­Mardi 29­ août 2023
­
79e année – No 24463
3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio
Education : Attal amende le « bac Blanquer »
▶ Le ministre de l’éduca-
tion nationale a acté, lundi
28 août, les changements
qui entreront en vigueur
dès la session 2024
du baccalauréat
Politique
L’initiative
Royal-Mélenchon
électrise
la gauche
La proposition de services
de l’ancienne socialiste,
appuyée par la multiplica-
tion de plaidoyers pour
l’union dans tous les par-
tis, sauf au PCF, a semé
le trouble lors des univer-
sités d’été des « insou-
mis », des socialistes
et des écologistes
PAGE 8
Ukraine
Les familles à
la recherche de
leurs disparus
Depuis le début de
l’invasion russe, plus de
16 000 personnes, essen-
tiellement des hommes
partis combattre, n’ont
plus donné signe de vie
Page 4
Culture Hawaï L’incendie de Lahaina
Ces œuvres rouvre les plaies du passé colonial
qui embarrassent
le monde de l’art
Le milieu artistique se di-
vise sur le sort réservé aux
productions de créateurs
comme Claude Lévêque,
mis en examen pour viols
sur mineurs, ou Jan Fabre,
condamné pour agression
sexuelle et violences
page 19
Entretien
Cynthia Fleury :
refonder
la dignité
« Nos sociétés sont
devenues des fabriques
systémiques de situations
indignes », estime la phi-
losophe dans un entretien
au « Monde »
PAGE 24
▶ En annonçant le report ▶ Il a également annoncé, ▶ Ces premières décisions ▶ Il va aussi interdire le
des épreuves de spécialité lundi, que le nombre de du nouveau ministre ont port de l’abaya à l’école,
de mars à juin, il a marqué textes pour les épreuves été accueillies avec soula- alors que les signalements
la fin d’un pilier du « bac anticipées de français gement par la majorité d’atteinte à la laïcité
Blanquer », mis en place serait réduit de 20 à 16 des syndicats et de la augmentent depuis un an
par la réforme de 2018 dès 2024 communauté éducative Page s 10- 11
Borne freine l’offensive de Darmanin Economie
La croissance
▶ A Tourcoing, la cheffe du gouvernement a tempéré les ambitions du ministre de l’intérieur
▶ Elle s’est invitée in extremis pour appeler à l’unité de la majorité Page 7 mondiale grevée
par la morosité
Faillites en série de grands
magasins allemands,
envolée des taux améri-
cains, crise immobilière
chinoise… Depuis quel-
ques semaines, des signes
inquiétants pour la santé
de l’économie se multi-
plient. L’Europe souffre
face au renouveau
industriel des Etats-Unis
Page 14
Commerce
Les armateurs
à la conquête des
ports africains
Trois géants des mers,
MSC, Maersk et CMA
CGM, investissent massi-
vement dans les ports
A Tourcoing (Nord), le 27 août.
de plusieurs pays et dans
MichaËl Zumstein/Agence VU pour « Le Monde » la logistique terrestre
page s 16- 17
International
En Israël, les
ravages des mafias E M AIN
E
S
palestiniennes A Q UE LLEUR SSE
CH MEI PRERE
Page 2
E
L DE L A
NGÈ
TRA É
Russie CANADA — FUIR LES BRASIERS VOYAGE EN FRANCE
A Moscou, CONTROVERSE — LES CONCERTS
SONT-ILS TROP CHERS ?
MARSEILLE, VILLE
INCOMPRISE
l’hommage de
Sénégal 3400 F CFA, Suisse 7,20 CHF,
Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,
Afrique CFA autres 3600 F CFA.
No 1712 du 24 au 30 août 2023
DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,
Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,
TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,
Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
Portugal cont. 5,50 €,
courrierinternational.com
la rue à Prigojine France : 4,90 €
Page 5
Sécheresse
LA FIÈVRE
A Mayotte, l’eau
du robinet coupée
deux jours sur trois des océans
Pag e 9
La température monte à la surface
de l’Atlantique Nord et de la Méditerranée.
Avec des conséquences majeures
sur la vie aquatique et le climat,
s’inquiète la presse étrangère.
Dans la ville de Lahaina, sur l’île de Maui, à Hawaï, le 26 août.
Lila Lee pour « Le Monde »
édito rial
1
L’incendie qui a détruit, le 8 août, colonisé par les Etats-Unis
Lahaina, sur l’île de Maui, est une en 1898. La catastrophe, qui a fait DE L’utilité
nouvelle démonstration des ca- 115 morts et 388 disparus, a aussi
tastrophes dues au réchauffe- révélé l’envers du décor, les griefs de l’Europe
ment climatique. Pour les habi-
tants d’Hawaï, c’est l’étincelle qui
de natifs hawaïens et la vulnérabi-
lité des populations, dans une île pour réguler
CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
ravive des plaies anciennes que
l’on croyait cicatrisées, celles d’un
où le coût de la vie est aussi prohi-
bitif qu’à New York.
le numérique
P ag e 27
archipel découvert tardivement et PAGES 12 -1 3
Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
 International
2|
Israël : les ravages des mafias palestiniennes
Depuis le début de l’année, le crime organisé a causé 157 morts au sein de la minorité arabe de l’Etat hébreu
Reportage
Umm Al-Fahm (Israël) -
envoyé spécial
A
mmar et Omar, deux
jeunes frères, se ré-
veillent tôt ce jeudi de
janvier 2022 et vont
sauter sur le lit de leur père,
­Mohammed Hujairat, pour le ré-
veiller. Celui-ci ne peut rien re-
procher à ses deux enfants ado-
rés, surtout Ammar, son premier
fils après dix-sept ans de mariage
avec sa femme, Aïcha, qui lui
avait préalablement donné qua-
tre filles. La vaste maison respire
le calme et le gros village, Bir Al-
Maksur, la quiétude des matins
d’hiver. Vivent ici les héritiers de
ceux qui ont échappé à la Nakba,
l’exode forcé de 700 000 Palesti-
niens en 1948 – la moitié de la po-
pulation de la Palestine histori-
que. Aujourd’hui, deux millions
de Palestiniens vivent à l’inté-
rieur des frontières internationa-
lement reconnues d’Israël.
Père et fils se lèvent enfin. Mo-
hammed, ouvrier du bâtiment,
doit partir pour le travail. Ammar
est déçu. « Je suis en colère contre
toi », proteste-t-il. « Ce sont les
derniers mots qu’il m’a adressés »,
se souvient Mohammed Hujai-
rat. Il s’en va. La tante de l’enfant
l’emmène avec ses cousins dans
un parc. Ammar se console. Dans
une vidéo envoyée à son père, il
dit : « Papa, je t’aime. » Une di-
zaine de secondes plus tard, il est
tué par une balle perdue. Un ti-
reur était venu mitrailler un
­camion-benne, sur le chantier
au-dessus, dans le cadre d’une
dispute entre entrepreneurs, sur
fond de vol de matériaux.
Disputes familiales, brouilles
entre propriétaires, prêts non
remboursés, trafic d’armes, de
drogue, racket : dans les commu-
« L’hypothèse
dominante était :
tant qu’ils
s’entretuent, c’est
leur problème »
Omer Bar-Lev
ancien ministre de
la sécurité publique
nautés palestiniennes d’Israël,
une violence de plus en plus
meurtrière accompagne le déve-
loppement d’une criminalité
toujours plus entreprenante.
Cent cinquante-sept Arabes is-
raéliens ont été tués depuis le dé-
but de l’année dans ce genre de
règlements de comptes, contre
cent seize durant les douze mois
de 2022, selon Abraham Initiati-
ves, une association qui milite
pour l’égalité entre citoyens juifs
et arabes. Selon un rapport de la
Knesset, les personnes qui ont
succombé à un meurtre en Israël,
entre 2018 et 2022, sont à 70 % des
Palestiniens, alors que cette com-
munauté ne constitue que 20 %
de la population de cet Etat.
Si les chiffres ont explosé à par-
tir de 2018, les causes de ce phé-
nomène sont anciennes. Les
communautés palestiniennes
ont été historiquement négligées
par Israël. Le nombre de commis-
sariats desservant les quelque
quatre-vingts bourgs et villes
arabes du pays − villages et ha-
meaux n’étant pas comptés dans
cette catégorie − s’élève à seize,
selon le décompte d’Adalah, une
organisation qui défend les
droits de la minorité arabe en
­Israël. « Les institutions d’Etat
n’ont jamais été vraiment présen-
tes dans ces zones, ce qui a permis
à de petites organisations crimi-
nelles de prospérer », explique
Moran Maimoni, codirectrice des
affaires publiques chez Abraham
Initiatives.
Mais la violence est contenue.
Avant les années 2000, le pro-
blème principal, ce sont les puis-
santes mafias juives, dont les rè-
glements de comptes font la
« une » des journaux. Au tournant
des années 2000, l’Etat s’y atta-
que et les éradique. Les organisa-
tions criminelles arabes com-
blent alors le vide, d’autant plus
facilement que les autorités n’y
prêtent guère attention. « L’hypo-
thèse dominante était : tant qu’ils
s’entretuent, c’est leur problème »,
avait confié au New York Times,
en 2021, Omer Bar-Lev, ancien mi-
nistre de la sécurité publique.
En 2015, après des années de né-
gligence, parce que le phénomène
devient difficile à ignorer, le gou-
vernement de Benyamin Néta-
nyahou lance un premier plan de
lutte contre la criminalité arabe.
Marché noir
C’est trop peu, trop tard. Les morts
s’accumulent. « La police ne fait
pas son travail, mais ce n’est pas la
seule. Nous devons offrir plus d’op-
portunités, d’aides, de logements,
estime Samir Sobhi Mahamed, le
maire d’Umm Al-Fahm, la troi-
sième localité arabe du pays –
60 000 habitants. La violence a
toujours été présente dans nos
communautés. Elle était due à des
disputes entre familles, pour des
questions de propriété, de mariage,
de divorce… Ce qui est nouveau,
c’est la criminalité qui a beaucoup
augmenté ces dernières années. Ici,
elle se fonde sur le ­marché noir. Les
banques pratiquent des taux d’in-
térêt trop élevés − quand elles prê-
tent. Les gens se tournent vers les
mafias, qui augmentent les taux
avec le temps… Vient le moment où
les débiteurs ne peuvent plus rem-
bourser. Et les violences commen-
cent. Menaces, meurtres… »
A Umm Al-Fahm, 43 % de la po-
pulation a moins de 19 ans. Et
40 % de ces jeunes se trouvent
dans une situation de crise : pau-
vreté, parent absent, violence do-
mestique, logement insalubre,
chômage endémique. Autant de
« soldats » à recruter pour les or-
ganisations criminelles. Leur
­violence est encouragée par le
nombre d’armes illégales en cir-
culation dans le pays, passé de
267 000 en 2017 à 400 000
en 2020, selon un rapport de la
Knesset. Un arsenal gigantesque.
La gravité de la situation et les
émeutes intercommunautaires
de mai 2021, pendant la guerre de
onze jours avec Gaza, ont mené à
une prise de conscience. Le « gou-
vernement du changement », qui a
chassé Nétanyahou du pouvoir en
juin de la même année, a fait de la
réduction de cette criminalité une
priorité. « Il a mis en place un
­programme de routes protégées,
voté de nombreuses lois, maintenu
un contact permanent avec les lea-
ders arabes… », reprend Moran
Maimoni. Quelque 7 milliards
d’euros d’investissement ont été
promis sur cinq ans.
Le nombre de
commissariats
desservant les
quelque quatre-
vingts bourgs
et villes arabes
du pays s’élève
à seize, selon
l’ONG Adalah
Mais quand Nétanyahou re-
vient au pouvoir, en décem-
bre 2022, grâce au soutien de l’ex-
trême droite juive, les priorités
changent. « Le gouvernement ac-
tuel ne semble pas se soucier de la
situation. Itamar Ben Gvir [le mi-
nistre de la sécurité nationale]
veut monter une garde nationale,
au lieu de poursuivre le bon travail
déjà commencé. Les meurtres con-
tinuent et les gens ressentent de la
terreur. Certains n’osent plus en-
voyer leurs enfants à l’école »,
poursuit Moran Maimoni. Le
8 août, Bezalel Smotrich, ministre
des finances et chef du Parti sio-
niste religieux, a annoncé son re-
fus de transférer aux municipali-
tés arabes la tranche de 50 mil-
lions d’euros qui leur est allouée
dans le budget de cette année.
Stratégie du chaos
Même si le ministre a fait ma-
chine arrière trois semaines plus
tard sous la pression du premier
ministre Benyamin Nétanyahou,
les localités arabes restent con-
frontées à un manque structurel
de financement. « Je peux m’occu-
per de 1 500 étudiants sur 7 000,
explique le maire d’Umm Al-
Fahm. Le ministère des périphéries
distribuait 30 % de ses fonds aux
localités arabes. Nétanyahou a ré-
duit la part à 5 %. En 2022, nous avi-
ons reçu 20 millions de shekels
[près de 5 millions d’euros].
En 2023, zéro. Mais ce n’est pas
qu’un problème de financement
public : si les banques israéliennes
accordaient des prêts plus facile-
ment, les gens se détourneraient
du marché noir. »
Pour Jafar Farah, directeur de
Mossawa, une organisation de
défense des Palestiniens d’Israël,
il s’agit d’une stratégie du chaos,
entretenue de longue date par
des groupes d’extrême droite :
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
Aïcha Hujairat
et son deuxième
fils, Omar,
chez eux, à
Bir Al-Maksur,
en Israël,
le 12 août.
LUCIEN LUNG/RIVA-PRESS
POUR « LE MONDE »
« Leur but est de sortir les électeurs
palestiniens du jeu politique. Il
suffit de ne pas combattre le crime
organisé. Ça crée de la frustration,
qui mène à la violence. On l’a vu
avec les émeutes de mai 2021. Le
gouvernement israélien veut créer
une réalité qui lui permette de
traiter Umm Al-Fahm comme Jé-
nine et Gaza, en utilisant l’armée
contre les civils. »
Les édiles des localités palesti-
niennes d’Israël font aussi face
aux pressions des organisations
criminelles, qui essaient de
­pénétrer le milieu politique, pla-
cer des maires qui leur sont favo-
rables, notamment pour capter le
marché des subventions publi-
ques et faciliter le blanchiment
d’argent. Ceux qui résistent sont
menacés, voire pire : le directeur
de la municipalité de Tira, au
nord de Tel-Aviv, a été tué lundi
21 août, quelques heures après
que des élus ont manifesté de-
vant le ­ministère des finances
pour ­obtenir le déblocage de
fonds ­gelés par M. Smotrich. Le
lendemain, c’est un candidat à la
mairie d’un ­village druze qui a été
abattu, ainsi que trois autres
­personnes. Ayman Odeh, le lea-
der du parti arabe israélien Ha-
dash, vient d’être placé sous pro-
tection ­policière à la suite de me-
naces de mort.
« Qui veut être maire dans ces
conditions ? Ce qui se passe
aujourd’hui en Israël est ce qui se
passait en Afrique du Sud à l’épo-
que de l’apartheid. Le régime utili-
sait le crime organisé pour répri-
mer les nationalistes et affaiblir la
résistance », accuse M. Farah. Be-
zalel Smotrich a promis, de son
côté, plus de 160 millions d’euros
dans le prochain budget pour dé-
velopper les colonies juives de
Cisjordanie. p
Samuel Forey
 AT I O N
B R I C
FA HEURES
24 E*
A N T I
GA ANSR
12

& Pergolas

POUR NOS 6 PERGOLAS

BIOCLIMATIQUES
LA CERTIFICATION EC03 DU

Résistance
*Garantie 12 ans auprès des entreprises et selon nos conditions générales de vente

•Vent 185 km/h

•Corrosion
•Pluie 180 mm/h
•Endurance

4 | International
En Ukraine, les familles cherchent leurs disparus
Seize mille personnes, en grande majorité des soldats, n’ont plus donné signe de vie depuis l’invasion russe
Reportage
Tchernivtsi, Kiev - envoyé spécial
L
a dernière fois qu’Olga
Dovhanyuk a parlé avec
son frère, Serhi Nynchuk,
remonte au 25 décem-
bre 2022. Le soldat, père de trois
enfants, avait prévenu sa sœur
qu’il risquait de ne pas être joi-
gnable pendant quelques jours. Il
s’apprêtait à participer à une opé-
ration sur le front d’une des ba-
tailles les plus violentes de l’inva-
sion russe, Bakhmout, où il était
engagé depuis plusieurs mois,
loin de chez lui. Trois jours plus
tard, pétrie d’angoisse, Olga Do-
vhanyuk a contacté les soldats du
groupe auquel appartenait son
frère. « Tous ceux avec qui il com-
battait étaient à l’hôpital, se sou-
vient la jeune femme au regard
bleu voilé, rencontrée à Tcher­-
nivtsi, une ville du sud-ouest de
l’Ukraine, proche de la frontière
roumaine, d’où est parti Serhi. Ils
ont dit qu’ils ne savaient rien de lui,
qu’ils ne savaient pas s’il avait pu
quitter le champ de bataille. »
Depuis la disparition de son
frère, « un merveilleux artisan »
dont elle décrit le caractère
­« blagueur » au présent, Olga
­Dovhanyuk – et sa famille – se rac-
croche à l’espoir qu’il est prison-
nier de guerre, sachant que les
autorités russes ne confirment
pas toujours l’identité des soldats
capturés sur les champs de ba-
taille. « On nous a fait comprendre
que le pire lui était sûrement ar-
rivé, relate cette avocate de 22 ans.
Mais nous n’y croyons pas. Il y a de
nombreuses histoires où des sol-
dats qui avaient disparu sont reve-
nus de prison après un certain
temps. Je continue d’espérer. »
Plus de huit mois ont passé. Le
nom de Serhi Nynchuk a rejoint la
liste des 24 000 Ukrainiens ins-
crits au registre des personnes dis-
parues du ministère de l’intérieur.
Sur ce nombre, depuis le début de
l’invasion, « plus de 8 000 person-
nes ont déjà été retrouvées et rame-
nées chez elles », détaille Oleh
­Kotenko, nommé commissaire
chargé d’enquêter sur les person-
nes portées disparues depuis
avril 2022. « Certains ont été rame-
nés en vie [lors d’échanges de pri-
sonniers], précise-t-il. Malheureu-
sement, beaucoup d’entre eux ont
aussi été retrouvés morts. »
Aujourd’hui, sur les noms figu-
rant sur le registre – 85 % sont des
soldats –, « nous ne savons rien
d’un peu plus de 6 000 person-
nes », disparues sans laisser de tra-
ces sur les champs de bataille,
­détaille, dans son bureau de Kiev,
Oleh Kotenko, dont la mission
principale consiste à identifier les
soldats portés disparus et à re-
trouver les corps laissés sur les
lieux des combats. Quant aux
autres, environ 10 000 personnes,
« nous pensons que certains sont
tenus en captivité par les forces
russes, et que d’autres sont morts »,
explique le fonctionnaire, qui dé-
pend du ministère ukrainien de la
réintégration des territoires tem-
porairement occupés. « Nous sa-
vons, d’après nos enquêtes, où
leurs corps se trouvent. Nous les
rendrons à leurs familles, un jour. »
Lorsque son frère a disparu, Olga
Dovhanyuk a contacté toutes les
autorités : la police nationale, où
elle a déposé son ADN et fourni des
renseignements physiques sur
son frère (cicatrices, tatouages…),
les services ukrainiens de sécurité
(SBU), le bureau d’Oleh Kotenko. Le
Comité international de la Croix-
Rouge (CICR), aussi. Mais le temps
s’écoule, douloureux. La jeune
femme passe ses journées à sur-
veiller la messagerie Telegram et
de nombreuses chaînes prorusses
spécialisées dans la diffusion de vi-
déos prises sur la ligne de front ou
dans des prisons, qui montrent
des prisonniers ukrainiens, des
documents d’identité…
« Je comprends pourquoi ils tour-
nent ces vidéos », lâche faiblement
Oleh
Kotenko,
commissaire
chargé des
personnes
disparues,
à Kiev,
le 26 août.
Photos : Rafael
Yaghobzadeh
pour « Le Monde »
Olga Dovhanyuk, convaincue que
ces publications visent à affaiblir
le moral de son pays. « Mais cela
concerne nos militaires et, parfois,
vous pouvez entendre un nom de
famille. Il est arrivé que je recon-
naisse certains de nos hommes
de Tchernivtsi. Dieu merci, ils sont
déjà sortis de captivité. » Pour cer-
tains soldats prisonniers, apparaî-
tre sur ces images de propagande
constitue parfois la seule possibi-
lité de donner un signe de vie à
leurs familles.
Les chaînes Telegram sont scru-
tées aussi par les enquêteurs
ukrainiens. « Nous avons des gens
qui surveillent constamment ces
canaux », confirme Oleh Kotenko.
Son agence gouvernementale fait
partie des premières à être infor-
mées par des commandants
ukrainiens dès qu’un soldat est
porté disparu. En plus de Tele-
gram, les enquêteurs s’entretien-
nent alors avec les militaires, et ob-
servent des images prises par des
drones, car elles permettent de re-
pérer non seulement les mouve-
ments du côté ennemi, mais aussi
des cadavres ou des prisonniers.
« Il m’a dit qu’il était en vie »
En un peu plus d’un an et demi
d’invasion, un grand nombre d’as-
sociations rassemblant des pro-
ches de soldats ou de civils portés
disparus ont vu le jour. « Nous
avons créé cette organisation pour
identifier et ramener nos proches,
en vie ou morts », explique, à Kiev,
Olena Dobycha, fondatrice de
­Polygon 56 Berdiansk, du nom de
sa ville située dans l’oblast de
­Zaporijia, aujourd’hui occupée
par les forces russes. Elle-même
vit avec cette absence depuis que
son mari, Serhi Dobych, 41 ans, a
été fait prisonnier, le 17 avril 2022,
après avoir défendu l’immense
complexe métallurgique Illitch de
Marioupol. Olena Dobycha,
aujourd’hui réfugiée dans la capi-
tale ukrainienne, a pu s’entretenir
avec lui au téléphone, quelques
mois plus tard. « Il m’a dit qu’il était
en vie », dit-elle, en évoquant ce
premier et dernier appel, avant de
fondre en larmes. « Aujourd’hui, je
ne sais pas où il est. »
Iryna Ganoshenka, présente
dans le petit local de l’organisa-
tion, est restée de longs mois sans
nouvelles de son mari, lui aussi
capturé à Marioupol en avril 2022.
Elle n’a eu la confirmation qu’il
était vivant qu’au début de l’an-
née 2023, grâce à une amie restée
à Berdiansk. Cette dernière lui a lu
une lettre de son mari, envoyée
d’une prison de la région. Pen-
dant quelques mois, les femmes
de Polygon 56 Berdiansk ont
réussi à s’arranger avec des civils
Des tombes de civils non identifiés, victimes de l’occupation russe, à Boutcha, le 5 septembre 2022.
Sans nouvelles
de son frère, Olga
Dovhanyuk
passe sa journée
à surveiller
Telegram et les
chaînes prorusses
qui montrent
des prisonniers
restés en territoires occupés afin
de transférer de l’aide humani-
taire aux détenus de cette prison.
La filière s’est arrêtée un temps,
en juin, avant de reprendre, pour
la première fois, début août. « La
semaine dernière, ils sont parve-
nus à leur donner des médica-
ments, du dentifrice et des brosses
à dents », raconte Olena Dobycha.
Les échanges entre la Fédéra-
tion de Russie et les citoyens
ukrainiens sont un sujet sensible
aux yeux de Kiev. Pour ne pas être
accusée de collaboration, l’orga-
nisation d’Olena Dobycha a im-
médiatement prévenu les auto­-
rités de ces contacts pris avec l’en-
nemi. Mais ils sont risqués. Selon
Nastya Plemiannik, membre de
Polygon 56 Berdiansk, dont le
père est emprisonné, il arrive que
des familles soient contactées par
des « volontaires » russes qui pro-
posent des rencontres avec les
proches incarcérés. Selon la jeune
femme, ces « volontaires », qu’elle
assimile à des « agents du FSB [ser-
vices de sécurité russes ] », organi-
sent des appels entre les familles
et les prisonniers avant de jouer
sur les sentiments et de condi-
tionner ces échanges à la livrai-
son de renseignements sur les
unités militaires auxquelles ap-
partiennent les détenus.
Les autorités incitent les fa-
milles à ne pas publier d’infor­-
mations sur les réseaux sociaux,
potentiellement exploitables par
l’ennemi. Malgré cela, de nom-
breuses pages Facebook sont rem-
plies de demandes d’aide et d’in-
formation, avec photos du dis-
paru, noms, détails sur l’unité mi-
litaire… Certaines familles sont
victimes de tentatives d’escroque-
rie. Mardi 22 août, le SBU a an-
noncé avoir arrêté « un fraudeur »
qui se faisait passer pour un
­détective capable de retrouver la
trace de prisonniers en échange
d’une somme d’argent, jusqu’à
7 000 hryvnias (environ 175 eu­-
ros). Selon le SBU, l’escroc, arrêté
dans le sud de l’Ukraine, aurait
ainsi abusé plus de 500 person-
nes, leur soutirant, au total, 2 mil-
lions de hryvnias (50 000 euros).
Par sécurité, les proches de sol-
dats capturés ne sont jamais mis
au courant en amont des échan-
ges de prisonniers, l’un des rares
canaux de communication main-
tenus entre les deux pays. Depuis
le début de l’invasion, plus de
2 500 Ukrainiens ont ainsi été li-
bérés. Dès qu’un échange est
­annoncé, Olena Dobycha et Iryna
Ganoshenka se précipitent sur les
listes et se rendent, si possible,
dans la zone où les soldats ont été
rapatriés. Les militaires libérés
­représentent une importante
source d’information. C’est ainsi
qu’Olena Dobycha, par exemple, a
appris que son mari était
­incarcéré dans la prison d’Oleni-
vka, dans la région de Donetsk,
grâce à un soldat sorti de cette
même prison.
Tests ADN
D’après ce dernier, le prisonnier
aurait perdu la moitié de son
poids en captivité. « Beaucoup de
ceux qui sont libérés contractent
de nouvelles maladies, et il est im-
possible pour eux de vivre norma-
lement lorsqu’ils sortent de déten-
tion », explique tristement Olena.
« Les gars qui ont été libérés des
prisons russes disent qu’ils n’ont
pas vu le soleil pendant toute la
durée de leur détention, qu’ils
avaient un bout de matelas pour
dormir, et à peine de quoi se nour-
rir », rapporte Nastya Plemiannik.
Les cas d’exécution, de torture, et
les conditions de détention très
rudes documentés par des orga-
nisations internationales ajou-
tent à l’angoisse des familles. Si
l’Ukraine permet au CICR de visi-
ter les prisons dans lesquelles
sont détenus des soldats russes, la
Russie ne le fait pas, ou, du moins,
n’autorise que des accès limités.
Lorsqu’ils quittent les prisons
russes, les anciens captifs sont
aussi interrogés par les autorités
ukrainiennes, qui collectent des
renseignements sur les autres
soldats capturés. Pour le commis-
saire Kotenko, ces entretiens per-
mettent de refaire le déroulé de la
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
« Les proches
de disparus
cultivent l’illusion
que, s’ils n’ont
pas de corps,
alors peut-être
qu’ils sont
vivants »
Olga Chernilevska
mère d’un soldat tué
dernière bataille, avant la capture,
et d’identifier les lieux où sont
morts des combattants.
Si les militaires n’ont pas la pos-
sibilité de ramener les corps à l’ar-
rière, son agence dispose de sept
équipes qui sillonnent les champs
de bataille et les zones récemment
libérées pour les déterrer et les
emmener dans les morgues. Là,
les soldats sont identifiés grâce
aux renseignements physiques
fournis par les familles, ou avec
des tests ADN. Il arrive que des ca-
davres restent anonymes. « Nous
ramenons nos soldats, mais aussi
des Russes », affirme Oleh Ko-
tenko, chargé également, depuis
mai 2022, de négocier les échan-
ges de corps. Le CICR joue le rôle de
médiateur. « A ce jour, le CICR est
parvenu à ramener en Ukraine
1 727 personnes », précise Oleh Ko-
tenko. Côté russe, l’Ukraine aurait
envoyé « à peu près le même nom-
bre, peut-être 100 ou 200 de plus ».
Les retours dépendent de l’évo-
lution du conflit et de sa ligne de
front. Olga Chernilevska, une ha-
bitante de Kiev dont le fils de
30 ans, Ilya, a été porté disparu en
mai 2022, n’a jamais pu recevoir le
corps. Le garçon, poète et écrivain,
avait rejoint volontairement les
forces armées ukrainiennes dès le
début de l’invasion. C’était le
7 mars. Puis, après deux courtes
semaines et quatre jours d’entraî-
nement dans la région de Tcher-
kassy, il avait été envoyé dans le
Donbass, dans l’est de l’Ukraine,
d’abord dans la région de Bakh-
mout, puis près de Pokrovsk, dans
le petit village de Kamianka, situé
au nord de la ville d’Avdiïvka. « Il
essayait de m’appeler tous les
jours, ou au moins de m’envoyer un
SMS », se souvient sa mère, assise
devant un portrait de son fils, à
côté d’un bouquet de tournesols.
La dernière fois qu’elle lui a parlé,
c’était le 6 mai. « Le 7 au matin, il est
mort. » C’était l’anniversaire d’Olga
Chernilevska et, bien que compre-
nant qu’il ne puisse pas appeler,
elle s’était étonnée qu’il n’envoie
pas un SMS pour le lui souhaiter.
Le 9, elle a entamé des recherches
et appelé tous les soldats avec les-
quels il combattait. « Les proches
de disparus cultivent cette illusion
que, s’ils n’ont pas de corps et qu’ils
ne savent pas où ils se trouvent,
alors peut-être qu’ils sont toujours
vivants, explique-t-elle. Mais je sais
que, si Ilya avait été capturé, s’il
avait survécu, il aurait tout fait
pour nous donner au moins quel-
ques nouvelles. J’ai demandé à plu-
sieurs reprises à ceux qui étaient
avec lui s’il y avait la moindre
chance qu’il ait survécu, ils m’ont ré-
pondu que c’était impossible. »
Olga Chernilevska n’a pas pu ré-
cupérer le corps, car le lieu où son
fils est mort est sous contrôle
russe. Elle a attendu six mois, la
durée légale lorsqu’un Ukrainien
est porté disparu, pour faire re-
connaître son décès devant un
­tribunal. « C’était important, car
Ilya était quelqu’un de très juste. Je
comprenais que c’était la bonne
chose à faire : il est parti à la
guerre, il est mort honnêtement au
combat, son statut doit être appro-
prié. » Un jour, espère Olga, les for-
ces ukrainiennes pourront récu-
pérer ce morceau de territoire oc-
cupé, pour qu’enfin elle puisse en-
terrer son fils. p
Thomas d’Istria
0123
­
­Mardi 29­ août 2023 International | 5

A Moscou, l’hommage de la rue à un « vrai patriote »

Autour d’un mémorial improvisé, les sympathisants d’Evgueni Prigojine défilent, tout en gardant profil bas

Moscou - correspondant pour ces hommes qui idolâ-

traient leur chef. « Je ne crois pas à
La rancœur des radicaux n’est
sans doute pas éteinte, pas plus
« On ne connaît tes interrogés, tous se disent cho-
qués ou surpris par sa mort. Mais
Un drone américain
en mer Noire

T
out près de la place
Rouge, au centre du
­mémorial improvisé
devant l’église Saint-
Maxime-le-Bienheureux, les
trois visages forment comme
une sainte trinité. Il y a Evgueni
Prigojine, le chef du groupe
­Wagner, mort le 23 août dans le
crash de son avion ; Dmitri
­Outkine, « Wagner » de son nom
de guerre, admirateur du
IIIe Reich et fondateur de la mi-
lice, mort avec son patron ; et le
compositeur Richard Wagner,
mort en 1883. Pas de doute, on
est dans un entre-soi.
Ici, dans l’hypercentre de Mos-
cou envahi de touristes russes et
de voitures de luxe, les hommes
qui viennent se recueillir se re-
connaissent en un coup d’œil.
Gros bras, mines graves, allures
de combattants. Chacun ajoute
sa propre touche, son propre
hommage : des fleurs par dizai-
nes, ici le portrait d’un frère
­d’armes, là un gilet pare-balles,
un morceau de pain sur un verre
à vodka, des cigarettes, le dra-
peau d’une unité…
Ce dimanche 27 août, ils se suc-
cèdent en un flot régulier – envi-
ron un par minute qui se faufile
sa mort », dit l’un d’eux, ­casquette
et visage bouffi, qui confie venir
quotidiennement depuis trois
jours. Un peu plus tôt dans la jour-
née, le comité d’enquête a pour-
tant fini par confirmer le décès du
patron de Wagner et de ses acoly-
tes, cinq jours après les faits, « à
l’issue d’expertises génétiques ».
Il y a aussi de la méfiance vis-à-
vis de ces journalistes, étrangers
en particulier, présentés en en-
nemis. A Saint-Pétersbourg,
siège de la milice, une journaliste
d’Al-Jazira a été frappée aux
abords d’un mémorial sembla-
ble. Prigojine a beau être un « hé-
ros de la Russie », un titre qui lui a
officiellement été accordé par
Vladimir Poutine pour la prise de
la ville ukrainienne de Bakh-
mout, tous comprennent que
leur chef était en disgrâce depuis
sa mutinerie des 23 et 24 juin.
Des traîtres
Il faut comprendre à demi-mot
ces « Lui, c’était un vrai patriote »,
« Lui, il disait la vérité », répétés
comme autant d’évidences par
des dizaines de bouches. « Lui », à
la différence de tous les autres :
généraux corrompus, ministres
incompétents, membres de
que n’ont disparu les dysfonction-
nements que critiquait Evgueni
Prigojine. Mais chacun comprend
qu’il faut faire profil bas et atten-
dre des jours meilleurs.
A proximité du mémorial, les
commentaires des passants, qui
profitent d’un dernier week-end
estival, illustrent bien la confu-
sion ambiante, la même qui carac-
térise l’opinion russe depuis le dé-
but de la guerre. Andreï P., 37 ans,
reconnaît avoir été « choqué » par
la mort d’Evgueni ­Prigojine, qu’il
admirait pour sa « sincérité » et qui
aurait fait un « bon premier minis-
tre ». « Poutine aussi l’estimait,
mais comme on lui cache des cho-
ses, ils se sont brouillés, résume cet
habitant de la banlieue moscovite.
Si quelqu’un a tué Prigojine, le pré-
sident n’était probablement pas au
courant. Ou alors c’était réellement
un accident… »
Cet entre-deux s’illustre dans le
traitement médiatique du crash.
NOUVEAU, DÈS LE 28 AOÛT
pas tous les
détails de ce
qu’il a fait.
C’est normal qu’il
y ait des conflits
au sommet »,
dit une touriste
venue de Perm
Relégué à la fin des journaux té-
lévisés, son traitement se limite à
des communiqués sibyllins et
prudents. Evgueni Prigojine n’est
plus le « héros » de « l’opération
militaire spéciale » ou le « traî-
tre » qu’ont vilipendé les télévi-
sions tout l’été. Il est, déjà, un
vieux souvenir à mettre au rebut.
Pour l’heure, la rue ne l’a pas
oublié. L’homme était trop à part,
trop présent. Parmi les Moscovi-
on sent que l’épisode ne laissera
pas de traces profondes. « Je le res-
pectais, confie une touriste venue
de Perm, dans l’Oural. Mais on ne
connaît pas tous les détails de ce
qu’il a fait. C’est normal qu’il y ait
des conflits au sommet. » Elle ne se
dit guère choquée que de tels
« conflits » se soldent par le crash
d’un avion civil sur le sol national.
« Ce n’est pas à nous de juger ou de
nous mêler de ça », conclut-elle, ré-
sumant l’attitude des Russes de-
puis la guerre – rester autant que
possible à distance d’événements
sur lesquels ils estiment n’avoir
aucune prise.
Les seuls qui veulent croire que
la mémoire de leur chef survivra
au temps et à la tentative des
autorités de le faire oublier, ce
sont les anciens de Wagner. Sur
le mémorial, une longue bande-
role proclame : « Etre un guerrier,
c’est vivre éternellement ». p
Benoît Vitkine
pris en chasse
La Russie dit avoir repoussé un
drone américain en mer Noire
après avoir fait décoller l’un de
ses avions de chasse. « Lorsque
l’avion de combat russe s’est ap-
proché, le drone de reconnais-
sance étranger a fait demi-tour,
s’écartant de la frontière de la Fé-
dération de Russie », a affirmé le
ministère russe de la défense.
La mer Noire connaît un regain
de tension depuis que Moscou a
rompu, mi-juillet, l’accord proté-
geant les exportations de céréa-
les ukrainiennes par voie
­maritime. Ces derniers mois,
plusieurs incidents ont impliqué
des aéronefs russes et occiden-
taux. Les tensions ont été
­particulièrement vives lorsqu’un
drone américain Reaper s’est
abîmé dans la mer Noire,
en mars, après l’intervention
d’un avion de chasse russe.

entre les badauds, se recueille
quelques instants, puis disparaît
sans un mot, parfois femme et
enfants sur les talons. Certains
portent des tee-shirts ou des
­casquettes à l’effigie du groupe,
mais la discrétion est de mise
(personne pour évoquer avec
LE 6H-9H
l’élite à l’abri dans leurs résiden-
ces de luxe… C’était le credo
d’Evgueni Prigojine, que ses
hommes ou ses sympathisants
reprennent à l’envi.
« Eux ne veulent pas gagner la
guerre, glisse un homme portant
le tee-shirt du groupe. Ils ne sont

AVEC JEAN-BAPTISTE BOURSIER

précision son engagement au pas prêts à faire les efforts néces-
côté du groupe de mercenaires). saires, quand ce ne sont pas pure-
A vrai dire, les mots sont rares. ment et simplement des traîtres. »
La peine est parfois trop vivace Un peu à l’écart, le même accepte
d’évoquer les conditions de la
mort de son héros : « Bien sûr que
l’on comprend que ce ne sont pas
« Lui, il disait les Ukrainiens ou la CIA. Mais que
peut-on dire ? Le message est suf-
la vérité » fisamment clair, sans compter
est répété Strelkov en prison. » Igor Strelkov,
de son vrai nom Igor Guirkine,
comme une ancien chef militaire des sépara-
évidence tistes du Donbass et autre figure
des ultranationalistes, est en dé-
par des dizaines tention provisoire depuis le mois
de bouches de juillet pour « extrémisme ».

L i bye sait un site des forces sépara-

La ministre des affaires
étrangères sanctionnée
pour une rencontre avec
son homologue israélien
Le chef du gouvernement li-
byen a suspendu, dimanche
27 août, sa ministre des affai-
res étrangères, Najla Al-Man-
goush, après que son homo-
logue israélien, Eli Cohen,
a révélé l’avoir rencontrée
quelques jours plus tôt à
Rome. Selon le ministère is-
raélien, la discussion aurait
porté sur une possible coopé-
ration entre les deux pays,
notamment dans les domai-
nes agricole et de la gestion
hydraulique. La diplomatie li-
byenne affirme, inversement,
que la rencontre était fortuite
et qu’elle n’a donné lieu à une
aucune discussion. Le minis-
tère libyen a réitéré son « rejet
complet et absolu de la nor-
malisation » des relations
avec Israël. – (AFP, Haaretz.)
Y ém e n
Dix soldats tués
par les rebelles
houthistes
Dix soldats du gouvernement
du Yémen soutenu par une
coalition militaire dirigée par
l’Arabie saoudite ont été tués,
dimanche 27 août, dans une
attaque des rebelles houthis-
tes après plus d’un an d’accal-
mie relative dans cette guerre
qui a ravagé le pays. Douze
autres soldats ont été blessés
dans cette opération qui vi-
tistes du Sud, alliées aux for-
ces gouvernementales, à la
frontière entre les provinces
de Lahij et Al-Bayda (sud). Le
récent rapprochement entre
l’Arabie saoudite, qui appuie
le gouvernement yéménite,
et l’Iran, proche des rebelles
houthistes, a suscité des es-
poirs d’apaisement. Mais les
négociations de paix restent
dans l’impasse dans ce pays
de la péninsule Arabique
plongé dans l’une des pires
crises humanitaires
au monde. – (AFP.)
Ga b o n
Couvre-feu et coupure
d’Internet après le
scrutin présidentiel
Le gouvernement gabonais a
coupé Internet dans la soirée
du samedi 26 août et instauré
un couvre-feu dans le pays,
en invoquant des ­risques de
violences, peu avant la fin
des opérations de vote dans
la présidentielle opposant le
chef d’Etat ­sortant Ali Bongo
Ondimba à son principal
opposant, ­Albert Ondo Ossa.
Ce dernier venait de dénon-
cer des « fraudes » et d’exiger
d’être proclamé vainqueur
du ­scrutin. M. Ondo Ossa,
très vindicatif, avait égale-
ment demandé, filmé en di-
rect sur les réseaux sociaux, CANAL 26
au président Bongo, au pou-
voir ­depuis quatorze ans, de
« partir », se portant « garant »
de sa sécurité. – (AFP.)

