MARDI 1ER MARS 2022
78E ANNÉE – NO 23995
3,20 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
L’EUROPE UNIE DANS SON SOUTIEN À L’UKRAINE
▶ Les vingt­sept pays de
l’UE ont pris la décision
historique, dimanche
27 février, de faciliter
la fourniture aux Ukrai­
niens d’armes létales
en débloquant une aide
de 450 millions d’euros
▶ Les sanctions écono­
miques des Occiden­
taux contre la Russie
sont renforcées, et l’es­
pace aérien européen
désormais interdit aux
compagnies de ce pays
▶ Alors que des négo­
ciations doivent
s’engager, Vladimir
Poutine n’hésite
pas à brandir la
menace nucléaire
▶ Nos reportages dans
différentes villes
d’Ukraine (Kiev,
Zaporijia, Jytomyr),
mais aussi à Moscou,
où se développe un
mouvement anti­
guerre, et en Pologne,
où affluent les réfugiés
PAGES 2 À 13, ET 34-3 5
1 ÉDITORIAL
LE SURSAUT DE L’UE 
FACE À POUTINE
PAGE 37
Enquête Le  Planète Un nouveau rapport  Dossier
groupe Ericsson  alarmant sur l’évolution du climat
gangrené par  commerciaux
la corruption
des pots­de­vin, des détourne­
ments de fonds, des emplois de
complaisance mais aussi des
soupçons de financement indi­
rect des djihadistes en Irak. Le
Monde, associé au Consortium
international des journalistes
d’investigation (ICIJ), révèle une
accumulation de dérives au sein
du géant suédois des télécom­
munications, Ericsson.
Des documents internes obte­
nus par l’ICIJ montrent comment
le groupe s’est affranchi des lois
dans au moins une dizaine de
pays, parmi lesquels l’Irak (à tra­
vers sa branche irakienne), mais
aussi les Etats­Unis, l’Afrique du
Sud, l’Angola, le Brésil, l’Azerbaïd­
jan, le Maroc, Bahreïn, le Portugal
ou encore la Libye.
PAG ES 2 8- 29
Musique
Iannis Xenakis
célébré à Paris
PAGE 30
ÉDITION SPÉCIALE
MANIFESTATIONS
De Berlin à Athènes
en passant par Londres
et Varsovie, de nombreux
rassemblements ont
été organisés depuis
le début du conflit
PAG E 13
MOBILISATION
A Paris comme ailleurs,
les Ukrainiens de France
se disent prêts à tout
pour aider leur pays
PAG E 14
SPORT
La puissante Fédération
internationale de football
est sous pression,
poussée à prendre des
sanctions radicales,
et fortement symboli­
ques, contre la Russie
PAG E 26
CULTURE
En France, comme dans
le reste de l’Europe, les
annulations de spectacles
et de concerts d’artistes
russes se multiplient
PAG E 31
Manifestation contre l’inter­
vention russe en Ukraine,
à Athènes, le 27 février.
LOUISA GOULIAMAKI/AFP
Les centres  0123
H O R S - S É R I E
ÉDITION 2022
 
LE BILAN
▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT
contraints  ▶ ÉCONOMIE
de se réinventer DU MONDE
+ ATLAS DE 198 PAYS
+ 15 PAGES DE DÉBATS : JEAN-MARC DANIEL, ALICE EKMAN,
Confrontés à la fois à la RACHID BENZINE, MAYA KANDEL, GILLES KEPEL, ISABELLE FENG...
chute de leur fréquenta­
tion en raison de la crise
sanitaire et à la concur­
rence du commerce sur
Internet, ils doivent
changer pour survivre
PAGES 2 4-25
Economie
Un élu des Maldives sur des cylindres en béton destinés à freiner
Atos sous la
la disparition du sable, le 8 février. MATHIAS DEPARDON POUR « LE MONDE » menace d’un
le groupe d’experts intergou­ s’accélérer dans un avenir pro­
démantèlement
vernemental sur l’évolution du che, mettant plus que jamais en PAGE 21
climat (GIEC) a rendu public, péril l’humanité et la nature. Sans
lundi 28 février, le deuxième vo­ mesures urgentes pour limiter la
let de son sixième rapport d’éva­ hausse du mercure à 1,5 °C par Procès Une publication indispensable pour comprendre le monde
luation. Rédigé par 270 scientifi­ rapport à l’ère préindustrielle, Un dentiste d’aujourd’hui et se projeter dans l’année 2022
ques du monde entier à partir de l’adaptation au dérèglement cli­
l’analyse de 34 000 études, il est matique deviendra plus coû­ marseillais jugé
particulièrement alarmant. Selon
l’instance onusienne, les effets
teuse, limitée, et, dans certains
cas, tout simplement impossible.
pour violences
du changement climatique vont PAGE S 15 À 17 PAGE 20
Algérie 220 DA, Allemagne 4,20 €, Andorre 3,80 €, Autriche 4,00 €, Belgique 3,50 €, Espagne 3,80 €, Grèce 3,70 €, Guadeloupe-Martinique 3,50 €,
Hongrie 1 560 HUF, Italie 3,70 €, Luxembourg 3,50 €, Maroc 25 DH, Pays-Bas 4,20 €, Portugal cont. 3,70 €, La Réunion 3,50 €, Sénégal 2 500 F CFA, Suisse 4,70 CHF, Tunisie 5,20 DT, Afrique CFA autres 2 500 F CFA
 GUERRE EN UKRAINE
0123
2| MARDI 1ER MARS 2022

L’Union européenne arme l’Ukraine
Les Vingt­Sept ont pris la décision historique de livrer des armes létales à Kiev, dont des avions de chasse

londres, madrid, washington,

bruxelles ­ correspondants

C
onfrontée à une
menace quasi exis­
tentielle avec l’in­
vasion de l’Ukraine
à ses portes par la
Russie de Vladimir
Poutine, l’Union européenne
(UE), géant économique mais
nain militaire, a décidé, diman­
che 27 février, de faire un saut
longtemps impensable dans le
domaine de la défense. Pour la
première fois, les Vingt­Sept vont
faciliter la délivrance d’armes lé­
tales, en débloquant 450 millions
d’euros pour l’envoi d’une assis­
tance militaire à l’Ukraine en
guerre. Lundi, dans un nouveau
message vidéo, le président
ukrainien Volodymyr Zelensky a
pour sa part exhorté l’UE à inté­
gré « sans délai » son pays dans
l’espace communautaire, « via
une procédure spéciale ».
La somme, d’un montant inédit
avancée à Bruxelles pour l’aide
militaire, servira à rembourser
les Etats membres qui ont déjà li­
vré de l’armement à Kiev et à inci­
ter d’autres à le faire.
« On abuse sans doute du terme
historique, mais nous avons réagi
d’une manière qui a surpris les
Européens et les Russes eux­mê­
mes » : Josep Borrell, le haut re­
présentant de l’UE, n’avait sans
doute pas tort, dimanche soir,
après une réunion ­ en visiocon­
férence ­ des ministres des affai­
res étrangères des Etats mem­
bres, de souligner un tournant
dans l’histoire de l’UE. Les servi­
ces du chef de la diplomatie
européenne évoquaient, dans
l’après­midi, la fourniture de
munitions, de systèmes de dé­ La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, et Josep Borrell, le haut représentant de l’UE, à Bruxelles, dimanche 27 février. STEPHANIE LECOCQ/AP
fense antiaériens, d’armes anti­
chars ; M. Borrell parlait même,
dans la soirée, de la mise à la dis­ la fourniture de 2 000 mitrailleu­ pare­balles et des casques. à l’Ukraine. Il s’agissait à la fois de des « munitions et des armes anti­
position de l’armée ukrainienne « LE SUJET, C’EST  ses et de 3 800 tonnes de fioul à Comme la question est sensible moderniser ses équipements, chars ». Londres a aussi proposé
d’avions de chasse. D’AUGMENTER LE  l’armée ukrainienne. Les Pays­ au sein de la coalition du socia­ d’améliorer son organisation, de de conduire des « opérations lo­
Une aide dans le domaine de Bas ont quant à eux décidé sa­ liste Pedro Sanchez, aucun arme­ renforcer ce qu’on appelle l’inte­ gistiques » pour aider à l’achemi­
la cyberdéfense sera également COÛT DE LA GUERRE  medi d’envoyer 400 missiles et ment offensif n’a été inclus dans ropérabilité avec l’OTAN. nement de ces aides.
apportée aux autorités de Kiev. cinquante lance­missiles de fabri­ ce convoi, parti dimanche, à bord Les Etats­Unis ont été les pre­ Le Royaume­Uni avait été l’un
Une réunion, lundi, des ministres DE TELLE MANIÈRE  cation allemande susceptibles de de deux avions militaires, en di­ miers, avec la Turquie, à apporter des premiers pays européens, en
de la défense de l’UE, devait déter­ détruire des chars et des blindés. rection de la Pologne. une aide militaire supplémen­ janvier, à envoyer 2 000 NLAW
miner le rôle de la Pologne
QUE VLADIMIR  La Haye enverra également L’effort européen est à mettre taire à l’Ukraine dans cette crise. Il (Next Generation Light Antitank
comme base logistique pour le POUTINE SOIT  200 missiles aériens Stinger en regard des annonces faites aux s’agit d’armes automatiques, de Weapons), des missiles antichars
transfert des équipements. Une d’une portée de 5 km. Etats­Unis. Samedi, Washington a munitions, d’obus de mortier et portables.
somme de 50 millions d’euros CONTRAINT À REVOIR  Le Portugal a annoncé dans un annoncé le déblocage d’une nou­ d’artillerie, de missiles guidés an­ Depuis Kiev, le président ukrai­
sera, par ailleurs, débloquée pour bref communiqué, samedi soir, velle enveloppe d’aide militaire, à tichars. Connaissant la vaste su­ nien, Volodymyr Zelensky, a salué
la fourniture de carburant, de ma­ SES PLANS », INDIQUE  qu’« à la demande des autorités hauteur de 350 millions de dol­ périorité de l’armée russe en ma­ cette large mobilisation. « Nous
tériels de protection et d’une aide L’ÉLYSÉE ukrainiennes », le pays « mettra à lars (313 millions d’euros), por­ tière d’effectifs et de capacités de recevons des armes, des médica­
médicale d’urgence. Ce montant disposition des équipements mili­ tant ainsi le total à 1 milliard de frappes, l’idée était de permettre ments, de la nourriture, du carbu­
sera, comme celui des sommes taires tels que gilets, casques, lu­ dollars sur un an. Reste encore à une résistance aussi longue que rant, de l’argent. Une coalition in­
engagées dans l’assistance mili­ péens, et cela avant même le dé­ nettes de vision nocturne, grena­ trouver les voies les plus judicieu­ possible pour contrecarrer une ternationale forte s’est formée
taire, prélevé sur la « facilité euro­ but de la crise à l’automne 2021. des et munitions de différents cali­ ses d’acheminement. Notam­ éventuelle offensive. pour soutenir l’Ukraine, une coali­
péenne de paix », un instrument Certains Etats membres, comme bres, radios portables complètes, ment pour l’essence. Le Royaume­Uni n’est pas en tion antiguerre », a­t­il dit dans
financier doté de 5 milliards les Baltes, y ont répondu favora­ répéteurs analogiques et fusils reste. Et n’a pas attendu l’inva­ une vidéo diffusée sur les ré­
d’euros. Un outil bien mal blement ; d’autres ont longtemps automatiques G3 ». ASSISTANCE AMÉRICAINE sion pour médiatiser son soutien seaux sociaux. 
nommé, en l’occurrence ? « Non, décliné, à l’instar de l’Allemagne, Le gouvernement espagnol a Il s’agit là, côté américain, d’une militaire. Le ministre britannique cécile ducourtieux,
pour assurer la paix en Europe, il avant de changer de doctrine, envoyé vingt tonnes de matériel accélération spectaculaire, soute­ de la défense, Ben Wallace, s’est sandrine morel,
faut soutenir la résistance ukrai­ sous le choc de l’invasion russe. sanitaire, destiné à couvrir des nue par le Congrès. Depuis l’an­ encore engagé ces derniers jours philippe ricard (à paris),
nienne », commente un diplo­ En ce moment, les demandes ar­ besoins de médecine de guerre, nexion de la Crimée par la Russie, à davantage aider l’Ukraine, en piotr smolar,
mate. rivent « tous les jours » de Kiev, se­ ainsi que de l’équipement de pro­ Washington a fourni une assis­ fournissant un soutien « humani­ jean­pierre stroobants
lon nos informations. tection, comprenant des gilets tance sécuritaire exceptionnelle taire et militaire », comprenant et élise vincent (à paris)
DES VOIES D’ACHEMINEMENT Côté français, l’Elysée a fait sa­
Aider la « résistance ukrainienne » voir samedi que la France avait
pour faire pression sur la Russie,
telle est l’arrière­pensée des Euro­
décidé « la livraison additionnelle
d’équipements de défense aux
Les médias russes RT et Sputnik bannis d’Europe
péens. « La réalité, c’est que le rap­ autorités ukrainiennes, ainsi
port de force est tellement dispro­ qu’un soutien en carburant ». dès l’annonce d’Ursula von der Leyen, di­ cit des médias contrôlés par l’Etat russe, qui légales] n’a été constaté qui pourrait justi­
portionné que beaucoup dépen­ Une annonce qui tranche avec la manche 27 février, peu avant 18 heures, diffusent désormais de la propagande de fier une pure et simple censure », elle an­
dra au fond de la manière dont le discrétion que Paris entretenait l’information figurait sur la page d’accueil guerre. Poutine veut conquérir un territoire, nonce qu’elle « défendra ses droits et celui
président Poutine fera ses calculs. encore fin janvier. Ce samedi, du site de RT France : la chaîne russe d’in­ mais aussi les esprits. » de ses salariés et saisira tous les recours juri­
(…) Le sujet, c’est d’augmenter le contrairement à d’autres pays, formation en continu de même que diques possibles ».
coût de la guerre de telle manière l’Elysée n’a toutefois pas précisé l’agence multimédia Sputnik vont être « Relais de propagande » Suspendre une chaîne dûment conven­
qu’il soit contraint à revoir ses la nature des équipements qui bannies du paysage audiovisuel européen. Vendredi déjà, le président français, tionnée – en France, elle est disponible sur
plans, et donc calcule qu’au fond, il seront livrés. « Nous allons interdire dans l’Union euro­ Emmanuel Macron, qui avait qualifié RT Free, Intelsat et le bouquet de Canal+, mais
ne faut pas prendre Kiev. Il le Les autorités de Kiev ne cachent péenne [UE] la machine médiatique du France et Sputnik d’« organes d’influence » aussi sur Internet, notamment sur You­
payera trop cher », indiquait l’Ely­ cependant pas leur besoin en sys­ Kremlin, a déclaré la présidente de la Com­ du Kremlin dès 2017, avait argué de la né­ Tube – ne va pas sans présenter quelques
sée, samedi soir, après une nou­ tèmes de défense antiaériens. Les mission européenne, dans une allocution cessité de se protéger « des relais de propa­ difficultés, tant techniques que juridiques.
velle conversation entre le prési­ cessions françaises auraient fait en ligne. Les médias d’Etat Russia Today gande russe sur le sol européen ». « Cette décision est particulièrement surpre­
dent français, Emmanuel Ma­ l’objet de procédures ultra­accélé­ [RT] et Sputnik, ainsi que leurs filiales, ne Cette décision a été contestée par la nante dès lors qu’elle ne semble s’inscrire
cron, et son homologue ukrai­ rées. Même urgence en Belgique, pourront plus diffuser leurs mensonges pour chaîne elle­même. Ce bannissement cons­ dans aucun cadre juridique connu », com­
nien, Volodymyr Zelensky. où le premier ministre, Alexan­ justifier la guerre de Poutine et pour semer la titue « une violation de l’Etat de droit et va à mente l’avocat de la chaîne, David Koubbi.
En réalité, les Ukrainiens ont der De Croo, s’est entretenu sa­ division dans notre union. » Quelques ins­ l’encontre des principes mêmes de la liberté « Nous développons des outils pour inter­
adressé depuis plusieurs mois medi soir avec le président Ze­ tants plus tard, le haut représentant de l’UE, d’expression et d’information », a­t­elle pro­ dire leur désinformation toxique et nuisible
des demandes d’envois d’équipe­ lensky, au lendemain de l’an­ Josep Borrell, insistait, lors d’une confé­ testé dans un communiqué. Rappelant en Europe », a précisé Mme von der Leyen. 
ments militaires aux alliés euro­ nonce par son gouvernement de rence de presse : « Nous voulons casser le ré­ qu’« aucun manquement [à ses obligations aude dassonville

0123
MARDI 1ER MARS 2022
L’espace aérien de
l’Europe se ferme
aux avions russes
Nombre de pays ont interdit leur ciel
aux appareils russes, en représailles
à l’invasion de l’Ukraine
A
près avoir quelque peu
tergiversé, la France
s’est résolue à fermer à
son tour son espace
aérien « aux avions et compagnies
aériennes russes » et ce, à compter
du dimanche 27 février au soir.
Avec cette décision, les autorités
françaises emboîtent le pas à de
nombreux pays européens qui
ont choisi d’interdire leur survol
par des avions de compagnies
russes, en représailles à l’invasion
de l’Ukraine.
Ainsi, la Pologne, la République
tchèque, l’Estonie, la Bulgarie, la
Situation lundi 28 février à 8 heures
Etat ayant fermé totalement
son espace aérien
Etat européen ayant fermé
son espace aérien
aux compagnies russes
CANADA
Arctique
Océan
Atlantique
FRANCE
Infographie Le Monde
En Allemagne, la révolution d’Olaf Scholz sur la politique de défense
En annonçant une hausse des dépenses militaires, le chancelier a opéré un virage à 180 degrés par rapport à la culture pacifiste si chère à son parti
berlin - correspondant
H istorique. L’adjectif n’est
pas exagéré pour quali-
fier le discours qu’Olaf
Scholz a prononcé, dimanche
27 février, à la tribune du Bundes-
tag. En trente minutes, le chance-
lier allemand n’a pas seulement
pris acte de la « césure » que cons-
titue l’attaque de l’Ukraine par la
Russie. Trois jours après le début
des opérations militaires, c’est
une redéfinition en profondeur
de la politique étrangère et de dé-
fense de l’Allemagne qu’il a pro-
posée. Avec, à la clé, quelques an-
nonces spectaculaires.
La principale concerne le budget
de la défense. En plus d’une enve-
loppe immédiate de 100 milliards
d’euros, celui-ci sera augmenté
« d’année en année afin d’atteindre
plus de 2 % de notre produit inté-
rieur brut [PIB] », a annoncé
M. Scholz. Ce « plus de » est une
petite révolution puisqu’il va au-
delà de l’objectif de 2 % fixé par
l’OTAN à ses membres. Un objec-
tif qui ne figure même pas dans le
contrat de coalition du nouveau
Finlande, le Danemark, l’Allema-
gne, la Moldavie ou encore le
Royaume-Uni puis, dans un se-
cond temps, l’Allemagne, la Belgi-
que et le Luxembourg avaient
déjà décrété la fermeture de leur
espace aérien. Avant de se résou-
dre à adopter la même mesure, la
France, qui déclarait réfléchir au
« principe de fermer son espace aé-
rien », souhaitait d’abord en appe-
ler « à une coordination euro-
péenne rapide sur le sujet ». « A l’in-
vasion russe en Ukraine, l’Europe
répond par une unité totale », a an-
noncé dimanche, sur le réseau so-
Espace aérien russe
Océan
RUSSIE
UKRAINE
gouvernement allemand, les so-
ciaux-démocrates et les écologis-
tes s’y étant opposés.
« Il est clair que nous devons in-
vestir beaucoup plus dans la sé-
curité de notre pays, afin de proté-
ger notre liberté et notre démocra-
tie. » Cette phrase, de la part d’un
chancelier social-démocrate, est
également, en soi, une petite ré-
volution. Ces dernières années, le
SPD s’est en effet illustré, au sein
de la grande coalition d’Angela
Merkel, par sa très grande réti-
cence à l’idée d’une politique de
défense ambitieuse. Dimanche,
Olaf Scholz a opéré un virage à 180
degrés par rapport à cette culture
pacifiste si chère à son parti.
En qualifiant de « priorité abso-
lue » la construction de la « pro-
chaine génération d’avions et de
chars de combat avec nos parte-
naires européens, et en particulier
la France », il s’est clairement po-
sitionné en faveur de projets es-
sentiels à l’avènement d’une Eu-
rope de la défense, dissipant les
doutes que les partenaires de l’Al-
lemagne nourrissaient, ces der-
niers temps, sur la volonté de cel-
Un Airbus A350-900 de la compagnie russe Aeroflot, à l’aéroport de Moscou-Cheremetievo, le 4 mars 2020. MAXIM SHEMETOV/REUTERS
cial Twitter, le ministre délégué
chargé des transports, Jean-Bap-
tiste Djebbari.
Peu après la France, c’est
l’Union européenne (UE) qui a
suggéré la fermeture du ciel du
Vieux Continent aux appareils
russes. « Nous proposons [aux
Vingt-Sept] d’interdire tous les
avions appartenant à des Russes,
enregistrés en Russie ou contrôlés
par des intérêts russes. Ils ne pour-
ront plus atterrir, décoller ou sur-
voler le territoire de l’UE », a de-
mandé la présidente de la Com-
mission européenne, Ursula von
der Leyen.
Nouvelles routes
Plus tôt dimanche, après une réu-
nion organisée en début d’après-
midi, le groupe Air France a fait sa-
voir qu’il « [avait] décidé de sus-
pendre la desserte et le survol de la
Russie à compter du 27 février et
jusqu’à nouvel ordre ». Une me-
sure qui implique « la suspension,
depuis dimanche matin et jusqu’à
nouvel ordre, des vols vers et en
provenance de Moscou et Saint-
Pétersbourg », a indiqué la compa-
gnie aérienne.
En guise de rétorsion, la Russie
a, elle aussi, décidé d’interdire le
survol de son territoire. Cela
oblige les transporteurs euro-
péens à revoir leurs programmes
de vol, notamment vers l’Asie. Air
France a fait le choix d’une « sus-
pension temporaire des vols à des-
tination et en provenance de la
Chine, de la Corée et du Japon ». La
compagnie veut se donner « le
le-ci de s’engager dans cette voie.
Idem pour les drones armés, au
sujet desquels il s’est explicite-
ment prononcé, ce que Berlin
n’avait pas fait jusque-là.
En l’espace de quelques jours, le
chemin parcouru par l’Allemagne
est en réalité considérable. Mardi
22 février, au lendemain de la re-
connaissance de l’indépendance
des républiques séparatistes de
l’est de l’Ukraine par Vladimir
Poutine, M. Scholz annonçait la
suspension du gazoduc Nord
Stream 2, projet soutenu par Ber-
lin et symbole de toute une cul-
ture politique allemande fondée
sur l’idée que les intérêts écono-
miques priment sur les logiques
de puissance. Samedi, le gouver-
nement allemand faisait savoir
qu’il allait livrer des armes à
l’Ukraine, ce qu’il avait refusé jus-
que-là malgré les demandes insis-
tantes de Kiev, au nom du prin-
cipe, hérité de l’après-guerre, se-
lon lequel l’Allemagne ne livre pas
d’armes létales à des pays situés
dans des zones de conflit.
Après la mise à l’arrêt de Nord
Stream 2 et le revirement sur les
temps d’étudier les options de
plans de vol permettant d’éviter
l’espace aérien russe, dans le res-
pect des directives des autorités
françaises et internationales ».
Il faut dire que le contourne-
ment de la Russie par le nord, ou
plus vraisemblablement par le
sud, pour desservir la Chine ou le
Japon, va contraindre les compa-
gnies à modifier leur parcours.
« Le monde est un gruyère. Cela de-
vient du slalom pour éviter les zo-
nes interdites de survol. Après
l’Iran, l’Irak, le Mali, puis la Crimée
et le Donbass, c’est au tour de la
Russie », s’inquiète un pilote long-
courrier d’Air France.
Pour rejoindre l’Asie en évitant
la Russie, les compagnies vont de-
voir allonger les trajets. « Le temps
de vol va s’accroître d’une heure et
demie pour aller de Paris à To-
kyo », souligne le même pilote
d’Air France. Ces nouvelles routes
auront des conséquences négati-
ves sur la consommation de car-
burant. Ainsi, précise le navigant,
un Boeing 777-300, l’un des appa-
reils au cœur de la flotte long-
courrier d’Air France, consomme
7,5 tonnes de kérosène par heure.
Pour un aller-retour à destina-
tion de la capitale japonaise, le
surcroît de consommation de-
vrait avoisiner les vingt tonnes.
Cette augmentation tombe parti-
culièrement mal, au moment où
les prix des carburants connais-
sent une augmentation vertigi-
neuse. Un tel surcoût devrait en-
core tirer un peu plus vers le haut
le prix des billets d’avion.
livraisons d’armes, le discours de
M. Scholz devant le Bundestag
aura donc marqué une étape sup-
plémentaire dans cette révolu-
tion « copernicienne » à laquelle
l’Allemagne se trouve contrainte
par des événements qui l’obligent
à réviser certaines de ces certitu-
des et à balayer des dogmes qui
étaient au fondement de l’iden-
tité qu’elle s’est forgée après la
seconde guerre mondiale : celle
d’une grande puissance écono-
mique et industrielle, fondamen-
talement pacifiste, pour laquelle
les questions de défense restaient
secondaires et sans grand dessein
géopolitique.
Soutien des conservateurs
De ce point de vue, le discours
tenu dimanche par M. Scholz
marque une rupture. Avec l’inva-
sion de l’Ukraine, « le monde est
entré dans une nouvelle ère », a
martelé plusieurs fois le chance-
lier allemand. Prenant la parole
quelques minutes après lui, sa
ministre des affaires étrangères,
Annalena Baerbock, a été encore
plus explicite. « Quand le monde
guerre en ukraine | 3
POUR AIRBUS COMME
POUR LE MOTORISTE
SAFRAN, LA PRINCIPALE
PRÉOCCUPATION
CONCERNE
L’APPROVISIONNEMENT
EN TITANE
Certaines compagnies, à
l’image de Finnair, pourraient
même être amenées à reconsidé-
rer leur activité. Profitant de sa
position géographique, la compa-
gnie finnoise axe, depuis plu-
sieurs années, sa stratégie sur le
développement de destinations
vers l’Asie. Après que la pandémie
de Covid-19 a augmenté ses per-
tes, elle avait prévu de relancer
son activité grâce à l’ouverture de
nouvelles lignes, notamment
vers la Corée du Sud et le Japon.
« Problèmes de maintenance »
Outre les compagnies, les avion-
neurs, fournisseurs et équipe-
mentiers pour l’aéronautique
s’emploient à mesurer, comme le
signale Airbus, « le champ d’appli-
cation des sanctions » qui ont été
décidées contre la Russie après
l’invasion de l’Ukraine. L’avion-
neur européen, à l’instar de l’en-
semble de la chaîne de fournis-
seurs, ne pourra plus vendre d’ap-
pareils, d’hélicoptères, de mo-
teurs et de pièces détachées à ses
change, la politique doit changer,
a-t-elle déclaré, ajoutant que l’Al-
lemagne est en train de rompre
avec une forme de retenue parti-
culière et solitaire en matière de
politique étrangère et de sécurité. »
Pour l’Allemagne, qui depuis
« l’Ostpolitik » engagée par Willy
Brandt, dans les années 1970, s’est
toujours efforcée de maintenir
coûte que coûte de bons rapports
avec la Russie, le réveil est brutal.
Dans son discours, M. Scholz a
certes insisté sur la nécessité de
soutenir le peuple russe et de bien
faire la distinction entre celui-ci
et son président. Mais, de fait, le
Kremlin, avec lequel le chancelier
disait encore il y a quelques se-
maines qu’il souhaitait un « dia-
logue constructif », n’est plus un
partenaire. Pour le SPD, en parti-
culier, la rupture est violente.
Près de trois mois après son
élection à la tête du gouverne-
ment, M. Scholz a sans doute véri-
tablement enfilé, ce dimanche,
son costume de chancelier. Avec,
en prime, la satisfaction de se voir
soutenu par les conservateurs de
la CDU, dont le chef de file, Frie-
clients russes – compagnies aé-
riennes ou loueurs d’avion.
Cependant, Airbus assure que
son « exposition » en Russie est
faible. Et ajoute : « Ce ne sont pas
les quelques petites dizaines d’ap-
pareils commandés par des com-
pagnies russes, un chiffre sans rap-
port avec notre carnet de com-
mandes [fort de près de 7 000 avi-
ons], qui nous inquiète. » En
revanche, l’avionneur européen,
qui avoue suivre « la situation
de près avec [ses] partenaires,
clients et fournisseurs », pourrait
rencontrer, à terme, des « problè-
mes de maintenance ». En effet,
entre « 300 et 350 » Airbus volent
déjà en Russie aux couleurs de
compagnies locales, de même
que de « 200 à 250 hélicoptères ».
Il n’empêche, pour Airbus
comme pour Safran, « le principal
sujet de préoccupation concerne
l’approvisionnement en titane », a
reconnu, jeudi 24 février, Olivier
Andriès, directeur général du mo-
toriste. La Russie est le premier
producteur européen de ce métal
stratégique qui entre notamment
dans la fabrication des trains d’at-
terrissage et des pièces de moteur.
Safran a déjà pris les devants, indi-
quant que « ses stocks de titane
[étaient] suffisants jusqu’à
l’automne ». Si le conflit devait du-
rer, Airbus et Safran pourraient
s’approvisionner en partie au Ka-
zakhstan, notamment par le biais
du groupe minier et métallurgi-
que Aubert & Duval, dont ils vien-
nent de reprendre le contrôle. p
guy dutheil
drich Merz, a salué son discours et
l’a fait applaudir. Ce soutien était
plutôt inattendu : élu récemment
à la tête de la CDU, M. Merz s’était
jusque-là préparé à incarner une
opposition musclée à la coalition
« feu tricolore » de M. Scholz.
Mais la conversion de ce dernier
à une politique de défense ambi-
tieuse, précisément celle que ré-
clament les conservateurs, lui a,
en quelque sorte, coupé l’herbe
sous le pied. Comme si, ce diman-
che, M. Scholz s’était souvenu de
deux leçons chères à Mme Merkel :
la capacité de changer du tout au
tout sa politique en réaction à un
événement extérieur, comme cel-
le-ci l’avait fait en 2011, en décidant
de la sortie du nucléaire quarante-
huit heures après la catastrophe
de Fukushima ; et le fait de se sen-
tir très libre par rapport aux dog-
mes de son propre parti. Quitte à
adopter des positions plus pro-
ches de certains de ses adversaires
que de sa famille politique, au ris-
que de désorienter la seconde
mais avec l’avantage de neutrali-
ser les premiers. p
thomas wieder
 0123
4 | guerre en ukraine MARDI 1ER MARS 2022

Les Occidentaux durcissent Comment l’économie

russe s’est préparée
leurs sanctions contre Moscou à tenir en autarcie
Les Etats­Unis et l’UE veulent notamment paralyser la banque centrale Depuis 2014, le pays a augmenté ses réserves
et réduit sa dépendance à l’extérieur
russe pour l’empêcher d’intervenir en soutien du rouble, qui se déprécie

washington ­ correspondant levées, même s’il ne s’agit pas

d’une déconnexion totale.
UNE « TASK FORCE »  sur les écrans et les ondes des mé­
dias, relais ardents du pouvoir. C ertains signes ne trom­
pent pas. Dimanche 27 fé­
vrier, à Moscou, de lon­
UNE LARGE PARTIE
DES RÉSERVES 

U TRANSATLANTIQUE
n front occidental to­
talement uni, des
sanctions économi­
ques sans précédent :
tandis que l’armée russe ravage
l’Ukraine, les Etats­Unis, l’Union
européenne (UE) et le Royaume­
Uni ont annoncé, samedi 26 fé­
vrier, tard dans la soirée, de nou­
velles mesures, historiques, pour
punir la Russie et dissuader
– sans grand espoir – Vladimir
Poutine de poursuivre son entre­
prise militaire.
« La Russie est devenue un paria
économique et financier mon­
dial », a estimé un haut responsa­
ble américain, lors d’un point
presse. Si les détails de ces mesu­
res ne seront précisés que dans
les jours à venir, le communiqué
cite deux décisions lourdes de
conséquences sur les plans politi­
que et économique : la volonté de
couper un certain nombre d’ins­
titutions bancaires russes du sys­
tème d’information financière
Swift et celle de paralyser la Ban­
que centrale de Russie en la pri­
vant de la capacité d’amortir le
choc des sanctions occidentales.
Le premier point a fait l’objet,
depuis novembre 2021, d’innom­
brables discussions entre Améri­
cains et Européens, en raison des
effets secondaires redoutables
qu’aurait l’expulsion de la Russie
du système Swift pour les écono­
mies occidentales. Après l’an­
nexion de la Crimée en 2014, cette
arme avait été envisagée, puis
abandonnée pour ce motif.
Il y a quelques jours encore, Joe
Biden expliquait qu’elle était
pour l’instant mise de côté, juste­
ment à cause des réserves euro­
péennes. Le carnage déclenché
par l’armée russe en Ukraine les a
L’UE doit maintenant formelle­
ment adopter une directive en ce
sens, validée dans la foulée par le
conseil d’administration de Swift.
Samedi, un haut responsable
américain comparait l’usage de
Swift pour les banques à celle de
Gmail pour les particuliers, soit
une messagerie incontournable.
Les experts se penchent à présent
sur la façon de viser avec préci­
sion des banques russes n’étant
pas essentielles dans les contrats
énergétiques, afin de ne pas pro­
voquer une crise majeure sur les
marchés et l’explosion des prix
pour les consommateurs occi­
dentaux. Sont concernées « tou­
tes les banques russes déjà sanc­
tionnées par la communauté in­
ternationale, ainsi que d’autres
établissements si nécessaire », in­
dique­t­on de source gouverne­
mentale allemande.
« Désarmer la forteresse »
La deuxième mesure consiste à
« désarmer la forteresse Russie »,
selon ce responsable américain.
La Banque centrale de Russie dis­
pose de près de 630 milliards de
dollars (560 milliards d’euros) de
réserves en devises et en or, lui
permettant d’intervenir en sou­
tien du rouble, qui se déprécie
déjà fortement. Le projet euro­
péen et américain consiste à em­
pêcher ce soutien, en bloquant la
capacité de la banque centrale à
acheter des roubles sur les mar­
chés. Sans la possibilité de réali­
ser ces transactions, l’économie
russe et sa monnaie nationale se­
ront sans armure, veut­on croire.
En 2014, le rouble s’est déprécié
de quelque 40 % face au dollar et à
l’euro, après l’annexion de la Cri­
mée. La banque centrale était
Américains et Européens ne
comptent pas s’arrêter là. Ils sou­
VA TRAQUER LES  lignent aussi, dans leur commu­
niqué commun, la volonté de ne
« YACHTS, JETS, VOITURES 
pas se contenter d’annonces sym­
ET MAISONS DE LUXE »  boliques dans le domaine des
sanctions individuelles contre les
DES OLIGARQUES responsables russes et ceux que
le régime a enrichis. Les Euro­
péens comptent mettre un coup
pourtant intervenue à hauteur de d’arrêt à la pratique de l’achat de
75 milliards de dollars cette an­ citoyenneté – les passeports do­
née­là pour le soutenir. rés – par des Russes fortunés, en
D’autres mesures techniques échange par exemple d’acquisi­
contre la banque centrale seront tions immobilières. Aucune pré­
finalisées dans les prochains cision n’est apportée sur une
jours. Mais l’effet de panique de­ éventuelle rétroactivité pour reti­
vrait être rapide dans les cercles rer certains passeports.
économiques russes et à la Une « task force » transatlanti­
Bourse, estime­t­on à Washing­ que sera aussi mise en place pour
ton, où l’on note que la Chine « ne « identifier et geler les actifs des in­
vient pas à l’aide » de la Russie. dividus et des entreprises sanc­
Déjà, de longues queues se for­ tionnés ». Elle traquera « yachts,
ment devant les bureaux de jets, voitures de luxe et maisons de
change à Moscou. luxe » des oligarques russes, résu­
L’isolement total se dessine, me­t­on de source officielle amé­
avec un gouffre possible sous les ricaine. Les listes pourraient en­
pieds, dans un pays qui a connu core s’élargir à d’autres noms, en
une stabilité économique depuis incluant notamment les entoura­
le krach d’août 1998, un an avant ges familiaux. Mais il faudra la
la désignation de Vladimir Pou­ coopération et la transparence de
tine au poste de premier minis­ juridictions extérieures – notam­
tre par Boris Eltsine. Même les ment des paradis fiscaux – pour
sanctions économiques occiden­ que cette traque s’avère efficace.
tales après l’annexion de la Cri­ La présidente de la Commission
mée et la déstabilisation de l’est européenne, Ursula von der
de l’Ukraine, en 2014, avaient été Leyen, a estimé samedi soir que
absorbées. les sanctions annoncées dans le
Le Kremlin a su préserver son communiqué commun « affaibli­
public fidèle, composé essentiel­ ront de manière significative la ca­
lement des retraités, des em­ pacité [de la Russie] à financer sa
ployés des administrations et des guerre et saperont sérieusement
services de sécurité, en veillant à son économie. Vladimir Poutine
leur pouvoir d’achat. Une forte s’est embarqué dans la voie de la
dépréciation du rouble pourrait destruction de l’Ukraine, mais ce
provoquer une onde de choc faisant, il compromet l’avenir de
dans la société et mettre en ques­ son propre pays ». 
tion la propagande qui se déverse piotr smolar
gues files d’attente se sont for­
mées devant les distributeurs de
billets fournissant des devises
étrangères. « J’attends depuis des
heures, mais il n’y a plus de mon­
naies étrangères, que des rou­
bles », expliquait Vladimir, un in­
formaticien de 28 ans, à l’agence
de presse Bloomberg. Le début
d’une panique bancaire ? Peut­
être. Lundi matin, la Banque cen­
trale européenne signalait que
Sberbank Europe AG, domiciliée
en Autriche, et ses filiales de Croa­
tie et de Slovénie faisaient face à
un risque de faillite probable, en
raison des sanctions et des re­
traits massifs de ses clients. Lundi
28 février au matin, le rouble s’ef­
fondrait également de plus de
20 % face au dollar, tandis que la
Banque centrale russe décidait de
relever fortement son taux direc­
teur de 9,5 % à 20 %.
Les Occidentaux ont dû s’y
prendre à trois reprises, mais la
nouvelle série de sanctions éco­
nomiques annoncée samedi
26 février semble avoir touché
juste. Les Etats­Unis, l’Union
européenne (UE) et le Royaume­
Uni ont dégainé deux armes sé­
rieuses : le gel des réserves déte­
nues par la Banque centrale russe
à l’étranger et la suspension du
système de paiement Swift de
plusieurs banques du pays. La
première mesure est de loin la
plus importante. « C’est dévasta­
teur », estime Rob Person, profes­
seur de relations internationales
à l’académie militaire américaine
West Point et spécialiste de la Rus­
sie. « Immobiliser la banque cen­
trale d’un pays majeur est complè­
tement fou, et sans précédent »,
ajoute, sur Twitter, Steven Hamil­
ton, professeur à l’université
américaine George­Washington
et ancien du Trésor australien.
« Trésor de guerre »
DE LA BANQUE CENTRALE 
RUSSE EST DÉTENUE 
EN OR OU DANS 
DES ACTIFS FINANCIERS
gères, selon ses propres chiffres,
datant de janvier.
Ces dépôts se trouvent notam­
ment dans l’Eurosystème (les
banques centrales de la zone
euro). La Banque de France en dé­
tenait de 3 milliards à 4 milliards
d’euros, qui sont désormais gelés.
La Bundesbank a refusé de confir­
mer si elle avait des fonds russes
en dépôt, mais elle affirme que, si
c’était le cas, ceux­ci seraient à
présent gelés. Perdre l’accès à ces
réserves limite la capacité de la
Banque centrale russe à défendre
le rouble, sous forte pression.
« Cela peut mener à une flambée
d’inflation, à une récession, et
créer du mécontentement chez
beaucoup de citoyens russes »,
note Rob Person.
Sanctions anticipées
L’autre grande sanction, qui a
fait l’objet d’âpres négociations,
a été la suspension de Swift de
certaines banques russes. Mais le
pays s’y est préparé de longue
date, en créant son propre sys­
tème de paiement, System for
Transfer of Financial Messages
(SPFS), et qui pèse désormais
20 % des paiements.
Cette résilience de l’économie
russe rappelle que le pays est la on­
zième économie mondiale en ter­
mes de produit intérieur brut
(PIB) et qu’il ne sera pas asphyxié
rapidement, d’autant que les sanc­
tions étaient anticipées depuis
longtemps. « Depuis 2014, la Russie
opère sous différentes sanctions
imposées par les Etats­Unis et l’UE,

L’exclusion de banques russes de Swift va Depuis le début du conflit dans

l’est de l’Ukraine, en 2014, et les
premières sanctions occidenta­
et elle s’est adaptée à ces contrain­
tes », soulignent les économistes
d’Axa, dans une note. Progressive­

freiner les échanges commerciaux du pays

les, la Russie a patiemment ren­
forcé sa capacité de résistance
économique. Les réserves de sa
banque centrale, qui s’étaient ef­
Une mesure similaire a été prise contre l’Iran en 2012, pour bloquer son programme nucléaire fondrées de 500 milliards de dol­
lars (environ 444 milliards
d’euros) en 2014 à 350 milliards de
dollars en 2015, sont remontées à
ment, Moscou a transféré sa dette
publique des mains des étrangers
à celles des investisseurs russes. Le
budget de l’Etat est à l’équilibre,
avec un baril de pétrole autour de
40 dollars, alors qu’il frôle les
100 dollars actuellement. En
outre, seulement 50 % de ses ex­

S wift, c’est l’arme nucléaire fi­

nancière », avait lancé, ven­
dredi 25 février, le ministre
français de l’économie, Bruno Le
Maire. Une arme que les alliés oc­
cidentaux se sont résolus à utili­
ser dans le cadre de nouvelles
sanctions financières adoptées
contre Moscou après l’invasion
de l’Ukraine, en planifiant d’ex­
clure de nombreuses banques
russes du système international
de transactions financières Swift,
rouage essentiel de la finance et
du commerce internationaux.
La présidente de la Commission
européenne, Ursula von der
Leyen, l’a annoncé, dans la nuit de
samedi 26 à dimanche 27 février.
« Cela les empêchera d’opérer dans
le monde entier et bloquera effecti­
vement les exportations et les im­
portations russes », a­t­elle dé­
claré. Les noms des dites banques
n’ont toutefois pas été précisés.
Cette décision est le fruit d’un
compromis. Plusieurs Etats euro­
péens, dont l’Italie, l’Allemagne
ou la Hongrie, avaient dans un
premier temps exprimé des ré­
serves face à un blocage qui para­
lyserait tout paiement de mar­
chandises venues de Russie ou à
destination de la Russie. « Les Alle­
mands, notamment, ne souhai­
taient pas exclure l’ensemble des
banques russes qui leur permet­
tent d’acheter du gaz », explique­
t­on dans l’entourage d’un minis­
tre européen
Comment fonctionne ce ré­
seau ? « Swift, c’est de la plombe­
rie », résume Nicolas Véron, éco­
nomiste du centre de réflexion
européen Bruegel. Cette société
coopérative de droit belge, créée
au début des années 1970 pour
remplacer le télex, fournit un ser­
vice de messagerie à ses 11 000 ad­
hérents, surtout des institutions
financières, afin qu’ils puissent
procéder à des paiements inter­
nationaux entre eux de manière
automatisée et sécurisée. Chaque
jour, une quarantaine de millions
de transactions passent par la
messagerie, à travers plus de 200
pays et territoires.
Réseau concurrent
Les banques russes qui seront dé­
connectées de Swift devront donc
repasser en mode manuel, par fax
ou par e­mail, avec, comme
conséquence, des délais supplé­
mentaires de traitement des tran­
sactions, des risques d’erreurs et
de litiges ultérieurs. De quoi en­
combrer les tuyaux et provoquer
un coup de frein brutal sur les
transactions internationales im­
pliquant la Russie.
La menace Swift a déjà été bran­
die ces dernières années. Elle a été
mise à exécution contre l’Iran,
pour tenter de bloquer son pro­
gramme nucléaire. En 2012, le ré­
seau a suspendu les institutions
financières iraniennes sous sanc­
tion, à la demande du Conseil de
l’Union européenne, sous la pres­
sion des Etats­Unis. S’attaquer à la
Russie aura un impact économi­
que d’une tout autre ampleur.
En 2014, l’UE avait envisagé de
bloquer l’accès de Moscou à Swift,
en représailles à l’annexion de la
Crimée et à la déstabilisation de
l’Ukraine, avant d’y renoncer.
Consciente de ce risque, la Rus­
sie a développé une messagerie
nationale dénommée SPFS (« sys­
tème de transfert de messages fi­
nanciers »), qui capte déjà 20 % des
transactions nationales et permet
des transactions avec d’anciens
pays satellites de l’ex­URSS. Mos­
cou travaille parallèlement à ren­
dre ce réseau compatible avec des
systèmes indiens, iraniens ou chi­
nois, et cherche même à attirer
des banques européennes, pour
mettre en place un réseau concur­
rent de Swift. « Les banques russes
se sont préparées, mais rien de tel
n’a jamais été tenté grandeur na­
ture », souligne Nicolas Véron.
En 2014, l’ancien ministre des fi­
nances russe, Alexeï Koudrine,
avait avancé qu’une exclusion de
son pays de Swift serait suscepti­
ble d’entraîner « une contraction
du produit intérieur brut de la Rus­
sie pouvant atteindre jusqu’à 5 %
pendant l’année suivant l’imposi­
tion de la restriction ».
Ces mesures auront également
une incidence sur les intérêts éco­
nomiques européens, que la Ban­
que centrale européenne et la
Commission européenne sont en
train d’évaluer. La Russie repré­
sente près de 10 milliards d’euros
de commerce bilatéral avec la
France, qui est le deuxième inves­
tisseur étranger et le premier em­
ployeur étranger dans le pays,
avec 160 000 salariés. Ces sanc­
tions pourraient en outre peser
sur l’approvisionnement de l’Eu­
rope en gaz russe. « Il faut arrêter
de croire qu’il peut y avoir une
guerre en Europe sans conséquen­
ces pour nous, ce n’est pas vrai »,
relève une source à Bercy. 
véronique chocron
630 milliards de dollars. Ce mate­
las confortable devrait permettre
aux autorités russes d’encaisser
le choc des sanctions. Les Occi­
dentaux espèrent détruire cette
portations sont réglées en billets
verts, contre 80 % en 2014.
Surtout, la Russie continue
pour l’instant de vendre son gaz
et son pétrole sans encombre.
ligne de défense. « Nous empêche­ A raison de 240 milliards de dol­
rons Poutine d’utiliser son trésor lars d’exportations par an, soit
de guerre », affirmait, samedi, Ur­ 15 % de son PIB, il s’agit de loin de
sula von der Leyen, la présidente sa première ressource. « Les
de la Commission européenne. exemptions accordées aux ban­
Concrètement, une large partie ques pour faciliter les ventes
des réserves de la Banque centrale d’énergie diluent évidemment
russe est détenue en or en Russie, l’impact des sanctions, conclut
ou dans des actifs financiers, et M. Person. C’est la réalité : l’Europe
les sanctions n’y changeront rien. dépend du gaz russe et ne veut pas,
Mais elle possède aussi 95 mil­ ou ne peut pas, mettre fin à ces
liards de dollars en dépôts auprès liens actuellement. » 
d’institutions monétaires étran­ éric albert
BP se désengage du russe Rosneft
La major pétrolière britannique BP a annoncé, dimanche 27 fé-
vrier, qu’elle sortait du capital du géant russe Rosneft, dont elle
détient une participation de 19,75 %, à la suite de « l’agression »
de l’Ukraine par la Russie. Son directeur général, Bernard Loo-
ney, démissionne du conseil d’administration de Rosneft « avec
effet immédiat », a précisé la major, présente depuis trente ans
en Russie, tout comme un autre administrateur nommé par le
groupe, son ancien dirigeant, Bob Dudley. Comme BP, le géant
pétrolier russe Rosneft est également coté à Londres. La pré-
sence de BP parmi ses actionnaires, qui détenait la deuxième
participation après l’Etat russe, faisait régulièrement l’objet de
critiques au Royaume-Uni.
CE QUI FAIT
LE PLUS MAL,
C’EST
QU’ON N’EN
PARLE PAS.

La drépanocytose est la 1ère maladie génétique en France. Elle touche

actuellement entre 20 000 et 30 000 personnes, dont environ 500
nouveaux-nés chaque année.
Cette maladie très peu connue provoque une déformation des globules rouges
et affecte la circulation du sang, entraînant crises douloureuses, anémie, risques
191531 - Février 2022 - Copyright Novartis Pharma SAS

d’infection et de complications graves. Nous pouvons pourtant améliorer la vie des

personnes atteintes de drépanocytose par un dépistage précoce de la maladie
et un accompagnement thérapeutique adapté.

OSER EN PARLER, C’EST DÉJÀ AGIR.

