MARDI 11 FÉVRIER 2020

76E ANNÉE– NO 23355

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DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

Irlande : percée historique des nationalistes

▶ Le Sinn Fein, longtemps ▶ Le parti nationaliste, ▶ Le mouvement, qui mi- ▶ Aucun des trois partis ne
marginalisé pour ses liens à l’issue d’un premier lite pour la réunification disposera d’une majorité, 1 ÉDITORIAL
passés avec les terroristes
de l’IRA, a connu un succès
dépouillement dimanche,
a obtenu 24,5 % des voix,
de l’Irlande, n’a cependant
pas présenté des candidats
et les deux formations clas-
siques excluent toute al-
LE SINN FEIN
sans précédent, samedi Fianna Fail (centre droit) partout, ce qui va limiter liance avec les nationalistes RÉHABILITÉ
8 février, aux législatives 22,2 % et Fine Gael (20,9 %) son nombre de sièges PAG E 5 PAGE 29

Coronavirus La colère des

En Chine, OSCARS enseignants-
la semaine de LE TRIOMPHE chercheurs
tous les dangers
La propagation de l’épidé-
DE « PARASITE » les universitaires multiplient
les manifestations, les motions et
les happenings dans les facultés
mie semble se stabiliser, ▶ Le long-métrage du et les laboratoires depuis plu-
mais les retours des fêtes Coréen Bong Joon-ho sieurs semaines. Au-delà de la
du Nouvel An lunaire sont contestation de la réforme des re-
un motif d’inquiétude. a été sacré meilleur film traites, ils protestent contre des
Le virus, avec 910 morts, et a obtenu trois autres conditions de travail dégradées,
le manque de moyens et la future
a tué plus que le SRAS récompenses majeures loi de programmation plurian-
PAG E 6 nuelle de la recherche.
▶ C’est la première fois La ministre, Frédérique Vidal,
qu’Hollywood consacre conteste ces « inquiétudes infon-
Allemagne une œuvre qui n’est
pas en langue anglaise
dées », mais le mouvement va au-
delà du malaise et oscille entre la

La dauphine de PAG E 24
colère et l’abattement.
PAGE 10 ET IDÉES – PAG ES 26-27

Merkel renonce
à lui succéder Palestine
Ultime combat de
Annegret Kramp-Karren-
bauer, la ministre de
Mahmoud Abbas
la défense et présidente
de la CDU, ne sera pas can-
aux Nations unies
didate au poste de chance-
lière lors des élections Le président de l’Autorité
fédérales, en 2021. Elle n’a palestinienne va tenter,
pas pu empêcher l’alliance mardi 11 février, d’obtenir
La productrice Kwak Sin-ae
de son parti avec l’ex- et le réalisateur Bong Joon-ho,
un vote à l’ONU contre le
trême droite en Thuringe le 9 février. LUCAS JACKSON/REUTERS plan Trump. Sans illusions
PAG E 5 PAG E 2

Municipales Judo Musique Climat « BOULEVERSANT, UN VRAI COUP DE CŒUR »

Les projections
L’OBS ★★★
Les communistes Après sa première L’électro ANDOLFI, TRANSIT FILMS, DUOFILM AS, DIE GESELLSCHAFT DGS PRÉSENTENT

menacés dans leurs défaite depuis aux sonorités

derniers fiefs de la 2010, Teddy Riner méditerranéennes du dérèglement
« banlieue rouge » « repart au boulot » d’Acid Arab en Europe
PAG E 8 PAG E 12 PAGE 23

L’Agence européenne de
l’environnement a carto-
LE REGARD DE PLANTU graphié les dérèglements
climatiques prévus pour FESTIVAL D’AMIENS 2019
GRAND PRIX
la fin du siècle. Les catas- festival de Venise 2019
trophes risquent de deve- Lion du Futur
Meilleur Premier Film
nir récurrentes : sécheres-
ses, feux de forêt et
inondations des littoraux
PAG E 7

Arabie saoudite
Neom, la ville
rêvée par « MBS »
Le prince saoudien veut UN FILM DE AMJAD ABU ALALA

édifier d’ici à 2025 une

cité futuriste dont il a AU CINÉMA LE 12 FÉVRIER
confié la conception à des
créateurs issus du cinéma
PAGES 20-21
Algérie 220 DA, Allemagne 3,70 €, Andorre 3,50 €, Autriche 3,80 €, Belgique 3,10 €, Cameroun 2 400 F CFA, Canada 5,70 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 400 F CFA, Danemark 36 KRD, Espagne 3,50 €, Gabon 2 400 F CFA, Grande-Bretagne 3,10 £, Grèce 3,50 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,50 €,
Hongrie 1 330 HUF, Irlande 3,50 €, Italie 3,50 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,20 €, Malte 3,20 €, Maroc 22 DH, Pays-Bas 3,80 €, Portugal cont. 3,50 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 400 F CFA, Suisse 4,40 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 4,10 DT, Afrique CFA autres 2 400 F CFA
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INTERNATIONAL
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020

« P L A N D E PA I X » A M É R I C A I N P O U R L E P R O C H E - O R I E N T

E
jérusalem - correspondant

n ce bas monde, quand on veut

se plaindre, il y a deux adresses :
Dieu et les Nations unies. » Cette
pique de Mahmoud Abbas à son
entourage est vieille de dix ans,
mais elle le poursuit. Mardi
11 février, le président de l’Autorité palesti-
nienne reviendra devant le Conseil de sé-
curité de l’ONU, à New York. Il espère y ras-
sembler un soutien quasi unanime contre la
« vision » de l’administration Trump pour
une « paix » israélo-palestinienne.
Depuis le dévoilement de ce plan, le 28 jan-
vier, M. Abbas lutte sur le seul terrain qu’il ait
jamais pratiqué, la diplomatie, contre la puis-
sance du fait accompli. Le sol se dérobe sous
ses pieds, mais il en appelle encore à l’ONU
pour qu’une conférence internationale faci-
lite des négociations entre égaux avec Israël.
Cette requête est déjà restée lettre morte en
février 2018, faute d’un accord américain.
Mais à 85 ans, le vieux « raïs » n’a aucune
autre carte en mains. « Il croit pouvoir jouer la
même partition usée jusqu’à la corde, au mo-
ment où c’est le futur de notre peuple qui est
en jeu. Il ira à l’ONU, il fera un discours, mais
qui s’en soucie encore ? », dit en soupirant Yas-
ser Abed Rabbo, ancien secrétaire général de
l’Organisation de libération de la Palestine
(OLP). Le 15 janvier, M. Abbas a fêté ses quinze
ans à la présidence de l’Autorité palesti-
nienne. L’artisan des accords d’Oslo (1993),
qui ont donné naissance à cet ersatz d’Etat,
suscite aujourd’hui presque autant de criti-
ques dans les territoires qu’à Washington.
On l’y blâme pour toutes les maladies du Mahmoud Abbas
grand âge, en grossissant le trait. (au centre), à Ramallah,
le 28 janvier.
TEMPÉRAMENT ÉRUPTIF RANEEN SAWAFTA/REUTERS
« Abou Mazen » (« le père de Mazen », son fils

L’« intifada diplomatique » de

aîné, mort en 2002) se lève tard et fait la
sieste le plus clair de l’après-midi, mais son
énergie surprend encore les visiteurs occi-
dentaux fraîchement débarqués, qui le dé-
couvrent. Sous ses dehors de patriarche dé-
bonnaire, son tempérament éruptif l’a

M. Abbas contre le plan Trump

brouillé avec presque tous les dignitaires de
sa génération et de la suivante au sein du
mouvement national palestinien. En écar-
tant ces hommes un à un, il a fini par incar-
ner, seul, le rêve d’Etat auquel ils s’accro-
chent. Dès le 28 janvier, M. Abbas a constaté
la sidération qu’a produite l’annonce de la
« vision » Trump sur ses alliés Européens,
dont la France. Ils ont choisi de la repousser Le président de l’Autorité palestinienne est attendu mardi se durcit. Le pouvoir s’est resserré entre les
sans éclat, en attendant de voir comment lui
construirait sa réponse. Alors que de premiè- devant le Conseil de sécurité des Nations unies, à New York mains de quelques proches collaborateurs.
Depuis 2017, Ramallah multiplie les mesures
res émeutes éclataient à Hébron, à Jénine, autoritaires : il a tenté de réduire au silence
autour de militaires israéliens, faisant trois tout média critique en ligne, et de renvoyer
morts palestiniens, M. Abbas s’est lancé dans un quart des juges de Cisjordanie, sous le pré-
une « intifada diplomatique » avec un pre- poursuivre son baroud d’honneur. Depuis En serait-il capable ? « Nous avons déjà tenté texte d’appliquer un plafond de départ à l’âge
mier succès formel, au Caire le 1er février, en six mois, il voyage peu et privilégie les cour- par le passé de limiter notre dépendance aux de la retraite. En octobre 2018, l’organisation
entraînant la Ligue arabe à condamner le tes distances. Dans l’avion pour New York, Américains, mais ce n’était pas sérieux, note Human Rights Watch dénonçait des tortures
plan Trump. deux médecins prendront place aux côtés de « IL EST LE DERNIER Yasser Abed Rabbo, l’ancien secrétaire géné- et détentions abusives contre toute dissi-
M. Abbas n’écoute plus ses conseillers, lors-
qu’ils lui rapportent les dernières médisan-
sa secrétaire et de son garde du corps, qui
l’accompagnent depuis plus de trente ans.
DIRIGEANT ral de l’OLP. [L’Agence américaine pour le dé-
veloppement international] USAID a contri-
dence. Le rapport de l’ONG a été jugé excessif
par des observateurs occidentaux. Ils rappel-
ces des monarchies arabes du Golfe, où il est M. Abbas a coupé les ponts avec l’adminis- PALESTINIEN bué à payer la construction de nos routes, lent que Ramallah est loin d’être le régime le
de bon ton de le dénigrer. Il connaît ce jeu par tration Trump fin 2017, après la reconnais- avant que Trump ne coupe tous les fonds. Le plus autoritaire du monde arabe. « Les Etats-
cœur. « Les Américains vont encore faire mi- sance par Donald Trump de la souveraineté CAPABLE système informatique de notre renseigne- Unis en font un argument pour délégitimer
roiter aux monarchies arabes des merveilles israélienne sur Jérusalem. C’est là sa grande ment a été construit par les Américains : que Abbas et justifier leur passage en force. Ils di-
pour qu’ils acceptent le plan. Mais nous sau- blessure d’orgueil : aucun dirigeant palesti-
DE SIGNER UNE nous le voulions ou non, nous travaillons sent “Cessons d’écouter cette autorité tyranni-
rons leur rappeler leur promesse de le faire nien n’avait misé comme lui sur Washing- RÉCONCILIATION comme leurs agents. » Depuis une semaine, que, et laissons-la couler” », note l’un de ces
échouer », veut croire le vétéran de la diplo- ton. La CIA demeure la seule institution M. Abbas a clarifié sa position. Il risquera le observateurs, à Jérusalem.
matie palestinienne Nabil Shaath (81 ans). américaine à avoir encore ses entrées à Ra- HISTORIQUE chaos, en dissolvant l’Autorité palestinienne, « Abou Mazen est un homme de principes : la
Seconde étape et succès d’estime : le 3 février, mallah. Sa directrice, Gina Haspel, s’y est ren- si le gouvernement israélien vient à annexer diplomatie et le refus de la violence ne sont pas
l’Organisation de la coopération islamique due le 30 janvier. Elle souhaitait s’assurer AVEC ISRAËL » les colonies de Cisjordanie, occupées depuis pour lui de simples moyens, mais une doc-
(OIC), réunie à Jeddah, en Arabie Saoudite, a que le « raïs » ne mettrait pas en application JIBRIL RAJOUB la conquête de 1967, comme l’y autorise à trine », rappelle Jibril Rajoub, ancien chef du
rejeté à son tour le plan Trump. L’Union afri- sa promesse de rompre la coopération sécu- ancien chef du Conseil terme le plan Trump. Mais depuis la rupture conseil de sécurité nationale à Ramallah. Re-
caine (UA) a suivi, le 8 février au sommet ritaire avec Israël, c’est-à-dire avec Washing- de sécurité nationale avec Washington, un phénomène exacte- légué depuis douze ans à la direction de la fé-
d’Addis-Abeba. M. Abbas avait renoncé à y ton : l’une ne va pas sans l’autre. à Ramallah ment inverse se produit. Le « système » Abbas dération de football palestinienne, M. Rajoub
joue des coudes pour la succession de M. Ab-
bas, face à une demi-douzaine de concur-
ONU : intenses tractations autour de la résolution palestinienne rents. Il met pourtant en garde : « Il est le der-
nier dirigeant palestinien capable de signer
une réconciliation historique avec Israël, et de
après un intense week-end de négociations et un autre diplomate onusien. Ils savent très bien où conférence de presse conjointe avec l’ancien pre- vendre ce compromis au peuple. Après lui, il n’y
de « guerre psychologique », selon un observateur, et comment mettre la pression, et cette fois-ci, il n’y a mier ministre israélien Ehoud Olmert. aura personne d’autre. » C’est la garantie de sa
les diplomates de l’ONU sont tombés d’accord sur pas eu de limites. » Il semblerait notamment que les En marge de son discours, la résolution sera sou- longévité. M. Abbas n’a pas de dauphin, il a
un texte de résolution qui, en étant mis au vote négociations aient coûté son poste au représentant mise aux quinze membres du Conseil. Conformé- brisé les mécanismes institutionnels censés
mardi 11 février, devrait permettre au Conseil de sé- de la Tunisie à l’ONU, qui coordonne la rédaction de ment au protocole de l’ONU, la dernière mouture de encadrer sa succession. Certes, le dévoile-
curité de se situer sur le dossier israélo-palestinien. la résolution, Moncef Baati. ce texte devait être confirmée lundi à New York, ment du plan Trump a forcé les factions pales-
En filigrane, le résultat de ce scrutin reflétera la pour pouvoir être présentée le lendemain. Les diplo- tiniennes à montrer une unité de façade et à
perception de la communauté internationale du Version plus consensuelle mates sont d’autant plus confiants que la dernière court terme. Mais il a renvoyé aux calendes
« plan pour la paix » conçu par le gendre du prési- Côté palestinien, il semble que les lignes téléphoni- version est plus consensuelle : elle s’abstiendrait de grecques la perspective d’élections, les pre-
dent américain, Jared Kushner. ques aient chauffé. « Ce qui est important pour la Pa- condamner le plan américain pour le Proche-Orient, mières depuis 2006, auxquelles le Hamas, au
« Les Etats-Unis ont essayé de rallier les pays à leur lestine, c’est d’avoir une unité sur les pays arabes », ou de citer les Etats-Unis ; elle réaffirmerait l’attache- pouvoir dans l’enclave de Gaza depuis douze
cause pour qu’ils ne votent pas la résolution ou s’abs- poursuit-il. La Palestine avait demandé à la Tunisie ment à la solution des deux Etats, et le respect du ans, se prétendait disposé cet hiver. C’est aussi
tiennent a minima », explique un diplomate. Jared et à l’Indonésie de sponsoriser son projet de résolu- droit international. « Pour Abbas, il s’agit de démon- cela que M. Abbas viendra rappeler à l’ONU.
Kushner, en personne, a présenté le plan qu’il a ima- tion. Après la présentation du plan américain, les trer que l’ordre international n’est pas aux mains d’un « L’enjeu pour lui, c’est de sortir du vide politi-
giné aux quinze membres du Conseil, jeudi 6 fé- Palestiniens estimaient n’avoir d’autre choix que ou deux pays, et que le statut légal de l’occupation ne que dans lequel il s’enfonce depuis deux ans,
vrier, espérant pouvoir renverser les tendances ha- de répéter l’appel lancé par le président Mahmoud changera pas parce que le président Trump l’a dé- note une source diplomatique. Mais une fois
bituelles, et sortir les Etats-Unis de son isolement au Abbas devant le Conseil de sécurité de l’ONU, en fé- cidé », notait Majdi Khaldi, son conseiller diplomati- passées les déclarations de principe, il risque de
Conseil de sécurité sur ce dossier. « Trop de votes fa- vrier 2018, après la reconnaissance par Donald que, peu avant de s’envoler pour les Etats-Unis. p se retrouver à nouveau seul, face à un plan
vorables à la résolution palestinienne montreraient Trump de Jérusalem comme capitale d’Israël. carrie nooten américain qui restera sur la table, et qui conti-
que le “deal du siècle” [surnom donné par Donald M. Abbas est ainsi attendu mardi pour parler au (new york, nations unies, correspondante) nuera de propager ses radiations. » p
Trump au plan] est un plan mort dès le début, ajoute Conseil de sécurité, et même donner une et l. i. (jérusalem, correspondant) louis imbert
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MARDI 11 FÉVRIER 2020

En Irak, les revirements de Moqtada

Al-Sadr suscitent l’incompréhension
Le chef populiste chiite a décidé de retirer son soutien à la
contestation, qui l’accuse d’avoir voulu récupérer le mouvement

Le Royaume de Jordanie, fragile bagdad, nassiriya -

« C’est l’essence bleues » ont attaqué le « restau-

barrage au projet américain

envoyée spéciale rant turc », leur place forte sur la
du problème des

L
e divorce entre Moqtada Al-
Sadr et la contestation anti-
La monarchie hachémite est le seul allié arabe de Washington pouvoir en Irak est con-
sommé. De soutien affiché du
à avoir ouvertement rejeté le « plan de paix » des Etats-Unis mouvement né en octobre 2019,
le chef populiste chiite est devenu
aujourd’hui la bête noire. L’in-
compréhension suscitée, jusque
amman - envoyé spécial Trump-Nétanyahou, au cours du- dans les rangs du courant sadriste,
« NÉTANYAHOU
place Tahrir, et chassé ses occu-
pants, Oussama s’est réfugié sur
partis religieux. son matelas, mutique. Au petit
Ce n’est pas matin, il avait plié bagage.
« Pour beaucoup de partisans sa-
démocratique, dristes, Moqtada Al-Sadr est une fi-
c’est autoritaire » gure religieuse qu’ils ne peuvent
pas critiquer. Ils pensent que leur
CHEIKH AL-NASRI
chef a plus d’expérience et de sa-
imam du courant sadriste
gesse qu’eux. C’est l’essence du pro-

D
ans l’épreuve, les Jorda-
niens ne manquent pas
d’humour. Pour dési-
gner le fameux plan Trump, qui
prétend régler le conflit israélo-
palestinien, ils ne parlent pas de
« safqat al-qarn », version arabe
du « deal du siècle », cher au prési-
dent américain, mais de « safa’at
al-qarn » : la « gifle du siècle ».
A la lecture de ce document, pé-
tri de l’idéologie coloniale du
Grand Israël, qui a été dévoilé, fin
janvier à la Maison Blanche, les
sujets du royaume hachémite, qui
sont pour moitié d’origine pales-
tinienne, ont été autant outrés
que leurs voisins de Cisjordanie et
de Gaza. En accordant à ces der-
niers un ersatz d’Etat, privé de Jé-
rusalem-Est et de la vallée du Jour-
dain − un territoire appelé à être
annexé par Israël – le plan améri-
cain « cherche à liquider la cause
palestinienne », tempête Khaled
Ramadan, un parlementaire.
Mais dans les rues d’Amman, le
sentiment d’affront, ressenti
dans tout le monde arabe, se dou-
ble d’une forme d’inquiétude
existentielle. On redoute ici que le
blanc-seing offert par l’adminis-
tration américaine à Benyamin
Nétanyahou, premier ministre is-
raélien, ne ressuscite une vieille
lubie de la droite nationaliste is-
raélienne : « l’option jordanien-
ne », soit la délocalisation de l’Etat
palestinien à l’est du Jourdain. Un
épouvantail pour la dynastie ha-
chémite qui, dans un tel scénario,
verrait sa base politique, les Jorda-
niens de souche, devenir large-
ment minoritaire.
Une rebuffade pas aisée
« Ce plan a été conçu pour être re-
jeté, professe Marwan Muasher,
ancien ministre des affaires
étrangères du royaume, qui fut le
premier ambassadeur jordanien
à Tel Aviv, après l’accord de paix
entre les deux pays signé en 1994.
La direction israélienne ne veut
pas d’un Etat palestinien, et, en
même temps, elle ne veut pas
d’une majorité arabe entre la Mé-
quel le plan avait été présenté.
La rebuffade n’était pas aisée.
Démuni de ressources naturelles,
le royaume vit sous perfusion de
la communauté internationale,
notamment des Etats-Unis, qui
lui versent 1,2 milliard de dollars
(1,09 milliard d’euros) par an.
Cette aide est d’autant plus cru-
ciale que le pays fait face à trois
crises entremêlées : un chômage
endémique, proche de 40 % pour
les jeunes, qui génère des pics de
protestation périodiques ; la
guerre en Syrie, à l’origine de l’ins-
tallation dans le pays d’un demi-
million de réfugiés, qui pèsent sur
les finances publiques ; et le re-
gain d’insécurité en Irak, malgré
l’effondrement de l’Etat islami-
que, qui fait obstacle à la reprise
du commerce transfrontalier.
Des risques
« Les Jordaniens ont été confron-
tés à de fortes pressions américai-
nes, confie un diplomate occi-
dental. Mais ils ont résisté et à l’ar-
rivée, ils ont échappé au pire. Ils
ont su maintenir le lien avec l’opi-
nion publique, en particulier les
Frères musulmans, tout en évi-
tant les représailles de Washing-
ton. » La couronne a laissé les is-
lamistes, principale force d’oppo-
sition, organiser l’une de leurs ri-
tuelles manifestations pro-
palestiniennes dans le centre
d’Amman, tandis que la gauche
protestait à proximité de l’am-
bassade américaine.
Après quelques jours de flotte-
ment, durant lesquels les diri-
geants jordaniens se sont sûre-
ment sentis très seuls, leurs par-
tenaires internationaux ont mus-
clé leurs éléments de langage. Les
chancelleries du Golfe et de
l’Egypte se sont ralliées au com-
muniqué de condamnation de la
Ligue arabe. D’abord timorée,
l’Union européenne a haussé le
ton, son diplomate en chef, l’Es-
pagnol Josep Borrell, allant jus-
qu’à prévenir que l’annexion de la
vallée du Jourdain « ne pourrait
pas passer sans être contestée ».
Sur ce sujet, Jared Kushner, le gen-
NE MANQUE JAMAIS
UNE OCCASION
DE DÉSTABILISER
LA JORDANIE »
MUSTAFA HAMARNEH
président du Conseil
économique et social jordanien
économique et social. Mais l’hori-
zon reste sombre. La rencontre
surprise, lundi 3 février, en
Ouganda, entre Nétanyahou et le
général soudanais Abdel Fattah
Abdelrahman Al-Bourhane a
montré que sur le dossier palesti-
nien le consensus arabe est fra-
gile. Amman ne peut compter sur
un soutien résolu de Riyad, son
protecteur historique, avec qui les
relations se sont dégradées. Les
réticences d’Abdallah à soutenir la
guerre au Yémen et le boycottage
du Qatar ont déplu à leur initia-
teur, le prince héritier saoudien
Mohammed Ben Salman.
Gagner du temps
Or, en cas de victoire aux élec-
tions de mars, le chef du gouver-
nement israélien voudra capitali-
ser sur les cadeaux de Trump. Au
point d’annexer la vallée du Jour-
dain ? « Nétanyahou ne manque
jamais une occasion de déstabili-
ser la Jordanie », soupire Mustafa
Hamarneh. En 2017, deux ci-
toyens du royaume avaient été
tués par balles, à Amman, au
cours d’une dispute avec un
garde de sécurité de l’ambassade
israélienne. Aussitôt exfiltré vers
Jérusalem, l’homme avait été
chaudement reçu par le premier
ministre, suscitant la fureur des
Jordaniens. Autre provocation :
des extrémistes juifs viennent
prier presque tous les jours sur
l’esplanade des Mosquées, dans
la vieille ville de Jérusalem, en
violation du statu quo, dont Am-
man est l’une des parties, qui
autorise les juifs à uniquement
visiter le site.
par ses revirements depuis jan-
vier a laissé la place à un rejet vio-
lent après les attaques menées par
les « casquettes bleues », les hom-
mes de sa milice, Saraya Al-Salam
(« Brigades de la paix »). Leurs ten-
tatives de reprise en main des
sit-in par la force ont culminé avec
la mort de huit manifestants à Na-
djaf, le 5 février. Dans les slogans
et sur les bannières, à Bagdad et
dans le sud chiite du pays, Moq-
tada Al-Sadr est désormais dé-
peint en homme sanguinaire et
conspué en « criminel ». Parmi les
contestataires qui rejettent toute
tutelle politique ou religieuse sur
le mouvement, la rupture suscite
amertume et soulagement. Hé-
raut autoproclamé du mouve-
ment pro-réformes de 2015-2016,
Moqtada Al-Sadr est l’un des prin-
cipaux acteurs du système politi-
que, dont ils réclament la chute.
Depuis les législatives de 2018, qui
ont vu sa coalition, Sairoun (« En
marche »), arriver en tête, le chef
populiste chiite est une voix déci-
sive dans le choix du premier mi-
nistre et de ministères. Son sou-
tien et la présence de milliers de
ses partisans sur les sit-in ont tou-
tefois renforcé la contestation,
confrontée à une répression qui a
fait au moins 543 morts.
Rentrer dans le rang
Sa décision de prendre ses distan-
ces avec la contestation, le 24 jan-
vier, et d’appuyer, la semaine sui-
vante, la candidature de Moham-
med Taoufiq Allaoui pour former
un gouvernement, ont suscité l’in-
compréhension jusque dans les
rangs sadristes. Nombre de ses
partisans, qui se comptent par
millions dans les quartiers défavo-
L’homophobie devient un délit
en Suisse
genève - correspondance
risés de Bagdad et du sud de l’Irak,
ont donc quitté à contrecœur les
sit-in. Seule une minorité s’est dé-
solidarisée. « Moqtada Al-Sadr n’a
jamais soutenu réellement ce mou-
vement pacifique, il a toujours es-
sayé de le récupérer à des fins politi-
ques. Les sadristes ont tenté de con-
trôler et de diriger les manifesta-
tions, mais ils ont trouvé face à eux
des gens déterminés », critique le
cheikh Asad Al-Nasri, un imam in-
fluent du courant sadriste, qui a
rompu avec Moqtada Al-Sadr, le
24 janvier. Intimé de rentrer dans
le rang, et menacé de représailles,
il a installé sa tente au cœur du
sit-in de Nassiriya, sa ville d’ori-
gine et bastion contestataire dans
le sud de l’Irak. L’homme dit être
entouré de nombreux sadristes re-
jetant, comme lui, la décision du
chef populiste chiite. « Ils viennent
ici secrètement. Ils n’acceptent pas
la position de Moqtada Al-Sadr,
mais, ils ne peuvent pas le dire pu-
bliquement, par peur des repré-
sailles », assure le cheikh Al-Nasri.
A Bagdad, de jeunes partisans
sadristes ont eux aussi décidé de
rester sur le sit-in de la place Ta-
hrir malgré la décision de leur
chef. « Je ne suis pas venu ici sur ses
ordres, je ne partirai pas sur ses or-
dres. Je suis resté pour les martyrs
et pour l’Irak », assurait Oussama,
un ouvrier de 27 ans, le 31 janvier.
« Sayyid [descendant du pro-
phète] Moqtada est notre parrain,
notre bienfaiteur », ajoutait-il,
heureux de voir revenir les parti-
sans sadristes sur le sit-in après
un dernier revirement de Moq-
tada Al-Sadr ce jour-là. Le lende-
main, lorsque les « casquettes
Les associations qui luttent contre les dis-
blème des partis religieux. Ce n’est
pas démocratique, c’est autori-
taire », explicite le cheikh Al-
Nasri. « Même un proche de sayyid
Moqtada m’a confié qu’il ne com-
prenait pas ses choix, mais, in fine,
nous, les sadristes, nous pensons
qu’il ne fait jamais d’erreurs. Il a
toujours raison. N’importe quel sa-
driste, s’il leur dit de mourir, ils
iront mourir pour lui, c’est un
amour aveugle », abonde Abou
Farqan, un cadre sadriste du quar-
tier de Sadr City, à Bagdad. Cette
révérence, Moqtada Al-Sadr la
doit à son père, l’ayatollah Mo-
hammed Sadeq Al-Sadr, et à son
rôle dans la résistance contre l’oc-
cupation américaine après 2003.
Déclarations cajoleuses
Sensible aux critiques, Moqtada
Al-Sadr multiplie les déclarations
sur Twitter, tantôt cajoleuses tan-
tôt menaçantes, pour tenter de
convaincre les manifestants de
mettre un terme à leurs revendica-
tions et de donner une chance à
M. Allaoui. « Ils n’ont pas de repré-
sentants, ni de demandes claires sur
le gouvernement, la Constitution
ou le système politique », ajoute
Dhia Al-Assadi, un responsable sa-
driste, qui assure que Moqtada Al-
Sadr n’a « jamais donné l’ordre à ses
partisans, dans ses Tweet, d’atta-
quer les sit-in. » « Moqtada Al-Sadr
se préoccupe peu de ce que pensent
les Irakiens, il se préoccupe de con-
server sa base et son soutien popu-
laire, analyse Sajad Jiyad du think-
tank irakien Al-Bayan. Il veut con-
server son influence, rester central
dans le jeu politique et repousser
ses rivaux qui pourraient lui ravir
ses partisans. » p
hélène sallon

U
diterranée et le Jourdain, pour- dre de Donald Trump, concepteur Le plan Trump est d’ailleurs va- criminations rappellent que la Suisse se si-
suit-il. Elle rêve de régler ce di- de la « vision » américaine pour la gue sur les attributions de la Jor- n jour historique. » C’est ainsi que les tue au 28e rang sur 49 des pays européens en
lemme aux dépens de la Jordanie, paix, a d’ailleurs demandé à Néta- danie, gardienne historique de ce associations de défense des droits matière de protection des communautés ho-
soit par un transfert forcé de popu- nyahou de temporiser. lieu saint musulman. Ce flou en- des homosexuels ont accueilli le ré- mosexuelles. « C’est clairement une situation
lation, soit en poussant Amman à « Le roi a pris des risques et ça a tretient la peur que l’Etat hébreu sultat du référendum qui s’est tenu, diman- qui n’était pas prise au sérieux », estime Mu-
administrer les territoires de Cis- payé, estime le journaliste pales- ne cherche à reproduire, à l’inté- che 9 février, en Suisse : 63 % des votants ont riel Waeger, de l’association Pink Cross. La
jordanie dont elle n’a pas besoin. » tino-jordanien Daoud Kuttab. rieur de la mosquée Al-Aqsa, le plébiscité un élargissement du code pénal Suisse refuse toujours d’établir des statisti-
Le roi Abdallah a logiquement Trump et Nétanyahou sont allés régime en vigueur dans le tom- suisse, qui condamnait depuis 1994 les discri- ques sur les actes haineux alors que les asso-
dit non. A l’inverse d’un grand trop loin, ils ont révélé leur ra- beau des Patriarches, à Hébron, minations raciales mais excluait les discrimi- ciations estiment que 80 % des gays et deux
nombre de ses pairs arabes, no- cisme. » Le très sage Abdallah, qui divisé entre juifs et musulmans. nations homophobes. Ce vide juridique est tiers des lesbiennes ont eu à subir des actes
tamment les dirigeants saou- n’est jamais vraiment parvenu à « Israël veut remettre en cause le aujourd’hui comblé : il prévoit des amendes ou des paroles dégradan-
diens, émiratis et égyptiens, qui faire oublier son père, le charis- statu quo dans la ville sainte pour et jusqu’à trois ans d’emprisonnement pour tes. La Confédération
ont réagi de manière très embar-
rassée à l’initiative américaine, le
matique roi Hussein, a pour une
fois fait l’unanimité. « Il est vu par
abîmer le prestige de la Jordanie
dans le monde arabo-islamique »,
tout acte ou propos haineux, sauf pour ceux
tenus dans un cadre familial et privé. Autre la-
avait par ailleurs été épin-
glée par l’ONU et le Con-
« LA SOCIÉTÉ
monarque jordanien l’a rejetée tous les Jordaniens comme le seul s’indigne Wajeeh Azayzeh, un sé- cune, il ne sanctionne pas les discriminations seil de l’Europe pour son SUISSE ESTIME
sans ambiguïté. Le communiqué leader arabe pro-occidental qui nateur jordanien. fondées sur l’identité de genre, ce qui écarte la manque de dispositions
du ministère des affaires étrangè- ose encore défendre les droits des Face à ce travail de sape, la communauté trans. visant à pénaliser l’homo- QUE LA HAINE
res, poli mais ferme, est tombé Palestiniens », dit Mustafa Ha- marge de manœuvre d’Amman phobie. En 2018, l’évêque
juste une heure après le show marneh, le président du Conseil demeure limitée. La rupture des Epinglée par l’ONU de Coire, en Suisse alle-
N’EST PAS
relations avec Israël, réclamée à Cette réforme du code pénal avait déjà été ac- mande, avait ainsi pu évo- TOLÉRABLE »
grands cris par l’opposition, n’est ceptée en 2018 par les deux chambres du Par- quer la peine de mort con-
pas à l’ordre du jour. Arme à un lement à Berne. Mais deux formations politi- tre les couples homo- MURIEL WAEGER
Des milliers de manifestants à Rabat coup, elle risquerait de se retour- ques conservatrices et religieuses, l’UDC sexuels. A Lenzburg, une association Pink Cross
contre le plan Trump ner très vite contre son utilisa- (Union démocratique du centre), première directrice de crèche avait
Plusieurs milliers de personnes ont manifesté, dimanche 9 fé- teur. Le basculement dans le force politique suisse, et l’UDF (Union démo- refusé d’accueillir l’enfant d’un couple
vrier à Rabat, contre le plan de Donald Trump. Brandissant camp turco-qatari, rival de l’axe cratique fédérale), s’étaient élevées contre d’hommes. « Ce résultat montre que la so-
des drapeaux palestiniens, les manifestants ont défilé dans pro-saoudien, n’a guère plus cette disposition au titre de la « liberté d’ex- ciété suisse est plus avancée que le Parlement
le centre de la capitale marocaine. La foule, qui comportait d’attrait. La monarchie cherche pression ». Elles avaient fini par obtenir, en et qu’elle estime que la haine n’est pas toléra-
des sympathisants islamistes, des syndicalistes et des figures donc essentiellement à gagner avril 2019, les 50 000 signatures nécessaires à ble », poursuit Mme Waeger.
de la vie politique locale, a appelé à « boycotter les produits du temps. Le plan de relance éco- l’organisation de ce référendum populaire. Cette nouvelle disposition du code pénal
des Etats-Unis », jugés « ennemis de la paix ». A Addis-Abeba, nomique du FMI, attendu en L’UDF, qui se bat pour « un ordre politique pourrait ouvrir la voie au mariage pour tous.
les dirigeants de l’Union africaine (UA) ont estimé, dimanche, mars, lui offrira une bouffée fondé sur les valeurs bibliques » et « une guéri- Une perspective que rejette le parti conserva-
que le projet du président américain représente « une énième d’oxygène bienvenue. Le roi Ab- son de la Suisse dans le domaine spirituel », teur UDF, qui estime ne pas exclure d’organiser
violation des multiples résolutions ». Le nouveau président dallah marche sur un fil, dont il avait connu son heure de gloire en 2009 lors- un nouveau référendum populaire pour faire
de l’UA, le Sud-Africain Cyril Ramaphosa, a comparé ne voit pas la fin. p qu’elle avait obtenu un large soutien lors de interdire cette initiative. p
le plan au régime d’apartheid. benjamin barthe son initiative pour faire interdire les minarets. marie bourreau
4 | international
L’Afrique veut prendre la main Au Brésil, le retour
en demi-teinte de Lula
dans les crises en Libye et au Sahel
Lors d’un sommet à Addis-Abeba, l’Union africaine entérine
des « solutions africaines » pour faire entendre la voix du continent
addis-abeba - envoyé spécial
L
e mot, dans la bouche de
Smaïl Chergui, le com-
missaire à la paix et à la
sécurité de l’Union
africaine (UA), en dit long : face
aux crises aiguës en Libye et dans
les pays du Sahel, l’urgence est
certes manifeste, mais le temps
de la « réappropriation » de la
situation par l’Afrique est venu.
Après des années de marginalisa-
tion, le sommet de l’organisation
panafricaine qui se tient à Addis-
Abeba, en Ethiopie (du 21 janvier
au 11 février), constitue un
point de bascule à cet égard, esti-
ment ses participants.
La voix du continent, à travers
ses institutions et ses initiatives,
commence à être entendue, après
avoir été ignorée depuis le point
de déclenchement initial, celui de
l’intervention internationale en
Libye de 2011. Lors de l’ouverture
du sommet des chefs d’Etat, le se-
crétaire général de l’ONU, Anto-
nio Guterres, invité au sommet, a
ainsi fait amende honorable : « Je
comprends parfaitement cette
frustration, l’Afrique a été mise à
l’écart concernant la Libye. »
« Moralement, l’attitude de déni
ne pouvait pas continuer, analyse
Smaïl Chergui. Cela fait plus de
huit ans qu’ils sont sur le dossier.
Donc dénier à l’Afrique sa propre
participation est inexplicable.
Nous avons haussé le ton et
signalé que cela pouvait mettre à
rude épreuve la collaboration que
nous avons avec eux. »
Un diplomate de l’Union afri-
caine évoque l’avantage pour les
Nations unies, à la peine sur
certaines crises du continent (de
la Centrafrique au Soudan du
Sud), à intégrer l’aide de l’organi-
sation panafricaine, de ses ré-
seaux, de sa « sensibilité », pour
tenter de résoudre les crises.
« Une nouvelle forme de confrontation
s’élabore sur le continent africain »
Moussa Faki Mahamat, un responsable de l’UA, appelle à « éteindre le feu » au Sahel
ENTRETIEN
addis-abeba - envoyé spécial
A
l’heure où les crises en Li-
bye et dans le Sahel s’éten-
dent et menacent de dés-
tabiliser une part croissante du
continent, le président de la com-
mission de l’Union africaine (UA),
Moussa Faki Mahamat, appelle à
organiser une réponse appropriée.
La conférence de Berlin,
le 19 janvier, a permis
une trêve en Libye, mais
de nouveaux affrontements
se préparent, avec le soutien
de parrains étrangers. Va-t-on
vers une Libye dépecée ?
Nous sommes en présence
d’une guerre par procuration [me-
née par les pays étrangers impli-
qués, Russie, Turquie, pays du Golfe,
Egypte avec des soutiens euro-
péens]. Bien que le Conseil de sécu-
rité ait décrété un embargo [sur les
armes] en 2011, il n’a jamais été res-
pecté. Les gens qui le violent sont
connus (notamment la Turquie, la
Jordanie, les Emirats arabes unis et
la Russie). Certains ne sont pas
loin de le revendiquer. C’est extrê-
mement grave, d’autant que les
mesures pour mettre fin au conflit
ont été décidées par le Conseil de
sécurité. La trêve établie à la suite
Les Algériens
« pourraient,
en cas de besoin,
suppléer à
l’insuffisance des
Nations unies »
SMAÏL CHERGUI
commissaire à la paix
et à la sécurité de l’UA
Car au-delà de la question de
l’ONU, la Libye est le point de
convergence de multiples fac-
teurs. A la base, deux camps sont
en guerre, celui du GAN (gouver-
nement d’accord national) de
Faïez Sarraj, et celui de l’Armée na-
tionale libyenne (ANL) du maré-
chal Khalifa Haftar. Puis se gref-
fent de nombreux acteurs, à com-
mencer par les puissances exté-
rieures qui mènent en Libye une
guerre par procuration. S’y ajoute
enfin une profusion d’acteurs
originaires des pays voisins et des
groupes djihadistes.
Grand forum
Selon un rapport confidentiel de
l’Union africaine, 21 000 combat-
tants originaires de pays africains
se trouvent actuellement engagés
dans ce conflit. Ces hommes vien-
nent du Soudan, mais aussi du
Tchad, du Mali et du Niger. Cer-
tains groupes de ces pays sont pré-
sents, parfois, des deux côtés de la
guerre. « A chaque instant, il peut y
avoir 5 000 étrangers engagés en
même temps dans les combats,
note une source de l’UA, sans par-
ler de l’influence ou de la présence
des Russes, des Emiratis, des Turcs,
des Syriens ou des Français. »
Face à cette situation, la trêve
instaurée lors de la conférence
qui s’est tenue à Berlin le 19 jan-
de la conférence de Berlin a été
violée, ce qui démontre la fragilité
du système international.
Dans cette crise depuis 2011,
a-t-on tenu compte de l’avis
des pays africains ou de l’UA ?
Nous avons rencontré toutes
sortes de difficultés. A une époque,
il nous a même été impossible
d’envoyer notre délégation à Tri-
poli, alors que nous avions un plan
pour une transition post-Kadhafi.
Qui l’a prise en considération ? Per-
sonne. Il n’y avait qu’une volonté,
celle de renverser le régime. Lors-
que les Nations unies ont pris la
main, nous y avons cru. Mais il
faut se rendre à l’évidence : neuf
ans plus tard, la situation s’est dé-
tériorée. Il y a des ingérences mas-
sives, avec des moyens sophisti-
qués, des drones, des avions de
chasse, des mercenaires.
On retrouve en Libye les
acteurs présents au Yémen
et en Syrie. La situation
est-elle comparable ?
La comparaison n’est pas exagé-
rée. Chaque partie est soutenue
par des parrains. Malgré l’espoir
suscité par Berlin, il y a des diver-
gences au Conseil de sécurité.
Mais l’Union africaine est prête à
jouer sa partie. Le comité de haut
vier ne constitue à ce stade
qu’une ébauche de règlement. Les
responsables africains y voient
l’opportunité de mettre en œuvre
leur propre action. D’abord, si un
cessez-le-feu en bonne et due
forme était signé, en prenant une
part active à sa surveillance, sur le
sol libyen. Une façon, donc, d’être
présent physiquement dans le
dossier. Dans un second temps, il
s’agira de pousser le projet, jus-
qu’ici encore virtuel, d’un grand
forum de réconciliation entre ac-
teurs libyens. Ce forum a été tenu
à bout de bras par le responsable
du comité de haut niveau de
l’Union africaine chargé du dos-
sier, le président du Congo-Braz-
zaville, Denis Sassou Nguesso. Il
faudra désormais veiller à le ren-
dre « plus proactif », selon Smaïl
Chergui, qui cite « un élément im-
portant qui pourrait tout chan-
ger » : le retour de l’Algérie.
« Ils sont en train de travailler ra-
pidement, souligne le commis-
saire à la paix et à la sécurité de l’or-
ganisation, avec toute une gamme
de scénarios. Ils pourraient, en cas
de besoin, suppléer à l’insuffisance
des Nations unies, servir de bouée
de sauvetage si, de l’autre côté
[l’ONU], on continue à chercher des
solutions dans les ordinateurs. » En
clair, cela signifie-t-il un possible
déploiement de troupes algérien-
nes en Libye ? Des pistes devraient
être présentées dans les jours pro-
chains. L’Algérie a aussi proposé
d’héberger le dialogue entre les
parties libyennes, confié jusqu’ici
au président Sassou Nguesso.
Ces perspectives, toutefois, se
heurtent à la rapidité de possi-
bles développements militaires
en Libye. « La crainte est que les
forces étrangères impliquées ta-
blent sur une victoire militaire,
purement et simplement », note
une source africaine impliquée
dans le dossier.
niveau – constitué de cinq chefs
d’Etat représentant les cinq ré-
gions du continent, auxquels
nous avons ajouté les six chefs
d’Etat des pays limitrophes – est
porteur d’une partie de cette solu-
tion. Nous allons travailler à un
dialogue de réconciliation. En-
core faut-il que les conditions le
permettent, donc il faut un ces-
sez-le-feu. Raison pour laquelle il
ne faut pas perdre l’élan de Berlin.
Il faut que les ingérences extérieu-
res cessent et que l’embargo soit
respecté pour nous permettre
d’agir et apporter notre contribu-
tion à la résolution de cette crise.
Le continent africain
n’est-il pas en train de devenir
un centre d’affrontements
par procuration ?
Manifestement ! Le cas libyen
En Libye,
« l’Union africaine
est prête à jouer
sa partie. Nous
allons travailler
à un dialogue de
réconciliation »
Mohamed Siyala, le ministre
des affaires étrangères du GAN,
n’exclut pas l’imminence de com-
bats importants. Présent à Addis-
Abeba, il a dit continuer à espérer
« une bonne coordination » entre
les acteurs extérieurs, mais en
avertissant : « La trêve n’est pas
respectée. Nous ne commencerons
pas la guerre, mais, si les combats
commencent, nous devrons proté-
ger les civils, plus de trois millions
de gens vivant à Tripoli. »
« Embouteillage » d’initiatives
Concernant la perspective de voir
un dialogue interlibyen amener
toutes les parties à la même table,
y compris les anciens responsa-
bles du temps de Mouammar
Kadhafi, il gèle d’emblée la pers-
pective : « Je ne vois pas d’inconvé-
nient [à leur présence], mais ceux
qui ont commis des crimes de-
vront être jugés et condamnés. »
Le retour de l’Afrique peut-il
avoir lieu aussi dans le processus
engagé face à l’extension de l’aire
d’influence des groupes djihadis-
tes au Sahel ? Lors de l’ouverture
d’une réunion du Conseil de paix
et de sécurité, Ismaël Omar Guel-
leh, le président djiboutien, avait
pointé du doigt « l’embouteillage »
des initiatives sur la région et le
besoin de chercher une « stratégie
unique ». Pendant ces débats, le
Tchadien Idriss Déby s’est aussi
employé à convaincre ses pairs de
l’imminence du danger qui me-
nace de s’étendre. Là encore, une
initiative africaine est en cours de
finalisation, sur la base d’un effort
en matière de contributions en
armes et en troupes du continent,
pour appuyer les pays du Sahel.
Une autre « réappropriation ». p
jean-philippe rémy
Retrouvez en ligne l’ensemble de nos contenus
est le plus emblématique, car en
plus des armes, des munitions, on
assiste à l’envoi par des puissan-
ces extérieures de troupes, sous
forme de mercenaires. Certains
viennent de Syrie [envoyés par la
Turquie], on nous a parlé d’une so-
ciété russe [Wagner, proche du
Kremlin] qui fait de même. Des
combattants ont été recrutés lo-
calement ou dans la région. Nous
voyons une nouvelle forme de
confrontation s’élaborer sur le
territoire africain, au détriment
de ses intérêts et de sa population.
On commence à redouter que
les Etats du Sahel soient mena-
cés dans leur existence même…
Il y a un risque d’effondrement, il
ne faut pas hésiter à employer ce
terme. Au départ, personne n’avait
pris la mesure de l’ampleur de
cette menace, qui semblait loin-
taine, au nord du Mali. Désormais,
ce qui manque, c’est une action
coordonnée et générale. C’est pour
cela que les Etats du G5 Sahel [coa-
lition de cinq pays de la région, de la
Mauritanie au Tchad, confrontés
aux groupes armés islamistes] en
appellent à une coalition interna-
tionale. Le reste de l’Afrique doit
faire preuve de solidarité. Il y a le
feu, il faut l’éteindre. p
propos recueillis par j.-p. ry
Le Parti des travailleurs a fêté ses quarante
ans alors que l’ex-président, toujours
inéligible, se refuse à toute autocritique
rio de janeiro (brésil) -
correspondant
C’
était il y a quarante ans,
le 10 février 1980. La
dictature brésilienne, à
bout de souffle, tirait à sa fin, et
dans l’amphithéâtre du collège de
Sion, à Sao Paulo, régnait un
joyeux chaos. « C’était un enthou-
siasme incroyable ! On savait
qu’on était en train d’écrire l’his-
toire, de changer notre pays pour
de vrai ! », se souvient José
Ribamar Bessa Freire, des étoiles
plein la voix. L’événement était
d’importance : la naissance du
Parti des travailleurs (PT), promis
à un brillant avenir.
« Tout le Brésil était là ! », pour-
suit cet anthropologue de 71 ans,
alors présent en tant que délégué
pour l’Etat d’Amazonas. Dans la
salle, les intellectuels en cravate
faisaient table commune avec
des leaders étudiants en blue-
jean, des guérilleros trotskistes
dépenaillés, des prêtres romains
et des ouvriers à grosses bac-
chantes. Parmi eux, un métallo
trapu à l’épaisse barbe noire et au
regard fiévreux. « Lula était déjà
la figure centrale, messianique. Il
avait mené les grandes grèves
ouvrières de 1978. Il nous impres-
sionnait. Il nous donnait du
courage », se remémore M. Riba-
mar Bessa Freire.
Les années ont passé. Mais José
et les siens ne s’y sont pas trom-
pés : depuis quatre décennies, le
PT ne fait qu’un avec l’histoire du
Brésil. Du pouvoir, le parti a tout
connu : sa conquête (ardue), son
exercice (flamboyant) et sa perte
(brutale). Une histoire, un roman
plutôt, qui méritait bien de belles
noces d’émeraude, et que la
formation s’est offertes ce week-
end, durant trois jours de fêtes, de
débats et de concerts, organisés à
Rio de Janeiro.
« Mode opposition »
« Il est possible de construire un
nouveau Brésil ! », a lancé Lula,
bouillonnant, samedi soir,
acclamé par des milliers de parti-
sans réunis dans une salle de
spectacle du centre-ville. Vêtu
d’un polo Lacoste rouge, entouré
de « camarades » fondateurs et de
l’ex-président uruguayen José
« Pepe » Mujica, l’ex-métallo en a
appelé aux mânes du parti, mais
aussi aux nouvelles générations :
« Notre plus grand défi est de res-
pecter notre engagement histori-
que et de se souvenir pourquoi
nous avons créé le PT. Nous avons
l’obligation de lutter pour le
peuple (…) Ne vous découragez
jamais ! », a lancé le tribun, sorti
de prison il y a trois mois.
Mais derrière l’euphorie du mo-
ment, nombreux sont ceux à s’in-
terroger sur l’avenir du parti et la
stratégie à mener face à l’extrême
droite de Jair Bolsonaro, qui ré-
siste mieux que prévu à l’expé-
rience du pouvoir. Chez les mili-
tants, les inquiétudes concernent
d’abord le sort du « cama-
rade Lula », dont l’avenir judi-
ciaire est trouble : libre jusqu’à
l’épuisement de ses recours, il
reste inéligible, condamné et
poursuivi dans une demi-dou-
zaine d’affaires. En novem-
bre 2019, une cour d’appel a
alourdi l’une de ses peines à dix-
sept ans et un mois de prison.
La fatigue gagnerait-elle le
vieux lion ? En trois mois, le lea-
der de 74 ans, visiblement mar-
qué par ses 580 jours passés en
détention, n’a finalement visité
qu’une poignée de capitales ré-
gionales. A défaut, il a investi à
plein les réseaux sociaux, criti-
quant pied à pied la politique de
Jair Bolsonaro, multipliant di-
rects et interviews, postant en
masse photos et vidéos d’archi-
ves de la lumineuse décennie
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020
« Depuis
sa libération,
Lula n’a pas émis
de propositions
concrètes »
CLAUDIO COUTO
spécialiste du PT
2000… mais aussi en mettant en
scène sa vie privée. Ces dernières
semaines, les internautes ont
donc pu goûter du Lula à toutes
les sauces, posant en panama ou
en chapeau de cuir, jouant au foot
ou câlinant son chien, dansant et
prenant des bains de mer.
Des frivolités qui ne font pas un
programme et n’ont eu pour le
moment aucun impact sur la
cote de popularité de Jair Bolso-
naro, qui bénéficie de 47 % d’opi-
nions favorables : 6 points de
plus qu’au mois d’août.
« C’est vrai que, depuis sa libéra-
tion, Lula n’a pas émis de proposi-
tions concrètes », décrypte
Claudio Couto, politologue spé-
cialiste de l’histoire du Parti des
travailleurs, qui note que « le PT
est repassé en mode opposition,
adoptant un discours offensif,
frontal, caricatural ». Malgré un
« anti-PTisme » toujours très pré-
gnant au Brésil, Lula se refuse à
toute autocritique. « Depuis cinq
ans, la destitution de Dilma Rous-
seff et la condamnation de Lula,
les “PTistes” se sentent victimes
d’une énorme injustice. Se remet-
tre en cause, ce serait reconnaître
que leurs adversaires avaient rai-
son », analyse M. Couto.
Le parti penche aujourd’hui
pour une ligne dure d’opposition
à M. Bolsonaro. Pour preuve : le
maintien à la présidence du mou-
vement de Gleisi Hoffmann,
54 ans, tenante de l’aile gauche,
très critiquée pour avoir assisté
en 2019 à l’investiture de Nicolas
Maduro. Autre signal : samedi, le
parti a annoncé qu’il refuserait
toute alliance avec des forma-
tions issues du centre (tel le DEM)
ou de la droite de gouvernement
(comme le PSDB) en vue des élec-
tions municipales d’octobre.
Personnification à outrance
Lula, enfin, rejette l’opposition
institutionnelle, privilégiant dé-
sormais une mobilisation de rue,
suivant l’exemple chilien. « Nous
n’avons pas beaucoup d’alternati-
ves (…). Si nous n’allons pas dans
la rue pour lutter et résister, nous
sommes perdus », a affirmé sa-
medi l’ex-métallo. « Avec une
centaine de députés de gauche
dans l’opposition [sur 573], on n’a
pas les moyens de s’opposer aux
lois du gouvernement », opine
Enio Verri, nouveau chef du PT à
la Chambre des députés.
Cette « ligne dure » est loin de
plaire à tous, et en particulier du
côté de l’aile modérée du PT, où
quelques timides voix commen-
cent à s’élever pour critiquer la
stratégie du chef. Ainsi, le très in-
fluent gouverneur de l’Etat de
Bahia, Rui Costa, qui, en décem-
bre, a appelé Lula à « prêcher la pa-
cification du pays » et le PT à enta-
mer une vaste introspection.
Chez les alliés de gauche aussi,
la personnification à outrance
du PT autour de son leader, qui
vise toujours la présidentielle de
2022, commence à déranger. « On
vit un moment très difficile. Les
chefs de parti, dont Lula, doivent
mettre de côté leurs intérêts
personnels afin de construire une
issue pour le pays, explique
Alessandro Molon, député du
Parti socialiste brésilien (PSB,
gauche). Sinon, Bolsonaro risque
d’être réélu et la démocratie brési-
lienne sera détruite. » p
bruno meyerfeld

