MARDI 9 JANVIER 2024

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Le nouveau brevet des collèges, véritable petit bac

▶ En 2025, l’examen
deviendra un prérequis
pour entrer au lycée. Une
rupture profonde souhai-
tée par le ministre de
l’éducation, Gabriel Attal
▶ Une « prépa lycée », ▶ Ce choix de créer un ▶ Les syndicats déplorent ▶ Vieux de 76 ans,
nouvelle classe de remise examen barrière avant la mutation vers un « bac- plusieurs fois réformé,
à niveau d’une année, la fin de la scolarité obliga- calauréat des collèges » de le brevet des collèges
accueillera les élèves toire suscite d’importan- cet outil d’évaluation de la n’a jamais eu ce rôle
qui ne valideront pas le tes inquiétudes parmi maîtrise du socle de com- d’instrument de sélection
diplôme, 11 % aujourd’hui la communauté éducative pétences attendu à 15 ans PAGE 10

EN UKRAINE, LE DIFFICILE RETOUR Israël-Palestine

DES PRISONNIERS DE GUERRE La guerre sans fin
Dans une série de cinq terre deux fois
▶ Interrompus en août, les échanges
articles, « Le Monde » promise », retour au
ont repris entre Moscou et Kiev revient sur l’histoire début du XXe siècle,
▶ Plus de 2 000 militaires complexe de la région. à la veille de la
ukrainiens, torturés et amaigris, Pour le premier volet, déclaration Balfour
intitulé « Palestine, la PAGE S 1 8 -1 9
sont rentrés depuis le début
du conflit, 248 en janvier
▶ Les milliers de civils qui
croupissent dans les geôles Remaniement
Le supplice de
Etats-Unis
russes sont très rarement libérés
PAG ES 2-3 Borne, première L’affrontement
ministre sur un Biden-Trump
siège éjectable
PAGE 6
s’installe
A huit jours de la
Monument
en hommage Enquête première étape des
primaires républicaines,
aux prisonniers
ukrainiens, Un ex-instituteur le pays a déjà basculé
dans l’année électorale
accusé
à Kiev, le 3 janvier.
PAGE 4
RAFAEL YAGHOBZADEH

d’agressions
POUR « LE MONDE »

sexuelles 1
ÉD ITO R IAL
Moyen-Orient Immobilier « Chinafrique » Golden Globes Depuis un an, le village où INONDATIONS
Antony Blinken Un marché grippé Une chute Deux récompenses a enseigné et réside le re- DANS LE
en tournée pour par des prix spectaculaire des pour Justine Triet traité se déchire après des
PAS-DE-CALAIS :
plaintes d’anciens élèves
enrayer l’extension de vente qui prêts chinois aux et son « Anatomie pour des faits survenus UN CAS D’ÉCOLE
du conflit restent élevés pays subsahariens d’une chute » il y a plus de quarante ans
P A G E 27
PAGE 3 PAGE 11 PAGE S 12- 13 PAGE 21 PAGE S 8 -9

Algérie 220 DA, Allemagne 4,70 €, Andorre 4,20 €, Autriche 4,40 €, Belgique 3,90 €, Espagne 4,10 €, Grèce 4,10 €, Guadeloupe-Martinique 3,90 €,
Italie 4,10 €, Luxembourg 4 €, Maroc 30 DH, Pays-Bas 4,50 €, Portugal cont. 4,10 €, La Réunion 3,90 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 6,50 DT
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INTERNATIONAL
0123
MARDI 9 JANVIER 2024

GUERRE EN UKRAINE

En Ukraine,
le douloureux retour
des prisonniers
Après cinq mois d’interruption,
les échanges de soldats avec la Russie ont repris.
Mais seulement une poignée des milliers
de civils détenus dans les geôles russes
font partie de ces libérations

kiev - envoyée spéciale A Moscou, en revanche, rien ne presse.

L
es familles avaient été prévenues,
comme à chaque échange de pri-
sonniers de guerre avec la Russie :
« Vous ne reconnaîtrez sans doute
pas votre mari ou votre fils. Ca-
chez votre surprise. Ou du moins,
essayez. » Souvent blessés, victimes de tor-
ture systématique, ayant perdu jusqu’à la
moitié de leur poids, ce sont des ombres qui
reviennent à leurs proches après des mois de
captivité. Mercredi 3 janvier, 230 Ukrainiens
ont été rapatriés contre 248 Russes, l’échange
le plus important, en nombre, depuis le dé-
but de l’invasion, en février 2022.
« Chaque négociation est unique, secrète.
Tous les leviers sont utilisés, et je peux juste
vous dire que ça n’a jamais rien d’un gentle-
man agreement [accord informel]. Mais,
cette fois, la situation était vraiment ex-
trême », explique Petro Yatsenko, porte-pa-
role de la coordination ukrainienne pour le
traitement des prisonniers de guerre. Alors
que des échanges avaient lieu chaque mois
en moyenne, le processus était bloqué de-
puis le 7 août 2023, un délai si long que Kiev a
dû construire un deuxième centre de déten-
tion militaire, faute de rotation.
L’échec de la contre-offensive ukrainienne,
cet été, n’a sans doute pas aidé le pays à accé-
lérer les négociations. « Les pourparlers sont
tout à fait différents quand on perd », lâche
sans détour Iryna Bogdanova, une responsa-
ble des échanges à l’état-major ukrainien.
Dans cette guerre hybride, manipulations et
coups tordus sont aussi de la partie.
Selon Kiev, Moscou a fait traîner les tracta-
tions pour tenter de fracturer la société
ukrainienne, jouant sur l’exaspération des
familles de prisonniers. Depuis des mois,
celles-ci recevaient des appels téléphoniques
de leurs proches détenus en Russie, ânon-
nant tous le même message, visiblement
sous la contrainte : « Allez manifester par-
tout contre le pouvoir, c’est lui qui refuse de
nous aider. »
L’écrasante majorité de ses militaires captu-
rés sont aujourd’hui ceux qu’elle envoie
mourir en première ligne : des condamnés
de droit commun recrutés contre la pro-
messe d’une grâce, ou des pères de famille
surendettés, appâtés par un salaire de soldat.
« Pour le Kremlin, ces gens-là ne comptent
pas », reprend Petro Yatsenko. Lui aime à se
souvenir du « cas Viktor Medvedtchouk », un
oligarque ukrainien prorusse, proche du pré-
sident Vladimir Poutine, arrêté pour haute
trahison en avril 2022 et échangé, à lui tout
seul, contre 151 militaires ukrainiens, le
22 septembre 2022.
Il y a les combattants tchétchènes aussi :
« Le jackpot quand on en attrape un, car on
sait que Grozny rachète des prisonniers ukrai-
niens à Moscou pour échanger les siens au
plus vite », continue Petro Yatsenko. En re-
vanche, un commandant russe, qui s’était
fait embarquer avec dix de ses hommes, lors
de la libération de Kherson, en novem-
bre 2022, a été rayé de la liste des échan-
ges par Moscou : quand il se fait prendre, un
gradé devient un « traître », comme
au temps de l’Union soviétique.
POLITIQUE DE LA TERREUR
En comptant le dernier échange, 2 087 Ukrai-
niens sont donc revenus chez eux depuis le niens détenus, dès mars 2022, rapatrié un an la terreur contre ceux suspectés d’être trop
24 février 2022, un des rares chiffres accessi- UNE ENQUÊTE DE plus tard. remuants, associatifs, journalistes, prêtres,
bles de ce dossier maintenu secret par les
deux parties. Tous ces prisonniers étaient
L’ONU, EN JUIN 2023, Mais les conventions de Genève interdi-
sent l’échange de civils contre des militaires,
élus… Ou tout simplement comme Roman
Vuïko, 52 ans, ancien ouvrier dans la ban-
militaires, sauf vingt-sept civils, soit à peine ESTIMAIT QUE 91 % seuls ces derniers étant reconnus prison- lieue de Kiev, handicapé, qui refusait de lais-
plus de 1 % du total. Mais, dans cette infime niers de guerre. Si Moscou refuse de s’ins- ser sa maison aux soldats russes en
exception, se cache l’une des tragédies du DES PRISONNIERS crire dans ce protocole, Kiev le respecte, y avril 2022. Et ça ne s’arrête pas : trente Ukrai-
processus d’échange : les forces russes dé-
tiennent aussi des milliers de citoyens.
UKRAINIENS, CIVILS compris pour les visites de la Croix-Rouge in-
ternationale dans les lieux de détention. Pas
niens viennent d’être raflés le 3 janvier. Ils
animaient une chaîne pro-ukrainienne sur
« Au début de l’invasion, nos ennemis COMME MILITAIRES, question donc, pour l’Ukraine, d’inclure des les réseaux sociaux à Melitopol, ville sous
avaient peu de prisonniers militaires par rap- civils dans les négociations, d’autant que le contrôle russe.
port à nous. Leur idée était de prendre des ci- SUBISSAIENT pays n’en détient aucun. Dans les prisons de Moscou, 4 200 civils
vils pour les utiliser comme monnaie Pourtant, les troupes russes ont continué ont déjà été recensés par le Centre ukrainien
d’échange. Ils ne cachaient pas qu’il leur fal- LA TORTURE ET DES les arrestations hors du champ de bataille, pour les libertés civiles, une « quête infinie et
lait du chiffre », raconte Maksym Kolesnikov, ACTES DÉGRADANTS notamment dans les territoires qu’elles oc- épuisante », explique Mikhaïl Savva, expert
officier de 46 ans, l’un des premiers Ukrai- cupent, au nom, cette fois, d’une politique de auprès de cette ONG, lauréate du prix Nobel

Fourniture de F-16 à Kiev: la formation des pilotes s’accélère

L‘Ukraine espère que l’arrivée des avions de chasse promis par plusieurs pays permettra de desserrer l’étau russe autour de la ligne de front

L es F-16 sont arrivés ! » Du-

rant quelques heures, le
22 décembre 2023, la ru-
meur a couru sur les réseaux so-
ciaux. L’armée de l’air ukrai-
nienne venait, en une seule jour-
née, d’abattre trois chasseurs-
bombardiers russes Soukhoï Su-
34 dans le sud du pays, dans la
région de Kherson. Une prouesse
inédite depuis le début de la
guerre, qui ne pouvait avoir été
réalisée qu’avec les aéronefs occi-
dentaux promis à Kiev, estimaient
un certain nombre de comptes
pro-ukrainiens… avant de déchan-
ter devant l’absence de preuves.
Si aucune image ni déclaration
ne sont venues étayer cette ru-
meur – l’hypothèse de missiles ti-
rés par une batterie antiaérienne
Patriot est désormais privilégiée –,
sa propagation montre l’impa-
tience avec laquelle les Ukrainiens
guettent leurs premiers F-16. Bien
que conçu dans les années 1970, le
chasseur américain dit de qua-
trième génération permettrait de
desserrer l’étau russe autour de la
ligne de front, estime-t-on à Kiev.
Le rayon d’action de son radar,
beaucoup plus important que ce-
lui des avions d’origine soviétique
dont dispose aujourd’hui
l’Ukraine (essentiellement des
Mig-29 et des Su-25 ou Su-27), et la
qualité de ses missiles air-air re-
pousseraient de facto les hélicop-
tères et les avions ennemis, les
empêchant de bombarder les
troupes ukrainiennes au sol,
comme ils le font actuellement.
Jusqu’à présent, quatre pays se
sont engagés à envoyer des F-16 à
l’Ukraine : la Belgique, le Dane-
mark, la Norvège et les Pays-Bas.
Tous disposent d’exemplaires an-
ciens ou déjà sortis de leurs arse-
naux, mais dont le nombre maxi-
mum d’heures de vol n’a pas en-
core été atteint. Les Occidentaux
entretiennent le flou sur le nom-
bre d’appareils qu’ils devraient li-
vrer, mais il pourrait atteindre la
soixantaine, estime-t-on dans les
milieux militaires.
Les Pays-Bas ont déjà transféré
cinq d’entre eux en Roumanie,
après avoir enlevé de leurs fusela-
ges les cocardes du pays. En
août 2023, le Danemark s’était
aussi engagé à livrer six premiers
exemplaires – sur dix-neuf pro-
mis – autour du Nouvel An, mais
le ministère danois de la défense a
indiqué, samedi 6 janvier, qu’ils
ne le seraient finalement qu’au
deuxième trimestre 2024.
C’est surtout en matière de for-
mation des pilotes et des équipes
au sol – il faut une douzaine de
techniciens au minimum pour
chaque avion – que les choses s’ac-
célèrent. Le 2 janvier, la Norvège a
annoncé l’envoi de deux F-16 bi-
places sur la base aérienne de
Skrydstrup, au Danemark, pour
entraîner les aviateurs ukrai-
niens. Dix instructeurs les accom-
pagnent. Le 4 janvier, la Belgique a
assuré qu’elle enverrait elle aussi
deux exemplaires de l’avion de
combat léger américain et une
cinquantaine de personnels au
Danemark, entre mars et septem-
bre, pour y poursuivre la forma-
tion des Ukrainiens.
Travaux pratiques
Membre de la coalition d’une
douzaine de pays impliqués dans
le programme de cession de F-16,
le Royaume-Uni a de son côté an-
noncé, le 26 décembre 2023,
qu’un premier groupe de six pilo-
tes ukrainiens avait terminé une
formation « de base » outre-Man-
che et rejoignait le Danemark
pour passer aux travaux prati-
ques. « Il s’agit d’un programme
rapide et efficace visant à doter les
pilotes ukrainiens des compéten-
ces dont ils ont besoin dans la
guerre contre la Russie », s’est féli-
cité le ministre ukrainien de la dé-
fense, Rustem Umerov. Depuis
plusieurs mois, la France prodi-
gue elle aussi des formations
théoriques à des pilotes ukrai-
niens mais refuse de les détailler.
C’est aux Etats-Unis que le pro-
gramme de formation semble tou-
tefois le plus avancé. Selon le Pen-
tagone, un « petit groupe » d’avia-
teurs ukrainiens s’entraîne depuis
le mois d’octobre sur une base de
la garde nationale située à Tucson
(Arizona). Interrogé lors d’une
conférence de presse le 4 janvier, le
général Pat Ryder, porte-parole du
ministère américain de la défense,
a refusé de dire quand ceux-ci se-
ront opérationnels et prêts à ren-
trer en Ukraine, précisant qu’il
leur fallait « cinq à huit mois » de
formation, selon le niveau du pi-
lote. « Mais cela pourrait aller plus
vite. Certains sont capables de me-
ner des missions de base au bout de
trois mois », nuance une source
militaire européenne.
Est-ce à dire que des F-16 pour-
raient opérer dans le ciel ukrai-
nien avant la fin de l’hiver ? En oc-
tobre, le secrétaire à la défense,
Lloyd Austin, avait indiqué qu’une
première livraison à Kiev de
l’avion de combat ne pourrait in-
tervenir « au plus tôt » qu’au prin-
temps prochain. Les premiers pi-
lotes obtiendront leur diplôme
« un peu plus tard cette année », a
de son côté avancé le général Pat
Ryder, sans plus de précision. « De
toute façon, il n’y aura pas d’an-
nonce officielle, estime une source
militaire française. On apprendra
la livraison des F-16 quand on les
verra voler en Ukraine. » p
cédric pietralunga

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MARDI 9 JANVIER 2024
pour la paix en 2022. Il faudrait y ajouter plu-
sieurs milliers de personnes englouties dans
les oubliettes russes, devenues indétecta-
bles dans un système bureaucratique volon-
tairement brouillé, traces effacées par d’in-
cessants transferts entre 150 lieux de déten-
tion différents.
Seuls 5 % de ces civils feraient l’objet d’une
procédure judiciaire, en général pour prépa-
ration d’acte de terrorisme ou espionnage,
relève de son côté Volodymyr Jbankov, de Po-
chouk. Polon (« recherche. captivité »), une
ONG d’aide aux familles. Verdict le plus cou-
rant : quinze ans. Mais pour les 95 % restants,
c’est la détention arbitraire, la peine sans fin.
« Jour après jour, les gardiens leur répètent :
“Personne ne vous cherche, vous êtes oubliés.
La seule solution, c’est de collaborer avec
nous” », continue-t-il.
DÉTENTIONS CACHÉES
En septembre 2023, Alice Jill Edwards, rap-
porteuse spéciale des Nations unies (ONU)
sur la torture, déclarait que « ces actes ne
semblent ni aléatoires ni fortuits », mais « or-
chestrés dans une politique d’Etat visant à
susciter la peur, à punir, ou pour obtenir infor-
mations et aveux ». Une enquête de l’ONU, en
juin 2023, estimait que 91 % des prisonniers
ukrainiens, civils comme militaires, subis-
saient la torture et des actes dégradants.
« Dans les premières semaines, les Russes
ont systématiquement recours à des séances
utilisant l’électricité, on y passe un par un »,
reprend l’officier Kolesnikov. Puis, jour
après jour, s’installe une monstrueuse rou-
tine, des sévices quotidiens dans des ca-
chots surpeuplés. A Briansk, ville frontalière
où était détenu M. Kolesnikov, la rotation
des gardiens se fait tous les mois. « Chaque
groupe arrive avec ses propres pratiques », as-
sure le militaire.
Il y a ceux qui lâchent les chiens, ceux qui
organisent des bastonnades, qui écrasent les
doigts à coups de règle en métal, qui ma-
nient la matraque en plastique, et ceux qui
interdisent de s’asseoir de 6 heures à 18 heu-
res. Au centre de détention numéro 2 de Sim-
feropol, capitale de la Crimée annexée par la
Russie depuis 2014, les gardiens se servent
d’un taser, ce pistolet paralysant à impulsion
électrique, comme d’un jouet. Rien qu’à en-
international | 3
Gaza: Blinken au Moyen-
Orient pour enrayer
une extension du conflit
Le secrétaire d’Etat américain effectue sa quatrième
tournée dans la région depuis le 7 octobre 2023
beyrouth - correspondante ments sophistiqués, dont des
Si les fronts missiles de longue portée, depuis
L
a tournée au Moyen- s’embrasent au la guerre de 2006. Un rapport con-
Orient d’Antony Blinken fidentiel de l’agence de renseigne-
se présente sous de mau-
Liban, en Syrie, ment du Pentagone, transmis au
vais auspices. Alors que la au Yémen et en journal américain, estime néan-
bande de Gaza connaît une catas- moins qu’il serait difficile pour Is-
trophe humanitaire après trois
Irak, Washington raël de sortir vainqueur d’un con-
mois de guerre entre Israël et le n’aura d’autre flit avec le Hezbollah, alors que ses
Hamas qui ont fait près de moyens militaires sont dispersés
23 000 morts, selon le ministère
choix que sur plusieurs fronts.
de la santé de l’enclave palesti- d’intervenir L’administration Biden redoute
nienne, administrée par le Ha- que le retrait progressif de l’en-
mas, le spectre d’un conflit régio- clave de cinq bataillons de réser-
nal assombrit encore le déplace- Borrell, qui y a relayé, samedi, vistes israéliens et la transition
ment du secrétaire d’Etat améri- l’appel à la désescalade. vers une opération de faible in-
cain. Lors de cette tournée dans Cet appel n’a pas été entendu tensité dans la bande de Gaza, « la
une dizaine de pays, la quatrième par le premier ministre israélien. phase 3 », donnent plus de marge
depuis le début de la guerre, le « Je suggère que le Hezbollah ap- de manœuvre à Israël sur le front
Un 7 octobre 2023, il sera difficile à prenne ce que le Hamas a déjà ap- nord. Dimanche, l’armée israé-
rassemblement Antony Blinken de dessiner une pris ces derniers mois : aucun ter- lienne a annoncé avoir achevé « le
pour la sortie de crise et un plan pour le roriste n’est à l’abri », a mis en démantèlement de la structure mi-
libération de « jour d’après ». garde Benyamin Nétanyahou, di- litaire du Hamas » dans le nord de
prisonniers L’urgence est d’enrayer le scéna- manche. Après la frappe dans son la bande de Gaza. Le chef d’état-
de guerre rio du pire pour les Etats-Unis, un fief de la banlieue sud de Bey- major, Herzi Halevi, a néanmoins
ukrainiens, embrasement de tous les fronts routh, s’en prendre à ses propres précisé que l’armée « combattra
à Kiev, ouverts, en soutien au Hamas, cadres serait une autre provoca- dans Gaza toute l’année » pour
le 7 janvier. par l’Iran et ses alliés au sein de tion pour le « Parti de Dieu ». Ce achever ses objectifs : l’élimina-
RAFAEL YAGHOBZADEH « l’axe de la résistance » à Israël, dernier a calculé sa riposte, sa- tion du Hamas dans l’enclave et la
POUR « LE MONDE » qui conduirait à une guerre régio- medi, pour restaurer l’équilibre libération des otages.
nale. La confrontation s’est am- de la dissuasion avec Israël sans
plifiée, depuis la fin décem- risquer d’entraîner le Liban, déjà Déclarations belliqueuses
bre 2023, au Yémen, au Liban et en exsangue, dans une guerre totale. La médiation sur ce dernier dos-
Irak. Le conflit dans la bande de Dans un discours, vendredi, sier se poursuit, mais elle est
Gaza « pourrait aisément se mé- Hassan Nasrallah s’est même dit, « compliquée » par l’assassinat de
tastaser, causant encore plus pour la première fois, ouvert à un Saleh Al-Arouri, a indiqué le pre-
d’insécurité et plus de souffran- règlement politique avec Israël mier ministre qatari à M. Blinken,
ces », a prévenu, dimanche 7 jan- sur la délimitation de la frontière dimanche. Les déclarations belli-
vier, M. Blinken depuis le Qatar, terrestre avec le Liban, « après l’ar- queuses d’Israël placent le secré-
disant sa détermination à « empê- rêt de l’agression contre Gaza ». Il a taire d’Etat américain en porte-à-
cher le conflit de se propager » à estimé que la dissuasion exercée faux avec ses partenaires arabes.
tout le Moyen-Orient. contre Israël par son mouvement Dimanche, le roi Abdallah II de
avait créé une « opportunité histo- Jordanie l’a de nouveau exhorté à
Frapper le Hezbollah rique » pour le pays du Cèdre de agir pour la mise en œuvre d’un
En Crète, samedi, après une étape récupérer les territoires au cœur « cessez-le-feu immédiat », met-
en Turquie, il a exprimé sa préoc- du contentieux frontalier. Cette tant en garde contre les « réper-
tendre son crépitement, à sentir son odeur, cupation toute particulière main tendue alimente l’espoir, cussions catastrophiques » d’une
les muscles des détenus se tétanisent, même quant au risque d’escalade à la même ténu, de l’envoyé spécial poursuite des hostilités, comme
ceux qui ne reçoivent pas la décharge. frontière entre Israël et le Liban. américain, Amos Hochstein, de le déplacement forcé des Palesti-
Lors du dernier échange, six non-militaires Les affrontements se sont inten- parvenir à négocier un nouveau niens en Cisjordanie occupée et
faisaient partie des 230 Ukrainiens rapatriés. sifiés entre l’armée israélienne et modus vivendi entre Israël et le dans la bande de Gaza.
« A la fin des tractations, on essaie de dire aux le Hezbollah depuis l’assassinat, Hezbollah, à la frontière. La poursuite de la guerre accroît
Russes : “Allez rajoutez-nous quelques civils” », à Beyrouth, de Saleh Al-Arouri, En visite en Israël, jeudi, il a en- aussi le risque pour l’administra-
dit en soupirant un négociateur à Kiev. Par- un haut cadre du Hamas, le 2 jan- tendu les préoccupations de tion Biden d’être entraînée dans
fois, ça marche, mais c’est d’autant plus diffi- vier, dans une frappe attribuée à M. Nétanyahou, qui a insisté sur un conflit régional à moins d’un
cile que Moscou cache désormais ces déten- l’Etat hébreu. la nécessité d’un « changement an de la présidentielle américaine
tions, les sachant illégales. Mettant à exécution les mena- fondamental » à la frontière nord, de novembre. Si les fronts s’em-
M. Savva a fait le calcul : à raison d’une poi- ces de son chef, Hassan Nasrallah, pour garantir le retour en sécurité brasent au Liban, en Syrie, en Irak
gnée de civils par échange, il faudrait des di- le « Parti de Dieu » a tiré, samedi des 80 000 déplacés israéliens. et au Yémen, Washington n’aura
zaines d’années pour les libérer. Le Centre matin, plus de soixante roquettes S’il a dit sa préférence pour un rè- d’autre choix que d’intervenir en
ukrainien pour les libertés civiles s’apprête à et missiles contre une base straté- glement « diplomatique », le chef défense d’Israël.
lancer une procédure contre la Russie pour gique israélienne sur le mont Mé- du gouvernement israélien n’en a Ses troupes se trouvent déjà en
« torture » devant les cours internationales. ron, à 8 kilomètres de la frontière. pas moins agité la menace d’une première ligne en Irak et en Syrie,
« Nous ne voyons pas d’autre moyen d’en sor- L’armée israélienne a confirmé, guerre en cas d’échec, insistant où le bras de fer s’est tendu avec
tir », dit-il. dimanche soir, que cette base de sur le fait qu’il reste « une courte les factions armées irakiennes
Ingénieure, âgée de 60 ans, Lioudmyla surveillance aérienne, surnom- fenêtre de temps » pour une solu- proches de l’Iran, qui ont mené
Housseïnova est une des très rares à avoir mée « les yeux de l’Etat dans le tion négociée. près de cent quarante attaques
été échangée avec huit autres dans un con- Nord » pour ses radars sondant les Selon le Washington Post, les contre des bases américaines de-
voi de cent femmes militaires. C’était le 17 oc- espaces aériens au Liban et en Sy- responsables américains redou- puis octobre 2023. Le front est
tobre 2022. En les sortant de cellule, on leur rie, a subi des dégâts significatifs. tent que Benyamin Nétanyahou plus volatil encore en mer Rouge,
avait annoncé leur exécution. « Pas la peine Israël a répondu par des frap- fasse le pari d’une guerre avec le où les rebelles yéménites ont at-
de vous donner à manger, vous allez mourir. » pes contre des cibles du Hezbol- Hezbollah pour assurer sa survie taqué, à vingt-cinq reprises de-
Transférées dans une cave, puis poussées lah, dont certaines à 30 kilomè- politique. Nombreux pointent sa puis novembre 2023, selon le
dans un avion à coups de bâton, certaines ne tres de la frontière. Antony Blin- responsabilité dans l’échec à pré- Pentagone, des navires mar-
pouvaient plus se lever à l’arrivée. Toutes se ken a souligné « l’importance venir l’attaque du 7 octobre 2023, chands qui empruntaient le dé-
sont finalement retrouvées près d’un pont pour les Israéliens de jouir de la dans laquelle près de 1 200 Israé- troit de Bab Al-Mandeb.
fracassé, sur le front, vers Zaporijia, dans le sécurité dans le Nord », appelant liens sont morts et 240 ont été Le déploiement, à la mi-décem-
sud de l’Ukraine. Elles étaient affamées, en à relever ce défi par des « voies capturés par le Hamas. bre 2023, d’une force de protec-
guenilles. On leur a ordonné de se mettre en diplomatiques ». Il n’a pas Une partie de l’establishment is- tion navale multinationale sous
rang. En face, des hommes attendaient en prévu d’étape au pays du Cèdre. raélien encourage Benyamin Né- la conduite américaine ne les en a
file. Puis, lentement, les deux colonnes ont C’est le chef de la diplomatie tanyahou à frapper le Hezbollah, pas dissuadés. Pas plus que la
avancé l’une vers l’autre. Quand elles se sont de l’Union européenne, Josep qui a accru son arsenal d’arme- mise en garde, aux airs d’ultima-
croisées, les femmes militaires ont crié : tum, que leur ont adressée treize
« Gloire à l’Ukraine ! » pays membres de cette alliance,
Lioudmyla Housseïnova a senti la tête lui Deux journalistes tués à Gaza mercredi.
tourner : trop d’air pur d’un seul coup, après L’option de frappes ciblées
tant de temps passé dans les geôles, où elle a Al-Jazira a accusé, dimanche 7 janvier, l’armée israélienne contre des cibles militaires hou-
été détenue et torturée pour une photo du de « cibler » les journalistes palestiniens à Gaza, après la mort thistes est sur la table. L’adminis-
drapeau ukrainien sur son téléphone. Pen- de deux journalistes travaillant pour la chaîne qatarie, tués tration Biden l’écarte encore
dant des mois, elle n’avait fait que quelques dans une frappe attribuée à Israël. Hamza Wael Dahdouh, le fils pour ne pas mettre en péril les
pas en cellule, alors elle a essayé de se con- du chef du bureau d’Al-Jazira dans la bande de Gaza, Wael négociations de paix engagées
centrer pour arriver à mettre un pied devant Al-Dahdouh, et Mustafa Thuraya, un vidéaste pigiste collabo- avec les houthistes par Riyad, où
l’autre et atteindre l’autre bout du pont. Sou- rant avec l’AFP, ont été tués, dimanche, alors qu’ils circulaient Antony Blinken doit se rendre
dain, un salut en ukrainien l’a fait sursauter, en voiture à Rafah, pointe sud du territoire palestinien. Ces lundi, après Abou Dhabi. Il achè-
une main lui a tendu un portable pour appe- deux morts sont une « tragédie inimaginable », a affirmé, di- vera sa tournée en Israël, dans les
ler son mari. « Tu es libérée ? », lui a-t-il de- manche, le secrétaire d’Etat américain, Antony Blinken, au territoires palestiniens occupés
mandé. Elle n’a pas su quoi répondre. p Qatar, lors d’une conférence de presse aux côtés du premier et en Egypte. p
florence aubenas ministre qatari, Mohammed Ben Abderrahmane Al Thani. hélène sallon
4 | international
Lors du discours de Joe Biden, le 5 janvier, à Valley Forge, en Pennsylvanie. EDUARDO MUNOZ/REUTERS
Aux Etats-Unis, l’affrontement
Biden-Trump s’installe
Le président démocrate a attaqué son prédécesseur, qui domine le camp
républicain, le considérant comme une menace pour la démocratie
washington - correspondant
L
es Etats-Unis ont basculé
en année électorale. A huit
jours de la première étape
des primaires républicai-
nes, dans l’Iowa, il est difficile de
sentir la moindre excitation popu-
laire, tant les acteurs principaux
sont familiers : le président Joe Bi-
den côté démocrate, et son prédé-
cesseur, Donald Trump, grand fa-
vori pour l’investiture républi-
caine. Chacun paraît anticiper un
nouveau duel. Chacun méprise
l’autre et n’a pas de mots assez sé-
vères à son égard, comme l’ont il-
lustré ces derniers jours. Chacun a
aussi besoin de l’autre, tango en-
tre un jeune octogénaire et un sep-
tuagénaire avancé dont une majo-
rité d’Américains n’aspirent guère
à observer les mouvements.
Donald Trump électrise les on-
des. A chaque jour ses déborde-
ments, ses railleries sur le physi-
que d’un personnage public, sa
réécriture de l’histoire, comme
cette remarque sur le fait que la
guerre civile aurait pu être évitée
en étant « négociée ».
L’ex-président était samedi dans
l’Iowa, où ses principaux rivaux ré-
publicains, Ron DeSantis et Nikki
Haley, multiplient les réunions pu-
bliques, sans parvenir à combler
l’écart dans les sondages. S’expri-
mant à Newton, Donald Trump a
confirmé sa stratégie incendiaire.
A l’occasion du troisième anniver-
saire de l’assaut donné par ses par-
tisans contre le Capitole, il a appelé
Proche-Orient : pourquoi pas…
www.l-etoile-du-levant.com
à la libération des « otages » du
6 janvier 2021. Il a répété ce mot
plusieurs fois, relayé par plusieurs
proches sur les antennes.
Le renversement est achevé.
Après avoir nié toute insurrec-
tion, rendu hommage à la colère
des militants MAGA (« Make Ame-
rica great again ») et banalisé leurs
actes, Donald Trump les présente
à présent comme les victimes
d’une persécution d’Etat. Une pré-
sentation fallacieuse qu’il compte
aussi s’appliquer à lui-même, que
ce soit lors des procès à venir sur
le 6 janvier 2021 – en Géorgie et au
niveau fédéral – ou devant la Cour
suprême des Etats-Unis.
« Voler l’histoire »
Cette dernière a notamment ac-
cepté de se prononcer sur l’exclu-
sion de Donald Trump des primai-
res dans le Colorado, décidée par la
Cour suprême de cet Etat. La plus
haute instance judiciaire améri-
caine devrait ainsi arbitrer la mul-
tiplication des recours dans des di-
zaines d’Etats pour empêcher une
nouvelle candidature de l’ancien
président. Les neuf magistrats en-
tendront les arguments des deux
parties le 8 février. Ils devront par
ailleurs trancher la question clé
d’une éventuelle immunité prési-
dentielle contre les poursuites,
dont se prévaut Donald Trump.
De son côté, Joe Biden a effectué
une entrée officieuse en campa-
gne le 5 janvier. A Valley Forge
(Pennsylvanie), le président dé-
mocrate a tenu un discours très
une « solution à 12 États » ?
Donald Trump
appelle à
la libération
des « otages »
du 6 janvier 2021
tranchant contre son rival, en le
citant abondamment par son
nom, ce qu’il avait longtemps re-
fusé de faire. L’assaut du Capitole
offre à Joe Biden un angle d’atta-
que déjà éprouvé : celui d’une me-
nace existentielle sur la « cause
sacrée » qu’est la démocratie amé-
ricaine. « Trump essaie de voler
l’histoire de la même façon qu’il a
essayé de voler l’élection », a-t-il ré-
sumé. « La campagne de Donald
Trump parle de lui, pas de l’Améri-
que, pas de vous. Sa campagne est
obsédée par le passé, pas le futur. Il
est prêt à sacrifier notre démocra-
tie pour parvenir au pouvoir. »
Dans un calendrier politique et
judiciaire d’une densité folle au
cours des semaines à venir, une
éclaircie fragile et rare est apparue
dimanche en fin d’après-midi. Les
chefs de file républicain et démo-
crate à la Chambre des représen-
tants et au Sénat ont annoncé
qu’un accord de principe avait été
trouvé sur le niveau de dépenses
fédérales en 2024, fixé à 1 660 mil-
liards de dollars (1 518 milliards
d’euros). Joe Biden et le speaker
Kevin McCarthy – qui a depuis
perdu son poste et quitté la Cham-
bre – avaient négocié un compro-
www.the-star-of-the-levant.com
www.der-stern-der-levante.com
mis autour de ce montant au prin-
temps 2023, avant que la base ré-
publicaine ne fasse de la suren-
chère. Cette dernière a obtenu
quelques coupes supplémentai-
res, notamment dans les fonds al-
loués aux services fiscaux.
Négocié en coulisses depuis six
semaines, l’accord doit permettre
d’éviter un shutdown – la ferme-
ture des activités gouvernemen-
tales non essentielles, faute de fi-
nancement. Deux dates butoir – le
19 janvier, puis le 2 février –
avaient été fixées pour les diffé-
rents paquets de dépenses. Il reste
à voir si la Chambre et le Sénat par-
viendront en douze jours à voter
cette loi de finances complexe.
Dans un communiqué, Joe Bi-
den s’est félicité de cet accord, qui
représente « un pas de plus pour
empêcher un shutdown gouverne-
mental inutile et pour protéger
d’importantes priorités nationa-
les ». De son côté, le speaker de la
Chambre, Mike Johnson, a évoqué
« l’accord budgétaire le plus favo-
rable négocié par les républicains
depuis plus d’une décennie ». Il
aura du mal à convaincre les élus
radicaux de son groupe. Mais cet
accord de principe – qui ne règle
pas le sujet de l’aide à l’Ukraine,
toujours suspendue à un accord
sur la question migratoire – mon-
tre que les empoignades budgé-
taires au Congrès ne sont un sujet
gagnant pour personne. A l’aube
d’une campagne brûlante, les
priorités sont ailleurs. p
piotr smolar
Charles Michel se replie
sur la politique belge
Le président du Conseil européen conduira la
liste du Mouvement réformateur en Belgique
pour les élections européennes de juin
bruxelles - bureau européen
J usqu’au bout, Charles Michel
a cherché un poste qui lui
donnerait des responsabili-
tés internationales. Le prési-
dent du Conseil européen, qui
était le premier ministre belge
avant de prendre la tête de l’insti-
tution en décembre 2019, ne
s’imaginait pas faire son retour
sur la scène politique nationale.
« J’ai décidé de me porter candidat
aux élections européennes », a-t-il
pourtant annoncé, samedi 6 jan-
vier, aux quotidiens Le Soir et
La Libre Belgique, quelques jours
après avoir fêté ses 48 ans.
Charles Michel mènera la liste
du Mouvement réformateur (MR),
le parti libéral francophone belge
dont il est issu, comme son père,
l’ex-ministre des affaires étrangè-
res Louis Michel, et son frère, l’ac-
tuel secrétaire d’Etat fédéral à la di-
gitalisation Mathieu Michel.
« C’est de ma responsabilité à la fois
de rendre compte du travail as-
sumé ces dernières années, et de
porter un projet pour l’avenir de
l’Europe », explique-t-il. Il exercera
donc sa fonction jusqu’à sa « pres-
tation de serment comme député
européen, le 16 juillet », précise
Charles Michel, alors que son
mandat s’achève fin novembre
et qu’il comptait l’honorer jusqu’à
la fin, assuraient ses proches il y a
encore quelques semaines.
En fonction des résultats des
élections européennes, prévues
du 6 au 9 juin, les chefs d’Etat et
de gouvernement européens de-
vront choisir les prochains prési-
dents de la Commission, du
Conseil et du Parlement euro-
péen. Le remplacement du secré-
taire général de l’OTAN, Jens Stol-
tenberg, prévu au 1er octobre, de-
vrait aussi faire partie du grand
marchandage qui accompagne
d’ordinaire ces tractations. Fin
juin, début juillet, « le Conseil
européen [prendra] des décisions,
notamment pour désigner mon
successeur. [Il] aura à décider
du moment de l’entrée en fonc-
tions de mon successeur », précise
Charles Michel. Les Vingt-Sept
souhaiteront le choisir avant son
départ pour Strasbourg.
Le règlement intérieur du Con-
seil prévoit qu’en cas de vacance, le
poste revienne, temporairement,
au dirigeant du pays qui occupe la
présidence tournante du conseil
de l’Union européenne (UE). Au
deuxième semestre, il s’agira de la
Hongrie, dirigée par l’ultranatio-
naliste Viktor Orban. « Les Euro-
péens feront tout pour éviter qu’Or-
ban soit le président du Conseil ! »,
assure un diplomate européen.
Charles Michel quittera ses
fonctions sur un bilan mitigé. Il
pourra se targuer d’avoir été le
chef d’orchestre de sommets
européens en temps de crises,
de la pandémie du Covid-19 à la
guerre en Ukraine, qui ont modi-
fié le visage de l’UE. Depuis quatre
ans, sous sa houlette, les Vingt-
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MARDI 9 JANVIER 2024
Sept ont pris des décisions straté-
giques (achat de vaccins en com-
mun, plan de relance européen,
lancement du chantier de l’élar-
gissement à l’Ukraine, mise en
œuvre de l’accord de Paris…), mais
ils sont rares, à Bruxelles, à lui en
accorder le mérite.
Goût des voyages coûteux
« Lors du Conseil de juillet 2020,
qui a décidé du plan de relance
européen, tout s’est fait entre Mer-
kel et Macron. Charles Michel, lui,
attendait dans son bureau que la
chancelière [allemande] et le prési-
dent décident », confie un diplo-
mate européen. Plus récemment,
le 14 décembre 2023, lorsque Vik-
tor Orban est sorti de la salle pour
laisser ses vingt-six homologues
décider de l’ouverture des négo-
ciations d’adhésion de Kiev à l’UE,
l’ancien premier ministre belge
n’avait pas été mis dans la confi-
dence et en a été surpris.
A plusieurs reprises, les Vingt-
Sept, au premier rang desquels Pa-
ris et Berlin, ont reproché à Char-
les Michel de ne pas savoir mener
un sommet européen et de leur
faire perdre un temps précieux. Ils
ont souvent vilipendé ses voyages
coûteux et peu écologiques
(comme l’a révélé Le Monde, le
président du Conseil a fait explo-
ser le budget de son institution,
louant des avions privés à tout
bout de champ) qui l’aurait dis-
trait de sa mission principale, à sa-
voir l’organisation des conseils.
Les chefs d’Etat et de gouverne-
ment se sont également souvent
exaspérés de la « guéguerre » à la-
quelle le président du Conseil et
son homologue de la Commis-
sion, Ursula von der Leyen, se li-
vrent et dont l’affaire du Sofagate
fut l’illustration la plus visible. En
avril 2021, à Ankara, Charles Mi-
chel est assis à côté du président
turc Recep Tayyip Erdogan tandis
qu’Ursula von der Leyen est relé-
guée sur un canapé en retrait, sans
que le président du Conseil juge
utile d’intervenir. La vidéo de la
scène fera beaucoup de mal à
l’image du Belge, qui a pourtant
souvent raconté avoir, le premier,
suggéré le choix d’Ursula von der
Leyen en 2019, quand les Euro-
péens ne parvenaient pas à s’en-
tendre sur un nom.
« Charles Michel, c’est “Monsieur
Vanité”. Il est d’une arrogance rare,
il a un ego surdimensionné et il
traite mal les gens », confie un di-
plomate européen d’un grand
pays, qui rappelle que plusieurs
membres du cabinet de Charles
Michel ont démissionné depuis
quatre ans. « A part un poste de se-
crétaire général à la francophonie,
je ne vois pas à quelle fonction in-
ternationale Charles Michel pour-
rait prétendre », confiait, il y a peu,
un autre diplomate européen. Le
président du Conseil a en tout cas
décidé de se réinvestir dans le MR,
où son retour ne fait pas que des
heureux. p
virginie malingre
 international | 5
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MARDI 9 JANVIER 2024

