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Mohamed Sifaoui

Où va l'Algérie ?
... et les conséquences pour la France
LES ÉDITIONS DU CERF
© Les Éditions du Cerf, 2019
www.editionsducerf.fr
24, rue des Tanneries
75013 Paris
ISBN 978-2-204-12797-4
Il est temps pour chaque Algérien de définir clairement sa position, avant
qu'il ne soit trop tard. Le silence est pour le pouvoir la meilleure couverture, à
l'abri de laquelle il cherche à imposer au pays un régime à sa convenance, fait
de contrainte et d'arbitraire.
MOHAMED BOUDIAF,
Où va l'Algérie ?, 1964
Sommaire
Avant-propos
Introduction
Partie I – Un passé mythifié et un présent humilié
1. Éléments de contexte
2. Au commencement, le « clan d'Oujda »
3. De Ben Bella à Bendjedid (1962-1992) : trois décennies d'errance
4. Octobre 1988 : une émeute n'annonce jamais le printemps !
Partie II – L'utopie démocratique
5. Les islamistes algériens : le danger permanent
6. La « décennie noire »
7. Le faux « sauveur »
Partie III – Un avenir incertain
8. Bouteflika a tué la politique
9. Pays riche, peuple appauvri
10. Une société sacrifiée
11. Que voir dans le brouillard algérien ?
12. Le témoin inattendu
13. Multitudes de scénarios en temps d'incertitudes
Conclusion
Avant-propos
Cet ouvrage n'est pas un pamphlet et si, parfois, il risque d'en prendre les
allures, il ne s'agit pas non plus d'un texte à charge. Pourtant, il sera perçu
comme tel. En vérité, combien est ardue la tâche de trouver des éléments
objectifs susceptibles d'atténuer la responsabilité du régime algérien. Le
regard sévère porté par ce livre est lié, fallait-il le préciser, à la nature même
de ce pouvoir qui s'évertue, sous des airs de sérieux et de respectabilité, à
annihiler toute perspective optimiste pour l'Algérie. L'observateur averti
pourrait s'interroger : serait-ce une destruction volontaire et programmée de
ce formidable pays aux immenses potentialités ou alors le simple résultat
d'une incompétence manifeste des dirigeants de cette Nation ?
Si je devais citer une œuvre pour illustrer mon propos, ce serait La
Dunciade de Charles Palissot qui s'ouvre sur un chant intitulé La Lorgnette :
« Le sot a beau se déguiser en sage, le charlatan s'ériger en Canton, on les
connaît. Vainement un poltron prendrait les traits d'un homme de courage, En
vain Bardus se croirait Cicéron, le masque tombe... »
En l'espèce, les responsables algériens, assumant leurs faits et gestes, leurs
déclarations et, comme nous le constaterons, parfois leurs délires, n'ont même
plus besoin de masques. Ils avancent désormais à visage découvert
consacrant la mauvaise gouvernance, l'absence de démocratie et la corruption
comme un art de vivre.
À travers la nitescence d'une démonstration, on pourrait peut-être y
distinguer de la violence. En réalité, la chose est plus simple : le ton de ce
livre se veut clair et si d'aventure une colère était perceptible, elle n'est que la
conséquence d'une réaction saine et légitime que dégage toute personne ayant
un quelconque lien – historique, affectif ou familial – avec l'Algérie.
Mais de plus, je ne cesse de le rappeler : on ne peut pas, journalistiquement
parlant, aborder la situation d'un pays régi par des règles antidémocratiques
comme on traiterait une démocratie. Cela n'est pas faisable pour plusieurs
raisons. D'abord, dans ce type de gouvernance on ne communique pas, on
excelle dans l'art de la propagande tout en marginalisant les voix
discordantes. Difficile, sinon impossible, d'interviewer, sous la lumière et
sans langue de bois, de vrais responsables et non pas leurs hommes de paille.
Ici, je n'y suis arrivé qu'en garantissant l'anonymat à mes interlocuteurs.
Ensuite, les professionnels des médias qui agissent en toute indépendance ne
sont pas respectés, ils sont plutôt perçus comme des « ennemis », au mieux
comme d'hostiles adversaires. On leur préfère de serviles journalistes
susceptibles de faire complaisamment écho aux manipulations du régime. La
question relative à la domestication de la presse est d'ailleurs une véritable
obsession dans ce type de pouvoir. Avec les réseaux sociaux et l'émergence
d'internet, même le blogueur, commentateur de son quotidien, est considéré
comme un danger potentiel. Enfin parce qu'il est impossible de parler
librement d'un « système{1} » quand celui-ci ne respecte pas lui-même les
principes élémentaires de la liberté d'expression, d'opinion et de création et
qu'il sanctionne donc, d'une manière ou d'une autre, ceux qui discutent de son
caractère inique.
Comment évoquer en effet un régime autoritaire ? Comment traiter une
gouvernance qui bafoue sa Constitution et ses propres lois fondamentales ?
En banalisant son fonctionnement ? En normalisant, avec fatalité, ses
agissements au prétexte que, de toute façon, les dirigeants de ce pays
balayent les pratiques démocratiques ? En usant d'occultation face aux graves
manquements ? En faisant abstraction de la gabegie qui caractérise le système
algérien ? Je crois qu'il incombe à chaque auteur, dans une démarche
principielle et de manière assumée, de lever, sur le devant de l'estrade, cette
anomalie : le sujet abordé est lié à une entité illégitime et il n'est pas possible
de traiter intellectuellement un régime réfractaire à la bonne gouvernance
comme on traiterait le comportement d'une démocratie. Il est fondamental de
le rappeler : tout ne se vaut pas ! Et, de ce point de vue, une administration
autoritaire, commandée par un autocrate et sa clique, n'est pas la sœur
jumelle, ni même la cousine éloignée, d'un gouvernement légaliste régi par
les règles d'un État de droit, par des institutions légitimes, librement élues et
garantissant l'exercice, sans entraves, des contre-pouvoirs, au premier
desquels : la justice et la presse.
Les dirigeants algériens, je le sais pour avoir déjà eu l'occasion de discuter
avec un certain nombre d'entre eux, rêvent d'être considérés, par les médias
occidentaux notamment, comme les responsables d'un « pouvoir normal ».
Eux qui sont constamment branchés sur les chaînes internationales, quand ils
ne sont pas présents physiquement à Paris (ou ailleurs en Europe),
s'identifient, de temps à autre, à tel ou tel homme politique français ou
européen et tentent, à travers des pirouettes langagières ou des contorsions
sémantiques, de comparer les « affaires » qui ternissent parfois la vie
publique française avec ce qu'il leur est reproché. Au passage, ils s'évertuent
à occulter deux sujets essentiels qu'il est nécessaire de leur signifier : d'une
part, contrairement à leurs homologues agissant dans des démocraties, certes
imparfaites, ils servent un régime illégitime, car n'émanant pas, sinon en
apparence, d'une réelle volonté populaire et, d'autre part, la justice algérienne
est totalement aux ordres du pouvoir, instrumentalisée par celui-ci et ne peut
jouir d'aucune indépendance. C'est dire qu'établir un quelconque parallèle
entre la corruption endémique qui frappe une Nation – comme l'Algérie – ne
disposant pas de contre-pouvoirs et les scandales qui entachent
ponctuellement les démocraties et qui, par ailleurs, sont largement médiatisés,
poursuivis et condamnés relèverait sinon d'une malhonnêteté intellectuelle,
d'une indécence sans limites. Sans exagération, comme le disent si bien
certains Algériens, « dans ce pays, il est plus facile de compter les
responsables honnêtes que les corrompus ».
Je fais ces précisions à l'adresse de tous ceux qui ont eu l'amabilité de me
rencontrer et qui, au détour d'une question portant sur les malversations
financières ou d'autres fraudes, ont voulu minimiser ces faits en s'essayant à
de risibles comparaisons entre les « affaires » reprochées à plusieurs caciques
du régime algérien et les cas d'un Jérôme Cahuzac en France par exemple ou
celui d'un Luca Parnasi, entrepreneur romain accusé d'avoir distribué des
pots-de-vin dans le cadre de la construction du nouveau stade de la capitale
italienne. Affaire qui avait, durant l'été 2018, ébranlé le gouvernement
transalpin et notamment les populistes du Mouvement « 5 étoiles ». À l'un de
mes interlocuteurs qui justement a osé brandir devant moi, comme un
argument tranchant, le cas de l'ancien ministre socialiste qui mentait « les
yeux dans les yeux », j'ai rappelé que ce « pauvre » Cahuzac n'avait plus
aucun avenir politique et qu'il a été jugé et condamné, alors que les
corrompus, parmi les responsables algériens, étaient toujours en mesure
d'obscurcir l'avenir de ceux qui oseraient dénoncer leurs agissements et même
d'emprisonner leurs accusateurs, y compris lorsque ceux-ci sont juges ou
journalistes.
Je crois donc qu'il est nécessaire, dans chaque approche visant à étudier la
nature d'une entité politique, d'insister ex abrupto sur la réalité de ce même
régime pour poser le sujet et définir ses contours. Ceci pour rappeler qu'en
termes de gouvernance, la Chine n'est pas la Norvège, la Russie n'est pas
l'Australie, la Syrie n'est pas le Danemark et l'Algérie n'est pas le Canada. En
l'espèce, de quoi allons-nous traiter ? D'hommes s'étant approprié les attributs
de la souveraineté, ayant indûment confisqué une terre et ses richesses et non
pas du fonctionnement d'un pouvoir légitime démocratiquement et librement
élu. Que la chose soit dite !
Aussi, s'il s'agit d'évoquer la motivation qui a animé l'écriture de ce livre,
et puisque les questions autour de « l'objectivité » et « l'honnêteté » des
journalistes sont régulièrement mises en avant, je pense que celles-ci doivent
se manifester en préambule pour préciser que c'est justement dans un esprit
d'objectivité et d'honnêteté qu'il est nécessaire de définir notre sujet et de
rappeler la nature du régime (antidémocratique) qui dirige l'Algérie. Même si
cette particularité – largement partagée dans les sphères arabes et africaines
notamment – a son histoire et ses raisons, elle n'en est pas moins une
anomalie que nous devons souligner, de préférence, en amont. Faute de quoi,
nous accepterions collectivement d'infantiliser ces pays et leurs sociétés qui,
dans le cas de l'Algérie, plus d'un demi-siècle après son indépendance, ne sait
toujours pas se conformer aux règles de la démocratie et moderniser le
fonctionnement de ses institutions dans le cadre d'une réelle séparation,
surtout entre les pouvoirs exécutifs et judiciaires.
Si je reste très engagé et attentif à ce qui touche à ma patrie d'origine, mon
approche n'est en revanche ni militante ni partisane. Je m'intéresse
cycliquement à l'Algérie et j'observe, avec inquiétude, la lente dérive qui se
dessine. Mon examen est, avant tout, journalistique et intellectuel, nourri par
des valeurs démocratiques, laïques, humanistes et universalistes. Au regard
des relents paranoïdes qui animent certains responsables de ce pays, il est
important – même si en définitive ils clameront le contraire – de préciser que
ce travail et cette réflexion n'intègrent aucun « complot international fomenté
à partir de l'étranger à des fins de déstabilisation ». Cela étant dit, je pense
que tout observateur français a tout intérêt à suivre l'évolution de l'Algérie,
car tout séisme de l'autre côté de la Méditerranée risque de provoquer des
ondes de choc qui atteindraient aussi bien l'Hexagone que les voisins
européens.
C'est donc à partir de tous les principes universels que je ne cesse de
m'insurger contre la mainmise, sur toute une Nation, par une caste qui, au
lendemain de l'indépendance, en usant de force, s'est imposée comme la seule
autorité « légitime », au nom d'une légende confectionnée durant la guerre
anticoloniale. Qualifiée pompeusement de « légitimité historique », cette
fable a, en vérité, empêché toute auto-détermination d'une population, obligée
de subir, au gré des époques, une nomenklatura aux allures tantôt rigides,
tantôt lisses et dont l'objectif principal consiste, depuis plus d'un demi-siècle,
à ne partager – encore moins à ne céder – le pouvoir sous aucun prétexte. Et
quand on parle des rênes de la gouvernance en Algérie, il faut comprendre le
« pouvoir réel », en d'autres termes ceux qui détiennent les véritables centres
de décisions et les cercles chargés de la captation des richesses et de sa
répartition, pas ceux qui permettent d'entretenir, sous une certaine
cosmétique, un semblant de façade respectable.
Comment pouvait-on ne pas aborder ce sujet, quand on sait que le
président algérien, Abdelaziz Bouteflika{2}, est le dernier « garant » de cette
fameuse « légitimité historique » ? À ce jour, aucun des chefs d'État qui se
sont succédé à la tête de ce pays n'était né après 1941. Cela rappelle
étrangement la triste fin de l'ère brejnévienne et avec elle, quelques années
plus tard, celle de l'URSS. Un régime qui avait inspiré beaucoup d'autocrates.
Ces images de dirigeants où le benjamin pouvait parfois avoir plus de
soixante-quinze printemps sont reproduites désormais à Alger.
Après avoir été le plus jeune de cette génération qui a participé à la lutte
pour l'indépendance, il est aujourd'hui son dernier représentant et qui, fort de
ce seul argument, s'est autorisé à gouverner, à vie, à travers une logique
d'autolégitimation. Le sacre de Bouteflika n'est le fait que d'une sorte de
sénatus-consulte décrété par lui-même. L'homme se vit comme un « père de
la nation » se prenant tantôt pour un Mohammed V{3}, tantôt pour un Tito{4}.
Et ceci n'est ni une exagération ni une caricature. Tous ceux qui le
connaissent de près perçoivent chez lui cette admiration qu'il voue à certains
monarques arabes et à des dictateurs dits « révolutionnaires ». Son problème
c'est qu'il n'a jamais été suffisamment proche du peuple pour en être son père
ou son « monarque » et jamais véritablement révolutionnaire pour espérer
jouer le rôle d'un « autocrate éclairé » de type Bourguiba{5} (le tunisien),
voire Nasser{6} (l'égyptien).
Poser la question sur le devenir de l'Algérie, c'est aussi en raison de cette
fin de cycle qui se profile. Par quoi, par qui remplacer ce régime ? Aucune
alternance crédible et sérieuse n'a pu émerger. À Alger, d'aucuns l'auront
constaté, les jeunes responsables dans les administrations – à quelques
exceptions près – comme la plupart de leurs aînés, ne font pas de politique,
mais du négoce. C'est désormais une tradition. On s'engage dans les affaires
de l'État, non pas pour l'honneur, la passion pour la chose publique, le statut
ou la fierté de servir son pays, mais tout simplement pour s'enrichir. Certains
diront pour « magouiller » tant et si bien que dans l'inconscient général,
l'attrait pour le pouvoir rime avec le business.
Cet essai va ainsi clore un long chapitre – en réalité une enquête de
plusieurs années – que j'ai entamé en 2008, à la veille d'un déjà anormal
troisième mandat{7}. Cette première partie de mon travail a été ponctuée par
la publication, en 2011 et en 2012, de deux livres traitant de ce sujet : l'un sur
un ton volontairement pamphlétaire pour dénoncer l'emprise d'Abdelaziz
Bouteflika et de son clan sur un État réduit à une sorte de propriété privée ou
de royaume{8}, l'autre, à travers une approche documentée et historique, pour
revenir sur le rôle joué, depuis l'indépendance, par l'armée et ses services
secrets notamment, au sein de ce qui était communément appelé le « pouvoir
réel{9} ». Même si ces écrits ont pu mécontenter plusieurs caciques du
régime, personne n'a osé en contester formellement et officiellement la teneur
et le contenu, pour la simple et bonne raison que tout ce qui a été révélé –
admettons qu'il fut parfois incomplet et probablement en deçà de la réalité –
traduit ce que subit le peuple algérien et qui reste largement méconnu de
l'opinion internationale, en l'occurrence de tous ceux qui suivent de loin
l'évolution de ce pays au fonctionnement si complexe.
Afin d'éviter d'avoir à répondre sur l'essentiel, le pouvoir a utilisé, comme
à son habitude, certains de ses zélés relais et serviteurs pour me dénigrer et
me diaboliser, sans aborder les éléments factuels exposés dans ces deux
ouvrages. Tout ce qui a été évoqué n'a pas fait l'objet d'un réel débat encore
mois suscité une quelconque remise en question : la mauvaise gouvernance,
la corruption, la dilapidation de l'argent public, l'absence d'un véritable projet
de société, l'islam politique qui a remporté la bataille culturelle, bref, aucun
sujet de fond n'est traité. Les journalistes aboient et le pouvoir passe ! Surtout
lorsque les écrits sont produits à l'étranger et en toute indépendance.
Dans la première publication, tout en pariant, dès 2011, sur la volonté du
chef de l'État algérien de mettre tout le monde devant le fait accompli et
d'installer, d'une manière ou d'une autre, une présidence à vie, je précisais que
« Bouteflika refuse de voir tous les facteurs endogènes et exogènes qui se
liguent et qui pourraient, dans le contexte international que nous connaissons,
provoquer une situation dramatique pour l'Algérie et son peuple ». Dans le
suivant, paru une année plus tard, je rappelais : « Le président ne lâchera pas
le pouvoir et ne rêve que de funérailles nationales. Le patron du DRS{10}
[services de renseignement algériens] ne quittera pas son poste tant qu'il
n'aura pas la garantie d'une totale impunité et l'assurance qu'il ne sera pas
utilisé comme seul “bouc émissaire” ou comme un élément d'expiation ».
Que s'est-il passé depuis l'écriture de ces lignes ? Bouteflika est toujours le
Président, (officiellement) apte à gouverner ose-t-on prétendre, et l'ancien
chef du DRS a été poussé vers la retraite en 2015 et remplacé. Il est chez lui,
il ne s'occupe pas lui-même de son jardin, mais il reçoit beaucoup, pour un
thé ou un café, jeunes ou vieux retraités de l'armée et les anciens caciques du
régime qui viennent évoquer l'avenir ou refaire l'Algérie. Certains disent qu'il
n'y a que chez lui, parce que probablement ils ont la conviction que son salon
n'est pas sonorisé, que l'après-Bouteflika est clairement chuchoté, car ailleurs
personne (ou presque) n'ose aborder le sujet, devenu tabou dans les sphères
dirigeantes. En vérité, depuis le départ du général Mohamed Mediène dit
Toufik{11} c'est le statu quo. Comme si la classe politique – qui n'a jamais
appris à vivre sans parrainage – se trouvait subitement orpheline.
Cela étant dit, respectivement huit et sept ans après la publication de ces
deux livres, même si, en apparence, rien n'a changé au niveau de la
gouvernance, la situation a, en vérité, empiré. Et pour cause : dans
l'intervalle, le cours du pétrole a dégringolé (il a ensuite repris quelques
couleurs, mais les fluctuations installaient de grandes incertitudes) et, en
l'espace de quelques années seulement, l'Algérie a perdu, quoi qu'on en dise,
son potentiel financier et se retrouve désormais dans l'incapacité d'acheter
durablement la paix sociale notamment et de répondre aux exigences d'une
société qui, après avoir goûté au mirage d'un libéralisme anarchique voire à
l'hyperconsommation, doit se restreindre, réapprendre à vivre dans le réel,
enfin se résoudre à l'austérité budgétaire et à ses conséquences. De plus, cette
interminable fin de règne ne laisse transparaître aucune perspective pouvant
garantir un calme durable et, par prolongement, à tous ses voisins et
partenaires, dont la France, une stabilité politique, institutionnelle et
économique.
Oui, aujourd'hui – plus que jamais – il nous faut poser la question : « Où va
l'Algérie ? », car il est nécessaire de nous interroger aussi sur les risques
encourus, à moyen et long terme, par la France, l'Europe et l'ensemble de la
région en cas de déstabilisation de ce partenaire important. Que des troubles
soient de faible intensité ou majeurs, il y aura de toute manière des
conséquences qu'il faudra prévoir, auxquelles il est nécessaire de se préparer
au moment où les sociétés européennes, de plus en plus travaillées par les
populismes et les replis identitaires, observent, avec angoisse, ces flux
migratoires nés le plus souvent des déstabilisations de certains pays, sans
parler de la menace terroriste et du danger islamiste qui prospèrent lorsque les
États sont fragiles ou chancelants.
Construit à partir d'entretiens, la plupart informels, avec des responsables
algériens, civils et militaires, certains en activité, d'autres en disgrâce et en
prenant en compte une connaissance propre de la réalité, cet ouvrage tentera
de répondre à la question posée, en épluchant tout ce qui constitue le
marasme.
Introduction
En 1964, deux années après l'indépendance, Mohamed Boudiaf{12}, l'un
des leaders historiques du Front de libération nationale (FLN), militant
anticolonialiste de la première heure, signe un livre, paru en France, intitulé
Où va l'Algérie ?
Tout au long des pages de cet opuscule, au titre prémonitoire (tant ce pays
n'a jamais donné l'impression d'avoir trouvé sa voie), l'auteur raconte
l'arrestation et la détention arbitraires qu'il a subies, tout en y insérant des
réflexions qui annoncent déjà ce que vont faire ces nouveaux suzerains de
cette Algérie ayant accédé à son indépendance après plus d'un siècle
de colonisation ponctué par sept années de guerre. Usant d'un ton direct,
l'ouvrage insiste sur ce mauvais départ pris par des mandarins ultra-
nationalistes et despotiques, liés au nassérisme{13} très en vogue à l'époque
dans quasiment l'ensemble des rues arabes.
Ce même pouvoir va devenir ensuite socialiste et ultra-dirigiste, structuré
autour d'une pensée dite « tiers-mondiste », à la faveur d'un coup d'État –
qualifié de « redressement révolutionnaire » – opéré en 1965, avant de se
muer, durant les années 1980, en système affairiste auquel succédera, dès
1992, une gouvernance franchement militariste et ultra-sécuritaire. Justifiée
par l'émergence d'une « guerre civile » dont la violence, générée notamment
par des hordes terroristes fanatisées, a atteint parfois les cimes de la barbarie,
la répression du régime n'a pas été, pour autant, accompagnée d'une lutte
philosophique contre l'islamisme. Aucune stratégie d'éradication de la matrice
idéologique de cette violence n'a été, ne serait-ce, envisagée. À la barbarie
des salafistes, les militaires s'étaient suffi à riposter sans faire dans la
dentelle. Et c'est un euphémisme ! Plusieurs témoignages, plus ou moins
crédibles, parlent parfois d'exécutions extrajudiciaires et de « coups tordus » ;
d'autres courants – plutôt proches des islamistes – ont profité de la situation
pour diffuser des thèses complotistes, visant notamment à dédouaner l'islam
politique de ses crimes et à accabler quasi exclusivement l'appareil
sécuritaire. Toujours est-il, la situation a permis aux détenteurs du « pouvoir
réel{14} » de reprendre la main et de pérenniser le système. Cette période a
lourdement et durablement traumatisé la société algérienne. C'est un élément
essentiel à retenir si on veut comprendre l'Algérie d'aujourd'hui et surtout
l'inertie générale devant les agissements du régime. La brutalité aveugle des
années 1990 a totalement anesthésié la population. Et pour un certain temps !
De plus, lorsque l'armée additionnait, au prix fort, les victoires sur le
terrain face aux groupes fanatisés, d'abord ceux de l'AIS{15} et du GIA{16},
ensuite ceux du GSPC{17}, certains de ses chefs – notamment ceux des
services de renseignement – multipliaient les compromissions avec différents
leaders islamistes qui, le plus souvent, se laissaient complaisamment affubler
du statut de « modéré » parce qu'ils avaient refusé de prendre les armes ou de
cautionner la violence. Comme si la « modération » devait être réduite au
simple rejet oral de la barbarie. Aussi, tout en luttant militairement contre les
salafistes djihadistes, le pouvoir a fait des représentants des Frères
musulmans des alliés politiques, estimant à tort qu'un islamisme serait plus
fréquentable qu'un autre.
Durant cette époque, toute revendication de démocratisation des
institutions, de sécularisation de la société ou de modernisation de l'exercice
politique était combattue et marginalisé. Ceci pour rappeler que lorsque les
factions terroristes enregistraient d'importantes pertes, les partis et courants
intégristes – ceux liés aux Frères musulmans ou ceux proches des wahhabites
saoudiens – remportaient la décisive bataille culturelle. Quoi que puissent
affirmer les relais du régime aujourd'hui, en Algérie, la victoire des
« barbus » est totale. Pas moins de huit partis islamistes – toutes tendances
confondues – y sont actifs. Même si les « lois islamiques » ne sont pas
officiellement promulguées, elles ont pris possession, de manière
transversale, du pays et des mentalités. Depuis, tout est religiosité et
bigoterie. Non pas que tout ceci soit structuré et fidèle au corpus salafiste,
mais la société algérienne est largement influencée par l'islamisme. La
mouvance intégriste s'est retrouvée de fait, blanchie de ses crimes à travers un
subtil jeu de re-légitimation politique, voulue de façon unilatérale par le
pouvoir, qui a employé une prétendue « concorde nationale » pour instaurer
un semblant de paix alors que les fanatiques étaient militairement laminés sur
le terrain. On a décidé de les faire ressusciter politiquement, probablement
dans le seul but de générer un antagonisme vital pour le régime{18}. Ce n'est
donc pas un hasard si des pans entiers de l'islam politique, tels qu'édictés par
la charia{19}, sont diffusés aussi bien dans le secteur éducatif qu'à travers les
médias publics : banalisation du voile islamiste, intolérance religieuse,
misogynie, homophobie, antisémitisme, bref tous les archaïsmes, voire les
intégrismes sont officialisés et parfois institutionnalisés, structurant les lois
civiles et pénales et les textes constitutionnels. La femme qui hérite moins
que l'homme et la polygamie largement admise sont deux marqueurs
suffisants, parmi beaucoup d'autres, qui montrent à quel point l'Algérie est
empêtrée à la fois dans le suranné, l'obsolète et le désuet, en plus de ses
traditionnelles contradictions culturelles, identitaires et sociologiques.
De surcroît, l'Algérie ne repose sur aucun projet de société susceptible de
la moderniser. Aucun dirigeant n'en a véritablement inspiré. Les archaïsmes
déjà évoqués côtoient un « modernisme » de façade. En vérité, c'est
l'incompétence et la médiocrité qui, depuis l'indépendance, ont agi au sommet
de l'État tout en s'appuyant sur des fonctionnaires parfois formés et efficaces
asservis par ce même clan qui a géré le pays comme on administre un squat,
non pas reçu en héritage, mais récupéré par la force et dont on a, aucune
raison d'en prendre soin, car le bien ne représente, aux yeux de ses indus-
occupants, au-delà de sa valeur mercantile, aucune valeur sentimentale.
C'est un peu ça l'Algérie pour la plupart de ses dirigeants : ils l'aiment tant
qu'elle est en mesure de les engraisser. Et ce qui est indûment amassé est
immédiatement transféré à l'étranger – en Europe, en Amérique, dans les
zones offshores, mais surtout dans des banques d'affaires installées dans les
pays du Golfe où il n'y a quasiment pas de contrôle – comme pour avouer
qu'ils n'ont aucune confiance dans le système qu'ils ont eux-mêmes érigé.
Comment expliquer sinon cette incessante volonté de se projeter toujours très
loin de leur « patrie », d'y envoyer leurs richesses, leurs proches, d'y
scolariser leurs enfants ? D'acheter de l'immobilier loin de chez eux, de se
faire soigner ailleurs ? Il faut constater que très peu de régimes, même les
tenants des Républiques bananières, agissent de la sorte. Dans cette attitude,
on trouve le comportement habituel de beaucoup de dictateurs, mais pour les
dirigeants d'Alger, il y a quelque chose de plus dont l'origine ne peut être que
psychologique. Mettons les pieds dans le plat quitte à s'attirer les foudres de
tous les nationalistes algériens, ceux de Tlemcen comme ceux de Navarre :
étaient-ils mentalement prêts à assumer la souveraineté de leur pays ?
Finalement, ne seraient-ils pas presque malgré eux d'éternels colonisés ?
Mohamed Boudiaf, là aussi, le précisait dans son livre dès les années
1960 : « En recouvrant son indépendance, elle [l'Algérie] n'avait à son service
ni équipe révolutionnaire résolue, ni programme défini, ni voie d'édification
claire », écrivait-il. Et ceci est totalement vrai, car hormis du bricolage
idéologique, on se demande ce qu'est l'Algérie : ni démocratie ni dictature ;
État riche, société pauvre ; c'est la nation arabe, la moins bien arabisée et
l'une des plus attachées à la langue française – y compris au sommet – mais
c'est le pays qui rejette le plus la francophonie ; c'est davantage une nation
islamisée et ré-islamisée qu'une société musulmane ; sous les allures d'une
certaine homogénéité, le pays est traversé par les haines régionalistes,
notamment contre les Kabyles ; une terre berbère ou la berbérité a été
longtemps occultée, même quand des Berbères ont occupé les plus hautes
fonctions, bref, difficile de définir ce pays dont le premier problème réside
probablement dans sa perpétuelle quête identitaire. Le peuple infantilisé,
malgré lui, et parfois avec sa complicité inconsciente, n'a jamais été consulté
sur des sujets qui, pourtant, le concernent. Réduit au statut de troupeau, il a
suivi tous les « bergers » qui l'ont dirigé.
Alors qui sont les Algériens ? Question posée très sérieusement, car on ne
sait même plus aujourd'hui qui sont-ils tant la société semble, elle aussi,
totalement déstructurée. Et notamment la jeunesse : serait-ce ces centaines de
milliers de bigots en kamis{20} qui se ruent vers les mosquées à l'heure de la
prière du vendredi soutenant les discours de prêcheurs haineux, mais
s'accommodant, au passage, au mépris de l'éthique islamique, de la
corruption et de l'affairisme ambiants ? Ou alors serait-ce d'une part tous ces
adolescents déscolarisés prématurément, d'autre part, ces diplômés, qui ne
caressent qu'un seul rêve : obtenir un visa pour quitter ce « pays maudit »,
bled eccher, comme ils l'appellent, tout en fantasmant sur un hypothétique
eldorado européen, nord-américain ou, à défaut, qatari ou émirien ? Qui sont
les Algériens aujourd'hui ? Ceux qui, sur les réseaux sociaux, alimentent les
théories complotistes, applaudissent parfois Daesh ou vont carrément
rejoindre les organisations terroristes quand ils ne surfent pas sur un
nationalisme exacerbé et xénophobe entretenu savamment par le régime ?
Qui sont les Algériens ? Ceux qui n'aiment ni les Français, ni les Marocains,
ni les Africains, ni les Juifs, ni les catholiques, ni les Américains, ni les
athées, ni les agnostiques, ni les femmes et qui ont probablement très peu
d'estime pour eux-mêmes ? Ou sont-ils ces jeunes dynamiques rêvant de
laïcité, de féminisme et de démocratie, ces quelques rayons de soleil, ouverts
sur le monde que l'on croise quelques fois au détour d'une lecture, d'un post
sur les réseaux sociaux ou d'un programme de télévision ? Quel est le poids
réel des islamistes, des nationalistes et enfin celui des démocrates ? Ou alors
la société, voyant la faillite du pays, a-t-elle vraiment démissionné laissant au
régime le soin de liquider les affaires courantes ? J'avoue qu'y répondre n'est
pas une sinécure, surtout lorsque l'on constate les niveaux d'acculturation et
de déculturation de la société.
« Où va l'Algérie ? » est une question d'autant plus légitime aujourd'hui
qu'après près de six décennies d'indépendance, ce pays a vécu un « printemps
démocratique » – de février 1989 à janvier 1992 – d'une durée de trente-cinq
mois seulement{21} et qui paradoxalement n'aura profité qu'aux différents
courants intégristes{22}, avant qu'un long hiver d'autoritarisme ne s'installe, à
nouveau, sous les allures d'un Abdelaziz Bouteflika incarnant, davantage à
partir de 2013, un régime finissant{23}. Et pourtant : Bouteflika toujours « en
exercice » aura passé vingt ans au pouvoir et, plusieurs indices et
indiscrétions, en provenance d'Alger, nous laissent croire qu'un nouveau
mandat n'est pas à écarter, en avril 2019, malgré l'incapacité manifeste du
« premier magistrat du pays » à gouverner{24}.
Depuis quelques années, une drôle de situation s'est imposée. Elle s'est
même accentuée sous l'atmosphère délétère qui règne de l'autre côté de la
Méditerranée avec la détérioration de l'état de santé du président, ces éclipses
répétées et ponctuées d'apparitions sporadiques au gré d'importantes « visites
officielles » de quelques dirigeants occidentaux notamment. Désormais, le
pouvoir fonctionne en dehors du peuple – et surtout de sa jeunesse – et le
peuple avance en dehors du pouvoir. Une sorte de séparation amiable et
discrète pour éviter l'affrontement et donc, le pire. Chacun fait sa vie sans
donner l'impression de se soucier de son vis-à-vis. La situation ne peut être
comprise que si l'on pèse le traumatisme, déjà évoqué, de la guerre civile sur
la société algérienne. Et le pouvoir le sait. Même si nous sommes loin de ce
scénario catastrophe, affirmons-le quand même : depuis les années 1990,
l'Algérie n'avait jamais vécu une telle période d'incertitudes.
Échaudé, le peuple n'a pas voulu prendre le risque, jusque-là, de participer
au « printemps arabe » afin de ne pas s'exposer aux troubles. Mais cette
accalmie va-t-elle vraiment durer éternellement malgré les errances des
dirigeants ? Ce peuple – finalement sage ou blasé – qui a choisi de suivre une
politique d'évitement fait mine de ne pas se soucier de ce qu'il subit. Il est
comme ces enfants maltraités montrant un visage en apparence normal, car
préférant le déni à l'idée de subir de nouvelles violences. Ou encore des
femmes battues qui préfèrent se taire par pudeur, par honte ou par peur.
Dans les arcanes du régime, les tenants du pouvoir réel s'évertuent à
trouver les solutions pour dépasser la crise latente qui s'est installée et donc à
assurer, coûte que coûte, la pérennité du système en essayant de réaliser la
transition « la plus douce possible ». De l'autre côté, la population tente tant
bien que mal de s'en sortir. Les plus initiés à la chose politique perçoivent les
raisons objectives d'être inquiets et pensent, à défaut de s'exiler eux-mêmes, à
faire partir leurs progénitures. Comme lorsqu'un bateau coule, on cherche
instinctivement à sauver d'abord les femmes et les enfants. Évidemment la
France est l'une des destinations privilégiées. Rassurante presque. Pour
beaucoup d'Algériens, l'Hexagone c'est un peu, ce parent, à la fois si proche
et si lointain, que l'on n'hésite pas à aller voir quand on a des difficultés. Il ne
serait pas exagéré d'affirmer qu'il y a une relation quasi schizophrénique avec
l'ancienne puissance coloniale. Les Algériens l'aiment et la détestent. En
vérité, on ne sait même plus s'ils aiment la détester ou s'ils détestent l'aimer
tant le passé, l'histoire commune, le récit national préfabriqué, fantasmé, la
propagande du régime et celle des courants islamistes, la passion que suscite
ce sujet, et, par ailleurs, l'influence des médias hexagonaux et des chaînes de
télévision, assidûment suivies par les Algériens ont tous un impact sur cette
société.
« Où va l'Algérie ? » est une question plus que jamais d'actualité. Elle est,
aujourd'hui, d'autant plus légitime que l'on connaît les risques graves qui
planent sur ce pays, et donc par ricochet sur l'ensemble de la région du
Maghreb, la France et le bassin méditerranéen. Sa déstabilisation
provoquerait, en effet, presque de façon mécanique, une onde de choc qui
serait ressentie dans une partie des continents africain et européen, voire au-
delà. À l'heure des reconfigurations, de l'effondrement de certains États-
nations, de la dislocation de sociétés, paraissant pourtant, il y a peu,
homogènes et solides sous des régimes autoritaires que l'on pensait même
indéboulonnables, on ne peut pas se détourner de l'avenir de ce pays.
Rappelons-nous, il y eut d'abord pêle-mêle le Soudan, ensuite la Somalie,
mais aussi la Yougoslavie ou l'Irak et, plus récemment, à la faveur de ce qui a
été qualifié, un peu trop rapidement, de « printemps arabe », la Libye ou la
Syrie. Autant de régions déstabilisées, en un temps express, dans la plupart
des cas, en raison de choix hasardeux et dangereux réalisés par des autocrates
et des dictateurs qui ont privilégié leur égocentrisme au détriment de la
pérennité des États dont ils avaient illégitimement la charge. Dans le cas
algérien, la situation a toujours été plus complexe, car les tenants du pouvoir
réel ont rarement été clairement identifiés. En effet, contrairement à la
Tunisie, hyper-présidentialisée sous Ben Ali, ou à la Syrie de Bashar al-
Assad, il serait faux de croire que l'Algérie a été exclusivement entre les
mains des différents chefs d'État qui l'ont officiellement dirigée. Abdelaziz
Bouteflika en voulant s'emparer de toutes les rênes du pouvoir, pour ne pas
être un « trois quarts de président » – l'expression est de lui – a rompu, en
même temps, les équilibres qui existaient au sein du système algérien. Cette
hyper-présidentialisation ne reposant, là aussi, sur aucune légitimité a
incontestablement fragilisé le régime qui s'était consolidé en se construisant
autour d'un alliage mi-civil, mi-militaire, difficile à identifier et donc à
abattre. Désormais, avec Bouteflika, les choses sont devenues plus simples :
il est le cœur battant du système ! Or, lorsque le « cœur battant » est malade,
c'est l'ensemble de la structure qui chancelle.
Donc, « où va l'Algérie ? » sachant que c'est l'ensemble de l'infrastructure
qui est malade. Comment réagiront les caciques lorsque « le cœur » du
système ne sera plus là pour le cimenter ? Reviendront-ils au fonctionnement
consensuel qui avait prévalu jusque-là, garanti par des équilibres entre
l'institution militaire, la présidence et les services de renseignement ? Ou
alors assisterons-nous à une dislocation ? Une implosion ? Un effondrement ?
Car, de plus, le pays est gangrené, outre par un incroyable archaïsme
institutionnel, par cette corruption qui classe l'Algérie parmi ces fameuses
« Démocratures ». Mi-démocratie, mi-dictature, un barbarisme utilisé pour
désigner les régimes autocratiques, autoritaires, voire dictatoriaux, qui tentent
de se construire un semblant de respectabilité derrière des vitrines présentant
un « État sérieux ». L'Algérie a, de ce point de vue, excellé. Une partie de la
presse est libre, une autre est aux ordres, retenue en otage par une répartition
publicitaire, dont l'essentiel de la manne est régenté par le pouvoir. Grâce à ce
levier, le système a notamment permis à des propagandistes, clientélisés par
ses soins, de créer des médias. L'audiovisuel public, quant à lui, est sous
l'autorité du régime, sinon de ses officines qui dirigent aussi indirectement
des acteurs privés lui ayant fait allégeance. À travers un populisme vulgaire,
ces nouveaux patrons de presse offrent une fausse liberté de ton, conçue pour
tromper les non-initiés sur la réalité et leur faire croire que ce serait cela « la
liberté d'expression » : un imam ignorant qui harangue les téléspectateurs
pour leur dire que la femme n'est pas l'égale de l'homme ou qui consacre tout
un prêche... aux poupées gonflables ; des seconds couteaux, commandités par
différents clans, qui s'en prennent, en usant y compris d'injures, à de « hauts
responsables », dans le cadre de la régulation des intérêts et des équilibres
internes au régime ; des campagnes de déstabilisation, basées exclusivement,
là aussi, sur la calomnie, la diffamation et l'insulte, contre des intellectuels ou
des journalistes qui ont osé s'attaquer aux tenants du pouvoir réel ou à ce qui
est appelé pompeusement les « constantes nationales » pour désigner le récit
officiel, la religion musulmane ou les figures du système, mais surtout
l'instrumentalisation de la justice, arme par excellence, pour mettre au pas les
journalistes.
Derrière la devanture, qui a pour vocation de donner l'impression que
l'Algérie serait le pays « le plus ouvert du monde arabe », pour paraphraser
l'expression si prisée par les représentants de cette nomenklatura, se cache
une réalité amère : l'arbitraire pour étouffer toute contestation, y compris la
plus pacifique.
Idem pour les scrutins. D'une échéance à l'autre, la fraude est devenue
chronique. Fait unique pour le coup, elle s'opère « en toute transparence »,
puisque la plupart des candidats savent, au moment où ils décident de se
lancer, que chaque « compétition », sinon à la marge, est jouée par avance.
Évidemment, pour la consommation internationale, une brève ou un article
feront état de l'organisation, avec soirée électorale, où des hommes à la
moustache fière, au ton grave et sérieux viendront donner des « taux de
participation » et des « résultats » livrés au compte-gouttes, à partir du
ministère de l'Intérieur, par des speakerines habillées, pour la circonstance,
aux couleurs nationales. Le tout, comme nous pouvons l'imaginer, dans un
insupportable suspense. Il y aura aussi recours, communiqué du Conseil
constitutionnel et mobilisation de tout le barnum nécessaire pour ce genre
d'événements, organisés sous la « haute bienveillance de sa fakhamatouhou –
en d'autres termes « Son Excellence{25} » – le président Abdelaziz
Bouteflika » dont le portrait ne sera jamais très loin.
Dans le classement The Economist Intelligence créé en 2006 pour mesurer
l'indice de démocratie des différents États, l'Algérie est classée à la 128e place
(sur 167), moins bien que le Maroc (101e), la Mauritanie (121e) ou la Tunisie
(69e), les autres pays maghrébins, et moins bien que des pays africains
comme le Kenya (95e), le Libéria (93e) ou le Mali (86e). C'est dire...
« Où va l'Algérie ? » enfin quand on sait que les élites s'exilent et s'en vont
vendre leurs talents, sinon en Amérique du Nord ou en Europe, dans les
pétromonarchies du Golfe. Selon des chiffres communiqués par l'Office
français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA), durant l'année
2016, près de 2000 Algériens ont fait une demande d'asile en France. Ces
chiffres plaçaient alors le pays de Bouteflika en 9e position dans le classement
des nationalités des demandeurs d'asile, après l'Afghanistan (5500), le
Soudan (5400), Haïti (5100), l'Albanie (4200), la Syrie (3600), la RDC
(2500), la Guinée (2300) et le Bangladesh (2200). Des pays qui sont,
rappelons-le, en situation de guerre ou de grande misère. Ce qui
officiellement n'est pas le cas de l'Algérie ! Ces chiffres ne prennent en
compte évidemment que ceux qui se dirigent vers l'Hexagone, sachant que
l'Espagne ou l'Italie sont avec l'Amérique du Nord et les pays scandinaves
parmi les destinations privilégiées de ceux qui rêvent d'un ailleurs. Le
département d'État américain annonçait que près de 230 000 Algériens
avaient envoyé leur candidature pour la célèbre loterie qui permet, en cas de
sélection, d'obtenir une résidence permanente aux États-Unis, la fameuse
« Green Card Lottery ». Une progression de 30 % par rapport aux années
précédentes a été ainsi constatée.
Comme cela a déjà été précisé, en dehors de la traditionnelle clientèle du
pouvoir, il n'y a quasiment plus de société civile indépendante, presque plus
de corps intermédiaires. D'une part un système incapable de se régénérer, de
se renouveler et, d'autre part, une population livrée à elle-même, de plus en
plus acculturée, enfermée dans les superstitions et des bondieuseries
consommées avec excès comme s'il s'agissait d'un calmant ou d'un
anesthésiant ayant vocation à faire oublier la mauvaise gouvernance, la
précarité et la corruption généralisée.
C'est pour toutes ces raisons que le titre emprunté à Mohamed Boudiaf a
l'ambition de proposer un essai qui se donne pour objectif l'analyse de la
conjoncture algérienne présente, sans la déconnecter de son histoire, de son
passé, de ses différents contextes et de l'apprécier de façon globale. La
situation ne peut être réellement comprise qu'à la condition de prendre en
considération tous les aspects, politique, sociologique, culturel, géopolitique,
économique...
Partie I

Un passé mythifié
et un présent humilié
1.
Éléments de contexte
Comment rendre intelligibles ce qui précède et ce qui va suivre afin que le
lecteur ne s'imagine pas qu'il est question ici de verbiage non étayé ou de
théories approximatives ? Si on devait résumer ce qu'est l'Algérie aujourd'hui,
on pourrait le faire par le biais d'une multitude d'exemples. Nous aurions
même l'embarras du choix : la quasi-absence de l'État, l'affairisme généralisé,
les règlements de comptes qui ont provoqué y compris l'emprisonnement de
hauts gradés, parfois à tort, d'autres fois à raison, l'instrumentalisation de la
justice, devenue un outil entre les mains du pouvoir réel, la logique
d'abrutissement des masses, le niveau politique et intellectuel de la plupart
des « parlementaires » que l'on pourrait d'ailleurs schématiser à travers les
sorties, pour le moins inopportunes, de Naïma Salhi. Il s'agit d'une députée
voilée, très célèbre en Algérie, qui ne cesse de défrayer la chronique de l'autre
côté de la Méditerranée. Si l'on devait la décrire à un public français, on
pourrait dire que ce serait un condensé, en plus vulgaire, de Marine Le Pen et
de Nadine Morano à la sauce islamiste. Une sorte de vivandière agrippée aux
milieux les plus acariâtres de l'Algérie de l'ère Bouteflika, dont elle est la
fervente supportrice.
Apprécions plutôt la classe : durant l'été 2018, sur le plateau de la chaîne
privée El Bilad TV, elle a résumé la mentalité ambiante – au sein du régime –
en s'attaquant aux migrants subsahariens en des termes que partageraient avec
elle les pires xénophobes et racistes européens. De mémoire d'Algérien,
jamais un responsable ni aucun homme politique, n'avait osé tenir un tel
propos : « Nous étions une zone de passage, dira-t-elle. Ces Africains
passaient juste par chez nous pour se rendre en Europe [...] Tout cela a
changé et nous sommes devenus une zone de résidence pour ces gens qui
nous ont ramené les maladies, la sorcellerie [...] J'avais demandé au
Parlement au Premier ministre, M. [Abdelmadjid] Tebboune{26}, de faire
expulser cette catastrophe. » Naturellement, aucune juridiction algérienne n'a
pensé qu'il serait utile d'engager une procédure judiciaire contre cette
coqueluche des médias arabophones, pourtant à la tête d'un micro-parti. Et
hormis les condamnations de certains journalistes et intellectuels, aucune
indignation collective n'a été enregistrée. Le racisme se banalise dans ce qui
était considéré jadis comme le « royaume » des luttes tiers-mondistes et de
l'amitié panafricaine !
On pourrait rétorquer qu'il s'agit d'une caricature, que cette dame n'est pas
du tout représentative et qu'en définitive tout ceci n'est qu'exagération.
S'agissant de ce racisme qui se généralise en Algérie, toutes les déclarations
des migrants et réfugiés ayant traversé le pays de Bouteflika font état a
minima de vexations et de maltraitance subies. Deux d'entre eux, rencontrés,
par hasard, en Espagne, non loin du port d'Algésiras, lors d'un reportage que
je réalisais, en mars 2018, sur un tout autre sujet, m'avaient fait part de leur
triste expérience sur le territoire algérien où, selon plusieurs témoignages
concordants, même les services de la gendarmerie notamment, n'hésitent pas
à humilier les subsahariens et y compris à leur voler les maigres économies
sur lesquelles ils comptent pour atteindre le continent européen. Une vidéo
insoutenable, qui avait fait le buzz sur Internet, montrait des soldats algériens
incitant des migrants, entrés clandestinement dans le pays, à se frapper
mutuellement. Chacun de ces malheureux devait brutaliser son camarade,
faute de quoi, il recevait des coups de la part des militaires hilares. Des
images insupportables que l'on n'avait jamais vues en Algérie et que l'on ne
pouvait pas imaginer. Ces faits ont été, en vérité, encouragés d'une part, par
un racisme insidieux qui s'est installé y compris au sommet de l'État, mais de
plus, d'autre part, en raison de l'absence d'une véritable gouvernance.
Plusieurs médias avaient fait part, par exemple, d'une fameuse circulaire
ministérielle, dont l'existence fut d'abord démentie, avant qu'elle ne soit
reconnue et enfin annulée. Le texte officiel interdisait tout simplement aux
chauffeurs de taxi, de bus et de cars d'accepter, dans leur véhicule, des
migrants. Un véritable scandale ! Ce racisme ordinaire est venu s'ajouter
désormais à la gabegie ambiante.
Autre registre : en octobre 2018, un groupe de deux cents députés,
appartenant au FLN (qui représente la majorité présidentielle au Parlement),
au Rassemblement national démocratique (RND) et à d'autres partis, parmi la
clientèle politique du régime, s'était rassemblé devant la porte principale de
l'Assemblée pour interdire l'accès à Saïd Bouhadja{27} qui n'est autre que le
président du même Parlement. Au mépris de la Constitution, des lois et du
règlement intérieur de la chambre basse, les « élus » ont attendu une partie de
la journée devant l'entrée principale avant de cadenasser les portes. Pendant
ce temps, le concerné, informé par téléphone, était à quelques kilomètres de
là, dans un cimetière situé à Ben Aknoun, sur les hauteurs d'Alger pour
assister à l'enterrement de l'ancien patron de la Gendarmerie, le général de
corps d'armée Ahmed Boustila{28}, décédé à Paris, quelques jours plus tôt.
Tout un symbole ! Dans un enterrement pendant que ses collègues de
l'Assemblée le tuaient politiquement.
Dans cette mise en scène quasi burlesque, le pouvoir lui-même ne s'est pas
rendu compte qu'il continuait de dilapider sa propre crédibilité. Habitué à
réprimer, sinon à interdire toute manifestation, et davantage celles de cet
acabit, les détenteurs du pouvoir réel ont donné instruction, ce jour-là, aux
forces de sécurité de rester bien à distance des parlementaires déchaînés,
visiblement lâchés, comme des chiens fous, par des forces obscures, contre le
président de l'Assemblée. On lui reproche une « mauvaise gestion ». On veut
bien les croire, le problème c'est que tout le pays est mal géré. Et si l'on
devait parler de « gestion », il faudrait commencer par évoquer celle qui,
grâce à la fraude et au clientélisme, leur a permis de siéger au Parlement.
Mais au-delà, il est surtout question de méthode : on ne licencie pas, dans un
pays qui se respecte, le numéro 3 dans l'organigramme de l'État. Sa
révocation doit obéir à des règles spécifiques au fonctionnement d'une
institution, a fortiori lorsqu'il s'agit d'un Parlement. Or, des députés l'avaient
empêché de regagner son bureau et ainsi l'enceinte de l'Assemblée et se sont
empressés, en même temps, d'annoncer la « vacance » de la présidence du
Parlement et de convoquer l'article 10 du règlement intérieur pour annoncer
qu'une nouvelle élection du président de l'Assemblée devait avoir lieu{29}. En
essayant de triturer les textes, ces apprentis-putschistes avaient argué que
ledit règlement intérieur évoquait le cas relatif à l'« incompatibilité ». Or, il
ne s'agit pas d'incompatibilité d'humeur mais de l'éventualité de fonctions
inconciliables éventuellement exercées par l'élu. En clair, cette phrase
rappelle qu'un parlementaire ne peut pas exercer son mandat d'élu et occuper
certaines fonctions dans le privé ou au sein des institutions, administrations
publiques et collectivités territoriales.
Mais ce n'est pas tout ! Quelques jours auparavant Djamel Ould Abbes{30},
le Secrétaire général du FLN, dont la gestion a toujours été décriée, soit dit en
passant, avait exigé publiquement de Saïd Bouhadja de quitter ses fonctions.
Faute de quoi, menacera-t-il vertement, « il entendra le bruit de la poudre ».
Bienvenue au pays de Bouteflika !
Très vite, le Premier ministre Ahmed Ouyahia{31} a joint sa voix au
brouhaha ambiant conseillant au président de l'Assemblée de partir. Le hic,
c'est que la Constitution ne prévoit pas la destitution du président de la
Chambre basse qui dispose d'un mandat de cinq ans. Même le règlement
intérieur du Parlement ne permet pas de révoquer. Bouteflika lui-même n'a,
selon la loi, aucune possibilité de le démettre, sauf à dissoudre l'Assemblée
et à convoquer de nouvelles élections législatives. En fait, les députés
contestataires et les chefs de partis ainsi que le Premier ministre étaient tous
dans une illégalité totale et réunissaient les conditions du fonctionnement
d'une République bananière.
Qu'on se le dise : de mutation en mutation, le système est, depuis 1999 à ce
jour, dirigé par un pouvoir autocratique, corrupteur et ultra-corrompu{32}, qui
s'appuie sur un affairisme favorisant, dans la société, un consumérisme
effréné premier responsable, depuis au moins deux décennies, de la
dilapidation des richesses, ce qui l'a amené vers une situation de quasi-faillite.
Et pour cause, l'équation est simple à comprendre. Elle peut être résumée de
la manière suivante : l'économie du pays repose approximativement à 98 %
sur les exportations des hydrocarbures. En somme l'Algérie ne produit
pratiquement rien d'autre et importe par ailleurs 98 % de ce qu'elle
consomme. La facture des matières alimentaires s'était établie en juin 2018 à
4,5 milliards de dollars (contre 4,4 milliards enregistrés à la même période,
une année auparavant, soit une augmentation de 3,45 %. Et cette hausse est
régulière depuis plusieurs années, ce qui a poussé les autorités algériennes à
interdire près de mille produits, achetés à l'étranger, au moment où l'état des
finances publiques était au plus mal, avant de revenir sur le gel de certaines
importations après le lobbying de quelques grands commerçants proches du
pouvoir).
Les fortunes générées par le gaz et le pétrole – et leurs dérivés – servent, en
grande partie, outre à boucler les budgets relatifs au fonctionnement de l'État
et des différentes institutions, à l'importation de presque tous les biens de
consommation. Mais surtout de répartir les richesses, d'une part, entre les
clientèles du régime et, d'autre part, entre les régions frondeuses dans le but
de monnayer la paix sociale. Même si le pays arrive cycliquement à
constituer d'importantes réserves de change – une sorte de trésor de guerre –
celles-ci fondent comme glace au soleil et sont largement tributaires des
recettes, souvent fluctuantes, engrangées grâce aux hydrocarbures.
Incapable de construire, plus d'un demi-siècle après le départ de la
puissance coloniale, une économie stable, encore moins d'assurer, comme
nous l'avons déjà précisé, une bonne gouvernance, condition incontournable
pour garantir le bien-être ou, en tout cas, pour éviter les troubles et les
tensions, le pouvoir algérien, sous les différentes formes qui l'ont représenté,
a toujours choisi la politique de la fuite en avant. Des responsables pétris de
certitudes, le plus souvent suffisants et arrogants, convaincus que toute
critique ou observation ne peut émaner que d'un « ennemi de la nation » ou
d'un instrument entre les mains d'une quelconque force étrangère hostile.
Depuis l'indépendance, la nomenklatura s'est alimentée de toutes les théories
conspirationnistes et paranoïaques, endoctrinant la population pour lui
inculquer ce même état d'esprit. Si on savait que les systèmes
antidémocratiques ont cette fâcheuse habitude de s'inventer des ennemis pour
cimenter la communauté nationale et légitimer le régime, avec les Algériens
nous sommes véritablement servis. À les entendre, il y aurait des
« complots » qui se trameraient en permanence derrière leur dos. Quand ils
ne sont pas le fait des Marocains ou des Français, ils seraient concoctés par
les Israéliens ou les Américains. Cette attitude d'État dépressif, constamment
sur la défensive, a dépeint sur la société et y compris parfois sur certaines de
ses élites. Ces discours victimaires amènent leurs auteurs à être dans le déni
et à ne pas constater que les véritables et seuls éléments déstabilisateurs sont
ceux-là mêmes qui gouvernent.
Ainsi l'étranger, quel qu'il soit, est toujours perçu avec une certaine
méfiance. La morgue opposée à tout ce qui est extérieur aux frontières
nationales est pathétique. Et la critique, d'où qu'elle vienne, est captée comme
une déclaration de guerre. Résultat, l'Algérie livre une drôle d'image : jadis
respecté pour son engagement anticolonialiste notamment, réputation
construite durant les premières années de l'indépendance, les gouvernants
n'ont eu de cesse de dilapider ce « capital sympathie » pour offrir finalement
cette caricature de pays mystérieux et renfermé sur lui-même, immobile,
incapable de réformer ses institutions et son mode de fonctionnement.
Comme le rappellent, avec dérision, de jeunes militants démocrates dans des
groupes de discussion sur Facebook : « Chez nous tout est ringard, de la
moustache de nos dirigeants jusqu'à notre système économique en passant par
le JT de la télévision algérienne. »
Les classes moyennes et populaires, quant à elles, les plus attentives au
discours des islamistes et au populisme ambiant, tentent de capter, bon an
mal an, quelques miettes de la richesse qui n'existe (presque) plus ne se
rendant pas compte des dangers qui pointent à l'horizon.
Cette population, infantilisée de tout temps, se tient elle-même à l'écart de
l'éventuelle réflexion et davantage des décisions qui concernent pourtant son
propre devenir. Ce dédain à l'égard de la société se traduit désormais durant
chaque échéance par une large démission des électeurs. Lors des deux
dernières, même les traditionnels résultats gonflés par les sbires du régime
n'ont pas pu cacher ce désintérêt des citoyens pour tout ce qui est organisé par
un pouvoir ayant perdu, à leurs yeux, toute crédibilité. Pour les Communales
et les Départementales, de novembre 2017, un rendez-vous sans grand enjeu,
moins de la moitié du corps électoral s'était déplacé : selon les chiffres
fournis par le gouvernement, 46,93 % pour l'élection des maires et 44,96 %
pour les représentants au sein des wilayas (les départements). La participation
était encore plus ridicule durant les Législatives de mai 2017 puisque,
toujours d'après les résultats officiels, 35,37 % des Algériens s'étaient rendus
aux urnes pour choisir des parlementaires décrits dans la société comme des
« rapaces » en raison de leur légendaire appétence pour l'affairisme et le
clientélisme. Précisons tout de même qu'il y a une vieille tradition en
Algérie : outre le trucage, le pouvoir aime gonfler (raisonnablement) les
chiffres de participation aux élections.
Tous ces éléments de contexte – et beaucoup d'autres qui seront détaillés
tout au long de cet ouvrage – posent question au présent et interrogent
l'avenir. Nous allons essayer d'apporter quelques pistes afin que tous ceux qui
s'intéressent au sujet puissent se faire une idée précise. Du côté français,
comprendre ce qui se joue, sur l'autre rive de la Méditerranée, permettra
d'anticiper d'éventuelles difficultés, voire une onde de choc, qui pourraient
naître d'un bouleversement dans cette région sensible. Elle l'est de plus en
plus quand on connaît les risques qui continuent de planer sur la zone saharo-
sahélienne, la situation dans une Libye déjà largement déstabilisé, une
Tunisie toujours convalescente, la crise des réfugiés qui ne cessent de se
déverser sur la Méditerranée, l'après-Daesh. Sans oublier les conséquences
des dérèglements climatiques sur les zones situées plus au sud et donc les
déplacements des populations... Bref, une poudrière en perspective.
Plusieurs sources françaises, tant politiques, diplomatiques que
sécuritaires, jadis peu loquaces sur le sujet, ne cachent plus cette inquiétude
désormais légitime. Elle est partagée par des observateurs sérieux et avertis
qui, à partir d'un examen froid, affirment qu'à moyen terme « l'Algérie court
vers l'implosion ». Ce n'est là ni un abus de langage ni un constat alarmiste,
mais bien une hypothèse crédible. Ce serait faire preuve de légèreté d'écarter
cette éventualité, par dogmatisme, au regard des nombreuses incertitudes. Il
est plus que probable que les mêmes sources ne se seraient jamais aventurées,
il y a quelques années encore, à user du terme « implosion » qui est, à la fois,
lourd de sens et générateur de légitimes angoisses.
En privé, des dirigeants politiques français, de haut rang, ne font plus
mystère de leurs questionnements. Ils interrogent les spécialistes, les
journalistes ayant une quelconque connaissance des coulisses du régime.
Ils tentent de diversifier les analyses pour essayer de comprendre et de
compléter les rapports parfois flous et/ou contradictoires – la phrase est d'un
ancien responsable français – fournies par les télégrammes officiels. Ceux qui
ont eu cette « chance » d'être reçu par Abdelaziz Bouteflika même s'ils furent,
en public, pudiques sur le sujet, en privé, ils ont très souvent exprimé leur
stupéfaction. Comment un pays sérieux peut-il se laisser représenter par un
homme dans cet état ? « C'est une injure pour les Algériens », me dira l'un
d'eux. Un autre me racontera les difficultés qu'il a eues pour déchiffrer les
propos du chef d'État, parlant d'une voix lente et quasi inaudible, reprenant
difficilement sa respiration et ayant du mal à articuler. « Il lui fallait à chaque
fois cinq minutes pour prononcer quelques mots qui, en temps normal,
auraient été dits en une poignée de secondes », avant d'ajouter : « Je crois que
durant une audience de trois quarts d'heure, il a pu sortir quatre phrases
complètes ». De la peine ! C'est probablement le sentiment le plus partagé et,
je crois, sincèrement exprimé par mes différents interlocuteurs, français ou
algériens, qui ont eu l'occasion d'approcher Bouteflika depuis la détérioration
de son état de santé. Même ses opposants et ceux qui ne l'apprécient pas
particulièrement ne cachent pas qu'ils ont été traversés par ce sentiment de
malaise. De la peine, car personne – au-delà des questions politiques et des
enjeux diplomatiques – ne peut comprendre pourquoi un octogénaire si
fatigué, si abîmé par l'âge et la maladie, reste, malgré tout, accroché au
pouvoir piétinant ainsi sa propre dignité, celle du pays et enfin celle du
peuple qu'il représente.
Le pire c'est que personne ne sait quand cette interminable mascarade peut
s'arrêter. Il y a très peu de visibilité. Comment en serait-il autrement puisque
tout montre que les dirigeants algériens eux-mêmes ignorent où ils vont
même si, comme je l'évoquerai plus avant, quelques scénarios sont
mentionnés, plutôt chuchotés, par quelques responsables lorsqu'ils sont en
confiance, loin de chez eux. Sur place, tous disent que la sérénité ne règne
pas. Et personne n'ose aborder l'épineux sujet de « l'après Boutef ». Un
ministre en exercice me lancera à l'issue d'un déjeuner au cours duquel il
avait éludé chacune des questions les plus importantes que je lui posais par
des boutades ou des blagues : « M. Bouteflika est immortel, vous le prenez
pour Fidel Castro ! » Derrière le second degré, sa réponse se voulait en réalité
éloquente. Fidel Castro a cédé le pouvoir à Raúl, son benjamin, Bouteflika le
gardera jusqu'à la mort, même si, durant un temps, certains avaient spéculé
sur son jeune frère Saïd. Difficile de l'imaginer, mais le pays est vraiment
comme un navire marchand vaguant au milieu des mers, incapable de
connaître son cap et voyant sa cargaison pourrir, et son équipage dépérir. Il
faut être de mauvaise foi, victime de la propagande du régime ou naïf pour
croire que l'Algérie est un État assuré de maintenir sa stabilité et sa pérennité.
Le problème est systémique et profond et tous ceux qui tentent de sauver les
meubles ne cachent plus leur désarroi.
Ce qui est extraordinaire, c'est aussi ce désintérêt des médias français pour
la réalité algérienne. Alors que nous pénétrons dans une séquence faite de
grandes incertitudes, peu interrogent le sujet. Cela peut se comprendre
également par la recette du pouvoir algérien qui a écarté la question en
refusant la plupart des visas que demandent les professionnels de
l'information, surtout ceux qui formulent une quelconque critique visant le
régime. C'est à la veille des visites officielles que certaines accréditations
sont accordées, le plus souvent, pour des reportages de courte durée. Les
tenants de la propagande savent ainsi que les journalistes ne disposeront pas
du temps nécessaire pour enquêter.
Cela étant dit, avant d'aborder le fond du sujet, il serait opportun de mettre
à plat un certain nombre de poncifs. Aussi pénibles soient-ils, il faut écouter,
pour mieux évacuer et déconstruire, les « arguments » et autres éléments de
langage des habituels « grands amis français de l'Algérie » qui ne connaissent
généralement de cette contrée, probablement exotique à leurs yeux, que les
célèbres hôtels El Aurassi et Saint-Georges, perchés sur les hauteurs de la
capitale et les restaurants Le Bardo et Chez Sauveur. Des lieux qui
continuent, un peu comme le pays lui-même, à vivre sur un mythe et un
prestige, aujourd'hui disparus. En vérité – et c'est cet excès de mélancolie qui
a de tout temps déformé la réalité – raconter l'Algérie doit se faire en dehors
de toute passion, mais loin aussi des pressions et de toute forme
d'obséquiosité.
Les fameux « grands amis français de l'Algérie » dont beaucoup de
journalistes et de responsables politiques, ont traité l'information émanant de
cette région, sans toujours l'avouer, en partant de leurs propres sentiments
subjectifs, favorables ou défavorables, tantôt en raison d'une nostalgie, tantôt
à partir d'une blessure, car, le moins que l'on puisse dire, c'est que l'Algérie ne
laisse pas indifférent en France et représente souvent un élément important
dans l'histoire de plusieurs familles françaises. On n'efface pas – et on ne
dépasse pas – facilement 132 ans de colonisation, ni le mythe imposé de
« l'Algérie française » et donc, plus d'un siècle de présence de l'autre côté de
la Méditerranée, l'ensemble ponctué par sept années de guerre et son lot de
tortures et d'atteintes aux Droits de l'homme, mais aussi d'injustice et d'excès.
Il n'est pas question d'aborder ici le sujet, en étant l'otage d'un quelconque
sentimentalisme ou en dehors des thèmes strictement liés à la politique, la
géopolitique, la sociologie, les problèmes posés par l'islamisme et l'économie.
L'objet est trop important pour le traiter à partir d'une « amitié » ou d'une
« inimitié », d'intérêts personnels, d'une approche passionnelle ou de
sentiments nostalgiques. L'enjeu n'est pas tant d'interroger le régime, mais
l'avenir de la nation algérienne.
Plusieurs générations sacrifiées, poussées vers l'exil, sinon pour raisons
économiques et sociales, pour des questions politiques et sécuritaires. La
société est aujourd'hui totalement déstructurée. Il n'y a pas une seule famille
quasiment qui n'est pas déchirée par un éloignement de plusieurs de ses
membres. Les Algériens et leurs descendants ne vivent plus en Algérie. Ou
plus précisément, ils ne souhaitent plus y résider. Ils sont en Norvège, aux
Émirats arabes unis, au Canada, en Espagne, en Grande-Bretagne, en
Belgique, en France, bref, ils veulent aller aux quatre coins du monde,
courent derrière la nationalité de leur terre d'accueil même lorsqu'ils ne
partagent ni les idées ni les valeurs de leur pays d'adoption. Les Algériens
font désormais partie de ces peuples nomades des temps modernes qui sont à
la fois chez eux partout et nulle part. On parle de 5 à 6 millions
d'Algériens{33} vivant un peu partout à travers le monde. Donc il y a quelque
chose de risible quand ce n'est pas pathétique que d'entendre des voix clamer
sur un ton sentencieux que « tout va bien » au royaume de Bouteflika. Non !
Au contraire : tout va mal. Et la première preuve c'est cette soif de l'exil, cette
volonté de partir le plus loin possible, affichée par quasiment tous les
Algériens, quel que soit leur niveau social, comme pour mieux quitter un
navire en plein naufrage. C'est le sentiment le plus largement partagé. Le
point commun qui relie aussi bien la progéniture des généraux et des
membres de la nomenklatura que les enfants du « petit peuple ». Qu'ils soient
diplômés ou presque illettrés, tous préfèrent être ailleurs. Selon la vox populi
très prompte à rire avec sarcasme des malheurs du pays : les Algériens
viseraient deux objectifs, le « Paradis éternel » où ils espèrent assouvir toutes
leurs frustrations et le visa Schengen qui leur permettrait d'aller vers le
« Paradis éternel » afin d'assouvir toutes leurs frustrations. Parce qu'en
Algérie c'est aussi et peut-être surtout une affaire de manques générés par le
modèle décidé par la nomenklatura et très peu dénoncé par quelques
observateurs, surtout ceux supposés bien connaître ce pays.
Les fidèles « amis de l'Algérie » dont il est question sont, en vérité, le plus
souvent, des amis des membres du régime algérien et non pas du peuple dont
ils se soucient généralement très peu. Et pour cause, comment expliquer par
exemple qu'un « illustre » journaliste français, Jean-Pierre Elkabbach pour le
citer, connu pour une certaine impertinence professionnelle devant certains
responsables politiques dans l'Hexagone, puisse s'en prendre assez sèchement
à ceux qui émettent une critique à l'endroit des caciques du pouvoir
algérien{34} ? Comment interpréter l'attitude d'un ancien ministre, Jean-Pierre
Chevènement, qui s'évertue, à chaque intervention sur le sujet, dans un
optimisme béat, à défendre ses « amis algériens{35} » et même à relativiser
par exemple la corruption qui gangrène ce pays{36} ? Comment décrypter
aussi le fait que l'instigateur d'un salon du livre, un énième « grand ami de
l'Algérie », Georges Morin, fondateur de l'association Coup de Soleil qui
organise, chaque année, à l'hôtel de ville de Paris, « Le Maghreb des livres »,
supposé réunir tous les écrivains qui traitent de sujets liés à l'autre rive de la
Méditerranée, censure (le mot n'est pas exagéré !) les deux ouvrages déjà
publiés par l'auteur de ces pages. Comme s'il n'y avait aucun intérêt à poser le
débat autour de la présidence à vie d'Abdelaziz Bouteflika ou à l'étouffante
influence de l'appareil sécuritaire algérien sur le monde politique. Pour être
juste, disons que l'organisateur de cette manifestation avait également mis de
côté des auteurs critiques sur la monarchie marocaine. Peut-être que
l'« amitié » avec certains pays passe, à ses yeux, par quelques entorses à la
liberté de la presse.
Ces trois noms ne sont qu'une illustration de cette anomalie journalistique,
littéraire ou intellectuelle, qui veut que l'Algérie ne puisse pas être traitée
sinon par des auteurs complaisants ou par d'autres, ouvertement hostiles, non
pas au pouvoir ou à la nature du régime, mais au pays en tant que tel, voire
nourris par des agendas, des intérêts personnels ou par un dogmatisme. Cette
infantilisation trahit par ailleurs quelque chose de malsain. Certaines
« élites » françaises, pour marquer un quelconque intérêt à l'autre rive de la
Méditerranée, aiment souvent ce qu'il y a de pire, ou peut-être ceux qui
récompensent le mieux !
Les quelques journalistes – et la plupart n'ont pas démérité – qui ont essayé
de se pencher sur le problème algérien se sont heurtés, le plus souvent, soit
à l'absence de sources crédibles susceptibles de donner de vraies informations
et de livrer des analyses pointues sur la réalité du pouvoir soit au manque de
temps. Car pour investiguer sur ce sujet, il faut nécessairement investir ces
deux éléments : s'allier avec le temps et interroger un maximum de
personnes, de préférence ayant servi le régime ou ayant gravité autour de lui.
Il est par exemple incroyable de découvrir à quel point parfois ce système est
honni par certains de ceux qui le servent.
Même au temps d'internet et des réseaux sociaux, tout reste
« confidentiel » en Algérie. Tout est secret. Tout est dissimulation. Une
mentalité qui a mené les membres de la nomenklatura vers une sorte de
schizophrénie dans une atmosphère d'espionnite Ils ont ainsi développé un
discours pour la consommation extérieure et un autre pour la consommation
locale. Il y a d'une part cette fameuse vitrine qui peut revêtir, admettons-le,
des aspects séduisants, ensuite il y a l'arrière-boutique dans laquelle apparaît
une réalité beaucoup moins reluisante. Un réalisateur de documentaires
culturels racontait : « Il m'a fallu quatre jours pour aller tourner mon film en
Tunisie, pour l'Algérie, j'ai déposé une demande depuis quatre mois et je n'ai
toujours pas de réponse{37}. » Même des actions au bénéfice des Algériens ne
sont pas menées à leur terme. Un responsable à la retraite depuis cinq ans à
un début d'explication : « En vérité, désormais, si le petit fonctionnaire ne
trouve pas un intérêt personnel et immédiat à donner suite à une requête, il la
bloque. Nous sommes devenus comme ces pays où il faut constamment
glisser un bakchich pour obtenir y compris un droit. » Il conclura : « La
corruption est contagieuse. Elle touche pratiquement tout le monde du haut
vers le bas. »
Un autre ancien fonctionnaire passant, lui aussi, une paisible retraite entre
Alger et Paris lâche avec une certaine amertume : « Mes enfants me disent
que je suis naïf parce que je n'ai pas profité du système. Il est même difficile
d'expliquer l'éthique et l'honnêteté ou alors je sais que beaucoup d'amis
français sont convaincus que j'ai piqué dans la caisse. »
Ainsi, lorsque sont évoqués tous ces dysfonctionnements, cette crise
morale, ces inquiétudes exprimées, à partir de faits objectifs, devant les
caciques du régime ou face à leurs relais officieux en France – les fameux
« grands amis de l'Algérie » – les uns et les autres, sur un ton très pompeux et
suffisant s'en iront rappeler par exemple qu'Alger n'est pas Anjouan et que
l'Algérie n'est ni le Soudan ni la Somalie. Ce qui est effectivement exact. En
apparence, les institutions – et notamment l'appareil militaire – sont beaucoup
plus « solides » que la plupart de celles des nations africaines et il est tout
aussi vrai que le pays possède des richesses du sous-sol qui lui ont toujours
permis de stabiliser sa situation économique et, par ricochet, supporter les
périodes de disette. Il est tout aussi juste également de préciser que nous
traitons ici d'une véritable puissance régionale. Tout cela est exact !
Mais justement parce que tout ceci est la stricte vérité que l'inquiétude
devient à la fois légitime et fondée. La chute d'un muret ne peut en rien égaler
l'effondrement d'un gratte-ciel : les dommages sont sans commune mesure et
les conséquences directes et indirectes incomparables. En définitive, si la
somalisation d'un « petit pays » provoque, le plus souvent, une onde de choc
qui peut être terrible aussi bien au niveau local que régional, voire parfois
international, mais toujours est-il, circonscrite, imaginons ce que peut
engendrer une somalisation d'un immense pays comme l'Algérie, l'un des
plus militarisés d'Afrique. Nous avons déjà eu un aperçu sur les répercussions
des crises syrienne et libyenne avec leur lot de réfugiés déversés sur les
routes et les mers, l'armement éparpillé entre groupes terroristes et
criminelles, ces éclatements communautaires qui poussent les enfants d'une
même nation à s'entre-tuer au nom d'une religion, d'une parcelle de territoire
ou d'une identité, sont toujours dévastateurs. Les conséquences sur toute une
région et donc, sur plusieurs pays dépassent souvent les pires prévisions, sans
oublier l'intervention et l'ingérence de différents acteurs et de leurs
organisations satellites et celles de puissances parfois divergentes, c'est-à-dire
autant d'éléments susceptibles de transformer les problèmes d'un seul pays en
une poudrière internationale. Voilà pourquoi, autant que possible, il faut
anticiper et tirer la sonnette d'alarme afin de mettre les différents concernés,
en l'occurrence ici les dirigeants algériens, devant leurs responsabilités. En
plus, la passivité ou le silence calculateur ou diplomatique des partenaires de
l'Algérie seraient aussi synonymes de complicité.
Dans son ouvrage, Mohamed Boudiaf écrivait : « Ce régime a peur de la
clarté, comme les oiseaux de nuit qui ne peuvent voler que dans
l'obscurité{38} » pour évoquer déjà, de manière visionnaire la réalité de ce
qu'allait être la nature du pouvoir algérien en précisant plus loin, que pour
bien connaître ce régime, il fallait laisser parler les faits. « Ils sont, dira-t-il,
une excellente illustration du fonctionnement d'un système acculé à
commettre les pires illégalités pour écarter de sa voie toute difficulté
susceptible de freiner sa marche vers la dictature ».
Parce qu'en plus, il s'agit d'un travail journalistique, c'est ce que nous
allons tâcher de suivre comme méthode afin d'expliquer ce qu'est l'Algérie
aujourd'hui et ce qu'elle risque de devenir demain. Mais pour que le regard
porté sur cette réalité soit le plus large possible, il convient, aussi laborieuse
soit la démarche, de disséquer l'histoire du régime et d'examiner l'ensemble
de son périmètre.
2.
Au commencement, le « clan d'Oujda »
Nous pourrions paraphraser un éditorial du quotidien algérien El Watan
qui, en 1992, rappelait en substance, à l'occasion de la célébration du
trentième anniversaire de l'indépendance du pays, que la population avait
atteint un âge de maturité et qu'elle était capable – et en droit – de connaître
la réalité de la guerre de libération afin que soit rendue l'Histoire à la
nation{39}. Car à l'évidence, l'État, tout comme la société algérienne
postindépendance, a été construit sur un socle de mensonges et de
propagande. Le pire, c'est que d'aucuns parmi les citoyens – y compris parfois
les plus lettrés – ont trouvé un certain confort à se complaire de falsifications
comme si la vérité était trop lourde à supporter alors que les trois quarts des
Algériens sont nés après le processus de décolonisation. Allez leur expliquer,
par exemple, preuves historiques à l'appui, qu'il n'y a jamais eu « un million
et demi de martyrs tués par l'armée française{40} », essayez de dire que les
Français n'étaient pas tous de riches exploiteurs, même si leur situation était
souvent plus enviable que celle des « musulmans », tentez de leur faire
entendre que des Juifs furent aussi de grands soutiens aux indépendantistes,
aventurez-vous à évoquer l'inexistence de l'Algérie, en tant qu'État-nation,
avant la période coloniale, effleurez la question anthropologique qui veut que
ce pays ne soit pas composé majoritairement d'Arabes venus d'Arabie, bref, le
régime a enfermé le peuple dans un conte magnifié constitué de clichés
binaires qui l'arrangeait le mieux pour préfabriquer un semblant de récit
national.