drepanocytose-ils-osent.fr

6 | guerre en ukraine
Kiev se prépare à une guérilla
Le couvre­feu imposé pour éviter les actions de forces spéciales russes infiltrées a été levé lundi matin
REPORTAGE
kiev ­ envoyé spécial
K
iev retient son souffle.
Vivant au son des ex­
plosions qui réson­
nent sporadiquement
dans les faubourgs, la capitale
ukrainienne craint, lundi 28 fé­
vrier, soit un assaut brutal de l’ar­
mée russe, soit d’être assiégée.
En attendant ce jour, la ville se
prépare à résister. Des milliers
d’hommes et quelques femmes
se sont engagés dans les rangs
de la « défense territoriale », qui
doit appuyer l’armée ukrai­
nienne en cas de combats ur­
bains. La distribution d’armes ne
concerne plus seulement les
hommes en âge de combattre,
comme annoncé initialement
par l’armée, mais « toute per­
sonne prête à défendre la ville ».
La ville a passé le week­end sous
couvre­feu, décrété samedi et levé
lundi matin. Les premiers jours
de guerre, rythmés par des raids
aériens et une première incur­
sion russe dans la capitale, ont
renforcé la conviction de l’état­
major ukrainien que Kiev a été
de longue date infiltrée par des
spetsnaz, les forces spéciales rus­
ses. Outre des missions de rensei­
gnement et de reconnaissance du
terrain, ils mèneraient des « acti­
vités de sabotage » et auraient
pour objectif d’assassiner le prési­
dent, Volodymyr Zelensky.
Afin de lutter contre ceux que
Kiev soupçonne d’être des « es­
pions » et des « saboteurs », la ville
a été totalement bouclée. Les habi­
tants ont reçu samedi l’ordre de ne
plus quitter les abris ou les habita­
tions, de ne pas mettre le nez de­
Avancée des troupes
BIÉLORUSSIE
terrestres russes
au 27 février, 21 heures
(heure de Paris)
Etat allié Jytomyr
de Moscou
Lviv
Territoire annexé
par la Russie
en 2014
Territoire séparatiste MOLDAVIE
contrôlé par
les prorusses ROUMANIE
Infographie Le Monde
Source : Institute of War
A Zaporijia, « Poutine n’a aucune idée de notre détermination »
Dans la ville bordée par le Dniepr, les autorités multiplient les mises en garde contre les saboteurs alors que le front se rapproche
zaporijia (ukraine) ­ envoyé spécial
A u quatrième jour de l’of­
fensive russe, dimanche
27 février, un mélange
de méfiance, de peur et de colère
s’est emparé de Zaporijia. Le front
s’est rapproché à 50­70 kilomètres
de cette ville bordée par le Dniepr,
dans le sud­est de l’Ukraine, et les
autorités rappellent sans relâche
à la population de ne faire con­
fiance à personne : « Des groupes
de saboteurs russes “travaillent”
parmi nous. » A la télévision, à la
radio – elles émettent exclusive­
ment en langue ukrainienne – et
sur les réseaux sociaux, le même
message est répété.
La ville, qui s’étend aux deux ex­
trémités d’un immense barrage
surplombant une centrale hydro­
électrique cruciale pour le pays,
n’a subi qu’une poignée de frap­
pes aériennes depuis le début de
l’offensive. Faire sauter le barrage
pour empêcher l’envahisseur
russe de traverser le Dniepr,
comme Staline l’avait décidé
La police
ukrainienne
fouille de
manière
aléatoire les
automobilistes
dans l’une
des artères
principales
de Kiev,
le 28 février.
LAURENT
VAN DER STOCKT
POUR « LE MONDE »
hors et de ne pas s’approcher des
fenêtres. « Les civils qui seront dans
la rue pendant le couvre­feu seront
considérés comme des membres
des groupes de sabotage et de re­
connaissance de l’ennemi », a pré­
venu le maire de Kiev, Vitali Klits­
chko. Des unités de l’armée et des
services de renseignement tra­
quent l’ennemi invisible. Le maire
a indiqué à l’agence Associated
Press que « six Russes » avaient été
tués samedi soir, et que d’autres
RUSSIE
Kiev
Kharkiv
UKRAINE
Donetsk
Zaporijia
Kherson
Marioupol
Mer
Odessa d’Azov
Crimée
Annexée par la Russie 200 km
Mer Noire
en 1941 devant l’avancée alle­
mande, au prix de la vie de mil­
liers d’Ukrainiens noyés en aval,
n’est pas envisageable.
L’armée, aidée par les civils, doit
tenir ce centre industriel, qui
compte une usine de moteurs
d’hélicoptères et d’avions (Motor
Sich), très regrettée par la Russie,
un fabricant d’automobiles peu
prisées des Ukrainiens et des
hauts­fourneaux fatigués.
« Cadeaux de bienvenue »
Dans l’attente des colonnes de
tanks ennemies, le danger immé­
diat, ce sont les saboteurs. Dans
la nuit de samedi 26 à dimanche
27 février, un incendie a ainsi
éclaté sur la base militaire
n° 3026 de la garde nationale. Au
matin, deux camions de pom­
piers s’activent encore contre le
sinistre, mais personne ne lâche
mot sur ce qui s’est passé. « Il faut
les comprendre, explique Gleb,
chauffeur de taxi quadragénaire.
La consigne est ultra­stricte en ce
moment. Les Russes ont balancé
« affrontements » avec « des grou­
pes subversifs » ont eu lieu, sans
davantage de précisions.
Les hommes de la « défense ter­
ritoriale », pour leur part, ferment
les avenues avec des barricades,
installent des checkpoints et con­
trôlent les intrus qui se risque­
raient à circuler en ville. Ils sont fé­
briles, le doigt sur la gâchette. Leur
nervosité est renforcée par le fait
que des infiltrés ont déjà été dé­
couverts circulant en civil ou en
uniforme de l’armée et de la police
ukrainiennes – et en province,
une unité de combattants tchét­
chènes des forces russes aurait été
arrêtée dans un véhicule maquillé
en voiture de journalistes, avec un
autocollant « Press » ou « TV » collé
sur le capot.
La présence d’hommes en ar­
mes sans commandement clair et
sans uniformes inquiète parfois
un peu à Kiev, même si l’esprit pa­
triotique l’emporte face à la me­
nace russe. « Pour être honnête,
nous n’avons pas 100 % de con­
trôle » sur ces miliciens, a re­
connu M. Klitschko. « Nous bâtis­
sons une défense territoriale en
un tas d’espions derrière nos li­
gnes. Nos services en cueillent des
dizaines chaque jour. »
Gleb sait où s’organise la résis­
tance civile : sur l’un des princi­
paux carrefours de Zaporijia, où
retentit en boucle l’hymne ukrai­
nien. Sur place, les civils ne des­
serrent pas davantage les lèvres.
Avant d’engager un dialogue,
Alexeï, la quarantaine, exige de
voir la carte de presse, le passe­
port et l’accréditation ukrai­
nienne du Monde. Derrière lui, à
la vue de tous, sous les vitres d’un
magasin, des sacs de vêtements,
des couvertures, des bouteilles
d’eau, récoltés pour être distri­
bués à un hôpital, à un orphelinat
et à l’armée, s’entassent. Plissant
les yeux, il lance : « Nous sommes
en guerre, vous pourriez être un
ennemi. » Il ne dira plus un mot.
Une dizaine de mètres plus loin,
cinq hommes d’âge mur chargent
des caisses de bouteilles en verre
vides dans le coffre d’une voiture.
Dmitro explique avec un sourire
en biais qu’ils préparent des « ca­
très peu de temps. Mais ces gens
sont des patriotes. Le principal est
de défendre notre pays. »
Des consignes ont été transmi­
ses aux volontaires de la « défense
territoriale » et aux habitants de
se préparer à des combats de gué­
rilla au cas où l’armée russe arri­
verait jusqu’à Kiev. Les panneaux
de signalisation sont retirés et
chacun est appelé à recouvrir d’un
papier les noms des rues et les nu­
méros des maisons, afin de déso­
rienter un ennemi qui ne sera pas
forcément équipé pour se repérer
dans la ville. Les gens sont incités
à désactiver la fonction de locali­
sation de leur téléphone.
« Soyez créatifs »
L’état­major de l’armée a égale­
ment diffusé un avis national sur
la manière de se comporter en
temps de guérilla. « Soyez créatifs.
Utilisez toutes les méthodes possi­
bles de combat », incite l’armée.
Outre l’appel à retirer les pan­
neaux directionnels dans tout le
pays, il est expliqué comment
bloquer les routes au moyen de
« toute structure et tout piège »
deaux de bienvenue à nos invités »,
c’est­à­dire des cocktails Molotov
pour les tanks russes. Anna, pâtis­
sière de son métier, glisse subrep­
ticement un sac de boules de
polystyrène dans le coffre. « Hier
encore, je n’avais aucune idée de
la recette », rigole­t­elle, en repar­
tant. Leur collecte terminée, les
cinq hommes partent en trombe
dans trois voitures vers une desti­
nation secrète.
La scène n’a guère amusé Ma­
rina Voronova, 52 ans, serveuse de
son métier. « Mon fils aussi se pré­
pare au combat. Lorsqu’il a en­
tendu l’avion russe nous survoler et
nous attaquer à 6 heures du matin,
le 25 [février], il a d’abord paniqué.
Il voulait partir sur­le­champ. Il
s’est vite ravisé et prépare l’insur­
rection avec ses amis. Cocktails
Molotov, barricades… je ne le vois
plus, il ne rentre plus à la maison et
ne dit rien de ce qu’il fait. » Elle­
même « russe ethnique » (mais
disant comprendre parfaitement
l’ukrainien), elle aurait bien fui les
combats vers l’ouest du pays, mais
pour inciter les tanks à passer
par les champs et les forêts, puis
comment ensuite creuser des
pièges dans ces champs ou met­
tre le feu à ces forêts.
A ceux qui ne disposeraient pas
d’armes, il est recommandé de vi­
ser prioritairement l’intendance
de l’armée russe, notamment en
utilisant des cocktails Molotov ou
tout engin inflammable. Si des
tanks passent devant eux, les
gens sont priés d’attaquer les ca­
mions­citernes, davantage vulné­
rables, qui en général suivent la
colonne blindée – une vidéo hila­
rante d’un automobiliste ukrai­
nien rencontrant un tank russe
en panne d’essence fait la joie des
Ukrainiens, l’homme proposant
aux envahisseurs désemparés de
« les remorquer jusqu’en Russie ».
« Le mal est arrivé sur notre sol
et doit être éliminé », a déclaré le
président ukrainien, Volodymyr
Zelensky, désormais reconnu
comme un chef de guerre, et qui
diffuse régulièrement des messa­
ges vidéo à l’intention de ses con­
citoyens. « La nuit passée fut dure,
a­t­il raconté dimanche, avec de
ses parents âgés refusent de bou­
ger. « Mon mari admirait beau­
coup Poutine et regrettait le rap­
prochement de l’Ukraine avec l’Oc­
cident. Jusqu’au 25 février. Là, mon
époux a d’un coup changé d’avis.
Désormais, nous sommes d’ac­
cord : Poutine est devenu fou ! »
Résilience
Comme dans la plupart des villes
de l’est du pays, le confort de la vie
quotidienne s’est nettement dé­
gradé depuis quatre jours. Les dis­
tributeurs de billets sont vides, les
magasins fermés, excepté pour
l’alimentation, et les stations­ser­
vice commencent à suivre le
mouvement. Des sirènes alertant
d’un bombardement aérien re­
tentissent plusieurs fois par jour.
Mais comme elles ne sont pas sui­
vies d’explosions, une partie des
Zaporijiens ignorent les injonc­
tions de se rendre aux abris. La ré­
silience des Ukrainiens face aux
intimidations russes est réelle.
Moins de 10 % des habitants ont
quitté la ville, selon la mairie.
0123
MARDI 1ER MARS 2022
« POUR ÊTRE HONNÊTE, 
NOUS N’AVONS PAS 
100 % DE CONTRÔLE 
[SUR LES MILICIENS] »
VITALI KLITSCHKO
maire de Kiev
nouveau des tirs, de nouveau des
bombardements de quartiers ha­
bités, d’infrastructures civiles. Il n’y
a aujourd’hui rien que l’occupant
ne considère pas comme une cible
légitime. C’est du terrorisme. »
A Kiev, dans la nuit de samedi à
dimanche, un tir de missile russe
a notamment visé un centre de
stockage de déchets radioactifs, ce
qui a fortement inquiété les habi­
tants de la capitale. Il semblerait,
selon les autorités, qu’il n’y ait
toutefois à ce stade pas de danger
d’émanations radioactives, le
missile ayant frappé l’extérieur
du centre. Un dépôt de pétrole a,
en revanche, été frappé avec suc­
cès par un autre missile, déclen­
chant un gigantesque incendie.
Kiev s’interroge désormais sur
la stratégie militaire russe. Après
l’incursion très limitée du 26 fé­
vrier et l’échec de l’opération aé­
roportée notamment grâce à la
destruction de deux avions de
transport de parachutistes, l’ar­
mée ukrainienne pense qu’elle a
gagné quelques jours de répit et
que Moscou va privilégier l’encer­
clement de la capitale avant de
donner véritablement l’assaut.
Au nord, des colonnes de tanks
sont à une trentaine de kilomè­
tres de la ville. Au sud, des com­
bats ont lieu autour de la base aé­
rienne de Vassylkiv, à une tren­
taine de kilomètres également,
dont le contrôle pourrait per­
mettre d’envisager une nouvelle
tentative d’opération aéropor­
tée. Des unités de forces spéciales
seraient en train de fermer les
accès à Kiev, ce qui a fait dire à
M. Klitschko que la capitale était
désormais « encerclée », avant
qu’il ne se rétracte face aux réac­
tions réjouies que ses propos dé­
clenchaient dans les médias rus­
ses. Si la déclaration du maire
était sans doute prématurée,
c’est en tous les cas le sort que
Kiev redoute désormais. 
rémy ourdan
« Je ne partirai qu’en cas d’acci­
dent grave à la centrale nucléaire
[d’Enerhodar], qui se trouve
à 200 kilomètres d’ici [en voiture,
mais à 57 kilomètres à vol
d’oiseau], assure Gleb. Sinon je res­
terai jusqu’au bout. Bien sûr que j’ai
peur, mais c’est plus dangereux
d’être sur la route que de rester
chez soi. J’ai une femme et deux en­
fants, où voulez­vous que j’aille
alors que leurs avions tirent sur
tout ce qui bouge ? Les hôtels sont
fermés, les restaurants aussi. Il n’y
a presque plus d’essence aux pom­
pes. Les militaires ont priorité sur
nous. J’ai fait des provisions et nous
attendrons que l’orage passe. »
Arrêté à un feu rouge, il voit
défiler devant lui une colonne
de cinq blindés ukrainiens, sans
doute du même âge que lui. Loin
de s’en désoler, il pense à autre
chose : « Poutine a fait une énorme
bêtise en fâchant les Russes et les
Ukrainiens. Il n’a aucune idée de
notre détermination. La déroute
l’attend au tournant. » 
emmanuel grynszpan
0123
MARDI 1ER MARS 2022
La ville de Jytomyr se barricade pour arrêter les chars
Les habitants de cette localité à 130 kilomètres à l’ouest de Kiev se mobilisent en prévision de l’assaut russe
jytomyr (ukraine) ­ envoyé spécial
J DE LA VILLE,
e n’aurais jamais imaginé
voir ma ville comme ça ! »,
s’exclame Vlad Puchych en
observant les barricades éle­
vées dans les rues de Jyto­
myr. « Nous devons nous préparer
si les Russes nous attaquent, af­
firme cet ancien élu municipal.
On savait que nos voisins étaient
fous, mais j’avoue que je ne pen­
sais pas qu’ils l’étaient autant. »
L’offensive russe, lancée le 24 fé­
vrier, à l’aube, par Vladimir Pou­
tine, concerne maintenant le
nord, l’est et le sud de l’Ukraine.
Dans cette ville de plus de
260 000 habitants, il règne dé­
sormais une ambiance de veillée
d’armes. Située à 130 kilomè­
tres à l’ouest de Kiev, la capitale,
encerclée par les troupes russes,
elle est un carrefour stratégi­
que connecté, par le rail et par
la route, aux autres villes du
pays, notamment Lviv, tout à
l’ouest, la principale destination
des milliers de réfugiés fuyant la
guerre. Les habitants organisent
leur résistance.
Samedi 26 et dimanche 27 fé­
vrier, les rues de Jytomyr ont
grouillé de monde. Des milliers
de personnes se sont retrouvées
sur la place centrale pour ériger
des barricades et protéger les bâti­
ments officiels. Quelques trac­
teurs circulent au milieu de la fré­
nésie générale. Des hommes,
pelle à la main, remplissent de sa­
ble de solides sacs blancs tandis
que d’autres les emportent pour
les empiler face aux immeubles
et aux rues à défendre.
Dans cette mobilisation inédite,
des groupes d’amis partagent des
cigarettes le temps d’une pause.
Sur une bannière accrochée à la
façade du conseil de l’oblast de Jy­
tomyr a été écrit « Gloire à
l’Ukraine ! Gloire aux héros ». De
lourdes croix d’acier, soudées à la
dernière minute, ont été instal­
lées sur les avenues.
Devant l’hôtel de ville, un im­
meuble bleu situé à l’angle d’une
rue piétonne dont la majorité
des commerces ont porte close,
une vingtaine de femmes fer­
ment avec des élastiques et des
Kiev et Moscou démarrent des négociations encore hasardeuses
Une première rencontre entre négociateurs ukrainiens et russes devait se tenir à la frontière avec la Biélorussie, dans un climat de défiance
C oup dans l’eau ou début
d’un processus qui pour­
rait mener à un cessez­le­
feu, voire à un accord politique ?
Une première rencontre entre
négociateurs russes et ukrai­
niens devait débuter, lundi 28 fé­
vrier à la frontière entre la Biélo­
russie et l’Ukraine, dans un
climat de défiance extrême et
avec des espoirs limités. Le lieu de
ces pourparlers, resté secret pour
des raisons de sécurité, porte le
nom de code de « cabane du
pêcheur », a indiqué lundi matin
l’agence biélorusse Belta.
Prévu dimanche soir, ce face­à­
face s’est heurté à de sérieuses
difficultés d’organisation. Volo­
dymyr Zelensky a refusé la propo­
sition initiale d’une rencontre à
Gomel, en territoire biélorusse,
« d’où sont partis des missiles et
des tanks russes ». Après avoir
proposé une série de villes étran­
gères, le président ukrainien a ac­
cepté un compromis à l’issue
d’une discussion avec son homo­
logue biélorusse Alexandre Lou­
kachenko – une rencontre sur la
frontière, le long de la rivière
Prypiat. Ces difficultés ont
permis à Moscou d’assurer, à
AUX ENTRÉES 
DE NOMBREUX HOMMES 
ARMÉS SE RELAIENT JOUR 
ET NUIT POUR CONTRÔLER 
LES AUTOMOBILISTES
ficelles les sacs de sable des barri­
cades. A leurs côtés, un groupe
offre des verres d’eau aux volon­
taires. Les organisateurs, recon­
naissables au morceau d’adhésif
jaune qui cercle leurs bras, se fau­
filent dans l’agitation pour don­
ner des consignes, réguler la cir­
culation et répondre aux interro­
gations. Deux jeunes observent
la foule. « Nous attendons des
amis pour voir ce qu’on peut faire
pour aider », explique Alexeï,
21 ans, qui se dit déterminé à dé­
fendre la ville. Son camarade,
Ivan, affirme que « les Russes se fi­
chent que tu sois un civil ou un mi­
litaire. Tous les Ukrainiens se pré­
parent pour la guerre ».
Crainte des « saboteurs »
Aux entrées de la ville, des check­
points constitués de blocs de bé­
ton et de sacs de sable au milieu
desquels ont été plantés des dra­
peaux ukrainiens permettent de
filtrer les entrées et les sorties.
De nombreux hommes en ar­
mes, en tenue militaire ou en ci­
vil, se relaient jour et nuit pour
contrôler les automobilistes. Les
autorités ukrainiennes ont ap­
pelé à la vigilance face aux « sa­
boteurs » russes infiltrés dans les
villes du pays. Les civils armés de
la « défense territoriale », une
branche de l’armée ukrainienne
constituée d’engagés volontai­
res, sont chargés de lutter contre
la présence de ces groupes de di­
version russes. De nombreuses
images d’infiltrés, pour certains
vêtus d’uniformes militaires lo­
caux, arrêtés par les autorités
ukrainiennes, circulent sur les
réseaux sociaux.
Vendredi, peu après 23 heures,
« une voiture a foncé sur nous et a
ouvert le feu », raconte Nazariy
plusieurs reprises, que Kiev ne
voulait pas négocier.
M. Loukachenko, allié de Mos­
cou, aurait garanti à son homolo­
gue que les moyens militaires dé­
ployés en Biélorussie resteraient
inactifs durant le processus, mais
la promesse n’a pas paru consti­
tuer une garantie suffisante pour
la sécurité de la délégation ukrai­
nienne. La route directe entre Kiev
et la Biélorussie est toujours le
théâtre de combats. La délégation
ukrainienne, composée de quatre
ou cinq représentants, civils et mi­
litaires, est donc passée par la Polo­
gne, n’arrivant sur zone que lundi
matin. Kiev dit aussi toujours
craindre que la Biélorussie ne se
contente plus d’un simple soutien
logistique à Moscou et finisse par
envoyer ses troupes en soutien.
« Statut neutre » pour l’Ukraine
Côté russe, la délégation est
emmenée par Vladimir Medinski
qui, s’il est certes un conseiller du
Kremlin, constitue un choix éton­
nant : ancien ministre de la
culture aux vues ultranationalis­
tes, M. Medinski dispose d’un cré­
dit politique faible en Russie et n’a
pas d’expérience internationale.
Des habitants remplissent des sacs de sable, à Jyotmyr (Ukraine), le 26 février . VIACHESLAV RATYNSKYI POUR « LE MONDE »
Tomchuk, un volontaire qui pa­
trouille de nuit avec d’autres
hommes. Pour lui, il ne fait
aucun doute que les assaillants,
qui sont parvenus à fuir, apparte­
naient à ces groupes de diver­
sion. « Nous savons qu’ils circu­
lent en ville et qu’il faut être pru­
dent car ils peuvent organiser des
attaques », explique l’homme,
un ancien journaliste, qui af­
firme que ces agents ont aussi
pour mission de repérer les in­
frastructures stratégiques et d’y
déposer de minuscules balises
GPS permettant de guider les
frappes aériennes. Il montre sur
son téléphone des photos de tra­
ceurs retrouvés en ville. Les auto­
rités russes « pensent que la lutte
cessera s’ils changent notre prési­
dent à Kiev. Mais ils se trompent »,
LA PARTIE RUSSE A 
SOUFFLÉ LE CHAUD ET 
LE FROID MAIS S’EN TIENT 
POUR L’INSTANT À UNE  de l’Ukraine, étaient des compo­
POSITION MAXIMALISTE :  sants indissociables d’une discus­
LA CAPITULATION AVANT  Moscou entend aussi toujours
TOUTE AUTRE DISCUSSION
Sur le fond, les positions des
deux camps apparaissent aussi
très éloignées. La partie russe a
soufflé le chaud et le froid mais
s’en tient pour l’instant à une
position maximaliste : la capitu­
lation avant toute autre discus­
sion. « Nous sommes prêts à négo­
cier à tout moment, dès que les for­
ces armées ukrainiennes répon­
dront à l’appel de notre président
et déposeront les armes », a ainsi
déclaré Sergueï Lavrov, le minis­
tre russe des affaires étrangères.
Côté ukrainien, un conseiller de
M. Zelensky avait évoqué dès le
matin du 25 février la possibilité
d’une discussion sur l’imposition
d’un « statut neutre » à l’Ukraine,
« C’EST ICI
POUR SIGNER,  ça veut dire qu’il faut signer. » A
LES GARS ? »
UN ENGAGÉ VOLONTAIRE
dit­il. « S’il n’y a plus de président,
il y aura une guerre de partisans »
dans le pays.
Depuis l’appel à la mobilisation
générale lancé par le chef de
l’Etat, Volodymyr Zelensky, au
premier jour de la guerre, le bu­
reau de recrutement de la garni­
son de Jytomyr ne désemplit pas.
« C’est ici pour signer, les gars ? »,
demande un homme dans le bâ­
timent rempli de jeunes civils ar­
més. « Je suis là parce que je ne
mais Moscou n’a pas paru prêt à
saisir la proposition. Le lende­
main, le porte­parole du Kremlin,
Dmitri Peskov, rappelait que les
buts de l’opération russe, « la dé­
militarisation et la dénazification »
sion sur le statut de l’Ukraine.
« juger » les dirigeants ukrainiens.
Hormis cette question de la
neutralité, aucun sujet sérieux n’a
encore été évoqué publiquement,
qu’il s’agisse par exemple d’une
éventuelle reconnaissance de
l’annexion de la Crimée ou de
celles des territoires séparatistes.
Volodymyr Zelensky affichait
donc peu d’espoirs, dimanche
soir : « Je dis les choses comme
toujours franchement : je ne crois
pas trop à un résultat », mais « il
faut qu’on essaie », a­t­il déclaré
dans un message vidéo. Il a ajouté
ne pas vouloir que les Ukrainiens
pensent à l’avenir qu’il n’avait
« pas essayé d’arrêter la guerre
alors qu’il y avait une chance,
même petite, de le faire ».
Position reprise lundi matin par
le négociateur David Aramakhia,
à son arrivée sur le lieu des négo­
guerre en ukraine | 7
pouvais pas rester assis chez moi,
dit un père de trois enfants. S’il y
a une mobilisation générale, alors
ses côtés, un ami opine de la tête,
l’air moins enthousiaste. Sa fa­
mille aussi est restée en ville, non
loin d’un abri antibombe. « Les
gens auraient peut­être paniqué
si cette situation avait eu lieu dix
ans plus tôt, dit­il. Mais nous
avons une guerre dans le Donbass
depuis huit ans. » « Avant l’inva­
sion, poursuit cet homme, une
partie de moi n’arrivait pas à
croire que cela puisse être possi­
ble, mais une autre s’attendait à
ce que ça arrive, un jour ou l’autre,
inévitablement. »
Croisé dans le centre de recrute­
ment, Sergueï Trokhimichin, un
activiste de la ville, propose d’al­
ciations. « Nous allons écouter les
propositions et voir si tout cela
vaut le coup. Ou adopter la posi­
tion “navire militaire russe” », une
référence à un épisode déjà
mythique de la guerre, qui a vu
une garnison postée sur une île
de la mer Noire envoyer un navire
militaire russe « se faire foutre »,
avant de subir un bombardement
tuant treize soldats.
Territoires importants conquis
Autre facteur qui explique que ces
négociations n’en sont qu’à leurs
balbutiements, la situation mili­
taire est loin d’être stabilisée et la
Russie considère probablement
ne pas avoir atteint ses objectifs.
Kiev est certes quasiment encer­
clée, selon des déclarations
contradictoires du maire, mais la
capitale ukrainienne tient tou­
jours. Dans le nord, les forces rus­
ses sont certes entrées dimanche
dans Kharkiv, la deuxième ville du
pays, mais l’armée ukrainienne
assure en avoir repris le « contrôle
total », même si des tirs sont en­
tendus dans plusieurs quartiers.
Sur le front sud, l’armée russe a
conquis des territoires impor­
tants, et plusieurs villes­clés,
ler visiter un centre, non loin, où
sont données des formations aux
premiers secours. Devant l’im­
meuble, des hommes armés fu­
ment des cigarettes. « Nous avons
créé cet endroit pour apprendre
aux gens à aider dans des situa­
tions extrêmes », explique Nadya,
une pédiatre de Jytomyr, qui a
commencé les cours vendredi.
Pour les troupes russes, « Jytomyr
représente un chemin d’accès vers
Kiev. C’est pour cela que nous de­
vons continuer à nous battre et ne
surtout pas leur laisser la ville. »
Dimanche 27 février, une forte
explosion a retenti vers l’aéro­
port de la ville. Selon les autorités
ukrainiennes, un missile Iskan­
der aurait été lancé depuis le ter­
ritoire biélorusse. 
thomas d’istria
comme Berdiansk, dont la perte a
été confirmée lundi par Kiev,
mais l’objectif majeur qu’est
Marioupol n’est pas encore pris.
La ville pourrait toutefois être ra­
pidement encerclée, grâce aux
mouvements combinés des trou­
pes venues du Donbass sépara­
tiste et de celles progressant le
long de la mer d’Azov.
Dans le Donbass, justement, les
forces russes sont loin d’avoir
conquis les territoires qu’elles
considèrent comme appartenant
aux deux républiques autopro­
clamées. Si elles ont progressé au
nord de Louhansk, le front de
Donetsk, où les positions ukrai­
niennes sont particulièrement
solides, est moins mouvant.
L’armée russe a par ailleurs
reconnu pour la première fois di­
manche des « morts » et des « bles­
sés », sans donner de chiffres. De
nombreuses images montrant
des colonnes et positions russes
détruites avaient déjà permis de
faire ce constat, de même que
celles témoignant de la dureté des
combats. 
faustine vincent
et benoît vitkine
(moscou, correspondant)

8 | guerre en ukraine
En Russie, un mouvement antiguerre inédit
Malgré la répression, l’opposition à l’offensive menée en Ukraine entraîne des citoyens jusqu’ici apolitiques
moscou ­ correspondant
C’
est un mouvement
souterrain et pro­
fond dont il est en­
core difficile de me­
surer l’ampleur. Depuis que leur
président, Vladimir Poutine, a dé­
cidé d’envahir l’Ukraine, de nom­
breux Russes, pour certains par­
faitement apolitiques, font part de
leur choc ou de leur opposition.
Beaucoup ont compris, dès le dé­
clenchement de la guerre, jeudi
24 février, ce que cette décision
contenait d’irrémédiable. Dmitri
Mouratov, rédacteur en chef du
journal Novaïa Gazeta et Prix No­
bel de la paix en 2021, a résumé
ce sentiment d’une formule verti­
gineuse : « Le futur est mort », a­t­il
lancé à une journaliste de la
chaîne de télévision indépen­
dante Dojd étouffée par l’émotion.
Depuis, les signes de profonds
déchirements au sein de la popu­
lation se multiplient, entre ceux
qui soutiennent l’opération de
« dénazification », comme l’ap­
pelle Moscou, ceux qui ignorent
tout ou presque de ce qui se passe
(Dojd, diffusée uniquement sur
Internet, est la seule chaîne qui
montre des images du conflit
et qui recueille des témoignages
à Kiev ou à Kharkiv) et ceux qui
disent non.
Stratégie de contournement
Les manifestations sont éparses
et désorganisées, tant lancer un
appel en ce sens est risqué, et elles
sont particulièrement guettées
par le pouvoir. Depuis quatre
jours que l’offensive contre
l’Ukraine a débuté, près de 5 700
personnes ont été arrêtées dans
des rassemblements à travers la
Russie ; ces derniers sont plus
nombreux mais moins fournis
que ceux qui avaient accompagné
le déclenchement de la guerre
dans le Donbass, en 2014.
La dureté est de mise : à Rostov­
sur­le­Don, ville russe proche de la
frontière avec le Donbass et de la
mer d’Azov, une jeune femme a été
condamnée à huit jours de prison
pour « désobéissance à la police »
après s’être plantée, seule, dans la
rue, avec une pancarte blanche –
un slogan inexistant pour une
guerre invisible. Beaucoup plus
nombreux sont ceux qui font
Vladimir Poutine agite à nouveau la menace nucléaire
Les forces de dissuasion russes ont été mises en « régime spécial d’alerte », une mesure qui, pour les experts, relève de la simple intimidation
S i l’ombre portée du nu­
cléaire existe depuis le dé­
but dans le conflit russo­
ukrainien, l’annonce, dimanche
27 février, faite par le président
russe Vladimir Poutine, à la télévi­
sion, de « mettre les forces de dis­
suasion de l’armée en régime spé­
cial d’alerte au combat » est venue
raviver cette menace. Alors que la
plupart des experts ont relativisé
ces propos, considérant qu’ils re­
levaient surtout de l’intimida­
tion, ils s’inscrivent toutefois
dans un contexte risqué, où les rè­
gles du jeu en matière d’équilibre
nucléaire sont en train d’être
bousculées.
Les Etats­Unis ont ainsi dé­
noncé, dimanche, une escalade
« inacceptable » par Moscou, accu­
sant M. Poutine de « fabriquer
des menaces qui n’existent pas » et
soulignant qu’à « aucun moment
la Russie n’a été agressée par
l’OTAN ou l’Ukraine ». De son côté,
l’Alliance atlantique a dénoncé la
conduite « irresponsable » de Mos­
cou, l’accusant d’user d’une « rhé­
torique dangereuse ».
La police arrête une femme tenant une affiche « Nous sommes contre la guerre », à Moscou, le 24 février. MARIA TURCHENKOVA POUR « LE MONDE »
comprendre leur opinion d’un
simple message sur les réseaux so­
ciaux : fond d’écran noir, drapeau
ukrainien, hashtags « Non à la
guerre » ou « J’ai honte ». Ceux qui
leur répondent « Je n’ai pas honte »
et affichent fièrement le drapeau
tricolore de la Russie sont au
moins aussi nombreux. Des graf­
fitis « Non à la guerre » ont aussi
été remarqués dans plusieurs vil­
les russes. Effacés aussi vite que
l’étaient, à l’hiver 2021, ceux soute­
nant l’opposant Alexeï Navalny, ils
sont plus nombreux aujourd’hui.
Les fleurs également sont deve­
nues un moyen d’expression, une
stratégie de contournement con­
tre laquelle la police ne peut – en­
core – rien. Des centaines de bou­
quets ont été déposées ces der­
niers jours devant le bâtiment de
l’ambassade d’Ukraine à Moscou.
Dimanche 27 février, c’est le mé­
morial improvisé sur un pont à
l’opposant assassiné Boris Nemt­
L’événement le plus récent et
saillant de cette nouvelle donne
stratégique est le référendum qui
a eu lieu ce dimanche, en Biélorus­
sie, pays voisin de l’Ukraine
aujourd’hui inféodé à Moscou, et
d’où ont été tirés, ces derniers
jours, des missiles. Ce référen­
dum, approuvé par 65 % des vo­
tants, permet une révision consti­
tutionnelle qui revient sur la
« neutralité » de la Biélorussie et
sur l’interdiction qui lui était faite
d’installer sur son territoire des
armes nucléaires.
Maîtrise de l’escalade
Lors d’une conversation télépho­
nique avec le dirigeant biélorusse,
Alexandre Loukachenko, samedi,
Emmanuel Macron a « tenu à dé­
noncer la gravité d’une décision
qui consisterait à autoriser la Rus­
sie à déployer des armements nu­
cléaires sur le sol biélorusse », selon
l’Elysée. Une inquiétude qui trans­
pirait aussi chez d’autres sources
françaises de haut niveau, même
si celles­ci tentaient en parallèle
de se montrer rassurantes, en con­
sov, au pied du Kremlin, que l’on a
vu fleurir. Sept ans plus tôt, le
27 février 2015, l’ancien vice­pre­
mier ministre avait été abattu,
déjà, sur fond de guerre en
Ukraine, alors qu’il documentait
l’implication de l’armée russe, te­
nue secrète.
Ceux qui sont venus lui rendre
hommage pensent à la guerre,
comme Lioudmila V., 31 ans,
arborant un masque griffonné
« NIET ». « A l’époque, ce meurtre
[de Nemtsov] était un message ex­
plicite de terreur, dit la jeune
femme, en déposant deux œillets.
Et moi aussi, j’ai peur, aujourd’hui,
mais je considère que c’est un de­
voir de dire que je suis contre cette
guerre. » Malgré le durcissement
politique et l’isolement du pays,
qu’elle juge « certains », elle n’ima­
gine pas, comme nombre de ses
amis, quitter la Russie.
« La répression intérieure et
l’agression extérieure sont les deux
« L’IDÉE EST CLAIREMENT 
D’EFFRAYER 
“L’OCCIDENT” POUR 
QU’IL RECULE »
JAMES ACTON
codirecteur du programme
nucléaire du think tank Carnegie
sidérant que la grammaire de l’es­
calade en matière de dissuasion
est maîtrisée côté Russe comme
côté OTAN. Alors que le ministre
français des affaires étrangères,
Jean­Yves Le Drian, a déclaré,
jeudi, que « Vladimir Poutine doit
comprendre que l’Alliance atlanti­
que est une alliance nucléaire », on
décryptait ainsi ses propos ce
week­end à l’Elysée : « Il a voulu
rappeler que non pas l’OTAN, mais
la France, les Etats­Unis et la Gran­
de­Bretagne sont des puissances
nucléaires, et qu’en effet cela est in­
clus dans la posture de l’OTAN. »
Une autre preuve de cette maî­
trise de l’escalade, selon certaines
faces d’une même médaille », ex­
plique l’opposant Vladimir Kara­
Murza, survivant de deux empoi­
sonnements. Lui se montre opti­
miste, malgré la relative passivité
de ses concitoyens : « Des milliers
de gens sortent, en dépit de la me­
nace de la prison ; c’est déjà beau­
coup. Et puis, on sait comment,
souvent, se terminent les “bonnes
petites guerres victorieuses”. »
Désarroi des hommes d’affaires
Le frémissement passe aussi par
la multiplication des textes, des
tribunes et des pétitions. La plus
importante, lancée par l’opposant
Lev Schlossberg, rassemble
700 000 signatures. Des lettres
ouvertes, émanant de tous les
corps des métiers (juristes, méde­
cins, artistes, scientifiques…) circu­
lent aussi, cantonnées la plupart
du temps aux réseaux sociaux.
Les textes sont plus ou moins
virulents, plus ou moins pru­
sources, reposerait sur cette décla­
ration commune remontant au
3 janvier entre la Russie, la France,
les Etats­Unis, le Royaume­Uni et
la Chine. Un texte dans lequel le
« P5 », soit les cinq pays membres
permanent du Conseil de sécurité
des Nations unies, tous dotés de
l’arme nucléaire, se sont engagés
à « prévenir la guerre nucléaire ».
Cette déclaration était initiale­
ment destinée à la conférence
quinquennale d’examen du traité
de non­prolifération qui devait
démarrer le 4 janvier, avant d’être
reportée pour cause de pandémie.
Si cette dernière peut apparaître
lointaine aujourd’hui, elle se vou­
lait un petit événement au milieu
des déséquilibres à l’œuvre de­
puis une vingtaine d’années, liés
à l’effondrement de presque tous
les traités encadrant la proliféra­
tion et la sécurité euro­atlantique
– qu’il s’agisse du traité ABM (An­
ti­Ballistic Missile) ou de celui
sur les forces nucléaires à portée
intermédiaire (FNI) concernant
les armes d’une portée de 500 à
5 500 km, dont les Etats­Unis se
dents aussi – beaucoup ne citent
pas même le nom du président.
Une grande part, aussi, au­delà
des appels à ne pas permettre
la mort de soldats et de civils, tra­
duisent un profond désespoir.
Comme celui de Leonid Gozman,
l’un des vétérans de l’opposition
libérale, qui accompagne une
photo où il pose dans la rue avec
une petite pancarte « Non à la
guerre » : « Je ne sais plus si ce
genre de manifestation a un sens.
Pourquoi prendre des risques ? Je
comprends que notre chef est parti
très loin dans les étoiles et que ni
les sanctions ni encore moins
nos protestations ne l’arrêteront.
Mais c’est trop répugnant de rester
assis sans rien faire. Nous pour­
rons au moins dire à nos enfants, à
nos petits­enfants, et surtout à
nous­mêmes, que nous ne som­
mes pas restés silencieux. »
Des sportifs et des vedettes du
show­business ont également
sont retirés – à la suite d’une vio­
lation russe.
Seul, le traité New Start, qui li­
mite le nombre de têtes et de
lanceurs nucléaires déployés par
la Russie et les Etats­Unis, a été
sauvé in extremis, en janvier 2021.
Mais selon une note du vendredi
25 février de Hans M. Kristensen
et Matt Korda pour la Fédération
des scientifiques américains, fai­
sant le point sur l’arsenal nu­
cléaire russe, certaines mesures
de transparence de New Start
n’ont pu avoir lieu depuis
avril 2020. En particulier des ins­
pections sur site « devaient repren­
dre le 1er novembre 2021, mais cela
ne s’est pas produit ». Une date qui
correspond au début du regain de
tensions entre Moscou et Kiev.
La guerre en Ukraine intervient
enfin de manière concomitante
avec l’échéance que Joe Biden avait
initialement choisie pour dévoiler
sa nouvelle politique en matière
d’armes nucléaires. Un exercice
qui incombe à chaque nouveau
président américain, mais qui de­
vait coïncider avec des échéances
0123
MARDI 1ER MARS 2022
EN QUATRE JOURS, 
PRÈS DE 
5 700 PERSONNES 
ONT ÉTÉ ARRÊTÉES 
DANS DES 
RASSEMBLEMENTS
dit leur opposition à la guerre.
Parmi eux, le comique Ivan Our­
gant, qui a vu son spectacle
déprogrammé le soir même.
Au plus fort des protestations
en faveur d’Alexeï Navalny, des
dizaines de personnes, dont la
carrière dépend de la télévision,
du cinéma ou des théâtres pu­
blics, avaient ainsi disparu des
écrans et de la scène.
Dans le monde politique, le
mouvement est limité. Près de
300 élus locaux – sur des dizaines
de milliers – ont signé un texte
contre la guerre. Le député com­
muniste de la Douma – la Cham­
bre basse du Parlement russe –
Mikhaïl Matveev a demandé l’ar­
rêt du conflit, après avoir voté
comme l’ensemble de ses pairs,
quelques jours plus tôt, la recon­
naissance des républiques sépa­
ratistes du Donbass. « Le but était
d’amener la paix, pas la guerre »,
a­t­il justifié.
Un diplomate a également fait
« défection ». « Je m’excuse au
nom de tous les Russes pour le fait
que nous n’ayons pas pu empê­
cher ce conflit », a dit Oleg Anisi­
mov, chef de la délégation russe
à la conférence des Nations unies
sur le climat.
Particulièrement guettée, la
réaction des grands oligarques
laisse percevoir un frémissement
lui aussi très limité, alors même
que, dans ce milieu, le choc initial
est important après les sanctions
prises par les Occidentaux. Le mil­
liardaire d’origine ukrainienne
Mikhaïl Fridman s’est prudem­
ment distancié en écrivant à ses
employés que la guerre « ne peut
jamais être la réponse ». Le ma­
gnat de l’aluminium Oleg Deri­
paska a publié un bref message
sur les réseaux sociaux pour ap­
peler à des « négociations ». 
benoît vitkine
importantes concernant la mo­
dernisation – ou pas – de certains
armements, et des choix doctri­
naux pouvant avoir des consé­
quences sur les équilibres stratégi­
ques, notamment en Europe.
Alors que la doctrine russe en
matière d’usage de l’arme nu­
cléaire dans un conflit conven­
tionnel avec l’OTAN ne prive po­
tentiellement Moscou d’aucune
option et est toujours instrumen­
talisée à dessein, James Acton,
codirecteur du programme nu­
cléaire du think tank américain
Carnegie résumait ainsi les cho­
ses, dimanche, sur Twitter : « Diffi­
cile de savoir jusqu’où va l’alerte
demandée par M. Poutine à l’ar­
mée russe et quelles forces sont
alertées. » « Mais l’idée, ajoutait
le spécialiste, est clairement d’ef­
frayer “l’Occident” pour qu’il re­
cule, et le danger réside en partie
dans le fait qu’il n’est pas évident
que Poutine ait en tête une voie
de désescalade claire, à l’exception
de la capitulation de l’Ukraine. » 
philippe ricard
et élise vincent
COMMUNIQUÉ Mardi 1er mars 2022 ❶
P. 1 • TRIBUNE de Laurence Tiennot-Herment, Présidente de l'AFM Téléthon • COOPÉRER Favoriser une recherche collaborative - De l’innovation thérapeutique à l’innovation technologique • P. 2 • ALLIANCE
Quand les biotechs s’associent pour utiliser l’intelligence artificielle dans un combat commun • GÉNIE GÉNÉTIQUE Changer le destin des maladies rares • TRIBUNE La reconnaissance des représentants des
maladies rares en question • P. 3 • ENGAGEMENT Kyowa Kirin s’appuie sur l’excellence française - Quelle prise en charge pour l’hypophosphatémie liée à l’X ? • RVRH S’inscrire dans un écosystème d’acteurs
autour d’une maladie rare • DIGITAL Accélérer le diagnostic dans les maladies rares • RÉPONDRE Takeda s’investit dans les maladies rares en France.

www.grandanglesante.fr

Spécial Maladies rares

POURSUIVRE
© Franck Beloncle / AFM-Téléthon / DR

LA DYNAMIQUE ! de leur R & D aux maladies rares,

Accélération du certains en faisant même leur acti-
diagnostic,découverte
TRIBUNE
vité exclusive. La thérapie génique
s’invite dans le cortège des innova-
Laurence Tiennot-Herment,
de traitements, tions thérapeutiques. L’intelligence
Présidente de l’AFM-Téléthon optimisation des artificielle est requise pour réduire
les temps de diagnostic, rendre
essais cliniques,
ACCÈS AUX accompagnement des
les essais cliniques plus robustes,
développer la connaissance de
MÉDICAMENTS patients,tels sont les
pathologies parfois inconnues
des médecins généralistes ou des
INNOVANTS : UN enjeux des maladies spécialistes. L’accès précoce aux
DÉFI À RELEVER rares aujourd’hui.
traitements innovants doit par ail-

© Gaysorn - stock.adobe.com / DR
leurs être favorisé. La qualité de vie
URGEMMENT ! La mobilisation est et l’accompagnement du patient
ne sont pas en reste, avec des pro-
Alors que la présidence française réelle,mais il reste grammes spécifiques et des actions
de l’Union européenne en 2022 encore du chemin favorisant le soin en ambulatoire.
représente l’opportunité d’une nou- Mais les efforts doivent redoubler,
velle dynamique pour les maladies à parcourir. 95 % des maladies rares n'ayant à ce
rares, nous voulons ici rappeler jour pas de traitement curatif (2).
l’urgence à garantir l’accès des pa- Plus de 7 000 maladies rares répertoriées En capitalisant sur l’excellence mondialement Ainsi, les acteurs de la filière maladies rares
tients européens aux médicaments touchent 3 millions de personnes en France, dont reconnue de la filière française des maladies rares, doivent-ils continuer à œuvrer ensemble pour
innovants par une politique volon- la moitié sont des enfants de moins de 5 ans(1). Ces laboratoires pharmaceutiques, biotechs, associa- qu’à l’avenir aucun patient, si rare soit-il, ne soit
tariste de la France et de l’Europe. chiffres révèlent l’immensité de la tâche : soigner tions de patients et médecins mettent en place laissé seul avec sa maladie.
En effet, si l’excellence de notre un jour chacune de ces maladies rares,un véritable des collaborations pour organiser et améliorer Sandrine Guinot-Mozetti
recherche n’est plus à démontrer, défi. Pour cela, l’écosystème français des maladies la prise en charge des patients. 1) https://fondation-maladiesrares.org/les-maladies-rares/
la capacité de notre écosystème à rares s’est mis en ordre de marche. Les industriels consacrent une part grandissante 2) Plan national Maladies rares 2012-2022.
la transformer en traitement sur
notre territoire est malheureuse-
ment insuffisante et des malades se
voient aujourd’hui privés de l’accès
Coopérer FAVORISER UNE RECHERCHE COLLABORATIVE
à des médicaments pourtant issus Investissement en R & D, diagnostic, accès, les enjeux des maladies rares
de découvertes françaises.A l’heure
où les questions d’indépendance
sont nombreux. Pour y répondre, les industriels jouent un rôle majeur,
sanitaire et de souveraineté natio- au côté des acteurs publics. Rencontre avec Valérie Rizzi-Puéchal,
nale sont dans tous les discours, il Directrice de la division Maladies rares Pfizer.
est urgent de réagir pour assurer
le développement de l’innovation rares ont contribué à construire le chance dans les maladies rares. Son puisque notre pipeline actuel com-
thérapeutique par des sociétés leadership français dans ce domaine. but est de permettre une mise à prend 13 molécules en développe-
françaises ou européennes, notam- Un élan soutenu par la volonté poli- disposition plus rapide des médica- ment, dont 6 thérapies géniques.
ment en créant des fonds d’inves- tique affichée par le président de la ments innovants pour les patients, En janvier, Pfizer a annoncé un im-
tissements en santé proactifs, de République lors du dernier Conseil en parallèle des discussions de prise portant plan d’investissement sur
taille significative et ayant une stratégique des industries de santé en charge par la Sécurité sociale. le territoire français, avec la volon-
forte culture du risque comme c’est (CSIS) de faciliter la mise en place té d’investir en R & D, notamment
le cas outre-Atlantique. des essais cliniques sur le territoire. Comment se situe Pfizer dans les maladies rares, et de tra-
© Pfizer / DR

Par ailleurs, le développement des Pour faire progresser l’instruction dans cet écosystème ? vailler avec les établissements de
thérapies innovantes pour les mala- des demandes d’essais cliniques, il Les maladies rares sont une des santé pour augmenter de manière
dies dites ultra-rares,pour lesquelles Valérie Rizzi-Puéchal faut optimiser le travail des comités priorités de recherche de Pfizer, et significative le nombre de patients
il n’y a pas de modèle commercial, Quels sont les besoins de protection des personnes (CPP) ; nous y sommes engagés depuis plus inclus dans les essais cliniques au
dépend aujourd’hui très forte- dans les maladies rares ? une spécialisation par types de prise de trente ans. Nous avons créé, en cours des cinq prochaines années.
ment de la générosité publique. Des En France,les maladies rares bénéfi- en charge ou traitement (thérapies 2014, une plateforme de R & D qui Gézabelle Hauray
candidats-médicaments existent, cient d’une organisation spécifique géniques, etc.) pourrait être une comprend une unité de recherche Informations communiquées
des preuves de concept sont là, mais basée sur 23 filières, ce qui a amélio- solution. De son côté, la nouvelle spécifique aux thérapies géniques. en collaboration avec Pfizer
les financements publics comme ré les diagnostics et l’accès aux trai- réforme de l’accès précoce est une Cette implication porte ses fruits, PP-RDP-FRA-0299
privés lucratifs sont inexistants. Or, tements. Mais n’oublions pas que
85 % des maladies rares sont ultra- 95 % des maladies rares aujourd’hui De l’innovation thérapeutique à l’innovation technologique
rares. Sans action spécifique, des n’ont toujours pas de traitement.
millions de malades resteront L’ objectif est d’aller toujours plus Pfizer s’attache à travailler sur tous les leviers de l’innovation :
donc aux portes des traitements. vite dans l’identification de la mala- scientifique, médical, sociétal et technologique.
Un modèle innovant associant die pour limiter l’errance diagnos-
acteurs publics, privés non lucratifs tique et l’impasse thérapeutique. Les solutions numériques et l’intelligence artificielle l’illustre la solution que nous
et privés lucratifs doit être inventé L’identification de nouvelles cibles sont de formidables outils pour améliorer la prise développons avec Ad Scientiam
pour financer le développement et thérapeutiques reste aujourd’hui en charge des maladies rares. « Le faible nombre de en hémophilie. Cette start-up
la production de traitements inno- l’enjeu principal, avec la nécessité patients concernés par une pathologie rend l’analyse de française conçoit des biomar-
© Pfizer / DR

vants pour ces maladies. d’accéder rapidement à ces nou- chaque donnée très précieuse », explique le Dr Olivier queurs digitaux qui s’appuient
La France et l’Europe ont été pion- velles thérapies pour répondre aux Demarcq, Directeur médical Maladies rares de Pfizer sur des données objectives
nières dans la mise en place de poli- nombreux besoins des patients. France. « Le numérique est intégré dès nos phases de du patient afin d’améliorer sa Dr Olivier Demarcq
tiques destinées aux maladies rares, R&D. Notre objectif en tant que filiale française est de prise en charge. » Pour réduire l’errance diagnostique,
c’est pour cela que nous attendons Comment accélérer la recherche et travailler sur des outils numériques complémentaires Pfizer noue aussi des partenariats avec Codoc, spin-off
aujourd’hui de nos dirigeants des faciliter l’accès à l’innovation ? pour répondre aux besoins spécifiques des patients. » de l’Institut Imagine, qui a développé un algorithme
actions ambitieuses qui garantiront Les maladies rares requièrent une Pour cela,Pfizer mène des réflexions pluridisciplinaires permettant le diagnostic précoce de l’amylose cardiaque
aux malades européens l’accès à recherche agile,où le travail collabo- associant centres experts, acteurs publics, privés et grâce à l’analyse des dossiers médicaux informatisés.
cette médecine innovante. L’enjeu ? ratif et les partenariats public/privé startups. « L’innovation technologique peut nous per- L’espérance de vie de ces patients étant raccourcie, un
L’accès au droit le plus fondamental, sont clés. Cette organisation ainsi mettre d’avoir une vision globale de la maladie, comme diagnostic précoce est donc crucial. G. H.
celui de la santé pour tous. que les différents Plans Maladies

Daté du 1er mars 2022, Grand Angle est édité par CommÉdition • Directeur général Éric Lista • CommÉdition,agence de communication éditoriale • www.commedition.com • Rédaction Sandrine Guinot-Mosetti,Gézabelle Hauray
• Secrétaire de rédaction Iris Mondrian • Maquette & réalisation Aline Joly (andie.j) • LA RÉDACTION DU QUOTIDIEN LE MONDE N’A PAS PARTICIPÉ À LA RÉDACTION DE CE COMMUNIQUÉ. NE PEUT ÊTRE VENDU SÉPARÉMENT.
❷ Mardi 1 er
mars 2022

Communiqué spécial Maladies rares

QUAND LES BIOTECHS S’ASSOCIENT POUR UTILISER

Alliance
L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE DANS UN COMBAT COMMUN
Quel est le contexte de Le diagnostic demeure en lui donnant en quelque sorte des
la collaboration entre Alexion un des problèmes majeurs « super-pouvoirs », grâce à un outil
et Owkin dans le domaine de la prise en charge simple qu’il peut utiliser dans sa
des maladies rares ? pratique quotidienne.
Céline Khalifé : Alexion est un des maladies rares.
laboratoire pharmaceutique enga- L’intelligence artificielle Comment voyez-vous l’avenir
gé depuis trente ans dans la R & D représente un réel espoir de l’IA dans votre activité ?
et la mise à disposition de théra- C. K. : l’application de l’IA dans les
pies innovantes contre des mala-
d’enfin le maîtriser. maladies rares ouvre de nombreuses
dies rares. Nous avons une solide Regards croisés de perspectives. Nous pouvons ainsi
connaissance des enjeux propres Céline Khalifé,Directrice imaginer dans le futur prédire l’évo-
à ces maladies, dont je citerai deux lution d’un patient en fonction du
exemples : la réalisation des essais
générale France & BeLux, suivi des paramètres de sa maladie.
cliniques, compliquée par le faible d’Alexion,Astrazeneca Il serait alors possible d’anticiper
© Alexion / DR

nombre de patients concernés, et le
diagnostic, souvent long et difficile.
Il faut savoir qu’entre les premiers
symptômes d’une maladie rare et
son diagnostic et sa prise en charge,
il peut se passer parfois plus de cinq
ans(1). C’est ce que l’on appelle l’er-
rance diagnostique. A cela s’ajoute
le fait que les médecins ne sont pas
toujours assez formés sur ce type de
maladies, qu’ils ne rencontreront
que très peu dans leur carrière.
Nous souhaitons aujourd’hui appor-
ter des solutions tout au long du
parcours du patient pour diminuer
son errance diagnostique et amé-
liorer son suivi. Dans ce contexte,
nous pensons que l’intelligence
artificielle, ou IA, pourra être un
outil puissant, et c’est ce qui a mo-
tivé notre envie de collaborer avec
Owkin,dont c’est le cœur de métier.
Présentez-nous, en quelques mots,
l’activité d’Owkin.
Thomas Clozel : Owkin est une bio-
tech franco-américaine qui existe
depuis cinq ans. Nous avons créé et
mis en place une plate-forme tech-
nologique qui nous permet d’accé-
der, à distance et dans le respect de
la confidentialité, à des données mé-
dicales de haute qualité, dans 14 des
meilleurs hôpitaux du monde en
France et aux Etats-Unis. L’analyse
de ces données peut aider les labo-
ratoires à améliorer la découverte
Rare Disease,et Thomas
Clozel,CEO d’Owkin.
de nouveaux traitements et l’identifi-
cation de nouveaux sous-groupes de
patients,pour favoriser une approche
personnalisée de ces traitements.
Cet accès à distance et sécurisé est
une technologie à part entière qui est
notre spécificité.
Quel est plus précisément le projet
sur lequel vous collaborez ?
C. K. : nous travaillons sur le syn-
drome hémolytique et urémique aty-
pique,ou SHUa,une maladie extrême-
ment rare associée à une pathologie
rénale pour laquelle il est possible
d’améliorer encore la prise en charge.
Nous sommes en effet dans une
© Owkin / DR
une rechute ou une poussée avant
qu’elle n’arrive, en permettant ainsi
au médecin d’adapter en amont
course contre la montre face à cette la prise en charge. L’apport de l’IA
pathologie qui détruit le rein à terme. dans les essais cliniques pourrait
T. C. : l’enjeu est, grâce à l’IA, de pré- également être une voie de re-
dire assez tôt le fait qu’un patient cherche innovante pour accélérer
présente cette maladie, en trouvant la mise à disposition de nouvelles
la bonne combinaison des facteurs thérapies pour les patients. On sait
cliniques et biologiques à utiliser aujourd’hui que seuls 5 % des 7 000
par les médecins. Notre objectif est maladies rares disposent d’un trai-
de mettre au point un outil simple, tement(2). Le champ des possibles
bien que basé sur un modèle mathé- dans l’avenir n’a jamais été aussi
matique complexe. La finalité est en étendu ! S. G.-M.
effet que les médecins hospitaliers 1) https://www.alliance-maladies-
disposent de 4 ou 5 données qu’ils rares.org/wp-content/uploads/2020/05/
puissent avoir en tête, ou sous la Erradiag-l-errance-diagnostic-
dans-les-maladies-rares1.pdf.
forme d’une réglette, pour identifier
2) https://solidarites-sante.
la maladie. On augmente ainsi les gouv.fr/IMG/pdf/plan_national_
capacités de diagnostic du médecin, maladies_rares_2018-2022.pdf.

Génie génétique CHANGER LE DESTIN DES MALADIES RARES

Véritable défi scientifique et industriel,les thérapies géniques offrent aux patients un nouveau modèle de prise en charge
des maladies rares.Le point de vue de Caroline Orefice,Directrice générale de Novartis Gene Therapies France.
Quelles sont les thérapies gence des thérapies géniques quand, et leur sécurité au travers d’essais cli- cellulaire et de transfert de gène. tants pour que chaque patient puisse
géniques et pourquoi occupent- dans les années 1990, les travaux niques dans plusieurs pays. Ensuite, Ensuite, il faut filtrer et purifier ces bénéficier de son traitement à temps.
elles une place particulière sur l’ADN ont permis d’identifier nous investissons massivement vecteurs avant de préparer le proces-
dans les maladies rares ? les gènes responsables de certaines dans la mise au point des différentes sus de remplissage.Toutes ces étapes Comment l’écosystème français
Les thérapies géniques sont des trai- d’entre elles. Les chercheurs ont étapes de production afin de pou- doivent répondre aux exigences de des maladies rares répond-il
tements innovants qui s’attaquent alors voulu comprendre comment voir mettre à disposition ce type de qualité et de sécurité requises par les aux besoins urgents et spécifiques
à la cause sous-jacente d’une mala- corriger ces gènes défaillants, et traitements auprès des patients. autorités. S’agissant d’un traitement des patients concernés ?
die génétique. Le principe consiste les thérapies géniques sont nées de Cet écosystème est très bien orga-
à administrer un gène fonctionnel cette recherche fondamentale. « Développer une nisé, notamment grâce à une im-
au patient pour suppléer un gène thérapie génique pulsion politique forte au travers
absent ou dysfonctionnel à l’origine En quoi le développement des est un processus des Plans nationaux Maladies rares,
de la maladie.On utilise pour cela un thérapies géniques représente-t-il long, coûteux, qui ont permis la création de filières
© Franck Dunouau - Novartis / DR

vecteur viral, qui est un virus rendu
inoffensif qui va transporter le
matériel génétique au sein des cel-
lules du patient afin qu’elles pro-
duisent la protéine fonctionnelle.
Une spécificité importante de la
thérapie génique est son adminis-
tration unique, qui permet de chan-
ger le cours naturel de la maladie
avec un bénéfice sur la qualité de vie
du patient.
Autre caractéristique,la petite taille
et l’hétérogénéité des populations
de patients disponibles pour les
essais cliniques. Ce sont les mala-
dies rares qui ont permis l’émer-
un exemple de collaboration
entre le public et le privé ?
Développer une thérapie génique
est un processus long,coûteux,com-
plexe et qui ne peut se faire sans
une collaboration étroite entre le
public et le privé. Les principes de la
thérapie génique sont souvent
découverts au sein de laboratoires
académiques ou universitaires ; ces
découvertes vont ensuite devoir être
transformées en médicament. C’est
là qu’intervient le savoir-faire de
l’industrie pharmaceutique, dont
l’expertise est de développer ces
thérapies en évaluant leur efficacité
complexe et qui ne
peut se faire sans
une collaboration
étroite entre le
public et le privé. »
Caroline Orefice
Pourquoi la production
des thérapies géniques est-elle
plus complexe que celle
des médicaments classiques ?
Les enjeux sont multiples ! Il faut
d’abord produire en grande quan-
tité des vecteurs viraux. Cette étape
comprend le processus d’expansion
organisées en centres de référence.
Les patients ont ainsi un accès au
diagnostic, au soin et au suivi ho-
mogènes partout en France, ainsi
qu’un accès précoce et encadré aux
traitements. Soulignons également
l’importance des associations de
patients, qui portent la voix des
sur mesure, nous développons des malades pour que leurs besoins
kits individuels contenant la quantité trouvent une réponse. Elles jouent
exacte de vecteurs en fonction du également un rôle dans la recherche
poids du patient. L’ensemble de ces en participant à la rédaction des
opérations nécessite des installations protocoles des essais cliniques, ce
de haute technologie, du personnel qui permet d’établir des critères
très qualifié, une chaîne logistique de d’efficacité des traitements qui ont
pointe et des investissements impor- une réalité clinique. S. G.-M.