En Inde, le
Manipur, un
Etat au bord de
la guerre civile
La région est ravagée, de longue
date, par un conflit interethnique
devenu un enjeu national

district de churachandpur elle. « Réveille-toi, mon fils. Ta

(manipur) - envoyé spécial mère est là », a-t-elle crié.
Toutes les victimes appartien-

L
es cercueils sont arrivés nent à l’ethnie kuki-zo, des chré-
au village de Sehken, tiens essentiellement, qui vivent
dans le district de Chura- dans les collines du Manipur. La
chandpur, le 20 décem- plupart d’entre elles sont mortes
bre 2023. En tout il y en avait 87. Ils dans les premiers jours de mai,
contenaient les corps mutilés et lorsque des affrontements ont Inhumation de victimes des violences interethniques dans le Manipur (Inde), le 20 décembre 2023. JEHANGIR ALI POUR « LE MONDE »
carbonisés d’hommes, de fem- éclaté entre des étudiants kuki et
mes et d’enfants issus de tribus des Meitei, l’ethnie hindoue do-
chrétiennes et juives, morts sept minante. Les heurts avaient fait suite été annulée par la Cour su- pulsion des populations tribales immigrants illégaux birmans,
mois plus tôt et jamais restitués suite à la décision d’un tribunal lo- prême de l’Inde, mais le mal était
Malgré de leurs terres ancestrales. Au sans fournir aucune preuve.
par le gouvernement. Depuis lors, cal contestant les droits exclusifs fait. Le chef du gouvernement ré- la gravité cours des deux dernières années, Kym Haokip a voyagé pendant
les défunts reposaient dans les des tribus kuki-zo sur leur terri- gional, un Meitei proche de Na- plusieurs groupes d’autodéfense deux jours et une nuit pour arri-
morgues d’Imphal, la capitale ré- toire. Les juges avaient validé l’oc- rendra Modi, est accusé d’enveni-
des heurts, le d’Imphal ont diffusé des alléga- ver à Churachandpur à temps
gionale de Manipur, jusqu’à ce troi du statut de « tribu » aux Mei- mer ce conflit qui se joue à huis premier ministre tions venimeuses selon lesquelles pour la cérémonie d’enterrement.
que la Cour suprême de l’Inde or- tei, une qualification leur don- clos, les journalistes étrangers les groupes minoritaires indigè- Banquière dans le Maharashtra
donne aux autorités de les resti- nant la possibilité d’acquérir des n’ayant pas accès au territoire.
Modi a mis plus nes sont en fait des réfugiés. « Le (Centre-Ouest), Mme Kym était ha-
tuer aux familles. terres dans les régions tribales et L’étincelle qui s’est allumée à de trois mois à gouvernement s’est rendu com- bituée à parcourir cette distance
Recouverts d’un drap noir, ils de bénéficier de quotas d’emplois Churachandpur le 3 mai s’est pro- plice de cette situation en permet- en quelques heures. Mais Imphal,
ont été déposés devant le révé- publics, privilège réservé aux tri- pagée à Imphal, Kangpokpi, Chan-
évoquer la crise tant à ces groupes haineux d’agir où se trouve le seul aéroport, n’est
rend Thangkhosei Haokip. « Nous bus jugées isolées et défavorisées. del, Bishnupur et à d’autres dis- en toute impunité », accuse Robert pas sûr pour cette femme qui ap-
sommes les fils et les filles guerriers tricts des collines. Le paysage du Thongkholal Haokip, du Centre partient à l’une des tribus kuki-zo.
de [l’ethnie] kuki-zo. Même la mort Conflit à huis clos Manipur, marqué par les restes Kipgen, une femme au foyer d’étude du droit et de la gouver- Des groupes d’autodéfense tels
ne peut nous barrer la route », a Les Kuki-Zo sont confrontés à carbonisés de maisons, de maga- kuki, qui s’était réfugiée dans le nance de l’université Jawaharlal que Arambai Tenggol ont pris
tonné l’ecclésiastique en thado, d’innombrables difficultés, en sins et d’églises sur les étendues de camp de Bishnupur avec son Nehru, à New Delhi. pour cible les membres de certai-
une langue sino-tibétaine, sans partie dues à leur faible niveau de terre qui séparent les collines de la mari meitei et leur fils de quatre Selon les chiffres officiels, près nes tribus, dont Letminthanz
pouvoir masquer sa colère. De- représentation. Ils constituent vallée, témoigne des violences en- ans, a été emmenée le 31 mai, par de 180 personnes, dont 150 Ku- Songthat Haokip, le frère de
vant lui, une foule immense, des près de 30 % de la population de tre les deux communautés. une foule d’hommes meitei. « Ils ki-Zo, ont trouvé la mort ; Mme Kym, qui travaillait pour le dé-
milliers de personnes, quelques 3,6 millions d’habitants et n’ont Ngailam, une habitante du village l’ont traînée dans leur voiture en 50 000 ont été déplacées ; 5 000 partement des impôts indiens.
jeunes hommes aux bandeaux que dix élus sur soixante à l’as- de Sugnu a réussi à s’échapper, présence de soldats de l’armée et maisons et établissements com- Un jour après la flambée de vio-
noirs et à la rage brute dans les semblée législative du Manipur. lorsque des Meitei, ont pris d’as- sont partis », explique Lamtinsei merciaux, des centaines d’églises lence à Churachandpur, Songthat
yeux se sont levés et ont applaudi. L’insuffisance des infrastructures saut le village, mais son fils uni- Kipgen, son frère. Il n’a pas eu de et quelques temples ont été incen- a été brûlé vif alors que des forces
La cérémonie d’adieu aux victi- publiques a empêché tout déve- que, un bûcheron infirme, n’a pas nouvelles d’elle depuis. Plus diés. Au cours des huit derniers de sécurité avaient été déployées
mes a eu lieu au cœur de la zone loppement de leurs collines. La eu cette chance. « Je voulais aller d’une vingtaine de civils sont mois, 4 000 armes ont été déro- devant son immeuble, à quelques
tribale de Manipur, à la frontière décision du tribunal local a en- chercher de l’aide, confie-t-elle, portés disparus depuis le début bées aux forces de sécurité par les kilomètres de la résidence offi-
indo-birmane. Ce minuscule Etat mais certaines maisons étaient en des affrontements. deux communautés, ce qui fait cielle du chef de gouvernement à
du nord-est de l’Inde, dirigé par le feu et le village semblait vide. J’ai Plus de huit mois après le début craindre une escalade du conflit. Imphal. « Pendant deux jours, j’ai
Bharatiya Janata Party (le Parti du New Delhi croisé ma sœur dans la maison du des violences, les routes reliant lancé des dizaines d’appels de dé-
peuple indien, BJP) de Narendra chef de village, mais il n’y avait per- les collines à Imphal restent blo- Brûlé vif tresse aux représentants du gou-
Modi, est au bord de la guerre ci- INDE sonne d’autre. Elle aussi a été tuée. » quées, entravant l’acheminement Malgré la gravité des affronte- vernement, à l’armée et à la police,
vile : il est ravagé, de longue date, CHINE Une semaine plus tard, c’est une des produits essentiels vers les po- ments, le premier ministre Naren- mais personne n’est venu en aide à
par un conflit interethnique et re- foule kuki qui a attaqué une com- pulations tribales. Les Meitei ins- dra Modi a mis plus de trois mois à mon frère », a déclaré Mme Kym.
ligieux qui est devenu, depuis le munauté meitei à Churachand- tallés dans les collines sont retour- évoquer la crise, contraint de s’ex- Au cimetière de Sehken, la voix
3 mai 2023, un enjeu politique BHOUTAN pur, mettant le feu à la maison de nés dans la vallée d’Imphal, tandis primer après le dépôt d’une mo- du révérend Haokip a pris un ton
national en dépit du manque de MANIPUR Sanatobma Singh, un Meitei ma- que les tribus ont été renvoyées tion de défiance au Parlement, à la strident alors que la foule se dé-
réactions initiales du gouverne- Bishnupur rié à une Kuki. « Nous vivions en dans leurs collines appauvries. Les suite de la publication d’une vidéo chaînait et que retentissait le son
ment indien après un sursaut de Imphal paix, mais la violence m’a changé. fonctionnaires du gouvernement montrant deux jeunes femmes des fusils, clôturant la cérémonie
BANGL.
violence sans précédent. Je ne peux pas oublier la façon in- et de la police ont été mutés en kuki défilant nues et agressées d’adieu. « Je n’ai pas peur de la
D’un sac en plastique noir, INDE District humaine dont ils ont brûlé ma mai- fonction de critères ethniques. sexuellement par les Meitei, qui mort, a tempêté le révérend, cette
Ngailam, une femme de 65 ans, a de Churachandpur son », s’emporte M. Singh, qui vit Pour beaucoup, la violence n’est avait provoqué une onde de choc terre appartient à mes ancêtres
sorti un survêtement pour Than- BIRMANIE depuis dans un camp à Moirang. pas une explosion soudaine, mais dans tout le pays. Son ministre de et je ne céderai pas un pouce de
jkhochon, 34 ans, son fils unique, Golfe Même les camps de secours ont le résultat de politiques discrimi- l’intérieur, Amit Shah, s’est rendu son territoire. » p
du Bengale 200 km
allongé dans le cercueil devant été pris pour cible. Kimkhohat natoires et d’une stratégie d’ex- sur place, imputant la crise aux jehangir ali

Le Bhoutan rêve de construire la première ville « de pleine conscience »

Le royaume himalayen, qui élit mardi ses députés, est confronté à la fuite de ses forces vives et vise un développement sans pollution

new delhi - correspondante partir à l’étranger en 2023. Résul- sentiels, déjà très chers en temps aujourd’hui. Les freins réglemen- habitat respectant l’identité Fermé sur l’extérieur jusque
tat, la pénurie de main-d’œuvre se normal car le Bhoutan est dépen- taires sont nombreux. bhoutanaise, un barrage hydroé- dans les années 1960, sans route,

L e royaume du Bhoutan,
dont les électeurs sont ap-
pelés aux urnes mardi
9 janvier pour élire leurs députés,
est peut-être à un tournant de son
histoire. L’un des rares pays de la
planète à présenter un bilan car-
bone négatif, le petit Etat hima-
layen de 780 000 âmes, qui a in-
venté le concept de « bonheur na-
tional brut », refusant la logique
du tout croissance, a un besoin
urgent de dynamiser son écono-
mie. Le taux de chômage des jeu-
nes a atteint près de 30 %.
Les forces vives, les jeunes, les
fonctionnaires, les professeurs,
les infirmières, en quête d’emplois
attractifs et de meilleures condi-
tions de vie, fuient vers l’Australie,
le Canada, les pays du Golfe ou en-
core le Japon. Plus de 15 000 Bhou-
tanais ont obtenu un visa pour
fait sentir dans tous les secteurs.
Les questions économiques ont
dominé la campagne des législati-
ves, les quatrièmes depuis la tran-
sition d’un système de monarchie
absolue à une monarchie parle-
mentaire en 2008. Enclavé, coincé
entre la Chine et l’Inde, le pays su-
bit encore les répercussions de la
pandémie de Covid-19, gérée de
manière exemplaire sur le plan sa-
nitaire (seulement une vingtaine
de personnes sont mortes) mais
qui a fait fondre le tourisme, vital
pour le Bhoutan. L’essentiel des re-
venus vient de la production d’hy-
droélectricité et du tourisme. Les
visiteurs doivent débourser une
taxe de séjour quotidienne de
100 euros pour visiter ce joyau.
La population, en particulier ur-
baine, souffre de la hausse des prix
des carburants et des produits es-
dant des importations. « L’année
2022 a été marquée par un profond
découragement de la population
face à la détérioration du pouvoir
d’achat d’après Covid-19. Les em-
plois manuels ne manquent pas,
50 000 Indiens travaillent au Bhou-
tan, mais les jeunes Bhoutanais as-
pirent à des emplois qualifiés », ob-
serve Françoise Pommaret, spé-
cialiste du Bhoutan et consule ho-
noraire de France.
Les débats entre les candidats se
sont polarisés sur les stratégies de
relance. Dans un récent rapport,
la Banque asiatique de dévelop-
pement indique que le Bhoutan
doit promouvoir davantage le
secteur privé s’il veut atteindre
son objectif d’un produit inté-
rieur brut (PIB) à 10 milliards de
dollars (9,1 milliards d’euros)
d’ici à 2034, contre 2,6 milliards
Alors qu’il n’est pas engagé dans
la campagne, le roi a dévoilé, le
17 décembre 2023, jour de la fête
nationale, un projet inédit de dé-
veloppement destiné à produire
de la croissance, même si Jigme
Khesar Namgyel Wangchuck as-
sure qu’il s’inscrit dans la philoso-
phie du « bonheur national brut »,
définie par son père, comme indi-
cateur pour mesurer la richesse du
pays. Il s’agit de créer à la frontière
de l’Inde, à Gelephu, la première
zone économique neutre en car-
bone, avec une « ville de pleine
conscience », « Mindfulness City ».
Un pays atypique
Une zone de plaine de 1 000 kilo-
mètres carrés, traversée de riviè-
res et de ponts habités, accueille-
rait des industries non polluan-
tes, un aéroport international, un
lectrique intégrant un temple, des
universités et écoles, des hôpi-
taux, un centre spirituel. Une
sorte de hub économique entre
l’Asie du Sud et l’Asie du Sud-Est,
relié à l’Inde, au Bangladesh, à la
Birmanie et à la Thaïlande. Cette
zone sera dotée d’un statut admi-
nistratif et juridique spécial.
« Notre pays compte à peine
800 000 habitants. Si nous ne trou-
vons pas la bonne solution, notre
population risque de diminuer au
point que nous aurons plus de ma-
gasins que de clients, plus de res-
taurants que de convives et plus de
maisons que de locataires », a re-
levé le monarque dans son dis-
cours, appelant les Bhoutanais de
l’étranger à rentrer pour partici-
per au projet de Gelephu. Les deux
partis en lice se sont engagés à
soutenir sa réalisation.
hôtel, téléphone, ni monnaie na-
tionale, le Bhoutan, jamais colo-
nisé, s’est ouvert au monde pour
ne pas subir le même sort que le
Tibet, annexé par la Chine. Il reste
un pays atypique, sans feux de cir-
culation, sans gratte-ciel, couvert
à 72 % de forêts, des temples
bouddhistes accrochés aux som-
mets. La télévision n’est apparue
qu’à l’aube des années 2000. Le
tabac y est banni et le pays s’est
fixé un objectif de production
agricole entièrement biologique.
« Gelephu Mindfulness City » a
été confié au cabinet danois BIG.
Il reste à trouver des investis-
seurs pour financer ce projet uto-
pique, censé faire revenir les jeu-
nes au pays et créer « une nou-
velle marque bhoutanaise » de
développement. p
sophie landrin
6|
FRANCE
0123
MARDI 9 JANVIER 2024

Remaniement : le supplice d’Elisabeth Borne

La première ministre est suspendue à la décision d’Emmanuel Macron, qui veut relancer son quinquennat

E
lisabeth Borne a dû lire
entre les lignes, com-
prendre les sous-enten-
dus présidentiels et dé-
crypter l’humeur d’Emmanuel
Macron. Mercredi 3 janvier, le
conseil des ministres prévu a été
décommandé à la dernière mi-
nute. Mais le traditionnel déjeu-
ner hebdomadaire à l’Elysée entre
le président de la République et
sa première ministre a été main-
tenu. Que faut-il en déduire ?
Le Tout-Paris bruisse de la ru-
meur d’un remaniement minis-
tériel qui la viserait. Emmanuel
Macron veut, dit-on, tourner une
page de son second quinquennat.
Changer d’air. Laisser derrière lui
l’épisode douloureux de la ré-
forme des retraites comme celui
du vote du projet de loi sur l’im-
migration, qui a fracturé sa majo-
rité deux semaines plus tôt. Mais
lors du repas, nulle démission
n’est réclamée à la cheffe du gou-
vernement. « Beaucoup fut évo-
qué mais rien ne fut dit », glisse-
t-on à l’Elysée. La haute fonction-
naire et ses équipes flottent dans
les nimbes de l’incertitude du
chef de l’Etat, suspendues à son
verdict. Presque un supplice.
Exilé à la résidence de la Lan-
terne, à Versailles, samedi 6 et di-
manche 7 janvier, Emmanuel Ma-
cron mûrit son dispositif, indiffé-
rent à l’impatience de ses troupes.
« Rechercher la meilleure solution
pour le pays n’est pas hésiter », dé-
fend un conseiller du président
de la République. Mais tous les es-
poirs sont permis. Dans la soirée
de dimanche, de retour à son bu- Elisabeth Borne, à l’Elysée, le 12 décembre 2023. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
reau, le chef de l’Etat reçoit la pre-
mière ministre à l’Elysée pour, ex-
plique-t-on au palais, évoquer les partie du camp présidentiel, l’is- considérablement durci par les sé- soumise à une majorité relative, confiait au Monde en septem-
« graves intempéries » dans le Pas- sue des périlleuses élections euro-
De Matignon, nateurs du parti Les Républicains la sexagénaire sera parvenue à bre 2023 être « convaincue de
de-Calais et la vague de froid qui péennes de juin, pour lesquelles Elisabeth Borne (LR), empruntant des thèmes faire voter une soixantaine de pouvoir faire avancer le pays ».
s’abat sur le pays. Il n’est pas ques- le Rassemblement national a pris, chers à l’extrême droite. textes. Mais son image reste celle Mais elle n’aura cessé de navi-
tion de remaniement. D’après selon les sondages, une longueur
laisse penser Mais M. Macron veut que la loi d’une « Mme 49.3 », observe Frédé- guer par vents contraires,
L’Opinion, Elisabeth Borne serait d’avance ? En cas d’échec de la liste que rien n’est soit votée coûte que coûte pour ric Dabi, directeur de l’institut de subissant les sarcasmes venus
même conviée à un conseil de dé- macroniste, le chef de l’Etat devra échapper au procès en impuis- sondage IFOP, en référence à l’ar- de son propre camp et, bien
fense, mardi 9 janvier, en compa- tirer les enseignements du scru-
joué et remplit sance qui le hante. Celle qui se re- ticle de la Constitution permet- souvent, de l’Elysée. Autour de
gnie de plusieurs ministres, pour tin. Peut-il se permettre un troi- son agenda vendique de gauche s’exécute, au tant de faire adopter une loi sans M. Macron, on la décrit comme
parler du sujet du séparatisme. sième remaniement en moins prix d’un malaise qui déchire la vote du Parlement. Une disposi- « la dame qui ne dit pas bonjour ».
d’une année ? majorité et qui conduit à la démis- tion que la première ministre a dû Les conseillers du chef de l’Etat
« Devoir accompli » Depuis Matignon, la première lors de l’examen du budget à sion de son ancien directeur de ca- déclencher en mars 2023 lors de persiflent : « Elle ne mange que
Las. La rencontre entre le prési- ministre laisse penser que rien l’automne 2023. « Emmanuel Ma- binet devenu ministre de la santé, la réforme des retraites. Et vingt- des graines. » Et font le récit d’un
dent de la République et la cheffe n’est joué et remplit son agenda, cron va user Elisabeth Borne jus- Aurélien Rousseau. Face aux criti- trois fois au total, endurant, de- Emmanuel Macron regrettant
du gouvernement ne balaie pas prévoyant notamment de se ren- qu’à la corde », pressentait alors le ques qui l’accusent d’avoir tout puis le Palais-Bourbon, les huées ses agapes avec son prédécesseur
l’hypothèse d’un départ de la lo- dre dans le Pas-de-Calais auprès de chef de file des sénateurs du camp cédé à la droite, elle éprouve, dé- de l’opposition. Jean Castex, à base de gibier et
cataire de Matignon. Lundi « est familles sinistrées par les inonda- présidentiel, François Patriat. concertée, un profond sentiment « C’est quelque chose qu’elle est de vin rouge. Des bassesses mi-
un autre jour », souffle-t-on à l’Ely- tions, mardi 9 janvier. Après tout, Eprouvant un sentiment de d’injustice. A ses yeux, elle a arra- seule à vivre. Et elle le vit dure- sogynes, selon l’intéressée.
sée. S’il reste « possible », le main- par deux fois déjà, elle a déjoué « devoir accompli », comme elle l’a ché des concessions significatives. ment », compatissait en privé Deuxième femme de l’histoire
tien de la première ministre rue les pronostics, se maintenant en confié, le 20 décembre 2023, après Aurélien Rousseau avant son dé- de la Ve République à avoir occupé
de Varenne n’est « pas le plus pro- fonction après l’échec des législati- avoir bataillé pour faire adopter la Le 49.3, « elle le vit durement » part du gouvernement. « Elisa- la fonction, Elisabeth Borne a,
bable », indique-t-on dans l’en- ves de juillet 2022 et après la crise loi « immigration », la polytechni- « Curieusement, parce que c’est beth Borne est une première minis- après vingt mois rue de Varenne,
tourage du chef de l’Etat. Peu im- ouverte par la réforme des retrai- cienne n’aura pas démérité dans une femme de gauche, nos rela- tre très courageuse », a salué le mi- largement dépassé la durée de
porte que la situation soit nerveu- tes, un an plus tard. la tâche que lui avait confiée le tions ont été franches, directes et nistre du travail, Olivier Dussopt, l’éphémère Edith Cresson à Mati-
sement compliquée pour l’inté- A l’époque, le grand chambarde- chef de l’Etat. Le 11 décembre, elle toujours courtoises, commente le 7 janvier, sur CNews, insistant gnon (15 mai 1991-2 avril 1992).
ressée. « La politique, c’est dur », ment promis s’est mué en un fai- reprend, sans discuter, ce dossier Bruno Retailleau, chef de file des sur son « abnégation ». Mais l’ancienne préfète se sou-
rétorque-t-on au palais. ble remaniement, sans change- abrasif des mains de Gérald Dar- sénateurs LR. J’apprécie sa rigueur, Décrite par ses équipes comme vient sans doute que son aînée lui
L’ancienne préfète ne cocherait ment de premier ministre. Un manin, après le vote d’une motion et sa droiture dans nos échanges. une personne « cash », parfois avait souhaité « bien du courage »
donc plus les bonnes cases ? Avant choix de raison lié à la menace de rejet que le ministre de l’inté- Son sens de l’Etat aussi. » brutale, l’ancienne préfète, qui au moment de prendre la tête
de se séparer d’elle, ne faut-il pas d’une motion de censure à même rieur n’a pas vu venir. Le texte Première cheffe du gouverne- tient à faire ses courses dans le de l’exécutif. p
attendre, comme le suggère une de renverser le gouvernement du gouvernement a été réécrit et ment de M. Macron à avoir été supermarché de son quartier, claire gatinois

Un million d’apprentis en 2027 : l’objectif de Macron s’éloigne

Le nombre de contrats signés en 2023 a subi un ralentissement, après avoir enregistré une forte hausse les années précédentes

L e ralentissement est spec-

taculaire. En 2023, le nom-
bre de contrats d’appren-
tissage signés devrait se situer
un peu en dessous de 860 000.
Diffusé à l’occasion de la tradi-
tionnelle cérémonie de la galette
de l’Epiphanie, qui a eu lieu ven-
dredi 5 janvier au palais de l’Ely-
sée, en présence d’Emmanuel
Macron, ce chiffre reste orienté à
la hausse, mais la progression se
poursuit à un rythme beaucoup
moins soutenu que durant les
années précédentes.
Si la décélération se poursuit,
elle risque de compromettre l’ob-
jectif du président de la Républi-
que de parvenir à un million de
nouveaux apprentis en 2027.
Les données fournies par l’en-
tourage du chef de l’Etat consti-
tuent une prévision pour 2023 : en
faisant l’hypothèse qu’elles corres-
pondent au résultat final – qui ne
sera connu que dans quelques se-
maines –, elles mettent en évi-
dence une augmentation un peu
inférieure à 3 % en une année, alors
que la dynamique était beaucoup
plus forte auparavant : + 14 %, par
exemple, entre 2021 et 2022.
Depuis le premier quinquennat
de M. Macron, l’apprentissage
bénéficie d’un succès inégalé. Ce
système, mêlant immersions en
entreprise et enseignements
dans des centres de formation
(les CFA), a été libéralisé et simpli-
fié à la suite d’une loi de septem-
bre 2018 portée par Muriel Péni-
caud, alors ministre du travail. Il a,
de surcroît, été tiré vers le haut
grâce aux primes mises en place à
la mi-2020 au profit des patrons
qui recrutent des apprentis.
« Une phase de plateau »
Très longtemps assimilée à une
voie de garage, cette filière a
réussi à changer d’image et at-
tire, depuis quelques années,
de plus en plus de jeunes, le
nombre de contrats signés ayant
été multipliés par presque 2,9
entre 2016 et 2022.
Le fléchissement observé
en 2023 « correspond à une phase
de plateau, qui est dû notamment
à l’évolution de la démographie
scolaire, le nombre d’élèves et
d’étudiants ayant tendance à se
tasser », confie Pascal Picault,
« chargé du plaidoyer » à la Fédéra-
tion nationale des directeurs de
CFA. La conjoncture économique
moins favorable, avec des créa-
tions d’emplois qui s’amenuisent,
pèse aussi. Enfin, la réduction des
dotations destinées à payer l’ac-
compagnement des apprentis a
une incidence négative, d’après
Antoine Foucher, président de la
société de conseil Quintet et ex-
directeur du cabinet de Mme Péni-
caud quand celle-ci était ministre
du travail : « A force de diagnostics
approximatifs et de baisses mal ci-
blées dans le financement des CFA,
le gouvernement a perdu la con-
fiance des acteurs et la dynamique
s’est grippée », estime-t-il.
Pour autant, la cible du million
de nouveaux apprentis en 2027
« reste accessible, mais cela impli-
que de faire venir davantage de
jeunes, ayant le bac ou un niveau
de diplôme inférieur, sur des mé-
tiers manuels et dans des secteurs
en tension, comme l’hôtellerie ou
la restauration », considère M. Pi-
cault. Un défi compliqué à relever.
Comme l’explique l’économiste
Bruno Coquet, « le principal pro-
blème tient au fait que la stabilisa-
tion constatée en 2023 touche
surtout les apprentis de niveau bac
et infra-bac, alors que le nombre
d’apprentis du supérieur continue
d’augmenter significativement ».
Mais M. Macron reste confiant.
« On va atteindre le million de
contrats d’apprentissage signés
par an », a-t-il déclaré, vendredi,
lors de la cérémonie de la galette.
Il a même plaidé pour « dépasser
largement » cet objectif. p
bertrand bissuel

0123
MARDI 9 JANVIER 2024
En Guadeloupe,
la voiture est
toujours reine
L’automobile reste le mode de
déplacement privilégié, face à des
transports en commun défaillants
pointe-à-pitre - correspondance
A
rrêts de bus peu
fréquents, parfois non
matérialisés, absence
de guichet au terminus
des gares routières pour informer
les passagers… En Guadeloupe, se
déplacer en transports en com-
mun peut être un vrai parcours du
combattant. Pour aller d’une com-
mune à une autre, il faut prendre
plusieurs bus, acheter plusieurs
tickets et le temps de déplacement
reste long. A moins d’emprunter
l’une des lignes du service interur-
bain, encore récent. Là, les tickets
s’achètent à l’embarquement,
avec de la monnaie.
Mais ce service interurbain est
encore un peu discret : installé en
novembre 2022, il relie les com-
munes dans les deux îles princi-
pales de l’archipel de Guade-
loupe, Basse-Terre et Grande-
Terre. « Je prends régulièrement
ces trajets pour rentrer jusqu’à
Pointe-à-Pitre, mais aussi le trans-
port intercommunal de Sud Basse-
Terre, et les deux ne sont pas liés »,
raconte Kamille (le prénom a été
changé), 17 ans. Comme beau-
coup de résidents, elle compte
bien acquérir une voiture et en
faire son mode de déplacement
principal. Malgré l’importance
des embouteillages qui encom-
brent quotidiennement les
routes de Guadeloupe, et pas
seulement aux heures de pointe.
La voiture y règne en maître :
72 % des déplacements sont réali-
sés en automobile, contre 63 %
au plan national. Un chiffre qui a
augmenté dans le temps, avec un
parc en constante progression.
Selon l’Institut national de la
statistique et des études écono-
A Lyon, les nouveaux élus à l’épreuve du feu
Les députés ou membres d’exécutifs locaux mesurent l’écart avec leur ancienne vie active
lyon - correspondant
O n pourrait faire mieux. »
A peine arrivée à l’As-
semblée nationale, la
jeune députée (Europe Ecologie-
Les Verts, EELV) du Rhône Marie-
Charlotte Garin s’est étonnée de la
place réduite des femmes dans les
honneurs distribués par le presti-
gieux Prix du livre politique, or-
ganisé au Palais-Bourbon. « Nous
ne sommes pas là pour changer les
règles », lui a rétorqué une de ses
collègues, installée à droite de
l’Hémicycle depuis vingt ans.
« J’ai été soufflée. C’est d’une
grande violence symbolique. J’ai
décidé de ne plus participer au
jury », confie Marie-Charlotte Ga-
rin. Elue députée à l’âge de 26 ans,
elle mesure le choc des cultures,
entre ses débuts dans l’humani-
taire au sein de l’ONG Handicap
International et l’intensité de la
vie politique qu’elle découvre de-
puis un an. « J’ai connu mes limites
physiques. Je ne m’attendais pas du
tout à un tel rythme », confesse la
jeune femme, sportive et adepte
de karaté, qui a pourtant dû pren-
dre une cure de repos à l’été 2023,
à cause des horaires nocturnes,
des navettes hebdomadaires en-
tre Paris et sa circonscription,
mais aussi des pressions psycho-
logiques, comme celle provoquée
miques (Insee), 230 000 véhicules
étaient en circulation au 1er jan-
vier 2021, contre 219 000 en 2019,
et 194 000 en 2007.
D’après une étude réalisée pour
l’Agence de l’environnement et de
la maîtrise de l’énergie (Ademe)
de Guadeloupe sur l’« attache-
ment à la voiture et leviers du
report modal », publiée en 2023,
la voiture représente une marque
de liberté et une affirmation iden-
titaire. Elle bénéficie d’une image
positive, à peine nuancée par la
« fatigue automobile » issue de
son utilisation, y compris pour
des trajets très courts, dans des
conditions souvent mauvaises.
Offre insuffisante
Pourtant, la place de l’automobile
commence à être régulièrement
questionnée : prix élevé d’achat,
d’entretien, d’assurance au re-
gard des surcoûts insulaires, acci-
dentalité routière parmi les plus
élevées de France. Au-delà de l’en-
jeu climatique engendré par la
pollution, l’usage de la voiture
pose également la question de
l’autonomie énergétique de l’ar-
chipel, qui importe ses ressour-
ces. Tout plaide pour réduire le
déplacement automobile. Mais,
indique l’étude de l’Ademe, le ré-
seau de transport collectif a été
négligé, les bus sont de moins en
moins empruntés (8 % des dépla-
cements en 2021) et l’offre est
jugée insuffisante, désorganisée
et très peu efficace.
« Il faut tout de même rappeler
d’où l’on part », dit en souriant
Yann Bachelot, directeur général
du groupe Société de transport
Extension Promotion (STEP),
spécialisé dans toute la chaîne du
transport collectif. L’entreprise,
par la diffusion de son adresse per-
sonnelle sur les réseaux sociaux.
Comme elle, une centaine d’élus
de la région lyonnaise ont boule-
versé leur vie après avoir décro-
ché leur tout premier mandat
électif, portés par la vague verte
après les scrutins municipaux
et législatifs, en 2020 et 2022. Cer-
tains militants associatifs avaient
déjà eu des contacts avec les col-
lectivités, d’autres découvrent
une terre inconnue.
« Pas facile mais passionnant »
« Je n’ai jamais autant travaillé,
avec une telle amplitude horaire et
les réunions qui se prolongent le
soir », confie Valentin Lungens-
trass, 29 ans. Arrivé à Lyon en 2011
pour ses études d’ingénieur, le
consultant en numérique a parti-
cipé aux ateliers programmati-
ques du futur maire Grégory
Doucet, « par simple conviction ci-
toyenne ». En 2020, il se retrouve
maire adjoint de Lyon, chargé des
mobilités. Il confie avoir décou-
vert des « contraintes [qu’il] n’ima-
ginai[t] pas, sur les délais incom-
pressibles, les réglementations, la
complexité des chantiers, les mois
d’études nécessaires ».
« On se sent en responsabilité,
c’est émotionnellement très in-
tense », ajoute Gautier Chapuis,
35 ans, ancien militant de
Au Gosier (Guadeloupe), en avril 2022. CÉDRICK-ISHAM CALVADOS/AFP
qui a fêté ses 10 ans en 2021, gère le
réseau principal des transports en
commun, urbain, plus moderne
que les autres et œuvrant au tra-
vers d’un syndicat mixte cou-
vrant deux zones géographiques.
Dans les autres régions de l’ar-
chipel, ce sont des transporteurs
indépendants, titulaires d’une dé-
légation de service public. Malgré
des évolutions, ils restent parfois
marqués par un schéma tradi-
tionnel plébiscité par les usagers,
avec « des chauffeurs de bus qui fai-
saient des détours pour déposer les
clients devant chez eux et ne res-
pectaient pas toujours les horai-
res », souligne-t-on à la STEP. Qui
rappelle que « c’est une question
de responsabilité juridique, de lé-
galité aussi ». Et de service public.
Depuis plusieurs décennies, le
transport public local s’est heurté
à de nombreuses défaillances :
dans un rapport paru en 2019 sur
la Région Guadeloupe, la cham-
bre régionale des comptes souli-
gne que, dans les années 1980,
l’échec de l’application des lois
sur la mise en concurrence des
lignes de transport de voyageurs
Greenpeace, nommé adjoint à la
végétalisation et à la biodiversité
après une première campagne
victorieuse dans le 9e arrondisse-
ment de Lyon, le fief électoral de
Gérard Collomb. « Nous subissons
une campagne de dénigrement
permanente. La politique agite les
peurs. »
« Ce n’est pas facile mais c’est pas-
sionnant. Pouvoir s’appuyer sur
une administration très qualifiée,
travailler en équipe, on sent qu’on
peut changer les choses », s’en-
thousiasme aussi Stéphanie Lé-
ger, 51 ans, devenue maire ad-
jointe de Lyon, chargée de l’éduca-
tion, après sa première participa-
tion à une élection. Déléguée
locale de la FCPE et non encartée,
la nouvelle élue de la majorité de
gauche a dû réorganiser sa vie fa-
miliale et apprendre les codes po-
litiques. « J’ai vu le décalage com-
plet entre la réalité et les polémi-
ques », dit celle qui a été accusée
d’imposer les menus végétariens
dans les cantines scolaires, en
pleine crise due au Covid-19, alors
que la simplification des menus
avait été actée sous la précédente
majorité.
Dans les mois qui ont suivi
l’élection municipale, trois nou-
veaux élus de Lyon ont démis-
sionné pour motifs personnels,
dépassés par les exigences du
72 % des
déplacements
de l’archipel
sont réalisés
en automobile,
contre 63 % au
niveau national
a conduit à une dégradation pro-
gressive du système de transport.
En septembre 2015, le schéma ré-
gional des infrastructures et des
transports a été voté en assemblée
plénière à la Région Guadeloupe,
autorité chargée de l’organisation
des transports, juste avant le
changement de mandature. Il
portait pour la collectivité un pro-
jet de développement des trans-
ports chiffré à 1,2 milliard d’euros
sur quinze ans, rappelle la cham-
bre régionale des comptes, et qui
prévoyait notamment un projet
de transports collectifs en site pro-
pre, un service public de transport
maritime, pour l’heure laissé à des
mandat. Contactés, ils ne veulent
plus entendre parler de cette
rude expérience.
La violence politique, Fabien Ba-
gnon, 48 ans, l’a subie de plein
fouet. L’ex-président de l’associa-
tion La ville à vélo est devenu, en
juin 2020, vice-président de la
métropole de Lyon, délégué à la
voirie et aux mobilités actives,
chargé de mettre en œuvre 250 ki-
lomètres de pistes cyclables, pro-
jet phare de la majorité écologiste.
« L’inquiétant monsieur Bagnon »
a alors titré le magazine Lyon Mag
en septembre 2023, avec sa photo
en « une ». « La place de la voiture
est un sujet sensible, personne n’a
envie de changer ses habitudes.
Cela crée des crispations. J’ai ap-
pris à dissocier ma personne des
caricatures », se rassure M. Ba-
gnon, qui, selon son entourage,
en a toutefois été très affecté.
« La conflictualité permanente,
c’est parfois déstabilisant », note
Julie Nublat-Faure, 45 ans. L’ad-
jointe aux sports et à la jeunesse
a connu l’épreuve du feu, dès le
début de son premier mandat
municipal, avec la critique du
Tour de France par le maire de
Lyon. Mais, peu à peu, l’ex-cham-
pionne de ski nordique se fait
une place dans le Landerneau
lyonnais. p
richard schittly
compagnies privées sans déléga-
tion de service public, ou l’ambi-
tion de structurer la gouvernance
régionale des transports.
Début 2024, force est de consta-
ter que rien ou presque n’a
abouti. Questionnée, entre
autres, sur les délais de réalisa-
tion, la Région Guadeloupe
assure que « le schéma des infras-
tructures et des transports a été
révisé » et « sera présenté dans les
prochaines semaines ».
Impulsion nouvelle
Du côté de l’Etat, on tente d’ac-
compagner, en empilant les étu-
des, les diagnostics de la mobilité
locale sur la table des décideurs.
Et en donnant, depuis deux ans,
une impulsion nouvelle tirée des
plans nationaux pour la mobilité
douce : incitation au covoiturage,
très peu pratiqué en Guade-
loupe mais qui progresse, mais
aussi au vélo, rarement utilisé
comme moyen de transport en
raison d’un manque d’infrastruc-
tures et de voies sécurisées.
« Aujourd’hui, on est à près de
sept kilomètres d’aménagements
L’Assemblée nationale
25
administrateurs
(H/F)
Les administrateurs des services de
l’Assemblée nationale apportent une
assistance juridique et technique
aux députés dans l’élaboration de la
loi, le contrôle du Gouvernement et
l’évaluation des politiques publiques.
Ils remplissent des fonctions de
recherche et de rédaction en veillant
notamment au bon déroulement des
procédures d’examen des textes en
commission et en séance ainsi qu’au
respect des règles de légistique.
Ils ont également vocation à exercer
les emplois d’encadrement des services
de l’Assemblée nationale, en particulier
pour les fonctions d’administration et
de gestion.
Entrée dans les cadres à compter de septembre 2024
Plus d’informations sur le site de l’Assemblée nationale, rubrique Informations
pratiques / Concours et recrutement Contact : Assemblée nationale – direction
des Ressources humaines – 126 rue de l’Université 75355 Paris 07 SP
Courriel : administrateur2024@assemblee-nationale.fr
france | 7
cyclables » dans six communes
de Guadeloupe, note David
Poncet, chef du service mobilité
de la direction de l’environne-
ment, de l’aménagement et du
logement. « Douze kilomètres
vont s’ajouter prochainement,
avec les projets lauréats du fonds
mobilité » portés par la région et
le département, dont l’un sera
mis en service en 2024.
Des pistes cyclables doivent
encore être aménagées, notam-
ment sur les routes départemen-
tales ou régionales. Les commu-
nes s’y mettent aussi, en instal-
lant des vélos en libre-service, par
le biais de programmes de finan-
cement comme Action cœur de
ville. Passer par des appels à
projets, c’est la clé, semble-t-il,
pour voir les ambitions se réali-
ser, du fait aussi des difficultés fi-
nancières des collectivités, peu à
même de gérer ce qui relève de
leurs compétences et de l’ur-
gence. Car en Guadeloupe, qu’il
s’agisse d’eau, de déchets, de dé-
veloppement économique ou de
transport, tout est prioritaire. p
amandine ascensio
recrute
CONCOURS
2024
Inscriptions
Du 19 décembre
au 29 janvier 2024
Epreuves d’admissibilité
Fin mars - début avril 2024
Epreuves d’admission
Fin mai – début juin 2024
puis fin juin et début
juillet 2024
8 | france 0123
MARDI 9 JANVIER 2024

PÉDOCRIMINALITÉ

ENQUÊTE
busy, vorges-les-pins (doubs) -
envoyé spécial

Q
uarante-cinq ans après,
Olivier Maitre a le regard
fuyant au moment de
raconter son histoire.
L’histoire d’un garçon de
8 ans ayant débarqué avec
ses parents à Vorges-les-
Pins, village du Doubs, en 1978. C’est cette an-
née-là que les agressions sexuelles de son
instituteur auraient commencé. Ce respon-
sable marketing de 53 ans, qui vit désormais
dans le village voisin de Busy, dit avoir été
victime de violences sexuelles jusqu’en 1981.
Il se souvient encore de la 2CV beige de l’ins-
tituteur, qui avait demandé un jour à sa mère
l’autorisation de l’amener au football. Il n’y
avait pourtant pas entraînement ce jour-là.
« Sur le chemin du retour, il stationne sa voi-
ture dans la cour de sa tante et me conduit
dans un cabanon derrière la maison. Là, il a
baissé mon pantalon et m’a fait une fellation.
J’étais pétrifié », témoigne-t-il.
En plus de ses souvenirs, Olivier Maitre
a gardé une photo de classe jaunie par le
temps, datant de 1981. Ses longs cheveux
blonds entourent une bouille enfantine. Il
pointe du doigt l’instituteur, en chemise à
carreaux, au fond de la salle. Puis revient sur
son voisin. « Il a été touché lui aussi. » Une
autre enfant. « Elle aussi. » Une autre. « Pa-
reil. » Sur les vingt jeunes de la classe cette
année-là, cinq, au minimum, ont été victi-
mes d’agressions, selon lui.
Comme Olivier Maitre, d’autres victimes
présumées ont décidé de briser ce qui a tou-
jours été un secret de village, à Vorges, mais
aussi à Busy, où des enfants ont également
été concernés. Depuis novembre 2022, huit
plaintes ont été déposées et portées à la
connaissance du parquet de Besançon. Une
neuvième vient d’être déposée fin 2023, se-
lon le collectif de victimes, qui estime que les
agressions connues auraient eu lieu entre le
début des années 1970 et la fin des années
1980. Tous les faits sont prescrits – le délai de
prescription est de vingt ans après la majorité
de la victime pour les agressions sexuelles.
En octobre 2023, une lettre anonyme, dis-
tribuée dans toutes les boîtes aux lettres de
Vorges-les-Pins et de Busy, venait bousculer
A Vorges-les-Pins, années 1960. « Mon frère n’a jamais parlé de
rien, mais il a toujours dit qu’il avait un lourd
secret à porter. Forcément, on fait le lien,
le quotidien tranquille de ces deux villages
de 500 habitants. Sans le nommer, la missive
alertait sur le comportement de l’ancien
maître d’école, aujourd’hui âgé de 76 ans,
appelant à plus de vigilance et de sensibilisa-
l’ancien instituteur même si on ne saura jamais », souffle sa
sœur. Christian s’est suicidé quand il avait
40 ans. Selon Nathalie C., l’ancien instituteur
était venu voir ses parents afin de leur
proposer d’écrire sa nécrologie pour son
tion sur ces sujets qui restent tabou dans les
villages, où l’instituteur pouvait être une
figure aussi respectée que le maire et le curé.

