivain, qui venait
de la capitale, a été arrêté à Draa-Ben-Khedda, une petite commune à une
dizaine de kilomètres de Tizi-Ouzou. Les étudiants occupèrent alors les
locaux du campus en signe de protestation. La police les délogea avec
force. Mais le mouvement de protestation, parti de l’université, se propagea
à la population de la région. Des manifestations se déroulèrent à Tizi-
Ouzou, Bejaïa, Alger. La répression a été féroce.
Sur un plan politique, le «  Printemps berbère  » fut le premier
mouvement de contestation du régime algérien. Sur un plan culturel, c’est
l’affirmation de la culture berbère écrasée sous l’arabisation intensive de
l’administration, du système éducatif, menée par le pouvoir central depuis
deux décennies. De ces événements sont nés la Ligue algérienne pour la
défense des droits de l’homme (LADDH) et le Mouvement culturel berbère
(MCB).
Aussi, en contemplant lentement ce très large amphithéâtre, nous
découvrons avec une certaine admiration tout au long et tout en haut de
l’auditorium, des portraits géants de grands savants : Einstein, Freud, Marie
Curie et une bonne demi-douzaine d’autres. Après notre conférence, un
débat s’installe, puis quatre étudiants, garçons et filles, se succèdent au
micro pour présenter l’état de leurs travaux de thèse, tous réalisés en
partenariat avec des laboratoires d’universités françaises. Les quatre jeunes
gens insistent sur l’apport des professeurs et collègues français. Souriants,
précis, bien dans leur peau. Cette rencontre, ces échanges, un autre véritable
bain de jouvence dans l’univers opaque et épuisant du système administratif
algérien.
Au cours de l’après-midi, le comité de pilotage se réunit durant
plusieurs heures, toujours animé par le directeur local du ministère de
l’Industrie. Nous sommes à ses côtés afin de contribuer à l’animation des
débats et à leur orientation.
Un ensemble de décisions très concrètes est pris en fin de réunion  :
inscrire l’existence de ce comité de pilotage dans la durée, toujours auprès
du wali, afin de lui assurer toute sa légitimité ; réunir d’ici là les entreprises
ayant répondu à l’enquête par filière industrielle afin de bien dégager les
besoins, les attentes, les objectifs  ; recenser, d’ici l’été, les projets déjà
existants de coopération des entrepreneurs locaux et de l’université avec des
opérateurs français et ceux susceptibles de déboucher sur des projets
communs ; prendre officiellement contact avec les villes françaises qui sont
jumelées avec Tizi-Ouzou afin de les associer le plus en amont possible à la
préparation du séminaire ainsi que CUF, avec Georges Morin, très partant.
Quelques semaines plus tard, après des échanges nourris entre notre
mission, l’association Touiza, le directeur local du ministère de l’Industrie
et le président de l’université, il est décidé d’organiser une rencontre de
deux jours, fixée les  27 et 28  novembre 2018. Un important travail de
préparation est alors réalisé par les acteurs locaux. Quarante-cinq opérateurs
français, ce qui est énorme, ont répondu à l’appel, car bien informés des
attentes locales, des travaux réalisés et des résultats obtenus sur les projets
possibles à monter. D’autres territoires français ont aussi répondu à l’appel,
avec la région de Clermont-Ferrand que nous avions contactée dans le cadre
de notre mission. Et tous les acteurs du territoire de Tizi-Ouzou seront
présents.
Les chambres d’hôtels sont réservées, les billets d’avions payés, le
programme défini au cordeau avec quelques cerises sur le gâteau  : la
signature de plusieurs accords de partenariat dans les domaines de
l’entrepreneuriat est prévue, que ce soit dans le domaine de la formation ou
de la gestion des déchets, deux projets en cours d’élaboration dans le cadre
de notre comité de pilotage.
Quatre jours avant cet événement, nous apprenons par un coup de
téléphone de Mohamed Khandriche, qui lui-même vient de l’apprendre
aussi par téléphone du cabinet du wali, que ce dernier, qui entre-temps a
changé, doit rejoindre Alger précisément au cours de ces deux journées,
durant lesquelles le Premier ministre algérien Ahmed Ouyahia convoque
tous les walis du pays.
Pas de souci, répondons-nous à Mohamed : il se fera représenter par son
adjoint ou son directeur de cabinet. Après tout, c’est une situation banale.
Eh bien pas du tout. Le wali est absent, et il ne veut pas se faire représenter.
Ce séminaire de deux journées, résultat de près d’un an de travail collectif
intensif, ayant mobilisé un grand nombre d’organismes et plusieurs dizaines
de personnes des deux côtés de la Méditerranée, soulevé beaucoup d’espoir
et de perspectives comme point de départ d’une coopération territorialisée
potentiellement exemplaire, est tout bonnement annulé. Pas reporté, annulé.
Les billets d’avion et les chambres d’hôtel aussi. Les médias locaux, qui ont
largement annoncé l’événement et suivi avec attention nos déplacements
dans la région et le processus de travail collaboratif exemplaire mis en
place, tombent des nues.
Pas la moindre trace écrite. Pas une excuse. Pas une explication. Pas un
mot de courtoisie élémentaire à destination de toutes les personnes qui
doivent arriver dans quelques jours de plusieurs villes de France, comme de
toute la wilaya de Tizi-Ouzou. Dans les jours et les mois qui suivent,
silence total. Nos mails restent sans réponse chez nos correspondants  :
directeur local de l’Industrie, cabinet du wali. Une très forte déception chez
tous nos opérateurs tant français qu’algériens. Une humiliation pour eux,
compte tenu de l’image que leur wilaya donne «  aux Français  » et «  des
perspectives prometteuses tuées dans l’œuf  », comme nous le signifie un
entrepreneur de la région. Une incompréhension de plus côté français.
Notre correspondant au ministère de l’Industrie à Alger demeure muet.
Les enseignements de cette opération sont clairs. Ils sont de trois
ordres : d’abord, rien ne doit se faire quand le chef (le wali en l’occurrence,
le représentant de l’État) n’est pas là, et ce quelles qu’en soient les
conséquences, en l’occurrence la fragilisation de la coopération franco-
algérienne ainsi que de notre mission. Ensuite, faire volontairement capoter
un tel processus de coopération montre à tous les acteurs locaux, nationaux,
étrangers, qu’il faut rester dans le système  : rien ne doit se construire en
dehors de lui et de ses chemins d’autant plus balisés qu’ils ne doivent mener
nulle part. Pourtant, c’est bien le wali qui a porté ce processus avec la
direction locale du ministère de l’Industrie.
Mais le mode opératoire est trop original. Partir du territoire, c’est
contraire à la logique du système qui ne fonctionne que de haut en bas.
Enfin, un facteur de plus joue bien sûr dans le cas que nous venons
d’exposer  : nous sommes en Kabylie, une région contestataire du régime
politique algérien. Donc surtout ne rien y faire qui pourrait développer son
économie. Et bien entendu, tout cela reste du domaine du tacite. Rien n’est
dit. Rien n’est écrit.
Nous sommes en  novembre  2018. Moins de trois mois plus tard, le
puissant mouvement de contestation du régime algérien, le Hirak, démarre.
En force et en tête de ce mouvement national, la région de Kabylie.
Construire de nouveaux canaux de partenariat, c’est chercher à agir à
l’échelle des territoires, comme nous venons de le voir ; c’est aller aussi à la
rencontre des clubs algériens d’entreprises et travailler ainsi sous la couche
épaisse de la technocratie du pays.

Des acteurs entrepreneuriaux collectifs


très demandeurs

Deux principaux clubs d’entreprises de niveau national existent en


Algérie : le Forum des chefs d’entreprise (FCE), dont le siège est à Alger, et
le Club des entrepreneurs et industriels de la Mitidja (CEIMI), localisé à
Blida, une cité de 350 000 habitants à quarante kilomètres au sud-ouest de
la capitale. Nous avons raconté précédemment 3 notre rencontre, à son
initiative, avec le président du FCE, Ali Haddad, et le travail réalisé par la
suite ainsi que les difficultés rencontrées. Concernant le CEIMI, nous avons
pu engager, début 2015, un long et fructueux processus de collaboration
avec son président Kamel Moula et son équipe, grâce à des échanges
préalables avec Akli Mellouli.
Ce dernier est une figure de la diaspora algérienne en France, maire
adjoint à l’urbanisme et à la vie économique de la ville de Bonneuil-sur-
Marne et surtout, au sein de la mission, le délégué du CEIMI pour la
France. Homme chaleureux, toujours de bonne humeur, aux convictions
claires en matière d’égalité femme-homme, de progrès social et très engagé
dans les relations humaines, il nous invite à une soirée donnée à Paris par
l’association qu’il préside, l’Espace franco-algérien. Nous sympathisons
très vite, et la mise en relation avec le CEIMI se fait dans les jours qui
suivent. Un travail préalable de plusieurs mois est réalisé de part et d’autre,
qui débouche à la rentrée 2015, le 16  septembre, sur l’organisation d’une
journée de travail dans les locaux du CEIMI à Blida, destinée à finaliser
l’établissement d’un premier plan d’action entre le CEIMI et notre mission.
Nous arrivons en début de matinée à la Ville des Roses, le surnom de
e
Blida, une cité créée au XVI  siècle pour accueillir des immigrés andalous.
Nous entrons au CEIMI par un large portail, et à une cinquantaine de mètres
devant nous, nous apercevons un bâtiment modeste, tout en rez-de-
chaussée, en forme de L, jouxtant le centre hippique de la cité. Devant le
bâtiment, un groupe de personnes se tient debout. Il fait très beau en ce
mois de  septembre. La température reste encore douce. Leurs tenues sont
impeccables. Les poignées de main sont fermes, les paroles d’accueil
prononcées en toute simplicité. Côte à côte, l’ancien président Abdelkader
Aggous, et le nouveau, Kamel Moula. Nous sommes invités à entrer dans la
salle de réunion du club. Une pièce modeste, un carré de tables et de chaises
avec des petites bouteilles d’eau, de jus de fruits et des feuilles de papier. Le
ton est donné.
Nous débutons par un tour de table afin de présenter la quinzaine de
chefs d’entreprises présents, en grande majorité des industriels développant
leurs activités dans des domaines très variés  : mécanique, emballage,
plasturgie, textile, arts graphiques, agroalimentaire, électronique,
miroiterie, etc. Kamel Moula se présente à son tour : jeune entrepreneur de
39 ans, taille moyenne, mince, visage au front haut et aux cheveux coiffés
en arrière suffisamment longs pour couvrir le col de la veste, il dirige les
Laboratoires Vénus créés par son père en 1981. L’entreprise développe une
gamme de grande qualité en matière de cosmétiques et de produits
d’hygiène et emploie désormais  400  personnes, contre  10 en 1982. Nous
apprenons comment le CEIMI, depuis sa création en 1998, s’est étendu et
fédère désormais plus d’un millier de petites et moyennes entreprises. Le
club s’organise en commissions regroupant les industriels par domaine,
identifie et exprime ses besoins en matière de formation en particulier.
Dans nos échanges, l’accent est mis sur la remise à niveau des métiers
en voie de disparition et pourtant indispensables à l’existence des
entreprises, par exemple les métiers de la meunerie et du textile, ou encore
ceux de la plasturgie. Il s’agit aussi de construire des partenariats productifs
avec des entreprises françaises pour développer l’activité et la qualité de
leurs productions, tout en assurant aux partenaires français une insertion sur
le marché algérien. L’agroalimentaire est une première filière mise en avant,
car la Mitidja représente entre 30 et 40 % de la production agricole du pays.
Les entrepreneurs insistent sur leurs besoins de prospective appliquée  :
comment le tissu d’entreprises du pays peut-il évoluer ? Comment créer des
liens entre les universités et leurs entreprises pour anticiper sur les métiers
de demain et mieux innover  ? Comment être présent à l’international, à
commencer par les pays africains proches, compte tenu de la « forte inertie
de nos missions économiques à l’étranger  », comme le souligne l’un des
participants ?
Nous découvrons ainsi une équipe dirigeante du CEIMI à la fois lucide
sur la situation des membres du club, ouverte à des coopérations très
concrètes avec des entreprises françaises, et soucieuse d’inscrire dans une
vision longue sa démarche collective. C’est une belle surprise  ! Nous
sommes aussi admiratifs de sa ténacité à faire exister leurs entreprises dans
un environnement national où rien n’est fait pour créer les conditions d’une
culture entrepreneuriale. Bien au contraire. À la fin de la journée, notre plan
d’action sur trois ans est signé par Kamel Moula et nous-mêmes, devant une
large assemblée de chefs d’entreprises membres du club, des notables de la
ville et d’un représentant de notre ambassade à Alger. Il reprend les axes de
travail que nous avons évoqués plus haut.
Quelques mois plus tard, nous revenons à Blida pour trois journées bien
remplies avec le CEIMI. Ce dernier y organise son sixième salon des
entrepreneurs  : le MITEX, en plein cœur de la ville, sur l’esplanade du
complexe sportif, sur une superficie de 4  000  m2. Il rassemble un beau
panorama des entreprises de la région et alentour. Citons quelques
exemples : Sim, qui a monté une usine de fabrication de nutrition animale
avec le groupe coopératif français Avril et qui fabrique des laitages et des
semoules (2  500  tonnes/jour), du couscous (160  tonnes/jour) et des pâtes
(400 tonnes/jour), que nous allons visiter par la suite ; Adara, spécialisée en
unités de rotomoulage et en plomberie ; le groupe Moussaoui, spécialisé en
machinisme industriel et qui possède des unités de production d’aliments du
bétail et en broyeurs pour l’industrie  ; l’entreprise Kadri, qui équipe la
majeure partie des éclairages urbains du littoral  ; Mitidja Transformation
Plastique, qui fabrique des tuyaux d’irrigation  ; les menuiseries Ammour,
produisant des charpentes, etc.
Nous apprenons beaucoup sur l’environnement général algérien. Ainsi,
un industriel dans le domaine des pâtes, un des plus gros producteurs de
farine de blé dur du pays avec près de 200 000 tonnes de blé par an, nous
informe des difficultés rencontrées pour les matières premières. Les
quantités susceptibles d’être importées chaque mois sont dépendantes, en
partie, des autorisations d’importation quand le blé local ou en stock dans
les silos d’État est insuffisant. Les prix fluctuent, souvent à la hausse, le
dinar étant déjà en cette année 2016 une monnaie qui ne cesse de s’affaiblir,
ce qui contraint les entreprises à se regrouper avec d’autres minoteries pour
leurs achats. Le dinar reste en effet une monnaie inconvertible, et sa baisse
structurelle oblige les entrepreneurs à chercher des devises. Or, celles-ci ne
peuvent être obtenues que difficilement, car la Banque d’Algérie maintient
un taux de change arbitrairement élevé et ne donne que peu d’accords à
l’achat de devises contre des dinars au taux officiel. Les producteurs
prennent donc un risque énorme pour la modernisation ou le
renouvellement de leurs équipements.
Sur ce point fondamental, 80  % des investissements industriels des
entreprises membres du CEIMI sont susceptibles d’être gelés. Un chiffre
considérable pour l’avenir de l’industrie algérienne. Le personnel qualifié
manque cruellement, avec la nécessité de développer l’automatisation des
tâches pour rester compétitif. Enfin, la très faible visibilité de la politique
économique du pays, au-delà de l’aspect monétaire, demeure pour tous ces
entrepreneurs une source d’incertitude majeure pour leurs projets
d’investissements et donc de co-investissements avec des partenaires
français. Un obstacle de plus pour notre mission.
La visite des trois sites productifs plasturgie, cosmétique et minoterie du
groupe Moula nous fait ensuite découvrir des usines modernes. Par
exemple, celle dédiée à la cosmétique des Laboratoires Vénus
produit  10  000 flacons par jour pour les shampoings et plusieurs milliers
pour les dentifrices, les savons, les déodorants,  etc. Les chaînes de
production sont largement automatisées et les produits de base importés
testés avant toute réception. Ils le seront une nouvelle fois, comme il se
doit, avec un contrôle qualité type Afnor qui permet, dans une nouvelle
étape, de les diffuser sur le marché français. L’entreprise investit en
recherche-développement, et pour les parfums par exemple, est en relation
avec les industriels de la ville de Grasse, qui fournissent des matières
premières de très grande qualité, créées à partir des récoltes de roses, de
jasmin, de fleurs d’oranger, etc.
Le soir de ce 6 avril 2016, nous découvrons une autre dimension du rôle
de ce club d’entreprises, qui correspond aux aspects profonds de la société
algérienne  : l’entraide et la solidarité. Nous sommes invités à participer à
une soirée spéciale très importante : une soirée rassemblant les donateurs et
le CEIMI au premier chef, pour le soutien aux orphelins de la ville de Blida
et de ses environs en matière de scolarité, de logement, d’emplois. Parmi
ces orphelins, nombreux sont ceux issus de la « décennie noire » qui a vu
tant de familles algériennes massacrées par les terroristes islamistes.
Une immense salle, avec une bonne trentaine de tables rondes : bonne
humeur, simplicité dans les relations, modestie dans les propos et les
comportements, témoignages émouvants de plusieurs orphelins, discours de
l’imam rempli de bienveillance : nous sommes placés au premier rang, puis
invités à poser quelques mots sur le livre d’honneur de la soirée et à
recevoir sur la scène un diplôme d’honneur avec les donateurs. Nous
sommes en quelque sorte reconnus comme membres de la famille.
Nous accompagnons en sens inverse la délégation du CEIMI dans
plusieurs territoires français. À chaque fois, l’accueil et les échanges sont
très constructifs. L’un de ces déplacements a été particulièrement
intéressant. Nous sommes à Dijon, ce 20  février 2018, dans les locaux du
pôle de compétitivité agroalimentaire Vitagora qui regroupe trois cents
membres, dont des laboratoires, des coopératives agricoles et des start-up.
Dans ce vaste amphi très lumineux, le président du pôle prend la parole
pour accueillir la petite délégation du club avec laquelle nous avons passé la
soirée précédente dans le même hôtel. Sont aussi présents le directeur
général du pôle de compétitivité Céréales Vallées qui a fait le déplacement
depuis Clermont-Ferrand, des fonctionnaires du ministère algérien de
l’Industrie et leurs collègues français de Bercy, de la direction générale des
entreprises, Sophie Bertrand et Sofiène Lourimi, avec lesquels nous
travaillons main dans la main au sein du comité interministériel de pilotage
de notre mission, et des responsables de laboratoires et d’entreprises de la
région.
Le président du pôle, Pierre Guez, est une grande figure du monde
agricole français et très respecté. 78 ans, grand, large d’épaules, un visage
rond éclairé par le sourire, il prend la parole. La voix porte dans tout
l’amphi, le corps est en mouvement et les bras sont largement ouverts  :
« Chers amis algériens, c’est ensemble que nous devons réaliser des projets
dans l’agriculture, non pas pour reproduire ce que nous savons déjà faire,
mais pour créer l’agroécologie de demain, avec nos connaissances
complémentaires et avec ambition ! » En tenant de tels propos, Pierre Guez
soulève l’enthousiasme de la délégation du club. Ce personnage, haut en
couleurs, suscite une réelle émotion en rappelant combien il a été heureux
de diriger après l’indépendance, dans cette même région de la Mitidja,
berceau de l’agriculture algérienne, un centre de formation de techniciens
agricoles. Il sait toucher à la fois leur tête en leur proposant d’innover
ensemble pour le futur, et leur cœur, en leur déclarant son amitié pour leur
pays et leur territoire de vie, la Mitidja.
Des bases sont ainsi posées pour la création d’un pôle agro-alimentaire
dans la région de Blida, intégrant les spécificités du territoire et devant tenir
compte du manque d’expérience en matière de constitution et de
gouvernance d’un tel pôle ; l’ensemble étant mis en relation avec les pôles
français de Vitagora et Céréales Vallées. De même, la représentante du
maire de Dijon, François Rebsamen, propose de saisir cette opportunité de
coopération pour étudier la possibilité de créer un partenariat entre la ville
de Dijon et la ville de Blida. Une nouvelle illustration des liens humains
existant entre les deux rives.
Plusieurs autres partenariats sont ainsi construits avec l’équipe du
CEIMI, toujours très engagée. Chafia Mentalecheta en particulier, une
femme politique franco-algérienne née à Clermont-Ferrand et qui a été
députée à l’Assemblée populaire nationale de 2012 à 2017, appuie de toute
son énergie le CEIMI et les projets que nous initions ensemble. Citons-en
deux à titre d’exemple : un accord de coopération entre le ministère algérien
de la Formation professionnelle, le CEIMI, les lycées Arbez Carme et
Paul Painlevé à Oyonnax, et l’entreprise Billion, de la même ville, pour la
création d’un centre de formation de la plasturgie à Blida. L’entreprise de la
région d’Oyonnax, qui conçoit et fabrique des presses à injecter les matières
plastiques, s’engage à mettre à disposition une presse pour le centre de
plasturgie.
Un autre accord a été élaboré sur près d’une année avec la
Confédération française des PME (CPME) et signé à Paris lors du
quatrième Comité intergouvernemental de haut niveau de  décembre  2017,
co-présidé par les deux Premiers ministres Édouard Philippe et Ahmed
Ouyahia afin de bénéficier d’un cadre permettant aux deux organisations de
créer les conditions de projets de coproduction entre PMI des deux pays.
Au cours de nos nombreuses rencontres dans différents territoires avec
des universitaires, des dirigeants d’entreprises, des responsables de
Chambres de commerce et d’industrie, la question des relations entre le
monde de la recherche et de la formation d’une part et celui du monde
entrepreneurial d’autre part revient régulièrement. Aussi avons-nous
cherché à créer un autre nouveau canal de travail collaboratif autour des
liens à construire entre universités et entreprises.

Une initiative franco-algérienne
universités / entreprises / territoires

Les dirigeants algériens d’entreprises sont en effet conscients de la


nécessité de bénéficier de l’expertise de chercheurs pour mieux innover
ainsi que d’une formation prenant en compte leurs besoins. Ils restent
néanmoins lucides sur le fossé existant de fait avec l’université et les
centres de formation professionnelle. Quant aux universitaires, ils ont la
volonté de construire des liens avec les entreprises de leurs territoires
respectifs, afin de mieux comprendre leurs attentes et d’intégrer leurs
besoins en compétences dans leur cursus.
Au cours de la troisième Conférence franco-algérienne de la recherche
et de l’enseignement supérieur qui s’est tenue à Alger les 20 et 21 janvier
2014, soit quelques mois après le lancement  de notre mission, nous
constatons que ce triptyque universités / entreprises / territoires progresse
dans les débats à propos du développement  d’un pays. Nous abordons ce
sujet au cours de notre intervention. Nicole Bricq, ministre du Commerce
extérieur qui introduit cette conférence aussi, avec beaucoup d’à-propos et
de conviction. Nous profitons du déjeuner, hors de tout protocole, pour
tester notre ministre avec laquelle nous entretenons une véritable relation de
confiance, ainsi que le ministre algérien de la Recherche scientifique et de
l’Enseignement supérieur, Mohamed Mebarki, sur une éventuelle initiative
que notre mission pourrait prendre autour de ce sujet. Il s’agit de mobiliser
un noyau dur d’universités françaises et algériennes, via la création d’un
groupe de travail dédié. Nicole Bricq réagit sur le champ très positivement.
Son homologue algérien aussi, sur un ton moins tonique. Questions de
tempérament.
Sur un sujet aussi crucial que la recherche et l’enseignement supérieur,
hypercentralisés en Algérie, il est indispensable d’obtenir un feu vert écrit
des autorités concernées. Notre objectif est aussi d’obtenir le nom d’un
correspondant algérien, recteur d’université reconnu par ses pairs, afin de
pouvoir avoir quelques chances d’ancrer ce projet dans la réalité et qu’il ne
se dilue pas avec le temps dans le labyrinthe politico-administratif algérien.
Mais là aussi, les procédures traditionnelles du système institutionnel entre
les deux pays ne sont guère adaptées au nouveau contexte de coopération
voulu par les deux Présidents, François Hollande et Abdelaziz Bouteflika.
Les hommes n’y peuvent rien. C’est d’ailleurs l’une des raisons de la
création de notre mission.
Durant plusieurs mois, tout en progressant sur d’autres projets, nous
essayons de trouver des pistes pour la création de ce réseau entre universités
des deux pays. Notre mission commence à faire ses preuves. Nous savons,
par divers retours, qu’elle est appréciée. Cette situation nous permet d’avoir
des contacts ciblés et de construire progressivement tout un réseau en
Algérie et en France, un pont entre les deux pays. Parmi ces contacts, Adam
Nacer  Benhamed, co-président du Cercle d’amitié franco-algérien, et
surtout médecin à l’hôpital universitaire de la Pitié-Salpêtrière, dans le
service de coprologie fonctionnelle, une référence en France. Un homme
chaleureux, franc, soucieux que la coopération franco-algérienne prenne un
nouvel essor. La médecine est d’ailleurs un domaine où, depuis de
nombreuses années, les professionnels des deux pays travaillent ensemble.
Un domaine où, en France, se forment de nombreux médecins d’origine
algérienne qui constituent autant de passerelles informelles entre les deux
rives. Nous parlons à Adam Nacer Benhamed de notre projet et de la
nécessité de toucher directement le ministre de la Recherche Bebarki, qui
est prêt à apporter un soutien à cette initiative. Celle-ci correspond bien à
certains de ses objectifs politiques : ouvrir le monde universitaire algérien
sur l’extérieur et faire monter en qualité les enseignements et la recherche.
Adam Nacer  Benhamed adressa un courrier au nouveau ministre
algérien de la Recherche en ce sens, Tahar Hadjar, qui a pris ses fonctions
en 2015. Député du FLN, ce dernier connaissait lui aussi très bien la France
pour y avoir fait sa thèse de doctorat en études arabo-islamiques à la
Sorbonne, et ensuite enseigné à l’université d’Alger jusqu’à sa nomination
comme ministre.
Quelques mois plus tard, à la rentrée 2015, il nous transmet la copie du
courrier qu’il a reçu du ministre, signé par le directeur de la coopération et
des échanges inter-universitaires, Arezki Saïdani, que nous rencontrons par
la suite à plusieurs reprises. Non seulement le ministre algérien donne son
feu vert à notre suggestion, mais surtout il nous propose de nous mettre en
relation avec le recteur de l’université Abou Bekr  Belkaid de Tlemcen,
Mustapha Djafour, en nous communiquant ses coordonnées. Nous avons
enfin un interlocuteur officiel, et un recteur, nous allons nous en rendre
compte très vite, hautement apprécié par ses collègues, très efficace,
humaniste, visionnaire, et convaincu des apports d’une coopération entre les
deux pays. Ce qui, au passage, montre la volonté du ministre d’avancer sur
ces sujets.
Ça y est  : nous allons enfin pouvoir avancer rapidement. Trois jours
après notre courriel, le recteur de l’université de Tlemcen nous répond très
positivement. De son côté, il mobilise son équipe et son vice-recteur
adjoint, Amazigh Dib, en charge de la coopération, et trois autres recteurs,
qui vont se révéler tout aussi professionnels, ainsi que leurs adjoints vice-
recteurs respectifs en charge également de l’international  : le recteur de
l’université de Boumerdès, près d’Alger, Abdelhakim Benteliss et son vice-
recteur Abdelaziz Tairi ; celui de l’université de Bejaïa, Boualem Saidani, et
son vice-recteur Djamel Edine Kati ; le recteur de l’université de Ouargla,
Mohamed Tahar Halilete, et Mourad Korichi.
Quatre grandes universités au total, implantées dans des territoires très
différents et aux spécificités fortes. Voilà un dispositif qui doit beaucoup au
recteur Mustapha Djafour et qui devrait nous permettre d’identifier
concrètement des domaines clés de coopération entre universités et
d’associer aux projets correspondants des entreprises des deux pays, issues
des territoires d’implantation des universités, avec le soutien des
collectivités territoriales.
De notre côté, pour ne pas perdre de temps, nous avions déjà contacté
en France, et noué des liens, avec l’équipe animant la Conférence des
présidents d’universités (CPU), dont le siège est à Paris et qui regroupe
l’ensemble des exécutifs des universités, des grandes écoles et des
établissement publics de recherche. Pour nous, la CPU est une formidable
tête de réseau, qui devrait nous permettre, une fois les domaines de
coopération retenus, de prendre contact avec les universités françaises aux
compétences correspondantes. Trois membres clés de l’équipe dirigeante de
la CPU rejoignent le groupe franco-algérien en constitution  : Khaled
Bouabdallah, le vice-président et par ailleurs président de l’université de
Saint-Étienne ; Jacques Comby, le président de la commission des relations
internationales de la CPU, et président de l’université Jean Moulin de
Lyon  ; et Jean-Luc Nahel, chargé de mission à la présidence, notre
correspondant permanent. Trois responsables qui vont se révéler très
engagés également dans ce nouveau processus de coopération original que
nous construisons.
La première réunion de notre groupe d’une petite dizaine de personnes a
lieu à peine quelques semaines plus tard, dans les locaux de l’université de
Boumerdès, à quarante-cinq kilomètres à l’est d’Alger, une position
géographique assez centrale entre Tlemcem, Bejaïa et Ouargla. Mustapha
Djafour et nous-mêmes animons notre séminaire de travail qui se déroule
tout au long de la journée. Très vite, les relations deviennent chaleureuses.
La volonté d’avancer ensemble est là. Elle transparaît dans chacune des
interventions. Le groupe se constitue vraiment. Pas d’enjeu de pouvoir dans
les attitudes, les propos, mais le souci d’avancer collectivement, en toute
simplicité.
À la fin de la journée, nous avons retenu ensemble sept domaines de
coopération possibles  : agriculture (de l’amont à l’aval), santé, transports-
mobilité-logistique, numérique, énergies renouvelables, ville durable-
environnement et économie maritime. Plus une thématique transversale,
relative à l’entrepreneuriat, une demande pressante d’étudiantes et
d’étudiants qui souhaitent créer leur start-up. Nous avons pour objectif, au
prochain séminaire, d’identifier une action au moins dans plusieurs de ces
domaines ainsi que l’université et les acteurs économiques territoriaux
existants.
Prochaine réunion, six semaines plus tard, en juin, cette fois à Tlemcen,
où Mustapha Djafour, nous recevant la veille avec beaucoup de
bienveillance et de simplicité, prend le temps de nous faire visiter le cœur
historique de la ville et de nous faire rencontrer l’ensemble des acteurs
locaux au cours d’un dîner convivial dans le grand hall de l’université.
Entre-temps, les échanges par courriel se multiplient, traduisant
l’engagement de l’ensemble du groupe. Puis une nouvelle réunion à Paris
en  octobre, cette fois en visio-conférence, dans les locaux de la CPU à
Paris, en haut du boulevard Saint-Michel, près du jardin du Luxembourg.
Au cours d’une soirée, Mourad Korichi, recteur adjoint d’université et
membre de notre groupe, organise à l’hôtel où nous étions hébergés durant
deux nuits un dîner avec une bonne vingtaine de dirigeants d’entreprises du
territoire, présents dans l’agroalimentaire, la logistique, la sous-traitance
pétrolière. Le pôle pétrolier et gazier de Hassi Messaoud est en effet à
moins de cent kilomètres à l’est de Ouargla.
Nous sommes en plein ramadan. L’ambiance est joyeuse. Il est plus de
minuit. L’air est doux sur la grande terrasse. Tout en écoutant les propos de
la tablée, nous sommes attirés par la musique d’ambiance très discrète qui
accompagne cette soirée : quelques notes de guitare, un début de chanson et
une voix qui nous semble familière. Nous profitons de la présence d’un
jeune serveur, qui devait à peine avoir 20  ans, pour lui demander
discrètement qui est le chanteur que nous entendons. Le jeune serveur nous
répond instantanément, fort surpris par ma question  : «  Monsieur, c’est
Enrico Macias ! Là, c’est sa chanson J’ai quitté mon pays  !  » En effet, et
plusieurs de ses chansons fort anciennes vont prendre la suite. Quelle
surprise ! Voici un jeune homme à peine sorti de l’adolescence, dans cette
cité en plein cœur du Sahara algérien, qui connaît des chansons d’Enrico
Macias sorties entre 1962 et 1964, il y a plus de cinquante-cinq ans ! Puis
vont suivre des chansons d’autres chanteurs et musiciens français des
années 1970 : Richard Clayderman au piano, Joe Dassin, Dalida, etc.
Durant ce dîner, où toutes les personnes s’expriment dans un français
courant, l’un des points forts, exprimé de concert par les entrepreneurs
algériens autour de la table, demeure la nécessité pour eux de former leurs
équipes respectives à la langue française, en particulier les jeunes. Aucun
enseignement de cette langue n’existe localement. Elle est indispensable,
nous disent-ils, pour construire des partenariats avec «  des collègues
français  ». D’autant, comme ils nous le précisent avec un certain
désappointement, que les Américains mènent une action discrète avec leur
ambassade pour développer leur influence dans la région via l’apprentissage
de l’anglais.
Voici donc, s’il en était besoin, quelques illustrations supplémentaires
des liens entre les deux pays, bien loin des discours anti-français portés par
le pouvoir algérien dès que la situation intérieure se tend et de l’indifférence
de la grande majorité des Algériens à leur égard.
Deux séminaires de notre groupe se sont déroulés ensuite en 2018 au
sein de l’université de Bejaïa, où là aussi nos amis, le recteur Boualem
Saidani et le vice-recteur Rafik El Kati, nous ont reçus dans les meilleures
conditions en conviant l’ensemble des enseignants-chercheurs concernés
par les actions proposées. Tous, de véritables professionnels.