6 | International
La gare de Bruxelles-Midi minée
par l’insécurité et l’insalubrité
La porte d’entrée dans le royaume de Belgique pâtit du partage souvent
inopérant des compétences entre Etat fédéral, régions et municipalités
Bruxelles - correspondant
L
a devise de Jean Spinette
est « la résignation est un
suicide quotidien ». Le
bourgmestre socialiste de
Saint-Gilles, l’une des 19 munici-
palités de la région de Bruxelles,
affirme donc qu’il « ne lâchera
rien » dans son combat pour assu-
rer la sécurité des usagers et des ri-
verains de la gare du Midi, située
sur le territoire de sa commune.
Ce quartier fait de nouveau la
« une » de l’actualité parce que s’y
déroule chaque jour une dizaine
de faits de délinquance, parfois
très graves, qui ont fini par préoc-
cuper les autorités fédérales. Jean
Spinette s’en soucie, lui, depuis le
début des années 2000 et il s’est
longtemps senti bien seul pour
dénoncer l’insalubrité des lieux,
la violence qui y règne, les ravages
du crack, les carences de la police
fédérale, l’absence des services en
charge de la politique d’asile ou le
délabrement de la justice, qui
­relâche le lendemain des délin-
quants appréhendés la veille par
les policiers locaux.
La plus grande gare belge, vais-
seau au cœur du plus important
nœud ferroviaire du royaume, a
été inaugurée en 1869. Elle tient
son nom de la ligne du Midi qui,
dès 1840, relia Bruxelles à la
France. Elle voit défiler quelque
50 000 personnes par jour et est la
porte d’entrée de voyageurs venus
de France, d’Allemagne, du Royau-
me-Uni ou des Pays-Bas à bord des
Thalys, ICE ou Eurostar, sans
compter les trains de nuit arrivant
de Vienne ou d’ailleurs.
Touristes, hommes d’affaires,
fonctionnaires internationaux :
tous n’ont pas appris les règles à
suivre. Eviter de se promener seul,
Le choix du Néerlandais Hoekstra comme
commissaire européen suscite des remous
Le chef de la diplomatie des Pays-Bas pourrait récupérer le portefeuille de l’action climatique
Bruxelles - bureau européen
W opke Hoekstra va pas-
ser son grand oral
avec Ursula von der
Leyen. Mardi 29 août, l’actuel mi-
nistre des affaires étrangères
néerlandais et commissaire dési-
gné par les Pays-Bas pour sup-
pléer le départ de Frans Timmer-
mans, l’ancien vice-président de
l’exécutif communautaire, a ren-
dez-vous avec la présidente de la
Commission pour évoquer son
futur portefeuille.
Il devrait théoriquement héri-
ter de l’action climatique au sein
de la Commission, le portefeuille
que gérait M. Timmermans, mais
pas de sa vice-présidence en
charge du Pacte vert qui a échu au
slovaque Maros Sefcovic. A moins
que Mme von der Leyen ne se dé-
cide à proposer un autre porte-
feuille, l’obligeant à remanier
plus en profondeur son exécutif.
Cette nomination a cependant
provoqué de nombreux remous,
tant aux Pays-Bas qu’au niveau
européen. Si le premier ministre
néerlandais, Mark Rutte, n’a pas
souhaité commenter la décision
de son gouvernement, la dési-
gnation de M. Hoekstra n’a pas
fait que des heureux, notam-
ment au sein du Parti des réfor-
mateurs (D66, gauche libérale), le
plus proeuropéen des partis
néerlandais. Deuxième forma-
La dizaine de faits
de délinquance
quotidiens
ont fini par
préoccuper
les autorités
fédérales
surveiller son portefeuille et son
portable, ne pas céder à la mendi-
cité, etc. « J’arrive le lundi et je m’en-
gouffre dans un taxi, je repars le
jeudi soir et je marche à grand pas
vers le train ; j’avoue, j’ai peur »,
­confie ce cadre d’une grande so-
ciété française.
Récemment, un visiteur igno-
rant la situation sécuritaire désas-
treuse au sein et autour de la gare
s’est engagé dans ce que les habi-
tués désignent comme « le couloir
du mal » : « Il en est ressorti sans
son argent et ses papiers, mais avec
un œil au beurre noir », raconte,
mi-amusé, mi-consterné, Ahmed,
de la compagnie des Taxis verts.
« Cette gare n’est pas celle de ma
commune, mais celle de la capitale
de l’Europe, d’un pays, de trois ré-
gions ! », s’emporte le maire de
Saint-Gilles, déplorant « la cécité
politique de certains et la volonté
d’autres de dénoncer, surtout, la
prétendue défaillance des insti­-
tutions bruxelloises ». La presse et
les politiques néerlandophones
ne sont, il est vrai, jamais les der-
niers à critiquer la gestion régio-
nale à Bruxelles. La question de la
sécurité à Bruxelles-Midi a
d’ailleurs été relancée par le récit
d’une famille venant d’Anvers et
contrainte de passer la nuit aux
abords de la gare.
tion du cabinet démissionnaire
(les élections législatives auront
lieu en novembre) elle espérait
que l’un des siens succéderait à
M. Timmermans.
« Un grand nombre de facteurs
ont joué » dans la nomination du
ministre des affaires étrangères, a
seulement indiqué M. Rutte.
Dont, dit-on à La Haye, la forte in-
sistance de la présidente de la
Commission européenne, dési-
reuse de voir un chrétien-démo-
crate, membre du Parti populaire
européen (PPE) comme elle, gérer
ce portefeuille important. Or, de-
puis quelque mois le groupe PPE
multiplie les blocages au sein du
Parlement européen contre les
textes du Pacte vert, qui vise à
faire de l’Europe un continent
neutre en carbone d’ici à 2050.
Après avoir tenté de saborder la
loi sur la restauration de la nature,
il tente d’affaiblir la future législa-
tion sur l’usage de pesticides, tou-
jours en cours de négociation.
S’il recueille l’approbation du
Parlement et du Conseil,
M. Hoekstra représentera l’Union
à la prochaine conférence des par-
ties (COP28), sur les changements
climatiques, à Dubaï en novem-
bre, et devra, au début de 2024,
dessiner les ambitions climati-
ques européennes pour l’horizon
2040. Une tâche redoutable pour
un responsable qui, en 2021, lors
d’un débat où il affrontait le diri-
C’est, en tout cas, la complexité
belge et la « lasagne institution-
nelle » – à savoir le partage com-
plexe, et souvent inopérant, des
compétences entre Etat fédéral,
régions et municipalités – qui a fa-
vorisé la récente détérioration
d’une situation également dénon-
cée par des comités de riverains.
Ces habitants, commerçants et
hôteliers ont signé fin août une
lettre ouverte évoquant des bagar-
res au couteau ou au sabre dans
les rues, des morts dans le métro,
l’omniprésence de la drogue, les
agressions aux arrêts de bus.
Absence de coordination
Personnes âgées qui n’osent plus
sortir, enfants auxquels les pa-
rents interdisent de jouer sur les
terrains de sport : le constat est
accablant. Dans le quartier voisin
de Cureghem, un membre du co-
mité d’habitants Clemenceau dé-
nonce la prostitution, les jeux
clandestins et les réseaux de trafi-
quants qui transforment en peti-
tes mains les jeunes mineurs non
accompagnés, marocains et algé-
riens, arrivés via l’Espagne.
C’est en fait toute une zone,
longtemps vivante et populaire,
qui a été progressivement trans-
formée en un désastre urbain
après des années d’incurie, d’une
politique immobilière mal con-
trôlée et d’une absence de coor­-
dination entre les niveaux de
pouvoir. Pour divers responsa-
bles, la situation de Bruxelles-
Midi relève d’un problème sécuri-
taire, pour d’autres elle est une
question « sociale et sociétale ».
C’est notamment le point de vue
de la ministre fédérale de l’inté-
rieur, Annelies Verlinden, une
chrétienne-démocrate flamande,
qui semblait justifier ainsi la pré-
geant de la gauche écologiste néer-
landaise, critiquait ses « dogmes »
et ses « partis pris idéologiques ».
Au Parlement européen, les pre-
mières réactions ont été sévères
contre cet ancien de Shell, où il a
commencé sa carrière en 2002,
puis du cabinet de conseil McKin-
sey. Le groupe social-démocrate
(S&D) a réagi vertement. « Wopke
Hoekstra s’est fait connaître du
grand public européen grâce à des
déclarations controversées lors de
la crise du Covid-19 », rappelle le
groupe socialiste dans un commu-
niqué. A cette période, M. Hoeks-
tra était ministre des finances et
son surnom, « M. Non », résumait
assez bien sa philosophie.
« Mesquinerie récurrente »
Il s’était opposé à la création des
eurobonds, des emprunts euro-
péens pour surmonter la crise due
au Covid-19. En 2020, le premier
ministre portugais, Antonio
Costa, avait critiqué la position ju-
gée « répugnante » et la « mesqui-
nerie récurrente » de M. Hoekstra
qui avait suggéré d’enquêter sur le
manque de marge budgétaire de
certains pays européens pour faire
face à la pandémie de Covid-19.
La France a également quelques
souvenirs cuisants de l’action de
M. Hoekstra. En 2019, il avait or-
donné une montée de l’Etat néer-
landais au capital d’Air France-
KLM sans en informer son inter-
sence minimale de policiers fédé-
raux. « Un jour, nous sommes allés
visiter [la gare de] Paris-Nord, j’ai
vu la police, les CRS et des militai-
res déployés en masse. Rentrant à
Bruxelles le soir, je n’ai pas vu un
seul policier », raille Jean Spinette.
La police fédérale, sous la tutelle
de la ministre de l’intérieur, est
compétente pour la sécurité à l’in-
térieur de la gare, où opère aussi
Securail, le service de sécurité de
la SNCB, mais c’est la police locale
qui est en charge de la sécurité à
l’extérieur du bâtiment. Et, affir-
ment les trois maires qui supervi-
sent la zone de police, il leur man-
que actuellement entre 150 et
200 agents sur les 1 000 prévus, ce
dont ne se soucierait pas le pou-
voir fédéral. Un commissariat
existait au sein du complexe fer-
roviaire, mais il est vide depuis le
début des années 2000.
« Il faut le rouvrir », plaidait mi-
août Sophie Dutordoir, la pa-
tronne de la SNCB, dans un appel
à toutes les autorités… même si la
société a enlevé des caméras de
surveillance extérieures pour fa-
ciliter la réalisation de travaux.
Son appel semble avoir été en-
tendu par le premier ministre,
Alexander De Croo : après une
réunion de tous les acteurs con-
cernés, 200 policiers ont mené,
samedi 26 août, une opération
dans la gare. L’Office des étran-
gers, les services de nettoyage, les
pouvoirs locaux étaient aussi
mobilisés. Et on parle de l’instau-
ration d’une « instance unique »
pour gérer la situation. « On n’y
croyait plus. Mais j’espère qu’ils ne
sont pas seulement venus pour les
caméras [de télévision] », soupire
Sylvie, qui gère un magasin dans
la gare et qui « n’en peut plus » . p
Jean-Pierre Stroobants
locuteur français, Bruno Le Maire.
Une attitude cavalière qui avait
grandement irrité Bercy.
De fait, prévient l’eurodéputé
néerlandaise Sophie in’t Veld (Re-
new) sur X (ex-Twitter), « Hoekstra
ne “deviendra” pas automatique-
ment le nouveau commissaire
européen, il a été désigné comme
candidat. Il doit d’abord obtenir
l’accord du Parlement européen,
après une audition difficile ». Le
groupe S&D ne dit d’ailleurs pas
autre chose : « Un commissaire
nommé ne fait pas un commissaire
– et encore moins obtient le soutien
du groupe S&D par défaut. Tout
commissaire désigné doit passer
par des auditions sérieuses et diffi-
ciles au Parlement européen. »
Affirmant être « plutôt un ges-
tionnaire qu’un politicien profes-
sionnel », le dirigeant chrétien-dé-
mocrate a décidé de ne plus bri-
guer la tête de liste de son parti,
l’Appel chrétien-démocrate (CDA)
en vue du prochain scrutin. Il
laisse, en tout cas, cette forma-
tion dans un piteux état, les der-
niers sondages lui promettant un
score en dessous des 4 %. L’héri-
tage chrétien-démocrate est dé-
sormais accaparé par le Mouve-
ment agriculteur-citoyen et le
Nouveau contrat social, un nou-
veau parti créé par un dissident
du CDA, Pieter Omtzigt. p
Philippe Jacqué
et Jean-Pierre Stroobants
Chine : au Xinjiang,
la répression en voie
de « normalisation »
En visite dans la région ouïgoure, Xi Jinping a
appelé à concilier contrôle et développement
Shanghaï - correspondance
D e retour du sommet des
BRICS (Brésil, Russie,
Inde, Chine, Afrique du
Sud) à Johannesburg, le président
chinois Xi Jinping a effectué sa-
medi 26 août une courte halte
dans le Xinjiang. L’occasion de cé-
lébrer la « stabilité sociale dure-
ment gagnée » dans la région auto-
nome ouïgoure et d’appeler à la
« normalisation » de la politique
qui y menée. Dans son discours,
prononcé devant des cadres du
Parti communiste et rapporté par
la télévision d’Etat CCTV, Xi Jinping
a « souligné que la priorité était
avant tout de maintenir la stabilité
sociale » et « d’utiliser cette stabilité
pour garantir le développement ».
Située à l’extrémité nord-ouest
de la Chine, la région du Xinjiang
est le théâtre d’une intense cam-
pagne de répression, marquée par
l’internement de plus de 1 million
de Ouïgours et d’autres membres
de minorités musulmanes dans
des camps de « rééducation ».
Cette visite est la deuxième du
dirigeant chinois depuis le lance-
ment de la campagne « Yanda »
(« frapper fort »), en 2014, après
des attentats attribués à des mili-
tants séparatistes ouïgours. En
juillet 2022, Xi Jinping avait déjà
vanté le retour de « la stabilité et
l’unité » dans la région et avait
pris le temps de saluer des habi-
tants de la région et assisté à des
danses traditionnelles ouïgoures.
Avec cette nouvelle visite, le di-
rigeant chinois appelle les autori-
tés locales à maintenir le cap,
dans ce qui semble être une nou-
velle phase de la reprise en main
de la région, mettant désormais
l’accent sur l’assimilation après la
répression. Il a notamment in-
sisté sur « la nécessité de combiner
le développement de la lutte con-
tre le terrorisme et le séparatisme
avec la normalisation de la stabi-
lité sociale et du respect de la loi »,
d’après la CCTV qui a cité le prési-
dent mais n’a pas diffusé d’extrait
sonore de son discours.
Transformation par l’éducation
« Je pense que Xi veut convaincre le
monde que la politique menée au
Xinjiang a été un succès retentis-
sant. Ses deux visites [2022 et
2023] ont pour but de présenter au
monde un visage confiant, mon-
trant qu’il n’a pas commis d’erreur,
afin de changer le discours inter-
national selon lequel son gouver-
nement a commis des crimes con-
tre l’humanité à l’encontre des
Ouïgours » analyse Maya Wang,
directrice associée pour l’Asie de
l’ONG Human Rights Watch.
La Chine rejette ces accusations
qu’elle a qualifiées de « mensonge
du siècle ». Pékin a toutefois re-
connu l’existence de camps, un
temps appelés centres de « trans-
formation par l’éducation » dans
des documents officiels, avant
d’être renommés officiellement
« centre de formation profession-
nelle ». En 2019, le gouverneur du
Xinjiang, Shohrat Zakir, avait af-
firmé que « tous les étudiants qui
ont participé ont été diplômés ».
L’année suivante, un Livre blanc
intitulé « Emploi et droit du tra-
vail au Xinjiang » indiquait que
« chaque année, de 2014 à 2019, le
Xinjiang a fourni des sessions de
formation à, en moyenne, 1,29 mil-
lion de travailleurs en ville et à la
campagne ». Un rapport du Haut-
Commissariat des Nations unies
La priorité
est désormais
à l’assimilation
des populations
musulmanes
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
« De nombreux
Ouïgours restent
emprisonnés,
détenus
et disparus »
Maya Wang
Human Rights Watch
aux droits de l’homme publié en
août 2022 a estimé que « l’am-
pleur de la détention arbitraire et
discriminatoire d’Ouïgours et de
membres d’autres groupes essen-
tiellement musulmans (…) dans un
contexte de restrictions et de priva-
tion des droits fondamentaux tant
individuels que collectifs peut
constituer des crimes internatio-
naux, en particulier des crimes
contre l’humanité ».
La campagne de répression et
d’internement semble avoir at-
teint son pic entre 2017 et 2019, ce
que confirment les chiffres des
condamnations publiés par la
Haute Cour de justice du Xinjiang.
Depuis, les patrouilles de polices
et les checkpoints sont moins vi-
sibles, ce qui correspond à l’effort
de « normalisation » de la répres-
sion évoqué par Xi Jinping. Dans
cette nouvelle étape, la priorité est
désormais à l’assimilation des po-
pulations musulmanes considé-
rées comme potentiellement sé-
paratistes par Pékin.
Samedi, Xi Jinping a appelé les
responsables locaux à « promou-
voir plus profondément une sinisa-
tion de l’islam et contrôler de façon
efficace les activités religieuses illé-
gales ». Ces dernières années, des
milliers de mosquées, cimetières
et sanctuaires musulmans ont été
détruits, tandis que la pratique de
l’islam est évitée par la plupart des
habitants de peur d’être considé-
rés comme suspects. D’après les
documents internes de commis-
sariats locaux ayant fuité dans les
« Xinjiang Police Files », porter la
barbe, le voile, ou ne pas respecter
la politique de Planning familial a
suffi à entraîner l’internement de
nombreux Ouïgours.
Le nouveau secrétaire de la ré-
gion, Ma Xingrui, nommé fin
2021, met davantage l’accent sur
le développement économique
du Xinjiang, qui a souffert de la
répression. Désormais présenté
comme « sécurisé », le Xinjiang est
devenu une destination touristi-
que prisée, attirant des millions
de touristes chinois. Pour autant,
la « normalisation » ne signifie
pas que les Ouïgours ont retrouvé
une vie normale. « En apparence,
les autorités du Xinjiang ont as-
soupli les mesures de sécurité les
plus visibles, et elles ont également
fermé certains des camps d’éduca-
tion politique qui s’y trouvaient.
Mais pour les Ouïgours, la répres-
sion n’a jamais cessé et ils conti-
nuent de vivre dans une certaine
forme de rupture. Nombreux sont
ceux qui restent emprisonnés, dé-
tenus et disparus, et les familles
continuent d’être déchirées par la
répression », estime Maya Wang.
Si le système de rééducation a re-
culé, le nombre de condamnation
à des peines de prison a lui ex-
plosé : d’après les chiffres de la
Haute Cour de justice du Xinjiang,
540 000 personnes ont été con-
damnées entre 2017 et 2021. En
2017, 87 % de ces peines étaient de
plus de cinq ans d’emprisonne-
ment, a noté Human Rights Watch
dans un rapport en 2022. « Le dis-
cours de Xi au Xinjiang, ainsi que
les discours du secrétaire du parti,
Ma Xingrui, lors du plénum du
parti au Xinjiang, continuent d’ins-
crire l’assimilation forcée des
Ouïgours dans les politiques de la
région », ajoute Mme Wang. p
Simon Leplâtre
 France
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
A Tourcoing, Borne freine l’offensive Darmanin
La cheffe du gouvernement a tempéré, dimanche, les ambitions de son ministre de l’intérieur pour 2027
Tourcoing (Nord) -
envoyée spéciale
L’
échappée belle de
­Gérald Darmanin s’est
terminée dimanche
27 août, en fin d’après-
midi, dans le coquet jardin botani-
que de son fief électoral, devant
quelque 700 personnes. Alors
qu’elle n’avait « pas prévu de passer
ce dernier week-end d’août à Tour-
coing », selon ses mots, la
­première ministre, Elisabeth
Borne, s’est invitée in extremis à
la « rentrée politique » de son mi-
nistre de l’intérieur, à la demande
de l’Elysée. Elle est arrivée en fin
d’après-midi, bien décidée à faire
passer « quelques messages ».
Alors que l’ancien maire de la ville
du Nord devait initialement
­conclure cette journée, elle a eu le
dernier mot, net et tranchant.
L’interpellant directement, la
cheffe du gouvernement a
d’abord rappelé à « Gérald » qu’il
n’est pas le seul membre de l’exé-
cutif à avoir des origines modes-
tes : « Chacun a son histoire, et moi
aussi. Je me souviens que c’est la
République qui m’a aidée [Elisa-
beth Borne a été pupille de la na-
tion], alors que j’étais cette jeune
fille d’immigré, dont la mère de-
vait élever seule ses deux enfants. »
Elle l’a aussi assuré qu’elle rejoint
sa préoccupation pour les « classes
populaires », thème principal de la
journée : « Mon combat, c’est que
chaque Français, chaque Française,
d’où qu’il vienne, quelle que soit son
origine sociale, puisse se dire qu’en
France, grâce à la République et à
son travail, tout est possible. »
Si elle partage le diagnostic et la
volonté de l’ancien sarkozyste de
« prendre au sérieux ce que ressen-
tent les employés, les ouvriers, et
beaucoup de salariés, d’artisans,
de commerçants, d’agriculteurs et
de fonctionnaires », la locataire de
Matignon, reconduite fin juillet à
son poste, affirme que seule
­l’action collective permettra de
répondre à leurs attentes.
« 2027, c’est bien loin »
L’ex-cadre Les Républicains (LR)
avait expliqué, avant l’arrivée de
la première ministre, ne pas
­vouloir laisser Marine Le Pen ­« al-
ler irrémédiablement au ­pouvoir ».
Mais, pour Elisabeth Borne, « il n’y
a aucune fatalité » à ce que l’ex-
trême droite conquiert le pou-
voir. Et de signifier au locataire de
la Place Beauvau, dont le cavalier
seul a provoqué de nombreuses
crispations à l’Elysée et à Mati-
gnon ces derniers jours, qu’il est
« comptable » du bilan d’Emma-
Pour sa rentrée politique, Ciotti pose ses conditions à Macron
Dans les Alpes-Maritimes, Les Républicains ont affiché leur indépendance par rapport à la majorité présidentielle, tout en espérant peser
Le Cannet (Alpes-Maritimes) -
envoyé spécial
L es Lacs du Connemara est
surtout une chanson asso-
ciée aux fins de soirée et aux
pistes de danse. Eric Ciotti a effec-
tué son entrée, dimanche 27 août,
dans une salle du Cannet (Alpes-
Maritimes) sur le tube de Michel
Sardou. Un clin d’œil appuyé à la
polémique de l’été, provoquée par
les propos de la chanteuse Juliette
Armanet, qui s’est dite « dégoûtée »
par ce morceau « de droite ». Le pré-
sident du parti Les Républicains
(LR), lui, a tenu un discours très
marqué à droite, devant 2 000 mi-
litants, privés du déjeuner cham-
pêtre de Levens, dans l’arrière-
pays niçois, en raison d’un orage.
« Nous voyons le déclin, le désor-
dre. Cela nous rappelle la fin de la
IVe République », a attaqué le pa-
Elisabeth
Borne
et Gérald
Darmanin,
lors du
discours du
président
de la région
Provence-
Alpes-
Côte d’Azur
Renaud
Muselier,
à Tourcoing
(Nord),
le 27 août.
Michaël Zumstein/
Agence VU
pour « Le Monde »
nuel Macron, étant membre du
gouvernement depuis 2017.
Elle lui rappelle encore qu’il dis-
pose de « moyens sans précédent »
à la tête de son ministère. Mais que
« malgré ça, dans trop de quartiers,
les difficultés d’intégration subsis-
tent, la délinquance et les trafics
persistent, et les drames continuent
à survenir, comme à Nîmes ces
­derniers jours [un enfant de 10 ans
et un adolescent de 18 ans ont été
tués par balle, un troisième blessé
grièvement] ». Peu avant, la pre-
mière ministre venait de faire ap-
plaudir Bruno Le Maire, ministre
de l’économie, absent dimanche.
Celle qui avait souligné mercredi
que « 2027, c’est bien loin » a déve-
loppé, devant l’assistance : « Le
temps devant nous doit être entiè-
rement consacré à l’action et à un
travail de fond intense pour
­produire des résultats. C’est comme
cela que nous combattrons les po-
pulistes et les extrêmes, en leur lais-
sant leurs recettes démagogiques. »
Mais c’est surtout une leçon
d’unité qu’Elisabeth Borne est
tron de LR à l’endroit d’Emmanuel
Macron. Au début de la semaine,
les deux hommes se sont pour-
tant entretenus une heure au télé-
phone et vont se retrouver, mer-
credi, dans le cadre de la « grande
initiative » lancée par président de
la République, qui réunit les diri-
geants des principaux partis.
A droite, on ironise sur ce rendez-
vous. « On a déjà eu le Conseil na-
tional de la refondation, le “grand
débat”, les fameux “cent jours”,
énumère Othman Nasrou, porte-
parole de LR. Et il en est sorti quoi ? »
Le sénateur de la Vendée Bruno
­Retailleau prévoit, lui, « un flop ».
« On sent le président un peu perdu,
prolonge l’eurodéputé François-
Xavier Bellamy. Une initiative de
grande ampleur, ce n’est pas convo-
quer des gens autour d’une table. »
En invité poli, M. Ciotti ne vien-
dra pas les mains vides : déterminé
Gérald Darmanin
a précisé
que « l’idée n’est
évidemment
pas de créer
un parti, ni
un mouvement »
­ enue donner à Gérald Darma-
v « Monsieur le premier ministre »
nin, alors que son offensive esti-
vale menace fortement de fractu-
rer la majorité. « Notre unité est
notre force, nous devons la proté-
ger à tout prix, c’est la condition
pour continuer à agir et ne pas
­paver nous-mêmes le chemin des
extrêmes, signale-t-elle. Cette
unité, derrière le président de la
­République et son projet, j’y tiens,
j’y veille et j’en suis la garante. »
Très critique ces derniers jours à
l’égard de la majorité à laquelle il
appartient, notamment jeudi
24 août dans une interview à La
à influencer la politique de l’exécu-
tif, il demandera à Emmanuel
­Macron un référendum sur la pro-
position de loi constitutionnelle
sur l’immigration, déposée par LR
au printemps, après que le chef de
l’Etat a déclaré, dans Le Point, que
cette réunion pourrait déboucher
sur des « projets de référendums ».
Plus tôt dans la matinée, les cadres
LR ont rappelé que cette condition
constituait un préalable aux négo-
ciations avec l’exécutif sur le projet
de loi sur l’immigration porté par
Gérald Darmanin, à l’automne.
« Plafonds migratoires »
La menace d’une censure du
­gouvernement, un temps agitée
par les responsables LR, n’est plus
abordée publiquement. Mais
hors de question d’évoquer une
coalition ou un élargissement de
la majorité avec la Macronie. « La
Voix du Nord qui a profondément
irrité le chef de l’Etat, Gérald Dar-
manin a dû en rabattre, diman-
che, en présence de la première
ministre. Ainsi a-t-il précisé avant
son arrivée que « l’idée n’est évi-
demment pas de créer un parti, ni
un mouvement », contrairement à
ce qu’a fait Emmanuel Macron,
ministre de François Hollande, en
avril 2016. Il assure « ne pas penser
à une quelconque élection ».
Dans un discours nettement plus
policé qu’annoncé, il affirme que
« la solution, face aux extrêmes,
n’est pas dans une réponse techni-
que, mais d’abord dans un compor-
tement de la femme ou de l’homme
politique, dans une certaine dispo-
sition d’écoute », citant de Gaulle,
Malraux, Jaurès et l’ex-président
du RPR (1997-1999) Philippe Sé-
guin. Auparavant, l’ancien LR Re-
naud Muselier, président de la ré-
gion Provence-Alpes-Côte d’Azur,
avait provoqué la gêne dans l’assis-
tance en donnant, dans un lapsus,
stratégie est de tenir une ligne
d’autonomie et non pas être dans
une opposition systématique,
­résume M. Retailleau. Continuer à
faire des propositions, comme
nous avons commencé à le faire
avec l’immigration. » Eric Ciotti a
cité le vote de « plafonds migratoi-
res » au Parlement, les procédures
d’asile traitées hors des frontiè-
res, la suppression de l’aide médi-
cale d’Etat ou la sortie unilatérale
des accords d’Evian sur l’Algérie.
Nombre d’élus LR avaient un œil
et une oreille attentive à Tour-
coing (Nord), où Gérald Darmanin
effectuait une rentrée très politi-
que. A entendre Bruno Retailleau,
le ministre de l’intérieur « ouvre
déjà la course de la succession à
Emmanuel Macron et cela ajoute
de la division à la division dans la
majorité ». Si Eric Ciotti a dénoncé
« une forme d’indécence », le Niçois
du « Monsieur le premier ministre »
à Gérald Darmanin, qui a échoué à
conquérir ce poste en juillet.
En réunissant une dizaine de
ministres, dont Olivier Dussopt
(travail), Agnès Pannier-Runacher
(transition énergétique) ou Sébas-
tien Lecornu (armées), une cen-
taine de parlementaires Renais-
sance, MoDem, Libertés, indépen-
dants, outre-mer et territoires
(LIOT) et LR, et près de 200 maires,
Gérald Darmanin a pris date.
­L’arrivée d’Elisabeth Borne a
­toutefois fait fuir certains élus de
droite, comme le sénateur LR des
Bouches-du-Rhône Stéphane Le
Rudulier ou les élus LIOT. Le
­député LR de l’Aisne Julien Dive,
qui avait accepté l’invitation, s’est
ravisé après avoir appris la venue
de la première ministre.
Le député Renaissance de
­l’Hérault Patrick Vignal, ancien
socialiste, était, en revanche,
­présent. « Vous m’auriez dit
en 2013 qu’en 2023, je serais chez
Darmanin, je vous aurais dit d’ar-
rêter l’alcool. Mais cette Macronie
observe en privé, avec malice, une
Macronie plombée par les prémi-
ces d’une guerre de succession.
Derrière lui, un Laurent Wau-
quiez bronzé et en bras de chemise
acquiesce à son discours (« immi-
gration incontrôlée », « lèpre du
communautarisme », suppression
de « tous les droits pour les clandes-
tins »). Et quand Eric Ciotti promet
une victoire de la droite en 2027, il
rappelle que LR décidera « du
mode de désignation » de son
­candidat « dans les mois à venir » et
cite le patron de la région Auver-
gne-Rhône-Alpes. « L’espérance,
cher Laurent, tu l’incarnes par ton
talent, ta vision et ton courage »,
l’encourage-t-il. Des mots qui tran-
chent avec ceux de Nicolas
Sarkozy, lequel doute, dans un
­entretien au Parisien, de la ténacité
de son ancien ministre, l’accusant
à demi-mot d’être « petit bras ».
|7
manque de chair, étrille-t-il. Les
­tableaux Excel, on en a ras le bol ! »
L’offensive de Gérald Darmanin,
sous-estimée dans un premier
temps au sommet de l’Etat, sur
une thématique « un peu abra-
sive », selon un conseiller du prési-
dent de la République, est perçue
comme lourde de menaces pour
la majorité et pour la suite du
quinquennat Macron. Dans le
contexte difficile et « inédit » de
cette rentrée politique, sa
­démonstration de force a résonné
comme une déclaration de guerre
en vue de la présidentielle de 2027.
Sous la glycine du jardin botani-
que, trois conseillers du chef de
l’Etat, Bruno Roger-Petit ­ (mé-
moire), Jean-Marie Caillaud (terri-
toires) et Charlotte Dewitte (Parle-
ment), étaient venus, selon l’un
d’eux, « écouter dire du bien du
président Macron »… Un prési-
dent qui, depuis sa maison de
­villégiature du Touquet (Pas-de-
Calais), suivait de très près le
­déroulement de la journée. p
Nathalie Segaunes
Chez LR, on a fini par prendre
l’habitude des parasitages de
­l’ancien chef de l’Etat, qui milite
pour un accord avec Emmanuel
Macron, mais demande à rassem-
bler jusqu’aux « amis de M. Zem-
mour ». Sa sortie controversée
dans Le Figaro, le 16 août, où il a
plaidé pour une Ukraine « neu-
tre » et un référendum pour « en-
tériner » l’annexion de la Crimée,
aurait « été tout juste évoquée » au
conseil stratégique. Seul Eric
Ciotti ménage un peu l’ex-idole
des militants, évoquant un « sou-
tien du président Sarkozy à notre
famille politique ». Une famille
qui, après les turbulences de la
­réforme des retraites, a cherché à
afficher son unité, avant de se sus-
tenter avec le pan bagnat. Une ré-
ponse niçoise à la saucisse-frites
nordiste de Gérald Darmanin. p
Alexandre Pedro

