Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023

79e année – No 24492

3,40 € – France métropolitaine
www.lemonde.fr –
Fondateur : Hubert Beuve-Méry
Directeur : Jérôme Fenoglio

L’Époque – Supplément Les défenseurs de la nuit contre la lumière artificielle

L’Ukraine à l’épreuve d’une guerre qui dure

▶ Avec l’entrée dans
Sur le front,
un autre automne et le retour des
une contre-offensive combats dans
qui peine à avancer les tranchées
face aux défenses
russes, la guerre Pour tenter de percer les
lignes russes, les forces
s’inscrit dans de Kiev délaissent les
le temps long blindés, jugés ineffica-
▶ Les succès initiaux ces, pour se battre pres-
que au corps-à-corps
de la résistance ont Pag e 3
masqué la véritable
­nature et le rythme « On ne peut pas
d’une guerre conven- vivre tout
tionnelle classique, le temps dans
et le soutien qu’elle le deuil »
implique dans la durée
Sur les plages d’Odessa,
▶ Les batailles se jouent certains profitent de la
mètre après mètre. fin de l’été, des images
A Kiev, l’illusion Rassemblement
contrastant avec celles
en soutien à l’armée du conflit. La crainte
d’une victoire rapide ukrainienne, devant émerge d’une division
s’est envolée et l’hôtel de ville de la société
l’on s’interroge de Kiev (Ukraine), Pag e 2
le 16 septembre. Adrien
sur l’avenir Vautier/Le Pictorium POUR « LE MONDE »
Pages 2-3 et 22 à 24

Politique Economie La Chine de l’intérieur

La culture à l’heure de l’IA :
la fascination et la peur
▶ L’arrivée sur le
marché de l’outil
d’intelligence artifi-
cielle ChatGPT a fait
prendre conscience
de la possible révo-
lution civilisation-
nelle en cours
L’exécutif s’allie rattrapée par la crise immobilière
à la droite pour À Xi’an, plus grande ville de la baisse des recettes issues de la
▶ Entre opportuni-
tés créatives et
▶ Du cinéma à
la musique en pas- durcir le RSA province du Shaanxi, les effets du
choc immobilier se font sentir et
vente de terrains pénalise égale-
ment les gouvernements locaux.
fragilisent de nombreuses per- Les restaurateurs constatent eux
crainte de l’obsoles- sant par l’édition, sonnes, au-delà des seuls salariés aussi que les clients dépensent
L’Assemblée a entériné,
cence humaine il n’y a pas un sec- vendredi, la conditionna-
de ce secteur-clé. Des parents qui, peu. Quant aux promoteurs, ils
dans certains teur où l’on ne s’in- pour leur avenir et celui de leurs contournent les restrictions qui
lité du versement du enfants, misaient sur l’accession empêchent les baisses de prix par
métiers, le monde terroge sur la place revenu de solidarité active à la propriété en achetant sur des cadeaux allant de la
de la culture a le de l’algorithme à quinze heures d’activité plan sont contraints de payer cré- bouilloire électrique à la voiture
dit et loyer, alors que les apparte- en passant par le lingot d’or.
cœur qui balance page s 2 6- 27 pag e 8
ments ne sont pas livrés. La Page 19

Idées
Les révolutions
Mode A la Paris Fashion Week, Mayotte BLUE MONDAY PRODUCTIONS
présente

économiques la danse de l’élégance Avec la pénurie YOUSSOUF ABI-AYAD KENZA FORTAS

du XXIe siècle
pages 34-35 Un mot d’ordre : être
d’eau, « ce n’est
plus vivable. Les
COMPÉTITION
chic. Lors de la semaine
de la mode printemps-

Etats-Unis
été 2024, les designers
tournent résolument
la page du streetwear
nerfs vont lâcher »
La mort de Dianne et des vêtements pour
Feinstein, figure traîner à la maison, Santé, école, agriculture… QUAND
héritage des années La sécheresse inédite UN MARIAGE ... LIBÈRE
historique du Covid. Chloé, Givenchy sur l’archipel français ARRANGÉ... LA PAROLE
ou The Row privilégient de l’océan Indien affecte
Parti démocrate la sobriété d’une sil-
page 21 houette monochrome ;
lourdement la vie
d’autres comme de la population
Balmain ou Rabanne pag e 10
préfèrent la veine maxi- un film de
JO Paris 2024 maliste, osant les fleurs NADIR MOKNÈCHE
Les sportifs russes et les couleurs. Dans
tous les cas, ils concen-
acceptés aux Jeux
paralympiques
trent leurs efforts dans
l’élaboration d’un ves-
tiaire affûté qui permet éditoria l
1
Page 15 de briller en société.
pag e s 3 0 - 3 1
Haut-Karabakh :
Chronique
un dÉnouement
L’empathie, Défilé Chloé,
tragique mais
AFFICHE : ©2023 - PYRAMIDE - LOUISE MATAS, SALOMÉ WOJTOWIEZ

une richesse à Paris, prévisible

le 28 septembre.
en péril Pa ge 3 7 et
AU CINÉMA LE 4 OCTOBRE
Vianney Le Caer/AP/SIPA

page 37 international P age 6

Algérie 220 DA, Allemagne 4,50 €, Andorre 3,90 €, Autriche 4,20 €, Belgique 3,70 €, Espagne 3,90 €, Grèce 3,90 €, Guadeloupe-Martinique 3,70 €,
Hongrie 1 790 HUF, Italie 3,90 €, Luxembourg 3,80 €, Maroc 28 DH, Pays-Bas 4,30 €, Portugal cont. 3,90 €, La Réunion 3,70 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,80 CHF, Tunisie 5,50 DT, Afrique CFA autres 2 600 F CFA
 International
0123
2| Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023

Guerre en Ukraine

Reportage
Odessa (Ukraine) - envoyé spécial

D
e loin, sur cette plage de sa-
ble gris d’Odessa, la grande
ville du sud de l’Ukraine qui
borde la mer Noire, rien ne
les distingue des autres
groupes qui s’attardent, en
fin de journée, à Arcadia, station balnéaire
d’Odessa tape-à-l’œil jalonnée de bars
bruyants et de discothèques en plein air. De
près, pourtant, la prothèse de jambe métalli-
que de Vladislav, 25 ans, qui remonte jusqu’en
haut de sa cuisse gauche, rappelle brutale-
ment une autre réalité, peu en phase avec l’été
qui se prolonge dans la cité, celle de la guerre
qui fait rage dans le pays depuis l’attaque
russe, le 24 février 2022.
Assis, en short, il lève un regard distant mais
sans crainte. Ses yeux disent qu’il a déjà
épuisé son quota de peur. En revanche, ses
compagnons font bloc. Sur la défensive,
Dana, sa femme de 20 ans, maillot de bain
une pièce, enceinte de trois mois, cheveux
noirs noués d’un chignon sur la tête, anticipe :
« Il s’est fait ça avant la guerre, dans un acci-
dent de voiture. » C’est faux, bien sûr. Et cela
déclenche la cacophonie. Une autre jeune
femme, tee-shirt mouillé, le beau-père de Vla-
dislav, torse nu et ventre proéminent, et un
dernier comparse massif, parlent tous en
même temps. Ils ont bu. Autour d’eux, les ves-
tiges de bouteilles d’alcool, de canettes de
bière et de poisson séché. S’ils tentent, un ins-
tant, d’oublier la guerre, pour eux, elle n’est
pourtant jamais loin.
« Au début, reprend Vladislav, on sentait en-
core souffler l’esprit de la nation. C’est fini, les
gens ont oublié qu’il y avait des combats.
Même le gouvernement se désintéresse de Un Ukrainien essaie une tenue militaire dans un magasin du centre-ville d’Odessa (Ukraine), le 23 septembre. ADRIEN VAUTIER/LE PICTORIUM POUR « LE MONDE »
nous, je touche 1 500 hryvnias [20 euros] par
mois. Une honte. » Il a été amputé, fin fé-
vrier 2022, victime de tirs de mortiers. A sa co-

En Ukraine, « on ne peut pas vivre

lère succède celle de Dana. Son oncle a brûlé
vif, en septembre 2022, avec toute son unité,
lors d’une frappe de missile. « Odessa n’est pas
concernée par la guerre, dit-elle. Aller au café
ou au restaurant, d’accord. Mais comment
peut-on aller en boîte de nuit alors que des gens

tout le temps dans le deuil »

meurent tous les jours sur le front ? »
La guerre n’est pas qu’une affaire de soldats.
Le soutien de la population et l’unité du pays
comptent autant. Plus d’un an et demi après
l’invasion russe, l’inquiétude émerge quant à
une éventuelle division entre ceux qui contri-
buent encore à l’effort de guerre et ceux qui,
lassés de vivre dans état de stress permanent,
veulent retrouver la vie d’avant. Une préoccu-
pation relayée, le 25 septembre, par la minis-
tre ukrainienne de la politique sociale, Ok-
sana Jolnovytch, lors d’un forum internatio-
nal sur le développement durable : « Les
Ukrainiens se trouvent dans une zone de
­confort (…). Nous devons reformater, à partir
de zéro, un nouveau contrat social. »
Rires et culpabilité
Vladislav n’est pas le seul soldat à souffrir de
ce décalage. Sur le front de Zaporijia, dans un
abri souterrain de la petite ville de Houliaï-
pole, désertée par ses habitants à cause des
bombardements, Mikhaël, dit « le Grec », à
cause de la consonance de son nom de fa-
mille, pèse ses mots. Le contraste est flagrant
entre sa carrure et ses yeux vides qui fixent
mais ne vous voient pas, comme si cette force
de la nature était cassée de l’intérieur.
Comme s’il faisait défiler d’autres images, cel-
les qu’il finit par raconter, vidéos à l’appui, de
ces blessés graves qu’il va chercher en voiture
sur le front, en sa qualité d’infirmier.
« Le cœur de celui-ci n’a pas tenu, relate-t-il. Il
est mort pendant le transport. On ne perd pas
des soldats, mais des frères. Les gens l’ont
oublié, quand on rentre en permission, c’est
dur, c’est comme si la guerre n’existait plus.
Heureusement, il reste les familles ». Dans un
autre recoin de Houliaïpole, sous des arbres à
l’abri des drones russes, Andreï, également
infirmier malgré son doctorat en pharmacie,
revient de Zaporijia, où il a conduit des bles-
sés. « Même les sirènes d’alerte ne font plus réa-
gir les gens. Quand je suis allé à Kiev, mes amis
disaient qu’après la guerre je retrouverais ma
vie d’avant. Comment peut-on dire ça après
avoir vu tous ces corps meurtris ? Heureuse-
ment, on a les sédatifs pour faire tenir les sol-
dats, même si, officiellement, c’est interdit. »
Le ressentiment est d’autant plus fort que
l’aide des civils a une incidence directe sur la
conduite de la guerre. Chef des unités mobiles
de la défense antiaérienne d’Odessa et de sa
région, Anton, 47 ans, dont la femme et l’en-
fant sont restés vivre à Odessa, assure que
« depuis le début de la guerre, le soutien des vo-
lontaires civils a été essentiel en matière de vê-
tements, de drones, de jumelles avec vision
nocturne et même de véhicules ». Selon lui, « le
gouvernement n’a pas les moyens de fournir
tout le monde en matériel, et si l’aide des gens
recule, comme aujourd’hui, l’armée recule ».
Alors que le conflit s’installe dans
la durée, l’inquiétude émerge
quant à une éventuelle division
entre ceux qui contribuent encore
à l’effort de guerre et ceux qui
veulent retrouver la vie d’avant
Il constate que les levées de fonds en faveur
de la défense antiaérienne d’Odessa dimi-
nuent. C’est pourtant le premier bouclier de la
ville face aux frappes russes. Mais d’autres ci-
vils refusent cette évolution. Les 23 et 27 sep-
tembre, devant la mairie d’Odessa, des mères
et des femmes de soldats tués au combat se
sont réunies, entourées de plusieurs centai-
nes de personnes, lors de rassemblements
plein d’émotion et de retenue. « Nous sommes
ici, dit Katerina Nozhevnikova, l’organisatrice,
figure locale connue pour son engagement
bénévole au sein de sa fondation, Monsters
Corporation, pour dénoncer la volonté du
maire d’investir de l’argent public dans des pro-
jets sans lien avec la guerre en cours. »
Selon elle, l’Ukraine de 2023 retrouve ses
travers de 2016. Deux ans après la prise du
Donbass et de la Crimée par la Russie,
en 2014, le pays avait commencé à se désinté-
resser du sacrifice de ses soldats pour repren-
dre une vie normale. « Quand mon enfant est
malade, je ne vais pas m’acheter une nouvelle
robe, dit-elle, c’est pareil pour la guerre. » Au
sein de la foule, Irina, 51 ans, habillée de noir,
tient le portrait de son fils Artiom dans ses
bras. Soldat de la 95e brigade, il a été tué, le
13 août, près de Koupiansk. C’était un grand
jeune homme de 31 ans, plein de vie, les
membres de son unité sont presque tous
morts ou blessés, relate-t-elle. « Cette mani-
festation ne ramènera pas mon fils à la vie,
mais en sauvera peut-être d’autres. Les gens
doivent garder à l’esprit la réalité de la guerre. »
Au même moment, les beaux jours qui du-
rent à Odessa, en cette fin septembre, condui-
sent nombre de visiteurs sur les plages. Tran-
sats, soleil, huile solaire, jeux de plage, cock-
tails, rires, musique et baignade, la vision est
saisissante et la culpabilité de ceux qui s’y pré-
lassent affleure vite. « C’est la première fois que
je viens ici, assure Julia, 33 ans, installée sous
un parasol avec son bébé de 4 mois, alors que
l’aîné de 5 ans joue avec son père. Avant, men-
talement, c’était impossible, c’est comme si
deux mondes opposés coexistaient. »
Plus loin, deux frères, mariés à deux Julia
de 38 ans, lézardent ensemble sur des mate-
las. Lunettes de soleil dernier cri, maillots de
bain à la mode, leur joie et leurs rires n’ont
rien à envier à l’ambiance de la Côte d’Azur
française. « Venir ici, ce n’est pas oublier la
guerre, dit l’une des femmes, on vient ici
pour souffler. Odessa a toujours été la ville de
la fête, il ne faut pas juger les gens qui se dé-
tendent, on ne peut pas vivre indéfiniment
sous tension. » Un voisin, Oleksandr, 39 ans,
originaire d’une zone touchée par les com-
bats, près de Kharkiv, de passage dans la
ville, lâche, l’œil noir, « les gens sont comme
ça ici, parce qu’ils n’ont pas vécu la guerre ».
« On ne perd pas Les deux Julia reviennent, en effet, de l’étran-
des soldats, mais ger, où elles ont vécu pendant un an, l’une
en Slovaquie, l’autre en Corse, à Ajaccio.
des frères. Les Néanmoins, à Odessa, c’est l’ensemble de la
population qui commence à revivre normale-
gens l’ont oublié, ment. Au Planeta Kino, l’un des grands com-
plexes de cinéma de la ville, « la fréquentation
quand on rentre a doublé voire triplé par rapport à 2022 », re-
en permission, lève Oleh, 23 ans, chargé de la billetterie. « Bar-
bie, Oppenheimer et Avatar ont battu des re-
c’est dur, c’est cords, en revanche, le documentaire 20 jours à
Marioupol [présélectionné aux Oscars] n’est
comme si la guerre resté que trois semaines à l’affiche, je ne l’ai pas
n’existait plus » vu. Ça m’aurait déprimé, les gens qui sortaient,
surtout des femmes, en pleurant, ou restant
Mikhaël jusqu’à la fin du générique. »
infirmier militaire Pour Oleksiy Hontcharenko, député et
membre de l’opposition au conseil munici-
pal d’Odessa, il ne s’agit pas d’une « fatigue
de reddition ». Selon lui, « les gens ne peuvent
pas vivre tout le temps dans le deuil, c’est nor-
mal qu’ils fassent la fête. La division me sem-
ble plus forte entre ceux qui ont quitté le pays
et ceux qui sont restés, mais le gouvernement
doit veiller davantage à l’inclusion de tous, et
c’est vrai que le débat sur l’unité du pays est
ouvert ». Même les soldats devraient être da-
vantage ménagés, poursuit-il.
« J’ai proposé une loi pour faire tourner les ef-
fectifs tous les dix-huit mois, ajoute le député,
elle n’a pas été acceptée ; en revanche, celle of-
frant quinze jours de permission tous les six
mois est passée. » Par ailleurs, aujourd’hui, des
milliers de soldats blessés au combat sont in-
quiets. Ceux déclarés aptes repartent au front,
ceux qui ne le sont plus reçoivent une pen-
sion. En revanche, ceux « partiellement ap-
tes », comme Vladislav, rencontré sur la plage
Arcadia, ne touchent que 20 euros par mois et
attendent chez eux, souvent longtemps,
qu’on leur trouve une nouvelle affectation.
Leur colère gronde, dit l’élu.
Phénomène de repli sur soi
Pour la seule ville d’Odessa, si l’on en croit
Irina, une psychologue de 37 ans qui voit dé-
filer dans son cabinet adultes et enfants de-
puis le début de la guerre, « c’est maintenant
qu’il faut veiller le plus sur la population, elle
s’est habituée à une guerre lointaine, elle
pense qu’elle va bien ». Sur la base des cas
qu’elle traite, les problèmes respiratoires,
les syndromes post-traumatiques, les trou-
bles du sommeil et de poids augmentent, il-
lustrant un phénomène de désocialisation
et de repli sur soi inquiétant. « Se distancier
de la guerre est une nécessité mais pas au
prix d’achats compulsifs, d’alcool ou de boî-
tes de nuit à outrance. »
Le centre d’aide éducatif et culturel béné-
vole dirigé par Konstantin Zadorojne met
aussi à disposition le soutien de psycholo-
gues. « Beaucoup de femmes s’inquiètent de
l’état mental de leurs maris soldats. Quand ils
reviennent, ils sont irritables, angoissés et ne
supportent plus les contraintes familiales, el-
les nous demandent comment communiquer
avec eux. » Une tendance confirmée auprès
de Viktor, libraire depuis vingt ans sur le
marché des livres d’Odessa : « Je ne vends
plus que des livres sur la psychologie et le dé-
veloppement personnel, rien sur la guerre… »
A deux pas de sa boutique, ce 26 septembre,
les couples défilent dans une petite salle de
mariage qui ne s’embarrasse pas de formali-
tés ni de décorum. L’un d’eux résume la diffi-
culté de dialogue entre le front et l’arrière.
Anastacia, 35 ans, habillée d’une robe rose
pâle, un bouquet à la main, et Oleksandr,
32 ans, un soldat en tenue, stationné sur le
front de Donetsk, se sentent « insultés » quand
ils voient des gens oublier le prix payé par
d’autres. Mais, même entre eux, ce n’est pas si
simple. « Je voulais attendre la fin de la guerre
pour le mariage pour le motiver à revenir vi-
vant, raconte-t-elle en pleurant. Lui, il a abso-
lument voulu maintenant, en disant qu’il en
avait besoin pour tenir. » p
Jacques Follorou
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023 International | 3

Sur le front, le retour de la guerre des tranchées

Pour percer les lignes russes, les forces de Kiev délaissent les blindés et privilégient les combats d’infanterie

D epuis plusieurs semai-

nes, les vidéos du front
diffusées sur les réseaux
sociaux ukrainiens montrent les
mêmes scènes. Filmées depuis le
ciel par des drones de reconnais-
sance, des sections de soldats
ukrainiens s’approchent à pied
des tranchées occupées par les
Russes dans le sud du pays, sur la
ligne allant de Zaporijia à Do-
netsk, là où se concentrent
aujourd’hui les plus violents af-
frontements. Les échanges de tirs
sont nourris, les combats presque
au corps à corps. Aucune trace
d’un appui aérien ou de blindés.
Méthodiquement, les soldats de
Kiev nettoient les fortifications
ennemies, boyau par boyau, case-
mate par casemate, en essayant
de limiter leurs pertes.
Alors que la guerre moderne se
caractérisait depuis plusieurs dé-
cennies par des combats à dis-
tance, à l’aide de moyens aériens
ou de blindés, la contre-offensive
çaise. Selon une estimation occi-
dentale, les premières unités en-
voyées « brécher » les tranchées
russes auraient enregistré jusqu’à
20 % de pertes.
Résultat : l’état-major de Kiev a
renoncé au cours de l’été aux
manœuvres interarmes, qui né-
cessite une bonne coordination
entre artillerie, blindés, génie et
infanterie, pour revenir à une
tactique que ses troupes maîtri-
sent davantage, celle du combat
d’infanterie. « Actuellement, tous
les principaux combats se dérou-
lent à pied, sans utiliser aucun
matériel », confirme Kyrylo Bou-
danov, le responsable du rensei-
gnement militaire ukrainien,
dans un entretien publié le
22 septembre par le site améri-
cain The War Zone. « Désormais,
précisait-il, [les] matériels [blin-
dés] ne sont utilisés que pour
l’évacuation ou pour transporter
rapidement des équipes d’infan-
terie vers un endroit particulier. »
bouche sur un terrain ouvert, le
blindé reste un démultiplicateur
des effets. Les chars sont indispen-
sables pour faire des percées dans
la profondeur », explique Thibault
Fouillet. « Le défaut de la tactique
ukrainienne, c’est que vous ne fai-
tes que du grignotage. Pour exploi-
ter une percée, il faut passer des
blindés derrière les lignes »,
abonde un officier français.
Le « réservoir » des Russes
Les Ukrainiens ont conscience
qu’ils ne pourront se limiter à des
assauts d’infanterie s’ils veulent
récupérer leurs territoires. Ne se-
rait-ce qu’en matière d’effectifs, la
Russie, peuplée de 146 millions
d’habitants – Crimée annexée
comprise – dispose d’un réservoir
bien plus important que celui de
« Le défaut
de la tactique
l’Ukraine, qui affiche 42 millions
de ressortissants, dont 5 millions à
8 millions auraient quitté le pays
depuis le début de la guerre.
ukrainienne, Pour cette raison, Kiev réclame
à ses alliés occidentaux des armes
c’est que vous plus puissantes, comme des avi-
ons de chasse de modèle F-16 ou
ne faites que des missiles ATACMS d’une por-
du grignotage » tée supérieure à 300 kilomètres.
« Nous aurons besoin de systèmes
Thibault Fouillet d’armes et de capacités supplé-
directeur scientifique mentaires pour modifier l’équili-
de l’Institut d’études bre actuel. Car, si l’on considère la
de stratégie et de défense situation uniquement du point de
vue des effectifs, (…) les Russes dis-
posent de beaucoup plus de res-
sources humaines, confirme Ky-
rylo Boudanov. Nous ne pouvons
pas continuer à nous battre soldat
contre soldat. » p
Cédric Pietralunga
Huit ans de prison
pour un blogueur
russe antiguerre
Alexandre Nozdrinov, un blo-
gueur russe de Kouban (sud), a
été condamné, vendredi 29 sep-
tembre, à huit ans et demi de pri-
son pour « diffusion de fausses
­informations » sur l’armée russe.
Selon l’ONG Memorial, il est ac-
cusé d’avoir publié, en mars 2022,
sur Telegram, la photo d’un im-
meuble endommagé à Kiev avec
ce message : « Les villes ukrainien-
nes après l’arrivée des libéra-
teurs », ce que le blogueur nie.
D’après le décompte de l’ONG
OVD-Info, près de 20 000 person-
nes ont été arrêtées en Russie
­depuis le début de l’offensive
pour leur opposition à la guerre.

PREMIERE SELECTION PRIX GONCOURT

engagée début juin par Kiev se
distingue par l’importance ac-
cordée à l’infanterie, devenue le
facteur essentiel de la progres-
sion de ses forces. « Les Ukrai-
niens redécouvrent la guerre de
tranchées et adoptent des tacti-
ques ressemblant à celles des
A écouter les Ukrainiens, l’ar-
mée de Kiev n’avait pas d’autre
choix. Les Russes ont saturé leurs
lignes fortifiées de mines anti-
chars – jusqu’à cinq unités par
mètre carré dans certaines zones,
selon le ministère ukrainien de la
défense – et déploient en perma-

Sturmtruppen allemands », ces
unités de choc créées lors de la
première guerre mondiale pour
prendre d’assaut les lignes des
Alliés, explique Thibault Fouillet,
UNE INTENSITE
nence des drones d’observation
au-dessus du front, rendant faci-
lement détectable la progression
de blindés. Les drones-suicides
russes, notamment les Lancet,

directeur scientifique de l’Insti-
tut d’études de stratégie et de dé-
fense, à l’université Lyon-III.
Usage à contre-emploi
Au printemps, les militaires occi-
dentaux pariaient pourtant sur
des attaques de blindés pour per-
cer les lignes de fortifications éri-
gées par les Russes. Une tactique
préconisée par les manuels de
l’OTAN et qui a fait ses preuves
lors des derniers conflits, notam-
ment en Irak en 2003. Les Ukrai-
niens eux-mêmes le laissaient
accroire, en réclamant des engins
blindés à leurs alliés. Un plai-
doyer plutôt réussi : plusieurs di-
zaines de chars allemands Leo-
pard et britanniques Challenger
ont été, depuis, livrés aux forces
de Kiev. Le 25 septembre, le prési-
dent ukrainien, Volodymyr Ze-
lensky, a encore annoncé l’arri-
vée des premiers tanks Abrams
américains, dont 31 unités ont été
promises par Washington.
Mais l’utilisation de blindés
pour s’attaquer au système de
­défense fortifié par les Russes
dans le sud et l’est du pays, appelé
« ligne Sourovikine », du nom du
commandant en chef des forces
russes en Ukraine entre octo-
bre 2022 et janvier 2023, s’est rapi-
dement avérée inefficace. Des
images mises en ligne dès la mi-
juin ont montré des chars ukrai-
niens détruits ou immobilisés par
des mines ou des tirs d’artillerie
dans la région de Zaporijia. « Les
Ukrainiens sont arrivés en colonne
sur des positions défendues, sans
préparation d’artillerie ni fumigè-
nes pour cacher leur progression.
Cela ne pouvait pas marcher »,
­déplore une source militaire fran-
Les premières
unités de chars
envoyées
« brécher »
les tranchées
russes auraient
enregistré jusqu’à
20 % de pertes
FLAMBOYANTE.
font également la chasse aux vé-
hicules. « Quand votre adversaire
n’est pas préparé, vous avez inté-
rêt à jouer la vitesse et la mobilité
que procurent les blindés. Mais,
quand le front est figé et les posi-
tions fortifiées, leur concentration
devient impossible, car le risque Monique Petillon, Le Monde des Livres
de destruction est trop élevé »,
confirme Thibault Fouillet.
Cette mise en retrait des élé-
ments blindés vaut pour les
chars lourds mais aussi pour les
modèles plus légers. Une vidéo
mise en ligne mi-septembre sur
le réseau X (anciennement Twit- «Léonor de Récondo poursuit
ter) montre plusieurs AMX-10 RC son travail sur la langue
français alignés dans un champ comme une mélodie venue
en Ukraine et tirant à distance
sur des positions russes avec leur
des tréfonds des êtres.»
canon de 105 mm. Un usage à Marine Landrot, Télérama
contre-emploi qui intrigue au
sein des armées françaises : ce
«Brûlant et entêtant.»
blindé léger monté sur roues sert Bernard Lehut, RTL
normalement à mener des opé-
rations de reconnaissance au «Ce roman vibrant
plus proche des positions enne- séduit par sa ferveur
mies, en soutien d’éléments d’in- et sa pureté formelle.»
fanterie ou d’escadrons de chars Claire Julliard, L’Obs
lourds. « Les Ukrainiens les utili-
sent aujourd’hui pour faire des «Violoniste et écrivaine, elle
tirs indirects, comme une artille-
rie mobile », comprend un offi-
excelle dans les deux arts.»
cier tricolore. Jean-Baptiste Urbain, France Musique
Pour surprenant qu’il soit aux
yeux des militaires occidentaux,
«Léonor de Récondo scande
ce changement de tactique a per- ses phrases comme
mis aux Ukrainiens de reprendre elle joue de son violon,
plusieurs localités ces dernières
semaines, dans la région d’Ori­-
avec douceur puis fureur.»
khiv mais aussi de Bakhmout, où Alexandra Schwartzbrod, Libération
l’état-major de Kiev concentre
aujourd’hui ses moyens. Selon le
«Sensuel et inspiré.»
cercle de réflexion américain Ins- Laurence Caracalla, Le Figaro Magazine
titute for the Study of War, les
Ukrainiens auraient notamment
«Avec la virtuosité qu’on lui
atteint, à l’ouest de Verbove, la connaît, Léonor de Récondo
deuxième des trois lignes de dé- fait vibrer chaque note
fense érigées par les Russes dans
le sud du pays. Une progression
d’espérance, de doute,
qui, si elle devait se confirmer, de passion dans le cœur
pourrait ouvrir la voie vers la ville tiraillé de sa jeune prodige.»
de Tokmak et surtout celle de Flavie Philipon, ELLE
­Melitopol, peuplée de 150 000 ha-
bitants avant la guerre.
Mais, pour cela, l’infanterie ne
suffira pas, assurent les experts. A
un moment ou à un autre, les
Ukrainiens devront engager leurs
blindés s’ils veulent pouvoir www.grasset.fr www.facebook.com/editionsgrasset www.twitter.com/editionsgrasset Grasset
avancer et déstabiliser ce que les
militaires appellent le « centre de
gravité » adverse. « Quand on dé-

4 | International
En Pologne,
la dernière
campagne
de Donald Tusk
L’ex-premier ministre veut chasser
du pouvoir les ultraconservateurs
lors des législatives du 15 octobre
Reportage
Varsovie - correspondance
L
e duel rythme la vie politi-
que polonaise depuis plus
de vingt ans, et les élec-
teurs assistent sans doute,
à deux semaines des élections lé-
gislatives du 15 octobre, à la der-
nière manche. Revenu il y a deux
ans de Bruxelles, où il a exercé suc-
cessivement les fonctions de pré-
sident du Conseil européen puis
du Parti populaire européen, l’an-
cien premier ministre Donald
Tusk (2007-2014), à la tête du parti
de centre droit Plate-forme civique
(PO), a décidé de prendre sa revan-
che. Sa cible : l’homme fort du
pays, Jaroslaw Kaczynski, dont le
parti Droit et justice (PiS) sape de-
puis 2015 les fondements de l’Etat
de droit polonais et sa place au
sein de l’Union européenne. L’af-
frontement, d’une rare violence,
dépasse souvent les standards
­démocratiques occidentaux.
Lundi 25 septembre à Otwock,
ville de 45 000 habitants à 20 kilo-
mètres de Varsovie, plusieurs cen-
taines de partisans sont réunis
pour assister à une rencontre avec
Donald Tusk et le maire libéral de
Varsovie, Rafal Trzaskowski. Les
deux hommes ont pour objectif
de mobiliser en vue de la grande
marche, le premier dimanche
1er octobre à Varsovie, qu’ils vou-
draient tous deux être la plus
grande manifestation politique
depuis la chute du communisme.
A Otwock, la moyenne d’âge est
plutôt élevée. Sur la scène ou
dans le public, les organisateurs
ne distribuent que des drapeaux
polonais, et contrairement aux
Suède : le gouvernement en appelle à l’armée contre les gangs
Les affrontements entre bandes rivales, qui ont des ramifications à l’étranger, ont fait douze morts pour le seul mois de septembre
Malmö (Suède) - correspondante
T rois morts en moins de
douze heures. Douze vic-
times depuis le début du
mois de septembre. Soixante-
deux en 2022. En Suède, la guerre
des gangs n’en finit plus de tuer,
au point que le chef de la police,
Anders Thornberg, compare les
affrontements entre bandes riva-
les à « la violence terroriste » et
que le premier ministre conser-
vateur, Ulf Kristersson, a an-
noncé, vendredi 29 septembre,
que l’armée allait venir en aide
aux forces de l’ordre.
Le phénomène n’est pas nou-
veau, mais les événements de ces
derniers jours ont provoqué une
onde de choc au sein de la société
suédoise. Cela a commencé par
une fusillade près d’un terrain de
sport où s’entraînaient des dizai-
nes d’enfants, à 18 h 43, le 27 sep-
tembre, dans le quartier de
Fruängen, au sud-ouest de Stock­-
holm. Un jeune homme de 18 ans
a été tué. Trois heures plus tard, à
une trentaine de kilomètres,
deux hommes ont été pris pour
cible dans le quartier de Jordbro.
L’un a survécu, l’autre non.
A 3 h 45, enfin, une bombe artisa-
nale a explosé devant un immeu-
précédentes campagnes, la ban-
nière européenne est quasiment
absente. Si le discours reste pro-
européen, les couleurs du décor
sont devenues exclusivement
rouges et blanches. Les pancartes
brandies dans le public saluent
les « juges restés indépendants »
et s’indignent : « Hier les commu-
nistes, aujourd’hui le PiS. »
A 66 ans, Donald Tusk jouit
toujours d’une aura capable
d’électriser son auditoire. « Notre
génération, lance-t-il, quand la
Pologne retrouvait son indépen-
dance, rêvait du retour au sein de
la grande famille occidentale, où
nous sommes revenus comme
membre de plein droit. (…) Nous
sommes aujourd’hui à un tour-
nant majeur. Le destin de la Polo-
gne sur la carte du continent se
joue de nouveau. (…) Le PiS nous a
déjà pris l’Europe. Nous pouvons
la récupérer. Ne permettons pas
qu’il fasse reculer notre histoire
jusqu’à ses pages les plus som-
bres ! » Son public en est con-
vaincu : qui mieux que lui, le se-
cond Polonais après Jean Paul II à
avoir obtenu une stature et un
rôle dépassant les frontières du
pays, pourrait relever ce défi ?
L’homme a une autre qualité : il
connaît son adversaire sur le bout
des doigts. « Sa formule : à chaque
coup reçu, taper encore plus fort, là
où ça fait mal. C’est un combattant
acharné, commente Andrzej Stan-
kiewicz, rédacteur en chef du site
d’information Onet et fin connais-
seur de la vie politique polonaise.
Il utilise contre l’adversaire les mé-
thodes de l’adversaire, répond au
populisme par du populisme. Son
électorat le lui pardonne car, à ses
ble, dans un hameau au nord
d’Uppsala, à 70 kilomètres au nord
de Stockholm. Soha Saad, une
jeune femme de 24 ans qui vivait
dans l’appartement voisin de celui
de l’homme visé par l’attentat, a
été tuée sur le coup. Cette jeune
enseignante est la troisième vic-
time collatérale des affrontements
entre bandes rivales, qui ont
­également conduit à la mort d’un
homme de 23 ans à Uppsala et à
celle d’Erik Viiri, 71 ans, malvoyant,
fauché par une balle lors d’une
­fusillade dans un pub de Sandvi-
ken, à 120 kilomètres au nord de
­Stockholm, le 21 septembre.
Le premier ministre conserva-
teur, Ulf Kristersson, s’est adressé
aux Suédois, jeudi, lors d’une allo-
cution télévisée au cours de la-
quelle il a accusé la gauche, au
pouvoir de 2014 à 2022, d’avoir
fait preuve de « naïveté ». « Nous
étions nombreux à voir ce qui se
passait et à avoir mis en garde », a-
t-il affirmé, blâmant « une politi-
que migratoire irresponsable » et
faisant ainsi écho au chef de
­l’extrême droite, Jimmie Akesson,
qui a déclaré récemment que
l’immigration était « à 100 % » res-
ponsable de la criminalité.
En plus du recours à l’armée, Ulf
Kristersson a annoncé un arsenal
Donald Tusk (au centre), chef de file de la Plate-forme civique, à Lezno (Pologne), le 20 septembre. Kacper Pempel/Reuters
yeux, pour écarter le PiS du pou-
voir, la fin justifie les moyens. » Ses
multiples sorties, dénonçant no-
tamment l’hypocrisie du parti au
pouvoir qui « fait entrer en Polo-
gne des centaines de milliers de
­migrants d’Afrique et d’Asie » n’ont
pourtant pas manqué de choquer
une partie de l’opinion publique.
Virage sociétal à gauche
S’il s’approprie volontiers des thè-
mes dont ses adversaires vou-
draient avoir le monopole, il n’en a
pas moins poussé sa formation à
amorcer un véritable virage à gau-
che sur les questions de société.
Plate-forme civique, historique-
ment conservatrice, propose de
généraliser le droit à l’avortement,
la gratuité de la médecine préna-
tale et de la fécondation in vitro, la
séparation financière de l’Eglise et
de l’Etat, et même une ébauche
d’union civile. Ce qui n’empêche
pas Donald Tusk de faire concourir
sur ses listes une ancienne figure
de l’extrême droite catholique, ou
un populiste agrarien forcené, afin
de séduire l’électorat rural. Il pro-
met aussi de réclamer « des comp-
tes » à un pouvoir « profondément
corrompu et incompétent » et de
« faire le ménage » dans un pays où
Des mineurs
de plus en plus
jeunes sont
impliqués. Ils
sont comparés
aux « enfants-
soldats » des
zones de guerre
de mesures répressives, allant des
écoutes téléphoniques préventi-
ves à la construction de prisons
pour les mineurs, en passant par
le déploiement de caméras équi-
pées d’un logiciel de reconnais-
sance faciale. Ces propositions
laissent le criminologue Amir
Rostami dubitatif : « 37 milliards de
couronnes [3,2 milliards d’euros]
ont été allouées à la police cette
­année, sans qu’on évalue l’efficacité
des mesures déjà mises en place. »
Des mineurs de plus en plus
jeunes sont impliqués. Analyste à
l’Ecole nationale de la défense,
Henrik Häggström les compare à
des « enfants-soldats » dans les
zones de guerre. « Certains con-
tactent eux-mêmes les gangs pour
commettre des meurtres », a cons-
le parti dominant a infiltré en pro-
fondeur l’appareil d’Etat.
Ayant récupéré le sien, PO, qu’il
a trouvé en état de décomposi-
tion, à 15 %, Donald Tusk lui a re-
donné le rang de premier parti
d’opposition : les sondages le cré-
ditent de 27 % à 30 % des inten-
tions de vote, contre 35 % pour le
PiS. Mais sa formation se heurte à
ce plafond de verre, dû au princi-
pal défaut de l’ancien premier mi-
nistre : sa « cote de popularité né-
gative » qui atteint près de 60 % de
l’opinion publique. Car Donald
Tusk est aussi largement perçu
comme un « homme du passé »
qui a gouverné à une époque où,
en temps de crise, l’orthodoxie
budgétaire était de rigueur, le
chômage élevé, les salaires bas et
les contrats de travail précaires.
En dépit de ses promesses, il a re-
poussé l’âge de départ à la re-
traite. Autant de critiques, ampli-
fiés par les médias gouvernemen-
taux, dont il peine à se défaire.
Il faut dire que les campagnes de
haine orchestrées à son égard par
ces mêmes médias n’ont pas
d’équivalent en Europe. Elles reflè-
tent l’inimitié obsessionnelle que
lui voue Jaroslaw Kaczynski. « Do-
nald Tusk, déclarait le patron du
taté M. Thornberg, vendredi.
­Selon des chiffres de l’Office na-
tional des parquets, 84 jeunes de
15 à 17 ans et 31 de moins de 14 ans
ont été interpellés sur les huit
premiers mois de l’année, soup-
çonnés de meurtres, tentatives
de meurtre ou complicité, soit
une hausse de 50 % par rapport à
l’année précédente.
Début juillet, les corps mutilés
de deux garçons de 14 ans ont été
découverts près de Stockholm,
tués probablement pour l’exem-
ple, selon les enquêteurs, parce
qu’ils n’avaient pas accompli la
mission qui leur avait été confiée.
De la même façon, la dépouille
d’un autre garçon de 13 ans,
abattu d’une balle dans la tête, a
été retrouvée dans un bois, au sud
de la capitale, le 11 septembre.
La traque du « Renard kurde »
Alors que la violence s’est long-
temps concentrée dans le sud du
pays, autour de Malmö, les ré-
gions les plus touchées sont dé-
sormais celles de Stockholm ainsi
que le centre et l’est de la Suède.
« La plupart des conflits sont liés
aux mêmes groupes, qui sont en
partie dirigés depuis l’étranger », a
précisé M. Thornberg. Des man-
dats d’arrêt ont été émis contre
« C’est un
combattant
acharné.
Il répond
au populisme par
du populisme »
Andrzej Stankiewicz
rédacteur en chef du site
d’information « Onet »
PiS, est le véritable ennemi de notre
nation. Il veut la guerre civile, la
destruction du catholicisme. Il dé-
fend sans honte les bandits et les
criminels. » Le premier ministre,
Mateusz Morawiecki, n’a pas da-
vantage de retenue : « Tusk en bref :
un Judas, un fanfaron, un escroc, un
menteur, un querelleur. »
Les meetings de Donald Tusk
sont ainsi constamment inter-
rompus par des pluies d’insultes
et des intrusions de perturba-
teurs. « Pourquoi avez-vous dé-
cidé de retirer l’armée de l’est de la
Pologne et de placer la moitié du
pays dans les mains du pouvoir
russe ? » l’a interpellé un homme,
le 20 septembre. Trois jours plus
les chefs de ces gangs mais ces
derniers continuent d’orchestrer
« à distance, les actes violents, la
vente de drogue et des arnaques. »
Un homme en particulier est
considéré comme l’un des princi-
paux acteurs de la criminalité or-
ganisée en Suède. Son nom : Rawa
Majid, surnommé « le Renard
kurde ». Né en Iran en 1986, de pa-
rents kurdes irakiens, il a grandi à
Uppsala, une des plus grandes vil-
les universitaires de Suède, où sa
mère tenait un magasin de glaces.
Après plusieurs peines de prison,
pour trafic de drogue notamment,
Majid a quitté le royaume et s’est
installé dans le Kurdistan irakien,
d’où il a mis en place un réseau vi-
sant à lui garantir le contrôle du
marché de la drogue en Suède.
Le démantèlement du réseau de
communication crypté Encro-
Chat, en juillet 2020, par les poli-
ces européennes, a mis les enquê-
teurs suédois sur sa trace. Faisant
rapidement le lien entre le pseu-
donyme « Kurdish Fox » et Majid,
les policiers ont demandé son
­arrestation. Le trafiquant a été in-
terpellé en Turquie avant d’être
remis en liberté, car entre-temps,
il avait obtenu la nationalité tur-
que, grâce à des « investisse-
ments » dans le pays.
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
tôt, le ministère de la défense
avait exhibé des documents sup-
posés accréditer cette idée, selon
lesquels « les conséquences de ce
plan auraient été, pour les Polo-
nais, un sort comparable aux ha-
bitants de Boutcha et d’Irpine »,
deux villes d’Ukraine martyres.
Pour le politologue et historien
Antoni Dudek, la personnalité cli-
vante et le bilan de l’ex-premier
ministre constituent la principale
raison de l’échec de la tentative
d’union des partis d’opposition.
Compte tenu du mode de scrutin,
juge-t-il, cette union aurait aug-
menté les chances de victoire du
camp démocrate. « Paradoxale-
ment, par arithmétique électorale,
chaque point gagné par Tusk ne
peut se faire qu’au détriment
d’autres partis d’opposition, qui ont
de fortes chances de ne pas franchir
le seuil électoral, et ainsi laisser le
PiS rafler davantage de sièges. »
Selon le chercheur, le maire de
Varsovie, Rafal Trzaskowski, plus
jeune et plus consensuel, possé-
dait davantage d’atouts. D’autant
qu’une frange toujours plus large
la population ressent pour l’inter-
minable guerre Tusk-Kaczynski
une profonde lassitude. p
Jakub Iwaniuk
Depuis l’automne 2022, son
gang, baptisé « Foxtrot », a tenté
d’étendre son territoire au nord
de Stockholm, provoquant des
affrontements avec une bande ri-
vale, le « Dalennätverket ». Mais
depuis quelques semaines, Majid
doit avant tout faire face à une
guerre intestine qui l’oppose à
son ancien lieutenant, Ismail
Abdo, âgé de 33 ans, baptisé « la
Fraise », se trouvant lui aussi en
Turquie. Le 6 septembre, des
­proches du « Renard » ont été
pris pour cible lors d’une fu-
sillade à Istanbul. Le lendemain,
la mère d’Abdo était assassinée
en Suède.
Stockholm espère obtenir leur
extradition. Amir Rostami met
cependant en garde contre une
logique consistant à se focaliser
sur quelques personnalités, fai-
sant oublier que « la violence n’est
que la partie émergée de l’ice-
berg ». La criminalité organisée,
observe-t-il, ne disparaîtra pas
« tant que la Suède n’aura pas ré-
solu ses problèmes énormes, liés
au manque d’intégration, de con-
trôle de l’Etat-providence et à la
criminalité économique, qui cons-
tituent le terreau des gangs ». p
Anne-Françoise Hivert
et Clara Truc (à Paris)

6 | International
L’Arménie convaincue d’être la cible de l’Azerbaïdjan
Après la capitulation du Haut-Karabakh, le premier ministre Pachinian est épargné pour maintenir l’unité
Erevan et Goris (Arménie) -
envoyée spéciale
L’
orchestre militaire
commence la marche
funèbre, puis le convoi
s’élance à travers le ci-
metière d’Erablur, sur les hau-
teurs d’Erevan, la capitale armé-
nienne. Des milliers de soldats
morts lors des trois guerres dans
le Haut-Karabakh (1988-1994,
2016 et 2020) sont enterrés ici.
Vendredi 29 septembre, le cime-
tière militaire s’est encore
agrandi avec les funérailles de
trois combattants tués lors de l’of-
fensive éclair de l’Azerbaïdjan, dix
jours plus tôt. Mais, cette fois, le
deuil se double du choc lié à la
chute de la république du Haut-
Karabakh, dont les autorités auto-
proclamées ont annoncé la disso-
lution à partir du 1er janvier 2024.
Sonnés, les Arméniens peinent à
comprendre comment cette ré-
gion, qu’ils considèrent comme
leur terre ancestrale, a pu leur
échapper en quelques jours, pro-
voquant l’exode, selon les chiffres
arméniens, de plus de 91 000 habi-
tants sur les 120 000 que comptait
l’enclave séparatiste. « Je suis telle-
ment sidéré que je n’arrive pas à
analyser ce qu’il s’est passé, confie
Khatchik Vardanian, un vétéran
grièvement blessé lors de la guerre
de 2020, venu se recueillir sur la
tombe d’un ami. C’est une nouvelle
page tragique de notre histoire. »
« Un tournant majeur »
Les Arméniens s’interrogent : à
qui la faute ? L’opposition incri-
mine le premier ministre, Nikol
Pachinian, accusé d’incompé-
tence et d’avoir sacrifié le Haut-
Karabakh pour tenter de sauver
l’Arménie. Elle a organisé des ma-
nifestations plusieurs soirs d’affi-
lée pour appeler à sa démission.
Emmenées par l’ancien premier
ministre Vazguen Manoukian, el-
les ont toutefois été suspendues,
le 26 septembre, devant l’ampleur
de la crise humanitaire. « Quand
on a vu tous ces gens affluer, on
s’est dit qu’il fallait d’abord les
aider », explique M. Manoukian.
Ces rassemblements risquaient
surtout d’offrir l’image d’une so-
ciété divisée à un moment critique
pour l’Arménie, submergée par les
réfugiés et sous la menace de nou-
velles attaques de l’Azerbaïdjan.
Beaucoup soulignent la nécessité
Dans le sud de la Syrie, des manifestants réclament la chute d’Assad
Le mouvement de protestation qui a débuté en août à Souweïda, fief de la minorité druze, accuse le régime de Damas de pratiques mafieuses
Beyrouth - correspondance
C ela fait plus de quarante
jours que la ville de
Souweïda, dans le sud de
la Syrie, se rebelle. Vendredi
29 septembre, quelque 2 000 ma-
nifestants, selon l’Agence France-
Presse, se sont retrouvés sur la
place Al-Karama (« dignité »), au
cœur du chef-lieu de la province
du même nom, fief de la minorité
druze. Les pancartes brandies par
des femmes et des hommes de
plusieurs générations appelaient
à la chute de Bachar Al-Assad. La
journée a été marquée par une
ambiance festive, mais aussi par
des gestes de fronde, comme le
­retrait, sur des infrastructures
­publiques, du portrait de l’inamo-
vible dirigeant syrien.
La ville est le théâtre de rassem-
blements des habitants – rejoints
le vendredi, jour de congé, par des
résidents des villages voisins – de-
puis l’annonce par les autorités de
Damas, à la mi-août, de la levée de
subventions sur l’essence et le
mazout, dans un contexte de crise
et d’inflation. « Cela fait douze ans
Khatchik Vardanian, vétéran blessé en 2020, au cimetière militaire d’Erablur, à Erevan, le 29 septembre. ERIC GRIGORIAN POUR « LE MONDE »
de rester unis face à Bakou, et de ne
pas aggraver le chaos en provo-
quant une crise politique. Vazguen
Manoukian affirme toutefois
qu’une nouvelle manifestation est
prévue pour le samedi 30 septem-
bre à Erevan. « On ne veut pas em­-
pirer la situation, assure-t-il. Donc,
on verra comment réagissent les
participants. »
Levon Zourabian, à la tête du
parti d’opposition Congrès natio-
nal arménien, considère lui aussi
Nikol Pachinian comme « respon-
sable de ce désastre ». En octo-
bre 2022 et en avril 2023, « il a re-
connu que le Haut-Karabakh était
azerbaïdjanais. C’était un tournant
majeur, qui a favorisé la fermeture
par Bakou du corridor de Lat-
chine », la seule route reliant l’Ar-
ménie au Haut-Karabakh, sou-
mettant, en décembre 2022, l’en-
clave à un blocus quasi total pen-
dant neuf mois. Pour autant,
M. Zourabian refuse de se joindre
aux manifestations. « Pachinian
doit quitter le pouvoir sans que cela
qu’on vit l’enfer. Les services pu-
blics ne fonctionnent plus : eau,
électricité… Chaque mois, nous
sommes contraints à de nouvelles
privations en raison de l’envolée
des prix. Ça suffit ! », s’insurge L.,
une enseignante jointe par télé-
phone à Souweïda qui a requis
l’anonymat. Son salaire mensuel
équivaut à 20 dollars (19 euros).
Elle prend part chaque jour aux
manifestations, « malgré la peur ».
Le mécontentement face à la
cherté de la vie s’est déjà expri-
mée à Souweïda en 2022. Mais la
mobilisation actuelle a rapide-
ment pris un tour politique. L’ap-
pel à l’application de la résolution
2254, ce plan de sortie du conflit
adopté en décembre 2015 par le
Conseil de sécurité de l’ONU et qui
s’est transformé en processus
mort-né grâce au soutien de Mos-
cou à son protégé de Damas, est
devenu le leitmotiv des manifes-
tants. « Nous voulons que la Syrie
revienne au-devant des préoccu-
pations des Nations unies, qu’il y
ait une transition politique, sans
violence. Le mouvement a ranimé
l’esprit de la révolution de 2011. Les
déstabilise le pays. Sinon ce sera
dix fois pire. Si l’Etat se retrouve
­paralysé, l’Azerbaïdjan va en profi-
ter pour nous attaquer, et personne
ne pourra réagir. »
Contrairement à 2020, le pre-
mier ministre arménien n’a pas
envoyé de troupes pour porter se-
cours au Haut-Karabakh lors de
l’offensive de Bakou du 19 sep-
tembre. L’opposition ne le lui re-
proche pas. « Cela aurait été suici-
daire », estime Levon Zourabian.
La présence des quelque
2 000 soldats russes d’interposi-
tion, déployés dans le Haut-Ka­-
rabakh après le cessez-le-feu si-
gné le 9 novembre 2020 sous
l’égide de Moscou, aurait elle
aussi posé problème. « Cela serait
revenu à attaquer la Russie », af-
firme Vazguen Manoukian.
A la différence de 2020, Nikol Pa-
chinian n’a pas non plus signé
l’accord de cessez-le-feu du
20 septembre, qui a marqué la ca-
pitulation militaire des autorités
du Haut-Karabakh. Trois ans plus
« Cela fait douze
ans qu’on vit
l’enfer. Les
services publics
ne fonctionnent
plus. Ça suffit ! »
L.
une enseignante
Assad doivent partir. Cela fait plus
de cinquante ans que cette famille
contrôle nos vies », poursuit L.
Les protestataires, qui brandis-
sent le drapeau multicolore
druze, ont le soutien de deux des
trois chefs spirituels de la com-
munauté, dont le cheikh Hikmat
Al-Hijri, qui les reçoit quoti­-
diennement. Ce dernier défend
le caractère pacifique du mouve-
ment. Une position réitérée
après que trois manifestants ont
été blessés, le 13 septembre, par
des tirs des gardes du parti Baas,
dont ils cherchaient à bloquer les
bureaux. Mais le cheikh a averti
tôt, une partie de la population
l’avait accusé d’être un « traître »
et d’avoir « vendu des terres à
l’Azerbaïdjan » après la défaite hu-
miliante de l’Arménie et la restitu-
tion d’importants territoires à
Bakou. Cette fois, le premier mi-
nistre, largement réélu en 2021,
peut rejeter plus facilement les
accusations en rappelant qu’il n’a
pas pris part aux négociations.
« Une épée de Damoclès »
Malgré le choc et la colère liée à la
perte du Haut-Karabakh, Nikol
Pachinian apparaît d’autant
moins menacé pour le moment
qu’il n’est pas le seul à être pointé
du doigt. La Russie, les autorités
du Haut-Karabakh et les précé-
dents dirigeants arméniens sont
eux aussi considérés comme res-
ponsables. « Dans la société, les
avis divergent pour savoir qui blâ-
mer », observe Benyamin Pogho-
sian, chercheur au centre de ré-
flexion Applied Policy Research
Institute, à Erevan. Une partie de
que les hommes de Souweïda ré-
pondraient en cas d’attaque. La
minorité, qui représentait envi-
ron 3 % de la population avant le
conflit en Syrie, a eu une position
d’équilibriste durant la guerre,
en affichant une forme de neu-
tralité et en privilégiant la dé-
fense de la province.
Un autre drapeau était arboré
vendredi, réunissant les couleurs
officielles (deux étoiles) et celles
de l’opposition (trois étoiles).
Comme un symbole d’unité,
alors que les Druzes sont accusés
par leurs détracteurs de velléités
séparatistes. « C’est une accusa-
tion distillée par le régime crimi-
nel, dont les partisans multiplient
les thèses du complot [un député,
Khaled Al-Abboud, a accusé Amé-
ricains et Israéliens de tirer les fi-
celles de la mobilisation]. Les ma-
nifestants scandent leur attache-
ment à une Syrie unie », insiste
Mohannad Nasser, musicien
­originaire de Souweïda, exilé en
Europe, qui suit avec ferveur la
rébellion civile dans la région.
Les manifestants accusent le ré-
gime de corruption et de prati-
la population redoute également
que le départ de Pachinian ne fa-
vorise le retour de l’ancien clan
postsoviétique corrompu, dont
plus personne ne veut. « Surtout,
ajoute l’analyste, beaucoup de
gens sont fatigués de la politique
après trente ans de tourmente et
de guerres. Ils se sentent impuis-
sants, veulent se tenir à l’écart de
tout ça et juste vivre leur vie. » Le
danger pourrait toutefois venir
d’ailleurs. Plusieurs ONG armé-
niennes ont accusé la Russie, ven-
dredi, de fomenter un « coup
d’Etat » pour renverser Nikol Pa-
chinian, qui n’a cessé de défier le
Kremlin ces derniers mois.
Après le Haut-Karabakh, l’Armé-
nie est convaincue d’être la pro-
chaine cible de Bakou. Les signaux
d’alerte se multiplient. L’Azerbaïd-
jan s’est ainsi dit prêt à obtenir par
la force le corridor de Zangezur,
censé relier le pays à son exclave
du Nakhitchevan, au sud-ouest de
l’Arménie, et offrir une conti-
nuité terrestre avec la Turquie.
ques mafieuses – le territoire de
Souweïda est devenu une zone de
transit du trafic de captagon, une
drogue principalement produite
en Syrie, en direction des pays du
Golfe. Les sanctions américaines,
qui punissent toute relation avec
le régime, bloquent aussi les in-
vestissements. Bachar Al-Assad,
qui a gardé le silence sur l’érup-
tion de colère, a reconnu le désas-
tre économique en Syrie ; mais il
l’attribue uniquement aux sanc-
tions et à la détention du blé et
des puits de pétrole par les Kur-
des, soutenus par les Américains.
Rassemblements de soutien
Jusqu’ici, le régime n’a pas réprimé
les manifestations. Cela est sans
doute dû au statut de minorité des
Druzes, et au fait que le mouve-
ment ne s’est pas propagé en Syrie,
même si des rassemblements de
soutien ont eu lieu ailleurs, ven-
dredi, comme dans la vieille ville
de Deraa (Sud). Toutefois, le pou-
voir fait de plus en plus appel à ses
relais locaux, politiques ou reli-
gieux, pour que le mouvement
prenne fin. « Les familles de
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
Les troupes
azerbaïdjanaises
occupent
déjà plus
de 150 km²
en Arménie,
selon Erevan
Bakou affirme aussi régulière-
ment que la région arménienne de
Siounik, au sud-est du pays, « c’est
l’Azerbaïdjan », faisant craindre
une offensive. A Goris, des habi-
tants se tiennent prêts à partir en
cas d’attaque. L’offensive majeure
lancée par l’Azerbaïdjan en sep-
tembre 2022 a semé l’effroi. Pen-
dant deux jours, plus de trente vil-
les et villages arméniens ont été
attaqués. Plus de 200 soldats ar-
méniens ont été tués.
Depuis la fin de la guerre de
2020, les troupes azerbaïdjanaises
multiplient les attaques près de la
frontière. « C’est devenu la zone la
plus meurtrière, plus encore qu’au
Haut-Karabakh », affirme Olesya
Vartanyan, chercheuse au centre
de réflexion International Crisis
Group. La fin de l’enclave indépen-
dantiste ne va pas faire disparaître
ces tensions, selon elle. « La moin-
dre étincelle peut conduire à une
escalade. Il faut faire très attention
à ce qu’il se passe aux frontières.
C’est une épée de Damoclès. »
D’autant que, depuis mai 2021,
les troupes azerbaïdjanaises gri-
gnotent progressivement le terri-
toire arménien. Elles occupent
désormais plus de 150 kilomètres
carrés, selon Erevan, ce que nie
Bakou. Inquiets, de nombreux ré-
fugiés tout juste arrivés du Haut-
Karabakh refusent d’être rediri-
gés vers ces régions frontalières,
malgré des hébergements dispo-
nibles – les capacités d’accueil à
Goris et alentour sont saturées.
Signe que Bakou pourrait être
tenté de pousser plus loin encore
son avantage, des cartes diffusées
dans les médias azerbaïdjanais
montrent l’Arménie amputée de
moitié, avec tout le sud du pays
aux couleurs de l’Azerbaïdjan.
­Pessimiste, l’analyste politique
Benyamin Poghosian est
­convaincu que, pour l’Arménie, « le
pire ne fait que commencer ». p
Faustine Vincent
Souweïda sont divisées entre pro et
anti-régime, explique Mohannad
Nasser. Mais le régime sait que si un
manifestant est tué, la réaction des
Druzes, qui sont liés par un très fort
sens d’appartenance communau-
taire, sera terrible. »
La mobilisation est également
suivie avec attention par la Jorda-
nie, qui partage une longue fron-
tière avec le sud de la Syrie. « Le
royaume s’inquiète que les mani-
festations puissent être instru-
mentalisées par des forces exté-
rieures pour créer plus d’instabi-
lité en Syrie, souligne le journa-
liste jordanien Ossama Al-Charif.
Il redoute aussi que les milices pro-
iraniennes gagnent du terrain à
ses frontières en cas de chaos. » La
fronde se déroule alors que la
normalisation de la Syrie avec les
pays arabes scellée en mai, en fa-
veur de laquelle la Jordanie a
poussé, est grippée : « Amman,
poursuit le journaliste, est frustré
par l’incapacité ou l’absence de
volonté de Damas de faire des ges-
tes sur des dossiers-clés comme les
réfugiés et le trafic de drogue. » p
Laure Stephan
 France
0123
8| Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023

L’exécutif s’allie à la droite pour durcir le RSA

L’Assemblée nationale a entériné, vendredi, la conditionnalité du versement du revenu de solidarité active

L
es bénéficiaires du re-
venu de solidarité active
(RSA) seront bel et bien
astreints à une quinzaine
d’heures d’activité par semaine,
en contrepartie de leur allocation.
Promesse de campagne d’Emma-
nuel Macron en 2022 mais ab-
sente initialement du projet de loi
sur le plein-emploi, discuté de-
puis lundi 25 septembre à l’As-
semblée nationale, la condition-
nalité du versement du RSA a fait
l’objet d’un accord entre la coali-
tion présidentielle et Les Républi-
cains (LR), soutien indispensable
du gouvernement pour obtenir
une majorité absolue.
Vendredi 29 septembre, les dé-
putés ont entériné le titre 1er du
projet de loi, qui consacre ce dis-
positif. Au grand dam de la gau-
che. « Nous sommes au cœur de
l’arrangement que vous avez
­conclu avec Les Républicains ! », a
lancé sur un ton accusateur le dé-
puté communiste des Bouches-
du-Rhône, Pierre Dharréville,
jeudi, au ministre du travail, Oli-
vier Dussopt.