« CE JOUR-LÀ, TOUT EST REVENU »

accusé, le secret enterrement.

« UNE VRAIE THÉRAPIE DE GROUPE »

A l’époque, il est le seul enseignant, à Vorges,
d’une classe unique, de la maternelle au
CM2, avant le regroupement pédagogique
avec Busy, en 1983. Le père de trois enfants
est une figure dans le village, animateur des
colonies de vacances dans le Haut-Doubs,
joueur et entraîneur pendant une dizaine
d’années dans l’équipe de football réunis-
sant les deux communes. A la retraite depuis
2005, il est un membre assidu du club du
troisième âge de Vorges et est président de
l’association Les Vieilles Pierres, qui se
consacre, depuis mars 2019, à la préservation
du patrimoine local. Autant dire que les ac-
cusations portées à son encontre ont créé un
immense malaise. Inactive depuis 2016, la
page Facebook « Vorges-les-Pins » – adminis-
trée par un anonyme et qui n’est pas la page
officielle de la commune – a été réveillée
pour partager les articles de la presse locale
sur l’affaire. « Et tout le monde s’est tus [sic] !
Honte à vous tous… », a commenté l’auteur
des publications.
Dans ce village niché au creux d’une vallée,
entouré de bois et plongé dans un épais
brouillard en ce mois de décembre 2023, peu
d’habitants osent prendre la parole.
Personne ne veut donner son nom, de peur
d’être mal vu, alors que tout le monde se
connaît et que les liens de parenté sont nom-
breux. « Je suis neutre. Et puis des problèmes
comme ça, il y en a partout », lâche un arti-
san. « On n’a pas d’enfant donc ça ne nous
concerne pas », répond un habitant d’une
trentaine d’années avant de claquer sa porte.
Un ancien membre de l’association Les
Vieilles Pierres nie être au courant de quoi
que ce soit et affirme ne pas connaître l’insti-
tuteur, bien qu’il apparaisse à ses côtés sur
une photo dans L’Est républicain. Certains,
plus rares, apportent leur soutien aux victi-
du village brisé
Dans le Doubs, neuf personnes ont déposé une plainte
pour agression sexuelle sur mineur. Les faits qu’elles
dénoncent remontent aux années 1970 et 1980. Une
lettre anonyme de dénonciation provoque des remous
mes, « vu le nombre de témoignages », quand
d’autres s’interrogent sur « l’intérêt d’un tel
remue-ménage quarante ans après », en ap- CE PÈRE DE TROIS
pellent à la présomption d’innocence, citant
l’exemple de l’affaire d’Outreau et se méfiant
ENFANTS EST
« des rumeurs et [des] qu’en-dira-t-on ». UNE FIGURE DANS LE
Tout a commencé le 6 octobre 2022, date
du décès de la mère de Ghislaine Girardet. VILLAGE, ANIMATEUR
« Ce jour-là, tout est revenu, se remémore
cette auxiliaire de vie de 59 ans, qui vit à
DE COLONIE DE
Vorges depuis 1967. J’ai eu des flashs dans la VACANCES, JOUEUR
nuit. » Elle affirme avoir subi des agressions
sexuelles dans l’appartement de fonction de ET ENTRAÎNEUR
l’instituteur, en 1975, quand elle était en
CM2. Des souvenirs de son enfance occultés PENDANT UNE
jusque-là par « amnésie traumatique ». Elle DIZAINE D’ANNÉES
se souvient, aussi, d’en avoir parlé à deux
filles de sa classe qui « en avaient marre DANS L’ÉQUIPE
d’aller voir l’instituteur chez lui ». Soutenue
par la maire de Vorges, Maryse Viprey (sans DE FOOTBALL
étiquette), Ghislaine Girardet porte plainte
le 21 novembre 2022.
Dans la foulée, elle aborde le sujet lors
d’une discussion avec sa cousine, Nathalie C.
(qui a souhaité rester anonyme), employée
de banque de 53 ans. « Toi aussi tu étais à
l’école à Vorges, non ? Il n’y avait rien de
bizarre ? » Nathalie C. comprend tout de suite
où sa cousine veut en venir et se confie, elle
aussi, sur des « comportements inappro-
priés » en 1977 et 1978, quand elle était en
CM1 et CM2. Des caresses sur les cuisses en
classe ou des agressions lors des sorties « ca-
chettes dans les bois » organisées par le maî-
tre. « Avec ma copine, on s’éloignait le plus
loin possible pour se cacher et qu’il ne nous
trouve pas. » Nathalie C. parle aussi de mé-
thodes pédagogiques parfois violentes, à
base de coups de pied aux fesses, de craies
ou de brosses lancées.
La quinquagénaire affirme aussi qu’à la fin
de l’année de CM2, l’instituteur était venu
en classe avec une bouteille en plastique
contenant du sperme, pour « faire un cours
d’éducation sexuelle avant d’arriver en 6e »,
une phrase dont elle se souvient.
Christian, le frère de Nathalie C., l’a égale-
ment eu comme enseignant à la fin des
Le bouche-à-oreille des victimes se poursuit
et les témoignages s’accumulent. La média-
tisation de la lettre anonyme et de l’affaire
libère un peu plus la parole. Jusqu’au Maroc,
où habite François (qui a souhaité rester
anonyme) depuis quinze ans, après avoir
grandi dans le Doubs. Sa mère lui envoie un
article de L’Est républicain en novem-
bre 2023. C’est à ce moment que l’ingénieur
d’une quarantaine d’années se confie sur ces
années à « visiter toutes les grottes de la
région », de 1983 à 1988. Il dit y avoir subi
entre trente et cinquante agressions.
« L’instituteur se déshabillait sous prétexte
qu’il ne voulait pas salir ses habits. Il se
masturbait et essayait de faire de même avec
moi », relate-t-il. François a fini par obtenir le
contact d’autres victimes et a profité d’un
passage en France, en décembre 2023, pour
déposer une plainte. « Ça a été une vraie
thérapie de groupe. Chacun parle de ce qu’il a
subi, comment il l’a surmonté, quelles séquel-
les lui sont restées », affirme-t-il. Le groupe a
créé une boucle WhatsApp pour échanger,
notamment sur les avancées éventuelles de
l’enquête. Tous répètent cette même phrase :
« On s’est crus seuls pendant quarante ans.
Aujourd’hui, on ne l’est plus. »
Seuls avec leur secret qu’ils ne pouvaient
pas confier aux adultes, au risque d’être mal
reçus. Olivier Maitre en a simplement parlé à
son cousin, à l’époque, qui a le même âge que
lui. « Mon grand-père était le fromager de
Busy. Tout le monde le connaissait, je ne vou-
lais pas lui attirer des histoires », explique-t-il.
Les parents de François étaient alors en plein
divorce. « Le contexte familial était suffisam-
ment compliqué, je ne voulais pas rajouter
des problèmes avec ça, analyse-t-il. Je me sen-
tais coupable moi-même. Ce sentiment de cul-
pabilité, vous le gardez pendant des années. »
Il se souvient qu’au milieu des années
1980, une personne de son âge lui avait
 france | 9
0123
MARDI 9 JANVIER 2024

Olivier Maitre (à droite) présente une photo

de classe d’époque, sur laquelle il désigne
cinq enfants victimes de l’instituteur, dont lui-même.
A Vorges-les-Pins (Doubs), le 20 décembre 2023.
CLAIRE JACHYMIAK POUR « LE MONDE »

demandé si lui aussi « étai[t] allé dans la
grotte ». Il n’avait pas développé davantage.
Pas plus que Nathalie C. et Olivier Maitre
n’ont échangé sur leurs expériences respec-
qui lui avait parlé de ses excursions dans les
grottes. Quels adultes savaient ? Qui s’est
tu ? Ces questions agitent les deux villages
depuis plusieurs mois. Et, souvent, cette
même accusation revient : « Tout le monde
savait. » « On avait entendu parler de
rumeurs en arrivant ici, effectivement, avoue
un senior de Vorges. Mais bon, la vie a conti-
nué et personne ne savait exactement ce qui
s’était passé. Enfin personne… Pas nous en
tout cas. » Les enfants du couple n’ont pas
été agressés. Leurs parents ne les avaient pas
inscrits à l’école de Vorges. Pour une bonne
raison ? L’homme répond seulement par un
sourire en coin.
Une habitante de Busy assure qu’un ancien
directeur d’école de la région lui avait dit être
au courant depuis plus de trente ans. Inter-
rogé, l’octogénaire nie pourtant avoir eu
connaissance de quoi que ce soit. Tout juste
se rappelle-t-il avoir trouvé étrange que l’ins-
tituteur ait l’habitude de se faire tutoyer par
ses élèves, rien de plus. « Si on me l’avait dit à
l’époque, j’aurais réagi, jure-t-il. Enfin, heureu-
sement que ce n’est pas arrivé, ça m’aurait
vraiment posé des problèmes. Parce que
quand on est responsable de la divulgation
d’un truc comme ça, c’est terrible. »
D’autres habitants maintiennent que cela
se savait jusqu’aux conseils municipaux
des villages. « Tout le monde a été surpris,
moi le premier, se défend Jean-Paul Pécaud,
maire de Vorges de 2014 à 2020 et seul an-
cien élu que Le Monde est parvenu à joindre.
J’ai parlé à une ancienne conseillère, qui était
au courant. Mais ça s’est étouffé. L’ancien
maire ne m’avait rien dit. »
« IL Y A UN PÉDOPHILE DANS LA SALLE »
Selon le collectif de victimes, la lettre
anonyme d’octobre 2023 répondait à une
volonté de « créer un électrochoc » pour
briser l’omerta. Quelques semaines aupara-
vant, les habitués du club du troisième âge
avaient vu débarquer Ghislaine Girardet
et sa tante dans la salle de convivialité de
Vorges, en pleine partie de cartes. « Je ne
pouvais plus accepter qu’il tape le carton tran-
quillement tous les lundis comme si de rien
n’était », s’indigne l’auxiliaire de vie.
Alors l’annonce a été claire : « Je tiens à vous
signaler qu’il y a un pédophile dans la salle »,
a lâché sa tante devant une trentaine de
personnes, avant d’égrener les faits repro-
chés. « C’est de moi qu’on parle », a reconnu
che des victimes. « On ressent assez peu de
compassion », déplore Olivier Maitre. A la cé-
rémonie du 11-Novembre, il a eu parfois l’im-
pression d’être vu « comme une bête de
foire ». « Y a la presse qui vient chez toi main-
tenant, tu veux te faire connaître », lui ont re-
proché quelques voisins.
Le sujet déchire aussi certaines familles,
notamment celle de Ghislaine Girardet, dont
l’ancien instituteur est devenu le beau-frère
(il a épousé la sœur de son mari il y a plu-
sieurs années), ou des groupes d’amis. « On
était une bande de quinze potes d’enfance,
dont certains ont été agressés. Des gens n’ont
pas voulu signer la pétition mise en ligne pour
soutenir les victimes. Ils vont dire “oui mais…”
Cette histoire a pourri l’atmosphère », juge
Marcel Cornu, habitant de Vorges, qui
TOUS RÉPÈTENT soutient les personnes ayant porté plainte.
CETTE MÊME ÉVITER « UN LYNCHAGE MÉDIATIQUE »
PHRASE : « ON L’ambiance était particulière au dernier
repas de Noël des deux villages. Le sujet a été
S’EST CRUS SEULS plutôt évité. Plusieurs personnes avaient
PENDANT QUARANTE prévenu qu’elles ne viendraient pas si l’insti-
tuteur se présentait. L’homme vit désormais
ANS. AUJOURD’HUI, reclus dans sa maison sur la colline. Le prési-
dent du club du troisième âge lui a signifié de
ON NE L’EST PLUS » ne plus venir, à la demande des membres.
L’association Les Vieilles Pierres a nommé
une nouvelle présidente.
La fille de l’enseignant, conseillère munici-
pale à Busy, a quitté son poste. Contactée, elle
n’a pas souhaité répondre à nos questions,
tout comme son père. « Il convient d’être
prudent avec le traitement de simples
rumeurs ou de pseudo-témoignages provo-
qués par celles-ci », défend son avocate,
Me Françoise Péquignot, appelant à éviter
« un lynchage médiatique. Quant à la lettre
anonyme diffusée sous forme de tracts dans
les boîtes aux lettres, elle contrevient à la pré-
somption d’innocence et son anonymat est la
triste signature de son irresponsabilité ».
Une enquête, confiée à la brigade de
gendarmerie de Saint-Vit, à une dizaine de
kilomètres de là, est toujours en cours.
Entendu, l’homme nie formellement les
accusations, confirme le parquet de Besan-
çon. Malgré la prescription des faits, le
procureur de la République Etienne
Manteaux a demandé que l’enquête reste
ouverte, au cas où une victime pour des faits
non prescrits se ferait connaître. Le collectif
de plaignants déjà connus aimerait que les
investigations avancent plus vite. « Malheu-
reusement, vu nos moyens, je ne peux pas
demander aux enquêteurs de retrouver et
d’interroger des centaines de personnes
passées par les villages en quarante ans. Ce
serait un travail trop lourd par rapport à
l’espoir escompté de trouver une victime non
prescrite », souligne Etienne Manteaux.
Depuis un an, les victimes présumées qui
se sont regroupées continuent de mener
l’enquête dans leur coin. Elles essayent de
convaincre d’autres victimes qu’elles
connaissent – pour lesquelles la prescription
court également –, qui n’ont pas voulu
porter plainte jusque-là. Elles tentent, sans
succès, de récupérer les vieilles listes des
jeunes passés par le club de football, pour en
trouver d’autres. Elles regrettent que les
crimes et délits sexuels sur mineurs puis-
sent être prescrits. Elles aimeraient que leur
agresseur présumé reconnaisse ce qu’il
a fait. Elles espèrent un procès. p
robin richardot

tives. « Olivier venait chez moi, on jouait
aux Lego tout le temps. Pourquoi je ne lui ai
jamais dit que [l’instituteur, qu’elle appelle
par son prénom] me caressait les cuisses ?
Pourquoi il ne m’a jamais dit qu’il lui bais-
sait son pantalon ? Pourquoi on ne s’est
jamais parlé ? », s’interroge-t-elle encore
aujourd’hui.
Plusieurs victimes ne se sont livrées à leur
famille que récemment. Lucien (le prénom a
été changé) s’est confié il y a deux ans à son
épouse, avec qui il est marié depuis vingt-
cinq ans. Ce mécanicien de 51 ans affirme
que le maître d’école lui a imposé plusieurs
fois des masturbations (sur sa personne et
celle de l’enseignant). Ses parents ont appris
cela il y a quelques mois. « Je ne voulais pas
leur faire de la peine et qu’ils puissent se repro-
cher de n’avoir rien vu », raconte-t-il. Quand
ses parents lui demandaient comment se
passait l’école, il répondait laconiquement :
« Si vous saviez… » « Un jour, je leur ai quand
même dit que [l’instituteur, qu’il appelle par
son prénom] avait mis son propre fils nu de-
vant la classe pour un cours d’éducation
sexuelle. Mes parents s’en rappellent
aujourd’hui, mais sur le moment, ça ne les
avait pas marqués plus que cela. »
« PASSE À AUTRE CHOSE »
Olivier Maitre en a parlé lors d’un repas en
famille quand il avait 31 ans. « Je sens que mes
parents étaient embêtés par cette affaire. Ce
sont des gens qui ne veulent pas d’histoires »,
soupire-t-il d’un air compréhensif. Sa mère
est tout de même allée voir l’ancien institu-
teur au moment de la révélation. « Elle lui
a dit qu’il avait de la chance de tomber sur
une famille comme nous. Il a haussé les épau-
les et n’a rien répondu », dit son fils.
En 2014, François a, lui aussi, confronté
l’enseignant directement. « C’était sympa. Et
puis la vie est devant toi, passe à autre
chose », lui aurait répondu ce dernier. Fran-
çois était prêt à porter plainte, les faits
n’étant pas prescrits. « Je lui ai demandé s’il y
avait d’autres victimes. Il m’a répondu “Non,
il n’y a eu que toi”. J’étais sûr qu’il mentait
mais je n’avais pas de preuves », regrette-t-il.
Sur le moment, il ne repense pas à son ami
7H/9H
l’ancien enseignant en se levant, rapportent
plusieurs témoins. Ghislaine Girardet et
sa tante ont quitté les lieux. L’homme a
demandé à l’assemblée s’il devait faire de
même et a finalement continué sa partie. LA MATINALE
Dans les deux villages, la lettre anonyme
n’a pas été très bien vue. D’autant que le mis
AVEC
en cause n’étant pas nommé, certains rive- DAVID ABIKER
rains ont suspecté Gilbert Bardey. Institu-
teur pendant vingt-cinq ans, mais à Busy,
entraîneur au club de football, animateur de
colonies de vacances : le retraité de 86 ans
cochait les mêmes cases décrites dans le
courrier que son homologue de Vorges, qu’il
connaît bien par ailleurs.
« En découvrant la lettre, j’ai d’abord été très
surpris. Mais je me sentais étranger à ça. Je
n’ai pas mesuré l’impact que ça pouvait avoir
sur plein de gens », reconnaît l’ancien maître
d’école. Ses enfants, qui n’habitent plus dans INFO . ÉCO . CULTURE . MUSIQUE
le village mais sont toujours dans la région,
ont eu droit à plusieurs remarques désobli-
geantes au sujet de leur père. Encore
aujourd’hui, sa femme est très émue au mo-
L’ART DE BIEN
ment d’évoquer ces semaines éprouvantes. COMMENCER LA JOURNÉE.
Depuis, Gilbert Bardey a donné un entretien
à L’Est républicain pour clarifier la situation.
Dans les mairies, le malaise est toujours
palpable. Bien qu’elle soit un soutien pour
les victimes présumées, la maire de Vorges-
les-Pins, Maryse Viprey, préfère ne pas
répondre à nos questions, laissant « la justice
faire son travail » pour que « chacun puisse
s’exprimer librement ». A Busy, le maire,
Christophe Mulhauser (divers droite), avait,
lui, adressé un courriel à ses concitoyens,
après la lettre anonyme.
« La mairie n’était pas au courant de cette
distribution, et ne cautionne pas ces agisse-
ments. C’est une triste affaire sur laquelle il
faut faire la lumière, certes, mais ce n’est pas à
un tribunal populaire de juger. (…) N’encoura-
geons pas la polémique, les fausses rumeurs,
les doutes qui se dissipent déjà », avaient reçu
les Busyots. Par SMS, l’édile indique être « af-
fecté » par cette « triste affaire » et avoir réagi
rapidement pour protéger M. Bardey et évi-
ter « la confusion qui commençait à germer
au sein des habitants ». L’épisode a divisé en-
core un peu plus la population sur la démar-
10 | france
Brevet :
la réforme
d’Attal, le choix
d’une rupture
Le ministre de l’éducation a
annoncé que l’examen, créé en 1947,
deviendra un prérequis pour entrer
au lycée, un rôle qu’il n’a jamais eu
L
a session 2024 du brevet
des collèges sera la
dernière en son genre.
Le ministre de l’éduca-
tion nationale, Gabriel Attal, a
annoncé, début décembre 2023,
une profonde réforme de
l’examen qui doit entrer en vi-
gueur en juin 2025, étrennée par
les élèves qui sont donc actuelle-
ment en 4e. « Je souhaite donner
une véritable exigence au diplôme
national du brevet », a fait valoir
M. Attal, le 5 décembre, en présen-
tant son plan baptisé « Choc des
savoirs ». Estimant que le brevet
pâtit d’une « dévalorisation des
notes » et d’un « affaissement du
niveau d’exigence », le ministre a
acté une révision de ses modalités
d’obtention ainsi qu’une trans-
formation de son statut.
« Un examen qui a du sens, c’est
un examen qui a des conséquen-
ces », a argué M. Attal en annon-
çant que le premier examen passé
par les élèves français dans leur
scolarité serait un prérequis pour
intégrer la classe de 2de à partir de
2025. « Quand on échoue au
brevet, ça veut dire qu’on n’a pas le
niveau pour entrer au lycée », a-t-il
tranché. Ce faisant, le successeur
de Pap Ndiaye a choisi de rompre
avec l’histoire de cet examen
vieux de 76 ans et de lui conférer
un rôle qu’il n’a jamais eu.
Le diplôme national du brevet
est l’héritier du brevet d’études du
premier cycle du second degré
(BEPC), créé en 1947. A l’époque,
l’école n’est obligatoire que jus-
qu’à 14 ans et moins de la moitié
des élèves entrent en 6e, mais un
« second degré » d’enseignement
auquel accède un nombre crois-
sant d’élèves se structure peu à
peu. « Le nom donné au BEPC dit
bien ce qu’il est : un examen qui
scande le cursus scolaire du secon-
daire, désormais clairement cons-
titué de deux cycles », explique
l’historien Claude Lelièvre.
La fin des « correctifs académiques », une mesure aux effets inconnus
Gabriel Attal a annoncé supprimer la possibilité d’intervenir sur les résultats de l’ensemble de l’académie qu’avaient les recteurs
D ans la lettre que Gabriel
Attal a adressée aux
enseignants le 5 décem-
bre 2023 pour leur présenter
les mesures de son « choc des
savoirs », le ministre de l’éduca-
tion nationale a formulé une pro-
messe : « Ce sont désormais les no-
tes que vous attribuez, et elles seu-
les, qui détermineront l’obtention
[des examens] par nos élèves. » Un
engagement qui se traduit dans
les annonces ministérielles par la
suppression, « dès la session 2024
du brevet et du baccalauréat », du
« correctif académique » qui, se-
lon le ministre, « réévalue artifi-
ciellement la valeur » des notes
mises par les correcteurs aux
épreuves finales des examens.
Ainsi formulée, la décision a sus-
cité circonspection et incompré-
hension parmi les enseignants et
les inspecteurs, mobilisés chaque
année pour les corrections d’exa-
mens. « On ne sait pas vraiment de
« Il n’est ni nécessaire ni suffisant
pour entrer en 2de, écrit Le Monde
dans un article en 1951. Les candi-
dats qui s’y présentent marquent
plutôt leur intention d’interrom-
pre leur formation générale pour
aborder des études spécialisées
qui les prépareront directement
à l’exercice d’une profession. » La
réussite au BEPC permet en effet
d’accéder à divers établissements
ou concours pour des emplois
publics, dont l’école normale
pour devenir instituteur. Le
diplôme national du brevet
permet encore aujourd’hui de se
présenter aux concours de caté-
gorie C de la fonction publique.
« Histoire tourmentée »
Depuis, le brevet a connu de
multiples réformes modifiant
son appellation, son organisation
ou les conditions de son obten-
tion. « C’est un examen à l’histoire
tourmentée dont on a eu du mal à
définir le statut », résume Julien
Cahon, maître de conférences à
l’université de Picardie-Jules-
Verne. Après la mise en place du
collège unique en 1977, il est auto-
matiquement attribué aux élèves
orientés vers le lycée.
Entre 1981 et 1985, les épreuves
en fin de 3e sont supprimées et
le diplôme est délivré sur la seule
base des résultats scolaires.
Jean-Pierre Chevènement les
réintroduit à partir de 1986 en
instituant, en sus du contrôle
continu, trois épreuves écrites de
français, mathématiques et his-
toire-géographie qui ont donné
au brevet sa physionomie ac-
tuelle – s’y ajoutent aujourd’hui
un écrit de sciences et un oral.
Les objectifs de « revalorisation
du diplôme » et de « motivation »
des élèves revendiqués au milieu
des années 1980 ressemblent à s’y
méprendre à ceux affichés en dé-
cembre 2023 par Gabriel Attal.
L’examen prend sa dénomination
quoi il parle en évoquant des “cor-
rectifs académiques” », admet Eric
Nicollet, à la tête du SUI-FSU,
deuxième syndicat d’inspecteurs.
Certains y ont vu, non sans inquié-
tude, l’annonce de la suppression
des procédures d’harmonisation.
Après chaque épreuve d’exa-
men, des inspecteurs et des pro-
fesseurs se réunissent pour corri-
ger des copies dites « témoins » et
affiner le barème et les consignes
nationales de correction délivrées
par les commissions d’entente.
S’il est par exemple constaté
qu’un énoncé a été mal compris
par les candidats, car mal formulé
ou ambigu, les enseignants
peuvent être invités à en tenir
compte dans leur évaluation. Des
commissions d’harmonisation
s’assurent ensuite, une fois les
corrections terminées, que les
moyennes ne varient pas de ma-
nière inexpliquée entre chaque
correcteur, ou entre les territoires.
Gabriel Attal, à la sortie du conseil des ministres, à l’Elysée, le 12 décembre 2023. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »
actuelle en 1988, date à laquelle
les sujets deviennent nationaux
et non plus académiques.
Quelles qu’aient été ses évolu-
tions, le brevet n’a « jamais été un
examen barrière comme le bacca-
lauréat », insiste Julien Cahon, « il
a valeur d’attestation d’acquis »
durant la scolarité obligatoire.
« Le but n’est pas de dresser un obs-
tacle à l’entrée des élèves au lycée,
écrivait d’ailleurs Jean-Pierre
Chevènement dans une circu-
laire de 1985. Il est de pouvoir ap-
précier les progrès accomplis par
les élèves au regard des objectifs
assignés au collège. »
Un principe qui s’est renforcé
ces deux dernières décennies à
mesure que s’est structuré le socle
commun de connaissances, de
compétences et de culture, cor-
respondant à ce que tous les élè-
ves doivent savoir et maîtriser à
l’issue de la scolarité obligatoire à
16 ans, et dans lequel le brevet
s’est partiellement fondu.
Depuis 2013, la loi prévoit que
le diplôme en « atteste la maî-
trise » en fin de 3e et, depuis 2017,
c’est en évaluant l’acquisition des
huit compétences du socle que
sont attribués les points du con-
trôle continu (400 au maximum,
sur les 800 du brevet). Un élève
avec une maîtrise « insuffisante »
de chacune des compétences a au
minimum 80 points, quand un
autre dont tous les acquis sont ju-
gés « très bons » par le conseil de
classe engrange tous les points du
contrôle continu et a la moyenne
« Si vous avez une moyenne trop
différente des autres, un inspecteur
risque de vous demander ce qu’il se
passe, pour vérifier si c’est parce
que vous avez eu un très bon ou un
très mauvais lot, détaille un
correcteur du baccalauréat, qui a
souhaité rester anonyme. Le
correcteur peut choisir de ne rien
changer, mais si la commission
juge qu’il y a une anomalie qui ne
relève pas du niveau des copies, elle
peut l’inciter à revoir ses notes. »
Notes pas élevées au brevet
« Tout ce travail est normal car
tous les correcteurs ne travaillent
pas de la même manière, insiste
M. Nicollet. C’est indispensable
pour s’assurer qu’il n’y a pas
d’iniquité de traitement entre les
candidats, encore plus depuis
qu’il y a deux sujets par épreuve
de spécialité au baccalauréat et
que tous les candidats ne passent
pas le même. »
« Le ministre
a choisi de
conforter l’idée
que si trop de
monde réussit,
c’est qu’on a
bradé le niveau »
ALAIN BOISSINOT
ancien recteur
avant de passer les épreuves fina-
les, elles-mêmes permettant d’ob-
tenir jusqu’à 400 points.
Gabriel Attal veut mettre fin à ce
système et a annoncé que le ba-
rème du contrôle continu serait
revu à partir de 2025 et ne serait
plus fondé sur la maîtrise des
compétences mais sur les moyen-
nes obtenues tout au long de l’an-
née. Les épreuves terminales ne
seront en outre plus comptabili-
sées à parts égales avec le contrôle
continu mais pèseront pour 60 %
de la note finale. Ceux qui ne vali-
deront pas leur brevet ne pour-
ront pas entrer en 2de, mais ne re-
doubleront pas non plus leur 3e.
Ils seront dirigés vers une « prépa
lycée », une nouvelle classe créée
dans les lycées pour une remise à
niveau d’un an.
Le ministère de l’éducation, qui
pourra procéder à ces change-
ments par voie réglementaire
sans avoir à modifier la loi, n’a ce-
pendant pas déterminé s’il serait
Il n’est cependant pas question
de toucher à ces procédures d’har-
monisation, assure le directeur
général de l’enseignement sco-
laire (Dgesco), Edouard Geffray.
Le ministère de l’éducation en-
tend veiller à ce qu’il n’existe pas
de « consignes académiques » qui
viendraient « assouplir » les consi-
gnes nationales de correction du
bac et du brevet, mais le « correctif
académique » évoqué par Gabriel
Attal fait référence à une autre
pratique, peu connue des correc-
teurs. « Il s’agit de mettre fin à la
possibilité qui existe, pour les rec-
teurs, de rehausser la moyenne de
tous les candidats après harmoni-
sation, en ajoutant par exemple un
point à tout le monde, pour aug-
menter les taux de réussite d’une
académie », explique M. Geffray.
Ce type de remontées, opérées
par les autorités déconcentrées
du ministère, concerne les épreu-
ves finales du diplôme national
nécessaire de repasser l’examen
à l’issue de cette année, ou si
une décision du conseil de classe
pourrait suffire à acter un passage
en 2de, générale ou profession-
nelle. Il est en revanche établi que
l’orientation en CAP après la 3e
sera toujours possible sans réus-
sir le brevet.
« Le ministre a choisi de conforter
l’idée que si trop de monde réussit,
c’est qu’on a bradé le niveau et qu’il
n’y a plus d’exigence, analyse l’an-
cien recteur Alain Boissinot, pré-
sident du conseil supérieur des
programmes en 2013-2014, à l’épo-
que où ce dernier a envisagé la
suppression du brevet. Il s’inscrit
dans cette culture française du
concours : alors qu’il est logique de
réussir un examen et d’y mener
tout le monde, il est normal
d’échouer au concours, réservé à
une minorité de meilleurs. »
« Classe de relégation »
Le choix sans précédent de
transformer le brevet en condi-
tion d’entrée au lycée et de créer
un examen barrière avant la
fin de la scolarité obligatoire sus-
cite d’importantes inquiétudes
parmi la communauté éducative.
Environ 11 % des élèves échouent
pour l’heure au brevet (davantage
qu’au baccalauréat), et Gabriel
Attal a prévenu que sa réforme
entraînerait une « diminution des
taux de réussite ».
Les quelque 83 000 candidats
aujourd’hui recalés ne sont
cependant pas équitablement
du brevet et, contrairement à
ce que peuvent laisser entendre
les déclarations ministérielles,
n’a « pas d’équivalent pour le bac »,
assure le Dgesco. Il concède
cependant qu’il existe des haus-
ses sur des lots de copies dans
certaines disciplines du bac, mais
du fait de « présidences de jury » et
non des autorités académiques.
En 2022, au moment de la mise
en place des corrections numéri-
ques, de nombreux correcteurs
ont ainsi témoigné du fait que
leur moyenne avait été relevée,
parfois de plusieurs points. « Le
passage aux corrections électroni-
ques nous a permis de détecter ces
phénomènes, explique Edouard
Geffray. Nous y faisons déjà obs-
tacle, nous n’en avons d’ailleurs
pas constaté en 2023, mais nous
allons créer un cadre réglemen-
taire les interdisant. »
Le ministère de l’éducation ne
précise pas si les recteurs usent
0123
MARDI 9 JANVIER 2024
répartis : en réseau d’éducation
prioritaire (REP), le taux de réus-
site moyen est de 82 %, et même
de 79 % en REP +. Les classes de
remise à niveau risquent donc
d’être plus nombreuses dans
certains territoires et établisse-
ments, et d’aucuns craignent
qu’elles ne contribuent à accroître
les taux de décrochage, déjà plus
élevés parmi ces élèves.
Le SNES-FSU, le premier syndicat
du secondaire, dénonce la créa-
tion d’une « classe de relégation,
stigmatisante et n’offrant surtout
aucune garantie sur le fait que ces
élèves puissent poursuivre les
études de leur choix ». « Ce serait un
renoncement à l’ambition d’ame-
ner tous les élèves à un haut niveau
de qualification », estime sa secré-
taire générale, Sophie Vénétitay.
« Avec ce nouveau statut du
brevet et des groupes de niveau
au collège, on risque de voir la
logique du socle commun jusqu’à
16 ans se disloquer », redoute de
son côté Alexis Torchet, du SGEN-
CFDT. Le SE-UNSA partage cette
crainte et voit dans la transforma-
tion du brevet en « baccalauréat
des collèges » une « régression »
qui « oriente le collège vers la pré-
paration d’un examen » et « en-
terre le socle de compétences ».
S’il s’applique, le changement
voulu par Gabriel Attal sera, quoi
qu’il en soit, davantage qu’un
nouvel ajustement dans sept dé-
cennies de réformes du brevet des
collèges. p
éléa pommiers
fréquemment de ces correctifs
académiques ou si cette pratique
est marginale, ni quel serait l’effet
de la suppression. Les notes aux
écrits du brevet ne sont, quoi qu’il
en soit, pas élevées : en 2018, der-
nières données disponibles, la
moitié des candidats obtenait
moins de 11,5 en histoire-géogra-
phie, de 10 en mathématiques, et
de 8,6 en français – dans ces
deux dernières matières, la moi-
tié des candidats recalés obtenait
respectivement moins de 3 et de 5.
Le ministère estime qu’il n’y a
« pas de raison que le taux de réus-
site s’effondre » (89 % en 2023)
du fait de l’interdiction des cor-
rectifs, mais anticipe une baisse
« au moins temporaire », égale-
ment due à l’alourdissement du
poids des épreuves de fin de 3e
dans la note finale du brevet (de
50 % à 60 %), annoncé, là aussi,
par Gabriel Attal. p
e. p.
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE | 11
0123
MARDI 9 JANVIER 2024

Le marché de l’immobilier peine à rebondir

Selon Century 21, le nombre de transactions a reculé de 16 % en 2023 et la baisse des prix a été marginale

L’
année 2023 restera une
énigme pour les profes-
sionnels de l’immobi-
lier. La chute de l’acti-
vité, qui s’est traduite par une
multitude de biens affichés plu-
sieurs mois en agence sans trou-
ver preneurs, n’a pas entraîné la
baisse des prix logiquement at-
tendue. Principal réseau d’agen-
ces en nombre de transactions,
Century 21 a publié, lundi 8 jan-
vier, un bilan édifiant : le nombre
de transactions immobilières a
reculé de 16 % en 2023, mais le
prix moyen au mètre carré des
maisons n’a baissé que de 1,7 %
sur douze mois, et celui des ap-
partements, de 3,4 %.
« Les prix ne se sont pas alignés
comme on le pensait. Je me suis
trompé », reconnaît le président
de Century 21 en France, Charles
Marinakis, qui anticipait un ajus-
tement de 10 % « pour resolvabili-
ser un peu les ménages », frappés
par la hausse forte et rapide des
taux d’intérêt tout au long de l’an-
née écoulée. Le faible recul des
prix au niveau national « est de
surcroît en trompe-l’œil, car si on
exclut la région parisienne, les prix
immobiliers ne reculent que de 1 %
dans le reste de la France, précise
l’enseigne, loin des 10 % à 15 % de
baisse nécessaires pour relancer le
marché ». Le groupe immobilier
estime que le marché devrait bou-
cler l’année 2023 avec un nombre
de transactions compris entre
850 000 et 900 000, loin du pic
enregistré mi-2021, de 1,2 million
d’acquisitions effectuées sur une
année glissante (entre août 2020
et août 2021). A Asnières-sur-Seine (Hauts-de-Seine), le 14 octobre 2023. MAGALI COHEN/HANS LUCAS VIA AFP