8 | France
L’initiative Royal-Mélenchon électrise la gauche
L’offre de l’ancienne socialiste de mener une liste unitaire aux élections européennes sème le trouble
Blois, Le Havre (Seine-Maritime),
Valence - envoyées spéciales
T
rois jours durant, de
Blois à Châteauneuf-sur-
Isère (Drôme), en pas-
sant par Le Havre (Seine-
Maritime) ou Strasbourg, où so-
cialistes, « insoumis », écologistes
et communistes tenaient leurs
universités d’été respectives, il n’a
été question que… de Ségolène
Royal. L’ancienne ministre de
François Hollande a lancé une pe-
tite bombe, vendredi 25 août, aux
Amfis de La France insoumise (LFI)
où elle était invitée, en se décla-
rant « disponible » pour ­conduire
« une liste d’union » aux élections
européennes de 2024.
La sortie tonitruante de la fu-
ture chroniqueuse de Cyril Ha-
nouna a redonné du baume au
cœur aux partisans de l’union.
Qu’importe que peu d’entre eux
croient à sa candidature, qu’ils ju-
gent entachée par ses déclara-
tions passées mettant en doute
les crimes de guerre commis par
la Russie en Ukraine. Jean-Luc
Mélenchon, qui milite depuis des
mois pour une candidature es-
tampillée Nouvelle Union popu-
laire écologique et sociale (Nu-
pes), a ainsi salué l’« audace » et le
« courage » de Mme Royal. « Elle
sait très bien qu’elle n’aura pas que
des compliments, mais moi je
veux approuver son initiative, sa
contribution à la bataille pour
l’union », s’est félicité le fondateur
de LFI, samedi sur TF1.
« Rester zen »
Depuis qu’écologistes et commu-
nistes avaient décidé de mener
chacun leur liste autonome, le jeu
paraissait verrouillé, et les quatre
partis de gauche condamnés à
partir chacun sous leurs couleurs.
Tout au long du week-end, les « in-
soumis » ont jubilé de leur mise
en scène de la pression unitaire.
« Ségolène Royal fait bouger les
plaques tectoniques, elle crée une
sorte d’électricité », s’est félicitée la
députée LFI de Seine-Saint-Denis
Raquel Garrido. « Les choses sem-
blaient figées. Mais ça peut faire
réfléchir », témoigne Alexis Cor-
bière, également député LFI de
Seine-Saint-Denis.
A Châteauneuf-sur-Isère, la fu-
ture tête de liste écologiste, Marie
Toussaint, a d’emblée subi l’ac-
cueil électrique des militants « in-
soumis », qui l’ont reçue sous les
huées et les slogans : « Tous en-
semble, tous ensemble, unité ! » ou
encore « La désunion, c’est dégueu-
lasse ». L’écologiste avait choisi un
entre-deux délicat : défendre la
François Ruffin appelle les « insoumis » à gagner en « centralité »
Aux Amfis de LFI, le député de la Somme a mis en garde contre « le risque de culture minoritaire ». Jean-Luc Mélenchon l’écoutait
Valence - envoyée spéciale
C’ est un moment parmi
d’autres, aux Amfis de
La France insoumise
(LFI), près de Valence. Ali Rabeh,
maire de Trappes (Yvelines), sou-
tien de Jean-Luc Mélenchon pen-
dant la campagne présidentielle
de 2022, observe, samedi 26 août :
« On doit soigner la forme, on a été
capables de passer du col mao au
costume-cravate, du maillot de
foot à la chemise… » A côté de lui,
le député de la Somme François
Ruffin et la députée de Moselle
Charlotte Leduc, sur scène. Au
deuxième rang dans le public,
Jean-Luc Mélenchon – et son col
mao – écoute.
Pendant une heure et demie,
dans un débat qui n’en est pas un
– les trois élus sont d’accord sur
tout ou presque –, François Ruffin
expose sa conviction stratégique :
face au Rassemblement national
Aux universités
d’été d’EELV,
du PS et de LFI,
la sortie de Royal
a redonné du
baume au cœur
aux partisans
de l’union
pertinence d’une liste autonome
d’Europe Ecologie-Les Verts
(EELV), tout en concédant avoir été
l’une des moins opposées au sein
de son parti à une liste d’union de
la gauche. Lors du débat auquel
elle était conviée, elle n’a évoqué
qu’un désaccord de fond, la dé-
fense européenne, avant de se
prononcer pour une « révolution
de velours » en Europe.
« Ajouter du tumulte au tumulte
ne nous fera pas entendre », a-t-
elle sermonné devant les « insou-
mis », en les invitant « à entendre
la douceur comme une force politi-
que » et à « rester zen ». Une in-
jonction qui a mis le public hors
de lui. A ses côtés, l’émissaire so-
cialiste, Laurent Baumel, s’est en-
gouffré dans la brèche unitaire,
jugeant qu’il n’y avait pas « d’obs-
tacle insurmontable » à une liste
unique. « Les différences que nous
pouvons avoir sur l’Europe sont de
même nature que celles que nous
pouvons avoir sur le plan fran-
çais », a-t-il argué.
Même au Havre, où la cheffe de
file d’EELV, Marine Tondelier, a eu
beau rappeler que le parti avait
voté à 86 % en juillet pour une
liste autonome, l’image d’unani-
mité affichée jusque-là a com-
mencé à se fissurer chez les mili-
tants. L’embarras s’est fait sentir
dès vendredi, quand une partie de
la salle a chaudement applaudi les
interventions de partenaires ve-
nus rappeler la nécessité de s’unir
dès 2024. A l’image de celle de la
députée LFI de Seine-Saint-Denis
Clémentine Autain, qui a regretté
le choix d’EELV de partir en solo
aux européennes, ou du secré-
taire général du Parti socialiste
(PS), Pierre Jouvet, qui a affirmé ne
pas être opposé à une liste unique.
Samedi, c’est l’ancien candidat
socialiste à la présidentielle de
2017, Benoît Hamon, qui a mis
son grain de sel, à la fin d’un dé-
bat sur la « transition démocrati-
que ». « Je ne comprends pas que
vous n’acceptiez pas que Marie
Toussaint soit la tête de liste de
toute la gauche ! L’écologie politi-
que qui montre la voie, merde, ça
(RN), « il y a un problème ». « Un
problème de ton, un problème de
style », un problème de « guerre
permanente sur Twitter » des lea-
ders de la Nouvelle Union popu-
laire écologique et sociale.
Ce n’est pas nouveau, le député
de la Somme estime que pour
« aimanter » les électeurs qui se
détournent du bloc libéral, il faut
« rassurer, rassembler ». « On veut
prendre la barre du paquebot
France, on leur dit que la cale est
trouée, qu’on est en pleine tem-
pête, qu’il va y avoir un équipage
pas très expérimenté, et on est en
train de s’engueuler sur le navire.
Pour donner confiance… », mesu-
re-t-il. Le fondateur du journal
Fakir raconte son cheminement
vers une plus grande « centra-
lité », interroge ce mot de « radi-
calité » que revendiquent cer-
tains « insoumis ». « Quand on
me dit radicalité, je nous de-
mande : Est-ce qu’il s’agit d’être
Ségolène Royal, ancienne ministre socialiste, à l’université d’été du PS, à Blois, le 26 août. Guillaume Herbaut pour « le monde »
vaut le coup ! », a lancé le fonda-
teur du mouvement Généra-
tion.s, salué par une partie des
militants écologistes. Son débat-
teur, l’eurodéputé EELV David
Cormand, plutôt distant à l’égard
de la Nupes, a préféré ne pas lui
répondre.
«Logiques d’appareil »
Peu après, Benoît Hamon a eu un
échange musclé avec Marine
Tondelier. Agacée tout le week-
end par les questions des journa-
listes sur la sortie de Ségolène
Royal, la secrétaire nationale
d’EELV lui a reproché d’avoir re-
mué le couteau dans la plaie. De
quoi laisser un goût amer à l’an-
cien frondeur du quinquennat de
François Hollande, qui rappelle
au Monde être « venu ici en ami »
et se désole que « chacun soit fo-
calisé sur son petit potager, dans
des logiques d’appareil » : « Ils ne
voient pas l’enjeu global et l’ur-
gence face à l’extrême droite. »
Face aux coups de pression de
LFI, la majorité des cadres EELV a
tenté de tenir le cap. « Le plus sim-
ple, c’est de s’en foutre », a résumé
le député de Paris Julien Bayou. « Il
faut faire comme pendant la cam-
pagne des européennes de 2019, ne
applaudi dans une AG de socio à
Nanterre ou de convaincre en Mo-
selle, en Picardie, partout dans le
pays ? Qu’est-ce qu’on vise ? », lan-
ce-t-il. Avant d’ajouter : « Pour-
quoi demeurer dans un risque de
culture minoritaire ? »
Avis divergents
Jean-Luc Mélenchon ne répondra
pas, ce n’est pas prévu. L’heure
des questions arrive, une mili-
tante estime que ce dernier « peut
faire un peu peur ». « Est-ce qu’on a
une chance que, Ruffin, vous vous
présentiez un jour comme candi-
dat à la présidentielle ? » La ques-
tion restera sans réponse. Le dé-
bat est fini, Jean-Luc Mélenchon
monte sur scène et discute avec le
député picard. Suffisamment
longtemps pour que des photos
immortalisent les deux hommes
côte à côte. Les dernières images
dataient, Ruffin n’étant pas
monté sur la scène des meetings
pas répondre à la provocation », a
corroboré sa collègue du Bas-Rhin
Sandra Regol. A l’époque, Ségo-
lène Royal avait déjà envisagé de
se présenter en candidate
d’union, pour une deuxième
place sur la liste conduite par Yan-
nick Jadot (EELV). En vain. Voix
discordante chez les Verts, la dé-
putée de Paris Sandrine Rousseau
a déploré, devant les « insoumis »
à Valence, la décision d’EELV de
partir en solitaire prise « contre
son gré ». « Il y a une revanche des
partis. La Nupes a laissé des deuils
de cadres et de militants qui vou-
laient que les choses se passent dif-
féremment », a-t-elle analysé.
A Strasbourg, Fabien Roussel
est, lui, resté droit dans ses bottes.
« Notre parti a une voix originale à
porter lors de ces élections », a
martelé le secrétaire national du
Parti communiste (PCF), appelant
« les communistes à entrer dès à
présent en campagne ».
Samedi à Blois, Ségolène Royal a
choyé les Jeunes Socialistes, qui
l’avaient conviée à débattre, et
leur « dynamique d’union sans
ambiguïté ». Peu importe que leur
présidente, Emma Rafowicz, qui
avait plaidé en juin pour une liste
unique en 2024, se montre désor-
Ruffin estime que
pour « aimanter »
les électeurs qui
se détournent
du bloc libéral,
il faut « rassurer,
rassembler »
lors de la campagne présiden-
tielle de Jean-Luc Mélenchon.
Le rapport ambigu entre les
deux hommes se met en scène à
l’intérieur du théâtre « insou-
mis », devant la presse et les mili-
tants. Longtemps, ça n’a pas été le
cas. Si les intéressés se parlent, ils
évitaient dernièrement de le
faire en public. Désormais,
l’émergence de l’un, la « mise en
retrait » de l’autre, plus ou moins
feintes ou assumées, se déploient
Au PCF, Fabien
Roussel est, lui,
resté droit dans
ses bottes :
« Notre parti a
une voix originale
à porter »
mais plus prudente. La tru-
blionne de la gauche n’a en revan-
che pas pris la peine d’aller saluer
Olivier Faure, présent à quelques
encablures de là. Le patron du PS
surfe sur une ligne de crête, entre
les « insoumis » et la moitié du
parti farouchement opposée à
Jean-Luc Mélenchon.
Dans son discours aux militants
samedi, le premier secrétaire a
certes rejeté sur les communistes
et les écologistes la responsabilité
de la division. Mais il a aussi pris
soin de laisser la porte entrou-
verte, décrétant que, « en toute lo-
gique, si nos partenaires devaient
évoluer, nous prendrions part aux
discussions ». Du petit-lait pour
Jean-Luc Mélenchon, qui en a tiré
une interprétation toute person-
aux yeux de tous. Pas vraiment
un passage de relais, mais au
moins une normalisation. Avant
l’été, déjà, les deux hommes
avaient débattu lors d’un sémi-
naire ouvert notamment aux dé-
putés et assistants parlementai-
res, consacrés à la question des
classes populaires. Sur ce sujet
comme sur l’attitude à adopter
pour lutter contre le RN, leurs
avis divergent.
A la sortie, samedi, Jean-Luc Mé-
lenchon ne disait mot de ces dif-
férences. Il assurait être fier de
voir un « collectif » émerger : « La
plus grande satisfaction person-
nelle, ce n’est pas de dire “je” . Au
bout de trois campagnes présiden-
tielles, franchement… » L’ancien
candidat ne cesse de déplorer
qu’on ne « le laisse pas descendre
du train », fait mine de se fâcher
de ne pouvoir organiser une
« conférence » sans qu’elle ne se
transforme en meeting.
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
nelle. « Donc Olivier Faure est d’ac-
cord pour une liste unie aux euro-
péennes. PS, Génération.s, LFI,
Parti de gauche pour l’union, res-
tent EELV et PCF contre. Ça
avance », a conclu le leader « in-
soumis » sur X (ex-Twitter), sans
craindre les raccourcis.
Partisan de l’union, le député
PS de l’Eure Philippe Brun a à son
tour loué une « prise de parole im-
pactante » de Ségolène Royal,
cette « influenceuse » de la politi-
que. En juillet, lors d’un dîner, cel-
le-ci lui avait confié son envie de
se lancer et lui avait livré son plan
d’attaque : elle ferait son coming
out aux universités d’été, avec
l’appui de Jean-Luc Mélenchon.
Dimanche matin, le coordina-
teur de LFI, Manuel Bompard, sa-
vourait le bilan de cette opéra-
tion finement orchestrée. « L’en-
gagement pour l’union n’est pas
notre seule affaire. D’autres défen-
dent désormais cette perspective.
La cause de l’union a avancé », a-
t-il estimé. A moins d’un an du
scrutin, le psychodrame de la
gauche aux européennes est loin
d’être terminé. p
Julie Carriat,
Sandrine Cassini
et Marie Pouzadoux
Après avoir débattu avec la mi-
nistre du travail espagnole, Yo-
landa Diaz, espoir de la gauche
dans son pays, il devait laisser
cette année Mathilde Panot, prési-
dente du groupe LFI à l’Assemblée
nationale, et Manuel Bompard,
député des Bouches-du-Rhône et
coordinateur de LFI, intervenir
dans le meeting de conclusion de
l’université d’été. Et surjoue son
désintérêt pour les affaires cou-
rantes : « Moi, je suis en retrait,
pourquoi vous n’engueulez pas Pa-
not, ça me ferait de l’air pour une
fois, c’est elle qui préside, s’ils s’en-
gueulent ce n’est pas ma faute ! »
Ami de longue date de Jean-Luc
Mélenchon, René Revol, maire de
Grabels (Hérault), explicite :
« Aujourd’hui ce sont eux qui sont
responsables, ça ne veut pas dire
qu’il a disparu. Il est toujours au
centre, ça ne signifie pas qu’il est
absent ou qu’il a pris sa retraite. » p
J. Ca.
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
A Mayotte, l’eau
du robinet sera
coupée deux
jours sur trois
En raison d’une interminable
sécheresse, le préfet a pris
de nouvelles mesures d’urgence
Saint-Denis (La Réunion) -
correspondant
C’
est la pire sécheresse
depuis soixante ans,
à l’exception de celle
de 1997. Le manque
d’eau, à Mayotte, est de plus en
plus critique. Les premières me-
sures de restriction prises en mai
et en juillet, avec des coupures de
la distribution et des « tours
d’eau » entre communes, n’ont
pas suffi. Si la consommation au
robinet a diminué de 25 %, le ni-
veau des réserves des deux rete-
nues collinaires de l’île, principale
source d’alimentation du réseau,
continue de baisser.
« Sans de nouvelles mesures, ces
deux réservoirs risquent d’être vi-
dangés fin septembre. La distribu-
tion d’eau deviendra imprévisible
et difficile », prévient Gilles Cantal,
le « préfet de l’eau », nommé en
juin spécifiquement sur cette pro-
blématique. Avec les captages,
près de 30 000 mètres cubes
d’eau sont produits quotidienne-
ment, alors que les besoins de la
population – 300 000 habitants,
selon l’Insee, mais plutôt
500 000, selon plusieurs élus lo-
caux en raison de l’immigration
illégale venue des Comores – sont
estimés à 42 000 mètres cubes.
Pour tenir jusqu’à la prochaine
saison des pluies, qui débute
­normalement en novembre, de
nouvelles mesures d’urgence en-
treront en vigueur le 4 septem-
bre. « Nous demandons aux Ma-
horais de faire des efforts supplé-
mentaires », a annoncé, jeudi
24 août, le préfet de Mayotte,
Thierry Suquet.
Derrière le «convoi de l’eau», le soutien aux Soulèvements de la Terre
Plusieurs centaines d’opposants aux mégabassines, partis de Sainte-Soline (Deux-Sèvres) une semaine plus tôt, sont arrivés samedi à Paris
Reportage
D e bon cœur, devant les
grilles de l’agence de
l’eau à Orléans, vendredi
25 août en fin d’après-midi, une
petite foule de 600 personnes a
crié : « Nous sommes tous des éco-
terroristes ! » Un clin d’œil aux dé-
clarations du ministre de l’inté-
rieur, Gérald Darmanin, et à sa dé-
cision de dissoudre les Soulève-
ments de la Terre, une galaxie
hétéroclite d’associations et de
militants impliqués notamment
dans la lutte contre la construc-
tion de mégabassines à Sainte-So-
line et dans les Deux-Sèvres.
La manifestation était attendue
après la dissolution des Soulève-
ments de la Terre – suspendue en
août par le Conseil d’Etat – déci-
dée par le gouvernement après
les affrontements, très violents,
avec les forces de l’ordre, en mars,
autour de la mégabassine de Sain-
te-Soline (Deux-Sèvres), une rete-
nue artificielle d’eau défendue
par certains représentants agrico-
les mais critiquée par des associa-
tions. Les organisateurs, dont la
Confédération paysanne et le col-
lectif Bassines non merci, avaient
appelé les volontaires pour un pé-
riple en tracteur ou à vélo, appelé
« convoi de l’eau », pendant une
Sur l’ensemble des dix-sept
communes, les coupures vont
être étendues et durer quarante-
huit heures. Elles seront espacées
par vingt-quatre heures pendant
lesquelles l’eau sera disponible. A
l’exception du chef-lieu du dépar-
tement, Mamoudzou, des zones
industrielles voisines et de l’île de
Petite-Terre, siège du pouvoir ad-
ministratif, qui seront affectées
par cinq coupures nocturnes en
semaine, de 16 heures à 8 heures,
ainsi qu’une coupure de trente-
six heures le week-end. « L’objectif
est de maintenir soixante heures
de distribution d’eau par se-
maine », précise Gilles Cantal.
Constituer des stocks
« Cela devient invivable, réagit
Saandati Abdou, présidente de
l’association Femmes leaders de la
vie publique à Mayotte, très criti-
que envers l’Etat. On n’ose plus se
doucher normalement. On en est à
récupérer l’eau des climatiseurs. »
Face à la pénurie, les Mahorais se
résignent à constituer des stocks
en remplissant des bouteilles, des
seaux, des poubelles pour pouvoir
se laver ou faire la vaisselle. De-
puis le 18 juillet, un décret interdit
l’augmentation du prix des bou-
teilles d’eau dans les commerces.
Près de 30 millions d’euros ont
été versés par l’Etat pour soutenir
des travaux : réparation des fuites,
nouveaux forages, construction
d’une deuxième usine de dessale-
ment, installation de cuves de
stockage… Mais, pour le député
(Les Républicains, LR) Mansour
Kamardine, l’Etat a trop long-
temps fait preuve « d’incurie ». « De
l’eau coupée pendant deux jours :
semaine entre Sainte-Soline et
Orléans, avec un rassemblement
devant l’agence de l’eau Loire-Bre-
tagne, l’instance pilotée par l’Etat
qui autorise et subventionne ce
type de chantiers.
Aux images de violences, les or-
ganisateurs avaient voulu substi-
tuer, au moins temporairement,
celles d’un défilé festif. De fait,
hormis la dégradation de la pe-
louse d’un golf près de Poitiers, le
20 août, la manifestation s’est dé-
roulée dans le calme, dans une
ambiance de kermesse militante,
avec cuisine collective, toilettes
sèches, fanfare et chants puisés
dans le répertoire traditionnel de
l’extrême gauche, surveillée par
une poignée de policiers et de
gendarmes. Le gros des militants
est venu des régions voisines.
Mais des activistes de dizaines de
collectifs se sont associés – la plu-
part d’entre eux refusent de don-
ner leur nom.
« Convoi du dernier dialogue »
« Est-ce qu’ils vont continuer tête
baissée à construire des bassines ? Il
y aura des luttes. S’ils ne nous écou-
tent pas, il faudra désarmer [dé-
truire] ces bassines », souligne une
militante de 27 ans, qui se définit
comme « nomade », passant d’une
ferme à une autre et d’une lutte à
Un jeune homme se brosse les dents, à Koungou (Mayotte), le 27 mai. PHILIPPE LOPEZ/AFP
imagine-t-on une pareille situation
possible en métropole ? », interroge
le parlementaire mahorais.
Afin d’éviter la fermeture des
établissements scolaires, après la
rentrée qui a eu lieu le 23 août, les
écoles bénéficieront de « chemins
d’eau » prioritaires et indépen-
dants des coupures. Pour la cen-
taine qui n’en dispose pas, des
­cuves de 500 à 1 000 litres seront
acheminées. Le rectorat de
Mayotte a en outre annoncé la
fourniture de gourdes aux plus de
113 000 élèves. « C’est un coup de
com, car cela ne règle pas la
­consommation d’un élève pour
une journée », critique Bruno De-
zile, secrétaire général de la CGT-
Educ’Action Mayotte. Selon lui, les
cuves réservées à un usage sani-
taire permettent de tenir une
journée dans des établissements
surchargés, quand les coupures
s’étendent sur deux jours.
« La logique qui prévaut
aujourd’hui est encore d’imposer à
la population de faire des efforts »,
s’indigne la députée Estelle Yous-
souffa (Libertés, indépendants,
outre-mer et territoires), qui de-
mande la distribution d’eau en
bouteilles « pour les personnes les
Aux images
de violences
les organisateurs
ont voulu
substituer
celles d’un défilé
festif, avec
fanfare et chants
une autre, dont Sainte-Soline, le
tunnel Lyon-Turin et bientôt le
site d’enfouissement de déchets
toxiques de Stocamine, en Alsace.
« Ils ont la volonté de nous stigma-
tiser comme terroristes. On leur fait
tant peur que ça ? », demande-t-
elle. Des militants du Berry décri-
vent leur lutte contre l’artificiali-
sation des sols ou l’installation de
plates-formes logistiques. Un ac-
compagnateur en moyenne mon-
tagne, venu de La Clusaz, en Sa-
voie, raconte la mobilisation
­contre une retenue destinée à la
neige artificielle. Une militante de
la Confédération paysanne relate,
sous les applaudissements, la ba-
taille des quotas d’eau dans le Loi-
ret contre des céréaliers.
Thérèse, 68 ans, infirmière re-
traitée, est venue de Dijon. Mili-
plus vulnérables, les bébés, les ma-
lades, les handicapés, les person-
nes âgées ». « Un pack d’eau, c’est
5,40 euros au minimum dans un
supermarché, appuie l’élue à l’As-
semblée. C’est un prix élevé dans le
département le plus pauvre de
France, où 70 % de la population
vit sous le seuil de pauvreté. »
« Rupture du pacte social »
Mansour Kamardine réclame, lui,
que l’Etat fixe le prix des bou-
teilles au même niveau qu’en mé-
tropole. « L’eau du robinet ne doit
plus être vendue, défend le député
LR. Il faut la faire bouillir lors de la
remise en eau après les coupures.
Elle est donc impropre à la
­consommation. Je suis pour une
proposition de loi constitution-
nelle reconnaissant l’accès à l’eau
comme un droit fondamental. »
L’installation de plus de
200 rampes de robinets pour dis-
tribuer de l’eau dans les villages a
fait naître une vive polémique.
Cette eau, assure Estelle Yous-
souffa, va principalement bénéfi-
cier « à ceux qui sont entrés illéga-
lement à Mayotte et qui occupent
de façon irrégulière des ter-
rains dans les bidonvilles ». « Il y a
tante d’Attac et sympathisante des
Soulèvements de la Terre, elle in-
terroge. « Qu’est-ce qu’il faut faire
pour se faire entendre ? » « Ça fait
du bien, c’est une autre façon de
faire de la politique, c’est réjouis-
sant de voir cet enthousiasme »,
abonde sa voisine, Brigitte, 68 ans,
médecin retraitée, ancienne du
mouvement Sortir du nucléaire,
passée par Nuit debout et les « gi-
lets jaunes ». Même si, finalement,
la mobilisation est restée des plus
modestes, malgré les déclarations
tonitruantes des organisateurs, y
compris pour le rassemblement
qui a clôturé samedi à Paris le
« convoi de l’eau » sur le Champ-
de-Mars, où quelques centaines
de personnes se sont mobilisées
dans le calme avant de traverser la
capitale à vélo.
Sur le fond, rien n’a vraiment
évolué. « C’est le convoi du dernier
dialogue », avait lancé une des mi-
litantes, à l’arrière d’un tracteur
de la Confédération paysanne, en
réclamant que soient suspendus
les travaux préparatoires au chan-
tier des six bassines déjà finan-
cées et autorisées. Les représen-
tants des manifestants – reçus
vendredi par la préfète de région,
Sophie Brocas, présidente de
l’agence de l’eau – n’ont pas ob-
tenu de moratoire.
« Cela devient
invivable.
On n’ose plus
se doucher,
on en est
à récupérer l’eau
des climatiseurs »
Saandati Abdou
présidente de l’association
Femmes leaders
de Mayotte
là une rupture du pacte social et du
pacte républicain, s’insurge la dé-
putée. Car ceux qui paient leurs
impôts et leurs factures doivent
faire avec les coupures. Cela nour-
rit la défiance. Le niveau d’accepta-
tion des mesures est en train de
baisser dans la population. »
Ces rampes d’eau posent des
questions de sécurité avec des ris-
ques de violences pour accéder
aux robinets et de possibles tra-
fics d’eau, avancent certains élus
locaux. Plus virulent, le président
du Collectif des citoyens de
Mayotte, Fatihou Ibrahim, accuse
« Un dialogue de sourds », a re-
gretté auprès du Monde la préfète.
« J’ai fait des propositions d’avan-
cées qu’ils ont refusées », explique
la représentante de l’Etat, en ci-
tant l’idée d’une pause de quel-
ques semaines dans les travaux
ainsi qu’une révision des critères
d’autorisation et de subvention-
nement pour les dix bassines sui-
vantes – un point tout de même
salué par les organisateurs. « Pour
les six réserves autorisées et finan-
cées, on a créé des droits qu’on ne
peut pas annuler », plaide la haute
fonctionnaire.
« Prochaines actions massives »
La mobilisation devrait se pour-
suivre. « Puisque ce gouverne-
ment refuse de mettre en œuvre
un moratoire, nous devrons le
faire nous-même par de prochai-
nes actions massives pour arrêter
directement les chantiers », a ex-
pliqué le collectif sur sa chaîne Te-
legram. Outre Sainte-Soline, les
tensions risquent de se
­concentrer sur le projet de méga-
bassine de Priaires, dans les Deux-
Sèvres. « Grille par grille, bâche par
bâche, on détruira toutes les bassi-
nes », a scandé Julien Le Guet, un
des porte-parole du mouvement,
annonçant de futurs rassemble-
ments sur le terrain.
France | 9
l’Etat de « laisser entrer trop d’im-
migrés en situation irrégulière ».
La qualité de l’eau reste enfin un
sujet d’inquiétudes dans le dépar-
tement de l’océan Indien. Dans
son point épidémiologique daté
du 17 août, Santé publique France
alerte sur « une menace sanitaire
importante pour la population »
en raison du manque d’hydrata-
tion, des conditions de stockage
de l’eau et de la baisse du niveau
d’hygiène. L’agence constate « une
augmentation des ventes d’anti-
diarrhéiques et des consultations
pour inflammations cutanées ».
« J’ai peur, car les malades vont ar-
river », déduit Saandati Abdou.
Vendredi 25 août, l’agence régio-
nale de santé de Mayotte a toute-
fois « fermement démenti » des ru-
meurs affirmant que « l’eau en
distribution à Mayotte ne serait
pas propre à la consommation » et
annoncé « doubler le nombre de
contrôles ». La crise de l’eau sera
au menu de la première visite à
Mayotte de Philippe Vigier, le
nouveau ministre délégué aux
outre-mer, qui se rendra sur l’île
le 2 septembre, à la suite d’un dé-
placement à La Réunion. p
Jérôme Talpin
Une tentative de médiation va
néanmoins se poursuivre dans les
prochaines semaines, conduite
par Thierry Burlot, président du
comité de bassin Loire-Bretagne,
une instance consultative. Dans
une petite salle de l’agence de
l’eau, alors que les manifestants
protestent à l’extérieur, celui-ci in-
siste sur l’urgence d’une sortie de
crise : « Le dérèglement climatique
s’accélère, il y a une vraie prise de
conscience que l’eau n’est plus iné-
puisable. » Début juillet, le comité
a voté une motion, à la quasi-una-
nimité, appelant à des discussions
jusqu’en décembre. Une mission
éminemment complexe tant les
tensions sont vives.
Devant l’agence de l’eau, les ma-
nifestants ont longuement
chanté « tout le monde déteste les
bassines » et « tout le monde dé-
teste la police ». Sur les grilles, une
banderole a été accrochée : « L’Etat
tue pour le capitalisme. » Le slogan
résume bien une des difficultés
de ceux qui voudraient parvenir à
une forme de conciliation : der-
rière les Soulèvements de la Terre,
c’est une bataille pour un modèle
agricole, économique, social,
voire démocratique, qui oppose
manifestants et défenseurs de la
construction de mégabassines. p
Luc Bronner
 0123
10 | France ­
­Mardi 29­ août 2023

É d u c at i o n

Bac 2024 : Gabriel

Attal acte plusieurs
changements
attendus
Le nouveau ministre de l’éducation nationale
a précisé des amendements, souhaités par
la communauté éducative, aux réformes lancées
durant le premier quinquennat de Macron

C’
est peu de dire que les
enseignants et les chefs
d’établissement de ly-
cée étaient suspendus
aux arbitrages sur le
baccalauréat, à une
­semaine de la rentrée des classes. A l’issue
d’une communication en trois temps, le
ministre de l’éducation nationale, Gabriel
Attal, a dévoilé, lundi 28 août, lors de sa
­conférence de presse de rentrée, l’ensemble
des changements qui entreront en vigueur
dès la session 2024 de l’examen national. A
commencer par le plus attendu d’entre
eux : le calendrier des épreuves de spécia-
lité, pilier de la réforme instaurée
en 2018 par l’ancien ministre de l’éducation
nationale Jean-Michel Blanquer.
Comme l’avait fait savoir l’Elysée à la
presse dimanche – prenant soin de préciser
que la décision avait été prise par Emma-
nuel Macron mercredi –, quelques heures
avant que le nouveau locataire de la Rue de
Grenelle ne confirme la mesure sur TF1, ces
deux épreuves n’auront plus lieu en mars
mais en juin. « Il y a eu des avancées avec la
réforme du bac, mais il faut être pragmati-
que et regarder ce qui fonctionne et ce qui ne
fonctionne pas », a déclaré M. Attal. La
­session 2023 du bac, la première à se dérou-
ler telle que prévue par les concepteurs du
nouvel examen, a confirmé les effets
­annoncés de longue date par les ensei-
gnants : après une course effrénée des
­élèves et de leurs professeurs pour termi-
ner les programmes et assimiler les métho-
des en six mois, le dernier trimestre a été le
théâtre d’une désorganisation des emplois
du temps due à l’organisation des épreuves,
ainsi que d’une démobilisation des élèves,
assurés de 80 % de leur note de bac dès le
début du mois d’avril.
Baptême du feu
L’arbitrage, espéré depuis que le précédent
ministre Pap Ndiaye avait reconnu pour la
première fois, fin juin, que « la situation
­actuelle ne conv[enait] pas », a été accueilli
avec soulagement par la majorité de la
­communauté éducative. Le report en juin
de ces épreuves qui comptent pour un tiers
de la note du baccalauréat était notamment
demandé par toutes les associations de
­professeurs spécialistes, par le SNES-FSU,
premier syndicat du secondaire, ainsi que
par le SNPDEN-UNSA, majoritaire chez les
chefs d’établissement. Après avoir initiale-
ment soutenu la réforme, ce dernier plai-
dait depuis septembre 2022 pour une modi-
fication du calendrier.
Dans les rangs
syndicaux,
on reconnaît
une « volonté de
mieux faire » : tous
les représentants
des personnels
et des parents
d’élèves ont été Au SNES-FSU, on loue – pour la première s­ yndicales. « Nous avons alerté dès le début
fois depuis longtemps – une annonce « qui sur les écueils de ce nouveau bac, si on nous
reçus au ministère va dans le bon sens ». « C’est une mesure que avait entendus, on n’aurait pas perdu cinq
nous avions demandée et pour laquelle nous ans et sacrifié trois générations », estime-t-
nous sommes battus, elle est essentielle pour elle. « Enfin une bonne nouvelle ! », a égale-
favoriser la réussite des élèves », salue Sophie ment réagi Bruno Bobkiewicz, secrétaire
Vénétitay, secrétaire générale du syndicat. A ­général du SNPDEN-UNSA, tout comme la
l’heure où Gabriel Attal promet d’être le fédération de parents d’élèves FCPE.
­ministre du dialogue social, elle voit dans la Les détails du calendrier tout comme les
décision prise par l’exécutif la preuve de éventuels ajustements de programme
l’« intérêt » d’écouter les organisations ­seront discutés avec les syndicats dans les

Le report des épreuves de mars, la fin d’un pilier du « bac Blanquer »

Ces examens précoces devaient permettre d’intégrer deux notes dans Parcoursup, la plate-forme d’orientation dans le supérieur

Analyse Mais le calendrier n’a pas fonc-

tionné, et il faut qu’on l’assume. Ce
ble de faire remonter les résultats
dans Parcoursup, la plate-forme
temps scolaire utile en fin d’an-
née. Pire encore, les établisse-
tinu, des examens en cours d’an-
née pensés pour trouver un point
un ministre qui vient à peine de
prendre ses fonctions.