Le consternant coup d’éclat du wali


L’un des deux séminaires se tient lors du onzième Salon de l’emploi
organisé par l’université de Bejaïa en  septembre  2018. Il nous permet de
rencontrer nombre d’opérateurs publics et privés de la région, puis plusieurs
d’entre eux au cours d’une réunion dédiée à certains projets proposés par
notre groupe de travail. Nous pouvons ainsi tester leurs suggestions et leur
participation à venir au contact des opérateurs français. L’université de
Franche-Comté, sollicitée par les membres de notre groupe au nom de CUF,
est présente. Elle est le partenaire français du projet relatif à la gestion des
déchets, avec d’autres entreprises de son territoire. Le protocole d’accord
entre les deux universités sera proposé par notre mission pour une signature
officielle lors du prochain Comité économique franco-algérien (COMEFA)
qui doit se tenir à Paris quelques semaines plus tard, le 29 octobre.
L’après-midi, nous nous retrouvons dans l’un des grands amphis de
l’université, où doit se dérouler la cérémonie de remise des diplômes pour
les majors des différentes promotions de master. Un moment très solennel et
important pour l’université et la ville. Le wali est donc présent. Il intervient
après l’intervention du recteur, Boualem Saidani, et plusieurs étudiantes et
étudiants présentant leurs projets respectifs de création de start-up dans des
domaines technologiques bien précis. Toujours en langue française.
L’amphi est plein. Tous les personnes présentes savent que plusieurs
Français universitaires sont dans la salle, et nous-mêmes représentons de
fait les autorités françaises.
Soudain, juste avant que le wali ne prenne la parole, l’hymne national
algérien retentit : nous ne nous y attendions pas. C’est la première fois que
nous sommes ainsi accueillis. Le son puissant envahit tout l’espace. Dans le
même temps, de nombreuses photos en noir et blanc sont projetées en
format géant sur le grand mur de l’amphi. Elles se succèdent à vive allure.
Elles ont toutes un point commun : des soldats français tuant des Algériens,
liant les mains d’habitants, des crânes de cadavres algériens, des corps
algériens mutilés, des maisons de villages détruites. La guerre d’Algérie en
est le seul thème. Logique : il correspond au contenu de l’hymne algérien,
écrit en 1955, en pleine guerre, et désignant clairement dans ses paroles la
France comme ennemi.
Nous sentons, à regarder les nombreux étudiants dans l’amphi, un
certain malaise. Silence gêné sur les bancs. Un professeur de l’université
assis à côté de nous, que nous connaissons à peine, nous glisse à l’oreille :
«  Excusez-nous  ; nous, on veut être dans le présent avec vous pour
construire l’avenir de nos étudiants ! » Des têtes se tournent vers nous, pour
observer une éventuelle réaction de notre part. Les Français présents, mal à
l’aise, m’interrogent du regard. Restons-nous ? Quittons-nous l’amphi ? Pas
une seconde d’hésitation  : nous restons, afin de montrer à tous ces jeunes
étudiants et à leurs professeurs que nous sommes avec eux, pour construire
des projets en commun. Loin d’un passé dans lequel le pouvoir algérien
continue de tenter de les enfermer.
Il reste que notre petit groupe a réalisé en deux ans un travail collectif
de qualité, qui a débouché sur une dizaine d’actions structurantes, co-
construites entre universités des deux pays, tout en intégrant des entreprises
des territoires considérés. Nous n’allons pas en dresser la liste, mais au
moins en citer tout de même quelques-unes à titre illustratif.
La première, tissée entre les universités de Bejaïa et de Lyon  3 sur
l’entrepreneuriat, avait pour objectif de créer, au sein de l’université de
Bejaïa, un incubateur et des formations dédiées à l’entrepreneuriat et à la
création d’entreprises. Après plusieurs mois de travail, le protocole
d’accord est signé lors de la quatrième Conférence algéro-française de la
recherche et de l’enseignement supérieur qui s’est tenue à Paris les  25 et
26 janvier 2017. Des journées de partage d’expériences sont organisées sur
le site de l’université de Lyon 3, avec l’ensemble des acteurs universitaires
et industriels du territoire. La perspective créée par le groupe est d’élargir
progressivement ce partenariat aux trois autres universités  : Tlemcen,
Ouargla et Boumerdès, très demandeuses.
Un second projet d’envergure concerne le domaine de la santé, un point
fort de l’université de Tlemcen que le recteur Mustapha Djafour veut
développer avec l’ambition de créer un pôle numérique appliqué à la santé.
Le partenaire, identifié par nos amis de  CUF et convaincu après plusieurs
échanges, est l’université de Rennes 1. Le protocole d’accord, lui aussi fruit
de plusieurs mois de travail entre les équipes et encadré par notre groupe de
travail, est signé lors de la rencontre du 6  avril 2017, quelques semaines
avant la fin du quinquennat de François Hollande, entre les deux Premiers
ministres Bernard Cazeneuve, que nous accompagnons dans l’avion qui se
rend à Alger, avec notamment Claude Bartolone, président de l’Assemblée
nationale et Jean-Pierre Chevènement, et Abdelmalek Sellal. L’accord est
signé parmi un nouvel ensemble d’accords dont notre mission est à
l’origine, plusieurs d’entre eux ayant également part au domaine industriel.
Un troisième projet est dédié à la conception d’un système
d’information associant localement une université, en l’occurrence celle de
Boumerdès, la wilaya dont elle dépend et des entreprises côté algérien ; côté
français, des partenaires privés et l’université de Pau, avec l’appui
technique de l’Agence de mutualisation des universités françaises et des
établissements du supérieur, l’AMUE, qui a notamment pour mission
d’apporter son support à la réalisation de systèmes d’information.
D’autre projets de coopération continuent de prendre forme dans le
cadre de ce groupe de travail qui perdure malgré tout, tant les liens entre ses
membres sont forts, mais aussi en hommage à Mustapha Djafour, décédé
d’un cancer le  23  octobre 2018 à  54  ans, et avec lequel nous échangions
encore quelques jours auparavant sur les projets en cours.
Ainsi, par exemple, des projets avec l’université de Ouargla dans les
domaines de l’élevage camelin, de l’aquaculture en milieu aride et semi-
aride, de la culture du palmier-dattier et des technologies alimentaires qui
sont liées ; autant de domaines spécifiques à ce vaste territoire saharien. Sur
la recherche appliquée au dromadaire, l’université a engagé des projets de
coopération avec le Centre de coopération internationale en recherche
agronomique pour le développement (CIRAD) de Montpellier.

Une nouvelle démarche fondée


sur la confiance et le respect mutuel

Avec tout ce travail collectif, dont nous venons de citer quelques


exemples, nous montrons qu’il est possible d’ouvrir des perspectives
prometteuses entre les deux pays. Nous avons vécu et partagé avec nos
interlocuteurs algériens et français de nombreux moments enthousiasmants,
de grande qualité.
Une démarche a structuré toutes ces initiatives et l’élaboration de
projets de partenariat, excluant toute forme de compromission, toute forme
de connivence avec les nombreux intermédiaires qui pullulent dans le
système algérien. Cette démarche est fondée sur l’intérêt général des deux
pays, la prise en compte du long terme, la sincérité des opérateurs
concernés. Bref, il s’agit de démontrer que construire des projets de
partenariat, être transparent sur les modes de financement, sur les contrats
signés, s’assurer de la mise en œuvre effective de ces partenariats,
«  secouer  » telle ou telle administration algérienne concernée, finit par
porter ses fruits. Il est possible de construire des modes de partenariat
équilibrés entre les deux pays, à la marge du système, et en essayant de
contourner la lourdeur, pour ne pas dire la sclérose des procédures
classiques des relations institutionnelles entre les deux États.
Nous ne résistons pas, en cette fin de chapitre, à narrer la scène
suivante. Nous retrouvons l’ambassadeur de France, Bernard Émié, un
homme et un diplomate de grande qualité, à son invitation, et son équipe
dans les locaux de l’ambassade, sur les hauteurs d’Alger, dans le quartier
d’Hydra. Tout en prenant un petit déjeuner fort agréable, nous faisons un
point de situation sur les projets de partenariat sur lesquels la mission
travaille. Avant cette réunion, un rapport de synthèse a été adressé à nos
correspondants au sein de l’ambassade, comme nous le faisons
régulièrement, et plus particulièrement au chef du service économique, ainsi
qu’un tableau de synthèse présentant brièvement les projets en cours
d’élaboration, leur degré d’avancement et les opérateurs des deux pays
concernés. À peine avons-nous achevé notre point de situation que Bernard
Émié s’exclame soudainement d’une vive et forte voix, comme s’il
découvrait toute notre activité  : « Avec vos projets, vous êtes en train de
boucher tous les canaux institutionnels existants entre les deux pays  !  »
Nous prenons ce propos pour un très beau compliment. D’autant que ces
projets se construisent justement à l’aide de nouveaux outils de
collaboration que nous avons construits avec nos interlocuteurs algériens.
Pas sûr que le propos de notre ambassadeur, pour qui nous avons beaucoup
de respect, ait voulu transmettre le même message…
1.  Kahina Moussaoui et Khelloudja Arabi, «  Le rôle des collectivités territoriales dans le
développement local à l’ère des réformes en Algérie. Le cas des communes de Bejaïa  »,
Économie et Solidarités, vol. 44, no 1-2, 2014.
2.  Kahina Moussaoui et Khelloudja Arabi, «  Le rôle des collectivités territoriales dans le
développement local à l’ère des réformes en Algérie. Le cas des communes de Bejaïa », 2014,
op. cit.
3.  Cf chapitre 2.
11

Les administrations centrales
algériennes :

labyrinthes et sables mouvants


de la bureaucratie

«  L’administration  ? En embolie complète  ! Le Président  ? Autisme


parfait ! Il ne pense déjà plus qu’à sa réélection pour un deuxième mandat !
Mais pour ça, pour ça… il faut montrer qu’on est l’homme de la situation et
déminer par avance le terrain… Regardez comment il tourne autour du
groupe de Rebrab 1, il lui a même fait fermer le journal Liberté…
L’administration, en réalité, il s’en moque ; c’est un mot dans ses discours
et un bouc émissaire facile. Non, tout ça n’est pas drôle, pas drôle du
tout ! »
Ahmed B.  est assez en colère. Aujourd’hui à la retraite, ce haut
fonctionnaire d’un ministère important que nous avons connu en fonction à
Alger est de passage à Paris. Nous l’avons interrogé sur les récentes
interventions musclées du Président Tebboune concernant l’administration
algérienne, notamment sur les éléments surprenants d’un discours prononcé
devant les «  cadres de la nation  » à l’occasion de l’anniversaire des
massacres de Sétif (1945) et que le ministère de la Communication algérien
a rapportés dans un communiqué officiel du 12 août 2020.
Le Président algérien y fustige «  les forces d’inertie  » qui «  œuvrent
contre la stabilité du pays et espèrent toujours parvenir à une situation de
chaos ». Le Président dénonce également « l’existence de complicités dans
l’administration » alors que « des enquêtes sont en cours » pour savoir « qui
fait quoi et qui bloque ».
Pour Ahmed, tout cela relève de la recherche de coupables fictifs, de la
construction de piloris pour l’opinion, bref, un discours « totalement contre-
productif ». Pourquoi ? « Eh ! C’est simple ! J’ai un neveu qui travaille au
ministère des Finances, désormais il ne bouge plus un doigt. Il attend de
voir où ça va tomber et qui va prendre. Et c’est comme ça partout…
personne ne veut faire la bêtise qui va ruiner sa carrière  !  » «  Donc, la
démarche de Tebboune est auto-réalisatrice ? » « Exactement ! L’embolie,
je vous dis.  » Plusieurs années de mission sur le terrain nous ont permis
d’entrevoir les lourdeurs et les problèmes posés par l’organisation
administrative algérienne (voir infra), mais peut-on faire d’elle le coupable
idéal sans prendre en compte sa situation réelle en regard du pouvoir en
Algérie et, notamment, de ce que les Algériens appellent de façon assez
spontanée aujourd’hui « l’État profond » ?
Pour bien comprendre, il faut revenir sur les propos du Président
Tebboune et sur le sens même des termes qui ont été employés.

Tebboune-le-Héros et l’apparition
du « front intérieur »

Le 26 février 2022, le journal L’Est  républicain d’Algérie titre avec le


style martial habituel à certains organes de presse  : «  Abdelmadjid
Tebboune  : un Président sur tous les fronts  ». L’article est éloquent.
Évoquant partout des «  batailles sous-jacentes  », le quotidien décrit un
Président combatif engagé «  dans une course contre la montre  ».
Notamment contre une «  bureaucratie qui se mue [sic  !] encore dans une
posture destructrice  ». C’est contre elle que lutte principalement le
Président. Citation :

[…]  le Président Tebboune n’y va pas de main morte pour


fustiger l’inaction et les fausses prudences d’une administration
sclérosée qui a généré une économie mafieuse, une économie de
corruption qui s’est développée et s’est fortifiée durant des
années. D’ailleurs, depuis l’avènement de l’ère Tebboune, il n’y
a eu aucune affaire de corruption, le président de la République
étant déterminé à libérer le pays de ce fléau. Cette bataille contre
la corruption ne fait pas que des heureux, à commencer par
l’ancienne puissance coloniale qui était en phase avec les
destructeurs de l’Algérie. Les intérêts économiques de la France
ont toujours été protégés par le système bureaucratique algérien
et les forces extraconstitutionnelles qui ont vendu l’Algérie en
pièces détachées aux lobbies français.

À côté de l’accusation nouvelle (et qui vaut ce qu’elle vaut) chargeant


l’administration «  sclérosée  » qui a toute seule «  généré une économie
mafieuse  », on retrouve l’argument, certes peu original mais inusable, du
complot de l’étranger, singulièrement incarné ici dans le « Izb França » (le
parti de la France). Dans son  discours à la nation, le Président Tebboune
évoquera également la partie jouée par la « issaba » (le gang, la bande des
partisans de Bouteflika) pour revenir en force… Tout y est.
Nous voici en terrain connu : rien ne va mal en Algérie sans que soient
impliquées les intentions malveillantes des « autres », que ce soit la France,
le Maroc, ou tout pays qui servira opportunément de repoussoir idéologique
commode. C’est un appel incessant que celui des pouvoirs algériens
aux complots contre le pays, la menace étrangère, la désignation des traîtres
alliés aux machinations de l’extérieur  : tout le monde en veut à l’Algérie
nouvelle  ! Vus par le pouvoir, ce ne sont pas les objectifs d’un avenir
commun à construire qui définissent la nation algérienne, mais ses ennemis.
C’est à cette construction littéralement schmittienne 2 de la nation,
pulsée par les pouvoirs et validée par les plus hautes autorités étatiques, que
les Algériens doivent se plier depuis plus de quarante ans.
Cette vision paranoïaque et angoissante ne résout évidemment rien pour
un peuple qui assiste impuissant au clanisme des élites, au tribalisme
régional, au clientélisme effréné et à l’avidité ahurissante d’une
nomenklatura aux appétits déchaînés.
Dès les débuts du Hirak déjà, le complot de l’extérieur sera très
rapidement invoqué et la menace interne  islamiste montée en épingle par
Gaïd  Salah. Et pour faire bonne mesure, pour montrer de quelle origine
vient cette attaque contre une Algérie qui avance, l’article de L’Est
républicain se termine par la disqualification de cette « France où la moitié
de la population est dans un état de détresse sociale  » et où «  36  % des
Français sont en difficulté financière et 20 % sautent des repas », comme l’a
déclaré « un ancien ministre de l’Industrie français dans une interview à une
revue économique ».
Qui est ce ministre, quelle est cette revue ? Les lecteurs de ce journal ne
sont pas près de le savoir.
Le 7  mai 2022, le Président Tebboune relance la notion de «  Front
intérieur  » (article de L’Algérie nouvelle, 22  août 2022) en orientant cette
fois ses remarques dans un sens plus positif : ce front, une fois soudé, sera
un point d’appui pour l’action de l’Algérie et son développement. Après de
nombreuses interventions qualifiant le «  complot administratif  » de
« contre-révolution » ou encore de « comportements anti-nationaux » (TSA,
4 décembre 2021), le discours semble revenir à plus de pondération.
Il n’en reste pas moins qu’à force de diatribes et d’accusations, de
péroraisons menaçantes (« On vous tient à l’œil ! »), à force de limogeages
ministériels à la chaîne en trente mois, le Président Tebboune a réussi à
créer un véritable syndrome de persécution dans les instances
gouvernementales et les administrations :

«  L’ambiance au Conseil des ministres était déjà assez


suspicieuse de mon temps, mes amis me disent que l’air y
devient irrespirable aujourd’hui à cause des incertitudes qui
planent sur l’avenir de chaque membre du gouvernement  »,
révélait il y a quelques jours un ancien membre du cabinet
Djerad. Les observateurs ont quelque peu renoncé depuis
plusieurs mois à expliquer la raison de chaque limogeage, tant
l’exercice est devenu récurrent et sans incidence sur la
compréhension générale de la gouvernance punitive de
Abdelmadjid Tebboune 3.

Cette vague de soupçons tous azimuts n’a évidemment pas épargné les
responsables d’entreprises publiques, nombreux à être mis en cause  : le
PDG d’Algérie  Ferries, nommé en novembre  2021, vient d’être mis sous
mandat de dépôt ; le président de l’aéroport international d’Alger est mis en
prison et ses biens confisqués  ; le président de Serport, qui gère les actifs
des entreprises portuaires, a été mis sous mandat de dépôt ; l’ex-ministre du
Tourisme de Bouteflika condamné à trois ans fermes  ; l’ex-ministre du
Pétrole, Chakib Khelil, à vingt ans, l’ex-PDG de la Sonatrach et son adjoint
à dix ans, leur directeur juridique à quatre ans… Le 7 juin 2022, Ihsane El
Kadi, directeur de la rédaction de Radio M et de Maghreb Émergent, qui a
relayé toutes ces informations, a été condamné à six mois de prison fermes
par un tribunal d’Alger pour « diffusion de fausses informations à même de
porter atteinte à l’unité nationale  ». Les journalistes indépendants du
pouvoir payaient déjà un lourd tribut depuis le Hirak, visiblement la
répression n’est pas terminée. Il s’agit de mettre tout le monde dans le
même panier répressif  ! Voilà pourquoi, selon l’expression de notre ami
Ahmed, plus personne ne « bouge un doigt ».
Les attaques du Président Tebboune auraient donc eu un effet
absolument contre-productif, freinant encore plus les capacités de service
d’une administration algérienne déjà bien malade et gangrénée de tous les
maux. Certes, cela serait encore admissible, à la rigueur, dans la perspective
rationnelle d’un pouvoir vraiment soucieux d’une efficacité administrative
et qui punit pour améliorer. Mais est-ce bien le but recherché ?

L’État profond, ses capacités


de résilience,

ses boucs émissaires

Que les administrations algériennes soient largement inefficaces


(exceptées celles qui relèvent des pouvoirs régaliens  : armée, services de
renseignement divers et variés) ou, plus précisément, peu adaptées à leur
mission officielle, relève d’une évidence constatée et prouvée depuis fort
longtemps. Qu’Abdelmadjid Tebboune semble le découvrir et en constater
soudain la malfaisance et le caractère toxique pour le progrès économique
et l’image de l’Algérie paraît cependant relever du conte pour enfants.
Âgé de 77  ans, diplômé de l’ENA algérienne en 1969, membre du
Comité central du FLN, ce nouveau Président de l’Algérie a fait toute sa
carrière dans l’administration, notamment celle de l’Intérieur où il a
enchaîné les postes de wali dans les années 1980 avant d’être nommé pour
un an ministre des Collectivités territoriales par le Président Chadli.
Brièvement rappelé à la Communication sous Bouteflika, il sera le plus bref
Premier ministre de l’Algérie en 2017 (moins de trois mois). Visiblement,
ses heurts avec l’entourage de Bouteflika, le mépris affiché publiquement
par le frère de l’ancien Président et son amitié avec le général Gaïd Salah
semblent l’avoir aidé à devenir un présidentiable acceptable et à se faire une
sorte de virginité politique.
Politique, peut-être, administrative sûrement pas. Car cet apparatchik de
la plus belle eau, ce pur produit de l’appareil d’État apparaît comme une
«  caricature du parfait technocrate  » (Atlas Info, 30  octobre 2020). Sa
longue carrière plaide mal pour lui : il ne pouvait rien ignorer de l’état des
administrations algériennes. On  ne l’a pourtant pas beaucoup entendu sur
le sujet avant 2020… Quasiment cinquante ans à se taire sur ce grand
complot contre l’Algérie, sur ces grands bandits qui saignent leur pays ; on
imagine ses souffrances.
Plaisanteries mises à part, on est abasourdi de ses propos sur les
«  crimes économiques  » commis contre l’investissement par les
administrations. Comment le croire sur parole quand, après l’annonce par
son Premier ministre, Aïmène Benabderrahmane, que les «  tiroirs  » de
l’administration algérienne contiennent  2  500 projets, soit  90  milliards de
dollars d’investissements en attente de validation au CNI, le Comité
national de l’investissement (TSA, 23  novembre 2021), il intervient en
personne pour annoncer dix jours plus tard que  937  projets vont être
débloqués, qui permettront la création de  75  000  emplois (TSA,
4 décembre 2021) ? La situation de l’investissement en Algérie, que ce soit
dans la santé, l’agriculture, la diversification industrielle ou le numérique,
ne pouvait lui être inconnue. Ses causes non plus : le trop fameux « 51/49 »,
le partenaire algérien obligé, l’insécurité juridique des contrats, la
corruption au plus haut niveau de l’État… Le CNI comme la Banque
d’Algérie agissent sur ordre politique  ; ce n’est pas en accusant
l’administration de laxisme ou de mauvaise volonté qu’on va remettre
réellement tous ces projets en route.
Le Président Tebboune est trop bon quand, dans son discours à la nation
et devant la presse nationale, il constate qu’il a des ministres honnêtes
« mais incompétents ». Cela justifie à peu près tout, notamment de faire ce
que l’on veut des hommes et des femmes qui occupent des postes à
responsabilité. On touche là sans doute, au-delà d’un alibi commode pour
justifier la situation de l’économie algérienne, la véritable raison des sorties
anti-administration du Président Tebboune. Il s’agit de mettre en place un
climat de précarité générale dans presque tous les cercles de la décision
administrative pour indiquer qui détient désormais le pouvoir, où se
trouvent maintenant les  donneurs d’ordres, ceux qui  sifflent les fins de
partie. La violence des termes employés n’est là que pour ça, les conduites
en prison diverses et variées aussi  : la peur est une excellente conseillère
pour inviter à l’allégeance et faire comprendre tout l’intérêt d’une
soumission totale aux maîtres nouveaux.
Dans ce contexte, évidemment, où seuls les responsables en place de
l’Algérie et bien entendu l’armée sont exempts de culpabilité, le Président
est contraint d’assumer un double rôle peu reluisant.
Il devient ainsi soit un personnage maniant un storytelling du pauvre
(« J’ai appris qu’une usine a été bloquée parce que la surface sur laquelle
elle a été construite a été dépassée d’un mètre ou deux. L’usine a été
réalisée, équipée. À cause d’un mètre, elle est bloquée. Où étaient les
services de contrôle pendant la réalisation ? Le permis de construire n’a pas
été délivré. Ces justifications constituent un crime contre l’économie
nationale. » TSA, 4 décembre 2021), soit un super-fonctionnaire auquel tout
remonte : c’est lui par exemple qui boucle l’achat de vingt-cinq Canadairs à
la Foire internationale d’Alger en  juin  2022, personne n’ayant voulu
engager sa signature en dépit des terribles incendies de l’été 2021.
L’importation des véhicules est au point mort, et c’est par la présidence de
la République qu’un décret exécutif a été pris sur les programmes de vols
d’Air Algérie pour  éviter les surprises, les changements et annulations de
dernière minute sur la compagnie nationale (Maghreb  Émergent, 9  mai
2022).
Dernière retombée d’une campagne anti-administration à la démagogie
échevelée : ceux qui ont cru au discours du Président dans une population
depuis trop longtemps délaissée ou dans les services d’État ont voulu faire
du zèle pour complaire ou parer à tout reproche. Il s’en est suivi une masse
impressionnante de dénonciations de fonctionnaires dans toutes les wilayas
et, consécutivement, une série d’actions judiciaires entreprises de façon
désordonnée dans la plus grande ignorance des procédures légales et de la
présomption d’innocence. Résultat à la hauteur du chaos que le pouvoir a
lui-même provoqué. L’avalanche de dénonciations contre les fonctionnaires
a été telle que la présidence a dû rédiger sur le sujet une « instruction aux
membres du gouvernement et aux corps de sécurité » stipulant que :

Des rapports parvenus à la présidence de la République font


ressortir que certains cadres de l’État et responsables à différents
niveaux ont fait l’objet de poursuites judiciaires, sur la base de
simples lettres anonymes adressées aux différents services de
sécurité et institutions de l’État. […] Nombre de cadres ont ainsi
été privés de liberté sur la base de ces lettres qui, le plus souvent,
se sont avérées dénuées de tout fondement. Outre l’injustice
subie par ces derniers sus-cités, cet état de fait a entraîné une
paralysie de l’activité des administrations et des entreprises
publiques, à cause de la crainte, la peur et l’angoisse d’être
poursuivi sur la base d’une simple lettre anonyme. Alimenté par
la rumeur, un climat de crainte et de suspicion s’est installé
auprès d’autres responsables qui, par crainte d’éventuelles
poursuites judiciaires, se limitent à un minimum d’obligations et
ne développent aucun esprit d’entreprise. C’est ainsi que le
traitement d’importants dossiers, revêtant parfois un caractère
d’urgence, est renvoyé à des dates ultérieures, causant ainsi de
graves préjudices au fonctionnement de ces institutions. […]
Aussi, monsieur le ministre de la Justice et messieurs les
responsables des services de sécurité, en charge des procédures
préliminaires et judiciaires, vont être instruits, chacun dans son
domaine de compétence, de ne plus tenir compte, à l’avenir, des
lettres de dénonciation anonymes, celles-ci ne pouvant en aucun
cas constituer une preuve d’imputabilité de faits qualifiés de
crime ou de délit. J’accorde le plus grand intérêt à la stricte
4
application de la présente instruction .

C’est qu’il n’est pas toujours bon d’offrir un exutoire démagogique à la


colère populaire et qu’il faut savoir arrêter ou modérer une purge avant
qu’elle ne tue le malade. La somme de toutes les peurs conduit rarement à
des actions positives, surtout dans le secteur administratif où analyse,
stratégie et durée sont requises.

« Sellal l’Opaque », une petite incursion


dans les ombres du système

Les détenteurs du pouvoir en Algérie ont une grande habitude des


déclarations fracassantes, affirmées sur un ton martial et qui mettent en
permanence le pays sur un pied de guerre. S’imposent alors des affirmations
générales plutôt que des évaluations, des slogans plutôt que des analyses.
Les mouvements de l’État sont alors si désordonnés que l’action précède la
réflexion : il faut alors souvent se replier dans la plus parfaite précipitation
comme dans le cas des dénonciations anonymes décrit plus haut ou, encore,
dans le cas des mesures de rétorsion prises contre l’Espagne à propos de ses
positions sur le Sahara occidental, qu’il a fallu annuler aussi vite qu’elles
avaient été prises tant elles pénalisaient les entreprises algériennes.
Il en est de même pour la croisade anti-administrative qui va s’éteindre
assez rapidement. Car, avec le Président Tebboune, «  l’État profond  » a
encore de beaux jours devant lui  ; en le confondant avec la seule
administration, soit-disant obstacle aux volontés réformatrices du politique
(une tentation discursive qu’a eue Emmanuel Macron, justement à son
retour d’Algérie), il laisse le champ libre à ce que tous les Algériens
dénoncent avec force  : la mainmise prétorienne de l’armée sur le pays et
son économie, les prédations des groupes économiques et sociaux qui ont
intérêt au statu quo des logiques du système.
Les administrations se situent dans ce qu’on pourrait appeler «  l’aval
exécutif  » de ce système  : elles ne le font pas, elles formalisent
ses  instructions  et ses incohérences jusqu’à l’excès, s’adaptent à ses
demandes et, bien sûr, le défendent car elles s’en nourrissent jusqu’au bas
de l’échelle. Malheur à qui ne joue pas le jeu ou tente de le jouer avec des
règles différentes du scénario de telle ou telle époque. Le
scénario  Tebboune est assez clair  : un accusé central, l’administration,
responsable du désastre économique, deux accusés latéraux le
« Izb França » (le parti de la France) qui profite de cette catastrophe et le
clan précédent, la « issaba », la « bande » de Bouteflika qui a volé le pays
et voudrait bien continuer à le faire.
Bouteflika aussi considérait ses prédécesseurs comme des pourris,
vilipendait la France et voyait dans l’inaptitude de ses concitoyens au
travail la source de tous les maux. On se souvient de son discours de 1999
sur le « peuple algérien médiocre » qu’il « laisserait à sa médiocrité » s’il
n’était pas élu. Les variations sont claires, les styles différents, mais la
structure de la base narrative reste identique : beaucoup de coupables et un
seul innocent, le pouvoir en place.
Ainsi va la résilience d’un système qui, contrairement à ce que l’on dit
souvent, ne doit pas sa force à ses mystères. L’ambassadeur Xavier
Driencourt répète ce que l’ex-Premier ministre Sellal lui avait dit : « Ce qui
5
fait notre force, c’est l’opacité de notre système . » Il faut croire que l’ex-
Premier ministre Sellal aimait à se présenter en Machiavel de l’autre rive
pour répéter la même chose à tout le monde (nous-mêmes y compris). Peut-
être pensait-il que cela le  posait  devant un public cultivé d’experts.
Possible. On comprend surtout qu’il s’agit de placer le pouvoir dans une
espèce de sérail, invisible aux simples mortels, en donnant aux
interlocuteurs européens du grain à moudre pour d’inoffensives analyses sur
l’ombre et la lumière. Que recouvre cette opacité  ? C’est en fait assez
trivial, car tout un chacun sait  que le pouvoir a ses arcanes, ses arrière-
scènes. Il y a même des séries sur Netflix pour nous faire toucher du doigt
ces coulisses… L’ex-Premier ministre doit d’ailleurs actuellement méditer
en d’autres termes sur cette « opacité-force » qui n’a pas empêché sa mise
en prison et qui l’implique (avec Ahmed Ouyahia, autre ex-Premier
ministre) dans toutes les affaires véreuses et louches jugées depuis la chute
de Bouteflika. Dès que les projecteurs du pouvoir sont braqués
volontairement sur une partie de la scène politique, la dissipation de
l’opacité révèle un potentiel de menaces inattendu pour des acteurs
autrefois intouchables.
Claironner à tous vents l’obscurité du système, pour un Premier
ministre, répond à une nécessité de piéger la pensée politique des
Européens, qui font de la  transparence une valeur cardinale de leurs
démocraties. L’opacité de Sellal était à l’usage des Occidentaux et,
notamment, des visiteurs et des expatriés qui se saisissent assez facilement
des idées qu’on leur met sous le nez. C’est particulièrement vrai des
ambassadeurs qui survolent d’assez haut le pays où ils sont en poste, ce qui
est bien normal vu leurs fonctions. Xavier Driencourt, par exemple, que la
notion d’opacité interroge, fait remonter l’origine de ce système dans les
wilayas de combat dès 1954. C’est une hypothèse très étrange au regard des
analyses historiques classiques des pouvoirs algériens, mais elle mérite
d’être étudiée.
Il paraît cependant avéré que sa mise en place effective dans la conduite
gouvernementale relève plus d’une culture des bureaux et de leurs coups
tordus que d’une démarche de combattants. Elle est plutôt l’héritage des
pratiques séditieuses des complots et des coups d’État de 1962, puis 1965,
par les chefs d’une armée de l’extérieur qui n’a jamais combattu et qui
6
n’ont eux-mêmes jamais tiré un coup de feu pendant la guerre . Et que c’est
l’usage intensif de la police politique de Ben  Bella, allié à la culture du
secret des services de Boussouf perpétuée par Boumédiène et au-delà, qui
voit naître une pratique de la dissimulation dans l’action politique en
Algérie. La  façade civile  du régime qui s’invente lentement après
Boumédiène, dont le monopole des fonctions est trop évident, ne peut faire
illusion de ce point de vue, et la séparation présidence / armée / services est,
pour les Algériens, comprise comme il se doit.
De fait, dès qu’on retourne le message vers le peuple algérien, ce n’est
pas l’opacité qui fait la force du système, c’est au contraire sa clarté et les
menaces qu’il laisse parfaitement percevoir. Clarté d’une armée devenue
propriétaire d’une nation, clarté d’un quadrillage sécuritaire intense de la
population, clarté des intérêts économiques liés au système de la rente
gazière et pétrolière et à la dévastatrice économie des importations mise en
place sous la protection de ceux qui détiennent la force des armes, des
prisons et des jugements ad hoc. L’ensemble de ces intérêts évolue selon les
conjonctures et la succession des générations en s’alliant, en se combattant,
mais sans jamais se détruire totalement et surtout sans jamais mettre en
cause la base évidente du système  : la place centrale, prépondérante et
religieusement vénérée de l’institution militaire, cette «  armée
7
prétorienne   » que Boumédiène a léguée à l’Algérie et dont les positions
économiques occupées par certains de ses responsables se confondent avec
celles des plus grands trafiquants du pays.
C’est pourquoi cette fameuse obscurité possède également un autre
avantage  : donner à penser que l’Algérie est un pays qui n’entre dans
aucune catégorie d’analyse politique ou socio-économique connue et
répertoriée et, en conséquence, disqualifier par avance toute approche
critique comme partisane et malveillante.
Ce dont le Président Tebboune ne nous
parle pas :

armée, justice, impôts, …

Dans sa tonitruante campagne, le Président Tebboune s’est bien gardé


d’évoquer les choses qui fâchent vraiment, celles qui concernent la nature
et/ou les pratiques de l’administration algérienne qui soit sont au centre du
système de pouvoir, soit font le quotidien de la vie des citoyens et le cours
des affaires…
Il ne nous parle pas de l’armée, où depuis la mort de Gaïd  Salah se
poursuit un nombre incroyable de règlements de comptes. Parfois, il s’agit
des proches de l’ancien chef de l’EMG, ses fils notamment qui, rejetons
d’un père surnommé «  le glouton  » et décoré par les Américains du titre
«  d’officier le plus corrompu de l’armée  », se retrouvent à justifier
leurs affaires dans le secteur de l’armement. Parfois, c’est le cas d’un grand
nombre d’officiers (cent cinquante environ, selon les commentateurs),
supérieurs ou non, mis à l’ombre par le nouvel homme fort de l’armée, le
général-major Saïd Chengriha, pour faits de corruption. Un nouveau chef de
l’EMG qui a entamé dès sa prise de fonction une purge puissante au sein de
l’institution ; à sa demande, le Président Tebboune, chef théorique suprême
des armées, a limogé plusieurs généraux-majors  : le directeur de la
communication, de l’information et de l’orientation du ministère de la
Défense, le directeur central des services de santé militaires, le chef d’état-
major du commandement des forces aériennes, le chef d’état-major de la
IVe région militaire, l’adjoint au commandant de la Ve région, le directeur
du service national au ministère de la Défense, le commandant de la
gendarmerie nationale, le directeur de la DGSI,  etc., etc. Gaïd  Salah avait
procédé de la même manière en son temps… Plusieurs généraux-majors
sont en fuite en Europe ou ailleurs.
Le Président a également oublié de parler de la justice dont
l’indépendance en Algérie est plus que relative. En son temps, Bouteflika
avait plusieurs fois exprimé son opposition à cette indépendance et avait
publiquement reconnu (Le Soir d’Algérie, 25  mars 2006) qu’elle ne l’était
pas. Chaque procès d’ailleurs organisé à Blida, Alger ou ailleurs, semble
démontrer que cette indépendance est un fantôme, tant les règlements de
comptes (parfois par fournées entières) y sont évidents et liés au besoin
d’offrir à l’opinion des victimes expiatoires pour les excès trop visibles du
système… quand un protecteur puissant a disparu ou a été renversé.
En  septembre  2020 encore, les avocats du barreau d’Alger se sont mis en
grève avec le slogan  : «  Justice indépendante  ; un État civil, non
militaire ! » À ce propos, une histoire étrange mérite d’être contée.
On sait que dans l’affaire du trafic de cocaïne dont le plus gros
importateur algérien de viande congelée, Kamel Chiki surnommé
« El Bouchi  » a été le héros (cf chapitre 5), un nombre assez imposant de
généraux, de juges et de fonctionnaires a été impliqué. C’est aussi une
affaire où le propre fils de Tebboune a été compromis du fait de ses liens
évidents avec «  El  Bouchi  »  : aujourd’hui en fuite, le général Ghali
Belkecir, ex-chef de la gendarmerie nationale, avait fait mettre en prison
Khaled Tebboune en 2018, en se basant sur une vidéo très compromettante
où le fils du futur président de la République apparaissait aux côtés
du  milliardaire trafiquant de cocaïne. En  février  2020, le tribunal avait
condamné Kamel Chikli «  El  Bouchi  » à huit ans de réclusion et à une
amende d’un million de dinars. Son procès en appel a eu lieu en juin 2020,
très rapidement, et miracle, sa peine a été réduite de moitié (quatre ans).
Entre-temps, «  El  Bouchi  » avait très officiellement dégagé Khaled
Tebboune de toute implication dans cette affaire de cocaïne. Il semble que
la justice ait été sensible à ce bon geste de conscience qui a permis de
blanchir un innocent qui se trouve aussi être, par hasard, le fils du président
de la République (Maghreb Émergent, 14 juin 2020).
Autre grande oubliée des discours présidentiels, l’administration fiscale.
C’est d’autant plus étonnant que c’est, par définition, l’une des plus
importantes pour un État bien constitué. Samir Ould A., juriste et professeur
de droit à l’ENA d’Alger, a éclaté d’un rire triste quand nous lui avons parlé
de la fiscalité algérienne. Lui aussi ne songe qu’à partir. Il fait des pieds et
des mains pour être nommé dans une organisation internationale, sans
succès jusqu’à présent. « Les impôts ? Alors ça, c’est la question qui tue !
J’ai fait des cours de formation continue pour le contrôle… Les types que
j’avais devant moi savaient à peine lire, en majorité… Les autres ne
voyaient pas par quel bout prendre un dossier. Des inspecteurs ! »
On sait que le népotisme est un des fléaux de l’administration
algérienne, mais Tebboune n’en parle pas, car pour qu’il y ait des
« neveux » il faut qu’il y ait des « oncles » … et ceux-là doivent être laissés
tranquilles. La formation est ainsi un des trous insondables de la question
administrative, dont une évaluation serait trop dangereuse par les mises en
cause systémiques qu’elle impliquerait. Toutes les approches du
recouvrement de l’impôt en Algérie sont extrêmement pessimistes. Parmi
les plus neutres dans l’analyse, les contributions de recherches sur la
fiscalité algérienne pointent toutes le  désintérêt de l’État pour la
fiscalité  ordinaire (impôts et taxes) et relève la décroissance continue du
rendement de l’impôt avec des manques à gagner évalués à 4 500 milliards
de dinars dans la période récente, de 2010 à 2019. Ce qui distingue cette
période, c’est :

[…] l’émergence de lobbies financiers et leur influence dans la


politique économique et financière de l’État, ce qui a affecté
négativement l’administration fiscale et en a fait une
administration faible, incapable d’imposer l’État de droit. Cette
situation ayant entraîné la nomination de personnes
incompétentes et malhonnêtes à divers postes de responsabilité,
ainsi que l’emploi d’agents sans respecter les principes de
transparence et d’objectivité, en plus de l’augmentation de
l’ampleur de l’évasion fiscale, tous ces facteurs réunis ont
conduit à une augmentation des dettes fiscales non recouvrées
qui s’élevaient à 4 500 milliards de dinars, selon les déclarations
des responsables du secteur 8.