0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020
Irlande : percée
historique pour
le Sinn Fein
Le parti nationaliste arriverait
en tête des législatives du 8 février
londres - correspondante
S
crutin historique en Ir-
lande : longtemps margi-
nalisé pour ses liens his-
toriques avec l’IRA (Irish
Republican Army), le parti natio-
naliste Sinn Fein (SF) a enregistré
un succès sans précédent aux
élections législatives, samedi 8 fé-
vrier. Dimanche soir, à l’issue
d’un premier dépouillement dans
les trente-neuf circonscriptions
du pays, il comptait déjà vingt-
neuf députés confirmés pour le
Dail, la Chambre basse irlandaise,
et arrivait en tête des premiers
choix des électeurs (24,5 %), ces
derniers étant invités à classer les
candidats par ordre préférentiel
sur leur bulletin de vote.
Les partis de centre droit Fianna
Fail (FF) et Fine Gael (FG) s’inscri-
vaient respectivement à 22,2 % et
20,9 % des premiers choix des
électeurs, des contre-performan-
ces historiques pour ces deux for-
mations alternativement aux
commandes du pays depuis près
d’un siècle. Seul bémol : le SF, qui
prône la réunification avec l’Ir-
lande du Nord, n’a présenté que
quarante-deux candidats aux
élections (contre 84 pour le FF et
82 pour le FG), ce qui limitera mé-
caniquement sa capacité à peser
au Dail, qui compte cent
soixante sièges.
Leo Varadkar, le premier minis-
tre sortant et chef du FG, a été
réélu péniblement dans sa cir-
conscription de Dublin West (au
cinquième décompte). Le diri-
geant, 41 ans, a payé sa trop
grande focalisation sur le Brexit.
Dans un pays à l’économie floris-
sante (plus de 5 % de croissance
en 2019), mais aux services pu-
blics sacrifiés à la suite de la crise
financière, les Irlandais ont voté
contre le manque de logements
sociaux, les loyers prohibitifs et
des services de santé défaillants.
En Allemagne, « AKK » renonce à succéder à Angela Merkel
La dauphine désignée de la chancelière, Annegret Kramp-Karrenbauer, abandonne la présidence de l’Union chrétienne-démocrate
berlin - correspondant
E
lle était politiquement très
affaiblie. Mais nul ne s’at-
tendait à ce qu’elle prenne
maintenant une telle décision :
Annegret Kramp-Karrenbauer ne
sera pas candidate à la succession
d’Angela Merkel à la chancellerie.
Elle compte également quitter la
présidence de l’Union chrétienne-
démocrate (CDU). Sa décision a été
annoncée à l’état-major de son
parti, lundi 10 février, ont
annoncé plusieurs médias alle-
mands. On ne sait pas, en revan-
che, si elle compte conserver son
poste de ministre de la défense.
L’événement constitue un
séisme politique en Allemagne : à
un an et demi des prochaines
législatives, prévues à l’automne
2021, la droite conservatrice – tou-
jours la première force politique
du pays – se retrouve sans chef de
file et sans prétendant pour
succéder à Mme Merkel, qui gou-
verne le pays depuis 2005.
La décision de Mme Kramp-Kar-
renbauer a pour cause immédiate
la crise qui a secoué la Thuringe,
mercredi 5 février, quand le candi-
dat du petit parti libéral FDP,
A en croire un sondage Ipsos/
MRBI établi dimanche, 32 % des
votants s’inquiètent en premier
lieu pour leur système de santé,
26 % pour les prix du logement.
Le Brexit n’a quasiment pas
pesé dans la campagne : seuls 1 %
des sondés mentionnent le di-
vorce entre le Royaume-Uni et
l’Union européenne (UE). Leo
Varadkar comptait pourtant tirer
bénéfice de son succès en la ma-
tière. Il a réussi, grâce à ses efforts
diplomatiques à Bruxelles, à pré-
venir le retour d’une frontière
« dure » sur l’île d’Irlande.
Rencontré quelques jours avant
le scrutin, Noel Rock, député sor-
tant à Dublin North-West pour
FG, le reconnaissait sans détours :
« Fine Gael a intégré le Brexit dans
sa stratégie électorale, mais cela
ne fonctionne pas sur les pas de
porte. C’était pourtant un sujet de
conversation quotidien l’an der-
nier, mais il a brutalement disparu
après les élections générales bri-
tanniques [mi-décembre]. » L’élu
était en passe de perdre son siège
lors des derniers décomptes,
lundi 10 février.
Pour l’avortement
Les candidats SF eux-mêmes ont
été surpris par le raz-de-marée de
samedi, eux qui redoutaient de
réitérer leur piètre performance
des Européennes (11,7 % des voix).
« Les gens ont envoyé un message
très clair à Fianna Fail et Fine
Gael », a déclaré Paul Donnelly, le
candidat SF arrivé premier dans la
circonscription de M. Varadkar,
répétant mots pour mots la ligne
du SF, qui, depuis le début de la
campagne, s’est habilement pré-
senté comme le parti « du change-
ment ». La formation républicaine
disposait déjà de vingt-trois élus
au précédent Dail, mais restait
marginalisée, beaucoup d’élus du
FF et du FG insistant sur le pro-
blème « moral » que leur posait la
Thomas Kemmerich, a été élu, à la
surprise générale, avec les voix de
la CDU et du parti d’extrême droite
Alternative pour l’Allemagne
(AfD). Une élection qualifiée de
« coup de tonnerre » et de « tabou
brisé » par tous les journaux alle-
mands : jamais depuis la nais-
sance de la République fédérale
d’Allemagne, en 1949, le ministre-
président d’un Land n’avait été élu
avec les voix de l’extrême droite.
Pour Mme Kramp-Karrenbauer, la
gestion de cet épisode a d’emblée
viré au cauchemar. Le jour de la
victoire de M. Kemmerich, elle a
d’emblée réclamé la tenue de nou-
velles élections en Thuringe. Pour
cela, une majorité des deux tiers
des élus régionaux de ce Land d’ex-
Allemagne de l’Est était néces-
saire, dont notamment ceux de la
CDU. Or ceux-ci ont tenu tête à la
présidente du parti qui n’est pas
parvenue à imposer son autorité
malgré sa venue, jeudi soir, à Er-
furt, pour une réunion de plus de
cinq heures avec les élus conserva-
teurs de Thuringe.
Défiée par l’aile droite de la CDU,
qui a ouvertement enfreint la
règle de non-coopération avec
l’AfD fixée au congrès de Ham-
La chef du Sinn Fein, Mary Lou McDonald, célèbre la victoire du parti, à Dublin, le 9 février. PHIL NOBLE/REUTERS
fréquentation d’un parti ayant
été la branche politique de l’IRA,
jugée responsable de plus de
1 500 morts durant les « Trou-
bles » nord-irlandais.
Ces derniers mois cependant, le
SF a beaucoup travaillé son image
et a bénéficié du charisme d’une
chef de parti pugnace, Mary Lou
McDonald, au parcours bien
moins marqué que son prédéces-
seur, Gerry Adams – ex-députée
européenne, diplômée en littéra-
ture et ressources humaines, elle
l’a remplacé en 2018 – et de quel-
ques lieutenants en vue (dont Eoin
O’Broin, ex-député européen au
discours très structuré, reconduit
haut la main à Dublin Mid-West).
Le parti, qui a milité pour la légali-
sation de l’avortement et le ma-
riage gay, proposait, en outre, un
programme très ancré à gauche,
avec quelques mesures phares –
gel du prix des locations et cons-
truction de 100 000 logements so-
ciaux d’ici à 2025 –, qui ont mani-
festement plu aux électeurs.
Beaucoup de commentateurs,
dimanche, interprétaient aussi le
succès du SF comme une norma-
lisation accélérée de la politique
bourg, en décembre 2018, celui-là
même où « AKK » s’était fait élire à
la tête du parti, Mme Kramp-Kar-
renbauer était aussi critiquée, en
interne, par certaines figures de
l’aile centriste. Celles-là même qui
l’avaient pourtant portée au pou-
voir, lui reprochaient d’avoir in-
suffisamment anticipé l’épisode
de mercredi, en Thuringe, en né-
gligeant de border les choses en
amont, alors que, depuis les élec-
tions régionales du 27 octo-
bre 2019, plusieurs élus régionaux
de la CDU avaient laissé entendre
qu’ils étaient prêts à tout pour
éviter la réélection du ministre-
président sortant, Bodo Ramelow,
membre du parti de gauche Die
Linke, quitte à coopérer avec l’AfD.
Erreurs tactiques
Si les événements de Thuringe ont
précipité la décision annoncée,
lundi, par « AKK », ils n’en sont pas
la seule cause. Depuis qu’elle est
présidente de la CDU, l’ex-minis-
tre-présidente de la Sarre (2011-
2018) a été très régulièrement criti-
quée en interne pour certaines
prises de parole intempestives et
plusieurs erreurs tactiques, ainsi
que rendue responsable des scores
Le Sinn Fein
a beaucoup
travaillé son
image ces
derniers mois
et bénéficié
du charisme de
sa chef de parti
irlandaise, la fin probable de sa
très stable et très étonnante majo-
rité de centre droit. « Nous avons
maintenant trois grands partis na-
tionaux », a reconnu M. Varadkar,
dimanche. « Les gens étaient de
plus en plus frustrés, mais ils ont
réalisé que le SF pouvait être une
alternative. Aujourd’hui, le sys-
tème des deux partis est terminé »,
a décrété Mme McDonald.
Pour disposer d’une majorité
absolue au Dail, quatre-vingts siè-
ges sont nécessaires. Aucun des
trois grands partis ne sera en me-
sure de les atteindre et, donc, de
gouverner seul. Déjà, M. Varadkar
dirigeait le pays depuis 2017 à la
décevants obtenus par la CDU aux
élections européennes du 26 mai
puis aux élections régionales en
Saxe, dans le Brandebourg et en
Thuringe, en septembre et octo-
bre, où le parti conservateur a réa-
lisé des scores historiquement bas.
Le départ prochain de
Mme Kramp-Karrenbauer de la
CDU rebat totalement les cartes en
ce qui concerne la succession de
Mme Merkel, qui avait tout fait pour
qu’elle lui succède. Ces derniers
mois, déjà, plusieurs rivaux de la
« dauphine » de la chancelière
avaient manœuvré, plus ou moins
discrètement, pour signifier qu’ils
se tenaient en embuscade. Le prin-
cipal est Friedrich Merz, 64 ans,
que « AKK » avait battu de peu au
congrès de décembre 2018. Rival
historique de Mme Merkel, à qui il
n’a jamais pardonné d’avoir été
mis à l’écart de la tête du groupe
parlementaire CDU-CSU en 2002,
cet ancien député reconverti dans
les affaires et soutenu par l’aile
droite du camp conservateur a an-
noncé, mi-janvier, qu’il allait quit-
ter la présidence du conseil de sur-
veillance de la branche allemande
de BlackRock, le plus important
fonds de gestion de fortunes du
international | 5
tête d’un gouvernement minori-
taire FG, grâce à un accord avec le
FF pour approuver ses principales
politiques (Brexit, loi de finances).
Les négociations de coalition ris-
quent d’être spécialement ardues,
FF et FG ayant répété durant la
campagne qu’ils refuseraient de
gouverner avec SF.
Reformeront-ils leur vieux cou-
ple ? Ils prendraient le risque de
frustrer une grande partie de la
population. Mettront-ils leurs
préventions de côté pour négo-
cier avec Mme McDonald ? M. Va-
radkar l’a exclu de nouveau di-
manche, mais le leader du FF, Mi-
cheal Martin, a tenu des propos
plus ambigus, immédiatement
interprétés comme une ouver-
ture. « Je suis un démocrate, j’ai en-
tendu les électeurs », a déclaré le
dirigeant. De son côté, Mary Lou
McDonald dit vouloir privilégier
une coalition des partis de gau-
che, sans FF ni FG, et a déjà pris
contact avec « les Verts, les so-
ciaux-démocrates et People Before
Profit ». Sans pour autant fermer
la porte aux deux grands partis :
« Nous voulons participer au gou-
vernement », a précisé sans dé-
monde, ce qui a été interprété par
certains comme une façon de se
préparer à une éventuelle candida-
ture à la chancellerie.
Deux autres noms étaient aussi
cités, ces derniers mois, en cas de
renoncement de Mme Kramp-Kar-
renbauer : celui de Jens Spahn,
40 ans, ministre de la santé, qui n’a
jamais caché son désir d’être chan-
celier, qui s’est fait connaître du
grand public en critiquant la politi-
que d’accueil des réfugiés de
Mme Merkel ; et enfin celui d’Armin
Laschet, 58 ans, ministre-prési-
dent de Rhénanie-du-Nord-West-
phalie, le Land le plus peuplé d’Al-
lemagne.
Armin Laschet est connu pour
ses bonnes relations avec la chan-
celière allemande. Son profil plus
centriste que ceux de M. Merz et
Spahn pourrait être un atout pour
une CDU qui – ces derniers jours
l’ont révélé – est en proie à des di-
vergences stratégiques qui, si elles
ne sont pas surmontées rapide-
ment, pourraient lui coûter cher
aux prochaines élections législati-
ves. Actuellement, elle est créditée
de 27 %-28 %, cinq points seule-
ment devant Les Verts. p
thomas wieder
tour Gerry Adams. Si le SF parti-
cipe au gouvernement, la ques-
tion de la réunification de l’île
pourrait s’inscrire rapidement à
l’agenda. Le sujet n’était pas pré-
sent dans la campagne électorale,
mais le Brexit, en menaçant la
fluidité des échanges entre Répu-
blique d’Irlande et Irlande du
Nord, a rendu la perspective
d’une réunification réaliste.
« Nous avons un plan pour une Ir-
lande unifiée et inclusive », assu-
rait, dimanche, Gerry Adams.
Le SF, par ailleurs présent au
Stormont, l’Assemblée nord-irlan-
daise, où il est la deuxième force
politique, propose un référendum
sur la réunification avant 2025.
Mais il assure ne pas vouloir forcer
la main des Irlandais, et réclame
d’abord une assemblée citoyenne
pour un débat national. La ques-
tion de la réunification n’est en
tout cas plus taboue. Selon un son-
dage réalisé samedi par Ipsos
MRBI, auprès de mille personnes,
57 % sont favorables à un référen-
dum concomitant en Irlande et en
Irlande du Nord dans les cinq ans,
40 % y sont opposés. p
cécile ducourtieux
LE PROFIL
Annegret Kramp-
Karrenbauer
Née en 1962 à Völklingen (Sarre),
Annegret Kramp-Karrenbauer a
été de nombreuses fois ministre
dans la Sarre (intérieur, famille,
sports, éducation, culture, tra-
vail et justice) avant d’être élue,
en 2011, ministre-présidente de
ce Land frontalier avec la France.
Proche d’Angela Merkel, et jus-
qu’alors considérée comme
sa dauphine, elle lui a succédé
en décembre 2018 à la
présidence de l’Union chrétien-
ne-démocrate (CDU) et a été
nommée en juillet 2019 ministre
de la défense.
6|
PLANÈTE
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020

Coronavirus : la semaine de tous les dangers

Si le nombre de nouveaux cas semble se stabiliser en Chine, le retour des congés du Nouvel An est redouté

pékin - correspondant

L
es jours à venir pour-
raient être décisifs, tant
sur le plan sanitaire que
politique, dans la lutte
contre le coronavirus 2019-nCoV.
D’abord parce que, si l’on en croit
les chiffres officiels, le nombre de
nouveaux cas enregistrés quoti-
diennement commence à dimi-
nuer tant dans le Hubei que dans
le reste de la Chine.
Dans le Hubei, la décrue aurait
commencé le 4 février. Il y eut, ce
jour-là, 3 156 nouveaux cas, un
chiffre descendu à 2 147 cas
samedi 8 février – mais, signe que
cette amélioration reste fragile, le
nombre de nouveaux cas est re-
monté, dimanche, à 2 618 dans la
région. Le reste de la Chine con-
naîtrait une évolution compara-
ble avec 731 nouveaux cas, le 4 fé-
vrier, et 446, dimanche 9 février.
Il existe de multiples raisons, à
la fois politiques et pratiques, de
ne pas se fier aux données offi-
cielles, mais on ne peut pas non
plus exclure qu’elles reflètent une
tendance en cours. Une tendance
à la stabilisation davantage qu’à
l’amélioration.
D’ailleurs, le directeur général
de l’Organisation mondiale de la
santé (OMS), le docteur Tedros,
qui, depuis le début de la crise, est
critiqué en Occident pour ses élo-
ges de la Chine, semble de nou-
veau prudent. Evoquant la propa-
gation internationale du virus, il
estime que « nous ne voyons peut-
être que le sommet de l’iceberg ».
Un employé pulvérise un désinfectant dans une rame de métro à Pékin, le 10 février. AFP
Multiplication des contrôles
Si l’OMS se garde de critiquer
Pékin, elle y a envoyé dimanche plient les contrôles un peu niversitaires de Wuhan, réclame le pouvoir soit tenté de faire la L’avocat Chen Qiushi a disparu
une nouvelle mission internatio- partout dans le pays, afin de met- également la liberté d’expression moindre concession. L’avocat et journaliste citoyen Chen Qiushi, qui chroniquait la
nale d’experts, dirigée par Bruce tre en quarantaine la moindre – prévue par la Constitution, Ces derniers jours ont d’ailleurs situation de Wuhan sous couvre-feu depuis trois semaines, a dis-
Aylward, un scientifique cana- personne ayant de la fièvre. Si- rappellent-ils –, des excuses du été marqués par un surcroît de paru depuis le jeudi 6 février, probablement détenu par la police.
dien qui, selon le site de l’OMS, a gne de leur inquiétude : malgré pouvoir aux médecins lanceurs répression à l’égard des voix Le 23 janvier, Chen Qiushi avait pris le dernier train pour Wuhan
coordonné la réponse internatio- les risques évidents de ralentis- d’alerte et la reconnaissance du contestataires. Rien ne dit non avant la fermeture de la ville. Depuis, il arpentait les hôpitaux,
nale à la crise du virus Ebola. L’en- sement de l’économie, les res- docteur Li comme « martyr plus que Xi Jinping soit contesté les supermarchés, accompagnait des chauffeurs volontaires,
voi de cette personnalité tend à ponsables chinois se seraient ré- national ». par les dirigeants du Parti com- visitait le chantier de construction des hôpitaux de campagnes...
montrer que, même pour l’OMS, solus à exiger ce week-end de muniste chinois (PCC) pour sa Depuis jeudi soir, il ne répond plus aux messages de ses proches.
la situation en Chine est loin Foxconn (le principal sous-trai- « Cygnes noirs » gestion de la crise du coronavirus. Des amis, à qui il avait laissé les codes d’accès à son compte
d’être stabilisée. tant mondial d’électronique) de Par ailleurs, le pouvoir a dépêché D’habitude omniprésent dans les Twitter, ont lancé l’alerte, publiant vendredi une vidéo de sa mère
Les Chinois eux-mêmes sont repousser d’une à deux semai- à Wuhan ces derniers jours des médias, le secrétaire général du appelant à l’aide pour le retrouver. L’avocat de 34 ans s’était fait
inquiets : symboliquement, de- nes la reprise du travail dans cer- milliers de médecins et d’infir- PCC laisse d’ailleurs son premier connaître à l’été 2019 en rendant compte des manifestations de
puis ce week-end, le coronavirus taines de ses gigantesques usi- mières venus de tout le pays. De ministre – et rival politique –, Li Hongkong à ses plus de 700 000 abonnés sur Weibo, le site de
a déjà tué davantage de person- nes. Un cas qui est loin d’être uni- nombreuses images montrent Keqiang, piloter les différentes microblog chinois, avant d’en être exclu et de se reporter sur Twit-
nes dans le monde (910) que son que même si aucune consigne ceux-ci se couper les cheveux instances mises en place pour ter et Youtube, censurés en Chine. Il avait été rappelé en Chine par
redoutable prédécesseur : le nationale n’est donnée. comme les soldats qui, hier, combattre l’épidémie. les autorités, qui menaçait de lui retirer sa licence d’avocat.
SRAS. L’un des motifs de crainte L’enjeu n’est pas seulement acceptaient de se sacrifier en Mais dans ce climat tendu, un
est que les fêtes du Nouvel An lu- sanitaire ou économique. Il est partant au combat. Si la propa- incident, a priori mineur, peut
naire, qui ont été prolongées aussi politique. Depuis la mort, gande vante la solidarité que ma- avoir des conséquences politi- graves conséquences – et les sort dépendrait peut-être d’ani-
pour retarder la reprise du tra- officiellement reconnue le ven- nifeste le pays à l’égard de Wu- ques majeures. Il y a un an, en « rhinocéros gris » – des risques maux bien réels : des chauves-
vail, devaient, malgré tout, pren- dredi 7 février, du docteur Li han, nul doute que leurs familles janvier 2019, Xi Jinping mettait en perçus de tous mais que personne souris et des pangolins, mets un
dre fin le 9 février. Wenliang, qui avait été l’un des demanderaient des comptes au garde les dirigeants communistes ne parvient à contenir. peu trop appréciés de ses compa-
Tant les employeurs que les premiers à essayer – en vain – gouvernement s’il apparaissait contre deux types de menaces : A l’époque, l’image avait frappé triotes, et hôtes potentiels du co-
salariés ont besoin, pour des d’attirer l’attention des autorités que leur sacrifice ait été vain. les « cygnes noirs » – des événe- les esprits. Nul n’avait pourtant ronavirus. p
raisons économiques évidentes, sur la gravité du nouveau virus, la Pour le moment, rien ne dit que ments improbables qui ont de imaginé qu’un an plus tard, son frédéric lemaître
de reprendre leur activité. Du Chine semble un volcan en passe
coup, les Chinois confinés chez de se réveiller. Malgré la censure
eux devraient progressivement
recommencer à sortir et à
sur les réseaux sociaux, les
critiques contre le pouvoir se
Vaste opération de dépistage aux Contamines, en Haute-Savoie
voyager. Shenzhen, Canton, multiplient à tous les niveaux de
Shanghaï et Pékin : ces quatre co- la société. une opération de dépistage a été menée, isolement, et leur état ne fait pas l’objet pagation dans la population. La priorité, ce
nurbations de plus de 20 millions dimanche 9 février, auprès de plus de d’une inquiétude particulière. Un ou deux sont les mesures barrières, c’est-à-dire l’iso-
d’habitants chacune devraient fi- Liberté d’expression 100 résidents de la station haut-savoyarde patients devraient sortir cette semaine », a lement », a-t-elle souligné dans l’après-
nir par sortir de leur léthargie ac- Parmi les initiatives les plus mar- des Contamines-Montjoie après l’an- indiqué, dimanche, la ministre de la santé, midi depuis le CHU de Grenoble, précisant
tuelle. Rien qu’à Pékin, 8 millions quantes, une lettre ouverte de nonce, samedi, de la découverte de cinq Agnès Buzyn. que la France « n’est pas sur la piste d’un
d’habitants – un sur trois – partis neuf universitaires pékinois de cas de personnes infectées par le coronavi- Dimanche soir, les premiers résultats des vaccin sur cette pathologie ».
en province pour les fêtes se- renom comportant cinq reven- rus, toutes détectées chez des ressortis- prélèvements réalisés toute la journée sur Samedi, le directeur de l’agence régio-
raient sur le point de rentrer. dications, dont la première n’est sants britanniques qui y séjournaient. une majorité d’enfants dans une salle nale de santé (ARS) de la région Auvergne-
Peut-on éviter que ce retour à autre que de faire du 6 février la Hospitalisés à Lyon, Saint-Etienne et communale des Contamines-Montjoie Rhône-Alpes, Jean-Yves Grall, a annoncé la
une certaine normalité ne dé- journée nationale de la liberté Grenoble, ces cinq personnes – quatre ont révélé qu’aucun des vingt et un pre- fermeture « cette semaine » et jusqu’à nou-
bouche sur une nouvelle aggra- d’expression. Le 6 et non le 7 car, adultes et un enfant de 9 ans – ont été tes- miers patients examinés n’avaient été vel ordre des deux établissements scolai-
vation de l’épidémie hors du pour nombre de Chinois, le doc- tées positives après avoir côtoyé, fin jan- contaminés par le virus. Les autres prélè- res fréquentés aux Contamines-Montjoie
Hubei ? C’est toute la question teur Li est mort dans la soirée du vier, dans un chalet, un compatriote por- vements menés sont toujours en cours et à Saint-Gervais par l’enfant de 9 ans
pour les autorités, qui multi- 6 avant que le pouvoir chinois, teur du virus qui revenait de Singapour. d’analyse à Lyon. testé positif au coronavirus.
paniqué, tente par tous les Avec ces cinq cas, on dénombre désormais Une troisième école, située à Thonon-
moyens de le réanimer – en vain onze contaminations « avérées » par le « La priorité, c’est l’isolement » les-Bains, où le jeune garçon « s’est rendu
– et ne finisse par reconnaître sa 2019-nCoV en France depuis le début de « C’est une très bonne nouvelle », s’est féli- quelques heures » et où une poignée d’en-
Plusieurs mort le vendredi 7 février. l’épidémie, selon le ministère de la santé. cité le directeur général de la santé, Jérôme fants et des enseignants « sont sous sur-
Le nombre de revendications Outre ces cinq nouveaux malades, six Salomon, qui s’était rendu quelques heu- veillance », a également été fermée par
universitaires – cinq – ne doit rien au hasard. autres personnes qui résidaient dans ce res plus tôt en Haute-Savoie, aux côtés précaution, a annoncé, dimanche soir,
de Wuhan Fin 1978, alors que Deng Xiaoping chalet de la station au même moment, ou d’Agnès Buzyn, puis au CHU de Grenoble. A Jérôme Salomon.
avait promis quatre moder- ayant été en contact proche avec ce « cas l’occasion de ce déplacement, la ministre « Je rappelle qu’on n’a pas d’épidémie. Les
réclament que nisations, toutes relevant du initial » rentré le 28 janvier en Angleterre de la santé a invité les habitants de cette cas sont identifiés et canalisés, a martelé
le docteur Li, le champ économique, un électri- après quatre jours sur place, ont égale- station de 1 200 âmes à ne pas céder à la tout le week-end le maire des Contamine-
cien, Wei Jinsheng, allait ment été hospitalisées par précaution. psychose, rappelant que les risques de con- Montjoie, Etienne Jacquet, craignant des
médecin lanceur spectaculairement en revendi- Depuis, des tests ont révélé qu’elles étaient tamination sont « très faibles », seul « un répercussions sur l’activité économique
d’alerte, soit quer une cinquième : la démocra- hors de danger. contact étroit, soutenu » avec une personne de la station. Il ne faut pas céder à une pani-
tie, donnant le coup d’envoi du « En dehors d’un touriste chinois toujours porteuse du virus pouvant la favoriser. que irraisonnée. »
reconnu comme « printemps de Pékin ». Une autre en réanimation, tous les cas positifs sont « Nous n’avons pas autre chose à proposer benoît pavan
martyr national lettre ouverte, signée par dix dans un service de médecine standard, en que de confiner le virus pour éviter sa pro- (grenoble, correspondant)
 planète | 7
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020

Les conséquences du réchauffement en Europe

Inondations, sécheresses… l’Agence européenne de l’environnement évalue l’impact du dérèglement climatique

bruxelles - bureau européen

Des événements extrêmes de plus en plus nombreux

C’
est une série de car- Selon un scénario dans lequel les émissions de gaz à effet de serre conduiraient à un réchauffement moyen de + 4 degrés
tes qui pourrait
Incendies Sécheresses Inondations côtières
donner des idées à
Projection, à l’horizon 2100, de l’évolution Projection, à l’horizon 2041-2070, de la fréquence Projection, sur la période 2010-2100, de la fréquence
n’importe quel réa-
de la dangerosité des feux (par rapport à 1981-2010), en % des sécheresses enregistrées par périodes de trente ans des submersions le long du littoral européen
lisateur de films porté sur les scé- (par rapport à 1981-2010)
narios catastrophe, et que Le
Monde publie en exclusivité.
Pourtant, elles ont été réalisées
par la très sérieuse Agence euro-
péenne de l’environnement, qui
s’est attachée à représenter les
conséquences du réchauffement
climatique sur notre continent.
A l’heure où la Commission
européenne a fait du « green deal »
sa priorité et où elle s’apprête, dé-
but mars, à dévoiler sa loi climat –
censée inscrire dans le marbre le
principe de la neutralité carbone
en 2050 –, ce travail ne manquera
pas d’alimenter ses réflexions.
Montée du niveau de la mer,
pluies torrentielles, épisodes de
sécheresse, feux de forêt : les cher-
cheurs de l’institution se sont
projetés sur la fin du XXIe siècle
pour imaginer ce que seront nos
vies d’Européens, et celles de nos
enfants et petits-enfants, à cette
échéance. Leurs cartes permet-
tent à chacun d’entre nous d’aller
regarder ce qui l’attend, là où il vit
ou là où il passe ses vacances.
La conclusion est sans appel. Les
catastrophes qui se multiplient
ces dernières années – Venise sous 300 km
les eaux en novembre 2019, les
inondations dans l’Aude fin 2018,
ou encore les incendies en Suède
en 2018, pour n’en citer que quel-
< – 30 – 30 0 +5 + 10 + 20 + 30 + 40 > + 40 – 1,5 –1 – 0,5 + 0,5 +1 + 1,5 +2 + 2,5 > + 2,5 0 1 5 10 50 100 200 500 > 500
ques-unes – vont devenir partie
intégrante de nos quotidiens. Et Cette projection est basée sur l’indice canadien Les sécheresses météorologiques sont mesurées La fréquence des inondations pourrait être multipliée
ce, même en prenant l’hypothèse forêt-météo (FWI System). Il tient compte à partir de l’indice standardisé des précipitations jusqu’à plus de 500 fois par rapport à aujourd’hui.
la plus optimiste, celle où l’accord du contexte météorologique et des données qui indique les écarts de pluviométrie par rapport
de Paris sur le climat serait res- de terrain pour évaluer le risque d’incendie. à la moyenne.
pecté et où le réchauffement se-
rait contenu sous les deux degrés Source : Agence européenne de l’environnement Infographie Le Monde
par rapport aux niveaux pré-
industriels. Une hypothèse dont
tous les scientifiques s’accordent à niveau de la mer vont se cumuler Manche et le port du Havre pour- n’est fait, « il en coûterait en Des interrogations du même or-
dire qu’elle est déjà hors d’atteinte à ceux des tempêtes ou des pluies raient se retrouver régulièrement moyenne 31 milliards d’euros par
Les catastrophes dre existent pour les territoires
tant les mesures prises ne sont pas torrentielles, elles aussi de plus sous l’eau », commente Pascal an, contre 1 milliard en 2030, aux qui se multiplient menacés de grande sécheresse –
à la hauteur des défis. en plus fréquentes. Même si les Canfin, le président de la commis- dix-sept principales villes côtières selon l’agence européenne, 20 %
températures ne devaient pas sion environnement du Parle- du continent [Istanbul, Izmir,
ces dernières de la péninsule Ibérique serait
« Test de résilience climat » monter de plus de deux degrés, ment européen, qui souligne Rotterdam, Lisbonne, Glasgow, années vont transformée en désert d’ici à la fin
Prenons les feux de forêt par « ce qui est aujourd’hui un événe- donc l’urgence de lancer, « dès Dublin, Marseille, Barcelone, du siècle si le réchauffement cli-
exemple, ceux qui sont imputa- ment exceptionnel va devenir la maintenant », des travaux d’adap- Hambourg, Londres, Amsterdam,
devenir partie matique dépassait les quatre de-
bles aux conditions climatiques norme dans de nombreux en- tation sur ces sites stratégiques et Porto, Copenhague, Naples, intégrante de grés – ou sur lesquels s’abat-
(vagues de chaleur, sécheresse). droits », explique l’Agence euro- sur tous ceux dont il apparaît, à la Athènes, Stockholm, Helsinki] », traient à intervalle régulier des
Quand bien même l’accord de péenne de l’environnement. lecture des cartes de l’agence ont calculé les experts.
notre quotidien pluies torrentielles.
Paris serait respecté, « le risque Les littoraux néerlandais, belge européenne, que la viabilité pour- Au-delà de la nécessité d’inten-
augmenterait de 30 % à 40 % en et du nord de l’Allemagne sont rait être menacée. Et « dans toutes Protéger ce qui peut l’être sifier la lutte contre le réchauffe-
Europe du Sud » d’ici à 2100, écri- concernés au premier chef. Tout ces zones », poursuit l’eurodéputé Quelque 3,65 millions de person- inondations y seront trop réguliè- ment climatique, les Européens
vent les auteurs de l’étude. La comme, en France, le golfe de Gas- (Renew), « il faut mettre en place nes seraient exposées à un risque res. Comme le disait, déjà en 2015, doivent donc sans tarder se
France et l’Espagne sont particu- cogne, la côte bretonne ou la ré- un test de résilience climat, avant régulier d’inondation sur les à la veille de la COP21, le PDG d’Axa préoccuper de protéger ce qui
lièrement exposées. Mais le nord gion de Dieppe. « Dans ce scénario de décider de construire des infras- littoraux européens, contre Henri de Castries, « un monde peut l’être des conséquences
de la Norvège, de la Suède et de la le plus optimiste, sur la côte ouest tructures, que ce soit une route, un 102 000 actuellement, et 1,52 mil- plus chaud de quatre degrés sera d’ores et déjà prévisibles de la
Finlande le sont tout autant. en France, les risques d’inonda- hôtel ou un camping ». lion dans le scénario où la hausse impossible à assurer ». Dès lors, hausse des températures. Pour la
De même, il ne fait aucun doute tions seront près de 200 fois plus Au cas où les températures grim- des températures ne dépasserait que vaudrait une maison ou un Commission européenne, c’est
que, à la fin du siècle, certains des importants qu’en 2010 », résume peraient de plus de 4 degrés d’ici à pas les deux degrés. commerce qui risquerait d’être aujourd’hui un sujet de réflexion.
littoraux européens seront inon- Blaz Kurnik, un expert de l’agence. 2100, les projections de l’agence Ce seront donc des zones entiè- englouti sur les eaux plusieurs La loi climat pourrait être l’occa-
dés de manière régulière, alors Dans ce contexte, « si on n’agit européenne sont logiquement res sur lesquelles il ne pourra plus fois par an ? Quelle banque accor- sion de formaliser cet impératif. p
que les effets de la montée du pas, l’entrée du tunnel sous la plus inquiétantes encore. Si rien y avoir d’activité humaine, car les derait un crédit pour un tel achat ? virginie malingre

Les vents violents de la tempête Ciara frappent la France ALI ME NTATI O N

Invasion de criquets
pèlerins en Afrique
de l’Est
Les rafales ont atteint 160 km/h, désorganisant les transports et privant 130 000 foyers d’électricité Des essaims de criquets pèle-
rins sont arrivés en Ouganda,
dimanche 9 février, a an-