L e nouveau ministre de
l’éducation l’a confirmé di-
manche 27 août au « 20 heu-
res » de TF1 : les épreuves de spé-
cialité du baccalauréat, prévues en
mars par la réforme Blanquer, du
nom de l’ancien ministre d’Em-
manuel Macron, reviennent au
mois de juin. « Il faut garder ce qui
fonctionne et enlever ce qui ne
fonctionne pas », a assumé Gabriel
Attal, en relevant « un absentéisme
qui a explosé et une démobilisation
[des lycéens] au troisième trimes-
tre » avec le précédent calendrier.
Une décision saluée par les syndi-
cats et jugée « pragmatique » par
de nombreux observateurs du
système éducatif, devant l’échec
manifeste de la session 2023.
A la suite de trois sessions annu-
lées ou perturbées par l’épidémie
de Covid-19, les épreuves ont eu
lieu en mars pour la première fois
au printemps : « un carnage », ré-
sume sans détour Bruno Bob-
kiewicz, secrétaire général du
SNPDEN-UNSA, syndicat majori-
taire des chefs d’établissement,
qui défendait le retour des épreu-
ves en fin d’année. « L’idée de dé-
part était de faire évoluer le bacca-
lauréat pour lui redonner du sens,
poursuit ce proviseur parisien.
n’est pas un déshonneur de revenir
dessus. » Près de six ans après la
présentation du « bac Blanquer »,
comment en est-on arrivé à ce dé-
tricotage en règle ? Dans la com-
munauté éducative, on évoque
un péché originel, qui tient à la
définition même de l’examen.
Rites de passage
Dans le projet présidentiel d’Em-
manuel Macron en 2017, il est sur-
tout question de simplifier un
baccalauréat trop lourd en le ré-
duisant à quatre épreuves obliga-
toires, et de valider les autres dis-
ciplines au contrôle continu.
Mais, lorsque la réforme est pré-
sentée au public début 2018, il est
clair que Jean-Michel Blanquer a
voulu préserver le symbole, avec
une épreuve de philosophie et un
grand oral en forme de rites de
passage à l’âge adulte, et, « en
même temps », créer un exa-
men passerelle vers le supérieur,
dans l’objectif de mieux articuler
les années qui précèdent le bacca-
lauréat et celles qui le suivent.
C’est pourquoi les épreuves de
spécialité sont prévues en mars : à
ce stade de l’année, les dossiers ne
sont pas encore parvenus dans les
universités et il est encore possi-
d’orientation dans l’enseigne-
ment supérieur. « L’idée de donner
du poids au bac en l’intégrant à
Parcoursup est en fait arrivée au
cours du processus », rappelle
Pierre Mathiot, directeur de l’Ins-
titut d’études politiques de Lille et
architecte de cette réforme.
Imaginée dans un autre minis-
tère, la réforme de Parcoursup est
donc prise en compte en cours de
maturation d’un projet qui, au dé-
part, comprend plusieurs disposi-
tions pour aller vers une termina-
le-passerelle, dont un troisième
trimestre modulable axé sur la
préparation au supérieur. Dans le
même sens, lorsque Jean-Michel
Blanquer présente sa réforme, il
est question d’abandonner le nom
« terminale », pour une classe qui
n’est plus vraiment la « fin » d’un
parcours mais un tremplin vers le
suivant. Finalement, la terminale
ne bouge que très peu et ne restent
que les épreuves de mars.
Mais celles-ci ne résistent pas à
l’épreuve des faits. Après avoir
avalé au pas de charge un pro-
gramme dense, de nombreux élè-
ves de terminale ont déserté ce
printemps les salles de classe, ren-
dant caduc l’un des objectifs de
cette réforme, la reconquête d’un
ments de l’enseignement supé-
rieur ont parfois reconnu ne pas
avoir tenu compte des notes re-
montées dans Parcoursup pour
sélectionner les candidats.
L’articulation introuvable entre
le lycée et Parcoursup n’est pas le
seul problème dont souffre la ré-
forme du bac, qui présente le pa-
radoxe d’avoir été mise en place
rapidement et d’être le fruit de
nombreux compromis. « Il fallait
que les premiers bacheliers soient
diplômés en 2021, avant l’échéance
présidentielle, rappelle Pierre
­Mathiot. Si on avait eu plus de
temps, Jean-Michel Blanquer
aurait mis en place des groupes de
travail pour avancer collective-
ment. » Sollicité par Le Monde,
l’ex-ministre n’a pas donné suite
à notre demande d’entretien.
Ajustements successifs
Pour l’ancien recteur Alain Boissi-
not, la méthode qui consiste à
avancer vite en ajustant au fil de
l’eau est « évidemment » en cause.
« Au lieu de prendre le temps de po-
ser les problèmes de façon un peu
claire, on passe à travers les gouttes
en faisant des compromis avec tout
le monde », résume-t-il. Les épreu-
ves communes de contrôle con-
d’équilibre entre contrôle continu
et examen national, sont l’illustra-
tion d’un « compromis qui ne satis-
fait personne », relève ainsi Bruno
Bobkiewicz. Contestées dans les
lycées, annulées pour cause de
­Covid-19, épinglées par l’inspec-
tion générale pour leur manque
de clarté, ces épreuves en cours
d’année ont finalement disparu.
La méthode par ajustements
successifs a également contribué
à l’illisibilité de la réforme auprès
de l’opinion publique, alors
même qu’elle était déjà âprement
discutée dans les lycées. Un effet
de brouillage accentué par le fait
qu’il y a en réalité deux réformes
en une : celle du bac, qui fait l’objet
de nombreuses retouches, mais
aussi celle du lycée, également su-
jette à des remaniements. La
question des mathématiques, de
retour dans le tronc commun de
1re en cette rentrée – elles avaient
été supprimées avant d’être réin-
troduites, mais seulement en op-
tion –, en est un symptôme.
Le retour des épreuves de spé-
cialité au mois de juin a le mérite
de soulager une communauté
éducative unanimement dressée
contre les épreuves de mars. Un
geste politiquement habile pour
Mais si le ministre de l’éduca-
tion clôt aujourd’hui le chapitre
des épreuves de mars, il rouvre
du même geste celui de Parcour-
sup – qui, en l’absence de notes à
un examen national, devra s’en
remettre uniquement au con-
trôle continu. « Pour départager
des candidats, il faut des épreuves
nationales et anonymes, car les ly-
cées ont des pratiques de notation
différentes, rappelle le sociologue
Pierre Merle. Depuis près d’un siè-
cle, la construction du baccalau-
réat repose sur ces principes. La ré-
forme du bac a été pensée par des
personnes qui n’ont pas perçu la
complexité du système. »
Certains observateurs prédisent
en outre qu’avec l’ampleur prise
par Parcoursup, un bac qui ne
« compte plus » pour le supérieur
a toutes les chances, à moyen
terme, de disparaître. Une idée
que récuse Bruno Bobkiewicz, qui
rappelle que « même avec des taux
d’admission élevés, ceux qui ne
sont pas reçus ne vont pas dans le
supérieur. L’objectif de cet examen
reste de donner accès aux études. »
Les débats sur le sens du bac, sa
valeur et son équité, sont donc
loin d’être clos. p
Violaine Morin
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
Le ministre de l’éducation nationale, Gabriel Attal, en visite à l’école
L’Arche-Guédon, à Torcy (Seine-et-Marne), le 25 août. Alain GUILHOT
semaines à venir pour être annoncés d’ici à
la mi-septembre. « Il y a du travail pour ­caler
correctement le mois de juin, et ça va être un
exercice périlleux : il faudra faire en sorte
d’avoir des enseignants disponibles pour
­corriger toutes les épreuves, et faire passer le
grand oral et l’oral de français », ­anticipe
Bruno Bobkiewicz.
Gabriel Attal a également annoncé, lundi,
que le nombre de textes à travailler pour les
épreuves anticipées de français serait
­réduit de 20 à 16 dès la prochaine session ;
une mesure elle aussi réclamée par la
­communauté enseignante, qui alertait sur
le « rythme insoutenable » imposé aux
­enseignants de français et à leurs élèves
­depuis la réforme. Le grand oral, nouvelle
épreuve introduite en 2018 et source de
beaucoup de critiques sur son format, sera
également modifié : la partie consacrée au
projet d’orientation disparaît tandis que
celle consacrée aux « savoirs acquis ­pendant
le lycée » est étoffée.
Sur le fond comme sur la forme, ces arbi-
trages et leur divulgation avaient tout du
baptême du feu pour le nouveau ministre
de l’éducation nationale. Les syndicats y
voyaient un premier test de sa capacité à
entendre les retours des ­professionnels sur
les politiques mises en œuvre, mais aussi
une mise à l’épreuve de la nouvelle
­méthode promise par Gabriel ­Attal.
« À qui va-t-on parler ? »
Dans les rangs syndicaux, on reconnaît une
« volonté de mieux faire » : tous les représen-
tants des personnels ainsi que des ­parents
d’élèves ont été reçus et entendus au minis-
tère, les syndicats ont été avertis en amont
de la décision de l’exécutif, et la Rue de
­Grenelle avait prévu une communication
interne aux chefs d’établissement et aux
enseignants de lycée pour accompagner les
annonces de la conférence de presse.
Un « scénario idéal », selon les mots de
Bruno Bobkiewicz, percuté par l’annonce
anticipée de l’Elysée. Quelques jours après
que le chef de l’Etat a proclamé l’éducation
comme étant le « domaine réservé du prési-
dent », comme le sont les affaires étrangè-
res ou la défense, dans un entretien au
Point, ce nouveau refus de priorité au
­ministre de l’éducation nationale attise les
critiques inquiètes. « Comment Gabriel
­Attal pourra-t-il faire vivre le dialogue social
si tout se décide à l’Elysée ? A qui va-t-on
­parler ? », interroge Sophie Vénétitay, qui re-
doute une « mise sous tension perpétuelle ».
Sur le fond, chacun s’accorde par ailleurs à
dire que les annonces de dimanche et de
lundi ne soldent pas tous les écueils attri-
bués à la réforme du lycée dans son ensem-
ble, et qu’elles laissent de nombreux sujets
en suspens. « On aura donc une 7e mouture
consécutive du bac. Des épreuves terminales
en mars étaient absurdes mais le change-
ment de calendrier ne règle pas tout », a
­souligné Alexis Torchet, secrétaire national
du SGEN-CFDT, rappelant notamment
­l’impensé de l’accompagnement à l’orienta-
tion dans la réforme de 2018.
Jérôme Fournier, du SE-UNSA – qui,
comme le SGEN-CFDT, ne défendait pas
l’option du report –, admet que l’organisa-
tion des épreuves en juin va « régler le
­problème de la démobilisation des élèves »
mais craint aussi que d’« autres difficul-
tés apparaissent ». La question de la ­ « re-
conquête du mois de juin » pour les élèves
de 2de reste ainsi entière. Pour y répondre,
la Rue de Grenelle évoque « deux ­semaines
d’une forme d’engagement à ­partir de la mi-
juin ». De sources syndicales, il s’agirait de
réaliser des stages en entreprise, en admi-
nistration, en association, ou encore un
service national universel (SNU). Une hy-
pothèse sur laquelle le SNPDEN met en
garde : « Tous les enseignants seront
­mobilisés pour le bac et personne ne pourra
superviser ces élèves, sans compter que ceux
de BTS, de CAP et de lycée professionnel sont
déjà tous en stage à ce moment-là », souli-
gne M. Bobkiewicz.
Demeure surtout l’enjeu crucial des
­dossiers Parcoursup, désormais privés des
résultats des épreuves de spécialité que les
formations de l’enseignement supérieur ré-
clamaient – et souhaitaient voir maintenus
en mars – pour contrebalancer le contrôle
continu et le poids des lycées d’origine.
« Il n’y aura pas de modification massive du
calendrier Parcoursup », a déclaré Gabriel At-
tal dimanche soir, laissant entendre que les
épreuves ne seraient plus prises en compte
dans la sélection des futurs ­étudiants, aban-
donnant par là l’une des pierres angulaires
de la réforme de Jean-Michel Blanquer.
D’éventuelles mesures ­permettant d’« ob-
jectiver » les notes de ­contrôle continu de-
vraient être discutées dans les prochaines
semaines. En attendant, les enseignants
commenceront l’année face à leurs élèves
avec des questions sans réponse pour la cin-
quième rentrée consécutive et, ils l’espè-
rent, la dernière. p
Eléa Pommiers
Le port de l’abaya à l’école
va être interdit
Le ministre de l’éducation clarifie la situation, alors
que les signalements d’atteinte à la laïcité sont en hausse
G abriel Attal a tranché. « J’ai
décidé qu’on ne pourrait
plus porter l’abaya à
l’école », a-t-il annoncé lors du jour-
nal télévisé de TF1, dimanche soir
27 août. Une « règle nécessaire et
juste » pour le nouveau ministre de
l’éducation nationale. « Lorsque
vous rentrez dans une salle de
classe, vous ne devez pas être capa-
ble d’identifier la religion des élèves
en les regardant », met-il en avant.
Gabriel Attal avait déjà affiché une
consigne de fermeté auprès des
recteurs qu’il avait réunis le jeudi
24 août : « Là où la République est
testée, nous devons faire bloc », leur
a-t-il affirmé.
Depuis près d’un an, principaux
et proviseurs confrontés à des élè-
ves en abayas (robes longues de
tradition moyen-orientale, por-
tées au-dessus d’autres vête-
ments) ou en qamis (tuniques lon-
gues pour les hommes) deman-
dent des « consignes claires » pour
savoir si oui ou non ces vêtements
manifestent ostensiblement une
appartenance religieuse, contraire
à la loi du 15 mars 2004. Dans une
note confidentielle, le Conseil des
sages de la laïcité et des valeurs
de la République prônait dès
juin 2022 la fermeté, « soucieux de
ne pas laisser à nouveau les person-
nels de direction livrés à eux-mê-
mes », précise Alain Seksig, secré-
taire général de l’instance.
Mais Pap Ndiaye, l’ancien loca-
taire de la Rue de Grenelle, ne sou-
haitait pas trancher. Il avait publié,
en novembre 2022, une circulaire
pour « accompagner les chefs
­d’établissement » et expliquer la
conduite à tenir pour se détermi-
ner. La question fait débat au sein
même de la communauté musul-
mane, il est vrai. Le Conseil français
du culte musulman a affirmé en
juin que l’abaya « n’est pas un signe
religieux musulman » et d’ailleurs
que, « dans la tradition musulmane
(…), un vêtement quel qu’il soit n’est
pas un signe religieux en soi ».
Controverses récurrentes
La marge d’interprétation laissée
aux chefs d’établissement a pu
conduire certains à interdire ces
vêtements et d’autres à les autori-
ser. « Nous ne voulons pas être les
arbitres d’une incertitude. Cela peut
potentiellement nous mettre en
danger, nous qui sommes à la grille
de nos établissements chaque ma-
tin », soulignait régulièrement Di-
dier Georges, proviseur et secré-
taire national du SNPDEN-UNSA,
investi sur les questions de laïcité.
Or, depuis un an, les signalements
d’atteinte à la laïcité ne font que
croître. Ils sont en augmentation de
120 % entre l’année scolaire 2022-
2023 et la précédente (4 710 contre
2 167), selon une note des services
de l’Etat dont Le Monde a eu copie.
Pour la période d’avril à juin, le
nombre de contestations s’élève à
1 892. Un chiffre jamais atteint de-
puis la mise en place de ce comp-
tage, en 2018, à mettre en regard des
12 millions d’élèves que comptait la
France en 2022-2023. Cette progres-
sion est due en grande partie aux si-
gnalements de port de signes ou de
Depuis un an, proviseurs
et principaux demandent
des « consignes
claires » pour savoir
si ces vêtements
manifestent une
appartenance religieuse
France | 11
tenues « religieuses », à l’instar des
abayas et des qamis. Ils représen-
taient 15 % à 20 % des faits rapportés
jusqu’au printemps 2022 et dépas-
sent désormais les 40 % des remon-
pas par nature des signes d’apparte-
nance religieuse, mais le devien-
nent « indirectement et manifeste-
ment » compte tenu de la volonté de
l’élève de leur faire produire cette si-
tées mensuelles. Quelque 150 éta- gnification. Le Conseil d’Etat a
blissements sont plus particulière- d’ailleurs déjà considéré le port
ment concernés par ces litiges, sur d’une jupe longue au-dessus d’un
10 000 collèges et lycées en France. pantalon ou d’un bandana trop
Offensive idéologique, provocation large comme des signes ostensibles
adolescente, défi sur les réseaux so- d’une appartenance religieuse.
ciaux et culture du signalement en Reste malgré tout aux chefs
progression chez les chefs d’établis- ­d’établissement à qualifier les vête-
sement font partie des explications ments qu’ils jugent litigieux. Satis-
avancées pour expliquer cette re- fait qu’une décision soit « enfin
crudescence des faits rapportés, prise », Didier Georges juge qu’il
alors que ce chiffrage fait l’objet de « peut y avoir des écueils mais, la
controverses récurrentes. plupart du temps, les chefs d’établis-
sement savent dire ce qu’il en est ».
Détermination « Il nous faudra un appui humain,
Politiquement, cette décision per- avec des équipes pour aider les chefs
met à Gabriel Attal d’afficher une des établissements dans lesquels les
rupture avec Pap Ndiaye et de met- abayas sont déjà présentes, et régler
tre en avant sa détermination. De les aspects réglementaires pour
l’avis des spécialistes de la laïcité, mettre en œuvre cette directive »,
nul besoin d’une nouvelle loi pour complète Bruno Bobkiewicz, le se-
interdire les abayas à l’école. La loi crétaire général du SNPDEN-UNSA.
du 15 mars 2004 a été rédigée de Un accompagnement nécessaire
manière à répondre à l’apparition dans les quelques établissements
de nouveaux signes religieux. Il où les élèves portant un vêtement
n’en dresse pas une liste mais rap- litigieux se comptent par dizaines.
pelle un grand principe qui tient en Néanmoins, pour Remy-Charles
quelques lignes – « Dans les écoles, Sirvent, enseignant investi sur les
les collèges et les lycées publics, le questions de laïcité, la « phase de
port de signes ou tenues par lesquels dialogue à engager entre la famille
les élèves manifestent ostensible- et l’établissement résout dans plus
ment une appartenance religieuse de neuf cas sur dix les litiges. Elle
est interdit » –, dans le but de préser- doit permettre de sortir de l’im-
ver les élèves de toute pression et passe qui consisterait à mesurer la
de garantir la liberté de conscience. longueur des robes ». Sophie Véné-
C’est sa circulaire d’application, en titay, secrétaire générale du SNES-
mai 2004, qui vient préciser les si- FSU, insiste également sur la « né-
gnes qui conduisent à « se faire im- cessité de dialogue » et l’« accompa-
médiatement reconnaître par son gnement des équipes » : « Sinon,
appartenance religieuse ». Il en va nous craignons que des élèves se dé-
ainsi du voile, de la kippa ou d’une tournent de l’école publique pour
« croix de dimension manifestement aller vers le confessionnel, et il n’y
excessive ». Mais la loi interdit aussi aurait rien de pire. » p
les signes ou les tenues qui ne sont Sylvie Lecherbonnier
PUBLICITÉ
Donner votre avis sur la stratégie
nationale Mer et Littoral
Du 25 Août au 27 Octobre 2023, la stratégie nationale
Mer et Littoral 2023 – 2029, coconstruite avec les
acteurs du maritime, est soumise à la consultation
du public par le biais d’un questionnaire en ligne :
https://mer.gouv.fr/donnez-votre-avis-sur-la-strate-
gie-nationale-mer-et-littoral
Cadre de référence de la politique maritime française,
la SNML donne une vision et un cadre d’actions
partagés qui permettent de développer une économie
maritime durable, ambitieuse et répondant aux enjeux
sociétaux et écologiques à venir. Son élaboration avec
tous les acteurs maritimes lui permet de fixer les
grandes orientations de la planification des espaces
maritimes et littoraux en intégrant les interactions
entre le littoral et la mer.
Donnez votre avis
La prise en compte des contributions sera
restituée fin octobre 2023.
 Planète
12 |
Reportage
île de Maui (Hawaï) - envoyé spécial
P
our le reste du monde, l’incen-
die qui a détruit, le 8 août, La-
haina, l’ancienne capitale de
l’éphémère royaume d’Hawaï
(1810-1893) sur l’île de Maui,
n’est qu’une nouvelle démons-
tration des catastrophes annoncées dues au
réchauffement climatique. Pour les habitants
d’Hawaï, c’est l’étincelle qui ravive des plaies
anciennes que l’on croyait cicatrisées, celle
d’un archipel découvert tardivement par le
capitaine britannique James Cook en 1778 et
colonisé par les Etats-Unis en 1898. Celle
d’une île, Maui, naguère dévolue aux planta-
tions de canne à sucre et d’ananas, transfor-
mée en paradis pour riches touristes améri-
cains, où les milliardaires Jeff Bezos ou Oprah
Winfrey possèdent d’immenses propriétés.
Mais l’incendie, qui a fait 115 morts et
388 disparus – le bilan au 25 août – et provo-
qué l’évacuation de 12 000 touristes a révélé
l’envers du décor, les griefs de natifs hawaïens
et la vulnérabilité des populations travailleu-
ses locales, dans une île où le coût de la vie est
aussi prohibitif qu’à New York. « Ce qui est ar-
rivé, c’est l’apocalypse. Sa cause ? Cent cin-
quante années de colonialisme destructeur,
qui ont conduit à l’incendie le plus meurtrier
des Etats-Unis depuis un siècle », accuse Archie
Kalepa, 60 ans, « Hawaïen depuis neuf généra-
tions », surfeur de légende et chef de la com-
munauté native de Lahaina.
Un discours qui inquiète Laurence Balter,
patron d’une petite compagnie aérienne
venu de Californie. Cet entrepreneur, qui se
réjouit d’aller à la fashion week de Paris, début
septembre, nous reçoit avec sa femme à qua-
rante-cinq kilomètres au sud de Lahaina, en-
tre un magasin Vuitton et une boutique
Prada dans un complexe hôtelier ultrachic
mais déserté par les touristes, d’où l’on peut
entrevoir la propriété d’Oprah Winfrey. « Nous
avons besoin que les riches viennent à Maui.
Sans eux, nous n’aurions pas d’économie et pas
d’Américains et nous deviendrions comme
n’importe quelle autre île du Pacifique, sans
touristes, assure-t-il avant de concéder : Le
gouvernement et les riches doivent montrer
qu’ils se soucient vraiment [de la commu-
nauté]. Seul l’avenir le dira. »
Deux semaines après le drame, tel est l’état
d’esprit sur cette petite île de 1 900 kilomètres
carrés, peuplée de 165 000 habitants. Pour
comprendre ce qui s’est passé en ce funeste
8 août, nous rencontrons autour de terrains
de basket Kalalani Kaaikala-Caban, réfugié de
l’autre côté de l’île, à Kahului. Cet éducateur
de 25 ans ne peut pas jouer : il a une attelle aux
jambes et de l’asthme. C’est sans doute ce qui
lui a sauvé la vie lors de l’immense brasier car,
connaissant son handicap, il s’était préparé
au pire. Le 8 août dans la matinée, il quitte son
domicile pour un rendez-vous, méfiant : un
feu s’est déclenché à deux blocs de sa maison,
au point qu’il a préparé ses bagages pour fuir.
Les pompiers l’ont vite déclaré maîtrisé à
L’incendie de Lahaina
ravive les plaies du
passé colonial d’Hawaï
Au moins 115 personnes ont péri dans le brasier qui a ravagé
l’île de Maui, le 8 août, et 388 sont toujours portées disparues
100 %. Après son entrevue, le jeune homme
retourne chez lui mais reste inquiet : « En dé-
but d’après-midi, il y avait un vent très fort. Ça
sentait la fumée. Je me suis mis à faire une crise
d’asthme et je pensais en mourir. J’ai entendu
un policier hurler : “Evacuez ! Evacuez” ! »
Dans une maison où cohabitent onze per-
sonnes et trois générations, la fuite relève de
l’exploit. Sa mère embarque sa grand-mère
avec ses bouteilles d’oxygène dans une voi-
ture. « Mon père et mon frère ont dû descendre
mon grand-père de 101 ans dans son fauteuil
roulant et le mettre dans le camion. Moi, je suis
parti seul. J’ai été un peu égoïste, j’ai emporté
ma console de jeux vidéo », confie-t-il. Dans ce
climat crépusculaire, seuls se font entendre le
vent et les explosions de bouteilles de butane,
qui servent à faire la cuisine dans les habita-
tions. La seule échappatoire consiste à partir
vers le nord de l’île, même si c’est un cul-de-
sac. Les pylônes électriques tombent les uns
après les autres, électrocutant mortellement
certaines personnes. « Ma copine qui n’était
que dix voitures derrière moi a été prise par la L’intégralité
chute des pylônes et a fait des détours qui l’ont des interlocuteurs
retardée de vingt minutes », poursuit-il.
interrogés sur
Se réfugier dans la mer
Une éternité, alors que chaque seconde ce drame nourrit
compte. A un moment, la circulation se fige,
et certains n’ont d’autre choix que de se réfu-
une forte défiance
gier dans la mer, comme l’ont attesté les vi- vis-à-vis des
déos spectaculaires diffusées sur les réseaux
sociaux. Un des amis de Kalalani Kaaikala- gouvernements
Caban, prénommé Byron, fait partie de ceux
qui trouveront refuge dans l’eau, où il restera fédéral et étatique,
quatre heures à surnager, avant d’être récu- accusés d’avoir
péré par les gardes-côtes. Tous ne survivront
pas. « Byron m’a dit que certains avaient aban- tardé à réagir
donné et cesser de nager », raconte le jeune
homme. Les secours fédéraux confirment
qu’il y a bien eu des morts découverts dans
l’eau et sur le rivage. Ce soir d’incendie, Kala-
lani Kaaikala-Caban se retrouve avec d’autres
sur un parking d’hôtel, à l’abri. Il n’y a pas
d’eau, pas d’électricité, pas d’Internet, toutes
les infrastructures ayant été détruites par le
feu. La nuit est silencieuse. « Vers 6 heures du
matin, avec le lever du soleil, deux restaurants
se sont mis faire de la nourriture pour tout le
monde », raconte le jeune homme. La solida-
rité s’engage et la recherche des disparus
commence.
Ce long processus n’en finit pas. Ce jeudi
24 août, sur le parking d’un centre commer-
cial, à la sortie nord de Lahaina, les volontai-
res distribuent eau, nourriture, repas à tous
les réfugiés qui font la queue en voiture. Le
circuit parfaitement rodé s’achève par un
grand panneau, où sont épinglées des photo-
graphies de disparus. Michael, Marilou, Lynn,
Joel sont autant de prénoms qui figurent avec
un numéro de téléphone à contacter. L’espoir
s’amenuise. Dans les décombres de Lahaina,
340 secouristes s’activent, aidés d’une cin-
quantaine de chiens spécialisés, une trace
d’ADN ou une alliance ayant résisté au feu. Les
familles des disparus sont invitées à envoyer
des échantillons de leur ADN pour faciliter les
rapprochements. Le nombre d’enfants décé-
dés est inconnu mais pourrait être élevé, les
parents les ayant laissés chez eux pour aller
travailler en cette période de vacances. La cha-
leur est telle que le métal des voitures a par-
fois fondu. Les carcasses sont marquées d’un
grand « X » lorsque l’inspection n’a pas révélé
de cadavre, d’un grand « 0 » dans le cas con-
traire. La tâche morbide touche à sa fin : 95 %
de Lahaina a été explorée et il reste à fouiller
les buildings qui se sont effondrés.
La ville que l’on aperçoit calcinée depuis la
route de contournement reste bouclée. Com-
plètement. Les anciens habitants et les jour-
nalistes sont persona non grata dans la cité.
Au commissariat de police, JD Livingstone,
59 ans, sort d’une cellule. La veille, il a pris son
scooter pour aller visiter le site dévasté, avec
son matériel de pêche. « J’ai un droit à la survie
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
et un droit de pêche », nous confie-t-il, invo-
quant la Constitution d’Hawaï. Les policiers
n’ont pas cru à son histoire : « Ils m’ont mis en
prison où j’ai passé la nuit et ils ont laissé sur
place mon scooter. » L’homme grommelle, les
policiers viennent de lui dire qu’il aura le
droit de le récupérer quand le site sera rou-
vert. Les habitants pourront voir une der-
nière fois leurs biens détruits, puis la ville sera
sans doute rasée, dépolluée puis reconstruite.
Si le feu a détruit plus de 2 200 bâtiments
dans le centre-ville de Laihana, ravagé les ba-
teaux et les infrastructures du port, jonché
d’épaves selon un témoin, il s’est parfois ar-
rêté comme par miracle. La chance a souri
ainsi à l’ancien surfeur hawaïen Archie Ka-
lepa. A trois mètres de sa maison, à l’arrière
de son jardin, une tondeuse calcinée, un lus-
tre fondu, des canettes noircies, mais l’incen-
die a finalement épargné sa demeure et son
lotissement de cent quatre maisons. Il a fallu
parlementer longtemps pour établir la con-
fiance avec cette communauté et rencontrer
son chef. Le site sert un peu de quartier géné-
ral à la communauté hawaïenne. « Pour habi-
ter ici, il faut être au moins à 50 % hawaïen »,
nous explique Archie Kalepa.
Le lieu permet de comprendre la force du
concept de « communauté » aux Etats-Unis.
Devant sa maison, au fond d’une impasse,
des volontaires distribuent des vivres, des
couvertures, des groupes électrogènes. Les
dons sont arrivés spontanément, apportés le
plus souvent par bateau. Chacun a hébergé
des proches, au point qu’on compte environ
600 habitants dans le lotissement. L’eau est
désormais revenue, mais reste non potable.
Internet aussi, grâce aux matériels Starlink
que possédaient des Hawaïens pour leurs ca-
noés. A l’avenir, Archie Kopala veut faire véri-
fier la qualité de l’air, instaurer un sentier
coupe-feu, sans végétation, pour protéger de
futurs feux, rendre les toits plus résistants.
Cette solidarité s’est organisée entre
Hawaïens. Sans le gouvernement.
« No comment »
L’intégralité des interlocuteurs interrogés sur
ce drame nourrit une forte défiance vis-à-vis
des gouvernements fédéral et étatique, accu-
sés d’avoir tardé à réagir. « Nous sommes les
Etats-Unis et nous avons la plus grande base
militaire [Pearl Harbor, à Oahu] sur l’île d’à
côté. Comment cela a-t-il pu prendre tant de
temps ? », s’indigne l’agricultrice de 36 ans,
Miki’ala Pua’a-Freitas. Même son de cloche de
la part de l’aviateur Laurence Balter qui a or-
ganisé un pont aérien pour alimenter les ré-
fugiés : « On a dit que la FEMA [les services fé-
déraux de secours] avait la situation sous con-
trôle, mais ce n’était pas le cas sur le terrain. »
Le président Joe Biden a à peine mentionné
le drame d’Hawaï pendant dix jours, au point
de répondre « no comment » à une question.
Le démocrate s’est résolu à organiser un dé-
placement sur l’île le 21 août. Devant le ba-
nian géant, cœur de la ville historique de La-
haina et symbole du royaume indépendant
d’Hawaï, il a vanté l’arbre qui avait résisté au
feu en dépit de son feuillage brûlé : « Le feu ne
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
peut atteindre ses racines. » Et fait une pro-
messe, en forme de reconnaissance des ten-
sions révélées par la catastrophe. « Nous se-
rons respectueux de cette terre sacrée et des
traditions. Nous reconstruirons de la manière
dont les habitants de Maui veulent qu’on re-
construise », a assuré Joe Biden.
Chacun s’interroge sur les causes de l’in-
cendie, le pire que les Etats-Unis aient connu
depuis un siècle. Une enquête a été comman-
dée par le gouverneur de l’Etat, le démocrate
Josh Green et confiée à la procureure
d’Hawaï, Anne Lopez. Il y a bien sûr des mises
en cause évidentes. Le responsable de la sé-
curité Herman Andaya est accusé de ne pas
avoir déclenché les sirènes. Il a assuré, avant
de démissionner, que le phénomène aurait
incité les habitants à se réfugier dans la mon-
tagne d’où venait le feu, les alertes étant sur-
tout destinées aux tsunamis. La compagnie
d’électricité locale est accusée de ne pas avoir
coupé l’électricité alors que le vent soufflait
et de ne jamais avoir enterré les lignes, elle
fait l’objet de multiples poursuites judiciai-
res. C’est ce qui avait aussi déclenché l’im-
mense incendie de Paradise en Californie,
qui avait fait 85 morts en 2018. Il y a aussi la
compagnie d’eau, dont les tuyaux n’avaient
plus de pression pendant le brasier. Celle-ci
nie que son groupe électrogène n’ait pas
fonctionné, mais explique que le feu, en dé-
truisant les maisons, a fait fondre les tuyaux
et les fuites ont fait chuter la pression.
Avertissement il y a cinq ans
En attendant les résultats de l’enquête, le scé-
nario du déroulement des faits se précise : il y
a eu plusieurs départs de feu, nous assurent
les autorités fédérales. Avec le vent sec, tout
est devenu incontrôlable dans cette zone à
flanc de montagne et d’où les vents déferlent
traditionnellement à travers un canyon.
L’ouragan Dora, qui sévissait plus 1 000 kilo-
mètres au sud, avec son immense dépres-
sion, a formé un énorme appel d’air des vents
secs du Nord Pacifique. Les survivants inter-
rogés confirment que, d’un lieu à l’autre, cer-
tains ont reçu des ordres oraux d’évacuer de
la part de la police ou par SMS sur leurs télé-
phones portables, mais pas d’autres, car le
feu avait déjà détruit les réseaux de commu-
nication. « Personne n’a vu venir [le feu],
point », avait commenté juste après le drame
le chef de la police de Maui, John Pelletier. Les
flammes ont suivi un curieux circuit épar-
gnant notamment les domaines hôteliers,
proches de la mer et protégés par leur im-
mense verdure et leurs terrains de golf.
Ceux-ci n’ont pas brûlé, l’incendie étant con-
centré sur le centre-ville et ses maisons rap-
prochées. C’est ce qui explique que les touris-
tes descendus de leur avion continuaient à
s’installer pour leurs vacances quand les ha-
bitants de Lahaina couraient à leur perte.
Une chose est certaine, l’île de Maui avait
déjà reçu un sérieux avertissement il y a cinq
ans, lorsqu’un incendie similaire s’était dé-
claré dans un village au nord de Lahaina. « Ce
qui est arrivé était prévisible. En 2018, c’est un
miracle qu’on n’ait pas perdu Lahaina. On
aurait dû se préparer », s’indigne le promo-
teur Joseph Pluta, 74 ans, qui milite depuis des
années pour le renforcement de la sécurité in-
cendie. Mais le comté de Maui n’a jamais
rendu public le rapport sur les causes de l’in-
cendie de 2018 et n’a pas pris en compte ses
demandes qui auraient nécessité des dépen-
ses. « Le gouvernement a failli dans son devoir
de protéger ses concitoyens », explique cet an-
cien sous-marinier débarqué à Hawaï en 1968.
Les habitants interrogés refusent de mettre
en cause les individus. « Il n’y a pas une per-
sonne responsable. Il y a une multitude d’évé-
nements historiques, qui ont commencé lors-
que la première usine à canne à sucre a ouvert
et commencé à pomper l’eau, il y a plus de cent
trente années », assène Archie Kalepa.
C’est effectivement tout le modèle de déve-
loppement de l’île, entrepris au XIXe siècle, qui
est remis en cause tandis que le dérèglement
climatique a aggravé la situation. L’archipel
connaît la même hausse moyenne de la tem-
pérature que le reste de la planète, explique
par Zoom le climatologue Chip Fletcher, pro-
fesseur à l’université d’Hawaï, avec une accélé-
ration depuis dix ans. « Les précipitations se
sont réduites de 20 % en un siècle. Les saisons
sèches sont plus longues et plus sèches », dé-
taille-t-il. En cet été 2023, la sécheresse était
considérée « sévère », de niveau deux, sur une
échelle de zéro à quatre. On le constate en ob-
servant les collines desséchées et la vallée cen-
trale de l’île abandonnée aux herbes folles.
Pour comprendre comment l’île s’est trans-
formée, il faut se rendre de l’autre côté de
Maui, au pied d’un volcan éteint, dans le cen-
tre sur les espèces invasives. Lissa Strohecker,
Niveau de sécheresse au 8 août
KAUAI
OAHU
Océan Pacifique
MOLOKAI
Honolulu
Lahaina
Tokyo
ÉTATS-UNIS
63 Los Angeles
00 HAWAÏ
km km
00
40
Océan
km
Pacifique
50
2
8 Quant à l’eau, elle n’a pas été rendue à la na-
Sydney
100 km
A gauche : la ville de Lahaina, sur l’île
de Maui, à Hawaï, le 25 août.
Au centre : un centre de distribution
de nourriture pour les sinistrés,
à Lahaina Gateway, le 25 août.
A droite : Miki’ala Pua’a-Freitas,
agricultrice, à Kahului, sur l’île
de Maui, le 26 août.
LILA LEE POUR « LE MONDE »
spécialiste de la biodiversité, nous reçoit à
l’ombre de banians géants et explique com-
ment l’archipel d’Hawaï, surgi très tardive-
ment des océans et peuplé depuis moins de
mille ans, avait un écosystème, isolé, nourri
par la mer et le vent, et donc très vulnérable.
L’arrivée des colons occidentaux a tout
changé. Le plus pittoresque est l’arrivée des
moustiques, apportés par un baleinier qui
mouillait à Lahaina à la fin du XIXe siècle.
« Avec les maladies qu’ils ont apportées, nous
C’est surtout avons perdu les deux tiers de nos oiseaux na-
l’exploitation tifs en deçà de 1 000 mètres d’altitude », confie-
t-elle. Les Européens ont aussi implanté des
économique goyaviers, qui ont obscurci la canopée et ré-
duit les mousses. « La forêt n’est plus une
qui va affecter éponge et cela favorise l’érosion en cas de for-
tes pluies », poursuit Lissa Strohecker.
Maui. Les colons
ont commencé maladies vénériennes
Mais c’est surtout l’exploitation économique
par couper le bois qui va affecter Maui. Les colons ont com-
mencé par couper le bois de santal pour le
de santal pour vendre à la Chine, conduisant à une défores-
le vendre à la Chine, tation de l’île et ouvrant la voie aux planta-
tions. Comme souvent, les premiers colons
conduisant à une sont arrivés en missionnaires et ont décimé
la population autochtone en introduisant
déforestation des maladies vénériennes. « Il fallait prier leur
Dieu pour qu’il nous protège de leurs mala-
dies », peste l’agricultrice Miki’ala Pua’a-
Freitas. Surtout, ils deviennent vite planteurs,
à l’instar de Samuel Alexander et Henry Bald-
win, tous deux fils de missionnaires protes-
tants américains, qui vont fonder un empire
de plantations à partir de 1870. Leur empire et
celui de quatre autres grandes plantations se-
ront confortés par le renversement de la mo-
narchie hawaïenne, puis l’annexion d’Hawaï
par les Américains en 1898 – l’archipel de-
viendra le 50e Etat américain en 1959.
Anormalement sec Pour parvenir à leurs fins, les planteurs ont
Sécheresse modérée besoin de main-d’œuvre – les immigrés japo-
nais, philippins, portugais – et d’eau. Ils créent
Sécheresse sévère
ainsi tout un système de canalisations en ci-
ment et de réservoirs, qui va collecter l’eau
Kahului dans les montagnes. Les plantations ont dis-
paru à la fin des années 1990, incapables de
Hamakuapoko résister à la concurrence salariale brésilienne
MAUI ou dominicaine, la dernière ayant fermé
en 2016. Elles ont laissé des terrains en friche
où ont proliféré des herbes invasives, venues
HAWAÏ d’Amérique et d’Afrique, qui sèchent facile-
ment et constituent un carburant potentiel
pour le feu. Certains domaines se sont recon-
HAWAÏ
vertis en faisant pousser des citronniers ou
(ÉTATS-UNIS) du café, mais c’est par irrigation et les vallées
de l’île restent globalement très jaunies.
Infographie Le Monde ture. La compagnie Alexander & Baldwin
Source : Droughtmonitor
existe toujours, cotée à la Bourse de New
Planète | 13
York : elle s’est reconvertie dans les comple-
xes touristiques. L’ancienne plantation est le
premier propriétaire foncier privé de l’île et
utilise l’eau pour alimenter ses résidences
hôtelières et ses golfs, qui étaient de nouveau
arrosés après le grand incendie. « Les som-
mets sont verts, les plaines sont sèches et jau-
nies. L’eau des rivières n’atteint plus l’océan »,
déplore l’agricultrice Miki’ala Pua’a-Freitas
tandis que le professeur Chip Fletcher ac-
cuse : « Le tourisme est le nouveau colonia-
lisme. L’industrie des services vit de gens qui
font tourner les hôtels, les restaurants, mais ne
gagnent pas assez pour acheter une maison. »
Le chômage a bondi
Comment imaginer Maui sans le tourisme
qui a fait son insolente richesse ? Après l’in-
cendie, il y eut un vent de révolte, le cri poussé
sur TikTok par Kate Ducheneau le 12 août : « Ne
venez pas à Maui ! Notre dévastation, ce n’est
pas vos vacances. Priez pour les gens de La-
haina et rentrez chez vous. » La vidéo a été vue
2,7 millions de fois et a suscité une polémique
sur le rejet des touristes, alors que 12 000 d’en-
tre eux ont été évacués. Kate Ducheneau, dont
la maison à Lahaina est définitivement inha-
bitable, reçoit dans une superbe salle de ma-
riage au bord de la mer où elle prépare des re-
pas pour les réfugiés avec son mari Kalei, chef
cuisinier, et de ses deux enfants. « Nous avions
tout perdu, nous ne savions pas où était la moi-
tié de ma famille et il y avait des gens qui fai-
saient du snorkeling. J’ai fait cela par colère, pas
pour avoir deux millions de vues. Ne vous
trompez pas, nous avons besoin de touristes
pour cette terre. Nous vivions du tourisme », ex-
plique-t-elle, alors qu’elle, tout comme son
mari, a perdu son emploi.
Le chômage sur l’île a bondi de 130 deman-
deurs d’emploi avant l’incendie à plus de
4 500 désormais. Sur une plage, on croise une
jeune Argentine de 21 ans, Bellen, qui ne veut
pas dire son nom car elle est clandestine. Elle
aussi a perdu son travail dans un hôtel de La-
haina. En attendant une nouvelle offre, elle
nage et apprend le surf. Dans une banque ali-
mentaire, Debbie Delacruz, 59 ans, n’a pas été
directement victime de l’incendie, mais vient
s’alimenter gratuitement parce qu’elle a
perdu son emploi, furieuse que les touristes
de son hôtel aient été renvoyés pour ac-
cueillir des réfugiés. Les autorités, après avoir
demandé aux touristes de partir, les sup-
plient désormais de revenir.
Le prochain enjeu, c’est la reconstruction de
Lahaina, qui devrait coûter plus de 5 milliards
de dollars (environ 4,6 millions d’euros). Le
gouverneur veut accélérer les permis de re-
construire, mais la population locale proteste
contre l’arrivée supposée de main-d’œuvre et
de promoteurs venus des autres îles d’Hawaï
ou de Californie. Surtout, ils craignent des ex-
pulsions rampantes. La maison détruite du
jeune Kalalani Kaaikala-Caban appartenait à
son grand-père de 101 ans venu des Philippi-
nes sur la plantation de canne à sucre de La-
haina dans les années 1940. « C’était une mai-
son de planteur. On lui avait quasiment donné,
mais avant l’incendie elle était estimée à envi-
ron 1,6 million de dollars », explique-t-il.
Nul ne sait s’ils auront les moyens de la re-
construire. Nul ne sait non plus si le plan d’oc-
cupation des sols, qui par la promiscuité des
maisons organisées en quasi cité ouvrière a
favorisé l’incendie, sera revu. La famille Du-
cheneau estime que son loyer pourrait dou-
bler pour atteindre 5 000 dollars et ne voit
pas comment elle pourra dans ces conditions
rester sur l’île. « Il y a tant de personnes qui
veulent venir sur Maui que les prix s’envolent.
Les jeunes de Maui ne peuvent pas se permet-
tre de rester sur l’île et émigrent à Las Vegas, ré-
sume Joseph Pluta. La priorité numéro un du
gouvernement, cela doit être la création de lo-
gements bon marché. »
Dans cette crise, les Hawaïens qui multi-
plient les interpellations sur les réseaux so-
ciaux constatent qu’ils se font entendre. « On
a toujours été considéré comme citoyens de
deuxième zone dans notre patrie, tout comme
les classes travailleuses, comme le montre
cette tragédie. Mais le récit tourne en notre fa-
veur, les gens découvrent la vraie histoire
d’Hawaï », estime Miki’ala Pua’a-Freitas. Jo-
seph Pluta est l’un des rares à évoquer ces cri-
ses accentuées par le réchauffement. « Tout le
monde doit se réveiller », confie-t-il. Samedi
26 août au soir, un nouvel incendie éphé-
mère s’est déclaré au nord de Lahaina. Cette
fois, les sirènes ont retenti. p
Arnaud Leparmentier
 Économie & Entreprise
0123
14 | ­
­Mardi 29­ août 2023

La croissance mondiale grevée par la morosité

La remontée des taux commence à peser sur l’activité, qui devrait décélérer en Europe comme aux Etats-Unis

F
aillites en série de grands
magasins allemands, en-
volée des taux américains,
crise immobilière chi-
noise… Depuis quelques semai-
nes, les signes inquiétants pour la
santé de l’économie mondiale se
multiplient. « Les défaillances d’en-
treprises augmentent partout ; el-
les ont déjà dépassé leur niveau de
2019 au Royaume-Uni, au Canada
ou encore en Suède », observe
Bruno de Moura Fernandes, éco-
nomiste chez Coface.
Le commerce mondial est en ré-
cession (– 0,7 % au premier trimes-
tre 2023) et les risques géopoliti-
ques continuent de peser sur l’ac-
tivité. « Rien de vraiment catastro-
phique, rassure Charles-Henri
Colombier, économiste chez Rexe-
code. Mais les perspectives sont
moroses, et l’économie devrait faire
preuve d’une faiblesse persistante
sur la deuxième partie de l’année. »
Début 2023, les fortes inquiétu-
des liées à la crise énergétique
s’étaient dissipées pour faire
place à un optimisme en partie
excessif : l’Europe était capable de
se passer du gaz russe, la Chine
rouvrait son économie, et le tou-
risme repartait sur les chapeaux
de roues. « Mais les indicateurs
manufacturiers comme du climat
des affaires se sont révélés plutôt
mauvais, et l’on est aujourd’hui re-
venu à un pessimisme mesuré »,
résume Hélène Baudchon, écono-
miste chez BNP Paribas.

Reflux de l’inflation
Cela vaut en particulier pour la
zone euro. Si la bonne tenue des
économies française et espagnole
a surpris au deuxième trimestre
(avec respectivement 0,5 % et
0,4 % de croissance), tandis que
l’Allemagne stagnait (0 %), les
mois à venir s’annoncent délicats.
« Le resserrement de la politique
monétaire commence à peser sur
l’activité : le coût du crédit aug-
mente, notamment pour les entre-
prises », explique Riccardo Mar-
celli Fabiani, chez Oxford Econo-
mics. En juillet, l’indice PMI, qui
reflète le sentiment des directeurs
d’achat sur la conjoncture, est
tombé à 47 dans l’union moné-
taire, son plus bas niveau depuis
novembre 2020, laissant craindre
une contraction de l’activité.
En juin, la production indus-
trielle progressait encore de
0,5 %… Cependant, si l’on retire les
chiffres de l’Irlande (+ 13,1 %), arti-
ficiellement gonflés par la pré-
sence de multinationales sur son
sol, elle a en vérité chuté de 0,9 %.
« C’est d’autant plus préoccupant
que le ralentissement commence à
s’étendre aux services, qui résis-
taient plutôt bien jusque-là »,
Une maquette de complexe résidentiel, abandonné depuis, en proche banlieue de Shenyang, dans la province chinoise du Liaoning, le 31 mars. JADE GAO/AFP
constate Anna Titareva, écono-
miste chez UBS.
Capital Economics a calculé que
le tourisme avait gonflé la crois-
sance de la zone euro de 0,3 point
sur la première moitié de 2023.
Une contribution sur laquelle les
économies européennes ne pour-
ront plus compter sur la deuxième
partie de l’année, car le secteur a
désormais retrouvé son niveau
d’avant la pandémie de Covid-19.
Le reflux de l’inflation en zone
euro, passée de 10 % à 6,1 % entre
janvier et juillet, est en revanche
une bonne nouvelle pour les mé-
nages. « La hausse des salaires
réels va enfin être plus forte que
celle des prix, ce qui soutiendra la
consommation », détaille Ric-
cardo Marcelli Fabiani. D’autant
que l’emploi ne devrait se dégra-
der que très marginalement mal-
gré le ralentissement, en raison
du manque de main-d’œuvre
dans nombre de secteurs. Les en-
treprises préfèrent baisser le
Le
ralentissement
chinois, que Joe
Biden a qualifié
de « bombe
à retardement »,
est préoccupant
nombre d’heures travaillées au
besoin plutôt que se séparer de
leurs salariés. « Grâce à cela, le ra-
lentissement de l’activité ne de-
vrait pas être très prononcé », es-
time Hélène Baudchon, pour qui
le produit intérieur brut (PIB) de-
vrait croître de 0,5 % en 2023 en
zone euro, et de 0,6 % en 2024.
Au reste, le retour des règles bud-
gétaires européennes prévu pour
2024 devrait contraindre les Etats
à limiter la voilure des soutiens à
l’économie instaurés pour faire
face à la crise énergétique ou pen-
dant la crise sanitaire. « En France,
le resserrement budgétaire devrait
peser 0,7 point de PIB sur l’année
[2023] », ajoute Maxime Darmet,
économiste chez Allianz Trade.
A première vue, le tableau est un
peu meilleur de l’autre côté de
l’Atlantique, où le début d’année a
étonné par sa vigueur. Sur 2023, la
croissance américaine devrait at-
teindre 1,8 %, selon le Fonds mo-
nétaire international. Toutefois,
elle ne devrait guère dépasser 1 %
en 2024 : « Le crédit à la consom-
mation et à l’immobilier commer-
cial commence à se contracter
sous l’effet du resserrement moné-
taire engagé par la Réserve fédé-
rale », note M. Darmet.
De fait, ses taux directeurs évo-
luent entre 5,25 % et 5,5 %, au plus
haut depuis 2001. « Nous pensons
même que les Etats-Unis vont tom-
ber dans une forme de récession où
tous les secteurs ne seront pas af-
fectés de la même manière », relève
Oren Klachkin, chez Oxford Eco-
nomics. Dans ce ­contexte, le ra-
lentissement chinois, que le prési-
dent des Etats-unis, Joe ­Biden, a
qualifié de « bombe à retarde-
ment » le 11 août, est préoccupant.
Le pays s’enfonce dans une crise
immobilière inédite. Ses exporta-
tions, en baisse continue depuis
près d’un an, ont encore chuté de
14,5 % en juillet.
Nombreuses incertitudes
Le chômage des jeunes est si haut
que les autorités ont décidé de ne
plus en publier les statistiques, et
la confiance des ménages est fai-
ble. Rares sont les conjoncturistes
estimant que le pays tiendra son
objectif de 5 % croissance en 2023
et en 2024. « C’est le véritable
homme malade de l’économie
mondiale. Son modèle industriel
est à bout de souffle », juge Char-
les-Henri Colombier. Une mau-
vaise nouvelle pour ses plus pro-
ches partenaires commerciaux,
notamment l’Allemagne. « Pour
autant, il ne faut pas surestimer
l’incidence du ralentissement chi-
nois sur nos économies », prévient
Anna Titareva, parce que, ces der-
niers mois, la croissance y était
surtout tirée par la demande inté-
rieure, et non internationale. En
outre, le ralentissement de Pékin
devrait contribuer à une détente
des prix des matières premières
au profit de l’Europe.
Dans ce tableau complexe,
« dont la lecture est compliquée par
la santé hétérogène des secteurs »,
insiste Hélène Baudchon, les in-
certitudes sont nombreuses. Cel-
les liées à la guerre en Ukraine et à
l’évolution des prix de l’énergie,
bien sûr. Mais aussi celles liées aux
banques centrales. « Une erreur de
pilotage, comme un resserrement
monétaire allant trop loin, est l’un
des principaux risques pesant sur
l’économie mondiale », prévient
Bruno de Moura Fernandes. p
Marie Charrel

L’Europe à la peine face au renouveau industriel américain

Les ouvertures d’usines se multiplient outre-Atlantique. Sur le Vieux Continent, la réindustrialisation, bien qu’engagée, est plus fragile