D'abord, il y a de cela bien longtemps, dans l'Antiquité, il n'y avait pas
d'Algérie. En revanche, le territoire qui allait abriter ce pays était un berceau
important de l'humanité comme en témoigne l'ensemble des découvertes
réalisées à l'issue des fouilles archéologiques menées dans le Sud – au Sahara
– et tout au long du littoral, au nord. De ce point de vue, le livre de l'historien
Gilbert Meynier{41}, L'Algérie des origines{42} est riche en enseignements.
C'est une terre qui a connu, par ailleurs, une multitude d'influences. Depuis la
lointaine Numidie jusqu'à l'avènement de l'islam, Berbères, Juifs, chrétiens,
Romains, Carthaginois, Byzantins, Vandales, se sont côtoyés, se sont parfois
alliés, d'autres fois, combattus, se sont aimés, mais aussi haïs. Des métissages
y ont été concrétisés à travers des unions, des conversions, des rencontres et
des voyages, vers les différents recoins de ce vaste territoire. Tout ceci avant
que les Arabes, ensuite les Ottomans, à la tête d'une dynastie musulmane et
enfin les Français et tous les Européens, originaires qui, de Malte, qui
d'Allemagne ou de Chypre, ne viennent tous compléter cette extraordinaire
mosaïque ethnique et religieuse. Tout ceci, pour insister, sans être exhaustif –
je n'ai pas la prétention de jouer à l'historien – sur le fait que l'Algérie,
contrairement à ce qu'affirme le régime, depuis l'indépendance, ne se limite
pas à l'arabe et à l'islam, car justement ce pays n'est pas le produit exclusif
d'un mixage d'arabité et d'islamité. Précision importante pour rappeler que le
système n'a eu de cesse d'effacer de la mémoire collective toutes les autres
influences qui n'intégraient pas les deux composantes ayant permis de
préfabriquer une identité algérienne.
En somme, le « sang algérien » n'existe pas. Il n'est qu'une invention des
discours ultranationalistes qui aiment l'uniformisation ethnique et, dans le cas
qui nous intéresse, religieuse également. Les Algériens ont réussi à faire
nation, passant d'un mode tribal lié à un empire basé sur la religion (ottoman)
à une logique sociétale, car la période coloniale est intervenue dans une
époque où se construisaient les États-nations dans leur forme contemporaine.
L'Algérie d'aujourd'hui est le fruit de l'histoire, de frontières dessinées par la
France, du hasard et de la volonté d'un peuple à se constituer à l'origine
presque instinctivement autour d'une idée : celle de faire société vivant dans
la dignité afin de sortir des vexations. À aucun moment, le sujet, pour les
Algériens, n'était de se débarrasser d'un statut de colonisés pour en embrasser
un autre et à aucun moment il fut question de se battre contre une humiliation
pour accepter une autre. Si l'aspiration centrale qui a amené les Algériens à
vouloir majoritairement une séparation avec la France fut la quête d'auto-
détermination, force est de reconnaître que l'indépendance du pays n'a jamais
permis au peuple de participer à l'élaboration de son devenir. Le régime a
tranché seul toutes les orientations. De manière unilatérale et verticale. Dès le
début, une pensée autocratique a imposé les décisions à une population qui
n'a fait que subir.
Il est évident que pour mieux saisir les contours et la complexité du
système algérien, il est nécessaire de reprendre les choses depuis le début.
Reconstituer le fil historique est un préalable incontournable lorsque l'on veut
connaître le véritable récit du pouvoir, de Ben Bella{43} à Bouteflika. Ce
régime est intimement et viscéralement lié au contexte de l'insurrection,
lancée par le FLN le 1er novembre 1954. Celui-ci a construit sa mentalité et
façonné ses méthodes. Aussi, pour comprendre la vraie nature de cette
nomenklatura, il est impératif de revenir, en même temps, à son ADN :
l'armée des frontières.
Après le déclenchement de la guerre, l'Armée de libération nationale{44}
(ALN), avait installé des bases-arrières en Tunisie et au Maroc. En 1959, le
Conseil national de la révolution algérienne{45} (CNRA) a décidé de donner
naissance à un état-major général (EMG), une instance de commandement
située aux frontières est (Tunisie) et ouest (Maroc). Aussi, les petites villes de
Ghardimaou et du Kef en Tunisie et celles de Nador et d'Oujda au Maroc
allaient devenir, à partir de la fin des années 1950, les centres névralgiques de
ce qui allait être le pouvoir algérien. Cette troupe – composée de plus de
30 000 hommes en 1962 – constituait la future armée de l'Algérie
indépendante{46}. En plus de ces détachements de l'extérieur, il y avait une
« armée de l'intérieur », terme qui désignait les unités disséminées et
engagées dans les différentes régions du pays, qui faisait le coup de feu face à
l'armada française.
Les régiments installés aux frontières – qui combattaient très peu –
disposaient d'atouts majeurs (de jeunes officiers correctement formés,
d'anciens sous-officiers ayant fait leurs classes au sein de l'armée française,
d'autres ayant suivi l'enseignement d'écoles de guerre soviétiques ou
égyptiennes, moyens logistiques, matériel neuf et de qualité acquis auprès
des puissances du bloc de l'Est et de certains pays arabes...) qui allaient
permettre à ses chefs d'accaparer le pouvoir au lendemain de l'indépendance.
Mais ce n'est pas tout, puisque l'EMG pouvait compter sur l'omniprésence et
l'hégémonie, mais surtout sur les méthodes expéditives, de ce qui était encore
l'embryon des futurs services de renseignement algériens, le Ministère de
l'armement et des liaisons générales (MALG), qui allait devenir ensuite la
Sécurité militaire (SM), police politique du système, durant près d'un demi-
siècle.
À peine les accords d'Évian signés, le 18 mars 1962, les bataillons basés
aux frontières allaient porter au pouvoir Ahmed Ben Bella en opérant un
coup de force et en écartant de facto à la fois les chefs de l'armée de
l'intérieur et les différents leaders politiques qui avaient milité en faveur de
l'indépendance au sein du Gouvernement provisoire de la République
algérienne (GPRA). Mais le véritable homme fort n'est pas celui qui s'est
précipité vers le poste de Président. Si Ben Bella a pu réaliser sa marche
triomphale vers Alger, c'est parce qu'au centre du dispositif un officier
autodidacte – le colonel Houari Boumediène{47} – contrôlait l'EMG et ainsi
par prolongement l'ALN et, plus tard, le MALG. Ce jeune patron de l'état-
major – il avait trente ans en 1962 – était à la fois faiseur de rois, intriguant
avant de devenir, lui-même, à partir de 1965, président, pour une durée de
quatorze ans.
La situation sociale était très préoccupante. Les sept années de guerre
avaient totalement déstabilisé l'administration de ce proto-État. Idem pour
l'économie, incapable d'assurer la subsistance d'une population estimée alors
à 11 millions d'habitants. Le chômage touchait les trois quarts de la société.
Tout était à construire. Pourtant, la priorité de Ben Bella et de ses alliés
consistait à prendre le pouvoir et surtout à ne pas le partager avec les anciens
« frères d'armes ». Le congrès du FLN de juin 1962 à Tripoli a donné
naissance à ce qui allait constituer ses principes idéologiques : « La
Révolution démocratique populaire doit être menée par la paysannerie, les
travailleurs et les intellectuels révolutionnaires. » Dans ce choix d'inspiration
marxiste, il est question de marginaliser la bourgeoisie et de poser les bases
du socialisme à l'algérienne qui va lier « la lutte pour la consolidation de
l'indépendance et la lutte pour le triomphe de l'option socialiste ». De plus,
l'environnement international mettait à l'honneur les idées relatives à la
« défense du Tiers-monde » et les projecteurs étaient orientés vers le Raïs
égyptien Nasser, qui s'était imposé comme le père du nationalisme arabe, et
pour lequel plusieurs leaders algériens avaient une réelle fascination, à
commencer par Ben Bella qui se voyait déjà comme son successeur, à défaut
comme son adjoint. Il n'en sera finalement que son valet.
Le sujet ne concernait pas les préférences idéologiques seulement. Il y eut
surtout un problème de méthode et de gouvernance. Flanqué de Houari
Boumediène, Ahmed Ben Bella annonce, quelques jours après
l'indépendance, sans concertation, la constitution d'un « bureau politique ».
Des leaders historiques comme Mohamed Boudiaf sont de facto marginalisés.
Cette toute première magouille, intervenue postindépendance, mettait en
scène le pouvoir personnel et s'ajoutait à d'autres basses manœuvres, opérées
au maquis en période de guerre par le « clan d'Oujda », appelé aussi « le
groupe de Tlemcen »{48} pour décrire l'alliance entre une partie du FLN, le
MALG et l'armée des frontières. Un alliage qui allait représenter l'âme du
futur régime.
On parle alors d'une « indépendance confisquée ». Ce sera notamment la
thèse de Ferhat Abbas{49}, l'ancien président du GPRA, le Gouvernement
provisoire. Le « pharmacien de Sétif », comme le désignent encore
aujourd'hui beaucoup de Français.
Le FLN restructuré en formation politique, en vérité en appareil, n'allait
pas tarder à s'imposer, non pas comme parti unique seulement, mais comme
un parti-État. Longtemps, il était impossible par exemple d'accéder à de
hautes fonctions, sans être membre du mouvement qui se voulait de masse.
Même le principal syndicat, l'UGTA{50}, est passé sous sa tutelle quelques
mois après l'indépendance.
Considéré à tort ou à raison comme le second de Houari Boumediène,
Abdelaziz Bouteflika apparaît très vite à l'opinion algérienne lorsqu'il est
nommé ministre de la Jeunesse, dans le premier gouvernement de Ben Bella
en septembre 1962. Il est alors âgé d'à peine vingt-cinq ans et il devient très
vite une attraction pour les médias et une curiosité pour les différentes
capitales. Il a hérité de son mentor un certain attrait pour l'intrigue et la
manipulation et un penchant évident pour l'autoritarisme. Les deux joueront
de leur charisme pour séduire, alliés et adversaires, à l'intérieur et en dehors
des frontières. Mais il ne suffit pas d'avoir une forte personnalité ou du
charme pour bien gérer les affaires d'un État. Comment l'un et l'autre ont-ils
pu gouverner d'une main de fer respectivement quatorze ans (Boumediène :
1965-1978) et au moins vingt ans (Bouteflika : depuis 1999) ?
Pour répondre à cette question, il est important de comprendre le déroulé
qui a permis à ce clan de faire une OPA sur le pays. Car la mainmise n'est pas
politique seulement, elle est aussi structurelle, comportementale et
idéologique. Il y a une sorte de mode opératoire qui rassemble les tenants de
ce pouvoir. C'est ce que nous verrons tout au long de cet ouvrage.
Lorsqu'il fut nommé par Abdelhafid Boussouf{51} (ou grâce à l'appui
décisif de ce dernier) à la tête de l'EMG, Boumediène ne devait pas sa
vertigineuse ascension à des talents de stratège ou à une capacité à
rassembler, mais bien à son rôle dans la répression féroce du « complot des
colonels » dont l'origine ne fut en vérité qu'une contestation venant d'officiers
de l'intérieur qui ne comprenaient pas pourquoi leurs « camarades » de
l'extérieur ne leur envoyaient pas la logistique nécessaire les laissant à la
merci de la mitraille de la troupe coloniale. Dès 1957, avant même la création
de l'EMG, ce lâchage des unités de terrain était déjà une réalité. Pour preuve
la lettre du commandant Omar Oussedik{52} qui précisait crûment : « Nous
avons espéré de la fraternité chez le commandant Boumediène. Je dois dire
que j'ai perdu mon temps avec un voleur d'armes et de munitions{53}. »
Le récit officiel racontera plus tard que c'est en raison de l'édification des
lignes électrifiées appelées Challes et Morice – décidées par l'administration
française – que la logistique ne parvenait plus aux forces de l'intérieur. Ce qui
est faux. D'ailleurs, la missive citée plus haut date d'une époque où les deux
barrages n'étaient pas encore totalement opérationnels et réellement efficaces.
En vérité, les responsables de ce qui deviendra le « clan d'Oujda » étaient
déjà sur le coup d'après. Ils savaient, alors que l'indépendance approchait à
grands pas, qu'une armée des maquis, affaiblie, voire laminée, ne serait pas
capable de prendre les rênes du pays et qu'ainsi les brigades des frontières
allaient entrer, conquérantes, pour cueillir l'État nouvellement souverain. De
plus, ce clan avait intégré deux idées majeures – occultées là aussi par
l'histoire officielle – et qui serviront de quasi-doctrine au régime : jamais le
civil ne doit supplanter le militaire et jamais la troupe de l'intérieur ne doit
supplanter celle de l'extérieur. Tous ceux qui ont détenu le pouvoir réel en
Algérie depuis 1962 ont obéi à ces deux règles. Et toute remise en question
de ces deux points peut valoir, au mieux un bannissement, au pire une
élimination physique. Abane Ramdane{54}, l'un des rares à avoir voulu mettre
le processus indépendantiste entre les mains des politiques et l'enlever aux
militaires, fut attiré par ses « amis » dans un guet-apens au Maroc où il fut
tué. La sentence a été réfléchie et réalisée de façon collégiale et la
responsabilité de sa neutralisation aussi, mais plusieurs sources jurent
aujourd'hui que ce sont les hommes de Boussouf qui ont procédé à
l'exécution par étranglement. Toujours est-il que le pouvoir algérien ne
désignera jamais de coupable(s) ni de commanditaire(s). Pour la simple et
bonne raison que la décision de ce crime d'État, aux relents mafieux, fut prise
de façon concertée et assumée comme telle. Cette manière de fonctionner va
constituer un modèle de gestion des affaires importantes. Certaines voix qui
commencent à se délier discrètement, après avoir servi le pouvoir, vont
jusqu'à affirmer que même l'assassinat de Mohamed Boudiaf en 1992 a obéi à
cette règle de collégialité entre l'ensemble des tenants du « pouvoir réel ».
Houari Boumediène, alors jeune colonel autoritaire, n'avait pas hésité,
quant à lui, à condamner à mort, en mars 1959, des officiers accusés d'avoir
comploté contre le gouvernement provisoire du GPRA dont ils contestaient
les choix, notamment concernant la répartition des moyens militaires et
financiers entre les différentes wilayas, la gestion des deniers et la nomination
de nouveaux cadres, considérés comme des « parachutés ». Arrêtés et jugés
par un tribunal militaire, présidé par le même Boumediène, quatre officiers
furent exécutés{55} et d'autres seront emprisonnés{56}. Ces derniers – les
benjamins du groupe – épargnés, lui seront dévoués tout au long de son
règne. Écrasant (ou mettant au pas) les colonels de l'intérieur, Boumediène –
soutenu par la clique qui s'est constituée autour de lui – allait ainsi se
transformer en vrai patron de l'extérieur.
C'est véritablement dans ce contexte de luttes fratricides entre des
seigneurs de la guerre avides de puissance, agissant derrière l'image de
révolutionnaires indépendantistes, qu'allaient débuter les négociations qui
donneront naissance aux « accords d'Évian ». En coulisses, les contours de ce
qui allait devenir le régime d'une Algérie libre se dessinaient avec une
population, dès le départ, mise à l'écart. Des clans se constituaient, des
trahisons se matérialisaient et des régionalismes s'exacerbaient. Des purges
sanglantes permettaient de liquider des concurrents qu'il suffisait d'affubler
d'un statut de « traîtrise » pour justifier leur élimination. Entre 1958 et 1962,
plusieurs milliers de morts, résultat de cette guerre inter-clanique, sont ainsi
dénombrés. Contrairement au récit national concocté par les propagandistes
du FLN, le temps n'était pas à l'unité et les slogans officiels de la « révolution
algérienne » sonnent faux dès que l'on examine froidement les différentes
périodes. Alors évidemment que nous pourrions analyser tout ceci par ces
fameuses « logiques révolutionnaires » qui ont cette fâcheuse manie de tuer
leurs propres enfants. Le problème c'est que ce type d'explications atteint ses
limites d'autant que le pouvoir refuse toujours d'assumer ce pan de l'histoire.
Pire, il a perpétué ses agissements y compris au lendemain de la colonisation.
Que l'on s'y méprenne, les assassinats politiques n'ont pas cessé en Algérie à
la suite d'une sage décision ou de réformes des pratiques du régime, mais en
raison des pressions qui sont exercées désormais sur les logiques despotiques
par les tribunaux internationaux. Un ancien cadre de la présidence algérienne
a eu cette réflexion : « Rien ne fait peur aux membres du pouvoir sauf l'idée
de se retrouver entre les mains d'une justice indépendante d'un pays tiers. »
Tueries, manigances et trahisons ont été longtemps au cœur des us et
coutumes des caciques. Même lorsque d'âpres négociations avaient lieu à
Évian entre représentants des deux délégations, les manœuvres entre
différents clans algériens battaient leur plein. Houari Boumediène, endossant
le costume du chef militaire populiste, commençait à chauffer à blanc ses
hommes, en les laissant croire, à tort ou à raison, que plusieurs responsables
du GPRA voulaient sacrifier l'armée des frontières. En fin tacticien, il arrive à
retourner toute la troupe. Ainsi, d'abord latent, le conflit entre le
gouvernement provisoire et Houari Boumediène allait éclater au grand jour.
Cette situation devait perdurer jusqu'à la signature définitive des accords
d'Évian le 19 mai 1961 qui officialisait l'entrée en vigueur d'un cessez-le-feu.
Dans ce contexte de crise interne, l'EMG choisit d'installer une direction
politique intérimaire et refuse de reconnaître toute légitimité aux autres
instances. Pour Boumediène, les choses étaient claires, hors de question que
la décision puisse échoir aux politiciens ou aux diplomates. Pour lui, « le
pouvoir doit revenir à ceux qui savent diriger les hommes dans le
combat{57} ». Même si, en réalité, il n'a été à la tête d'aucune bataille, le futur
grand patron du régime peaufinait sa légende, car s'il avait du mal à les
dissimuler, le chef de l'armée des frontières avait les velléités d'un autocrate
et son regard lorgnait déjà en direction de l'État indépendant qui se dessinait.
De surcroît, au fil des années, l'homme, au charisme incontestable, s'est forgé
une image d'idéologue attaché à une certaine vision de la révolution
socialiste, mais aussi du tiers-mondisme et du nationalisme arabe. De plus, si
sa construction intellectuelle était creuse et sans réelle colonne vertébrale, la
grandiloquence usitée permettait de compenser. Le borgne s'en trouvait ainsi
monarque au royaume de l'illettrisme. Et pour cause, l'administration
coloniale n'a jamais jugé utile d'autoriser les autochtones à accéder
massivement au savoir et à l'éducation. Il lui fallait de la main-d'œuvre pour
les champs, pas des médecins ou des instituteurs. Ceci pour rappeler que
l'essentiel de la troupe et les rangs du FLN – à quelques exceptions près –
étaient constitués de paysans et d'ouvriers, pas d'intellectuels. Ceux-ci étaient
même méprisés et s'il fallait parfois les instrumentaliser pour utiliser leurs
connaissances ou leurs conseils, il était hors de question de leur permettre de
détenir le pouvoir réel.
Cela étant dit, s'il disposait de l'armée des frontières, Boumediène
n'ignorait pas qu'il aurait besoin, par ailleurs, d'une respectabilité politique
pour faire face non seulement au GPRA, mais aussi pour prendre le dessus, à
terme, sur les colonels basés à l'intérieur du territoire. Pour se confectionner
une légitimité sur mesure, il décide de charger l'un de ses hommes de
confiance, Abdelaziz Bouteflika, d'effectuer un voyage clandestinement{58}
en France pour y rencontrer « les détenus du château d'Aulnoy{59} », en
l'occurrence les « chefs historiques du FLN » dont Hocine Aït Ahmed{60},
Ahmed Ben Bella et Mohamed Boudiaf. À ce dernier, Bouteflika fit savoir
que Boumediène lui offrait la présidence du futur État algérien. Mais Boudiaf
rejette la « magouille » et refuse surtout de servir de marionnette au patron de
l'armée des frontières. Aït Ahmed, adopte une position identique. Bouteflika
se tourne alors vers Ben Bella qui, depuis longtemps, nourrit le rêve de voir
son nom associé à la révolution algérienne. Celui-ci saute, sans condition,
sur ce plateau, proposé par l'émissaire de Boumediène.
Outre l'état-major général et les services de renseignement, le désormais
homme fort pouvait compter aussi sur une figure politique connue à l'échelle
internationale. En effet, à quelques mois de l'indépendance, le patron de
l'Armée des frontières contrôlait quasiment tous les centres névralgiques. Le
duo, formé par Ahmed Ben Bella et Houari Boumediène, allait édifier l'âme
du pouvoir. En d'autres termes, le fonctionnement du régime, à ce jour, est
nourri par une matrice dessinée durant les trois dernières années ayant
précédé le départ des Français. Ce n'est pas un hasard si l'actuel président
algérien, plus d'un demi-siècle plus tard, est l'un des hommes de ce clan dont
les membres ont, dès le début, géré le pays comme s'il s'agissait d'une
propriété privée (socialisme, disent-ils !) avec ses actionnaires, ses
dividendes, ses dirigeants et ses ouvriers qu'on malmène à sa guise. Ces
derniers, dans l'image, représenteraient ainsi ce peuple asservi et soumis au
diktat de décideurs n'ayant jamais ressenti la nécessité de prendre en
considération les besoins et les souhaits des Algériens.
Réuni à Tripoli, en Libye, de mai à juin 1962, ce qui devait être le premier
CNRA après le cessez-le-feu, fut une rencontre de règlements de compte où
les injures et les noms d'oiseaux ont fusé de partout. Le conclave fut d'ailleurs
interrompu et la séance n'a jamais été officiellement levée. Pour l'anecdote : à
ce jour ! Le projet de société, préconisé jusque-là par les statuts du FLN,
validé par les leaders historiques et par les précédents conciles a été jeté aux
oubliettes. Il instaurait un programme économique et social basé à la fois sur
la démocratie et la laïcité. En lieu et place de ces valeurs, un socialisme, une
logique dirigiste ultra-centralisée et un conservatisme religieux que le
pouvoir n'a eu de cesse d'instrumentaliser. Les nouveaux maîtres de l'Algérie
indépendante n'avaient pas en réalité une autre ambition que d'occuper les
places laissées vacantes par les anciens colons. L'idéologie n'a permis qu'à
trouver le moyen de cimenter la société pour mieux la contrôler. On peut
l'affirmer aujourd'hui sans craindre une quelconque erreur. Tout en prônant le
socialisme, les caciques ont tous vécu comme de riches capitalistes, en
diffusant l'islam le plus conservateur et parfois le plus rigoriste, ils se sont
permis de vivre selon une logique laïque et libertine, jouissant sans entraves
des joies de la gouvernance. Parfois à l'excès !
Le pouvoir était tombé dans l'escarcelle de l'Armée et de ses services de
sécurité et allait le rester pour longtemps. Les craintes exprimées de façon
très prémonitoire par plusieurs maquisards dont le Colonel Lotfi{61}, l'un des
plus emblématiques combattants indépendantistes qui fut le seul, selon
l'historien Gilbert Meynier, à avoir voulu commander ses troupes sur le
terrain et non pas à partir des frontières, devaient se confirmer. Il avait, en
effet, affirmé à Ferhat Abbas, alors président du GPRA : « Notre Algérie va
échouer entre les mains des colonels, autant dire des analphabètes. J'ai
observé chez un très grand nombre d'entre eux une tendance aux méthodes
fascistes. Ils rêvent tous d'être sultans au pouvoir absolu. Derrière leurs
querelles, j'aperçois un grave danger pour l'Algérie indépendante. Ils n'ont
aucune notion de la démocratie, de la liberté, de l'égalité entre les citoyens.
Ils conserveront du commandement qu'ils exercent le goût du pouvoir et de
l'autoritarisme. Que deviendra l'Algérie entre les mains de pareils
individus{62} ? » Prophétique !
La mainmise de Boumediène sur les futurs attributs de la souveraineté et
son contrôle de tous les rouages allait lui permettre de mettre en application
ses choix et de faire asseoir Ahmed Ben Bella à la tête de l'État, y compris en
usant de la force à chaque fois que cela était nécessaire. Au fil des années,
devait s'installer, de façon pernicieuse, une politique répressive dont l'objectif
non avoué consistait à museler le peuple et à le priver des principes portés
pourtant par la révolution. Réclamer le respect des valeurs énoncées par celle-
ci devenait, aux yeux des nouveaux maîtres d'Alger, de facto... une démarche
« contre-révolutionnaire ».
Quoi qu'il en soit, ce coup d'État qui n'a jamais vraiment dit son nom,
opéré durant l'été, a pris effet entre les 3 et 9 septembre 1962 lorsque Ben
Bella demanda aux militaires qui le soutenaient de marcher sur la capitale et
de le faire chef d'État. Que dis-je, roi ! Des affrontements opposèrent des
éléments issus des maquis de l'Intérieur aux unités commandées par Houari
Boumediène. Selon différentes sources, cette bataille fratricide a fait un
millier de morts. Finalement, le 9 septembre les troupes basées à l'extérieur
firent leur entrée triomphale à Alger en portant aux nues les membres du clan
d'Oujda. L'armée des frontières ne quittera plus jamais le pouvoir. À ce jour...
Abdelaziz Bouteflika qui fit partie du premier cercle de Boumediène avant
l'indépendance poursuivit son ascension grâce à son mentor. En
septembre 1962, à 25 ans, il est nommé ministre de la Jeunesse, des Sports et
du Tourisme ; après une année, il prend la tête de la diplomatie, portefeuille
qu'il gardera jusqu'en 1979. Vingt ans plus tard, il revient comme chef d'État
et après près de deux décennies, il est toujours en poste.
En plus d'un demi-siècle, il aura occupé de hautes fonctions dirigeantes
durant trente-six ans, au sein du même système qu'il l'a façonné. Qui peut
imaginer aujourd'hui ce que peut représenter ce pouvoir pour beaucoup
d'Algériens ? Alors que cette génération tient encore les rênes du pays,
certains citoyens nés après l'indépendance s'apprêtent à partir à la retraite.
Politiquement, ils n'ont connu rien d'autre, sinon les membres du clan
d'Oujda.
3.
De Ben Bella à Bendjedid (1962-1992) :
trois décennies d'errance
Les tensions entre les maquisards de l'intérieur, organisés en six régions
(appelées wilayates) et l'armée de l'extérieur commandée par Houari
Boumediène furent exacerbées par d'autres facteurs, comme la liquidation des
« harkis » abandonnés par la France et livrés à la vindicte populaire d'une
jeunesse chauffée à blanc par les discours enflammés de la plupart de ses
futurs dirigeants nationalistes et notamment, comme il est de coutume dans
ce genre de circonstances, par les indépendantistes du dernier quart d'heure
ou encore ceux de la 25e heure qui ont redoublé de zèle au moment où la
décolonisation devenait acquise. Mais aussi, par les règlements de compte
entre Algériens, entre Algériens et Français, et enfin entre Français ont
constitué une sorte d'apothéose macabre dans un conflit déjà particulièrement
sanglant avec son lot de dépassements, d'exécutions extrajudiciaires, de
tortures et de mutilations. À ce jour, les disparus s'évaluent à plusieurs
milliers des deux côtés. Autant de blessures toujours vivaces dans les deux
camps – chez tous ceux qui se sont retrouvés otages de l'Histoire.
La confusion qui a accompagné les premiers mois de l'indépendance avait
commencé dès le lendemain de la signature des accords d'Évian et du
référendum d'autodétermination{63}. Tout au long de l'été 1962 – appelé par
les Algériens « été de la discorde » – les « escarmouches » entre « frères
d'armes » se sont multipliées. De nos jours encore on en parle très peu. Ces
événements furent relégués au rang de « détail de l'histoire » et seront, malgré
les centaines de morts, totalement inexistants dans les manuels scolaires
algériens tant et si bien que les jeunes générations ignorent tout aujourd'hui
de ces premières années de l'Algérie souveraine.
Un calme précaire était revenu après que la population, fatiguée par sept
années de conflit, ait scandé dans les rues, en août 1962, Sebaa snine
barakat ! – « Sept années, ça suffit ! » –, faisant référence aux affrontements
de la guerre d'indépendance qui avaient duré sept ans (novembre 1954-
juillet 1962). Mais, à vrai dire, la situation allait demeurer chancelante même
après l'arrêt des hostilités entre les combattants de l'intérieur et les unités de
l'extérieur. Entre l'installation de l'assemblée constituante élue le
20 septembre 1962 et l'adoption, le 8 septembre 1963, par référendum, de la
première Constitution qui a consacré l'instauration du régime de parti unique
– au seul bénéfice de la tendance incarnée par ce pouvoir – et ainsi
l'interdiction des autres formations politiques notamment celle du Parti
communiste algérien (PCA), du Parti de la révolution socialiste (PRS) de
Mohamed Boudiaf et ensuite celle du Front des forces socialistes{64} (FFS),
s'est confirmé la ligne politique des nouveaux maîtres de l'Algérie : une
volonté d'élimination des oppositions et un encadrement drastique de la
société invitée à se plier à une vision monolithique. La magouille et la
manipulation se sont également imposées comme un mode opératoire au sein
du système. Hocine Aït Ahmed, par ailleurs militant berbériste, n'avait pas
hésité à créer le FFS, avec d'autres activistes, dès 1963, et ainsi à constituer
un maquis en Kabylie pour défier militairement le duo Ben Bella-
Boumediène{65}. Et pour cause : le caractère autoritaire était devenu la norme
et certains responsables n'hésitaient plus à envisager une résistance armée
face au coup d'État réalisé par la soldatesque de l'extérieur. Finalement, le
déséquilibre dans les rapports de force et probablement une certaine sagesse
qui faisait craindre l'éclatement d'une guerre civile, sans oublier les deals
politiques que les archives n'ont pas encore révélés, les figures historiques,
opposées à Ben Bella et Boumediène, ont préféré soit intégrer les rangs, soit
choisir le silence, sinon prendre les routes de l'exil. Le duo à la tête du pays
allait désormais avoir les mains libres. Cela étant dit, vu qu'elle n'émane
d'aucun processus électoral démocratique, la « légitimité » de ce nouveau
régime s'est déclinée d'autorité sur le mode de la « révolution démocratique et
populaire ». Elle permettra à ce règne de s'éterniser durant plus d'un demi-
siècle. Et ce n'est pas terminé !
De plus, au sommet, le pouvoir allait, méthodiquement et avec brutalité,
créer les conditions du vide en éliminant toute opposition et y compris toute
nuance. Une vraie machine de confiscation de l'État s'est mise en place en
neutralisant, d'une manière ou d'une autre, toutes les figures historiques du
mouvement indépendantiste, en maîtrisant ensuite l'ensemble du système
composé de l'appareil partisan (FLN), de l'établissement militaire (ALN) et
de l'outil sécuritaire (la SM{66}). Ce dernier instrument, utilisé comme police
politique, devait assurer une surveillance globale de la société à travers un
total maillage du pays, de ses institutions, de ses élites et de sa population.
Dans la foulée, même les associations et les syndicats furent domestiqués.
Résultat : des dirigeants ne possédant aucune légitimité démocratique vont
contrôler l'Algérie principalement par la force, la répression, l'intimidation, le
clientélisme et l'arbitraire, mais aussi accessoirement par l'embrigadement des
couches les plus crédules et sensibles aux discours nationalistes. Ainsi, la
logique despotique se met-elle en place dans la continuité des pratiques
entreprises par les leaders de l'armée des frontières qui, dans un jeu
d'autocongratulation, se dépeignaient comme les « héros de l'Algérie » ayant
vaincu la puissance coloniale. Le pouvoir confectionnait ses mythes
fondateurs et, tout en laissant croire, dans le discours officiel, que la victoire
appartenait au peuple, ils déniaient à celui-ci toute expression contraire à ses
vues.
D'un autre côté, toutes les premières mesures politiques et l'ambiance
générale visaient, sans l'avouer, à provoquer le départ de tous les Européens,
sans exceptions, que les maîtres d'Alger avaient jugé non assimilables, au
sein de la nouvelle nation algérienne et même dangereux pour la pseudo-
doctrine en construction. Simultanément, Ahmed Ben Bella faisait croire que
l'Algérie allait devenir La Havane d'Afrique du Nord notamment pour les
fameux « pieds-rouges » qui venaient, avec leurs idéaux gauchistes –
trotskystes ou marxistes – remplacer dans l'administration et aux postes
techniques les « pieds-noirs », rapatriés par bateaux entiers en métropole{67}.
Ces Français, adeptes d'un « socialisme à visage humain », avaient traversé la
Méditerranée pour essayer de concrétiser leur utopie qu'ils croyaient
réparatrice des injustices coloniales. Ils étaient loin de penser que les calculs
égoïstes des chefs de l'État-FLN ne visaient pas en priorité la construction
d'un État moderne et sérieux, mais la mise en place d'un système despotique
et hégémonique. Dans le cas de l'Algérie, il n'y a pas eu de leaders érigeant
un projet de société, mais plutôt, un « projet de société » qui devait servir les
intérêts des dirigeants. Et même si ce régime a essayé de s'engager dans un
effort de développement, l'objectif premier consistait à consolider un pouvoir
personnel qui serait porté par un élan populaire. Mais en l'absence d'une
réelle perspective cohérente et probablement en raison d'un déficit évident de
compétences au sommet de l'État, les résultats furent bien en deçà du
potentiel du pays. Ni les richesses naturelles ni la jeunesse de sa population
n'ont été, à ce jour, convenablement exploitées. Aucun dirigeant n'a réussi à
conjuguer ces deux atouts pour élaborer une architecture socio-économique
efficiente. Tout était ankylosé dès le départ par des intérêts politiques
particuliers. Le système marqué par une vraie hégémonie du courant
nationaliste révolutionnaire reposant sur un parti unique pensait en plus, dans
un éternel exercice d'équilibrisme, qu'il était possible d'opérer une jonction
avec une certaine vision de l'islam, plus proche de celle des Frères
musulmans que de la culture islamique locale, issue de confréries soufies{68}.
Cette absence de choix de société a préfabriqué, de bric et de broc, un
semblant d'idéologie qui allait constituer l'ADN du régime : mi-civil-mi-
militaire, mi-gauchiste-mi-affairiste, mi-laïque-mi-religieux, l'ensemble
déconnecté de toute cohérence.
La promesse de développement économique de l'Algérie s'inscrivait alors
dans un contexte international qui mettait à l'honneur les pays du « tiers-
monde », mais la réalité allait très vite rattraper les doux rêveurs qui n'avaient
pas encore compris que la fameuse dynamique qui veut imposer au peuple
son bonheur malgré lui ne peut pas fonctionner. Cette logique à la mode avait
été inaugurée quelques années plus tôt, en pleine guerre d'Algérie, en 1955,
lors de la conférence des « non-alignés » de Bandung et avait séduit plusieurs
« révolutionnaires » empiriques qui prenaient en compte l'utopie sans évaluer
sa traduction effective.
Quoi qu'il en soit, plusieurs mesures décidées par Ben Bella ne pouvaient
que plaire aux militants anticolonialistes français qui avaient parcouru le
chemin inverse de celui des pieds-noirs espérant faire de
l'Algérie indépendante un champ d'expérimentation du « socialisme
authentique ». Car, en 1963, en théorie, les objectifs du pouvoir visaient à
assurer une redistribution gratuite des terres fertiles et la création de
coopératives sur adhésion libre. Le régime a voulu aussi la nationalisation du
crédit et du commerce extérieur et subordonner l'industrialisation au
développement de l'agriculture. Autant de résolutions qui font asseoir le
caractère socialiste, voire autogestionnaire, mais qui allaient, à terme se
révéler catastrophique pour l'économie algérienne. L'utopie laissait croire
qu'il était possible de garantir le bonheur d'une population en l'écartant des
centres de la décision et en la privant de liberté d'expression, de conscience et
d'opinion. Mais ce n'est pas tout, puisque le code de la nationalité élaboré au
courant de l'année 1963 allait, à son tour, montrer la réalité du régime en
place, y compris aux pieds-rouges qui l'avaient soutenu.
La citoyenneté algérienne n'existant pas, avant l'indépendance, d'un point
de vue juridique, il fallait, après l'accession à la souveraineté déterminer, à
travers un code spécifique, les moyens de son obtention. Dans le projet
initial, comme dans le texte adopté, est définie une « nationalité d'origine »,
accordée rétroactivement à ceux dont la loi considère qu'ils n'ont pas à
acquérir la nationalité algérienne. Ainsi l'article 34 allait fixer le sens du mot
« Algérien » selon la doctrine prônée par Ben Bella : « Il s'agit de toute
personne dont au moins deux ascendants en ligne paternelle sont nés en
Algérie et y jouissent du statut musulman{69}. »
Les soutiens non musulmans du FLN, nés en Algérie et ayant porté eux
aussi, parfois au péril de leur vie, l'ambition indépendantiste, ne s'étaient pas
rendu compte que derrière l'utopie fraternelle et socialiste, le projet islamisant
allait leur dénier le droit d'accéder automatiquement et de plein droit à la
nationalité algérienne. Fernand Iveton, ce militant communiste et
anticolonialiste né en Algérie en 1926, condamné à mort et guillotiné en
1957, n'aurait pas pu, en 1962, être algérien automatiquement. Un islamiste
égyptien avait souhaité exclure de la nation les non-musulmans et Ben Bella
a exaucé son vœu !
En effet, soufflée par Toufik Al-Chaoui{70}, constitutionnaliste égyptien,
conseiller et ami personnel de Ben Bella, et surtout agent d'influence des
Frères musulmans chargé de la politique de réislamisation des pays du
Maghreb après la décolonisation, cette démarche clairement xénophobe et
discriminante visait à consolider la société monolithique et islamo-
nationaliste en construction. L'islam est déjà instrumentalisé pour servir de
« ciment » à la société. Ce sera donc la « religion de l'État », pour
accompagner le « projet socialiste ».
Toufik Al-Chaoui avait même regretté que l'Algérie n'aille pas plus loin
dans la consécration de l'option islamo-nationaliste. Lui qui avait préconisé
que l'appellation officielle du jeune État indépendant soit « République
algérienne arabe et islamique » au lieu de la dénomination finalement
choisie : « République algérienne démocratique et populaire », caressait en
réalité le rêve de fonder un État théocratique régi par la charia, les textes
jurisprudentiels issus du corpus coranique. Il l'avouera en ces termes dans ses
mémoires : « Après être entré en Algérie avec Ben Bella et son groupe, je me
suis rendu compte progressivement – mais il était déjà trop tard – de
l'existence de preuves qui m'ont convaincu que Ben Bella et son groupe
étaient soutenus par le régime nassérien d'Égypte, le gouvernement marocain,
la France et y compris par le groupe de Ferhat Abbes, des socialistes, des
communistes et des nationalistes. J'ai découvert également progressivement
que l'orientation islamique n'allait avoir aucun rôle dans ce groupe. Si je les ai
suivis, c'est parce que je leur avais donné ma parole depuis 1956 et mon
souhait était d'élaborer les textes constitutionnels qui feraient allusion au
caractère arabe et islamique de l'Algérie indépendante{71}. »
Le code de la nationalité, adopté en mars 1963 allait, quelques mois plus
tard, intégrer la constitution approuvée en septembre de la même année.
Malgré les protestations de Jacques Vergès{72}, le célèbre « défenseur de la
cause algérienne », qui comprenait en tant qu'homme du barreau la portée
juridique – et au-delà idéologique d'un tel texte – le régime algérien a préféré
suivre l'avis du représentant des Frères musulmans. L'avocat français
accédera à la citoyenneté algérienne à la faveur de son mariage avec « une
héroïne de la guerre de libération », Djamila Bouhired, avec laquelle il eut
deux enfants, mais surtout grâce à un article de loi qui permettait de
naturaliser tous ceux qui pouvaient prouver « une participation à la guerre de
libération ». En tant qu'avocat du FLN, il fut même intégré dans le premier
cabinet du ministre des Affaires étrangères. En tout état de cause, le code de
la nationalité proposé par Al-Chaoui fut « lu et approuvé{73} » par Ben Bella
et Mohamed Khider{74}, alors Secrétaire général et trésorier du FLN, qui l'ont
présenté au bureau politique du parti qui l'a validé. Dès lors « l'Algérien de
souche », le « vrai algérien » devait être aussi musulman dans l'inconscient
collectif. À ce jour, certains jeunes ne s'imaginent même pas qu'un Algérien
puisse être athée ou catholique, encore moins juif.
D'un autre côté, l'étroitesse des liens avec le pouvoir de Nasser a charrié,
dans son sillage, une approche strictement arabiste qui atrophiait l'identité
algérienne et la réduisait à ce fameux triptyque : la nation (algérienne) – la
religion (islamique) – la langue (arabe). Et pour chaque élément, une
exclusivité est requise, ce qui, déjà, faisait le lit de la future explosion
islamiste qui allait survenir durant les années 1980 et 1990.
Toujours est-il, entre 1962 et 1965, l'alignement trop criant de Ben Bella
sur la politique égyptienne et ses relations privilégiées avec le président
Nasser ont fini par le transformer progressivement en valet du Caire. Pour
Houari Boumediène, l'Algérie n'avait pas combattu pour gagner son
indépendance de la France afin de tomber en définitive dans l'escarcelle de
l'Égypte qui se voyait comme leader incontesté du monde arabe.
Le 19 juin 1965, le pays est en pleins préparatifs pour accueillir une
Conférence afro-asiatique. Boumediène, encouragé notamment par
Bouteflika, alors ministre des Affaires étrangères et quelques autres, procède
au coup d'État, auquel il songeait depuis déjà plusieurs mois, pour écarter
Ahmed Ben Bella. Ainsi était érigé un antidémocratique « Conseil de la
Révolution » qui, de fait, se substituait aux institutions d'un État moderne.
Composé de 26 membres, quasiment tous des officiers{75} – dont
Boumediène lui-même qui les dominait – ce conseil devenait l'incarnation
d'un pouvoir réel qui instaurait une collégialité entre sociétaires d'un même
clan. Sur les cinq dirigeants qui succéderont à Boumediène après sa mort,
deux seront issus de ce « Conseil de la révolution » : Chadli Bendjedid{76} et
Abdelaziz Bouteflika (sachant que les trois autres : Mohamed Boudiaf, Ali
Kafi{77} et Liamine Zeroual – qui ont présidé dans des conditions
particulières entre 1992 et 1999 – furent davantage des solutions de
remplacement dans l'urgence dans un contexte de guerre civile).
Le « Conseil de la Révolution » deviendra en réalité le parti, l'armée et en
définitive l'État. Cet alliage – parti, armée, services de renseignement et
conseil de la révolution – consolidera une nouvelle forme de régime asservie
par Houari Boumediène qui, en plaçant ses hommes, aux postes clés et
stratégiques a décidé de tout verrouiller. Pour se rapprocher d'une image
respectueuse des règles démocratiques, le système va alors se doter d'une
apparence civile et cédera même une partie des attributs du pouvoir à des
responsables n'ayant jamais occupé de fonctions militaires. Mais dans les
faits, le principe demeurera le même : le civil reste subordonné au militaire et
les forces vives de l'intérieur sont toujours soumises au clan issu des bases
frontalières dont les membres resteront les véritables patrons des trois pôles
du « pouvoir réel » : présidence, état-major de l'armée, services de
renseignement.
Avec son costume mal taillé, le même Boumediène portera trois
casquettes : Président du gouvernement, ministre de la Défense nationale et
Président du « Conseil de la Révolution ». Parallèlement, il tenait la
redoutable Sécurité Militaire, la police politique qui a longtemps terrifié les
Algériens. Elle était surtout chargée d'anticiper les menaces sur la pérennité
du pouvoir. Ce qu'elle fit.
Sur le plan socio-économique, Boumediène pensait construire une
économie viable – notamment après la nationalisation des hydrocarbures en
1971 – autour des richesses du sous-sol et affichait une volonté de consolider
un socialisme basé sur une triple révolution à la fois agraire, culturelle et
industrielle. L'idée consistait à ériger un « État providence » qui permettrait
d'assurer le plein-emploi et la gratuité des soins, de l'éducation et de l'habitat,
l'ensemble accompagné d'un discours nationaliste aux relents populistes, afin
de créer les conditions de la satisfaction des couches prolétaires tout en
formant une classe moyenne, constituée de fonctionnaires et de petits
commerçants, susceptibles d'accéder à la propriété et à un certain cadre de
vie. Autant de facteurs qui, le pensaient-ils, devaient assurer la pérennité du
système d'autant que les oppositions et la société civile étaient verrouillées
par la police politique aux aguets.
Ce « projet de société » permettra d'endormir la population et de faire
naître une « nouvelle bourgeoisie », composée notamment d'arrivistes et de la
clientèle du pouvoir, au détriment de la bourgeoisie algérienne historique,
soupçonnée, par les caciques, de ne pas avoir suffisamment pris part à la
guerre de libération ou de ne pas adhérer totalement au « projet socialiste » et
qui, de fait, favoriseront un affairisme qui vit d'importantes fortunes amassées
au fil du temps grâce à une bureaucratie qui soutenait, avant tout, le régime et
les différents cercles concentriques qui l'entourent.
Il y avait néanmoins quelques exceptions. Par exemple, Houari
Boumediène, contrairement à la plupart des membres du clan d'Oujda, n'était
pas à proprement dit attiré par l'argent. Bien au contraire, privilégiant pour
lui-même un mode de vie assez austère, il était en revanche, non pas un
homme d'État, mais plutôt un homme de pouvoir ayant consacré toute son
existence à cet idéal. Terrassé par la maladie, il décédera, à l'âge de 46 ans, en
décembre 1978. Deux mois plus tard, c'est un autre membre du « conseil
de la Révolution », le colonel Chadli Bendjedid qui est désigné par ses pairs
de l'armée à l'issue d'un conclave extraordinaire, organisé pour perpétuer le
caractère collégial du régime. Lui également aura une triple fonction,
puisqu'il sera à la fois chef de l'État, ministre de la Défense et patron du FLN.
Mais, aussi verrouillé et contrôlé soit-il, le système n'échappait pas à la
contestation.
S'il avait pour modèle certains pays de l'Est, il ne pouvait pas avoir leur
rudesse pour ne pas mettre en péril l'image voulue par la nomenklatura qui
prétendait être issue d'une révolution populaire, prolongement de ce même
peuple et son incarnation. Et s'il n'hésitait pas à utiliser la violence par petites
doses, la domestication de la société passait, le plus souvent, par des
méthodes plus subtiles. La Sécurité militaire avait la possibilité de briser des
trajectoires professionnelles ou a contrario de les promouvoir, le régime
pouvait récompenser sa clientèle sinon priver ses adversaires de tout et, en
dernier recours, il y avait toujours moyen de monter une cabale pour
emprisonner. Lors de mes différentes rencontres, un ancien cadre à la
présidence algérienne, m'expliqua la règle : « La sécurité militaire a le
pouvoir du stylo. Aucun fonctionnaire, aucun juge, aucun militaire ne peut
voir sa carrière évoluée si la SM met son veto. Idem, aucune entreprise
privée, aucun industriel ne peut prospérer s'il a contre lui cette police
politique. »
À la fin des années 1970, mais davantage au début des années 1980, des
contestations et manifestations surgirent dans plusieurs régions du pays, en
Kabylie en premier lieu et à Constantine par la suite. Tantôt pour des raisons
identitaires tantôt pour des questions socio-économiques. Ainsi, si le système
va perdurer, la mort de Boumediene va tout de même provoquer
la recomposition du pouvoir, plus dans sa forme que dans son fond. D'abord
un renoncement à la stricte orientation socialiste, ensuite, l'élargissement de
certains opposants, comme Ferhat Abbas par exemple, et enfin l'utilisation
des milieux intégristes comme outil d'affaiblissement des mouvements
berbéristes, démocrates, et, plus largement, ceux se réclamant de la gauche.
D'ailleurs, ce n'est certainement pas par hasard si dès 1982, un groupe
islamiste va faire une violente « descente » à la cité universitaire de
Ben Aknoun, sur les hauteurs d'Alger, là où logent notamment les étudiants
de la faculté de droit, très actifs alors politiquement. On va dénombrer, outre
plusieurs blessés, un mort : Kamel Amzal, un militant berbériste.
C'était également l'époque où les leaders fanatisés commençaient à prêcher
leur rejet du pouvoir tout en recrutant, ouvertement, pour envoyer de jeunes
algériens rejoindre la « légion arabe » en Afghanistan, le plus souvent via
l'Arabie Saoudite et le Pakistan. La destination à la mode pour les
intégristes : aller guerroyer contre les Soviétiques, avec la bénédiction des
puissances occidentales !
Au même moment, le pays vivait d'autres convulsions : le « printemps
berbère » en 1980, la constitution du premier maquis islamiste (celui de
Mustapha Bouyali{78}) en 1982, émeutes à Oran et à Constantine,
respectivement en 1984 et 1986, autant d'événements qui préparaient
l'explosion (accentuée par le régime) de 1988. Cette décennie a connu un
véritable bouillonnement, révélé par la crise économique – et son lot de
pénuries – qui frappait l'Algérie de plein fouet à la suite de la chute du prix
du pétrole. Les grandes surfaces gérées par le pouvoir étaient alors tristement
vides, dans ce pays qui ne produit quasiment rien et qui n'avait presque plus
de capacités financières pour importer, y compris les biens de première
nécessité comme le lait, le café ou les céréales. Certes, un « plan anti-
pénurie », appelé PAP, fut lancé, mais il fera long feu devant les besoins
pressants de la population.
Les premières années Chadli avaient commencé par la mise en place d'une
logique de « déboumédiénisation » et permis l'édification de nouvelles
traditions de gouvernance où le clientélisme allait être décomplexé. Le retour
en force du parti FLN n'allait pas s'opérer tant sur une mainmise politique,
mais plutôt, à travers un affairisme assumé. Dans les coulisses du régime,
l'homme fort du moment, sous des allures inoffensives, avait entamé sa
présidence en écartant les uns après les autres tous les caciques qui pouvaient
le gêner. Le premier d'entre eux, en tout cas le plus en vue, fut Abdelaziz
Bouteflika. Celui qui se voyait comme le « successeur naturel » ou
« l'hériter{79} » de Boumediène (son mentor), a été en vérité éloigné par
l'armée et les services de renseignement. Ils ne le considéraient pas comme
quelqu'un de fiable, mais surtout, les galonnés étaient convaincus que le
ministre des Affaires étrangères d'alors n'était pas du genre à garantir le
consensus au sein de la nomenklatura et qu'il risquait de ce fait de
bouleverser les équilibres entre les différents courants qui constituaient le
clan. Sans oublier que les malversations financières et les détournements de
fonds dont il était coupable le rendaient vulnérable. Contre une impunité,
Chadli Bendjedid lui avait demandé de rembourser une partie des sommes
qui se sont volatilisées quand le chef de la diplomatie algérienne gérait
certains « fonds spéciaux », mais aussi de quitter la scène sur la pointe des
pieds. Certes Bouteflika a adopté un profil bas, mais il n'hésitait pas à fustiger
en privé, notamment auprès de ses interlocuteurs étrangers, le pouvoir
d'Alger. Il en voulait à Bendjedid de ne pas l'avoir davantage couvert, sans
oublier qu'il avait un profond mépris pour ce dernier, le considérant comme
indigne de succéder à Boumediène tout en se voyant comme l'unique
président légitime. Tous ceux qui l'ont connu et côtoyé à cette époque parlent
des frustrations et même « de la haine » qu'il a accumulées, y compris
« contre le peuple algérien qui n'était pas descendu dans la rue pour clamer
son nom{80} ! »
Loin d'être homogène, le groupe issu de l'armée des frontières et du clan
d'Oujda contenait plusieurs sensibilités idéologiques – des partisans de l'islam
politique jusqu'aux libéraux, en passant par des gauchistes adeptes des
modèles cubains ou soviétiques – mais surtout parfois des intérêts
mercantiles divergents. Le FLN, qui jouait le rôle de parti-État, avait vocation
à abriter tout ce beau monde et à assurer la répartition de la rente, à travers
l'affairisme, les passe-droits, les privilèges et les diverses malversations. Le
parti historique a été transformé en véritable usine à générer de la corruption.
La critique du pouvoir même si elle demeurait symbolique ne se situait
jamais ni en dehors du « parti unique » ni contre celui-ci.
Lorsque des journalistes français et des observateurs étrangers, croyaient
que le FLN était le « parti au pouvoir », en réalité ils se trompaient, car si
l'organisation, au sigle désormais bien connu, profitait du pouvoir en
attribuant à ses membres des privilèges divers et variés, le pouvoir réel était
entre les mains des trois pôles déjà cités et dont les chefs constituaient le
« conseil d'administration » de l'entreprise Algérie : le président de la
République, et ses proches conseillers, notamment, Larbi Belkheir{81}, le chef
d'état-major de l'armée et le chef des services de renseignement.
Le phénomène de type mafieux, apparu timidement sous Boumediène,
allait s'accentuer ostensiblement sous Chadli Bendjedid. Si aux yeux du
lecteur le terme « mafieux » peut paraître excessif, il ne l'est guère puisque
plusieurs des marqueurs des États-voyous sont réunis dans le cas algérien, car
outre le clientélisme, la corruption et les passe-droits qui se sont banalisés, il
y eut des assassinats politiques qui se sont succédé depuis l'indépendance :
Mohamed Chabani{82} (1964), Mohamed Khider{83} (1967), Krim
Belkacem{84} (1970), Ahmed Medeghri{85} (1974), Ali André Mécili{86}
(1987) et plus tard, Mohamed Boudiaf (1992) et probablement beaucoup
d'autres sur lesquels il n'y a pas de preuves.
Durant ces années 1980, alors que la crise économique mettait les
Algériens dans une réelle situation d'humiliation, alors que le peuple souffrait
des pénuries similaires à celles connues au sein du bloc de l'Est et les
ménagères des classes populaires et moyennes, devaient, très souvent, subir
de longues files d'attente devant des « supermarchés » étatiques, aux étals
affreusement vides, les caciques, sous couvert d'un début de libéralisme,
n'hésitaient plus à montrer ostensiblement des richesses et des biens indûment
acquis. Pendant ce temps, dans la société, les femmes commençaient à
exhiber voiles et tchador et les hommes barbes et kamis. Dans ce contexte
d'injustice et de gabegie, le discours islamiste séduisait. D'autant plus qu'au
niveau international, une « révolution islamique » avait réussi à chasser le
Shah d'Iran (1979), un « groupe djihadiste » avait pu éliminer le successeur
de Nasser, l'égyptien Anouar Al-Sadate, qui avait osé signer une paix avec
Israël (1981) et de « vaillants moudjahidines » – aidés par des Algériens et
d'autres « jeunes arabes » – « tenaient la dragée haute » à la puissante armée
rouge en Afghanistan. L'islamisme était partout en vogue.
L'ère Chadli est devenue au fil des années une époque d'affairisme qui a vu
l'édification de réseaux d'arrivistes, constitués des clientèles du système, de
prête-noms de barons du régime ou la progéniture de ces derniers qui
bénéficiaient de facilitations diverses et variées. Ils ont ainsi progressivement
réussi à mettre en place une véritable économie parallèle. Durant ces années
1980, la corruption commençait à battre son plein. Et ce fléau allait être
utilisé comme argument dans les prêches qui se donnaient à cœur joie pour
délégitimer les décideurs. Ceux-ci ayant créé les conditions du vide en
réduisant à néant toutes les oppositions sérieuses, se réclamant de la
démocratie ou des formes de progrès, ont favorisé l'islam politique comme
unique alternative. Les « barbus » – comme on les appelait – trouvaient, dans
leur processus de diabolisation du pouvoir, une série de faits, tout aussi
objectifs les uns que les autres, qui leur permettaient de pointer un doigt
accusateur en direction de cette mauvaise gouvernance et de se présenter
comme des chantres de la vertu. Car de plus, à cette époque, le système fit
une énième erreur stratégique. La religion, déjà largement instrumentalisée
par le régime, sous forme de bigoterie, de superstitions, utilisée comme
anesthésiant était progressivement reprise en main par des apprentis
théoriciens, propagateurs de la pensée des Frères musulmans ou purs
produits du wahhabisme saoudien. L'islam n'allait plus demeurer, au fil des
années, comme le « ciment » traditionnel et culturel de la société, mais se
transformer en une idéologie politique de contestation. Comme beaucoup de
formations populistes ou extrémistes, le constat était juste, le pays allait mal
et ses dirigeants étaient pathétiques de médiocrité et d'incompétence, mais les
islamistes ne proposaient rien sinon le règlement automatique de tous les
problèmes socio-économiques par la seule instauration des « lois
coraniques » et une promesse ferme de « Paradis éternel » pour leurs adeptes.
Lorsque le cœur de la société est ignorant et quand la société civile est
inexistante, ce type de « programmes politiques » devient attrayant. En clair,
si leur constat était souvent juste, leur proposition était néanmoins
dangereuse. Les fanatiques ne voulaient rien d'autre qu'aller vers
l'obscurantisme.
Le parti « des pauvres et des laissés pour compte » c'était le « parti de
Dieu ». De plus, ses leaders pouvaient profiter de milliers de tribunes
hebdomadaires : les nombreuses mosquées construites dans les recoins de
chaque quartier, de chaque ville et de chaque village. Progressivement, le
pouvoir qui tenait la population d'une main de fer se voyait de plus en plus
contesté dans ces lieux de prières transformés en véritables attractions vers
lesquelles se rendaient des jeunes et des moins jeunes pour découvrir des
paroles et une « liberté de ton », orientée contre les caciques, que l'on
n'écoutait nulle part ailleurs, sinon peut-être dans les tribunes des stades de
football.
Même dans certaines sphères dirigeantes, le « discours religieux », en
vérité le discours islamiste, commençait à prendre. La religion d'État devenait
aussi, à certains égards, une idéologie de celui-ci. Ainsi des figures de l'islam
politique prêchaient, le plus normalement du monde, à la télévision publique,
contrôlée pourtant par le régime. Le plus « illustre » fut sans doute l'Égyptien
Mohammed El Ghazali, figure des Frères musulmans, qui officiait également
à l'université de théologie de Constantine, à l'est du pays. Le pouvoir de
Chadli pensait faire à travers ce prédicateur charismatique un coup double :
entretenir la population dans une certaine bigoterie qui prépare, croyait-on, à
l'obéissance envers le dirigeant et faire face à l'avancée des salafistes
wahhabites formés notamment en Arabie Saoudite et qui, ouvertement, de
plus en plus, contestaient les caciques mais aussi tous les modes de
gouvernance qui incluent la démocratie, la laïcité ou les valeurs universelles –
et commençaient à appeler à l'instauration d'une théocratie.
La chute vertigineuse de la rente pétrolière qui montrait, durant les années
1980, à la population la triste réalité de son économie{87}, révélait aussi les
nombreuses failles du système. Celles entre le pouvoir et la société,
colmatées jusque-là par l'opacité ambiante, se transformaient en fossé.
D'autant plus que la déstabilisation économique entravait la répartition de la
rente. La paix sociale ne pouvait plus être monnayée et les Algériens
découvraient progressivement qu'ils vivaient sur un mirage. Tout était
discours creux et promesses non tenues. Deux ans après le crash pétrolier de
1986, en octobre 1988, de sanglantes émeutes, sur lesquelles nous
reviendrons plus loin, allaient lever le voile sur la faillite du régime. Ces
émeutes, en partie « spontanées », en partie, provoquées et enfin amplifiées
par des clans du pouvoir allaient en définitive profiter aux promoteurs des
idées islamistes.
Les premières élections libres en Algérie, en 1990, les Municipales, ont
bénéficié aux intégristes qui se sont retrouvés ainsi à la tête de plusieurs
communes.
Le déficit de légitimité dont souffrait le système depuis l'indépendance ne
saurait être comblé que par la voie des urnes. C'est ce que croyaient, à juste
titre, plusieurs observateurs de la scène algérienne. Pour préparer l'échéance à
venir, celle de décembre 1991 (prévue initialement en juin de la même
année), une nouvelle loi électorale – qui avait pour vocation de corriger celle
existante (de 1989) – fut ainsi adoptée. Ses concepteurs pensaient que cela
allait suffire pour couper l'herbe sous les pieds des islamistes du FIS.
Prisonnier de plusieurs cercles du pouvoir, le Premier ministre Sid Ahmed
Ghozali{88}, probablement l'un des plus intègres (jamais aucune casserole
n'est venue entacher son image), semblait très isolé au milieu de ce qui
s'apparentait à une guerre entre gangs. Et le clan du président Chadli
Bendjedid était le plus fragilisé.
Finalement, le séisme électoral fut terrible et ses dégâts irrémédiables. Le
26 décembre 1991, les islamistes confirmaient une tendance déjà perceptible
dans la société et remportaient largement le premier tour des élections
législatives contrairement aux « prévisions » rassurantes concoctées par le
FLN. Après avoir gagné, une année auparavant plusieurs mairies, le
Parlement allait, à son tour, tomber dans l'escarcelle des intégristes. Pour eux,
cette première phase devait leur permettre d'exiger des présidentielles
anticipées et ainsi profiter de la dynamique favorable pour prendre les rênes
du pays démocratiquement et, évidemment, par la suite, abolir cette même
démocratie considérée par le corpus salafiste comme une hérésie
incompatible avec la charia. Les sermons de plusieurs leaders du Front
islamique du salut (FIS), dont le parti avait été légalisé, dès 1989,
confirmaient ouvertement leur rejet de la démocratie qui ne devait être pour
eux qu'un moyen pour accéder au pouvoir. « Notre combat est celui qui
oppose la pureté islamique à l'impureté démocratique{89} », clamait
Abdelkader Hachani{90} l'un des leaders du parti extrémiste.
Cette stratégie avait été tranchée par les différents cadres de la formation
extrémiste. Durant d'interminables palabres et de polémiques théologiques,
les puristes du mouvement rappelaient, avec en guise d'arguments, prêches
d'idéologues saoudiens ou déclaration de figures des Frères musulmans, que
l'islam – leur vision de la religion – n'acceptait pas le principe de la
démocratie qui permet d'élire des législateurs et qui donne la souveraineté au
peuple alors que, selon eux, « Allah est le seul législateur et la souveraineté
n'appartient qu'à Allah et à Allah seul ».
Les différents cadres se sont donc accordés sur la création d'une formation
politique dénommée Front islamique du salut (FIS) qui disposera d'un conseil
consultatif (Majlis el-choura). Pour rendre « licite », d'un point de vue
religieux, la constitution du parti et la participation aux élections, le
programme devait viser clairement deux objectifs : l'instauration d'un État
islamique et l'application de la charia. Dès le 23 février 1989, quelques mois
avant la légalisation du parti, par le ministère de l'Intérieur, Ali Benhadj{91},
considéré comme le « numéro 2 » du FIS le précisait à travers les colonnes du
quotidien Horizons : « Il n'y a pas de démocratie en islam. La démocratie
c'est kofr{92} ». Cette déclaration, à elle seule, aurait permis de ne pas donner
d'agrément à un parti qui annonçait déjà qu'il ne comptait pas respecter le
cadre constitutionnel.
Il y eut à ce sujet plusieurs polémiques en France au lendemain de l'arrêt
du processus électoral en Algérie. Plusieurs courants, notamment ceux de la
gauche mitterrandienne estimaient qu'il fallait « respecter la démocratie » et
laisser les islamistes gouverner. Évidemment, nous pouvons comprendre le
raisonnement puéril et simpliste. Nous étions alors dix ans avant le 11-
Septembre et près de vingt-cinq ans avant les attentats de Paris et de Nice.
Nous étions bien avant qu'Al-Qaïda d'abord et Daesh ensuite ne révèlent au
monde la réalité du projet intégriste. De plus, l'histoire n'avait pas encore
révélé que François Mitterrand approuvait l'intervention de l'armée
algérienne, même si son discours officiel laissait dire le contraire.
Jeune journaliste, j'étais de ceux qui étaient opposés radicalement à
l'éventualité qui autorisait des salafistes à gouverner même lorsqu'ils
remportent « démocratiquement » des élections. Depuis, je n'ai pas changé
d'avis. Bien au contraire. Je suis même conforté à l'idée qu'il ne faut pas que
les démocrates soient suffisamment naïfs au point de permettre aux ennemis
de la démocratie de combattre celle-ci avec ses propres outils, en l'occurrence
les processus électoraux. Je n'étais pas évidemment le seul à adopter cette
position en Algérie, car affirmer que le FIS – malgré la victoire des urnes –
était rejeté par une large partie de la population qui avait peur du projet
islamiste n'était pas exagéré, encore moins faux. Et le ressasser aujourd'hui
encore est toujours une nécessité tant l'opinion a été abusée sur cette période.
Il aurait été catastrophique pour l'Algérie, dangereux pour les pays du
Maghreb et problématique pour la France si une théocratie était née de l'autre
côté de la Méditerranée. Avec le recul de près de trois décennies, qui peut
affirmer que ce constat est faux ? Qu'on se le dise : si les intégristes avaient
obtenu plus de 3 millions de voix, l'abstention avait concerné 5 millions
de citoyens, ceux que l'on avait appelés de « majorité silencieuse ». Ceux-là
ne se reconnaissaient dans aucun des partis ou étaient-ils échaudés par trente
ans de fraude. À l'invite d'Aït Ahmed et de plusieurs associations de la
société civile, des féministes, des communistes, des laïques, un gigantesque
rassemblement (on parle d'un million de personnes) a été organisé le 2 janvier
1992 pour préserver la démocratie. Plus tard, il y eut des interprétations
diverses et variées à propos de cette manifestation, mais il est évident que
beaucoup de ceux qui avaient pris part à ces rassemblements, surtout les
femmes, rejetaient le projet islamiste porté par des partisans de l'État
théocratique qui ne cachaient pas leurs intentions : le voile allait être imposé,
les institutions devaient se conformer aux « lois islamiques » et l'alternance
démocratique n'était pas du tout envisagée. Des appels à l'arrêt du processus
électoral furent lancés et, au sein de l'armée et des services de renseignement,
cette éventualité était de plus en plus envisagée même si Chadli Bendjedid
voulait que les élections aillent à leur terme, incapable probablement
d'analyser à quoi s'exposaient le pays et toute la région si les islamistes –
débordés déjà par les courants les plus ouvertement radicaux, dont les
fameux « Afghans{93} » – prenaient en main les institutions régaliennes.
Face à la pression exercée par ses pairs, le président décide alors de
démissionner. S'il est évident qu'il ne s'agit pas d'un coup d'État classique
(Chadli Bendjedid a toujours rappelé, jusqu'à sa mort, que c'est un désaccord
avec les généraux les plus influents qui l'a amené à quitter ses fonctions), il
n'en demeure pas moins que l'état-major de l'armée et les services de
renseignement, en campant sur leurs positions et majoritairement hostiles à la
poursuite du processus, ont isolé un chef de l'État, déjà fragilisé
politiquement et psychologiquement depuis les événements d'octobre 1988.
Les galonnés savaient qu'il fallait le pousser vers la retraite. Le départ de
Chadli allait ainsi créer un vide institutionnel et permettre à l'armée de
reprendre les « choses en mains » et donc de refermer la parenthèse
démocratique. Beaucoup de militaires disent aujourd'hui sans complexes qu'il
était nécessaire « de sonner la fin de la récréation ». Il fallait probablement le
faire plus tôt et autrement ! En tout cas sans pénaliser la démocratie.
Le 11 janvier 1992, d'une voix tremblante Chadli Bendjedid annonce sa
démission. Dans la foulée, le processus électoral est interrompu par le Haut
Conseil de sécurité (HCS), constitué de responsables militaires et civils, et un
haut comité d'État (HCE) est constitué avec à sa tête... Mohamed Boudiaf que
les caciques ont sorti d'une paisible retraite au Maroc où il était en exil depuis
vingt-sept ans.
Les concepteurs du HCE, en l'occurrence les chefs de l'armée et des
services de renseignement, ont voulu une institution représentative de toutes
les sensibilités présentes sur la scène algérienne : Mohamed Boudiaf était la
caution historique, car le régime a toujours comblé l'absence de légitimité
démocratique par cette fameuse « légitimité historique », Tedjini
Haddam{94}, ex-ministre des Affaires religieuses et ancien recteur de la
mosquée de Paris, représentait le courant « religieux » (et surtout il était
l'oncle de l'une des figures du FIS, Anouar Haddam), Ali Haroun{95}, un
membre de la Fédération de France du FLN était devenu, dans l'intervalle,
avocat et « défenseur des Droits de l'homme », il avait vocation à représenter
la société civile, Ali Kafi, dirigeait à l'époque l'organisation des
moudjahidines, il devait incarner la « fidélité aux anciens combattants et à la
guerre de libération » et enfin le général Khaled Nezzar{96} s'exprimait, lui,
au nom de l'institution militaire, en sa qualité de chef d'état-major et de
ministre de la Défense. Ce casting élaboré après des heures de palabres et de
réunions informelles où l'ensemble des détenteurs du pouvoir réel d'alors
multipliait les scénarios et les plans espérant, à court terme, sortir le pays de
la crise, mais l'objectif à plus longue échéance consistait à pérenniser le
système que seuls les islamistes pouvaient faire exploser.
4.
Octobre 1988 : une émeute
n'annonce jamais le printemps !
La violence qui a caractérisé le soulèvement et la répression d'octobre 1988
ont été très vite balayées par la montée de la menace islamiste et la guerre
civile qui s'est ensuivie. Il n'y a jamais eu d'enquête ni de poursuites
notamment contre ceux qui ont ordonné et pratiqué la torture et des actes de
sévices, parfois contre de très jeunes manifestants. Aujourd'hui encore, le
grand public ignore presque tout sur la réalité de cette séquence, présentée
souvent, un peu trop rapidement, comme une période d'« émeutes
spontanées ». C'est ce que répètent y compris de nos jours, la plupart des
médias, même en France.
Il n'y a pas eu de sanctions non plus contre les véritables commanditaires
de ces événements qui firent plusieurs dizaines de morts et quelques
centaines de blessés{97}. Contre les émeutiers, la plupart des jeunes et des
adolescents, le système a agi avec une incroyable brutalité. Il y eut des
réactions parfois disproportionnées voire des tirs tendus, avec des armes
létales, en direction des manifestants. La manipulation des islamistes s'est
ajoutée à celle de certains groupes du régime qui s'étaient engouffrés dans
toutes les fissures existantes et même si des clans du pouvoir pensaient qu'ils
avaient réussi un coup de billard à trois bandes, au final, ce sont surtout les
intégristes – seule force structurée disposant de relais et de tribunes{98} – qui
allaient récupérer politiquement la situation. Autant d'ingrédients qui ont
causé un divorce définitif entre le peuple et les dirigeants de l'époque.
Mais le mouvement en lui-même était-il vraiment spontané ? D'abord,
avant de m'exprimer en tant que journaliste et avant d'exposer les résultats de
mes investigations, si je devais convoquer ma mémoire, étant présent à
l'époque à Alger et ayant suivi et vécu de très près ces émeutes, je me
souviens d'un soulèvement réparti en plusieurs étapes à partir de la matinée
du 5 octobre 1988 : un État absent, des polices anti-émeutes presque
inexistantes et une ville livrée à la colère de la jeunesse galvanisée par
quelques centaines de provocateurs et des meneurs, on le saura plus tard, liés
à des institutions sécuritaires. Le spectacle est alors incroyable dans plusieurs
quartiers de la capitale : certains ministères saccagés, des domiciles de
quelques dignitaires envahis et des sections communales du FLN incendiées.
Nous apprîmes très vite que le mouvement s'était étendu à plusieurs autres
villes du pays. Dès le lendemain, il y a eu une entrée en matière de la
Gendarmerie et de l'Armée, avec leur impressionnante logistique, troupes
spéciales et véhicules blindés positionnés notamment autour des sites
stratégiques ou des bâtiments de souveraineté. Un état de siège – avec
couvre-feu – est décrété. À partir du 8 octobre, j'ai vu les islamistes, jusque-
là très discrets, sortir du bois. Ils commencèrent à récupérer le mouvement.
Le 10 octobre, le calme allait revenir progressivement, surtout après le
discours de Chadli Bendjedid au cours duquel il a promis l'instauration de
traditions politiques différentes. « Ma conviction est – dira-t-il lors d'une
allocution télévisée – qu'il est temps d'introduire les réformes nécessaires
même en termes de gouvernance, donc de revoir certaines structures et
certains fondements constitutionnels pour les adapter à la nouvelle étape », en
précisant que des mesures seront prises « à l'encontre des personnes qui ont
nui et n'ont pas été à la hauteur de leur responsabilité, et ce, quel que soit leur
niveau ». En vérité, ces événements étaient aussi une aubaine pour le
président qui avait ainsi une possibilité de se débarrasser de certaines figures
du régime, devenues trop encombrantes. Il ne tardera pas à agir.
Si aujourd'hui, après plus de trois décennies, je souligne que le
bouleversement d'octobre 1988 n'était pas la conséquence d'un soulèvement
spontané, mais plutôt le résultat d'une manœuvre diabolique qui a, bel et bien,
échappé à ses propres concepteurs, ce n'est guère pour spéculer ou pour
diffuser une quelconque « théorie du complot », mais tout simplement, parce
que dans l'intervalle, moult témoignages recueillis par moi-même ou par
plusieurs autres confrères et autant d'éléments factuels sont venus pour étayer
cette réalité et la démontrer.
Alors que s'est-il exactement passé ? Premièrement : expliquons la
situation de l'époque. Imaginons un régime composé de plusieurs clans dont
les membres ont divergé, dès le début des années 1980, sur l'organisation la
plus efficace qui permettrait de pérenniser le système et d'assurer à ses
différents dirigeants à la fois la captation de la rente et sa répartition. Comme
dans toutes les logiques mafieuses, les consensus sont trouvés facilement
durant les époques de faste. A contrario, c'est en temps de disette que
les égoïsmes et les désaccords s'expriment. C'est en de telles périodes aussi
que les règlements de compte prennent le dessus sur toutes les formes
d'arrangement.
Comme je l'ai déjà précisé, la conjoncture économique était mauvaise
durant les années 1980. De plus, plusieurs courants (berbéristes,
communistes, progressistes, islamistes...) commençaient à exiger l'ouverture
de nouveaux espaces politiques. Certains clans du régime et des caciques
s'estimant lésés par rapport à d'autres réclamaient, de manière plus ou moins
subtile, une part plus importante du gâteau. Les uns disaient qu'il fallait
changer les choses tandis que les autres étaient convaincus que seul le statu
quo leur garantirait le maintien de leurs privilèges.
Chadli Bendjedid, avec quelques membres de son cabinet, s'était érigé,
quelque temps après son arrivée aux affaires, en chantre de l'« ouverture
économique ». Il a promulgué, par exemple, un code des investissements qui
offrait d'autres perspectives au secteur privé. En allant vers une logique plus
libérale, il voulait surtout permettre aux caciques qui étaient proches de lui
de s'assurer de fructueuses affaires. Ce n'était pas tant la résorption des
pénuries chroniques touchant les produits alimentaires et les biens de
première nécessité qui motivait sa politique, mais la mise en place d'un
système qui ferait la part belle aux barons du marché noir, généralement liés
aux premiers cercles du régime. Il fallait leur rendre possible une mainmise
sur la commercialisation de toutes les marchandises, à travers une méthode de
bazar.
La clochardisation des transactions allait surtout permettre
progressivement la diffusion de sommes colossales en cash. Or, manipulation
de liquidités équivaut à absence de contrôle, opérations frauduleuses, achats
de devises dans cette économie parallèle qui se construisait et prenait une
incroyable ampleur et enfin transferts de ces mêmes devises à l'étranger
en toute opacité. Un système mafieux allait ainsi se mettre en place. La
population, quant à elle, était de plus en plus excédée par l'émergence
soudaine de cette caste de privilégiés. En plus de l'arrivisme visible chez
certains fonctionnaires – à la solde « officielle » pourtant dérisoire – qui
exhibaient, de manière ostentatoire, des richesses (villas et voitures de luxe
notamment), dont on imaginait la provenance, il y avait aussi des injustices
qui s'exprimaient sans complexes. La jeunesse qui aime les remarques
caustiques, affirmait dans les cafés, que tous ces nouveaux parvenus étaient
des « héritiers ». D'autres disaient : « On ne comprend pas, à l'indépendance
nous étions tous pauvres et sur la même ligne de départ. Visiblement, certains
courent très vite ». La population constatait aussi au quotidien à quel point la
bureaucratie était lourde quand il leur fallait régler le plus banal des
problèmes et combien elle se révélait « efficace » lorsque des militaires ou
des cadres du FLN la sollicitaient.