D
es arbres couchés sur les
routes et les voies fer-
rées, des toits arrachés…
Les rafales de vent ont dépassé
160 km/h sur la presqu’île du Co-
tentin, mais aussi dans les Vos-
ges ou encore le Haut-Rhin di-
manche 9 février. La tempête
Ciara, qui frappe le tiers nord de
la France mais aussi l’Angleterre,
la Belgique ou encore l’Allema-
gne se déplaçait vers l’est, lundi.
Selon Météo France, le vent de-
vrait souffler aux alentours de
100 km/h sur la Lorraine, ou en-
core l’Auvergne, les Cévennes ou
le Var. Les rafales pourraient at-
teindre encore 110 km/h sur les
côtes de la Manche, mais c’est en
Corse qu’elles risquent d’être les
plus violentes, puisqu’elles pour-
raient dépasser les 150 km/h sur
le Cap corse. Selon le service mé-
téorologique national, trente et
un départements étaient en vigi-
lance orange « vents violents »,
sur un arc allant du Finistère au
Territoire de Belfort ainsi que la
Corse. Il a aussi mis les Alpes-Ma-
ritimes sous surveillance.
Météo France alerte sur les ris-
ques maintenus de chutes d’ar-
bres, dues notamment à des sols
gorgés d’eau. Les forts coeffi-
cients de marée conjugués aux
vents toujours violents accrois-
sent les risques de submersion
par des vagues sur le littoral, de-
puis l’estuaire de la Loire jus-
qu’au Pas-de-Calais, alors qu’en
montagne, de fortes rafales vont
frapper un grand nombre de do-
maines skiables dans les Alpes
ou les Vosges.
Lundi matin, le bilan humain
de Ciara restait limité : un qua-
dragénaire s’est tué en chutant
de sa trottinette dimanche
après-midi à Drancy (Seine-
Saint-Denis), cet accident pou-
vant être lié aux rafales de vent,
selon la police. En Allemagne, où
les grandes lignes ferroviaires
étaient à l’arrêt lundi, trois bles-
sés par des chutes d’arbres et de
branchages sont à dénombrer,
dont l’une, à Sarrebruck, très
grièvement.
Sortie en mer déconseillée
Selon Enedis, le gestionnaire du
réseau de distribution d’électri-
cité, celui-ci était encore per-
turbé lundi sur côte boulonnaise
et le Pas-de-Calais et 130 000
foyers étaient encore privés
d’électricité. En Belgique, c’est la
totalité du parc éolien offshore
qui a été stoppé dimanche après-
midi, les fortes rafales de vent
ayant entraîné l’arrêt automati-
que des éoliennes.
Après avoir été interrompu di-
manche, le trafic maritime entre
Calais et Douvres, en Angleterre,
a repris lundi matin, permet-
tant à des centaines de poids
lourds bloqués de traverser la
Manche. Le trafic de ferries
avait aussi été suspendu entre
Poole et Cherbourg ainsi qu’en-
tre Newhaven et Dieppe.
Toute sortie en mer de plaisan-
cier était fortement décon-
seillée. Les comportements des
kite surfers et amateurs de glisse
qui ont bravé les éléments ont
été dénoncés par les sauveteurs
de la Société nationale de sauve-
tage en mer, dans le Pas-de-Ca-
lais, comme « inconscients », et
ne respectant pas les « appels à la
prudence les plus élémentaires »
émis par les préfectures.
Dans les airs, les liaisons ont
également été fortement pertur-
bées : une cinquantaine de vols
ont été annulés ou retardés à
Paris-Charles de Gaulle et Paris-
Orly, ainsi que plusieurs vols à
Caen, Lille ou Brest, affectant
des milliers de passagers, alors
que l’aéroport de Beauvais avait
suspendu tout trafic jusqu’à
lundi matin.
Le trafic ferroviaire restait, lui,
perturbé, lundi, de la Manche au
Grand-Est, en raison de chutes
d’arbres sur les voies. p
rémi barroux
noncé le gouvernement du
pays, qui a tenu une réunion
d’urgence sur les moyens de
lutter contre ce fléau. Les cri-
quets pèlerins ont aupara-
vant dévasté l’approvisionne-
ment alimentaire du Kenya,
de l’Ethiopie et de la Somalie.
L’Organisation de l’ONU pour
l’alimentation et l’agriculture
(FAO) estime que la situation
est la pire depuis vingt-cinq
ans. Selon la FAO, un seul de
ces essaims couvre une sur-
face de 2 400 km2, soit la taille
du Luxembourg. Un tel es-
saim contiendrait quelque
200 milliards de criquets, et
chacun dévore chaque jour
l’équivalent de son propre
poids (deux grammes), soit
un total de 400 000 tonnes
de nourriture. – (AFP.)
8|
FRANCE
Le butin menacé du communisme municipal
Le Parti communiste est concurrencé par les autres forces de gauche dans ses fiefs de la « banlieue rouge »
O
n les appelait « Stalin-
grad-sur-Seine » ou
« petite Russie ».
C’étaient les terres de
Maurice Thorez et Georges Mar-
chais, secrétaires généraux qui
ont marqué un Parti communiste
français (PCF) à son apogée politi-
que, entre l’après-guerre et le dé-
but des années 1980. Le Val-de-
Marne comptait plusieurs bas-
tions rouges d’autant plus chéris
par la Place du Colonel-Fabien
que ses élus sont restés de tout
temps dans la ligne, au contraire
des « rénovateurs » de Seine-
Saint-Denis. Ces villes ont long-
temps été jugées imprenables
dans ce département. Elles sont
désormais fragilisées.
Avec leurs taux inégalés de loge-
ments sociaux, leur théâtre et ci-
néma municipal, leurs colonies de
vacances et leur solidarité interna-
tionale affichée, les municipalités
du Val-de-Marne ont été le cœur
du « communisme municipal »,
une marque de fabrique encore re-
vendiquée et qui a de beaux restes.
Concurrencé par les autres forces
de gauche (socialistes, écologistes
et chevènementistes), le PCF a dû
apprendre à cogérer le départe-
ment avec des partenaires. Des
compromis rendus encore plus
obligatoires au vu de l’érosion
électorale. « Il y a une rétractation
générale de l’implantation com-
muniste dans le milieu urbain et
métropolitain. Ça s’est fait par va-
gues. A son apogée en 1977, le parti
gérait 1 500 villes représentant
8 millions d’habitants », rappelle
l’historien et ancien membre de la
direction du PCF Roger Martelli.
La première grosse baisse s’est
produite en 1984, quand les com-
munistes étaient au gouverne-
ment : les élections municipales
sont une catastrophe pour toute
la gauche. Et si le PCF conserve le
même nombre de villes, il perd
du terrain dans les grandes. « Le
mouvement s’est poursuivi avec
des accalmies mais en décrochant
dans la France urbaine, ajoute
M. Martelli. Ce qui faisait leur
force était un modèle original de
gestion locale, un équilibre entre
la modernité et la prise en compte
des catégories populaires et du
monde ouvrier. » Avec la désin-
Le PCF pourrait perdre sa vitrine historique d’Ivry-sur-Seine
La gauche non-communiste s’est unie pour tenter de renverser Philippe Bouyssou lors des municipales des 15 et 22 mars
A Ivry-sur-Seine (Val-de-
Marne), cela fait quatre-
vingt-quinze ans que le
Parti communiste français (PCF)
est à la mairie. S’il fallait résumer,
en une image, l’importance du fief
de Maurice Thorez (qui en fut l’in-
déboulonnable député et par
ailleurs secrétaire général du PCF
entre 1930 et 1964) dans l’imagi-
naire communiste, il faudrait re-
voir la visite triomphale du cos-
monaute soviétique Youri Gaga-
rine qui avait fait le tour de la ville
en juin 1963, flanqué des époux
Thorez. Ivry-sur-Seine a toujours
été conçu comme la vitrine du
communisme municipal.
Pourtant, cette histoire pourrait
prendre fin lors des élections des
15 et 22 mars. Une alliance s’est
constituée pour faire tomber le
bastion rouge tenu par Philippe
Bouyssou. Derrière Sabrina Se-
baihi (Europe Ecologie-Les Verts,
EELV), se retrouvent le Parti socia-
liste (PS) et La France insoumise
(LFI). Une sorte d’union de la gau-
Anciens habitants et riverains lors de la démolition de la cité ouvrière Gagarine à Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne), en août 2019. Construite dans les années 1960,
cette barre doit laisser place à une « agrocité ». HERVÉ BOUTET/DIVERGENCE
dustrialisation et la tertiarisa-
tion de la petite couronne, le mo-
dèle a été atteint.
Services publics
Dans ce département où le Ras-
semblement national (RN) est
quasiment inexistant, l’affaiblis-
sement de la forteresse rouge a
permis toutes les audaces aux ad-
versaires du PCF. Les socialistes
s’y sont longtemps essayés sans
grand succès. La droite a réussi
dans quelques villes. La chute de
Villejuif en 2014 est un exemple
parfait. Une alliance inédite entre
les écologistes et la droite avait
fait basculer cette ville réputée
imprenable depuis 1945. Cela a
ouvert des appétits : aujourd’hui,
c’est Ivry-sur-Seine qui est dans la
che non communiste qui, si l’on
se fie aux résultats des européen-
nes, pourrait remporter la ville :
en mai 2018, le cumul des listes
EELV, PS et LFI rassemblait près de
40 % des suffrages, contre 13,36 %
pour la liste PCF.
C’est en tout cas le calcul que font
les adversaires de M. Bouyssou. Ce
dernier ne « comprend pas » ce
« rassemblement un peu étrange
pour déboulonner une mairie com-
muniste ». « Cela fait deux mandats
que EELV est dans la majorité mu-
nicipale. Ils avaient de fortes res-
ponsabilités, des délégations im-
portantes comme les finances, la
sécurité, la santé, la propreté, es-
time l’édile. Ce qui est triste c’est
que sur le plan national, nous som-
mes dans un contexte de lutte, avec
une opposition massive au libéra-
lisme d’Emmanuel Macron. »
Pour Sabrina Sebaihi, son oppo-
sante de 38 ans, le tournant a été la
question de l’incinérateur d’Ivry.
Le maire est favorable à la cons-
truction d’un nouvel incinérateur.
ligne de mire avec une liste ras-
semblant Europe Ecologie-Les
Verts (EELV), La France insoumise
(LFI) et le Parti socialiste (PS). « De-
puis que je suis adhérent, en 1987,
on dit que le communisme est
mort. C’est une fausse idée.
Aujourd’hui pour les villes de la
première couronne, il se traduit,
notamment, par une résistance à
la spéculation immobilière grâce à
la construction de logements so-
ciaux », se rassure Philippe Bouys-
sou, maire d’Ivry-sur-Seine. Une
alliance équivalente a aussi vu le
jour dans la ville de Gentilly.
Les maires sortants apparaissent
encore comme des élus protec-
teurs pour l’électorat populaire et
peuvent se targuer d’avoir su con-
server une attention particulière à
EELV est contre. « Ce débat a été le
tournant du mandat. Cela a été une
fracture avec le PCF, reconnaît
Mme Sebaihi. Il y a une opposition
massive à ce projet. La mairie a bé-
tonné, n’a pas créé d’espaces verts.
Les communistes ont mis de côté
l’aspect écologique. » Elle souligne
également un manque de « démo-
cratie locale, de transparence dans
les attributions de logements ou
sur les avantages en nature oc-
troyés aux associations ». Son allié
Mourad Tagzout, de LFI, partage
toutes ces critiques : « Le problème
démocratique est assez fort avec le
maire, notamment sur le débat
autour de l’incinérateur. Il y a des
lacunes sur le social, la démocratie,
la question environnementale… »
C’est d’ailleurs cette « méthode »
qui a poussé les socialistes, selon
leur chef de file, Sandrine Bernard,
à entrer dans l’opposition il y a six
ans, en 2014. « Il y avait des différen-
ces de fond, mais pas insurmonta-
bles. C’est l’hégémonisme qui nous
posait problème. Les alliés sont
leurs administrés grâce à des servi-
ces publics préservés. Fabien Rous-
sel, secrétaire national du PCF, sou-
ligne que les mairies ont su se mo-
derniser : « Il y a tout ce que l’on fai-
sait avant, les politiques innovantes
sur la culture, la santé, l’accès au lo-
gement. Aujourd’hui, on est à la
pointe sur les cantines bio, les crè-
ches et surtout le tarif des services
pour rendre la ville accessible. »
Le trésor de guerre du PCF reste
important : il dirige le conseil dé-
partemental – le dernier en
France – et les communes d’Ivry-
sur-Seine ; Vitry-sur-Seine ; Gen-
tilly ; Champigny-sur-Marne ;
Bonneuil-sur-Marne ; Chevilly-
Larue ; Choisy-le-Roi ; Fontenay-
sous-Bois ; Valenton et Villeneu-
ve-Saint-Georges. Les communis-
traités en supplétifs, ils sont sur-
veillés, affirme Mme Bernard. On
veut maintenant construire une al-
ternative sociale, écologique, dé-
mocratique en rompant avec cette
logique hégémonique, une union
de la gauche respectueuse des iden-
tités de chacun. »
Accusations « scandaleuses »
Ces griefs, le maire les balaye d’un
revers de main. « L’histoire de l’in-
cinérateur, c’est pipeau ! On a un
désaccord, mais j’ai fait une partie
du chemin en m’opposant au
deuxième volet du projet, l’unité de
revalorisation organique qui de-
mandait une trop grande consom-
mation d’eau. » Il ajoute : « On
m’accuse d’hégémonisme, mais
j’ai donné plusieurs délégations à
EELV, j’ai toujours bien travaillé
avec eux. Ce faux procès frôle l’in-
sulte. » Le socialiste Antoine Spire
– passé par le PCF dans les années
1970 – égrène ses altercations
avec les communistes locaux. Il a
créé, à la fin des années 1990, l’as-
En 2014, une
alliance entre
les écologistes et
la droite avait fait
basculer Villejuif,
ville réputée
imprenable
tes sont bien partis pour conser-
ver la majorité de ces
municipalités en raison de la fai-
blesse générale de la gauche.
Même les frères ennemis de La
France insoumise en ont rabattu.
Dans les négociations nationa-
les engagées depuis des mois en-
sociation Ivry y vivre, regroupant
des administrés et la gauche non
communiste. En plus des problè-
mes de démocratie locale et du
dossier de l’incinérateur, il accuse
la mairie d’être « clientéliste » et
communautariste.
En cause : l’allié de M. Bouyssou
– en plus de Génération.s et d’En-
semble ! –, Convergence citoyenne
ivryenne (CCI), et son leader, Atef
Rhouma. Ce dernier avait déclaré,
après les attentats de novem-
bre 2015, que « Daech n’attaque pas
nos valeurs, notre culture ou notre
goût de la fête. Il attaque la France
parce que la France l’attaque et par-
ticipe à la mort de centaines de mil-
liers de civils ». Une sortie inquali-
fiable pour les socialistes, qui re-
prochent à M. Bouyssou de ne pas
s’être désolidarisé. L’« insoumis »
Mourad Tagzout insiste : « La mai-
rie est indigéniste. Même les mots
“République” et “laïcité”, faut cher-
cher longtemps pour les trouver ! »
Sandrine Bernard abonde : « Ils
mettent en cause la police, les insti-
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020
tre le PS et le PCF, on a tout fait
pour atténuer les points de fric-
tion. Pour ne pas donner trop
d’importance à la division qui per-
dure à Ivry-sur-Seine, on a sorti la
ville de l’accord national d’union.
« Ça se passe bien partout », souli-
gne Pierre Jouvet, secrétaire natio-
nal aux relations extérieures du
PS. Place du Colonel-Fabien, on
feint la sérénité totale. « Je ne suis
pas inquiet mais je regrette les ca-
nailleries que certaines forces poli-
tiques nous font comme à Ivry. Ils
n’ont pas joué la carte du rassem-
blement à un moment où il faut
que l’on soit unis pour résister à la
politique d’Emmanuel Macron »,
regrette Fabien Roussel. p
abel mestre
et sylvia zappi
tutions républicaines, le passé colo-
nialiste, le racisme institutionnel…
C’est de la déstabilisation des auto-
rités françaises et républicaines. »
Des accusations qui font
s’étrangler le maire. « Il n’y avait
rien à condamner dans les propos
d’Atef Rhouma. Il dit la même
chose que Dominique de Villepin.
Mais quand c’est un môme de ban-
lieue, d’origine tunisienne, c’est de
l’apologie du terrorisme. C’est une
opération montée de toutes piè-
ces. Je suis homo et athée, je n’en ai
rien à faire des problèmes reli-
gieux. » M. Rhouma juge ces accu-
sations « scandaleuses, absolu-
ment fausses et aux relents racis-
tes ». Il continue : « Si c’était vrai, je
l’assumerais. Rien dans mes pro-
pos ne renvoie à cela. Je suis essen-
tialisé, renvoyé constamment à
mes origines. Ces attaques sont
faites pour nous ostraciser. » A un
mois des échéances, une chose
est sûre : la bataille d’Ivry promet
d’être âpre et sans retenue. p
a. me.

0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020
A La Réunion, LRM peine
à renouveler la politique locale
L’investiture de Joseph Sinimalé, maire LR déjà condamné par la justice,
et de la sénatrice Nassimah Dindar ne passe pas chez les militants
saint-denis (la réunion) -
correspondance
L
es législatives l’avaient
montré, ces élections mu-
nicipales le confirment. A
La Réunion, La Républi-
que en marche (LRM) peine à faire
émerger des têtes d’affiche. En
proie à des divergences internes,
les macronistes ont des difficultés
à être visibles dans le paysage
politique local et à trouver un
ancrage durable. Pour peser dans
cette campagne, le parti présiden-
tiel a décidé de soutenir deux
poids lourds : la sénatrice UDI
Nassimah Dindar, pour sa candi-
dature à Saint-Denis, et le maire
LR de Saint-Paul, Joseph Sinimalé,
qui se représente. Soutenu par
toute la droite locale, l’édile dit
avoir répondu favorablement à la
demande du président de la com-
mission nationale d’investiture
de LRM, Dominique Perben, qu’il
connaît du temps du RPR et
quand il était ancien ministre de
l’outre-mer, entre 1993 et 1995.
Agé de 76 ans, M. Sinimalé a
commencé sa carrière politique
en 1977. L’élu a un passé judiciaire
chargé. Avant de reconquérir la
mairie de Saint-Paul en 2014, il a
été empêtré à la fin des an-
nées 1990 dans plusieurs affaires
liées à des marchés dans le BTP,
des pots-de-vin avec des chauf-
feurs de taxi et des camions bars.
Il a fait l’objet de plusieurs con-
damnations. La dernière, en 1998,
à trois ans de prison dont un
ferme et cinq ans d’inéligibilité,
l’a conduit à passer treize mois et
dix jours en détention.
Joseph Sinimalé laisse un bilan
contesté par sa propre majorité
municipale. Cinq membres
ont décidé de se présenter contre
lui, dont sa fille, condamnée
à cinq ans d’inéligibilité en 2019
et qui doit être jugée le 13 février
en appel pour une affaire d’em-
ploi fictif.
A Metz, la majorité se disperse aux municipales
Quatre listes sont issues de l’équipe du maire, Dominique Gros, qui ne se représente pas
metz - correspondant
E
n l’absence du maire sor-
tant, Dominique Gros (PS),
qui ne briguera pas de troi-
sième mandat, la majorité muni-
cipale (PS-LRM-EELV-PCF) est divi-
sée en quatre listes à Metz. Et dans
ce désordre, Xavier Bouvet sem-
ble incarner les meilleurs espoirs
de la gauche pour le scrutin de
mars. Une enquête IFOP/Fiducial
pour Le Républicain lorrain et la
télévision locale Via Mirabelle
publiée le 6 février le positionne
comme le seul candidat suscepti-
ble d’inquiéter le sénateur LR
François Grosdidier, grand favori
de cette élection municipale.
Les détracteurs de Xavier
Bouvet le surnomment « le Ma-
cron de gauche », mais aussi quel-
ques supporteurs qui rêvent de le
voir réussir son OPA sur l’Hôtel de
ville de Metz. Xavier Bouvet a
35 ans. Il n’a jamais été élu ni
même candidat à la moindre élec-
tion. Il fut, quelques années
durant, l’un des principaux colla-
borateurs du maire socialiste sor-
tant, Dominique Gros.
Pourtant, Xavier Bouvet récuse
cette image : « Politiquement, j’ai
construit ma candidature à la
mairie de Metz avec une stratégie
diamétralement opposée à celle
d’Emmanuel Macron en 2017. Lui
Joseph Sinimalé explique qu’il
n’a « pas rejoint LRM » : « Lors de la
visite à La Réunion d’Emmanuel
Macron [fin octobre 2019], j’ai eu
la chance de pouvoir partager un
trajet avec lui. Je lui ai parlé des pro-
blèmes de ma commune, de l’Ouest
de l’île, des agriculteurs, des jeunes,
du logement social. J’ai l’oreille du
président pour faire avancer les
grands dossiers réunionnais. »
Sa proximité affichée avec le
chef de l’Etat n’a pas empêché le
maire de Saint-Paul de publier
une lettre ouverte dans laquelle il
exprime ses réserves : « J’ai parfois
l’impression que le président est
devant, mais qu’il ne se retourne
pas assez souvent pour voir si tout
le monde suit. » M. Sinimalé reste
nuancé sur l’action du gouverne-
ment et déclare qu’il n’est « pas
d’accord avec tout ce qu’il fait ».
Quant à son passé judiciaire, l’élu
l’assume : « J’ai été réélu. Je suis re-
venu. J’ai lavé mon honneur et ma
dignité. J’habite dans un bidonville
rénové. Je suis fier de mener un
combat pour les Réunionnais. »
« Une façon cavalière de faire »
Le mercato des municipales a bé-
néficié à une autre personnalité
du « vieux monde » de la politique
locale. Investie par l’UDI pour sa
candidature à Saint-Denis de
La Réunion, la sénatrice Nassimah
Dindar a reçu en décembre 2019 le
soutien de LRM. Elle aussi a dé-
buté sa carrière politique sous les
couleurs du RPR à la fin des an-
nées 1990 et est devenue en 2007
conseillère politique de Nicolas
Sarkozy, chargée de la diversité.
En 2008, Mme Dindar est réélue
présidente du conseil général
grâce à une majorité de « zembro-
cal » (un « plat mélangé » en
créole) allant de la droite au Parti
communiste réunionnais (PCR)
en passant par le Parti socialiste.
Ses détracteurs la raillent pour
son opportunisme politique et sa
capacité à nouer des alliances
a balayé toutes les organisations
politiques existantes pour effacer
le clivage droite-gauche. Moi, je
me suis au contraire appuyé sur
les partis, sur les collectifs, pour bâ-
tir un rassemblement, clairement
marqué à gauche. »
Aujourd’hui soutenu par Eu-
rope Ecologie-Les Verts (EELV), le
Parti communiste, Génération.s,
les Radicaux de gauche et Généra-
tion écologie, Xavier Bouvet est
aussi en discussion avec le Parti
socialiste. « Il est le mieux placé
pour faire gagner la gauche à
Metz », assure d’ailleurs Pierre
Jouvet, secrétaire national du PS
aux fédérations, chargé de trou-
ver un accord. Sans attendre l’is-
sue de ces discussions, le maire
sortant a décidé de soutenir
M. Bouvet. Pour M. Gros, ce choix
n’était pas évident : sur les douze
listes actuellement en lice à Metz,
quatre sont directement issues de
sa majorité. « J’ai eu le bonheur de
faire travailler ensemble des gens
très différents, a-t-il rappelé lors
de ses vœux. Tellement différents
qu’il nous faut aujourd’hui trans-
cender le risque de dispersion. »
Parmi ces personnalités, il y a le
député LRM de Moselle Richard
Lioger. Investi par son parti, il doit
affronter la dissidence de l’ex-ré-
férente départementale du mou-
vement, également adjointe au
« Nous sommes
phagocytés
par des décisions
et des élus qui
sont les mêmes
qu’avant »
JEAN-PIERRE ARMOUDOM
référent LRM à Saint-Paul
contre nature. Cela lui a permis de
se maintenir à la tête du départe-
ment jusqu’en 2017.
Sur le plan judiciaire, l’élue, qui a
bénéficié en 2018 d’une relaxe
dans une affaire d’emplois fictifs, a
rendez-vous au tribunal correc-
tionnel le 3 avril pour une affaire
de prise illégale d’intérêts. Il lui est
reproché d’avoir embauché en
violation de la réglementation
deux emplois contractuels du ser-
vice d’incendie et de secours qui
effectuaient des tâches d’entretien
à son domicile. La sénatrice le con-
teste. De son côté, le Parquet natio-
nal financier mène une enquête
préliminaire sur les conditions
d’achat d’une villa par l’ex-prési-
dente du département à un prix
bas, ainsi que sur le montant des
travaux de rénovation réalisés.
Ce choix de LRM de faire appel à
ces personnalités extérieures au
mouvement provoque des re-
mous au sein des militants réu-
nionnais. Plus particulièrement le
choix de Joseph Sinimalé, qui a
décidé de prendre en bonne posi-
tion sur sa liste le président de la
chambre de commerce de La Réu-
nion (CCIR), Ibrahim Patel, lui
aussi en proie à des démêlés judi-
ciaires. Ce dernier a été condamné
en mars 2019 à huit mois de pri-
son avec sursis et cinq ans d’inéli-
gibilité pour abus de biens so-
ciaux, falsification de chèques, et
faux et usage de faux. Il a fait ap-
pel. Un autre rendez-vous en cor-
maire, Béatrice Agamennone.
Avant d’être élu à l’Assemblée,
M. Lioger a été le premier adjoint
de Dominique Gros pendant dix
ans. « Je ne comprends pas com-
ment le maire a pu apporter son
soutien à Xavier Bouvet alors que
celui-ci fait équipe avec des gens
qui ont été de violents opposants à
la majorité sortante », attaque le
candidat LRM. Un dossier illustre
cette critique : l’implantation
d’un entrepôt géant d’Amazon
sur une ancienne base aérienne,
au sud de la métropole messine.
Dominique Gros a soutenu le
projet. Xavier Bouvet n’a jamais
protesté lorsqu’il travaillait à ses
côtés. Il accueille aujourd’hui sur
sa liste les principaux opposants
au projet du géant américain.
« C’est un milieu toxique »
Le maire sortant aurait aussi pu
apporter son soutien à son ad-
joint à la démocratie participa-
tive, Thomas Scuderi, aussi candi-
dat. Initialement désigné par les
militants socialistes locaux pour
être leur chef de file, ce dernier
avait vu son investiture gelée par
Paris en raison des doutes sur la
validité de ce scrutin interne. La
socialiste Christiane Pallez était
également candidate. Celle qui
avait repris l’équipe et le pro-
gramme d’une figure politique
rectionnelle l’attend le 3 mars
pour des faits de harcèlement mo-
ral sur deux employées de la CCIR.
Référent LRM à Saint-Paul, Jean-
Pierre Armoudom se dit « débous-
solé » par le choix de la commis-
sion d’investiture. « Je suis un des
“marcheurs” de la première heure
à La Réunion, déclare-t-il. On fait fi
de l’idéal et de l’éthique d’En mar-
che ! qui prône la probité et l’exem-
plarité. Les militants sont estoma-
qués. Ce n’est pas l’ADN de notre
mouvement. D’ailleurs, la première
référente départementale a choisi
de démissionner. » M. Armoudom
dit avoir appris « dans la presse » le
soutien de la LRM à M. Sinimalé,
alors qu’il préparait une liste de
son côté. « Personne ne m’a pré-
venu. Ni localement ni à Paris. C’est
une façon un peu cavalière de
faire. » Le dentiste entend mainte-
nir sa liste. « Nous sommes entrés à
En marche ! pour une autre façon
de faire de la politique et nous som-
mes phagocytés par des décisions
et des élus qui sont les mêmes
qu’avant », proteste-t-il.
Pour Farid Mangrolia, responsa-
ble de LRM à La Réunion, qui
revendique 2 000 adhérents, ces
choix répondent à une stratégie
nationale. Le soutien est accordé à
des élus en place qui ont plus de
chances que des candidats issus
du parti. « Il ne faut pas se tromper
de combat, défend M. Mangrolia.
Nous avons intérêt à travailler avec
des personnes d’expérience. » Le
responsable plaide pour le « dé-
passement des étiquettes ».
Dans le sud de l’île, un soutien
au maire LR Michel Fontaine est
sérieusement envisagé. Et à Sain-
te-Suzanne, dans l’est, la référente
locale LRM est venue appuyer le
maire sortant Maurice Gironcel,
un pilier du Parti communiste
réunionnais. Selon Farid Mangro-
lia, des rapprochements sont éga-
lement en discussion avec trois
autres maires sortants. p
jérôme talpin
locale, Jean-Michel Toulouze,
décédé brutalement en octo-
bre 2019 alors qu’il venait
d’annoncer sa candidature, s’est
retirée le 8 février pour limiter la
dispersion des voix de gauche.
A ces adjoints ou anciens ad-
joints, Dominique Gros a donc
préféré son ancien collaborateur.
Avec un argument : « Il est jeune
dans une ville qui est devenue
jeune dans son état d’esprit. » Le
rassemblement autour de Xavier
Bouvet a tout de même un centre
de gravité : EELV. Le vert, c’est
d’ailleurs la couleur devant la-
quelle il pose pour ses affiches de
campagne. Le candidat a encore
du mal avec la notoriété, la per-
sonnification d’un projet.
« C’est un milieu toxique », dit
M. Bouvet, qui fait l’objet d’une
enquête à la suite d’une plainte
dénonçant les conditions de la
rupture conventionnelle dont il a
bénéficié pour quitter la direction
de l’agence d’attractivité de la mé-
tropole, afin de se lancer en politi-
que. « Les politiques sont des écor-
chés vifs, les victimes d’un système
hystérisé, poursuit-il. J’aspire à
autre chose. J’espère pouvoir trou-
ver un équilibre entre mon engage-
ment et ma vie personnelle. » Cer-
tains y verront une forme de fraî-
cheur. D’autres, de la naïveté. p
anthony villeneuve
Un terroriste basque
empêché de sortir
trois heures à l’air libre
Le parquet antiterroriste s’est opposé à la
demande d’un homme détenu depuis 30 ans
J acques Esnal, 69 ans, est
incarcéré depuis vingt-neuf
ans et dix mois pour avoir
participé à des attentats et
des assassinats en Espagne avec
l’organisation séparatiste basque
ETA. La période de sûreté de dix-
huit ans qui accompagnait sa
condamnation à la réclusion à
perpétuité a pris fin depuis douze
ans, ce qui l’autorise à solliciter un
aménagement de peine. Sa pre-
mière et unique demande de libé-
ration sous contrainte examinée
à ce jour a été rejetée en 2014.
Cette fois, ce détenu incarcéré à
la maison centrale (réservée aux
condamnés à de longues peines)
de Saint-Martin-de-Ré (Charente-
Maritime) a demandé l’autorisa-
tion d’une « sortie sous escorte ».
En l’occurrence une sortie spor-
tive, consistant en une marche
rapide de deux heures trente, avec
trois autres condamnés. Le tout,
bien sûr, escorté par des sur-
veillants pénitentiaires. Le juge
chargé à Paris de l’application des
peines des terroristes a autorisé le
31 janvier cette sortie program-
mée pour le 4 février. Le parquet
antiterroriste a fait appel. L’appel
étant suspensif, la sortie a eu lieu…
sans M. Esnal. Interrogé par Le
Monde, le parquet national anti-
terroriste n’a pas donné d’explica-
tion sur son opposition à voir cet
homme profiter d’une première
sortie en trente ans de détention.
« Acharnement injustifiable »
En revanche, le juge parisien a mo-
tivé sa décision sur deux pages. On
y apprend que le juge d’applica-
tion des peines de La Rochelle,
dont dépend la prison de Saint-
Martin-de-Ré, y était favorable et
que le service pénitentiaire d’in-
sertion et de probation a donné
un « avis très favorable (…) au motif
qu’il n’a aucun doute sur le com-
portement et le respect du cadre de
cette permission sportive ».
Le chef de détention a également
émis un avis « très favorable, quali-
fiant le comportement de M. Esnal
d’exemplaire ». La direction de la
prison ajoute qu’il « a poursuivi
une détention sans incident et dans
le respect des personnels et qu’une
sortie encadrée a tout son sens ».
M. Esnal avait récemment déposé
P OLI T IQU E
Le RN lance une
campagne d’emprunt
La présidente du Rassemble-
ment national, Marine Le
Pen, a annoncé, samedi 8 fé-
vrier, en Gironde, le lance-
ment d’une nouvelle campa-
gne d’emprunt auprès des
Français pour financer ses
campagnes électorales. Cette
annonce intervient alors que
le parti d’extrême droite est
convoqué, le 2 juin, devant
une juridiction russe pour le
non-remboursement d’un
prêt de 9,14 millions d’euros.
Au printemps 2019, à la veille
des élections européennes, le
parti de Marine Le Pen avait
déjà lancé un « emprunt
patriotique » qui avait alors
permis de lever 4 millions
d’euros, pour faire face au
refus des banques de lui prê-
ter de l’argent. – (AFP.)
Sibeth Ndiaye favorable
à une banque
de la démocratie
La banque de la démocratie,
projet de financement des
partis politiques par le crédit,
est « une bonne idée », selon la
porte-parole du gouverne-
ment Sibeth Ndiaye, diman-
france | 9
M. Esnal avait
demandé une
sortie sportive,
consistant en
une marche
rapide de deux
heures trente
une nouvelle demande d’aména-
gement de peine qui doit être
examiné le 13 mars. Dans le cadre
de cette procédure, la commission
pluridisciplinaire des mesures de
sûreté a donné un avis favorable.
La courte sortie du 4 février devait
« permettre d’évaluer son compor-
tement à l’extérieur » en amont de
l’audience du 13 mars.
Michel Tubiana, ancien prési-
dent de la Ligue des droits de
l’homme, observe que si M. Esnal
avait été jugé en Espagne pour ces
crimes commis en Espagne, la
peine maximale qu’il encourait
était de trente ans de prison. Il
serait donc déjà libre ou sur le
point de sortir de prison. L’avocat
évoque « un acharnement injusti-
fiable du parquet antiterroriste ».
Pour décider d’un aménage-
ment de peine ou d’une permis-
sion de sortir, la justice examine le
risque de réitération et l’existence
d’un cadre familial, professionnel,
ou associatif susceptible d’appor-
ter des garanties pour la réinser-
tion. La femme de M. Esnal et des
membres de sa famille viennent
régulièrement le voir au parloir.
Un collectif d’avocats et de ma-
gistrats estimait dans Le Monde du
10 janvier au sujet de certains Bas-
ques que la justice faisait le choix
« de laisser mourir des condamnés
en prison ». Il remarquait que la
cour d’appel de Paris refuse systé-
matiquement toutes les deman-
des d’aménagement de peine for-
mulées par une poignée d’etarra,
ces terroristes qui ont tué au nom
de la cause basque. Leurs deman-
des sont rejetées au motif qu’« au
regard de l’exceptionnelle gravité
des faits, la peine doit garder tout
son sens et son effectivité en s’exé-
cutant dans la durée ». Laquelle ? p
jean-baptiste jacquin
che 9 février, sur LCI. « On voit
bien qu’il peut y avoir des diffi-
cultés pour des organisations
partisanes d’accéder au crédit,
et donc il faut qu’on puisse re-
mettre les choses sur le tapis
dès que possible », a-t-elle pré-
cisé. Portée par François Bay-
rou lorsqu’il avait été briève-
ment garde des sceaux
en 2017, l’idée avait été enter-
rée par le gouvernement mi-
2018, au motif, notamment,
des problèmes de neutralité
que poserait l’immixtion de
l’Etat dans le financement des
partis. – (AFP.)
JEU NE SSE
Consultation sur
le service civique
Le service civique, qui a attiré
plus de 430 000 jeunes vo-
lontaires depuis sa création, il
y a dix ans, fera l’objet, à par-
tir de lundi 10 février, d’une
consultation en ligne pour es-
quisser des pistes quant à son
évolution possible dans les
années à venir. Les internau-
tes peuvent donner leur avis
sur consultation.service-civi-
que.gouv.fr. Les enseigne-
ments de cette consultation,
ouverte jusqu’au 10 mars, fe-
ront l’objet d’un rapport re-
mis fin mars. – (AFP.)
10 | france 0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020

Enseignants-chercheurs, entre colère et désespoir

Conditions de travail dégradées, manque de moyens, quête de sens… Des universitaires témoignent

L
es mines sont graves en
cette fin d’après-midi,
place de la Sorbonne, à Pa-
ris. « Merci d’être venus
pour réfléchir ensemble à la ma-
nière dont nous pouvons mettre fin
à cette souffrance au quotidien
dont l’université est devenue le
théâtre », déclame au micro, ven-
dredi 7 février, une enseignante-
chercheuse dont le visage est cou-
vert d’un masque blanc, comme la
vingtaine de collègues qui l’entou-
rent. « Nous sommes épuisés et,
pourtant, nous n’avons pas le
temps de travailler », poursuit-elle
devant le groupe venu participer à
cette « performance », avant de lis-
ter les tâches qui s’accumulent, le
manque de moyens, la précarité.
Depuis plusieurs semaines, un
vent d’inquiétude et de colère
monte chez les universitaires, en
parallèle à la contestation de la ré-
forme des retraites. Un mouve-
ment qui se dessine à coups de
centaines de « motions », signées
par les facultés, les laboratoires,
les présidences d’établissement,
de journées « université morte »
et de happenings en tout genre,
comme ce « mur de codes » monté
jeudi par des juristes franciliens
pour protester devant le minis-
tère de l’enseignement supérieur.
S’il est difficile d’évaluer l’ampleur
de la mobilisation, cela faisait au
moins dix ans qu’on n’avait pas vu
les universitaires donner ainsi de
la voix, entend-on parmi les ob-
servateurs du monde de l’ensei-
gnement supérieur.
Au-delà du nouveau système de
retraites – pénalisant pour les en-
seignants-chercheurs, comme
pour l’ensemble des enseignants –
qui a peu mobilisé dans la com-
munauté, le détonateur est venu
d’une autre réforme, qui touchera
au quotidien des universités : la loi
de programmation pluriannuelle
de la recherche. Promise par le
premier ministre en février 2019,
celle-ci doit permettre à la recher-
che d’être financée par l’Etat à
hauteur des 3 % du PIB. Le texte
n’est pas encore connu, mais ses
orientations se sont précisées
dans trois rapports préparatoires
et au gré des échanges entre gou-
vernement et syndicats.
« On tire sur la corde depuis trop
longtemps. Il n’est pas possible d’al-
ler plus loin encore dans la compé-
tition, la précarité, l’asphyxie bud-
gétaire des universités », résume
Mathias Millet, sociologue à l’uni-
versité de Tours. Certaines mesu-
res envisagées dans la réforme
font déjà figure de casus belli,
comme la création de nouveaux
contrats alternatifs à la fonction
publique, et surtout l’absence de
signaux sur un plan de recrute-
ment. Symbole du climat, une
coordination nationale des « facs
et des labos en lutte » a voté « l’ar-
rêt » de l’université et de la recher-
che à compter du 5 mars.
« Colère et abattement »
La ministre de l’enseignement su-
périeur, Frédérique Vidal, évoque
des « inquiétudes infondées », dues
à des « affirmations souvent erro-
nées » sur un texte qui ne sera dé-
voilé qu’au printemps. Mais un
malaise plus profond s’exprime
désormais dans les rangs des uni-
versitaires. « Le mot “malaise” est
trop faible, c’est un mélange de co-
lère et d’abattement qu’on ressent,
avec la perte de sens de ce que doi-
vent être l’enseignement supérieur
et la recherche », dit Gabriel Gal- Des personnels de l’éducation manifestent contre la réforme des retraites, à Paris, le 24 janvier. BENJAMIN GIRETTE POUR « LE MONDE »
vez-Behar, doyen de la faculté des
humanités à Lille. Celle-ci a
adopté, le 6 février, une motion que année, des « gels » de postes dissent le quotidien. « J’adore mon manques, il a effectué, l’an der-
exprimant sa « défiance » concer- qui interviennent au gré des plans métier, tient à rappeler Olivier Da-
« Le mot nier, en plus de son service,
nant le futur texte de loi, et son d’économies mis en œuvre dans zel, professeur d’acoustique de “malaise” est trop 186 heures « complémentaires ».
« opposition à toute mesure qui les facultés, c’est-à-dire des postes 45 ans, de l’université du Mans, « Les universitaires sont très en-
viendrait fragiliser encore davan- de fonctionnaires non remplacés, mais je n’imaginais pas qu’il allait
faible. L’université gagés dans le service public. Arrêter
tage la situation de l’université ». ou remplacés par des personnels se transformer comme ça. » Les est au bord de faire cours, de faire ses recher-
Pour le doyen, dont l’établisse- vacataires ou contractuels. chercheurs sont fatigués de de- ches, est bien souvent vécu comme
ment déploie actuellement un « On gère la pénurie, estime voir passer plus de temps à « cher-
du gouffre » un crève-cœur », rappelle François
plan d’économies, « l’université M. Millet. Pour mettre des ensei- cher des financements » qu’à GABRIEL GALVEZ-BEHAR Sarfati, chercheur en sociologie,
est au bord du gouffre ». gnants devant nos étudiants, on « chercher » tout court, avec le dé- doyen de la faculté fin connaisseur du monde univer-
A Lille comme ailleurs, les doit embaucher sur des postes pré- veloppement du financement sur des humanités à Lille sitaire. Un milieu où la mobilisa-
causes sont connues : un nombre caires des jeunes enseignants-cher- appel à projets. tion n’a rien d’évident, avec le pré-
d’étudiants en forte hausse cette cheurs sans poste. On fait des cho- Antoine Gaudin, maître de con- cédent de 2009 : « De nombreux
dernière décennie (environ ses contraires à nos valeurs en se férences en cinéma à Sorbonne- universitaire, doyen d’une grande universitaires sont marqués par ce
200 000 jeunes supplémentaires retrouvant complice d’un système Nouvelle (Paris-III), a commencé, faculté, quinze ans de métier, en mouvement très long, massif, con-
depuis 2010) pour un nombre qui entretient la précarité. » « On le 1er février, comme plusieurs col- témoigne aussi anonymement : tre la loi sur l’autonomie des uni-
d’enseignants-chercheurs qui dé- est devenu une agence d’intérim », lègues de sa faculté, une « réten- « En décembre, tous les jours, je versités et les attaques envers le
cline (90 800 enseignants titulai- confie tristement une de ses collè- tion des notes » des étudiants. croisais une personne en larmes, statut des enseignants-chercheurs,
res en 2017-2018, soit 1 200 de gues francilienne, qui fait état « C’est une action difficile pour un enseignant, un personnel vécu comme un échec. Ça a créé
moins qu’il y a dix ans, d’après les d’un travail chronophage, mais nous mais c’est le dernier recours, il administratif, un responsable de une forme de désespérance. »
chiffres du Snesup-FSU). Et, cha- aussi de l’absence de perspectives y a urgence », dit cet enseignant. département… » L’inquiétude se cristallise
à offrir à ses doctorants. Pablo Rauzy, maître de confé- autour d’une loi qui doit traiter de
A Rennes, à Clermont-Ferrand, « Sentiment de mépris » rences, et ses collègues en infor- revalorisations salariales, dans un
au Mans ou à Lyon, les mêmes S’il n’existe pas d’indicateur pour matique, à Paris-VIII, ont passé un secteur où le gel d’indice et la
paroles reviennent sur la dégra- l’ensemble des universités sur la cap « difficile », le 4 février : ils ont perte de pouvoir d’achat pèsent
dation des conditions de travail. souffrance au travail, celle-ci est voté la fermeture, en 2020, de la depuis des décennies sur une pro-
« On ne peut plus remplir comme il prégnante, à écouter les ensei- première année de licence qui ac- fession surdiplômée qui débute
se doit notre mission de service gnants-chercheurs. Antoine Gau- cueille actuellement quelque avec un salaire net de moins de
public », estime Aurore Chai- din accepte de parler à visage dé- 150 étudiants, pour 2 400 candi- 2 000 euros. « L’aigreur vient aussi
gneau, doyenne de droit de Nan- couvert, sur ce sujet encore ta- datures. S’il est difficile de savoir du sentiment de mépris que nous
terre. La professeure met en cause bou : il a fait un burn-out, il y a si ce vote sera suivi d’effet, « la si- ressentons, avec une déconsidéra-
le « marasme administratif » de sa deux ans – arrêté un mois. « Il n’y a tuation n’est plus tenable », juge tion totale en termes de rémunéra-
faculté, en raison du manque pas de rapport de causalité unique, l’universitaire, qui rappelle que tion », estime Julien Boudon, pro-
criant de personnels administra- évidemment, mais j’avais le senti- les effectifs d’étudiants ont déjà fesseur de droit à Reims, qui tient
tifs. « Aujourd’hui, on voit des ment de ne plus y arriver, j’avais été doublés en travaux pratiques, à rappeler un chiffre : la rémuné-
collègues enseignants-chercheurs beau travailler cinquante à beaucoup d’options ont été sup- ration des enseignants-cher-
qui s’en vont, dit-elle, ça arrive tous soixante-dix heures par semaine – primées, et que même des cours cheurs français plafonne à 63 % de
les ans. » Dans les discours des ce qui me convient –, malgré mes obligatoires ne peuvent plus être celle de leurs homologues des
universitaires, les tâches adminis- soirs et week-ends, je n’arrivais plus dispensés, faute d’enseignants et pays de l’OCDE. p
tratives qui se sont ajoutées alour- à faire les choses bien. » Cet autre de moyens. Pour combler les camille stromboni

« Comme à l’hôpital, on détruit la conception du service public »

le sociolinguiste Philippe Blanchet,
président du conseil académique de l’uni-
versité Rennes-II, dénonce les « politiques
néolibérales » menées dans l’enseigne-
ment supérieur, dans un essai publié le
5 février, intitulé Main basse sur l’université
(Editions Textuel, 144 p., 15,90 €).
Dans votre livre, vous estimez
que l’on assiste à une véritable
« casse de l’université ». Pourquoi ?
Les politiques publiques menées dans
l’enseignement supérieur et la recherche
vont dans le même sens depuis trente ans,
la casse du modèle qui dominait en France
depuis 1945, celui d’un service public gra-
tuit et accessible à tous. Dans les années
1980, il y a eu les premières attaques avec la
tentative de la loi Devaquet, qui portait
l’idée d’une université sélective et payante.
Depuis, cela n’a pas cessé : l’université est
passée à la moulinette des idées néolibéra-
les, avec toujours moins d’emplois perma-
nents et de financements, toujours plus
d’appels à projets et de concurrence.
Récemment, on peut citer Parcoursup, qui
a créé un système de compétition à l’entrée
de l’université, ou le plan « Bienvenue en
France », qui augmente les droits d’inscrip-
tion des étudiants étrangers. Comme à
l’hôpital ou dans la justice, on détruit petit
à petit la conception de service public.
Pourquoi la loi dite « sur l’autonomie
des universités », qui date de 2007, cons-
titue-t-elle l’attaque « la plus frontale » ?
La loi LRU [Liberté et responsabilité des
universités], affichée comme une loi sur
l’autonomie des universités, a, dans les
faits, réduit toutes les marges de
manœuvre des établissements. La raison
est simple : sur le papier, l’Etat a donné
l’autonomie budgétaire aux universités,
mais les budgets qu’il leur attribue n’ont ja-
mais suivi. Alors que le nombre d’étudiants
n’a cessé d’augmenter, de même que les
charges qui pèsent sur elles. Autrement dit,
on a mis les universités dans des difficultés
financières. On les a obligées, ainsi, à en-
chaîner les plans d’économies, à fermer des
postes, et à rentrer dans la logique des ap-
pels à projets, de compétition, seul moyen
d’obtenir dès lors des moyens. La loi de 2013
sur l’enseignement supérieur et la recher-
che, sous le quinquennat Hollande, n’a ap-
porté que de petits correctifs, tout en pour-
suivant le lâchage budgétaire et financier.
L’autonomie, les appels à projets,
la compétition… N’est-ce pas le modèle
qui domine à l’international ?
Cela a beau être un modèle qui a été im-
posé dans de nombreux pays, la France
s’est construite sur celui du service public,
et ce n’est pas un progrès, au contraire, d’y
renoncer, en cédant à une idéologie dange-
reuse à terme pour nos sociétés. Le propre
d’une idéologie, c’est la croyance dans un
système d’idées qui n’est pas discutable,
comme s’il n’y avait pas d’alternative. Pour-
tant, cela fait une vingtaine d’années que la
recherche française est en décrochage à
cause de ces politiques. Tout le monde se
plaint de ce système, les chercheurs savent
que la recherche a besoin de temps long, de
collaboration et d’indépendance des pres-
sions politiques et financières. p
propos recueillis par c. st.