Tribune LA RECONNAISSANCE DES REPRÉSENTANTS DES MALADIES RARES EN QUESTION

Les associations dévolues aux maladies rares sont,en très grande majorité,
En cette Journée de petites associations. Leurs responsables œuvrent pour la plupart depuis
internationale de longues années et ont acquis sur le terrain une expertise qui légitime
des Maladies rares, leurs actions. Leur investissement en temps et en énergie est colossal et ce
les représentants des travail, fourni bénévolement. Cette expérience et cette expertise ne sont
associations signataires pas reconnues. Dans d’autres pays européens,les pouvoirs publics financent
font état de leurs les frais de fonctionnement de ces associations.Mais,en France,c’est la qua-
drature du cercle : difficultés pour trouver financements et bénévoles, mais
inquiétudes et alertent demandes de plus en plus nombreuses de la part des institutionnels qui ne
le gouvernement et financent pas… La tendance actuelle voit fleurir les formations, « patient-
le grand public. expert », « patient-chercheur », « pair-aidant », majoritairement payantes,
dont les contours ne sont pas clairement définis, et qui pourraient devenir
obligatoires. Cela pose de nombreuses questions. Une personne non concer-
née par la maladie est-elle légitime pour la représenter ? Ces formations
peuvent-elles supplanter l’expertise acquise sur le terrain ? Faut-il vraiment
codifier et « diplômer » les représentants des malades ? Comment reconnaître
leur expertise ? Peut-on laisser les petites associations disparaître du paysage
de la démocratie en santé,parce qu’elles n’auront pas les moyens humains et
financiers d’exister ? De nombreux pays européens exercent des politiques de
soutien et de reconnaissance envers ces associations.Nous invitons la France
à faire de même. Association Francaise des Dysplasies Ectodermiques
(AFDE) Afrhaida, Association Ichtyose France (AIF) Association Pemphigus
Pemphigoïde de France (APPF) Cutis Laxa Internationale Debra France,
Genespoir Incontinentia Pigmenti France Enfants de la Lune.
 Mardi 1er mars 2022 ❸
Communiqué spécial Maladies rares

Engagement KYOWA KIRIN S’APPUIE SUR L’EXCELLENCE FRANÇAISE

Le laboratoire japonais s’implique dans la recherche et la prise en charge des maladies rares.
Entretien avec Emilie Bugeat-Toussaint, Présidente de Kyowa Kirin France.
l’excellence de la filière médicale est des registres : des études de suivi Comment Kyowa Kyrin appuyons le projet aXess, développé
mondialement reconnue, ainsi que en vie réelle des patients.Ces études s’implique-t-il dans avec Patientys, pour les patients
la présence de centres experts ayant contribuent à améliorer la connais- l’accompagnement des patients ? atteints d’hypophosphatémie liée à
un rayonnement international. sance de la pathologie, à optimiser Nous soutenons la chaîne de podcast l’X. Grâce à cette action coordonnée
© 2020@F de Silans-Kyowa Kirin / DR

Nos essais cliniques de phases I, II
et III menés en France, dans des
indications pédiatriques,mais aussi
dans les pathologies telles que les
lymphomes, sont destinés à faire
avancer le progrès thérapeutique.
Emlie Bugeat-Toussaint Au-delà de la R & D, quels sont
Quelle est l’histoire de Kyowa les autres axes de l’engagement
Kirin dans les maladies rares ? de Kyowa Kyrin ?
Nous sommes un laboratoire japo- Deux piliers majeurs pour Kyowa
nais à présence internationale et, Kirin : l’accès précoce et les re-
depuis dix ans, nous centrons nos gistres. L’accès précoce permet aux
efforts de recherche dans les mala- patients de bénéficier de traite-
dies rares,en néphrologie,oncologie ments pouvant améliorer significa-
et immuno-allergologie. tivement leur qualité de vie, jusqu’à
Le déficit d’arsenal thérapeutique un an avant leur commercialisation.
dans les maladies rares nous en- C’est une de nos priorités, compte
courage à nous concentrer là où tenu des attentes fortes des profes-
il n’y a pas d’alternative pour les sionnels de santé, des patients et
patients. Nous commercialisons des associations de patients. Notre
deux médicaments, dans l’hypo- engagement, c’est aussi d’appro-
phosphatémie liée à l’X et dans le fondir la connaissance des patholo-
sa prise en charge et à adapter la « Rare à l’écoute », qui offre au grand par des professionnels dont des infir-
réponse thérapeutique. Saluons la public, patients et médecins, du mières, les patients et leurs aidants
contribution des médecins et des contenu scientifique clair et facile peuvent avoir accès à un numéro
patients français, parmi les pre- à écouter, favorisant la connaissance vert cinq jours sur sept qui répond à
miers contributeurs aux registres et la compréhension des maladies leurs questions et les aide à s’orien-
européens.En ce qui nous concerne, rares.Par ailleurs,nous avons à cœur ter dans la prise en charge pluridis-
nous avons établi un registre dans de prendre part aux actions d’accom- ciplinaire de leur maladie. S. G.-M.
l’hypophosphatémie liée à l’X, pour pagnement élaborées et mises en
suivre plus de 1 000 patients sur dix œuvre par des associations et des pro- Informations communiquées
par Kyowa Kirin France
ans dans 21 pays d’Europe. fessionnels de santé. Pour cela, nous
Quelle prise en charge pour l’hypophosphatémie liée à l’X ?
L’excellence de la filière de soins française permet une gestion appropriée de cette
maladie rare. Explications du Pr Karine Briot,rhumatologue à l’hôpital Cochin à Paris.
L’hypophosphatémie liée à l’X est une maladie d’origine génétique diagnostiquée
dès l’enfance,face à un retard d’acquisition de la marche,une déformation des membres
inférieurs, un défaut de croissance, des douleurs osseuses, une fatigue musculaire et
des complications dentaires. Elle a également des retentissements rhumatologiques,
endocrinologiques, dentaires et ORL à l’âge adulte, altérant sévèrement la qualité de
vie des patients. Une approche multidisciplinaire et l’assurance de la transition des
soins entre l’enfance et l’âge adulte constituent deux facteurs clés de succès de la prise

© DR
lymphome T cutané. La France est gies sur lesquelles nous travaillons. en charge de la maladie, grâce au modèle français d’organisation en centres de réfé-
un pays où nous investissons, car Pour cela, nous mettons en place rence dévolus aux maladies rares. S. G.-M. Pr Karine Briot

S’INSCRIRE DANS UN ÉCOSYSTÈME D’ACTEURS AUTOUR D’UNE MALADIE RARE

Depuis plus de dix ans, l’association de patients RVRH (XLH) œuvre pour la connaissance et la mobilisation autour
de l’hyposphosphatémie liée à l’X, maladie due à un taux anormalement bas du phosphore dans le sang.
« “Vous êtes rare, mais pas seul”, bas du phosphore dans le sang et une fois diagnostiqués, notre rôle des actions essentielles telles que
telle est la formule qui fonde notre pouvant entraîner un handicap sé- est d’être impliqués dans la synergie la création d’outils pour répondre
action et que nous aimons à uti- vère. Elle n’échappe pas à l’errance entre professionnels de santé,centres aux attentes ciblées des patients en
liser auprès des patients qui nous diagnostique due au déficit d’infor- de référence, instances de santé et termes d’information et d’éducation
contactent », déclare Jean-Marc mation des médecins traitants et laboratoires pharmaceutiques qui thérapeutique, l’appel à patients
Donjon, Président de l’association des spécialistes impliqués dans les constituent l’écosystème de la mala- volontaires en vue d’essais cliniques,
RVRH (XLH). L’hypophosphatémie premières consultations. « Au-delà die », précise Jean-Marc Donjon. le soutien à des appels à projets pour
Pour en savoir plus : liée à l’X, ou XLH, est une maladie de soutenir, d’informer et d’orienter L’association tisse ainsi un lien avec faire avancer la recherche et l’accom-
www.rvrh-xlh.fr rare due à un taux anormalement les patients qui nous sollicitent les acteurs concernés, accompagnant pagnement des patients. S. G.- M

Digital ACCÉLÉRER LE DIAGNOSTIC RépondreTAKEDA S’INVESTIT DANS

DANS LES MALADIES RARES LES MALADIES RARES EN FRANCE
Sanofi s’appuie sur l’intelligence artificielle (IA) de MedVir pour Donner l’espoir à chaque patient d’être un jour traité est l’un des objectifs
développer un outil permettant de réduire l’errance diagnostique. du laboratoire. Interview de Rita Cataldo, Présidente de Takeda France.
Décryptage avec Etienne Van der Elst, Digital Innovation Sanofi.
Quel est l’engagement du laboratoire SimforHealth de la première plateforme de
Quelle est la stratégie de Sanofi Pourriez-vous nous donner un exemple Takeda dans les maladies rares ? simulation numérique dévolue aux maladies
dans le domaine des maladies rares ? de ces solutions fondées sur l’IA ? Notre fondateur, Chobei Takeda, avait cette rares, qui fournit des contenus pédagogiques
Nous sommes pionniers dans la lutte contre Nous allons proposer AccelRare®,une solution formule : « Pensez à nos patients comme s’ils au médecin généraliste pour le sensibiliser à
les maladies rares et notre R & D est très dy- digitale innovante basée sur le dispositif étaient membres de notre propre famille. » la culture du doute. Le praticien est confron-
namique. Huit médicaments sont d’ores et médical MedVir, mise au point par la start-up Cette phrase résume le sens de notre enga- té à un patient virtuel présentant des signes
déjà disponibles, notamment dans les mala- française Medical Intelligence Service (M.I.S.). gement, car un patient atteint d’une mala- d’appel qui doivent l’amener à s’interroger et à
dies lysosomales. Au-delà de la découverte de Sanofi a l’ambition d’accélérer le diagnostic die rare, qui n’a, par définition, pas de réponse l’adresser éventuellement vers un centre de ré-
nouveaux traitements, le fil rouge de notre du patient. Pour cela, nous avons combiné thérapeutique à sa maladie, doit être traité. férence. L’objectif est de lutter contre l’errance
réflexion depuis plusieurs années est la l’expertise de Sanofi en maladies rares avec En France, cela se concrétise pour Takeda par diagnostique en accélérant les délais de prise
réduction de l’errance diagnostique. Ce sujet l’excellence technologique de M.I.S. Cette plus de 40 études cliniques impliquant 1 300 en charge et en évitant les erreurs de diagnos-
est primordial, car, en France, le délai moyen solution vient d’entrer dans sa phase pilote patients, pour la plupart dans les maladies ou tic et la mise en place de traitements inadaptés.
de diagnostic d’une maladie rare est de deux pour être testée sur 270 maladies rares pour indications rares. Notre ambition est de voir
ou trois ans, 25 % des lesquelles une prise en charge existe. En 60 % de notre portefeuille consa- Dans le domaine des maladies
malades restant en fonction des résultats des tests, elle sera pro- crés à des indications dans ces rares, comment Takeda aborde-
errance entre cinq et posée en France aux médecins généralistes, maladies à l’horizon 2030. t-il le virage ambulatoire ?
quinze ans(1). pédiatres et spécialistes de ville dès le qua- Nous améliorons la qualité de
trième trimestre 2022. Si le pilote répond aux
« Pensez à nos patients vie des patients en leur propo-
comme s’ils étaient
Pourquoi vous attentes, nous souhaitons déployer la solution membres de notre propre sant des traitements sous des
focaliser sur l’errance dansd’autrespayseuropéens.Véritablecompa- famille. » Chobei Takeda formes plus faciles à prendre et
© Takeda / DR
© Sanofi / DR

diagnostique ? gnon du praticien dans sa démarche diagnos- pouvant être livrées et admi-
L’errance diagnostique tique, AccelRare® se veut simple d’utilisation. Votre mission s’étend-elle à nistrées en toute sécurité à la
constitue une perte Sur la base des symptômes décrits par le pa- la problématique de l’errance maison. L’enjeu est également
de chances pour les Etienne Van der Elst tient, il alertera le médecin et partagera des diagnostique ? Rita Cataldo d’assurer le suivi des patients
malades. Accélérer leur diagnostic est une informations sur les maladies rares asso- Absolument ! Le retard au diagnostic d’une en dehors de l’hôpital, via des programmes
des priorités du Plan National Maladies Rares ciées, ainsi que les coordonnées du centre maladie rare est de cinq ans en moyenne en d’accompagnement sous forme de supports
2018-2022 et mobilise l’ensemble de cet écosys- expert labellisé le plus proche où le patient France(1), avec un patient sur deux qui reste sans comme des brochures et de solutions digi-
tème. C’est un axe essentiel dans l’améliora- pourra être adressé. Cette approche fondée diagnostic précis(2). On parle ainsi d’errance tales permettant au patient de se sentir suivi,
tion du parcours de soins des patients. Sanofi sur la culture du doute s’inscrit dans une diagnostique. La précocité du diagnostic condi- même s’il est moins à l’hôpital. Accélérer le
a donc collaboré avec des médecins, des asso- démarche de formation continue très pré- tionne les chances de prendre en charge un virage ambulatoire est fondamental pour les
ciations de patients et des experts pour iden- cieuse dans les maladies rares,augmentée par patient avant que sa maladie n’ait causé trop patients et leurs proches. S. G.-M.
tifier les problèmes rencontrés par les patients les nouvelles technologies. S. G.-M. de dommages. La problématique est d’autant 1) Fondation Maladies rares. https://fondation-
tout au long de leur parcours diagnostic. plus aiguë dans le cas des maladies rares, dont maladiesrares.org/les-maladies-rares/
Ceux-ci sont décrits dans le livre blanc UNIR, 1) Plan national Maladies rares 2018-2022 les signes sont généralement méconnus à la 2) Ministère des Solidarités et de la Santé. Les
(PNMR3) –Ministère des Solidarités et de la maladies rares. https://solidarites-sante.gouv.fr/
publié dès 2018, dans lequel figurent 14 solu- Santé & Ministère de l’Enseignement supérieur, fois du patient et du médecin.Takeda soutient, soins-et-maladies/prises-en-charge-specialisees/
tions concrètes,certaines étant digitales. de la Recherche et de l’Innovation. via l’initiative Coalition Next, la création par maladies-rares/article/les-maladies-rares

12 | guerre en ukraine
A la frontière avec la Pologne, « c’est le chaos »
Varsovie a annoncé dimanche avoir accueilli 213 000 personnes sur son territoire depuis le début du conflit
REPORTAGE
korczowa (frontière ukraino­
polonaise) ­ envoyé spécial
D
imanche 27 février,
installée sur des lits de
camp au milieu d’un
gigantesque entrepôt
transformé dans l’urgence en
centre pour les réfugiés de la
guerre d’Ukraine, à Korczowa, en
Pologne, la famille Zhyvaha est
exténuée. Vitali, 52 ans, le père,
Lena, 39 ans, la mère, et leurs trois
filles ont pourtant du mal à trou­
ver le sommeil après plus de tren­
te­six heures d’un voyage éprou­
vant qui les a menés depuis Bo­
ryspil, dans les alentours de Kiev,
à cette ville frontière de l’est de la
Pologne. « C’était horrible, raconte
Lena, en essayant de retracer diffi­
cilement leur parcours. Ces der­
nières heures le temps est devenu
élastique, on oublie. »
Comme la plupart des réfugiés
autour d’eux, la famille a pris la
décision de fuir vendredi 25 fé­
vrier, « le temps de faire les baga­
ges », raconte Arina, l’aînée, du
haut de ses 12 ans. Sa mère pour­
suit : « Nous avons réussi à monter
dans un train qui est parti à
20 heures de Kiev, il était bondé
mais heureusement nous avons
obtenu deux couchettes. » Pour
cinq personnes. Au bout de quel­
ques heures du trajet vers Lviv, la
grande ville de l’ouest de
l’Ukraine, extinction des feux
obligatoire pour traverser une
zone d’affrontement. « On nous a
même interdit de consulter nos té­
léphones, le train a continué à très
petite vitesse, alors que nous
voyions et entendions des tirs tout
autour de nous », raconte­t­elle,
encore terrifiée. Arrivés samedi
matin à Lviv, les Zhyvaha ne sont
pourtant pas au bout de leurs pei­
BIÉLORUSSIE
POLOGNE
Kiev
Lviv Boryspil
SLOVA. Korczowa UKRAINE
HONGRIE
MOLDAVIE
ROUMANIE
200 km
L’Union européenne renforce son aide humanitaire à l’Ukraine
Une majorité d’Etats­membres met en place une protection temporaire des réfugiés, dont le nombre pourrait atteindre quatre millions
Q uatre millions de réfu­
giés, 7 millions de dépla­
cés, 18 millions de per­
sonnes qui seront poten­
tiellement affectées par la guerre
déclenchée par la Russie : c’est à
une crise humanitaire qui aura
peut­être des proportions « histo­
riques » que doit se préparer l’Eu­
rope, ont reconnu, dimanche
27 février, les ministres de l’inté­
rieur de l’Union européenne (UE).
Selon les Nations unies, des
centaines de milliers d’Ukrai­
niens ont déjà fui leur pays. Plus
de 200 000 personnes sont arri­
vées en Pologne, 71 000 en
Hongrie, 47 000 en Roumanie,
41 000 en Moldavie. Et quelque
18 000 autres auraient franchi la
frontière slovaque.
Beaucoup ont déjà rejoint des
proches ou des membres de leurs
familles en Allemagne, en Italie
ou en République tchèque. Dotés
pour la plupart d’un passeport
Une Ukrainienne et son enfant, à Korczowa (Pologne), le 27 février. FLORIAN RAINER POUR « LE MONDE »
nes. Des bus mènent bien à la
frontière, située à 70 km, mais ils
sont pris d’assaut. « Finalement,
nous avons pu réussir à en trouver
un samedi soir. » Sous escorte po­
licière, il a pu passer à travers les
gigantesques embouteillages qui
encombrent toutes les routes re­
liant Lviv à la Pologne : « Il y avait
40 kilomètres de bouchons, et on
voyait des gens marcher avec leurs
enfants au bord de la route. » Arri­
vés à la frontière samedi soir, « un
chaos » les attend. « Au moins
5 000 personnes se battaient pour
passer », raconte Vitali. Les doua­
niers ukrainiens veillent en effet
toujours à empêcher les hommes
de 18 à 60 ans de sortir du pays.
Combien de temps les autorités
ukrainiennes vont­elles pouvoir
tenir ces contrôles aussi stricts
face à des réfugiés toujours plus
nombreux ? Les autorités polo­
naises ont annoncé, dimanche,
avoir déjà accueilli 213 000 per­
sonnes depuis le début du conflit,
mais, selon différents témoigna­
ges, elles seraient encore des di­
biométrique, ils ont le droit de sé­
journer dans l’UE durant quatre­
vingt­dix jours. Un droit dont ne
bénéficient pas ceux qui ne dispo­
sent pas des preuves de leur statut
légal en Ukraine. Dimanche, une
« grande majorité » des Etats
membres a adopté le projet d’oc­
troyer une protection temporaire
aux réfugiés. La France, qui exerce
la présidence tournante de l’UE,
va proposer qu’une décision for­
melle soit adoptée, jeudi 3 mars.
La directive « Protection tempo­
raire en cas d’afflux massif de per­
sonnes déplacées » – à laquelle le
Danemark ne participe pas – est
censée assurer un équilibre dans
les efforts d’accueil consentis par
les Etats membres. Elle s’applique
durant un an et peut être prolon­
gée de deux ans. Les pays doivent
s’assurer que les personnes
veulent retourner dans leur pays
avant de leur octroyer un titre de
séjour. Elles reçoivent une aide
zaines de milliers à attendre de
l’autre côté de la frontière. Malgré
ses 52 ans, Vitali, dentiste de for­
mation, a, lui, pu passer en ar­
guant de la nécessité de s’occuper
de ses trois filles.
Des heures dans le froid
Mais il a fallu toute de même at­
tendre des heures dans le froid.
« C’était la panique, il n’y avait pas
de toilettes, pas d’eau, rien pour
s’asseoir, pas de bois pour faire du
feu. Des gens ont même brûlé des
vêtements pour se réchauffer », té­
moigne Lena. Au milieu de la
nuit, le poste­frontière a été bru­
talement fermé, sans explica­
tions. « Il n’a rouvert qu’à 6 heures
du matin, dimanche. C’est là que
nous avons enfin pu passer », ex­
plique la mère de famille, profon­
dément soulagée d’être arrivée en
Pologne où une mobilisation
massive de la population associée
à une organisation publique mil­
limétrée leur permettent de se re­
poser dans de bonnes conditions.
Dans l’entrepôt de Korczowa, les
MALGRÉ SON SOUTIEN À 
L’UKRAINE, LE ROYAUME­
UNI RESTAIT ARC­BOUTÉ, 
DIMANCHE, SUR  l’Ukraine au titre de l’assistance
SA POLITIQUE MIGRATOIRE  humanitaire, va porter ce mon­
TRÈS RESTRICTIVE
sociale, une aide financière, l’ac­
cès aux soins, le droit à une
formation, etc. Et elles ont le droit
de travailler.
Ce régime, instauré à l’issue des
guerres en ex­Yougoslavie, en
2001, n’a jamais été utilisé. Il devra
être approuvé par une majorité re­
lative (15 pays membres, représen­
tant 65 % de la population de l’UE).
Dimanche, certains ministres ont
exprimé des réserves, craignant
sans doute de créer un précédent.
La Pologne et la Hongrie font va­
dons en nourriture, vêtement,
couches s’accumulent, bien au­
delà de ce que peuvent absorber
les réfugiés. Devant les portes, il y
a des food trucks et des volontai­
res de toute l’Europe qui propo­
sent des transports gratuits. Sur
proposition d’un Allemand, les
Zhyvaha devaient ainsi partir dès
dimanche vers Halle, dans la ré­
gion de Leipzig. Ils connaissent
bien le pays : ils y ont déjà habité
six ans après avoir fui de Lou­
hansk en 2014, lors du premier
conflit ukrainien. Leur situation
est même d’une ironie cruelle :
après avoir vu leur demande
d’asile refusée, ils ont été expul­
sés d’Allemagne par la force, en
mars 2021. C’était il y a moins
d’un an. « On n’a vraiment pas le
droit de revenir dans le pays à la
suite de notre expulsion, donc on
ne sait pas encore trop où aller »,
explique, désemparée, Lena.
Au fur et à mesure que la guerre
s’intensifie en Ukraine, les condi­
tions de ceux fuyant le conflit de­
viennent de plus en plus diffici­
loir qu’ils affrontent la situation
actuelle et que l’adoption d’un
texte n’est pas indispensable.
Dans l’immédiat, l’Union euro­
péenne, qui fournissait une aide
de 25 millions d’euros par an à
tant à 90 millions. Dix­huit pays
apportent par ailleurs une aide
bilatérale à Kiev, pour qui les Na­
tions unies lancent, de leur côté,
un appel d’urgence.
Visas étudiants
Malgré son soutien sans réserve à
l’Ukraine, le Royaume­Uni restait
quant à lui arc­bouté, dimanche,
sur sa politique migratoire très
restrictive. Le Home Office conti­
nuait ainsi à exiger des Ukrai­
niens en fuite qu’ils disposent
d’un visa pour venir au Royaume­
Uni. Les Britanniques encore en
Ukraine qui voudraient s’en pro­
curer pour leurs proches (femme,
les, d’autant que la neige s’est
mise à tomber dimanche sur la
frontière. Les Ukrainiens fuyant
en voiture sont bloqués des jours
entiers, à moins d’abandonner
leur véhicule. « C’était un chaos
énorme », raconte ainsi Ilias Mar­
mech, étudiant maroco­chy­
priote en ophtalmologie dans
l’est de l’Ukraine, en montrant les
photos de son périple sur son té­
léphone. Lui aussi a dû dormir
dehors avec ses compagnons
d’infortune, avant de faire lon­
guement la queue à la frontière.
« Il y avait partout des femmes et
des enfants dans le froid. » « J’ai
fait plusieurs crises de panique,
cela ne m’était jamais arrivé », ra­
conte également Maria, jeune
Ukrainienne de 23 ans, qui a mar­
ché des kilomètres, avant de de­
voir essayer de dormir dans une
tente glaciale. « J’ai finalement pu
être hébergée pour la nuit dans
une école. »
Comme elle, une fois arrivée en
Pologne, une grande partie des
Ukrainiens trouvent des solu­
mari, enfants) peuvent encore
faire la demande au consulat de
Lviv, mais les autres, ceux qui ont
de la famille parmi les dizaines de
milliers d’Ukrainiens du Royau­
me­Uni, ne peuvent faire leur de­
mande qu’en se présentant dans
les consulats britanniques des
pays voisins. Et ceux qui
n’auraient pas de famille au
Royaume­Uni, ou dont la famille
est considérée comme éloignée,
peuvent toujours faire acte de
candidature, mais pour des visas
étudiants, des visas pour « tra­
vailleurs qualifiés » ou des « visas
de travail », accordés aux tra­
vailleurs agricoles.
« Nous sommes un pays
accueillant pour les réfugiés, mais
la chose la plus importante à faire
pour l’instant, c’est d’aider
les Ukrainiens à défendre leur
pays », déclarait – en éludant la
question des visas – la ministre
des affaires étrangères, Liz Truss,
0123
MARDI 1ER MARS 2022
« IL Y AVAIT 
40 KILOMÈTRES DE 
BOUCHONS, ET ON VOYAIT 
DES GENS MARCHER
AVEC LEURS ENFANTS
AU BORD DE LA ROUTE »
VITALI ZHYVAHA
réfugié ukrainien à Korczowa
tions d’hébergement chez des
proches de la diaspora. Maria em­
barque ainsi dans un train pour
Szczecin, tout à l’ouest de la Polo­
gne, où l’attend « la tante de la pe­
tite copine d’un ami », qu’elle n’a
jamais vue de sa vie, avant de vi­
ser la Finlande. « J’irai travailler à
l’usine. » A ses côtés, Svetlana Sta­
nichevskaia, qui a fui Volno­
vakha, à la limite des frontières de
l’est de l’Ukraine, avec ses deux
enfants, veut partir pour Hano­
vre, en Allemagne, où l’attend
« un oncle ». « Nous avons déjà fui
en 2014, mais cette fois­ci je ne suis
pas sûre qu’on pourra revenir »,
admet­elle sur le quai de la gare
de Przemysl, avant de monter
dans un train qui traverse la Polo­
gne, pour une troisième nuit de
voyage sans sommeil.
Etudiants africains
Pour tous ceux qui n’ont pas de
solution d’hébergement, la Polo­
gne s’apprête aussi à ouvrir des
centres de réfugiés. Une catégorie
de réfugiés est toutefois un peu
moins bien traitée. Même s’ils ont
le droit de passer la frontière auto­
matiquement dès qu’ils mon­
trent un permis de résidence
ukrainien, les nombreux étu­
diants africains ou pakistanais
qui étaient inscrits en Ukraine
doivent faire face à l’accueil bien
plus froid des Polonais à leur
égard. Devant l’entrepôt de Korc­
zowa, deux hommes arabes se
voient par exemple refuser un
transport par un homme « qui ne
veut prendre que des femmes avec
des enfants ». A l’intérieur, un
groupe d’étudiants congolais ve­
nus d’Odessa, au bord de la mer
Noire, confirme : « L’accueil est
bon, mais ils ne veulent pas trans­
porter de Noirs. » Ces francopho­
nes n’avaient encore aucune solu­
tion pour essayer de rejoindre la
France, où ils ont de la famille. 
jean­baptiste chastand
dimanche. La pression des mé­
dias et de l’opposition travailliste
montait cependant pour que
Londres revoie sa position. Seule
concession faite par la ministre
de l’intérieur britannique, Priti
Patel, à cette heure : les visas ve­
nant à expiration des étudiants
ou travailleurs ukrainiens actuel­
lement au Royaume­Uni seront
prolongés.
Dimanche soir, Downing Street
annonçait par ailleurs que les
Ukrainiens pourraient quand
même faire venir, sans visa, « leur
famille proche ». « C’est un premier
pas bienvenu mais, désormais,
Londres doit travailler avec les
autres pays européens pour (…)
prendre aussi sa part et aider
l’Ukraine », soulignait la députée
travailliste Yvette Cooper. 
cécile ducourtieux
(londres, correspondante)
et jean­pierre stroobants
(bruxelles, bureau européen)
0123
MARDI 1ER MARS 2022
« Arrêtons Poutine » : partout, les peuples défilent
Sur tous les continents, des manifestants ont exprimé leur soutien à l’Ukraine contre l’invasion russe
RÉCIT
hongkong, londres, varsovie,
istanbul, pékin, madrid, new
york, athènes, scandinavie et
berlin ­ correspondants
L
a guerre, l’invasion, l’occu­
pant, la vieille Europe sait
ce que c’est, dans ses os.
Quand on lui parle de
bombardements, de caves,
d’exode, elle comprend intime­
ment cette terreur – malgré bien­
tôt huit décennies de paix. Sans
doute faut­il voir là l’un des res­
sorts de l’immense émotion qui a
saisi le continent, en faveur de
l’Ukraine, samedi 26 et dimanche
27 février. Quatre jours après le dé­
but des hostilités déclenchées par
Vladimir Poutine, des centaines de
milliers de personnes ont défilé
dans les rues – et pas seulement
dans les capitales – parées de bleu
et jaune, aux couleurs du drapeau
ukrainien. Des manifestations
contre la guerre et, surtout, contre
le président russe, dont le visage
s’est souvent retrouvé affublé de la
moustache d’Hitler. Une onde de
choc qui s’est propagée dans le
monde entier.
A Londres, le temps est radieux,
les touristes ont repris le chemin
du Royaume­Uni après l’intermi­
nable crise sanitaire du Covid­19,
et le métro regorge de supporteurs
de football qui convergent, diman­
che, vers le stade de Wembley pour
le match Liverpool­Chelsea. En dé­
pit de cette bouffée d’insouciance,
plusieurs milliers de manifestants
se rassemblent à Trafalgar Square,
les pommettes barrées de bleu et
jaune. « Arrêtons Poutine », « arrê­
tons la guerre », « fermons nos es­
paces aériens », clament ceux qui
défilent au micro. Il y a beaucoup
de familles avec enfants, des cou­
ples âgés, des Britanniques d’ori­
gine iranienne ou russe, des Hon­
gkongais, venus soutenir la cause
de Kiev. Sur une pancarte, Poutine
est devenu « Putler »
« Tout est tellement irréel »
Sur le panneau d’Oksana Cherem­
khivra, une exhortation en gran­
des lettres rouges : « Mères de Rus­
sie, arrêtez la guerre ». « Des jeunes
soldats russes meurent en ce mo­
ment pour une guerre qui n’est pas
la leur, déplore cette Britannique
d’origine ukrainienne. Leur vie n’a
aucune importance pour Poutine. »
Sa mère, de 80 ans, et sa belle­mère
sont isolées, sans aide, dans l’ouest
de l’Ukraine. « Je regrette qu’on n’ait
pas fait davantage pour arrêter
Poutine. On savait, nous, qu’il était
dangereux, mais personne ne nous
écoutait. » Cassia Scott­Jones, une
toute jeune fille, porte une pan­
carte écrite en russe qui se termine
par un vigoureux « Putin go fuck
yourself ». D’origine ukrainienne,
elle aussi, Cassia enrage « qu’on
n’ait pas stoppé Poutine dès 2014,
quand il a occupé la Crimée ». Elle
évoque deux enfants de 9 et 12 ans
qui lui sont chers en Ukraine, et se
met à pleurer. « Il y a quelques
jours, on rigolait, on vivait nos vies,
et maintenant… » L’attitude du
Home Office (le ministère de l’in­
térieur), qui exige un visa pour les
Ukrainiens fuyant la guerre, scan­
dalise nombre de manifestants.
A Madrid, la maire adjointe
Begoña Villacis, du parti libéral
Ciudadanos, a annoncé, elle, des
aides pour les réfugiés qui arrive­
raient dans la capitale. Si des divi­
sions politiques apparaissent en
Espagne sur la participation aux
opérations militaires de l’OTAN,
les manifestations en faveur de
l’Ukraine ne faiblissent pas depuis
le 24 février, que ce soit à Barce­
lone, à Bilbao, ou dans d’autres vil­
les. La fontaine de la place de Cy­
bèle, à Madrid, s’est illuminée de
bleu et de jaune, comme bon nom­
bre de bâtiments officiels et, di­
manche, près de 35 000 personnes
A gauche, la
manifestation
pour
l’Ukraine,
place de la
République à
Paris, samedi
26 février.
A droite, le
défilé à Berlin
contre
l’invasion
russe,
dimanche
27 février. AGNES
DHERBEYS/MYOP POUR
« LE MONDE » ET ODD
ANDERSEN/AFP
ont encore défilé place de Colon.
« Tout est tellement irréel, souligne
Varvara, une Ukrainienne de
42 ans. Pour le moment, ma famille,
à Kiev, est en vie, c’est tout ce que je
peux dire. Mon frère, lui, est parti se
battre. J’ai le cœur brisé. » Aux côtés
de cette femme installée depuis
vingt ans en Espagne, son fils, Ser­
gio, 11 ans, et sa fille, Claudia, 7 ans.
À Lisbonne, des centaines de
manifestants ont lié le sort du
pays envahi à celui du continent
en criant « Sauvez l’Ukraine ! Sau­
vez l’Europe ! », au cours d’un dé­
filé entre la statue du poète ro­
mantique ukrainien Taras Chevt­
chenko et le palais de Belem, où
réside le président portugais.
Marcelo Rebelo de Sousa a fait
une apparition pour assurer de
son soutien le président de l’asso­
ciation des Ukrainiens du Portu­
gal : « Le peuple portugais est avec
le peuple ukrainien. »
En France, plusieurs mairies ont
accroché le drapeau bleu et jaune à
leur fronton, et de nombreux ras­
semblements ont eu lieu, comme
à Strasbourg, samedi, ou à Tou­
louse, liée à Kiev par un jumelage,
dimanche. Place Saint­Michel, à
Paris, des centaines de manifes­
tants, ukrainiens, français, géor­
giens, ont répondu, dimanche, à
l’appel de l’Union des Ukrainiens
de France. La veille, 5 000 person­
nes s’étaient déjà rassemblées
place de la République.
Dans la foule, chaque visage
porte sa peine et ses espoirs de ré­
sistance. Nazarii Samvonyk,
19 ans, a posé ce matin encore à sa
famille, dans l’ouest de l’Ukraine,
cette question terrible : « Est­ce
que tout le monde est en vie ? »
Soulagement, jusqu’à présent,
pour cet étudiant français, venu
en France avec ses parents,
en 2009. « Mes proches se cachent
dans les sous­sols quand les bom­
bes tombent, confie le jeune
homme, mais ils s’organisent
pour s’entraider quand il y a un
moment de calme. D’autres veu­
lent s’engager dans la résistance. »
En avril, comme tous les ans, Na­
zarii devait rentrer au pays pour
Pâques. Cette année, il restera à
Paris, polarisé par les mobilisa­
tions, en suivant au jour le jour,
avec angoisse, sur son téléphone, Poutine, qualifié de « tueur », de
les violences infligées à son pays « criminel de guerre » ou de « fils de
natal. pute ». D’autres proclament « Pas
Tandis que la lumière du soir de troisième guerre mondiale » ou
tombe sur la place, un chanteur ac­ mettent en avant la « solidarité
compagné de l’accordéoniste Va­ avec les Ukrainiens ». Stanislau et
syl Borys enchaîne des ballades Nasta, des Biélorusses enveloppés
mélancoliques qui semblent ré­ dans le drapeau blanc et rouge de
conforter la foule. Un homme, en­ leur pays, les vêtements ornés
veloppé dans un drapeau ukrai­ d’autocollants jaune et bleu, se
nien, reprend les couplets. Sur sa sentent touchés par le sort des
pancarte, on lit comme un avertis­ Ukrainiens comme si c’était le
sement : « Vous ne vouliez pas leur. « On sait que ce n’est pas en dé­
mourir pour Dantzig. Alors il a fallu filant dans les rues qu’on arrêtera
mourir pour Dunkerque. » Poutine, disent­ils les larmes aux
yeux. Mais en même temps, c’est
« Enjeu vital » tellement important de pouvoir le
C’est sans doute à Berlin, ville sym­ faire comme ça, librement, sans
bole de la guerre froide, où le Mur craindre de se faire arrêter. Nos frè­
est tombé, en 1989, que les mani­ res et nos amis, en Russie, en Biélo­
festations ont été les plus specta­ russie, eux, n’ont pas cette chance. »
culaires. Plus de 100 000 person­ A Athènes, quelque 2 000 per­
nes se sont retrouvées, dimanche, sonnes se sont rassemblées de­
autour de la porte de Brande­ vant le Parlement, dimanche, à
bourg. Des hommes et des fem­ l’appel de la communauté ukrai­
mes de tous âges, sans aucune affi­ nienne de Grèce (32 000 person­
liation partisane ou syndicale, nes), brandissant des pancartes,
n’ayant guère l’habitude de des­ « Stop Poutine », « Poutine assas­
cendre dans la rue, mais pour qui sin », ou représentant, encore,
venir était une évidence. Comme Poutine en Hitler. Dans la foule, le
Anna Roth : « Depuis jeudi, je ne métropolite Chrysostomos de
pense qu’à l’Ukraine matin, midi et Marioupol, une ville du sud de
soir, explique cette institutrice de l’Ukraine, région où vivent
29 ans. Cette guerre me bouleverse 100 000 personnes d’origine
au plus profond de moi­même. Elle grecque. Lui­même a fui le pays il
touche à l’essentiel : la paix en Eu­ y a quelques jours. « J’étais hier au
rope. C’est pour la même raison que téléphone avec une femme seule
j’étais venue ici à la grande manifes­ coincée avec son enfant à Kiev, elle
tation pour le climat il y a deux ans. n’a pas de moyens pour venir en
Dans les deux cas, j’ai l’impression Grèce, elle pleurait, elle était dé­
que l’enjeu est tout simplement vi­ semparée. » Il précise pourtant
tal pour l’avenir de l’humanité. » que la plupart des Grecs
Dans l’immense marée hu­ d’Ukraine veulent y rester. « Toute
maine, des centaines de bandero­ leur vie est là­bas. »
les et de pancartes rédigées en cy­ Dans le nord de l’Europe, la Nor­
rillique, dont la cible est Vladimir vège, qui n’appartient pas à
l’Union européenne mais qui est
membre de l’OTAN, partage une
frontière de 200 kilomètres avec la
« CETTE GUERRE ME  Russie. Les manifestations s’y sont
multipliées dans plusieurs villes,
BOULEVERSE AU PLUS  comme à Kirkenes, ville frontière.
PROFOND DE MOI­MÊME.  En Finlande, dont la frontière com­
mune est encore plus longue,
ELLE TOUCHE À  1 300 kilomètres, plus de
10 000 personnes se sont rassem­
L’ESSENTIEL :  blées à Helsinki devant l’ambas­
sade de Russie aux cris de « Dehors
LA PAIX EN EUROPE » la Russie, à bas Poutine ». En quel­
ANNA ROTH ques jours, une initiative ci­
manifestante à Berlin toyenne demandant la tenue d’un
guerre en ukraine | 13
référendum pour l’entrée de la Fin­
lande dans l’OTAN a rassemblé
50 000 signatures, un exploit dans
ce pays de 5,5 millions habitants.
Le degré de tension atteint en Po­
logne, qui s’apprête à recevoir une
vague de réfugiés sans précédent,
dépasse sans doute de loin celui de
tous les pays d’Europe orientale.
Dimanche après­midi, à Varsovie,
l’avenue qui mène à l’ambassade
de Russie, imposant palais grisâtre
hérité de la période de la guerre
froide, était bloquée à la circula­
tion et le bâtiment protégé par des
dizaines de fourgons de police.
Plus d’un millier de manifestants
(15 000 la veille), essentiellement
ukrainiens et polonais, se sont réu­
nis là pour crier leur colère.
»Honte à vous ! »
Depuis l’estrade, de violentes in­
sultes fusent en direction des di­
plomates russes, reprises par la
foule : « Dégagez ! Dégagez ! »
« C’est la guerre et le temps des pa­
roles est fini ! hurle un militant po­
lonais des droits humains. Le dra­
peau d’un état fasciste ne peut plus
flotter dans notre capitale ! » Des
portraits de Vladimir Poutine et
du dictateur biélorusse, Alexandre
Loukachenko, sont disposés en
paillasson et piétinés par la foule.
« Nous vous disions depuis des an­
nées que Poutine est un menteur et
un assassin brutal, lance la mili­
tante féministe polonaise Marta
Lempart. Vous nous preniez pour
des russophobes hystériques. Vous
continuiez le “business as usual”
avec Moscou. Honte à vous ! »
En Turquie, si Recep Tayyip Er­
dogan cherche à ménager ses
liens avec la Russie, grand pour­
voyeur de gaz et de blé, il n’a pu, ou
voulu, empêcher les manifesta­
tions à Istanbul, Ankara, Eskisehir,
notamment, depuis le jour de l’in­
vasion, le 24 février. Des petits
groupes de protestataires, parmi
lesquels des Ukrainiens et des Ta­
tars de Crimée, ont brandi des
pancartes où le visage de
l’homme le plus détesté du
monde était couvert de mains en­
sanglantées. Un important dispo­
sitif policier, à Istanbul surtout, a
cependant empêché les cortèges
d’approcher du consulat de Rus­
sie, protégé par un enchevêtre­
ment de barrières métalliques.
De l’autre côté de l’Atlantique,
c’est devant le siège des Nations
unies, à New York, sur la Ire Avenue,
que les protestataires ont choisi de
scander leurs slogans, alors que le
Conseil de sécurité vient de voter
la convocation d’une assemblée
générale extraordinaire d’urgence
des 193 membres, dès lundi. Dra­
peau jaune et bleu sur les épaules,
Oksana feint de s’étonner :
« M. Poutine savait déjà que le
monde entier avait peur… Mais
comment c’est possible ? La petite
Ukraine n’a pas peur et se défend, et
les dirigeants du monde entier ont
peur ? C’est absurde ! »
Au Japon, au Canada, en Austra­
lie, partout se manifeste le soutien
aux Ukrainiens. À Taïwan, où la
Tour 101 de Taipei s’est habillée de
jaune et bleu, l’invasion de leur
pays alimente les discussions sur
les conséquences que peut avoir ce
conflit sur l’attitude de la Chine à
son égard. Depuis trois jours, plu­
sieurs rassemblements ont été or­
ganisés et la présidente, Tsai Ing­
wen, a annoncé qu’elle se joindrait
aux sanctions occidentales contre
Moscou.
Un autre endroit d’Asie a les yeux
rivés sur l’Ukraine : Hongkong. Les
Hongkongais soutiennent parti­
culièrement Volodymyr Parasyuk,
héros du mouvement Euro­
maïdan de 2013­2014, qui a repris
les armes et a appelé à la résistance
cette semaine. Les jeunes ont fait
d’une de ses phrases leur slogan fé­
tiche, lors du mouvement de ré­
volte à Hongkong, en 2019 : « Si
nous acceptons ce que nous pro­
pose le gouvernement, nos chers
amis morts au combat ne nous
pardonneront pas. » Dimanche,
une chaîne humaine de mar­
cheurs tenant une lumière s’est
formée en haut du rocher du Lion,
lieu symbolique de l’esprit de résis­
tance de Hongkong. 
florence de changy, cécile
ducourtieux, béatrice gurrey
(à paris) jakub iwaniuk, marie
jégo, allan kaval (à paris),
frédéric lemaître, sandrine
morel, carrie nooten, marina
rafenberg, olivier truc
et thomas wieder

14 | guerre en ukraine
Les Ukrainiens de France prêts à tout pour leur pays
La communauté se mobilise pour envoyer des biens de première nécessité, du matériel médical et de protection
REPORTAGE
L
es marchroutki sont
au rendez­vous, comme
tous les samedis, garées
le long du boulevard Vin­
cent­Auriol, à Paris (13e arrondis­
sement), aux alentours de la sta­
tion de métro Chevaleret. En
Ukraine, et dans les autres pays de
l’ex­Union soviétique, c’est ainsi
que l’on appelle ces camionnettes
qui servent tantôt de taxis collec­
tifs tantôt de moyens de trans­
port de marchandises informels
et low cost à travers l’Europe.
Elles sont six, en ce matin du
26 février. Elles sont arrivées la
veille, la plupart de la ville de
Tchernivtsi (près de la frontière
roumaine), après avoir parcouru
2 000 kilomètres en un peu plus
de vingt­quatre heures chargées
de leurs cargaisons habituelles –
plus d’une tonne de biscuits su­
crés, carpes séchées, cornichons,
graines de sarrasin, et de colis, des
milliers de colis emballés dans
des cartons, des sacs, des valises.
Le tout est empilé à même le bi­
tume, sous les rails du métro aé­
rien, en attendant que leurs desti­
nataires viennent les récupérer.
Dimanche, les marchroutki sont
reparties, à midi, comme tou­
jours. Cette fois­ci, elles ont été
lestées d’un chargement excep­
tionnel : médicaments, sacs de
couchage, brosses à dents, paires
de chaussettes, Doliprane, maté­
riel médical… « Pour le retour,
nous ne prenons que des colis des­
tinés à l’aide humanitaire, gratui­
tement », dit Ihor T., âgé de 44 ans,
patron de trois camionnettes.
Cela fait plus de quinze ans que
ce chauffeur­entrepreneur fait
l’aller­retour chaque week­end
pour livrer à ses compatriotes
expatriés friandises made in
Ukraine et marchandises expé­
diées par leurs familles à un prix
imbattable : un euro le kilo.
Deux bus affrétés
Ihor T. et ses chauffeurs sont par­
tis un peu plus d’une heure avant
le début de l’offensive russe, à
3 heures du matin dans la nuit
du mercredi 23 au jeudi 24 février.
Ils sont passés par la Pologne
juste avant la fermeture des fron­
tières, avant que les autorités
ukrainiennes n’interdisent aux
hommes âgés de 18 à 60 ans de
quitter le pays, dans l’éventualité
de leur mobilisation. « Je ne sais
pas si nous pourrons rentrer, je ne
sais pas si nous pourrons revenir le
week­end prochain, mais en tout
cas nous allons essayer de rappor­
En Roumanie, un réseau d’informaticiens solidaires
Plus de 2 300 spécialistes développent des applications pour épauler les autorités face aux milliers de réfugiés qui arrivent dans le pays
bucarest ­ correspondant
I ls sont la face invisible d’une
opération humanitaire ba­
sée sur un algorithme ma­
thématique. Plus de 2 300 infor­
maticiens, réunis au sein de l’as­
sociation Code4Romania (« Code
pour la Roumanie »), une asso­
ciation qui rassemble la crème
de la profession, se mobilisent
pour venir en aide aux 31 000 ré­
fugiés ukrainiens que la guerre
lancée par la Russie a poussé vers
leur pays. « Nous avons stoppé
toutes nos activités pour nous
concentrer sur des solutions nu­
mériques qui peuvent diminuer
les effets de la guerre, décrit Bog­
dan Ivanel, 35 ans, qui a créé
Code4Romania en 2016. Il s’agit
de quatre applications informati­
ques destinées à aider les réfugiés
Des colis à destination de l’Ukraine s’entassent au pied du métro Chevaleret, à Paris, le 26 février. BENJAMIN GIRETTE POUR « LE MONDE »
ter un maximum de produits dont
l’armée ukrainienne a besoin. »
Déjà, il regroupe les premiers
dons apportés par ses clients. Il y a
Roman D., entrepreneur dans le
bâtiment, et Natalia V., commer­
ciale dans un hypermarché, tous
deux âgés de 43 ans, installés à Pa­
ris depuis vingt ans, qui déchar­
gent de leur break Audi noir une
quinzaine de cartons contenant
des appareils de perfusion et des
poches d’émulsions récupérés
auprès d’une association. Ils refu­
sent de donner leurs noms, ils
craignent les services de rensei­
gnement du « monstre Poutine ».
Il y a aussi Oléna Shakhvoros­
tova, qui a 17 ans. Etudiante en his­
toire de l’art et en archéologie
à l’université Paris­I Panthéon­
Sorbonne, elle a dépensé la tota­
lité de ses économies (500 euros)
pour acheter trente boîtes de Do­
liprane, des conserves, des pro­
duits désinfectants…
En vingt­quatre heures, les dons
ont été si nombreux que les mar­
chroutki n’y ont pas suffi. Le frère
et associé d’Ihor T., installé à
Tchernivtsi, a fait affréter deux
ukrainiens qui arrivent en Rou­
manie. Nous utilisons nos capaci­
tés de coder pour soutenir la so­
ciété civile ukrainienne. »
A la frontière entre la Rouma­
nie et l’Ukraine, la file d’attente
des réfugiés s’étend sur plusieurs
kilomètres. Tous rêvent de fran­
chir cette ligne, longue de 650 ki­
lomètres, qui sépare leur pays
de l’espace euroatlantique pro­
tégé par l’OTAN et l’Union euro­
péenne (UE). Les autorités rou­
maines ont annoncé qu’elles
étaient prêtes à accueillir un
demi­million de réfugiés ukrai­
niens, mais la gestion de
cette crise humanitaire s’avère
difficile. Les centres d’accueil
aménagés dans les grandes villes
et à proximité de la frontière
ne parviennent pas à faire face à
l’afflux. Sur les réseaux sociaux,
bus pour transporter vers
l’Ukraine cinq tonnes de mar­
chandises et quarante hommes
désireux de rejoindre au plus vite
l’armée ou leurs familles.
Associations, particuliers, égli­
ses, ambassade… Les initiatives et
les élans de solidarité se multi­
plient au sein de la communauté
ukrainienne de France. Sur les ré­
seaux sociaux, on lance des ap­
pels au covoiturage – « J’aurais
honte de rester ici », lance Bohdan,
âgé de 28 ans, ouvrier dans le bâti­
ment, en France depuis un an et
demi, qui cherche le moyen de
faire la route à moindres frais
avec cinq copains. On transmet
des « listes » de matériel – de dé­
fense et médical – qui manquent
déjà. On met en ligne des cagnot­
tes pour récolter de l’argent et
on constitue des réseaux d’hé­
bergement d’urgence.
« Nous attendons un afflux con­
sidérable de réfugiés dans les pro­
chains jours ou les prochaines se­
maines, nous voulons nous prépa­
rer », témoigne Dmytro Atama­
nyuk, âgé de 40 ans, fondateur
en 2014 de l’association Aide mé­
GRÂCE À « UN TOIT »,  nes informaticiens, qui offrent
LES RÉFUGIÉS UKRAINIENS 
POURRONT TROUVER UN 
LOGEMENT EN QUELQUES 
CLICS ET LES ROUMAINS  main, en ukrainien et en russe.
DÉPOSER UNE OFFRE  Quatre applications doivent per­
D’HÉBERGEMENT
les messages des Roumains se
multiplient pour offrir un toit,
de la nourriture, des vêtements
et des médicaments à leurs voi­
sins ukrainiens.
Mais comment gérer cet
énorme puzzle mêlant politique
de l’Etat, élan humanitaire de la
société civile et incertitude du
dicale et caritative France­
Ukraine. Il a envoyé une centaine
de semi­remorques et près de
1 000 tonnes de matériel médical
(lits, mobilier, tables d’opération,
etc.) vers l’Ukraine en sept ans. A
peine vingt­quatre heures après
le début de l’opération militaire
russe en Ukraine, il croulait déjà
sous la demande d’aide humani­
taire d’urgence : ambulances, gar­
rots, civières… De 10 bénévoles,
il est passé à 100.
« Je dois y aller, je dois y aller »
« Avec notre soutien, avec notre
mobilisation, on va résister à
l’agression russe. » Iryna S. veut y
croire. A 32 ans, la jeune femme,
doctorante en économie de la
santé, et son mari, tous deux ori­
ginaires de Lviv, ville située à
70 kilomètres de la frontière polo­
naise, n’ont qu’une idée en tête :
rejoindre leur pays. La Peugeot
308 du couple est prête pour le dé­
part. « Je dois y aller, je dois y al­
ler », martèle Iryna. Avant son dé­
part, elle veut acquérir un maxi­
mum de matériel militaire figu­
rant sur une liste fournie par une
lendemain ? C’est là que les jeu­
habituellement aux autorités pu­
bliques des codes et des applica­
tions numériques pour le futur
de manière gratuite, proposent
des solutions.
Aide à la demande d’asile
mettre de mieux gérer la crise.
Grâce à Un toit, il est possible de
trouver en quelques clics un loge­
ment et, pour les Roumains,
de déposer une offre d’héberge­
ment. Management des ressour­
ces et des volontaires (MRV) offre
une radiographie exacte et en
temps réel des ressources dispo­
nibles et de leur localisation, et
liste des organisations de bénévo­
les. Qui fait quoi donnera des in­
formations précises sur tous les
association. Alors, samedi après­
midi, elle s’est rendue avec
2 000 euros à Melun (Seine­et­
Marne) dans un surplus pour
acheter casques, sacs à dos, et gar­
rots tourniquets tactiques…
« La diaspora s’est toujours sentie
la responsabilité d’aider l’Ukraine
et la communauté ukrainienne a
l’habitude de ne compter que sur
elle­même », commente Alla Laza­
reva, journaliste ukrainienne
en poste à Paris, croisée alors
qu’elle venait récupérer un colis
à la station de métro Chevaleret.
La communauté compterait entre
80 000 et 100 000 personnes en
France, dont 30 000 en Ile­de­
France (dont près de la moitié se­
rait sans papiers), selon les esti­
mations « au doigt mouillé » de Bo­
rys Gudziak, ancien évêque de
l’église gréco­catholique ukrai­
nienne de Paris (entre 2012 et
2019), aujourd’hui archevêque
ukrainien de Philadelphie, aux
Etats­Unis, en visite en France.
Forte de 4 millions de fidèles en
Ukraine (soit 10 % de la popula­
tion), l’église catholique ukrai­
nienne, de rite byzantin, « est da­
acteurs publics et privés impli­
qués dans la gestion de l’aide.
Enfin, avec Dopomoha, les réfu­
giés trouveront les procédures à
suivre pour demander l’asile en
Roumanie. Ces quatre applica­
tions seront disponibles en rou­
« La réponse aux situations d’ur­
gence est l’ADN du Code4Romania,
explique Bogdan Ivanel. Ces pro­
jets sont notre réaction à la crise
des réfugiés ukrainiens. » En 2016,
à 29 ans, cet informaticien avait
soutenu une thèse sur les lois
humanitaires et les droits de
l’homme à l’Institut d’études poli­
tique de Paris après avoir fait le
tour des « points chauds » de l’an­
cien espace soviétique, les ré­
gions séparatistes d’Abkhazie et
d’Ossétie du Sud, en Géorgie, et la
Transnistrie, région située dans
0123
MARDI 1ER MARS 2022
OLÉNA SHAKHVOROSTOVA, 
17 ANS, EST ÉTUDIANTE. 
ELLE A DÉPENSÉ SES 
500 EUROS D’ÉCONOMIES 
POUR ACHETER 30 BOÎTES 
DE DOLIPRANE,
DES CONSERVES,
DU DÉSINFECTANT
vantage présente dans les régions
occidentales du pays où les candi­
dats au départ vers l’Europe de
l’Ouest sont plus nombreux »,
avance le père Roman Ostapiuk,
âgé de 35 ans, de l’éparchie (dio­
cèse) de Vincennes (Val­de­
Marne), qui vient de souffler ses
cinq bougies et compte une cen­
taine de fidèles réguliers.
Une diaspora précaire
Souvent d’origines modestes, pré­
caires, nombre d’hommes instal­
lés en France travaillent dans le
bâtiment (plus de 73 %) tandis que
les femmes s’occupent de person­
nes âgées, d’enfants ou sont em­
ployées pour faire le ménage
(près de 60 %). Ainsi d’Ilona Orys­
hchuk, qui a 32 ans, originaire de
la ville de Ternopil, dans l’ouest de
l’Ukraine, en France depuis dix
ans, aujourd’hui auxiliaire de vie.
« En Ukraine, il y a des villages où
tout le monde part en France dans
le but de gagner un peu d’argent,
d’autres où tout le monde part en
Italie… Il y a davantage de bus qui
circulent entre Obertyn [un village
au sud de Ternopil] et la France
qu’entre Obertyn et Kiev. Dans le
village de mon amoureux, c’était
la France, alors on est partis en
France. » Mais elle n’a toujours
pas de papiers. Elle vient de dépo­
ser une demande pour en obtenir.
Depuis 2017 et la décision du
Conseil de l’Union européenne de
dispenser les citoyens ukrainiens
de visa de court séjour pour la
France et l’espace Schengen, nom­
bre de travailleurs du bâtiment
fonctionnent en binômes et en
roulement tous les trois mois. Ils
se relaient sur les chantiers, sou­
vent dirigés par des Polonais.
« Mon frère est là depuis sept ans,
il parle mieux polonais que fran­
çais ! », sourit Ilona Oryshchuk,
qui, avec son groupe de mères
des scouts ukrainiens, s’organise
pour acheter des médicaments,
récupérer des sacs de couchage
et des couvertures, du savon… 
louise couvelaire
l’est de la Moldavie et contrôlée
par l’armée russe depuis 1992. Le
fondateur de Code4Romania a
également étudié à l’université
d’Utrecht, aux Pays­Bas, à l’uni­
versité d’Oxford, au Royaume­
Uni, et à l’université de Berkeley,
aux Etats­Unis.
« La Roumanie compte plus d’in­
génieurs informaticiens par habi­
tant que les Etats­Unis, la France,
l’Allemagne, la Chine ou encore
l’Inde », souligne Grégoire Vi­
groux, président de la French
Tech Bucarest, l’antenne rou­
maine de la vitrine des start­up
de l’Hexagone. Devant la situa­
tion dramatique en Ukraine, les
jeunes informaticiens roumains
sont déterminés à connecter les
nouvelles technologies avec une
cause humanitaire. 
mirel bran

0123
MARDI 1ER MARS 2022
C H A N G E M E N T   C L I M AT I Q U E
Le sombre futur d’une Terre en surchauffe
Dans un nouveau rapport publié lundi, le GIEC se penche sur les impacts présents et à venir du réchauffement
L’
humanité et la nature
sont en péril. Chaque
jour davantage, elles
sont poussées jusqu’à
leurs limites, voire au­delà, par les
impacts toujours plus ravageurs,
généralisés et désormais souvent
irréversibles du changement cli­
matique d’origine humaine. Ces
effets, qui affectent déjà les vies
de milliards d’humains, vont s’ac­
célérer quel que soit le rythme de
réduction des émissions de gaz à
effet de serre. Ils frapperont les so­
ciétés de manière intolérable, mul­
tipliant les menaces sur la produc­
tion alimentaire, l’approvisionne­
ment en eau, la santé humaine, les
infrastructures côtières, les écono­
mies nationales et la survie d’une
grande partie du monde naturel.
Avec, à la clé, encore davantage
de pénuries, de pauvreté, de fami­
nes ou de conflits. Sans mesures
urgentes pour limiter la hausse
du thermomètre à 1,5 °C par rap­
port à l’ère préindustrielle, l’adap­
tation au dérèglement climatique
deviendra plus coûteuse, limitée
et, dans certains cas, tout simple­
ment impossible.
Ce sombre bilan est dressé par le
Groupe d’experts intergouverne­
mental sur l’évolution du climat
(GIEC), lundi 28 février, dans le
2e volet de son sixième rapport
d’évaluation. Après un premier
volet publié en août 2021 sur les
bases physiques du changement
climatique, l’instance onusienne
s’est, cette fois, penchée sur les im­
pacts, les vulnérabilités et l’adap­
tation à la crise climatique. Elle
publiera ensuite un 3e volet en
avril, consacré aux solutions pour
réduire les émissions de gaz à effet
de serre, avant une synthèse pré­
vue pour septembre.
Le nouveau rapport, rédigé par
270 scientifiques du monde entier
à partir de l’analyse de 34 000 étu­
des, est bien plus alarmant que le
précédent qui datait de 2014. S’il se
montre une alerte majeure pour
les gouvernements, il risque tou­
tefois de voir sa portée limitée,
alors que les yeux sont rivés sur la
guerre qui fait rage en Ukraine.
« Les chercheurs ukrainiens sont
restés impliqués tout au long des
travaux et nous ont dit que le mieux
que le GIEC pouvait faire, c’est de
poursuivre son travail », relate Wol­
fgang Cramer, directeur de recher­
ches (CNRS) à l’Institut méditerra­
néen de biodiversité et d’écologie
marine et continentale (IMBE), et
l’un des auteurs du rapport.
Le résumé à l’intention des déci­
deurs, négocié durant deux se­
maines par les représentants des
195 pays membres du GIEC, en col­
laboration avec les auteurs, a été
achevé avec du retard notamment
parce que « certains pays souhai­
taient que le message soit amoin­
dri », indique M. Cramer. Les scien­
tifiques ont toutefois tenu bon.
Des impacts déjà irréversibles
et généralisés Ce document
d’une quarantaine de pages, as­
sorti d’études régionales, l’affirme
sans ambages : le changement cli­
matique, causé par les émissions
de gaz à effet de serre anthropi­
ques (principalement la combus­
tion de charbon, de pétrole et de
gaz), a déjà entraîné des « effets né­
gatifs généralisés » et causé des dé­
gâts irréversibles à l’ensemble des
sociétés et de la nature, ce que l’on
appelle les pertes et dommages. Le
GIEC durcit son diagnostic puis­
que en 2014 il jugeait que la proba­
bilité de ces dommages s’accrois­
sait. Désormais, du sommet des
montagnes aux profondeurs des
océans, des villes les plus peuplées
aux zones isolées, toute la vie sur
Terre est devenue vulnérable au
réchauffement, et en particulier
Conséquences du réchauffement climatique sur l’humanité
Niveau de confiance dans le lien avec le changement climatique
Haut ou très haut Preuves limitées,
Moyen insuffisantes
Bas
Impacts sur la pénurie d’eau
et la production alimentaire
Pêche et
Pénurie Production Animaux production
d’eau agricole et bétail aquacole
GLOBAL + – – –
–
Afrique – – – –
Asie + + – –
– –
Asie australe + – + –
– –
Amérique cen- + – + –
trale et du Sud – –
+ + – +
Europe
– – –
Amérique + + – +
– – –
du Nord
Petites îles – – – –
Arctique + + – –
– –
Villes côtières – –
Région
méditerranéenne
– – – –
+ +
Régions
– – – –
montagneuses
aux événements extrêmes – va­ ment climatique ». Cette vulnérabi­
gues de chaleur, sécheresses, inon­ lité va s’accroître encore à l’avenir,
dations ou incendies – dont la fré­ en raison de la destruction accélé­
quence et l’intensité augmentent. rée, sous l’effet des activités hu­
Le changement climatique ré­ maines, des écosystèmes qui pro­
duit la disponibilité de la nourri­ tègent les sociétés – coraux, zones
ture et de l’eau, exposant des mil­ humides, forêts, etc.
lions de personnes à une insécu­
rité alimentaire aiguë, notam­ Encore plus de dégâts avec l’in­
ment en Afrique, en Asie, en tensification du réchauffement
Amérique centrale et du Sud, dans Le pire est encore à venir, et l’on
les petites îles ou en Arctique. Les ne peut que freiner le désastre.
événements extrêmes affectent Contenir le réchauffement clima­
également la santé dans toutes tique à 1,5 °C – l’objectif le plus am­
les régions, provoquant une plus bitieux de l’accord de Paris – « ré­
grande mortalité, l’émergence de duirait considérablement les pertes
nouvelles maladies ou le dévelop­ et dommages (…) sans pouvoir tous
pement du choléra. Dans les villes, les éliminer », avertissent les scien­
ils augmentent le stress thermi­ tifiques, qui évoquent une
que, réduisent la qualité de l’air et « hausse inévitable de multiples
affectent les chaînes d’approvi­ dangers ». En cas de dépassement
sionnement ou les réseaux de de cette limite, les effets négatifs
transport. Ils poussent les gens à et les dégâts irréversibles « s’inten­
quitter leur foyer et entraînent des sifieront encore, à chaque hausse
préjudices économiques (pour du réchauffement ». Or, le thermo­
l’agriculture, la pêche, le tourisme mètre a déjà grimpé de 1,2 °C par
ou la productivité du travail en rapport à l’ère préindustrielle et
extérieur). Ils touchent aussi dure­ les engagements de court terme
ment les espèces animales et vé­ des Etats mènent la planète vers
gétales – la moitié de celles étu­ un réchauffement de 2,7 °C à la fin
diées ont modifié leur aire de ré­ du siècle, voire davantage puisque
partition et certaines espèces ont les promesses ne sont pas tenues.
totalement disparu. Les conséquences d’un monde
Si personne n’est à l’abri, la vul­ toujours plus chaud sont vertigi­
nérabilité des habitants et des éco­ neuses. A l’échelle mondiale, jus­
systèmes diffère toutefois grande­ qu’à 4 milliards de personnes
ment selon les régions, et est exa­ pourraient connaître une pénurie
cerbée par d’autres facteurs, tels chronique d’eau en raison de sé­
que les inégalités de développe­ cheresses dans le cas d’un ré­
ment, la pauvreté ou l’accès limité chauffement de 4 °C, et entre
aux services. Au total, entre 3,3 et 800 millions et 3 milliards à + 2 °C.
3,6 milliards d’humains vivent Dans ce scénario, d’ici à 2050,
dans des « contextes qui sont hau­ 1,4 million d’enfants seraient at­
tement vulnérables au change­ teints de retards de croissance sé­
vères du fait de la malnutrition en
Afrique, et jusqu’à 183 millions de
personnes supplémentaires pour­
JUSQU’À 4 MILLIARDS DE  raient souffrir de sous­alimenta­
tion dans les pays à faible revenu.
PERSONNES POURRAIENT  Les habitants des petites îles et des
CONNAÎTRE UNE PÉNURIE  régions qui dépendent des gla­
ciers risquent de manquer d’eau
CHRONIQUE D’EAU EN  douce si le réchauffement se pour­
suit au­delà de 1,5 °C. Et un milliard
RAISON DE SÉCHERESSES  de personnes seront à risque sur
DANS LE CAS D’UN  les côtes au milieu du siècle dans
tous les scénarios. En Europe,
RÉCHAUFFEMENT DE 4 °C deux à trois fois plus de personnes
PLANÈTE
| 15
▶▶▶
Impacts sur les systèmes humains
– Multiplication des impacts négatifs
+ Multiplication des impacts négatifs
– et positifs
Impacts sur la santé Impacts sur les villes, les zones
et le bien-être d’habitation et les infrastructures
Inondations
Maladies Canicule, Inondations et tempêtes Secteurs
infec- malnutrition Santé Déplacements à l’intérieur dans les zones Infra- économiques-
tieuses et autres mentale de population des terres côtières structures clés
– – – – – – –
– – – – – – – –
– – – – – – – –
– – – – – – –
Non évalué
– – – – – – –
Non évalué
– – – – – – – –
– – – – – – – –
– – – – – – – –
– – – – – – – +
–
Non évalué – – – –
+
– – Non évalué – – – –
– – – – – –
Source : Climate Change 2022, Impacts Adaptation and Vulnerability, IPCC Infographie : Le Monde
seront exposées au stress thermi­ sans quoi il sera trop tard. Le rap­
que si l’on atteint 3 °C de réchauf­ UNE PARTIE DES  port souligne que des limites
fement, comparé à 1,5 °C. ÉCOSYSTÈMES, TELS « souples » de l’adaptation ont déjà
Le risque d’extinction des espè­ été atteintes. Des habitants des pe­
ces uniques et menacées sera au QUE CERTAINS CORAUX,  tites îles ne peuvent ainsi plus
moins 10 fois plus élevé dans un s’adapter à la montée des eaux
monde à + 3 °C, par rapport à 1,5 °C. FORÊTS TROPICALES  sauf à surmonter un ensemble de
Avec le franchissement de cette contraintes, d’ordre financier, po­
dernière limite, des écosystèmes
OU RÉGIONS POLAIRES,  litique ou technologique. Une par­
entiers (polaires, montagneux, cô­ ONT ATTEINT UN POINT tie des écosystèmes, tels que cer­
tiers) seront irréversiblement per­ tains coraux, forêts tropicales ou
dus, alors que certains d’entre eux  DE NON­RETOUR régions polaires, ont quant à eux
sont déjà à la limite de leur adapta­ atteint des limites « dures », c’est­à­
tion, comme les récifs coralliens. dire un point de non­retour. Cette
Pour la première fois, les cher­ mation joue, tandis qu’en Australie situation ne va qu’empirer avec le
cheurs mettent en garde contre on a un problème de gouver­ changement climatique.
les impacts du changement clima­ nance », explique Gonéri Le Co­ Même avant d’atteindre ces limi­
tique qui s’avèrent, non seule­ zannet, chercheur au Bureau des tes, « l’adaptation ne peut pas em­
ment, « de plus en plus complexes à recherches géologiques et miniè­ pêcher tous les pertes et domma­
gérer », mais qui se produiront de res et l’un des auteurs du rapport. ges », préviennent les auteurs. Ils
plus en plus simultanément, avec Dans les pays en développement, mettent en garde contre les « ma­
parfois des conséquences « en cas­ la faible mise en œuvre des politi­ ladaptations », les problèmes en­
cade » d’une région à l’autre. Par ques d’adaptation est aggravée traînés par une mauvaise adapta­
exemple, l’augmentation de la par le manque de moyens. Le GIEC tion. « Sur le littoral, les digues pro­
chaleur et de la sécheresse se con­ note qu’à l’échelle mondiale, tègent les personnes et les biens à
jugueront pour nuire à la produc­ l’écart se creuse entre les fonds né­ court terme, mais elles empêchent
tion alimentaire et réduire la pro­ cessaires et les montants alloués, les transferts de sédiments et dé­
ductivité de la main­d’œuvre agri­ qui sont « insuffisants ». Lors de la gradent les écosystèmes naturels »,
cole, ce qui entraînera une hausse COP26, en novembre 2021 à Glas­ explique Gonéri Le Cozannet.
des prix des aliments et une gow, les pays développés se sont Les auteurs estiment qu’un dé­
baisse des revenus des agricul­ engagés à doubler l’aide consa­ veloppement résilient au change­
teurs, d’où une augmentation de crée à l’adaptation, mais ils sont ment climatique est possible, sur
la malnutrition et des décès. encore loin de respecter leurs en­ la base de l’équité et de la justice.
gagements. Et ils ont refusé de « Mais cela deviendra de plus en
Une adaptation encore insuffi­ consacrer un financement spéci­ plus difficile, voire impossible dans
sante Face à ces risques toujours fique aux pertes et dommages. certains endroits, si l’on tarde à agir
plus nombreux et inévitables, Les exemples de bonnes prati­ et si le réchauffement se poursuit,
s’adapter au changement climati­ ques d’adaptation, entraînant de notamment au­delà de 1,5 °C », pré­
que est crucial, tout autant que ré­ multiples bénéfices, sont nom­ vient Wolfgang Cramer.
duire drastiquement et rapide­ breux. « Dans l’agriculture, on peut « Ce rapport du GIEC est un atlas
ment les émissions de gaz à effet mettre en place une meilleure ges­ de la souffrance humaine et une ac­
de serre. Si le GIEC note des pro­ tion de l’eau et de l’irrigation, déca­ cusation accablante de l’échec du
grès, l’adaptation est insuffisante ler les dates de semence, développer leadership climatique, a réagi Anto­
face à la rapidité des changements. l’agroécologie ou utiliser des cultu­ nio Guterres, le secrétaire général
« La plupart des mesures d’adapta­ res adaptées à des chaleurs extrê­ de l’ONU. Les plus grands pollueurs
tion sont fragmentées, à petite mes », indique Delphine Deryng, du monde sont coupables de l’in­
échelle, progressives, adaptées aux chercheuse invitée à l’université cendie criminel de notre seule mai­
impacts actuels et aux risques à de Humboldt, à Berlin, et l’une des son. » Comme il le fait régulière­
court terme et focalisées davantage autrices du rapport. Dans d’autres ment, M. Guterres appelle les pays
sur la planification que sur la mise secteurs, le GIEC évoque la restau­ à sortir du charbon, à faire une
en œuvre », écrivent les auteurs. ration des forêts et des écosystè­ transition vers les énergies renou­
Les barrières restent nombreu­ mes naturels, l’arrêt de l’urbanisa­ velables et à financer l’adaptation
ses et diffèrent selon les pays. « En tion dans les zones côtières ou la à hauteur de 50 % des fonds climat.
Europe, le sentiment d’urgence est végétalisation des villes. « Au fur et à mesure que les impacts
faiblement ressenti, il y a un man­ climatiques s’aggraveront, l’aug­
que de volonté politique et des res­ Des limites à l’adaptation Ces mentation des investissements sera
sources financières et humaines li­ mesures doivent être mises en essentielle à la survie. » 
mitées. Aux Etats­Unis, la désinfor­ place le plus rapidement possible, audrey garric