« Jambe gauche fictive »

Lors de l’examen du texte au pa-
lais du Luxembourg en juillet, ce-
lui-ci s’était pourtant opposé à
l’ajout d’un tel dispositif par les
sénateurs de droite car « il ne
s’agissait pas de dispositions de
nature législative (…) ni d’ordre ré-
glementaire », expliquait-il alors.
Au sein du ministère du travail,
on estimait, quelques jours avant
l’examen du texte à l’Assemblée,
qu’appliquer cette mesure à tous
les demandeurs d’emploi « n’avait
aucun sens » et qu’il fallait plutôt
privilégier un suivi « personna-
lisé ». Le ministre du travail a fina-
lement soutenu l’amendement
du député LR des Hauts-de-Seine
Philippe Juvin, alors que la droite
avait fait de cette mesure un point
indispensable pour voter le texte.
Ce nouveau dispositif prévoit
que le versement du RSA (607 eu­-
ros mensuel pour une personne
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Le député Les Républicains, Philippe Juvin (à droite), avec le ministre du travail, Olivier Dussopt, à l’Assemblée nationale, le 25 septembre. Julien MUGUET/POUR « LE MONDE »
seule sans enfant) soit condi-
tionné à au moins quinze heures
d’activité par semaine, sans pla-
fond de durée, à l’exception des
personnes qui « ont des problè-
mes de santé, ou un handicap »
ainsi que « les parents isolés sans
solution de garde d’enfants ».
« Nous considérons que l’amende-
ment de M. Juvin va dans le bon
sens puisqu’il permet à la fois de
fixer l’objectif de quinze heures
d’activité hebdomadaire pour les
bénéficiaires du RSA et de prévoir
des adaptations pour une montée
en charge progressive », a finale-
ment justifié Olivier Dussopt,
jeudi 28 septembre, dans l’Hémi-
cycle du Palais-Bourbon. Au dé-
but des débats lundi, l’ancien
­socialiste avait assuré que ces acti-
vités ne relèveraient « ni d’un tra-
vail gratuit ni de bénévolat obliga-
toire, mais bien d’activités d’inser-
tion et de formation pour permet-
tre le retour à l’emploi ».
Comme pour tous les textes
« sociaux » – réforme de l’assuran-
ce-chômage, retraites, partage de
la valeur – adoptés lors de cette
16e législature, les débats ont
porté sur le rapport au travail. Les
députés de la Nouvelle Union po-
pulaire écologique et sociale
­(Nupes) accusant le gouverne-
ment d’adopter le même discours
que celui de la droite.
« Chers collègues de la majorité,
vous disiez il y a quelques années
que vous aviez une jambe gauche
et une jambe droite. Nous voyons
bien aujourd’hui que votre jambe
gauche est fictive – peut-être n’a-t-
elle jamais existé », a ainsi moqué
le député socialiste du Calvados,
Arthur Delaporte. La députée La
France insoumise (LFI) de Seine-
Saint-Denis, Clémentine Autain, a
pour sa part critiqué un texte qui
« défend l’idée selon laquelle celles
et ceux qui sont au RSA sont des
fainéants, qu’il faut d’urgence
mettre au travail ».
Passe d’armes
Une vision contestée par la majo-
rité : « Il me semblait qu’à l’origine,
les gens de gauche prônaient
l’émancipation et une société de
l’égalité où le travail et les coti­-
sations des uns permettaient de
­financer les difficultés des autres »,
a rétorqué le député MoDem de la
Vienne, Nicolas Turquois.
Lundi, l’opposition entre la ma-
jorité et la gauche s’était manifes-
tée dès le début de l’examen du
d’armes entre M. Dussopt et ses gressif » le système des sanctions.
Un amendement anciens collègues du Parti socia- Le projet de loi en prévoit un nou-
LR soutenu par liste concernant les sanctions veau type, la « suspension-remo-
dont pourront faire l’objet les allo- bilisation », selon laquelle un bé-
les macronistes cataires du RSA s’ils ne respectent néficiaire du RSA pourra voir son
prévoit que pas leurs obligations. Alors que allocation suspendue s’il ne res-
M. Delaporte demandait des chif- pecte pas son « contrat d’engage-
le versement fres au ministère du travail depuis ment réciproque » et ses obliga-
du RSA soit des mois, en vain, son collègue de tions mais pourra néanmoins ré-
l’Essonne Jérôme Guedj a, lui, ob- cupérer les sommes perdues s’il
conditionné à tenu des données de la Caisse na- régularise sa situation. Le Sénat
au moins quinze tionale des allocations familiales avait ajouté un plafond de trois
sur le sujet. Un épisode qui a ra- mois à ces versements rétroactifs.
heures d’activité vivé les souvenirs conflictuels de Olivier Dussopt a défendu un sys-
par semaine la réforme des retraites, lorsque ce tème de sanction « rénové ». Plu-
même Jérôme Guedj s’était rendu tôt qu’une « radiation pure et sim-
à la direction de la Sécurité sociale ple », la « suspension-remobilisa-
texte, qui porte donc la réforme pour obtenir des chiffres sur les tion » permettra de « suspendre
du RSA ainsi que la transforma- pensions minimales. temporairement l’allocation au
tion de Pôle emploi en France premier manquement sans inter-
­Travail. Elle s’est, une nouvelle Nouvelle sanction rompre l’accompagnement », a
fois, personnalisée dans l’antago- Interpellé à plusieurs reprises précisé le ministre du travail.
nisme entre Olivier Dussopt et les dans l’Hémicycle, Olivier Dussopt Tout au long des débats cette se-
élus de la Nupes. Pris à partie à a fini par répondre à Arthur Dela- maine, les députés de gauche
plusieurs reprises durant son dis- porte : « Vous vous énervez, M. De- n’ont eu de cesse aussi de rappeler
cours de présentation du projet laporte ; voulez-vous m’insulter, des positions passées du ministre
de loi, l’ancien socialiste les a en- comme il y a six mois ? » Une réfé- du travail lorsqu’il siégeait à leur
joints à « [s’]exprimer sur les sujets rence aux insultes dont avait fait côté dans l’Hémicycle, avant de
qu’[ils] connaisse[nt] ». « Or je n’ai l’objet le ministre pendant les dé- rejoindre Emmanuel Macron en
pas le sentiment que le travail et bats sur les retraites de la part novembre 2017. Un départ jugé
l’emploi soient votre première spé- d’élus « insoumis ». Pour les socia- comme une « trahison » par de
cialité », a-t-il asséné. Quelques listes, les chiffres obtenus dé- nombreux élus de gauche. Ainsi
minutes après, le député LFI de montrent que les sanctions le député écologiste des Yvelines,
Haute-Garonne Hadrien Clouet ­contre les bénéficiaires du RSA ne Benjamin Lucas, a cité un texte
accusait le ministre « de terroriser font que provoquer leur éloigne- cosigné avec M. Dussopt en 2008
celles et ceux qui ont un accident ment du marché du travail. qui critiquait la politique de Nico-
de parcours ». Si le gouvernement a durci les las Sarkozy envers les chômeurs.
Le lendemain, l’Hémicycle avait conditions de versement du RSA, « Vous faites exactement ce que
été le théâtre d’une nouvelle passe il assure avoir « rendu plus pro- vous dénonciez alors avec force et,
il faut bien le reconnaître, avec un
certain talent », a-t-il souligné.
La motion de censure de la Nupes Si l’examen du projet de loi doit
se poursuivre jusqu’au mercredi
rejetée sans surprise 4 octobre au moins, l’accord
L’Assemblée nationale a largement rejeté, dans la nuit de ven- ­conclu avec LR sur le RSA est de
dredi à samedi, la première motion de censure visant Elisabeth bon augure pour le gouverne-
Borne en cette session parlementaire. Déposée par la Nouvelle ment dans l’optique du vote final
Union populaire écologique et sociale, elle n’a recueilli que prévu le 10 octobre. Confirmant
193 voix sur les 289 nécessaires pour faire tomber le gouverne- ainsi qu’à l’Assemblée nationale,
ment. Une issue sans surprise en l’absence de soutien les élus de droite sont devenus
des députés Les Républicains. Elle répondait à l’activation par des partenaires indispensables
Mme Borne de l’article 49.3 de la Constitution, mercredi soir, pour aux macronistes pour faire adop-
faire adopter sans vote la loi de programmation des finances ter leurs textes en rapport avec le
publiques pour la période 2023-2027. Cet épisode augure travail, tel que celui sur l’assuran-
de rudes batailles parlementaires dans les semaines à venir. ce-chômage, à l’automne 2022,
Le gouvernement devrait avoir recours au 49.3 une dizaine ou celui sur le partage de la va-
d’autres fois au cours de l’automne pour faire adopter leur, au printemps. p
les budgets de l’Etat et de la Sécurité sociale, car il ne dispose Jérémie Lamothe
que d’une majorité relative à l’Assemblée nationale. – (AFP.) et Thibaud Métais

10 | France
Pénurie d’eau à Mayotte : « Les nerfs vont lâcher »
Santé, école, agriculture… La sécheresse inédite sur l’archipel a des répercussions qui exaspèrent la population
Reportage
Mamoudzou - envoyé spécial
Q
uand l’eau est couleur
marron comme ça,
qu’en pensez-vous ? »
Sous le soleil brûlant
de Mamoudzou, Ra-
cha Mousdikoudine, coordina-
trice du collectif Mayotte a soif,
désigne une bouteille d’eau trou-
ble du robinet, brandie à bout de
bras par une manifestante en
boubou. Comme un symbole de
l’exaspération déclenchée par
cette crise de l’eau. Ce mercredi
27 septembre au matin, un peu
plus de 400 personnes sont ras-
semblées, place de la République,
à l’appel de plusieurs collectifs
et syndicats. Le signe qu’un mé-
lange de colères encore conte-
nues commence à se cristalli-
ser dans ce département français
d’outre-mer, situé dans
l’océan Indien.
Il y a, bien sûr, les coupures
d’eau deux jours sur trois dans la
plupart des dix-sept communes
avec des quartiers qui ne sont
plus alimentés en raison du
manque de pression dans le ré-
seau. Mais aussi le prix exorbi-
tant du pack de six bouteilles
d’eau, compris entre 5 et
10 euros, dans un département
où 77 % de la population vit sous
le seuil de pauvreté.
S’ajoutent d’autres sujets de
tensions sourdes, comme la dé-
fiance à l’égard des analyses de
potabilité de l’agence régionale
de santé, à 95 % conformes, mais
avec la recommandation de faire
bouillir l’eau « par précau-
tion ». Et encore ce sentiment
d’être délaissés par l’Etat parce
qu’une telle situation ne serait
pas possible dans un autre dépar-
tement français. « A Versailles, ça
coule à flots ; à Mayotte, on man-
que d’eau », a écrit d’ailleurs sur
son panneau en carton une
jeune manifestante. Référence
au luxueux repas organisé par
l’Elysée, le 20 septembre au châ-
teau de Versailles, lors de la visite
du roi d’Angleterre Charles III.
« Boire, se laver, laver son linge,
tout est compliqué, soupire Si-
kina Hakim, venue de Mzouazia
dans le sud de Grande-Terre, ré-
gion la plus impactée par le man-
que d’eau. Ce n’est plus vivable.
On passe son temps à faire des
stocks. Les magasins sont vite en
rupture d’eau en bouteille. Et ceux
qui n’ont pas de salaire doivent
boire de l’eau du robinet. Avec
tous les risques pour la santé. Les
nerfs vont lâcher, c’est sûr. »
« Pas le rôle de l’Etat »
Pour « dire stop », le collectif
Mayotte a soif a lancé une péti-
tion en faveur d’une action en
justice visant à exiger de la So-
ciété mahoraise des eaux (SMAE,
filiale de Vinci) la fourniture de
bouteilles au nom du droit fon-
damental de l’accès à l’eau, ainsi
que le gel des factures pour une
« eau pourrie ». Certains manifes-
tants ne cachent toutefois
pas leur déception de n’avoir
pas attiré plus de monde. Les ma-
nifestations pro- « Wuambushu »
– l’opération de lutte contre les
bidonvilles, l’immigration clan-
destine et la délinquance –
ont davantage mobilisé
en mai et juin.
Pourtant, « l’eau, c’est la vie, dé-
fend Andrea Magnolfi, à l’initia-
tive du groupe L’eau à Mayotte
constitué sur Facebook. On ne se
retrouve pas face à une catastro-
phe naturelle mais à une suite
d’erreurs humaines. Tout le
monde savait ce qui pouvait se
passer après les alertes de la pre-
mière crise en 2017 ». A l’époque,
le département avait déjà subi
une pénurie d’eau pendant plu-
sieurs mois. Dans un archipel où
la croissance démographique est
de 4 % et où l’eau de pluie fournit
70 % de la ressource, la séche-
resse exceptionnelle pouvait
Lors d’une manifestation pour dénoncer la pénurie d’eau à Mayotte, à Mamoudzou, le 9 septembre. David Lemor/ABC/Andia.fr
« Ceux qui n’ont
pas de salaire
doivent boire
de l’eau du
robinet. Avec
tous les risques
pour la santé »
Sikina Hakim
manifestante venue
de Mzouazia, dans le sud
de Grande-Terre
« être anticipée », considère ce
jeune kinésithérapeute en poin-
tant du doigt l’absence d’inves-
tissements sur le réseau par la
SMAE et la gestion erratique de
l’ancien Syndicat intercommu-
nal d’eau et d’assainissement
de Mayotte, dont plusieurs élus
sont ciblés par une enquête
pour des délits présumés de « fa-
voritisme » et de « corruption »
menée par le Parquet national fi-
nancier.
La peur du « zéro goutte » au ro-
binet est dans toutes les bouches.
Dans les mosquées de l’archipel,
en marge des prières, il est de-
mandé « au Seigneur d’accorder
une pluie salvatrice et non dévas-
tatrice ». Selon les derniers chif-
fres de la préfecture, le taux de
remplissage des retenues colli-
naires était, le 25 septembre, de
16 % pour Combani, dans le cen-
tre de Grande-Terre, et de 7,9 %
pour Dzoumogné, dans le nord
de Grande-Terre. « Nous n’avons
aucune projection pour la suite,
s’énerve Sarah (les personnes ci-
tées par leur prénom désirent
rester anonymes). Concrètement,
il se passe quoi ? C’est juste
pas normal. » Cette médecin dit
« ne rien attendre » de la visite
du ministre délégué aux outre-
mer, Philippe Vigier, les 27 et
28 septembre, revenu à Mayotte,
après un passage éclair au début
du mois.
« L’Etat est entièrement mobi-
lisé », répond au Monde M. Vigier
qui se qualifie de « chef de chan-
tier et logisticien » en référence à
la première livraison depuis
La Réunion de 600 000 bou-
teilles distribuées gratuitement
aux 51 000 personnes les plus
vulnérables, sous la protection
des soldats de la Légion étrangère
pour éviter des troubles. Le mi-
nistre assure suivre également au
plus près les 35 millions d’euros
de travaux d’urgence en cours
pour effectuer dix nouveaux fo-
rages et chercher des fuites (qui
seraient responsables de 35 % des
pertes d’eau sur le réseau) afin
d’obtenir « quelques milliers de
mètres cubes complémentaires
d’ici à la fin [2023] ». « Je rappelle
que ce n’est pas le rôle de l’Etat, a
souligné à plusieurs reprises Phi-
lippe Vigier. Ce sont les élus lo-
caux qui gèrent l’eau. » Lors d’un
comité de suivi de la ressource,
ouvert à la presse par « souci de
transparence », il a poliment ba-
layé les critiques lancées par cer-
tains élus : « S’il y a des proposi-
tions pour accélérer les choses, le-
vez les mains, je suis preneur. »
Apportant plus de réponses à
moyen et long terme – avec la
construction d’une troisième re-
tenue collinaire et la premi
ère tranche d’une usine de dessa-
lement de 10 000 mètres cubes
par jour « fin 2024 » – que de solu-
tions immédiates, le ministre dé-
légué doit reconnaître que les
« six à huit semaines à venir »
vont être « compliquées ». Le
temps de voir arriver la saison
des pluies. « Nous allons deman-
der des efforts de plus en plus im-
portants », concède M. Vi-
gier. Autrement dit, des restric-
tions encore plus sévères. Avec
un scénario envisagé de distribu-
tion d’eau un jour sur quatre. Car
l’archipel devra se contenter de
15 000 à 20 000 mètres cubes
produits par jour quand la de-
mande est de plus du double.
« Inacceptable », réagit le dé-
puté Mansour Kamardine (Les
Républicains, LR) en exigeant un
plan organisation de la réponse
de sécurité civile (Orsec) « avec
tous les moyens de l’Etat », la dis-
tribution de bouteilles gratuites
« pour tout le monde », ainsi que
du gel hydroalc oolique et la sus-
pension des factures.
Après le Covid-19, l’insécurité
générée par les affrontements
entre bandes rivales, la peur de
sortir le soir en raison d’un re-
gain de délinquance, Mayotte a le
sentiment de s’enfoncer inexora-
blement dans une nouvelle crise.
« On ne va jamais s’en sortir. Ce
qui est hors-norme devient la
norme ici. C’est comme une crise
dans la crise », déplore Charles
Mandallaz, président de l’Union
des métiers et des industries de
l’hôtellerie (UMIH).
Une grande partie des habi-
tants est en outre convaincue que
les autorités publiques « ne disent
pas tout ». En premier lieu sur les
conséquences sanitaires. Le
nombre de cas de gastro-entérite
est « très élevé ». Mais, selon le
docteur Maxime Jean, infectiolo-
gue et chef de la sécurité sanitaire
à l’ARS Mayotte, le département
est frappé tous les ans par une
épidémie à la même époque. Et il
n’existe pas pour l’instant de « si-
gnal fort particulier » pour l’im-
puter au manque d’eau et à une
mauvaise hygiène des mains.
L’inquiétude vient surtout du
centre hospitalier de Mayotte
(CHM), en situation de plan blanc
et de grande tension en raison
d’une pénurie de personnels mé-
dicaux et du droit de retrait
d’agents déclenché à la suite
d’agressions ou de caillassages
de bus du personnel médical.
« Nous croulons sous les cas de
gastro et déshydratation sévère.
Et les cas de bronchiolite se multi-
plient », s’alarme une praticienne
des urgences dont le service « se
débrouille » avec quatorze méde-
cins, dont six titulaires, sur un ef-
fectif théorique de trente-qua-
tre médecins. « Si l’épidémie s’en-
flamme, je ne sais pas comment
on va faire. »
« On va perdre des élèves »
« La situation va continuer à se dé-
grader, pronostique Bruno De-
zile, secrétaire général de la CGT
Educ’action Mayotte. Dans les
établissements scolaires, les cas de
gastro explosent mais ils ne sont
la plupart du temps pas signalés. »
L’accès à l’eau reste un problème
crucial pour les établissements
scolaires qui sont surchargés.
Dans un archipel où le taux de
réussite au bac est le plus faible de
France (71,1 %), il faut « assurer la
continuité pédagogique, sinon on
va perdre les élèves », insiste
Claudine Haab, principale du col-
lège K2, à Kawéni, situé au pied
de plusieurs bidonvilles en
pente, près de Mamoudzou. La
plupart des collèges et lycées se
trouvent sur « le chemin de l’eau »,
réseau prioritaire.
Le 21 septembre, deux lycées et
cinq collèges ont dû arrêter les
Pour le ministre
délégué aux
outre-mer,
les « six à
huit semaines
à venir », avant
la saison des
pluies, vont être
« compliquées »
cours en raison d’analyses d’eau
non conformes à la consomma-
tion mais ont rouvert leurs por-
tes rapidement. Pour beaucoup
d’élèves, les établissements sco-
laires restent le seul lieu où l’ac-
cès à l’eau est aisé. « Le matin, je
les vois qui viennent s’hydrater
mais aussi se laver les pieds, le vi-
sage et les mains, décrit avec un
ton bienveillant Claudine
Haab. Ils font preuve d’une capa-
cité d’adaptation qui force le res-
pect. » Comme ses collègues,
cette principale s’interroge sur la
période située après les vacances
de la mi-octobre, en raison d’un
durcissement des restrictions.
« Peut-être que des enseignants
qui seront partis en métropole
ou à La Réunion, et qui auront
vécu sans privation d’eau, vont
s’interroger sur leur retour », s’in-
quiète-t-elle en précisant : « C’est
une hypothèse. »
Les écoles restent confrontées à
une situation plus critique. Cin-
quante-trois ne sont pas raccor-
dées au réseau d’eau prioritaire.
« Du 4 au 25 septembre, les élèves
ne sont venus que cinq jours com-
plets en classe, se désolent
Amina, enseignante à Cavani
dont l’école, perchée sur les hau-
teurs de Mamoudzou, vient
d’être connectée au “chemin de
l’eau”. En cas de coupure, les en-
fants travaillent juste de 7 heures
à 9 h 15. Les parents comprennent
la situation. » Voisine dans le
quartier, l’école de Jardin fleuri
fonctionne avec « les tours
d’eau », quand la distribution est
assurée. Du 25 au 29 septembre,
elle n’a accueilli les élèves que
deux jours complets. Des cuves
de 1 000 litres d’eau sanitaire ont
été livrées mais ne sont pas en-
core raccordées.
Tous les secteurs d’activité de
l’archipel redoutent un nouveau
désastre. Pour arroser ses planta-
tions de brèdes et donner à boire
à ses 4 200 volailles, Omar Sou-
laimana Madi, 23 ans installé à
Ongoujou, dans les hauteurs du
centre-est de Grande-Terre, va
tous les matins de 4 heures à
7 heures pomper l’eau dans la ri-
vière dont le niveau est très bas.
C’est illégal mais l’agriculteur dit
« ne pas avoir le choix ». Deux ro-
tations en camionnette lui assu-
rent les 4 000 litres indispensa-
bles stockés dans des cuves récu-
pérées et de vieux congélateurs.
« Je ne gagne plus d’argent à cause
de mes dépenses de carburant
mais je ne veux pas arrêter », cer-
tifie Omar Soulaimana Madi, les
pieds dans la terre rouge de ses
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
« Plus de 8 millions
de bouteilles
commandées »
Une nouvelle cargaison de
500 000 litres d’eau embou-
teillée est partie, vendredi
29 septembre, de La Réunion,
à bord du navire ravitailleur
Marion-Dufresne, des terres
Australes et Antarctiques fran-
çaises. Le bâtiment devrait arri-
ver lundi 2 octobre à Mayotte.
Durant sa visite, Philippe Vigier,
le ministre délégué chargé des
outre-mer, a indiqué que
« plus de 8 millions de bouteilles »
ont été commandées par l’Etat.
« J’ai le planning des bateaux
de manière à sécuriser la distri-
bution », a-t-il ajouté, notam-
ment pour éviter les pillages.
Des bouteilles d’eau vont
­également être importées de
l’île Maurice, à la suite d’une
procédure dérogatoire et
­d’analyses sanitaires, Maurice
n’appartenant pas à l’Union
européenne. « Il n’y aura pas
de rupture dans l’achemine-
ment », a assuré M. Vigier,
en précisant que le gouverne-
ment réfléchit à un élargisse-
ment du public concerné par les
distributions gratuites des bou-
teilles d’eau.
champs. Il scrute le ciel. De gros
nuages foncés menacent. « Il fait
beau », dit en souriant l’agricul-
teur en espérant au moins
une heure de pluie.
« Ne pas créer du chômage »
« C’est une catastrophe », an-
nonce d’une voix puissante Co-
rine Irène Avice, à la tête d’une
exploitation d’une quarantaine
de bovins à Hajangua. Cette éle-
veuse passionnée, qui a appris
son métier dès l’âge de 7 ans au
côté de son père, a fermé son ate-
lier de découpe de la viande,
faute d’eau pour assurer l’hy-
giène. Sa production de lait caillé
est également stoppée. Faute
de consommateurs pour ce mets
prisé lors des manzaraka, les
grands mariages réunissant plu-
sieurs centaines de person-
nes, interdits par arrêté préfecto-
ral pour limiter la consomma-
tion d’eau.
Cette pénurie inédite a égale-
ment contraint plusieurs restau-
rants ou centres de formation à
fermer. Le ministre délégué aux
outre-mer doit annoncer des
mesures d’indemnisation, une
forte demande du patronat local.
« Beaucoup d’entreprises ont in-
vesti dans des cuves avec des sur-
presseurs pour maintenir leur ac-
tivité, précise Carla Baltus, prési-
dente du Medef Mayotte. C’est,
par exemple, une facture de
35 000 euros pour une école pri-
vée. » Le secteur du BTP, forcé-
ment consommateur en eau, es-
père, lui, ne pas être mis à l’arrêt.
« Nos carnets de commandes sont
pleins, prévient Julien Champiat,
président de la fédération du
BTP. Il ne faudrait pas créer du
chômage. Les gens ont soif, atten-
tion à ne pas les affamer. »
Durant son séjour, Philippe Vi-
gier a plusieurs fois salué « la rési-
lience des Mahorais et Mahorai-
ses ». Un mot bien commode, se-
lon Soumaïla Moeva, président de
l’association Jeunes agriculteurs
de Mayotte, masquant « le sous-in-
vestissement » des pouvoirs pu-
blics dans le 101e département
français. « La résilience signifie que
Mayotte croit encore dans l’action
des autorités des élus et de l’Etat,
ajoute ce propriétaire d’une ex-
ploitation d’ylang-ylang [des
fleurs servant à produire de l’huile
essentielle] et de fruits. Mais est-ce
que Mayotte pèse quelque
chose aux yeux de la France ? Ici,
nous ne sommes pas en Guyane et
nous n’avons pas de fusées qui ap-
portent de la richesse. » p
Jérôme Talpin

12 | France
Budget des universités : les raisons des tensions
Les présidents dénoncent la situation critique de leurs établissements, loin de celle décrite par le chef de l’Etat
L
e ton est grave, lorsque
Guillaume Gellé, patron
de l’association France
Universités, qui regroupe
les présidents d’université, prend
la parole devant les députés de la
commission des affaires culturel-
les et de l’éducation, qui l’interro-
gent sur les conditions de la ren-
trée, le 27 septembre. « Que di-
rait-on si, pour des raisons budgé-
taires, les universités étaient
contraintes de former moins de
médecins alors qu’on en manque
déjà cruellement ? De former
moins d’ingénieurs et de techni-
ciens, quand on sait les besoins
immenses de l’industrie ? »
Rarement rentrée universitaire
aura été aussi abrupte. Début sep-
tembre, les dirigeants des 74 uni-
versités françaises ont subi une
attaque en règle de la part d’Em-
manuel Macron, qui, tout de go,
lors d’un échange avec le you­-
tubeur Hugo Travers, a affirmé
qu’il n’y avait « pas de problème de
moyens » dans l’enseignement
supérieur public. Les chefs d’éta-
blissement ne seraient, en fait,
que de piètres gestionnaires, par
ailleurs peu capables de faire
­évoluer l’offre de formations et
d’assurer l’insertion profession-
nelle des étudiants.
Dans la foulée, la ministre de
­l’enseignement supérieur, Sylvie
Retailleau, enjoignait aux prési-
dents d’université de libérer de
leurs fonds de roulement quel-
que 1 milliard d’euros d’« argent
public qui dort » afin de financer
la majeure partie des mesures en
faveur du pouvoir d’achat des
fonctionnaires, décidées en
juillet par son collègue chargé de
la fonction publique, Stanislas
Guerini. Sauf que les sommes dé-
tenues dans ces fonds de roule-
ment sont déjà largement gagées
dans le cadre de projets d’inves-
tissements pluriannuels de réno-
vation énergétique des bâti-
ments ou d’achat d’équipements
de recherche.
Dépense par étudiant en baisse
A Sorbonne Université, le budget
géré par Nathalie Drach-Temam
atteint 800 millions d’eu­ros, « soit
le budget de la ville de Stras-
bourg », illustre-t-elle. « Nous
avons des plans d’investissements
pluriannuels pour pouvoir déve-
lopper de grosses plates-formes de
recherche, financées en plusieurs
fois, de manière cumulative, ce qui
prouve que nous sommes de bons
gestionnaires ! », se justifie la
­présidente. Aussi, ­regarder à un
A Créteil, un manque de moyens et de « reconnaissance » de l’Etat
Le 21 septembre, des enseignants de Staps ont eu un échange musclé avec le président de l’université Paris-Est-Créteil, Jean-Luc Dubois-Randé
I l pleut des cordes sur les dalles
délabrées où se presse une
quinzaine d’enseignants de la
filière sciences et techniques des
activités physiques et sportives
(Staps) de l’université Paris-Est
Créteil (UPEC). Le mégaphone et
les sifflets appellent au ralliement,
en ce 21 septembre : dans quel-
ques minutes, les manifestants
gagneront l’étage de la présidence
de l’établissement, pour remettre
leur démission d’une partie de
leurs activités : ils continuent de
faire cours mais ils refusent d’en-
dosser toute tâche administrative
ou pédagogique complémentaire,
afin de protester contre ce qu’ils
estiment être « un manque de re-
connaissance » de l’Etat.
Ces enseignants du secondaire
affectés dans le supérieur (ESAS)
ont un profil particulier : profes-
seurs agrégés, certifiés ou de lycée
professionnel, ils sont majoritai-
res au sein de la filière Staps de
l’UPEC de même que dans la plu-
part des instituts universitaires
« On en est
à se demander
si la France aime
ses universités,
et la réponse est
peut-être non »
Alain Fuchs
président de l’université Paris
Sciences et Lettres
instant T ce qu’il reste dans un
fonds de roulement est insigni-
fiant à ses yeux. « Aucune struc-
ture ­privée ne s’arrêterait sur le
budget disponible à un instant T »,
­tranche-t-elle.
A quand la fin du dialogue de
sourds teinté de défiance entre le
gouvernement et la commu-
nauté universitaire ? « On en est à
se demander si la France aime
ses universités, et la réponse est
peut-être non, considère Alain
Fuchs, président de l’université
Paris Sciences et Lettres. Elles ne
sont pas l’endroit où il est le plus
prestigieux de faire ses études,
cette position est très spécifique à
notre pays. On se bat pour être
­reconnus comme des institu-
tions qui forment la future élite,
au plus près de la recherche,
comme les universités le font par-
tout dans le monde ! »
Toutes les études convergent
pour constater que les dépenses
de l’Etat consacrées aux universi-
tés sont en chute libre. Entre 2008
et 2021, le nombre d’étudiants a
augmenté de 25 % quand le bud-
get de l’enseignement supérieur
a progressé de moins de 10 % (en
euros constants), d’où une baisse
de 12 % de la dépense par étu-
diant, a calculé l’économiste
­Thomas Piketty. Dans le même
temps, l’Etat demande aux uni-
versités de le suppléer, en payant
les frais résultant de l’avance-
ment et des mesures catégoriel-
les qu’engrangent, au cours de
leurs carrières, les fonctionnaires
que sont les enseignants-cher-
cheurs, soit une manne équiva-
lent à plus de 600 millions
d’euros depuis 2012, selon l’asso-
ciation France Universités.
La conséquence d’un tel désen-
gagement étatique est très
­concrète sur les campus : faute de
moyens, les recrutements d’en-
seignants titulaires sont « gelés »,
la perte d’attractivité des métiers
du supérieur s’aggrave. « Au total,
il faudrait ouvrir plus de 11 000 pos-
de technologie (IUT) et instituts
nationaux supérieurs du profes-
sorat et de l’éducation (Inspé).
Ils assurent 384 heures annuelles
de cours, soit deux fois plus que les
enseignants-chercheurs, et s’en­-
gagent massivement à exercer des
missions pédagogiques de suivi
des étudiants. Sauf que depuis la
mise en place d’un nouveau
­régime indemnitaire, le 1er jan-
vier 2022, ils ne bénéficient plus de
la même prime que leurs confrè-
res enseignants-chercheurs.
Début septembre, espérant cal-
mer les démissions massives an-
noncées un peu partout en France
à l’appel du « collectif 384 », le mi-
nistère de l’enseignement supé-
rieur a débloqué 50 millions ­d’eu­-
ros pour revaloriser la prime des
ESAS – qui reste moindre que la
gratification touchée par les en-
seignants-chercheurs lorsqu’ils
exercent des fonctions de gestion
administrative et pédagogique.
« Nous avons le sentiment d’être
des enseignants inférieurs aux
tes pour retrouver les taux d’enca-
drement de 2010 » dans les univer-
sités, selon Julien Gossa, maître
de conférences en sciences infor-
matiques à l’université de Stras-
bourg, qui a compilé un ensemble
de données sur l’entrée dans la
carrière universitaire.
Risque de paupérisation
« La question est de savoir si la
­dotation que l’Etat octroie, cha-
que année, aux universités est une
dépense ou un investissement »,
résume Hervé Branchereau, pré-
sident de l’association des direc-
teurs financiers des établisse-
ments d’enseignement supé-
rieur, lui-même en poste à l’uni-
versité de Nantes. Cette somme,
appelée « subvention pour
charge de service public » (SCSP),
est reconduite quasiment à
l’identique depuis des années,
sans tenir compte de l’afflux
d’étudiants nés du pic démogra-
phique de l’an 2000.
Lorsque de nouvelles forma-
tions ouvrent après des réformes
gouvernementales, tels les par-
cours d’accès spécifique santé
(PASS) et les licences avec accès
santé (LAS), les postes d’ensei-
autres », résume Guillaume
Dietsch, agrégé d’éducation physi-
que et sportive, avant de scotcher
au sol, au seuil du bureau de la pré-
sidence, sa lettre de démission de
son poste de directeur des études.
« Je me bats ! »
A Créteil, la rentrée, chaotique, a
dû être décalée pour les étudiants
de première année de Staps. Les
groupes de travaux dirigés et les
emplois du temps ont été décidés,
dans la panique, par des agents
­administratifs qui n’ont pas tenu
compte des options souhaitées
par les étudiants. « Je devais être en
tennis et on m’a inscrite en esca-
lade, témoigne Elisa Dussourd, en
troisième année. Cela aura un im-
pact sur mes notes car il faut être
performant dans ce sport, et je ris-
que de perdre des chances d’être
admise dans le cadre de mes candi-
datures à l’entrée en master. » Dans
l’immédiat, il manque à Elisa une
convention pour un stage, en
théorie prévu fin octobre. « Aucun
gnants ne sont financés par l’Etat
qu’à hauteur de 80 %, le reste
étant réglé sur fonds propres.
­Selon France Universités, près de
20 établissements étaient en
­déficit fin 2022 et la majorité des
74 le seront fin 2023.
S’abstenir de recruter pour pou-
voir payer factures et dépenses de
fonctionnement est « un méca-
nisme pervers », souligne Hervé
Branchereau. « On court le risque
que les universités se paupérisent
et que les étudiants aillent voir
ailleurs. On observe déjà, cette
­année, un tassement des inscrip-
tions à l’université [– 3,4 %] et une
augmentation dans la sphère de
l’enseignement privé [+ 3,3 %],
poursuit-il. Il y a un vrai risque de
décrochage. »
S’ajoute une pesante culture de
l’opacité, rapporte Simon Gilbert,
vice-président de l’université Pa-
ris-Est-Créteil. « Personne ne sait
exactement ce qu’est le soutien fi-
nancier de l’Etat pour tel ou tel éta-
blissement. A Créteil, nous avons
compris que nous étions les moins
bien dotés à l’occasion d’une audi-
tion de la Cour des comptes durant
laquelle nous avons pu constater
des écarts importants, relate-t-il.
« L’Etat débourse
en moyenne
700 euros de
moins par an et
par étudiant que
dans les autres
universités »
Guillaume Dietsch
agrégé d’éducation physique
et sportive
enseignant ne va me la signer »,
s’inquiète-t-elle tout en affirmant
soutenir le mouvement des ESAS.
« Au-delà de la question de notre
prime, reprend Guillaume Dietsch,
ce qui nous effare, c’est combien
l’Etat se désengage. L’université de
Créteil accepte d’accueillir plus
d’étudiants sans que les moyens
suivent ! Ici, l’Etat débourse en
moyenne 700 euros de moins par
an et par étudiant que dans les
Nous touchons 5 500 euros par an
et par étudiant quand l’université
Paris-Saclay en obtient 12 000… »
Même constat à Lille, où Régis
Bordet souligne que l’établis­-
sement qu’il préside reçoit
7 600 euros par an et par étudiant,
alors que l’université Aix-Mar-
seille, comparable en taille, dispo-
serait de 10 300 euros. « Nous ac-
cueillons 20 % d’étudiants en plus
de ce que nous permet notre sub-
vention. On veut bien jouer le jeu,
mais pas avec les deux pieds dans
un sac à patates quand d’autres
font allègrement le 110 mètres
haies », raille-t-il.
« Dépendance à la subvention »
Comme ces données sont la tra-
duction du soutien effectif de
l’Etat à un territoire, celles-ci de-
vraient être publiques, estime Si-
mon Gilbert, qui s’en est ouvert à
sa tutelle, en vain. « On ne par-
vient jamais à aborder frontale-
ment le sujet, le rectorat nous dit
qu’il faut retravailler sur nos don-
nées… C’est une manœuvre dila-
toire », affirme-t-il.
Au ministère de l’enseignement
supérieur, on explique que la
« part socle » de la subvention
autres universités. » Dans le cou-
loir, la colère monte, les manifes-
tants sont rejoints par des dizaines
d’étudiants et enseignants-cher-
cheurs qui tapent contre les murs
jusqu’à faire sortir de réunion le
président, Jean-Luc Dubois-Randé.
« Exigez ce qui vous est dû !, lui
­lancent-ils. Il faut récupérer ces
700 euros pour nos étudiants et re-
cruter des enseignants et des per-
sonnels administratifs ! » « Nous di-
sons la même chose que vous et fai-
sons le même constat d’injustice,
rétorque le président. Le rectorat
nous impose des capacités d’ac-
cueil systématiquement supérieu-
res à ce que nous pouvons absor-
ber. Je n’ai pas le pouvoir de la mi-
nistre, ni de l’Etat, mais croyez bien
que je suis en mode combat ! »
En cinq ans, 10 000 étudiants
supplémentaires ont été ac-
cueillis à l’UPEC, soit une hausse
des effectifs de 20 %, contre 5 % en
moyenne nationale. « Nous
n’avons obtenu que 10 millions
d’euros supplémentaires, il nous
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
pour charge de service public est
le « fruit de l’histoire », fixée lors-
que les universités ont pu gérer
leur masse salariale, à partir de
2007. Puis, « chaque année, les en-
veloppes additionnelles corres-
pondant aux mesures nouvelles
sont réparties selon des critères ob-
jectifs et équitables en fonction des
caractéristiques des établisse-
ments », assure l’entourage de Syl-
vie Retailleau, sans plus de détails.
Et « de manière plus complémen-
taire, des crédits sont alloués à cer-
tains établissements sous-dotés
afin de rééquilibrer leur dotation ».
A l’université de Bordeaux, la
« dépendance à la subvention » de
l’Etat est moindre qu’ailleurs :
« Nous répondons beaucoup aux
appels à projets », expose son
président Dean Lewis. Ainsi, 43 %
du budget est constitué de res-
sources propres et 57 % de dota-
tion publique. « Mais si cette der-
nière n’est pas suffisante pour
payer la masse salariale, nous ne
parviendrons pas à mettre en
œuvre les grands projets de filiè-
res d’avenir voulus par le chef de
l’Etat dans le cadre du plan France
2030 », prévient-il. p
Soazig Le Nevé
manque 20 millions d’euros. Et
pourtant, je peux vous dire que je
me bats ! », assure le président,
sans paraître véritablement con-
vaincre son auditoire.
Face au manque de moyens, un
seul levier est à la disposition des
établissements : le gel des recrute-
ments d’enseignants titulaires,
ceux-ci étant remplacés par des
vacataires, moins onéreux en ter-
mes de masse salariale. « L’année
prochaine, quatre postes seront va-
cants en Staps, vous engagez-vous
à les remplacer, monsieur le prési-
dent ? », interpelle un enseignant.
« On va essayer de traverser la
­vague sans être dans une politique
de gel de postes délirante », pro-
met M. Dubois-Randé tout en pré-
cisant qu’avec un budget défici-
taire pour la seconde année
­consécutive, apparaît une me-
nace pour l’UPEC : la mise sous tu-
telle rectorale, qui serait alors sy-
nonyme d’un gel total des recrute-
ments d’une durée de deux ans. p
Soazig Le Nevé
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
Un plan pour endiguer
les violences en hausse
contre les soignants
Les mesures gouvernementales incluant
renforcement des sanctions pénales
et formations suscitent un accueil mitigé
C U
omment mieux assurer la
sécurité des soignants, en
ville et dans les hôpitaux ?
Après le meurtre de Carène Me-
zino, cette infirmière poignardée
le 22 mai au CHU de Reims
(Marne), par un homme souf-
frant de troubles psychiatriques,
le gouvernement avait promis,
par la voix de l’ancien ministre de
la santé, François Braun, de for-
maliser rapidement une réponse
en prônant la « tolérance zéro ».
Quatre mois sont passés et l’ex-
pression sert de fil rouge au plan
pour la sécurité des profession-
nels de santé dévoilé, vendredi
29 septembre, par la ministre dé-
léguée, Agnès Firmin Le Bodo.
Un plan en 42 mesures et
trois volets (prévention, sécurisa-
tion, accompagnement), parmi
lesquelles se distingue un chan­-
gement symbolique en matière
de protection pénale : un « délit
d’outrage » contre les profession-
nels libéraux – qui existe déjà
pour les hospitaliers – devrait être
créé. L’exécutif défend aussi la pos-
sibilité, pour un directeur d’éta-
blissement, de déposer plainte à la
place de la victime en cas de me-
naces ou de violences. Il entend
inciter les personnels à signaler et
à se rapprocher de la justice, et
améliorer leur accompagnement,
par exemple en « systématisant »
la prise de plainte sur site.
« Les violences sont en hausse
­depuis plusieurs années, de plus de
20 % en un an selon les médecins
­libéraux, a fait valoir la ministre,
Agnès Firmin Le Bodo, sur RMC
vendredi. Il était important, ur-
gent, que nous puissions répondre
à cette nécessité de protéger ceux
qui nous soignent. »
Caméras, « boutons cachés »
Nombre de mesures sont décli-
nées sur le papier sans qu’on
puisse encore évaluer, à ce stade,
l’ordre des priorités et l’investis-
sement consenti. Une campagne
de sensibilisation au respect dû
aux soignants sera lancée – « à
l’horizon du mois de novembre »,
précise-t-on dans l’entourage de
la ministre. Les enjeux de sécurité
des bâtiments seront intégrés
aux projets immobiliers soute-
nus par l’Etat. Les collectivités
­seront incitées à déployer des ca-
méras de vidéosurveillance près
des structures de santé. Les soi-
gnants devraient, eux, être for-
més à la « gestion de l’agression ».
Déjà évoqué, le financement de
dispositifs d’alerte, bracelets et
autres « boutons cachés », pour les
professionnels « les plus exposés »,
notamment en libéral, devrait
passer par les agences régionales
de santé et les communautés pro-
fessionnelles territoriales de santé
(des réseaux de soignants). « Cer-
taines mesures de sensibilisation et
de formation seront engagées dès
l’automne ; d’autres – comme sur le
volet de la protection pénale – de-
vront passer par un texte de loi,
cela prendra plus de temps », con-
cède-t-on au ministère de la santé,
en soulignant que l’application se
jouera, aussi, « à l’échelon local ».
L’enjeu est de taille : 18 768 signa-
lements de 368 établissements
sont remontés, en 2022, jusqu’à
l’Observatoire national des violen-
Un « délit
d’outrage »
contre les
professionnels
libéraux – qui
existe déjà pour
les hospitaliers –
devrait être créé
« On a un peu
l’impression que
le projet serait
de transformer
les urgences
en blockhaus »
Thierry Amouroux
porte-parole
du Syndicat national
des professionnels infirmiers
ces en milieu de santé, soit envi-
ron 30 000 atteintes aux person-
nes et 5 000 atteintes aux biens,
précise le ministère. Les infirmiers
représentent 45 % des victimes.
Que pensent les intéressés de ce
plan, fruit d’un travail interminis-
tériel mêlant santé, justice, inté-
rieur, solidarité et fonction publi-
que ? « Tout ce qui a été annoncé
nous semble faisable », réagit le
docteur Jean-Christophe Masse-
ron, président de SOS-Médecins
et coauteur, avec Nathalie Nion,
cadre supérieure de santé à
l’AP-HP, d’un récent rapport com-
mandé par le gouvernement qui
est venu nourrir cette boîte à
outils. « Mais le risque zéro n’existe
pas, dit-il aussi, et il faudra rester
vigilant, surtout en cette période
où notre système de santé est très
fragilisé : les difficultés d’accès aux
soins, pour les patients, génèrent
un risque augmenté. »
Du côté de l’ordre des médecins,
la réaction est plutôt favorable.
« Une meilleure prise en compte
des déclarations, un travail sur les
peines, la prévention, c’est essen-
tiel, observe Jean-Jacques Avrane,
délégué aux questions de sécurité
au sein de l’instance ordinale.
Nous tirons la sonnette d’alarme
chaque année depuis vingt ans. La
tendance haussière appelle une ré-
ponse forte. » Menaces, injures,
vols, coups : en 2022, les déclara-
tions comptabilisées par l’ordre
des médecins ont, pour la pre-
mière fois, dépassé le seuil de
1 200. En dépit d’un phénomène
de « sous-déclaration » reconnu
de tous. « C’est la première fois
qu’on s’empare du sujet de façon
aussi globale », tient aussi à saluer
Patrick Chamboredon, à la tête de
l’ordre des infirmiers.
Le Syndicat national des profes-
sionnels infirmiers fait, en revan-
che, une première lecture plus
­critique de certaines mesures.
« Nous regrettons que le gouverne-
ment n’écoute pas davantage les
attentes du terrain », souligne son
porte-parole, Thierry Amouroux.
Il cite l’exemple d’une mesure vi-
sant l’amélioration, aux urgences,
de la gestion des flux des patients.
Enjeu-clé : une bonne partie des
signalements (2 433 en 2022) pro-
vient de ces services, après la psy-
chiatrie (4 307 signalements). « On
a un peu l’impression que le projet
serait de transformer les urgences
en blockhaus, quand l’important
nous semble être de répartir les
­patients en fonction des niveaux
d’urgence, pour éviter que des per-
sonnes qui souffrent sans être en
urgence vitale, et attendent là six,
huit voire douze heures, perdent le
contrôle en voyant passer devant
elles d’autres patients nécessitant
des soins immédiats. »
Dans les rangs d’Action prati-
ciens hôpital, on regrette des an-
nonces « sans concertation ni in-
formation préalable des acteurs
de terrain ». « Cette façon d’agir est
une forme de violence comme cer-
taines gouvernances déviantes »,
fait valoir son président, le doc-
teur Jean-François Cibien, en plai-
dant pour que le dialogue social
retrouve sa place. p
Mattea Battaglia
France | 13
Le « fléau » du contrôle au faciès
devant le Conseil d’Etat
La plus haute juridiction de l’ordre administratif s’est aussi penchée sur
le port d’un matricule par les policiers, obligatoire mais peu respecté
ne foule compacte est dre ». Avec une solide cartouche ­ oliciers « une pratique répan-
p l’avocat de la Ligue des droits de
venue assister à l’aus- dans sa gibecière : la série d’arrêts due » et jamais sanctionnée. Il l’homme et de l’association Ac-
tère audience du Con- de la Cour de cassation qui a ­estime donc qu’il revient au mi- tion des chrétiens pour l’aboli-
seil d’Etat, qui devait ­condamné l’Etat pour « faute nistre de l’intérieur « de faire res- tion de la torture qui portent
examiner, vendredi 29 septem- lourde », en 2016, après des contrô- pecter la légalité républicaine », cette requête. « Nous ne cher-
bre, deux affaires sensibles, qui les discriminatoires, et qui devrait jusqu’à aller vers des sanctions chons nullement à remettre en
concernent toutes deux la police éveiller l’intérêt du Conseil d’Etat. disciplinaires, d’autant que la cause le travail de la police, a souli-
et auxquelles le ministère de l’in- Le second dossier, sur le port Cour européenne des droits de gné l’avocat, de manière un peu
térieur est radicalement hostile : d’un matricule par les forces de l’homme a régulièrement souli- rhétorique. Le RIO doit permettre
les contrôles d’identité discrimi- l’ordre, était sans doute plus facile. gné la nécessité de « l’obligation de restaurer une relation de
natoires, « au faciès » ; et le port Le rapporteur public, Florian positive de mener une enquête of- ­confiance avec les usagers. » Il ne
d’un matricule pour les forces de Roussel, a rappelé que tous les ficielle » en cas de mauvais traite- peut servir qu’à dénoncer « quel-
l’ordre. Censé être obligatoire ­policiers avaient eu un numéro ments et assuré que l’enquête de- ques personnes, qui sont rares » et
mais peu respecté, il reste le seul d’identification pendant des an- vait « permettre d’identifier et de commettent des violences illé­-
moyen de porter plainte en cas de nées, qui avait disparu dans les sanctionner les responsables ». gitimes. Il a rappelé que le RIO
violences illégitimes. années 1980, dans l’indifférence était un mode d’identification
L’affaire des contrôles d’identité générale. Le RIO, pour « référentiel « Le choix du ministère » anonyme – impossible, pour un
est particulièrement intéressante. des identités et de l’organisa- Mais le rapporteur s’est arrêté en particulier, de remonter jusqu’à
D’abord, parce qu’elle est massive : tion », un numéro à sept chiffres chemin. Il estime que si la victime l’identité du policier.
personne ne sait, et surtout pas le inscrit sur une minuscule bar- potentielle ne peut pas retenir les « Le défaut de port du RIO est une
ministère de l’intérieur, combien rette de 45 millimètres sur 12, sept chiffres du RIO, elle peut au faute, a insisté l’avocat, et doit
de contrôles ont lieu chaque jour. scratchée sur la poitrine, est obli- moins se souvenir des derniers avoir des conséquences. Si c’est
L’Assemblée nationale avait évo- gatoire et permet seul d’aller en chiffres pour identifier un éven- pour avoir une circulaire affichée
qué le chiffre de 14 millions par an, justice en cas d’abus. A condition tuel agresseur, voire prendre une dans les vestiaires, ça n’aura
mais ils ne sont ni recensés ni a d’avoir pu le lire et le retenir. photo pour l’agrandir plus tard, et aucune conséquence. » Le pro-
fortiori contrôlés. Ensuite, parce Le rapporteur a convenu que que « le choix d’un matricule dis- blème reste la taille du RIO, que
que ces contrôles au faciès sont l’absence du RIO était chez les cret est le choix du ministre ». En les associations veulent visibles,
amplement documentés par une revanche, quand le visage du poli- de loin. « Dans une manifestation
dizaine d’études, notamment du cier est cagoulé ou dissimulé par violente, s’est demandé Me Spi-
Défenseur des droits, qui avait cal- un casque, « la taille du matricule nosi, vous dites aux forces de l’or-
culé, en 2017, qu’un jeune Noir ou
La rapporteuse n’est pas suffisante en l’absence de dre, je prends une photo de votre
d’origine arabe avait vingt fois publique tout autre élément d’identifica- matricule, ne vous inquiétez pas,
plus de probabilités d’être con- tion : le refus du ministre de l’inté- c’est légal, mais restons civils ?
trôlé par la police. Enfin, parce
a reconnu qu’il y rieur nous paraît ici illégal ». Il sug- Dans quel monde vivons-nous ? »
qu’il s’agit de la première action avait bien « des gère de donner un an à la place Les décisions du Conseil d’Etat
de groupe, portée par six associa- Beauvau pour régler le problème. sont attendues d’ici une quin-
tions, dont Amnesty Internatio-
cas individuels » Ce n’est évidemment pas suffi- zaine de jours. p
nal, Human Rights Watch et Open de discrimination sant pour Me Patrice Spinosi, Franck Johannès
Society Justice Initiative, que le
Conseil avait eu à connaître.
Le Conseil d’Etat s’est ainsi réuni
vendredi dans sa formation la plus
solennelle, l’assemblée du conten-
tieux : 17 des plus hauts magistrats
administratifs, dont les présidents
de sections et les présidents de
chambre, rassemblés pour les af-
faires majeures. C’est la rappor-
teuse publique Esther de Moustier
qui prend la parole en premier,
mais son avis ne préjuge en rien
des décisions du Conseil – heureu-
sement pour les associations.
Pas de « carence fautive »
Après une longue dissertation
­juridique, elle a estimé que la
haute juridiction administrative, COURS DU SOIR GÉOPOLITIQUE
compte tenu de la séparation des
pouvoirs, ne pouvait contraindre
l’administration à imposer une
nouvelle politique publique, le
Conseil ne pouvant « se muer ni en
administrateur ni en législateur ».
LA RUSSIE
CONTEMPORAINE
Esther de Moustier a reconnu qu’il
y avait bien « des cas individuels »
de discrimination – les écritures
des associations en regorgent –,
mais elle juge qu’ils ne lui parais-
sent pas « relever d’une pratique
systémique » des forces de l’ordre.
La rapporteuse publique consi- A partir du 20 novembre, au cours de
5 séances qui auront lieu dans l’auditorium
dère que l’Etat fait déjà son
du Monde et à distance, Sylvie Kauffmann
­possible, en formant ses agents,
proposera un retour sur les trente dernières
en engageant des sanctions, le
années de la Russie. De la chute de l’empire
ministère a ouvert deux plates-
soviétique à l’invasion de l’Ukraine.
formes numériques pour les
plaintes – malheureusement à Sylvie Kauffmann est directrice éditoriale
peu près désertes – et le garde des au journal Le Monde et spécialiste des avec Sylvie Kauffmann
sceaux a même recommandé relations internationales. Elle a été directrice
aux procureurs de se rendre sur de la rédaction du quotidien, a collaboré
place pour contrôler les contrô- régulièrement aux pages « Opinion » du
les. Il n’y a donc pas de « carence New York Times et maintenant à celles du
fautive » de l’Etat. Financial Times. Elle a précédemment été
Les bras de Me Antoine Lyon- correspondante à Moscou où elle a couvert
Caen en sont tombés. Le vieux l’effondrement du bloc soviétique, entre 1988
routier des prétoires, ancien colla- et 1993.
borateur de Robert Badinter, qui
représente les six associations, a
fait remarquer que « ce n’était pas
un simple problème de politique
publique, mais un fléau. Le contrôle
d’identité, c’est la première rencon-
tre des jeunes avec l’autorité publi-
que, et leur première humiliation ».
Il a évoqué les palpations, les
mains sur le mur et les jambes
écartées des jeunes sur la ligne 13. ateliers.lemonde.fr
Il a balayé d’une phrase « les pré-
tendues mesures » du ministère de
l’intérieur et a supplié le Conseil
d’aller « le plus loin possible dans
les mesures que l’Etat devrait pren-