0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020
Affaire du chirurgien pédophile :
« Ma fille a brisé le silence »
Laura et Jérôme Loiseau, les parents de la petite fille qui a dénoncé
Joël Le Scouarnec, veulent que le procès prévu mi-mars soit public
RÉCIT
jonzac (charente-maritime) -
L
envoyés spéciaux
a petite titube de fatigue,
mais elle reste debout,
puis repart à l’assaut de
l’autre combattante. Son
père la suit des yeux, assis au
milieu des parents qui assistent à
ce tournoi de judo, en Charente-
Maritime. La petite avait com-
mencé par pratiquer la danse,
mais ce n’était pas ça. Elle a 9 ans.
Au tour précédent, elle a gagné
contre une ceinture orange, d’un
niveau supérieur au sien. Mainte-
nant, on voit trembler ses jambes,
mais c’est le cœur du père qui flan-
che d’un coup. « Ma fille a brisé un
silence, long de plusieurs décen-
nies. Elle continue de se battre, à sa
manière. Et moi, je vais rester assis
à la regarder ? »
C’est elle, la petite, qui fait arrê-
ter Joël Le Scouarnec, en mai 2017,
ce chirurgien aujourd’hui soup-
çonné d’avoir commis des centai-
nes de viols et d’agressions
sexuelles pédophiles. Une en-
quête préliminaire est toujours
en cours sur 349 victimes poten-
tielles, des enfants hospitalisés
dans la douzaine d’établisse-
ments où le médecin a opéré
durant plus de trente ans.
« Petit papy courtois »
Mais un premier procès aura lieu,
du 13 au 17 mars, devant la cour
d’assises de Saintes, où
Le Scouarnec comparaîtra pour
viols et agressions sexuelles face
à deux nièces, une jeune pa-
tiente… et la petite. Depuis le dé-
clenchement de l’affaire, ses pa-
rents, Laura et Jérôme Loiseau,
ont l’impression que le silence
dure encore. « Les magistrats
nous ont recommandé de nous
taire, pour protéger les victimes,
selon eux. Mais le problème serait
plutôt que d’autres n’ont rien dit.
Pourquoi sa famille n’a pas parlé ?
Rien ne serait arrivé à notre fille. »
Avant l’audience, ils ont décidé
« de faire le travail », assistés de
leur avocate, Francesca Satta. Ils
veulent que le procès soit public
et doivent tenir une conférence
de presse, vendredi 14 février, à
La fin de vie à domicile bientôt facilitée
La Haute Autorité de santé ouvre la voie à une plus grande accessibilité du midazolam
L
e signal était attendu par de
nombreux médecins géné-
ralistes amenés à prendre
en charge des patients en fin de
vie à domicile. Dans une recom-
mandation de bonne pratique
publiée lundi 10 février, la Haute
Autorité de santé (HAS) ouvre la
voie à une plus grande accessibi-
lité au midazolam, un puissant sé-
datif utilisé pour mettre en œuvre
les sédations profondes et conti-
nues jusqu’au décès définies par la
loi Claeys-Leonetti de 2016, délivré
par les pharmacies hospitalières.
Début janvier, plus de 1 000 pra-
ticiens avaient signé un texte de
soutien à un généraliste normand
provisoirement interdit d’exer-
cice pour avoir administré ce
médicament – obtenu de manière
irrégulière – à des patients en fin
de vie. Dans ce texte publié à l’ini-
tiative de la Fédération des méde-
cins de France, les professionnels
de santé libéraux réclamaient
d’avoir « les mêmes droits que leurs
collègues hospitaliers, dans leca-
dre de la loi Leonetti, sans risquer
de se faire interdire d’exercice ».
Le chirurgien
comparaîtra
pour viols et
agressions
sexuelles face à
deux nièces, une
jeune patiente…
et la petite voisine
Paris. « On veut lui faire baisser la
tête, tout grand chirurgien qu’il
est. » Laura Loiseau travaille dans
l’aide à la personne, son mari est
chauffeur routier.
Quand les Loiseau se sont instal-
lés à Jonzac, en mars 2014, Joël
Le Scouarnec habitait déjà la
porte à côté, un « petit papy cour-
tois », 66 ans. Dans la rue, il rase
les murs, silhouette voûtée, che-
veux blancs en couronne, pres-
que peureux. Jérôme et Laura
Loiseau lui trouvent « quelque
chose de mystérieux ». Sa maison
semble à l’abandon, des portes
vermoulues, des vitres opaques à
force de n’être pas lavées, des
odeurs parfois désagréables.
Jamais de visites. La nuit, de la
musique forte, « des airs de
messe ». Ou bien, c’est la télé qui
mouline le même générique jus-
qu’au matin, comme s’il regardait
une seule émission, en boucle.
« Mais quand est-ce qu’il dort ? », se
demande la mère de la petite fille.
Un dimanche, où Jérôme taille les
lilas, perché sur un escabeau, il le
surprend par-dessus les canisses,
nu dans son jardin. L’autre saute
sur son short. Gêné, Loiseau s’ex-
cuse. « Mais on ne juge pas les gens
à leur mode de vie, n’est-ce pas ? »
Un arbre tombé à cause de la
tempête rapproche les voisins.
Les Loiseau aident Le Scouarnec à
le dégager. Il se présente : « Chirur-
gien. » Le mot l’enveloppe tout en-
tier, une cape de respectabilité.
« Aussitôt, on imagine le gars
bien », se souvient Jérôme. A son
tour, Le Scouarnec les dépanne
d’une ordonnance. Sa femme est
restée en Bretagne, raconte-t-il,
lorsqu’il a pris son poste à l’hôpi-
tal de Jonzac.
Des personnalités comme
Didier Sicard, l’ancien président
du Comité consultatif national
d’éthique, avaient également
plaidé la nécessité de faciliter l’ac-
cès au midazolam qui n’est pas,
avait rappelé ce dernier, « un mé-
dicament euthanasique », mais
un « médicament qui soulage
parfois jusqu’à la mort ». « Si on ne
donne pas les moyens aux méde-
cins de ville de [le] prescrire, alors
on fragilise la loi [de 2016 sur la fin
de vie]. On la vide d’une grande
partie de son intérêt », avait
estimé dans un entretien au
Monde Véronique Fournier, la
présidente du Centre national des
soins palliatifs et de la fin de vie.
Débloquer la situation
La HAS, qui s’était autosaisie de ce
sujet dès 2018, recommande
formellement aux pouvoirs
publics de permettre la dispensa-
tion en ville de ce médicament
dont l’autorisation de mise sur le
marché (AMM) ne prévoit qu’une
utilisation pour des anesthésies.
« Aucun médicament en France n’a
Il leur arrive de discuter, le long
de la clôture entre les deux jar-
dins, comme cet après-midi où la
famille Loiseau rentre de balade,
en avril 2017. Jérôme montre les
photos de la journée sur son télé-
phone portable, sa fille à ses côtés.
Le Scouarnec essaie de faire jouer
l’enfant avec son doigt. La petite
se braque, insiste pour rentrer au
salon. Là, elle dit à son père : « Tu
ne te fâcheras pas ? Tu jures ? Hier,
le monsieur m’a montré son zizi. »
Elle décrit des « poils », « un bout
rouge ». Son frère, plus jeune,
jouait près d’elle. La petite a peur
de partir en prison.
Pour Jérôme Loiseau, le monde
vient de s’écrouler. Lui-même,
tout gamin, a été agressé sexuelle-
ment par un voisin. Avec Laura, ils
s’étaient juré que ça n’arriverait
pas chez eux. Et voilà qu’il n’a rien
vu, qu’il n’a pas su protéger les
siens, l’impression d’une chaîne
sans fin, où la blessure des enfants
abusés vient frapper chaque géné-
ration. « Plein de choses me sont
passées par la tête, dont celle de le
tuer. » Il se voit sauter la haie et
attraper Le Scouarnec à la gorge.
En pleurs, Jérôme Loiseau appelle
le père de sa femme, le seul à qui le
couple fait confiance. « Sans lui, je
l’aurais fait. Tuer un chirurgien, la
peine doit être lourde. »
A la gendarmerie de Jonzac,
l’affaire commence par étonner.
« Un chirurgien ? Impossible dans
une petite ville comme ici. Vous
êtes tombé sur un fou qui se fait
passer pour chirurgien. » Coup de
téléphone à l’hôpital : Le Scouar-
nec se révèle être un spécialiste de
la médecine viscérale, compétent
et apprécié. De premières déposi-
tions sont enregistrées, les 24 et
26 avril 2017. « Mais les gendarmes
nous ont expliqué ne pas pouvoir
intervenir avant le 2 mai, à cause
du week-end férié. Ils nous ont
conseillé : surtout ne sortez pas »,
raconte Jérôme Loiseau.
Ces quelques jours enfermés
chez eux, tout près de Le Scouar-
nec, ressemblent à un supplice,
dans son souvenir. Jérôme finit
par ne plus tenir. Il veut le voir. Au
prétexte d’un bricolage, le père se
risque sous la véranda. Il entend le
chirurgien remuer, juste de l’autre
aujourd’hui d’AMM pour la séda-
tion profonde, continue et mainte-
nue jusqu’au décès », souligne la
HAS, où l’on juge « assez exception-
nel » de faire ainsi de telles
recommandations « hors AMM ».
Dans le document publié lundi,
l’autorité sanitaire livre un
« guide pratique » de l’usage du
midazolam, « en première inten-
tion », à l’hôpital comme à domi-
cile, dans le cadre d’une sédation
profonde, continue, maintenue
jusqu’au décès, en rappelant que
Le midazolam
n’est pas
« un médicament
euthanasique »,
a rappelé
l’ex-président du
Comité consultatif
national d’éthique
Didier Sicard
côté des canisses. Puis l’appeler :
« M. Loiseau… M. Loiseau… ».
Jérôme hésite. Et rentre sans ré-
pondre, comme on se sauve.
La perquisition a finalement
lieu le 2 mai 2017 : elle permet de
découvrir une vingtaine de pou-
pées, nues pour la plupart, certai-
nes de la taille d’un enfant. A
l’une, des menottes ont été ajou-
tées, à l’autre un sexe en silicone.
Des ordinateurs et une cinquan-
taine de disques durs – dont quel-
ques-uns cachés sous le matelas –
laissent suspecter du matériel
pédopornographique, délit pour
lequel Le Scouarnec avait déjà été
condamné à quatre mois avec
sursis, en 2005.
« Je suis un pédophile »
Lors d’une garde à vue, à Jonzac,
un gendarme demande au méde-
cin jusqu’où « il imaginait aller »
avec la petite. Réponse : « Comme
un pédophile qui prend du plaisir à
voir une fillette dénudée. Je suis un
pédophile. » Entre-temps, l’enfant
a raconté à sa mère que Le Scouar-
nec aurait aussi passé son bras
par-dessus la clôture pour la tou-
cher avec ses doigts. « L’hymen
comporte une perforation centrale
avec deux déchirures complètes (…)
récentes, et pouvant correspondre
à la date des faits décrits », établit
un certificat médical, le 4 mai 2017.
En fait, le chirurgien pistait la
famille depuis son arrivée.
Aujourd’hui, à quelques semaines
des assises, il reconnaît les faits
contre la petite, sauf le viol, selon
son avocat, Thibaut Kurzawa.
Partie civile, Jérôme attend le
procès, impatiemment. L’avoir
enfin devant lui, le regarder dans
les yeux. Parfois, un regret le tra-
verse. « Et lui, qu’est-ce qu’il pense ?
Est-ce que je ne suis pas en train de
lui faire plaisir ? Il est peut-être heu-
reux d’être sous les projecteurs. »
Au mur du salon, une photo mon-
tre la petite dans son kimono de
judo. La famille l’a baptisée « le hé-
ros », « parce qu’elle a démantelé le
plus grand pédophile de France ».
Elle tente un sourire. Succès mi-
tigé. Elle ne désigne le chirurgien
que d’un seul nom : « M. Bêtise ». p
florence aubenas
et rémi dupré
celle-ci doit être le fruit d’une pro-
cédure collégiale, qu’elle néces-
site un médecin joignable vingt-
quatre heures sur vingt-quatre
« avec possibilité de visites médi-
cales à domicile », qu’elle suppose
le contact avec un réseau de soins
palliatifs, et, enfin, la disponibi-
lité d’un « lit de repli » à l’hôpital.
« Il y avait une autorestriction
sur ce produit, ce qu’on fait là va
débloquer la situation, c’est grâce à
notre travail que le ministère
pourra prévoir une modification
réglementaire », assure le docteur
Pierre Gabach, le chef du service
des bonnes pratiques profession-
nelles à la HAS. Le 9 janvier, la
ministre de la santé, Agnès Buzyn,
avait annoncé vouloir que « des
travaux soient menés de manière
urgente par [ses] services » pour
faire évoluer cette situation, en
lien avec les recommandations de
la HAS et « de manière cohérente »
avec la construction du nouveau
plan de développement des soins
palliatifs et l’accompagnement
des patients en fin de vie. p
françois béguin
Le PDG d’ADP condamné
pour « recel de violation
du secret de l’enquête »
La police avait retrouvé chez Augustin
de Romanet des éléments d’une enquête
du Parquet national financier le visant
C’
était l’affaire dans l’af-
faire. En janvier 2017, le
parquet de Paris avait
ouvert une enquête préliminaire
pour « violation du secret de l’en-
quête » après avoir découvert, lors
d’une perquisition au domicile de
l’actuel PDG de Groupe ADP,
Augustin de Romanet, un do-
cument synthétisant des élé-
ments d’une autre enquête le vi-
sant, ouverte en décembre 2014
pour « abus de biens sociaux » et
« détournement de fonds pu-
blics », alors en cours au Parquet
national financier (PNF).
Une découverte fort gênante
pour M. de Romanet à un mo-
ment où la justice s’interrogeait
sur la légalité des liens économi-
ques qu’avait entretenus la Caisse
des dépôts et consignations
(CDC), qu’il avait dirigée entre
2007 et 2012, et le consultant mul-
ticarte, proche de Manuel Valls,
Alain Bauer.
Eviter une audience publique
Après trois ans d’enquête, Augus-
tin de Romanet a finalement été
condamné, le 15 janvier, par le tri-
bunal judiciaire de Paris dans le
cadre d’une comparution sur re-
connaissance préalable de culpa-
bilité. Une démarche qui lui per-
met d’éviter une audience publi-
que alors qu’il doit mener la priva-
tisation contestée de Groupe ADP,
qui ouvre notamment la voie à la
cession de la licence d’exploita-
tion de Roissy-Charles-de-Gaulle,
d’Orly et du Bourget.
Devant le juge qui homologuait
la procédure, M. de Romanet a
donc été reconnu coupable de « re-
cel de violation du secret de l’en-
quête » et condamné à 5 000 euros
d’amende, dont 2 000 euros avec
sursis. Une décision signifiant
qu’il n’aurait pas dû posséder chez
lui le document retrouvé par la po-
lice judiciaire dans le cadre de l’en-
HAND I CAP
Réouverture du débat
sur les assistants sexuels
Le gouvernement a rouvert
le débat sur le recours à des
assistants sexuels pour les
personnes handicapées. Ju-
geant que « la société a mûri »
sur le sujet, même s’il reste
« tabou », la secrétaire d’Etat
chargée des personnes handi-
capées, Sophie Cluzel, a saisi
le Comité consultatif national
d’éthique. « Je suis très favora-
ble à ce qu’on puisse accompa-
gner [la] vie intime, affective et
sexuelle » des personnes han-
dicapées, a-t-elle déclaré lors
du « Grand Rendez-vous
Europe 1-CNews-Les Echos »,
dimanche 9 février, deux
jours avant la conférence na-
tionale du handicap. – (AFP.)
JUST ICE
Affaire Dupont de
Ligonnès : Guy Joao
prépare une plainte
Guy Joao, l’homme qui avait
été arrêté par la police écos-
saise, en octobre 2019, sus-
pecté d’être le fugitif Xavier
Dupont de Ligonnès, s’est
confié à Franceinfo, lundi
10 février. Il cherche à com-
prendre qui a bien pu l’incri-
miner et ce qui s’est passé
avec les empreintes le met-
tant en cause, avant qu’un test
ADN ne confirme son iden-
tité. « Il n’y a pas eu d’excuses »,
a-t-il souligné. Guy Joao pré-
voit de déposer une plainte en
Ecosse. Son avocat n’exclut
pas des poursuites judiciaires
contre certains médias.
france | 11
Le patron d’ADP
devra s’acquitter
d’une amende
de 5 000 euros,
dont 2 000 euros
avec sursis
quête du PNF. Il a en revanche ob-
tenu de ne pas voir cette condam-
nation inscrite dans son casier ju-
diciaire. L’enquête n’aura toutefois
pas permis de savoir comment et
par qui ce document était arrivé
jusqu’à lui, M. de Romanet ayant
refusé d’en dévoiler l’origine, ni si
le fameux document lui a permis
de mieux préparer sa défense dans
le dossier principal qui, lui, suit
son cours au PNF.
Les magistrats cherchent ainsi
toujours à déterminer les condi-
tions de la collaboration de
M. Bauer avec la CDC. Ils s’intéres-
sent notamment à une com-
mande de notes sur la sécurité en
France et dans le monde, facturée
200 000 euros annuels à la CDC
par la société AB Conseil, tandis
que, dans le même temps, la CDC
avait acheté plusieurs milliers
d’exemplaires du guide gastrono-
mique Champérard, de la publi-
cation duquel Alain Bauer était
alors directeur.
Ce dernier, tout comme M. de
Romanet, a été entendu libre-
ment à la fin de l’année 2018.
Contacté, l’avocat de M. de Roma-
net, Jean-Marc Fédida, a tenu à
préciser qu’il n’avait « jamais par-
tagé les analyses juridiques et fac-
tuelles du parquet, c’est la raison
pour laquelle le parquet a lui
même proposé de transiger sur
des bases symboliques ». M. de Ro-
manet n’a pas souhaité faire de
commentaire. p
simon piel
FAI TS DI VE RS
Alerte enlèvement :
Vanille retrouvée morte
Vanille, 1 an, la fillette pour la-
quelle une alerte enlèvement
avait été déclenchée samedi
8 février, dans la soirée, a été
retrouvée morte, dimanche,
en fin d’après-midi, à Angers,
dans un conteneur à vête-
ments. Après ses aveux, la
mère, qui présente des trou-
bles psychiatriques, a été pla-
cée en garde à vue pour
« meurtre aggravé ». – (AFP.)
LOI DU 2 JANVIER 1970 - DECRET
D’APPLICATION N° 72-678 DU 20
JUILLET 1972 - ARTICLES 44
QBE EUROPE SA/NV, sis Cœur Défense
– Tour A – 110 esplanade du Général de
Gaulle – 92931 LA DEFENSE CEDEX
(RCS NANTERRE 842 689 556), suc-
cursale de QBE EUROPE SA/NV, dont le
siège social est à 37, Boulevard du Régent,
1000 BRUXELLES - BELGIQUE, fait sa-
voir que, la garantie financière dont bénéfi-
ciait la :
SARL ALTO IMMO
8 rue du Mazel
05000 GAP
RCS: 749 834 032
depuis le 01/10/2016 pour ses activités de :
GESTION IMMOBILIERE cessera de por-
ter effet trois jours francs après publication
du présent avis. Les créances éventuelles
se rapportant à ces opérations devront
être produites dans les trois mois de cette
insertion à l’adresse de l’Établissement
garant sis Cœur Défense – Tour A – 110
esplanade du Général de Gaulle – 92931
LA DEFENSE CEDEX Il est précisé qu’il
s’agit de créances éventuelles et que le pré-
sent avis ne préjuge en rien du paiement
ou du non-paiement des sommes dues et
ne peut en aucune façon mettre en cause
la solvabilité ou l’honorabilité de la SARL
ALTO IMMO.
12 | sports
Teddy Riner au tapis, une première en neuf ans
Renversé à moins de six mois des Jeux de Tokyo, le Français a pris avec sérénité la fin de sa longue invincibilité
JUDO
L
a tête prise à deux mains,
à quelques mètres du ta-
tami, les spectateurs aux
premières loges ont l’air
ahuri de ceux qui assistent à un
événement que l’on pensait im-
possible. La clameur de stupéfac-
tion qui envahit Bercy est bien dif-
férente de celle qui suit habituelle-
ment à la trace le kimono de
Teddy Riner depuis une décennie.
Après neuf ans et demi sans
connaître la défaite et 154 combats
consécutifs remportés, Teddy
Riner n’est plus invincible. Le ju-
doka français, aux dix titres de
champion du monde et deux mé-
dailles d’or olympiques, vient de
chuter lors du troisième tour du
Grand Slam parisien.
Le Japonais Kokoro Kageura,
24 ans, une bonne tête de moins
que son adversaire du jour, sem-
ble lui-même interdit. Il est
l’auteur de ce crime de lèse-ma-
jesté, venu du même pays que le
dernier à avoir battu le Goliath
français, le 13 septembre 2010 en
finale des Mondiaux de Tokyo. En
contrant Riner sur son attaque en
uchi-mata (technique de fauchage
par la jambe entre les cuisses),
Kageura rejoint pour l’histoire
son compatriote Daiki Kamikawa.
« Une piqûre de rappel »
Mais si la défaite devant le public
tokyoïte avait été décriée pour un
arbitrage à domicile contestable,
l’ippon infligé par le jeune
Kageura pendant le golden score
(prolongation du combat durant
laquelle le premier sanctionné
perd le combat) fut limpide. « Sur
lui, il vaut mieux éviter de faire
uchi-mata. Il m’attendait sur cette
technique, j’ai attaqué à fond et il a
simplement esquivé », a reconnu
Teddy Riner, disponible face à la
presse malgré cette défaite aussi
rare qu’inattendue.
Le Français jouit d’un avantage
psychologique sur ses rivaux
mais il se sait éloigné de son
meilleur niveau. Il est « à 60 % »,
estimait son entraîneur Franck
Chambily avant ce retour à Paris –
après sept ans d’absence ; à « 75 % -
80 % », selon Riner lui-même.
En octobre 2019, il lui avait déjà
fallu cinq minutes de prolonga-
tion pour se débarrasser de ce
petit gabarit accrocheur, gaucher,
au tournoi de Brasilia. Une com-
pétition que la star des tatamis
avait finalement remportée en ex-
La famille Pinault reprend la main au Stade rennais
Tandis que le club brille sportivement, son actionnaire a évincé « l’omni-président » Olivier Létang, à la surprise générale
FOOTBALL
rennes - correspondance
L
es supporteurs du Stade
rennais, 3e de Ligue 1, n’ont
sans doute jamais été aussi
comblés : deux campagnes euro-
péennes successives, un trophée
– la Coupe de France 2019 –, après
quarante-huit ans de vaches mai-
gres, et un champion du monde
– Steven Nzonzi – bientôt sur la
pelouse. Alors, le Stade rennais, fi-
dèle à sa réputation de club insta-
ble, a renvoyé son président. Plus
précisément : la famille Pinault,
propriétaire, a renvoyé Olivier
Létang, à la tête des Rouge et Noir
depuis un peu plus de deux ans.
« La vitrine sportive est certes
flamboyante, mais l’envers du dé-
cor est tout autre. Olivier Létang a
contribué à la réussite de l’équipe
mais a aussi provoqué une grande
confusion en coulisses, explique
un proche du club breton. Le pré-
sident a trop souvent cru que le
Stade rennais était son club. » C’est
ce que François-Henri Pinault lui
a reproché, jeudi 6 février, avant
Le Japonais Kokoro Kageura s’est imposé face au double champion olympique, dimanche 9 février, à Paris. LUCAS BARIOULET/AFP
« Je me suis senti
super bien
au niveau judo ;
maintenant,
je pense qu’il m’a
manqué un peu
d’explosivité »
TEDDY RINER
pédiant sa finale en vingt secon-
des face au Brésilien David Moura.
De retour à la compétition en
juillet 2019 à Montréal, après
vingt mois d’absence, Teddy
Riner s’est lancé le défi de revenir
à chaque fois plus fort après les
longues périodes de repos qui
ponctuent ses campagnes victo-
rieuses. A l’évidence, il n’a pas
réussi cette saison.
« C’est un échec, il faut rebondir,
chercher le pourquoi du comment
et surtout repartir au boulot, a-t-il
analysé. Je me suis senti super bien
de le débarquer, à la surprise
générale – à commencer par celle
de l’intéressé.
Bien que peu présents en Breta-
gne, les actionnaires suivent avec
attention l’évolution de la plus
particulière des entreprises de la
famille. François, le père, et Fran-
çois-Henri, le fils, ont toujours re-
vendiqué un lien passionnel avec
le Stade rennais. En acquérant le
club en 1998, les Pinault se sont
promis de le développer pour
« rendre à la Bretagne ce qu’elle
[leur] a donné ».
François-Henri, qui, enfant, a
officié comme ramasseur de bal-
les des Rouge et Noir, martèle
depuis des années le besoin de
« rapprocher le club et son public ».
Olivier Létang s’est trop écarté du
cahier des charges, selon les pro-
priétaires – quand bien même le
Roazhon Park a crié son nom du-
rant le match nul insipide face à
Brest (0-0) samedi soir.
Pourtant, les Pinault avaient cru
trouver le profil idéal en novem-
bre 2017. A peine en place, Olivier
Létang a imposé son « exigence »
au niveau judo ; maintenant, je
pense qu’il m’a manqué un peu
d’explosivité, un peu d’agressivité.
Il m’a en tout cas manqué quelque
chose. » Franck Chambily se sou-
vient qu’en 2010, la défaite au
Japon avait été suivie d’une réac-
tion immédiate. « Il est de cette
veine-là. Je le connais par cœur. Il
va en tirer uniquement du positif.
Ça va l’amener à réfléchir sur sa
pratique, à s’améliorer et à remet-
tre les bouchées doubles. »
Sur le circuit international, la
défaite de Teddy Riner face à
Kageura n’est que la troisième en
douze ans, la première ayant été
infligée par l’Ouzbek Abdullo
Tangriev lors des JO 2008. « C’est
une piqûre de rappel pour lui, es-
time l’ancien judoka Matthieu Ba-
taille, qui l’avait battu en finale du
championnat de France en 2007,
quand Riner avait 17 ans. On savait
que ça pouvait arriver à un mo-
ment. Il faut relativiser : il vaut
mieux perdre ici que lors des JO. »
Teddy Riner exprimait de la
délivrance plus qu’autre chose à la
et son « souci du détail » pour
« performer ». Un mot qu’il marte-
lait à ses équipes en insistant sur
chacune de ses syllabes. Un dé-
fenseur central en surpoids à son
arrivée ? Privé de compétition jus-
qu’à nouvel ordre. Les murs bei-
ges du centre d’entraînement le
dérangent ? Merci de les repein-
dre aux couleurs du club avec une
flopée de mots conquérants. Un
cadre n’applique pas ses consi-
gnes ? Convoqué dans l’instant
pour une soufflante.
Pro-Létang et pro-Stéphan
Ses amis lui ont souvent conseillé
de polir son style rugueux pour
laisser apparaître l’homme jovial
qu’il peut être lorsqu’il se lance
dans un karaoké. « Avec Olivier,
soit tu montes dans le bateau et tu
donnes tout, soit tu descends sans
ménagement », explique un sala-
rié. En quelques mois, la PME
bretonne a accusé le départ de
nombreux cadres.
En septembre 2019, Olivier
Létang a ouvert un conflit avec les
élus rennais en évoquant une
sortie du tatami : « Ça me soulage
aussi parce que cela fait dix ans
que l’on me met une pression
monstre pour que je gagne tout.
C’est sûr que j’adore gagner et que
je déteste perdre, mais cette défaite
va me permettre de mieux tra-
vailler. Il y a forcément de la remise
en question. Cette date tombait à
pic car elle servait aussi à ça, trou-
ver comment être encore meilleur
pour aller chercher ces Jeux. »
« Etre dans les huit premiers »…
Si cette défaite peut avoir des ver-
tus thérapeutiques, elle va déjà
l’obliger à modifier son calen-
drier. Teddy Riner va certaine-
ment ajouter une date à sa prépa-
ration pour tenter de remonter au
classement, lui qui n’a marqué
aucun point à Paris et se retrouve
24e au « ranking olympique », qui
définit les têtes de série pour le ti-
rage au sort des JO de Tokyo.
S’il ne remonte pas dans la hié-
rarchie d’ici à l’été, le Français se
préparerait un parcours tortueux
sur la route d’un troisième titre.
possible délocalisation du centre
d’entraînement et en critiquant la
fiscalité locale. De quoi déstabili-
ser l’hôtel de ville, dont les rela-
tions avec le club sont harmo-
nieuses, au nom de l’estime réci-
proque que se portent François
Pinault et l’ancien maire Edmond
Hervé (PS), père en politique de
l’actuelle édile, Nathalie Appéré.
Surtout, la famille Pinault s’est
agacée du délitement de la rela-
tion entre Olivier Létang et Julien
Stéphan, nouvel homme fort du
club. Arrivé sur la pointe des pieds
après le renvoi de Sabri Lamouchi
du poste d’entraîneur, en décem-
Les Pinault
avaient cru
trouver
le profil idéal,
fin 2017,
en la personne
d’Olivier Létang
« Etre dans les huit premiers, ça
l’écarterait des tout meilleurs et
c’est plus confortable, explique
Franck Chambily. Mais après ce
que j’ai vu aujourd’hui, le plus im-
portant est que Teddy se concentre
sur sa préparation et sur lui-même.
S’il doit battre l’un des meilleurs
dès le premier tour, il le fera. »
Dans la tribune VIP de Bercy, ce
tremblement de terre qui secoue
le judo mondial n’a certainement
pas échappé aux yeux experts de
Yasuhiro Yamashita. A la fois pré-
sident du Comité national olym-
pique japonais et de la Fédération
de judo de son pays, l’ancien
champion olympique 1984, dans
« Ça va l’amener
à réfléchir
sur sa pratique,
à s’améliorer »
FRANCK CHAMBILY
entraîneur de Teddy Riner
bre 2018, l’ancien responsable de
l’équipe réserve est devenu la
coqueluche du public local, dé-
montrant son aisance relation-
nelle et tactique.
Très rapidement, le technicien
s’est irrité de l’ingérence et, par-
fois, du manque de soutien de sa
hiérarchie. « Le projet d’un club est
fort lorsque, dans la tempête, le
bateau ne coule pas. Si, après deux
ou trois défaites, l’entraîneur a le
sentiment d’être fragilisé, ça de-
vient compliqué. Pour obtenir de
bons résultats, il faut un attelage
entraîneur-président solide et
solidaire », expliquait-il au Monde
avant la finale de Coupe de
France, en avril 2019. « Est-ce le
cas ? », avait-on demandé. Julien
Stéphan, embarrassé : « Nous
n’avons pas éprouvé de tempête
suffisamment forte… »
De simples bourrasques ali-
mentées par quelques résultats
mitigés à l’automne ont suffi à
faire vaciller l’équilibre à et scin-
der le club entre pro-Létang et
pro-Stéphan. La famille Pinault a
tranché, préférant l’humilité et
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020
PALMARÈS
JEUX OLYMPIQUES
Teddy Riner a été médaillé
de bronze en 2008 et deux fois
médaillé d’or, en 2012 et 2016,
en catégorie plus de 100 kg.
CHAMPIONNATS
DU MONDE
Huit titres en catégorie plus de
100 kg (2007, 2009, 2010, 2011,
2013, 2014, 2015, 2017) et deux
fois sacré toutes catégories
confondues (2008, 2017).
CHAMPIONNATS
D’EUROPE
Cinq titres (2007, 2011, 2013,
2014, 2016).
DERNIERS RÉSULTATS
Après vingt mois sans combat,
à la suite des Mondiaux, fin
2017, le Français n’a participé
qu’à trois tournois depuis l’été
2019, celui de Paris compris.
Il s’était imposé au Grand Prix
de Montréal début juillet,
puis trois mois plus tard au
Grand Slam de Brasilia.
la même catégorie des lourds,
était lui aussi resté invaincu pen-
dant huit ans et détient toujours
le record en la matière (203 victoi-
res consécutives).
Rencontré samedi par Le Monde,
il n’avait pu réprimer un grand
sourire lorsqu’on l’interrogeait
sur les recettes à appliquer pour
enfin battre le Français. « No com-
ment », avait-il répondu, l’œil
rieur. Avant de rappeler que le
pays du judo avait un affront à la-
ver : « Il y a cinquante-six ans, Akio
Kaminaga a perdu face à Anton
Geesink [judoka néerlandais] en fi-
nale des JO à Tokyo. La plupart des
Japonais attendent une revanche.
Je pense que ça va être dur pour
Teddy Riner. »
L’avertissement ne pouvait être
plus clair : les Japonais sont
convaincus de pouvoir faire tom-
ber Teddy Riner dans six mois,
dans le mythique Nippon Budo-
kan de Tokyo. Depuis l’ippon de
Kokoro Kageura, voilà leur foi
renforcée. p
anthony hernandez
l’ambition dégagées par l’entraî-
neur. Samedi soir, Julien Stéphan
a pesé chaque mot : « C’est une dé-
cision de l’actionnaire que l’on doit
respecter. C’est lui qui impulse la
politique générale du club. (…) Moi,
je suis un simple entraîneur. »
Alors qu’Olivier Létang digère la
sanction « à contrecœur », son
ami, et jusqu’alors numéro 2 du
club, Jacques Delanoë, a été
promu. Proche de François-Henri
Pinault et très apprécié dans la ca-
pitale bretonne, l’ancien publici-
taire doit désormais pacifier le
club afin de préparer le terrain à
un nouveau patron.
La rumeur de l’arrivée d’Arsène
Wenger circule. L’immédiat est
moins glamour, mais pas moins
important : mardi 11 février, le
Stade rennais défie Belfort en
quarts de finale de la Coupe de
France. Une victoire contre cette
modeste équipe de Nationale 2
aiderait à digérer l’épisode Lé-
tang. Une défaite, elle, confirme-
rait l’illustre propension du Stade
rennais à se saborder. p
benjamin keltz
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE | 13
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020

Le monde fait face à de nouveaux risques

Les menaces qui pèsent sur l’économie planétaire sont environnementales, sanitaires ou géopolitiques

U
ne économiste ne de-
vrait pas dire ça, pré-
vient, un brin provo-
catrice, Alicia Garcia-
Herrero, mais la vérité est que l’on
donne trop d’importance à l’éco-
nomie, sans regarder ailleurs. »
Pour l’économiste en chef de la
banque Natixis en Asie-Pacifique,
les menaces qui pèsent sur l’acti-
vité mondiale ne se détectent pas
nécessairement en analysant le
produit intérieur brut (PIB) ou les
indices de production. A l’heure
où le multilatéralisme est en
berne, où le réchauffement clima-
tique s’accélère, où l’épidémie du
coronavirus se propage, de nou-
veaux risques émergent, plus dif-
ficiles à décrypter que ceux aux-
quels les experts sont habitués.
Alicia Garcia-Herrero s’est plon-
gée dans les ouvrages d’histoire et
de politique, comme La Révolte
des masses, écrit en 1929 par le
philosophe espagnol José Ortega
y Gasset, ou Maoism : A Global
History « le maoïsme, une his-
toire mondiale » (The Bodley
Head, 2019), de la sinologue bri-
tannique Julia Lovell.
L’épidémie du coronavirus, par-
tie de Chine, conforte ses intui-
tions : « Elle montre la vulnérabi-
lité d’un pouvoir autoritaire et
personnalisé, qui n’est pas le
mieux préparé pour affronter une
crise, car il empêche la libre circu-
lation de l’information. » Les ris-
ques ne sont plus seulement fi-
nanciers, comme cela a été le cas
en 2008. L’épidémie a révélé la
dépendance du monde envers la
Chine, où la moindre crise de ré-
gime pourrait avoir des consé-
quences planétaires.
« La politique a repris la main sur
l’économie », constate Tania Sollo-
goub, responsable des risques
géopolitiques à la direction des
études économiques au Crédit
agricole, l’une des premières à
s’être intéressée à ces questions.
Dès 2012, au lendemain du « prin-
temps arabe », l’économiste plai-
dait pour « donner une place plus
importante à l’analyse du risque
politique dans les notations souve-
raines et revoir les indicateurs qui
les mesurent ».
Le danger du piratage
La suite lui a donné raison : Brexit,
montée du populisme, révolte
des « gilets jaunes » en France,
manifestations géantes à Santia-
go du Chili, Beyrouth ou Bagdad.
Tous les économistes s’accordent
sur l’origine du mécontentement
social : crise de la représentativité,
chute de la part du travail dans la
valeur ajoutée, accroissement des
disparités de revenus, malaise de
la classe moyenne.
Dans les années 2000, la hausse
des inégalités a été masquée par le
crédit facile et l’endettement des
ménages, avant que tout ne vole
en éclats au moment de la crise de
2009. Les Etats sont désormais au
pied du mur. Les mouvements
sociaux pèsent sur leurs orien-
tations économiques et budgétai-
res, les poussant à augmenter
leurs dépenses publiques au nom
d’un meilleur partage des
richesses. « Les politiques de redis-
tribution qui augmentent la fisca-
lité des entreprises, avec un mar-
ché du travail rigide, obligent les
sociétés à accroître les salaires et
d’autres avantages, et éroderont
les profits. Cela aura des consé-
quences sur les cours des titres et
des obligations des entreprises »,
s’inquiétait BlackRock, premier
gestionnaire d’actifs au monde,
dans sa note de janvier sur les ris-
ques géopolitiques.
A cela s’ajoutent les risques en-
vironnementaux, qui se tradui-
sent par une fréquence plus éle-
vée des catastrophes naturelles et
par la transition vers une écono-
mie verte. La Banque de France a
annoncé qu’elle soumettrait,
pour la première fois en 2020, les
établissements et assureurs fran-
çais à des « stress tests climati-
ques ». Des secteurs entiers sont
exposés aux risques de disrup-
tion technologique ou réglemen-
Aujourd’hui,
le péril n’est plus
seulement
financier, comme
cela a été le cas
en 2008
taire en matière d’énergie renou-
velable. « Les évolutions de nor-
mes antipollution ont, par exem-
ple, durement affecté l’industrie
automobile, et ils se conjuguent au
changement de comportement
des consommateurs », souligne
Julien Marcilly, économiste en
chef chez l’assureur-crédit Coface.
L’instabilité, que l’on croyait li-
mitée aux pays pauvres ou émer-
gents, s’est étendue à la planète
tout entière. Tandis que les chaî-
nes d’approvisionnement se dé-
ploient sur plusieurs continents
où les risques se mondialisent,
l’heure est au repli sur soi et aux
rivalités géopolitiques. « Nous
nous inquiétons de la capacité des
dirigeants politiques à gérer la
prochaine récession, dans un envi-
ronnement où les alliances mon-
diales et les institutions sont affai-
blies ou de plus en plus absentes »,
relève la société BlackRock dans
sa note de janvier.
Paradoxe : les risques n’ont ja-
mais été aussi nombreux et diffi-
ciles à prédire, alors qu’on n’a ja-
mais su aussi bien les mesurer,
voire les détecter, grâce aux ima-
ges satellites et à l’intelligence ar-
tificielle. Les algorithmes trans-
forment les risques de sécheresse
en probabilités. Mais comment
mesurer les menaces politiques
et géopolitiques ? BlackRock a
commencé à analyser les « senti-
ments » et la perception des aléas
par les investisseurs en mesurant
l’utilisation de certains mots-clés
dans la presse financière et dans
les notes des analystes.
Une méthode qui ne fait pas
l’unanimité. « Le bruit géopoliti-
que ne doit pas se confondre avec
la compréhension des tendances
de fond, c’est-à-dire des rapports de
puissance entre Etats », juge Tania
Sollogoub. D’autant que le risque,
une fois connu, ne prend plus les
investisseurs par surprise. il est
déjà intégré dans la valeur des ac-
tifs et diminue l’ampleur du choc.
Autrement dit, une menace con-
nue est mieux appréhendée. D’où
l’intérêt de mesurer celles qui pas-
sent sous le radar des investis-
seurs. C’est ce que fait BlackRock,
qui en a identifié un : le risque du
piratage informatique. Alors que
la planète entière a les yeux rivés
sur le coronavirus, il se pourrait
que la prochaine secousse écono-
mique soit provoquée par un
virus… informatique. p
julien bouissou

En France, le nombre
de « décrocheurs » baisse
Les jeunes qui ne sont ni en emploi ni en
formation ont des profils et des parcours divers

I ls ont entre 16 et 25 ans, ont

quitté l’école, ne suivent pas
de formation professionnelle,
n’ont pas d’emploi et, dans plus
d’un cas sur deux, n’en recher-
chent pas. En 2018, ces jeunes – re-
groupés sous l’acronyme anglais
NEET (Not in Education, Employ-
ment or Training), selon la déno-
mination de l’institut Eurostat –
étaient 963 000 en France, soit un
jeune sur sept (12,9 %). Un chiffre
en recul par rapport à 2015, lors-
qu’ils étaient 1 250 000, selon les
études présentées, vendredi 7 fé-
vrier, par la Dares et l’Institut na-
tional de la jeunesse et de l’éduca-
tion populaire (Injep). « Une baisse
sans doute pour partie liée à l’amé-
lioration de la situation sur le mar-
ché du travail », admet Benjamin
Nefussi, sous-directeur à la Dares.
Est-ce à dire que près d’un mil-
lion de jeunes en France sont dans
une situation difficile ? « Ces jeu-
nes sont dans des situations très hé-
térogènes, qui ne correspondent
pas toutes à de la vulnérabilité »,
tempère l’Injep. Environ la moitié
d’entre eux vivent une période de
transition et semblent en bonne
voie pour s’insérer sur le marché
du travail : il s’agit principalement
de ceux qui ont terminé leurs étu-
des supérieures, ont déjà parfois
travaillé et recherchent un emploi,
des bacheliers qui font des petits
boulots en attendant de reprendre
leurs études, les diplômés de l’en-
seignement professionnel (CAP,
BEP, bac pro) qui recherchent du
travail depuis moins d’un an.
L’autre moitié, soit quelque
480 000 jeunes, les « inactifs »,
présente un profil plus inquié-
tant. Parmi ceux-là, les deux tiers
ne souhaitent pas travailler. Et
parmi ceux qui souhaitent tra-
vailler, seul un sur huit recherche
effectivement un emploi. « Ceux
qui appartiennent à cette catégo-
rie présentent des difficultés qui
ne sont pas liées exclusivement au
marché du travail », analyse Ben-
jamin Nefussi.
Responsabilités familiales
En effet, les raisons pour lesquelles
ces jeunes adultes restent en inac-
tivité sont plutôt d’ordre person-
nel ou familial : des démarches ad-
ministratives en cours, un handi-
cap ou des problèmes de santé, ou
le fait d’assumer la garde d’un
jeune enfant ou d’une personne
âgée ou malade.
Cette situation concerne à 86 %
les jeunes femmes. De façon géné-
rale, pour les jeunes inactifs, la pré-
sence d’un enfant vivant sous le
même toit apparaît clairement THE
comme un obstacle au retour vers
l’emploi. Parmi la population des PLACE
BIZ
jeunes femmes n’ayant ni emploi
ni formation, plus d’une sur trois
TO
invoque un problème de garde
pour expliquer son souhait de ne
pas travailler. Les hommes, eux,
n’avancent ce type de difficulté
qu’une fois sur cent. La France est
en ligne avec les autres pays de
l’Organisation de coopération et
de développement économiques,
où plus de la moitié des femmes
attribuaient en 2016 leur inactivité
aux responsabilités familiales.
Enfin, parmi ces « résignés », on
dénombre un pourcentage signi-
ficatif de jeunes (18,6 %) qui di-
sent « avoir la conviction de ne pas
trouver d’emploi ». Reste à savoir
pour quelle raison ils sont ainsi
découragés face au marché du tra-
vail. Un point que ces études ne
documentent pas. p
béatrice madeline
14 | économie & entreprise 0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020