Le chômage devient, quant à lui, progressivement endémique et l'avenir
s'obscurcit pour une population de plus en plus soumise aux chants des
sirènes intégristes que personne, même plus les appareils sécuritaires, n'arrive
à contenir. Par ailleurs, la suppression, en raison des difficultés économiques,
de l'allocation en devises, qui permet à de nombreux Algériens d'effectuer des
voyages touristiques, a coïncidé avec la fermeture des frontières européennes
et l'instauration de visas. Tout ceci a limité considérablement la circulation –
notamment celle des jeunes diplômés – entre le Maghreb et la France{99}. La
marmite était en train de bouillir. Pour avoir l'impression de s'évader, les
Algériens commencèrent très tôt à se ruer vers les premières antennes
paraboliques qui leur permettaient de capter, sans visa, les chaînes françaises.
Le fossé devenait abyssal. Le pouvoir à la fois honni et rejeté avait perdu
toute crédibilité. Ses représentants faisaient l'objet de toutes les moqueries
et sarcasmes. La société utilisait cet humour et la satire comme un système
immunitaire pour faire face psychologiquement à cette injustice qui s'érigeait
en mode de gouvernance. Privés d'une vie culturelle digne de ce nom
et faisant face à des hommes politiques n'ayant aucun grand projet
mobilisateur à proposer, les jeunes qui représentent une énergie prête à
exploser expriment leur mécontentement dans les stades de football, devenus
de véritables défouloirs. Ainsi, les mosquées et les gradins n'étaient-ils pas,
plus des lieux de spiritualité ou de sport, mais des exutoires. Car pendant
qu'une minorité profitait de positions dominantes au sein de la fonction
publique, la majorité de la population était obligée de subir le plan d'austérité
imposé en raison de la crise économique.
En plus, l'arbitraire devenait monnaie courante. Une situation qui a poussé
la jeunesse à rajouter un nouveau mot au lexique dialectal algérien : El-hogra.
Quasiment intraduisible dans une autre langue, ce terme désigne ces
sentiments d'oppression, de mépris, d'abus de pouvoir que peuvent ressentir
les peuples confrontés à des dirigeants qui se soucient fort peu du sort de
leurs administrés. Cette hogra se manifeste alors au quotidien dans les
enceintes judiciaires, au sein de l'université, dans les institutions publiques,
dans le lien entre la police ou la gendarmerie et la société, bref, partout et tout
le temps. Ceci est le premier segment du malaise.
Ensuite, pour comprendre davantage cette période et pour saisir la vraie
portée du « soulèvement de la jeunesse » qui se dessinait, il est nécessaire de
revenir aussi au contexte qui régnait au sein du sérail.
Nous sommes en 1986, deux ans avant les événements. Chadli Bendjedid
n'arrive plus à faire confiance à certains de ses pairs de l'institution militaire
ni à quelques figures du FLN. Les règlements de compte n'allaient pas tarder
à éclater.
Durant la rentrée sociale de 1986, lors d'une réunion des hauts gradés,
quelques officiers supérieurs ont remis un courrier au président exprimant un
mécontentement contre Mustapha Beloucif{100}, le chef d'état-major et
néanmoins patron de plusieurs d'entre eux. À l'évidence, ils veulent sa tête.
Mais ce ne sera pas une sinécure, car il est le protégé du chef de l'État et l'un
des hommes forts du moment. Aucun membre de la nomenklatura n'ignorait
qu'il s'agissait d'un très proche de Chadli Bendjedid, il leur fallait donc avoir
de très bonnes raisons de vouloir le débarrasser. Les deux militaires se
connaissaient depuis leur jeunesse au maquis et, de plus, quand on pèse
combien est important le régionalisme à l'intérieur du système algérien, il
convient aussi de préciser qu'ils étaient, par ailleurs, du même patelin, à l'est
du pays.
Le Président qui souhaitait mener à bien sa « politique d'ouverture » et de
« libéralisation de l'économie », espérait le soutien de toute l'institution
militaire. Il ne lui était donc pas possible d'aller contre l'avis des piliers de
l'armée, juste pour sauver le soldat Beloucif, surtout si ses détracteurs avaient
des « arguments ». Il va donc préférer le sacrifier. La lettre évoquait des
malversations financières importantes et des dépenses exagérées engagées par
le général-major pour ses besoins personnels. Le président ne pouvait pas le
couvrir d'autant qu'il ignorait tout à propos de ces manquements. Dans le
système algérien, aucun haut responsable ne profite seul ou plus que les
autres. Même les magouilles doivent obéir à la logique de collégialité et de
consensus. Ce qui profite à l'un doit nécessairement profiter à l'autre, sinon,
dans le logiciel algérien, cela se transforme en malversation. Oui c'est
comique !
Ce que Bendjedid ne savait pas en prenant une décision forte contre son
ancien protégé, c'est que cette affaire allait casser l'homogénéité au sein du
pouvoir réel. Car Beloucif avait, de son côté, quelques soutiens et même s'ils
adoptèrent un profil bas, beaucoup d'entre eux ont gardé une amertume et ont
développé des théories conspirationnistes. Pour eux, le général évincé avait
été victime des DAF, les Déserteurs de l'armée française. C'est ainsi qu'ils
désignent, sous ce vocable méprisant, les anciens sous-officiers qui étaient
sous le drapeau tricolore avant de rejoindre, durant la guerre de libération, les
rangs de l'ALN. Une suspicion a toujours plané sur leur tête. Leurs collègues
qui venaient des maquis ou de la troupe des frontières leur ont, depuis
l'indépendance, fait des procès en illégitimité voire en « traîtrise », les
accusant de rouler pour la France ou d'être une sorte de « cinquième colonne
française » à l'intérieur de l'armée algérienne.
Longtemps plus tard, Beloucif dira à des journalistes : « Quand j'étais chef
d'état-major, j'avais refusé de cautionner l'achat de radars français, des
systèmes clefs en main, pour la sécurisation du ciel aérien algérien, parce que
j'estimais qu'étant un lourd marché d'État à État, nous nous devions en tant
qu'armée, responsable de la sécurité du pays, de mettre entre les mains de
l'ANP une grande maîtrise de cette sécurité en faisant en sorte que l'achat des
radars ne se fasse pas auprès d'un seul pays, la France, mais de plusieurs
fournisseurs, par exemple la Grande-Bretagne et les États-Unis{101} ». Une
version que certains de ses proches maintiennent à ce jour en affirmant que
c'est « sa volonté de faire capoter un juteux contrat avec une entreprise
française qui devait verser des pots-de-vin à certains généraux algériens, qui
lui a coûté sa carrière ». Les mêmes sources précisent que ce projet de radar
était porté par François Mitterrand lui-même et que ce dernier avait, lui aussi,
réclamé, de manière subtile, à Chadli Bendjedid de changer de chef d'état-
major. Même si les deux présidents entretenaient de bonnes relations, il est
difficile d'imaginer Mitterrand prendre le risque de se mêler de l'organisation
de l'armée algérienne auprès d'un Bendjedid qui était assez tatillon sur les
questions nationalistes. Mustapha Beloucif avait refusé dans la foulée le
survol gratuit de l'espace aérien algérien par l'aviation française en partance
pour le Tchad. Cela aurait mis le président algérien, qui avait tissé de bonnes
relations avec son homologue français, dans une situation inconfortable.
Naturellement, on peut s'imaginer que les raisons profondes de la divergence
n'étaient pas idéologiques, plutôt mercantiles. Il apparaît, lorsque des langues
se délient, d'un côté comme de l'autre de la Méditerranée, que de forts enjeux
financiers étaient au centre de ce contrat qui n'a jamais été conclu et non pas
entre États seulement, mais pour certains « décideurs » algériens qui furent
ainsi privés de juteuses commissions. Dans de telles situations, les rancunes
deviennent tenaces.
Nommé en 1984 général-major – à l'époque le grade le plus élevé de
l'institution militaire –, cet officier supérieur fut donc obligé de faire valoir
ses droits à la retraite deux années plus tard... à l'âge de quarante-sept ans.
Initialement investi de la confiance du président pour mener à bien la
restructuration et une politique de modernisation de l'armée, Mustapha
Beloucif avait notamment pensé à l'ouverture du marché algérien de
l'armement dans le but de diversifier les fournisseurs et de ne pas rester à la
merci de la seule URSS. Il voulait en même temps rajeunir les rangs des
officiers supérieurs et pousser vers la retraite certains anciens cadres
empiriques pour les remplacer par des officiers, mieux formés. Un ex-
militaire est aujourd'hui catégorique : « Beloucif, se croyant protégé par le
président, a touché aussi à des intérêts personnels. Quelques généraux
voyaient qu'ils risquaient de perdre des rétro-commissions versées par des
entreprises lors de certains contrats d'armement et d'autres ont compris qu'ils
allaient être envoyés à la retraite. » Traversés par un vent de panique, les
galonnés qui se sentaient visés ont commencé alors à se rencontrer de
manière informelle pour comploter derrière son dos. Au final, plusieurs
généraux et colonels, pour des raisons et des intérêts différents avaient
construit un consensus contre le chef de l'armée. Cela étant dit, les choses ne
sont jamais totalement claires en Algérie. Encore moins manichéenne.
Aujourd'hui encore, certains fonctionnaires, au fait des arcanes de l'époque,
n'hésitent pas à charger Mustapha Beloucif : « Certes ses détracteurs
magouillaient de leur côté mais lui faisait la même chose du sien », me dira
l'un d'eux. Il apparaît que les membres les plus influents du régime
n'acceptent les malversations des autres que si les dividendes sont reçus « en
toute transparence ». Évidemment, toutes ces accusations que se lancent, à ce
jour, les différents caciques de l'armée sont souvent difficiles à prouver, mais
leur divulgation a le mérite d'éclairer sur l'ambiance qui a toujours régné au
sein du pouvoir. Au regard de la crise morale qui traverse ce régime depuis
l'indépendance, beaucoup d'Algériens finissent par relativiser et à chercher
non pas les meilleurs, parmi ceux qui les dirigent, mais les moins mauvais.
Contrairement à la rumeur visant à le rabaisser, Chadli Bendjedid était
craint par ses pairs, officiers supérieurs. De l'aveu de plusieurs de ceux qui
avaient vécu cette période aux premières loges, peu osaient lui tenir tête.
Encore moins le contester vertement. Ceci pour préciser que si le silence
règne le plus souvent dans les couloirs des gens du sérail, il n'est pas
forcément synonyme d'adhésion ou d'homogénéité. Les uns et les autres
attendent toujours le bon moment pour retourner leur veste et pour planter
des coups de poignard dans le dos. Les divergences ne sont que très rarement
réglées de manière frontale. On leur préfère des baisers de la mort ou les
sourires carnassiers qui promettent souvent les pires lendemains à ceux qui
les reçoivent.
Derrière l'éviction brutale du chef d'état-major, il y avait également la main
de Larbi Belkheïr, l'homme fort de l'époque qui avait à la fois la confiance du
président et de l'influence aussi bien sur les galonnés de l'armée que sur les
patrons des services de renseignement. Il n'a jamais digéré l'attitude de
Beloucif qui a empêché la concrétisation du contrat avec la France après
l'avoir approuvé lors d'une réunion d'état-major. Il en aurait été, selon
plusieurs témoins, l'un des principaux bénéficiaires.
Naturellement, lorsqu'on connaît la réalité du régime, on a du mal à croire
que ce limogeage s'inscrivait dans une sorte d'« opération mains propres »,
car en admettant même la véracité des faits qui lui furent reprochés, ce
général, tant s'en faut, était loin d'être le seul à avoir trempé le doigt dans le
pot de miel. En vérité, il y avait d'autres objectifs derrière cette manœuvre
portée par Larbi Belkheïr notamment : il fallait isoler Chadli Bendjedid et le
priver de ses plus fidèles soutiens au sein de l'armée, empêcher l'un des leurs
– avec lequel ils avaient un désaccord profond qui s'est transformé en
animosité personnelle – de bénéficier d'un poste de commandement aussi
important et enfin ne pas permettre l'ouverture du marché de l'armement à de
nouveaux partenaires étrangers qui n'allaient pas arroser l'ensemble des
membres de la nomenklatura de rétro-commissions et entraver ainsi un jeune
officier supérieur, dont on disait qu'il était promis à un grand avenir. Certains
le voyaient déjà comme le probable successeur de Chadli Bendjedid. Et
certainement qu'il croyait également lui-même en un destin national.
Mais ce n'est pas tout. De violentes manifestations avaient éclaté quelques
jours avant son éviction (entre les 8 et 15 novembre 1986) dans les villes de
Constantine et de Sétif, à l'est du pays. De jeunes lycéens et étudiants
notamment étaient sortis pour protester contre les projets de modification des
épreuves du baccalauréat et les conditions de vie dans les cités universitaires.
Mais des citoyens plus politisés avaient amplifié les troubles. Certains
dignitaires voulaient que les militaires interviennent pour restaurer le calme,
mais Mustapha Beloucif – qui ignorait encore qu'il ne lui restait que quelques
jours comme patron de l'armée – refusa catégoriquement de pousser les
troupes à faire du maintien de l'ordre. En somme, il se comportait comme un
chef et ses pairs ont toujours préféré fonctionner dans la collégialité estimant
officiellement qu'aucun d'eux n'avait plus de légitimité qu'un autre même si
en privé les ambitions personnelles peuvent s'exprimer. Tout l'équilibre au
sein du régime repose sur ce fragile consensus. Et celui qui le rompt est
immédiatement éjecté.
Ce 22 novembre 1986, un samedi de début de semaine{102}, Mustapha
Beloucif ignore pourquoi son ami de jeunesse veut le voir. Il se rend au palais
d'El Mouradia, siège de la Présidence. Chadli Bendjedid, qui cumule
également le poste de ministre de la Défense, l'attend, en présence du général
Khaled Nezzar, alors l'un de ses deux adjoints à l'état-major. C'est là que le
président lui apprit la nouvelle, sans préambule. « Tu vas aller te reposer chez
toi », lui dira-t-il, avant de lui annoncer que Nezzar est nommé, à partir de ce
jour-là, à la tête du Commandement des forces terrestres.
Pour remplacer l'officier déchu, le président désigne le général Abdallah
Belhouchet{103}, déjà vice-ministre de la Défense. On poussa le cynisme
jusqu'à faire croire, dans le communiqué officiel, que le départ de Beloucif
était dû à des « raisons de santé{104} ». Un mois après cet épisode, le pestiféré
sera également écarté du Bureau politique du FLN, dont il était membre
suppléant. En vérité, même s'il était de santé fragile (il mourra plus de vingt
ans plus tard) les motifs de son limogeage n'étaient pas du tout liés à ce
facteur. Au lendemain de sa mise à l'écart, il sera également assigné à
résidence.
Si l'information qui s'était répandue comme une traînée de poudre dans
toutes les sphères du pouvoir parlait des malversations financières commises
par le désormais ancien chef d'état-major, le communiqué officiel ne
mentionna que les raisons fallacieuses déjà évoquées. Ce n'est que six ans
après, en 1992, après la démission de Chadli Bendjedid, que le général-major
Beloucif allait être poursuivi et même emprisonné. Au moment où Khaled
Nezzar était le puissant ministre de la Défense. Ce qui n'est guère une
coïncidence puisque c'est lui, avec Larbi Belkheïr, qui avaient
instrumentalisé l'appareil judiciaire pour détruire littéralement leur ancien
collègue.
Comme je l'ai déjà souligné, le système sait utiliser les magistrats faisant
partie de sa clientèle, y compris contre certains de ses serviteurs, lorsqu'il a
besoin de réguler son propre fonctionnement. En clair, la justice algérienne
n'a pas vocation à protéger le citoyen et ses intérêts, sinon à la marge, elle est
surtout un levier contre toute personne, quel que soit son rang, une sorte
d'épée de Damoclès qui peut s'abattre à tout moment sur quiconque défie le
système. Ceci afin que nul ne songe à franchir la ligne jaune tracée par le
pouvoir réel.
L'officier supérieur – désormais à la retraite et bénéficiant d'une levée de
son assignation à résidence – sera interpellé, six années après son départ du
ministère de la Défense et deux mois seulement après la démission de Chadli
Bendjedid qui s'est toujours opposé à une « procédure » contre son ancien
homme de confiance. Paradoxalement, c'est Mohamed Boudiaf, appelé pour
diriger le fameux HCE après le départ de Chadli Bendjedid, en janvier 1992,
qui, selon plusieurs sources, fut manipulé par Khaled Nezzar et Larbi
Belkheïr. Lui qui ne savait rien de la réalité du sérail s'est retrouvé, tout en
pensant opérer sa première action anti-corruption, à réaliser le doux rêve des
deux hommes forts du moment. Boudiaf savait que des généraux étaient
corrompus, lorsqu'il se voit, en toute bonne foi, offrir sur un plateau le dossier
Beloucif, il est convaincu qu'il peut entamer une politique de moralisation de
la vie publique. Et symboliquement, pour la population, voir un général
emmené en prison représentait un moment important. Il devenait secondaire
de savoir quels étaient les faits reprochés et si, en définitive, certains de ceux
qui l'accusaient, ne méritaient pas un sort similaire. Je ne sais plus si
quelqu'un a dit un jour que le bouc émissaire devait toujours avoir quelque
chose à se reprocher !
Dans un rapport publié en mars 1992, les galonnés évoquaient, pour la
première fois ouvertement, les accusations portées contre l'ex-chef d'état-
major. Officiellement, ses collègues lui en voulaient parce qu'il aurait
détourné 53 millions de Dinars algériens (soit autour de 3 millions de francs
d'alors). En vérité, beaucoup pensaient qu'ils n'avaient pas eu l'occasion d'en
prendre autant. Si on devait considérer que le clientélisme, le passe-droit,
l'abus d'autorité, les détournements, la dilapidation de l'argent public et tous
les méfaits prévus par le Code pénal doivent être des motifs de poursuites
contre des responsables algériens, il ne resterait plus grand monde en liberté
aujourd'hui dans les différentes institutions.
Au final, Mustapha Beloucif passera quatre années en prison{105} alors
qu'il fut condamné, en 1993, à vingt ans de réclusion.
« L'affaire Beloucif » a fragilisé le consensus au sein de l'institution
militaire, les uns et les autres devenaient un peu plus prudent et évitaient de
faire trop confiance, car il savait que le vent pouvait tourner à n'importe quel
moment. En 1987, quelques mois après le limogeage de Beloucif, les services
de renseignement subirent, à leur tour, une vaste restructuration. La Direction
centrale de la sécurité militaire (DCSM) change de dénomination et se
transforme en deux entités distinctes : la Délégation générale à la prévention
et à la sécurité (DGPS) et la Direction centrale de la sécurité de l'armée
(DCSA). Les deux sont contrôlées de très près par Larbi Belkheïr, alors
puissant Directeur de Cabinet à la présidence. Pour reprendre l'expression
d'un officier à la retraite : « En Algérie, à chaque fois que le président touche
aux services, c'est qu'il a des choses à se reprocher et craint d'être renversé.
C'est exactement ce qu'a fait Bouteflika en 2015. »
Quoi qu'il en soit, le général Medjedoub Lakehal-Ayat{106} n'est plus le
patron de la SM, mais un « Délégué à la Prévention et à la Sécurité » et, en
plus, il est dépossédé de la puissante Sécurité de l'Armée qui change de statut
et devient une Direction à part, placée sous les ordres de l'ancien
commandant de la 3e Région Militaire (Béchar), le colonel Mohamed
Betchine{107}. Les services sont ainsi volontairement fragilisés non pas pour
faire diminuer leur influence au sein de la société, tant s'en fallait, puisque le
maillage de celle-ci se poursuivait, mais afin que Larbi Belkheïr, et
naturellement Chadli Bendjedid, s'assurent, l'un et l'autre, une tranquillité
dans la mise en œuvre des « réformes » qu'ils veulent alors engager. Elles
doivent, en premier lieu, servir le clan présidentiel. De l'avis de plusieurs
observateurs initiés, l'objectif du premier (Belkheïr) était davantage de
consolider le poids d'un clan, le sien, et de pérenniser le système et consolider
sa place dans le pouvoir réel que de concrétiser un quelconque changement,
pendant que le second, Chadli Bendjedid, pensait, peut-être naïvement, que
ses réformes ne pourraient voir le jour que si certains caciques, les plus
conservateurs, étaient écartés. C'est le Secrétaire général de la présidence,
Mouloud Hamrouche{108}, qui avait l'oreille de Chadli Bendjedid, qui, selon
plusieurs anciens responsables, fut le premier à suggérer l'idée d'organiser,
par le biais des services, des « manifestations populaires » qui exprimeraient
et canaliseraient la colère des citoyens afin de justifier, par la suite, non
seulement la mise en place de changements, mais également l'éloignement de
certains dirigeants devenus gênants pour le trio Bendjedid, Belkheïr et
Hamrouche.
Il était question de réduire considérablement l'influence de certains barons
qualifiés de « conservateurs », car non acquis aux vues libérales que le
pouvoir voulait désormais défendre. Ce n'est qu'à cette condition, pense-t-on,
que Chadli Bendjedid pourra avoir les mains libres, gérer le 6e congrès du
FLN et s'assurer ainsi un troisième mandat lors de la Présidentielle de
décembre 1988. Ce climat malsain au sommet de l'État conjugué au malaise
vécu par la société pouvait – et cela tout le monde le pressentait – déboucher
un jour ou l'autre sur une véritable explosion. Pour ces apprentis-sorciers, il
était préférable que le régime organise lui-même l'« explosion » à la fois pour
mieux la contrôler et pour en tirer profit. Le problème c'est que les membres
de ce trio n'avaient pas tous les mêmes objectifs ni un agenda similaire.
Bendjedid voulait poursuivre ses réformes et être désigné/élu pour un
troisième mandat, d'autant que le second avait été catastrophique ; Belkheïr
souhaitait placer ses hommes aux postes clés pour avoir le pouvoir réel et
Hamrouche visait clairement la succession de Bendjedid et ainsi la
magistrature suprême. Chacun avait ses relais dans les différentes institutions
sécuritaires et au sein de l'appareil politique qu'est le FLN.
Enfin, pour comprendre octobre 1988, il est aussi fondamental de cerner la
réalité économique de l'époque et l'inquiétude du pouvoir face à la crise. Si
Chadli Bendjedid avait réussi à engager les premières réformes entre la fin de
l'année 1987 et tout au long de cette fameuse année 1988 (le partage des
terres agricoles, l'autonomie des entreprises publiques sont lancés et les
Fonds de participation sont installés...), lui et ses proches avaient besoin
néanmoins d'avoir les mains totalement libres, pour aller plus loin, car, selon
eux, l'Algérie était condamné à changer de cap idéologique (ce qui était vrai)
et se diriger vers l'économie de marché contre l'avis de plusieurs
apparatchiks. Le problème c'est qu'une libéralisation de l'économie passe par
la modernisation des outils économiques et financiers et par une moralisation
des échanges commerciaux et la mise en place d'une flexibilité qui
permettrait de supprimer les lenteurs administratives et bureaucratiques. Le
problème est très simple à comprendre : Bendjedid et ses amis ont confondu
libéralisation économique et anarchie. Mais la confusion fut volontaire, car
c'est grâce à elle que les milieux mafieux peuvent prospérer.
En janvier, il a demandé l'organisation d'un conseil de l'Union nationale
des paysans algériens (UNPA) sous le thème « Réorganisation de l'économie
nationale : des mutations profondes et positives{109} ». Il veut aussi la
création d'un « groupe de travail », chargé de la « mise en œuvre de
l'autonomie des entreprises locales ». Contre toute attente, il confie cette
mission, non pas au ministre de l'Économie, mais curieusement à celui de
l'Intérieur, El Hadi Khediri{110}, l'un de ses fidèles et un ami proche de
Mouloud Hamrouche. Il décide également, en février, de revaloriser les
pensions des « anciens combattants » pour gagner à sa cause la puissante
Organisation nationale des moudjahidine (ONM) et les membres de la grande
« famille révolutionnaire{111} ». Pour rassurer et impressionner les
conservateurs au sein du FLN, inquiet quant aux réformes visant la
restructuration du domaine agricole, Bendjedid avait, dès 1984, nommé
Kasdi Merbah{112}, l'ancien patron de la SM, à la tête du ministère de
l'Agriculture. La mission de celui-ci est de faire évoluer le secteur afin
d'ouvrir la voie à la privatisation des terres cultivables. Les privatisations des
biens de l'État, décidées déjà dès février 1981, permettaient, notamment aux
caciques et particulièrement à l'entourage du président, de se partager un parc
immobilier et des terres agricoles, sinon au dinar symbolique, à des prix
défiants toute concurrence, très en deçà du cours du marché{113}.
L'autre objectif de Chadli Bendjedid consistait à assurer à son clan la
captation du produit de la rente et la préservation des privilèges. Mais la
frange conservatrice du FLN, constituée de nostalgiques de Houari
Boumediène notamment, qui se voyaient, au fil du temps, éloignés des
centres de décision, s'oppose à toute transformation notable dans le mode de
gestion des affaires du pays. Ils s'estiment surtout lésés dans la répartition des
richesses et des avantages que procure ce type de gouvernance. La crise est
passée par là et les moyens de l'État ne sont plus les mêmes.
Cette réorientation – un véritable changement de cap dans la politique
socio-économique – n'a fait l'objet d'aucune concertation et a été opérée,
derrière les murs de la présidence, par un collège de conseillers choisis par
Belkheïr et Hamrouche, ce qui n'a pas manqué de susciter la colère froide de
plusieurs barons qui redoublaient d'efforts, plus ou moins discrètement, pour
que ces nouvelles règles économiques butent sur des « résistances » internes
au pouvoir, mais aussi sur des blocages bureaucratiques. Voilà une lecture
globale, mais non exhaustive du contexte.
Pour les différents clans du régime, il fallait donc agir. C'est à partir du
début du second semestre 1988 que va se mettre en place la préparation de ce
qui allait être les « événements » d'octobre. Deux semaines avant les troubles,
le 19 septembre, Chadli Bendjedid qui faisait sa rentrée sociale, revenant
d'une petite convalescence après son accident de ski nautique{114}, lança en
plein discours un incroyable « Il faut que notre peuple bouge ! » Ainsi, dans
ce discours Bendjedid donnera le la.
Durant les mois qui avaient précédé, d'étranges directives avaient amené
les patrons de l'armée à éloigner, d'Alger, les principales unités
opérationnelles. Même Khaled Nezzar, l'avouera dans un de ses livres :
« Lorsque les événements d'octobre éclateront, l'unité la plus proche de la
capitale se trouvait à Djelfa. C'est ainsi qu'elle ne pourra pas intervenir
immédiatement pour empêcher les troubles de s'étendre{115}. » L'ex-officier
supérieur avait ensuite affirmé : « Le diable de l'émeute n'était plus
maîtrisable, il se retournait contre les apprentis sorciers qui l'avaient fait sortir
de sa boîte{116}. »
Pour reprendre l'expression d'un ancien responsable : « Un clan préparait
une équation à une seule inconnue, alors qu'un autre travaillait sur une
équation à plusieurs inconnues{117}. »
C'est dans ce contexte trouble que Mouloud Hamrouche et Larbi Belkheïr
encourageront l'idée de quelques « mouvements sociaux » qui permettraient
au Président, d'après le plan élaboré, d'avoir, par la suite, après
l'assainissement, les coudées franches et d'introduire ainsi des modifications
constitutionnelles afin de créer les conditions idéales pour que toutes les
« réformes » souhaitées soient validées sans aucune opposition interne.
L'ex-Sécurité militaire doit alors apporter le « soutien technique » à cette
machination. Mais au sein du système, l'information commence à circuler.
Certains prétendent aujourd'hui que c'est le chef des services qui aurait lui-
même tenu au courant quelques caciques du régime, dont Mohamed Chérif
Messaadia{118}, le puissant « Secrétaire permanent du comité central du
FLN », visé par la purge que le clan de Chadli Bendjedid voulait engager.
D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si les premiers meneurs des émeutes du
5 octobre au matin donnaient comme slogan « Messaadia Serak Al-Maliya »,
qui signifie littéralement : « Messaadia, voleur des finances » !
Celui-ci, alors tout puissant, car contrôlant l'appareil FLN, sent qu'il est en
danger, parce que, lui aussi, caresse discrètement des ambitions personnelles.
Il se méfie notamment de Mouloud Hamrouche qu'il soupçonne de vouloir
succéder à Chadli Bendjedid. D'un autre côté, plusieurs cadres de la SM ne
pardonnent pas à Chadli et à son entourage d'avoir fragilisé leur structure. Ils
rêvent de reprendre la main sur le cours des événements.
Pour sa part, Larbi Belkheïr informe quelques généraux et des membres de
son clan puisque celui qui était l'éminence grise du régime roulait à la fois
pour le président et pour lui-même. Des voix évoquent aujourd'hui que
certains hauts gradés avaient songé, y compris à un coup d'État, avant de se
rétracter, faute de consensus suffisamment large. Ils choisissent une autre
option. L'idée étant de laisser Bendjedid s'empêtrer dans son propre jeu et de
tirer, par la suite, les marrons du feu. Dès l'été, plusieurs responsables ont
dévoilé leur tactique, d'autant que le transfert du président dans une clinique
bruxelloise après son accident de ski nautique avait déjà révélé, au clan
présidentiel, les arrière-pensées et les ambitions de Messaadia.
Lors de sa mémorable intervention télévisée, Bendjedid tance, à la surprise
générale, les barons du FLN, sans les nommer. Il fustige violemment ses
adversaires au sein de l'appareil allant jusqu'à les qualifier d'« incompétents ».
Ce qui est inimaginable à la fois pour l'époque, la nature du régime et les
traditions de la communication politique, faite alors de langue de bois, de
populisme et de démagogie montrant un unanimisme de façade, y compris
entre clans antagonistes. Les caciques ont toujours rappelé que « le linge sale
se lave en famille ».
Mais ce jour-là, Chadli a voulu déroger à la règle : « Nous ne sommes pas
aujourd'hui pessimistes quant à la situation, mais je précise qu'il existe
certains éléments dans l'appareil qui entretiennent le doute. Que celui qui est
incapable d'accomplir son devoir ait le courage de reconnaître son incapacité,
car nul n'est indispensable. Que certains rejoignent l'autre bord et lancent
leurs critiques cela me paraît acceptable, mais nous n'accepterons jamais que
l'individu demeure au sein de l'appareil tout en semant le doute », dira-t-il
avant d'ajouter quelques minutes plus tard : « Ceux qui ne peuvent suivre
doivent choisir : se démettre ou bien ils seront écartés. Il appartient aux
responsables de démasquer les incapables qui ont pour toute compétence
l'appartenance au groupe de telle ou telle personne ». Et fait incroyable, il ira
jusqu'à demander aux citoyens de défendre leurs droits. « Nous devons quant
à nous éduquer notre peuple dans le cadre du Parti du Front de Libération
Nationale et lui apprendre à s'auto-défendre ! », clamera-t-il.
Les gradés – ceux de la troupe – qui n'étaient pas dans la confidence (seuls
quelques officiers supérieurs proches du pouvoir réel avaient été mis au
courant) sont alors totalement ébahis par le ton iconoclaste employé par le
président qui appelait indirectement la population à se soulever. Un ancien
responsable me racontera : « J'étais en permission le jour de ce fameux
discours. Quand j'ai écouté le chef de l'État, j'ai décidé de regagner ma
caserne dès le lendemain. J'ai compris que quelque chose de grave allait se
produire ».
À partir de là, les événements se précipitent. Des ouvriers se mettent en
grève, les étudiants également, le directeur de la société nationale chargée de
la commercialisation de la semoule et de la farine a instruction de ne pas
procéder à la distribution de ces biens de première nécessité afin de créer des
pénuries. Il n'en faut pas plus pour assister à une détérioration subite du
climat social, déjà explosif. Pour accentuer la provocation, la SM et la
police décident l'arrestation, dès la fin du mois de septembre et durant les
premiers jours d'octobre, de plusieurs militants du PAGS et d'activistes
berbéristes. L'« opération Potemkine{119} » est enclenchée. On apprendra plus
tard que c'est le nom de code des émeutes engagées et manipulées par les
« services » qui ont néanmoins très vite perdu le contrôle de la situation.
Dans la nuit du 4 au 5 octobre 1988, le quartier de Bab El Oued à Alger est
le premier à s'enflammer. Le lendemain matin, des jeunes et des moins jeunes
commencent à s'approprier la rue étrangement vidée de ses policiers, comme
je l'ai déjà indiqué. El Hadi Khediri, ministre de l'Intérieur a donné
instruction à ses hommes de ne pas quitter les commissariats et
leur casernement. Cette mesure a concerné y compris les agents chargés de
réguler la circulation. Vers dix heures, les premiers affrontements ont lieu
entre manifestants et troupes anti-émeutes les seules à être déployées à
proximité des ministères et des institutions de souveraineté que les jeunes
voulaient prendre d'assaut. Ils réussirent avec de « petits ministères ». Les
institutions régaliennes étaient les mieux protégées. Très vite, le mouvement
s'amplifie de façon inquiétante et le régime est dépassé par l'expression de
cette colère populaire qu'il a voulu lui-même manipuler. Le même ministre de
l'intérieur, El Hadi Khediri, dira le soir même, lors d'une réunion d'urgence
organisée au siège de la Présidence, qu'« une main étrangère était derrière ces
émeutes ». Il a osé affirmer cela devant tous les commanditaires de ces
troubles. Oui, l'Algérie est comique !
Craignant que le pire ne se produise, Chadli Bendjedid décide alors de
faire appel à l'Armée. Il demande, sur les conseils de Larbi Belkheïr, au
général Khaled Nezzar, en sa qualité de commandant des forces terrestres, de
rétablir l'ordre. Celui-ci fait sortir la troupe et prend la main sur les
opérations. Dès l'après-midi du 5 octobre, l'état de siège est proclamé et un
couvre-feu est instauré{120}. C'est à cette occasion que Nezzar allait entrer
dans les méandres du pouvoir réel et devenir, durant cinq ans, l'homme fort
du régime.
Toutes les autorités sont immédiatement placées sous un Haut
commandement militaire. C'est le même Khaled Nezzar qui le dirige. Il
décide aussi d'appeler à la rescousse des blindés et des parachutistes
stationnés à plus de 300 km d'Alger. Il tente de sécuriser les « points
sensibles », les principales institutions et donne instruction à ses hommes
d'utiliser leurs armes lorsque cela s'avère nécessaire. Il sait qu'il ne s'agit pas
d'une simple révolte populaire. Il a eu des informations faisant état de
voitures banalisées tirant sur des jeunes, notamment dans plusieurs quartiers
de la capitale. Qui étaient ces « civils » qui visaient d'autres civils ? Des
éléments de la DGPS, mais aussi des personnes actionnées par le FLN, dit-on
encore aujourd'hui. Cela dit, jamais une preuve formelle n'est venue étayer
ces révélations.
Nezzar comprend, par ailleurs, qu'un clan, celui de Hamrouche, veut
pourrir la situation pour provoquer, le départ de Bendjedid dont le mandat
arrivait à échéance quatre mois plus tard. Raison pour laquelle, il se méfie y
compris de certains de ses collègues et préfère passer directement par le
président pour lequel il n'a jamais eu une grande considération. Il sollicitera
de ce dernier d'être seul aux commandes et de ne rendre compte à personne
d'autre qu'à lui.
À la tête des services, Medjedoub Lakehal-Ayat, chef de la DGPS et
Mohamed Betchine, le patron de la Sécurité de l'armée (DCSA) se tirent
également dans les pattes. Chacun roule pour ses intérêts ou pour son groupe.
Comprenant que son plan a été modifié, à son insu par, entre autres, Lakehal-
Ayat, le président demande à Mohamed Betchine, numéro deux des
« services », d'être présent aux côtés de Khaled Nezzar afin de le seconder
dans la gestion de la crise et de rattraper la situation. C'est ce qui explique
l'interventionnisme de la Sécurité de l'armée, la DCSA, alors sous le
commandement de Betchine, cependant qu'elle est supposée ne pas traiter des
affaires civiles. Or, ce sont les hommes de ce dernier qui se chargeront de
certaines arrestations.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, même l'entourage immédiat de
Chadli Bendjedid prend à son tour l'initiative du « maintien de l'ordre ». Le
gendre du président, Kaddour Lahouel{121}, wali (« préfet ») de Tipaza, à une
cinquantaine de kilomètres d'Alger, pourtant un civil, met un treillis de
parachutiste et supervise lui-même la répression aux côtés des hommes de
Betchine, alors patron de la DCSA. Ce qui ajoute à la confusion, car d'un côté
il y a les éléments commandés par Lakehal-Ayat, de l'autre ceux de
Mohamed Betchine, voire du ministère de l'Intérieur et enfin ceux de la
Gendarmerie. De jeunes manifestants sont arrêtés dans plusieurs régions du
pays. Certains policiers, gendarmes ou militaires ne se privent pas pour
s'adonner à la torture. À Tipaza, et surtout dans une caserne à Sidi-Ferruch, il
ne fait aucun doute que le beau-fils du président dirige lui-même des séances
au cours desquelles les émeutiers subissent sévices et traitements dégradants.
Le plan orchestré par Chadli, Hamrouche, Belkheïr et leur clan et hommes
de main respectifs a fini par provoquer un carnage et incontestablement un
profond traumatisme qui scellent une rupture quasi définitive entre le pouvoir
et la société. Pour cause, la manipulation conjuguée au « ras-le-bol »
largement exprimé par la population algérienne et notamment les jeunes
depuis plusieurs années ont constitué un mélange détonnant. L'armée qui a
été longtemps respectée, voire parfois mythifiée, a perdu de son aura le jour
où elle a tiré dans la foule. Ses dirigeants déjà perçus indistinctement comme
des « voleurs » étaient désormais dépeints comme des tueurs et des
tortionnaires. Même l'existence de quelques officiers intègres n'était plus
prise en compte. En réalité, en cette fin d'année 1988, c'était le prélude de la
guerre civile qui était en train de s'écrire.
Dès le début des émeutes, les leaders islamistes comprennent qu'en
l'absence d'un groupe militant structuré, opposé au FLN, ils ont, eux, une
carte à jouer s'ils donnent naissance à une entité politique.
Le 10 octobre, les événements connaissent à la fois leur apogée et leur
épilogue. Les intégristes, jusque-là relativement discrets, tentent de récupérer
ouvertement le mouvement{122}. Ils multiplient les provocations et les
rassemblements. Quelques-uns de leurs chefs, notamment Ali Benhadj,
Ahmed Sahnoun{123} et Abassi Madani{124}, les deux futures têtes de pont du
Front islamique du salut (FIS) (Madani et Benhadj) ainsi qu'une grande figure
de l'islamisme algérien (Sahnoun), encouragés discrètement par Larbi
Belkheïr, qui pensait probablement les instrumentaliser, lancent
officiellement, le 6 octobre un « appel au calme », largement relayé le jour
suivant, lors de la prière du vendredi, dans tous les lieux de culte. Le
9 octobre, le même Ali Benhadj décide unilatéralement d'organiser une
« marche pacifique » prévue pour le lendemain. Un tract anonyme, qui lui fut
plus tard attribué, circule dans les mosquées d'Alger. Il appelle explicitement
à un rassemblement de protestation « contre la répression » et pour la
« défense de l'islam ». Un regroupement qui s'est très vite transformé en
manifestation. Certaines figures du mouvement, et en premier lieu Ahmed
Sahnoun, s'opposent à cette initiative. La confusion est totale dans les rangs
islamistes. Le chef salafiste qui avait mobilisé, dans les milieux les plus
radicaux, se cachera toute la journée du 10 octobre. Il prétendra plus tard qu'il
était « souffrant ». Des centaines de jeunes, proches de ses idées extrémistes,
décident néanmoins de manifester entre les quartiers de Belcourt et de Bab El
Oued. Arrivés au niveau de la Direction générale de la sûreté nationale
(DGSN), ils sont bloqués par un impressionnant dispositif de sécurité
composé de militaires, de policiers et de gendarmes. Les deux camps
s'observent quelques minutes. Les intégristes s'immobilisent en scandant des
slogans fanatiques et d'autres hostiles au régime. Soudain, au moment où la
manifestation allait se disperser dans le calme, selon plusieurs témoins, un
homme dans la foule, tire en direction des forces de l'ordre qui répliquent en
lançant plusieurs rafales. Au même moment, quelques centaines de mètres
plus loin, d'autres jeunes provoquaient des militaires en faction. Ces derniers
tirent en l'air, en guise de sommation, ce qui fera rebrousser chemin à ceux
qui, fuyant la fusillade se dirigeait vers ce lieu. C'est la confusion générale.
Au final, on dénombrera une quarantaine de morts du côté des « barbus ».
Les islamistes ont ce jour-là leurs premiers « martyrs ». Il ne leur en fallait
pas plus pour s'ériger en concepteurs des événements du 5 octobre et en être
les premiers bénéficiaires sur le plan politique. La colère de la jeunesse venait
d'être canalisée vers les mosquées.
Le soir à vingt heures, le président Chadli Bendjedid s'adresse à la Nation
en promettant de profonds changements. Le lendemain, le calme revient.
Pendant cinq jours, l'Algérie a été traversée par de grandes incertitudes qui
s'accentueront au cours des années à venir.
Il n'y a jamais eu d'enquête. Aucun responsable civil ou militaire n'a été
officiellement accusé d'avoir été l'instigateur de l'opération « Potemkine »,
mais aujourd'hui il est clair que plusieurs clans du pouvoir furent impliqués à
des degrés divers. D'ailleurs, fait curieux, de l'aveu de plusieurs officiers des
services, tous les documents relatifs aux émeutes de 1988 auraient disparu ou
auraient été détruits.
Dans son discours le président algérien promet des « changements de
fond » et des sanctions. Trois jours plus tard, la tenue d'un référendum pour la
révision de la Constitution est annoncée. Il aura lieu le mois suivant. Au
lendemain de l'adoption de l'amendement de la loi fondamentale, le
3 novembre 1988, Chadli Bendjedid nomme Kasdi Merbah, l'ancien patron
de la sécurité militaire, comme chef du gouvernement. À la fin de ce même
mois d'octobre, Bendjedid limoge deux personnages importants : Medjdoub
Lakehal-Ayat, le délégué à la DGPS, accusé de ne pas avoir été suffisamment
loyal au chef de l'État (certains de ses collègues le désignent aujourd'hui
comme simple « fusible ») et Mohamed Cherif Messaadia, l'homme fort du
FLN, en tant que tête de file du clan des conservateurs. Le premier est alors
éjecté au profit du général Mohamed Betchine qui prend sa place pour avoir
joué le rôle qui lui a été demandé, avec zèle, lors du maintien de l'ordre
durant les journées d'« émeutes » et le second sera écarté, en novembre,
durant le congrès du FLN et remplacé par Abdelhamid Mehri{125}, un autre
fidèle du président Bendjedid (son beau-frère). Le chef de l'État se croyait
ainsi désormais intouchable, car entouré de proches.
Le caractère coordonné des émeutes, dès le premier jour, l'existence de
voitures banalisées, jamais appréhendées, tirant sur la foule dans plusieurs
quartiers de la capitale et les provocations répétées faites par les agents du
régime, avant et pendant les événements, sont autant d'éléments à conjuguer
avec les témoignages que nous avons recueillis et qui permettent de conclure
que plusieurs services de l'État, notamment ceux de la Police et de la Sécurité
Militaire, ont tous été impliqués, pour créer une situation qui devait ouvrir la
voie à un changement des hommes, tout en pérennisant le système. D'ailleurs
même le Bureau politique du FLN, généralement adepte de la langue de bois,
avait condamné, dans un communiqué, « ces irresponsables, manipulés par
des commanditaires occultes ». C'est dire...
Une année avant la chute du mur de Berlin et plus de deux décennies avant
ce qui sera appelé le « Printemps arabe », l'Algérie entamait un nouveau
cycle de son histoire. Ce qui était qualifié « d'autorité de l'État » et qui était
en réalité une gestion dictatoriale de la société (absence de multipartisme,
refus du pluralisme, musellement de la presse, contrôle des universités, etc.)
venait de s'effriter. Ceux qui avaient encouragé ces émeutes, espérant en tirer
quelques dividendes politiques, n'avaient pas pesé le fait qu'ils avaient créé
un précédent, notamment en laissant l'armée viser des civils et en lui
permettant de s'ingérer, au premier rang, dans les affaires politiques. Sur le
plan psychologique, la jeunesse qui honnissait le régime n'avait plus peur de
ses appareils sécuritaires.
En définitive, pour les résumer, les événements d'octobre 1988 furent, un
affrontement à l'intérieur des sphères du pouvoir qui a débordé dans la rue.
Résultat des courses, Chadli Bendjedid, appuyé par des courants dits
« réformateurs » a pu garder momentanément la confiance et surtout le
contrôle de l'institution militaire qui a rétabli l'ordre et permis à l'État de
reprendre un fonctionnement « normal ». La société, jusque-là spectatrice de
ce qui s'accomplissait avait cassé un blocage psychologique – la peur – qui
l'empêchait, sinon à la marge, de manifester, y compris violemment, pour
exiger qu'on lui rende des comptes. Même si elle fut instrumentalisée, la
population avait compris qu'elle pouvait désormais braver le système et le
défier.
Partie II

L'utopie démocratique
5.
Les islamistes algériens :
le danger permanent
L'extrémisme algérien s'est beaucoup inspiré de celui qui a sévi en Égypte
à partir des années 1930. Historiquement, cela s'explique par le fait que la
première influence intégriste à laquelle fut soumise la société, avant même
l'indépendance, a eu pour source, tour à tour, comme ce fut le cas dans le
pays des Pharaons, d'une part, ceux que l'on ne cesse d'affubler
complaisamment du titre de « réformistes » du salafisme et, d'autre part, la
confrérie des Frères musulmans. Au début, en effet, plus que les écrits de
Hassan Al-Banna{126}, ce sont davantage les travaux de ces fameux
« rénovateurs » que sont Jameleddine Al-Afghani{127}, Mohamed Abduh{128}
et Rashid Ridha{129} qui ont structuré l'architecture idéologique et la doctrine
de beaucoup d'Algériens notamment des religieux qui militaient au sein de
l'Association des oulémas{130} créée en 1931. Al-Banna allait, quant à lui, au
milieu des années 1940, inspirer surtout Malek Bennabi{131}, considéré
comme le maître à penser des courants « conservateurs », voire, plus tard, le
mentor de certains intégristes BCBG qui avaient cherché à intellectualiser
cette doctrine. Ce dernier avait consacré plusieurs articles au fondateur de
la confrérie extrémiste qu'il décrivait dans les colonnes du journal Le jeune
musulman{132} comme étant l'« homme qui alluma le flambeau de la
révolution ». Par ailleurs, Sayyid Qutb{133}, l'un des théoriciens du
djihadisme, mort en 1966, eut, à titre posthume, lui aussi, une influence
importante sur les islamistes algériens, notamment ceux qui avaient choisi la
voie de la violence.
Le wahhabisme saoudien – appelé communément salafisme{134} – ne s'est
réellement ancré dans la société que bien tardivement, au milieu de la
décennie 1980 à la faveur de plusieurs facteurs. D'abord, la force d'attraction
constituée par la guerre afghane contre les Soviétiques, sponsorisée
idéologiquement par le collège des « érudits » saoudiens qui sont devenus
autant de « références » pour beaucoup de « barbus » en Algérie. Parmi eux :
Abdelaziz Ibn Bâz{135}, ancien mufti{136} de la monarchie, Nacereddine Al-
Albani{137}, ou encore Mohamed Ibn Al-Otheïmine{138}, Salih Al-
Fawzan{139} et enfin Rabi al-Madkhali{140}, pour ne citer qu'eux. Dans de
nombreuses mosquées, leurs enseignements furent préférés à l'islam
« officiel » qui prônait une lecture dite « malékite », voire un mélange entre
cette dernière tendance et les traditions instaurées par les confréries soufies
qui avaient jusque-là une grande influence. Plus apaisées, mais surtout moins
idéologisées que la vision développée par le rigorisme saoudien, les pratiques
religieuses locales ont commencé à être « ringardisées » dès l'avènement des
tenants de ce fanatisme de surcroît politisé. La « révolution iranienne » avait,
elle aussi, impacté l'imaginaire des milieux conservateurs et leur a permis de
croire que le spirituel pouvait devenir un « projet de société » viable et
sérieux.
Plusieurs écrits des « érudits » saoudiens étaient importés – allez savoir
pourquoi – par le pouvoir lui-même. Une question qui mériterait d'être posée
en effet : Comment l'islamisme s'est-il développé en Algérie alors que, depuis
l'indépendance jusqu'aux années 1980, l'appareil de « formation
théologique » était totalement déficient, sinon inexistant ? Les mosquées
parallèles, ouvertes aux quatre vents et échappant à tout contrôle, les imams
auto-proclamés, des « électrons libres », non liés au ministère des Affaires
religieuses, la circulation, sous le manteau, de prêches enflammés enregistrés
sur des cassettes audio, ceux du prédicteur égyptien Abdelhamid Keshk{141}
par exemple, et l'offensive idéologique tous azimuts lancée par l'ensemble de
la mouvance intégriste à l'échelle internationale furent autant de facteurs qui
ont favorisé la propagation des idées extrémistes.
Ensuite, la création de deux « universités islamiques » : la première à
Alger, dans le quartier du Carroubier (en 1982) et la seconde à Constantine
(en 1984) ont fini par édifier le dispositif qui allait réislamiser toute la
société, surtout à travers sa jeunesse. Ces deux facultés ont diffusé, là aussi,
non pas une lecture de l'islam traditionnel algérien, mais bel et bien le corpus
salafiste tel qu'enseigné par les Saoudiens. Enfin, concomitamment à ces
mesures, pour le moins irresponsables, le pouvoir de Chadli Bendjedid, avait
conclu, au début des années 1980, un accord avec les autorités saoudiennes,
dans le cadre d'un protocole, facilitant à de nombreux Algériens l'accès aux
« études de théologie » dans les universités de Ryad et de Médine comme si
vingt ans après son indépendance, l'Algérie avait besoin, non pas d'ingénieurs
et d'architectes, mais d'imams fanatisés. À la fin de la guerre d'Afghanistan,
en 1989, alors que l'Algérie était en pleine ébullition, le retour des djihadistes
a fini par faire mûrir le salafisme local. Ainsi, les deux pensées extrémistes,
frériste et wahhabite, allaient se côtoyer, plus ou moins pacifiquement dans
une société en complète reconfiguration.
Mis à part ceux qui se déclaraient ouvertement athées ou catholiques,
globalement l'Algérien se savait et se vivait musulman, parfois pratiquant les
préceptes de sa religion, et d'autres fois les délaissant complètement, ou en
partie seulement, pour ne leur préférer qu'une approche exclusivement
culturelle. Musulman, le citoyen l'était par héritage, mais surtout, pour
reprendre l'expression latine par Cujus regio, Ejus religio{142}, mais, dans
l'intervalle, il est devenu un religieux ab irato{143}. Un croyant par colère, par
impulsivité et par réaction, idéologisé, dogmatisé, ritualisé, fanatisé, mais
sans aucune spiritualité.
Comme indiqué, l'islamisme algérien était né déjà du temps de la
colonisation. Il était minoritaire et existait à travers les Oulémas, émanation
algérienne de la confrérie égyptienne. Il s'est, par la suite, structuré, dans une
myriade de petites associations, officiellement satellisées par la
nomenklatura, et, au fil du temps, a construit un discours contestataire qui a
séduit une large partie de la population, surtout les classes populaires et une
certaine bourgeoisie conservatrice.
Les différentes logiques qui ont traversé, avant l'indépendance, le
mouvement national et, plus tard, le régime en place et la société vont
constituer ce cas algérien, si particulier dans le monde arabo-musulman, qui
illustre totalement toutes les rivalités qui minent, à la fois, le courant dit
« réformiste », celui des « Frères », mais aussi les salafistes. La force du
discours du Front islamique du salut, le FIS, résidait dans cette capacité qu'il
a eue, surtout durant la première année de son existence (1989-1990), de
rassembler l'ensemble des sensibilités intégristes, même si, à la marge,
quelques divisions ont donné naissance à d'autres partis, notamment ceux
d'Abdallah Djaballah{144} et de Mahfoud Nahnah{145}, deux figures qui ont
représenté également la pensée frériste. Cela étant dit, ils étaient, d'une
certaine manière, trop élitaires pour espérer concurrencer le FIS et séduire les
jeunes désœuvrés des quartiers populaires et des régions paupérisées, tous
plus sensibles au manichéisme salafiste traditionnel, porté notamment par
l'excité Ali Benhadj. Au sein du FIS, il y eut, à partir de 1990, plusieurs
cassures, surtout entre « fréristes » et wahhabites ; ensuite entre
« algérianistes » – appelés « djazaaristes » –, adeptes d'une « vision
compatible avec les us et coutumes de la société algérienne » et salafistes
traditionalistes et enfin entre partisans de la réislamisation en douceur et les
djihadistes qui préconisaient un passage en force, mais aussi à l'intérieur des
groupes terroristes entre ceux qui voulaient s'en prendre au pouvoir
seulement et les takfiris – les excommunicateurs – qui considéraient que la
population était apostate et qu'il fallait la soumettre à l'islam « par l'épée ».
Ce sont là autant de contradictions qui ont miné la mouvance et favorisé les
scissions et divisions au sein du FIS. Certes, tout cela a fragilisé
politiquement les islamistes, mais cette myriade se reconnaît dans le même
tronc commun : celui des Frères musulmans dont l'objectif avoué consiste à
réislamiser la nation en utilisant toutes les méthodes possibles, y compris en
misant sur le facteur temps. Bref, tout ceci a rajouté de l'opacité à la
complexité algérienne. Ni certains observateurs, encore moins la population,
n'arrivaient à décrypter et à comprendre à la fois la réalité et les menaces qui
pesaient sur le pays.
Si les « désaccords » furent bien réels, ils reposaient, dès qu'ils
s'exprimaient, sur des divergences au niveau de la méthode et certainement
pas sur le projet de société ou quant aux visées à atteindre. S'il ne fait aucun
doute sur le fait que les membres de la confrérie intégriste ont joué un rôle
essentiel, depuis les années 1960, dans la réislamisation de l'école algérienne
et davantage durant la décennie suivante, ce sont souvent les salafistes qui,
tout au long des années 1980, allaient, pour un temps, tirer les dividendes et
cueillir les fruits de ce travail de longue haleine. Cela a été possible
également grâce à la politique d'arabisation lancée par le régime qui a permis
de faire venir à la fois des enseignants prosélytes, défenseurs de l'idéologie
frériste, mais aussi, progressivement, de rendre accessible aux Algériens, qui
étaient ainsi de moins en moins francophones, la littérature extrémiste
imprimée et publiée au Caire ou à Beyrouth, le plus souvent, grâce à des
fonds saoudiens. C'est de cette manière qu'année après l'autre, la pensée des
fanatiques est arrivée à phagocyter le moindre recoin de la société et à
coloniser toutes les strates de l'administration. Les Algériens ont, durant les
décennies 1970 et 1980 notamment, subi un endoctrinement de masse.
L'islamisme s'est diffusé alors à un rythme industriel, modifiant
considérablement les mentalités, les usages et même les codes langagiers.
L'intégrisme a été propagé principalement à travers l'éducation nationale
qui avait recruté de nombreux enseignants égyptiens, irakiens, syriens,
tunisiens ou palestiniens, porteurs des opinions des Frères musulmans, et ce,
pour parer au manque de personnel formé à la langue arabe. Ma mémoire
d'enfant se souvient encore de ces « coopérants techniques » qui nous
enjoignaient de « détester les Français, nos colonisateurs d'hier » et nous
invitaient à rêvasser à la « grande nation islamique qui, un jour ou l'autre,
renaîtra de ses cendres pour faire revivre le califat ». Celle-ci s'était disloquée
en 1924, lors de la signature de l'acte de décès de l'Empire ottoman, au
lendemain de la Première Guerre mondiale (1914-1918) et le mythe du retour
du califat perdu n'a eu de cesse, depuis, d'enrober le discours islamiste.
Le terrain algérien était propice à ces apprentis sorciers qui s'étaient vus
livrer une jeunesse « sacrifiée ». Toute une génération mal formée en langue
arabe, mal informée sur les enjeux de son époque, déformée à travers un
savoir religieux archaïque, éloigné de toute spiritualité et de toute valeur,
convoquant superstitions et visions moyenâgeuse et désinformée par rapport
au monde – surtout occidental – et à ses réalités, promouvant thèses
complotistes et idées haineuses. Certains des futurs égorgeurs du GIA étaient
des camarades de classe. Leur « radicalisation », pour emprunter le terme à la
mode aujourd'hui, n'était pas inscrite dans leurs gènes, mais dans les manuels
scolaires et dans l'enseignement irresponsable prodigué par des
marionnettistes. L'endoctrinement islamiste n'est pas, pour moi, un concept
théorique uniquement dont j'aurais pris connaissance à travers des livres
seulement, mais une série d'événements que j'ai vécue en direct et parfois
subie. Si j'ai échappé à ce fléau (je ne suis pas le seul heureusement), c'est
probablement grâce à un environnement familial et social privilégié qui m'a
doté de valeurs et d'idées ayant forgé ma personnalité qui, par la suite, m'a
immunisé contre toute tentation extrémiste.
Le pouvoir s'est donc longtemps accommodé de l'islamisme. Il l'a aussi
instrumentalisé. Par cynisme ou irresponsabilité, il a laissé les tenants de cette
idéologie totalitaire faire de ce pays un champ d'expérimentation d'autant plus
que le régime ne semblait pas – c'est le cas aujourd'hui encore – préoccupé
par cette pensée intégriste qui a fini par structurer une grande partie de la
population. Comme je l'ai indiqué précédemment, tant que celle-ci ne montre
pas un caractère violent et ne remet pas en cause ouvertement la légitimité du
système, elle peut prospérer.
La première action reconnue comme islamiste et porteuse de
revendications est intervenue à la fin de l'année 1982 quelques semaines
après l'assassinat de Kamel Amzal (cet étudiant tué par un extrémiste dans
l'enceinte même de la faculté de droit), épisode que j'ai déjà mentionné dans
un autre chapitre. Ahmed Sahnoun et Abdellatif Soltani{146}, deux figures du
fondamentalisme algérien, avaient organisé un rassemblement avec Abassi
Madani, le futur président du FIS, pour dénoncer la fermeture des lieux de
prières dans les campus au lendemain du crime commis contre le militant
berbériste mais aussi, entre autres, pour « condamner la mixité » et pour
appeler à l'application de « règles religieuses » dans les universités. La même
année Mustapha Bouyali a donné naissance au Mouvement islamique armé
(MIA) pour lancer un affrontement violent contre l'« État impie ». À ce titre,
il est intéressant de relever ce paradoxe – une caractéristique de la mouvance
extrémiste – qui montre que les concessions du régime étaient suivies d'une
radicalisation exponentielle des intégristes. Le pouvoir de Bendjedid fut
permissif à l'égard de ce phénomène. Et pourtant, nous connaissons tous le
résultat de cette logique désastreuse qui, d'ailleurs, se poursuit à ce jour. De
manière générale, il est aisé de constater que l'islamisme – comme tout
courant totalitaire – réclame toujours davantage lorsque des renoncements
sont appliqués. Comme beaucoup de gouvernements, le système algérien
n'analyse le « péril vert » qu'à travers le prisme réducteur de la menace
terroriste. L'aspect idéologique est minimisé, voire ignoré. Et si j'affirme
aujourd'hui qu'aucun responsable algérien n'a véritablement évalué la
dangerosité – pour la pérennité de l'État-nation – de ce fanatisme, je n'exagère
guère dans mon propos.
Entre 1982 et 1987, le régime s'était attelé, sur le plan policier et non pas
politique, à démanteler le mouvement de Bouyali, mais cela n'a pas empêché
certains de ses compagnons de devenir, quelques années plus tard, des figures
du FIS. En effet, près d'une dizaine, parmi les membres du MIA, seront des
fondateurs du parti dirigé par Abassi Madani et Ali Benhadj.
Voilà les raisons pour lesquelles, lorsque durant la décennie 1980, les
luttes claniques et les contradictions du système ont fragilisé celui-ci et
avaient fissuré l'État, l'islamisme avait fini par s'engouffrer sans grande
difficulté dans la brèche et a constitué non seulement une alternative aux
yeux d'une partie de la société, mais aussi pour certains caciques qui ne
voyaient aucun inconvénient à aller vers une cohabitation avec les « barbus »
ou à adopter carrément leur doctrine et la faire celle de tout un pays.
Aujourd'hui encore, certains prennent en exemple la Turquie de Recep Tayeb
Erdogan ou le Qatar, sponsor des Frères musulmans, comme s'il s'agissait de
modèles à suivre, pour dire en substance : « Finalement pourquoi pas,
puisque les Algériens sont attachés à l'islam ! » Même si cette tendance est
minoritaire au sein du pouvoir, elle existe néanmoins, bel et bien, et
probablement qu'elle attend son heure, comme tous les tenants du projet
intégriste et leurs alliés. Il faudra s'attendre, à terme, à une alliance entre
généraux sensibles aux thèses islamistes et partis liés aux Frères musulmans.
Un alliage qui pourrait prendre le pouvoir, un jour ou l'autre, en Algérie tant
la population est totalement prête pour une certaine forme d'« État
islamique », ne cessant d'encenser le modèle turc par exemple. C'est dire la
catastrophe ! Tout ceci est évidemment logique quand on sait que le FLN,
bien qu'ayant toujours défendu une pensée unique et nationaliste, regroupait
en son sein plusieurs sensibilités, plus ou moins domestiquées, dont
l'islamisme. Celle-ci fut longtemps représentée par Abdelaziz
Belkhadem{147}, un ancien député de la ville de Tiaret, à l'ouest du pays. Le
personnage deviendra plus tard une figure importante dans le dispositif
d'Abdelaziz Bouteflika avant que celui-ci – qui maîtrise l'utilisation des
courtisans avant leur péremption – ne le délaisse pour d'autres. La réalité qui
a fini par se dessiner est la suivante : de régime nationaliste, le pouvoir a
adopté, sans l'assumer vraiment, une doctrine islamo-nationaliste qui fait
désormais partie de son ADN. Pour dire les choses clairement : le pouvoir
algérien est beaucoup plus proche de l'islam politique que des Lumières et
des valeurs universelles. Il ne voit un problème à celui-ci que lorsque ceux
qui l'incarnent politiquement représentent un danger pour la pérennité du
système ou pour les intérêts des caciques eux-mêmes.
Durant les années 1980, des décideurs importants comme Larbi Belkheïr
d'un côté et Mouloud Hamrouche de l'autre n'étaient pas contre une alliance
objective avec les islamistes. Belkheïr a corrigé sa copie dès qu'il a constaté à
quel point le fanatisme religieux pouvait balayer y compris le pouvoir réel
auquel il tenait tant. Aujourd'hui, pour se justifier, les défenseurs du règne de
Chadli Bendjedid prétendent que le gouvernement était davantage occupé à
« essayer de redresser la situation sociale, alors catastrophique, qu'à prendre
au sérieux cette menace ». Cela n'est vrai qu'en partie, puisque si la crise
économique pouvait, en effet, contrarier le développement d'une vision
stratégique, elle n'a pas empêché le régime de tout mobiliser, même les
méthodes les plus criminelles, quand il était question de réprimer les
contestataires (berbéristes, démocrates ou communistes), d'assassiner des
activistes comme Ali André Mécili (tué à Paris en 1987 par un homme de
main de la sécurité militaire) et à brimer des militants des Droits de l'homme
qui voulaient s'organiser en associations. L'objectif du système, et par-delà
celui des services, consistait à utiliser les intégristes comme un contrepoids
face aux berbéristes ou aux forces progressistes et, à un degré moindre, face
aux opposants exilés tels qu'Aït Ahmed ou Ben Bella. Et davantage, à ce jour,
entretenir, encore et toujours, cet antagonisme qui poussera les Occidentaux à
soutenir, coûte que coûte, le régime afin que l'islamisme, laissé
complaisamment comme unique alternative, ne vienne pas s'approprier le
pouvoir et ainsi mettre en péril certains intérêts des grandes puissances.
Au lendemain des « événements » d'octobre 1988, alors que l'Algérie
s'ouvrait au multipartisme à la faveur d'une nouvelle constitution adoptée, le
23 février 1989, les fanatiques avaient le vent en poupe. Ils sont renforcés
politiquement – étant donné qu'ils peuvent désormais s'exprimer librement et
s'organiser en associations ou en partis – mais aussi socialement puisque la
jeunesse, notamment celle des quartiers populaires, allait adhérer à leur
discours ou, à tout le moins – elle fut comme anesthésiée – s'est longtemps,
empêchée de les rejeter. La religion était ainsi littéralement prise en otage par
des hordes d'extrémistes qui se plaisaient à répéter à leurs détracteurs parmi
les démocrates et les progressistes : « Nous critiquer, c'est attaquer la parole
d'Allah, car nous ne faisons rien d'autre que répéter ce que Dieu a dit à ses
créatures ». Imparable !
Par ailleurs, à cette époque, les islamistes impressionnent aussi. Le retour
des « Afghans », ces vétérans du djihad engagés dans la légion arabe qui
avait combattu contre l'armée soviétique, aux côtés d'Abdallah Azzem{148}
notamment, s'exprimait, de manière spectaculaire, après chaque prière du
vendredi, par des parades, dans les rues de certains quartiers de la capitale.
Cette milice habillée à la mode pachtoune lançait des slogans guerriers
affichant ainsi clairement une volonté d'en découdre à la fois avec le régime,
mais aussi avec une partie de la société qui se refusait à adopter le mode de
vie dicté par ces pseudos « religieux » et à respecter les interdits énoncés. De
plus, l'amnistie accordée à ceux qui avaient pris les armes et qui furent
condamnés après le démantèlement du maquis de Mustapha Bouyali a remis
dans la nature certains des leaders islamistes qui souhaitaient, dès le début
des années 1980, aller vers l'affrontement. Je ne veux même pas évoquer,
pour l'instant, l'impunité ou quasi dont ont bénéficié ces extrémistes. Leurs
crimes, n'étant pas sanctionnés avec sévérité, devenaient légitimes et eux
étaient reconnus, de fait, non pas comme des terroristes, mais comme des
acteurs politiques contestataires.
La montée en puissance des « barbus » s'est accompagnée d'une visibilité
ostentatoire de tous les codes masculins et féminins de ce fanatisme, de leur
banalisation dans l'espace public et, enfin, de leur inscription, dans
l'imaginaire collectif, comme des référentiels religieux incontournables et
obligatoires. Le voile étant évidemment le symbole par excellence. En
quelques années seulement, les jeunes filles et femmes algériennes, souvent
si coquettes et si élégantes, ces dames distinguées, en tenue européenne, pour
reprendre l'expression consacrée, ou en haïk{149}, en fouta kabyle, les
costumes traditionnels, se sont quasiment toutes transformées, malgré elles
ou avec leur consentement, car endoctrinées elles aussi, en un seul groupe,
sans identité ni personnalité. Désormais, la plupart se retrouvaient enfermées
sous ce voile des Frères musulmans ou ce djelbab noir des salafistes,
si étranger, si saoudien qui n'avait absolument rien à voir avec la culture
locale. L'uniformisation de l'accoutrement accompagnait en vérité
l'homogénéisation de la pensée. Même s'il y avait moins de contraintes pour
les hommes : les shorts et bermudas en dessus des genoux, les chaînes en or
ou le gel dans les cheveux, voire la cigarette et encore davantage l'alcool
étaient bannis de l'espace public. Le pouvoir, pendant ce temps, continuait de
regarder ailleurs. La multiplication des agressions à l'endroit des femmes,
dans une presque indifférence, était un indice qui montrait que l'islamisme
avait remporté une grande bataille. Les pressions pour faire interdire des
concerts et des manifestations culturelles et l'abdication du régime devant ces
exigences surréalistes dessinaient également des signes inquiétants.
Le Front islamique du salut (FIS) naquit administrativement en
septembre 1989. D'autres courants intégristes, sont constitués et légalisés à la
même époque, celle du duo Madani/Benhadj fut incontestablement la plus
importante. Et cette année 1989 fut particulière. La Constitution de février,
bien qu'elle autorisât le multipartisme, ne remettait nullement en cause la
nature du régime : La démocratie était officiellement instaurée, mais les
démocrates étaient minoritaires. La liberté d'expression était quasiment chose
acquise, mais l'autocensure commençait à s'ériger en mode de
fonctionnement face à la pression des fondamentalistes. Le pays s'ouvrait à la
pluralité, mais des partis comme le FLN, le FFS, voire les communistes, et y
compris les plus progressistes, apparaissaient en minus devant un mastodonte
qui avait ringardisé toutes les formations en charriant pourtant tous les
archaïsmes possibles et imaginables. Certains donneurs de leçons en France,
français et algériens, surtout de gauche, consolaient à distance les
modernistes vivant sur l'autre bord de la Méditerranée, qui subissait la
pression islamiste au quotidien, en plus de celle du pouvoir, en leur jurant sur
tous les saints de la sociologie et des sciences politiques que la « régression
sera féconde{150} ». En somme, une théorie fumeuse, à laquelle adhéraient
plusieurs universitaires et intellectuels, tels Bruno Étienne{151} par exemple,
pour faire croire que face à des dictatures ou à des régimes autoritaires, il ne
fallait pas hésiter à laisser les intégristes fragiliser ces régimes détestables, à
leur permettre de gouverner afin que le peuple s'aperçoive tout seul de la
vacuité de leur projet et se chargera de les expulser par la voie des urnes.
Raisonnement puéril, sinon niais, lorsqu'on sait que le propre des
mouvements totalitaires est de verrouiller tous les espaces d'expressions
démocratiques et d'anéantir toutes les oppositions dès le moment où ils
détiennent les clés du pouvoir. Si cette logique pouvait avoir une quelconque
validité, l'histoire nous aurait enseigné qu'Hitler avait été chassé avant 1939,
Khomeiny, durant les années 1980, Staline avant le goulag et les talibans
avant que Ben Laden n'utilise l'Afghanistan comme rampe de lancement pour
ses opérations terroristes. Soyons sérieux : à quel moment une société civile
démocratique pourrait-elle expulser des dictatures, a fortiori des islamistes
une fois les rênes de la gouvernance entre les mains de ces derniers ?
Ce contexte fut particulier aussi parce qu'en autorisant le FIS – chose qui
est rarement soulignée – le pouvoir a agi de manière totalement
anticonstitutionnelle, puisque l'islam étant « religion d'État », aucun parti ne
pouvait théoriquement se l'approprier pour en faire un fonds de commerce
politique. Or, ce groupe minoritaire qui a mis la main sur le « sacré » et pire,
s'est érigé de surcroît en une sorte de clergé, d'objecteur de conscience et de
milice inquisitrice, ne devait jamais être légalisé. La théorie de certains
« décideurs » algériens, sortie tout droit de l'école empirique du système,
disait doctement – ce fut notamment le cas de Mouloud Hamrouche, alors
Premier ministre – qu'il serait « préférable de canaliser les islamistes dans
une formation politique pour mieux les contrôler que de les laisser dans la
nature ». Le même Hamrouche était convaincu également que « l'islamisme
allait se dissoudre dans la démocratie ». En vérité, il fallait craindre, le
contraire.
Quoi qu'il en soit, neuf mois après sa naissance officielle, le FIS
remportait, en juin 1990, une écrasante victoire aux élections communales.
Dès lors, localement, dans chacune des villes et des villages qu'ils ont gagnés,
les islamistes se sont empressés d'instaurer une sorte de mini « Républiques
islamiques ». La constitution de milices va permettre d'imposer leur
« morale ». Parfois un brassard vert portant l'inscription « police islamique »
était visible sur leur bras. Armés de petits bâtons ou de gourdins, ils allaient
à la chasse des jeunes couples qui flirtaient dans les parcs publics ou
interpellaient les fumeurs pour les inciter à jeter leur cigarette. Kaboul se
dessinait à Alger. Chaque commune dirigée par les adeptes des salafistes était
transformée en une théocratie miniature. La devise de la République
algérienne « Du peuple et pour le peuple » était arrachée des frontons des
édifices officiels au profit d'une pathétique pancarte bricolée à la hâte
supportant l'inscription « commune islamique ». À l'entrée des marchés,
il fallait désormais lire aussi « marché islamique ». Probablement que la
tomate devenait beaucoup plus halal lorsqu'elle est vendue par un « barbu ».
Cela dit, les coquins aux poils hirsutes et en djellaba, malgré leur refus de la
mixité et leur « pudeur » ostensiblement exprimée, ne s'empêchaient guère de
proposer aux acheteurs des sous-vêtements... féminins !
Au même moment allaient éclater, au lendemain de l'invasion du Koweït
par l'Irak de Saddam Hussein, la crise du Golfe et la première guerre contre
le dictateur irakien, lancée par la coalition constituée autour des États-Unis.
Les islamistes algériens, et notamment les « Afghans », galvanisés par Ali
Benhadj ont défilé, des jours durant, dans les rues d'Alger en direction de
l'ambassade américaine. Celui qui était alors considéré comme le
« numéro 2 » du FIS sera finalement reçu, en tenue militaire, par le ministre
de la Défense, Khaled Nezzar, habillé, pour la circonstance, en civil et adossé
à une canne, comme pour mieux incarner ce pouvoir chancelant qui n'avait
plus aucun repère. Tout un symbole ! Le leader islamiste voulait que le
régime permette l'ouverture de camps d'entraînement et autorise, ceux qui le
souhaitaient, d'aller combattre aux côtés de Saddam Hussein et d'engager –
pourquoi pas, tant qu'il y était – l'armée algérienne dans une guerre contre
Israël. Le zélotisme du leader fanatique qui ne rougissait jamais lorsqu'il
préjugeait de sa puissance – quitte à aller jusqu'aux abords de la vanterie –
poussait le même Benhadj à se faire capricier par celui qu'il désignait
pourtant comme son pire ennemi. Si les revendications pouvaient apparaître
comme burlesques, aucun observateur ou quasi, n'a relevé que des demandes
identiques étaient exprimées, à l'époque, par un certain Oussama Ben Laden
en direction de la monarchie saoudienne. L'internationale islamiste – qui a
toujours existé – était en marche.
Les têtes de pont du FIS voyaient que le pouvoir était à portée de main. Ils
ne vont pas tarder à exiger l'organisation d'élections présidentielles
anticipées. Ils commenceront par faire avorter la tenue des Législatives,
prévues initialement en juin 1991. Finalement, elles ont été repoussées pour
décembre de la même année. Pour mettre la pression sur Chadli Bendjedid et
l'armée, ils lanceront une grève insurrectionnelle avec occupations des
principaux carrefours, notamment à Alger. Un peu à l'image de ce que feront
au Caire les Frères musulmans égyptiens quelques années plus tard durant le
fameux « printemps arabe ».
Durant ce second semestre de l'année 1991, la tension atteignait son
paroxysme : des affrontements lors de l'évacuation des places publiques firent
plusieurs morts et blessés ; en raison de menaces répétées et d'appels à
l'insurrection armée, les principaux leaders du FIS, Abassi Madani et Ali
Benhadj, sont arrêtés ; une attaque d'un groupe d'« Afghans » contre des
militaires à Guemmar près de la frontière algéro-tunisienne, en
novembre 1991, a coûté la vie à huit soldats, la plupart des conscrits. Les
islamistes dérobèrent des armes et du matériel. Ce qui confirmait que leur
action politique n'était qu'un leurre et que leur volonté consistait surtout à
prendre le pouvoir, par les armes ou par les urnes pour installer une théocratie
en Algérie. Projet non pas secret, mais clairement énoncé dans leurs
publications et régulièrement lors de leurs prêches. « Notre objectif, dira à
maintes reprises Abassi Madani, c'est d'instaurer l'État islamique. »
L'arrêt du processus électoral, en janvier 1992, fut un véritable séisme à
l'intérieur du système. Au premier tour, le FIS savait qu'il allait obtenir, avec
un taux de participation très faible, une forte majorité. Et là aussi une nuance
s'impose. C'est le pouvoir réel, en d'autres termes, l'état-major de l'armée, les
services de renseignement et des caciques du régime tels Larbi Belkheïr ou
Khaled Nezzar, notamment, qui a stoppé cette mascarade. Cela étant dit, ces
derniers n'ont eu le « courage » d'agir que lorsqu'ils ont compris que le risque
était minime pour eux. La vraie vaillance et la témérité étaient du côté des
démocrates, des laïques et des féministes, des intellectuels, des avocats, des
universitaires et des journalistes qui ont bravé, seuls, l'hydre islamiste tout en
subissant parfois les habituels méfaits d'un système arrogant et méprisant. Le
prix le plus fort fut payé par le peuple et par les couches subalternes et les
cadres intermédiaires des forces de sécurité.
Au lendemain de cet épisode, il y eut une totale recomposition de
l'échiquier politique algérien. Outre la fermeture de la parenthèse
démocratique, les différentes sphères du pouvoir se sont littéralement
éparpillées et divisées, en premier lieu plusieurs leaders du FLN, dirigé alors
par, Abdelhamid Mehri, le beau-frère de Chadli Bendjedid, quelques
généraux et autres officiers sensibles ou perméables aux thèses fanatiques se
positionneront, plus ou moins discrètement, plus ou moins ouvertement, dans
l'opposition après l'arrêt du processus électoral. Certains s'en iront même à la
recherche d'un compromis, d'un deal politique ou d'une alliance avec les
intégristes.