14 | France
Attentat de Magnanville : au
procès, un ADN et des hypothèses
Vendredi, la trace d’ADN de l’accusé découverte dans la maison des
victimes a été évoquée. L’occasion d’un passionnant débat d’experts
L
ors de son interrogatoire
de personnalité, mardi
26 septembre,
deuxième jour du procès
de l’attentat de Magnanville (Yve-
lines), l’accusé, Mohamed La-
au
mine Aberouz, avait développé
avec une franche radicalité sa
conception de la religion et du vi-
vre-ensemble. Il avait estimé
qu’être « français » était une don-
née « ethnique », préférant se dé-
crire lui-même comme un « mu-
sulman d’origine arabe », et pré-
tendait que l’islam était « incom-
patible » avec la démocratie. Mais
il le sait, ce n’est pas pour ses idées
qu’il est jugé.
Si Mohamed Lamine Aberouz
comparaît devant la cour d’assi-
ses spéciale de Paris, c’est parce
qu’il est soupçonné de complicité
dans l’assassinat d’un policier,
Jean-Baptiste Salvaing, et de sa
compagne, Jessica Schneider,
tués le 13 juin 2016 dans leur mai-
son sous les yeux de leur fils de
3 ans. Les charges retenues contre
lui ont été exposées durant trois
jours par plusieurs enquêteurs
avant de se conclure, vendredi
29 septembre, par le cœur du dos-
sier, la raison qui lui vaut d’être
dans le box des accusés : son ADN.
« Bande de peau »
Alors que les services d’enquête
s’étaient orientés vers la thèse
d’un tueur solitaire, Larossi Ab-
balla, le rapprochement entre une
trace d’ADN isolée sur le repose-
poignet de l’ordinateur des victi-
mes et le profil génétique de l’ac-
cusé les avaient finalement ame-
nés à reconsidérer le dérou­-
lement des faits : selon l’accusa­-
tion, Larossi Abballa, qui a été
abattu par le RAID, était accom­-
pagné dans le pavillon du couple
par un complice, son ami Moha-
med ­Lamine Aberouz, qui aurait
réussi à s’enfuir avant l’assaut des
forces de l’ordre.
Cette seule et unique trace
d’ADN est le nœud du procès. Un
nœud gordien, que chaque partie
s’est évertuée à trancher en sa fa-
veur en interrogeant deux ex-
perts en génétique. La première,
Laurence Fournier, du Labora-
toire de police scientifique de Pa-
Marseille : cinq jeunes membres d’un réseau
de drogue lourdement condamnés
Ils étaient poursuivis pour avoir séquestré et torturé deux « petites mains » du trafic
Marseille - correspondant
C onfrontée une nouvelle
fois à la violence des ré-
seaux de drogue mar-
seillais, la cour d’assises des mi-
neurs des Bouches-du-Rhône a
prononcé, vendredi 29 septembre,
des peines très sévères contre
cinq jeunes accusés pour leur rôle
dans la séquestration accompa-
gnée d’actes de torture et de barba-
rie de deux « petites mains » du tra-
fic. Tout juste âgé de 18 ans au mo-
ment des faits, en novembre 2020,
l’accusé, qui faisait office de gérant
sur le terrain du point de deal de la
cité de la Busserine, dans les quar-
tiers nord de Marseille, a été con-
damné à vingt-cinq ans de réclu-
sion criminelle. Ses quatre coaccu-
sés – dont trois étaient âgés de
17 ans lors des faits – ont écopé de
peines s’échelonnant de sept à dix-
huit ans de réclusion.
Entendus lors des débats qui se
sont tenus à huis clos, deux victi-
ris, a procédé à la première exper-
tise qui a isolé la trace d’ADN de
Mohamed Lamine Aberouz sur
l’ordinateur. Le second, Olivier
Pascal, directeur général de l’Ins-
titut français des empreintes gé-
nétiques, a réalisé une contre-ex-
pertise qui n’a pas permis d’isoler
l’ADN de l’accusé.
Pour Laurence Fournier, il n’y a
« aucune ambiguïté » sur le profil
génétique retrouvé, le résultat de
la contre-expertise étant sans
doute dû à un « appauvrissement
de la trace ». Quant à l’hypothèse
d’un transfert d’ADN entre la
­voiture de Larossi Abballa, où ont
aussi été isolées des traces géné­-
tiques de l’accusé, et l’ordinateur
des victimes, elle fait valoir que cet
ADN était « pur », et non « en
­mélange » comme cela aurait
­probablement été le cas s’il avait
été transporté par l’intermédiaire
d’un tiers.
Me Thibault de Montbrial, l’avo-
cat de la mère et de la sœur de
­Jessica Schneider, se place alors
devant le témoin, un ordinateur
portable en main : « La défense
fait valoir que l’accusé n’a laissé
aucune autre trace d’ADN dans la
maison… Supposons que je vienne
avec des gants [il enfile un gant
noir et pose sa main sur l’ordi­-
nateur]. Est-ce que cette bande de
peau entre ma manche et mon
gant peut expliquer qu’on retrouve
un ADN sur le repose-poignet ?
– Je ne peux pas exclure cette
­hypothèse…
– Avez-vous déjà travaillé sur des
dossiers de braquage ? Les bra-
queurs ont des gants et enroulent
de grosses bandes d’adhésifs sur
« L’ADN,
c’est un élément
du puzzle (…).
C’est à vous (…)
de faire
l’assemblage »
Olivier Pascal
directeur général de l’Institut
français des empreintes
génétiques
mes, un collégien, âgé de 15 ans à
l’époque, et un adolescent de
16 ans avaient enduré un calvaire
durant quatre jours pour le pre-
mier et près d’un mois pour le se-
cond. Ils voulaient juste gagner
un peu d’argent. Ces deux petits
« guetteurs » avaient été coupés
de l’extérieur, frappés, étranglés,
blessés au couteau, brûlés au vi-
sage à l’aide d’un briquet ou de bâ-
tons incandescents, jetés dans un
feu de camp. L’un d’eux a ra-
conté comment les accusés leur
fonçaient dessus avec un scooter
ou s’amusaient à sauter à pieds
joints sur ses mains jusqu’à lui
rompre les doigts. Leurs corps
portaient de nombreuses traces
de blessures et de brûlures.
L’un d’eux avait également été
violé dans une cave de la cité, une
fellation lui avait été imposée par
l’un des trois accusés mineurs, ce-
lui qui a été condamné à dix-
huit ans de réclusion criminelle.
Le jeune accusé a toujours re-
leurs poignets pour éviter de lais-
ser une trace…
– Tout à fait !
– Quelqu’un sans expérience
dans la délinquance aurait-il pu
commettre cette erreur ?
– Ce n’est pas exclu. »
Il se trouve que Larossi Abballa
portait une paire de gants lors-
qu’il a été tué par le RAID. Mais,
pour la défense, c’est précisément
cet accessoire qui a pu être le vec-
teur du transfert de l’ADN de l’ac-
cusé. Un de ses avocats, Me Vin-
cent Brengarth, avait d’ailleurs
demandé, en vain, une analyse du
bas du gant de Larossi Abballa
pour s’assurer qu’il ne portait par
trace de l’empreinte génétique de
son client : « Vous confirmez que
cette expertise n’a jamais eu lieu ?
– Oui.
– Donc nous ne sommes pas en
mesure de dire si l’ADN d’Aberouz a
pu être transféré par cette partie
du gant ?
Silence du témoin.
– La cour appréciera votre
­silence. »
Place au deuxième expert. Le
Parquet national antiterroriste le
sait : si le doute concernant cette
trace d’ADN venait à gagner la
cour, l’accusation s’écroulerait
comme un château de cartes. Une
des deux avocates générales tente
de lui faire dire que l’hypothèse
du transfert d’ADN est peu proba-
ble : « Le transfert secondaire, c’est
très théorique, convient Olivier
Pascal. On ne peut pas l’exclure,
mais il n’y a pas beaucoup de cas
où on a pu le prouver… »
Mais la logique de la justice se
heurte parfois à la rigueur scienti-
fique : « Dans les cours d’assises, re-
prend-il, tout le monde nous pose
la question : est-ce un transfert pri-
maire ou secondaire ? On n’a pas
la réponse à cette question…
Sur une scène de crime, il y a trop
de variables. La science aujour­-
d’hui ne peut pas vous aider. On ne
peut rien vous apporter, ni à l’accu-
sation ni à la défense. L’ADN, c’est
un élément d’enquête, un élément
du puzzle parmi d’autres. C’est à
vous, qui avez les autres pièces, de
faire l’assemblage. »
Les autres pièces du puzzle
avaient été longuement abor-
connu comme « un coup de folie »
ce viol qu’il avait filmé avec un
­téléphone portable et accompa-
gné de la menace d’une diffusion
sur les réseaux sociaux en cas de
dénonciation.
Logeuse sans pitié
Une sixième accusée, une habi-
tante de la Busserine âgée de
66 ans, a été condamnée à
huit ans de prison. En hébergeant
chez elle, la nuit, les petites mains
du réseau qu’elle enfermait à clé
dans une chambre, les jurés ont
considéré qu’elle avait pris toute
sa part aux faits de séquestration.
La cour est même allée au-delà
des réquisitions de cinq ans de
prison réclamés par l’avocate gé-
nérale contre cette logeuse sans
pitié, rémunérée par le réseau
20 euros par nuit et par jeune.
Un adolescent poursuivi pour
son rôle dans les faits doit être
jugé en novembre par le tribunal
des enfants de Marseille statuant
dées, les trois jours précédents,
par les enquêteurs à la barre. Mer-
credi 27 septembre, on a ainsi ap-
pris par un des premiers policiers
à s’être rendus sur la scène de
crime, à 20 h 32, quelques minu-
tes après l’assassinat de Jean-Bap-
tiste ­Salvaing, que le périmètre de
­sécurité autour de la maison des
victimes n’était pas… sécurisé.
Seule l’allée de l’entrée du pa-
villon avait été bouclée, ce qui
permettait à un éventuel com-
plice de s’enfuir par l’arrière.
« Suppositions »
Le lendemain, un enquêteur de la
sous-direction antiterroriste a
tenté de démontrer que l’alibi de
l’accusé n’avait pas été confirmé.
En garde à vue, Mohamed Lamine
Aberouz a déclaré avoir passé la
soirée du 13 juin 2016 à faire des al-
lers-retours entre chez lui, aux
Mureaux (Yvelines), et une salle
de prière voisine. Or, a expliqué le
policier, entre 17 h 52 et 20 h 47, il a
activé des bornes situées au nord
des Mureaux « qui ne correspon-
dent pas à son bornage habituel »
lorsqu’il est chez lui ou dans cette
salle de prière.
« Le bornage ne le place pas à
Magnanville, a-t-il convenu, mais
pas non plus où il dit être. » Il sug-
gère donc que l’accusé a pu con-
fier son téléphone à un proche
pour se fabriquer un alibi. « Moi je
cherche des éléments de preuve,
pas des suppositions », s’est exas-
péré Me Brengarth.
« On peut partir du principe
qu’Abballa, sachant qu’il avait af-
faire à deux policiers, a jugé préfé-
rable d’y aller à deux », a poursuivi
l’enquêteur, qui pense que le pro-
jet initial des deux hommes
n’était pas de mourir, ce qui expli-
querait que, pour une raison in-
connue, l’un des deux ait fini par
s’enfuir : « Pourquoi prendre ces
précautions, en étant venu avec
des gants en plus, si le but final
était de mourir en martyr ? »,
s’est-il interrogé.
Me Brengarth n’a pu que répé-
ter le principe qui fonde sa dé-
fense : « Je m’attends à ce qu’on
vienne avec autre chose qu’une
supposition. » p
Soren Seelow
en matière criminelle. Il était âgé
de 15 ans, un âge qui le fait échap-
per à la cour d’assises des mineurs.
La défense, qui a tenté d’obtenir
la requalification des actes de
­torture et de barbarie en violen-
ces volontaires a pointé l’absence
des véritables responsables du ré-
seau de la Busserine, vivant loin
de cette main-d’œuvre gratuite et
asservie par la terreur.
Ces lourdes condamnations,
alors même que la cour a accordé
aux trois mineurs le bénéfice de
l’excuse de minorité, qui divise
par deux la peine maximale en-
courue, interviennent quinze
jours seulement après celles pro-
noncées contre les tortionnaires
d’un adolescent, brûlé au chalu-
meau sur les parties génitales, au
seul motif qu’il s’était aventuré
dans la cité Félix-Pyat pour y
écouler quelques grammes de
cannabis et de cocaïne. Sans l’aval
des gérants du réseau… p
Luc Leroux
Les désirs de représailles
d’Arnaud Mimran contre
des juges et un journaliste
La cellule de cet acteur majeur de la fraude
à la TVA sur le marché du carbone avait été
sonorisée, révélant des menaces
C’ est en se replongeant
dans le dernier dossier
judiciaire en cours
­concernant Arnaud Mimran que
Fabrice Arfi a constaté « fortuite-
ment, il y a trois semaines », à quel
point il obsédait l’ancien tradeur,
condamné en 2017 à huit ans de
prison pour son rôle dans la
fraude à la TVA sur les quotas car-
bone. Le journaliste de « Media-
part », qui a beaucoup travaillé sur
« l’escroquerie du siècle » et lui a
consacré un livre (D’argent et de
sang, Seuil, 2018), a alors pu décou-
vrir les projets de vengeance qu’Ar-
naud Mimran imaginait pour lui.
Le dossier en question – trois ho-
micides en 2010, 2011, 2014 dans
l’entourage d’Arnaud Mimran,
pour lesquels ce dernier est mis en
examen – avait été, fin 2022, aug-
menté des retranscriptions de la
sonorisation effectuée en 2019 et
2020 dans la cellule et les parloirs
d’Arnaud Mimran au centre péni-
tentiaire du Havre (Seine-Mari-
time). Le détenu de 51 ans, qui a
achevé sa peine concernant le car-
bone, y purge actuellement une
autre de treize ans de réclusion
criminelle pour l’enlèvement, la
séquestration et l’extorsion d’un
financier suisse en 2015.
« Lui, faut vraiment qu’il lui arrive
du mal », dit Arnaud Mimran en
parlant du journaliste à sa compa-
gne, au téléphone, en juin 2019.
« Fabrice Arfi, c’est le pire des sales
mecs de la terre (…). Mais bon lui, il
est tombé sur la mauvaise per-
sonne avec moi », lui dit-il un soir
d’octobre 2019, où il imagine ce
scénario : « Quand je sors, lui, je lui
fais quelque chose. Je prends une
fille, j’ai juré, elle le suit, elle le
charme, il va à l’hôtel avec, elle se
met à hurler, elle porte plainte pour
viol et qu’il y a un article dans les
journaux que c’est un violeur, après
c’est pas grave même s’il est pas
condamné, au moins il verra ce que
ça fait de se faire salir. »
« J’espère que tu ne feras pas ça
quand tu sortiras, répond sa
­compagne.
– Ouais ben si, c’est sûr que je le
fais ! Je vais avoir tout mon temps
pour m’occuper de lui. »
Arnaud Mimran a été interrogé
par un juge d’instruction sur ces
propos en février 2023 : « Tout est
faux, je rigole, assure-t-il. Je veux
faire rire [ma compagne]. »
« J’ai inventé cette histoire »
Ces sonorisations, que Le Monde
a pu consulter, révèlent égale-
ment de nombreux propos déso-
bligeants ou menaçants à l’en-
contre de plusieurs magistrats
qu’Arnaud Mimran a croisés, no-
tamment Guillaume Daieff, an-
cien juge du pôle financier de Pa-
ris, qui a instruit l’affaire de la
fraude à la TVA sur les quotas car-
bone : « Daieff, il a vraiment fait le
fou avec moi, donc il va payer. »
Lors d’une conversation avec un
ami, Arnaud Mimran raconte
qu’une femme de sa connais-
sance s’est rendu compte qu’elle
habitait dans le même immeuble
J ustic e
La cour d’appel
confirme la peine
d’Alexandre Benalla
La cour d’appel de Paris
a condamné, vendredi
29 septembre, Alexandre
Benalla, ex-chargé de mission
à l’Elysée, à trois ans d’empri-
sonnement, dont un an
ferme aménageable, dans
l’affaire des violences du
1er mai 2018, soit une peine
identique à celle prononcée
en première instance. – (AFP.)
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
que Guillaume Daieff. « Je lui ai
dit : “Quand j’sors, tu m’invites
chez toi… Quand je le vois, je rentre
dans l’immeuble (…). Eh ! J’peux te
jurer que quand il va m’voir dans
l’immeuble… il va penser que c’est
pour lui, il va trembler !” »
Au juge d’instruction qui l’inter-
roge en février, Arnaud Mimran
répond que « tout est faux » : « La
seule chose qui est vraie c’est qu’un
jour j’ai discuté avec une fille qui
m’a dit qu’un magistrat habitait
dans son immeuble, j’ai imaginé
que c’était Guillaume Daieff et j’ai
inventé cette histoire, comme ça,
pour rigoler. »
« Ça va saigner ! Il va payer ! »
Patrice Amar, procureur du Par-
quet national financier lors du
procès en première instance de la
fraude à la TVA sur les quotas car-
bone, ou Danièle Dionisi, la juge
qui l’a condamné en appel dans
cette affaire, sont mentionnés plu-
sieurs fois, mais les propos les plus
virulents sont réservés à Benoist
Hurel, ancien juge d’instruction
chargé de la séquestration du fi-
nancier suisse et des trois homici-
des – les investigations dans ce
dernier dossier viennent de
s’achever, un procès aux assises
pourrait avoir lieu d’ici un an.
« Ça va saigner ! Il va payer ! Il va
pleurer, dit Arnaud Mimran à
­propos du juge Hurel dans une
conversation avec deux amis en
juin 2020. Je vais le kidnapper,
j’vais en faire mon prisonnier. Je
vais le garder au fond d’une cave
pendant quatre ans. »
« J’espère qu’il va faire un truc un
jour, un accident de voiture, il va
renverser quelqu’un, sans faire
­exprès, dit-il à sa compagne en
juillet 2020. Il sait ce que j’en
pense, je lui ai déjà dit : “Monsieur
Hurel, je ne rêve pas de liberté moi,
moi mon rêve c’est pas de sortir,
moi mon rêve c’est que vous vous
rentriez en prison.” »
En août 2020, il explique qu’il va
demander à un codétenu im­-
pliqué dans une affaire d’homi-
cide de tuer le magistrat : « J’vais
imprimer une photo d’Hurel. J’dis :
“T’es prêt à reprendre du service ?” Il
dit : “Ah oui, oui.” J’dis : “Lui t’as juste
à lui trancher la tête, t’as pas besoin
de lui manger son cœur puisqu’il en
a pas !” »
« Que souhaitez-vous dire ?, de-
mande le juge en février.
– On voit bien qu’on est dans l’hu-
mour. (…) Benoist Hurel revient
tout le temps, mais c’est normal,
c’est mon seul juge depuis des an-
nées. (…) Je ne dirais pas que je n’en
veux pas à M. Hurel, mais je ne lui
souhaite rien de mal, au con-
traire. »
Contactés par Le Monde, Bes-
noit Hurel et Guillaume Daieff
n’ont pas souhaité s’exprimer,
pas plus qu’Hugues Vigier, l’avo-
cat d’Arnaud Mimran. « Media-
part » a annoncé son intention
d’effectuer un signalement au
parquet de Paris, qui ne l’avait pas
encore reçu vendredi soir. p
Henri Seckel
Trans po rts
Punaises de lit :
le gouvernement
prépare un plan d’action
Le ministre délégué aux
transports, Clément Beaune,
a annoncé, vendredi 29 sep-
tembre, une réunion dans la
semaine du lundi 2 octobre
avec les opérateurs de trans-
port pour « agir davantage »
contre les punaises de lit. La
veille, la Mairie de Paris avait
réclamé au gouvernement
« un plan d’action ». – (AFP.)
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023 | 15

Les sportifs quement à titre individuel – les

athlètes bannis depuis la guerre
en Ukraine. Ce qui leur permet-
trait de concourir lors des épreu-
y a eu depuis un an des pressions,
des tractations, une manipulation
politique du fait sportif par la
­Russie », a condamné l’ancienne
lète représente son pays, et, dans le
cas de la Russie, représente, et po-
tentiellement soutient ou sert, le
régime de Poutine », faisait valoir
L’UEFA réintègre les
équipes de jeunes
L’UEFA, la fédération euro-

russes acceptés ves qualificatives pour les compé-

titions olympiques.
Certes, le comité international
paralympique et le CIO sont deux
championne paralympique, qui a
fait état de débats « très vifs » lors
de l’assemblée générale. « L’IPC
est allé contre la décision de sa
Global Athlete le 26 septembre.
Par l’intermédiaire de Mykhaïlo
Podoliak, conseiller de la prési-
dence ukrainienne, Kiev a, ven-
péenne de football, a décidé,
mardi 26 septembre, de réinté-
grer – sans drapeau, hymne et
tenue officielle – les équipes de

aux Jeux organisations indépendantes et

autonomes. Mais Thomas Bach,
le président du CIO, pourra à loisir
se prévaloir de la décision de l’IPC
commission des athlètes, qui se
sont prononcés pour la suspen-
sion totale de la Russie, de la
­Biélorussie et de leurs athlètes. Et
dredi soir, dénoncé ce choix sur X
(anciennement Twitter) : « Per-
mettre la participation des Russes
aux Jeux paralympiques (…) pre-
jeunes russes (moins de 17 ans)
dans ses compétitions. « Les en-
fants ne doivent pas être punis
pour des ­actes dont la responsa-

paralympiques quand il s’agira de justifier une in-

vitation des Russes à la fête olym-
pique. Et ce, même sans les dra-
peaux, les hymnes et les tenues
ça, c’est un symbole assez fort », re-
lève Mme Le Fur.
Même virulence du côté de Glo-
bal Athlete. « En autorisant la Rus-
mièrement, prolonge la guerre et,
deuxièmement, encourage la Rus-
sie à augmenter les niveaux de vio-
lence de masse en Ukraine. »
bilité incombe exclusivement aux
adultes », fait valoir l’instance.
Cette décision n’a pas manqué
de faire réagir l’Ukraine, qui a
nationales officielles. sie à participer aux Jeux paralym- annoncé qu’elle boycottera les
Les para-athlètes pourront Surtout, l’IPC évite opportuné- piques de Paris 2024, le Comité Infléchissement inédit tournois auxquels les sélections
ment au CIO d’être le premier à se ­international paralympique a La décision de vendredi traduit un de jeunes Russes prendront
prendre part aux compétitions prononcer sur une question géo- montré son vrai visage en faisant infléchissement inédit de la posi- part, avant d’appeler ses sou-
politique éminemment sensible des courbettes à l’influence russe tion de l’IPC. Jusque-là, le comité tiens à en faire de même. La Po-
de Paris 2024 sous statut neutre à moins de dix mois de la cérémo- dans le sport international, tance était résolument opposé au re- logne lui a emboîté le pas, bien-
nie d’ouverture sur la Seine. l’association qui porte la voix des tour des para-athlètes russes et tôt suivie par l’Angleterre, la
­L’historien spécialiste de l’olym- athlètes internationaux. (…) biélorusses dans le sport mondial Lettonie et la Suède. La fédéra-
pisme Patrick Clastres y décèle Aujourd’hui, l’IPC offre à la Russie, depuis le déclenchement de la tion scandinave a par ailleurs

L
a voie est tracée pour que
les athlètes russes et bié-
lorusses participent aux
Jeux de Paris 2024. Avant
le Comité international olympi-
que (CIO), l’IPC – son pendant pa-
ralympique – s’est prononcé,
­vendredi 29 septembre, pour la
présence, sous bannière neutre et
à titre individuel, des parasportifs
des deux pays.
Après avoir rejeté à la majorité
de ses membres, réunis en assem-
blée générale à Manama (Ba-
hreïn) depuis mercredi, l’hypo-
thèse d’une suspension totale des
comités paralympiques russe et
biélorusse – et donc de leurs ath-
lètes –, l’IPC s’est déclaré, lors d’un
second vote, en faveur d’une sus-
pension partielle pour deux ans
des membres des comités russe
(90 voix pour, 56 voix contre et
6 abstentions) et biélorusse
(79 voix pour, 57 contre et 9 abs-
tentions). Une sanction qui ne
s’applique toutefois pas aux para-
athlètes des deux pays alliés.
« J’attends de tous les membres de
l’IPC qu’ils respectent la décision
prise aujourd’hui lors de l’assem-
blée générale. J’espère désormais
qu’à l’approche des Jeux paralym-
piques de Paris 2024, on se concen-
trera sur le sport et les performan-
ces des para-athlètes », a déclaré
Andrew Parsons, le président du
comité international paralympi-
que, dans un communiqué, à l’is-
sue des votes.
« Des courbettes »
Après ces choix de l’IPC, la posi-
tion future du CIO sur la partici-
pation des Russes et des Biélorus-
ses aux Jeux de Paris ne fait guère
de doute. En effet, l’instance basée
à Lausanne, qui réserve sa déci-
sion « à une date appropriée, à sa
seule discrétion », s’emploie de-
puis plusieurs mois à convaincre
les fédérations internationales ré-
fractaires de réintégrer en leur
sein – sous statut neutre et uni-
« un test grandeur nature qui per- lors des Jeux paralympiques de guerre en Ukraine, fin fé- fait savoir qu’elle n’autorisera
met au CIO de voir comment se ­Paris, une tribune mondiale pour vrier 2022, à la veille des Jeux para- pas la Russie à prendre part au
manifestent les réactions interna- sa propagande de guerre. » lympiques de Pékin. L’IPC avait championnat d’Europe féminin
tionales à cette décision ». Global Athlete avait pressé l’IPC, réaffirmé sa fermeté lors d’une as- des moins de 17 ans, prévu sur
Vendredi, les réactions n’ont pas juste avant son assemblée géné- semblée générale extraordinaire à son sol du 5 au 18 mai 2024.
tardé. Opposé au retour des Rus- rale au Bahreïn, de maintenir son Berlin, en novembre 2022, à l’issue
ses, le Comité paralympique et exclusion des athlètes russes et de laquelle il avait suspendu pour
sportif français (CPSF), sur la biélorusses aux Jeux de Paris un an les comités paralympiques des négociations de Manama. El-
même ligne que ses homologues 2024, au motif que la neutralité nationaux russe et biélorusse. les la confortent dans la voie
européens, a dénoncé, dans un des sportifs « n’est pas une op- Désormais, la position de l’IPC qu’elle a choisie sur la question
communiqué, « les pressions exer- tion ». « Enlever les drapeaux, les est alignée avec celle du CIO, qui russe et biélorusse. Mais, pour
cées, de par le monde, sur certains hymnes ou les couleurs nationales plaide depuis plusieurs mois ­Patrick Clastres, des difficultés se
comités paralympiques natio- ne change rien au fait qu’un ath- pour la réintégration des sportifs dressent encore face au CIO : cer-
naux ». « Le risque de manipula- russes et biélorusses, en tant taines fédérations internationa-
tion, même sous bannière neutre, qu’athlètes individuels neutres, les « verrouillées » par les Occiden-
demeure non maîtrisable alors aux compétitions internationa- taux, comme l’athlétisme ou des
que les Jeux paralympiques doi-
Après ces choix, les. Tous les regards sont mainte- disciplines modernes (escalade,
vent rester un espace de paix et de la position future nant tournés vers Lausanne. Solli- surf, etc.), seront difficiles à con-
neutralité », fait valoir le CPSF. cité, le CIO a répondu, vendredi, vaincre. Et puis, souligne le spé-
Depuis Manama, Marie-Amélie
du CIO sur la au Monde « prendre note des déci- cialiste de l’olympisme, demeure
Le Fur, présidente du CPSF, a fait participation sions de l’IPC, qui sont en accord « le risque que les athlètes russes
part au Monde de sa « stupeur » et avec les recommandations du CIO soient conspués pendant les Jeux
de sa « colère ». « J’ai l’impression
des Russes et [du 28 mars] aux fédérations inter- de Paris ». Un écueil que les orga-
que le mouvement paralympique des Biélorusses nationales et aux organisateurs nisateurs comme le mouvement
est attaqué en son cœur avec cette d’événements sportifs ». sportif international souhaitent à
décision. (…) Des preuves nous ont
aux JO ne fait L’organisation faîtière du sport tout prix éviter. p
été apportées qui démontrent qu’il guère de doute mondial n’a en effet rien manqué Nicolas Lepeltier

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 Planète
16 |
Après Irma, l’île
de Saint-Martin
toujours vulnérable
Revivre après la catastrophe 6|6 Le 6 septembre 2017, un ouragan
d’une force inédite ravageait l’île des Antilles.
A la détresse des habitants s’est ajoutée la complexité
administrative de ce territoire divisé en deux,
rendant difficile la reconstruction
Reportage
Saint-Martin - envoyé spécial
F
ace à l’océan, les souvenirs re-
montent à la surface. Amboise
Nervasor regarde ce qu’il reste de
sa maison, rue Lady-Fish, dans le
quartier de Sandy-Ground, à Ma-
rigot, la « capitale » de la partie
française de l’île de Saint-Martin. Il y a un
peu plus de cinq ans et huit mois, le 6 sep-
tembre 2017, l’ouragan Irma, classé 5, niveau
le plus élevé sur l’échelle de Saffir-Simpson,
avec des rafales de vent à plus de 320 km/h,
ravageait cette île des Antilles, causant la
mort de onze personnes, percutant de nom-
breuses autres îles voisines, comme Saint-
Barthélemy, Barbuda, Anguilla…
La maison d’Amboise, alors âgé de 14 ans, a
été frappée par les vents et, surtout, par des
vagues de plus de six mètres de haut. Tout le
quartier, l’un des plus pauvres de l’île, coincé
entre l’océan Atlantique et le lagon de
­Simpson Bay, était dévasté, obligeant les ha-
bitants à abandonner leurs maisons. « Un
bateau s’est écrasé sur notre balcon qui s’est
effondré, ébranlant la maison entière. On vi-
vait là avec mes parents et mes deux frères, et
on n’avait pas d’assurance. On a pu se reloger,
mais j’ai perdu ma maison », raconte le jeune
homme, d’origine haïtienne comme de
nombreux habitants de Sandy-Ground
(comptant aussi une importante commu-
nauté venue de Saint-Domingue), qui tra-
vaille pour une association proposant des
loisirs éducatifs aux enfants du quartier.
Amboise Nervasor se souvient avoir perdu
tous ses papiers d’identité. Aujourd’hui, il
exhibe fièrement sa sacoche banane :
« Maintenant, je les garde tout le temps sur
moi. » Un réflexe qui illustre la crainte, en
cette fin mai, soit un mois avant le début de
la saison cyclonique dans les Antilles, de
nouveaux ouragans dévastateurs.
Plus loin, sur le rivage de la baie Nettlé, la sil-
houette blanche d’un voilier de quelque huit
mètres gît toujours sur le rivage, de nombreu-
ses maisons du bord de mer dressent leurs fa-
çades évidées face à l’océan. Les tas de gravats,
de poutres et de déchets sont autant de preu-
ves des dégâts immenses causés par Irma
dans ce secteur, et les traces aussi des nom-
breux chantiers de reconstruction qui ont
suivi la catastrophe, souvent interrompus par
de nouvelles réglementations d’urbanisme.
Alain Garnier, 58 ans, qui vit de petits tra-
vaux de soudure et aime pêcher dans
l’océan, est inquiet. Il scrute la mer, trop
calme selon lui. « Elle ne bouge pas, comme
avant Irma. Quelque chose se prépare, de fort.
Les flamboyants sont en fleurs avec plusieurs
mois d’avance, on sent que le climat change »,
explique cet habitant de Sandy-Ground.
Le souvenir d’Irma est omniprésent. Ne
dit-on pas qu’un vrai Saint-Martinois doit
avoir vécu le passage d’un ouragan sur l’île ?
Frantz Gumbs, député (MoDem et Indépen-
dants) de Saint-Martin et Saint-Barthélemy,
se souvient. « J’ai vécu trois ouragans ma-
jeurs : Donna, en 1960, j’étais tout jeune, il ne
devait y avoir, à l’époque, que 6 000 à 7 000
habitants environ. Puis Luis, en 1995, et, enfin,
Irma, en 2017. Nous connaissons aussi de nom-
breux phénomènes cycloniques de moindre
importance. Si on ne les a pas vécus, on ne peut
pas comprendre cette peur, cette angoisse
post-cyclonique », assure l’élu de 69 ans.
Daniel Gibbs, 55 ans, qui fut président de la
collectivité territoriale de Saint-Martin de
2017 à 2022, toujours membre du conseil
exécutif mais dans l’opposition, évoque, lui,
la violence spécifique d’Irma. « C’était du ja-
mais-vu. On avait bien eu Luis, en 1995, moins
fort, mais qui était resté positionné sur l’île
durant quarante-huit heures, ce qui explique
l’importance des destructions de l’époque
[près de 60 % des bâtiments détruits]. L’oura-
gan Irma, plus violent, est passé, lui, heureuse-
ment en quelques heures. »
Les ouragans font partie de la mémoire col-
lective de cette île de quelque 35 000 habi-
tants côté français. Chaque famille a été tou-
chée par Irma, victime directe ou indirecte de
cet ouragan qui a détruit plus de 30 % des bâ-
timents, endommagé 95 %, selon les chiffres
officiels. Daniel Gibbs parle, lui, d’« une île dé-
truite à 95 % », avec une estimation des dégâts
à 3,5 milliards d’euros. Il est vrai qu’en 2017,
quelques heures après le passage d’Irma, le
spectacle était apocalyptique. Plus d’aéroport
– les premiers contingents de l’armée, venus
de Guadeloupe et de la métropole, ont mis de
longues heures avant de pouvoir se poser et
dégager la piste de l’aéroport de Grand-Case
L’Espérance, côté français –, plus d’électricité
ni aucun moyen de communication, pas
d’eau non plus, et l’ensemble du réseau rou-
tier rendu impraticable par les maisons ef-
fondrées, les carcasses de voitures… Des se-
maines, des mois, voire des années, s’agis-
sant de certains quartiers, ont été nécessaires
pour, dans un premier temps, nettoyer et dé-
gager les rues, réparer ou rebâtir.
« C’est la vie »
Marchande au cœur des « lolos », ces petits
restaurants traditionnels et typiques tout
contre le port de Marigot, Magdalen Gabriel,
qui vend des pâtés à la morue, de la farine de
gingembre ou de patate douce, résume l’état
d’esprit de nombreux habitants. « Chaque
année, on attend à partir de juin, et on prie. De
toute façon, on ne peut rien y faire. Contraire-
ment aux métropolitains, je ne peux pas partir
et tout laisser, alors je ne me prends pas la tête,
c’est la vie », confie cette femme de 56 ans ve-
nue de l’île de la Dominique. Ce pragmatisme
mâtiné d’une certaine résignation n’étonne
guère Alain Brondeau, 47 ans, délégué pour
l’outre-mer au Conservatoire du littoral : « Les
Saint-Martinois ont beau dire “on connaît”, ils
oublient très vite. En trois ans, Irma, c’était fini.
Luis, en 1995, ils l’avaient aussi effacé de leurs
esprits, et quand Irma est arrivé, ils étaient
nombreux à dire “on n’a jamais vu ça” . »
Ce n’est pas tant l’ouragan lui-même, le va-
carme des vents, la violence des vagues, que
les habitants gardent en mémoire. Les dé-
gâts, bien sûr, les victimes quand elles sont
nombreuses, ce qui ne fut miraculeusement
pas le cas à Saint-Martin, mais aussi les
­conséquences immédiates du cyclone. Les
pillages – un quart des commerces auraient
subi des vols – et l’insécurité, engendrée par
ÉTATS-UNIS
SAINT-MARTIN
FLORIDE
Grand-Case
Anguilla Baie
CUBA
Barbuda Nettlé
Sandy-
HAÏTI Ground
Saint-Barthélemy
Guadeloupe
Dominique Simpson Bay
500 km
Mer
des Caraïbes
Trajectoire de l’ouragan Irma
entre le 4 et le 12 septembre 2017
En haut : Amboise
Nervasor, le 25 mai
devant les ruines de
sa maison du quartier
de Sandy-Ground,
à Marigot, détruite
en 2017.
Ci-contre : depuis
l’ouragan, les épaves
de voitures, comme
ici à Marigot, sont
nombreuses dans les
terrains abandonnés.
Photos : LAURENT BAYLY
POUR « LE MONDE »
le chaos total et l’absence d’intervention ra-
pide des forces de l’ordre, ont supplanté dans
l’esprit de certains l’ouragan lui-même.
Dans un premier temps domine souvent
un sentiment d’abandon, lié à la difficulté
pour les secours d’arriver d’une métropole
très éloignée (6 500 km), de Guadeloupe
aussi trop distante, à une heure de vol de l’Es-
pérance, le bien nommé aéroport dans la
partie française de Saint-Martin. La venue
d’Emmanuel Macron, le 12 septembre 2017,
moins d’une semaine après le passage
d’Irma, et ses déclarations pour assurer ce
petit bout de France perdu dans la Caraïbe
qu’il n’était pas abandonné, n’a pas gommé
le sentiment de double insularité, évoqué
par beaucoup, vis-à-vis de la métropole et de
la Guadeloupe. Pas plus que la présence de
quelque 3 000 militaires, gendarmes et poli-
ciers venus renforcer les services de secours.
« Quand certains affirmaient pouvoir “se dé-
brouiller seuls”, si on n’avait pas eu les secours,
on serait morts. On apprend à toucher le fond,
certes, mais aussi à rebondir, à repartir plus
haut », raconte Audrey Duputié, 42 ans, di-
rectrice du théâtre La Chapelle, dans la Baie-
Orientale, arrivée sur l’île en 1985. Irma,
elle l’a senti passer dans sa maison du quar-
tier Cul-de-Sac. Son théâtre, situé à Marigot,
Océan a été « décapité ». La comédienne et met-
Atlantique teuse en scène a rouvert une belle salle de
150 places, avec un emprunt personnel de
400 000 euros, pour acheter le bâtiment.
Cul-de-Sac
« Après Irma, j’ai envoyé 1 500 mails et lettres
SAINT-MARTIN Baie pour avoir de l’aide. J’ai eu trois réponses, dont
orientale
Marigot un courrier avec un chèque de 200 euros d’Oli-
vier Py, directeur du Festival d’Avignon », évo-
SINT-MAARTEN
(PAYS-BAS)
que, un peu amère, Audrey Duputié.
La phase post-catastrophe est primordiale.
Philipsburg
Elle est composée de cinq périodes, analyse
Annabelle Moatty, chercheuse à l’Institut de
physique du globe de Paris, coordonnatrice
4 km
d’un document passionnant, « Les Connais-
sances et apprentissages de territoires cyclo-
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
nés (Petites Antilles, saison cyclonique
2017) », une synthèse du projet Tirex (trans-
fert des apprentissages de retours d’expé-
riences scientifiques). Elle va « de l’urgence
au relèvement, en passant par la réhabilita-
tion, la restauration et la reconstruction ».
« Les gestionnaires et décideurs mobilisent et
adaptent les outils financiers, administratifs
et réglementaires pour impulser et soutenir le
relèvement », résume-t-elle. Il s’agit alors de
permettre une reconstruction juste sociale-
ment et adaptée à la prévention, afin de ré-
duire la vulnérabilité des territoires.
Du poisson venu de Rungis
Cette période dépend de la situation écono-
mique, sociale et politique du territoire tou-
ché. A Saint-Martin, celle-ci était très compli-
quée car l’île présente un profil unique. Dé-
couverte en 1493 par Christophe Colomb,
Saint-Martin s’est vu partager en deux
­parties, l’une néerlandaise, Sint-Maarten
(34 km²), et l’autre française (53 km²), par le
traité de Concordia, signé le 13 mars 1648. De-
puis, cette île est une étrangeté politique et
administrative. Bien que rattachée au
royaume des Pays-Bas, la partie hollandaise
n’est pas assujettie aux règles de l’Union
européenne (UE), son statut relevant des
pays et territoires d’outre-mer. A la diffé-
rence de la partie française de l’île qui, elle,
fait partie de l’UE, comme collectivité
d’outre-mer. Liée à la Guadeloupe depuis
1947, elle devient autonome et élit son pre-
mier conseil territorial en juillet 2007.
Résultat : l’écheveau réglementaire est em-
brouillé, rendant difficiles les réponses à la
crise post-cyclonique. « On a une population
globale de moins de 80 000 habitants avec
deux systèmes politiques différents, deux ad-
ministrations séparées et complètement dif-
férentes », synthétise Anne Laubiès, an-
cienne préfète déléguée dans les collectivités
de Saint-Barthélemy et de Saint-Martin, en
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
poste pendant l’irruption d’Irma, aujour­-
d’hui adjointe au maire d’une petite com-
mune des Pyrénées-Orientales.
Exemple de l’imbroglio, la dessalinisation
de l’eau, essentielle puisque l’eau de mer re-
présente la seule ressource pour l’île. Alors
que la partie française souffre d’une pénurie
entraînant des coupures quotidiennes – en
raison de fuites importantes dans le réseau –
d’une usine située à Marigot et dont la capa-
cité est insuffisante (elle a déjà été sujette à
plusieurs pannes), il est impossible d’en
acheter du côté hollandais, mieux pourvu.
Les normes ne sont pas compatibles avec cel-
les préconisées par l’Agence régionale de
santé (ARS) et l’Europe. D’importants travaux
ont été engagés sur l’usine de dessalinisa-
tion, côté français, de même que sur le réseau
de distribution. Mais, en cas de nouvel oura-
gan majeur, l’usine du groupe SAUR, qui a re-
pris les installations à Véolia, un an après le
passage d’Irma, située au port de Galisbay, à
Marigot, reste vulnérable, car en bord de mer.
Un scénario identique s’agissant de la ré-
glementation pour l’alimentation. Romain
Di Salvo, propriétaire du restaurant Océan 82,
doté d’une belle terrasse en bois donnant sur
la grande plage de sable de la baie très touris-
tique de Grand-Case, qui a vu son établisse-
ment détruit puis pillé lors du passage
d’Irma, dit « l’absurdité » de la situation. « Le
poisson est au cœur de ma cuisine, mais je n’ai
pas le droit d’en acheter du côté hollandais ou
à Anguilla [britannique], alors j’en fais venir
une partie de la métropole, de Rungis », racon-
te-t-il. Outre le faible nombre de pêcheurs sur
la partie française, à peine une vingtaine, les
réglementations diffèrent entre les deux cô-
tés de l’île. Exemple : la pêche au thon rouge,
interdite en France, est autorisée dans la par-
tie hollandaise. « Je ne peux en servir dans
mon restaurant, seulement du thon blanc qui
vient de métropole. J’ai encore eu un contrôle
des douanes il y a quelques jours », avance-t-il.
« L’île est trop petite, à peine 100 km², elle
tiendrait dans Paris, résume Frantz Gumbs.
Nous avons deux décharges pour les ordures,
une dans chaque partie, française et néerlan-
daise, deux aéroports, deux usines de produc-
tion d’eau, deux carnavals… Il y a sûrement des
choses que l’on peut simplifier. » Le député
complète : et une préfecture à Basse-Terre, à la
Guadeloupe, qui oblige les Saint-Martinois à
prendre l’avion pour nombre de démarches.
Le tribunal de commerce s’y trouve, de même
que la plupart des services administratifs,
l’ARS, les services académiques. Aujourd’hui,
l’objectif pour les autorités saint-martinoises
est d’obtenir une préfecture de plein droit sur
l’île, une nécessité que reconnaît Annick Gi-
rardin, ancienne ministre des outre-mer
(2017-2020), en poste quand Irma a sévi,
aujourd’hui à l’inspection générale de l’édu-
cation, du sport et de la recherche.
« Il faudra des exonérations »
Sur le terrain, la reconstruction s’est trouvée
freinée par cette complexité administrative.
Les documents notariaux pour établir les ac-
tes de propriété sont à récupérer en Guade-
loupe. Ce problème d’habitat, qui préexistait
avant Irma, est majeur : à peine 10 % de loge-
ment social, des friches un peu partout, et un
habitat qui se concentre sur le littoral ; 95 %
du territoire de l’île est privé. « C’est une
bombe sociale. L’appropriation publique du
littoral est une priorité, les métropolitains
l’ont en grande partie privatisé, et la commu-
nauté territoriale a raison de vouloir le maîtri-
ser », dit Vincent Berton, préfet délégué de
Saint-Martin et Saint-Barthélemy depuis
mars 2022. Mais cet objectif de reconquête
du foncier n’est pas aisé. « Les successions
n’ont pas été réglées à cause des indivisions, et
nous avons aujourd’hui une situation inextri-
cable, on ne sait plus qui est propriétaire de
quoi, à qui on doit acheter, notamment pour
augmenter le foncier public. »
Planète | 17
Ci-contre :
Sandy-Ground, l’un
des quartiers les plus
pauvres de l’île, est
l’un de ceux qui a été
le moins reconstruit ;
en bas : les graffitis
ont envahi les lieux
abandonnés,
comme le chantier
de l’église méthodiste
à Marigot.
« Au final, on peut toujours bâtir dans des
zones rouges où on avait assuré que l’on ne re-
construirait pas. Par exemple, l’hôtel Club
Orient, dans la Baie-Orientale, va être recons-
truit, pour une société américaine. Or il s’agit
d’un cordon dunaire entre la mer et l’océan,
très exposé, qui a été totalement détruit
en 2017 », déplore Alain Brondeau du Conser-
vatoire du littoral. Il insiste aussi sur le rôle
d’amortisseur joué par les mangroves. Sans
elles, les habitations de Quartier-d’Orléans,
déjà très atteint par l’ouragan, auraient été
détruites. Bien que malmenée par les vents
et les submersions marines, la mangrove,
avec ses innombrables palétuviers, s’est ré-
générée rapidement.
« Arrêter de faire n’importe quoi »
Autre exemple, alors que dans les années
1970-1980, de nombreux étangs, très présents
sur l’île, ont été comblés pour le développe-
ment de projets immobiliers, tel l’aéroport
construit entièrement sur une zone d’étang,
« il y a eu une prise de conscience sur la néces-
sité d’arrêter de faire n’importe quoi ». Même
si, tempère Alain Brondeau, « quand cela tou-
che aux habitations, il y a un déni des habi-
tants. Et, quand il s’agit de l’activité économi-
que, il est encore plus difficile de raisonner ».
Si, demain, un ouragan majeur frappe l’île,
sera-t-elle mieux préparée ? L’assouplisse-
ment momentané de règles semble être un
outil nécessaire. « Quand on vit une catastro-
phe telle qu’Irma, il faut pouvoir répondre,
dans des délais extrêmement contraints, à
des situations hors norme, avec des règles
hors norme », estime Anne Laubiès.
Les problèmes de sécurité restent aussi cen-
traux. L’impossibilité pour les gendarmes
d’intervenir dans les premières heures après
le passage de l’ouragan a entraîné l’élabora-
tion d’une nouvelle stratégie. Garantir l’accès
à l’aéroport est une priorité. « Dans le même
temps, nous devons prépositionner, dès l’alerte
ouragan, des personnels dans les différents
quartiers, avec des réserves d’eau et de nourri-
ture, du matériel de secours, de façon à ce que,
même sans véhicule, avec des routes imprati-
cables, ils aient les moyens d’intervenir
­rapidement », explique le lieutenant-colonel
Maxime Wintzer, à la tête des gendarmes de
Saint-Martin et Saint-Barthélemy. Les gendar-
mes doivent disposer de six jours d’autono-
mie, en eau et nourriture. Si les effectifs per-
manents n’ont pas augmenté après Irma
(173 gendarmes sont installés à Saint-Martin),
le gradé confie au Monde qu’il aimerait bien
s’appuyer sur un peloton supplémentaire
La vulnérabilité de cet habitat est devenue (quinze militaires) dans les trente-six heures
une évidence. Les hôtels, conçus avec de lar- qui précèdent l’impact d’un ouragan. Mais en
« Chaque année, ges baies vitrées donnant sur la mer, ont cas d’événement climatique extrême, l’équa-
payé la facture d’Irma. Des mesures ont été tion reste délicate : où prépositionner les ren-
on attend à imposées, comme l’obligation d’avoir, dans forts ? Ni trop loin afin qu’ils arrivent vite ni
partir de juin, les habitations individuelles les plus expo- trop près pour qu’ils ne subissent pas eux-
sées et les hôtels, des pièces sécurisées, closes mêmes d’importants dégâts.
et on prie. De et éloignées des parties soumises aux vents La résilience des bâtiments publics, celle des
et aux submersions. Des réserves d’eau et de réseaux électriques, d’eau, des communica-
toute façon, nourriture, des médicaments, ainsi que des tions, avec leur enfouissement, demeure pri-
moyens de communication y sont stockés. mordiale. Le bâtiment central de la collecti-
on ne peut Après Irma, le nombre de places dans les vité était en zone inondable. Au lendemain
rien y faire. abris anticycloniques collectifs a été triplé, du passage d’Irma, les locaux de la police ter-
passant à 1 500. Mais l’importance du tou- ritoriale n’étaient plus utilisables et la préfec-
Contrairement risme, qui représente près de 90 % de l’éco- ture avait explosé. « Nous n’avions plus aucun
nomie, rend compliquées les restrictions. lieu à partir duquel organiser les secours », se
aux « La valeur ajoutée de Saint-Martin, c’est son souvient Frantz Gumbs. Aujourd’hui, la pré-
métropolitains, littoral, résume l’ancien président Gibbs. L’île fecture a été reconstruite, loin du bord de
se rétablit, mais ce qu’on pensait pouvoir faire mer, dans le quartier de Concordia. Les locaux
je ne peux pas en un an, on le fera en dix ans. Si on veut boos- de la police territoriale, eux, sont toujours au
ter l’économie, il faudra des exonérations, no- cœur de Marigot, non loin du port.
partir et tout tamment sur les réglementations environne- A Saint-Martin, certaines leçons de la catas-
laisser » mentales, avec des dispositifs momentanés. » trophe de 2017 sont encore à assimiler.
Comme la possibilité de déroger aux études « Après Irma, on avait rêvé, avec la reconstruc-
Magdalen Gabriel d’impact environnemental sur les fonds ma- tion, d’en faire une île d’exception, un exemple
vendeuse dans un petit rins pour ériger une digue de protection. pour tous les territoires ultramarins. Cela ne
restaurant traditionnel Le successeur de M. Gibbs à la présidence s’est pas fait, car je pense qu’on avait sous-es-
de la collectivité de Saint-Martin, depuis timé la détresse, la pauvreté présente sur l’île
avril 2022, Louis Mussington, dit aussi vouloir aussi », convient Annick Girardin.
mettre un terme à « l’anarchie » en matière de Sur le port, les activités ont repris en ce mois
construction. « Mais le foncier coûte cher et, si de mai, après l’autre crise qu’a représenté la
on veut interdire les constructions sur le litto- pandémie de Covid-19. Si les paquebots de
ral, diminuer la présence sur les côtes, il faut croisière ne peuvent accoster que dans la par-
l’augmenter sur les collines et réduire l’emprise tie néerlandaise, qui dispose d’un port en eau
des zones naturelles », note-t-il. Au lendemain profonde, les plaisanciers, eux, arpentent les
d’Irma, l’élaboration d’un plan de prévention rues de Marigot, à la recherche de rhums ar-
des risques naturels (PPRN) en mars 2019, res- rangés, épices, paréos ou bijoux. Ils ignorent
trictif sur les règles de construction en zone que, sous le fort Louis, érigé au XVIIIe siècle
rouge, la plus exposée, a généré d’importan- pour défendre la partie française et qui do-
tes manifestations, parfois violentes. Des ha- mine la ville, se tenaient les bâtiments de la
bitants de Sandy-Ground jugeaient que les ré- préfecture, disparus après Irma. p
glementations allaient toucher les plus défa- Rémi Barroux
vorisés en les empêchant de reconstruire leur
foyer. Le plan a été assoupli. FIN

18 | Planète
Les anomalies de température
se multiplient en France
Le pays a connu le mois de septembre le plus chaud jamais enregistré
L’
été météorologique est
terminé depuis le
31 août. Le second équi-
noxe de l’année, faisant
normalement définitivement bas-
culer l’hémisphère Nord vers
l’automne, a eu lieu le 23 septem-
bre. Et pourtant, les météorolo-
gues et climatologues sont une
nouvelle fois rivés aux prévisions
et aux cartes isobares. A partir du
dimanche 1er octobre, la France va
subir un nouvel épisode de fortes
chaleurs. En raison de hautes pres-
sions installées sur le pays et d’une
dépression sur l’Atlantique faisant
remonter l’air chaud de la pénin-
sule ibérique, des régions comme
la Nouvelle-Aquitaine et l’Auver-
gne-Rhône-Alpes devraient con-
naître des températures compri-
ses entre 30 0C et 35 0C.
Lundi 2 octobre, le thermomètre
pourrait approcher les 30 0C en
Bourgogne-Franche-Comté, en
Alsace ou en Ile-de-France. De
nombreux records mensuels de-
vraient être battus. « Il pourrait y
avoir des anomalies au-delà de
10 0C par rapport aux normales de
saison, a commenté, vendredi
29 septembre, Tristan Amm, pré-
visionniste à Météo-France. Il
s’agit d’une séquence tout bonne-
ment exceptionnelle pour une fin
de septembre et pour un début du
mois d’octobre. » Pour l’heure, le
record national de chaleur pour
un mois d’octobre est détenu par
Ajaccio avec 35 0C, le 15 octo-
bre 1988, suivi sur le continent par
Dax avec 34,7 0C, le 2 octobre 1985.
« Historique », « exceptionnel »,
« inédit »… Jeudi, les experts de
Météo-France ont multiplié les
superlatifs pour analyser ce début
d’automne. Car l’épisode à venir
succède au mois de septembre le
plus chaud depuis le début des re-
levés en 1900. Il s’agira du ving-
tième mois consécutif au-dessus
Un « pacte » gouvernemental pour mettre
fin à la disparition accélérée des haies
La feuille de route prévoit un gain net de 50 000 kilomètres de haies d’ici à 2030
C haque année, près de
20 000 kilomètres de haies
disparaissent, soit deux
fois plus qu’au cours de la décen-
nie précédente. Pour tenter de
mettre un terme à ce phénomène,
le gouvernement a présenté, ven-
dredi 29 septembre, un « pacte en
faveur de la haie ». L’objectif est
ambitieux : il s’agit de « gagner »,
d’ici à 2030, 50 000 kilomètres de
haies supplémentaires. Pour y
­parvenir, planter davantage ne
suffira pas – entre 3 000 kilomè-
tres et 5 000 kilomètres sont plan-
tés annuellement. Il faudra, avant
tout, cesser d’arracher ou de lais-
ser mourir, notamment par man-
que d’entretien, le bocage existant.
« Qu’un ministre de l’agriculture
ait le courage de dire qu’il faut arrê-
ter de détruire les haies et qu’elles
sont importantes, c’est historique,
réagit Philippe Hirou, le président
d’AFAC-Agroforesterie, un réseau
rassemblant 235 organisations.
Mais une grande partie du travail
reste à faire, et certains éléments ne
sont pas encore satisfaisants. »
Dans un communiqué com-
mun, la Ligue pour la protection
des oiseaux, le Fonds mondial
pour la nature (WWF), France Na-
ture Environnement et Humanité
et Biodiversité saluent un pacte
ambitieux, tout en soulevant
­plusieurs « sources d’inquiétude ».
« L’approche quantitative privilé-
giée par le gouvernement semble
des normales saisonnières, rele-
vées en 2022 et dorénavant calcu-
lées sur la période 1991-2020.
Avec une moyenne de 21,5 0C en-
viron, il se place devant les mois
de septembre 1949 et 1961. Mais il
les dépassera de plus de 1 0C, avec
une anomalie de + 3,5 0C à + 3,6 0C.
« Cela le place à la hauteur des
anomalies les plus fortes tous
mois confondus », a rappelé Chris-
tine Berne, climatologue à Météo-
France. Deux mois ont terminé
avec une anomalie thermique
aussi chaude : février 1990 (+ 4 0C)
et août 2003 (+ 3,7 0C).
Des canicules plus fréquentes
Alors que cette situation a aussi
touché d’autres pays européens
(Allemagne, + 3,9 0C de plus que la
période de référence 1961-1990 ;
Suisse, + 3,8 0C au-dessus de la
norme 1991-2020), quasiment
toutes les zones françaises ont été
concernées. Entre le 3 et le 10 sep-
tembre, plusieurs régions comme
l’Ile-de-France, la Normandie ou
encore la Bretagne ont ainsi
connu des températures plus
­élevées que celles mesurées entre
juin et août. Le 8 septembre, la
ville de Paris a ainsi vécu sa tem-
pérature la plus haute de 2023,
avec 36,5 0C. Le 7 septembre, qua-
torze départements ont même
été placés en vigilance canicule
« Le changement
climatique
favorise
une extension
des vagues
de chaleur »
Christine Berne
climatologue à Météo-France
s’opérer au détriment du qualitatif,
estiment les quatre organisations.
Au-delà des nouvelles plantations,
il est indispensable de prioriser la
protection et la valorisation des
haies existantes, qui présentent les
meilleures fonctions écologiques et
agronomiques. » Les bénéfices des
haies sont multiples : elles stoc-
kent du carbone et de l’eau, abri-
tent une riche biodiversité, protè-
gent de l’érosion et du vent…
En avril, c’est un rapport du Con-
seil général de l’alimentation, de
l’agriculture et des espaces ruraux
qui a remis en lumière leur dispa-
rition accélérée. Dans la foulée,
une concertation a été démarrée
par le gouvernement. Le pacte, dé-
voilé par le ministre de l’agricul-
ture, Marc Fesneau, et la secrétaire
d’Etat à la biodiversité, Sarah El-
Haïry, décrit six axes principaux.
Mais les négociations doivent se
poursuivre entre les parties pre-
nantes pour fixer les modalités de
mise en œuvre des actions corres-
pondant à ces grandes lignes.
Parmi celles-ci figure l’améliora-
tion de la connaissance et de la pla-
nification au cours des dix pro-
chaines années. Un « observatoire
de la haie » doit être mis en place
pour réaliser un état des lieux
­précis et suivre les évolutions du
bocage. « L’important est que cet
observatoire ne se contente pas de
regarder ce qui se passe mais qu’il
puisse aussi évaluer l’effet des poli-
orange, une première à cette pé-
riode de l’année. Selon les don-
nées de Météo-France, 49 mois
ont connu des anomalies supé-
rieures à 2 0C depuis le début des
relevés. Et 32 d’entre eux ont été
détectés au XXIe siècle.
L’année 2023 est particulière-
ment marquée par ce phéno-
mène des chaleurs tardives. Entre
le 17 août et le 24 août, la France
avait traversé sa canicule la plus
intense après un 15 août avec des
records battus dans de nombreu-
ses zones. Les sept vagues de
­chaleur mesurées après un
15 août ont toutes été mesurées
au XXIe siècle. Une conséquence
du changement climatique.
Dans son sixième rapport d’éva-
luation, le Groupe d’experts inter-
gouvernemental sur l’évolution
du climat (GIEC) dresse le constat
que le réchauffement augmente
l’intensité et la fréquence des ca-
nicules, mais provoque aussi un
allongement de la saison propice
à ces phénomènes météorologi-
ques. « Le changement climatique
favorise une extension des vagues
de chaleur vers le printemps et vers
le mois de septembre, voire début
octobre, a analysé Mme Berne. On
peut résumer en disant qu’à confi-
guration météo équivalente, le
changement climatique apporte
des anomalies climatiques plus
élevées et de façon plus étendue
dans la saison. »
Deux chercheurs de l’Institut
Pierre-Simon-Laplace, en France,
et de l’Istituto nazionale di geofi-
sica e vulcanologia, en Italie, ont
analysé la vague de chaleur qu’a
connue une partie de l’Europe en-
tre le 3 et le 10 septembre. Selon
leurs résultats, l’installation de
hautes pressions, favorisant un
réchauffement plus intense dû
aux mouvements verticaux de
l’air, peut s’expliquer par la varia-
tiques publiques », souligne Phi-
lippe Hirou.
Pour que les agriculteurs et les
collectivités locales changent de
regard sur les haies, souvent ju-
gées trop coûteuses à entretenir,
l’un des objectifs est de mieux les
valoriser économiquement, en
­rehaussant le « bonus haies »
prévu par la Politique agricole
commune, par des crédits carbone
et biodiversité ou encore en struc-
turant des filières locales de col-
lecte et d’approvisionnement en
bois-énergie. « En l’état, les modali-
tés de valorisation de la biomasse
provenant des haies ne s’accompa-
gnent pas de garanties suffisantes
pour éviter leur surexploitation »,
jugent toutefois les organisations
de protection de la nature.
Harmoniser le statut juridique
La gestion durable des haies sera
l’un des enjeux des futurs arbitra-
ges. L’AFAC-Agroforesterie et les as-
sociations réclament que seuls des
labels exigeants, tels que le « label
haie », soient utilisés pour garantir
le bon état écologique, et non des
certifications moins-disantes. Les
chambres d’agriculture plaident
au contraire pour multiplier les
dispositifs. « On ne peut pas se limi-
ter à un seul label ; si les agriculteurs
n’y adhèrent pas, il sera impossible
de massifier les pratiques », assure
Gaëtan Le Seyec, référent pour les
chambres d’agriculture de France.
bilité naturelle du climat. « Des
changements similaires de pres-
sion de surface ont été observés
lors de la canicule française de la
fin d’août 2023 », détaillent-ils
dans leur étude, avant de préciser
que « des événements similaires
produisent des températures qui,
dans le climat actuel, sont entre
2 0C et 4 0C plus élevées que ce qu’el-
les auraient été dans le passé ». « Ce
phénomène atmosphérique aurait
pu avoir lieu à d’autres époques,
mais il n’aurait pas été aussi in-
tense », résume Davide Faranda,
climatologue et spécialiste des
événements extrêmes au sein de
l’Institut Pierre-Simon-Laplace.
L’été le plus chaud
Cet allongement de la saison des
vagues de chaleur contribue à
pousser les moyennes mondiales
à des niveaux inédits. Après avoir
mesuré l’été météorologique le
plus chaud de l’histoire des
­relevés, le programme européen
Copernicus a prédit, mercredi
6 septembre, que 2023 serait l’an-
née la plus chaude mesurée
­depuis le début des relevés.
Avec la montée en puissance du
phénomène El Niño dans les
mois à venir, le seuil de 1,5 0C de
réchauffement par rapport à l’ère
préindustrielle, objectif préco-
nisé par l’accord de Paris conclu
en 2015, pourrait être approché
ou même dépassé. « La proba­-
bilité que la température moyenne
annuelle à proximité de la surface
dépasse temporairement 1,5 0C au-
dessus des niveaux préindustriels
pendant au moins une des cinq
prochaines années est de 66 % et
augmente avec le temps », a af-
firmé l’Organisation météoro­-
logique mondiale, dans son rap-
port « United in Science », publié
jeudi 14 septembre. p
Matthieu Goar
Autre élément à préciser : le
seuil à partir duquel les agricul-
teurs devront demander une
autorisation pour pouvoir « rem-
placer » des haies – c’est-à-dire en
arracher et en replanter ailleurs.
Concernant les plantations, le
pacte prévoit de « renforcer la ri-
chesse écologique » du bocage.
« On ne va pas planter des thuyas,
réagit-on au ministère de l’agri-
culture. Il faut utiliser les bonnes
essences, adaptées au territoire et
au dérèglement climatique. L’ob-
jectif est de multiplier par trois la
production de graines et plants
grâce à une montée en puissance
des pépiniéristes locaux. »
Le gouvernement assure vouloir
harmoniser le statut juridique des
haies. Un guichet unique d’infor-
mation devrait être mis en place.
« Nous voulons passer par un véhi-
cule législatif pour donner un sta-
tut de protection à l’ensemble des
haies, ajoute le ministère. Il existe
aujourd’hui divers régimes juri­-
diques selon les secteurs, ce qui
­implique une gestion différenciée,
non pertinente. » Une enveloppe
de 110 millions d’euros supplé-
mentaires par an sera débloquée
au moins jusqu’à 2027, assure le
gouvernement. « C’est un budget
considérable, et nous avons obtenu
un équilibre des crédits entre plan-
tations et préservation de l’exis-
tant », se réjouit Phillipe Hirou. p
Perrine Mouterde
Les infrastructures de
New York débordées par
des pluies torrentielles
Le maire de « Big Apple », Eric Adams, a été
critiqué pour son manque d’anticipation
New York - correspondant
Q uinze centimètres d’eau
se sont abattus vendredi
29 septembre dans la
matinée sur Manhattan,
tandis que l’aéroport de JFK a été
submergé par vingt centimètres,
un record depuis 1948. New York
n’était plus habituée à un tel dé-
luge. Un événement suffisam-
ment brutal pour que soit activé
le système d’alerte en cas de crue
éclair. « C’est une situation dange-
reuse et mettant en danger la vie.
Ne tentez pas de voyager à moins
que vous ne fuyiez une zone inon-
dée ou soyez sous un ordre d’éva-
cuation », ont pu lire les New-Yor-
kais sur leur téléphone portable.
Aucune victime n’a été réperto-
riée au cours de cet épisode plu-
vieux, qui a nécessité trois opéra-
tions de secours dans des sous-
sols et quinze dans des voitures, a
détaillé le maire Eric Adams.
Il n’empêche, New York – qui a
connu le mois de septembre le
plus pluvieux depuis plus d’un
siècle – n’est pas équipée pour re-
cevoir des pluies torrentielles, en
ces temps de dérèglement clima-
tique. Son système d’égouts n’est
pas calibré pour absorber de telles
précipitations. « Tous les systèmes
de drainage ont leurs limites et ce-
lui de la ville de New York ne peut
absorber plus de 4,4 centimètres
de pluie par heure. Malheureuse-
ment pour de nombreux New-Yor-
kais, la tempête qui a inondé la ré-
gion vendredi a entraîné plus de
5,1 centimètres de pluie entre
8 heures et 9 heures », a résumé le
New York Times. Les 12 000 kilo-
mètres du système de drainage
des eaux se sont engorgés.
« Quand c’est inondé à ce point,
l’eau reflue », a déclaré Dave Bal-
kan, responsable d’une entre-
prise d’égouts du Queens.
Les quartiers pauvres très touchés
Ce reflux des eaux a laissé les rues
inondées, les voitures noyées, les
voies rapides bloquées et le métro
paralysé. Le zoo de Central Park fut
submergé au point qu’un lion de
mer s’est échappé de son bassin.
Les vols étaient retardés de plu-
sieurs heures dans les aéroports
de la ville et l’un des terminaux de
l’aéroport de La Guardia a même
dû fermer provisoirement. La ma-
rée, haute lorsque les pluies se
sont abattues, a aggravé les inon-
dations. Les images spectaculaires
ont fait le tour de la planète.
« La triste réalité est que notre cli-
mat change plus rapidement que
nos infrastructures ne peuvent y
répondre », a déclaré au New York
Times Rohit Aggarwala, responsa-
ble du Département de la protec-
tion de l’environnement de la
ville. New York avait déjà connu
une grave crise en 2021, lorsque
l’ouragan Ida avait fait 11 morts,
des personnes noyées dans des
habitations en sous-sol, souvent
louées et habitées illégalement,
dans le quartier du Queens.
Un rapport de la ville intitulé
« La nouvelle normalité » avait
­estimé en 2021 que « recalibrer les
égouts [de New York] pour des
tempêtes comme Ida » prendrait
des décennies et coûterait
100 milliards de dollars (plus de
94 milliards d’euros). La mise à ni-
veau du système dans le sud-est
Le zoo
de Central Park
a été submergé
au point qu’un
lion de mer
s’est échappé
de son bassin
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
Une polémique
a éclaté sur le fait
que les écoles
soient restées
ouvertes
du Queens a coûté à elle seule
2 milliards de dollars.
S’y ajoute la topographie de la
ville. De nombreux quartiers, no-
tamment dans le Queens et à
Brooklyn, sont construits entre
des collines et d’anciens marais
qui ont été comblés avec des ma-
tériaux empêchant l’écoulement
des eaux. A long terme, la ville ex-
plore la manière de stocker l’eau
ailleurs que dans les égouts et les
canaux, par exemple en redessi-
nant certaines routes. Une autre
idée consisterait à installer des
pompes supplémentaires.
Comme toujours, les autorités
ont été accusées d’impréparation.
Jumaane Williams, médiateur de
la ville de New York, a critiqué la
réponse du maire, Eric Adams, à
la tempête, qui survient après les
pollutions du mois de juin, pro­-
voquées par les incendies du
­Canada et qui avaient fait de New
York une ville plus irrespirable
que New Delhi. « Du ciel orange
aux rues inondées, une tendance
devient claire : l’administration a
tardé à utiliser les outils les plus
­efficaces pour informer les New-
Yorkais des urgences météorologi-
ques extrêmes, dont la fréquence
ne cesse d’augmenter. »
Le maire démocrate s’est dé-
fendu : « Si quelqu’un a été pris au
dépourvu, il devait vivre sous un
rocher. » Certes, mais l’édile n’a
évoqué le sujet qu’après le pas-
sage de l’ouragan, vendredi à la
mi-journée. Jeudi soir, il fêtait son
anniversaire dans un restaurant
chic avec des donateurs – contri-
bution suggérée de 2 100 dollars.
Ce même jeudi, la gouverneure de
l’Etat, Kathy Hochul, démocrate
elle aussi, avait mis en garde lors
d’une interview sur « les ravages
[attendus] dans tout le sud de
l’Etat », tandis que les autorités de
transport de la ville avaient tenu
des conférences de presse.
Hantise des noyades de 2021
Une polémique a éclaté sur le fait
que les écoles soient restées
ouvertes. « C’était la bonne déci-
sion », a défendu M. Adams. Cent
cinquante d’entre elles ont été
inondées, une a dû être évacuée.
« A notre connaissance, aucun en-
fant n’est en danger », a déclaré la
gouverneure Hochul lors d’une
conférence de presse. Certains éta-
blissements ont été critiqués pour
avoir demandé aux parents de ré-
cupérer leurs enfants en plein
orage, « exactement ce qu’il ne fal-
lait pas faire », selon les autorités.
La moitié des lignes de métro
étaient suspendues partielle-
ment ou complètement tandis
que la gare de Grand Central,
inondée, était fermée. « Il y a des
enfants qui utilisent le métro pour
rentrer de l’école, a poursuivi
Mme Hochul. Les gens doivent sa-
voir s’ils peuvent rentrer du travail.
C’est donc la priorité numéro un :
que nos métros et nos systèmes
ferroviaires soient sûrs. »
La ville a vécu dans la hantise
que se répètent les noyades de
2021. « Planifiez votre itinéraire de
fuite, a encore mis en garde Mme
Hochul. N’attendez pas que l’eau
soit au-dessus de vos genoux avant
de partir. N’attendez pas qu’il soit
trop tard. » Le New York Times est
retourné dans une maison où
avaient péri en 2021 trois person-
nes, dont un bébé. Son sous-sol
était de nouveau inondé. p
Arnaud Leparmentier
 Économie & Entreprise
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023 | 19