De nombreux auteurs soulignent l’absence totale de protection juridique


contre les pressions  exercées sur les agents des impôts, le manque de
moyens humains et matériels, l’archaïsme des dispositifs technologiques, le
manque de contrôle interne, la corruption de l’administration. Personne ne
voit de solution en dehors d’une véritable action en profondeur de l’État
pour réhabiliter la fiscalité normale comme une des sources du
comportement citoyen et un des leviers essentiels du développement du
pays. Même les banques participent au délitement de l’impôt en avertissant
les contribuables indélicats d’avoir à retirer leur argent en cas d’avis à tiers
détenteur… Volontaire ou forcé, le recouvrement de l’impôt contribue donc
fort peu aux ressources de l’État. Pourquoi  ? Parce qu’il existe une autre
fiscalité, qui se meut en dehors de tout contrôle des administrations et du
Parlement : celle de la rente pétrolière.

[…] la forte présidentialisation ne plaide pas pour un transfert du


pouvoir financier au Parlement. Le développement tous azimuts
de comptes d’affectation spéciale ces dernières années est un
indice qui ne trompe pas, il traduit une sorte de démembrement
budgétaire. Le fonds de régularisation de recettes alimenté
principalement par le différentiel du prix du baril de pétrole sur
le marché et celui fixé par la loi de finance […] échappe à
l’autorisation financière et donc à la connaissance du Parlement.
À quoi sert ce dernier si une recette fiscale aussi importante lui
échappe ? Il sert simplement de décorum démocratique 9.
Sans commentaire.

Les administrations centrales
et les projets de terrain… L’Algérie est-
elle une île ?

« Vous allez faire des projets en Algérie ? C’est bien, c’est bien… je ne
dis pas qu’il est impossible de travailler, mais parfois il faut bien dire qu’on
doit s’accrocher.  » Yves R.  est architecte et a travaillé en Algérie sur
plusieurs projets dont certains ont abouti malgré des situations qui l’ont
parfois laissé perplexe :

Nous avions été sélectionnés pour la construction de la grande


gare routière d’Alger. C’était bien. Notre alter ego chef de projet
côté algérien, Mokhtar, était un type très bien, un polytechnicien,
très sympa et très sportif. Il aimait le foot, nous aussi, on
parlait… un beau jour, il disparaît ; plus de nouvelles ; on était
en plein milieu du projet  ; inquiétudes, demande de
renseignements au ministère des Transports qui nous envoie un
gars, gentil, mais peu informé. Où est Mokhtar ? Réponse : « Il a
eu des problèmes  avec le wali.  » « Quels problèmes  ? » « Des
problèmes. Pourquoi tu veux savoir ? » On n’a plus jamais revu
Mokhtar et il a fallu terminer le projet sans caution algérienne
aucune. S’il y avait eu un problème, ç’aurait été pour notre
pomme ! On était assez angoissés.

Cette expérience fait partie d’une série de comportements des


administrations publiques qui impactent fortement la conclusion et la
conduite de projets sur le terrain. Ils laissent dans l’esprit des acteurs
économiques qui veulent coopérer avec l’Algérie des traces parfois amères.
Force est de constater que le comportement des administrations
centrales algériennes peut, au minimum, être qualifié de déroutant pour
n’importe quel opérationnel habitué aux processus de coopération
internationale. Quarante-deux projets ont été élaborés dans le cadre de notre
mission, trente-six ont été signés conjointement par les autorités algériennes
et françaises, les six derniers, qui nous ont demandé, avec nos partenaires
algériens, dix-huit mois de travail intensif, n’ont pas pu l’être, la partie
algérienne ayant annulé toutes les signatures le jour même où elles devaient
avoir lieu, lors du COMEFA (Comité mixte économique franco-algérien)
d’octobre 2018 qui se tenait à Paris ! Qu’un projet soit signé ne le préserve
en rien de menaces qui peuvent surgir sur la base de raisons
abracadabrantes, voire parfois sans explications du tout. Sur les trente-six
projets ainsi officiellement signés par les deux parties, quatorze sont dans ce
cas, neuf avec le ministère de l’Industrie et des Mines (MIM), auprès
duquel est pourtant placé l’homologue algérien de la mission ; quatre avec
le ministère des Transports  ; un avec le ministère de la Recherche. Ces
quatorze projets ont été élaborés à la demande des ministres concernés et en
lien étroit avec leurs administrations respectives. Ces accords concernaient
notamment des créations d’écoles professionnelles dont l’Algérie a un
besoin crucial, que ce soit en sous-traitance, en management industriel ou
encore en logistique ; ils impliquaient aussi des coopérations industrielles et
d’ingénierie dans le secteur agroalimentaire, le ferroviaire ou encore de
fortes avancées dans le domaine du calcul haute performance et de la
simulation numérique au service des entreprises algériennes. Tous sont dans
d’inexplicables ensablements, certains sans un début d’exécution, d’autres
stoppés sans motifs déclarés…
Nous avons bien sûr tenté de nombreuses fois, avec conviction et
enthousiasme, d’éveiller les énergies éteintes, de comprendre, de
remobiliser et tenir en haleine des acteurs français, pour le moins
interrogatifs d’abord, puis emballés et enfin résignés. Des acteurs que nous
avons mobilisés, aussi importants et prestigieux, que l’École des mines de
Paris, l’École d’économie industrielle de Toulouse, Skema Management,
l’École des ingénieurs de la ville de Paris, la SNCF, SYSTRA (filiale de la
RATP et de la SNCF), l’Agence des villes et territoires méditerranéens
durables (AVITEM), l’Institut national de recherche en sciences et
technologies du numérique (INRIA) et le groupe Bull, Atos, leader
européen du calcul haute performance, le Laboratoire national de
métrologie (LNE), le Centre technique de la conservation des produits
agricoles (CTCPA), l’Association française de normalisation (AFNOR),
l’Institut national de la propriété intellectuelle (INPI), l’Institut national de
l’environnement industriel et des risques (INERIS), etc. rien n’y a fait.
De ces expériences assez malheureuses et totalement démobilisatrices
pour les acteurs français qui n’ont pas ménagé leurs efforts, nous avons tiré
une petite typologie, non exhaustive, de la manière dont les administrations
algériennes enterrent un projet signé ou faisable, avec les ministres
concernés qui, curieusement oublient leurs responsabilités.

1. On a perdu le chef de projet algérien…

Il est arrivé à certaines entreprises ayant collaboré avec des entreprises


du secteur public algérien une mésaventure qui peut paraître cocasse mais
qui mérite d’être analysée. Chaque entreprise ayant désigné un chef de
projet pour former un binôme opérationnel, il arrive que la partie algérienne
du binôme devienne muette tout à coup, sans possibilité de savoir pourquoi.
Trois mois après, parfois, l’entreprise française apprend que son
correspondant algérien a été appelé à d’autres fonctions, que personne ne
l’a remplacé et que, sur le coup, personne non plus n’a songé à informer qui
que ce soit de cette nouvelle situation. Le projet, désormais, traîne et
s’ensable… Cette perte de l’interlocuteur algérien est une sorte de classique
pour dire « non » et se débarrasser de projets dont on ne veut plus, sans se
donner la peine d’expliquer pourquoi. Ici encore, des décisions prises dans
la plus parfaite opacité interviennent et créent des situations peu
respectueuses des énergies, des budgets et des professionnels engagés.
Précisons que, à la différence d’autres pays de la rive sud (Maroc et
même Tunisie), les administrations publiques algériennes n’ont pas
d’intranet  : tous les fonctionnaires travaillent avec des messageries
personnelles  ; l’évaporation des individus en est grandement facilitée. Il
devient dès lors très difficile d’avoir accès à l’institution : elle n’existe pas
en termes de communication facile. Dans tous les pays européens, les
messageries officielles et les sites spécifiques permettent un accès aux
administrations concernées. Ici, rien de tel, comme si la raison sociale de tel
ou tel ministère reposait sur votre correspondant  : ce dernier disparu, tout
peut disparaître. Ajoutons, enfin, que ces mésaventures surviennent aussi
bien pour des projets auxquels le ministre algérien concerné a témoigné un
grand intérêt que pour d’autres moins visibles ; le côté incompréhensible de
la situation en est accru d’autant pour une entreprise occidentale.

2. Ma signature ?? Quelle signature ??

Cette attitude est certainement une des plus néfastes, des plus
redoutables pour le développement et la réputation de l’Algérie dans les
opérations de partenariat économique  : elle témoigne d’une extrême
désinvolture à l’égard des contrats signés et augmente les craintes des
entreprises étrangères envers un pays où règne une grande insécurité
juridique. Nous avons pu observer de près et vécu cette désinvolture après
qu’un projet mûrement défini et chiffré ayant recueilli l’accord des deux
parties puis ayant été solennellement signé en présence des gouvernements
algérien et français par les ministres des deux côtés, s’est trouvé soudain
contesté dans son chiffrage que la partie algérienne n’avait pas estimé aussi
important… Amateurisme  ? Irresponsabilité  ? Nouvelles instructions  ?
Impossible de savoir : la seule chose sûre est que le budget pourtant justifié,
examiné bilatéralement et signé en chœur, est soudain devenu inacceptable
pour l’administration algérienne. Tout se mélange et peut être interprété de
façon diverse dans une situation aussi étonnante. Le temps passé à tenter
d’éclaircir les possibles équivoques pour dissiper d’éventuels malentendus
est perdu  : quand l’administration algérienne adopte cette attitude, c’est
qu’elle ne veut plus (mais pourquoi ?) de la coopération envisagée. La seule
certitude ici est la destruction du projet. On peut comprendre et la méfiance
de certaines entreprises qui ont scrupule à mettre un pied en Algérie et les
réticences de certaines grandes institutions de formation qui rechignent
désormais à travailler avec des partenaires aussi peu fiables.

3. Quand la communication remplace l’action

Il arrive assez souvent que l’élaboration des projets en amont prenne


beaucoup de temps du fait des nécessités de définition, des clarifications
indispensables d’attribution des responsabilités et de la coordination
temporelle des différents acteurs. Par exemple, une grande réunion a lieu à
notre initiative à Paris, réunissant la secrétaire générale d’un grand
ministère algérien et les dirigeants de grandes écoles françaises sur la base
d’un projet de formation à mettre en place pour l’industrie algérienne. La
secrétaire générale réaffirme solennellement l’importance du projet et se
présente comme la cheville ouvrière de son avancement sur le terrain.
Style : « Oui, c’est vrai, les choses ont traîné et c’est beaucoup notre faute
en Algérie car nous avons eu beaucoup à faire. Mais maintenant c’est fini,
je m’en occupe  !  » Clair et sans ambiguïté  : on allait voir ce qu’on allait
voir  ! La réunion terminée, cependant, la secrétaire générale disparaît
purement et simplement du paysage et des opérations ; aucun timing n’est
respecté et elle n’est plus jamais joignable. Le ministre concerné non plus.
La réunion a eu lieu, le travail est fait.
Autre exemple, une grande école française d’ingénieurs en génie urbain
avec une grande expérience en collaborations internationales est visitée par
de hauts responsables du ministère algérien de l’Intérieur qui souhaitent
mieux connaître ses spécialités. Ses savoir-faire en matière d’ingénierie des
flux, déchets urbains,  etc. de la ville les intéressent. Régis Vallée, son
directeur, est un chaud partisan de la coopération internationale qu’il a
menée en Chine, en Afrique et ailleurs  ; il a beaucoup œuvré par ailleurs
pour l’accueil et la formation d’étudiants étrangers. Tout cela ravit les
Algériens qui sont demandeurs d’une mission sur le terrain de la part de
l’école  : une lettre officielle du ministère de l’Intérieur, en charge des
collectivités locales, précise qu’il s’agirait de développer un projet visant à
installer l’enseignement du génie urbain sur le campus de Tlemcen, dont les
besoins sont immenses. Tout le monde est d’accord : le ministère, le wali, le
recteur, l’université… Les locaux sont prêts, flambant neuf et vides  : un
premier voyage se prépare, d’abord à Alger, où contact est pris avec le
ministère, en l’espèce avec un directeur des collectivités et deux agents
féminins du ministère  : deux jeunes femmes «  très capables, dit Régis
Vallée, l’une architecte, l’autre ingénieure. Très pertinentes. Elles avaient
bien compris les tenants et aboutissants du projet ».
Le voyage se poursuit vers Tlemcen, mais les deux dames ont disparu.
Rencontres avec le wali, le maire, le recteur  ; tout va bien. Un second
voyage est planifié pour présenter le projet à tout le monde et en formaliser
les termes : il a lieu, et l’équipe française rentre à Paris pour les dernières
modifications. Puis soudain, tous les interlocuteurs algériens s’évanouissent
dans la nature. Plus personne n’est joignable.
On croirait lire, en actes, les analyses de Richard Sennett dans son
10
ouvrage La Culture du nouveau capitalisme , où il évoque la domination et
l’importance de la communication et des postures au détriment de l’action
dans les grandes organisations modernes.  Le  travail n’est pas important,
l’essentiel est ailleurs, dans des décisions qui échappent aux agents et qui ne
leur laissent que des démonstrations de façade (utiles pour la carrière
cependant) comme terrain d’action et d’expression professionnelles. Ils le
savent et jouent leur rôle dans les strictes limites assignées.
4. « Bonjour, c’est juste pour vous dire que le projet
est retardé »

Pendant des mois, se sont déroulées dans le cadre de notre mission les
négociations d’un projet lourd et stratégique pour l’Algérie entre les deux
ministères algériens de la Recherche et de l’Industrie et leurs partenaires
français, le groupe industriel Bull Atos et l’INRIA (Institut national de
recherche en sciences et technologies du numérique) pour la création d’un
centre numérique «  recherche / formation / industrie  » qui devait être le
premier créé en Afrique. L’ambition pouvait être autant nationale
qu’internationale. Instituts de recherche et grands groupes technologiques
français étaient impliqués fortement dans la préfiguration de cette
institution qui aurait été un des noyaux actifs d’une puissante modernisation
des industries algériennes et un outil de formation inégalé.
Après plus d’un an de travail et d’investissement de la mission et des
entités françaises, nous recevons un mail de quelques lignes d’un
fonctionnaire algérien inconnu au bataillon du ministère de la Recherche,
qui nous informe que le projet est reporté, sans aucune explication et sans la
moindre courtoisie élémentaire, qui aurait dû, au moins, consister à nous
rencontrer. Qui est cet homme ? Un inconnu. Toujours est-il qu’il est bien
un messager officiel, puisque plus rien ne bouge et qu’en dépit de multiples
relances, le projet s’efface comme s’il n’avait jamais existé. Quant au
ministre directement concerné et demandeur, Mohamed Mebarki, alors
ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche scientifique, il est
introuvable. Sauve qui peut !

5. Mais qu’il vienne ! Oui, il n’a qu’à venir !


Rien n’évoque plus la désinvolture de certains dirigeants économiques
algériens que cette espèce de fausse bonhommie qui semble dire que tout
peut se régler « vite fait » dans un face-à-face d’homme à homme. Il y a un
problème  ? Dites au patron français de venir. Oui, la formation de sous-
traitance est essentielle pour l’Algérie et le centre créé par Schneider
Electric est un projet d’excellence. Nous suggérons qu’on pourrait aller plus
loin dans un dialogue avec le patron du groupe. « Mais oui, dites-lui qu’il
vienne ! » « Vous avez des idées sur ce qu’on pourrait proposer au groupe
Schneider ? Il faut qu’il vienne ici. » Visiblement, ce ministre de l’Industrie
ne sait pas ou ne veut pas savoir ce qu’est l’emploi du temps d’un patron de
grand groupe international et, surtout, il n’a pas l’air de vouloir comprendre
que c’est à lui de fixer un rendez-vous avec proposition de dates et agenda
de sujets à aborder.
En fait, tout cela, le ministre le sait très bien ; il est simplement en train
de botter en touche pour des raisons qui nous sont inconnues. On peut le
comprendre, cependant la démarche discursive adoptée est étonnante  ;
comme si le monde tournait autour d’une Algérie si attractive que les
voyages d’affaires s’y traitent au pied levé dans un bonheur touristique sans
pareil. Le ministre, par ailleurs, sait très bien qu’aucune décision, même
concernant un rendez-vous ou une simple réunion, n’aura lieu dans son
ministère sans un accord explicite de sa part ou même sa présence physique.
Il nous est arrivé de devoir attendre plus de deux heures avec des directeurs
parfaitement compétents, les premiers concernés par la réunion organisée,
parce que le ministre  n’était «  pas encore arrivé  ». Aucun directeur
d’administration centrale ne prendra la responsabilité de démarrer une
réunion ou même de demander s’il peut le faire en l’absence du ministre.
Ce qui apparaît comme du caporalisme témoigne en fait du poids politique
qui écrase toutes les administrations centrales, agences ou comités. Un
poids qui relativise singulièrement la pertinence des accusations du
Président Tebboune.
Ainsi, c’est par un certain nombre d’attitudes et de paroles développées
dans le contexte de la relation d’affaires et de travail que les étrangetés de la
situation algérienne se révèlent. Ces attitudes, très reconnaissables par-delà
les années pour ceux qui ont travaillé avec l’Algérie, constituent la zone de
contact entre partenaires  : ce sont elles qui incitent à poursuivre ou à
stopper la relation. Elles sont mises en jeu et interprétées dans l’élément de
la culture de chaque partie, ce qui peut mener à toute une série de
malentendus, de froissements, de conflits et d’amertumes.
On peut penser qu’ils relèvent du hasard des comportements
individuels, sans aller plus loin. Mais il nous paraît beaucoup plus juste de
les corréler aux soubassements macroéconomiques algériens  ; leur aspect
énigmatique se dissipe ainsi peu à peu, laissant la place à leur double
nature : ils produisent les effets d’un système qu’ils contribuent à perpétuer
et sont les marqueurs d’une sorte de spécificité algérienne, elle-même
conséquence d’une société  fermée. Plus précisément d’une société close
que les détenteurs du pouvoir ont rabattue sur elle-même pour pouvoir
mieux l’encadrer et la dominer.
D’où également l’impression de superficialité qui finit par s’imposer
dans nombre de conversations avec des personnages en charge d’affaires
publiques. Par la nature même des pouvoirs au Maghreb, il arrive assez
souvent que vos interlocuteurs, quand ils occupent des positions  en vue,
vous disent ce qu’ils pensent que vous souhaitez entendre. Notamment
quand la question posée engage des politiques gouvernementales ou des
problèmes sociaux importants. C’est une façon de dégager sa responsabilité
et de ne pas se mettre en porte-à-faux à l’égard des pouvoirs en exprimant
une position affirmée comme personnelle. D’où cette impression d’avoir
toujours affaire à de grandes généralités dans des discussions qui se
déplacent vite, par politesse, sur d’autres sujets. Dans ce domaine, l’Algérie
n’a rien à envier au Maroc et bat assez souvent le record de l’explication
qui n’explique rien du tout.
L’esprit peut être ainsi sans cesse en balance dans les relations avec
l’administration algérienne et leurs ministres respectifs, et les questions
affluent, toujours les mêmes  : que se passe-t-il  ? Pourquoi ces silences  ?
Croient-ils vraiment ce qu’ils disent  ? Comment avancer  ? C’est un
questionnement en abîme, infini, ou plutôt un abîme du questionnement qui
n’aboutit qu’à la perplexité. Comment des gens éduqués et intelligents
peuvent-ils adopter une pareille attitude au mépris de la pensée de leurs
interlocuteurs, des engagements pris, des signatures solennelles données  ?
En fait, le fonctionnement du système fait que les interlocuteurs sont valeur
négligeable au regard de démarches qui relèvent du service commandé. La
mission n’était pas évaluée en fonction de la cible  et des convictions à lui
transmettre ou de ses réactions, mais en fonction du service mécaniquement
fait. Il est apprécié par les seuls commanditaires, ceux «  d’en haut  » dont
viennent les ordres…

Et le citoyen algérien dans tout ça ?


Ces attitudes et cette insécurité sur la nature des décisions algériennes
font de l’Algérie une sorte d’île dans le monde des relations d’affaires
modernes et des contractualisations fiables ; une île où les décisions elles-
mêmes dépendent d’un archipel particulier qu’on ne sait pas bien situer sur
la carte. On peut, comme Sellal, y voir une force, mais c’est là une bien
curieuse appréciation si l’on adopte le point de vue de l’intérêt général. Une
chose est sûre, ce n’est pas par une mise au pilori, comme celle que pratique
Tebboune, que l’administration algérienne évoluera vers plus d’efficacité.
Le mal est ailleurs, comme les ordres chaotiques qui font des
administrations un haut lieu de l’irresponsabilité, ailleurs c’est-à-dire «  en
haut ».
À l’été 2016, paraissait un article dans le journal
La  Nouvelle  République. Un article qui décrivait de façon assez virulente
les relations entre les administrations et le citoyen de base :
Il faut […] en finir avec cette bureaucratie qui perdure avec les
embûches administratives, les excès de zèle des agents
d’administration, le mauvais comportement et le mauvais
accueil, les grossièretés, le mépris, l’ostracisme, les obscénités,
le manque de coordination flagrant entre les différentes
institutions étatiques et privées, l’injustice, la hogra [la honte], le
piston, le favoritisme, les deux poids, deux mesures auxquels
sont confrontés les citoyens. Un  état de fait bien connu dans
notre quotidien de tous les jours […]. Le citoyen est mal reçu,
très mal respecté et pour cela il se tourne à écrire des
réclamations aux hautes instances de la République. La question
qui se pose  : que faut-il faire pour que les Algériens puissent
avoir confiance en l’administration ?

Le journaliste donnait quelques exemples de situations intolérables dans


la wilaya de Boumerdès :

Des dossiers de régularisation pour les constructions non


achevées pour l’obtention du certificat de conformité […]
déposés en date de l’année 2013 n’ont pas fait l’objet d’étude par
la commission ad hoc alors que le délai est prévu pour l’année
2016. […] Il est grand temps aussi pour le wali de Boumerdès de
mettre fin aux agissements de l’entreprise Gestibo qui ne cesse
de harceler les bénéficiaires de parcelles de terrain dans la zone
d’activité en leur réclamant des sommes colossales
trimestriellement, et ceci au nom de la wilaya. Les bénéficiaires
de parcelles de terrain sont propriétaires et possèdent des actes
de propriété notariés, dûment enregistrés […]. Cette situation ne
peut continuer : la Gestibo dit que le montant exigé est une sorte
d’impôt concernant le foncier alors que les propriétaires payent
auprès de la recette communale l’imposition du foncier. Certains
font l’objet de poursuites judiciaires graves.

Tout est dit dans cet article sur les pratiques habituelles, le mépris, le
chaos administratif, les compromissions, les relations sans doute intéressées
entre walis et gens d’affaires, l’impéritie et le poids incroyable de cet
amoncellement sur la vie quotidienne des habitants. Aux dernières
nouvelles (articles de La Nouvelle République de 2019 et 2021), l’entreprise
Gestibo continue paisiblement ses actions à Boumerdès.
Cette vie quotidienne des citoyens algériens, bien éloignée
des  90  milliards de dollars de projets et des  75  000 emplois annoncés
comme des victoires par le Président, doit paraître bien vulgaire aux yeux
des décideurs d’Alger. Il n’empêche que, pour la transformer, il faudra autre
chose que des déclarations hautes en couleur dans la presse nationale : une
action de fond, patiente, raisonnée et, si possible, s’appuyant plus sur la
mobilisation de la société civile et celle des fonctionnaires que sur des
coups de clairon. Une action modeste, mais pertinente dans la continuité.
Tous les Algériens aspirent à de substantiels changements dans leurs
administrations. Mais pour changer son administration, l’Algérie a,
visiblement et avant tout, besoin de changer de culture politique. Ce
moment viendra immanquablement.

1.  Le groupe Cévital d’Issad Rebrab est le premier groupe industriel privé algérien. Ses
activités sont très diversifiées et vont de l’agroalimentaire (sucre, huile, principalement) à
l’industrie légère (électroménager) en passant par les  ronds de béton  et la collecte de métaux
ferreux. Le groupe est également implanté en Europe. Dans ces propos est évoquée la possibilité
pour Issad Rebrab de soutenir, grâce à son appui financier, un autre candidat que Tebboune à la
future élection présidentielle. Rappelons que Issad Rebrab a été brièvement incarcéré à la fin de
l’ère Bouteflika et qu’il a depuis, sans doute fortement « conseillé », fermé le journal Liberté.
2.  Carl Schmitt a théorisé l’existence du politique dans la logique ami / ennemi. Voir
notamment son ouvrage La Notion du politique, 1932.
3.  Blog Radio M, 15 juin 2022.
4.  Communiqué de la présidence de la République, Echoroukonline, 19 septembre 2020.
5.  Cf chapitre 6, « Au pays du monde à l’envers  : le grand ballet du trio «  “rente-corruption-
purge” ».
6.  Sur ce point, voir Mohammed Harbi, Le FLN : mirage et réalité et Gilbert Meynier, Histoire
intérieure du FLN, op. cit.
7.  Nous empruntons cette expression à Gilbert Meynier qui l’emploie à de nombreuses reprises
dans son Histoire intérieure du FLN, op. cit.
8.  Henni Kharroubi et Goulem Allah Djilali Ayad, « Le recouvrement de l’impôt en Algérie  :
obstacles et solutions », Les Cahiers du MECAS, vol. 17, no 2, juin 2021. Voir également Samir
Mahtout, «  Le système du recouvrement fiscal en Algérie  : analyse et évaluation des
performances  », université de Bejaïa  ; et Ali Bousnobra, «  L’efficience de l’administration
fiscale dans le recouvrement de l’impôt », université des sciences économiques et de gestion.
9.  Mohamed Boussoumah, professeur à l’université d’Alger, Revue algérienne des sciences
juridiques, économiques et politiques, vol. 27, no 1, 1989.
10.  Albin Michel, 2006.
12

Enjeux de puissance en Méditerranée :

la partie est mal engagée

La Méditerranée est un espace vital pour l’avenir de l’Algérie et la


France. Parce que c’est dans cette zone que, à leur détriment si les deux
pays ne se décident pas à agir de concert dans la longue durée et en
confiance, les grandes puissances vont prospérer au cours des prochaines
décennies, à commencer par la Chine. Sans stratégie d’influence à la
hauteur des enjeux, la France s’affaiblira, y compris au sein de l’Union
européenne, et l’Algérie deviendra un pays de plus en plus vulnérable et
instable. Il y a urgence. La partie est déjà mal engagée.
Il ne s’agit pas ici de proposer une géopolitique de la région, ni de
revenir sur sa longue histoire 1, mais de mettre l’accent sur les points clés
révélant l’intérêt vital que revêt pour les deux pays une Méditerranée
prospère, sécurisée, moins malléable aux stratégies des grandes puissances
dans le cadre d’une mondialisation de plus en plus chaotique et brutale. Une
Méditerranée à la rencontre de trois continents, reliée à l’océan Atlantique
par le détroit de Gibraltar, à la mer  Noire par le Bosphore et à l’océan
Indien par le canal de Suez.
Un intérêt vital partagé
Obsédés depuis les années 1990 par le basculement progressif du cœur
du monde de l’Occident vers l’Asie-Pacifique, nous n’accordons pas toute
l’importance qu’elle mérite à la zone qui baigne nos côtes du Sud. Certes,
grands discours, colloques, création d’organismes, initiatives françaises et
européennes depuis plusieurs décennies se succèdent, mais les résultats sont
plus que modestes.
Échec du processus de Barcelone lancé par l’Union  européenne fin
1995 pour « établir un partenariat global euro-méditerranéen ». Enlisement
de l’union pour la Méditerranée initiée par la France en 2009. Piètres
résultats de la politique de voisinage initiée en 2002 par l’Union européenne
faisant évoluer ces pays de la rive sud de la Méditerranée du statut de
partenaire à celui de voisin, au même titre que les pays à l’est des nouvelles
frontières de l’Union européenne élargie en 2004 (Ukraine, Biélorussie,
Moldavie, etc). Plus restreint, le « Dialogue 5+5 » associant les pays de la
Méditerranée occidentale (les 5 du Nord et les 5 du Sud) représente certes
un avantage comme lieu informel de dialogue politique par grands
domaines d’activité. Mais cette structure demeure insuffisante à l’échelle
des enjeux qui se jouent dans cet espace clé.
Considérer la Méditerranée comme une réalité collective apparaît peut-
être comme une illusion, tant les peuples qui la cernent sont tournés,
certains vers l’Atlantique, d’autres vers l’Afrique ou encore vers l’Asie.
Des cultures très différentes, la coexistence d’États forts et d’États faibles et
les enjeux géopolitiques engendrent des situations dramatiques, comme
celles de la Syrie ou du Liban plus récemment.
Il n’en reste pas moins que cette région est un concentré de tous les
défis que le monde doit affronter. Les enjeux essentiels sont bien connus :
l’énorme déficit de création d’emplois chez les jeunes en particulier  ; une
production alimentaire très en dessous de la demande ; un accès à l’eau de
consommation et d’irrigation difficile  ; des pouvoirs pour la plupart
autoritaires et corrompus et donc incapables et/ou peu soucieux d’apporter
des solutions. Autant de facteurs à l’origine du «  Printemps arabe  » de
2011.
À ces besoins vitaux, ajoutons l’explosion démographique : l’ensemble
des pays du pourtour méditerranéen représentait 280 millions d’habitants en
1970, 419 en 2000, 472 en 2010 et devrait atteindre 570 millions d’ici 2030.
À côté des systèmes éducatifs et de formation inadaptés, un point ne cesse
de s’aggraver : le fort taux de chômage des plus diplômés. Plusieurs pays
comme la Tunisie et l’Algérie ont engagé une massification des études
supérieures beaucoup trop lourde pour les emplois correspondants dans
l’économie, et cette situation entraîne un déclassement social généralisé,
source de fortes frustrations.
L’ensemble de la région devrait aussi être fortement marqué par le
changement climatique  : la température pourrait en 2040 s’élever
de 2,2 degrés Celsius contre 1,5 pour le reste du monde. Les écosystèmes
marins sont très insuffisamment protégés et aucune tendance ne va dans le
sens d’une restauration des équilibres, notamment à cause des pressions
d’urbanisation le long des côtes, la pêche destructrice d’habitats et
l’aquaculture non durable. Cette mer qui incarne un trésor de biodiversité se
trouve menacée d’asphyxie.
Les effets du changement climatique, déjà à l’œuvre dans l’agriculture,
ainsi que les flux de réfugiés que ces situations entraînent, déstabilisent un
peu plus ces pays de la rive sud. La combinaison du sous-développement,
de l’insécurité et du changement climatique accélère l’émigration
clandestine vers l’Europe, en moyenne  220  000  personnes par an. Ces
mouvements entretiennent une économie criminelle dont le bénéfice est
estimé à 5 milliards de dollars.
Il ne faut pas non plus oublier une Méditerranée orientale qui représente
un véritable concentré des rivalités internationales avec, sur terre, la Russie
et l’Iran accroissant leur influence au détriment des États-Unis qui se
désengagent progressivement tout en gardant néanmoins leur 6e  flotte  ; la
mer  Noire, tremplin de la politique russe dans la région  ; la violence du
djihadisme qui continue de marquer toute la région  ; les chaos syrien et
libanais  ; la crise libyenne qui n’en finit pas  ; l’impasse israélienne  ; la
Turquie qui veut s’imposer en Méditerranée comme une puissance
incontournable en développant un programme d’armement ambitieux afin
de créer une Zone  économique  exclusive (ZEE) qui lui donnerait accès à
plusieurs gisements de gaz. Et à nos portes, un Maghreb fracturé avec le
Maroc et l’Algérie qui se regardent en chiens de faïence depuis la  guerre
des sables de 1963 ainsi qu’un durcissement de la politique étrangère
algérienne à l’égard du Maroc, illustré par une rupture diplomatique entre
les deux pays en août  2021 et la fin de l’utilisation du gazoduc Maghreb-
Europe passant par le Maroc.
L’invasion de l’Ukraine par la Russie le 24  février 2022 a tétanisé la
plupart des pays du pourtour méditerranéen, d’autant que nombre d’entre
eux entretiennent avec la Russie des relations denses dans des domaines
aussi importants que l’énergie, l’armement ou encore l’agroalimentaire. Par
exemple, en matière d’énergie, la Russie est présente en Libye depuis 2005
et en Algérie depuis 2006, deux pays qui constituent historiquement les
deux piliers de la politique maghrébine de la Russie. De même, l’Algérie
est un client clé pour la Russie en matière d’armement et le premier client
africain de la société publique russe Rosoboronexport, qui commercialise
les armements russes à l’exportation : les deux tiers de ses armes entre 2014
et  2018 proviennent de la Russie. En  novembre  2021, les deux pays ont
réalisé des exercices navals conjoints à Alger. De même, l’Égypte a acquis
en 2020 une vingtaine d’avions de chasse Soukhoï Su-35 et réalisé avec la
Russie des exercices militaires la même année. Le blé constitue un autre
atout que la Russie de Poutine s’est forgé au cours des deux dernières
décennies. Près du tiers du blé que la Russie vend dans le monde est à
destination de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
Depuis son intervention en Syrie en 2015, la Russie a cherché à
développer son influence dans l’ensemble de la Méditerranée à partir de ce
point d’ancrage, y compris dans la zone du Sahel. De façon très
opportuniste, elle a su profiter du désengagement partiel des États-Unis
dans la région pour accéder aux mers chaudes qui représentent l’aire
naturelle de son expansion. Quant aux États-Unis, leur désengagement
relatif est directement lié à la réorientation engagée de leur politique de
sécurité sous la présidence Obama vers la zone indopacifique et de leur
polarisation sur la compétition avec la Chine.
La guerre en Ukraine se place dans cette même logique, même si son
intensité inattendue marque un nouveau stade dans l’antagonisme
désormais explicite entre la Russie et ses voisins européens. Cependant,
l’expansion russe pose un sérieux problème aux pays européens, car elle
s’inscrit dans une démarche globale de revanche revendiquée à l’égard
de l’Occident, perçu comme un ennemi héréditaire, et de déstabilisation de
l’Union européenne, elle-même perçue comme une proie. Comme l’analyse
l’ancien directeur de la CIA Leon Panetta : « Ayant constaté que les États-
Unis étaient restés les bras croisés lorsqu’il a envahi la Géorgie en 2008,
Poutine a récidivé avec la Crimée en 2014 puis avec la Syrie et la Libye
[…]. Ce qui se passe en Ukraine aujourd’hui est le résultat de toutes ces
reculades 2. »
Aussi, tout signe de pusillanimité de l’Union européenne dans la gestion
de cette sortie de guerre est à éviter, car il peut être interprété comme un
signe de faiblesse par les États de la rive sud de la Méditerranée et ne ferait
que développer les discours traditionnellement hostiles à l’Europe et à la
France, tout comme la détermination de ceux qui souhaitent affaiblir
davantage les Européens.
Globalement, la Russie n’a ni les moyens ni l’envie de concurrencer la
Chine dans le monde, comme en Afrique du  Nord et plus largement en
Méditerranée où celle-ci cherche d’abord à construire des liens
économiques sans se préoccuper des politiques locales, comportement très
apprécié dans la région.