E ngie, BASF, BMW, Solvay,

Siemens, Volkswagen… La
liste des entreprises euro-
péennes qui multiplient les pro-
jets industriels aux Etats-Unis de-
puis quelques mois a de quoi don-
ner le vertige. Signe de l’appel d’air
déclenché par l’Inflation Reduc-
tion Act (IRA), signé le 16 août 2022
par le président Joe Biden – au to-
tal, 370 milliards de dollars
(342 milliards d’euros) sur dix ans
pour soutenir la transition énergé-
tique par des crédits d’impôt.
Cette enveloppe s’ajoute à celles
adoptées en 2021 pour les infras-
tructures (1 200 milliards de dol-
lars) et début 2023 pour le Chips
Act (50 milliards de dollars), vi-
sant à faire revenir la production
de semi-conducteurs sur le sol
américain. « On assiste à un re-
nouveau industriel aux Etats-Unis,
tandis qu’en Europe les prix de
l’énergie continuent de peser sur le
secteur manufacturier », résume
Maxime Darmet, économiste
chez Allianz Trade. Ce dernier fac-
teur est déterminant : les sociétés
établies à Detroit ou à New York
paient leur énergie trois ou qua-
tre fois mois cher que leurs con-
currentes sises à Francfort ou à
Milan. Un avantage comparatif
considérable.
« Cela explique pourquoi les in-
vestissements en construction du
secteur manufacturier ont enre-
gistré un bond spectaculaire outre-
Atlantique, passant de 75 milliards
de dollars en rythme annualisé dé-
but 2021 à 195 milliards mi-2023 »,
détaille Charles-Henri Colombier,
économiste chez Rexecode.
Comprendre : les Américains
construisent des usines à tour de
bras, attirant les constructeurs
étrangers sur leur territoire. A
l’été 2022, le groupe japonais Pa-
nasonic annonçait ainsi investir
4 milliards de dollars pour bâtir
une usine de batteries dans le
Kansas, tandis que le conglomé-
rat industriel sud-coréen SK dé-
voilait 22 milliards de dollars d’in-
vestissements variés dans les
semi-conducteurs, les batteries
électriques et les biotechnologies.
En mars, Volkswagen annonçait à
son tour la construction d’une
nouvelle usine de SUV électriques
en Caroline du Sud, pour 2 mil-
liards de dollars.
Face à cela, la réponse du Vieux
Continent tarde à se concrétiser et
manque de cohérence. Les Euro-
péens ont compris que laisser faire
les règles du marché libre ne suffi-
sait pas pour bâtir les industries du
futur, et les projets éclosent. En
mai, la France a inauguré sa pre-
mière giga-usine de batteries élec-
triques dans le Pas-de-Calais, celle
d’Automotive Cells Company, une
coentreprise de Stellantis, de
­TotalEnergies et de Mercedes.
Pas qu’une question d’argent
D’autres ont ouvert en Allemagne,
en Suède, en Pologne, et une cin-
quantaine de nouvelles usines
sont dans les cartons en Europe.
« Mais ce sont des projets natio-
naux : les Etats se font concurrence
pour attirer les investissements et
l’Union européenne a assoupli le
cadre des aides d’Etat pour le per-
mettre, mais elle échoue à offrir un
cap clair et aussi puissant que
l’IRA », se lamente un eurodéputé.
Ce n’est pas qu’une question
d’argent. « Les montants de l’IRA et
du Green Deal européen sont en
fait comparables, mais le premier
est basé sur des crédits d’impôt,
alors que le second repose essen-
tiellement sur des régulations et
des subventions », souligne Patrick
Artus, économiste chez Natixis,
dans une note datée du 22 août.
« Le taux d’investissement des en-
treprises se redresse aux Etats-
Unis, alors qu’il baisse en zone
euro : cela montre que l’approche
américaine est plus efficace pour
inciter les entreprises à investir. »
S’ajoutent à cela les doutes exis-
tentiels que traverse l’Allemagne,
le pilier manufacturier de l’Eu-
rope. Bâti sur une énergie à bas
coût importée de Russie, dépen-
dant de ses exportations, notam-
ment vers la Chine aujourd’hui en
panne, son modèle industriel va-
cille. Centré sur l’automobile ther-
mique, il peine à prendre le virage
de l’électrique. Sans parler du
vieillissement accéléré de sa popu-
lation, qui obère la capacité de son
économie à innover et à croître.
Or, tant que l’Allemagne n’aura
pas repensé sa stratégie de crois-
sance, l’Europe de l’Est, où elle a
déployé ses usines, peinera, elle
aussi, à se réinventer. « Comme si
cela ne suffisait pas, l’Europe n’a
pas non plus sécurisé ses approvi-
sionnements en matières premiè-
res critiques et en semi-conduc-
teurs », regrette Charles-Henri
­Colombier. p
M. C.
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
Le nouveau bonus écologique
pénalisera les voitures chinoises
Le dispositif intégrera des critères sur les matériaux et l’assemblage
P
our bénéficier du bonus
écologique lors de
l’achat d’une voiture
électrique, il y avait jus-
qu’à présent deux conditions : le
modèle devait peser moins de
2,4 tonnes et afficher un prix infé-
rieur à 47 000 euros. A partir du
1er janvier 2024, il faudra aussi que
le véhicule ait un « score environ-
nemental » acceptable, c’est-à-
dire que les émissions de CO2 gé-
nérées pour sa production et son
transport de l’usine au client ne
dépassent pas un certain seuil.
L’objectif du gouvernement est
clair : « L’argent des contribuables
français n’a pas vocation à finan-
cer des véhicules provenant à 70 %
de Chine », répète Bruno Le Maire
depuis mai. Le ministre de l’éco-
nomie veut donc donner un coup
de pouce à la production euro-
péenne, qui affiche une meilleure
empreinte carbone, quitte à ex-
clure du bonus des modèles po-
pulaires comme la très abordable
Dacia Spring, la Tesla Model 3 ou
la chinoise MG4. La version élec-
trique de la Mini de BMW serait,
elle aussi, sur la sellette.
Bercy et l’Agence de l’environne-
ment et de la maîtrise de l’énergie
(Ademe) travaillent d’arrache-
pied, depuis le début de 2023, pour
mettre au point ce « score environ-
nemental ». Les projets de décret
et d’arrêté détaillant son calcul ont
été publiés le vendredi 28 juillet et
soumis à consultation. Celle-ci
s’est terminée vendredi 25 août.
Plus de 400 contributions ont été
déposées. Les appréciations géné-
rales sont plutôt positives.
« Cette écoconditionnalité va
dans le bon sens, estime Marc
Mortureux, directeur général de
la Plate-Forme automobile (PFA),
qui regroupe la filière française
Altice tente d’en finir avec le « business
familial » de son encombrant cofondateur
Le groupe de télécoms et de médias a suspendu plusieurs proches d’Armando Pereira
depuis son arrestation au Portugal, à la mi-juillet, pour onze délits financiers présumés
S ans titre officiel, si ce n’est
sept mois durant l’année
2018, Armando Pereira
était pourtant omnipotent chez
Altice (SFR, BFM-TV…), le groupe
de télécoms et de médias qu’il a
façonné avec Patrick Drahi.
­Technique, approvisionnement,
négociation des contrats… tout,
ou presque, passait par cet insa-
tiable chasseur de coûts, dont
l’autorité assumée s’apparentait,
pour ses détracteurs, à de la bruta-
lité. Rares étaient les cadres de
SFR qui osaient contredire une
décision de M. Pereira de peur de
s’attirer ses foudres ou celles d’un
de ses proches qu’il avait su placer
à certains postes-clés pour asseoir
son influence.
Depuis l’arrestation de son as-
socié pour onze délits financiers
présumés, le jeudi 13 juillet, au
Portugal, M. Drahi, qui s’est dit
« trahi », cherche à s’écarter au
maximum de M. Pereira pour évi-
ter que le scandale mis au jour par
les enquêteurs contamine, par ri-
cochet, l’ensemble du groupe. En
moins d’un mois et demi, une
quinzaine de cadres ont été sus-
pendus, licenciés ou ont démis-
sionné. Soit du fait de leur impli-
cation dans l’affaire, soit en rai-
son de leurs liens familiaux ou
personnels avec M. Pereira,
comme si le groupe craignait
qu’une forme de « family busi-
ness » ait prospéré en son sein.
(constructeurs et équipemen-
tiers). Nous avons toujours plaidé
pour que la totalité du cycle de vie
du véhicule électrique soit prise en
compte, et pas seulement les émis-
sions à la sortie du pot d’échappe-
ment. Ce score va valoriser ceux
qui produisent avec une énergie
moins carbonée. »
La PFA propose toutefois des
simplifications. Jean-Philippe
Hermine, chargé de la mobilité à
l’Institut du développement dura-
ble et des relations internationa-
les (Iddri), soutient aussi la démar-
che : « C’est un message clair au
consommateur : il faut prendre en
compte tout le cycle de vie du pro-
duit si on veut une électrification
vertueuse. Il y aura des critiques
sur la méthodologie retenue, mais
c’est une première brique, un cadre
concret qui permet d’avancer. »
« Une première mondiale »
Président de Hyundai pour la
France, Lionel French Keogh,
comprend, lui aussi, la démarche,
mais regrette que « le dispositif ne
soit pas d’emblée européen » et
s’interroge sur sa stabilité dans le
temps. Les modèles les plus ven-
dus de sa marque n’auront pas de
problème d’éligibilité : ils sont
produits en République tchèque.
Comment ce score environne-
mental sera-t-il calculé ? L’Ademe
et Bercy ont défini six critères
dont le contenu carbone sera éva-
lué : l’acier, l’aluminium, les
autres matériaux, le processus
d’assemblage, ainsi que la batterie
(cellules et assemblage) et le trans-
port du véhicule. « Cela couvre
90 % à 95 % des émissions de CO2 »,
explique Laurent Gagnepain, ex-
pert de l’Ademe, qui insiste sur le
fait que cette méthodologie est
« une première mondiale ».
Le lundi 21 août, la direction
d’Altice France a ainsi annoncé
par courriel aux salariés la démis-
sion de Cyrille Trollat, le directeur
général de SFR Distribution, la fi-
liale qui gère les boutiques de
l’opérateur télécoms. Selon le
message officiel, M. Trollat quitte
l’entreprise « pour des raisons
­personnelles et dans le but de se
consacrer à d’autres projets ».
Mais il est impossible de ne pas
voir une raison familiale derrière
ce départ. Selon nos informa-
tions, M. Trollat est le cousin de
Yossi Benchetrit, le gendre de
M. Pereira. La justice portugaise
soupçonne David Benchetrit, le
père de Yossi, d’avoir fait transiter
de l’argent par le truchement de
sociétés aux Emirats arabes unis.
« La position de M. Trollat était
devenue intenable », reconnaît
une source proche, sous le cou-
vert de l’anonymat. Celle de Ga-
briel Trollat, le frère de Cyrille, qui
Yossi Benchetrit,
gendre
de M. Pereira,
occupait une
place importante,
avant d’être
licencié
Le ministère
de l’économie
veut donner un
coup de pouce
à la production
européenne
L’Ademe a pris pour base une
étude de l’International Council
on Clean Transportation, datant
de 2022, pour donner des valeurs
de référence aux émissions liées à
la production par matière et par
pays. Publiées en annexe de l’ar-
rêté, elles indiquent qu’une tonne
d’acier génère 1,4 tonne d’émis-
sion de CO2 si elle est produite en
France, contre 2 tonnes en Chine.
Une tonne d’aluminium produite
en Europe pèse 8,6 tonnes d’émis-
sion de CO2, autant qu’aux Etats-
Unis. C’est trois fois plus en Chine.
Les émissions liées à l’assem-
blage d’un véhicule sont égale-
ment trois fois plus élevées en
Chine qu’en France.
L’empreinte carbone des batte-
ries est un point critique : sur une
Zoe, par exemple, c’est la moitié
du total. Or, celles qui équipent
les modèles européens sont pour
l’essentiel produites en Pologne,
dont l’électricité n’est pas la plus
décarbonée. Sont-elles donc
beaucoup plus vertueuses que
celles qui viennent d’Asie ?
En attendant que les gigafacto-
ries montent en puissance dans le
reste de l’Europe, et notamment
en France, par convention, le
« score environnemental » retient,
pour les batteries polonaises, l’in-
tensité carbone moyenne de l’Eu-
rope. « C’est un parti pris, qui faci-
lite l’acceptabilité de la démarche
travaille aussi chez SFR en tant
que responsable des achats de ter-
minaux fixes, est également fra-
gilisée, même s’il faisait toujours
partie des effectifs à la fin de la se-
maine du 21 août. « Messieurs
Trollat ne font aucun commen-
taire », indique Ornella Sarfati,
l’avocate de Cyrille Trollat.
Ecoutes téléphoniques
Marié à Gaëlle, l’unique fille de
M. Pereira, Yossi Benchetrit occu-
pait une place importante dans
l’organigramme d’Altice. Après
avoir fait ses premières armes
chez Altice Portugal, le diplômé de
Centrale Lyon avait été nommé di-
recteur des achats d’Altice USA
en 2018, pour y appliquer les recet-
tes de réduction des coûts de son
beau-père. Il avait été suspendu de
ses fonctions dès l’annonce de
l’arrestation de M. Pereira, à la mi-
juillet, avant d’être licencié.
« A ce jour, il n’a été convoqué par
aucune autorité », avait réagi, le di-
manche 6 août, son avocat, Jean
Tamalet, également avocat de
M. Pereira. Cet associé du cabinet
King & Spalding est spécialisé
dans les affaires financières : il est
l’avocat de Carlos Ghosn, l’ex-PDG
de Renault, dans le cadre de la pro-
cédure ouverte en 2019 par le Par-
quet national financier, notam-
ment pour abus de biens sociaux.
Tatiana Agova-Bregou, membre
du comité de direction d’Altice
Économie & Entreprise | 15
au niveau européen », reconnaît
Jean-Philippe Hermine, de l’Iddri.
A l’avenir les pondérations pour-
ront être affinées, admet-on à
l’Ademe. Ses spécialistes prépa-
rent déjà la suite : dès qu’il existera
des certifications officielles, ils
voudraient notamment valoriser
dans le calcul du score la réparabi-
lité des batteries et l’utilisation de
matériaux recyclés ou biosourcés.
Le décret et l’arrêté final doivent
être publiés début septembre,
avant la discussion du projet de
loi de finances pour 2024. Dès
l’automne, les constructeurs
fourniront les documents néces-
saires à l’Ademe pour qu’elle cal-
cule le score de chaque modèle et
détermine lesquels sont éligibles
ou pas au bonus, pouvant aller
jusqu’à 5 000 ou 7 000 euros, se-
lon les revenus de l’acheteur.
Sans celui-ci, un modèle
comme la MG4 du constructeur
chinois SAIC (1,2 % du marché
français) reviendra dans la
gamme de prix des modèles
européens. Selon les calculs de
l’Iddri, « 20 % à un tiers des ventes
de véhicules électriques réalisées
en France en juillet 2023 per-
draient leur éligibilité ». L’écart dé-
pend du sort encore incertain de
la Dacia Spring − la petite taille de
sa batterie pourrait jouer en sa fa-
veur − et du Model Y de Tesla, pro-
duit en partie à Berlin.
Le gouvernement réfléchit par
ailleurs à durcir les critères de
poids du malus. Est-ce une ma-
nière de faire des économies ? El-
les pourraient être de 200 millions
d’euros (sur un coût total du bo-
nus de 1 milliard d’euros), recon-
naît-on à Bercy, auxquels s’ajoute-
rait le même montant économisé
sur les flottes automobiles. p
Sophie Fay
France, est également sous le coup
d’une dispense d’activité depuis le
mercredi 2 août, mais reste ré­-
munérée par le groupe. Les écou-
tes téléphoniques diligentées par
les enquêteurs ont révélé que
Mme Agova-Bregou « entretenait
une relation professionnelle, mais
aussi intime » avec M. Pereira.
Elle aurait été bénéficiaire d’un
appartement situé à Neuilly-sur-
Seine (Hauts-de-Seine), payé par
une société de l’homme d’affai-
res Hernani Antunes, un proche
de M. Pereira. Son avocat, Avi Bit-
ton, « s’étonne que son nom soit
associé aux supposées malversa-
tions financières qu’auraient
­commises des personnes au sein
du groupe Altice ».
D’autres proches de M. Pereira
travaillent dans le groupe. C’est le
cas, par exemple, de Rémi Tute-
laire. Responsable depuis septem-
bre 2017 des achats d’ERT Techno-
logies, une filiale d’Altice autrefois
détenue par M. Pereira, il sert de
copilote à l’homme d’affaires por-
tugais lorsque ce dernier
s’adonne à sa grande passion, les
rallyes automobiles. Leur pre-
mière course remonte à 2015. De-
puis, ils en ont couru quarante en-
semble, dont la dernière en
juin 2023 dans les Vosges, région
française d’adoption de M. Pe-
reira. M. Tutelaire n’a pas répondu
aux sollicitations du Monde. p
Olivier Pinaud
La rentrée des radios
marquée par une volonté
de renouvellement
En changeant formats et visages, les stations
espèrent se rapprocher des auditeurs
U n nouveau matinalier à
Franceinfo (Jérôme Cha-
puis), un transfert de ve-
dette de RTL à Europe 1 (Pascal
Praud), une nouvelle inter-
vieweuse à 7 h 50 sur France Inter
(Sonia Devillers), le retour de
Jean-Jacques Bourdin à l’inter-
view politique de 8 h 30 (sur Sud
Radio, pas RMC)… Alors que les
ondes étrennent, lundi 28 août,
leurs grilles de programmes pour
la saison 2023-2024, les auditeurs
doivent s’attendre à davantage de
changements qu’il n’y en a eu ces
dernières années.
Si la redistribution des cartes à
France Inter et Franceinfo a ali-
menté la chronique radiophoni-
que en mai et juin (fin de « C’est
encore nous », de « L’Heure
bleue », de « Totémic » dans sa ver-
sion quotidienne, etc.), les sta-
tions privées généralistes ont
conclu leur mercato tardivement,
attendant le cœur de l’été pour dé-
voiler leur jeu.
Dans un contexte de désaffec-
tion grandissante des fidèles de la
radio en streaming, Europe 1
donne le sentiment de repartir à
l’offensive. Devenue moins active
sur les recrutements à mesure
que ses audiences devenaient fa-
méliques (3,5 % d’audience cumu-
lée entre avril et juin, un score une
nouvelle fois historiquement fai-
ble) et qu’elle prenait place dans le
portefeuille de médias contrôlés
par Vivendi (Vincent Bolloré), la
station en accueille logiquement
sa figure la plus emblématique.
Avec « Pascal Praud et vous »,
l’animateur de débat sur CNews et
désormais chroniqueur dans Le
Journal du dimanche de Geoffroy
Lejeune, le journaliste reprend le
principe de l’émission historique
de RTL, « Les auditeurs ont la pa-
role », qu’il animait depuis cinq
ans. Son arrivée crée nettement
moins la surprise que celle de So-
phie Davant. La populaire journa-
liste et animatrice de France Télé-
visions s’apprête à contribuer au
« retour de la grande famille Eu-
rope 1 », proclame Donat Vidal Re-
vel, son directeur général.
Programmée de 16 heures à
18 heures, cette figure de l’audio-
visuel public animera un jeu de
culture générale, « Sophie et les
copains » (un clin d’œil à la géné-
ration des sixties et de « Salut les
copains »), auquel les auditeurs
sont appelés à participer. « Histo-
riquement, l’interactivité est née
sur Europe 1 », assure M. Vidal Re-
vel, déterminé à proposer « une
radio au service de l’auditeur ».
Ce rapport plus étroit avec le pu-
blic constitue également un ob-
jectif prioritaire pour France Bleu,
qui doit enrayer la désaffection de
ses auditeurs (4,5 % au relevé Mé-
diamétrie de juillet, un score
plancher). Sous la houlette de Cé-
line Pigalle, sa directrice depuis
avril, la station aux 44 locales de
Radio France veut faire en sorte
C h ine
Le promoteur
immobilier Evergrande
plonge à Hongkong
La cotation du promoteur
chinois ultra-endetté
­Evergrande a repris, lundi
28 août, à la Bourse de Hong­-
kong, avec un plongeon dès
l’ouverture des échanges,
après dix-sept mois de
­suspension pour non-publi-
cation de ses résultats
­financiers. Ses pertes nettes
pour la période allant de
­janvier à juin se sont réduites
de moitié. Cependant, la tré-
sorerie du groupe a fondu,
­compliquant les prochains
remboursements. – (AFP.)
que son public, populaire et régio-
nal, s’y exprime davantage.
« Une grande radio grand public
qui parle à tout le monde », c’est
aussi ce que revendique pour RTL
Frank Moulin, son directeur de la
rédaction et de l’information.
Plus encore que le nombre de ses
fidèles (9,5 %, un plus bas histori-
que, là aussi), la station s’est effor-
cée, ces dernières années, de les
retenir à son écoute le plus long-
temps possible, afin d’augmenter
sa part de marché – le critère
qu’elle vend aux publicitaires.
C’est pourquoi, afin d’inscrire sa
tranche d’informations de 18 heu-
res à 20 heures « dans la conti-
nuité des “Grosses Têtes” [de
15 h 30-18 heures] », mais aussi
d’« atténuer la rupture de genre »
entre le divertissement et l’infor-
mation, elle a recruté Alex Vizo-
rek, ex-comparse de Charline
Vanhoenacker sur France Inter.
« Cultiver son identité »
Cette volonté de rapprocher les
deux domaines s’illustre aussi
par l’arrivée du comédien Lorant
Deutsch, chaque jour à 7 h 20, à la
présentation d’une chronique à
visée historique, ainsi que par de
nouveaux recrutements de ve-
dettes venues de M6 (Nathalie Re-
noux et Xavier de Moulins). Enfin,
la tranche d’information de la mi-
journée reste aux mains de Céline
Landreau, qui troque Pascal
Praud contre Eric Brunet − autre
adepte du journalisme d’opinion
et présentateur le soir sur LCI −
aux « Auditeurs ont la parole ».
S’il est peu probable que la
grande rivale de France Inter lui
dispute son leadership (12,5 %
d’audience cumulée), la station
amirale de Radio France devra
faire en sorte que la disparition de
l’émission quotidienne de Char-
line Vanhoenacker et son rempla-
cement par un trio féminin ne lui
coûtent pas trop d’auditeurs. De
même, des changements nota-
bles apportés à la matinale,
comme le remplacement de Léa
Salamé à 7 h 50 par Sonia Devillers,
mais aussi son prolongement jus-
qu’à 10 heures, seront scrutés.
A RMC, enfin, on compte bien se
rendre indispensable aux audi-
teurs amateurs de sport dès l’orée
de septembre et la Coupe du
monde de rugby (du 8 septembre
au 28 octobre), dont elle est diffu-
seur officiel. Suivront, en 2024,
l’Euro masculin de football (du
14 juin au 14 juillet, en Allema-
gne), puis les Jeux olympiques de
Paris (du 26 juillet au 11 août).
« Plutôt que de copier les autres, il
faut cultiver son identité et laisser
aux émissions le temps de s’instal-
ler », défend son dirigeant, Karim
Nedjari, qui concentre ses efforts
sur les fondamentaux de son an-
tenne : le sport, mais aussi « les
faits divers, le débat, l’opinion, la
proximité et le pouvoir d’achat ». p
Aude Dassonville
Arg entin e
Buenos Aires annonce
un plan de soutien
à la consommation
Le ministre argentin de l’éco-
nomie, Sergio Massa, a an-
noncé, dimanche 27 août, le
lancement de mesures pour
soutenir la consommation,
diminuer les effets de la dé-
valuation du peso face au
dollar et contrôler une infla-
tion qui dépasse les 100 %
sur un an. M. Massa, candidat
à l’élection présidentielle
du 22 octobre, a également
­évoqué une aide aux
­agriculteurs et la création
d’un fonds pour préfinancer
des exportations. – (AFP.)

16 | Économie & Entreprise
Le porte-conteneurs
CMA CGM « Mozart »,
dans le port de Lekki
(Nigeria), le 23 janvier.
Sunday Alamba/AP/SIPA
Dossier L’oligopole constitué par les trois géants des mers MSC,
Abidjan (Côte d’Ivoire) - envoyée spéciale
A
u-delà de ses longues plages
et de ses kilomètres de coco-
tiers battus par les vents, le
rivage de la Côte d’Ivoire
compte deux ports à conte-
neurs : celui d’Abidjan, vi-
brante capitale économique qui dessert
toute une partie des pays enclavés du Sahel,
et celui de San Pedro, leader mondial de l’ex-
portation du cacao. Depuis 2022, ces deux
infrastructures critiques sont aux mains
d’un seul et même opérateur : l’armateur
italo-suisse MSC.
Cette année-là, au terme de négociations
éclair, la première compagnie maritime au
monde a englouti, pour 5,7 milliards d’euros,
les très rentables activités logistiques africai-
nes du groupe Bolloré. L’opération a notam-
ment permis à MSC, qui exploitait déjà le
port de San Pedro, de récupérer les deux ter-
minaux d’Abidjan, se retrouvant en situa-
tion de monopole sur le conteneur dans ce
pays-clé d’Afrique de l’Ouest.
Même résultat un peu plus à l’est du golfe
de Guinée, à Lomé, au Togo, où MSC exploite
désormais les deux terminaux à conteneurs
de ce hub qui s’est récemment propulsé à la
première place de la sous-région.
Le marché du froid, un défi croissant sur le continent africain
Le mois de juin est plutôt chaud à
Abidjan : plus de 30 °C, avec une hu-
midité de l’air pouvant atteindre les
100 %. On nous invite pourtant à
­enfiler une longue doudoune rem-
bourrée, avant de passer une lourde
porte hermétique. D’un coup, tout
est blanc : la température est tombée
à – 20 °C. A deux pas de l’aéroport de
la capitale économique ivoirienne,
Africa Global Logistics (AGL, ancien-
nement Bolloré Africa Logistics) gère
1 800 mètres carrés de ces entrepôts
frigorifiques. Dans de grands congé-
lateurs patientent des steaks hachés
importés d’Europe pour une chaîne
de fast-food, mais aussi des crèmes
glacées, des pâtes à tarte ou encore
des légumes.
Les armateurs à
la conquête de l’Afrique
Maersk et CMA CGM investit massivement dans
les ports africains mais aussi dans la logistique terrestre,
dont le marché est extrêmement concurrentiel et atomisé
Avec cette acquisition, le groupe genevois
change de dimension sur le continent. MSC
totalisait 8 000 employés en Afrique (avec
ses filiales TIL pour les terminaux et Medlog
pour la logistique) quand Bolloré Africa
­Logistics (BAL, devenu AGL pour Africa Glo-
bal Logistics) comptait au moment du ra-
chat 21 000 salariés. Abidjan, Lomé… mais
aussi Dakar, Freetown, Pointe-Noire
(Congo) : le groupe passe de 2 à 18 termi-
naux à conteneurs, essentiels pour mieux
servir ses navires et maîtriser ses coûts. Il
récupère également un des premiers ré-
seaux logistiques du continent : des voies
ferrées reliant notamment la Côte d’Ivoire
au Burkina Faso − un corridor vital pour le
Sahel ; des dizaines de ports secs et d’entre-
pôts − dont 70 000 mètres carrés en sec et
en froid, rien que pour la Côte d’Ivoire.
Moins pompeux que les énormes infras-
tructures portuaires avec leurs immenses
Unique par sa taille en Côte d’Ivoire,
cette installation a été mise en exploi-
tation en 2019, sur une surface « pru-
dente ». « Dès la fin de la première an-
née d’exploitation, on était déjà satu-
rés. Nous avons été rattrapés par la de-
mande », explique David Alliali,
responsable de la logistique pour
l’Afrique de l’Ouest.
La métropole ivoirienne est un hub
économique régional où poussent
supermarchés, centres commer-
ciaux, et autres restaurants offrant
des menus du monde entier. La
­demande pour les produits surgelés
est donc croissante. « En trois ans, on
a doublé le volume, ce qui nous a
­confortés dans l’idée que le froid deve-
nait un maillon essentiel de la chaîne
grues desservant des géants des mers, les ac-
tifs logistiques sont cependant cruciaux dans
la stratégie des armateurs. « Il y a à la fois une
bataille pour la façade maritime et pour l’hin-
terland africain [arrière-pays] », atteste un ca-
« La logistique est dre dirigeant chez l’un des grands armateurs.
le cœur battant Ces spécialistes du conteneur veulent pro-
poser un service clé en main, en maîtrisant le
du commerce et trajet en mer puis à terre d’une « boîte », de-
puis, par exemple, son départ d’Amsterdam
l’Afrique a un jusqu’à sa livraison chez un client à Ouaga-
dougou. Sur le continent comme ailleurs, « il
grand potentiel y a une volonté des grandes compagnies mari-
inexploité » times d’intégrer verticalement la chaîne de va-
leur »,confirme une source chez AGL, notant
Thomas Theeuwes que ces mastodontes ont de l’argent à inves-
directeur chez Maersk tir, ayant constitué « un trésor de guerre » lors
de la pandémie du Covid, quand le prix du
fret avait explosé. Dans ce contexte, selon
cette même source, la vente de l’entreprise
française est apparue comme une aubaine.
logistique », poursuit M. Alliali. AGL, agglomérations, dit-il. Et le top du top,
qui gère d’autres entrepôts réfrigérés c’est le froid. C’est révélateur d’une
en République démocratique du ­maturité logistique. »
Congo, au Malawi et au Rwanda, étu- Au-delà des ­contraintes sanitaires,
die une extension du site. En Afrique conserver à – 20 °C dans des régions
du Sud, la compagnie Maersk a elle parfois très chaudes requiert une
aussi étendu ses capacités près du grande quantité d’énergie. Or, les sys-
port de Durban. tèmes électriques africains font sou-
vent face à des coupures. A Abidjan,
« Une maturité logistique » AGL s’est équipé de générateurs auto-
Certes embryonnaire, le marché du nomes pouvant refroidir l’entrepôt
froid est prometteur dans toute l’Afri- jusqu’à une semaine, mais ils fonc-
que. L’essor de la grande distribution tionnent au fioul − un hydrocarbure
conduit à plus de sophistication des cher. Avec la chute des coûts du so-
chaînes d’approvisionnement, note laire, l’entreprise prévoit d’installer
Yann Alix, de la fondation de recher- sur son toit des panneaux pour soula-
che Sefacil. « Il y a un marché de ger ses groupes électrogènes. p
­consommation qui devient de plus en Marion Douet
plus intéressant, notamment sur les (Abidjan, envoyée spéciale)
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
La famille Bolloré, peut-être agacée par des
affaires de corruption au Togo et en Guinée,
pour lesquelles Vincent, le patriarche, a
plaidé coupable, avait commencé à sonder le
marché en 2021, avant d’entrer rapidement
en négociations exclusives avec la famille
Aponte. En moins d’un an, les propriétaires
de MSC ont bouclé, en doublant la mise par
rapport aux estimations de valorisation pré-
Covid, l’acquisition d’une pépite qui vient
compléter ses propres filiales (TIL pour les
terminaux et Medlog pour la logistique).
« MSC a fait une formidable opération straté-
gique puisqu’ils se sont propulsés quasi nu-
méro un sur l’Afrique […] au nez et à la barbe
des deux autres prétendants qu’auraient été
Maersk et CMA CGM, pourtant lui aussi fran-
çais », respectivement numéro deux et nu-
méro trois mondiaux, observe Yann Alix, di-
recteur de Sefacil, une fondation qui se
­consacre à la recherche dans la logistique
portuaire. Une « formidable opération » qui
est néanmoins un pari managérial tant, sur
le terrain, les cultures sont différentes entre
MSC et l’entreprise française.
Les deux autres grands armateurs n’ont
pas caché leurs ambitions. CMA CGM n’a pu
mettre la main sur BAL mais a récupéré le
reste des actifs logistiques de Bolloré, no-
tamment en Europe et en Asie. En Afrique, il
sera notamment le futur opérateur du port
nigérian de Lekki et il développe sur le conti-
nent sa filiale logistique Ceva, qui a, ces der-
nières années, racheté deux logisticiens en
Afrique de l’Est. En mai, le danois Maersk a
de son côté inauguré un site d’entreposage
et de distribution de 10 000 mètres carrés au
Cap, en Afrique du Sud. « La logistique est le
cœur battant du commerce et l’Afrique a un
grand potentiel inexploité, affirme Thomas
Theeuwes, son directeur pour l’Afrique cen-
trale et de l’Ouest. La rapide croissance de la
production et de la consommation renforce
notre conviction que les solutions logistiques
intégrées amélioreront la façon dont le
­commerce se fait sur ce continent. »
Un petit marché
Dans les centres commerciaux clinquants
d’Abidjan ou de Nairobi, des hypermarchés
aux rayons impeccables proposent des di-
zaines de références estampillées d’une ori-
gine occidentale ou émiratie. Au marché,
Ghanéens et Béninois achètent massive-
ment du poulet surgelé européen tandis que
les Kényans font, chaque mois, entrer sur
leur territoire des tonnes de vêtements de
seconde main et de voitures étrangères (ja-
ponaises notamment), marqueurs entre
tous de l’appartenance à la classe moyenne.
Alors que la croissance se maintenait en
moyenne autour de 4 %,les dépenses de con-
sommation en Afrique subsaharienne sont
passées de 320 milliards à 1 400 milliards de
dollars (soit de 294 milliards à 1 300 mil-
liards d’euros)entre 2001 et 2021, selon la
Banque mondiale. Certes, le continent reste
un petit marché au regard des principales
routes commerciales mondiales, mais les
importations − et dans certains pays une
croissance des exportations − entraînent
une forte progression des volumes d’échan-
ges, dont l’essentiel se fait par la mer : entre
2009 et 2019, le trafic conteneurisé a, selon
Sefacil, fait un bond de 75 %.
Ces vingt dernières années, les terminaux
africains se sont donc multipliés, essentielle-
ment sous des régimes de concession, offrant
aux grands armateurs des opportunités d’in-
vestissements rares à l’échelle mondiale.
Parmi tous les grands ports, seuls ceux d’Afri-
que du Sud et du Kenya sont désormais ex-
ploités par les pouvoirs publics. Et encore : le
sud-africain Transnet s’apprête à faire entrer
un privé à Durban, le hub numéro un au sud
du Sahara. « Il s’agit d’actifs stratégiques pour
l’Etat […], mais pour des raisons de dynamisme
il est bon d’amener d’autres acteurs dans le sys-
tème », affirmait en juin sa directrice géné-
rale, Portia Derby, en marge de l’Africa CEO
Forum d’Abidjan, sans pouvoir dévoiler le
nom du gagnant de l’appel d’offres.
Au fil du temps, au gré des fusions et acqui-
sitions, le trio MSC-Maersk-CMA CGM est de-
venu très dominant sur la façade maritime
de l’Afrique, où les réglementations concur-
rentielles sont moins strictes qu’ailleurs. Cer-
tes, plusieurs ports affichent des noms d’ar-
mateurs émiratis ou asiatiques, le plus visible
étant le dubaïote DP World qui gère notam-
ment Berbera, au Somaliland, et dont l’évic-
tion de Djibouti (au profit du chinois China

18 | Économie & Entreprise
A Venise, le 22 août. MANUEL SILVESTRI/REUTERS
A Venise, le surtourisme,
une réalité difficile à occulter
La ville pourrait être déclarée en danger par l’Unesco, en septembre
Reportage
Venise (Italie) - envoyé spécial
L
e soir tombe et le guide
Stefano Croce vient de
rallier, au sommet du
pont du Rialto, le pôle ma-
gnétique de la Venise des touris-
tes, cité fantasmée dont il craint
qu’elle avale celle des Vénitiens.
« Nous avons un choix : rester une
ville en contrôlant cette industrie
ou devenir un parc à thème », lâ-
che-t-il, marchant entre deux ran-
gées de boutiques de souvenirs, à
contresens d’une foule en reflux
qui enjambe un Grand Canal en-
combré de gondoles.
En cette journée de la mi-août, la
beauté labyrinthique et amphibie
de la Sérénissime se trouve engor-
gée par des files tristes de visiteurs
guidés à l’oreillette, passant de-
vant des portes d’entrée où les
mots « locazione turistica » ont
remplacé des patronymes oubliés.
L’endroit regorge d’individus de
passage, occupés à projeter leurs
désirs sur le décor d’une ville pré-
cieuse et fragile. « J’espère que,
cette fois, la procédure aboutira »,
souligne M. Croce, 61 ans, en réfé-
rence à un rapport du 31 juillet de
l’Unesco sur Venise, préconisant
son placement sur la liste du patri-
moine en danger.
« Le pétrole de l’Italie »
Après avoir été évitée en 2021
grâce à un décret sur les navires
de croisière, la sanction pourrait
être votée en septembre, motivée
notamment par l’incapacité des
autorités à préserver « l’identité
culturelle et sociale » d’un archipel
touristique dont la population est
passée, en 2022, sous le palier des
50 000 habitants (contre 171 000
en 1951), pour 30 millions de visi-
teurs par an.
Ce discours, ces scènes n’ont
toutefois rien de nouveau.
En 1964, en effet, on parlait déjà
aux actualités d’un « tourisme de
masse [corrompant] les tradi-
tions » de Venise. L’exode de ses
habitants était présenté par
l’Unesco, en 1969, comme une
« attaque contre la ville ». « Les pro-
blèmes pointés aujourd’hui sont
les résultats de choix faits il y a un
demi-siècle et sur lesquels on ne
pourra plus revenir totalement »,
observe l’anthropologue urbaine
Clara Zanardi.
La Sérénissime
est passée, en
2022, sous le
palier des 50 000
habitants pour
30 millions de
visiteurs par an
Dans les années 1970, l’abandon
des industries de la lagune a
­conduit à une exploitation totale
du filon touristique vénitien, les
biens culturels étant considérés
comme le « pétrole de l’Italie »
avant que les pouvoirs locaux ap-
pellent à « privatiser Venise », dans
les années 1990.
L’apparition d’Airbnb a généra-
lisé cette rente, vidant la cité des
Doges de petits propriétaires, qui
profitent, depuis le continent, de
leur patrimoine à louer. « Qu’ils
logent, nourrissent ou transpor-
tent les touristes, trop d’acteurs dé-
pendent du centre historique
comme une poule aux œufs d’or
pour que des limitations décisives
soient imposées. Peu importe l’avis
de l’Unesco », estime Mme Zanardi.
En réaction, la municipalité, l’un
des multiples régulateurs du tou-
risme local, a toutefois prévu de
présenter, en septembre, des me-
sures d’essai pour 2024. Elles
pourraient aboutir à un système
de réservation de l’usage de la
ville censé éviter les pics de fré-
quentation. « Cette affaire fait l’ef-
fet d’une petite tape sur la joue,
mais il n’y a pas de solution magi-
que », juge Simone Venturini, res-
ponsable pour le tourisme de
l’exécutif vénitien emmené par le
maire de droite non encarté et en-
trepreneur Luigi Brugnaro.
Critique des réserves de
l’Unesco à l’égard du système
MOSE, un barrage contre l’Adriati-
que mis en place après des décen-
nies de scandales et de controver-
ses pour sauver la ville de la mon-
tée des eaux, il minimise : « Nous
pensons qu’ils mettent la pression
sur Venise pour faire parler d’eux.
Qu’ils nous placent sur la liste, ça
n’empêchera pas les touristes de
venir et les Vénitiens de travailler. »
Une réduction draconienne des
flux n’est de toute façon pas en
discussion, la municipalité invo-
quant la liberté de circulation des
personnes. A la mairie, on estime
que la désertification des centres
est une malheureuse nécessité
historique qui touche la lagune
comme toutes les villes d’Europe.
La ligne est la même chez
Bre-VE, l’association vénitienne
de propriétaires de locations brè-
ves. « Notre ville a perdu son
authenticité en même temps que
ses habitants, qui ont rejoint la
terre ferme », constate sa porte-pa-
role, Elena Fiorani, pour qui cet
exode est un « fait économique et
social » à prendre en compte, le
problème de Venise étant, selon
elle, surtout lié aux visiteurs d’un
jour. D’après Clara Zanardi, la criti-
que du tourisme comme modèle
de développement reste ultrami-
noritaire bien que très active chez
« quelques chercheurs, militants et
résidents fortunés du centre ».
Idéal de « contrôle total »
« La solution pour la Venise insu-
laire est de se libérer de la périphé-
rie continentale qui l’exploite »,
juge Petra Reski, autrice de Venise
n’est pas à vendre (Arthaud,
336 pages, 21,90 euros). Mme Reski
a milité pour un référendum al-
lant en ce sens, remporté par les
autonomistes en 2019, mais non
suivi d’effets faute de participa-
tion qu’elle attribue à un « boycott
de la presse », et critiqué par cer-
tains comme une sécession des
riches de la Venise historique, iso-
lat politique de centre gauche dé-
taché d’une métropole majoritai-
rement continentale qui a réélu
M. Brugnaro en 2020.
Sur le campo Santa Margherita,
cœur de l’ancienne Venise rouge
désormais rongé par les locations
Airbnb, Maria Fiano, insulaire,
éducatrice en milieu carcéral et
engagée sur les questions de loge-
ment, défend une ville invisible
aux touristes. « Il y a encore des
enfants qui vont à l’école, des gens
qui vont à la boulangerie, chez le
médecin, qui sont exclus de la
rente immobilière mais ont une vie
ici et qui doivent être défendus
avant que Venise devienne une
non-ville », lance-t-elle.
Son association, OCIO, qui suit
les pressions du tourisme sur
l’habitat vénitien, a placé dans la
vitrine de la Librairie Marco Polo,
qui donne sur la place, un comp-
teur LED indiquant le nombre de
couchages disponibles à la loca-
tion : 49 272 en juillet, soit davan-
tage que la population actuelle.
Une autre Venise, pourtant, se-
rait possible. « Notre ville a une su-
perficie idéale pour le concept de
“ville des quinze minutes”, ses pla-
ces sont parfaites pour le lien so-
cial, elle est piétonne depuis tou-
jours dans une Europe qui exclut
les voitures des centres-villes », fait
remarquer Laura Fregolent, urba-
niste à l’université IUAV de Ve-
nise. « Elle aurait tout pour devenir
le modèle de la ville durable. Tra-
vailler dans cette direction re-
quiert cependant une politique
fondée sur le contrôle du marché
immobilier et la limitation des in-
dustries touristiques », précise-t-
elle, par opposition à l’accompa-
gnement public d’un secteur qui
croît de lui-même, crée des em-
plois et des richesses en exploi-
tant la rente d’une beauté mena-
cée mais toujours rentable.
Le thème de la soutenabilité est
très présent dans les discours des
pouvoirs publics. Face à l’idéal de
cité organique prôné par Mme Fre-
golent, la lagune voit cependant
émerger un autre modèle d’ave-
nir : la ville machine. Dans l’envers
du décor vénitien, outre les méca-
niques cyclopéennes du système
MOSE, se trouve ainsi, sur l’île arti-
ficielle du Tronchetto, un œil qui
voit tout, la Smart Control Room
de la police municipale, obéissant
à l’idéal de « contrôle total » porté
par la municipalité.
Sur des murs couverts d’écrans,
des données récoltées et traitées
grâce aux téléphones portables ac-
tifs sur la superficie de la ville per-
mettent de visualiser les flux, les
lieux de concentration et la distri-
bution des touristes, étrangers,
italiens, vénitiens, et des employés
pendulaires, de même que ceux
des véhicules qu’ils empruntent et
des bateaux qui les transportent.
« Nous avons pour ambition d’ex-
porter ce modèle unique au monde
qui regroupe toutes les fonctions
de la gouvernance urbaine dans un
lieu unique, avec des informations
en temps réel », explique un cadre
de la municipalité. Les quelque
700 caméras de surveillance de la
ville y sont reliées. A défaut de
pouvoir contrôler le tourisme, Ve-
nise peut surveiller ses touristes
et ceux qui les servent. p
Allan Kaval
La société belge Agristo
rachète au sucrier Tereos
son terrain dans le Nord
Le fabricant de frites a choisi le site
d’Escaudœuvres pour s’implanter en France
L’ annonce avait fait l’effet
d’une douche froide. Le
8 mars, la coopérative Te-
reos, connue pour ses marques La
Perruche et Béghin Say, faisait
part de sa volonté de se délester de
trois usines : une sucrerie à Es-
caudœuvres (Nord), ainsi que la
distillerie de Morains et un site de
féculerie à Haussimont, tous deux
situés dans la Marne. Le choc a été
très violent dans le Nord, où la su-
crerie, qui employait 123 person-
nes, s’apprêtait à fêter ses 150 ans.
En outre, Nestlé fermait au même
moment l’usine Buitoni, dans la
commune voisine de Caudry.
Le 13 mars, Roland Lescure, mi-
nistre délégué chargé de l’indus-
trie, rencontrait des salariés, des
représentants de Tereos et de
Nestlé et des élus locaux, à Caudry,
pour envisager l’avenir des deux
usines prêtes à mettre la clé sous la
porte. Lundi 28 août, il devait re-
prendre la route pour le Nord. Avec
une bonne nouvelle : à la place de
la sucrerie d’Escaudœuvres va se
bâtir une usine de fabrication de
frites. La société belge Agristo a
choisi ce site pour s’implanter en
France. Elle devait signer lundi le
contrat d’achat du terrain à Tereos.
Le ministère affirme que l’in-
dustriel belge serait prêt à débour-
ser 350 millions d’euros. Un inves-
tissement stratégique pour l’en-
treprise familiale, qui veut bénéfi-
cier d’un terroir riche en culture
de pommes de terre. D’autant que
la France est son deuxième mar-
ché et que la ­consommation de
frites se développe. Agristo de-
vrait employer à terme près de
350 salariés dans l’Hexagone,
mais il faudra attendre le second
semestre 2027 pour le coup d’en-
voi opérationnel de la fabrication.
Les employés de la sucrerie de Te-
reos ne sont donc pas concernés
par ce projet de réindustrialisa-
tion. Fortement mobilisés face à
cette restructuration, ils ont négo-
Pertes & profits | nucléaire
par J EAN-MIC HEL BEZAT
Atomes crochus
sino-saoudiens
L’Arabie saoudite se détache cha-
que jour un peu plus de l’orbite
des Etats-Unis, partenaire histo-
rique depuis 1945, pour se rap-
procher de la Chine. Alors qu’il
envisage de rejoindre le club des
BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine,
Afrique du Sud) en janvier 2024,
le royaume wahhabite renforce
ses échanges avec la deuxième
puissance économique mon-
diale, et pas seulement dans les
hydrocarbures et la pétrochimie.
Il étudie une proposition de
Pékin, selon le Wall Street Jour-
nal : la construction d’une cen-
trale nucléaire, probablement
un « Hualong » de troisième
génération, dans l’est du pays.
Une offre qui entre en concur-
rence, notamment, avec celles
des Américains, des Français,
des Russes et des Coréens.
Objectif de Riyad : éviter de
brûler l’or noir dans les centrales
et les usines de dessalement, le
réserver à l’exportation et finan-
cer ainsi Vision 2030, le plan
du prince héritier Mohammed
Ben Salman (« MBS ») pour déve-
lopper et diversifier l’économie
saoudienne. Il y entre aussi une
part de fierté nationale, puisque
l’Iran et les Emirats arabes unis
exploitent déjà des réacteurs nu-
cléaires. Le choix saoudien serait
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
cié avec les dirigeants de Tereos.
Avec succès, semble-t-il. « La direc-
tion de Tereos a joué le jeu. Avec l’ac-
cord signé sur le plan de sauve-
garde de l’emploi en juin, nous
sommes à près de 100 % de reclas-
sement. Les salariés [devaient] re-
cevoir, le 28 août, par courrier, une
proposition de reclassement, et ils
auront quinze jours pour l’accepter
ou non », explique Ghislain Du-
bois, secrétaire du comité social et
économique central de Tereos.
Lourde dette
Ceux qui refuseront le poste pro-
posé seront licenciés. Une ving-
taine de salariés pourraient faire
ce choix, sachant que des reclasse-
ments sur d’autres sites du groupe
sont proposés à la vingtaine d’em-
ployés de la distillerie de Morains.
A Escaudœuvres, la coopérative a
décidé de maintenir une activité
d’emballage de sucre, avec un silo
qui emploiera une trentaine de
personnes. Une enclave sucrière
implantée à côté de la future fabri-
que de frites. Il reste à connaître le
sort de la féculerie d’Haussimont,
qui emploie soixante-six salariés.
Tereos avait affirmé chercher un
repreneur, mais il a indiqué, fin
juin, qu’il n’écartait plus la pers-
pective d’une fermeture.
Tereos a bouclé un exercice fiscal
2022-2023 (clos le 31 mars) excep-
tionnel grâce à la hausse des cours
du sucre. Son chiffre d’affaires a
bondi de 29 %, à 6,6 milliards
d’euros, et son résultat opération-
nel courant a plus que doublé, à
664 millions d’euros. Toutefois, la
dette reste lourde, à 2,7 milliards
d’euros. Pour faire valoir son pro-
jet de restructuration, la coopéra-
tive met en exergue la baisse at-
tendue de 10 % des volumes de
betteraves sur le sol français à la
suite de la réduction des surfaces
plantées. Verdict à l’automne, lors
de la prochaine campagne. p
Laurence Girard
à haute teneur géopolitique, et
« MBS » tarde à lancer son pro-
gramme, qui prévoyait jusqu’à
présent 17 gigawatts de puissance
installée, l’équivalent de dix EPR.
Les négociations piétinent avec
les Américains, très vigilants
sur les risques de prolifération,
même s’ils ont fait une exception
avec l’Inde, en 2005. Une loi de
1954 conditionne la vente de ces
technologies aux pays étrangers
à leur promesse de ne pas les
détourner à des fins militaires.
Déjà confronté à la question
iranienne, Washington refuse
que l’Arabie saoudite enrichisse
son uranium, processus pouvant
conduire à la fabrication d’une
bombe. Les Chinois sont moins
exigeants et discutent en tout cas
d’une exploitation de l’uranium
de la péninsule Arabique.
L’enjeu est aussi financier. Si
Riyad a les poches profondes,
le coût de son programme est
estimé à 80 milliards de dollars
(74 milliards d’euros). Les filières
française (EPR 2 d’EDF-Frama-
tome) et américaine (AP1000 de
Westinghouse) sont-elles compé-
titives face à la concurrence asia-
tique ? A Paris, on n’a pas oublié
le cinglant camouflet de 2009,
quand Abou Dhabi avait opté
pour des réacteurs coréens. p
 Culture
0123
­
­Mardi 29­ août 2023 | 19