La Chine de l’intérieur rête : jusqu’en 2020, l’immobilier

et la construction assuraient envi-
ron 25 % de la croissance chinoise.
Plus encore si l’on ajoute l’ameu-
blement et les matières premières.
Pékin
l’on s’éloigne, les restaurateurs ac-
cusent le coup : si les gens profi-
tent de leur liberté retrouvée pour
voyager, ils dépensent peu.
« Pendant trois ans, on a été blo-

rattrapée par la crise

Résultat, malgré l’abandon de la qué à cause des confinements.
politique zéro Covid en 2022 et la Maintenant que tout a rouvert, les
fin des confinements, la reprise, Xi’an gens n’ont plus d’argent à cause de
attendue début 2023, n’a pas eu la crise », résume M. Jiang, 27 ans,
lieu : la croissance s’est limitée à gérant d’un restaurant de rou jia
SHAANXI

de l’immobilier
0,8 % au deuxième trimestre, les
exportations baissent, et le taux
de chômage des jeunes est désor-
mais tenu secret après avoir at-
teint un record, en juin, à 21,3 %.
Les salariés du secteur immobi-
lier sont les premiers touchés.
A Xi’an, cité impériale de la province du Shaanxi, Quelques kilomètres plus à l’ouest
de chez Mme Liu, un autre projet
les effets de la crise fragilisent de nombreuses peine à attirer des acheteurs. Au
pied des immeubles, deux agents
personnes, au-delà des seuls salariés de ce secteur-clé immobiliers s’agitent devant
leurs smartphones posés sur des
trépieds : ils parlent à des utilisa-
teurs de la plate-forme Douyin (le
Reportage « C’est pire tal. « Et il faut ajouter 500 yuans
d’essence pour emmener mes fils à
TikTok chinois) en direct, pour es-
sayer d’attirer des clients. A l’inté-
Xi’an (Chine) - envoyé spécial
que pendant la l’école », calcule Mme Liu. Pro- rieur de la salle des ventes, Liu Lu,
Shanghaï
CHINE
200 km
ployeurs nous appellent ou pas-
sent ici nous chercher mais,
comme il n’y a pas de boulot, on at-
tend. » Pendant les périodes fas-
tes, ces ouvriers pouvaient ga-
gner jusqu’à 10 000 yuans par
mois. « Là, on se fait à peine
3 000 ou 4 000 yuans, c’est diffi-
cile », explique M. Huang, un per-
ceur de trous de 46 ans. Ce ma-
mo, des petits pains à la viande ty-
piques du Shaanxi, installé en
sous-sol d’un centre commercial.
« Avant, je pouvais gagner jusqu’à
6 000 yuans par mois mais, en ce
moment, c’est plutôt entre 4 000 et
5 000 », témoigne le jeune
homme. Il envoie la moitié de son
salaire à sa femme et son fils, res-
tés dans son village d’origine, si-
tué dans le nord de la province.
« Tant que personne n’est malade,
ça va », constate-t-il, faisant réfé-
rence au coût élevé des dépenses
de santé en Chine.
Dans les petites villes à proxi-
mité de Xi’an, l’inquiétude est
également de mise. A l’entrée de

M
adame Liu perd pa-
tience. La construc-
tion de son appar-
tement a déjà plus
d’un an de retard. Au milieu d’un
immense chantier, mi-septembre,
elle scrute son futur chez-elle, à
mi-hauteur d’une tour d’une tren-
taine d’étages, encore en béton
brut. « Regardez : il n’y a que deux
ouvriers pour un immeuble aussi
grand, à croire qu’ils font de la figu-
ration », dit-elle en montrant les
silhouettes qui s’activent sur une
nacelle suspendue à la façade.
Lorsque, en 2020, Mme Liu (afin
de préserver son anonymat, elle
n’a pas souhaité donner son pré-
nom) achète sur plan dans cette
résidence située à une trentaine
de ­kilomètres du centre de Xi’an,
métropole de la province du
Shaanxi, au centre de la Chine,
pour 1,06 million de yuans
pandémie », juge
un travailleur
du bâtiment
(135 000 euros), le marché immo-
bilier se portait bien. Pour elle et
son mari, accéder à la propriété
était une manière de s’installer
dans leur ville d’adoption et d’as-
surer l’éducation de leurs enfants,
grâce aux trois écoles et au collège
promis par le promoteur immo-
bilier de cet immense projet, qui
devrait compter 17 000 apparte-
ments une fois terminé.
Aujourd’hui, la famille, qui espé-
rait emménager cet été, doit non
seulement rembourser son em-
prunt immobilier mais égale-
ment payer un loyer pour se loger,
soit 8 000 yuans de charges au to-
blème : son mari, qui gagnait bien
sa vie comme ­commercial pour
des équipements de salle de bains,
est lui aussi touché par la crise im-
mobilière : « Aujourd’hui, il gagne
à peine 20 000 yuans [2 500 euros,
soit trois fois le revenu moyen à
Xi’an]. Une fois tout payé, il nous
reste à peine de quoi vivre à quatre.
L’an prochain, il faudra aussi dé-
bourser pour le grand qui rentre au
lycée… je ne sais pas comment on
va faire », s’inquiète-t-elle.
Croissance limitée
Mois après mois, la crise immobi-
lière s’aggrave en Chine, entraî-
nant dans sa chute la plupart des
secteurs de l’économie. En août,
les investissements immobiliers
ont reculé de 19,1 % sur un an, le
dix-huitième mois de baisse con-
sécutif. C’est un des principaux
moteurs de l’économie qui s’ar-
un autre agent, raconte comment,
croyant à la hausse de l’immobi-
lier, il a acheté quatre apparte-
ments depuis 2016. Aujourd’hui, il
doit rembourser 15 000 yuans
d’emprunts, mais il ne gagne plus
que 18 000 yuans environ par
mois, soit 40 % de moins que
deux ans plus tôt.
Les travailleurs journaliers du
bâtiment ressentent eux aussi la
crise. Abrités sous un échangeur
routier du centre-ville, une quin-
zaine d’hommes attendent, assis
sur leurs scooters électriques
auxquels sont accrochés des pe-
tits panneaux indiquant leur spé-
cialité : « Plomberie et électricité »,
« perceur de trous » ou « charpen-
tier ». « C’est pire que pendant la
pandémie, explique M. Zhou,
45 ans, veste militaire élimée,
teint mat et tignasse noire en
brosse. Habituellement, les em-
tin-là, il a gagné 150 yuans.
Province lourdement endettée
La baisse des recettes issues de la
vente de terrains aux promoteurs
immobiliers pénalise aussi les
gouvernements locaux. Depuis
août, le Shaanxi compte parmi les
douze provinces en difficulté à
bénéficier du soutien de l’Etat
central pour gérer sa dette. Début
septembre, des enseignants du
nouveau district de Xixian, à
l’ouest de Xi’an, se sont plaints sur
le réseau social Weibo de n’avoir
pas reçu le paiement de leur bo-
nus annuel pour 2021 et 2022.
A Xi’an, ancienne capitale impé-
riale, le coup de frein de l’écono-
mie n’est pas évident à première
vue : de l’armée de soldats en terre
cuite à la tour de l’horloge, dans le
centre-ville, les sites touristiques
sont pris d’assaut. Mais, dès que
Sanyuan, à une cinquantaine de
kilomètres au nord, une im-
mense résidence, du promoteur
Evergrande, au bord de la faillite,
sort de terre. Dans le centre de ce
bourg, les commerçants font
grise mine : un coiffeur, qui a dû
licencier quatre de ses cinq em-
ployés pendant la pandémie, n’a
pas réembauché depuis. Un peu
plus loin, plusieurs vendeurs de
meubles ont fermé. « On fait deux
fois moins de chiffre d’affaires
qu’en 2019, estime Mme Ye, une
vendeuse de rideaux. Même les
gens qui ont acheté des apparte-
ments les laissent à nu, sans les dé-
corer ! Notre pays s’est beaucoup
développé, c’est vrai, mais, en
Chine, le gouvernement a de l’ar-
gent pour ses grands projets, seule-
ment les petites gens n’en ont
pas ! », juge-t-elle. p
Simon Leplâtre

Les promoteurs prêts à tout pour

vendre leurs appartements
Pour contourner les restrictions qui empêchent les baisses de prix,
les opérateurs immobiliers multiplient les gros cadeaux HORS-SÉRIE

E lle trône au milieu d’une

vaste salle des ventes aux
murs carrelés de faux mar-
bre, entre deux panneaux rouges,
et les roues baignant dans un
amas de papiers dorés : dans cet
écrin, la petite voiture électrique
Wuling beige sourit aux clients de
la résidence Binjiang, un im-
mense complexe au nord de
Xi’an, métropole du centre de la
Chine. A côté de la voiture, un
autocuiseur à riz, un purificateur
d’air, un réfrigérateur et une im-
posante bouilloire électrique.
Autant de cadeaux offerts pour
l’achat d’un appartement par ce
promoteur qui peine à trouver
des acheteurs, alors que l’immo-
bilier chinois traverse une crise
sans précédent. « Les cadeaux va-
lent environ 40 000 yuans
(5 175 euros), mais, si vous n’en
voulez pas, on peut vous donner de
tion intérieure, des places de par-
king gratuites, et parfois même
des lingots d’or pour l’achat d’un
bien immobilier. En 2022, cer-
tains ont accepté des paiements
en ail ou en pastèques.
Manifestations de propriétaires
Résultat, malgré deux ans de crise
immobilière, les tarifs officiels
sont quasi stables : les prix du
neuf ont baissé de 0,2 % depuis un
an, et ceux de l’ancien de 2,4 %,
d’après la China Index Academy,
un cabinet de conseil. Faute de
baisses, le nombre des transac-
tions a plongé de 19,1 % sur un an
en août, et au moins 80 autres
promoteurs ont fait défaut de-
puis deux ans. La volonté de con-
trôler les prix dans une bande
étroite remonte à 2016 : au lende-
main d’une année noire, les auto-
rités avaient facilité les achats,
restriction pour les non-rési-
dents… Aujourd’hui, des dizaines
de municipalités font marche ar-
rière pour tenter de relancer le
marché moribond.
L’obsession des autorités pour la
stabilité des prix fait sens en
Chine, où 70 % de la fortune des
ménages est investie dans l’im-
mobilier. Des propriétaires mani-
festent parfois contre des promo-
teurs après des baisses de prix im-
portantes, qui dévaluent la valeur
de leur logement. De plus, beau-
coup d’emprunts sont garantis
par des biens immobiliers, pour
des particuliers et des entreprises.
Les collectivités locales, dont en
moyenne 40 % des recettes prove-
naient des ventes de terrains im-
mobiliers en 2020, n’ont pas non
plus intérêt à voir les prix chuter.
Jusqu’ici, les autorités sem-
blaient vouloir opérer une cor-

l’argent directement », précise un
agent immobilier en costume.
La pratique est courante en
Chine. Officiellement, les promo-
teurs n’ont pas le droit de baisser
les prix au-delà d’une fourchette,
souvent fixée par les autorités lo-
cales à 10 % ou 15 % des prix
moyens. Certains promoteurs
ont été accusés de « réduction
malveillante des prix ».
En mai, deux entreprises de la
ville de Kunshan, à proximité de
Shanghaï, ont ainsi écopé d’une
amende pour avoir proposé des
baisses de 25 % sans autorisation.
« La réduction non autorisée a af-
fecté les ventes des résidences alen-
tour, ce qui a perturbé l’ordre nor-
mal du marché », avait justifié le
régulateur immobilier local,
auprès de la presse chinoise.
En réaction, les promoteurs dé-
ploient des trésors d’inventivité
pour contourner ces restrictions :
ils proposent souvent la décora-
abaissé les taux d’intérêt, au point
qu’une nouvelle envolée des prix
s’est produite. Dans certaines vil-
les, les prix ont augmenté de 20 %
à 30 % l’année suivante.
Pour limiter les mouvements, à
la hausse à l’époque, les collectivi-
tés locales ont imposé des limites
sur les mouvements de prix, en
plus d’un arsenal de mesures
pour limiter les achats : augmen-
tation des apports initiaux, limite
à l’achat de deuxième logement,
Ils proposent
des places
de parking
gratuites, parfois
même des
lingots d’or pour
l’achat d’un bien
LA MORT EN FACE
rection des prix contrôlée, sur
plusieurs années. Mais la chute
des transactions pose un autre
problème : faute de rentrées
­d’argent, même les promoteurs Comment légiférer sur la fin de vie
considérés comme raisonnables,
comme le numéro un du secteur,
Country Garden, peinent à payer
leur dette.
En août, les promoteurs chinois
De nombreux livres poignants racontent l’agonie de proches dans des
avaient 313 millions de mètres car- circonstances indignes. La fin de vie est au cœur de l’actualité alors que le
rés en stock, soit environ 3,5 mil- Parlement, sur les instances d’Emmanuel Macron, va légiférer sur cette question
lions d’appartements, en hausse vitale. Mais même les mots posent problème. Faut-il parler d’euthanasie ou de
de 20 % sur un an, d’après des chif- « mort choisie passive », de suicide assisté ou de « mort choisie active » ? Dans ce
fres officiels. Les autorités sem- hors-série du Monde, avec l’aide de Vinciane Despret, d’André Comte-Sponville,
blent prendre conscience du pro- de Delphine Horvilleur, de Michèle Lévy-Soussan, d’Anne Carol, de Stéphanie
blème : ces dernières semaines, Sauget, nous essayons d’y voir plus clair sur la vie, la mort et l’au-delà.
plusieurs éditoriaux ont été pu-
bliés dans les médias d’Etat appe-
lant à abolir ces limitations. Début
septembre, plusieurs villes, dont LA MORT EN FACE
Canton, capitale du Guandgong,
ont décidé de relâcher ou même Un hors-série du « Monde »
d’abolir ces mesures de contrôle. p 100 pages - 10,90 €
Si.L. (Shanghaï, Chez votre marchand de journaux et sur lemonde.fr/boutique
correspondance)

20 | Économie & Entreprise
A Rillieux-la-Pape, la chasse aux promotions
Vivre et survivre avec l’inflation 5|5 Dans la banlieue de Lyon, les habitants écument les enseignes discount
Reportage
Lyon - correspondant
L’
inflation ? « Regardez,
elle est là ! », répond du
tac au tac Halima Nasri,
36 ans, en rangeant ses
courses dans le coffre de sa voi-
ture, sur le parking d’un super-
marché discount de Rillieux-la-
Pape (métropole de Lyon), samedi
23 septembre. « Ce chariot m’a
coûté 150 euros, avant je ne dépas-
sais pas les 100 euros pour la
même quantité. Pour ma famille,
je ne vais pas tenir une semaine
avec ça », se désole la mère de
trois enfants, employée dans une
société de gestion de logements,
pour un salaire mensuel de
1 300 euros net. La mine préoccu-
pée, la quadragénaire détaille les
articles devenus « hors de prix »,
comme les petites bouteilles de
lessive à 8 euros, à la contenance
divisée par deux.
Halima Nasri avoue qu’elle se
prive désormais de plusieurs
­produits, comme les crèmes de
beauté ou les après-sham-
pooings. La jeune mère, élevant
seule ses enfants, n’a pas le temps
de comparer les prix d’une ensei-
gne à l’autre pour ajuster son bud-
get. Dans chaque magasin, les
­affiches aux couleurs fluo van-
tent « les offres spéciales », ou
autre « repères contre l’inflation ».
Mais les consommateurs y
croient moyennement dans cette
ville populaire située au nord-est
de l’agglomération de Lyon.
« Rien n’a baissé. On ne voit
aucun changement. Les grands
discours c’est bien joli, la réalité
l’est beaucoup moins. Les promo-
tions il faut les regarder de près.
Quand vous avez une baisse de
quelques centimes alors que la
quantité a diminué de moitié, ce
n’est pas vraiment une affaire »,
estime Pascal Landouzy.
A 65 ans, l’homme à l’accent du
Nord continue de travailler
comme chauffeur pour une en-
treprise de récupération, pour un
salaire de 1 100 euros par mois,
Retour chaotique pour le média d’extrême
droite « Livre Noir », qui lance un magazine
Le cofondateur du site identitaire Erik Tegnér sort un trimestriel
L ivre noir, nuits blanches :
Erik Tegnér a la voix éraillée
et la mine fatiguée. Ce tren-
tenaire remuant, se définissant
comme « libéral conservateur »,
promeut Livre noir Magazine, un
trimestriel dont le premier nu-
méro, en kiosque depuis le 28 sep-
tembre, est consacré à… l’immi-
gration. Et rien ne se passe
comme prévu. L’entrepreneur est
accusé de management toxique
et de gestion frauduleuse par ses
anciens associés. « Ils veulent me
détruire parce que je suis à un mo-
ment charnière », se plaint M. Te-
gnér lorsque Le Monde le rencon-
tre, le jour de la parution.
Depuis cet été, ce héraut d’une
« union des droites » tirant vers la
radicalité tente de relancer le mé-
dia en ligne (350 000 abonnés sur
Youtube) qui avait bousculé la
présidentielle de 2022 à l’extrême
droite. En juin 2021, Livre noir
avait réalisé une interview d’Eric
Zemmour dans laquelle l’ancien
polémiste murmurait pour la pre-
mière fois ses ambitions politi-
ques. Un scoop obtenu grâce à
l’amitié qui lie Erik Tegnér à Sarah
Knafo, la conseillère et compagne
du président de Reconquête !
Depuis plus d’un an, de nom-
breux départs au sein de l’équipe,
des collaborations de M. Tegnér
avec le média prorusse Omerta et
Pascal et Danièle Landouzy, à Rillieux-la-Pape (Rhône), le 23 septembre. BRUNO AMSELLEM/DIVERGENCE POUR « LE MONDE »
alors que Danièle, 76 ans, son
épouse, touche une retraite de
800 euros mensuels. En comp-
tant le loyer de 460 euros, et une
facture d’électricité de 120 euros
par mois, le couple fait ses courses
en soupesant chaque dépense.
Laisser de côté la qualité
Fini le superflu, place au réalisme
budgétaire permanent. Dans leur
chariot, un camembert, du
beurre végétal, des baguettes, un
pack de boissons au thé, des rou-
leaux de papier toilette, le tout
pour 30 euros. « Avant, pour ce
montant, j’avais un chariot com-
plet », constate Pascal Landouzy.
Le couple s’organise pour rentabi-
liser au maximum les achats.
une mise hors ligne provisoire du
site Internet avaient plongé le
média identitaire dans l’ombre.
Des vidéos tournées ces dernières
semaines parmi les migrants de
Lampedusa valent à Livre noir un
regain de notoriété, alimenté par
la chaîne de télévision CNews.
« Un alternant, ça s’exploite »
Son équipe de journalistes a été
­renouvelée : ses jeunes recrues,
dont une moitié d’alternants pas-
sés auparavant par d’autres titres
d’extrême droite, se sont présen-
tées, caméras et micro en main,
aux événements de rentrée d’Eric
Zemmour et du Rassemblement
national (RN), produisant des re-
portages bienveillants.
Certains membres de cette
équipe travaillaient déjà à ses cô-
tés avant que les relations avec ses
associés ne s’enveniment, avance
M. Tegnér, déterminé à couper
court aux accusations de manage-
ment toxique et de non-paiement
des salariés détaillées sur les sites
de Libération et de L’Express le
19 septembre. Selon certains
­d’entre eux, qui le décrivent « ma-
nipulateur », « parano », « mégalo »
ou colérique, Erik Tegnér exigeait
de ses troupes qu’elles se donnent
corps et âme à leur travail.
« Tu sais ce que c’est, un business
model, lance-t-il ainsi un jour à
Après Aldi, ils filent à Lidl, puis à
Action. C’est la tournée hebdoma-
daire des enseignes discount.
« C’est le parcours du combattant
tous les samedis », résument Pas-
cal et Danièle Landouzy. Ils ne
sont pas les seuls à passer d’un
magasin à l’autre à la recherche
des meilleurs prix.
« C’est
le parcours du
combattant tous
les samedis »,
résument
deux retraités
l’un de ses interlocuteurs, dans
une conversation dont nous
avons pu, comme nos confrères,
écouter l’enregistrement. Ça s’ap-
pelle épuiser les alternants pen-
dant un an. (…) Un alternant, ça
s’exploite, sorry. » Des propos que
l’intéressé assume, les décrivant
comme caractéristiques d’« un
management ambitieux ».
L’entrepreneur est sous le coup
d’une plainte pour abus de biens
sociaux et recel d’abus de biens
sociaux, déposée le 13 septembre
par ses associés Swann Polydor et
François-Louis de Voyer. Ils soup-
çonnent Erik Tegnér, alors man-
dataire social, d’avoir agi contre
les intérêts de la société. « Il a dé-
posé la marque Livre noir en son
nom propre à l’Institut national de
la propriété industrielle, et a refusé
de la rapatrier dans la société alors
qu’il s’y était engagé par écrit », ac-
cuse Swann Polydor. Pour le tren-
tenaire, « ils sont dans une logique
de pression, pour que les employés
craquent et que je finisse seul ».
Pour éditer son magazine, Erik
Tegnér a créé une société parallèle
et bénéficié du soutien financier
de son actionnaire minoritaire
­Gérault Verny, entrepreneur lyon-
nais proche de Marion Maréchal,
qui avait aidé Reconquête ! à collec-
ter des fonds durant la présiden-
tielle. Ces jours-ci, Eric Zemmour
Dans ce quartier des Alagniers,
les supermarchés discount sont
répartis autour d’un grand rond-
point. Les consommateurs ins-
pectent les rayons et les étiquettes
pour trouver les produits au
meilleur prix. Gaston Avengozar,
67 ans, passe lui aussi d’une ensei-
gne à l’autre pour limiter au maxi-
mum les dépenses alimentaires.
L’ancien ouvrier de chez Majo-
rette, célèbre fabrique de voitures
miniatures implantée à Rillieux,
touche une retraite de 1 100 euros
par mois et loue son deux-pièces
400 euros mensuels. Il sait où
acheter au meilleur prix l’alimen-
taire et les produits d’entretien. Et
précise qu’il a changé ses habitu-
des pour rentrer dans son budget.
et ses proches faisaient la réclame
de la soirée de lancement du tri-
mestriel, prévue le 30 septembre
au Cirque d’hiver à Paris, dont il est
l’invité-phare et Olivier Ubeda, or-
ganisateur des événements du
parti, le metteur en scène.
Mais le reste du plateau a fondu.
Douze invités et six débats étaient
annoncés, dont le premier devait
opposer François-Xavier Bellamy,
possible tête de liste LR aux euro-
péennes, à Thierry Mariani, dé-
puté européen RN et ex-ministre
de Nicolas Sarkozy. M. Mariani a
annulé sa participation cette se-
maine pour un désaccord sur le
thème du débat, et M. Bellamy a
suivi. Vincent Jeambrun, maire de
L’Haÿ-les-Roses (Val-de-Marne),
sera seul représentant de LR, tan-
dis que le RN a dépêché un rempla-
çant : le député Julien Odoul. Le dé-
puté Karl Olive se dévoue pour la
majorité présidentielle, en débat
face à Nicolas Bay (Reconquête !).
Loin de « la grande confronta-
tion » − le titre de la soirée − pro-
mise entre toutes les sensibilités
politiques, c’est davantage à une
reconstitution de la grille de
CNews qu’assistera le millier de
spectateurs payants, puisque
d’autres polémistes de la chaîne
sont annoncés sur scène. p
Aude Dassonville
et Clément Guillou
« Le saumon et la truite, c’est fini »,
explique le retraité.
Se priver, laisser de côté la qua-
lité pour de meilleurs prix : le ris-
que d’une alimentation moins
saine n’est pas loin. Alors Anne-
Marie Berby, 72 ans, pense avoir
trouvé la parade. « Je fais des sou-
pes. Avec des légumes du marché,
ou même des légumes de super-
marché, j’arrive à faire plusieurs
repas assez équilibrés. D’habitude
je réservais les soupes pour l’hiver,
maintenant j’en fais dès la fin de
l’été. J’ai dû supprimer les produits
trop chers », explique la secrétaire
administrative à la retraite.
Elle cherche aussi des astuces en
achetant des petites bouteilles de
lessive plus concentrée à 5 euros,
Matières premières
par Laurence Girard
Le cuivre sur le fil
Les géants immobiliers chinois
ont-ils des pieds d’argile ? Leurs
empires sont-ils construits sur du
sable ? Ces questions se font cha-
que jour plus pressantes. Tour à
tour, les promoteurs Evergrande
ou Country Garden ont, en effet,
dévoilé les failles de leurs ex-puis-
sants édifices financiers. Lézardés
par les dettes abyssales, ils pren-
nent l’allure de fragiles châteaux
de cartes. Les investisseurs scru-
tent ce feuilleton à rebondisse-
ments, où se mêlent enjeux poli-
tiques et intérêts financiers.
Et les marchés retiennent leur
souffle. L’immobilier a été un des
puissants moteurs de la fulgu-
rante croissance chinoise. Le re-
tour sur terre des bâtisseurs de
gratte-ciel pourrait gripper cette
dynamique. Or le secteur de l’im-
mobilier absorbe, à lui seul, près
d’un quart du cuivre consommé
par la Chine. Même si climati-
seurs et voitures électriques se
vendent comme des petits pains
vapeur, l’appétit du plus gros
consommateur mondial de mé-
tal rouge devrait s’amoindrir.
Pas de pénurie en vue
Cette perspective pèse sur le
cours des métaux. La tonne de
cuivre se négocie aux alentours
de 8 100 dollars (7 690 euros) sur
le London Metal Exchange (LME).
Loin des 10 700 dollars la tonne,
record pulvérisé en mars 2022,
après l’invasion de l’Ukraine par
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
« pour faire durer plus long-
temps ». Si elle ne trouve pas, elle
râpe du savon de Marseille pour
fabriquer elle-même sa lessive
pour le linge. Selon Anne-Marie
Berby, l’inflation a fait changer les
habitudes : « Les invités apportent
un plat ou des boissons quand ils
vont chez quelqu’un. Le temps où
l’on faisait des grands repas pour
toute une table, c’est fini. »
Au centime près
Les consommateurs aux moyens
très modestes repèrent et calcu-
lent les prix au centime près. « La
boîte de céréales est à 2,99 euros,
elle a pris 10 % en une semaine », in-
dique un postier, père de trois en-
fants, qui préfère rester anonyme.
« La boîte de petits pois à 3,50 euros
a pris 50 centimes en trois semai-
nes, c’est pareil pour les pois chi-
ches. Même en faisant attention on
est coincés », expose Claude Ber-
nard, 59 ans, employé dans une
entreprise de production d’éner-
gie, pour 2 000 euros par mois.
Son métier physique l’oblige à
s’alimenter correctement, sous
peine de baisse de régime.
« J’essaye de trouver un équilibre
entre la santé et le meilleur rapport
qualité-prix, ce n’est vraiment pas
simple. Je n’achète plus de plats cui-
sinés, c’est devenu trop cher. C’est
dommage parce que j’utilisais de
bonnes marques correctement fa-
briquées », souligne Claude Ber-
nard. L’inflation l’a incité à modi-
fier ses habitudes. Le samedi, il se
déplace du centre de Lyon, où il ha-
bite, jusqu’à Rillieux où il trouve
les enseignes moins chères. S’or-
ganiser, se restreindre, c’est aussi
le quotidien des plus jeunes.
« Tout est calculé si on veut conti-
nuer à sortir un peu. Je fais des listes
à l’avance pour éviter les dépenses
inutiles », confie une étudiante en
alternance, âgée de 25 ans, qui pré-
fère ne pas donner son nom par
crainte « d’une image négative sur
les réseaux sociaux ». p
Richard Schittly
FIN
les troupes russes. Certes en re-
pli, comparé aux 9 400 dollars at-
teints fin janvier, mais encore à
un niveau élevé, hésitant à glis-
ser plus avant. Le cours du cuivre
est sur le fil.
Les yeux des investisseurs lan-
cent des étincelles en imaginant
les débouchés de la transition
énergétique menée sous la ba-
guette de la fée électricité. Or le
cuivre est au cœur du creuset
magique, au même titre que le li-
thium, le nickel ou le cobalt. Les
experts estiment qu’il faudra
10 millions de tonnes de cuivre
supplémentaires d’ici à 2040,
pour satisfaire ce virage vert.
Pour l’heure, pas de pénurie en
vue. Le LME a même annoncé
que ses stocks de cuivre étaient
au plus haut depuis deux ans.
Reste à savoir si les mines chi-
liennes, d’où sont extraits près
de 30 % des volumes mondiaux,
et péruviennes seront capables
de tenir le rythme. La course aux
nouveaux gisements s’accélère.
Dans ce contexte, le métal
rouge suscite des convoitises. Les
histoires de pilleurs de câble se-
raient trop longues à dérouler.
Sauf quand elles tournent au
scandale financier. Début sep-
tembre, le premier producteur
européen de cuivre, Aurubis, a
dénoncé un vol massif se chif-
frant à 200 millions d’euros. Le
marché du cuivre traîne une
belle casserole… p
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
Dianne Feinstein
Sénatrice de la Californie et ancienne maire de San Francisco
D
ianne Feinstein est
morte comme elle le
souhaitait probable-
ment. En fonctions.
Monument de la vie politique
américaine, la sénatrice de la Ca-
lifornie est décédée, jeudi 28 sep-
tembre, à son domicile de
Washington, quelques heures
après avoir travaillé avec le
groupe démocrate à l’élaboration
d’un compromis avec les républi-
cains pour empêcher le shu-
tdown, la fermeture des services
du gouvernement fédéral le
1er octobre. Doyenne du Congrès,
elle avait 90 ans et refusé de dé-
missionner, malgré d’éprouvants
problèmes de santé et d’acuité
mentale, obscurcissant le bilan
d’un demi-siècle de service pu-
blic entre crises et tragédies.
La disparition en plein mandat
de la 302e membre du Sénat (de-
puis la fondation de la république
américaine) a donné lieu à un
hommage unanime de la classe
politique. Les drapeaux ont été
mis en berne au Congrès. Répu-
blicains et démocrates ont salué
une pionnière dans l’avancée des
femmes en politique. Née le
22 juin 1933, « DiFi » (son surnom)
avait été la première femme
maire de San Francisco (1978-
1988) en Californie, la première à
entrer à la commission judiciaire
du Sénat (1993) et la première pré-
sidente de la commission spé-
ciale sur le renseignement du
­Sénat (2009-2015).
Quelques heures avant sa mort,
après un dernier vote peu avant
14 heures, elle avait reçu son an-
cienne collègue Jane Harman,
élue comme elle en 1992, dite
« l’année des femmes » pour le
nombre d’entrantes au Congrès.
Emue, Jane Harman a montré ce
qui est probablement la dernière
photo de la sénatrice de la Califor-
nie. On la voit debout, amaigrie,
mais lunettes à la main, et parée
de son habituelle rangée de
­perles : au travail.
Vendredi matin, un bouquet de
roses blanches a été posé sur son
pupitre au Sénat. « En regardant
ce bureau, nous comprenons ce
que nous avons perdu », a ex-
primé Chuck Schumer, le chef de
file démocrate à la chambre
haute, son collègue de trente ans.
« Les femmes sont aujourd’hui au
nombre de 25 au Sénat, a-t-il souli-
gné. Chacune d’entre elles le dira :
elle s’est faite sur les épaules de
Dianne Feinstein. »
Une ascension semée d’obstacles
Née Dianne Emiel Goldman, la
sénatrice était un pur produit de
San Francisco. Ses grands-pa-
rents étaient juifs polonais, du
côté de son père, et juifs alle-
mands et russes orthodoxes du
côté de sa mère. Celle-ci, Betty
Rosenburg, était une ancienne
mannequin et infirmière. Elle
avait épousé le chirurgien Leon
Goldman, premier juif à ensei-
gner à l’université de San Fran-
cisco. Souffrant de troubles
­neurologiques, la maman terro-
risait ses trois filles. Dianne était
l’aînée, sa mère la poursuivit un
jour armée d’un couteau de cui-
sine. Des années plus tard,
en 1962, Dianne Feinstein épou-
sera elle-même en secondes
­noces un neurochirurgien, Ber-
tram Feinstein, de vingt ans de
plus qu’elle.
Sortie de l’université Stanford
avec un diplôme d’histoire,
Dianne se lance en politique.
Dans un Etat où la compétition
est rude, son ascension est se-
mée d’obstacles. Entrée au con-
seil municipal en 1969, elle man-
que l’élection à la mairie de San
Francisco, en 1971 et en 1975, mais
devient présidente du Board of
Supervisors, le conseil, en jan-
vier 1978.
Alors qu’elle envisage de quit-
ter la politique, à 45 ans, sa vie
bascule le 27 novembre 1978,
quand les circonstances l’amè-
nent devant les caméras de la
presse nationale. Tendue, elle fait
face aux micros, sur les marches
de la mairie de San Francisco,
mais ne cache rien. « Il est de
mon devoir d’annoncer »… Quel-
ques instants plus tôt, le maire
George Moscone et son adjoint
Harvey Milk ont été assassinés
dans leur bureau par un autre
membre démocrate du conseil
municipal, l’ancien policier Dan
White. Le nom d’Harvey Milk, le
premier élu ouvertement homo-
sexuel des Etats-Unis, va passer à
la postérité.
Longtemps, Dianne Feinstein
s’est désolée de ne pas s’être inter-
posée quand l’assaillant s’est rué
dans le bureau du maire puis de
l’adjoint. « J’étais une de ses amis.
J’aurais pu l’empêcher »,a-t-elle re-
gretté dans une interview à CNN.
Saluée pour sa dignité dans
l’épreuve, Dianne Feinstein de-
vient maire par intérim puis à part
entière, une fonction qu’elle occu-
pera dix ans. Juive éduquée dans
une prestigieuse école catholique
de la ville, elle a le sens du compro-
mis. Dans une ville en ébullition
permanente, elle apporte une pré-
sence pacificatrice du drame – il
est illustré en 2008 par le film de
Gus Van Sant, Milk, avec Sean
Penn – et gardera toujours un
­engagement farouche en faveur
du contrôle des armes à feu.
A peine élue au Sénat, elle
jouera un rôle important dans le
passage de l’interdiction fédérale
des fusils d’assaut, en 1994, une
mesure qui ne sera pas renouve-
lée en 2004, malgré ses efforts.
« J’ai assisté à un assassinat. J’ai es-
sayé de prendre le pouls de Harvey
Milk et j’ai mis le doigt dans un
trou de balle. Pourquoi y a-t-il tou-
jours un homme qui vient me dire :
A San Francisco, le 28 novembre 1979, lors d’une marche
en mémoire de son prédécesseur, George Moscone,
22 juin 1933 Naissance et de son adjoint Harvey Milk, assassinés un an plus tôt,
à San Francisco à San Francisco. Paul Sakuma/AP
1978-1988 Maire
de San Francisco
1992-2023 Sénatrice dé-
mocrate de la Californie “Chère madame, vous ne compre-
1993 Première femme nez pas” ? »
à entrer à la commission Dianne Feinstein est battue
judiciaire du Sénat en 1990 dans la course au poste de
2009 Première femme gouverneur de la Californie. Sa
à présider la commission campagne a été financée par le
spéciale sur le renseigne- banquier Richard Blum, qu’elle a
ment du Sénat épousé en troisièmes noces dix
28 septembre 2023 ans plus tôt. En 1992, elle est enfin
Mort à Washington élue au Sénat à la faveur d’une
élection partielle pour remplacer
le sortant républicain Pete Wilson
devenu gouverneur.
Elue de la ville la plus progres-
siste des Etats-Unis, elle adopte au
Sénat des positions centristes,
mais ne refuse pas d’évoluer,
comme sur la peine de mort, dont
elle soutiendra l’application,
avant de se rallier au camp aboli-
tionniste en 2018.
Après les attentats du 11 sep-
tembre 2001, elle se range du côté
de la CIA et de l’administration
Bush. Cheffe de file des démocra-
tes à la commission du rensei-
gnement, elle fait partie des qua-
tre élus informés secrètement
par le vice-président Dick Cheney
des techniques d’interrogatoire
musclées pratiquées par la CIA
sur les détenus de la « guerre »
­antiterroriste. En 2003, elle sou-
tient l’invasion de l’Irak lancée
par George W. Bush pour renver-
ser Saddam Hussein, soupçonné
de cacher des armes de destruc-
tion massive.
Devenue présidente de la
­commission du renseignement
après l’élection de Barack Obama,
et la reconquête démocrate du
Congrès, elle découvre l’ampleur
des mensonges de la CIA. Indi-
gnée par la destruction, en 2005,
des videéos des séances de
­« waterboarding » (simulacre de
noyade) infligées en 2002 à Kha-
led Cheikh Mohammed, le cer-
veau des attentats du World Trade
Center incarcéré sans procès à
Disparitions | 21
Guantanamo (Cuba), elle lance
une enquête parlementaire. Son
équipe produit un rapport de 525
pages établissant les mensonges
de la CIA sur la torture et la mise
en place de prisons secrètes dans
des pays alliés, où l’agence détient
des suspects. La sénatrice n’hésite
pas à s’opposer à l’administration
Obama, qui, toujours inquiète
d’apparaître faible sur la sécurité
nationale, cherche à empêcher la
diffusion du « Torture report ».
En présentant le dossier, le 9 dé-
cembre 2014 au Sénat, elle plaide
pour la fermeture de Guan­-
tanamo et implore : « Plus jamais
cela. » Certains de ses collègues
l’accuseront de « trahison », mais
l’épisode lui vaudra le surnom
de « lionne du Sénat », un hom-
mage rare dans une instance qui
a plutôt l’habitude de saluer les
« lions », de Ted Kennedy à John
McCain.
Descente aux enfers
En 2018, Dianne Feinstein rem-
porte son sixième mandat avec
une marge amoindrie, montrant
que son aura dans le parti com-
mence à pâlir. Elle est déjà la
doyenne du Sénat, elle a connu
quatre présidents, mais n’entend
pas passer la main. Les personna-
lités politiques de sa génération
ne s’effacent pas, a-t-elle prévenu.
Ils « tombent à leur bureau ».
En décembre 2020, l’influente
enquêtrice Jane Mayer du New
Yorker publie un article révélant
ce que ses collègues n’ignoraient
pas : les absences et trous de mé-
moire de plus en plus répétés de la
sénatrice. L’affectueux « DiFi » fait
place à « Feinstein ». L’icône de-
vient l’obstinée qui refuse de lais-
ser la place aux jeunes. La presse
scrute ses auditions, ironise sur
ses questions à Jack Dorsey, alors
PDG de Twitter, le 17 novem-
bre 2020, alors qu’elle formule la
même exacte demande à deux
minutes d’intervalle, sans s’en
apercevoir.
Dianne Feinstein s’enferre. Elle
encourage le parti à être « patient
avec Trump », qui pourrait « ap-
prendre et changer », espère-t-
elle. L’indulgence de ses ques-
tions à Amy Coney Barrett, la
­juriste ultra-conservatrice nom-
mée par Donald Trump pour la
Cour suprême, ulcère les progres-
sistes. Elle sera contrainte d’aban-
donner la présidence de la com-
mission des affaires judiciaires.
La suite est une douloureuse
descente aux enfers pour une
femme qui avait été toute-puis-
sante et semble ne plus avoir tou-
tes ses facultés. En mai, elle est
hospitalisée pour un zona. C’est
ensuite une encéphalite qui la re-
tient trois mois loin du Capitole.
Son absence paralyse les nomi-
nations à la commission des af-
faires judiciaires, où attendent
jusqu’à sept juges choisis par Joe
Biden. La doyenne résiste aux
­appels à démissionner, plus ou
moins charitables. Ses amis –
dont Nancy Pelosi, ex-speaker du
Congrès − estiment qu’on lui fait
un mauvais procès ou, en tout
cas, un procès sexiste. Revenue
en fauteuil roulant au Capitole,
Dianne Feinstein annonce fina-
lement qu’elle ne briguera pas un
nouveau mandat en 2024.
Saga juridique
En juin, une plainte en justice
ajoute à la consternation de la
classe politique. Celle-ci révèle un
pénible conflit familial sur la suc-
cession de son mari, Richard
Blum, décédé en 2022. L’influente
sénatrice se retrouve à devoir
poursuivre les héritières du mil-
liardaire – trois filles issues d’un
premier mariage − et les gestion-
naires du fonds d’investissement
ouvert par celui-ci à son nom
pour couvrir ses énormes frais
médicaux de soins à domicile.
Pis, sa fille, la juriste Katherine
Feinstein se présente comme
chargée de la tutelle, comme si la
sénatrice n’était plus en mesure
d’agir seule. Les dernières semai-
nes de Dianne Feinstein devien-
nent une saga juridique autour
de l’une des propriétés du couple,
la villa au bord de la mer de Stin-
son Beach, plage courue, au nord
de San Francisco.
La mort avant terme de celle
qu’il a décrite comme son « men-
tor » plonge le gouverneur de la
Californie, Gavin Newsom, dans
un casse-tête politique aux rami-
fications multiples. Selon la loi,
c’est à lui qu’incombe la respon-
sabilité de désigner une per-
sonne pour terminer le mandat
de la sénatrice. Le gouverneur a
promis de nommer « une femme
noire » pour compenser le départ
de la Californienne Kamala Har-
ris pour la vice-présidence.
Mais il ne veut pas avoir l’air
d’interférer dans la bataille qui a
commencé depuis des mois
pour le siège de Mme Feinstein en-
tre la très combative Katie Porter,
une juriste formée à l’école de la
sénatrice Elizabeth Warren, à
Harvard ; le centriste Adam
Schiff, salué par les militants
pour sa défense passionnée de
l’état de droit pendant les procé-
dures d’impeachment de Donald
Trump. Et la représentante Bar-
bara Lee, une élue afro-améri-
caine de San Francisco, l’unique
parlementaire démocrate à avoir
voté contre la guerre en Afgha-
nistan en 2001.
A Washington, nul n’a aussi
bien rendu hommage à la séna-
trice que son amie Nancy Pelosi,
83 ans, elle aussi issue du monde
politique de San Francisco.
Dianne Feinstein est « partie
quand elle l’a décidé », a-t-elle
­admiré. p
Corine Lesnes
 Géopolitique
0123
22 | Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023

Kiev - envoyé spécial

D
e l’état de choc face à l’inva-
sion lancée par Moscou à
l’ardeur de la résistance, de
la colère suscitée par les
crimes russes à l’enthou-
siasme des victoires militai-
res initiales, l’Ukraine n’a guère pu réfléchir,
dans l’urgence des premiers mois, à la nature
du conflit. L’hiver et le froid sont alors arri-
vés, avec une guerre de positions et d’usure.
Puis sont revenus le printemps, l’été, et dé-
sormais un autre automne, avec leurs âpres
batailles mètre après mètre. Le défi pour
Kiev, aujourd’hui, est l’épreuve du temps.
L’homme qui a déclenché cette guerre en
envahissant l’Ukraine et qui serait, à ce titre,
le seul à pouvoir y mettre un terme en reti-
rant son armée du champ de bataille, le prési-
dent russe, Vladimir Poutine, l’a appris à ses
dépens : son projet de conquérir Kiev en trois
jours s’est transformé en un conflit dont nul,
pas même lui, ne peut entrevoir la fin.
S’il n’existe pas de maître des horloges, il y
a parfois des sages. Des gens lucides mesu-
rant pleinement, souvent avant les autres,
les risques et les aléas des combats, les diffi-

cultés à venir, et qui savent que la guerre est
synonyme d’incertitudes, de hasards et de
surprises. En Ukraine, l’un de ces sages est
Valeri Zaloujny, le chef d’état-major des for-
ces armées. Ce général, passé par le com-
mandement des opérations spéciales et en-
tré dans l’histoire pour avoir mis en échec le
plan initial d’une armée aussi puissante que
Ukraine
l’« effet Boutcha », du nom de cette ville en
périphérie de la capitale dont le sort des ha-
bitants, assassinés, torturés ou violés par les
troupes du Kremlin, a choqué les Ukrainiens.
D’autre part, l’armée russe, quelle que soit sa
puissance théorique, pouvait être défaite sur
le champ de bataille, les défenseurs de Kiev

celle de Moscou, a averti que ce conflit pour-
rait durer longtemps. Pourtant, bien qu’il
soit le mieux placé pour juger de la situa-
tion, et par ailleurs l’homme le plus popu-
laire du pays, peu d’Ukrainiens l’ont écouté,
ou réellement compris.
Depuis le déclenchement de l’invasion
A l’épreuve
venaient de le prouver.
Cette conviction est renforcée le 11 novem-
bre 2022, à la libération de Kherson. La vic-
toire est cruciale, car il s’agissait là de la
seule capitale régionale que les soldats russes
étaient parvenus à conquérir. Entre ces deux
dates ont par ailleurs été perpétrés d’autres