Nous l'avons vu : l'islamisme algérien a existé avant l'indépendance du
pays. Il s'est infiltré ensuite, après 1962, dans les rouages de l'État. Malgré
tout, il était en hibernation, ne pouvant s'exprimer complètement, car le
nationalisme arabe avait alors le vent en poupe. Cela dit, sans sortir du bois, il
avait durant vingt-cinq ans placé ses jalons. Arabisation et défrancisation de
la société a permis de rendre accessible aux Algériens la littérature produite
par les Saoudiens, à travers leur Ligue islamique mondiale{152} (LIM), mais
aussi celle qui propageait la pensée des Frères musulmans et ainsi l'éloigner
des écrits francophones mettant à l'honneur les Lumières. Politique
d'acculturation de toute une génération qui a tué le cinéma ou le théâtre
algérien. Même la culture a été islamisée. En réalité, la mouvance intégriste
algérienne, découverte par le monde entier au début des années 1990,
attendait discrètement et patiemment son heure. En Algérie, l'État-nation est
érigé au lendemain de l'indépendance sur le modèle français. Il est jacobin
« planificateur » et centralisateur. Il a régi, selon son bon vouloir, tous les
recoins ne laissant aucun espace aux forces progressistes, féministes, laïques
et démocratiques. Pire : à ses yeux, ces derniers étaient plus dangereux que
les islamistes.
Cette réalité, terrible, d'ailleurs toujours d'actualité, s'accentue lorsqu'il est
d'autant plus aisé aux intégristes de diffuser leurs idées. Mais aussi quand,
face à eux, il n'y a ni vision politique ni projet de société, on sert leurs
intérêts, car eux, savent construire, souvent avec méthode, des stratégies. Les
fanatiques s'engouffrent dans ce vide abyssal créé et entretenu, à ce jour, par
un pouvoir à la fois aveugle et incompétent et dont les membres n'ont d'autres
soucis que la pérennité de leur carrière. Leur cynisme les pousse à considérer
qu'en assurant le rôle de petit agent régional réprimant l'islamisme et gérant
les ressources du sous-sol, ils arriveraient à réunir les conditions qui
amèneraient même les plus grandes démocraties – realpolitik oblige – à les
soutenir. C'est ce qu'on appelle, jouer avec le feu.
6.
La « décennie noire »
La mémoire collective, y compris au-delà des frontières algériennes, se
souvient encore de ces fameuses années 1990. Qualifiée de « décennie
noire », cette période ne doit pas son appellation au déchaînement de violence
uniquement. À vrai dire, l'Algérie n'a pas fait face à une vague de terrorisme
seulement, c'est même l'État-nation qui a failli se disloquer devant
la talibanisation qui visait l'ensemble du pays. De plus, en raison du
désengagement du pouvoir, concentré quasi exclusivement sur la question
sécuritaire et sur la pérennité de la nomenklatura, la situation aurait pu
atteindre un point de non-retour. Le système s'était refusé – ou était incapable
– de prendre en charge la paupérisation de la société qui fut compensée par
l'avènement d'une caste de « nouveaux riches » ayant profité de l'« économie
de guerre » et de la corruption. Ce fléau qui n'a eu de cesse de se développer
pour devenir littéralement endémique.
En accentuant les inégalités, les gouvernements qui se sont succédé
entre 1992 et 1995 ont alimenté, consciemment ou pas, la mouvance islamiste
qui s'est retrouvée en position d'attirer vers elle toutes les colères et les
frustrations. L'effondrement, d'une part, du système dans son ensemble au
lendemain de la démission de Chadli Bendjedid en janvier 1992 et
l'assassinat, d'autre part, de Mohamed Boudiaf, six mois plus tard, en juin de
la même année, ont rajouté de l'illégitimité à celle qui existait déjà. Si le
pouvoir n'avait utilisé jusque-là que la « légitimité historique » pour diriger le
pays, là, il ne lui restait plus que ce statut bancal incarné par un régime
essentiellement militaire qui avait arrêté le processus électoral, certes pour de
bonnes raisons, mais qui demeurait incapable de reconstruire une dynamique
politique à même d'ouvrir une nouvelle ère démocratique qui ne soit pas une
simple parenthèse. L'épisode relatif à l'assassinat de Mohamed Boudiaf, tué
alors qu'il faisait un discours à Annaba (Ex-Bône) à l'est du pays, allait
marquer considérablement les Algériens. Cet assassinat perpétré, devant les
caméras de télévision, par un membre des services spéciaux, appelé en
renfort pour la sécurité du président, au-delà des questions qu'il allait poser
sur les réels commanditaires de ce complot, résumait l'état d'anarchie dans
lequel baignait l'Algérie.
Les jeunes générations ne connaissaient pas Mohamed Boudiaf. Quelques
semaines après son retour à Alger, à l'issue d'un long exil au Maroc, il avait
réussi à séduire par son « parler-vrai proche du peuple », son aura naturelle et
sa légitimité en tant qu'historique incontesté. Il avait pu ainsi attirer vers lui-
même certains de ceux qui, par dépit et par rejet, avaient voté pour le FIS. Il a
pu renouer la confiance avec une grande partie de la population. Convaincu
qu'il serait capable de peser sur les événements, de pacifier le pays – alors
que le terrorisme avait éclaté et qu'il redoublait d'intensité – mais aussi, par
ailleurs, de relancer l'économie nationale, tout en s'attaquant au monde de la
corruption et de l'affairisme. En somme, il souhaitait ardemment, selon
plusieurs de ses proches, « réformer le système de fond en comble ». De
l'aveu de ceux qui l'ont côtoyé, Boudiaf était sincère. Un peu trop peut-être.
Et, à certains égards, quelque peu naïf. Si l'homme connaissait parfaitement
la vérité de ce régime qui l'avait combattu et auquel il s'était opposé, il
n'avait, en revanche, ni relais ni réseaux au sein de l'administration et de
l'appareil sécuritaire. Ce clan qui n'hésitait pas à écarter, voire à liquider, ceux
qui menacent sa pérennité et ses intérêts, celui-là même qui l'avait kidnappé
et emprisonné arbitrairement en 1963 et qui l'avait forcé à quitter l'Algérie
durant plus d'un quart de siècle, était toujours là, dissimulé dans différentes
institutions. Un système comme celui qui détient le pouvoir réel en Algérie,
et tenu aussi par les compromissions et le silence. Au-delà des hommes, c'est
cette logique qui l'a tué également.
Mais en vérité, il le savait probablement au fond de lui, le pouvoir réel
pensait l'utiliser comme un pantin et lui, croyait qu'il lui était possible d'user
de ses prérogatives constitutionnelles et d'utiliser sa popularité pour passer
comme un bulldozer afin de nettoyer les écuries d'Augias. Problème : Il
n'avait pas les soutiens nécessaires au sein des institutions, il ne maîtrisait pas
l'administration, il ne contrôlait pas le cœur du régime et surtout il n'avait
quasiment aucune prise sur l'armée et davantage sur les services de
renseignement. En somme, il n'était pas capable de séparer le bon grain de
l'ivraie et d'éloigner ainsi les forces qui, de l'intérieur, menaient le pays vers
la régression.
Son assassinat, le 29 juin 1992, par un officier de la Sécurité militaire,
laissait entrevoir un crime d'État, dont les commanditaires ne furent jamais
clairement identifiés, même si plusieurs témoignages ont révélé que cet
assassinat était voulu et décidé, de façon collégiale, par les détenteurs du
pouvoir réel. Un peu comme à l'époque où Abane Ramdane fut liquidé au
Maroc.
Je l'avais déjà précisé dans Bouteflika, ses parrains et ses larbins, quand il
quitta, neuf jours après l'élimination de Boudiaf, le 8 juillet 1992, son poste
de chef du gouvernement, Sid-Ahmed Ghozali évoquait dans sa lettre de
démission l'existence de « forces du mal les plus nocives et les plus
dévastatrices, qui agissent perfidement, à partir de positions acquises dans les
secteurs de l'administration, de l'économie, des médias et de la
politique{153} ». Il exhortait ainsi ouvertement, Ali Kafi, le successeur du
président assassiné, de « mettre hors d'état de nuire les forces du mal
qui n'ont eu de cesse que de jouer la déstabilisation de l'État à des fins de
pouvoir ». Or, lorsqu'on sait décrypter la réalité algérienne et démasquer ceux
qui sont décrits entre les lignes dans la missive de Ghozali, on comprend qu'il
était question du cœur du système, en d'autres termes, à l'époque tous ceux
qui avaient la possibilité d'entraver, avec la bénédiction de l'armée et des
services de sécurité, l'action de Mohamed Boudiaf, dans plusieurs secteurs de
l'État.
Si sa mort brutale allait irrémédiablement vider le HCE de toute substance
politique, elle le réduisait en un outil institutionnel dont l'unique vocation
consistait à sauver un pouvoir empêtré dans une situation chaotique. Ali Kafi,
le successeur du président assassiné, allait s'évertuer, au mépris de toute
logique idéologique, à trouver un arrangement avec les islamistes. Il fut le
premier à le faire avec la bénédiction de certains généraux. Alors que les
barbus tuaient, ce sont les démocrates et les laïques qui étaient politiquement
combattus pendant que le régime recherchait le compromis avec les
intégristes prétendument « non-violents ». C'est dire...
À partir de 1994, à la fin du mandat du HCE, c'est un militaire, Liamine
Zeroual{154} qui fut désigné pour occuper le poste de chef de l'État, dans une
période de transition, le temps de rassembler les conditions pour organiser
une élection présidentielle censée relégitimer le pouvoir.
Certes, en novembre 1995, le général fut élu – disons démocratiquement –
même si le contexte ne garantissait pas un exercice normal de la politique. La
presse, plus ou moins libre, était constamment sous pression, subissant d'un
côté les menaces islamistes et les meurtres des hordes du GIA (une centaine
de professionnels a perdu la vie) et de l'autre des tentatives de domestication
de la part d'un pouvoir qui prenait prétexte sur la situation sécuritaire pour
réduire, le plus possible, les espaces de liberté. Si le principal parti intégriste,
le FIS, était officiellement dissous dès mars 1992 sur décisions administrative
et judiciaire, si la plupart de ses cadres étaient soit emprisonnés, soit exilés,
soit morts, soit du côté des groupes terroristes qui, pour l'essentiel, ont pris le
maquis, il n'en demeure pas moins que le risque représenté par les fanatiques
– je parle de l'aspect idéologique – était toujours présent. L'islam politique
coulait désormais dans les mentalités de larges pans de la jeunesse qui
montrait des signes évidents de contamination. Et contre cet aspect, le
pouvoir n'a pas su, n'a pas voulu ou n'a pas jugé nécessaire d'agir. Comme j'ai
eu l'occasion de le souligner à plusieurs reprises, il a même choisi
d'instrumentaliser la pensée extrémiste (ou une partie de celle-ci) à son profit.
À l'époque, pourtant, plusieurs menaces planaient à la fois sur le système et
sur l'État lui-même : primo, près de 30 000 islamistes avaient pris les armes et
étaient présents au maquis, notamment entre 1992 et 1997. Ils étaient
regroupés dans plusieurs organisations terroristes. Les plus connus furent
successivement le Mouvement islamique armé (MIA) qui a mué ensuite en
Groupe islamique armé (GIA) et l'Armée islamique du salut (AIS). Mais il y
avait également le Front islamique pour le djihad en Algérie (FIDA),
spécialisé dans l'assassinat de journalistes et d'intellectuels, la Ligue
islamique pour la daawa{155} et le djihad (LIDD) qui agissait dans la région
de Médéa et, à partir de 1998, le Groupe salafiste pour la prédication et le
combat (GSPC), né d'une scission au sein du GIA et qui fera plus tard acte
d'allégeance à Al-Qaïda pour devenir Al-Qaïda au Maghreb islamique
(AQMI). Au début, ces hommes en armes, étaient clairement soutenus par
une partie de la population, notamment dans les bastions qui avaient
voté massivement pour le FIS en 1990 et 1991. Il va sans dire que durant
cette époque, la question de l'effondrement de l'État et du système n'était pas
une simple conjecture, mais bel et bien une hypothèse envisagée, y compris
par différentes capitales occidentales. L'inquiétude était à son paroxysme en
France, à l'instar des autres pays européens, d'autant qu'aucune alternative
sérieuse et crédible, pouvant recevoir l'adhésion de la société algérienne, ne
se dessinait. Secundo, le régime était menacé, dès 1994, par la constitution
d'une coalition d'oppositions (parfois antagonistes) réunies, en janvier 1995,
par la communauté catholique de Sant'Egidio{156} à Rome. Ainsi, autour de la
même table, Le Front de libération national (FLN) dirigé par Abdelhamid
Mehri, le Front des forces socialistes (FFS), de Hocine Aït Ahmed, le
Mouvement pour la démocratie en Algérie (MDA) d'Ahmed Ben Bella et le
Front islamique du salut (FIS) représenté par deux islamistes exilés, l'un en
Allemagne et l'autre aux États-Unis : Rabah Kébir et Anouar Haddam. À côté
d'eux, pêle-mêle la Ligue algérienne pour la défense des Droits de l'homme
(LADDH), un parti trotskiste, une énième formation intégriste, celle
d'Abdallah Djaballah et un micro parti intitulé Algérie Musulmane
Contemporaine (AMC).
Sur le papier, ces familles politiques et associations incarnaient, selon les
organisateurs, près de 80 % de l'électorat algérien. Estimation réalisée à partir
des résultats des élections interrompues de 1991. Sauf qu'il faut nuancer cette
lecture, puisque cette fameuse consultation électorale avait enregistré un
important taux d'abstention : 41 % ! En d'autres termes, y compris en prenant
en compte les Législatives annulées, ces partis « représentaient »
concrètement 45 % d'une population qui, en quatre ans, avait énormément
évolué, en raison du terrorisme, quant à son appréciation à l'endroit des partis
intégristes. En effet, même si l'islamisme restait dans les esprits, la barbarie,
qui fut le mode opératoire des groupes terroristes, avait créé progressivement,
dans la société, un fort sentiment de rejet du FIS, mais surtout des groupes
armés, parfois dans leurs propres bastions.
Toujours est-il, la démarche, pour au moins deux raisons, l'une centrale et
fondamentale et la seconde symbolique et subsidiaire, n'avait aucune chance
d'aboutir et il s'agissait même, à certains égards, d'une aventure sans
lendemain. Pourquoi ? D'abord, une fois n'est pas coutume commençons par
le motif secondaire : le pouvoir algérien – et une grande partie de l'élite et de
la population – est très réticent, voire hostile, aux questions d'ingérence
étrangère. Cette frilosité est inscrite dans l'ADN du système depuis
l'indépendance. Or, il n'était pas possible de réunir tous les protagonistes, sauf
celui qui avait toutes les cartes en main : le régime et notamment l'armée et,
de surcroît, à l'extérieur des frontières. Déjà acculé par la situation sécuritaire,
même les plus sérieux parmi les responsables algériens ont perçu cette
démarche comme une volonté d'humiliation. Ensuite, une autre raison,
beaucoup plus importante, ne permettait pas d'avoir une haute considération à
l'égard de cette rencontre. Trois années après l'arrêt du processus électoral et
la dissolution du FIS, la communauté de Sant'Egidio et les formations qui se
sont engagées avec elle, ont commis cette incroyable maladresse – qui est
davantage une faute politique – en replaçant le parti islamiste au centre des
discussions cependant que son dossier était clos. De plus, le FIS était
désormais déconnectée ou quasi des groupes qui étaient au maquis, et
notamment du GIA entré alors dans une optique de guerre totale. D'une part,
les responsables du FIS juraient qu'ils n'avaient aucune prise sur le GIA, le
groupe le plus sanguinaire, et d'autre part, les terroristes avaient rejeté la
plupart des représentants du FIS qui ne soutenaient pas le « djihad ». Mais
encore, d'un point de vue moral, il n'était pas possible de remettre en selle la
formation intégriste au moment où ce parti refusait catégoriquement, à travers
ses cadres les plus influents, de condamner le terrorisme qui frappait toute la
population, y compris ceux qui avaient voté pour eux. La partie indécente
résidait dans le fait qu'une communauté catholique laïque banalise un
mouvement politique qui avait appelé à la violence et dont plusieurs militants
avaient constitué des organisations terroristes. Enfin, la marginalisation du
pouvoir algérien sur la scène internationale n'a eu de cesse de prendre de
l'ampleur, notamment à partir de l'année 1997 après des massacres de civils
perpétrés par les islamistes. En vérité, la pierre d'achoppement et le doute,
largement entretenu par les fanatiques, ont consisté à jeter de la suspicion sur
les vrais initiateurs de ces crimes de masse. Une question, sujet de toutes les
polémiques, a alors alimenté les gazettes : « Qui tue qui ? » en Algérie
s'interrogeaient certains observateurs, parfois de bonne foi, souvent par
dogmatisme. Une certaine gauche parisienne a même choisi, en se reposant
sur des « témoignages » peu crédibles, voire d'autres fois sur des déclarations
des islamistes eux-mêmes, de devenir le porte-étendard de ce questionnement
faussement naïf et véritablement complotiste. S'il ne fait aucun doute sur le
fait que les hordes du GIA (qui ont revendiqué quasiment toutes ces
opérations{157}) furent les décisionnaires et les responsables de ces tueries et
s'il n'y a rien de sérieux – sinon quelques « témoignages » farfelus – qui
accrédite la thèse de carnages en série commandités par l'État à travers les
forces de sécurité et notamment les services spéciaux, il est évident que la
chose principale qui mérite un examen et une dénonciation claire, c'est la
méthode brutale, contraire aux principes élémentaires d'un État de droit,
choisie par le pouvoir pour mener sa lutte antiterroriste au mépris des Droits
de l'homme. Mais à aucun moment, sauf à donner crédit à des théories
conspirationnistes, on ne pourrait affirmer que les massacres des civils furent
l'œuvre de l'armée. On peut reprocher au régime la lenteur des interventions,
son incapacité à protéger la population, mais certainement pas les crimes eux-
mêmes. Le prétendre serait un crime contre l'Histoire, une insulte pour les
victimes du terrorisme islamiste, en somme du révisionnisme afin de
manipuler l'opinion publique et ainsi blanchir l'islam politique des crimes
qu'il suscite contre les civils. Comme je l'ai déjà mentionné clairement, le
système (ou une partie de celui-ci) a néanmoins une responsabilité directe
dans l'élimination de certains dissidents et les exécutions extrajudiciaires
d'islamistes. Cela étant dit, la mise en accusation de l'armée dans son
ensemble par certaines associations et ONG était la conséquence d'une large
manipulation opérée à la fois par les réseaux liés au FIS à l'extérieur de
l'Algérie, celle de certains partis d'opposition – comme le FFS – qui voulaient
délégitimer le pouvoir, sur le plan international, quitte à user d'intoxication et
enfin l'inimitié naturelle – et j'ajouterais normale – que suscite le
gouvernement algérien qui ne fut pas défendu, même par des personnalités
crédibles convaincues de la vacuité de cette polémique qui, en vérité, tout en
attaquant les institutions, je le répète, blanchissait surtout la mouvance
extrémiste. Durant cette période, l'Algérie a perdu son aura diplomatique aux
yeux des partenaires étrangers et quasiment aucune visite officielle
d'importance n'était programmée. Sur le plan économique, la faillite
financière guettait la nation, notamment après la chute du prix du pétrole{158}
qui a coïncidé avec la déstabilisation du pays en 1992. Malgré le soutien
financier de plusieurs capitales, mais surtout celui du Fonds monétaire
international (FMI) qui a avancé à Algérie 3,5 milliards de dollars, la
conjoncture est restée morose. Initialement cet argent devait servir à réaliser
des investissements pour aider l'économie à se relancer. En 1994, l'instance
internationale s'est rendu compte que pas un seul dollar, de la manne qu'elle
avait affectée à l'Algérie, n'avait été consacré à cette fin. Une partie de cette
avance a été destinée à l'importation des produits de consommation, une autre
a participé au financement de la lutte antiterroriste et enfin, un dernier tiers a
servi à faire accroître les réserves en devises et s'est évaporé dans la
corruption ambiante. La politique mise en œuvre par le Premier ministre
Belaïd Abdesselam{159} (et ensuite par son successeur Réda Malek{160})
n'avait pas permis au gouvernement de faire face aux remboursements de la
dette. À la crainte d'une cessation de paiements s'ajoutait surtout le risque
d'une démobilisation, voire d'une révolte des fonctionnaires, en cas
d'incapacité de payer les salaires.
Sur le terrain de la lutte antiterroriste, la confrontation était impitoyable.
Définir cette époque comme une période de « guerre civile » serait approprié
même si l'armée est restée solidaire – ses principaux chefs même lorsqu'ils
n'étaient pas d'accord savaient que leur propre sort dépendait de cette
homogénéité – car il y eut évidemment les attaques, menées par les
terroristes, contre les forces de sécurité, mais il y a eu aussi des crimes
commis contre des villageois de la part des « barbus » qui, sans état d'âme,
tuaient les femmes qui refusaient de porter le voile (l'exemple de Katia
Bengana égorgée en 1994 à l'âge de 17 ans parce qu'elle refusait de se couvrir
la tête est loin d'être exhaustif). Des assassinats de journalistes et
d'intellectuels ainsi que les massacres de civils déjà évoqués ou des attentats à
la voiture piégée étaient le lot quotidien des Algériens sur quasiment
l'ensemble du territoire. Ainsi, plusieurs centaines de cadres, le plus souvent
des démocrates et des laïques, étaient massacrées.
Il y eut également une guerre à l'intérieur de la mouvance islamiste qui par
ricochet a souvent coûté la vie à des civils puisque, comme dans les systèmes
mafieux opérant par vendettas, certains groupes terroristes n'hésitaient pas à
attaquer des villages entiers qui soutenaient des factions concurrentes. C'est
une autre réalité du conflit qui a été rarement évoquée.
Débordé, surtout en zone rurale, le pouvoir a, dès 1994, décidé d'armer des
« groupes d'auto-défense », volontairement appelés « milices » par
l'opposition à l'étranger, notamment intégriste, histoire de connoter de
manière péjorative ces groupes auprès du public français ou francophone.
Cette décision fut prise afin de limiter le racket des villages dont les
habitants, souvent apeurés, accédaient aux demandes des hordes criminelles.
Ces derniers s'attaquaient également à toutes les personnes ayant appartenu
au FLN et ayant combattu lors de la guerre d'indépendance tout en assassinat
les jeunes qui répondaient à la conscription. Il ne serait pas exagéré d'affirmer
que la lutte antiterroriste a basculé en défaveur des groupes djihadistes dès le
moment où une partie de la population (on estimera à 150 000 le nombre
d'armes distribuées à des civils) s'est elle-même investie dans cette bataille.
L'année suivante, en novembre 1995, l'élection qui a permis à Liamine
Zeroual de devenir président avait vu une large participation (plus de 75 %)
{161} et un réel engouement populaire. Ce fut, d'une certaine manière, un
second temps durant lequel la riposte contre les groupes armés avait pris une
autre dimension. Le face-à-face n'opposait plus forces de sécurité et
terroristes, mais ces derniers à une écrasante majorité du peuple algérien.
C'est l'époque où des fatwas, en provenance de de Londres{162} pleuvaient sur
l'Algérie, pour excommunier toute la population et ainsi légitimer les
opérations criminelles contre elle.
Arrivé au pouvoir en 1994, en tant que Président d'État qui devait succéder
au HCE, Zeroual qui avait accompli toute sa carrière au sein de l'institution
militaire était un général respecté et consensuel dans les couloirs du ministère
de la Défense. Probablement l'un des rares à ne pas avoir de casseroles ni
d'affaires scabreuses ayant entaché son image. Plusieurs de ses anciens
collègues, mais aussi une large partie du personnel politique algérien le
décrivent comme « l'homme le plus honnête et le plus patriote du sérail ».
Avant de faire appel à lui, les tenants du pouvoir réel de l'époque, notamment
Khaled Nezzar et Mohamed Mediène, alors puissant chef des services de
renseignement, avaient pensé à Abdelaziz Bouteflika. Mais celui qui allait
être le futur président algérien n'était pas encore prêt et, dit-on, ne voulait pas
assumer la lutte antiterroriste contre les islamistes et une situation de quasi-
faillite sur le plan économique.
Toujours est-il, c'est Liamine Zeroual qui, bon an mal an, allait faire face,
durant cinq ans et demi, à cette période cruciale tant aux niveaux
institutionnel et sécuritaire que financier.
Le général devenu président avait réussi, quoi que l'on puisse en dire et
malgré le contexte de l'époque, l'état des caisses publiques, le mauvais choix
de certains de ses hommes et autres erreurs politiques, à maintenir le pays
debout. Il faut le préciser – y compris dans un livre qui critique la gabegie
dont sont responsables plusieurs dirigeants algériens – si la plupart des
institutions ont tenu, c'est aussi grâce au dévouement de certains de ses
cadres. Si l'on devait nuancer la médiocrité qui a régné au sommet du régime,
depuis l'indépendance, on pourrait dire que Zeroual fut probablement l'un des
moins mauvais sur le plan politique, le plus honnête et le plus éthique.
Lorsqu'il a compris qu'il ne pouvait plus assurer les équilibres à l'intérieur du
système, empêtré dans ses propres contradictions, Zeroual a préféré
démissionner en septembre 1998. Une certaine « grandeur » l'avait amené à
atteindre ses limites de chef d'État. Et pour cause, il avait préféré soutenir,
contre toute logique, un « ami » personnel, le sulfureux général Mohamed
Betchine, néanmoins « conseiller spécial » à la présidence, qualifié
d'affairiste et de voyou par plusieurs de ses pairs, que d'agir avec froideur et
responsabilité. Pour contourner une crise majeure qui couvait entre l'armée et
les services d'un côté et Mohamed Betchine et ses relais d'un autre, Zeroual a
préféré tout arrêter, surtout que l'autre point de discorde tournait autour de la
gestion de l'AIS, le bras armé du FIS qui avait accepté de cesser ses
opérations terroristes dans la perspective d'une future négociation. Cette fois,
Abdelaziz Bouteflika allait accepter une nouvelle sollicitation faite, au nom
du régime, par Larbi Belkheïr (officiellement à la retraite), Mohamed
Mediène, le patron du DRS et quelques autres figures du pouvoir. Certains de
ses sponsors ne tarderont pas à regretter ce choix.
7.
Le faux « sauveur »
Il était fondamental d'évoquer à la fois le contexte d'isolement et les
dangers qui guettaient plusieurs membres du régime, notamment ceux visés
par d'éventuelles poursuites pour atteinte aux Droits de l'homme. Abdelaziz
Bouteflika est venu donc à la rescousse d'un pouvoir à la fois marginalisé et
apeuré.
De plus, à la fin des années 1990, la communauté internationale – et
singulièrement les grandes démocraties – n'avait pas une connaissance
efficiente de la réalité de la menace islamiste. Elle était alors abstraite. On la
croyait spécifique et exclusive aux États arabo-musulmans. Certains la
voyaient même comme une simple réaction légitime à des systèmes
autoritaires. Dans l'Hexagone comme ailleurs en Europe, il était difficile pour
beaucoup d'observateurs de se faire une opinion précise sur ce qui se jouait en
Algérie.
Même si la légende algéroise raconte désormais autre chose, Bouteflika n'a
été adoubé par le sérail que pour sortir le pays de l'embargo qui ne disait pas
son nom. À aucun moment, les dignitaires de l'époque, qui lui ont fait la
courte échelle et préparé son retour triomphal, n'avaient misé sur ses
compétences supposées ou sur une confiance qu'ils avaient en lui. Leur seule
motivation, qui d'ailleurs ne faisait pas l'unanimité (Khaled Nezzar par
exemple était contre cette option), visait à utiliser l'image qu'il avait laissée
sur la scène internationale, son carnet d'adresses, sa « tchatche », ce côté
volubile qui endort ses interlocuteurs. Les différents caciques – surtout
les généraux – comprenaient que la question de l'arrêt du processus électoral
ne passait pas dans plusieurs capitales, elles-mêmes soumises à des sociétés
civiles n'acceptant, à juste titre, ni les interruptions d'élections, ni les coups
d'État ni les régimes militaires. Évidemment qu'il fallait expliquer la
complexité de la situation, la réalité du FIS en particulier et des salafistes en
général. La dangerosité de ces phénomènes n'était pas encore perceptible.
En vérité, ce n'est pas Bouteflika qui allait faire la pédagogie de la
« décennie noire », mais plutôt les attentats du 11 septembre 2001 qui ont
montré, deux années après son arrivée au pouvoir, à la planète entière le vrai
visage de la menace terroriste, nourrie par l'islam politique. Le nom d'Al-
Qaïda, et par prolongement celui des organisations se reconnaissant dans une
idéologie similaire, a permis à l'opinion publique internationale de relativiser
la situation algérienne et ainsi d'atténuer son jugement. En somme si le
pouvoir algérien était loin d'être respectable, mieux valait avoir affaire à lui
qu'à des émules d'Oussama Ben Laden.
Abdelaziz Bouteflika, je parle non pas de la personne, mais du dinosaure,
n'est pas simple, « il n'est pas complexe seulement, me dira l'un de ceux qui
l'ont côtoyé, il est compliqué ». Il est en apparence un tout et dans la réalité
son contraire. Admirons l'artiste : Malgré quelques « écarts de langage » –
c'est un euphémisme – qu'il avait eu durant la campagne électorale en 1999,
d'aucuns s'imaginaient que cela faisait partie du « charme » du personnage.
Après tout, son style tranche avec le ton hésitant, presque bégayant, de son
prédécesseur. Généralement, les adeptes du populisme et de la démagogie
savent haranguer les foules, quitte à utiliser des boucs émissaires comme
victimes expiatoires. Chez lui, celles-ci étaient vite trouvées. Il a commencé
par traiter ouvertement les journalistes de « commères de bains maures ». En
même temps, devant les médias étrangers, il déclarait haut et fort qu'il
préférait constituer un « mauvais gouvernement » qui accepte la liberté
d'expression plutôt qu'un « bon gouvernement » qui la réprime. Tout en se
comportant comme Mobutu, celui qui fut décrit comme un « homme
providentiel » se référait à Nelson Mandela, Gandhi ou Thomas Jefferson.
Il jurait de redorer le blason de l'Algérie et de lui faire prendre le train de la
modernité. Son discours donnait l'impression d'être aux antipodes de
l'archaïsme ambiant, puisqu'il allait jusqu'à évoquer certains sujets tabous
pour le régime, comme « la contribution des juifs à la culture algérienne » et,
une fois élu, serrer la main, devant les photographes et les caméras de
télévision, d'un Premier ministre israélien – Ehud Barak – lors des funérailles
de Hassan II au Maroc, en juillet 1999. Un symbole qui induira en erreur
nombre d'observateurs occidentaux, notamment ceux qui s'empressent de
juger le fond, en contemplant uniquement la forme.
D'un autre côté, tout en faisant l'éloge de la civilisation arabo-musulmane,
il rappelait, tantôt en arabe, tantôt en français, la nécessité de s'ouvrir à
l'enseignement bilingue et donc à la France. Simultanément, il se coupait des
Berbères en balayant, en septembre 1999, d'un revers de main l'idée de rendre
officiel leur dialecte, pourtant composant de l'identité algérienne. Rarement,
ses administrés n'avaient entendu, à part durant les premiers jours de
l'indépendance, l'un de leurs dirigeants s'exprimer dans la langue de
l'ancienne puissance coloniale. Tous les progressistes croyaient que le pays
allait franchir un cap.
Lorsqu'il prit les rênes de l'État en avril 1999, beaucoup d'Algériens
pensaient naïvement qu'il était fondamentalement un homme ouvert et
moderne. C'est ce qu'il avait laissé transparaître. En vérité, il allait être celui
qui devait incarner le mieux le système inauguré dès 1962 par le clan d'Oujda
et l'armée des frontières : pervers, menteur, manipulateur, autocrate,
méprisant, retors, populiste, démagogue, antidémocrate, papelard, corrupteur,
chattemite, patelin et cauteleux. Et ce, depuis le début : Outre une élection
tronquée, en raison du retrait des six autres candidats{163}, provoquée par une
grossière manipulation des « services{164} », il avait exigé de ses parrains de
l'époque un score suffisamment haut. Il « obtint » près de 74 % dès le premier
tour. Trop occupée à voir le pays recouvrer une stabilité, l'opinion publique
est restée insensible à la fraude. Beaucoup croyaient que son accession à la
Présidence allait modifier en profondeur l'image de l'Algérie et, par
prolongement, le quotidien des citoyens. Après une décennie d'une politique
articulée autour de la lutte antiterroriste, ces derniers espéraient revivre une
nouvelle ère démocratique. Ils devront patienter encore longtemps...
La communauté internationale commençait à être intéressée par ce cacique
qui avait disparu du paysage politique après la mort de Houari Boumediene.
En Algérie, certains lui avaient même pardonné ses malversations
financières. Ceux qui avaient travaillé avec lui, notamment au ministère des
Affaires étrangères, insistaient sur sa capacité à séduire, à rassurer ses
interlocuteurs et à offrir l'image d'un personnage avenant, ouvert et agréable.
À ceci près que les mêmes sources ajoutent, avec un sourire en coin, qu'il
s'agit là de son côté face. Côté pile, c'est une autre histoire. En vérité, il est
question d'une personnalité égocentrique, capricieuse et colérique. Prisonnier
de ses certitudes, il refuse la contradiction. Il aime les tenures indûment
acquises et les privilèges. Il a toujours été faible avec les forts et omnipotent
avec les vulnérables. Plusieurs de ceux qui étaient ses proches – et qui,
depuis, ont pris leur distance avec lui – pointent aussi son déficit total de
fidélité et l'absence chez lui de réelles relations humaines. Tout serait basé sur
le besoin. L'une des sources interrogées me dira : « c'est un homme qui n'a
aucun ami, sinon des relations de conjoncture et d'intérêts ». Une autre ajoute
non sans ironie : « Je me souviens qu'il m'arrivait de lui faire moi-même à
manger lorsqu'il venait me voir durant sa traversée du désert. Depuis qu'il est
devenu président, il n'a plus jamais repris contact avec moi. Évidemment, je
ne chercherai pas à le joindre, il a dû oublier jusqu'à mon nom ».
Ces traits de caractère allaient très vite se révéler aux Algériens et à ceux
qui, au sein du sérail, avaient milité pour son retour aux premiers plans. Dès
les années 2000, derrière la force du verbe, l'autoritarisme du cacique,
construit grâce au moule du système, a repris le dessus. Au fur et à mesure,
patiemment, encouragé par une complaisance internationale émanant de
puissances – dont la France et les États-Unis – trop contentes de voir ce
« grand pays » renouer avec la stabilité, un véritable régime autocratique s'est
remis progressivement en selle. Lui qui rendait hommage à la liberté de la
presse et aux membres de la profession tombés sous les balles des islamistes
tout en injuriant les journalistes ; lui qui serrait la main du Premier ministre
israélien et qui invitait à grand renfort de publicité les juifs d'Algérie, partis
après 1962, à visiter leur terre natale, tout en s'accommodant des antisémites
nourris à la mamelle des Frères musulmans et tout en qualifiant de « traîtres »
des journalistes algériens ayant effectué, en juin 2000, un voyage en Israël ;
ce président qui faisait croire qu'il était différent de tous ceux qui l'ont
précédé – à part Boumediene – convia le chanteur Enrico Macias à se rendre
Constantine, la ville qui l'a vu naître, pour actionner simultanément les
réseaux les plus conservateurs et les milieux intégristes pour faire capoter le
projet, au motif de l'existence d'un trouble à l'ordre public. Le message de
Bouteflika à l'adresse des juifs d'Algérie – ou ceux d'ailleurs – est simple.
Il pourrait être résumé ainsi : « Regardez-moi, je suis moderniste, c'est mon
peuple et ma société qui sont islamistes et réfractaires au progrès. D'où votre
intérêt à me soutenir ». Cette perpétuelle quête du double jeu est chez lui une
constante. Elle structure sa pensée. Un de ses anciens ministres affirme
aujourd'hui à propos de celui qu'il avait pourtant soutenu : « Quand
Bouteflika dit quelque chose, il faut décrypter le contraire ». Une année après
avoir fustigé la presse algérienne qu'il a toujours méprisée, préférant
instrumentaliser, lors d'interminables entretiens, des éditorialistes français
(entre autres), souvent complaisants, et qu'il choisit généralement lui-même,
il demandera au gouvernement de préparer une réforme du Code pénal visant
à verrouiller davantage la liberté d'expression. Le texte fut adopté en
mai 2001. Depuis, tout journaliste, tout média, qui s'aventurerait à critiquer
l'autocrate ou son système s'exposerait arbitrairement, à travers une justice
aux ordres, non seulement à de très lourdes sanctions financières, mais
également parfois à un emprisonnement. Entouré de « conseillers », le plus
souvent d'âge canonique, il était, depuis le début de son premier mandat,
déconnecté du réel. Ce détachement va constituer son style durant vingt ans.
Dans la foulée, le nouveau maître d'Alger, deux années après son accession
au pouvoir, allait donner sa véritable vision et annoncer son « projet de
société ». Pour lui, la démocratie est « farfelue et anarchique ». Il fustigera
vertement cette valeur « porteuse de dangers pour l'unité nationale ». Selon
l'autocrate, le peuple n'était pas mûr. La morgue est ainsi clairement affichée.
« Il faut du temps à un peuple pour acquérir une culture politique, une culture
économique et une culture sociale [...] préalables indispensables au passage
d'un stade prédémocratique à un stade démocratique{165} », dira-t-il.
Admettons que cela soit vrai, on peut constater que près de vingt ans après
cette déclaration, le président algérien n'a absolument rien mis en œuvre pour
permettre aux Algériens de « mûrir » et d'apprendre l'exercice de la bonne
gouvernance si tant est qu'ils soient réellement la cause de la régression qu'ils
subissent : il a fermé les champs politiques, il a clientélisé l'opposition, il a
domestiqué une grande partie de la presse et il refuse toute alternance,
imposant de fait, une présidence à vie.
Ce manque de respect à l'égard des citoyens allait également se
matérialiser, au-delà des propos, par une action qui a eu pour objectif
d'absoudre les terroristes, en leur accordant une amnistie au mépris des droits
de leurs victimes et donc de l'ensemble du peuple algérien. En effet, alors que
les groupes islamistes étaient vaincus sur le terrain, Bouteflika a voulu les
blanchir sans l'assumer. D'abord à travers de surréalistes déclarations tenues
au cours de la campagne : « Si j'avais 18 ans, j'aurais moi aussi pris le
maquis ». Mais en plus de ses écarts, le président algérien allait imposer, dans
le débat public, cette fameuse notion de « réconciliation nationale » et décider
l'organisation d'un referendum qui devait légitimer sa vision à travers une
approche totalement biaisée, puisque la question posée interpellait les
électeurs sur leur volonté d'approuver la démarche du régime qui
promettait le recouvrement de la paix civile. 98,63 % des votants ont
répondu, en septembre 1999, par l'affirmative à la question : « Êtes-vous pour
ou contre la démarche générale du président de la République visant à la
réalisation de la paix et de la concorde civile ? » La démarche générale. On
n'aura pas vu question référendaire aussi vague et abstraite. En clair,
« voulez-vous me signer un chèque en blanc ? » Et les Algériens, lassés par
les violences et crédules, ont répondu massivement par l'affirmative.
La loi dite sur la « concorde civile » allait quant à elle ouvrir la voie pour
l'édification d'un cadre juridique visant, ni plus ni moins, la réintégration dans
la société de terroristes ayant commis des crimes de sang. Les membres de
l'Armée islamique du salut (AIS) avaient bénéficié de la grâce, après
l'autodissolution de leur groupe. En effet, en 1997, l'AIS avait accepté un
cessez-le-feu sans condition et, à la suite de son autodissolution en 1999, elle
a bénéficié, en janvier 2000, d'un « décret présidentiel » qui stipulait que :
« les personnes ayant appartenu à des organisations qui ont volontairement et
spontanément décidé de mettre fin aux actes de violence et se sont mises à
l'entière disposition de l'État et dont les noms figurent en annexe du présent
décret jouiront de la plénitude de leurs droits civiques et ont été admises au
bénéfice du régime de l'exonération des poursuites ». Il faut bien lire, il est
question d'« exonération des poursuites » et non pas des peines. Il ne s'agit
pas non plus d'atténuation de condamnations, voire d'un dispositif de grâces
présidentielles. Le sujet consiste à ne pas poursuivre les terroristes. Donc à ne
pas reconnaître leurs actions comme des actes criminels. Il est allé jusqu'à
concocter une loi qui sanctionnerait des victimes du terrorisme qui
désigneraient leurs bourreaux ou qui les qualifieraient de terroristes ou
d'assassins.
Certes, près de 5 000 tueurs islamistes avaient déposé les armes{166} – ce
qui est considérable – mais ce qui est reproché à Bouteflika et au pouvoir,
c'est ce refus d'organiser des procès afin de rendre justice et surtout pour que
les tribunaux puissent condamner, au nom du peuple, au-delà même des
personnes, des faits d'une extrême gravité, qui resteront désormais pour
toujours impunis. Après cette étape incontournable et nécessaire, un chef
d'État aurait eu toute latitude pour réduire les peines, les atténuer ou pour
gracier, lors de célébrations diverses et variées, les criminels, selon leur
niveau d'implication, ayant sévi durant les dix années de massacres. De plus,
alors que ce dispositif juridique devait être limité dans le temps, dix-huit ans
plus tard, des terroristes continuaient d'être amnistiés{167}.
Nous le savons : l'histoire des conflits, en général, et des guerres civiles, en
particulier, est écrite par les vainqueurs. Si les caciques et les patrons de
l'armée voulaient faire la démonstration que la bataille militaire était
remportée par la troupe et si, par ailleurs, ils tenaient à reconstruire une
légitimité, il leur fallait offrir à l'opinion internationale des gages de bonne
volonté et une grille de lecture qui permettraient au système de concevoir une
image de respectabilité. L'interprétation du conflit qui ferait autorité allait
raconter que le pouvoir est sérieux, qu'il a tout déployé pour stabiliser
l'Algérie et qu'il a fait y compris des « concessions » aux salafistes ayant
renoncé à la violence. En apparence, la démarche peut paraître séduisante. Le
régime cherchait à prouver que les combats contre le FIS et les groupes
islamistes étaient définitivement gagnés, mais son action n'a jamais cessé
d'alimenter le fanatisme. Le terrorisme était seulement affaibli et non pas
vaincu comme le clamait le régime. La naissance, quelques années plus tard,
d'AQMI sur les cendres des différentes factions ayant ensanglanté l'Algérie,
durant les années 1990, allait le démontrer puisque le pays de Bouteflika
devenait, en raison d'une incapacité (et probablement d'un refus) d'éradiquer
le phénomène, le bateau amiral du terrorisme régional qui allait se manifester
notamment au Sahel. Aujourd'hui, c'est surtout le Mali et la France qui en
payent les frais. Quoi que l'on puisse en dire, c'est la politique de Bouteflika –
ou l'absence d'une réelle politique antiterroriste – qui a fait de la région
sahélienne une zone d'instabilité. Et probablement pour de longues années
encore.
Comme expliquer ce laxisme ? D'abord, si Bouteflika, comme tous les
autocrates arabes, n'aime pas le terrorisme, il sait, lui aussi, instrumentaliser
la menace qu'il représente, en faire un antagonisme pour se présenter, aux
yeux de la communauté internationale, comme l'unique « rempart » ; ensuite,
Bouteflika, devenu dévot avec l'âge, s'accommode de cette idéologie
mortifère qu'est l'islamisme lorsqu'elle ne défie pas les intérêts de son
système et enfin il est de ceux qui, lorsqu'ils contestent les crimes,
s'empressent de leur trouver des causes sociales, évitant ainsi de pointer ce
qui est consubstantiel à la doctrine des Frères musulmans ou des wahhabites.
Même si idéologiquement il n'est pas issu de ces écoles, le président algérien
est à la fois un peu comme Erdogan ou Sissi : il « lutte » contre l'islamisme
d'une main quand il menace son régime ou ses alliés et il l'alimente, de
l'autre, pour justifier son illégitimité et son piétinement des règles
démocratiques. Dangereux !
En novembre 2002, fort de son succès, le président algérien, proposait y
compris à Ali Benhadj, numéro 2 de l'ex-FIS et acteur du drame, une
libération anticipée afin de parachever la mise en place de sa politique
de « concorde nationale ». Celui qui était considéré comme le Jérôme
Savonarole{168} algérien, inspirateur des groupes armés retrouvait la liberté et
allait indirectement servir le régime qui voulait affaiblir, diviser et contrôler
le courant salafiste, soutenu ouvertement par l'Arabie Saoudite. Celui-ci avait
prospéré depuis la mise en place de cette politique « réconciliatrice » à l'égard
des différents tenants de l'islam politique.
En mai 2002, quelques mois après les attentats du 11 septembre, le
président algérien ira jusqu'à échanger, de manière surréaliste, un courrier
avec Rabi Al-Madkhali, alors chef de file des salafistes saoudiens. Sur un ton
résolument anti-occidental et anti-français, en usant par ailleurs d'une
rhétorique conspirationniste, il fera l'éloge de cet islamisme abject. « Il est
regrettable, écrira-t-il, de voir que certains individus n'éveillent pas de
soupçon face aux desseins de l'ex-colonisateur[La France] qui vise à
maintenir sa position dominante sur les peuples devenus indépendants en
portant ces mêmes peuples à la sédition tout en répandant en leur sein le
chaos et la division, et tout ça sous couvert de la religion quelques fois et de
la démocratie d'autres fois. Ces individus se sont livrés à des actes criminels
contre leur peuple et tout en persistant dans l'égarement, ils ont commis
d'horribles massacres d'innocents, actions qu'aucun dogme, qu'aucune
législation n'autorise » en ajoutant « Et vous avez vous-même ressenti la
campagne médiatique endiablée menée contre le royaume d'Arabie Saoudite,
simplement parce que ce dernier œuvre pour le bien des Arabes et des
musulmans. Certes, les oulémas doivent faire face à la fonction sacrée qui
leur incombe et qui les appelle à faire le don éminent d'approfondir la foi
dans les cœurs des jeunes, de déterminer le rôle réel qu'ils doivent remplir
envers leur religion ainsi que leur patrie et de redresser la déviance de
certains d'entre eux, de façon à ce que leurs comportements ne deviennent pas
un prétexte pour lancer une campagne significativement injuste contre l'Islam
et les musulmans »{169}.
Le contenu de ce courrier démontre à lui seul la ligne d'Abdelaziz
Bouteflika et son lien à l'islam politique qu'il dédouane allègrement de ses
crimes, préférant accuser, comme un vulgaire complotiste, les puissances
occidentales d'être derrière le terrorisme qui a saccagé l'Algérie et qui,
sévissait, déjà à l'époque, aux quatre coins du monde. Ce double discours
manifeste résume le président algérien : islamiste avec les idéologues du
salafisme et « moderniste » devant les représentants des grandes démocraties.
Abdelaziz Bouteflika avait justement multiplié les voyages, en France, aux
États-Unis, en Russie ou en Chine pour véhiculer cette fausse image et ainsi
renouer le dialogue avec les grandes puissances. À l'étranger, son discours a
certes permis de montrer l'Algérie sous un meilleur jour, d'introduire une
illusion, celle d'un pouvoir qui consulte son peuple et d'un chef d'État, moins
brutal que cette armée qui avait fait preuve de sauvagerie lors de sa lutte
antiterroriste et de rompre avec la mise au ban symbolique qui frappait son
pays. Tout ceci n'était qu'escroquerie intellectuelle reposant sur une stratégie
de communication qui enjolivait la réalité du personnage. Toute honte bue,
quelques mois après son retour aux affaires, il fit constituer un groupe de
lobbyistes pour réclamer, rien de moins, le prix Nobel de la paix. Sa
candidature fut diplomatiquement rejetée par l'institution suédoise.
Évidemment, les galonnés ne bronchaient pas, puisque l'idée de voir toute
ingérence s'éloigner et surtout toute menace de poursuites internationales
s'évaporer les amenait à avaler toutes les couleuvres et à accepter que celui
qu'ils ont fait roi les fustige parfois méchamment devant des journalistes ou
des dirigeants occidentaux. Le président est malin et il sait que critiquer les
généraux, ayant tous, sans exception, mauvaise presse, allait lui permettre
de s'installer du côté des gens respectables. Il s'en donna à cœur joie ! Cette
fameuse technique de communication qui enseigne de critiquer les
« méchants » pour passer pour quelqu'un de « fréquentable ». Alors
Bouteflika, le sauveur ? Qui peut le croire ?
En fait, la reconfiguration du champ politique, depuis son accession à la
présidence, en 1999, laisse apparaître une nouvelle grille de l'échiquier. Après
une dizaine d'années, confiné dans l'opposition, le FLN revient aux premiers
plans et réintègre le cœur du système. Il reprend même sa place de
« référence » dans un pays atteint d'un profond symptôme post-traumatique
après une « décennie noire » qui aura épargné peu d'Algériens. Le personnel
politique, lui-même impacté par la guerre civile, ne se faisait plus l'écho,
sinon à la marge, des tensions et attentes qui traversaient la société.
L'impression d'un calme retrouvé a provoqué un choc psychologique,
favorable au nouveau chef d'État. Pourtant, il peut clamer le contraire, ce
changement de climat n'est pas à mettre son actif. Il y eut en réalité plusieurs
évènements qui se sont succédé. Une sorte d'alignement des planètes.
D'abord, comme je l'ai déjà précisé, les groupes terroristes étaient laminés sur
le terrain et les principaux ateliers de fabrication de bombes quasiment tous
démantelés grâce aux indications livrées par les quelques « repentis » qui
avaient accepté de collaborer avec les services de sécurité, ensuite, comme
tout bricolage, la « concorde » a apporté évidemment, des résultats
immédiats. L'AIS avait mis fin, dès 1997, à ses activités terroristes et le GIA
connaissait une scission, depuis 1998, qui avait donné naissance au GSPC.
Entre les deux groupes, il y avait une divergence profonde à propos du
meurtre et des massacres de civils. Et enfin, la compréhension de la réalité
islamiste par la communauté internationale, à partir du 11 septembre 2001, a
joué en faveur de Bouteflika et du régime. Cette conjonction d'événements
avait considérablement atténué la menace terroriste qui, avant même l'arrivée
de Bouteflika et sa « concorde civile », avait baissé.
Simultanément, la situation financière s'améliorait considérablement grâce
à un contexte économique favorable et à des prix des hydrocarbures à la
hausse (les prix se sont envolés dès 2000 – dépassant les 20 USD – et ensuite
en 2005, dépassant les 50 USD) : les réserves en devises ont atteint, durant
cette époque, la somme de près de 20 milliards de dollars. La crise n'était plus
qu'un mauvais souvenir. La confiance est alors presque retrouvée même s'il
manquait des éléments fondamentaux pour les partenaires étrangers : un code
des investissements moderne, une bureaucratie moins archaïque, une bonne
gouvernance, moins de corruption, etc.
Au début de son deuxième mandat (2004-2009), Abdelaziz Bouteflika n'est
intéressé que par les liquidités. Sans rechercher une quelconque cohérence
économique. Constatant l'augmentation des cours des hydrocarbures, les
Algériens décident, sous son impulsion, de durcir la fiscalité pétrolière, au
mépris des promesses de libéralisation du secteur. Ainsi, une loi va instaurer,
en 2006, une « taxe sur les profits exceptionnels » engrangés par les
compagnies étrangères. Les sociétés pétrolières vont très vite réagir en
stoppant les investissements. Vision improbable de la part du régime qui va
traduire à la fois l'instabilité fiscale qui règne en Algérie, mais aussi
l'incapacité de ses dirigeants à tenir leur parole. Plusieurs chefs d'entreprises
françaises n'hésitent pas à qualifier en privé les responsables algériens de
« peu sérieux ». Ce qui choque alors c'est cette décision surréaliste de donner
de surcroît à cette modification de la fiscalité pétrolière un effet rétroactif.
Finalement, c'est la Sonatrach{170}, la société nationale, qui a fini par
rembourser ses partenaires étrangers. Cela lui a coûté la bagatelle de quatre
milliards d'euros.
Progressivement, la démocratie a commencé à connaître une régression
considérable qui s'est accentuée au fil des années aussi bien au niveau
structurel et institutionnel qu'au sein de la société. Le président algérien a
réussi à faire admettre insidieusement à la population qu'elle n'était pas apte
pour ce mode de gouvernance. La liberté d'expression est réduite comme
peau de chagrin : plusieurs journalistes passent beaucoup plus de temps en
garde à vue que sur le terrain pour réaliser leurs enquêtes ou leurs reportages.
L'opposition a totalement été clientélisée, la plus crédible est laminée.
Inexistante ou quasi. L'islamisme est devenu une sorte de médicament
administré dès la naissance, là où ailleurs l'on prescrit du savoir et de la
connaissance. Récemment encore, dans le programme scolaire, pour les
écoles primaires, des enseignants apprenaient à des enfants de moins de dix
ans à faire une toilette mortuaire, selon les rites religieux. La corruption –
comme je l'ai signalé à maintes reprises – s'est banalisée. Elle fait désormais
partie des mœurs. On ne sait plus par quelle « affaire » commencer lorsqu'il
s'agit d'évoquer les malversations des membres du régime : des biens mal-
acquis détenus en France dissimulés derrière des « SCI familiales » ou des
prête-noms, des sociétés écrans qui permettent à des responsables politiques
ou à des militaires d'agir via des membres de leur famille, notamment leurs
enfants.
En avril 2016, Le Monde révélait, par exemple, dans le cadre de l'enquête
dite « Panama papers » que le ministre algérien de l'Industrie et des Mines de
l'époque, Abdeslam Bouchouarb{171} « a détenu une société établie au
Panama, Royal Arrival Corp. Elle a été créée en avril 2015 à travers les
services de la société de domiciliation d'entreprises offshore Mossack
Fonseca{172} ». Toujours d'après le quotidien du soir « le Français Guy
Feite{173}, fondé de pouvoir de Royal Arrival Corp, confirmait que le
bénéficiaire effectif de la société était bien le ministre en fonction depuis
avril 2014, et tentait de rassurer quant à cette « personnalité politiquement
exposée ». Car selon les recherches effectuées par Mossack Fonseca,
M. Bouchouareb apparaît dans l'affaire Rafik Khalifa, du nom de ce
pharmacien algérien improvisé banquier et homme d'affaires à la fin des
années 1990, condamné en 2014 à cinq ans de réclusion en France puis à dix-
huit ans de prison par le tribunal criminel de Blida (ouest d'Alger) pour
association de malfaiteurs, vol qualifié, détournement de fonds, faux et usage
de faux ».
Il faut préciser que le droit algérien interdit à ses ressortissants de détenir
des comptes à l'étranger comportant des avoirs monétaires accumulés grâce à
des activités en Algérie. Or, là, il s'agissait d'un ministre. Les documents
« Panama papers » évoquaient alors « un portefeuille de valeurs immobilières
détenu actuellement à titre personnel [...]. Ce portefeuille d'un montant de
700 000 euros est cantonné depuis ses prises de fonctions politiques et a été
transféré de la BIL [Banque internationale à Luxembourg] vers NBAD
Genève [National Bank of Abu Dhabi, dont la filiale suisse, sise à Genève,
est spécialisée dans la gestion de fortune et le financement du négoce] ».
Selon les fichiers consultés par les journalistes du Monde, Bouchouareb était
passé par une société établie au Luxembourg, Compagnie d'étude et de
conseil (CEC), pour gérer Royal Arrival Corp, qui a détenu un compte à la
NBAD Private Bank (Suisse) SA.
Un autre personnage, considéré comme très proche du clan Bouteflika,
sera également mis en cause par les « Panama papers » et même cité dans un
scandale en Italie, celui de la société Saipem qui lui a versé des commissions
en contrepartie de juteux contrats avec la compagnie pétrolière algérienne.
Son nom : Chakib Khelil{174}, ancien patron de la Sonatrach et ex-Ministre
de l'Énergie et des Mines. Ce personnage est intimement lié au président
algérien et sa nomination obéit à une logique très particulière.
À peine arrivé au pouvoir, Abdelaziz Bouteflika a voulu rapprocher
l'Algérie du giron américain, notamment en matière énergétique. Pour lui, le
prestige, l'importance d'un chef d'État et la puissance se gagnent auprès de
Washington et non pas à Paris ou à Bruxelles. S'il faut garder de bonnes
relations économiques avec les pays européens – surtout ceux disposant
d'entreprises qui versent, sans complexes, des commissions – les questions
stratégiques se construisent outre-Atlantique. Ce n'est donc pas par hasard
ni en raison de l'amitié qui le lie, depuis sa jeunesse, à Chakib Khelil que
l'une de ses premières décisions fut de le débaucher et de l'installer, six mois
à peine après son « élection », à la tête de la Sonatrach et du ministère de
l'Énergie. Bouteflika voulait que son poulain, bien introduit auprès des
lobbies américains du Pétrole, fasse bénéficier le clan de son impressionnant
carnet d'adresses. Depuis, une dizaine de noms se sont succédé à la tête de la
société pétrolière. C'est dire la stabilité sous Bouteflika.
C'est ainsi qu'un véritable jeu de massacre allait commencer au détriment
des intérêts de l'État algérien. Avec la bénédiction de son ami le président,
Chakib Khelil a inauguré son action par un curieux « projet de loi sur les
hydrocarbures » et finira par ce qui sera appelé le « scandale BRC{175} ». Le
premier, le fameux « projet de réformes », visait à ouvrir davantage le sous-
sol algérien aux groupes étrangers et particulièrement aux Américains,
d'autant que Khelil n'a jamais caché son aversion pour la France et ses
entreprises pétrolières. Dans le climat anti-français qui a toujours régné,
notamment chez les caciques du FLN, prétendre favoriser les Texans au
détriment des Gaulois n'était pas pour déplaire aux partisans du
« nationalisme ».
À l'époque, les services de renseignement algériens, le DRS, étaient encore
un peu plus autonomes qu'ils ne le sont aujourd'hui. Avec d'autres relais dans
l'armée et certaines figures du régime, ils ont réussi, grâce aux manœuvres
plus ou moins discrètes de Mohamed Mediène, alors patron des « services »,
de torpiller littéralement la démarche de Chakib Khelil. Finalement, c'est le
président qui, en 2005, annoncera officiellement l'annulation de ce projet et
signera son acte de décès. Comment analyser ce rivement ? Il faut
comprendre que Abdelaziz Bouteflika, lorsqu'il n'est pas en position de force,
ne cherche jamais la confrontation directe, surtout quand il s'agit de l'Armée
ou des services. Le courage n'a jamais été sa première qualité. De plus,
Mediène – et ceux qui le soutenaient – avaient des arguments à faire valoir.
Ils avaient clairement exposé au président les périls sur la souveraineté
nationale au cas où la « réforme Khelil » venait à devenir effective.
Bouteflika ne pouvait plus aller contre cet avis. Pour plusieurs clans du
régime, les hydrocarbures représentent la mamelle qui doit continuer de
nourrir l'ensemble des membres de la nomenklatura et d'acheter la paix civile.
Il était par conséquent hors de question que ce fonds de commerce ne tombe
entre les mains exclusives de Chakib Khelil et de ses amis américains.
Le ministre de l'Énergie percevra l'action du DRS comme une déclaration
de guerre et le repli du président comme un désaveu qui lui a fait perdre la
face devant ses partenaires. Plusieurs sources affirment qu'il avait fait
« d'incroyables promesses » aux entreprises américaines « sans se soucier des
intérêts de l'Algérie ».
Ce sont les câbles Wikileaks qui allaient là aussi renseigner l'opinion
publique. Les mots le plus souvent utilisés montrent que les diplomates en
poste à Alger envoyaient à Washington des notes sans grande considération
pour Bouteflika et son entourage immédiat. Ils citent la « fraude électorale »
et les « atteintes aux libertés individuelles » et évoquent explicitement la
« corruption ». Le nom de Chakib Khelil apparaît alors régulièrement. Me
parlant de lui, un ancien ministre français des Affaires étrangères me lancera
en 2010 : « c'est quand même un sacré zozo ». À ma question : « Pourquoi
vous me dites ça ? », il répondra : « Enquêtez, c'est vous le journaliste ! » Le
début de mes investigations a coïncidé avec les révélations faites à la fois par
Wikileaks et le consortium des confrères qui a exploité les dossiers « Panama
papers ». Même si, dans l'intervalle, Chakib Khelil a réussi à contourner,
grâce au clan Bouteflika, la justice algérienne, les dossiers dans lesquelles il
est impliqué permettraient de remplir quelques conteneurs. À
travers notamment la complicité de quelques-unes de ses relations, et surtout
Farid Bedjaoui, un « homme d'affaires » algérien (né en 1970), considéré
comme un « intermédiaire » ou un « facilitateur » dans l'organigramme
personnel de Khelil. Diplômé en commerce international, il fit la
connaissance du ministre au début des années 2000. Le personnage qui,
jusque-là faisait du négoce dans l'agroalimentaire au Moyen-Orient,
intervient alors dans plusieurs affaires lors d'octroi de juteux contrats
pétroliers à des sociétés étrangères, dont Saipem, filiale du groupe italien ENI
ou de placements de certains fonds publics qui vont lui profiter directement.
L'ami du ministre n'est que le petit-neveu d'un ancien chef de la diplomatie
algérienne, Mohamed Bedjaoui{176}. La nomenklatura aime bien que ce type
d'« affaires » reste en famille.
L'action de Chakib Khelil est à l'image de son protecteur : retorse et
manipulatrice. Menteuse et perverse. Contemplons : Au milieu du printemps
2010, Chakib Khelil convoque la presse pour lui annoncer fièrement que la
Sonatrach venait de réaliser un bénéfice extraordinaire sur un placement d'un
milliard de dollars américains effectué, au début des années 2000, sur un
fonds américain, chez Russell Investments{177}. Le ministre de l'Énergie
voulait surtout envoyer un message à ses détracteurs et notamment au général
Mohamed Mediène, le patron du DRS. Khelil pensait que cette
communication allait lui permettre de démontrer à la fois à la présidence et à
l'opinion publique que c'est le « conservatisme » de certains galonnés et
autres caciques qui entravent l'Algérie retardant la modernisation de son
économie et que lui ne cherchait pas autre chose qu'à « servir » son pays.
Mais au royaume de Bouteflika, les histoires ne sont malheureusement jamais
comme certains les racontent. L'entreprenant ministre de l'Énergie avait juste
« oublié » de souligner aux représentants des médias qu'avant de finir dans
les caisses de Russell Investments, l'argent de Sonatrach a d'abord transité par
Rayan Asset Management, une société d'investissement de droit émirien,
installée à Dubaï et dont le directeur général n'est autre que le fameux Farid
Bedjaoui. La société que ce dernier a fondée avec son beau-frère libanais
représente Russell Investments notamment au Moyen-Orient.
En réalité, Chakib Khelil a menti (ou omis de préciser ?) sur plusieurs
points : premièrement sous sa direction, Sonatrach a décidé de placer à
l'étranger 3 milliards de dollars (et non pas 1 milliard), deuxièmement, ce fait
curieux qui voit une grande société pétrolière confier son argent à un fonds
américain, par l'intermédiaire d'une société d'investissement créée une année
plutôt ne semble pas l'interpeller. Opération qui avait permis à Bedjaoui, à
travers cette seule transaction, de gagner quelque 200 millions de dollars au
passage en quelques années seulement. Aussi incroyable que cela puisse
paraître, l'« opération financière » qui faisait fanfaronner Chakib Khelil a
rapporté à Rayan Asset Management beaucoup plus qu'à la société publique
algérienne propriétaire pourtant des fonds placés. Allez comprendre !
Mais il ne s'agissait pas de la seule « affaire » dans laquelle Chakib Khelil
fut impliquée. Trois autres dossiers importants allaient étoffer le CV du
ministre : deux contrats passés dans des conditions obscures en contrepartie
de commissions. L'un, de gré à gré, avec le groupement allemand Contel
Funkwerk et l'autre, de 800 millions de dollars, avec la société italienne
Saipem. Le troisième dossier, évalué à 160 millions de dollars, concerne les
travaux de rénovation au siège de la société pétrolière algérienne surfacturés
par l'entreprise américaine Consolidated Contractors International Company
(CCIC). S'agissant de cette dernière affaire, de nombreux cadres de Sonatrach
ont affirmé à des journalistes algériens, mais aussi aux enquêteurs du DRS,
que ces travaux ont été en effet largement surfacturés pour transférer la
différence vers des comptes à l'étranger. Idem pour les contrats passés, sur
plusieurs projets, avec BRC. Cela étant dit, au lieu d'être entendu, d'abord par
les officiers de la police judiciaire, ensuite par les magistrats, l'ami d'enfance
du président, fut démis de ses fonctions et discrètement exfiltré grâce à son
passeport diplomatique qui ne lui a jamais été retiré. Aussi, lorsque les
premières convocations furent envoyées à Chakib Khelil, celui-ci se
promenait entre Paris, Londres et Washington.
Un autre scandale avait éclaté en 2009 et avait déjà éclaboussé la
Sonatrach. Son ancien PDG, Mohamed Meziane et ses deux fils, ainsi que de
nombreux hauts responsables, une quinzaine, de la compagnie nationale
algérienne seront poursuivis dans le cadre de l'affaire dite « Sonatrach 1 ». Là
aussi, l'ombre de Khelil n'a cessé de planer. Une force protectrice poussait
visiblement la justice algérienne à l'épargner. Dans la foulée, une autre
procédure fut lancée en Italie. L'enquête fera surgir, là aussi, le nom de Farid
Bedjaoui et celui de Chakib Khelil. Les magistrats italiens accusent Bedjaoui
d'avoir touché de la Saipem l'équivalent de 205 millions de dollars par
l'intermédiaire de la compagnie Pearl Partners Ltd, domiciliée à Hongkong.
Ils le soupçonnent aussi d'avoir fait bénéficier de nombreux responsables
algériens de rétrocommissions afin de faciliter l'obtention, par la Saipem, de
plusieurs contrats.
En 2013, tous les Algériens étaient convaincus qu'un mandat d'arrêt
international avait été lancé contre Chakib Khelil. Celui-ci a en effet existé
avant de disparaître, car frappé de nullité. L'ancien ministre s'est fait oublier
aux États-Unis avant de revenir avec la fanfare en Algérie durant l'année
2016. Aujourd'hui, il tente de convaincre en off qu'il pourrait représenter une
alternative à Bouteflika. S'il est soutenu de l'autre côté de l'Atlantique, cette
option est loin d'enchanter les responsables français.
Le monde enchanté de Bouteflika. Le terroriste devient un honnête
citoyen ; le corrompu est blanchi par une opération du Saint-Esprit et des
militaires ou des fonctionnaires légalistes sont soit démis de leurs fonctions et
envoyés à la retraite avant l'âge de 60 ans, voire parfois injustement
emprisonnés sous de fallacieux motifs. Et toutes les carences de Bouteflika se
sont aggravées avec l'âge et la maladie. Les Algériens, même les serviteurs
du pouvoir, ont pu s'en rendre compte depuis 1999 : ses assertions
péremptoires et sa rhétorique creuse ont montré, dès le début, que le
personnage n'était pas qualifié pour se retrouver à la tête d'un État. Certes, il a
su faire corps avec un système qui a, depuis l'indépendance, instauré la
médiocrité et a porté sur les fonts baptismaux un responsable politique qui
s'était forgé une image faite de verbiage. Tout en citant Hugo, il s'est
comporté en vrai Javert de la pensée, chantre de la démagogie et des saillies
populistes, comme tout borgne, il a pu aussi être roi en un royaume qui a fait
de la cécité et de l'aveuglement l'unique vision. Cet adepte de l'aigre et du
doux, trahissant une personnalité particulière, quelque peu complexée, par
l'absence d'une science, il a compensé avec un vernis de connaissances.
Lorsque sa parole était encore audible, il fut incontestablement l'une des plus
grandes escobarderies de l'histoire de l'Algérie.
Contrairement aux apparences et au-delà de l'enfumage rhétorique qui est
le sien, il est incapable de développer une profonde pensée, sauf à considérer
comme tels un fatras de discours à l'emporte-pièce, le tout cimenté par de
courtes idées et de ce comportement pédant, l'ensemble qui offre l'impression
que le personnage serait un lettré étalant sa littérature ou un artiste exhibant
son art.
Il est convaincu qu'il maîtrise tout ou presque. En autodidacte confirmé, il
se croit aussi bon sur les questions religieuses que sur les problèmes
géostratégiques. Il peut parler de musique orientale et tout savoir sur le
football. À ses interlocuteurs, il exposera sur la jeunesse algérienne, mais
également celle du Sri Lanka. L'homme est donneur de leçons. Il n'hésite pas,
pour mieux épater ses invités, à user d'un ton professoral, et pour mettre au
pas ses collaborateurs à faire le père Fouettard. Enfin, c'est une sorte de
quiddité médiocre qui plane sur le système qui l'a fait monarque. Tous ceux
qui l'ont côtoyé au ministère des Affaires étrangères entre les années 1960
et 1970 se souviennent – lorsqu'ils se découvrent honnêtes – d'un arrogant,
sûr de lui et dissipé, exécutant à la lettre les directives de Boumediene,
principal, sinon unique inspirateur de la diplomatie algérienne de l'époque.
Pour reprendre l'expression des connaisseurs « Bouteflika était le beau
parleur, utilisé comme ballon d'essai et d'homme de paille par son ancien
protecteur », tantôt pour tromper, tantôt pour sonder, voire pour rassurer tous
ceux qui voulaient saisir les intentions réelles, sur tel ou tel dossier, du très
secret Houari Boumediene. En vérité, même s'il couvrit les frasques de son
immature collaborateur, il l'avait délesté de toutes les questions stratégiques
de la diplomatie algérienne, gérées directement par la présidence, sinon par la
diplomatie parallèle et les services de la Sécurité militaire, alors sous la coupe
de Kasdi Merbah. Cela peut surprendre, mais l'enfant gâté du régime
Boumediene ne joua quasiment aucun rôle – sinon minime – pendant la
période de la préparation du dossier de la nationalisation des hydrocarbures
(entre 1969 et 1971), lors de la crise algéro-marocaine (en 1975) au sujet
notamment du Sahara occidental ou dans l'ensemble des relations entre Alger
et Moscou.
Ses admirateurs répéteront à l'envi que Bouteflika est unique. Il l'est d'une
certaine manière. Avec une intelligence machiavélique, il a su enfoncer
l'Algérie dans quelque chose d'indescriptible. La cause n'émane pas d'une
pathologie physique, donc seuls ceux aptes à traiter les maladies de l'âme
pourront en saisir les motivations profondes de cette politique
autodestructrice pour le pays.
Sans être exhaustif, je vais énumérer, plus loin, quelques éléments
éclairants qui serviront, si l'on devait s'aventurer à dresser le bilan du
président algérien en 20 ans d'exercice. Il n'a pas réussi à confectionner ne
serait-ce un presque « projet de société », à l'image d'un Boumediene qui, au
moins, aura fait, à sa manière, exister l'Algérie sur le plan international ; il n'a
pas su engager, par exemple à l'image d'un Bendjedid, un semblant de
réformes structurelles, afin de sortir l'administration et le système financier de
leurs archaïsmes. Quand on pense que la carte bancaire fonctionne à un état
embryonnaire et que l'écrasante majorité des échanges s'effectuent toujours
en espèces, on comprend mieux les retards. Il a été incapable de tisser une
relation de confiance avec la jeunesse, à l'instar d'un Boudiaf qui, en cinq
moins a conquis les cœurs et redonner de l'espoir. Tout en convoquant le
discours nationaliste, il n'a pas, probablement en raison d'un manque de
sincérité, rassuré ses administrés, quant à son engagement patriotique, à
l'image de Zeroual qui jouit, aujourd'hui encore, d'une grande respectabilité.
L'écrasante majorité des fonctionnaires le craint, mais ne le respecte pas, car
il a géré le pays comme on gère une propriété privée.
Il faut suivre le parcours du personnage pour comprendre que les
différentes étapes de sa carrière ont été façonnées, grâce à l'intrigue, aux
coups fourrés et aux machinations avec, en prime, ce don spécifique qui lui
permet de sentir la direction du vent et de l'épouser, surtout si elle peut lui
conférer une certaine puissance.
Dès le début, le système auquel n'a cessé d'appartenir Abdelaziz Bouteflika
ne supportait pas la contradiction et ne tolérait aucune opposition. S'agissant
des débats, n'en parlons même pas. La brutalité comme mode d'action, la
force comme argument et la diabolisation de l'adversaire comme riposte
idéologique.
C'est cela l'Algérie de Bouteflika. Et encore ! Cette description succincte
est bien en deçà de la réalité. Si le pays ne pèse plus rien sur la scène
internationale, sinon en tant que producteur et exportateur de gaz, c'est
également parce que tous les dirigeants de la planète savent que les
responsables politiques algériens ne sont pas seulement rongés par la
corruption – à la limite quel État (même démocratique) ne connaît pas ce
phénomène ? – mais surtout par leur incapacité à penser, outre à leurs propres
intérêts à ceux du pays dont ils ont la charge. Cette irresponsabilité qui les
amène à se jouer du devenir d'une Nation est totalement incompréhensible.
Des lendemains inquiétants se dessinent.
Partie III

Un avenir incertain
8.
Bouteflika a tué la politique
Comment caresser un quelconque optimisme lorsque le mal est généralisé
et la tête se retrouve gangrenée ? Il y a des pays qui sont traversés par de
grandes difficultés – c'est peut-être l'époque qui veut cela – mais on y trouve
souvent une classe politique dynamique, une société vivante et des élites
capables de produire de la ressource, des idées ou des propositions. Les
débats peuvent être rudes, les polémiques intenses, car le bouillonnement
intellectuel, même excessif, permet aux clercs de vitaliser une société. En
Algérie, il n'y a rien de tout cela. Les partis sont moribonds, leurs
représentants ne rêvent que des places à prendre ou à garder pour préserver
des intérêts étroits, les formations censées représenter une opposition ou une
quelconque alternative – pourquoi pas – sont à l'image de Bouteflika :
totalement avachies comme si l'usure a fini par atteindre y compris des
quadragénaires aigris et sans ambitions – au-delà de leur nombril – pour la
Nation. Ils se complaisent, le plus souvent, dans un rôle de commentateurs
abusant des truismes pour évoquer la réalité du pays en s'adossant sur des
tautologies. L'Algérie va mal !
Pour comprendre tout ce qui est a été exposé jusque-là et pour ouvrir les
yeux sur l'avenir obscur qui s'offre aux Algériens, je vais, dans cette dernière
partie, articuler ma démonstration sur trois aspects : la politique, l'économie
et la société. Non pas en livrant une étude exhaustive – d'autres le feront à ma
place – mais en proposant une lecture franche de la réalité et des perspectives.
L'histoire que j'ai voulu retracer donne un avant-goût de ce que sera le futur.
L'actualité anxiogène conforte le pessimisme que l'on est en droit d'avoir.
Que reste-t-il en Algérie ? Un Abdelaziz Bouteflika, 82 ans au début de
l'année 2019, déjà « réélu » en 2014 pour un quatrième quinquennat, un an
seulement après un AVC qui a affecté sa motricité et sa mobilité. Un
autocrate malade et affaibli, dirigeant, comme un vieux parrain mafieux, une
clique qui compte son propre frère Saïd, un général de corps d'armée Ahmed
Gaïd Salah{178} et un « homme d'affaires » Ali Haddad{179}. En face, une
myriade de militaires la plupart tétanisés et dociles (eux se présentent comme
des « légalistes ») et des partis politiques sans leaders charismatiques et sans
projet mobilisateur. Il n'y a plus aucune dynamique comme si le pays était
mort avant même le décès de son président.
En cette fin d'année 2018, y compris l'historique Front de libération
nationale (FLN), principal soutien d'Abdelaziz Bouteflika, vivait une
profonde crise. Depuis la rentrée sociale, un certain bouillonnement excitait
ses troupes, un climat presque normal qui se réédite à la veille de chaque
échéance électorale. Mais cette fois les choses sont un peu différentes : si en
apparence l'ensemble du système est derrière le président et ainsi suspendu à
sa décision d'aller ou pas vers un nouveau mandat, certains, en coulisses, ne
cachent plus leur exaspération. Non seulement le pays n'est plus gouverné
depuis plusieurs années – seules les affaires courantes sont traitées – mais en
plus un seul clan a fait main basse sur le pouvoir réel et ne veut plus le
partager. Derrière l'union de façade, le FLN est en réalité tiraillé. Tout
comme les autres partis politiques et les différentes institutions, notamment
l'armée, mais personne n'ose mettre sur la table ouvertement la question de
l'incapacité de Bouteflika de présider aux affaires de l'État. Et tant que lui ne
se sera pas exprimé sur le sujet, personne – en tout cas aucune figure notable
– ne se permet de déclarer sa candidature.
Le 14 novembre, la très officielle agence l'Algérie Presse Service (APS)
diffusait une dépêche pour annoncer la démission (totalement inattendue) de
son secrétaire général, le virevoltant Djamel Ould Abbes. Il aurait eu un
sérieux « malaise cardiaque ». L'article ne dit pas si son mal-être est survenu
avant ou après qu'il a pris connaissance de son éviction pour « raisons
médicales ».