Ces œuvres qui gênent le monde de l’art

Exposer des créateurs accusés de violences sexuelles, tels Claude Lévêque et Jan Fabre, suscite le débat

Enquête

L
e tapis Soleil noir de
­l’artiste Claude Lévêque
est-il toujours à l’Elysée ?
La question posée à l’exé-
cutif faisait suite à la révélation,
en juillet, de la mise en examen de
l’artiste français pour viols sur
mineurs. « Demandez au Mobilier
national, qui a la haute main sur
l’ameublement du palais », es-
quive l’entourage d’Emmanuel
Macron. Renseignement pris,
cette commande n’est pas retour-
née dans les réserves, malgré la
gravité des accusations à l’encon-
tre du plasticien. « L’objet fait
­partie d’un ensemble décoratif
global, les décors ne changent pas
si régulièrement », évacue un por-
te-parole du Mobilier national.
L’exécutif n’a donc pas remballé
le tapis, mais préfère se faire
­discret, à l’instar d’autres institu-
tions embarrassées par les
œuvres d’artistes accusés de
­pédocriminalité et d’agression
sexuelle. Faut-il continuer à les
montrer, en vertu de la présomp-
tion d’innocence et du distinguo
entre l’homme et son œuvre ? Ou
les proscrire au nom de la morale
et du respect dû aux victimes pré-
sumées ? « A partir de quel
­moment l’œuvre d’un individu ac-
cusé d’avoir commis des actions
répréhensibles est-elle porteuse
d’une charge négative ? », s’inter-
rogeait, en 2021, la philosophe
­Carole ­Talon-Hugon au micro de
France Culture.
Depuis la vague #metoo, ces XAVIER LISSILLOUR
questions n’en finissent pas d’agi-
ter le monde de l’art. Quand, expliquant notre décision », justi- fallait agir dans la discrétion », ru- ­ ierrat, qui défendait les intérêts
P trop loin dans cette idée qu’être ar-
Chuck Close (1940-2021), pionnier fie Michel Draguet, qui, jusqu’en
« Il n’y a pas mine-t-elle. Ce jour-là, elle a collé de Claude Lévêque jusqu’au tiste justifie tout, ce n’est pas ac-
du photoréalisme connu pour ses avril, dirigeait l’institution un espace sur le château d’eau des images ­printemps, avait multiplié les ceptable. On est responsable de
grands portraits kaléidoscopi- bruxelloise. « Notre responsabi- d’œuvres représentant l’enfance ­mises en demeure aux musées et comment on accompagne le
ques, fut accusé en 2017 de harcè- lité, ajoute-t-il, c’est de rendre
d’agression maltraitée. Sollicitée en juillet collectivités pour leur enjoindre changement et des précautions
lement sexuel par plusieurs mo- compte des problèmes de société, et un espace par le Monde, la mairie de de respecter les droits patri­- qu’on doit prendre. »
dèles féminins, la plupart des mu- sans être expéditif ou émotionnel, ­Montreuil répond ne « pas avoir moniaux de l’artiste. En vain : Accompagner le changement,
sées américains ont décroché ses mais légaliste et rationnel. »
de création, tout pu programmer une nouvelle ren- ­l’abbaye de ­Fontevraud (Maine- les victimes de l’artiste autri-
œuvres sans autre forme de Philippe Van Cauteren, direc- est imbriqué » contre avec les acteurs du quar- et-Loire) comme la ville de chien Otto Muehl (1925-2013),
­procès. La National Gallery of Arts teur du SMAK, à Gand, partage cet tier » pour décider du sort de ­Montrouge (Hauts-de-Seine) condamné en 1991 à sept ans de
Alicia Knock
de Washington a annulé une ré- avis. Au moment où le centre ­Modern Dance. avaient alors rapidement retiré prison pour viols et sévices
conservatrice
trospective prévue en 2018, son d’art anversois de Singel faisait le ses œuvres. sexuels sur mineurs, s’y
au Centre Pompidou
purgatoire ne prenant fin qu’à sa choix de retirer L’Homme qui me- Atteinte aux droits moraux Sur le sujet, l’Observatoire pour ­emploient depuis vingt ans. Sur
mort, en 2021. sure les nuages, une sculpture de Même embarras au département la liberté de création s’est forgé leur site Re-Port, un onglet des-
Jan Fabre placée sur son toit, le des Hauts-de-Seine, qui, à une doctrine claire : « On continue tiné aux musées éclaire le dou-
Jan Fabre, star déchue musée gantois décidait de conser- c­ hâteau d’eau du quartier Bel Air, l’automne 2022, a éteint le zigzag à défendre l’œuvre d’art, à condi- loureux contexte dans lequel ont
Quel sort la Belgique réservera-t- ver un autre exemplaire de à Montreuil (Seine-Saint-Denis). lumineux rouge commandé tion qu’elle ne contienne pas des été produites certaines perfor-
elle à sa star déchue Jan Fabre ? Le l’œuvre, qui coiffe l’institution Débranchée par la municipalité en 2018 à Claude Lévêque pour il- choses dommageables pour les mances les plus extrêmes du
29 octobre, le célèbre plasticien et depuis son ouverture, en 1999. en 2021 après la révélation des ac- luminer le pont d’Issy-les-Mouli- victimes présumées », précise sa plasticien, au sein de la commu-
chorégraphe flamand aura purgé « Enlever des sculptures de l’espace cusations portées contre le plasti- neaux. Après des semaines de re- déléguée, l’avocate Agnès ­Tri­- nauté sectaire qu’il avait fondée
sa peine de dix-huit mois de public, c’est tuer le débat », juge cien, l’œuvre avait été rallumée au lance, la collectivité finit par dé- coire. Dans le cas de Claude en 1972 à Friedrichshof. Malgré
­prison avec sursis pour des faits de Philippe Van Cauteren. Encore printemps 2022. « J’étais pour clarer au Monde que la décision a ­Lévêque, l’enfance est une source ces préventions, le Musée
violence, harcèlement, comporte- faut-il que débat il y ait. Aucune qu’on la rebranche, confie ­Delphes été prise « dans le cadre du plan de d’inspiration majeure, de ses ­Leopold, à Vienne, choisit ­pour­-
ment sexuel inapproprié sur le conversation publique n’a été en- Desvoivres. On a un pédophile sobriété énergétique, au même ­photos de torses d’adolescents tant, en 2010, d’exposer ces
lieu de travail et attentat à la gagée au SMAK sur le sujet. présumé dans le quartier, assu- ­titre que l’ensemble des ponts du sublimés à la calligraphie de ses œuvres sans les contextualiser.
­pudeur. Pourra-t-il alors reprendre Ailleurs aussi, le silence prévaut. mons-le, ça fait partie du réel. » territoire faisant l’objet d’une valo- néons confiés à ses « filleuls ». « La tentative prudente de mon-
sa carrière là où il l’avait laissée ? Depuis deux ans, la plasticienne Delphes Desvoivres avait toute- risation lumineuse », le prétexte « Il n’y a pas un espace d’agres- trer uniquement l’artiste Muehl ne
Directrice du Musée d’art Delphes Desvoivres réclame en fois espéré que la ville organise lui permettant de se prémunir sion et un espace de création, tout fonctionne pas, sanctionne alors
­contemporain de Lyon, qui ne vain des actions de sensibilisa- « un moment citoyen », le 20 no- contre toute action de l’artiste est imbriqué, argumente Alicia le quotidien autrichien Die
détient pas moins de quarante- tion autour de Modern Dance, vembre 2022, à l’occasion de la pour atteinte à ses droits moraux. Knock, directrice de la création Presse. La vie, l’art et le crime sont
deux vidéos de l’artiste, Isabelle une installation lumineuse de Journée internationale des droits Dès le commencement de contemporaine au Centre trop étroitement liés. » p
Bertolotti plaide pour une réha- Claude Lévêque entourant le de l’enfant. « On m’a répondu qu’il ­l’affaire, l’avocat Emmanuel ­Pompidou. Le monde de l’art a été Roxana Azimi
bilitation. « Nous avons dans
­notre collection de très belles
­performances, qui posent des
questions contemporaines et mé-
Picasso et Gauguin, sujets de controverse parmi les conservateurs de musée
ritent d’être remontrées », argu-
mente-t-elle, rappelant que « jus- Zoé Marty, 31 ans, le dit sans détour, Partout, l’artiste espagnol est sur le c­ entre de ­recherches autour de l’artiste. ­ émystifier les hommes et visibiliser les
d
tice a été rendue ». elle « en a marre de voir des expositions gril : dans le livre Picasso, le Minotaure « Il y a une vraie voie médiane pour ne femmes. » « Il ne faut pas vider les ­musées
Christophe Slagmuylder, direc- Picasso », un artiste dont l’œuvre est (Gallimard, 2020), de Sophie Chauveau, pas jeter le bébé avec l’eau du bain », mais arrêter de vider les œuvres de leur
teur du centre d’art bruxellois ­intrinsèquement liée à sa vie person- dans le podcast multiprimé « Vénus plaide Cécile Debray. contenu, rebondit, en écho, Zoé Marty.
­Bozar, pense, en revanche, « qu’il nelle et à son emprise sur ses compa- s’épilait-elle la chatte ? », jusqu’à cette ti- L’Ecole du Louvre, où la pédagogie On ne va pas changer l’histoire des repré-
faudra du temps pour regarder à gnes. Pour autant, précise la conserva- rade expéditive de l’humoriste austra- ­privilégie l’objet plutôt que la biogra- sentations, mais on peut ­changer les
nouveau l’homme et son œuvre trice du Musée d’art moderne et lienne Hannah Gadsby : « Je déteste phie, s’y attelle depuis trois ans. « Les ­modes de présentation. On perdra peut-
avec le recul nécessaire ». « On doit ­contemporain de Saint-Etienne, elle ne ­Picasso. » « Picasso, ce n’est pas Harvey étudiants veulent poser les mots être au passage des moments d’extase,
laisser passer un an ou deux », ac- croit pas au boycott en cette année de Weinstein !, proteste Cécile Debray, d’aujourd’hui sur les scènes bibliques ou mais on gagnera en contexte. »
quiesce à contrecœur Daniel célébration du créateur le plus fêté du qui dirige, depuis 2021, le Musée mythologiques, rappeler que Suzanne et Jusqu’où pousser le contexte ? Faut-il
Templon. Le marchand français, XXIe siècle. « Arrêter les expositions ­Picasso, à Paris. Le fait de vouloir les vieillards est une scène de voyeu- rappeler, dans le cartel d’un paysage bre-
qui représente Jan Fabre depuis ­Picasso pour toujours, c’est illusoire et ce ­prendre en compte davantage la biogra- risme, et que L’Enlèvement d’Europe est ton de Paul Gauguin, autre bête noire
vingt ans, avait espéré le pro- n’est pas souhaitable, mais arrêter un phie, très bien, mais il faut le faire conve- une scène de viol », explique sa des jeunes générations, qu’il a entretenu
grammer à Paris au printemps peu, oui », ajoute la jeune femme. nablement, sans le tamis des lectures ­directrice, Claire Barbillon, rappelant des relations sexuelles avec de toutes
2024 – « On me l’a déconseillé, c’est En 2022, Zoé Marty a pourtant colla- anachroniques, en relativisant la part de que « l’histoire de l’art est, comme l’his- jeunes Tahitiennes auxquelles il a trans-
encore trop chaud. » boré à une exposition confrontant la culture d’un homme né à la fin du toire, en quête de vérité ». Pour autant, mis la syphilis, maladie potentiellement
A l’annonce de sa condamna- ­Picasso à l’un de ses maîtres, Nicolas XIXe siècle dans le sud de l’Espagne, qui ajoute-t-elle, « on ne va pas passer à la mortelle ? « Non, répond Elise Dubreuil,
tion, en avril 2022, les Musées Poussin, au Musée des beaux-arts de n’est pas celle d’une féministe de la Côte trappe des artistes qui ont eu une 39 ans, conservatrice au ­Musée
royaux des beaux-arts de Belgi- Lyon. L’exercice mené avec la directrice ouest américaine. » ­conduite ­criminelle. Ma ligne, c’est qu’il ­d’Orsay. Il faut une grande ­rigueur pour
que, à Bruxelles, ont décidé de l’institution, Sylvie Ramond, aurait ne faut rien expurger, ni les artistes ni donner des clés de compréhension,
d’éteindre durant dix-huit mois pu virer au dialogue de sourds entre « Changer les modes de présentation » leurs actes. » ­apporter des faits et de la nuance, cela
les spots éclairant une œuvre mo- deux générations irréconciliables. Il Pour cela, elle a invité chercheurs et Une ligne qu’approuve Clara prendra nécessairement du temps. Mais
numentale accrochée dans l’esca- n’en fut rien. « J’ai aimé écouter son étudiants à participer à un séminaire à ­Belbachir-Garnier, élève en master et je ne suis pas sûre qu’on puisse avec des
lier. « Si on avait retiré la pièce, on amour pour Picasso et m’y confronter, huis clos de onze séances, dont huit ont présidente du club féministe Art-thé- textes dans les salles ­contenter tout le
aurait occulté le problème, là on l’a reconnaît Zoé Marty, ça apprend à été diffusées durant l’été sur France mis : « On ne veut pas effacer les artistes ­panel des sensibilités. » p
rendu visible, avec des panneaux ­tempérer certaines réactions. » ­Culture, prologue à la création d’un de l’histoire mais les recontextualiser, R. A.

20 | Culture
Adèle Hugo,
compositrice restée
méconnue
Un ensemble de ses mélodies sera
donné en création mondiale mardi
29 août au Festival Berlioz, dans l’Isère
Musique
La Côte-Saint-André (Isère)
P
remier compositeur à
recevoir une commande
du Festival international
de musique Victor
Hugo, sur l’île de Guernesey
(Royaume-Uni), Richard Dubu-
gnon bénéficie, en 2004, d’une ré-
sidence dans la maison occupée
par le poète (aujourd’hui appelée
« Hauteville House »), lors de la
deuxième phase de l’exil qui lui a
été imposé (1855-1870), ordonnée
en 1852 après le coup d’Etat de
Louis-Napoléon Bonaparte.
La conservatrice du lieu, Odile
Blanchette, ne tarde pas à infor-
mer Richard Dubugnon de l’exis-
tence d’une malle contenant,
­entre autres, des partitions ma-
nuscrites d’Adèle Hugo (1830-
1915), la fille cadette de l’auteur
des C ­ ontemplations (J. Lemon-
nyer, 1886). La surprise est de
taille pour Richard Dubugnon.
« J’ignorais qu’elle avait composé
de la musique, je savais qu’elle
jouait du piano, j’avais vu le film
L’Histoire d’Adèle H. (1975), de
François Truffaut, et je me suis
étonné que personne ne se soit ja-
mais intéressé à cette musique »,
confie aujourd’hui le composi-
teur, âgé de 54 ans, qui se qualifie
de « Suisse exilé en France, à l’ins-
tar, jadis, d’Arthur Honegger ».
« Distraire sa solitude »
Aux yeux d’un musicologue
­anglais auquel elles avaient un
jour été soumises, ces partitions
n’auraient présenté aucun inté-
rêt. Après les avoir examinées
avec soin, Richard Dubugnon est
loin de partager cet avis et consi-
dère que la compositrice « se situe
vraiment dans l’air de son temps,
M us i qu e
En Iran, un chanteur
poursuivi pour avoir
contesté l’obligation
du port du voile
Le chanteur de pop iranien
Mehdi Yarrahi, 41 ans, est
poursuivi par la justice pour
avoir diffusé une chanson
contre l’obligation du port
du voile. Le morceau, intitulé
Rousarito (« ton foulard »
en persan), accompagné
d’un clip de trois minutes,
soutient le « voile facultatif »
et est dédié aux « courageuses
femmes iraniennes » qui ont
participé au mouvement de
contestation. Mehdi Yarrahi
soutient régulièrement
sur son compte Instagram
la contestation déclenchée en
septembre 2022 par la mort
de Mahsa Amini, une jeune
femme morte après avoir
été arrêtée par la police
des mœurs, qui lui reprochait
de ne pas avoir respecté
l’obligation du voile. – (AFP.)
A r ch é o lo g i e
Un village néolithique
découvert dans la Marne
Les traces d’un habitat pé-
renne ont été mises au jour
cet été dans le site néolithi-
que des marais de Saint-
Gond (Marne), 150 ans après
la découverte des premiers
silex. Cette trouvaille permet
de mieux comprendre l’orga-
nisation économique et so-
ciétale du néolithique récent
(3500-3000 av. J.-C.) – (AFP.)
Richard
Dubugnon passe
quatre ans à
mettre au propre
les feuillets qu’il
a découverts
à Guernesey
celui du jeune Gounod, du jeune
Bizet ou des préromantiques tels
que Spontini et Rossini », et qu’elle
semble parfois influencée par
­Felix Mendelssohn. L’ensemble
doit, selon lui, couvrir une ving-
taine d’années et témoigne d’une
« expression très avancée ».
Pourquoi cette musique est-elle
restée dans l’ombre ? « Sans doute
parce qu’Adèle avait été considérée
comme folle et internée à 42 ans,
suppose Richard Dubugnon. Et
qu’elle a fini sa vie dans l’indiffé-
rence totale. » Pourtant, sa mort,
le 21 avril 1915, en pleine guerre,
fait l’objet de nombreuses recen-
sions dans la presse nationale, et
le quotidien Le Siècle lui consacre,
en « une » de son édition du
24 avril 1915, un article d’une
grande finesse évoquant avec
­diplomatie la situation de la re-
cluse en maison de santé. « La fille
du grand poète habitait les régions
musicales, elle se croyait l’émule
des compositeurs les plus célèbres
pendant sa jeunesse », écrit
l’auteur de la nécrologie, avant de
révéler qu’« elle s’attribuait la
­modernité des morceaux qu’elle
jouait pour distraire sa solitude ».
A tort ? Des prétentions d’ordre
chimérique ? L’analyse de Richard
Dubugnon laisse entendre le
­contraire. « C’est une musique
Découvertes et retrouvailles aux 20 ans de Rock en Seine
Le festival, qui s’est clôturé dimanche 27 août au parc de Saint-Cloud, a accueilli 144 000 personnes durant quatre jours
D ans un communiqué dif-
fusé en fin d’après-midi,
dimanche 27 août, au
moment où jouait le groupe irlan-
dais The Murder Capital, les orga-
nisateurs de Rock en Seine ont an-
noncé que l’édition des 20 ans du
festival francilien avait accueilli
144 000 personnes au Domaine
national de Saint-Cloud (Hauts-
de-Seine), durant les quatre jours
de la manifestation musicale, du
23 au 27 août (avec une pause le
jeudi 24). Un peu en deçà des
150 000 venues en 2022.
Trois jours ont affiché complet
pour une capacité d’accueil quoti-
dienne de 40 000 festivalières et
festivaliers. Mais, le vendredi 25,
seulement 24 000 personnes ont
foulé la pelouse clodoaldienne,
« ce qui est forcément une décep-
tion », nous avait dit, un peu plus
tôt, Matthieu Ducos, directeur du
festival. Celui-ci est détenu à parts
égales par Combat, le groupe qui
rassemble les participations dans
les médias et la culture de
l’homme d’affaires Matthieu
­Pigasse (actionnaire à titre indivi-
duel du Monde), et AEG Presents
France, l’une des sociétés du
géant américain d’organisation
d’événements musicaux, sportifs
et de divertissements AEG.
Matthieu Ducos a aussi indiqué
que la formule à quatre jours
­ élicate, mélancolique et, par
d
­moments, assez étrange, avec des
modulations inattendues qui ne
sont pas le fait d’un manque de
métier, mais qui s’inscrivent dans
la recherche d’une voie person-
nelle, d’une volonté de s’écarter de
ce qu’elle a pu entendre, sachant
qu’Adèle Hugo était isolée, sur une
île, et pas au contact de la vie artis-
tique comme cela aurait pu être le
cas à Londres ou à Paris. »
Rapidement convaincu de la
qualité de cette musique, Richard
Dubugnon passe quatre années à
mettre au propre les feuillets, par-
fois épars, qu’il a découverts à
Guernesey. Dans le seul but de
faire éditer, et donc jouer, les
œuvres. En tout, quatorze mélo-
dies pour voix et piano, écrites sur
des textes de Victor Hugo, et cinq
« chants sans paroles ». Bien que
prêtes pour la gravure, ces pages
ne trouvent pas preneur. Jusqu’à
ce que l’Orchestre Victor Hugo de
Franche-Comté passe commande
à Richard Dubugnon pour les
­orchestrer, en décembre 2021.
Symphonies de Beethoven
La formation dirigée par Jean-
François Verdier en a donné une
création partielle le 31 mars, à
­Besançon (ville natale de Victor
Hugo) et interprétera l’intégralité
des mélodies en création mon-
diale, le 29 août, à La Côte-Saint-
André (Isère), dans le cadre du
­Festival Berlioz. Elles ont d’ores et
déjà été enregistrées, avec des
­solistes renommés (tel le baryton
Laurent Naouri), pour un disque
qui paraîtra chez Alpha Classics,
en septembre 2024.
Fidèle aux intentions d’Adèle
Hugo, parfois précisées pour un
éventuel travail de copiste, Ri-
chard Dubugnon a réalisé une
­ evrait « devenir la norme pour les
d
prochaines éditions », soit avec des
artistes en décalage, « comme,
cette année, le mercredi pour Billie
Eilish, puis le week-end », soit qua-
tre jours consécutifs. Vendredi,
l’effet d’entraînement des têtes
d’affiche, Boygenius, Fever Ray et
surtout Placebo pour le grand
concert nocturne, n’a pas joué
pleinement
Plaisir avec Coach Party
Après la journée spéciale avec
l’Américaine Billie Eilish et six
­formations menées par des artis-
tes féminines, le festival a pré-
senté cinquante-sept groupes al-
ternativement sur l’une de ses
quatre scènes, Bosquet, Firestone,
plutôt pour les découvertes,
­Cascade et Grande Scène, qui re-
çoivent le gros du public. Douze
formations se sont produites sur
une ­cinquième scène, celle du dis-
positif de repérage de la région Ile-
de-France.
Samedi, après avoir navigué
d’un lieu à l’autre pour suivre tout
ou partie des concerts d’un peu
plus de la moitié de la program-
mation, nous retiendrons de cette
édition la pop funky et disco des
Parisiens de L’Impératrice, le rock
solide, parfois dans un ancrage
blues, avec un rien de psyché, des
Anglais The Amazons et les par-
Adèle Hugo, photographiée par son frère Charles Hugo. Paris, Bibliothèque nationale/Photos12 via AFP
­ rchestration recourant à la for-
o retrouver, au Canada, puis aux An-
mation type des symphonies de
Beethoven, « pour rester dans la
couleur de l’époque ». Il se dit heu-
reux d’avoir mené à bien ce qu’il
considérait comme une « mis-
sion » parce que, selon lui, « il n’y a
rien de pire pour un compositeur
que de ne pas être joué ».
Et maintenant ? D’autres projets
liés à Adèle Hugo ? Un opéra ins-
piré de sa vie tumultueuse ne
manquerait pas d’attrait. En
juin 1863, celle qui, dans son jour-
nal, se qualifie d’« esclave » de la fa-
mille, s’enfuit de Guernesey pour
ties solistes du guitariste Chris
­Alderton. Et aussi l’univers som-
bre de leurs compatriotes Dry
­Cleaning et de leur chanteuse,
­Florence Shaw, dont le débit li-
néaire, presque monotone, exerce
comme un envoûtement pour
l’auditeur. Toujours d’Angleterre,
le quartette Coach Party, deux
filles (Jessica Eastwood, chant et
basse, Stephanie Norris, chant et
guitare) et deux garçons (Joe
Perry, guitare, Guy Page, batterie)
dont le rock direct a des tournures
pop, une envie communicative
que le concert soit un moment de
divertissement, de plaisir.
En soirée, deux formations
« historiques » dans leurs genres
respectifs étaient sur la Grande
Scène, l’une et l’autre déjà venues
à Rock en Seine. Hip-hop avec
­Cypress Hill, fondé à la fin des
­années 1980 à Los Angeles.
Le groupe de rap
Cypress Hill a
interprété son
deuxième album,
« Black Sunday »,
paru voilà
trente ans
En juin 1863, celle
qui se qualifie
d’« esclave » de
sa famille s’enfuit
de l’île pour
retrouver un
militaire anglais
Electro, liée au courant big beat
proche du rock et de la techno
dansante, avec le duo The Chemi-
cal Brothers, fondé au début des
années 1990 à Manchester.
Il y a trente ans, le 20 juillet 1993,
était publié Black Sunday,
deuxième album de Cypress Hill.
Le groupe (les rappeurs B-Real et
Sen Dog, le platiniste et produc-
teur DJ Muggs, le percussionniste
et batteur Eric Bobo), en tournée
d’anniversaire, en interprète dans
l’ordre les quatorze morceaux.
Des classiques du gangsta rap, la
plupart sur le thème de la légalisa-
tion du cannabis, I Wanna Get
High, Insane in the Brain, When
the Shit Goes Down, Legalize It,
Hits from the Bong… La fluidité
swing de la batterie, les échanges
vocaux, les manipulations de
DJ Muggs à la table de mixage,
dans la pratique du scratch, sont
un bonheur de hip-hop « à
­l’ancienne » – celui qui plaît à
ceux qui n’aiment pas le rap.
Avec The Chemical Brothers,
c’est un son gros, puissant, et des
lumières, avec un dispositif de
projection impressionnant. Le
duo, quasi invisible, est enveloppé
dans la fumée, enchaîne les com-
positions extraites de ses neuf
­albums, dans une débauche
d’images, formes géométriques,
monstres grotesques, silhouettes
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
tilles, un militaire anglais dont elle
est « follement » amoureuse. Dé-
semparé, Victor Hugo n’a rien vu
venir. Il écrit quelques mois plus
tard à sa femme : « La conduite
d’Adèle est une énigme. » Sa musi-
que l’est probablement aussi, et
l’on a hâte de la découvrir. p
Pierre Gervasoni
Hommage à Adèle Hugo, par
l’Orchestre Victor Hugo Franche-
Comté, cour du château Louis XI,
Festival Berlioz, La Côte-Saint-
André (Isère), mardi 29 août.
humaines flottantes, défilé de mi-
litaires stylisés (durant un nou-
veau titre, No Reason), filaments
qui se transforment en végétaux…
Parfaitement réglé, avec des pas-
sages où le duo fait des interludes
rythmiques dont la construction
annonce un thème à venir, son
tempo, son développement.
Dimanche, la dominante est
rock. Même nécessité profession-
nelle de faire des choix. Qui
auront notamment mené à passer
un plaisant moment, en début
d’après-midi, avec l’Anglais Gaz
Coombes, entre rock (Salamander,
Deep Pockets…) et pop (Turn the
Car Around), puis à suivre les em-
portements de The Murder Capi-
tal et de la voix théâtrale du chan-
teur, James McGovern, avant un
triplé de rock énervé, au plus sim-
ple de sa forme, soit les Austra-
liens Amyl and The Sniffers et leur
chanteuse Amy Taylor, voix cas-
sée, les Anglais The Reytons et le
quartette américain Be Your Own
Pet, là aussi avec une chanteuse,
Jemina Pearl, qui ne s’économise
pas. Dernier concert, le premier
passage au festival des Américains
The Strokes. Faute d’allant, leur
prestation, s’effilochant entre des
interventions parlées du chan-
teur, Julian Casablancas, nous a
laissé sur un sentiment d’ennui. p
Sylvain Siclier
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
Comment la faune nippone s’adapte à l’homme
« Japon, un nouveau monde sauvage » retrace les évolutions d’espèces dans l’impossibilité de fuir le pays insulaire
France 2
Mardi 29 août - 21 h 05
Documentaire
L’
hiver venu sur Hok-
kaido, grande île au
nord du Japon, les grues
à couronne rouge arri-
vées de Russie peinent à trouver
leur pitance dans les marais assé-
chés au profit d’activités humai-
nes. Au printemps, une famille
d’ours est confrontée à l’abattage
des arbres de la forêt censée la
nourrir. Puis viennent l’été et
l’automne, théâtre de la proximité
du chien viverrin « tanuki » et du
daim « shika » avec l’humain.
Dans le documentaire Japon, un
nouveau monde sauvage, les
­réalisateurs Guillaume Maidat-
chevsky et Delphine Piau s’inté-
ressent aux évolutions des
­comportements des animaux
confrontés à l’homme : « La popu-
lation ­humaine ne cesse d’aug-
menter. Ce constat entraîne une
réduction drastique des espaces
naturels abritant les espèces
­sauvages. »
Plus ou moins de bonheur
Le pays, par son caractère insu-
laire, présente des frontières
­naturelles. Impossible pour les
espèces de fuir. Elles doivent
donc s’adapter. Et le documen-
taire d’enchaîner les destins
d’animaux « personnages » pré-
Cate Blanchett excelle en cheffe d’orchestre prise dans le vertige du pouvoir
Le personnage fictif de Lydia Tár, monstre d’intelligence et de maîtrise de soi, créé par le cinéaste Todd Field, a suscité un vif engouement
Canal+
Mardi 29 - 21 h 10
Film
C ela faisait bien longtemps
qu’un film, un vrai film
d’auteur, n’avait pas
autant passionné le public, qu’un
personnage fictif n’avait pas sus-
cité autant d’engouement et de
commentaires. Les uns proposent
leur délire interprétatif sur le sens
de la fin, les autres s’insurgent
contre la misogynie du portrait
qui est fait de Lydia Tár, brillante
cheffe d’orchestre que le film qui
GRILLE N° 23 - 199
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4
I rôle chez La Fontaine. Pour le premier
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X lancement. Personnel. 4. Possessif.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 198
HORIZONTALEMENT I. Protestation. II. Lady. Auguste. III. Utopiste. Mec.
IV. Mireuse. Vert. V. Afar. Euro. Aa. VI. Sites. Rôle. VII. SA. Naissant.
VIII. Isatis. Stars. IX. Est. Ni. Aï. Io. X. Représailles.
VERTICALEMENT 1. Plumassier. 2. Ratifiasse. 3. Odorat. ATP. 4. Typèrent.
5. Iu. Saine. 6. Sasse. Isis. 7. Tuteurs. 8. Age. Rossai. 9. Tu. Volatil.
10. Isme. ENA. 11. Otera. Trie. 12. Nectar. SOS.
Dans l’ouest du Japon, les daims sont davantage sujets à une forme de domestication. Winds
sentés dans un Japon à l’« in-
croyable diversité » de paysages et
de climats, du Sud tropical au
Nord de type tempéré froid.
Les animaux adoptent des stra-
tégies d’adaptation avec plus ou
moins de bonheur. L’une d’elles
est d’agir plus souvent la nuit.
Ainsi se comporte la mangouste
de la forêt de Yanbaru, qui couvre
le nord de l’île principale d’Oki-
nawa. Cet herpestidé y a été
porte son nom cueille au sommet
de sa carrière. Précisons qu’il ne
s’agit en rien d’un biopic : Tár est
simplement un personnage suffi-
samment puissant pour qu’on ait
envie d’aller lire sa page Wikipédia
une fois la projection terminée.
S’il a cette épaisseur, c’est que
son créateur, Todd Field, rumine
ce personnage depuis une dizaine
d’années. Acteur, réalisateur, il a
beaucoup travaillé pour la publi-
cité avant de parvenir à produire
ce projet taillé sur mesure pour
Cate Blanchett. Il faut dire ici à quel
point actrice et personnage ne
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
jeux.lemonde.fr
5 6 7 8 9 10 11
i­ ntroduit pour chasser la très
dangereuse vipère locale
« habu », mais la présence hu-
maine l’oblige à privilégier la nuit.
Ces nouvelles pratiques se géné-
ralisent, précisent les auteurs,
puisque, au ­niveau mondial, les
« mœurs nocturnes » des ani-
maux ont augmenté de 70 %.
Autre manière d’adaptation, l’in-
tégration au quotidien des hu-
mains. Les chiens viverrins évo-
font qu’un, à quel point Cate
­Blanchett, comédienne à la tech-
nique absolue, s’épanouit dans ce
rôle qui est son meilleur : la net-
teté de son jeu, sa voix grave et son
phrasé louvoyant hypnotisent,
formulent un grand spectacle.
Infimes brèches
C’est sur des images qui ont valeur
de programme que le film s’ouvre :
une armée de petites mains s’af-
faire autour de la confection d’un
costume sur mesure pour la
grande Lydia Tár. Une ouverture
en forme de préparatifs pour
HORIZONTALEMENT
I. Arrive rarement seul, surtout
s’il fait partie du métier. II. Fait en
s’échappant. L’Irlande libre. Pour
se comparer sur le green. III. En plus.
Petite enclume. Donne son accord.
12
IV. Suisse sur l’Aar. N’a jamais le beau
tour de cadran. V. Sommes de peu
d’importance. Donné en vibrant.
VI. Devra être doublé pour faire
mouche. Sort de nos habitudes.
VII. Découpes sur le violon. Un peu
salé. Assure la liaison. VIII. L’affreux
Arturo. Canton de l’Ardèche. Apporte
de la densité. IX. A disparu à l’arrivée
du RSA. A vraiment belle allure.
X. Pour manger, rapidement, pas cher
mais pas toujours bon.
VERTICALEMENT
1. Comme chez Tartuffe, tout est faux
chez eux. 2. Vraiment mauvais à l’ex-
trême. 3. Le chrome. Bonnes bases de
Conjonction. 5. Réduites à rien.
6. S’enfonce à chaque tour. Préposi-
tion. Mystérieuse chez Jules Verne.
7. Dans l’erreur. Assurer le partage et
la diversification des cultures. 8. Gaz
en tube. Support dans la charpente.
En grève. 9. Déplaçai et remuai le
manche en main. 10. Droit au som-
met. Paresseux. Le parti de Mandela.
11. Belle enfant d’Emile. Abri som-
maire. 12. Pour les trouillards et
les amateurs de petits bains.
luent dans la densité urbaine de
Tokyo, où ils se nourrissent des
poubelles laissées le long des voies
ferrées. Les daims shika des tem-
ples de Nara (dans l’Ouest) cèdent
de leur côté à une forme de do-
mestication. A l’inverse, peinant à
modifier leurs comportements,
certains animaux risquent de dis-
paraître : la salamandre géante, le
plus grand amphibien du monde,
est victime de la pollution.
l­ ’actrice qui, pendant deux
­heures trente-huit, va jouer ce
monstre d’intelligence, de talent
et de maîtrise de soi. Le monde est
un grand théâtre feutré aux cou-
leurs éteintes, sans limite ni obsta-
cle. Un monde pour Lydia Tar.
Après avoir fait mesurer l’ego de
son héroïne (master class, réactua-
lisation de sa page Wikipédia, fans
en pâmoison…), Field le perce
­d’infimes brèches : un cours à la
Juilliard School la confronte à un
élève qui, sans détour, affirme ne
pas s’intéresser à ce grand miso-
gyne de Bach. Pour Tár, ce sera
sudoku
n°23-199
4 6
5 8
8 2 7
3 8
6 seule fois par ligne,
5 1 3
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
L’ATLAS
6 000 ANS
D’HISTOIRE
AFRIQUES
001 UNE ATLAS AFRIQUE_DEF_Promo_RTL.indd 1
Télévision | 21
Le ton un peu grandiloquent et
les séquences parfois longuettes
n’empêchent pas ce documen-
taire d’offrir de belles images per-
mises par une caméra discrète et
patiente, « à hauteur d’animal,
comme si l’on filmait un acteur ou
une actrice, au plus proche de ce
qu’il ressent et perçoit », avec
­l’utilisation d’« innovations tech-
nologiques en matière de vision
nocturne ».
Au-delà de la performance tech-
nique, le fond aurait mérité de se
détacher des clichés habituels sur
le Japon – les cerisiers en fleur au
printemps, les feuilles rouges de
l’automne sur une musique ins-
pirée du film d’animation Ghost
in the Shell (1995), voire le respect
de la nature par les Japonais, qui
« honorent sa puissance ».
Cela aurait permis d’expliquer
les choix des « personnages » au
détriment d’autres, d’explorer les
limites de la politique japonaise de
protection des espèces, parfois
­sacrifiées pour des raisons écono-
miques, d’expliquer si la désertifi-
cation des campagnes en raison
du déclin démographique accélé-
rée ravivait une vie sauvage mal-
menée par la présence humaine. p
Philippe Mesmer
Japon, un nouveau monde
sauvage, de Thomas Marlier,
Guillaume Maidatchevsky,
Marie Alart (Fr., 2023, 90 min)
l­ ’occasion d’une stupéfiante mise
au point, tout en mots d’esprit et
en répliques assassines : « Les ar-
chitectes de votre âme semblent
être les réseaux sociaux. » Field
avance sur une corde raide tout en
parvenant à se montrer intraçable.
Ce n’est pas lui qui éructe contre la
culture woke, mais son héroïne.
L’élève quitte la salle, avant de lâ-
cher : « Vous êtes une vraie salope. »
Field observe le monde depuis le
regard d’une artiste confinée dans
sa bulle mégalomaniaque, gonflée
d’un sentiment d’impunité : en
dehors de son narcissisme, tout
6 1 9 2 3 8 7 4
5 9
2 3 7 4 6 5 9 1
5 8 4 1 9 7 6 2
8 2 1 3 5 9 4 6
7 6 3 8 1 4 2 5
6 3 4 4 9 5 7 2 6 8 3 1
9 5 2 6 8 3 1 7
1 7 8 5 4 2 3 9
5 7 3 4 6 9 7 1 5 8
1 9 6 Très facile
5 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
9 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
par colonne et par
carré de neuf cases.
HORS-SÉRIE
L’ATLAS DES AFRIQUES
Une histoire enfin réhabilitée
DES 200
CARTES
Un hors-série
180 pages - 14,90 €
Chez votre marchand de journaux
et sur Lemonde.fr/boutique
ÉDITION 2023
31/05/2023 15:49
Notre
sélection
Mardi 29 août
Canal+ Sport
Mister George
14.30 Un programme consacré à
un reporter sportif peut-il être réussi ?
La réponse est affirmative avec
ce documentaire de 2023 dédié
au mythique George Eddy, « voix »
du basket sur Canal+ depuis 1985.
Mezzo
La Neuvième Symphonie,
de Maurice Béjart
20.30 Ballet enregistré à Tokyo
en 2014. Cinquante ans après sa
création, la célèbre chorégraphie
de Maurice Béjart (1927-2007)
était recréée par le Béjart Ballet
Lausanne et le Tokyo Ballet.
Histoire TV
Indochine, une guerre japonaise
20.50 En 1940, le Japon envahit
l’Indochine française. Cet épisode
fondamental mais peu traité en
France de l’histoire de la seconde
guerre mondiale se révèle
passionnant dans ce documentaire
de Philippe Fréling (2020).
Ciné+ Frisson
Speed
22.50 Film de Jan de Bont (1994),
avec Keanu Reeves, Sandra Bullock.
Un artificier à la retraite menace de
faire sauter un autobus dans lequel
il a placé une bombe. Règle de base
sous peine d’explosion : interdiction
de rouler à moins de 80 km/h !
est frappé d’irréalité. A commen-
cer par la propre violence qu’elle
dispense, filmée comme quelque
chose d’impalpable, de dématéria-
lisé. Lydia Tár, c’est un personnage
conceptuel sculpté à notre image :
le monde n’est plus cette trame
que nous avons en partage, mais
une sorte d’acouphène persistant
dans lequel notre chère héroïne
­finira par se dissoudre. p
Murielle Joudet
Tár, de Todd Field. Avec Cate
Blanchett, Noémie Merlant,
Nina Hoss (EU-All., 2023, 158 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
5
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
8
3 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
7 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
Par courrier électronique :
9
abojournalpapier@lemonde.fr.
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
4
6 Courrier des lecteurs
2 Par courrier électronique :
courrier-des-lecteurs@lemonde.fr
Internet : site d’information : www.lemonde.fr ;
Emploi : www.talents.fr/
Collection : Le Monde sur CD-ROM :
CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
Le Monde sur microfilms : 03-88-04-28-60
La reproduction de tout article est interdite
sans l’accord de l’administration. Commission
paritaire des publications et agences de presse
n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
PRINTED IN FRANCE
67-69, avenue
Pierre-Mendès-France
Directrice générale 75013 PARIS
Elisabeth Cialdella Tél : 01-57-28-39-00
Fax : 01-57-28-39-26
L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Midi-Print, Gallargues le Montueux
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
22 | styles
Petite ceinture, le Paris de la nature
Et si le plus grand parc
VOYAGE de la capitale était caché
P
osté au bord des rails, chaus- sous nos pieds ? Sur une
sures de marche plantées
dans le ballast, le groupe se dizaine de kilomètres
concentre sur la fine ligne
verte que l’organisateur pointe du aménagés, cette ancienne
doigt sur une grande carte de Paris. Il
faut entre un et deux jours, selon le voie ferrée offre
tempo choisi, pour parcourir cet itiné-
raire, de gare en gare, en suivant le che- une balade étonnante
min de fer désaffecté de la petite cein-
ture. Mais, attention, piège ! On ne
peut officiellement fréquenter qu’une
dizaine de kilomètres, aménagés, sur
les 32 que compte l’ancienne voie fer-
rée construite à la fin du XIXe siècle et
abandonnée au cours du XXe, qui fait
le tour de la capitale le long des boule-
vards des Maréchaux.
A défaut de jouer au chat et à la souris
avec la maréchaussée, il va donc falloir
16e
ruser, suivre les rails des yeux depuis
les trottoirs, reconstituer mentalement
leur trajet sur les tronçons interdits, ar-
penter le bitume poussiéreux jusqu’à
trouver une entrée pour plonger enfin
dans les tranchées autorisées et s’offrir
ainsi un tour complet de Paris. « C’est
une promenade agréable mais mili-
tante, c’est parfois frustrant de savoir
qu’elle est juste en dessous pendant
qu’on doit slalomer entre les voitures »,
prévient Antoine Sander, président de
l’Association des promeneurs de la pe-
tite ceinture, qui organise cette ran-
donnée dans le cadre du Randopoli-
tain, un programme organisé par le
média Enlarge your Paris de cent cir-
cuits gratuits, en Ile-de-France, jusqu’à
la fin des Jeux olympiques.
Cap au nord, pour démarrer, depuis
l’ancienne gare du Pont-de-Flandre,
reconvertie en salle de concert jazz, La
Gare, qui sommeille encore ce matin.
Les arbres bruissent et les oiseaux pé-
pient dans ce cadre incroyablement
champêtre enserré entre les hautes
tours d’habitation de cette partie du
19e arrondissement. L’euphorie dure
peu, puisque le tronçon ouvert au pu-
blic ne s’étend que sur 590 mètres.
Voilà la troupe déboulant donc sur
l’esplanade Rosa-Parks, l’une des plus
récentes de Paris, en suivant de l’or-
teil les rails encore encastrés dans le
béton. Objectif : ne pas perdre cette
petite ceinture à peine foulée. « Ici, on
est littéralement dessus ! », rigole An-
toine Sander devant les mines dubita-
tives, au milieu des passants qui va-
quent entre la nouvelle gare de RER et
l’ancien entrepôt MacDonald réhabi-
lité en logements.
Petite ceinture
parisienne
18e
17e 19e
9 e
8e 10e
2e
3e
1er
4e
11e
7e
6e
e 5e
15
e
14
13e
L’association milite pour ouvrir au
public tous les tronçons à l’air libre, en
tranchée ou en viaduc, et les relier en-
tre eux par des promenades plantées
surplombant les parties en tunnel, dif-
ficilement aménageables pour des rai-
sons de sécurité. Il s’agirait enfin de ba-
liser le parcours pour permettre aux ci-
tadins de flâner ou de cavaler, si l’envie
leur prenait, sur l’entièreté de cet an-
neau vert. « Ça ferait 60 hectares de vé-
gétation, des quartiers les plus populai-
res aux plus bourgeois ! », lance Stanis-
las Beckers, cofondateur de l’associa-
tion, vêtu d’un tee-shirt siglé d’un
slogan qui résume leur point de vue :
« Le plus grand parc de Paris se cache
sous vos yeux. »
450 espèces végétales
Il est vrai qu’elle est bien cachée, l’an-
cienne voie de chemin de fer, jusqu’à
la porte de Clignancourt, entre les en-
trepôts logistiques et les chantiers de
la porte de La Chapelle. Tiens ! La voici
qui passe littéralement sous un nou-
vel immeuble de bureaux monté sur
dalle. Il faut maintenant avancer jus-
qu’au 18e arrondissement, en contre-
bas du boulevard Ornano, pour la ré-
cupérer. Y nichent depuis vingt ans les
jardins du Ruisseau, pionniers des jar-
dins partagés parisiens, installés sur
un long morceau de quai. Pour que le
public puisse prochainement accéder
à la tranchée, les jardins vont être cou-
pés en deux et perdre l’usage jusqu’à
présent réservé de l’escalier qui per-
met de descendre vers les voies.
« C’est la rançon de notre succès, nous
avons beaucoup milité pour investir ce
délaissé industriel, mais s’il faut se pré-
parer à affronter le changement clima-
tique et notamment les canicules, il va
bien falloir qu’un maximum de person-
nes aient accès à ces espaces de prome-
nade », explique Denis Loubaton, fon-
dateur des jardins. Car, quand le soleil
castagne au ras du bitume, il fait en-
core bon sur la petite ceinture.
D’abord par la présence des tunnels,
rafraîchis naturellement par la tempé-
rature du sous-sol. L’Agence pari-
sienne d’urbanisme a ainsi mesuré, au
20e
mois d’août, que l’air à 35 OC qui pénè-
tre dans celui des Buttes-Chaumont
en sort, 1 kilomètre plus loin, à 18 OC.
Ensuite, parce que les talus, en voie
12e
d’être protégés par le prochain plan lo-
cal d’urbanisme bioclimatique de la
Ville de Paris, sont plantés d’arbres,
des climatiseurs naturels.
En descendant vers le ballast à hau-
teur de la rue de Saussure, dans le 17e, là
où il y a trente ans les derniers trains de
voyageurs roulaient encore, le prome-
neur a le sentiment, bref mais efficace,
de pénétrer dans un sous-bois. Erables,
robiniers, cornouillers et figuiers s’éta-
gent de part et d’autre des rails. Les su-
reaux sont en fleur, ce qui permet à Va-
lentine Diguet de faire une cueillette
qu’elle compte transformer en gelée.
« Une heure trente de marche en forêt et
votre rythme cardiaque se calme, ici, ce
n’est pas la portion végétale la plus riche,
mais elle permet de respirer », fait re-
marquer l’ethnobotaniste spécialisée
en plantes urbaines comestibles, qui a
déjà identifié depuis ce matin plus de
150 espèces végétales sur les 450 offi-
ciellement recensées sur tout le tracé.
En descendant
vers le ballast
à hauteur de la rue
de Saussure,
le promeneur
a le sentiment,
bref mais efficace,
de pénétrer dans
un sous-bois
0123
MARDI 29 AOÛT 2023
Tronçon de la petite
ceinture dans
le 17e arrondissement,
à hauteur de
la rue de Saussure.
JÉROMINE DERIGNY/
COLLECTIF ARGOS
C A R N E T
D E R O U T E
Y ALLER
L’Association des prome-
neurs de la petite ceinture
met à disposition un guide
en ligne avec quatre
itinéraires très détaillés et
organise régulièrement
des visites guidées.
Vous pouvez trouver sur
le site de la Mairie de Paris
le détail des promenades
déjà aménagées.
D ÉJ EU N ER , D Î N ER ,
BOI R E U N VER R E
Le plaisir sylvestre ne dure hélas que
300 mètres. Il faudra plusieurs kilo-
A la Ferme du rail, un pota-
ger produit des légumes
mètres en revanche, en longeant les cuisinés au restaurant
imposantes façades haussmannien- Le Passage à niveau,
nes qui bordent la promenade Pereire, qui ouvre sur une vaste
après avoir valeureusement traversé terrasse. 2 bis, rue de
le capharnaüm de la porte Maillot et l’Ourcq, Paris 19e.
s’être aventuré dans le très chic 16e, Formule entrée, plat,
pour retrouver un tronçon arboré. dessert : 17,80 €.
Une promenade canine inaugure cette A La Gare-Le Gore, dans
portion dépourvue de rails, sur la- l’ancienne gare du Pont-de-
quelle s’ébroue Dino, une sorte de Flandre, c’est concert de jazz
chien saucisse, qui semble peu goûter jusqu’à minuit et club
les visites touristiques. jusqu’au bout de la nuit.
Sait-il, le toutou, qu’il serait fort mal- 1, avenue Corentin-Cariou,
venu d’aller chatouiller les résidents Paris 19e. Le concert de jazz
permanents de ces lieux ? Cent cin- est à prix libre.
quante espèces animales se côtoient A cheval sur les rails,
en effet sur la petite ceinture, comme la Recyclerie est un tiers-
le lézard des murailles et le criquet à lieu consacré à l’écologie.
ailes bleues, espèces protégées, ou la Le café-cantine propose une
scutigère véloce, un mille-pattes à lon- sympathique cuisine mai-
gues antennes. Cette dernière sert son. 85, boulevard Ornano,
parfois de pitance à la star locale, la pi- Paris 18e. Formule midi plat,
pistrelle commune, dont la plus dessert, café : 14,90 €.
grande colonie d’hibernation d’Eu- Le Hasard ludique,
rope de l’Ouest se situe dans le tunnel ancienne gare de l’avenue
Broussais, dans le 14e arrondissement. de Saint-Ouen, a installé
« La petite ceinture est bien plus riche ses grandes tables à la berli-
en biodiversité que nos plus grands noise et ses transats sur l’un
parcs parisiens et c’est un corridor éco- des plus beaux quais acces-
logique qui permet aux espèces de se sibles. 128, avenue de Saint-
déplacer », souligne Xavier Japiot, Ouen, Paris 18e. Formule
expert biodiversité à la Mairie de Pa- midi entrée, plat ou plat,
ris. Fouines, hérissons, renards ne se dessert : 18,50 €.
font ainsi pas prier pour passer du sud Voie 15, l’ancienne gare de
au nord de la capitale. Vaugirard est un vaste
Apprécieraient-ils que la fréquen- espace de coworking où l’on
tation augmente ? « S’approprier la peut déjeuner. Il donne sur
petite ceinture, c’est aussi responsabili- une promenade, en viaduc,
ser les Parisiens vis-à-vis d’elle, veut qui se faufile entre les im-
croire Xavier Japiot. C’est très différent meubles. 397 bis, rue de
de la voir d’en haut, par-dessus un pa- Vaugirard, Paris 15e. Formule
rapet, et d’y cheminer : il faut réussir à midi entrée, plat : 16 €.
l’ouvrir au plus grand nombre en res- Dans l’ancienne gare de
pectant sa linéarité, le déplacement Montrouge-Ceinture, on
des espèces et en croisant les doigts s’offre un jazz brunch ou un
pour que jamais un bâtiment ne soit DJ set au Poinçon, ainsi
construit en plein milieu. » nommé en hommage à
De tranchée en tranchée, on finit par l’outil perforateur de billets.
atteindre la friche Bercy, à l’orée du 124, avenue du Général-
12e arrondissement. Les rails dont on Leclerc, Paris 14e. Formule
avait perdu la trace y réapparaissent brunch et concert : 35 €.
au milieu d’un parterre de pois de sen-
teur. Ce tiers-lieu de 1 hectare, au mi-
lieu de l’immense chantier de la ZAC
Bercy-Charenton, a comme un air de
campagne. Les renards ont dû penser
la même chose, puisque les anima-
teurs du lieu en ont récemment
aperçu un, par deux fois, au petit ma-
tin. Un vagabond du chemin de fer qui
poursuivait son chemin parisien. p
cécile cazenave
0123
­
­Mardi 29­ août 2023 Carnet | 23
Mme Monica Nescaut, François Platone, Christina Vanthomme, Aujourd’hui, il y a trente ans que
sa nièce, son époux, sa compagne,
Claire Platone, Hélène Platone, Andrée Michel, Marie COHEN
a la douleur de faire part du décès de ses filles, son ex-conjointe,
en vente Le Carnet Camille Kasolter Platone, nous a laissés.
Guillaume
sa petite-fille,
actuellement Mme Marina MUSSET, et sa conjointe, Alice von der Weid,
officier Nous,
ont la tristesse de faire part du décès ses enfants,
Vous pouvez nous faire parvenir de la Légion d’honneur, Marie-Suzy, Sandro, Julien, Shahrazad,
K En kiosque vos textes soit par e-mail : médecin oncologue.
de Léopold, Edgar et Victor, Iskander et Alba Vascotto,
ses petits-enfants,
carnet@mpublicite.fr Françoise PLATONE, Kim, Benoît et Sylvie,
Les obsèques se dérouleront dans pensons à elle et parlons d’elle
(en précisant impérativement née VIDAL, ses beaux-enfants souvent.
HORS-SÉRIE
votre numéro de téléphone et la plus stricte intimité, conformément
Rencontre avec Jean
à son souhait. et leurs enfants,
VAN HAMME votre éventuel numéro d’abonné survenu au Kremlin-Bicêtre,
le 23 août 2023, Nicolas et Florence von der Weid, Hommage
L’aventurier de la bande dessinée
ou de membre de la SDL) Sabine von der Weid, François et
La véritable humanité vit en très à l’âge de soixante-dix-neuf ans.
soit sur le site : peu d’êtres, Marina était de ceux-là. Christine von der Weid, Marie- À
En avant-première :