16 | planète
C H A N G E M E N T   C L I M AT I Q U E
Les villes côtières en alerte face à la montée des eaux
Djakarta, Houston, Lagos… Une trentaine de communes se sont associées pour accélérer leur transformation
L’
équation se vérifie sur
tous les continents :
d’un côté le niveau des
mers monte, de l’autre,
les populations se massent tou­
jours plus nombreuses sur les lit­
toraux. L’inconnue tient au
rythme auquel vont se produire
l’accélération des tempêtes vio­
lentes, génératrices de vagues­
submersion rendant inhabita­
bles des quartiers entiers, l’éro­
sion des plages et des falaises, les
pénétrations de sel dans les nap­
pes d’eau douce et sur les terres.
Les derniers travaux du Groupe
d’experts intergouvernemental
sur l’évolution du climat (GIEC)
contribuent à prendre la mesure
de l’accélération de l’expansion
de l’océan. Les villes côtières, el­
les, le voient déjà à leurs portes.
Venus d’Aichi, au Japon, de Hous­
ton, aux Etats­Unis, ou de Bizerte,
en Tunisie, plusieurs élus locaux
ont partagé leurs expériences lors
du One Ocean Summit de Brest, le
10 février. « Un jour de forte tem­
pête, la Méditerranée a franchi la
digue et a pris l’ascenseur du centre
nautique. Quelle allégorie !, a ainsi
raconté Hervé Menchon, adjoint
au maire de Marseille. La ville va
devoir accepter de perdre du ter­
rain et accompagner des modifica­
tions du foncier avec beaucoup de
finesse. » Hans­Werner Tovar, qui
préside le conseil municipal de
Kiel, une ville du nord de l’Allema­
gne, a pour sa part évoqué les
« plus de 350 000 personnes qui vi­
vent à proximité de la Baltique,
dont les premières maisons se trou­
vent aujourd’hui à moins de
60 mètres du trait de côte ».
A Kiel, la montée du niveau des
mers a rendu caduques certaines
installations portuaires et de nou­
velles sont en construction sur
17 hectares. A Stockholm, ce sont
des écluses pour parer aux risques
d’inondation et aux menaces sur
l’eau potable qu’il faut rebâtir. « Il
s’agit d’un des plus gros chantiers
du pays », a précisé Katarina Luhr,
vice­maire de Stockholm. Au Ni­
geria, l’Etat de Lagos tâche de rega­
gner plus de 8 kilomètres carrés
sur la mer, tandis que des com­
munes doivent migrer vers l’est.
De Saint­Louis (Sénégal) – une
ville « amphibie », où le quartier
des pêcheurs a les pieds dans l’eau
La France n’est pas suffisamment préparée à la crise climatique
Des spécialistes regrettent que la réponse aux événements extrêmes ne se traduise que par des « actions dispersées », sans vision globale
L a France n’est toujours pas
prête à faire face à la crise
climatique. Ni aux événe­
ments extrêmes, comme les cani­
cules, les sécheresses, les incen­
dies ou les submersions marines,
ni aux stress chroniques, tels que
la baisse de disponibilité de l’eau
ou la montée du niveau des mers.
C’est le constat tiré par plusieurs
think tanks, qui appellent le gou­
vernement à mettre en œuvre
d’urgence une véritable stratégie
d’adaptation au risque climati­
que. Ils font écho au rapport pu­
blié par le Groupe d’experts inter­
gouvernemental sur l’évolution
du climat (GIEC), lundi 28 février,
sur les impacts et l’adaptation face
au changement climatique.
« Le changement climatique s’in­
tensifie et s’accélère. Même une
baisse immédiate des gaz à effet de
serre n’empêcherait pas des effets à
des échelles millénaires », rappelle
Alexandre Magnan, chercheur à
l’Institut du développement du­
–, à Djakarta, qui verra son statut
de capitale politique de l’Indoné­
sie supplantée par une nouvelle
ville construite sur l’île de Bornéo,
tous les élus réunis à Brest ont sou­
ligné les besoins colossaux de fi­
nancements. Car ce n’est pas seu­
lement l’élévation du niveau de la
mer que ces villes doivent affron­
ter, mais tous les effets du change­
ment climatique, comme l’a souli­
gné Anies Baswedan, le gouver­
neur de Djakarta.
Le problème des « émissions de
gaz à effet de serre qui réchauffent
la planète » figure en tête de la « dé­
claration Sea’ties », signée par une
trentaine de villes, grandes ou
moyennes. Cette initiative ras­
semble des cités côtières prêtes à
partager leurs expériences et leurs
idées, en associant des scientifi­
ques. Elle émane de la Plateforme
océan & climat (POC), qui a lancé
le mouvement au lendemain de la
publication du rapport spécial du
GIEC sur l’océan et la cryosphère,
en septembre 2019. « Sea’ties n’a
pas pour objectif d’établir des dia­
gnostics supplémentaires pour dire
que tout va mal, mais de réunir les
villes qui ont un besoin urgent
d’être aidées, indique Raphaël Cu­
velier, vice­président de la POC. El­
les sont plus réactives que les Etats
mais ne disposent pas de réseau
d’échanges sur ces questions. »
Efforts éphémères
Il liste quelques préoccupations
récurrentes des élus : les ancien­
nes décharges d’ordures que l’éro­
sion met au jour, les législations
qui ne sont plus adaptées et la con­
currence qui s’accentue entre les
infrastructures appelées à s’éloi­
gner des littoraux et les terres agri­
coles – de nombreux aéroports,
notamment, se trouvent près des
côtes. « Un des thèmes importants
est le volet psychosociologique, es­
time M. Cuvelier. Comment va­
t­on s’y prendre pour faire accepter
aux populations qu’elles vont de­
voir partir, comment les aider à se
projeter dans un autre avenir ? Il y a
une véritable demande de savoir­
faire à ce propos. »
Mêmes riches, les villes, con­
traintes dans leur urbanisation,
ne peuvent pas grand­chose sans
leur territoire pour rendre un peu
de place à la nature. Dans ses ef­
rable et des relations internatio­
nales. Il faudra donc à la fois « évi­
ter l’ingérable » et « gérer l’inévita­
ble ». Autrement dit, diminuer les
émissions et s’adapter, c’est­à­
dire réduire la vulnérabilité face
aux conséquences du réchauffe­
ment. Près de deux tiers des Fran­
çais sont déjà exposés à des ris­
ques climatiques de manière
forte ou très forte. Ceux­ci affec­
tent la santé, les écosystèmes, les
activités économiques (agricul­
ture, tourisme, etc.), le bâtiment
ou encore les infrastructures.
Nouveaux modèles
Or, le Plan national d’adaptation
au changement climatique actuel
« n’a pas réussi à incarner une
réelle politique publique d’adapta­
tion », estiment, dans un billet pu­
blié vendredi, Alexandre Magnan,
Vivian Depouès et Morgane Nicol,
experts à l’Institut de l’économie
pour le climat, et Magali Re­
ghezza, maîtresse de conférences
A Houston, au Texas, après le passage de l’ouragan Harvey, le 4 septembre 2017. ADREES LATIF/REUTERS
forts pour freiner l’érosion, Sète,
nichée entre la Méditerranée et
l’étang de Thau, dans l’Hérault, a
agi en pionnière et a transmis ce
dossier à la communauté d’agglo­
mération dès sa création. « A la
suite de la tempête de 1982, il y a eu
une prise de conscience, relate
Yvon Iziquel, chef de projets litto­
raux à Thau Agglo. Les études ont
duré longtemps, les réflexions
aussi : elles dépassent de très loin
la durée d’un mandat. » En 2012, la
route du Lido a reculé entre Sète
et Marseillan. Depuis, 12 kilomè­
tres de cordon dunaire ont été re­
constitués, un système de drai­
nage a été installé sous les plages
– l’eau ainsi récupérée est réutili­
sée – et un dispositif atténuateur
de houle, une sorte de digue sous­
marine de 2,7 kilomètres de long,
a été posé à 350 mètres de la côte,
retenu par des boudins remplis
à l’Ecole normale supérieure et
membre du Haut Conseil pour le
climat. « L’adaptation y reste can­
tonnée à des mesures sectorielles
et à des actions dispersées, essen­
tiellement réactives et curatives,
sans vision globale et sans prise en
compte des cobénéfices ou des ris­
ques de mal­adaptation. »
Depuis un an, les « choses évo­
luent » et les acteurs économi­
ques et territoriaux sont « de plus
en plus matures », reconnaît
M. Depouès. La question de
l’adaptation était au centre du Va­
renne agricole de l’eau, des assises
de la forêt et du bois, du plan Ave­
nir montagnes ou encore de la ré­
forme de l’assurance des récoltes
– adoptée par le Parlement jeudi
24 février – afin de mieux indem­
niser les agriculteurs touchés par
les aléas climatiques. Plusieurs
articles de la loi Climat et rési­
lience, promulguée en août 2021,
abordent également l’enjeu du re­
cul du trait de côte. Certaines
de sable. « Le système fonctionne,
on regagne un peu de sédiments »,
assure M. Iziquel, sans cacher le
caractère éphémère de ces efforts.
Les élus signataires de la « décla­
ration Sea’ties » réclament aussi
plus de soutien scientifique. « Ce
dont nous avons le plus besoin, ce
sont des séries de données longues
et de qualité afin de nourrir des mo­
dèles prédictifs », affirme Moussa
Sall, coordonnateur de la cellule
régionale de l’Observatoire régio­
nal du littoral ouest­africain. Son
organisation travaille sur la rési­
lience des côtes de onze pays, de la
Mauritanie au Bénin, plus Sao To­
mé­et­Principe. « Il y a des points
chauds dans chacun de ces pays,
toutes les villes sont menacées,
60 % des littoraux sont en situation
critique élevée ou très élevée, résu­
me­t­il. Les élus et les populations
veulent souvent des solutions im­
grandes villes et régions pren­
nent leurs dispositions, comme
Paris, Lyon, Strasbourg, la Nouvel­
le­Aquitaine, la Bretagne ou le
Grand­Est, et les stations de mon­
tagne réfléchissent à de nou­
veaux modèles pour pallier la ré­
duction de l’enneigement.
« Au milieu du gué »
« Nous sommes cependant loin de
l’ambition nécessaire pour répon­
dre aux menaces d’un climat qui
change », relèvent les quatre ex­
perts. Dans de multiples domai­
nes, la question de l’adaptation
« n’est simplement pas posée ou li­
mitée à l’injonction incantatoire »,
ajoutent­ils, comme pour certai­
nes infrastructures stratégiques
(ports, réseaux ferrés, routes, as­
sainissement) ou pour de nom­
breuses opérations d’aménage­
ment ou de renouvellement ur­
bain. Avec le plan de relance, le
gouvernement investit par exem­
ple 6,7 milliards d’euros dans la ré­
« NOUS ALLONS DEVOIR  digues fournissent un sentiment
CHANGER DE PARADIGME.  deront un jour », il existe d’autres
LAISSER LES REZ­DE­
CHAUSSÉE INHABITÉS,  lons devoir changer de paradigme
NE VIVRE PRÈS DE L’EAU  Laisser les rez­de­chaussée inhabi­
QUE L’ÉTÉ… »
THÉOPHILE BONGARTS
chef de projet Sea’ties
médiates, des digues, des enroche­
ments, mais agir dans la précipita­
tion peut conduire à créer d’autres
problèmes un peu plus loin. »
Entre des constructions en dur
et des idées plus souples, Théo­
phile Bongarts, chef de projet
Sea’ties sur l’adaptation au chan­
gement climatique, prône des ré­
novation des bâtiments, « mais
sans intégrer de manière systéma­
tique la question du confort d’été »,
qui permet de maintenir une
température agréable sans clima­
tisation, relève M. Depouès.
Sur le littoral, où la montée des
eaux aggrave les risques de sub­
mersion et d’érosion, les solu­
tions basées sur la nature, comme
l’implantation de végétaux sur les
dunes, restent « très marginales »,
alors qu’elles sont plus durables et
moins chères que les ouvrages en
dur (digues, enrochements, etc.),
indique Jill Madelenat, chargée
d’études à La Fabrique écologique.
Entre 5 000 et 50 000 maisons
sont menacées d’ici à 2100, pour
une valeur de 1 à 8 milliards
d’euros, mais « on n’a pas encore
trouvé de mécanisme pour finan­
cer la relocalisation des victimes de
l’érosion », explique­t­elle.
Les think tanks appellent à inté­
grer l’adaptation à tous les sec­
teurs (sécurité civile, politique sa­
0123
MARDI 1ER MARS 2022
ponses sans dogmatisme. Si « les
de sécurité non fondé, car elles cé­
pistes, comme des constructions
sur pilotis ou flottantes. « Nous al­
vis­à­vis de l’océan, prévient­il.
tés, ne plus utiliser les ports quand
leurs quais sont submergés, quel­
ques jours par an, ne vivre près de
l’eau que l’été… »
Le réseau Sea’ties a aussi pour
objectif d’inscrire les villes côtiè­
res plus haut dans l’agenda inter­
national. Le prochain grand ren­
dez­vous est prévu fin juin, lors de
la Conférence des Nations unies
sur les océans, à Lisbonne. Les as­
sureurs, les agences de développe­
ment et autres bailleurs de fonds
internationaux y sont conviés. 
martine valo
nitaire, gestion de la ressource en
eau, urbanisme, politique agri­
cole, etc.) et tous les ministères. La
nouvelle Stratégie française éner­
gie­climat, en cours d’élaboration,
qui comprendra notamment une
loi de programmation énergie­cli­
mat et le Plan national d’adapta­
tion au changement climatique
révisé, devra être le moment
d’une « ambition accrue », d’un
« pilotage fort de l’Etat », et d’une
programmation budgétaire.
« On est encore au milieu du
gué », reconnaît le sénateur écolo­
giste Ronan Dantec, auteur d’un
rapport sénatorial sur l’adapta­
tion en 2019. Le président du co­
mité d’orientation de l’Observa­
toire national sur les effets du ré­
chauffement climatique appelle à
dimensionner toutes les politi­
ques publiques autour du scéna­
rio d’une hausse du thermomètre
de 3 °C en France, et à les décliner
au sein des collectivités locales. 
audrey garric
0123
MARDI 1ER MARS 2022
Les Maldives,
entre érosion
et submersion
L’archipel, le plus bas du monde,
subit les effets du réchauffement
maldives ­ envoyée spéciale
I
l y a bien le lagon turquoise
qui se fond dans l’azur du
ciel, mais l’image de carte
postale s’arrête là. A Felidhoo,
aux Maldives, point de bungalows
sur pilotis ou de bancs de sable im­
maculés. La petite île, située à une
heure trente de bateau au sud de la
capitale, Malé, est rongée par l’éro­
sion. Les plages ont quasiment dis­
paru alors que la mer grignote la
terre sans relâche. Les palmiers,
dont les racines sont désormais
apparentes, s’effondrent dans
l’eau les uns après les autres. En
cette mi­février, de fortes pluies se
sont abattues sur ce petit bout de
terre de l’atoll de Vaavu et une par­
tie des rues sont inondées.
Le conseil municipal de l’île,
dont Mohamed Latheef est
membre, a bien essayé de stop­
per ce « désastre ». Partout, de
gros rochers ou des cylindres en
béton ont été déposés sur le litto­
ral pour tenter de freiner la dis­
parition du sable. Des arbres ont
été coupés avant qu’ils ne tom­
bent, « car sinon ils entraînent
une partie de la plage avec eux ».
Rien n’y a fait. « L’île se rétrécit »,
tranche l’homme.
A ses yeux, le coupable ne fait
aucun doute : le dérèglement cli­
matique. Les 1 200 îles et les
26 atolls des Maldives sont en effet
en première ligne du réchauffe­
ment. Avec 80 % de son territoire
qui n’excède pas 1 mètre d’altitude,
la nation de l’océan Indien est la
plus basse du monde. Aucun repli
n’est possible face à l’inéluctable
élévation du niveau de la mer pro­
voquée par l’accélération des
émissions de gaz à effet de serre
dues aux activités humaines.
Blanchissement des coraux
« Qu’est­ce qu’on va faire si la mer
monte trop, comment je vais sau­
ver mes enfants ?, s’interroge
Nasma Abdul Hameed, 30 ans, en
montrant les deux petites têtes
brunes et bouclées qui jouent
dans la chambre. Je ne sais même
pas nager. » La famille, encore
marquée par le tsunami de 2004,
a installé à la va­vite une petite
plaque de bois devant l’entrée de
sa maison pour se prémunir des
inondations du jour. Un expé­
dient de court terme. « Regardez »,
dit la jeune femme, en remontant
une louche d’eau salée du puits
installé dans la salle de bain. Dans
l’immédiat, elle ne s’imagine
pourtant pas quitter sa paisible
île, aux routes encore faites de sa­
ble, pour rejoindre le tumulte et la
pollution de la capitale.
A Malé, la ministre de l’environ­
nement et du changement clima­
tique, Shauna Aminath, égrène
les chiffres : « 99 % des îles sont
touchées par l’érosion, 90 % subis­
sent des inondations », beaucoup
souffrent d’intrusions d’eau salée
qui contaminent la lentille d’eau
douce du sous­sol et 50 % des in­
frastructures critiques sont en pé­
ril car situées à moins de 100 mè­
tres de la côte. « L’intensité des
tempêtes s’accroît, ajoute­t­elle. La
saison des pluies est plus courte
mais plus intense tandis que la sai­
son sèche dure plus longtemps. »
Le réchauffement climatique
LE DÉRÈGLEMENT  lions de mètres cubes de sable au
DU CLIMAT EXACERBE LES  fond du lagon, a durablement en­
DYSFONCTIONNEMENTS  rels, et donc les facultés d’adapta­
DÉJÀ EXISTANTS DANS  difie les courants marins et sur­
LES ÎLES, VICTIMES  quantités de sédiments qui se dé­
DE LEUR URBANISATION  posent sur le récif corallien et finis­
RAPIDE
est en réalité loin d’être le seul
coupable dans les problèmes que
rencontrent les Maldiviens. Il
exacerbe des dysfonctionne­
ments déjà existants, liés à une
urbanisation rapide portée par
une forte croissance démographi­
que et un développement touris­
tique effréné. En 2019, plus de
500 000 habitants et 1,7 million
de touristes se partageaient ce
territoire de moins de 300 kilo­
mètres carrés. Dans nombre de
villes et villages, ce sont surtout
les eaux usées non traitées qui
contaminent le sous­sol. Les Mal­
dives sont par ailleurs soumises
au régime de mousson : le sable se
déplace à chaque saison d’une ex­
trémité à l’autre des îles. Or, en
construisant toujours plus de
ports ou d’hôtels sur la côte, mais
aussi des protections lourdes, on
perturbe la dynamique côtière, ce
qui aggrave l’érosion.
La plus grande menace ne se
joue pourtant pas sur terre mais
au fond des océans, dans les su­
blimes récifs coralliens qui en­
tourent les Maldives. Cet écosys­
tème à la richesse extraordinaire,
le septième plus vaste au monde,
a subi plusieurs épisodes massifs
de blanchissement, en 1998,
2010, 2014 et 2016. Cette an­
née­là, la plus chaude jamais en­
registrée à l’échelle mondiale,
60 % des coraux de l’archipel ont
blanchi. « Sous l’effet du stress
thermique, le corail expulse l’al­
gue avec laquelle il vit en sym­
biose et qui lui donne sa couleur. Il
perd son principal moyen de se
nourrir. Si la chaleur persiste, le
corail finira par mourir », expli­
que Aya Naseem, biologiste ma­
rine, cofondatrice et vice­prési­
dente du Maldives Coral Insti­
tute. « Les coraux, déjà victimes
de l’urbanisation, n’ont pas le
temps de se remettre car les épiso­
des de blanchissement se rappro­
chent de plus en plus », avertit
Hassan Ahmed, le fondateur de
l’ONG Save the Beach, que tous
surnomment « Beybe ».
Or les récifs coralliens jouent un
rôle crucial dans l’archipel. Ces
édifices complexes, formés d’ani­
maux qui développent un sque­
lette calcaire, protègent les côtes
en amortissant la houle et en ab­
sorbant l’énergie des tempêtes. Ils
sont à l’origine de la formation
des îles – leur sable provient de
l’usure des coraux – et ils conti­
nuent de les alimenter en sédi­
ments. Enfin, ils servent d’habi­
tats à des milliers d’espèces, dont
de nombreux poissons qui consti­
tuent une part importante de l’ali­
mentation de la population, et ils
attirent les touristes, première
source de richesse aux Maldives.
Les projections de disparition
des coraux sont « terrifiantes »,
confie Aya Naseem. En 2018, le
Groupe d’experts intergouverne­
mental sur l’évolution du climat
(GIEC) prédisait la mort de 70 % à
90 % d’entre eux en cas de ré­
chauffement de 1,5 °C – le mercure
est déjà monté de 1,2 °C depuis
l’ère préindustrielle –, et 99 % à
+ 2 °C. Début février, une nouvelle
étude a condamné les coraux
même avec un réchauffement
contenu à 1,5 °C, l’objectif le plus
ambitieux de l’accord de Paris.
« Si les coraux meurent, les Mal­
dives seront victimes de bien plus
de phénomènes d’érosion et de
submersion. C’est un point de bas­
culement », avertit Virginie Duvat,
professeure de géographie à l’uni­
versité de La Rochelle et coautrice
du 2e volet du 6e rapport du GIEC,
publié lundi 28 février et consacré
aux impacts du changement cli­
matique et à l’adaptation.
Cercle vicieux
L’élévation du niveau de la mer
« va fortement s’accélérer » dans
un scénario de fortes émissions
de gaz à effet de serre, et pourrait
même atteindre 1,7 mètre en
moyenne à la fin du siècle en cas
d’effondrement de calottes mari­
nes en Antarctique, prévient Go­
néri Le Cozannet, chercheur au
Bureau des recherches géologi­
ques et minières (BRGM), égale­
ment l’un des auteurs du nou­
veau rapport du GIEC. Dans la
deuxième moitié du XXIe siècle, le
rythme de montée des eaux « sera
tellement rapide que les coraux, en
déclin, ne pourront vraisemblable­
ment pas permettre au pays de
s’adapter naturellement ».
Ce territoire, peuplé depuis plus
de deux mille cinq cents ans, ris­
que­t­il alors d’être englouti sous
les flots ? La menace est régulière­
ment brandie pour appeler au
soutien de la communauté inter­
nationale. « Si nous n’inversons
pas la tendance, les Maldives ces­
seront d’exister d’ici à la fin du siè­ jours plus hauts et plus chers. « On
cle », a averti le président, Ibrahim va à la catastrophe », prévient la
Mohamed Solih, lors de la COP26 chercheuse. « On sait que l’on s’est
en novembre 2021. Une décennie plantés avec l’ingénierie lourde,
plus tôt, l’ancien chef de l’Etat Mo­ mais à partir du moment où l’on a
hamed Nasheed avait marqué les commencé, c’est devenu comme
esprits en organisant un conseil un jouet que tout le monde veut et
des ministres sous­marin et en que les politiciens doivent appor­
proposant de déplacer toute sa ter à chaque élection », reconnaît
population. « L’adaptation peut Mohamed Nasheed.
nous sauver, même si le change­ L’archipel fait aussi partie des
ment climatique aggrave considé­ pays au monde, avec les Emirats
rablement notre dette », indique­ arabes unis, qui font le plus appel
t­il aujourd’hui au Monde. Le pays au remblayage (land reclamation,
dépense 30 % de son budget pour en anglais) pour construire des
faire face au changement climati­ îles artificielles ou agrandir celles
que, un chiffre amené à croître. existantes – 65 % des îles habitées
C’est justement là que réside la ont été étendues, selon une étude
plus grande fragilité de l’archipel. de 2019. Dans un pays où les îles,
En voulant s’adapter et se déve­ tels des confettis éparpillés dans
lopper, les Maldives ont accru leur l’océan, dépassent rarement un
vulnérabilité dans une sorte de kilomètre carré de superficie, ga­
cercle vicieux dont elles ne par­ gner de la place sur la mer est cru­
viennent plus à s’extraire. Par­ cial pour construire des maisons,
tout, les côtes sont protégées par des infrastructures, des hôtels
des rochers, des digues, des épis pour les touristes mais aussi ga­
ou des tétrapodes, ces brise­lames gner de l’altitude par rapport au
faits de quatre pieds de ciment. niveau de la mer.
« Or les îles avec un trait de côte Hulhumalé, la plus vaste île arti­
fixé par des ouvrages lourds ne ficielle du pays, reliée à Malé par
peuvent plus recevoir de sédi­ un pont de 1 kilomètre, se pré­
ments et donc s’ajuster naturelle­ sente comme l’une des réponses à
ment à l’élévation du niveau de la ces enjeux. Sur ses 428 hectares se
mer », indique Virginie Duvat. La côtoient des petits immeubles co­
seule solution devient d’investir quets mais aussi d’immenses
dans de nouveaux ouvrages, tou­ tours, jusqu’à 25 étages, ainsi que
des écoles, des hôpitaux, des com­
merces et d’immenses zones en­
core en chantier. Ce territoire, qui
« PROTÉGER 1 MÈTRE  accueille 50 000 habitants et en
vise 230 000 à terme, se veut un
DE CÔTE AVEC UNE DIGUE  modèle de ville intelligente et
écologique. « L’île est haute de plus
COÛTE 5 000 DOLLARS,  de 2 mètres », indique Shahid Ah­
CONTRE MOINS  med Waheed, urbaniste en chef
pour la Housing Development
DE 20 DOLLARS  Corporation, l’entreprise d’Etat
qui supervise le développement
POUR FAIRE POUSSER  de l’île. Mieux que Malé, qui ne
culmine qu’à 1,5 mètre, mais cela
1 MÈTRE DE CORAIL » restera un « défi » face à l’élévation
MOHAMED NASHEED du niveau de la mer, reconnaît­il.
ancien président des Maldives D’autant que ce chantier pha­
planète | 17
Ci­contre : des
cylindres de
béton ont été
disposés
sur une plage
de Felidhoo
pour freiner
son érosion.
En bas : un
habitant de cette
île des Maldives
rentre chez lui
après des
inondations
causées par
de fortes pluies,
le 8 février.
MATHIAS DEPARDON
POUR « LE MONDE »
raonique, en draguant des mil­
dommagé les écosystèmes natu­
tion de l’île. « Le remblayage mo­
tout il déplace d’énormes
sent par l’asphyxier », explique
Azim Musthag, écologiste marin
au Land and Marine Environ­
ment Resource Group.
Résilience agricole
Pour mettre fin à ce cercle vi­
cieux, les Maldives tentent une
idée audacieuse : développer la
première île flottante au monde.
Cet ensemble de 5 000 maisons,
organisées autour de pontons se­
lon un motif ressemblant au co­
rail, pourrait accueillir 20 000
habitants. Une ville « écologi­
que », qui s’adapterait à la mon­
tée des eaux, « avec un prix plan­
cher de maisons à 250 000 dol­
lars [222 000 euros]», assure Ibra­
him Riyaz, le directeur de la
Maldives Floating City, un parte­
nariat public­privé entre le gou­
vernement maldivien et l’entre­
prise néerlandaise Dutch Doc­
klands. Les travaux pourraient
débuter en janvier 2023, mais
dans l’immédiat, à Malé ou dans
les îles, ce projet ne suscite guère
d’enthousiasme.
Plus encore que la technologie,
« on doit laisser la nature nous pro­
téger », affirme Mohamed
Nasheed, qui soutient aussi la
Maldives Floating City. « Protéger
1 mètre de côte avec une digue
coûte 5 000 dollars, contre moins
de 20 dollars pour faire pousser un
mètre de corail », avance­t­il. Le
gouvernement veut développer
la restauration de coraux à « plus
grande échelle », promet Shauna
Aminath, en créant un fonds qui y
sera consacré.
Equipés de leurs masques, tu­
bas et palmes, ainsi que d’appa­
reils photo et de calepins, Aya
Naseem et Beybe parcourent le
récif de Fulhadhoo, à deux heures
de bateau au nord­ouest de Malé.
Au fond du lagon, ils ont installé
des fragments de coraux rési­
lients sur des structures métalli­
ques en forme d’étoile. La biolo­
giste est satisfaite : ses petits
grossissent. « La restauration
aide mais elle n’est pas une solu­
tion à grande échelle, notamment
face au blanchissement, prévient
Aya Naseem. On ne pourra pas re­
constituer le même récif, avec
autant d’espèces. »
Pour s’adapter au changement
climatique, Beybe appelle son
pays à arrêter de détruire les bar­
rières naturelles, à développer
une résilience agricole – alors
que 90 % de la nourriture de l’ar­
chipel est importée – et à sortir
des énergies fossiles. « Et déve­
lopper l’emploi, l’éducation et la
santé dans les îles locales pour li­
miter la construction d’infrastruc­
tures massives », complète Sha­
ziya Ali, de l’ONG Transparency
Maldives. Car ce sont là les princi­
pales préoccupations de la popu­
lation et les premiers motifs de
migration, bien avant le change­
ment climatique. 
audrey garric
 FRANCE
18 |
Le soutien furtif de Macron au monde agricole
Venu inaugurer le Salon de l’agriculture, le chef de l’Etat a tenté de rassurer sur les conséquences de la guerre
E
mmanuel Macron se rê­
vait en apôtre du temps
long. A l’heure de briguer
un second mandat, le lo­
cataire de l’Elysée entendait re­
donner à la France le sentiment
d’une « maîtrise de son destin », en
projetant le pays dans un futur
prometteur fait d’investisse­
ments et de progrès. Il fallait voir
l’avenir à dix ans et même au­delà
sans crainte ni angoisse. Las ! L’ar­
rivée des chars russes en Ukraine
oblige le chef de l’Etat à renouer
avec les contraintes de l’immédia­
teté. Et c’est en homme pressé,
bousculé par un agenda mouvant
et l’actualité dramatique d’une
« guerre en Europe », selon ses
mots, que le président de la Répu­
blique s’est rendu, samedi 26 fé­
vrier, au Salon international de
l’agriculture, à Paris.
Bien loin des quatorze heures
passées en 2019 à déambuler au
milieu des vaches salers, le chef
de l’Etat aura effectué une visite
d’à peine deux heures pour s’en­
tretenir avec un monde agricole
inquiété par les tensions géopoli­
tiques. Il tenait ensuite un con­
seil de défense dans l’après­midi
où a été décidé un renforcement
des sanctions contre la Russie,
avant un appel téléphonique à
son homologue ukrainien, Volo­
dymyr Zelensky, au petit matin,
et un dimanche entièrement
consacré à des entretiens diplo­
matiques. De la présidente de la
Commission européenne Ursula
Von der Leyen au prince héritier
d’Abou Dhabi, Mohammed Bin
Zayed Al Nahyan.
« Plan de résilience »
Emmanuel Macron aura néan­
moins consacré une part de son
emploi du temps à la « plus
grande ferme de France », cédant
au rituel politique. Il tenait à re­
mercier les agriculteurs après
deux années de pandémie. « Vous
avez tenu », a­t­il salué. « Vous
avez tenu pour nourrir la nation
française, pour continuer d’expor­
ter aussi », a­t­il insisté. Mais la
page du Covid­19 n’est pas encore
refermée que s’ouvre un nouveau
front plus inquiétant encore, lié à
l’invasion russe en Ukraine. Face
au monde agricole, mais aussi au
reste du pays, le locataire de l’Ely­
sée n’a guère cherché à rassurer
ou à minimiser la portée des évé­
nements. « La guerre revient en
Europe et nous nous voyons
aujourd’hui dans un contexte iné­
dit, grave et historique », a­t­il lâ­
Le Salon de l’agriculture, scène politique intemporelle
La « plus grande ferme de France » rassemble une corporation incontournable pour tous les candidats à la présidentielle
ANALYSE
P ourquoi donc, lorsque l’on
est responsable politique,
s’infliger des heures de
déambulation dans les travées
bondées du Salon de l’agriculture,
entre coups de rouge et coups de
sang ? Les paysans ne sont­ils pas,
après tout, une population électo­
rale vieillissante qui s’efface iné­
luctablement du paysage politi­
que ? « En termes de parts de mar­
ché, ce n’est pas un bon investisse­
ment », reconnaît Hervé Gaymard
dans un sourire. Mais, souligne
l’ancien ministre de l’agriculture
de Jacques Chirac, « c’est un inves­
tissement symbolique ».
Tous les responsables politiques
fréquentent le Salon de l’agricul­
ture. Ou presque. François Mit­
terrand est réputé n’y être allé
qu’une seule fois, en 1981. Et Jean­
Luc Mélenchon n’y va plus depuis
de nombreuses années, préférant
Emmanuel Macron, lors de l’inauguration du Salon de l’agriculture, à Paris, le 26 février. LUDOVIC MARIN/POOL/AFP
ché, avant de livrer sa « convic­
tion » : « Cette crise durera. »
Un ton grave traduisant « le re­
tour du tragique » prédit maintes
fois par le chef de l’Etat dans une
Europe habituée à la paix. En
août 2017, dans un entretien au
Point, Emmanuel Macron esti­
mait que, « depuis trop longtemps,
nous nous sommes résignés à une
vie démocratique sans sel. Nous
sommes en train de payer le prix
de cette bêtise collective qui con­
siste à croire en la fin de l’histoire,
alors qu’elle nous revient au con­
traire en plein visage ».
Au monde agricole inévitable­
ment affecté par une crise qui a
déjà provoqué une flambée des
prix du blé, il a assuré : « Nous se­
rons là, Français et Européens,
pour accompagner nos agricul­
teurs, pour construire les réponses
de court et moyen terme, pour es­
« aller sur le terrain pour promou­
voir un autre modèle d’agricul­
ture », explique son entourage.
Mais pour l’écrasante majorité des
autres, le rendez­vous ne se rate
pas. « La mémoire collective des
Français a conservé tant d’images
de présidents de la République
parcourant les allées du Salon que
c’est devenu un passage obligé, une
image d’Epinal de la campagne
présidentielle », note Jérôme Four­
quet, directeur du département
Opinion de l’IFOP.
Certes, les paysans sont de
moins en moins nombreux. Le
nombre d’exploitations a baissé
de moitié en trente ans : la France
en compte moins de 400 000
aujourd’hui. Sur 48 millions
d’électeurs, c’est peu. Mais,
nuance François Purseigle, pro­
fesseur de sociologie à l’Ecole
nationale supérieure agronomi­
que de Toulouse, « les agriculteurs
ont encore des organisations pro­
sayer de sécuriser au maximum
l’énergie et les intrants, pour ac­
compagner en termes de revenus,
et pour accompagner nos compa­
triotes aussi sur les impacts en ter­
mes de coût, immanquablement. »
Si l’expression « quoi qu’il en
coûte » n’a pas été utilisée, le chef
de l’Etat s’est engagé, « quoi qu’il
arrive, quoi qu’il advienne », à se
porter au secours des agricul­
teurs. « Nous aurons des sujets », a­
t­il prévenu, parlant d’inflation
des prix de l’alimentation du bé­
tail, de possibles blocages d’ap­
provisionnement, de la ferme­
ture de débouchés d’exporta­
tions, notamment pour le vin ou
les céréales. Pour contre­attaquer,
Emmanuel Macron a évoqué un
« plan de résilience » qui sera écha­
faudé pour sécuriser les filières et
les intrants et mettre en place des
« boucliers » permettant de pla­
fessionnelles influentes, très pré­
sentes sur le territoire, et ils sont
toujours actifs dans l’industrie ali­
mentaire. Ils ne sont pas rayés du
point de vue politique ».
Une « caisse de résonance »
Le Salon ne peut se réduire à cette
arithmétique. Car il est surtout,
rappelle M. Gaymard, « un concen­
tré de la France rurale » qui ras­
semble mille exposants. « Là, d’un
coup, vous pouvez faire passer un
message à toute une corporation »,
constate Jérôme Fourquet. Bon an
mal an, plus de 600 000 visiteurs
arpentent « la plus grande ferme
de France ». « Symboliquement, les
Français restent attachés à la fi­
gure de l’agriculteur, analyse Fran­
çois Purseigle. C’est une figure très
républicaine dont ils se savent les
descendants », poursuit le cher­
cheur associé au Cevipof.
L’image est pourtant écornée
depuis la crise de « la vache
A cause
de la crise
ukrainienne, c’est
à Jean Castex
qu’est revenu
le rôle d’assurer
la campagne
de proximité
fonner les coûts au niveau natio­
nal et européen.
Sobre, grave, mais inhabituelle­
ment rapide, M. Macron s’est
éclipsé autour de 9 heures. Pro­
mettant d’être présent « de cœur
et d’âme tout entier », il a laissé le
soin à son premier ministre, Jean
Castex, et au ministre de l’agricul­
ture et de l’alimentation, Julien
folle », l’abus des pesticides ou le
calvaire des animaux filmé par
l’association L214. Mais « la pro­
fession a une bonne cote auprès
des Français », assure Jérôme
Fourquet. Il n’est donc « pas
contre­productif » pour un candi­
dat de s’afficher à côté des agri­
culteurs. « Les Français, dit le
politiste, considèrent qu’au fond,
ils font ce qu’ils peuvent, qu’ils
bossent dur et sont mal payés. »
Les enjeux, il est vrai, sont cru­
ciaux. « La souveraineté alimen­
taire du pays n’est plus assurée
aujourd’hui, pointe Jean­Baptiste
Moreau, député La République en
marche de la Creuse, départe­
ment où il est éleveur de vaches.
On produit tout juste ce qu’on con­
somme. On est à la croisée des che­
mins. » C’est aussi un secteur en
première ligne face au réchauffe­
ment climatique – l’agriculture
est le deuxième poste d’émission
de gaz à effet de serre. C’est, enfin,
Denormandie, de répondre aux
préoccupations des éleveurs et
autres acteurs de la filière. Un
exercice auquel s’est plié de bonne
grâce le locataire de Matignon,
rappelant aux uns : « Mon beau­
frère est éleveur dans les Pyrénées­
Orientales », et assurant aux
autres : « Comptez sur moi pour dé­
fendre le monde rural ! » A Jean
Castex revenait ainsi le rôle d’as­
surer la campagne de proximité,
que le chef de l’Etat n’est plus en
mesure de remplir. A moins de
quarante­cinq jours du premier
tour de l’élection présidentielle, il
fallait éviter de donner le senti­
ment d’un président privilégiant
les sommets internationaux aux
préoccupations du quotidien.
« On est là », a répondu le pre­
mier ministre, rappelant qu’en
dépit des bombes lâchées sur
Kiev, le président avait « tenu à se
un enjeu social sensible : un mé­
nage agricole sur cinq vit sous le
seuil de pauvreté, et un paysan
sur quatre quitte le métier sans
remplaçant.
Pour passer un message,
notamment dans une campagne
présidentielle, le Salon de l’agri­
culture est une formidable
« caisse de résonance. Ce qui est
dit là­bas est démultiplié car c’est
aussi une scène médiatique », rap­
pelle François Purseigle. Pour le
meilleur et pour le pire,
d’ailleurs. « Venir au Salon pré­
sente toujours un risque, prévient
Jérôme Fourquet. Le traquenard
d’image n’est jamais exclu. Si vous
êtes pris dans un charivari, vous
mettez une heure à vous en sortir
et, le soir, ça tourne en boucle sur
les chaînes info. »
Beaucoup de responsables
politiques l’ont expérimenté.
Pendant son quinquennat, Fran­
çois Hollande n’a pas ménagé ses
0123
MARDI 1ER MARS 2022
rendre lui­même » au Salon. « Une
institution dans notre pays, qui
montre l’attachement des Françai­
ses et des Français à notre agricul­
ture, à nos terroirs, à nos territoi­
res », a­t­il souligné.
Emmanuel Macron qui, au
cours des derniers mois, a semblé
se focaliser sur l’avenir industriel
du pays, n’entend pas délaisser les
paysans, faut­il comprendre. En
témoignent les efforts menés
pour tenter de leur garantir un re­
venu décent avec la loi EGalim 2
ou pour soutenir les profession­
nels lors des catastrophes climati­
ques. A dessein, le chef de l’Etat a
également parlé, au sujet des agri­
culteurs, d’« entrepreneurs du vi­
vant à ciel ouvert », promettant de
« bâtir un grand texte d’orienta­
tion et d’avenir agricole ». Une re­
cherche du temps long, encore. 
claire gatinois
efforts. Mais ses tournées au Sa­
lon de l’agriculture n’ont « pas
toujours été couronnées de succès,
a reconnu son ancien conseiller
en communication. Gaspard
Gantzer se souvient de « salons
très difficiles », avec huées et par­
fois même des crachats. Le célè­
bre « Casse­toi, pauv’con » lâché
en 2008 par Nicolas Sarkozy à
l’adresse d’un inconnu qui
refusait de lui serrer la main,
c’était au Salon de l’agriculture.
En 2017, c’est avant de s’y rendre
que François Fillon apprend sa
prochaine mise en examen dans
l’affaire des emplois fictifs de sa
femme, Penelope. Le même jour,
le candidat Macron y prendra un
œuf sur la figure. « Le cul des va­
ches, ce n’est pas vraiment le truc
d’Emmanuel Macron. N’est pas
Chirac qui veut ! », avait ironisé
Eric Zemmour, chroniqueur sur
RTL, un an plus tard. 
benoît floc’h
0123
MARDI 1ER MARS 2022
La sortie de l’OTAN, épine dans
le pied de Le Pen et Zemmour
Les positions des deux candidats à l’élection présidentielle sur l’Alliance
atlantique semblent les handicaper aux yeux de l’opinion
M d’accompagnement par semaine
auvais temps pour
les candidats de
l’extrême droite.
Lestés par leurs po­
sitions pro­Poutine, attaqués, sa­
medi 26 février, par Valérie Pé­
cresse comme des prétendants
« disqualifiés (…) pour présider la
France », les voilà sévèrement ju­
gés par l’opinion. Certains sonda­
ges montrent, d’une part, une so­
lidarité quasi unanime des Fran­
çais avec les Ukrainiens et, d’autre
part, un jugement extrêmement
sévère quant à l’attitude de Ma­
rine Le Pen et Eric Zemmour, per­
çus comme nettement moins à la
hauteur qu’Emmanuel Macron.
De quoi accroître la fébrilité qui
saisit les équipes de campagne.
Alors que Le Journal du dimanche
présentait les positions sur
l’OTAN de différents candidats,
dont la candidate du Rassemble­
ment national (RN), cette der­
nière a tweeté, dimanche après­
midi, qu’elle n’endossait pas son
texte et menaçait l’hebdomadaire
d’une action en justice. Il y a deux
semaines, le JDD lui avait adressé
un questionnaire, comme à cha­
que candidat, et invité un porte­
François Bayrou va parrainer Marine
Le Pen pour l’élection présidentielle
Le président du MoDem, François Bayrou, accordera son parrai-
nage pour la présidentielle à Marine Le Pen, au nom de la démo-
cratie, a-t-il annoncé, dimanche 27 février, au Grand Jury RTL-
LCI-Le Figaro. « Je ne peux pas défendre devant mes concitoyens
de toutes opinions l’idée que le président de la République fran-
çaise serait élu dans une élection de laquelle les principaux candi-
dats seraient exclus », a expliqué M. Bayrou, qui est à l’origine
d’une initiative de « banque des parrainages » regroupant, selon
lui, près de 400 élus. « Notre signature ne vaut pas soutien », a-t-il
insisté. Les candidats à l’élection présidentielle ont jusqu’au
4 mars pour justifier de 500 parrainages.
Mélenchon moque Macron et évite le mea culpa
Le candidat LFI s’est livré à une autocritique relative de sa compréhension du conflit en Ukraine
saint­denis (la réunion) ­
correspondant
E n visite à La Réunion au
moment où avions et
chars russes ravagent le
territoire ukrainien, le candidat
de La France insoumise (LFI) à
l’élection présidentielle, Jean­Luc
Mélenchon, en a profité pour ex­
poser, depuis un territoire fran­
çais « situé entre l’Afrique et l’Asie »,
la diplomatie non alignée et alter­
mondialiste qu’il conduirait s’il
était élu en avril.
Dans le hall des expositions de
Saint­Denis, Jean­Luc Mélenchon
s’est posé, samedi 26 février, pour
son « premier meeting de candidat
officiel », en principal adversaire
d’Emmanuel Macron devant des
militants brandissant son livre­
programme en édition de poche
quand d’autres agitaient un éven­
tail contre la chaleur de l’été aus­
tral. Le candidat auquel il est no­
tamment reproché de n’avoir pas
pensé que la Russie déclencherait
une invasion a bien dû reconnaî­
tre « une erreur ». Mais il a rejeté la
faute sur le pouvoir exécutif. « Je
me suis référé à ce que disaient les
plus hautes autorités de mon pays.
J’ai eu tort de les croire », plaide­
t­il. Avant de mettre en cause la
presse : « J’ai dit : “Il n’y a pas de ris­
que d’invasion”, c’est vrai, mais il
faut citer le reste de la phrase, qui
est : “de l’aveu même du président
de l’Ukraine”. »
Cet exercice relatif d’autocriti­
que réalisé, M. Mélenchon a aussi
cherché à balayer les railleries sur
sa complaisance avec Vladimir
parole de campagne à débattre,
en partenariat avec l’Institut
Open Diplomacy. Désigné par la
direction de campagne, l’eurodé­
puté RN Hervé Juvin a transmis
un texte, jeudi, après les premiè­
res frappes russes, en assurant
qu’il s’exprimait au nom de
Mme Le Pen.
« Il engage la parole d’une poten­
tielle présidente dans un contexte
de guerre ouverte, puis ils tentent
de se dédire sur le dos de la presse »,
déplore Thomas Friang, directeur
général d’Open Diplomacy. La
candidate aurait voulu insister
sur l’invasion russe, mais le texte
publié s’ouvre sur le procès de
l’Occident : « C’est la négation des
préoccupations légitimes de la
Russie par des puissances étrangè­
res à l’Europe qui explique la situa­
tion que connaît l’Ukraine. »
Comme en écho, Eric Zemmour
estime que « la Russie défend
avant tout ses intérêts » et qu’un
« refus obstiné de prendre en
compte depuis trente ans ses pré­
occupations de sécurité » expli­
querait la guerre. Même défense
de Vladimir Poutine, mêmes criti­
ques de l’OTAN.
Poutine et l’idée qu’il a été pris de
court dans sa compréhension de
la crise. « Non, nous n’avons pas
changé de position parce que
nous condamnons l’intervention
russe, martèle­t­il. Tout au con­
traire. Depuis 2014, je répète que
l’on n’humiliera pas durablement
la Russie en continuant à faire
avancer l’OTAN à toutes ses por­
tes. C’est un danger qu’ils n’accep­
teront jamais. »
Pas question, dans le contexte,
d’épargner le président au nom
d’un sentiment de concorde na­
tionale. Jean­Luc Mélenchon re­
fuse de considérer que la campa­
gne présidentielle est en pause. A
Emmanuel Macron, qui a pro­
nostiqué que « la guerre durera »,
le candidat « insoumis » réplique
de façon directive qu’il faut « ces­
ser l’escalade » et « obtenir un ces­
sez­le­feu car les malheureux
Ukrainiens vivent sous les bom­
bes ». Il réclame « l’ouverture im­
médiate » d’une conférence de
l’Organisation pour la sécurité et
la coopération en Europe. Le
choix s’effectue désormais, assu­
re­t­il avec gravité, entre « la di­
plomatie de la démocratie ou la
guerre totale ».
L’OTAN, « camp des vaincus »
Face à d’autres candidats qui
« jouent du violon et la Pax Ameri­
cana », le candidat LFI assure pou­
voir endosser le costume d’un
président qui « sait où il va » pour
inspirer « la confiance » aux Fran­
çais : « Nous n’avons rien à faire
dans un équipage pareil. L’OTAN,
c’est le camp des vaincus. » « Une
Les deux candidats veulent, au
minimum, sortir du commande­
ment militaire intégré. A Reims,
le 5 février, Mme Le Pen défendait
la « pleine indépendance » de la
France par sa propre « protection
nucléaire » et promettait « de ne
plus être entraînés dans des con­
flits qui ne sont pas les nôtres ».
Elle critique en creux l’article 5 du
traité fondateur, selon lequel une
« attaque contre un allié est consi­
dérée comme une attaque contre
tous les alliés ».
« C’est idiot »
Contre l’organisation, Eric Zem­
mour s’accordait avec Jean­Luc
Mélenchon, en débat sur BFM­TV
fin septembre : « Nous n’avons rien
à faire là­dedans. » « Le coupable,
c’est Poutine, a­t­il enfoncé lundi
sur RTL. Les responsables, c’est
l’OTAN qui n’a cessé de s’étendre. »
Vendredi, à Chambéry, il critiquait
Emmanuel Macron qui ne serait
« pas allé au bout de la logique de
l’indépendance française, en res­
tant empêtré dans les logiques de
l’OTAN et de la défense euro­
péenne ». Dimanche, il a proposé
d’envoyer des « émissaires », Hu­
bert Védrine et Nicolas Sarkozy, à
Kiev et à Moscou pour obtenir un
cessez­le­feu. « C’est idiot, réagit
M. Védrine auprès du Monde. Ma­
cron a fait du mieux possible. Les
seuls qui pourraient intercéder
auprès de Poutine ne sont pas des
Français, mais l’ancien chancelier
Schröder, le secrétaire général des
Nations unies, les Chinois ou le pre­
mier ministre israélien. »
L’ancien ministre des affaires
étrangères accuse : « Sortir de
l’OTAN, pour faire quoi après ?
Même de Gaulle n’a jamais voulu
sortir de l’Alliance. Ce sont des pro­
autre alliance est nécessaire. Une
autre France doit s’avancer sur la
scène internationale », persiste­
t­il, d’un ton déterminé, en réfu­
tant l’idée d’être « neutres ».
« Nous sommes pour la paix et
pour la défendre contre ceux qui la
remettent en cause », avance
M. Mélenchon.
Joe Biden et Emmanuel Macron
sont, en outre, accusés de n’avoir
« rien prévu pour le jour d’après ».
Le candidat critique l’envoi d’ar­
mes en Ukraine : « Vous avez vrai­
ment l’intention de vous fourrer
dans ce nid de frelons ? » Et bro­
carde la réelle efficacité des sanc­
tions économiques. « Je mets en
garde le président de la République
contre la tentation du cynisme qui
serait, après tant d’erreurs, de
s’agiter dans le rôle qui plaît tou­
jours à un garçon, petit comme
grand, du grand soldat avec ses
arcs et ses flèches », a caricaturé
M. Mélenchon.
Ce dernier a tenté de profiter de
ce déplacement à La Réunion
pour se singulariser : « Je suis fier
de commencer ici avec ce peuple
bigarré, créolisé, dans la France
telle que je l’imagine. C’est­à­dire
pas rabougrie, étriquée, mesquine,
fouillant dans les actes de nais­
sance pour savoir qui mérite d’être
invité à table. » Jean­Luc Mélen­
chon s’était initialement rendu
dans l’océan Indien pour décliner
le plan outre­mer de son pro­
gramme. Pour lui, La France « n’est
pas une nation occidentale » mais
une nation « présente dans tous
les océans du monde et face à tous
les continents du monde ».
« Sortir de
l’OTAN, pour faire
quoi après ?
Même de Gaulle
n’a jamais voulu »
HUBERT VÉDRINE
ancien ministre des affaires
étrangères
positions pavloviennes, plus gaul­
listes que le Général. La France ne
peut s’isoler des Etats­Unis et de
ses partenaires européens. C’est in­
sensé, débile, et cela tombe au pire
moment. Tout le monde com­
prend que face à Poutine, les Euro­
péens se regroupent et que l’on in­
voque l’article 5 pour protéger les
pays baltes. » Sortir du seul com­
mandement intégré ne ferait que
couper la France de l’instance de
planification et de conduite des
opérations, relevait­il déjà dans
son rapport de 2012 sur le sujet.
Selon l’ancien ambassadeur
Michel Duclos, ces candidats « re­
fusent les conséquences à tirer de
l’invasion. Ils disent que l’OTAN n’a
plus d’objet parce qu’il n’y a plus
d’ennemi, mais il y a un ennemi.
L’opinion va le comprendre. » Ce re­
jet de l’Alliance pourrait­il devenir
le nouveau fardeau des nationalis­
tes, comme la sortie de l’euro
en 2017 ? Il tombe d’autant plus
mal que « l’OTAN n’est ici qu’un pré­
texte, poursuit l’ancien diplomate.
On ne parlait plus d’expansion at­
lantique depuis des années et le but
de Poutine est de remettre la main
sur l’Ukraine qui s’émancipait. En
fait, Le Pen et Zemmour veulent
sortir de l’Occident ». 
ivanne trippenbach
Les outre­mer sont « des avant­
postes » qui doivent inspirer
l’Hexagone, a insisté le leader LFI,
arrivé localement en tête au pre­
mier tour de la présidentielle de
2017 (24,53 %) devant la candidate
du Rassemblement national,
Marine Le Pen. 
jérôme talpin
#GlobalPositiveForum21
Un nouveau contrat
pour favoriser
« l’accès à l’emploi »
Les contrats d’engagement remplacent
la garantie jeunes le 1er mars. Ils prévoient
une allocation et au moins quinze heures
L’ une des dernières réfor­
mes sociales du quinquen­
nat entre dans sa phase
opérationnelle. Annoncés, début
novembre 2021, par Emmanuel
Macron, les contrats d’engage­
ment jeune vont pouvoir être si­
gnés à partir du mardi 1er mars. Le
but du dispositif est de favoriser
l’« accès à l’emploi » des 16­25 ans et
des personnes de moins de 30 ans
en situation de handicap qui pei­
nent à se frayer un chemin dans le
monde du travail.
L’exécutif a lancé un large appel
à la mobilisation, plusieurs
membres du gouvernement
ayant prévu de se déplacer sur le
terrain, mardi, afin de vanter les
mérites de cette mesure. La mi­
nistre du travail, Elisabeth Borne,
a l’intention de se rendre dans les
locaux de Yookan, une associa­
tion consacrée à « l’immersion
professionnelle » qui se trouve au
cœur du centre commercial
Westfield de Rosny­sous­Bois
(Seine­Saint­Denis). Sa venue
dans un lieu très fréquenté par
les jeunes cherche à démontrer
que l’Etat impulse une démarche
avec la volonté d’aller à la rencon­
tre des publics concernés.
« Une petite révolution »
Le contrat d’engagement
s’adresse à tous ceux qui, à l’aube
de leur vie d’adulte, ne sont ni en
activité ni en formation et ont be­
soin d’être guidés pour trouver
un poste. Ils auront la possibilité
de s’inscrire dans un « parcours »
de six à douze mois – voire dix­
huit, dans certains cas dérogatoi­
res. Un accompagnement d’au
moins quinze à vingt heures par
semaine leur sera accordé, par le
biais, notamment, d’une « mise
en activité systématique » (stage
en entreprise, préparation à l’en­
trée dans un centre pour appren­
tis, service civique…). Une alloca­
tion, susceptible d’aller jusqu’à
L’objectif est
d’épauler
400 000
individus
d’ici à la fin
de cette année
france | 19
500 euros par mois, sera attri­
buée aux individus ayant peu de
ressources.
La réforme obéit à une logique
de « devoirs et de droits », comme
l’a indiqué M. Macron : les bénéfi­
ciaires qui ne font pas preuve d’as­
siduité cesseront de percevoir
l’aide financière. Mis en œuvre
par Pôle emploi et par les mis­
sions locales, le contrat d’engage­
ment se substitue à la garantie
jeunes – un mécanisme analogue
dans son principe mais qui ap­
porte un soutien moins fort.
Quelque 550 millions d’euros sup­
plémentaires ont été débloqués
pour l’exercice 2022, l’objectif
étant d’épauler 400 000 indivi­
dus d’ici à la fin de cette année. Ce
n’est pas un plafond, souligne­
t­on dans l’entourage de
Mme Borne. Sous­entendu : s’il faut
aller au­delà, l’exécutif répondra
présent, sachant que la cible visée
s’avère déjà très ambitieuse et
sera donc ardue à atteindre.
Il s’agit d’« une petite révolu­
tion », d’après Jean Bassères, le di­
recteur général de Pôle emploi.
L’établissement public s’est orga­
nisé pour offrir un encadrement
resserré – avec un conseiller pour
trente jeunes, soit un ratio inédit
puisque les agents de l’opérateur
sont, en temps ordinaire, ame­
nés à suivre un plus grand nom­
bre d’individus à la recherche
d’un poste.
L’une des questions qui se pose
désormais est de savoir si les ins­
titutions impliquées dans la ré­
forme travailleront en bonne in­
telligence. « Les relations avec Pôle
emploi sont au beau fixe », assure
Stéphane Valli, le président de
l’Union nationale des missions
locales. Autre défi à relever : la
prise en charge des jeunes en si­
tuation de très grande précarité.
Des associations de lutte contre
l’exclusion devraient apporter
leur concours pour établir un
contact avec ces publics en dehors
des écrans radar. Enfin, Antoine
Dulin, du Conseil d’orientation
des politiques de jeunesse, met en
garde sur « un des biais du sys­
tème » : le suivi hebdomadaire de
quinze à vingt heures est exi­
geant et ne fonctionnera pas
« pour tout le monde » s’il s’appli­
que de façon rigide. 
bertrand bissuel