Une dizaine de jours plus tard, le parti se dotera d'une direction provisoire
emmenée par un illustre inconnu, un certain Mouad Bouchareb{180}, faisant
office d'homme de paille. Ce putsch, était intervenu simultanément à un
autre, opéré, lui à l'Assemblée nationale. Et là aussi c'est le même Bouchareb
qui avait été installé à la tête du Parlement algérien après que son président
légitime fut démissionné de force, comme je l'avais relaté au début de cet
ouvrage, au mépris de la constitution et du règlement intérieur de la chambre
basse. Le mot « coup d'État » fut à juste titre lâché par certains médias et il
n'est guère excessif étant donné que d'un point de vue juridique, la
« vacance » de la présidence de l'Assemblée ne peut être constatée que « par
suite de démission, d'incapacité, d'incompatibilité ou de décès ».
Cette guéguerre fut la conclusion d'un bras de fer qui couvait et qui avait
opposé les députés de la « majorité présidentielle » au Président de
l'Assemblée. Depuis la fin septembre, en effet, une fronde n'a cessé d'enfler
après le limogeage, par Bouhadja, du secrétaire général chargé de
l'administration du Parlement. Le sujet de la discorde s'appelle Bachir
Slimani. Ce sexagénaire qui, depuis une trentaine d'années, fait carrière dans
l'administration algérienne est totalement inconnu du grand public et des
médias. Ce n'est ni un cacique ni un homme politique. Mais son rôle est,
depuis plusieurs années, fondamental pour le clan présidentiel. Selon un
ancien cadre au ministère de l'Industrie, le personnage, qui a exercé dans
plusieurs institutions, a longtemps été traité par le DRS avant d'être
parachuté, en guise de récompense, à la fin des années 1990 à l'Assemblée
nationale où il occupait un poste « stratégique » pour le régime : gérer les
frais des différents députés et transmettre les « dossiers » à la Sécurité
militaire afin que celle-ci puisse constituer éventuellement des leviers
judiciaires contre l'ensemble du cheptel. Après cinq ans de « bons et loyaux
services », il quitte d'abord le Parlement pour d'autres missions avant d'y
revenir en 2014, à la demande de Saïd Bouteflika lui-même. Il est alors
chargé d'accomplir la même mission, mais cette fois, pour le compte du frère
du président qui veut tout savoir sur tout le monde. Ce n'est pas une légende
urbaine, mais bel et bien une réalité, outre les services officiels de l'État, le
benjamin de la famille du Président a installé un réel réseau parallèle de
renseignement, composé de journalistes, de fonctionnaires, de militaires, de
retraités de l'armée, de membres de partis, de députés et de sénateurs sans
oublier les hommes d'affaires et des agents consulaires à l'étranger ainsi que
tous ceux qui lui ont fait un acte d'allégeance. L'intrigant s'intéresse à tout,
aussi bien à la chose politique qu'aux grands projets commerciaux et aux
acquisitions foncières. Slimani fait partie de ce dispositif. Il informe le
« MBS algérien » (comme l'appellent ceux qui le comparent au prince héritier
saoudien, Mohamed Ben Selmane) et l'alerte de l'ambiance au sein du
Parlement, mais surtout sur les mouvements et les dépenses des uns et des
autres. Cela permet à Saïd Bouteflika de mesurer le pouls de la société et de
ceux qui ont de l'influence.
L'Assemblée algérienne prend en charge, depuis plusieurs années, des
« séjours médicaux » à Paris et rembourse, très souvent, de faramineux « frais
de bouche », mais seulement pour la clientèle du régime qui doit être ainsi, en
retour, reconnaissante au clan présidentiel. Ces « dossiers » pourront être
ainsi utilisés, comme atouts, le moment voulu pour montrer qu'un tel serait un
« corrompu » ou un « profiteur ». Dans un système où quasiment toute la
nomenklatura se sert, il devient facile de désigner les uns plus que les autres,
quand il sera l'heure de s'en débarrasser. Il apparaît que Saïd Bouhadja aurait
laissé voir, quelques mois avant son éviction, des signes de « déloyauté » à
l'égard du clan présidentiel. Ce qui ne fut pas du goût du frère de Bouteflika
qui s'est empressé de se renseigner auprès de son homme de confiance, le
fameux Bachir Slimani. Il se trouve que le « malheureux » président de
l'Assemblée – comme tout cacique qui se respecte – avait fait un saut à Paris,
durant l'été 2018, pour un petit check-up médical à l'hôpital américain de
Neuilly. Décision est alors prise de ne pas lui rembourser certains de ses frais
qui s'élevaient quand même à quelques dizaines de milliers d'euros. Le
secrétaire général chargé de l'administration est habilité, étant donné qu'il
dispose de la signature réglementaire, à refuser, y compris au Président du
Parlement, des demandes de défraiement. Ce dernier, furieux, pensant qu'il
avait encore un quelconque pouvoir, décrète de le limoger. Officiellement
« pour mauvaise gestion ». Mal lui en a pris, il venait de s'aventurer sur un
chemin sinueux qui allait le mener tout droit vers un précipice.
Mobilisés, sur injonction de Saïd Bouteflika, à travers, d'une part, celui qui
était encore tête de file du FLN, Djamel Ould Abbes et, d'autre part, sur
recommandation du Premier ministre, Ahmed Ouyahia, par ailleurs président
du Rassemblement National Démocratique (RND) – l'autre force de la
« coalition présidentielle » – les députés de la majorité annoncent leur volonté
de démettre Saïd Bouhadja l'accusant à la fois de « mauvaise gestion » et
d'une utilisation excessive des « frais de mission ». Pour lui succéder, le cœur
du système (qui se résume aux frères Bouteflika) fait appel au même Mouad
Bouchareb, tout nouveau « patron » du FLN. En quelques semaines, le jeune
cadre de la principale formation au pouvoir est devenu, chef de parti et
président du Parlement, sans congrès ni élections. D'un côté, on piétine les
statuts du FLN et de l'autre on s'assoit sur la Constitution de la République
algérienne. Du grand art ! Alger n'est plus à une entorse près.
En effet, ce n'est pas une première : les responsables ont pris l'habitude de
se jouer des textes fondamentaux. Il faut leur reconnaître néanmoins –
disons-le avec ironie – qu'ils font toujours le nécessaire pour sauvegarder les
apparences. Le non-respect de la Constitution se fait – comme il est de
coutume – dans un « total respect » de la loi. En 2009, une vaste parodie
électorale avait déjà permis à Abdelaziz Bouteflika de briguer une troisième
fois la magistrature suprême alors qu'à l'époque la Constitution le limitait à
deux mandats seulement. Qu'à cela ne tienne ! Il exigera une modification de
ladite loi fondamentale. Ce sera chose faite dès novembre 2008. Quelques
mois plus tard, un score brejnévien lui permettra de repartir pour un tour.
Révélé par Wikileaks, un câble de l'ambassade américaine à Alger
détaillait le 13 avril 2009, les mécanismes de cette immense fraude.
Bouteflika avait obtenu 90,24 % des voix. Pour les Américains et la plupart
des observateurs étrangers, les résultats (scores électoraux et taux de
participation), mais aussi le déroulement de la campagne électorale
participaient d'une vaste mascarade. Ce score qui rappelle les belles années
du Kremlin a permis au président algérien, qui aime pourtant citer Mandela, à
se rapprocher définitivement d'un Mugabe. À chacun sa manière d'entrer dans
l'histoire.
En cette année 2018 les choses étaient en train de se rééditer. Tout le
brouhaha perceptible dans les allées du pouvoir était lié à l'approche de la fin
du mandat d'Abdelaziz Bouteflika qui arrivait à échéance en avril 2019. Alors
que le palais voulait entretenir le suspense sur sa « candidature » pour un
honteux cinquième round, le zélé Djamel Ould Abbes, encore à la tête du
FLN, a crié haut et fort que lui et tout son parti espéraient que le dynamique
chef d'État rempile pour un nouvel exercice. Pourquoi pas ! En Algérie quand
on aime son président, on ne compte pas.
Mais problème, celui qui était patron du FLN avait osé s'exprimer sans
l'aval de ses maîtres. Là-bas, cela est considéré comme une faute lourde. Un
crime de lèse-majesté ! Pourquoi cette annonce a-t-elle provoqué le courroux
du monarque et de son frère ? Tout simplement parce que les choses n'étaient
pas encore prêtes en octobre 2018 et des tiraillements se faisaient ressentir au
sein du sérail. D'un point de vue constitutionnel, le président algérien devait
convoquer le corps électoral durant le mois de janvier 2019, quatre-vingt-dix
jours avant la date du scrutin qui doit être fixée au courant de la deuxième
quinzaine du mois d'avril. Or, il y avait quelques « détails », et pas des
moindres, à régler. Comment allait se dérouler la campagne au regard de
l'état de santé du président ? Qui va porter sa parole ? Qui seront les autres
« candidats » qui feront office de lièvres ? Comment fera-t-il pour prêter
serment, conformément à la Constitution, alors qu'il ne peut quasiment plus
s'exprimer ? Comment calmer les ambitions démesurées et non exprimées
clairement ni avouées d'Ahmed Gaïd Salah, le chef d'état-major ? Lui qui n'a
pas caché à certains de ses proches son intention d'occuper un jour le palais
présidentiel, « comme le Maréchal Sissi » dit-il, lui l'empirique, moqué par
ses pairs, en raison de son inculture et de ce côté rustre qui le caractérise. À
l'évidence, celui qui se vit comme inamovible patron de l'armée – et qui n'est
plus dans les petits papiers de Saïd Bouteflika – devra patienter encore. Ni le
président ni son frère ne sont prêts à lui remettre les clés du pays.
Gaïd Salah s'est même rapproché de quelques partis politiques pour se
doter de quelques soutiens au-delà de l'institution militaire et du monde des
affaires. Ainsi, l'un de ses nouveaux alliés n'était autre – en cette année 2018
– que le chef de file du mouvement islamiste – proche des Frères musulmans
– Abderrezak Makri{181}, le président du Mouvement de la société pour la
paix (MSP). Dans une déclaration publique, en juillet 2018, ce dernier a
même exhorté le chef d'état-major à « régler la crise qui secoue l'Algérie » et
d'organiser « une transition démocratique ». Cet appel explicite au coup
d'État s'est matérialisé par une phrase qui ne laisse aucune ambiguïté :
« L'institution militaire doit être partie prenante dans le règlement de la crise
actuelle », a-t-il précisé, en rappelant qu'il y avait des officiers « conscients
des dangers du maintien du statu quo actuel ». Une source algérienne m'a
certifié qu'un accord existait bel et bien entre Gaïd Salah et Makri. Ce dernier
deviendrait ainsi premier ministre et son parti sera majoritaire à l'Assemblée
au cas où le scénario envisagé par les deux hommes se concrétiserait un jour.
Peu probable ! C'est mal connaître le machiavélique duo Saïd et Abdelaziz
Bouteflika. D'ailleurs, Saïd Bouteflika s'est empressé de rencontrer Makri
pour le « rassurer » dit-on quant à son avenir politique, et lui demander d'être
candidat à l'élection d'avril 2019 afin de crédibiliser le scrutin, mais surtout
pour ne pas le laisser entre les mains du patron de l'armée.
À la fin du mois de novembre 2018, alors que les spéculations allaient bon
train et dans le but de siffler la fin de la récréation, le pouvoir réel a fait lire
un message du chef de l'État lors de la très officielle rencontre entre les
membres du gouvernement – et notamment le Premier ministre Ahmed
Ouyahia – et les walis [les Préfets]. Il avait évidemment commencé son
discours par convoquer en majesté la seule « légitimité » dont peut se
prévaloir encore le régime : l'histoire de la guerre de libération. Le verbe
« servir » fut probablement l'un des plus usités. Presque humoristique
lorsqu'on parle d'une entité ravagée par la mauvaise gouvernance. Fléau qu'il
se permettra d'ailleurs de critiquer.
En clair, le discours lu devant les représentants de la haute administration
avait – et c'est le plus important – les allures d'un bilan d'autosatisfaction. Il
osera : « Nous avons œuvré à ce que notre pays reprenne sérieusement son
développement à travers la reconstruction de ce que les forces du mal et de la
destruction se sont évertuées à saborder », mais évidemment très vite il s'est
voulu clair pour ceux qui savent lire entre les lignes présidentielles : « Aussi,
est-il normal que la stabilité de notre pays soit ciblée par des cercles de
prédateurs et de cellules dormantes qui s'acharnent à attenter à sa crédibilité
et à la volonté de ses enfants. Les manœuvres politiciennes que nous
observons à l'approche de chaque échéance cruciale pour le peuple algérien
sont la preuve tangible de ces intentions inavouées, qui s'éclipsent dès que
notre valeureux peuple leur tourne le dos », fera-t-il entonner à son porte-
voix. Tout en précisant, avant même d'officialiser sa « candidature » pour un
nouveau mandat, qu'il n'a pas encore achevé son action. « Ce que nous avons
accompli jusqu'à présent n'est qu'une étape dans un long processus. Oui, de
nombreux défis nous attendent et nous ne pouvons, après toutes ces
réalisations, nous attarder sur des thèses pessimistes et défaitistes, qui n'ont
d'objectif que de freiner notre marche ». On ne peut être plus explicite ! Cela
dit, parler de « marche » lorsque l'on gouverne muet sur chaise roulante
devient burlesque.
Alors certes les lectures peuvent diverger. On peut même les nuancer. À
travers le « Nous », il peut évidemment être question de lui, en premier lieu,
mais aussi, et c'est la chose sur laquelle je reviendrai plus loin, Bouteflika qui
raisonne en clan tient absolument à désigner son successeur. Hors de propos
que ce sujet puisse lui échapper. C'est psychologique, une manière de
continuer de gérer le pays post-mortem et surtout d'assurer une totale
impunité pour son frère et les membres de sa famille. L'une de ses craintes,
me dira un fin connaisseur du sérail, c'est que « d'éventuels revanchards
fassent payer à Saïd les vingt dernières années du règne de son aîné ! »
À cette rencontre entre le gouvernement et les différents walis, des élus
ainsi que des cadres de l'administration, des officiers de l'armée et de hauts
fonctionnaires avaient été conviés. Bouteflika s'adressait aux membres de son
système et ainsi, par ricochet, à la population. Et le message était clair :
« N'allez pas me chercher un successeur, c'est moi qui décide encore » et
cela, il l'a passé à travers une phrase au ton volontairement autoritaire : « Si
certains réduisent les enjeux du présent et de l'avenir au changement et à la
succession des responsables et des personnes, et entreprennent, pour des
raisons obscures, de propager cette idée, vous savez, vous qui êtes sur le
terrain, à relever au quotidien les défis sécuritaires et socio-économiques, que
l'enjeu est beaucoup plus grand ».
La question qui se pose lorsque l'on décrit ce qui précède, c'est de cerner
s'il est, oui ou non, l'auteur de ce message. Ou en tout cas, son seul auteur.
Bien avant la rédaction de ce livre, je n'ai eu de cesse d'essayer de
comprendre dans quel état se trouvait précisément le président. J'ai donc
échangé avec plusieurs sources, algériennes et étrangères. Certaines d'entre
elles, peu nombreuses, l'ont approché. Je vais partager mes informations et
tâcher de répondre très fidèlement aux interrogations de l'opinion publique.
D'abord, sans ironie, il faut le souligner, car la question a été parfois posée :
oui Bouteflika est bel et bien vivant{182}, même s'il lui arrive de disparaître de
la scène médiatique pendant plusieurs semaines. Ses éclipses sont liées à son
état de santé. Ensuite, il apparaît que s'il est conscient, il a de très longs
instants d'absence et ses facultés cognitives sont réellement et sérieusement
atteintes. Et même très gravement. De manière irréversible. Enfin, il peut,
dans de très rares moments de lucidité, exprimer difficilement une idée et, par
ailleurs, acquiescer (ou pas) à un discours. Il est – et je suis catégorique –
dans un état qui ne lui permet pas de synthétiser des idées et de comprendre,
sinon de manière parcellaire, l'ensemble d'un discours à la nation. En clair,
s'il ne peut pas, plus, écrire lui-même ses textes, il peut accepter ou refuser un
message particulier, une idée, mais certainement pas une approche globale
qui, à ce stade, nécessite souvent concentration, réflexion, sollicitation de la
mémoire et méthode{183}. En conclusion : si Bouteflika n'est pas encore dans
un état végétatif – d'un point de vue purement médical – il est dans
l'incapacité totale de diriger un pays et d'assumer ses fonctions
présidentielles. Et sur ce point, n'en déplaise au régime, je suis catégorique. Il
est réduit à un rôle de représentation qu'on exhibe parfois pour faire illusion.
Lorsqu'il doit recevoir des visiteurs étrangers, il est soumis à une préparation
qui doit correspondre à une période où son état physique est compatible avec
de telles rencontres. Ainsi, pour reprendre l'expression d'un ancien cadre à la
présidence, « il est pomponné comme un nouveau-né, avec maquilleuse et
aides-soignants ». De plus, selon plusieurs sources, sa condition ne cesse de
se détériorer. D'après un proche du premier cercle « il est désormais sujet à
des infections sévères similaires à celles que subissent les immuno-
déprimés », en clair Bouteflika est atteint de la même vulnérabilité que celle
des malades affectés dans leur système immunitaire. Dans ce cas, souvent, la
moindre infection peut prendre des dimensions dramatiques et devenir fatale.
C'est la raison pour laquelle, explique la même source, à la résidence de
Zéralda (banlieue d'Alger) il ne s'agit plus d'une chambre médicalisée, mais
d'« une petite clinique qui a été installée avec laboratoire d'analyses et équipe
médicale pluridisciplinaire mobilisée à longueur de journée pour veiller sur la
santé du président sous l'autorité de Saïd Bouteflika qui contrôle tout ». Cette
détérioration est confirmée, d'abord à vue d'œil. Tous les médecins auxquels
j'ai montré la vidéo du chef de l'État algérien qui a fait une brève apparition
télévisée, lors des « festivités » du 1er novembre 2018 pour la
commémoration du déclenchement de la guerre de libération, ont été
catégoriques. Sans s'aventurer sur le terrain du diagnostic, ils eurent tous la
même réflexion : « Ça se voit, qu'il va très mal ! » Et j'ai pris le soin de
montrer ces images à des praticiens français, non concernés par la situation
algérienne, afin d'évacuer le moindre sentiment subjectif de l'avis qu'ils
allaient m'apporter. L'un des avis médicaux me précisera : « En plus, on voit
clairement qu'il est dans un état dépressif, comme le sont souvent les victimes
d'AVC, lorsqu'ils sont à un âge avancé. Imaginez un homme flamboyant qui
parlait beaucoup, qui se voulait séducteur et qui se retrouve ainsi, amoindri, à
la merci de son entourage, incapable de prononcer un mot et exhibé, de cette
façon, au grand public ».
Sur une chaise roulante, tenu par un harnais bouclé au niveau de la taille, le
regard, sans lueur, hagard et figé, le teint grisâtre, les membres de la partie
gauche immobiles, incapable de prononcer la moindre parole, saluant d'un
geste imprécis et froid des caciques civils et militaires, on pouvait se
demander, à ce moment-là, comment cet homme pouvait encore représenter
un État. Triste spectacle !
Ensuite, il y eut le 2 décembre 2018, l'annulation de la rencontre avec
Mohamed Ben Selmane, le prince héritier d'Arabie Saoudite, officiellement
pour « grippe aiguë », alors que ce dernier, empêtré dans un scandale qui
montrait son implication directe dans l'assassinat d'un journaliste, Jamal
Khashoggi, avait fait une tournée dans le monde arabe afin de redorer son
image. Le prince, commanditaire de crimes, était prêt à rallonger son séjour à
Alger, mais le Premier ministre Ahmed Ouyahia lui fera comprendre que le
rendez-vous ne pourra pas avoir lieu au regard de l'état de santé du président.
Tout montre à croire que cette détérioration a commencé au courant du mois
de septembre.
Dès le début du second semestre 2018, moins d'une année avant la date
fatidique de la fin de mandat du président en exercice, limogeages, mises à la
retraite, propagande et rumeurs ont façonné le quotidien des Algériens. Les
frères Bouteflika, s'ils gardaient jalousement le secret quant à leurs réelles
intentions, restaient à l'écoute, à travers le cadet, de ce qui se disait aussi bien
dans les rangs des « élus » que dans les casernes, les mess des officiers et les
salons de certains dignitaires qui multipliaient, plus ou moins discrètement,
les rencontres dans leurs résidences. La démarche préconisée par le clan
présidentiel a consisté à éliminer les prétendants sérieux à la succession. Le
premier d'entre eux fut le général Abdelghani Hamel{184}, alors puissant
patron de la police algérienne. Le 26 juin, il apprit brutalement son
limogeage. La décision, prise par Saïd Bouteflika, encouragée par Gaïd Salah
et officiellement validée par le président, était intervenue sur fond d'un
incroyable scandale de trafic de cocaïne qui a mis en cause plusieurs hauts
fonctionnaires et quelques magistrats. Les médias, notamment ceux proches
du frère cadet et manipulés par ses soins, avaient fait état de l'implication,
dans cette affaire, du « chauffeur personnel » du Directeur général de la
sûreté nationale (DGSN). En vérité il s'agissait d'un simple chauffeur
travaillant au sein de la Direction générale de la police et rien n'indique que
Hamel était au courant de quoi que ce soit. Au contraire tout montre que ceux
qui distillaient les rumeurs, dans l'entourage du frère du président, voulaient
que l'opinion publique, souvent manipulée, désigne Hamel comme l'un des
coupables. L'objectif recherché était d'entacher son image afin que les
Algériens, mais surtout ses soutiens à l'intérieur du système, acceptent l'idée
de sa mise en écart. Cela étant dit, il apparaît que son fils, comme d'autres
enfants de dignitaires, civils ou militaires, étaient tous en contact avec celui
qui est désigné comme un « baron de la drogue » et qui semble jouer
davantage le rôle de bouc émissaire, puisque rien n'indique, de façon
indiscutable, que la cocaïne appartenait à cet homme d'affaires incriminé.
Cette désormais « affaire cocaïne » a été l'élément déclencheur qui a
permis au régime de nettoyer les écuries d'Augias, en prévision des
Présidentielles de 2019. Quelques heures avant d'apprendre qu'il était
renvoyé, le patron de la police algérienne fustigeait la manière dont cette
affaire a été traitée. En effet, l'armée et la gendarmerie – sous les ordres de
Gaïd Salah – ont intercepté loin des côtes un bateau en provenance du Brésil,
via Valence (Espagne), contenant officiellement de la viande importée par un
homme d'affaires algérien, un certain Kamel Chikhi. C'est le commandement
de la Marine espagnole qui a informé ses homologues algériens.
Immédiatement le patron de l'armée est mis au courant et se gardera bien de
partager son renseignement avec la DGSN. Il fera intervenir les fusiliers
marins en haute mer afin que l'affaire ne soit pas traitée par la police, mais
par les Officiers de police judiciaire de la Gendarmerie qui relèvent du
ministère de la Défense. À son arrivée au port d'Oran, le 29 mai 2018, le
bateau brésilien est investi par les forces d'intervention de la Marine et celles
de la Gendarmerie. 701 kg de cocaïne sont saisis. La drogue était cachée dans
des boîtes où il y avait écrit : « viande halal ». Abdelghani Hamel avait fait
une incroyable déclaration, disant haut et fort que « celui qui veut lutter
contre la corruption doit être propre ». L'attaque visait directement le patron
de l'armée. Car entre les deux hommes, prétendant à la succession du vieux
président, le torchon brûlait depuis déjà quelques années. Gaïd Salah
n'hésitait plus à fustiger le chef de la police lors des réunions avec les
officiers supérieurs, une manière de le faire savoir à son rival qui le lui
rendait bien. Il avait même demandé au général Bachir Tartag{185},
successeur, en 2015, de Mohamed Mediène à la tête des services de
renseignement algériens d'enquêter sur l'entourage du Directeur général de la
police. Et là aussi, il le clamait aux fins de déstabilisation. Plusieurs de mes
sources sont allés jusqu'à m'indiquer que le chef d'état-major est
instrumentalisé par le frère du président qui a voulu faire table rase et
éloigner les figures les plus charismatiques du système – concurrents sérieux
à la succession – pour s'occuper enfin du général Gaïd Salah, considéré
comme le moins intelligent et celui qui ne risque pas de réunir, au sein du
système, un consensus autour de lui. Au-delà, il y a aussi les « affaires ». Le
chef d'état-major algérien est d'ailleurs probablement l'un des rares au monde,
propriétaire de sociétés, dirigées par ses enfants, ayant conclu des contrats
d'exclusivité avec les casernes, notamment pour la fourniture de produits
agro-alimentaires.
Au moment où Hamel était débarqué en juin 2018, personne ne s'imaginait
encore que plusieurs autres généraux influents allaient subir un sort similaire.
Ils occupaient tous des postes stratégiques : trois chefs de régions militaires
(les généraux Chérif Abderrazak, Saïd Bey et Habib Chentouf) un
commandant de la Gendarmerie nationale (le général Menad Nouba) et un
directeur des finances au ministère de la Défense (le général Boudjemaâ
Boudouaour). Plus ou moins officiellement, tous ces généraux auraient un
lien avec le scandale de « l'affaire cocaïne », mais surtout, tous ont exprimé,
discrètement et dans un cadre privé, leur opposition à l'idée de voir
Bouteflika rempiler pour un nouveau mandat ou encore davantage imaginer
le chef d'état-major à la tête du pays. Et cela a été répété et a atteint les
oreilles du clan. Ce qui irrite plusieurs officiers supérieurs c'est surtout le rôle
du frère du président qui non seulement fait la pluie et le beau temps, mais en
plus décide de qui doit être reçu ou pas. Les principaux patrons de l'armée et
des services de sécurité, n'arrivent même pas à avoir une séance de travail
avec le président. Seuls quelques très rares privilégiés ont accès à lui. Ils se
comptent sur les doigts d'une main. Tout le monde passe par le frère. Ce que
Saïd attribue à Abdelaziz est donc invérifiable. Il peut lui faire dire beaucoup
de choses. Cela ne semble pas choquer tous les membres du système. Tant
que c'est un Bouteflika qui s'exprime ! D'après mes investigations et toutes
les sources que j'ai pu interroger, il apparaît clairement que « l'affaire
cocaïne » a été plus un prétexte qu'autre chose pour éliminer certains
opposants à un cinquième mandat et ce même si, à un moment ou à un autre,
les galonnés visés par la purge ont été en contact direct ou à travers des
proches avec le personnage incriminé.
Quelques mois plus tard, en octobre de la même année, les cinq généraux
démis de leurs fonctions seront d'abord frappés d'une interdiction de sortie du
territoire, ensuite déféré devant le tribunal militaire de Blida et incarcéré sur
décision de Gaïd Salah. Ils furent présentés plusieurs fois face à un juge
d'instruction qui agissait sur demande du chef d'état-major. Officiellement, ils
furent écroués dans une affaire de biens mal acquis et de corruption. Mais
Saïd Bouteflika n'était pas d'accord avec une telle décision et il a dû réclamer
l'intervention signée de son aîné pour les faire libérer après trois semaines de
détention provisoire.
D'un autre côté, le même Gaïd Salah a réussi à envoyer à la retraite, en
septembre, celui qu'il percevait comme principal concurrent, capable
d'occuper un jour sa place : le général-major Hassen Tafer, l'un des rares
universitaires au sein de l'institution militaire qui, jusque-là, occupait la
fonction, très stratégique, de Commandant des forces terrestres. Ce dernier lui
vouait un terrible mépris et le moquait à la fois pour son inculture et son sens
de l'affairisme. Il y eut les mêmes types de mouvements dans d'autres corps
de l'armée. Les « services » sont également touchés. Ainsi l'ancien patron de
la DCSA, la Sécurité de l'Armée, le général-major Mohamed Tirèche, dit
« Lakhdar », installé en 2013, est écarté, en août 2018, au profit du général
Othmane Belmiloud qui gardera ce poste durant trois mois avant d'être lui-
même remplacé par le général Ali Benzemirli, un proche de Gaïd Salah.
Selon plusieurs sources, Belmiloud aurait exprimé son désaccord avec le
« cinquième mandat ».
Dans cette guerre froide entre le frère du président et le chef d'état-major,
c'est Saïd Bouteflika qui sort gagnant. Le patron de l'armée, en poste depuis
2004, est totalement isolé et ses jours, certains le pensent, sont comptés. On
verra plus loin que ce n'est pas aussi simple.
Un cadre algérien explique non sans ironie : « À moins qu'il fasse un coup
d'État, son sort est désormais scellé. Il partira dès que la question du
cinquième mandat sera réglée. C'est-à-dire au plus tard au courant de l'année
2019 ». À vrai dire, le général de corps d'armée Ahmed Gaïd Salah ne doit sa
puissance qu'au clan Bouteflika. En plus, il traîne plusieurs casseroles et les
dossiers contre lui et les membres de sa famille sont très nombreux. Le
président ou son frère peuvent, à tout moment, actionner la justice, voire à
défaut et a minima la « limite d'âge ». Officiellement, tous les changements et
bouleversements intervenus durant le second semestre 2018 obéiraient à une
logique de « rajeunissement » du commandement de l'institution militaire. Si
la situation n'avait pas été critique, la chose aurait probablement prêté à
sourire. Rafraîchir les rangs quand le chef de l'État, par ailleurs ministre de la
Défense, ainsi que son vice-ministre et néanmoins chef d'état-major sont des
octogénaires ? Rajeunir quand on écarte des responsables, parfois des arrière-
grands-pères, pour les remplacer par des septuagénaires, la plupart des
empiriques, alors qu'en même temps des « quinquas » diplômés sont eux
envoyés à la retraite ?
Dans ce méli-mélo, quel avenir pour l'Algérie ? Alors que Abdelaziz
Bouteflika va – au moment de l'écriture de ces lignes, l'éventualité était de
l'ordre du fort probable – se porter « candidat » à l'élection présidentielle, les
incertitudes planent. D'une part, il n'est plus en mesure de gouverner et, pire,
d'asseoir son autorité. Dans ce contexte, les tensions s'accumulent. Son frère,
Saïd Bouteflika, le chef d'état-major Gaïd Salah, mais aussi d'autres acteurs
plus discrets et moins exposés, veulent tous faire valoir une « légitimité »
pour prendre les rênes du pays ou décider de celui qui serait le plus
« légitime » pour prétendre à une telle fonction. Si la situation cette fois est
exceptionnelle, c'est en raison de sa singularité et de son caractère inédit.
Jamais un président algérien n'était pas apte à diriger ni même à s'adresser à
la population. De plus, le pouvoir avait pour habitude d'acheter la paix
sociale, en multipliant les subventions, lorsque le bouillonnement se profilait
dans la rue ou quand la jeunesse notamment se montrait trop impatiente.
Avec la baisse des prix du pétrole, le régime, ne dispose presque plus de cet
atout fondamental. Cette réalité change beaucoup de choses surtout lorsqu'on
est face à une situation où tous ceux qui vont porter la parole du président en
exercice, non seulement, n'ont aucune crédibilité, pire, ils sont honnis par le
peuple.
9.
Pays riche, peuple appauvri
L'économie algérienne repose – je l'ai maintes fois répété – presque
exclusivement sur les exportations d'hydrocarbures et de leurs dérivés. Elles
représentent depuis l'indépendance entre 97 % et 98,5 % du total des revenus
en devises (autour de 30 milliards de dollars). L'Algérie est ainsi le dixième
producteur mondial de gaz naturel et le sixième exportateur. Le pays est, par
ailleurs, 18e producteur de pétrole. Mais au lieu de bénéficier à la population,
la manne financière générée par les ressources du sous-sol permet de soutenir
le pouvoir et de rémunérer (grassement) ses membres et sa clientèle.
Évidemment, près de 60 % de ces revenus sont fléchés vers le budget de
l'État, dans une totale opacité et sans être au service d'un projet de société
clair à même de viser le bien-être général.
De plus, cette politique hasardeuse, résultat d'une inconscience manifeste,
laisse dire que la durée de vie des réserves gazières sera moins longue que
prévu, d'autant que le gouvernement algérien a clairement exprimé l'idée de
dépasser les 100 milliards de mètres cubes d'exportation au cours des années
à venir. Le pouvoir compte sur l'entrée en production de nouveaux gisements
découverts récemment. Or, certains d'entre eux exigent de faramineux coûts
d'extraction et représenteront à court terme un rendement quasi nul.
La corruption – je n'ai eu de cesse de le marteler – symbolise désormais la
pierre angulaire du système. L'économie algérienne est presque articulée
autour de ce phénomène. Et c'est probablement ce qui caractérise le nœud
gordien dans cette Algérie qui va à vau-l'eau : aucun dirigeant ni cacique n'a
envie ni le courage, d'assumer des positions claires et de prendre le risque de
s'écarter des cercles bénéficiant de la répartition des richesses pour exiger une
moralisation concrète de la vie publique et ainsi s'éloigner d'un fléau qui
handicape les échanges commerciaux. Le marché de l'informel est si prégnant
qu'il empêche toute intégration régionale, aussi bien avec les autres États
maghrébins qu'avec l'Afrique.
Si Abdelaziz Bouteflika a pu tirer avantage, au lendemain de son arrivée au
pouvoir, d'une première période de près d'une quinzaine d'années qui a vu les
prix du pétrole partir à la hausse, cette courbe ascendante, qui a permis au
passage d'engranger plusieurs milliards de dollars, n'a pas finalement profité
au pays, encore moins à la population, puisque la manne ne fut que rentière.
Aucun investissement sérieux n'a été effectué. Même les autoroutes,
construites à grand renfort de publicité par des entreprises chinoises et qui
devaient bénéficier à l'économie nationale en fluidifiant les déplacements et
les échanges, se sont révélées de piètre qualité. Les sommes colossales
mobilisées qui, par ailleurs, ont permis, là aussi, d'engraisser corrompus et
corrupteurs, furent en définitive le symbole d'un grand gaspillage qui illustre
la réalité du régime, son incompétence et son irresponsabilité. La dilapidation
de l'argent public se fait quasiment dans la joie.
La bonne santé financière, affichée par Alger avec une certaine arrogance,
a connu un frein net au courant de l'année 2014 au lendemain de la baisse du
prix du pétrole. L'Algérie a ainsi subi de plein fouet les conséquences de sa
dépendance aux hydrocarbures, puisque ses ressources en liquidités ont
commencé à fondre comme glace au soleil. D'ailleurs, le pays sera
probablement obligé d'emprunter sur les marchés internationaux à partir de
l'année 2019. Dans un entretien accordé au quotidien El Watan{186}, le
politologue algérien Mohamed Hennad, a dressé un bilan particulièrement
anxiogène. Pour lui, l'Algérie « court de gros risques à cause de son
appauvrissement progressif et de son immobilisme sur tous les plans :
politique, social, économique et culturel. En somme, un pays sans boussole !
Le scénario que je crains le plus c'est celui du Venezuela ».
Évidemment, nous n'en sommes pas encore là, mais ce qui est décrit est
totalement plausible. Et quelques arguments montrent qu'il ne s'agit pas de
politique-fiction. Primo, beaucoup d'Algériens ont goûté à la facilité de la
société de consommation, leur demander demain de faire des efforts pour se
restreindre va provoquer un choc psychologique négatif. Secundo, l'absence
d'une société civile organisée, avec corps intermédiaires et syndicats
crédibles, crée les conditions du face-à-face entre le pouvoir et sa population.
Tertio, la brutalité et la violence font désormais partie des us et coutumes :
quand le peuple est en colère, il manifeste et saccage et pour répondre le
régime tabasse et parfois tire à balles réelles. Enfin, le risque c'est que des
éléments à l'intérieur du système ou à sa périphérie manipulent la rue, comme
en 1988, pour essayer de tirer un quelconque profit.
Dans ce contexte, depuis 2015, le pouvoir a commencé par introduire des
mesures d'austérité et de limiter l'importation de certains produits, de manière
progressive, afin de ne pas se mettre à dos tous les réseaux d'importateurs qui,
non seulement absorbent une grande partie des chômeurs, en entretenant
par ailleurs une économie informelle, mais qui sert surtout de pare-chocs
social. Toujours est-il, toutes les décisions prises jusqu'à présent s'avèrent
inefficaces même si les discours se sont voulus rassurants. Ni l'augmentation
des impôts, ni la baisse des subventions sur certains biens de consommation,
ni même l'arrêt des recrutements de fonctionnaires ou le report de
construction d'infrastructures ne suffiront à l'évidence à faire redresser la
situation. Le mal n'est pas conjoncturel, il est à la fois systémique et profond.
Pour comprendre, il faut observer de très près l'économie algérienne. Alors
que le pouvoir laisse croire par exemple que le taux de chômage serait autour
de 12 % (ce qui est déjà énorme), il apparaît que c'est plutôt le double, voire
le triple, qui serait plus proche de la réalité. Le régime a toujours manipulé les
chiffres et ainsi les institutions internationales dans le but de maquiller la
situation en sa faveur, notamment à l'égard des partenaires étrangers. Il faut
donc systématiquement prendre avec distance les communications officielles
du pouvoir, surtout lorsqu'il présente ses indicateurs économiques.
D'un autre côté, la jeunesse, composante essentielle de la population (la
moyenne d'âge est de 27 ans), est frappée de plein fouet par le fléau de
l'inactivité qui n'a épargné ni ceux ne disposant d'aucune qualification
professionnelle (et ils sont très nombreux) ni les diplômés. Pour une majorité,
particulièrement au sein des couches populaires, il n'y a que deux débouchés
possibles : l'économie parallèle et les divers trafics ou l'émigration. Souvent,
des jeunes s'adonnent à n'importe quel commerce, licite ou illicite, afin de se
constituer une « richesse » qui serait utilisée pour s'exiler vers telle ou telle
destination. Ce potentiel humain aurait pu représenter une véritable force
pour l'économie algérienne, mais faute de formation professionnelle et
d'aptitudes à cause d'un système éducatif déficient, ils sont devenus une
bombe à retardement, car c'est à travers eux que les Algériens se soulèvent
généralement.
Le coût élevé du niveau de vie, provoqué par une inflation exponentielle,
est exacerbé aussi par le fait que le pouvoir achète ou laisse acheter à
l'étranger quasiment tous les produits de première nécessité, depuis plusieurs
décennies, faute d'une production locale de qualité. À titre indicatif, l'Algérie
importe, chaque année, en médicaments, pour un budget avoisinant les deux
milliards de dollars. Ce pays est ainsi tombé dans un piège : il a pris
l'habitude de consommer, de manière addictive, ce qu'il ne peut produire.
Certains le disent avec humour (je ne sais pas si le sujet s'y prête) : « Même la
mayonnaise, que l'on peut préparer avec un œuf, un peu d'huile et de la
moutarde, est importée pour plusieurs millions d'euros par an ». Et ce n'est
pas une blague.
À la décharge de Bouteflika, les secteurs agricole et industriel – à l'image
de toute l'économie – étaient déjà sinistrés avant son accession au pouvoir.
Cela étant dit, c'est là que le bât blesse, il n'a rien fait pour remédier à cette
situation. Comme s'il s'agissait d'une fatalité. Alors comment ce pays qui fut
considéré comme le « grenier de la France » du temps de la colonisation s'est-
il retrouvé avec des terres agricoles laissées en jachère ? Comment se fait-il
que ce vaste territoire ne sache plus produire ?
Mis à part l'incompétence manifeste du régime et les choix hasardeux pris
depuis l'indépendance, aucun pouvoir n'a réussi à lancer une dynamique
entraînante pour encourager le monde agricole. L'Algérie est, d'un point de
vue sociologique, un pays majoritairement rural. La période post-coloniale
avait, dès 1962, déstructuré en profondeur la paysannerie. Deux facteurs ont
joué sur cette transformation, et l'ont accentué, le premier, psychologique, a
enrobé le monde rural, d'une manière générale, d'un caractère péjoratif (au
lendemain de l'indépendance, beaucoup d'Algériens ne voulaient plus
associer leur image à celle du travailleur agricole au service du colon). Le
pays profond était synonyme de misère, de difficultés, d'ignorance et a
contrario les villes étaient perçues comme lieu d'essor, d'épanouissement et
de prospérité. Il y eut donc un terrible exode rural qui a considérablement
dépeuplé les campagnes. Le second facteur est sociologique. Les
constructions, les habitations de qualité, les écoles pour les enfants, les usines
étaient dans les grandes villes. Le système colonial a été de ce point de vue
d'une incroyable injustice, tout au long des 132 années, puisque si les villes
furent érigées selon les normes de modernité et de développement en vigueur
en Europe, les régions pastorales tout comme le sud saharien peuplés par les
populations « arabes » étaient livrés à eux-mêmes avec des infrastructures
minimalistes. Ce qui n'a pas manqué d'accroître, là aussi, le dépeuplement de
la ruralité au profit des grandes villes d'une part et de l'émigration d'autre
part.
La « révolution agraire » lancée par Houari Boumediène, dès 1972, n'a rien
arrangé à la situation. Au début de cette décennie, à peine plus de 100 000
personnes étaient employées par le secteur agricole. Aujourd'hui, il absorbe
10 % de la population active. Pour clore l'ensemble, il faut rappeler que plus
de 1,5 million d'Algériens ont été obligés de fuir les zones rurales à partir de
1992, en raison de la guerre civile et de l'installation de nombreux maquis
terroristes. Plusieurs familles n'ont jamais regagné leur région et sont parfois
entassées à ce jour dans des bidonvilles érigés autour de la capitale et des
grands centres urbains.
Ainsi, au fil des années, la dépendance alimentaire du pays n'a eu de cesse
de s'accentuer même si ce secteur a été présenté comme une « priorité pour
Abdelaziz Bouteflika ». Une promesse non tenue parmi d'autres. La facture
alimentaire s'était établie à 7,2 milliards de dollars en 2018. Si le pouvoir
fanfaronne et prétend que l'indépendance alimentaire aurait atteint les 70 %,
la réalité exprimée par plusieurs autres sources parlent plutôt d'un taux qui
avoisinerait les 50 %. Rappelons-nous, toujours cette manipulation des
chiffres. De plus, même si la chose va paraître anecdotique, elle mérite d'être
signalée : les Algériens sont depuis une trentaine d'années branchés
constamment sur les chaînes de télévision étrangères et surtout françaises.
Aussi, sont-ils considérablement impactés, notamment en raison d'une
téléphagie chronique, par les pages publicitaires qui défilent tout au long de
l'année sur leurs écrans. Les produits français, mais pas seulement, – y
compris les plus dérisoires – sont ainsi très prisés et donc importés en
quantités non négligeables. Fromages, huiles, conserves, fruits exotiques,
laitages enfin tout ou presque est acheté à l'étranger.
L'Algérie continue de subir de très grandes difficultés pour réduire ses
importations malgré des mesures restrictives instaurées par le pouvoir. En
une année, la facture extérieure qui s'élevait à plus de 38 milliards de dollars
en 2018, n'avait pu être réduite que de quelques millions de dollars (autour de
0,4 % de baisse par rapport à l'année qui a précédé). Apprécions le sérieux de
la démarche : alors que le gouvernement jurait qu'il allait tout faire pour
économiser 10 milliards de dollars durant l'année 2018, il n'a réussi à réduire
sa facture d'importation que... de 134 millions de dollars. Dérisoire. Selon les
différentes prévisions, les importations resteront à des niveaux très élevés au
cours des années à venir. Et pour cause : quand il n'est pas possible de
produire, le pays est obligé d'importer. En achetant à l'étranger, il alourdit sa
facture et créé forcément un déficit entre recettes et dépenses qui à terme, au
regard de la baisse durable du prix du pétrole, va mener vers la faillite.
Élémentaire. Le projet de loi de finances 2019 prévoit des importations à
hauteur de 44 milliards de dollars. Ensuite, ces importations devraient
fluctuer entre 41 et 43 milliards de dollars au cours des années suivantes. Si
les cours des hydrocarbures ne s'envolent pas, l'économie du pays part à la
catastrophe.
Cette situation est d'autant plus grave – et je dirais même pathétique –
lorsque l'on connaît la fertilité du Nord algérien et quand on compare avec les
deux voisins (Maroc et Tunisie). D'un autre côté, le résultat de la politique
agricole est visible pour tous ceux qui traversent les villes et villages de ce
vaste territoire : une « déruralisation » des campagnes, accompagnée, à la
faveur d'un continuel exode rural, d'un quasi-abandon des terres agricoles et
d'une « ghettoïsation » à travers une logique de bidonvilles, installés sur
les ceintures des grandes agglomérations. D'aucuns peuvent imaginer les
conséquences sociales d'une telle situation. Depuis plusieurs années,
beaucoup d'Algériens ne souffrent plus de pauvreté seulement, mais
de misère, avec son lot de déscolarisation précoce, délinquance, précarité,
maladies, etc.
Aussi, au « déracinement » des populations rurales, s'ajoute le chômage qui
les touche de plein fouet. La grave crise que connaît une industrie vétuste et
totalement désorganisée n'a pas permis d'absorber cette main-d'œuvre qui se
déployait autour des centres urbains, jadis employée par une industrie
obéissant à une politique dirigiste qui clamait le « 0 % de chômeurs ». Elle
est désormais jetée en pâture au désœuvrement en raison de la privatisation
d'une grande partie de l'économie. Souvent, les jeunes déscolarisés de plus en
plus tôt sont livrés à la rue et à l'oisiveté passant leur temps entre les
mosquées et les quartiers où ils voient le temps passer. D'ailleurs, ils se
qualifient de hittistes, un barbarisme extrait du dialecte algérien qui veut
littéralement dire « ceux qui tiennent les murs ».
La démographie galopante (+ 3 % par an), conjuguée au recul de la
production agricole et à une économie incapable de réduire le taux du
chômage, laisse dire aux observateurs que le pays va vivre des années
très difficiles. Le départ vers l'étranger – notamment vers la France constitue
– incontestablement une « soupape » que même le pouvoir, de manière
cynique, ne manquera pas d'encourager. Et c'est là, l'une des conséquences
directes de la situation. Plusieurs responsables français, même s'ils se gardent
de poser le sujet sur la table, s'inquiètent d'un possible afflux important vers
l'Hexagone. Il aurait des répercussions terribles d'autant que l'on sait que tous
les courants populistes européens ont fait de l'immigration un thème central
qui n'est jamais nuancé. Si aujourd'hui, la question n'est pas encore
d'actualité, il est évident qu'il faut s'en préoccuper. L'instabilité de l'Algérie
est un danger immédiat pour plusieurs pays. D'ailleurs, ce n'est certainement
pas un hasard si les consulats de France ont délivré moins de visas aux
Algériens, comparativement aux années précédentes. Une baisse de plus de
30 % a été constatée, soit un différentiel de 100 000 visas entre 2017 et 2018.
D'ailleurs, la « qualité » des prétendants au départ a nettement évolué
depuis l'indépendance. S'il y a eu des vagues pendant les années 1960
et 1970, celles-ci étaient souvent souhaitées par le pays d'accueil, en quête de
main-d'œuvre bon marché, et bénéfique pour l'économie française, et par
ricochet, pour l'économie algérienne puisqu'une partie des « richesses »
accumulées en France par les travailleurs immigrés permettait de faire vivre
quelques familles de l'autre côté de la Méditerranée. Si, plus tard, durant les
années 1980 et 1990, des diplômés ont commencé à quitter le navire Algérie,
notamment en raison de la crise économique ou de la guerre civile, la France,
parmi d'autres, a pu ainsi récupérer des profils convenablement formés dans
plusieurs domaines. Le nombre de médecins algériens exerçant dans
l'Hexagone est de ce point de vue éloquent. Pour dire les choses clairement –
et sans amalgamer tous les candidats à l'exil – depuis quelques années même
les délinquants et les islamistes sont attirés par l'eldorado européen dans une
sorte de fuite généralisée qui pousse vers le départ toutes les couches de la
société. À terme, l'Algérie risque de ressembler à Cuba qui se débarrassait,
outre de ses opposants, de l'ensemble de la pègre qui était partie, au cours des
années 1950, pour étaler son « art » à Miami et sur les côtes de Floride. La
jeunesse désœuvrée et parfois délinquante, aussi incroyable que cela puisse
paraître, redouble d'ingéniosité pour constituer de faux dossiers afin d'obtenir,
en trompant ou en corrompant des agents consulaires, un visa Schengen, ce
fameux sésame qui ouvre la porte de l'Europe. Ceci, au moment où parfois
des personnes actives sinon des entrepreneurs économiques ont eu du mal à
avoir l'autorisation de voyager vers le Vieux Continent.
La précarité représente désormais un sérieux enjeu pour le pouvoir. Il y va
véritablement de la stabilité du pays et de la pérennité du système. Il n'est pas
exclu qu'à terme, un « printemps » algérien vienne le balayer. Comment ne
pas s'interroger et évoquer cette hypothèse quand on sait que la violence est
devenue un mode d'expression, lorsqu'on connaît la réalité des différents
mouvements contestataires qui ont été gravement « molestés » par le régime,
aussi bien en Kabylie qu'à Ghardaïa (M'Zab), dans le sud du pays ? Comment
ne pas se poser la question quand on se remémore les objectifs des islamistes
– notamment les réseaux salafistes toujours prêts à bondir – et l'existence des
groupes armés, reliquat de la « décennie noire » qui sévissent encore dans
plusieurs régions du territoire ? Ce pouvoir parviendra-t-il à déverrouiller à
temps l'économie et surtout à faire face à la corruption qui gangrène et qui
empêche toute perspective d'essor, sans évoquer la crise morale et éthique
qu'elle a installée ?
Depuis 2014, rien n'indique que l'Algérie – à moins d'une refonte totale et
d'une remise en question quasi révolutionnaire – soit en mesure de redresser
la situation. Le retournement de la conjoncture pétrolière accentué par les
contextes régional et national a bouché tous les horizons. Si après l'arrivée de
Bouteflika, le système rentier a pu compter sur un baril aux alentours de
100 dollars et constituer, grâce à cette aubaine, des fonds de réserve tout en
lançant des projets cosmétiques qui ont fait illusion et en accordant des prêts
aux jeunes afin d'acheter indirectement la paix sociale, les économies
réalisées n'ont pas permis d'atténuer la chute brutale observée dès 2014. En
quelques mois seulement le baril avait perdu 50 % de sa valeur passant de
près de 110 dollars à 50 dollars, obligeant le régime, dans un mouvement de
panique, à augmenter les taxes. Toutes les mesures prises dans l'urgence n'ont
pas réussi à apporter des effets bénéfiques à court terme – bien au contraire –
et rien n'indique que la situation pourrait connaître une embellie, puisqu'il y a
une volonté évidente de la part des grandes puissances – notamment les
États-Unis – pour que les prix des hydrocarbures puissent demeurer
relativement faibles. Pour illustrer ce propos, il n'y a qu'à voir les revenus de
la Sonatrach qui ont fondu comme neige au soleil, entre 2014 et 2016,
passant de près de 63 milliards de dollars à moins de 29 milliards de dollars,
soit un manque à gagner de près de 34 milliards de dollars. En plus, les
investisseurs importants n'ont plus aucune confiance dans cette Algérie,
devenue un mixe d'instabilité, d'archaïsme et de manque de sérieux. Si les
économies diversifiées adoptées par d'autres pays peuvent trouver des
alternatives pour compenser les pertes, il va sans dire que l'Algérie, qui, vaille
que vaille, reste attachée à une logique du « tout pétrole », ne risque pas de
voir les choses évoluer favorablement.
Jusque-là, aucun décideur n'était parvenu à sortir l'économie algérienne de
l'emprise exclusive des hydrocarbures. Pourtant, l'Algérie a eu plusieurs
occasions de se transformer et de connaître un véritable essor durant les trente
dernières années. Par exemple, le PIB est passé de moins de 60 milliards de
dollars au milieu des années 1980 à 213 milliards en 2014. Pour avoir une
idée, celui du Maroc est autour de 100 milliards et celui de la Tunisie un peu
plus de 40 milliards. La médiocrité et l'incompétence du régime résident en
partie dans cet entêtement à refuser la réalisation d'investissements
productifs, alors que les fonds étaient disponibles. Comme s'il y avait une
volonté d'entretenir le marasme. Ni l'école, ni le secteur de la culture ni celui
de l'innovation n'ont pu bénéficier de l'embellie passagère. La priorité
consistait à consommer seulement.
La promesse de « relance de l'économie nationale » était pourtant inscrite
dans le programme d'Abdelaziz Bouteflika dès 1999. Aussi incroyable que
cela puisse paraître, « élu » en avril, il attendra jusqu'en décembre, soit huit
mois, pour nommer son Premier ministre. Il en désignera depuis six chefs du
gouvernement. L'actuel patron de l'exécutif, Ahmed Ouyahia, est à son
huitième passage à cette fonction (il en avait effectué deux autres sous la
présidence de Liamine Zeroual). Cela montre que ce pays tourne en rond,
incapable d'avoir une économie répondant à une quelconque logique.
Les déballages sur la corruption ont pris des proportions alarmantes durant
les vingt dernières années. Toutes les banques ont été touchées, la plupart des
entreprises publiques dont la société pétrolière Sonatrach, les projets de
construction d'infrastructures, notamment l'édification de la fameuse
autoroute Est-Ouest.
Des politiques contradictoires ont été mises en place : on est allé par
exemple de la signature d'un « Accord d'association avec l'Union
européenne », visant à libérer l'économie à un retour à l'État gestionnaire et
centralisateur. Les Algériens ne cessent de faire appel à l'investissement privé
étranger, mais sans développer une quelconque vision stratégique. Ils parlent
de tourisme tout en sclérosant le secteur, ils évoquent la pêche tout en
bloquant, en brimant, au niveau de la réglementation, les chalutiers algériens ;
ils expliquent la nécessité de faire des économies tout en faisant exploser
la dépense publique qui a atteint des seuils sans précédent depuis
l'indépendance. Ce n'est guère exagéré d'affirmer qu'il n'y a pas un seul
secteur qui fonctionne normalement. Toute l'économie est sinistrée.
En revisitant les différentes phases qui ont jalonné l'histoire de l'économie
algérienne, on s'aperçoit que la période la plus complexe fut celle où le pays
devait opérer une réelle transition pour passer d'une économie étatisée dirigée
à une logique de libéralisation du marché. Une mutation totalement ratée. Les
banques, par exemple n'arrivent toujours pas à standardiser leur
fonctionnement selon des normes internationales et elles continuent d'agir
« comme des guichets administratifs », pour reprendre l'expression de
quelques économistes.
Concrètement, cela se traduit de la manière suivante : contrairement aux
systèmes bancaires modernes, notamment en Occident où les banques se
recapitalisent constamment, le raisonnement qui domine en Algérie est celui
qui favorise les surliquidités. Or, si les banques regorgent d'argent, pour
parler trivialement, elles n'arrivent pas (le veulent-elles ?) à transformer le
capital argent en capital productif. Il y a souvent une manne financière qui
dort en attendant d'être dépensée. Ainsi, ce système à la fois archaïque et
inopérant, mais également ultra-bureaucratisé, est fortement connecté à l'État
(seul actionnaire des principales banques) et déconnecté des réseaux
financiers internationaux. L'économie vivant au crochet de la rente pétrolière
et à la merci de ces banques est incapable d'impulser une quelconque
dynamique positive d'autant que tous ses dirigeants sont, là aussi pour des
raisons évidentes, tributaires de décisions politiques qui encouragent
l'immobilisme.
Au début de l'année 2018, le gouvernement précisait fièrement que plus de
70 milliards de dollars avaient été dépensés dans diverses constructions.
L'Algérie a dilapidé une grande partie de sa manne financière pour ériger des
logements – de qualité médiocre – et quelques infrastructures routières ainsi
que la mise en place de réseaux de transports en commun (train et tramway
notamment). Cependant, aucune réflexion n'a été menée pour désengorger les
villes par exemple et lorsque de nouveaux centres urbains sont créés, ils
manquent cruellement de services publics (hôpitaux, écoles, collèges,
lycées...) mais aussi souvent de commerces de proximité. Les responsables
algériens sont généralement incapables d'avoir des visions globales et à long
terme.
Pourtant, bien avant Bouteflika, tous les dirigeants avaient juré, à un
moment ou à un autre, la main sur le cœur, qu'ils mettraient fin à l'État
providence, à la logique de l'État-mamelle, en clair au système rentier. Si l'on
constate, aujourd'hui encore, que le pays n'a jamais pu sortir de ce piège
tendu par ceux-là mêmes qui ont présidé aux destinées de la nation, c'est tout
simplement parce que leurs intérêts personnels et étroits étaient antagonistes
avec l'édification d'une économie moderne où la distribution des richesses se
ferait au-delà des différents clans du système et de leur clientèle. La
modernisation de l'économie algérienne obligerait les caciques à partager,
outre les richesses, le pouvoir. Or, dans leur esprit, ils doivent rester comme
les uniques percepteurs de la manne financière et les seuls décideurs de sa
répartition.
Aucune opposition sérieuse n'est en mesure aujourd'hui d'exploiter les
incertitudes liées à la conjoncture économique. Ce qui est d'autant plus
inquiétant c'est l'inexistence de corps intermédiaires qui auraient pu absorber
la colère populaire et les éventuelles frondes. Ce calme trompeur est
annonciateur d'un probable face-à-face entre la population (surtout la
jeunesse) et le pouvoir qui se cachera, comme d'habitude, derrière ses forces
de sécurité. La grande inconnue demeure l'intensité d'éventuels mouvements
de colère.
L'Algérie qui compte désormais près de 40 millions d'habitants et qui voit,
décennie après l'autre, sa facture alimentaire augmenter et sa population
active accroître est condamnée à trouver des solutions très rapidement. Au
moment où l'Europe – l'un des principaux clients en hydrocarbures – essaye
de réduire sa dépendance énergétique, l'Algérie ne montre aucun signe qui
nous amènerait à croire que cet aspect est pris réellement en considération.
Un peu de fatalisme local mêlé à un optimisme béat et irresponsable
permettront peut-être de trouver une solution de type : « On verra bien
demain. Inchallah ! »
10.
Une société sacrifiée
La population, dans son ensemble, n'est guère concernée que par son
pouvoir d'achat qu'elle tente d'embellir, parfois en travaillant légalement,
souvent en magouillant ou en s'adonnant à toutes sortes d'arrangements.
L'Algérien, plus qu'à son tour, est devenu un être intéressé, sans trop d'âme et
sans trop d'éthique, compensant ses errements par une religiosité qui lui sert
peu, sinon à s'appliquer une « onction » valant absolution divine. En somme,
globalement, le citoyen ne rate plus aucune prière à la mosquée, se rend à
plusieurs reprises en pèlerinage à La Mecque, accomplit rigoureusement le
Ramadhan et célèbre toutes les fêtes religieuses et s'autorise parallèlement à
corrompre ou à se laisser corrompre. L'éthique est dans le verbe, rarement
dans le geste. De toute façon Dieu reconnaîtra les siens !
Naturellement, on parle ici d'un système de perversion auquel résistent les
citoyens encore dotés d'une conscience. La banalisation de la mauvaise
gouvernance a fini par avoir raison de la majorité. De toute manière, le
poisson pourrit par la tête.
Aussi insensé que cela puisse paraître, je connais des Algériens qui ne
sortent presque jamais de chez eux. Surtout des retraités. Ils n'ont aucun
contact (ou presque) avec la société. Préférant passer leurs journées devant la
télévision ou leur ordinateur. Lorsqu'ils s'éloignent de leur domicile, c'est
pour se rendre à l'aéroport et ainsi prendre un avion pour Paris,
Londres, Alicante ou Montréal. Naturellement, seuls quelques privilégiés
peuvent se déconnecter consciemment de la médiocrité ambiante et vivre à
l'heure française ou espagnole.
Les élites indépendantes ont quasiment toutes quitté le pays. Ou alors elles
ont déjà un pied à l'étranger. Diabolisées par les meutes islamistes et par les
aboyeurs du régime, elles sont totalement inaudibles, y compris lorsqu'elles
tentent de se faire entendre. Le sens du mot « démocratie » a été tellement
dénigré que certains croient qu'il serait synonyme d'anarchie. Ne parlons
même pas de laïcité, de séparation des mosquées et de l'État, perçue comme
la manifestation d'une « apostasie » ou la consécration de l'athéisme. Pour
certains, la « liberté d'expression » consiste à aller tenir des propos
homophobes ou antisémites sur les réseaux sociaux. Comme si les Algériens
n'étaient plus capables, dans leur ensemble, de comprendre leur époque. Les
grandes valeurs sont ainsi tellement calomniées que beaucoup de citoyens
considèrent qu'elles ne sont pas faites pour leur société.
Les « élites » organiques, quant à elles, ne produisent plus rien sinon de la
bassesse et une littérature obséquieuse apte à conforter le régime dans ses
perpétuels errements et ses certitudes. On ne peut rien attendre d'elles,
d'autant qu'elles sont clientélisées et largement à la solde de l'un des
différents clans.
La crise morale est profonde. La bureaucratie et la corruption continuent de
sévir. Comme conséquences, résultats de plusieurs décennies de gabegie et
non seulement de la période actuelle, le pays subit des tensions où la jeunesse
qui n'a peur ni de la prison ni même de la mort ne se prive plus de braver le
pouvoir. L'État n'a plus aucune autorité. Pour autant, les nombreux foyers de
contestation, qui n'ont jamais coagulé, restent ponctuels et sporadiques. Les
fronts sont isolés les uns des autres. La « décennie noire » est encore vivace
dans les mémoires et les Algériens, peut-être plus conscients que leurs
dirigeants, n'ont pas envie d'effectuer un nouveau saut vers l'inconnu. Pour
autant, les revendications des retraités de l'armée, des populations engagées
durant la guerre civile dans les groupes d'autodéfense et qui, parfois blessés,
voient que d'anciens terroristes ont plus de droits qu'eux nourrissent de
profonds ressentiments. Des enseignants, des professeurs d'université ou des
médecins résidents ne manquent plus une occasion pour montrer leur
exaspération. Il n'y a plus une seule corporation, une seule région du pays qui
n'entretient pas un rejet du pouvoir. Surtout la jeunesse.
Une colère silencieuse, mêlée à une angoisse de plus en plus grandissante,
pousse les citoyens à chercher à quitter le pays à tout prix. Durant la fin de
l'année 2018, les services des Douanes étaient aux aguets. Ils avaient reçu des
instructions fermes : traquer tous ceux qui voyagent avec au moins
1 000 euros en poche. Théoriquement, la réglementation en vigueur depuis
2016 oblige les résidents comme les non-résidents à déclarer les sommes
détenues en numéraires à partir de 1 000 euros aussi bien à l'entrée qu'à la
sortie du territoire algérien. Si cette règle n'était que partiellement respectée,
les autorités se sont mises à pourchasser tous ceux – y compris les hauts
responsables jusque-là impunis – qui feraient sortir des devises. L'inquiétude
a gagné désormais y compris des membres de la nomenklatura et les alliés du
système. Depuis l'éclatement de « l'affaire cocaïne » en mai 2018, les
douaniers ont reçu des instructions strictes visant à contrôler tout passager,
avec des palpations au corps et ce, quelle que soit leur qualité. Non pas qu'ils
soient particulièrement à la recherche de trafiquants de drogue, mais plutôt
pour empêcher des fonctionnaires de quitter le territoire algérien avec, en leur
possession, des sommes importantes remises par des affairistes détenant des
liquidités qui veulent faire sortir leur magot vers l'étranger, en utilisant,
contre des commissions, des officiers de police ou de l'armée comme des
mules. Cette fuite des capitaux s'était accentuée à partir de septembre 2018
alors que de grandes incertitudes économiques se conjuguaient avec les folles
rumeurs qui enrobaient l'avenir de la vie politique et institutionnelle du pays
et de la dévalorisation du dinar algérien, dès lors que la planche à billets
devenait une option de facilité.
Le désespoir de la jeunesse est exprimé aussi par les prétendants à
l'émigration clandestine, les fameux « harragas » qui préfèrent, comme
d'autres candidats à l'exil d'origine africaine ou de la région maghrébine, être
avalés par la Méditerranée que vivre dans ce pays en perdition. Pour calmer
la colère, le pouvoir s'est mis à instrumentaliser la religion. À utiliser l'islam
politique, ses préceptes, sa doctrine comme anxiolytiques. Ainsi, malgré une
crise économique qui est en train de ravager les finances publiques, il était
hors de question pour le régime de surseoir au projet de la « grande
mosquée », décidé par Abdelaziz Bouteflika lui-même. Pour laisser derrière
lui, dans une attitude mimétique, un peu comme l'avait fait le roi Hassan II,
une mosquée – la troisième plus importante au monde – qui portera
certainement son nom, le président algérien a réalisé en définitive un
« investissement » qui illustre cet attrait pour la bigoterie. À défaut de former
de bons citoyens, on donne naissance à de mauvais musulmans, incapables,
comme je l'ai déjà précisé, de respecter leur propre « morale » religieuse.
Les autocrates ont toujours eu un goût prononcé pour le gigantisme. Allez
comprendre pourquoi une mosquée de la taille de celles de La Mecque ou de
Médine. Quel pèlerin de quel pays pourrait s'aventurer à venir en Algérie ?
Avec un minaret de 270 mères, ni une fusée qui risque de décoller un jour, ni
un phare qui pourrait permettre d'entrevoir quoi que ce soit dans cet horizon
bouché. Probablement, s'il le pouvait, il réclamerait un mausolée comme le
Tunisien Habib Bourguiba. Ce chantier faramineux, décidé en 2009 et lancé
en 2011, n'était toujours pas achevé sept ans plus tard. Il a englouti, en toute
opacité, plus de deux milliards d'euros alors que la mosquée devait coûter
initialement la bagatelle d'un milliard d'euros. Plusieurs observateurs pensent
qu'au final la facture dépassera les trois milliards d'euros, soit le budget de
l'Enseignement supérieur, la moitié de celui de l'Éducation nationale ou alors
le tiers du budget de la Défense. Tout ceci pour qu'un président illégitime
puisse construire une mosquée. C'est dire où est déjà l'Algérie !
Là où la raison aurait encouragé n'importe quel dirigeant à injecter les
fonds destinés à ériger un pharaonique lieu de prières dans le système
éducatif par exemple, Bouteflika et son clan ont préféré favoriser l'opium du
peuple. Comme si le pays manquait cruellement de mosquées. Au moins
20 000 sont référencées (17 000 reconnues par le ministère des Affaires
religieuses et au bas mot 3 000 dans de petites communes construites par les
fidèles eux-mêmes). Plus que les écoles primaires (18 500) ; plus que les
collèges (5 300) ; plus que les lycées (2 200) ; plus que les universités (90) ;
plus que les résidences universitaires (388). En Algérie, Allah est grand, mais
à s'y méprendre, Bouteflika l'est plus encore ! Le culte de la personnalité
règne dans chaque recoin désormais.
Quoi que l'on puisse en dire, l'école algérienne tourne au ralenti et
fonctionne à la médiocrité, car piégée par une idéologie éducative archaïque
et des méthodes obsolètes. Les dix millions d'élèves sont abreuvés de
nationalisme, de religiosité et formés pour être dépourvus de tout esprit
critique. Le pays, l'islam, le président, l'« histoire » de la Nation, écrite non
pas par les historiens, mais par le régime lui-même, relèvent du sacré. On en
parle que pour les encenser. L'école ne forme pas, elle endoctrine.
L'université, elle, est sûrement la plus grande oubliée des années fastueuses,
sans doute parce que l'investissement dans l'éducation s'inscrit dans un cycle
trop long pour pouvoir en récolter rapidement des dividendes politiques. Elle
continue de fonctionner massivement, privilégiant le quantitatif au qualitatif
(plus de 1,5 million d'étudiants), sans fournir des diplômes garantissant une
bonne insertion professionnelle. Ce qui explique en partie le taux de chômage
élevé des diplômés. Même les chiffres officiels reconnaissent que moins de
15 % d'entre eux arrivent à s'intégrer au monde du travail. Sans évoquer
l'insuffisance du niveau : la meilleure université algérienne – celle de
Constantine – est classée 41e en Afrique.
La politique linguistique de l'Algérie, basée sur des considérations
strictement idéologiques, a fortement pénalisé le monde universitaire et ainsi
les étudiants. La faiblesse du niveau est liée à l'arabisation forcenée qui a
généré plusieurs générations de médiocrité. Il n'y a qu'à voir ce que charrie la
langue arabe depuis quelques décennies. Il n'y a qu'à explorer sa littérature
contemporaine, ses pièces de théâtre, déambuler dans les allées du Salon du
livre d'Alger pour s'en rendre compte. Le résultat de cette politique est
dramatique. De plus, à l'issue de leurs études primaires et secondaires, la
plupart des étudiants ne maîtrisent quasiment aucune autre langue que l'arabe
littéraire. Arrivés à l'université, ils se retrouvent le plus souvent face à des
disciplines techniques et scientifiques notamment dispensées en français. Un,
choc linguistique qui provoque des conséquences irrémédiables sur des
étudiants qui, souvent, n'arrivent plus à suivre ou lorsqu'ils s'accrochent ils
sont soumis à un niveau de formation totalement dégradé puisque les
professeurs et les chargés de cours ont eux-mêmes, toujours en raison de la
politique d'arabisation, un niveau très faible en langue française. Idem en
anglais où la situation est encore plus dramatique.
Depuis une quarantaine d'années, cette logique d'arabisation forcée a
bénéficié au courant islamiste, aux Frères musulmans et autres tendances
salafistes wahhabites qui gangrènent considérablement le monde
universitaire. Pire : les intégristes exercent une pression permanente sur les
étudiants – et notamment les jeunes filles – et imposent leur vision. Il est
presque impossible de croiser une étudiante qui ne soit pas couverte de la tête
aux pieds répondant ainsi au normatif vestimentaire islamiste. On finit par
croire que les femmes algériennes naissent voilées.
L'autre sujet qui illustre à quel point le pays de Bouteflika est à la traîne est
incontestablement celui du système de santé. Ce symbole d'un chef d'État
évacué régulièrement, sinon en France, dans une clinique suisse pour de
simples contrôles de routine est la meilleure démonstration de l'échec patent
d'un régime qui n'a pas su, malgré les milliards engrangés depuis
l'indépendance, ériger un État digne de ce nom, capable de soigner ceux-là
mêmes qui le dirigent. Il ne s'agit pas d'aller demander le conseil ou l'avis
d'un ou de deux médecins de renommée mondiale afin de réunir toutes les
conditions favorables pour traiter une pathologie lourde d'un chef d'État. Non,
il est question de réaliser des bilans et des contrôles loin des hôpitaux
algériens, parce que ni Bouteflika ni son entourage n'ont confiance dans leur
propre système de santé. Et le président algérien n'est pas un cas isolé. Tous
les membres de la nomenklatura, civils ou militaires, eux-mêmes, leur
conjoint et enfants, sont suivis en France, même lorsque le sujet concerne des
affections bénignes. Les bilans de santé, les fameux check up dont raffolent
les dignitaires, les soins dentaires, la chirurgie esthétique, les contrôles
oculaires, tout est traité à l'étranger, principalement en France. Ce n'est pas
pour rien si la dette cumulée par les ressortissants algériens auprès des
hôpitaux publics français est estimée à près de 30 millions d'euros
représentant entre 4 000 et 5 000 patients par an, loin devant les Marocains
par exemple dont le nombre de personnes examinées dans l'Hexagone oscille
autour du millier. Or, à part quelques cas très rares de citoyens pris en charge
pour des pathologies graves, l'écrasante majorité est constituée de membres
du régime. De plus, les 30 millions d'euros ne concernent que les dettes qui se
sont accumulées sur plusieurs années, sachant que l'ardoise la plus importante
est réglée et si elle est impossible à déterminer avec précision, plusieurs
sources algériennes et françaises parlent de 15 à 20 millions d'euros par an.
Ce qui est totalement conforme au nombre de personnes suivies, puisque la
facture moyenne tournerait autour des 5 000 euros.
Pour fluidifier ces « prises en charge », le régime a fait installer, durant les
cinq dernières années, un service dédié au niveau de l'ambassade d'Algérie à
Paris. Aussi, des assistantes sociales, les unes pour les civils, les autres pour
les militaires, un représentant de la CNAS{187}, la caisse algérienne des
assurances sociales et des agents administratifs occupent un bureau conçu
spécialement pour faciliter les formalités aux membres du pouvoir. Cette
antenne traite, d'après un diplomate, chaque jour, entre 3 et 5 dossiers de
responsables de passage à Paris pour des contrôles médicaux. « Pendant que
Monsieur fait son bilan de santé, Madame en profite souvent pour aller voir
le dentiste ou le chirurgien esthétique », me dira cette source irritée par ces
défilés incessants inutilement chronophages pour une partie du personnel.
Des chauffeurs de l'ambassade sont le plus souvent mis à la disposition et tout
un réseau de médecins est mobilisé, selon l'importance de la « personnalité »
à prendre en charge. Des hôtels de luxe sont occupés à grands frais, payés par
le Trésor public algérien. Officiellement sous couvert de « frais de mission » :
Ben Bella avait passé plusieurs semaines de convalescence au Crillon,
Bouteflika a fait de même au Meurice. D'autres, moins bien « lotis », n'ont eu
droit qu'au discret Collectionneur, un coquet cinq étoiles, proposant des
chambres à 300 euros ou des suites à 600 euros la nuit. L'intérêt de ce lieu,
installé dans le très chic 8e arrondissement parisien, très prisé par la
nomenklatura et sa clientèle, c'est son emplacement, à deux encablures de
l'ambassade d'Algérie et de ses « assistantes sociales », situé rue de Lisbonne
où le personnel est toujours aux ordres des caciques, y compris lorsqu'ils
viennent pour leurs soins ou leurs emplettes. Je me souviens d'une source
travaillant dans une grande enseigne parisienne qui m'appelait, incrédule et
effarée pour me dire qu'elle avait en face d'elle un ministre de l'intérieur en
exercice (il est à la retraite désormais) qui venait d'acheter en espèces pour
15 000 euros de produits hi-fi et de matériel électronique, afin de meubler un
« petit appartement » place du Trocadéro. Mon interlocuteur m'enverra la
photo dudit ministre et des trois véhicules diplomatiques et leurs chauffeurs
qui attendaient à l'extérieur pour charger les achats. Dans la monarchie de
Bouteflika, les membres du régime ne connaissent pas la crise.
Afin qu'ils puissent tous bénéficier de soins en France (ou ailleurs) ainsi
que leurs proches, le pouvoir a installé un cardiologue, le Professeur Rachid
Bougherbal à la tête de la commission nationale médicale de transferts pour
soins à l'étranger (CNM-TSE). Selon les chiffres officiels de cette instance le
nombre de patients transférés est passé de « 6693 en 1987 à 1282 en 2005
pour atteindre 163 en 2016 ». Un bilan qui fait sourire les spécialistes du sujet
qui précisent que ce sont-là des chiffres qui ne concernent que les simples
citoyens. En d'autres termes, si désormais autour d'une centaine de patients
avec des maladies très graves, donc des cas très exceptionnels, peuvent
bénéficier encore, chaque année, de transferts à l'étranger, ces modestes
citoyens ne représentent que 2 à 3 % de l'ensemble de ceux qui jouissent
d'une prise en charge. D'après le spécialiste de ce dossier, le député Michel
Fanget, interrogé par France Info, « au cours des années les plus récentes,
le nombre de patients algériens admis dans le cadre du
dispositif conventionnel n'était plus que de 40 à 60 ». Les statistiques de
ladite commission passent sous silence, comme on peut l'imaginer, les cas
relatifs qui concernent les membres du régime et leur clientèle : soit les
quelque 4 000 à 5 000 personnes qui, annuellement sont envoyées par l'État
algérien, y compris pour des soins qui peuvent être prodigués en Algérie.
Nous parlons naturellement de la France uniquement qui reçoit la majorité de
ces « malades ». Évidemment, même le Professeur Bougherbal, le président
de la fameuse commission, a été opéré en France, à l'hôpital Georges
Pompidou, pris en charge par le système pour des interventions mineures,
dont un acte chirurgical aussi banal que l'ablation de la vésicule biliaire, qui
serait parfaitement traité dans un hôpital de campagne en Algérie. Nous
sommes bien loin du temps où l'évacuation d'un ministre des Affaires
étrangères, feu Mohamed Seddik Benyahia, à Paris pour une complexe
opération orthopédique suscitait le courroux de plusieurs Professeurs et
chirurgiens algériens qui avaient manifesté dans un hôpital algérois, estimant
que cette évacuation était humiliante et une injure pour leurs compétences.
Toujours est-il certains des collaborateurs du Pr Bougherbal s'en émeuvent,
ne cachent plus leur amertume et n'hésitent pas à parler d'un médecin aux
ordres, sans éthique, qui obéit au doigt et à l'œil au pouvoir de Bouteflika en
espérant une récompense. Il a été nommé d'ailleurs sénateur dans le « tiers
présidentiel{188} » et il fut chargé, en 2013, de la communication médicale du
président algérien après l'AVC subi par ce dernier. C'est lui notamment qui
avait pour mission de mentir à l'opinion publique et de minimiser la gravité
de la maladie.
Empêcher des citoyens d'aller se soigner en France alors que leur situation
l'exige et permettre à d'autres d'accéder à ce privilège pendant que leur cas ne
justifie pas une telle prise en charge, c'est piétiner toutes les règles de
déontologie. Il faut avoir un sacré caractère et beaucoup d'ambition pour
accepter de remplir une mission aussi vile. Tout ceci pour un poste de
sénateur !