Intelligence artificielle : l’Europe à la manœuvre

L’Union européenne présentera, le 19 février, sa stratégie pour devenir une championne des données

bruxelles - correspondance
L’explosion

U
rsula von der Leyen,
présidente de la Com-
mission européenne,
est allée un peu vite
en besogne. A peine installée
dans son bureau du Berlaymont,
à Bruxelles, l’ancienne ministre
allemande annonçait son inten-
tion de lancer une initiative légis-
lative au sujet des implications
humaines et éthiques de l’intelli-
gence artificielle, dans les cent
premiers jours de son mandat. Au
sein de la Commission euro-
péenne, on se demandait quelle
mouche avait piqué la présidente.
« Von der Leyen a voulu aller très
vite, cela a un peu surpris en in-
terne, alors qu’il est nécessaire de
prendre un peu de temps, de bien
consulter », explique un fonction-
naire européen. La Commission a
donc tempéré ses ardeurs.
Le 19 février, Thierry Breton,
commissaire européen chargé du
marché intérieur, présentera les
grandes lignes de la stratégie
européenne, dans un Livre blanc.
Un prélude aux initiatives législa-
tives. La Commission cherche un
équilibre entre deux objectifs :
soutenir l’innovation et le déve-
loppement économique d’une
technologie de pointe, grâce à des
investissements et des règles
communes, tout en rassurant les
citoyens face aux risques d’une
invasion des objets connectés,
des algorithmes opaques et des
ordinateurs apprenants.
Lorsqu’on évoque l’intelligence
artificielle, il faut parler des don-
nées. C’est le mantra de Thierry
Breton, qui a insisté pour que l’at-
tention politique se focalise sur la
captation de ces milliards d’infor-
mations numériques, en cou-
plant une « stratégie européenne
des données » au livre blanc. Car
elles sont le carburant de l’intelli-
gence artificielle. C’est grâce à el-
les que des algorithmes s’entraî-
nent, qu’ils apprennent et déter-
minent une action.
L’explosion attendue de l’Inter-
net des objets dans les foyers, les
voitures, les industries, rend très
sensible la question du stockage
et du traitement des informa-
tions, nouvel or incolore de l’éco-
nomie mondiale. Selon la Com-
mission européenne, on passera
de 33 zettabytes de données dans
le monde en 2018 (1 zettabyte
= 1 000 milliards de milliards de
bytes) à 175 en 2025. L’immense
majorité de ces données ne de-
attendue
de l’Internet
des objets rend
très sensible
la question
du stockage
et du traitement
des informations
vrait plus être stockée dans des
clouds hors de l’Union euro-
péenne, mais au plus proche de
leurs sources avec le développe-
ment de l’informatique périphé-
rique permettant une fluidité et
une rapidité de traitement.
La Commission ne veut pas ra-
ter le coche et souhaite créer un
« espace européen des informa-
tions » facilitant leur stockage,
leur circulation et leur analyse,
pour peser face aux Etats-Unis et
à la Chine. L’une des clés pour que
cette économie des données pro-
fite aux entreprises européennes
se situe dans les capacités techni-
ques de celles-ci.
Inquiétudes
Les besoins en recherche et en in-
vestissement dans les infrastruc-
tures de stockage et d’encryptage,
dans la puissance de calcul, sont
énormes. En 2016, dans le do-
maine de l’intelligence artifi-
cielle, 3,2 milliards d’euros avaient
été investis dans l’Union euro-
péenne, contre 12,1 milliards aux
Etats-Unis et 6,5 milliards en Asie.
Le 19 février, Thierry Breton pro-
posera bien d’injecter quelques discriminations lors des procédu- ment l’algorithme fonctionne et vre blanc. Mais elle concernera nants. Elles devront aussi être en
milliards par l’intermédiaire res d’embauches automatisées en trie les candidats. Il faut réguler surtout des secteurs considérés mesure d’expliquer la technique
d’instruments européens. Mais sont des exemples récurrents. Le l’utilisation de ce genre de techno- comme à « risque élevé » pour les utilisée pour programmer l’algo-
les chiffres seront à prendre avec pouvoir potentiel de technolo- logies. » « L’intelligence artificielle droits fondamentaux ou la sé- rithme. Quant à la reconnais-
des pincettes. Les investisse- gies qui quantifient nos gestes va changer la relation entre entre- curité des utilisateurs. Ces sec- sance faciale, l’idée d’un mora-
ments sont tributaires des négo- quotidiens, et dont les décisions prises et consommateurs, en défa- teurs à risque ne sont pas encore toire a fait long feu. Bruxelles de-
ciations en cours sur le cadre fi- échappent à la compréhension et veur de ces derniers, corrobore Ur- définis. Il pourrait s’agir de la vrait proposer d’ajouter une exi-
nancier pluriannuel (le budget au contrôle humains, est l’objet sula Pachl, directrice adjointe du santé, des transports, de la police. gence de « proportionnalité » à
européen), pour la période 2021- d’une vigilance attentive de la Bureau européen des unions de Et, en leur sein, seules les applica- l’utilisation de cette technologie
2027, dont les perspectives sont part de divers mouvements de la consommateurs. Souvent les con- tions susceptibles de créer des controversée.
plutôt à la baisse… société civile. C’est le cas de l’ONG sommateurs ne savent pas quand dommages matériels ou immaté- Pour la Commission euro-
Malgré les bénéfices sociétaux Allemande AlgorithmWatch. et comment des algorithmes sont riels feraient l’objet d’un surcroît péenne, seule l’acceptation de
que l’intelligence artificielle laisse Son directeur, Matthias Spielk- utilisés, par exemple pour l’octroi de contrôles préalables à la mise l’intelligence artificielle par les ci-
présager – optimisation de la con- amp, donne l’exemple de Hire- d’un crédit. Il est essentiel de sa- sur le marché et de davantage de toyens européens permettra son
sommation d’énergie dans les vil- Vue. Cette entreprise américaine voir sur quelles données les déci- vérifications a posteriori. véritable décollage. Les pistes
les, baisse du nombre d’accidents a développé un système de prére- sions sont prises et comment elles Les entreprises intéressées de- d’action proposées seront-elles
sur la route grâce aux véhicules crutement fondé sur l’analyse de sont prises. » vront conserver et fournir aux suffisamment ambitieuses pour
connectés, diagnostics précoces données biométriques et de re- Cette exigence de transparence autorités l’ensemble des informa- convaincre ? Premiers éléments
du cancer – les inquiétudes qu’elle connaissance faciale : « Il n’y a quant à l’utilisation des données tions utilisées pour « entraîner » de réponse dans trois mois, à l’is-
soulève sont aiguës. La crainte vraiment aucune base scientifique dans des algorithmes, très atten- l’algorithme et la méthodologie sue de la consultation publique
d’une surveillance de masse par dans la démarche d’HireVue. Et due par les associations de con- pour les sélectionner, afin d’atté- européenne. p
la reconnaissance faciale ou les personne ne sait vraiment com- sommateurs, sera au menu du Li- nuer les risques de biais discrimi- cédric vallet

Covéa négocie auprès des Agnelli le rachat du réassureur PartnerRe

Le groupe d’assurances mutualiste MMA, MAAF et GMF veut diversifier son activité et serait prêt à dépenser 9 milliards de dollars

T hierry Derez ne renonce

pas. Un an et demi après
avoir tenté en vain d’ac-
quérir le réassureur français Scor,
le patron de Covéa, le groupe mu-
tualiste formé par MAAF, MMA et
GMF, jette son dévolu sur un
autre acteur du secteur, le bermu-
dien PartnerRe. Un conseil d’ad-
ministration de Covéa devrait se
tenir, mardi 11 février, pour étu-
dier cette opération d’environ
9 milliards de dollars (8,2 mil-
liards d’euros) qui lui permettra
d’acheter cette compagnie à Exor,
la holding de la famille Agnelli
également actionnaire majori-
taire de Fiat Chrysler Automobi-
les (FCA). « Les discussions sont en
cours et il n’y a aucune certitude
qu’elles aboutissent », a toutefois
précisé Exor, dans la soirée du di-
manche 9 février.
« Voilà plusieurs années que
nous nous intéressons à la réassu-
rance, car nous n’avons plus de
potentiel de développement en
France, explique régulièrement le
PDG de Covéa. En dommages,
nous sommes le premier assureur ;
en assurance-vie, la faiblesse des
taux ne nous incite pas à aller de
l’avant, et, dans la santé, nous ne
voulons pas être un simple com-
plément de la Sécurité sociale. »
L’une des possibilités « aurait été
de planter des drapeaux par acqui-
sition un peu partout dans le
monde, mais c’est risqué, et très
peu d’assureurs ont réussi. L’autre
piste est de se développer dans la
réassurance. C’est ce que nous
avons choisi », précisait Thierry
Derez dans un entretien au
Monde voilà un an. Et le mutua-
liste en a les moyens, ayant an-
noncé, en janvier, un ratio record
de solvabilité de plus de 400 % et
une trésorerie dépassant les
10 milliards d’euros.
Le prix proposé, 9 milliards de
dollars, permettrait à Exor de réa-
liser une plus-value confortable
de plus de 2 milliards, quatre ans
après avoir acheté cette activité
pour se diversifier hors de l’auto-
Avant d’être
convoité par
le mutualiste,
le réassureur
l’a aussi été par
Scor, présidé
par Denis Kessler
mobile. Le montant de la transac-
tion serait alors équivalent à celle
que le mutualiste avait envisagée
pour acheter Scor, qui, pourtant,
est près de trois fois plus gros,
avec 16,5 milliards d’euros de
chiffre d’affaires.
Avant d’être convoité par le
mutualiste, PartnerRe l’a aussi été
par Scor. Le quatrième réassureur
mondial avait étudié cette éven-
tualité à l’été 2018, sans y donner
suite. Son PDG, Denis Kessler, a
ensuite repoussé les assauts de
Covéa, qui voulait prendre le
contrôle du groupe français dont
il est le premier actionnaire avec
8,2 % du capital. Ce fut alors le
point de départ d’un violent
conflit judiciaire avec Thierry De-
rez, qui va se traduire devant le tri-
bunal correctionnel de Paris en
mai. La décision est, elle, attendue
en juin. Au pénal, le PDG de Covéa
est poursuivi pour « abus de
confiance » et son groupe pour
« recel d’abus de confiance ».
Consolidation mondiale
L’histoire entre les deux groupes
ne serait pas finie, car en prenant
pied dans la réassurance avec Par-
tnerRe, Covéa pourrait, une fois
l’affaire conclue, proposer d’ap-
porter le bermudien à Scor, per-
mettant ainsi de renforcer le réas-
sureur français et d’en prendre le
contrôle. Un montage que Thierry
Derez aurait déjà proposé à Denis
Kessler il y a deux ans et demi. Cela
concernait alors le rachat d’un
réassureur aux Etats-Unis. En
vain, Scor refusait la proposition.
Concernant PartnerRe, Covéa se
refuse à tout commentaire. Tou-
tefois, ce projet d’acquisition
s’inscrit dans un mouvement de
consolidation dans la réassurance
mondiale. En 2018, Axa avait
acheté le bermudien XL pour
12 milliards d’euros, tandis que
l’américain AIG avait acquis Vali-
dus, basé également aux Bermu-
des, pour 5 milliards de dollars.
Si la transaction avec Exor abou-
tit, il faudra que Covéa obtienne
ensuite l’aval des autorités de ré-
gulation des onze pays dans les-
quels opère le groupe, à commen-
cer par l’Autorité de contrôle pru-
dentiel et de résolution (ACPR) en
France. Or, depuis plusieurs mois,
le régulateur des assurances s’in-
quiète de la gouvernance de
Covéa, non conforme aux régle-
mentations de la directive Sol-
vency 2, et exige un changement.
Dans une lettre adressée à M. De-
rez en décembre, le collège de
l’ACPR constate que « la gouver-
nance est marquée par la place sin-
gulièrement prééminente du prési-
dent-directeur général – qui exerce
la quasi-totalité des droits de vote
en assemblée générale – et par un
manque de clarté dans la distinc-
tion entre la stratégie, la sur-
veillance et le contrôle d’une part, et
la mise en œuvre opérationnelle
des politiques d’autre part. »
Le régulateur demande une cla-
rification des rôles entre SGAM
Covéa, l’instance politique et de
contrôle du groupe, et Covéa Coo-
pérations, qui concentre tous les
actifs et la trésorerie. Il souhaite
que Thierry Derez ne cumule pas
la présidence des deux et assure
une distinction des fonctions de
président et de directeur général.
Et donc se démette d’une ou plu-
sieurs de ses fonctions. Le collège
souhaite que chacune des socié-
tés ouvre « une réflexion d’ensem-
ble sur leur gouvernance et pré-
sente à l’ACPR le produit de cette ré-
flexion, ainsi que les décisions qui
en résulteront ». p
dominique gallois

0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020
Tallano s’attaque à la pollution du freinage
La start-up française a développé un dispositif de récupération des particules issues de l’abrasion des freins
A
u départ, il y avait les
jantes de sa berline,
trop noires à son goût.
Christophe Rocca-Serra
se penche alors sur le problème
pour découvrir la phénoménale
quantité de poussières métalli-
ques émises par les freins des véhi-
cules. Ce constat aboutit à la créa-
tion, en 2012, de l’entreprise Tal-
lano, dont M. Rocca-Serra devient
PDG, et qui se lance dans la dépol-
lution du freinage. La société fran-
çaise a mis au point un procédé de
mini-aspirateur à particules bap-
tisé « Tamic », fixé directement sur
le disque de frein, à proximité im-
médiate de la zone abrasive.
En ce premier trimestre, Tal-
lano, qui n’est encore qu’une
start-up, franchit une étape dans
son développement, en installant
son dispositif sur un train de la
SNCF, en l’occurrence un RER de la
ligne C. La rame test, dont l’un des
bogies (chariot situé sous un
train, sur lequel sont fixés les es-
sieux) est en train d’être équipé
du système Tamic, va d’abord réa-
liser des essais de sécurité pour
vérifier que la puissance de frei-
nage n’est pas modifiée. « Les tests
en service commercial avec des
voyageurs devraient commencer
au cours du deuxième trimestre,
probablement en juin », annonce
Philippe Clément, responsable re-
cherche et développement, qui
pilote le projet pour la SNCF.
Les dirigeants de Tallano cher-
chent à convaincre les décideurs
et les pouvoirs publics que la ques-
tion du freinage est un sujet de
santé publique tout aussi préoccu-
PERTES & PROFITS | FORD
p ar phi li ppe e s ca n de
La responsabilité
d’un patron
A quoi sert un patron ? A prendre
et à assumer des décisions bien
sûr, mais aussi à incarner l’échec
ou la réussite d’une politique,
qu’il en soit directement respon-
sable ou pas. Dans les milieux du
management circule la blague
des trois enveloppes préparées à
l’intention de son successeur par
le PDG d’une entreprise remercié
par ses actionnaires. A n’ouvrir
qu’en cas de crise grave ! Au pre-
mier pépin, le nouveau venu
ouvre la première. Il y est écrit
« dites que c’est la faute de votre
prédécesseur ». Puis survient un
nouveau pépin. Dans l’enveloppe
numéro deux, il est marqué « di-
tes que c’est la faute du marché ».
Et enfin, à la troisième rechute,
le patron ouvre la troisième, qui
contient le conseil suivant : « pré-
parez trois enveloppes ». A ces
postes de haute altitude, on
laisse rarement plus de trois
chances au pilote.
Isabelle Kocher, la patronne
d’Engie, remerciée jeudi 6 fé-
vrier, en était probablement à la
troisième enveloppe. Le patron
de Ford, Jim Hackett, n’y est pas
encore, mais il sent la mitraille
se rapprocher, et son conseil
d’administration s’impatienter.
Comme il ne peut plus blâmer
son prédécesseur, parti depuis
plus de trois ans, il exécute ses
proches collaborateurs. Exit
donc Joe Hinrichs, vétéran et
gourou de la fabrication, qui
dirigeait toutes les opérations.
Il se retire à 53 ans, en dépit de sa
popularité chez ses fournisseurs,
employés et collègues. Le patron
de Ford lui préfère son acolyte
Jim Farley aux manières
plus rudes.
Il faut dire que l’entreprise est
en fâcheuse posture. Elle a perdu
de l’argent au dernier trimestre
Le mini-
aspirateur
à particules
Tamic va être
testé sur une
rame du RER C
de la SNCF
pant que le diesel, en particulier
dans le milieu confiné d’une sta-
tion ferroviaire souterraine ur-
baine. « Saviez-vous qu’à la gare de
RER Auber on atteint des niveaux
de pollution aux particules fines de
250 microgrammes par mètre cube
d’air à midi et de 500 microgram-
mes en fin de journée ?, interroge
M. Rocca-Serra. Je rappelle que la
réglementation prévoit un seuil cri-
tique de 50 microgrammes… »
Le marché est vaste
Une étude de janvier de l’Académie
royale britannique de chimie ap-
porte des arguments au PDG de
Tallano. Elle conclut que, même si
les particules émises par le frei-
nage diffèrent de celles issues de la
combustion des moteurs, elles
sont tout aussi dangereuses pour
les voies respiratoires, en raison,
surtout, de la présence de métaux.
Or, contrairement aux particules
sortant des pots d’échappement,
celles issues de la friction des
freins ne font pas l’objet d’une
quelconque réglementation. Se-
lon le Centre interprofessionnel
technique d’études de la pollution
de l’année 2019, et, sur l’ensem-
ble de l’exercice, elle n’affiche
qu’un tout petit profit de 47 mil-
lions de dollars (43 millions
d’euros) contre près de 3,7 mil-
liards en 2018. Et ses perspecti-
ves pour l’année en cours ne
sont pas brillantes. Pertes abys-
sales à l’étranger, notamment en
Chine, lancements de produits
ratés, rentabilité déclinante aux
Etats-Unis, Ford s’enfonce dans
la crise au moment où la baisse
des marchés se combine à la
transition vers la voiture électri-
que. La firme vaut désormais
en Bourse quatre fois moins
que Tesla.
Place aux gladiateurs
On comprend l’impatience de
Bill Ford, l’arrière-petit-fils du
fondateur et président du conseil
d’administration. Jim Hackett
doit passer la main dans les dix-
huit mois qui viennent, puisqu’il
aura 65 ans en 2020, mais la
valse des dirigeants déstabilise
l’entreprise. Trois ans après sa
nomination, Mark Fields, vétéran
du groupe, a été débarqué
en 2017 en dépit de ses bons ré-
sultats, car il n’allait pas assez
vite dans le domaine de la voi-
ture électrique. Désormais, son
successeur est sur la sellette.
Et à chaque fois, on choisit un
profil opposé au prédécesseur,
donnant des coups de barre bru-
taux qui déstabilisent à chaque
fois un peu plus le navire Ford.
Cette fois, Hackett, pour sauver
son job, débarque le populaire
Hinrichs pour le musclé Farley,
qui aurait promis un jour, selon
Bloomberg, de « balancer un
coup de batte à la tête de Chevro-
let », la marque fétiche de Gene-
ral Motors. Après les ingénieurs,
place aux gladiateurs. p
économie & entreprise | 15
atmosphérique, l’abrasion des selon lesquels la prochaine norme particules issues de la friction en- allemand Bosch) ont plutôt axé
plaquettes de frein représente jus- européenne sur les émissions tre le disque et les mâchoires du leurs travaux sur les matériaux
qu’à 21 % des émissions de particu- automobiles – Euro 7, qui entrera frein – et 90 % en conduite auto- qui composent le disque et les
les PM10 du trafic routier. en vigueur en 2025 – pourrait inté- mobile urbaine. En matière ferro- garnitures de frein. En matière de
Pour Tallano, le marché est grer les particules émises au frei- viaire, les tests réalisés depuis qualité de l’air, la RATP n’a, pour
vaste : tout ce qui roule et qui nage. « Nous avons, à ce sujet, des deux ans sur banc d’essai par la l’heure, pas retenu le système de
freine constitue une cible. L’auto- discussions avec la direction géné- SNCF dans son centre de Vitry-sur- Tallano, et la SNCF regarde aussi
mobile, bien sûr. La montée en rale environnement de la Commisi- Seine (Val-de-Marne) donnent des vers d’autres solutions.
puissance attendue de l’électrique son européenne », confirme résultats un peu moins spectacu- Cette dernière teste des systè-
devrait faire augmenter la part des M. Rocca-Serra. Pour se donner les laires : au moins 50 % des particu- mes de purification atmosphéri-
particules émises par le freinage moyens de ses ambitions, Tallano les émises sont captées, selon que en milieu confiné, comme un
par rapport à celles issues de la a recruté Loic Adamczak, une M. Clément. « Mais le système est train nettoyeur sud-coréen qui
combustion. Depuis 2018, Tallano pointure de l’automobile, expert prometteur, dit ce dernier. Pour la projette les particules déposées
teste sa technologie sur une Re- en science des frottements, passé réduction des polluants à la source sur les voies pour, dans un second
nault Zoe, à Paris, en partenariat par les équipementiers Valeo et du freinage, Tallano n’a pas vrai- temps, les aspirer et les stocker.
avec la municipalité. Plastic Omnium, ainsi que l’ex- ment de concurrents. Signe qui ne « Nous travaillons également sur
L’entreprise affirme être en dis- président de Renault Louis trompe pas, les autres entreprises des solutions où le frein électrique
cussion avec plusieurs construc- Schweitzer, comme membre de ferroviaires européennes commen- remplacerait complètement le
teurs, de plus en plus attentifs à ce son conseil de surveillance. cent à scruter nos recherches. » frein mécanique », ajoute Phi-
problème. Il faut dire qu’au sein Selon Tallano, la technologie per- Les quelques compétiteurs de lippe Clément. p
du secteur des bruits courent, met de capter à la source 85 % des Tallano (dont l’équipementier éric béziat
A Paris, la qualité de l’air de la gare Magenta suscite l’inquiétude
des arrêts de travail pour asthme, raison des travaux du RER E, un chantier tion du travail, qui a demandé des mesures
rhinites à répétition, sinusites invalidantes ; majeur de la SNCF, en l’occurrence un rabo- complémentaires d’analyse du risque et de
un droit d’alerte déposé pour exposition tage de quais et de tunnels entre Hauss- protection des salariés. « En octobre 2019, un
des agents SNCF à des niveaux de particules mann - Saint-Lazare et Magenta, qui a gé- comité social et économique a évoqué le su-
et de poussières très au-delà des valeurs li- néré beaucoup de poussière de béton. Les jet, mais, depuis, rien n’a avancé », ajoute
mites… Les cheminots de la gare de Ma- pics d’émissions ont explosé à la reprise du Mme Bigot. Les concentrations de poussières
genta, une station souterraine entre les ga- trafic, jusqu’à atteindre près de 1 000 mi- restent encore aujourd’hui bien au-delà des
res de l’Est et du Nord s’inquiètent, depuis crogrammes (µg) par mètre cube (m3) d’air, seuils critiques : pendant la semaine du 3 au
plusieurs mois, de la piètre qualité de l’air quand la valeur limite est de 50 µg. 9 février, les relevés montrent des pics de
qu’eux et les usagers du RER E respirent. PM10 à 140 µg/m3, soit presque trois fois le
« Depuis 2018, les taux de particules sont Trois fois le niveau maximal niveau maximal réglementaire.
supérieurs à ce qu’ils étaient [en 2016 et La direction de la gare a reconnu le caractère Le cas Magenta met un coup de projec-
en 2017] », explique Emmanuelle Bigot, dé- critique de la situation et mis en place des teur sur ces gares souterraines, dans une
léguée SUD-Rail à Magenta, en se fondant mesures de nettoyage industriel. « L’exposi- période où les chantiers de rénovation se
sur les niveaux de présence dans l’air des tion aux poussières de la gare ne présente multiplient et ajoutent des sources d’em-
particules PM10 et PM2,5 mesurés par un pas de risque pour la santé », a-t-elle conclu poussièrement aux émissions de particu-
appareil installé sur une des voies. La situa- début septembre 2019. Pas suffisant, disent les inhérentes à la circulation des trains. p
tion est devenue alarmante à l’été 2019, en les syndicats. Ils ont été suivis par l’inspec- é. bé.
CO NJ O N CT URE
Chine : les prix
alimentaires flambent
en raison du coronavirus
L’inflation, en Chine, s’est
emballée en janvier, au plus
haut depuis plus de huit ans,
alors que les mesures drasti-
ques prises pour endiguer
l’épidémie de coronavirus
désorganisent les transports
de biens agricoles à travers
l’empire du Milieu. Les prix à
la consommation ont
grimpé de quelque 5,4 %, le
mois dernier, sur un an, un
record depuis la fin 2011, se-
lon les chiffres, publiés lundi
10 février. – (AFP.)
En France, la croissance
devrait rebondir
au premier trimestre
La croissance économique
française devrait rebondir au
premier trimestre, à 0,3 %,
après un recul de 0,1 % sur la
période allant d’octobre à dé-
cembre 2019, selon une pre-
mière estimation dévoilée,
lundi 10 février, par la Banque
de France. Le produit inté-
rieur brut de l’Hexagone a
progressé de 1,2 % sur l’en-
semble de 2019, selon les
chiffres publiés, fin janvier,
par l’Insee – (AFP.)
T É LÉ CO M S
Pékin met en garde Paris
contre des « mesures
discriminatoires » envers
Huawei au sujet de la 5G
L’Ambassade de Chine en
France a mis en garde Paris, ✂
dimanche 9 février, contre
d’éventuelles « mesures dis-
criminatoires » à l’encontre
du fleuron technologique
chinois Huawei, dans le ca-
dre du déploiement de la 5G
dans l’Hexagone. Se référant,
dans un communiqué, à
« des reportages récents dans
❐ ❐
plusieurs médias français »,
la représentation diplomati-
que évoque « des mesures
restrictives contre Huawei
dans le déploiement de la
5G » que la France envisage-
rait de prendre. – (AFP.)
16 | économie & entreprise 0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020

ALE+ALE

DOSSIER

Les paradoxes
grands voisins. Il est par exemple de 15 % en-

P
viron en Grande-Bretagne, de 29 % en Suède
et de 30 % aux Etats-Unis, selon l’EIOPA,
armi la galerie de personnages l’autorité européenne de surveillance des as-
de Jean de La Fontaine, les Fran- surances et des pensions professionnelles.

de l’épargne
çais préfèrent décidément la Faut-il le déplorer ? En France, les non-rési-
fourmi à la cigale. En 2019, mal- dents détiennent environ 35 % des actions co-
gré une situation économique tées, un chiffre qui a baissé ces dernières an-
plutôt favorable, marquée par nées, mais qui reste significatif. Les entrepri-
la reprise de l’emploi et les mesures de pou- ses étant détenues majoritairement par des

à la française
voir d’achat décidées à la suite du mouve- actionnaires étrangers, des gestionnaires
ment des « gilets jaunes », les Français ont d’actifs ou des fonds d’investissement pour-
continué à alimenter leurs bas de laine. Le raient orienter leur stratégie vers le court
taux d’épargne des ménages a atteint 15,2 %, terme et la rentabilité immédiate, plutôt que
alors qu’il était de 14,9 % fin 2018. Seuls deux vers l’investissement et le développement de
pays en Europe présentent un taux d’épar- l’emploi et de l’activité. De ce fait, « il serait
gne plus élevé : la Suède et l’Allemagne. Sur la bon pour l’économie que les investisseurs insti-
moyenne des pays de l’Union européenne, le tutionnels détiennent davantage d’actions »,
taux d’épargne n’était, au troisième trimes- concède Patrick Artus, directeur des études et
tre 2018, que de 10,2 %, sensiblement équiva-
lent à celui des Américains.
Malgré des rendements très faibles, les Français de la recherche chez Natixis. Si l’argent des
assurances-vie était investi à hauteur de 30 %
C’est l’un des paradoxes que la France aime
cultiver : les Français sont de grands épar-
plébiscitent les placements sûrs, qui profitent moins en actions françaises, et non 5 % comme ac-
tuellement, « les assureurs français devien-
gnants et disposent d’un véritable trésor de
guerre sous forme d’épargne réglementée et
à l’économie réelle. Fragilisés par les taux bas draient les propriétaires du capitalisme fran-
çais ». Un argument de souveraineté illustré
d’assurance-vie en euros. Mais ce tas d’or a et la réglementation, les assureurs poussent leurs par la polémique autour du gestionnaire
aujourd’hui des effets pernicieux en raison d’actifs américain BlackRock, présent dans
de la baisse des taux et de la réglementation clients à changer de comportement toutes les entreprises du CAC 40, et soup-
contraignante de l’assurance : non seule- çonné d’influencer le pouvoir pour dévelop-
ment il finance peu le capital des entreprises, per la retraite par capitalisation en France.
mais il fragilise aussi les investisseurs insti- Tout pour l’Etat, rien pour les entreprises…
tutionnels et ne profite plus aux épargnants (LDDS), Livret d’épargne populaire (LEP), Français sur deux en possède. Elle a drainé Cette antienne, développée durant des dé-
puisqu’il ne rapporte quasiment plus rien. Plan d’épargne logement (PEL), Livret Jeune 144,6 milliards d’euros supplémentaires cennies par les économistes et les assureurs,
Pour l’instant, les Français manifestent – malgré un taux d’intérêt de 0,75 % (tombé en 2019, contre 139,7 milliards en 2018. ne semble pourtant plus vraiment de mise.
toujours une aversion marquée au risque à 0,5 % le 1er février). Pas moins de 16,5 mil- Ces sommes rondelettes sont gérées par « Dire que les assureurs n’investissent pas as-
dans leurs placements. Ils continuent à pri- liards d’euros ont été collectés en 2019 sur les les assureurs, les banques et les investisseurs sez dans l’économie réelle est une affirmation
vilégier le Livret A et ses petits cousins – Li- Livrets A et les LDD, contre 12,7 milliards l’an- institutionnels, comme les caisses de re- sans réel fondement mais hélas trop souvent
vret de développement durable (LDD), Livret née précédente. Mais la poche la plus pro- traite ou encore la Caisse des dépôts et consi- répétée ! », insiste Philippe Taffin, directeur
de développement durable et solidaire fonde est celle de l’assurance-vie. Près d’un gnations (CDC), chargée de l’épargne régle- des investissements du groupe d’assurances
mentée. Le rôle de ces « zinzins », comme on Aviva France. Les « zinzins » continuent d’ac-
les a longtemps appelés, est de placer à long compagner les entreprises dans leur dévelop-
Les compagnies d’assurances en quête de capital terme les fonds qui leur sont confiés sur dif-
férents types d’actifs (actions, obligations,
pement, mais sous d’autres formes : par
exemple, les titres de dette obligataire, qui
immobilier…), de manière à pouvoir hono- permettent aux entreprises de se financer
quelques signaux ont semé l’inquiétude chez Ce ratio, qui définit la proportion des fonds propres par rer leurs engagements le jour venu : soit en sur le long terme, aux côtés des emprunts
les assureurs dans les derniers mois de 2019. Deux rapport aux engagements, atteignait 188 % fin 2016 – il restituant leurs avoirs, assortis d’un intérêt, bancaires. « Aujourd’hui, ce que l’on achète,
compagnies – AG2R La Mondiale et Suravenir – ont été a atteint 211 % en 2018 mais a perdu 20 points en aux épargnants qui le demandent, soit sous c’est de l’obligation d’entreprise qui représente
contraintes de procéder à une augmentation de capital. moyenne entre fin décembre 2018 et fin juin 2019. forme de pensions de retraite. En d’autres 100 % de notre portefeuille obligataire, nous
A son tour, la Société générale a annoncé, jeudi 6 fé- « Les assureurs sont très bien capitalisés, il n’y a aucun termes, une véritable manne financière qui n’avons plus du tout d’obligations d’Etat »,
vrier, avoir procédé à un renforcement du capital de sa risque », renchérit Florence Lustman, présidente de la doit aller alimenter les circuits économi- confirme David Simon, responsable des in-
filiale d’assurance-vie, Sogecap. Les assureurs, fragili- Fédération française de l’assurance. Et si AG2R La Mon- ques, accompagner les entreprises dans vestissements chez AG2R La Mondiale. « Les
sés par la conjugaison de la baisse des taux et des diale et Suravenir ont consolidé leurs fonds propres, leurs investissements et leur développe- entreprises rachètent actuellement leurs ac-
contraintes réglementaires, sont-ils en danger ? Un ef- c’est plutôt parce que la France est l’un des pays où l’ap- ment, financer les infrastructures et les tions et elles se financent par des obligations »,
fet pour le moins pervers d’une réglementation conçue plication de ces règles prudentielles « est la plus stricte équipements, bref, soutenir la croissance. ajoute Lionel Corre, sous-directeur des assu-
justement pour protéger les épargnants d’une dé- (…), de manière à détecter les problèmes très en amont ». rances au ministère de l’économie et des fi-
faillance d’un acteur majeur du secteur. Mais personne Fermez le ban ! Il n’empêche, la France, tout comme la FINANCER LA DETTE DE L’ÉTAT nances. De plus, comme les investisseurs ont
n’imaginait que les taux chuteraient de telle manière. profession, se bat à Bruxelles pour obtenir une refonte Qu’en est-il dans la réalité ? Selon les chiffres en général pour principe de n’acheter que ce
de la réglementation – déjà amorcée avec un premier publiés en janvier par la Banque de France qu’ils connaissent, ces allocations d’actifs
Amplification de la baisse des taux d’intérêt assouplissement des règles en décembre 2019. Mais sur le périmètre des assureurs, l’essentiel de profitent essentiellement aux entreprises
Pour l’instant, les autorités et la profession se montrent d’autres pays, où l’assurance-vie en euros n’a pas le cette manne va financer la dette, à commen- françaises, voire européennes.
rassurantes, mais tous reconnaissent qu’à plus longue même poids, ne l’entendent pas de cette oreille. D’ici là, cer par celle de l’Etat : plus de 70 % des porte- Enfin, qu’il s’agisse d’assureurs ou de cais-
échéance la situation est intenable. « Au cours des deux et pour les contrats futurs, poursuit Florence Lustman, feuilles sont investis en obligations, c’est-à- ses de retraite, les investisseurs doivent
derniers trimestres, l’amplification du mouvement de « le marché va devoir s’adapter : les fonds euros, ce sont dire des titres de dettes souveraines ou d’en- quand même dégager suffisamment de ren-
baisse des taux d’intérêt a eu un fort impact sur les ratios des fonds liquides, rentables et à capital garanti. Or, nor- treprises, alors que les actions ne dement pour honorer leurs engagements.
de solvabilité des assureurs », a reconnu Bernard Delas, malement, ces trois choses-là ne vont pas ensemble ». p représentent que 9 % des placements. Un Pour cela, ils se tournent de plus en plus vers
vice-président de l’ACPR, le régulateur de la profession. bé. m. chiffre beaucoup plus faible que chez nos ce que l’on appelle les actifs réels (immobi-