20 | france
Un dentiste des quartiers nord de Marseille jugé
Lionel Guedj et son père sont jugés à partir de lundi pour des violences volontaires sur des centaines de patients
marseille ­ correspondant
I
l n’y a pas si longtemps, en
plein rendez­vous clientèle,
une dent de Samira (qui a
souhaité garder l’anony­
mat) est tombée dans son mas­
que. Sa voix s’est mise à siffler,
des gouttes de sueur ont perlé
sur son front. Samira (les person­
nes dont seul le prénom apparaît
ont désiré rester anonymes) ra­
conte combien elle était hantée
par l’idée que sa canine puisse
glisser hors du masque pour
échouer sur le bureau. « Vous
avez l’air fatiguée, madame »,
s’est enquis le client.
Des histoires comme celle­là,
des histoires de dents qui font un
mal de chien, qui se décollent sans
arrêt et tombent en mangeant, en
riant, qui empêchent de croquer
dans une pomme, le tribunal cor­
rectionnel de Marseille va en en­
tendre une multitude durant tout
le mois de mars, alors que le pro­
cès de Lionel Guedj, 41 ans, et de
son père Jean­Claude, 70 ans, doit
s’ouvrir, lundi 28 février.
Un médecin jeune et séduisant
Les deux dentistes marseillais
sont jugés pour des violences vo­
lontaires ayant entraîné une mu­
tilation sur des centaines de pa­
tients auxquels Lionel Guedj avait
promis un « sourire de star ». Sur
les 349 plaignants qui s’étaient
constitués partie civile durant
l’instruction, près de 130 ont
prévu d’assister à ce procès. Et de
raconter des souffrances qui du­
rent, dix ans plus tard.
Son diplôme en poche, Lionel
Guedj ouvre, en août 2005, un ca­
binet au 194 avenue de Saint­An­
toine, au cœur des quartiers nord
de Marseille. Son oncle, médecin
généraliste dans le quartier, a ga­
gné la confiance des habitants des
cités voisines, la Castellane, le
Le plan de la Cour des comptes pour sauver les Ehpad
Dans un rapport, les magistrats estiment que le financement de ces établissements n’est plus adapté
D es couchers à 18 heures,
voire à 16 heures, des dî­
ners servis à l’heure du
goûter, des toilettes qui durent à
peine dix­sept minutes, une sur­
consommation de psychotropes…
Le modèle actuel des établisse­
ments d’hébergement pour per­
sonnes âgées dépendantes (Eh­
pad) est « à bout de souffle », estime
la Cour des comptes, dans un rap­
port rendu public, lundi 28 février,
sur « la prise en charge médicale
des personnes âgées » dans ces
structures. Les magistrats finan­
ciers dressent la liste des mal­
traitances qui découlent du man­
que chronique de personnel soi­
gnant et de médecins. A l’appui de
ce bilan, ils ont contrôlé cinquan­
te­sept établissements dont dix­
neuf privés à but lucratifs.
Les contrôles ont été menés
en 2020 et début 2021 soit avant la
sortie du livre de Victor Castanet
Les Fossoyeurs (Fayard, 400 pages,
22,90 euros) qui dénonce « le sys­
tème d’optimisation des coûts » du
groupe privé commercial. Aucun
Ehpad de la société Orpea ne figure
dans l’échantillon.
La Rue Cambon fait valoir que sa
photographie n’en est pas moins
le reflet de la réalité puisque « les
Ehpad publics ne sont pas spéciale­
ment mieux gérés que les Ehpad
privés lucratifs », a relevé Pierre
Moscovici en rendant compte des
conclusions de ces travaux, mer­
credi 23 février, au Sénat. La qua­
lité de la prise en charge n’est pas
liée « à la nature publique ou pri­
vée [de l’Ehpad] mais à l’efficacité
de l’encadrement liée au triptyque
directeur­médecin­infirmier coor­
Plan d’Aou, la Bricarde, et des ha­
bitants des villas des collines qui
surplombent le port. Lionel Guedj
est jeune, séduisant, sa blouse est
colorée et il n’a pas le look du den­
tiste un peu austère. Il claque vo­
lontiers la bise aux patients et
passe vite au tutoiement. Son ca­
binet est très « high­tech » et il
roule en Aston Martin.
Dans le 15e arrondissement,
« Lionel », comme les parties civi­
les le nomment encore, voit croî­
tre sa clientèle rapidement. « On
lui donne le bon Dieu sans confes­
sion », assure aujourd’hui une des
multiples parties civiles. Il tra­
vaille tôt le matin, reçoit jusqu’à
70 patients par jour, fixe un ren­
dez­vous toutes les dix minutes.
En 2010, le nombre d’actes qu’il
facture quotidiennement équi­
vaut à cinquante­deux heures de
travail, a calculé la Sécurité so­
ciale, qui tire la sonnette d’alarme.
« C’est effrayant », avait témoigné
Isabelle Ferrandi, dentiste­conseil
du service médical de la Caisse
primaire d’assurance­maladie,
qui n’en est « jamais revenue ».
En décembre 2011, la Caisse pri­
maire d’assurance­maladie saisit
le procureur. Avec quatre fois plus
d’actes facturés quotidienne­
ment que la moyenne régionale
des dentistes, et quinze fois plus
de prothèses posées, Lionel
Guedj, cinq ans après son installa­
Avec 70 patients
par jours,
le prévenu
devient, en 2010,
le dentiste
qui gagne
le plus d’argent
en France
donnateur », a expliqué le premier
président de la Cour devant la
commission des affaires sociales,
commanditaire du rapport.
Malgré des crédits publics en
hausse de 30 % depuis 2011, qui dé­
passent les 14 milliards d’euros, ces
dépenses accrues « ne suffisent pas
à répondre aux besoins d’une po­
pulation de plus en plus fragile »,
constate la haute juridiction. La
part croissante des résidents en
grande dépendance (54 %) ou at­
teints de troubles cognitifs (57 %)
nécessite un renfort sensible
d’aides­soignants, de médecins,
d’infirmières, de psychomotri­
ciens, d’animateurs… La première
mesure à prendre pour renforcer
les effectifs consiste, selon la Cour,
à revoir la manière dont les agen­
ces régionales de santé (ARS) leur
allouent des dotations.
Lourdeur administrative
Les ARS appliquent une grille
d’évaluation des besoins périmée
car elle ne prend pas suffisam­
ment en compte les temps néces­
saires à la prévention de la grande
dépendance et à l’accompagne­
ment des résidents atteints de
troubles cognitifs. Baptisée « Pa­
thos », cette grille a été repensée
par le ministère en 2015. Pourtant,
la nouvelle mouture n’est toujours
pas en application… Sa mise en
œuvre permettrait une hausse du
taux d’encadrement en person­
nels pour un coût qui se situerait
entre 638 millions et 1,2 milliard
d’euros par an. La Cour ne précise
toutefois pas combien de soi­
gnants supplémentaires seraient
ainsi recrutés.
tion, est devenu en 2010 le den­
tiste qui gagne le plus d’argent en
France. Cette année­là, ses hono­
raires frôlent les 3 millions
d’euros. Dans l’un des quartiers
les plus pauvres du pays, avec la
moitié de ses patients à la couver­
ture­maladie universelle complé­
mentaire, la Sécu soupçonne
d’abord une fraude. Mais, très
vite, le service du contrôle médi­
cal dévoile la « recette » de cette
réussite : la pose et la facturation
de très nombreuses prothèses, y
compris sur des dents saines, qui
sont délabrées et mortifiées sans
raison médicale.
« Il n’y a aucune magouille »
Après les premières plaintes, dé­
posées d’abord auprès du conseil
de l’ordre des chirurgiens­dentis­
tes, Lionel Guedj est placé en
garde à vue, en novembre 2012.
Les langues se délient, telle celle
de son associé qui, lui, travaillait
normalement : « Il était très popu­
laire, il avait un sacré bagout. Il
vendrait des glaces à un Esqui­
mau. » Selon une secrétaire du ca­
binet, « Il était plus un commercial
qu’un chirurgien­dentiste. Il ven­
dait très facilement, il était très af­
fable avec les patients. Certains ve­
naient pour un détartrage et repar­
taient avec un bridge complet. »
C’est ce qui est arrivé à Moha­
med Lahmadi, 58 ans. Cet ancien
ouvrier sableur s’est fait « em­
brouill[er] le cerveau », comme
tant d’autres : « J’étais dans le bâti­
ment, j’avais une bonne mutuelle.
J’y étais allé car j’avais juste un petit
truc marron à une dent. Il m’a dit :
“Le mieux c’est qu’on enlève tout.”
C’est un dentiste, je faisais con­
fiance. » Au bout de quelques ren­
dez­vous, toutes les dents de Mo­
hamed étaient « taillées comme
des clous » puis coiffées de bridges.
Adieu son plat préféré, la char­
choura : « La viande, le poisson, il
Autre réforme structurelle pour
dynamiser les moyens : confier
aux seules ARS le pilotage finan­
cier des Ehpad. Aujourd’hui, elles
ne délivrent que les crédits de l’As­
surance­maladie pour financer les
besoins en personnels de soins.
Les départements financent, de
leur côté, les besoins liés à la dé­
pendance des résidents ; ils ver­
sent aux Ehpad une allocation per­
sonnalisée d’autonomie (APA)
pour chaque personne hébergée
en fonction de son niveau de perte
d’autonomie et de ses revenus. Le
financement des départements
ne dépasse pas 16 % du total des re­
cettes des établissements. La
coexistence de deux tutelles est
source de lourdeur administra­
tive. Elle se justifie d’autant moins
qu’ARS et départements cofinan­
cent des postes de soignants.
La Rue Cambon souhaite que
les ARS conduisent seules « les dis­
cussions financières » avec les Eh­
pad. Ce qui suppose que l’Assuran­
ce­maladie assume « le finance­
ment quasi intégral des charges re­
latives aux soins et à la dépendance ».
Cette réforme serait assortie d’une
baisse des dotations de l’Etat aux
Le coût global
des réformes
proposées par
la Rue Cambon
est évalué entre
1,3 et 1,9 milliard
par an
faut tout hacher. A force je suis de­
venu végétarien. » Les nuits blan­
ches, les abcès à répétition, la bou­
che « qui pue les égouts », des soins
à refaire pendant des années…
Mis en examen, placé sous con­
trôle judiciaire alors que le par­
quet a requis son placement en
détention, Lionel Guedj, en cinq
ans d’exercice, s’est constitué, en
empruntant, un patrimoine de
quelque 12 millions d’euros : voi­
tures de luxe, un bateau acheté
700 000 euros, des tableaux
d’Andy Warhol, des sculptures
d’Arman, un immeuble de 64 ap­
partements à Perpignan, des
pied­à­terre à Megève, Avoriaz,
trois appartements à Paris, cinq à
Mandelieu ou encore à La Ro­
chelle, des contrats d’assurance­
vie d’un montant qu’il estime à
1 million d’euros… « J’ai gagné
mon argent honnêtement, il n’y a
aucune magouille sur les comp­
tes », assure­t­il, le 28 novem­
bre 2012, aux enquêteurs du
groupe d’intervention régional.
Devant la juge d’instruction,
Lionel Guedj a expliqué la clé de la
réussite : « Je vais vite. En dix minu­
tes­un quart d’heure, ma dévitali­
sation est pliée, alors que les con­
frères mettent deux fois quarante­
cinq minutes. » Cette vitesse d’exé­
cution est, selon l’accusation, à
l’origine des conséquences épou­
vantables connues par les victi­
mes : abcès à répétition jusqu’à
percer la joue pour l’une des par­
ties civiles, bouche noire, bridges
à recoller sans arrêt.
M. Guedj, par la voix de son dé­
fenseur, Me Frédéric Monneret,
n’en démord pas : « Toutes les thé­
rapeutiques mises en œuvre
étaient justifiées médicalement. »
Confronté aux expertises, aux
radios de mâchoires ravagées, le
prévenu devrait reconnaître des
fautes d’imprudence, des négli­
gences, mais contester toute in­
départements, puisqu’ils ne verse­
raient plus d’APA aux résidents, et
d’une hausse des crédits de la Sé­
curité sociale fléchés vers le sec­
teur. Sa mise en œuvre implique­
rait de trouver un accord politique
avec les présidents de départe­
ment, opposés, pour la plupart, à
l’idée de se départir de leur cas­
quette de cotutelle des Ehpad.
Pour renforcer la présence médi­
cale, la Cour veut que des crédits
leur soient consentis pour salarier
les médecins. Aujourd’hui, les
deux tiers des Ehpad les rémunè­
rent à la vacation. Résultat, la moi­
tié d’entre eux sont dépourvus de
médecin coordonnateur.
Carence des contrôles
Les Ehpad comptent en moyenne
moins de trente­cinq soignants
pour 100 résidents. Pour augmen­
ter ce ratio, le rapport suggère de
fixer une norme qui établirait le
nombre maximum de résidents
pris en charge par un soignant, sur
le modèle en vigueur dans certai­
nes crèches pour enfants. Cette
norme serait édictée par la Haute
Autorité de santé. Selon la Cour
des comptes, chaque Ehpad serait
alors tenu d’afficher son taux de
personnels soignants par rési­
dents. La transparence sur les
conditions de prise en charge les
inciterait à améliorer la qualité.
Le coût global des réformes pro­
posées par les magistrats finan­
ciers est évalué entre 1,3 milliard à
1,9 milliard d’euros par an. « Il est
très inhabituel pour la Cour de pré­
coniser des dépenses supplémen­
taires, mais nous l’assumons », a
fait valoir M. Moscovici. Il a évoqué
Le praticien,
qui se targue
d’être « le Mozart
de l’art dentaire »,
est considéré
par les parties
civiles comme
un « prédateur
sanitaire »
tention de délabrer et mortifier
des dents saines. Son avocat solli­
citera une requalification enbles­
sures involontaires, moins sé­
vèrement punies que les violen­
ces volontaires avec mutilation
qui lui font encourir dix ans de
prison et 150 000 euros d’amen­
de, voire jusqu’à 1,875 million
d’euros si le tribunal venait aussi
à condamner pour escroquerie la
société créée par le père et le fils.
« J’ai plein de kystes »
Face à celui qui, selon Me Monne­
ret, se targue d’être le « Mozart de
l’art dentaire », les parties civiles,
elles, font valoir un « prédateur sa­
nitaire » : « C’est une escroquerie,
c’est aussi une trahison morale,
car ce n’est pas le capital financier
des victimes qui est spolié, c’est
leur capital dentaire », affirme
Me Marc­André Ceccaldi, dont le
cabinet représente une soixan­
taine de parties civiles.
Dix ans plus tard, la colère est
toujours forte parmi les parties
civiles, à l’image de Samira qui
évoque « ses plus belles années
perdues ». Au travail, elle dissi­
mule dans le frigo commun la
colle qu’elle utilise pour recoller
les bridges qui ne tiennent plus.
Elle passe pour une collègue hau­
taine car elle ne partage pas les re­
la réforme des retraites comme
une source possible de nouveaux
financements pour les « besoins
massifs » en faveur du grand âge.
A l’instar du livre de M. Castanet,
la Cour alerte sur la carence des
contrôles des Ehpad par les ARS.
Alors que le ministère de la santé
affirme qu’un établissement est
inspecté en moyenne tous les dix
ans, le rapport indique que c’est
« tous les vingt à trente ans ».
La Cour demande de pouvoir
étendre ses contrôles au budget
« hébergement » des Ehpad privés
lucratifs, alimentés par les som­
mes que versent les résidents. Cela
permettrait, notamment, de véri­
fier qu’ils ne font pas indûment fi­
nancer par des crédits de l’Assu­
rance­maladie des dépenses qu’ils
devraient prendre en charge sur le
budget « hébergement », tel que
les salaires des agents préposés
aux repas ou à l’entretien. L’enve­
loppe « hébergement » est la clé de
la rentabilité de ce type d’Ehpad.
La Cour des comptes a transmis
une note au Sénat dans laquelle
elle propose que le Parlement
amende le code des juridictions fi­
nancières afin d’étendre son droit
de regard sur cette face cachée de
leur comptabilité. Le Sénat devrait
examiner cette requête lors de la
commission d’enquête sur les po­
litiques de contrôle des Ehpad qui
doit débuter ses travaux en mars
et rendre ses conclusions en juin.
En réponse au scandale Orpea, le
gouvernement s’est engagé à ren­
forcer les contrôles. La Cour a
ajouté son plaidoyer au menu des
arbitrages de l’exécutif. 
béatrice jérôme
0123
MARDI 1ER MARS 2022
pas collectifs, craignant trop de
laisser un bridge dans un sand­
wich. Elle ne veut surtout pas par­
ler de ses problèmes dentaires.
Même à ses sœurs, elle n’a pas
tout dit. « La bouche, pense­t­elle,
cela relève de l’intime. C’est
comme, pour une femme, parler
de violences obstétriques ou gyné­
cologiques. » Colère pour Mehdi,
un électricien à la retraite qui in­
vite à bien observer son visage :
« Regardez, il est tout tordu ! La
nuit, je me réveille la bouche en
sang, j’ai plein de kystes, plein de
tics. » Colère aussi pour Ahcène,
dont le couple, comme beaucoup,
a volé en éclats : « Quand tu as la
bouche qui pue tellement que tu
ne peux pas approcher ta femme,
moralement tu vas mal. »
Colère enfin de tous contre les
lenteurs de la justice qui a mis
dix ans à boucler ce dossier, en
raison d’un grand nombre d’ex­
pertises médicales à conduire, de
la pandémie de Covid­19 et de la
nécessité de tenir ce procès dans
une salle pouvant accueillir des
centaines de personnes. Mais
pour Sarah Chaabi, dont la denti­
tion a été détruite alors qu’elle
n’avait que 18 ans, « On se disait
qu’il n’y aurait pas de procès,
qu’ils n’allaient pas se prendre la
tête pour nous, car la majorité des
victimes, ce sont des Maghré­
bins. » Ce sentiment d’abandon
partagé vient notamment du re­
fus de la Commission d’indem­
nisation des victimes d’infrac­
tions de verser une provision de
dommages et intérêts, alors
qu’ils sont des dizaines à ne pas
pouvoir débourser les sommes
importantes nécessaires pour la
pose d’implants et les soins répa­
rateurs. La réparation des victi­
mes est l’autre grand enjeu de ce
procès prévu pour s’achever le
6 avril. 
luc leroux
JUSTICE
Institut Montaigne :
Laurent Bigorgne
démissionne et sera jugé
L’institut Montaigne, un
think tank libéral, a annoncé,
dimanche 27 février, la dé­
mission de son directeur,
Laurent Bigorgne. Ce dernier
sera jugé devant le tribunal
correctionnel de Paris, soup­
çonné d’avoir drogué à son
insu une collaboratrice lors
d’une soirée, a indiqué le par­
quet. A l’issue de sa garde à
vue commencée vendredi,
M. Bigorgne a fait l’objet
d’une convocation par pro­
cès­verbal le 10 mars devant
le tribunal pour « administra­
tion de substance nuisible
suivie d’incapacité n’excédant
pas huit jours par une per­
sonne agissant sous l’emprise
manifeste de produits stupé­
fiants ». Cette collaboratrice
avait déposé plainte dans la
nuit de mardi à mercredi,
après un début de soirée
passé en sa compagnie.
Selon Le Parisien, des analy­
ses ont révélé des traces
de MDMA – (AFP.)
Terrorisme : un militant
d’ultragauche entame
une grève de la faim
Florian D., 37 ans, incarcéré à
l’isolement et mis en examen
pour « association de malfai­
teurs terroriste » criminelle a
annoncé, dimanche 27 février,
qu’il avait décidé d’entamer
une grève de la faim pour ré­
clamer sa remise en liberté.
Le 16 février, une assignation
à résidence lui a été refusée.
En détention provisoire
depuis fin 2020, il est soup­
çonné par la justice antiterro­
riste d’avoir préparé des
« actions violentes » avec un
groupe d’ultragauche. – (AFP.)
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
MARDI 1ER MARS 2022 | 21

Atos sous la menace d’un démantèlement
Le groupe de services informatiques, qui a changé de directeur général, lutte pour conserver son intégrité

L
undi 20 mars 2017. Atos
vit son jour de gloire. La
société de services infor­
matiques accède pour la
première fois au CAC 40. Une
consécration pour le PDG de
l’époque, Thierry Breton. L’an­
cien ministre de l’économie, ar­
rivé à la tête d’Atos à la fin de l’an­
née 2008, a hissé ce groupe de se­
conde division dans le top 5 mon­
dial du secteur. Sous sa direction,
et à coups d’acquisitions, Atos a
triplé de taille.
Cinq ans plus tard, il ne reste
plus grand­chose de ces jours
heureux. M. Breton est parti à la
Commission européenne, fin
2019. Son ancien directeur finan­
cier Elie Girard, qu’il avait choisi
comme dauphin, a quitté le
groupe en octobre 2021, quelques
semaines après qu’Atos a été mis à
la porte du CAC 40, victime de la
chute de ses résultats et du cours
en Bourse. Le groupe, qui devait
annoncer, lundi 28 février, des
pertes pour 2021 en raison de
charges et de dépréciations d’ac­
tifs exceptionnelles, ne vaut plus
que 3,3 milliards d’euros, trois fois
moins qu’à la belle époque.
De quoi alimenter, dans l’esprit
de concurrents ou de fonds d’in­
vestissement, un scénario de dé­
mantèlement, avec, dans le vi­
seur, la division big data et sécu­
rité (BDS). « Il y a des tentations »,
note un administrateur du
groupe, qui, comme beaucoup de
protagonistes, préfère rester ano­
nyme. « Il est troublant que Rodol­
phe Belmer, le nouveau directeur
général, revienne à une organisa­
tion en trois grandes activités, Le directeur général d’Atos, Rodolphe Belmer, pose devant le nouveau superordinateur BullSequana XH3000 de la société, à Paris, le 16 février. SARAH MEYSSONNIER/REUTERS
comme s’il préparait une scis­
sion », s’étonne un fin connais­
seur d’Atos. dres d’Atos avaient pourtant le plesse. Toutefois, cela est à double à nouer des partenariats avec de un cabinet d’analyse financière
profil pour ce poste, comme tranchant, car ce qui est perçu en grands américains. Trop d’infogé­ spécialisé en gouvernance.
Déclin des activités historiques Pierre Barnabé, patron de BDS,
« Le virage avance ne peut plus l’être par la rance ? Comment expliquer alors Face à lui, les contre­pouvoirs
M. Belmer se défend de telles in­ annoncé, depuis, chez Soitec, ou vers le cloud suite. D’où le coup de frein subi que, après le départ de M. Breton, sont faibles : Aminata Niane et
tentions. L’ancien directeur géné­ Adrian Gregory, qui dirige la fi­ par Atos depuis 2020 pour remet­ le conseil d’administration ait Colette Neuville, administratrices
ral d’Eutelsat répète, depuis sa liale Syntel. « La situation excep­
[l’informatique tre les compteurs à zéro. voulu acheter DXC, spécialisé dans depuis 2010, perdront leur indé­
prise de fonctions, début janvier, tionnelle dans laquelle se trouvait dématéralisée] « Les revenus augmentaient trop ces contrats ? Quant aux résultats, pendance dans les prochaines se­
que « BDS n’est pas à vendre », bien le groupe ne permettait pas de vite par rapport à la réalité écono­ les derniers sous l’ère de M. Breton maines. Conséquence : sur treize
décidé, au contraire, à faire de lancer un processus de recrute­
a été trop lent », mique », reconnaît un actionnaire remontent à 2018 et ont été ap­ membres, seulement quatre se­
cette activité le moteur du redres­ ment comme cela se fait en temps regrette un cadre d’Atos. Selon lui, la réserve émise, prouvés par le conseil d’adminis­ ront indépendants, ce qui pose la
sement d’Atos. Dans une vidéo normal », nuance un administra­ début 2021, par les commissaires tration et les actionnaires. Dire question d’une nécessaire oxygé­
adressée aux 100 000 salariés du teur d’Atos. aux comptes Deloitte et Grant deux ans après que cela n’allait nation de l’instance, qui compte
groupe début 2022, il affirme Exceptionnelle, la situation du CFDT du groupe, affirmant tout Thornton sur les résultats 2020 pas, ce n’est pas sérieux. » dans ses rangs, depuis octo­
épouser la stratégie soutenue par groupe l’était sans aucun doute. haut ce que beaucoup de person­ visait à siffler la fin de cette logi­ bre 2020, l’ancien premier minis­
le conseil d’administration. Une Le champion créé par M. Breton nes pensent tout bas. que. Il note que, quelques semai­ Nouveau plan stratégique tre Edouard Philippe.
façon de faire taire la rumeur de s’est révélé n’être qu’un fragile D’ailleurs, M. Belmer a passé ses nes après ce carton jaune compta­ Le conseil d’administration n’est En remettant tout à plat, M. Bel­
dissensions avec les administra­ château de cartes. « Le virage vers premiers jours à dresser l’inven­ ble, le groupe a revu à la baisse ses pas épargné par les critiques, son mer espère « tourner la page ». Il
teurs, alors que plusieurs sources le cloud [l’informatique dématé­ taire de l’héritage laissé par ses prévisions de résultats. Et, mi­ président en tête. En raison de ses promet, pour le printemps 2022,
ont assuré au Monde que l’ex­diri­ rialisée] a été trop lent », regrette prédécesseurs, comme l’illus­ 2021, après cette révision, les treize années d’ancienneté en un nouveau plan stratégique,
geant d’Eutelsat était sur les notamment un cadre. La scission, trent les 1,9 milliard d’euros de dé­ commissaires aux comptes an­ tant administrateur, Bertrand mélange de relance commer­
rangs, fin 2021, pour participer au survenue début 2019, de préciations passés sur les comp­ nonceront qu’ils n’ont finale­ Meunier n’est plus considéré ciale, de rationalisation des coûts,
processus de sélection du direc­ Worldline, la filiale de paiements, tes 2021. « Atos a trop longtemps ment constaté « aucune anomalie comme indépendant depuis dé­ de simplification et de cessions
teur général d’Orange, quelques aujourd’hui quatre fois plus tiré ses résultats au maximum », matérielle ». but 2021. Or, il est rare qu’un d’actifs. « Ces ventes sont la clé de
semaines après son engagement grosse en Bourse que son an­ admet un proche du conseil d’ad­ Compte tenu de ses nouvelles groupe de cette taille, coté en voûte du redressement », prévient
chez Atos. cienne maison mère, a mis en lu­ ministration. fonctions, M. Breton ne s’exprime Bourse et non contrôlé par un ac­ un fin connaisseur du groupe.
Autre sujet d’interrogation : mière le déclin des activités histo­ Avec des contrats longs, selon pas sur ce sujet. Un conseiller du tionnaire, soit présidé par un ad­ Endetté, Atos a absolument be­
M. Belmer a été désigné sans riques d’Atos dans l’infogérance. les normes comptables, le chiffre commissaire européen le dé­ ministrateur non indépendant. soin de cash pour mener à bien
qu’aucune procédure de recrute­ « Atos paie, après coup, la mau­ d’affaires et la marge sont recon­ fend : « C’est facile, de critiquer « M. Meunier a la main sur le son plan. Et espérer échapper au
ment, interne et externe, ne soit vaise gestion de M. Breton », dé­ nus à l’avancement des travaux, l’héritage. Du retard dans le conseil », souligne Frédéric Gene­ démantèlement. 
menée, a appris Le Monde. Des ca­ clare Alia Iassamen, coordinatrice ce qui donne une certaine sou­ cloud ? Atos a été l’un des premiers vrier, dirigeant d’OFG Recherche, olivier pinaud

L’ombre de Thales plane sur l’activité de cybersécurité du groupe

Contrôlée par l’Etat et Dassault Aviation, l’entreprise de défense étudie le rachat de la division big data et sécurité d’Atos

B DS, trois lettres en forme

d’espoir. En difficultés de­
puis un an, Atos a fait de sa
division big data et sécurité sa
bouée de sauvetage. Même si
cette unité est la plus petite du
groupe d’informatique, avec envi­
ron 7 000 salariés sur les quelque
100 000 que compte Atos, « elle
est devenue son noyau », affirme
un administrateur. « Les activités
de BDS sont imbriquées un peu
partout chez Atos. On vend, par
exemple, de la cybersécurité dans
des contrats d’infogérance stan­
dard, ce qui les rend plus
attrayants. Si vous séparez les
deux, cela ne fonctionne plus »,
s’inquiète un cadre, pour qui ven­
dre BDS serait « un suicide ». C’est
la seule division en croissance
d’Atos, avec une marge d’exploita­
tion confortable, de près de 15 %.
Au courant de la situation, et
même s’il assure qu’« aucune dis­
cussion n’est en cours avec Atos à
cet égard », Thales a fait de BDS sa
cible numéro un pour grandir
dans la cybersécurité. « Patrice
Caine, le PDG de Thales, en rêve »,
résume un proche du dossier.
Thales ne fait pas mystère de ses
ambitions dans la cybersécurité.
Le groupe de défense contrôlé par
l’Etat et Dassault Aviation a multi­
plié les acquisitions sur un mar­
ché dont la croissance, estimée à
10 % par an, n’est pas appelée à fai­
blir. Atos et Thales s’affrontent
sur ce terrain depuis des années.
Atos avait lancé, fin 2017, une offre
publique d’achat éclair sur Ge­
malto, spécialiste des solutions de
sécurité numérique, contrai­
gnant Thales à répliquer pour ne
pas laisser échapper cette proie.
Mais, malgré sa danse du ventre,
racheter BDS s’annonce com­
plexe pour Thales. L’opération de­
manderait un travail de détou­
rage minutieux, sachant que cette
division n’est pas une entité juri­
dique à part entière, mais rassem­
ble différents services répartis
dans tout le groupe, dont une
grande partie vient du rachat de
Bull, en 2014. Une opération à
mettre à l’actif de Thierry Breton,
ancien PDG d’Atos et dirigeant du
fabricant de supercalculateurs, au
milieu des années 1990.
Question de la souveraineté
Lancer une OPA sur tout le groupe
serait encore plus risqué. « Cela
obligerait Thales à reprendre
100 000 salariés d’un coup et à gé­
rer le redressement des activités
déclinantes, ce dont il n’a pas du
tout envie. A moins de les céder à
un concurrent ou à des fonds d’in­
vestissement », explique un pro­
che du dossier. Les fonds ont
montré que l’informatique classi­
que ne les rebutait pas, malgré ses
perspectives de croissance limi­
tées. Bain Capital a, par exemple,
acheté, en janvier, le français Ine­
tum (ex­GFI Informatique).
Se pose enfin la question de la
souveraineté. Rodolphe Belmer,
le patron d’Atos, a profité de la pré­
sentation, le 16 février, du nou­
veau supercalculateur de Bull
pour rappeler que ces équipe­
ments sont des « éléments de sou­
veraineté pour [le groupe], mais
aussi pour l’économie ». « Atos et
tout l’écosystème autour sont des
actifs souverains », a embrayé Cé­
dric O, le secrétaire d’Etat à la tran­
sition numérique. Ce qui n’est pas
un mauvais point pour Thales : le
rachat de BDS laisserait la société
entre des mains françaises.
Thales veut y croire. Le groupe
de défense a confié le dossier à
Centerview, la banque d’affaires
américaine dirigée en France par
Matthieu Pigasse (actionnaire à ti­
tre individuel du Monde). Finan­
cièrement, l’opération est dans ses
cordes. Selon les analystes de la
banque suisse UBS, BDS pourrait
valoir plus de 3,5 milliards d’euros,
au regard de la valeur de ses con­
currents Secureworks ou Cray. 
o. pi.

22 | économie & entreprise
Dans l’Indre, un hangar pour reconvertir les avions
Le sous­traitant aéronautique Vallair transformera les appareils de ligne en cargos dans l’aéroport de Châteauroux
blois ­ correspondant régional
L
es Castelroussins appel­
lent ce vaste hangar « la
cathédrale ». Pour son
côté monumental, bien
sûr, mais peut­être aussi pour son
coût : 22 millions d’euros, réglés
intégralement par la région Cen­
tre­Val de Loire, propriétaire de
l’aéroport où il est implanté. Haut
de 38 mètres, long de 100 mètres
et éclairé à la diode électrolumi­
nescente (LED), cet édifice imma­
culé – dont il existe vingt­deux
équivalents dans le monde –
vient d’être confié, pour quinze
ans au moins, au sous­traitant de
l’aéronautique Vallair. L’entre­
prise franco­luxembourgeoise,
spécialisée dans la maintenance
et le démantèlement d’avions, et
qui dispose déjà d’un hangar à
Châteauroux, souhaite y attirer
de plus gros engins, et même
ajouter une activité en pleine
croissance : la conversion d’avi­
ons de ligne en avions­cargos.
« Avec la pandémie, nous avons
assisté à une forte diminution des
vols long­courriers, dont les soutes
servent pourtant à transporter les
marchandises. Or l’e­commerce
poursuit son essor, les livraisons
rapides aussi. Il y a un fort besoin
d’avions à conteneurs », note Ar­
mel Jezequel, directeur du site
Vallair de Châteauroux. Le géant
du transport maritime CMA CGM
a lancé sa compagnie aérienne en
février 2021 et Geodis, filiale logis­
tique de la SNCF, dispose, depuis
l’été 2021, de son A330 cargo.
Aux élus du territoire, Vallair a
promis deux cents embauches en
quatre ans. Encore faut­il trouver
les candidats, car les recrute­
ments s’annoncent difficiles. En
effet, beaucoup de professionnels
de l’aéronautique ont quitté le
secteur en raison de la crise sani­
taire et de l’arrêt des vols interna­
tionaux. Vallair se met donc en
quête de nouveaux mécaniciens,
plasturgistes, techniciens, ingé­
nieurs… L’entreprise les formera
Cette activité
n’est pas
nouvelle pour
l’entreprise,
qui la pratique
depuis 2014
sans doute en partie chez Aircraft
Academy, une PME de Douai
(Nord) spécialisée dans la forma­
tion à la maintenance aéronauti­
que des Airbus A318 à A321, qu’elle
vient de racheter.
La conversion d’avion n’est pas
chose nouvelle pour Vallair, en­
treprise née en 2003, à l’origine
sous le nom de Vallière Aviation.
Le franco­luxembourgeois la pra­
tique depuis 2014, aux Etats­Unis
comme en Chine. En octo­
bre 2021, Vallair livrait ainsi son
troisième A320 cargo à une com­
pagnie aérienne maltaise presta­
taire du transporteur DHL.
L’avion était converti à Canton
(Chine) par une entreprise singa­
pourienne, avant d’être finalisé et
remis en peinture en France. L’en­
jeu de la « cathédrale » est de per­
mettre une relocalisation de cette
activité à partir de l’automne
2022, « parce que la réindustriali­
sation est dans l’air du temps et
permettra à nos plannings de ne
plus être tributaires de la géopoli­
tique », explique M. Jezequel.
Nombreux atouts
Grégoire Lebigot, président de Val­
lair, ne dit pas autre chose : « On a
besoin de relocaliser les activités in­
dustrielles pour notre pays, mais
c’est aussi quelque chose de straté­
gique : rien ne peut nous assurer
qu’on pourra encore convertir les
avions dans les prochains mois en
Chine. » Un A330 patiné par des
mois d’errance en plein désert
américain vient d’arriver. Sa place
est prête dans le hangar XXL. « Il y
restera pour une révision complète.
Entre six et huit semaines », pré­
cise M. Jezequel. Vallair n’est pas le
seul à entretenir des avions de li­
gne à Châteauroux. Dale Aviation,
dont le siège se trouve en Angle­
terre, y est installé depuis 2012. Le
groupe toulousain Satys, spécia­
lisé dans la peinture, traite ici une
cinquantaine de long­courriers
par an et embauche à tour de bras.
Cet aéroport, qui a hébergé les
premiers avions militaires de
Marcel Bloch, devenu Dassault,
avant de servir de base logistique
à l’OTAN jusqu’en 1967, dispose de
nombreux atouts pour approfon­
dir sa vocation industrielle, à dé­
faut de proposer des vols com­
merciaux réguliers aux Berri­
chons. Il offre une piste de
3 500 mètres – la plus longue d’Eu­
rope – pour permettre aux pilotes
novices d’easyJet et de KLM de ve­
nir s’entraîner. Celle­ci est bordée
de 24 hectares de parking pouvant
accueillir 50 gros­porteurs simul­
tanément. « Six avions Airbus
neufs, assemblés à Toulouse, sont
actuellement stationnés ici, en at­
L’équipementier CNIM,
fleuron industriel
en cours de dislocation
0123
MARDI 1ER MARS 2022
tente de livraison », détaille Didier
Lefresne, le directeur de l’aéro­
port. « Des pilotes du constructeur
viennent chaque semaine pour les
faire voler, accompagnés d’une
poignée de techniciens. »
Vendredi 25 février, des passion­
nés d’aviation parcourant les aé­
roports en quête de modèles rares
(dans le milieu, on les appelle les
« spotters »), juchés sur leurs pe­
tits escabeaux, appareil photo en
bandoulière, en ont eu pour leur
déplacement : un Airbus rouge et
blanc, au fuselage recouvert de
dessins de pandas facétieux, s’ap­
prête à partir pour la Chine, où
l’attend son client, Sichuan Airli­
nes. « Celui­là, on l’a montré à des
enfants de l’école primaire en vi­
site. Vous imaginez leur joie », ra­
conte M. Lefresne. Derrière lui
somnole un A350 gris et bleu,
flambant neuf lui aussi, mais dé­
sormais promu à un avenir incer­
tain. Sur sa carlingue, on lit le nom
de la compagnie russe Aeroflot. 
jordan pouille
   " Placé sous procédure de sauvegarde,

S.O.S
  "   le groupe varois cède ses filiales une à une
 
")(
 
  
C’ était en mars 2021. Des
salariés du groupe
UKRAINE
CNIM (anciennement
Constructions navales et indus­
trielles de la Méditerranée), établi
à La Seyne­sur­Mer, dans le Var,
faisaient visiter au ministre de
l’économie et des finances, Bruno
Le Maire, leurs ateliers, où sont fa­
briqués les tuyères de la fusée
Ariane et les tubes lance­missiles
des sous­marins nucléaires.
Le locataire de Bercy avait alors
annoncé au personnel que, grâce
à l’Etat, leur entreprise était « défi­
nitivement sauvée ». « Chapeau,
monsieur le ministre ! », avait
même lancé un délégué syndical
FO. Aujourd’hui, malgré le sou­
tien apporté par l’Etat, qui a in­
vesti plus de 100 millions d’euros
en deux ans pour tenter de main­
tenir à flot ce fleuron de l’indus­
fallu changer notre fusil d’épaule. »
Depuis 2020, le groupe a souffert
« de coûts sous­évalués et de re­
tards abyssaux sur ses chantiers »,
et « la confiance est très entamée
entre l’Etat et le groupe », ajoute le
ministère.
Sa filière la plus déficitaire, bapti­
sée Environnement, leader euro­
péen de retraitement des déchets,
a été placée en redressement judi­
ciaire. Mais parmi les trois offres
de rachat, aucune ne propose de
reprendre les 350 employés de la
branche. Bercy espère pouvoir
améliorer « légèrement » le péri­
mètre social des offres d’ici à la mi­
mars, mais sait déjà « que la totalité
des emplois ne seront pas repris ».
Domaines stratégiques
Pour Caroline Castets, déléguée
FO (le syndicat majoritaire), le
    


   
 trie nationale, CNIM se trouve nombre d’emplois sauvegardés
progressivement démantelé. est encore beaucoup trop faible.


Placée sous procédure de sauve­ « On aimerait qu’après tout ce que
. ?"*((#"   2  )
) (  &"&@"& 3*,> garde judiciaire par le tribunal de l’Etat a investi, on ne soit pas aban­
""  # (  3& 3&''> commerce de Paris au mois de donnés avant le quai », insiste­t­

%
 )" $#&(@$&#  ) &3'"( &#">
janvier, l’entreprise à actionnariat
familial cède ses filiales une à
elle. Tout en reconnaissant « les
aides majeures de l’Etat, sans les­
 &3'"( &"1#' # ">
&$&&
une. Dans les différentes bran­ quelles CNIM serait mort il y a plus
ches, qui emploient au total près longtemps », elle appelle à limiter
 3"3& !3&" * (&)'> de 2 700 salariés, le personnel l’impact social du naufrage. « Il
' ''"(' &)''' "(@#)("> s’inquiète. Les ennuis ont com­ faut sauver les emplois coûte que

 8< / 97 *( " "#*'4> ?0!   &3*# )(#" 3 #&)''>
 &3'"( (&# #&#"#>
mencé début 2020, à la suite de
défaillances survenues chez un
sous­traitant britannique. La si­
coûte. Ce n’est pas aux salariés de
payer pour le management. »
Selon FO, l’entreprise « doit faire

) 30(& "(#"
tuation s’est ensuite aggravée partie » du plan de relance indus­
&# " #)&'(> ! #&'> &"& #)"&> avec la crise liée au Covid­19. trielle engagé par l’Etat depuis
& !&#"> !#" &(> "'  *""'> L’entreprise héritière des chan­ 2021, qui vise à rapatrier certaines
8:   (&'#)& &33& &> #!"%) #$#>   &!">
tiers navals emploie près d’un activités sur le territoire et à en­
millier de personnes à La Seyne­ courager la production dans des
<;787 &' !) #,)+> ' &)"&>   (-> sur­Mer, et représente un pilier domaines stratégiques comme
économique sur la rade depuis le ceux que couvre le groupe.
"" *"#> &" &!#*> " ""> ?)(&'> règne de Napoléon III. Mais sa La famille Dmitrieff, qui détient

 #  $$ &#"( / '#)("& ?3&#4%) &3''(" ) $)$  

*=
technicité sur des activités de
pointe – du traitement des dé­
chets hospitaliers à risque infec­
!!' tieux à la construction de grands
instruments scientifiques du nu­
' (3!#"' &&*&#"(> " &(> ?&"= cléaire et de l’aérospatiale, en pas­
CNIM (56,56 % du capital), a par
ailleurs été contrainte de mettre
en vente sa pépite Bertin Techno­
logies (défense et sécurité), en dé­
cembre 2021. La filiale de pointe,
présente dans la défense, la sécu­
?"'!    '#&3 '& 6)'3> " &(> "' (#)(' sant par des outils liés à l’effica­ rité et le médical (78 millions







cité énergétique – n’a pas pu em­
' * ' )&"""' #5 "(&"( '( "#& '' = pêcher le groupe de vaciller.
Depuis la venue de M. Le Maire,
les business plans successifs de
CNIM ont tous échoué. « L’Etat a
fait ce qu’il a pu », assure Bercy, qui
évoque auprès du Monde un
d’euros de chiffre d’affaires
en 2020), a été cédée au Fonds de
consolidation et de développe­
ment des entreprises, présidé par
Benoît Sellam, ancien secrétaire
général du comité interministé­
riel de restructuration indus­


 
 « principe de réalité ». « Nous trielle pendant la crise financière
avons avancé 105 millions sur les de 2008, sous la présidence de
120 promis. Cependant, après Nicolas Sarkozy. 
l’échec de plusieurs plans, il a bien sofia fischer
0123
MARDI 1ER MARS 2022 économie & entreprise | 23

PERTES & PROFITS | BLACKSTONE
Comment Mario Draghi veut récupérer par phi lippe esc ande

la manne des plages privées italiennes Un milliard pour

Le président du conseil a publié un décret mettant fin, en 2023, aux concessions actuelles.
Une annonce qui a soulevé une opposition virulente
le roi de Wall Street
Pour ses 75 ans, le 14 février, boursière, qui a doublé en 2021,
rome ­ correspondant elle un tournant. Par un décret conditions de leur contrat. Parmi Stephen Schwartzman a reçu un est largement supérieure à celle
publié le 16 février, le conseil a an­
Les réactions elles, moins d’un quart (3 157) beau cadeau de la part de l’entre­ de Goldman Sachs. Avec ses

C’ est une mine d’or à ciel

ouvert, une source
considérable de res­
sources sur laquelle l’Etat italien,
depuis toujours, ne perçoit que
des broutilles. Dotée par la nature
de plus de 8 000 kilomètres de cô­
tes, dont à peu près 5 000 de plages
envahies chaque été par des mil­
lions de touristes, l’Italie fait, de­
puis plusieurs décennies, le choix
de privilégier les plages privées.
Des exploitants de concession
occupent un peu moins de la moi­
tié (43 %) de l’espace disponible
(dont la quasi­totalité des zones
les plus attractives), et le volume
d’activité qu’ils génèrent à la belle
saison, de mai à septembre, est es­
timé à plus de 15 milliards d’euros,
dont une part importante
échappe à toute forme de TVA. Les
revenus pour l’Etat italien ?
115 millions d’euros seulement, à
partir de concessions accordées
sans appel d’offres et avec des
montants de loyer notoirement
déconnectés des réalités, parfois
exploitées depuis des généra­
tions par la même famille.
Le constat, accablant, a été
dressé mille fois, et toutes les ten­
tatives de réforme ont avorté, en
raison du caractère explosif de ce
sujet. Quel responsable politique
oserait courir le risque d’un mou­
vement de grève des plagistes sur
l’ensemble du territoire, qui plus
est en année préélectorale ? Qui
s’attaquerait à ce moment sacré
de la vie des familles italiennes
que sont les vacances à la plage ?
Ce calcul a poussé les gouverne­
ments successifs à ne pas donner
suite à la directive européenne
Bolkestein, du nom du commis­
saire européen qui l’a proposée et
soutenue, et qui impose au pays,
depuis 2006, de mettre en œuvre
l’ouverture à la concurrence de ce
secteur. Malgré deux procédures
d’infraction contre l’Italie, tous
ont décidé d’y surseoir. Aussi, la
décision de Mario Draghi de s’at­
taquer au problème représente­t­
noncé que les concessions actuel­
les, que le premier gouvernement
Conte (juin 2018­septembre 2019)
avait prolongées jusqu’en 2033,
prendraient fin au 31 décem­
bre 2023, et que des appels d’of­
fres seraient ouverts dans la fou­
lée, à l’échelle des communes, se­
lon des modalités qui seront défi­
nies dans les six mois.
« C’est une réforme que l’Europe
demande depuis quinze ans, et
que personne ne voulait mettre en
œuvre. Mario Draghi ne veut pas
se présenter aux élections, il n’est
candidat à rien, alors il a décidé de
s’y attaquer », résume l’un de ses
conseillers. Cette annonce n’a pas
manqué de provoquer de fortes
résistances parmi l’ensemble des
forces politiques, qui comptent
toutes des responsables liés de
près ou de loin à cette activité flo­
rissante et peu réglementée.
« Intérêts légitimes »
« Il faudra améliorer le texte au
Parlement », a déclaré le chef de la
Ligue (extrême droite), Matteo
Salvini, alors même que les deux
ministres signataires du décret,
Giancarlo Giorgetti (développe­
ment économique) et Massimo
Garavaglia (tourisme) sont issus
de son parti. Personne n’a oublié
qu’alors qu’il était au plus haut
dans les sondages, à l’été 2019, le
ministre de l’intérieur avait dé­
clenché la crise gouvernementale
qui allait lui être fatale depuis le
Papeete, une plage privée de Mi­
lano Marittima (nord) dont le
concessionnaire, Massimo Casa­
nova, avait été élu quelques se­
maines plus tôt au Parlement
européen, sur les listes de la Ligue.
Les réactions les plus vives éma­
nent des bancs de Fratelli d’Italia
(extrême droite, opposition), au
nom de l’hostilité à des normes
imposées par Bruxelles, de la dé­
fense des « intérêts légitimes » des
exploitants, qui investissent de­
puis des années dans l’entretien
du littoral, et du refus de l’arrivée
les plus vives
émanent de
Fratelli d’Italia, au
nom de l’hostilité
à des normes
imposées par
Bruxelles
des grandes multinationales de
l’hôtellerie, qui pourraient être in­
téressées par les emplacements
les plus prisés des touristes.
Les réticences sont manifestes
d’un bout à l’autre du spectre po­
litique, parfois en raison d’évi­
dents conflits d’intérêts. « Nous
n’accepterons jamais une loi qui
détruirait le secteur balnéaire et
qui chasserait de leur maison et de
leur travail des milliers de familles
qui ont fait l’histoire du tourisme
en Italie », déclarait, en décem­
bre 2021, le sénateur Massimo
Mallegni (Forza Italia), dont la fa­
mille est propriétaire de plusieurs
établissements sur la Riviera tos­
cane (centre­ouest).
Si ses élus ont été moins dé­
monstratifs dans leur opposition,
la gauche est également très pru­
dente sur le sujet, à l’image du dé­
puté Umberto Buratti, qui appe­
lait, début 2022, à « dépasser la di­
rective Bolkestein » pour mieux
« répondre aux attentes » des ac­
teurs du secteur. Sa famille, elle
aussi, est impliquée dans la ges­
tion d’établissements de Forte dei
Marmi (Toscane), dont il a long­
temps été le maire.
« Le meilleur argument pour
convaincre l’opinion qu’il faut
faire quelque chose, cela a été de
rendre publiques les conditions
des contrats de concession », ex­
plique une source au palais Chigi.
Les chiffres disponibles sont édi­
fiants. Selon les données du mi­
nistère des infrastructures, l’Italie
compte 30 000 concessions bal­
néaires, dont 13 000 ont publié les
paient plus de 5 000 euros par an,
tandis que plus de la moitié
paient moins de 2 000 euros, et
que 312 établissements s’acquit­
tent d’un loyer annuel inférieur à
100 euros… Sachant qu’en 2020 le
prix moyen pour la location quo­
tidienne de deux chaises longues
et d’un parasol était de 22 euros, le
déséquilibre est patent.
Des loyers « partout très bas »
Dans son rapport de 2021 sur les
plages, Legambiente, la plus im­
portante association écologiste
d’Italie, qui dénonce régulière­
ment cette privatisation du litto­
ral, théoriquement propriété de
l’Etat, a souligné que les loyers,
« partout très bas », étaient tout
simplement « honteux en compa­
raison de gains qui se chiffrent en
millions » dans les zones les plus
cotées, à savoir la Costa Smeralda
sarde ou le littoral toscan.
Confronté aux exigences de
Bruxelles, et pour ne pas prêter le
flanc à un lobby transpartisan à la
capacité de nuisance considéra­
ble, le gouvernement Draghi a
choisi d’avancer à pas de loup, pro­
mettant que, si des appels d’offres
seront bien organisés en 2024,
ceux­ci tiendront compte des réa­
lités locales et des investisse­
ments effectués, et offriront
même des indemnisations im­
portantes aux acteurs qui per­
draient leurs concessions.
Pour l’Italie, le défi est de taille.
La modernisation de la gestion
des plages va placer les collectivi­
tés locales face à l’obligation d’or­
ganiser des procédures d’appels
d’offres, faiblesse historique de
l’administration nationale. Mais
avant cela, cette controverse
constituera un test de la solidité
politique du gouvernement. En
effet, à l’approche des élections lé­
gislatives censées se tenir début
2023, nul doute que certains
auront beaucoup de mal à résister
aux surenchères électoralistes. 
jérôme gautheret
prise qu’il a fondée en 1985 : un
chèque d’un milliard de dollars
(environ 895 millions d’euros).
Une somme qui ne représente
que ses revenus pour l’année
2021. En plus de son salaire
somme toute modeste de
350 000 dollars, le PDG de
Blackstone s’est vu gratifié de
160 millions de dollars de com­
pensations, liées à la perfor­
mance exceptionnelle de l’entre­
prise en 2021. Une somme déjà
considérable puisqu’elle est plus
de quatre fois supérieure à la
paye des patrons de Morgan
Stanley ou de Goldman Sachs, les
deux banquiers parmi les mieux
payés de la planète. A cela
s’ajoute une énorme cerise sur ce
gâteau déjà bien épais, près de
940 millions de dollars au titre
des dividendes sur ses actions
Blackstone, soit 19 % du capital.
Paradoxe suprême
Il faut dire que 2021 a tout sim­
plement été la meilleure année
de l’histoire de la plus grande so­
ciété au monde d’investissement
en capital privé, le « private
equity ». Périodiquement, elle
lève de l’argent frais auprès de
grands institutionnels, comme
des assureurs ou des fonds de re­
traite, et engage cet argent en
achetant des entreprises dont
elle surveille activement la ges­
tion avant de les revendre quel­
ques années plus tard avec profit.
Comme les autres pionniers de
ce secteur, KKR, Apollo ou Car­
lyle, elle a prospéré durant les an­
nées 1990­2000 sur l’achat par la
dette, appelé LBO. Puis elle s’est
diversifiée dans d’autres classes
d’actifs comme l’immobilier ou
les infrastructures. Enfin,
en 2007, paradoxe suprême, cette
firme qui a prospéré en sortant
de la Bourse d’innombrables en­
treprises, a choisi de s’introduire
à Wall Street. Aujourd’hui, elle
gère près de 900 milliards de dol­
lars d’actifs et sa capitalisation
3 200 salariés, soit dix fois moins
que Goldman Sachs, Blackstone
est devenue un immense conglo­
mérat financier, symbole de la
montée en puissance du « private
equity ». Profitant de l’argent
quasi gratuit des banques centra­
les mais échappant à la régula­
tion sévère des institutions ban­
caires à la suite de la crise de
2008, ces acteurs autrefois mar­
ginaux, sont passés au premier
plan. L’hebdomadaire The Econo­
mist en dénombre 18 000 rien
qu’aux Etats­Unis et estime à
plus de 10 000 milliards de dol­
lars le montant total des actifs
qu’ils gèrent à l’ombre des mar­
chés publics. Un nombre multi­
plié par trois en dix ans. Ils pos­
sèdent désormais aussi bien des
usines que des hôtels, des auto­
routes, des centrales électriques
ou des titres de dette. Comme le
démontrent les émoluments
spectaculaires de Stephen
Schwartzman, ils sont les grands
gagnants de la dernière décennie.
Mais le vent se lève pour les
rois du private equity dont les té­
nors vieillissants comme
Schwartzman, Henry Kravis
(KKR) ou Leon Black (Apollo) sont
partis ou sur le départ. L’inflation
s’installe et avec elle la perspec­
tive d’une remontée des taux
d’intérêts qui va sérieusement
bousculer leur modèle économi­
que. Les prix des actifs atteignent
des sommets et chacun guette
l’explosion de la bulle qui réduira
sérieusement la valeur de leur
portefeuille. De plus, les régula­
teurs commencent à s’intéresser
de près à ces animaux aux prati­
ques souvent opaques et aux ré­
munérations hallucinantes. En­
fin, l’environnement géopoliti­
que, avec la guerre en Ukraine et
les tensions en Chine, va inévita­
blement affecter leur expansion
dans un contexte économique
moins porteur. Le capitalisme fi­
nancier mondial s’apprête à nou­
veau à changer de visage. 

The University of Luxembourg is a multilingual, international research University.