Le professeur Kamel Bouzid, chef du service d'oncologie à l'hôpital
d'Alger et président de la Société algérienne d'oncologie médicale, avait
affirmé dans un entretien au quotidien Le Soir d'Algérie qu'« aucune raison
ne justifie le transfert de patient en France puisque l'ensemble des actes
médicaux et chirurgicaux peuvent être assurés en Algérie{189} », précisant
que ces transferts réalisés dans le cadre d'un protocole algéro-français « ne
profitera qu'à une certaine frange de la population », en d'autres termes
« la nomenklatura et non à l'ensemble des assurés sociaux ». On ne peut être
plus clair.
La ratification du protocole additionnel, complétant celui signé en 1980,
relatif aux soins des ressortissants algériens dans les hôpitaux français avait
comme « seule raison d'être », la justification de « transferts de soins
accordés pour une certaine classe de la population ». Des transferts dont
bénéficient d'ailleurs y compris ceux qui sont depuis quelques années mis à
l'écart. Abdelkader Hadjer{190}, un cacique du régime, résolument anti-
français et opposé à toute mise en place d'un partenariat privilégié algéro-
français et même à l'enseignement de la langue française en Algérie,
sollicitera en 2010, alors qu'il était déjà en disgrâce (éloigné et nommé
ambassadeur d'Algérie au Caire), une prise en charge auprès de Bouteflika en
personne afin qu'il soit traité... en France pour une pathologie bénigne. C'est
Mokhtar Reguieg, directeur du Protocole à la présidence et ancien
ambassadeur d'Algérie à Rome qui signera, lui-même, avec l'accord du
président algérien, un document que Hadjer exhibera fièrement devant tous
ses amis à un moment où il fustigeait pourtant la politique du gouvernement
un peu trop francophile à son goût et pas assez porté sur la consolidation du
panarabisme ! Évidemment, il évitera de se faire soigner dans un hôpital
égyptien ou syrien.
Pour un responsable à la retraite, les prises en charge à l'étranger intègrent
une logique de pacification entre les différents clans, « si Bouteflika autorise
tous les membres du régime et de l'opposition à venir se soigner en France,
c'est pour que personne au sein du sérail ne vienne lui réclamer des comptes
étant donné qu'il a toujours été traité à l'étranger. Même avant sa maladie ».
D'ailleurs, un diplomate à l'ambassade d'Algérie à Paris raconte : « Depuis
l'AVC du président, tous les responsables veulent faire un bilan complet en
France. Ils ont peur d'avoir un accident similaire. L'anticipation est devenue
pour eux une obsession ». Quand on connaît la moyenne d'âge des membres
du régime, on peut comprendre leur préoccupation.
Il arrive aussi que certaines d'entre eux jouissent de privilèges auxquels un
ressortissant étranger n'a pas droit théoriquement. D'ailleurs, à ce propos,
si la Haute Autorité de Santé (HAS) est plus vigilante depuis quelques
années, c'est un peu grâce à un ancien ministre algérien de l'intérieur :
Noureddine Zerhouni{191} qui, en 2005, avait bénéficié d'une greffe de rein
en France, sans remplir pourtant toutes les conditions requises.
Outre qu'en Algérie, ces transplantations sont théoriquement réalisables, la
réglementation française prévoit des conditions particulières sous lesquelles
des patients étrangers non-résidents en France peuvent être inscrits sur liste
d'attente de greffe rénale. Ce type de patients doivent notamment fournir
« une attestation du ministre chargé de la santé de leur pays d'origine
certifiant que la greffe ne peut être effectuée dans le pays considéré et
mentionnant les raisons de cette impossibilité ». Ensuite s'ils satisfont à cette
exigence, ils « sont inscrits sur la liste nationale après avis favorable du
directeur de l'établissement de santé ». Or, le ministre algérien a pu bénéficier
d'une greffe, en un temps inhabituellement court, quelques semaines
seulement, et sans être inscrit préalablement sur une liste. En fait, son
inscription s'est faite au moment de son hospitalisation. Il faut souligner que
l'attente d'une greffe oscille en France entre 18 mois (qui est la durée
moyenne) et 4 ans. En 2005, le ministre algérien avait patienté, entre l'hôpital
et son domicile, avant de recevoir un greffon grâce à la mobilisation des
diplomates algériens. Aujourd'hui, mis au ban du système, Zerhouni continue
d'être pris en charge, en partie, pour ses soins en France, généreusement
assurés par les caisses de l'État. En guerre froide avec Saïd Bouteflika qu'il ne
cesse de fustiger en privé, il rage de ne plus faire partie de la cour.
Cela peut paraître anecdotique, mais quand on sait, par ailleurs, que
l'Algérie disposait, jusqu'au premier semestre 2018 d'un compte à l'hôpital
américain{192} – probablement le centre hospitalier le plus onéreux de France
– on comprend la fracture qu'a installée le régime et les raisons du fossé qui
le sépare de ses administrés. C'était même, avec les pays du Golfe, l'un des
principaux clients de l'hôpital neuilléen où les interventions coûtent jusqu'à 4
fois plus que le tarif de la sécurité sociale française.
Cette situation est d'autant plus dramatique et choquante quand on sait que
les hôpitaux algériens sont devenus de véritables mouroirs, incapables
d'assurer une prise en charge efficiente des patients et ce, non pas en raison
d'un déficit en médecins compétents, tant s'en faut, même si la médiocrité
ambiante a atteint également cette profession, mais surtout à cause d'un
système défaillant, des services mal structurés, des protocoles inopérants, un
personnel démobilisé et un corps paramédical, mal formé et techniquement
souvent limité. Je ne veux pas m'étaler sur la conscience professionnelle qui a
pratiquement disparu.
Pourtant, n'importe quel ministre s'empressera de démentir ce qui précède
et rappellera les sommes consacrées par le pays pour le secteur de la santé.
Ce qui est vrai. Le problème c'est que l'Algérie a énormément investi dans les
équipements et a oublié l'élément humain. Et pour cause, ses dirigeants qui
aiment le prestige et les superlatifs sont – pour donner une image – toujours
prompts à acheter la « meilleure machine au monde et la plus chère », mais
ils vont omettre de former les opérateurs compétents pour la faire fonctionner
correctement et de façon optimale. De plus, c'est lors de l'achat d'équipements
que se créent les conditions de la distribution de royalties dont les caciques
sont très friands. La formation du personnel ne permet pas de capter des
commissions.
Depuis le début des années Bouteflika, il y a eu une volonté politique de
faciliter les prises en charge à l'étranger pour les membres du système, même
pour traiter des cas dérisoires et priver les citoyens y compris ceux atteints de
pathologies graves de bénéficier de faveurs similaires. L'accès aux soins est
devenu véritablement compliqué. Non seulement il y a des disparités d'abord,
dans la qualité de la prise en charge médicale entre ceux qui sont soignés en
Algérie et ceux qui sont suivis à l'étranger, ensuite, entre ceux qui sont
soignés sur place, dans des hôpitaux publics et les autres dans des cliniques
privées. Ainsi, une véritable ségrégation s'est installée puisque pour
bénéficier d'une prise en charge de l'État afin d'être soigné dans une clinique
privée, il faut qu'une commission statue. Et là aussi, seuls ceux qui peuvent
compter sur des interventions et du « piston » – sinon à payer des sommes
parfois colossales – peuvent être convenablement traités. D'ailleurs, même à
ce niveau, d'incroyables magouilles se sont mises en place. Récemment
encore, l'Algérie était l'un des rares pays au monde où les médecins
hospitaliers, à plein temps, pouvaient opérer clandestinement les malades
dans des cliniques privées. La plupart y dirigeaient ainsi leurs patients pour
leur faire débourser des frais importants alors que la même intervention
pouvait être réalisée en milieu hospitalier relevant du secteur public. Le
serment d'Hippocrate a cédé devant les forces de la corruption et des
malversations financières. Des professionnels étrangers – y compris Français
– se rendent en Algérie régulièrement, jusqu'à quatre à cinq fois par mois,
pour se faire du cash... évidemment « défiscalisé » dans des cliniques privées.
Certes la loi a récemment évolué mais les magouilles persistent.
Toujours est-il, la santé de la population algérienne a de tout temps été
soumise à des commissions traversées par toutes les subjectivités régionales,
claniques ou bureaucratiques. Un diplomate algérien me dira : « souvent, c'est
le lieu où s'arrête l'éthique de plusieurs médecins ». Naturellement, il ne s'agit
pas de généraliser. De nombreux praticiens essayent de se battre pour faire
bouger les lignes, d'autres, découragés, n'ont eu de cesse de choisir la voie de
l'exil depuis le début des années 1990, constituant aujourd'hui la plus grande
communauté médicale étrangère exerçant en France. Plusieurs médecins
algériens révèlent leurs talents dans l'Hexagone et, dans l'intervalle, la
plupart, et à juste titre, sont devenus des citoyens français, tournant ainsi,
parfois définitivement, le dos à ce pays qui les a rejetés.
La crise économique, l'accentuation des inégalités, la propagation de la
corruption et de la crise morale qui en résulte, l'absence de perspectives pour
la jeunesse ou encore cette tragique impression que la machine tourne à vide
depuis plusieurs années alimentent, non pas le mécontentement seulement qui
affecte toutes les couches de la société, mais aussi ce désarroi qui crée un
sentiment de désespoir. C'est probablement ce même désarroi qui permet de
remplir à son tour les mosquées, ce qui profite, politiquement parlant, aux
partis islamistes qui, à défaut d'une vie digne promettent un « Au-delà »
reluisant et pourquoi pas le paradis éternel.
Aux tâtonnements des membres du régime et de ses représentants au sein
du gouvernement, les citoyens, ni structurés ni organisés, se suffisent pour
l'instant de quelques protestations de nature sociale. Il en résulte une
préférence pour le statu quo qui doit autant à la tragédie du terrorisme des
années 1990 restée gravée dans toutes les mémoires qu'à la crainte de ce
qu'un changement brutal et non maîtrisé pourrait apporter aussi bien sur le
plan sécuritaire qu'économique. De ce point de vue, les révolutions
tunisienne, libyenne et égyptienne fonctionnent comme des épouvantails : au
spectre du chaos politique ou de la faillite économique, beaucoup privilégient
un attentisme prudent, qui ne signifie pas une passivité sans faille. La colère
gronde mais elle est contenue, non pas par l'État qui joue les pompiers, mais
d'abord par les citoyens qui donnent l'impression de se réfréner.
Dans ce contexte, l'islamisme reste en embuscade. Certes, nous sommes
loin d'un scénario similaire à celui des années 1990. Mais peut-être celui
qui se dessine est pire puisqu'il pourrait opposer y compris des membres de
ce régime qui ne cesse de se fissurer.
11.
Que voir dans le brouillard algérien ?
Dans un pays moderne, une maladie grave du chef de l'État aurait entraîné
immédiatement sa démission. Au pire, s'il venait à perdre la raison, les
institutions – c'est leur rôle – peuvent toujours mettre en route des procédures
légales d'« Impeachment », compatibles avec un État de droit, et ainsi réunir
les conditions pour une transition douce et démocratique qui permettrait
d'ailleurs au président, atteint de pathologies, de partir dans la dignité. La
sienne, celle de sa fonction et celle de la nation qu'il représente. Mais là, nous
sommes en Algérie ! Le pays qui dispose d'un incroyable arsenal législatif et
constitutionnel qui n'est utilisé qu'à géométrie variable, selon les desideratas,
des dirigeants et non pas conformément aux intérêts des institutions. Au pays
des Bouteflika, c'est la loi qui obéit à l'autocrate.
Théoriquement, l'article 102 de la Constitution algérienne de 2016 prévoit
que le président peut être destitué, s'il n'est pas, plus, en mesure d'assumer
ses responsabilités. Ainsi, il précise : « Lorsque le président de la République,
pour cause de maladie grave et durable, se trouve dans l'impossibilité totale
d'exercer ses fonctions, le Conseil constitutionnel{193}, se réunit de plein
droit, et après avoir vérifié la réalité de cet empêchement par tous moyens
appropriés, propose, à l'unanimité, au Parlement de déclarer l'état
d'empêchement. Le Parlement siégeant en chambres réunies déclare l'état
d'empêchement du Président de la République, à la majorité des deux tiers
(2/3) de ses membres et charge de l'intérim du Chef de l'État, pour une
période maximale de quarante-cinq (45) jours, le Président du Conseil de la
Nation... ». Pour que cette mesure de droit soit appliquée, il faudrait que le
président du Conseil constitutionnel (Mourad Medelci{194}), celui du Sénat
(Abdelkader Bensalah{195}) et ainsi les parlementaires décident d'aller vers
cette éventualité. Or, le champ politique algérien est composé d'une infime
minorité – désormais insignifiante – d'opposants indépendants et d'une
écrasante majorité constituée de cette fameuse clientèle du système. Cette
disposition est donc impossible à mettre en place. Les différents membres du
régime ont tout intérêt, d'abord à ne pas être à l'initiative, pour ne pas se voir
eux-mêmes écarter des postes qu'ils occupent, ensuite à ne pas cautionner un
quelconque changement puisque le statu quo leur permet le maintien de leurs
privilèges et leur garantit de demeurer dans les sphères bénéficiant indûment
de la répartition de la rente, et enfin la plupart savent qu'ils ne sont pas à leur
place soit parce que le peuple ne les a jamais véritablement élus, soit parce
qu'ils n'ont ni les compétences ni la probité requises pour faire de la politique,
soit parce qu'ils risquent, tout simplement, dans certains cas, la prison si, par
miracle, une alternance venait à moraliser la vie publique et à poursuivre tous
ceux qui se sont rendus coupables de malversations financières et de
dilapidations des deniers de l'État.
Il y a un élément caractéristique du régime algérien que j'ai déjà évoqué :
la notion de collégialité et de consensus qui est toujours aussi importante
même si, depuis l'avènement de Bouteflika, il y a une concentration des
pouvoirs à son niveau. J'ai appris, durant l'achèvement de cet ouvrage, de
sources très bien informées, que le sujet relatif à la succession du président
algérien n'était pas totalement réglé au début de l'hiver 2018-2019. Un thème
crucial sur lequel je reviendrai longuement dans le prochain chapitre.
Cette question de la « succession » mine le pouvoir de l'intérieur depuis
2014. La décision prise déjà à l'époque par Bouteflika de briguer un
quatrième mandat, un an après un AVC aux conséquences particulièrement
handicapantes avait fissuré les différentes sphères du régime même si
plusieurs hauts responsables d'alors – y compris ceux qui n'étaient pas
d'accord avec cette option – se sont « couchés », à l'issue d'un poker menteur
qui avait duré plusieurs mois. D'un autre côté, tous les caciques favorables à
cette décision répétaient qu'« en l'absence de consensus quant au nom de son
successeur, il était préférable, pour assurer l'homogénéité du système, de le
garder », ne serait-ce comme figure paternelle ou tel un totem autour duquel
se réuniraient les membres de la nomenklatura.
Le pouvoir s'est piégé tout seul. En 2014, beaucoup s'attendaient à voir le
président algérien décédé, au regard de son état de santé, avant l'expiration de
son mandat. Or, le dilemme est le suivant : en avril 2019, ce sera la fin de
règne selon les règles constitutionnelles, il n'y a aucun consensus sur l'après
Bouteflika, aucune volonté de laisser les urnes décidées, car le régime, qui n'a
eu de cesse de nourrir l'islamisme, est convaincu que cela profitera aux
intégristes. Et cela est très probablement exact. Évidemment, hors de question
pour eux, et notamment pour l'armée, de revivre la situation de 1991. En
vérité, les membres de la nomenklatura ont peur aussi bien de l'édification
d'une théocratie (on peut les comprendre) qui pourrait les faire décapiter,
mais également de l'instauration d'un système démocratique qui pourrait leur
réclamer des comptes. Peut-être qu'une démocratie promettant une amnistie
générale en donnant les assurances qui garantiraient de ne pas engager de
poursuites ni d'entamer une politique d'épuration permettrait de repartir sur de
nouvelles bases et de reconstruire une autre Algérie. Il est permis de rêver en
mettant de côté le problème majeur : la population totalement déstructurée,
n'est pas capable, pour l'instant, de saisir et d'apprécier les enjeux et les
menaces et de fonctionner selon les principes démocratiques qui exigent un
exercice de chaque instant. Chose qui ne se décrète pas... Désormais, le pays
est confronté à un problème double : l'illégitimité d'un régime qui ne cesse de
frauder et de piétiner sa Constitution et l'incapacité du chef de l'État d'exercer
ses fonctions en raison de sa maladie. Inextricable.
Le nom des Bouteflika est désormais honni. Probablement, celui du frère
cadet est davantage rejeté par la rue. Officiellement, il est le « conseiller
spécial » de son aîné. Derrière ce statut, le régime a mis ce que la fratrie a
voulu. Théoriquement, cet ancien universitaire qui donne son avis sur les
questions... informatiques, est devenu finalement, aux yeux de l'opinion,
faiseur de rois et, au fil des années, le dirigeant informel. Il « conseille »,
mais peut aussi nommer et démettre, puisqu'il a toujours eu l'oreille du
président qui n'a eu de cesse de le considérer comme la « prunelle de ses
yeux ». Et pour cause, c'est quasiment lui qui s'est substitué à la figure
paternelle quand leur père décède en 1958 alors que Saïd, le benjamin de la
famille bouclait à peine sa première année. Plus de vingt années d'écart entre
les deux frères. Le futur ministre des Affaires étrangères de cette Algérie
indépendante – qui a pourtant lancé dès Ben Bella une politique de
défrancisation et de déchristianisation – ne manquera pas de faire inscrire, dès
1963, Saïd à l'école Saint Joseph d'El Biar, sur les hauteurs d'Alger, dans un
établissement... catholique, avant qu'il n'aille à l'inter-collèges, chez les
Jésuites, au centre de la capitale. Il y restera jusqu'à l'obtention de son
baccalauréat au milieu des années 1970. À l'image de la plupart des grandes
figures du régime, il a pu bénéficier d'un enseignement de qualité. Il n'était
pas le seul, le cadet de Boumediene, les enfants d'Ahmed Draïa, alors patron
de la police algérienne et ceux d'Ahmed Kaïd, à l'époque tête de file du FLN,
y étaient aussi. Dès le début, cette terrible manie : ce qui est bon pour le petit
peuple n'est pas bon pour eux et inversement. Un « socialisme spécifique ».
En Algérie, lorsqu'on est élevé par les « pères blancs » et que l'on est le
frère d'un cacique, on a plus de chances de réussir ses études et de terminer
dans de grandes universités françaises. Saïd Bouteflika finira universitaire, il
apprendra tout de la France, sauf la démocratie. Ou probablement, comme
son aîné, il pense que les Algériens n'en sont pas dignes.
S'il y a quelques fantasmes autour de son nom, le jeune frangin a vu, en
toute illégitimité, ses prérogatives s'élargir au fur et à mesure que l'état de
santé du président se détériorait. On l'oublie souvent, en raison de sa grande
discrétion, il y a aussi l'autre frère Nacer Bouteflika. Il occupe officiellement
le poste de Secrétaire général du ministère de la formation professionnelle
mais c'est surtout un autre conseiller, de l'ombre celui-ci, du Président. Moins
influent que Saïd, il demeure néanmoins un rouage important du clan
présidentiel. Même si les discussions sont totalement secrètes, plusieurs
sources parlent de réunions organisées entre les trois frères qui aboutissent à
des décisions que Saïd se charge de transmettre et de faire exécuter. Dire
que l'Algérie est gérée par une fratrie n'est donc guère excessif.
Tantôt depuis le siège de la Présidence d'El Mouradia, où il a un bureau,
d'autres fois à partir de la résidence médicalisée de Zéralda, où il a un autre
bureau, le fameux « Saïd » – que d'aucuns n'appellent désormais que par son
prénom – s'occupe quasiment de tout. « Il est à la fois le secrétaire particulier,
le porte-parole officieux et le chef de la sécurité », précise une source
algérienne ayant longtemps joué un rôle de sherpa dans le dispositif
présidentiel avant d'être écartée par Saïd Bouteflika qui, depuis 2005, avait
commencé par faire le vide autour de lui ne laissant que des « responsables »
qu'il peut gérer et surtout diriger, sans disposer d'une quelconque légitimité,
sinon celle que lui confère sa proximité avec un président amoindri et affecté
dans ses capacités cognitives, donc de discernement.
Attention ! Je ne dis pas que le premier magistrat du pays n'est pas
conscient de ce qui se passe autour de lui, comme le prétendent certains,
j'affirme que la fragilisation, pour cause de maladie, du premier Bouteflika
est compensée par le second. En somme, c'est une situation inédite : le
président algérien est bicéphale, il s'appelle à la fois Abdelaziz et Saïd
Bouteflika. Ce n'est pas un coup d'État ni une usurpation de fonctions, c'est le
lien fusionnel entre les deux qui s'est transformé en une sorte de « deux en
un » institutionnel. Tous les connaisseurs de la famille le savent : le premier
ne fait rien contre les intérêts du second et le second ne fait rien qui pourrait
être en contradiction avec les volontés du premier. Il a trop de respect pour
lui. Ce qui choque pour des raisons évidentes, c'est ce mélange des genres,
c'est ce lien fraternel, qui s'est transposé au plus haut sommet de l'État.
Probablement, jamais, nulle part ailleurs l'histoire politique ne propose un tel
cas de figure. Y compris chez les Castro, entre Fidel et Raul la chose était
différente. Là, à propos du sujet qui nous intéresse, même une feuille de
papier à cigarette ne peut pas s'infiltrer entre Abdelaziz et Saïd.
Un exemple éloquent : lorsqu'en juillet 2015, trois généraux-majors (Ali
Bendaoud, sécurité intérieure ; Djamel Kehal Medjdoub, sécurité
présidentielle et Ahmed Moulay Meliani, Garde républicaine) sont
brutalement limogés à la suite d'une scabreuse affaire de tirs à la kalachnikov
à l'intérieur de la résidence présidentielle que certains se sont empressés de
lire comme « une tentative de coup d'État » – comme si en Algérie l'on
pouvait imaginer un putsch sans déploiement de force et avec seulement
quelques tirs de kalachnikov – le général-major Djamel Kehal Medjdoub,
responsable de la Direction générale de la sécurité et de la protection
présidentielle (DGSPP) a reçu un appel de Saïd Bouteflika. « Le Président te
demande de rentrer chez toi ! », s'entendra-t-il dire par son interlocuteur au
bout du fil. Il ne rencontrera jamais le chef de l'État et ne verra la
confirmation de son limogeage qu'à travers un communiqué de la présidence
lue à la télévision.
Abdelaziz ne peut plus s'adresser à la nation, cela n'est pas grave, c'est Saïd
qui fait écrire les discours et les soumet à son aîné ; le Président ne peut pas
parler à ses ministres, qu'à cela ne tienne, c'est son « conseiller spécial » qui
transmet les instructions et les messages ; le chef de l'État, fortement
amoindri, n'arrive pas à arbitrer ou à prendre une décision, la solution est
trouvée : c'est son cadet qui l'aidera à trancher. Ce fonctionnement est
progressivement devenu, depuis 2005, tellement normal pour eux qu'ils
peuvent juger scandaleux d'entendre ici ou là des voix s'élever pour dénoncer
cette situation burlesque et surréaliste. Saïd Bouteflika n'est désormais jamais
très loin de son frère, y compris quand celui-ci se rend à l'étranger pour ses
contrôles médicaux réguliers. Il peut rencontrer, loin des caméras, certains
chefs d'État, des responsables de services de renseignement étrangers, des
émissaires chargés des diplomaties parallèles, de grands chefs d'entreprise,
des envoyés officiels ou officieux à Alger, enfin il est destinataire de toutes
les informations qui concernent le Président sans en avoir les habilitations
requises : il n'a jamais prêté serment et le poste de vice-président n'existe pas.
En tout cas pas pour l'instant. Et en tout état de cause, il n'est pas nommé à
autre chose qu'à jouer le rôle de « conseiller ».
Énième anomalie qui fait entrer l'Algérie dans le gotha des Républiques
bananières. Il ne s'agit pas en réalité, comme je l'ai précisé plus haut, d'une
présidence bicéphale seulement, mais d'une sorte de deux frères siamois où le
cerveau valide du cadet applique les souhaits du cerveau malade de l'aîné.
Des céphalopages, fusionnés au sommet du crâne. Généralement, la mort
politique de l'un entraîne, dans ce cas, celle de l'autre.
En réalité, ce qu'accomplit Saïd n'est que le parachèvement du plan engagé
par Abdelaziz Bouteflika depuis le début : éliminer tous ceux qui l'avaient
fait venir en 1999 et ceux qui faisaient partie de son clan et risquaient, à un
moment ou à un autre, de lui faire de l'ombre. Et d'ailleurs qui sont-ils ? Ali
Benflis, son ancien Directeur de campagne qui occupera ensuite, tour à tour,
dès 1999, les postes de Secrétaire général de la présidence, celui de Directeur
de cabinet et, à partir d'août 2000, il devient Chef du gouvernement. En 2003,
il est évacué comme un malpropre ; le général Mohamed Lamari{196}, ancien
chef d'état-major, poussé à la démission en août 2004 ; Larbi Belkheïr, écarté
de la présidence en août 2005, envoyé comme ambassadeur au Maroc avant
de décéder, en 2010, de mort naturelle ; Noureddine Zerhouni, éloigné des
centres de décision en 2010 ; les généraux Abdelmalek Guenaïzia et
Mohamed Touati, soutiens de la première heure, l'un vice-ministre de la
défense et l'autre conseiller aux affaires de sécurité sont mis à la retraite, en
2014, pour avoir exprimé quelques timides réserves sur l'éventualité d'un
quatrième mandat ; Mohamed Mediène, l'ancien homme fort du système, à la
tête du DRS, les services de renseignement, accompagné vers la porte de
sortie en septembre 2015 ; Abdelghani Hamel, pourtant, pressenti à un
« grand avenir », traîné dans la boue et démis de ses fonctions en juin 2018.
On peut aussi évoquer les cas d'autres responsables proches du clan et lâchés
à un moment donné, soit pour jouer aux fusibles, soit à la suite d'affaires où
ils ne seront que rarement réellement inquiétés au niveau judiciaire :
Abdellatif Benachenhou, Abdelaziz Belkhadem, Abdeslam Bouchouareb,
Chakib Khelil, Amar Saadani, Abdelmalek Sellal, Abdelhamid Temmar...
En clair, Saïd Bouteflika, contrairement à ce qu'affirment certaines
élucubrations, ne fait qu'appliquer les souhaits de son aîné. Un fin
connaisseur des rouages du système algérien donne trois preuves tangibles
qui montrent que c'est bien Abdelaziz Bouteflika qui – même
considérablement amoindri – a toujours son mot à dire sur les grands sujets
mais c'est Saïd qui transmet et exécute peut-être parfois en faisant du zèle ou
des surinterprétations sur quelques dossiers. Il l'influence aussi –
incontestablement – sur un certain nombre de sujets. Mon interlocuteur
estime que « Premièrement, si Ahmed Ouyahia est encore chef du
gouvernement, malgré l'inimitié que lui voue à la fois le chef d'état-major et à
un degré moindre Saïd Bouteflika, c'est que le président continue de suivre
les affaires importantes. Deuxièmement, les généraux emprisonnés durant
l'automne 2018, sur ordre de Gaïd Salah, doivent leur libération à une
décision du chef de l'État en personne. Le procureur militaire qui écoute les
ordres de Gaïd Salah n'aurait jamais suivi une directive de Saïd Bouteflika.
Enfin, si le même Gaïd Salah est toujours à son poste, c'est aussi une volonté
d'Abdelaziz Bouteflika ».
Certains pourraient y voir une contradiction entre ce que j'ai déjà formulé à
propos de l'état de santé du président et ce qui précède. Il n'en est rien
puisque s'il est conscient les deux-tiers du temps et biologiquement vivant, il
n'est pas capable de mener à bien sa mission. C'est cette nuance qu'il faut
saisir. De plus, tous les témoins interviewés en 2018 furent unanimes : si
l'activité présidentielle est quasi-nulle, se résumant à de très rares apparitions
et à des communiqués lus par des présentateurs des médias publics, il y a,
cela dit, de temps à autre, des conciliabules en petits comités avec Abdelaziz
Bouteflika, uniquement sur des sujets très importants. Outre les deux frères
du Président, Nacer et Saïd, on dénote souvent la présence de conseillers
comme Tayeb Belaïz, l'ancien ministre de l'Intérieur devenu « conseiller
spécial », celle du chef du gouvernement Ahmed Ouyahia, voire un haut
responsable chargé d'un département régalien, par exemple, Gaïd Salah. Le
constat fait durant l'automne 2018 était-il encore valable à la fin de la même
année au regard de la détérioration constante de l'état de santé du président ?
Et sera-t-il toujours d'actualité au moment du scrutin d'avril 2019 ?
Aujourd'hui, plusieurs commentaires commencent à accabler le frère cadet
uniquement et à dédouaner Abdelaziz Bouteflika. Certaines voix pensent qu'il
n'est plus responsable de rien. Je crois sincèrement que l'élément subjectif est
en train de gagner les jugements de ceux qui ont de la peine pour ce vieillard
amoindri, qui livre une image pathétique. Beaucoup préfèrent le voir comme
un pantin seulement entre les mains de son cadet. C'est là un jugement de
facilité. S'en prendre aujourd'hui à un frère (valide) en préservant l'autre
(malade) est une approximation. Je pense en effet que c'est une erreur
d'appréciation. Cette volonté de dédouaner le premier pour charger le second
intègre une logique de règlements de comptes qu'affectionnent les intrigants
des milieux algérois et une approche qui dénature ce qui est en train de
s'écrire.
Il faut donc demeurer froid et analyser, avec distance, la situation. Il est
évident que la responsabilité de Saïd Bouteflika est totalement engagée et
probablement que l'histoire le jugera sévèrement, mais, il ne fait aucun doute
sur le fait que le président est encore, d'un point de vue physiologique,
capable d'affirmer : « je souhaite rentrer chez moi. Je ne suis plus en capacité
d'exercer le pouvoir ». Abdelaziz Bouteflika est tout à fait en mesure de dire :
« Arrêtons la mascarade, stop ! » Or, il ne le fera jamais, sauf une
accentuation subite de la détérioration de l'état de santé, car, comme je l'avais
déjà mentionné dans mes précédents ouvrages, avant même son AVC,
Bouteflika veut de toute façon mourir sur le trône et bénéficier de funérailles
nationales qui, espère-t-il, feraient rameuter vers Alger dirigeants des grandes
nations, rois et roitelets de la planète. Qui peut imaginer cet homme que rien
ne prédestinait – ni son assise populaire, ni ses qualités intellectuelles, ni sa
rigueur et sa bonne gouvernance – à devenir un jour chef d'État au bout de
plusieurs décennies de mensonges, d'intrigues, de trahisons, de
manipulations, délaisser le pouvoir ? S'il avait été coureur en athlétisme
participant à un 4 x 400 mètres, Bouteflika aurait récupéré le relais et sprinté,
jusqu'à la mort, quitte à disqualifier toute son équipe. Au diable la défaite !
Au diable les catastrophes ! Comme un enfant gâté, quand il tient ce qu'il
croit être son jouet, il ne le lâche jamais. « Il n'est pas contraire à la raison de
préférer la destruction du monde entier à l'égratignure de mon doigt »,
écrivait le philosophe écossais David Hume. Voilà ce qui résume bien la
psychologie d'Abdelaziz Bouteflika.
La thèse que je retiens au bout de plusieurs années d'enquête c'est celle
d'un Bouteflika qui décide et gouverne encore avec l'aide d'un autre
Bouteflika qui applique et qui probablement en rajoute. L'autocrate, c'est
l'actuel président. Son frère agit certes en toute illégalité et en toute
illégitimité institutionnelle et constitutionnelle, mais le fait pour exécuter les
desideratas de son aîné. Les deux – qui forment désormais une seule et même
personne d'un point de vue psychologique – sont les complices intimes de la
situation. Cela étant dit, le premier, au regard de ses fonctions officielles, est
comptable politiquement, puisqu'il n'a de cesse de trahir le peuple, et le
second, en raison de son illégitimité, est responsable devant la loi d'opérer à
partir d'une position dominante dans le but de prendre des décisions qui
dépassent, de loin, ses prérogatives de « conseiller », le plus souvent, au
mépris des institutions de l'État algérien. Les autres acolytes, sont ceux qui
cautionnent cette situation, à travers leur silence, parce qu'ils se savent encore
plus illégitimes que celui qui les a nommés leur poste, et accepte qu'une
fratrie s'empare des attributs de la souveraineté afin de faire tourner le pays à
leur guise et pour leurs intérêts exclusifs. Naturellement, les vrais pantins
sont les présidents des deux chambres, et tous les parlementaires (sénateurs et
députés) , le président du Conseil constitutionnel et le chef d'état-major.
J'ai brièvement connu Saïd Bouteflika, lorsque journaliste en Algérie, je le
vis débarquer, en 1996, avec quelques-uns de ses collègues syndicalistes
universitaires à la rédaction du quotidien Le Soir d'Algérie, qui m'employait.
L'homme impressionnait alors par son humilité, sa réserve et sa retenue. C'est
à peine s'il regardait, en raison d'une timidité, peut-être surjouée, son
interlocuteur dans les yeux quand l'on s'adresse à lui. S'exprimant dans un
français parfait, il était loin d'être aussi bavard que son frère. Lui est un
scientifique, pas un littéraire. Il va droit au but et ce côté taiseux lui conférait
peut-être même une certaine aura. Il était à l'époque affilié au Conseil
national des enseignants du supérieur, le CNES, le syndicat qui revendiquait
alors, durant plusieurs mois, l'élaboration d'un statut digne des professeurs
d'université et la revalorisation de leurs salaires. Il paraissait structuré et
porteur d'idées de gauche. Nous étions encore très loin de l'animal politique
qu'il est devenu. Comme quoi le proverbe qui, parait-il, dit : « le pouvoir
pervertit les hommes » est totalement vrai. Le pouvoir peut même fabriquer
des monstres.
Le personnage a pris goût pour les positions hégémoniques, mais aussi
pour les affaires. Le sujet est secret de polichinelle à Alger. Un câble de
l'ambassade de France, révélé par Wikileaks en 2010 déclarait que la
corruption avait atteint les « frères de Bouteflika » et « interfère avec le
développement économique » de l'Algérie. Le cadet du président – que
d'aucuns appellent « le régent » – est l'ami intime d'un sulfureux homme
d'affaires qui, en quelques années et grâce à ses liens avec le clan
présidentiel, est devenu l'un des hommes les plus influents du pays. Son
nom : Ali Haddad{197}. La biographie officielle précise qu'il s'agit d'un
entrepreneur qui a créé une entreprise familiale en 1987 (selon le site officiel
de l'entreprise), en 1988 (selon la biographie officielle sur le site du FCE), en
1995 (selon le site de la chambre du Commerce et d'Industrie). Ce détail est
lié probablement à la culture locale qui n'a pas un grand attachement à la
rigueur et à la réalité historique. Quoi qu'il en soit, Ali Haddad est le
président de l'Entreprise des travaux routiers, hydrauliques et bâtiments
(ETRHB). Un groupe qui annonce employer autour de 15000 personnes et un
chiffre d'affaires annuel de 464 millions de dollars en progression constante
depuis le début du mandat de Bouteflika. Sur le site de l'entreprise, le « mot
du Président » précise fièrement « qu'en une vingtaine d'années, l'ETRHB
Haddad est devenu un groupe de sociétés qui contribue fortement aux efforts
de développement économique de l'Algérie ». Et pour cause : une « vingtaine
d'années » est la durée des quatre mandats de Bouteflika. Un temps suffisant
pour éclore lorsque l'on a pu, dès l'année 2000, obtenir d'importants contrats
de rénovations et d'embellissement des routes et participer à la réalisation
d'autoroutes et de mise en place du tramway d'Alger (pour la partie génie
civil). Les coups de pouce du régime furent incessants. L'homme d'affaires a
même été autorisé à créer un groupe de presse (deux journaux, en 2009, l'un
en arabe Waqt El Djazaïr et son alter ego francophone Le Temps d'Algérie et
deux chaînes de télévision, en 2011, Dzaïr TV et Dzaïr News). Ali Haddad
achète également l'un des plus prestigieux clubs de football algérois, l'USMA
et, entre autres acquisitions, dans la foulée le très chic hôtel El Palace (ex-
Ritz) de Barcelone. Un mythique cinq étoiles, situé au cœur de la capitale
catalane. Il n'y aura probablement jamais – en tout cas pas sous le règne de
Bouteflika – de preuves concrètes qui pourraient mettre en accusation Ali
Haddad. Si son nom est mentionné dans les « Panama Papers » comme
bénéficiaire d'une société immatriculée en offshores dans les îles vierges, la
Kingston Overseas Group Corporation (KOGC), administrée par le même
Guy Feite cité dans un précédent chapitre (voir p. 221) qui agit en qualité de
fondé de pouvoir. Certains diront il n'y a pas de quoi fouetter un chat et
expliqueront que toutes les grandes entreprises reçoivent des « aides » de la
part des dirigeants politiques. Peut-être, sauf que l'on sait que le monde de
l'entreprise privée, celui de l'argent ne fait pas souvent très bon ménage, à
tout le moins sur un plan éthique, avec les élus et les institutions étatiques. Et
d'ailleurs, Haddad est-il vraiment « blanc comme neige », comme le répètent
certains de ses défenseurs ? À voir.
Une enquête du quotidien Le Monde{198} l'avait précisé : « le groupe a
connu son essor avec l'avènement d'Abdelaziz Bouteflika, bénéficiant, d'après
une lettre de présentation publiée sur le site du groupe et signée par Ali
Haddad, de commandes publiques d'un montant global de près de
200 milliards de dinars (près de 2 milliards d'euros) au titre du seul
programme complémentaire de soutien à la croissance économique (2005-
2009) coïncidant avec le deuxième mandat du président – soit près de 5 %
dudit programme. Le capital social du groupe, qui était de 1,5 milliard de
dinars en 2004, est passé à 8,8 milliards de dinars en 2009, tandis que son
chiffre d'affaires, qui s'élevait à 7 milliards de dinars en 2006, a frôlé la barre
des 39 milliards de dinars en 2014, et atteint 41 milliards de dinars en 2015 ».
Disons, de manière factuelle, l'ETRHB est devenue un partenaire important
de l'État et particulièrement du clan Bouteflika. Même si plusieurs sources
affirment que c'est Haddad qui prend en charge, financièrement parlant, la
fratrie, il n'y a rien qui le prouve. Je pense qu'à l'heure actuelle personne n'est
en mesure de démontrer matériellement l'existence d'une corruption qui
toucherait le président ou son frère. En revanche, on peut s'interroger
légitimement sur les passe-droits et les facilitations diverses et variées
accordées à Ali Haddad et le clientélisme dont il fait l'objet. Par exemple,
l'entreprise s'est engagée à achever la construction d'un stade de football,
celui de Tizi-Ouzou (en Kabylie), lancée en 2002 et prévu pour accueillir
plus de 50 000 spectateurs à partir de 2016. Or, les travaux ne furent entamés
qu'en 2010 et rien n'indiquait à la fin de l'année 2018 qu'il serait livré avant
2020. Au moment où le gouvernement, à travers le ministre des Sports,
fronçait les sourcils en direction d'entreprises chinoises, en retard elles aussi
sur la livraison d'autres stades, personne ne réclamait à l'entreprise de Haddad
des intérêts de retard par exemple ou un dédommagement financier. Alors
que les caisses de l'État se vident. De surcroît ! Le retard étant un sport
national entre Algériens, c'est probablement ce qui explique cette
« indulgence ». L'enquête du quotidien français précisait d'ailleurs que
d'autres chantiers assurés par l'entreprise de Haddad avaient connu le même
sort et notamment celui concernant « la réhabilitation du tronçon de 33 km de
l'autoroute est-ouest » reliant les villes de Lakhdaria et de Bouira.
Pour l'achat du palace espagnol qui a coûté, tout de même, près de
68 millions d'euros, comme pour les comptes offshores, personne au sein du
gouvernement et aucun procureur ne se sont demandé, comment cet argent
s'est retrouvé à l'étranger alors que les affaires les plus florissantes de Haddad
étaient en Algérie et généraient donc du dinar local. Lorsqu'on empêche –
surtout depuis 2016 – les citoyens de sortir du territoire national plus de
1 000 euros (non déclarés) et plus de 7 500 euros (déclarés), on est en droit de
se poser des questions. L'enquête du Monde rappelle aussi que pour honorer
les gros contrats qu'il n'avait pas la capacité d'exécuter, l'ETRHB avait eu
recours à la sous-traitance, notamment par l'intermédiaire d'entreprises
espagnoles et turques. En la matière, précise le journal, les « Panama papers »
sont instructifs. Selon les documents obtenus « la sous-traitance d'une partie
des prestations liées au raccordement de la station de dessalement de Tafsout
Honaine au réservoir de Lalla Setti, dans la wilaya de Tlemcen, et au projet
de dérivation des eaux de l'oued El-Harrach, dans la wilaya d'Alger, a donné
lieu au transfert de plusieurs millions de dollars à l'étranger. Pour les besoins
des deux projets, un contrat à 10 millions de dollars (environ 9,2 millions
d'euros) a été signé avec l'entreprise turque Erciyas Celik Boru, que dirige
Ahmet Kamil Erciyas, pour la fourniture de 90 km de “tubes en acier soudés
en spirale avec revêtement époxy” de diamètres variant entre 800 mm et
1 400 mm. Or le fournisseur turc a surfacturé ce matériel. Sachant que la
masse linéaire d'un tube rond en acier d'un diamètre de 1 200 mm est de près
de 180 kg/m et que le prix de la tonne était en moyenne de 350 dollars, cela
aurait dû donner un prix autour de 5,5 millions de dollars pour l'ensemble des
tuyaux fournis par l'entreprise turque. C'est un peu plus de la moitié de ce qui
a été payé dans le cadre de cette transaction{199}. » On ne peut être plus clair.
Dans un pays normal. Avec une justice indépendante. Cette seule révélation
aurait donné lieu, non pas à l'emprisonnement de Ali Haddad et à de
poursuites contre ses éventuels complices, mais tout simplement en
préambule à l'ouverture d'une enquête ou d'une information judiciaire. À tout
le moins. Mais nous ne traitons pas d'un pays normal, ni d'une justice
indépendante.
À partir de l'année 2004, en d'autres termes dès le deuxième mandat de
l'autocrate, le frère de ce dernier, Saïd Bouteflika était régulièrement flanqué
d'Ali Haddad. Selon plusieurs témoins, les deux comparses cherchaient déjà à
rencontrer ensemble aussi bien des hommes d'affaires étrangers que des
responsables politiques. Des réunions étaient organisées non seulement à
Alger, mais également hors des frontières. Parfois à très haut niveau. Un
diplomate européen se souvient d'avoir refusé une proposition à dîner de la
part des deux amis. « Je ne savais pas à quoi m'en tenir, dira-t-il, l'un est
conseiller à la présidence et l'autre chef d'entreprise. Le problème c'est que
j'avais des relations bilatérales avec mes interlocuteurs traditionnels du
ministère algérien des Affaires étrangères. J'ignore ce qu'ils auraient pensé en
apprenant que je rencontrais, sans les informer, le frère du président et un
opérateur économique qui m'avait contacté pour solliciter le rendez-vous à
travers une connaissance commune. J'ai dû arguer un empêchement
diplomatique. » C'est dans le but de trouver à l'homme d'affaires un statut
officiel que Saïd Bouteflika a proposé à Haddad de prendre la tête du Forum
des chefs d'entreprise (FCE), une sorte de Medef algérien, dans une
« élection » où il sera seul « candidat » un peu à l'image de ce qui se fait au
niveau national. Il sera aussi mal élu que le président de la République et plus
tard, l'association perdra deux grands noms de l'économie algérienne Issad
Rebrab, le PDG de Cevital, très apprécié en Algérie pour une réussite
exemplaire, connu en France pour avoir sauvé le site « FagorBrandt » qu'il a
racheté pour 200 millions d'euros et Slim Othmani, réputé pour sa droiture et
son indépendance d'esprit, président de la Nouvelle Conserverie Algérienne,
une vieille entreprise familiale (créé en 1966) et dirigée aujourd'hui par cet
ingénieur sexagénaire. Le courroux exprimé par ces deux capitaines
d'industrie mais partagé par beaucoup d'autres, qui ont préféré rester
silencieux pour ne pas compromettre leurs intérêts ni subir de représailles.
L'un d'eux, ayant des contrats avec l'État algérien, me dira lors d'un passage à
Paris : « Bien-sûr que c'est Saïd Bouteflika et Abdelmalek Sellal [le Premier
ministre de l'époque] qui nous l'avaient imposé. Ali Haddad avait également
aidé certains chefs d'entreprise, membres du FCE, en leur obtenant des passe-
droits. C'est ainsi qu'il a tissé sa toile ». Qu'à cela ne tienne ! Désormais,
Haddad dispose d'un prestigieux « statut officiel », il n'est plus juste un
homme d'affaires, aux allures de simplet, qui accompagne le frère du
monarque lors de certaines rencontres, mais le représentant du patronat.
Même s'il est la risée d'une grande partie de la jeunesse, en raison d'une
incapacité chronique à prononcer une phrase compréhensible en français, ou
un discours correct en arabe littéraire, on saura tout lui pardonner dès lors
qu'il est à l'intérieur du périmètre du clan présidentiel. Le « Medef algérien »,
créé en 2000, avait ouvertement soutenu les deux précédentes candidatures
du président algérien (2004 et 2009), sauf que cela s'est fait dans un
consensus alors que l'association n'est pas supposée se mêler de politique.
Statuts et règlement interne du FCE, mais aussi la loi sur les associations,
interdisent, théoriquement, de prendre position sur des questions électorales.
En 2014, le soutien fut moins franc, deux courants se faisaient face. Certains
pensaient, à juste titre, qu'un président malade ne pouvait pas gérer les
affaires de l'État et ce passage en force du clan présidentiel, en plus de la
cooptation de Haddad a légèrement fissuré l'organisation. Le comble, c'est
que les partisans de Bouteflika, à leur tête Ali Haddad, avaient convoqué, un
mois avant l'élection, une réunion informelle pour lancer une levée de fonds
pour le « candidat » président.
Propulsé « patron des patrons », l'ami du clan présidentiel s'est hissé
désormais, à tout le moins, au niveau de la famille Kouninef, des argentiers
assumés des campagnes électorales. Si dans les grandes démocraties, l'argent
est un facteur important pour les courses électorales, imaginons ce qu'il peut
représenter lorsqu'un candidat est en plus privilégié par l'administration,
l'armée, les principaux médias publics et donc la fraude. Et qu'en plus de tout,
aucun contrôle ne vienne, en toute indépendance et en totale transparence,
vérifier le respect de la réglementation relative au financement des
campagnes. Dès son premier mandat, Abdelaziz Bouteflika avait bénéficié de
sommes colossales et cela s'est reproduit pour les quatre épisodes et nul doute
que la chose va se poursuivre dans la perspective d'une « élection » en 2019.
L'argent, en espèces, est ainsi blanchi, il permet de payer la clientèle du
candidat, ses porte-parole, ses relais à l'étranger et d'acheter les voix, enfin,
bref, le fricotage habituel !
Les membres de la famille Kouninef, originaire de l'ouest du pays, sont des
proches de l'actuel président algérien. Un lien fort d'une quarantaine d'années
a été tissé entre Abdelaziz Bouteflika et l'Oranais Ahmed Kouninef, un
homme d'affaires algérien, spécialisé, lui aussi, dans le BTP et l'hydraulique
notamment, qui le soutiendra y compris durant sa traversée du désert,
entre 1983 et 1999.
Durant les années 1980, ce précieux ami, marié à une Suisse, possède
quelques biens à Genève où il a un pied à terre. Lorsque Bouteflika débarque,
il n'a pas d'argent et pire, le président Chadli Bendjedid, informé de ses
malversations financières lorsqu'il était chef de la diplomatie algérienne, lui
propose l'impunité s'il rembourse ne serait-ce une partie du pactole qui a
disparu, soit près de l'équivalent aujourd'hui de 600 000 euros, reliquat des
budgets annuels des ambassades que Bouteflika reversait, avec l'accord de
Boumediene, selon ses dires, dans une caisse secrète destinée à soutenir les
« mouvements révolutionnaires ». Version que ni la Cour des comptes, ni les
services algériens ni la présidence n'ont jamais validée. Toujours est-il
contraint de rembourser, c'est Ahmed Kouninef qui fera, pour lui, un appel
aux dons, en 1984, auprès de plusieurs de ses relations dans le monde des
affaires en Europe et en Algérie. Des personnes fortunées mettront la main à
la poche. C'est cette quête qui lui permettra de rendre au Trésor public une
partie de la somme. Lui jure qu'il a tout restitué, mais plusieurs sources m'ont
assuré qu'il n'avait pas rendu plus que l'équivalent de 200 000 euros, soit le
tiers de ce qui lui fut réclamé.
Lorsqu'il revient au-devant de la scène, la famille Kouninef financera cette
fois ces campagnes électorales. Devenu président en 1999, il reçoit le
patriarche et l'assure de tout son soutien. Bouteflika lui demande ce qu'il peut
faire pour lui. Selon l'un des deux témoins présents lors de cet échange, le
milliardaire qui savait qu'il ne lui restait pas beaucoup d'années à vivre, lui a
juste demandé : « Je ne vous réclame rien en retour, faites juste attention à
mes enfants ». D'après un ancien proche du cercle présidentiel, « c'est l'une
des rares fois où Bouteflika a véritablement fait preuve de loyauté envers une
personne qui l'a aidé. Enfin, il soutient les enfants, mais il a quelque chose en
retour tout de même, puisqu'ils financent toutes ses campagnes ».
Après le décès du patriarche, ce sont ses trois descendants, Karim, Noah et
Rédha, qui dirigent le groupe KouGC et ses différentes filiales, qui cette fois
ont tissé des relations privilégiées avec le président, mais aussi avec Saïd
Bouteflika. À la veille de chaque « échéance électorale » comme pour mieux
faire illusion, le groupe mobilise ses moyens financiers et logistiques pour le
candidat-président. Le retour sur investissement n'allait pas tarder à tomber
puisque les entreprises des Kouninef vont, à l'instar de ceux de Haddad,
bénéficier de certaines largesses et facilitations : constructions d'hôpitaux
militaires (Blida et Tamanrasset), participation à la construction du métro
d'Alger, entre autres projets aux coûts faramineux. Plus discrets que
l'entreprenant Ali Haddad, les frères Kouninef paraissent comme des
pragmatiques. Ils influencent le président et son cadet, sur les questions
économiques, mais dans l'ombre et dans l'intérêt de leur entreprise. Ils ne
donnent pas l'impression de vouloir investir, d'une manière ou d'une autre, le
champ de la politique.
Pour Saïd Bouteflika, même un chef du gouvernement n'a pas le droit de
critiquer ses amis hommes d'affaires. Abdelmadjid Tebboune, l'ancien patron
de l'exécutif en sait quelque chose. Nommé le 24 mai 2017 pour appliquer
des mesures budgétaires d'austérité nécessaires à la suite de la chute du prix
du pétrole, il avait annoncé la couleur notamment en précisant qu'il fallait
réduire la facture d'importation et éviter de gaspiller des devises en achetant
des produits qui ne représentent aucune nécessité. Rappelons-nous j'avais
évoqué dans un précédent chapitre l'exemple de la mayonnaise.
Il avait affirmé, par ailleurs, que des enquêtes devaient s'intéresser aux
attributions de marchés publics. Certains ont suivi son regard et compris
l'allusion. Les mesures qu'il comptait prendre étaient très impopulaires au
sein des importateurs et de tous les cercles d'affaires qui profitent du système
et le font profiter. Au premier desquels Ali Haddad. La guerre était
visiblement lancée. C'est ce que tout Alger pensait alors. Certes, il y eut
conflit, il sera froid et rapide. Une guerre éclaire en somme.
Pour envoyer un message clair à Tebboune, Saïd Bouteflika, avait choisi
de multiplier les gestes de complicité en direction d'Ali Haddad, échangeant
avec un lui, en public, clins d'œil et éclats de rire, notamment le 30 juillet
2017, dans un cimetière, lors de l'enterrement de Réda Malek, l'ex-chef du
gouvernement et néanmoins ancien négociateur aux accords d'Évian. Passons
sur ces manifestations de joie exprimées dans un cimetière durant des
funérailles. Chacun en appréciera l'élégance. Celles-ci relèvent probablement
de cette classe naturelle dont ne peuvent se départir les deux comparses ou
peut-être ont-ils estimé tout simplement que le défunt, qui a assurément
donné à l'Algérie plus que toutes les familles Bouteflika et Haddad réunies,
ne méritait pas, autre considération qu'un acte de présence utilisé davantage
pour se faire voir et adresser des piques, qu'au recueillement. Mais passons,
on verra s'ils se comporteront de la sorte lors de l'enterrement de l'actuel
président si d'aventure il venait à mourir un jour ! Quoi qu'il en soit, en marge
de la mise à terre de Réda Malek, les différents observateurs y ont
immédiatement perçu une exécution en direct du chef du gouvernement. Et
ils ne s'y étaient pas trompés. Deux semaines plus tard, le 15 août 2017, le
malheureux était débarqué et remplacé par Ahmed Ouyahia. Il y aura passé
moins de trois mois.
Abdelmadjid Tebboune fut victime de sa tentative de moraliser et de
réguler l'économie algérienne en s'intéressant à l'un des problèmes majeurs :
l'argent sale. Il avait osé ce que personne ne s'était permis de réaliser sous
l'ère Bouteflika. S'attaquer aux oligarques proches du régime. « J'agis sous les
instructions du Président de la République », c'est ce qu'il aimait répéter à ses
interlocuteurs. Il a oublié un aspect essentiel : le côté manipulateur du
président qui peut vous dire la chose et faire son contraire, juste pour vous
désavouer. C'est ce côté, quelque peu pervers narcissique, il n'y a pas d'autres
qualificatifs, qui l'avait amené à refuser, en mai 2001, la démission d'un
ancien ministre avant de le relever de ses fonctions le lendemain. À l'époque,
Abdelaziz Bouteflika était encore valide. Lors d'un conseil des ministres, il se
met à réprimander, jusqu'à l'humiliation, Abdelkader Bounekraf{200}, alors
chargé de l'Habitat dans le gouvernement Ali Benflis. N'acceptant pas d'être
traité de la sorte, celui-ci fera savoir, le jour même, au Premier ministre qu'il
compte donner sa démission. Le lendemain, le ministre est invité à dîner en
tête à tête avec le président. Ce dernier lui fait l'honneur de le convier chez
lui. Il sera reçu très chaleureusement. Bouteflika avait demandé à sa mère,
qui lui mitonnait alors les petits plats, d'accueillir son hôte comme il se doit.
À peine celui-ci est-il arrivé, que le président lança en sa présence : « Mère !
Tu as cinq garçons, considère M. Bounekraf comme ton sixième fils ». Celui
qui était encore membre de l'exécutif pensait que le président, à travers ces
paroles « fraternelles », voulait s'excuser de l'humiliation qu'il lui a fait subir
en conseil des ministres. Rassuré, il partage avec lui le repas en toute
quiétude. Les deux hommes parlent d'avenir, évoquent des projets
gouvernementaux. Au bout de trois heures, Bounekraf prend congé pour
rentrer chez lui. Quelques heures plus tard, en suivant le Journal de la
télévision algérienne, il apprend, à travers un communiqué de la présidence
de la République annonçant un remaniement ministériel et en marge, la
présentatrice préciser : « M. Abdelkader Bounekraf ministre de l'Habitat est
appelé à d'autres fonctions ». C'est cela Bouteflika : il n'a pas d'amis et un
responsable ne démissionne pas, il est renvoyé.
Abdelmadjid Tebboune a subi, toutes proportions gardées, un sort
quasiment identique. Plusieurs sources affirment que c'est Abdelaziz
Bouteflika lui-même qui lui a demandé de s'attaquer à la corruption et aux
passe-droits. « Peut-être n'a-t-il pas compris que cette directive ne concernait
pas Ali Haddad et les autres oligarques », me dira, sur un ton ironique, un fin
connaisseur de la réalité algérienne.
Haddad intouchable ? Quelques jours après la nomination de Tebboune au
poste de chef du gouvernement, le groupe ETRHB reçoit des mises en
demeure au sujet des retards cumulés dans la livraison de plusieurs projets.
Pour lancer la contre-attaque et riposter, Ali Haddad mobilise ses amis, ses
relais, ses réseaux et naturellement son propre groupe de presse. Trois jours
avant l'éviction du Premier ministre, un étrange éditorial inséré dans les
colonnes du « Temps d'Algérie » s'interrogeait (alors que Tebboune qui est
lui-même un technocrate qui n'a eu de cesse de montrer une totale loyauté à
Abdelaziz Bouteflika) : « Abdelmadjid Tebboune est-il dans cette posture de
quelqu'un qui commence à croire en son étoile ? Rêve-t-il d'un destin national
maintenant qu'il dispose d'une parcelle de pouvoir qui, penserait-il, pourrait
lui servir de rampe de lancement pour 2019{201} ? », ajoutant plus loin
comme pour rappeler qu'il y a quelque chose d'anormal à s'attaquer au clan
présidentiel : « les dernières embardées du Premier ministre fermement
recadrées par le président de la République, suggèrent, tout au moins, qu'il y
aurait un petit quelque chose qui ne tourne plus rond ». Cet édito a vu juste
sur le dernier point évoqué : en Algérie, il y a beaucoup de choses en effet
« qui ne tournent pas rond », mais sous la plume de Ali Haddad et ses scribes,
inféodés au cercle de Saïd Bouteflika, l'affirmation, au-delà du cynisme
qu'elle véhicule, épouse des allures tragicomiques.
Durant ce fameux mois d'août, des médias privés proches du cercle
présidentiel répétaient à l'envi que la volonté réformatrice affichée par le chef
du gouvernement était désavouée par Abdelaziz Bouteflika qui aurait
dénoncé le « harcèlement contre les hommes d'affaires ». Cela étant dit, une
autre raison avait motivé le lâchage de Abdelmadjid Tebboune : une
rencontre « informelle » entre lui et le Premier ministre français Édouard
Philippe qui avait tenu à inviter son homologue algérien à Matignon le 7 août
2017, alors que celui-ci était en visite privée à Paris. Personne n'était informé
et le face-à-face n'était inscrit dans aucun agenda. Le chef du gouvernement
algérien n'a pas jugé utile – et on le comprend – de tenir au courant un
conseiller au prétexte qu'il s'agit du frère du président. Et au regard de l'état
de santé de ce dernier, il ne lui était pas possible de l'en informer
personnellement – ne serait-ce à travers son secrétaire particulier ou son chef
de cabinet. Toujours est-il ce sera le grief officiel retenu contre lui. Abdelaziz
Bouteflika – et son frère cadet aussi – ne peut pas admettre qu'une rencontre à
l'étranger, fût-elle celle de son Premier ministre, puisse avoir lieu sans qu'il
n'ait donné sa bénédiction.
Saïd Bouteflika est furieux d'autant qu'il sait que les Français s'interrogent
sur l'état de santé du président algérien et sur les perspectives d'avenir. Selon
quelques indiscrétions proches de Matignon, le chef du gouvernement
algérien n'avait pas hésité à évoquer avec Édouard Philippe, outre les sujets
économiques, les questions relatives aux biens mal acquis détenus par
certains membres de la nomenklatura en France. Et des conseillers de
Matignon furent même chargés de « pondre une note » au lendemain de cette
entrevue. D'aucuns pensent que Tebboune voulait avoir des « billes » pour
faire chuter Haddad. Finalement, c'est lui qui tombera une semaine plus tard.
Toujours est-il, les autorités françaises ont désormais une idée précise sur
le patron de l'ETRHB. Ils connaissent ses réseaux en France (et ailleurs en
Europe). Selon une source sécuritaire, en hexagone « on garde un œil sur ce
genre de profils parce que l'argent même très propre finit par devenir sale
lorsqu'il est trop proche du pouvoir politique ». De plus, personne n'ignore
que le personnage pèse y compris dans les choix de désignation de certains
ministres ou ambassadeurs. Il est devenu en quelques seulement un élément
important dans le dispositif algérien. « Il détient le nerf de la guerre », me
dira un ancien ministre. Certains, allant quelque peu trop vite en besogne, lui
prêtent un « grand avenir ». C'est mal connaître la réalité du sérail algérien
qui ne permet à ce genre de profils d'exister que s'il sert leurs intérêts. Le jour
où comme Icare, il se rapprochera trop du soleil, ses ailes en cires fonderont
et dure sera sa propre chute !
Depuis la maladie de Bouteflika en 2005, un énième arriviste est entré dans
l'arène grâce au « conseiller spécial ». Il s'appelle Mohamed Mokeddem plus
connu en Algérie sous le pseudonyme d'Anis Rahmani. Il est le directeur du
groupe Ennahar qui édite un journal arabophone éponyme ainsi qu'une chaîne
de télévision que beaucoup d'opposants algériens et autres blogueurs et
journalistes qualifient de « canal des égouts ». Et pour cause.
En réalité, le nom du personnage n'aurait jamais mérité de figurer dans un
livre. Insignifiant, sur le plan professionnel et intellectuel, il ne doit sa
réussite qu'à la logique du système algérien. Je m'empêcherais évidemment,
par décence, de raconter ici l'ensemble de ses frasques du personnage et elles
sont nombreuses, l'opinion algérienne les connaît et les lecteurs français (ou
autres) ne doivent retenir, à mon sens, que les éléments suivants : le cas
Ennahar devrait être enseigné dans les écoles de journalisme pour montrer à
de jeunes étudiants tout ce qu'il ne faut pas faire lorsqu'on veut embrasser
cette profession. Le personnage, longtemps mis au ban de la corporation en
raison d'un larbinisme qui ne fut jamais démenti en vingt ans de carrière, est
devenu, par la force du clientélisme une pièce maîtresse dans le dispositif
médiatique du régime, toujours prompt à soutenir les entreprises
d'abrutissement de la société.
Apprécions plutôt : lorsque j'ai quitté l'Algérie à la fin des années 1990, il
y a de cela vingt ans, Mokeddem, qui devait avoir 25 ans, était employé par
le quotidien El Khabar d'abord, Al-Shourouk ensuite, et gagnait entre 200 à
300 euros par mois approximativement, soit l'équivalent de deux fois le
SMIC algérien. Issu d'une famille modeste de l'est du pays, aucun héritage ne
lui était connu, ni celle qui sera plus tard son épouse et sa future associée. Il
vivait chichement et devait multiplier les piges sous pseudonymes auprès de
journaux arabophones étrangers. Sa seconde vie, celle qui fera de lui un
milliardaire (en dinars algériens) à la tête d'un groupe de presse très influent,
va débuter en 2005. Après trois semaines de soins à l'hôpital militaire du Val-
de-Grâce et presque autant à l'hôtel Meurice où Saïd et quelques membres de
la « famille régnante » étaient installés, l'entreprenant Mohamed Mokeddem
aurait fait, selon plusieurs sources, « le pied de grue pour croiser le frère du
président » qui commençait à gagner de l'ampleur. « Normal », pourrait-on
penser, un journaliste doit aller à la « pêche de l'info ». Certes, sauf que le
futur directeur d'Ennahar qui a toujours soutenu les puissants était surtout
dans une démarche visant à faire profil bas et acte d'allégeance, car il s'était
ouvertement et avec zèle déclaré en faveur d'Ali Benflis, lors de la
Présidentielle de 2004 quand beaucoup avaient cru en la victoire de celui-ci
après que Mohamed Lamari, alors chef d'état-major, lui eut apporté son
soutien. Généralement prompt à courir derrière les « victorieux », le
scribouillard avait répondu à une chaîne de télévision hexagonale et, dans un
français approximatif, il osera : « Je crois que Bouteflika ne peut pas passer
dès le premier tour. Je crois que cette fois-ci, il y a une menace réelle pour
l'instabilité du pays. Les Algériens ne peuvent pas donner un chèque en blanc
à un candidat qui fraude ». Digne des paroles d'un grand opposant ! Il s'agit
en fait juste d'un mercenaire qui avait intérêt à changer de crémerie parce que
le chef d'État sortant n'allait pas être reconduit, selon lui, sur décision de
l'armée. Mal lui en a pris. Benflis fut balayé par la fraude tout comme
Mohamed Lamari, écarté par une simple signature apposée sur un décret
présidentiel et le « journaliste » d'El-Khabar se trouva ainsi sans parrain,
sinon ses habituels officiers traitants du DRS. Il s'interrogeait sur son avenir
et comme les opportunités sont toujours disponibles en Algérie à ceux qui
veulent et savent se vendre au régime, il répétait les offres de service.
Saïd Bouteflika aime ce genre de profils. Décidément ce goût immodéré
des autocrates pour les laquais. Limité intellectuellement et manipulable à
souhait. Pourquoi ne pas en faire un porte-voix d'autant que le personnage en
réclame. Après le retour de Bouteflika à Alger, les deux hommes restent en
contact et c'est Mohammed Megueddem{202} (à ne pas confondre avec
Mohamed Mokeddem, alias Anis Rahmani, les deux noms se ressemblent
mais c'est une presque homonymie seulement), alors chargé de mission à la
présidence qui sera désigné pour alimenter le zélé « journaliste » en
« scoops ». C'est lui-même qui me le dira quand il était venu, chargé par le
pouvoir, en 2011 pour essayer de me corrompre et de me dissuader de publier
Bouteflika, ses parrains et ses larbins ou a minima d'en atténuer son contenu.
Évidemment, non seulement j'avais tenu à enregistrer ses rencontres, mais en
plus j'avais rajouté à l'époque quelques pages dans le livre pour raconter cet
épisode pathétique. Megueddem est aujourd'hui décédé, je ne m'étalerai pas
davantage sur son sujet.
De l'autre côté, les officiers du DRS continueront de fournir de temps à
autre selon leur agenda à Anis Rahmani l'information sécuritaire. Un an après
leur première rencontre, celui qui devenait le scribe du pouvoir fit savoir qu'il
voulait créer un journal. Il soupçonne que le président ira vers un troisième
mandat et d'après l'un des premiers journalistes ayant pris part à la création de
ce nouveau quotidien, « Anis Rahmani avait, dès le départ, dit à la rédaction
qu'il fallait défendre l'image du président, de l'armée et des services de
renseignement. Mais il a insisté sur le fait que le premier à soutenir devait
être Abdelaziz Bouteflika. » Ma source précisera : « il nous disait, vous
pouvez critiquer les ministres sans problème, mais ne touchez pas aux
ministères de souveraineté ». En somme, une forme de journalisme dont
rêvent toutes les dictatures modernes. En novembre 2007, soit dix-huit mois
avant la fin du second mandat de Bouteflika naît Ennahar. À vrai dire, il n'y a
pas d'autres mots pour qualifier le quotidien sinon à dire qu'il fera
véritablement partie de cette « presse de caniveaux » qui n'écrit que des
mantras putrides faits d'injures et de dénigrement, de prose haineuse ou
ultranationaliste. Lorsque j'avais publié mon livre intitulé Bouteflika, ses
parrains et ses larbins, cette « presse de référence » du régime n'a pas trouvé
mieux que d'offrir à ses lecteurs deux « informations majeures » : la première
prétendait que mon nom (qui est celui de ma famille depuis toujours) n'était
pas mon vrai nom. Selon lui, mon véritable patronyme serait Shifouna, qui
veut littéralement dire en arabe « serpillière ». Rien de moins ! Le second
point, qui va au-delà du dénigrement et qui intègre des logiques fascisantes, a
vu le journaliste réclamer ma « déchéance » de la nationalité algérienne. Je ne
vais pas aller plus avant, puisque ces deux points permettront à eux seuls aux
lecteurs d'avoir une idée sur le niveau du « journal » populiste le plus vendu
en Algérie et, par ricochet, sur l'état d'esprit de la société algérienne. Vous
comprenez pourquoi « canal des égouts » ?
Grâce à cette ligne ordurière, le journal a pu enregistrer une croissance
permanente, continuant d'engranger des bénéfices. Comment cela a été
possible ? Plusieurs sources proches dudit Anis Rahmani affirment que le
pouvoir a donné, dès la création du quotidien, des « sommes importantes en
liquide », mais aussi, des aides indirectes matérialisées par plusieurs pages de
publicité, offertes, au mépris de toutes les logiques commerciales, par la régie
étatique l'ANEP qui a toujours fonctionné à partir des orientations du DRS,
du ministère de l'information et de la présidence. Selon les années, la société
qui édite le quotidien et, depuis mars 2012, la chaîne de télévision a réalisé
des bénéfices nets qui varient entre 700 millions d'euros et un milliard
d'euros. Ceci au moment où la plupart des journaux de qualité souffrent
parfois d'une véritable crise financière.
En septembre 2018, Anis Rahmani et son épouse ont créé une société en
France. Une Sarl, dénommée « Starcom Télévidéo » au capital de
3 000 euros, domiciliée à Levallois-Perret et dirigée par lui-même en
sa qualité de gérant. Son ambition est visiblement celle de jouer les
intermédiaires auprès d'éventuels investisseurs français pour leur faire
bénéficier de leurs réseaux et des passe-droits en Algérie.
L'objet des statuts de l'entreprise est, de ce point de vue éloquent :
« assistance, renfort, formation, études en développement commercial,
stratégie, management, communication, commercialisation, organisation et
systèmes d'information et en plus particulièrement dans les domaines de la
haute-technologie, des télécommunications, des médias, l'import-export, mais
également dans tout domaine requérant assistance sur ces types de savoir-
faire. Représentation commerciale et opérationnelle de société de
télécommunications ou médias étrangers et plus généralement, toute
opération industrielle, commerciale, financière, mobilière ou immobilière, se
rapportant directement ou indirectement a l'objet social ou susceptible d'en
faciliter l'extension ou le développement.
L'objet social inclut également, plus généralement toutes opérations
économiques, juridiques, industrielles, commerciales, civiles, financières,
mobilières ou immobilières se rapportant directement ou indirectement à son
objet social, ou tous objets similaires, connexes ou complémentaires ou
susceptibles d'en favoriser l'extension ou le développement. La Société peut
agir, tant en France qu'à l'étranger, pour son compte ou pour le compte de
tiers, soit seule, soit en participation, association, groupement d'intérêt
économique ou société, avec toutes autres sociétés ou personnes et réaliser,
sous quelque forme que ce soit, directement ou indirectement, les opérations
rentrant dans son objet.
La Société peut également prendre, sous toutes formes, tous intérêts et
participations dans toutes affaires et entreprises françaises et étrangères, quel
que soit leur objet ».
Certes, l'objet d'une société est toujours élargi, mais dans une certaine
cohérence. Ici, c'est conforme au profil du personnage : il serait prêt à faire
du « journalisme » et de vendre des immeubles ou exporter des pois chiches.
Selon certains journalistes arabophones qui le fréquentent lorsqu'il vient à
Paris, il aurait l'attitude de « celui qui est en train de s'aménager une issue de
secours. Il est à la recherche d'un appartement, se renseigne pour voir s'il
pourrait être éligible à la citoyenneté française », me dira l'une de ses
fréquentations. Serait-ce les signes de fin règne qui lui font peur ?
Comment un journaliste sans envergure est-il arrivé à construire un empire
avec l'aide du régime ? Il y a trois facteurs. D'abord, au début, sa docilité et
son zèle ne pouvaient que plaire à Saïd Bouteflika. Mis à part ce que j'ai déjà
expliqué, ce dernier sait mieux que quiconque que le paysage médiatique
public a perdu toute crédibilité et que le secteur privé peut montrer (trop
souvent à son goût) quelques résistances au pouvoir. Ennahar allait jouer ce
rôle qu'on peut retrouver dans des pays comme la Russie de Poutine où des
médias privés servent la propagande du régime contre une rémunération
directe et indirecte. Ensuite, Anis Rahmani aime encenser à la fois la
présidence et l'armée – et plus généralement tout ce qui peut lui conférer un
quelconque privilège – et il est très friand d'informations à connotation
populiste qui plaisent tant à cette partie acculturée, déculturée de la société.
Enfin, pour Saïd Bouteflika, intégrer un média, « accessible » aux Algériens
des zones rurales, dans le dispositif lui permet aussi d'avoir un support de
propagande qui peut être utilisé en sniper pour attaquer d'autres clans, des
caciques ou des ministres, pour les fragiliser, sans passer par les médias
publics qui doivent garder une certaine distance, de la hauteur, voire une
neutralité, dans les guéguerres internes du régime. Or, les « médias » de
Rahmani peuvent injurier, diffamer, traîner dans la boue, ils ne sont que très
rarement sinon jamais inquiétés. Pire, nous sommes entrés en plein délire
lorsque ceux qui critiquent Ennahar et son dirigeant se retrouvent
emprisonnés, mis en garde à vue ou même condamnés à de la prison ferme
sous des motifs fallacieux. Mais le directeur du « canal des égouts » comme
l'appellent les jeunes algériens devient encombrant pour ses meilleurs
soutiens. Le beauf a révélé, en 2017, l'étendue de son ignobilité et des
méthodes de sa chaîne. Et pour cause, une « caméra cachée », supposée
divertir les Algériens, s'est transformée en acte de perversité. Le romancier
Rachid Boudjedra en sait quelque chose. Connu pour son athéisme, l'écrivain,
âgé de 76 ans au moment des faits, fut séquestré et sommé, par un faux agent
des services de sécurité, de réciter la profession de foi des musulmans et de
faire quelques invocations religieuses. Traîné dans la boue et humilié, la
séquence diffusée sur la chaîne d'Anis Rahmani a suscité l'émoi de beaucoup
d'Algériens. Même Saïd Bouteflika a exprimé publiquement son soutien à
Boudjedra, désavouant ainsi son porte-voix officieux.
Les avocats de l'écrivain ont officiellement engagé des poursuites en
juin 2017 auprès du doyen des juges d'instruction contre Ennahar TV sur la
base de « torture morale », d'« usurpation de fonction » contre le faux policier
et d'« atteinte à la vie privée », d'« usage de l'image d'une personne sans son
consentement » et de « diffamation ». Mais aux dernières nouvelles, l'écrivain
allait retirer sa plainte après un « accord amiable ».
Et ce n'est pas tout : le « journaliste » a même fait parler de lui, à travers
certains de ses collaborateurs, dans l'« affaire cocaïne », non pas à propos du
trafic en tant que tel, mais au sujet des relations qu'entretenaient certains
employés d'Anis Rahmani avec Kamel Chikhi, présenté, par la chaîne de
télévision, un peu trop hâtivement comme un « baron de la drogue ». Or,
devant la complexité de l'affaire – l'enquête est encore en cours – il faut
prendre avec beaucoup de pincettes, pour les raisons déjà évoquées et le
manque de professionnalisme du « canal des égouts », les accusations portées
contre Kamel Chikhi, d'autant que dans son entourage certaines voix
rappellent que des journalistes d'Ennahar ont profité des largesses de
« l'homme d'affaires » dont l'entreprise est non seulement un annonceur
important, mais il aurait, selon plusieurs témoignages, arrosé, y compris
financièrement plusieurs figures de la chaîne.
Devenu encombrant pour Saïd Bouteflika, ce dernier ne s'interdit plus,
depuis quelques mois, de dire des choses peu agréables au sujet de son
désormais ancien « protégé ». Sentant le vent tourner, celui-ci n'hésite plus à
aller réclamer la protection du chef d'état-major, le général Gaïd Salah. La
chaîne est ainsi devenue, le canal quasi officieux de l'armée. En revanche,
couvert par certains de ses nouveaux sponsors, il s'en est ouvertement pris à
Bachir Tartag en octobre 2018. Plusieurs sources algériennes ont confirmé
que le vent avait tourné pour le patron des services, désormais en froid avec
le chef d'état-major.
Depuis le début de l'année 2018, le patron de l'armée se fait de plus en plus
discret, privilégiant le travail de terrain largement médiatisé aux petites
phrases. C'est probablement celui qui était dans la position la plus
confortable. « Ce n'est pas lui qui va vers le pouvoir, c'est le pouvoir qui
viendra à lui. Il en est convaincu », me dira l'un de ceux qui connaissent bien
cet individu rustre et direct. Certes, il peut exister dans un coin de sa tête, et
je l'ai déjà précisé, quelque chose qui lui dit qu'il pourrait devenir, l'homme
fort du pays. Et pas seulement en prenant le pouvoir et en se décrétant chef
d'État, mais plutôt en désignant celui qui succédera à Abdelaziz Bouteflika.
Le chef d'état-major tout comme le président et son frère essayent de
donner une image d'homogénéité et de responsables « soucieux de l'intérêt
supérieur de la nation ». C'est ainsi que tous les trois, chacun à partir de son
niveau, se sont prudemment rangés derrière les enquêteurs dans « l'affaire
cocaïne » jouant sur cette impression qui amène les naïfs ou leurs porte-voix
à penser ou à dire qu'ils seraient à l'origine d'une opération mains propres qui
n'épargnerait aucun dignitaire. Sur la scène du théâtre algérien, le spectateur
crédule est servi. Si cette immense affaire met en cause des responsables et
évoque des complicités à différents niveaux, ce n'est certainement pas ceux
qui furent désignés, puisqu'ils ne sont même pas poursuivis. Sauf si le régime
estime qu'ils sont bel et bien impliqués et que seul un limogeage, enfin une
mise à la retraite, pourrait constituer une « sanction ». Illogique !