Résistance des vendeurs

« Les vendeurs se sont mis en posi-
tion d’attente pour trois raisons :
ils ne veulent pas réaliser de
moins-value théorique en vendant
leur bien en dessous de ce qu’il va-
lait il y a dix-huit mois ; ils ne veu-
lent pas renoncer à leur crédit
en cours souscrit à un taux proche
de 1 % pour racheter un autre loge-
ment avec un crédit à plus de 4 % ;
et au cas où ils ne voudraient pas
faire immédiatement une nouvelle
acquisition, ils savent qu’il n’y a
rien à louer actuellement dans
les territoires attractifs », analyse
Charles Marinakis.
Dans ce contexte difficile pour
les acheteurs, la part des retraités
a crû de 7 % en un an parmi les
acquéreurs. « Ils ne sont générale-
ment que peu ou pas affectés par
le durcissement des conditions
d’emprunt et bénéficient souvent
d’un apport personnel important
dû à la revente de leur précédent
bien », explique-t-on chez Cen-
tury 21. Indicateur-clé de l’effort à
fournir pour devenir proprié-
taire, l’apport personnel repré-
sente aujourd’hui en moyenne
37 % du montant d’acquisition.
Un niveau inédit.
La résistance des vendeurs a
toutefois été moins forte à Paris.
Le prix des biens cédés dans le ré-
seau Century 21 y a reculé de 5,5 %
en 2023 par rapport à 2022
(à 9 774 euros le mètre carré en
moyenne, bien en deçà du seuil
symbolique des 10 000 euros). En
dépit de cette baisse, les apparte-
ments ont eu du mal à partir,
comme en témoigne l’explosion
des délais de vente (+ 16 jours en
un an), qui atteignent désormais
96 jours en moyenne, « des ni-
veaux jamais observés jusque-là ».
Autre signal de niveaux de prix
très élevés, véritables freins à l’ac-
cès à la propriété dans la capitale :
seuls 67 % des biens achetés à Pa-
ris en 2023 ont fait l’objet d’un fi-
Dans un contexte
difficile pour les
acheteurs, la part
des retraités
a crû de 7 %
en un an parmi
les acquéreurs
nancement par emprunt (− 7 %
sur douze mois). Aussi, pour 2024,
l’enseigne immobilière s’attend-
elle, avec un effet retard, à une vé-
ritable baisse des prix, « de l’ordre
de − 7 % à − 8 % », pour redonner
de la fluidité au marché.
L’environnement de taux, en
pleine évolution, pourrait toute-
fois rebattre les cartes. La période
de hausse historique des taux
d’intérêt, décidée par la Banque
centrale européenne pour en-
rayer l’envolée de l’inflation, sem-
ble en effet toucher à sa fin. « Sauf
choc, il n’y aura pas de nouvelle
hausse de nos taux. La question
d’une baisse pourra se poser cou-
rant 2024, mais pas maintenant »,
déclarait, le 6 décembre 2023, le
gouverneur de la Banque de
France, François Villeroy de Gal-
hau, à l’occasion d’un entretien
accordé à La Dépêche du Midi.
Si cette baisse survenait, les ban-
ques la répercuteraient sur les
taux des crédits immobiliers.
Les établissements commencent
d’ailleurs à trouver un regain d’in-
térêt pour le marché du prêt à l’ha-
bitat, qu’ils avaient délaissé. Un tel
retournement pourrait alors dis-
suader les vendeurs de baisser le
prix de leurs biens immobiliers.
« Les prix doivent baisser davan-
tage qu’ils ne l’ont fait en 2023 pour
purger les excès de ces dernières
années », insiste Charles Marina-
kis. Selon les chiffres compilés par
son enseigne, les prix n’ont cessé
de croître en France entre 2015
et 2022 : + 34 % pour les maisons
et + 27 % pour les appartements.
Sur cette période, en moyenne,
un bien immobilier a donc vu sa
valeur augmenter de 4 % par an et
« le recul actuel des prix ne vient
même pas gommer une année de
hausse », souligne-t-elle.
« Régionalisation prononcée »
Certaines régions, plus que
d’autres, ont vu les prix de l’im-
mobilier flamber. C’est le cas de la
Nouvelle-Aquitaine et de la Breta-
gne, où ils se sont envolés respec-
tivement de 49 % et 47 % de 2015
à 2022, sans que survienne une
correction en 2023. « La baisse des
prix, nationale, est loin d’être ob-
servée dans toutes les régions,
constate Century 21. Si l’on doit re-
tenir une chose de l’année 2023,
c’est la régionalisation prononcée
des marchés immobiliers. »
Un rapport nouveau des ména-
ges à leur lieu de résidence, depuis
la pandémie de Covid-19 et le dé-
veloppement du télétravail, expli-
querait le phénomène. Le prix des
maisons reste ainsi orienté à la
hausse en 2023 en Bourgogne-
Franche-Comté, en Bretagne, en
Normandie, en Provence-Alpes-
Côte d’Azur, en Occitanie, en Nou-
velle-Aquitaine, mais il diminue
en Auvergne-Rhône-Alpes, dans
le Centre-Val de Loire, le Grand-Est
ou les Hauts-de-France.
La ville de Lyon a aussi vu ses
prix reculer de 5,7 % en 2023 (sur
un an), à Bordeaux, ils ont chuté
de 11,5 %, tandis qu’à Nice ils ont
progressé de 5,5 %. « Les prix de
l’immobilier sont complètement
décorrélés de l’inflation, relève
Charles Marinakis. D’où des ren-
dements qu’on ne trouve avec
aucun autre placement et qui
ne sont pas normaux. » p
véronique chocron

La pression foncière fait fuir les habitants de certaines stations de ski

Dans les Alpes du Nord, si la population locale augmente, celle de communes comme Megève ou Valloire accuse une baisse marquée

chambéry - correspondance sion foncière et d’un coût du fon- Pour contrecarrer cette fuite que la mise en location de longue (sans étiquette) de la commune aux primo-accédants valloirins
cier qui font que notre population des habitants, le nouveau plan durée. « On a des résidents secon- savoyarde aux 17 000 lits touristi- pour que les jeunes puissent s’ins-

A lors que la population

augmente dans les dépar-
tements de la Haute-Sa-
voie, de la Savoie et de l’Isère, celle
de leurs communes supports de
locale ne peut pas rester et inves-
tir », observe la maire mégevanne,
Catherine Jullien-Brèches (LR).
Dans les années 1970-1980, le
village comptait plus de 5 000 ha-
local d’urbanisme
150 nouveaux logements perma-
prévoit

nents, dont « 42 qui vont sortir fin

stations de ski baisse dans la
grande majorité des cas, selon
l’Insee. Depuis 2010, près de
330 habitants ont ainsi quitté
Chamonix-Mont-Blanc, 248 sont
partis de Morzine, 173 de La Clusaz.
La tendance est la même à Mon-
tricher-Albanne (− 184), Beaufort
(− 175), Fontcouverte-La Toussuire
(− 112), Courchevel (− 97) ou Huez
(− 87). Parfois, elle est encore plus
nette, comme à Megève, qui a
perdu 744 habitants sur la même
période. « Le constat est simple :
c’est uniquement le fait d’une pres-
bitants, mais, aujourd’hui, pour
2 961 habitants, il faut compter
sur plus de 80 % de résidences se-
condaires « et un prix de l’immobi-
lier se négociant à hauteur de
10 000 euros le mètre carré ». Pour
l’édile haut-savoyarde, la bascule
des prix a été « assez impression-
nante » lors de la crise sanitaire.
« En début de mandat, en 2014,
on arrivait à préempter des biens à
4 000 euros le mètre carré. Je n’en
vois aujourd’hui quasiment plus
passer. Et quand il y en a, ils sont
très dégradés. »
2025 », précise l’élue. Et si elle a
décidé, avec son conseil, de ne
pas appliquer la nouvelle sur-
taxation des résidences secon-
daires en 2024, elle pense y pas-
ser en 2025. « Je veux pouvoir ci-
bler la recette de cette surtaxation
vers un projet de construction de
logements permanents. »
Projets lancés
Néanmoins, cela ne suffira pas,
admet-elle, en réclamant des
outils réglementaires supplémen-
taires. Parce qu’aujourd’hui la lo-
cation saisonnière est, pour un
propriétaire, plus intéressante
daires qui déclarent leur résidence
principale à Megève, mais ils ne
vivent pas là et, en plus, ils louent
leur bien en Airbnb », regrette
Mme Jullien-Brèches, qui reconnaît
mettre à la location un apparte-
ment dans la station à la saison.
« Si j’avais droit à un abattement de
71 % pour une mise en location de
longue durée comme celui prévu
pour les locations de meublés de
tourisme en station, je pense que je
franchirais le pas. Mais, pour l’ins-
tant, je n’y ai fiscalement pas inté-
rêt et j’évite en plus les contraintes
d’une location de longue durée. »
A Valloire aussi, la baisse est
marquée (− 225 habitants). « Nous
avons un véritable problème », ad-
met Jean-Pierre Rougeaux, maire
ques et secrétaire général de l’As-
sociation nationale des maires
des stations de montagne. « L’ave-
nir du tourisme en montagne
passera par l’augmentation de la
démographie, dans une vision cir-
culaire gagnant-gagnant, juge
l’élu. Si l’on arrive à neuf mois d’oc-
cupation touristique de nos terri-
toires, nous aurons besoin de
main-d’œuvre sur place, ce qui en-
gendrerait un renouveau d’habi-
tants vivant et travaillant au vil-
lage. » Mais, pour cela, insiste-t-il,
« il faut que l’on continue à pro-
duire de la neige de culture ».
Deux projets immobiliers ont
été lancés, dont un lotissement.
« Notre volonté, c’était de fournir
un lotissement au prix le plus bas
taller », raconte M. Rougeaux. Les
24 lots ont été vendus entre 210 et
240 euros le mètre carré. « Trente
mètres à côté de ce terrain, des Val-
loirins vendaient leur terrain non
viabilisé à 420 euros le mètre
carré », ajoute le maire. Et, dans le
nouveau plan local d’urbanisme,
« on réfrène au maximum les rési-
dences secondaires. Il faut que l’on
rétablisse l’équilibre », précise-t-il.
Dans le département voisin de
la Haute-Savoie, au Biot, un vil-
lage isolé où les remontées méca-
niques de la petite station ont été
arrêtées en 2012, la population a
crû de 176 habitants depuis 2010,
pour, d’après l’Insee, atteindre dé-
sormais les 639 habitants. p
fanny hardy
12 | économie & entreprise
Le président
chinois,
Xi Jinping,
est accueilli
par le président
sud-africain,
Cyril Ramaphosa,
à Johannesburg,
le 22 août 2023,
pour le 15e sommet
des BRICS. EYEPRESS/
SHUTTERSTOCK/SIPA
DOSSIER
L
a tradition dure depuis déjà tren-
te-trois ans. Comme chaque
mois de janvier depuis 1991, le
ministre chinois des affaires
étrangères effectuera sa pre-
mière tournée de l’année en
Afrique. Plus que le choix des pays visités et
le contenu des annonces prime la force du
symbole. Celui d’un lien indéfectible avec
un continent formant le noyau dur de ce
« Sud global » dont Pékin se pose volontiers
en leader. Derrière le rituel diplomatique
soigneusement huilé se devine pourtant un
changement d’ère : après plus de vingt ans
d’un activisme qui a placé l’ancien empire
du Milieu en situation d’hégémonie écono-
mique au sud du Sahara, la dynamique est
en train de se tasser.
La relation Chine-Afrique est « à la croisée
des chemins », constatait le Fonds monétaire
international (FMI) dans une note publiée en
octobre 2023. Une tendance illustrée par la
chute brutale des prêts officiels chinois accor-
dés aux pays subsahariens. En 2022, selon la
Global China Initiative de l’université de Bos-
ton, ceux-ci n’ont même pas atteint 1 milliard
de dollars (920 millions d’euros), pour la pre-
mière fois depuis dix-huit ans. Les décaisse-
ments chinois ne représentent plus qu’une
fraction des montants fournis en 2016,
l’année du pic, à 28,4 milliards de dollars
(26,98 milliards d’euros en décembre 2016).
Autre indice : lors de l’Exposition écono-
mique et commerciale Chine-Afrique qui
s’est tenue dans la province chinoise du Hu-
nan en juin 2023, des projets ont été signés
pour quelque 10 milliards de dollars, soit
moitié moins qu’au dernier salon, en 2019.
« Le temps de l’argent facile est révolu », con-
firme Thierry Vircoulon, chercheur associé
à l’Institut français des relations internatio-
nales (IFRI). Le signal de cette nouvelle
sobriété avait été donné dès la fin 2021 à
Dakar, au Sénégal, à l’occasion du Forum
sur la coopération sino-africaine (Focac). A
l’issue de cette grand-messe organisée tous
les trois ans depuis l’an 2000, Pékin avait
nettement réduit son appui financier.
AMBITIONS REVUES À LA BAISSE
Cette pondération trouve son origine dans
les difficultés intérieures d’une Chine qui
tourne au ralenti. Rattrapée par la crise im-
mobilière, le chômage des jeunes et la baisse
des exportations, la deuxième économie
mondiale se convertit au réalisme budgé-
taire. L’ensemble du projet phare du prési-
dent chinois, Xi Jinping, les « nouvelles rou-
tes de la soie », s’en ressent : dix ans après
son lancement, les ambitions sont revues à
la baisse un peu partout. Alors que les réser-
ves de l’Etat s’amenuisent, Pékin ne veut pas
se retrouver pris au piège de dettes insolva-
bles chez ses partenaires. Y compris en Afri-
que, où la Chine est devenue le principal
créancier bilatéral d’une poignée de pays
comme la Zambie, l’Ethiopie ou le Kenya,
dont certains sont aujourd’hui en défaut de
paiement ou sur la voie du surendettement.
Le nouveau
visage de la
Chinafrique
Les relations entre le géant asiatique et le continent
africain sont à un tournant, comme l’illustre la chute
spectaculaire des prêts chinois accordés aux pays
subsahariens. Longtemps hégémonique, Pékin est en
retrait, mais ses entreprises continuent à se développer
Serait-ce la fin d’un chapitre pour la « Chi-
nafrique » ? Si l’expression, simpliste,
gomme la diversité d’acteurs fondant cette
relation, elle traduit bien le développement
spectaculaire des liens noués depuis le début
du millénaire. Un essor guidé à l’origine par
la nécessité, pour la Chine, de recycler à
l’étranger ses vastes surcapacités de produc-
tion et d’épargne. De surcroît, dans un
continent riche en matières premières cru-
ciales pour satisfaire ses immenses besoins.
Les chiffres sont édifiants. De 2000 à 2022,
la valeur des échanges a été multipliée par
près de trente, pour atteindre 282 milliards de
dollars. La Chine s’est imposée, dès 2009,
« En Afrique, les Indiens se veulent une alternative aux Chinois »
jean-joseph boillot, chercheur as-
socié à l’Institut de relations interna-
tionales et stratégiques (IRIS), estime
que l’Afrique représente pour l’Inde
un « joker » face à la Chine.
Où en sont les ambitions
indiennes de se déployer
plus largement en Afrique ?
Il ne faut pas les comparer aux ambi-
tions chinoises ou mêmes françaises
car les modalités d’intervention sont
très différentes. L’Etat central joue un
rôle modeste. Mais un net tournant
a été pris par les entreprises indiennes
il y a une dizaine d’années. Après s’être
orientées vers les pays occidentaux et
y avoir enregistré des déconvenues, el-
les ont compris qu’il était plus facile
d’aller sur les marchés en développe-
ment et de proximité, comme l’Afri-
que. Même si l’on reste très loin des
comme le premier partenaire commercial
de l’Afrique. Parallèlement, ses entreprises
ont mené à bien au moins un tiers des projets
d’infrastructures sur le continent au cours
des deux dernières décennies. En jan-
vier 2020, le ministre des affaires étrangères,
Wang Yi, dressait le bilan de vingt ans de
grands travaux : 6 000 kilomètres de voies
ferrées, 6 000 kilomètres de routes, 20 ports,
80 grandes centrales électriques, 130 hôpi-
taux et cliniques, 45 stades… S’y ajoutent des
terminaux d’aéroport, mais aussi des palais
présidentiels, des Parlements et les sièges
d’organisations régionales comme l’Union
africaine à Addis-Abeba (Ethiopie).
chiffres chinois, l’Inde est désormais
le deuxième partenaire commercial
du continent. Elle est aujourd’hui un
géant en Afrique, mais assez invisible.
Cette relation se construit aussi à
partir des très nombreuses commu-
nautés d’origine indienne implantées
sur place depuis des générations, et
d’ONG qui sont extrêmement actives
dans des segments comme la microfi-
nance ou la médecine low cost.
Dans quels secteurs l’Inde
y joue-t-elle un rôle important ?
Des entreprises indiennes de toutes
tailles ont percé dans des secteurs
comme les transports, avec les motos
par exemple, ou les petits équipe-
ments mécaniques. Au moment où
l’offre chinoise monte en gamme, les
produits indiens correspondent bien
aux besoins des consommateurs afri-
0123
MARDI 9 JANVIER 2024
Ces réalisations sont tombées à point
nommé pour des pays africains gravement
sous-équipés au sortir des décennies noires
de 1980-1990. Après tant d’années marquées
par le surendettement et les plans d’ajuste-
ment structurel, ils ont accueilli avec enthou-
siasme les velléités du géant asiatique, se ré-
jouissant de pouvoir sortir du face-à-face avec
les anciennes puissances coloniales.
CRITIQUES EXAGÉRÉES
Le bilan de cette expansion chinoise de-
meure pourtant mitigé. « Lors des réunions
du Focac, des promesses énormes ont été fai-
tes pour accompagner la transformation in-
dustrielle de nos pays. Mais cela ne s’est pas
vraiment concrétisé, ou sinon de façon très
modeste », indique l’économiste bissau-gui-
néen Carlos Lopes, professeur à l’université
du Cap (Afrique du Sud). De fait, l’Afrique de-
meure une destination mineure pour les in-
vestissements chinois à l’étranger : seule-
ment 1,1 % lui était destiné en 2022. Et ces in-
vestissements se concentrent généralement
sur des secteurs tels que les mines, aux effets
limités sur l’industrialisation et l’emploi.
Les fonds octroyés par la Chine relèvent
bien davantage de prestations de service.
Autrement dit, des contrats clés en main,
financés par des prêteurs chinois que les
clients africains sont tenus de rembourser.
SELON LE FMI, Longtemps, les pays occidentaux ont sus-
pecté Pékin de vouloir ainsi tendre aux pays
LE RALENTISSEMENT vulnérables un « piège de la dette » débou-
CHINOIS RISQUE chant sur la saisie d’actifs stratégiques en
cas d’insolvabilité. Ces critiques se sont ré-
D’AVOIR DES vélées exagérées. « Mais il y a eu des projets
mal dimensionnés et irréfléchis », souligne
INCIDENCES l’économiste Thierry Pairault (CNRS), spé-
PROFONDES SUR cialiste de la présence chinoise sur le conti-
nent. Et de citer la ligne ferroviaire cons-
LES PIB AFRICAINS truite entre Addis-Abeba et Djibouti : « On a
prêté sur quinze ans pour une infrastructure
qui mettra au moins un demi-siècle à être
rentable. Et celle-ci est sans doute magnifi-
cains. On retrouve aussi des acteurs De même, l’Afrique représente un
indiens dans les services, la santé, joker pour l’Inde. Pour s’en sortir face
mais également l’agriculture. En effet, à son adversaire chinois, il lui fallait
l’Inde, qui est le numéro deux mon- construire de nouvelles alliances.
dial pour la production agricole, est C’est pourquoi il y a eu, depuis une
menacée par une pénurie de terres. quinzaine d’années, un renforce-
Elle recherche donc en Afrique des ter- ment de l’axe Inde-Afrique, avec un
rains pour exploiter le riz, l’arachide réseau diplomatique de plus en plus
ou les palmiers à huile. Et dans les étoffé. Il s’agissait de soutenir le déve-
matières premières, elle va se fournir loppement du commerce privé dans
en ressources qu’elle ne produit pas, une région perçue comme un marché
ou plus, elle-même : les minerais criti- de consommateurs important et un
ques, le pétrole, l’or et les diamants. réservoir de matières premières stra-
tégiques. Mais aussi de raffermir les
L’Inde est-elle en mesure de rivali- relations avec ce continent composé
ser avec la Chine sur le continent ? de cinquante-cinq pays, qui détient
Les deux pays ne jouent pas dans la un poids déterminant dans les prises
même cour en termes d’influence de décision à l’ONU et dans d’autres
géopolitique ou économique. Mais instances comme l’Organisation
les Indiens se présentent comme une mondiale du commerce. p
alternative : grâce à eux, il n’y a pas propos recueillis par
que les biens made in China. marie de vergès
 économie & entreprise | 13
0123
MARDI 9 JANVIER 2024

LA RELATION CHINE-AFRIQUE À UN TOURNANT

La Chine est devenue le premier créancier bilatéral de l’Afrique… … mais réduit l’octroi de ses prêts
Montant des prêts accordés aux Etats africains Evolution des montants
En milliards de dollars, entre 2000 et 2022 En milliards de dollars
45 Absence
30 28,5
d’emprunt
10 25

1 20 Montant le plus bas

Maroc depuis 2004
15
12,2
10
Libye 6,8
5
Egypte 2,2 2,1 0,9
0,1
2000 2005 2010 2015 2020 2022
Sénégal
Montant des prêts par secteurs
Soudan En millions de dollars
Cap- Djibouti
Vert Nigeria Energie Transports Eau

Guinée- Soudan 6 000 1 500 1 500

20 000
Bissau du Sud Ethiopie 17 700 5 100
Guinée Bénin 4 000 1 000
Ghana
Côte Cameroun Somalie 10 000
d’Ivoire Guinée République 2 000 500
Kenya
Les cinq premiers équatoriale démocratique
Ouganda 26 0 0 0 143,1 0 18,1 14,7
Etats africains Gabon du Congo 0
Tanzanie
emprunteurs de la Chine 2000 2016 2022 2000 2016 2022 2000 2016 2022
République Seychelles
du Congo
Angola Comores
45 Angola
Zambie Un partenariat ambigu
Maurice
La Chine est moins un investisseur Captation des ressources africaines
14,1 Ethiopie qu’un prestataire de services Importation de minéraux et de métaux, en milliards de dollars
Zimbabwe
En milliards de dollars, en 2022
9,7 Kenya
9,1 Zambie 37,1 50
Mozambique
8,9 Egypte
Afrique 40
du Sud Eswatini
Répartition de la dette extérieure africaine
Par prêteur, en pourcentage du total de la dette 30

15 Chine
20
France
Union européenne
10
10 Etats-Unis
Etats-Unis 8,7 % 0

5
4,9 2000 2005 2010 2015 2020 2022
Royaume-Uni
Infographie : Le Monde, Iness Debbouza, Victoria Denys
2,2 %
Sources : Chinese Loans to Africa Database ; Banque mondiale ;
Chine 1,6 % Contrats livrés Investissements Thierry Pairault, « Afrique-Chine : des ressources naturelles, des
0 0,9 %
clés en main directs marchés et des votes », Géostratégiques n° 60, 2023
1970 1980 1990 2000 2010 2020

que, mais aussi mal conçue. La preuve, l’an-
cien chemin de fer colonial qu’elle est censée
remplacer a repris du service. »
Pour autant, « si certains projets sont pro-
blématiques, il y en a des centaines dont on
ne parle jamais car ils se sont bien passés,
nuance Deborah Brautigam, directrice
du China Africa Research Initiative, de l’uni-
versité américaine Johns-Hopkins. Ils ont
globalement eu un effet positif sur la crois-
sance comme sur d’autres aspects tels que
l’accès à l’énergie. Et leur remboursement
n’est pas un sujet ». La Chine est d’ailleurs
loin d’être la seule responsable de l’endette-
ment africain : selon le FMI, seulement 6 %
des emprunts souverains en Afrique subsa-
harienne lui sont dus, tandis que la part du
lion revient aux créanciers privés, domesti-
ques ou internationaux.
« CAPITAL RÉPUTATIONNEL »
Pékin n’en joue pas moins un rôle détermi-
nant dans les équilibres financiers du conti-
nent. D’abord pour les pays, comme la Zam-
bie, l’Ethiopie ou le Ghana, ayant demandé à
bénéficier du cadre commun de restructura-
tion de la dette. Cette instance a été mise en
place par le G20 en novembre 2020 pour as-
seoir autour d’une même table la Chine et
les autres prêteurs, essentiellement occiden-
taux, du Club de Paris. Or le processus est la-
borieux, comme l’illustre l’exemple zam-
bien, où les blocages persistent malgré un
accord de principe trouvé en juin 2023, à l’is-
sue d’interminables discussions. Une len-
teur compréhensible, Pékin participant
pour la première fois à l’exercice d’une rené-
gociation collective. Sans compter qu’« il lui
est difficile de faire du bail-out [renflouage]
à l’étranger quand ses propres institutions
financières ont des problèmes », observe une
source proche des discussions.
« Pour préserver son capital réputationnel,
la Chine ne laissera pas tomber les pays en dé-
route : elle est soucieuse de se présenter
comme solidaire de ses frères africains et fi-
nira par faire les gestes qu’il faut, estime tou-
tefois Carlos Lopes, affirmant que c’est la
montée d’un sentiment antichinois en Zam-
bie qui l’a décidée à changer de méthode. Le
risque, en revanche, c’est qu’après cela elle ne
prête plus du tout. » Un vrai casse-tête pour le
continent au moment où toutes ses sources
de financement se tarissent. Piégés par la
flambée des taux d’intérêt, les pays africains
n’ont plus accès aux marchés depuis des
mois, et beaucoup souffrent d’une pénurie
de devises. Cette raréfaction des ressources
complique la donne à court terme – pour le
service de la dette – mais aussi à plus long
terme, compte tenu des gigantesques be-
soins de développement du continent.
« La Chine est venue remplacer l’Europe
après l’ajustement structurel. Mais elle est tel-
lement grosse que seuls les Etats-Unis pour-
raient se substituer à elle, ce que l’on ne voit
pas arriver. Et aucun des compétiteurs, la Rus-
sie, la Turquie ou même l’Inde, ne peut jouer
dans la même catégorie volumétrique », s’in-
quiète Jean-Michel Severino, président d’I&P
(un fonds d’investissement dans les PME
africaines) et ancien directeur (2001-2010) de
l’Agence française de développement. Les ca-
pitales africaines ne souhaitent d’ailleurs
nullement voir les Chinois s’en aller. Avant
d’être élu en 2022, le président kenyan
William Ruto ne cessait de fustiger le fardeau
des emprunts contractés auprès de la Chine
par son prédécesseur Uhuru Kenyatta. En vi-
site à Pékin, en octobre 2023, faisant fi de ses
discours passés, il a réclamé un nouveau prêt
de 1 milliard de dollars pour pouvoir achever
certains chantiers aujourd’hui à l’arrêt.
De même, « il n’y a pas de baisse de l’intérêt
de la Chine pour l’Afrique, insiste Mme Brauti-
Transsion, le « roi » chinois du smartphone sur le continent africain
qu’est donc transsion, ce groupe
chinois entré en 2023 dans le top 5 des
plus gros fournisseurs mondiaux de
smartphones, derrière Samsung, Ap-
ple, Xiaomi et Oppo ? Inconnue dans
les pays occidentaux et même en
Chine, où elle ne vend aucun télé-
phone, l’entreprise, basée à Shen-
zhen, dans le sud de la Chine, a bâti sa
réussite en toute discrétion grâce aux
consommateurs africains. Dès 2017,
neuf ans après avoir commercialisé
son tout premier appareil au Nigeria,
elle a détrôné Samsung pour s’impo-
ser comme le numéro un du télé-
phone mobile sur le continent.
Avec sa population en forte crois-
sance et de plus en plus connectée,
l’Afrique aiguise l’appétit des acteurs
technologiques chinois. Huawei et
ZTE sont aux avant-postes dans la
fourniture des équipements réseaux,
gam. Elle ne se retire pas, mais elle change
EN AFRIQUE, LA CHINE d’approche ». Pendant des années, les prêts
A DEUX OBJECTIFS : souverains ont permis aux entreprises chi-
noises d’entrer sur de nouveaux marchés.
« SÉCURISER DES Du secteur de l’énergie aux télécoms, en pas-
sant par le BTP, elles sont des milliers sur le
RESSOURCES continent, aujourd’hui prêtes à voler de
NATURELLES ET leurs propres ailes. Le « made in China »
monte en gamme et « les Chinois sont pré-
ACHETER DES sents dans tous les appels d’offres publics »,
témoigne un fonctionnaire européen qui a
GOUVERNEMENTS » bourlingué à travers l’Afrique ces deux der-
THIERRY VIRCOULON nières décennies. « Techniquement, leur offre
chercheur associé à l’IFRI est désormais comparable à la nôtre. Mais
comme leurs expatriés acceptent de dormir
dans des cases alors que nous logeons les nô-
tres dans des hôtels climatisés, souvent assez
loin des chantiers, les Chinois emportent la
plupart des marchés », constate-t-il.
Côté chinois, continuer à miser sur le con-
tinent africain importe pour au moins
deux raisons : « Sécuriser des ressources na-
turelles et acheter des gouvernements », ré-
sume Thierry Vircoulon. La stratégie a, jus-
qu’ici, été payante. Hormis l’Eswatini (ex-
Swaziland), plus aucun pays africain n’a de
relations diplomatiques avec Taïwan. Et, à
l’ONU, la Chine peut généralement compter
sur leur soutien. C’est grâce aux voix africai-
et Transsion détient aujourd’hui plus cements pour cartes SIM, afin de pou-
de 40 % du marché africain du smart- voir changer facilement d’opérateur
phone et même plus de 70 % sur le en fonction des offres promotionnel-
segment des téléphones basiques. De les et de la couverture réseau. Les bat-
Lagos à Dar es-Salaam en passant par teries sont particulièrement endu-
Kinshasa, impossible d’échapper à ses rantes et les claviers ont intégré des
trois marques, Tecno, Infinix et Itel, langues africaines comme l’amhari-
dont les logos ornent invariablement que, parlé en Ethiopie, ou encore le
les échoppes des revendeurs. « Trans- swahili et le haoussa.
sion a investi très tôt dans les canaux Surtout, le fabricant propose un rap-
de distribution et s’est montré très ac- port qualité-prix imbattable, notam-
cessible dans les zones urbaines et ru- ment grâce à Itel, sa marque d’entrée
rales », détaille Ramazan Yavuz, ana- de gamme. Un argument essentiel en
lyste pour le cabinet américain IDC. Afrique subsaharienne, où le coût des
appareils les moins chers permettant
Fonctionnalités adaptées d’accéder à Internet représente en
Une stratégie d’occupation du terrain moyenne 25 % des revenus mensuels
doublée d’un effort pour offrir aux des consommateurs, selon GSMA,
utilisateurs africains des fonctionna- l’association internationale des opé-
lités adaptées à leurs besoins. Les télé- rateurs télécoms. Pour autant, l’entre-
phones de Transsion ont ainsi été les prise ne souhaite pas rester canton-
premiers à proposer plusieurs empla- née au statut de fabricant low cost,
nes qu’un Chinois, Qu Dongyu, a été élu à la
tête de l’Organisation des Nations unies
pour l’alimentation et l’agriculture (FAO)
en 2019, contre les candidats présentés par la
France et la Géorgie. Il a été reconduit
en 2023 à l’unanimité.
Si le couple Chine-Afrique se transforme, il
devrait conserver l’une de ses spécificités :
son caractère foncièrement asymétrique. Se-
lon le FMI, le ralentissement chinois risque
d’avoir des incidences profondes sur les PIB
africains. A contrario, l’Afrique ne représente
qu’une part marginale de l’activité chinoise.
Même dans les matières premières, Pékin a
pris soin de diversifier ses sources d’approvi-
sionnement. Ainsi, la Chine est le premier
client du pétrole angolais, mais l’Angola n’ar-
rive qu’au 9e rang de ses fournisseurs, loin
derrière l’Arabie saoudite. « Les relations éco-
nomiques ont été le ballast permettant de sta-
biliser une clientèle politique, conclut Thierry
Pairault, mais la Chine est nettement moins
dépendante du continent que l’inverse. » p
marie de vergès
et frédéric lemaître
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
rappelle M. Yavuz : « Son portefeuille
de produits évolue vers des gammes de
prix plus élevées en Afrique », situées
entre 100 et 200 dollars (de 91 à
182 euros). Son premier smartphone
pliable a été lancé en février 2023.
Confronté à une concurrence qui
s’étoffe sur le continent, le groupe
s’est développé sur d’autres marchés,
comme l’Inde, le Bangladesh et le Pa-
kistan, au pouvoir d’achat plus im-
portant. Mais « le roi du smartphone
en Afrique » (un surnom du fabricant)
reste fermement arrimé à la région
qui l’a vu émerger. Le tout en promet-
tant des innovations, comme cette
« peau magique » dévoilée en
mai 2023 par Tecno, qui recouvre les
téléphones d’un matériau élégant,
censé les protéger contre des tempé-
ratures de plus en plus élevées… p
m. de v.
14 | économie & entreprise
L’industrie de défense française sous pression
La Corée du Sud, Israël et la Turquie font figure de sérieux rivaux pour le complexe militaro-industriel tricolore
L
a France arbore fièrement
la réussite de la base in-
dustrielle et technologi-
que de défense (BITD) :
4 000 entreprises travaillant pour
les armées, dont 450 sont jugées
stratégiques et 600 exportent
dans le sillage d’Airbus, Dassault
Aviation, Nexter, Naval Group,
MBDA, Thales ou Safran. Née dans
les années 1960 de l’ambition
gaulliste d’indépendance, elle
produit presque tous les équipe-
ments militaires, évitant aux for-
ces terrestres, navales et aérien-
nes de les acheter « sur étagère »
aux Américains et aux Européens.
Cette ambition a une faiblesse,
liée au statut de puissance
moyenne de la France : ses ar-
mées offrant un débouché limité,
la BITD doit exporter pour survi-
vre. Et le Rafale pèse lourd avec
ses moteurs Safran, son électroni-
que Thales et ses missiles MBDA :
en 2022, les quatre-vingts avions
de combat de Dassault vendus
aux Emirats arabes unis ont re-
présenté les deux tiers des 27 mil-
liards d’euros d’exportations du
pays, en le portant à la troisième
place mondiale, derrière les Etats-
Unis et la Russie.
« La France est monoproduit.
Sans le Rafale, elle serait margina-
lisée », observe Marc Chassillan,
ingénieur de l’armement et
consultant défense. En recul en
Europe, elle est aussi de plus en
plus dépendante des pays du
Moyen-Orient. Elle peine à vendre
frégates et sous-marins ; ses in-
dustriels ne produisent plus de
chars Leclerc, un échec à l’export.
Les véhicules blindés Jaguar et
Griffon, eux, n’ont trouvé preneur
qu’en Belgique grâce à une étroite
coopération militaire entre Paris
et Bruxelles. Si le canon Caesar est
Nouveau coup dur pour
Boeing et son 737 MAX
Une porte d’un appareil d’Alaska Airlines s’est
détachée en plein vol, peu après le décollage
B oeing n’en a pas terminé
avec les ennuis techniques
sur ses avions. Les immo-
bilisations pour inspection de ses
modèles 737 MAX 9 se sont multi-
pliées ce dimanche 7 janvier dans
le monde, entraînant des dizaines
d’annulations de vols, après l’arra-
chage d’une porte sur un appareil
de la compagnie américaine
Alaska Airlines peu après son dé-
collage de l’aéroport international
de Portland (Oregon). Selon la Na-
tional Transportation Safety
Board, l’agence américaine char-
gée de la sécurité des transports,
une porte s’est ouverte et déta-
chée de la carlingue en plein vol.
L’appareil, qui transportait 171 pas-
sagers et 6 membres d’équipage,
était alors à près de 5 000 mètres
d’altitude. Il a atterri en urgence et
aucune victime n’est à déplorer.
L’Agence fédérale américaine de
l’aviation civile (FAA) a ordonné
l’inspection de tous les appareils
concernés, soit 171 appareils. Il ne
s’agit pas de tous les 737 MAX 9,
mais de ceux qui ont choisi l’op-
tion avec 180 places au lieu de
200 et n’ont donc pas besoin
d’une issue de secours supplé-
mentaire. Celle-ci est masquée et
transformée en hublot.
Aux Etats-Unis, cela ne concerne
que les compagnies United Airli-
nes et Alaska Airlines, et à l’étran-
ger, notamment Turkish Airlines,
Aeromexico ou la compagnie pa-
naméenne Copa Airlines. L’Agence
européenne de sécurité aérienne a
indiqué qu’elle suivrait les recom-
mandations américaines, tout en
ajoutant que cela ne devrait pas
avoir d’incidence, aucun opéra-
0123
MARDI 9 JANVIER 2024
très demandé, Nexter ne peut ré- tut français des relations interna- coopération construite pendant se maintenant à la pointe des
pondre à toutes les demandes. tionales. La constitution d’une
« La France est de nombreuses années » par deux technologies. « La France restera
Dans l’armement terrestre, BITD est un enjeu de souveraineté monoproduit. pays inquiets d’un repli du para- dans le peloton de tête avec une
« l’offre mondiale est devenue plé- stratégique pour elle aussi. Elle pluie protecteur américain. « C’est nouvelle gamme d’équipements »,
thorique », constate M. Chassillan. produit beaucoup pour son armée
Sans le Rafale, une opération gagnant-gagnant, juge le chercheur de l’IFRI.
Des exportateurs de second rang de masse. L’exportation lui garan- elle serait remarque Renaud Bellais, codi- La guerre en Ukraine a fait appa-
pointent le bout du canon (Emi- tit de la rentabilité, et Ankara veut recteur de l’Observatoire de la dé- raître une nouvelle contrainte : le
rats arabes unis, Brésil, Afrique mordre sur le marché européen,
marginalisée » fense de la Fondation Jean Jaurès. calendrier de livraison et la dispo-
du Sud, Egypte…), mais les poids comme la Corée du Sud. » Israël et MARC CHASSILLAN La Pologne veut des livraisons nibilité des matériels. « Ils tendent
lourds historiques du marché de sa BITD high-tech bénéficient ingénieur de l’armement rapides et une production locale ; à devenir des critères centraux »
la défense s’inquiètent de concur- aussi du réarmement planétaire. et consultant défense la Corée peut prélever sur ses énor- dans la négociation des contrats,
rents plus redoutables : la Corée « Elle a fait une razzia de contrats mes stocks d’armement et inter- répète le ministre des armées,
du Sud, la Turquie et Israël. « [Ces en 2023 et va gagner plusieurs pla- nationalise son industrie. » Sébastien Lecornu. Car le risque
acteurs] bénéficient d’une montée ces au classement mondial », dont fre une gamme complète. La délé- La France a fait évoluer sa doc- de marginalisation est réel.
en gamme de leurs produits et elle occupait la 10e place en 2022, gation générale de l’armement trine. A l’instar des Foreign Mili- Sur les 100 milliards d’euros
d’un contrôle export désinhibé », rappelle M. Chassillan. L’Etat hé- du ministère des armées admet tary Sales (« ventes militaires à d’achats d’armement des pays de
souligne le rapport 2023 du gou- breu vend son obusier de 155 mm en outre que la France a raté les l’étranger ») des Américains, « une l’Union européenne conclus en-
vernement au Parlement sur les Atmos, des tourelles téléopérées, « offset », ces compensations en nouvelle logique de partenariat tre le début du conflit en Ukraine
exportations d’armes. des missiles antichars, des systè- production locale et en transferts stratégique d’Etat à Etat se met en et l’été 2023, 78 % l’ont été à des
mes antiaériens ou de protection de technologies. Elle a longtemps place », avec des dimensions mili- industriels non européens, les
Réarmement planétaire active des blindés. privilégié l’emploi sur le territoire taire, diplomatique et économi- Américains en raflant 63 %, a cal-
Quand la Pologne a commandé à L’Hexagone conserve des points national et rechigné à transférer que, relève M. Péria-Peigné en ci- culé Jean-Pierre Maulny, directeur
la Corée du Sud 1 000 chars K2, forts : missiles, satellites d’obser- des savoirs aux clients étrangers, tant la Grèce, l’Inde et les Emirats. adjoint de l’Institut de relations
500 obusiers K9, des centaines vation… Thales reste une réfé- alors que ces concessions étaient Elle doit permettre de structurer internationales et stratégiques ;
de missiles et cinquante avions rence dans les activités cyber, et devenues un passage obligé pour une offre de long terme pour ven- dans les 22 % restant aux Euro-
FA-50, en 2022, les industriels du surtout les radars. Mais la France décrocher de gros contrats. dre plusieurs types d’armements péens, Paris n’en a décroché que
Vieux Continent ont été surpris, accuse un énorme retard pour les Varsovie a vu dans l’accord avec au même pays (avions, hélicoptè- 12 %, soit 2,5 milliards d’euros. p
sans pouvoir riposter. Dans une drones, alors que la Turquie en of- Séoul « l’aboutissement d’une res, frégates, satellites…), tout en jean-michel bezat
Europe qui avait écarté le scéna-
rio d’un conflit de haute intensité,
l’outil industriel s’est atrophié.
L’industriel coréen Hanwha rap-
pelle, de son côté, que son pays
est « prêt pour la guerre » depuis
l’armistice de 1953 avec la Corée
du Nord. Séoul fournit des maté-
riels aux standards de l’OTAN à
des prix compétitifs. Quand on
peut avoir deux K2 pour le prix
d’un Leopard 2, le choix est vite
fait. A la 31e place des exporta-
teurs en 2000, la Corée occupait
la 9e en 2022, selon le Stockholm
International Peace Research Ins-
titute, et elle vise la 4e en 2027.
« Cette ambition exportatrice est
partagée par la Turquie [12e expor-
tateur mondial en 2022], note Léo
Péria-Peigné, chercheur à l’Insti-
teur en Europe n’utilisant ce mo-
dèle avec les options techniques
concernées. « Nous soutenons la
décision de la FAA de réclamer une
inspection immédiate des 737-9 de
même configuration que l’appareil
incriminé », a réagi Boeing dans
une déclaration transmise à
l’Agence France-Presse.
Problèmes sur le fuselage
L’incident intervient après une sé-
rie de problèmes techniques et
deux crashs ces dernières années
pour le 737 MAX. Les accidents, qui
ont fait 346 morts en octobre 2018
et mars 2019, ont entraîné le main-
tien au sol de tous les appareils du-
rant vingt mois et l’imposition de
changements dans le système de
contrôle en vol. Une catastrophe
économique pour l’avionneur
dont le 737, rival de l’Airbus A320,
est le best-seller. A la fin décembre,
Boeing avait livré au total plus de
1 370 exemplaires du 737 MAX et
son carnet de commandes attei-
gnait plus de 4 000 unités.
Récemment, Boeing a dû ralen-
tir ses livraisons à cause de problè-
mes sur le fuselage, en particulier
sur la cloison étanche arrière de
l’appareil. Ce problème, comme
celui des portes-hublot, trouve sa
source chez l’un de ses principaux
sous-traitants, Spirit AeroSys-
tems, qui fabrique les fuselages et
autres parties des avions Boeing.
Un porte-parole de la société a
confirmé au New York Times que
les portes de l’avion d’Alaska Airli-
nes incriminé avaient été posées
dans l’usine Spirit AeroSystems
de Wichita (Kansas). p
philippe escande