The Department of Engineering of the Faculty of Science, Technology and Medicine is seeking to hire an outstanding candidate in the area
of Computational Soil Mechanics and Foundation Engineering. We seek candidates who are eager to engage as educators among a diverse
La Faculté de médecine de l’Université de Genève et les Hôpitaux student community.
Universitaires de Genève ouvrent une inscription pour un poste de

Professeur·e ordinaire ou associé·e,

médecin-chef·fe du service d’oncologie
CHARGE : Il s’agit d’un poste hospitalo-universitaire de mé-
decin-chef-fe du service d’oncologie, incluant une fraction de
poste professoral. Ce poste est rattaché au département acadé-
mique de médecine et au département hospitalier d’oncologie.
La-Le candidat-e doit répondre d’une excellente expérience
clinique en oncologie ainsi que de qualités reconnues de ges-
tion, d’organisation et de leadership, pour diriger un important
service clinique universitaire de pointe dont le rôle principal est
de réaliser des consultations auprès de patients oncologiques
hospitalisés ou ambulatoires et de garantir et promouvoir la
qualité du diagnostic et des traitements. Il-elle doit, en outre,
faire preuve d’une capacité à tisser des liens avec les services/
centres partenaires dans le cadre d’une mission transversale
ainsi qu’avec le service d’oncologie de précision.
L’aptitude à diriger des recherches cliniques et translationnelles
de haut niveau dans le domaine de l’oncologie est essentielle,
ainsi que des compétences reconnues de mentorat et d’ensei-
gnement aux niveaux pré-grade et post-grade pour maintenir
l’excellence de la formation actuelle donnée par le service.
TITRES ET EXPERIENCES EXIGES :
Doctorat en médecine et spécialisation en oncologie médi-
cale ou titres jugés équivalents.
Expérience pertinente de direction de recherches et d’ensei-
gnement. Publications dans des revues internationales ma-
jeures.
ENTREE EN FONCTION : 1er octobre 2022 ou à convenir
Directives pour la constitution du dossier auprès de
sylvia.deraemy@unige.ch
Inscription en ligne obligatoire jusqu’au 31 mars 2022 sur
http://www.unige.ch/academ
Dans une perspective de parité, l’Université encourage les can-
didatures féminines.
Associate Professor / Tenure-track Assistant Professor
in Computational Soil Mechanics and Foundation Engineering
• Contract Type: 5 years (tenure track), with perspective of a permanent position and promotion to Associate Professor upon a positive
evaluation.
• Working hours: Full time 40 hours per week • Localisation: Campus Kirchberg and/or Campus Esch Belval
• Starting date: September 2022 or later • Job reference: UOL04164
Your role...
To diversify the existing skills and expertise of the department of engineering in civil and environmental engineering, the candidate is expected to:
• Perform high-level research in computational soil mechanics and foundation engineering • Contribute to teaching in the bachelor and master programs in
engineering • Apply for third-party funding • Setup and manage a research group in foundation engineering, including supervision of PhD candidates
• Establish collaborations with national and international partners in industry and academia
Your profile...
The ideal candidate is an emerging, high-potential researcher with proven track record in research in the area of foundation engineering
and/or soil mechanics as well as applied research activities in the broader domain of civil engineering.
The successful candidates should have: • A PhD degree in civil engineering or related area • Recognised and original contributions to
research in foundation engineering and computational soil mechanics • Experience in teaching at the undergraduate and graduate levels
• Good presentation, communication, organisational and management skills • Interest in interdisciplinary collaborations • Working
knowledge of English and either French or German
For further questions, please contact the dean of the Faculty under jean-marc.schlenker@uni.lu
How to apply... Applications, in English, should contain a motivation letter, a research statement, a teaching statement highlighting areas of interest in
education and willingness to contribute to departmental operations, a detailed curriculum vitae, a full list of publications and the names of at least four
experts who can, upon request from the Faculty, provide reference letters.
We encourage early application. To ensure full consideration, candidates should apply by May 1st, 2022. All applications should be sent to the Dean of the
Faculty, Prof. Dr. Jean-Marc Schlenker, using the email address: FSTM.recruitment-DOE@uni.lu
The University of Luxembourg is an equal opportunity employer and strives to increase the share of female professors. We explicitly encourage women to apply.

24 | économie & entreprise
Commerce : la nouvelle ère
DOSSIER Confrontés à une chute drastique de leur fréquentation
L
e modèle du centre commercial,
qui avait autrefois fragilisé les
magasins indépendants de cen­
tre­ville, se retrouve à son tour
attaqué par les plates­formes nu­
mériques, une concurrence pal­
pable ces dernières années mais amplifiée
par la crise sanitaire. Avec Amazon ou Ali­
baba, « le consommateur a désormais les plus
grands centres commerciaux du monde dans
sa poche », ironise Antoine Frey, président
du groupe immobilier Frey. Un véritable
cauchemar pour des lieux dont la force était
de réunir sous un même toit tous les biens
et services de la vie quotidienne. Leurs pro­
priétaires, d’Unibail (URW) à Altarea en pas­
sant par Klépierre, ne peuvent que s’interro­
ger : comment convaincre les enseignes de
continuer à louer des emplacements et les
Français de faire encore le déplacement ?
Il n’est plus exclu de voir les positions s’in­
verser entre ces temples d’abondance pétris
de l’imaginaire des « trente glorieuses » et les
espaces multimarques sans limites du cybe­
respace. Si le patchwork composite que for­
ment les huit cents centres commerciaux de
l’Hexagone revendique 25 % du commerce
de détail, les professionnels de la vente en li­
gne prévoient « raisonnablement » que le
Web captera 20 % de ce même gâteau à l’hori­
zon 2030. Un péril pour un autre, penseront
sans doute leurs détracteurs, qui voient un
même symbole de surconsommation dans
ces deux générations de places de marché.
Dans son livre La Plateformisation de la
consommation (Gallimard, 2021), l’écono­
miste Philippe Moati revient sur la différence
de dynamiques à l’œuvre, qui ressort de fa­
çon encore plus flagrante depuis la crise sani­
taire. Les centres commerciaux sont « instal­
lés depuis plus de dix ans dans une trajectoire
de contraction de leur fréquentation », écrit­il.
Pénalisés par les confinements et les restric­
tions, ils ont vu le nombre de leurs visiteurs
plonger de 28,1 % en 2020 par rapport à 2019
et à nouveau de 0,8 % l’an dernier, d’après les
données du Conseil national des centres
commerciaux (CNCC). Alors que les mar­
chands en ligne, ouverts vingt­quatre heures
sur vingt­quatre, gagnaient quant à eux qua­
tre ans de croissance dans l’intervalle.
Salvatore Perri, le dirigeant et actionnaire de
l’enseigne de restauration Vapiano en France,
s’est retrouvé aux premières loges de cette ré­
volution du commerce : une vingtaine de ses
trente­trois restaurants italiens sont installés
dans de grands complexes régionaux tels que
Les Quatre­Temps. « Dans le quartier de bu­
reaux de Paris­la Défense, la fréquentation a
plongé de 40 % en deux ans et tout s’est cu­
mulé au plus fort de la crise, témoigne­t­il. Le
télétravail a privé Vapiano d’une grande partie
0123
MARDI 1ER MARS 2022
Le centre commercial
La Part­Dieu, à Lyon,
en mars 2020, lors du
premier confinement
mis en place pour
lutter contre
l’épidémie de Covid­19.
JEFF PACHOUD/AFP
être un simulateur de saut en parachute ainsi
que de nombreux événements culturels et
sportifs sur la plage afin d’accentuer le côté
“retailtainment” », indique Felipe Goncalves,
le directeur général de Cap 3000. Son ambi­
tion ? Attirer – grâce à ce concept qui abolit
les frontières entre le commerce et le diver­
tissement – 12 millions de visiteurs par an,
quand le nombre actuel est tombé sous la
barre des 8 millions depuis deux ans.
Les sites qui n’ont pas la chance, comme
celui­ci, de jouir d’une situation en bord de
mer et de la clientèle aisée de la Côte d’Azur
pouvaient du moins compter sur la visite
hebdomadaire des ménages à l’hypermar­
ché. Mais la locomotive du modèle à la fran­
çaise montre de plus en plus de signes d’es­
soufflement. Ses ventes plafonnent et le suc­
cès du drive et de la livraison à domicile a
mis en péril le rituel des courses alimen­
taires. D’où l’urgence de trouver des relais.
La crise du Covid­19 a fait souffler un vent
de nouveauté sur l’offre. La restauration « va
continuer à s’étoffer, car elle participe à la con­
vivialité au sens large, qui devient le bloc ma­
jeur du centre commercial », relève Cédric Du­
carrouge, directeur de l’activité location com­
merciale de JLL en France. Selon lui, ce sont
toutes les activités qui tournent autour de la
santé et du bien­être qui sortent les plus sti­
mulées de la crise sanitaire. Aptes à dynami­
ser des centres de toutes tailles, partout sur le
depuis le début de la crise sanitaire et au basculement territoire, elles présentent l’avantage d’être
peu dématérialisées par le numérique.
du consommateur vers l’e­commerce, les centres Chez Unibail, l’accélération est déjà visible :
une de ses implantations sur deux propose
commerciaux sont condamnés à réinventer leur modèle une offre de santé. Galimmo (la foncière liée
à Cora) vise, de son côté, une vingtaine de pô­
les santé d’ici deux à trois ans. D’ici quatre à
cinq ans, Carmila (adossée à Carrefour) es­
père générer 15 % de ses revenus locatifs
bruts grâce à l’installation de médecins, de
de sa clientèle du midi, le cinéma, concurrencé d’Internet quand la recherche de produits est dentistes, d’ostéopathes et de vétérinaires. Le
par Netflix, n’apportait plus le trafic du soir et uniquement guidée par les prix et les algorith­ MÉTIERS DE BOUCHE,  filon des pharmaciens semble tout aussi pro­
l’essor de l’e­commerce a fait s’effondrer la fré­ mes, en revanche un centre commercial offre BOUTIQUES  metteur. « Beaucoup passent de surfaces de
quentation des boutiques. » A l’évidence, une un contact humain et un côté social qui 50 à 500 mètres carrés et se muent en vérita­
partie non négligeable de la population a pris n’existe que dans le monde physique », plaide DE SECONDE MAIN  bles concurrents des autres acteurs de la santé
goût à des usages parfois adoptés sous con­ ainsi Jean­Marc Jestin, le président de Klé­ et de la beauté », constate­t­on chez JLL.
trainte, et le télétravail s’est installé. Pourtant, pierre. « Beaucoup aiment s’y retrouver entre ET COMMERCES 
l’envie de retourner « comme avant » dans les amis ou en famille pour aller au cinéma, au RÊVE DE « HUBS »
centres commerciaux semble concerner une McDo ou se balader en mangeant une glace,
SOLIDAIRES L’appétence des consommateurs pour la
majorité des Français, montre un sondage de confirme le sociologue Rémy Oudghiri, di­ SE MULTIPLIENT ET  proximité, les achats qui ont du sens et les
Sociovision de 2021. Une fréquentation à la recteur général de Sociovision. Même si le petits prix se retrouve aussi dans les récen­
hausse en janvier (+ 9,5 % selon le CNCC) tend rêve de tout centre commercial reste d’attirer CÔTOIENT LES STARS  tes signatures de baux de location par les
à confirmer ce désir. des gens qui achèteront des vestes Sandro. » foncières. Métiers de bouche, espaces de tra­
L’un des doyens français, Cap 3000, inau­ DU DISCOUNT vail partagés, boutiques de seconde main et
ESSOUFFLEMENT guré en 1969 dans les Alpes­Maritimes, a commerces solidaires se multiplient et cô­
Mais ce format de consommation, en tant poussé cette logique de l’expérience à fond. toient les stars du discount.
que pur lieu d’achat et de transaction, sem­ Pour la quatrième rénovation de son exis­ Bien décidés à ne pas regarder passer une
ble révolu. D’où cette martingale affichée par tence, le bâtiment d’Altarea a été ouvert sur vague numérique qui pourrait les submer­
les foncières : à Internet la corvée des courses la Méditerranée et doté de nombreux restau­ ger, les centres commerciaux se rêvent sur­
et la comparaison des tarifs, au mall l’achat rants avec vue. A l’écran géant qui accueille tout en « hubs » de l’omnicanalité, ce mé­
plaisir et les services à valeur ajoutée. « Il les visiteurs ou au luxe des espaces « Corso » lange de commerce physique et de parcours
s’avère impossible de rivaliser avec les milliers ainsi qu’au spa s’ajouteront « bientôt une va­ numérique qui comble de nombreuses at­
de références proposées par des pure players gue artificielle de surf, un bowling, et peut­ tentes chez les consommateurs comme chez
« Le marché de l’immobilier commercial était arrivé à la fin d’un cycle »
urbaniste et expert en immobi­ sive des grands projets, le marché de l’arrivée de nouveaux acteurs d’In­ Depuis les lois de décentralisation
lier commercial, Pascal Madry di­ l’immobilier commercial était ar­ ternet qui se passaient de points de de 1983, les mairies travaillent en
rige l’Institut pour la ville et le com­ rivé à la fin d’un cycle. Le défi qui est vente physiques. Pourtant, le nom­ compétition les unes avec les autres,
merce. Auteur, avec Catherine Sab­ devant nous est plutôt de savoir ce bre de mètres carrés commerciaux chacune voulant renforcer l’attracti­
bah, de l’ouvrage Le Commerce dans que l’on fait des 7 millions de mètres en France a encore doublé entre vité commerciale de sa commune,
tous ses étals (City Linked, 2021), il carrés commerciaux non utilisés, 2000 et 2020, 90 % des nouvelles limiter l’évasion de ses consomma­
soulève la question de l’avenir des qui représentent plus du double au surfaces étant créées en périphé­ teurs locaux et créer des emplois.
locaux commerciaux inutilisés. sol. Le nombre de locaux vacants a rie, même si le chiffre d’affaires D’où cette tentation d’étendre les
été multiplié par deux entre 2013 et global du commerce physique commerces attachés à sa propre cir­
Qu’attendre de la prochaine 2020, et ce n’est pas ce texte de loi n’augmentait quasiment plus. conscription. Les élus locaux ont
interdiction des grands projets qui va résoudre la question de leur Conséquence de cette suroffre souvent été embarrassés lorsqu’il
commerciaux par la loi Climat et devenir. Or il n’y a pas encore de doc­ structurelle, accentuée par l’essor s’agissait d’arbitrer en faveur de la
résilience, qui vise à lutter con­ trine claire en la matière. de l’e­commerce : les enseignes rénovation de leur centre­ville ou de
tre l’artificialisation des sols ? élaguent leurs réseaux et la sanc­ leur périphérie. Aujourd’hui, la pro­
Le décret d’application, qui est at­ Comment expliquer ce niveau tion vient toucher aussi bien les blématique change radicalement,
tendu, doit encore préciser si le texte record de friches commerciales ? centres­villes que les centres com­ obligeant à repenser les questions
s’applique à des surfaces de plus de Au­delà de l’impact de la crise sa­ merciaux, avec des taux de va­ de centralités urbaines au­delà
10 000 mètres carrés construites nitaire, on peut estimer que l’appa­ cance moyens désormais compa­ d’une telle polarisation. Les mobili­
« en pleine terre » ou non, ce qui reil commercial dont la France dis­ rables, compris entre 11 % et 13 %. tés se sont accrues et l’on cherche à
aura son importance. Quoi qu’il en posait au début des années 2000 avoir accès à des commerces sur ses
soit, le moratoire sur la construction aurait suffi à satisfaire les besoins En dépit de ces difficultés traces de déplacement. Sinon, on
de grandes surfaces commerciales actuels des consommateurs fran­ communes, la vieille fera encore plus appel à l’e­com­
arrive trop tard. Avant cela, le parc çais. Le parc de magasins était alors controverse opposant cœurs merce pour effectuer ses courses. 
s’était tellement étoffé que l’on cons­ tout à fait adapté à une situation de de ville et périphéries subsiste. propos recueillis par
tatait déjà une disparition progres­ post­consommation de masse et à A­t­elle encore une raison d’être ? nadine bayle
0123
MARDI 1ER MARS 2022 économie & entreprise | 25

TOUT LAISSE Centres commerciaux : l’essoufflement d’un modèle

À PENSER QUE, 
FACE À L’ESSOR 
La pandémie a affaibli les centres commerciaux... ... et renforcé la vente en ligne
DE L’E­COMMERCE, 
Evolution du chiffre d’affaires des centres commerciaux* (base 100 en 2008)
LES MOINS BONS  Ventes de produits et de services en ligne,
en milliards d’euros
EMPLACEMENTS  Chômage à 10,3 %, « Gilets jaunes » 150
un record et grèves En 2020, les centres 129,1
VONT SOUFFRIR commerciaux ont perdu 120
depuis 1997
28,1 % de leurs visiteurs
90
les commerçants. Les premiers peuvent reti­
rer ou retourner facilement en magasin les 60
achats faits sur le Web, les seconds trouvent 100 97,3
95,6 30 19,4
là un moyen de réduire leurs coûts liés à l’e­ 94,5
91,3 92 0
commerce et de fidéliser leurs clients, qui en
90
profitent souvent pour faire d’autres achats. 2008 10 15 20 2021
Chez Unibail, la directrice générale Europe Crise
du Sud, Anne­Sophie Sancerre, confirme 80 financière Pandémie de Covid-19
cette évolution : « Outre des casiers de livrai­ (fermerture pendant
son que nous mettons à leur disposition, cer­ les confinements) Ce marché a gagné quatre
tains de nos commerçants nous demandent 70 ans de croissance pendant
des surfaces plus importantes qu’avant pour Attentats de Paris, 68,2 la crise
accommoder du “click and collect” ou même de Saint-Denis
60
des entrepôts intermédiaires à partir desquels et de Nice 66,3
livrer les clients qui se trouvent à proximité. » A
leurs marchands physiques qui n’ont pas en­ 50
core de site Internet, la Compagnie de Phals­
bourg ou Altarea proposent de rejoindre l’« e­ 2008 09 10 11 12 13 14 15 16 17 18 19 20 2021 des Français ont
shop » de leurs centres. Proposer des mètres acheté des biens
* A périmètre constant, hors nouveaux physiques sur
carrés et une vitrine à des marques nées sur centres commerciaux et extensions Internet en 2021
Internet (les Digital Native Vertical Brands) Répartition de l’offre des centres commerciaux régionaux
participe de la même stratégie.
Si tout le monde pousse les feux de l’omni­ XX Taux d’enseignes par secteur d’activité en 2020, en %*
canalité, le chiffre d’affaires supplémentaire
Evolution du chiffre d’affaires des enseignes en 2020 Une fréquence d’achat et une offre en hausse
généré reste très modeste pour les magasins
des centres commerciaux. Cet apport a été hors confinement, en %
très loin de compenser le recul des ventes Services 2019 2021
(réparation, coiffure,
en 2021, soulignait récemment la fédération Equipement de la personne Transactions par an par cyberacheteur
agences de voyages...)
d’enseignes spécialisées Procos, dont les trois
cents adhérents représentent 60 000 points
40
– 8,9 4
de vente. La question est de savoir où se si­ – 40,3
tuera l’équilibre entre les canaux physique et
+ 5,1 43 53
numérique et où il faut investir en priorité,
souligne­t­on au cabinet Kantar : « Vaut­il
Equipement du ménage
mieux aujourd’hui ouvrir un magasin sur
Amazon ou dans un centre commercial ? » Ce
dilemme concerne en premier lieu le secteur Alimentation
3
Divertissement
de l’équipement de la personne, qui souffre et restauration
depuis des années et a réalisé près de 23 % de 17
ses ventes en e­commerce en 2021. « De très
bons clients des foncières ont déjà mis la clé
sous la porte, dont les enseignes de la galaxie – 15,8 1
Vivarte, d’autres restructurent leur parc en ce
17 – 43,9
17
moment et vont faire des arbitrages. »
Culture, cadeaux, loisirs
1 Sites de vente actifs
DES « LIEUX DE VIE » – 0,7 Beauté et santé Autres
Sélectif, le responsable de Vapiano se félicite
d’avoir choisi les plus grands centres pour
– 0,1 162 700 200 100
implanter ses restaurants. Face à l’explosion * Boutique et grandes surfaces spécialisées (surfaces > 750 m2 GLA).
des commandes en ligne, la chaîne envisage à Hors grandes surfaces alimentaires et grands magasins
présent d’ouvrir des « dark kitchens » (ces
« cuisines fantômes » consacrées à la livrai­
son) dans des lieux qui seront très faciles A la baisse, les investissements se reportent en partie sur les « retail parks »*
d’accès pour les employés d’Uber Eats ou de Montant des capitaux investis dans le commerce, en milliards d’euros Taux de vacance commerciale*, en %
Deliveroo. Tout laisse donc à penser que, face
à l’essor de l’e­commerce, les moins bons em­ 14
13,2
placements vont souffrir et les foncières se Type de structure commerciale, en % 12 Centres-villes 13,1
concentrer sur leurs meilleurs actifs. A moins 7,5
6,7 10
que le prochain moratoire sur les grands pro­ « Retail parks »* : parcs
Centres commerciaux
4,9 5,3
jets, prévu par la loi Climat et résilience du d’activités commer- 8
4,5 8,1
22 août 2021, ne revalorise indirectement cer­ ciales à ciel ouvert 3,9 4,3 4,3 6
tains équipements aujourd’hui en déshé­ 2,9 3,2 3,1
4 Zones commerciales
rence ? Fini du moins les mégacomplexes de Pieds
type EuropaCity (Val­d’Oise), enterré en no­ d’immeuble 2
vembre 2019. « Un projet d’une autre époque,
0 * Proportion de locaux commerciaux vides
fondé sur une consommation de masse d’ob­ Centres
jets et de loisirs », selon les mots de l’Elysée. 2011 12 13 14 15 16 17 18 19 20 2021 2013 14 15 16 17 18 19 2020
commerciaux
L’avenir sera donc à « la densification de
l’existant », indique Gontran Thüring, le dé­
Sources : CNCC ; Fevad ; JLL/ImmoStat ; IVC, données Codata retraitées. Infographie : Le Monde
légué général du CNCC. L’heure est déjà aux
projets mixtes, conjuguant commerces, bu­
reaux et logements, une tendance qui
amène les foncières à embrasser le métier
d’aménageur. Le chantier de la halle des
Docks, à Saint­Ouen (Seine­Saint­Denis),
dont le premier coup de pioche a été donné
en décembre, illustre bien cette évolution.
Les travaux ont été confiés à Citizers, la fi­
En gare, la difficile conversion du voyageur en consommateur
liale de Frey spécialisée dans les projets mix­
tes en tissu urbain. Si le cours planté d’arbres les nostalgiques du jambon­ Cette contradiction est apparue à Pour Raphaël Poli, le directeur gé­ l’Hexagone disposent d’au moins
et bordé de boutiques en rez­de­chaussée beurre avalé au buffet de la gare ne l’occasion du très controversé projet néral de SNCF Retail & Connexions, un commerce physique et « il y a en­
n’est pas sans rappeler l’esprit des Shopping sont pas les seuls à se plaindre de la d’extension de la gare du Nord, dont la mission consiste à valoriser core du potentiel », selon Raphaël
Promenades de ce groupe, la transformation multiplication des chaînes de res­ abandonné en septembre, dans le­ les espaces des gares auprès des Poli. La Cour des comptes écrivait au
d’une ancienne usine Alstom au centre tauration en vogue dans les embar­ quel SNCF Gares & Connexions commerçants, « on ne peut pas tirer contraire, dans un rapport
du quartier rénové veut rompre avec les cadères du ferroviaire. Des voix s’était associée à la foncière Ceetrus. de conclusions générales de l’acci­ d’avril 2021 consacré aux « faibles­
concepts habituels. « Cette halle gastronomi­ s’élèvent contre la marchandisation Même si elle n’a « pas d’a priori con­ dent industriel du projet de la gare du ses » du modèle économique de Ga­
que et culturelle regroupera un marché de croissante d’un espace public qui ac­ tre les commerces » selon son prési­ Nord, ni comparer les gares avec des res & Connexions, que les marges de
produits frais, des restaurants, une micro­ cueille, en rythme de croisière, dent, Bruno Gazeau, la Fédération centres commerciaux ou les malls progression de ces ressources dites
brasserie artisanale, des cours de cuisine ou 10 millions de personnes par jour. nationale des associations d’usagers d’aéroports : on n’y vient pas pour « non régulées » étaient de toute fa­
encore un incubateur de start­up, expose An­ SNCF Gares & Connexions, chargé des transports (Fnaut) rappelle trouver une enseigne et, à la diffé­ çon « limitées ».
toine Frey. L’idée consistant à créer un écosys­ de la gestion et du développement qu’elle avait dénoncé, chronomètre rence des aéroports, nous n’avons pas Seule certitude, les mètres carrés
tème d’activités qui travailleront ensemble : des gares, dispose, certes, d’un argu­ en main, « un cheminement qui valo­ la volonté de tout monter en gamme, des gares seront au centre d’une ba­
par exemple, le restaurateur se fournira chez ment pour attirer toujours plus risait en priorité les commerces et al­ notre clientèle étant très diversifiée ». taille des usages de plus en plus in­
le boucher et animera des ateliers. » d’enseignes, car une large part de longeait le temps d’accès aux trains En 2021, les redevances tirées des tense. SNCF veut doubler la part de
Du commerce toujours, mais qui se réin­ ses loyers sert à financer les investis­ depuis les quais du métro et du RER ». commerces et des services, qui marché du rail d’ici à 2030. Il faudra
vente jusque dans son nom. Les foncières sements. Mais le risque d’affronte­ étaient d’environ 250 millions d’eu­ aussi faire de plus en plus de place à
préfèrent dorénavant parler de leurs sites ment entre deux logiques semble Bataille des usages ros avant la crise sanitaire, se sont la concurrence et garantir l’intermo­
comme des « lieux de vie ». Une façon de rap­ bien réel : si la mission première Critiquant, elle aussi, une première élevées à près de 200 millions, pour dalité croissante des transports. Or,
peler que, même si le consommateur passe consiste à garantir la rapidité de dé­ mouture aux allures de « gigantes­ un chiffre d’affaires des commerces l’installation de parkings à vélos sé­
de plus en plus de temps à faire des achats placement des voyageurs en transit, que centre commercial », la Mairie de 1,1 milliard d’euros, parkings et curisés près des quais s’avérera cer­
dans son canapé, il n’habite pas encore dans n’est­ce pas l’objectif inverse qui est de Paris avait approuvé une version publicités compris. Jusqu’où ces acti­ tainement moins rentable que l’arri­
un monde virtuel.  recherché si l’on veut attirer les pas­ moins ambitieuse fin 2020, avant vités peuvent­elles encore s’éten­ vée de nouveaux commerces. 
nadine bayle sagers dans des points de vente ? de lui retirer son soutien. dre ? Quelque 400 des 3 000 gares de n. ba.
26 | sports
Ukraine : la FIFA et son président sous pression
L’instance dirigeante du football a annoncé que l’équipe russe disputerait ses rencontres sur terrain neutre
L’
onde de choc qu’a pro­
voquée l’invasion de
l’Ukraine par la Russie
de Vladimir Poutine est
en passe de fragiliser la puissante
Fédération internationale de
football (FIFA) et son président
suisso­italien, Gianni Infantino.
Si ce dernier s’est dit, jeudi
24 février, « préoccupé » par une
situation « tragique et inquié­
tante », la FIFA a attendu diman­
che 27 février pour prendre une
décision sur la question russe.
Au terme de la réunion de son
« bureau », l’instance a annoncé
qu’aucun match international of­
ficiel n’aurait lieu en Russie :
l’équipe nationale russe dispu­
tera ses rencontres sur terrain
neutre et à huis clos. Le terme
Russie sera proscrit au profit de
« l’Union de football russe », lors
des compétitions, et le drapeau et
l’hymne russes seront interdits.
Selon la FIFA, il s’agirait d’une
première salve de sanctions. L’or­
ganisation prévient que son bu­
reau pourrait prendre d’autres
mesures, « y compris une exclu­
sion potentielle des compétitions,
qui seront appliquées dans un ave­
nir proche si la situation ne s’amé­
liore pas rapidement ».
Les fédérations polonaise, sué­
doise et tchèque avaient annoncé,
samedi et dimanche, qu’elles
renonçaient à disputer leur match
programmé ou potentiel contre la
Sbornaya dans le cadre des bar­
rages qualificatifs pour la Coupe
du monde 2022, organisée en
novembre et décembre au Qatar.
« La décision de la FIFA est totale­
ment inacceptable. (…) Notre posi­
tion reste intacte : l’équipe natio­
nale polonaise ne jouera pas avec
la Russie, quel que soit le nom de
l’équipe », a tweeté dimanche soir
le président de la Fédération polo­
naise, Cezary Kulesza.
Vladimir Poutine suspendu par
la Fédération internationale de judo
La Fédération internationale de judo (FIJ) a annoncé, dimanche
27 février, la « suspension » du statut de président honoraire et
d’ambassadeur de Vladimir Poutine. Le président russe est cein-
ture noire huitième dan, un des grades les plus élevés de la disci-
pline. « Etant donné le conflit actuellement en cours en Ukraine, la
Fédération internationale de judo annonce la suspension du statut
de M. Vladimir Poutine comme président honoraire et ambassadeur
de la Fédération », écrit la FIJ dans un communiqué. La FIJ a déjà
annulé un tournoi programmé du 20 au 22 mai à Kazan, en Russie.
Le numéro d’équilibriste de Roman Abramovitch avec Chelsea
Déjà en délicatesse avec les autorités britanniques, l’oligarque russe assure transférer la « gérance » de son club, mais en conserve le contrôle
londres ­ correspondance
P endant la guerre, le football
continue. Pour la finale de
la coupe Carabao, à Lon­
dres, dimanche 27 février, les
joueurs de Chelsea ont applaudi à
tout rompre l’appel de l’animateur
avant le début de match : « Merci
de montrer votre solidarité au peu­
ple d’Ukraine. » Des drapeaux
ukrainiens, arborant le logo de
Chelsea, avaient été distribués
dans le stade de Wembley. « Foot­
ball stands together » (« le football
est uni »), annonçait l’écran géant.
L’ironie n’a échappé à per­
sonne. Le club londonien – qui a
perdu la finale aux tirs au but face
à Liverpool – est, depuis 2003, la
propriété de Roman Abramo­
vitch. L’oligarque russe, qui a fait
fortune dans le pétrole et l’alumi­
nium pendant les années 1990, a
été proche de Vladimir Poutine.
A la fois omniprésent – il venait
régulièrement au stade de Stam­
ford Bridge, jusqu’en 2018 – et
mutique, n’accordant presque ja­
mais d’interview, M. Abramo­
vitch a tenté, samedi, une étrange
manœuvre pour prendre ses dis­
tances avec l’invasion russe de
Le président
de la FIFA,
Gianni
Infantino,
à Abou Dhabi
(Emirats
arabes unis),
le 12 février.
MATTHEW CHILDS/
REUTERS
Dès les premières heures de l’of­
fensive des armées de M. Poutine,
dans la nuit du mercredi 23 au
jeudi 24 février, la Fédération
ukrainienne de football avait
demandé à la FIFA et à l’Union des
associations européennes de
football (UEFA) d’exclure les équi­
pes nationales et clubs russes de
leurs compétitions.
« Exigence fondamentale »
L’UEFA a, depuis, délocalisé au
Stade de France, à Saint­Denis, la
finale de la Ligue des champions,
le 28 mai, qui devait se dérouler à
Saint­Pétersbourg. Selon nos in­
L’une des
questions en
suspens est
de savoir si
M. Abramovitch
va être visé par
les sanctions du
gouvernement
britannique
l’Ukraine. Dans un bref commu­
niqué, il a annoncé donner « la gé­
rance et le soin » du club aux ad­
ministrateurs de la Fondation de
Chelsea, l’association caritative
qui y est attachée. Une lecture ra­
pide donnait l’impression qu’il
quittait le club, voire le vendait. Il
n’en est rien.
M. Abramovitch a choisi ses
mots avec précision, qui, légale­
ment, ne veulent rien dire. Il ne
s’agit ni d’une vente ni d’un trans­
fert de propriété à la fondation.
Dans son communiqué, M. Abra­
movitch précise qu’il a « toujours
considéré [son] rôle comme celui
de dépositaire du club » et qu’il a
formations, l’instance euro­
péenne s’apprête, dans les pro­
chains jours, à rompre son con­
trat avec le géant énergétique
russe Gazprom, son sponsor de­
puis 2012.
Dans ce contexte brûlant,
Gianni Infantino et la FIFA vont­
ils exclure les équipes nationales
des compétitions organisées par
la FIFA – dont le Mondial 2022 –,
comme l’a suggéré, dimanche
Noël Le Graët, le président de la
Fédération française de football,
et suspendre la Fédération russe
(RFS), même temporairement ?
En vertu de ses statuts, le conseil
(gouvernement) de la FIFA peut
suspendre « provisoirement » la
Fédération russe, ainsi que le rap­
pelle Jean­Loup Chappelet, pro­
fesseur émérite à l’université de
Lausanne. Cette suspension doit
alors être ensuite « confirmée »
par la majorité des trois quarts
des 211 fédérations nationales
membres du congrès de la FIFA.
Sur le plan juridique, les spécia­
listes de la FIFA s’accordent sur
un point : elle est légalement en
mesure d’écarter la Fédération
« toujours pris [ses] décisions avec
l’intérêt du club à cœur ». Il n’évo­
que pas l’Ukraine et ne condamne
pas l’action de M. Poutine.
Le club s’est lui­même contenté
d’un communiqué de deux li­
gnes : « La situation en Ukraine est
horrible et bouleversante. Les pen­
sées du Chelsea Football Club vont
aux habitants d’Ukraine. Tout le
monde au club prie par la paix. »
Embarrassés, les administra­
teurs de la Fondation de Chelsea
se sont réunis dimanche et
n’ont pas accepté le transfert de
« la gérance » du club – sans pour
autant la refuser ouvertement.
Officiellement, la situation lé­
gale les inquiète : une associa­
tion caritative a­t­elle le droit de
diriger un club de Premier Lea­
gue ? Les administrateurs de­
viendraient­ils légalement res­
ponsables s’ils acceptaient ?
L’une des questions en suspens
est de savoir si M. Abramovitch va
être visé par les sanctions du gou­
vernement britannique. Vendredi,
une première liste d’une centaine
d’oligarques et d’entreprises rus­
ses ne l’avait pas inclus. Mais
d’autres noms doivent être rajou­
tés dans les jours qui viennent.
En 2019,
M. Infantino
a été décoré par
M. Poutine
de la médaille de
l’ordre de l’Amitié
russe si « Infantino en a la volonté
politique ». Pour l’avocat suisse
Henry Peter, spécialiste du droit
du sport et professeur à l’univer­
sité de Genève, « le fondement
principal » d’une suspension
« doit être celui du respect des rè­
gles internationales en matière de
droits humains et d’éthique, ce qui
inclut le respect des conventions
internationales. Cette exigence
est fondamentale ». Selon Me Pe­
ter, la FIFA pourrait notamment
s’appuyer sur l’article 3 de ses
statuts sur la défense et promo­
tion des droits de l’homme pour
sanctionner la Fédération russe.
Pour le Portugais Miguel Poiares
Maduro, ex­avocat général à la
Cour de justice de l’Union euro­
Selon Chris Bryant, député tra­
vailliste, l’oligarque aurait dû être
poursuivi depuis longtemps et ses
actifs gelés. La semaine dernière,
l’élu a révélé à la Chambre des
communes un document du mi­
nistère de l’intérieur britannique
datant de 2019, qui affirmait :
« Dans le cadre de la stratégie du
gouvernement britannique contre
la finance illégale et les activités né­
fastes, Abramovitch est une per­
sonne d’intérêt pour le gouverne­
ment à cause de ses liens avec l’Etat
russe, de ses activités et de ses prati­
ques de corruption. Un exemple est
qu’Abramovitch a admis devant
une cour de justice avoir payé pour
obtenir de l’influence politique. »
Liens distendus avec Poutine ?
Pour le député, l’affaire n’a que
trop duré : « Comment M. Abra­
movitch peut­il rester propriétaire
d’un club de football dans ce pays ?
Ne devons­nous pas envisager de
saisir certains de ses biens, y com­
pris sa maison de 152 millions de li­
vres [180 millions d’euros] ? »
L’immense résidence blanche est
située sur Kensington Palace Gar­
dens, une rue privée surnommée
« l’allée des milliardaires ».
péenne et ex­président du comité
de gouvernance de la FIFA (2016­
2017), la FIFA pourrait également
justifier une sanction « par l’arti­
cle 4 de ses statuts », qui expose
toute fédération nationale à une
suspension ou une exclusion en
cas de « discrimination d’un pays,
d’un individu, ou d’un groupe de
personnes pour des raisons ethni­
ques ou géographiques ».
Durant l’apartheid, la FIFA, alors
présidée par le Brésilien Joao Ha­
velange, n’avait d’ailleurs pas hé­
sité à suspendre la Fédération
d’Afrique du Sud. M. Havelange
n’avait pas tremblé non plus lors­
qu’il avait décidé, après une réso­
lution de l’ONU, de radier, en 1992,
la Fédération yougoslave, et ainsi
de priver, en accord avec l’UEFA,
sa sélection de l’Euro organisé
cette année­là en Suède.
« Dans certains pays, tels que la
Russie, les fédérations ne sont pas
des entités réellement indépendan­
tes et autonomes par rapport à
l’Etat. Il est donc, à mes yeux, possi­
ble et légitime de les assimiler à
l’Etat, et donc d’adopter à l’égard
desdites fédérations des sanctions
En 2003, l’oligarque russe avait
été un précurseur dans le « sport
washing », cette façon d’utiliser le
sport à des fins de relations publi­
ques. Vrai fan de football, il a su
transformer ce « jouet », dans le­
quel il a investi plusieurs milliards
d’euros, pour s’offrir une réputa­
tion extrêmement positive. A
Chelsea, les supporteurs l’appré­
cient. L’oligarque a su leur offrir
plusieurs trophées d’envergure,
dont cinq titres de Premier League
et deux Ligues des champions,
mais aussi un stade en excellent
état. Le club, connu dans le monde
entier, lui offre aussi une forme de
protection contre le président
russe, qui peut difficilement s’en
prendre à lui sans un retentisse­
ment planétaire.
Aujourd’hui, les liens exacts en­
tre l’oligarque et M. Poutine ne
sont pas clairs. Mais au début des
années 2000, les deux hommes
étaient proches. Entre 2000 et
2008, le président russe a fait du
milliardaire le gouverneur de
Tchoukotka, un district autonome
dans l’extrême est de la Russie.
En 2012, lors d’un procès retentis­
sant, un juge d’une haute cour de
justice britannique avait conclu
0123
MARDI 1ER MARS 2022
en raison du comportement de
l’Etat concerné », développe Henry
Peter, qui estime que la Biélorus­
sie, d’où la Russie a lancé une par­
tie de son invasion de l’Ukraine,
pourrait aussi être sanctionnée.
La Fédération russe de football a
toujours été sous l’influence du
Kremlin, dans la mesure où son
ancien dirigeant, Vitali Moutko, a
été ministre des sports (2008­
2016) et vice­président du gouver­
nement (2016­2020). La RFS est
actuellement pilotée par Alexan­
der Dioukov, le patron de la bran­
che pétrolière du géant russe de
l’énergie Gazprom, ancien spon­
sor (2013­2018) de la FIFA.
Des liens étroits
MM. Infantino et Poutine s’étaient
sont considérablement rappro­
chés dans le cadre de l’organisa­
tion, en 2018, de la Coupe du
monde par la Russie. A l’époque, la
FIFA envisageait, selon nos infor­
mations, d’ouvrir une annexe à
Moscou. Un projet depuis aban­
donné, au grand désarroi du maî­
tre du Kremlin. En 2019,
M. Infantino a été décoré par
M. Poutine de la médaille de l’or­
dre de l’Amitié, l’une des plus hau­
tes distinctions du régime russe.
Pour Henry Peter, le Comité in­
ternational olympique (CIO)
pourrait même « exiger » de
M. Infantino – lui­même membre
du CIO depuis 2020 – et de la FIFA
« qu’ils interviennent s’ils ne le font
pas spontanément ». « La FIFA et
tous ses membres ont souscrit ou
doivent respecter la Charte olym­
pique, qui exige explicitement le
respect des mêmes principes. C’est
essentiel », considère­t­il.
Sous pression, M. Infantino va­
t­il finir par sanctionner plus du­
rement la Russie ? A ce stade, le
président de la FIFA et plusieurs
patrons de confédérations conti­
nentales seraient réticents à frap­
per plus fort. « Si la FIFA exclut la
Russie, pourquoi ne l’a­t­elle pas
fait lors de l’invasion de la Crimée
[en 2014] ?, s’interroge Hans­Joa­
chim Eckert, ex­coprésident du
comité d’éthique de la FIFA,
évincé en 2017 par M. Infantino.
Infantino aime être très proche de
gens spéciaux comme l’émir du
Qatar, Poutine, le président chi­
nois et d’autres. Il aimerait être
aussi puissant que Poutine. » 
rémi dupré
que « M. Abramovitch a un accès
privilégié au président Poutine ».
La situation de l’oligarque au
Royaume­Uni s’est cependant dé­
tériorée ces dernières années, en
parallèle aux tensions grandis­
santes entre Londres et Moscou.
En 2018, quelques mois après la
tentative d’empoisonnement sur
l’ancien espion Serguei Skripal
en Angleterre, son visa britanni­
que d’investisseur, « tier 1 », ne lui
a pas été renouvelé. Depuis 2015,
les règles pour l’obtention de ces
visas avaient changé : les bénéfi­
ciaires devaient prouver d’où ve­
nait leur fortune.
En représailles, M. Abramovitch
a mis fin à son projet d’agrandir le
stade de Stamford Bridge et d’in­
vestir dans le quartier environ­
nant. Il n’a plus remis les pieds à
un match de son équipe à domi­
cile. Il a cependant pu revenir au
Royaume­Uni grâce à son passe­
port israélien, qui lui donne auto­
matiquement le droit de visiter le
pays. Le milliardaire est,
aujourd’hui plus que jamais, en
porte­à­faux entre son pays et ses
activités à Chelsea. Au point de fi­
nalement devoir y mettre fin ? 
éric albert
0123
MARDI 1ER MARS 2022 carnet | 27
Christine Garabédian, Mme Edouard Lesimple, Véronique,
son épouse, née Jacqueline Laspougeas, sa compagne,
Anniversaire de décès
Marie, Alexia et Amélie, son épouse, Julie, Romain et Gabriel, Il y a cinquante ans, le 29 février,
ses filles, Mme Gilbert Tschambser,
en vente et leurs conjoints, Bertrand, Benoit sa sœur, ses enfants, disparaissait
actuellement Le Carnet et Julien, M. et Mme Jean Laspougeas, Nathan, Sarah, Céleste et Eugénie,
Maxime, Baptiste, Laura, Gabriel, son beau-frère et sa belle-sœur, ses petits-enfants, Jacqueline MORANE
Joseph et Jeanne, Les familles Tschambser, Laspougeas Les familles Saada, Lahana, Dollfus, (1915-1972),
K En kiosque Vous pouvez nous faire ses petits-enfants et Dumery, élève de Louis Jouvet
Et Baya, pensionnaire
parvenir vos textes sa belle-petite-fille, ont la tristesse de faire part du décès ont la tristesse de faire part du décès
de de la Comédie-Française.
0123
H O R S - S É R I E
ÉDITION 2022
Ottilie et Clotilde, du
LE BILAN
▶ GÉOPOLITIQUE
▶ ENVIRONNEMENT
▶ ÉCONOMIE
soit par e-mail : ses belles-filles
commandant Sa famille pense à elle.
DU MONDE
+ ATLAS DE 198 PAYS
carnet@mpublicite.fr et leurs conjoints,
Edouard LESIMPLE,
Paul SAADA,
Sfax (Tunisie) 1941,
+ 15 PAGES DE DÉBATS :

(en précisant impérativement

JEAN-MARC DANIEL, ALICE EKMAN,
RACHID BENZINE, MAYA KANDEL, GILLES KEPEL, ISABELLE FENG...

ont la tristesse de faire part du décès capitaine au long cours dominique.sfg@gmail.com

Paris 2022.
votre numéro de téléphone de (société Shell), ivan.m.morane@orange.fr
capitaine de frégate (h.),
et votre éventuel numéro chevalier Les obsèques auront lieu au
Alexandre GARABÉDIAN, Hommage
d’abonné ou de membre médecin psychiatre
dans l’ordre national du Mérite, cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e,
de la SDL) chevalier La Fondation de France
et psychanalyste, le 2 mars, à 10 heures.
dans l’ordre du Mérite maritime,
Hors-série soit sur le site : survenu le 24 février 2022, dans sa
survenu le 9 février 2022, à Saint- Elodie, exprime toute sa reconnaissance à
quatre-vingt-cinquième année.
https://carnet.lemonde.fr Marcel-lès-Valence, dans sa quatre- sa fille,
vingt-huitième année. Arnaud,
Une bénédiction a lieu ce lundi
L’équipe du Carnet son gendre, Mme Marcelle HETTICH,
28 février, à 14 h 30, en l’église de
UNE VIE, UNE ŒUVRE
La cérémonie a eu lieu, selon née BOTTE,
reviendra vers vous Saint-Vaast-la-Hougue (Manche). ses vœux, dans la plus stricte
Stanislas et Laurène, Marguerite,
Oriane,
dans les meilleurs délais Cet avis tient lieu de faire-part.
intimité, au crématorium de Valence,
le 16 février. ses petits-enfants,
pour vous confirmer Madeleine,
décédée le 19 octobre 2020, à Paris.
1, rue du Maréchal Foch,
la parution. 50550 Saint-Vaast-la-Hougue.
Cet avis tient lieu de faire-part. son arrière-petite-fille
Molière Pour son legs généreux qui, selon
Ainsi que toute sa famille
L’illustre inconnu
Famille Tschambser, son souhait, soutiendra les actions
M Joëlle Hoang,
me
10120 Saint-André-les-Vergers. Et ceux qui l’ont aimé,
« Un portrait pour le xxi siècle », par Georges Forestier
carnet@mpublicite.fr prioritaires de notre fondation.
e

son épouse, Famille Laspougeas,

Hors-série https://carnet.lemonde.fr
Nathalie et Fabien, 14670 Troarn. ont l’immense tristesse de faire part
Thierry et Satsuki, Communication diverse
du décès de
ses enfants,
AU CARNET DU «MONDE» Solène, Mathias, Julie, Louna et Yves MILET-DESFOUGÈRES,
HORS-SÉRIE

Thomas, Francis THABARD,

peintre et graveur,
X 51,
PEUPLES
LES
Décès ses petits-enfants, né le 4 septembre 1934, à Vierzon,
Khue, officier de la Légion d’honneur,
CARTES
EN

Laure et Edouard Comte, sa nièce, s’est éteint dans son sommeil,

ses enfants, Ses sœurs, beaux-frères, neveux entouré de ses enfants, le 18 février survenu le 17 février 2022,
Ses petits-enfants et nièces du Vietnam, 2022, à Paris.
à l’âge de quatre-vingt-dix ans.
Et ses proches, Les familles Nguyen, Abello et
Verronneau, « Le rêve est une seconde vie. »
Gérard de Nerval. La cérémonie religieuse sera
ont la tristesse de faire part du décès Envie d’être utile ? Rejoignez-nous !
ont la tristesse de faire part du décès célébrée le mardi 1er mars, à 10 h 30,
de de Sa famille et ses amis se réuniront
Hors-série en l’église Notre-Dame-de-Grâce de
pour son inhumation, au cimetière Les bénévoles de SOS Amitié
Passy, 10, rue de l’Annonciation,
Marie-Françoise COMTE, M. Sang HOANG, du Père-Lachaise, Paris 20e, le mardi écoutent
1er mars, à 11 heures. Paris 16e.
2 septembre 1939 - 23 février 2022. par téléphone et/ou par internet
survenu à Paris,
H O R S - S É R I E

ceux qui souffrent de solitude,

le mercredi 23 février 2022, amillet67@yahoo.com Elodie Le Marois.
Un hommage lui sera rendu le jeudi de mal-être et peuvent avoir
employé de l’année La vie
de bureau
à l’âge de quatre-vingt-sept ans. boulogne@pfdefrance.com
vue par
Franquin 3 mars, à 13 heures, au crématorium du Paris. des pensées suicidaires.
cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e. Un dernier hommage lui sera Remerciements
rendu le jeudi 3 mars, au crématorium Laboratoire d’océanographie et du Nous recherchons des écoutants
comte.laure@gmail.com de Clamart (Hauts-de-Seine) où l’on climat : Expérimentations et approches bénévoles
se réunira à 16 h 45, 104, rue de la numériques.
sur toute la France.
Mme Colette Faure, Porte de Trivaux.
L’écoute peut sauver des vies
3’:HIKTKI=XU]ZUX:?k@k@c@b@f";

Le personnel du LOCEAN
M 09083 - 21H - F: 8,50 ¤ - RD

C’EST UN GAG !
son épouse,
Claire, Pierre-Patrick et Bruno,
Hors-série
ses enfants
Et ses petits-enfants,
Collections ont la tristesse d’annoncer le décès
de
présente la collection de prestige
LES GRANDS CLASSIQUES DE LA
LITTÉRATURE EN BANDE DESSINÉE M. Philippe FAURE,
chevalier de la Légion d’honneur,
préfet honoraire,
survenu le 23 février 2022, à Paris,
à l’âge de quatre-vingt-six ans.
La cérémonie religieuse sera
célébrée le samedi 12 mars, à 11 heures,
au Temple de Dieulefit (Drôme).
Actuellement en vente,
le volume n° 3
Un culte d’action de grâces sera
NOTRE-DAME DE PARIS
célébré le samedi 26 mars, à 11 heures,
au Temple de l’Oratoire du Louvre au
145, rue Saint-Honoré, Paris 1er.
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Ni fleurs ni couronnes, un don
LES ŒUVRES COMPLÈTES ILLUSTRÉES peut être effectué à la Fondation de
l’Armée du Salut.
ÉMILE ZOLA
Ni fleurs ni couronnes.
Des dons peuvent être adressés
à l’Institut Pasteur, https://www.
pasteur.fr/fr
jhoang@numericable.fr
Mme Anne-Marie Le Tourneau,
son épouse,
Ses enfants
et leurs conjoints,
Ses petits-enfants,
ont la tristesse de faire part du décès
de
M. Bernard LE TOURNEAU,
ancien ambassadeur,
officier
de la Légion d’honneur,
officier
dans l’ordre national du Mérite,
survenu à son domicile,
le 23 février 2022.
La cérémonie religieuse a eu lieu
ce lundi 28 février, en l’église Sainte-
Croix de Saint-Malo, à 10 heures.
Cet avis tient lieu de faire-part.
avec une profonde tristesse fait part
du décès de
Sarah MONTARD,
ancienne
du laboratoire d’océanographie
physique du Muséum national
d’histoire naturelle,
laboratoire fondateur du LOCEAN.
Sarah Montard était une rescapée
d’Auschwitz. Elle fut raflée en 1942 en
tant que juive lors de la grande rafle du
Vél’d’hiv mais put s’échapper avec sa
mère. Elle fut dénoncée par un voisin
en 1944 et déportée à Auschwitz. Elle
en réchappa fortement marquée en
1945. Pendant longtemps Sarah refusa
de parler de cet épisode douloureux.
Cependant au moment de sa retraite,
elle se mit à apporter son témoignage,
en particulier auprès des jeunes, pour
que la barbarie ne se reproduise plus.
Ceux d’entre nous qui l’ont bien
connue se souviennent d’une personne
lumineuse, d’une grande résilience
et ont pu apprécier, outre son
efficacité professionnelle, ses grandes
qualités humaines.
(Le Monde du 24 février.)
La Fédération des Aveugles
de France
rend hommage
à ses généreux bienfaiteurs.
En désignant notre association
comme bénéficiaire
de leur patrimoine,
ils contribuent à améliorer
la vie quotidienne
des personnes aveugles
et malvoyantes.
Leur mémoire restera à jamais
ancrée dans nos souvenirs.
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de France,
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28 | enquête 0123
MARDI 1ER MARS 2022

«  T H E   E R I C S S O N   L I S T  »

D
es pots­de­vin, des détour­
nements de fonds, des em­
plois de complaisance mais
aussi des soupçons de fi­
nancement indirect des
djihadistes en Irak. Le
Monde, associé au Consortium internatio­
nal des journalistes d’investigation (ICIJ),
révèle une accumulation de dérives au sein
du géant suédois des télécommunications,
Ericsson, et ce dans de nombreux pays.
Trente et un médias internationaux ont
participé à cette enquête baptisée « The
Ericsson List », dont le Washington Post aux
Etats­Unis, le Guardian et la BBC au Royau­
me­Uni, et la chaîne publique suédoise SVT.
L’entreprise a déjà été ébranlée par un
premier scandale de malversations, dont le
point d’orgue a été atteint en décem­
bre 2019 avec le versement de plus de 1 mil­
liard de dollars (environ 900 millions
d’euros) à la justice américaine en échange
du gel des poursuites. Les faits incriminés
couvrent la période 2000­2016 dans cinq
pays : la Chine, le Vietnam, l’Indonésie, le
Koweït et Djibouti. Le département de la
justice des Etats­Unis s’était saisi de ce dos­
sier au nom de la loi américaine contre les
pratiques de corruption à l’étranger, qui
s’applique de manière extraterritoriale.
Deux ans plus tard, une source anonyme a
transmis à l’ICIJ trois documents confi­
dentiels qui détaillent une série d’autres en­
torses à la loi et à l’éthique. Ces rapports inter­
nes, préparés par le département de
conformité du groupe avec l’aide du cabinet
d’avocats new­yorkais Simpson Tha­
cher & Bartlett, permettent d’établir des faits
de corruption et des mauvaises pratiques
dans au moins dix pays supplémentaires :
l’Irak, l’Afrique du Sud, l’Angola, les Etats­Unis,
le Brésil, l’Azerbaïdjan, le Maroc, Bahreïn, le
Portugal et la Libye.
Tous ces faits sont de gravité inégale. Mais,
mis bout à bout, ils montrent que, dans de
nombreuses antennes locales d’Ericsson, il
est possible de s’affranchir, au moins un
temps, des règles du groupe et de la loi. Et
que l’entreprise suédoise peine à appréhen­
der et sanctionner ces dérives.
Le premier document transmis à l’ICIJ est
exclusivement consacré aux tourments