La Chine fait main basse sur la région


L’acteur le plus actif et le plus résolu depuis quelques années dans
l’ensemble de cette zone, par rapport aux autres puissances traditionnelles
que sont les États-Unis et la Russie, est sans conteste la Chine.
Au cours de sa longue histoire, cette dernière n’a jamais mis en œuvre
des stratégies à visée expansionniste. Désormais, la situation a radicalement
changé puisqu’elle a inséré la zone méditerranéenne dans sa recherche de
pouvoir global. Le Président chinois Xi Jinping annonçait
en septembre 2013 à Astana, capitale du Kazakhstan, le projet gigantesque
des nouvelles routes de la soie qui a pour objectif de relier la Chine à
l’Europe via trois voies : terrestre, ferroviaire et maritime. L’enjeu maritime
est majeur. La Méditerranée est l’aboutissement de la « nouvelle route de la
soie » maritime qui part des ports chinois de la mer de Chine, transite par le
détroit de Malacca près de Singapour, traverse l’océan Indien et remonte la
mer Rouge pour arriver par le canal de Suez en Méditerranée. Ainsi, 35 %
des flux de conteneurs chinois qui sont à destination de l’Europe transitent
par la Méditerranée. La Chine met à profit l’élargissement du canal de Suez
qui, depuis 2015, permet le doublement de la circulation de navires. Le
canal de Panama ne se révélant pas adapté aux porte-conteneurs géants
chinois, ces derniers empruntent le canal de Suez, à l’origine d’un
basculement de la route transpacifique vers la route méditerranéenne et
transatlantique.
La Chine s’est dotée d’une stratégie agressive de contrôle des ports
méditerranéens  : un véritable maillage, qui ressemble à une forme
d’encerclement de la Méditerranée 3. Pour la Chine, ces ports sont plus
proches que ceux d’Europe du Nord. Une fois modernisés, ils permettront
de réduire considérablement les coûts et les délais de transport. La Grèce a
été sa tête de pont dans cette zone, avec l’acquisition en 2013 du port du
Pirée par le groupe chinois Cosco, troisième transporteur mondial. Le Pirée
est devenu la porte d’entrée des produits chinois en Europe. La voie
maritime qui part des côtes chinoises aboutit ainsi à Athènes et à Venise.
Comme l’analyse le géopoliticien Alain Bogé, «  Cosco cherche à
développer des liaisons ferroviaires vers l’Europe du Nord via la
Macédoine, la Serbie et la Hongrie, au départ d’Athènes. Ce projet entre
dans la stratégie de pénétration de l’Europe par les Balkans en s’appuyant
sur des États dits “faibles 4”. »
La Chine a désormais des prises de participation dans une douzaine de
ports du pourtour méditerranéen : en Israël, avec le nouveau port de Haïfa
en 2015 qui pourra accueillir des navires avec une capacité de  18  000
conteneurs et dont le groupe Shanghai International Port détient la gestion,
et celui en eau profonde d’Ashdob en 2017 dont la construction est confiée
au groupe chinois CHEC  ; en Égypte, où Cosco est partenaire à  20  % du
port de Port-Saïd et où HPH détient  80  % du capital de Alexandria
International Container Terminal  à Alexandrie  ; et en Turquie, où un
consortium de trois groupes chinois, dont Cosco, contrôle 65 % des parts du
port de containers turc Kumport-Ambarli près d’Istanbul.
En Algérie, le gouvernement a relancé en 2020 le projet du port en eau
profonde de Cherchell à  cent  kilomètres à l’ouest d’Alger. Le montant du
projet est estimé aux alentours de 4,5 milliards de dollars. Qui finance ? Le
gouvernement chinois, via sa banque Exim Bank, sous forme d’un prêt. À
quel opérateur les travaux sont-ils confiés  ? À un opérateur chinois bien
entendu, la China State Construction Engineering, qui réalisera  65  % des
travaux. Les trois sociétés algériennes retenues se contenteront des  35  %
restants. Les travaux devraient être menés à bien au cours des sept
prochaines années. Les Chinois ont parfaitement compris l’enjeu de
contrôler ce futur port. En effet, le complexe sera relié à la route
transsaharienne par un tronçon routier qui permettra à l’Algérie de se
rattacher à cinq autres pays africains  : Tunisie, Mali, Niger, Tchad et
Nigéria. Connecter le port de Cherchell à la transsaharienne permet de
désenclaver toute la bande sahélienne, une zone riche en ressources
énergétiques (pétrole, charbon, gaz) et minérales (uranium, or, diamants,
cuivre, manganèse, cobalt, argent, étain, chrome, nickel, fer,  etc.). Pour la
Chine, ce port constitue un accès direct au cœur du continent africain pour
ses marchandises, ainsi qu’une porte d’accès à des ressources énormes.
Le discours chinois est parfaitement rodé. Sur la route à proximité du
futur site, on peut découvrir un immense panneau de couleur bleu
Méditerranée à deux volets : sur le volet droit, une image de ce que devrait
être le port ; sur le volet gauche, entre la représentation du drapeau algérien
à gauche et celle du drapeau chinois à droite, on peut lire en trois langues,
arabe, chinoise et française, cette belle formule issue d’un conte de fées  :
« Une ceinture de l’amitié est scellée pour toujours ; une route de la soie est
construite en commun ». L’Algérie, un pion potentiel de plus sur l’échiquier
chinois et un port stratégique de plus pour les Chinois en Méditerranée.
Ce n’est pas encore fini  : en Italie, ce sont les plus grands ports qui
passent sous contrôle chinois. Ainsi, depuis 2016, Cosco détient 49,9 % du
port de Savona en Ligurie, le principal terminal réfrigéré de la
Méditerranée. La présence chinoise s’est renforcée dans les ports de Trieste
et de Gênes, depuis que l’Italie est devenue en 2019 le premier pays
européen à rejoindre la liste déjà fort longue des pays adhérents à la
« nouvelle route de la soie ».
Quant au Portugal, c’est le port de Sines, à  cent  kilomètres au sud de
Lisbonne, la ville natale de Vasco de Gama qui ouvrit la route vers les
Indes, tout un symbole, qui est dans la visée de la Chine. Le complexe
industriel de Sines est l’un des grands projets de développement
économique du Portugal. Si ce port assure déjà le tiers des importations du
gaz naturel liquéfié américain vers l’Union européenne, il doit aussi devenir
un site de production d’hydrogène vert en vue d’exportations vers les Pays-
Bas ou l’Allemagne. Les câbles sous-marins Internet constituent un autre
enjeu du port avec l’entrée en fonction de la liaison d’EllaLink jusqu’au
port brésilien de Fortaleza. La Chine a déjà acquis en 2012 des parts dans
l’un des quatre terminaux du port. Cependant, les autorités américaines font
pression sur le gouvernement portugais, Sines étant le port européen d’eaux
profondes le plus proche en distance des États-Unis. La Chine montre
toujours son intérêt et les États-Unis leur agacement.
N’oublions pas l’Espagne. Depuis 2017, Cosco, encore, détient 51  %
des parts de la société espagnole Noatum qui gère les ports de Bilbao et de
Valence. Coup double !
Le Maroc n’est pas en reste, avec le groupe chinois Haite, qui contribue
au développement de la très grande plate-forme portuaire Tanger Med,
devenue un des tout premiers ports à conteneurs en Méditerranée. Cette
implantation a été aussi judicieusement choisie par les autorités chinoises,
compte tenu du positionnement géographique du pays entre l’Afrique et
l’Europe, sa stabilité politique, la qualité de ses infrastructures et le bas coût
de la main-d’œuvre.
Et la France ? Elle n’est pas oubliée par l’empire du Milieu. Le port de
Marseille forme une plaque tournante naturelle pour connecter la Chine à
l’Europe via le canal de Suez. En 2013, le groupe chinois China Merchants
Port, un autre spécialiste de l’ingénierie portuaire, prend le contrôle
de  49  % du capital de la filiale Terminal Link du groupe français CMA
CGM, l’un des trois leaders mondiaux du transport maritime et logistique.
Terminal Link est l’opérateur des terminaux à conteneurs de Marseille, mais
aussi des ports de Malte, de Tanger Med et de Casablanca.
En 2018, un entrepreneur chinois a créé un énorme centre de commerce
de gros dans la mode, à dix minutes du Vieux-Port, sur les collines qui
surplombent la mer. Cet ensemble de bâtiments modernes a été construit à
l’aide de conteneurs colorés. Intelligemment, il est relié à l’autoroute située
à proximité du futur port de conteneurs et il ne faut que quinze minutes en
voiture pour se rendre à l’aéroport de Marignane. Les produits provenant en
masse de la province chinoise de Zhejiang sont déchargés à Marseille pour
inonder l’Europe et l’Afrique. La construction de cet énorme centre de
commerce se situe parfaitement dans la stratégie mise en œuvre avec la
« nouvelle route de la soie ».
En  octobre  2021, Orange a rempli sa mission d’assurer l’arrivée à
Marseille du câble sous-marin Peace (Pakistan and East Africa Connecting
Europe), long de douze mille kilomètres. Il doit devenir la route numérique
haut débit la plus directe entre l’Asie et l’Afrique de l’Est et entre l’Asie et
l’Europe. Qui sont les opérateurs de ce chantier colossal  ? Peace Cable
International Network, un groupe localisé à Hong Kong créé en 2018 et une
filiale détenue à 100 % par le groupe chinois Hengtong, connu pour être le
septième fournisseur mondial de câbles électriques et à fibres optiques  ; et
le groupe PCCW Global ensuite, présent dans le domaine des technologies
de l’information et de la communication (TIC), basé aussi à Hong Kong et
qui détient le géant HKT des télécoms de l’ancienne colonie britannique.
Et Orange, grâce à son activité d’opérateur d’infrastructure, est le seul
en France à pouvoir fournir l’expertise technique utile à un tel chantier  ;
l’opérateur français peut ainsi gagner du terrain dans l’océan  Indien. La
Chine, cependant, poursuit très habilement sa stratégie de conquête, pion
après pion. Elle crée ainsi une véritable route de la soie numérique en
faisant du Pakistan un relais en devenir vers la Chine, qui aurait accès à la
fois à l’Europe et à l’Afrique de l’Est par l’intermédiaire des réseaux. Des
ramifications sont prévues dans un second temps de l’Afrique de l’Est
(Kenya) vers l’Afrique du Sud, ainsi que vers l’île Maurice et les
Seychelles. Sur sa route qui remonte vers le France, ce câble passe par
Djibouti, l’Égypte, Chypre et Malte. Il mesurera alors  quinze mille
kilomètres de long.
La Chine investit également en Méditerranée dans les grands domaines
stratégiques et économiques de l’énergie, des télécommunications, de
l’immobilier, du tourisme. Huawei, son équipementier en câbles sous-
marins par lesquels transite l’essentiel des échanges électroniques
intercontinentaux, développe depuis 2008 le câble Hannibal  qui relie la
Tunisie à l’Italie, ainsi qu’un autre reliant la Libye à la Grèce. Et
conjointement à la Russie, la Chine réalise en 2015 ses premiers exercices
militaires en Méditerranée orientale. L’influence par la culture n’est pas
oubliée. Des centres Confucius sont ouverts dans plusieurs pays de la rive
sud, comme la Tunisie et l’Égypte en 2018. Le nombre de bourses
octroyées à des étudiants ne cesse de croître. Aujourd’hui, pour les
étudiants africains, les universités chinoises sont la deuxième destination
après celles de France.
Progressivement, la puissance asiatique modifie à son profit le jeu des
rapports de force et de coopération dans cette zone, avec la perspective d’y
imposer là aussi son modèle de développement et de gouvernance ainsi que
ses valeurs. Cela représente un défi gigantesque pour l’Union européenne,
la France, ses programmes de coopération avec la rive sud et ses valeurs
5
démocratiques . Pékin dénonce régulièrement les valeurs de protection des
droits humains, une notion «  occidentale  » dont il essaie de remettre en
cause le caractère universel. Un point commun avec la Russie où Poutine
développe également un discours nationaliste anti-occidental qui réécrit
l’histoire. Certains, à l’image de responsables politiques français et
européens, considèrent qu’il est pourtant possible de travailler avec la
Chine.
Terminons notre brève analyse par deux citations. La première est du
Comité central du Parti communiste qui considère, dans un document
interne de 2012, que la démocratie constitutionnelle occidentale et les
valeurs universelles sont «  des menaces 6  ». La seconde est de l’un des
principaux inspirateurs de Xi Jinping, le colonel Liu Mingfu. Celui-ci, au
cours d’un récent entretien dans une revue française, à la question « Qu’est-
ce qui se trouve au cœur de la pensée du Président Xi Jinping ? », répondit :
« Deux rêves : réaliser le rêve chinois et réaliser le rêve du monde […]. Il
s’agit dans un premier temps de réaliser la renaissance de la nation chinoise,
puis de forger une communauté de destin pour toute l’humanité et de
7
conduire le monde vers une grande unité . » Difficile d’être plus clair.
Comme l’analyse avec beaucoup de lucidité Jean-Maurice Ripert,
l’ancien ambassadeur français en Chine de 2017 à 2019 : «  Cette dernière
e
n’est plus la Chine tiers-mondiste de la seconde moitié du XX  siècle, mais
une Chine puissante tentée par l’hégémonie et qui n’hésite pas à user de la
8
coercition pour promouvoir son agenda international . »
Tous les responsables français ne sont pas de cet avis. La Chine travaille
aussi à faire de certains d’entre eux, et non des moindres, des relais de
propagande de qualité de son action.

La Chine et ses relais en France au plus


niveau :

le représentant spécial du gouvernement


français pour la Chine

Dans une interview accordée en mars 2016 à l’agence publique chinoise


Xinhua, l’ancien Premier ministre français Jean-Pierre Raffarin a présenté
sa vision de l’initiative de la « nouvelle route de la soie » : « Une alliance
de l’Europe et de l’Asie pourrait permettre de stabiliser le monde […].
C’est un sujet stratégique », a-t-il estimé, allant même jusqu’à souligner la
possibilité « d’un arc allant de Pékin et Paris jusqu’au Cap », qui pourrait
être un « nouvel arc de stabilité » dans le monde. « La “nouvelle route de la
9
soie” est le seul grand projet nouveau et mondial   », déclarait-il avec
emphase et enthousiasme dans cet entretien. Il était alors président de la
commission, ô combien importante et prestigieuse, des Affaires étrangères
et de la Défense du Sénat.
Jean-Pierre Raffarin est passionné par ce pays depuis son premier
voyage en 1970 comme étudiant de l’ESCP et y a depuis construit de
nombreux contacts. On peut le comprendre, tant nous avons à apprendre de
la culture de la Chine, de son histoire et de son développement
extraordinaire depuis plusieurs décennies. Il a raison de souligner combien
comprendre la Chine est capital pour l’avenir de la France et de l’Union
européenne ; et de rappeler ainsi que « en quarante ans, la Chine n’a été que
deux fois le sujet principal d’un Conseil européen  : en  juin  1989 après
Tian’anmen et en  mars  2019 en pleines tensions commerciales sino-
américaines. Dans tous les cas, l’Europe n’est pas dans l’action, mais dans
la réaction 10  ». Il a raison de souligner nos incohérences en matière de
droits de l’homme, offrant ainsi aux responsables chinois des arguments
pour remettre en cause nos discours et nos valeurs.
Pour autant, est-il nécessaire d’aller aussi loin dans l’enthousiasme
quand l’ancien Premier ministre se met à parler des autorités chinoises et de
tout le bien qu’il pense du gigantesque chantier de la « nouvelle route de la
soie », un levier formidable au service de leur stratégie expansionniste à la
fois économique et idéologique  ? Est-il raisonnable de considérer que sur
une question aussi capitale que celle du multilatéralisme, le représentant
spécial du gouvernement français puisse penser que «  nous serons sans
doute plus proches des positions du Parti communiste chinois que de celles
des Américains », alors que dans ce domaine, l’un n’en veut pas plus que
l’autre ? Et alors que, tout au long de l’avancée de leur projet de « nouvelle
route de la soie  », les autorités chinoises mettent en place leurs propres
institutions qui incluent un système chinois d’arbitrage des différends
commerciaux  ? Et alors qu’elles ont fait tomber nombre de pays dans le
piège de la dette par des prêts considérables dans le but de réaliser des
projets qui profitent peu aux populations locales ?
Très instructive est l’image proposée par notre ancien ambassadeur en
Chine, Jean-Maurice Ripert que nous citons à nouveau  : «  L’Union
européenne doit donc prendre conscience du fait que le multilatéralisme
chinois ressemble plutôt à une roue de bicyclette : il peut y avoir plusieurs
rayons mais il n’y a qu’un seul centre. Il faudrait plutôt parler de “multi-
bilatéralisme”. » Il poursuit : « Pour revenir à la métaphore de la bicyclette,
si la première roue en était la Chine, la deuxième roue pourrait être
constituée de son point de vue par les États-Unis, qui seraient chargés de
11
maintenir la discipline dans le camp “occidental ” ».
La sinologue Anne Cheng, titulaire de la chaire « Histoire intellectuelle
de la Chine » au collège de France, apporte une compréhension globale fort
intéressante sur ce pays dans un récent ouvrage qu’elle a dirigé. Ce pays
« qui s’est toujours considéré comme celui du Milieu et qui depuis le début
du  XXIe  siècle se verrait bien comme le monde à lui tout seul  ». Elle
poursuit : « […] allons-nous continuer à accorder un quelconque crédit aux
constructions fantasmatiques et fallacieuses du “rêve chinois” dont on voit
bien que le désir de puissance a fini par occulter celui de redevenir une
authentique civilisation 12  ?  » Jean-Pierre Raffarin pourrait utilement
perfectionner son savoir sur la Chine en prenant connaissance de cet
ouvrage intitulé Penser en Chine (Folio).
Reconnu par les autorités chinoises comme un ami de la Chine, Jean-
Pierre Raffarin a été nommé en  janvier  2018 représentant spécial  du
gouvernement français par le président de la République Emmanuel
Macron. Sur son compte Twitter, il écrit : « Dans l’avion présidentiel pour
la Chine ce  7  janvier 2018, Jean-Yves Le  Drian, ministre des Affaires
étrangères, m’a remis ma lettre de mission comme “représentant spécial”
pour la Chine ». Son objectif : aider les entreprises françaises à s’implanter
dans ce pays. Une très bonne initiative pour nos petites et moyennes
entreprises en particulier.
Pour autant est-il nécessaire de déclarer, dans le cadre de ses nouvelles
fonctions, sur la chaîne publique de propagande chinoise CGTN où l’ancien
Premier ministre français a même une émission, Grand angle sur la Chine
avec Jean-Pierre Raffarin, destinée à l’international, que le Président
chinois exerce «  un leadership puissant dans un grand pays où il faut
naturellement de l’autorité pour gouverner plus de 1,4 milliard
d’habitants  ? » Et de poursuivre en s’enthousiasmant pour «  le leadership
du Parti qui définit les règles de l’avenir 13  ?  » En visionnant l’une de ses
émissions 14, durant son exposé, on peut lire en surimpression en bas de
l’écran : « Un leadership plein de sagesse ». Ce n’est plus de l’information,
c’est de la propagande.
Pour un ancien Premier ministre français (de 2002 à 2005), ancien
député européen et ancien sénateur, républicain et libéral, représentant
officiel de la France en Chine, voilà une curieuse façon de se positionner en
faisant l’éloge d’un Parti communiste qui met sous surveillance numérique
l’ensemble de sa population et musèle son opinion. Qui a retardé l’annonce
de l’épidémie du Covid-19 en ne transmettant que des données très
partielles, et ainsi facilité la propagation du virus et retardé la réponse de
l’OMS, ce qui a produit les effets dramatiques que le monde connaît depuis
début 2020. Il semble que ses nombreuses déclarations de félicitations au
Parti communiste chinois ne posent aucun problème aux autorités françaises
qui l’ont nommé.
Les entreprises françaises désireuses de s’implanter en Chine n’en
demandent sûrement pas tant. Une triste illustration de l’essai de La Boétie,
Discours de la servitude volontaire.
Le Président chinois Xi Jinping lui-même a d’ailleurs récompensé Jean-
Pierre Raffarin, en le décorant de la médaille de l’Amitié  2019 devant
6  000  dignitaires du régime. Une distinction strictement réservée aux
proches du régime chinois. Jean-Pierre Raffarin, désormais diplomate
d’allégeance, est en bonne compagnie. L’année précédente, le Président
chinois remettait cette distinction de l’ordre de l’Amitié le 8  juin au
Président russe, Vladimir Poutine, qui en fut ainsi le premier récipiendaire.
L’ancien Premier ministre qui vantait autrefois les bienfaits «  d’une
république du bon sens  » sera élevé, le 14  juillet 2022, à la plus haute
distinction de la Légion d’honneur, celle de grand-croix, par décret du
président de la République française.
Cependant, si en France les autorités chinoises ont des relais au plus
haut niveau, la situation est beaucoup plus significative en Algérie où les
autorités ont fait clairement dans la durée un choix de dépendance très forte
tout en multipliant les discours généraux sur le maintien de la souveraineté
du pays.

Pouvoirs algérien et chinois :

une connivence de fait au détriment


de l’Algérie

Les autorités algériennes, quant à elles, depuis deux bonnes décennies,


confient l’essentiel de leurs infrastructures aux groupes publics chinois.
Ainsi, ces groupes ont capté pour plus de 50 milliards de dollars de marchés
publics. Tout y passe  : l’opéra d’Alger, le gigantesque ensemble de
bâtiments composant le nouveau ministère des Affaires étrangères, la
grande mosquée d’Alger, le siège du Conseil constitutionnel, des centaines
de milliers de logements sociaux construits à la va-vite dans les banlieues
désœuvrées des plus grandes villes du pays, d’Annaba à Oran en passant
par Constantine, Sétif et Alger, ainsi que des grandes portions de l’autoroute
Est-Ouest de mille deux cents kilomètres, avec les parties ouest et centre.
Bas coûts et corruption sont au rendez-vous. Bas coûts  : les groupes
publics chinois répondent aux appels d’offre publics algériens à des prix
défiant toute concurrence. Corruption  : elle est partout lorsque de telles
sommes sont en jeu. Les deux sont les facteurs explicatifs de cet
engouement du pouvoir algérien pour les opérateurs chinois. Il y en a un
troisième d’importance : en confiant aux entreprises chinoises la réalisation
de centaines de milliers de logements sociaux, souvent de piètre qualité
mais dans des délais très courts, pour une population qui croît fortement, le
gouvernement tente d’acheter la paix sociale. Dans le même temps, il
cherche à consolider sa pérennité par des travaux pharaoniques avec les
grands travaux d’infrastructures. En pure perte, tant les Algériens ne
supportent plus le système en place.
La construction de la seule autoroute Est-Ouest, une infrastructure
considérable, était estimée à l’origine à 11 milliards de dollars. Au bout du
compte, elle en a coûté  17. De nombreuses lacunes dans la rédaction des
contrats entre l’État algérien et les deux sociétés concernées, chinoise et
japonaise, ont permis de contourner la législation 15 pour ensuite donner
libre cours à la corruption, estimée par l’un des anciens managers de
16
l’Agence nationale de l’autoroute (ANA) à 4  milliards de dollars .
L’édification de la grande mosquée d’Alger, vœu obsessionnel et
mégalomane du Président Bouteflika, commencée en 2011, est confiée au
groupe public chinois CSCEC. Un gigantesque édifice au bord de la baie
d’Alger, avec un minaret de  270  mètres de hauteur, une salle de prière
pouvant contenir 120 000 fidèles, 25 étages, coût prévisionnel  : 1 milliard
de dollars. Quelques années plus tard, la presse algérienne parle d’un coût
de 3 à 4 milliards de dollars.
Les commentaires des Algériens sont toujours les mêmes, comme celui
tenu par notre chauffeur de taxi début 2019, alors que nous passions
devant  : «  Boutef ferait mieux de nous construire des hôpitaux avec des
équipements et du personnel formé. Ici, on a une mosquée à chaque coin de
rue. Mais lui, il se fait soigner en France ou en Suisse. Ici on peut mourir
d’une grippe mal soignée. » On pourrait multiplier les exemples.
De plus, la réalisation de ces infrastructures dans le pays se fait au
détriment de la création d’emplois locaux. Il suffit de parcourir ces
chantiers pour y voir nombre de Chinois y travailler. Le faible recours par
les groupes chinois concernés à la main-d’œuvre locale, sans aucun
transfert de technologie et encore moins de co-innovation, constitue un
autre souci pour les Algériens.
Les chiffres sont éloquents  : ainsi, quand la France investit  1  euro en
Algérie, elle exporte  3  euros, et quand la Chine investit  1  euro, elle
exporte  23  euros  ! Sa valeur ajoutée est donc faible pour l’économie
algérienne et quasi nulle pour l’emploi algérien.
De même, pendant que le Président Bouteflika et ses gouvernements
successifs tenaient des discours ampoulés et fiévreux sur le nationalisme et
le patriotisme algériens dont ils se disaient les garants sourcilleux, les
mêmes confiaient en 2017 aux Chinois le soin de construire et de lancer
leur premier satellite. Un satellite, envoyé dans l’espace le 11  décembre
2017, propulsé par une fusée chinoise Longue Marche 3 depuis le centre de
lancement de Xichang, dans la province du Sichuan et placé en orbite
géostationnaire à 36  000  kilomètres. Ce satellite peut être utilisé non
seulement pour la diffusion télévisuelle, mais aussi pour les
télécommunications d’urgence, l’éducation à distance, la navigation par
satellites et les communications entre entreprises. En termes de dépendance
à l’égard d’une grande puissance économique à vocation hégémonique et au
régime totalitaire, difficile de faire mieux ou pire.
Yang Jiechi, membre du bureau politique et directeur du bureau de la
Commission des Affaires étrangères du Comité central du Parti communiste
chinois, a effectué une visite officielle en Algérie trois ans plus tard,
en octobre 2020, et a été reçu par le nouveau Président algérien Tebboune
afin de développer des projets communs dans le domaine du numérique et
de la communication. Dans la désormais bonne tradition chinoise, il n’avait
pas les mains vides  : un don de 14 millions de dollars à l’Algérie devait
servir au financement de projets.
Ce n’est pas tout. Le plus grave, nous l’avons évoqué dans un chapitre
précédent 17, est sans doute l’inondation par des produits contrefaits
importés frauduleusement de Chine du marché algérien, phénomène qui
contribue à affaiblir les entreprises algériennes, et donc à détruire de
l’emploi et de la valeur ajoutée, tout en servant de plate-forme de transit des
biens contrefaits en Europe.

Une marée continue de contrefaçons


chinoises

À eux seuls, rappelons-le, les produits chinois contrefaits importés


représentent en moyenne 70 % de la contrefaçon dans l’ensemble du pays.
Et selon les données des douanes algériennes, la contrefaçon concerne 30 %
des produits vendus en Algérie, et ce dans quasiment tous les secteurs  :
textile, habillement, équipements ménagers, chaussures de sport, pièces de
rechange, accessoires pour téléphones, cosmétiques. Nombre de ces
produits se sont révélés dangereux pour la santé et pour la sécurité des
personnes.
L’Algérie est aussi devenue un point de transit pour ces produits
contrefaits via le marché européen. Le passage des produits de contrefaçon
en grande majorité chinoise par des points de transit comme l’Algérie, mais
aussi le Maroc et la Tunisie, permet de camoufler leur origine par la
falsification de documents, l’établissement de centres de distribution pour
ces biens et leur ré-emballage et re-étiquetage. De plus, les biens en transit
sont moins susceptibles d’être contrôlés par les autorités locales.
Ces pratiques frauduleuses contribuent à faire de la corruption un sport
national pour de nombreux intermédiaires, petits et gros, y compris au sein
même des rouages de l’État algérien. Absence de dispositif de contrôle
approprié, prolifération des marchés informels, méconnaissance par encore
trop d’opérateurs économiques des règles de procédure en vigueur relatives
à la protection de la propriété intellectuelle  : tout concourt à faire croître
dans tout le territoire algérien la gangrène de l’importation frauduleuse de
produits contrefaits.
Avec de telles réalités, nous sommes bien loin de l’esprit du Partenariat
stratégique global que l’Algérie a signé en grande pompe avec la Chine
en  mai  2014 à Pékin  : il s’agissait de «  développer les investissements
chinois en Algérie  », de construire des projets «  gagnant-gagnant  »,
d’édifier un «  partenariat d’exception entre la Chine et l’Algérie  ». Au
profit de la Chine, sans aucun doute. Il est loin aussi le «  pays frère  »
chinois pour lequel l’Algérie, en 1971, a joué un rôle clé pour son entrée au
Conseil de sécurité des Nations unies en présentant la résolution qui lui a
18
permis d’effectuer son retour à l’Assemblée des Nations unies (ONU) .

Des enjeux communs
L’activisme de la Chine que nous venons d’évoquer est une illustration
des enjeux fondamentaux pour la France et l’Algérie en Méditerranée.
Enjeu économique pour un pays, la Chine, où transite plus du tiers du
trafic mondial de marchandises, et qui concentre près de 40 % du tourisme
mondial. Enjeu géostratégique, avec en particulier des échanges maritimes
entre l’Europe et la Chine désormais plus importants que ceux entre
l’Europe et les États-Unis. Enjeu de souveraineté, avec l’énergie pour
laquelle la France est largement dépendante de la Russie qui n’hésite pas à
en faire un objet de chantage permanent, notamment dans le cadre de sa
guerre contre l’Ukraine. Et pour l’Algérie, une économie totalement
dépendante de ses exportations d’hydrocarbures et donc la nécessité de
prendre en main sa transition énergétique.
Enjeu politique enfin, car sans un Maghreb prospère avec ses membres
travaillant de concert et dont l’Algérie est une clé importante, cette zone
deviendra une véritable poudrière sociale aux portes de l’Europe du Sud. En
sus de ce qui se joue sur la rive sud de la Méditerranée orientale : la crise
des réfugiés et des migrants qui ébranle la cohésion de l’Union européenne
avec une ligne de partage est-ouest et menace son avenir même. Il n’est pas
encore trop tard pour que la France et l’Algérie se décident à répondre
ensemble à ces défis. Mais la volonté commune est-elle là ?

1.  Mostafa Hassani-Idrissi (dir.), Méditerranée, une histoire à partager, Bayard, 2013.
2.  Entretien avec Leon Panetta, «  Au cœur de la puissance américaine  », Politique
internationale, no 175, printemps 2022.
3.  Alain Bogé, « Une stratégie chinoise en Méditerranée : les investissements portuaires. 1/2 :
en Europe », 14 janvier 2022 et « 2/2 : au Maghreb et en Orient », 21 janvier 2022.
4.  Ibid.
5.  Alice Ekman, «  La Chine en Méditerranée, une présence émergente  », Notes de l’Ifri,
février 2018.
6.  Sophie Boisseau du Rocher et Emmanuel Dubois de Prisque, document 9, « De la situation
dans la sphère idéologique », La Chine e(s)t le monde, Odile Jacob, 2019.
7.  Revue Politique internationale, no 162, hiver 2018-2019, p. 206.
8.  Guillaume Tawil, «  Chine, Russie  : rivales ou complices  ?  », Grand entretien avec Jean-
Maurice Ripert, 30 juillet 2020.
9.  Communiqué de presse de l’agence Xinhua, 1er mars 2016.
10.  Éditorial de Pascal Boniface, «  À propos de “Chine, le grand paradoxe” de Jean-Pierre
Raffarin », Iris, 18 décembre 2019.
11.  Guillaume Tawil, «  Chine, Russie  : rivales ou complices  ?  », Grand entretien avec Jean-
Maurice Ripert, op. cit.
12.  Anne Cheng (dir.), Penser en Chine, Folio, 2021, pp. 7 et 28.
13.  Émission Grand angle sur la Chine avec Jean-Pierre Raffarin, YouTube, 5 octobre 2019.
14.  Ibid.
15.  Abdou Semmar, « Enquête », Algériepart, 4 avril 2017.
16.  BTP International, 22 décembre 2018.
17.  Cf chapitre 9, « La diversification de l’économie : mirages, slogans et impossibilités ».
18.  Rappelons que c’est Taïwan qui représentait la Chine à l’ONU depuis 1950, après l’arrivée
des communistes chinois au pouvoir à Pékin en 1949.
13

Les institutions françaises avec


le « système » algérien :

surtout pas de vagues !

Avril  2013, Paris, place du Châtelet, dans une brasserie en bord de


Seine : nous avons rendez-vous avec la responsable du service économique
de notre ambassade à Alger, de passage dans la capitale. L’objectif de cette
entrevue, un mois avant notre prise de fonctions officielle, est de faire
connaissance et de bénéficier de son expérience et de ses conseils pour
commencer à réfléchir à un mode opératoire de travail en commun.
L’échange est très cordial. Mais très vite, nous identifions quelques
incompréhensions que nous n’avions pas du tout anticipées. Tout d’abord,
concernant le titre de notre fonction qui n’est pas encore connu, mon
interlocutrice me pose la question suivante, comme pour se rassurer  :
« Vous allez être chargé de mission ? » « Pas vraiment, lui répondons-nous.
Haut responsable, avec une lettre de mission signée conjointement par le
ministre du Redressement productif Arnaud Montebourg et Nicole Bricq, la
ministre du Commerce extérieur, au nom du gouvernement français. » Nous
lisons une légère crispation sur son visage. Réflexe classique dans la haute
administration de notre pays : les périmètres des domaines de compétence
sont tracés au cordeau, tel un jardin à la française. Toute nouvelle initiative
traversant ces périmètres est considérée comme parasitant le
fonctionnement normal des administrations concernées. Il allait donc falloir
à la fois rassurer et s’imposer.
À notre tour, nous lui faisons part de la nécessité d’aller à la rencontre
des opérateurs algériens dans les différents territoires de ce pays, et par
conséquent de bénéficier d’un peu d’aide, du moins au début, afin de bien
nous coordonner. Sa réponse fuse  : «  Pourquoi, vous comptez sortir
d’Alger ? » Stupéfaits, nous lui répondons que nous ne voyons pas d’autre
méthode pour déterminer les priorités des besoins de l’économie algérienne
et monter des projets d’exemplarité démontrant que la coopération franco-
algérienne est possible et nécessaire. D’autant qu’un premier Comité mixte
économique franco-algérien (COMEFA) doit se dérouler à Paris courant
octobre, réunissant la plupart des ministres des deux gouvernements, et
qu’il ne s’agit pas de se limiter à de bonnes paroles. Sa réponse est en droite
ligne avec ses propos précédents : « Mais si vous sortez d’Alger, vous allez
être submergés par les propositions de projets de la part des entreprises
algériennes.  » Là, nous comprenons sur-le-champ que nous ne devrons
compter que sur nos propres forces et notre détermination pour avancer.
Cette anecdote illustre à elle seule les deux principaux obstacles que
notre mission a tenté de surmonter du côté français, ou plutôt de contourner
durant ses six ans d’existence. Et ce simplement pour faire ce pour quoi le
gouvernement français avait décidé de la créer en accord avec le Président
algérien, dans le cadre de la «  déclaration d’amitié et de coopération  »
signée par les deux protagonistes quelques mois auparavant,
en décembre 2012 à Alger.
 
Tout d’abord, des organisations inadaptées à la mise en place
opérationnelle d’une démarche de coopération entre deux pays. Ensuite, et
surtout, une dépendance excessive à l’égard des habitudes et des
comportements du système algérien. Un contexte qui nous a très vite
contraints à innover dans la démarche. Sous peine de devenir un rouage de
plus dans la machine compliquée des relations franco-algériennes ou de
nous retrouver sur la touche. Et donc inutiles dans les deux cas.