0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020
Une épargne abondante mais prudente
5 276,8
Milliards d’euros
C’est le montant des placements financiers
des Français au 2e trimestre 2019
Entre
60et 70%
C’est la part des investissements
des assureurs-vie réalisés en obligations
Taux d’épargne des ménages au 2e trimestre 2019, en % du revenu disponible brut
Allemagne
France
Etats-Unis
Italie
Espagne
Royaume-Uni
D’importants freins à l’investissement en actions
Les Français réticents à réaliser des investissements risqués
Part des Français ayant une bonne opinion des investissements
80 % 67 %
dans l’immobilier en assurance-vie
SOURCES : BANQUE DE FRANCE, ACPR, INSEE, FFA, HARRIS INTERACTIVE
lier, actifs non cotés…), notamment l’investis-
sement dans des entreprises non cotées, qui
peut s’avérer plus rentable à terme, en con-
trepartie d’une moindre liquidité. Ces fonds
accompagnent les start-up, les entreprises de
taille intermédiaire ou des acteurs émer-
gents. « Le non-coté est une classe d’actifs inté-
ressante car elle permet de financer l’écono-
mie française et, indirectement, cela contribue
à financer l’emploi et donc les retraites », fait
valoir Yves Chevalier, membre du directoire
du Fonds de réserve pour les retraites.
Le gouvernement, de son côté, ne ménage
pas ses efforts pour convaincre les « zin-
zins », « qui par nature n’aiment pas les
start-up », comme le note Estelle Castres, co-
directrice de la distribution France chez Na-
tixis Investment Managers, de miser sur la
French Tech. Le 13 janvier, une vingtaine de
ces investisseurs institutionnels se sont en-
gagés à débloquer 6 milliards d’euros pour le
financement des jeunes pousses d’ici au
31 décembre 2022. Un assureur comme
Aviva France a choisi, dès 2014, d’orienter ses
investissements vers les entreprises et l’éco-
nomie réelle, au travers de son fonds Aviva
Impact Investing France. Et, depuis 2018, le
fonds Aviva France Ventures cible particuliè-
rement les start-up innovantes qui rentrent
en synergie avec les métiers de l’assurance.
UNE RÉGLEMENTATION TRÈS PÉNALISANTE
A la mi-2019, le rapport de l’économiste Phi-
lippe Tibi a également appelé les « zinzins » à
se tourner vers la technologie, la robotique,
l’intelligence artificielle… pour accompa-
gner un vrai développement d’une filière
technologique en France. La Caisse des dé-
pôts et consignations a mis en place un
fonds réservé aux petites valeurs technolo-
giques cotées, doté de 100 millions d’euros,
avec l’ambition de passer à 200 millions, et
projette de participer à d’autres fonds sur les
valeurs technologiques avec la banque pu-
blique d’investissement Bpifrance.
Mais, en dépit de ces bonnes intentions, la
tendance des assureurs à préférer le confort
des titres de dette est singulièrement renfor-
cée par la réglementation. A la suite de la crise
de 2008, les autorités financières et les Etats
ont cherché à mettre en place des pare-feu
pour éviter les défaillances en chaîne des ac-
teurs de la finance. Cela a conduit à l’entrée
en vigueur de la directive dite « Solvabi-
lité II », en janvier 2016. Cette réglementation
vise à garantir que les fonds propres des assu-
reurs sont proportionnels aux risques qu’ils
L’assurance-vie, placement préféré des Français
Répartition des placements financiers
des Français au 2e trimestre 2019, en %
31,5 % Assurance-vie 7%
en fonds euros Assurance-vie
en unités de compte*
30,7 %
Comptes courants
et épargne réglementée
(Livret A, PEL, etc.)
18,8 %
Actions non cotées
et autres participations
6,6 % 5,4 %
Actions cotées
Autres
*Investissements diversifiés sans garantie de capital
mais avec un rendement potentiel plus élevé
18,6
14,8
11,6
9,9
7,2
6,5
Les assureurs contraints à la prudence par la directive européenne Solvabilité II
Entrée en vigueur en 2016, la directive Solvabilité II limite les risques pris par les assureurs en requérant un haut niveau
de fonds propres pour les investissements en actions.
Pour 1 euro investi dans une action, un assureur-vie doit placer en fonds propres :
0 € pour une obligation
45 % d’Etat européenne
dans des titres financiers
€ €
(actions, obligations)
encourent. Plus un assureur choisit de placer
son argent sur des actifs à risques tels que les EN DÉCEMBRE 2019,
actions, plus il doit en utiliser en contrepartie
pour grossir ses fonds propres. « “Solvabilité
LES PLACEMENTS
II” est ultra-pénalisante pour les assureurs, ex- PLUS RISQUÉS
plique l’économiste Patrick Artus. Pour 1 euro
d’actions acheté, il faut posséder 40 centimes REPRÉSENTAIENT
de fonds propres en France. »
De ce fait, les compagnies d’assurances se
40 % DES NOUVEAUX
sont largement détournées des actions pour VERSEMENTS,
aller sur les obligations, qui ne présentent pas
les mêmes risques, et donc « coûtent » moins UN RECORD DEPUIS
cher en capital. Mais c’était sans compter la
baisse des taux entamée depuis une dizaine AOÛT 2000
d’années, qui, elle, grignote les revenus de ces
mêmes obligations. L’été 2018, le rendement
de l’OAT, l’indice de référence des taux, est en-
tré en territoire négatif, alors qu’il était de
3,60 % il y a dix ans. Autant dire qu’il est de
plus en plus difficile – voire coûteux – pour
« A chaque réforme des retraites, les taux d’épargne augmentent »
philippe crevel, économiste, directeur du think
tank Le Cercle de l’épargne, explique pourquoi c’est
l’inquiétude, plus que le rendement, qui motive les
Français à épargner.
Comment expliquer que le taux d’épargne
ait continué à augmenter en 2019 alors
que les ménages ont bénéficié de gains
de pouvoir d’achat ?
Effectivement, en 2019, malgré des gains de pou-
voir d’achat, la consommation est restée étale et
l’épargne a augmenté. J’y vois un effet du sentiment
d’anxiété en France, lié notamment à l’agitation so-
ciale. On a connu en début d’année le mouvement
des « gilets jaunes » et, en fin d’année, les revendica-
tions autour de la réforme des retraites. Quand le
contexte est anxiogène, les gens ont plutôt le ré-
flexe d’épargner que de consommer. D’ailleurs on
constate que les taux d’épargne augmentent les an-
nées où ont lieu des réformes des retraites. Il y a
également un facteur structurel, c’est le vieillisse-
ment de la population : plus on est vieux, plus on
épargne. C’est vrai en France, mais aussi en Allema-
gne et dans d’autres pays.
La baisse des taux d’intérêts, qui grignote
le rendement de l’épargne, n’incite donc
pas à consommer ?
Non, c’est le contraire qui se produit. Quand les
taux baissent, on épargne davantage de manière à
atteindre le même objectif. La hausse des prix de
l’immobilier incite aussi les particuliers à augmen-
économie & entreprise | 17
Des investissements fragilisés par la baisse des taux
Taux des obligations de l’Etat français à 10 ans, en %
12
9,16
10
8
6
4
2
– 0,117
0
–2
02 Janvier 1987 29 janvier 2020
Des gains moins importants pour les épargnants, des assureurs
et bancassureurs fragilisés
Echéance
Rendement brut de l’assurance-vie de la 1re obligation
en fonds euro, en % Taux Rachat
d’une 2e obligation,
Inflation en % 1re obligation
à un taux moins élevé
4
3,6
2e obligation
3
Assureur Marge de l’assureur réduite
du fait du faible taux
de la 2e obligation
2 1,8
1 Minimum garanti du contrat
d’assurance-vie
0 0,1 Assuré
2009 2012 2015 2018 Temps
0,22 € pour une action 0,39 € pour une action 0,49 € pour une action
détenue (au moins cinq ans) cotée non cotée
€ €
Infographie : Philippe Da Silva, Maxime Mainguet
les assureurs de servir des taux d’intérêt à faire évoluer et diversifier leur offre », a dé-
leurs assurés alors que les obligations ne leur claré Bernard Delas, vice-président de l’ACPR
rapportent plus rien. Résultat, pour Patrick
Artus, « Solvabilité II » est purement et sim-
– le régulateur de l’assurance –, lors d’une
conférence, début décembre 2019.
plement « en train de pénaliser la classe Un véritable virage sur l’aile pour les assu-
moyenne en réduisant les rendements de son reurs, qui s’efforcent désormais de vendre à
épargne »… Alors que l’épargne investie en ac- leurs clients des contrats en unités de
tions procure sur une longue période un ren- compte, plus risqués et plus complexes. Les
dement de 8 % en moyenne, rappelle-t-il. épargnants commencent à s’y mettre. En
« Les Français seraient plus riches, on aurait décembre 2019, ils représentaient 40 % des
plus de consommation et de revenus ». nouveaux versements, un record depuis
Faute de remontée des taux, comment août 2000. Tout l’enjeu est de réconcilier les
rendre aux épargnants le fruit de leurs ef- Français avec le risque. Le gouvernement
forts ? « Il faut changer le comportement des lui-même s’y emploie en faisant émerger de
épargnants », répond Lionel Corre, à Bercy. nouveaux produits, tels que le plan d’épar-
Autrement dit, pousser les Français à pren- gne-retraite (PER) et le fonds Eurocrois-
dre un peu plus de risques en revenant vers sance II. Mais ils prennent alors un autre ris-
les actions et en renonçant aux produits à que, celui de tuer le placement préféré des
capital garanti. Les assureurs n’ont, dès lors, Français, celui du « bon père de famille ». p
pas d’autre choix que de progressivement béatrice madeline
ter leur effort d’épargne, d’abord pour disposer précaution qu’on ne retrouve pas de manière aussi
d’un apport suffisant pour acheter et ensuite, pour prononcée aux Etats-Unis, par exemple, où les re-
pouvoir rembourser leur crédit. traités puisent dès 65 ans dans leur épargne afin de
maintenir leur niveau de vie. En France, le retraité
La baisse des taux d’intérêt et des rendements est épargnant net au moins jusqu’à 75 ans. Cette si-
va-t-elle pousser les Français à changer tuation s’explique par le niveau relativement élevé
leurs comportements pour aller vers des pensions jusqu’à maintenant.
des produits plus rémunérateurs, quitte
à prendre plus de risques ? Quelles sont les conséquences macroéconomi-
Pour le moment, ce n’est pas ce que l’on observe. ques de ce comportement des épargnants ?
Certes, on a vu une légère augmentation de la Les entreprises françaises dépendent d’actionnai-
collecte des contrats d’assurance-vie en unités de res étrangers dans une proportion plus importante
compte, mais l’essentiel de l’épargne va toujours que les entreprises d’autres pays. Pour obtenir ces
aux Livrets A, aux contrats en euros, voire aux li- actionnaires « lointains », il est nécessaire de leur of-
vrets bancaires fiscalisés qui ne rapportent plus frir des dividendes plus élevés qu’à des actionnaires
rien. L’aversion au risque est toujours très forte, et français. Par voie de conséquence, les entreprises
le changement de comportement – s’il doit se pro- rémunèrent les retraités étrangers au détriment des
duire – se fera dans le temps. retraités français. Il est constaté, en outre, que dans
les pays où les entreprises se financent plus par le
La durée de détention des portefeuilles marché, celles-ci sont davantage dynamiques et
d’assurance-vie, pourtant, prouve que innovantes que celles qui se financent par le crédit.
les Français thésaurisent sur le long terme…
Effectivement, c’est encore l’un des paradoxes de Qu’est-ce qui pourrait inciter les Français
l’épargne. La durée moyenne de détention des à consommer plus plutôt qu’épargner plus ?
contrats est de douze ans. Les épargnants font de C’est bien sûr la confiance qu’ils auront en leur si-
l’épargne de très long terme avec des produits de tuation personnelle et économique. Pour cela, il
moyen terme. Comme ils veulent conserver la ga- faut que l’emploi continue de progresser, qu’il y ait
rantie en capital – au cas où ils auraient besoin de plus de CDI et moins de CDD, moins de temps par-
leur argent en cours de route –, ils choisissent l’as- tiels. A ce titre, ce sera intéressant de voir ce qu’il va
surance-vie. Leur objectif, en réalité, n’est pas de dé- se passer en 2020 si l’on continue à engranger des
gager des revenus, mais de constituer ou de trans- gains de pouvoir d’achat. p
mettre un patrimoine. C’est un comportement de propos recueillis par bé. m.
18 | carnet
Daniel arap Moi
Ancien président
du Kenya
En 1982. AFP/ALEXANDER JOE
S
e lever aux aurores. Prier.
Servir lui-même son repas
favori : des épis de maïs
bouillis. De ces joies sim-
ples, il ne s’était jamais départi,
malgré l’âge, l’argent, le souvenir
des violences passées. Droit
comme un i, puis courbé peu à
peu, jusqu’à sa mort en silence.
Daniel arap Moi, ancien président
kényan, est mort à Nairobi, mardi
4 février, à l’âge de 95 ans.
Il n’avait jamais recherché
l’amollissement du luxe offert
par les sommes amassées en
vingt-quatre années d’un pouvoir
prédateur, tendu dans l’attente de
se voir enfin considéré comme le
grand homme faiseur de paix de
l’Afrique. L’ancien petit berger de-
venu président se voyait comme
un sage parmi les sages parce que,
contrairement à tous les autocra-
tes de son époque, il avait su s’en
aller à temps. Pour n’avoir vécu
que par et pour le pouvoir, il était
mort, symboliquement, une pre-
mière fois en l’abandonnant vo-
lontairement. C’était en 2002.
Kapkorios Toroitich (« ramène
le bétail à la maison ») avait vu le
jour dans la vallée du Rift, le 2 sep-
tembre 1924, et avait perdu son
père très tôt. Petit berger dans un
monde pauvre, acculé à la faim
dans un Kenya où les colons bri-
tanniques, qui avaient inventé ce
nom pour décrire ce territoire,
avaient accaparé les meilleures
terres, les « white highlands ».
Converti au christianisme
Kapkorios Toroitich parvient à
entrer dans une école, la seule
ouverte à un Noir : l’Africa Inland
Mission, modèle d’austérité. A
12 ans, il s’y convertit au christia-
nisme, prend le nom de Daniel.
Bientôt, il sera l’un des premiers
instituteurs du pays.
Dans les années 1950, après la
révolte des Mau-Mau, cette pre-
mière guerre d’indépendance
écrasée sans ménagement et
dont il s’est tenu à l’écart, surgit
une opportunité : un « conseil
consultatif » est créé par les Bri-
tanniques, qui se figurent que ce
hochet calmera les ardeurs indé-
pendantistes. Daniel arap Moi en
fera partie, choisi parce qu’il sem-
ble pondéré et, comme le précise
sa fiche, « ne s’adonne pas à l’ivro-
gnerie ». Il crée un parti politique,
et participe aux négociations en
vue de l’indépendance.
On le juge inoffensif, bon chré-
tien : le genre de personnalité que
cherche la puissance coloniale. Ils
n’ont pas vu clair en cet homme. A
l’indépendance, en 1963, le flam-
boyant Jomo Kenyatta fait de
même et choisit bientôt comme
vice-président cet escogriffe terne.
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020
Le Carnet
Vos grands événements
Naissances, mariages
Avis de décès, remerciements
Colloques, conférences, séminaires
Soutenances de mémoire, thèses
Expositions, vernissages,
signatures, lectures,
communications diverses
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complémentaire Carnet :
01 57 28 28 28
2 SEPTEMBRE 1924 Nais-
sance à Kuriengwo (Kenya)
1967 Nommé vice-président
1978-2002 Chef de l’Etat
4 FÉVRIER 2020 Mort
à Nairobi
A la mort du père de l’indépen-
dance, les barons du régime re-
doutent de s’affronter et préfèrent
se donner un répit en laissant Da-
niel arap Moi occuper temporaire-
ment le pouvoir. En 1982, une ten-
tative de coup d’Etat échoue de jus-
tesse. Sa vengeance sera sa chance.
En Daniel arap Moi s’épanouit un
autocrate drapé dans des princi-
pes. On cite la Bible comme on res-
pire. La peur règne. A l’entrée de
Nairobi, le grand immeuble du mi-
nistère de l’intérieur, Nyayo
House, devient un centre de dé-
tention et de torture redouté. Ses
fidèles sont les plus violents. Il est
le seul maître du jeu. Le pillage est
si intense qu’il détruit l’économie.
Les ex-barons se voient brisés un à
un ou se soumettent.
Au milieu de ses pairs, les prési-
dents du continent, il continue
cependant de faire figure de pro-
vincial emprunté. Indifférent aux
grandes questions politiques.
Lors de la guerre civile puis du gé-
nocide au Rwanda, il est du côté
des tueurs, qui trouveront refuge
au Kenya. Il tente des médiations
dans la région, qui échouent.
Seul le pouvoir lui fait perdre la
tête. Il se rêve en Moïse d’une
tribu juive perdue, celle du
groupe des Kalenjin, alors que
cette prétendue ethnie est une
création coloniale récente fondée
sur un groupe linguistique. Il s’ap-
puie sur cette histoire fumeuse
pour justifier sa proximité avec Is-
raël, qui fait du Kenya sa tête de
pont dans cette partie du monde.
Puis il a un coup de génie. Il a vu
finir les règnes de certains auto-
crates, à commencer par son allié
zaïrois, Mobutu Sese Seko, chassé
par une rébellion en 1997 et mort
en exil. Cédant à la pression de
mouvements populaires, il met
fin au régime de parti unique
dans les années 1990, mais c’est
pour mieux remporter les élec-
tions par la violence, sans le
moindre état d’âme.
A l’approche de la présidentielle
de décembre 2002, on lui propose
un marché, garanti par les Etats-
Unis : quitter le pouvoir en
échange de certaines assurances.
Personne ne touchera à sa for-
tune accumulée. Il n’avait pas an-
ticipé la vulgarité du châtiment
qui lui serait réservé : devenir, en
un instant, inutile. p
jean-philippe rémy
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020
Pierre
Guyotat
Ecrivain
E
n ce temps-là, la guerre
couvrait Ecbatane. » Ainsi
commence Tombeau
pour cinq cent mille sol-
dats (Gallimard) qui a profondé-
ment marqué et modifié la scène
poétique française en 1967, scan-
dale et admiration mêlés. D’un
souffle aussi puissant que son am-
bition était renversante, cette épo-
pée ancrée dans la mémoire trau-
matique de la guerre d’Algérie, qui
n’est jamais nommée, était
l’œuvre d’un jeune homme de
27 ans, auteur très précoce de
deux premiers romans parus au
Seuil, Sur un cheval (1961) et Ashby
(1964) : Pierre Guyotat, mort dans
la nuit du jeudi 6 au vendredi 7 fé-
vrier, à l’hôpital Saint-Antoine, à
Paris. Il avait 80 ans.
Rentré meurtri d’Algérie en 1962,
après les Accords d’Evian, il y avait
laissé la défroque de celui qu’il
avait pu être. Si elle devait attein-
dre la beauté du serpent dans le li-
vre suivant, Eden, Eden, Eden (Gal-
limard, 1970), la langue déployée
dans Tombeau… se révélait déjà
hallucinatoire jusqu’à l’insoutena-
ble, mais jamais abstraite, extrê-
mement matérielle au contraire.
Un chant marmoréen s’élevait au
présent perpétuel, donnant à voir
la vérité de corps sexués pris dans
la guerre, la terreur, la lâcheté, pro-
duisant des trains de visions plus
que des images.
Soulevant le voile opaque de la
langue ordinaire et du récit con-
venu pour laisser deviner en des-
sous d’incessants éclats de vérité,
Pierre Guyotat voulait montrer en
actes les pensées secrètes ani-
mant les esclaves comme les re-
belles, et les fantasmes dictant
leurs conduites. Tombeau… posait
d’emblée, en somme, la question
fondamentale de toute épopée
depuis l’Antiquité, et c’était son
ambition folle : comment en som-
mes-nous arrivés là, et moi au mi-
lieu d’eux tous, comment est-ce
concevable, comment continuer ?
Le sacré désormais mis au secret
en chacun était implicitement
convoqué dès la dixième ligne,
dans une référence au passé gan-
grené de la France occupée : « Les
vainqueurs avaient vaincu sans
peine : ils avaient pris une ville qui
se débarrassait de ses dieux. »
Minoré par l’auteur à l’époque des
avant-gardes textuelles qui l’ont
soutenu dans les années 1970 (il
fut un temps proche de Philippe
Sollers et de la revue Tel Quel), ce
rapport au sacré place d’emblée
l’œuvre sous le signe – bien plus
que de Sade à qui on a souvent
comparé – de Rimbaud affirmant
que « le combat spirituel peut être
aussi brutal que la bataille
d’hommes ; mais la vision de la
justice est le plaisir de Dieu seul »
(Une saison en enfer).
Artiste discret, méconnu du
grand public mais doté d’une va-
leur symbolique exceptionnelle
par un milieu littéraire qu’il ne
fréquentait guère, Pierre Guyotat
n’aura cessé en réalité de déployer
ce « mystère [qui] ne peut s’expri-
mer dans une langue commune »,
comme il le disait dans Vivre (De-
noël, 1984). En marge de son
« œuvre en langue », selon ses
mots, il s’en est expliqué dans plu-
sieurs dialogues avec Jacques
Henric, Marianne Alphant ou Do-
natien Grau, et dans quelques ré-
cits autobiographiques publiés
dans une langue plus « norma-
tive » (disait-il encore).
Ces derniers lui ont valu de tou-
cher un public élargi, de Coma
(Mercure de France, 2006, prix
Décembre, créé au théâtre de
l’Odéon par Patrice Chéreau
en 2009) à d’Idiotie (Grasset, 2019,
prix Médicis). Récit des années de
fugue et d’Algérie – que l’on se re-
prochait, le lisant ébloui, de pen-
ser testamentaire –, Idiotie aura
donc été, de fait, le dernier à paraî-
tre de son vivant. Il semblait
qu’enfin s’y réconciliaient
l’homme, né le 9 janvier 1940 à
Bourg-Argental (Loire), et l’œuvre,
née en Algérie en 1962 (comme en
témoignent ses Carnets de bord
de l’époque, parus aux éditions Li-
gnes en 2005). Autoportrait du
poète en adolescent miné par une
capacité d’empathie hypertro-
phiée, pris d’incessantes visions
rimbaldiennes, Idiotie raconte, en
réalité, la genèse de Tombeau
pour cinq cent mille soldats.
L’œuvre est donc close. Son uni-
vers fictif d’une splendeur cruelle
et d’une cohérence extrême, qui a
pu un temps se faire résolument
hermétique mais qui s’était
ouvert jusqu’au rire dans les der-
niers volumes, ne hantera plus le
nôtre qu’à l’état des traces qui en
demeurent – et l’on ne peut que
s’interroger voire s’effrayer du de-
venir des milliers de créatures qui
peuplaient l’appartement de
Pierre Guyotat avant d’entrer
dans cet univers parallèle en ex-
pansion incessante, doublure
mythologique du nôtre mêlant
l’humain et le non-humain (qu’il
soit animal ou divin).
Traité d’économie libidinale
Depuis Progénitures (Gallimard,
2000), les livres s’engendraient
les uns les autres, déployant en
sous-main un véritable traité
d’économie libidinale, et autant
dire de sublimation : écrire, au
sens fort que Guyotat donnait à
ce mot, c’est se laisser « traverser
par le réel » (Vivre), quand c’est le
réel, et non pas la réalité com-
mune, qui nous émeut, qui nous
fait naître, vivre et mourir, qui
nous gouverne sur le mode de
l’instinct à travers cette formida-
ble puissance sexuelle qui habite
l’homme, sinon à son insu, du
moins à son corps social
défendant.
Les derniers grands cycles de fic-
tions « en langue » resteront donc
inachevés, ainsi d’Histoires de Sa-
mora Mâchel, sur lequel il tra-
vaillait depuis quatre décennies
et que chacune de ses publica-
tions récentes annonçait dans les
titres « à paraître ». Au sens pro-
pre, on peut dire des milliers de
créatures qui habitaient ces fic-
tions, et qu’il nommait « figures »
plutôt que « personnages », qu’el-
les s’en trouvent orphelines : dans
En 2007. RICHARD DUMAS/AGENCE VU
Par la main dans les enfers (Galli-
mard, 2016), Guyotat s’amusait à
se mettre en scène en tant que dé-
miurge : il y était le « moussou » (le
monsieur) « qu’il nous met en
gorge nos répliques », comme di-
sait l’une d’elles.
Les plus fascinantes de ces figu-
res sont celles des « putains » mâ-
les ou femelles, pourvues d’un
verbe « totalement libre – d’autant
plus libre qu’il sort d’un corps qui
n’a rien à perdre – qui, alors, est
perdu », disait-il dans le lumineux
Explications (Léo Scheer, 2000),
volume d’entretiens avec Ma-
rianne Alphant dont l’on devrait
rendre la lecture obligatoire à
toute personne qui se pique
d’écriture. Fort de l’autorité que
lui conférait son œuvre et elle
seule, il y proférait des vérités
puissantes, d’ordinaire indicibles :
« C’est l’usage publicitaire – au sens
large et profond – des mots, qui
corrompt la pensée. Quand on
aura enfin compris ça, on aura
compris beaucoup de choses. »
Ses « putains », ajoutait Guyotat,
sont « comme des figures angéli-
ques, d’anges-musiciens de tous
âges, sales et secoués par les ac-
couplements : pas d’être, pas de
nourriture de table ». Les putains
ne cessaient de copuler et de par-
ler, se prophétisant les uns les
autres, et le processus était poten-
tiellement infini, puisque c’est la
descendance des figures de Pro-
génitures qui habitait Joyeux ani-
maux de la misère (Gallimard,
2014) et Par la main dans les en-
fers, dont le pluriel du titre disait
bien qu’il ne s’agissait pas d’un
enfer très catholique, qu’ils
étaient ici plutôt grecs, c’est-à-dire
moqueurs et mythologiques : les
créatures qui s’y agitent ont l’exu-
bérance et la puissance sexuelles
des centaures.
Ces vastes fictions itératives for-
ment en réalité dans le temps
long de leur création une arche
pour accueillir toute la misère des
hommes. Comment auraient-el-
les pu envisager le mot « fin » ?
Pierre Guyotat, dont la puissance
d’observation dans la rue était
aussi grande que sa capacité à ma-
térialiser les visions sur la page,
disait volontiers que chaque nais-
sance d’un petit d’homme faisait
entrer dans son œuvre un nou-
veau « putain » (le mot est sou-
vent au masculin chez lui). Affir-
mer tranquillement une sen-
tence aussi cruelle, c’était aussi
dire la porosité des univers : celui
qu’il habitait en fréquentant quel-
ques amis avec une profonde gen-
tillesse, une empathie immédia-
tement perceptible, et celui qu’il
habitait au secret en véritable et
tout-puissant maître du Verbe.
La misère des corps humains,
sans doute en avait-il eu la pres-
cience dès l’enfance, lorsqu’il ac-
compagnait « en tacot » son père
médecin en tournée dans les fer-
mes de basse montagne autour
de Bourg-Argental, après-guerre.
Il l’avait affrontée d’une tout
autre manière lors d’une longue
fugue à Paris, à 19 ans (encore mi-
neur, à cette époque), peu après la
mort de sa mère, dont le décès
l’avait littéralement déboussolé.
L’Algérie, déterminante
Mais c’est en Algérie qu’il en a fait
l’expérience la plus immédiate :
incorporé en 1960, il est empri-
sonné début 1962 par la sécurité
militaire, accusé d’atteinte au mo-
ral de l’armée et de complicité de
désertion. Il pense avoir agi par
humanité, mais la plupart de ses
camarades l’accusent de les avoir
exposés à la mort. A la lisière du
bien et du mal qu’il s’agira désor-
mais de dépasser, l’expérience est
déterminante. Elle hantera toute
son œuvre, dès Tombeau… dédié à
un oncle maternel, résistant
« mort en 1943 au camp de la mort
d’Oranienburg-Sachsenhausen
Brandebourg ».
Aussi traumatisantes qu’auront
été ces expériences de jeunesse,
aucune ne l’aura été autant que
celle de la censure, qui l’a attaqué
dans sa création et dans son
corps, comme le raconte Coma,
dont le titre renvoie à la réalité
disparitions | 19
9 JANVIER 1940 Naissance
à Bourg-Argental (Loire)
1962 Inculpation par la
sécurité militaire en Algérie
1967 « Tombeau pour
cinq cent mille soldats »
(Gallimard)
1970 Interdiction d’« Eden,
Eden, Eden » (Gallimard)
2018 « Idiotie » (Grasset),
prix Médicis
7 FÉVRIER 2020 Mort
à Paris
d’une hospitalisation en réani-
mation en 1981, dans un état de
dénutrition extrême. En réalité,
nul ne sait ce que cette œuvre se-
rait devenue si Eden, Eden, Eden
n’avait pas été brutalement con-
damné à sa publication, en 1970,
malgré les préfaces « préventi-
ves » de Roland Barthes, Michel
Leiris et Philippe Sollers. C’est peu
de dire que Pierre Guyotat a vécu
très mal cette mise sous séquestre
de la meilleure part de lui-même,
celle qui crée à la façon d’un Pierre
Boulez plutôt que d’un romancier
sociologue : « On m’a glacé l’en-
cre », disait-il (Littérature interdite,
Gallimard, 1972).
Il y aura réagi en créant dans les
livres suivants une langue opa-
que et noire, imperméable à la bê-
tise et donc à la censure, réinven-
tant pour ce faire la syntaxe, tron-
quant les mots, torturant ou pro-
fanant la langue maternelle dans
les monolithes que sont Prostitu-
tion et Le Livre (Gallimard, 1975 et
1984), où le monde entier tour-
nait à la scène prostitutionnelle.
L’interdiction ne sera levée
qu’en 1981. Dès Progénitures, dont
les versets aériens sont à lire d’un
seul souffle, la langue a pu se clari-
fier à nouveau, et l’usage d’une
« langue normative » lui redeve-
nir possible à l’écrit.
Récusant le terme d’écrivain, re-
vendiquant celui d’artiste, Pierre
Guyotat avait sur la scène litté-
raire une dimension de totem, si-
non de tabou. Il le savait, cons-
cient d’être entré dans l’histoire
littéraire à la façon d’un Lautréa-
mont, l’auteur des Chants de Mal-
doror. Goûtant le plaisir d’être de
plus en plus traduit malgré l’évi-
dente difficulté du geste, il avait
reçu plusieurs distinctions ces
dernières années, dont le prix de
la Bibliothèque nationale de
France en 2010, décerné pour l’en-
semble de son œuvre. Il laisse des
milliers d’orphelins et quelques
amis cruellement stupéfaits.
bertrand leclair
(collaborateur
du « monde des livres »)
20 | horizons 0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020

los angeles, cannes - envoyés spéciaux

A
u Ritz-Carlton de Riyad, c’est
jour d’avant-première. En ce
24 octobre 2017, Mohammed
Ben Salman, alias « MBS »,
inaugure le « Davos du dé-
sert ». Entre autres célébrités,
Tony Blair, Nicolas Sarkozy ou Christine La-
garde ont répondu à l’invitation du prince
saoudien. Le jeune héritier profite de la con-
férence pour dévoiler un projet titanesque : il
s’apprête à faire ériger une mégalopole au
nord-ouest du pays. Une bande-annonce est
diffusée, comme au cinéma. On y voit beau-
coup d’écrans tactiles, des familles ostensi-
blement heureuses, une palanquée de pan-
neaux solaires, des éoliennes en rafale.
De cette cité mystère, on ne sait alors pas
grand-chose. Son nom, Neom, semble celui
d’un super-héros – il s’agit en fait de l’associa-
tion du grec neo (« nouveau ») et de l’arabe
moustaqbal (« futur »). Sa superficie ? Pas
moins de 26 500 km2 – soit vingt fois la taille
de Los Angeles –, entre la mer Rouge et la Jor-
danie. Le budget ? Cinq cents milliards de dol-
lars. La date de sortie attise, elle aussi, le
teasing : livraison prévue dès 2025. Quant au
synopsis, il tient en quelques lignes : Neom
s’inscrit dans le plan de développement qu’a
imaginé « MBS » pour l’Arabie saoudite, inti-
tulé « Vision 2030 ». L’objectif est d’affranchir
le pays de la rente pétrolière et de diversifier
son économie, en pariant sur le tourisme. Un
scénario que déclinent plusieurs sites dis-
tincts : Al-Ula mise sur l’archéologie, Qiddiya
sur les loisirs familiaux… Autrement specta-
culaire, Neom se tourne vers les nouvelles
technologies. Avec l’ambition, selon une
note confidentielle, de devenir la mégalopole
« la plus vivable qui soit, grâce aux plus grands
talents de ce monde ».
De fait, un casting de haut standing est rapi-
dement constitué. Au générique du conseil
scientifique de Neom, les stars abondent :
l’architecte Norman Foster, le designer d’Ap-
ple Jonathan Ive, le fondateur d’Uber, Travis
Kalanick, l’ancien secrétaire américain à

Neom, le rêve
l’énergie Ernest Moniz ou l’ex-vice-prési-
dente de la Commission européenne Neelie
Kroes en font partie. L’Allemand Klaus Klein-
feld, passé par la direction d’Alcoa et de Sie-
mens, préside le projet ; il est assisté d’Antoni
Vives, adjoint au logement du maire de Bar-
celone entre 2011 et 2015. Tous sont séduits

hollywoodien de « MBS »
par la green tech que fait miroiter cette « Mec-
que pour robots », ainsi que l’a définie le
Washington Times en octobre 2017.

CAPITALE DE L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE

Dès lors, comme pour toute superproduc-
tion digne de ce nom, la conception de Neom
s’agence dans le plus strict secret. Seul le Wall
Street Journal, en juillet 2019, fait fuiter quel-
ques informations. Le Monde a pu consulter
les documents sur lesquels se fonde l’en-
quête du quotidien américain. C’est peu de
dire qu’ils décoiffent. Sorte d’oxygène numé-
rique, l’Internet à très haut débit sera gratuit
dans toute la région, qui bénéficiera d’une ju-
ridiction autonome par rapport au reste du
royaume ; l’alcool y sera autorisé, et le voile
non obligatoire.
De parcs d’attractions géants en tournois
d’e-sport, Neom entend s’imposer comme
une capitale de l’intelligence artificielle et du
divertissement. Un pont gigantesque la re-
liera à la rive égyptienne. Un réseau de capsu-
les supersoniques assurera la célérité et la
propreté des transports. Ensemencement de
nuages, aérogénérateurs et autres technolo-
gies vertes viseront à garantir l’intégrité de la
faune et de la flore – à commencer par la bar-
rière de corail qui borde le littoral. Des dino-
saures et des gladiateurs robotisés, des taxis
volants et une lune artificielle compléteront
le décor, tout droit échappé d’un songe hol-
lywoodien.
Du reste, c’est bien là, à Los Angeles, que
Neom est écrite, produite et réalisée. Sous le
sceau de l’anonymat, un architecte européen a
accepté d’en révéler la genèse au Monde : « Au
cours d’un trajet en avion, “MBS” est tombé en
pâmoison devant un film de super-héros, Les
Gardiens de la galaxie [2014]. Il a demandé à
l’un de ses conseillers d’en recruter le chef déco-
rateur et de réunir une équipe de spécialistes
des effets spéciaux, à Hollywood. Ce sont majo-
ritairement eux qui conçoivent Neom. »
Pour suivre cette piste californienne, il faut
d’abord pousser la porte d’un concession-
naire automobile lambda, battant pavillon
Mer
Méditerranée
SYRIE
ISRAËL
ÉGYPTE JORDANIE
Sinaï
ARABIE
SAOUDITE
Neom
Mer
Rouge 100 km
allemand. A l’extérieur de la vitrine, les gros-
ses artères de Beverly Hills retentissent de
leur tapage habituel. A l’intérieur, moteurs
éteints, berlines immaculées : rien ne bouge,
si ce n’est l’ascenseur, au fond du magasin.
Nulle plaque n’indique leur présence, mais
une dizaine de sociétés d’audiovisuel se sont
installées dans ce bâtiment anonyme. Au
troisième étage, les portes s’ouvrent sur un
hall non moins banal : déco claire, secrétaire
affairée, fauteuils accueillants. Bienvenue
chez The Hideaway Entertainment – soit « la
“planque” divertissement » en VF.
Au premier abord, il s’agit d’une boîte de
production comme L.A. en compte tant. Sur
les murs, des affiches de films côtoient un
écran de télé où défilent en boucle des extraits
des blockbusters maison, 22 Miles (2018) ou
Men in Black : International (2019). Parmi cette
Le prince saoudien Mohammed Ben Salman
souhaite édifier dans son pays une immense
ville ultramoderne d’ici à 2025. La conception
en a été confiée, dans le plus grand secret,
à des créateurs habitués à travailler pour le cinéma
cascade de scènes d’action, une bande-an-
nonce se détache : la course d’un léopard en
verre, bondissant et rugissant dans une ville
de science-fiction. En matière de testostérone,
la mise en scène n’a rien à envier aux autres
« C’EST UN PROJET vidéos diffusées. Le titre ? Neom, the Prince’s
TRÈS ROMANTIQUE, Challenge (« Neom, le défi du prince »).
Joviale, la secrétaire nous propose un petit
FAIT POUR déjeuner à l’américaine – céréales, agrumes,
beurre de cacahuète. Son patron s’avère tout
DES RÊVEURS, aussi sémillant. Sourire félin et mise « casual
chic », Judd Payne est un briscard de l’indus-
PAR DES RÊVEURS » trie cinématographique. Son tableau de
JONATHAN GRAY chasse cumule les prises prestigieuses.
fondateur de First Idea D’abord agent pour Bruce Willis ou John Tra-
volta, il s’est reconverti dans la production.
« Mais je n’y consacre plus que 5 % de mon
temps », déclare-t-il. N’allez pas croire que
The Hideaway Entertainment soit une socié-
té-écran. « Mon associé Matthew Rhodes s’in-
vestit à fond dans la structure, nous sortirons
de super films prochainement, avec des poids
lourds comme Vin Diesel ou Tom Holland, dé-
taille M. Payne. Pour autant, l’essentiel de
mes journées est dévolu à tout autre chose. Je
suis comme un gamin qui découvre un jouet,
je m’éclate ! »
CULTURE DU SECRET-DÉFENSE
Créée il y a trois ans, The Hideaway Entertain-
ment partage ses locaux avec une agence de
design baptisée iDeA – pour Intelligent De-
sign Agency. S’agirait-il de la boîte à idées
créée par « MBS » pour Neom ? Motus et bou-
che cousue : impossible de divulguer le nom
du principal client. « iDeA travaille sur des vil-
les nouvelles et de nouvelles façons de vivre,
élude Judd Payne. Nos méthodes aussi sont in-

0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020
ANNE-GAËLLE AMIOT
novantes. L’équipe est composée d’architectes,
d’ingénieurs, de designers, mais également de
professionnels du cinéma. Ce métissage décu-
ple la créativité. »
On passe par un vaste open space ; les parois
sont ornées de cartes de la péninsule Arabi-
que. Les employés, plutôt jeunes, bûchent en
silence derrière leurs écrans. Nous voici dans
la salle de conférences, où patientent deux
des plus brillants d’entre eux, Olivier Pron et
Jeff Julian. Ce sont des « futuristes », ainsi
qu’on les appelle dans le jargon hollywoo-
dien. Pour les majors du cinéma, ces cadors
des effets spéciaux conçoivent des décors
grandiloquents – dystopies pyrotechniques,
exoplanètes chatoyantes… Le tout en images
de synthèse, à l’aide de logiciels dernier cri.
« Des futuristes autoproclamés, vous en trou-
verez un paquet à Los Angeles. Mais il n’y en a
qu’une dizaine de vrais, et la plupart tra-
vaillent ici, chez iDeA », plastronne Jeff Julian.
Ainsi du Français Olivier Pron, physique
frêle mais CV garni. Autodidacte, ce geek re-
vendiqué a quitté l’école à 13 ans : « La vision
de Terminator 2 [1991] a changé ma vie. Je me
suis mis à bidouiller sur mon ordi, tout seul. » Il
monte des expos pour le photographe Henri
Cartier-Bresson, avant de rejoindre les pon-
tes des effets spéciaux, Buf Compagnie et
Method Studios. C’est lui qui a forgé les fée-
ries urbaines des Gardiens de la galaxie, le
film fétiche de « MBS ». Depuis qu’il a rejoint
iDeA, Olivier Pron s’est éloigné de l’usine à rê-
ves pour travailler sur le réel : « Après toutes
ces années dans la fiction, c’est hyperexcitant
d’imaginer de véritables édifices ! », s’enthou-
siasme cet ex-collaborateur de Tim Burton
ou de Wong Kar-wai.
Son compère, Jeff Julian, est, lui, un authen-
tique enfant de Los Angeles. Sa généalogie
épouse l’histoire industrielle de la ville :
parmi ses aïeux, il compte beaucoup de mili-
taires, et l’un des premiers décorateurs hol-
lywoodiens. Lui aussi a navigué entre ces pô-
les. Pour la marine, il a dessiné toute une pa-
noplie d’armes et d’engins. Pour Hollywood,
il a épaulé les plus grands – Spielberg, Fin-
cher, Cameron… « Dans Minority Report
[2002], nous avons préfiguré le dispositif de
prévision criminelle qu’utilise aujourd’hui la
police de Los Angeles », précise-t-il. Ce logiciel
équipera-t-il les forces de sécurité de Neom ?
On ne se risque pas à poser la question, tant
ce gaillard tout de noir vêtu en impose. An-
cien golfeur de haut niveau, ex-professeur en
Australie, il a eu mille vies, et mille clients –
d’Apple à Audi, de Samsung à Siemens…
« Mais rien ne m’emballe davantage que notre
projet actuel ! », s’exclame le quadra.
Chez iDeA, il a retrouvé la culture du secret-
défense. Dans la salle de conférences, le duo
de futuristes Pron-Julian insiste sur les ac-
cords de confidentialité signés avec leur
commanditaire. Tout juste consentent-ils à
montrer quelques maquettes. D’abord, les
images d’un hôpital assez original : des ar-
bres poussent à l’intérieur du bâtiment et
certaines dorures évoquent l’Art nouveau
viennois. « Je me suis inspiré d’un tableau de
Gustav Klimt, confesse Olivier Pron. Les cou-
loirs blancs, c’est glauque. On a voulu dessiner
une structure médicale qui ne soit pas dépri-
mante. » Passe ensuite entre nos mains
l’ébauche d’un quartier sans voitures, aux
courbes et aux couleurs chaleureuses, cerné
par une nature aride. L’esquisse est intitulée
« Silver Beach ». C’est aussi le nom d’une des
zones de Neom. « Ne faites pas attention au ti-
tre ! », s’inquiète Judd Payne, le patron de The
Hideaway Entertainment, toujours aussi
soucieux de confidentialité.
Le producteur préfère vanter la croissance
de ses effectifs : « Nous serons bientôt une
quarantaine, et plus de 80 l’été prochain. » De
tous les futuristes débauchés par iDeA, Na-
than Crowley n’est pas le moins fameux :
chef décorateur attitré du cinéaste Christo-
pher Nolan, ce Britannique a été nommé
deux fois aux Oscars. Mais c’est du fondateur
de First Idea, la holding englobant iDeA et
The Hideaway Entertainment, que Judd
Payne parle avec le plus d’admiration : « Il
s’appelle Jonathan Gray, il est franco-améri-
cain et habite à Cannes. C’est quelqu’un d’ex-
traordinaire, vous devriez le rencontrer. » Se-
rait-ce à cet homme que le prince saoudien a
confié les clés de Neom ?
UNE « ANTI-DUBAÏ »
Une recherche sur Google donne une idée de
son pedigree : à 39 ans, Jonathan Gray dirige
une douzaine d’entreprises, dont JG Events et
Beauchamp Estates France, spécialisées dans
l’événementiel et l’immobilier. Plusieurs ar-
ticles le décrivent comme féru d’hélicoptères.
Et comme un proche conseiller de Moham-
med Ben Salman. « J’accompagne “MBS” sur
certaines affaires privées, précise l’intéressé.
Nous avons une relation de confiance. »
Jonathan Gray reçoit dans un hôtel 5 étoi-
les, sur les hauteurs de Cannes. Teint frais, al-
lure décontractée, le père de famille jubile :
« Je viens de vendre la maison la plus chère de
la Côte d’Azur. C’est mon cinquième record. »
Mais dans son cœur d’entrepreneur, les villas
grand luxe se font voler la vedette par une
vieille obsession, le cinéma. « En travaillant
pour Hollywood, je réalise un fantasme d’ado.
J’ai grandi à Cannes, au milieu d’affiches de
films. Je voulais savoir ce qui se passait der-
rière les portes des palaces. A 16 ans, j’ai trouvé
un job chez Disney : j’accueillais les stars, j’or-
ganisais les soirées… je rêvais d’action. »
Son père, le marchand d’art Martin Gray,
est le coauteur d’Au nom de tous les miens
(1971) ; il y raconte comment sa famille a été
décimée par la Shoah, puis par un épouvan-
table incendie. « Nous sommes peut-être issus
de la même lignée que le cinéaste James Gray.
J’en ai parlé avec lui, lors d’une fête. Brad Pitt, à
qui j’ai vendu une maison, m’y avait invité. »
C’est dans un contexte pareillement mon-
dain que Jonathan Gray a rencontré « MBS » :
« J’avais 27 ans, lui, 22. On a vite sympathisé. Il
m’a ouvert de nouveaux horizons, je suis sorti
de mon quotidien confortable d’Européen. Il a
plein d’idées, c’est un visionnaire. »
De grands desseins pour l’Arabie saoudite, le
roi Abdallah (1924-2015) en eut à foison, lui
aussi. Sobrement nommés « la ville économi-
que du roi Abdallah » et « le quartier financier
du roi Abdallah », les deux projets-phares de
l’oncle de « MBS » ont été édifiés à partir de
2005, pour 60 milliards de dollars. Ce sont des
fiascos : d’après les observateurs, ces villes
fantômes fonctionnent à 10 % de leurs capaci-
tés. « Il y a peu de chances que Neom devienne
une coquille vide », veut croire Jonathan Gray,
qui la compare à une « anti-Dubaï » : « C’est un
projet très romantique, fait pour des rêveurs,
par des rêveurs. » Pourquoi faire plancher les
futuristes hollywoodiens sur Neom ? « Parce
qu’ils savent adapter leur style à chaque projet
et créer sans limite préalable, expose le Fran-
co-Américain. Les architectes sont obsédés par
exactement l’inverse : imprimer leur patte
d’auteur et respecter les contraintes – qu’elles
soient physiques ou économiques. »
Une ex-collaboratrice d’iDeA, architecte de
formation, a mesuré la distance qui la sépa-
rait de ses collègues futuristes californiens :
« Avant de dessiner le moindre bâtiment, j’ai
étudié le climat de Neom, la direction du vent,
la lumière…, glisse-t-elle sous le couvert de
l’anonymat. Les futuristes, qui raffolent de
Photoshop, ont une approche moins architec-
turale : il faut aller vite et en mettre plein la vue
pour satisfaire le client. » Une mise en scène
dans l’air du temps, selon Sarah Moser, géo-
graphe à l’université McGill, à Montréal, où
elle anime le New Cities Lab : « Depuis le début
du millénaire, les nouvelles Babylone fleuris-
sent par dizaines, promettant monts et mer-
veilles. Le but, c’est d’être toujours plus tape-
à-l’œil… Alors pourquoi ne pas faire appel au
monde du cinéma ? En Inde, la ville d’Amara-
vati a été en partie dessinée par des réalisa-
teurs de Bollywood. »
« CERTAINS A Los Angeles, iDeA n’est pas la seule so-
ciété travaillant sur Neom. Joint par courriel,
VONT JUSQU’À DIRE le futuriste Guy Hendrix Dyas confirme
DE “MBS” QU’IL avoir créé « une énorme agence de design »
dans ce but : « Mon travail reste absolument
“DISNEYFIE” confidentiel, étant donné sa nature innovante
et ma relation avec le prince héritier », expli-
LE PAYS… NEOM, que le Britannique, primé pour les décors
CE N’EST RIEN d’Indiana Jones (2008) ou d’Inception (2010).
Car, dès qu’il est question de projets saou-
D’AUTRE QU’UNE diens, la discrétion est de mise, murmure
une autre architecte, elle aussi de manière
GRANDE CAMPAGNE anonyme : « Entre collègues, on ne parle ja-
mais de “MBS”, quand bien même il s’agit de
DE COM » notre principal client. Ou alors on le désigne
PIERRE CONESA par un surnom, “Peter”, par exemple. »
ancien haut fonctionnaire Même prudence chez le « starchitecte »
français Thom Mayne. D’après nos informations,
c’est son agence, Morphosis, qui signe le
plan d’urbanisme de Neom, en étroite colla-
boration avec l’aréopage de futuristes. Un
contrat dont le lauréat du prix Pritzker 2005
refuse, pour l’heure, de s’enorgueillir. En re-
vanche, l’Américain, qui fut l’un des con-
seillers culture de Barack Obama, assume
sans ambages son ancrage hollywoodien.
« Des films comme Blade Runner [1982] ou
Star Wars [1977] ont ouvert nos imaginai-
res », reconnaît Eui-Sung Yi, l’un des associés
de Morphosis.
Dans ses studios bétonnés de Culver City,
au sud de Los Angeles, l’architecte fait défiler,
façon PowerPoint, les travaux dont il est le
plus fier, à La Nouvelle-Orléans ou en Haïti.
Alors qu’il passe d’un fichier à l’autre, l’arbo-
rescence de ses dossiers est projetée sur
grand écran. L’un d’eux est intitulé Neom. « Il
s’agit d’un très gros projet, dont on ne peut pas
encore parler », écourte Eui-Sung Yi. Devant
notre insistance, il accepte de montrer « un
petit trailer ». Son réalisateur ? « Jeff Julian, le
meilleur futuriste d’Hollywood. » En nous rac-
compagnant vers la sortie, Eui-Sung Yi met
en garde : « Méfiez-vous de ce qu’on raconte
sur Neom. Bien souvent, ce n’est que du vent. »
En guise d’alizé, c’est une violente tempête
qu’ont dû affronter les promoteurs du projet,
en octobre 2018. L’assassinat du journaliste
Jamal Khashoggi, sur ordre de Riyad, trans-
forme le film d’anticipation en film catastro-
phe. Aussitôt, le conseil scientifique de Neom
perd la moitié de ses membres. Même le pré-
sident, Klaus Kleinfeld, aurait pris du recul. Il
devrait être remplacé par Nadhmi Al-Nasr,
l’ex-numéro deux de Saudi Aramco, la com-
pagnie pétrolière nationale. « Il faut com-
prendre les démissionnaires, beaucoup tra-
vaillent pour des sociétés cotées en Bourse,
comme Apple ou Google », tempère John Ros-
sant, président de la NewCities Foundation.
Ce New-Yorkais fait partie des neuf person-
nalités siégeant encore au conseil scientifique
de Neom – le board, comme il le désigne en
anglais. Passé par l’agence de communication
Publicis, il a organisé plusieurs éditions du Fo-
rum économique de Davos. « Le board s’est
réuni à Riyad quelques semaines après la mort
de Khashoggi, qui était l’un de mes amis, pour-
suit-il. J’ai pris la décision de rester parce que je
crois dans ce projet. La fin des hydrocarbures et
la réinvention des transports marqueront le
XXIe siècle. Axé sur une mobilité très peu émet-
trice de carbone, Neom préfigure ces deux ten-
dances. C’est courageux et révolutionnaire. »
Ses camarades du board sont moins loqua-
ces. La militante écologiste Alexandra Cous-
teau, petite-fille de l’océanographe Jacques-
Yves Cousteau, n’a pas donné suite à nos sol-
horizons | 21
licitations. Embarras similaire chez l’archi-
tecte italien Carlo Ratti. Interrogé par
téléphone, ce Piémontais est intarissable
sur les défis que devront relever les smart ci-
ties du XXIe siècle : « Je préfère le terme de
“ville sensible”… Il faudra combiner l’urbs et
la civitas chers aux Romains, c’est-à-dire in-
sister sur la dimension citoyenne de tout pro-
jet urbain », développe le directeur du Sen-
seable City Lab, au sein du Massachusetts
Institute of Technology (MIT). Mais dès que
Neom est mentionnée, la conversation
tourne court : « Le board n’a qu’un avis con-
sultatif, nous ne nous voyons que deux fois
par an… Il est trop tôt pour juger. »
C’est que, aux yeux de l’opinion publique
occidentale, il y a un avant et un après Khas-
hoggi. « Il s’agit d’un incident d’autant plus
dramatique qu’on commençait à voir l’Arabie
saoudite sous un nouveau jour, regrette Jona-
than Gray. Le pays a énormément changé ces
dernières années. Est-ce qu’il repart en arrière,
ou est-ce qu’il progresse ? La réponse me sem-
ble évidente. Est-ce qu’il doit aller plus loin ?
Oui, bien sûr. » A Neom, les travaux avancent,
souligne-t-il : l’aéroport n’est-il pas déjà en
train d’être creusé par le Saudi Binladin
Group, le mastodonte saoudien du BTP ? « Ce
pays a de l’espace, de l’argent et de la volonté.
L’affaire Khashoggi a permis de faire la part
entre les “haters”, les sceptiques et les vrais
amis de l’Arabie saoudite. »
Des amis encore nombreux, et puissants.
« Sa première visite de chef d’Etat à l’étranger,
c’est à l’Arabie saoudite que Donald Trump l’a
réservée, rappelle Pierre Conesa, ancien haut
fonctionnaire au ministère français de la dé-
fense. Il s’agit d’un allié historique des Etats-
Unis, pour des raisons à la fois énergétiques,
géopolitiques et religieuses. » Auteur, chez
Robert Laffont, de Dr. Saoud et Mr. Djihad. La
diplomatie religieuse de l’Arabie saoudite
(2016) et de Hollywar. Hollywood, arme de
propagande massive (2018), il ne s’étonne
guère de la collaboration entre ses deux do-
maines d’expertise : « Pour l’Arabie saoudite,
la communication est essentielle, et Hol-
lywood entre évidemment dans cette orbite.
Certains vont jusqu’à dire de “MBS” qu’il
“disneyfie” le pays… Neom, ce n’est rien
d’autre qu’une grande campagne de com. »
UN « FORMIDABLE CHEVAL DE TROIE »
Fermées depuis la première guerre du Golfe,
les salles de cinéma commencent à rouvrir
dans le royaume. Le producteur Matty Bec-
kerman, vieux renard hollywoodien, vient
de s’installer à Riyad, où il compte tourner
une dizaine de films par an. Pour lustrer son
image, abîmée par d’innombrables manque-
ments aux droits de l’homme, le régime sem-
ble prêt à tout : recruter à prix d’or des insta-
grameurs, organiser des compétitions spor-
tives de renom… Parmi elles, la quatrième
étape du Dakar, le 8 janvier, ralliait le site de
Neom à Al-Ula. C’est que Paris est, au même
titre que Washington, un partenaire stratégi-
que de Riyad : « En France comme aux Etats-
Unis, la plupart des grosses agences de rela-
tions publiques ont signé des contrats lucratifs
avec les Saoudiens », décrit Pierre Conesa.
« La culture, c’est un formidable cheval de
Troie pour faire progresser les mentalités. Il ne
faut pas laisser ce pays aux Américains. La
France a un rôle à jouer », appuie Jean-Michel
Jarre. Le 23 septembre 2018, à l’occasion de la
fête nationale saoudienne, la star des musi-
ques électroniques a donné à Riyad l’un de ses
légendaires spectacles son et lumière. Il l’a ap-
pelé The Green Concert, en écho au credo
écolo de « MBS » et à la couleur de l’islam : « J’ai
accepté de jouer à la condition que les femmes
puissent y assister, nuance-t-il. J’ai toujours
distingué les peuples de leurs dirigeants. C’est
un pays très jeune, plein de promesses. »
Il y retournera en mars, « dans le cadre d’un
festival organisé par le magazine Vice, qui me
donnera carte blanche ». Lui aussi cogite sur
Neom, au sein d’un « think tank ». « Je leur
donne quelques conseils. Vous savez, j’ai une
longue histoire familiale avec la région. Mon
père a composé la BO du film Lawrence d’Ara-
bie [1962], j’ai joué dans les pyramides… Neom
me fait penser à Dune : le désert qui rencontre
le XXIe siècle, c’est très romanesque. » Une
nouvelle adaptation du best-seller est prévue
pour décembre 2020. Le film a été tourné en
Jordanie, en face de Neom ; quant aux futu-
ristes qui ont œuvré sur les décors, qui sait
s’ils n’en ont pas échafaudé de plus irréels en-
core, de l’autre côté de la frontière. p
margherita nasi
et aureliano tonet
22 | styles 0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020

la route
des rhums
Longtemps considéré comme
un ingrédient réservé aux cocktails,
l’alcool de canne conquiert
ses lettres de noblesse. Editions
limitées, terroirs exotiques :
le rhum suit le chemin du whisky
GASTRONOMIE
LES ADRESSES
La Maison du rhum L’enseigne,
qui possède depuis fin 2019
deux adresses dans la capitale,
séduit particulièrement grâce à
la qualité des conseils d’Eddy La
Viny (consultant du guide du
rhum Gault & Millau) et son fils
Tom. Petit plus : des ateliers
pour apprendre à ne plus rater
son rhum arrangé, connaître
l’histoire de l’alcool de canne et
« Le rhum prend la même route apprendre à le déguster. Beau-