0123
MARDI 9 JANVIER 2024
A Creil, dans l’Oise, la piste de l’énergie solaire
L’ancien aérodrome doit accueillir environ 350 000 panneaux photovoltaïques au cours des deux ans à venir
REPORTAGE
creil (oise) - envoyé spécial
P
our décoller, la filière
française de l’énergie
solaire compte em-
prunter le chemin d’un
ancien aérodrome. A ce jour, sur
le site désaffecté depuis 2016, il
n’y a pas encore de panneaux
photovoltaïques. La vaste éten-
due, grande comme à peu près
350 terrains de football, court sur
trois communes du départe-
ment de l’Oise : Creil, la princi-
pale, mais aussi Verneuil-en-Ha-
latte et Apremont. Ici sont censés
se déployer, au cours des deux
prochaines années, quelque
350 000 panneaux.
Avec environ 200 mégawatts-
crête de puissance maximale, la
future centrale promet de deve-
nir la deuxième plus importante
du pays, derrière celle, déjà
en service, de Cestas (Gironde).
De quoi alimenter en électricité
l’équivalent annuel de la consom-
mation de 85 000 foyers, selon
Photosol, développeur de ce pro-
jet et filiale de Rubis, un groupe
jusque-là spécialisé dans les hy-
drocarbures. Particularité : cette
ancienne piste servait autrefois
à la base militaire de Creil (base
aérienne 110, selon la numérota-
tion nationale), dont les activités
se poursuivent toujours sur une
parcelle voisine, essentiellement
autour du renseignement mili-
taire et de l’imagerie spatiale.
« Enjeux environnementaux »
Le terrain désaffecté appartient
d’ailleurs toujours au ministère
des armées, qui l’a mis en loca-
tion. Contacté, le ministère ne
précise pas le montant du loyer
qu’il s’attend à percevoir au total.
L’autorisation d’occupation du
domaine public porte sur une du-
rée de trente ans, jusqu’en 2050.
L’ancienne piste trace une voie
possible pour l’énergie solaire,
qui a besoin de place. « Notre en-
treprise cherche en priorité » des
zones artificialisées au préalable,
confirme Antoine Dubos, direc-
teur du développement de Pho-
tosol. De prime abord, plutôt que
d’avoir à rogner sur des terres
agricoles, réhabiliter un terrain
dégradé peut ainsi éviter certains
conflits d’usage. « Foncier dé-
gradé, délaissés routiers, ferroviai-
res ou fluviaux, grandes toitures
et parkings » : dans sa stratégie
française pour l’énergie et le cli-
mat, mise en consultation depuis
novembre 2023, le gouverne-
ment énumère ces espaces pour
y privilégier le déploiement du
photovoltaïque.
Pour autant, même sur des sites
artificialisés, tout chantier sup-
pose du temps. Souvent plus que
prévu. Le temps de trouver « un
point d’équilibre », sans jamais
satisfaire complètement tout le
monde, concède M. Dubos. « Ces
sites présentent généralement des
enjeux environnementaux com-
plexes, du fait qu’ils sont souvent
inexploités depuis des années. Ce
économie & entreprise | 15
Plutôt que d’avoir
à rogner sur des
terres agricoles,
réhabiliter un
terrain dégradé
peut éviter
certains conflits
d’usage
qui limite la zone d’implantation,
voire empêche l’émergence d’un
quelconque projet. »
Dans le cas présent, des prairies
bordent l’ancienne piste, à proxi-
mité d’un parc naturel régional.
L’enquête publique, étape obliga-
toire, a rappelé l’existence de cer-
taines espèces d’oiseaux ou de
végétaux. Pour en tenir compte,
le maître d’œuvre a revu ses chif-
fres à la baisse. Sur les 253 hecta-
res de la zone au total, il compte
désormais en exploiter 134 pour
y dresser ses installations, et non
plus 180. Le coût global est
aujourd’hui estimé à environ
110 millions d’euros, en majeure
partie pour la construction en
tant que telle (panneaux en pro-
venance de Chine, onduleurs,
transformateurs, etc.), puis pour
le raccordement au réseau élec-
trique. Cependant, avant tout
cela, depuis octobre 2023, l’heure
est d’abord à la dépollution dite
« pyrotechnique ». Des équipes
de déminage, qui s’affairent en
orange fluo, ont déjà fait une dé-
couverte d’environ une demi-
tonne. Une bombe trouvée sous
terre, à un petit mètre de profon-
deur, vestige vraisemblable de
bombardements alliés pendant
la seconde guerre mondiale.
La société Deminetec devra in-
terrompre ses travaux du 1er mars
au 31 juillet. « Il s’agit de la période
de reproduction et de nidification,
la plus sensible pour l’avifaune »,
précise Sophie Jacquot, cheffe de
projet pour Photosol. Le début de
la production d’électricité est
prévu pour la fin de l’année 2024,
avant le plein régime à partir
de 2026.
Çà et là, le long d’une route
départementale, l’ancien aéro-
drome compte encore des han-
gars et autres bâtiments. La plu-
part seront détruits, mais pas le
dépôt d’armes et de munitions
PERTES & PROFITS | PROSPECTIVE
p a r p h il ip p e e s c a nde
Cinq raisons
d’espérer pour 2024
L’homme oscille toujours entre
pessimisme et optimisme, au gré
de ses humeurs. Jamais à court
de paradoxes, les gourous du ma-
nagement ont détourné la phrase
du révolutionnaire Antonio
Gramsci, qui préconisait le pessi-
misme de l’intelligence (de la ré-
flexion) allié à l’optimisme de la
volonté (de l’action). Volontaires,
tentons d’imaginer 2024 comme
porteuse de bonnes surprises.
Après avoir enchaîné une crise
sanitaire historique, une infla-
tion record, un cataclysme éner-
gétique, sans oublier des désor-
dres climatiques et géopolitiques
exceptionnels, il ne sera pas trop
difficile de faire mieux. Prenons
les cinq chantiers que nous héri-
tons de la défunte année 2023.
Le premier est celui de l’infla-
tion. Contre la prédiction de la
plupart des économistes et des
analystes, celle-ci s’est calmée
plus vite que prévu, passant en
Europe de plus de 10 % fin 2022 à
moins de 3 % en ce début de 2024.
Les optimistes avaient raison :
la hausse des prix était bien
conjoncturelle – due à l’envolée
des coûts de l’énergie et à la
guerre en Ukraine –, et non struc-
turelle. La Banque centrale euro-
péenne, qui avait soutenu cette
idée avant de repartir dans l’autre
sens, serait inspirée de baisser
ses taux d’intérêt au printemps,
afin de soulager une économie
continentale en probable réces-
sion, sans attendre que les
Etats-Unis lui montrent la voie.
Ce serait une bonne surprise.
Le deuxième chantier est celui
de l’emploi. Nonobstant, là en-
core, l’avertissement des Cassan-
dre, le marché se tient bien en
Europe et même en France, mal-
gré l’augmentation des salaires,
la baisse de la productivité et la
hausse du taux d’activité des se-
niors, notamment dans l’Hexa-
gone. 2024 devrait le confirmer.
La troisième bonne nouvelle
pourrait venir de la transition
énergétique. L’année 2023 a été
spéciales : promesse a été faite de
conserver les murs, pour l’instant
en piteux état, à l’intérieur des-
quels des militaires ont assemblé
l’arme de dissuasion nucléaire,
dans les années 1960.
En 2018, sur l’ensemble du pays,
le ministère des armées promet-
tait de mettre à disposition plus
de 2 000 hectares pour des pan-
neaux solaires avant 2025. Con-
tacté par Le Monde, le plus gros
propriétaire foncier de l’Etat an-
nonce avoir finalement ramené
cet objectif à 1 250 hectares, « à
l’issue des appels à manifestations
d’intérêt organisés auprès des
entreprises du secteur ».
« La proximité de panneaux
solaires ne changera strictement
rien au fonctionnement de notre
base aérienne en activité, assure
le commandant du site militaire
de Creil, le colonel David Sécher.
Si ce n’est qu’elle aura l’avantage
d’ajouter un obstacle supplémen-
taire à une éventuelle pénétration
par le nord. »
A terme, selon les projections
disponibles, l’exploitation de la
future centrale (maintenance et
suivi de production) nécessitera
une dizaine d’emplois à temps
plein. Pas grand-chose comparé
aux deux milliers de personnes
travaillant à l’intérieur de la base
voisine. p
adrien pécout
celle de la peur chinoise sur
les voitures électriques et des
lamentations sur les difficultés
de l’éolien. Cette année, Renault
et Stellantis vont monter en
puissance, avec des modèles plus
accessibles financièrement et
soutenus par les nouvelles aides
de l’Etat taillées sur mesure.
Le cap des 100 000 bornes
de recharge a été franchi en
août 2023, dix fois plus que
le nombre de stations-service.
L’angoisse de la panne s’éloigne
à grand pas. 2024 sera l’année
de la bascule vers l’électrique.
Incertitude géopolitique
Le quatrième chantier, au sens
propre du terme, est celui des
Jeux olympiques de Paris
(26 juillet-11 août). Au-delà
des polémiques de l’automne
2023 sur les transports, ce sera
une occasion exceptionnelle
de faire rayonner l’image de
la France et de donner un peu
de fierté à sa population.
Le dernier défi est le plus
incertain, c’est la géopolitique.
2024 est suspendue à la situation
au Proche-Orient, à la poursuite
de la guerre en Ukraine et à un
nombre record d’élections im-
portantes dans le monde, à com-
mencer par celle du futur prési-
dent des Etats-Unis. De celle-ci
dépendra une bonne partie de
l’équilibre de la planète et,
partant, de son économie. La
bonne nouvelle ici est que, dans
l’épreuve, les entreprises françai-
ses et européennes ont amélioré
la résilience de leurs chaînes
d’approvisionnement.
Chacun de ces défis peut être
analysé sous l’angle pessimiste.
L’inflation qui résiste et affaiblit
entreprises et particuliers, le
chômage qui repart, la transition
énergétique qui marque le pas,
les trains qui n’arrivent pas,
la géopolitique qui s’emballe…
Mais partir à la bataille en se di-
sant qu’on va la perdre n’a jamais
forgé de grandes victoires. p
16 | planète
Le principal lac nord-irlandais sévèrement pollué
Les algues toxiques prolifèrent dans le lough Neagh, la plus grande réserve d’eau douce du territoire
REPORTAGE
toome (irlande du nord) -
envoyée spéciale
L
a surface du lough Neagh,
la plus grande étendue
d’eau douce d’Irlande
(392 km2) est frisée de va-
gues. Une tempête traverse l’île,
et aucun pêcheur ne s’est risqué
sur l’eau depuis Toome, un village
du comté d’Antrim disposant
d’un accès au lough (prononcer
« lock »), situé en Irlande du Nord,
cerné de zones marécageuses.
Entre les herbes aquatiques, son
eau est brune.
« Fin octobre [2023], il y avait en-
core plein d’algues toxiques et cela
sentait fort, comme une fuite de
gaz. Avec la fraîcheur et les vents
de l’automne, les algues ont dis-
paru », explique Gerard McCourt,
pêcheur d’anguilles sur le lough
Neagh, depuis trente ans. L’été
2023, il a été témoin de la plus
massive prolifération d’algues
bleu-vert (« blue-green algae ») –
des bactéries d’apparence végé-
tale appelées « cyanobactéries » –
jamais observée sur ce lac. Or, il
fournit 40 % de l’eau potable d’Ir-
lande du Nord et héberge la plus
importante pêcherie commer-
ciale d’anguilles d’Europe.
Des images satellites du service
européen Copernicus ont montré
l’étendue alarmante de la pollu-
tion du lough Neagh. Présentes
naturellement dans les eaux dou-
ces, les cyanobactéries produi-
sent des toxines quand elles proli-
fèrent, dangereuses pour les hu-
mains et les animaux (les chiens
sont très vulnérables). Louise Tay-
lor, autre riveraine du lough
Neagh et fondatrice de l’associa-
tion Love our Lough (« aimons
notre lac ») raconte avoir arrêté de
s’y baigner et ne plus boire l’eau
du robinet. « Je n’ai pas confiance
dans NI Water [l’unique compa-
gnie de retraitement des eaux
nord-irlandaise]. Elle dit que l’eau
est propre à la consommation
même si elle a un goût et une
odeur terreuse. Mais où sont ses
données sur la qualité de l’eau, in-
terroge la militante rencontrée
à Toome. L’entreprise a-t-elle
adapté ses méthodes de traite-
ment depuis la pollution du
lough ? On n’en sait rien du tout. »
Les clichés du lough Neagh et la
mobilisation des riverains provo-
quent depuis l’été 2023 une bru-
tale prise de conscience. Jus-
qu’alors, médias et politiques lo-
caux concentraient leur attention
sur un fragile processus de récon-
Les paillettes sont en voie d’être interdites dans l’Union européenne
Pour réduire la pollution aux microplastiques, l’UE bannit progressivement ces particules brillantes, à commencer par celles dites « libres »
E taient-ce les dernières fêtes
de fin d’année avec décora-
tions et maquillage à
paillettes ? Après six années de
discussions, c’est officiel : les
paillettes dites « libres » seront
progressivement interdites au
sein de l’Union européenne (UE).
La mesure, entrée en vigueur le
17 octobre 2023, mais dont l’appli-
cation sera graduelle, n’en finit pas
d’agiter la Toile, qui tantôt applau-
dit, tantôt s’inquiète de cette déci-
sion. Sam Dylan, un influenceur
allemand de 32 ans, a exprimé sa
panique au tabloïd d’outre-Rhin
Bild : « Dans mon monde, tout doit
briller. » L’ancien candidat de télé-
réalité raconte avoir acheté pour
180 euros de paillettes libres, afin
d’anticiper leur disparition. « L’UE
nous retire les dernières étincelles
de glamour », s’agace Luca Valen-
tino, une autre star allemande des
réseaux sociaux.
Cette mesure s’inscrit dans le
plan européen Zéro pollution,
Des militants écologistes sur la plage de Ballyronan, en Irlande du Nord, le 17 septembre 2023. LIAM MCBIRNEY/PRESS ASSOCIATION IMAGES/MAXPPP
ciliation, vingt-cinq ans après les
accords de paix du Vendredi saint
ayant mis fin à la guerre civile en-
tre catholiques et protestants. Les
sujets environnementaux pas-
saient à l’arrière-plan dans une
province concentrée sur son dy-
namisme économique, où l’agri-
culture emploie encore 2,2 % de la
population active, contre 0,8 %
dans le reste du Royaume-Uni.
Réceptacle des eaux usées
« Les raisons de cette pollution re-
montent à plusieurs décennies »,
selon Mark Emmerson, biologiste
à la Queen’s University de Belfast,
le lough Neagh étant le réceptacle
des eaux usées des habitations
alentour, mais, surtout, de trop
grandes quantités de phosphates
et d’azote résultant de l’intense
activité agricole environnante.
« Les agriculteurs nord-irlandais
sont autorisés à épandre le purin
dans les champs. Une partie de ces
nutriments se retrouve dans les
cours d’eau et le lough. Et ce
d’autant que les précipitations ont
été intenses cet été », explique l’ex-
pert. Ces nutriments peuvent ex-
pliquer la prolifération des al-
avec l’objectif de réduire la pollu-
tion des microplastiques de 30 %
d’ici à 2030. Les producteurs peu-
vent écouler les stocks existants,
ils n’auront néanmoins pas la
possibilité d’en produire de nou-
veaux. Ces particules scintillan-
tes, très prisées dans les festivals
de musique et célébrations, sont
pour la plupart composées de pe-
tits morceaux de plastique mesu-
rant moins de 5 millimètres de
long, recouverts d’une couche
vernie d’aluminium.
Présents dans le sang
Il suffit d’avoir déjà malencon-
treusement renversé un pot de
paillettes en préparant un dégui-
sement de carnaval ou un ma-
quillage de réveillon pour savoir
que le nettoyage de ces fragments
relève de l’impossible. C’est assez
similaire pour l’environnement,
dans lequel ces microplastiques
se déversent sans pouvoir être fil-
trés ni collectés. Océans, cours
gues, tout comme le réchauffe-
ment climatique, souligne Mark
Emmerson, la température de la
surface de l’océan en Atlantique
Nord ayant été historiquement
élevée cet été, augmentant l’hu-
midité dans l’air et les précipita-
tions, donc le drainage des sols.
L’abondance de la moule zébrée
dans le lac, une espèce invasive,
peut avoir amplifié la floraison :
« Ces coquillages ingèrent les mi-
cro-organismes et filtrent l’eau du
lough mais il semble qu’ils ne digè-
rent pas les cyanobactéries », ex-
plique Mark Emmerson.
Les rayons du soleil pénétrant
plus facilement dans le lac aux
eaux filtrées, la photosynthèse
des algues bleu-vert est encore
plus stimulée. « Le risque est
grand que cette pollution revienne
d’une année sur l’autre. Ce que
nous observons dans le lough
Neagh est un phénomène qui
pourrait arriver ailleurs en Europe
du Nord », ajoute l’universitaire.
La présence des cyanobactéries a
été décelée dans le comté de Fer-
managh et sur des plages du nord
de la province. Elles ont aussi pro-
liféré en Ecosse, sur le vaste loch
d’eau, sols, air, alimentation, eau
potable s’en retrouvent parse-
més, causant de graves dangers
notamment pour la biodiversité.
Plus précisément, selon la Com-
mission européenne, l’interdic-
tion concerne « toutes les particu-
les de polymères synthétiques
de moins de 5 millimètres organi-
ques, insolubles et résistants à la
dégradation ».
Les microplastiques n’ont pas
seulement des conséquences né-
fastes sur l’environnement, ils en
ont aussi sur la santé humaine.
Une étude britannique d’avril
2022 démontre que ce type de
particules était présent dans les
poumons de patients opérés,
après avoir été identifié dans le
sang de donneurs anonymes il y
a quelques années par des cher-
cheurs néerlandais.
Au-delà des paillettes libres,
d’autres produits vont être pro-
gressivement visés : les gomma-
ges pour la peau ou soins exfo-
Lomond et même dans le loch
Eck, en apparence si sauvage,
dans la région d’Argyll et Bute.
Gerard McCourt fait un lien di-
rect entre la pollution du lough et
la raréfaction des anguilles : « Les
moules zébrées mangent les mi-
cro-organismes aux dépens des
mouches du lough Neagh. Ces in-
sectes locaux ont presque disparu
alors que les petites anguilles s’en
nourrissaient. Cet été, il n’y avait
plus d’anguilles à pêcher dès la fin
juillet alors que jusqu’alors, on en
pêchait jusqu’à Halloween. J’ai ar-
rêté de vivre de la pêche, ce n’est
plus possible quand vous avez une
famille et un emprunt immobi-
lier », déplore-t-il.
Les solutions ne sont pas sim-
ples : il est difficile de se débarras-
ser des espèces invasives et il fau-
drait revoir en profondeur les
modèles agricoles locaux, intro-
duire de la polyculture pour
mieux fixer les nutriments dans
le sol (alors que l’Irlande du Nord
pratique essentiellement l’éle-
vage). « Contrairement au reste du
Royaume-Uni, l’Irlande du Nord ne
possède pas d’agence indépen-
dante de l’environnement, c’est
Les
microparticules
ont des
conséquences
néfastes sur
l’environnement,
mais aussi sur
la santé humaine
liants, à cause des microbilles
de plastique qu’ils contiennent,
mais aussi des dentifrices, gels
douche, vêtements, jouets, déter-
gents, vernis à ongles, ou même,
dans quelques années, les petites
billes que l’on peut trouver sur les
terrains sportifs synthétiques.
L’interdiction ne s’applique pas
« aux paillettes-microplastiques
fabriqués à partir de matériaux
inorganiques naturels, biodégra-
dables ou solubles dans l’eau ». Les
DAERA [Department of Agricul-
ture, Environment and Rural Af-
fairs], le ministère de l’agriculture,
qui est responsable de la protec-
tion du lough, mais sa priorité est
la production agricole », déplore
John Barry, spécialiste d’écologie
politique à l’université Queen’s
de Belfast.
Revoir les modèles agricoles
Les militants écologistes repro-
chent au ministère de l’agricul-
ture de ne pas mener d’études
suffisantes sur la santé du lac.
« Nous avons besoin d’un centre
de recherche indépendant pour
surveiller le lough », insiste Louise
Taylor. Celui de l’université d’Uls-
ter a fermé il y a plus d’une décen-
nie. « Le lough Neagh est en train
de mourir, mais le ministère de
l’agriculture est menotté aux lob-
bys agricoles, il continue à subven-
tionner les élevages de porcs et de
poulets », accuse aussi James Orr,
directeur de l’ONG Friends of the
Earth Northern Ireland. En outre,
Stormont, l’Assemblée nord-ir-
landaise, a été dissoute en fé-
vrier 2022 en raison du refus du
DUP, l’un des deux principaux
matériaux inorganiques, comme
le verre par exemple, ne contien-
nent pas de carbone, contraire-
ment aux matériaux organiques
tels que le plastique, dont sont
constituées nombre de paillettes
traditionnelles.
Un porte-parole de la Commis-
sion européenne contacté par
Le Monde précise qu’en ce qui
concerne les particules accolées à
des objets, « l’interdiction ne s’ap-
plique qu’aux objets décoratifs gla-
cés tels que les décorations de Noël
ou les chapeaux de fête, dont les
paillettes se détachent lors d’une
utilisation normale ». D’après la
Commission, ces mesures de-
vraient empêcher « le rejet d’envi-
ron un demi-million de tonnes de
microplastiques ».
Mais inutile d’imiter Sam Dy-
lan, l’influenceur allemand. Les
fards à paupières irisés ou les
gommages pour la peau ne ris-
quent pas de quitter les rayons
tout de suite. Chaque secteur bé-
0123
MARDI 9 JANVIER 2024
Les clichés du lac
et la mobilisation
des riverains
provoquent
depuis l’été 2023
une brutale prise
de conscience
partis de la province (unioniste,
probritannique), de participer au
gouvernement régional à cause
d’un différend sur le statut de l’Ir-
lande du Nord post-Brexit. De-
puis, cette dernière fonctionne
sans exécutif ni Parlement et ce
sont des fonctionnaires qui gè-
rent les affaires courantes, ce qui
rend difficile toute action déci-
sive pour protéger le lough.
Enfin, peu de partis se préoccu-
pent d’environnement : les Verts
restent très minoritaires et le der-
nier ministre de l’agriculture en
poste, Edwin Poots, un membre
du DUP, a été critiqué pour avoir
douté de la réalité du change-
ment climatique. Seul le Parti tra-
vailliste social-démocrate ré-
clame des mesures d’urgence et
suggère le rachat du lough par les
pouvoirs publics. Le lit et les
abords du lac sont propriété d’un
aristocrate britannique, Nicholas
Ashley-Cooper, comte Shaftes-
bury. Ce dernier n’a pas refusé la
vente sur le principe, mais
aucune négociation n’a encore
pu s’engager. Et Londres a refusé
de venir à la rescousse : la pollu-
tion du lough est « intolérable », a
récemment jugé Steve Baker, le
secrétaire d’Etat à l’Irlande du
Nord de Rishi Sunak, mais elle
n’est « pas de la responsabilité »
du gouvernement britannique.
« La situation sur le lough Neagh
est extrêmement préoccupante »,
reconnaît un porte-parole du dé-
partement nord-irlandais de
l’agriculture. « Un panel d’experts
a été réuni afin d’établir des re-
commandations pour améliorer
la qualité de l’eau après les détec-
tions d’algues bleues cet été. Le mi-
nistère étudiera toutes les options
proposées, sachant qu’elles de-
vront être appréciées dans le con-
texte de la forte contrainte s’exer-
çant sur les budgets publics et à
l’aune des priorités du futur exécu-
tif régional [lorsqu’un accord de
gouvernement aura enfin été
trouvé] », ajoute ce porte-pa-
role. p
cécile ducourtieux
néficie d’une latitude et d’un
temps d’adaptation pour se tour-
ner vers des solutions de produc-
tion plus respectueuses de l’envi-
ronnement. Par exemple, les pro-
duits de nettoyage ont cinq ans
pour se conformer. Les granulés
de terrains de sport synthétiques
auront quant à eux huit ans, et
cela va jusqu’à douze ans pour
l’industrie cosmétique.
Les particules ne contenant pas
de plastique, biodégradables et
d’origine naturelle ne sont pas
concernées par l’interdiction.
Certaines entreprises ont déjà in-
vesti ce marché. Pourtant, une
étude de chercheurs de l’univer-
sité britannique Anglia-Ruskin
datant de 2020 suggère que ces
paillettes éco-friendly pourraient
elles aussi affecter négativement
l’environnement, certaines à base
de plantes pouvant favoriser la
prolifération d’espèces invasives
dans les cours d’eau. p
ynès khoudi
0123
MARDI 9 JANVIER 2024 carnet | 17
Mme Martine Aubry, Dalila Keltoum Mechakra,
sa ille son épouse, Concert Conférences
Et M. Jean Louis Brochen,
son gendre, François, Didier, Fadhel et Alexandre,
en vente Le Carnet Mme Clémentine Aubry, ses enfants
sa petite-ille Ainsi que ses petits-enfants,
actuellement et M. Edouard Fouré, Ses arrière-petits-enfants
Augustin et Olympe,
Vous pouvez nous faire parvenir Et toute sa famille,
K En kiosque vos textes soit par e-mail :
ses arrière-petits-enfants,
Mme Jacqueline Housseaux,
carnet@mpublicite.fr M. Xavier Aubry font part du décès du
et Mme Françoise Letourneux,
HORS-SÉRIE
(en précisant impérativement Docteur Marc Bodiot,
La Chaire Grands enjeux
votre numéro de téléphone et son médecin et ami, professeur L’Association A4 stratégiques contemporains,
votre éventuel numéro d’abonné Michel MARTINI, organise un concert caritatif, dirigée par Louis Gautier,
L’HISTOIRE DU
ou de membre de la SDL) ont la douleur de faire part du décès
de
ancien interne pour recueillir des fonds
ain de permettre la détection
professeur à Paris 1
Panthéon-Sorbonne
PROROCHE
CHE ORIENT
des Hôpitaux de Paris,
soit sur le site : précoce chez les bébés
M. Jacques DELORS, ancien professeur vous invite à son cycle
10 000 ans de civilisation
https://carnet.lemonde.fr présentant des troubles du spectre
ancien président de l’université d’Alger, de l’autisme, dès la crèche. de conférences 2024
L’équipe du Carnet reviendra vers de la Commission européenne, ancien chef de service sur le thème :
ÉDIT ION
vous dans les meilleurs délais ancien ministre
20 23
de l’Economie et des Finances, du CHU de Douéra, Inscrivez-vous vite ! « Confrontations
pour vous confirmer la parution.
Comprendre le présent à la lumière du passé

citoyen d’honneur Tipaza (Algérie), et recompositions stratégiques »

Hors-série de l’Union européenne, Le 12 janvier 2024, à 20 h 30,
survenu le 28 décembre 2023, alors salle Cortot, 78, rue Cardinet, Paris 17e,
carnet@mpublicite.fr survenu à Paris, à son domicile, le avec Clémence Guerrand,
et à la Leçon inaugurale prononcée
https://carnet.lemonde.fr 27 décembre 2023, dans sa quatre- âgé de quatre-vingt-dix-huit ans. par le général d’armée
pianiste internationale.
vingt-dix-neuvième année. Thierry Burkhard,
100 GRILLES Pour réserver sa place (42 €)
Une cérémonie civile sera célébrée https://a4-autisme.fr chef d’état-major des Armées
AU CARNET DU «MONDE» Après l’hommage national rendu
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 8

par le président de la République le vendredi 12 janvier 2024, à 10 heures, 06 60 19 68 52.

aux Invalides le 5 janvier 2024, la au crématorium de Champigny-sur- le lundi 22 janvier 2024
Décès cérémonie religieuse et l’inhumation Marne, 560, avenue Maurice-Thorez. de 18 heures à 20 heures,
dans la sépulture familiale ont eu Prix de thèse
Paris. Strasbourg. Toulaud. lieu dans la plus stricte intimité, le
6 janvier, en l’église de Fontaine-la- José Reinhardt, Centre Sorbonne,
Mme Marie-José Badel, Gaillarde (Yonne). son épouse, 17, rue de la Sorbonne,
née Roux, Kalypso et Dimitri,
son épouse, à Paris 5e,
Pensées pour son épouse, ses enfants,
Laurence et Romain, amphithéâtre Richelieu.
Magazine n° 8 ses enfants, Naéma, Ari, Ilyas et Daphne,
Marie DELORS, Accueil du public à 17 heures.
Diane et Victor, ses petits-enfants,
née LEPHAILLE,
ses petits-enfants,
Pascal, L’Assemblée nationale
décédée le 5 juin 2020 Programme consultable
HORS-SÉRIE
son gendre, ont la tristesse de faire part du décès décerne
un prix de thèse et inscription obligatoire
Anne-Marie, de
sa sœur, et pour son ils, en droit parlementaire sur le site de la Chaire :
Raymond et Annie, et un prix de thèse https://chairestrategique.
son frère et sa belle-sœur Jean Paul, Stelios NICOLAÏDIS,
en histoire de l’institution pantheonsorbonne.fr
Et toute la famille, neurochirurgien,
40 décédé le 15 février 1982. parlementaire Les conférences seront aussi
directeur de recherche
ont la tristesse de faire part du décès difusées en direct
CARTES La famille remercie tous ceux qui au CNRS, Ain d’encourager et de promouvoir
POUR COMPRENDRE de
UN MONDE FRACTURÉ ont été proches de lui ces dernières la recherche dans des domaines via le site de la Chaire.
M. Pierre-Yves BADEL, années et ses auxiliaires de vie qui survenu le 1er janvier 2024, intéressant directement Inscription obligatoire
ancien élève l’ont accompagné. à l’âge de quatre-vingt-dix ans. le Parlement français, pour recevoir
Hors-série de l’École normale supérieure l’Assemblée nationale le courriel de connexion.
de la rue d’Ulm (1957 L), (Le Monde du 29 décembre.) décerne deux prix de thèse,
professeur honoraire Les obsèques auront lieu au
destinés à distinguer :
de littérature médiévale crématorium du cimetière du Père- • d’une part, une thèse
HORS-SÉRIE

à l’université Paris VIII - Saint-Denis, Les familles Gorges, Sourdille,

Louail, Lachaise, Paris 20e, le mardi 16 janvier, en droit parlementaire français,

L’ATLAS
DES
6 000 ANS 150 CARTES
survenu le 26 décembre 2023.

Les obsèques ont eu lieu dans la

ont la tristesse de faire part du décès
de
à 16 heures. • d’autre part, une thèse
en histoire parlementaire
D’HISTOIRE & INFOGRAPHIES
Toulouse. Venelles. depuis la Révolution française.
plus stricte intimité. Les Mardis de la Philo
Pierre GORGES, Peuvent être présentées les thèses Dès le 9 janvier 2024,
Un culte d’action de grâce aura psychanalyste, Ses enfants,
de doctorat rédigées à 9 h 30, chaque mardi,
lieu le vendredi 12 janvier 2024, à Ses petits-enfants,
14 h 30, au Temple de l’Annonciation, en langue française 9 nouveaux sujets :
survenu à son domicile, Ses arrière-petits-enfants
19, rue Cortambert, Paris 16e. le 31 décembre 2023, et soutenues entre
Et toute la famille Pélegrin, • Le temps et ses avatars,
à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. le 1er janvier 2023
et le 31 décembre 2023. Etienne Klein
Hors-série Son frère, sa belle-sœur,
Ses neveux et nièces « Puisqu’il y a quelque chose font part du décès, survenu dans sa • La valeur des personnes,
Et toute sa famille, plutôt que rien… ». cent unième année, le 1er janvier 2024, Chacun de ces prix de thèse ouvre Nathalie Heinich
de droit à une aide à la publication • Pourquoi se raconte-t-on
ont la douleur de faire part du décès
HORS-SÉRIE

Ventabren. Lyon. Newtown. Sori. versée directement à l’éditeur. des histoires ?

de
Marc PÉLEGRIN, Michel Eltchaninof
Mme Caroline Lanciano-Morandat, Il appartient aux étudiants
M. Philippe BOURG, ingénieur général de l’armement, intéressés de : • L’art de la dispute,
UN LONG CHEMIN son épouse,
VERS L'INFINI
Emilie, Pascal, Chiara, ancien directeur télécharger le dossier de candidature Pierre-Henri Tavoillot
survenu le 1er janvier 2024,
dans sa quatre-vingt-huitième année. ses enfants, de Supaéro et du CERT, sur le site Internet de l’Assemblée • Stoïcisme et épicurisme,
membre de l’Académie nationale, à la page suivante : Pierre Descotes
La cérémonie religieuse se déroulera ont la douleur de faire part de la des technologies http://www2.assemblee-nationale.fr/
mort brutale de • La psychologie de l’individu
le mercredi 10 janvier, à 14 h 30, en et de l’Académie nationale informations-pratiques/bibliotheque-
l’église Saint-Pierre de Montrouge, contemporain, Marcel Gauchet
et-archives#node_8065
Paris 14e. Georges LANCIANO, de l’air et de l’espace, • Spinoza, philosophie du désir
ou bien d’envoyer
inspecteur du travail, correspondant en liberté, Chantal Jaquet
Hors-série un courrier électronique à :
de l’Académie des sciences. prixdethese@assemblee-nationale.fr • Le lien social,
le 2 janvier 2024, à Ventabren.
Musée d'Histoire de Nantes
Nicole CLABAUT-LECABLE, ou bien de s’adresser Jean-Michel Le Lannou
HORS-SÉRIE
Exposition : 14.10.23 - 05.05.24
chevalier L’inhumation a eu lieu le samedi Les obsèques ont eu lieu dans à la division des Archives • La Chine contemporaine,
dans l’ordre national du Mérite, 6 janvier, au cimetière de Ventabren l’intimité familiale le 5 janvier, à et de l’Histoire parlementaire
Comment Marie Holzman, Alain Wang.
(Bouches-du-Rhône). Venelles (Bouches-du-Rhône). de l’Assemblée nationale :
les Mongols nous a quittés le 16 décembre 2023, Les conférences ont lieu
ont changé Direction de la Communication
le monde à l’âge de quatre-vingt-onze ans. N’oublions pas que Georges et de la valorisation patrimoniale, au Centre Sèvres,
a toujours soutenu la cause Famille Pélegrin,
Assemblée nationale,
GENGIS Conformément à sa volonté, elle 35 bis, rue de Sèvres, Paris 6e.
palestinienne. 11, rue Villeneuve, 126, rue de l’Université,
a été incinérée le 29 décembre, dans Pour en savoir plus :

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Jacques Dablanc, Isabelle, Évangéline Tran et Émile ou inédits à votre domicile
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Tran Lefèvre, au vendredi 26 janvier 2024,
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6 janvier, au cimetière du Père-
ont la grande tristesse d’annoncer ont l’immense tristesse de faire part
le décès de leur épouse, mère, grand- Lachaise, Paris 20e.
mère et arrière-grand-mère, du décès de
La présidente de l’université de
Janine DABLANC, Pierre LEFÈVRE, Lorraine,
née BONNIN, ingénieur, urbaniste, Le professeur Marc Braun,
survenu le 1er janvier 2024, à la veille doyen de la faculté de médecine de
de ses quatre-vingt-quinze ans. survenu à Narbonne, le 28 décembre Nancy,
Dès mercredi 10 janvier, 2023, dans sa quatre-vingt-cinquième Le Club des professeurs honoraires,
Le recueillement aura lieu le
le numéro 2 mardi 9 janvier, à 16 h 45, au
année. La communauté universitaire et
Deux volumes HAMLET crématorium du Parc, 104, rue de la hospitalière,
& NOTRE-DAME DE PARIS VOL.1 Porte de Trivaux, à Clamart. Une cérémonie au crématorium Le personnel BIATSS,
de Béziers aura lieu le mercredi Les étudiants,
Françoise Dablanc,
Nos services 3, rue Racine,
78220 Virolay.
10 janvier 2024, à 14 heures.
ont la très grande tristesse de faire
part du décès de
fdablanc@yahoo.fr olefevre@hotmail.com
Lecteurs M. Michel VIDAILHET,
Société éditrice du « Monde » SA
K Abonnements Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
professeur de pédiatrie
et chef de service au CHRU,
Sur abo.lemonde.fr Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Par tél. au 03 28 25 71 71 Directrice de la rédaction Caroline Monnot
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Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
K Le Carnet du Monde Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo Les obsèques seront célébrées
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote le mardi 9 janvier, à 14 h 15, au
carnet@mpublicite.fr Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
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Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico Nos pensées vont à son épouse, Prix à la ligne : 24,60 € TTC.
Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président ses enfants et toute sa famille.
18 | horizons 0123
MARDI 9 JANVIER 2024

1881-1920 Projet sioniste, nationalisme arabe, opportunisme britannique

SU
ÈDE
RO
Chaïm Weizmann En Europe
A la tête de la branche
YA britannique de l’Organisation
UN UM Montée de l’antisémitisme
I E- sioniste mondiale en 1917,
Lord Arthur James Balfour
futur premier président de et émergence du sionisme
En 1917, le secrétaire d'Etat Manchester l’Etat d’Israël (1949-1952) Aharon David Gordon
britannique aux affaires Idéologue du sionisme « Zone de résidence » imposée
étrangères adresse à Lord travailliste aux communautés juives au sein
Rothschild une lettre favorable à Martin Buber de l’Empire russe
Riga
la création d’un « foyer national Londres Adepte d’un sionisme
IRE Pogroms entre 1881 et 1914
pour le peuple juif » en Palestine, éthique et pacifiste, Moscou EMP
SE Fondateur du sionisme
appelée la déclaration Balfour et d’un Etat binational Vilna RUS
1re et 2e alyas entre 1880 et 1914 :
EM Berlin Minsk Immigration collective de juifs
Paris ALL PIRE vers la Palestine
EM
Neguib Azoury AND
Fonctionnaire de l’Empire Varsovie
FR Yossef Haïm Brenner
ottoman, Arabe chrétien, il publie AN Bâle Au Moyen-Orient
en exil Le Réveil de la nation CE Jytomyr Kiev Partisan d’une identité
Vienne juive sécularisée
arabe dans l’Asie turque (1905),
qui réclame la constitution d’un AUTR Dov-Ber Borochov
L’Empire ottoman fait face
ICHE-
empire arabe indépendant HONG Penseur du courant aux révoltes arabes et
Danube

Theodor Herzl RIE r

iep marxiste à la puissance britannique
Fondateur du

Dn
du sionisme
Premier sionisme politique Léon Pinsker Limite de l’Empire ottoman en 1914
congrès sioniste L’un des premiers Odessa
théoriciens de la Soulèvement arabe orchestré
mondial (1897) par le Royaume-Uni en 1916
appelant à la création souveraineté
d’un foyer juif en nationale juive Mer Noire Avancée des troupes britanniques
Palestine contre l’Empire ottoman
Constantinople
Figure du panarabisme
et du nationalisme palestinien

EMPIRE OTTOMAN Mandats institués par

la Société des nations en 1920
Mer Français
400 km Méd Alep Eu Mossoul
iter Edmund Allenby
rané ph
ra Britannique
e Général à la tête des forces PERSE

Tig
te
Sources : F. Encel, Atlas géopolitique britanniques qui conquièrent

re
d’Israël, Autrement, 2023 ; C. Grataloup, la Palestine et Jérusalem en 1917 Bagdad Frontière en 1914
Atlas historique mondial, Les Arènes, 2023
Damas
Issa Al-Issa
Cartographie Le Monde : Francesca Fattori, Fondateur, en 1911, du quotidien
Delphine Papin et Victor Simonnet nationaliste Falastin, critique du Jérusalem Bassora
mouvement sioniste

Le Caire
Nil

Aqaba

Palestine,
H

Moussa Al-Husseini Arif Pacha Al-Dajani

E

Forces britanniques,
Maire de Jérusalem (1909-1917) Maire de Jérusalem (1917-1918),
D

parties du Caire vers Gaza

JA

Al Wajh démis de ses fonctions par favorable aux Britanniques,

Z

les Britanniques du fait il organise le premier congrès

Médine de son antisionisme national palestinien en 1919
ÉGYPTE
M
er

la terre deux
Hussein Ben Ali Al-Hachimi
Ro

La Mecque
Chérif de La Mecque (1908-1924), il lance, en 1916,
ug

la grande révolte arabe contre l’Empire ottoman

ASIR et les Jeunes-Turcs avec l’appui des Occidentaux
e

T. E. Lawrence, dit « Lawrence d’Arabie »

fois promise
Officier de liaison britannique lors de la révolte
arabe de 1916-1918 contre les Ottomans,
Sanaa il combat avec les troupes arabes

tre, David Lloyd George, sont imprégnés de la
ISRAËL-PALESTINE, LA GUERRE SANS FIN 1|5 En appuyant, en 1917, mythologie romantique du retour à Sion,
présentée comme le prélude à la rédemption
la revendication d’instaurer un foyer national juif finale, la seconde venue du Christ sur terre.
Parallèlement à ce philosémitisme biblique,
en Palestine, Lord Balfour choisit le sionisme, les deux hommes inclinent à penser, comme
le veut un tenace cliché antisémite, que la
ignorant les aspirations à l’indépendance des Arabes « race juive » jouit d’un pouvoir d’influence
occulte. Ils se persuadent ainsi que Weizmann
et les siens pourraient être utiles au Royaume-
thologie incurable, que le juif sera toujours
un apatride, le « peuple élu de la haine univer-
selle », il appelle ses coreligionnaires à renon-
cer aux deux stratégies d’émancipation alors
dominantes : le pari de l’assimilation, en
vogue en Europe occidentale, et la quête
d’une autonomie culturelle, qui progresse
dans les cercles socialistes d’Europe de l’Est
et que l’on va bientôt appeler le « bundisme ».
A la place, Pinsker prône la création d’un