Des organisations nouvelles qui forment


des modes d’action dépassés

Au cours de ces dernières décennies, la France n’a eu de cesse de


multiplier les réformes dédiées à l’accompagnement de ses entreprises à
l’étranger, avec un but commun  : la rationalisation et le regroupement de
très nombreux organismes.
Quelques opérateurs ont émergé  pour cette mission  : l’établissement
public Business France (BF), né du regroupement progressif de divers
organismes préexistants (le Comité français des manifestations
économiques à l’étranger, le Centre français du commerce extérieur, UBI
France, l’Agence française pour les investissements internationaux,  etc.),
qui représente aujourd’hui une force de frappe de 1 500 agents, dont plus de
la moitié travaille dans des bureaux à l’étranger  ; Bpifrance, devenu un
acteur financier public majeur, issu là aussi du regroupement de plusieurs
institutions publiques (la banque des PME, l’ANVAR, CDC Entreprises, le
Fonds stratégique d’investissement, etc.) ; l’établissement public Expertise
France, créé en 2015 par la fusion d’un précédent opérateur et de plusieurs
petites agences constituées auparavant par différents ministères et qui a
pour mission de servir à la fois la politique d’aide au développement et la
diplomatie économique.
Cependant, nous avons pu constater, du moins dans le cas de la
coopération franco-algérienne, que ces organisations nouvelles continuent
de façonner des modes de pensée et des pratiques encore peu adaptés aux
nouveaux enjeux que les entreprises ont à affronter. Comme l’écrivait déjà
le sociologue Michel Crozier il y a plusieurs décennies, il est très difficile
de faire comprendre aux responsables politiques «  que ce ne sont pas les
hommes qui sont en question, ni même les groupes qu’on présente comme
1
des castes, mais le système qui modèle leur raisonnement . »
Laurent Fabius, nouveau ministre des Affaires étrangères en 2012, veut
mettre en place une «  diplomatie économique  » au sein de son
administration, consistant à mobiliser le réseau des ambassades au service
des intérêts économiques français. Une initiative compréhensible tant notre
commerce extérieur est déficitaire et nos PME peu nombreuses à
s’internationaliser. Cependant, les opérateurs, encore trop nombreux,
n’offrent qu’une faible lisibilité aux entreprises. Un dirigeant d’une société
française de cent cinquante personnes nous confiait : « Un grand groupe n’a
pas besoin d’aide pour attaquer les marchés extérieurs  ; quand il en a
besoin, pour des grands marchés, il est dans une délégation avec le
président de la République ou il a la ligne directe du ou des ministres
concernés ; nous, on ne sait pas où frapper. »
En effet, il faut ajouter à la liste précédente le Comité national des
conseillers du commerce extérieur, dont nous n’avons jamais rencontré les
membres en Algérie ; le MEDEF international qui se contente d’organiser
de temps en temps une délégation et des rencontres très officielles qui ne
débouchent en général sur rien de concret, faute de construire des processus
opérationnels de coopération et de suivi des projets  ; et des fédérations
professionnelles, très administratives, qui ont le plus grand mal à mobiliser
leurs entreprises adhérentes, quand elles ne sont pas ignorantes de la
situation en Algérie.
Une illustration de cette déconnexion. Au cours des premiers mois de
notre mission, nous rencontrons les responsables des organisations
professionnelles du côté français. Lors d’un entretien avec le président de
l’une d’elles, fort importante, ce dernier nous raconte sa dernière visite à
Alger qui remontait aux années 1990, en pleine «  décennie noire  »  : la
voiture blindée que les autorités algériennes lui firent prendre de l’aéroport
à son hôtel, les motards accompagnant le véhicule à toute vitesse, la
surveillance permanente dont il était l’objet. Ce qui est parfaitement
compréhensible de la part des responsables algériens : dans un tel contexte,
pas question de prendre le moindre risque. Il conclut son intervention par
une question  : «  Est-ce toujours comme cela  aujourd’hui  ?  » Nous nous
regardâmes un peu interloqués : il allait y avoir du travail !
Autre exemple  : lors d’un échange avec l’équipe de Business France
Algérie basée dans les locaux de notre ambassade à Alger, nous posons la
question qui nous démange : « De toutes les rencontres d’affaires que vous
organisez tout au long de l’année à Alger et qui nécessitent de votre part
beaucoup d’énergie et une forte implication, combien de projets de
partenariat entre entreprises françaises et algériennes ont-ils vu le jour  ? »
La réponse tombe : « On ne le sait pas, car nous n’avons pas à intervenir
dans la gestion des entreprises  ». Stupéfiante réponse  ! «  Mais alors,
comment évaluez-vous votre efficacité  ?  » osons-nous poursuivre. Grand
silence de la dizaine de personnes autour de la table…
On peut le comprendre, ce silence. La mission de Business France
Algérie  est écrite en grosses lettres sur son site  : «  Votre partenaire pour
exporter en Algérie  ». Tout est dit. Or, l’enjeu depuis plus de deux
décennies n’est plus de se limiter à encourager nos entreprises à exporter. Il
est de les convaincre et de les accompagner tout au long du processus, afin
qu’elles s’internationalisent, qu’elles investissent localement, voire à
plusieurs pour mutualiser les coûts très importants, du moins durant les
deux premières années. Il ne suffit pas d’en mettre quelques-unes autour
d’une table et de se quitter à la fin d’une journée ou deux de rencontres
d’affaires. Cela peut constituer un préalable, une amorce pour de premiers
contacts précieux, mais en aucune façon une fin en soi.
Nous en sommes trop encore, comme dans les années 1980, à organiser
principalement des colloques, des foires d’exposition, des rencontres
d’affaires. Mais pour quels résultats ?
Une dernière anecdote illustre ces routines obsolètes. Lors d’une
mission de deux jours à Ouargla, une grande cité aux portes du désert, au
cours du mois de février  2017, nous rencontrons à sa demande l’équipe
dirigeante de la Chambre de commerce et d’industrie (CCI) de la région,
des dirigeants algériens d’entreprises très actifs. Leurs souhaits  : que nous
les aidions à trouver une CCI française partenaire pour bénéficier de son
expertise en matière d’attractivité et de développement d’un territoire. Belle
opportunité pour nous de construire ainsi une présence française plus forte
et dans la durée. Dès notre retour à Alger, nous en informons le nouveau
patron de Business France Algérie et celui de notre Chambre de commerce
et d’industrie à Alger, la CCIAF, chargée de conseiller les entreprises
françaises dans leur connaissance du marché algérien et de nouer des liens
avec des entreprises locales. Deux responsables de qualité, très engagés en
Algérie, que nous apprécions.
La réponse du premier par courriel : « Nous envisageons avec la CCIAF
de nous rendre à Ouargla à la rentrée, en septembre, pour rencontrer la
CCI  »  ; soit sept mois après la demande de cette dernière. Une éternité  !
Nous précisons alors qu’il est tout de même possible de prendre l’initiative,
a minima de leur téléphoner et d’essayer déjà d’étudier avec eux plus
précisément leurs attentes, sans attendre sept mois ! Le deuxième n’a même
pas répondu. Las de relancer, nous n’avons jamais su ce qu’était devenue
cette opportunité que nous offrait cet opérateur collectif algérien au cœur
d’un territoire riche en agriculture, en artisanat, etc. Alors que dans le même
temps, les États-Unis, via leur ambassade, se montrent de plus en plus actifs
dans ce territoire stratégique qui constitue le plus grand champ pétrolier et
gazier du pays.
Une dépendance excessive à l’égard
du système politico-administratif
algérien

Le 21  juin 2018, comme chaque année, Business France organise des
« rencontres Algérie », réunissant des dirigeants d’entreprises françaises et
algériennes. Elles se déroulent au siège même de Business France,
boulevard Saint-Jacques, à Paris. La visée de cet événement : « Venez nouer
des partenariats productifs et élargir vos opportunités d’affaires ». Avec le
temps, le positionnement vis-à-vis de ces rencontres a évolué. Il ne s’agit
plus simplement d’encourager les entreprises françaises à exporter, mais à
s’implanter. C’est un progrès.
Cela reste aussi une opportunité de continuer à faire connaître l’Algérie
aux entrepreneurs français. Ces derniers sont souvent accusés par les
autorités algériennes d’être frileux. Tel n’est pas le cas. Cela est surtout dû à
un déficit d’information sur ce pays, dont les autorités ne font pas non plus
grand-chose pour attirer les investissements étrangers, et encore moins pour
faciliter le développement de leurs propres entreprises à l’étranger.
Ces rencontres sont organisées en partenariat avec la Chambre
algérienne de commerce et d’industrie (la CACI), sous la tutelle du
ministère algérien de l’Industrie, et de sa filiale nouvellement créée en
France, CACI France. La communication autour de cette journée est
enthousiasmante  : «  L’Algérie souhaite diversifier son tissu de
production » ; « […] la volonté des autorités algériennes est de favoriser des
projets d’implantation dans tous les secteurs de l’économie » ; « La France
reste le plus important investisseur en Algérie hors hydrocarbures », peut-
on lire sur le site de Business France, etc. Et la CACI France n’est pas en
reste.
Pourtant, à lire le programme détaillé de ces rencontres, même un non-
initié de la relation franco-algérienne devine le poids toujours aussi
prégnant des autorités algériennes sur l’organisation de l’événement. Ainsi,
entre 8 h 30 (heure officielle de démarrage de la journée) et 13 heures, soit
en seulement quatre heures trente avec une pause de trente minutes au
milieu, pas moins de vingt-huit interventions successives sont prévues  !
Avec, en guise d’ouverture, six interventions à la suite  ! De quoi épuiser
toute personne normalement constituée présente dans le grand amphi de
Business France. Heureusement, l’amphi est raisonnablement climatisé et
les sièges larges et très confortables.
Détaillons maintenant ce programme gargantuesque. Pour le thème
«  L’Algérie, quels atouts pour des partenariats productifs  ?  », six
interventions. Pour le thème suivant, «  Les dernières évolutions de
l’environnement des affaires  », pas moins de six interventions également,
pour expliquer aux chefs d’entreprises français en quoi cet environnement
s’est amélioré. Ce qui est d’ailleurs la meilleure façon de montrer que cet
environnement demeure très complexe, pour que six experts soient
nécessaires pour tenter de le décrire !
Puis, sur le seul thème de « L’industrie, la sous-traitance automobile et
industrielle », à nouveau six intervenants. Pointe d’humour involontaire : il
est bien précisé dans le programme que les « débats seraient animés par un
journaliste économique…  ». Bien entendu, en réalité en moins de quatre
heures, vingt-huit interventions successives ne permettent en aucune
manière le moindre échange avec les personnes présentes dans la salle.
L’après-midi seulement, les spectateurs acquièrent la possibilité de
récupérer d’un tel flot de paroles en s’inscrivant pour rencontrer d’autres
chefs d’entreprises, et ainsi passer aux choses sérieuses.
Lorsque nous apostrophons dans l’entrée de l’amphi le directeur de
Business France Algérie en lui demandant les raisons de ce programme
indigeste qui donne une image négative de l’Algérie par sa seule lecture, il
nous répond  : «  Ce sont nos interlocuteurs algériens, on ne peut pas faire
autrement.  » Tout est dit. Et encore nous sommes en France, pas en
Algérie !
Le poids et l’inertie du système politico-bureaucratique algérien sont
tels que soit on fait avec, soit on ne fait rien avec lui. Et lorsque l’on est un
organisme public français, quelle est la solution  ? Être persévérant,
expliquer que de telles manifestations sont contre-productives, et qu’il
convient de créer d’autres moyens de rencontres, d’autres voies de
partenariat. D’expérience, nous pouvons dire que plus l’on est un partenaire
peu entreprenant, trop compréhensif, voire soumis, plus la présence du
système algérien se manifeste avec son mode de pensée et sa culture
toujours dominants de l’économie administrée des années 1970.
Dans une économie centralisée et administrée, où l’État est tout-
puissant, le débat n’existe pas. Tout simplement parce que le dialogue entre
acteurs administratifs et économiques n’a aucune raison d’être. L’État
décide. Point. Alors pourquoi imaginer des échanges entre intervenants et
participants  ? À quoi cela peut-il servir  ? Les intervenants parlent. Les
spectateurs écoutent.
D’ailleurs, lorsque nous parlons avec des entrepreneurs algériens
présents à cette manifestation, et dont nous connaissons la plupart, tous
nous tiennent le même propos sur un ton las  : «  Nous savons que ces
rencontres ne servent à rien, c’est du théâtre, mais vous comprenez, nous
sommes obligés d’y participer  ». Car tel est le mot d’ordre donné par les
autorités algériennes aux chefs d’entreprises et aux responsables de leurs
organisations collectives (clubs d’entreprises, CCI,  etc.). Le politique
contrôle l’économique. Pire, l’économique est aux ordres du politique. Il
s’agit de montrer aux Français que l’Algérie est active puisque la salle est
remplie de son côté. Donc si les entreprises françaises ne viennent pas dans
leur pays, c’est qu’elles ne sont guère entreprenantes. CQFD.
Pour autant, nous ne sommes pas obligés de nous soumettre aux
oukases de ce système, sous le prétexte trop facile que nous ne pouvons
faire autrement. C’est la raison pour laquelle nous avons proposé dès 2014 à
Business France Algérie et à son directeur Georges Régnier, un homme
entreprenant et pragmatique, de créer un comité stratégique réunissant
l’ensemble des groupes français implantés ou intéressés par l’Algérie.

Une première réponse :

créer une task force des groupes français

Il s’agit de réunir ceux qui opèrent déjà en Algérie dans des secteurs
différents et nombreux comme Danone, Renault, Schneider Electric, Sanofi,
Total EnR, Engie, Accor, la RATP, la SNCF, Alstom, Lafarge ou encore les
banques telles que Natixis et la Société générale. Autant d’opérateurs
français que nous avions progressivement rencontrés depuis le début de
notre mission, en lien avec notre ambassade. Il est également nécessaire de
rassembler les groupes qui ont émis le souhait de venir ou de revenir en
Algérie au cours des échanges que nous avons eus avec eux  : comme le
Commissariat à l’énergie atomique (CEA) dans le domaine des énergies
renouvelables et de la transition numérique ou encore Avril, le groupe
coopératif français présent dans le domaine agroalimentaire et plus
particulièrement dans celui de la transformation végétale.
Nous nous sommes fixés un triple objectif : partager de l’information en
toute confidentialité pour créer un esprit d’équipe « France » et une réelle
compréhension de l’environnement algérien par le retour des expériences
acquises dans la durée  ; identifier et favoriser des synergies entre groupes
français agissant dans des domaines communs tels que les transports,
l’énergie, le numérique ou l’agroalimentaire  ; et favoriser, lorsque c’est
possible, des implantations de petites et moyennes entreprises sous-
traitantes de ces groupes, ou simplement encore exportatrices. Pour une
PME, s’implanter en Algérie sans un important travail en amont peut se
révéler très coûteux et la mettre en sérieuse difficulté. Y venir accompagnée
par un grand groupe dont elle est l’un des sous-traitants est évidemment
plus aisé et moins coûteux en temps et en trésorerie.
Nous tenions à ce que les réunions de ce comité aient lieu à Paris et non
à Alger, en l’occurrence dans les locaux de Business France, pour une
raison d’efficacité. Nous tenions également à ne pas limiter la composition
du comité aux seuls responsables des filiales des groupes présents en
Algérie, mais à avoir aussi des responsables au top niveau des entreprises,
là où se décident les choix stratégiques. En effet, nous avions constaté lors
de nos entretiens avec des dirigeants des filiales algériennes de groupes
français combien ceux-ci rencontraient des difficultés à convaincre leurs
directions générales du bien-fondé de leur présence dans ce pays  ; alors
même qu’ils sont dans la plupart des cas implantés depuis de nombreuses
années là-bas, tout en réalisant des résultats financiers satisfaisants. Ce fait
traduit une méconnaissance réelle de l’Algérie par les acteurs économiques
français de façon générale.
Après plusieurs mois de travail de préparation avec Georges Régnier,
nous avons pu organiser un premier séminaire de travail dès juin 2015. En
accord avec tous les membres, nous avons retenu et maintenu un rythme de
deux séminaires par an jusqu’à la fin de la mission, début janvier  2019,
toujours en partenariat avec Business France Algérie et son nouveau
directeur, Dominique Boutter, à partir de la rentrée 2016. Ces séminaires
sont devenus un lieu où tout pouvait se dire sans que rien ne sorte  : une
véritable bénédiction pour les entreprises. Le dialogue se déroule entre
entreprises parfois présentes sur les mêmes marchés, et entre elles et les
pouvoirs publics français que nous représentions, avec Business France, le
service économique de notre ambassade et nos collègues invités du
ministère de l’Économie. Dans ce processus collectif, d’autres groupes
français ont rejoint ce comité : Thales, CMA-CGM, EGIS.
De journée de travail en journée de travail et avec les nombreux
échanges informels entre-temps, ce comité stratégique « grands groupes » a
contribué à produire et à faire partager des informations très concrètes, des
expériences, des analyses issues des témoignages des entreprises implantées
en Algérie qui se révéleront fort utiles pour les nouvelles intéressées. Le
marché algérien représente désormais, pour les groupes qui y sont implantés
depuis de nombreuses années, l’un des dix plus importants marchés au
niveau mondial. La ténacité paie. Mais il est indispensable de réaliser en
amont un très important travail de connaissance de l’environnement
juridique et économique du pays et d’agir sur un mode collectif. Ce qui, il
faut bien le dire, n’est guère dans la culture historique des entreprises
françaises sur les marchés extérieurs, contrairement aux entreprises
allemandes ou italiennes, par exemple.

Les questions clés soulevées


par les entreprises

Plusieurs questions capitales ont été mises en avant, partagées,


débattues. Celle des ressources humaines doit être traitée en priorité  :
formation et fidélisation sont indispensables tant le turn-over est important
dans les sites de production et le niveau de qualification de la main-d’œuvre
inégal. Les questions des transferts financiers – les investissements réalisés
localement et les éventuelles remontées de dividendes – sont soumises aux
aléas de la volatilité de change du dinar sans qu’aucun instrument public
existe pour réguler ce problème. D’où la nécessité de prendre en compte en
amont l’incertitude que crée cette situation. Le problème du foncier est
aussi mis en avant, et les zones industrielles manquent souvent de
viabilisation, que ce soit la voirie, l’évacuation des eaux, l’électricité, le
téléphone, etc.
Un autre sujet, peut-être le plus important avec celui de la volatilité
permanente du dinar, que nous avons abordé dans un chapitre précédent
sous l’angle de la politique économique et industrielle des autorités
algériennes 2 pose problème  : le fait d’imposer à l’investisseur étranger ce
qu’elles nomment un taux d’intégration, c’est-à-dire le recours à la sous-
traitance locale. Ainsi, par exemple pour des créations d’usines de
production automobile, il s’agit d’atteindre  15  % après la troisième année
d’activité, puis entre  40 et  60  % après la cinquième année. Certes, pour
l’État, se fixer comme objectif d’encourager les investisseurs étrangers à
travailler avec des entreprises locales paraît tout à fait nécessaire pour le
développement de ses territoires. Mais pour les entreprises étrangères qui
souhaitent investir dans le pays, cela s’avère très difficile, compte tenu de la
grande faiblesse du tissu d’entreprises algériennes, dans cette filière
industrielle comme dans bien d’autres. De plus, quand des sous-traitants
existent, la plupart d’entre eux sont loin du niveau de performance et de
qualité requis.
Cette task force des groupes français a également permis de mieux
identifier les secteurs d’avenir en Algérie, tels que ceux de la ville durable
et de la mobilité, de la santé, de la transition énergétique ou encore de
l’agroécologie et du numérique, autant de domaines où existe une offre
française compétitive. La nécessité d’échanger et d’agir davantage
ensemble, compte tenu du constat général de la faible prédictibilité de
l’évolution économique du pays, se révèle primordiale  : en particulier en
raison des facteurs liés à la multiplication des textes juridiques qui prêtent à
diverses interprétations, au manque de transparence et de concertation dans
les évolutions juridiques avec les autorités publiques, à l’accroissement
permanent de l’instabilité réglementaire et au caractère bureaucratique des
décisions prises par exemple pour freiner les importations ainsi que leur
caractère de nuisance et l’énergie considérable allouée à gérer cet
environnement par les équipes des filiales implantées en Algérie.
Paradoxalement, ce comité a permis aux directions générales de ces
grandes entreprises de mieux connaître le travail réalisé par leurs filiales en
Algérie, tout en prenant davantage conscience que ce pays est déjà un
marché important pour eux et qu’il peut être dans la durée un partenaire clé
pour être davantage présents ensemble en Afrique. L’environnement
administratif et juridique est certes dissuasif. Mais le fait qu’il existe une
génération d’entrepreneurs privés algériens rompus à cet environnement
constitue un atout pour y être présent.
Ce processus de travail collectif prend subitement fin en 2018 avec la
remise en cause de notre mission, dans des conditions très mystérieuses en
apparence, mais sur lesquelles nous sommes tout de même arrivés à lever
quelques voiles…

1.  Michel Crozier, La Crise de l’intelligence. Essai sur l’impuissance des élites à se réformer,
InterÉditions, 1995, p. 31.
2.  Cf chapitre 9 sur la diversification de l’économie.
14

« C’est le système » :

petite leçon sur l’art diplomatique


de la défausse

Le 1er  juin 2018, à  15  heures, nous nous rendons au ministère de


l’Europe et des Affaires étrangères pour un entretien en tête-à-tête avec le
directeur adjoint pour la zone Afrique du Nord-Moyen-Orient, dite ANMO,
Jean-Baptiste Faivre, dans son grand bureau à la blancheur éclatante au
deuxième étage du Quai  d’Orsay. ANMO incarne l’une des puissantes
directions de ce ministère, un interlocuteur permanent dans le cadre de
notre mission. Son directeur, Jérôme Bonnafont, ancien ambassadeur en
Inde et en Espagne, ancien directeur de cabinet d’Alain Juppé lorsque celui-
ci était ministre des Affaires étrangères, a toujours soutenu notre mission
avec efficacité et discrétion.

Une grande confusion apparente


Nous nous connaissons bien avec Jean-Baptiste Faivre, nous nous
apprécions et le respect est mutuel. Il était en poste à l’ambassade de France
à Alger à partir de 2012, comme numéro deux, jusqu’en 2017. Après ce
premier échange, un second est prévu deux semaines plus tard avec le
secrétaire général du Quai, Maurice Gourdault-Montagne. Ces deux
entretiens nous permettront de faire le point sur le déroulement de notre
mission et d’étudier concrètement ses perspectives à moyen terme, cinq
mois après son renouvellement par le gouvernement, à la demande du
nouveau président de la République, Emmanuel Macron, via une nouvelle
lettre co-signée par Jean-Yves Le  Drian, ministre de l’Europe et des
Affaires étrangères (le MEAE) et Bruno Le Maire, ministre de l’Économie
et des Finances. La quatrième depuis le lancement de la mission en
mai 2013.
Sur un strict plan administratif, il s’agit aussi de s’assurer du
renouvellement de notre mise à disposition par le Secrétariat général du
gouvernement (SGG) auprès du Quai  d’Orsay. Une affaire de simple
routine, mais qui traîne depuis le début de l’année. Aussi sommes-nous
plutôt agréablement surpris de trouver devant la porte du bureau du
directeur adjoint l’un des sous-directeurs de la direction des ressources
humaines, Jean-Marie Safa, que nous avions connu lors de son passage au
sein de ANMO. En première approche, toujours très souriant, un peu trop à
notre goût ce jour-là. Voilà plusieurs mois que nous essayons en vain de le
joindre pour discuter de la marche à suivre pour la suite de notre mission. Il
répond à chaque fois qu’il est « trop pris ».
Le sourire très accueillant, Jean-Baptiste Faivre ouvre la porte, nous
salue chaleureusement et nous invite à nous asseoir sur l’immense canapé
blanc en face de son bureau. Il prend place sur une chaise en face de nous.
Un peu plus loin sur notre droite, curieusement en recul au fond de la pièce
comme s’il prenait une posture d’observateur, s’installe notre correspondant
administratif aux ressources humaines.
 
Taille moyenne, mince, chemise blanche et cravate bleue, cheveux
châtains coupés plutôt court, une raie discrète sur la droite, un large front,
Jean-Baptiste va directement au but dès sa première phrase. Le ton est
doux, la voix posée  : «  Nous avons demandé l’avis de notre ambassade à
Alger sur votre mission et leur avis est qu’elle doit s’arrêter ». Nous avons
brutalement l’impression de nous retrouver sur un ring de boxe où tous les
coups sont permis. De recevoir un énorme coup sur la tête venant d’en haut.
Fin du premier round. Il a duré trois secondes.
Mettant à profit le silence qui suit, Jean-Marie Safa, du fond de la pièce,
jambes croisées, ajoute, sans nous donner le temps de récupérer et sur un
ton très neutre qui ne présage rien de bon  : «  Nous avons un plafond
d’emplois à respecter. Avec vous, nous sommes au-dessus du plafond  ».
Voici maintenant, après l’argument précédent d’ordre administrativo-
politique, celui d’ordre technocratique. Ce propos glaçant comme seuls des
fonctionnaires-mercenaires-technocrates peuvent en tenir n’a pas l’effet
escompté par son auteur.
Destiné à nous mettre définitivement hors du ring, il nous sort
brutalement du brouillard dans lequel nous étions plongés depuis quelques
petites secondes. Quel rapport entre un avis de notre ambassade, autrement
dit de Xavier Driencourt, l’ambassadeur en poste depuis 2017, par ailleurs
fort surprenant, et cette histoire de plafond d’emplois du ministère à
respecter dans son bras de fer annuel classique avec le ministère de
l’Économie et des Finances  ? A fortiori dans un ministère qui compte un
effectif de 14 000 personnes ?
Nous prenons alors la parole  en rappelant que le poste budgétaire sur
lequel nous sommes au SGG a été transféré au Quai d’Orsay depuis plus de
trois ans. Sans d’ailleurs que nous ait été demandé notre avis du côté du
SGG et sans nous donner l’information du côté des services du MEAE.
Banal. Dans l’administration française, ce sont les tableaux Excel qui font
office de gestion des ressources humaines. « Qu’avez-vous fait depuis ? »,
demandons-nous à notre responsable RH, que nous pouvons enfin avoir en
face de nous. Celui-ci ne répond pas et reste de marbre. Notre propos le
stoppe net. Pas un mot. La courtoisie élémentaire passe au second plan. Pas
question pour lui en effet d’entrer dans un jeu qu’il ne pourrait plus
maîtriser : un grand classique dans la haute administration.
Jean-Baptiste intervient alors, sentant que l’échange risque d’être plus
corsé qu’il ne l’avait envisagé. Il revient sur son premier propos, en
précisant qu’en fait la véritable raison n’est pas l’avis de notre ambassade,
mais que « toute mission a vocation à s’arrêter ». Une première volte-face
de taille. Après l’argument administrativo-politique mettant en avant notre
ambassade, puis l’argument technocratique du plafond d’emplois, voici
maintenant un argument quasiment d’ordre philosophique : tout a une fin.
Certes, tout a une fin : un jour, une année, une vie. Même l’enfer, pour
citer Tahar Ben Jelloun. «  Mais alors, lui répondons-nous, pourquoi notre
nouveau gouvernement issu de l’élection présidentielle de 2017 nous a-t-il
demandé il y a à peine cinq mois de poursuivre une mission qui ne cesse
d’amplifier les dynamiques de coopération à l’œuvre sur le terrain avec les
acteurs algériens ? » Pas de réponse. L’ambiance se tend de plus en plus.
Notre entretien dure maintenant depuis plus de quarante-cinq minutes et
la situation est loin d’être claire. Notre autre interlocuteur, Jean-Marie Safa,
pour le coup, prend de la distance. Il n’intervient plus, lui d’habitude fort
prolixe, considérant qu’il n’y a à ce stade de la discussion que des coups à
prendre. Un fonctionnaire-mercenaire peut exceptionnellement se révéler
courageux, mais uniquement quand le contexte lui est très favorable. Car à
peine arrivé, il pense déjà au poste suivant, carrière oblige. Dans ses
fonctions précédentes au sein de la direction ANMO, il se présentait comme
un fervent soutien de notre mission. Désormais, il a revêtu un autre habit.
Celui du fonctionnaire infatigable et incorruptible qui doit avec
détermination et abnégation remplir sa mission au sein de la direction des
ressources humaines  : trouver à tout prix des postes à supprimer dans les
dures négociations avec le ministère du Budget. Et peu importent les
conséquences.
Il faut trouver une sortie honorable. Jean-Baptiste, visiblement mal à
l’aise, intervient à nouveau d’une voix très douce, en nous rappelant
d’abord que son ministère, comme le ministère de l’Économie, a toujours
soutenu et soutient notre mission  ; ensuite, il nous demande de ne pas
retenir son premier propos relatif à l’avis de notre ambassadeur sur la
mission car il sortait précédemment d’un échange téléphonique sur un
dossier particulièrement complexe, et qu’enfin le ministre serait saisi pour
arbitrer sur la poursuite ou non de la mission. Que de volte-face depuis le
début de notre entretien ! Et quel contraste entre la blancheur éblouissante
de son bureau et la navigation en zigzag et en zones grises de nos
échanges !
Ce changement de discours par rapport au début de notre entretien, bien
qu’encore très ambigu, nous interroge. Alors, regardant notre interlocuteur
dans les yeux, nous lui demandons, sur le ton de la confidence amicale  :
« Jean-Baptiste, quelle est la raison véritable de cette volonté de mettre fin à
notre mission  ?  » Baissant un peu la tête, avec le regard orienté vers la
moquette blanche, comme lassé par cet entretien dont à l’évidence il ne
partage pas le but, il nous répond, toujours d’une voix douce  : «  C’est le
système ».
Décidément, nous ne cessons d’entendre chez nos interlocuteurs
algériens ce mot de « système ». Le voici qui revient, cette fois, au cœur du
ministère français des Affaires étrangères !
La vie continue et la carrière aussi. Deux ans plus tard, le 19 septembre
2020, Jean-Marie Safa, désormais conseiller des Affaires étrangères hors
classe, est nommé ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire de la
République française auprès de la République de Yémen. Quant à Jean-
Baptiste Faivre, il rejoint le Qatar, dans ses nouveaux habits d’ambassadeur
de France, et remet le 21  septembre 2021 ses lettres de créances à Son
Altesse, l’émir cheikh Tamim  ben  Hamad Al  Thani. Un grand ami de la
France.
Des arguments d’un manque de crédibilité
déconcertant

Deux semaines plus tard, nous voici dans le bureau du secrétaire général
du Quai  d’Orsay, Maurice Gourdault-Montagne. Un bureau prestigieux,
immense, au troisième étage, avec d’un côté une vue panoramique sur la
Seine, de l’autre sur les Invalides et sa vaste esplanade. Le temps semble
s’arrêter. Des boiseries à arabesques, deux grandes cartes du monde au mur
inspirées d’œuvres anciennes et une pile de dossiers sur le bureau Empire.
Maurice Gourdault-Montagne est un homme clé de la diplomatie
française, ancien ambassadeur en Allemagne, au Royaume-Uni, au Japon,
en Chine et ancien conseiller diplomatique du Président Chirac. Le
secrétaire général est aussi connu pour parler de nombreuses langues  :
l’allemand, l’anglais, l’espagnol, l’italien, le japonais, le russe. Sa
biographie mentionne qu’il a des notions d’arabe, de bambara, l’une des
principales langues africaines, parlée notamment au Mali, et d’ourdou, la
langue officielle du Pakistan. Il n’a pas fait l’ENA, mais le concours
d’Orient. Plus cultivé, moins conformiste.
Le 8 février 2017, il a été nommé en Conseil des ministres ambassadeur
de France à Washington. Mais il ne rejoint pas son poste, ayant été nommé,
après l’élection d’Emmanuel Macron à la présidence de la République,
secrétaire général du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères. Et au
Quai  d’Orsay, le secrétaire général, c’est le boss. Les attributions du
secrétaire général du Quai  d’Orsay sont exceptionnelles dans
l’administration française. Dans les autres ministères, ce poste concerne la
gestion interne. Au MEAE, le secrétaire général a autorité sur tous les
services, et sa responsabilité concerne tous les dossiers de la politique
étrangère du pays. Ses interlocuteurs étrangers sont en général au moins des
secrétaires d’État, voire des vice-ministres.
Nous l’avons rencontré une première fois au début de l’année. Un
entretien en tête-à-tête, devant son bureau, chacun assis sur une chaise face
à face. À peine un mètre nous séparait. Très directement et avec beaucoup
de simplicité, le nouveau secrétaire général du Quai d’Orsay, grand, mince,
le cheveu court, des lunettes aux branches fines, la gestuelle abondante,
souriant, nous complimente sur le déroulement de notre mission  ; il nous
fait part des excellents retours qu’il a «  du terrain  ». Il nous propose, en
guise de conclusion de notre échange, de faire un point tous les six mois.
Donc en juin prochain. Nous y sommes. Mais plus du tout pour les mêmes
raisons, cette fois-ci.
Désormais, alors que nous franchissons à nouveau la porte de son
bureau, le secrétaire général se dirige vers l’autre bout de la pièce à une
quinzaine de mètres et nous enjoint très courtoisement de prendre place en
face de lui. Cette fois, une petite table ronde nous sépare. L’ambiance n’est
plus à la complicité. Le secrétaire général adjoint, André Parant, est assis à
sa gauche, légèrement en retrait. Nous l’avions connu au tout début de notre
mission. Il venait alors de prendre ses fonctions d’ambassadeur à Alger. Un
soutien réel et discret à l’époque.
Le secrétaire général prend la parole. Plus question d’échanger sur notre
mission, les projets réalisés, les projets en cours,  etc. Maurice Gourdault-
Montagne tient des propos très proches de ceux de Jean-Baptiste Faivre,
avec les mêmes arguments successifs pour justifier la fin de notre mission
au fur et à mesure que nous répondons à chacun d’entre eux. Nous sommes
beaucoup plus à l’aise cette fois. Aussi avons-nous osé lui poser une
question très directement, au bout de vingt-cinq minutes d’échange  :
« Monsieur le secrétaire général, cette décision de mettre fin à notre mission
ne risque-t-elle pas d’être interprétée paradoxalement par nos interlocuteurs
algériens, en tout cas par ceux qui sont sur le terrain, comme un signe de
soutien de la France au clan du Président Bouteflika qui est, comme vous le
savez, très largement rejeté par son peuple, et de ses affidés, vecteurs
puissants de la corruption du système algérien ? »
Le secrétaire général, visiblement très étonné par une question de nature
aussi directe et politique a une réponse immédiate de nature gestuelle  : il
lève ses longs bras vers le ciel avec une énergie étonnante, en basculant le
haut de son corps vers la droite. Comment interpréter une telle réponse ? Un
aveu d’impuissance ? Pire, un signe de soumission au « système » algérien
qui ne supporterait plus une telle mission, et pour quelles raisons ?
À nouveau bien droit sur son siège, Maurice Gourdault-Montagne nous
pose alors à son tour une question très surprenante, toujours avec une
grande courtoisie et un calme retrouvé. Une question qui, en toute logique,
n’a vraiment rien à voir avec notre sujet  : «  Quand prenez-vous votre
retraite ? » Nous lui répondons, avec le même sourire, désormais habitués à
entendre des arguments folkloriques, que comme lui nous avons fait de
longues études, et que par conséquent nous avons encore de belles années
professionnelles devant nous. À bout d’arguments, il se lève pour nous
signifier la fin de notre entretien, arguant d’une réunion très importante
avec la direction du Budget à propos des emplois du Quai, ajoutant que la
lutte avec celle-ci allait être chaude. Nous compatissons. Il nous
raccompagne jusqu’à la porte de son bureau. Nous nous quittons bien
entendu très cordialement, comme il se doit à cette haute altitude de la
fonction publique. Qui plus est avec un diplomate de grand talent.
Son adjoint, André Parant, qui est sorti avec nous, tout en marchant vers
l’ascenseur que nous devons prendre, nous regarde dans les yeux et nous
livre enfin un bout de vérité : « Vous savez, le ministre algérien des Affaires
étrangères et son collègue le ministre de l’Industrie souhaitent que votre
mission s’achève ». Cette phrase est dite avec grâce, une certaine légèreté
accompagnée d’un grand sourire. Nous sommes au Quai  d’Orsay. On
exécute avec élégance et bonne humeur, mais fermement.
Nous quittons le ministère. Nous nous surprenons à avoir une pensée
peu flatteuse  : ce sont donc des ministres du gouvernement algérien qui
décident unilatéralement de la poursuite ou non d’une mission française  ?
Notre manque d’agilité intellectuelle dans ce contexte nous a privés d’une
réponse du tac au tac à notre interlocuteur : « Et des ministres français ont-
ils la possibilité de décider de l’arrêt de la mission de notre alter ego
algérien  ?  » Nous ne le saurons pas officiellement, ce qui n’est guère
surprenant, puisque Bachir Dehimi, notre alter ego, n’a jamais eu de lettre
de mission des autorités algériennes. C’est plus commode… La vie
continue  : André Parant est nommé ambassadeur de France en Tunisie le
29 juillet 2020.