Femme d’exception, elle consacra sa Les obsèques auront lieu le jeudi Dominique et Peter King von der
https://carnet.lemonde.fr
un récit inédit
du prochain album
MISÉRICORDE

vie à faire le bien pour son prochain. 31 août, à 16 heures, au crématorium Weid, Etienne GUILLÉ
L’équipe du Carnet reviendra vers du Val-de-Bièvre, 8, rue du Ricardo, et
J. VAN HAMME
HISTOIRE SANS HÉROS

ses frères et sœurs, beau-frère et

V A N H A M M E
J E A N
F R A N C Q
JEAN VAN

HISTOIRE
P H I L I P P E
EDGAR P. JACOBSd’
D’après les personnages

JEAN VAN
LES AVENTURES
HAMME
DE BLAKE ET MORTIMER
W. VANCE

d’après les personnages

d’ EDGAR P. JACOBS

SANS HÉROS
HAMME

BAZIN • BERTAIL
DJIEF • DURIEUX • DE JONGH
• EFA • MUNUERA

à Arcueil. Patricia KERVIEL.

L’HÉRITIER

JEAN VAN HAMME

vous dans les meilleurs délais

DU SOLEIL NOIR

belles-sœurs,
DJIEF • DURIEUX

Paix à son âme.

BAZIN • BERTAIL
• TEUN BERSERIK

DANY - VAN HAMME

XIII — LE JOUR

• EFA
FRANCQ • VAN HAMME

• DE JONGH
• PETER VAN

1
DONGEN

D
LE LOMBARD

Largo Winch, Blake & Mortimer, Histoire sans héros, Thorgal, XIII...
pour vous confirmer la parution. Ses neveux et nièces,
La famille tient à remercier tous les « À deux Êtres Remarquables qui
En partenariat avec :

4, rue Alfred-de-Vigny,
personnels du remarquable service de vivent et résonnent dans nos Cœurs
Hors-série 75008 Paris. rhumatologie du professeur Mariette, ont l’immense tristesse de faire part
carnet@mpublicite.fr pour l’Éternité ».
au CHU de Bicêtre. du décès de
https://carnet.lemonde.fr Daniel et Brigitte Nizri,
Michel et Anne-Marie Nizri, f.platone@laposte.net Jean-Noël VON DER WEID, Société éditrice du « Monde » SA
HORS-SÉRIE
Président du directoire, directeur de la publication
AU CARNET DU «MONDE» leurs enfants et petits-enfants, Louis Dreyfus
Les familles Poggi, Travert, Dürr, survenu le mardi 22 août 2023, dans Directeur du « Monde », directeur délégué de la
ont la tristesse de faire part du décès, publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Parents et alliés, sa quatre-vingtième année, à Paris.
Décès survenu le 20 août 2023, de
Directrice de la rédaction Caroline Monnot
Direction adjointe de la rédaction
ont la douleur de faire part du décès
INCLUS
des dessins
Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian,
Les obsèques auront lieu le
rares et inédits

Maxime Bard, Lydie NIZRI, du Philippe Broussard, Nicolas Chapuis, Emmanuelle

son fils, mercredi 30 août, à 10 heures, en Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre
née FODIMAN, Lannelongue, Franck Nouchi, Harold Thibault
Edouard et Martin, professeur l’église Saint-Antoine des Quinze-
BLUEBERRY le 4 octobre 1928. Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
ses frères, Louis POGGI, Vingts, Paris 12e. Directrice déléguée au développement des services
UNE LÉGENDE DE LA BANDE DESSINÉE Cécile, ancien chef de service abonnés Françoise Tovo
NUMÉRO SPÉCIAL 60 ANS

son ex-épouse, Les obsèques ont eu lieu dans de médecine interne, Directeur délégué aux relations avec les lecteurs
guillaume.vonderweid@icloud.com
En partenariat avec

Gilles van Kote

Frauke et Annelies, l’intimité familiale. à l’hôpital de la Timone, Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel
Hors-série à Marseille 5e, Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel
ses belles-sœurs,
Antoine, Mathias, Thomas et Daniel Nizri, Souvenirs Guerrin, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux
(cheffe d’édition), Alain Salles (Débats et Idées)
10, rue Paul-Belmondo, survenu le 23 août 2023, dans sa
Emma, quatre-vingt-septième année.
Directrice du design Mélina Zerbib
75012 Paris. Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton
ses neveux et nièce, Infographie Delphine Papin
Jacques CHRISTOPHE
Hors-série

Atlas
Août-septembre 2023

La cérémonie de crémation aura Directrice des ressources humaines du groupe

Climat, guerre, travail, études...
Toute la planète migre.
Vers quels pays? Par quels ont la profonde douleur de faire part Michel Nizri, lieu ce mardi 29 août, à 11 h 30, au (29 août 2003-2023). Emilie Conte
moyens? Les réponses en cartes
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
des migrations
et en infographies.
du décès, survenu le 21 août 2023, 26, chemin des Grenadiers, crématorium et parc mémorial de Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum,
à l’âge de cinquante-neuf ans, de 13890 Mouriès. Provence, d’Aix-les-Milles. Vingt ans d’absence sans oubli. présidente, Gilles Paris, vice-président

Frédéric BARD.

Jouancy (Yonne).
En partenariat
avec

Hors-série Florence,
sa fille,
Bertrand et Mathilde,
son fils et sa belle-fille,
HORS-SÉRIE
Luc et Louise,

Quotidien + numérique
ses petits-enfants,

L’ATLAS ont le regret de faire part du décès de

6000 ANS
D’HISTOIRE DES 200
CARTES

M. Bernard COLLETTE,
AFRIQUES architecte en chef
des monuments historiques,
inspecteur général
des monuments historiques, Le journal
ÉDITION 2023 architecte
Hors-série
des bâtiments civils
et palais nationaux,
et ses suppléments
chevalier
dans l’ordre national du Mérite, livrés chez vous
Collection officier
dans l’ordre des Arts et des Lettres,

survenu à l’âge de quatre-vingt-onze Tous les contenus

ans.

La cérémonie religieuse a eu lieu

numériques sur le site
ce lundi 28 août 2023, à 15 heures,
en l’église de Jouancy, suivie de et les applications
l’inhumation au cimetière de Jouancy.

169 € pour 6 mois

Soasick et Lionel Delanoë

ont la tristesse de faire part du décès

de leur père,

Guirec DELANOË, au lieu de 577,20 €

économiste. (prix de vente au numéro)
Actuellement en vente, La cérémonie aura lieu le jeudi
le volume n° 1 31 août, à 14 h 45, au crématorium
CHARLEMAGNE du Val-de-Bièvre, à Arcueil.
Abonnez-vous en ligne sur :
Mme Christelle Amiard,
sa compagne, abo.lemonde.fr/quotidien6M
Alexis, Elise, Maxime, Katia
et Léo Gibergues,
ses enfants,
DYSTOPIES · HORREUR · MONDES IMAGINAIRES

ont le regret de faire part du décès de

M. Pierre GIBERGUES,
BULLETIN D’ABONNEMENT 231EMQAD6M
A compléter et à renvoyer à : Le Monde - Service Abonnements - A1100 - 62066 Arras Cedex 9

survenu le 22 août 2023, à Paris, Nom :

à l’âge de soixante-dix ans. Je m’abonne à l’offre Quotidien + numérique du Monde
pendant 6 mois pour 169€ au lieu de 577,20€ (prix de vente au numéro). Prénom :
Une cérémonie religieuse sera
célébrée le 29 août, à 10 h 30, en l’église Adresse :
6 quotidiens + « M le magazine du Monde »
Saint-Pierre-de-Montrouge, Paris 14e.
+ tous les contenus numériques sur le site Code postal :
M. Nikita Sichov et les applications + les archives du Monde depuis 1944 Localité :
Actuellement en vente, a la douleur de faire part du décès de + l’application La Matinale + plus de 2000 grilles de jeux E-mail :
le volume n° 3 en ligne.
Jean-Paul GIRES, @
*Sous réserve de la possibilité pour nos porteurs de servir votre adresse

LE CHAT NOIR
Je règle par : J’accepte de recevoir des offres du Monde OUI NON
survenu le 25 août 2023, à Salzbourg ou de ses partenaires OUI NON
Chèque bancaire à l’ordre de la Société éditrice du Monde
Nos services (Autriche), à l’âge de quatre-vingt-
sept ans. Carte bancaire (paiement sécurisé)
Tél. :
en appelant le 03 28 25 71 71 (tarif d’un appel local) Bulletin à compléter et à renvoyer à :
Lecteurs Paris. Le Monde - Service Abonnements - A1100 - 62066 Arras Cedex 9

La Fédération générale des mines IMPORTANT : VOTRE JOURNAL LIVRÉ CHEZ VOUS PAR PORTEUR*
K Abonnements et de la métallurgie - CFDT
Sur abo.lemonde.fr Maison individuelle Badge Vigik : oui non Dépôt chez le gardien/accueil Dépôt
Par tél. au 03 28 25 71 71 a la tristesse de faire part du décès de Immeuble Boîte aux lettres : Bât. N° spécifique
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local)
Digicode N° Nominative Collective Escalier N° le week-end
Georges GRANGER,
K Le Carnet du Monde secrétaire général SOCIÉTÉ ÉDITRICE DU MONDE SA - 67/69, AVENUE PIERRE-MENDÈS-FRANCE - 75707 PARIS CEDEX 13 - 433 891 850 RCS Paris - Capital de 124 610 348,70€. Offre réservée aux nouveaux abonnés, valable en France
carnet@mpublicite.fr métropolitaine jusqu’au 31/12/2023. Les CGV applicables à l’abonnement souscrit sont consultables et téléchargeables au lien suivant : https://moncompte.lemonde.fr/cgv. Si vous êtes mineur, la souscription du contrat
de 1979 à 1987. et la communication de vos données personnelles doivent être faites avec l’accord de votre représentant légal. En retournant ce formulaire, vous acceptez que la Société Editrice du Monde, responsable de traitement,
utilise vos données personnelles pour les besoins de votre commande, de la relation client et, en fonction de vos choix, d’actions marketing pour ses produits et services et/ou ceux de ses partenaires. Si vous ne
souhaitez pas recevoir nos promotions et sollicitations par voie postale, cochez cette case . Si vous ne souhaitez pas que vos coordonnées soient transmises à nos partenaires commerciaux pour de la prospection
La FGMM-CFDT salue ses années postale, cochez cette case . Conformément à la loi Informatique et Libertés du 06/01/1978 modifiée et au RGPD du 27/04/2016, vous disposez d’un droit d’accès, de rectification, d’effacement, d’opposition, à la
de militantisme au service du collectif portabilité des données et à la limitation des traitements, que vous pouvez exercer auprès de la Déléguée à la protection des données du Monde en écrivant à l’adresse suivante : 67/69, avenue Pierre-Mendès-France -
75707 Paris Cedex 13 ou via le lien suivant : https://dpo.lemonde.fr/contact. Pour plus d’informations, consultez notre Politique de confidentialité sur le site www.lemonde.fr ou sur le site de la CNIL www.cnil.fr.
et, adresse ses amicales pensées à sa
famille.
 Idées
24 |
Cynthia Fleury
« Nos sociétés sont devenues
des fabriques d’indignités »
La philosophe appelle
à refonder la dignité
par le soin et déplore
le décalage tragique
entre l’affirmation
d’une dignité humaine
universelle et la réalité
des faits
Entretien
D
ans son essai, La Clinique de la
dignité (Seuil, collection « Le
compte à rebours », 224 pages,
19,50 euros) Cynthia Fleury, la
fondatrice de la première chaire
de philosophie à l’hôpital, alerte
sur la banalisation de l’« indignité ordi-
naire » et appelle à dépasser l’indignation
pour refonder une politique de la dignité.
Vous décrivez une nouvelle sensibilité
citoyenne à l’égard de la dignité.
Comment s’exprime-t-elle ?
La revendication de la dignité fédère
aujourd’hui plus encore que celles de
l’égalité et de la liberté. On le voit dans
les mouvements des « gilets jaunes »,
de Black Lives Matter contre le racisme, de
#metoo contre les violences sexuel-
les ou dans les marches des fiertés LGB-
TQIA+. Ils n’expriment pas seulement une
demande de reconnaissance, mais reven-
diquent l’égale valeur des vies humaines,
y compris celles qui sont définies par la
stigmatisation. Parce qu’ils sont souvent
exclus d’un monde majoritaire qu’on leur
a vendu comme universel, ces hommes et
ces femmes réclament le respect incondi-
tionnel dû d’emblée aux individus.
La revendication de la dignité est aussi
au cœur des discours des soignants et des
débats sur la fin de vie, où elle apparaît
comme la garante ultime des conditions
matérielles du soin mais aussi du respect
du désir et de la liberté que chaque indi-
vidu veut exercer jusqu’à la mort. La peur
de « tomber » un jour dans une situation
d’indignité – ou jugée comme telle – est
ancienne. Mais une nouvelle angoisse se
fait de plus en plus présente dans nos so-
ciétés occidentales, celle d’être obligé de se
conduire de façon indigne à l’égard
d’autrui, parce que le système ne permet
plus de faire autrement. On la retrouve,
par exemple, chez les enfants de parents
âgés qui craignent de « mal se conduire »
en les mettant dans un Ehpad.
Les institutions garantes des droits et
de la dignité des personnes – l’hôpital,
la justice, l’école, etc. – sont paradoxa-
lement en première ligne dans ces
­dénonciations…
Ce n’est pas un hasard. Depuis la fin du
XXe siècle que l’on détricote consciencieu-
sement le fonctionnement de nos services
publics, nos sociétés sont devenues des fa-
briques systémiques de nouvelles formes
de situations indignes. Les soignants, les
magistrats, les travailleurs sociaux, les gar-
diens de prison sont nombreux à dire « ne
plus pouvoir faire leur métier dignement ».
Alors qu’ils se sont engagés dans ces insti-
tutions pour accompagner les individus
dans l’épreuve, ils sont conduits, par man-
que de temps et de moyens, à participer à
des situations indignes. Ils témoignent
d’une même « souffrance éthique », ce sen-
timent de participer à un système de du-
pes où il n’y a d’autres choix que de se sen-
tir mal ou de renoncer à l’empathie.
Plus largement, la montée des inégali-
tés, les crises écologiques et leurs consé-
quences sur les ressources et les déplace-
ments de populations conduisent à une
multiplication et à une banalisation des
atteintes à la dignité. Notre époque vit un
décalage tragique entre l’affirmation
d’une dignité humaine universelle et la
réalité des faits qui dément ce discours.
La dignité humaine est irréductible
et pourtant étroitement dépendante
de conditions matérielles. Comment
cette tension s’est-elle construite
dans l’histoire de la pensée ?
Historiquement, la dignité n’a pas tou-
jours été égalitaire. Elle a longtemps été
asymétrique entre les individus, en fonc-
tion de leur état social et politique. Il exis-
tait, depuis le monde antique jusqu’à l’An-
cien Régime, une « continuité » supposée
entre le statut social – ce que l’on appelait
la dignitas – et la valeur des êtres.
L’avènement des Lumières, l’idéal révo-
lutionnaire-républicain et la concrétisa-
tion des droits sociaux ont marqué un
tournant que l’on a longtemps cru irré-
versible, une sorte d’apothéose politique
et philosophique de la dignité qui est de-
venue inaliénable, du moins en Occident,
quel que soit le statut social. Après la
Shoah, « la reconnaissance de la dignité
inhérente à tous les membres de la famille
humaine » a été inscrite dans la Déclara-
tion universelle des droits de l’homme,
en 1948. Mais cette dignité symbolique
ne suffit pas. Elle doit s’incarner dans des
conditions matérielles de liberté, d’éga-
lité et de fraternité, transformer réelle-
ment la vie et les relations avec les autres.
Il y a là un double mouvement entre le
symbolique et le matériel qui fait la va-
leur de l’idéal républicain d’une vie digne.
Tout le travail du politique est d’en ac-
compagner la cohérence.
Face aux situations indignes, vous
­dites que l’indignation ne suffit pas
et vous appelez à refonder la politique
par le soin. Que voulez-vous dire ?
L’indignation est salutaire, mais elle peut
être aussi un piège qui enferme dans la dé-
nonciation émotionnelle et le ressenti-
ment. Je défends une politique du soin qui
est l’un des piliers de la clinique de la di-
gnité. C’est ce que nous enseigne l’éthique
du « care », cette notion mise en lumière
par des philosophes féministes américai-
nes dans les années 1980. Elles ont montré
que ce qui fait « tenir » nos sociétés repose
majoritairement sur les femmes et sur des
catégories ­socio-économiques, ethniques
ou professionnelles que l’on paye et que
l’on considère mal. Ce sont elles qui por-
tent le fardeau de la vulnérabilité systémi-
que comme de l’entretien des milieux in-
dispensables à la vie.
Une politique de la dignité consiste à ré-
habiliter le soin des autres et des choses
en renforçant l’attention que l’on y porte
collectivement et ce, jusqu’à la question
fatidique de la mort. Il s’agit d’humaniser
ces tâches difficiles, de valoriser le temps
que l’on y passe, la qualité de la présence
et de la relation, toutes ces « capacités »
aujourd’hui invisibilisées en politique. Il
s’agit aussi de mutualiser ce fardeau, car
c’est un enjeu politique et culturel qui
concerne l’ensemble de la société.
Les discours technocratiques sur l’orga-
nisation des soins, même s’ils peuvent
être nécessaires, ne suffisent pas. Il faut
que les corps entrent dans l’histoire, que
chacun, homme ou femme, prenne sa
part, engage son corps et ses affects. Il
s’agit de mieux répartir les tâches, bien
sûr, mais pas seulement. Cet engagement
fait aussi partie d’un consentement à la
démocratie qui passe par une incarnation
des principes.
Cette philosophie du soin
a souvent été méprisée en France.
Comment l’expliquer ?
Elle est souvent mal comprise, car on la
transforme en un discours superficiel de
l’assistanat, relevant de bons sentiments
déconnectés de la réalité. C’est une er-
La Clinique
de la dignité
de Cynthia Fleury,
Seuil, « Le compte
à rebours »,
224 p., 19,50 €.
Dignité des uns, vie indigne des autres
C’est à une exploration méthodique
et nécessaire que se livre Cynthia Fleury
dans son enquête philosophique La Cli-
nique de la dignité (Seuil, « Le compte à
rebours », 224 pages, 19,50 euros) : tra-
quer et éclairer les zones d’ombre de la
notion de dignité, cette promesse de la
modernité née des Lumières, érigée en
principe éthique fondamental alors
même que les inégalités – sociales, sani-
taires, environnementales… – démen-
tent chaque jour sa réalité.
On ne s’étonnera pas que, partant de ce
paradoxe, la philosophe spécialiste du
soin, elle-même psychanalyste, propose
reur ! La philosophie du « care » est au
contraire une phénoménologie du politi-
que, une prise en compte de la réalité, qui
met en lumière ce que nos sociétés préfè-
rent habituellement glisser sous le tapis,
à savoir la vulnérabilité partagée.
Elle montre qu’il n’y a pas, d’un côté,
celles et ceux qui seraient autonomes et,
de l’autre, les personnes vulnérables.
Tout le monde est vulnérable parce que
tout le monde va être malade et mourir.
L’autonomie est une construction artifi-
cielle, splendide, mais, telle qu’elle est
conceptualisée aujourd’hui, elle reste
grandement l’enfant du patriarcat et
d’une mauvaise compréhension du viri-
lisme. Cela conduit à nier sa propre vul-
nérabilité, à considérer que l’on s’est
« fait » tout seul, alors que l’on doit ce que
l’on est pour une large part aux soins des
autres. L’éthique du « care » démonte heu-
reusement cette imposture.
A quelles valeurs notre société
renonce-t-elle lorsqu’elle accepte
l’indignité des conditions du soin ?
Elle renonce à l’idéal de la modernité
qui, rappelons-le, est fondée sur l’éthique
de la dignité des personnes : celle d’Aris-
tote, soucieuse de la singularité du sujet,
celle de Kant, qui ne peut considérer
l’autre que comme une personne et une
fin, celle de Ricœur, qui prend en compte
les identités narratives. En lieu et place de
cette singularité, notre société se prépare
au grand retour de l’éthique utilitariste
du tri et de la statistique, où l’on n’a plus
les moyens d’accueillir ceux qui n’entrent
pas dans les cases. La prise en considéra-
tion de la valeur irréductible des vies
laisse place aux outils de la priorisation.
C’est l’expérience que l’on a vécue avec la
pandémie de Covid-19 : dans certains pays,
le nombre insuffisant de masques, de res-
pirateurs et de places en réanimation a eu
pour conséquence de remettre en cause
l’entrée des plus de 75 ans dans les services
de réanimation. C’est aussi ce que racon-
ce qu’elle appelle une clinique de la di-
gnité, convoquant un collège de pensées
autour des pathologies de cette idée.
Côté diagnostic d’abord, les auteurs de
l’approche décoloniale comme Frantz
Fanon ou James Baldwin sont notam-
ment sollicités pour saisir, au-delà d’un
« universel présupposé », le rôle de la vio-
lence et de la domination dans la cons-
truction du sentiment d’indignité.
Le partage du « fardeau »
En s’appuyant sur les éthiques du
« care » – qu’elle a contribué à diffuser en
France au sein de la chaire de philoso-
0123
­
­Mardi 29­ août 2023
yann legendre
tent les soignants qui ne peuvent plus ac-
cueillir la spécificité de la personne. Les
services publics en « mode dégradé » font
mal aux individus comme aux institu-
tions. Que le mode dégradé existe excep-
tionnellement, chacun peut l’entendre :
qu’il soit banalisé, jusqu’à devenir dégra-
dant, est une faillite morale et politique.
La crise climatique peut-elle être
­l’occasion de replacer la dignité
au cœur des politiques ?
L’anthropocène s’annonce comme une
clinique de l’indignité des plus retorses,
avec plus que jamais ce fait inégalitaire
structurel où la « vie digne » des uns s’édi-
fie aux dépens de la « vie indigne » des
autres. Il nous invite à élargir la notion de
dignité au-delà de l’humain. Dans ce
monde qui devient inhabitable, la dignité
humaine se définit aussi par la prise en
considération et le respect des autres for-
mes de vie et du vivant en général.
Certains l’ont bien compris et s’attellent
à repenser notre modèle de société, de re-
lations, de conditions de travail, de rap-
port à la Terre ou de préservation des mi-
lieux de vie. Ils expérimentent de nouvel-
les gouvernances, comme celle des
communs, réinventent leur vie indivi-
duelle et collective, et nous montrent une
voie restauratrice de la dignité en action.
Ce sont d’ailleurs souvent des personnes
qui ont été blessées dans leur dignité ou
qui ont eu le sentiment de malmener la
dignité des autres.
Celles et ceux qui ont déjà fait l’expé-
rience des effondrements et de la vulné-
rabilité seront sans doute, demain,
les meilleurs professeurs de résilience.
Parce que le réchauffement climatique ne
va pas s’arrêter du jour au lendemain, que
les situations pandémiques vont revenir,
que les grands déplacements vont perdu-
rer, ils sont dépositaires d’un savoir fon-
damental pour la société sur ce qu’est une
vie digne dans des temps incertains. p
Propos recueillis par Claire Legros
phie du groupe hospitalier universitaire
Paris psychiatrie et neurosciences –, la
philosophe rappelle combien la dignité
des uns repose trop souvent sur la vie in-
digne des autres. Alors que les crises de
l’anthropocène accentuent ces inégali-
tés, les voies thérapeutiques passent par
la ­reconnaissance et le partage équitable
du « fardeau » de notre vulnérabilité.
Quatre textes de Benoît Berthelier,
Claire Hédon, Benjamin Lévy et Cathe-
rine Tourette-Turgis prolongent oppor-
tunément la réflexion dans une collec-
tion pensée comme une conversation. p
C. Le.
0123
­
­Mardi 29­ août 2023 Idées | 25