L
a scène se déroule par une belle
nuit de 1916, dans le quartier de
Westminster, à Londres. Deux
gentlemen élégamment vêtus
déambulent sous la lueur pâle de
la lune. Ils discutent de l’avenir de
la Palestine, cette province de l’Empire otto-
man que l’armée de Sa Majesté se prépare à
conquérir, dans le prolongement de la révolte
arabe galvanisée par Thomas Edward
Lawrence, dit « Lawrence d’Arabie ».
L’homme portant bouc et moustache qui
mène la conversation est Chaïm Weizmann,
42 ans, un chimiste juif de renom, professeur à
l’université de Manchester (Royaume-Uni).
Hanté par les pogroms de la Russie tsariste où
il est né, celui qui deviendra le premier prési-
dent de l’Etat d’Israël dirige alors la branche
britannique de l’Organisation sioniste mon-
diale. Ce mouvement, lancé à la fin du XIXe siè-
cle par un journaliste israélite austro-hon-
grois, Theodor Herzl, milite pour l’établisse-
ment d’un Etat juif en Palestine. La patrie an-
cestrale de cette nation fantôme, dispersée
aux quatre vents, est alors habitée par
500 000 Arabes et moins de 40 000 juifs.
L’homme qui écoute, cheveux lustrés et
bacchantes grisonnantes, est l’ancien premier
ministre conservateur (1902-1905), Lord
Arthur James Balfour, alors premier lord de
l’amirauté. Ironie de l’histoire, en 1905, il avait
fait voter une loi très restrictive, destinée à en-
diguer le flot des victimes des persécutions
antisémites d’Europe de l’Est, qui affluaient à
cette époque outre-Manche. Comme nombre
de ses pairs, Balfour est pétri de préjugés à
l’égard des juifs, dont il se méfie autant qu’il
les idéalise. Grâce à un ami journaliste, Weiz-
mann a pénétré les cercles dirigeants britan-
niques. Son sésame ? Un procédé permettant
de fabriquer de l’acétone synthétique, com-
posé indispensable à la production d’explo-
sifs. En plein conflit avec l’Allemagne, princi-
pal exportateur de ce solvant en Europe, la dé-
couverte tombe à pic. En échange de sa contri-
bution à l’effort de guerre, le professeur
Weizmann a gagné l’oreille des plus hauts res-
ponsables de la Couronne.
RÉACTION À L’ANTISÉMITISME
Cette nuit de 1916, alors qu’il arpente le pavé
londonien en compagnie de Lord Balfour,
chez qui il a dîné, le leader sioniste martèle
son principal argument : les intérêts de son
mouvement et du Royaume-Uni sont alignés.
L’homme de science a beau opérer à partir
d’un petit appartement sombre de Piccadilly
Circus, il s’est forgé, par son charisme et son
entregent, l’image d’un « roi des Juifs ». En
bons protestants, Balfour et le premier minis-
Uni. Qu’ils pourraient hâter l’entrée en guerre
des Etats-Unis aux côtés des puissances de
l’Entente et qu’en s’installant en Palestine,
non loin du canal de Suez, ils pourraient les
aider à sécuriser la route des Indes. Quelque
temps après cette promenade nocturne, le
secrétaire au Foreign Office déclare devant
le cabinet : « Je suis sioniste. »
Le mouvement a émergé dans les années
« LE SIONISME 1880, en réponse à la multiplication des
EST LE DANGER émeutes antijuives en Russie. En 1881, le tsar
Alexandre II est assassiné par un groupe
QUI GUETTE NOTRE anarchiste. Aussitôt, la rumeur se répand
dans l’empire que le meurtre a été commis
PATRIE. IL ANNONCE par des juifs, et bientôt s’y ajoute le bruit
NOTRE EXIL ET qu’en représailles le nouveau tsar, Alexan-
dre III, autorise que l’on batte les israélites…
NOTRE EXPULSION Les massacres, tolérés, voire encouragés, par
le pouvoir, commencent, et cette « première
DE NOS DEMEURES vague » durera jusqu’en 1884. D’autres lui
succéderont, en particulier dans les années
ET DE NOS 1890 et en 1903-1907, faisant des dizaines de
PROPRIÉTÉS » milliers de victimes et scandalisant les opi-
nions publiques occidentales.
SULEIMAN AL-FAROUQI En réaction contre ces violences faisant
réformiste palestinien écho aux siècles d’opprobre et de persé-
cutions vécus en Europe par la diaspora juive,
Léon Pinsker, un médecin juif d’Odessa
(aujourd’hui en Ukraine), publie, en 1882,
une brochure intitulée Autoémancipation.
Convaincu que l’antisémitisme est une pa-
« foyer national » : « Une terre à nous, (…) un
grand bout de sol pour nos pauvres frères, un
bout de sol dont nous aurions la propriété
et d’où nul étranger ne puisse nous chasser. »
La Palestine, terre de l’antique royaume d’Is-
raël et de Juda, est le débouché naturel de cette
aspiration. De nombreux juifs en ont été chas-
sés il y a près de deux millénaires, à la suite de
l’écrasement par les Romains de la révolte de
Bar-Kokhba, en 135 après Jésus-Christ. La pro-
vince, dirigée d’Istanbul par le sultan otto-
man, est peuplée à plus de 90 % d’Arabes. Mais
le souvenir de la « Terre promise » irrigue tou-
jours la diaspora juive, comme en témoigne la
formule rituelle « l’an prochain à Jérusalem ».
Cette nostalgie et la diffusion des premiers
écrits sionistes mènent à la création du
réseau des Amants de Sion, matrice de la
première alya, la « montée » vers Israël. Entre
1881 et 1890, 10 000 migrants fondent des
colonies agricoles, le long de la plaine côtière
et dans les collines de Galilée. Ces pionniers,
soutenus par des philanthropes juifs, s’ajou-
tent aux quelque 25 000 juifs palestiniens
vivant depuis des siècles entre Jérusalem,
Tibériade, Safed et Hébron. Mais la présence
juive en Palestine reste faible et le choix de
l’alya marginal : 2 millions de personnes en
tout fuiront les persécutions tsaristes entre
1880 et 1914. Les trois quarts partiront pour
l’Amérique du Nord.

0123
MARDI 9 JANVIER 2024
Lord Arthur James Balfour dans
une colonie juive, en Palestine,
en 1925. WORLD HISTORY ARCHIVE/ABACA
Des Palestiniens à Jérusalem,
dans les années 1910. ULLSTEIN BILD
VIA GETTY IMAGES
Theodor Herzl (1860-1904),
fondateur du sionisme politique, et
Youssef Diya Al-Khalidi (1842-1906),
plusieurs fois maire de Jérusalem,
qui l’a imploré de trouver un autre
refuge pour le peuple juif.
APA-PICTUREDESK VIA AFP WASIF JAWHARRIYAH COLLECTION
La publication, en 1896, de L’Etat des juifs, le
manifeste de Theodor Herzl (1860-1904), ap-
porte un second souffle au sionisme. Le
grand bourgeois viennois, fervent assimila-
tionniste jusque-là, s’est converti à cette idéo-
logie après avoir couvert, à Paris, le premier
procès du capitaine Alfred Dreyfus et son in-
famante dégradation publique dans la cour
de l’Ecole militaire, le 5 janvier 1895. Herzl
prône un sionisme étatique, persuadé que la
haine des juifs favorisera son entreprise. « Les
gouvernements dans les pays desquels sévit
l’antisémitisme seront très intéressés à nous
procurer la souveraineté », prédit-il, sur un
ton glacialement réaliste.
L’année suivante, Herzl réunit à Bâle, en
Suisse, le premier congrès sioniste mondial,
qui appelle à la création d’un foyer juif en
Palestine. Dans son journal, à la date du 3 sep-
tembre 1897, il écrit : « A Bâle, j’ai fondé l’Etat
juif… dans cinq ans peut-être, dans cinquante
sûrement, chacun le verra. »
A cette époque, un autre homme fait preuve
de prescience : le Palestinien Youssef Diya Al-
Khalidi, ancien maire de Jérusalem. Ce quin-
quagénaire polyglotte a suivi l’essor de la pen-
sée sioniste dans les journaux étrangers. Il a
aussi observé les premières frictions entre les
nouveaux arrivants et les fellahs (paysans) lo-
caux, déplacés de force pour permettre la créa-
tion des colonies. Alors, le 1er mars 1899, Yous-
sef Diya Al-Khalidi envoie une lettre de sept
pages au grand rabbin de France, Zadoc Kahn,
lui demandant de la transmettre à Herzl.
Après avoir exprimé son respect pour le
fondateur du sionisme, un « vrai patriote
juif », et reconnu les liens ancestraux des juifs
avec la Palestine – « Mon Dieu, historique-
ment, c’est votre pays ! » –, l’ancien édile se fait
grave : c’est « folie pure » que de vouloir bâtir
un Etat juif souverain dans ce pays qui « fait
partie intégrante de l’Empire ottoman et, ce
qui est plus grave, est habité par d’autres
que des israélites », prévient Al-Khalidi, qui
redoute que ce projet ne sème la discorde.
« Au nom de Dieu, laissez la Palestine en paix »,
conclut-il en implorant Herzl de trouver un
autre refuge pour son peuple.
Quelques jours plus tard, l’intéressé lui
répond. Il présente les juifs comme des amis
de la Turquie et des musulmans, dont
l’esprit d’entreprise profitera à l’Empire otto-
man. « Qui pourrait penser à faire partir la
population non juive, demande le prophète
du sionisme ? C’est son bien-être, sa richesse
individuelle, que nous allons accroître en
apportant la nôtre. »
LE PARI SIONISTE, UN LEVIER POUR LONDRES
Un Etat juif dans un pays arabe ? Lord Balfour
n’ignorait pas cette contradiction, inhérente
au projet sioniste. En 1903, alors qu’il était lo-
cataire du 10 Downing Street, il avait suggéré
au mouvement de reporter ses ambitions sur
l’Ouganda, dans l’est de l’Afrique. Un scénario
rejeté par les délégués du congrès juif, pour
qui le sionisme sans Sion n’a pas de sens. « Si
Moïse s’était vu offrir l’Ouganda à la place de la
Palestine, il aurait brisé les Tables de la Loi »,
lance Herzl à Balfour.
Pour l’intellectuel viennois, imprégné d’une
idée de supériorité européenne très com-
mune à l’époque, le sionisme participe du
mouvement d’expansion du Vieux Continent
en Afrique et en Asie. Dans L’Etat des juifs, il a
écrit que cet Etat serait l’« avant-garde de la ci-
vilisation contre la barbarie ». Dans son jour-
nal, en 1895, il a même avancé une solution au
casse-tête palestinien. « Nous devons essayer
de faire disparaître la population sans le sou de
l’autre côté de la frontière, en lui procurant des
emplois dans les pays de transit », mention-
nait-il, beaucoup plus franc que dans sa ré-
ponse à Youssef Diya Al-Khalidi.
La sécession des provinces arabes de l’Em-
pire ottoman, symbolisée par la prise
d’Aqaba, en juillet 1917, par Lawrence d’Arabie
et les forces de l’émir Fayçal, accélère le cours
de l’histoire. Le pari sioniste devient pour
Londres un levier pour s’approprier les dé-
pouilles de l’« homme malade de l’Europe ».
C’est alors que, le 31 octobre 1917, le cabinet de
guerre britannique appuie la fameuse décla-
ration Balfour, adressé à Sir Walter Roths-
child, un ancien député conservateur.
« Le gouvernement de Sa Majesté envisage
favorablement l’établissement en Palestine
d’un foyer national pour les juifs et fera tout ce
qui est en son pouvoir pour faciliter la réalisa-
tion de cet objectif, étant clairement entendu
que rien ne sera fait qui puisse porter atteinte
soit aux droits civiques et religieux des collecti-
vités non juives existant en Palestine, soit
aux droits et au statut politique dont les juifs
disposent dans tout autre pays. »
Une seule phrase, quinze lignes dactylogra-
phiées, mais un chef-d’œuvre de circonlocu-
tions. Il s’agit de donner des garanties aux
communautés en Europe, encore très large-
ment acquises aux idéaux assimilationnistes
et bundistes, et d’endormir la vigilance des
Palestiniens. Mais ces derniers, réduits au
rang de « collectivités non juives », alors
qu’ils forment l’écrasante majorité de la po-
pulation, ne sont pas dupes. « Le sionisme est
le danger qui guette notre patrie. Il annonce
notre exil et notre expulsion de nos demeures
et de nos propriétés », prédit le réformiste
Suleiman Al-Farouqi. « Une nation a solennel-
lement promis à une deuxième le territoire
« UNE NATION d’une troisième », résumera l’écrivain juif
A SOLENNELLEMENT d’origine hongroise Arthur Koestler.
Ce faisant, le Royaume-Uni a bafoué deux
PROMIS À UNE engagements : la promesse faite, en 1915, au
chérif Hussein de La Mecque, le père de Fayçal,
DEUXIÈME d’ériger un grand royaume arabe dans le
LE TERRITOIRE « Bilad El-Cham », le Levant ; et l’accord Sykes-
Picot, scellé l’année suivante, un plan anglo-
D’UNE TROISIÈME » français de partage du Proche-Orient, qui pré-
voyait l’internationalisation de la Palestine. A
ARTHUR KOESTLER ces deux pactes secrets, Londres a préféré l’op-
écrivain juif d’origine tion sioniste. La diplomatie anglaise espère
hongroise ainsi détacher les juifs de leur gouvernement
en Allemagne et en Autriche-Hongrie et dis-
suader les bolcheviks et les mencheviks rus-
ses, qui comptent de nombreux juifs dans
horizons | 19
leurs rangs, de signer une paix séparée avec
Berlin – un calcul qui échouera. L’alliance avec
les sionistes, associée à l’entrée du général
Allenby à Jérusalem, à la fin de l’année 1917,
permet aux Britanniques d’évincer leurs ri-
vaux français de la Palestine. En 1922, c’est à
eux seuls que la Société des nations confie le
mandat sur ce pays. A charge pour Londres de
mettre en application la déclaration Balfour.
Deuxième alya, troisième, quatrième…
Sous le regard longtemps bienveillant des of-
ficiers de Sa Majesté, le nombre de juifs en Pa-
lestine passe de 80 000, au début des années
1920, à plus de 600 000 en 1948, date de la
création d’Israël. Soit de 12 % à 32 % de la po-
pulation totale du pays. Simple excroissance
du port arabe de Jaffa lors de sa fondation,
en 1909, Tel-Aviv dépasse les 150 000 habi-
tants en 1937. Ce dynamisme démographi-
que est alimenté par la Grande Dépression,
en 1929, qui ferme la route des Etats-Unis aux
juifs européens, et par l’accession d’Hitler au
pouvoir en Allemagne, en janvier 1933.
Quelques mois plus tard, l’Organisation
sioniste mondiale signe avec le gouverne-
ment nazi l’accord dit « Haavara » (« trans-
fert »), qui permet aux juifs allemands rejoi-
gnant la Palestine d’y récupérer une partie de
leur capital, sous forme de produits exportés
par le Reich. A cette époque, le régime hitlé-
rien n’en est pas encore à planifier l’extermi-
nation des juifs d’Europe, et beaucoup de res-
ponsables occidentaux pensent qu’il est pos-
sible de négocier avec le Führer.
RESSENTIMENT CROISSANT DES ARABES
Le Fonds national juif (FNJ), chargé d’acquérir
des terres, excelle aussi à dénicher des effen-
dis (propriétaires) absents, qui résident à
Damas ou à Beyrouth, et ne se font pas trop
prier pour vendre. Les Britanniques lui cè-
dent des terres d’Etat, et d’autres sont confis-
quées à des Bédouins ne disposant pas de ti-
tre de propriété. En vingt-cinq ans, la superfi-
cie des terrains cultivés par les juifs triple. La
conquête de la terre se double d’une con-
quête du travail. Les paysans palestiniens
employés sur les terres acquises par le FNJ
sont renvoyés au profit de métayers juifs. La
Histadrout, la centrale syndicale établie par
les immigrants, décide, en 1920, d’exclure
les travailleurs non juifs de ses rangs. Des af-
fiches fleurissent sur les murs de Jérusalem
et de Tel-Aviv, appelant à boycotter les com-
merces arabes. Officiellement, ces mesures
visent à remettre au premier plan le travail
manuel, en particulier le travail de la terre,
longtemps interdit aux juifs dans les pays
européens. Dans la pratique, elles paupéri-
sent la population arabe.
L’écart entre les deux communautés se
creuse, d’autant plus que la direction palesti-
nienne pratique la politique de la chaise vide.
Elle s’oppose à la mise en place d’un « conseil
législatif unifié », composé de juifs et d’Ara-
bes, et d’une « agence arabe », équivalent de
l’Agence juive, dont Chaïm Weizmann a pris
la direction et qui est devenue le bras exécutif
du Yichouv, la communauté juive de Pales-
tine. Hors de question de donner le moindre
signe d’acceptation de la déclaration Balfour.
En 1929, dans un éditorial intitulé « Des
étrangers dans notre propre pays », le quoti-
dien palestinien Falastin, installé à Jaffa, tire
la sonnette d’alarme. L’article rend compte
d’une cérémonie organisée par le Haut-Com-
missariat britannique à l’occasion de l’ouver-
ture d’une ligne de train, à laquelle seuls des
juifs ont participé. « Il n’y avait qu’un seul tar-
bouch [le couvre-chef traditionnel des Ara-
bes du Levant], au milieu de nombreux cha-
peaux », observe Issa Al-Issa, le directeur du
journal, qui s’inquiète de la « somnolence »
des Palestiniens. A intervalles réguliers, la
colère de la population arabe dégénère en
violences intercommunautaires. Un premier
pic survient en 1929. A Hébron, une soixan-
taine de juifs sont massacrés par des extré-
mistes – certains sont aussi sauvés par des
familles arabes. A l’échelle de toute la Pales-
tine, les émeutes de 1929 et leur répression
par les forces britanniques causent la mort
de 133 juifs et de 116 Arabes.
Le Royaume-Uni ne tire pas les leçons de ce
premier embrasement. La politique de Lon-
dres en Palestine continue d’être marquée
par les présupposés coloniaux de Lord Bal-
four, qui estimait, en 1919, dans une note de
service, que « le sionisme, qu’il ait tort ou rai-
son (…), est d’une bien plus grande importance
que les désirs et les préjugés » des Arabes.
Alors que l’auteur de la plus célèbre déclara-
tion du Proche-Orient meurt en 1930, le
rythme des arrivées de migrants dans les
ports de Tel-Aviv et d’Haïfa s’accélère. Après
avoir construit des institutions, des écoles,
des banques et des usines, les sionistes se
dotent d’une armée clandestine, la Haganah.
Lentement mais sûrement, le Yichouv se
transforme en un Etat, sous le regard tétanisé
des Palestiniens, qui voient leur pays se déro-
ber sous leurs pieds. p
benjamin barthe
Prochain article Nakba, la grande déchirure
20 |
CULTURE
« Tony Soprano était le premier d’une lignée »
Vingt-cinq ans après la naissance de la série culte, son créateur, David Chase, revient sur sa conception
ENTRETIEN
I
l y a un quart de siècle, le
10 janvier 1999, les specta-
teurs de la chaîne payante
américaine HBO faisaient la
connaissance de Tony Soprano,
incarné par James Gandolfini,
mafieux dépressif en proie à des
crises d’anxiété qui finissent par le
mener jusqu’au cabinet d’une psy-
chothérapeute. Père de famille,
chef d’entreprise, fils mal-aimé,
criminel sans scrupule, Tony
Soprano ne ressemblait à aucun
de ces hommes blancs qui avaient
servi de figure de proue aux gran-
des séries policières, d’Eliot Ness,
dans Les Incorruptibles, au Frank
Furillo de Capitaine Furillo.
Sortie de l’imagination d’un scé-
nariste hollywoodien qui avait
grandi dans une famille italienne
du New Jersey, Les Soprano a ex-
ploré la première, six saisons du-
rant, l’espace de liberté qu’a offert
la télévision câblée au début
du XXIe siècle. David Chase, qui, à
78 ans, tente aujourd’hui de trou-
ver le financement de son second
film en tant que réalisateur, re-
vient, dans un entretien par
Zoom, sur la genèse et la fin, tou-
jours mystérieuse, de ce monu-
ment de la télévision.
Qui étiez-vous quand vous
avez proposé « Les Soprano »
aux télévisions américaines ?
J’étais scénariste pour la télévi-
sion, j’avais commencé dans les
années 1970, et j’avais fait mon
chemin. J’ai travaillé sur plusieurs
séries, certaines réussies, d’autres
mauvaises. Parmi les premières,
il y avait Dossiers brûlants ou
200 dollars plus les frais. Je suis de-
venu showrunneur sur d’autres
séries, dont Bienvenue en Alaska
[1990-1995]. J’en ai créé une,
Almost Grown [1988-1989], restée
à l’antenne très peu de temps.
J’étais celui qu’on appelle quand
on veut développer un projet.
Bien plus tôt, j’avais eu l’idée
d’un film, l’histoire d’un gangster
affligé d’une mère impossible, qui
fait appel à un psychiatre, pour
se rendre finalement compte que
son pire ennemi dans la guerre
des gangs qu’il mène est sa propre
mère. Je voulais en faire un long-
métrage. J’ai signé avec une so-
ciété de production, Brillstein-
Grey Entertainment, et ces gens
m’ont dit qu’ils étaient convain-
cus que j’avais en moi le potentiel
pour une grande série télé. J’ai été
surpris. Les gens d’Hollywood
ne font pas de compliments ; et
je n’avais aucune envie de faire
une série, je voulais faire un film.
Dans quelle mesure le scénario
de ce film ressemblait-il
à la première saison des
« Soprano » ?
Quand on m’a parlé de série,
j’ai pensé à ce scénario sur le
gangster et sa mère. Nous avons
écrit le pilote des Soprano, qui
ressemblait exactement au film
que j’avais envisagé.
Vous avez présenté le projet
aux grands réseaux améri-
cains. Pourquoi n’êtes-vous
pas allé directement voir HBO ?
Il n’y avait que quatre réseaux
[ABC, CBS, NBC et Fox], et ils ont
tous refusé. A l’époque, HBO com-
mençait tout juste à s’intéresser
aux séries. En 1997, ils ont acheté
le projet.
En acceptant de faire une série
autour de ce scénario, alors
que vous vouliez être cinéaste,
aviez-vous l’impression
de faire un compromis ?
Plus le temps passait, plus j’étais
convaincu que la télévision était
un dépotoir artistique. Je voulais
désespérément faire des films.
Quand j’ai signé pour les Soprano,
j’ai juré que ça ressemblerait à du
cinéma autant que je le pourrais.
David Chase, à New York,
en septembre 2021.
MATT LICARI/INVISION/AP
Vous avez réalisé le pilote,
avant de confier la réalisation
à d’autres, pourquoi ?
Au début, rien n’assurait que
je réaliserais le pilote. J’avais très
peu dirigé, mais Chris Albrecht,
le patron de HBO, m’a fait con-
fiance. Ma collaboration avec le
directeur de la photographie Alik
Sakharov a été très fructueuse, et
on s’est rendu compte qu’on avait
réalisé quelque chose d’un niveau
visuel que l’on ne voyait pas à la
télévision. Les réalisateurs qui
sont venus après aimaient le pi-
lote. Mais la question de l’argent
a pointé son vilain museau. Nous
avons essayé de préserver la qua-
lité du pilote, mais c’était trop dif-
ficile avec le budget disponible.
Tous ces réalisateurs ont apporté
leur personnalité, et je n’avais
ni le temps ni l’argent pour me
battre contre eux.
Le regrettez-vous ?
Je me suis beaucoup bagarré. Et
puis, au bout d’un moment, j’ai
changé de mentalité. Je me suis
dit que j’étais réalisateur, eux
aussi, et que je n’avais qu’à les lais-
« Les personnages
sont restés
de justesse des
personnages.
Sinon nous
aurions tous fini
dans un hôpital
psychiatrique ! »
ser travailler, avoir leur propre
vision, à moins que celle-ci soit
horriblement stupide.
Après la deuxième saison,
en 2000, Nancy Marchand,
l’actrice qui incarnait la mère
de Tony Soprano, est morte.
En quoi cela a-t-il affecté
la suite de la série ?
Pour la première saison, j’ai
voulu donner de l’ampleur à ce
scénario de film, en faire une his-
toire de treize heures. Je n’ai ja-
mais pensé qu’il pourrait y avoir
d’autres saisons. Je savais à quel
point il était difficile et rare d’obte-
nir le feu vert pour une série, sur-
tout si elle sortait de la norme, si
elle ne léchait pas le cul du public.
Nous avons pris un énorme plaisir
à tourner ces épisodes, ce fut une
période de découvertes créatives.
Je me souviens qu’Edie Falco, qui
joue Carmela [la femme de Tony],
m’a demandé ce qui allait se pas-
ser. Je lui ai dit : rien, nous avons
fini, nous ne serons pas renouve-
lés. Je lui ai demandé si elle avait
pris du plaisir à tourner, elle m’a
répondu que oui. Nous n’étions
pas là pour avoir du plaisir, ce
n’était pas normal. Au fur et à me-
sure que la diffusion approchait,
HBO a compris qu’ils avaient en-
tre les mains quelque chose de pas
ordinaire. Qu’ils en soient bénis.
Et quand le pilote a été diffusé,
toutes les critiques, à une excep-
tion, ont été dithyrambiques.
La deuxième saison
ressemblait-elle à une
deuxième première saison ?
Chaque saison était comme la
première, peut-être un peu
moins, au fil du temps. Quand
nous avons été reconduits, je
me suis dit : « Eh merde, qu’est-ce
qu’on va faire ? » Nous tendions
toujours vers le cinéma, ce qui me
procurait une énorme satisfac-
tion esthétique – rien à voir avec
ce qui s’était passé jusque-là dans
ma carrière. L’été suivant la pre-
mière saison, je suis parti avec ma
femme en vacances en France, et
je me suis dit qu’il valait mieux
avoir des idées pour la suite. Trois
mois plus tard, j’étais de retour
dans la salle d’écriture pour mon-
trer à l’équipe ce sur quoi nous
allions travailler. A chaque saison,
les mêmes questions se posaient.
De quoi parlons-nous vraiment ?
Qui sont ces personnages ? Que
se passe-t-il dans cet univers ?
Lorsqu’elle est apparue,
« Les Soprano » était une série
radicalement différente des
autres. Votre salle d’écriture
l’était-elle aussi ?
Jusqu’alors, il n’y avait pas vrai-
ment de salle d’écriture. On as-
semblait les histoires quand on se
rencontrait, en enregistrant nos
conversations au magnétophone.
Quand Les Soprano est arrivée,
0123
MARDI 9 JANVIER 2024
« Quand j’ai signé
pour la série,
j’ai juré que
ça ressemblerait
à du cinéma
autant que
je le pourrais »
il fallait être organisé, avec plein
de tableaux blancs au mur. On
n’avait jamais vu ça avant.
Aviez-vous toujours le dernier
mot ?
Absolument, oui.
Vous avez vécu huit ans
avec vos personnages. Quelle
relation entreteniez-vous
avec eux ?
C’est ce qu’ils sont restés, de
justesse : des personnages. Sinon
nous aurions tous été internés
dans un hôpital psychiatrique !
On était très proches d’eux. Ils
avaient tous quelque chose de
nous. Il y avait beaucoup de mon
histoire, de mes parents. Livia,
c’était censé être ma mère. Mais
tout cela aurait été impossible
sans les acteurs. Quoi qu’on leur
ait soumis, un mauvais rêve,
la mort d’un conjoint, aussi ex-
trême que ce soit, ils pouvaient
tout faire, à commencer par Jim
[James Gandolfini, mort en 2013].
Je ne suis pas sûr qu’ils savaient
qu’ils en étaient capables quand
ils ont tourné le premier épisode.
Pouvez-vous nous donner une
idée de la place des « Soprano »
dans l’histoire des Etats-Unis
et de la télévision américaine ?
Tony était différent du mâle
blanc américain tel que la télévi-
sion l’a représenté. C’était un nul,
un gros bébé qui s’apitoyait sur
lui-même. Il avait peur de sa
mère. Tony se comportait comme
le patron d’une famille impor-
tante, mais nous voyions tous sa
vulnérabilité, sa tristesse. Tony
n’était pas un héros, c’était un
criminel et un menteur. C’était le
premier d’une lignée.
A quel moment avez-vous
entrevu la manière dont
la série allait se conclure ?
Deux ans avant la fin, Chris
Albrecht m’a dit qu’il fallait pen-
ser à la conclusion. Jusqu’alors,
les séries s’arrêtaient quand la
chaîne le décidait. J’ai compris ce
qu’il voulait dire. Tant de gens se
sentaient impliqués dans cette
histoire, dans ces personnages, il
fallait qu’il y ait une résolution.
Deux ans avant le dernier épi-
sode, j’ai eu cette idée : Tony re-
vient d’une réunion avec Johnny
Sack, il prend le Lincoln Tunnel
dans l’autre sens [dans le généri-
que de la série, il se dirige vers
Manhattan], et s’il n’a pas été tué
lors de la réunion, il passe de vie
à trépas en arrivant dans le New
Jersey, et on voit sa mort. Puis,
progressivement, nous sommes
arrivés à ce que vous connaissez.
En terminant « Les Soprano »,
étiez-vous enfin convaincu
qu’une série peut être une
œuvre artistique ?
Oui et non, seulement qu’elle
pouvait être une forme d’art,
mais aussi un succès. Et c’était
la réfutation de tout ce que les di-
rigeants de chaîne expliquaient
depuis un demi-siècle. J’ai cons-
taté le succès, mais je m’en fichais.
Je suis parti, et ce qui est arrivé
ensuite n’a rien à voir avec moi. Je
ne regarde plus la télévision. p
propos recueillis par
thomas sotinel
L’intégrale des « Soprano » est
sur Prime Video (Pass Warner), et
éditée en DVD et Blu-ray (HBO).