Les univers parallèles du système


politico-administratif français

Quelques semaines plus tard, le 10 juillet, après ces deux entretiens fort
curieux au Quai  d’Orsay, nous faisons un point de situation avec notre
interlocutrice au sein de la cellule diplomatique du président de la
République. Ahlem Gharbi est la conseillère en charge du Maghreb et du
Moyen-Orient. Mince, cheveux noirs coiffés court, le visage fin, elle est
posée et attentive. Elle partage notre démarche au plus près des acteurs de
terrain, en Algérie comme en France, et appuie le caractère innovant des
processus de constitution de projets de partenariat dans les grands domaines
communs entre les deux pays (industrie, énergie, santé, ville durable,
agriculture,  etc.)  : «  Vous êtes très complémentaires de l’action de notre
ambassade  ». Enfin une parole claire et sans ambiguïté. Concernant notre
«  problème  » administratif, elle l’a bien saisi et souhaite qu’il puisse être
résolu rapidement en lien avec le MEAE et le SGG.
Puis la conseillère aborde un autre sujet sur lequel elle travaille  : la
préparation du sommet des deux rives de la Méditerranée, qui doit avoir
lieu à Marseille au palais du Pharo en juin de l’année suivante. À l’initiative
du président de la République, il s’agit de relancer le dialogue entre
l’Europe et le Maghreb. Les sujets fondamentaux seront à l’ordre du jour :
éducation, culture, économie, climat. L’originalité de l’événement tient au
fait qu’il s’agit en priorité de mobiliser les acteurs de la société civile dans
les dix pays concernés (cinq au nord, cinq au sud) pour mettre en avant des
projets communs élaborés auparavant par ateliers et en susciter d’autres.
Ahlem Gharbi souligne que cette démarche retenue est celle que nous
mettons en œuvre dans notre mission depuis maintenant cinq ans. Aussi,
elle souhaite que nous soyons étroitement associés à l’organisation des
différents ateliers et que nous puissions également mobiliser les réseaux de
la mission, tant en France qu’en Algérie.
Nous la quittons, plutôt satisfaits de cette marque de reconnaissance et
de propos qui tranchent avec ceux fort pittoresques, voire pour certains
incongrus, tenus lors de nos entretiens précédents au Quai d’Orsay.
Dans les jours qui suivent, tout en poursuivant notre travail, nous
informons également nos correspondants au sein du Quai de cette nouvelle
situation mettant en cause l’existence de la mission auprès des cabinets des
deux ministères directement concernés  : les Affaires étrangères bien sûr,
avec Olivier Decottignies conseiller « Afrique du Nord et Moyen-Orient »
et Charles Sitzenstuhl, le jeune conseiller auprès du ministre qui a la
cotutelle de notre mission. Il est d’ailleurs curieux qu’au cours de nos
entretiens au Quai d’Orsay, le ministère de l’Économie n’ait guère été cité.
Le ministère des Affaires étrangères semble se considérer comme le seul
concerné et l’unique décideur. La situation est d’autant plus complexe que
nous sommes en pleine préparation du cinquième Comité mixte
économique franco-algérien (COMEFA) qui doit se tenir à Paris
le 29 octobre suivant.
Nos points de situation réguliers avec les deux conseillers se déroulent
toujours de façon constructive. Nous les rencontrons à nouveau
successivement le  24  octobre en tête-à-tête, pour les derniers ajustements
relatifs à la préparation du prochain COMEFA et les six nouveaux projets
de partenariat, élaborés tout au long de l’année avec les opérateurs algériens
et français, que nous proposons à la signature des ministres des deux pays.
Puis nous abordons la question du maintien de la mission. Charles
Sitzenstuhl nous écoute patiemment. Mais comme il considère que la
mission est de nature interministérielle, l’arbitrage appartient à Matignon.
Certes, pour autant, cela n’empêche pas le ministre et son cabinet de donner
un avis  ! Pour que Matignon puisse arbitrer, encore faut-il qu’il y ait
matière  ! Pas de réponse. Charles Sitzenstuhl est très occupé. Il trouve
néanmoins le temps de publier, début 2020, un premier roman à caractère
autobiographique La Golf blanche, dans lequel il raconte le quotidien d’une
famille de la classe moyenne à Sélestat, où il est né, à la fin du XXe siècle. Il
sera élu en juin 2022 dans la cinquième circonscription du Bas-Rhin, sous
l’étiquette du parti du président de la République.
Olivier Decottignies, quant à lui, est également très positif sur
l’ensemble des projets à la signature des ministres. Sur l’avenir de la
mission, il tient un propos sibyllin  : «  Je suis le médiateur entre des
fonctionnaires compliqués et un ministre pratique qui veut qu’on délivre ».
C’est bien le cas, avec six projets originaux de partenariat supplémentaires
montés dans le cadre de notre mission, dont plusieurs allient universités et
entreprises des deux pays. Cela signifie-t-il pour autant que celle-ci doive se
poursuivre  ? Olivier Decottignies prendra de nouvelles fonctions l’année
suivante, comme consul général à Erbil, capitale du gouvernement régional
du Kurdistan, l’une des dix-neuf provinces d’Irak.
Lors d’un déjeuner le surlendemain avec mes deux correspondantes très
professionnelles à Bercy, à la direction générale du Trésor, celles-ci mettent
l’accent sur deux points très éclairants : la « quasi-absence d’échanges sur
nos sujets entre le Quai et Bercy » ; quant au ministre, Bruno Le Maire, « il
s’intéresse principalement à l’Europe, le reste, a fortiori le Maghreb, ne le
préoccupe guère ».

Un mélange des genres surprenant


Quelques semaines plus tard, le 21  novembre, Édith Cresson, Jean-
Pierre Chevènement et Arnaud Montebourg sont reçus, à leur demande, par
le Premier ministre Édouard Philippe dans son bureau de Matignon, en tant
que représentants de l’Association France-Algérie (AFA). Le rendez-vous a
été maintenu malgré le début du mouvement des Gilets jaunes qui a
démarré quatre jours plus tôt.
Créée en 1963 à l’initiative de Geneviève Tillion avec le soutien du
général de Gaulle, l’AFA a très vite réuni de nombreuses personnalités
françaises qui aspiraient à des relations d’amitié et de coopération entre la
France et l’Algérie indépendante. L’association n’a cessé, depuis, de
travailler au service de la connaissance réciproque des sociétés civiles des
deux pays. Quelques semaines avant cet entretien, Arnaud Montebourg, qui
a soutenu très fortement notre mission dans ses fonctions précédentes de
ministre du Redressement productif, succédait à Jean-Pierre Chevènement,
président de l’AFA depuis sept ans et désormais président d’honneur. Cet
homme d’État est très respecté en Algérie.
Au cours de cet échange consacré aux relations franco-algériennes, les
responsables de l’AFA attirent l’attention de leur interlocuteur sur notre
mission, le soutien que l’association a toujours apporté à celle-ci et la
nécessité qu’elle se poursuive. Le Premier ministre leur rappelle son fort
attachement au développement de relations de confiance avec l’Algérie, à la
qualité de l’action de la mission. Son conseiller diplomatique, Emmanuel
Lenain, intervient alors pour signaler l’existence d’un problème de nature
administrative lié à sa poursuite. Édith Cresson, surprise de voir évoqué,
dans un débat de nature politique et stratégique un sujet d’ordre
administratif, lui répond qu’il suffit de le résoudre, eu égard aux enjeux liés
au sujet. Le Premier ministre précise que ce point sera étudié sérieusement.
L’entretien touche à sa fin, le conseiller diplomatique raccompagne les
trois visiteurs sur le parvis de l’hôtel Matignon. En cours de chemin, celui-
ci, comme pour rassurer l’ancienne Première ministre sur la poursuite de
notre mission, lui glisse ces quelques mots  : «  Madame la Première
ministre, si nous n’arrivons pas à finaliser le financement du poste de
M.  Levet, nous pourrions l’envisager avec le MEDEF  »  ! Tenir un tel
propos à trois anciens hauts responsables politiques profondément
républicains et attachés au service de l’État, de la part d’un haut
fonctionnaire, a de quoi surprendre. Non seulement celui-ci évoque un
problème qui n’existe pas, puisque nous étions sur un poste budgétaire
clairement identifié et existant depuis plus de deux décennies, mais de plus
il imagine que ce problème pourrait être réglé en faisant appel au bon
vouloir du patronat français. Une mission d’État financée sur fonds privés,
et tout cela pour résoudre un problème administratif insignifiant. Une
situation surréaliste.
Décidément, la morale républicaine de la haute fonction publique
semble de plus en plus fragile. Ce n’est plus en tout cas un handicap de
carrière : le conseiller diplomatique du Premier ministre, ancien membre du
cabinet du Premier ministre Dominique de Villepin, est nommé quelques
mois plus tard, fin août 2019, ambassadeur extraordinaire et plénipotentiaire
de la République française auprès de la République de l’Inde par le
président de la République française. Sa biographie précise qu’il est
passionné par la photographie argentique.
Le hasard des prises de rendez-vous fait que nous rencontrons à
nouveau Ahlem Gharbi deux jours après cette réunion chez le Premier
ministre pour un nouveau point de situation. Un entretien à nouveau
constructif. Concernant le devenir de la mission, elle tient des propos
encourageants : « Il n’y a qu’un problème administratif à régler concernant
la poursuite de votre mission ; le MAE dit du bien de votre mission et ne
s’oppose pas à sa poursuite ; votre dossier est d’ailleurs monté très haut ».
Ahlem Gharbi ajoute en nous regardant droit dans les yeux et avec un
sourire discret : « Tout en haut ; vous avez beaucoup d’amis ! »
À ce moment précis, la porte de son bureau s’ouvre. Le chef de la
cellule diplomatique du président de la République, Philippe Étienne, un
diplomate chevronné, apostrophe Ahlem Gharbi sur un dossier quelques
secondes, puis nous salue en citant notre nom de façon très chaleureuse et
repart. Nous informons alors notre interlocutrice des propos surprenants
tenus par le conseiller diplomatique du Premier ministre à Édith Cresson
deux jours auparavant et le fait que plusieurs de nos correspondants en
Algérie nous ont fait part, avec un certain malaise, que notre ambassadeur à
Alger, Xavier Driencourt, les prévient depuis plusieurs mois que notre
mission s’achève fin décembre. La conseillère accuse le coup et ne dit mot.
Le lendemain matin, nous trouvons dans notre courrier une lettre de
notre autre correspondant au palais de l’Élysée, Aurélien Lechevallier,
conseiller diplomatique adjoint du président de la République. Il a la
courtoisie de nous adresser une lettre de remerciement pour l’envoi fin
octobre dernier de notre nouveau rapport semestriel de mission, le
neuvième. Cette lettre commence par les deux phrases suivantes : « Je vous
remercie de m’avoir fait parvenir un exemplaire du rapport d’étape de votre
mission. Il souligne les apports de la démarche innovante que vous avez
entreprise et qui mérite d’être perpétuée ». Elle termine par ces mots : « Je
vous adresse mes vœux de réussite dans la poursuite de votre mission, qui
verra la conclusion en 2019 de plusieurs accords franco-algériens ».
Décidément, il semble que non seulement, dans notre domaine d’action
en tout cas, les relations entre le Quai et Bercy soient absentes, mais aussi
que l’axe hiérarchique Élysée-Matignon-Quai  d’Orsay-Bercy soit
sérieusement branlant. Nous avons l’impression, à travers ces multiples
entretiens depuis plusieurs mois, de vivre dans un monde politico-
administratif français où les univers parallèles sont aussi nombreux que les
strates du système  : présidence de la République, cabinet du Premier
ministre, cabinets des deux ministres directement concernés (Quai d’Orsay
et Bercy), directions des ministères. Une sorte de mille-feuille chaotique et
fort perturbant. De quoi être parfois quelque peu désorienté.

De ces univers parallèles, un dénouement


surprenant

À la fin de l’année, nous ne savons toujours pas si notre mission se


poursuit ou s’arrête, tant les propos aux différents niveaux de l’État sont
contradictoires ou inexistants. Dans le doute, nous continuons notre action.
Au début du mois de janvier 2019, nous recevons un mail de Denis Le Fers,
le chef du service économique de notre ambassade, avec lequel nous
correspondons régulièrement de manière constructive. Notre surprise est
d’autant plus grande lorsque nous découvrons la violence de son contenu. Il
nous reproche avec brutalité de ne pas nous arrêter alors que, nous dit-il,
nous sommes parfaitement au courant que la mission est supprimée. Et il
ajoute qu’il en veut pour preuve que nous avons reçu un courrier des deux
ministres en ce sens. Il souligne notre mauvaise foi et notre entêtement à
poursuivre le travail, qui ne peuvent que nous nuire.
Une situation ubuesque, compte tenu de ce que nous avons dû supporter
ces six derniers mois tout en gardant résolument le cap de notre travail au
service des intérêts communs entre la France et l’Algérie, avec toujours la
même conviction : ces deux pays ont un destin commun. Les responsables
de notre ambassade non seulement étaient déjà au courant de la suppression
de la mission avant les principaux intéressés, mais avaient déjà reçu ce
courrier qui nous était destiné avant que nous le recevions nous-mêmes ! Il
nous parviendra par la poste quelques jours plus tard.
La lettre est datée du 15 janvier 2019, signée par Jean-Yves Le Drian et
Bruno Le Maire. Lettre dans laquelle les deux ministres couvrent d’une
pluie d’éloges notre mission sur plus d’une page et demie pour le travail
accompli, fait rarissime aux dires de plusieurs amis anciens ambassadeurs
connaissant bien le Quai.
Il n’est pas utile de citer la rhétorique des compliments car seule la
conclusion mérite d’être donnée : « Aujourd’hui, comme vous le savez, le
contexte de notre relation économique avec l’Algérie a changé. Cela nous
amène à faire évoluer notre dispositif institutionnel pour définir les contours
d’une coopération bilatérale renouvelée. Cette réflexion, qui fait l’objet
d’échanges avec les autorités algériennes, s’appuiera donc sur l’important
travail que vous avez réalisé pendant cinq ans. »
Cette « réflexion » n’a même pas le temps de démarrer : trois semaines
plus tard, 14  millions d’Algériens descendent dans la rue. Le Président
Bouteflika, gravement malade, plus en capacité de gouverner le pays depuis
plusieurs années, a annoncé sa décision de postuler pour un cinquième
mandat. L’humiliation de trop pour le peuple algérien.
Tentons maintenant de comprendre les raisons de la suppression de
notre mission, tant l’opacité qui entoure cette décision peut sembler
déconcertante.

On ne change pas un système relationnel


bien rodé

La cause la plus évidente de la suppression de notre mission réside dans


l’idée qu’il est plus facile de ne pas changer un système bien rodé et peu
efficace, mais qui convient aux deux pays, que de chercher à le faire
évoluer. La conclusion citée plus haut de la lettre des deux ministres,
rédigée par leurs administrations respectives et en association étroite avec
notre ambassadeur, Xavier Driencourt à Alger, en est l’expression la plus
convenue. Les routines comprises de part et d’autre ont la vie dure. Elles
sont enracinées aussi bien dans les modes de pensée que dans les modes
d’action entre les deux pays. Elles sont tellement ancrées que, pour avancer
dans notre mission, il nous a fallu les identifier, comprendre la puissance de
blocage qu’elles représentent à l’action, afin de les contourner
systématiquement pour le plus grand succès de nombreux projets de
partenariat que la mission a initiés et accompagnés.
En quoi consiste le «  système  » évoqué par nos interlocuteurs du
Quai  d’Orsay  ? Que faut-il comprendre par ce terme si général  ? C’est
d’abord celui des ambassades, la nôtre à Alger, l’ambassade algérienne à
Paris : les procédures sont toujours gérées avec prudence, tant les relations
politiques entre les deux pays ont connu des hauts et des bas depuis 1962.
Elles gèrent les relations institutionnelles  : monter des projets avec des
petites et des moyennes entreprises, tenter de faire travailler ensemble des
universités et des entreprises des deux pays, rapprocher des collectivités
territoriales aux enjeux microéconomiques et sociaux communs de façon
pragmatique, ne constituent pas de la grande diplomatie. Et plus
prosaïquement, ce n’est pas ce que les responsables politiques attendent
habituellement d’elles.
Du côté de l’ambassade de France, pourquoi chercher à innover, à
prendre des initiatives, à sortir des sentiers plus que battus, quand toute la
bureaucratie algérienne est un facteur d’immobilisme ? D’ailleurs, au cours
de l’un de nos entretiens réguliers avec le chef du service économique de
notre ambassade, par ailleurs fort sympathique, celui-ci nous accueillit avec
humour  : « Voici Tintin au pays des Soviets  !  » On ne pouvait pas mieux
dire. Autrement dit : « Pourquoi vous fatiguer autant ? » Puis, au cours du
même échange, plus sérieusement et dit gravement  : «  Vous devriez être
moins actifs, vous allez finir par les énerver ! » Consternant.
Il y a aussi le rôle et la personnalité de l’ambassadeur lui-même. Sa
propre conception de son rôle et son attitude à l’égard de l’existence de
notre mission. Certains sont de grands diplomates, voient loin. D’autres
sont de petits diplomates et ne voient pas au-delà de leurs périmètres
traditionnels. À ce propos, il est intéressant de comparer deux visions. La
première est celle de Christian Masset, ambassadeur au Japon depuis 2011
qui rejoint le Quai d’Orsay en 2014 comme secrétaire général. Au cours de
nos entretiens réguliers, celui-ci eut ce propos rare de la part d’un très haut
fonctionnaire  : «  Vous représentez l’État entrepreneur, je représente l’État
administratif. Le second est donc au service du premier.  » La seconde est
celle de Xavier Driencourt, qui succède en 2017 à Bernard Émié à
l’ambassade de France à Alger, un véritable serviteur de l’État avec lequel
nous avons travaillé en confiance  : «  Votre mission est le fer de lance de
notre service économique ».
Le premier voit large, il est un stratège, il est un serviteur de l’État et en
l’occurrence un grand serviteur. Le deuxième voit étroit, il n’est qu’un
administratif, il est au service de son corps. Nous comprenons alors mieux,
par la suite, les retours de plusieurs de nos interlocuteurs algériens au cours
du second semestre 2018, nous rapportant des propos de Xavier Driencourt
leur disant que notre mission a vocation à s’arrêter fin décembre. Ils ne
comprenaient pas du tout l’attitude de l’ambassadeur français, par ailleurs
considéré comme peu collaboratif, imbu de lui-même, suffisant et à l’égo
surdimensionné. Bien que se revendiquant fervent catholique.
Nous nous souvenons, par exemple, de cette soirée que nous avions
passée à discuter dans les jardins d’un hôtel de la capitale avec trois
responsables d’un club d’entreprises algérien que nous connaissons
désormais très bien. Nous faisions le point sur plusieurs projets de
partenariat sur lesquels nous travaillions depuis des mois, avec des
perspectives de déplacements en France pour rencontrer des opérateurs
français. Au bout de plusieurs heures, ils nous avouent, sur le ton de la
confidence, leur surprise causée par des propos de l’ambassadeur français
relatifs à la fin de notre mission. De leur incompréhension aussi. Puis,
comme pour détendre l’atmosphère, l’un d’entre eux nous dit sur un mode
rieur et plein d’humour : « Déjà ici nous ne comprenons pas les décisions
souvent contradictoires de nos autorités, de notre administration ; mais si en
France vous faites maintenant comme chez nous, on ne va pas s’en sortir ! »
Par chance, nous rencontrerons dans un tout autre contexte, à Paris en
2022, puis à Alger début février 2023, notre nouvel ambassadeur depuis
août 2020, François Gouyette. Fin, humaniste, à l’écoute de ses
interlocuteurs et de la société algérienne, il travaille, lui et son équipe de
qualité, avec persévérance et lucidité à maintenir des passerelles entre les
deux pays dans un contexte local de plus en plus difficile. Tout en tentant de
concrétiser des projets de notre mission restés en suspens.

La mission et le système algérien :

deux logiques opposées

Aller sur le terrain, identifier et rencontrer directement de nombreux


opérateurs algériens publics et privés, les écouter, comprendre leurs
attentes, construire avec eux des projets de coopération industrielle, de
recherche et de formation innovants en y associant des opérateurs français
intéressés  : cette méthode, ces démarches, les résultats acquis
progressivement avec des femmes et des hommes de qualité, volontaires,
demandeurs et soucieux de progresser avec des acteurs français ont
nécessité de contourner les obstacles traditionnels, de créer nos propres
canaux relationnels, d’élaborer des outils adaptés pour avancer rapidement
et accompagner ces projets.
Des projets dont le mode opératoire consiste à partir du bas, des acteurs
de terrain puis à remonter ensuite au niveau gouvernemental, puis à les
présenter et les faire signer lors des Comités économiques franco-algériens
(COMEFA) et des Comités intergouvernementaux de haut niveau (CIHN)
annuels. Autrement dit des projets de partenariat qui suivent un chemin
exactement inverse au mode d’organisation de l’État algérien  : de bas en
haut, quand le système algérien fonctionne exclusivement de haut en bas. Il
y a là de quoi effectivement le perturber  ! Tout comme le système
institutionnel classique des relations entre les deux pays qui intègre peu
cette approche microéconomique et une connaissance fine des opérateurs
implantés dans les territoires respectifs des deux pays.
Et c’est bien parce que les deux Présidents, français et algérien, étaient
parfaitement conscients de ces problèmes qu’ils ont signé, fin 2012, cette
« Déclaration de coopération et d’amitié » et initié dans ce cadre la mission
qui nous a été confiée.
Cinq ans plus tard, la comparaison semblait devenir de plus en plus dure
à supporter pour  le système algérien et ses décideurs, mais aussi, soyons
honnêtes, pour les acteurs en charge des routines traditionnelles
de coopération entre les deux pays. Il devenait temps de mettre fin à cette
expérience innovante d’efficacité collective. Au cours d’un entretien avec
Abdelkader Messahel, ministre algérien des Affaires étrangères de 2017 à
mars 2019, une connaissance commune nous a raconté son propos alors que
notre travail était évoqué  : «  C’est très agaçant, cette mission française  !
Elle n’arrête pas d’avancer, partout, et nous on fait quoi ? Rien. » Mais ce
«  rien  » est précisément l’alpha et l’omega du système algérien. Surtout
rester immobile. Toute l’énergie du système est au service de son
immobilisme.
Et le ministre algérien sait de quoi il parle. Né à Tlemcen en 1949, il est
l’un des derniers apparatchiks de l’ère  Boumédiène du milieu des années
1960, fin des années 1970, et a été élevé dans le sérail du DRS, le
Département du renseignement et de la sécurité. Il a fait une grande partie
de sa carrière dans la diplomatie, en charge des questions africaines.
Directeur «  Afrique  » au ministère des Affaires étrangères en 1987,
directeur général à deux reprises, puis ministre chargé des Affaires
africaines durant près de quinze ans, il est enfin nommé ministre des
Affaires étrangères en mai 2017. C’est dire qu’il connaît le système ! Nous
comprenons pourquoi ce même ministre a demandé aux autorités françaises
de stopper notre mission, comme André Parant nous en informait à la sortie
de notre entretien avec le secrétaire général du Quai d’Orsay.
Du côté algérien, comme nous l’avons analysé dans notre chapitre
précédent, il s’agit d’abord de faire illusion, sans que jamais rien ne change.
Car multiplier les projets de partenariat contribue à la diversification de
l’économie algérienne, au développement des territoires, à la multiplication
des liens entre tous les acteurs scientifiques, économiques, associatifs et
donc à remettre en cause un système figé, fondé sur la corruption.

Les détenteurs du pouvoir : bloquer


toute tentative de diversification
et de développement de l’économie

Comment ne pas partager les analyses du politologue algérien


Mohammed Hachemaoui lorsque celui-ci démontre que la corruption
politique dans son pays n’est que «  l’envers de l’autoritarisme 1  ?  » Son
analyse est d’autant plus riche qu’il montre que le mode de gouvernement
algérien, structuré autour de la corruption, « n’est pas seulement antérieur à
l’ère pétrolière mais aussi et surtout indépendant 2 de la rente 3  ». La rente
pétrolière et gazière ne constitue pas une malédiction, une sorte de fatalité
conduisant inexorablement tout gouvernement à prélever tout ou partie de
cette rente pour son propre compte et/ou à l’utiliser par facilité pour acheter
la paix sociale. Non, le régime politique algérien est dirigé par le haut
commandement de l’armée (« préempté » même, écrit l’auteur) qui a pris le
pouvoir dès l’indépendance du pays et mis en œuvre les deux règles
permanentes du jeu politique  : l’autoritarisme prétorien et la corruption
politique.
Il suffit de parler avec des Algériens, quel que soit leur métier, leur
niveau de responsabilité, le secteur d’activité dans lequel ils travaillent, le
territoire où ils vivent pour comprendre en effet que l’addition d’une
nomenklatura qui ne change pas et se reproduit en son sein, d’un groupe
restreint de mêmes dirigeants depuis des décennies et dont les enfants
prennent la suite, l’absence d’un État de droit et avec elle l’impossibilité de
faire rendre des comptes à ces décideurs, la faiblesse voulue de
l’administration par le système de gouvernement et l’absence de règles et de
normes clairement définies, forment un écosystème parfait pour la
prolifération de la corruption politique à tous les niveaux de la société.
Autrement dit, ce n’est pas, comme d’ailleurs le souligne l’auteur, le
sous-développement du pays et l’existence d’une rente fondée sur les
hydrocarbures qui génèrent la corruption, mais la corruption érigée en
système qui génère autant d’inégalités sociales, un système éducatif de
mauvaise qualité, un système public de santé paupérisé, une économie
informelle dominante, etc.
Il faut bien comprendre que la corruption constitue une cause majeure
de la suppression de la mission, par le fait qu’un régime corrupteur et
corrompu n’a aucun intérêt à favoriser, autrement que par des discours, une
diversification de l’économie, un développement d’entreprises privées, de
nouvelles activités en coopération avec des opérateurs français en
l’occurrence. La recherche de la diversification est un danger pour le
système algérien.
La dernière mission
Nous nous rendons à Alger, les 6, 7 et 8 février 2019 afin de saluer une
dernière fois quelques-uns de nos nombreux interlocuteurs en cette fin de
mission. Pas question de partir en tournant le dos. Par courtoisie. Par
respect pour le travail accompli ensemble. Nous atterrissons quelques jours
avant le déclenchement du Hirak le  16  février à Kherrata, en pleine
Kabylie.
Dans le taxi qui nous conduit de l’aéroport à notre petit hôtel habituel
au centre de la capitale, le chauffeur, un jeune homme d’une trentaine
d’années, se montre prolixe. Comme tous les chauffeurs de taxi algériens.
Mais ce jour-là, nous le sentons très énervé. À peine lui demandons-nous
quelle est la situation en ce moment, qu’il s’emporte et se lance dans un
long monologue :

Cette situation, ça nous fatigue la tête  ! Beaucoup de jeunes


veulent partir en France, mais pour faire quoi  ? Le
gouvernement, il ne fait que des piqûres au peuple : un logement
gratuit, des aides pour manger, il ouvre les importations pour
qu’on puisse acheter des frigos  ! La spéculation est partout  ;
regardez tous ces nouveaux immeubles, ils sont très chers,
grands appartements, piscines sur le toit, qui peut acheter ? Les
jeunes, ils font du shopping avec les yeux, c’est cher. Et les bons
hôpitaux, ils sont où ? Il vaut mieux ne pas tomber malade ! Par
contre les mosquées, il y en a partout ! Et notre Président, on ne
voit plus que son portrait  ! Il veut se représenter, mais il peut
même pas parler !

C’est la première fois que nous sentons une telle tension. D’habitude,
les paroles traduisent plutôt un certain fatalisme, voire de la lassitude sur la
situation politique du pays. Des propos toujours accompagnés de quelques
traits d’humour, comme pour donner un peu de légèreté à la vie
quotidienne. Là, c’est un sentiment profond de révolte, de colère qui
s’exprime.
Durant nos multiples entretiens de ces journées, trois types de propos se
dégagent, avec beaucoup de spontanéité. Le premier, d’un ancien ministre,
sur notre mission  : «  Votre succès, votre présence active dans nombre de
territoires du pays très relayés par les réseaux sociaux depuis plusieurs
années ont fini par énerver certaines personnes d’en haut. Votre mission met
en évidence leur immobilisme.  » Le second, de dirigeants algériens
d’entreprises sur le contexte général  : «  Tout va mal en Algérie  ; le pays
part à vau-l’eau, il n’y a pas de pilote dans l’avion, ni d’équipage, ni
d’hôtesses de l’air  ! Le pouvoir utilise la pression, le contrôle, la menace.
Ce n’est pas le moment d’arrêter les relations entre nos deux pays. Nous
comptons sur vous. » Le troisième, dans la bouche de hauts fonctionnaires
qui se projettent dans le futur : « Notre pays est dans une situation de pré-
révolte, les gens étouffent ; le pouvoir est en désarroi. Le système arrive au
bout. La nécessité impose que le système change et alors, nous pourrons
enfin travailler normalement avec la France. »
Nous arrivons au bout de notre analyse. Il est alors assez cocasse de se
souvenir et de remettre en perspective les propos tenus par certains de nos
interlocuteurs français au sein de l’administration gouvernementale, des
cabinets du Président et du Premier ministre et de certains écrits : «  Nous
avons un problème de plafond d’emplois » ; « Toute mission a vocation à
s’arrêter  »  ; «  Quand partez-vous à la retraite  ?  »  ; «  Nous pouvons
demander au MEDEF de financer la mission » ; « Il n’y a qu’un problème
administratif à régler pour la poursuite de votre mission  »  ; «  Je vous
adresse mes vœux de réussite dans la poursuite de votre mission  »  ;
« Aujourd’hui […] le contexte de notre relation économique avec l’Algérie
a changé. Cela nous amène à faire évoluer notre dispositif institutionnel. »
Après tout, côté français, face à un système algérien qui décidément ne
change pas et s’oppose à toute nouvelle forme de coopération économique,
il est plus simple de revenir aux relations institutionnelles habituelles.
D’autant qu’en matière de coopération avec l’Algérie, les enjeux relatifs en
particulier à la lutte contre le terrorisme islamiste, à la maîtrise de
l’immigration en provenance du continent africain ou encore au contexte
tendu en Méditerranée, sont d’une tout autre nature. On peut comprendre
qu’au plus haut niveau de l’État français, ces enjeux priment in fine à court
terme. Autant nous le dire clairement. Que de stress et d’énergie
économisés !
Mais il est vrai que nous n’aurions pas eu le privilège de vivre la phase
finale de notre mission, les mille facettes du pouvoir politique et
administratif français et la grande diversité des comportements des uns et
des autres. Une expérience tout de même plus originale, il faut le
reconnaître, que celle relative à la découverte du système algérien,
immuable et opaque à tous les étages.

1.  Mohammed Hachemaoui, «  La corruption politique en Algérie  : l’envers de


l’autoritarisme », Esprit, juin 2011, pp. 111-135.
2.  Mot souligné par l’auteur.
3.  Ibid., p. 112.
15

France-Algérie : un passé sans fin,

des lendemains sans horizons ?

Le cynisme d’État par rapport à l’histoire et à la mémoire des hommes


et des femmes qui en ont subi les tourments est un classique de la politique.
Rien ne doit nous étonner dans ce domaine : il n’est pas de domination qui
n’entretienne avec le temps un rapport à la fois nécessaire et douteux.
Nécessaire parce que la durée est une hantise des pouvoirs, douteux car la
recherche des légitimités historiques les pousse à tous les habillages. Un
rapport dont il est difficile d’éviter les pièges et les perversités  :
l’utilitarisme en est la marque de fabrique, la manipulation des passions
l’outil habituel.
Trois éléments intéressent avant tout les États dans ce domaine  :
l’ancienneté de leur principe fondateur (généalogie des rois, antiquité des
peuples,  etc.), les grandes ruptures matrices de la nation (la Révolution
française, la révolution de 1917, la guerre de libération algérienne, etc.), les
grands morts (les héros) et leur commémoration. Tous ces éléments sont
massivement présents dans le fameux débat mémoriel qui traverse les
relations entre l’Algérie et la France.
No future ? Quand le passé dure trop
longtemps,

c’est que le problème est au présent

Les discours des pouvoirs algériens sont saturés de références aux morts
et au passé. L’espace public algérien en est littéralement envahi. Combien
d’autres paroles sont censurées, sans place possible, par cet imperium
discursif du passé, tout à la fois plainte et épopée ? On a commencé à s’en
rendre compte avec la survenue et le développement du Hirak. L’Algérie, si
l’on comprend bien les discours officiels et en dehors des complots dont
elle fait l’objet, n’a besoin d’aucun projet pour le futur car tout y va bien  ;
son présent n’est pas questionnable, elle n’a qu’un passé, terrible et
traumatisant, qui a commencé en 1830 et fini en 1962.
Depuis maintenant trois décennies, non seulement ce discours est
d’abondance servi au peuple algérien mais il s’est répandu comme une
vulgate sans cesse réitérée sur les relations bilatérales avec la France,
« ennemi naturel et éternel » selon les propres mots d’un ministre algérien
du Travail (avril 2021).
Depuis le milieu des années 1990, il apparaît toutefois dans ce discours
une nouveauté  : les coupables de la colonisation doivent reconnaître ce
crime et l’expier pour «  apaiser les mémoires  » et permettre une
réconciliation authentique entre les deux pays. Quelle étrange diplomatie…
Ce geste mémoriel des pouvoirs d’Alger ne peut en aucun cas être
considéré comme allant de soi humainement, il doit être rapporté à ce qu’il
est  : une politique d’État  ; un dispositif élaboré qui  constitue en même
temps une position sur l’histoire, un outil du gouvernement et un moyen de
pression.
Sa nature, d’ailleurs, est devenue tellement repérable au fil du temps et
au fur et à mesure de l’éloignement objectif des fureurs de la guerre
d’indépendance, que la jeunesse algérienne elle-même le trouve quelque
peu décalé, voire ridicule. « Chacun sait que les dirigeants utilisent le récit
national comme un fonds de commerce pour cacher une tout autre réalité »,
déclare Hamel, un manifestant du Hirak de 27 ans 1. Ce discours de la rue
est également celui des historiens algériens qui considèrent que le pouvoir a
littéralement « embastillé » l’histoire du pays et ses archives 2.
Il est même devenu courant d’entendre dire cette plaisanterie, que les
dirigeants algériens ont décidé de regarder l’avenir du pays «  dans le
rétroviseur  »… ce qui n’est ni un compliment ni un encouragement à
poursuivre. Et pourtant, ils se maintiennent en place avec une impavidité
qui ne se dément pas. Faut-il donner à cette obstination une raison
«  culturaliste  »  ? Un érudit algérien, membre des oulémas 3, Mubarak
Al  Mili 4, faisait remonter le peuplement de l’Algérie à des migrations
venues de Mésopotamie. Or, notent les assyriologues, les Mésopotamiens
antiques avaient un étrange rapport au temps : « Le temps révolu se dit en
akkadien pananu ou mahru, “autrefois”, termes qui veulent dire “devant”,
alors que le futur est appelé warkatu, “ce qui est derrière”. Étonnamment,
les Akkadiens, mais également les Sumériens pour lesquels egir, “derrière”
dit aussi le futur, marchent à reculons vers l’avenir en scrutant le passé 5
[…]. » Évidemment, cette explication, pour originale et séduisante qu’elle
soit, se heurte à de multiples objections  : culturellement d’abord, nous
sommes tous (Européens et Maghrébins) des héritiers de la Mésopotamie
antique et nous n’avons pas tous ce rapport au passé  ; chronologiquement
ensuite, pourquoi avoir attendu les années 1990 pour faire de la colonisation
et de la guerre d’indépendance un objet absolu de repentance ?
Politiquement enfin, est-il bien sérieux de prétendre croire que c’est une
demande de  pardon qui doit régler les rapports entre deux États, surtout
quand de multiples voix s’élèvent pour dire que ce même pardon ne pourra
jamais être accordé  ? Étrange diplomatie, encore une fois, qui semble
vouloir faire des États des entités théologiques où le repentir aurait statut
d’action publique et les excuses faites et acceptées valeur de traité
international. Même des hommes de religion comme le cardinal de
Richelieu ou Mazarin n’ont jamais envisagé les rapports inter-étatiques sur
ce mode. Nasser, Bourguiba et Boumédiène non plus. Et on peut douter,
a  fortiori, que les militaires d’Alger mus par une foi soudaine aient été
saisis par une irrépressible impulsion moralisatrice en politique. Mais, plus
de trente ans après la fin de la guerre, ne s’agit-il que de diplomatie ?