12.
Le témoin inattendu
Avant l'achèvement de cet ouvrage et après quelques mois d'échanges
électroniques à travers des applications cryptées, j'ai réussi à convaincre une
source précieuse, une « Gorge profonde », Deep Throat diraient les
journalistes anglo-saxons.
À mes yeux, cet interlocuteur était d'autant plus fiable qu'il s'agit d'abord
d'une personne occupant encore une fonction sécuritaire importante, mais
surtout, c'était celle qui m'avait annoncé, en avant-première, dès 2013, la
détérioration des relations, de manière irréversible, entre Abdelaziz
Bouteflika et le général Mohamed Mediène appelé « Toufik », à l'époque
encore à la tête du DRS ainsi que d'autres révélations faites en 2010 et 2011
que j'ai exploitées dans de précédents livres et articles et qui ne furent jamais
démenties. Il va sans dire que cette source doit avoir ses raisons et
probablement son agenda propre. Peut-être – et cela a fait l'objet d'un échange
franc entre nous – qu'elle cherche à me manipuler ou à instrumentaliser ce
travail à des fins inavouées. Toujours est-il, je m'en tiens aux faits : ce sont
des informations qui me paraissent essentielles, avec une incontestable valeur
historique, et à ce titre, je pense qu'il est de mon devoir de les diffuser, en
toute transparence, tout en expliquant – pour ce que je peux en dire sans
mettre en danger ladite source – le contexte de la consignation de ce
témoignage.
Pour éclairer le lecteur, je crois qu'il serait pertinent de préciser que c'est à
l'issue de trois longs entretiens avec la même source en 2012 et 2013 que
j'avais conclu que le général Toufik allait immanquablement quitter le DRS.
Cette conviction m'avait amené à répondre à une interview réalisée par mon
confrère Mustapha Benfodil d'El Watan. Elle a été intégralement publiée le
13 février 2014, soit dix-huit mois avant la mise à la retraite de l'ancien
patron des services algériens. J'annonçais : « Les informations en ma
possession et certains éléments d'analyse que j'ai pu collecter me laissent dire
que les rapports entre le Président et le chef du DRS ont commencé à se
durcir depuis septembre 2013 »{203}.
Les déclarations que j'avais alors faites n'ont quasiment pas pris une ride
aujourd'hui. Je pourrais, pour certaines d'entre elles, les réutiliser in extenso,
tant la situation n'a pas fondamentalement évolué. Les indications que j'avais
recueillies auprès de plusieurs responsables, tant d'anciens hauts
fonctionnaires à la présidence qu'en interrogeant des sources sécuritaires,
m'avaient tous confirmé à l'époque déjà que Bouteflika allait, malgré son état
de santé, briguer un quatrième mandat. Les mêmes quasiment me disent
aujourd'hui : « il va y aller ! » avec toutefois, un bémol cette fois-ci : « s'il n'y
a pas d'accident », ajoutera avec un sourire en coin mon interlocuteur qui
insiste sur l'aspect médical.
Avec « Gorge profonde », nous reprenons donc le fil des événements
depuis le début. C'est-à-dire les vingt ans de règne de l'autocrate algérien.
Florilèges :
Dès le début, Abdelaziz Bouteflika avait la ferme intention de concentrer
l'ensemble des pouvoirs à son niveau. Il voulait domestiquer l'armée et tenait
à avoir un pantin comme patron de l'institution militaire et il était déterminé à
casser l'outil DRS. « Il n'a jamais pardonné à la Sécurité militaire de l'avoir
empêché de succéder à Boumediene en 1979. Il est venu aussi pour prendre
une revanche », insiste mon interlocuteur. Sa première manœuvre fut de se
débarrasser de Mohamed Lamari, car contrairement à ce que l'opinion croit,
aux yeux de Bouteflika, le plus dangereux était l'ancien chef d'état-major et
non pas le général Toufik qui avait d'ailleurs surpris le président, durant de
longues années, par « sa docilité », dira ma source. Les gens ne connaissent
pas Mohamed Mediène : il est loin de l'image du « foudre de guerre » que la
vox populi et les médias ont brossé de lui. Ses qualités : il est discret, taiseux,
ne montre pas ses intentions, et ne révèle ni ses idées ni ses desseins. Son
principal défaut : il n'est pas courageux politiquement et ne défend aucun
projet pour le pays sinon la préservation du système. De ce point de vue, il
était assez discipliné et il accédait sans problème aux desideratas de
Bouteflika. Il a largement soutenu, en 2009, la volonté de ce dernier de
briguer un troisième mandat. « Dès que le président a émis le souhait de
rempiler pour un nouveau tour, il l'a aidé à toiletter la Constitution de
manière assez grossière d'ailleurs. Mais surtout à faire passer la pilule à
l'opinion en mobilisant tous les relais du DRS, partis politiques et médias »,
s'exclamera « Gorge profonde ».
La divergence entre les deux hommes est née avec les enquêtes autour des
différentes affaires dites « Sonatrach ». C'est donc à partir de 2010 que les
choses ont commencé à se tendre. Dès que le DRS s'est approché de très près
du clan présidentiel et de ses « protégés », Abdelaziz Bouteflika avait perçu
cela comme des attaques personnelles. Et pour lui, c'était Toufik qui en était
l'instigateur. Son problème est le suivant : « Il demandait aux patrons des
différents services de l'État de lutter contre la corruption, mais, à partir du
moment où ils ont lancé des enquêtes et ont obtenu des résultats
compromettants pour certains membres de son entourage, sa paranoïa l'a
amené à croire qu'il y avait complot contre sa personne ou contre son frère
Saïd. »
Au départ, Bouteflika ne savait pas comment venir à bout du DRS. Il
sondait. Il discutait, de manière informelle, avec plusieurs officiers supérieurs
à la retraite. Cela lui permettait d'envoyer des messages indirects à Mohamed
Mediène dans le but de le mettre dans une situation d'inconfort. En vérité la
décision de se débarrasser du patron des services algériens avait été prise au
courant de cette année 2010. Sauf qu'un événement totalement imprévu est
venu contrecarrer les plans de la présidence : le « Printemps arabe ». Le chef
de l'État, décontenancé par les circonstances qui ont balayé, en quelques
semaines, à partir de décembre 2010 et tout au long de l'année 2011, le
dictateur tunisien, ensuite l'égyptien Moubarak et enfin les crises qui ont
déstabilisé la Syrie, la Libye ou le Yémen, a amené Bouteflika à laisser
passer l'orage.
À ce stade, ma source m'informe, à ma grande surprise, que mon livre
Bouteflika, ses parrains et ses larbins, dont la parution prévue en mai 2011
avait été annoncée dès le début de la même année, avait provoqué une petite
secousse au sein des services algériens. J'insiste, si tant est qu'il faille se
justifier, que mes travaux sont totalement indépendants et strictement
journalistiques. La précision s'impose au regard des théories complotistes très
en vogue auprès de beaucoup de lecteurs algériens et de membres du sérail.
« Gorge profonde » rapporte textuellement : « Étant donné la paranoïa du
président, le général Toufik craignait alors, que ce dernier pense que votre
livre pouvait avoir un quelconque lien avec lui ou avec n'importe lequel de
ses hommes. Il avait donc pris le soin de vous envoyer des émissaires dont
Mohamed Megueddem{204} [ce qui est vrai] pour essayer de vous dissuader
de publier ce livre. » Mon interlocuteur ajoutera : « Saïd Bouteflika tout
comme Gaïd Salah sont convaincus que vous étiez commandités par le
DRS. » Au pays de la rumeur et de la paranoïa, il est difficile, je le sais,
d'imaginer qu'un journaliste puisse agir en toute indépendance. C'est le
folklore local qui le veut ! L'année suivante, pour Histoire secrète de l'Algérie
indépendante, j'avais reçu un autre messager, cadre du DRS celui-ci et cette
fois-ci ès-qualité. Il était chargé de me proposer « un passeport algérien{205} »
et une « compensation financière » considérable pour mon éditeur de l'époque
et moi-même si je renonçais à la parution de cet ouvrage. J'avais évidemment
décliné l'offre. L'officier qui était missionné pour me rencontrer est devenu
entre-temps général et il est désormais à la retraite. Il doit probablement se
souvenir de notre échange dans un café parisien et de la phrase que j'avais
alors dite : « en achetant tous ceux qui expriment la moindre critique contre
eux et en érigeant la corruption comme mode de fonctionnement, vos chefs
pensent rendre quel type de service au pays et à la société algérienne ? » Il
s'était suffi de répondre : « je ne suis qu'un émissaire... » Passons !
Retour à « Gorge profonde ». Pour ma précieuse source, Bouteflika avait
mis entre parenthèses, durant le Printemps arabe, le sujet relatif au limogeage
programmé du général Toufik et s'est concentré sur la pérennité de son
système à l'aune des bouleversements, notamment régionaux. D'abord la
Libye et la Tunisie en 2011, ensuite le Mali et l'ensemble de la zone
sahélienne en 2012 qui allait déboucher sur l'intervention française Serval en
janvier 2013.
Au regard de la situation sécuritaire, aussi bien à l'intérieur du pays qu'à
l'étranger, et surtout aux frontières, le DRS (re)devenait, pour le président, un
indispensable allié. Il s'était évertué d'ailleurs à envoyer des messages à tout
le monde et à rappeler que sa génération avait fait son temps et qu'il « était
foutu » (il dira lors d'un discours à Sétif en mai 2012, Tab Ejnani. Une
expression qui signifie en arabe dialectal : « mon jardin est cuit », voire « je
suis cuit »).
C'est dans ce contexte qu'allait surgir une dramatique affaire qui allait
bouleverser l'échiquier militaire algérien : celle de la prise d'otage de
Tiguentourine à Aïn Amenas, du 16 au 19 janvier 2013. Après plusieurs
années de préparation – on le saura plus tard – le groupe terroriste, « Les
signataires avec le sang », de Mokhtar Belmokhtar, très actif dans la région
sud-est du pays, s'était replié à proximité de la frontière algéro-libyenne pour
lancer son attaque, avec une quarantaine d'islamistes lourdement armés,
contre le site gazier où il s'était retranché, pendant trois longues journées, tout
en retenant de force plusieurs dizaines de civils, notamment des étrangers.
39 d'entre eux, de plusieurs nationalités, y ont perdu la vie. Parallèlement,
lors des différents échanges de coups de feu et surtout durant l'assaut final,
29 terroristes ont été tués par l'armée algérienne et cinq autres seront arrêtés
vivants.
Sur fond de malaise entre la présidence et le DRS, c'est Gaïd Salah qui
avait pris en main la gestion de l'opération avec le concours du chef de région
de l'époque le général Abderrazak Chérif (l'un de ceux qui seront écartés en
2018 à la suite de l'« affaire cocaïne »). Il a voulu devancer les sections du
Scorat, le Service de coordination opérationnelle et de renseignement
antiterroriste et du GIS, le Groupe d'intervention spéciale, alors sous la tutelle
du DRS, afin d'éloigner, le plus possible, le patron du Scorat, le général
Abdelkader Aït Ouarabi dit Hassan (emprisonné depuis 2015 dans le cadre
d'une autre scabreuse affaire) et son chef Mohamed Mediène. Seuls les
éléments du DSI, le Détachement Spécial d'Intervention, les forces spéciales
de la Gendarmerie et les commandos de l'armée ont pu opérer en priorité. Il
est important de préciser à ce propos que le lieu de la prise d'otage est situé à
près de 1 500 km d'Alger.
Toujours est-il, c'est Gaïd Salah qui allait tirer les marrons du feu et les
glorioles du dénouement. Il s'empressera de lancer à quelques diatribes dans
les couloirs du système contre Toufik et ses adjoints. Il dira devant le
président : « au lieu de surveiller la population, il ferait mieux de surveiller
les frontières et de traquer les terroristes ». L'allusion fut comprise par
Bouteflika car en pleine affaire Tiguentourine, le DRS à travers ses services
d'enquête dédiés à la délinquance financière poursuivait ses investigations sur
les histoires de corruption. Certaines allaient mener directement à
l'environnement immédiat du chef de l'État. Son ami d'enfance : Chakib
Khelil.
N'allez pas croire que c'est un hasard si d'un côté la pression liée au
contexte local et à la situation internationale et, d'un autre côté, à
l'accentuation de la menace terroriste, le front sahélien, les conséquences de
la prise d'otages de Tiguentourine et, en fin de compte, les nouveaux
scandales économiques impliquant son propre frère, apparus à la fin du mois
de mars 2013, vont constituer une série d'événements qui s'achèvera le
27 avril 2013 avec l'AVC de Bouteflika. Difficile en effet de ne pas y voir
une relation directe. D'aucuns l'auront probablement oublié : le 31 mars 2013,
quatre semaines avant l'accident cérébral, le Figaro titrait : « L'entourage de
Bouteflika éclaboussé par les affaires » et le 24 avril, trois jours avant
l'évacuation du chef de l'État algérien à l'hôpital militaire du Val-de-Grâce, le
journal algérien El Watan annonçait en une : « Affaires de corruption. Saïd
Bouteflika est-il impliqué ? » Pour ma source, les deux quotidiens, français et
algérien, « avaient de bonnes informations. Les enquêtes du DRS étaient en
effet arrivées jusqu'à Saïd, c'est ce qui a fait entrer le président dans une
colère noire. Pour lui, lorsque le général Toufik lui avait communiqué une
partie des résultats des investigations, il s'était senti surtout fragilisé
politiquement et savait que c'était ses services qui organisaient les fuites dans
la presse ».
Pour « Gorge profonde » la haine que vouent le clan présidentiel et la
famille Bouteflika au DRS est immense. Dans leur esprit, les problèmes de
santé du président sont la conséquence des pressions exercées sur lui par la
sécurité militaire. Dans certaines discussions, ils rendent Mohamed Mediène
« responsable de l'AVC » subi par Abdelaziz Bouteflika. Le dénouement de
la prise d'otages du site gazier, faut-il le rappeler, était déjà intervenu dans un
contexte institutionnel dégradé par plusieurs scandales mettant en cause
l'entourage du président. Cette conjoncture avait considérablement affaibli
Bouteflika. Au sens politique et, à l'évidence, au niveau physique.
Abdelaziz Bouteflika est donc transféré d'urgence en France dans un avion
médicalisé affrété par le gouvernement français à la demande des autorités
algériennes. Il y restera près de trois mois. Période durant laquelle, toutes les
spéculations iront bon train. C'est la première fois que le clan présidentiel se
vit vraiment en danger.
En mai, quelques semaines à peine après l'évacuation du président, deux
journaux l'un francophone, Mon Journal, l'autre arabophone, Djaridati,
dirigés par un ancien petit officier du nom d'Hichem Aboud, qui était réfugié,
un temps entre le nord de la France et la Belgique, avant de se réinstaller en
Algérie et d'ouvrir – comme par enchantement – deux journaux grâce à l'aide
du DRS, annonçait quasiment que le président était dans un état comateux et
insinuait qu'il était presque mourant. De ce fait, ces journaux réclamaient la
destitution de Bouteflika.
La situation a immédiatement suscité le courroux de Saïd Bouteflika. Et
pour cause. C'est lui qui avait donné son accord pour permettre à Hichem
Aboud, en novembre 2011, de revenir en Algérie après plus de seize ans
d'exil. Cette « grande gueule » qui n'hésite pas à diffamer et à injurier s'est
d'ailleurs fait condamner par le tribunal de Roubaix en juillet 2018 dans une
affaire l'opposant à pire que lui... le fameux Anis Rahmani. Le problème de
l'ex-officier des services algériens (il ne l'est plus depuis le début des années
1990), c'est qu'il manie l'insulte en guise d'argument.
Arrivé au journalisme sur le tard, « Gorge profonde » le considère comme
un ancien petit scribouillard de Mohamed Betchine qui pouvait prendre
comme collaborateur n'importe quel quidam sachant passablement aligner
une phrase. Après s'être embrouillé avec son patron de l'époque, avec lequel
il lancera d'ailleurs quelques affaires, il s'est enfui en jurant que Betchine
voulait sa mort. Hichem Aboud était depuis longtemps, et notamment en
raison d'une alliance familiale, un proche du colonel Faouzi, qui dirigeait le
Centre de communication et de diffusion (CCD) abrité par la caserne dite
Belaroussi à Ben Aknoun [sur les hauteurs d'Alger]. Une structure chargée
d'alimenter la presse du point de vue du DRS, de manipuler les médias et de
les surveiller. C'est ce service aussi qui assurait la fonction stratégique
concernant la décision relative à la répartition de la manne publicitaire aux
différentes publications.
C'est le même Faouzi qui intercédera d'abord devant son supérieur, le
général Mediène, et ensuite auprès de Saïd Bouteflika pour qu'Aboud puisse
d'une part revenir en Algérie et d'autre part créer deux journaux. On l'aura
saisi : ces médias seront lancés grâce aux aides du DRS. Évidemment,
lorsque, moins de dix-huit mois plus tard, le fameux Aboud annonçait la fin
du président, Saïd a compris qu'il s'agissait d'une tentative de déstabilisation
émanant directement du DRS. Difficile d'affirmer le contraire même si ma
source lie cette affaire au profil de Hichem Aboud, jugé excessif et ingérable.
« Gorge profonde » précisera : « quand Toufik souhaitait passer des
messages, il ne les faisait pas transiter par ce genre de personnes peu
fiables », avant d'ajouter : « c'est plutôt un coup tordu de Faouzi qui se vantait
toujours d'être capable de manipuler son ombre. À l'époque, il en voulait à la
terre entière, à commencer par Toufik, parce qu'il espérait depuis longtemps
devenir général, mais sa promotion ne venait pas ».
Cela étant dit, le premier à faire les frais de l'excitation de Hichem Aboud,
c'était son ami le colonel Faouzi. De retour à Alger le 16 juillet 2013, après
plusieurs jours de convalescence, Abdelaziz Bouteflika, réclamera en
personne le départ à la retraite du patron du CCD. Dans la foulée, Gaïd Salah
avait exigé la restitution du centre Belaroussi de Ben-Aknoun, occupé par la
Sécurité militaire, mais considéré statutairement comme étant un bien
relevant du Ministère de la Défense. Mais ce n'est pas tout, le CCD est
immédiatement mis sous la tutelle du chef d'état-major et ainsi retiré au
général Mohamed Mediène. Trois mois plus tard, la section sera
définitivement dissoute.
Dès leur retour à Alger. Les frères Bouteflika allaient déclarer une guerre
totale au DRS sans pour autant s'attaquer directement à son chef. En
septembre 2013, le président installe un fidèle à la tête du Conseil
constitutionnel : Mourad Medelci, son ancien ministre des Affaires
étrangères. Pour deux raisons : éviter la destitution à travers l'utilisation du
fameux article 102 et préparer le quatrième mandat d'avril 2014. Un mois
plus tard, un autre « intime » du clan présidentiel : Amar Saadani, alors chef
de file du FLN, commandité par Saïd Bouteflika, va lancer une campagne de
dénigrement contre le chef du DRS, intégrant une stratégie d'affaiblissement
de sa personne et même au-delà, celle de l'institution « police politique ».
Simultanément, les Bouteflika se rapprochent ostensiblement du général Gaïd
Salah.
Même si Toufik ne s'était pas opposé formellement – à aucun moment
précisera « Gorge profonde » – à l'option du quatrième mandat, il n'était plus
perçu comme un allié, ni par le président, ni par son frère. C'est ainsi que tous
les « opposants » internes ou externes à l'idée d'un nouveau mandat furent
tous neutralisés méthodiquement, les uns après les autres.
Trois mois après sa « réélection », Abdelaziz Bouteflika reçoit Mohamed
Mediène, chez lui à Zéralda. Il lui fait croire que la hache de guerre allait être
enterrée et l'informe néanmoins de son intention d'opérer des changements au
sein du DRS, au moment du départ, en juillet 2014, du patron de la
DDSE{206}, le général Rachid Lallali dit Attafi qui avait émis le souhait de
quitter ses fonctions pour raisons de santé.
Bouteflika cite deux officiers supérieurs, Mohamed Bouzit et Ali
Bendaoud. Le premier sera appelé à diriger la DDSE et le second à remplacer
Bachir Tartag à la tête de la Direction de la Sécurité Intérieure (DSI). Même
si Toufik n'était pas totalement d'accord avec ces choix et notamment avec les
affectations et les périmètres accordés à chacune des deux directions, il
obtempère et un communiqué viendra entériner cette décision sur le style :
« Le chef de l'État, en concertation avec le général de corps d'armée
Mohamed Mediène, décide la nomination... » Ce qui paraissait surprenant
pour tous les connaisseurs des services algériens c'est cette volonté du clan
présidentiel de placer à la tête de services des officiers – certes de qualité –
mais qui n'étaient pas issus des Directions dont ils allaient hériter. Le général
Bendaoud a passé plusieurs années à l'étranger et avait davantage une
« culture » DDSE, alors que le général Bouzit représentait, quant à lui, le
profil inverse. Pour « Gorge profonde » ce serait même un choix logique au
regard de la psychologie de Bouteflika qui ne voulait pas visiblement
permettre à ces deux nouvelles figures d'avoir une totale maîtrise de leur
département respectif. Bendaoud était un profil intéressant parce qu'il avait à
la fois la confiance du chef de l'État et celle de Mediène. Le président
l'appréciait depuis plusieurs années. Lorsqu'il était en poste en Suisse,
l'homme affable et d'une grande correction était l'interlocuteur privilégié de
celui qui allait devenir président de la République. À chaque fois que
Bouteflika avait besoin de quelque chose, il contactait Ali Bendaoud qui,
avec l'accord de ses chefs, accédait à ses demandes.
Parallèlement à ces changements de personnes, Bouteflika a fait dissoudre
le service de police judiciaire du DRS, celui chargé des enquêtes
économiques. La plupart de ses cadres furent soit admis à la retraite – parfois
à un âge très jeune – soit mutés vers les services de la justice militaire auprès
des différents tribunaux. Seuls quelques-uns sont restés au DRS en tant
qu'officiers de renseignement. Les choses allaient se poursuivre dans cette
logique d'isolement, voire d'effilochage, en vue de dépouiller Mohamed
Mediène de l'ensemble de ses forces et ainsi de ses prérogatives. Mais
Bouteflika et son frère ne sont pas du genre à brûler les étapes. Il leur fallait
d'abord assurer le quatrième mandat. Ce sera chose faite quelques mois plus
tard.
Cela étant dit, la volonté du président durant la rentrée sociale 2014, alors
que son état de santé ne cessait de se dégrader et qu'il se lançait dans un
nouveau cycle de gouvernance, consistait à neutraliser le DRS. Une
soixantaine de ses cadres sont ainsi mis à la retraite. Plusieurs officiers, en
poste à l'étranger, sont rappelés et renvoyés chez eux, sans autre préavis, alors
qu'ils avaient à peine 56 ou 57 ans. Certains se sont retrouvés avec des
retraites dérisoires et n'étaient même pas prêts, y compris sur le plan
personnel, à un changement aussi brutal, soulignera « Gorge profonde ». Leur
seul tort était d'avoir servi dans des directions qui devaient être neutralisées.
Le général Layachi Chenafi dit « Chafik », qui était jusque-là en charge des
affaires économiques au sein du Département du renseignement et de la
sécurité (DRS), avait été envoyé à la retraite dès janvier 2014. C'est son
service qui, sous l'autorité du général Mediène, menait les enquêtes sur les
« crimes financiers ». Pour « Gorge profonde », Toufik en personne lui a
demandé, quelques mois plus tard, de quitter l'Algérie : « le clan
présidentiel voulait lui faire la peau et le jeter en prison sous n'importe quel
motif ». Cet universitaire serait aujourd'hui dans un pays européen –
probablement en Grande-Bretagne – en train de refaire sa vie.
L'objectif du clan présidentiel consistait à mettre fin à ce que d'aucuns
appellent l'« État profond » – ce que j'avais qualifié « d'État-DRS » dans mon
précédent ouvrage sur le sujet – en d'autres termes cette omniprésence
pesante des agents et officiers des services de renseignement algériens dans
tous les rouages de l'État et leur poids aux côtés des ministres, des walis [des
Préfets], des maires, des responsables d'entreprises publiques, etc.
Évidemment, l'objectif peut paraître louable, sauf que la volonté réelle n'était
pas de dissoudre la police politique dans le but d'aller vers plus de
démocratie, mais de récupérer tous les pouvoirs en anéantissant les contre-
pouvoirs internes au système. L'ensemble pour créer une autocratie reposant
sur une famille, seule détentrice de la souveraineté. Une sorte de monarchie
despotique administrée, en apparence, selon les normes d'une République.
La première étape de son plan avait fonctionné. Elle consistait à faire
monter en puissance Ahmed Gaïd Salah et faire de lui, en tant que chef d'état-
major, un patron assez puissant pour « mater » d'autres généraux désignés par
la présidence, mais pas assez charismatique, donc incapable de prendre de
l'ampleur et de représenter, à terme, une éventuelle menace pour le clan
présidentiel. Son profil d'homme rustre, intellectuellement limité et, par
ailleurs, mêlé lui-même à quelques « affaires » qui pourraient se transformer
en autant de casseroles intéressait la fratrie Bouteflika, d'autant que le
personnage, ambitieux et revanchard, avait montré des signes de loyauté. « Je
fais ce que le président me demande de faire », aime-t-il répéter devant
certains de ses subordonnés.
La deuxième étape du plan devait amener à créer les conditions pour
fragiliser davantage Mohamed Mediène. C'est ainsi que Saïd Bouteflika,
selon « Gorge profonde » s'est rapproché du général Bachir Tartag, qui ne
digérait pas sa mise à l'écart de la DSI, et il lui fait croire que c'est son chef,
le patron du DRS, qui avait souhaité, en juillet 2014, son départ à la retraite et
non pas le président. Pour le récupérer, il lui propose un poste de
« conseiller » auprès du chef de l'État. Naturellement, il ne se fera pas prier.
En occupant cette nouvelle fonction, Tartag avait désormais une seule
mission : permettre au président de s'approprier le DRS et de pousser
l'énigmatique Toufik vers la sortie. Le « conseiller » fraîchement nommé
connaît parfaitement la « maison DRS », expliquera « Gorge profonde ». Il
est passé par la DCSA, la Direction Centrale de la Sécurité de l'Armée, il a
dirigé le CPMI, le Centre principal d'investigation militaire, chargé de la lutte
antiterroriste durant les années 1990 et enfin, d'autres petits services, avant de
prendre la tête de la DSI et donc de la Sécurité intérieure. Il livre à Abdelaziz
et à Saïd Bouteflika tous les fonctionnements et toutes les nuances du service.
Mais de plus, il désigne les collaborateurs les plus proches de Toufik et
évoque toutes les missions dont il a connaissance.
Parmi eux, le général Aït Ouarabi, dit Hassan, patron du Scorat. Pour
Tartag, c'est une aubaine, cet officier supérieur était l'un de ses propres
adjoints, lorsqu'il était colonel au CPMI et qu'il avait sous ses ordres le
lieutenant-colonel Hassen. Le courant n'est jamais vraiment passé entre les
deux hommes. « Question de caractère », dira « Gorge profonde », avant
d'ajouter « mais aussi d'éthique et de méthode ». Une fois, ils avaient failli en
arriver aux mains, précisera ma source pour étayer son propos. Tartag ne s'est
jamais encombré de formalités. Il fait partie, selon la même source, de ceux
qui ont le plus fait de mal au DRS durant les années 1990 en « permettant à
leurs éléments de faire n'importe quoi en prenant prétexte sur la lutte
antiterroriste ». Hassan était beaucoup plus sérieux et, de ce point de vue, de
loin plus attaché au respect des règles et des lois. Un légaliste, « un peu trop,
précisera mon interlocuteur, qui pouvait susciter quelques inimitiés au sein du
service, parce qu'il n'avait confiance en personne, un brin paranoïaque, y
compris avec ses collègues. Il n'en référait qu'à Toufik seulement, mais
comme il a passé une grande partie de sa carrière à traquer les terroristes, on
peut le comprendre ».
C'est dans ce contexte qu'en juillet 2015, une autre mystérieuse affaire –
celle de la résidence d'État de Zéralda – viendra pimenter la vie politique
algéroise. Comme chaque été, diraient les connaisseurs qui savent que ces
périodes estivales sont propices depuis longtemps à tous les « coups tordus ».
Probablement le perpétuel traumatisme de l'été 1962, appelé « été de la
discorde », qui amène, très régulièrement, son lot d'ingrédients de
déstabilisation. L'histoire peut paraître banale et l'enquête ne relève pas autre
chose : un jeune officier affecté à la sécurisation de la résidence du président
à Zeralda a tiré en pleine nuit plusieurs rafales. L'incident a eu lieu bien loin
de la maison médicalisée du président (la demeure s'étale sur plusieurs
hectares). Très vite, cette affaire, en apparence anodine, s'est transformée.
Portée par la rumeur populaire et l'instrumentalisation de certains médias, elle
a mué en « tentative d'assassinat contre le Président », ce qui a justifié, aux
yeux de la présidence, le renvoi brutal de trois patrons des services de
sécurité : celui de la DSI, Ali Bendaoud (remplacé par le général Boura
Rezigue, dit « Abdelkader ») ; le chef de la protection présidentielle (DSPP),
Djamel Kehal Medjdoub (remplacé par Nacer Habchi) et enfin le
commandant de Garde républicaine, Ahmed Mouley Melinani. Aussi
surprenant que cela puisse paraître, alors qu'aucun fait précis n'était imputé à
ces trois cadres, ils ont été mis à l'écart au lendemain de l'incident de Zéralda.
Pour « Gorge profonde », il ne fait aucun doute : « ils auraient payé une
loyauté ou, pour l'un d'eux, une amitié à l'égard du général Toufik ou en tout
cas, ils n'ont pas fait totalement acte d'allégeance au chef de l'État et à son
frère ». Pour chapeauter la Garde républicaine, Abdelaziz Bouteflika a fait
appel à un officier supérieur dont il venait d'assurer la promotion – quelques
jours plus tôt – au plus haut grade de l'armée algérienne, le général de corps
d'armée Benali Benali, un militaire de carrière, né en 1940, pour le nommer à
la tête de la Garde républicaine. Ce corps verra aussi l'élargissement de son
périmètre puisqu'il était, dès lors, beaucoup plus impliqué sur la question de
la sécurité présidentielle.
Dans la foulée, la présidence décide de dissoudre une unité d'élite
appartenant au DRS : Le Groupement d'intervention spéciale, le GIS. Un
fleuron de l'armée algérienne, composé de près de 350 hommes, chargés aussi
bien de la sécurisation des sites sensibles que des interventions compliquées,
similaires à celles qui nécessiteraient en France l'intervention du GIGN. Le
GIS constituait la force de frappe du DRS dans certaines opérations (prise
d'otages, combats en milieu urbain et rapprochés, gestion de lieux piégés,
etc.) et, d'une manière générale, dans le cadre de la lutte antiterroriste. Selon
« Gorge profonde », les choses se sont passées de la manière suivante : « Au
lendemain d'un tête-à-tête entre le président et Gaïd Salah, en juillet 2015,
Bouteflika a convoqué Mohamed Mediène et lui a demandé, sans aucun
préambule, de dissoudre le GIS et de reverser tous ses effectifs dans les
différentes forces spéciales de l'armée, mais également dans d'autres corps :
la Garde républicaine et la Gendarmerie. Toufik est sorti abasourdi de ce
rendez-vous, mais il s'est exécuté dès le lendemain. Deux semaines plus tard,
la disparition de cette unité d'élite devenait officielle. En fait, le chef d'état-
major et le président étaient d'accord sur le fait qu'il fallait dépouiller le DRS
pour fragiliser son chef, voire pour l'humilier. Les choses s'accéléraient. En
supprimant l'un des bras armés du général Mohamed Mediène, estime
« Gorge profonde », le clan présidentiel faisait preuve d'une incroyable
paranoïa, car il laissait croire que le chef du DRS aurait pu, d'une manière ou
d'une autre, utiliser la force. « Il aurait été plus simple de préserver des outils
appartenant aux institutions de l'État que de les casser en jetant ainsi le bébé
avec l'eau du bain », dira mon interlocuteur. Dans la lancée, même le service
chargé de « l'intelligence économique » et dirigé jusque-là par le général
Achour Ouadahi est dissous au moment où la DCSA, la Sécurité de l'armée
est placée sous la tutelle de l'état-major.
Officiellement tout ceci intégrait un prétendu « processus de
restructuration et de changement au sein de l'appareil sécuritaire. Tous les
membres du GIS ont été donc mutés vers d'autres corps, y compris les
sections techniques comme les démineurs et les membres de la brigade
canine. Ils ont très mal vécu cette dissolution. C'est du gaspillage. Pire, du
gâchis. Plusieurs millions d'euros ont été dépensés pour monter le
groupement, former ses troupes et en faire un outil opérationnel, performant
et efficace au niveau des unités d'élite des plus grandes nations. Allez
comprendre ! »
Pour compléter l'ensemble. Abdelaziz Bouteflika demande à Gaïd Salah de
procéder à l'arrestation du général Abdelkader Aït Ouarabi dit Hassan, le
patron du Scorat qui était pourtant mis à la retraite depuis le début de l'année
2014. Le motif ? Pour « Gorge profonde », le prétexte était, depuis de longs
mois, sur le bureau du président sous forme d'une note, transmise par le chef
d'état-major, qui révélait en substance que des « individus armés avaient été
interceptés par les gardes-frontières au sud-est du pays et qu'ils disaient
travailler pour Hassan ». Il s'agissait en effet, expliquera ma source,
d'effectifs spéciaux engagés dans une mission d'infiltration de lutte
antiterroriste sur laquelle il a refusé de s'étaler. C'était même le type d'actions
que le Scorat réalisait à longueur d'année dans sa traque des islamistes. Qu'à
cela ne tienne, pour le clan présidentiel, c'était là une aubaine qu'il ne fallait
pas laisser passer. Une occasion en or pour se débarrasser de ce fin limier de
la lutte antiterroriste, réputé trop proche de Toufik. À la fin du mois d'août
2015, une escouade de la Gendarmerie débarque devant le domicile, occupé
par l'officier supérieur et sa famille. Il est manu militari mis aux arrêts et
emmené à la prison militaire de Blida, située à une soixantaine de kilomètres
d'Alger avant d'être présenté à un magistrat instructeur commandité par le
régime. Ce qui lui est reproché « délits de destruction de documents et
d'infraction aux consignes militaires » semble être totalement surréaliste à la
fois dans le contexte algérien – les spécialistes du droit militaire estiment que
tout au plus, cela aurait mérité une sanction disciplinaire – mais davantage
dans la conjoncture des opérations clandestines menées par le Scorat, car
selon « Gorge profonde », les « notes » en question détruites par le général
Hassan n'étaient rien d'autre que ses mémos personnels et des échanges avec
certains de ses subordonnés, voire avec son chef, le général Toufik. Il est
courant, expliquera la même source, que dans ce genre de services, des
milliers de documents passent, chaque année, par la broyeuse. Ensuite, l'autre
« grief » retenu contre l'officier concernait son refus supposé de tenir au
courant le chef d'état-major à propos du détail de ses opérations. Or, il est
admis d'une part que le patron du DRS – qui n'a jamais été inquiété dans cette
affaire – a été régulièrement informé des actions du Scorat, surtout celles qui
revêtaient un caractère particulièrement sensible. « Gorge profonde » a
précisé qu'il est tout aussi clair que l'ensemble des directives qui s'appliquent
aux troupes de l'armée, notamment s'agissant du partage d'informations, ne
peuvent s'appliquer, pour des raisons évidentes de sécurité nationale, aux
unités spécialisées dans les opérations de renseignement, d'infiltration et, plus
largement, aux services de lutte antiterroriste, avant de conclure : « rien,
absolument rien de ce qu'a pu faire le général Hassan n'était contraire aux
règles qui régissent les services secrets ». Il est naturellement plus que
curieux qu'un régime qui fait de l'opacité une manière de fonctionner,
réclame de la « transparence », à une unité censée agir dans une totale
discrétion. Trois mois après son interpellation, le général est transféré à Oran
pour y être jugé. Gaïd Salah et le clan présidentiel y avaient verrouillé le
verdict, car ils craignaient que le mis en cause qui coopérait dans le cadre de
son travail avec la juridiction de Blida ne puisse bénéficier de l'indulgence
d'un magistrat. Finalement, il sera condamné à cinq ans de prison ferme. Il est
tout aussi curieux de constater que Mohamed Mediène, responsable
hiérarchique du patron du Scorat, n'a jamais été inquiété alors qu'il a
clairement affirmé qu'il était au courant de toutes les missions de son
collaborateur.
Pour « Gorge profonde », l'arrestation de Hassan a été, pour le général
Toufik, la goutte qui avait fait déborder le vase. Il était parti à la rencontre du
président et il lui a dit : « pourquoi faites-vous tout ce tintamarre, si vous
voulez que je parte, je vais m'en aller. Il suffit de me le demander ». C'est la
seule fois où Bouteflika a répondu franchement à celui qui était encore patron
du DRS en lui signifiant, à travers quelques mots à peine audibles, qu'il
souhaitait en effet le voir prendre sa retraite. Pour notre source, Mohamed
Mediène qui s'était déjà préparé, depuis de longs mois à cette éventualité, a
regagné son bureau, il a réuni, en petit comité, certains membres de son
cabinet et leur a annoncé la nouvelle. Nommé patron du DRS en septembre
1990, Mohamed Mediène dit Toufik quittait, en septembre 2015, ce
département qu'il avait totalement façonné à sa guise après vingt-cinq ans de
règne.
Attendu au procès du général Hassan, le désormais ancien chef des
services algériens a préféré se dérober. Plusieurs de ses hommes ont été déçus
par cette attitude, précisera « Gorge profonde », en y ajoutant, qu'il ne voulait
pas tomber dans le piège tendu par la présidence et se retrouver humilié
comme simple témoin, d'autant plus qu'il ne pouvait absolument rien dire à la
barre de l'affaire en question puisqu'elle relève du « secret-défense ». Toufik
attendra le verdict avant de se répandre d'une « lettre ouverte » qu'il enverra
simultanément à plusieurs médias. Il commencera ainsi : « Consterné par
l'annonce du verdict prononcé par le tribunal militaire d'Oran à l'encontre du
général Hassan, et après avoir usé de toutes les voies réglementaires et
officielles, j'ai estimé qu'il est de mon devoir de faire connaître mes
appréciations à l'intention de tous ceux qui sont concernés par ce dossier,
ainsi que tous ceux qui le suivent de près ou de loin... » Il est dommage que
l'ancien patron du DRS ait attendu toutes ces années pour être « consterné »
par les errements et l'instrumentalisation de la justice algérienne – civile
comme militaire – et tout aussi consternant de constater qu'il peut laisser
croire que des procédures « réglementaires et officielles » auraient été
capables d'ébranler une décision politique – l'arrestation de Hassan en est une
– et donc de modifier une « sanction pénale » qui a été voulue au plus haut
niveau de l'État, par le président et le chef d'état-major. Et d'ailleurs même le
fait de rappeler que Hassan était à la fois sous ses ordres et « chargé d'une
mission prioritaire avec des prérogatives lui permettant de mener des
opérations en relation avec les objectifs fixés. Les activités de son service
étaient suivies régulièrement dans le cadre réglementaire », n'y changera rien.
Dans cette missive, il précise à propos de l'opération qui a valu au général
Hassan l'accusation d'« infraction aux consignes générales » que ce dossier a
été « traité dans le respect des normes et en rendant compte aux moments
opportuns ». Le général Hassan, dira-t-il a « géré ce dossier dans les règles,
en respectant le code de travail et les spécificités qui exigent un enchaînement
opérationnel vivement recommandé dans le cas d'espèce ».
Depuis, plusieurs demandes de libération de l'ancien chef du Scorat ont
essuyé un rejet net. Plus de trois ans après sa condamnation et malgré un état
de santé fragile, Abdelkader Aït Ouarabi dit Hassan reste en prison à Oran.
Le recours introduit, depuis 2016, par ses avocats auprès de la Cour de
cassation n'avait toujours pas été examiné, deux années plus tard.
Pour conclure notre échange, « Gorge profonde » n'hésite pas à commenter
le profil de ceux qui ont été écartés dans cette purge qui visait principalement
Mohamed Mediène. Curieux ce pays, dira-t-il, où des officiers de qualité – il
cite pêle-mêle Abdelkader Aït Ouarabi, Ali Bendaoud, Layachi Chenafi,
Hacène Tafer – sont écartés, traînés dans la boue ou emprisonnés alors que
d'autres comme Ahmed Gaïd Salah, Ghali Belksir ou Bachir Tartag
continuent de sévir. Pour illustrer l'état d'esprit du chef d'état-major, « Gorge
profonde » m'apprend qu'à ce jour (au moment de l'écriture de cet ouvrage)
Gaïd Salah continue de chercher des poux sur la tête des généraux Hassen
Tafer, Ali Bendaoud et Saïd Bey : « Il a des obsessions, c'est un réactif qui ne
maîtrise pas ses émotions. Il peut chercher à mettre quelqu'un en prison juste
parce qu'il ne l'aime pas. Il arrivera toujours à inventer une raison », avant de
conclure, « oui, le pays et l'armée sont entre les mains de deux grands
irresponsables : Bouteflika et Gaïd Salah ». Consternant !
Ce « témoin inattendu » mise désormais sur l'avenir et jure que le système
Bouteflika est aujourd'hui définitivement terminé. Pour lui, c'est une question
de quelques mois. Il n'y aura, d'après « Gorge profonde » ni coup d'État, ni
violences, c'est la biologie qui s'apprête à faire son travail. Pour lui, le « cœur
des services algériens est déjà passé à autre chose » et il n'ignore pas que le
champ de ruines auquel les nouveaux cadres du Département de surveillance
et de sécurité (DSS){207} devront faire face sera le point de départ pour
reconstruire un outil viable, sous une autre présidence. « Cela prendra dix
ans ! », dira-t-il avant de disposer d'une institution de renseignement moderne
à la hauteur de ce que veut représenter l'Algérie au niveau régional et
international. Et à la hauteur des défis de notre époque. Pour « Gorge
profonde », il est normal qu'un service évolue et qu'il s'adapte aux nouvelles
mutations, qu'il soit conforme aux attentes démocratiques, mais pour ce
cadre, le problème réside dans le fait que Abdelaziz Bouteflika « a
littéralement cassé » l'outil de renseignement. Il va même plus loin : l'Algérie,
dira-t-il, ne dispose plus d'un véritable service digne de ce nom, outillé pour
faire face aux grands enjeux qui attendent la nation et l'ensemble de la région.
« Nous avons désormais, explique-t-il, un département capable de faire de
l'espionnite et de gérer les affaires courantes en étant au service exclusif, non
pas de la nation, mais d'un clan à la tête de l'État ». Le service de
renseignement algérien n'est plus intégré, il est au contraire éclaté en une
myriade de petites structures qui ne sont plus véritablement coordonnées
entre elles.
Opposé à l'idée d'un cinquième mandat, il insiste sur le fait que « tout n'est
pas encore joué » même si le clan présidentiel a tout fait pour verrouiller la
prochaine « élection » d'avril 2019, en ajoutant : « Nous sommes de
nombreux cadres à être opposés à cette mascarade, mais nous resterons
légalistes. »
Après plusieurs heures d'entretiens répartis sur quelques jours, mon
interlocuteur jure qu'il a parlé honnêtement – même s'il n'a pas tout dit – et se
suffira, en guise de conclusion, d'un « faites-en bon usage ! »
13.
Multitudes de scénarios
en temps d'incertitudes
Il y a de cela quelques années, le pouvoir avait envoyé un ballon-sonde, à
travers les services de renseignement, lorsqu'ils étaient encore dirigés par le
général Mohamed Mediène pour évaluer un scénario : comment la société
réagirait à l'idée, un peu comme dans une monarchie, de voir Saïd Bouteflika
succéder à son aîné ? La violence des répliques a fini par dissuader le clan
présidentiel d'imaginer cette option. Non seulement aucun consensus n'était
trouvé au sein du sérail – et peut-être davantage aujourd'hui – mais en plus, le
nom du frère cadet provoquait de telles réactions épidermiques que cette
éventualité n'est plus soumise, même sous forme de boutade.
Les jeunes n'hésitent plus à lancer des injures lorsqu'ils entendent ce nom,
désormais synonyme de clientélisme et de passe-droits. Le rejet dont il fait
l'objet est lié également au fait qu'il soit devenu, aux yeux de la population,
une sorte de président bis, dirigeant le pays en toute illégitimité en accordant
des privilèges à ses amis, comme nous l'avons vu avec l'homme d'affaires Ali
Haddad. Dans de précédents écrits, je l'avais comparé à Leïla Trabelsi,
l'épouse de l'ex-président tunisien Zine El Abidine Ben Ali. On s'en souvient,
l'image de l'ancienne première dame avait été considérablement écornée
en raison de son attrait pour l'affairisme. En Algérie, Saïd Bouteflika a fini
par susciter une répulsion identique.
Les islamistes et les courants conservateurs le récusent aussi en raison,
disent-ils, de son goût immodéré pour les soirées fortement alcoolisées. Dans
une société algérienne schizophrénique, largement impactée par la bigoterie
ambiante, les modes de vie, jugés « débridés » ne sont pas compatibles avec
les us et coutumes officiels du système. Aujourd'hui, une personnalité
publique peut voler ou corrompre, cela ne poserait pas plus de problèmes, les
penchants éthyliques, eux, sont perçus avec une certaine aversion. Pour
donner des gages de religiosité, chaque cacique s'empresse d'aller effectuer
un Pèlerinage à la Mecque.
Toujours est-il, de l'avis général, le frère du président est totalement
« grillé » et n'a aucune chance d'accéder au pouvoir au lendemain de la
disparition de l'actuel chef d'État. D'ailleurs, il n'y en a qu'à l'étranger – et
notamment en France – où certains journalistes continuent de voir en cette
option, une « hypothèse sérieuse ». Toutes mes sources ont été unanimes à ce
sujet : « Saïd Bouteflika ? Vous oubliez ! »
Le scénario le plus plausible – celui sur lequel s'accordent plusieurs
observateurs avertis de la scène algérienne – serait le suivant :
Abdelaziz Bouteflika devrait convoquer le corps électoral durant la
seconde quinzaine du mois de janvier 2019, soit quatre-vingt-dix jours avant
la date du premier tour des Présidentielles qui devraient avoir lieu la
troisième semaine du mois d'avril de la même année. Dans la foulée, des
lièvres devraient annoncer leur candidature pour donner à cette échéance un
semblant de validité et de consistance politique. En contrepartie, ils verront
certains oligarques et des services de l'État leur octroyer, des moyens
financiers notamment, à la fois pour leur rémunérer les frais de campagne,
mais surtout pour les engraisser, y compris à titre personnel, en guise de
« remerciements ». En d'autres termes, ceux qui auront la tâche de
crédibiliser ce rendez-vous électoral seront, comme d'habitude, largement
« dédommagés ». Certaines sources vont jusqu'à affirmer que « cette fois-ci,
il ne serait pas exclu que Bouteflika soit le seul candidat ».
Entre les mois de février et mars 2019, le président algérien – sauf s'il
venait à décéder entre-temps – entretiendra une sorte de faux suspense quant
à sa participation et finira, à quelques jours de la date limite des dépôts des
candidatures, par faire lire un communiqué par l'un de ses représentants pour
dire qu'il prendra part, au « nom de la continuité », à ce « grand moment
démocratique ». Enfin, il sera « élu » sans surprise dès le premier tour avec
un score brejnévien.
Pour cette première partie du scénario, il demeure néanmoins une inconnue
de taille : comment fera-t-il pour prêter serment au lendemain de sa victoire ?
L'on se rappelle qu'en 2014, il avait péniblement réussi l'exercice, sans pour
autant arriver à finaliser la traditionnelle déclaration inaugurale du nouveau
mandat. Cinq ans plus tard, son état de santé a empiré et son élocution est
encore beaucoup plus tremblante, hésitante, voire quasiment inaudible. Mais
il faudra faire confiance à l'ingéniosité du régime qui saura inventer la
situation qui rendra possible le contournement de ce « détail
constitutionnel ». Quand une presque momie arrive à « diriger » le pays, elle
peut aisément trouver le moyen de parler.
À partir du mois de mai 2019, Bouteflika devrait annoncer une « réforme
constitutionnelle ». Elle permettra d'officialiser une théorie qui est dans l'air
du temps depuis plusieurs années. Ce toilettage autorisera, en effet, la
création du statut de « vice-président ». Aussi, un homme du sérail sera-t-il
nommé par le chef de l'État à ce poste. Comme les textes préciseront en
substance « qu'en cas de décès du président, c'est son vice-président qui lui
succédera de plein droit jusqu'à la fin du mandat présidentiel », l'affaire est
bouclée. Cette disposition permettra à Abdelaziz Bouteflika de désigner lui-
même son successeur. Cette importante « réforme » de la loi fondamentale
devrait avoir lieu avant septembre 2019 afin que le régime actuel puisse
déjouer même les règles de la biologie et ainsi être en situation de gérer, y
compris l'après-Bouteflika.
Celui dont le nom revient régulièrement pour ce nouveau poste est l'éternel
Premier ministre Ahmed Ouyahia, même si – d'après quelques indiscrétions –
il ne recueille pas notamment les faveurs du général Ahmed Gaïd Salah ni
celles de quelques caciques du FLN. Pour contourner cet écueil, le clan
présidentiel aurait déjà, selon mes sources, intégré dans sa réflexion la suite
du programme et surtout la mise à l'écart, au lendemain des élections pour le
cinquième mandat, probablement en juillet 2019, du chef d'état-major. Gaïd
Salah serait remplacé par le général de corps d'armée Benali Benali, l'actuel
patron de la Garde républicaine.
L'option Ouyahia est-elle sérieuse ? Son principal atout : l'expérience.
Durant les 25 dernières années, il aura passé plus de dix ans à la chefferie du
gouvernement. Maître de ses émotions, capable d'avaler des couleuvres et de
composer avec les clans, fin manœuvrier politique, cumulant un vécu sur les
questions intérieures et une connaissance internationale, il est décrit comme
un « homme d'État » par les différents leaders du sérail. Il connaît les
responsables, aussi bien les civils que les militaires, et il rencontre
régulièrement les chefs d'entreprise. Cela étant dit, pour l'une de mes sources,
cette hypothèse a été trop souvent évoquée et cela serait un « mauvais
signe parce que les frères Bouteflika ne dévoilent jamais leurs plans ». En
effet, plusieurs voix estiment que l'utilisation du nom de Ouyahia n'est rien
d'autre qu'une énième intoxication pour créer un écran de fumée et cacher
ainsi la véritable identité de celui qui a déjà été choisi comme « successeur »
par le Président algérien.
Si par extraordinaire ce scénario de l'installation d'un « vice-président »
venait à se réaliser, il n'y a pas multitude de figures susceptibles de garantir
un consensus. Quel profil est recherché pour un tel poste ? Premièrement, la
personnalité devra assurer l'impunité au clan Bouteflika après la mort du
Président. Deuxièmement, elle devra préserver la pérennité du système, c'est-
à-dire permettre aux différents caciques de continuer à bénéficier de la
répartition de la rente. Troisièmement, ce profil devra faire coaguler autour
de lui le soutien de la « famille révolutionnaire », en d'autres termes des partis
comme le RND ou le FLN, les organisations de masse et le principal
syndicat, l'UGTA. Évidemment, l'ensemble devant être validé par l'état-major
de l'armée.
Aussi incroyable que cela puisse paraître, il y a quelques sources qui
n'écartent pas, quant à elles, l'option Chakib Khelil, l'ami d'enfance de
Bouteflika, malgré les nombreuses casseroles qu'il ne cesse de traîner. D'un
point de vue juridique, l'homme a été « blanchi ». De plus, son
comportement, depuis sa réapparition dans le paysage algérien durant le
printemps 2016, après trois années d'exil aux États-Unis, laisse songeur.
L'ancien ministre – tout comme le sérail – a tout fait pour assumer ce qui
s'apparente à une mise sur orbite. D'abord, c'est la chaîne Ennahar d'Anis
Rahmani qui est commanditée pour normaliser ex abrupto le « retour » de
cette personnalité controversée, citée pourtant dans le cadre d'un scandale en
Italie. Ensuite, quelques jours plus tard, l'ami du président se lance dans une
tournée nationale des confréries soufies – dont on connaît la proximité avec
le clan Bouteflika – pour obtenir une sorte d'onction religieuse censée le
réhabiliter aux yeux de l'opinion publique d'autant qu'à l'issue de l'affaire
Saïpem en Italie, aucune condamnation ne l'a concernée en raison d'absences
de preuves. Toutefois, il a été clairement énoncé, pendant ce même procès,
que Chakib Khelil a bien touché des pots-de-vin. Élément qu'il cherche
désormais à minimiser ou à nier.
À chaque fois, lors de cette « campagne » qui ne disait pas son nom, il était
reçu comme un chef d'État. Il faut souligner que ces confréries religieuses –
largement clientélisées par le système – représentent la seule véritable société
civile organisée avec un ancrage, notamment dans le monde rural, dont
l'existence est soutenue par le régime. Durant cette tournée dans les villes de
l'intérieur du pays, des « journalistes », triés sur le volet, appartenant soit au
groupe Ennahar soit à celui d'Ali Haddad, sans oublier ceux des médias
publics, étaient chargés de faire la promotion de ces curieux déplacements.
Plusieurs sources – y compris sécuritaires – laisseraient croire que Khelil
serait déjà le « candidat des Américains ». Et pour cause !
Depuis l'été 2018, l'ancien patron des hydrocarbures vient régulièrement à
Paris aussi, où il cherche à rencontrer des personnes influentes françaises ou
algériennes. Convaincu qu'il n'est pas le profil préféré de l'Élysée, il tente,
avec certains de ses proches, de faire du lobbying. La question relative à son
avenir à la tête de l'État algérien est ainsi clairement évoquée. Simultanément,
il n'hésite pas, lors de conférences organisées en Algérie, à fustiger tantôt la
France qui serait, selon lui, un « frein pour les investissements américains »,
tantôt la langue française qu'il décrit comme étant celle utilisée par les « pays
qui échouent », contrairement à l'Anglais. Le personnage – nous le savons –
veut surfer sur une ligne radicalement anti-française, en convoquant ce
discours nationaliste creux – et souvent haineux – qui place l'ancienne
puissance coloniale dans le rôle du bouc émissaire. C'est ce manque de
sérieux et cette incapacité à prendre de la hauteur et de la distance qui me
laisse sceptique quant à ses chances d'accéder un jour aux fonctions
suprêmes. Serait-ce, là aussi, un écran de fumée ? Pour un observateur averti,
Chakib Khelil pourrait être sorti du chapeau si le président venait à décéder
avant l'élection. Un peu comme un candidat par défaut. Imaginer Bouteflika,
passer outre la haine et la méfiance que suscite l'ancien ministre de l'Énergie
et le nommer comme « vice-président » est vraiment peu probable surtout
que l'opinion publique n'arrive pas à le percevoir autrement qu'en corrompu.
Sans oublier qu'il serait susceptible de brader aux investisseurs texans le
sous-sol algérien. En tout état de cause, tous les relais de l'ex-DRS ne cachent
pas leur aversion pour Khelil et disent clairement qu'il n'a aucune chance. « Il
sait, dira ma source, qu'il n'a pas réussi à susciter un quelconque
enthousiasme ni au sein du pouvoir ni auprès de la population. Il a déjà
commencé à se faire très discret à partir de novembre 2018 se mettant ainsi
en réserve du clan. »
Pour « Gorge profonde », il ne faut pas oublier que « le clan présidentiel
est en train, depuis un certain temps, de faire discrètement la promotion de
deux personnages du gouvernement, le ministre de la Justice Tayeb
Louh{208}, soutenu aussi par Gaïd Salah et celui de l'intérieur Noureddine
Bedoui{209} ». L'un et l'autre pourraient jouer des rôles importants à partir de
l'année 2019. Notre source est convaincue qu'ils seront les nouveaux hommes
de confiance du clan présidentiel.
Cela étant dit, celui qui donne l'impression – comme j'ai eu l'occasion de le
signaler dans un précédent chapitre – d'adopter, pour l'instant, la position la
plus confortable en choisissant le rôle d'arbitre-décideur est
incontestablement le patron de l'Armée, Ahmed Gaïd Salah. Même s'il
n'ignore pas qu'il peut être éjecté d'un moment à l'autre, il fait comme si de
rien n'était. Il multiplie les visites d'inspection sur le terrain, entretient un bon
relationnel avec tous les chefs de région, se montre à l'écoute de ses hommes
et évite de tomber directement dans le piège de la polémique. Certaines
sources disent qu'en coulisses, il ne cesse de manœuvrer. Discrètement.
Même si certains vont jusqu'à le soupçonner de vouloir faire un binôme avec
les Frères musulmans – et notamment avec leur tête de file Abderrezak Makri
– il n'a rien laissé transparaître de ses intentions. Il a en revanche tenu à
recadrer sèchement tous ceux qui ont cherché à faire appel à l'armée afin de
l'amener à agir, d'une manière ou d'une autre, pour stopper la mascarade. Il
fera répondre, par un communiqué signé du ministère de la Défense, à un
général-major à la retraite Ali Ghediri, ancien chef des personnels de la
« grande muette », mais surtout considéré comme un très proche de
Mohamed Mediène. Dans plusieurs « lettres ouvertes » et autres sorties
médiatiques, l'officier supérieur avait demandé à ses collègues d'assumer
leurs responsabilités en soulignant, à chaque fois, le contexte particulier.
Dans une interview accordée au quotidien El Watan (le 25 décembre
2018), Ali Ghediri réclamait l'intervention de Gaïd Salah et réitérait ses
revendications. Pour lui, tous les scénarios envisagés relèvent d'une démarche
d'aventuriers. « Je m'interdis, dira-t-il, d'imaginer que le général de corps
d'armée Gaïd Salah puisse permettre à ces gens-là de transcender ce qui est
prescrit par la Constitution pour assouvir leur désir, leur instinct et leurs
ambitions ». Immédiatement, pour ne pas laisser le doute s'installer, Gaïd
Salah avait exigé la rédaction d'un communiqué assez violent dans lequel il
insistait sur le fait qu'« à l'approche de l'échéance électorale présidentielle,
certains individus, mus par des ambitions démesurées et animés par des
intentions sournoises, tentent et par tous les moyens, notamment les médias,
de préjuger des prises de position de l'institution militaire vis-à-vis de
l'élection présidentielle et s'arrogent, même, le droit de parler en son nom ».
Ceci, tout en accusant Ghediri d'agir pour le compte de « cercles occultes ».
Les milieux dont il est question ne sont autres que les anciens du DRS, à leur
tête Mohamed Mediène. Or, celui-ci, qui a rencontré plusieurs caciques au
cours de ces derniers mois, répète à qui veut l'entendre, qu'il n'y est
absolument pour rien dans les sorties du général Ghediri qui se serait engagé
dans une « initiative personnelle ». « Difficile de croire qu'un officier de ce
rang fasse de telles déclarations, sans se concerter préalablement avec
certains de ses camarades », m'avouera l'une de mes sources, qui ajoutera :
« Il sera très probablement candidat à l'élection présidentielle. C'est une idée
qu'il a déjà partagée avec ses proches. Le problème c'est que les Bouteflika
vont le faire exploser en vol, soit en amenant le Conseil constitutionnel à
invalider son dossier, soit en le créditant de 1 % au cas où on le laisse
concourir. » Il semblerait, par ailleurs, que des affidés du clan présidentiel,
notamment au sein de l'institution militaire, essayent de convaincre y compris
Ali Benflis, Mouloud Hamrouche et Abderrazak Makri, pour ne citer qu'eux,
de prendre part au scrutin, toujours dans le but de le légitimer. L'intérêt du
pouvoir est de faire illusion en préfabriquant une dynamique de campagne
électorale qui ferait croire à l'opinion publique internationale que des
élections en Algérie pourraient avoir un caractère normal.
Affirmer qu'il ne s'opposera pas à la volonté de Bouteflika de briguer un
cinquième mandat paraissait comme une impérieuse nécessité pour Gaïd
Salah. Le communiqué du ministère de la Défense insistait sur le fait que la
démarche de l'Armée « est dictée par son caractère éminemment légaliste et
républicain, respectueux de l'ordre constitutionnel », tout en précisant qu'elle
« n'a pas de leçons à recevoir d'individus qui n'existent que par les cercles qui
les commanditent ». Ce que dit Gaïd Salah se voulait clair. En substance :
nous ne ferons rien contre le Président en exercice et nous n'interviendrons
pas dans le processus électoral qui sera lancé.
Pour mettre un terme à la polémique, le chef d'état-major n'avait pas hésité
à brandir la menace judiciaire en rappelant que son département « se réserve
le droit » d'ester en justice Ali Ghediri, en vertu d'une loi promulguée au
début de l'été 2016, qui fait injonction aux officiers retraités de s'astreindre à
l'obligation de réserve. C'était à la suite de sorties tonitruantes qu'un autre
galonné – le général Hocine Benhadid – avait été condamné à un an de prison
avec sursis, en mars 2018, sur des fondements totalement fallacieux : des
« déclarations portant atteinte à l'institution militaire ». L'officier supérieur
avait purgé neuf mois de détention entre septembre 2015 et juillet 2016 avant
d'être libéré pour avoir critiqué notamment Gaïd Salah et Saïd Bouteflika.
Si les différents caciques – et leurs relais – clament souvent que la
« critique est libre en Algérie », ils utilisent sciemment cette fameuse vitrine
– déjà évoquée – pour sauvegarder les apparences. La « critique est libre »,
oui en partie, à la seule condition de ne pas franchir la ligne rouge : les
questions de corruption qui touchent le premier cercle présidentiel ou certains
hauts galonnés, la mainmise des services de sécurité sur la société, les sujets
qui mettent en cause les barons de l'économie informelle, bref, il est vrai
qu'en Algérie on peut tout discuter à la condition que les remises en question
soient encadrées par le système lui-même et ne visent pas ses principales
figures. En d'autres termes, pour garder ce semblant de liberté, le pouvoir
veut organiser lui-même les appréciations négatives qui sont destinées à ses
représentants. Si une personnalité publique ou la presse s'attaquent à un
ancien cacique en disgrâce, elle sera même encouragée. D'une pierre deux
coups, on dira que « la critique est libre » et on diabolisera médiatiquement le
nouveau banni.
En revanche, si l'objet de la critique est un responsable en exercice, c'est
une autre histoire. Tout « manquement » pourrait faire enclencher la machine
judiciaire et les articles de loi relatifs à « l'atteinte aux corps constitués ».
Ainsi pour illustrer ce propos, il n'y a qu'à apprécier l'article 296 du Code
pénal algérien qui précise que « toute allégation ou imputation d'un fait qui
porte atteinte à l'honneur ou à la considération des personnes ou du corps
auquel le fait est imputé est une diffamation. La publication directe ou par
voie de reproduction de cette allégation ou de cette imputation est punissable,
même si elle est faite sous forme dubitative ou si elle vise une personne ou un
corps non expressément nommé, mais dont l'identification est rendue possible
par les termes des discours, cris, menaces, écrits ou imprimés, placards ou
affiches incriminés ». Les juristes, magistrats, avocats et autres habitués de la
17e chambre correctionnelle – du Tribunal de grande instance (TGI) de Paris
– spécialisée dans le droit de la presse, savent que c'est au mot près, le texte
prévu par le Code pénal français et notamment son article 29 de la loi du
29 juillet 1881 sur la liberté de la presse. À la différence fondamentale qu'en
Algérie, il y a une instrumentalisation de ce texte, à travers une interprétation
jurisprudentielle et une traduction politique qui, d'une part aboutit à
sanctionner des journalistes, des écrivains ou n'importe quel citoyen, sinon
par de très fortes sanctions pécuniaires, mais y compris aussi par des peines
de prison. Pour être plus précis, disons qu'avec ce même texte, si vous écrivez
par exemple en Algérie que « Bouteflika est un despote qui méprise la
démocratie », vous encourez la détention même si ce que vous affirmez est
vrai alors que si en France vous écrivez que « Macron est un despote qui
méprise la démocratie », vous pourriez ne pas être condamné, même si cela
est faux et même si la justice décidait d'une condamnation, ce ne sera pas à de
la prison ferme. Au nom de la liberté d'expression !
Cette illustration pour rappeler que depuis l'indépendance, aucun des
pouvoirs qui se sont succédé n'a pris le risque de respecter cette liberté
pourtant fondamentale.
D'autres options étaient sur la table en décembre 2018. Elles évoquaient un
« report des élections », voire la mise en place d'un grand comité de dialogue
auquel participeraient l'ensemble des partis et les organisations syndicales et
citoyennes (entendre la clientèle du régime) ainsi que des personnalités
indépendantes pour préparer la transition. « Foutaise ! », répondra sans
broncher l'une de mes sources. « Tout ceci, précisera-t-elle, était lancé dans le
but de dramatiser la situation et de créer un climat d'inconfort afin de faire
passer la tenue d'une présidentielle en son temps comme l'unique choix
sérieux et responsable ». Le système a en effet de tout temps excellé dans la
fabrication de contre-mesures visant à ajouter du brouillard à de l'opacité.
« Aussi, conclura notre interlocuteur, au moment où les médias et tous les
observateurs s'inquiétaient de la suite des événements, le régime finalisait son
scénario en toute quiétude. N'oubliez pas que l'objectif de Bouteflika est de
garder les rênes jusqu'à la fin de sa vie ». Le reste n'est donc qu'habillage.
Toujours est-il, selon d'autres sources, un seul cas pourrait empêcher l'actuel
président de se représenter et donc de succéder à lui-même : une aggravation
de son état de santé, voire la mort. « Pour parer à cette éventualité, le système
encourage les candidatures de tous les caciques afin de pouvoir choisir l'un
d'eux, comme plan B, en cas d'imprévus », m'avait lancé « Gorge profonde »,
en précisant que cette éventualité était peu probable aux yeux du clan
présidentiel qui est convaincu, après consultation des équipes médicales, que
Bouteflika est susceptible de demeurer en vie durant les mois à venir.
Dans ce méli-mélo, plusieurs commentateurs algériens craignent malgré
tout une catastrophe. C'est un sujet qui est désormais envisagé dans les
arcanes d'un pouvoir qui se retrouve devant une impasse. Peu de responsables
en poste s'interrogent sur l'après-Bouteflika. Selon un ancien ministre,
rencontré à Paris, personne dans l'entourage de Bouteflika n'ose évoquer
ouvertement la question de la succession, car, d'après cet interlocuteur, « le
fait même d'exposer le propos sur la table est perçu par le clan aux
commandes comme un acte de sédition qui coûterait certainement à son
auteur une mise au ban et une diabolisation{210} ». Ceux qui en parlent le plus
sont ceux qui ont été écartés des affaires et qui, de par leur position actuelle,
n'ont plus aucune visibilité sur la suite. Cela les angoisse.
Le problème inextricable auquel est confrontée l'Algérie concerne, en
vérité, un aspect particulier : comment passer de la « légitimité historique » à
la « légitimité démocratique » ? Cette épineuse transition semble impossible
pour plusieurs raisons. Primo, le régime a créé les conditions du vide
politique. Il n'existe par conséquent, je l'ai déjà souligné, en dehors des
intégristes, aucune force structurée, organisée, paraissant crédible, assez
représentative, possédant un projet de société, se montrant proche des
citoyens. Ce vide avait vocation à pérenniser le système, mais ce dernier a
désormais atteint ses limites et ne peut plus, en l'état, aller plus loin. D'un
autre côté, il n'est pas admissible évidemment – et ce serait catastrophique –
de confier le pays aux « barbus », même ceux désignés un peu trop
facilement comme les « moins radicaux ». Secundo. Le pouvoir entretient
justement, depuis une vingtaine d'années, un antagonisme politique avec la
mouvance islamiste, afin de se présenter, à la fois devant sa population et ses
partenaires étrangers, comme l'« unique rempart » face à la menace intégriste
pouvant muer, à tout instant, en menace terroriste. Une manière astucieuse et
habile de se garantir le soutien des puissances occidentales, mises ainsi
devant le fait accompli. C'est une recette qui a fait ses preuves pour les
dirigeants arabo-musulmans. En éliminant toute alternative démocratique et
en refusant d'éradiquer complètement, ou ne serait-ce en partie, l'islam
politique, un chantage subtil est posé à la communauté internationale :
Régimes autoritaires antidémocratiques versus systèmes islamistes
théocratiques ? La réponse est donc vite trouvée. Elle s'impose comme une
évidence. Tertio. Le pouvoir a volontairement laissé s'installer une corruption
endémique. C'est une nomenklatura complexe qui, d'un côté, « rémunère »
grassement ses serviteurs et qui, d'un autre, leur permet de régenter la société
selon leur bon vouloir. Le clientélisme aide ainsi à domestiquer
pacifiquement les éventuelles oppositions et à les neutraliser. Les richesses
distribuées, en dehors de toute logique économique, facilitent, quant à elles,
le financement, souvent à grands frais, de la paix civile et de faire émerger
des parvenus et des arrivistes qui jouent désormais le rôle d'acteurs
intermédiaires. Même si cette corruption est, là où elle se manifeste de
manière aussi répandue, un signe de déliquescence et de délitement des
institutions et un facteur de rupture du lien social, elle permet aux Algériens
de contourner les réalités en instaurant un marché informel et parallèle, ce
pare-chocs social, capable d'absorber un important taux de chômage{211} et
d'équilibrer un pouvoir d'achat très bas. Quarto. Le régime a surfé, par
ailleurs, sur d'autres fléaux, méconnus à l'étranger : le régionalisme. Le
tribalisme et les divisions ont fini par fracturer en profondeur le pays. Des
velléités d'indépendance – elles demeurent très minoritaires – se sont
exprimées dans plusieurs régions et notamment en Kabylie. Le sud du pays
n'est pas en reste, surtout la région du M'Zab, largement méprisée et
brutalisée.
Depuis son arrivée à la tête de l'État, Abdelaziz Bouteflika s'est employé
méthodiquement à cliver la société, à exacerber les régionalismes, à laminer
les partis politiques, à clientéliser la société civile et à diviser l'armée. D'une
année à l'autre, la situation empire. Toutes les fissures qui s'expriment par
médias interposés révèlent aussi que l'homogénéité du pouvoir est rompue,
qu'outre les divergences traditionnelles, il y a désormais une inquiétude qui se
manifeste où différents responsables ne s'interrogent plus sur le devenir du
système, mais de la nation algérienne en tant que telle.
La clientèle du régime, celle qui, en toutes circonstances, montre
habituellement un optimisme béat, tant que ses intérêts sont préservés, laisse
apparaître des signes de fébrilité. Même les Amar Ghoul (caution islamiste du
régime) et Amara Benyounès (sa caution berbériste) et quelques autres
obligés, arrivistes notoires, aimant le pouvoir, ses fastes et ses affaires ont
perdu de leur superbe. Plusieurs informations qui parviennent d'Alger font
état de ces ministres (ou anciens ministres) qui mangent à la main du clan
présidentiel et qui n'hésitent plus à faire partir leur famille vers de lointains
horizons. Courage fuyons !
Certes, il reste un peu de temps. La catastrophe n'est pas pour demain.
Probablement pour le jour suivant. Assurément pour celui d'après.
À un moment donné, il faut oser tenir aux Algériens un discours de vérité :
il n'y a aucun candidat qui puisse faire « consensus ». C'est malheureux de se
l'avouer, mais c'est la triste réalité. Non pas que l'Algérie fût stérile, incapable
d'enfanter une relève ou d'inventer une succession, mais le côté diabolique du
système qui a dévitalisé l'ensemble de la société et qui a réduit à néant toute
consistance intellectuelle a fait son œuvre. Il n'y a plus rien. Il n'y a plus
personne. Le vide sidéral.
Ceux qui rêvent des places à prendre sont nourris – quasiment tous – par
un conservatisme destructeur, prêts à envisager qui, une alliance avec les
islamistes, qui, un accommodement avec l'oligarchie corrompue. Faire
réellement de la politique est devenu un concept abstrait. Il est quand même
incroyable que le « meilleur » des dirigeants algériens ait pour nom Ahmed
Ouyahia, 67 ans, énarque et admirateur de Houari Boumediène, ayant passé
un quart de siècle à servir le système aux premiers plans, dont dix fois
comme Premier ministre !
La gérontocratie a eu raison de la vitalité de la jeune Algérie. Ce système a
lui-même créé, dans une logique d'autoverrouillage, les conditions pour
s'empêcher d'aller vers l'option démocratique. Intellectuellement,
politiquement et psychologiquement, il en est incapable. D'abord parce qu'il
n'a pas confiance en son peuple ; ensuite parce que le peuple lui-même n'a
pas confiance dans ce qu'il peut générer. En d'autres termes, il n'y a
quasiment plus de destin commun qui pourrait cimenter la nation algérienne.
Seuls les discours nationalistes qui visent à abrutir les masses trouvent encore
un écho.
Les signes annonciateurs de l'épuisement de ce système étaient là devant
chaque citoyen depuis le début des années 1980. Il y a eu de l'aveuglement et
une incapacité intellectuelle à percevoir les dangers et donc à envisager un
sauvetage du pays. C'est l'un des rares régimes qui a gouverné contre l'une de
ses principales ressources : sa jeunesse. Jamais celle-ci n'a été utilisée. Jamais
elle ne s'est sentie impliquée dans une quelconque dynamique positive. À
force de se voir rejeter, elle en est devenue dépressive et n'hésite plus à rejeter
elle-même sa propre patrie. Cette volonté, exprimée y compris à travers des
personnes qui mettent leur vie en danger pour traverser la Méditerranée, se
manifeste à travers les candidats à l'émigration clandestine, chaque jour plus
nombreux. Le régime algérien n'a pas fait que briser les rêves de sa jeunesse.
Il a brisé la jeunesse. Incapable de se réformer, ni même de se régénérer, le
système, désormais agonisant, est en train de se saborder.
La violence a longtemps été un mode de fonctionnement. Les formes de
répression ont évolué, nous sommes passés de l'assassinat politique à
l'instrumentalisation de la justice pour éliminer les opposants et neutraliser
les voix discordantes, sans oublier la corruption comme outil de
clientélisation des politiques, des médias et des intellectuels. Ces logiques de
caporalisation de la société se sont installées et sont devenues des modes de
gouvernance. Si jadis, les opposants étaient liquidés, aujourd'hui le pouvoir
use de moyens plus subtils pour les faire taire : il peut commanditer des
juges, sous sa botte, pour enclencher des procédures et pousser vers l'exil,
emprisonner ainsi ceux qui osent lui ternir tête ou exprimer une opinion
contradictoire. Il peut aussi tuer professionnellement des cadres en brisant
leur carrière. Anéantir financièrement et socialement ceux qui refusent de se
livrer au régime. Voilà un autre aperçu de la réalité du système.
Conclusion
Il y a, me semble-t-il, une seule vérité à défendre : il faut restituer la nation
à ses enfants. C'est une question d'éthique, de morale et même plus
simplement de logique.
Les Algériens se sont battus et ils ont versé leur sang pour que leur patrie
et ses ressources puissent profiter à toute la population. Sans exception. Or,
même s'il est politiquement incorrect de l'affirmer : ce peuple s'est affranchi
d'un système colonial particulièrement injuste pour tomber entre les mains
d'un régime, perfide et sournois, qui lui fait croire que le pays lui appartient
alors qu'il demeure entre les mains exclusives et confiscatoires d'une caste qui
vole les richesses, viole les lois et vérole la mémoire. En toute impunité.
Ce pouvoir – celui d'Abdelaziz Bouteflika fut probablement le pire – n'a
rien épargné à la nation algérienne. Il est allé jusqu'à extirper les valeurs des
entrailles de la société pour les sacrifier sur l'autel de la corruption et de la
mauvaise gouvernance. Pire, il a érigé la veulerie en qualité dans une
voyoucratie qui ne reconnaît ni mérite ni honnêteté. Je le dis clairement :
l'Algérie a été livrée à la rapine. Dès le premier jour, des boucaniers sans
honneur ont pris le pouvoir par le meurtre et ensuite ils l'ont gardé par la
malice. Aujourd'hui encore, ils cherchent à manipuler, à triturer les textes et
les règles dans le seul but de garder le pouvoir. Dans cette entreprise
d'avilissement généralisé, ils ont poussé les Algériens à avoir honte d'eux-
mêmes, à se haïr et à se détester entre eux. En clair, ce régime prédateur a
asséché toute substance vivante et a conditionné la société d'une façon
machiavélique faisant de l'arrivisme une vertu et de la dignité une flétrissure
condamnée à raser les murs et à baisser la tête.
Beaucoup de ceux qui se réclament de la guerre d'indépendance n'ont fait,
depuis le début, qu'être à l'image de ce proverbe algérien : « À toi la galette
très fine, à moi le repas deux fois ». L'instrumentalisation du passé est
devenue l'argument essentiel pour ne pas construire un avenir. À travers un
pathétique discours d'auto-victimisation, la France est toujours citée comme
« source » du malheur algérien et l'actuel dirigeant de la gérontocratie est
probablement l'expression la plus achevée de cette escroquerie contre
l'histoire. En vérité, les problèmes de l'Algérie ont comme seuls responsables
les dirigeants de ce pays. Tous ! Même si la part la plus importante revient à
Bouteflika puisqu'il aura dirigé le pays plus d'un tiers du temps depuis
l'indépendance.