Ericsson, géant des

irakiens de l’équipementier télécoms. L’en­ année, elle contestait le caractère « systémi­
quête interne a fait émerger des versements que » de ses mauvaises pratiques.
de pots­de­vin, des conflits d’intérêts, des Rien ne permet, il est vrai, d’affirmer que
chaînes de sous­traitance hors de contrôle. les faits imputés à Ericsson dans au moins
L’accusation la plus grave porte sur le finan­ quinze pays auraient pu être orchestrés ou

télécoms gangrené
cement indirect de milices dans le pays – et encouragés par son siège suédois. Mais l’ac­
peut­être même des djihadistes de l’organi­ cumulation des scandales sur une si longue
sation Etat islamique, même si aucune période n’en est pas moins accablante. « Il
preuve formelle n’en atteste. peut y avoir quelques pommes pourries dans
Un autre document, daté d’avril 2020, une entreprise, observe David Morrow. Mais

balaie plusieurs cas de potentielles dérives
repérées au sein d’Ericsson, dans une dizaine
de pays. Sur quinze cas examinés par l’en­
quête interne, seuls deux (en Croatie et en
Chine) sont écartés car considérés comme
insuffisamment étayés.
EFFORTS DE FAÇADE
A l’inverse, les enquêteurs internes se mon­
trent particulièrement préoccupés par le cas
du Liban. Ils décrivent par le menu les nom­
breux cadeaux offerts par des employés
d’Ericsson à des membres du gouvernement
– dons en liquide à l’occasion de mariages,
iPhone et iPad, stylos Montblanc… Mais
s’interrogent aussi sur de probables emplois
de complaisance : le beau­frère et le neveu
d’un influent dirigeant d’opérateur télé­
coms libanais ont été recrutés par Ericsson,
respectivement en 2011 et 2012, puis promus
et rémunérés dans des conditions suspec­
tes. Des pratiques visant à s’attirer les fa­
veurs des décideurs publics pour l’attribu­
tion de marchés d’installation d’équipe­
ments télécoms, que l’enquête interne juge
particulièrement problématiques.
Autre dossier embarrassant : le conflit
d’intérêts d’un ancien dirigeant du groupe
au Portugal. Luis Miguel Silva a été embau­
ché par Ericsson en 2014 et y a gravi les
échelons jusqu’à devenir le président­direc­
teur général de sa branche portugaise
en 2018. Mais il aurait exercé, en parallèle,
des fonctions exécutives chez un fournis­
seur du groupe dès son entrée dans l’entre­
prise et jusqu’en 2019. Les agissements de
ce dirigeant ont fait l’objet d’un signale­
ment qui a déclenché une enquête interne,
conclue en avril 2020. L’intéressé a fini par
quitter l’entreprise en janvier 2021.
Luis Miguel Silva aurait également
manœuvré pour qu’Ericsson dépense
515 000 euros en sponsoring de courses auto­
mobiles de 2014 à 2019. Un acte intéressé,
puisqu’il est lui­même pilote. Le logo de l’en­
treprise est apparu sur sa voiture dans des
compétitions sans l’aval du service d’Erics­
par la corruption
L’équipementier suédois s’est affranchi des lois
dans une dizaine de pays, révèlent des documents
internes obtenus par le Consortium international
des journalistes d’investigation
son chargé du sponsoring et des dons. Les do­
cuments obtenus par l’ICIJ évoquent aussi,
plus succinctement, d’autres incidents. Aux
Etats­Unis, cinq employés ont été licenciés
ou ont démissionné à l’issue d’une enquête
sur des soupçons de fraude et de conflit
d’intérêts au cours de l’achat de la start­up
Vidscale, en 2018. En Afrique du Sud, les soup­
çons portent sur le paiement de pots­de­vin à
des responsables politiques pour décrocher
des marchés. Tandis qu’au Brésil, six em­
ployés ont été écartés pour avoir reçu des
dessous­de­table en échange de traitements
de faveur dans le cadre d’appels d’offres.
Ces nouvelles informations mettent sé­
rieusement en doute les efforts en matière
de lutte contre la corruption dont Ericsson se
prévaut depuis plusieurs années. Le groupe a
ainsi été officiellement averti des suspicions
de la justice américaine dès 2013, avant
l’ouverture officielle de l’enquête de cette
dernière, en 2015.
Au moment où son horizon judiciaire
s’assombrissait, la multinationale a dé­
ployé une batterie de mesures anticorrup­
tion en gage de bonne foi. Elle indique,
en 2016, dans son rapport annuel, avoir
formé 95 900 employés sur ces questions
depuis 2013. Ericsson s’est, par ailleurs, doté
d’un comité d’audit chargé d’évaluer son ac­
tion en la matière.
Or, bon nombre des malversations que
nous avons recensées datent d’après 2013 et
se sont même poursuivies, pour certaines,
jusqu’à 2019. Plusieurs spécialistes des pro­
L’ENTREPRISE A DÉJÀ  blématiques de corruption interrogés par Le
Monde y voient le signe qu’Ericsson n’a pas
ÉTÉ ÉBRANLÉE  réagi suffisamment vite ni suffisamment
PAR UN SCANDALE  fort. « Depuis les premières révélations, Erics­
son a dit tout mettre en œuvre pour mettre fin
DE MALVERSATIONS.  aux dérives, mais c’est dur à croire car ils ont
fait preuve de légèreté à de très nombreuses
ELLE A DÛ VERSER  reprises », estime Birgitta Nygren, ancienne
coordinatrice de programmes de lutte anti­
PLUS DE 1 MILLIARD  corruption au ministère suédois des affaires
DE DOLLARS  étrangères. « Ils étaient prévenus du pro­
blème, mais n’ont pas fait assez », abonde
À LA JUSTICE  David Morrow, consultant et ancien respon­
sable de la lutte contre la fraude chez l’opéra­
AMÉRICAINE EN 2019  teur espagnol Vodafone.
EN ÉCHANGE DU GEL  Au fil des déconvenues, la direction
d’Ericsson a toujours fait valoir que les in­
DES POURSUITES fractions constatées ne seraient que le fruit
de dérives isolées. En réponse à un article
du quotidien suédois Svenska Dagbladet,
elle disait en 2016 être « en désaccord avec
l’allégation selon laquelle la corruption se­
rait très répandue » dans ses murs. La même
tout le rôle des protocoles et des procédures
est précisément d’être en mesure de déceler
les problèmes et de ne pas laisser ces situa­
tions empirer. »
Une question supplémentaire se pose dans
le cas d’Ericsson : son accord passé avec la
justice américaine en 2019 prévoit notam­
ment que l’équipementier suédois respecte
certaines obligations de transparence pen­
dant trois ans. Il s’est ainsi engagé à trans­
mettre promptement « toute preuve ou allé­
gation ainsi que toute investigation interne
ou externe dont l’entreprise a connaissance ».
« ATTACHÉS À LA TRANSPARENCE »
Le département de la justice américain a
constaté que l’entreprise n’a pas pleinement
tenu parole, et a tapé du poing sur la table à
l’automne 2021. Dans l’un des documents
obtenus par l’ICIJ, le tableau qui recense les
situations problématiques analysées en in­
terne étaye ces soupçons. On y trouve une
colonne « DOJ disclosure » (littéralement :
« déclaration au département de la justice »),
dans laquelle une date n’apparaît que dans
sept cas sur quinze. A en croire ce document,
certains dossiers considérés comme « à ris­
que », et pour lesquels les investigations in­
ternes sont closes depuis des mois, n’avaient
pas été transmis à la justice américaine au
21 avril 2020. Interrogé sur le sujet par l’ICIJ,
le département de la justice des Etats­
Unis n’a pas souhaité faire de commentaire.
De telles dissimulations pourraient aboutir
à de nouvelles poursuites.
L’avancée de nos investigations et leurs
possibles répercussions ont rapidement fait
réagir au siège d’Ericsson à Kista, dans le nord
de Stockholm. Contacté au début du mois de
février 2022 par l’ICIJ et plusieurs rédactions
partenaires, l’équipementier a tenté de démi­
ner l’affaire, en publiant, dès le 15 février, un
communiqué mentionnant le rapport sur les
failles de sa branche irakienne, sans rendre
pleinement compte de leur gravité.
« Nous sommes attachés à la transpa­
rence », y explique la direction du groupe.
0123
MARDI 1ER MARS 2022
MARIO WAGNER
Celle­ci n’a pourtant choisi d’évoquer publi­
quement ce dossier qu’une fois interrogée à
son sujet, alors que le rapport interne a été
rendu en décembre 2019. De surcroît, la mul­
tinationale n’a répondu à aucune de nos
nombreuses questions, tout en faisant
quelques déclarations sur le sujet à une poi­
gnée de médias qui n’ont pu avoir accès aux
documents compromettants.
En devançant nos révélations, Ericsson
espérait peut­être minimiser leurs répercus­
sions sur son image et son activité. Les
nombreux articles mentionnant ses dérives
en Irak le 15 février et la chute brutale de
son cours de Bourse de 10 % dans les vingt­
quatre heures qui ont suivi ont toutefois
montré que ses investisseurs, ses clients et le
grand public attendent des explications sup­
plémentaires.
Le dossier Ericsson pourrait également
avoir des conséquences politiques. Dans la
mémoire collective, le suédois est encore
un fabricant de téléphones portables à
clapet. Mais il s’est retiré de ce marché
en 2011, revendant à Sony ses parts dans
leur filiale commune. En 2022, l’entreprise
est avant tout un équipementier télécoms.
Elle a retrouvé du lustre grâce à ses bonnes
performances sur le marché de la 5G : Erics­
son est, avec le finlandais Nokia et le chi­
nois Huawei, l’un des principaux fournis­
seurs mondiaux d’équipements des nou­
veaux réseaux mobiles, notamment d’an­
tennes radio.
Le déploiement de la 5G fait l’objet de trac­
tations très politiques. Les Etats­Unis ont in­
terdit le recours aux équipements de Huawei
dans les réseaux 5G pour des raisons de sécu­
rité nationale, arguant de possibles risques
d’espionnage par Pékin. Ericsson a large­
ment profité de l’éviction de son rival chi­
nois pendant le mandat de Donald Trump et
revendique plus de 50 % de part de marché
sur les équipements radio 5G dans le pays.
Vue d’Europe, cette situation plaide aussi
en faveur des deux champions du conti­
nent, Ericsson et Nokia. D’autant que les
Américains se sont efforcés d’imposer leurs
vues à leurs alliés en ce qui concerne
Huawei. En France, le matériel du fabricant
chinois n’a pas été interdit, mais son utili­
sation a été fortement restreinte, notam­
ment dans les zones à forte densité de po­
pulation. Les opérateurs ont donc privilégié
les deux fournisseurs européens. Chez
Orange, 60 % des équipements 5G en
France proviennent d’Ericsson.
LE CONTEXTE
ERICSSON
Fondé à Stockholm (Suède)
en 1876 autour du télégraphe,
Ericsson a saisi, dans les an-
nées 1990, le virage de la télé-
phonie mobile pour devenir
l’un des leaders internationaux
du marché des télécommunica-
tions. Après avoir cessé
définitivement de fabriquer
des téléphones portables
en 2011, le groupe s’est recen-
tré sur les infrastructures de
communication (antennes,
tours, câbles…).
Détrôné par le chinois Huawei
dans les années 2010, le groupe
suédois est revenu sur
le devant de la scène mondiale
à la faveur du déploiement de
la 5G. Présent dans plus de
140 pays, avec 100 000 salariés,
le groupe suédois a réalisé
22 milliards d’euros de chiffre
d’affaires en 2021.
La longue litanie des mauvaises pratiques
du suédois vient quelque peu ternir ce récit.
« De nos jours, les télécommunications sont
devenues essentielles à notre sécurité natio­
nale, relève Mark Pyman, fondateur du site
CurbingCorruption et auteur de plusieurs
analyses sur la corruption dans ce secteur.
L’affaire Huawei était le plus beau cadeau de
Noël dont Ericsson pouvait rêver, parce qu’elle
leur a garanti des parts de marché. Mais sont­
ils vraiment plus vertueux [que le groupe
chinois] ? Je n’en suis pas certain. »
Le cas Ericsson pose des questions plus lar­
ges sur les pratiques des opérateurs et équi­
pementiers des télécommunications. Ainsi,
les « telcos » occupent quatre des dix premiè­
res places du classement peu glorieux des
plus grosses amendes jamais versées aux
Etats­Unis au titre de la loi américaine contre
les pratiques de corruption à l’étranger, selon
un recensement effectué en 2021 par le site
FCPA Blog. Outre Ericsson, il s’agit du suédois
Telia Company AB, du russe MTS et du néer­
landais VimpelCom (rebaptisé Veon en 2017).
UN SECTEUR EXPOSÉ
« La plupart de ces entreprises ne prennent
pas la corruption au sérieux et mettent peu de
moyens pour lutter contre elle, constate Mark
Pyman. Plus largement, je pense que ces
groupes se sont perdus dans leur quête de
profit à l’international. » Un constat partagé
par l’experte suédoise Birgitta Nygren : « Si
Ericsson a dû payer des pots­de­vin en Irak,
c’est peut­être un signe qu’ils n’auraient pas
dû y opérer, s’il est trop compliqué d’y faire
des affaires dans les règles… » En 2021, l’Irak
était classé en 157e position sur 180 pays en
matière de lutte contre la corruption par
Transparency International.
Le secteur des télécommunications est, en
grande partie, façonné par les réglementa­
tions locales et d’importants marchés pu­
blics, à commencer par l’attribution des
fréquences de réseaux mobiles. Les ré­
seaux, fixes comme mobiles, n’en restent
pas moins construits sur des infrastructu­
res tangibles (des câbles, des tours, des
serveurs…), qui nécessitent de nombreuses
interventions sur place. Une multinatio­
nale qui s’installe dans de nouvelles régions
du globe est donc amenée à faire appel à
des sous­traitants.
Les risques de corruption existent donc
d’un bout à l’autre de la chaîne – ce qui, pour
certains, fait des « telcos » un secteur plus
exposé que la moyenne. Et qui nécessiterait
donc une vigilance particulière. Cette grille
de lecture ne fait toutefois pas l’unanimité :
le consultant David Morrow juge ainsi que
« la corruption est une question qui traverse
tous les secteurs ».
Reste que les principaux acteurs du mar­
ché dans le monde se font discrets sur ces
questions. C’est notamment le cas de la GSM
Association, une association d’opérateurs
mobiles, qui revendique environ 1 200 entre­
prises membres, aussi bien des opérateurs
que des constructeurs, dont Ericsson. L’orga­
nisation n’a pas souhaité répondre à nos
questions, notamment sur la manière dont
elle réagit aux faits de corruption avérés
chez ses membres. L’intégrité fait pourtant
partie des principes revendiqués par la GSM
Association dans sa charte. 
adrien sénécat (avec l’icij)
En Irak, soupçons de pots­de­vin
et de financement des djihadistes
Un rapport interne dénonce la gestion de la branche irakienne
de l’entreprise télécoms, qui avait refusé de quitter Mossoul malgré
sa conquête par le groupe terroriste Etat islamique en 2014
I l ne s’agissait, au départ, que
d’une affaire banale impli­
quant un employé aux notes de
frais trop salées. Mais c’est une véri­
table boîte de Pandore qu’ont
ouverte, en 2018, les enquêteurs
internes du groupe suédois de télé­
communications Ericsson, en s’in­
téressant aux pratiques de ce cadre
du groupe en poste en Irak.
Que cet employé ait détourné plus
de 308 000 dollars (270 000 euros
environ) via une caisse noire impli­
quant des fournisseurs de l’équipe­
mentier suédois n’était finalement
que la face émergée de l’iceberg.
L’intéressé a été mis à la porte le
16 janvier 2019, mais les enquêteurs
ont poursuivi leur travail en inter­
rogeant vingt­huit personnes et en
analysant 22,5 millions de courriels
et 4 téraoctets de données.
Corruption, conflits d’intérêts,
transactions suspectes, et même
soupçons de financement indirect
de groupes terroristes… Les résul­
tats confidentiels de cette enquête
interne, remise à la direction du
groupe en décembre 2019 et obte­
nue par le Consortium internatio­
nal des journalistes d’investigation
(ICIJ) dans le cadre de l’enquête
« The Ericsson List », dressent un
constat accablant des pratiques qui
ont eu cours dans la branche ira­
kienne d’Ericsson entre 2011 et 2019.
Le groupe suédois a gardé le secret
sur ces investigations internes pen­
dant plus de deux ans. Jusqu’à ce que
l’ICIJ et ses partenaires l’interrogent
à son sujet. A défaut de répondre à
nos questions, Ericsson a diffusé, le
15 février, à la presse, un communi­
qué évoquant l’un des points les
plus brûlants du rapport : le verse­
ment possible de pots­de­vin à l’or­
ganisation Etat islamique (EI), qui a
proclamé son « califat » en juin 2014
sur un tiers de l’Irak (et de la Syrie),
avant d’y être défait fin 2017.
Contourner les douanes
Le rapport confidentiel examiné par
Le Monde et l’ICIJ apporte des détails
embarrassants sur des faits ayant eu
lieu en 2016­2017, lorsque Ericsson a
fait appel à la société de transports
Cargo Iraq pour acheminer du ma­
tériel de la région autonome du Kur­
distan irakien, dans le nord­est du
pays, à la province sunnite de l’An­
bar, dans l’Ouest. Le sous­traitant
proposait à l’époque deux types de
prestations : d’un côté, la voie « lé­
gale », barrée de longs et coûteux
contrôles douaniers irakiens ; de
l’autre, une « voie rapide » traversant
des territoires où l’EI était encore
présente, et où les milices chiites ira­
kiennes affiliées à l’Iran, qui ont par­
ticipé à la reconquête des territoires
tombés sous le contrôle du groupe
djihadiste, asseyaient leur contrôle.
En choisissant la deuxième op­
tion, Ericsson aurait­il préféré la vi­
tesse au respect du droit ? L’équipe­
mentier suédois reconnaît avoir
« utilisé des routes alternatives pour
contourner les douanes irakiennes, à
une période où les organisations ter­
roristes, dont le groupe Etat islami­
que, contrôlaient certaines rou­
tes ». De l’argent a­t­il été versé aux
djihadistes pour faciliter le passage
des camions transportant le maté­
riel d’Ericsson ? Interrogé par l’ICIJ, le
patron de Cargo Iraq, Bahez Abbas,
assure que non. Dans leur rapport
interne, les enquêteurs d’Ericsson se
montrent moins catégoriques, esti­
mant qu’« on ne peut pas exclure »
cette possibilité. Faute d’avoir inter­
rogé l’ensemble des parties prenan­
tes, les « enquêteurs n’ont pas pu dé­
terminer les destinataires finaux »
UN EMPLOYÉ A ÉTÉ 
ENLEVÉ APRÈS QU’ON 
L’A ENVOYÉ DEMANDER  le biais de Sirwan Barzani, qui est à
À L’ADMINISTRATION  tre, le commandant d’une unité des
DJIHADISTE  tron de Korek Telecom, l’un des
DE FACILITER LE  trois opérateurs du pays.
TRAVAIL D’ERICSSON
des paiements, qui ont bien existé.
L’enquête du Monde et de ses par­
tenaires n’ayant pas non plus per­
mis de retrouver la trace de cet ar­
gent, il n’est pas possible, à ce stade,
de comparer l’imbroglio irakien
d’Ericsson aux faits reprochés au
cimentier Lafarge, accusé de « com­
plicité de crimes contre l’huma­
nité » pour avoir versé de l’argent à
des groupes terroristes en Syrie.
Ce dossier n’en est pas moins
alarmant pour ce qu’il raconte de la
conduite des affaires d’Ericsson.
En 2016 et 2017, l’entreprise se sait
déjà sous le coup d’une enquête de
la justice américaine sur de nom­
breux faits de corruption dans plu­
sieurs pays. Le simple fait que Cargo
Iraq n’ait pas été déclaré comme
sous­traitant de l’entreprise dans
les règles et ait été payé en liquide,
comme d’autres prestataires, signe
la légèreté de l’équipementier.
L’enquête interne décrit par
ailleurs l’entêtement d’Ericsson à
maintenir ses activités à Mossoul,
en Irak, en dépit de sa conquête par
l’EI, le 10 juin 2014. Déterminée à ne
pas « détruire le business », la direc­
tion régionale d’Ericsson a rejeté les
appels à invoquer le cas de « force
majeure » et à suspendre, dans la ca­
pitale irakienne de l’EI, le projet de
modernisation du réseau de l’opéra­
teur télécoms Asiacell, l’un des plus
gros clients d’Ericsson dans le pays.
Le rapport évoque la décision prise,
le 14 juillet, avec Asiacell, d’obtenir la
« permission de l’autorité locale “EI” »
pour poursuivre les travaux.
Le kidnapping d’Affan, un ingé­
nieur employé sur ce projet par le
sous­traitant Orbitel Telecommu­
nication, a douché ces velléités. Ce
chef d’équipe, alors âgé de 25 ans, a
été missionné par des responsables
d’Ericsson et d’Asiacell pour se pré­
senter à un bureau de l’administra­
tion djihadiste à Mossoul muni
d’une lettre lui demandant de « fa­
ciliter la mission de l’équipe techni­
que (…) d’Ericsson (…) pour la main­
tenance et la mise sur pied de tours »
de télécommunications, selon le té­
moignage livré à nos confrères alle­
mands de la chaîne NDR.
Kidnappé par des membres de l’EI,
le Mossouliote a été détenu plu­
sieurs heures dans une geôle. Un
« cheikh » djihadiste aurait alors
profité de sa présence pour faire
pression sur Ericsson en exigeant,
par téléphone, le paiement d’une
taxe pour poursuivre ses activités à
Mossoul. Interrogé par les enquê­
teurs, l’un des cadres locaux d’Erics­
son impliqués dans ces échanges
avec les djihadistes, Rabah Dannawi,
a indiqué qu’Asiacell avait procédé
aux « arrangements » nécessaires à
la libération d’Affan, mais assure ne
pas être au courant de paiements ef­
fectués par Ericsson à l’EI. L’enquête
interne s’est arrêtée là.
Les documents de « The Ericsson
List » décrivent également des pra­
tiques douteuses destinées à obte­
nir les faveurs du clan Barzani au
Kurdistan irakien. Cette puissante
famille n’a pas seulement la main
enquête | 29
sur le gouvernement et l’armée de
cette région autonome de l’Irak :
elle est aussi un acteur incontour­
nable des télécommunications, par
la fois le cousin du premier minis­
forces kurdes peshmergas et le pa­
Cigares et stylos Montblanc
Les enquêteurs s’interrogent sur le
fait qu’Ericsson ait pu financer le
clan Barzani, notamment en
déguisant, en 2014, un paiement de
50 000 dollars officiellement des­
tiné à une fondation d’aide aux dé­
placés. En effet, rien ne prouve que
l’argent d’Ericsson a réellement at­
terri dans les caisses de ladite fon­
dation, puisque le paiement a été
fait en liquide, et que le reçu émane
de Darin Group, une entreprise de
télécoms et de construction dirigée
par Waleed Khalid Barzani.
Selon un témoignage interne, l’un
des cadres d’Ericsson, Elie Mouba­
rak, aurait, peu de temps avant, évo­
qué l’idée de faire un don du même
montant pour « soutenir les efforts
de l’armée kurde », dont Sirwan Bar­
zani venait de rejoindre les rangs
pour défendre la capitale, Erbil,
d’un assaut de l’EI. Qui a finalement
mis la main sur cet argent ? Impos­
sible, là aussi, d’être catégorique,
faute d’en avoir retrouvé la trace.
Un autre membre du clan, Rasech
Barzani, a été embauché comme
consultant en 2007 avec un salaire
qui a atteint 18 500 dollars men­
suels, hors bonus. « Aucune fonc­
tion précise n[e lui] a été assignée »,
lit­on dans le rapport. Contactés par
l’ICIJ, Waleed Khalid Barzani, Ra­
sech Barzani, Sirwan Barzani et Elie
Moubarak n’ont pas donné suite.
Sirwan Barzani, quant à lui, n’a pas
répondu aux questions portant sur
ces dossiers. Un porte­parole a en
revanche fait valoir qu’il s’est mis en
retrait de Korek Telecom en 2014
« pour retourner sur le front et défen­
dre son pays et le monde occidental
de la menace que représente l’EI ».
L’enquête interne dénonce, en
outre, de nombreuses dépenses
abusives. Un employé a, par exem­
ple, acheté pour plus de 9 000 dol­
lars d’alcool et de cigares pour l’or­
ganisation de « nuits du cigare »
entre 2014 et 2016. Des soirées mé­
langeant collègues d’Ericsson et re­
présentants de l’opérateur télécoms
Asiacell ont été organisées. Des ca­
deaux à des clients comme des
iPhone, des iPad, des montres ou
des stylos Montblanc pour un total
de 48 000 dollars sont aussi évo­
qués. Ce chiffre n’inclut pas les nuits
d’hôtel, dîners, billets d’avion et évé­
nements en marge du Mobile World
Congress de Barcelone, grand­
messe annuelle du secteur.
Face à l’inventaire des entorses à la
loi et aux bonnes pratiques, la réac­
tion d’Ericsson aux conclusions de
cette enquête interroge. L’entreprise
affirme que plusieurs salariés ont
dû quitter l’entreprise à cause de ce
dossier et que d’autres sanctions
ont pu être prises en interne. Mais
certains employés identifiés par
l’enquête comme étant responsa­
bles d’importants manquements au
règlement de l’entreprise semblent
y avoir conservé des rôles­clés. C’est
le cas d’Elie Moubarak, promu direc­
teur en Irak en septembre 2019, en
pleine enquête interne. Celle­ci a
pourtant conclu à son implication
dans la donation suspecte en liquide
et dans des dépenses indues. 
a. sé. (avec l’icij)
 CULTURE
30 |
Iannis Xenakis sous le signe de l’universel
La Philharmonie
de Paris propose
un parcours
richement
documenté pour
le centenaire
du compositeur
MUSIQUE
P
résentée à la Philharmo­
nie de Paris jusqu’au
26 juin, l’exposition « Ré­
volutions Xenakis » con­
stitue assurément la plus belle vue
d’ensemble jamais consacrée en ce
lieu à un compositeur. Le visiteur
en ressortira pourtant sans con­
naître la date exacte de la nais­
sance du musicien. Doute sur l’an­
née (1921 ou 1922) et même sur le
jour (21 ou 29 mai) selon les pièces
d’identité produites dans les diffé­
rentes vitrines. Incertitude aussi
pour la transcription des titres
d’œuvres à partir de l’alphabet
grec : Metastaseis, Metastassis ou
Metastasis (le plus courant) pour le
monumental opus 1 que le compo­
siteur rallié à la modernité livre
en 1955 ? Idem pour Achorripsis
(avec un ou deux « r » ?). « Mon père
aimait jouer avec l’orthographe des
mots », s’amuse la plasticienne et
écrivaine Mâkhi Xenakis, cocom­
missaire de l’exposition avec
Thierry Maniguet, conservateur
au Musée de la musique. Jusque
dans l’écriture de son prénom :
Yannis, Yanis ou Iannis.
Qu’importe, après tout. Seuls
comptent la musique qui se dé­
couvre ici sous ces mystérieuses
enseignes et, surtout, l’homme
qui s’y est investi. « Panthéon in­
time », la première des six étapes
proposées par la Philharmonie,
rapporte par petites touches, prin­
cipalement photographiques, les
empreintes fondamentales lais­
sées par la vie sur Iannis Xenakis,
depuis sa petite enfance en Rou­
manie, où il est né, jusqu’à son en­
gagement dans la Résistance grec­
que durant la seconde guerre
mondiale, qui lui vaudra d’être dé­
figuré par un éclat d’obus puis
condamné à mort par contumace.
Paraboloïde hyperbolique
Le souvenir d’une mère, perdue à
l’âge de 3 ans, qui lui offre une
flûte aux sons forcément enchan­
teurs, le quotidien avec trois gou­
vernantes qui se succèdent en
parlant chacune une langue diffé­
rente, l’adolescence en pension à
Spetses (une île grecque du golfe
Argolique)…, nombreux sont les
événements qui résonneront
dans la musique à venir. « On re­
trouve dans Metastasis les mouve­
ments de la foule et les bruits de la
nature, assure Thierry Maniguet,
toutes ces masses sonores que Xe­
nakis a exprimées sous l’égide de la
musique stochastique. »
« Stochastique », le mot scientifi­
que est lâché : il désigne chez Xe­
nakis le hasard organisé ou le pro­
cessus aléatoire dans la création
musicale. Il y en aurait bien Les concepteurs
d’autres à recenser. Ils font
d’ailleurs l’objet d’un glossaire
du parcours
dans le catalogue de ces « Révolu­ de l’exposition
tions » fondé sur un grand nom­
bre des documents exposés et di­
ont savamment
verses contributions d’experts, associé travaux
sous la haute autorité du musico­
logue Makis Solomos.
préparatoires
Ce glossaire n’est pas de trop et partitions
pour se repérer dans l’univers ma­
thématique et géométrique de Xe­
manuscrites
nakis. Ingénieur diplômé de l’uni­
versité polytechnique d’Athènes,
le compositeur entre au service de
Le Corbusier, à Paris, au début des
années 1950. Il sera chargé de l’as­
sister pour la réalisation du Pa­
villon Philips de l’Exposition uni­
verselle de Bruxelles (1958), dont la
maquette en fibre de verre ac­
cueille le visiteur dans l’efficace
scénographie d’un autre archi­
tecte, Jean­Michel Wilmotte. Ga­
geant sans doute qu’un beau des­
sin est préférable à un long dis­
cours, les concepteurs du parcours
de l’exposition ont savamment as­
socié travaux préparatoires (des
graphiques d’architecte) et parti­
La percussion « au fin fond du son »
du solo (Psappha, Rebonds) au sextuor
(Persephassa, Pléiades), la percussion pa­
raît emblématique du grand coup frappé
par Iannis Xenakis à la fin des années 1960
pour faire de l’élément rythmique, quelque
peu délaissé par l’avant­garde, une force
motrice de l’inouï. Concertiste de renom,
professeur au Conservatoire de Paris et
membre de l’Orchestre national de France,
Florent Jodelet voit dans ces œuvres la
double aspiration caractéristique du com­
positeur d’origine grecque : « D’une part, la
prospection d’un terrain vierge et, d’autre
part, le lien avec un geste immémorial. »
Psappha alterne ainsi, selon lui, « le grand
chaos et l’unisson implacable ».
Si l’intérêt des percussionnistes pour les
partitions de Xenakis ne se dément pas,
c’est, explique Florent Jodelet, parce qu’elles
comportent plusieurs défis : technique, for­
mel et physique. « Il faudrait parfois,
0123
MARDI 1ER MARS 2022
Iannis Xenakis, dans les année 1980. COLLECTION PARTICULIÈRE
tions manuscrites (avec notation pidou, en 1978), autant de specta­ ainsi pour la célèbre partition de
d’un nouveau genre). Par exem­ cles à même de réaliser l’idéal de Pithoprakta (1956), toile d’araignée
ple, pour expliciter le principe de l’architecte­compositeur, entrevu tissée par le représentant d’une es­
la « paraboloïde hyperbolique », dès la soutenance d’une thèse pèce mutante, que l’on pourrait
sur lequel Xenakis a construit vouée aux « alliages ». Le terme a qualifier de « mathémusicien ». Si
nombre de ses œuvres… Résultat, été retenu pour désigner le troi­ les calculs prennent le dessus dans
grâce à une mise en scène très di­ sième temps fort du parcours, qui les deux dernières étapes (« Espa­
dactique, même des enfants com­ montre de manière très pratique ce­temps », « Machine et dessin »)
prendraient ! comment le compositeur est d’un parcours qui brosse le por­
Plus généralement, le visuel passé d’un style nourri de tradi­ trait d’un pionnier (notamment
– des pages de carnets, des feuilles tion hellénique (comme en témoi­ en matière d’informatique musi­
de papier réglé, des affiches – n’est gne Kathisto, un chœur datant de cale avec l’invention, en 1977, de
pas illustration mais représenta­ 1944) à l’expression d’une recher­ l’UPIC, ordinateur qui permet de
tion du sonore (trois extraits d’une che avant­gardiste motivée par la produire des sons en dessinant),
durée de trois minutes, très spec­ fusion des arts et des sciences. l’univers de Iannis Xenakis de­
taculaires). A preuve, l’immersion meure toujours lié à des origines
dans La Légende d’Eer (1977), que Toile d’araignée mutante que le compositeur situait deux
Jean­Michel Wilmotte met en Ce dess(e)in – là encore, Xenakis mille cinq cents ans plus tôt,
scène avec brio en projetant sur le aurait pu prendre des libertés avec quand, en Grèce, artiste et homme
plafond une polyphonie lumi­ l’orthographe – apparaît noir sur de sciences ne faisaient qu’un.
neuse qui semble animée par le blanc dans les multiples montages Pascal Dusapin, l’unique élève
flux musical. On est alors au « top » ou collages effectués au stylo Ro­ reconnu par Xenakis, tient
(sur un plan tant esthétique que tring sur des rubans de Rhodoïd, aujourd’hui à rappeler que lors­
phonétique) de l’exposition, avec des calques ou du papier kraft. In­ que son mentor « a eu maille à
arrêt sur les créations qui ont per­ dispensable à ce travail très minu­ partir avec les tenants de la grande
mis à Iannis Xenakis de toucher tieux, une petite règle translucide histoire musicale, personne n’a
un large public. Polytope de Mon­ ne quittait pas le compositeur, qui, alors noté qu’il venait d’ailleurs, de
tréal (1967), Polytope de Cluny d’une œuvre à l’autre, s’en servait “l’autre rive”, qu’il venait d’avant ».
(1972­1974), Diatope de Beaubourg pour délimiter le champ spécifi­ Cette orientation est toutefois
(pour l’ouverture du Centre Pom­ que des hauteurs de notes. Il en fut suggérée par une fenêtre ouverte
sur le quotidien de l’homme, où
un livre de Platon voisine avec un
masque d’Agamemnon, et dont
les passions (par exemple pour le
camping, à la dure, en Corse) sont
comme Shiva, avoir plusieurs bras et plu­ Percussions de Strasbourg dans le livre­CD détaillées dans l’utile ouvrage de
sieurs pieds pour tout réaliser comme il se qui commémore cette année leur soixan­ Mâkhi Xenakis, Iannis Xenakis.
doit », prétend en souriant l’interprète che­ tième anniversaire. Un père bouleversant (Actes Sud,
vronné qui voit, par ailleurs, dans la dimen­ S’il reconnaît que les œuvres pour per­ 2015), qui, revu et augmenté, est
sion sociale des pièces pour ensemble une cussions de son ancien maître « magni­ réédité dans le prolongement de
autre possibilité de rapprochement entre fient » un principe fondateur de sa musi­ la manifestation parisienne. Cel­
Iannis Xenakis et l’Antiquité. « Pléiades que, le compositeur Pascal Dusapin ne le­ci se visite en fait comme l’un
m’apparaît comme une pièce politique, dans pense pas qu’il faille le distinguer du geste, de ces pavillons si originaux que
le sens où l’assemblée fait de la musique de « un geste d’écrasement » selon lui, imposé le « petit étranger » (traduction du
chambre citoyenne, avec des prises de pa­ par Iannis Xenakis aux autres instru­ mot « Xenakis ») a destinés à des
role, des harangues et des débats houleux. » ments, qu’il s’agisse du piano ou des cor­ expositions qui, de Bruxelles à
des. Rappelant que ce grand novateur était Osaka en passant par Ottawa, se
« La voix de la terre » « nourri de cultures extra­européennes », plaçaient, comme sa musique,
Hsin­Hsuan Wu, jeune Taïwanaise qui a re­ Pascal Dusapin en détecte un écho dans sous le signe de l’universel. 
joint les prestigieuses Percussions de Metastasis, pour orchestre. « On y entend pierre gervasoni
Strasbourg en 2017, n’en a pas la même un wood­block tapé très fort, comme dans
perception. « Pour moi, Pléiades s’appa­ le théâtre nô, façon pour Xenakis d’aller « Révolutions Xenakis »,
rente à six étoiles qui circulent dans une ga­ chercher au fin fond du son… le son qu’on Philharmonie de Paris,
laxie », dit­elle, alors que « c’est la voix de la n’entend pas. » D’en faire jaillir la pulpe, 221, avenue Jean­Jaurès,
Terre qui s’élève de Persephassa », l’autre l’essence, en quelque sorte.  Paris 19e, jusqu’au 26 juin.
sextuor magistralement restitué par les p. gi. Philharmoniedeparis.fr
0123
MARDI 1ER MARS 2022
Les artistes prennent leurs distances avec la Russie
Par solidarité avec l’Ukraine, les institutions culturelles commencent à annuler spectacles et concerts
F C’est du côté de
aut­il continuer à diffuser
les artistes russes, jouer
leur musique ou exposer
leurs œuvres au nom de
l’universalité de la culture, ou
boycotter toute collaboration
à l’heure où Vladimir Poutine en­
vahit l’Ukraine ? Le doute s’est
soudain emparé du milieu cultu­
rel, jeudi 24 février, au moment
où les troupes russes lançaient les
hostilités. Même si, formelle­
ment, il n’y a, de la part de la
France, aucune disposition offi­
cielle sur le boycott culturel. « Les
relations et les échanges vont de­
venir de plus en plus difficiles »,
confie une source diplomatique.
Ainsi, après la stupeur, la question
de la participation d’un certain
nombre d’artistes russes s’est vite
imposée aux institutions cultu­
relles françaises et européennes.
Ce sont d’abord des démissions
qui ont été annoncées, comme
autant de renoncements à exer­
cer dans un pays responsable
d’une nouvelle guerre en Europe.
Ainsi le Français Laurent Hilaire,
directeur de la troupe de ballet
du Théâtre académique musical
Stanislavski, à Moscou, a fait sa­
voir, dimanche 27 février, qu’il
partait de l’institution moscovite
« au vu de la situation » géopoliti­
que. L’ex­étoile de l’Opéra de Pa­
ris dit déplorer cette décision :
« Je pars avec tristesse, mais le
contexte ne me permet plus de tra­
vailler sereinement. »
Prudence de mise
En France, plusieurs institutions
ont tranché dans le vif en choisis­
sant de renoncer aux tournées
d’artistes russes. Ainsi, à Mar­
seille, le Théâtre Toursky annule le
26e festival russe, en mars. Ses di­
recteurs, Richard Martin et Fran­
çoise Delvalée, indiquent cepen­
dant avoir pris cette « décision dé­
sespérante (…) pour des raisons de
sécurité des artistes, du public et
des salariés ». Paul Rondin, le di­
recteur délégué du Festival d’Avi­
gnon, assure de son côté que Kirill
Serebrennikov, opposant russe de
longue date, est à ce jour toujours
programmé à Avignon, où il doit
L’ultimatum lancé à Valery Gergiev
Le chef d’orchestre russe, soutien du régime, est déprogrammé de plusieurs concerts
D epuis le lancement de
l’offensive russe en
Ukraine, le grand chef
d’orchestre russe Valery Gergiev,
familier et soutien de Vladimir
Poutine, est dans le viseur des
pays membres de l’OTAN. Les
Etats­Unis l’ont déclaré persona
non grata sur le sol américain, an­
nulant les trois concerts que
le maestro devait donner au Car­
negie Hall de New York à la tête
de l’Orchestre philharmonique
de Vienne, les 25, 26 et 27 février.
Son partenaire au piano, Denis
Matsuev, proche du Kremlin, s’est
également vu déprogrammé.
Moins radicales mais tout aussi
déterminées, les institutions mu­
sicales européennes ont soumis la
venue de Gergiev à une condition
explicite. Que celui­ci se désolida­
rise officiellement de la politique
belliciste menée par Moscou, un
ultimatum qui devait expirer
le 28 février. C’est le cas de La Scala
de Milan, dont le maire, Beppe
Sala, a conditionné les quatre re­
présentations prévues en mars
à la publication rapide d’une dé­
claration condamnant l’invasion.
« S’il ne le fait pas, nous serons obli­
gés de mettre fin à sa collabora­
tion », a­t­il confié au Corriere della
Sera. Une lettre officielle dans ce
sens a été envoyée au maestro.
Même stratégie à Rotterdam,
qui a d’ores et déjà décidé d’annu­
ler le Festival Gergiev de septem­
l’Eurovison qu’est
venu le coup le
plus symbolique :
la Russie
a été bannie
du concours
faire l’ouverture du Festival avec
Le Moine noir, de Tchekhov, dans
la Cour d’honneur.
Côté arts plastiques, la réflexion
se poursuivait dans les lieux d’ex­
position, mais la prudence sem­
blait de mise. Seule celle de Chris­
tian Boltanski, qui devait ouvrir le
12 mars au Manège, à Saint­Péter­
sbourg, a été annulée par les
ayants droit de l’artiste. Mais
aucune grande exposition n’est,
pour l’heure, suspendue en
France. Ainsi la Fondation Louis
Vuitton, qui accueille, depuis sep­
tembre 2021, la fastueuse collec­
tion des frères Morozov, prêtée
par trois musées russes avec le
blanc­seing personnel du chef du
Kremlin, a prolongé son accro­
chage jusqu’au 3 avril. L’incerti­
tude plane encore sur l’exposi­
tion « Picasso et la Russie », pré­
vue en septembre 2023 au Musée
du Luxembourg, dont le commis­
sariat devait être assuré par des
conservateurs moscovites.
Enfin, la présence russe à la
Biennale de Venise, qui doit ouvrir
ses portes le 23 avril, n’a plus rien
d’évident. Le curateur du pavillon
russe, Raimundas Malasauskas,
a démissionné, dimanche 27 fé­
vrier, de son poste : « Cette guerre
est politiquement et émotionnelle­
ment intolérable », a affirmé le Li­
tuanien dans un communiqué.
Quant au pavillon ukrainien, qui
devait accueillir l’œuvre de Pavlo
Makov, les commissaires de l’ex­
position étant dans l’impossibi­
lité de voyager, personne ne sait
ce qu’il en adviendra.
Dans le secteur des musiques
actuelles, c’est du côté de l’Eurovi­
son qu’est venu le coup le plus
bre. La ville connaît bien celui qui
a été directeur musical de son or­
chestre philharmonique de 1995 à
2008. « Dans le cas où Valery Ger­
giev ne prendrait pas ouvertement
ses distances avec les actions du
président Poutine en Ukraine,
nous serons contraints d’annuler
les concerts avec lui », ont fait sa­
voir les Néerlandais.
Menace de limogeage
Le son de cloche est identique en
Allemagne. Dans une lettre ren­
due publique, le maire de Munich,
Dieter Reiter, a menacé le chef de
limogeage, à moins qu’il ne donne
« un signe clair de distanciation
vis­à­vis des attaques contre
l’Ukraine, contraires au droit inter­
national (…) d’ici lundi 28 février.
Dans le cas contraire, nous de­
vrons mettre fin à notre relation
contractuelle en tant que chef d’or­
chestre principal », a­t­il asséné.
Ces conditions constituent le pre­
mier obstacle à la carrière interna­
tionale de Gergiev, par ailleurs pa­
tron de l’Orchestre philharmoni­
que de Munich depuis 2015.
Quant à Baden­Baden, lieu de vil­
légiature de nombreux oligarques
russes, le festival réclame des
« éclaircissements » de la part
du chef d’orchestre. A défaut, il
annulera la résidence de l’Orches­
tre du Théâtre Mariinski en juillet.
En France, la Philharmonie de
Paris attend les instructions du
symbolique : la Russie a été ban­
nie du concours populaire orga­
nisé par l’Union européenne de
radio­télévision (UER). A la suite
d’une demande, jeudi 24 février,
de la délégation ukrainienne
d’exclure la Russie, l’UER a semblé
hésiter. Mais face aux protesta­
tions d’autres délégations, dont
celles du Danemark, de la Nor­
vège et de la Finlande, les organi­
sateurs ont changé d’avis et fait
savoir, dans un communiqué,
qu’« aucun candidat russe ne par­
ticipera au concours cette année ».
Théâtre de protestations
Pour les concerts de musiciens
occidentaux en Russie, la ques­
tion de leur maintien ou non a
cessé de se poser à mesure que se
fermaient les espaces aériens de
l’Union européenne aux compa­
gnies russes. Le Lyonnais Wood­
kid, qui devait se produire à Saint­
gouvernement. Gergiev doit se
produire dans la Grande Salle
Pierre­Boulez les 7, 8, 9 et 10 avril,
avec l’Orchestre de Paris, puis
avec son Orchestre du Théâtre
Mariinski, ainsi que les 16 et
17 mai avec l’Orchestre philhar­
monique de Munich. « On voit
mal comment la Philharmonie de
Paris pourrait accueillir les pha­
langes soutenues par le gouverne­
ment russe, ainsi que ceux qui les
dirigent », assure le directeur Oli­
vier Mantei, qui met toutefois en
garde : « Il ne faut surtout pas cou­
per les liens avec la culture russe,
la jeunesse et tous ceux qui veu­
lent la paix. »
La proximité personnelle et
idéologique du Kremlin avec le
chef star n’est un secret pour per­
sonne. Poutine et lui se connais­
sent depuis le début des années
1990, alors que tous deux démar­
raient leur carrière à Saint­Péters­
bourg, l’un, à la baguette, le trans­
fuge du KGB occupant les fonc­
tions de premier adjoint auprès
du maire de la ville. Le maestro
a déjà banalisé, par le passé, la
réalité de ses rapports avec le pré­
sident de la fédération de Russie.
« Vladimir Poutine n’est pas mon
meilleur ami. Je le vois deux ou
trois fois par an, parce que c’est
le président et que je représente
une institution culturelle impor­
tante. » Il fait toutefois partie du
Slekdom, comité d’enquête pré­
Pétersbourg, Moscou et Kiev en
avril, a ainsi renoncé, le 24 février,
à toutes ses dates.
Depuis le début de l’invasion,
des spectacles ont été le théâtre de
protestations de grands musi­
ciens russes condamnant les Rus­
ses. Dès le 24 février, le pianiste
Alexandre Melnikov, qui donnait
un récital à Bochum (Allemagne),
s’est adressé au public avec ces
mots : « Ce matin, j’avais un nœud
au ventre qui m’empêcherait
de monter sur scène, à moins que
je ne puisse me positionner claire­
ment devant vous », a­t­il déclaré
avant d’avouer « [se] sentir coupa­
ble d’être russe ». Le même jour,
Vladimir Jurowski, directeur mu­
sical de l’Opéra national de Ba­
vière et chef du Rundfunk­Sinfo­
nieorchester de Berlin a ouvert
son concert en remplaçant
la Marche slave, de Tchaïkovski,
par l’hymne national ukrainien.
sidé par Poutine, qui instruit
des procès pour tout crime rele­
vant de l’ordre public ou de la sé­
curité de l’Etat.
Après avoir soutenu l’annexion
de la Crimée, Gergiev avait
donné, en mars 2014, une inter­
view ouvertement pro Poutine
dans un magazine russe, justi­
fiant l’intervention en Ukraine et
pointant ces « fascistes » qui
avaient « presque pris le contrôle
total du pays, là­bas ». Deux ans
plus tard, il emmenait, à la de­
mande du Kremlin – comme il
l’avait fait en 2008 dans les ruines
de Tskhinvali, en Ossétie du Sud –,
son orchestre pétersbourgeois
sur le site historique de Palmyre
pour un concert symphonique
destiné à fêter la libération par les
armées russes et celles de Bachar
Al­Assad du territoire syrien
tombé aux mains des terroristes
djihadistes. L’événement avait
été retransmis à la télévision
russe : on le voyait, coiffé d’une
casquette blanche, diriger la Sym­
phonie n° 1 « classique », de Proko­
fiev, avant de recevoir une décora­
tion avec ses musiciens.
Aujourd’hui, forcé de toutes
parts, le maestro de 68 ans devrait
s’exprimer avant la fin de l’ulti­
matum. On voit mal comment
il pourrait se parjurer sans se
mettre dans une situation lourde
de conséquences. 
marie­aude roux
A la prestigieuse Philharmonie de
Berlin, dont le directeur musical,
Kirill Petrenko, est russe, la prise
de position est identique : « L’atta­
que insidieuse de Poutine contre
l’Ukraine, qui viole le droit interna­
tional, est un couteau dans le dos
du monde pacifique tout entier. »
C’est cependant du côté du théâ­
tre et de la scène rock et rap que
le courage des protestations est
le plus remarquable. A l’image
des manifestations qui grossis­
sent progressivement à Moscou
et dans plusieurs villes russes,
de nombreux artistes font enten­
dre sur place leur opposition à la
guerre. Vendredi 25 février, Elena
Kovalskaia, la directrice du centre
culturel Vsevolod Meyerhold,
à Moscou, a informé de sa démis­
sion dans un post publié sur Face­
book. « Il est impossible de tra­
vailler pour un assassin et de rece­
voir un salaire de sa part », écrit­
METRONOMY
SMALL WORLD
NOUVEL ALBUM
LE 6 AVRIL
01.04 LA L
LAITERIE
AITERIE
STRASBOURG
STR ASBOURG COMPLET
0 4.04 ZÉNITH ARENA
LILLE
05.04 LE LIBERTÉ
RENNES
08.04 ZÉNITH SUD
MONTPELLIER
culture | 31
Représentation
du « Moine
noir », mis en
scène par Kirill
Serebrennikov,
à Hambourg
(Allemagne),
le 22 janvier.
MARCUS BRANDT/DPA
PICTURE-ALLIANCE
VIA AFP
elle. Elle a été suivie par
Mindaugas Karbauskis, le direc­
teur du Théâtre Maïakovski, autre
grande scène moscovite.
Le très populaire rappeur péters­
bourgeois Oxxxymiron s’est dis­
tingué en annulant ses prochains
concerts à Moscou et dans sa ville,
en raison du « crime » que repré­
sente l’invasion de l’Ukraine, et le
groupe de hip­hop Kasta a ex­
primé, lui, son opposition à cette
« agression miliaire sans justifica­
tion ». Tout comme le vétéran du
rock soviétique Yuri Shevchuk,
leader du groupe DDT, estimant
que « personne n’accepte [cette si­
tuation], même les pop stars (…)
craintives de perdre leurs engage­
ments et leurs honoraires ». Une
pétition, qui circule dans le milieu
artistique pour demander l’arrêt
de la guerre, a déjà recueilli plus de
2 000 signatures. Une première. 
service culture
32 | télévision
Une si difficile mémoire autour de la guerre d’Algérie
Pour les soixante ans des accords d’Evian, télés et radios retracent le réveil d’un peuple face à la puissance coloniale
ARTE ET FRANCE 2
MARDI 1ER-MERCREDI 2
ET LUNDI 14-MARDI 15
SÉRIES DOCUMENTAIRES
D
e ce passé qui ne passe
pas ou si mal, cet ab­
cès toujours à vif,
comment faire œuvre
de pédagogie ? Six décennies après
la fin de la guerre d’Algérie, le
temps presse pour transmettre
aux nouvelles générations non
pas la mémoire – saturée de con­
tentieux –, mais le savoir minimal
autour d’un conflit dont les ac­
teurs et témoins se font de plus en
plus rares. Le soixantième anni­
versaire des accords d’Evian – si­
gnés le 18 mars 1962 – est l’occa­
sion d’une production prolifique
dont se détachent deux œuvres
documentaires : En guerre(s) pour
l’Algérie, de Raphaëlle Branche et
Rafael Lewandowski, et C’était la
guerre d’Algérie, de Georges­Marc
Benamou et Benjamin Stora.
Les deux ambitions se recou­
pent forcément au fil d’une narra­
tion où l’on voit l’utopie de l’Algé­
rie française, minée par ses contra­
dictions internes (une république
« civilisatrice » niant si longtemps
l’égalité politique), se désagréger
face au réveil d’un peuple autoch­
tone s’arrachant à « la nuit colo­
niale ». Des massacres de Sétif du
8 mai 1945 aux festivités de l’indé­
pendance du 5 juillet 1962, en
passant par le soulèvement de la
Toussaint de 1954, la « pacifica­
tion » des djebels, la bataille d’Alger
de 1957, le retour du général de
Gaulle le 13 mai 1958, la semaine
des barricades de 1960, le putsch
des généraux de 1961, la realpolitik
gaulliste à Evian et le désespoir des
pieds­noirs ralliés à la folie meur­
trière de l’OAS : les deux récits ra­
diographient un schisme aux sé­
quelles toujours douloureuses
dans les deux sociétés. Leurs partis
pris éditoriaux sont heureuse­
ment distincts, permettant à cha­
que film d’imposer sa singularité.
L’apport d’En guerre(s) pour
l’Algérie, de Raphaëlle Branche et
Rafael Lewandowski, né d’une col­
laboration entre l’Institut national
des archives (INA) et Arte, est sans
conteste la richesse des témoigna­
ges recueillis. Deux équipes de re­
cherche, l’une en France, l’autre en
Algérie, se sont livrées à une « col­
lecte patrimoniale de grande am­
pleur », permettant de « raconter la
GRILLE N° 22 - 050
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I V. Dans les cordes. Lâcha son coup.
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 22 - 049
HORIZONTALEMENT I. Héliogravure. II. Otarie. Galop. III. Naval. Bec. Io.
IV. Onan. Bancs. V. Rc. Roidie. VI. Ahurissantes. VII. Iéna. Se. Eté.
VIII. Ristourna. Et. IX. Et. ENA. Arête. X. Sélectionnée.
VERTICALEMENT 1. Honoraires. 2. Etanchéité. 3. Lava. Uns. 4. Iran. Ratée.
5. Oïl. Ri. Onc. 6. Gé. Bossuât. 7. Baiser. 8. Agenda. Nao. 9. Vaccin. ARN.
10. Ul. Sète. En 11. Roi. Etêté. 12. Epoussetée.
Une délégation du gouvernement provisoire de la République algérienne, le 18 mars 1962, lors des accords d’Evian. JEAN-CLAUDE MALLINJOD/INA
guerre du point de vue des gens
ordinaires, aussi variés soient­ils »,
L’apport
précise Mme Branche. Soixante­six d’« En guerre(s)
témoins – deux tiers en France, un
tiers en Algérie – ont ainsi confié
pour l’Algérie »,
leurs souvenirs, leur perception réalisé avec l’INA,
de l’autre, leur évolution au gré
de l’événement, leur enrôlement
est la richesse
parfois dans le combat, certains des témoignages
avouant même avoir tué.
recueillis
Archives inédites
Une telle matière a débouché sur
un triple produit : la mise en ligne, des « points de bascule », comme
à partir du mardi 1er mars, de ces les fameuses manifestations algé­
entretiens intégraux (trois heures riennes de décembre 1960 qui
par témoin) sur le site de l’INA ; la achèvent de convaincre de Gaulle
publication d’un livre rassemblant de l’emprise du FLN sur les musul­
une quinzaine de ces entretiens mans d’Algérie, ou l’activisme di­
(En guerre(s) pour l’Algérie, par Ra­ plomatique des indépendantistes
phaëlle Branche, coédition Arte­ sur la scène internationale.
Tallandier, 432 pages, 22,90 euros) ; L’option de C’était la guerre d’Al­
le documentaire proprement dit gérie, de Georges­Marc Benamou
(six épisodes), mêlant fragments et Benjamin Stora, est sensible­
d’entretiens à des archives visuel­ ment différente, à commencer par
les souvent inédites – exhumées un découpage chronologique ac­
de fonds privés – et enrichies des cordant une large place aux origi­
dernières avancées de l’historio­ nes de la colonisation. « Il fallait
graphie. Les auteurs insistent sur raconter la violence de la conquête
HORIZONTALEMENT
I. Amasse sans le moindre projet.
II. Torsade au pied de la colonne.
Négation. III. Aigre et désagréable.
Petit planteur de chênes. IV. A voir
7 8 9 10 11 12
sur grand écran. Au sud du globe.
VI. Possessif. Léger réseau de mailles.
VII. Structure d’entreprise. Comme
un vent du Nord sur la Méditerranée.
VIII. Mémoire des ondes. Certaines
sont toujours vierges. Pour les ama-
teurs de bulles. IX. Bien affaibli.
Possessif. Doublé romain. X. Rappor-
teraient en détail.
VERTICALEMENT
1. Est toujours là à vous attendre
au tournant. 2. Vexante jusqu’à la
mortification. 3. Tatou, fourmilier
ou autre pangolin. Repousse
les vampires. 4. Calme et pure.
Sorties du cloaque. 5. Amateur de
son. Fin de partie. 6. Sur la portée.
Mise au travail. 7. Rêche et désa-
gréable. 8. Entraînent l’explosion.
Glaça en surface. 9. La ville des
Boeing. D’un auxiliaire. 10. Ren-
voient dans les yeux. 11. Ouverture
de compte. L’argon. Fournisseur
d’aiguilles. 12. Remettait tout
le monde en place.
et des dépossessions foncières pour
comprendre pourquoi la guerre a
éclaté plus d’un siècle plus tard »,
souligne M. Stora. L’autre parti
pris assumé des auteurs est de
mettre l’accent sur les « rendez­
vous manqués », de l’échec du
projet du « royaume arabe » de
Napoléon III, torpillé par le « pou­
voir naissant de l’armée en Algé­
rie », aux multiples trahisons de la
promesse d’égalité par une répu­
blique acculant au désespoir les
plus modérés des musulmans.
Troisième choix, Benamou et
Stora valorisent des personnages
historiques (Messali Hadj, Ferhat
Abbas) témoignant de la pluralité
des courants du nationalisme al­
gérien, non réductible à l’orthodo­
xie du FLN, ainsi que des figures
intellectuelles (Albert Camus,
Germaine Tillion) ayant vaine­
ment tenté d’ouvrir d’autres voies
que celles de l’inéluctabilité d’une
violence indiscriminée. Les civils
paieront un prix élevé à cette
dernière, comme en témoigne,
notamment, le massacre par un
SUDOKU
N°22­050
7 9
1 7
1 9
8 4 3 5
7 4 9 8
8 2
6 5 1 3
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
Une publication indispensable pour
comprendre le monde d’aujourd’hui
et se projeter dans l’année 2022.
chef local du FLN de 374 habitants
du village « traître » de Melouza,
en juin 1957, M. Stora réexhumant
pour l’occasion les témoignages
glaçants déjà diffusés dans son do­
cumentaire pionnier, Les Années
algériennes (1991). « Il faut aussi
que les Algériens assument leur his­
toire », observe l’historien.
En cette saison riche sur l’Algérie,
les radios ne sont pas en reste :
RFI avec les podcasts de Latifa
Mouaoued sur les Algériennes
issues de l’immigration (La France,
mon bled. Femmes d’Algérie, filles
de France : paroles et regards
croisés) et France Culture avec « La
Guerre d’indépendance racontée
par les Algériens », de Rafael
Lewandowski et Rafik Zénine. 
frédéric bobin
En guerre(s) pour l’Algérie,
de Raphaëlle Branche et Rafael
Lewandowski (Fr., 2022,
6 x environ 50 min) et C’était
la guerre d’Algérie, de Georges­
Marc Benamou et Benjamin
Stora (Fr., 2022, 5 x 52 min).
3 8 1 4 7 6
5 7 4 2 8 9
9 6 2 1 3 5
3 2 4 6 3 5 7 1
8 9 3 6 2 1
8 1 5 7 9 4 8 6
6 1 8 7 9 4
4 3 5 8 6 2
2 9 5 1 3 8
8 7 Très facile
Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
1 CEDROM-SNI 01-44-82-66-40
Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
7 6 seule fois par ligne,
par colonne et par
carré de neuf cases.
0123
MARDI 1ER MARS 2022
NOTRE
SÉLECTION
MAR DI 1 E R MARS
Canal+
Benedetta
21.10 Pescia, en Toscane, XVIIe siècle.
Benedetta (Virginie Efira,
époustouflante), arrivée dans
un couvent à 9 ans, est devenue
une belle jeune femme qui vit
une passion dévorante pour
une autre jeune sœur. Une fois
encore, le cinéaste néerlandais
Paul Verhoeven travaille à nous
rendre plus intelligents, en nous
invitant à ne pas attendre du cinéma
que des réponses toutes faites
et des émotions pavloviennes.
Eurosport
Football : Nice-Versailles
21.00 Une demi-finale
de Coupe de France inédite
entre les redoutables Niçois
et les inattendus joueurs
du FC Versailles, qui évoluent
trois divisions en dessous.
Les supporteurs versaillais sont
attendus à l’Allianz Riviera déguisés
en Louis XIV. A vos perruques…
France 2
Ehpad : l’heure des comptes ?
21.10 Un numéro du magazine
« Cash Investigation » très attendu
après le scandale Orpea et
les révélations de l’ouvrage de Victor
Castanet, Les Fossoyeurs (Fayard,
400 pages, 22,90 euros). Elise Lucet
et son équipe ont enquêté
sur le groupe Korian, l’autre géant
du secteur des établissements
d’hébergement pour personnes
âgées dépendantes.
Ciné + Premier
Spider-Man : Homecoming
20.50 Film américain de Jon Watts
(2017) avec pour la première fois
Tom Holland dans le rôle-titre.
Un divertissement populaire à la fois
drôle, rythmé et parfois émouvant.
Spider-Man est de retour,
et c’est une bonne nouvelle
pour petits et grands.
Arte
L’Alcool, l’intoxication globale
23.30 Rediffusion d’un
documentaire d’Andreas Pichler
(2019). Pourquoi ne considère-t-on
pas l’alcool, fléau qui provoque
trois millions de décès par an
dans le monde, comme une
drogue dangereuse ? La puissante
industrie des vins et spiritueux sait
parfaitement défendre ses intérêts
financiers et faire œuvre de lobbying.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
Rédaction 67-69, avenue Pierre-Mendès-France,
75013 Paris. Tél. : 01-57-28-20-00
9 5 2
3 6 1 Abonnements par téléphone au 03 28 25 71 71
4 8 7 (prix d’un appel local) de 9 heures à 18 heures.
9 8 Depuis l’étranger au : 00 33 3 28 25 71 71.
Par courrier électronique :
5 7 4
abojournalpapier@lemonde.fr.
2 3
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
2 3 5
7 1 9 Courrier des lecteurs
4 6 Par courrier électronique :
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L’Imprimerie, 79, rue de Roissy,
93290 Tremblay-en-France
Montpellier (« Midi Libre »)
Origine du papier : France, Belgique.
Taux de fibres recyclées : 87 %. Ce journal est imprimé sur un
papier issu de forêts gérées durablement et de sources controlées.
Eutrophisation : PTot = 0.008 kg/tonne de papier
0123
MARDI 1ER MARS 2022
styles | 33

De Bethune, « la plus grande

des petites marques »
Emblématique des micromarques Denis Flageollet
fait partie de ces
indépendantes horlogères, l’enseigne s’appuie rares horlogers
qui savent
sur la personnalité et la créativité de son horloger concevoir,
fabriquer,
pour asseoir sa solide réputation assembler, régler
entièrement une
montre. C’est
dans son atelier
HORLOGERIE personnel (ci­
contre, en 2019),

L
e paysage est blanc, du sol qu’il invente les
au ciel. Sur une petite crête succès de sa
à deux kilomètres de la marque, comme
frontière française, le ha­ cette DB25
meau suisse de La Chaux de Sain­ Quetzalcoatl (à
te­Croix est noyé dans la neige et le gauche). Une des
brouillard. C’est ici, à quelques caractéristiques
lieues du lac de Neuchâtel, que de De Bethune :
Denis Flageollet, fils, petit­fils et le bleuissage
arrière­petit­fils d’horloger, a ins­ de pièces à la
tallé le bureau de la marque De flamme (comme
Bethune et son atelier d’horloge­ ci­dessus, une
rie personnel. Il sert de laboratoire lune 3D). DENIS
de recherche et développement à HAYOUN, DE BETHUNE,
la marque qu’il a créée en 2002. ULYSSE CAMUS
Puis il y a fait mettre une forge, a
lui­même posé le foyer, restauré
un ancien soufflet suspendu au
plafond et le système d’extraction
qui l’empêche de s’asphyxier.
Ce natif des Vosges perpétue la
tradition de l’horloger paysan,
capable de basculer de travaux
manuels de grande échelle à ceux,
minuscules, des rouages de mon­
tres. « C’est en forgeant qu’on de­
vient forgeron » est un adage qu’il
s’applique avec rigueur, comme
en témoignent ses mains. Noir­
cies par le charbon et les alliages
d’aciers qu’il expérimente, parse­
mées de petites coupures, elles
sont à l’opposé de celles, propres
et soignées, que l’image idéalisée
de l’horlogerie donne habituelle­
ment à voir.