russe, que ce soit dans un article coécrit, en
septembre 2022, avec le général Mykhaïlo Za-
brodsky – « Les perspectives de la campagne
militaire en 2023 du point de vue des Ukrai-
niens. Combien de temps cette guerre peut-
elle durer et comment pouvons-nous la ga-
gner ? » –, ou dans de rares entretiens accor-
dés aux médias, Valeri Zaloujny n’a cessé de
mettre en garde son pays, en rappelant deux
évidences. D’abord, la volonté de M. Poutine
est de conquérir l’Ukraine, et une nouvelle
tentative de s’emparer de la capitale n’est pas
à exclure. Ensuite, l’objectif de Kiev de libérer
tous les territoires ukrainiens jusqu’aux fron-
tières de 1991, s’il n’est pas hors de portée,
­nécessite un effort colossal et du temps.
Le plan B de la Russie
L’idée que Russes et Ukrainiens soient enga-
gés dans une guerre longue est pourtant
­contenue dans quelques données originelles.
Si l’ordre d’invasion a été émis le 24 fé-
vrier 2022, l’armée russe s’y préparait depuis
des années et les racines du conflit armé re-
montent à 2014, avec l’annexion de la Crimée
et les affrontements dans le Donbass. La
guerre aura donc bientôt 10 ans, ce qui en soi
est déjà long et témoigne de la détermination
russe à conquérir l’Ukraine, pas d’un caprice
éphémère. Autant dire qu’il serait difficile
pour Moscou de renoncer. L’échec de son as-
saut contre Kiev, qui visait la tête du pouvoir
et le cœur du pays, impliquait un conflit s’ins-
crivant dans la durée : la guerre longue est
simplement le plan B de la Russie.
Côté ukrainien, la logique d’un conflit de
longue durée est apparue à la date du
2 avril 2022, jour de la libération de la région
de Kiev. A ce moment-là, l’Ukraine prend
conscience de deux réalités. D’une part, les
atrocités commises par l’armée russe envers
la population civile sont telles qu’il devient
impossible de négocier avec Vladimir Pou-
tine – qui, par ailleurs, ne le souhaite pas non
plus –, de même qu’il devient intolérable
d’abandonner d’autres Ukrainiens à la loi de
l’occupant. C’est ce qu’on pourrait appeler
crimes insupportables aux yeux des Ukrai-
niens, comme la destruction de Marioupol ou
encore la déportation en Russie de dizaines
de milliers d’enfants. De l’« effet Boutcha » à
l’« effet Kherson », le conflit était en fait déjà
installé dans une logique de guerre longue.
« L’Ukraine ne s’est pas effondrée. Du prési-
dent [Volodymyr Zelensky] au combattant de
première ligne, l’Ukraine a résisté. L’intérêt
russe est maintenant que la guerre soit lon-
gue », commente Taras Chmut, vétéran et
­directeur de Come Back Alive (« reviens vi-
vant »), pionnière parmi les fondations pri-
vées qui soutiennent l’armée ukrainienne.
« Le pays n’était certes pas prêt pour une
guerre longue, mais le plus important est tout
de même que la Russie a enchaîné les défaites
dès les premiers jours », analyse Maria
­Berlinska, qui coordonne des donations de
drones aux unités militaires.
« La bataille de Kiev fut un moment de cou-
rage extraordinaire, de moral très haut. Mais,
à l’époque, presque tout le monde était encore
prêt à négocier avec la Russie. Tout a changé
après la libération de la région de Kiev, lors-
qu’on a découvert ce que les Russes avaient
fait à Boutcha et dans d’autres villes occupées.
La guerre a changé de nature », affirme Serhiy
Prytula, qui dirige la fondation qui porte son
nom. S’il estime que « l’Ukraine n’était pas
prête pour une guerre, ni de cette ampleur ni
de longue durée », il pense désormais que la
prise de conscience a eu lieu : « On sait que la
guerre sera longue, et on s’y prépare. »
Mis à part le général Zaloujny, dont la pa-
role rare fait autorité, beaucoup en Ukraine
jugent que le pouvoir, tant politique que
­militaire, n’a pas suffisamment préparé la
population à la perspective d’une guerre
longue. « Dire que l’actuelle contre-offensive
pouvait être rapide fut une erreur de commu-
nication de certains de nos dirigeants », dit
Serhiy Prytula. « Le gouvernement a eu ten-
dance à faire croire, aux Ukrainiens comme
aux pays alliés, que la guerre serait vite termi-
née. C’est dangereux, car cela ne correspond
pas à la logique militaire », soutient aussi
du temps
La première phase du conflit a été jalonnée
de tant de surprises qu’elle a masqué le rythme
d’une guerre conventionnelle classique, avec ses rudes
batailles mètre après mètre. Après l’illusion d’une
victoire rapide, Kiev se prépare à une guerre longue
l’intellectuel et militant Alex Kovzhoon. Le
« Il y a eu, et chez président Zelensky vient de reconnaître,
les Ukrainiens dans l’hebdomadaire britannique The Eco-
nomist, qu’il n’avait d’autre choix que de se
et chez tenir « prêt à une guerre longue ».
« Il y a eu, à la fois chez les Ukrainiens et
les Occidentaux, chez les Occidentaux, l’illusion d’une guerre
courte, qui a conduit à une désillusion. Les
l’illusion d’une Ukrainiens ont commencé à comprendre que
guerre courte, la guerre serait longue au cours de l’hiver, et
les Occidentaux sont en train de le compren-
qui a conduit à dre en ce moment », estime le philosophe
­Volodymyr Yermolenko, rédacteur en chef
une désillusion » du podcast « Ukraine World ». « J’ai l’impres-
Volodymyr Yermolenko sion que les militaires tentent de préparer la
philosophe ukrainien société ukrainienne. Les gens parlent de plus
en plus de guerre longue, comme pour s’y
­préparer eux-mêmes et y préparer les
autres », observe le sociologue Tymofii Brik,
recteur de la Kyiv School of Economics.
En Ukraine, on voue un tel culte à l’esprit de
résistance et à l’unité nationale qu’il est rare
de se montrer alarmiste. Peu sont ceux qui
­tirent, parfois, la sonnette d’alarme. Maria
Berlinska s’y est risquée, en déclarant, en juin
à Kiev, lors d’une conférence qu’elle a quali-
fiée de « séance de réalisme », que l’Ukraine
doit « cesser de se laisser bercer par l’illusion
du bain rose et chaud de la propagande ».
« C’est lorsque nous pensons que nous som-
mes sur le point de gagner que la défaite
­commence », a-t-elle averti. La militante, elle-
même vétérane blessée au front et désormais
surnommée « la mère des drones », est telle-
ment respectée que sa mise en garde n’a pas
été trop critiquée, mais elle a secoué le micro-
cosme qui gravite autour des forces armées.
Car la discussion sur le concept de « guerre
longue » concerne, d’abord et avant tout, le
domaine militaire. Avec une question qui
­taraude tout le monde : l’Ukraine y est-elle
prête ? La crainte existe que les succès ini-
tiaux de la résistance et des premières
­contre-offensives aient masqué la véritable
nature du conflit.
La première phase de la guerre, de l’inva-
sion du 24 février à la libération de Kherson,
le 11 novembre 2022, a été jalonnée de tant
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
de surprises et de mouvements militaires
que certains ont pu croire qu’il s’agissait là
d’un rythme normal et que d’autres recon-
quêtes allaient forcément suivre rapide-
ment. Or, c’est sans doute la guerre d’usure à
laquelle on assiste depuis près d’un an,
­symbolisée par l’interminable bataille
autour de Bakhmout, qui correspond au
rythme d’une guerre conventionnelle « clas-
sique », quand aucune des deux armées ne
dispose d’une supériorité écrasante.
« La Russie ne peut plus mener une offensive
conventionnelle, mais elle peut soutenir le
combat pendant des années. Et aucun des
deux camps n’est en mesure de l’emporter mi-
litairement de manière décisive », constate
Mykola Bielieskov, spécialiste des questions
de défense à l’Institut national d’études stra-
tégiques, à Kiev, et à la fondation Come Back
Alive. « La Russie n’a pas gagné la guerre,
mais on ne peut pas affirmer qu’elle va la per-
dre. L’Ukraine n’a pas perdu la guerre, mais
on ne peut pas affirmer qu’elle va la gagner »,
résume Taras Chmut.
« Débat désagréable pour le moral »
« Heureusement, on commence à comprendre
ce qu’est la perspective d’une guerre longue »,
croit M. Bielieskov. Preuve en est, selon lui, les
interrogations sur la stratégie militaire
­ukrainienne, qui ont émergé dans la presse
américaine cet été et qui se sont depuis
­calmées. « Le débat public tourne en faveur de
l’Ukraine, poursuit-il. Les gens commencent à
réfléchir à long terme. Ce débat est désagréa-
ble pour le moral, mais l’idée qu’il faut laisser
les Ukrainiens définir leurs plans de bataille
paraît avoir été acceptée. »
Face à ces critiques anonymes émanant de
Washington, le pouvoir ukrainien a dû re-
connaître que la contre-offensive en cours
depuis le mois de juin, dans le sud du pays,
dans les provinces de Zaporijia et de Donetsk,
était plus lente qu’espéré. Cette sorte d’aveu
de faiblesse forcé exaspère en Ukraine, au
moins autant que les communiqués de vic-
toires outranciers diffusés chaque jour à la
télévision d’Etat. Pour les soldats du front, il
était depuis longtemps évident que chaque
ligne russe serait difficile à percer, et que
chaque jour ne se solderait pas par une
­victoire ou par une défaite.
Ceux qui reprochent la lenteur de la contre-
offensive ukrainienne semblent par ailleurs
oublier que la principale reconquête de 2022,
dans la région de Kherson, a été précédée
d’une rude bataille de plusieurs mois, là
aussi village par village. Le fait que l’armée
russe a fini par évacuer la ville était simple-
ment dû à la situation géographique de
Kherson, adossée au fleuve Dniepr et donc
exposée à un risque d’encerclement, de la
même manière, d’ailleurs, qu’à Izioum.
Avant même le débat sur les difficultés de la
contre-offensive dans le Sud, la discussion
autour de la guerre longue a, en fait, com-
mencé à l’hiver, lorsque les Ukrainiens se sont
rendu compte du carnage effroyable provo-
qué par les combats autour de Bakhmout,
dans le Donbass. Outre la durée insensée
d’une bataille qui se poursuit à ce jour, l’enjeu
de Bakhmout, une bourgade sans intérêt
­stratégique, est un sujet qui divise en Ukraine,
notamment au sein des forces armées.
Défendue par le président Zelensky et me-
née par le général Oleksandr Syrsky, com-
mandant de l’armée de terre, la bataille du
Donbass ne fait pas l’unanimité, loin de là.
Beaucoup d’officiers, depuis les états-majors
de campagne jusqu’à la première ligne de
front, confient depuis des mois, sous le
­couvert de l’anonymat, qu’ils auraient préféré
perdre quelques portions supplémentaires de
terrain dans le Donbass depuis un an et pré-
server leurs hommes pour la contre-offensive
dans le Sud, là où se joue véritablement l’ave-
nir de la guerre. Les critiques ont animé les
discussions entre militaires, au point que le
général Zaloujny est sorti de son silence pour
rappeler que la stratégie avait été validée par
l’état-major et que le général Syrsky avait sa
confiance. « La bataille de Bakhmout sera
­débattue entre historiens, et je crois il n’y aura
pas de conclusion définitive, avance Mykola
Bielieskov. Il fallait défendre nos lignes ; la
question porte sur la façon de se défendre. Mais
quand l’objectif est de reconquérir des territoi-
res, il est difficile d’accepter parallèlement l’idée
d’abandonner du terrain. »
Oleksandr Kovalenko, un militant du ré-
seau Information Resistance à Odessa, dé-
fend la décision du pouvoir ukrainien. Selon
lui, « Bakhmout fut un piège à Russes, qui ne
pouvaient plus attaquer ailleurs. Beaucoup ne
l’ont pas compris. Et ce piège est toujours à
l’œuvre aujourd’hui, et en pire puisque doré-
navant ils s’y défendent au lieu d’attaquer ».
Avant d’ajouter : « Le sacrifice de nos hommes
a sauvé beaucoup de vies et, même si la Russie
avait déjà perdu ses capacités offensives, il a
peut-être sauvé une ville importante. »
Le débat sur la tactique militaire et la ques-
tion de savoir sur combien de fronts l’armée
ukrainienne peut combattre en même
temps, qui par ailleurs vont de pair avec la na-
ture et le rythme des livraisons d’armes – ju-
gées trop lentes par Kiev – des pays alliés de
l’Ukraine, ont du reste contribué, même si ce
n’était pas l’objectif, à faire prendre cons-
cience au pays qu’il s’installait dans une logi-
que de guerre longue. « Les gens ne me parais-
sent pas déçus quand l’armée avance lente-
Géopolitique | 23
Aux abords ment. Ils comprennent la difficulté de la ba-
de Bakhmout, dans taille, la dureté des combats. Ils en respectent
le Donbass (front encore davantage les soldats », croit constater
est de l’Ukraine). le sociologue Tymofii Brik.
A gauche, Ces difficultés ont, toutefois, des consé-
le 25 février 2022, quences paradoxales : d’un côté, la société
au lendemain ukrainienne fait corps avec ses combat-
du déclenchement tants ; de l’autre, les jeunes de 20 ans, qui ne
de l’offensive russe, se sont pas engagés dès l’invasion russe,
la dernière route sont désormais plus réticents à rejoindre le
d’accès à la ville front, se rendant bien compte que la guerre
est la cible de tirs n’est pas qu’une histoire de succès rapides et
de roquette. de victoires glorieuses, mais bel et bien de
Ci-dessus, le 10 mars sang, de larmes, de camarades morts au
2023, un soldat combat ou blessés à vie.
d’une unité « Un abîme se creuse entre les gens du front
d’artillerie et les gens de Kiev et des villes », remarque le
de la 80e brigade philosophe Volodymyr Yermolenko, qui
ukrainienne. pense que « la seule solution est la mobilisa-
Laurent Van der Stockt tion totale de la société ». Il a même une idée
pour « Le Monde » originale, proposant d’appeler sous les dra-
peaux « en priorité les hommes plus âgés qui
ont déjà des enfants », comme lui, qui n’a pas
été mobilisé car père de trois filles, afin d’atté-
nuer le carnage parmi la jeunesse et de pré-
server ainsi l’avenir du pays. « On a déjà perdu
tant de jeunes hommes… », murmure-t-il.
Pour les soldats En Ukraine, la discussion sur la guerre lon-
du front, il est gue concerne tous les domaines de la société,
de l’économie au social, de l’éducation à la
depuis longtemps justice, des infrastructures énergétiques au
système de santé publique. Dans ce pays, très
évident dépendant du soutien de ses alliés étrangers,
elle revêt aussi un enjeu industriel majeur.
que chaque ligne « Kiev a commis l’erreur stratégique de ne pas
russe sera investir dans sa défense de l’indépendance,
en 1991, jusqu’au conflit de 2014. Et [en 2022]
difficile à percer n’était pas préparé à faire face à une inva-
sion », note Oleh Katkov, rédacteur en chef du
mensuel Defense Express.
« La garantie que ça n’arrive plus »
Peu à peu, le pays se lance dans la production
d’armement à grande échelle. Serhiy Prytula
évoque l’existence d’« environ 160 entrepri-
ses fabriquant des drones ou des éléments de
drones », mais aussi des innovations dans les
robots terrestres et les engins de déminage.
Ce dynamisme dans le secteur des nouvelles
technologies doit gagner l’ensemble du do-
maine militaro-industriel, car, sur le front, la
supériorité russe en matière de quantité
d’armes traditionnelles reste écrasante.
Réfléchir à la guerre longue incite, enfin, à
s’interroger sur l’objectif et la finalité du
­conflit. La victoire militaire tant annoncée,
tant désirée, sera-t-elle synonyme de paix du-
rable ?, se demande-t-on à Kiev. « Même si
­notre armée revient aux frontières de 1991, les
combats pourraient durer. La frontière n’est
qu’un indicateur. L’objectif final est que la Rus-
sie cesse d’attaquer l’Ukraine et de combattre
ses voisins », dit Taras Chmut, de Come Back
Alive, qui rappelle que « la guerre s’achève
quand il y a un vainqueur et un vaincu, et que
les deux camps le reconnaissent ».
« L’idée qu’une victoire aux frontières de 1991
serait la fin de la guerre est naïve. La guerre ne
se terminera pas par la reconquête de la
­Crimée si les Russes conservent le même type
de régime, car, alors, ils reviendront un jour se
venger », redoute le philosophe Volodymyr
Yermolenko. « Poutine veut soit ­conquérir
l’Ukraine, soit la détruire », martèle l’analyste
stratégique Mykola Bielieskov, qui imagine
volontiers l’armée russe, même en cas de
­retour aux frontières de 1991, continuer à
bombarder l’Ukraine.
Contrairement au vétéran Taras Chmut, qui
pense que « plus c’est long, plus ce sera diffi-
cile », parce que l’histoire a montré qu’« avec le
temps, la Russie finit toujours par gagner », l’in-
tellectuel et militant Alex Kovzhoon assure ne
« [s’]inquiéter ni de la victoire ni du moment de
cette victoire ». En revanche, il ne voit pas
poindre « la garantie que cela n’arrivera plus ».
Or, insiste-t-il, « la Russie est une puissance
­colossale. Il faudra donc une paix avec elle ».
La défenseuse des droits humains Oleksan-
dra Matviichuk, Prix Nobel de la paix 2022,
s’interroge, elle aussi, sur la suite. Car si « la
seule solution au conflit est une défaite de la
Russie », elle ne sent pas le monde s’y prépa-
rer : « Si l’Ukraine gagne, la Russie perd. Or je
crains que la communauté internationale n’ait
aucun plan en cas de défaite de la Russie. »
Même si les gens sont « fatigués » et que la
guerre est « triste et terrifiante », comme le
dit Alex Kovzhoon, le conflit n’engendre pas
que des peurs pour l’avenir. « L’Ukraine est le
pays des miracles. Le pays est mobilisé. C’est
très beau cette solidarité, cette empathie. Il
est bon de vivre ici en ce moment », confie
l’historien Yaroslav Hrytsak, de Lviv. « Il est
incroyablement merveilleux de voir des quali-
tés, que l’on n’aurait jamais pu imaginer chez
des gens, soudainement mises en lumière »,
poursuit M. Kovzhun.
Tymofii Brik, qui ne se rend plus à l’univer-
sité ces jours-ci et travaille dans un café, en
bas de chez lui, car son épouse doit donner
naissance, d’une minute à l’autre, à leur pre-
mier enfant, reconnaît que l’idée d’une
guerre longue a pu le faire hésiter à devenir
père. « Et puis ma femme m’a rappelé ce
­dicton : “Il va pleuvoir longtemps.” » Les gens
l’utilisent à propos de tout et n’importe quoi,
quand ils évoquent l’avenir. « Ma femme a
raison, et la sagesse populaire aussi », dit le so-
ciologue. Malgré la guerre, l’effroi et les
morts, la vie ne doit en aucun cas s’arrêter. p
Rémy Ourdan
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023 Carnet | 25
Marie-Claude Le Baron, Vic-sur-Cère. Paris. Saint-Genès-de- Jeanne et Antoine Schnebelen,
son épouse, Lombaud. ses « jolis-enfants »,
Conférences
Laurence et Marc Sirven, Sylvaine Françoise Sauvestre,
Le Carnet Le Baron et Laurent Chevallier, Michèle Pistoletti Lewiner,
en vente son épouse, sa sœur,
Audran Le Baron et Mathilde de
actuellement Romefort, Judith et Gabriel Gross, Deborah Denis et Benoit Jacquart,
ses enfants, et Daniel Elalouf, ses neveux,
Vous pouvez nous faire parvenir ses filles et gendres, Les Matinées de la Littérature
vos textes soit par e-mail : Louise, Isabeau, Ambroise, Marie- Toute sa famille reprendront le 5 octobre 2023,
Jacques et Colette Lewiner,
K En kiosque carnet@mpublicite.fr Zoé, Jean-Sol, Olympe et Bérénice,
son frère et sa belle-sœur,
Et ses amis, à 9 h 30,
ses petits-enfants, au centre Sèvres et en visio.
(en précisant impérativement Esther, Golda, Arié, Lio, Sacha,
Alain et Martine Ribeyrolles,
votre numéro de téléphone et Ezra, Ilana, font part du décès de
ses cousins, Cinq nouveaux sujets :
votre éventuel numéro d’abonné ses petits-enfants,
Florence et Robert Rice, • Kafka à la lettre, Philippe Zard
ou de membre de la SDL) Alain SAUVESTRE,
HORS-SÉRIE ont la tristesse de faire part du décès sa belle-sœur et beau-frère, • Littératures de combat,
soit sur le site : de ingénieur Supélec, Denis Labouret
https://carnet.lemonde.fr • Shakespeare et Rome,
ont la tristesse de faire part du décès
M. Christian LE BARON, Jean Delabroy
L’équipe du Carnet reviendra vers du survenu dans sa soixante-dix-
ingénieur civil des Mines de Paris • Écritures de résilience,
vous dans les meilleurs délais huitième année, le 22 septembre 2023, Carole Auroy
(promotion 1964), docteur Jules LEWINER,
pour vous confirmer la parution. à Paris. • Emmanuel Carrère-aux parages
de la fiction,
survenu le 26 septembre 2023, à Paris, survenu le 28 septembre 2023, à
LA MORT EN FACE Agathe Novak-Lechevalier.
Comment légiférer sur la fin de vie carnet@mpublicite.fr à l’âge de soixante-dix-huit ans. Saint-Genès-de-Lombaud, à l’âge de Sa crémation aura lieu le 3 octobre,
https://carnet.lemonde.fr quatre-vingt-trois ans. à 14 h 30, au crématorium du cimetière Les conférences ont lieu au
Hors-série La cérémonie religieuse sera célébrée du Père-Lachaise, Paris 20e. Centre Sèvres,
le jeudi 5 octobre, à 11 h 30, au Temple Et comme il l’aurait dit lui-même, 35 bis, rue de Sèvres, Paris 6e.
AU CARNET DU «MONDE» dans cet argot qu’il affectionnait tant
de Montparnasse-Plaisance, 95, rue
de l’Ouest, Paris 14e. et dont il était virtuose : « Un toubib Jacquart Schnebelen,
Contact : 06 77 66 09 55.
Décès comme on n’en fait plus, un jules qui 1, rue Henri-Murger, www.lesmardisdelaphilo.com
L’inhumation aura lieu le même va manquer à sa nénette, un paternel 75019 Paris. podcasts : www.mercisocrate
Michèle, qui se fendait bien la poire, un frérot
jour à 16 heures, au cimetière
HORS-SÉRIE

son épouse, avec qui faire le zouave, un amateur

François, Nicolas et Olivier, parisien de Pantin, 164, avenue Jean-
de bonne gnôle, auvergnat et titi Société éditrice du « Monde » SA
ses enfants Jaurès. Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
parisien. Jules a tiré sa révérence Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Et ses huit petits-enfants, entouré de ceux qui l’aiment. » Que Directrice de la rédaction Caroline Monnot
INCLUS :
DES ILLUSTRATIONS
Fleurs et couronnes bienvenues. ces mots d’argot dont il était mordu
Direction adjointe de la rédaction Grégoire Allix, Maryline Baumard, Hélène Bekmézian, Philippe Broussard,
INÉDITES,
Nicolas Chapuis, Emmanuelle Chevallereau, Alexis Delcambre, Marie-Pierre Lannelongue, Franck Nouchi,
ont la tristesse de faire part du décès, Vous pouvez privilégier, si vous le
UN ENTRETIEN EXCLUSIf
AVEC L’AUTEUR

l’accompagnent. Harold Thibault

ZEPraconte 30 ans de
survenu dans sa quatre-vingtième
année, de
souhaitez, un don à la Fondation Directrice éditoriale Sylvie Kauffmann
Directrice déléguée au développement des services abonnés Françoise Tovo
Hôpital Saint-Joseph (fhsj.fr).
titeuf Les obsèques auront lieu le mardi
3 octobre, à 11 h 30, au cimetière
Directeur délégué aux relations avec les lecteurs Gilles van Kote
Rédaction en chef Laurent Borredon, Emmanuel Davidenkoff (Evénements), Jérôme Gautheret, Michel Guerrin,
En partenariat avec

Alain BERTHÉZÈNE, Nicolas Jimenez (photographie), Sabine Ledoux (cheffe d’édition),Alain Salles (Débats et Idées)
mclb@laposte.net parisien de Bagneux. Directrice du design Mélina Zerbib
lecteur assidu de l’évangile Direction artistique du quotidien Natalie Lebreton
Hors-série du Monde depuis son plus jeune âge. sylvainelebaron@gmail.com Infographie Delphine Papin
alebaron@gmail.com Ni fleurs ni couronnes, mais avec Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
Secrétaire général de la rédaction Sébastien Carganico
sirvenmaths@gmail.com de l’humour jusqu’au cimetière. Conseil de surveillance Aline Sylla-Walbaum, présidente, Gilles Paris, vice-président
Marie-Thérèse,
sa femme,
Sophie, Serge, Etienne,
ses enfants,
Sa ribambelle de petits-enfants
100 GRILLES
Et arrière-petits-enfants,
PAR PHILIPPE DUPUIS – N° 7

annoncent le départ de

Patrick André
COULON,
Quotidien + numérique
survenu le 18 septembre 2023,
à l’âge de quatre-vingt-onze ans.

Magazine n°7 « Es ist vollbracht. »*

J. S. Bach, Passion selon saint Jean. Le journal et ses suppléments
* « Tout est accompli. » livrés chez vous
Marie-Thérèse Coulon,
Collections 1, rue des Bleuets,
90160 Bessoncourt. Tous les contenus numériques
Ses enfants, sur le site et les applications
Ses frères et sœur
Et toute la famille,

ont la tristesse de vous informer du

décès de
19 € par mois pendant 3 mois
Serge DURAND-RAUCHER, au lieu de 96,20 € (prix de vente au numéro)
dit DUCHER,

intervenu le 20 septembre 2023, à son

domicile parisien, dans sa quatre-vingt-
unième année. Abonnez-vous en ligne sur :
La cérémonie aura lieu au abo.lemonde.fr/quotidien3M
funérarium des Batignolles, Paris 17e,
Actuellement en vente,
le jeudi 5 octobre, à 14 h 30.
le volume n° 3
FRANÇOIS 1ER
L’École Pratique des Hautes Études
BULLETIN D’ABONNEMENT 231EMQAPA
a la tristesse de faire part du décès, A compléter et à renvoyer à : Le Monde - Service Abonnements - A1100 - 62066 Arras Cedex 9
survenu le 24 septembre 2023, de
OUI, je m’abonne à l’offre Quotidien + numérique du Monde pendant 3 mois pour seulement 19€ par mois puis 24,90 €/mois
6 quotidiens + « M le magazine du Monde » + tous les contenus numériques sur le site et les applications + les archives du Monde depuis
M. Philippe GIGNOUX, 1944 + l’application La Matinale + plus de 2000 grilles de jeux en ligne.
directeur d’études,
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titulaire de la chaire
« Religions de l’Iran ancien ».
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le décès de IBAN — Numéro international d’identification du compte bancaire
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Lecteurs survenu le 26 septembre 2023,
à l’âge de soixante-dix-sept ans.
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Par tél. au 03 28 25 71 71 l’église Saint-Médard de Parfondeval
de 9 h à 18 h (prix d'un appel local) (Aisne), ce samedi 30 septembre, à
14 h 30.
K Le Carnet du Monde
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mémoire se tiendra dans son
appartement, le samedi 7 octobre, à
16 heures.
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67/69 Av. Pierre-Mendès-France
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métropolitaine jusqu’au 31/12/2023. Au delà des 3 premiers mois, à défaut de résiliation, reconduction tacite de l’abonnement à 24,90 €/mois, sans engagement de durée. Les CGV applicables à l’abonnement souscrit sont
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Dons à France Alzheimer.

 Culture
26 |
Intelligence artificielle :
les machines
sont-elles nos amies ?
ChatGPT a fait prendre conscience d’une révolution
civilisationnelle. Entre opportunités créatives
et peur d’une obsolescence de ses métiers,
le monde de la culture a le cœur qui balance
Enquête
O
n essaye de ne
pas avoir peur… »,
glisse la voix
(française) de
Steve Carell. De-
puis quarante
ans qu’il est un pilier du doublage,
Constantin Pappas en a vu, des
­révolutions technologiques : bo-
bine de 35 millimètres, vidéo, nu-
mérique… Mais, pour la première
fois cet été, il s’est dit qu’il ferait
bien de réactiver son projet de
chambres d’hôte à la campagne.
La faute à l’IA, l’intelligence artifi-
cielle. Traduction immédiate
automatisée, acteurs aux visages
rendus éternels, ­duplication de fi-
gurants, scénarios que l’on fait
composer par l’algorithme…
« Nous allons être les témoins,
prédit Jean-François Bonnefon,
directeur de recherche en psycho-
logie cognitive à la Toulouse
School of Economics, d’un boule-
versement dans la culture hu-
maine qui, en termes d’impor-
tance, est l’équivalent du retour
des explorateurs de Chine au
temps de Marco Polo, les bras
chargés de nouveautés comme la
UN HORS-SÉRIE
HORS-SÉRIE
ZEP
raconte 30 ans de
titeuf
LES AVENTURES DE TITEUF PAR SON CRÉATEUR
Le Monde fête les 30 ans du légendaire personnage à la mèche blonde,Titeuf.
L’occasion de découvrir des dessins jamais publiés, ainsi que le récit de l’éton-
nante aventure de sa création par Zep. Une vision du monde de cet écolier
turbulent et blagueur depuis sa hauteur d’enfant.
CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
ET SUR LEMONDE.FR/BOUTIQUE
monnaie papier, et de l’invention
de la presse imprimée par Guten-
berg… Tous les grands chocs de
culture qu’a connus l’histoire
européenne vont être concentrés
en quelques années. »
On l’a vu avec les cinq mois de
grève qui ont mis Hollywood à
l’arrêt, le monde de la culture est
sens dessus dessous face à
­l’obsolescence programmée de
ses ­métiers. « La seule chose,
cherche à se rassurer Constantin
Pappas, c’est que si l’on dit à Ro-
bert De Niro : “Votre voix va être
exploitée dans 37 pays en 37 lan-
gues”, je ne suis pas sûr qu’il ac-
cepte. Ou alors il risque de deman-
der une somme si phénoménale
que le doublage restera une solu-
tion plus ­économique. »
L’arrivée sur le marché de
­ChatGPT au début de l’année a
été une prise de conscience. Cet
automne, pas un festival de ci-
néma, pas une réunion d’édi-
teurs, pas un raout musical qui
n’affiche une table ronde sur l’in-
telligence artificielle. Et partout
le mot revient, lancinant : « rem-
placement ». Le parallèle avec les
­diatribes d’un Renaud Camus ou
d’un Eric Zemmour n’est pas
­fortuit. La civilisation serait me-
INCLUS :
DES ILLUSTRATIONS
INÉDITES,
UN ENTRETIEN EXCLUSIf
AVEC L’AUTEUR
En partenariat avec
116 PAGES - 10,99 €
nacée cette fois par l’avènement
d’un monde d’algorithmes. « La
peur d’une culture dont on pense
qu’elle nous menace, même s’il
s’agit de stéréotypes ou de préju-
gés, est encore accentuée avec l’IA,
parce que personne ne sait vrai-
ment à quoi ça ressemble la
­culture des machines. Et cette in-
quiétude-là n’arrive à s’accrocher
à rien », souligne Jean-François
Bonnefon.
Les économistes technophiles
ont beau prédire que l’IA va éga-
lement créer des emplois, selon
la théorie de la destruction créa-
trice de Schumpeter, la peur est
là. D’autant que ce ne sont plus
cette fois les métiers d’exécution
qui sont ciblés, mais les métiers
de décision ou de création, que
les générations précédentes
avaient privilégiés, qui nous
­semblaient les plus inextrica­-
blement ­humains… Et derrière
cette peur se profile un senti-
ment de remplacement beau-
coup plus profond et sourd : celui
de l’être humain en tant que tel.
L’extinction de l’espèce.
« Une peur archaïque »
Dans sa jeunesse, le Britannique
Samuel Butler (1835-1902), qui
fera plus tard profession d’écri-
vain, s’en alla élever des moutons
en Nouvelle-Zélande. Il y resta
cinq ans. Isolé, ayant fait de L’Ori-
gine des espèces, de Charles
Darwin, son livre de chevet, ce fils
de pasteur envoya alors plusieurs
lettres, sorte de plaidoyers évolu-
tionnistes, au journal local, que
Darwin lui-même republiera plus
tard : « Nous créons nos propres
successeurs, y écrit Samuel Butler.
L’homme deviendra pour les ma-
chines ce que le cheval et le chien
sont à l’homme. »
« Tout cela fait écho à une peur
archaïque liée au décentrement.
Tour à tour, les théories de Coper-
nic ou de Darwin ont accompli des
révolutions en déplaçant l’homme
du centre de notre univers symbo-
lique », décrypte la polytechni-
cienne Laura Chaubard, qui a elle-
même longuement travaillé sur
l’intelligence artificielle au minis-
tère des armées avant de diriger
aujourd’hui l’école dont sont is-
sus des bataillons de scientifi-
ques qui construisent les algo-
rithmes de demain. « ChatGPT est
un monstre de foire, observe-t-
elle. Parce qu’il simule la perfor-
mance humaine sur des tâches
complexes qui touchent au lan-
gage, donc à la pensée, et à
l’image, donc à la créativité, il est
normal qu’il fasse peur. »
Même si tout le monde s’ac-
corde à rappeler – à l’instar de la
philosophe Catherine Malabou,
élève de Jacques Derrida, autrice
de Métamorphoses de l’intelli-
gence. Que faire de leur cerveau
bleu ? (PUF, 2017) – qu’il n’y a pas,
tapie derrière le rideau des super-
calculateurs, « une » IA omni­-
puissante, mais des algorithmes
rêvés, instruits, manœuvrés, par
des humains. « Qu’il y ait une in-
quiétude, c’est légitime, remarque
« D’un point de vue
psychopathologique,
l’IA est un autiste
Asperger »
Michael Stora
psychanalyste
la philosophe. Mais là, on passe à
quelque chose de complètement
délirant. Les gens voient ce qui se
passe comme une épidémie. Il y a
quelque chose qui tient de la théo-
rie du complot. »
Auteurs de l’ouvrage Le jour où
les robots mangeront des pom-
mes (Editions Petra, 2011), inspiré
des travaux du Japonais Hiroshi
Ishiguro et de son robot star
conçu à son image, l’anthropo­-
logue Emmanuel Grimaud et l’ar-
tiste Zaven Paré ont eux-mêmes
créé en Inde un robot opéré à
­distance représentant le dieu
­Ganesh, avec lequel le public était
invité à dialoguer. Une manière
critique et décalée d’analyser le
transhumanisme dont Emma-
nuel Grimaud narre l’expérience
dans Dieu point zéro (PUF, 2021) :
« L’intérêt de l’IA, c’est ce trouble
qu’elle met, ce grand moment de
remise en question. Un robot qui
regarde nous fait reprendre de
zéro ce qu’est la vision ; un robot
qui fait l’amour, ce qu’est la sexua-
lité ; sur la guerre pareillement :
qui est tueur ? »
A quoi juge-t-on le progrès ?,
s’interroge l’anthropologue. Le
philosophe Gilbert Simondon
(1924-1989) mesurait, rappelle-
t-il, le progrès à l’aune de la part
d’humain que la technologie fa-
vorise contre celle qu’elle dimi-
nue, de ce qu’elle nous apporte ou
nous ­retire. Paradoxe amusant :
de même qu’en bousculant la re-
présentation du monde, la pho-
tographie a été une révolution
politique, de même le cinéma,
qui crie aujourd’hui casse-cou
face à l’IA, a été « une des premiè-
res technologies à avoir externa-
lisé l’imagination. Peut-on dire
que cela l’affecte ou la renforce ? »,
s’interroge le chercheur, pour qui
« il faut arriver à démonter le my-
the du grand remplacement
comme celui de la grande coopé-
ration. Le règne des machines qui
n’ont pas besoin de nous pour exis-
ter, mais se nourrissent de nous
comme les parasites se nourris-
sent de leurs hôtes, une guerre des
espèces, est un mauvais para-
digme en ce qu’il nous détourne de
ce qu’il y a d’humain dans les ma-
chines ».
Car, au fond, qu’est-ce qui nous
différencie ? « Je dirais que c’est
une question en suspens, sourit
Jean-François Bonnefon, à Tou-
louse. A chaque fois que la ma-
chine fait un progrès, il y a tou-
jours quelqu’un pour dire : ça, ce
n’est pas spécifiquement humain,
ce n’est pas de l’intelligence réelle…
C’est comme s’il y avait besoin de
le répéter à chaque fois. » Pour se
rassurer ?
Coécrire un scénario
Le concept d’intelligence lui-
même est relativement récent. En
tant que catégorie scientifique, il
naît au XIXe siècle et se concrétise
en 1905 avec le test de Binet-Si-
mon, élaboré pour analyser et
comprendre les retards de déve-
loppement d’enfants scolarisés.
Si, au début du XXe siècle, on
s’écharpe pour savoir si l’intelli-
gence est acquise ou innée, cher-
chant un « gène g » que l’on ne
trouvera jamais, le psychologue
Jean Piaget – et la théorie cons-
tructiviste – tranchera en affir-
mant que l’intelligence se bâtit à
partir d’un inné en absorbant des
connaissances et en s’y adaptant.
Le deep learning, l’apprentissage,
est précisément le mécanisme de
l’intelligence artificielle.
Ainsi, on a trouvé la parade :
l’émotion. Voilà au moins une
chose que l’IA n’a pas. Vraiment ?
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
« Une émotion est une réaction
biologique qui passe par des hor-
mones, un état physiologique, des
neurotransmetteurs… Une ma-
chine n’est pas tout ça. Elle n’a pas
peur de la mort. Elle n’a envie de
rien. Il n’y a rien qu’intrinsèque-
ment elle essaye d’obtenir. Cela
fait une énorme différence », con-
vient Jean-François Bonnefon. Il
gratte son collier de barbe drue et
noire, et sourit avant d’ajouter :
« En revanche, on peut l’entraîner.
Dans la vie, si je veux savoir si vous
avez des émotions, je ne vais pas
vous brancher des électrodes, je
vais vous demander de me parler.
Freud, c’est le verbe. Et ça, les ma-
chines, elles peuvent le faire. »
Pour le psychanalyste Michael
Stora, auteur de plusieurs livres
sur la question numérique, la
cause est entendue : « D’un point
de vue psychopathologique, l’IA
est un autiste Asperger. » De là à
entendre que nous nous prépa-
rons un monde dessiné par des
autistes, il n’y a qu’un pas, qu’il
franchit, provocateur, en évo-
quant les comportements – et
souvent les confidences – des
grands patrons des GAFA : ­Elon
Musk, Mark Zuckerberg, Bill
­Gates, Jeff Bezos… sur leur man-
que d’empathie et leurs symptô-
mes autistiques. « Le recours à la
pensée logicomathématique est
une manière d’éviter le chaos hu-
main », analyse l’auteur de Ré-
seaux (a)sociaux (Larousse, 2021).
Quand on lui fait part du dia-
gnostic, le cinéaste Simon Bouis-
son se marre : « Je suis fasciné par
la façon dont on me regarde, ici,
comme un geek. En diabolisant la
machine, on l’idéalise. En Califor-
nie, ils sont bien plus simples. J’ai
des copains qui préparent leurs
cocktails avec IA. C’est un jeu. »
Dans une salle de montage, du
côté du Père-Lachaise, à Paris, le
réalisateur peaufine Drone, son
premier long-métrage. En 2022,
lui qui, depuis sa sortie de la Fé-
mis, l’Ecole nationale supérieure
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
des métiers de l’image et du son,
ne cesse d’explorer la technologie
(« C’est ma névrose ») a obtenu
une bourse de la Villa ­Albertine
pour aller en Californie tenter
d’écrire un scénario avec une in-
telligence artificielle.
Arrivé là-bas, il est mis en
­contact avec l’équipe d’Andrew
Mayne, romancier, magicien et
responsable du Comms Lab
­Program, qui s’occupe chez
­OpenAI de l’utilisation de l’intelli-
gence artificielle par les humains.
Le voilà sur GPT3, l’ancêtre de
ChatGPT, dont il explique désor-
mais d’expérience que la version
antérieure est plus agile que la
version actuelle : « Tu appuies sur
la touche “generate” et la machine
continue tes phrases, prolonge ta
pensée. C’est assez extraordinaire
pour le syndrome de la page blan-
che. Un accélérateur d’écriture qui
procure ce moment rêvé de la
création où votre partenaire
d’écriture vous dit : “Et si…” témoi-
gne le cinéaste enthousiaste. Ce
qui fait notre humanité, ce sont
nos failles. La machine n’a pas ça,
pas d’obsession narrative, elle ne
revient pas toujours, comme moi,
à des sujets sur la technologie, à
des personnages qui ont le même
moteur. Elle peut être extrême-
ment disruptive, tuer un person-
nage en deux secondes, m’offrir,
selon mes choix, une suite atten-
due ou une proposition totale-
ment improbable. »
Au début, à Los Angeles, il
trouve que l’algorithme qui pio-
che dans l’ensemble du corpus
des films disponibles sur Internet
lui propose des idées de scénario
un peu trop « molles ». Il décide de
« finetuner » le programme, c’est-
à-dire de réduire le spectre de ses
modèles. Il choisit 76 scénarios
(Kathryn Bigelow, Alfred Hitch-
cock, David Cronenberg) qui
tournent tous autour du voyeu-
risme et de la mise en abyme. Les
scénarios sont ingérés par la ma-
chine mais, au moment où il va
enfin pouvoir s’en servir, le pôle
juridique d’OpenAI intervient :
stop ! droits d’auteur !
Serait-ce là l’unique barrière,
défendue pendant cinq mois bec
et ongles par les grévistes d’Hol-
lywood, qui arrête encore les Géo
Trouvetou de l’algorithme ? Sauf,
bien sûr, à piocher dans une fran-
chise comme Marvel aux droits
acquis et aux histoires relative-
ment interchangeables.
Acceptation sociale
« Très rapidement, on va rempla-
cer les scénaristes par des IA, ob-
serve Jean-François Bonnefon,
avec la distance amusée des ana-
lystes qui voient le monde chan-
ger sous leurs yeux. Mais ce sont
encore les plates-formes qui ont la
main sur le contenu. Quand est-ce
que l’on arrive à l’instant où vous
pouvez simplement dire à votre IA
personnelle quel genre de film
vous aimeriez voir, sans passer
par une plate-forme ? Et éliminer
toute cette profession ? »
La question essentielle – et celle
qui le passionne –, c’est l’accepta-
tion sociale. « Dans certains cen-
tres d’appel décentralisés à
l’étranger, on utilise des filtres
pour rendre souriante la voix des
opérateurs. Tout le monde y
trouve son compte. Là où l’on s’in-
quiète, c’est quand les filtres sont
utilisés pour gommer un accent.
C’est pourtant tentant. Le con-
« Pour l’instant, il
n’y a pas de machine
qui peut produire
sept mesures
parfaites. Ce qui est
vertigineux, c’est
la progression »
Benoît carré
musicien
adrià fruitós
sommateur agacé est rassuré,
l’opérateur s’évite des remarques
racistes… Mais est-ce la société
que nous voulons ? s’interroge
Jean-François Bonnefon. Utiliser
la technologie pour gommer les
différences parce qu’elles créent
des tensions plutôt que d’appren-
dre aux gens à être plus tolérants ?
D’ici à deux ans, vous aurez ces fil-
tres en application sur votre télé-
phone. Avant d’appeler quelqu’un,
on peut imaginer un menu dérou-
lant : je veux une voix compétente
ou chaleureuse, ou… Comment ça
va se passer socialement ? Ce sera
quoi la norme quand vous rece-
vrez un appel ? Est-ce que je dois
dévoiler les filtres que je suis en
train d’utiliser ? Est-ce que vous
avez le droit de les désactiver ? Le
droit de se présenter de la façon
que l’on souhaite contre droit
d’exiger l’authenticité ? »
Pour réfléchir à ces questions et
(tenter d’)adopter une stratégie
face à la vague, le gouvernement
a annoncé, le 19 septembre, la
mise en place d’une série de co-
mités d’experts chargés de ren-
dre un rapport au début de 2024.
Au ministère de la culture, ce
sont la juriste Alexandra Bensa-
moun, spécialiste en droit de la
propriété intellectuelle et du
­numérique, l’économiste Anto-
nin Bergeaud, professeur à HEC,
le journaliste Bruno Patino, pré-
sident d’Arte, l’entrepreneuse
­Marion Carré, fondatrice ­d’Ask
Mona, une boîte de consulting
en IA pour le monde de la
­culture, et le musicien Benoît
Carré qui doivent s’acquitter de
cette délicate mission.
On peut, en effet, comme
Benoît Carré, prôner la créativité
et l’inventivité humaine, dire
avec Proust « la musique est le
­langage de l’âme » et, dans le
même temps, être un passionné
d’intelligence artificielle, qu’il
compare à « un musicien surdoué
dépourvu d’ego et de jugement ».
Benoît Carré a commencé sur un
Commodore 64, un séquenceur
préhistorique, avant d’accéder à
la notoriété dans les années
1990 avec son groupe, Lilicub,
puis de composer pour les
grands noms de la pop et de la
variété française comme Fran-
çoise Hardy ou Imani. En 2015, il
est invité par François Pachet à
rejoindre le Sony Computer
Science Laboratory, une équipe
de pionniers explorant musique
et intelligence artificielle, créant
des prototypes, détournant les
nouveaux outils de leur usage.
L’équipe bascule ensuite sur Spo-
tify et lui-même continue paral-
lèlement une ­carrière sous le
nom de Skygge (« ombre » en da-
nois, soit le titre d’un conte
­d’Andersen).
La voix douce, le propos méti-
culeux, le frère de l’actrice Isa-
belle Carré argumente : « Pour
l’instant, il n’y a pas de machine
qui peut produire sept mesures
parfaites. Ce qui est vertigineux,
c’est la progression. Sur les voix
notamment. On est dans un em-
ballement, une époque folle, mais
on ne sait pas si tout ça ne va pas
s’effondrer. Il faut arrêter la
­pensée magique : à chaque fois, il
y a un homme derrière l’IA qui lui
dit ce qu’il veut. Cela reste et res-
tera un outil… » Le soleil se réflé-
chit sur ses longs doigts fins. Il
hésite : « …Même si, pour la pre-
mière fois, j’ai un doute. Ça va
­tellement vite. »
La philosophe Anna Longo tire
désespérément sur sa vaporette.
Elle a donné rendez-vous au
­Mistral gagnant, un café au pied
de l’église Saint-Bernard, à la
Goutte-d’Or, à Paris : « Le pire,
c’est que l’on n’arrive pas à imagi-
ner un futur autre que le dévelop-
pement technologique. Même la
science-fiction est bloquée dans
les années 1950. C’est comme s’il y
avait devant nous un mur que
nous ne pouvons pas percer. » Ori-
ginaire de Venise, directrice de
programme au Collège interna-
tional de philosophie, la jeune
femme donne à l’Institut Mines
Télécom Business School, à Evry-
Courcouronnes (Essonne), un
cours sur les changements géo-
politiques impliqués par l’intelli-
gence artificielle.
Rêve transhumaniste
« Le remplacement n’est possible
que parce qu’on a été construit en
tant que remplaçable. Si l’on réflé-
chit comme des machines, on est
remplaçable par des machines. Le
rationnel l’a emporté sur le sensi-
ble », constate-t-elle, citant Gun-
ther Anders, qui, avec L’Obsoles-
cence de l’homme (1956, réédition
Fario en 2011), acte, après la se-
conde guerre mondiale et l’arme
nucléaire, la déréalisation du
monde, la déshumanisation du
quotidien. « Parce que l’on n’a pas
développé cette faculté sensible,
résume la philosophe Anna
Longo, nous ne sommes pas capa-
bles de souffrir pour la destruction
occasionnée. »
Laurent Bibard, professeur de
philosophie politique à l’Essec,
­signe avec Nicolas Sabouret, qui
enseigne l’informatique à Cen-
trale Supélec, L’intelligence artifi-
cielle n’est pas une question tech-
nologique (L’Aube, 144 pages,
17 euros). « Nous sommes dans
une culture fondamentalement
adossée à un fantasme de con-
trôle total, constate-t-il, pour des
raisons historiques qui remontent
à la Renaissance, lorsque l’on s’est
mis à penser, comme le disait
­Descartes, que l’on allait “maîtri-
ser et posséder la nature”. »
Dans leur livre, les auteurs rap-
pellent qu’en 1951 Albert Camus
fit scandale en mettant sur le
même plan nazisme, fascisme et
communisme. L’écrivain souli-
gnait, dans L’Homme révolté
(Gallimard), le même rêve dans
les trois cas d’une solution à la
condition humaine qui soit tout
à la fois définitive (ou finale),
mondiale, et faisant table rase du
passé. N’est-ce pas là les caracté-
ristiques même du rêve transhu-
Culture | 27
« il nous faudrait
adopter
une approche
psychédélique,
comme les hippies
avec le LSD »
Grégory Chatonsky
plasticien
maniste ? A chaque fois l’histoire
menait à un terrorisme d’Etat.
« Ce qui est très embêtant, re-
doute Laurent Bibard, c’est que
l’on est en train de perdre de vue ce
qui fait notre humanité. Là où,
hier, on essayait de fabriquer les
ordinateurs à partir de ce que l’on
connaissait du système neuronal
humain, aujourd’hui, on observe
l’humain avec une fascination ob-
sessive à partir du fonctionne-
ment des ordinateurs. On ravale
notre humanité aux machines
que nous fabriquons, en nous ré-
duisant à la part de nous qui est le
cerveau, oubliant qu’il n’y a ja-
mais eu de cerveau humain qui ait
fonctionné sans corps. »
Le rôle de l’art
L’intelligence artificielle, cela fait
quinze ans que le plasticien et
universitaire Grégory Chatonsky
s’appuie sur elle pour construire
une œuvre qui l’explore. « En
France, on est obsédé par la régu-
lation, s’amuse-t-il. Sur Internet,
ça a débouché sur l’obligation
d’accepter des cookies. Ça nous
emmerde tous et ça ne sert à rien.
Réguler le capital est vain, il a tou-
jours un coup d’avance. Quand
Bruno Le Maire [le ministre de
l’économie] dit qu’il faut mettre
un bandeau “made by IA”, c’est ab-
surde : il n’y a pas d’œuvre entière-
ment fabriquée par la machine,
pas plus qu’il n’y a d’œuvre fabri-
quée uniquement par l’homme.
L’IA change l’imaginaire de l’être
humain, de même que l’humain
enseigne à l’IA. On échange nos
rôles. Pour moi, la meilleure ré-
ponse à cette idée identitaire du
remplacement, qui est de la pure
idéologie, c’est l’hybridation. »
Écriture et interprétation
Zabou Breitman
D’après
Dorothy Parker
Dorothy
portestmartin.com
Magasins Fnac, fnac.com
Hybridation dans laquelle l’art
a un rôle fondamental à jouer.
Parce que l’art représente ce qui
est spécifiquement humain et
parce que c’est le lieu de l’expéri-
mentation, plaide celui qui, avant
d’être artiste, a étudié la philo­-
sophie avec Jean-François Lyo-
tard (1924-1998) : « On développe
ces techniques qui modifient et
font avancer notre histoire de ma-
nière uniquement fonctionnelle,
constate-t-il, alors qu’il nous fau-
drait adopter une approche psy-
chédélique à la manière des hip-
pies des années 1960 avec le LSD.
Un film fait avec IA sera autre
chose… » Il insiste sur le mot
« autre » avant de marteler : « Un
alien. On aliène l’intelligence arti-
ficielle en l’expérimentant et l’on
est aliéné par elle. Il faut accepter
d’être aliéné. » Un manifeste pour
une révolution culturelle ?
Ironiquement, ce sont peut-être
les machines qui nous sauveront
des machines. « 64 % : c’est le taux
de pertinence des réponses sur
ChatGPT. On peut trouver ça très
intelligent. Moi, je trouve ça com-
plètement con, remarque Luc Ju-
lia, l’ingénieur cocréateur de Siri,
longtemps à la tête de l’innova-
tion chez Samsung, aujourd’hui
chez Renault. C’est pourquoi
­Google marque au fer rouge les
données produites par IA : pour ne
pas les utiliser. Sinon cela devient
ce que j’appelle du caca. » La ma-
chine n’a pas confiance en la ma-
chine. « On ne devrait pas non
plus », raille celui qui, il y a quatre
ans déjà, avait publié L’intelligence
artificielle n’existe pas (Ed. First,
2019) pour tenter de débarrasser
la science de la science-fiction.
Le vrai problème de l’IA géné­-
rative, explique l’ingénieur, c’est
qu’elle balaie si large (2 700 mil-
liards de données pour ChatGPT)
qu’elle est monstrueusement
gourmande en énergie. « Si l’on
faisait autant de requêtes sur Cha-
tGPT que l’on en fait sur Google, il
n’y aurait pas assez d’énergie dans
le monde entier pour y répondre. »
Entre la raréfaction des minerais
nécessaires aux supercalcula-
teurs et la crise énergétique, le
monstre annoncé serait-il déjà
mort-né ? p
Laurent Carpentier
«Un spectacle
ambitieux »
Télérama TT
—
« Poétique,
drolatique et
dramatique »
Le Monde
—
« Drôle et bluffant »
Paris Match
—
« Une actrice
hors pair »
Le Figaro
©CHRISTOPHE RAYNAUD• THÉÂTRE DE LA PORTE SAINT-MARTIN - PLATESV-R-2020-010907 - RCS PARIS 438 224 743 – IOC PRINT VITRY-SUR-SEINE95PRINT VITRY-SUR-SEINE95

28 | Culture
Mathieu
Kassovitz :
« Je veux faire
un spectacle
politique »
Le réalisateur raconte
la préparation d’une comédie
musicale adaptée de son film « La
Haine », prévue à l’automne 2024
Entretien
D
urant tout l’été, le réa-
lisateur et comédien
Mathieu Kassovitz a
travaillé sur son projet
de comédie musicale consacrée à
son film La Haine (1995), qui trai-
tait des bavures policières. Les
premiers castings des comédiens,
danseurs et rappeurs pour jouer
les rôles des personnages-clés ont
eu lieu à Paris, Lille, Lyon, Mar-
seille et en banlieue parisienne.
En septembre, dix jours après
son accident de moto survenu le
4 septembre, le réalisateur assis-
tait, en fauteuil roulant, au rappel
des candidats choisis par le pro-
ducteur, Farid Benlagha, son co­-
LUCINDA CHILDS & ROBERT WILSON • JULIE DELIQUET
BARTABAS • FLORENTINA HOLZINGER • TRAJAL HARRELL
MILO RAU • BATSHEVA DANCE COMPANY • LAURA BACHMAN
CHRISTOPHE HONORÉ • GWENAËL MORIN • IVO VAN HOVE
SUSANNE KENNEDY / MARKUS SELG / PHILIP GLASS…
Avec Chaillot – Théâtre national de la Danse : Lucinda Childs & Robert Wilson, Batsheva Dance Company • Avec Chaillot – Théâtre national de la Danse et dans le cadre
du Festival d’Automne 2023 : Trajal Harrell • Avec la Philharmonie de Paris et dans le cadre du Festival d’Automne 2023 : Susanne Kennedy / Markus Selg / Philip Glass
metteur en scène, Serge Denon-
court, et les chorégraphes Yaman
Okur et Emilie Capel. La comédie
musicale, qui n’en sera pas vrai-
ment une mais qui a l’ambition
des grands shows, est prévue à la
Seine musicale à l’automne 2024.
Comment l’idée de jouer votre
film sur scène est-elle venue ?
Grâce à Farid Benlagha, qui était
déjà dans le milieu du spectacle
musical [« Robin des bois »,
« Les Trois Mousquetaires », « Rock
It All »]. Il voulait essayer de parler
d’une histoire urbaine qui ait une
résonance actuelle. De mon côté,
j’ai toujours pensé que La Haine A Paris, toire qui raconte le quotidien de
aurait pu être un film musical. le 20 septembre. mômes qui se font chier, où cha-
C’est une fiction sans véritable his- Laura Stevens pour « Le Monde » que scène est quasiment indépen-
dante de la précédente. Ce qui fait
sa force, ce sont les personnages et
sa fin. J’avais déjà eu l’idée de le ra-
conter en morceaux hip-hop, et
c’est ce qu’on a fait quand on a réa-
lisé l’album ­inspiré du film.
Comment avez-vous financé
ce projet ?
Ça fait trois ans qu’on est sur le
coup, en incluant la parenthèse de
la crise liée au Covid-19. Comme
on n’est pas tout à fait dans les
normes des comédies musicales
et du système des grosses boîtes
qui financent ce genre de show,
nous avons fait un montage avec
des investisseurs ­concernés, qui
nous suivent quasiment quoti-
diennement. Que Live Nation [en-
treprise spécialisée dans l’organi-
sation et la promotion de specta-
cles] en soit partie prenante ne
doit rien au hasard : quand je traî-
nais dans les rues du quartier des
Halles, à Paris, Angelo Gopée [di-
recteur général de Live Nation
France] était déjà là avec son frère.
Ils avaient monté une organisa-
tion, IZB, qui organisait des
­concerts. Je n’aurais jamais misé
une cacahouète sur eux. Trente
ans plus tard, le mec est le patron
d’une des plus grosses boîtes de
spectacles. Donc, forcément, on
est allés le voir. Au-delà du
­business, c’est un truc de cœur :
Angelo m’a vu grandir, réussir
mon premier film, filmer les
­concerts d’Assassin…
A quoi « La Haine » va-t-elle
ressembler sur scène ?
Je ne voulais pas faire quelque
chose qui ait déjà été fait. Ça peut
vite être ringard, une comédie mu-
sicale. Mon film est connu grâce à
Visuel L’Éveil – Aude Carleton, 2019 (Série Travailler fatigue)
P hoto grap hie
Gauri Gill reçoit
le prix Pictet
Le prix Pictet a été attribué,
jeudi 28 septembre, à la pho-
tographe indienne Gauri Gill,
pour sa série « Notes From
the Desert », un travail mené
lavillette.com depuis 1999 dans les zones
rurales du Rajasthan. Le prix
Pictet, décerné par la banque
suisse du même nom, est
doté de 100 000 francs suis-
ses (103 500 euros). Un livre
son histoire, ou à ses comédiens,
mais aussi à son côté visuel très
fort, que nous ­allons essayer de re-
transcrire sur scène. Les gens vien-
dront voir un spectacle qui leur
rappelle La Haine, avec un média
et une dynamique différents.
Comment allez-vous
procéder ?
Le spectacle doit se dérouler
comme un film pendant quatre-
vingt-dix minutes, sans interrup-
tion. Le décor sera constitué
d’écrans géants qui seront
­synchronisés avec ce qui se passe
sur scène. Il changera autour des
personnages et les accompagnera
en utilisant les techniques du jeu
vidéo et du cinéma. Un peu
comme si le spectateur se retrou-
vait dans la position de la caméra.
Mon cometteur en scène, Serge
Denoncourt, un ancien du Cirque
du Soleil qui a une centaine de
shows à son actif, m’a dit dès le
­départ : « Ton film fonctionne sur
les dialogues. Ces répliques vont
remplacer les chansons qui n’exis-
tent pas encore. » Il a raison : le
film a bien marché aussi parce
qu’il y a plein de punchlines qui
ont marqué les gens. Puisqu’on
n’a pas, comme Starmania, de
chansons connues à l’avance, on
jouera avec ces répliques.
Le DJ, Cut Killer, directeur
­musical de ce spectacle, a réuni
des artistes rap et R’n’B pour
écrire ces morceaux. Mais avec
quelles consignes ?
Je veux que les morceaux que
nous allons créer soient toujours
connus dans vingt ans. Il faut
donc que les rappeurs avec qui on
va travailler fassent la connexion
entre ma génération et celle des
20-25 ans. Musicalement, on es-
saie de faire un truc aussi fort que
paru chez Hatje Cantz sous
le titre Human regroupe
son travail ainsi que celui
des onze autres finalistes.
Musiq u es
Le rappeur Tuerie
lauréat
du prix Joséphine
Le rappeur Tuerie a été dési-
gné, jeudi 28 septembre, lau-
réat 2023 du prix Joséphine
pour son dernier album,
Papillon Monarque. Zaho de
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
« Il faut que
les morceaux
que nous allons
créer soient
toujours connus
dans vingt ans »
le film original, qui ait un sens
­politique comme Hair ou Star­-
mania. On veut que cela reste un
spectacle militant.
Quel est votre timing ?
On boucle notre collaboration
avec les artistes et les majors. En
décembre, les acteurs vont arriver
au moment où on aura les pre-
miers morceaux, les chorégra-
phies et les aspects techniques
mis au point. Le spectacle est pro-
grammé à la Seine musicale à
l’automne 2024.
Comment expliquez-vous ­
que « La Haine » ait plus
marqué que d’autres films
qui ont traité du sujet
des ­bavures policières ?
Parce que les gamins du film re-
présentent un peu les adolescents
du monde entier, et parce qu’on
l’a tourné en noir et blanc. Ça le
rend intemporel. Et puis ma fin
est une des meilleures fins de
l’histoire du cinéma ! Cette scène
où Vince se fait tuer, avec un der-
nier coup de feu hors champ juste
avant que la lumière ne se ral-
lume, a profondément troublé les
gens. Le film n’a d’intérêt que
pour ces dix dernières secondes.
Sans elles, il ne sert à rien.
Il a également séduit pour ­
ses ­personnages…
C’est ce qu’on doit réussir avec
ce projet. Ce ne sera pas un grand
show avec des feux d’artifice à la
Starmania. Les quatre mille spec-
tateurs devant lesquels nous al-
lons jouer, nous devons les attra-
per par les sentiments. Les ame-
ner là où le film les avait amenés.
Parce que si le film a tellement
marqué, c’est qu’on nous enlève
dans les dix dernières secondes
ces trois personnages avec qui on
a rigolé et pleuré. Toutes ces bavu-
res policières, ce sont des êtres
humains qui partent.
Comment avez-vous vécu
la mort de Nahel M., le 27 juin
à Nanterre, tué par un policier
lors d’un contrôle ?
On m’appelle toutes les deux se-
maines depuis trente ans pour
me poser des questions sur les ba-
vures policières. Mais celle-là,
avec la vidéo et l’âge du môme, ça
a été tellement fort… Ça m’a ren-
forcé dans le fait de mener ce pro-
jet avec sérieux et de l’inscrire
dans une dimension politique,
comme on l’avait fait avec le film.
Les choses changeront quand des
policiers iront en prison. Et ce sera
encore mieux quand ils seront
dénoncés par leurs collègues et
que les policiers eux-mêmes di-
ront : « Ça suffit ! »
C’est l’objectif de votre
­comédie musicale de rappeler
que, trente ans après le film,
on en est encore là ?
Non, on ne fait pas un truc de
morale, de comparaison avec le
passé. Le thème, c’est juste des
mômes qui veulent qu’on les res-
pecte, et le seul moyen qu’ils aient
de l’être, c’est la violence. p
Propos recueillis par
Stéphanie Binet
Sagazan, Acid Arab, Benjamin
Epps, BlauBird, Blick Bassy,
Eesah Yasuke, Flavien Berger,
Prince Waly et Voyou étaient
aussi en lice pour cette
récompense. Ce nouveau
prix, qui tient son nom
de Joséphine Baker et du
Osez Joséphine d’Alain Bas-
hung, est né en réponse
au palmarès des Victoires
de la musique, critiquées ces
dernières années pour leur
manque de diversité. – (AFP.)
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023 Culture | 29

Around Video investit Bruxelles

a l b u m s

P iot r I l i tc h Tc h a ï kovs ki
Symphonie n° 5. Ouverture-
Fantaisie de Roméo et Juliette
Orchestre philharmonique de Strasbourg,
Aziz Shokhakimov (direction).
En choisissant Tchaïkovski pour son Après Lille, la 3e édition de la foire déménage dans un hôtel de la capitale
­premier enregistrement avec l’Orchestre
philharmonique de Strasbourg, dont il
est directeur musical depuis 2021, le jeune chef ouzbek Aziz
Shokhakimov affirme haut et fort une prédilection native.
Celui que le Syndicat de la critique a désigné « personnalité
Arts
Bruxelles
S é l e c t i o n

musicale » de l’année y révèle en effet une sensibilité ardente

Q
et un stylisme raffiné, propre à synthétiser furia et uand une contrainte
­hédonisme. La phalange strasbourgeoise se signale d’emblée devient une opportu-
par sa cohésion, son homogénéité et sa qualité sonore. Ainsi nité. La petite foire
dans la Symphonie n° 5 aux atmosphères mouvantes, prise d’art vidéo Around
dans l’implacable étau de la tragédie. Dynamique en tension, ­Video, qui investissait
magnificence des timbres servent une revigorante vision jusqu’ici les chambres de l’Hôtel
­peuplée de ­désespérance, d’héroïsme, d’exultation et de Moxy de Lille, installé dans
­mélancolie. Magnifique également une Ouverture-Fantaisie ­l’ancienne faculté de médecine, a
de Roméo et Juliette narrant les « péripéties » du drame été délogée par la Coupe du
­shakespearien, des ombres méditatives de Frère Laurent monde de rugby. Pour cette troi-
aux éclats de violence du ­combat, en passant par l’évocation sième édition, Bruxelles s’est im-
passionnelle et lyrique de l’amour. p Marie-Aude Roux posée comme une excellente op-
Warner Classics. tion. « Nous nous sommes rendu
compte que beaucoup de nos inter-
locuteurs y étaient résidents. Pour
J acq u e s B r e l e t G e o r ge s les collectionneurs et galeries ve-
B ra ss e n s nant de Paris, aller à Bruxelles
Les Voisins magnifiques n’ajoutait que vingt minutes de
Dans le livret qui accompagne ce coffret train », explique la directrice
de 5 CD, le journaliste Bertrand Dicale d’Around Video, Haily Grenet.
rappelle qu’à la fin des années 1960 La solution de repli s’impose fi-
­Jacques Brel (1929-1978) et Georges nalement comme une version
­Brassens (1921-1981) ont habité dans le augmentée. La foire a en effet
même immeuble parisien. Ces Voisins magnifiques est le joli choisi de se reloger dans un hôtel
titre du coffret conçu sur une plaisante idée : un disque par de la même chaîne qu’à Lille, le
thèmes qu’ils ont l’un et l’autre traités, l’amour, l’amitié, Moxy, mais avec des chambres « Bored Astronauts
­l’injustice, le temps qui passe et la mort. Chaque volume mêle plus grandes. « Cet espace sup­- On The Moon » (2011),
les chansons des deux. Dans L’Amour (Et le désamour aussi), plémentaire donnera aux expo- de John Wood and Paul
Les Amoureux des bancs publics (Brassens) précède sants la possibilité de présenter Harrison à la galerie
Les Bonbons (Brel), plus loin c’est J’ai rendez-vous avec vous des œuvres autres que vidéo, Espace à vendre (Nice).
(Brassens) avant Quand on n’a que l’amour (Brel). Dans La Mort comme des photos ou des objets John Wood and Paul Harrison
(Et Dieu aussi), voici, à la fin du disque, Le Dernier Repas (Brel), d’art du même artiste, puisque le
puis Supplique pour être enterré à la plage de Sète (Brassens). principe de notre foire est un solo
Les orchestrations des chansons de Brel et la forme plus sobre, show par chambre et par galerie »,
guitare acoustique et contrebasse, de Brassens constituent un précise la directrice. faut pas manquer les lumineux tendre qu’acide rendu aux mi- ­ lgorithmes et les données
a
effet de contraste. En ouverture de chaque disque, des extraits Le prix des chambres, qui de- récits de vie de cinq femmes neurs vieillissants du Pas-de-Ca- ­issues de son smartphone (Mi-
d’entretiens avec les deux voisins. Des mots en lien avec les viennent les stands de la foire, ­filmées sous le dôme de l’Espace lais par Bertille Bak (The Gallery chel Rein). p
thèmes, par lesquels l’on retrouve la fièvre de Brel, le ton plus avec leurs grands écrans inclus, Niemeyer, à Paris, comme dans Apart à Rome), ou encore la Emmanuelle Jardonnet
hésitant de Brassens. p Sylvain Siclier est plus cher, mais les galeristes y une sonde spatio-temporelle ­nouvelle socio-science-fiction
Panthéon/Universal Music. dorment la nuit, ce qui évite les par Carla Adra (galerie Valeria d’Ariane Loze, dont la vie est dé- Around Video, à Bruxelles
frais de logement supplémentai- ­Cetraro, Paris), l’hommage aussi cortiquée et exploitée par les (Belgique). Jusqu’au 1er octobre.
J a ss e r H a j Yo uss e f res. « Bruxelles apparaît comme
Reminiscence un plus pour tout le monde, et
Enregistrée de nuit dans différents Around Video devrait s’y implan-
­espaces du château de Chambord ter durablement. Nous sommes
­(Loir-et-Cher), une sublime échappée soutenus par la région de Bruxel-
belle, des flux de douceur au son de les-Capitale. Leur aide va de pair
la viole d’amour. Inspiré par ce violon avec un ensemble d’événements
muni de cordes sympathiques, dans l’air
du temps au XVIIIe siècle, négligé ensuite, puis resurgissant au
qui auront lieu tout au long de l’an-
née, pour continuer à faire grandir “INTERPRÉTATION “UNE PUISSANCE
début du XXe, le violoniste et compositeur quadragénaire notre communauté de passionnés
ÉPOUSTOUFLANTE DRAMATIQUE
­tunisien Jasser Haj Youssef en a fait son instrument essentiel.
Sur ce troisième album, le musicien signe neuf compositions.
Il intègre un enregistrement de la voix de son arrière-grand-
de vidéo », confie Haily Grenet.