Pierre Bréchon En Europe, l’individualisme

a nettement régressé ces dix dernières années
En se basant sur les résultats d’une enquête publiques. L’échelle d’individualisme
comporte dix-sept indicateurs sur le
sur les valeurs des Européens, le politiste décrit degré d’altruisme, de politisation et
comment la recherche de l’autonomie des citoyens de participation politique et associa-
tive. L’individualisme et l’individuali-
fait reculer la tendance au repli sur soi sation sont inversement proportion-
nels : plus on est individualisé, moins
on est individualiste. La volonté
d’autonomie ne conduit pas au repli
sur soi, mais au contraire à l’ouver-
ture sur autrui et le monde.
période, avec une accélération au
cours de la dernière décennie (de 37 %
à 53 % de fortement individualisés).
Mais cette évolution européenne
moyenne cache de grandes diffé­-
rences géographiques, selon un axe
ouest-est, des pays nordiques à la
Russie. Les pays nordiques et l’Europe
de l’Ouest sont peu individualistes,
mais très individualisés, l’Europe du
Sud est en position intermédiaire,
lisme et une moindre xénophobie,
des aspirations démocratiques, une
volonté d’implication sociale et politi-
que, une orientation plutôt à gauche.
Au contraire, l’individualisme est
nettement plus développé dans les
catégories populaires et les pays pau-
vres, chez des personnes religieuses,
favorables à la complémentarité des
sexes, sensibles à des aspirations
d’amélioration matérielle de leur si-

Méthodologie
Une enquête quantitative, la European
Values Study, est menée régulièrement
depuis 1981 dans une très grande partie
de l’Europe : trente-cinq pays en 2017-2020,
56 491 interviews d’une heure, en face à
face, sur des échantillons le plus représenta-
tifs possible des populations de ­chaque
pays, avec une méthodologie strictement
aléatoire. Le questionnaire, très détaillé,
porte sur le sens que les individus donnent
à la famille, au travail, aux loisirs, aux rela-
tions à autrui, à la religion et à la politique.
Mesurer les valeurs et les systèmes de
valeurs, c’est-à-dire les idéaux intériorisés
par les individus, qui les animent et les font
vivre, est l’objectif de cette enquête. On peut
ainsi comparer de façon précise les valeurs
dans les différentes aires géographiques
et pays. L’équipe française qui analyse ces
données est pilotée depuis Sciences Po
­Grenoble et le laboratoire de sciences socia-
les Pacte, en partenariat avec des ensei-
gnants-chercheurs de huit établissements
d’enseignement supérieur. Elle vient de
publier, sous la direction de Pierre ­Bréchon,
Les Européens et leurs ­valeurs. Entre indivi-
dualisme et individualisation (Presses univer-
sitaires de Grenoble, 310 pages, 29,50 euros,
version numérique 27 euros).
B
eaucoup d’Européens ont des
représentations et des images
sur les valeurs qui caractéri-
sent leur pays et les pays étran-
gers. Ces représentations peuvent
être justes ou fausses, mais elles ne re-
posent en général que sur des impres-
sions. L’objectivation par les données
de l’enquête European Values Study –
menée dans 35 pays européens entre
2017 et 2020, portant sur le sens que
les individus donnent à la famille, au
travail, aux loisirs, aux relations à
autrui, à la religion et à la politique –
apporte de nombreuses surprises.
Certaines conclusions remettent en
cause des lieux communs très répan-
dus. Il faut ainsi distinguer les valeurs
d’individualisation et d’individua-
lisme, alors que beaucoup d’observa-
teurs les mélangent allégrement.
L’individualisation correspond à la
volonté d’autonomie dans tous les
domaines de sa vie (et au rejet de la
culture traditionnelle du devoir),
alors que l’individualisme corres-
pond à une attitude de repli sur ses
intérêts personnels, sans s’intéresser
aux autres et à la société. Pour les
­mesurer, l’enquête sur les valeurs
permet de construire deux variables.
L’indice d’individualisation s’appuie
sur quinze questions portant sur le
­libéralisme des mœurs, la possibilité
de donner du sens à son travail,
­l’éducation à des valeurs de responsa-
bilité, de tolérance et de respect
d’autrui, la liberté d’expression et la
volonté de participer aux décisions
Grandes différences géographiques
L’évolution dans le temps est impor-
tante. L’individualisme était plutôt
stable parmi les Européens de 1999 à
2008, mais il a nettement régressé
dans la dernière décennie : les person-
nes fortement individualistes sont
passées de 52 % à 44 %. Les popula-
tions européennes sont aujourd’hui
plus ouvertes, moins repliées sur el-
les-mêmes, même si, bien sûr, on
peut soutenir qu’elles le sont encore
trop ! Le recul de l’individualisme
n’est presque jamais reconnu par les
observateurs, dans un contexte de
grand pessimisme et d’inclination
pour le déclinisme.
Parallèlement, l’individualisation et
la culture de l’autonomie se sont for-
tement répandues tout au long de la
cette évolution
cache de grandes
différences
géographiques,
selon un axe
ouest-est,
des pays nordiques
à la Russie
tandis que tout l’est de l’Europe est
très individualiste et peu indivi­-
dualisé, replié sur des valeurs tradi-
tionnelles, la Russie représentant un
cas extrême.
Chaque zone géographique n’est
pas totalement homogène. On décou-
vre ainsi la spécificité de certains pays
comme la Finlande, qui est moins in-
dividualisée que ces voisins scandina-
ves ; en Europe de l’Ouest, la culture
d’autonomie ouverte est plus forte en
Allemagne, en Suisse et en Autriche
qu’au Royaume-Uni, aux Pays-Bas et…
en France ; le Sud se divise entre l’Es-
pagne, où prime fortement l’indivi-
dualisation, et l’Italie et le Portugal
beaucoup plus traditionnels ; la
­Slovénie et la République tchèque
sont plus proches de l’ouest du conti-
nent que des autres pays de l’espace
postsoviétique ; le Monténégro, l’Ar-
ménie et la Géorgie se caractérisent
par une très faible individualisation
mais aussi un faible individualisme,
favorisés par la religion orthodoxe.
Sécularisation
La culture de l’individualisation s’est
surtout développée dans les groupes
favorisés et les pays riches et là où la
religiosité est faible. La sécularisation
est, avec la croissance économique et
le développement de l’éducation
­scolaire, une des grandes explications
de la montée de l’individualisation.
Celle-ci va aussi de pair avec la reven-
dication d’égalité entre hommes et
femmes, une confiance développée à
l’égard d’autrui, un faible nationa-
tuation, conscients des devoirs qu’ils
doivent respecter, plutôt prudents ou
même méfiants à l’égard d’autrui, no-
tamment des étrangers, assez natio-
nalistes, point trop démocrates et
peu impliqués en politique.
Le degré d’individualisation et d’in-
dividualisme est un bon marqueur
de l’ensemble du système de valeurs
des Européens. Les différences entre
pays ne semblent pas baisser. Elles se
sont même accrues dans certains do-
maines, l’est de l’Europe étant stable
sur ses valeurs traditionnelles, alors
que le reste du continent connaît des
évolutions rapides. La situation ex-
trême de la Russie par rapport à ses
voisins mérite d’être soulignée dans
le contexte géopolitique actuel.
La forte montée de l’individualisa-
tion dans la dernière décennie laisse
augurer la continuation de la ten-
dance. L’évolution est moins prévisi-
ble pour l’individualisme. Continue-
ra-t-il à diminuer ? Cela dépendra pro-
bablement beaucoup de la capacité
des acteurs sociopolitiques à donner
le goût des autres et de l’implication
dans le devenir collectif, dans un con-
texte socio-économique souvent dif-
ficile qui peut stimuler les solidarités
mais aussi le chacun-pour-soi. p
Pierre Bréchon est professeur
­émérite de science politique,
­chercheur au laboratoire Pacte

Bernard Denni Les immigrés partagent les valeurs

dominantes de leur pays d’accueil
L’enquête menée auprès de milliers d’Européens montre que la majorité des personnes étrangères et d’origine étrangère ont, tout comme
les autochtones, des valeurs traditionnelles dans l’Est et le Sud, et d’émancipation personnelle dans le Nord et l’Ouest, explique le politiste

L’
immigré est très souvent
perçu par les Européens
comme une menace
pour leur mode de vie et
les idéaux démocratiques. Une
­actualité trop souvent tragique et
très médiatisée nourrit cette
­perception. Dans le cadre de l’Eu-
ropean Values Study, l’analyse
des réponses des personnes
­d’origine étrangère dans vingt
Etats de l’Union européenne (UE)
met en lumière une tout autre
réalité. Dans leur grande majo-
rité, les immigrés partagent les
valeurs dominantes de leur pays
d’accueil.
L’immigré est défini ici comme
une personne née hors du pays
de résidence ou bien née dans
ce pays mais qui a au moins un
des deux parents né dans un autre
pays. Parmi ces immigrés, on dis-
tingue les « immigrés nationaux »
qui ont la nationalité de leur pays
de résidence (3 351 personnes in-
terrogées) et ceux qui ne l’ont pas,
les « étrangers » (957). Les autres
personnes sont les « autochto-
nes » (85 % des enquêtés).
Dans Les Transformations cultu-
relles. Comment les valeurs des
­individus bouleversent le monde ?
(Presses universitaires de Greno-
ble, 2018), le politologue Ronald
Inglehart démontre que le rem-
placement progressif des valeurs
conservatrices d’ordre et d’auto-
rité par des valeurs d’autonomie
et d’émancipation personnelle
­favorise la démocratie. Celle-ci est
étroitement liée à la diffusion de
valeurs non directement politi-
ques, parmi lesquelles la tolé-
rance à l’égard de la diversité des
mœurs, la confiance en autrui
et une perception égalitaire des
êtres humains. Ces valeurs sont
constitutives d’une « super-di-
mension culturelle latente » qui
oppose les sociétés traditionnel-
les aux sociétés individualisées.
Construite à partir de l’analyse
statistique des réponses à qua-
torze questions relatives aux trois
valeurs retenues, cette super-di-
mension permet d’évaluer où se
situe une société entre tradition et
individualisation. Son score varie
de 0 à 20 : plus il est élevé, plus les
valeurs d’autonomie sont répan-
dues ; plus il est faible, plus les
­valeurs traditionnelles sont fré-
quentes. Le score moyen de 9,90
montre que les Européens se si-
tuent à mi-chemin entre les deux
systèmes de valeurs. Il existe
de très fortes variations en fonc-
tion des Etats de l’UE et des grou-
pes sociaux, mais à peu près sans
lien avec le statut d’immigré.
Huit étrangers
sur dix sont nés
dans une société
traditionnelle,
soit plus
du double
des « immigrés
nationaux »
Ainsi, à propos de l’égalité
de genre, dans les sociétés indivi-
dualisées 63 % des autochtones,
64 % des immigrés nationaux
et 62 % des étrangers accordent
la même importance à l’éduca-
tion des garçons et des filles. Un
sur deux, dans chaque groupe, re-
connaît aux deux sexes le même
droit à l’embauche quand les em-
plois sont rares. Dans les sociétés
plus traditionnelles, le rejet de la
discrimination de genre est net-
tement moins fréquent, presque
à égalité dans chacun des trois
groupes : de 38 % à 41 % pour
l’éducation et autour de 20 %
pour l’égalité à l’embauche.
Inévitables tensions
Au chapitre de la tolérance, dans
les sociétés traditionnelles, l’ho-
mosexualité est jugée « toujours
justifiée » par 19 % des autochto-
nes, 23 % des immigrés nationaux
et 21 % des étrangers. Dans les
­sociétés individualisées, la même
réponse est donnée par 56 % des
autochtones, 51 % des immigrés
nationaux et seulement 36 %
des étrangers. Plusieurs facteurs
­expliquent cet écart.
Huit étrangers sur dix sont nés
dans une société traditionnelle,
soit plus du double des immigrés
nationaux. Les conflits ­entre les
cultures des sociétés d’origine et
d’accueil, plus fréquents, ralen-
tissent le processus d’individua-
lisation, d’autant que leur temps
de résidence dans la société d’ac-
cueil est deux fois plus court que
celui des immigrés nationaux.
De surcroît, leur statut social est
plus modeste et ils sont deux fois
plus nombreux à se déclarer de
religion orthodoxe ou musul-
mane. Or le statut social et, plus
encore, la religion ont un effet
puissant sur la persistance des
valeurs conservatrices dans les
sociétés individualisées : 55 % des
étrangers acceptent l’homo-
sexualité s’ils sont sans religion
et 26 % s’ils sont pratiquants.
Le brassage des normes et des
valeurs entre autochtones, immi-
grés et étrangers, sur fond d’inéga-
lités sociales, n’est pas toujours un
long fleuve tranquille et engendre
d’inévitables tensions. Mais ces
analyses ne font pas ­apparaître de
clivages entre les valeurs des
autochtones et celles des immi-
grés justifiant un sentiment de
menace. Comme les autochtones,
la majorité des personnes d’ori-
gine étrangère ont des valeurs tra-
ditionnelles dans l’est et le sud de
l’Europe, et des ­valeurs d’émanci-
pation personnelle dans le nord et
l’ouest, avec des variations liées
aux mêmes ­facteurs socio-éco­-
nomiques et religieux. Les politi-
ques d’immigration devraient
­favoriser ­davantage ces ressorts
socio­lo­giques par lesquels les
immi­grés deviennent des Euro-
péens comme les autres. p
Bernard Denni est professeur
émérite de science politique,
chercheur au laboratoire
Pacte, qui réunit l’université
Grenoble-Alpes, Science Po
Grenoble et le CNRS
 0123
26 | Idées ­
­Mardi 29­ août 2023

I Carsten Jensen
maginons que, pendant le Blitz, les
Britanniques se soient déchirés sur la
question de savoir si leur pays était
en guerre contre l’Allemagne. Imagi-

Où est le Winston Churchill

nons que certains aient argumenté de la
sorte : « L’histoire est jalonnée de guerres,
alors une de plus, une de moins. Ce genre
d’événement se produit régulièrement. »
Imaginons que d’autres aient tenu le dis-
cours suivant : « D’accord, une bombe

nous tombe dessus de temps en temps
mais ce sont des incidents isolés et spora-
diques et il n’y a pas lieu de s’inquiéter. »
Imaginons enfin que ceux qui appe-
laient à la résistance, à l’anticipation des
risques et au rationnement se soient fait
traiter d’alarmistes qui ne faisaient que
démoraliser la population, et, pire que
tout, effrayer les enfants. « Allons, leur
auraient rétorqué leurs adversaires, ce ne
sont que des bombes. »
Ce scénario n’est pas plus aberrant que
le discours que nous tenons aujourd’hui
sur l’urgence climatique.
Alors que des millions de New-Yorkais
sont contraints une nouvelle fois à se
cloîtrer chez eux en raison de la fumée
des feux de forêt d’une ampleur histori-
que au Canada, qui envahit le ciel de leur
ville, beaucoup se contentent de hausser
les épaules : « C’est normal que les forêts
brûlent de temps en temps. N’est-ce pas la
nature qui veut ça ? »
Alors que la température à la surface de
l’Atlantique au large de l’Irlande et de la
côte ouest de l’Ecosse est supérieure de
5 0C à la normale, beaucoup se font une
réflexion identique : « Enfin une tempéra-
ture idéale pour se baigner. Si c’est ça le ré-
chauffement climatique, on veut bien. »
Apathiques militants
Et, début juillet, alors que des records de
chaleur étaient battus un peu partout
dans le monde et que le secrétaire géné-
ral de l’Organisation des Nations unies,
Antonio Guterres, parlait d’« un change-
ment climatique hors de contrôle », beau-
coup ont objecté : « Chez moi, il n’a pas
fait si chaud que ça. Je n’aurais pas dit non
à quelques degrés de plus. » Lorsque les
émissions mondiales de CO2 ont de nou-
veau augmenté en 2022, on a entendu le
même son de cloche : « Oui, mais on veut
profiter de la vie et manger un bon steak
de temps en temps. Les climatologues ne
vont quand même pas nous dire ce qu’on
peut manger ou pas. On a le droit d’exister
sur cette terre ! »
La question est là. Le réchauffement
­climatique est une réalité. On ne peut
plus exister sur cette terre. A moins de
changer radicalement de mode de vie.
On qualifie volontiers de climato­-
sceptiques ceux qui banalisent l’effet de
la hausse des températures. Je les consi-
dère plutôt comme des apathiques mili-
de l’urgence climatique ?
Face à l’extinction qui nous guette, l’écrivain danois déplore
l’absence de prise de conscience véritable du réchauffement
climatique de la part du monde politique et médiatique
tants, car qu’est l’apathie sinon le fait de
lever les bras au ciel, même devant un
danger imminent ?
Une photo montre un théâtre dont la
scène tout entière ainsi que la toile de
fond et le mur du fond ont été arrachés. Il
n’y a pas de quatrième mur. A l’extérieur,
on aperçoit les toits et les murs effondrés
de ce qui était jusque-là une ville. Ces
­ruines sont ce que verraient les specta-
teurs s’ils étaient assis dans la salle dé-
truite. Mais il n’y a personne. Les gens
ont fui ou bien ont péri.
La photo a été prise à Mayfield, une
­petite ville de l’Etat américain du Ken-
tucky, après le passage, en décem-
bre 2021, d’une série de tornades favori-
sées par le réchauffement de la planète.
Son auteur n’est pas un photographe
professionnel mais Shawn Triplett, un
ancien marine qui s’est précipité dans sa
ville natale pour prêter main-forte. « J’ai
connu plusieurs guerres, a-t-il confié à la
presse. J’ai vu les dégâts que font les
bombes, les balles et d’autres choses au
cours des années que j’ai passées dans le
corps des marines. Mais je n’avais jamais
rien vu d’aussi dévastateur. »
Dans les pays occidentaux, nous
voyons le plus souvent les dégâts causés
par le réchauffement climatique sur un
écran. Néanmoins, l’écran ne nous pro-
tège pas. Nous aussi, nous serons tou-
chés. Il n’y a plus de quatrième mur chez
nous depuis longtemps.
Pourquoi alors toute cette apathie et
cette indifférence ? Elles sont sans doute
dues en partie à un mécanisme d’autodé-
fense instinctif découlant d’un senti-
ment d’impuissance. Mais les médias et
les responsables politiques portent une
grande part de responsabilité. Lorsqu’ils
évoquent la crise climatique et écologi-
que, ils en parlent comme s’il s’agissait
d’un problème surmontable comme tant
d’autres, pouvant faire l’objet de négocia-
tions et de compromis, et non comme
une question de vie ou de mort pour des
millions d’espèces, dont la nôtre.
Si beaucoup de médias ont des jour­-
nalistes compétents et engagés pour le
climat, les patrons de rédaction et les édi-
torialistes ont beaucoup de mal à avoir
une vue d’ensemble des choses. En juin,
Iben Maria Zeuthen, l’une des journalis-
tes les plus talentueuses et les plus ap-
préciées de la radio-télévision publique
du Danemark (DR), a lancé un pavé dans
la mare en accusant DR et le reste des
médias de traiter l’urgence climatique
comme un problème isolé, au même
­titre que l’on traite l’inflation, la solitude
ou l’immigration. La crise climatique et
écologique, estime-t-elle, « doit être
­notre priorité absolue, notre principal su-
Toute cette apathie
est due en partie
à un mécanisme
d’autodéfense
instinctif
découlant
d’un sentiment
d’impuissance
Quel dirigeant politique parle de se bat-
tre sur les mers, les océans et les plages à
l’heure où le niveau de la mer s’élève ? De
se battre dans les airs, à l’heure où le
­trafic aérien international ne manifeste
aucun signe de fléchissement ? De se
battre dans les champs, à l’heure où la
jet de conversation et la question qui dé- monoculture, l’élevage intensif et les
termine notre façon d’envisager toutes énormes quantités d’engrais chimiques
les autres crises qui nous hantent ». font grimper le taux de CO2 dans l’at-
En juin 1940, à la veille du Blitz, Wins- mosphère et détruisent une biodiversité
ton Churchill prononça un discours qui indispensable ? De se battre dans les
est entré dans l’histoire : « Nous nous bat- rues, à l’heure où la pollution tue nos
trons sur les mers et les océans, nous nous ­enfants ? Et, surtout, de se battre pour
battrons avec une confiance grandissante un nouveau monde, libéré de la course
et une force croissante dans les airs (…). ­effrénée à la croissance ? Ce dirigeant
Nous nous battrons sur les plages, nous ­politique se trouve-t-il dans mon Dane-
nous battrons sur les terrains d’atterris- mark natal, en Suède, en Norvège ?
sage, nous nous battrons dans les champs Non. Désolé, le reste du monde, oubliez
et dans les rues (…). » ce conte de fées qu’on ne cesse de vous
raconter à propos de l’utopie scandinave.
Que fait le quatrième pouvoir ? Nos dirigeants sont, comme les vôtres,
Winston Churchill était un homme prisonniers d’un millier de considé­-
­politique profondément conservateur : rations quotidiennes, dont la plupart
il était fermement convaincu que la ­visent à conserver le pouvoir. Cepen-
­Grande-Bretagne possédait un droit di- dant, si aucun dirigeant politique n’a le
vin sur son empire d’outre-mer encore courage et la clairvoyance d’invoquer le
intact, et invoque ce droit dans son dis- meilleur de Winston Churchill face au
cours. Il termine néanmoins sur une défi titanesque qui nous attend, que fait
note révolutionnaire : « Notre empire le quatrième pouvoir ?
au-delà des mers poursuivr[a] le combat, Son rôle n’est-il pas d’assumer le fait
jusqu’à ce que (…) le nouveau monde, que nous sommes face à une urgence
avec toute sa force et sa puissance, mondiale et que nous sommes mena-
vienne sauver et libérer l’ancien. » cés d’extinction ?
« Le nouveau monde » ? « Sauver et libé- En l’absence d’une prise de cons-
rer l’ancien monde » ? On s’étonne de voir cience planétaire, les bombes conti-
sortir des propos aussi radicaux de la nuent de pleuvoir. Le Blitz climatique
bouche d’un homme politique conser- fait rage. Et nous n’avons nulle part où
vateur. Mais lorsque l’enjeu est à ce nous abriter. p
point important, même un homme
­politique conservateur doit oser rêver
d’un monde nouveau.
Où est le Winston Churchill du change-
ment climatique ?
Quel dirigeant politique a le cran de Carsten Jensen est un journaliste
s’attaquer à l’économie de croissance et romancier danois, lauréat de nom-
qui menace de dévaster notre civilisa- breux prix dans son pays. « La Première
tion et d’appeler à une action résolue Pierre » (Phébus, 2017) est son dernier
contre le réchauffement de la planète ? roman traduit en français

Un fragile rapprochement entre Japon, Corée du Sud et Etats-Unis

Analyse ques de tension supplémentaires. Le prési-
dent américain, Joe Biden, et le premier mi-
Avec son lot d’exactions et d’humiliations,
il reste enraciné dans les mémoires en Corée
Corée du Sud et le Japon est clairement dans
l’intérêt des Etats-Unis, l’est-il autant pour

L
a consolidation des relations sécuri-
taires entre les Etats-Unis, la Corée
du Sud et le Japon, décidée vendredi
18 août à Camp David (Maryland,
Etats-Unis), a donné lieu à beaucoup d’effets
d’annonce sur le nouveau pôle géostratégi-
que en formation en Asie du Nord-Est.
Le passé colonial Ce rapprochement est facilité par un con-
japonais n’a texte international dégradé, marqué par la
guerre en Ukraine, la menace chinoise sur
jamais été Taïwan, les tensions nées des contentieux
territoriaux de Pékin avec ses voisins et le dé-
véritablement veloppement militaire nord-coréen. Un con-
texte qui pousse l’administration Biden à
exploré et laisse mettre en réseau ses alliances bilatérales :
des séquelles c’est le cas avec le Quad (Dialogue quadrilaté-
ral pour la sécurité) réunissant l’Australie, le
durables dans Japon et l’Inde, l’Aukus avec le Royaume-Uni
et l’Australie ou encore l’alliance Chips sur le
les deux Corées très stratégique marché des semi-conduc-
teurs, avec Taïwan, la Corée du Sud et le Japon.
La coopération triangulaire entre les Etats-
Unis et ses alliés sud-coréen et japonais a
toujours été imparfaite. Depuis des décen-
nies, Washington cherche à institutionnali-
ser une collaboration militaire triangulaire
avec Séoul et Tokyo. L’accord de Camp David
représente à cet égard une avancée significa-
tive, car il prévoit des rencontres trilatérales
annuelles, des manœuvres communes et un
échange d’informations des services de
­renseignement.
Ce rapprochement apparaît toutefois assez
fragile et comporte potentiellement des ris-
nistre japonais, Fumio Kishida, ont qualifié
le sommet de Camp David d’« historique ».
Or, l’histoire est précisément un facteur d’in-
certitude qui pèse sur cette coalition tripar-
tite. « Les relations entre les trois pays oscillent
avec des périodes de progrès réels vite annulés
par des changements de l’environnement sé-
curitaire ou des évolutions politiques au Ja-
pon et en Corée du Sud », rappelle Christopher
Johnstone, du Center for Strategic and Inter-
national Studies (CSIS).
Depuis son arrivée au pouvoir, Joe Biden a
cherché à renforcer la coopération sécuri-
taire avec ses deux alliés d’Asie de l’Est. L’ob-
jectif a été facilité par l’arrivée à la présidence
en Corée du Sud, en mai 2022, du conserva-
teur Yoon Suk-yeol. A marche forcée, celui-ci
s’est employé à opérer un rapprochement
avec le Japon en cherchant à mettre en sour-
dine la « guerre des mémoires », qui enve-
nime périodiquement les relations entre les
deux voisins. Son projet de financer par des
fonds privés les indemnités des Coréens vic-
times du travail forcé du temps de la coloni-
sation japonaise (1910-1945) – et ainsi de met-
tre fin aux poursuites mal vues par Tokyo
contre les entreprises japonaises qui les ex-
ploitaient – a facilité les choses. Non sans
susciter le vif mécontentement d’une partie
de l’opinion sud-coréenne.
Le passé colonial japonais n’a jamais été vé-
ritablement exploré et laisse des séquelles
durables dans les deux Corées, en Asie du
Sud-Est et en Chine.
du Sud. Certes, le Japon a exprimé à maintes
reprises des remords, mais il n’a jamais ré-
pondu à des attentes d’excuses pour des faits
précis. Les femmes dites « de réconfort » for-
cées de devenir « filles à soldats » pour l’ar-
mée impériale en sont l’exemple le plus
connu. Le massacre, au lendemain du grand
séisme du Kanto (1er septembre 1923), de plu-
sieurs centaines de Coréens accusés d’em-
poisonner les puits, en est un autre.
Trouver un mode de coexistence
La rancœur des Coréens s’estompe dans les
jeunes générations, mais l’animosité de-
meure latente et facile à raviver. Aussi un
changement de majorité à Séoul risque-t-il
de rendre problématique l’application de
l’accord concocté par Washington. « Survivra-
t-il si un progressiste accède au pouvoir en Co-
rée du Sud ? », s’interroge Scott Snyder, spé-
cialiste de la Corée au Conseil des relations
internationales, en rappelant que les liens
avec le Japon ont rarement été aussi dégra-
dés que pendant le mandat du président
Moon Jae-in (2017-2022), tandis que l’Archi-
pel était dirigé par le premier ministre révi-
sionniste Shinzo Abe (2012-2020). Se pose
également l’inconnue de la présidentielle
américaine de 2024. Quid de l’accord trilaté-
ral si Donald Trump – ou un président isola-
tionniste – revient à la Maison Blanche ?
Aux questions mémorielles et aux incerti-
tudes électorales s’ajoute un enjeu géopoliti-
que. Si ce renforcement des alliances avec la
ses deux partenaires ? Jusqu’à un certain
point, il constitue une assurance sécuritaire
supplémentaire, mais il cabre la Chine. « Le
Japon, comme beaucoup de pays en première
ligne, suit une stratégie d’équilibre entre la dis-
suasion et l’interaction pour maintenir les
liens diplomatiques et économiques », ana-
lyse Nicholas Szechenyi, du CSIS. Il en va de
même pour la Corée du Sud.
Ces deux pays, voisins d’une Chine qui les
inquiète mais reste, pour l’une comme pour
l’autre, un partenaire économique essen-
tiel, peuvent-ils adopter une posture de con-
frontation ouverte avec la Chine sans ris-
quer de compromettre leurs intérêts natio-
naux ?, s’interroge dans un éditorial le quo-
tidien japonais Asahi.
Au-delà des nouvelles assurances sécuri-
taires obtenues, la Corée du Sud et le Japon
ont intérêt à trouver un mode de coexis-
tence avec la Chine. Leur proximité géogra-
phique, leurs liens économiques et le poids
de Pékin sur le régime nord-coréen les inci-
tent en effet à ne pas se laisser emporter par
la vague antichinoise orchestrée par
Washington. Même si l’accord de Camp Da-
vid est présenté comme n’étant en rien un
prélude à la formation d’un OTAN asiatique,
Séoul et Tokyo ­risquent de se trouver dans
une position ­difficile par rapport à leur
grand voisin, qui ne manquera pas de faire
sentir son mécontentement. p
Philippe Mesmer et Philippe Pons
(Tokyo, correspondants)
0123
­
­Mardi 29­ août 2023 0123 | 27

Géopolitique | chronique De l’utilité

par J ean-M ic he l B e zat
de l’Europe
Bruxelles a évité le piège de s’ériger en entre le laisser-faire qui prévaut aux Etats-
pour réguler
Chine-Etats-Unis, le numérique
gendarme ubiquiste s’attaquant frontale-
ment à toutes les formes de désinforma-
tion, de harcèlement ou de manipulation
Unis et la censure autoritaire et protection-
niste exercée par le régime chinois de Xi
Jinping. L’initiative européenne, un temps
l’impossible divorce de l’opinion, un défi bien trop protéiforme
pour pouvoir lutter de façon efficace. Il in-
combera aux acteurs de l’Internet eux-mê-
interprétée comme un aveu d’impuis-
sance, faute de ne pouvoir rivaliser avec ses
propres champions de l’Internet, a fini par
mes de faire respecter les règles édictées s’imposer comme une évidence au regard
par Bruxelles et de prévenir les éventuels des excès constatés.

D
urant l’été, la Chine et Le FMI met débordements, sous peine de lourdes sanc- Par manque de volontarisme, mais sur-
les Etats-Unis ont tions financières, voire d’exclusion du mar- tout par obsession du profit au détriment
poursuivi leur guerre en garde contre ché européen. L’UE révèle ici toute son uti- de la protection des utilisateurs, ces géants
commerciale et tech- lité : elle dispose d’un poids économique et du numérique ont fait la preuve de leur in-
nologique. Pékin a annoncé, le le risque de juridique indispensable pour limiter le capacité à s’autoréguler efficacement. De ce
3 juillet, la mise en place d’un visa pouvoir des plates-formes, ce qu’aucun ré- point de vue, le DSA répond à un vide juridi-
fragmentation
d’exportation pour le gallium et le
germanium, deux terres dites
« rares » entrant dans la fabrica-
tion d’équipements stratégiques
(armements, semi-conducteurs,
géo-économique

tembre 2022, sans cacher les diffi-

5G…), « pour préserver la sécurité
et les intérêts nationaux ». Quel-
ques semaines plus tard, le 9 août,
un décret du président américain,
Joe Biden, renforçait le contrôle
des investissements en Chine
dans les processeurs de dernière
génération, l’informatique quan-
tique et l’intelligence artificielle –
en attendant d’autres secteurs.
Cet épisode d’une guerre décla-
rée par Donald Trump en 2018 et
poursuivie par Joe Biden, alimente
la crainte de nombreux écono-
mistes sur les effets d’un décou-
plage des deux premières écono-
mies mondiales, catastrophique
pour la sécurité et la croissance, y
compris Janet Yellen, la secrétaire
au Trésor, qui juge ce scénario
« désastreux ». Mais elle se montre
sans concession à l’égard de Pékin
pour protéger la suprématie tech-
nologique et militaire des Etats-
Unis, pierre angulaire de la straté-
cultés de son pays, qui traverse
depuis une crise sans précédent.
Dans sa conférence, reprise par la
revue Le Grand Continent (avril),
le doyen de l’Ecole nationale de
développement affirmait que l’on
« assiste au renforcement de la
connexion de la Chine au monde,
et non à son découplage ».
Les Américains ne peuvent se
passer de terres rares, extraites à
60 % et raffinées à 90 % en Chine.
Il n’est pas rare que des produits
« made in China » fassent l’objet
de légères transformations au
Vietnam, en Thaïlande ou en Ma-
laisie pour être vendus aux Etats-
Unis sans surtaxes douanières,
comme le constate le départe-
ment du commerce pour certains
panneaux solaires. Si les Améri-
cains achètent moins qu’avant à la
Chine, ils importent plus depuis
des pays aux liens industriels
étroits avec Pékin, confirme une
R arement l’Union européenne (UE) a
fait preuve d’autant de prompti-
tude. Moins de dix-huit mois après
avoir été présenté au Parlement européen,
le nouveau règlement sur les services nu-
mériques, le Digital Services Act (DSA), est
entré en vigueur vendredi 25 août. Ce dis-
positif oblige les grandes plates-formes sur
Internet (réseaux sociaux, moteurs de re-
cherche, sites marchands…) à réguler leurs
contenus et leurs pratiques. Après la mise
en œuvre, il y a cinq ans, du règlement gé-
néral sur la protection des données et celui
sur le marché numérique (Digital Markets
Act) au mois de mai, la Commission euro-
péenne dispose désormais d’un large arse-
nal normatif pour encadrer le pouvoir des
géants de l’Internet.
gulateur national n’est en mesure de faire.
Les géants de l’Internet seront ainsi tenus
de retirer les contenus susceptibles de poser
problème et qui, dans le monde réel, tom-
bent déjà sous le coup de la loi. Il s’agit égale-
ment de prévenir leur diffusion massive en
contrôlant la façon dont ces contenus sont
sélectionnés et mis en avant par leurs algo-
rithmes. Les acteurs devront enfin faire
preuve de davantage de transparence
auprès des utilisateurs sur les recomman-
dations de contenus et le ciblage publici-
taire. Ceux-ci pourront même s’y soustraire
dans certaines conditions. Sans parler d’in-
verser le rapport de force, il s’agit d’un réé-
quilibrage nécessaire.
L’UE devient ainsi la première entité étati-
que à tenter de trouver une juste balance
que qu’il était urgent de combler. La course
à l’innovation ne peut justifier de continuer
à laisser sans garde-fou ces entreprises qui,
à force de promouvoir les contenus clivants
pour susciter un maximum de réactions,
nourrissent la polarisation de la société et
viennent perturber le jeu démocratique.
Le fait que la plupart des grandes plates-
formes semblent vouloir jouer le jeu est un
signe encourageant. Cela ne préjuge pas ce-
pendant de l’efficacité du dispositif. Celui-ci
est de nature à altérer les modèles économi-
ques de ces entreprises, donc leurs revenus.
Certaines seront tentées de tester les limites
du nouveau règlement et la capacité de l’UE
à sanctionner les infractions. Les premiers
mois d’application seront donc décisifs
pour asseoir la crédibilité du DSA. p

LA GRANDE HISTOIRE DES

gie de Washington. Parfois au étude publiée en mai par le Fonds
grand dam des Big Tech, ainsi pri- monétaire international (FMI).

vées de marchés en Chine.
Au premier regard, l’offensive
Trump-Biden, menée à coups de
droits de douane, de contrôles ren-
forcés des investissements et
d’aides à la relocalisation indus-
trielle, semble efficace. Huawei,
balayé du marché des smartpho-
nes et exclu de certaines infras-
tructures de télécoms en Occident,
n’est qu’un exemple. Des groupes
publics chinois ont déserté Wall
Street. Les entreprises chinoises
investissent dix fois moins aux
Etats-Unis qu’en 2016 et le pays
n’est plus la première destination
des investisseurs américains, in-
quiets de la dégradation constante
du climat des affaires. La part des
produits importés frappés de ta-
rifs douaniers à leur entrée aux
Etats-Unis est passée de 22 % à 16 %
en six ans. Au premier semestre,
les Etats-Unis ont davantage com-
mercé avec le Mexique et le Ca-
nada qu’avec l’empire du Milieu,
qui n’est plus responsable que
pour un tiers du déficit commer-
cial sur les biens manufacturés
(contre la moitié en 2018).
Pourtant, le succès de l’adminis-
tration Biden est en trompe-l’œil.
D’abord, cette reconfiguration de
la géographie des chaînes d’appro-
visionnement entraînera un sur-
ROIS DE FRANCE
« La Chine est avant tout rempla-
cée par des exportateurs qui sont
de grands pays en développement
ayant un avantage comparatif
dans un produit, et qui sont étroite-
ment liés à la chaîne d’approvision-
nement chinoise », décryptent-ils.
Préoccupations de sécurité
Ces nations émergentes ont be-
soin d’être dans l’arrière-cour chi-
noise pour se développer, comme
des Etats du Sud-Est asiatique et le
Mexique. Elles ont gagné des
parts de marché aux Etats-Unis
sur les pièces détachées automo-
biles, l’électronique et même les
composants entrant dans la fabri-
cation d’équipements pourtant
jugés stratégiques par Washing-
ton. Malgré l’importante réorien-
tation des flux d’échanges directs
entre les deux géants, la note en
conclut que « la Chine reste le prin-
cipal partenaire commercial des
Etats-Unis ». Et dans sa volonté de
créer un contre-G7, Xi Jinping a
marqué un point au sommet des
BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine
et Afrique du Sud), qui s’est con-
clu à Johannesburg (Afrique du
Sud), jeudi 24 août : l’Arabie saou-
dite, les Emirats arabes unis,
l’Iran, l’Egypte, l’Ethiopie et l’Ar-
gentine vont intégrer ce club in-

2
coût pour les entreprises et les formel dominé par Pékin et pe- LE LIVRE N°1

consommateurs se fournissant
dans des pays plus chers – le prix à
payer pour assurer la sécurité des
Etats-Unis. Surtout, la politique de
relocalisation dans des pays amis

sant un gros tiers du PIB mondial.
Le FMI met en garde contre le ris-
que d’une fragmentation géo-éco-
nomique, une nouvelle poussée
protectionniste risquant de frei- ,99 *

ou proches est loin d’avoir isolé
l’industrie chinoise, qui repré-
sente 29 % de la base installée dans
le monde, soit un gros tiers de plus
que dix ans auparavant.
« L’ensemble de l’industrie ma-
nufacturière mondiale évolue tou-
jours vers une concentration en
Asie du Sud-Est », affirmait l’éco-
nomiste Yao Yang à ses étudiants
de l’université de Pékin, en sep-
Aucune
concession
n’est faite pour
ner l’activité mondiale à moyen seulement
terme. Mais les tensions commer-
ciales ont cédé la place à des préoc-
cupations de sécurité nationale.
Mme Yellen l’a dit sans détour, le
20 avril, à Washington, au centre
d’études internationales de l’uni-
versité Johns-Hopkins : « Nous ne
ferons pas de compromis sur ces
questions, même quand elles nous
obligent à faire des concessions par
rapport à nos intérêts économi-
ques. » Malgré le souci affiché par
les deux pays de « stabiliser » leurs
relations, l’approche de la prési-
dentielle de novembre 2024 laisse
peu d’espoir pour une désesca-
* Prix de lancement

lade. Les républicains – Donald

protéger la Trump en tête – accusent Joe Bi- RETROUVEZ VOTRE COLLECTION DE BEAUX LIVRES
den d’être encore trop complai-
suprématie sant à l’égard de Pékin. Le prési-
www.collectionroisdefrance.fr
dent veut réduire les risques, son
technologique adversaire cherchera davantage à
et militaire découpler. Cela ne présage rien de ACTUELLEMENT EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
bon, ni pour l’économie ni pour la
des états-Unis sécurité du monde. p