L'homme aura trompé dès le premier jour et il poursuivra assurément sa
triste mission jusqu'à ce que mort s'ensuive. Cette tâche qui l'amène à
commettre, dans un silence complice de la quasi-totalité des responsables,
civils comme militaires, une œuvre antidémocratique qui, ironie de sort,
comme s'il fallait ajouter de l'obscénité à l'indécence, se veut majestueuse. En
réalité, son action, au-delà de la mauvaise gouvernance, se résume à la
destruction d'un pays. Nous l'avons vu, son bilan est miteux : une économie
en faillite, des institutions démembrées, une armée obèse par ses
équipements, rachitique par son organisation, un champ politique en ruines,
une société ankylosée, un système de santé moribond, des blogueurs et des
journalistes persécutés ou emprisonnés, une justice instrumentalisée, enfin,
rallonger la liste, même de manière factuelle, ferait croire qu'il y aurait
exagération.
En 1999, il s'était présenté comme candidat de « la fierté et de la dignité »,
dans un intervalle de deux décennies, il s'est révélé comme président de la
honte et de la couardise. Il est malade, probablement – au moment de la
finalisation de cet ouvrage – dans une situation calamiteuse. La décence
voudrait que l'on ne tire pas sur une ambulance, sauf que, détrompons-nous,
l'être agonisant, n'est pas tant le chef d'État algérien, mais le pays dont il a la
charge. Certes, Abdelaziz Bouteflika n'est pas éternel. Il est supposé
connaître cette réalité depuis sa tendre enfance lorsque sa conscience avait
commencé à se structurer. Or, aujourd'hui, ce n'est plus lui qui risque de
disparaître, mais cette Algérie qui lui a permis, sans couronne, de se faire
monarque, volant ainsi au peuple ses joyaux et à la jeunesse ses plus belles
années. Quelle peut-être la dignité d'un homme lorsqu'il continue, alors que
ses jours sont comptés, d'hypothéquer l'avenir d'une Nation ? Cette Algérie
qui fut, puissance régionale (l'est-elle encore ?), n'est même plus capable,
malgré ses richesses, d'assurer un minimum de prospérité à l'ensemble de sa
population. Celle-ci, sans l'excuser, s'oblige parfois, à magouiller ou à se
laisser corrompre pour s'assurer une vie décente.
Comment le dire pour expliquer le désarroi ? Ceux qui sont nés en 1962 –
jour de l'indépendance – avaient 57 ans lors de l'écriture de ce livre. Je parle
de ma génération. Qu'avons-nous connu ? D'abord enfants, la dictature ;
ensuite adolescents, la crise économique ; adultes la guerre civile et/ou l'exil
et enfin à l'âge de la maturité, la corruption et l'autoritarisme. Bouteflika et
son régime ont réussi à dévitaliser toute la société. Hormis quelques
utopistes, les citoyens ne cherchent même plus à s'impliquer. Seul l'exil est
devenu leur idéal. Si certains veulent comprendre pourquoi la jeunesse
algérienne notamment, jadis si joyeuse et si joueuse, est désormais si
démoralisée. Et s'ils veulent analyser les nombreux cas de dépressifs, de
femmes et d'hommes psychiquement déséquilibrés, mais aussi l'utilisation
excessive de la religion comme refuge, ils ont dans tout ce qui précède un
début de réponse. La Ligue Algérienne de défense des Droits de l'Homme
(LADDH) indiquait, en septembre 2018, avoir enregistré près de 10 000
tentatives de suicides et 1 100 cas de suicides, principalement des jeunes et
des adolescents. L'association avait précisé que le passage à l'acte est dû
« aux conditions socio-économiques détériorées, au chômage, et au sentiment
de discrimination et de marginalisation ». Parallèlement, depuis 2016, les
statistiques nationales démontrent que 10 000 émeutes, de basse intensité, ont
lieu, chaque année en moyenne, à travers l'ensemble du territoire sur fond de
revendications sociales. À la fin de l'année 2018, plusieurs dizaines de
citoyens, y compris des femmes, des adolescents et des enfants,
s'embarquaient sur des chaloupes de fortune pour essayer de traverser la
Méditerranée en direction des côtes espagnoles ou italiennes.
Où va l'Algérie ? Elle saute dans l'inconnue pendant que sa population
plonge dans la Méditerranée.
{1} Le mot « système » est le plus généralement utilisé par la rue et les
commentateurs algériens pour désigner le pouvoir. Il est vrai qu'il s'agit
davantage historiquement d'un régime composite – mi-civil, mi-militaire –
devenu un véritable magma dans lequel sont venus se greffer des « opérateurs
économiques » qui ont fait leur beurre le plus souvent grâce à la corruption et
au clientélisme.
{2} Abdelaziz Bouteflika est né en 1937 à Oujda (Maroc). Il a rejoint le
maquis en 1956. Au lendemain de l'indépendance, il sera notamment ministre
des Affaires étrangères de 1963 à 1979. Après une longue traversée du désert,
il est appelé par les généraux pour être chef de l'État. Il est président depuis
avril 1999.
{3} Mohamed V (1909-1961), l'ancien roi du Maroc, père de Hassan II et
grand-père de Mohamed VI.
{4} Josip Broz Tito (1892-1980), plus connu sous le nom de Maréchal Tito,
est un ancien chef d'État de l'ex-Yougoslavie communiste.
{5} Habib Bourguiba (1903-2000) fut le premier président de la Tunisie
indépendante entre 1957 et 1987. Autocrate, il était néanmoins favorable à la
laïcité, l'émancipation de la femme et il a mis en place une vaste politique
d'alphabétisation.
{6} Nasser (ou Gamal Abdel Nasser) (1918-1970) fut président de l'Égypte
entre 1956 et 1970. Chantre du nationalisme arabe, il était résolument opposé
aux idées des Frères musulmans.
{7} Pour s'assurer un troisième mandat, Abdelaziz Bouteflika, « élu » une
première fois en 1999, « réélu » en 2004, avait fait modifier la Constitution,
en novembre 2008, qui le limitait alors à deux mandats. En février 2016, cette
même Constitution a connu un nouveau toilettage afin de remettre la
limitation à deux mandats. Disposition qui permet néanmoins au même
président de briguer un dernier mandat entre 2019 et 2024. Ceci pour faire
taire les accusations de « présidence à vie », mais qui lui permettrait de
demeurer 25 ans au pouvoir.
{8} Mohamed SIFAOUI, Bouteflika, ses parrains et ses larbins, Encre d'Orient,
2011.
{9} Mohamed SIFAOUI, Histoire secrète de l'Algérie indépendance. L'État-
DRS, Nouveau monde éditions, 2012.
{10} Le DRS était l'acronyme de Département de Renseignement et Sécurité.
Appellation de l'illustre Sécurité militaire algérienne. Depuis 2016, la
dénomination officielle est devenue Département de Surveillance et de
Sécurité (DSS).
{11} Mohamed Mediène, alias Toufik, est né en 1939 à Bordj Bou-Arreridj,
mais a grandi à Alger. Il fut le puissant patron du Département du
Renseignement et de la Sécurité (DRS), dès septembre 1990, alors nouvelle
appellation de la Sécurité militaire. Ancien matelot dans la marine
marchande, il a rejoint l'Armée de libération nationale (ALN) en 1958 via la
Libye où son bateau avait accosté. Par la suite, Il a intégré le MALG,
l'ancêtre des « services » algériens. Au lendemain de l'indépendance, il
gravira tous les échelons avant de devenir général de corps d'armée et tout-
puissant patron de la police politique. Il fut, en 1992, l'un des artisans de
l'arrêt du processus électoral. Il sera mis fin à ses fonctions en septembre
2015.
{12} Mohamed Boudiaf (1919-1992) est l'un des membres fondateurs du Front
de libération nationale (FLN). Après la décolonisation, il entre en conflit avec
Ahmed Ben Bella le premier président de l'Algérie indépendante. Il fonde un
parti d'opposition, le Parti de la révolution socialiste (PRS), ce qui lui valut
une arrestation en juin 1963. Après sa sortie de prison, il publie un livre
intitulé Où va l'Algérie ? pour raconter sa détention et s'interroger sur le
devenir de cette nation fraîchement souveraine.
{13} Le nassérisme, en référence au président égyptien Nasser (diminutif de
Gamal Abdel Nasser) est une idéologie politique nationaliste et panarabiste
théorisée par ce dernier. Cette vision a largement influencé les politiques des
pays arabes durant une vingtaine d'années, à partir de 1952. Cette pensée
politique qui mixait marxisme, nationalisme et tiers-mondisme avait survécu
quelque peu au président Nasser, mort en 1970.
{14} Plusieurs polémiques sont nées en France durant les années 1990 quant à
l'identité des auteurs des tueries en Algérie. Si l'implication des islamistes est
réelle et ne souffre d'aucune ambiguïté, il est important de nuancer et de
rappeler la responsabilité de certaines sphères du pouvoir. Pour résumer, s'il
est faux et absurde d'affirmer, comme l'ont fait certains, que le terrorisme
était le fait du régime, il est totalement vrai, par ailleurs, que ce même
pouvoir n'a pas fait du respect des Droits de l'homme une priorité.
{15} L'Armée islamique du salut (AIS), groupe né au lendemain de l'arrêt du
processus électoral en Algérie en 1992 et constitué notamment par d'anciens
cadres du Front islamique du salut (FIS), le parti islamiste qui sera dissous la
même année.
{16} Le Groupe islamique armé (GIA), groupe constitué notamment d'anciens
« Afghans » se reconnaissant dans le salafisme djihadiste.
{17} Le Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC) est né en
1998 d'une scission au sein du GIA.
{18} Nous reviendrons sur la question de l'antagonisme avec les mouvements
islamistes, car c'est une spécificité dans la plupart des autocraties arabes,
même celles se disant laïques.
{19} Par charia, l'auteur entend évoquer l'ensemble des règles traduites
du monde tribal, contexte de l'avènement de l'islam, imposées par les tenants
de l'islam politique dans le monde moderne et qui ont désormais chez certains
musulmans (et non musulmans) une quasi-valeur normative.
{20} Le kamis est l'habit traditionnel des islamistes, cette longue tunique
blanche portée notamment dans les pays du Golfe.
{21} Ces dates correspondent à une révision constitutionnelle (1989) qui a
autorisé le multipartisme et à un nécessaire arrêt du processus électoral
(1992), après la victoire des islamistes, partis à l'assaut du pouvoir pour
anéantir toutes les libertés.
{22} Mohamed Boudiaf avait présidé un Haut Comité d'État (HCE) qui devait
assurer une transition après l'arrêt du processus électoral en janvier 1992 et la
vacance du pouvoir après la démission du président Chadli Bendjedid, mais il
a été assassiné par un membre de la sécurité présidentielle, six mois plus tard.
De lourds soupçons pèsent toujours sur les patrons de l'armée de l'époque,
mais aucune preuve tangible n'est venue les étayer.
{23} À l'issue d'un AVC, le président Abdelaziz Bouteflika a passé près de
trois mois à Paris où il a été hospitalisé à l'hôpital du Val-de-Grâce et il y a
également effectué sa convalescence et sa rééducation (à l'Institution
nationale des Invalides). Entre le 27 avril et le 16 juillet 2013, soit 80 jours,
les Algériens se sont alimentés de rumeurs en raison du secret qui avait
entouré cette hospitalisation. Depuis, les apparitions du président algérien se
sont faites de plus en plus rares.
{24} Ce passage a été rédigé durant la fin de l'année 2018.
{25} Nous insérons ce clin d'œil parce que tous les officiels, médias étatiques
et la clientèle du régime utilisent l'expression Fakhamatouhou pour évoquer
Bouteflika. Un peu comme un monarque qu'on appellerait « Sa Majesté ».
{26} Abdelmadjid Tebboune est né le 17 novembre 1945 à Méchria. Cet
ancien haut fonctionnaire, a été également ministre. Il a été nommé Premier
ministre du 24 mai au 15 août 2017. Il a passé moins de trois mois à la tête du
gouvernement avant d'être limogé, sur décision d'Abdelaziz Bouteflika. C'est
sa volonté affichée de lutter contre la corruption qui lui aurait coûté son
poste, selon des observateurs algériens. Ceci n'est vrai qu'en partie. Il y avait
aussi ses liens inamicaux avec Ali Haddad, un entrepreneur, proche du clan
présidentiel qui ont précipité sa chute.
{27} Saïd Bouhadja est né le 22 avril 1938 à Skikda. Membre du FLN, il avait
été « élu » député et ensuite Président de l'Assemblée pour la mandature
2017-2022.
{28} Le général de corps d'armée Ahmed Boustila est né le 8 avril 1944 à Aïn
M'lila. Il avait occupé, entre 2000 et 2015, le poste de commandant de la
Gendarmerie nationale. Il est mort en octobre 2018 à l'âge de 74 ans à la suite
d'une maladie.
{29} L'article 10 du règlement intérieur : « En cas de vacance de la présidence
de l'Assemblée Populaire Nationale par suite de démission, d'incapacité ou
d'incompatibilité ou de décès, il est procédé à l'élection du président de
l'Assemblée populaire nationale suivant les mêmes modalités prévues par le
présent règlement intérieur, dans un délai maximum de quinze (15) jours à
compter de la déclaration de la vacance. Le Bureau de l'Assemblée populaire
nationale se réunit obligatoirement pour constater la vacance et saisir la
Commission chargée des affaires juridiques. La Commission élabore un
rapport constatant la vacance et le soumet en séance plénière à l'adoption de
la majorité des membres de l'Assemblée. Dans ce cas, l'opération de l'élection
est dirigée par le doyen des vice-présidents non-candidat assisté des deux
plus jeunes membres de l'Assemblée populaire nationale ».
{30} Djamel Ould Abbes est né le 25 février 1934 à Tlemcen. Ministre de la
Solidarité (1999-2010) et ministre de la Santé (2010-2012). Il sera ensuite
Secrétaire général du FLN entre 2016 et 2018.
{31} Ahmed Ouyahia est né le 2 juillet 1952 à Tizi Ouzou. Cet énarque, après
un bref passage à la Présidence de la République à la fin de ses études, avait
commencé sa carrière comme diplomate. Il sera notamment nommé
Conseiller aux affaires étrangères à l'ambassade d'Algérie à Abidjan, ensuite
à la mission permanente auprès de l'ONU en 1984 avant de devenir le
directeur du département « Afrique » au ministère des Affaires étrangères. En
1993, il sera désigné Secrétaire d'État chargé de la coopération et des affaires
maghrébines avant de devenir le Directeur de cabinet de Liamine Zeroual,
devenu chef de l'État. À partir de là, Ahmed Ouyahia connaîtra une ascension
fulgurante puisqu'il deviendra chef du gouvernement après l'élection
présidentielle de novembre 1995. Plus tard, il dirigera le RND, appelé « parti
présidentiel » qui soutiendra la candidature de Bouteflika qui ne tardera pas, à
son tour, à le nommer à la tête de l'exécutif. Il assumera plusieurs fois cette
fonction depuis les années 1990 sous Zeroual. Sa dernière nomination au
poste de Premier ministre date d'août 2017.
{32} L'Algérie est l'un des pays les plus corrompus au monde selon le
classement annuel de l'ONG Transparency International. Dans l'indice de
perception de la corruption, contenu dans le rapport de l'ONG, l'Algérie est
classée à la 108e place dans un tableau où figurent 176 pays. Elle est moins
bien classée que le Botswana (35e), Rwanda (50e), Tunisie (75e). À la
première place, on retrouve le Danemark (considéré comme le moins
corrompu) et à la 176e position, la Somalie. In Rapport mondial sur la
corruption 2016, Transparency International. Et la situation ne cesse de
s'aggraver. En 2009, l'Algérie était à la 92e place. L'année suivante, en 2017,
la dégringolade s'est poursuivie et l'Algérie fut classée à la 112e place. À la
fin des années 1990, elle était avant la 90e place. C'est dire à quel point la
mauvaise gouvernance s'est accentuée sous le règne de Bouteflika !
{33} Sont comptabilisés y compris ceux qui sont nés à l'étranger et qui ne
connaissent pas le pays de leurs parents ou de leurs ancêtres. Ces statistiques
approximatives sont obtenues de manière empirique à partir des publications
des différentes représentations consulaires à travers le monde qui énumèrent
le nombre de ressortissants disposant d'une immatriculation, nécessaire pour
demander un passeport algérien.
{34} Il avait interpellé une première fois un opposant démocrate, un ancien
parlementaire du RCD, lors d'un cocktail, l'accusant d'être excessif à l'égard
de son ami Abdelaziz Bouteflika qu'il décrit, sans rougir, comme un
« démocrate ». Une autre fois, il s'était pris à l'auteur de ce livre, en le
qualifiant de « donneur de leçons » en raison de deux précédents ouvrages en
défaveur du pouvoir algérien.
{35} Depuis janvier 2011, Jean-Pierre Chevènement est président de
l'association France-Algérie.
{36} Lors d'une rencontre-débat avec l'historien Pierre Vermeren, le
18 octobre 2018, Jean-Pierre Chevènement, non sans déformer les propos de
Karl Marx, a essayé d'expliquer doctement que la corruption était spécifique
à toutes les bourgeoisies. Cette façon de balayer tranquillement cette question
vise à relativiser ce mal endémique qui ronge l'Algérie.
{37} Entretien réalisé par l'auteur au début de l'année 2018 avec un réalisateur
franco-algérien, auteur de reportages à vocation culturelle qui a requis
l'anonymat.
{38} Ibid.
{39} Trente ans d'amnésie, El Watan édition du 5 juillet 1992.
{40} La guerre d'Algérie a causé, selon diverses sources historiques comme
Mohamed Harbi ou Benjamin Stora, la mort de 350 000 personnes, dans les
deux camps, tout au plus, sachant que 90 % des victimes étaient algériennes
dont près de 50 000 tués par le FLN dans le cadre de luttes intestines avec
d'autres factions comme le Mouvement nationaliste algérien (MNA) de
Messali Hadj ou dans l'élimination de harkis, les supplétifs musulmans de
l'armée française.
{41} Gilbert Meynier (1942-2017) était professeur émérite d'histoire et un
grand spécialiste de l'Algérie.
{42} L'Algérie des origines. De la préhistoire à l'avènement de l'islam, Paris,
La Découverte, 2007.
{43} Ahmed Ben Bella est né en 1916 dans l'Ouest algérien. Mobilisé au sein
de l'armée française durant la Seconde Guerre mondiale, il rejoint le
mouvement national au lendemain des massacres de Sétif et Guelma en
mai 1945. Membre de l'Organisation spéciale (l'OS), il est arrêté en 1950,
mais il s'évadera deux années plus tard. Il gagne Le Caire et devient, après le
déclenchement de guerre de libération, le principal interlocuteur de Nasser et
de ses services. Il sera après l'indépendance, le premier président algérien de
1962 à 1965. Il est mort le 11 avril 2012.
{44} L'ALN, créé en 1954, était le bras armé du FLN.
{45} Le CNRA fut jusqu'à l'indépendance du pays, l'organe central de la
Révolution politiquement et militairement.
{46} L'Armée nationale populaire (ANP) est la dénomination officielle de
l'armée de l'Algérie indépendante.
{47} Houari Boumediène, de son vrai nom Mohamed Boukharouba est né en
août 1932, près de Guelma, à l'est du pays. Il rejoint l'Armée de libération
nationale (ALN) en 1955 et deviendra, à l'indépendance, le chef des Armées.
En 1965, il prend le pouvoir par la force et présidera l'Algérie jusqu'à son
décès en décembre 1978 à la suite d'une maladie foudroyante.
{48} Ces dénominations émanent du fait que les principaux leaders de l'armée
des frontières et du MALG étaient basés à la frontière ouest, à Oujda sur le
territoire marocain et, plusieurs d'entre eux, sont originaires de Tlemcen et
des autres villes de l'Oranie. C'est le cas d'Abdelaziz Bouteflika, par exemple.
{49} Ferhat Abbas est né en 1899 à Jijel. Pharmacien de formation, il s'engage
en politique dès l'âge de vingt-cinq ans. Proche de Messali Hadj, il s'en
éloigne ensuite pour rejoindre le FLN en 1955. Il sera président du GPRA
entre 1958 et 1961. Après l'indépendance, il choisit l'opposition et vivra en
résidence surveillée. Il est mort en 1985.
{50} L'UGTA est l'acronyme de l'Union générale des travailleurs algériens.
{51} Abdelhafid Boussouf est né en 1926 à Mila dans l'Est algérien. Il est le
père fondateur des services de renseignement algériens. Il est mort à Paris, le
31 décembre 1980, d'une crise cardiaque.
{52} Omar Oussedik est né en 1923 près de Tizi-Ouzou en Kabylie. Il a mené
une longue carrière de militantisme au sein du mouvement indépendantiste
algérien avant de rejoindre la Wilaya IV (4e région) en 1955 pour y devenir le
responsable politique. Le FLN avait découpé le pays en six régions, appelées
wilaya. La Wilaya IV représentait l'Algérois, en d'autres termes la capitale et
ses environs.
{53} Cité par l'historien Gilbert MEYNIER, Histoire intérieure du FLN, Paris,
Fayard, 2002.
{54} Abane Ramdane est né en 1920 à Tizi Ouzou. Membre de l'Organisation
spéciale (l'OS) dès 1943, il est arrêté en 1950 et emprisonné en France. En
janvier 1955, il rejoint les rangs du FLN et s'attelle à le doter d'une doctrine
politique, à partir de la capitale algérienne d'abord, avant de quitter
clandestinement le territoire pour rejoindre les responsables de l'organisation
basés à l'étranger et notamment en Tunisie et en Égypte. Il sera exécuté par
les dirigeants du FLN en décembre 1957.
{55} Il s'agit des colonels Mohamed Lamouri, Ahmed Nouaouria et Mohamed
Aouacheria et du commandant Mustapha Lakehal.
{56} Parmi les détenus, on retrouve de futurs caciques : Mohamed Chérif
Messaadia, Abdallah Belhouchet et Ahmed Draïa.
{57} Ania FRANCOS et Jean-Pierre SÉRÉNI, Un Algérien nommé Boumediène,
Paris, Stock, 1976.
{58} Abdelaziz Bouteflika se fera confectionner un faux passeport marocain
grâce aux réseaux proches du FLN au sein de la monarchie chérifienne. Il se
fera passer pour un diplomate marocain rendant visite aux détenus algériens.
C'est ainsi qu'il arrivera à entrer sur le sol français et à déjouer la surveillance
des officiers de la DST.
{59} Outre les trois figures citées, il y avait aussi Rabah Bitat, Mohamed
Khider.
{60} Hocine Aït Ahmed est né en 1926 en Kabylie. Membre de l'Organisation
spéciale (l'OS), il sera plus tard l'un des fondateurs du FLN. Après
l'indépendance, il entre en opposition en 1963 et créera le FFS, le Front des
forces socialistes. Il est décédé le 23 décembre 2015.
{61} De son vrai nom, Benali Boudghène. Il est né en 1934 à Tlemcen et
s'engage dans les rangs de l'ALN en 1955. Il est promu trois ans plus tard,
colonel et sera d'abord adjoint de Boumediène et ensuite commandant de la
Wilaya V. Il sera tué lors d'une embuscade à Béchar en mars 1960 alors qu'il
revenait du territoire marocain.
{62} Cité dans Ferhat ABBAS, Autopsie d'une guerre, Garnier, 1981.
{63} Le référendum d'autodétermination de l'Algérie s'est déroulé le 1er juillet
1962. Les accords d'Évian avaient mis un terme au conflit armé et donc à « la
guerre d'Algérie » le 19 mars 1962. Les électeurs se sont prononcés par
« oui » ou par « non » sur la question : « Voulez-vous que l'Algérie devienne
un État indépendant coopérant avec la France dans les conditions définies par
les déclarations du 19 mars 1962 ? » Le « Oui » l'avait alors remporté avec
99,72 %.
{64} Le Front des forces socialistes (FFS) a été créé en septembre 1963 en
opposition au régime d'Ahmed Ben Bella à la suite de l'adoption de la
première constitution qui interdisait le multipartisme et n'autorisait qu'une
seule formation politique : le FLN.
{65} Arrêté en octobre 1964, Hocine Aït Ahmed est condamné à mort puis
gracié. Le 1er mai 1966, il « s'évadera » de prison et quittera l'Algérie
« clandestinement » pour se réfugier en Suisse. Tous les initiés de la réalité
algérienne n'ignorent plus aujourd'hui que cette « évasion » résulte d'un
arrangement politique entre lui et la Sécurité.
{66} La SM est l'acronyme de la Sécurité militaire.
{67} 700 000 personnes ont quitté l'Algérie durant l'été 1962.
{68} Cette politique désastreuse a favorisé la quasi-extinction de la tradition
soufie au profit des courants islamistes – wahhabites saoudien ou liés à
l'idéologie des Frères musulmans – désormais majoritaires en Algérie.
{69} Circulaire du 9 mai 1963 relative à l'application de la loi no 63-96 du
27 mars 1963 portant code de la nationalité algérienne. Journal officiel de la
République algérienne du 24 mai 1963. Deux fois réformé, en 1970 et 2005,
le code de la nationalité précise toujours aujourd'hui à travers son article 32
modifié : « Lorsque la nationalité algérienne est revendiquée à titre de
nationalité d'origine, elle peut être prouvée par la filiation découlant de deux
ascendants en ligne paternelle ou maternelle, nés en Algérie et y ayant joui du
statut musulman ».
{70} Toufik Mohamed Ibrahim Al-Chaoui est né le 15 octobre 1918 près de
Doumiath, une ville du nord de l'Égypte. Membre des Frères musulmans, ce
constitutionnaliste s'engagera d'abord auprès des dirigeants marocains et
tunisiens avant de se rapprocher ensuite des Algériens. Il deviendra un proche
d'Ahmed Bella. Dès 1965, il ira s'installer en Arabie Saoudite où il sera
conseiller juridique auprès du ministère du Pétrole.
{71} Mémoires : Un demi-siècle d'action islamique (1945-1995), Toufik
Mohamed Al-Chaoui. Dar Echourrouk (Le Caire), 1998 (en langue arabe).
{72} Jacques Vergès est né le 20 avril 1924 au Laos. Il est mort à Paris le
15 août 2013. Considéré comme l'avocat des terroristes, ses engagements
gauchistes l'amenèrent à épouser la cause des Palestiniens mais surtout celle
du terroriste Carlos dont il sera le principal défenseur.
{73} Mémoires : Un demi-siècle d'action islamique.
{74} Mohamed Khider est né le 13 mars 1912 à Alger. Il rejoint le FLN dès
novembre 1954. Il fut emprisonné à Aulnoy avec, entre autres, Boudiaf
et Ben Bella et deviendra Secrétaire général et trésorier du FLN. Il sera
assassiné en 1967.
{75} Saïd Abid, Abdallah Belhouchet, Mohamed Benahmed, Ahmed
Benchérif, Chadli Bendjedid, Bouhadjar Benhaddou, Abderrahmane
Bensalem, Salah Boubnider, Ahmed Boudjenane, Bachir Boumaaza,
Abdelaziz Bouteflika, Chérif Belkacem, Ahmed Draïa, Ahmed Kaïd, Youcef
Khatib, Ahmed Mahsas, Ahmed Medeghri, Ali Mendjli, Saïd Mohammedi,
Abdelkader Moulay, Mohand Ould Hadj, Salah Soufi, Larbi Tayebi,
Mohamed Salah Yahiaoui, Tahar Zbiri.
{76} Chadli Bendjedid est né le 14 avril 1929 à Taref, près d'Annaba, à l'est du
pays. Il fut président de février 1979 à janvier 1992. Il a démissionné après
l'arrêt du processus électoral qui avait été favorable aux islamistes. Il est
décédé le 6 octobre 2012.
{77} Ali Kafi est né en 1928 à Skikda. Ancien combattant de l'ALN, Ali Kafi
fut secrétaire général de l'Organisation nationale des moudjahidine (ONM)
avant de remplacer en juillet 1992, le président du HCE, Mohamed Boudiaf
assassiné le 29 juin 1992.
{78} Mustapha Bouyali est né le 27 janvier 1940 à Draria, près d'Alger.
Adolescent, il rejoint le maquis, à l'âge de 17 ans, pour participer à la guerre
d'indépendance. Militant islamiste très tôt, il exprime, après 1962, son
mécontentement estimant que les « principes islamiques » n'étaient pas
suffisamment représentés dans l'État fraîchement indépendant. Farouchement
opposé à Ben Bella, il avait rejoint le maquis du FFS en 1963. Après la
reddition d'Aït Ahmed et de ses amis, Bouyali décide de rejoindre les rangs
du FLN où il était l'un des défenseurs d'une ligne conservatrice. Il sera
finalement écarté en 1977. Âgé de 37 ans, il décide alors de se consacrer à la
prédication islamiste à partir d'une petite mosquée d'Al-Achour, dans la
banlieue d'Alger. Ses prêches virulents, d'abord contre Boumediène, ensuite
contre Bendjedid, seront enregistrés sur des cassettes audio et circuleront
sous le manteau. En 1982, il crée un groupe et décide de passer à l'action
armée. Il sera tué finalement, lors d'une embuscade de la Gendarmerie, après
cinq ans de clandestinité, en 1987 et son groupe ainsi démantelé.
{79} Plusieurs témoins interrogés par l'auteur affirment que ces deux
expressions sont de lui.
{80} Entretien avec un ancien responsable à la présidence algérienne.
{81} Larbi Belkheïr (1938-2009). Ayant fait ses classes au sein de l'Armée
française, il déserte en 1958 pour rejoindre l'ALN. Après l'indépendance, il
occupe plusieurs postes de commandement avant de rejoindre Chadli
Bendjedid alors commandant de la 2e région militaire (Oran) dont il
deviendra le chef d'État-major. Il sera plus tard, Secrétaire général du Haut
conseil de sécurité (HCS) et Directeur de cabinet de Chadli Bendjedid avant
d'être nommé ministre de l'Intérieur d'octobre 1991 à juillet 1992. Il sera l'un
des artisans du retour de Bouteflika aux affaires en 1999 et reviendra à ses
côtés comme Directeur de cabinet avant d'être nommé ambassadeur d'Algérie
à Rabat.
{82} Il fut jugé sur ordre de Ben Bella de manière expéditive le 2 septembre
1964, condamné à mort et exécuté le lendemain.
{83} Sur ordre de Houari Boumediène, Mohamed Khider fut assassiné
le 3 janvier 1967 par un commando de la Sécurité militaire algérienne
à Madrid (Espagne).
{84} Sur ordre de Houari Boumediène également, Krim Belkacem, un des
historiques du FLN, fut assassiné le 18 octobre 1970 par un commando de la
Sécurité militaire algérienne à Francfort (Allemagne fédérale).
{85} Le 10 décembre 1974, l'ancien ministre de l'Intérieur Ahmed Medeghri
fut retrouvé mort chez lui. La thèse officielle a toujours parlé d'un « suicide ».
Mais aujourd'hui, plusieurs cercles proches du pouvoir parlent ouvertement
d'assassinat politique.
{86} Ali Mécili est né en 1940 à Koléa. C'est un avocat algérien, ancien
membre des services de renseignement entré en opposition est assassiné à
Paris, en avril 1987, par un individu commandité par les services secrets
algériens. Ce dernier, sera arrêté et très vite extradé vers l'Algérie où il n'a
jamais été inquiété.
{87} Une crise économique mondiale avait entraîné, à partir de fin 1985, une
chute importante des cours. Malgré plusieurs baisses de production décidées
par l'Opep, les prix stagnent faute de coopération avec les pays non-membres.
L'Arabie Saoudite et le Koweït déclenchent alors à l'automne 1986 une guerre
des prix en produisant à plein régime. Le baril tombe à 8 dollars, contraignant
ainsi les pays non Opep à réduire leur production.
{88} Sid-Ahmed Ghozali est né le 31 mars 1937 à Tighenif. Cet ingénieur des
Ponts et Chaussées de Paris a été plusieurs fois ministre depuis
l'indépendance. Mais il est connu notamment pour avoir été PDG de la
Sonatrach dans les années 1970 et Chef du gouvernement de juin 1991 à
juillet 1992. Il rejoint le camp démocratique au milieu des années 1990 et
s'oppose à Bouteflika dès 1999, pourtant son vieil ami. Cette rancune
personnelle a poussé le président algérien à refuser un agrément au parti de
Sid-Ahmed Ghozali.
{89} Libération du 4 janvier 1992.
{90} Abdelkader Hachani est né en 1956 à Constantine. Ingénieur en pétrole,
il rejoint le mouvement islamiste algérien dans les années 1970. Il est l'un des
fondateurs du FIS. Au lendemain de l'arrestation d'Abassi Madani et Ali
Belhadj, il a dirigé le parti avant d'être arrêté en janvier 1992. Il ne sera libéré
que cinq ans plus tard. Il a été assassiné à Alger en 1999.
{91} Ali Benhadj est né le 16 décembre 1956. Ce militant islamiste deviendra
dès les années 1980 une figure importante de la mouvance algérienne. Après
une première arrestation, il sera libéré de prison en 1987 et reprendra ses
activités politiques quelques mois plus tard. Il sera plus tard, l'un des
cofondateurs du Front islamique du salut (FIS).
{92} Kofr est un mot arabe qui signifie apostasie.
{93} Pour expliquer le contexte, il faut se souvenir que nous étions à la fin de
la guerre d'Afghanistan. Plusieurs jeunes islamistes algériens étaient partis
s'entraîner au Pakistan ou avaient pris part aux combats contre l'Armée rouge
aux côtés des chefs de guerre afghans ou au sein de la légion arabe constitué
par Abdallah Azzem, à l'époque leader charismatique du courant djihadiste et
Oussama Ben Laden. À leur retour en Algérie, ils voulaient reproduire ce
qu'ils avaient appris en Afghanistan, y compris s'agissant des codes sociaux.
Ayant intégré le FIS, ils n'allaient pas tarder à devenir l'un de ses bras armés
et sa partie la plus radicale.
{94} Tedjini Haddam est né le 11 janvier 1921 à Tlemcen. Médecin de
formation, il fut également vice-président de l'Assemblée constituante en
1962, ensuite tour à tour, ministre des affaires religieuses et ministre de la
santé et enfin ambassadeur et recteur de la mosquée de Paris. Il est décédé en
mars 2000.
{95} Ali Haroun est né en 1927. Cet avocat est un militant de la cause
indépendantiste. Ancien membre de la Fédération de France du FLN, il sera
nommé ministre délégué aux Droits de l'homme en 1991 dans le
gouvernement de Sid-Ahmed Ghozali. En 1995, il est l'un des co-fondateurs
de l'Alliance nationale républicaine (ANR), un parti, dont les membres
étaient proches des cercles du régime, qui militait pour la démocratie et la
laïcité.
{96} Khaled Nezzar est né le 25 décembre 1937 près de Batna. Incorporé dans
l'armée française, il déserte en 1958 pour rejoindre l'ALN. Après
l'indépendance, il effectuera une longue carrière à des postes de
commandement pour finir comme ministre de la Défense. Il sera, en 1992,
l'un des artisans de l'arrêt du processus électoral.
{97} En Algérie, il est quasiment impossible d'avoir des bilans exacts. Chaque
événement est manipulé et tous les chiffres également, selon les situations,
soit à la hausse, soit à la baisse.
{98} Les islamistes réunissaient leurs troupes quotidiennement dans les
mosquées.
{99} La France a instauré un visa pour les Algériens en octobre 1986. Alger
appliquera le principe de réciprocité quelques semaines plus tard.
{100} Mustapha Beloucif est né en avril 1939 à El-Tarf, près d'Annaba. Cet
officier, un temps proche de Chadli Bendjedid, fut le premier à être promu au
grade de « général-major » et a été chef d'état-major de l'armée. Chargé de la
modernisation de l'ANP, il sera évincé de son poste après qu'un rapport
rédigé par plusieurs officiers supérieurs l'ait accusé de « mauvaise gestion et
de détournement de fonds ». Il a été condamné par le Tribunal militaire à
20 ans de prison. Il en effectuera quatre années. Au cours de son procès, il
s'est défendu en affirmant qu'il s'agissait d'un règlement de compte. Mustapha
Beloucif est mort le 15 janvier 2010.
{101} Confidences du général-major Beloucif : « Vous m'en voulez parce que
moi, je n'ai pas tété la mamelle de la France ! », Par Ghania Oukazi, Le
Quotidien d'Oran du 18 janvier 2010.
{102} Pour donner des gages aux islamistes, dès 1976, le régime algérien avait
décidé d'instaurer les jeudis et vendredis comme jours de repos
hebdomadaires, afin de permettre au plus grand nombre de se rendre à la
prière du vendredi. En 2009, il y eut un autre changement qui a consacré
comme week-end les vendredis et samedi, afin de ne pas être trop décalé par
rapport au reste du monde.
{103} Abdallah Belhouchet est né en 1923. Après s'être engagé dans l'armée
française, il déserte pour rejoindre l'armée des frontières. Arrêté en 1958 dans
le cadre de ce qui fut appelé le « complot des colonels », il fut gracié par
Boumediène auquel il sera l'un des fidèles au lendemain de l'indépendance. Il
participera d'ailleurs activement au coup d'État contre Ben Bella en juin 1965,
alors qu'il occupait le poste de chef de la 1re région militaire, celle qui compte
la capitale. Il sera nommé vice-ministre de la Défense dès 1980 et ensuite
nommé chef d'état-major en novembre 1986. Il jouit d'une bonne réputation,
car c'est l'un des rares qui ne traîne pas de grades casseroles et l'un des rares à
avoir pris une retraite à l'âge de 65 ans. Il est décédé en 2003.
{104} Communiqué du 22 novembre 1986.
{105} Élu président en novembre 1995, le général Liamine Zeroual demanda
l'année suivante la libération « pour raisons médicales » de Mustapha
Beloucif qu'il fit transférer dans une chambre médicalisée à l'hôpital militaire.
Mais Khaled Nezzar – qui était pourtant officiellement à la retraite – a pesé
de tout son poids pour faire remettre en prison l'ancien chef d'état-major. Le
bras de fer a duré quelques semaines, finalement Beloucif fut libéré. Ironie du
sort : Deux ans avant sa mort, il reçut, sur décision d'Abdelaziz Bouteflika,
une « attestation de réhabilitation » signée du ministère de la Défense. Donc
de deux choses l'une : soit les poursuites étaient justifiées auquel cas,
pourquoi le réhabiliter et déjuger la justice ? Soit la justice a été
instrumentalisée pour l'écarter du pouvoir. Dans les deux cas, nous avons une
autre illustration de la réalité algérienne et pourquoi les marionnettistes ne
furent pas poursuivis ?
{106} Medjedoub Lakehal-Ayat (1933-2006). Après une carrière dans
l'Armée de terre et principalement au sein de la 8e Brigade blindée, il est
nommé en juillet 1981 à la tête de la Direction centrale de la Sécurité
militaire (DCSM). Il sera limogé de ce poste au lendemain des événements
d'octobre 1988.
{107} Mohamed Betchine est né le 28 novembre 1934 à Constantine. Après
avoir occupé plusieurs postes, y compris celui d'attaché militaire et de chef de
régions militaires, il a été appelé en 1987 par Chadli Bendjedid, pour intégrer
les services de renseignements et diriger la Direction Centrale de la Sécurité
de l'Armée (DCSA), à l'issue de la restructuration de la Sécurité Militaire. Il
succédera ensuite à Lakehal-Ayat en octobre 1988. Au milieu des années
1990, sous la présidence de Liamine Zeroual, il sera conseiller spécial de ce
dernier.
{108} Mouloud Hamrouche est né le 3 décembre 1943 à Constantine. Ancien
directeur de protocole à la présidence de la République depuis mai 1979, il
est devenu, au fil des années, l'un des plus proches collaborateurs de Chadli
Bendjedid sur lequel il avait une certaine influence. Ce dernier le nommera
d'abord, en 1984, Secrétaire général du gouvernement et, ensuite, en 1986,
Secrétaire général de la Présidence avant de le désigner en septembre 1989 au
poste de Premier ministre. Fonction qu'il occupera jusqu'en juin 1991.
{109} Travaux de la 4e session du Conseil de l'UNPA du 7 janvier 1988.
{110} El Hadi Khediri est né en 1934 à Tébessa. Il rejoint l'ALN en 1960 à la
frontière est. Opposant à Ahmed Ben Bella, il sera arrêté par ce dernier avant
d'être libéré au lendemain du coup d'État du 19 juin 1965. De 1970 à 1977, il
est l'adjoint d'Ahmed Draïa à la Direction générale de la sûreté nationale
(DGSN) avant qu'il ne remplace celui-ci pour devenir, à son tour, patron de la
Police. Le 13 juin 1987, il est nommé ministre de l'Intérieur.
{111} C'est le nom donné à ceux qui se réclament de la guerre de libération. Il
s'agit en réalité de tous ceux qui se sont approprié les symboles de la Nation
pour se doter d'une « légitimité historique ».
{112} De son vrai nom Abdallah Khalef, il est né en 1938 au Maroc. Il rejoint
la Wilaya V en 1956. En octobre 1962, il devient le patron de la Sécurité
militaire, et ce, jusqu'à la mort de Boumediène en décembre 1978. Par la
suite, il sera nommé ministre de l'Agriculture avant de devenir chef du
gouvernement en 1988. Après son éviction, il crée un parti d'opposition et
sera finalement assassiné le 21 août 1993 par un commando terroriste.
{113} Les cessions des biens de l'État sont rendues possibles grâce à la loi 81-
01 du 7 février 1981. Il y aura d'autres décrets par la suite qui permettront à
plusieurs caciques de s'approprier des biens, de très grandes valeurs, qu'ils
ont transformés en palais. Ceci au moment où les citoyens vivent une grave
crise du logement.
{114} Chadli Bendjedid était un adepte des sports nautiques, ce qui déplaisait à
l'aile conservatrice du FLN qui considérait, même si elle prenait part à la
corruption et au clientélisme, que c'était des activités indignes d'un pays
appliquant le socialisme. Le président était alors perçu comme une sorte de
roi fainéant qui s'adonnait aux loisirs pendant que la population subissait les
privations.
{115} Khaled Nezzar, Mohamed Maarfia, L'Armée algérienne face à la
désinformation, Éd. Médiane, 2003.
{116} Ibid.
{117} Entretien réalisé en mars 2010, pour les besoins d'un autre ouvrage,
Bouteflika ses parrains et ses larbins, avec un officier supérieur, aujourd'hui à
la retraite.
{118} Mohamed Chérif Messadia (1924-2002). Ancien membre de l'armée des
frontières, il fut l'un de ceux qui ont été graciés par Boumediène lors du
complot des colonels. Ancien commissaire politique, il est l'un des caciques
du FLN. Il occupera plusieurs responsabilités. Son dernier poste a été celui de
président du Sénat.
{119} Potemkine est le titre d'un film russe sorti en 1905. Il traitait des
émeutes ayant eu lieu sur le cuirassé du même nom. Dans le film, l'une des
causes de la mutinerie était le manque de nourriture. Or, à l'époque, comme
nous l'avons signalé, l'Algérie faisait face à de grandes pénuries.
{120} Le 5 octobre au soir un couvre-feu est instauré de minuit et 6 heures du
matin à Alger et ses environs. Le lendemain, il sera en vigueur de 22 heures à
5 heures du matin.
{121} Kaddour Lahouel avait été nommé chef de Daïra (sous-préfet) de
Boufarik avant de devenir en avril 1984, wali (Préfet) de Tipaza. Le frère du
président, Khélifa Bendjedid, avait été, quant à lui, nommé wali de Mascara,
de Sétif ensuite de Constantine. Abdelmalek Bendjedid était lui colonel et
occupait de hautes responsabilités au sein de la 1re Région Militaire. Enfin, au
sein du clan Chadli, il y avait également le Docteur Mohamed Amine
Bourokba, un médecin qui se retrouvera au sein de la délégation algérienne
auprès de l'Unesco.
{122} Le mouvement islamiste, et notamment le cheikh Ahmed Sahnoun, avait
pris position, à travers des communiqués, en condamnant le saccage et en
appelant le pouvoir à appliquer la charia. Communiqué du 6 octobre 1988
signé par Ahmed Sahnoun (Archives personnelles de l'auteur).
{123} Ahmed Sahnoun est né en 1906, près de Biskra. Il fut, dès les années
1930, un membre influent de l'Association des oulémas algériens. Durant les
années 1950, il était le représentant, à Alger, de la Confrérie des Frères
musulmans. Après l'indépendance, il fonde, avec d'autres prédicateurs,
l'association El Qiyam (les valeurs) qui sera interdite en 1966. Après avoir
occupé des fonctions au sein du ministère des Affaires religieuses, il se
distinguera par ses critiques contre l'option socialiste de l'État. Il co-organise
la première manifestation islamiste le 12 novembre 1982 et cosigne avec
Abassi Madani et Abdelatif Soltani (décédé en 1984) une plate-forme de
revendications qui exige une moralisation de la vie publique fondée sur une
application stricte de sa vision de la religion. Il sera arrêté, puis assigné à
résidence jusqu'en 1984 Il fut l'une des figures les plus importantes de l'islam
politique en Algérie et sera, à la fin des années 1980, l'une des références
idéologiques du FIS. Il avait néanmoins exprimé au début des années 1990
quelques désaccords avec le parti. Il est mort en 2003.
{124} Abassi Madani est né en 1931 à Biskra. Ce militant islamiste est le co-
fondateur du Front islamique du Salut (FIS). Il sera emprisonné en 1991 pour
appel à la rébellion et incitation au terrorisme et sera libéré en 2003. Il vit
depuis au Qatar.
{125} Abdelhamid Mehri est né en 1926 à Skikda. Il rejoint le mouvement
national algérien durant les années 1940. Au lendemain du déclenchement de
la guerre de libération, il s'installe d'abord au Caire (Égypte) ensuite à Damas
(Syrie) où il sera le représentant du FLN. Au lendemain de l'indépendance, il
sera tour à tour directeur d'école normale, ministre, ambassadeur avant de
prendre la tête du FLN en 1988. Plus tard, il deviendra opposant au pouvoir
réel et se rapproche des partis islamistes.
{126} Hassan Al-Banna est né en Égypte en 1906. Il est le fondateur, en 1928,
de la Confrérie des Frères musulmans. Il sera assassiné, dans des conditions
obscures, en 1949.
{127} Jameleddine Al-Afghani est né en 1838, à Hamadan, en Iran. Chiite de
naissance, il s'est rapproché de la mystique soufie, et donc des sunnites pour
devenir un penseur, mais surtout un théoricien de l'islam politique moderne.
Franc-maçon et rationaliste, il deviendra un diffuseur, voire un agitateur,
d'une pesée qui n'a eu de cesse d'idéologiser l'islam. Il s'établit en
Afghanistan, c'est de là qu'il tirera son pseudonyme « Al-Afghani
= l'Afghan » et ensuite en Égypte d'où il sera expulsé pour raisons politiques.
Il mourut en 1897.
{128} Mohamed Abduh est né en 1849 dans le Delta du Nil, en Égypte. Il est
considéré comme un « réformateur » bien qu'il propageât la notion de jihad
contre le colonialisme et le totalitarisme des monarchies musulmanes de
l'époque. Il était proche d'Al-Afghani durant la présence de celui-ci en
Égypte. Il mourut en 1905.
{129} Rashid Ridha est né en 1865, à Al-Qalamoun, jadis territoire syrien
ottoman et aujourd'hui libanais. En 1897, il s'exile en Égypte après des
critiques formulées contre les leaders ottomans. Il a appartenu à la lignée des
« réformateurs » que sont Al-Afghani et Abduh et fut le fondateur de
l'association « Prédication et formation » pour « raviver l'esprit islamique ». Il
milita, après la chute du califat, pour le rétablissement de ce système. Plus
conservateur qu'Al-Afghani et Ridha, il encensa, contrairement à Al-Afghani
et Abduh, le wahhabisme saoudien comme le précise feu l'écrivain
Abdelwaheb Meddeb dans son livre intitulé : La maladie de l'islam, Éd. du
Seuil, 2002. Rashid Ridha mourut en 1935.
{130} Ouléma désigne un théologien effectuant des recherches dans le
domaine du Coran et de la tradition prophétique, appelée la Sunna.
{131} Malek Bennabi est né le 1er janvier 1905 à Constantine. Considéré
comme un penseur « conservateur », il a étudié les problèmes de civilisation
en général et ceux du monde musulman en particulier. Il est mort en 1973 à
Alger.
{132} Le jeune musulman était, entre 1952 et 1954, l'organe officiel des jeunes
de l'Association des oulémas algériens.
{133} Sayyid Qutb est né en 1906 dans le sud de l'Égypte. Cet essayiste et
poète rejoint les Frères musulmans au début des années 1950 et devient, sans
être un théologien, un théoricien important prônant les méthodes radicales.
Arrêté en 1965 pour constitution d'un groupe armé – ce qu'il niait – il fut
condamné à mort et exécuté le 29 août 1966.
{134} Contrairement à ce que pensent certains commentateurs, les Frères
musulmans sont un mouvement salafiste. À la différence des wahhabites plus
traditionalistes, ils revendiquent néanmoins une vision « réformiste ». La
stratégie étant d'adapter, dans la forme seulement, le salafisme à son
environnement afin de faire accepter le fond.
{135} Abdelaziz Ibn Al-Bâz est né à Riyad en 1910. Grand Mufti d'Arabie
Saoudite, il promulguait généralement des fatwas qui arrangeaient la
politique intérieure et extérieure de la monarchie. S'il a légitimé le jihad
contre les Soviétiques quand la politique saoudienne faisait de même, il a
autorisé l'intervention du GIGN lors de la prise d'otage de La Mecque contre
l'avis d'autres islamistes. Il avait par ailleurs légitimé le djihad contre Saddam
Hussein lors de la première guerre du Golfe et il a critiqué Oussama Ben
Laden lorsque celui-ci est rentré en disgrâce avec la monarchie. Il est mort en
1999.
{136} Le mufti est un religieux sunnite qui interprète la « loi musulmane ». Il a
ainsi autorité pour émettre des fatwas, c'est-à-dire des avis juridiques inspirés
de l'interprétation du corpus islamique.
{137} Nacer-eddine Al-Albani est né en 1914. Il est d'origine albanaise (d'où
le surnom Al-Albani = l'Albanais), mais a vécu, depuis son enfance à Damas,
en Syrie. Dans les milieux salafistes, il est considéré comme référence
théologique alors qu'il ne possède aucune formation dans les sciences
islamiques. Cet autodidacte était horloger, métier qu'il apprit de son père, ce
qui ne l'a pas empêché d'enseigner, un temps, à l'université de Médine où il a
vécu durant les années 1960 avant de retourner en Syrie. Ses positions lui
valurent des démêlées avec le régime de Hafez Al-Assad. À la fin des années
1970, il s'installe en Jordanie où il vécut jusqu'à la fin de sa vie en 1999.
{138} Mohamed Ibn Al-Otheïmine est né en 1926 en Arabie Saoudite. Très
populaire dans les milieux salafistes, il enseignait à La Mecque. Il est décédé
en 2001.
{139} Salih Al-Fawzan est né en 1933, en Arabie Saoudite., il enseigne à
l'université de Médine.
{140} Rabi al-Madkhali est né en 1931 en Arabie Saoudite. Il fut un des élèves
d'Abdelaziz Ibn Al-Bâz et il est devenu, à son tour, une « référence »
importante du salafisme international diffusé par la monarchie saoudienne.
{141} Abdelhamid Keshk est né en 1933, près d'Alexandrie (Égypte).
Prédicateur très populaire, il fut emprisonné à plusieurs reprises par les
différents pouvoirs égyptiens pour ses différents prêches séditieux. Sa
popularité avait atteint son paroxysme durant les années 1970 et 1980 dans
tous les milieux islamistes. Il est décédé en 1996.
{142} Expression latine qui signifie « À chaque région, sa religion ».
{143} Expression latine qui signifie « Fait dans un moment de colère ».
{144} Abdallah Saad Djaballah est né en 1956 près de Skikda, à l'est du pays.
Militant islamiste depuis le début des années 1970, il a toujours appelé à
l'instauration d'une théocratie. Au lendemain des émeutes d'octobre 1988, il
fonde l'association Ennahdha (La Renaissance). Il sera évincé du mouvement
qu'il a créé dix ans plus tard par des islamistes récupérés et clientélisés par le
régime et, ensuite, par Abdelaziz Bouteflika. Djaballah s'est présenté à trois
reprises aux élections présidentielles. Il est aujourd'hui (depuis 2012) à la tête
d'une nouvelle formation politique prônant la pensée des Frères musulmans :
Front de la Justice et du développement, appelé aussi El Adala = la Justice.
{145} Mahfoud Nahnah est né en 1942 à Blida. Durant les années 1960, il
dirigeait la prière du vendredi à la mosquée universitaire d'Alger. Opposé au
socialisme, car proche de la pensée des Frères musulmans, Nahnah a été
plusieurs fois condamné. Son dernier passage devant les juges, durant les
années 1980, lui valut quinze ans de prison, notamment pour actes de
sabotage après qu'il ait détruit des pylônes électriques. Il sera finalement
gracié par Chadli Bendjedid après quatre années de détention. Son refus de
soutenir le Mouvement islamique armé (MIA) de Mustapha Bouyali suscite
la méfiance de ce dernier et de la plupart des prédicateurs salafistes qui
allaient créer le FIS. Il sera candidat à la présidentielle de 1995 et décédera
d'une grave maladie en 2003.
{146} Abdelatif Soltani est né en 1902 dans le Sud-Est algérien. Considéré très
tôt comme la tête de file du salafisme algérien, il se rapprochera à la fin des
années 1970 des idéologues saoudiens notamment Ibn Al-Bâz. Il décédera en
1984 à Alger.
{147} Abdelaziz Belkhadem est né en 1945 à Tiaret. Il devient député en 1977
et ensuite président de l'Assemblée de 1990 jusqu'à janvier 1992. Il
représente la frange islamiste du FLN, appelée à l'époque les « barbéfelenes »
(Les barbus du FLN). Issu de la même région que Larbi Belkheïr, il a été
longtemps soutenu par celui-ci.
{148} Abdallah Azzem est né en 1941. D'origine palestinienne, ce maître à
penser du djihadisme international avait créé, dès le début des années 1980,
avec l'appui des Saoudiens et des Pakistanais, mais aussi grâce à la
complaisance des Américains, une « légion arabe » pour combattre aux côtés
des moudjahidines afghans l'armée soviétique. Il est mort assassiné en 1989.
{149} Vêtement maghrébin, blanc ou noir, ayant la forme d'un manteau qui
couvre le long du corps de la tête aux mollets.
{150} Cette expression fut portée notamment par l'universitaire Lahouari Addi.
{151} Bruno Étienne est sociologue et anthropologue. Il est né en 1937.
Spécialiste de l'islam et de l'Algérie, il a montré une certaine complaisance à
l'égard de l'islam politique. Il est décédé en 2009.
{152} La Ligue islamique mondiale est une ONG fondée à La Mecque, par le
futur roi Fayçal d'Arabie saoudite en 1962, avant son accession au trône.
L'objectif avoué était de faire la promotion du panislamisme en opposition au
panarabisme nassérien.
{153} Lettre de démission de Sid-Ahmed Ghozali du 8 juillet 1992. Archives
personnelles de l'auteur.
{154} Liamine Zeroual est né le 3 juillet 1941 à Batna. Général-major à la
retraite, il a été élu Président de la République le 15 novembre 1995. Avant
cette date, entre janvier 1994 et novembre 1995, il a assuré la fonction de
chef d'État (non élu), désigné par le Haut comité d'État (HCE). Il a
démissionné de son poste en septembre 1998 et c'est Abdelaziz Bouteflika
qui lui a succédé en avril 1999.
{155} La daawa veut littéralement dire la Prédication.
{156} La « communauté de Sant'Egidio » existe depuis 1986. Créée par des
intellectuels laïcs catholiques italiens, elle compte plus de 50 000 adhérents à
travers le monde. Elle intervient dans des pays en difficulté aussi bien sur des
questions humanitaires et de développement que sur des questions politiques.
Ils sont très impliqués dans la construction ou la consolidation de la paix, ils
organisent des rencontres directes entre protagonistes d'un conflit. Avant de
s'impliquer en Algérie, la « communauté de Sant'Egidio » avait joué un rôle
important dans la signature des accords de paix au Mozambique en 1992 qui
mettaient fin à une guerre de 17 ans.
{157} Il y eut notamment trois massacres en 1997 d'une barbarie rarement
égalée en Algérie dans les villages de Raïs (28 août 1997, près de 300 morts),
Sidi Youssef (6 septembre 1997, près de 100 morts) ou Bentalha
(23 septembre 1997, plus de 400 morts).
{158} En janvier 1992 le Brent s'échangeait à moins de 20 dollars US. Ce prix
est resté quasiment identique durant toute l'année.
{159} Belaïd Abdesselam est né en 1928 près de Sétif. Premier président de la
Sonatrach entre 1964 et 1966, il fut ministre de l'Industrie et de l'Énergie de
Boumediene avant de devenir persona non grata sous Chadli. Il reviendra aux
devants et sera désigné chef du gouvernement en juillet 1992. Il gardera ce
poste jusqu'en août 1993.
{160} Réda Malek est né en 1931. Ancien membre de la délégation qui a
négocié les termes de l'indépendance de l'Algérie à Évian, il occupera
plusieurs postes dont ceux d'ambassadeur et celui de ministre des Affaires
étrangères (durant quelques mois en 1993) avant d'être nommé Premier
ministre de 1993 à 1994. En 1995, il a créé un parti se réclamant du courant
démocratique : l'Alliance nationale républicaine (ANR). Il est décédé le
29 juillet 2017 à Alger.
{161} Cette participation importante (qui représente plus de 12 millions
d'électeurs) avait permis de clore politiquement l'épisode de la victoire du FIS
de décembre 1991 (qui n'avait mobilisé que 7,8 millions d'Algériens). En
plus, il y a, à l'issue de l'annonce des résultats, une explosion de joie qui s'est
exprimée jusqu'à tard dans la nuit. Malgré la menace terroriste des milliers
d'Algériens étaient sortis dans la rue en famille pour appeler à la cessation des
activités terroriste et au recouvrement de la paix civile.
{162} Sur les colonnes de la revue Al-Ansar, éditée à Londres par des
activistes du GIA, l'idéologue Abou Qatada, alors référence internationale des
djihadistes, a autorisé dans un premier « avis religieux » l'assassinat des
femmes et des enfants, notamment ceux des forces de sécurité et appartenant
à des familles d'« apostats » et, par ailleurs, il a légitimé les attentats suicides
(Al-Ansar no90 du 30/03/1995 archives personnelles de l'auteur). Il a appelé
aussi, quelques mois plus tard (Al-Ansar no119 du 19/10/1995 archives
personnelles de l'auteur), à ne pas faire le distinguo « entre le dictateur
apostat et oppresseur et le démocrate apostat et pacifique ».
{163} Au départ, sept candidats devaient prendre part aux élections
présidentielles d'avril 1999. Soupçonnant des fraudes, six d'entre eux ont
décidé de retirer leur candidature la veille du scrutin : Il s'agit de Hocine Aït
Ahmed, Abdallah Djaballah, Youcef El-Khateb, Mouloud Hamrouche,
Ahmed Taleb Ibrahimi et Mokdad Sifi. Leurs bulletins étaient cependant
disponibles dans les bureaux de vote.
{164} Des émissaires commandités par le DRS avaient fait croire aux autres
candidats que s'ils se retiraient, l'élection présidentielle allait être annulée en
raison d'une fraude massive observée lors du vote des corps constitués et des
régions sahariennes et la communauté algérienne à l'étranger qui s'expriment
généralement 48 heures avant la date officielle du scrutin.
{165} Bouteflika tombe le masque, Hassane Zerrouky, L'Humanité du 26 mai
2001.
{166} Rabah Kébir, le chef de la délégation exécutive du Front islamique du
salut (FIS), qui s'était réfugié en Allemagne, avait, en 2004, appelé à « voter
massivement » pour Abdelaziz Bouteflika lors des élections présidentielles
pour le deuxième mandat. Il a invité également les islamistes vivant en
Europe à se rapprocher des consulats algériens afin de bénéficier de la loi sur
la « concorde civile », promulguée en 2000, et visant à amnistier les
terroristes coupables pourtant de crimes durant la décennie noire.
{167} Durant l'écriture de ces lignes, le 8 novembre 2018, un terroriste s'étant
rendu aux autorités avec l'ensemble de sa famille, était certain de bénéficier
de l'amnistie.
{168} Jérôme Savonarole est un frère dominicain qui dirigea, entre 1494
et 1498, la dictature théocratique de Florence, un impitoyable État policier
d'inspiration religieuse. On retrouve certains de ses traits de caractère chez
Ali Benhadj.
{169} Archives personnelles de l'auteur. Lettre adressée à Rabi Al-Madkhali
par Abdelaziz Bouteflika, le 28 mai 2002.
{170} Sonatrach est une entreprise publique algérienne créée le 31 décembre
1963 pour gérer les hydrocarbures et leurs dérivés.
{171} Abdeslam Bouchouareb est né en 1952, à l'est du pays. Ce dentiste de
formation deviendra homme d'affaires avant de prendre la présidence de la
confédération du patronat algérien. Nommé ministre, une première fois, en
1996 sous Zeroual, il s'occupera de l'Industrie et de la restructuration. Poste
qu'il ne gardera que huit mois et demi. En 2012, il a été renvoyé devant les
tribunaux pour son implication dans le célèbre scandale dit « Affaire
Khalifa », du nom de ce « golden-boy » algérien, proche de la nomenklatura,
qui avait commis, avec la bénédiction de plusieurs caciques du régime, des
malversations financières. Bouchouareb fut poursuivi pour un crédit à la
banque Khalifa de 12 millions de dinars (autour de 85 000 euros) qui ne fut
jamais remboursé. Malgré tout, il passera entre les mailles du filet grâce à ses
relations avec Said Bouteflika, le frère du président. C'est lui qui pèsera de
tout son poids pour le faire nommer, malgré ses casseroles, ministre à
nouveau, en 2014, en charge de l'Industrie et des Mines. Il occupera ce poste
jusqu'à mai 2017.
{172} Les Africains du Panama (2) : ces ministres en Algérie et en Angola
clients de Mossack Fonseca, par Joan Tilouine, Le Monde du 1er avril 2016.
{173} Guy Feite est un agent de change qui avait été mis en examen durant les
années 1980 à Metz, puis incarcéré pour une vaste escroquerie de petits
porteurs.
{174} Chakib Khelil est né en 1939 à Oujda au Maroc. Ami d'enfance
d'Abdelaziz Bouteflika. Il s'installe aux États-Unis dès les années 1960 pour y
suivre ses études où il obtient un doctorat en ingénierie pétrolière. Il revient
en Algérie aux débuts des années 1970 où il sera appelé comme conseiller
technique auprès de Houari Boumediene qui venait de nationaliser les
hydrocarbures (1971). Il quittera l'Algérie au lendemain de la mort de ce
dernier et il reviendra après l'arrivée au pouvoir d'Abdelaziz Bouteflika pour
être nommé Directeur de la Sonatrach et ministre de l'Énergie et des mines
entre 1999 et 2010. Plusieurs scandales financiers le pousseront à quitter son
poste.
{175} BRC est l'acronyme de Brown and Root Condor, la société filiale entre
Sonatrach et la société américaine Haliburton. Depuis, un scandale mettant au
grand jour des malversations financières, à provoquer la dissolution de la
société.
{176} Mohamed Bedjaoui est né en 1929 à Sidi Bel Abbès. Il fut tour à tour,
ministre de la Justice (1964-1970), ministre des Affaires étrangères (2005-
2007) ou encore ambassadeur d'Algérie en France (1970-1979).
{177} Russell Investments est une société américaine spécialisée dans la
gestion d'actifs et dans les services financiers. Son siège social est à Seattle et
elle est filiale de TA Associates. Elle possède plusieurs bureaux à travers le
monde, notamment à Londres, New York, Paris, Milan, Amsterdam,
Francfort, et Dubaï.
{178} Ahmed Gaïd Salah est né en 1940 près de Batna. Après avoir occupé le
poste de Commandant des forces terrestre, il est nommé en 2004 « chef
d'état-major » de l'Armée en remplacement de Mohamed Lamari qui,
officiellement, avait pris sa « retraite pour raisons de santé ». Gaïd Salah a été
élevé ensuite au grade de Général de corps d'armée.
{179} Ali Haddad est né en 1965 en Kabylie. Cet homme d'affaires a connu
une ascension fulgurante grâce à ses liens avec Saïd Bouteflika. Il est l'un des
hommes les plus influents du clan. Il dirige, depuis 2014, le « Forum des
chefs d'entreprise » créé spécialement pour lui.
{180} Mouad Bouchareb est né en 1971 près de Sétif. Militant issu de la base
du FLN, il est parrainé par Saïd Bouteflika dont il est devenu la coqueluche.
Élu une première fois à la députation en 2012, ce très discret et docile
apparatchik du parti a déjà occupé le poste de vice-président de l'Assemblée
au cours de la législature 2012-2017. Élu aux élections législatives de
mai 2017, il a été désigné chef du groupe parlementaire du FLN avant de
succéder à Djamel Ould Abbes à la tête de l'Assemblée.
{181} Abderrezak Makri est né en 1960 à M'Sila (58 ans). Ce médecin dirige,
depuis mai 2013, la principale faction algérienne proche des Frères
musulmans, le Mouvement de la société pour la paix (MSP), un parti créé par
Mahfoud Nahnah.
{182} Au moment de la finalisation de ce livre au cours du mois de
janvier 2019, le président algérien Abdelaziz Bouteflika était encore en vie.
{183} N'importe quel médecin pourra expliquer qu'à la suite d'un AVC, les
améliorations sont attendues durant les phases précoces de rétablissement.
Or, ce que l'on observe depuis 2014, c'est qu'après une légère amélioration en
2015, son état a connu une lente et permanente dégradation.
{184} Abdelghani Hamel est né en 1955 près de Tlemcen. Ingénieur en
informatique de formation, il s'est engagé à la fin de ses études en 1980 dans
les rangs de la gendarmerie. Il a occupé plusieurs fonctions avant de devenir
patron de la garde républicaine en 2008 avec le grade de général. En 2010, il
quitte l'armée pour être nommé chef de la DGSN, en remplacement d'Ali
Tounsi, tué par un des collaborateurs. Longtemps réputé proche d'Abdelaziz
Bouteflika, poussé par certains de ses proches, il avait commencé à accepter
l'idée d'être un éventuel successeur à l'autocrate algérien.
{185} Bachir Tartag est né en 1950 à l'est du pays. Il intègre la Sécurité
militaire au début des années 1970 et sera affecté ensuite à la Sécurité de
l'Armée, la DCSA. Durant la décennie noire, il dirigeait le Centre Principal
Militaire d'Investigation (CPMI), un service opérationnel, chargé de la lutte
antiterroriste. Son nom avait commencé à circuler, notamment en raison de
nombreuses atteintes aux Droits de l'homme. Écarté en 1999 par Mohamed
Mediène, il est rappelé en 2011 pour diriger la DSI, la Direction de la
Sécurité Intérieur. En septembre 2015, il est nommé à la tête du Département
de Surveillance et de Sécurité (DSS) pour enterrer le DRS dont l'acronyme
fut intimement lié au nom de Mohamed Mediène qui le dirigea durant 25 ans.
{186} Les appels pour un 5e mandat trahissent une difficulté à trouver un
successeur, Mohamed Hennad, El Watan, 20 novembre 2018.
{187} La CNAS est l'acronyme de la Caisse Nationale des Assurances
Sociales.
{188} En Algérie, deux tiers des sénateurs sont élus et un tiers est nommé par
le président dans un quota appelé « tiers présidentiel ».
{189} Salima AKKOUCHE, « Que cesse cette mascarade ! », Le Soir d'Algérie du
19/12/2008.
{190} Abdelkader Hadjer est né en 1937 à Tiaret. Cacique du FLN et
représentant de la frange ultra-nationaliste, il fut ambassadeur en Libye, en
Syrie, en Iran, en Égypte et en Tunisie.
{191} Noureddine Zerhouni dit Yazid est né en 1936 à Tunis. Il fut l'un des
cadres de la Sécurité militaire avant de succéder à Kasdi Merbah en 1979.
Deux ans et demi plus tard, il quitte la direction du service de renseignement
pour épouser une carrière de diplomate. Il est alors nommé ambassadeur
d'Algérie à Mexico (en 1982), au Japon (en 1984), au Panama (en 1986) et
Washington (en 1987). Au lendemain de l'accession au pouvoir de
Bouteflika, celui-ci le nomme ministre de l'Intérieur. Portefeuille qu'il
occupera jusqu'en 2010 avant d'être écarté sur demande de Saïd Bouteflika
qui lui voue une haine viscérale.
{192} Le compte a été clôturé à la demande de l'ambassade d'Algérie au
courant de l'année 2018.
{193} En Algérie, le Conseil constitutionnel est composé de onze membres :
quatre sont désignés par le Président de la République (dont le président du
Conseil), deux par le Sénat, contrôlé par la Présidence, deux par l'Assemblée
nationale, verrouillée par le pouvoir, deux par le Cour suprême et enfin un
dernier membre par le Conseil d'État.
{194} Mourad Medelci est né le 30 avril 1943 à Tlemcen. Ce fonctionnaire
occupera plusieurs fonctions depuis 1965 avant d'être nommé en 1981
Secrétaire général au ministère du Commerce. Il sera par la suite ministre du
Commerce, ministre délégué au Budget avant d'être nommé entre 2007 et
2013 à la tête de la diplomatie algérienne. Depuis le 11 septembre 2013, il
occupe la présidence du Conseil constitutionnel.
{195} C'est une information que j'avais déjà diffusée dans Bouteflika, ses
parrains et ses larbins. Selon la constitution algérienne, pour pouvoir occuper
le poste de chef de l'État, y compris par intérim, il faut que le bénéficiaire de
cette mission puisse « jouir uniquement de la nationalité algérienne
d'origine ». Or Abdelkader Bensalah dont la biographie officielle n'a jamais
été claire serait né le 24 novembre 1941 à Oran. Selon mes sources, il n'est
pas un algérien d'origine mais un ressortissant marocain ayant accédé à la
nationalité algérienne durant l'automne 1965 pour « services rendus » à la
Nation durant la guerre pour l'indépendance et au lendemain de celle-ci. Il
apparaît que ce fils d'un couple de Marocains, né sur le territoire algérien,
avait décidé de soutenir les membres de l'ALN et notamment les structures du
MALG et, plus tard, celles de la Sécurité militaire en qualité d'« honorable
correspondant ». Cette réalité fut découverte, de manière fortuite, quand en
1994, les techniciens et les juristes de la Présidence de la République
épluchaient les dossiers des candidats au Conseil national de transition
(CNT), le Parlement « non élu » mis en place après l'interruption des
fameuses Législatives de 1992 et composé de membres cooptés, chargés
d'assurer la transition au niveau du Parlement après sa dissolution. Les
fonctionnaires allaient ainsi découvrir qu'Abdelkader Bensalah n'était pas
d'origine algérienne, mais leurs responsables à la Présidence : à l'époque
Mohamed Betchine et Ahmed Ouyahia avaient décidé qu'il s'agissait là d'un
« détail sans importance ». Et ils avaient à mon sens raison. Évidemment, il
ne s'agit pas pour moi d'entretenir un quelconque sentiment xénophobe, tant
s'en fallait, mais de souligner cette anomalie qui amènerait les Algériens à ne
pas respecter leurs propres textes. Il suffirait pourtant de supprimer cette
disposition constitutionnelle, somme toute inutile et d'un autre temps,
exigeant la jouissance « uniquement de la nationalité algérienne d'origine ».
Au lendemain de mes révélations, M. Bensalah a nié, une année plus tôt, en
jurant qu'il était né en Algérie. Or, ce n'est pas le propos, puisqu'il est
effectivement né dans une Algérie encore française. Et lorsque le Maroc a
accédé à son indépendance, en 1956, il fut ressortissant marocain avant la
naissance de l'Algérie indépendance en 1962 et son code de la nationalité
rédigé l'année suivante. D'ailleurs, pour faire taire une telle information, il
aurait fallu au moins diffuser un document administratif prouvant le contraire
de ce qu'avancent mes sources. Or, ni Bensalah ni les autorités algériennes
n'ont jamais jugé utile de produire la moindre preuve.
{196} Mohamed Lamari est né le 7 juin 1939 à Biskra. Formé par l'armée
française, cet officier déserte en 1961 pour rejoindre l'ALN vers la fin de la
guerre pour l'indépendance. Une fois celle-ci acquise, il gravit les échelons
pour devenir en 1993, le chef d'état-major de l'armée, poste qu'il gardera
jusqu'en 2005. C'est l'un des officiers les plus hostiles aux terroristes
islamistes contre lesquels il mènera une intransigeante lutte antiterroriste.
C'est l'un des rares officiers de l'ANP qui, publiquement, appellera les
hommes politiques algériens à entamer une lutte idéologique contre
l'intégrisme, la matrice nourricière du terrorisme. Il est mort en avril 2012 à la
suite d'une maladie.
{197} Ali Haddad est né le 27 janvier 1965, en Kabylie. Ayant participé au
lancement de plusieurs entreprises familiales durant les années 1980 dans
l'hôtellerie et le BTP notamment, ses « affaires » vont connaître un essor
considérable sous Bouteflika.
{198} « Panama papers » : le business offshore de l'Algérien Ali Haddad et de
ses partenaires turcs, par Lyas Hallas, le 16 mai 2017.
{199} Ibid.
{200} Abdelkader Bounekraf est né le 12 février 1943 à Hadjout. Cet énarque,
néanmoins cadre du FLN fut sous-directeur au ministère de la Justice avant
d'occuper un poste similaire au ministère des Transports. Il est nommé
ministre de l'Habitat sous Limaine Zeroual et reconduit à son poste par
Bouteflika avant d'être limogé par ce dernier.
{201} Le Temps d'Algérie du 12 août 2017.
{202} Mohamed Megueddem est né le 3 mai 1943 à Bordj Bou Arreridj. Après
avoir vécu de petits métiers, il sera nommé, en raison de son activisme,
comme « conseiller technique » au ministère de l'Intérieur entre 1979 et 1980.
Par la suite, il passera quelques mois comme « conseiller » auprès du Premier
ministre avant de devenir le directeur de l'Information au niveau de la
Présidence de la République jusqu'en 1990. Proche du général Mohamed
Mediène, ancien patron du DRS, il était un peu l'homme à tout faire du
système. À une certaine époque, il avait gagné le sobriquet de « concierge de
la République », voire « proxénète du système » auprès de certaines
personnes qui partageaient avec lui l'art de la « mauvaise langue ». Malgré
cette sulfureuse réputation, en 2004, Abdelaziz Bouteflika fera de lui un
« chargé de mission ». Il est décédé d'une longue maladie au début de l'année
2018.
{203} Pour une lecture complète de ce long entretien :
https://www.elwatan.com/edition/actualite/mohamed-sifaoui-la-confiance-
est-definitivement-rompue-entre-bouteflika-et-toufik-13-02-2014
{204} Comme je l'avais d'ailleurs signalé précédemment et dans le livre en
question, paru en 2011. Grâce à ce témoignage, j'apprenais donc que le
général Mohamed Mediène dit Toufik était celui qui avait commandité
Mohamed Megueddem pour qu'il vienne m'intimider, ensuite pour essayer de
me corrompre. Dont acte.
{205} Je n'ai plus aucun document algérien depuis 20 ans et je n'en ai jamais
sollicité durant toutes ces années. J'ai appris par ailleurs que j'avais été
condamné à plusieurs reprises par défaut et qu'à ce titre un mandat d'amener
m'attendrait à n'importe quelle frontière algérienne si je m'aventurais à y
retourner sous le régime actuel, ne serait-ce pour un court séjour. Le moyen
idéal pour garder à distance toute voix contestatrice. Ceci où moment où les
terroristes et leurs alliés ainsi que les corrompus et les coupables de hautes
malversations financières ont été amnistiés et circulent librement en Algérie.
{206} La DDSE est l'acronyme de la Direction de la Documentation et de la
Sécurité Extérieure.
{207} Le DRS a été d'abord rattaché à la Présidence algérienne dès octobre
2015, ensuite dissous. Le Département de surveillance et de sécurité (DSS)
est ainsi devenu l'organe chargé de coordonner le travail des différents
services de renseignement qui étaient sous l'égide du DRS. Dès janvier 2016,
le nouveau service est placé sous l'autorité du général Bachir Tartag.
{208} Tayeb Louh est né le 17 juillet 1951 près de Tlemcen. Cet ancien
magistrat a été d'abord à la tête du syndicat de la magistrature avant de se
lancer en politique. Il a été nommé ministre de la Justice en 2013.
{209} Noureddine Bedoui est né le 22 décembre 1959 près d'Alger. Après
avoir mené une carrière de haut fonctionnaire, il a été nommé ministre de
l'Intérieur et des Collectivités Locales en mai 2015.
{210} Entretien réalisé à Paris en août 2018.
{211} Officiellement, le taux de chômage en Algérie avait atteint, en 2017,
plus de 12 % selon les chiffres de l'Office national des statistiques (ONS).
Près de 27 % des chômeurs sont des jeunes et plus de 52 % des chômeurs
n'ont aucun diplôme.

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