D
que le whisky », analyse Eric Fos- coup d’autres établissements
ans une ruelle du sard. Ce quadra est le cocréateur parisiens sont très recomman-
quartier de Montmar- de la Paris Cocktail Week, qui s’est dables : Excellence Rhum (6e ar-
tre, à Paris, la devan- déroulée cette année du 24 jan- rondissement), A’Rhûm (3e ar-
ture vert forêt de La vier au 1er février et qui met en rondissement)…
Maison du rhum donne des en- avant les créations de 50 bars pa- La Maison du rhum, 3 bis, rue
vies de vacances au bout du risiens, et de Cocktail Spirits, un Carpeaux, 75018 Paris et 10, rue
monde. Teint hâlé, barbe poivre salon professionnel qui attire Léon-Cogniet, 75017 Paris
et sel, le charismatique Eddy La près de 7 000 visiteurs (14 et
Viny, un amateur guadeloupéen, 15 juin au Palais de Tokyo, à Paris). Mabel Lumière tamisée, gros
a ouvert cette boutique spéciali- « Avant, on se contentait de rhums fauteuils en cuir, serveurs por-
sée, avec son fils Tom en 2015, et blancs, industriels et pas forcé- tant chemise blanche et bretel-
une autre adresse en décem- ment de très bonne qualité, globa- les… le Mabel, ouvert en 2014, a
bre 2019 dans le 17e arrondisse- lement utilisés en cocktails. un petit côté prohibition. On
ment. Il met un peu de soleil dans Aujourd’hui, on observe une mon- vient ici déguster des raretés dé-
les verres de ses clients en leur tée en gamme du rhum, devenu un nichées par le patron, Joseph
proposant à la vente et à la dégus- alcool de dégustation qui se boit Akhavan, comme ce rhum Ca-
tation des alcools glanés un peu pur. Le consommateur préfère des roni de Trinité-et-Tobago, 18 ans
partout sur la planète. produits vieillis, venant d’horizons d’âge (29 euros le verre de 4 cl).
Sur ses rayons, plus de 500 réfé- nouveaux… On utilise même des Mais aussi des cocktails fins et
rences aux étiquettes multicolo- rhums haut de gamme pour réali- A La Maison du rhum, à Paris. FRÉDÉRIC STUCIN POUR « LE MONDE » inventifs, à l’image de ce soyeux
res, avec le meilleur des départe- ser des cocktails, lesquels seront Nutty by Nature (13 euros), un
ments et régions d’outre-mer, plus complexes, raffinés, qu’un cocktail filtré à travers une cou-
comme cette fine bouteille de la mojito ou un ti-punch. » Après le whisky canadien ou ja- humidité et d’un ensoleillement che de lait caillé au subtil goût
distillerie Savanna, Lontan, un ponais, le rhum s’offre son petit idéaux. Jusqu’ici la plante était de cacahuète et de noisette.
rhum réunionnais millésimé Du Japon au Venezuela tour du monde. Les « rones », les essentiellement cultivée pour Mabel, 58, rue d’Aboukir,
2007 et vieilli en fût de cognac. Fabien Moirier, qui a coordonné rhums de tradition hispanique, produire du sucre ou de mauvais 75002 Paris
Mais aussi des nectars moins la création du Guide internatio- plus suaves, ont toujours la fa- alcools, agrémentés de caramel,
connus et encore plus exotiques. nal rhum Gault & Millau, paru veur des amateurs. Don Papa, im- et généralement mélangés à des La Compagnie du rhum Bien
« Nous avons par exemple cette pour la première fois en 2019, té- porté des Philippines, avec ses sodas ou des jus de fruits. Ce connu des amateurs, le site Web
bouteille de Matugga, lance Eddy moigne de la révolution en cours coffrets jouant la carte du vin- temps n’est pas tout à fait révolu, spécialisé La Compagnie du
La Viny en désignant du doigt un dans le secteur. « Le rhum, c’est MÊME LA MARQUE tage et de l’exploration, s’est im- mais des distilleries prometteu- rhum possède aussi depuis 2014
flacon à la robe ambrée. La canne plus de 2 500 références nouvelles posé avec des saveurs vanillées ses apparaissent ou se bonifient. un point de vente à la Martini-
qui est utilisée est plantée dans par an, souvent très bien réalisées. RÉUNIONNAISE faisant passer de l’alcool fort « Il faut absolument parler de que, en face de la distillerie du
une terre rouge, argileuse
d’Ouganda, puis le rhum est dis-
Les grandes maisons affinent leurs
produits. » Même Charrette, cette
CHARRETTE, pour une confiserie. Le Pérou
(Millonario), le Venezuela (Diplo-
l’Afrique du Sud et du rhum
Mhoba ! », enjoint ainsi Eddy La
Simon. Sur place, plus de 1 000
références, 70 bouteilles accessi-
tillé et vieilli en fût de chêne en marque réunionnaise identifiée IDENTIFIÉE COMME matico) séduisent eux avec des Viny, en désignant dans sa bouti- bles à la dégustation, toutes
Ecosse. On obtient un produit sin- comme « le rhum qui fait mal à la saveurs plus douces. que une bouteille à la forme pa- marques confondues, et surtout
gulier : des senteurs herbacées tête » par des générations de bu- « LE RHUM QUI FAIT « On retrouve aussi des choses rallélépipédique contenant un li- des tarifs très compétitifs (les
complètent la tonalité dominante veurs, s’est mise aux cuvées de étonnantes et bien faites au Japon, quide ambré. Présentée dans un taxes sur les alcools sont plus
de canne, on retrouve des par- prestige, avec par exemple un
MAL À LA TÊTE » où certains rhums comme le coffret numéroté, la Select Re- faibles hors métropole).
fums de fruits fermentés, de notes rhum vieilli sept ans en barrique PAR DES Ryoma développent des arômes serve French Cask propose un La Compagnie du rhum, Habita-
de café, avec un très beau final. » qui présente en bouche de déli- proches du saké, remarque Fabien rhum obtenu à partir du jus de tion du Simon, 97240 Le François
Selon la société d’études IRI, le cieuses notes de vanille, d’épices GÉNÉRATIONS Moirier. En Thaïlande, deux mai- canne Nkomazi (une variété lo-
rhum se porte bien en France, et de tabac blond. Et les tarifs s’en- sons tenues par des Français se cale), vieilli pendant un an en fût La Maison des rhums La bouti-
avec des ventes qui ont aug- volent. Car, si un bon rhum vieux DE BUVEURS, S’EST sont appuyées sur le savoir-faire de chêne ayant contenu du vin que lyonnaise du site propose
menté, en volume, de 3,5 % se négocie généralement entre MISE AUX CUVÉES tricolore pour développer des alco- rouge du Cap. près de 700 références, des pro-
en 2019. Mais les blancs tradi- 40 et 100 euros, les cuvées limi- ols produits de façon artisanale, Et les producteurs africains duits à petit prix jusqu’aux bou-
tionnellement utilisés dans les tées font exploser les chiffres avec DE PRESTIGE Chalong Bay et Issan, qui présen- sont bien conscients qu’une teilles d’exception, comme ce
cocktails se maintiennent tout des bouteilles allant jusqu’à quel- tent de belles notes d’agrumes. » clientèle est prête, notamment Neisson 18 ans d’âge, proposé à
juste (− 0,4 %), tandis que le mar- que milliers d’euros. Il faut par ailleurs dorénavant en Occident, à dépenser très cher 790 euros. Des ateliers de dégus-
ché est dorénavant porté par les Si les rhums des Antilles et de compter avec l’Afrique. Une pour s’offrir une escapade gour- tation et des conférences sont
rhums vieux (+ 24,7 %) et les La Réunion représentent encore bonne partie du continent se mande sur des terroirs qu’ils con- régulièrement programmés pour
rhums « épicés » (+ 39,3 %), où les en France 80 % des volumes ven- trouve idéalement située entre le naissent mal. C’est le cas de les amateurs.
marques internationales sont en dus, les esthètes se reportent éga- tropique du Cancer et celui du Ca- Dzama, une marque malgache La Maison des rhums, 78, rue
pleine expansion. lement sur de nouveaux terroirs. pricorne, où la canne jouit d’une qui s’est tournée en 2010 vers de la Part-Dieu, 69003 Lyon
l’exportation, en concentrant ses
efforts sur le marché européen. Quarter Kitchen & Cocktail Lab
La fièvre des collectionneurs « Notre présence sur le marché in-
ternational nous a contraints à
Edouard Godard, le barman de
cet établissement luxueux des
mettre la barre très haut », recon- petites Antilles, restaurant de ta-
une épidémie de « collectionnite » s’est un coffret d’osier, s’est récemment envolé assez simple, il faut juste mettre l’alcool à naît Monique Rabakoliarisoa, di- pas japonisantes et bar à cock-
emparée des amateurs de rhum depuis à plus de 6 000 euros. Mais les échanges se l’abri de la lumière. Et un amateur de rhum rectrice des opérations. tails à l’atmosphère feutrée, a
une petite dizaine d’années, selon Fabien développent également sur Facebook où peut faire des trouvailles un peu partout Actuellement, ce sont 2,5 mil- plusieurs fois été distingué. Inta-
Moirier, qui a coordonné la création du des pages spécialisées comme « La bourse sur la planète, il y a un côté explorateur qui lions de bouteilles qui sont ven- rissable sur ses spiritueux, dispo-
Guide international rhum Gault & Millau. aux samples de rhum » permettent d’ac- séduit », explique-t-il. dues à l’extérieur du pays. Des sant d’une rhum room consé-
« Je possède moi-même environ 300 bou- quérir des bouteilles ou des échantillons Les grandes distilleries espèrent bien nectars qui peuvent atteindre quente (plus de 700 bouteilles), il
teilles, notamment des raretés issues de dis- de 3 centilitres au minimum. profiter de la tendance en proposant de quinze ans d’âge et s’imposent propose des créations sans cesse
tilleries qui ont fermé, confesse le spécia- plus en plus de cuvées limitées. « Sur ces par une belle longueur en bou- renouvelées.
liste. Je les réserve pour la dégustation avec « Un côté explorateur » produits, la spéculation joue à plein, recon- che, des arômes de poivre, d’euca- Quarter Kitchen & Cocktail Lab,
mes amis, mais les vrais collectionneurs Joseph Akhavan, patron du Mabel, un bar naît Fabien Moirier. La maison guadelou- lyptus ainsi que des notes d’en- 25, rue du Général-de-Gaulle,
achètent en général trois bouteilles d’un à cocktails parisien spécialisé dans l’al- péenne Longueteau a, par exemple, produit cens. Dzama a déjà remporté une Gustavia, 97133 Saint-Barthélemy
même cru, une pour goûter, une à conser- cool de canne, confie avoir fait un jour une édition limitée “Porsche”, numérotée de trentaine de médailles dans des
ver, une à revendre. » « une folie aux enchères » en achetant une 1 à 911, évidemment déjà épuisée. Je pense concours organisés entre Miami
La plupart des transactions se font sur le bouteille de rhum Caroni datant de 1974 aussi à un Bally martiniquais, vieilli dix- et Berlin… pas mal pour un pro-
Web, sur des sites spécialisés britanniques pour 1 700 euros. « Mais il faut voir que, huit ans, dont il n’existe que 402 bouteilles : ducteur qui, il y a encore une di-
comme Rum Auctioneer ou Whisky.auc- pour un whisky de ce calibre, j’aurais dû dé- chaque année la bouteille prend 10 % ou zaine d’années, vendait du rhum
tion (qui propose une catégorie « rhum » penser deux fois plus… La relative accessi- 20 %… j’en ai vu certaines se négocier jusqu’à de qualité médiocre sur un mar-
très complète), où un flacon de rhum agri- bilité du rhum explique son succès chez les 2 000 euros ! » p ché quasi exclusivement local ! p
cole antillais des années 1920, protégé par collectionneurs ! La conservation est aussi p. he. pierre hemme
 CULTURE | 23
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020

L’électro transméditerranéenne d’Acid Arab

Le groupe français, qui multiplie les concerts à l’étranger, séduit avec sa techno riche de sonorités orientales

MUSIQUE

L’
istanbul - envoyé spécial

officier de l’aéroport
d’Istanbul ne sait pas où
donner du tampon : le
passeport de Guido
Cesarsky est plein à ras bord. Une
place est finalement trouvée au
coin d’une page écornée, le musi-
cien peut franchir la frontière. La
pièce d’identité raconte, en creux,
l’incroyable succès international
dont jouit Acid Arab. Depuis 2016,
aucun groupe français ne s’est da-
vantage produit à l’étranger. Jorda-
nie, Corée du Sud, Brésil, Chine,
Mexique… La liste des concerts
– près de 300 en trois ans – flanque
le tournis. « L’Espagne est peut-être
le pays où nous avons le plus joué,
réfléchit Guido. Avec la Turquie. »
Le 20 décembre 2019, Acid Arab
retrouvait pour la dixième fois ses
fans stambouliotes. « On a com-
mencé dans un club lesbien, le Mini-
müzikhol », se souvient le DJ
moustachu, nostalgique. Ce soir,
retour au Babylon, une salle presti-
gieuse qui a accueilli Patti Smith
ou Jane Birkin. Le concert affiche
complet, comme lors des cinq pré-
cédentes prestations. Une nappe
de synthétiseur, le trot d’une boîte
à rythmes, des projecteurs qui
dansent la ronde façon derviche
tourneur : il est 23 heures, Acid
Arab entre en scène.
Parmi les 600 spectateurs, un
jeune homme se déhanche avec
un peu plus d’abandon : demain
matin, Behsat Veyseloglu rasera
ses belles mèches châtains, direc-
tion l’armée. En 2018, ce Turc d’ori-
gine serbe a réalisé une vidéo pour
le titre Gul l’Abi – plus de 4 millions Kenzi Bourras, Hervé Carvalho et Guido Cesarsky, du groupe français Acid Arab, le 20 décembre 2019, au club Babylon, à Istanbul. FURKAN TEMIR POUR « LE MONDE »
de visionnages selon les derniers
comptages. Il n’a pas demandé
l’autorisation au groupe, qui ne lui net d’adresses. « Kenzi, on t’avait sauvages… » D’ascendance portu- maison familiale en local de répé- cords, Face B et En voyages. Vers la
en a pas voulu ; au retour du ser- demandé de respecter le dress gaise et arménienne, le DJ a été
« Notre album tition : tout un underground fran- fin de sa vie, Vassiliu circulait sur
vice militaire, il se pourrait bien code : sombre et sobre ! », charrie monteur son pour le cinéma, bar- s’appelle “Jdid”, cilien – les groupes Turzi, Syd les routes africaines en camion,
que Behsat tourne un nouveau Hervé Carvalho, l’autre DJ du man… Mais sa maison mère, c’est Matters, Los Chicros, Housse de avec un faux permis poids lourd.
clip pour Acid Arab, très officielle- groupe. Lunettes dorées, casquette la house, jusque dans les accep-
“neuf” en argot Racket… – a éclos entre ces murs De ce maître de légèreté, Acid
ment cette fois. orange, baskets pailletées, Kenzi tions les plus politiques du mot : arabe, parce chaleureux. Arab a retenu une leçon : si les pa-
Bourras a pourtant fait des efforts « Ce n’est pas qu’une musique, c’est Plus tard, Guido Cesarsky s’est ges de votre passeport sont satu-
Ça vibre, ça vit de discrétion : « J’ai mis un tee-shirt un projet de société, festif et com-
qu’on a encore pris de passion pour un autre bâ- rées, il est toujours possible d’en
Au bout d’une heure de concert, de marque allemande ! » Au tour de munautaire, en marge des pou- l’impression d’être tisseur de « maisons d’amour », faire des avions en papier. p
Cem Yildiz, du groupe Orient Ex- Guido Cesarsky d’essuyer les voirs dominants », s’enflamme-t-il. ouvertes aux quatre vents : le va- aureliano tonet
pressions, rejoint le trio sur scène, railleries de ses camarades : « Dis- En partenariat avec Crammed,
au début de drouilleur le plus tendre de la
le temps des tubes Stil et Ejma, ex- donc, persifle Kenzi Bourras, ce Acid Arab édite les disques de quelque chose » chanson française, Pierre Vassiliu En concert le 13 février à Paris,
traits des deux albums d’Acid soir, t’as enchaîné les pains ! » – les groupes amis, basés en Egypte ou (1937-2014), dont il a coédité deux le 21 à Grenoble, le 22 à Saint-
HERVÉ CARVALHO
Arab, Musique de France (2016) et erreurs, dans le jargon musical. en Palestine, qu’il invite lors de compilations chez Born Bad Re- Jean-de-Vedas (Hérault)…
Jdid (2019). Le chanteur porte de « Tu pourrais bientôt ouvrir une soirées itinérantes. Quant à ses
jolis anneaux aux oreilles. Sur les boulangerie ! », embraie Hervé Car- pochettes, elles montrent tantôt
boucles synthétiques des Fren- valho. Ils ont beau être les cadors des femmes voilées, tantôt des
chies, il pose sa voix grave et son de l’import-export, les Acid Arab buveuses de whiskey. Qui a dit
saz aiguisé – sorte de luth à man- n’en sont pas moins gaulois. que cette techno-là était binaire ?
che long, dont il est virtuose. Le Du reste, c’est lors d’une virée dé- « On hésite souvent à tourner dans
public, majoritairement jeune et bridée à Djerba (Tunisie), en 2012, des pays dont les politiques sont
turc, reprend les paroles par cœur ; que s’est nouée l’aventure. Hervé aux antipodes de nos valeurs,
quelques femmes lancent des Carvalho et Guido Cesarsky sont poursuit Guido Cesarsky. Ce n’est
youyous, un adolescent fait tour- déjà deux DJ en vue du circuit jamais simple. Par exemple, on
noyer son turban, ça vibre, ça vit. électro, ils s’affrontent au cours avait décidé de boycotter la Russie,
Après la performance, une autre d’un ping-pong musical : le pre- en soutien à la communauté LGBT.
sommité stambouliote vient sa- mier joue des titres d’acid house, Peu de temps après, des gays nous
luer les Français en coulisses : Os- le second des morceaux maghré- ont écrit : “En ne venant pas ici,
man Murat Ertel, le leader de Baba bins et moyen-orientaux, le tout vous nous condamnez double-
Zula, un groupe psychédélique s’imbrique à merveille. Au retour à ment !” Alors on y est allés. » Pour
prisé. Sa moustache est autrement Paris, des soirées sont organisées, avoir joué en Israël, le groupe s’est
touffue que celle de Guido Ce- un groupe Facebook constitué, vu interdit de tournée en Algérie :
sarsky, ses goûts tout aussi poin- des compilations diffusées sous le « C’est rageant, notre musique
tus. Echange de compliments po- nom d’Acid Arab, synonyme d’in- transpire d’amour pour ce pays ! »,
lis entre les deux hommes, que vitation aux voyages transmédi- fulmine Guido Cesarsky.
vient troubler Kenzi Bourras : le terranéens. Ce n’est qu’avec l’arri-
claviériste d’Acid Arab déboule vée de Kenzi Bourras et des pro- La planète Cesarsky
comme une tornade dans la loge. ducteurs Pierrot Casanova et Nico- Ses parents, d’éminents astrophy-
« Ma parole ! J’ai eu du mal à sortir las Borne que le groupe se siciens, ont vécu à Buenos Aires,
des toilettes publiques, il y a encore structure véritablement. Quel- Los Angeles, Chaville (Hauts-de-
plein de fans qui nous attendent. » ques maxis, enregistrés à la diable, Seine) ou Munich. Catherine Ce-
Le joyeux luron a joué pour les récoltent les louanges de deux sarsky a disqualifié Pluton du sys-
plus grands noms du raï, dont Ra- dieux vivants de la techno, Carl tème solaire en 2006 ; en 1977,
chid Taha. Les disques d’Acid Arab, Craig et Gilles Peterson. De quoi si- Diego Cesarsky a découvert la ga-
où les musiciens algériens sont à gner en 2016 sur le label belge laxie naine irrégulière du Sagit-
la fête, doivent beaucoup à son car- Crammed Discs, expert ès excur- taire, à 4,2 millions d’années-lu-
sions soniques. Et vogue le navire. mière. A son échelle, Guido aussi
Dans le restaurant de grillades sonde, furète, explore : « Je viens
qui jouxte le Babylon, où il a ses de dénicher des pépites de disco
Jordanie, Corée habitudes, le groupe mesure le yougoslave, ça envoie ! », s’extasie
chemin accompli : « On a baptisé celui qui fut jadis critique musical.
du Sud, Chine, l’album Jdid, un mot d’argot qui Son frère Mathieu trousse des
Mexique… La liste veut dire “neuf” en arabe, parce popsongs girondes et vagabon-
qu’on a encore l’impression d’être des, sous le pseudonyme de Judah
des concerts du au début de quelque chose, Warsky. Il les enregistre dans le
groupe – près de explique Hervé Carvalho. J’ai studio parisien d’Acid Arab, dont
grandi à Nice, c’est une expression elles sont sœurs d’ivresse et de ca-
300 en trois ans – que j’entendais tout le temps, dans resses. L’adolescent, en l’absence
flanque le tournis les quartiers, dans les raves des parents, avait transformé la
24 | culture
Le triomphe de
« Parasite », avec
quatre Oscars
Le film coréen de Bong Joon-ho l’a
emporté face aux films américains
L
es Oscars avaient déjà dé-
cerné leur récompense
suprême à des films bri-
tanniques – du Hamlet, de
Laurence Olivier, au Discours d’un
roi, de Tom Hooper – et même à
un film français, mais muet – The
Artist. Pour sa 92e édition, la célé-
bration annuelle a couvert de ré-
compenses un long-métrage en
coréen, réalisé par un homme qui,
à chaque fois qu’il est monté sur
scène pour s’adresser au gotha
hollywoodien, a tenu à s’exprimer
dans sa langue maternelle. Bong
Joon-ho, le réalisateur de Parasite,
est le grand triomphateur de la cé-
rémonie des Oscars qui s’est te-
nue dimanche 9 février au Dolby
Theatre de Los Angeles.
Dans l’ordre de remise des tro-
phées, Parasite a reçu les Oscars
du meilleur scénario, du meilleur
film international (nouvelle ap-
pellation de l’Oscar du film en lan-
gue étrangère), du meilleur réali-
sateur et, enfin, du meilleur film.
En recevant le trophée de la mise
en scène, Bong Joon-ho a rendu
hommage à Martin Scorsese et à
Quentin Tarantino, nommés
pour The Irishman et Once Upon a
Time in… Hollywood et leur a pro-
posé, ainsi qu’aux deux autres
nommés Sam Mendes (1917) et
Todd Phillips (Joker), de faire l’ac-
quisition d’une « tronçonneuse
texane » pour découper sa sta-
tuette en cinq.
C’est la première fois depuis 1955
que le choix des quelque 6 000
professionnels du cinéma (en
grande majorité américains), qui
forme le corps électoral de l’Aca-
demy of Motion Picture Arts and
Sciences, rejoint celui des jurés du
Festival de Cannes. A l’époque, le
vainqueur était un film améri-
cain, Marty, de Delbert Mann.
Deux récompenses pour Netflix
La victoire de Bong Joon-ho con-
firme une tendance déjà an-
cienne : les Oscars n’entretiennent
plus que des relations épisodiques
avec le classement au box-office.
Parasite a rapporté 35 millions de
dollars (32 milliond d’euros) aux
Etats-Unis, un chiffre impression-
nant pour un film en langue
étrangère, mais dix fois moins que
Joker, qui a valu à Joaquin Phoenix
l’Oscar du meilleur acteur et à la
compositrice islandaise Hildur
Gudnadottir celui de la meilleure
partition (c’est la troisième fois de-
puis la création des Oscars qu’une
femme est récompensée dans
cette catégorie). Le reste des ré-
compenses a été soigneusement
saupoudré entre les candidats et
correspond aux pronostics : Re-
née Zellweger a été récompensée
pour son portrait de Judy Garland,
dans Judy, de Rupert Goold, Brad
Pitt pour sa présence athlétique
dans Once Upon a Time in… (qui a
également été distingué pour sa
direction artistique) et Laura Dern
pour son impressionnante tirade
dans Marriage Story.
Cet Oscar du meilleur second
rôle féminin est le premier que
remporte un acteur dans un film
mis en ligne par Netflix. C’est
aussi l’une des deux seules récom-
penses dont peut se prévaloir la
plate-forme, avec l’Oscar du docu-
mentaire remporté par American
Factory, de Julia Reichert et Steven
Bognar (un film que Netflix a ac-
quis après qu’il eut reçu le soutien
de la société de production fondée
par Michelle et Barack Obama).
Nommé dans dix catégories, The
Irishman, de Scorsese, est reparti
bredouille, tout comme Les Deux
Papes, de Fernando Meirelles.
Après le succès de Roma lors des
Oscars 2019 (meilleure réalisa-
tion, meilleure image, meilleur
film en langue étrangère), la plate-
forme dirigée par Ted Sarandos et
Reed Hastings paie peut-être la
pingrerie avec laquelle elle sort les
films en salle aux Etats-Unis.
« 1917 », le grand perdant
L’autre grand perdant de la soi-
rée est bien sûr le 1917, de Sam
Mendes qui, après avoir collec-
tionné les trophées remis par les
guildes professionnelles (réalisa-
teurs, producteurs, chefs opéra-
teurs) se contente de trois prix de
second rang : effets spéciaux,
mixage sonore et effets, direc-
tion de la photographie. Le faux
plan unique du film de guerre
britannique a dûment impres-
sionné les spectateurs, mais il
« Winter Kills », dans le labyrinthe
des paranoïas américaines
Echec à sa sortie, en 1979, ce film au casting étincelant se penche
sur un assassinat politique rappelant celui du président Kennedy
DVD
L
e sport national américain
doit beaucoup au roman-
cier Richard Condon (1915-
1996). Pas le base-ball, le conspira-
tionnisme. La contribution de
l’écrivain procédait plus de l’ironie
que de la paranoïa : il se servait du
goût de ses compatriotes pour les
forces occultes afin de mieux mo-
quer son pays et ses institutions.
Mais il se trouve que son premier
grand succès, The Manchurian
Candidate (traduit en français
sous le titre Un crime dans la tête),
qui imaginait un complot interna-
tional visant un candidat à la pré-
sidence des Etats-Unis, a paru
en 1959, quatre ans avant l’assassi-
nat de John F. Kennedy. Et son
adaptation au cinéma par John
Frankenheimer, avec Frank Sina-
tra, sortit en salle le 24 octo-
bre 1962, treize mois avant.
En 1974, Condon revenait sur
cette semi-prophétie et sa réalisa-
tion avec Winter Kills (La Conspira-
tion K., Le Cherche-Midi, 2017), ro-
man à clés dans lequel le jeune
frère d’un président assassiné se
lance sur les traces des meurtriers,
qui le conduisent aux portes de
l’empire économique construit
par leur père. Ce blasphème (sug-
gérer que Joseph Kennedy, ma-
gnat des affaires enrichi grâce à la
semble que les votants en aient
attribué le mérite au seul chef
opérateur Roger Deakins.
1917 a été financé et est distribué
par une major hollywoodienne,
Universal. A part Joker, produc-
tion Warner issue de l’univers de
DC Comics, les films proposés par
les grands studios hollywoodiens
se sont contentés de miettes :
Le Mans 1966 (une production
Fox sortie sous la marque Disney
à la suite du rachat du premier par
le second), a remporté deux Os-
cars techniques, Jojo Rabbit, de
Taika Waititi (Fox Searchlight, dé-
sormais filiale de Disney), celui du
scénario adapté. On a déjà évoqué
les prix de Once Upon a Time in…
financé et distribué par Sony.
Les intervenants
sont revenus
sur la faible
représentation
des minorités
et des femmes
parmi les nommés
Prohibition, mais aussi ambassa-
deur de Roosevelt à la cour de
Saint James, avait fait tuer son fils)
a sans doute fait peur à Hol-
lywood : c’est un duo de produc-
teurs indépendants, enrichis par
le trafic des stupéfiants, qui a fi-
nancé Winter Kills, aujourd’hui
édité en DVD et Blu-ray, et accom-
pagné d’un documentaire rela-
tant les conditions tourmentées
de sa création, Who Killed Winter
Kills ? (sorti en 2003).
Premier long-métrage de
William Richert, Winter Kills est
sorti en 1979, au moment où les
Etats-Unis s’apprêtaient à renouer
avec le culte du succès et de l’ar-
gent, sous la direction de Reagan.
Ce décalage explique sans doute
son échec commercial. Quarante
ans plus tard, on peut trouver bien
des attraits à ce film d’une étrange
drôlerie. Jeff Bridges y tient l’un de
ses premiers grands rôles, celui de
Nick Kegan, fils cadet d’un patriar-
che monstrueux qu’incarne John
Huston. Le réalisateur du Faucon
maltais (1941) et le futur Dude du
Big Lebowski atteignent un désac-
cord parfait : d’un côté la décon-
traction juvénile et séduisante de
Bridges, de l’autre la brutalité cyni-
que d’Huston, incarnations res-
pectives des générations améri-
caines qui viennent de s’écharper
une décennie durant.
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020
Bong Joon-ho,
accompagné
de Park So-dam,
de Kwak Sin-ae,
(la productrice
du film), et de
Cho Yeo-jeong,
aux Oscars,
le 9 février,
à Los Angeles.
MATT PETIT/AFP
L’autre long-métrage de ce studio,
Les Filles du docteur March, s’est
contenté de l’Oscar des costumes.
Tout au long de la soirée, pour la-
quelle les organisateurs avaient
décidé de se passer, pour la
deuxième fois d’affilé, de présen-
tateur, les intervenants – qu’ils re-
mettent les prix, qu’ils les reçoi-
vent ou qu’ils chantent – sont re-
venus sur la faible représentation
des minorités et des femmes
parmi les nommés. La Britanni-
que Cynthia Erivo était la seule
candidate de couleur parmi les ac-
teurs, pour Harriet, biographie de
la militante afro-américaine Har-
riet Tubman, qui aidait les esclaves
fugitifs à gagner les Etats aboli-
tionnistes. A son sujet, l’acteur
Chris Rock a fait remarquer : « Cyn-
thia était tellement bonne dans
Harriet, à cacher tous ces Noirs, que
l’Académie lui a demandé de cacher
tous les nommés noirs ! »
Enfin, tous les nommés fran-
çais, du court-métrage Nefta Foot-
ball Club aux Misérables, en pas-
sant par le compositeur Alexan-
dre Desplat (qui concourait pour
Les Filles du docteur March) sont
repartis bredouilles. p
thomas sotinel
Ces opposés délimitent une re-
présentation fantasmagorique
des Etats-Unis : on croisera un
autre milliardaire qui organise des
batailles de blindés sur son ranch,
une mère maquerelle spécialisée
dans le divertissement des grands
de ce monde, un mégalomane qui
met au point un système de sur-
veillance universelle. Ces figures
sont incarnées par Sterling
Hayden, Elizabeth Taylor et
Anthony Perkins. Ce générique
étincelant est mystérieusement
accroché à un film qui fait fi des
lois du cinéma de divertissement.
Le scénario refuse de répondre
aux questions que se pose le spec-
tateur, la mise en scène démonte
systématiquement le canon du
genre paranoïaque. C’est cette dis-
sidence revendiquée qui fait de
Winter Kills un film pour notre
temps. Il y a bientôt un demi-siè-
cle, les journalistes du Washington
Post cherchaient à dévoiler une
réalité masquée par le pouvoir.
William Richert et Richard Con-
don étaient déjà, eux, convaincus
que la vérité n’existait pas et que la
réalité était constituée d’un agglo-
mérat de mensonges. p
t. s.
Winter Kills, film américain de
William Richert (1979, 1 h 37). DVD
Blu-ray, Studio Canal, 19,99 €.
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020
Un long voyage dans l’enfer du goulag
Des documents d’archives exceptionnels donnent vie à un documentaire événement, divisé en trois parties
ARTE
MARDI 11 - 20 H 50
SÉRIE DOCUMENTAIRE
D
e par leur narration à
la fois limpide et ins-
tructive, la richesse de
leurs archives et des
témoignages recueillis, sans ou-
blier la rigueur du montage et la
qualité de l’habillage sonore, cer-
tains documentaires historiques
diffusés à la télévision marquent
les esprits. On pense notamment
aux œuvres de l’Américain Ken
Burns dont la série documentaire
Vietnam, pour ne citer que la plus
récente, avait fait sensation. A n’en
pas douter, ce documentaire fran-
çais consacré au goulag et divisé
en trois parties de presque une
heure chacune fera bientôt partie
des « classiques » du genre.
Paru en novembre 2019, aux édi-
tions du Seuil, le livre Goulag. Une
histoire soviétique, signé du trio
Patrick Rotman, Nicolas Werth et
François Aymé, a précédé ce do-
cumentaire. Passionnante à lire,
cette histoire d’un système con-
centrationnaire hors norme,
s’étendant sur près de quatre dé-
cennies, ayant concerné plus ou
moins directement quarante mil-
lions d’individus et fait environ
quatre millions de victimes, de-
vient encore plus forte à l’écran.
Grâce à des documents d’archi-
ves exceptionnels (photos clan-
La Fonctionnelle, une unité d’élite pour les éboueurs
Dans « Infrarouge », un reportage sur les agents de la propreté de Paris marque le retour de Mireille Dumas
FRANCE 2
MARDI 11 - 23 H 10
DOCUMENTAIRE
A
chacun son unité d’élite :
le RAID pour les policiers,
le GIGN pour les gendar-
mes… et la « Fonctionnelle » pour
les éboueurs. Si les deux premiè-
res sont couvertes d’honneurs, la
troisième est quasi inconnue. Une
équipe de télévision, emmenée
par Mireille Dumas, a suivi le quo-
tidien de ses agents pendant des
mois, 500 travailleurs sélection-
nés parmi les 5 000 de la propreté
GRILLE N° 20 - 035
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I pris ses derniers repas avec ses en-
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X tions du monde. Un lumen par mètre
SOLUTION DE LA GRILLE N° 20 - 034
HORIZONTALEMENT I. Anticipation. II. Cernerons. Rê. III. Crosses. Aigu.
IV. Roue. Starter. V. Olier. Au. ESO. VI. Cil. Obi. FM. VII. Ladislas. VIII. Aha-
nas. Eu. Al. IX. Garnies. Tore. X. Endettements.
VERTICALEMENT 1. Accrochage. 2. Néroli. Han. 3. Trouillard. 4. Insee.
Anne. 5. Ces. Rodait. 6. Ires. Biset. 7. Postais. Se. 8. An. Au. Lé. 9. Tsar.
Faute. 10. Items. On. 11. Orges. Art. 12. Neuronales.
Des détenus sur l’île Vaïgatch, dans l’océan Arctique, au début des années 1930. TOMASZ KIZNY
destines, films de propagande, no-
tamment), ce long voyage en enfer
prend soudain vie. La mise en
scène soignée, avec la voix de
Florence Pernel au commentaire,
la bande-son, tout a été minutieu-
sement travaillé pour faire de
cette série un grand moment de
télévision après avoir été un livre
de référence. Le sujet est propice
aux documentaires ambitieux. En
de Paris. Une unité opérationnelle
vingt-quatre heures sur vingt-
quatre, sur les nettoiements les
plus difficiles (le périphérique, les
grands marchés, les manifesta-
tions…). Le reportage se suit
comme une enquête, en cher-
chant des indices sur notre mode
de vie dans les poubelles, et sans se
fier aux apparences.
« Quand tu vois toute la merde
qu’ils nous mettent ! » En combi-
naison verte et gilet jaune fluo,
deux agents s’attaquent à une
vingtaine de poubelles qui débor-
dent sur les Champs-Elysées. « Pa-
7 8 9 10 11
avril 2019, France 2 avait diffusé
l’excellent Goulag(s), de Michaël
Prazan et Assia Kovriguina.
« Un pays dans le pays »
Avec ce nouveau documentaire,
beaucoup plus long car ayant
pour ambition de raconter une
histoire intégrale de ce qui fut
« un pays dans le pays », le trio Rot-
man-Werth-Aymé a choisi de res-
ris rejette 3 000 tonnes de déchets
par jour », explique Mireille Du-
mas – on apprécie au passage le
fait qu’elle ne se mette pas en
scène, ainsi que la musique puis-
sante composée par Avia et Orly.
Sur les trottoirs, ce ne sont que
sacs éventrés, bouteilles fracas-
sées, tas d’immondices. Une saleté
inexplicable. « Les Parisiens sont
écologiques dans leur tête, mais
pas dans leurs actes. Et ça, c’est
dommage », résume un éboueur.
Ce documentaire peut-il les faire
changer de comportement ? Le
propos est ailleurs, dans les ren-
HORIZONTALEMENT
I. Petite musique de nuit très peu
mélodieuse. II. Caoutchouc durci
pour isoler. Allemande sur la Lippe.
III. Le chlore. Remarquable. De midi
à minuit. IV. Plaisir gastronomique.
12
Palmée et nasillarde. Elimina. V. A
fants. Finit en pâtes et en gelées.
VI. Droit pour tracer. Toujours dans
l’exagération. Ouverture vers le
large. VII. Entre deux, pour éviter
de prendre parti. Contrée d’Asie Mi-
neure. VIII. Passent avant les autres.
Patron latin. Grecque dans nos
calculs. IX. Recueille avec soin les faits
et tous les chiffres. X. Fait passer la
beauté au premier rang.
VERTICALEMENT
1. Doit de gré ou de force trouver du
monde. 2. Gentils, mais parfois com-
plaisants. 3. Drame asiatique. Point.
Elimât jusqu’à la corde. 4. Informa-
carré. Ouverture théâtrale. 5. Répété
dans nos pleurs et nos rires. Garni-
ture frontale. A l’opéra avec Rossini.
6. Son canal sépare l’Adriatique de
la mer Ionienne. En reste. 7. Hymne
en l’honneur d’Apollon. Galette de
pommes de terre. 8. Bloquais encore
une fois. 9. Des feuilles et beaucoup
d’eau. Chef andin. 10. Interjection.
Lâche son coup. Dans le coup, mais
dépassé. 11. Pas encore frappé. Vent.
12. Gardé en mémoire.
pecter la chronologie. Cette ap-
proche se révèle nécessaire, tant
l’histoire du goulag est complexe,
intimement mêlée aux soubre-
sauts ayant rythmé, entre le dé-
but des années 1920 et la fin des
années 1950, la vie politique, éco-
nomique, sociale, culturelle et
militaire du peuple soviétique.
Le goulag (acronyme russe de
« direction centrale des camps »)
contres avec Jérôme, éboueur par
dépit ; Christophe, 27 ans de mai-
son ; Jean-Paul, plutôt « bien là » ;
Aïcha, rouge à lèvres et yeux far-
dés, première des cinq femmes à
intégrer la Fonctionnelle ; Vincent,
éboueur de père en fils, comme
Dramane, passé chef d’équipe :
« Avant [ce métier] n’était pas valo-
risant comme aujourd’hui. »
Ne pas se fier aux apparences. Il y
a des « bac + » qui postulent, et les
agents de la Fonctionnelle sont
globalement fiers de leur métier,
même s’il y a des moments plus
durs que d’autres, lorsqu’il faut
SUDOKU
N°20-035
9 3
7 6
6 9
3 5
1 4 7
1 7 9 2
9 1
2 4 3 8 6 carré de neuf cases.
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
télévision | 25
n’a pas seulement été un système
d’enfermement, de relégation ou
de liquidation. Il a rapidement été
utilisé comme un système écono-
mique à part entière. Pour ses
grands projets d’expansion indus-
trielle, Staline a profité d’une
main-d’œuvre gratuite et nom-
breuse. Chemins de fer, canaux,
villes, mines, forages, les zeks
(abréviation de « détenus du ca-
nal », devenu terme générique dé-
signant tous les déportés) ont tra-
vaillé dans des conditions inhu-
maines sur des chantiers dissémi-
nés à travers tout le pays-
continent. Des cartes animées
permettent de visualiser la locali-
sation des centaines de camps,
d’ouest en est. Et de constater leur
prolifération au fil du temps.
Outre les archives (photos ou
films) exceptionnelles qui font pé-
nétrer à l’intérieur des camps, des
chantiers démesurés et mortels,
des étendues hostiles, la force des
témoignages recueillis auprès de
survivants apporte chair, sang et
larmes à un récit qui semble plon-
ger toujours plus loin dans l’hor-
reur. Un grand moment de télévi-
sion consacré à un phénomène
historique majeur du XXe siècle. p
alain constant
Goulag. Une histoire soviétique,
de Patrick Rotman, Nicolas
Werth et François Aymé
(Fr., 2019, 3 × 57-58 min).
nettoyer les squats aux Halles, les
camps de migrants – « J’ai l’impres-
sion qu’on leur prend le peu qu’ils
ont », confie Jean-Paul. Au fil du
film, Aldo prend confiance et
avoue avoir pris des selfies de lui
« en vert ». Face à la caméra, Vin-
cent ose enfin dire à tous qu’il est
éboueur, même aux filles. La
honte a changé de camp. p
catherine pacary
Infrarouge. Des ordures
et des hommes, de Mireille
Dumas et Damien Vercaemer
(Fr., 2019, 60 min).
6 3 8 7 1 4
4 2 7 5 9 6
9 1 5 2 8 3
2 8 4 9 7 5
3 6 9 1 4 2
7 5 1 6 3 8
5 4 3 8 6 9
1 9 2 4 5 7
1 8 7 6 3 2 1 5
Très facile
8 Complétez toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
Chaque chiffre ne doit
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VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
M AR D I 11 FÉVRIER
TF1
21.05 Magnum
Série. Avec Jay Hernandez,
Perdita Weeks (EU, 2019).
22.45 Magnum
Série. Avec Zachary Knighton,
Stephen Hill (EU, 2019).
France 2
21.05 Les Pouvoirs
extraordinaires
du corps humain
Magazine présenté par Michel
Cymes et Adriana Karembeu.
23.10 Des ordures
et des hommes
Documentaire de Mireille Dumas
et Damien Vercaemer
(Fr., 2019, 60 min).
France 3
21.05 Le Canal des secrets
Téléfilm de Julien Zidi. Avec
Annelise Hesme (Fr., 2019, 95 min).
22.40 Tensions sur le cap Corse
Téléfilm de Stéphanie Murat.
Avec Amira Casar (Fr., 2017, 95 min).
Canal+
21.00 Call Me by Your Name
Film de Luca Guadagnino. Avec
Armie Hammer, Timothée Chalamet
(EU-Fr.-Ita., 2017, 135 min).
23.15 Si Beale Street
pouvait parler
Film de Barry Jenkins. Avec Kiki
Layne, Ed Skrein (EU, 2018, 115 min).
France 5
20.50 MBS, prince d’Arabie
Documentaire d’Antoine Vitkine
(Fr., 2020, 75 min).
22.45 C dans l’air
Magazine présenté
par Caroline Roux.
Arte
20.50 Goulag, une histoire
soviétique
Documentaire de Patrick Rotman
(Fr., 2019, 175 min).
23.45 Le savant, l’imposteur
et Staline
Documentaire de Gulya Mirzoeva
(Fr., 2018, 60 min).
M6
21.05 Qui veut être mon
associé ?
Jeu présenté par Julien Courbet.
23.45 Patron incognito
Magazine avec Hakim Benotmane,
fondateur de Nabab Kebab.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
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Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le N°FI/37/001.
Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier
26 |
IDÉES
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020

REFONDER LA RECHERCHE
La science française manque de financement et d’attrait.
La loi de programmation pluriannuelle pour
la recherche, en cours de préparation, pourra-t-elle y remédier ?