0123
MARDI 9 JANVIER 2024
Geoffrey Rouge-
Carrassat, acteur
polymorphe
PROMESSES DE 2024 1|12 Douze artistes à
suivre cette année. Aujourd’hui, le
comédien, dramaturge et metteur
en scène de 28 ans qui a fondé
sa compagnie, La Gueule ouverte
RENCONTRE
J
usqu’où ira Geoffrey Rouge-
Carrassat ? La question se
pose face à l’étendue de jeu
d’un comédien qui héberge
en lui de multiples créatures
dont certaines, proches d’états li-
mites, font froid dans le dos lors-
qu’elles surgissent au détour des
seuls-en-scène qu’il écrit et inter-
prète. Avec ses longs cheveux
bruns crêpés, sa gueule d’ange
androgyne, son sourire désar-
mant, on donnerait pourtant le
bon Dieu sans confession à cet ar-
tiste imprévisible qui sait bascu-
ler de la froideur psychopathe à la
furie imprécatrice.
Né en 1995, admis à 17 ans dans
le saint des saints des écoles de
théâtre, le Conservatoire national
supérieur d’art dramatique à Pa-
ris, il se forme dans les classes de
Stuart Seide, Daniel Mesguich et
Xavier Gallais. « L’avantage d’être
entré jeune au Conservatoire, c’est
que mon regard était peu critique.
Ça m’a permis de tout prendre
sans rien trier dans l’enseigne-
ment », se souvient celui qui, une
fois son cursus terminé, a senti
qu’il lui fallait se « retrouver ».
Acteur pour Laurent Brethome,
Elise Chatauret, Laurent Poitre-
naux, il traverse l’année 2017 dans
les habits de Scapin, rôle-titre de
la pièce de Molière (Les Fourberies
« Anatomie d’une chute » distingué aux Golden Globes
Le film de Justine Triet a obtenu les prix du meilleur film étranger et du scénario, « Oppenheimer » de Christopher Nolan, en a reçu cinq
los angeles - correspondant
L e triomphe des salles obs-
cures (Oppenheimer), le
chant du cygne d’un cer-
tain modèle de télévision de pres-
tige (Succession), et un petit coup
de pied de l’âne au Landerneau du
cinéma français (Anatomie d’une
chute) : les Golden Globes ont une
nouvelle fois résumé l’état de l’in-
dustrie du divertissement, di-
manche 7 janvier, lors de leur
81e édition, qui s’est tenue à l’hô-
tel Beverly Hilton de Beverly Hills,
près de Los Angeles.
Oppenheimer, nommé huit fois,
a obtenu cinq récompenses :
meilleur film dramatique,
meilleur réalisateur, meilleur ac-
teur (Cillian Murphy), meilleur
acteur dans un second rôle (Ro-
bert Downey Jr), meilleure bande
originale. Une consécration pour
Christopher Nolan, pourfendeur
des « dangers » du cinéma en
streaming.
Côté séries, la dernière saison de
Succession a obtenu quatre ré-
compenses : meilleure série dra-
matique, meilleure actrice (Sarah
Snook), meilleur acteur (Kieran
Culkin) et meilleur second rôle
masculin (Matthew Macfadyen),
ne laissant que le second rôle fé-
minin à The Crown (Elizabeth
Debicki, Diana), également dans
son ultime tour de piste. Succes-
sion est le dernier avatar du mo-
dèle de télévision haut de gamme
imposé depuis les années
1990 par la chaîne à péage HBO,
dont les contenus ont depuis été
de Scapin) qu’il interprète plus de
cent fois au Théâtre du Lucer-
naire, à Paris, dans la mise en
scène d’Emmanuel Besnault.
C’est beaucoup. Sans doute trop
pour un acteur que son désir
d’écriture taraude au point de le
convaincre de voler de ses pro-
pres ailes : « Je ne voulais pas être
un interprète dépendant du désir
des autres. J’avais l’impression que
cela faisait de moi un employé. »
Triptyque polymorphe
Il lui fallait tenir les rênes : il s’en
donne les moyens. Après avoir
signé, en 2014, une première
création, La Sangria de Sanguille,
spectacle chorégraphique pour
quinze acteurs, il fonde, en 2017, sa
compagnie : La Gueule ouverte.
Depuis, il avance ses pions un à un.
Sa détermination vient de loin. En-
fant, il apportait, abrités dans des
sacs-poubelles, quantité de costu-
mes à l’école, organisait, à la ré-
création, des minireprésentations,
et ne manquait pas de faire payer
ses spectateurs. Le billet s’achetait
avec, pour monnaie, un caillou.
Entre 2018 et 2021, il écrit et crée
successivement Conseil de classe,
Roi du silence et Dépôt de bilan.
Trois performances taillées sur
mesure pour sa polymorphie et
qui ne passent pas inaperçues
même si elles se donnent dans des
lieux à la marge des institutions
avalés par le service de vidéo à la
demande Max, à la suite de la fu-
sion Warner Bros-Discovery.
Troisième triomphe, celui de la
Française Justine Triet, dont
l’Anatomie d’une chute a reçu le
prix du meilleur film étranger et
du meilleur scénario. Deux fois
montée sur scène, la réalisatrice
n’a pas fait de politique – comme
en mai 2023 à Cannes, lors de la
remise de sa Palme d’or, pas plus,
d’ailleurs, qu’aucun autre lau-
réat – mais elle a pu savourer le
moment, alors que le comité
chargé de présenter un film fran-
çais pour la catégorie meilleur
film étranger aux Oscars lui a pré-
féré La Passion de Dodin Bouffant,
provoquant la polémique. La
campagne pour les Oscars, dont
les nominations seront annon-
cées le 23 janvier, s’annonce bien.
Une seconde chance
L’équilibre entre les studios et
services de streaming au sein du
palmarès sera, comme chaque
année, scruté et analysé à Hol-
lywood. Au final, côté séries, c’est
un Yalta. Netflix mène la danse
avec cinq trophées, grâce au suc-
cès, côté minisérie, d’Acharnés
(meilleure minisérie, meilleure
actrice, Ali Wong, meilleur ac-
teur, Steven Yeun). Warner Bros
Discovery obtient quatre tro-
phées avec Succession, et Disney,
via son service de streaming
Hulu et sa chaîne FX, trois sta-
tuettes grâce à The Bear, qui a
tout raflé côté comédie :
meilleure série, meilleure actrice
Geoffrey Rouge-Carrassat, en 2023, à La Pokop, Strasbourg. TEONA GORECI
officielles (Théâtres de Belleville et
des Déchargeurs, à Paris, festival
de Villerville, dans le Calvados).
Le triptyque a pour dénomina-
teur commun une écriture serrée
de près et une capacité saisissante
à inoculer de l’étrangéité dans les
replis du familier. Dans le premier
opus, on le prend pour un banal
enseignant avant de comprendre
qu’il est, en vérité, un intraitable
dompteur de fauves. Dans le
deuxième, son personnage se li-
vre à un sinueux coming out face à
l’urne funéraire de sa mère, posée
à l’extrémité d’une longue table.
Dans le troisième, il entre dans la
peau d’un homme surmené qui
s’échine au travail et sacrifie à cette
addiction femme, enfant, santé
mentale et tonus physique.
A chaque fois, l’inattendu trou-
ble le cours des représentations.
Impossible d’anticiper sur les
(Ayo Edebiri) et meilleur acteur
(Jeremy Allen White).
Côté cinéma, c’est surtout la vic-
toire des films produits pour les
salles : Oppenheimer, donc, mais
aussi Barbie, meilleure chanson
(What Was I Made For ?, de Billie
Eilish et Finneas) et meilleur film
ayant eu du succès au box-office,
Pauvres Créatures, de Yorgos Lan-
thimos (meilleure comédie,
meilleure actrice, Emma Stone),
déjà Lion d’or à Venise, ou encore
Winter Break (meilleur acteur,
Paul Giamatti, meilleur second
rôle féminin, Da’Vine Joy Ran-
dolph). Apple TV (Killers of the
Flower Moon, qui est tout de
même sorti en salle avant sa dif-
fusion, la semaine prochaine, sur
la plate-forme aux Etats-Unis), ou
Netflix (Maestro, May December)
en sont pour leurs frais.
Pour les Golden Globes, la céré-
monie faisait figure de seconde
chance, après plusieurs années
marquées par le Covid-19 puis
une série de révélations du Los
Angeles Times sur le fonctionne-
ment de la très opaque Associa-
tion de la presse étrangère d’Hol-
lywood (HFPA) : absence de diver-
sité, corruption… Abandonnée
par son diffuseur historique, NBC,
l’émission n’a pas connu d’édition
2022, puis est revenue en 2023 sur
la chaîne, avec des promesses de
réforme (et l’audience la plus
basse de son histoire, 6,25 mil-
lions de téléspectateurs). La ques-
tion était alors posée : les Golden
Globes allaient-ils être la pre-
mière cérémonie de récompenses
rouages d’une dérive qui mène le
comédien des rives du prosaïque
vers des ambiances fantastiques
et cauchemardesques. Geoffrey
Rouge-Carrassat, qui ne déteste
pas susciter l’angoisse et l’effroi,
joue avec les nerfs du public. Les
couleurs de son interprétation
dépendent, affirme-t-il, de l’« at-
tention du spectateur ». Ses spec-
tacles sont évolutifs, plastiques et
poreux. Il se méfie de la « fixité »
plus que tout. Ses professeurs di-
saient de lui qu’il avait un côté ex-
pressionniste. « J’étais dans l’em-
phase, un engagement fort du
corps et de la voix. » Avec le temps,
l’expérience et la maturité, il a ap-
pris à faire siennes les nuances. Il
sait être glacial et incandescent,
comique et dramatique, innocent
et coupable, humain et créature. Il
est percutant en stand-upeur et
fascinant en tragédien.
d’Hollywood à chuter, après des
années de baisse d’audience ?
Le milliardaire Todd Boehly a
fait le pari inverse. Il a racheté la
cérémonie en 2022 et l’associa-
tion est devenue une entreprise,
dont les membres sont salariés.
De moins de cent votants, dont
NI
O AI
ON
O O I A
Théâtre Claude Levi-Strauss
#UnivPop
Une écriture
serrée de près
et une capacité
saisissante
à inoculer
de l’étrangéité
dans les replis
du familier
Son dernier seul-en-scène, Là
Personne, le plante sur un plateau
nu adossé à un mur de brique. Il
aménage l’espace lui-même.
Extirpe de leurs emballages plas-
tiques fauteuil, télé, tapis et mi-
cro-ondes. Et glisse insensible-
ment d’une humeur ordinaire
(un homme se convainc que quel-
qu’un le surveille) à une paranoïa
certains étaient parfois très loin
du journalisme cinéma, le corps
électoral est passé à trois cents, is-
sus de soixante-quinze pays. Les
règles concernant les cadeaux
ont été également resserrées.
Chaque catégorie compte désor-
mais six nommés, et deux nou-
SI
N S NA S I
SO I N N S
Retrouvez la programmation
complète sur
www.quaibranly.fr
culture | 21
digne d’un film d’horreur ou d’un
récit de Kafka. Geoffrey Rouge-
Carrassat sculpte le bizarre avec
un sens aigu de la gradation émo-
tionnelle. Mais il n’oublie jamais
que le théâtre est avant tout un
exercice ludique dont il faut
parfois s’éloigner pour, rappelle-
t-il, « inspirer ce qui se passe dans
le monde ». p
joëlle gayot
Prochain article : Max Gomis
Conseil de Classe/Roi du silence/
Dépôt de bilan : du 8 au 11 février.
Le Pommier. Neuchâtel (Suisse)
Puis, Dépôt de bilan : du 4 au
9 mars au Théâtre de la
Manufacture à Nancy. Et Conseil
de classe, le 5 avril au Théâtre de
Neuilly-sur-Marne (Seine-Saint-
Denis). Là Personne, du 22 au
24 février. La Pokop, à Strasbourg.
velles entrées ont été créées :
meilleur film ayant eu du succès
au box-office et spectacle de
stand-up télévisé. Quant à la dif-
fusion, elle est passée à CBS et
au service de vidéo à la demande
Paramount+. p
laurent borredon
SAISON 2023 / 24
22 | culture
Daniel Blaufuks
réveille la mémoire
de la Résistance
L’artiste portugais expose à Guingamp son
travail sur les traces de la guerre en Bretagne
EXPOSITION
guingamp (côtes-d’armor)
S i tenir son journal est un
exercice courant chez les
écrivains, cela reste une
pratique rare parmi les photogra-
phes. L’artiste Daniel Blaufuks,
remplit lui avec constance son
journal photographique depuis
cinq ans. Ou plutôt son « non-
journal », car on n’y apprend pas
grand-chose de sa vie intime.
Sur une feuille A4, chaque jour,
l’artiste qui vit à Lisbonne colle
une ou deux photos, trace quel-
ques mots, ajoute des coupures
de presse ou d’autres documents.
Le tout ressemble à une suite de
haïkus photographiques qui mé-
langent l’histoire et l’actualité, le
trivial et le profond, et tous les dé-
tails minuscules d’une vie. L’infra-
ordinaire, voilà ce qui anime l’ar-
tiste, celui du titre du livre de
Georges Perec (Seuil, 1989) auquel
il a consacré sa thèse de littérature
(à lui et à l’écrivain W.G. Sebald).
A Guingamp (Côtes-d’Armor),
où le photographe expose 400 pa-
ges de ce journal, présent et passé
se télescopent sur les murs dans
un mouvement étourdissant. In-
vité en résidence à partir de 2020,
Daniel Blaufuks a travaillé sur la
Résistance en Bretagne, incluant
dans son journal les traces du con-
flit – cimetières militaires, pla-
ques commémoratives… – mais
aussi les échos persistants qu’il y
trouve dans le présent. « Je ne suis
pas un historien et je ne suis pas
français, précise l’artiste. Ce qui
m’intéresse, c’est l’endroit où l’his-
toire personnelle se connecte à
l’histoire du monde. Tout mon tra-
vail tourne autour de la mémoire,
celle qui est là, sous nos pieds. »
L’artiste a photographié les lieux
de la Résistance bretons, comme la
plage Bonaparte, à Plouha (Côtes
d’Armor), où un réseau clandestin
rassemblait les aviateurs britanni-
ques tombés au sol pour les exfil-
trer. Mais il réveille parfois les fan-
tômes en montrant une simple
horloge, accompagnée de la lé-
gende « l’heure allemande » : l’oc-
cupant avait imposé à la France de
changer d’heure, un décalage de-
venu la norme.
Appel à la lutte
Avec son mélange d’anodin et de
tragique, le journal montre aussi
combien ces traces du passé se
font fragiles et contestées. Alors
qu’il était en Bretagne, en 2021,
une stèle à la mémoire de Simone
Veil à Perros-Guirec (Côtes-d’Ar-
mor) a été couverte de croix gam-
mées. Et dans les coupures de
création
9 – 19 janvier 2024
Éducation
nationale
de François Hien –
L’Harmonie Communale
mise en scène Sigolène Pétey
et François Hien
avec 106 élèves de 5 lycées
de la métropole de Lyon
Théâtre National Populaire
direction Jean Bellorini
04 78 03 30 00
tnp-villeurbanne.com
presse qu’il colle dans son jour-
nal, on croise des antivax qui, lors
de la pandémie de Covid-19, ma-
nifestent contre le passe sanitaire
en arborant l’étoile jaune…
Cette banalisation du passé n’a
pas manqué de frapper l’artiste,
dont toute l’œuvre est hantée par
la Shoah – ses grands-parents
juifs allemands ont émigré au
Portugal pour fuir les persécu-
tions dans les années 1930. « Tout
le monde est traité de nazi
aujourd’hui…, note-t-il. L’histoire
de la Résistance et de la seconde
guerre mondiale va passer. Les ac-
teurs de l’époque sont presque
tous morts, et on voit apparaître
une nouvelle génération d’hom-
mes politiques. Ce n’est pas une
coïncidence si l’extrême droite pro-
gresse aujourd’hui. » Lui prend le
terme « résistance » de façon
large, et voit dans son œuvre un
appel à lutter, contre l’extrême
droite, contre toutes les formes
d’oppression, et même contre le
réchauffement climatique.
Ce travail conceptuel interroge
aussi, de façon plus intime, la mé-
moire de chacun. Les images de
Blaufuks rappellent cruellement
ce que nous avons relégué dans le
fond de notre cerveau, ou que
nous n’arrivons plus à dater : la ré-
bellion contre le pouvoir biélo-
russe, l’explosion du port de Bey-
routh… Daniel Blaufuks donne
une forme concrète à ce temps
qui file inexorablement entre les
doigts. « On se souvient de la jour-
née d’hier, de la semaine dernière,
mais comment se souvenir de l’an
dernier ?, interroge-t-il. A partir
d’un moment, la mémoire n’est
plus qu’un gros bloc indistinct. »
Lui a intitulé son journal « Cha-
que jour est compté », un titre
doux-amer, qui signifie à la fois
que ces moments sont préservés,
mais aussi que tout va s’arrêter.
Une numérotation qui évoque
aussi, pour l’artiste, les chiffres ta-
toués sur le bras des déportés des
camps nazis. Mais pas seulement.
« Il y a un sens tragique dans ce
journal, mais aussi une célébra-
tion de la vie, assure-t-il dans une
vidéo tournée à Guingamp.
Même pour moi, il y a des jours que
le journal sauve. J’ai une mission
dans la vie, c’est faire une page de
journal. » Une lutte de Sisyphe
quotidienne, contre l’oubli des
grandes et petites choses, à la-
quelle il convie chaque visiteur. p
claire guillot
« Journal de résistance »,
de Daniel Blaufuks, au centre
d’art GwinZegal, Guingamp.
Jusqu’au 12 février.
Une réflexion
fondamentale
sur les conditions
et les enjeux de
l’enseignement
public aujourd’hui.
Devant le Centre Pompidou, à Paris, le 4 janvier. ERIC BRONCARD/HANS LUCAS VIA AFP
La grève se durcit à Beaubourg
L’établissement parisien est fermé depuis le 23 décembre 2023.
D’anciens conservateurs du musée apportent leur soutien aux grévistes
E
n grève ». Accrochée à
l’entrée du Centre Pom-
pidou, la banderole est
discrète. Le mouvement
social qui a démarré le 16 octo-
bre 2023 s’est pourtant sérieuse-
ment durci, conduisant à la fer-
meture complète de l’établisse-
ment public depuis le 23 décem-
bre 2023. L’intersyndicale vient de
voter la reconduction du préavis
de grève jusqu’au 15 février, et les
portes devraient rester closes jus-
qu’au dimanche 7 janvier.
Fin novembre 2023, son prési-
dent, Laurent Le Bon, espérait
pourtant solder le conflit « par le
haut ». La direction avait donné
des gages importants, comme la
préservation des statuts et des
missions des agents durant les
cinq années de fermeture pour
travaux du Centre de 2025 à 2030.
Avant la coupure hivernale, le
maintien du plafond d’emploi
(nombre de personnes rémuné-
rées par l’Etat), l’une des deux re-
vendications principales des gré-
vistes avec la non-externalisation
des missions, était dans les
tuyaux sans que rien ne soit acté.
« Nous sommes un des rares lieux
culturels où les services sont inté-
grés », défend une représentante
de l’Union nationale des syndi-
cats autonomes (UNSA), qui ré-
clame des engagements écrits. « Il
faut préserver notre identité et no-
tre modèle social, ne rien lâcher sur
ce sujet », rebondit Philippe Mahé,
secrétaire Force Ouvrière (FO).
La secrétaire générale de la CGT,
Sophie Binet, était venue galvani-
ser les troupes, le 21 décembre : « Il
faut empêcher l’externalisation,
ne pas perdre le collectif de travail.
Vous êtes les vigies de notre patri-
moine et matrimoine national. »
Dans la salle, Didier Schulmann
applaudit à tout rompre. « Conser-
vateur atterré, comme on parle
des économistes atterrés », l’an-
cien directeur de la bibliothèque
Kandinsky, le précieux fonds do-
cumentaire du Centre Pompidou,
passe souvent une tête dans ces
assemblées générales. « C’est mar-
rant comme l’histoire se répète »,
murmure le retraité, l’œil rieur, li-
béré du devoir de réserve de ses
confrères.
Ce spécialiste des questions de
spoliations a vécu de près le chan-
tier qui avait conduit à la ferme-
ture complète du Centre Pompi-
dou de 1997 au 1er janvier 2000.
Avec seize autres conservateurs, il
avait fondé en juin 1998 l’associa-
tion Pointe à l’œil, dont le titre
emprunte à une sculpture d’Al-
berto Giacometti. Conçue à l’ori-
gine pour réfléchir collective-
ment à ce que doit être un musée,
cette « boîte à idées » a, depuis
longtemps, cessé ses activités,
sans jamais être dissoute.
En accord avec quelques anciens
de cette cellule de réflexion, Di-
dier Schulmann a versé en dé-
cembre à la caisse de grève le reli-
quat de 1 000 euros restants sur le
compte de l’association. « L’action
des grévistes n’est pas corporatiste
ou catégorielle , défend l’historien
de l’art. Les agents sentent un
manque de respect des activités,
des collections, ils ont le sentiment
que l’on détruit ce qu’ils ont bâti
pendant des années. »
Conservateur retraité depuis
mars 2023 après quarante ans de
maison, Olivier Cinqualbre opine :
« Je n’ai pas souvenir qu’il y ait eu
lors de la précédente fermeture
autant de mal-être ou de flou. »
L’ancien chef du service architec-
ture du musée le concède, il est fa-
cile de ripoliner le passé. Et si
Pointe à l’œil a vu le jour, c’est bien
que les conservateurs estimaient
déjà que la direction ne les écou-
tait pas assez. « Mais Jean-Jacques
Aillagon [alors président du Centre
Pompidou] avait un amour de la
maison. Son bras droit Guillaume
Cerutti était très bosseur. Et le direc-
teur “bâtiment et sécurité” était un
très bon maître d’ouvrage. »
Durée des travaux étonnante
Cet historien de l’architecture, qui
connaît comme personne les en-
trailles de la « raffinerie » inventée
par Renzo Piano et Richard Ro-
gers, ne manque pas de s’étonner
de la durée des nouveaux tra-
vaux : « Ils vont prendre plus de
temps que sa construction de
1974 à 1977 ! » Ordonné et précis, il
se souvient comme si c’était hier
du précédent chantier d’enver-
gure, la réfection des façades vi-
trées, celle de l’Atelier Brancusi
sur la place, avant une fermeture
complète qui a permis de réamé-
nager l’intérieur et d’extraire les
bureaux, dispersés dans des im-
meubles avoisinants. « Notre plus
grande crainte alors, c’était que
nos concitoyens puissent imaginer
que l’on ne travaillait pas pendant
les travaux », confie-t-il. « Ce qui
« Je n’ai pas
souvenir qu’il
y ait eu lors de
la précédente
fermeture autant
de mal-être
ou de flou »
OLivier CinquaLBre
conservateur retraité
était pénible pour nous, c’était de
ne plus avoir de contact avec les
œuvres et avec le public », com-
plète Didier Schulmann. Les
agents du Centre Pompidou
n’avaient pourtant pas chômé.
Un tipi planté sur la place ac-
cueillait des débats, une activité
d’exposition temporaire était
maintenue dans la galerie sud,
sur près de 1 500 mètres carrés au
sein de Beaubourg. « On faisait
aussi “Un dimanche, une œuvre”,
en sortant une œuvre des réserves
que l’on présentait à l’Ircam [Ins-
titut de recherche et coordina-
tion acoustique /musique]. On
avait un monde fou, ça avait
tellement de succès que l’on a con-
tinué après la réouverture », rem-
bobine un conservateur encore
en activité, qui requiert l’anony-
mat. La bibliothèque publique
d’information, qui redoutait la
concurrence de la Bibliothèque
nationale de France, ouverte
en 1995, avait été relogée dans les
anciens locaux d’un supermar-
ché, à proximité.
Ce n’est pas le manque de travail
qui rendait alors les conserva-
teurs moroses, mais déjà un « dé-
ficit de réflexion collective » – un
reproche récurrent dans la bou-
che des agents. « Le débat posé,
hier comme aujourd’hui, c’est :
qu’advient-il des collections pen-
dant la fermeture ? », explicite Di-
dier Schulmann, rappelant « la
concurrence aujourd’hui de la
Fondation Louis Vuitton, de la
Bourse de Commerce, de la Fonda-
tion Cartier, à un jet de pierre ».
Lors du précédent chantier, une
partie des collections avait été ex-
posée durant près de dix-huit
mois sur 2 700 mètres carrés mis à
disposition au Musée d’art mo-
derne de Paris. D’autres avaient
été expédiées dans toute la France
pour des expositions hors les
0123
MARDI 9 JANVIER 2024
murs. Laurent Le Bon a lui aussi
promis un foisonnant pro-
gramme baptisé Constellations,
en région comme à Paris. Certains
projets ont entre-temps été revus
à la baisse. Ainsi de l’occupation
de la Conciergerie, où devait se te-
nir une minisaison culturelle par
an à partir de 2026. Le monument
historique, qui doit lui-même fer-
mer pour travaux dans les pro-
chaines années, n’accueillera plus
qu’une ou deux expositions.
Expositions à l’international
Une convention, dont la signature
est prévue pour le printemps, doit
acter l’usage de deux espaces de
2 000 mètres carrés et de 800 mè-
tres carrés au Grand Palais pen-
dant toute la durée des travaux.
Une exposition consacrée aux re-
lations entre Pontus Hulten (1924-
2006), le premier président du
Centre Pompidou, et les artistes
Jean Tinguely (1925-1991) et Niki
de Saint Phalle (1930-2002) doit
s’y tenir dès 2025. « Mais il n’y aura
plus pendant cinq ans de récit con-
tinu de l’histoire de l’art, qui est
pourtant au cœur de notre voca-
tion, se désole un briscard de
Pointe à l’œil, qui requiert l’ano-
nymat. Les collections seront mo-
bilisées surtout pour les satellites
internationaux et les expositions
rémunérées à l’international. »
Cette politique d’expositions
sonnantes et trébuchantes, à
Amsterdam, à San Francisco ou en
Espagne, qui devrait rapporter
14,4 millions d’euros en 2024, se-
lon les informations du Monde,
n’a rien d’inédit. « Mais ce qui est
envisagé aujourd’hui, c’est un dé-
tournement de la notion de “projet
culturel”, déplore un conserva-
teur. Les recettes des expositions vi-
sent à financer une politique de tra-
vaux, le contenant plus que le con-
tenu, la matière plus que l’esprit. »
Les retraités de Pointe à l’œil ont
bien essayé de sensibiliser leurs
plus jeunes confrères en fonction.
En mai 2023, après avoir remis à la
bibliothèque Kandinsky un car-
ton d’archives de Pointe à l’œil,
Didier Schulmann s’est fendu
d’un mail aux vingt-huit conser-
vateurs en exercice. « Je leur ai dit :
“L’association existe toujours, elle
est à votre disposition, faites en ce
que vous voulez. En gros, on vous
la lègue” », raconte-t-il. Pas de ré-
ponse à ce jour. p
roxana azimi
0123
MARDI 9 JANVIER 2024
A l’Elysée, péchés mignons et gastrodiplomatie
Un plaisant documentaire revient sur le rapport des présidents de la Ve République avec les joies de la table
PARIS PREMIÈRE
À LA DEMANDE
DOCUMENTAIRE
I
l est notoire que les sujets qui
fâchent et les négociations
se traitent entre la poire et le
fromage, notamment à la ta-
ble des présidents de la Républi-
que française. A l’exception de
Nicolas Sarkozy, qui, pour gagner
du temps, avait supprimé le fro-
mage à l’Elysée – sauf pour Angela
Merkel, car elle en raffole – et qui,
de surcroît, ne buvait pas de vin.
Régimes présidentiels, de Jean-
Christophe Vaguelsy, commenté
par François-Régis Gaudry, chro-
niqueur sur Paris Première et sur
France Inter, amateur de mets et
de (bons) mots, revient sur les
rapports des présidents français
de la Ve République avec la gastro-
nomie, depuis Charles de Gaulle
jusqu’à Emmanuel Macron. Avec
le témoignage du chef de cuisine
du palais présidentiel Bernard
Vaussion, quarante ans de mai-
son jusqu’en 2013, qui se lâche da-
vantage que dans d’autres docu-
mentaires sur le sujet tournés du
vivant d’anciens présidents. Tout
en restant respectueux des bou-
ches que naguère il nourrit.
Pour la période Macron – un pré-
sident décrit comme un vrai ama-
teur et connaisseur des vins –, ni
Guillaume Gomez ni Fabrice Des-
vignes – les successeurs de
Au Groenland, l’aventurier de l’extrême Frank Bruno a trouvé la paix
La colère, la solitude, puis l’amour : sur fond de paysages sublimes, celui qui a été amputé d’une jambe à 18 ans livre les clés de l’acceptation
USHUAÏA TV
MARDI 9 - 20 H 45
DOCUMENTAIRE
C’ est une maison bleue,
posée dans le hameau
clairsemé et coloré
d’Oqaatsut – il se prononce « Orat-
soute » –, sur la côte ouest du
Groenland. C’est là, à 350 kilomè-
tres du cercle polaire, que vit
Frank Bruno, 58 ans, pendant les
mois d’été, loin de sa Corse natale.
En guise de présentation, la
bande-son diffuse des extraits de
reportages consacrés à cet aven-
GRILLE N° 24 - 007
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V 3
VI
VII
VIII
IX
X 3. Envoya dans les fonds. Fait appel.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 24 - 006
HORIZONTALEMENT I. Micocouliers. II. Omoplates. Ea. III. Up. Tus. Néant.
IV. Sages. Adepte. V. Trirègne. ORL. VI. Af. Motel. VII. Caisse. Air. VIII. Hit.
Enlisées. IX. Etêta. Une. Gé. X. Remoulés. Dos.
VERTICALEMENT 1. Moustacher. 2. Imparfaite. 3. Co. GI. Item. 4. Opteras.
To. 5. Cluse. Seau. 6. OAS. Gien. 7. Ut. An. Lue. 8. Lendemains. 9. Isée.
Oise. 10. Apôtre. 11. Rentre. Ego. 12. Satellisés.
Henry Kissinger et Valéry Giscard d’Estaing, à l’Elysée, à Paris, le 27 mai 1975. AFP
M. Vaussion – n’interviennent.
L’exercice en cours et les précé-
dents sont commentés par des
journalistes, des sociologues, des
spécialistes de la gastronomie,
d’anciens proches et conseillers
politiques ainsi qu’un humoriste.
Des petits pois en boîte du géné-
ral de Gaulle jusqu’à l’escalope cor-
don-bleu d’origine non contrôlée
d’Emmanuel Macron, en passant
turier de l’extrême, qui a créé, il y
a vingt ans, l’association Bout
de vie, pour permettre aux per-
sonnes amputées, comme lui,
de voyager, loin, et de reprendre
confiance en elles.
On reconnaît la voix de l’ancien
footballeur Bixente Lizarazu, qui
l’avait rencontré en 2015, pour un
volet de la série Frères de sport.
Sept ans plus tard, Frank Bruno
présente son propre film, dans le-
quel il livre ses réflexions, alors
que la caméra le suit dans son quo-
tidien, partagé entre les moments
de solitude dans une nature ma-
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
par les ortolans et le caviar de
François Mitterrand (ah, la « gau-
che caviar » !), la tête de veau de Jac-
ques Chirac ou les réformes struc-
turelles ordonnées par Georges
Pompidou, le documentaire mêle
histoire et petites histoires.
Le plus intéressant est la sé-
quence où sont désossés les rap-
ports de Valéry Giscard d’Estaing
avec la nouvelle cuisine, théorisée
jestueuse et ceux passés au sein de
la famille Gabrielsen, qui a fini par
l’accepter, avant de retrouver un
groupe de randonneurs, amputés
ou non, qu’il va guider lors d’une
ascension poignante de six jours.
Atypique, la démarche bouscule
les certitudes et peut paraître égo-
centrique. « Etre le premier mec
avec un handicap à avoir traversé
l’Atlantique à la rame, à être
monté à pied au pôle Nord ou
à avoir traversé le Groenland
d’ouest en est, c’est de l’ego », dé-
clare Frank Bruno, comme s’il
avait anticipé l’interrogation.
HORIZONTALEMENT
I. Doit assurer le passage pour les sui-
vants. II. Répare très sommairement.
Ouvre le parapluie. III. Belle à cro-
quer. Personnel. D’un auxiliaire.
IV. Evitèrent de l’ouvrir pour commu-
niquer. Se bat pour sauver la paix.
V. Ouvre la voie après règlement. Fait
des vagues en tribune. Dans l’erreur.
VI. Accord d’en bas. Un os chez tout
le monde, un roman chez Sarrazin.
VII. Triste sire. Pour les lecteurs
de Strasbourg. Début d’un slow.
VIII. Bout de temps, pas trop long.
Protège des attaques du ciel. IX. Afré-
ter le bâtiment. Fixé au support.
X. Passages vers des plaisirs
amoureux.
VERTICALEMENT
1. De bonds en rebonds, il est devenu
une discipline olympique. 2. Repris
pour être encore porté. Valeur refuge.
4. Négation. Eloignait de la bonne
voie. 5. Hommes à tout faire.
Grecque. 6. Lune dans les mers
chaudes. Possessif. 7. Entrent en lice.
Attention, évitez de le perdre.
Dieu solaire. 8. De la laine et des iles.
9. Partie dans la partie. Poussait un
peu trop loin. 10. A la sortie de Bilbao.
Adulte de demain. 11. Lames fran-
çaises. Dans les honneurs. 12. N’ont
pas subi de modiications.
en 1973 par les critiques gastrono-
miques Henri Gault et Christian
Millau. Ainsi que le rappelle
le journaliste Laurent Bazin, « les
plats en sauce, c’était vieille France
pour Giscard ». Après la bonne
chère pompidolienne, place donc
à la cuisine moderne et au « pas-
sage du bien confit au bien saisi ».
Le montage de ce plaisant docu-
mentaire laisse des doublons dans
Le 9 juin 1983, alors militaire en-
gagé à bord du porte-avions Foch,
un avion lui broie la jambe droite
et le laisse, à 18 ans, amputé au-
dessous du genou. « Ce qui va me
sauver, c’est la plongée », dit-il.
Il lui faudra vingt ans pour s’ac-
cepter, passés en partie seul, sur
son bateau, avant de parcourir
le monde et de découvrir le
Groenland en 2007.
A l’image, Frank Bruno marche
avec aisance, un gros seau noir
chargé de morceaux de glace sur
l’épaule, face à un paysage qui
magnétise : la lande minérale,
SUDOKU
N°24-007
5 2
3 1
1 9
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4 9 6 Complétez
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7 1 4 5 3
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Hors-Série
Les articles de la presse étrangère
qui ont marqué l’année.
Avec 11 pages de jeux conçues
par le magazine
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
télévision | 23
les propos des intervenants – pro-
bablement trop nombreux. On se
serait passé d’une incise aussi
brève que fumeuse sur le philoso-
phe Jacques Derrida et de la vache-
rie à propos d’un surnom donné
à François Hollande, illustré, sans
commentaire, par l’image d’un
dessert industriel tremblotant.
Les chouquettes de Hollande
A propos de François Hollande, on
regrette en revanche l’absence du
sujet de son régime préprésiden-
tiel, lorsqu’il perdit beaucoup de
poids avant les élections, puis re-
prit ses rondeurs joviales une fois
élu. Manger, c’est bien, comme
l’avait compris Jacques Chirac, qui
mit en scène politiquement son
appétit pour les produits du ter-
roir ; grossir, beaucoup moins, sur-
tout quand on se présente face
à un Sarkozy qui médiatisa son ap-
pétence pour le jogging et le vélo.
Hollande, qui adorait les chou-
quettes, rendit la monnaie de sa
pièce à ce dernier, qui aurait traité
de « Bidochon » son successeur,
avec un mot resté célèbre à pro-
pos du restaurant bling-bling où
Sarkozy avait célébré sa victoire,
en 2007 : « Mieux vaut les chou-
quet’s que le Fouquet’s ! » p
renaud machart
Régimes présidentiels, de
Jean-Christophe Vaguelsy (Fr.,
2023, 65 min). Aussi sur MyCanal.
partiellement couverte de lichen,
s’ouvre sur la mer immense, jon-
chée d’icebergs bleutés ; les mas-
ses plus sombres, qui émergent
des eaux, sont des baleines.
Au fil de ses monologues, par-
fois un peu définitifs ou conve-
nus – « Le silence te donne des ré-
ponses », « Rien ne sert de briller
si l’on n’éclaire personne » –, tou-
jours devant des paysages subli-
mes, se devinent les différentes
phases de la résilience de Frank
Bruno – sans qu’il emploie ce
mot –, comme si le film consti-
tuait une dernière étape.
3 4
6 1
7 8
3 1 3 4
5 2
5 8 9 7
2 7
4 6
5 3
toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
être utilisé qu’une
par colonne et par
carré de neuf cases.
Hors-série
2024
Décembre 2023-janvier
BEST OF
2023
conçues par le maga
Avec 11 pages de jeux
NOTRE
SÉLECTION
M AR DI 9 J AN V IE R
Arte
Triades, la mafia chinoise
à la conquête du monde
21.00 Avec pédagogie et un réel
talent narratif, Antoine Vitkine
parvient à cerner la terrifiante
influence qu’exercent les triades,
puissantes organisations criminelles
chinoises nées au XVIIe siècle.
Canal+ Séries
Your Honor
21.00 Cette première saison place
Bryan Cranston (Breaking Bad)
dans la peau d’un juge intègre
aux prises avec un douloureux cas
de conscience. Efficace, mais d’une
violence difficilement soutenable.
M6
Destination X :
sauront-ils se repérer ?
21.10 Ce jeu de télé-réalité, présenté
par Philippe Bas, parfait, renouvelle
le genre par son second degré. A
bord d’un luxueux bus noir, sans vue
sur l’extérieur, les candidats doivent,
eux, deviner où ils se trouvent…
OCS Max
Emily
22.35 Où Emily Brontë a-t-elle puisé
son inspiration pour écrire Les Hauts
de Hurlevent, roman dont la noirceur
et l’amoralité ont choqué dès
sa première publication, en 1847 ?
Réponse dans un biopic de Frances
O’Connor qui emprunte à la fiction.
Sur la forme, il ose un flash-
back. Sur le fond, il chemine sur
ses thèmes de prédilection : la co-
lère qu’il garde en lui, la solitude
dont il faut se méfier et la liberté
qu’il a toujours privilégiée, quitte
à blesser. « Combien de personnes
j’ai laissées sur un quai pour ma sa-
tanée liberté ? Des personnes qui
m’aimaient. Parce que je suis libre
et égoïste. » Il se pourrait bien qu’il
évolue sur ce dernier point. p
catherine pacary
L’Iceberg, de David Tiago Ribeiro
et Frank Bruno (Fr., 2023, 67 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
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n° 0722 C 81975 ISSN 0395-2037
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Origine du papier : France, Belgique.
zine Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
24 |
IDÉES
Jean-Miguel Garrigues
« Le christianisme
s’est séparé du judaïsme
au milieu du I siècle »
e
Le théologien analyse
la scission progressive
entre le mouvement
lancé par les disciples
de Jésus et le judaïsme.
Il passe au crible la
théorie selon laquelle
Dieu a envoyé le
Messie à Israël, qui ne
l’a pas reconnu, l’a
rejeté et l’a mis à mort
ENTRETIEN
E
n 2000, au nom de l’Eglise catho-
lique, Jean Paul II déposa entre
les pierres du mur des Lamenta-
tions, à Jérusalem, un acte de re-
pentance, demandant pardon
pour des siècles d’antijudaïsme
chrétien. Prêtre et théologien domini-
cain, Jean-Miguel Garrigues avait contri-
bué à la préparation de ce texte. Dans son
ouvrage L’Impossible substitution. Juifs et
chrétiens (Ier-IIIe siècles) (Les Belles Lettres,
2023), il s’intéresse à la scission progres-
sive entre l’Eglise primitive et le ju-
daïsme, et se penche en particulier sur la
« doctrine de la substitution ».
Jésus est juif et « n’a pas fondé une
nouvelle religion », rappelez-vous
dans votre ouvrage. Comment son
enseignement est-il alors reçu par
ses coreligionnaires ?
Jésus de Nazareth se situe pleinement
au sein du judaïsme, mais sa parole tran-
che avec le judaïsme de son temps. Jésus,
en effet, réactive le prophétisme, c’est-à-
dire qu’il parle au nom de Dieu et atteste
de cela en réalisant des « signes ». Or, les
derniers prophètes reconnus du judaïsme
– Aggée, Zacharie, Malachie – avaient vécu
presque cinq cents ans avant lui.
Au Ier siècle, le prophétisme de Jésus ap-
paraît en rupture avec le judaïsme établi.
Cela a surpris et a emporté l’adhésion
d’une partie des juifs de son époque, mais
a aussi suscité l’hostilité chez d’autres. Au
départ, Jésus et ses disciples constituent
donc un nouveau courant au sein d’un ju-
daïsme qui est alors pluriel et en com-
prend plusieurs autres. Ce courant, qui
conduira plus tard à l’apparition du chris-
tianisme, est alors désigné comme « na-
zaréen », puisque le terme de « chrétien »
n’existe pas encore.
Quels sont les autres courants
du judaïsme du Ier siècle ? Et quelles
relations entretiennent-ils avec les
« nazaréens » ?
Il y a d’abord le groupe des sadducéens,
qui réunit les prêtres du Temple de Jéru-
salem. Il s’agit d’une élite sociale détestée
par la population en raison de sa richesse,
de sa corruption et de sa collusion avec
les autorités romaines. Ce sont eux qui li-
vrent Jésus aux Romains. Les esséniens,
quant à eux, se sont retirés dans le désert,
sans doute à Qumran, où ils vivent dans
une forme d’isolement monastique. Les
zélotes, pour leur part, entendent avant
tout libérer la terre d’Israël de l’occupa-
tion étrangère par la lutte armée.
Le dernier courant, celui des pharisiens,
est le plus important, car il va jouer un
rôle décisif à la fois dans l’évolution de la
religion juive et dans sa relation avec le
christianisme naissant. Les pharisiens
considèrent que l’essentiel de la vie reli-
gieuse tient dans la méditation et l’obser-
vance scrupuleuse de la Loi. Ils ont indé-
niablement échangé avec Jésus et ses dis-
ciples : les Evangiles évoquent le repas de
Jésus chez le pharisien Simon (Lc 7, 36-49)
ou bien son entrevue avec Nicodème,
pharisien lui aussi (Jn 3, 1-21).
Reste que pharisiens et nazaréens s’op-
posent radicalement sur la distinction du
juste et de l’injuste. Jésus, en effet, consi-
dère que l’on peut dans certains cas
s’écarter d’un strict respect de prescrip-
tions de la Loi, comme le repos du sabbat
(Mc 2, 23-28).
Plus encore, il se rend chez des hommes
de mauvaise vie – Zachée le collecteur
d’impôt, par exemple (Lc 19, 1-10) – et ac-
cepte de nouer des contacts avec des
païens, comme le centurion dont il guérit
le serviteur (Lc 7, 1-10), la Samaritaine à
qui il révèle qu’il est le Messie (Jn 4, 4-29)
ou bien la Cananéenne dont il loue la foi
(Mt 15, 21-28).
Pour les pharisiens, c’est très probléma-
tique, car cela brouille, voire efface, les
frontières établies par la Loi à la fois entre
le pur et l’impur, et entre les juifs et les
« gentils », les non-juifs. Plus tard, saint
Paul imposera l’idée que les païens qui
adhèrent au message de Jésus n’ont pas à
se circoncire, ce qui signifie qu’ils n’ont
pas à devenir juifs. Ainsi, alors que les
pharisiens évitent de frayer avec les non-
juifs, l’ouverture des nazaréens aux « gen-
tils » va croissant. C’est de cette diver-
gence qu’est née la séparation entre ju-
daïsme et christianisme.
Comment cette séparation entre
les deux religions s’opère-t-elle ?
Ce sont les deux révoltes juives de 66-73
et 132-135 qui entraînent une division pro-
gressive et de plus en plus nette entre
l’Eglise et le judaïsme, jusqu’à la scission.
Ces deux guerres, déclenchées par des
zélotes pour chasser les Romains de la
terre d’Israël, s’achèvent par des défaites
juives. Elles ont de lourdes conséquences à
la fois sur le judaïsme, sur le christianisme
et sur les relations entre les deux religions.
Elles débouchent premièrement sur
une nette évolution du judaïsme. En ef-
fet, les courants sadducéen et zélote dis-
paraissent, le premier car le Temple de Jé-
rusalem est détruit en 70, le second car la
lutte armée contre Rome échoue.
Tout cela renforce mécaniquement l’in-
fluence du courant pharisien sur le ju-
daïsme. Sous ses auspices, la religion
juive se réorganise fortement. Elle ne se
centre plus sur le culte divin célébré par
les prêtres dans le Temple, mais sur l’in-
terprétation de la Loi menée par les rab-
bins dans les synagogues. C’est en fait le
judaïsme que nous connaissons jusqu’à
aujourd’hui qui naît alors.
Or, ce judaïsme d’inspiration phari-
sienne regarde les nazaréens comme des
déviants et les exclut des synagogues. En
outre, à l’issue de la deuxième insurrec-
tion, celle de Bar-Kokhba [132-135], Rome
décide d’expulser les juifs de la terre d’Is-
raël. Parmi eux se trouvent des juifs qui
respectent la Loi mosaïque, tout en pro-
clamant la messianité de Jésus de Naza-
reth. Ces « judéo-chrétiens », qui jus-
que-là faisaient encore le lien entre le ju-
daïsme et le christianisme naissant, sont
alors rejetés vers la Transjordanie, où ils
deviennent un groupe marginal.
L’Eglise en formation voit ainsi son lien
avec Jérusalem et avec le judaïsme s’es-
tomper. Elle est désormais constituée es-
sentiellement de gentils, et sa tête se fixe
à Rome. Au milieu du IIe siècle, on peut
donc considérer que le christianisme
s’est séparé du judaïsme.
Et, du côté des premiers chrétiens
eux-mêmes, y avait-il une volonté de
se couper radicalement de l’origine
juive du christianisme ?
Ce fut la tentation du marcionisme.
Cette mouvance est apparue vers 140
dans le sillage d’un certain Marcion, qui
considérait que le Dieu de la Loi révélé
L’IMPOSSIBLE dans la Bible hébraïque était absolument
SUBSTITUTION. différent du Dieu de miséricorde de
JUIFS ET CHRÉTIENS l’Evangile. Il estimait donc que l’Eglise de-
(IER-IIIE SIÈCLES) vait rejeter l’Ancien Testament. Marcion
de Jean-Miguel fut excommunié à Rome, et le marcio-
Garrigues, Les Belles nisme condamné comme hérésie.
Lettres, 2023 Toutefois, cette opinion a connu de
malheureux retours dans l’histoire du
christianisme – pensons aux militants
Deutschen Christen, ces chrétiens qui
pactisèrent avec le nazisme, cherchant à
« déjudaïser » le christianisme et le Christ
lui-même. Il me semble aussi qu’il n’est
pas rare d’entendre des chrétiens faire du
marcionisme sans le savoir, notamment
quand ils opposent radicalement un pré-
tendu Dieu vengeur de l’Ancien Testa-
ment à un Dieu qui ne serait qu’Amour
dans le Nouveau.
Au-delà du marcionisme, comment le
L’ÉVOLUTION christianisme primitif pense-t-il son
THÉOLOGIQUE rapport au judaïsme dont il est issu ?
Dans l’Eglise primitive, après la margi-
RÉCENTE DE L’ÉGLISE nalisation du judéo-christianisme, se
structure un rapport d’hostilité au ju-
PERMET DES daïsme, fondé sur l’idée que les juifs se
ÉCHANGES ET DES sont dressés contre Jésus et les apôtres.
De cette opposition est née, vers les IIe-
RAPPROCHEMENTS IIIe siècles, la « doctrine de la substitu-
tion ». Selon cette théorie, Dieu a envoyé
FRATERNELS AVEC le Messie à Israël, mais celui-ci ne l’a pas
reconnu, l’a rejeté et l’a mis à mort.
LE JUDAÏSME Déicide, Israël est donc désormais rejeté
INIMAGINABLES par Dieu. Selon les partisans de cette
théorie, la destruction du Temple puis la
IL Y A QUELQUES dispersion du peuple confirment cette
condamnation divine. Dieu avait donné
DÉCENNIES la « Terre de la Promesse » à Israël, mais Il
la lui a retirée. A l’ancien peuple élu – Is-
raël – s’en est donc substitué un nou-
veau : l’Eglise. Cette « doctrine de la subs-
titution » conduit finalement à regarder
les juifs comme le peuple qui a apporté
les Ecritures, mais sans les comprendre.
Plusieurs passages de la Bible sont con-
voqués pour justifier théologiquement
cette doctrine. C’est le cas, par exemple, de
l’évocation des deux fils d’Isaac que sont
Esaü et Jacob (Gn 25-27). Esaü est l’aîné,
mais c’est pourtant Jacob qui reçoit l’héri-
tage et la bénédiction de son père. L’Eglise
interprète le passage en considérant
qu’Esaü représente Israël, tandis que Jacob
représente l’Eglise. Le peuple aîné, Israël, a
0123
MARDI 9 JANVIER 2024
YANN LEGENDRE
donc été privé de la bénédiction de Dieu,
qui est passée au peuple cadet, l’Eglise.
Cette « doctrine de la substitution »
peut-elle être regardée comme un fon-
dement de l’antijudaïsme chrétien ?
Oui, puisqu’elle a été au cœur de « l’en-
seignement du mépris » [expression po-
pularisée par l’historien français Jules
Isaac (1877-1963), auteur, en 1962, de
l’ouvrage L’Enseignement du mépris. Vé-
rité historique et mythes théologiques],
qui a généré des siècles de souffrances
pour les juifs dans le monde chrétien. Et
cela a perduré très longtemps.
Il faut se souvenir de ce qu’était la litur-
gie catholique du Vendredi saint jusqu’au
milieu du XXe siècle. On a peine à l’imagi-
ner, mais les catholiques priaient pro per-
fidis Judaeis, « pour les juifs incrédules,
afin que Dieu enlève le voile qui couvre
leur cœur et qu’eux aussi reconnaissent
Jésus, le Christ, Notre Seigneur »…
La « doctrine de la substitution » a-t-
elle cours dans l’Eglise d’aujourd’hui ?
Non, fort heureusement. Au cours des
dernières décennies, l’Eglise catholique,
comme d’autres confessions chrétien-
nes, a profondément réexaminé sa rela-
tion au judaïsme. Après la Shoah, qui a
suscité parmi les chrétiens des appels au
repentir, le concile Vatican II [1962-1965] a
profondément renouvelé l’enseigne-
ment de l’Eglise sur le judaïsme. La décla-
ration Nostra aetate [1965] a en effet con-
damné sans ambiguïté l’antijudaïsme
chrétien traditionnel.
La liturgie du Vendredi saint a alors été
profondément remaniée puisque les ca-
tholiques prient désormais « pour les
juifs à qui Dieu a parlé en premier ». Jean
Paul II [1920-2005] – secondé en cela par
le cardinal Lustiger [1926-2007], un juif
devenu catholique – est ensuite allé plus
loin. A Rome, puis à Jérusalem, il a fait
acte de repentance pour l’antijudaïsme
des chrétiens au cours des siècles. Il a éga-
lement reconnu une forme de primogé-
niture généalogique du judaïsme par rap-
port au christianisme. Les juifs, a-t-il dit,
sont « nos frères aînés dans la foi ».
L’Eglise considère désormais que la
Nouvelle Alliance que Dieu a conclue
avec elle n’est pas venue se substituer,
mais s’ajouter à l’Ancienne Alliance jadis
nouée avec Israël, laquelle n’est nulle-
ment devenue caduque. Cette évolution
théologique permet aujourd’hui des
échanges et des rapprochements frater-
nels entre savants et responsables des
deux religions, totalement inimagina-
bles il y a seulement quelques décennies.
Je suis donc assez optimiste : juifs et chré-
tiens, dans le respect de leurs différences,
sont en train de redécouvrir la relation fa-
miliale qui les lie. p
propos recueillis par
cyprien mycinski
 idées | 25
0123
MARDI 9 JANVIER 2024