Dimension plus internationale

DE CALEB LANDRY JONES”
OUEST-FRANCE
FASCINANTE”
TÉLÉ 7 JOURS
père sur l’une d’entre elles (Doulab), celle du lama Gyurme sur La manifestation à la formule in-
une autre (Mantra), écrit un arrangement sur la Sonate n° 1 en timiste, propice aux rencontres
sol mineur, BWV 1001 de J. S. Bach (Adagio). Le voyage s’ouvre entre visiteurs, galeristes et artis-
avec Nocturne, version raccourcie de Samai qui fut sa première tes, vient aussi se greffer à un en-
composition, à l’âge de 19 ans. La viole d’amour y dialogue vironnement porteur, puisque
avec le piano Rhodes de Gaël Cadoux et le silence. L’auditeur l’hôtel est implanté à proximité
est d’emblée plongé dans une sensation de temps suspendu du quartier des galeries d’art con-
qui ne le quittera plus. Jusqu’à la dernière note de l’ultime temporain de Bruxelles. Le centre
pièce (Aria) qui s’efface dans le gazouillis d’oiseaux semblant d’art Wiels présente aussi actuel-
fêter l’arrivée d’un jour nouveau. p Patrick Labesse lement une grande exposition vi-
Institut international des arts/Absilone. déo de l’artiste belge Francis Alÿs,
qui représentait son pays à la der-
K Lire aussi sur Lemonde.fr les chroniques de « Le Moine nière Biennale de Venise.
et le Voyou », de Poulenc - Cavanna, « Live in Paris La foire prend donc une dimen-
(13 mai 1961) », de Art Blakey & The Messengers, et sion plus internationale, et les ga-
« Scarlet », de Doja Cat. leristes sont au rendez-vous.
Around Video 2023 rassemblera
en effet quarante-cinq galeries,
soit neuf de plus que la précédente
édition, dont de nombreux nou-
g a l e r i e

N i k i d e S a i n t Ph a l le veaux venus. Une petite moitié de

Galerie françaises, dont Ceysson & Béné-
Georges-Philippe tière, Michel Rein, Anne Barrault,
& Nathalie Vallois Eric Mouchet, Anne-Sarah Béni-
Entre 1992 et 1994, Niki chou, Marcelle Alix, Christophe
de Saint Phalle (1930-2002) Gaillard ou Espace à vendre (à
conçoit ce qu’elle nomme Nice), et une majorité de galeries
des « tableaux éclatés » : internationales, venues de Belgi-
des panneaux en que, de Barcelone, d’Amsterdam,
­bas-reliefs, souvent de de Berlin, de Rome, de Londres,
grande taille, sur lesquels d’Istanbul ou de Lituanie.
Aurélien Mole/Courtesy Niki Charitable Art des formes découpées Cinq cartes blanches ont été pro-
FoundaKonet Galerie G.-P. & N. Vallois, Paris s’agrègent et se séparent posées à des artistes sans galerie,
alternativement, glissant dont les Françaises Célin Jiang,
en silence sur des rails grâce à des mécanismes invisibles. alias Bisou Magique, et Nadia
Les couleurs sont chatoyantes et les sujets tantôt Guerroui, ou la Marocaine Lina
­autobiographiques, tantôt symboliques. Le divin Ganesh, Laraki. Pour la première fois, la
la Déesse noire, un éléphant vert, des Nanas, des danseurs de foire a organisé, en parallèle, un
jazz, le Soleil et la Lune sont animés de mouvements réguliers, partenariat avec le Total Museum
à l’amplitude et au rythme bien réglés. Le style graphique et le of Contemporary Art de Séoul, qui
chromatisme sont ceux que l’artiste pratique alors depuis plus présentera en novembre une
de deux décennies et dont elle excelle à varier les fantaisies. ­sélection de douze vidéos d’artis-
En introduisant le mouvement dans sa peinture, elle rejoint tes primés ou exposés en carte
Jean Tinguely, mort en 1991, son ancien compagnon. blanche, lors des éditions précé-
L’une des pièces lui rend explicitement hommage : le visage dentes (dont Enrique Ramirez,
de Tinguely parmi les roues dentées de ses Méta Matics. Bertille Bak et Pierre Pauze). « C’est
Douze de ces œuvres complexes, désormais équipées une façon de continuer à soutenir
de systèmes numériques, sont réunies. On ne les avait les artistes et de donner un écho
plus vues à Paris depuis trente ans. p Philippe Dagen ­international à notre foire », justi-
« Tableaux éclatés ». Galerie Georges-Philippe & Nathalie Vallois, fie la ­directrice.
36, rue de Seine, Paris 6e. Jusqu’au 28 octobre. Du lundi au vendredi Parmi la somme de vidéos où
de 10 heures à 19 heures, samedi de 10 h 30 à 19 h 30. Galerie-vallois.com l’on retrouve tous les genres, il ne
30 | Styles
Paris | prêt-à-porter printemps-été 2024
Chloé. Bertrand GUAY/AFP
Quand
le classique
devient unique
Vestiaire minimaliste
dans des tissus somptueux pour
The Row, tenues monochromes
rehaussées d’une broderie
chez Chloé, robe polo drapée
chez Courrèges… à Paris
les créateurs donnent
un supplément d’âme à l’élégance
Balmain. JULIEN DE ROSA/AFP
Dries Van Noten. ALESSANDRO LUCIONI/GORU
Mode
F
aut-il réinventer la roue chaque sai-
son ? Pour certains designers, c’est
non ! Lors de la fashion week prin-
temps-été 2024, qui se déroule jus-
qu’au 3 octobre à Paris, plusieurs d’entre eux
ont opté pour une élégance monochrome, un
vestiaire simple sublimé par un geste couture
ou des matières exceptionnelles.
Dans le genre chic et sobre, on ne fait pas
mieux que The Row, la marque des sœurs
­Mary-Kate et Ashley Olsen qui, depuis la fon-
dation de leur griffe, en 2006, proposent un
vestiaire minimaliste et monochrome dans
des tissus somptueux. Cette fois-ci, les man-
nequins ont des airs de clientes d’hôtel : pour
accompagner leur longue robe-tunique façon
robe de nuit ou leur moelleux poncho en ca-
chemire, elles portent des pantoufles ; une
robe tube blanche évoque un drap qu’on
aurait simplement enroulé autour du buste ;
les écharpes opulentes se confondent avec
des serviettes négligemment posées sur les
épaules en sortant de la douche. Des classi-
ques tels qu’un trench marine, un costume
croisé noir ou un pantalon taille haute choco-
lat complètent la panoplie.
Les sœurs Olsen ne sont pas venues saluer
le public, mais elles l’ont nourri de la manière
la plus élégante qui soit : à la sortie du défilé,
dans la cour d’un hôtel particulier du
XVIIIe siècle, les invités pouvaient prendre un
sachet kraft et piocher dans les cagettes de rai-
sin chasselas, figues, radis et pois gourmands.
Sain, frais et de saison, bien entendu.
Pour sa dernière collection chez Chloé, Ga-
briela Hearst épure encore sa vision : du noir,
de l’ivoire, et une touche de jaune soleil sur
des tenues très pures et unies, à peine déco-
rées par une broderie ou un plissé. La créatrice
lie toujours son travail à la question du ré-
chauffement climatique, mais cette fois dans
une veine moins alarmiste, puisqu’elle se
­concentre sur la fleur, « symbole d’épanouisse-
ment et de conscience ».
L’anatomie d’une orchidée lui inspire la
forme arrondie d’un bustier, les sinuosités de
l’amarante sont reproduites dans le cuir d’une
veste, l’élégance blanche d’une Zantedeschia
se retrouve dans une longue jupe près du
corps évasée aux chevilles. La grâce de cette
collection très bien réalisée est un peu frus-
trante, car elle souligne le potentiel d’une
union fructueuse mais qui prend déjà fin
après trois ans.
Les raisons du départ de Gabriela Hearst
­restent nébuleuses : la designer évoque « le
dharma » (la loi de la nature dans le boudd-
hisme) et estime qu’elle a accompli sa mission
au sein de la maison, en la faisant progresser
sur le volet environnemental notamment. La
croissance rapide de sa propre marque, basée
à New York, dans laquelle LVMH a des parts
alors que Chloé appartient au groupe concur-
rent Richemont, n’est sans doute pas anodine.
Quoi qu’il en soit, Gabriela Hearst a fêté son
départ comme il se doit, laissant entrer un peu
de chaleur sur le podium avec un groupe de
l’école brésilienne de samba Mangueira. Elle
s’est mêlée aux danseurs et musiciens endia-
blés avec une joie non dissimulée et commu-
nicative : même Anna Wintour a souri.
L’inspiration est florale aussi chez Givenchy,
où, après des saisons d’errance, Matthew
M. Williams semble avoir trouvé son credo.
Adieu logos, jeans lacérés, baskets ! Place à
un vestiaire du soir très habillé, formel, dé-
contracté par un soupçon de bling, une dose
« J’ai constaté
que plus une pièce
est familière, plus
il est plaisant de
la redécouvrir »
Daniel Roseberry
directeur artistique
de Schiaparelli
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
Courrèges. Courrèges
de sensualité, des touches de couleur et quel-
ques fleurs : des iris parsèment une jupe beige,
des gerberas éclosent sur un bustier vert. « Les
fleurs, c’est le symbole de l’élégance intempo-
relle et universelle », s’enflamme le designer,
qui dit passer beaucoup de temps à jardiner.
Robe fourreau associée à une veste à épaules
larges, ou encore jupe crayon longue devant et
courte derrière avec un cache-cœur transpa-
rent, voilà le genre d’équations réussies que
Matthew M. Williams affine dans un décor
flatteur, une tente blanche aux formes volup-
tueuses, signée par le studio de design new-
yorkais CAL, dressée devant l’Ecole militaire.
Sur le parvis, une foule en délire acclame l’arri-
vée de Cher, Sigourney Weaver et Xu Minghao,
chanteur du groupe coréen Seventeen ; MMW,
décidément dans une nouvelle ère, a troqué
son habituel aréopage de rappeurs pour des
vieilles gloires et de la K-pop.
Beauté presque extraterrestre
Chez Courrèges, le vestiaire, qui était plutôt
destiné à une cliente fêtarde sexy, évolue vers
plus de fluidité et de portabilité, sans renoncer
à l’originalité. Une robe polo devient élégante,
drapée autour du corps ; un tee-shirt au col dé-
calé pour qu’il dénude une épaule donne de la
sensualité ; un zip vertical placé au milieu du
ventre sur une simple robe blanche aimante
les regards. « En mode, à force de parler de tout,
parfois on oublie les vêtements. Moi, c’est ma
passion », se défend Nicolas Di Felice.
Le designer, qui a donné un grand coup de
jeune à la maison depuis son arrivée, en 2020,
travaille les archives (les coupes arrondies
d’André Courrèges qu’il taille dans des matiè-
res souples) tout en imposant sa patte avec,
par exemple, son goût pour les fentes habile-
ment placées sur la cuisse d’un pantalon ou la
hanche d’une robe. Cette attention portée aux
tissus, aux coupes, aux détails, transforme
une collection de basiques noirs et blancs en
pièces mode qui ont toute leur place sur un
podium. Mais, en fait de podium, le designer a
imaginé un sol en plâtre qui se craquelle sous
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023 Styles | 31

Dur, dur de défiler

Mannequins, salle, décor, musique… Les frais pour organiser son
propre show ne sont pas négligeables pour les (jeunes) créateurs
indépendants. Qui doivent aussi faire preuve de débrouillardise

les pas des mannequins. Un symbole de la
femme conquérante, « une pionnière qui bap-
tise une terre vierge ».
Chez Rick Owens, sur l’esplanade du Palais
de Tokyo, les mannequins surgissent dans des
nuages de fumée fuchsia ou jaune, tandis que
résonne la voix puissante de Diana Ross
­assurant qu’elle a « toujours foi en l’amour ».
Un décor parfait pour mettre en valeur un
vestiaire monochrome, « une élégance forte,
en noir drama queen, gris doux, mais aussi des
moments de rose tendre et de rouge exultant »,
comme le résume Rick Owens.
Sur le papier, la silhouette est simple, mais
un subtil jeu sur les proportions change radi-
calement la donne : une robe fourreau en cuir
noir est portée par-dessus des chaussures
­plates-formes qui allongent la silhouette au
point de la rendre irréelle. Les pantalons re-
montent presque jusqu’à la poitrine, les bras-
sières sont si fines qu’elle ne couvre que les té-
tons, et les jupes sont si longues qu’elles sont
impitoyablement piétinées par celles qui les
portent. Une allure saisissante, d’une beauté
presque extraterrestre.
Dries Van Noten s’est quant à lui attaché à re-
visiter le vestiaire masculin pour mieux en re-
transcrire la féminité. Mais surtout pas de fa-
cilité, chez le Belge. « Je n’ai pas voulu faire de
la mode masculine pour femme. Tout a une
sorte de touche féminine grâce au contraste
des ­matières, aux rayures, aux ornements…
C’est un équilibre étrange entre la mode mascu-
line et la mode féminine, mais vu à travers l’œil
d’une femme », détaille-t-il.
Cela s’exprime sur des grands blazers portés
avec des shorts courts en laine imprimée, des
polos de rugby retenus à la taille par un laçage,
des manteaux amples, ceinturés et avec des
poches plaquées, ou encore un chemisier bleu
rayé détourné pour devenir une robe cintrée.
Les ornements, pampilles, plumes ou se-
quins, sont distillés sur les chaussures ou
dans les cheveux. « Je voulais des vêtements
que l’on peut porter tous les jours et mettre
dans la machine à laver. »
Acne Studios. Acne Studios
Daniel Roseberry, lui, a baptisé sa collection
Schiaparelli « Un quotidien sensationnel ». « J’ai
constaté que plus une pièce est familière – une
chemise blanche impeccable, un trench fluide,
une veste de smoking noire –, plus il est plaisant
de la redécouvrir en l’associant aux codes de la
maison », explique le designer. Il pare donc
une robe longue en jersey noire drapée de bou-
tons bijoux en forme d’œil ou de téton ; une
veste de laine noire aux épaules aiguisées et à
la taille marquée est bordée de mètre ruban,
­signature de la maison ; le pantalon en denim
brut japonais est ponctué d’empiècements ton
sur ton… Plus sensationnel que quotidien.
Mais sinon, ce ne serait pas la fashion week. p
Elvire von Bardeleben
et Maud Gabrielson
Bouquets de roses et boule disco : Paris et le sens de la fête
Serait-ce une envie de préserver
la mode comme une bulle à part,
loin de la réalité angoissante ? La
joie de vivre et l’esprit de la fête se
sont invités sur les podiums de la se-
maine de la mode parisienne, qui se
poursuit jusqu’au 3 octobre.
« Je suis un créateur maximaliste,
j’aime les couleurs et les imprimés, je
veux donner du bonheur. On en a
tous besoin, je crois », explique Oli-
vier Rousteing chez Balmain, qui
garde le sourire malgré sa récente
déconvenue – la marque s’est fait
braquer un camion transportant
une partie des pièces de la collec-
tion, le 16 septembre. The show must
go on, avec une ode aux roses, im-
primé retrouvé dans les archives et
réinterprété ici de mille façons : en
A ux flashs et applaudisse-
ments des défilés suc-
cède une étape qui ne fi-
nit pas sur Instagram : la récep-
tion des factures. Lorsqu’on tra-
vaille dans le confort d’une
grande maison, les notes sont
transférées au service comptabi-
lité sans même parfois que le de-
signer ait conscience des mon-
tants engagés. Mais, lorsqu’on
mène sa propre entreprise, l’addi-
tion prend une dimension très
concrète. « Aucun poste ne grève
plus qu’un autre le budget, mais
tout s’additionne », résume Al-
phonse Maitrepierre, 28 ans, dont
la dernière collection, présentée
le 29 septembre, imagine le ves-
tiaire adolescent du futur, fait
d’ensembles psyché aux impri-
més « matrixés » par des algorith-
mes, de lunettes à l’acétate
sculpté ou de tenues couture
taillées en toile de parachute ou
dans de vieux sacs à dos Quechua.
Cette saison, c’est à l’Institut du
monde arabe que le diplômé de
l’école belge La Cambre a pu orga-
niser son show. Son président,
Jack Lang, et son directeur de
­cabinet, Philippe Castro, soucieux
d’aider l’avant-garde, lui ont
ouvert les portes, pour un tarif
adouci, de la salle hypostyle avec
ses imposantes colonnades.
Le 3 octobre, c’est aussi là
­qu’Arthur Avellano, 31 ans, fera
parader son vestiaire tout en la-
tex, praticable, coloré, texturé,
marbré. « Dénicher un lieu en
­période de fashion week est tou-
jours un défi, dit ce dernier. A
cause de la demande, un espace à
louer 2 000 euros en temps nor-
mal peut soudainement être affi-
ché à 10 000 euros… »
Tout filon est à exploiter. Res-
pectivement passés par les stu-
dios de Vetements et Vuitton,
pour lui, et de Nina Ricci, pour
elle, Alain Paul et Alice Vaillant
ont joué de leur réseau personnel
pour entrer en contact avec les
responsables de spots convoités.
Le 26 septembre, c’est ainsi au
Georges, restaurant sis au dernier
étage du Centre Pompidou, que la
créatrice de 27 ans a envoyé sur le
podium des filles en manteau de
cuir bordé de raphia, chemise
brodée sur jupe courte frangée,
jeux de dentelle et culotte piquée
de cristaux.
bouquets sortis des sacs, apposés
sur des robes courtes et drapées, sur
un spectaculaire manteau ou en-
core sur des jupons aux hanches
marquées. Ce que l’on n’a pas vu
dans cette collection, à cause du bra-
quage ? « Des vestes de smoking, du
denim ou des pièces en jersey », ce
qui n’a finalement rien enlevé à ce
vestiaire du soir festif.
Minijupe craquelée en denim
C’est un autre genre de fête que célè-
bre Acne Studios, façon rave-party
des années 2000, avec une boule
disco géante et cassée au bout du
podium. « L’ambiance industrielle de
cette saison vient principalement de
ma passion pour le denim et des
nombreuses façons dont nous pou-
Des poids lourds
de la cosmétique
mettent
fréquemment
à disposition
fards et équipes
de maquilleurs
Alain Paul, 34 ans, est, lui, par-
venu à convaincre le Théâtre du
Châtelet d’accueillir le 30 septem-
bre son tout premier défilé, fi-
nancé « après sept ans à mettre de
côté » avec son associé et compa-
gnon, Luis Philippe.
Les jeunes créateurs doivent
aussi financer le décor, la location
de matériel pour le son et la lu-
mière, les notes de taxi, un direc-
teur de casting et, bien sûr, les
mannequins. Avec sa méticulo-
sité suisse, Kevin Germanier,
31 ans, tient un tableau Excel résu-
mant recettes et dépenses. « Je n’ai
pas la capacité de booker certains
modèles, convient-il. Mais être de-
signer, c’est aussi apprendre à faire
des concessions et rester réaliste. »
Le 26 septembre, Germanier a
réussi à faire naître à partir de ma-
tériaux récupérés (sequins, plu-
mes, plastiques, perles…) des créa-
tures spectaculaires et radicales,
mi-monstres marins (« J’ai décou-
vert les nudibranches, des limaces
de mer qui m’ont ouvert un monde
digne des Pokémon ! »), mi-dan-
seuses du carnaval de Rio.
50 000 euros de budget moyen
Autre dépense à garder en tête : la
musique, sous la forme d’un ver-
sement de droits aux sociétés
d’auteurs et d’interprètes, ou
sous la forme de compositions
originales. En bout de course, le
total avoisine souvent les
50 000 euros. Une moyenne que
l’on retrouve dans les autres capi-
tales de la mode pour des struc-
tures similaires. Lors de la der-
nière fashion week de Londres,
Nensi Dojaka, S.S. Daley et Mi-
chael Halpern ont ainsi choisi de
« sauter » une saison à cause de fi-
nances tendues.
Pour réduire la facture, on peut
toujours limiter le nombre de sil-
houettes ou demander à des
vons manipuler ce tissu extraordi-
naire », explique Jonny Johansson,
directeur de la création. Il est ici ef-
fectivement recouvert de peinture
blanche façon argile, porté en pan-
talon bas sur les hanches ou en mi-
nijupe craquelée. Les robes longues
sont déclinées en bleu, en rouge ou
en vert, et se révèlent drapées et flot-
tantes ou brodées de sequins. On
aperçoit des soutiens-gorge passés à
la va-vite par-dessus des débardeurs
relevés, comme si la nuit avait été
trop courte, mais réjouissante.
Chez Rabanne, Julien Dossena pro-
pose une collection richement or-
née, dans des déclinaisons d’argent
et d’or. L’arme secrète du créateur,
qui signe son vingtième défilé pour
la maison, se niche dans le mesh (ou
c­ onnaissances de jouer les mo-
dèles, comme l’ont fait Alice
Vaillant et Alain Paul. « Pour
autant, objecte ce dernier, cela
demeure important de chercher,
avec l’aide d’un directeur de cas-
ting, des incarnations précises de
ce que l’on veut raconter. »
Pour ce trentenaire passé ado-
lescent par le Ballet national de
Marseille, le propos prend ses
­racines dans la danse. Sa collec-
tion, mixte et façonnée en Eu-
rope, entremêle longues robes
flottantes à la Pina Bausch (l’une,
vermillon, évoque d’emblée la sil-
houette longiligne de Marie-
Agnès Gillot dans Orphée et Eu-
rydice), superpositions de jersey,
détournement de pantalons
d’échauffement ou de justau-
corps repensés luxueusement.
En France, des aides financières,
comme celle du DEFI, une struc-
ture de soutien financée par une
taxe sur les principales fédéra-
tions du secteur, peuvent aussi
­faciliter les choses. Surtout, les
jeunes designers ont appris à né-
gocier sponsors et partenariats
avec des marques d’envergure.
Des poids lourds de la cosméti-
que – L’Oréal, Shiseido, Kiko – leur
mettent ainsi fréquemment à dis-
position fards et équipes de ma-
quilleurs, gagnant en échange
une exposition en ligne et une
­réputation d’altruistes. Une colla-
boration (Avellano s’associe par
exemple au chausseur Ugg) peut
être certes bienvenue en termes
de dialogue créatif, mais aussi
constituer une bouffée d’oxygène
sur le compte en banque.
Mais pourquoi ne pas se conten-
ter d’une vidéo ou d’un look-
book ? « Rien ne remplace un dé-
filé », se récrient les créateurs in-
terrogés. « En termes de nombre
d’abonnés sur les réseaux sociaux
et surtout de ventes générées, rien
n’est comparable au shoot de visi-
bilité d’un défilé », affirme Alice
Vaillant. « Vivre un cérémonial où
l’on voit concrètement son travail
prendre vie en 3D est nécessaire »,
souligne Arthur Avellano. Tout en
gardant un coup d’avance, d’après
Kevin Germanier : « Dans mon
­esprit, le financement de mon
­prochain défilé [en mars 2024]
commence dès que le précédent se
termine. » p
Valentin Pérez
maillage) métallique cher au fonda-
teur. « C’est comme un vieil ami qu’on
retrouve et avec lequel on s’amuse, les
possibilités sont infinies. Pour cer-
tains, il évoque une dimension médié-
vale. Pour d’autres, il est fait pour la
fête. C’est dans tous les cas une ma-
tière très intéressante à travailler. »
Ici, l’inspiration penche du côté
d’une communauté issue du dé-
sert, avec des sarouals qui offrent
une grande liberté, des robes cour-
tes ou drapées, des pantalons entiè-
rement piqués de paillettes ou
d’autres façonnés dans un mélange
de laine et de soie ultra-léger. L’en-
semble fonctionne puisqu’il donne
envie de rejoindre cette commu-
nauté, le temps d’un été. p
M. Ga.
32 | Télévision
Patrice Chéreau, le prodige mis à nu
Un documentaire raconte sans le trahir celui qui a bousculé théâtre, opéra et cinéma
Arte
Lundi 2 – 23 h 25
Documentaire
C
omment raconter Pa-
trice Chéreau en quatre-
vingt-dix minutes sans
trahir l’envergure d’un
artiste qui a bousculé théâtre,
opéra et cinéma ? Le documen-
taire diffusé sur Arte réussit l’ex-
ploit. De la naissance du metteur
en scène, le 2 novembre 1944, à sa
mort le 7 octobre 2013, Marion
Stalens articule avec fluidité l’es-
sentiel de sa vie et de son travail.
Sans compiler les faits dans un
vain souci d’exhaustivité, la nar-
ration adopte un rythme soutenu
qui restitue le dynamisme de
l’homme. Chéreau était un être
en mouvement, qui n’a cessé de
rebondir d’un projet à un autre.
Son existence démarre le « jour
des morts », précise-t-il en voix
off. Elevé près d’une église, il se
passionne pour la messe. Le rituel
fascine l’enfant qui, dès l’école pri-
maire, fait répéter ses petits ca-
marades. Sa vocation vient de
loin. Une mère dessinatrice, un
père peintre, avec qui il fréquente
le Louvre (« Il m’a appris à orienter
mon regard ») et dont il fera le pi-
lier de son film Ceux qui m’aiment
prendront le train, en 1998.
Images d’archives, extraits de
spectacles, plongées dans les ré-
pétitions, les tournages, témoi-
gnages de proches, la matière re-
cueillie par Marion Stalens donne
le tournis. Magistralement tri-
coté, son film met à nu les fils qui
relient les œuvres, tout en les
­connectant à l’intériorité d’un ar-
tiste rarement satisfait. « J’étais
bossu, les cheveux en brosse,
les pieds en dedans », l’entend-on
dire en soupirant. « Lorsque je l’ai
connu, il se haïssait », ajoute
­le comédien Pascal Greggory.
Dans le déferlement de photos,
pour la plupart inédites, on le voit
pourtant se métamorphoser.
La vingtaine renfrognée et sé-
rieuse, il mûrit en beauté à me-
sure qu’il s’épanouit dans le tra-
vail. Cigarette aux lèvres, cheveux
en bataille, barbe négligée, il pose
sur les comédiens un regard
d’une douceur inouïe. Allant jus-
qu’au contact physique, il obtient
le meilleur : « Plus personne après
lui ne nous a dirigés comme ça »,
soutient Dominique Blanc.
GRILLE N° 23 - 228
PAR PHILIPPE DUPUIS
Retrouvez l’ensemble de nos grilles sur
1 2 3 4 5 6
I
II
III
IV
V tennis. Fait du bien quand ça fait mal.
VI
VII
VIII
IX
X les longueurs. Halte pour l’ale. 4. Sans
SOLUTION DE LA GRILLE N° 23 - 227
HORIZONTALEMENT I. Gastrectomie. II. Américaine. III. Remisa. Péter.
IV. Grisette. Spi. V. Ois. Tiret. Op. VI. Un. Etsi (site). Et. VII. Idoles. Osier.
VIII. Li. Abattre. IX. Lentigo. Erin. X. Ensevelirent.
VERTICALEMENT 1. Gargouille. 2. Amérindien. 3. Semis. NS. 4. Tris. Elite.
5. Risette. IV. 6. Ecatissage. 7. Ça. Tri. Bol. 8. Tipée. Oa. 9. One. Tester.
10. Mets. Titre. 11. EPO. Erin (Rein). 12. Etripèrent.
Patrice Chéreau, lors d’une répétition de « Richard II », de Shakespeare, vers 1970. NICOLAS TREATT/ARTE
Succès ou échecs : tout le sti-
mule. Il crée le choc en 1966 avec
une représentation expression-
niste de L’Affaire de la rue de Lour-
cine, de Labiche. Secoue le Théâtre
de Sartrouville (Yvelines), dont il
prend la direction à 22 ans, et qu’il
laisse en faillite (il remboursera
la dette pendant douze ans). Il re-
joint, à Milan, son maître Giorgio
Strehler (1921-1997), ne rentre en
France qu’à la demande de Roger
Planchon (1931-2009), qui le veut
au TNP de Villeurbanne (Rhône).
« Vers le presque rien »
En 1973, il fait la rencontre déter-
minante d’un scénographe. Ri-
chard Peduzzi sourit : « Nous nous
sommes inventés tous les deux. »
Leur première collaboration est
un coup de tonnerre : La Dispute,
de Marivaux, spectacle d’une
grande sensualité, ouvre à Ché-
reau les portes de l’opéra. On le
demande à Bayreuth (Allemagne)
pour monter le Ring de Wagner.
Une œuvre titanesque, qui le sol-
licite cinq saisons d’affilée, dé-
jeux.lemonde.fr
7 8 9 10 11 12
bute sous les huées, pour s’ache-
ver sous les ovations (une heure
et demie d’applaudissements lors
de la dernière représentation !).
Tout est permis au prodige qui
révolutionne les esthétiques. La
culture lui déroule le tapis rouge.
Jack Lang lui confie, en 1981, la di-
rection du Théâtre Nanterre-
Amandiers. Chéreau accepte : « Je
n’aurais jamais pris un théâtre en
plein centre de Paris. » Il crée, coup
sur coup, trois pièces d’un auteur
inconnu, Bernard-Marie Koltès
(1948-1989). Fonde, avec Pierre
Romans (1951-1990), une école de
théâtre. Valeria Bruni ­Tedeschi
en est l’une des élèves : « Il avait
un côté paysan, il s’y mettait,
il n’attendait pas l’inspiration. »
Hyperactif, il carbure à la co-
caïne. « Dans les années 1980, il al-
lait vers les bas-fonds », se sou-
vient Pascal Greggory. Le sida dé-
cime le paysage. En deux ans,
Koltès, Guibert, Romans meu-
rent. Agé de 45 ans, Chéreau perd
pied : « Le théâtre, ça n’a rien de
naturel », confie-t-il. Il quitte Nan-
HORIZONTALEMENT
I. Déplacée sans la moindre précau-
tion. II. Récupère tout ce qui ne sert
plus. Aide à faire la preuve. III. Qui
plairont à nos sens. Sur la défensive.
IV. Pose des questions. Goudronnées
en ville, fleuries à la campagne.
Grande partie du globe. V. Presse chez
les plus jeunes. Emporte tout sur son
passage. VI. Nettoyais les pommes de
terre. Fond de cours. VII. Conjonction.
Bout de sucre. Entre les mains du ton-
nelier. VIII. Classe les joueurs de
IX. Rassemblement. Lâcha son coup.
X. Oscillations des essieux par rap-
port au châssis.
VERTICALEMENT
1. A piégé les nuisibles hier, au-
jourd’hui, c’est nous qui tombons de-
dans. 2. Remontée en bouche. 3. Evite
effets. Des lentilles à l’étable. Jeune
propos. 5. En haut de l’affiche. Chan-
geait de timbre. 6. Accrocha au pas-
sage. Evacuation gazeuse. 7. Comme
prévu, vous ne la verrez pas. 8. Grand
dieu chez les Gaulois. 9. Avant les
autres. Son passage peut être difficile.
10. Personnel. Risque de tout cor-
rompre. 11. Fait de gros dégâts dans
les vignes. Sur le court. 12. Réduiras
en poussière.
Sans compiler les
faits, la narration
adopte un
rythme soutenu
qui restitue
le dynamisme
de l’homme
terre. Le voilà en partance pour
l’aventure de La Reine Margot
(1994). Vingt ans après avoir mis
en scène Massacre à Paris, de
Marlowe, il revient à l’horreur de
la Saint-Barthélemy. Le film est
démesuré.
Il enchaîne par un geste épuré.
Rejoue, encore une fois, Dans la
solitude des champs de coton, de
Koltès. Son travail vise l’intime.
Comme s’il traquait l’essence
de son art, loin du tumulte et
du tapage. Le chorégraphe
Thierry Thieû Niang note son
évolution : « En 2008, créant La
Douleur, de Duras, il est allé vers le
sudoku
n°23-228
6 3
7 1
2 9
6 2
8 9
7 2 4
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le meilleur
de la presse
étrangère
CHEZ VOTRE MARCHAND
DE JOURNAUX
presque rien. Il a compris que les
corps n’étaient pas obligés de se
s’agripper les uns aux autres pour
se rencontrer. »
Patrice Chéreau est-il déjà ma-
lade, lorsqu’il filme, avec Son frère
(2003), les retrouvailles entre
deux frères dont l’un va mourir ?
En 2010, il boucle la boucle, inves-
tit le Louvre avec la création de
Rêve d’automne, de Jon Fosse. « Au
premier jour des répétitions, il nous
a annoncé qu’il démarrait une chi-
miothérapie », rappelle Pascal Gre-
ggory. Le cancer ne lui laisse pas le
temps de mettre en scène Comme
il vous plaira, de Shakespeare.
Le film s’achève sur l’image d’un
arbre dessiné par Richard Peduzzi.
Un arbre dense, charnu, irrésisti-
blement vivant. Celui qu’avait
choisi Patrice Chéreau pour uni-
que décor de la pièce. p
Patrice Chéreau, irrésistiblement
vivant, documentaire de Marion
Stalens (Fr., 2023, 90 min).
Sur Arte.tv, jusqu’au 30 décembre.
7 4
3 8
9 5
6 7
5 2
8 1
1 6
4 3
2 9
5 8 Expert
1 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
9 Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
6 par colonne et par
carré de neuf cases.
HAUT-KARABAKH — LA FIN DU RÊVE
ARMÉNIEN SANTÉ — L’ÉCONOMIE
DANOISE DOPÉE À L’OZEMPIC
DORMEZ-
VOUS ?
Le sommeil est devenu
une obsession dans les sociétés
occidentales confrontées à une
épidémie d’insomnie. Pourquoi
est-ce si important ? L’éloge
du repos par la presse étrangère.
Joëlle Gayot
1 5
6 4
2 1
4 8
9 6
3 7
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5 2
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Sénégal 3400 FCFA, Suisse 7,20 CHF,
Grande-Bretagne 5 £, Grèce 5,80 €,
Algérie 530 DA, Allemagne 6,30 €,
Andorre 6 €, Canada 8,25 $CAN,
Afrique CFA autres 3600 FCFA.
DOM 5,30 €, Espagne 5,50 €,
Maroc 45 DH, Pays-Bas 6 €,
TOM 1100 XPF, Tunisie 9 DT,
Italie 5,50 €, Japon 900 ¥,
Portugal cont. 5,50 €,
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
0123
Notre
sélection
D imanch e 1 er octo bre
Planète+
L’Histoire des sitcoms
20.55 Née dans les années 1950, la
sitcom est devenue l’un des formats
les plus populaires du petit écran.
Cette série documentaire retrace
le soft power de ces divertissements
tournés en public, avec le plaisir
inépuisable de revisiter les classiques.
France 5
La drogue est dans le pré
21.05 Ce documentaire, suivi
d’un débat, souligne comment,
longtemps cantonné aux métropoles
et aux banlieues, le trafic de drogue
a débordé sur les villes moyennes,
puis sur les zones rurales, profitant
des axes routiers et des frontières,
terrestres ou maritimes.
France 2
Enfance abusée
22.55 Trois millions et demi
de Français ont été victimes
de violences sexuelles dans leur
enfance. Huit victimes racontent
l’emprise, le si long silence, et l’espoir
d’une reconstruction dans la parole
et, trop rarement, par la justice. Une
invitation du réalisateur Eric Guéret
(Trans, c’est mon genre ; Homos,
la haine) à ne plus fermer les yeux.
Lun di 2 octo bre
France 3
Impitoyable
21.10 Un redoutable tueur
reprend du service pour venger
deux prostituées, dont l’une a été
défigurée. Un chef-d’œuvre du genre,
à la poursuite de la violence et des
mensonges originels de l’Amérique,
par Clint Eastwood, fin observateur
des passions qui agitent son pays.
TF1
« Ne le dis à personne » :
leur combat contre l’inceste
23.05 Pendant quatre ans,
Clémence Badault a suivi
de l’intérieur l’enquête et le procès
d’un père de famille accusé d’inceste
sur sa fille Zoé, 7 ans, son fils
et sa propre sœur. Un lourd secret
que portait toute une famille depuis
de nombreuses années.
Arte radio
Tenue laïque exigée
Podcast Marina Julienne et Irène
Berelowitch ont organisé au collège
Paul-Eluard de Saint-Denis (Seine-
Saint-Denis) un atelier radio autour
de la relation entre laïcité et religion,
sous le régime de la loi de 2004.
Une parole libre et pleine de
nuances qui nourrissent la réflexion.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
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4 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
2 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
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Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
Marie Dosé « J’ai toujours détesté l’idée
que la violence soit résolue par la violence »
Entretien
R adicalisation, terrorisme, #metoo, le
parcours de Marie Dosé raconte les
nouveaux défis auxquels la justice et
la société doivent faire face. A 49 ans, l’avo-
cate vient de publier Deux générations, un
barreau (Dalloz, 400 pages, 22 euros), écrit
avec son confrère Daniel Soulez Larivière,
mort le 30 septembre 2022.
Je ne serais pas arrivée là si…
… s’il n’y avait pas eu la maladie. Je voulais
être pianiste, et j’ai travaillé avec acharnement
cette utopie. Je ne venais pas d’une famille de
musiciens : mes parents étaient instituteurs,
mon père pas encore député. Je ne serais pas
devenue une grande pianiste, mais sans doute
professeure dans une école de musique en
Lorraine, et j’aurais peut-être été très heu-
reuse de l’être, mais enfin, voilà : après avoir
terminé mon cycle au conservatoire, j’ai été
atteinte d’une maladie des mains. Ce qui a mis
fin à toute perspective de carrière. J’ai toujours
eu besoin de travailler énormément. Un be-
soin quasi obsessionnel. Quand la musique
s’est arrêtée, il m’a fallu chercher un registre
dans lequel je pourrais assouvir ce besoin. Et
j’ai pensé : le droit, c’est bien, cela va m’abrutir.
Vous abrutir ?
Mais oui. L’apprentissage de la musique,
comme celle du droit, c’est avant tout une
­hygiène de travail. Je suis rentrée en faculté de
droit par dépit et par défi. Or, le fait est que je
suis bien plus heureuse à l’endroit où je suis.
Avec Parcoursup, aucun bachelier ne ­serait
accepté en faculté de droit après une trajec-
toire comme la mienne, et c’est bien dom-
mage. On n’en sait si peu sur soi, à 20 ans.
N’étiez-vous pas attirée par les grands
procès, les ténors du barreau ?
C’est venu plus tard. En licence, j’ai entendu
une plaidoirie d’Henri Leclerc, à Nancy. C’est
ce qui m’a convaincue de devenir avocat. Il
était désordonné, ses papiers voletaient par-
tout mais, lorsqu’il a pris la parole, moi qui
n’écoutais plus de musique classique parce
que ça m’était trop douloureux, j’ai cru
­retrouver le Concerto pour violon de Brahms,
mon préféré, dont il aurait été le formidable
soliste. Je me souviens m’être dit qu’il existait
donc des concertos d’un autre genre, et que
cette musique-là pourrait être la mienne.
Je n’ai que deux images de procès, surgies
comme par effraction dans mes jeunes
­années : celle du criminel de guerre alle-
mand Klaus Barbie dans son box, en 1987,
puis celle, deux ans plus tard, du dictateur
roumain Nicolae Ceausescu face à ses ­ « ju-
ges ». J’avais entre 13 et 15 ans.
Barbie et Ceausescu, vous citez d’emblée
des clients compliqués à défendre !
Je sais bien. Mais, à l’époque, j’avais beau-
coup de mal à me dire : « C’est bien fait. »
Aussi devais-je lutter contre l’espèce de senti-
ment de pitié que m’inspiraient ces vieillards.
Mon père, agacé par cet élan de compassion
devant l’ancien nazi menotté à l’écran, me
montra donc Shoah [1985], de Claude Lanz-
mann, diffusé pour la première fois à la télévi-
sion. Par la seule force de l’image, ces deux
épisodes ont laissé en moi une trace indélé-
bile. Je sais désormais que, ce qui me fasci-
nait, c’était surtout le prisme judiciaire à tra-
vers lequel l’histoire était considérée. Dès ma
plus tendre enfance, j’ai toujours détesté
l’idée que la violence soit résolue par la vio-
lence, le mal par la commission d’un autre
mal. Mais avant Barbie et Ceaucescu, il y a eu
l’affaire Grégory. Or, j’ai grandi en Lorraine…
Un ratage de la justice et de la presse.
Ce n’est pas non plus très engageant…
Le visage du petit Grégory a accompagné
toute mon enfance. Il était partout, à la
« une » de L’Est républicain, à la papeterie, au
café. On parlait du tueur dans la cour de ré-
création. Ce qui m’a marquée, c’est la haine
des gens, leur certitude de tout savoir de cette
famille, leur facilité à s’approprier cette his-
toire, à réclamer la peine de mort pour l’un,
pour l’autre. Des années plus tard, après être
devenue avocate, j’ai eu un peu le fantasme
de la veuve et de l’orphelin, mais je l’ai dé-
placé du côté de la défense. Etre proche de ce-
lui qu’on accuse, cible de toutes les haines, et
qui est complètement seul : là était ma place.
Quelle a été votre première affaire ?
Un couple qui avait braqué une vingtaine
d’agences de La Poste. Farida et Nino. Mon
Je ne serais pas arrivée là si…
Chaque semaine, « Le Monde »
interroge une personnalité sur un
moment décisif de son existence.
L’avocate engagée et passionnée
revient sur un accident de la vie, qui
l’a conduite du piano aux prétoires
patron, Michel Konitz, défendait Nino, moi,
Farida. J’allais la voir tous les samedis en pri-
son. Pour tout connaître d’elle.
Plaidiez-vous son innocence ?
Je plaidais son histoire. Les faits étaient éta-
blis. Toxicomane, alcoolique, indisciplinée,
elle avait fui tous les foyers et faisait la man-
che. Sa fierté était de ne jamais s’être prosti-
tuée. Capable du pire et du meilleur, toujours
en commission de discipline, elle avait re-
peint une partie de la prison. Je n’ai plaidé
que ça : ce qu’elle était.
Les délinquants, les braqueurs,
les toxicos… Au début, on n’a pas
les « belles » affaires…
A l’époque, je défendais surtout des indi-
gents en détention. Après avoir éclusé les
­ténors, les détenus qui n’avaient plus un sou
se disaient : « Je vais prendre une femme, elle
vient plus souvent en prison. » Mais c’étaient
de belles affaires, qui m’ont fait découvrir
d’autres mondes. La salle d’attente regorgeait
de personnes d’origines très variées, j’ai dû
me familiariser avec les codes, le langage pro-
pre à chaque infraction. Les escrocs ne s’ha-
billaient pas comme les trafiquants, lesquels
méprisaient les cambrioleurs, qui eux-mê-
mes crachaient sur les agresseurs sexuels. Et
les mères trouvaient toutes les excuses du
monde à leur progéniture incarcérée, la-
quelle baissait la tête au parloir en écoutant
les recommandations maternelles que je
leur transmettais. J’avais trouvé ma place.
Allez-vous beaucoup en prison
voir vos clients ?
Oui ! Ce matin encore, j’étais à l’instruction,
mais lundi à la prison de Gradignan, en
­Gironde, mardi à celle de Réau, en Seine-et-
Marne, avec ce RER D qui ne marche pas et ce
bus cahotant… C’est la seule prison qui met
¶ temps. La vérité vient progressivement, à
« Deux générations,
un barreau.
Dialogue d’avocats
sur un paysage
judiciaire »
de Marie Dosé
et Daniel Soulez Larivière,
Dalloz, 400 p., 22 €
Rencontre | 33
Dans son cabinet,
à Paris,
le 3 septembre 2021.
Sébastien Leban/
Divergence
en place des parloirs visio. J’espère que mes
collaboratrices ne termineront pas comme
ça, à voir leurs clients sur un écran, je le leur
dis souvent. Nos rencontres avec eux en dé-
tention sont si précieuses… La prison fa-
çonne profondément la relation entre l’avo-
cat et son client. Bâtir une défense au parloir
n’est pas la même chose que de le faire
autour d’un café dans son cabinet. Le parloir
est le seul endroit où l’on est face à quelqu’un
de vulnérable, démuni, sans téléphone, sans
intervenant extérieur, et où quelque chose
de profondément essentiel est en jeu. Les
comparutions immédiates sans connaître
l’accusé sont pour moi une souffrance. Au
parloir se créent une alchimie, une sincérité,
un lien d’une force que l’on ne retrouve ja-
mais ensuite, pas même avec ses amis.
Avez-vous besoin que vos clients
vous disent la vérité ?
Ils ne me la disent pas d’emblée, il faut du
mesure que la confiance s’installe. Tout à
l’heure encore, une jeune femme détenue
depuis huit mois, qui a passé quatre ans
dans les camps en Syrie et avec qui j’ai parlé
des heures, m’a appelée parce qu’elle avait
« encore quelque chose à [me] dire ». Avec
l’expérience, cependant, je le dis sans­
­prétention aucune, je crois réussir à déceler
le mensonge.
Est-ce le cas aussi avec les femmes qui
sont parties rejoindre le djihad et dont
vous plaidez le retour en France avec
leurs enfants ?
Pourquoi elles moins que les autres ? Parce
qu’elles seraient endoctrinées et rompues au
mensonge ? Elles ont toutes une histoire très
singulière, vous savez. Elles ont été assignées
au silence pendant des années, avant de res-
sasser dans les camps tout ce qu’elles avaient
traversé sous Daech. C’est compliqué pour el-
les d’avoir confiance et de réussir à se livrer,
mais un travail considérable est fait en déten-
tion par des psychologues et des médiateurs
du fait religieux. Enfin, certains justiciables
ne peuvent dire la vérité sous peine d’un total
effondrement psychique. Ceux qui sont ac-
cusés de crimes sexuels et d’inceste, notam-
ment. La seule chose qu’il leur reste, c’est :
« Ce n’est pas moi. »
Pouvez-vous embrasser leur déni ?
On arrive à les convaincre, au fur et à me-
sure, de sortir du déni. Je leur dis toujours :
« Je ne peux pas vous aider à vous suicider
­judiciairement. » Car refuser d’admettre la
vérité quand tout vous accable, c’est un sui-
cide judiciaire. L’avocat n’est pas un produit
de consommation. On me choisit, on me
paie, mais on ne m’impose pas une défense.
Votre premier patron vous avait dit :
« Tu n’es pas là pour servir la justice,
tu es là pour servir ton client. »
Ce n’est pas tout à fait votre ligne, alors ?
Je n’ai jamais dit une telle chose à mes colla-
boratrices. Je ne suis pas une adepte de la dé-
fense de rupture systématique. Je déteste
aussi l’idée d’être une « auxiliaire » de justice,
mais le justiciable ayant rendez-vous avec
l’institution judiciaire, il faut l’aider à ce que
le procès revête une signification aussi pour
lui. Je suis d’ailleurs parfois bien plus dure
avec mes clients que ne le sont les magistrats.
Car je veux les préparer à la dureté du procès.
J’ai toujours le sentiment que l’audience
passe à côté du justiciable, de ce que je
­connais de lui. La peine doit avoir du sens
pour le condamné, pas seulement pour la
­société. Mais ai-je jamais eu, en vingt années
d’exercice professionnel, le sentiment que
« justice avait été rendue » ? En dehors des
­relaxes et des acquittements arrachés au
­forceps, je ne crois pas…
Est-ce que #metoo a changé la façon
dont on défend un criminel sexuel ?
La justice n’a pas attendu #metoo pour
commencer à évoluer. Quand j’ai débuté, j’ai
été horrifiée par la façon dont on traitait les
parties civiles. Dans les procès-verbaux, cha-
que virgule du témoignage de la plaignante
était disséquée. Première, deuxième audi-
tion, confrontation : tout devait être parfaite-
ment cohérent, alors même que le trauma-
tisme et la honte fabriquent précisément du
mensonge et de l’incohérence. Beaucoup
d’acquittements ont résulté des doutes nés
de la déconstruction de la parole d’une vic-
time. Ce n’est pas #metoo qui a fait basculer
les choses, le changement a été bien plus pro-
gressif. On a fait de plus en plus attention à
traiter la partie civile différemment. J’en-
tends certains militants faire comme si rien
n’avait changé : c’est faux. Il n’y a plus cette
présomption permanente de mensonge qui
pèse sur la victime. Il suffit d’assister aux
audiences correctionnelles et criminelles
pour s’en rendre compte.
Vous avez soutenu la nécessité de la
prescription, notamment en matière
de violence sexuelle, quitte à choquer
une partie du mouvement féministe et
des associations de victimes. Pourquoi ?
Sur les violences sexuelles, à l’échelle d’une
vie d’homme ou de femme, le droit a beau-
coup évolué, si bien qu’en réalité la prescrip-
tion n’existe quasiment plus. Ce qui m’in-
quiète, c’est la montée en puissance d’une
mouvance qui voudrait faire de l’amnésie
traumatique constatée par un psy le point de
départ de la prescription. Des femmes de
50 ou 60 ans me disent avoir découvert en
psychothérapie que leur père les avait violées
lorsqu’elles avaient 5 ans, à la suite de quoi
­elles décident de porter plainte. Il faut alors
essayer de comprendre pourquoi elles le
­décident. Leur expliquer que la réparation ne
passe pas forcément, et c’est peu dire, par une
procédure judiciaire qui aboutira nécessaire-
ment à un classement sans suite, la preuve
n’existant plus. Je leur explique aussi que la
haine est aliénante. Entretenir leur lien avec
leur agresseur à travers la justice les empêche
aussi de se libérer. Je défends des victimes,
mais je les invite à se réparer ailleurs que
dans l’espace judiciaire. Un miracle peut tou-
jours se produire, et la partie civile repartir
d’une audience en se sentant réparée. Mais
ce n’est pas l’objet d’un procès.
Ce métier, qui n’était pas votre vocation
première, vous a-t-il rendue heureuse ?
Bien sûr qu’il me rend heureuse ! Certes, le
métier confronte en permanence à la vio-
lence, c’est 99 coups de poing pour une ca-
resse, mais cette caresse a une saveur qu’on
ne retrouve nulle part ailleurs. Et puis, j’ai la
chance d’être soutenue par celui qui partage
ma vie depuis si longtemps.
Qu’est-ce que la saveur de la caresse ?
Un acquittement ?
Pas seulement. C’est réussir à fabriquer de
l’apaisement sur des débats judiciaires
­nécessairement éprouvants, blessants et
­parfois violents. p
Propos recueillis par Raphaëlle Bacqué
 Idées
34 |
Après la mondialisation
Du 4 au 8 octobre, aux Rendez-vous de l’histoire de Blois,
dont « Le Monde » est partenaire, historiens et économistes
s’interrogent sur les révolutions économiques du XXIe siècle
Harold Levrel et Antoine Missemer
Une économie tournée vers le vivant
Les deux chercheurs prônent une économie
Le contexte
Transition écologique, de la « coévolution », où les interactions
­affrontements entre les êtres humains et les autres espèces
­géopolitiques, sont placées au centre des attentions
­bouleversement
D
­technologique, retour
de l’Etat… L’économie
u Green Deal européen aux
­libérale de marché ­annonces récentes du gouver-
doit composer avec nement français en matière de
planification écologique, la
de nouveaux paradigmes
préservation de la biodiversité
radicalement différents pourrait paraître, à première
de ceux qui ont présidé vue, bien présente dans l’agenda public.
à son expansion dans les A y regarder de plus près, les ambitions
affichées se heurtent néanmoins à un en-
cinq décennies passées. thousiasme plus que modéré : l’essentiel
Cinq intervenants des 7 milliards d’euros supplémentaires
des Rendez-vous promis le 19 septembre par l’exécutif
pour l’année 2024 reste fléché vers la
de l’histoire de Blois ­décarbonation de l’économie. En dépit de
analysent les mutations quelques promesses de renaturation, de
qui clôturent le cycle protection des forêts et des masses d’eau,
il est peu vraisemblable que l’érosion et
­économique né
l’uniformisation de la biodiversité soient
de la mondialisation stoppées, tant les activités humaines à
et du triomphe l’origine de ces destructions restent tolé-
des énergies fossiles rées, voire parfois encouragées par les
pouvoirs publics – les pratiques d’agri­-
dans les années 1970. culture intensive en témoignent.
C’est pourtant dans la diversité et
l’abondance du vivant qu’il faudrait in-
vestir pour que l’espèce humaine survive
aux crises écologiques en cours. La lit­-
térature scientifique a démontré com-
bien la diversité écologique est un atout
pour limiter l’érosion des sols et les
­phénomènes de submersion, garantir la
quantité et la qualité de l’eau disponible,
préserver la fertilité des sols (garante de
souveraineté alimentaire), ou lutter
­contre les îlots de chaleur urbains.
Plutôt que de tenter d’amender à la
marge, tant bien que mal, un modèle
d’économie de la production ayant pour
Asma Mhalla
De l’innovation
technologique à
l’innovation politique
La remise en cause de nos catégories du réel
par le flot des technologies appelle la construction
d’un nouveau récit démocratique, analyse la politiste
L
orsqu’on change d’échelle, les phéno-
mènes changent non seulement de
grandeur, mais de nature. » Voilà ce
qu’écrivait le géographe français
Olivier Dollfus dans son livre L’Espace
Le futur, comme géographique (PUF, 1970). Il évoquait alors
la pratique de sa discipline, la géopoliti-
les algorithmes, que, à différentes échelles, locale ou glo-
est une boîte bale. Dans le champ technologique, rien
ne semble plus vrai : un changement
noire où tout d’échelle tel qu’il signerait un change-
ment de nature du problème. C’est exac-
reste en réalité tement ce qui est à l’œuvre au croisement
possible : le pire entre technologie et politique.
La technologie contemporaine, ce ne
et le meilleur sont pas simplement des technologies dis-
maîtres mots « rentabilité », « producti-
vité » et « domestication de la nature », il
­serait temps de changer de logiciel et de
promouvoir une économie de la coévolu-
tion, où les interactions entre les êtres
­humains et les autres espèces sont placées
au centre des attentions.
Cette économie de la coévolution peut
être définie à travers deux objectifs : pre-
mièrement, remplacer les techniques d’in-
génierie chimiques et civiles qui ont été à
l’origine de procédés industriels destruc-
teurs par des solutions fondées sur la
­nature, aux bénéfices multiples : les arbres
rafraîchissent peut-être l’air de manière
moins immédiate qu’un climatiseur, mais
ils stoppent aussi l’érosion des sols, renou-
vellent leur fertilité et, la saison venue,
­peuvent produire des fruits !
Il serait temps de
promouvoir une
économie où les
interactions entre
les humains et les
autres espèces sont
placées au centre
des attentions
parates, outils numériques par ci, intelli-
gence artificielle ou réseaux sociaux par
là. Ces technologies sont avant tout des
technologies-système, omni-usages, des
technologies de l’hypervitesse et de la
symbiose, que l’on peut qualifier de « tech-
nologies symbiotiques ». Hypervitesse par
rapport à la cognition humaine, symbiose
des représentations politiques qui sem-
blaient claires jusque-là, entre le vrai et le
faux, le réel et le virtuel, l’homme et la
­machine, le public et le privé, la fin et les
moyens, entre les menaces intérieures et
extérieures, le civil et le militaire, la guerre
et la paix, l’infiniment petit (l’intime) et
l’infiniment grand (le monde).
Epouser les hybridations
L’idée de symbiose est à comprendre ici
comme une fusion organique entre des
entités ou des notions qui s’adaptent et
coévoluent. La symbiose n’est pas un sim-
ple croisement, elle est plus radicale, et
plus dangereuse aussi. Ces nouvelles
frontières politiques, encore indomptées,
rendent visibles, non sans inquiétude, de
nouveaux acteurs hybrides inédits, les
géants technologiques (Big Tech), concep-
teurs et détenteurs pour partie de ces
technologies symbiotiques.
Ces nouveaux paradigmes signent la fin
de la démocratie au sens où nous l’enten-
dions jusque-là, c’est-à-dire comme dé-
mocratie de masse, au même titre que la
production, la consommation, l’éduca-
tion ou les médias de masse. La démocra-
tie telle que nous l’avions pensée à partir
de l’ère industrielle et tout au long du
XXe siècle semble révolue. Ou plutôt elle
Deuxièmement, reconnaître des droits à
la nature pour elle-même, de manière à
­repenser les finalités de nos actions éco­-
nomiques, quitte à amender notre contrat
social pour en faire, dans l’esprit des tra-
vaux déjà anciens du philosophe et his­-
torien des sciences Michel Serres (1930-
2019), un véritable contrat naturel.
A l’heure où plus de 95 % de la biomasse
des mammifères présents sur Terre sont
composés d’humains et d’espèces domesti-
ques, un nouveau partage de l’espace et des
ressources avec le reste de la biodiversité
paraît prioritaire.
Basculement juridique
A rebours d’approches centrées sur le seul
progrès technique ou sur les seuls ­leviers
politiques, l’économie de la coévo­lution
propose une démarche systémique, au
croisement de l’histoire, des sciences
­sociales, de l’ingénierie (en particulier éco-
logique), des sciences naturelles, d’une part,
et des connaissances des professionnels et
acteurs de terrain d’autre part, pour tracer
les voies d’une transformation profonde de
nos sociétés, en tenant compte des spéci­-
ficités des territoires. Il est d’ores et déjà
possible de recenser un certain nombre de
mutations empruntant cette voie, qu’il
s’agit d’approfondir et d’articuler.
La montée en puissance de l’agriculture
biologique depuis vingt ans est une pre-
mière illustration. En renonçant à des for-
mes intensives de production, des progrès
significatifs ont pu être réalisés pour la
santé des agriculteurs et des écosystèmes,
mais également pour l’emploi – le bio repré-
sente 18 % du travail agricole pour 10 % des
surfaces). Avec la crise inflationniste
­actuelle, qui fragilise le consentement des
consommateurs à payer plus cher pour les
produits labellisés bio, il est essentiel que
les changements structurels apportés par le
développement de l’agriculture biologique
depuis deux décennies soient soutenus, en
particulier par la puissance publique.
s’hybride, dans une oscillation perma-
nente entre massification et hyper­-
personnalisation. Et c’est là toute la sub­-
tilité du phénomène.
Comment, dès lors, repenser nos repè-
res, réinventer un commun, une adhé-
sion au projet de démocratie libérale alors
que, de l’individu à l’information, tout
n’est plus qu’atome polarisé ?
De gré ou de force, il va nous falloir pen-
ser autrement pour enjamber le nouveau
siècle, comme nous le suggérait le socio-
logue Alain Touraine (1925-2023) dans Le
Nouveau Siècle politique (Seuil, 2016). Il ne
sert à rien de s’agiter, comme l’époque et
l’air du temps nous en font l’injonction, il
n’en sort généralement qu’incantations
et idées indigentes. Contre-intuitivement,
face à l’hyperaccélération du temps, il
nous faut déceler pour penser.
Trois urgences sont à prendre en charge
rapidement par qui voudra bien en dé-
montrer le courage : une autre gouver-
nance des Big Tech, à commencer par une
refonte de la racine du problème, à savoir
leur statut juridique. Ensuite, une refon-
dation des institutions matricielles
(l’école) et des rituels (le vote), qui devront
articuler deux échelles de pensée et d’ac-
tion en simultané : l’échelle individuelle
(hyperpersonnalisation des parcours, des
identités, des intérêts…) et l’échelle natio-
nale, voire globale (le collectif). Cette élas-
ticité politique et institutionnelle est
pour le moment à peine embryonnaire.
Enfin, la fabrication d’un récit collectif
novateur. Le temps de réparer nos liens de
confiance, nous devrions avoir moins la
prétention d’asséner verticalement le
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
Autre évolution remarquable : la reconfi-
guration du droit dans de nombreux pays.
Aux Etats-Unis, on assiste au démem­-
brement volontaire de la propriété privée
sur des dizaines de milliers de parcelles via
des « servitudes de conservation » qui
­limitent les droits d’usage des proprié­-
taires (présents et futurs) afin de préserver
les habitats naturels. En Equateur, en
­Nouvelle-Zélande et en Argentine, la
­reconnaissance de personnalités juri­-
diques à des entités naturelles variées
­conduit à des décisions de justice qui
­interdisent aux entreprises de mener des
activités nocives pour les milieux naturels.
En France, la reconnaissance du préjudice
écologique dans la loi de 2016 sur la biodi-
versité témoigne également d’un bascule-
ment, la nature ayant gagné le droit d’obte-
nir des réparations pour elle-même.
Dans beaucoup d’autres domaines, de la
comptabilité cherchant à définir la nature
comme un acteur et non plus comme un
actif financier aux réflexions théoriques
tentant de mieux appréhender le bien-être
animal dans nos choix collectifs, les fonda-
tions d’une économie de la coévolution
sont là, à portée de main. Pour relever plei-
nement les défis écologiques contempo-
rains, bâtir une économie par et pour le
­vivant est plus que jamais d’actualité. p
Harold Levrel est professeur d’éco­-
nomie écologique à AgroParisTech -
université Paris-Saclay et chercheur au
Centre international de recherche sur
l’environnement et le développement
(Cired) ; Antoine Missemer est cher-
cheur en économie au CNRS, membre
du Cired. Ils viennent de publier
­« L’Economie face à la nature. De la
prédation à la coévolution » (Les Petits
­Matins/Institut Veblen, 256 p., 19 €)
vrai, mais plus celle de construire les anti-
corps de la désinformation et des ingé-
rences, de penser le cadre de notre nou-
veau régime de vérité, de notre identité
politique et de notre vision du monde.
Est-ce à dire que la véracité, la traçabilité
d’un fait, ne compterait plus ? Cela
compte bien sûr, c’est même un mar-
queur important des régimes démocra­-
tiques. En revanche, ces marqueurs
­convainquent de moins en moins, noyés
dans une indifférence générée par le
­nivellement de tout, par la symbiose
­destructrice. La démocratie ne doit pas
­résister, mais épouser les symbioses et les
hybridations à la condition expresse de
savoir qui elle est, et où elle va.
A l’innovation technologique nous
­devons donc opposer une innovation
­politique d’ampleur, apprendre à navi-
guer en eaux troubles dans ce monde
­liquide sans (trop) nous perdre. Le futur,
comme les algorithmes, est une boîte
noire où tout reste en réalité possible : le
pire et le meilleur. Nous devons avoir foi
en notre volonté de puissance intime, en
notre pulsion de vie. Quel que soit l’ave-
nir, il faut assurément entrer sans peur
dans ce nouveau siècle politique qui se
déploie avec fracas à nos pieds. p
Asma Mhalla est spécialiste
des enjeux politiques et géopolitiques
de la tech, enseignante à Sciences Po
et à l’Ecole polytechnique
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023 Idées | 35