Klaus Barbie était français et il a fait


la guerre d’Algérie :

génocides et concurrence victimaire

C’est en 2000 que pour la première fois, le Président Bouteflika évoque


la question des excuses demandées à la France pour la colonisation et ses
crimes. La victoire militaire sur le colonialisme français, proclamée par tous
les manuels scolaires, ne suffit donc plus  ? Ni l’appropriation de tous les
biens, infrastructures, moyens de production et patrimoines coloniaux créés
depuis 1830 sans «  la juste et préalable indemnisation  » prévue dans les
accords d’Évian  ? Ni les abondements d’équilibres budgétaires procurés à
l’Algérie par l’État français jusqu’en 1971  ? Ni le pétrole acheté par la
France au-dessus du cours mondial en 1982 ? Ni les demandes d’augmenter
les quotas de travailleurs émigrés par l’Algérie et acceptées par Paris depuis
l’indépendance ?
En fait, la demande de Bouteflika est incompréhensible si l’on fait
abstraction de l’alliance politique conclue avec les islamistes pour solder la
«  décennie noire  » du terrorisme des années 1990 et de quelques
événements survenus en France et en Algérie.
En 1990, Bachir Boumaza, ancien ministre de l’Information et natif de
Kherrata, crée la Fondation du 8 mai 1945, destinée à « réagir contre l’oubli
et réanimer la mémoire, démontrer que les massacres de Sétif sont un crime
contre l’humanité et non un crime de guerre, comme disent les Français ». Il
déclare que les Européens «  ne semblent s’indigner que sur l’holocauste
commis contre les Juifs. Cette ségrégation entre les massacres est une tare
du monde occidental », ajoutant que la colonisation « présente, dans toutes
ses manifestations, les caractéristiques retenues au tribunal de Nuremberg
comme un crime contre l’humanité » ; et de conclure : « J’ai suivi le procès
Barbie. Depuis 1830, l’Algérie a connu des multitudes de Barbie 6.  »
Pourquoi cette référence à Barbie ? Parce que, profitant du flou introduit par
la législation française dans la distinction établie par Nuremberg justement
entre « crimes de guerre » et « crimes contre l’humanité », Jacques Vergès,
avocat de Barbie à son procès, va l’utiliser au profit de son client pour
«  mettre en accusation l’accusateur  » et dénier à l’État français, lui-même
«  criminel contre l’humanité en Algérie  » d’avoir la capacité morale et
juridique de juger Klaus Barbie. Car pour Vergès, il n’y a aucune différence
entre les militaires français pendant la guerre d’Algérie et le SS-
Hauptsturmführer Barbie, agent enthousiaste en Hollande, en Russie et en
France d’un régime dictatorial légalement raciste. La thèse vaut ce qu’elle
vaut, mais elle a un but précis  : noyer le poisson des culpabilités et leurs
limites juridiques admises dans l’océan profond des massacres de l’histoire.
Cette inversion des culpabilités était depuis longtemps une spécialité de
Vergès visant à transformer les accusateurs en accusés. En Algérie, elle va
devenir un argument de premier plan, notamment dans la mouvance
islamiste, qui va se diffuser dans l’appareil d’État et les discours officiels, la
presse, la communication politique, l’éducation et le tout-venant des clichés
de ce que les sociologues appellent la conversation sociale. Les réseaux
sociaux en sont un exemple. On repère bien, dans la démarche de Boumaza,
le fondement d’une concurrence victimaire qui va connaître d’autres
développements, sur les questions de l’esclavage surtout, avec des
raccourcis et des partis pris historiques plus que contestables (ceux de la loi
Taubira, par exemple), et qui sera un des facteurs d’une histoire binaire,
abstraitement accusatrice et violemment sélective.
Beaucoup de réactions ont tenté d’introduire un peu de raison dans ces
dérives ; le grand historien algérien Mohammed Harbi a lui-même tenté de
le faire :

Il y a une spécificité du « crime contre l’humanité », et ce serait


une erreur grave que d’assimiler tout crime, tout massacre, toute
exaction, à cette notion juridique nouvelle. Ce qui est mis au
compte du nazisme, c’est une volonté délibérée, que son
idéologie légitime, de nier toute appartenance à l’humanité de
certaines catégories d’êtres humains, et de prétendre en nettoyer
la planète comme on nettoie un matelas de ses punaises et
comme on aseptise un linge à l’hôpital. L’Algérie a connu les
massacres, les crimes, les exactions engendrées par le
colonialisme. Mais, il faut le dire, les crimes de guerre dont est
jalonné son chemin vers l’indépendance […] ne sont pas le
résultat d’une idéologie visant à l’extinction totale d’un peuple
jusqu’au dernier de ses descendants 7.

Cette argumentation est peine perdue face à la place de l’argument dans


le cadre d’une instrumentation politique des pouvoirs algériens qui va
lentement faire du «  Izb  França  » (le parti de la France) l’acteur d’un
véritable génocide.
Face à ce déchaînement, comme le souligne Guy Pervillé, il faut une
bonne dose de courage au sociologue algérien Ahmed Rouadjia pour
déclarer  : «  Parmi les nombreuses commémorations qu’organise l’Algérie
depuis l’indépendance, celle du 8 mai 1945 donne lieu à une frénésie. Une
véritable débauche de souvenirs, d’évocations et d’appels à témoins
s’empare alors des politiques, des anciens nationalistes en retraite, des
moudjahidine démobilisés ou recyclés dans les affaires  » et d’ajouter  :
« Certes, l’Algérie ne détient pas le monopole d’un tel culte de la mémoire
qui permet à l’occasion d’ouvrir la boîte de Pandore pour régler ses
comptes avec l’ancienne puissance coloniale. Il n’en reste pas moins que
l’usage qu’elle en fait reste marqué au coin d’une hypocrisie peu
commune 8. »
Tout récemment encore, l’historienne Sylvie Thénault s’est trouvée
contrainte de critiquer cette assimilation de la colonisation à la Shoah dans
une revue algérienne  : «  La colonisation et le génocide des Juifs par les
nazis sont des histoires totalement différentes qui ont toutes les deux
absolument besoin d’être écrites, d’être connues, d’être discutées, mais
pourquoi les comparer 9 ? »
Avant elle, en France, la quasi-totalité des historiens sérieux qui avaient
eu à traiter de l’Algérie avaient récusé non seulement cette comparaison
totalement hors de propos mais également les hypothèses hasardeuses qui
voulaient voir dans les guerres coloniales le creuset historique, le modèle
même de la barbarie nazie.
Pierre Vidal-Naquet, Gilbert Meynier, Daniel Lefeuvre, Guy Pervillé,
Mohammed Harbi, Charles-Robert Ageron, Annie Rey-Goldzeiguer entre
autres, ont tous rejeté et patiemment critiqué ces démarches intellectuelles
peu soucieuses de l’histoire et des faits. Peu respectueuses aussi des
victimes réelles de ces conflits qui sont assez nombreuses et malheureuses
pour qu’on évite de fabuler sur leur dos.
Ces hypothèses d’ailleurs, à l’origine, n’ont jamais été le fait
d’historiens mais plutôt de «  politistes  » dont les raccourcis intellectuels
permettaient de survoler l’histoire d’assez haut pour que tout finisse par se
ressembler 10. Il n’en reste pas moins que, hélas, médias et paresse
intellectuelle aidant, le mot d’ordre de « crime contre l’humanité » est passé
dans l’ambiance nébuleuse des discours tout-venant au point que, candidat à
l’élection présidentielle de 2017, Emmanuel Macron l’utilisa à Alger avec
un peu de précipitation dans un mouvement de bonne volonté à l’égard des
autorités du pays. Le pré-formatage mainstream des discours peut aussi, par
sa puissance, devenir une contrainte pesante pour les politiques…
Pendant toutes ses présidences, Bouteflika et ses alliés islamistes
intégrés aux instances du pouvoir reviendront de façon lancinante sur
l’accusation de colonisation génocidaire et de crime contre l’humanité. Ils
furent fortement appuyés en France par les violences verbales
culpabilisatrices et menaçantes des membres de l’association Indigènes de
la République  et les formes d’assignation identitaire qui se sont
développées dans le sillage des pratiques américaines. Sans oublier les
justifications rhétoriques de toute une série d’intellectuels en mal de
notoriété qui ne manquent jamais de réclamer la création de  chaires
d’études décoloniales sur les plateaux télé et dans les tribunes publiées par
une presse complaisante.
Meynier et Vidal-Naquet avaient déjà relevé cette étrange collusion
entre les deux rives de la Méditerranée : notant que l’ouvrage d’Olivier Le
Cour  Grandmaison convenait fort bien aux Indigènes peu préoccupés
d’outils de réflexion critiques adéquats, ils ajoutaient que Coloniser
Exterminer donne «  le sentiment que de la dénonciation légitime du
système colonial à l’ignorance justificatrice [la complaisance à l’égard  ?]
des manipulations légitimatrices de la bureaucratie militaire algérienne, il
11
n’y a qu’un pas . »
Voilà donc où se situerait le cœur du réacteur, non pas humaniste mais
politique et intéressé, de la réclamation de repentance ici et là-bas  : une
tenaille dont les pinces, d’Alger à Paris, se rejoignent pour transformer
l’histoire en noix bonne à craquer et la France en accusée perpétuelle.
Entre-temps, à Alger, la logique de l’accusation génocidaire faisait boule de
neige dans une comptabilité où les morts s’additionnaient désormais par
millions.
« Rien ne m’appartient dans ce pays.

Tout revient aux morts. » (Kamel Daoud)


Il faut bien dire que les pouvoirs d’Alger ne font pas dans la dentelle et
ne se montrent guère avares dans le domaine des chiffres. La quantification
des morts dans le conflit de la guerre d’indépendance algérienne est un bon
exemple de la révoltante désinvolture manipulatrice avec laquelle ils
abordent sans scrupules la question. Pourquoi se gêneraient-ils, d’ailleurs,
puisque l’histoire même de cette guerre a été officiellement annexée pour
les besoins des stratégies étatiques ? En 2008, l’article 62 de la Constitution
révisée stipulait que  : «  L’histoire étant la mémoire et le patrimoine
commun de tous les Algériens, nul n’a le droit de se l’approprier et de
l’instrumentaliser à des fins politiques. Il appartient donc à l’État d’assurer
la promotion de son écriture, de son enseignement et de sa diffusion. » Sans
commentaire. Mohammed Harbi a eu beau réclamer à de nombreuses
reprises la « dénationalisation » de l’histoire, il n’a jamais été entendu.
Concernant les morts du conflit de 1954 à 1962, les historiens
s’accordent sur un chiffre allant de  250  000 à un peu moins
de 300 000 morts côté algérien ; dans une étude démographique très serrée,
Xavier Yacono, qui a utilisé les chiffres démographiques officiels des
recensements et ceux parus dans El Moudjahid, finit par chiffrer les pertes
algériennes à  256  000 12. Côté français, on recense  27  500 soldats tués
et  65  000 blessés, plus  2  800 civils tués et  800 disparus. Concernant les
harkis, un historien britannique avance le chiffre de 150 000 morts 13, chiffre
peu crédible mais déjà évoqué dans les années 1960. Jean Lacouture et
Pierre Vidal-Naquet avancent eux, en novembre 1962, une fourchette de 50
à 70 000 harkis tués dans les règlements de comptes post-indépendance, un
chiffre déjà effrayant. Au début des années 1980, le FLN donnait 1 million
de morts côté algérien, aujourd’hui le chiffre officiel de l’État algérien est
de 1,5 million de morts. Après des entrevues avec les dirigeants algériens,
le Président turc Erdogan parlera d’un «  génocide  » de 5  millions de
morts… Là, même les officiels algériens trouvent les chiffres très exagérés.
Ils changent ensuite d’avis car, à l’occasion du 75e  anniversaire des
massacres de Sétif, Guelma et Kherrata (8  mai 1945), le Président
Tebboune déclare que, de 1830 à 1962, la France a assassiné « la moitié de
la population algérienne et [que] ses crimes sont imprescriptibles  »,
chiffrant le total des morts à 5,5 millions ! (agence Anadolu, 7 mai 2020).
Comme les morts ne risquent pas de se plaindre dans les médias ni de
défiler dans les rues, cette sinistre comptabilité peut continuer sans trop
d’obstacles, mais il apparaît de plus en plus que ses excès mêmes
commencent à perdre de l’impact et à lasser. Trop c’est trop.
L’accumulation des invraisemblances ne risque-t-elle pas de conduire à une
accoutumance qui risque de contrarier l’objectif d’indignation visé ?
Heureusement, les pouvoirs algériens ne sont jamais à court de bonnes
idées quand il s’agit de gonfler le total des morts. Ainsi, à Alger en 2021,
un ancien gouverneur de la Banque nationale d’Algérie, M. Hadj-Nacer, va
encore plus loin que le Président Tebboune et invente le concept de
« génocide négatif ». Selon ses savants calculs, nous apprenons que sans les
massacres français, les Algériens seraient 80 millions ; 35 millions ont donc
été « tués avant leur naissance » car ils n’ont pas pu naître. Cet économiste
n’a donc visiblement jamais examiné la démographie de son pays et ses
données, ni jamais entendu parler de la transition démographique qui s’y est
déroulée (TSA, 28 janvier 2021). Mais quand il s’agit d’ajouter sa voix au
chœur des accusations pour aller dans le sens du vent, la flagornerie n’a que
faire des séries statistiques. Avec des économistes pareils, l’Algérie n’a pas
besoin de crise économique…
Il n’y a pas que les « experts » à être mobilisés dans cette grande cause
qui consiste à transformer l’Algérie en immense complexe funéraire de
combattants et de martyrs, beaucoup de structures étatiques et paraétatiques
s’y attèlent aussi avec entrain. Ainsi le ministère des Moudjahidine et ses
e
organisations affiliées. Pour la commémoration du  72   anniversaire des
massacres du 8  mai 1945, Hamid Znati, un moudjahid documentaliste,
donne rendez-vous au centre culturel Abane Ramdane d’Alger à un public
de lycéens ; que leur dit-on ?
« Ce ne sont pas seulement les villes de Sétif, Guelma et Kherrata qui
ont subi ces massacres mais leurs régions et au-delà, et pendant plusieurs
jours », explique l’historien Amer Rekhila, ajoutant : « la France a fait dix
millions de morts en Algérie de 1830 à 1962  ». Et un autre intervenant
enfonce le clou  : «  Ce qu’Hitler a fait aux Juifs, la France l’a fait aux
14
Algériens  ! »
Voilà donc les colonialistes français élevés du niveau du « petit diable »
Barbie, artisan des horreurs gestapistes, presque débonnaire avec sa gégène
et sa baignoire, à celui, beaucoup plus effrayant du « grand Satan » Hitler,
architecte en chef du génocide. Les logiques de l’accusation historique
abstraite et de la revendication fulminée par l’extrémisme religieux sont
étrangement identiques. Leur radicalité cumulative les conduit à nourrir
leurs énergies sans arrêt et sans limites  : elles exigent du combustible
toujours plus gros. Cette «  reductio ad Hitlerum  » nouvelle, inconsistante
par son odieuse exagération même, ne doit pas être négligée pourtant : pour
en mesurer la malfaisance, il suffit de considérer son impact sur l’éducation
des enfants qui absorbent cette propagande grossière comme une vérité
première.
Au cours de l’exposition «  Son œil dans ma main  » (IMA, 2022),
Raymond Depardon et Kamel Daoud dialoguent dans une vidéo sur les
photos prises par le premier, et Daoud remarque avec tristesse qu’il constate
une sorte de haine pour la France dans certains secteurs de la jeunesse
algérienne. Faut-il s’en étonner ? On leur a répété sur tous les tons que nous
avons voulu tous les tuer  ! Et si de pareils discours sont passés dans
l’éducation des enfants, on peut craindre que le retour rationnel sur
l’histoire prenne beaucoup de temps. Les mémoires construites par les
politiques d’État et tous leurs moyens sont comme de lourds paquebots qui
vont longtemps continuer sur leur erre avant de pouvoir tourner et prendre
une autre route.
On comprend mieux le commentaire désabusé de Daoud sur les morts
qui «  accaparent  » tout  : il est clair qu’en Algérie, pour le moment, on
préfère augmenter le nombre des morts que le niveau de vie, de santé et
d’éducation des vivants.

« L’humanité meurt d’avoir des héros,

elle se vivifie d’avoir des hommes. »

 (Octave Mirbeau)
Les pouvoirs algériens fondent dans la colonisation et surtout dans la
guerre de libération une source essentielle de leur légitimité politique ; elle
seule, pensent-ils, peut encore les justifier dans leur face-à-face avec un
peuple dont ils se méfient et qu’ils tiennent en bride. Ils creusent sans cesse,
car ils doivent à tout prix trouver de nouvelles raisons de leur existence et
étendre plus loin les motifs de leur perpétuation. Et s’ils ne trouvent pas en
creusant, ils inventent : Se non e vero, e bene trovato 15 ! Talonnés de plus en
plus fortement par des mouvements réguliers de contestation, c’est la
précarité de leur présent qui les incite à parler sans cesse du passé.
L’Algérie, plus qu’un État qui communique, est devenue un véritable « État
bavard » qui dissimule sa nature prétorienne sous l’étalage d’une logorrhée
épique.
On s’imagine souvent que l’immobilisme est le synonyme de « se tenir
immobile » mais c’est faux ; pour un État, au contraire, maintenir le statu
quo est une opération qui demande une extraordinaire dépense d’énergie,
une mobilisation et une attention de tous les instants à toute contestation, à
toute information défavorable, à toute prétention à d’éventuelles
transformations. Si la légitimité de ces pouvoirs n’était pas celle des
baïonnettes (et on sait depuis Talleyrand qu’il est difficile de s’asseoir
dessus), les choses seraient plus sereines, sinon plus simples. L’État
algérien est comme un cycliste qui ne peut cesser de pédaler sans tomber : il
doit sans arrêt se justifier.
C’est cette légitimité défaillante qui explique le geste de se rabattre sur
ses héros en permanence et sur ses ennemis toujours, dans un ressassement
mythifié du passé. C’est pourquoi le discours sur la colonisation et la guerre
de libération fait intégralement partie des panoplies du gouvernement des
hommes, des moyens de pression sur les interlocuteurs, et de la tenue en
bride des sciences sociales, l’histoire en premier lieu.
16
Dans un beau livre, La  Mémoire  coupable , Maroun Eddé demande
aux États de « faire silence » pour que la parole des mémoires se libère sans
filtres ni contraintes et que l’histoire puisse être construite hors du regard
aigu des censeurs bureaucratiques et loin des pressions des prébendiers de
tous acabits. On n’a jamais rien écrit de plus juste concernant la relation
problématique de la France avec l’Algérie et l’instrumentalisation de
l’histoire dans ce pays.
Symétriquement, la France doit également entendre ce message. Les
discours politiques de tous bords ont trop longtemps ressemblé à une sorte
de  charcuterie électoraliste  pour être totalement dans l’authenticité  : un
coup pour complaire à Alger, un autre pour les harkis, un pour les pieds-
noirs, un pour les nostalgiques de la colonisation,  etc. Les drames de la
colonisation et de la guerre franco-algérienne sont devenus la matière
première d’un marketing politique qui découpe tout en tranches selon les
besoins. Là aussi, il faudrait un peu de décence silencieuse et laisser la
mémoire des groupes s’exprimer, peut-être juste pour satisfaire le besoin de
se dire, en échappant aux slogans et aux caricatures politiques. Encore faut-
il, à l’inverse, que ces groupes ne soient pas en demande constante de
reconnaissances étatiques. La situation est complexe et délicate, comme
toutes celles où les brûlures humaines persistent, ravivées par un sentiment
d’injustice vécu dans la solitude. C’est aux États qu’il devrait revenir d’agir
avec plus de délicatesse dans une matière où le tact doit primer sur la
communication. Parviendront-ils à s’y résoudre ?
La chose n’est pas facile, car les États sont de grands dévorateurs de
mémoires humaines accommodées à leur sauce, celle, servile, de l’utilité
politique circonstancielle.
Aussi les héros morts sont-ils un de leurs plats préférés  : ils en
choisissent certains, en oublient d’autres, ou décident soudain d’élargir le
champ de l’héroïsme à leur convenance. C’est pourquoi le Hirak algérien a
brandi les portraits d’Abane Ramdane, assassiné par les siens en 1957, pour
opposer son image politique à la mythification héroïque du pouvoir. C’est
ainsi qu’à peine Gaïd Salah enterré dans le Carré des Martyrs à Alger, les
nouveaux pouvoirs se sont livrés sans problème à une purge sans pareille de
ses fidèles et à une destruction de sa mémoire. C’est ainsi aussi qu’en
France, après avoir eu l’idée de confier à un collectif présidé par le très
médiatique Pascal Blanchard la tâche de lui proposer une liste de «  héros
issus de la diversité », le Président Macron s’est trouvé face à une liste de
trois cents noms à l’arrivée des travaux, liste où l’on retrouve avec stupeur
Pablo Picasso et Émile Zola, qui avaient sans doute besoin de cette
notoriété pour que leurs noms soient donnés à des rues, des places ou des
établissements scolaires… Maniées sans trop de précautions par l’État, les
initiatives concernant la notion si floue de l’héroïsme peuvent connaître de
curieux résultats et d’étranges retournements.
Tout paraît faux dans la situation que nous vivons à l’égard des
questions dites mémorielles entre l’Algérie et la France. Depuis que les
mots de «  crime contre l’humanité  » ont été prononcés pour qualifier la
colonisation, les autorités algériennes ont la capacité de nous placer dans la
situation d’éternels coupables puisqu’il s’agit du seul crime imprescriptible.
Et pourrons-nous nous en décharger en demandant le pardon que l’Algérie
exige de nous, alors que ceux qui les premiers l’ont demandé avec ardeur
tiennent des discours parfaitement contradictoires  ? Ainsi, le docteur
Brahim Ghafa, l’un des fondateurs de la Fondation du 8 mai 1945, résumait
la colonisation en :

[…] une barbarie sans nom, un cynisme sans mesure […] pour
supprimer l’être, pour faire disparaître la victime et éteindre ses
droits à la vie […]. La barbarie est-elle le moyen d’effacer
l’existence de l’autre ? Le colon et son support y ont cru. Ils en
ont usé –  le 8  mai 1945  –  et en abusant, ils sont devenus les
barbares de notre temps. Pouvons-nous l’oublier, pouvons-nous
pardonner ? Non. Le 8 mai ne s’oublie pas et ne se pardonne
pas. Pour tous, c’est le jour de la barbarie exercée contre notre
peuple à l’instant même où il était mis fin à la barbarie nazie en
Europe. Morte en Europe, elle renaissait chez nous. […] La
barbarie ne saurait bénéficier d’aucun droit à la prescription et à
l’oubli. Elle est le crime au-delà de tous les crimes catalogués à
Nuremberg 17.

Nous voici dans un double bind  parfait  : demandez-nous le pardon…


que nous ne vous accorderons jamais. C’est le cercle vicieux que France et
Algérie vivent depuis des décennies maintenant  : excusez-vous, puis on
s’embrasse, mais ces excuses sont insuffisantes, excusez-vous encore plus,
puis on s’embrasse, etc., etc.
Peut-il y avoir un arrêt de cette logique à coups de rapports officiels ou
de commissions d’experts sur les questions mémorielles ? Rien n’est moins
sûr. D’autant que les pouvoirs algériens tiennent là des outils de
gouvernement intérieur (la colonisation est un bon dérivatif, utile face aux
problèmes internes et une menace potentielle toujours agitée), un moyen de
pression sur Paris et un thème de communication internationale facile. À
Paris, où l’on raisonne froidement sur les intérêts du moment, on a
parfaitement compris cela et l’on donne ce qu’il faut pour avoir ce que l’on
souhaite : c’est ce qu’on appelle de la realpolitik, une pratique aussi vieille
que les États. Mais, bien évidemment, il ne saurait être question ici de
mémoire et encore moins d’histoire.

En finir avec la « réconciliation


des mémoires » :

l’histoire et la lutte pour les souvenirs

En dehors de ce ballet étatique, le plus important est de repérer


l’opération fondamentale des pouvoirs algériens  : ils tentent de réussir le
sauvetage d’une histoire officielle par la construction de nouveaux
souvenirs. Cette histoire est sans cesse menacée par les évolutions sociales,
les contestations, les crises et les recherches qu’il est impossible de museler
à 100 %. Depuis les années 1990, « l’opération génocide » vise à construire
ces nouveaux souvenirs, à les diffuser et à s’assurer des relais de promotion
nationaux et étrangers.
Pour les États comme pour les groupes humains, les souvenirs incarnent
des enjeux et non pas des objets stables et pacifiés. Ils peuvent devenir
contradictoires et le font souvent. La mémoire des groupes peut se
transmettre familialement, par des associations et différentes actions  ; elle
finit toujours par se dissoudre  au fil du temps et de la disparition des
témoins puis des générations suivantes. Elle n’est ni simple ni facile. Au fil
du temps, elle deviendra par ses témoignages et avec les archives une des
matières de l’histoire.
La mémoire construite par les États est différente  : elle vise
l’élaboration d’un récit dominant et utilise non seulement des experts, mais
aussi des institutions (l’école, la presse, les médias) et des actions de
dimension nationale (commémorations, discours,  etc.). Entre ces deux
mémoires, les problèmes surgissent quand des groupes entiers sont exclus
du récit dominant  : les harkis et les pieds-noirs en France, les Kabyles en
Algérie… Les relations France-Algérie sont marquées non seulement du
sceau d’une guerre récente mais aussi par l’ensemble de ces tensions que
les deux États ne se privent guère d’utiliser à leur gré. Les objectifs d’une
«  réconciliation des mémoires  » constituent des objectifs d’État aussi
utilitaristes que leur approche de l’histoire, et sont périodiquement agités
sous le nez des citoyens pour les convaincre de la bonne volonté générale
qui présiderait à leurs destins.
On a vu avec le  rapport Stora, lui-même objet d’appréciations
diverses 18, ce qu’il en était de cette bonne volonté quand la partie
algérienne a sans complexe tourné le dos à une initiative qu’elle avait
acceptée et qui l’impliquait clairement. Le symétrique algérien de Benjamin
Stora, Abdelmadjid Chikhi, s’est comporté à cette occasion comme un
procureur militant et non comme un historien, refusant tout travail et
endossant le rôle d’un censeur si hermétique que les historiens algériens se
sont vus contraints de protester par une lettre ouverte auprès du Président
Tebboune. On peut légitimement se demander s’il n’en sera pas de même
pour la « grande commission » qui doit être mise sur pied, encore une fois
avec l’accord des deux pays… Peut-on travailler ensemble sur les questions
à adresser au passé quand l’un des partenaires refuse de le faire et même
d’ouvrir ses archives à ses propres historiens nationaux ? Il y a là-dedans les
tristes éléments d’une nouvelle et possible farce tragique.
Dans son entretien à Algérie Culture(s) déjà cité, l’historienne Sylvie
Thénault déclarait :

Je suis très réticente à l’égard de cette idée de « réconciliation »


et ce, d’abord parce que je suis réticente à l’idée que les
«  générations  », comme vous dites, sont systématiquement
opposées et en conflit sur ce passé. Oui bien sûr, il y a des gens
qui ont vécu cette guerre dans des camps opposés, qui en ont
souffert de multiples façons mais parmi eux, tout est possible  :
soit ils ont déjà fait un effort de compréhension pour le vécu des
autres et compris qu’il pouvait exister d’autres points de vue,
d’autres souffrances que les leurs  ; soit ils n’ont pas fait cet
effort et je ne crois pas à la possibilité de les forcer à le faire. La
démarche qui consiste à aller vers la compréhension des autres
est une démarche qui doit venir de soi. Surtout, je pense
important de ne pas raisonner trop vite de façon collective. Dans
tous les groupes touchés par la guerre, il y a des attitudes variées,
avec la possibilité de dialoguer, de comprendre. Personne n’est
prisonnier de son passé.

Comment mieux dire, pour reprendre la proposition fondamentale de


Maroun Eddé, qu’il faudrait que les États se taisent pour que puisse se
dérouler la mémoire des hommes et que les historiens puissent travailler
avec la sérénité et les moyens nécessaires. On peut parfaitement se
débrouiller sans les sollicitations des États et les idées lumineuses dont ils
ont toujours un plein sac !
L’acquisition de la bonne distance vis-à-vis de la colonisation et de la
guerre d’Algérie est à ce prix. Seule une recherche historique correctement
conduite, alliée à un débat social libre, respectueux des expériences diverses
pourrait nous éloigner des idéologies binaires et quasi religieuses qui
prolifèrent sur le passé. La question de la repentance relève d’une théologie
appliquée à l’histoire  ; pire, elle pousse à une sorte d’abjuration du passé
d’où nous devrions extraire les seuls éléments qu’elle veut bien déclarer
positifs. Ces étranges dispositions intellectuelles sur l’histoire et la manière
de s’y rapporter sont caractéristiques d’une époque qu’on pouvait penser
révolue, où les mises à l’index côtoyaient allègrement celles du pilori, les
autodafés et les fautes d’hérésie.
Rien d’étonnant à ce que ces logiques nous viennent largement des
États-Unis où les pressions religieuses conservatrices sont intenses et font
très bon ménage avec les injonctions de repentance tous azimuts qui sont à
l’ordre du jour. Envisager le passé sur ce mode tend à faire croire qu’on
intervient héroïquement sur les injustices passées, à ceci près que cette
opération se fait sans risques. Cela revient surtout, non seulement à le
réécrire, divisé en éternels coupables et en victimes parfaitement
innocentes, mais aussi à pratiquer sans le dire et sans retenue une
inquisition des âmes et une censure féroce sur la complexité des
phénomènes historiques. Mené ainsi au nom de causes a priori louables, ce
rapport à l’histoire produit le manichéisme le plus sommaire et le plus
brutal : ni l’intelligence, ni la fragilité humaines n’en sortent indemnes.
Et l’avenir, dira-t-on  ? France et Algérie sont-elles condamnées à se
regarder en chiens de faïence, par-delà les barrières de mémoires atrophiées,
hémiplégiques et manipulées ? Notre conviction est que des deux côtés de
la Méditerranée les besoins et les désirs des peuples sont la paix, le travail,
l’éducation et la culture. N’y a-t-il pas eu assez de morts dans le passé
colonial pour qu’on en augmente encore le nombre, pour qu’on utilise tous
ces fantômes à la construction de nouvelles barrières entre les peuples  ?
Faudra-t-il attendre que tous ceux qui ont souffert en Algérie disparaissent
pour que le temps fasse son ouvrage de médecin des mémoires et désarme
enfin la bêtise et le cynisme des États ?
Notre conviction, encore, est qu’agir dès aujourd’hui pour préparer un
avenir lié aux jeunesses française et algérienne est la clé, non seulement du
respect des souvenirs, mais également de la construction d’une lucidité
commune. Mais cet objectif d’intérêt général ne coïncide pas toujours avec
celui des pouvoirs et, pendant longtemps encore, seuls les deux États auront
la plus grande capacité d’agir. Depuis de nombreuses années, les
déclarations bilatérales de bonnes intentions ont fleuri après les périodes de
tensions. Pour quelles orientations au regard des réalités ? Et quelle valeur
faut-il leur accorder ?
De déclaration en déclaration :

des mots plus que des actes

Le 2 mars 2003 à Alger, les deux Présidents, Jacques Chirac, accueilli


triomphalement par plusieurs centaines de milliers d’Algériens en liesse qui
le soutiennent dans son opposition à la guerre en Irak, et Abdelaziz
Bouteflika signent une déclaration commune «  sur la refondation de la
relation franco-algérienne et l’instauration d’un partenariat d’exception
entre la France et l’Algérie ».
Tout y est  : «  s’engager dans la construction d’un avenir partagé  »  ;
«  jeter les bases d’une relation globale forte  »  ; instaurer «  un partenariat
d’exception ayant vocation à se poser comme modèle de coopération dans
la région et les relations internationales » ; « encourager les investissements
français en Algérie  »  ; venir en «  appui institutionnel aux réformes
économiques entreprises par l’Algérie  »  ; développer «  le transfert de
technologies et de savoir des entreprises françaises dans les secteurs de
l’énergie, de l’eau, des transports, des nouvelles technologies de
l’information  »  ; de même que «  la coopération culturelle, technique et
scientifique  »  ; sans oublier «  le travail de mémoire que la France et
l’Algérie ont engagé et qui sera poursuivi dans un esprit de respect
mutuel » ; enfin, « élaborer un traité qui consacrera leur volonté de mettre
en place un partenariat d’exception ».
Ce traité ne sera pas signé. L’article 4 de la loi du 23 février 2005 relatif
à l’enseignement des aspects positifs de la colonisation, bien qu’abrogé par
la suite à la demande du Président Chirac par le Conseil constitutionnel
après plus d’un an de polémiques et une levée de boucliers tant en Algérie
qu’en France, a coupé court à cette perspective.
Une décennie plus tard, le 19  décembre 2012, à Alger, les Présidents
Hollande et Bouteflika signent une «  déclaration sur l’amitié et la
coopération entre la France et l’Algérie ». Les deux pays sont « déterminés
à ouvrir un nouveau chapitre de leurs relations, cinquante ans après
l’indépendance de l’Algérie ». La même ambition est réaffirmée : « L’un et
l’autre entendent jouer un rôle exceptionnel dans la construction d’un
espace euro-méditerranéen de paix et de sécurité, de démocratie, de justice
et de liberté, de développement et de prospérité ». Ce sont les secteurs de
l’économie, de la culture, de l’éducation qui sont visés. Cette déclaration se
concrétise par l’instauration d’outils de mise en œuvre et de suivi de
projets : un Comité intergouvernemental de haut niveau (CIHN) présidé par
les Premiers ministres et un Comité mixte économique franco-algérien
(COMEFA), présidé par les ministres de l’Économie et des Affaires
étrangères. Les nombreuses visites de parlementaires français, de maires de
grandes villes, montrent le caractère transpartisan de ces relations. Quelques
années après, les projets construits dans les domaines industriel, de la
recherche, de la formation n’ont pas manqué, ni en matière de sécurité et de
coopération judiciaire. Ici, le rapprochement entre les deux pays a
probablement été plus important qu’aux cours des décennies précédentes.
Il n’en demeure pas moins que les caractéristiques du système algérien
ont fortement pénalisé ce qui aurait pu être de réelles avancées. Le contexte
bureaucratique exténuant pour les opérateurs économiques, la corruption à
tous les étages du régime, le refus de diversifier l’économie au bénéfice
d’une culture dominante des hydrocarbures, au profit de la classe dirigeante
civile et militaire constituent autant de handicaps à la coopération.
Toujours à Alger, une nouvelle décennie plus tard, ce sont, cette fois les
Présidents Emmanuel Macron et Abdelmadjid Tebboune qui signent le
27 août 2022 une déclaration commune « Pour un partenariat renouvelé ».
Une cérémonie solennelle se tient au salon d’honneur de l’aéroport
international Houari-Boumédiène, en présence des délégations des deux
pays, en conclusion d’une visite de trois jours en Algérie du Président
français. Cette troisième déclaration en vingt ans contient globalement les
mêmes sujets que les deux premières, avec cependant un grand nombre
d’actions de natures très diverses  : le «  lancement d’un programme de
recherche sur la récupération et le traitement du gaz de torchage  », «  la
création d’un incubateur de starts-up  », une «  mobilité positive entre les
deux pays  », «  le lancement de programmes de recherche en faveur de la
protection de la Méditerranée et de sa biodiversité et de l’environnement en
général  », sans oublier la coopération sur «  les fouilles archéologiques,
notamment à Tipaza ».
De déclaration en déclaration, les formules sont de plus en plus
grandiloquentes, voire exaltées. À Alger, en cette fin du mois d’août 2022,
il s’agit désormais de mettre en œuvre « une dynamique irréversible » entre
les deux pays. Le Président algérien déclare que «  ce partenariat va nous
permettre d’aller très très loin  »  ; et il ajoute  : «  La visite du Président
français est très très réussie ». À Alger en janvier 2020, devant le ministre
des Affaires étrangères Jean-Yves Le Drian, le Président Tebboune avait
même évoqué sa volonté d’engager «  un partenariat extrême  ». «  Words,
words, words ! », comme se désolait Hamlet !
Est-ce le contexte de forte contestation populaire avec le Hirak et
d’isolement sur la scène internationale qui rend le soutien diplomatique des
autorités françaises si précieux pour le pouvoir algérien ? Surtout après une
élection présidentielle de décembre  2020 où  six Algériens sur  dix avaient
boudé les urnes et contesté la légitimité même de cette élection. La France
demeure un État clé au sein de l’Union européenne : c’est un autre avantage
potentiel pour l’Algérie. Quant à la France, maintenir des relations avec
l’Algérie, en particulier après les crises en Libye et au Sahel, lui permet
d’éviter une trop forte érosion de son influence dans la région. De plus, le
régime algérien est proche du régime russe : il est son troisième client pour
ses équipements militaires  ; son armée, ses officiers et son mode
d’organisation ont été largement formés par l’ex-Union soviétique,  etc.
L’Algérie pourrait ainsi peut-être jouer un rôle modérateur entre la France et
la Russie. Grandes effusions directes et raisons obliques…
Quelques semaines plus tard, les  9 et  10  octobre, la Première ministre
Élisabeth Borne se rend à Alger entourée de seize ministres de son
gouvernement, une délégation hors norme, pour un nouveau Comité
intergouvernemental de haut niveau (CIHN) qu’elle préside avec son
homologue algérien, Aïmen Benabderrahmane. Cette réunion se tient au
Centre international de conférences Abdelatif-Rahal, situé en bord de mer à
proximité de la station balnéaire le Club des Pins, à vingt-cinq kilomètres à
l’ouest de la capitale. Une douzaine de documents sont signés, à ce stade
essentiellement des déclarations d’intention très générales, dans quasiment
tous les domaines d’une coopération bilatérale : coopération industrielle et
technologique, tourisme, artisanat, agriculture, pêche, formation,  etc. Mais
aussi lutte contre le terrorisme, situation en Libye, en Ukraine, immigration
clandestine,  etc. Bien d’autres sujets sont abordés, au point que le
communiqué de presse conjoint précise la très longue liste des points
débattus  : il y en a soixante-treize  ! Le Premier ministre algérien, comme
son Président, reprend les mêmes propos tenus depuis plusieurs décennies
par les responsables politiques algériens successifs  : «  Le pays doit
diversifier son économie  ; sortir de sa dépendance aux hydrocarbures  ;
attirer les investissements étrangers ». Il s’agit de construire une « nouvelle
Algérie ».