Liberté de création totale

Dans le cercle des horlogers qui
peuplent les vallées et plateaux
du Jura, côté Suisse, on est vo­
lontiers bricoleur, restaurateur,
touche­à­tout, doué pour les ob­
jets en général. C’est donc une ex­
pertise multilatérale que ce Géo
Trouvetou a infusée dans De
Bethune. Denis Flageollet fait par­
tie de ces rares hommes qui sa­ collection dans les années 1990. A quelques encablures de là, le site de la marque, indépendamment La seconde est une science con­
vent concevoir, fabriquer, assem­ Dès la naissance, elle s’est ap­ de production de L’Auberson as­ des tendances. « Ce que nous sommée des finitions : leur polis­
bler et régler une montre dans puyée sur deux principes : une
« Nos modèles sure la totalité de la fabrication créons est atypique, disruptif. sage rend les montres De Bethune
son entièreté. « Quand j’étais en­ liberté de création totale et les sont atypiques, des montres. Dans cette ancienne Nous arrivons régulièrement avec brillantes comme aucune autre,
fant, je changeais les piles des pre­ moyens mécaniques qui vont usine de boîtes à musique, spécia­ des ovnis, comme la Yellow Sub­ alors qu’elles sont majoritaire­
mières montres Lip électroniques. avec. « On a créé De Bethune
disruptifs. lité historique du lieu, la manufac­ marine, une pièce totalement ment en titane, matière que per­
L’horlogerie a d’abord été la nor­ comme une page blanche, avec la Nous arrivons ture De Bethune produit tout, à jaune au moment où tout le mar­ sonne d’autre ne se risque à polir.
malité, une facilité. La passion est volonté de faire les choses à notre part quelques composants (verres ché était centré sur la couleur Il y a enfin le bleuissage de pièces à
venue plus tard », raconte­t­il. manière, à l’envie, de manière arti­
régulièrement saphir ou bracelets). Une autono­ bleue », s’amuse Pierre Jacques. la flamme, en particulier les
La marque a été fondée par De­ sanale et avec nos mouvements », sur le marché mie alignée sur celle de l’esprit de La marque a été l’une des pre­ aiguilles. Sous l’effet de la chaleur,
nis Flageollet et Davide Zanetta, raconte l’horloger. Denis Flageollet. mières à se passer totalement de l’acier s’oxyde et y gagne une
un marchand d’horlogerie italien Pierre Jacques, PDG depuis 2016,
avec des ovnis » Si la clé du succès est la diffé­ cadrans pour exposer, habillés de teinte violacée typique, dont les
– aujourd’hui sorti de la société – résume : « Nous sommes la plus PIERRE JACQUES rence, alors De Bethune l’a tou­ finitions de surface exceptionnel­ irrégularités subtiles régalent les
qui fut une des chevilles ouvriè­ grande des petites marques, la plus PDG de De Bethune jours eue en main. Car le design a les, des mouvements à l’architec­ amateurs.
res de l’explosion de la montre de petite des grandes manufactures. » toujours été l’un des points forts ture unique. Elle a aussi breveté
un système de cornes articulées, Audience et influence
qui s’adaptent automatiquement Du détail, certes, mais l’horloge­
Le succès insolent des indépendants à la courbure de tous les poignets
– ce qui permet de mettre de gran­
rie n’est en réalité construite que
de ces micro­attributs de style,
des montres sur de petits bras qui s’appuient sur une technique
ils l’ont attendu longtemps. Mais le tarifs qui débutent à cinq chiffres, attei­ potentiels de se tourner vers d’autres sans inconfort. ici irréprochable. Résultat : De
succès est enfin arrivé et quasiment pour gnent rapidement les six et finissent dans horlogers indépendants. Ce geste désinté­ Cette recherche d’ergonomie Bethune a une audience et une
tous. Les horlogers « indépendants » sont la stratosphère. Mais leur originalité et leur ressé lève le voile sur un cercle assez fermé, s’est aussi traduite dans la créa­ influence sans commune mesure
en rupture de stock ! Ces micromarques, niveau de complexité ont créé une clien­ un petit monde en soi. « Normalement, tion de formes inhabituelles, avec sa portée commerciale, mi­
qui n’appartiennent à aucun grand groupe tèle de connaisseurs et de collectionneurs, notre petite production annuelle (environ comme celles de la série des nuscule puisque sa capacité de
de luxe, ont été fondées dans les années éclairés et fidèles. Et depuis douze mois, 215 montres) se vend sans trop de difficultés. Dream Watch. L’exploration de production se situe autour de
2000 par des horlogers formés dans les c’est le raz­de­marée. La demande, souvent Aujourd’hui toutes nos séries limitées sont thèmes exotiques a mené à l’utili­ 220 pièces par an. « En 2022, nous
mêmes quatre ou cinq ateliers prestigieux. spéculative sur l’horlogerie haut de épuisées avant les lancements, et les séries sation de météorite massive pour produirons notre 3 000e pièce en
L’atout de ces créateurs : proposer une gamme, couplée à une reprise de la non limitées ont des délais de livraison entre créer des boîtes de montres ou vingt ans d’existence », précise
horlogerie qui leur ressemble, dont le de­ consommation planétaire de biens de deux et trois ans », explique Max Büsser, des cadrans, des cadrans en bas­ Pierre Jacques. Des quantités as­
sign n’est pas forcément au goût de tout le luxe, les porte vers des sommets qu’ils PDG de MB & F. relief représentant le calendrier sez logiques au vu des tarifs, qui
monde. On est loin des montres rondes et n’avaient jamais atteints. « Le nombre de pièces vendues par nos aztèque, des lunes sphériques là débutent à 40 000 euros pour at­
sages des géants du secteur, qui font vivre et détaillants aux clients dépasse largement où elles sont normalement pla­ teindre parfois… quinze fois plus.
revivre leurs classiques depuis cinquante Un cercle assez fermé notre production », ajoute Max Büsser. Plus tes, un tourbillon trois fois plus lé­ Comme nombre d’indépen­
ans. Les formes inclassables pour MB & F, le Le premier signal est arrivé des Pays­Bas. petits, plus agiles, plus rapides que ger et deux fois plus rapide que dants, De Bethune a choisi
design science­fiction chez Urwerk, les réfé­ La micro­marque Grönefeld, fondée par les géants du secteur, ils avaient su profiter tous les autres… comme stratégie de très long
rences aux super­héros chez presque tous deux sympathiques frères éponymes au des débandades consécutives aux confi­ La liste de leurs inventions est terme de se reposer sur la person­
le disputent à un hommage technique et gabarit gargantuesque, prévient dès nements et ruptures de chaînes d’appro­ longue et variée, mais soutenue nalité de son horloger. Et sur une
esthétique à l’horlogerie du XVIIIe siècle septembre 2021 : leur atelier n’est pas en visionnement. Ils en sont désormais par trois constantes. La première créativité sans concession, à l’ori­
pour Kari Voutilainen ou F.P.Journe. mesure de prendre de commandes, faute victimes. L’originalité, la qualité et la est la création de mouvements, un gine de montres pareilles à
Autant d’attributs qui, cumulés à des de pouvoir produire assez vite pour les constance paient.  total de 29 en vingt ans, plus que la aucune autre. 
productions très artisanales, mènent à des honorer. Et de recommander aux clients d. c. plupart des très grandes marques. david chokron
 IDÉES
0123
34 | MARDI 1ER MARS 2022

Alexandra Goujon L’Ukraine cherche

à s’émanciper d’une tutelle de plusieurs siècles
Alors que le président russe nie aux Ukrainiens (union des écrivains, académie des scien­
ces, parti communiste…). Les bolcheviks
leur capacité à s’autogouverner, la chercheuse en avaient cherché, notamment, à donner
sciences politiques rappelle que leur indépendance des gages aux Ukrainiens en tant que
peuple opprimé dans l’Empire russe,
est l’aboutissement d’une longue lutte au sein pour les faire adhérer à la cause commu­
de l’Empire russe puis de l’Union soviétique niste. Mais l’indépendance, bien que pro­
clamée en 1918, fut une perspective qui
disparut quelques mois plus tard dans
mémorations officielles le quatrième sa­
medi de novembre. Ce jour­là, les Ukrai­
niens posent des bougies sur le rebord de
leur fenêtre en hommage aux victimes.
L’image glorificatrice d’une Ukraine
comme grenier à blé de l’Europe et de
l’Union soviétique laisse un goût amer.
L’Ukraine revendique une histoire mil­
lénaire. Kiev, sa capitale, est créé au
la seconde guerre mondiale. Certains
groupes nationalistes ont collaboré avec
l’occupant nazi et participé à des crimes
de masse, dont l’extermination des juifs.
Mais parler de dénazification comme le
fait Vladimir Poutine pour justifier sa
guerre à l’Ukraine est un non­sens. Le
président ukrainien, Volodymyr Ze­
lensky, élu à plus de 73 % des voix

L
a Russie a attaqué militairement
l’Ukraine. Cette invasion s’inscrit
dans la logique du discours du 21 fé­
vrier de Vladimir Poutine, qui parle
de l’Ukraine comme d’une « colonie amé­
ricaine » et qui nie aux Ukrainiens la capa­
cité de se gouverner eux­mêmes. Or, le
peuple ukrainien existe depuis plus long­
temps que son Etat. A l’image d’autres
peuples européens, un mouvement de re­
naissance nationale ukrainien apparaît à
partir de la moitié du XIXe siècle dans
l’Empire russe. Mais les autorités russes y
voient la manipulation des Polonais. Des
cercles nationaux (hromady) sont liqui­
dés et l’interdiction d’imprimer en ukrai­
nien est proclamée. Les Ukrainiens sont
alors considérés comme des « Petits­Rus­
ses », une subdivision du peuple russe. Le
foyer de la culture ukrainienne se déplace
en Galicie autrichienne.
L’indépendance de l’Ukraine approu­
vée par référendum à plus de 92 % des
voix en 1991 enclenche un processus de
construction nationale et étatique long­
temps empêché au sein de l’Empire
russe puis de l’Union soviétique. Pour ré­
pondre aux doutes sur l’existence de son
pays y compris chez son voisin de l’est, le
deuxième président ukrainien et ancien
responsable communiste, Leonid Kout­
chma, publie en 2003 un ouvrage en lan­
gue russe intitulé L’Ukraine n’est pas la
Russie. Ce titre résonne aujourd’hui dans
la nation ukrainienne qui exprime son
effroi et revendique son unité face à l’at­
taquant russe.
Depuis trente ans, la population ukrai­
nienne vit dans un imaginaire national
distinct de celui de la Russie avec ses pro­
pres médias, musées, fêtes nationales et
manuels d’histoire. Son opinion à l’égard
de son voisin de l’est s’est teintée d’ani­
mosité lorsque, en 2014, elle observe,
sous le choc, l’annexion de la Crimée et
le soutien russe, contre Kiev, au sépara­
tisme dans l’est du pays conduisant à
une guerre qui a déjà fait plus de
14 000 morts. L’adhésion de l’Ukraine à
l’Union européenne, vantée pour ses va­
leurs démocratiques, au moment de la
révolution de Maïdan, en 2013­2014, est
réclamée comme seule protection possi­
ble de l’Etat ukrainien parallèlement à
une intégration à l’OTAN.
Histoire millénaire
Certes, l’URSS, créée en 1922, a donné à
l’Ukraine ses contours étatiques actuels
et contribué à faire émerger un senti­
ment national à travers l’usage de la na­
tionalité (appartenance ethnique) dans
les documents administratifs ou la créa­
tion de structures à caractère national
une guerre civile meurtrière.
En URSS, la nation ukrainienne promue
dans les années 1920, a été fortement ré­
primée dans les années 1930. Les élites
politiques et intellectuelles, accusées de
nationalisme bourgeois, ont subi des
purges. Et la famine, délibérément orga­
nisée, de 1932­1933 (Holodomor), qui a fait
au moins 3,5 millions de morts, visait à
éradiquer la paysannerie et son ciment
national. Cette tragédie sera absente du
débat public jusqu’en 1990 mais restera
dans les mémoires orales familiales
avant d’entrer dans le panthéon des com­
LES DISCOURS DE
VLADIMIR POUTINE
S’APPUIENT SUR UN
MÉPRIS QUI N’EST PAS
SANS RAPPELER LES
STÉRÉOTYPES DE LA
PÉRIODE IMPÉRIALE
ET SOVIÉTIQUE
IXe siècle dans le cadre de la Rous kié­
vienne, un empire de principautés qui a
existé jusqu’au XIIIe siècle et qui re­
groupe des Slaves et d’autres peuples.
Son territoire est convoité pendant de
nombreux siècles par la Pologne et la
Moscovie, qui deviendra plus tard la Rus­
sie. Voilà comment Voltaire, dans son
Histoire de Charles XII, roi de Suède parle
de l’Ukraine en 1737 : « L’Ukraine a tou­
jours aspiré à être libre ; mais étant entou­
rée de la Moscovie, des Etats du Grand­
Seigneur et de la Pologne, il lui a fallu
chercher un protecteur. Elle se mit d’abord
sous la protection de la Pologne qui la
traita en sujette ; elle se donna depuis au
Moscovite qui la gouverna en esclave
autant qu’il le put. »
L’existence d’une nation
L’Ukraine contemporaine est traversée
par des différences régionales, linguisti­
ques, confessionnelles et ethniques.
Mais en quoi ces différences empêche­
raient­elles de vouloir vivre ensemble ?
Les identités se combinent en Ukraine
comme ailleurs. On est ukrainien tout en
étant ukrainophone ou russophone avec
des origines polonaises, russes, tatares
ou juives et en se revendiquant du Don­
bass, de Galicie, de Kiev ou d’Odessa.
Des controverses mémorielles émer­
gent dans le débat public notamment sur
en 2019, est un outsider de la politique
avec des origines juives. L’extrême droite
est marginale électoralement malgré sa
visibilité. Et la Shoah, absente des ma­
nuels soviétiques, fait l’objet d’une prise
de conscience et d’un travail de mémoire
complexe mais bien présent.
Les discours de Vladimir Poutine à
l’égard de l’Ukraine s’appuient sur un mé­
pris qui n’est pas sans rappeler les stéréo­
types de la période impériale et soviéti­
que autour d’un paysan ukrainien inculte
qui ne serait pas digne de posséder une
haute culture au même titre que les Rus­
ses. Mais l’Ukraine dispose désormais
d’un Etat à travers lequel ses citoyens ont
affirmé l’existence d’une nation civique.
Face à la pression russe, le patriotisme
ukrainien s’est renforcé et cherche à
s’émanciper d’une tutelle de plusieurs
siècles. C’est aux Ukrainiens de se définir
eux­mêmes. Leur combat est celui d’un
peuple qui refuse de se soumettre. 
Alexandra Goujon est maîtresse
de conférences en sciences politiques
à l’université de Bourgogne, autrice
de « L’Ukraine. De l’indépendance
à la guerre » (Le Cavalier bleu, 2021)

Maya Kandel L’Europe n’a pas vécu situation

plus dangereuse depuis des décennies
Les bombardements russes sur l’Ukraine enterrent définitivement l’architecture de sécurité héritée de la guerre froide,
confirmant à l’Europe que les Etats­Unis « ne sont plus les gendarmes du monde », analyse l’historienne

L
a guerre a commencé en
Ukraine. Les choix des
Etats­Unis et de l’Union
européenne (UE) sont ri­
ches d’enseignements et lourds
de questions pour l’avenir. A quoi
sert l’unité occidentale si elle
n’empêche pas la guerre ?
Le fait que la guerre ait com­
mencé est tout d’abord un échec
de la dissuasion par les sanc­
tions. Rappelant dans différentes
déclarations les principes de
l’action américaine, Joe Biden
avait tracé une ligne rouge : pas
d’intervention militaire directe.
Il avait en même temps énoncé
quatre priorités : choix de la di­
plomatie et des sanctions ; redé­
ploiement de troupes améri­
caines vers les territoires des
Etats baltes, membres de
l’Organisation du traité de l’Atlan­
tique Nord (OTAN) ; unité de la
réponse « occidentale » ou de la
communauté internationale à
travers de nouvelles sanctions
visant à « punir et infliger de la
douleur » au pouvoir russe ; vo­
lonté de limiter les conséquences
négatives pour les entreprises et
les consommateurs américains
(les élections de la Chambre des
représentants se tiendront dans
huit mois).
Le timing, interprété souvent
comme une lenteur confinant
à la faiblesse, confirmait au
contraire le choix américain de
laisser les Européens, plus préci­
sément l’UE – et au premier chef
Berlin avec le gazoduc Nord
Stream 2 –, en leaders de la ré­
ponse à Vladimir Poutine. Un
deuxième paquet de sanctions
devrait suivre, prêt du côté amé­
ricain, mais qui pourrait mettre
à mal l’unité transatlantique.
Sentiment anti-interventionniste
Les choix américains ne de­
vraient pas constituer une
surprise. Joe Biden met en œuvre
ce que trois présidents successifs
n’ont cessé de marteler : les
Etats­Unis ne sont plus les
gendarmes du monde, l’Europe
est un théâtre secondaire dans
leurs priorités, les Européens
doivent assumer davantage leur
sécurité. Les réactions de l’opi­
nion et des responsables politi­
ques américains montrent jus­
qu’ici l’absence de ralliement
autour du président et la force
du sentiment anti­intervention­
niste ou isolationniste des Amé­
ricains. Les bombardements rus­
ses enterrent définitivement
l’après­guerre froide et l’architec­
ture de sécurité européenne hé­
ritée de la guerre froide et pro­
longée dans les années 1990.
La vraie rupture côté américain
se trouvait dans les propos de
Donald Trump sur une OTAN dé­
clarée « obsolète » et dont il avait
été tout près de retirer les Etats­
Unis en 2017. Vladimir Poutine
n’avait alors aucune raison d’in­
terrompre son admirateur amé­
ricain. Donald Trump parti, le
président russe teste ce qui reste
de cet héritage chez un président
affaibli de l’intérieur par les accu­
sations d’illégitimité portées par
son prédécesseur et devenues la
position dominante du Parti ré­
publicain.
Le chef de l’Etat russe attise
aussi les nouvelles divisions que
Trump et son « internationale
antisystème populiste prorusse »
ont amplifiées dans l’opinion,
aux Etats­Unis et ailleurs. Biden
a rappelé que les Etats­Unis res­
pecterait leur engagement
auprès de leurs alliés de l’OTAN ;
Poutine ira­t­il jusqu’à tester
cela ? L’Europe n’a pas vécu situa­
tion plus dangereuse depuis des
décennies.
Les choix américains ont mis la
balle dans le camp européen,
confirmant à ce dernier que les
Etats­Unis ne sont plus les
gendarmes du monde, ni même
de l’Europe, et que c’est le mo­
ment ou jamais de devenir un
acteur géopolitique. Mais que
peut un acteur qui ne veut pas
se battre, dont les ambitions de
défense ne se sont pas concréti­
sées depuis vingt ans, et qui n’est
même pas sûr de ce qu’il veut
bien encaisser sur le plan écono­
mique, en fonction de l’état des
opinions publiques et de ses
échéances électorales ?
A Munich, quelques jours à
peine avant le début des bom­
bardements russes sur les villes
ukrainiennes, la communauté
transatlantique se réunissait
pour le grand raout de la Confé­
rence sur la sécurité. Munich, le
symbole était fort. Au milieu des
célébrations de « l’unité » retrou­
vée, le président ukrainien Volo­
dymyr Zelensky rappelait amère­
ment la politique d’apaisement
des leaders français et britanni­
que vis­à­vis du nazisme,
en 1938, et ses piètres résultats.
Une semaine plus tard, les opéra­
tions militaires russes lui don­
naient raison. Elles montrent
aussi, pour les pays frontaliers
de l’Ukraine et de la Russie, que
l’OTAN est aujourd’hui tout sauf
obsolète en l’absence de défense
JOE BIDEN
A RAPPELÉ QUE
LES ÉTATS-UNIS
RESPECTERAIT LEUR
ENGAGEMENT
AUPRÈS DE LEURS
ALLIÉS DE L’OTAN ;
POUTINE IRA-T-IL
JUSQU’À TESTER
CELA ?
européenne crédible. Les poli­
tiques, commentateurs et mé­
dias américains savent pointer
les impératifs domestiques de
Joe Biden, et sa conférence de
presse du 22 février les illustrait
à merveille. Tous oublient d’ap­
pliquer cela à Poutine aussi. Or,
lui aussi s’adressait à sa popula­
tion, préparée par sa réécriture
de l’histoire, invoquant un ima­
ginaire « génocide » en cours, tel
l’ancien président yougoslave
Slobodan Milosevic qui, en 1989,
prétextait lui aussi un risque de
génocide à l’encontre de la popu­
lation serbe.
Désunir l’Occident
Mais la deuxième audience à la­
quelle Poutine s’adressait était,
bien sûr, l’opinion internatio­
nale : affaiblir la cohésion interne
et la résolution des dirigeants
européens est au cœur de la stra­
tégie russe depuis longtemps et
alimente la vision « antisystème »
qui épouse souvent les argu­
ments de Moscou. Les débats aux
Etats­Unis comme en France,
deux pays en campagne électo­
rale, montrent que cela fonc­
tionne à merveille. La priorité de
Biden est de maintenir un front
« occidental » (transatlantique)
uni, l’un des objectifs de Poutine
est de le désunir et de défaire
l’Occident.
C’est aussi ce qui se joue en ce
moment, sous le regard attentif
de Pékin. Cet Occident invoqué
par Biden existe­t­il encore ? Et
surtout, comment se définit­il,
que défend­il, et à quel prix ?
Les divisions internes et les vi­
sions contradictoires de ce qui
définit et constitue l’Occident se
concentraient jusqu’à présent
sur des problématiques intérieu­
res, nationales, mais leurs consé­
quences internationales éclatent
au grand jour. Trump, qui vient
à nouveau de soutenir Poutine,
et le trumpisme, qui définit dé­
sormais le Parti républicain et
pourrait revenir au pouvoir au
Congrès dans quelques mois – et
à la présidence dans trois ans –,
défendent une vision alternative
de l’Occident, que l’on retrouve
également en Europe, parfois
parmi ses instances dirigeantes.
Vue des Etats­Unis, cette
guerre cristallise aussi cette
nouvelle fracture déterminante
en politique étrangère, que cer­
tains caractérisent comme op­
posant les globalistes aux natio­
nalistes, mais qui éclaire aussi
la valeur accordée à la coopéra­
tion internationale et au respect
des peuples. 
Maya Kandel est historienne,
chercheuse associée à
l’université Paris-III et directrice
du programme Etats-Unis
à l’Institut Montaigne
0123
MARDI 1ER MARS 2022 idées | 35

Valérie Niquet La Chine aime la Russie, mais

une Russie affaiblie et en position de demandeuse
Inspiré par l’invasion de l’Ukraine,
Pékin pourrait s’en prendre à Taïwan.
Mais le risque d’escalade avec les Etats­Unis
est élevé, estime la spécialiste de l’Asie
réenne n’est pas hostile à l’acquisition d’une
capacité nucléaire et nul ne peut préjuger
des réactions de Tokyo, en dépit du paci­
fisme réel de l’opinion publique.
Dans le même temps, les dirigeants chinois
n’ont pu qu’engranger avec satisfaction tou­
tes les déclarations occidentales qui condam­
aussi motivée par la volonté de répondre aux
ouvertures de l’OTAN vers le Kazakhstan. Sur
la façade Pacifique, Pékin dénonce les systè­
mes d’alliance « hérités de la guerre froide », le
concept d’Indo­Pacifique, et les partenariats
comme l’Aukus [un accord militaire entre l’Aus­
tralie, le Royaume­Uni et les Etats­Unis sur la
ture des Jeux olympiques, a confirmé l’axe
stratégique sans failles contre le « monde li­
bre ». Mais on a moins noté que l’Ukraine
n’avait pas été mentionnée, ni que la déclara­
tion rituelle de l’appartenance de Taïwan à la
Chine n’allait pas au­delà de ce que la Russie a
toujours dit. Et Moscou ne se soucie pas

L’
Asie observe la guerre en Ukraine avec
inquiétude, et les positions des Etats
asiatiques ne sont peut­être pas aussi
claires que ce que l’Occident peut ima­
giner. A première vue, la Chine soutient la
Russie, tout en appelant les « deux parties »
au calme, et le Japon suit les Etats­Unis et
l’Europe sur des sanctions très sévères. Mais
Tokyo s’inquiète aussi d’une rupture trop ra­
dicale avec Moscou et des conséquences de
la crise pour la stabilité stratégique en Asie.
Quant à Pékin, il n’est peut­être pas si
satisfait de cette nouvelle démonstration de
force de Moscou.
Beaucoup voient dans la crise ukrainienne
un encouragement pour la République po­
pulaire de Chine (RPC) à se lancer à la
conquête de Taïwan. L’annonce immédiate
du président américain Joe Biden du non­
engagement militaire des Etats­Unis et de
l’OTAN en Ukraine ne peut être interprétée à
Pékin que comme une preuve de plus de
la faiblesse des démocraties, incapables de
prendre de vrais risques pour défendre leurs
valeurs communes. Certains scénarios sont
plausibles, comme une opération éclair
contre les îlots taïwanais de Matsu et Kin­
men, à quelques encablures des côtes chinoi­
ses, qui démontrerait à toute l’Asie les limi­
tes du parapluie américain.
Mais la Chine n’est sans doute pas encore
prête à faire ce pari risqué. Les risques d’esca­
lade seraient très élevés. La situation est, en
effet, différente de celle de l’Ukraine : Joe
Biden n’a pas déclaré a priori qu’il n’inter­
viendrait pas militairement pour défendre
Taïwan. L’ambiguïté stratégique laisse la
porte ouverte à un soutien militaire en cas
d’invasion chinoise. Les conséquences d’un
abandon de Taïwan par la première puis­
sance mondiale aggraveraient encore le dé­
séquilibre stratégique dans lequel le monde
s’est engagé, avec des réactions en cascade
dans toute l’Asie. La population sud­co­
naient avec fermeté le « séparatisme » au
Donbass ; dans des termes qui rappellent
étrangement ceux du régime chinois qui
s’élève constamment contre ce « fléau du sé­
paratisme » à Taïwan comme au Xinjiang ou
au Tibet. Si un jour Pékin devait intervenir
dans le détroit, il aurait beau jeu de brandir
cette contradiction des puissances occidenta­
les prises entre le droit des peuples à disposer
d’eux­mêmes et l’intangibilité des frontières.
Sur ce point, la Chine est plus ennuyée. Elle a
trouvé avec la Russie une communauté d’inté­
rêt contre les Etats­Unis. Pékin est d’autant
plus prêt à dénoncer avec Moscou l’avancée
de l’OTAN en Europe que l’organisation a tou­
jours constitué un sujet d’inquiétude pour la
Chine. On a oublié que la création du « Groupe
de Shanghaï » en 1996, ancêtre de l’Organisa­
tion de coopération de Shanghaï [une struc­
ture interétatique essentiellement consacrée
aux questions de sécurité réunissant la Chine,
la Russie, quatre anciennes républiques soviéti­
ques d’Asie centrale, l’Inde et le Pakistan] était
L’ANNONCE DU
NON-ENGAGEMENT
MILITAIRE DES ÉTATS-
UNIS ET DE L’OTAN
EN UKRAINE NE PEUT
ÊTRE INTERPRÉTÉE
À PÉKIN QUE COMME
UNE PREUVE DE PLUS
DE LA FAIBLESSE
DES DÉMOCRATIES
zone Indo­Pacifique], dont l’objectif avoué est
de contenir la puissance chinoise.
En revanche, la propension de la Russie à
agir militairement suscite des interrogations
à Pékin, même si les critiques sont discrètes.
En reconnaissant les républiques du Donbass,
Poutine se moque du principe d’intégrité des
frontières et de non­ingérence que la RPC met
constamment en avant. C’est ce que le minis­
tre chinois des affaires étrangères Wang Yi a
déclaré à la conférence de Munich sur la sécu­
rité qui s’est tenue du 18 au 20 février. La
Chine appelle au respect de « la souveraineté,
de l’indépendance et de l’intégrité territoriale »,
et se réfère aux principes fondamentaux de la
Charte des Nations unies. En janvier, le sou­
tien chinois à l’intervention rapide et musclée
de la Russie au Kazakhstan, sans que la Chine
ait été prévenue ou consultée par Moscou, a
tardé à s’exprimer. Et l’éviction de Noursoul­
tan Nazarbaïev [président du Kazakhstan pen­
dant vingt­neuf ans puis chef du Conseil de sé­
curité du pays jusqu’en janvier 2022] et de Ka­
rim Massimov [ancien premier ministre puis
chef de l’agence nationale de la sécurité jus­
qu’en janvier 2022], fervents défenseurs des
projets de « nouvelle route de la soie » chinois,
a fragilisé les réseaux de la RPC dans le pays.
Bonnes relations avec Kiev
Autre difficulté pour Pékin, la Chine entre­
tient de très bonnes relations avec Kiev. On a
oublié que, en 2014, Pékin a signé un « pacte de
sécurité nucléaire » avec l’Ukraine. Les inves­
tissements chinois dans la construction d’in­
frastructures sont considérables, l’Ukraine est
un important fournisseur d’armes à la Chine,
qui est son premier partenaire commercial
et un marché­clé pour les entreprises chinoi­
ses de télécommunication, dont Huawei.
Washington et l’Union européenne se sont
peu inquiétés de ces liens étroits entre la dé­
mocratie ukrainienne et la RPC.
La rencontre Xi Jinping­Vladimir Poutine, le
4 février, à Pékin, après la cérémonie d’ouver­
d’abandonner ses partenaires indien et viet­
namien en Asie pour plaire à Pékin, ni de sou­
tenir la RPC contre le Japon en mer de Chine.
Pour la Chine, les points positifs de la crise
ukrainienne se trouvent ailleurs, si la situa­
tion se calme rapidement. La RPC aime la Rus­
sie, mais une Russie affaiblie, et en position
de demandeur. De nouvelles sanctions très
sévères et la fin du gazoduc Nord Stream 2
l’affaibliraient un peu plus et la rendraient
encore plus dépendante du marché chinois
de l’énergie. Autre point positif, les Etats­Unis
sont à nouveau diplomatiquement enlisés
sur le théâtre européen, loin du Pacifique.
Mais la Chine n’est pas seule en Asie à être
mal à l’aise devant ce conflit lointain. Le Japon,
de son côté, suit Washington et les Européens
sur les sanctions, comme l’a déclaré le pre­
mier ministre, Fumio Kishida, au G7. La straté­
gie extérieure du Japon est, en effet, dictée par
la volonté d’éviter tout ce qui pourrait fragili­
ser l’alliance bilatérale, seule garantie de la sé­
curité de l’Archipel, et par le principe d’inté­
grité territoriale. Néanmoins, en privé, beau­
coup s’inquiétaient, avant que la situation
n’empire, d’évolutions qui risquent de précipi­
ter la Russie dans l’orbite de la Chine.
D’autres aimeraient poursuivre le dialogue
avec Moscou pour que la question des Kouri­
les [un archipel du Pacifique rattaché à la Rus­
sie et revendiqué par le Japon] puisse enfin un
jour être résolue. En Asie comme en Europe,
l’invasion de l’Ukraine a donc fait monter d’un
cran les tensions, et les risques de recomposi­
tion d’un paysage stratégique très fragile. 
Valérie Niquet est spécialiste de l’Asie
à la Fondation pour la recherche stratégi-
que. Elle est l’autrice de « La Chine
en 100 questions. La puissance
et les failles » (Tallandier, 2021)

Franck Galland L’action militaire russe depuis la Crimée trouve

sa motivation dans l’état de vulnérabilité hydraulique de ce territoire
C
Les offensives ontrairement à ce qui
avait été anticipé, la Russie
dans l’est de l’Ukraine a déclenché une offensive
ont notamment militaire d’envergure, non
seulement pour annexer les deux
pour but de résoudre régions séparatistes prorusses,
les pénuries d’eau les républiques populaires auto­
proclamées de Louhansk et de
que connaît la Donetsk, mais également pour
péninsule depuis occuper, bien au­delà du Don­
bass, des pans entiers du terri­
son annexion par toire ukrainien, si ce n’est
les Russes en 2014, l’Ukraine dans son entièreté.
Ces premières heures d’un
explique le chercheur conflit de haute intensité, que
l’Europe n’avait plus connu de­
puis l’ex­Yougoslavie, méritent
d’être analysées sous l’angle des
intentions stratégiques, politi­
ques et militaires du Kremlin.
Dans cette optique, un éclairage
s’impose sur l’action militaire
russe coordonnée depuis la Cri­
mée. Elle trouve assurément sa
motivation dans l’état de vulné­
rabilité hydraulique de ce terri­
toire depuis son annexion par les
Russes en 2014. Le Kremlin s’est
en effet très vite rendu compte de
la difficulté, sans ressource en
eau disponible, à tenir durable­
ment la présence de ses forces
militaires sur le terrain, et de dé­
velopper économiquement et
touristiquement cette région
qu’il voulait vitrine. Car, pour son
alimentation en eau, la Crimée
est toujours entièrement dépen­
dante stratégiquement du canal
Nord, sous contrôle ukrainien.
Avant l’intervention des Russes
en 2014, cette infrastructure
vitale pourvoyait à 85 % des be­
soins en eau de la Crimée, dont
les consommations se répartis­
saient à 80 % pour le secteur agri­
cole et 20 % pour l’eau à vocation
domestique. Construit entre 1961
et 1971 par les Soviétiques, cet
ouvrage a permis d’amener en
Crimée de l’eau depuis le fleuve
Dniepr et de créer les conditions
du développement.
Importance stratégique
Mais, à la suite du référendum du
16 mars 2014, approuvant à 97 %
le rattachement de la Crimée à la
Russie et évidemment non re­
connu par l’Ukraine, Kiev a su uti­
liser l’arme de l’eau pour se dé­
fendre. Dès avril 2014, le pouvoir
ukrainien a ordonné de réduire
petit à petit le débit du canal Nord
de Crimée, jusqu’à sa fermeture
complète par la construction
d’un barrage à 70 km à l’intérieur
des terres.
Cette dépendance stratégique
de la Crimée envers l’eau ukrai­
nienne n’avait à l’évidence pas
été anticipée par le Kremlin, qui
n’a eu de cesse, depuis, que de
tenter de trouver des solutions
palliatives à la pénurie imposée
par les Ukrainiens, et aggravée
par les conséquences du change­
ment climatique qui frappent de
plein fouet la presqu’île cri­
méenne. L’été 2020 a été sur ce
point illustratif des nouvelles
contraintes nées du réchauffe­
ment : celles­ci se traduisent par
un manque d’eau de surface et
par une raréfaction des eaux sou­
terraines. L’année 2020 aura ainsi
été la plus sèche en Crimée de­
LE KREMLIN S’EST
RENDU COMPTE
DE LA DIFFICULTÉ,
SANS EAU
DISPONIBLE,
À TENIR LA
PRÉSENCE DE SES
FORCES MILITAIRES
SUR LE TERRAIN
puis cent cinquante ans, avec des
températures supérieures de 7 à 8
degrés aux normales saisonniè­
res sur le seul mois de juin.
Face à cette situation, les autori­
tés russes ont dû improviser des
stratégies d’ultime secours en
eau, avec par exemple la pose de
canalisations volantes par le
génie militaire ou la mise en
place de transferts entre les villes
pour soulager temporairement
les réseaux de distribution au
moyen d’interconnexions.
Il était également question de
développer les réserves d’eau
souterraine de la Crimée et
d’étendre le réseau de distribu­
tion depuis les puits et forages
créés, mais l’eau qui en sort est
saumâtre et doit être dessalée.
Aussi, l’unique solution pour les
Russes était de recourir au dessa­
lement. Des plans visant à la
construction sur la mer Noire de
deux usines de dessalement
avaient été annoncés en
mars 2021, mais la Russie ne dis­
pose pas de la maîtrise de cette
technologie. De plus, elle subit
des sanctions internationales qui
rendent difficile l’intervention
d’expertises étrangères.
Avec l’invasion pure et simple de
l’Ukraine, la donne est changée,
car il est maintenant manifeste
que les forces russes sont pro­
grammées pour reprendre le con­
trôle du canal Nord, et sécuriser
ainsi l’alimentation en eau de la
Crimée. Elles voudront en cela al­
ler jusqu’aux rives du Dniepr et
prendre le contrôle du réservoir
de Kakhovka – cette retenue d’eau
brute en amont du canal Nord for­
mée entre 1955 et 1958.
Il s’agira aussi d’occuper militai­
rement l’usine hydroélectrique de
Kakhovka, qui régule en eau d’irri­
gation et fournit en électricité tout
le sud­est de l’Ukraine. Son impor­
tance stratégique lui vaut d’être
protégée en permanence par la
garde nationale ukrainienne.
Enfin, pour Moscou, le barrage
édifié par Kiev sur le canal Nord,
depuis l’annexion russe de la Cri­
mée en 2014, devra à l’évidence
disparaître pour que l’eau puisse à
nouveau s’écouler sans contrainte
du Dniepr vers la Crimée. 
Franck Galland est chercheur
associé à la Fondation pour la
recherche stratégique, auteur
de « Guerre et eau. L’eau enjeu
stratégique des conflits moder-
nes » (Robert Laffont, 2021)

36 | idées
En Californie, une abolition de la peine
de mort qui ne dit pas son nom
ANALYSE les châtiments « cruels et inhabi­
tuels ». Le président de la Cours su­
V
ider le couloir de la mort prême californienne, Donald Wri­
dans un Etat qui n’a pas ght, un magistrat nommé par le gou­
aboli la peine capitale : verneur, Ronald Reagan, avait alors
c’est le défi qu’a lancé le estimé qu’elle « dégrade et déshuma­
gouverneur démocrate de Califor­ nise tous ceux qui y participent ».
nie, Gavin Newsom, le 31 janvier, en Neuf mois plus tard, les électeurs
décidant de démanteler le quartier renversaient la décision de la Cour.
de la prison de San Quentin, dans la Depuis, le pendule n’a pas cessé
baie de San Francisco, où sont déte­ d’osciller. En 1976, la justice a de
nus près de 700 condamnés en at­ nouveau suspendu les exécutions ;
tente d’exécution. Contrairement à mais en 1978, les électeurs les ont ré­
nombre de ses collègues, y compris tablies. Le « Golden State » a beau
démocrates, le gouverneur est fon­ être des plus progressistes, il fait
damentalement opposé à la peine partie des 27 Etats américains dans
de mort, qu’il qualifie de « meurtre lesquels la peine capitale reste en vi­
prémédité sponsorisé par le gou­ gueur – même si aucune exécution
vernement ». En mars 2019, deux n’y a été appliquée depuis 2006, en
mois après son entrée en fonction, raison de la multiplication des con­
il avait imposé un moratoire sur les testations de l’injection létale.
exécutions. Cette fois, il a donné Paradoxe : la peine de mort n’est
deux ans à l’administration péni­ plus appliquée, mais les procureurs
tentiaire californienne pour fermer continuent de la réclamer et les ju­
le quartier de la mort le plus peuplé rys populaires de la prononcer,
du pays – avec plus d’un quart des comme ils l’ont encore fait contre
2 455 condamnés américains. Jesse Torres, condamné en décem­
L’annonce a été présentée de ma­ bre 2020, sans aucune considération
nière presque anodine, par l’inter­ pour le moratoire de Gavin New­
médiaire d’une requête budgétaire som. Plus de 30 détenus ont déjà
visant à obtenir 1,5 million de passé plus de quarante ans dans le
dollars pour transformer le couloir couloir de la mort de San Quentin,
de la mort à San Quentin. Une sim­ un dispositif qui a coûté 4 milliards à
ple mesure « administrative », a as­ la Californie depuis 1978. A elle seule,
suré un proche du gouverneur. La la chambre à injection létale a coûté
fermeture revient pourtant à ren­ 853 000 dollars.
dre irréversible la suspension de la En 2016, les électeurs de Californie
peine de mort, alors que les élec­ ont, une nouvelle fois, rejeté par
teurs de l’Etat se sont prononcés à référendum l’abolition de la peine
plusieurs reprises – la dernière fois de mort, à 53 % contre 47 %. En
en 2016 – contre l’abolition. même temps, ils ont manifesté leur
impatience devant une situation
Aucune exécution depuis 2006 qui voit les condamnés mourir sur­
En Californie, la peine de mort a tout de causes naturelles. A 51 % de
toujours été une affaire compliquée. majorité, ils ont approuvé la propo­
Il y a cinquante ans exactement, le sition 66, qui vise à accélérer les
18 février 1972, la Cour suprême de exécutions en limitant les possibili­
l’Etat avait été le premier tribunal tés de faire appel et qui oblige les dé­
du pays à déclarer la peine de tenus en attente à travailler pour in­
mort inconstitutionnelle car contre­ demniser les familles de victimes.
venant au 8e amendement de la Le gouverneur estime que son
Constitution fédérale, qui interdit plan répond à ce souhait des élec­
teurs. Les 673 hommes incarcérés à
San Quentin seront dispersés dans
les autres prisons de haute sécurité
de l’Etat. Les 21 femmes en attente
LA PEINE CAPITALE  d’exécution à la prison de Chow­
chilla, dans la vallée centrale, ver­
N’EST PLUS  ront, elles aussi, la fermeture de leur
« death row », leur couloir de la mort,
APPLIQUÉE, MAIS  mais elles resteront hébergées dans
LES PROCUREURS  le même établissement. Les peines
ne seront pas commuées, mais les
CONTINUENT DE LA  détenus pourront travailler : à San
Quentin, les condamnés à mort
RÉCLAMER ET LES  étaient tenus à l’isolement et ne par­
JURYS POPULAIRES  ticipaient pas aux ateliers. Un
groupe pilote de 116 détenus, tous
DE LA PRONONCER volontaires, a déjà quitté le couloir
Opinion | par selçuk
LE GOUVERNEUR  LUTTES ISLAMISTES
A DONNÉ DEUX ANS 
À L’ADMINISTRATION  graphie, l’histoire de l’islamisme ne débute pas
PÉNITENTIAIRE  en 1967, au lendemain de la défaite de l’Egypte, de la
POUR FERMER  mort politique du nationalisme arabe et ouvert ainsi la voie
LE COULOIR DE LA  tellement entaché d’a priori idéologiques et de méconnais­
MORT LE PLUS  sance que le politologue François Burgat et l’historien Mat­
PEUPLÉ DU PAYS
de la mort. En un an, ils ont réuni
49 000 dollars pour le fonds d’in­
demnisation des familles.
Gavin Newsom souhaite aussi
transformer le couloir de la mort
en un lieu de réparation, un « envi­
ronnement de positivité et de gué­
rison », selon le projet de budget
qu’il a soumis aux élus. La droite a
taxé l’idée de ridicule. « Au lieu de
chercher à faire du couloir de la
mort un studio de yoga, il ferait
mieux de se concentrer sur la sé­
curité de la population », a réagi le
groupe républicain de l’Assemblée
californienne.
Un soutien populaire en déclin
Les partisans de la peine de mort
dénoncent ce qu’ils estiment être
un coup de force du gouverneur, au
mépris de l’opinion de ses adminis­
trés. Selon un sondage de l’Institut
d’études gouvernementales de
l’université de Berkeley, datant du
printemps 2021, le soutien à la
peine de mort est en déclin, mais
seulement 44 % des personnes in­
terrogées sont favorables à l’aboli­
tion, alors que 35 % y sont opposées
et 20 % restent indécises.
Le gouverneur a défendu sa déci­
sion. « Les chances d’aboutir dans le
couloir de la mort ont plus à voir avec
la fortune et la race qu’avec la culpa­
bilité ou l’innocence, a­t­il insisté.
Nous parlons de justice, nous prê­
chons la justice, mais nous ne la
pratiquons pas pour ce qui est de la
peine de mort. » Ce n’est pas la pre­
mière fois que Gavin Newsom
prend les devants sur un sujet de so­
ciété. En 2004, alors maire de San
Francisco, il avait été le premier élu à
présider à des mariages homo­
sexuels – en toute illégalité. En fai­
sant disparaître le couloir de la
mort, il espère montrer à ses ci­
toyens que la peine de mort n’a plus
lieu d’être en Californie. 
corine lesnes
(san francisco, correspondante)
0123
MARDI 1ER MARS 2022
LE  LIVRE
DEUX CENTS ANS DE
C
ontrairement à ce que raconte une certaine historio­
Syrie et de la Jordanie face à Israël qui aurait acté la
à un « retour à l’islam ». Le concept aussi flou d’islamisme est
thieu Rey ont décidé de lui consacrer un riche ouvrage.
Comme ils le soulignent, il existe, en France, des études
ponctuelles sur les cas égyptien, saoudien, syrien ou palesti­
nien, etc., des essais d’actualité globalisants et souvent polé­
miques, mais pas d’étude historique et « panoptique ».
Le postulat de Rey et de Burgat est que l’islamisme est une
réponse identitaire, locale et circonstanciée à un contexte
de domination culturelle et politique le plus souvent d’ori­
gine coloniale. L’islam devient ainsi un moyen de mobilisa­
tion, un registre vernaculaire, celui de la langue des « per­
dants » et des dominés. Les chercheurs soulignent aussi
l’extraordinaire plasticité et capacité
d’adaptation d’un concept plus politique
que religieux, qui a pu se montrer tour à
tour légaliste, révolutionnaire, littéraliste,
réformateur, conservateur, modernisa­
teur, démocratique ou autoritaire, selon les
lieux, les contextes et les époques.
Leur ouvrage n’est pas un énième livre
d’histoire des idées, mais plutôt une his­
toire politique de pratiques sociales et cul­
turelles qui ont traversé tout le monde mu­
sulman à partir du début du XIXe siècle, de
l’Afrique à l’Asie, en réaction à la modernité
envahissante et colonisatrice de l’Occident.
L’ouvrage est divisé en cinq périodes. La
première, intitulée « Les frémissements »,
HISTOIRE DES  va jusqu’à la première guerre mondiale :
MOBILISATIONS  comme le note l’historien Henry Laurens,
ISLAMISTES ­  « entre 1780 et 1920, l’islam va prendre la te­
XIXE­XXIE SIÈCLE neur d’un contre­discours » et « va participer
sous la direction d’un mode de résistance inédit à l’Occident »
de François Burgat dans l’Empire ottoman et le sous­continent
et Matthieu Rey, indien. Pierre­Jean Luizard raconte l’émer­
CNRS Editions, gence, au même moment, du clergé chiite
448 p., 26 € iranien comme acteur politique majeur.
Oissila Saaidia raconte comment l’islam,
avant d’être considéré comme un ennemi, a
pu être envisagé comme un instrument de
pouvoir par le colonisateur français au Maghreb. La
deuxième grande partie du livre, « A l’heure coloniale »,
traite de la période suivant la première guerre mondiale, qui
voit la disparition du califat, la dissolution de l’Empire otto­
man et l’émergence d’un islamisme partisan, à l’instar des
Frères musulmans, fondés en 1928. Au Maghreb, dominé par
le joug colonial français, l’islam devient porteur de senti­
ments, de modes d’action et de mobilisations nationalistes.
A la période coloniale a succédé une courte « ère libérale »,
qui court de 1930 à 1960. Parfois, elles se superposent. Cette
période, marquée par des libertés constitutionnelles, le plu­
ralisme et un certain jeu démocratique, permet à des forces
islamistes d’expérimenter le jeu parlementaire en Egypte et
en Syrie notamment. Cette parenthèse souvent oubliée a été
brutalement refermée par les régimes « révolutionnaires »
imposés par les militaires. Un intéressant chapitre illustre
ainsi l’expérience indonésienne d’une démocratie musul­
mane entre 1945 et 1960. Fait peu connu souligné par Rémy
Madinier, « le parti Masyumi fut sans doute le plus grand
parti islamique du monde ». Aux révolutions autoritaires des
militaires répond l’essor d’un « islam révolutionnaire ». Cette
période, marquée par la prison, l’exil et la répression, se ca­
ractérise par « le tournant de 1979 », qui voit la concomitance
de la Révolution islamique en Iran, l’invasion soviétique de
l’Afghanistan et les prémices de soulèvements armés isla­
mistes en Egypte, en Syrie et en Arabie saoudite.
L’ère de l’hégémonie américaine
Ce tournant s’achève une décennie plus tard avec la chute du
mur de Berlin, la guerre du Golfe et la disparition de l’Union
soviétique, qui ouvrent la voie à un essor de l’islamisme sur
la scène mondiale. Un article de Nicolas Dot­Pouillard mon­
tre bien la filiation entre la gauche palestinienne et des mou­
vements islamistes aussi différents que le Hamas sunnite et
le Hezbollah chiite. L’ère qui s’ouvre, marquée par l’hégémo­
nie américaine, montre un éclatement des expériences et
des trajectoires. Elles vont de la voie démocratique choisie
pendant ses premières années au pouvoir par le dirigeant
turc Recep Tayyip Erdogan aux atrocités de l’organisation
Etat islamique (EI). A propos de l’EI, Mohammad­Mahmoud
Ould Mohamedou explique que le succès principal de ce
groupe, à long terme, aura été d’avoir su réveiller un désir de
revanche postcolonial sur fond d’affirmation identitaire re­
ligieuse chez les populations immigrées d’Occident.
Bien que l’ouvrage ne se veuille pas exhaustif, on peut re­
gretter une part trop congrue consacrée à l’Afrique. Le chapi­
tre sur la colonisation du califat de Sokoto, au Nigeria, laisse
sur sa faim malgré un développement ultérieur sur l’émer­
gence du groupe Boko Haram. Il est ainsi dommage que l’ex­
périence soudanaise, politiquement aussi riche que mécon­
nue, n’ait pas été abordée, tant l’islam politique traverse
toute son histoire depuis le soulèvement mahdiste des an­
nées 1880 jusqu’à nos jours. De même, le volet pakistanais,
cette nation dont le principal fondement est l’islam, mais où
les partis islamistes sont systématiquement écartés du pou­
voir, est trop rapidement traité. 
christophe ayad
0123
MARDI 1ER MARS 2022
ÉCONOMIE  |  CHRONIQUE
par j ean­ m ic he l b e zat
Quand l’Europe
sabote sa défense
L
e contraste est saisissant.
La Russie a envahi
l’Ukraine et mène au cœur
de l’Europe une offensive
militaire sans précédent depuis la
seconde guerre mondiale pour
s’assurer que son voisin ne bascu­
lera jamais dans le camp occiden­
tal et surtout redessiner les équili­
bres géopolitiques sur le Vieux
Continent. Au même moment, de
l’Allemagne aux pays scandinaves,
et jusqu’à Bruxelles, un grave dé­
bat éthique agite discrètement po­
litiques, milieux financiers et ex­
perts de la Commission euro­
péenne, alors même que l’Union
européenne a décidé de vendre
des armes aux Ukrainiens : faut­il
ou non pénaliser l’investissement
dans les industries de défense ?
Face à la multiplication des me­
naces, l’Union européenne (UE)
cherche une « boussole stratégi­
que » pour assurer sa sécurité à
l’horizon 2030. La garantir, c’est
disposer d’une industrie de dé­
fense. Or la ministre des armées,
Florence Parly, s’inquiète de la
taxonomie en préparation à
Bruxelles. Elle prévoit d’interdire
l’accès à la finance « verte » aux
sociétés réalisant au moins 5 % de
leur activité dans la production
ou la vente d’armes et d’équipe­
ments de combat. « Dire qu’[elles]
ne doivent pas être financées par
les banques, au même titre que les
activités pornographiques, c’est
choquant ! », s’était­elle indignée,
dès juillet 2021, aux Rencontres
économiques d’Aix­en­Provence.
La construction d’une Europe
de la défense est un effort de tous
les instants, de la réalisation de
grands programmes, comme le
système de combat aérien du fu­
tur, aux tractations sur le Fonds
européen de défense. Sans états
d’âme, les Etats­Unis jouent des
divisions des Vingt­Sept. Forts
des cinq premiers groupes mon­
diaux, ils totalisent 54 % de l’acti­
vité et 37 % des exportations.
« L’Europe a la capacité de passer à
la vitesse supérieure, estime
Mme Parly, à condition qu’elle ne
s’attaque pas, par le biais de la loi
et de la jurisprudence, à des politi­
ques sur lesquelles nous voulons
investir en tant qu’Européens. »
Interprétation morale
Son homologue de Lettonie, Artis
Pabriks, vient d’avoir un coup de
sang. Au nom de ses principes
« ESG » (environnement, social et
bonne gouvernance), une banque
suédoise a refusé d’accorder un
prêt à une entreprise de défense
de l’Etat balte, pourtant aux
avant­postes de la menace russe.
« Est­ce que la défense nationale
n’est pas éthique ? Comment l’in­
dustrie suédoise de défense est­elle
financée, par les Martiens ? »,
s’est­il emporté dans un récent
entretien au Financial Times. La
Suède, l’un des pays les plus ver­
tueux en matière de critères ESG,
se bat pour vendre les avions de
chasse et les sous­marins de Saab.
Les industriels sont tout aussi
préoccupés d’une interprétation
purement morale de ce qui est du­
rable ou non. Elle risque, selon
eux, de saper la base industrielle et
technologique de défense, qui em­
ploie 200 000 salariés en France et
460 000 en Europe. Airbus, Tha­
lès, Dassault, Nexter ou Naval
Group auront les moyens de se fi­
nancer ; les petites entreprises
sont plus vulnérables. « Elles sont
APRÈS AVOIR NETTOYÉ  en 1983, quand des Européens
LEURS PORTEFEUILLES  s’opposaient au déploiement des
DU TABAC ET DES JEUX  SS­20 soviétiques. « Le pacifisme
D’ARGENT, LES 
BANQUES S’ATTAQUENT 
À L’ARMEMENT
0123 | 37
FACE À 
LA RUSSIE, 
létales aux forces ukrainiennes pour résis­ Pour que ce sursaut fût possible, il a fallu
LE SURSAUT 
DE L’UE
ter à l’agression russe, ainsi que 50 millions
pour des équipements non militaires. Cette
assistance, qui pourra inclure des avions de
le basculement des Etats qui bloquaient. La
Hongrie, bien sûr, dont le premier minis­
tre, Viktor Orban, vient de sacrifier son
chasse, s’ajoute aux livraisons d’armes déjà
promises individuellement par plusieurs
Etats membres. Jamais auparavant l’UE
amitié avec le président Poutine. Mais sur­
tout l’Allemagne, qui vient d’accomplir sa
propre révolution en matière de défense et
n’avait rempli cette fonction. « Un tabou est de sécurité. C’est le tournant dans le tour­
tombé », a commenté M. Borrell. nant. Après des jours de questionnements
UN GRAVE DÉBAT  Outre les sanctions financières et écono­ et de bouillonnement politique provoqués
miques contre la Russie déjà décidées ces par la situation en Ukraine, le gouverne­
ÉTHIQUE AGITE  derniers jours, la Commission a par ailleurs ment d’Olaf Scholz s’est rendu à l’évidence :
LES EUROPÉENS :  annoncé deux importantes mesures di­ il n’était plus possible de rester sur le côté
manche : l’interdiction de l’espace aérien de la route.
FAUT­IL PÉNALISER  de l’Union à tous les avions russes ou con­ « L’invasion de l’Ukraine nous a fait entrer
L’INVESTISSEMENT 
DANS LES INDUSTRIES  A u quatrième jour de la guerre qu’il
a déclenchée contre l’Ukraine, Vla­
dimir Poutine avait déjà deux ex­
ploits à son compte, dimanche 27 février : il
trôlés par des compagnies russes, et l’inter­
diction de la diffusion des médias russes
RT et Sputnik, afin de bloquer leur campa­
gne de désinformation.
dans une nouvelle ère », a reconnu diman­
che le chancelier devant le Bundestag, an­
nonçant que l’Allemagne allait augmenter
ses dépenses de défense à plus de 2 % de
MILITAIRES ? a rendu à l’OTAN sa raison d’être et il a Bruxelles vient de confirmer l’adage selon son PIB – au­delà du minimum fixé par
amené l’Union européenne à se transfor­ lequel l’UE n’avance que dans les crises, l’OTAN – et livrer des armes à l’Ukraine, ce
mer en organisation capable de fournir de adage déjà éprouvé pendant la crise du Co­ qu’elle refusait de faire jusqu’ici. Un peu
très inquiètes, affirme Nicolas Voi­ l’aide militaire à un pays étranger. vid. Poussive face à la Russie ces dernières plus tôt, Berlin avait cédé à la pression et
riot, patron de la société Jacques Ursula von der Leyen, la présidente de la années, paralysée par les différences de sen­ suspendu l’autorisation du gazoduc ger­
Dubois (blindages électromagné­ Commission, a raison : c’est bien « un mo­ sibilité de ses Etats membres face à ce sujet, mano­russe Nord Stream 2.
tiques) et porte­parole des PME au ment décisif », un tournant historique dans l’UE a été incapable jusqu’ici de mener une Ces revirements spectaculaires, allemand
Groupement des industries fran­ sa politique de défense que l’UE a réalisé di­ politique claire et unie à l’égard de Vladimir et européen, auront des conséquences à
çaises aéronautiques et spatiales. manche soir pour venir en assistance à Poutine. Les sanctions décidées après l’an­ long terme. Confrontée à la tragédie de la
Demain, si l’on abandonne notre l’Ukraine attaquée. Sous la conduite du chef nexion de la Crimée ont certes été recondui­ guerre à sa porte, l’Europe se donne enfin
souveraineté par la réglementa­ de la diplomatie européenne, Josep Borrell, tes à l’unanimité tous les six mois, mais el­ les moyens de se comporter en puissance
tion, comment fera­t­on pour dé­ les ministres des affaires étrangères des les l’ont été parce qu’elles étaient indolores. géopolitique. Aux Etats membres de conso­
fendre notre pays et créer un envi­ Vingt­Sept ont adopté une aide de 450 mil­ L’énormité de la faute de M. Poutine a pro­ lider cette posture : ils vont en avoir terri­
ronnement stable ? » lions d’euros pour financer l’envoi d’armes voqué l’indispensable sursaut européen. blement besoin. 
Des maires de villes abritant des
arsenaux et des usines se mobili­
sent. L’Assemblée nationale a
adopté, mi­janvier, une « résolu­
tion européenne » demandant à la
Commission d’enterrer son projet.
Alessandro Profumo, patron du
groupe italien Leonardo et prési­
dent du lobby des industries de
défense à Bruxelles, avance un ar­ présente la collection de prestige
gument écologique : « Il n’y a pas
de durabilité sans sécurité, et pas
de sécurité sans capacités et indus­
tries de défense. » Tout le monde
presse Emmanuel Macron de met­
LES GRANDS CLASSIQUES DE LA
tre à profit la présidence française
de l’UE, au premier semestre 2022,
pour faire reculer la Commission.
LITTÉRATURE EN BANDE DESSINÉE
Sans attendre, les banques, les
compagnies d’assurances et les
fonds d’investissement ont en ef­
fet pris les devants. Après avoir
nettoyé leurs portefeuilles des so­
ciétés du « vice » (tabac, jeux d’ar­ Les Trois Mousquetaires, Le Tour du monde en 80 jours,
gent, alcool) et commencé à les Les Misérables, Voyage au centre de la Terre, Germinal, Robinson Crusoé......
épurer des énergies fossiles, ils
s’attaquent à l’armement depuis
deux ans. La Bayerische Landes­
bank ne veut plus travailler avec
les entreprises y réalisant plus de
9,99
20 % de leur activité, alors que la
€
Bavière héberge des sites d’Airbus
Defence and Space et d’Hensoldt.
Le puissant fonds pétrolier norvé­
gien, qui a déjà banni les produc­
teurs de composants de missiles
nucléaires (Boeing, Honeywell,
Airbus…), veut aller plus loin. seulement
Nombre d’investisseurs sui­
vront, avec une partie de l’opinion
derrière eux. Les « marchands de
canons » ont une très mauvaise
image. Leurs armes tuent, même
si l’on oublie que bien des équipe­
ments protègent et que la R&D
militaire profite aux activités civi­
les. La corruption est très présente
sur ces marchés. Et cette industrie
brasse des sommes colossales :
472 milliards d’euros de chiffre
d’affaires en 2020 pour ses cent
premières entreprises mondiales
– 17 % de plus qu’en 2015. La situa­
tion en Europe et les tensions dans
le Sud­Est asiatique ou l’Indo­Paci­
fique ne feront qu’accélérer l’aug­
mentation des budgets militaires.
« Nuisibles », ces armes ? La ques­
tion doit amuser les présidents
russe et chinois, Vladimir Poutine
et Xi Jinping, les yeux rivés sur
l’Ukraine et Taïwan. Et les confor­
ter dans la conviction que leur mo­
dèle dictatorial est supérieur à la
démocratie occidentale. Ces dé­
bats sont à l’honneur des Euro­
L’ALBUM N°3
Paolo Martinello, © Glénat, 2022
péens. Mais en soumettant aveu­
NOTRE-DAME DE PARIS
glément leur défense à des critères
éthiques et environnementaux,
ils se tirent une balle dans le pied.
On se souvient de la cinglante EN BONUS : un dossier littéraire, en fin de chaque album,
formule de François Mitterrand, rédigé par des spécialistes sur la vie et l’œuvre de
l’auteur avec une mise en perspective historique.
www.lesclassiquesenbd.fr
Pershing II américains face aux
est à l’Ouest et les euromissiles sont
à l’Est », tranchait le président
français. Trente ans plus tard, les CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX ET SUR WWW.LESCLASSIQUESENBD.FR
états d’âme sont à l’Ouest et les
soldats russes sont à Kiev. 
 LES MALADIES RARES
NʼONT DE RARE
QUE LE NOM.
En France, les 7 000 maladies rares identifiées touchent plus de 3 millions
de personnes (4,5% de la population). 80 % des maladies rares sont d’origine génétique
et dans la moitié des cas, elles concernent des enfants de moins de 5 ans.1
Ensemble, mobilisons-nous. Faisons des maladies rares
une grande priorité de santé publique en 2022.

1. Ministère des Solidarités et de la Santé. Définition et chiffres clés. Disponible en ligne sur :
https://solidarites-sante.gouv.fr/soins-et-maladies/prises-en-charge-specialisees/maladies-rares/article/les-maladies-rares / [Version du 14/02/2022].