La chronique
Anne-Laure Delatte l’aide à l’acquisition de véhicules
propres (1 milliard), etc.
Face à ces dépenses vertes, l’Etat
coût de financement réduit pour
investir dans son projet.
La question est importante, car
DePatrick artus

Une dépense Le dernier ressort

avait consacré 19,6 milliards à des
missions défavorables à l’envi-
ronnement, un montant deux
fois plus élevé qu’en 2021 à cause
publique éloignée
du bouclier tarifaire sur le gaz et
l’électricité. En effet, les mesures
les aides publiques aux entrepri-
ses représentent aujourd’hui une
part conséquente du budget pu-
blic : depuis 2016, l’Etat a versé
de l’Etat assureur
chaque année 70 milliards
d’euros aux entreprises françai-

I
adoptées pour protéger les fa- ses au titre de subventions, et
milles contre une partie de la 100 milliards d’euros en manque l existe un consensus, dans l’opi-

de la transition
hausse des prix de l’énergie ren-
trent en conflit avec l’objectif de
décarbonation, car elles sont de
fait une forme de subvention à la
consommation d’énergie. Le rap-
port de 2022 insistait néanmoins
L’économiste dénonce le tour de passe-passe sur le fait que les dépenses favo-
rables dépassaient les dépenses
budgétaire qui permet de sous-évaluer le poids défavorables à l’environnement.
écologique des subventions aux entreprises Ouf, on était donc sauvé. Et de
toute façon, la fin des différentes
mesures de bouclier tarifaire est
à gagner au titre des crédits d’im-
pôts et exonérations fiscales. En
effet, quand Bercy accorde un cré-
dit d’impôt, les recettes fiscales
correspondantes n’entrent pas
dans les caisses.
Or les récentes données euro-
péennes d’émission de CO2 per-
mettent de vérifier l’impact car-
bone de ces aides publiques : mal-
heureusement, la majorité des
subventions et crédits d’impôt a
nion publique comme chez la plu-
part des économistes, pour défen- Patrick Artus est
dre l’idée que les Etats doivent as- membre du Cercle
surer les ménages et les entreprises des économistes,
contre un nombre croissant de ris- économiste
ques. Les risques les plus évidents, à Natixis
ceux qui font la « une » de l’actualité,
sont bien sûr les risques environne-
mentaux, liés essentiellement aux dérèglements climati-
ques : risques de sécheresse, de canicule, d’incendie, d’érosion
du littoral, ouragans, inondations, orages et grêle. On sait que
l’intensité des événements climatiques extrêmes s’accroît,

U
ne voyante nous aurait
prédit il y a dix ans qu’un
président de la Républi-
que française, fervent dé-
fenseur de l’économie de marché,
créerait un conseil de la planifica-
tion écologique, nous l’aurions
tous traitée de charlatan. Pour-
tant, c’est bien ce vocabulaire des
années 1960, réminiscence du
Commissariat au plan, que le pré-
sident Macron a choisi d’adopter
pour démontrer l’engagement de
son gouvernement.
Aussi, déterminés à ne pas per-
dre espoir, nous voudrions être
sûrs aujourd’hui que les mil-
liards d’argent public destinés à
la transition écologique seront
versés aux bons endroits, aux
bons acteurs et permettront
vraiment de réduire les émis-
sions carbone de la France. C’est
que, à force de répéter que l’Etat
dépense trop, on en vient à dou-
ter. Qui sont les bénéficiaires ?
Comment s’assurer des résul-
tats ? Le « Rapport sur l’impact
environnemental du budget de
l’Etat », institué par une loi de
­décembre 2019, vise justement à
rendre des comptes aux citoyens
et citoyennes sur cette question
fondamentale qui mêle urgence
climatique et finances publi-
ques. Il est annexé au projet de
loi de finances et permet une
­ élibération citoyenne sur les
d émetteurs de carbone.
moyens budgétaires alloués à la
transition et leur impact. Le pro-
chain rapport sera bientôt
­publié, courant octobre.
Dans sa dernière parution,
en 2022, on apprenait que les
­dépenses vertes, c’est-à-dire les
dépenses « favorables à l’envi­-
ronnement sans être défavora-
bles par ailleurs », atteignaient
37,5 milliards d’euros dans le pro-
jet de loi de finances 2023. On y
retrouvait ainsi MaPrimeRénov’
(2,3 milliards), les dépenses en fa-
veur de la rénovation énergéti-
que (1 milliard), la baisse de TVA
appliquée aux travaux d’amélio-
ration énergétique (1,9 milliard),
La majorité des
subventions et
crédits d’impôts
a été versée
aux secteurs les
plus émetteurs
de carbone
programmée en 2024.
Remettre l’ouvrage sur le métier
Mais un détail méthodologique
du rapport attire l’attention : une
grande partie des dépenses est
classée « neutre », c’est-à-dire sans
impact environnemental. Il s’agit
des salaires des fonctionnaires,
des transferts sociaux aux ména-
ges, etc. Avec cette classification,
près des trois quarts du budget
public n’ont donc pas d’impact
sur l’environnement. Or presque
toutes les aides publiques aux en-
treprises entrent également dans
cette catégorie dite « neutre ».
C’est par exemple le cas du crédit
d’impôt recherche (CIR) et de tou-
tes les réductions fiscales distri-
buées aux entreprises pour les
soutenir dans leur activité.
Ce choix méthodologique n’est
pas neutre, comme le rapport
lui-même l’admet quand il indi-
que qu’il n’est pas exclu que
« cette dépense fiscale finance in
fine en partie des projets ayant
un impact sur l’environnement ».
On aurait pu faire un autre
choix, en évaluant par exemple
l’impact des dépenses publiques
qui facilitent le financement de
projets privés dans des secteurs
polluants. Ainsi, une entreprise
qui vise à développer des subs-
tances chimiques toxiques peut
bénéficier du CIR et donc d’un
été versée aux secteurs les plus
Il n’est donc pas illogique de
­remettre l’ouvrage sur le métier et
de s’interroger sur le sens de cette
classification. L’objectif est-il d’of-
frir un affichage politique écologi-
que, ou bien de décarboner vérita-
blement l’économie française ?
Depuis 2013, l’industrie française
réduit ses émissions au rythme de
1,3 % par an, alors qu’il faudrait un
rythme de 3,5 % par an pour
­atteindre l’objectif de réduction
d’émissions carbone en 2030
(- 35 % par rapport à 2015). L’objec-
tif pourrait probablement être at-
teint si l’on concentrait les res-
sources publiques au bénéfice des
entreprises réellement engagées
dans la transition. Il faudrait pour
cela conditionner les aides publi-
ques aux efforts réels d’investisse-
ment dans la décarbonation. p
Anne-Laure Delatte est
chargée de recherche au CNRS
à l’université Paris-Dauphine
et membre du Center for
Economic and Policy Research.
Elle a notamment écrit
« L’Etat droit dans le mur.
Rebâtir l’action publique »
(Fayard, 224 p., 19,50 €)
que leur fréquence augmente, ce qui conduit à demander à
l’Etat d’indemniser les personnes ou les entreprises pour les
pertes subies. On sait aussi que la transition énergétique va
vraisemblablement provoquer une hausse forte des prix de
l’énergie, d’où la demande de compensation des prix élevés de
l’énergie pour que le pouvoir d’achat des ménages modestes
ne soit pas entamé.
Un risque que l’Etat devra prendre en charge de manière
croissante est beaucoup moins commenté : il s’agit du risque
financier. Le vieillissement démographique conduit à une
hausse de la proportion de personnes assez âgées ou très
âgées dans la population totale. Or, les personnes âgées pren-
nent moins de risques lorsqu’elles investissent leur épargne
que des personnes plus jeunes, puisqu’elles ont un horizon
de placement plus court et qu’elles doivent disposer d’une
épargne plus liquide pour soutenir leur consommation
après leur départ à la retraite.
Le vieillissement démographique réduit donc la prise de
risque des épargnants, et puisqu’il faut pourtant continuer à
réaliser des projets d’investissement risqués, les Etats
­devront assurer les épargnants contre une partie croissante
du risque financier. Pour stimuler le niveau d’investis­-
sement industriel et faire en sorte que des innovations
soient développées, les Etats devront prendre à leur charge
une partie croissante des risques d’échec des investis­-
sements ou de la recherche. Cela peut se faire par des avances
des Etats aux entreprises qui investissent ou qui innovent,
qui ne seront remboursées qu’en cas de succès.
Politiques incitatives
Mais le point commun de ces risques est qu’ils ne sont pas
­assurables par des investisseurs privés. En effet, ils concernent
trop de monde et sont répétitifs, ce qui implique qu’ils ne sont
pas diversifiables dans le temps et ne peuvent être mutualisés
entre les personnes. L’aversion pour le risque des épargnants
est tout le temps plus forte que l’incitation à financer des
­projets risqués, pourtant nécessaires ; les risques climatiques
se réalisent tout le temps et dans toutes les régions du monde.
Les primes de risque demandées par un assureur privé
­seraient donc très élevées, dissuasives.
Il semble donc naturel de demander aux Etats de protéger

El Mouhoub Mouhoud La recomposition

contre la réalisation de ces risques, en jouant plus que jamais
son rôle d’« assureur en dernier ressort ». Mais il faut alors com-
prendre qu’il ne s’agit pas en réalité d’un mécanisme d’assu-
rance, mais d’un mécanisme de transfert public qui compense

du commerce mondial
L’économiste explique
comment la diffusion des
technologies et la course à la
décarbonation de l’industrie et
des transports vont favoriser
un principe de proximité dans
les échanges internationaux
En outre, les innovations technologiques, por-
tées par l’intelligence artificielle (IA) et la révo-
lution numérique constituent un puissant le-
vier potentiel de reconquête des avantages
compétitifs des pays anciennement indus­-
trialisés. La course à l’attractivité des talents
dans ce domaine nécessite de repenser l’offre
de compétences par le système d’éducation, et
de mettre en place des programmes de recher-
che interdisciplinaires qui promeuvent des
modes d’interaction nouveaux.
proximité des consommateurs. Par exemple,
l’innovation technologique de la compagnie
minière suédoise LKAB permet de décarbo-
ner le fer avant même de le fournir aux acié-
ristes sous forme d’éponges déjà désoxydées,
dont la teneur en fer est supérieure de 95 %
aux méthodes traditionnelles de pellets (ou
boulettes) de minerai à l’aide du charbon. Il
en résulte un raccourcissement de la lon-
gueur de la chaîne de valeur car ces éponges
sont produites sur place, à côté de la mine. La
certitude de voir le prix du carbone augmen-
les pertes accusées par les personnes
et les entreprises qui subissent la réa-
L’aversion pour lisation de ces risques.
le risque La question du financement de ce
mécanisme de transfert va donc se
des épargnants poser de plus en plus. Les Etats
­devront disposer de ressources sup-
est tout le temps plémentaires pour couvrir le coût de
plus forte la protection contre les risques finan-
ciers, les événements climatiques ex-
que l’incitation trêmes, l’échec des projets d’investis-
sement ou d’innovation, la hausse du
à financer des prix de l’énergie. La mise en place de
projets risqués ces mécanismes de protection re-
viendra finalement à un prélèvement
continuel de revenus des ménages ou
des entreprises vers d’autres ménages et entreprises.
L’Etat ne va donc pas « assurer » les ménages ou les entrepri-

L
es multiples crises survenues depuis la
pandémie de Covid-19 ont révélé au
grand jour les interdépendances extrê-
mement fortes qui lient les économies
entre elles, et tout particulièrement les éco­-
nomies développées dans les pays émergents
comme la Chine et l’Inde. Dans la plupart des
pays industrialisés s’est installé un climat pro-
pice au retour des politiques de promotion de
l’autonomie stratégique et de la réindustriali-
sation, à l’aide de larges subventions publi-
ques aux Etats-Unis plus encore qu’en Europe.
Cette résurgence des politiques industrielles
s’inscrit dans un contexte de reconfiguration
de la mondialisation depuis le début des
­années 2010. Celle-ci se traduit par une régio-
nalisation des chaînes de valeur mondiales au
détriment de leur dilatation vers la Chine et
les pays émergents lointains, sous le double
effet de la hausse des coûts salariaux unitai-
res dans les pays émergents et de la hausse
des coûts de transport et des coûts de transac-
tion du commerce mondial.
Les firmes des pays développés ont en effet
profité de taux d’intérêt réels très faibles, voire
négatifs jusqu’en 2022, pour accélérer la roboti-
sation de leurs chaînes d’assemblage et de pro-
duction afin de réduire leurs coûts unitaires.
Hypermondialisation et hypercarbonation
L’IA transforme les procédés de fabrication,
les comportements de consommation, l’orga-
nisation du travail, les chaînes logistiques…
Ainsi, les robots Kiva ont-ils permis à Amazon
de doubler sa productivité. La loi de Baumol,
qui expliquait les écarts de productivité entre
les services et l’industrie manufacturière au
profit de la seconde, semble pour partie
­remise en question. Au moment où l’indus-
trie robotisée se relocalise partiellement au
Nord, on assiste à un début d’hypermondia­-
lisation des emplois de services, aussi bien au
cœur de l’industrie manufacturière que dans
le secteur des services délocalisables (recher-
che et développement, informatique, services
juridiques, back-office bancaire…).
L’hypermondialisation des années 2000 à
2010 est aussi allée de pair avec une hyper­-
carbonation du commerce mondial, les éco-
nomies industrialisées ayant poussé très loin
l’usage intensif de combustibles fossiles. L’in-
vestissement en cours dans les technologies
bas carbone va aussi peser sur le redéploie-
ment des chaînes de valeur mondiales en
­faveur de la proximité des marchés. La
­« décarbonation » de la composition des pro-
duits raccourcit mécaniquement les chaînes
de valeur en favorisant une production à
ter très fortement dans l’avenir rend ce type
d’investissement technologique tout à fait
rentable. De même, la taxe carbone aux fron-
tières peut, en accroissant les coûts de trans-
port, inciter les firmes à relocaliser leurs chaî-
nes de valeur au niveau européen.
Par ailleurs, le protectionnisme de Donald
Trump en 2016, puis la crise sanitaire à partir
de 2020 et la guerre de Vladimir Poutine
­contre l’Ukraine en 2022, qui ont largement
­favorisé le retour de l’inflation mondiale, ont
aussi créé les conditions d’une mondialisation
à deux vitesses. La première s’organise autour
des pays industrialisés engagés dans la décar-
bonation et l’intelligence artificielle ; la
­seconde relie les régimes autoritaires, Russie
en tête, et les pays pétroliers et gaziers à moyen
revenu. La Chine continue de jouer un rôle
­économique puissant entre ces deux réseaux
de mondialisation, imposant un régime de
gouvernance internationale multipolaire. p
El Mouhoub Mouhoud est professeur
d’économie et président de l’université
Paris-Dauphine-PSL
ses, mais compenser les pertes fréquentes qu’ils subissent. La
seule possibilité de financement pour les Etats sera alors de
­réduire les inégalités de revenus, c’est-à-dire de faire peser le
poids de ces prélèvements supplémentaires sur les ménages
les plus aisés et non sur les ménages modestes.
Il est souvent affirmé que les Etats disposent d’un avantage
comparatif sur les agents économiques du secteur privé, et
donc sur les assureurs : ils peuvent facilement déplacer des
ressources importantes dans le temps parce qu’ils ont une
possibilité importante d’endettement. Mais dans le cas de l’as-
surance des risques financiers, environnementaux ou d’inno-
vation, cet avantage ne leur rapporte rien, car les risques envi-
sagés se réalisent chaque année : il ne sert à rien aux Etats de
pouvoir facilement s’endetter une année N s’il leur faut rem-
bourser l’année N + 1 !
Les Etats peuvent en revanche mettre en place des politiques
incitant les ménages à prendre plus de risques dans leurs
­investissements. Si les ménages âgés, qui détiennent l’essen-
tiel de l’épargne, acceptaient de prendre davantage de risques
en finançant partiellement les investissements industriels et
l’innovation, au lieu d’investir essentiellement dans des actifs
non risqués comme l’assurance-vie ou les livrets d’épargne, les
Etats pourraient limiter le poids de leur fonction assurantielle.
Mais, en définitive, les Etats restent l’émanation des citoyens :
faire couvrir par les Etats un risque non diversifiable et non
­assurable pour des assureurs privés revient à faire couvrir ce ris-
que par les citoyens, c’est-à-dire ceux qui sont susceptibles de
subir les pertes si ces risques se réalisent. Dès lors, peut-on
­encore parler d’assurance quand ce rôle est dévolu à l’Etat ? p

36 | Idées
Ivan Jablonka
Aujourd’hui, le spectre de Pierre Goldman
nous murmure cent questions
Au-delà du mythe du « délinquant en guerre contre
la société », l’historien s’interroge sur la fascination
de la gauche française des années 1970 pour ce type
de figures et sa légitimation de la violence politique
U
n spectre hante la gauche
française : Pierre Goldman. Le
film de Cédric Kahn, Le Procès
Goldman, sorti le 27 septem-
bre, fait revivre ce fantôme en
le replaçant dans le box des
accusés. C’était lors de son second pro-
cès, en 1976, devant la cour d’assises de
la Somme. Militant d’extrême gauche
dans les années 1960, il a été gangster et
écrivain, journaliste et amoureux des
musiques antillaises. Il a vécu à ­Paris,
séjournant parfois en Amérique latine
sous une fausse identité. Son ­assassinat,
en 1979, resté impuni, a épaissi le halo
de mystère qui ­l’entourait.
Au milieu des années 1970, jugé pour
vols à main armée et homicides
­volontaires, Pierre Goldman a reçu le
soutien de nombreux intellectuels et
artistes, de Simone Signoret à Jean-Paul
Sartre, de Régis Debray à Maxime Le Fo-
restier. La fascination n’a pas cessé de-
puis : Goldman serait un héros porteur
d’utopie, un rebelle qui a refusé de
transiger avec la société, un hors-la-loi
qui a transformé sa vie en destin. Alain
Krivine, figure de l’extrême gauche,
­déclarait plus prosaïquement : « Il a
merdé, mais il est de la famille. » Quant
au Procès Goldman, il met en scène un
accusé charismatique, plein de verve et
d’audace, dénonçant de son box le ra-
cisme de la police.
D’un point de vue historique, le per-
sonnage de Goldman correspond à
deux mythes qui fusionnent en lui : le
bandit de grand chemin et le délin-
quant ennemi de la société. L’historien
britannique d’inspiration marxiste Eric
Hobsbawm s’est intéressé aux « bandits
sociaux » des XVIIIe et XIXe siècles,
montrant que ce phénomène rural naît
dans les sociétés menacées par le capi-
talisme naissant ou les crises économi-
ques : Cartouche et Mandrin en France,
Jesse James et Billy the Kid au Far West,
Pancho Villa au Mexique, haïdouks
dans les Balkans, tous ces « Robins des
bois » apparaissent comme des justi-
ciers redresseurs de torts.
Les intellectuels
qui croient au mythe
Goldman admirent-ils
un rebelle ou
sanctifient-ils
leur jeunesse ?
NOTRE NOUVEAU HORS-SÉRIE
Pourquoi est-il si important de parler ukrainien en Ukraine, cantonais à Hong Kong
ou swahili en Afrique de l’Est? La presse étrangère décrit des langues en perpétuel mouvement,
qui s’affrontent, s’effacent, ou se réinventent en se mélangeant.
EN VENTE CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX
Le second mythe, davantage propre
au XXe siècle, est celui du délinquant en
guerre contre la société. Voleur comme
Jean Genet ou braqueur comme Jacques
Mesrine, il dérobe pour dénoncer
­l’abjection de l’argent roi et la
­toute-puissance de l’Etat. Il ose défier
les ­maîtres du monde au lieu de leur
obéir comme un automate ; d’où son
potentiel révolutionnaire. Dès lors, le
passage du bandit romantique au gué-
rillero urbain indique une montée en
puissance : les « rebelles primitifs » étu-
diés par Eric Hobsbawm annoncent les
fourriers du Grand Soir.
Solidarité constante
Depuis la pétition de 1948 lancée par
Sartre et Cocteau en faveur de Genet, fi-
nalement gracié par le président de la
République (au moment même où Ge-
net chante les louanges des nazis et des
miliciens), les délinquants de haut vol
ont bénéficié de la constante solidarité
des intellectuels de gauche. Avec des pa-
radoxes passionnants : leur violence est
systématiquement euphémisée, alors
qu’ils sont censés être le fer de lance de
la révolution ; ils charment parce qu’ils
ont enfreint la loi, tout en étant présen-
tés comme des opprimés ; et ces truands
sont applaudis par le Tout-Paris comme
de brillants hommes de lettres.
Ainsi s’échafaude la « légende » de Ge-
net, Goldman ou Mesrine, qui, auteurs
respectivement de Journal du voleur
(Gallimard, 1949), de Souvenirs obscurs
d’un juif polonais né en France (Seuil,
1975) et de L’Instinct de mort (Flamma-
rion, 2008), conjuguent la célébrité cri-
minelle, la revendication politique, l’art
de la communication et le prestige litté-
raire. Leur génie les excuse par avance.
Quelques desperados d’extrême gau-
che ayant dérivé vers le grand bandi-
tisme et le terrorisme, au sein des Briga-
des rouges, de la bande à Baader ou d’Ac-
tion directe, il n’est pas surprenant que
cette fascination englobe aujourd’hui
les figures les plus maudites. En 2015,
après le massacre de Charlie Hebdo, Vir-
ginie Despentes s’identifiait à « ceux qui
venaient de s’acheter une kalachnikov
au marché noir et avaient décidé, à leur
façon, la seule qui leur soit accessible, de
mourir debout plutôt que vivre à genoux.
(…) [Elle a] aimé aussi leur désespoir » (Les
Inrockuptibles, 17 janvier 2015). En bref,
ces misérables à la Hugo sont plus victi-
mes que leurs victimes.
Mais il est possible de comprendre les
choix de Goldman selon un autre para-
digme : la violence. Dans son cas, on
peut se demander si elle est politique, si
elle relève de la simple délinquance, si
elle est la condition native d’un enfant
juif né en 1944. Plus largement, quelle
est la place de la violence dans l’arsenal
des militants ? Déprimés par le néant
politique où ils se trouvaient et la passi-
vité des partis de gauche, certains ont
envisagé de passer à la lutte armée au
lendemain de Mai 68.
Goldman a rédigé un mémo, « Plan
d’organisation à objectifs militaires ou
paramilitaires au service du peuple »,
dans lequel il préconisait des « attaques
de l’ennemi » (commissariat, car de po-
lice) et des « opérations de récupération
de biens bourgeois » (cambriolage de ban-
que) pour financer la révolution. Las !
Goldman s’est attaqué à une pharmacie
de quartier, à un magasin de vêtements
dirigé par un certain Dreyfus et à la saco-
che d’un agent payeur de la Caisse d’allo-
cations familiales, qui a reçu au passage
de violents coups de crosse sur la tête.
Dans le dossier d’instruction, que j’ai
pu consulter aux archives départemen-
tales de la Somme, Goldman admet que
ses braquages étaient des « opérations
purement alimentaires », pour ne pas
avoir à vivre comme les « gens gagnant
péniblement 1 100 francs par mois ». Les
trois ont été commis à un rythme sou-
tenu, entre décembre 1969 et jan-
vier 1970, parce que ses fonds s’épui-
saient rapidement.
Aux procès, les débats ont aussi porté
sur les meurtres de Simone Delaunay,
une femme célibataire de 60 ans, et de
Jeanine Aubert, 26 ans, mère d’une
fillette de 2 ans, qui travaillaient dans la
pharmacie du boulevard parisien Ri-
chard-Lenoir attaquée par un inconnu,
le 19 décembre 1969. Le dossier d’ins-
truction permet de comprendre pour-
quoi Goldman a été aussitôt soup-
çonné : un alibi peu solide ; des circons-
tances troublantes (présence dans le
quartier au moment du crime, posses-
sion d’une arme, projet de voler un com-
merçant) ; les soupçons de ses amis eux-
mêmes ; son identification catégorique
par deux hommes blessés et trois autres
témoins, qui reconnaissent à la fois son
visage et sa voix ; le même signalement
et le même modus operandi que pour
les trois braquages de l’hiver 1969-1970,
notamment une pharmacie cambriolée
au moment de la fermeture.
A la sinistre époque de la guillotine,
l’accusé risquait sa tête. Il a été acquitté
sur ce volet : Goldman est innocent à
­jamais. Le fait que son propre avocat,
Georges Kiejman, ait ressenti un
« énorme malaise » à la lecture du se-
cond ouvrage de son client, L’Ordinaire
Mésaventure d’Archibald Rapoport (Jul-
liard, 1977), qui met en scène un révolu-
tionnaire juif devenu meurtrier, n’y
change rien.
Mais prenons Goldman au mot : sa
violence est politique. Quel que soit le
dégoût qu’elle inspire, force est de re-
connaître qu’elle peut être légitime. En
témoignent la prise d’assaut sanglante
de la Bastille le 14 juillet 1789, le meur-
tre d’un militaire allemand en 1941 à la
station Barbès, l’attentat contre la
­voiture du dignitaire franquiste Carrero
Blanco en 1973.
Violence politique, soit, mais à partir
de quels niveaux d’oppression et d’ur-
Hors-série
Pourquoi est-il si important
de parler ukrainien en Ukraine,
cantonais à Hong Kong
ou swahili en Afrique de l’Est ?
La presse étrangère décrit
des langues en perpétuel
mouvement, qui s’affrontent,
s’effacent, ou se réinventent
en se mélangeant.
La bataille
des langues
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
gence, avec quelles victimes ? La ques-
tion n’est pas vaine, aujourd’hui que les
désastres environnementaux et les iné-
galités économiques suscitent de nou-
velles colères. Mais il se trouve que
Pierre Goldman sévissait à Paris en 1970,
pas dans le ghetto de Varsovie. Le bandit
Mandrin, lui, combattait les privilèges
dans une France qui ne connaissait ni
l’Etat de droit ni l’Etat-providence.
Valeurs de la « deuxième gauche »
Aujourd’hui, le spectre de Pierre Gold-
man nous murmure cent questions.
Qu’en est-il de l’action directe, de l’effi-
cacité en politique ? La lutte armée
­est-elle la seule option des humiliés, ou
permet-elle aux anticapitalistes
­d’accumuler un capital à la fois écono-
mique (de l’argent à claquer) et symbo-
lique (un braqueur-écrivain dressé con-
tre les injustices) ? Est-elle un engage-
ment universel ou une performance
virile, marquée par tous les attributs du
« vrai mec » que Goldman incarnait,
avec sa passion des armes, du rhum et
des boîtes de nuit ?
Haïssait-il la bourgeoisie juchée sur
ses usines, ses immeubles, ses prisons,
ou bien la démocratie forte de ses élec-
tions, de ses assemblées, de ses lois et de
son système redistributif ? Les intellec-
tuels qui croient au mythe Goldman ad-
mirent-ils un rebelle ou sanctifient-ils
leur jeunesse, comme l’a lucidement
analysé Olivier Rolin dans Tigre en pa-
pier (Seuil, 2002) ?
Quelle place les Genet et les Goldman
occupent-ils dans la (mauvaise)
­conscience de gauche ? Quel fantasme
se joue ici ? S’agit-il de défendre un ac-
cusé, parce que tel est l’honneur de la
justice, ou de transformer un coupable
en victime ? Et puis, victime de quoi ?
Des « CRS = SS », de la justice « aux or-
dres », de la « bourgeoisie d’Etat », du
« fascisme » qui monte ?
Les années de plomb à la française
n’ont pas fini de nous hanter.
En 1976, l’année où se tient le second
procès Goldman, son demi-frère Jean-
Jacques sort un 45-tours qui marque le
début de sa carrière solo : C’est pas grave
papa, histoire d’un fils qui console son
père. Chez les Goldman va bientôt naî-
tre une nouvelle vedette, qui transpo-
sera dans ses tubes les valeurs de la
« deuxième gauche » : intégrité morale,
respect de la démocratie, confiance
dans les institutions, fin des utopies
millénaristes, sortie de révolution,
énergie de la société civile.
D’une certaine manière, c’est
­Jean-Jacques qui a répudié l’héritage
de Pierre, cette star problématique de
la gauche française. Avec ses chansons
et Les Restos du cœur, il a essayé, lui
aussi, de « changer la vie ». Mais c’est une
autre histoire. p
Ivan Jablonka est historien, et
l’auteur, notamment, de « Goldman »
(Seuil, 400 p., 21,90 €)
Octobre-novembre 2023
EN PARTENARIAT AVEC
0123
Dimanche 1er­- Lundi 2­ octobre 2023
Humanités | chronique
par Phi l ip pe Be rnar d
L’empathie,
une richesse en péril
L
es autres ne pensent pas
comme moi. » Autour de
l’âge de 5 ans, un enfant
prend conscience de
cette réalité qui marque une
étape décisive dans son intelli-
gence du monde. Un acquis lourd
de conséquences aussi bien pour
la vie en société (amicale, amou-
reuse, scolaire, professionnelle)
que pour les débats politiques.
Elle commande la vision que
nous avons des « gens qui ne sont
pas comme nous ».
Boris Cyrulnik raconte de façon
passionnante dans Quarante
­voleurs en carence affective. Ba-
garres animales et guerres hu­-
maines (Odile Jacob, 358 pages,
23,40 euros) comment se cons-
truit l’empathie, cette « aptitude à
se décentrer de son propre monde
pour se représenter le monde d’un
autre », à se mettre à la place
d’autrui, y compris pour ressen-
tir sa souffrance. Cet apprentis-
sage du « goût des autres » est
fondamental car, écrit le neuro­-
psychiatre, chacun « a besoin d’un
autre monde mental pour mieux
comprendre le sien ». Mais cela
suppose des efforts, voire une
éducation pour surmonter un
obstacle universel : « Plus l’autre
est loin de mon monde, moins je
me représente ses souffrances. »
Innombrables sont les faits de
société, depuis le traitement du
harcèlement scolaire par l’éduca-
tion nationale jusqu’à certaines
réactions masculines à la vague
#metoo, en passant par les rela-
tions entre les jeunes et la police
ou les agressions racistes, à pou-
voir être analysés à travers ce
prisme. Le courrier comminatoire
adressé par le rectorat de Ver-
sailles aux parents de Nicolas, le ly-
céen de 15 ans qui s’est suicidé dé-
but septembre, reflète un inquié-
tant fonctionnement bureaucrati-
que, mais aussi une incapacité à
« se mettre à la place » des usagers
du service public de l’éducation et
à dialoguer avec ceux qui, devant
le silence de l’institution face à
leur détresse, n’ont d’autre issue
que de hausser le ton.
« Pédagogie de l’empathie »
Dans un tout autre registre, le re-
fus de Luis Rubiales, l’ancien pré-
sident de la Fédération royale es-
pagnole de football, de reconnaî-
tre son baiser forcé contre la
joueuse Jenni Hermoso traduit à
la fois l’orgueil machiste d’un
homme en situation de pouvoir,
et son incapacité à se représenter
le sens de son geste pour sa vic-
time. On pourrait multiplier les
exemples et dresser la liste des
conséquences sociétales et politi-
ques à tirer de notre difficulté à
« se mettre dans la peau » des
autres. A comprendre ce que si-
gnifie être soumis sans cesse à des
contrôles de police ou à des allu-
sions à ses origines lorsqu’on n’en
subit jamais soi-même. A imagi-
ner les situations insupportables
que fuient les migrants et à com-
prendre pourquoi ils sont prêts à
mettre en danger leur vie pour at-
teindre l’Europe, très loin de notre
échelle des risques acceptables.
La bonne nouvelle est que l’em-
pathie s’acquiert, se transmet et
s’enseigne. L’identification au
sort des autres dépend en perma-
nence des expériences vécues,
sur le mode « je sais ce que c’est ».
Si les réseaux
sociaux sont
de surpuissants
moteurs de dialogue
et de connaissance,
ils diffusent l’exact
opposé de l’empathie
Haut-
Karabakh :
un dénouement
tragique mais
prévisible
Notre difficulté
à « “se mettre dans
la peau” des autres
a de lourdes
conséquences
sociétales et
politiques »
Grâce au langage, l’apprentissage
peut s’étendre à l’infini, pour le
meilleur ou le pire, vers des repré-
sentations imaginaires d’autrui
« ressenties en toute intimité ».
Boris Cyrulnik explique que des
malades atteints d’une maladie
rare les rendant insensibles à la
douleur peuvent acquérir une ap-
titude à l’empathie en écoutant le
récit des épisodes douloureux de
la vie des autres. Ainsi, souligne-
t-il, « il est possible de faire une pé-
dagogie de l’empathie grâce aux ex-
plications éducatives et aux œuvres
d’art qui provoquent des émotions
et suscitent des réflexions ».
On perçoit l’immense rôle que
joue déjà l’école en la matière, et
les perspectives ouvertes par les
« cours d’empathie » introduits
par le ministre de l’éducation na-
tionale, Gabriel Attal, sur le mo-
dèle danois. Pour former les élè-
ves à participer à la vie démocrati-
que, « nous devons leur apprendre
à entrer dans une relation pacifiée
avec les autres (…) pour accéder au
bien commun », ce qui suppose la
capacité de s’identifier au sort des
autres, insiste, lui aussi, le péda-
gogue Philippe Meirieu.
Mais l’école peut-elle faire le
poids face au rouleau compresseur
des géants du Web, dont le modèle
économique pervers repose sur
des algorithmes qui incitent à la
mise en scène de soi-même, à la
diabolisation des autres, à l’anony-
mat, à la moquerie, voire au plaisir
de clouer au pilori ?
Si les réseaux sociaux sont de
surpuissants moteurs de dialogue
et de connaissance, ils diffusent
surtout l’exact opposé de l’empa-
thie : le narcissisme, le commen-
taire haineux, l’insulte, l’outrage
qui, loin de s’intéresser à ce que
ressentent les personnes ciblées,
cherchent à capitaliser de
l’audience – et donc des données
monnayables par les Gafam (Goo-
gle, Apple, Facebook, Amazon, Mi-
crosoft) – sur un de leurs gestes,
une de leurs phrases, leur supposé
ridicule ou leur détresse. En paral-
lèle, le spectacle répété de l’impéri-
tie, des catastrophes, des plaintes
ou, à l’inverse, l’étalage de la pré-
tendue perfection physique, peu-
vent renforcer une « fatigue des
autres » que renforce l’isolement.
De fait, une « dynamique con-
jointe d’augmentation du narcis-
sisme et de déclin de l’empathie »
est attestée par toutes les enquê-
tes sur les populations étudiantes
portant sur la période 1980-2010,
relève Michel Desmurget, spécia-
liste des neuro­sciences ­cognitives
dans Faites-les lire ! Pour en finir
avec le crétin digital (Seuil, 416 pa-
ges, 22,50 euros).
Le chercheur, grand pourfen-
deur de l’effet « décérébrant » des
écrans, y met en lumière les nom-
breux bienfaits pour notre cer-
veau, d’un formidable accéléra-
teur d’empathie : « La lecture pour
le plaisir ». Il souligne que « le vo-
lume de lecture accumulé au cours
de la vie » est « un prédicteur signi-
ficatif de la capacité d’un individu à
reconnaître les émotions d’autrui ».
Or la pratique de la lecture comme
celle de l’empathie souffrent d’un
alarmant « déclin historique ».
L’une et l’autre mériteraient de de-
venir des sujets prioritaires de pré-
occupation et d’action, au nom de
la démocratie. p
U ne grande opération de nettoyage
ethnique est en cours dans le sud
du Caucase et elle est menée à la
vitesse de l’éclair. En l’espace d’une se-
maine, les forces de l’Azerbaïdjan ont pris le
contrôle total de l’enclave du Haut-Kara-
bakh, contraint les autorités arméniennes
séparatistes à déposer les armes le 20 sep-
tembre et à dissoudre la république auto-
nome qu’elles avaient mise en place, et mis
sur la route de l’exode près de cent mille ha-
bitants arméniens, soit plus de 80 % de la
population, poussés à tout laisser derrière
eux avec la conviction que leur commu-
nauté ne sera plus en sécurité.
Pour l’Arménie, c’est la fin amère et bru-
tale d’un projet né il y a plus de trente ans
de la dislocation de l’Union soviétique,
LE MONDE PARTENAIRE DES RENDEZ-VOUS DE L’HISTOIRE
RENCONTRES CONÇUES
ET MODÉRÉES
PAR DES JOURNALISTES
DE LA RÉDACTION
MERCREDI 4 OCTOBRE
18 H - 20 H / Hémicycle, Halle aux Grains
QUELLE FRANCE EN 2050 ?
Soirée d’ouverture, de l’Économie aux Rendez-vous de l’histoire :
Discussion
Animée par Françoise FRESSOZ
Avec David DJAÏZ, Salomé SAQUÉ et Jean-Luc TAVERNIER
VENDREDI 6 OCTOBRE
11 H 30 - 12 H 30
TOPOGRAPHIER LE CRIME,
DE BABY YAR À BOUTCHA
Rencontre animée par Florent GEORGESCO
Avec Jonathan LITTELL
16 H - 17 H 30 / Salle de spectacle, Maison de la Magie
NOUS SOMMES-NOUS RÉVEILLÉS ?
L’OCCIDENT FACE À L’INVASION
DE L’UKRAINE
Florent GEORGESCO
Table ronde animée par
Raphaël GLUCKSMAN, Luba JURGENSON
Intervenants :
et Jonathan LITTELL
18 H 15 - 19 H 45 / Salle des conférences, Château royal de Blois
GÉNOCIDES : COMMENT VIVRE AVEC
LES MORTS ?
Table ronde animée par Gaïdz MINASSIAN
Intervenants : Irène BELLIER, Bruno CATHALA, Cloé DRIEU
et Vincent DUCLERT
SAMEDI 7 OCTOBRE
10 H - 11 H / Salle du tribunal correctionnel, Palais de justice
VIE ET MORT DES FRONTIÈRES
Rencontre animée par Florent GEORGESCO
Avec Benoît VAILLOT et Béatrice VON HIRSCHHAUSEN
PLUS D’INFORMATIONS SUR WWW.RDV-HISTOIRE.COM
0123 | 37
lorsque, profitant de la confusion à Mos- Pour son coup de force, M. Aliev n’a pas
cou, les Arméniens du Haut-Karabakh fi- seulement profité de la situation politique
rent leur première tentative de se débarras-
ser de la tutelle de la République d’Azer-
baïdjan, fruit de l’héritage stalinien. Les
intérieure, celle d’un régime autoritaire – il
est lui-même le fils du président qui a dirigé
l’Azerbaïdjan d’une main de fer sous le ré-
trois décennies suivantes ont été marquées
par deux guerres meurtrières, des revers de
fortune pour les parties belligérantes et
gime soviétique. Il a aussi compris que le
contexte géopolitique, où, de plus en plus, la
force prévaut sur le droit, lui était favorable.
une fragilité chronique sous l’œil de Mos- La Russie, absorbée par la guerre qu’elle
cou et d’Ankara, protecteurs des Arméniens mène depuis dix-huit mois à l’Ukraine, a re-
chrétiens pour le premier et des Azerbaïd- noncé à protéger l’Arménie. Les 2 000 sol-
janais turcophones pour le deuxième. dats russes stationnés dans le Haut-Kara-
Peu d’experts de la région ont été surpris bakh, théoriquement chargés de veiller au
par la tournure des événements. Bakou respect d’accords négociés en 2020, n’ont
était en position de force depuis la guerre pas levé le petit doigt pour alléger le blocus
de 2020, sa souveraineté sur le territoire du corridor de Latchine, ni pour protéger
désormais reconnue par tous, y compris
par le premier ministre d’Arménie, Nikol
Pachinian. Des pourparlers organisés par
l’Union européenne tournaient au dialo-
gue de sourds entre M. Pachinian, qui in-
les Arméniens du territoire. Ilham Aliev sa-
vait d’autre part qu’il aurait le soutien de la
Turquie de Recep Tayyip Erdogan, toujours
avide d’affirmer son influence. Pour le
reste, l’Ouest est occupé ailleurs, l’Union
sistait sur les droits et la sécurité de la po- européenne elle aussi aux prises avec le
pulation arménienne, et le président conflit en Ukraine, l’ONU paralysée et l’Or-
d’Azerbaïdjan, Ilham Aliev, qui ne parlait ganisation pour la sécurité et la coopéra-
que d’intégrité territoriale. Le blocus du tion en Europe en crise. La voie était libre.
corridor de Latchine, seule voie reliant le Il est illusoire de demander à Bruxelles de
Haut-Karabakh à l’Arménie, organisé par régler ce conflit. Les Européens peuvent en
les forces azerbaïdjanaises depuis décem- revanche veiller à ce que l’indispensable
bre 2022, afin de couper la population du aide humanitaire parvienne aux réfugiés
Haut-Karabakh de tout approvision­- et éviter qu’Erevan ne se trouve débordé.
nement, était un signe manifeste de la Ils doivent aussi, et c’est le minimum, met-
­volonté de Bakou d’en finir avec la pré- tre fin aux approvisionnements en gaz
sence arménienne, pourtant ancestrale d’Azerbaïdjan qui, pour certains, ont rem-
dans ce territoire. placé le gaz russe. p
BLOIS, 4  8 OCT. 2023
LES VIVANTS
ET LES MORTS
26E RENDEZVOUS DE L’HISTOIRE
bellevilleville 2023 © frank moth
RDVHISTOIRE.COM
SALON DU LIVRE  DÉBATS  CINÉMA  EXPOSITIONS
ENTRÉE LIBRE
10 H - 11 H / Château royal de Blois - Salle des États Généraux
GRAND ENTRETIEN AVEC MATHIAS ENARD :
LA LITTÉRATURE CONTRE L’HISTOIRE
Grand entretien animé par Jean BIRNBAUM
Avec Mathias ENARD
14 H 30 - 16 H / Salle Malfray, Hôtel de ville
PEUT-ON FAIRE PARLER LES MORTS ?
L’HISTOIRE AU DÉFI DE L’INTELLIGENCE
ARTIFICIELLE
Table ronde animée par Charles-Henry GROULT
Avec Frédéric AMADU, Julie CLAUSTRE, Raphaël DOAN
et Olivier WIEVIORKA
18 H 30 - 20 H / Salle des conférences, Château royal de Blois
LA GÉOPOLITIQUE MONDIALE REBAT LES
CARTES DU COMMERCE INTERNATIONAL
Antoine REVERCHON
Table ronde animée par
Sarah GUILLOU, Jérémie GHEZ, Sébastien JEAN
Intervenants :
et El Mouhoub MOUHOUD
DIMANCHE 8 OCTOBRE
11 H 30 - 13 H / Salle de spectacle, Maison de la Magie
MASCULIN, FÉMININ, UNE NOUVELLE
ALLIANCE ?
Table ronde animée par Nicolas TRUONG
Intervenants : Michelle PERROT, Ivan JABLONKA
et Julie GAYET
14 H 15 - 15 H 45 / Salle des conférences, Château royal de Blois
COMMENT PENSER LA RÉALITÉ SOCIALE
DE L’ÉGLISE ?
Table ronde animée par Florent GEORGESCO
Avec Dominique IOGNA-PRAT, Marie-Hélène BLANCHET
et Céline BÉRAUD
 4 7 8

R it ue l s Au be stiai re ! Un ap éro ave c …

Dis-moi oui ! Tout pour Xavier

Dans un stade, au cinéma
ou pendant un concert :
le toutou Lacaille
la demande en mariage devant Shampouinés, « pattucurés », Il voulait devenir médecin.
témoins, une mode qui ne fait hydratés : les animaux domesti- Scénariste en vue, il écrit des
pas que des heureuses ques sont-ils « trop » bien traités ? histoires pour « sauver des gens »
Parking vide de nuit, à Annonay (Ardèche), en avril 2020, extrait de la série « Pollution nocturne ». SAMUEL MOULIN/VOZ’IMAGE

2
Enquê te

Non mais halo, quoi !

Pour retrouver les bienfaits de la nuit noire, redécouvrir
les étoiles et les paysages nocturnes, de plus
en plus de villes débranchent la lumière artificielle

D i ma n ch e 1 e r ­ - Lu n d i 2 ­ o c tobr e 2023 Cah i er d u « M o n d e » N o 244 92 - Ne pe ut êt r e v end u sépar ém ent

2 enquête
0123
D im anch e 1 e r ­ - Lu n d i 2 ­ o c to br e 2023

Reviens, la nuit
La lumière artificielle nocturne
prive 60 % des Européens de ciel
étoilé. Une pollution visuelle
qui a des effets délétères sur la santé
et sur la vie animale. Alors, un peu
partout en France, les militants
du « côté obscur » se mobilisent

Paysage nocturne, sous la Voie lactée, Landrichamps (Ardennes), septembre 2021, extrait de la série « Pollution nocturne ». SAMUEL MOULIN/VOZ’IMAGE

Par Catherine Rollot Voie lactée ne peut plus être admirée à des feux dans des communes de plus en systèmes ? Certains militants de la cause
l’œil nu par 60 % des Européens et 80 % plus nombreuses, développement de nocturne vont même plus loin, revendi-

C’
est une plaisanterie
qui circule dans les
milieux scientifi-
ques. Quel est l’objet
le plus utile à un as-
tronome amateur
pour observer un ciel étoilé ? Réponse :
un véhicule ! Tant il faut faire aujourd’hui
de kilomètres pour échapper aux halos
de lumière artificielle des centres ur-
bains, visibles parfois à 100 kilomètres à
la ronde. Vue de l’espace, notre planète
scintille comme une boule à facettes. La
des Nord-Américains. L’étalement urbain ­réserves de ciel étoilé, multiplication quant « un droit à l’obscurité ». Lourde tâ-
et les activités humaines ont repoussé d’activités autour de la nuit ou dans une che, car tout s’oppose à la nuit. « Depuis
sans cesse les frontières de l’obscurité : ambiance crépusculaire, éclosion des des siècles, l’obscurité est associée à la
83 % de la population mondiale vit sous night studies (« études sur la nuit »), un peur, mais aussi au mal, à l’ignorance,
un ciel éclairé. En France, chaque soir, champ de recherches où se côtoient rappelle Samuel Challéat, chargé de re-
3,5 millions d’enseignes et 11 millions de géographes, urbanistes, sociologues, cherche au CNRS et coordinateur de l’Ob-
lampadaires s’allument. biologistes, écologues. servatoire de l’environnement nocturne,
Pendant longtemps, ce sentier Le XVIIIe siècle a été celui des Lu- qui réunit un réseau de chercheurs et de
lumineux n’a pas été questionné. La lu- mières, le XXIe siècle sera-t-il celui de praticiens autour des questions de be-
mière devait rayonner partout. Mais, l’éloge de l’ombre, de la réconciliation soins de lumière et d’obscurité. A l’in-
­depuis quelque temps, alors que la nuit avec la nuit, ce bien commun longtemps verse, la lumière porte symboliquement
s’était mise en veilleuse, la voilà qui s’in- occulté, et pourtant si nécessaire à notre toutes les représentations positives, le
vite à nouveau dans nos vies. Extinction bien-être et à la préservation de nos éco- bien, le savoir, le progrès. »

Favorisés par une énergie alors
bon marché, les lampadaires ont étendu
à partir des années 1950 leur trame lumi-
neuse jusque dans les campagnes, sans
grande contestation. « Critiquer la lu-
mière artificielle nocturne, c’était s’atta-
quer à ses bienfaits, en matière de confort,
de mise en valeur du patrimoine, de sécu-
risation des déplacements et des biens »,
poursuit le chercheur, auteur de Sauver
la nuit (Premier Parallèle, 2019).
Les alertes sur la dégradation de
la qualité du ciel nocturne se sont long-
temps perdues dans le cosmos. Dès les
années 1960, les astronomes profession-
nels américains s’inquiètent des lueurs
grandissantes de la ville de Tucson (Ari-
zona) qui brouillent les miroirs de leurs
télescopes installés à des kilomètres de
là, en plein désert. Il faudra attendre les
années 2000, et la publication d’études
menées par des biologistes, des écolo-
gues, puis des chronobiologistes et des
médecins, pour que les effets délétères
de la lumière artificielle sur le vivant
commencent à trouver un écho.
Oiseaux migrateurs et tortues
marines désorientés, insectes qui s’épui-
sent, aimantés par la lueur des réverbè-
res, reproduction des poissons et crois-
sance des arbres altérées par le dérègle-
ment de leurs horloges biologiques…
Chez l’homme, la perturbation des cy-
cles circadiens – d’une période d’environ
un jour et une nuit – entraîne troubles
du sommeil, fatigue, stress, anxiété,
mais aussi une augmentation du risque
de maladies cardio-vasculaires, voire de
certains cancers.
« La pollution lumineuse apparaît
alors enfin comme un vrai sujet, et non
pas comme une tocade de quelques farfe-
lus », se rappelle Anne-Marie Ducroux,
porte-parole de l’Association nationale
pour la protection du ciel et de l’environ-
nement nocturnes (Anpcen), fondée
en 1999. A force de lobbying, l’Anpcen et
d’autres structures de défense de l’envi-
ronnement poussent la puissance publi-
que à légiférer. En une dizaine d’années,
tout un millefeuille réglementaire est
mis en place pour limiter les illumina-
tions permanentes.
Depuis octobre 2022, un décret a
étendu à toutes les communes l’extinc-
tion des publicités lumineuses entre
1 heure et 6 heures et celle des vitrines
des magasins, de 1 heure à 7 heures, ex-
cepté en cas d’activité plus tardive ou
plus matinale. Mais, dans les rues, le noir
n’est pas toujours de rigueur. « L’applica-
tion de toutes ces mesures fait encore
­largement défaut, déplore Anne-Marie
Ducroux. Car Etat et collectivités n’ont
­jamais mis les moyens pour effectuer des
contrôles et verbaliser. »
La sobriété lumineuse fait, mal-
gré tout, son chemin dans les têtes des
Français et de leurs édiles. Et la prise de
conscience dépasse désormais celle du
petit cercle des militants de longue date
ou des adeptes du lights off (« lumières
éteintes »), ces citoyens acrobates qui es-
caladent les façades pour couper le cou-
rant des vitrines encore illuminées en
pleine nuit. En 2022, selon un sondage
OpinionWay pour l’Anpcen, 94 % des
Français se disaient favorables à la réduc-
tion de la durée de l’éclairage privé en
milieu de nuit, et 92 % pour les éclairages
publics. Ils n’étaient que 48 % en 2012.
La crise énergétique – le poste
éclairage représente, en moyenne, 40 %
des factures d’électricité des communes –,
mais aussi le confinement, qui a montré
l’absurdité de rues désertes mais illumi-
nées, ont poussé l’interrupteur vers le
« off ». Selon le recensement de l’Anpcen,
12 000 villages et des villes comme Or-
léans, Strasbourg, La Rochelle ou Lille
(sur les quelque 35 000 communes de
France) pratiquent déjà la réduction to-
tale ou partielle de leur éclairage public
la nuit. Et, en dehors de quelques ajuste-
ments, rares sont les pionnières qui sont
revenues sur leur décision.
Dans sa vallée pyrénéenne,
­Monique Verdier, 72 ans, a vu petit à petit
tous les villages alentour s’éteindre au
milieu de la nuit, à l’exception de deux
irréductibles clochers. A Vielle-Aure, en-
tre 23 heures et 6 heures, les rues et
l’église sont désormais plongées dans le
noir. « A cette heure-là, en hiver, il n’y a
pas grand monde dehors, cela n’a pas
vraiment bouleversé nos habitudes, ra-
conte la septuagénaire, qui réside à l’an-
née dans ce bourg de 350 habitants. En
été, c’est différent, le village est touristi-
que, avec de nombreuses animations qui
finissent tard. Pour retrouver son chemin,
tout le monde s’éclaire avec son téléphone
portable. Certains ont même ressorti leurs
lampes frontales. On a pris le pli. »
A tâtons, les habitants des villes
et des champs réapprennent à vivre dans
la nuit. Et à ne plus lier éclairage et sé­-
curité. Même si aucune étude n’a jamais
pu démontrer que l’extinction des feux
entraîne une hausse des crimes et des
délits, la croyance a la vie dure. « La peur
du noir suscite un sentiment d’insécurité,
« Nous
une angoisse, qui est de l’ordre de la cons-
truction sociale. C’est l’inconnu suscité par
interrogeons
l’obscurité qui nous fait peur, plus que
l’obscurité elle-même, explique Salomé
seulement notre
Vincent, doctorante en géographie, qui
mène une recherche de terrain sur le
besoin de
consentement à l’obscurité des habitants
de Nantes. La grande angoisse du piéton
lumière, jamais
la nuit, c’est la ruelle sombre où se détache
la silhouette d’un inconnu au loin. Pour-
notre besoin
tant, quand on creuse un peu, on voit que
ce qui rassure tient plus à l’ambiance de la
d’obscurité »,
rue et à la familiarité avec le lieu qu’à la
présence de nombreux lampadaires. »
regrette Nicolas
Entre le noir d’encre et le suré-
clairé partout et tout le temps, des dizai-
Houel, fondateur
nes de nuances de gris sont possibles, à
condition d’être prêt à un changement de
de l’Observatoire
paradigme. « Nous interrogeons seule-
ment notre besoin de lumière, jamais no-
de la nuit
tre besoin d’obscurité, regrette Nicolas
Houel, docteur en urbanisme, fondateur
en 2021 de l’Observatoire de la nuit, un bu-
reau d’études au service des collectivités
désireuses de travailler sur leur environ-
nement nocturne. C’est pourtant un espa-
ce-temps propice au repos, au rêve, à l’in-
trospection, mais aussi à la contemplation
d’une vie nocturne oubliée, à la redécou-
verte de notre vision nocturne et de notre
capacité d’orientation sans lampe. »
Si le jour artificiel fait de la résis-
tance, le réveil de la nuit sonne de plus en
principaux centres urbains), et
son ciel présente « naturellement »
une bonne qualité pour
­l’observation des astres.
Le Morvan
dans
la course
aux étoiles
C’est une conquête spatiale d’un
nouveau genre. Celle d’un label
prestigieux, qui récompense
les ciels nocturnes les plus noirs
du monde. Depuis 2018, le parc
régional du Morvan travaille
à décrocher son étoile et à devenir
une « réserve internationale de ciel
étoilé » (RICE). Le territoire bour-
guignon espère rejoindre dès
cet automne le club très fermé
des endroits les plus préservés
de la pollution lumineuse.
Une vingtaine de sites dans
le monde ont déjà été reconnus
pour la pureté de leurs ciels
par l’International Dark-Sky
­Association (IDA), l’organisation
à but non lucratif américaine qui
décerne la récompense, dont qua-
tre en France : l’observatoire du
pic du Midi de Bigorre (2013), le
parc national des Cévennes
(2018), le territoire Alpes Azur
Mercantour (2019) et le parc natu-
rel régional de Millevaches, dans
le Limousin (2021). Le Morvan
­espère être le prochain sur la liste,
sachant que rien qu’en France
une dizaine d’autres candidatures
sont en cours d’étude.
Le parc régional, 3 220 kilomètres
carrés à cheval sur les quatre
départements de Bourgogne
(Côte-d’Or, Nièvre, Saône-et-
Loire et Yonne), a pour lui une
faible densité de population
(21 habitants au kilomètre carré).
Il est loin des grandes villes
(Autun et Avallon sont les deux
Mais, pour avoir une chance
de briller au firmament des parcs,
le candidat a dû redoubler d’effort
pour rénover, ajuster, adapter les
flux d’éclairage public. Un travail
de fond, présenté en un dossier
étayé de près de 200 pages ! « Les
critères sont très exigeants, explique
Pascal Pommé, maire de Chissey-
en-Morvan (283 habitants) et élu
référent à la labellisation du parc.
La température de couleur (chaude
ou froide), l’intensité de l’éclairage
et l’orientation des lampadaires
doivent répondre à des normes
élaborées par l’IDA. » Le titre
récompense par ailleurs une
démarche globale de protection
de l’environnement nocturne,
et pas seulement une bonne
visibilité de la voûte céleste.
La première étape a été de déter-
miner la zone pouvant prétendre
à la labellisation. Une RICE
comprend toujours une région
centrale, le « cœur », là où
la noirceur doit être préservée
au maximum, et une zone péri-
phérique, « tampon », où les élus,
les individus et les entreprises
reconnaissent l’importance
du ciel étoilé et s’engagent
à le protéger sur le long terme.
En 2020, une campagne pour
mesurer la noirceur du ciel
a été menée sur l’ensemble des
communes du parc. Certaines,
trop « polluées » par le halo
d’Autun et d’Avallon (respective-
ment 13 600 et 6 500 habitants),
deux villes pourtant de taille
moyenne, ne pouvaient prétendre
à satisfaire dans un délai raisonna-
ble les critères de la labellisation.
D’autres, au contraire, étaient
en cœur de nuit complètement
vierges d’éclairages publics ou
privés et frôlaient la qualité de
nuit obtenue dans le désert d’Ata-
cama, au Chili, considéré comme
le point le plus noir sur Terre !
Sur les 133 communes du parc,
16 ont été finalement retenues
en zone « cœur » entourées de
50 communes « tampons ». Cette
zone pourra se prévaloir en cas de
succès du titre de « RICE », le reste
du parc sera classé en « zone pro-
Di man che 1 e r ­ - Lu ndi 2 ­ o c tobre 2023
plus fort. Unique fenêtre sur l’univers,
les « paysages nocturnes » sont inscrits
au patrimoine commun de la nation de-
puis la loi du 8 août 2016 « pour la recon-
quête de la biodiversité, de la nature et
des paysages ». Ils attirent de plus en plus
de citadins en manque de constellations.
L’astrotourisme commence à sortir de
son cercle d’initiés et s’ouvre au grand
public. De la simple balade de nuit à l’ex-
périence la plus VIP. Pour pouvoir passer
une nuit au sommet du pic du Midi, dans
les Hautes-Pyrénées, avec observation
astronomique en contemplation de la
Voie lactée, prévoir de réserver plus d’un
an à l’avance (le site affiche complet pour
2023 et 2024) et un budget de 519 euros la
chambre double.
Plus abordables, les randonnées et
les sorties à la belle étoile participent à
l’attractivité d’une commune ou d’une ré-
gion. Guide accompagnateur de moyenne
montagne, installé à Ustaritz (Pyrénées-
Atlantiques), Nicolas Bernos fait décou-
vrir de mai à octobre la beauté du Pays
basque à la nuit tombée. Pendant la
haute saison estivale, ses randonnées
« Soirées du berger », avec au menu cou-
cher de soleil, pique-nique de produits
locaux et descente à la lueur des lampes
frontales font le plein.
« Cet été, nous sommes passés de
deux à quatre randonnées nocturnes par
semaine », explique le guide, qui, depuis
huit ans, ne se lasse pas de « ces moments
merveilleux » qui débutent à l’heure où la
tectrice de ciel étoilé ».
Pour avoir une chance d’être
récompensées, les communes
concernées, accompagnées
par les syndicats d’énergie,
­travaillent depuis des années sur
la sobriété lumineuse.
En cinq ans, sur les quelque
6 000 points lumineux recensés
sur le territoire du parc national
du Morvan, 4 400 ont été rénovés,
350 horloges astronomiques qui
se déclenchent en fonction des
heures de lever et de coucher du
soleil ont été installées. « En 2020,
60 % des communes éteignaient
partiellement ou totalement
leur éclairage la nuit, constate
­Pascal Pommé. L’élan donné par
le projet de labellisation mais aussi
le besoin de faire des économies ont
accéléré le mouvement. Aujourd’hui,
94 % d’entre elles le font. »
Ni la noirceur du ciel ni les éco-
nomies d’énergie ne suffisent à
l’obtention du label international.
Les candidats doivent aussi
­mettre en place une myriade
d’animations et d’actions de sensi-
bilisation pour reconnecter
les habitants à la nuit. Ainsi, tout
au long de l’année, des soirées
d’observation du ciel, de balades
nocturnes, musicales, de décou-
verte de la biodiversité nocturne,
de lectures de contes sur le thème
de la nuit ont été mises en place.
« Beaucoup d’astronomes viennent
déjà ici pour la qualité de notre ciel.
Le label va nous apporter une
notoriété plus grand public et nous
permettre de développer un astro-
tourisme écoresponsable », assure
l’élu référent à la labellisation.
Parmi les projets, des télescopes
installés dans des « spots » du parc
pour l’observation des planètes,
des mallettes éducatives sur
la faune nocturne mises à disposi-
tion dans les hébergements
touristiques… autant d’initiatives
pour profiter du spectacle
des étoiles sans faire du Morvan
un Luna Park.
0123
3
Courant
alternatif
La peinture qui brille
dans le noir. Fini les
la bioluminescence.
Plusieurs start-up
lampadaires. Grâce
à une peinture
travaillent à repro-
duire ce phéno-
­intelligente photo-
lumi­nescente, qui a
mène biologique
présent dans
la particularité de
restituer, la nuit, la lu-
la nature sur des
plantes d’orne-
mière emmagasinée
durant la journée
ments transfor-
mées en parterres
(jusqu’à dix heures
en continu), de nom-
éclairants.
L’interrupteur
breuses rues et urbain. Grâce
des pistes cyclables à l’application
pourraient être J’allume ma rue, les
signalées de la sorte. habitants peuvent
Une innovation allumer et éteindre
testée notamment les lampadaires de
dans l’Essonne. leur quartier. Une
La bioluminescence. dizaine de munici-
Vers luisants, lucioles, palités ont adopté
poissons des abysses, ce dispositif,
champignons lumi- comme Hendaye,
neux ont en commun au Pays basque.
montagne se vide du gros de ses touris-
tes. Pendant les quatre à cinq heures de
marche, l’écoute des bruits de la nature,
les rencontres fortuites avec brebis ou
pottoks, une race de poneys endémique
des Pyrénées, et la contemplation des
constellations mettent des étoiles plein
les yeux aux visiteurs du soir.
Un peu partout dans le monde,
des espaces naturels encore préservés de
la chape orangée émise par la lumière
des villes cherchent à se faire reconnaître
comme « réserves internationales de ciel
étoilé » (RICE), une distinction accordée
par l’association internationale Dark-Sky
(IDA), une ONG américaine fondée par
un astronome professionnel et un mé-
decin toqué d’étoiles. Sur la vingtaine de
­sites labellisés dans le monde, quatre
se situent en France (l’observatoire du
pic du Midi de Bigorre, le parc national
des Cévennes, le territoire Alpes-Azur-
Mercantour et le parc naturel régional
de Millevaches, dans le Limousin).
D’autres désireux d’entrer sur la
piste aux étoiles courent après le label
« Villes et villages étoilés », décerné par
l’Anpcen, pour récompenser les territoires
engagés dans une démarche de sobriété
lumineuse qui va au-delà de la réglemen-
tation en vigueur. Plus de 700 commu-
nes, du petit bourg à des grandes villes
comme Strasbourg, ont décroché le
­macaron, qui va d’une à quatre étoiles.
On connaissait les villages fleuris, voici
les villages constellés.
L’expérience de la nuit devient
aussi un cadre attractif qui, paradoxale-
ment, se découvre de plus en plus en in-
térieur. Sport, concert à la lumière des
chandelles, spa ou restaurant, escape
game…, les activités dans une ambiance
entre chien et loup ont la cote. Dans les
salles de sport, l’atmosphère obscure
place les pratiquants dans une ambiance
qui les soustrait au regard d’autrui. Avec
plus de 3 millions de spectateurs un peu
partout dans le monde, les concerts
­candlelight, qui se déroulent à la lueur
de 3 000 à 10 000 bougies (LED pour des
raisons de sécurité), cartonnent auprès
des jeunes générations conquises par
l’atmosphère féerique qui s’en dégage.
Depuis le lancement, en 2004 à
Paris, de son premier restaurant Dans le
noir, où les convives dînent entièrement
dans l’obscurité (le concept se décline
aujourd’hui dans sept établissements et
onze villes en France et à l’étranger),
Edouard de Broglie, le président du
groupe Ethik Investment, a pu constater
l’effet révélateur de la nuit : « L’obscurité
permet de renouer avec tous nos sens,
mais aussi une concentration et une convi-
vialité particulières. Même si nos clients
confondent souvent le veau et le thon », ex-
plique celui qui a étendu son offre à un
spa et à des sessions de team building.
S’ils prennent parfois un chemin
détourné et commercial, ces moyens de
redécouvrir un quotidien moins éclairé
ne sont pas inutiles et participent à re-
donner son lustre à une terra incognita
longtemps redoutée. La nuit commence
à prendre sa revanche, mais pour com-
bien de temps ? Certains mettent déjà en
garde sur les conséquences du change-
ment climatique. Dans une atmosphère
surchauffée, la fraîcheur (toute relative
parfois) de la nuit devient un bienfait, un
soulagement attendu. Mais, dans des vil-
les écrasées par la chaleur, la nécessité de
décaler heures d’ouverture et activités
traditionnellement diurnes (sport, mar-
ché de plein air, promenades) après le
coucher du soleil risque de bouleverser
la frontière des ténèbres.
4 0123
D ima nc h e 1 e r ­ - Lu n d i 2 ­ o c to b re 2023