La financiarisation du système
de soins n’est pas inéluctable
Les déficits du système de santé et les défaillances de l’Etat ont favorisé l’arrivée de groupes financiers qui concerne
aujourd’hui le secteur des soins primaires, alertent trois médecins, François Bourdillon, André Grimaldi et Michka Naiditch

L
ors de son adresse aux Français du
12 mars 2020, Emmanuel Macron
déclarait : « Ce que révèle cette pan-
démie, c’est qu’il est des biens et des
services qui doivent être placés en dehors
des lois du marché. » Il concluait : « Les
prochaines semaines et les prochains
mois nécessiteront des décisions de rup-
ture en ce sens. Je les assumerai. »
L’augmentation des dépenses publi-
ques de santé à l’occasion du Ségur de la
santé en 2020 aurait pu annoncer le re-
tour de l’Etat-providence. Tout porte, hé-
las, à croire le contraire. En attestent le ré-
cent rapport de Sciences Po de juillet 2023
sur la financiarisation de la santé ainsi
que les propos d’acteurs du capital-inves-
tissement recueillis dans Décideurs ma-
gazine en juin 2021 et en septembre 2022.
Les acteurs de la finance connaissent les
déficits du système de santé et ses liens
avec les défaillances de l’Etat. Arnaud Pe-
tit, président d’Edmond de Rothschild
Corporate Finance, explique dans Déci-
deurs magazine que, si le capital-investis-
sement a un « véritable engouement »
pour le secteur de la santé, il y a plusieurs
raisons, la première étant le « désengage-
ment relatif de l’Etat ». D’autres, comme
Benoît Poulain, chef des fusions et acqui-
sitions du groupe Elsan, estiment « néces-
saire de développer les coopérations médi-
cales territoriales et [de] favoriser la diver-
sification pour, in fine, améliorer la qualité
de l’offre de soins ».
Pour Gilles Bigot et Julie Vern Cesano-
Gouffrant, du cabinet Winston & Strawn,
les fonds d’investissement ont un rôle
moteur pour « moderniser, optimiser et
industrialiser le secteur médical ». Et
d’ajouter : « La financiarisation de la
santé doit être dédiabolisée afin de mettre
en lumière ses avantages, qui répondent à
un besoin de la population. »
De fait, la financiarisation, depuis les
années 2010, n’a fait qu’accentuer les lo-
giques de concentration et d’industriali-
sation des structures de soins lancées
par les politiques publiques. Sa stratégie
a été la même partout : s’efforcer de
prendre le contrôle de structures, au be-
soin en les rachetant cher à leurs pro-
priétaires professionnels, et « rationali-
ser » les activités pour les rendre plus
profitables. L’apport en capital s’accom-
pagne d’une réorganisation du travail
par le biais d’une nouvelle gouvernance.
L’Etat et le conseil de l’ordre complices
Les médecins devenus des employés ne
disposent plus de la maîtrise de leurs
outils de travail et ne pèsent plus sur les
orientations stratégiques. Les nouvelles
structures ainsi rentabilisées peuvent
alors être revendues, notamment à des
fonds de pension.
Ce mouvement est en voie de consoli-
dation pour les laboratoires de biologie,
où six groupes contrôlent plus de 60 %
du marché, et pour les cliniques privées,
où quatre groupes détiennent plus de la
moitié de l’hospitalisation privée. Il est
avancé pour les maisons de retraite ; il est
en cours chez les dentistes et les radiolo-
LES INÉGALITÉS DE
SANTÉ VONT CROÎTRE
CAR LE CAPITAL
N’INVESTIT QUE LÀ
OÙ C’EST RENTABLE
OU RENTABILISABLE
gues ; il débute dans le secteur des soins
primaires. Il existait pourtant un vérita-
ble obstacle à la financiarisation de la
santé : le fait que les professionnels soient
les seuls à pouvoir diriger des structures
de soins, en vertu d’une réglementation
spécifique (loi du 13 juillet 1975, article
L753-760). Les groupes financiers ont
réussi, par un lobbying actif, à faire évo-
luer le droit européen de propriété (déci-
sion de la Cour de justice du 16 décem-
bre 2010), en permettant à des apporteurs
de capitaux non soignants de prendre le
contrôle de la production de soins.
De ce processus l’Etat et le conseil de
l’ordre ont été les complices, volontaires
ou involontaires, et l’administration,
souvent dépassée par la complexité des
montages juridiques, a réagi tardive-
ment ou à contretemps. Le droit comme
instrument-clé de la financiarisation de
l’économie, comme l’a montré Katharina
Pistor dans son ouvrage Le Code du capi-
tal (Seuil, 2023), vaut aussi pour la santé.
Comme cette financiarisation est à
l’origine de la croissance des inégalités,
nul doute que les inégalités de santé, et
notamment celles qui sont relatives à
l’accès aux soins, vont croître, car le capi-
tal n’investit que là où c’est rentable ou
rentabilisable. Ces groupes sélection-
nent leurs activités, poussent à la multi-
plication d’actes non pertinents médica-
lement mais rentables financièrement,
obligent les patients à payer un surcoût
non remboursé par l’Assurance-maladie,
voire dégradent la qualité des soins (cf. le
scandale Orpea).
Abus d’autant plus scandaleux que l’As-
surance-maladie rembourse majoritaire-
ment les soins. Ce qui conduit à une so-
cialisation des risques et à une privatisa-
tion des profits. Les soins primaires sont
sa dernière cible. Jusqu’à présent, les syn-
dicats de médecins libéraux se sont
montrés incapables de repenser les pra-
tiques, les rémunérations et l’organisa-
tion territoriale de la santé. Le capital tire
profit de ce statu quo pour poursuivre sa
marche. Si le rachat avorté des centres de
santé de la Croix-Rouge par Ramsay
constitue un échec, il est d’autres initiati-
ves plus modestes qui avancent à bas
bruit, comme Ipso Santé soutenu par Ci-
tizen Capital.
Un groupe d’investisseurs propose à
des professionnels de ville, sous réserve
de reverser une partie de leurs honorai-
res, de travailler en équipe en leur offrant
de bénéficier d’un système d’informa-
tion spécifique et de l’appui de gestion-
naires leur permettant de dégager du
« temps médical ». On a vu ce qu’il adve-
nait de telles « alliances » dans le cas des
cliniques privées.
La financiarisation du système de soins
n’est pourtant pas inéluctable, mais à la
condition que les médecins et les autres
professionnels de santé, en lien avec les
représentants des usagers/malades, aient
la volonté de négocier un nouveau com-
promis avec l’Assurance-maladie et l’Etat
pour proposer une refondation globale
du système de santé assurant l’accès de
tous, et sur tout le territoire, à des soins
de qualité au tarif conventionnel (sans
dépassement d’honoraires), appliquant
le principe du juste soin pour le patient
au moindre coût pour la collectivité, et
développant la prévention individuelle et
collective. Le nouveau Conseil national
de la refondation aurait pu en être l’occa-
sion, mais ne semble plus d’actualité. p
François Bourdillon a été directeur
général de Santé publique France ;
André Grimaldi est professeur
émérite au CHU Pitié-Salpêtrière ;
Michka Naiditch est médecin
de santé publique

Frédéric Bizard sur les 50 milliards de dépenses

non remboursées par la Sécu, fai-
sant certes de la France le pays où
le reste à charge final pour les mé-
empoisonné pour les assurés. La
seule santé solidaire sans reste à
charge est désormais le bouclier
du 100 % remboursement par la
pénalité, d’autres choix de con-
trats, intégrant ou pas les tickets
modérateurs, générant un niveau
variable de protection sur les dé-

Le financement de la santé nages (7,2 % des dépenses totales,

selon les comptes nationaux de
santé 2022 établis par la Direction
de la recherche, des études, de
Sécu, restreint à des cas bien pré-
cis : affections longue durée, per-
sonnes à bas revenus.
passements et les dépenses non
présentées au remboursement
de la Sécu. La taxation serait iden-
tique pour tous les contrats, pour

risque d’imploser en 2024 l’évaluation et des statistiques)

est moitié moindre que, par
exemple, la moyenne de l’OCDE
(un peu moins de 15 %). Mais l’ob-
jectif final est-il d’atteindre cette
La forte hausse des cotisations des complémentaires performance financière, ou bien
santé prévue cette année est le symptôme de la d’assurer une couverture de qua-
lité des risques de santé à moin-
mauvaise répartition des rôles entre assureurs publics dre coût, en particulier pour la
et privés, analyse l’économiste de la santé classe moyenne ? Et là, la France
est très mal placée.
En effet, la principale obligation
des contrats dits « responsables
Diversifier les contrats
Le contrat type 2004 a cassé l’es-
prit de responsabilisation des as-
surés, indispensable à l’équilibre
économique général. Il a conta-
miné les esprits en laissant pen-
ser que la santé était gratuite en
France, comme en Grande-Breta-
gne. La loi de 2013, qui a rendu
obligatoire la complémentaire
santé pour tous les salariés, et
celle de 2019, qui a institutionna-
lisé le « zéro reste à charge », s’ins-
éviter toute distorsion fiscale.
Ce système à la carte baisserait
nettement les primes des assu-
rés, tout en les protégeant mieux.
Mais c’est un système dont ne
veulent pas les principaux opéra-
teurs, tant il remettrait en cause
leur rente et les obligerait à deve-
nir innovants et efficients.
Cette réforme du contrat de
2004 ne supprimerait certes pas
les défaillances liées à la coha-
bitation d’un système public et

L
es cotisations aux assuran-
ces complémentaires santé
augmenteront de 8,1 % en
moyenne en 2024, selon
une enquête réalisée par la Mu-
tualité française. Soit un prélève-
ment supplémentaire de 3,3 mil-
liards d’euros dans le portefeuille
des assurés. Autant dire que le fi-
nancement de nos complémen-
taires santé risque d’être problé-
matique cette année, en particu-
lier pour des millions de retraités
de la classe moyenne.
L’OBJECTIF EST-IL Sur le court terme, le gouverne-
ment dispose d’un levier pour
D’ATTEINDRE UNE stopper cette spirale inflation-
niste, en réformant les contrats
PERFORMANCE appelés, plutôt à tort, « responsa-
FINANCIÈRE, OU bles et solidaires », clés de voûte
de la régulation du secteur. Mais
financement public national, fi-
nancé soit par une assurance so-
ciale (type Sécurité sociale), soit
par l’Etat (type National Health
Service, au Royaume-Uni). S’y
ajoute un système d’assurance
privée, en supplément et non en
complément. Sauf en France, où
les assureurs privés ont un rôle
d’opérateur complémentaire et
non supplémentaire.
Un échec prévisible
Ce choix a été contraint plutôt
que choisi, du fait de la place préé-
minente des mutuelles avant
l’instauration, en 1945, de la Sécu-
rité sociale. La France s’obstine
ainsi à tenter un mimétisme en-
tre deux systèmes dont les logi-
ques économiques et sociales
et solidaires », instaurés par la loi
du 13 août 2004 et qui représen-
tent à eux seuls 96 % des contrats
privés en santé, est le rembourse-
ment des tickets modérateurs.
Or, ce marché de 21 milliards
d’euros, selon les comptes natio-
naux de santé 2022, est sans
véritable valeur assurantielle
pour l’assuré. Car l’essentiel des
risques se trouve sur les autres
composantes du reste à charge,
fort peu couvertes.
Les tickets modérateurs sont
des milliards d’unités de tran-
sactions de quelques centimes
d’euros ou quelques euros, dont
la valeur est encadrée par le légis-
lateur pour ne pas conduire à un
risque financier. L’existence de
ces tickets modérateurs, souvent
crivent dans la ligne de 2004.
Rien d’étonnant donc à ce que le
système implose en 2024. L’Etat
prône des réformes dites sociales
avec un système sans logique
sociale, dont l’extension affaiblit
l’assureur public et obère le
pouvoir d’achat de la classe
moyenne. La classe moyenne des
retraités dispose de contrats indi-
viduels centrés sur les tickets
modérateurs, faiblement protec-
teurs. Ils sont les vaches à lait des
complémentaires santé.
Pour mieux protéger les classes
moyennes à moindre coût, une
solution simple et rapide serait
de diversifier les contrats pro-
posés par les complémentaires.
Le contrat type de 2004 restant le
standard, dont la commercia-
privé sur une même prestation.
La France n’étant pas une île
exempte des mécanismes éco-
nomiques et sociaux, elle devra,
si elle veut faire cohabiter les
deux financements public et
privé, dissocier leurs missions et
donc les paniers de soins cou-
verts par chaque acteur, comme
le font les autres pays.
Malheureusement, la dépen-
dance marquée du pouvoir politi-
que de ces deux dernières décen-
nies au lobby des assureurs rend
peu probable ce type de réforme.
Il va pourtant falloir expliquer à
la classe moyenne que ses diffi-
cultés à financer sa santé en 2024
sont avant tout le résultat de l’en-
tre-soi du système. p

D’ASSURER UNE à moyen terme, il faudra vrai-
semblablement agir sur la répar-
COUVERTURE DE tition des rôles entre assurances
publiques et privées pour rendre
QUALITÉ DES le financement de la santé effi-
RISQUES DE SANTÉ cient et soutenable.
La quasi-totalité des pays déve-
À MOINDRE COÛT ? loppés dispose d’un système de
sont pourtant opposées, ce qui ne
peut conduire qu’à l’échec actuel.
Le financement privé est en ef-
fet régressif, car il n’est pas lié aux
revenus : plus le système s’étend,
plus il pénalise les classes moyen-
nes. Les complémentaires santé
remboursent 30 milliards d’euros
à la charge du patient avant 2004,
fut au cœur du pacte social de
1945. La loi de 2004 a fait prendre
un virage vers une santé pseudo-
gratuite et le fameux « zéro reste
à charge », aubaine pour les assu-
rances complémentaires, creuset
de démagogie politique et cadeau
lisation serait obligatoire pour
chaque assureur, afin de servir
d’étalon de comparaison des
différents prix.
Si les assurés estiment que ce Frédéric Bizard est profes-
contrat est vraiment le plus pro- seur d’économie à l’ESCP
tecteur pour eux, ils y souscri- Business School et président
ront, sans quoi ils auront, sans fondateur de l’Institut Santé
26 | idées
Daron Acemoglu
et Simon Johnson
Cet argent offshore clandestin
qui corrompt la démocratie
Les deux économistes dénoncent le danger croissant des fonds secrets employés
pour peser sur la vie politique et recommandent de sévir contre les paradis fiscaux
P
artout sur la planète, les démo-
craties sont confrontées à deux
graves menaces : une crise de
légitimité et l’essor de régimes
autoritaires de plus en plus agressifs.
Ces deux phénomènes représentent
un danger d’autant plus grand qu’ils
sont liés par la dark money, « l’argent
noir » [des fonds employés pour peser
sur les élections et la vie politique, mais
dont la source est inconnue] qui tran-
site par des paradis fiscaux offs-
hore et des juridictions qui pratiquent
un secret financier excessif. Restrein-
dre ces paradis fiscaux et exiger plus
de transparence sur les flux financiers
transfrontaliers doit devenir une prio-
rité politique majeure pour tous les
pays du G7 en 2024.
Sur le plan intérieur, la démocratie
souffre d’une érosion de légitimité.
Dans les pays industrialisés, aux Etats-
Unis et en Europe, les nouvelles tech-
nologies, l’augmentation des flux de
capitaux transfrontaliers et la diminu-
tion des barrières commerciales ont
augmenté la productivité et renforcé
la croissance au cours du dernier
demi-siècle, mais tous n’ont pas perçu
leur part des bénéfices tirés de cette
situation économique avantageuse.
Les inégalités au sein de ces pays se
sont considérablement accrues depuis
le milieu des années 1970, et des mil-
lions de personnes se sentent désor-
mais laissées pour compte.
La démocratie suscite une moins
grande adhésion parce que le jeu éco-
nomique apparaît « truqué ». Les per-
sonnes déjà puissantes et privilégiées
gagnent plus, parfois aux dépens des
autres. Bien que cette croyance puisse
être exagérée, elle concorde avec
la réalité de l’évasion fiscale.
Les paradis fiscaux permettent aux
riches non seulement de bâtir leur ri-
chesse essentiellement en échappant
à l’impôt, mais aussi d’exercer leur
pouvoir économique et politique à
l’abri des regards indiscrets, sans avoir
à rendre de comptes. La liste de paradis
fiscaux [établie par l’ONG Tax Justice
Network] comprend parmi ses dix pre-
miers à la fois de petits Etats des Caraï-
bes et des pays très respectés tels que
les territoires britanniques d’outre-
mer (îles Vierges britanniques, Bermu-
des et îles Caïmans), les Pays-Bas, la
Suisse, le Luxembourg, Singapour et
les Emirats arabes unis. Les Etats-Unis
et le Royaume-Uni sont également
complices. Leurs règles en matière de
secret financier permettent à une
quantité extraordinaire d’argent
étranger (et illicite) de trouver refuge
sur leur territoire (les Etats-Unis sont
en tête de l’indice du secret financier
[créé par le Tax Justice Network]).
L’INTELLIGENCE
ARTIFICIELLE PEUT
CONTRIBUER
À DÉTECTER
L’ÉVASION ET LA
FRAUDE FISCALES
Une industrie de plusieurs milliards
de dollars a pris forme, employant
certains des avocats, comptables et
consultants les plus brillants du
monde, avec l’objectif d’aider les plus
fortunés et les moins scrupuleux. Les
paradis fiscaux sont particulièrement
utiles pour ceux qui ont acquis leur
fortune grâce à des pots-de-vin, au vol
et d’autres formes de corruption. Etre
capable de cacher l’identité des par-
ties impliquées dans une transaction
financière est une condition essen-
tielle au succès du fonctionnement
d’un paradis fiscal.
Cette forme d’ingénierie finan-
cière corrompt la démocratie. Pire
encore, cela exacerbe la deuxième
menace majeure à laquelle nous som-
mes confrontés : le renforcement des
régimes autoritaires. L’argent offshore
clandestin permet de soutenir plus fa-
cilement des candidats, de manipuler
l’opinion publique et de persuader les
gens de voter pour un dictateur. L’ar-
gent noir des oligarques russes consti-
tue depuis longtemps un pilier de l’éco-
nomie et du système politique du pays.
Les relations étroites du président
Vladimir Poutine avec les sources de
l’argent noir sont bien documentées.
Moins connues sont les transactions
menées en secret par Pékin, qui ont
permis au gouvernement chinois de
construire un vaste réseau d’influence
mondial. Nous commençons tout
juste à prendre conscience de la
dépendance de certains pays à faible
revenu, notamment en Afrique,
envers diverses entités soutenues par
la Chine. Dans le même ordre d’idées,
le Parti communiste chinois, selon
The Wall Street Journal, aurait « investi
des milliards de dollars » dans la désin-
formation mondiale à travers le
monde, dont des campagnes visant à
peser sur les élections américaines.
Lobbying des consultants
Il est également devenu douloureu-
sement évident qu’une grande quan-
tité d’argent circule de l’Iran vers des
organisations telles que le Hamas à
Gaza, le Hezbollah au Liban et les for-
ces houthistes au Yémen, qui font
maintenant pleuvoir des missiles sur
des navires commerciaux dans la mer
Rouge. Presque tout ce financement
iranien transite par des canaux obs-
curs, notamment (selon les autorités
américaines) par des entités en Tur-
quie et au Yémen.
Il serait difficile d’éliminer ces
canaux, mais le moyen le plus efficace
de lutter contre l’argent noir – et son
financement de l’autoritarisme, de la
criminalité et du terrorisme – serait
de sévir contre les dizaines de paradis
fiscaux qui existent dans le monde.
Cela renforcerait la collecte des
impôts dans les démocraties et rédui-
rait les ressources dont disposent
les régimes autoritaires.
Paradoxalement, plusieurs de ces
paradis fiscaux sont menacés par le
changement climatique et demandent
de l’aide internationale pour faire face
à une éventuelle élévation du niveau
de la mer et à des tempêtes de plus en
plus dévastatrices. Si ces Etats insulai-
res et d’autres juridictions souhaitent
participer à des mécanismes d’ajuste-
ment équitables et raisonnables (tels
que le financement lié au climat ou l’al-
légement de la dette), financés en par-
UNE INDUSTRIE
DE PLUSIEURS
MILLIARDS
DE DOLLARS A PRIS
FORME, AVEC
L’OBJECTIF D’AIDER
LES PLUS FORTUNÉS
ET LES MOINS
SCRUPULEUX
tie par le G7, ils doivent se conformer à
des exigences de transparence accrues.
Les autorités fiscales du G7 doivent
être pleinement informées de qui
possède quels actifs et qui effectue
quels paiements à qui. Hélas, certaines
méthodes pour pratiquer l’évasion fis-
cale sont toujours légales, uniquement
grâce au pouvoir de lobbying des
consultants et des comptables ultra-
riches et puissants. Pour sortir de cette
impasse, le G7 devrait appliquer un
principe simple : les bénéfices des en-
treprises sont imposés proportionnel-
lement à l’endroit où les ventes ont
lieu. Par exemple, si vous déménagez
votre siège social (ou la société déte-
nant les droits de propriété intellec-
tuelle de vos actifs) dans un autre pays,
vous devez toujours payer des impôts
au Trésor américain en fonction de vos
activités commerciales aux Etats-Unis.
L’accord du G7 sur un impôt mini-
mum mondial sur les sociétés consti-
tue un pas dans la bonne direction,
mais il reste encore beaucoup à faire.
A l’ère de l’intelligence artificielle
(IA), nous devrions nous attendre à ce
qu’un grand nombre de riches devien-
nent considérablement plus fortunés.
Ils utiliseront probablement les outils
offerts par ces nouvelles technologies
pour trouver d’autres moyens d’échap-
per à l’impôt. Dans le cadre des accords
internationaux actuels, cela sera facile
à faire. Toutefois, l’IA peut également
contribuer à détecter l’évasion et la
fraude fiscales, ainsi que les flux finan-
ciers inhabituels, souvent illicites.
Pour les barons de la technologie, qui
parlent continuellement d’utiliser l’IA
à bon escient, voici un défi : soutenir
le déploiement rapide de nouveaux
outils basés sur ces technologies inno-
vantes pour lutter contre l’évasion fis-
cale et les paradis fiscaux. p
Daron Acemoglu est professeur
d’économie au Massachusetts
Institute of Technology ; Simon
Johnson est professeur à la Sloan
School of Management du Massa-
chusetts Institute of Technology et
ancien économiste en chef au Fonds
monétaire international. Il a coécrit
avec Daron Acemoglu « Power and
Progress : Our Thousand-Year Strug-
gle Over Technology and Prosperity »
(Public-Affairs, 2023, non traduit).
© Project Syndicate
Les paris de la
régulation du prix de
l’électricité nucléaire
S
ANALYSE
ujet technique, mais sujet
du quotidien. Le futur
prix de vente de l’électri-
cité nucléaire en France,
principale source de production
dans le pays, aura une incidence
significative sur les factures élec-
triques des usagers comme des
entreprises. Tout l’enjeu, encore
en suspens, étant de savoir la-
quelle. Le 14 novembre 2023, de
longs mois de négociation bilaté-
rale ont débouché sur la présenta-
tion d’un accord entre le gouver-
nement et le groupe public EDF,
seul exploitant du parc nucléaire
français. Or cette nouvelle régu-
lation sur la rémunération de
l’atome suppose une contorsion.
D’un côté, l’exécutif entend as-
surer de la rentabilité à l’électri-
cien, présenté comme le « bras
armé » de sa politique, selon l’ex-
pression d’Agnès Pannier-Runa-
cher, ministre de la transition
énergétique. En perspective, de
très lourds chantiers pour l’entre-
prise : entre six et quatorze réac-
teurs nucléaires à bâtir, sans
compter le déploiement du solaire
et de l’éolien, malgré une dette fi-
nancière nette abyssale (64,8 mil-
liards d’euros, mi-2023). De l’autre,
l’exécutif promet aux consomma-
teurs un prix stable, conjurant
une nouvelle flambée. Ceci sous le
strict contrôle de la Commission
européenne, qui défend le prin-
cipe de l’ouverture du marché de
l’électricité à la concurrence.
Avant même l’examen par les
parlementaires français, prévu
en 2024, d’un projet de loi relatif
à la souveraineté énergétique, les
associations de consommateurs
ont déjà exprimé leurs craintes.
Elles redoutent des notes encore
plus élevées, au profit d’EDF.
L’Etat est redevenu actionnaire
unique, en juin, de cette société,
après avoir renoncé, en 2022, au
très contesté projet « Hercule »,
qui prévoyait de la scinder. « L’Etat
et EDF s’entendent sur le dos des
consommateurs pour facturer un
prix du nucléaire exorbitant », cri-
tique la CLCV (Consommation lo-
gement et cadre de vie). Cet « ac-
cord de marchand de tapis », selon
l’UFC-Que choisir, fait peser « un
risque inflationniste injustifié ».
Message politique
La nouvelle régulation a valeur de
message politique, en pleine re-
lance de l’atome. Mais son appli-
cation, attendue pour le 1er jan-
vier 2026, repose sur un pari aussi
lointain que complexe, à partir de
projections sur quinze ans, jus-
qu’en 2040. Sur le marché de gros,
celui où les fournisseurs s’appro-
visionnent auprès des produc-
teurs avant de revendre l’énergie
aux consommateurs, l’Etat s’at-
tend à ce que le prix de vente du
nucléaire tourne « autour » – c’est
l’adverbe de Bruno Le Maire,
ministre de l’économie et des fi-
nances – de 70 euros du mégawat-
theure (MWh).
Ce n’est qu’à partir d’un certain
seuil, encore supérieur, que se dé-
clencherait la future régulation.
La puissance publique capterait
alors une partie de la rente et la
redistribuerait aux consomma-
teurs, d’une manière ou d’une
autre. 50 % des revenus d’EDF se-
raient prélevés au-delà d’un mon-
tant estimé, à ce stade, à 78 euros ;
puis 90 % au-delà de 110 euros.
Niveaux et taux de prélèvement
LA DISPARITION
PROGRAMMÉE
DE L’ACCÈS RÉGULÉ
À L’ÉLECTRICITÉ
NUCLÉAIRE HISTORIQUE
COMBLE EDF
0123
MARDI 9 JANVIER 2024
D’UN CÔTÉ,
L’EXÉCUTIF ENTEND
ASSURER DE
LA RENTABILITÉ
À L’ÉLECTRICIEN,
DE L’AUTRE,
IL PROMET AUX
CONSOMMATEURS
UN PRIX STABLE
feraient l’objet d’une clause de re-
voyure tous les trois ans. Difficile
à anticiper, la facture des con-
sommateurs se préciserait seule-
ment a posteriori, sur la base des
revenus d’EDF constatés.
Certes, la captation aurait de
l’effet en cas de crise majeure des
prix de l’énergie en Europe –
comme celle hors norme de 2022,
exacerbée par le tarissement du
gaz russe, sur fond de guerre en
Ukraine, et par la faible disponibi-
lité des centrales nucléaires fran-
çaises, après un problème de cor-
rosion sur certaines tuyauteries.
A l’inverse, M. Le Maire a beau
annoncer « une protection perma-
nente » des consommateurs, le
mécanisme serait strictement
sans effet avant 78 euros. De quoi
garantir à EDF une somme pour
couvrir les coûts de production
de ses cinquante-six réacteurs
déjà en service, ainsi que ceux de
l’EPR de Flamanville, en Norman-
die, attendu pour mi-2024 après
force retards et surcoûts. Mais
aussi de quoi lui laisser une
marge nécessaire aux investisse-
ments, au regard de tous les chan-
tiers voulus par l’exécutif.
Par contraste, la régulation
actuelle impose jusqu’à présent
à EDF de vendre une partie de
sa production contre seulement
42 euros par MWh, à destination…
des fournisseurs concurrents
(TotalEnergies, Engie, ENI, etc.). La
comparaison a ses limites, car
cet accès régulé à l’électricité nu-
cléaire historique (Arenh), mis
en place en 2011 et valable jus-
qu’au 31 décembre 2025, porte sur
100 térawattheures (TWh) d’élec-
tricité par an. Le dispositif post-
Arenh concernerait, lui, l’ensem-
ble de la production nucléaire
dans le pays. Soit entre 335 et
365 TWh en 2026, selon les esti-
mations de l’entreprise, après une
année 2022 historiquement faible
(279 TWh). C’est pourquoi Luc Ré-
mont, son PDG, parle d’« un ac-
cord exigeant et responsabilisant ».
Objectif, à l’horizon 2030 : retrou-
ver le niveau de 400 TWh, dépassé
pour la dernière fois en 2015.
Dans ce brouillard, une chose
est sûre : la disparition program-
mée de l’Arenh comble EDF. Le
groupe public n’a pas eu de mots
assez forts pour dénoncer le
manque à gagner causé, selon lui,
par ce premier mécanisme.
Qu’il s’agisse de l’actuelle rému-
nération du nucléaire ou de la
future, une contrainte demeure.
La configuration post-Arenh se
veut également compatible avec
le marché européen de l’électri-
cité. Un marché de gros dont bon
nombre d’observateurs dénon-
cent les impasses et le caractère
spéculatif, après plus d’un quart
de siècle de libéralisation. En octo-
bre 2023, les Etats membres de
l’Union européenne ont fini par
trouver un accord pour le réfor-
mer. La majorité des eurodéputés
aussi, le 14 décembre. Leur idée
consiste ici à encourager des con-
trats de long terme, par exemple
sur une dizaine d’années, entre un
producteur – comme EDF, dont la
direction est très favorable à cette
option – et des clients tels qu’un
industriel ou un fournisseur. p
adrien pécout
(service économie)
0123
MARDI 9 JANVIER 2024
ÉCONOMIE |
par sté p hane l aue r
Le retour de Trump
et du protectionnisme ?
T UNE NOUVELLE
ariff Man 2 » ou le retour
de l’« homme des droits
de douane ». Il ne s’agit
pas d’une superproduc-
tion des studios Marvel, mais du
remake d’un scénario politique
déjà éprouvé : l’élection de Donald
Trump à la tête des Etats-Unis
pour un second mandat. Sur le
plan économique, sa victoire se-
rait une nouvelle fois placée sous
le signe de la guerre commerciale
comme le suggère le surnom dont
il s’est lui-même affublé. Ce scru-
tin crucial est loin d’être joué,
mais au regard de la faiblesse de
Joe Biden dans les sondages et de
la probable investiture républi-
caine de Donald Trump, l’hypo-
thèse d’un retour à la Maison
Blanche de ce dernier est envisa-
geable. Commencer à réfléchir à
ce que pourrait être un deuxième
mandat peut être utile.
Au-delà des implications politi-
ques pour l’avenir de la démocra-
tie américaine, trois ans après l’as-
saut du Capitole, et géopolitiques,
pour la stabilité de la planète, une
victoire de Donald Trump pren-
drait, sur le plan économique, des
allures de déjà-vu, en pire. La prin-
cipale proposition à ce stade con-
siste à imposer des droits de
douane de 10 % sur tous les pro-
duits importés vers les Etats-Unis.
Cela reviendrait à multiplier par
trois en moyenne le niveau appli-
qué actuellement. Les mesures
prises par Donald Trump lors de
son premier mandat et qui, pour
la plupart n’ont pas été remises en
cause par son successeur, ne sont
rien par rapport à ce qui se passe-
rait en cas de victoire. Cette fois, la
guerre commerciale serait géné-
ralisée avec des répercussions gra-
ves à la fois pour les Etats-Unis
mais aussi pour l’ensemble de
l’économie mondiale.
La logique trumpiste a peu de
chance d’aboutir à de meilleurs ré-
sultats que ceux obtenus grâce à la
politique menée à partir de 2018.
Sa frénésie consistant à augmen-
ter les droits de douane, soi-disant
pour protéger l’économie améri-
caine, a généré des dégâts sans ré-
pondre aux problèmes qu’elle pré-
tendait résoudre. Ce n’est pas en
triplant la mise que la recette fonc-
tionnera mieux. L’augmentation
des droits de douane est censée
remplir trois objectifs : réduire le
déficit commercial abyssal des
Etats-Unis, encourager les embau-
ches grâce aux relocalisations in-
dustrielles et rétablir l’équilibre
face à une organisation de l’écono-
mie mondiale dont les Etats-Unis
seraient la principale victime.
Concernant la balance commer-
ciale, l’échec est patent : sous la
mandature de Donald Trump, le
déficit s’est accru d’un quart ! La
croissance des emplois dans l’in-
dustrie, elle, est bien réelle, mais
elle n’a rien de spectaculaire et
s’inscrit dans une tendance lon-
gue de réindustrialisation amor-
cée sous Barack Obama. La paren-
thèse Trump n’a provoqué aucun
sursaut dans les courbes statisti-
ques. Le cas de l’acier, dont les im-
portations sont lourdement
taxées depuis 2018, est parlant :
800 emplois ont été créés, soit à
peine 1 % des effectifs du secteur.
En revanche, les entreprises amé-
ricaines utilisatrices de l’alliage
dans leurs fabrications ont perdu
1 600 emplois (2,8 % du total). Les
ENCOURAGER
L’INEFFICACITÉ
ÉCONOMIQUE PAR
DES BARRIÈRES
DOUANIÈRES
CONDUIT À UN
APPAUVRISSEMENT
0123 | 27
CHRONIQUE INONDATIONS
DANS LE
La crise illustre jusqu’à la caricature l’en- le sixième rapport d’évaluation du Groupe
PAS-DE-CALAIS : chevêtrement des compétences qui fait l’or- d’experts intergouvernemental sur l’évolu-
UN CAS D’ÉCOLE
dinaire de la vie locale et devient probléma-
tique en cas d’épisode extrême, parce qu’il
est alors impossible d’identifier avec préci-
tion du climat prévient que les précipita-
tions seront plus intenses sur le nord de
l’Europe dans les décennies à venir. Crues,
sion un responsable auprès de qui trouver
une réponse pertinente. Particulièrement
sécheresses, canicules… Les climatologues
alertent sur la litanie d’événements extrê-
complexe dans cette région de polders, l’en- mes dont la « fréquence » et l’« intensité »
tretien du système d’évacuation des eaux augmenteront tout au long du XXIe siècle.
relève à la fois d’associations de propriétai- Ce travail scientifique oblige les politiques.
res privés, d’un établissement public, Alors que Christophe Béchu a eu le courage
VICTOIRE DE les Voies navigables de France, et de l’Insti- de dire que la France devrait s’adapter à un
tution intercommunale des wateringues possible réchauffement de + 4 °C, les élus
L’ANCIEN PRÉSIDENT (IIW). L’Etat y a également sa part, puisqu’il doivent se hisser au niveau de ce moment.
PRENDRAIT, SUR LE
PLAN ÉCONOMIQUE,
DES ALLURES DE
O ù sont-ils ? Que font-ils ? Le désar-
roi dans lequel se trouvent plon-
gés les habitants du Pas-de-Calais,
victimes de deux crues décennales en deux
mois, alors que l’hiver ne fait que commen-
peut cofinancer les travaux s’il les a validés.
Comme à chaque fois, les rivalités entre
l’échelon national et régional percent sur
fond de différend stratégique. Pour mainte-
nir les habitants sur place, Xavier Bertrand
Pour rassurer les Français, ils doivent leur
monter qu’ils peuvent anticiper les adapta-
tions et d’assumer un clair partage des res-
ponsabilités entre le local et le national.
Qui aura l’autorité suffisante pour orga-
cer, se retourne contre les élus, accusés s’est dit prêt à prendre en main les travaux niser des déplacements de population et
DÉJÀ-VU, EN PIRE d’être inexistants ou impuissants. Ni la pré- sur lesquels la région n’a pas de compé- redonner de l’espace à la nature ? A qui in-
sence, le 3 janvier, du président du conseil tence en mettant en cause la lenteur des combera la tâche de financer la construc-
régional des Hauts-de-France, Xavier Ber- procédures et en accusant l’Etat d’avoir tion de nouvelles infrastructures, comme
études vont toutes dans le même trand, qui se veut le porte-parole des sinis- abandonné ses concitoyens. Le ministre de des digues le long de certaines côtes ?
sens : tandis que les fabricants trés, ni la visite, le lendemain, du ministre la transition écologique a, quant à lui, La transparence exigée à juste titre par les
d’acier américains affichent des de la transition écologique, Christophe Bé- estimé que « toutes les questions doivent électeurs requiert un minimum d’unité na-
bénéfices record, le coût pour le chu, qui a promis « des réponses exception- être posées », alors que certains résidents tionale, une expression passée de mode et
reste de l’économie s’est révélé nelles », ne sont venues à bout de l’exaspé- cherchent à quitter les zones inondables, pourtant seule voie envisageable pour af-
exorbitant. Chaque emploi créé ration des habitants. Livrés à eux-mêmes moyennant indemnisation. fronter le défi climatique. Si Paris et les ré-
grâce au relèvement des droits de dans un décor apocalyptique fait de mai- Ces dissensions stériles ne sont pas de gions continuent de s’opposer devant des
douane a eu un coût unitaire de sons inondées, d’arbres arrachés et de voi- bon augure pour l’avenir. Car ce genre de si- Français désemparés, si les querelles politi-
900 000 dollars (820 000 euros) tures flottant entre deux eaux, les sinistrés tuation risque de se répéter. Certes, les ciennes envahissent les débats, les populis-
pour les fabricants de produits fi- vouent aux gémonies ceux qui sont censés inondations ne sont pas une conséquence tes n’auront plus qu’à surfer sur la vague
nis, montant ensuite répercuté les protéger. directe du réchauffement climatique, mais des ressentiments. p
pour tout ou partie dans les prix
payés par les clients. Le même
phénomène a été observé sur les
lave-linge, dont les importations
sont elles aussi taxées. Un appa-
reil coûte désormais en moyenne
90 dollars de plus. Contrairement
à ce qu’affirme M. Trump avec ses
faux accents de bon sens, la fac-
ture des droits de douane n’est pas
réglée par la Chine, mais par le
consommateur américain. présentent
Pur électoralisme
Si une hausse générale de 10 %
était décidée à partir de 2025,
l’American Action Forum, un
groupe de réflexion américain, a
calculé que la mesure aurait un
impact négatif annuel de plus de
1 000 dollars par foyer. The Econo-
mist évoque 2 000 dollars. Tout
dépendra de l’ampleur des repré-
sailles internationales à l’égard
des Etats-Unis. Seule certitude, la
guerre commerciale sera une très
mauvaise nouvelle pour la crois-
sance mondiale. « Le fait est que
les problèmes économiques et poli-
tiques de l’Amérique ne sont qu’en
partie liés aux échecs de la mondia-
lisation et du système commercial
néolibéral, rappelle la chroni-
SPÉCIALISATIONS
queuse du Financial Times, Rana
Foroohar. Il s’agit également d’un
manque d’investissement au ni-
APRÈS UN
veau national, dans les infrastruc-
tures de base, les compétences et
l’éducation, ainsi que dans la re-
BAC +3/+4
cherche et développement. »
Plutôt que de dresser des fils bar-
belés, les nations doivent s’atteler
à consolider leur propre écosys-
tème afin d’améliorer leur com-
pétitivité. C’est encore le meilleur
moyen de créer de la richesse,
donc de l’emploi. L’histoire écono-
27 JANVIER 2024
mique montre que se couper du
monde et encourager l’ineffica-
cité par des mesures douanières a
toujours conduit à un appauvris-
sement. Problème : depuis le pre-
mier mandat de Donald Trump, Paris Montreuil Expo
ses idées ont infusé au-delà de son
camp. Joe Biden s’est bien gardé
de revenir sur les droits de douane
appliqués à l’Union européenne
sur les importations d’acier et
d’aluminium. Des négociations
sont en cours, mais à moins d’un
an du scrutin, par pur électora-
lisme, l’administration démo-
crate joue la montre. De ce point
de vue, le trumpisme est en train
de gagner la bataille des idées.
Quant à l’Inflation Reduction
Act, le grand plan de subventions
en faveur de la transition énergé-
tique, promu par Joe Biden, il
constitue une violation éhontée
du cadre de l’Organisation mon-
dial du commerce. Celle-ci est déjà
en état de mort cérébrale. La vic-
toire de Donald Trump signerait
probablement sa disparition. Bon
INSCRIPTION GRATUITE
débarras !, clameront les souverai-
nistes. Mais imaginer que la loi du
SAMS.GROUPELEMONDE.FR
plus fort vantée par « Tariff Man »
permettra de surmonter les failles
de la mondialisation est aussi cré-
dible qu’un film de super-héros. p