Vraiment nouvelle, cette « nouvelle


Algérie » ?
Cette « nouvelle Algérie » est mise en avant par le Président Tebboune
dans ses interventions publiques. Les élections législatives de juin 2021 ont
été boudées par plus de  trois algériens sur  quatre et débouché sur
l’hégémonie au Parlement du même bloc de l’ancienne majorité avec le
FLN, son allié traditionnel le RND et le soutien de soixante-dix nouveaux
élus «  indépendants  ». Le nouveau gouvernement ressemble beaucoup au
précédent. Son action aussi  : de  décembre  2020 à décembre  2021, le
nombre de  prisonniers politiques passe de 92 à 246  personnes. Il  y  a
271  détenus d’opinion au début de  juin  2022. Depuis  juin  2021, un
amendement du Code pénal, l’article  87 bis, entrave fortement l’activité
politique en élargissant la définition du terrorisme à toute tentative
d’« œuvrer ou inciter par quelque moyen que ce soit, à accéder au pouvoir
ou à changer le système de gouvernance par des moyens non
constitutionnels ». But : dissuader les citoyens de revenir dans les rues, tout
en essayant de conjurer la crise économique et sociale. Cette «  nouvelle
Algérie » se traduit aussi par la dissolution de la Ligue algérienne pour la
défense des droits de l’homme (LADDH) après 38 ans d’activité intense. La
décision est prise par un tribunal algérien en 2022, à la demande du
ministère de l’Intérieur. Elle est rendue publique en janvier 2023. La
LADDH paie son soutien aux manifestants du Hirak. Preuve
supplémentaire, s’il en était besoin, que les autorités du pays ne tolèrent
aucune contestation. L’État policier est bien en place.
Le prix du baril de pétrole, tombé à  25  dollars en 2020 durant la
pandémie mondiale et qui remonte entre 80 et 100 dollars en 2022 avec la
reprise économique et l’invasion de l’Ukraine par la Russie, représente pour
les autorités algériennes une belle opportunité. Aussi, en février  2022, une
allocation chômage au profit des jeunes primo-demandeurs d’emplois, âgés
de  19 à  40  ans, est créée. Elle se monte à  13  000 dinars, soit de l’ordre
de 80 euros. Quelques mois plus tard, en août, le nombre de bénéficiaires se
monte à 1,8 million. Cette allocation chômage est élargie à la catégorie des
veuves et des orphelins ainsi qu’aux retraités dont les allocations de retraite
ne dépassent pas 13 000 dinars. Un chef d’entreprise algérien nous confie :
«  Espérons qu’enfin, avec l’augmentation des recettes en hydrocarbures,
l’Algérie ne renouvelle pas les erreurs du passé. C’est maintenant qu’il faut
sortir d’une culture de la rente pour relancer puissamment l’investissement,
dont l’investissement étranger. »
Le gouvernement supprime enfin, dans sa loi de finances  2020, la
fameuse règle du «  51/49  », qui imposait à l’investisseur étranger un
partenaire algérien à 51 % dans le capital de la nouvelle société. Il s’agissait
d’un frein considérable à l’investissement étranger dont les flux sur le
territoire algérien n’ont cessé de baisser depuis la création de cette règle en
2009. Résultat, le stock d’investissements étrangers en Algérie en 2021 est
deux fois moindre que celui du Maroc : 34 milliards d’euros pour l’Algérie,
72 pour son voisin. Des projets industriels sont initiés dans les domaines du
phosphate afin de produire et d’exporter des engrais et des fertilisants. Il
apparaît primordial de développer l’extraction de matières premières dont le
sous-sol abonde. Dans le Hoggar par exemple, le pays recèle des ressources
telles que l’étain, le tantale, le niobium, ou encore l’or, l’uranium, le cuivre.
Autant de ressources qui pourraient alimenter une industrie digne de ce
nom.
Les économistes algériens soulignent que ces ressources n’ont pas
vocation à remplacer les hydrocarbures dans le futur, mais bien à constituer
une rampe de lancement pour le développement de l’industrie du pays,
visant l’exportation, en particulier en Europe où les besoins sont
considérables et qui souhaite réduire sa dangereuse dépendance aux
importations de ressources minérales chinoises. Autant dire que la création
d’un environnement économique attractif et d’un tissu d’entreprises
performantes est plus que jamais un impératif pour les autorités algériennes.
Mais les obstacles au développement du pays n’en restent pas moins de
taille.

Les obstacles à lever : des travaux


d’Hercule à réaliser
L’obstacle le plus pénalisant pour l’Algérie et son attractivité reste le
poids économique d’un État central boursouflé  : ses failles et sa lourdeur
atteignent tout le pays. Or la situation s’aggrave. Sous sa forme policière et
avec férocité, l’État ne cesse, depuis le déclenchement du Hirak, de gagner
du terrain tandis que sa forme administrative s’affaiblit et se fragmente de
plus en plus. Organigrammes lourds et variant en permanence au gré des
ministres qui se succèdent, faiblesse de l’encadrement, absence de
formation des personnels, coordination interministérielle inexistante,
corruption qui va de pair avec une perte sévère de l’éthique du service
public, non-évaluation des projets et des procédures administratives. Le
fossé est toujours saisissant entre les annonces ambitieuses des responsables
politiques et leurs mises en œuvre effectives.
Le pire peut-être pour le citoyen, c’est cette réalité que bon nombre des
personnes rencontrées dans le cadre de notre mission nous ont décrite : « Le
plus intolérable pour nous, c’est lorsqu’un fonctionnaire, quelle que soit sa
fonction, sait qu’il peut en toute impunité ne pas respecter la règle de droit
pour la remplacer par ses propres critères  !  » Autrement dit une société
dominée par son administration, et pas une administration au service de la
société. L’ancien directeur général du Centre d’études et d’analyses pour la
population et le développement (CENEAP) d’Alger, El Hadi Makboul, bien
placé pour en parler, considère qu’il y a « urgence à une réforme profonde
du management de l’administration publique ». Et il conclut, dans un article
accablant paru en 2021 :

Aujourd’hui, même si le constat est amer, que la situation


s’aggrave de jour en jour, les solutions intelligentes et
innovantes existent, et il est temps d’agir pour la sauvegarde et la
reconstruction de notre administration publique, principal pilier
des institutions de l’État, et réhabiliter par-là même la ressource
humaine qualifiée comme facteur de stabilité, de garantie et
d’espoir pour les générations futures 19.
L’enfermement du pays sur lui-même constitue un deuxième obstacle de
taille. Un tourisme inexistant malgré un patrimoine naturel et historique
exceptionnel ; des investissements étrangers de faible intensité ; un système
d’enseignement public en grande difficulté du primaire à l’enseignement
supérieur en passant par la formation professionnelle : si 98,5 % des enfants
sont scolarisés, 48 % ne vont pas au bout de leurs études secondaires, ce qui
ne fait que développer le poids de l’économie clandestine et fragilise ainsi
la croissance des entreprises qui respectent les règles  ; une mémoire
historique d’État imposée au détriment de la mémoire de toutes les victimes
des violences politiques  ; la marginalisation de la société civile et
l’atomisation de la représentation de la société sous le régime Bouteflika ;
une culture de l’impunité du logiciel politique  : autant de facteurs qui
« étouffent » les citoyens, pour reprendre le verbe utilisé par la plupart de
nos interlocuteurs et poussent de plus en plus de jeunes à quitter le territoire
pour se rendre en Europe, et principalement en France, via l’Espagne ou
l’Italie.
Depuis la fin du Hirak, les départs reprennent. L’exil devient un projet
de vie plus qu’une question d’argent. Le départ concerne toutes les couches
sociales, pas seulement les plus démunis.
L’exode des compétences ne cesse de s’accroître. Le cas des médecins
est emblématique de ce mouvement. La France organise chaque année des
épreuves de vérification des connaissances en médecine afin de permettre
aux praticiens étrangers d’obtenir une équivalence de leur diplôme acquis
dans leur pays d’origine. L’Algérie forme environ 5  000 médecins par an
dans ses universités. Au contrôle des connaissances de février  2022, sur
deux mille postes à pourvoir en France, mille deux cents lauréats étaient
algériens.
Lors d’une discussion en septembre  2022, un ami algérois nous
raconte :
Le directeur de l’ESI [l’École nationale supérieure
d’informatique, localisée à Alger, fort reconnue et qui forme cent
20
quatre-vingts ingénieurs par an ], a été convoqué récemment
lors d’une réunion interministérielle et a dû encaisser une
engueulade royale car la plupart de ses étudiants diplômés
partent en Europe et en particulier en France dans les moyennes
et grandes entreprises. Il s’est contenté de leur répondre en une
seule question : lequel d’entre vous, messieurs, n’a pas d’enfant
en France, étudiant ou en activité  ? Silence et regards baissés
autour de la table.

Contrairement à ce qu’a affirmé à plusieurs reprises le Président


Tebboune, ceux qui partent ne le font pas parce qu’ils sont tentés « par un
mode de vie occidental  ». Cette formule est d’autant plus cocasse que la
grande majorité de la nomenklatura algérienne, depuis des décennies, a ses
habitudes en France. Lorsque le Président Tebboune lui-même doit réaliser
des contrôles médicaux, c’est dans un pays européen qu’il se rend le
28 octobre 2020, en l’occurrence l’Allemagne, plus précisément à Cologne,
au célèbre hôpital  Krankenhaus Merheim mondialement connu dans le
domaine des maladies respiratoires. Il y restera quatre-vingt-seize jours,
pour un traitement des séquelles de sa contamination au Covid-19 et subir
une opération au pied. Et c’est un avion médicalisé français qui transporte
le Président. Comme le souligne un média algérien indépendant bien
informé, Casbah  Tribune 21, «  cet avion est un jet de la société française
Airlec Air  Espace. Il s’agirait d’un Hawker 1000B Elixir, l’un des avions
médicalisés les plus performants au monde. Affrété depuis Bordeaux en
France l’avion atterrit à l’aéroport militaire de Boufarik aux alentours de
16 heures pour redécoller quelques minutes plus tard vers Cologne-Bonn en
Allemagne ». Comme quoi, « le mode de vie occidental » a du bon.
Le développement humain d’un pays est nécessairement fondé sur le
triptyque éducation-santé-culture. Au cours des décennies, les autorités
algériennes ont surtout mis l’accent sur la quantité, non sur la qualité  ; le
contenant, au détriment du contenu. C’est un troisième obstacle de taille au
développement de l’Algérie. Comme dans beaucoup de pays en voie de
développement, on communique beaucoup plus sur des chiffres, toujours
impressionnants, que sur des dynamiques sociales réelles. Tant de
bibliothèques créées, tant d’hôpitaux, etc., mais qu’y a-t-il dedans et que s’y
passe-t-il ?
Toutes les enquêtes internationales montrent année après année, dans le
cas de l’Algérie, que le nombre d’élèves par classe ne cesse d’augmenter
tandis que la qualité des enseignements ne cesse de baisser. Depuis 1962,
les autorités publiques ont pu faire accéder l’immense majorité des enfants
à l’école, ce qui représente un effort énorme, mais la qualité de
l’enseignement n’est pas forcément au rendez-vous. Aussi, la place du pays
dans les classements internationaux concernant la thématique de l’éducation
e
recule régulièrement, pour se situer en 2021 au 111   rang mondial sur 155
pays évalués, derrière la majorité des pays arabes et de nombreux pays
africains 22 ; après s’être situé en 2020 à la 103e place sur 138 pays évalués
pour de nombreuses raisons  : taux d’échec élevés, déperdition scolaire,
faible taux de réussite dans le secondaire, insuffisance dans la prise en
considération de la psychologie des enfants, etc. Cette situation a un impact
direct sur l’emploi et la main-d’œuvre des entreprises.
Ainsi, lors de la rentrée scolaire de 2020, Khaled Ahmed, le président
de l’Association des parents d’élèves, déclarait :

Nous enregistrons presque 600 000 élèves qui quittent les bancs


de l’école chaque année et grossissent les rangs des chômeurs.
Ils ne veulent pas aller vers la formation professionnelle, malgré
l’existence de certaines spécialités de qualité. Ceci constitue une
hantise pour les parents d’élèves. Il faut revoir le système
d’enseignement de la formation professionnelle […]  ; sinon on
risque d’avoir d’ici dix ans des millions de chômeurs dépourvus
de diplômes 23.

Positionnée à la 163e  place mondiale dans le classement réalisé par


l’ONG américaine Johns Hopkins Center for Health Security sur l’indice de
sécurité sanitaire mondial dans son rapport de décembre 2021, l’Algérie se
situe au même niveau que la Mauritanie, loin derrière le Maroc, à
la  108e  place. Selon ce rapport, le pays a souffert de la faiblesse de son
système de santé qui ne lui permet pas de traiter ses malades et de protéger
ses agents de santé (15 points sur  100 seulement). L’exode des jeunes
médecins formés dans les universités, que nous soulignions précédemment,
ne fait que traduire l’absence de perspectives. Quant à la culture, l’absence
dans la durée de politiques publiques ambitieuses n’a pas freiné la créativité
dans les marges de la société des artistes algériens et en particulier la
richesse culturelle de la jeune scène artistique, de ses revendications, de ses
expériences, que le monde a pu découvrir durant les manifestations du
Hirak. Un environnement de vie pour toute la société reste encore à
construire.
Il ne faut pas sous-estimer ce qui pourrait devenir à terme un quatrième
obstacle à des relations apaisées et plus sereines entre l’Algérie et les pays
européens : l’islamisme. En tant que système de normes conservatrices, il a
pénétré en profondeur la société algérienne, impulse des discours anti-
français parfois très violents, impose un manichéisme sans nuances et
provoque dans la société algérienne une tristesse soulignée par la jeunesse
du pays et nombre d’observateurs ; sans parler des censures et autocensures
devenues monnaies courantes, de l’insécurité des femmes et des
phénomènes sociaux de surveillance à l’encontre des comportements
considérés comme «  non autorisés  ». Son poids dans les activités de
l’économie informelle n’est pas non plus négligeable.
Du rêve à la réalité : des chemins
de partenariat ambitieux sont possibles

Est-il possible de se tourner vers l’avenir pour faire le pari, non pas
« d’un partenariat extrême », quitte à décevoir le Président Tebboune, mais
plus modestement d’un partenariat réel, à la hauteur des défis que nous
avons en commun ? Soyons plus humbles en termes de mots, de formules,
de déclamations, de ronds de jambe, lesquels donnent l’impression aux
citoyens des deux États d’une mise en scène théâtrale hypocritement
amicale, entre séquences de sérieuses disputes rythmées et répétitives
réconciliations.
Algérie et France, avec leurs atouts respectifs, ont de puissantes
complémentarités et la capacité de les faire fructifier dans quatre domaines
vitaux pour le futur de tout État et de toute population humaine en général :
la transition énergétique et numérique, l’accès et la maîtrise de l’eau,
l’agriculture et la santé. Quatre axes de réflexion et d’action qui pourraient
constituer une boussole commune pour orienter notre coopération dans la
durée.

La transition énergétique et numérique :

une belle complémentarité

C’est un point fondamental. Sans lui, pas de transformation possible du


mode de développement dominant dans le monde, destructeur de la
biodiversité, bouleversant le climat. C’est l’enjeu de notre siècle. Dans ce
domaine, l’Algérie et la France sont parfaitement complémentaires,
cumulant à elles deux tous les atouts nécessaires.
Du côté algérien, un ensoleillement exceptionnel pour l’énergie solaire
(3 500 heures par an sur le territoire algérien contre  1  500 en France), un
potentiel gazier reconnu et des compétences ouvrant la réalisation de
centrales hybrides solaire / gaz pour produire de l’énergie électrique,
pouvant appartenir à des filiales communes algéro-françaises, et des savoir-
faire traditionnels dans les zones désertiques du Sahara pour contribuer à
construire demain des maisons, voire des villes à énergie positive avec
l’apport du numérique. La France, quant à elle, dispose à la fois de leaders
mondiaux, d’un tissu de PMI et de starts-up, de laboratoires de recherche,
de centres techniques, de pôles de compétitivité dans la plupart des
domaines de la transition énergétique  : les énergies renouvelables, les
réseaux intelligents, la production et le stockage de l’énergie, l’efficacité
énergétique, l’économie circulaire, la préservation et la restauration des
écosystèmes. Plusieurs grands groupes sont déjà présents en Algérie,
comme Engie, Total Énergies, Schneider Electric ou le CEA. La période
critique pour l’Europe afin de trouver un nouvel équilibre, gazier et
énergétique dépassera facilement trois à cinq ans. C’est l’opportunité de
construire un partenariat stratégique entre les deux pays.

Relever ensemble le défi de l’eau ?


Sans eau, pas de vie : l’eau est un impératif absolu en Algérie, bien plus
que l’énergie. L’Algérie est classée parmi les 13 pays africains qui souffrent
3
le plus du manque d’eau. Avec moins de 500 m par habitant par an d’eau
renouvelable, comme l’analyse en 2012  Brahim Mouhouche, «  l’Algérie
dispose de moins de 50 % du seuil théorique de rareté fixé par la Banque
mondiale à  1  000  m3 par habitant et par an. Afin d’assurer sa sécurité
alimentaire à la fin de la prochaine décennie, il faudra mobiliser entre  15
3
et  20 milliards de m /an, tout en sachant que les potentialités du pays ne
3
sont que de 17 milliards de m /an et que la mobilisation actuelle n’est que
de 5 à 6 milliards de m3/an ».
Le pays a réalisé des investissements colossaux en infrastructures
hydrauliques avec soixante-quinze barrages et onze usines de dessalement
et d’épuration de l’eau de mer. Cependant, la sécurité hydrique du pays se
fragilise dans un contexte de forte croissance de la population,
d’urbanisation intense, de hausse des températures, de développement du
secteur agricole. Le recyclage des eaux usées est négligé, tout comme la
gestion optimale des réseaux.
Pour répondre de façon générale aux gigantesques besoins de demain,
les industriels de l’eau jouent un rôle déterminant. Mais le marché de l’eau
demeure un marché complexe. Il nécessite des savoir-faire particuliers sur
une gamme étendue, des infrastructures, des technologies, du digital, du
traitement, de l’approvisionnement. À ce niveau, la France est la seule, nous
l’ignorons trop souvent, à disposer d’un écosystème industriel varié et de
qualité, mais aussi d’une gouvernance efficace. Elle est l’unique pays au
monde à disposer d’un ensemble d’acteurs, du plus petit au plus grand : un
faisceau de starts-up spécialisées, un acteur national reconnu avec le groupe
Saur et deux leaders mondiaux, Suez et Veolia. Ces deux dernières
entreprises, dont la fusion a été scellée en janvier 2022, assument chacune
la maîtrise intégrale de la chaîne de l’eau, conception-traitement-
approvisionnement sur le plan mondial, et sont très présentes dans la
plupart des pays africains depuis des décennies. Suez a ainsi eu la
responsabilité durant quinze ans, jusqu’en fin 2020, de la gestion des eaux
d’Alger. Dans ce domaine de l’eau, les deux pays peuvent coopérer dans la
durée.

Souveraineté et sécurité alimentaires :

accès aux produits et nouveau modèle


agricole
L’agriculture algérienne doit affronter des enjeux gigantesques avec
l’expansion démographique et le changement climatique  : pluviométrie en
baisse, températures en hausse, augmentation sévère attendue de l’aridité et
par conséquent une vulnérabilité croissante à la désertification, avec ses
effets sur les besoins en eau. Les agriculteurs que nous avons rencontrés
dans le cadre de notre mission, à l’ouest, sur les hauts plateaux ou encore
dans le Sud saharien, ont tous insisté sur ces points.
Cette question représente un défi de souveraineté  : l’Algérie importe
massivement des produits agricoles pour répondre à ses besoins. Par
exemple, elle est dépendante à plus de  70  % pour les céréales et le lait.
L’Algérie est d’ailleurs le principal débouché du blé français à
l’exportation. La part des dépenses affectées à l’achat de produits
alimentaires représente en moyenne plus de  40  % des dépenses totales
d’une famille, ce qui est considérable  : en France, nous sommes
actuellement à 17 %. En France, il s’agit aussi de faire évoluer notre modèle
agricole tout en protégeant l’environnement et la biodiversité, et de fournir
un revenu décent aux agriculteurs. Des actions ont été réalisées depuis de
nombreuses années en Algérie dans la production de lait, l’élevage bovin ou
encore dans le domaine vétérinaire. De même, en aval, dans le domaine
agroalimentaire, des entreprises françaises telles que Danone, Bel ou Avril
sont implantées en Algérie. Répondre à ces défis, c’est travailler ensemble à
un nouveau modèle agricole en concevant des pratiques respectueuses de
l’environnement. Ce changement de paradigme technique, fondé sur
l’agroécologie, peut être mis en œuvre de façon commune en combinant les
savoirs des paysans algériens confrontés depuis de nombreuses années à
l’aridité croissante des terres, l’expérience des agriculteurs français et les
moyens scientifiques et techniques des deux pays.
Penser et mettre en œuvre l’agriculture du futur, voici un objectif à la
fois vital et enthousiasmant. Cela peut permettre à des territoires entiers de
se développer, en alliant rendements agricoles, respect de l’environnement
et de la biodiversité et gestion rigoureuse de la consommation d’eau, et
ainsi d’offrir aux nouvelles générations la possibilité de se construire un
avenir. Nous avons pu mesurer, à travers de nombreux contacts et du
montage de plusieurs projets sur le terrain, l’enthousiasme présent tant en
France, au sein de coopératives agricoles, de centres techniques, de
laboratoires, de pôles de compétitivité, qu’en Algérie auprès d’agriculteurs,
d’entrepreneurs dans l’agroalimentaire, d’universités, d’élus territoriaux,
pour une coopération franco-algérienne se situant à ce niveau d’exigence et
de clairvoyance.

Les enjeux communs du sanitaire


et du médical

Sans accès à la santé, il n’y a ni société, ni économie possibles.


L’épreuve du Covid-19 a révélé, même dans les pays riches comme la
France, des systèmes de santé totalement dépassés par l’ampleur de la
pandémie, faute de moyens budgétaires et humains, progressivement réduits
depuis des années, et de l’absence d’équipements médicaux de base dont la
fabrication fut largement délocalisée.
Quant à l’Algérie, les conditions d’hygiène très difficiles dans les
hôpitaux publics et le désir de nombreux jeunes médecins de partir à
l’étranger sont éloquents. Le professeur Larbi Abid, exerçant à l’hôpital
Bologhine d’Alger, faisait ce diagnostic déjà en 2015 : « Notre système de
santé, du fait de son organisation, ne correspond plus aux exigences
sociales, démographiques et technologiques de notre pays. Il est incapable
de s’adapter aux réalités changeantes et aux besoins différenciés des
territoires.  » Or, il existe un très riche historique entre les deux pays, tant
dans le domaine de la santé que dans ceux du sanitaire et du
pharmaceutique. Les hôpitaux publics et les cliniques privées ont bénéficié
de la formation externe par des spécialistes français au travers de
séminaires, de conférences. Les relations humaines entre professions de
santé des deux pays continuent en permanence.
L’apport de la France a aussi été très important dans le domaine de
l’expertise, de l’ingénierie et de la formation de compétences dans le
domaine pharmaceutique. Le groupe français Sanofi, par exemple, a fourni
un effort considérable dans la formation interne de ses installations et
contribué ainsi à développer le niveau des compétences dans le secteur
pharmaceutique à l’échelle de tout le pays. Dans l’autre sens, de l’Algérie
vers la France, de nombreux médecins d’origine algérienne, environ 10 000,
exercent en France. Ils représentent ainsi la première communauté médicale
d’origine étrangère (24  %), suivie par celle des praticiens marocains
(10,7 %), roumains (8,1 %) et tunisiens (7,1 %). Ces médecins ne sont pas
une perte pour leur pays d’origine, à la condition de considérer qu’ils
représentent un gain inestimable pour lui de pratiques médicales
exemplaires et d’une fine connaissance de méthodes de travail et
scientifiques qui pourraient être davantage mobilisées. Ainsi existent de
belles perspectives de partage des savoirs et des expertises, de montée en
compétence par les nouvelles technologies en complémentarité avec les
ressources humaines médicales de la diaspora algérienne en France.
 
En cette fin d’ouvrage, nous n’avons ni la prétention, ni les moyens de
proposer une conclusion à notre travail de restitution, d’analyse, de mises
en perspective. On ne peut pas conclure sur ce «  work  in  progress  » que
constituent les liens évolutifs noués entre nos deux pays. Les quelques
orientations possibles de coopération pour le futur que nous venons
d’évoquer ne constituent en rien un chemin obligé, elles sont le résultat bien
modeste et partiel de notre expérience de terrain. Aussi n’avons-nous décrit
ces pistes de travail en commun que d’un point de vue opérationnel, pour
les soumettre à l’appréciation des lecteurs et des décideurs en France et en
Algérie. Car, selon l’adage bien connu, il n’est pas nécessaire d’espérer
pour entreprendre, ni de réussir pour persévérer. Contribuer à la réflexion et
au débat est encore heureusement dans nos possibilités  ; concrétiser ces
idées appartient aux brumes et aux difficultés d’un avenir qu’on peut
imaginer mais qui nous dépasse. Un avenir de l’Algérie que nous
souhaitons être entre les mains de son peuple. Et une relation entre Paris et
Alger que seuls les intérêts des deux peuples rendront positive, apaisée et
constructive.

1.  Nazim Ben, «  De l’histoire au réel  : la grande désillusion de la jeunesse algérienne  »,


Marianne, no 1034, mars 2022.
2.  Mohamed El Korso, cité dans Le Point du 5 avril 2021. Voir également la « Lettre ouverte
d’historiens algériens au Président Tebboune » de mars 2021.
3.  Théologiens de l’islam.
4.  Histoire de l’Algérie dans les temps anciens et modernes, (2 vol.), publiée entre 1928
et 1932.
5.  Jean-Jacques Glassner, Chroniques mésopotamiennes, Les Belles Lettres, 1993.
6.  El  Moudjahid, 3  mai 1995, et citation dans l’article du sociologue Ahmed Rouadjia,
« Hideuse et bien-aimée, la France… », in Panoramiques, no 62, 1er trimestre 2003, pp. 210-211.
Sur tous ces points, nos principales références proviennent de la contribution fondamentale de
Guy Pervillé en 2004, «  La revendication algérienne de repentance unilatérale de la France  »,
Némésis, Presses universitaires de Perpignan. Il s’agit d’un texte très informé et très équilibré
sur la généalogie et la valeur de cette demande de repentance.
7.  « À propos du procès Barbie », Sou’al, no 7, 1987.
8.  Cité in Guy Pervillé, « La revendication algérienne de repentance unilatérale de la France »,
op. cit.
9.  In Algérie Culture(s), 6 octobre 2021.
10.  Voir l’article conjoint de Pierre Vidal-Naquet et Gilbert Meynier, « Coloniser Exterminer :
de vérités bonnes à dire à l’art de la simplification idéologique  » sur les thèses de Olivier Le
Cour Grandmaison dans son ouvrage publié chez Fayard en 2005. Les deux historiens déclarent
notamment : « À le lire, on ne peut s’empêcher de poser la question : un sottisier peut-il tenir
lieu d’œuvre de réflexion et de synthèse historique ? », Études coloniales, mai 2006.
11.  Ibid.
12.  «  Les pertes algériennes de 1954 à 1962  », Revue de l’Occident musulman et de la
Méditerranée, no 34, 1982.
13.  Robert Gildea, L’Esprit impérial, passé colonial et politiques du présent, Passés Composés,
2020.
14.  Mohamed Warda, «  Vu d’Alger. L’autre versant de l’histoire d’une guerre coloniale  »,
Orient XXI, 22 juin 2017.
15.  Expression italienne qui signifie : « Si ce n’est pas vrai, c’est bien trouvé. »
16.  Éditions Bouquins, coll. Essais, 2022.
17.  Propos tenus dans El Moudjahid du 6 mai 1990.
18.  Lire à ce propos Jean-Jacques Jordi et Guy Pervillé, «  Analyse critique du rapport de
Benjamin Stora  », 2021, ainsi que Jean-Pierre Lledo, «  Rapport de Benjamin Stora  », Revue
politique et parlementaire, 10 février 2021.
19.  Liberté, 19 février 2021.
20.  Laquelle a des collaborations avec la Sorbonne, l’INSA de Lyon, l’université Pierre
Mendès-France de Grenoble et l’université de Bretagne occidentale.
21.  Dans son édition du 30 octobre 2020 : « Pourquoi Abdelmadjid Tebboune a été transféré en
Allemagne dans un avion français ? »
22.  Classement établi par l’Indice mondial du savoir (GKI), produit annuellement depuis 2017
par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD).
23.  El Watan, 18 octobre 2020.
Remerciements

Notre gratitude va à toutes celles et à tous ceux qui, en Algérie, nous ont
fait assez confiance pour nous parler de leur pays avec sincérité et lucidité.
Chefs d’entreprises, étudiants, universitaires, fonctionnaires ou taxis,
économistes ou artisans, experts ou simples travailleurs, ils nous ont éclairé
sur une Algérie qu’ils aiment et qu’ils décrivent loin des slogans du pouvoir
qui l’abîme. Notre propre expérience s’en est trouvée élargie.
C’est à eux que ce livre est dédié, ainsi qu’à tous ceux qui, en France et
en Algérie, souhaitent en finir avec une mémoire instrumentalisée par les
raisons d’État. À tous ceux aussi qui pensent que le respect du passé n’est
pas synonyme de ressentiment éternel et qu’il est possible d’envisager un
avenir commun sans amertume pour les deux peuples.
Des mêmes auteurs

Jean-Louis Levet
Sociologie du sport (avec Raymond Thomas et Antoine Haumont), PUF, 1987.
Une France sans usines ?, Economica, préface de François Dalle, président de l’Oréal, 1988 ; rééd.
1989.
Une France sans complexes, Economica, 1990.
La Révolution des pouvoirs. Les patriotismes économiques à l’épreuve de la mondialisation (avec
Jean-Claude Tourret), Economica, préface de Raymond H. Lévy, président de Renault, 1992  ;
rééd. 1993.
Sortir la France de l’impasse, Economica, 1997 ; rééd. 1998, prix du meilleur essai de l’Académie
des sciences morales et politiques.
Sept Leçons d’économie à l’usage du citoyen, Éditions du Seuil, 1999.
L’Intelligence économique, mode de pensée, mode d’action, Economica, 2001.
Front national. Le parti de l’anti-France. Anatomie d’un programme contre la nation (dir.),
Publibook, 2002.
Les Pratiques de l’intelligence économique. Huit cas d’entreprises (dir.), Economica, 2002  ; rééd.
2008.
De l’intelligence économique à l’économie de la connaissance (co-dirigé avec Bernard Guilhon),
Economica, 2003.
L’Économie industrielle en évolution. Les faits face aux théories, Economica, 2004.
Pas d’avenir sans industrie, Economica, 2006.
GDF-Suez, Arcelor, EADS, Pechiney…  : Les dossiers noirs de la droite, Jean-Claude Gawsewitch
Éditeur, 2007.
Réindustrialisation j’écris ton nom (dir.), Collection « Essais », Fondation Jean Jaurès, 2012.
France-Algérie. Le grand malentendu (avec Mourad Preure), Éditions de l’Archipel, 2012.
Concrétiser l’ambition industrielle (dir.), Collection « Essais », Fondation Jean Jaurès, 2014.
Produire mieux pour vivre mieux. Une nouvelle boussole pour l’action (dir.), Collection « Essais »,
Fondation Jean Jaurès, 2015.
 
Paul Tolila
La Culture et ses chiffres, in Rapport mondial de l’Unesco sur la culture, 2000.
Les Publics de la culture (avec Olivier Donnat), Presses de Sciences Po, 2004.
Economa y cultura, OEI/SRE, 2006.
Economia e cultura, Iluminuras/Itaúcultural, 2007.
Suivez toute l’actualité de la collection Bouquins
www.bouquins.tm.fr
 
 
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