restaurant et les passants sur les

quais ont applaudi, encouragés
par les coups de klaxon de la pé-
niche. « Je voulais faire quelque
chose d’original et d’inoubliable, le
public a ajouté du romantisme à
ce moment », raconte-t-il. Isaline
Menil approuve. Elle qui en rêvait
depuis son enfance voulait une
demande en mariage dans les rè-

I
l est un peu plus de 20 heu-
res, le 15 juillet 2018. Dans les
rues de Paris, une foule en
liesse se dirige vers les
Champs-Elysées : les Bleus
sont champions du monde
de football. Au milieu des célébra-
tions, un homme s’agenouille de-
vant sa compagne, Maeva. Autour
d’eux, le cortège s’arrête, on sort
les téléphones pour immortaliser
la scène. Sauf que, à la surprise des
badauds qui entourent le couple,
la jeune femme refuse et s’assure
que tout le monde ait bien com-
pris le message en faisant non du
doigt à chaque appareil qui la
filme. Dans un entretien paru sur
le site du magazine Causette,
­quelques jours plus tard, Maeva
confiera que son compagnon
l’avait prévenue de ses intentions
avant la finale. Elle l’avait averti
qu’elle dirait non. Il a quand
même tenté le coup, tant pis pour
gles de l’art. « Il a coché toutes les
cases », se réjouit-elle.
Pour Florence Maillochon,
la popularité de ces demandes en
public n’est paradoxalement pas
étrangère à la baisse du taux de
nuptialité dans les pays occiden-
taux. En France, le nombre de ma-
riages recule ou stagne depuis le
début des années 2000 : selon
l’Insee, on est ainsi passé de plus
de 305 000 mariages hétéro-
sexuels, en 2000, à 221 000,
en 2019 (les années suivantes font
exception pour cause de Co-
vid-19). « Le peu de personnes qui
se marient encore en font un acte
symbolique fort. Autant que ce soit
visible et démonstratif, analyse la
sociologue. Le public sert de caisse
de résonance à cette volonté de
s’engager, il atteste que ce ne sont
pas des paroles en l’air. »
Le 24 juin 2023, au stade de Portland (Oregon), à l’occasion d’un match de football, le compagnon de Kyra Smith la demande en mariage. SUSA/ICON SPORT A Paris, le cinéma Le
Grand Rex, dans le 2e arrondisse-
Rituel

lui. Ou, plutôt, tant pis pour elle : le ment, fait partie des lieux privilé-
lendemain de la victoire tricolore, giés pour ce type de démonstra-
la vidéo a fait le tour des médias tion. C’est là qu’en 2016 le joueur
et des réseaux sociaux. Et l’inté­-
ressée, qui préserve aujourd’hui
son anonymat, a été victime d’une en mariage en tant qu’événement
vague de harcèlement en ligne.
Rares sont les semaines
où les médias ne relaient pas des
histoires de demandes en mariage
en public, souvent avec une issue
« En privé, j’aurais avait disparu, fait-elle observer.
C’était plutôt une discussion entre
futurs époux. » Puis, dans le sillage
des comédies sentimentales et de
la télé-réalité, cette discussion est
« Si les réseaux
sociaux
n’occupaient

sûrement dit non »

plus heureuse. Elles ont lieu pen-
dant un concert avec la complicité
des artistes, au restaurant, sur les
Champs-Elysées, avant le défilé du
14-Juillet, au Salon de l’agriculture.
Dans les comédies romantiques,
la déclaration devant une foule at-
tendrie en constitue souvent le
point d’orgue, illustrant l’ardeur
de l’amour du héros. Mais tout le
monde ne vit pas dans une comé-
die romantique. En juin 2008,
après la défaite des Bleus en finale
de l’Euro de football, la journaliste
sportive Estelle Denis était de-
mandée en mariage en direct à la
télévision, devant la France en-
tière : son compagnon, Raymond
Domenech, alors sélectionneur de
l’équipe de France, était au bord
du terrain, elle, en plateau. Sur le
moment, elle n’a pas répondu. Le
couple, aujourd’hui séparé, ne
s’est jamais marié.
Sur X (ex-Twitter) ou le fo-
rum américain Reddit, de nom-
breuses femmes racontent ce mo-
ment pas si féerique. « Mon ex-
mari m’a fait une demande en
public. Je n’ai pas aimé. Parce que
je me suis sentie obligée de dire
oui, alors que, pour être honnête,
j’aurais voulu dire non », écrit une
contributrice. C’est aussi le res-
senti de Léticia (elle a souhaité
garder l’anonymat). Cette quadra-
génaire de la Guadeloupe a eu la
surprise d’être demandée en ma-
riage par son compagnon lors des
noces de sa meilleure amie, en
La demande en mariage devant témoins
devient assez courante. Une mode
qui ne fait pas que des heureuses
juillet 2022. « Faire une demande
en public, c’est un moyen de forcer
la main », estime Léticia. Elle est
avec son compagnon depuis
quinze ans et compte bien le res-
ter, mais elle n’avait pas l’inten-
tion de se marier. Et elle le lui
avait dit : « Je venais de lancer mon
entreprise, j’avais d’autres projets
en tête. S’il me l’avait demandé en
privé, je lui aurais sûrement dit
non. » Mais, passé les quelques se-
condes de stupeur, devant un at-
troupement d’amis et d’inconnus
qui lui crient : « Dis oui ! », elle n’a
pas osé « mettre la honte » à
l’homme qu’elle aime et a cédé.
« J’ai eu le sentiment qu’il ne me
connaissait pas vraiment, qu’il
n’avait pas écouté mes envies », dé-
plore-t-elle. Depuis, elle a quel-
quefois regretté de ne pas avoir eu
le courage de dire non, car c’est
elle qui endosse toute la charge
mentale des préparatifs.
Adélaïde Tenaglia
Léticia n’est pas la seule à
avoir été refroidie par cette de-
mande en public : 79 % des per-
sonnes interrogées par le site fran-
çais Mariages.net, selon les chif-
fres donnés par sa responsable
communication, Maryline Fuchs,
préféreraient qu’on leur propose
en privé. Même constat outre-
Atlantique dans un sondage de
l’institut américain VeraQuest,
réalisé auprès de 3 000 personnes.
Pourtant, selon cette même en-
quête, 90 % des répondants trou-
vent tout de même les demandes
en public romantiques. Pour résu-
mer : les grandes déclarations
d’amour devant une audience, on
adore ça… chez les autres.
Mais la popularité des de-
mandes en mariage en public
grandit, en particulier chez les
millennials : aux Etats-Unis, un
quart des moins de 35 ans qui
ont fait ou reçu une demande en
redevenue un rituel codifié, que
l’on intègre au récit conjugal. « On
s’est détachés des carcans reli-
gieux pour s’en créer de nouveaux,
qui reposent encore sur la diffé-
rence de genre et l’inégalité de la
décision », résume la chercheuse,
puisque, dans la majorité des cas,
c’est encore un homme qui fait sa
demande à une femme, censée
­attendre ce moment depuis tou-
jours : « Mais, dans les années 2000,
cela se passait à huis clos. Les ré-
seaux sociaux ont accentué la
mise en scène de soi et du couple
mariage disent qu’elle a eu lieu et ont inévitablement mené aux
devant témoins, toujours selon demandes en public », avec un ef-
VeraQuest. Le phénomène n’est fet de surprise, explique Florence
pas étranger au développement Maillochon.
des réseaux sociaux, selon la so- Une surprise souvent
ciologue Florence Maillochon, scrupuleusement préparée. Isa-
directrice de recherche au CNRS, line Menil, 24 ans, voulait être
spécialisée dans l’étude des rela- parfaite jusqu’au bout des ongles
tions interpersonnelles. « Si les sur les photos de sa demande en
réseaux sociaux n’occupaient pas mariage. « Jonathan, mon compa-
une telle place dans nos vies, la gnon, m’a encouragée à aller chez
demande en mariage aurait peut- la manucure ce jour-là et m’a dit
être cessé d’exister, avance-t-elle. de bien m’habiller, mais sans pré-
Si ce rituel est autant mis en scène, ciser pourquoi. Je pensais juste
c’est aussi parce qu’il a vocation à qu’on allait dans un restaurant
être partagé en ligne. » chic », se souvient l’institutrice.
Les codes tels qu’on les Le futur marié, lui, avait prévu ce
connaît aujourd’hui – avec le ge- moment deux mois à l’avance et
nou à terre, la bague dans l’écrin, dépensé une somme impor-
le lieu romantique – sont nés aux tante : Jonathan Fix a organisé un
Etats-Unis, dans les années 1990, voyage à Paris depuis Nancy et ré-
relate Florence Maillochon, et se servé une table sur une péniche.
sont construits sur l’idéal roman- Il a mis genou à terre au moment
tique du prince charmant. « Au où la tour Eiffel est apparue. Le
milieu du XXe siècle, la demande personnel, les autres clients du
pas une telle
place dans
nos vies,
la demande en
mariage aurait
peut-être cessé
d’exister »
Florence Maillochon,
chercheuse au CNRS
du PSG Blaise Matuidi a demandé
la main de sa compagne, Isabelle
Malice, en diffusant une vidéo au
milieu des bandes-annonces,
alors qu’ils allaient voir un épi-
sode de Star Wars. Plus récem-
ment, en octobre 2022, c’est un
anonyme qui a fait le buzz sur les
réseaux. Pendant la projection
marathon d’une grande trilogie
du cinéma, avec la complicité de la
direction de la salle parisienne, le
jeune homme a fait diffuser, entre
deux opus, une séquence doublée
avec des dialogues retravaillés. La
vidéo s’achevait par : « Romy,
veux-tu m’épouser ? » La fiancée a
dit oui, sous les applaudissements
des quelque 1 200 spectateurs
­présents ce jour-là.
« C’est mignon et le public
adore », commente Alexandre
Hellmann, directeur général du
Grand Rex. Quelle était la saga ?
Le Seigneur des anneaux.

T oi mèm e

« Cheveux de riches »,
ces bourgeois à la toison argentée
Anne Chirol
Quand il sort de la prison de Fleury-Mérogis,
le 5 août 2022, Patrick Balkany, remis en
Elloran K liberté conditionnelle dans le cadre de sa
condamnation pour fraude fiscale, est
immédiatement interrogé par BFM-TV.
Le journaliste demande alors à l’ancien maire
de Levallois-Perret (Hauts-de-Seine) quel est
son programme des jours à venir. « Me
reposer. Aller chez le coiffeur. Et me reposer »,
répond l’ex-député, très amaigri mais toujours
coiffé d’une luxuriante chevelure poivre
et sel, relevée vers l’arrière et agrémentée de
frisottis. Du pain bénit pour le compte
Instagram « Cheveux de riches » (CDR), qui
s’est tout de suite saisi de la séquence.
L’histoire de ce compte, suivi par
43 800 personnes, vaut le détour. Tout
commence en 2016, quand trois amis âgés
de 28 à 30 ans (qui refusent de dévoiler leur
identité), travaillant tous « dans les affaires
et l’entrepreneuriat », comme ils le
déclarent à Konbini, décident pour s’amuser
de lancer un groupe WhatsApp sur lequel
ils postent des échantillons de « cheveux
de riches ». C’est-à-dire des toisons d’hommes
mûrs, abondantes, poivre et sel ou
entièrement blanches, avec un mouvement
vers l’arrière et un crantage (sortes de petites
vagues) sur la nuque.
Leur constat ? Les hommes riches arborent
tous cette même coupe de cheveux soignée
et reconnaissable entre mille. Quand
on observe les styles capillaires de l’escroc
Bernard Madoff, de l’ancien ministre
Dominique de Villepin, de l’écrivain
Frédéric Beigbeder ou encore de people
photographiés dans la tribune de Roland-
Garros – garnie de beaux spécimens –,
il faut reconnaître que leur théorie toujours, Philippine Heurard de Fontgalland,
ne paraît pas si loufoque. n’avait pas regretté ce soir-là de laisser
En 2017, le trio crée un groupe Facebook, sa chère et tendre en compagnie de leur
ouvert au public, qui connaît rapidement progéniture, Domitille et Fouques. »
un vif succès et totalise aujourd’hui plus de Rien ne permet de reconnaître l’homme
176 000 abonnés. Là, le recensement est en question, photographié de trois quarts
collaboratif. N’importe qui peut immortaliser arrière, si ce n’est la forme de sa chevelure,
ses « cheveux de riches », tant qu’on ne typique des « CDR ». On pourrait hurler
reconnaît pas les intéressés sur le cliché. à l’essentialisation capillaire, on préfère
Parfois, une légende hilarante accompagne prendre tout ça au quinzième degré.
la photo glanée au hasard, au détour En commentaires, les stéréotypes assignés
d’une balade au bois de Boulogne, aux classes supérieures – comme celui du
à Neuilly-sur-Seine ou à Biarritz. « vieux beau » – pleuvent et font beaucoup
Comme ce texte inspiré rédigé par Clément, rire les abonnés… Tous de mèche.
un utilisateur du groupe Facebook, qui
accompagne une photo d’un homme d’un
certain âge, royalement assis dans sa très
belle voiture d’époque : « Confortablement
installé dans sa Mercedes 190 SL acquise
lors d’une vente aux enchères de la maison
Artcurial Motorcars du rond-point des
Champs-Elysées, Gontran se sent revivre. Sa
rencontre avec Tatiana, de quarante ans sa
cadette, au gala de charité des salons Hoche
lui fit tourner la tête. Lui qui habituellement
ne sort qu’accompagné de son épouse de
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Des voitures d’occasion nouvelle

génération pour une mobilité durable
Les besoins de mobilité des Français évoluent : ils veulent
moins de voitures neuves, mais des solutions plus souples,
durables et sur mesure. Et si la voiture d’occasion en était une ?
Grâce au reconditionnement, sa durée de vie est prolongée et
ses performances moteur sont améliorées, y compris celles des
véhicules électriques, qui font leur apparition dans les parcs
automobiles d’occasion. Résultat : des économies de matières
premières ainsi que des réductions d’émissions de CO2 et de
particules fines, qui rendent ces voitures de seconde main
nouvelle génération plus respectueuses de la qualité de l’air.
« Toutes ces raisons expliquent que l’achat d’occasion
séduise de plus en plus les jeunes générations soucieuses
de l’avenir de la planète », remarque Xavier Duchemin,
directeur de la Business Unit Véhicules d’Occasion de
Stellantis. D’autant plus que la seconde vie des voitures ne
se fait pas au détriment de la sécurité : les voitures recondi-
tionnées d’occasion répondent aux mêmes impératifs de
qualité et de sécurité que les neuves. « Aujourd’hui, le niveau
d’exigence de la seconde main est équivalent à celui d’un
véhicule neuf qui sort d’usine », rappelle Serge Habrant,
directeur Véhicules d’Occasion de Stellantis France. Une
étude de l’institut Harris Interactive indiquait en effet que
68 % des acheteurs souhaitaient avoir affaire à un pro-
fessionnel pour les rassurer sur la qualité des véhicules.
Comment la seconde main est-elle devenue une alternative
durable à la voiture neuve ?
Explications croisées de Xavier Duchemin, directeur de
la Business Unit Véhicules d’Occasion de Stellantis et
Serge Habrant, directeur Véhicules d’Occasion de Stellantis
France.

« L’OCCASION,
C’EST L’ÉCONOMIE CIRCULAIRE
APPLIQUÉE À L’AUTOMOBILE »
Dans quelle mesure les véhicules de
seconde main sont-ils une réponse
écologique aux besoins de mobilité ?
Xavier Duchemin, directeur
d e l a B u s i n e s s U n i t Vé h i c u l e s
d’Occasion de Stellantis – La seconde
main prolonge le cycle de vie des véhicules
et évite de consommer des matières pre-
mières nouvelles : son impact écologique
est donc moindre. Reconditionner une
voiture, c’est aussi effectuer des réglages
de son moteur, améliorer ses perfor-
mances, notamment en termes d’émissions
de CO2, et donc produire moins de pièces
de rechange. C’est l’économie circulaire
appliquée à l’automobile. Les véhicules
reconditionnés sont moins polluants que
des véhicules plus anciens, ce qui permet
à Spoticar de proposer une offre large de
véhicules à faibles émissions. Ces raisons
expliquent que l’achat d’occasion séduise
de plus en plus les jeunes générations sou-
cieuses de l’avenir de la planète.
La mobilité électrique gagne du
terrain. Qu’en est-il dans le marché
de l’occasion ?
X. D. – Pour accompagner la mutation du
marché du véhicule d’occasion vers l’élec-
trique, Spoticar propose près de 13 000
véhicules électriques. La vente de véhi-
cules électriques et hybrides rechargeables
représente déjà 7 à 8 % de nos ventes de
véhicules d’occasion en Europe. Nous
nous assurons qu’ils sont vendus dans les
meilleures conditions et nous donnons
toutes les informations nécessaires aux
clients pour qu’ils comprennent bien cette
technologie et qu’ils la vivent le mieux
possible, en toute sérénité, en particulier
au niveau des recharges. Notre ambition
est de jouer un rôle important dans la tran-
sition écologique en faisant de Spoticar un
leader de la vente de véhicules d’occasion
électriques.
Le véhicule de seconde main n’est
qu’une solution parmi d’autres pour
répondre aux nouveaux besoins de
mobilité des Français. Quels autres
services peut-on imaginer ?
X. D. – Les besoins en mobilité des
Français évoluent : ils veulent moins de
voitures neuves, mais plus de souplesse et
de simplicité dans leurs déplacements, avec
des solutions de mobilité sur mesure. Que
ce soit par la location, ou par des offres
très flexibles sur la durée, nous voulons fa-
ciliter l’accès du plus grand nombre à nos
véhicules d’occasion, et proposer des solu-
tions de mobilité adaptées à leurs besoins
et à leur budget, tout en laissant la priorité
à la sécurité. Pour prolonger la vie des vé-
hicules, des offres de financement comme
la location avec option d’achat, l’extension
de la garantie et du contrat de maintenance
peuvent aussi être proposées sur mesure.
Enfin, pour ceux qui veulent vendre
leur voiture, la reprise cash sans obli-
gation d’achat est une oppor tunité
rapide et efficace. Ils commencent par
réaliser en ligne une estimation tarifaire.
Ensuite, ils ont le choix entre deux
options : aller dans une concession pour
confirmer l’offre de rachat et perce-
voir leur paiement, ou bien opter pour
une reprise entièrement à distance, qui
comprend l’enlèvement du véhicule au
domicile et le paiement instantané.
« LE BESOIN DE RÉASSURANCE
EST LE PREMIER CRITÈRE
D’ACHAT DE L’OCCASION »
Acheter un véhicule d’occasion peut
être source d’inquiétudes.
Comment apporter de la confiance
et de la sérénité à la seconde main ?
Serge Habrant, directeur Véhicules
d’Occasion de Stellantis France – En
effet, le client peut avoir des inquiétudes
quand il achète un véhicule d’occasion,
contrairement au neuf, et c’est tout à fait
légitime. Le besoin de réassurance est
le premier critère d’achat de l’occasion,
avant même celui du prix, et cela explique
aussi qu’un acheteur de véhicule d’occa-
sion soit moins fidèle qu’un acheteur de
véhicule neuf. Une étude* récente Harris
démontre que 68 % des acheteurs ont envie
d’avoir affaire à un professionnel, pour les
rassurer sur la qualité et la préparation des
véhicules. Avec des engagements comme
l’achat satisfait ou remboursé, ou l’assis-
tance 24 h/24, 7 j/7, nous voulons leur
apporter de la confiance et de la sérénité.
Les garanties que nous proposons sont
comparables à celles d’un véhicule neuf :
que ce soit dans notre usine de recondi-
tionnement dans les Hauts-de-France,
ou dans les points de vente Spoticar, nos
professionnels de l’automobile effectuent
une vérification minutieuse de 100 points
de contrôle (diagnostic, réparations mé-
caniques, carrosserie, esthétique, essai
sur piste…). Ils préparent les véhicules
pour répondre aux plus hauts standards de
qualité, avec un niveau d’exigence équiva-
lent à celui apporté à un véhicule neuf qui
sort d’usine.
Il est difficile de se faire une idée aussi bénéficier de services spécifiques,
d’un véhicule visible seulement sur notamment en termes de financement et
Internet. Comment mixer de façon d’assistance.
réussie expérience digitale et expé-
rience physique ? Ces services peuvent-ils être
étendus à un véhicule d’occasion ?
S. H. – Plus de 90 % des clients de l’occa-
sion se renseignent sur internet, et plus de S. H – Oui, il n’y a aucune raison pour
60 % font leur choix en ligne. Pour autant, que les véhicules d’occasion ne profitent
les clients ont encore besoin d’un contact pas des mêmes avantages que les neufs :
humain pour leur assurer la confiance et financement, abonnement, livraison
la sérénité. Dans le processus d’achat, le à domicile, assistance dépannage 24
digital ne va donc pas sans le physique : h/24, 7 j/7 partout en Europe, achat
les transactions en ligne ont l’avantage satisfait ou remboursé, entretien et
de fluidifier le parcours client, mais les répa ration du véhicule, location…
consommateurs apprécient la précision, Ces services sont disponibles non seu-
la rapidité, la sérénité apportées par les lement au moment de l’achat, mais aussi
interactions humaines que l’on trouve dans tout au long de la vie du véhicule, exacte-
les points de vent. Les vendeurs sont à la ment comme pour un véhicule neuf. Enfin,
disposition des clients pour les écouter et pour accompagner le développement des
leur faire des propositions adaptées tout véhicules électriques, Spoticar propose
en les rassurant et en leur apportant des aussi l’installation de bornes de recharge
conseils. Acheter un véhicule neuf, c’est de véhicule électrique à domicile.
ACHATS D’OCCASION : LES FRANÇAIS FONT
PLUS CONFIANCE AUX PROFESSIONNELS
Pour acquérir un véhicule d’occasion, 68 % des Français
font davantage confiance aux professionnels du secteur
plutôt qu’à un particulier (25 %) ou à un site de revente
en ligne de véhicules d’occasion (13 %), selon une étude
Harris publiée en 2022*. Quant aux motivations qui
poussent à l’achat d’un véhicule d’occasion, c’est d’abord
un bon moyen de faire des économies (81 %), ainsi qu’un
choix plus responsable pour l’environnement qu’un
véhicule neuf (64 %).
* Source : Les Français et les voitures d’occasion, étude Harris
Interactive, 2022.
6 0123
D imanc he 1 e r ­ - L u n d i 2 ­ o c to b re 2023
Voyage
Cinq maisons
d’architecte à louer
Des hébergements pensés par des icônes
de l’architecture. Bijou moderniste, étonnante
cabane dans les oliviers ou chambre minimaliste
A Firminy, dans la Loire
dans les vignes, autant d’expériences uniques
Lisa Agostini
A Löbau, en Allemagne
Dans le Haut-Adige, en Italie
Une résidence Memphis, La Haus Schminke, icône moderniste
au milieu des vignes
Dans la famille des grands classiques de
Du groupe Memphis, on connaît évidemment Ettore l’architecture moderniste, il y a la villa Savoye,
Sottsass, monstre du design italien. Les noms de ses à Poissy (Yvelines), par Le Corbusier, la Maison sur
compagnons de route sont malheureusement moins la cascade, de Frank Lloyd Wright, en Pennsylvanie,
connus. Parmi eux, l’architecte et designer italien Matteo mais aussi la Haus Schminke, nichée à Löbau. Pour
Thun. Celui-ci a signé la Pergola Residence, un apparte- la visiter, direction la région de la Lusace, dans l’est
ments-hôtel à Lagundo, dans le Haut-Adige, en Italie. de l’Allemagne, non loin des frontières polonaise et
Nichée au milieu des vignes et des vergers de pom- tchèque. A la fin des années 1920, Fritz et Charlotte
miers, la bâtisse s’habille de moellons, comme pour rap- Schminke, propriétaires d’une usine de pâtes, sont
peler les murs de soutènement des parcelles viticoles, et en quête d’un architecte pour bâtir leur maison.
de bois, omniprésent dans les quatorze suites de l’hôtel. Ils trouvent leur bonheur en la personne de Hans
Toutes orientées au sud, elles disposent de grandes Scharoun, alors professeur à l’Académie nationale
terrasses avec vue panoramique sur la vallée de l’Adige des arts et métiers de Breslau.
et les montagnes environnantes. Très minimaliste, Charmé par son style, inspiré des architectures
le lieu propose aussi une élégante pergola, au-dessous navales, le couple demande alors au futur architecte
de laquelle les clients sont invités à marcher pieds nus. de la Philharmonie de Berlin une « maison moderne
Pergola Residence, à Lagundo, Haut-Adige (Italie), pour deux parents, quatre enfants et parfois un ou deux
invités », avec une vue dégagée sur le jardin, des
à partir de 300 euros la nuit.
pièces à vivre exposées à la lumière du soleil du sud
et faciles d’entretien. Erigée dans les années 1930,
elle est aujourd’hui une fondation privée qui vise
à entretenir la maison, témoin du mouvement
de la nouvelle objectivité. Une bâtisse aux allures
Dans les Pouilles, en Italie
CULTIVEZ L’ART de navire, à la façade habillée de touches de couleur,
où il est possible de passer quelques nuits.
Haus Schminke, à Löbau (Allemagne), à partir
DE VOYAGER de 300 euros la nuit pour deux personnes.
Avec Arts et Vie
A Porto, au Portugal
le n°1 du voyage culturel
Un petit cocon conçu
par un Prix Pritzker
La Casa 1015 est une maison du XIXe siècle
revue et corrigée par Eduardo Souto de Moura,
grand nom de l’architecture portugaise, lauréat
du vénérable prix Pritzker en 2011. Posée
à Porto, entre l’océan Atlantique et le Douro,
dans le quartier animé de Foz, elle fait le
lien entre l’architecture traditionnelle et l’archi-
• Voyages accompagnés en petits groupes
tecture contemporaine, à grand renfort de pierre
• Programmes culturels de qualité
naturelle et de bois. Pouvant accueillir jusqu’à
• Guides francophones expérimentés
six personnes, une des trois chambres donne
• 98% de voyageurs satisfaits
sur un patio. Les visiteurs amateurs de design du
• Engagés pour un tourisme responsable
XXe siècle apprécieront les quelques meubles
signés Eduardo Souto de Moura, mais aussi
Alvaro Siza Vieira, autre grand nom de l’archi-
www.artsetvie.com
Brochure sur simple demande au 01 64 14 52 97
tecture lusitanienne lui aussi auréolé du Pritzker.
Casa 1015, à Porto (Portugal), à partir
de 245 euros (jusqu’à six personnes).
Au cœur d’une unité d’habitation
de Le Corbusier
Il n’y a pas que la Cité radieuse de Marseille ! Celle
de Firminy vaut aussi le détour. C’est dans cette
ville du département de la Loire, non loin de Saint-
Etienne, que Le Corbusier a érigé son plus grand
ensemble architectural en Europe. Situé dans le
quartier de Firminy-Vert, il comprend la maison
de la culture, le stade, l’église Saint-Pierre, achevée
en 2006, une piscine, ainsi qu’une unité d’habita-
tion, la cinquième construite dans le monde.
Celle-ci répond à une nouvelle organisation
spatiale alliant les avantages de l’habitat collectif
à ceux de l’habitat individuel. Comme le prônait
l’architecte, chaque espace est conforme aux
besoins de l’homme moderne, sans fioritures, avec
un mobilier réduit à son rôle fonctionnel. Pensée
pour apporter un maximum de lumière naturelle,
cette « machine à habiter » de 130 mètres, dressée
sur ses pilotis, est orientée à l’ouest et à l’est, avec
des baies vitrées offrant une vue profonde sur la
nature environnante, grignotée par l’urbanisation.
Ce lieu singulier est à découvrir en visitant un
appartement témoin, pour une plongée dans la
France des « trente glorieuses », mais aussi grâce
à un duplex à la cime de l’unité, disponible à la
location, pouvant accueillir jusqu’à six voyageurs.
Issu de la fusion de deux appartements, le loge-
ment de 125 mètres carrés n’est plus équipé
des meubles d’origine, signés Pierre Guariche,
si ce n’est le passe-plat. Affichant une décoration
simple, rehaussé des couleurs qui rappellent celles
créées par l’architecte, l’appartement traversant
est équipé d’un salon qui donne sur deux terrasses
offrant un panorama sur le site Le Corbusier.
Unité d’habitation à Firminy (Loire),
à partir de 127 euros la nuit.
Un trullo signé Gaetano Pesce
Un trullo, c’est une cahute de pierre sèche, typique
de la région des Pouilles, dans le sud de l’Italie.
Utilisés comme abri temporaire ou habitation per-
manente par les petits propriétaires et travailleurs
agricoles, ces édifices aux toits pointus ornés par-
fois de mystérieux symboles, reconnaissables entre
mille, sont aussi devenus de véritables attractions
touristiques. Une image d’Epinal, qui a été revisitée
par l’architecte et designer Gaetano Pesce.
A la demande d’un couple, architecte et galeriste,
l’Italien a donné sa propre version de cette bâtisse
singulière dans la campagne de Carovigno, près
d’Ostuni. Le résultat ? Le Pescetrullo, soit deux
édifices bleu liquette et rose tendre, habillés de
mousse de polyuréthane, dont l’aspect organique
relève plus de la barbe à papa que du caillou aride.
Bardé de fenêtres suggérant un visage, ce duo
mousseux détonne aussi avec sa salle de bains
extérieure, recouverte de miroirs. Si la mousse
de polyuréthane n’incarne pas forcément
l’écoresponsabilité attendue dans les lieux d’hospi-
PATRICK SCHWIENBACHER ; RALF GANTER ; ARNAUD_FRICH
talité, Gaetano Pesce défend son choix en souli-
gnant les qualités isolantes de ce matériau durable,
et qui a été accepté par les autorités locales,
notamment pour sa ressemblance avec la pierre.
Pescetrullo, à Ostuni, dans les Pouilles (Italie).
Location uniquement à la semaine,
2 000 euros, de juin à septembre, et
3 000 euros en août (jusqu’à huit adultes).
 0123
Di m an che 1 e r ­ - Lu n di 2 ­ oc to br e 2023 7

F
ranchement, on hésite un poil devant la carte
des soins : après un été à courir partout, la cri-
nière est un peu rêche, le derme asséché, les arti-
culations mises à rude épreuve par les voyages.
Un soin relaxant aux effluves de lavande ? Un

au bestiaire !
massage à l’huile essentielle de camomille ? Ou
une séance de thalasso avec son enveloppement d’argile,
et son application de boue, mèche par mèche ? Quoi-
qu’une séance de gym aquatique, balnéo et Jacuzzi, c’est
pas mal, ça aussi, pour se remettre d’équerre ?
Rien de bien neuf sous le soleil du soin de beauté,
sauf qu’à étudier de près les menus de ces spas, de Cannes
à Toulouse en passant par la Dordo- se replier sur lui-même, de se résigner, sou-
gne, il est question de « bien-être », ligne Bertrand Deputte, professeur hono-
oui, mais pour chiens. Emboîtant le raire d’éthologie dans les Ecoles nationa-
pas aux pays anglo-saxons, où ces ins-
tituts fleurissent depuis plus de vingt
ans, nombre de salons de toilettage
classiques (une pratique nécessaire)
Vénus beauté, les vétérinaires. Et c’est malheureusement
ce qui arrive très souvent à l’espèce domes-
tique la plus “relationnelle”. »
Evidemment, on objectera qu’il y
se doublent chez nous de plus en plus
d’espaces « beauté », comme le Bella
Spa de Passy, institut chicos pour tou-
tous huppés de la capitale né il y a une
en version a pire que d’avoir des maîtres suffisam-
ment aisés (40 euros la séance de lumino-
thérapie, 100 euros avec massage) pour
envoyer leur bête à l’institut de soins.
dizaine d’années.
Ou l’Alpha Dog’s House, ce spa-
hôtel parisien pour chiens et chats sis
au cœur du quartier très touristique du
chiens et chats Mais il faut avouer qu’on sombre par-
fois dans un anthropomorphisme affectif
qui n’a plus de limites : songeons avec
émotion à ces chiens affublés d’un tutu,
Louvre, ouvert il y a un an, mixant allè- sortis en poussette pour ne pas mettre les
grement les codes de la boutique pour
touristes, du Monoprix-où-on-trouve- La multiplication des soins pour animaux pattes par terre, ou encore privés de sortie
grâce à ces surprenantes alèses pour sol,
de-tout, du centre de bien-être et du sa-
lon de toilettage. Une dame originaire
domestiques calqués sur ceux des instituts tapis imperméables permettant de ra-
masser les « besoins » de la bête sans met-
de Tanzanie s’y est laissé prendre, qui
est entrée demander des sacs anniver-
pour humains interroge sur le risque d’une tre le nez dehors, qui ne sont pas utilisés
que pour les chiens trop vieux ou mala-
saire pour enfants, piégée sans doute nouvelle forme de maltraitance animale des… Les comportements canins sont là
par les petits joujoux trop chou, les clairement foulés aux pattes : une « trop
­petits habits trop jolis, les collations Emmanuèle Peyret bientraitance », qui part d’un bon senti-
trop, euh, trop tout court (moringa- ment, mais qui dérive parfois vers une
courgette, chanvre-banane, il fallait y chosification et une négation du chien.
penser). Le tout made in France ou fait En imaginant des besoins et des
main, avec une pointe de chic snob sentiments comparables aux siens chez
­façon Colette – ce corner de mode l’animal domestique, l’humain réussit à
­ultrapointu qui a fermé ses portes produire cette chimère que Bertrand
en 2017 –, « concept sur lequel on a voulu ­Deputte nomme drôlement (mais sans
baser ­Alpha Dog’s House », explique rire) le « chien à six pattes : quatre pour lui,
­Patrick Luong, le chef de projet. Pour deux pour le bipède qui s’offre un caprice,
l’heure, il s’affaire, au sous-sol, à bran- sans se demander ce qui est bénéfique
cher la lampe de luminothérapie pour pour le chien ». Effet singulier de ces trans-
Grazia, 10 ans de « labradoritude », qui ferts affectifs aujourd’hui très fréquents
semble accablée sous les ampoules. sur l’animal de compagnie, le toutou est
de plus en plus souvent vu comme le der-
nier (ou le seul) « bébé » du foyer.
Après une Hélène Gateau, médiatique
chroniqueuse et vétérinaire de forma-
« pattucure », coupe tion, qui vient de publier Pourquoi j’ai
des griffes avec choisi d’avoir un chien (et pas un enfant)
(Albin Michel, 176 pages, 17,90 euros), le
massage aux huiles revendiquait il y a peu dans nos pages :
« Avoir un animal dans sa vie est une des
des coussinets, Grazia multiples façons d’expérimenter la pa-
semble accablée rentalité. On peut faire famille avec un
chien, le lien d’attachement avec lui est
par la séance très proche de celui qui se crée avec un
de luminothérapie bébé. (…) En tant que “dog-mom”, je me
considère comme le fruit d’une évolution
et non pas comme une aberration ! »
Une position qui exprime ce
De la luminothérapie pour changement de statut de l’animal, égale-
chiens, donc. « C’est bon pour la peau ou ment lisible dans le « glissement de lan-
l’arthrose, par exemple », avance Virgi- gage » qui affecte la toutousphère. La
nie Barbarin, la cofondatrice du lieu, chercheuse en éthologie Florence Gau-
très au point sur le discours marketing, net note, en effet, qu’on se disait « “maî-
brossant dans le sens du poil l’interlo- Uma, lors d’une séance de toilettage, à Paris, le 25 septembre. GUILLAUME BLOT POUR « LE MONDE » tre” d’un chien jusque vers 1985, puis “pro-
cuteur dubitatif avec les « besoins fon- priétaire”, et que depuis environ trois ans
damentaux du chien », qui seraient le on parle de “pets parents” », comme aux
­pilier de son entreprise : « Courir, renifler/se rouler dans « Tout ce qui relève de l’activité physique et de la socia- Etats-Unis ou en Grande-Bretagne.
n’importe quoi, et socialiser avec des copains chiens ou des lisation, c’est très bien, tant que le chien est volontaire pour Pets ? « Le terme anglais désigne initialement des
humains, comme ça se passe lors des promenades en forêt ­aller courir et se baigner. Pour le reste, il s’agit de synchronisa- ­enfants gâtés, “pourris” par un soin jugé excessif, analyse
avec les dog-sitters. » Certes, on voit bien l’image. tion comportementale du chien sur l’humain : nous les avons ­Jérôme Michalon, socio-anthropologue, spécialiste des
Mais la lumino, la balnéo, la « pattucure » (coupe domestiqués, nous en sommes les référents, explique Flo- ­relations entre humains et animaux. On juge souvent
des griffes plus massage aux huiles des coussinets, et rence Gaunet, chercheuse en éthologie, spécialisée dans les aujourd’hui le rapport aux animaux de compagnie comme
pourquoi pas de la réflexo, tant qu’on y est…), les massa- interactions chien-humain, au laboratoire de psychologie étant dans le “trop”. La critique publique très forte de l’excès
ges ? A quel moment les humains, obsédés par le « bon- cognitive de Marseille (CNRS). Un chien fait ce que l’humain de soin fait partie du phénomène social de l’animal de com-
heur », le bien-être, le zen et croyant bien faire, oublient- lui demande, même lorsque ça ne correspond pas aux activi- pagnie. » Un animal chosifié, mis en scène, trop aimé et
ils qu’ils ont affaire à des animaux, et pas à des humains tés de l’espèce canine. Ce qui induit du stress. » Rex se soumet, trop mal aimé, afin de compenser la maltraitance générali-
taille mini, et dérapent dans de la surbientraitance qui ne en attendant que ça passe, puisqu’il n’a aucune solution sée des autres animaux domestiqués, victimes de l’élevage
répond pas aux besoins de la bête ? pour se sortir de là : « La seule issue pour l’animal est alors de intensif et d’abandons, entre autres ? A méditer.

La punaise de lit, poil à gratter médiatique

Nicolas Santolaria

Del Rey se retrouve mise en accusation. Pour
certains, elle n’apporte pas assez de preuves
scientifiques de ce qu’elle avance : « J’étais
chargée, j’avais mon chaton avec moi, se
­défend-elle. J’ai vu ça sur le siège “famille”. Il y
en avait partout, dont certaines qui se dépla-
çaient ! Egalement sur la moquette. J’ai pris
Parmi les stars incontestables de cette cette photo en vitesse avant de courir et chan-
rentrée médiatique, entre Laurent Ruquier et ger de voiture par peur d’en attraper. Voilà
Marie Portolano, s’est glissée une bestiole inat- pourquoi ma photo est floue ! Vous ne vouliez
tendue à ce niveau de notoriété : la punaise pas que je les prenne et que j’en fasse un éle-
de lit. Le 19 septembre, une certaine Dana Del vage aussi ???? » Allez-y, vous, faire du profilage
Rey publie sur X (anciennement Twitter) deux en pleine invasion d’aliens !
photos prises dans la voiture 6 de son TGV, en Face à l’emballement, la SNCF a été
gare de Paris-Est. Sur le velours bleu et blanc obligée de produire un démenti, expliquant
d’un fauteuil, on distingue une bête de petite qu’elle n’avait eu aucune présence confirmée
taille, à carapace sombre. « Seraient-ce des pu- de punaises de lit dans ses TGV ces derniers
naises de lit dans vos trains @SNCFVoyageurs mois. Le 22 septembre, rebelote : une certaine
@SNCFConnect ????? », s’interroge la cliente NaNa Afi poste sur son compte X une vidéo un
horrifiée, dont le tweet a été vu 4,6 millions de peu floue qui, dit-elle, a été tournée dans un
fois en deux jours. train Ouigo. On y distingue un insecte occupé à
Alors que les internautes, autoprocla- faire du ­running sur le velours bleu et rose d’un
més entomologistes, s’écharpent pour savoir fauteuil. Avec la punaise de lit, c’est un peu
s’il s’agit ou non de l’espèce susnommée, Dana comme avec la créature de Roswell : des ima-
ges tremblantes, genre « un peu volées », consti-
tuant un faisceau de preuves quasi irréfutables,
mais quand même réfutables.
Cela ne veut pas dire qu’il n’y a actuelle-
ment aucune invasion de punaises de lit, mais
qu’on finit par projeter son spectre menaçant
sur la moindre créature que l’on croise et qui lui
ressemble vaguement. Ces derniers mois, la
­punaise de lit, être quasi microscopique, a pris
tellement de place dans nos esprits qu’elle est
devenue « Pucezilla », un monstre terrifiant qui
exprime notre rapport déréglé à la nature, aux
catastrophes que l’on ne veut pas voir.
Grouillant aussi bien sur les matelas que dans
les imaginaires, la punaise de lit s’est abattue
comme une malédiction sur les formes contem-
poraines du loisir : on la signale dans les ciné-
mas, les locations Airbnb ou encore les vête-
ments d’occasion qui nous donnaient pourtant
un air vintage trop cool.
L’incroyable succès viral de la suceuse
de sang traduit également une tendance mé-
diatique de fond : la déverticalisation de la
­stratégie du fléau. Aujourd’hui, ce ne sont plus
seulement les médias mainstream qui exploi-
tent les catastrophes en tout genre pour boos-
ter leurs audiences, mais le quidam, qui, à son
échelle, en fait un levier d’influence.
Ainsi de la star de télé-réalité Shanna
Kress, qui diffuse une story Facebook sur l’infes-
tation de sa villa de location (« Je suis obligée
d’être en legging, tellement ça me gratte »), ou
encore de Poupette Kenza. Découvrant qu’il y a
des punaises de lit chez elle, l’instagrameuse
tourne une vidéo champ/contrechamp comme
si elle faisait de l’unboxing (du « déballage ») :
« Sous le lit aussi, y’en a ! Ah, ça me démange, ça
me gratte ! », hurle Poupette, qui semble bien
décidée à parasiter à son profit l’insolent cha-
risme de l’insecte.
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Dim anc he 1 e r ­ - Lu nd i 2 ­ o c to b re 2023
Chaque semaine, « L’Epoque » paie son coup. Scénariste en vue et acteur de la série à succès « Parlement », il s’est
longtemps cherché. Grâce au pouvoir des histoires, il compte soigner les gens, comme le médecin qu’il a voulu être
Au Pure Café, Paris 11e,
le 7 septembre.
IORGIS MATYASSY
POUR « LE MONDE »
« A Canal+, j’ai rencontré
des tueurs de la vanne »
I
l fait encore bien chaud à Paris, en ce début septembre, et pendant que
l’on s’assèche au bar en l’attendant, Xavier Lacaille prend
de drôles de poses sur le carrelage – shooting oblige.
­L’acteur principal de Parlement (dont la troisième saison
est mise en ligne le 29 septembre sur France.tv), qui est
également un scénariste très en vue, est venu avec sa
chienne, Aby, « 3 ou 4 ans », adoptée dans un refuge en
­Espagne. Elle a le même gabarit fluet que son maître, que
l’on retrouve au Pure Café, un bistrot chaleureux de ce
coin très « bobo » du 11e arrondissement de Paris, où le
trentenaire s’était pourtant juré de ne jamais habiter,
jusqu’à ce que sa copine le convainque.
Quarante minutes plus tard, un spritz et un Lillet
posés devant nous, on découvre un Zébulon ultra-volu-
bile, le genre de bon client qui enchaîne les blagues, pose
plus de questions que nous et fait craindre le verre de
trop. Pourtant, il ne prend pas souvent l’apéro, dit-il, car, à
cette heure-là, il fait du sport. Du jujitsu brésilien (BJJ),
précisément, une discipline « de préhension et non de per-
cussion », qu’il pratique à haute dose et pour laquelle il est
en train de développer « un truc un peu psychanalytique ».
Playlist Il écrit d’ailleurs quelque chose sur le sujet, sans savoir
encore tout à fait quelle forme cela va prendre. Il met
> Dernier film vu dans le BJJ la même application que dans tout le reste, et
« Anatomie d’une chute » cette énergie redoutable fait probablement de cet ancien
de Justine Triet cancre l’acteur-auteur le plus instruit du milieu. Dans
l’absolu, on se dit que, finalement, le jeune Lacaille aurait
> Dernier livre lu parfaitement pu finir technocrate à Strasbourg.
« La Plage », Avant d’incarner Samy, l’assistant parlementaire
de Cesare Pavese (1942) mi-naïf, mi-retors de Parlement, le jeune homme de
33 ans à la tignasse ébouriffée s’est beaucoup cherché. Et
> Dernière série vue l’on comprend, à mesure que nos verres se vident et que
« Severance » le temps file, qu’une page de journal ne suffira pas pour
(2022, Apple TV+) faire tenir le CV chargé du bonhomme. Pourtant, ce
n’était pas gagné. Enfance dans l’Essonne et à Paris,
> Dernier ­famille « compliquée » : ses parents, tous les deux méde-
spectacle vu cins, ne sont pas ensemble lorsqu’il naît, mais ils se ma-
« La vie est une fête », rieront dix-huit ans plus tard. Phobie scolaire, cursus
des Chiens de Navarre ­médiocre, mal-être. L’horizon se dégage enfin lorsque
son père l’emmène aux Etats-Unis, après le bac.
> Dernière chanson L’étudiant se réinvente dans un community col-
« Cinders and Smoke », lege de San Francisco grâce à une bourse. « Je commence à
par Iron & Wine faire du théâtre et, là, on nous demande d’écrire la pièce
qu’on va jouer. Du coup, je me mets à lire Pinter et
> Dernière appli Tchekhov, à visionner les films de Woody Allen… Je m’y suis
consultée mis très tard, et je voulais tout connaître. » En Californie, il
Bend (pour faire regarde aussi beaucoup de séries et croise des scénaristes
des étirements) qui lui racontent le bouillon créatif des writers’ rooms, les
salles d’écriture des scénarios. Il découvre également le
stand-up, à travers les scènes ouvertes de la fac.
Tout cela infuse, mais l’étudiant ne veut pas en-
core choisir. De retour en France, il multiplie donc les ins-
Un apéro avec…
Xavier Lacaille
Audrey Fournier
criptions. Double diplôme droit et anglais à Nanterre, en
même temps qu’un bref passage en médecine : « Je vou-
lais sauver des gens, comme j’ai vu mes parents le faire,
mais j’ai compris que je ne sauverais personne avant
dix ans et qu’il y avait sans doute d’autres moyens… » Le
pouvoir des histoires en est un, affirme celui qui voit un
rapport entre le bagout de son père et sa vocation d’enter-
tainer. « C’était un homme “volumineux”, un médecin
­important qui racontait beaucoup d’histoires et créait des
situations folles. Il a dû m’influencer. »
A force de collectionner les cartes d’étudiant,
l’élève Lacaille finit par intégrer la section scénario de la
Fémis, la prestigieuse école des métiers de l’image.
« C’était très dur, dit-il à propos de cette période. Mais, en
sortant, j’ai commencé à bosser comme scénariste et j’ai
moins galéré. » Embauché au bureau des auteurs de
­Canal+, il écrit des formats courts, se spécialise dans la
­comédie, puis crée Validé avec Franck Gastambide, série
sur le rap français qui lui ouvre encore d’autres portes. « A
Canal+, j’ai rencontré des tueurs de la vanne, j’avais l’im-
pression d’être au “Saturday Night Live”. J’étais nul, mais
j’ai beaucoup appris, et surtout à ne pas avoir trop d’ego. »
A cette trajectoire, il faut ajouter de nombreux
détours, que Xavier Lacaille mentionne par touches, au
fil de la conversation. Il a passé quelques mois à l’Insti-
tute of Advanced Legal Studies de Londres. Il a réelle-
ment voulu être avocat, mais, en cours, il se décompo-
sait au moment de plaider. « Finalement, j’ai choisi d’être
acteur parce que c’était là qu’il y avait le moins d’enjeux. »
Il a un master de production audiovisuelle, et son pre-
mier projet, une websérie, est tombé à l’eau après la
perte d’un disque dur. Il n’a pas beaucoup aimé le Cours
Florent, mais il a adoré travailler avec une troupe de
théâtre roumaine, intégrée à l’issue d’un casting qui,
« Le problème
est que je
voudrais qu’il y
ait du sentiment
dans le boulot,
et qu’il n’y en a
pas. Or, c’est
le sentiment qui
me fait écrire »
quand il nous le raconte, ressemble à une scène d’un film
de David Lynch. Il y a aussi ce court-métrage dont il nous
envoie le lien, Un dernier été. Une histoire d’ados en va-
cances, de garçons neuneus et de filles trop sûres d’elles,
de bouée flamant rose et d’Avril Lavigne. On y devine un
hommage attendri à l’oisiveté de sa jeunesse. Il y a, enfin,
ce spectacle qu’il joue à la Comédie de Paris avec son
­copain Ambroise Carminatti, rencontré à Canal+.
Pour l’heure, il travaille à de nouveaux projets
avec l’actrice et autrice Melha Bedia, sa complice de la
série Miskina, la pauvre (Prime Video), et s’apprête à
commencer le tournage de Terminal, qu’il a créée avec
Jamel Debouzze et Giulio Callegari. Et 2024 sera l’année
de ses premiers rôles au cinéma, notamment devant la
caméra d’Emilie Noblet pour son film Bis repetita. Il y in-
carne un latiniste. On rigole.
Autant l’auteur est ultra-structuré, porté sur la
théorie et les concepts, autant l’acteur est intuitif. « Je lâ-
che totalement prise, je prends toute ma place sur scène,
car je me suis senti écrasé toute ma vie. Il y a tellement de
gens qui t’écrasent dans ce milieu… » L’exercice est à la fois
salvateur et douloureux pour ce grand angoissé qui vo-
mit parfois en coulisses et gobe un anxiolytique quand le
jujitsu, la méditation et l’hypnothérapie ne suffisent pas.
D’autant plus que ce tempérament curieux et
agité cache aussi une grande sensibilité, qui commence
tout juste à s’habituer à la dureté des relations avec les dif-
fuseurs. « J’ai fait la couverture du Film français, et je me
souviens qu’après des producteurs m’ont appelé. Les mê-
mes qui m’avaient humilié ! » Aujourd’hui, il s’épargne les
réunions qui font mal et garde les choses à leur place.
« L’écriture n’est qu’une proposition, il y a beaucoup de
­choses qui sont décidées lors du tournage, puis au mon-
tage. Le problème est que je voudrais qu’il y ait du senti-
ment dans le boulot, et qu’il n’y en a pas. Or, c’est le senti-
ment qui me fait écrire. » A force d’avoir étudié, il se verrait
bien lever le pied pour enseigner. « Ça m’excite vraiment,
je suis galvanisé quand je donne des cours à la Fémis. Cer-
tains profs ont tellement changé ma vie… » En attendant, il
s’apprête à reprendre les cours. Voilà cinq ans qu’il étudie
la philo par correspondance et, désormais inscrit aux
cours du soir, il se réjouit de pouvoir enfin passer des par-
tiels. Le dernier de la classe a bien changé.
Ça fait bientôt deux heures qu’on parle et le vo-
lume sonore du bar devient intenable. D’ailleurs, il est
tard, les verres sont vides et Aby commence à draguer la
table d’à côté. En l’interrogeant sur ses goûts culturels, on
se met à discuter littérature italienne et on lui conseille
Chaos calme, le beau roman sur le deuil de Sandro Vero-
nesi. Quelques jours plus tard, au détour d’un mail, on
apprend qu’il l’a acheté. Avec le recul, on se dit que c’est
un titre qui lui sied bien.