Frédérique Vidal Notre loi va rétablir

l’attractivité des carrières scientifiques
Le contexte
En cours d’élaboration,
attendue en conseil des mi-
nistres au printemps, la loi
de programmation plurian-
nuelle pour la recherche
(LPPR) ne cesse de susciter
des contestations dans une
partie de la communauté
universitaire. Elles ont
démarré juste après que, le
26 novembre 2019, le PDG
du CNRS, Antoine Petit, et
Emmanuel Macron s’étaient
exprimés à l’occasion
des 80 ans de l’organisme
de recherche. Défendant un
principe de sélectivité des fi-
nancements, Antoine Petit
avait déclenché un tollé en
évoquant une future loi
« inégalitaire » et « darwi-
nienne », avant de regretter
ces adjectifs « provoca-
teurs ». Depuis, l’insistance
du gouvernement sur la
« compétitivité », mais aussi
deux innovations prévoyant,
en matière de recrutement,
des contrats alternatifs
à la fonction publique
continuent de catalyser
les inquiétudes.
L’
année 2020 sera l’année de la loi de
programmation pluriannuelle de la
recherche, qui marquera le début
d’un cycle historique de réinvestis-
sement dans tous les champs de la science.
Mais 2020 est aussi l’année durant la-
quelle près de la moitié des conseils cen-
traux des universités seront renouvelés.
Cette coïncidence n’est peut-être pas
sans lien avec les fausses nouvelles qui,
depuis quelques semaines, circulent sur
les réseaux sociaux.
Suppression ou mise en extinction du
corps des maîtres de conférences, suppres-
sion du Conseil national des universités
(CNU), remise en cause des 192 heures équi-
valent TD [travaux dirigés], retour de la mo-
dulation de service, arrêt du paiement des
heures complémentaires : on prête au gou-
vernement toutes les intentions, sans ja-
mais prendre la peine de lire ce que le prési-
dent de la République, le premier ministre
et moi-même avons d’ores et déjà indiqué.
Ce n’est pas faute, pourtant, d’avoir dit
expressément que les propositions formu-
lées par tel ou tel dans le cadre de la prépa-
ration de la loi de programmation ne préju-
geaient en rien de la position du gouverne-
ment. Lorsque je fais des choix, je les
assume et je le fais publiquement : je n’ai
besoin ni de porte-parole ni de paravent.
Je le dis donc très clairement : aucune de
ces réformes n’est à l’ordre du jour. Au de-
meurant, elles n’auraient aucun sens. Pour
ne prendre qu’un seul exemple : les chaires
de professeur junior que nous souhaitons
créer n’ont évidemment pas vocation à ve-
nir remplacer les recrutements prévus pour
les maîtres de conférences ou les chargés de
recherche. Elles viendront en plus, pour
permettre de faire des recrutements supplé-
mentaires de profils différents, et éviter par
exemple que certains jeunes chercheurs,
formés en France, choisissent de rester à
l’étranger, faute pour nos universités et nos
organismes de disposer des moyens de leur
faire des propositions comparables.
La ministre de l’enseignement supérieur défend le projet
de loi de programmation pluriannuelle de la recherche qui,
selon elle, permettra de placer la science au cœur de la société
Nous sommes donc loin, très loin même,
d’envisager un seul instant nous passer des
maîtres de conférences, sans lesquels,
aujourd’hui, aucune université ne pourrait
fonctionner. Que de tels bruits puissent se
répandre dit quelque chose de la défiance
qu’éprouve une partie de la communauté
académique envers la parole politique.
Cette crise de confiance, comme universi-
taire, je crois toutefois en comprendre les
racines. Depuis dix ans, les gouvernements
précédents ont proclamé que la recherche
et l’enseignement supérieur étaient une
priorité absolue : dans le même temps, les
budgets ont stagné ou baissé, si bien que
tous les chercheurs, du jeune post-docto-
rant aux équipes des Prix Nobel, ont eu du
mal à financer leurs travaux.
Quant aux recrutements, ils n’ont cessé
de baisser et la promesse récurrente de
créations d’emploi est à l’évidence res-
tée sans effet. Ce constat est largement par-
tagé : scientifiques, groupes de travail, orga-
NOMBREUX SONT
CEUX QUI HÉSITENT
À CROIRE QUE CELA
SOIT MÊME POSSIBLE.
À LEUR PLACE, JE ME
POSERAIS MOI AUSSI
CETTE QUESTION
nisations syndicales… Tous ont appelé le
gouvernement à réinvestir massivement
dans la recherche.
A mes collègues enseignants-chercheurs,
chercheurs, ingénieurs et techniciens, je
veux donc dire une chose toute simple : ce
message a été entendu, et le président de la
République l’a confirmé en fixant le cap de
3 % du PIB consacrés aux dépenses de re-
cherche et développement pour notre pays.
La loi de programmation pluriannuelle de
la recherche est la clé pour rétablir l’attracti-
vité des carrières scientifiques, redonner
des moyens, beaucoup de moyens même, à
nos équipes de recherche, et replacer la
science à sa juste place : au centre de notre
vie collective et du débat public.
Ce n’est que la première pierre
Nombreux sont ceux qui, je le sais, hési-
tent à croire que cela soit même possible.
A leur place, je me poserais moi aussi cette
question. Mais les scientifiques sont des
femmes et des hommes qui jugent sur
les faits. Et les faits sont là : il y a quelques
jours, j’ai annoncé les premières mesures
concrètes qui seront présentées dans
le cadre de la loi de programmation plu-
riannuelle de la recherche.
La première, c’est de commencer la né-
cessaire revalorisation des carrières des
jeunes chercheurs, en portant à 2 smic
le niveau de leur rémunération en début
de carrière, contre au minimum 1,3 à
1,4 smic aujourd’hui. Cela veut dire 2 600 à
2 800 euros de plus par an en moyenne
pour les maîtres de conférences et les char-
gés de recherche à compter de 2021. Cela
veut même dire plus de 8 000 euros sup-
plémentaires pour les jeunes qui sont
aujourd’hui recrutés en pied de grille. La
deuxième, c’est de dégager une première
enveloppe de 92 millions d’euros pour en-
gager la remise à niveau salariale de l’en-
semble des métiers de la recherche et ga-
rantir, au passage, qu’aucun jeune cher-
cheur recruté avant 2021 n’y perdra au
change. Ce n’est que la première pierre
d’une revalorisation de grande ampleur
de l’ensemble des carrières scientifiques,
qui a vocation à monter en puissance sur
toute la durée de la loi. Qui peut imaginer
que le monde académique puisse passer à
côté d’une telle occasion ?
Cette loi, c’est également le moment
d’évoquer ensemble toutes les questions
qui travaillent la communauté scientifique.
Je pense à la question de l’emploi, bien sûr,
mais aussi aux moyens dont disposent les
équipes de recherche ou à l’indispensable
effort de simplification administrative de la
vie quotidienne des laboratoires. Je pense
également à la nécessaire reconnaissance
de la diversité des missions exercées par les
enseignants-chercheurs, les chercheurs et
l’ensemble des personnels de la recherche.
Tous ces sujets sont au cœur de la loi à
venir, qui ne sera pas une énième loi de
structure qui privilégierait l’édifice institu-
tionnel sans répondre aux vrais besoins.
Ce sera une loi pour les scientifiques, cons-
truite avec eux et qui donnera à notre re-
cherche ce dont elle a besoin pour rayonner
pleinement tout au long des années qui
viennent. Parce qu’investir dans la produc-
tion et la diffusion de la connaissance est
un choix de société fort, c’est aussi une loi
faite pour l’avenir : elle mérite un débat à
la hauteur de l’enjeu. p
Frédérique Vidal est ministre
de l’enseignement supérieur,
de la recherche et de l’innovation

A l’université, la destruction des sentiel des enseignements des trois pre-

mières années de licence.
Dans l’administration coexistent des
fonctionnaires sous-payés et jamais pro-
demandaient des rapports à de véritables
chercheurs, indépendants vis-à-vis des
intérêts privés et soucieux de la liberté de
pensée. Cette époque est révolue.

collectifs de travail est à l’œuvre mus, des contractuels précaires et quel-

ques agents bien rémunérés, là où le
marché privé est trop concurrentiel pour
qu’on puisse les recruter au tarif de la
fonction publique. Comme à l’hôpital,
Des chercheurs et des enseignants-chercheurs, membres du collectif Sauvons l’université connaît turnovers, démis-
l’université, estiment que la réforme annoncée pour la recherche affaiblira sions, surmenage et désaffection.
Cette situation se répercute depuis
encore davantage le service public, à l’image de ce qui s’est fait pour l’hôpital longtemps sur les jeunes générations :
le nombre de doctorants baisse du fait
des conditions financières qu’ils con-
Comme les professionnels de santé,
nous sommes capables de dresser le
constat accablant qui précède. Nous sa-
vons à l’avance que les remèdes annon-
cés cette année (la loi sur les retraites et
la loi de programmation pluriannuelle
de la recherche) risquent d’achever de
détruire le service public de la recherche
et de l’enseignement supérieur.
Les premiers perdants de ces réformes
seraient les étudiants, qui verraient la

L’
hôpital public est en crise absolue,
le public en a désormais cons-
cience. Ce qu’il sait moins, c’est que
la recherche et l’enseignement
supérieur le sont aussi. Si leurs « usagers »
ne sont pas dans la même urgence vitale
que les malades des hôpitaux – encore
que la pauvreté d’un étudiant lyonnais
l’ait poussé à s’immoler par le feu le 8 no-
vembre –, leur formation intellectuelle est
plus que jamais en péril, leur avenir pro-
fessionnel plus que jamais compromis.
Si la détérioration des conditions d’exer-
cice des personnels de la recherche et de
l’enseignement supérieur reste sans com-
paraison possible avec celle des hospita-
liers, c’est la même destruction du service
public qui est à l’œuvre ici et là.
Comme à l’hôpital, les professionnels de
l’enseignement supérieur travaillent dé-
sormais au sein d’une institution désor-
ganisée, épuisée par quinze ans de réfor-
mes successives. Répondant à l’injonction
de se hisser dans des classements interna-
tionaux aux critères absurdes, des labo-
ratoires d’excellence, des équipements
d’excellence, des formations d’excellence
ont surgi dans le paysage universitaire.
Course au projet innovant
Tel un rat de laboratoire, le chercheur erre
dans un labyrinthe de guichets à la re-
cherche de financements. Il rédige des
projets, des rapports de projets en cours,
des évaluations de projets, des bilans de
projets. Il recommence quand il a ter-
miné. Vissé derrière son ordinateur, sur
lequel il cherche dans quelle fenêtre « in-
novante » il pourrait s’inscrire, il réduit de
jour en jour le temps consacré à la recher-
che et à ses étudiants.
Comme à l’hôpital, la destruction des
collectifs de travail est à l’œuvre dans la
mise en concurrence des personnes et
des équipes, dans la course au projet in-
novant, dans une réorganisation institu-
tionnelle incessante.
Comme à l’hôpital, l’introduction de
« mesures de qualité », de « critères d’ex-
cellence » et « d’indicateurs de réussite » a
fait redoubler le travail et a introduit
l’esprit de marketing. On s’est mis à repor-
ter sur des tableurs des unités de mesure
prétendument pertinentes – nombre
d’articles publiés ou nombre de mois con-
sacrés à telle activité –, en perdant totale-
ment de vue le caractère intangible des
activités humaines dont il est question.
Comme à l’hôpital, la notion même de
service public est en recul constant tandis
que les pratiques managériales progres-
sent. Les universités sont les plus grands
employeurs de contractuels de toutes
les institutions étatiques au point que,
dans certaines d’entre elles, ce sont des
enseignants sous contrat qui assurent l’es-
naissent s’ils ont la chance d’être alloca-
taires (1 300 euros net), des faibles salai-
res d’entrée qu’on leur promet s’ils sont
recrutés un jour à l’âge de 35 ans, du recul
important des postes mis aux concours,
de la perte de sens qui a gagné le métier.
Comme l’hôpital, le monde de la re-
cherche et de l’enseignement supérieur
tend désormais à être gouverné par une
caste d’administrateurs qui se recrutent
parmi les anciens présidents d’université
et gouvernent les regroupements d’éta-
blissements, les agences d’évaluation et
de moyens, et même le CNRS, en se ver-
sant des primes considérables.
Comme le font les administrateurs des
hôpitaux, cette bureaucratie issue de la
libéralisation de l’enseignement supé-
rieur et de la recherche se targue d’être
mieux à même que les personnels d’ana-
lyser les difficultés et d’imposer des ré-
formes. Il fut un temps où les ministères
qualité de leur formation encore dimi-
nuer, leurs familles, dont la mise à
contribution financière va croissant, et
les futurs chercheurs et enseignants-
chercheurs que nous hésitons à enga-
ger dans cette voie. Au-delà, c’est toute la
société française qui perdrait à une
telle démolition. p
Mariannick Dagois, musique, univer-
sité Paris-VIII ; Jean-Louis Fournel,
études italiennes, université Paris-VIII ;
Laurence Giavarini, lettres, univer-
sité de Bourgogne ; Elie Haddad,
histoire, CNRS ; Antoine Roullet,
histoire, CNRS ; Sylvie Steinberg,
histoire, EHESS. Retrouvez la liste com-
plète des signataires sur Lemonde.fr
 idées | 27
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020

Les inégalités de genre sont déjà là,

mais les réformes à venir vont les aggraver
D
epuis quelques semaines, les pro-
testations grondent dans le monde
universitaire contre le projet gou-
vernemental annoncé d’une loi
de programmation pluriannuelle de la re-
cherche (LPPR). Cette réforme, inscrite
dans le sillage de politiques néolibérales
engagées au milieu des années 2000,
prévoit de diminuer encore davantage le
nombre d’emplois publics stables au profit
d’emplois précaires, de concentrer les
moyens sur une minorité d’établisse-
ments, de subordonner la production
scientifique à des priorités politiques de
courte vue, d’accroître les inégalités de ré-
munération et de soumettre les universi-
taires et chercheurs à une évaluation ges-
tionnaire plutôt qu’à celle de leurs pairs.
On connaît les effets délétères que ces
politiques vont continuer d’engendrer sur
la diversité, l’originalité et l’excellence des
savoirs produits, sur la qualité de la forma-
tion dispensée aux jeunes générations et,
in fine, sur la capacité de la France à répon-
dre à de grands défis de société, comme
l’urgence environnementale, les problè-
mes de santé publique, ou encore la mon-
tée des régimes autoritaires. Les techno-
crates qui font ces réformes, coupés de nos
métiers, ne voient pas que la « gestionna-
risation » à outrance de l’université,
comme celle de l’hôpital, est « contre-per-
formante », pour reprendre leurs termes.
Mais ces projets contiennent une autre
menace, plus rarement dénoncée : ils vont
accroître les inégalités liées à la classe, à
l’assignation ethnoraciale, à la nationalité,
au handicap, à l’âge, ainsi que les inégalités
entre les femmes et les hommes.
Le monde académique, qui fut jus-
qu’aux années 1970 un bastion masculin,
ne diffère pas d’autres univers de travail :
les hommes y occupent la plupart des po-
sitions dominantes. Alors que les femmes
représentent 44 % des docteurs, elles sont
45 % des maîtres de conférences mais 25 %
des professeurs des universités. En fait,
83 % des universités et 95 % des regrou-
pements d’établissements (ComUE) sont
dirigés par des hommes. Les femmes
sont concentrées dans les fonctions les
moins valorisées et rémunératrices, et
les plus exposées à la détérioration conti-
Un collectif de chercheuses et d’universitaires spécialistes du genre
juge que la loi de programmation pluriannuelle de la recherche
accroîtra les inégalités au sein de la science française
en concentrant les ressources dans les mains de quelques-uns
nue des conditions de travail : au CNRS,
elles représentent 65 % des personnels
administratifs et techniques de catégo-
ries B ou C, mais 34 % seulement des
chercheurs (catégorie A+), ce qui place
d’ailleurs la France au bas des classements
européens en la matière.
Les inégalités sont donc déjà là, mais les
réformes à venir, en concentrant les res-
sources sur un petit nombre d’établisse-
ments et d’individus « performants », vont
les aggraver. Le modèle promu est celui
d’un chercheur au parcours précoce et li-
néaire, parfaitement mobile, mué en ma-
nageur et fundraiser [celui qui collecte les
fonds], à la tête d’une équipe composée
majoritairement de petites mains au sta-
tut précaire, lui permettant de publier en
quantité. Parce que les hommes bénéfi-
cient plus souvent de certaines ressources
(certitude de soi forgée dans la socialisa-
tion masculine, soutien de leur conjointe,
accès à des réseaux de pouvoir, présomp-
tion de compétence, etc.), ils sont les ga-
gnants de ce système fondé sur la compéti-
LE MODÈLE PROMU
EST CELUI
D’UN CHERCHEUR
AU PARCOURS
PRÉCOCE ET LINÉAIRE,
PARFAITEMENT
MOBILE, MUÉ
EN MANAGEUR
tion individuelle et le principe du winner
takes it all [« le gagnant rafle tout »].
Le bataillon des travailleuses et travail-
leurs invisibles de l’excellence scientifi-
que, exclu des privilèges symboliques et
matériels accaparés par une minorité d’in-
dividus, continuera, quant à lui, à se fémi-
niser. Un bilan des réformes déjà menées
atteste ce renforcement des inégalités. En
France, par exemple, l’introduction de
« primes au mérite », aux critères opaques,
n’a fait qu’accroître les écarts de rémuné-
ration : les femmes représentaient 29 %
des récipiendaires de la « prime d’encadre-
ment doctoral et de recherche » en 2017,
alors qu’elles étaient 38 % du vivier.
Précarisation accrue
Dans des pays généralement présentés
comme des modèles à suivre, la précarisa-
tion des emplois s’est considérablement ac-
crue, frappant plus durement les femmes.
Aux Etats-Unis, en 2013, les femmes n’oc-
cupaient que 38 % des emplois permanents
(tenured jobs), un statut de plus en plus rare
(moins de 30 % de l’ensemble des postes),
mais leur part était estimée à 62 % des em-
plois précaires à temps partiel (adjuncts). En
Allemagne, les contrats courts représentent
aujourd’hui 80 % des emplois scientifiques.
Au sein de cette armée du Mittelbau au
service de mandarins, les femmes sont sur-
représentées : en 2014, 77 % des enseignan-
tes-chercheuses avaient un contrat à durée
limitée (contre 64 % des enseignants-cher-
cheurs) et, parmi elles, 51 % travaillaient à
temps partiel (contre 30 % parmi les hom-
mes). En haut de la pyramide, les hommes
composent plus des trois quarts du corps
professoral titularisé.
Le monde académique affiche pourtant
une forte préoccupation en matière d’éga-
lité femmes-hommes. L’obligation de re-
présentation équilibrée dans différentes
instances, et les politiques menées dans
certains établissements (campagnes contre
les violences sexistes et le harcèlement,
notamment) ont amélioré la position de
certaines femmes. Mais ces initiatives se
condamnent à être un simple affichage
pour les classements internationaux si elles
s’appuient sur une approche individuelle,
plutôt que structurelle, des inégalités.
Si le gouvernement souhaite réellement
que la France demeure un pays d’excellence
scientifique et dispense une formation de
qualité aux générations futures, tout en
soutenant avec force les valeurs d’égalité,
il est urgent de construire un autre projet
pour l’université et la recherche publiques :
un projet ambitieux, fondé sur la création
massive d’emplois stables, sur un finance-
ment public pérenne, sur la collaboration
scientifique, sur des garanties d’indépen-
dance à l’égard des pressions politiques et
gestionnaires, mais aussi sur des mesures
transformatrices contre les inégalités, les
discriminations et les violences au travail.
Sans ces impératifs, c’est non seule-
ment la science, mais aussi les femmes
scientifiques qui seront sacrifiées sur
l’autel de la concurrence effrénée et de la
« managérialisation » de l’enseignement
et de la recherche. p
Catherine Achin, université Paris-Dau-
phine ; Laure Bereni, CNRS) ; Yasmine
Berriane, CNRS ; Fanny Gallot,
université Paris-Est-Créteil ; Reguina
Hatzipetrou-Andronikou, CNRS ;
Alban Jacquemart, université Paris-
Dauphine ; Catherine Marry, CNRS ;
Sophie Pochic, CNRS. Liste complète
des signataires sur Lemonde. fr.

Christine Musselin Les risques d’une seule forme d’« excellence »

La concentration de moyens sur certaines universités pourrait appauvrir davantage les autres établissements et leurs équipes, considère la sociologue

U
ne loi de programmation
pluriannuelle pour la re-
cherche (LPPR) est forcé-
ment une excellente nou-
velle alors que les dépenses dans
ce domaine sont loin de l’objectif
de 3 % du PIB. Mais fallait-il une
loi pour la recherche et l’innova-
tion plutôt que pour l’enseigne-
ment supérieur et la recherche ?
Certes, une réflexion sur le
financement de la recherche est
utile, et un des groupes de travail
installés par la ministre de l’ensei-
gnement supérieur, de la recher-
che et de l’innovation, Frédérique
Vidal, au printemps 2019, a été
chargé de la mener. Il a proposé
des mesures qui conforteraient
les effets des trois précédents
programmes d’investissements
d’avenir (PIA) : renforcement de la
différenciation entre les universi-
tés et entre les équipes ; concen-
tration des moyens sur les éta-
blissements les plus scientifique-
ment reconnus. La loi reprendrait
donc le modèle de la « grande uni-
versité de recherche ». Mais il ne
concerne ni tous les établisse-
ments ni toutes leurs missions !
Une loi qui ne consacre qu’une
forme d’« excellence » risque d’ap-
pauvrir un peu plus ceux et celles
qui n’entrent pas dans ce cadre et
de rendre moins attractives les
autres missions de l’université
– notamment celle d’enseigne-
ment –, pourtant tout aussi indis-
pensables. Le ministère répondra
que le dialogue de gestion qu’il
veut instaurer avec chaque éta-
blissement permettra de pallier ce
manque. Mais quels budgets si-
gnificatifs pourront y être consa-
crés une fois la LPPR financée ?
Comment ce dialogue de gestion,
très cadré, pourrait-il prendre en
considération la diversité des pro-
fils ? Seuls des contrats plurian-
nuels globaux le permettraient.
Certaines mesures inquiétantes
Le deuxième enjeu est celui de la
gestion des personnels scienti-
fiques. La question était posée à
un autre groupe de travail. Parmi
les propositions, celle de la reva-
lorisation des rémunérations
semble acquise, ne serait-ce que
pour amortir la possible réforme
des retraites. Espérons toutefois
que les propositions iront au-delà
et qu’elles permettront, enfin,
d’atteindre des niveaux de salai-
res proches de ceux de nos voi-
sins européens. D’autres mesures
avancées par ce groupe sont ur-
gentes : revalorisation du docto-
rat, allongement de la durée des
contrats doctoraux, amélioration
des conditions d’entrée dans la
carrière… Mais certaines sont
inquiétantes et leur juxtaposition
problématique.
Il en est ainsi du « contrat à du-
rée indéterminée de mission
scientifique aligné sur la durée
des projets de recherche ». Au-
jourd’hui, à la fin de la thèse, les
docteurs travaillent sur les projets
de recherche de collègues seniors,
pour lesquels ils sont recrutés
comme « postdocs » sur des CDD
courts, ce qui les handicape dans
la recherche d’un logement, alors
qu’ils ont atteint la trentaine, pen-
sent à fonder une famille… Un
« CDI de plusieurs années » les
mettrait plus longtemps à l’abri,
leur conférerait un statut. Soit. Et
que se passe-t-il après ? Les uni-
versitaires allemands connaissent
la réponse. Car ce type de situa-
tion existe chez eux depuis long-
temps : cela s’appelle le akademis-
cher Mittelbau, terme qui désigne
ceux et celles qui occupent pour
plusieurs années un poste tempo-
raire, entre la thèse et (l’espoir)
d’un poste de Professor (pas avant
42 ans en moyenne). Dans un rap-
port écrit avec le professeur Jür-
gen Enders pour l’OCDE, en 2008,
nous avions qualifié ce mode de
gestion des carrières de « modèle
du survivant », car seuls les plus
résistants s’y maintiennent.
Souhaite-t-on vraiment l’intro-
duire en France et reconstituer la
masse des « temporaires perpé-
tuels » des années 1960-1970, qui
avait conduit à la vague de titula-
risations des années 1980 ? Ne
devrait-on pas plutôt préconiser
un recours plus responsable aux
postdocs : proscrire leur recrute-
ment trop longtemps après la
thèse, déconseiller les postes trop
courts, garantir que la participa-
tion à un projet de recherche per-
mette des publications…
Une autre proposition est de
créer tous les ans environ
150 chaires juniors en tenure
track [CDD avec possibilité de ti-
tularisation], mieux rémunérées
et bénéficiant de budgets de re-
cherche préalloués. Sur le millier
de maîtres de conférences que
l’on recrute tous les ans (ils
étaient 2 000 au milieu des an-
nées 2000), 850 seraient donc re-
crutés avec un salaire moins
élevé et moins de moyens que
leurs collègues en tenure track ?
Ils seraient, dès le départ, relé-
gués au second rang ?
Quand on ne recrute que
1 000 personnes par an (pour
15 000 doctorats achevés chaque
année), ne devrait-on pas consi-
dérer qu’elles sont toutes de très
bon niveau et leur dérouler le ta-
pis rouge ? Nul doute que certai-
nes décrocheront plus vite des
financements externes, publie-
ront plus et mèneront des
travaux plus remarquables…
Laissons-leur la chance de se
révéler plutôt que de les sélec-
tionner trop tôt !
Trois modèles de carrière
Cette proposition conduirait de
surcroît à faire cohabiter en
France les trois modèles de car-
rière que Jürgen Enders et moi
avions identifiés dans le monde :
le modèle pyramidal (on accède
à un poste de maître de confé-
rences, mais sans certitude d’être
promu un jour professeur, car les
premiers sont plus nombreux
que les seconds) ; le modèle du
survivant (le Mittelbau ou les CDI
de mission) ; et le modèle de la te-
nure track, mais qui serait dans le
cas français réservé à quelques
happy few alors qu’il ne s’agit pas
d’un dispositif pour identifier les
hauts potentiels, mais d’un
mode bien particulier de gestion
des carrières, et donc des postes,
des modalités de promotion, etc.
Alors que tant d’universitaires,
de politiques et de décideurs dé-
noncent le manque de lisibilité
de notre système, faut-il le ren-
dre encore plus complexe ?
La LPPR ne doit pas résoudre
des problèmes structurels par des
solutions ponctuelles. La profes-
sion universitaire française s’est
construite de manière centralisée
et verticale, discipline par disci-
pline, en cogestion avec le minis-
tère. Ce modèle a été ébranlé par
l’émergence, depuis les années
1990, d’universités qui consti-
tuent désormais des niveaux de
régulation intermédiaires. On est
ainsi passé d’un concours natio-
nal où postes et candidats étaient
relativement indifférenciés à un
marché du travail sur lequel les
universités cherchent des candi-
dats répondant à leurs besoins
particuliers. L’enjeu aujourd’hui
– au-delà de l’indispensable reva-
lorisation salariale – est d’accom-
pagner cette évolution et de re-
penser globalement le système
de gestion des carrières. p
Christine Musselin est
sociologue. Directrice de
recherche CNRS-Sciences Po,
elle est l’auteure de « Proposi-
tions d’une chercheuse
pour l’université » (Presses
de Sciences Po, 2019).
28 | idées 0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020

Walter Russell Mead

Expert en populisme
Le géopolitologue, également chroniqueur au « Wall Street Journal »,
défriche la politique étrangère américaine depuis une vingtaine d’années.
Son analyse du populisme jacksonien, du nom du septième président
des Etats-Unis, éclaire aujourd’hui les instincts de Donald Trump

PORTRAIT Pour le titre de son ouvrage devenu

une référence, l’auteur s’inspire d’une
national, l’une comme l’autre d’inspi-
ration hamiltonienne.
washington - correspondant
formule prêtée au chancelier alle- La campagne présidentielle de 2016

L
a clé pour comprendre la poli-
tique étrangère de Donald
Trump patientait dans un livre
écrit il y a près de vingt ans. Spe-
cial Providence (Random House, 2001,
non traduit), du géopolitologue Wal-
ter Russell Mead. Au lendemain de
l’assassinat du général iranien Ghas-
sem Soleimani, le 3 janvier, en Irak, cet
ouvrage a rempli son office pour ex-
pliquer pourquoi un président, offi-
ciellement hostile aux aventures mili-
taires, a pu se lancer dans cette élimi-
nation ciblée, puis se dire prêt à
bombarder massivement l’Iran en cas
de représailles sanglantes du régime
iranien, alors même qu’il ne cesse de
professer son intention de se retirer
d’une région qui ne présenterait plus
aucun intérêt stratégique pour les
Etats-Unis, selon lui.
Walter Russell Mead, qui reçoit vo-
lontiers dans son bureau de l’Hudson
Institute, un cercle de réflexion con-
servateur situé à un jet de pierre du
Trump Hotel, à Washington, ne cache
pas avoir voté comme l’écrasante
majorité de cette élite intellectuelle
en faveur de l’ancienne secrétaire
d’Etat démocrate Hillary Clinton,
en 2016. Et il reste souvent interdit
devant les manières non convention-
nelles employées par Donald Trump
pour conduire les Etats-Unis.
Natif de Caroline du Sud, universi-
taire – passé par Yale –, fier de l’être et
qui entend le rester, Walter Russel
Mead a participé à la création du cer-
cle de réflexion New America défen-
dant un « centrisme radical ». Il a sou-
tenu l’invasion américaine en Irak,
en 2003, avant d’en mesurer les rava-
ges. Très critique de l’action de Ba-
rack Obama en Libye, en 2011, que
l’ancien président considère lui-
même comme une erreur, il lui a re-
proché également de ne pas avoir res-
pecté en 2013 les « lignes rouges »
qu’il s’était fixées en Syrie : l’usage
par le régime d’armes chimiques
contre son peuple.
mand Otto von Bismarck pour don-
ner un titre à sa typologie des diffé-
rentes écoles diplomatiques améri-
caines. « Dieu réserve un destin
particulier aux fous, aux personnes
ivres et aux Etats-Unis d’Amérique »,
aurait assuré l’un des pères de l’unifi-
cation allemande. Cette typologie
comprend celle à laquelle les instincts
de Donald Trump peuvent être asso-
ciés. Elle est incarnée par quatre figu-
res historiques américaines : Alexan-
der Hamilton, premier secrétaire au
Trésor (1789-1795), et trois présidents.
Il s’agit de Thomas Jefferson (1801-
1809), d’Andrew Jackson (1829-1837) et
de Woodrow Wilson (1913-1921).
Allergique aux « ismes »
Après la seconde guerre mondiale,
deux de ces quatre écoles ont puis-
samment contribué aux orientations
diplomatiques de Washington et à la
mise en place d’un ordre internatio-
nal aujourd’hui contesté de toutes
parts. Les hamiltoniens et les wilso-
niens ont alors jugé qu’il était dans
l’intérêt des Etats-Unis de remplacer
le Royaume-Uni comme stabilisateur
mondial. A cette vision morale sépa-
rant les régimes vertueux, jugés sta-
bles et efficaces, des dictatoriaux, mo-
teurs à corruption et fomenteurs de
désordres et de guerres, se sont ajou-
tés les outils d’une gouvernance éco-
nomique mondiale dont la Banque
mondiale et le Fonds monétaire inter-
L’EXCEPTIONNALISME
AMÉRICAIN, SELON
LA CONCEPTION
JACKSONIENNE
A POUR HORIZON
LES FRONTIÈRES DE
« L’AMÉRIQUE D’ABORD »
a matérialisé la revanche des deux
autres traditions de la politique étran-
gère américaine. Ted Cruz, élu républi-
cain du Texas, défendait l’inspiration
jeffersonienne souvent revendiquée
par le courant réaliste qui prône une
réduction de l’exposition au monde
des Etats-Unis. L’aile libertarienne ré-
publicaine incarnée par Rand Paul
(Kentucky) pousse cette inspiration à
son maximum en s’opposant à toute
forme d’interventionnisme. Elle est
très proche en cela des positions de la
gauche de la gauche démocrate,
comme en témoignent les prises de
position du sénateur indépendant du
Vermont Bernie Sanders.
Allergique aux « ismes », peu réputé
pour la lecture d’ouvrages historiques
ou stratégiques, Donald Trump s’ins-
crit, lui, dans la dernière grande fa-
mille, celle qui correspond au popu-
lisme jacksonien. Dans la revue Fo-
reign Affairs, Walter Russell Mead a
consacré, dès le mois de mars 2017, un
article à cette « révolte » qui faisait
trembler sur ses bases l’écosystème
des cercles de réflexion washingto-
niens, principaux pourvoyeurs en ex-
perts des administrations démocrates
et républicaines. Pendant la campa-
gne, une bonne partie d’entre eux
avaient brûlé leurs vaisseaux en cosi-
gnant deux pétitions d’inspiration
hamiltono-wilsonienne, résolument
hostiles à la politique étrangère du
candidat républicain.
Pour les jacksoniens, selon Walter
Russell Mead, les Etats-Unis ne sont
pas « une entité politique définie par
un ensemble de propositions intellec-
tuelles produites par les Lumières, qui
se consacrerait à l’accomplissement
d’une mission universelle ». L’excep-
tionnalisme américain, selon cette
conception, a pour horizon les fron-
tières des Etats-Unis, celles de « l’Amé-
rique d’abord », plus affirmées encore
que pour les jeffersoniens.
Hanté par la crainte d’un ennemi in-
térieur, le populisme jacksonien in-
carné par Donald Trump doute du pa-
triotisme d’« une élite cosmopolite »
toujours suspecte de « trahison ». Elle
serait toujours prête à sacrifier un
« peuple » mythifié, et à remettre en
cause ce sur quoi reposait la « nature
essentielle » des Etats-Unis, quand
bien même il s’agit d’un tout jeune
pays forgé par des vagues successives
d’immigration.
Appliquée à la séquence iranienne,
cette lecture introduit la cohérence
qui peut sembler faire défaut. Les élec-
teurs de Donald Trump rejettent les
« guerres sans fin », celles dont on
perd le sens, mais croient également
que les Etats-Unis doivent répondre,
sans économiser leur force, à toute at-
taque contre les Américains. Quant à
savoir si l’assassinat de Ghassem So-
leimani est autorisé par le droit inter-
national, la base du président s’en fi-
che souverainement.
La curiosité bienveillante d’historien
de Walter Russell Mead pour toutes
les familles de la politique étrangère
des Etats-Unis lui a conféré une place
de choix à Washington où, comme le
note avec ironie Benjamin Haddad, di-
recteur du programme Future Europe
Initiative au sein de l’Atlantic Council,
qui l’a côtoyé par le passé à l’Hudson
Institute, il est courant de croiser des
spécialistes de nation building (« cons-
truction d’une nation ») pour la terre
entière par ailleurs très ignorants de YANN LEGENDRE
leur propre pays. Grand lecteur, l’an-
cien conseiller stratégique du prési-
dent Stephen Bannon lui a ainsi af-
firmé que son influence expliquait le
choix de Donald Trump d’accrocher le
portait d’Andrew Jackson dans le bu-
reau Ovale, au côté des incontourna-
bles George Washington et Thomas
Jefferson.
Ses chroniques hebdomadaires pu-
bliées par le Wall Street Journal sont
certainement plus scrutées que par
le passé, ce qui peut chagriner les
Européens, et tout particulièrement
l’Allemagne. Walter Russell Mead ne
cache pas en effet son scepticisme
par rapport à une construction euro-
péenne mal en point du fait, selon
lui, de l’immobilisme de la chance-
lière Angela Merkel.
Il y a plus d’une décennie, Walter
Russell Mead avait vivement attaqué
Le Lobby pro-israélien et la politique
étrangère américaine (La Découverte,
2007), de John Mearsheimer (univer-
sité de Chicago) et Stephen Walt (uni-
versité Harvard). Après un premier li-
vre consacré aux relations entre les
Etats-Unis et Israël, il s’était attelé à un
nouvel ouvrage sur cette relation spé-
ciale. Le voilà, de son propre aveu, re-
tardé par la déflagration jacksonienne,
aussi inattendue qu’envahissante. p
gilles paris

Le triomphe ambigu des « starchitectes »

ANALYSE sinée – le titre joue sur le slogan « Less is more » Leurs bâtiments aux formes exubérantes, mandaté pour en réaliser un moins cher et

P
lus besoin d’être architecte pour
faire de l’architecture. Aujourd’hui,
avoir un nom suffit. Pharrell Wil-
liams en a un. Celui qui a fait danser
la planète au son de Happy a fait savoir, en no-
vembre 2019, qu’il participait à la construc-
tion de deux tours à Toronto. Le nom Kanye
West ouvre aussi les portes de la discipline.
Sur sa propriété californienne, la star disrup-
LEURS BÂTIMENTS tive du hip-hop a fait édifier quatre dômes cet
AUX FORMES été, qu’il avait dessinés en s’inspirant des mai-
sons de la planète Tatooine, berceau de la fa-
EXUBÉRANTES, QUI mille Skywalker dans Star Wars. Destinés à
une production à plus grande échelle de loge-
ARRACHAIENT JADIS ments pour sans-abri, ces prototypes ont été
rasés car l’architecte en herbe n’avait pas pris
DES « WAOUH ! » la peine de déposer un permis de construire.
DE SIDÉRATION, Kanye West a-t-il un avenir dans l’architec-
ture ? Conseillé depuis des années par Virgil
ONT FINI PAR Abloh, le créateur de la marque Off-White, ar-
chitecte de formation, devenu directeur artis-
UNIFORMISER LES tique de Louis Vuitton, ce magnat dont l’em-
VILLES DU MONDE pire – comme celui de Pharrell Williams –
s’étend déjà sur la musique, la mode et le de-
sign, n’en doute pas. Sa créativité ne saurait
être bridée, martèle-t-il, par d’arbitraires fron-
tières de discipline. Qu’importe ce que cha-
cune exige de compétences techniques.
L’époque pourrait lui donner raison. Si l’on
en croit le « starchitecte » danois Bjarke Ingels,
la forme, la structure, la technique seraient de-
venues secondaires en architecture. Dans Yes
is more, son manifeste en forme de bande des-
(« moins c’est plus »), de Mies van der Rohe, le
pape du modernisme, et sur le détournement
« Less is bore » (« moins c’est l’ennui ») qu’en a
proposé Robert Venturi, le père du postmo-
dernisme –, ce Danois, formé chez Rem Kool-
haas, soutient que l’architecte doit d’abord ac-
compagner l’évolution de la société.
Le jeu du star-système
Combinant la théorie de l’évolution de
Darwin et le concept de volonté de puissance
de Nietzsche, Bjarke Ingels définit « la straté-
gie gagnante » comme celle qui résoudra les
contradictions du moment. C’est ainsi, par
exemple, qu’il a séduit Toyota : en présentant
comme un rêve écofuturiste son projet pour
la nouvelle ville que le constructeur japonais
prévoit d’installer au pied du mont Fuji, qui
doit à la fois servir de terrain d’expérimenta-
tion pour voitures autonomes et de lieu de
résidence pour 2 000 employés cobayes (li-
vraison prévue en 2021).
L’architecte du XXIe siècle ne serait plus un
bâtisseur, mais un prestidigitateur. Depuis
qu’un musée Guggenheim (et le projet ur-
bain dans lequel il s’est inscrit) a redynamisé
l’activité de Bilbao, le nom de l’architecte
Frank Gehry et ses façades métalliques ébou-
riffées sont abusivement devenus synony-
mes de miracle économique. Cette pensée
magique s’applique peu ou prou à tous les
lauréats du prix Pritzker qui ont joué le jeu
du star-système et aux gourous de l’architec-
ture numérique qui leur emboîtent le pas.
qui arrachaient jadis des « waouh ! » de sidé-
ration, ont fini par uniformiser les villes du
monde, et ce jusqu’à Paris, où l’architecture
contemporaine a longtemps été réservée,
pourtant, à un petit nombre d’élus tels Renzo
Piano et Richard Rogers, Jean Nouvel, Chris-
tian de Portzamparc, Ieoh Ming Pei ou Domi-
nique Perrault, dont les noms n’étaient pas
encore devenus des marques. La capitale
française s’est ouverte elle aussi à la « starchi-
tecture » internationale vers la fin des années
2000, quand la commande a commencé à
basculer du public vers le privé, que les
œuvres des architectes de renom (les mai-
sons démontables de Jean Prouvé) prenaient
concomitamment de la valeur sur le marché
de l’art, et que le tout-venant de la profession
voyait son influence et sa liberté se réduire
comme peau de chagrin.
De Frank Gehry à Rem Koolhaas, d’Herzog
& de Meuron à Sanaa, de l’agence Big à Ta-
dao Ando, de Jeanne Gang à Ma Yansong, de
Kengo Kuma à Snohetta, peu de noms man-
quent à l’appel. La Ville Lumière pourrait
bientôt ressembler à une vitrine des Gale-
ries Lafayette.
Cette bascule coïncide avec la crise de la fi-
gure de l’architecte hors-sol déployant ses
formes impérialistes au mépris du con-
texte, sans considération pour son bilan
carbone ni pour les conditions de travail sur
ses chantiers. Au Japon, le coûteux projet de
stade olympique de Zaha Hadid a ainsi été
abandonné et le Japonais Kengo Kuma
plus durable.
Le 17 janvier, une photo montrant Bjarke In-
gels en compagnie de Jair Bolsonaro a suscité
l’indignation. Lui qui présentait, il y a encore
cinq ans, son projet de master plan pour le
complexe commercial parisien EuropaCity,
abandonné en novembre 2019 sans que per-
sonne n’y trouve rien à redire, se voit
aujourd’hui mis devant ses contradictions.
Pour se défendre, l’ambitieux quadragénaire
a expliqué qu’il travaillait sur un projet de
tourisme écoresponsable pour un client
privé, et qu’il n’a fait que le « présenter » au
président brésilien. « Pour construire l’avenir
que nous voulons, concluait-il, il nous faut
proposer nos idées à des gens, des gouverne-
ments, des entreprises dont les points de vue
diffèrent des nôtres (…) et embrasser nos diffé-
rences. » Mais ses justifications ont suscité
une nouvelle pluie de critiques.
D’autres se sont mieux adaptés. Le Chinois
Ma Yansong, par exemple, qui se réfère à la
nature pour expliquer les volutes extrava-
gantes de ses bâtiments, ou Kengo Kuma, qui
ne jure que par le bois après un début de car-
rière coulé dans le béton. A l’heure où l’on
pourrait confondre le compte Instagram du
forum de Davos avec celui d’une ONG écofé-
ministe, les starchitectes peuvent peut-être
faire l’économie d’une compétence réelle.
Mais il leur faut affiner leur storytelling. Avec
ses maisons pour sans-abri, Kanye West sau-
ra-t-il convaincre ? p
isabelle regnier
0123
MARDI 11 FÉVRIER 2020 0123 | 29

ÉCONOMIE | CHRONIQUE IRLANDE :

par stéphan e l au e r
LE SINN FEIN
RÉHABILITÉ européenne, a fait l’objet de la part des gou- daise (IRA) pendant le conflit des années

« Singapour- vernements britanniques pendant les né-

gociations de divorce avec l’UE.
1968-1998, associé au terrorisme, était lar-
gement considéré comme toxique en Ir-

sur-Tamise », seriously ?
Les dirigeants du Sinn Fein – dont le nom
signifie « nous-mêmes » en gaélique – s’at-
tendaient si peu à ce triomphe qu’ils
n’avaient présenté que 42 candidats pour
lande. Ce n’est plus le cas. L’élection de sa-
medi représente un succès au long cours
pour la stratégie de son ancien dirigeant
Gerry Adams. En 1986, convaincu que les

D
ans les divorces, les
mots peuvent dépas-
ser la pensée, mais ils
ne sont jamais pro-
noncés tout à fait au hasard. Alors
les 160 sièges du Dail, la Chambre basse ir-
COMME TOUS landaise. Le système de vote préférentiel
peut réserver des surprises lors de l’attribu-
LES SLOGANS, tion des sièges. Mais le fait que le Sinn Fein
arrive en tête (24,5 %) des premiers choix
CELUI-CI FAIT des électeurs balaie le quasi-monopole
bombes ne suffiraient pas à obtenir la réu-
nification, il a imposé au parti la fin du boy-
cott des élections. La signature de l’accord
de paix de 1998 qui a mis fin à la violence, le
tournant proeuropéen du Sinn Fein et, plus
récemment, son retrait au profit de la cha-

que le Royaume-Uni a quitté offi-
ciellement l’Union européenne
(UE) le 31 janvier, l’expression de
« Singapour-sur-Tamise » est reve-
nue en boucle dans le débat outre-
Manche. Slogan à même de galva-
niser certains partisans du Brexit
ou chiffon rouge agité à la face de
Bruxelles pour modérer ses exi-
gences, le concept a été esquissé
dès janvier 2017 par l’ex-ministre
des finances du gouvernement de
Theresa May, Philip Hammond.
L’idée était de se projeter dans
un scénario où la Grande-Breta-
gne pourrait prendre modèle sur
la cité-Etat pour devenir un para-
dis fiscal, faiblement réglementé,
aux portes de l’Europe. Mais
comme tous les slogans, celui
d’un « Singapour-sur-Tamise » fait
la part belle aux raccourcis et aux
idées simples au moment où l’on
entre, au contraire, dans la com-
plexité des négociations sur les re-
lations que Londres va entretenir
avec le continent.
Voilà longtemps que Singapour
est devenu l’icône de toute une
doxa libérale, qui voit dans la fan-
tastique réussite économique de
la cité-Etat un laboratoire gran-
deur nature, dont il faudrait à tout
prix s’inspirer. Grands patrons,
entrepreneurs et investisseurs ne
tarissent pas d’éloges sur le par-
cours de ce pays, qui en un demi-
siècle s’est hissé parmi les nations
les plus riches par habitant, les
plus compétitives et les plus at-
tractives pour le business. Si ce bi-
lan n’est pas contestable, il est le
fruit d’une histoire, d’une géogra-
phie et d’un régime politique par-
ticuliers, qui présente peu de simi-
litudes avec le Royaume-Uni.
Pas les mêmes bases
D’abord, l’enthousiasme du fan-
club de Singapour est inverse-
ment proportionnel aux dimen-
sions d’une île de 719 kilomètres
carrés (soit la moitié de la superfi-
cie de Londres), comptant un peu
plus de 6 millions d’habitants.
Small is beautiful, comme l’on dit
sur les bords de la Tamise, mais le
modèle est-il sérieusement trans-
posable dans un royaume onze
fois plus peuplé ?
Ensuite, pour l’anecdote, les
deux histoires, celle de la création
de Singapour et celle du Brexit, ne
démarrent pas vraiment sur les
mêmes bases. Alors qu’une majo-
rité de Britanniques ont fait le
choix assumé de partir de l’Union,
les Singapouriens, eux, se sont fait
exclure par la Fédération de Malai-
sie. Le 9 août 1965, quand Tunku
Abdul Rahman, le premier minis-
tre du pays, fait le constat que les
positions entre Kuala Lumpur et
Singapour sont irréconciliables,
Lee Kuan Yew, alors chef du gou-
vernement de la région auto-
nome, s’effondre en larmes en di-
rect à la télévision et vit cette re-
buffade comme un échec.
A l’origine, la séparation est donc
une blessure, qui deviendra un
puissant ressort pour surmonter
cette solitude subie. Tout le con-
traire d’un Boris Johnson, qui crie
victoire avant de connaître les
conditions du divorce, alors que le
plus dur reste à faire.
Autre différence fondamen-
tale : tandis que Londres veut
BORIS JOHNSON
CRIE VICTOIRE
ALORS QUE
LE PLUS DUR
RESTE À FAIRE
N
qu’exercent sur le pouvoir, depuis un siècle, rismatique Mary Lou McDonald, trop jeune
LA PART BELLE i la réunification de l’Irlande ni le les partis de centre droit Fine Gael et Fianna pour avoir participé à la lutte armée, cons-
AUX RACCOURCIS Brexit n’ont figuré au cœur de la Fail, eux-mêmes héritiers des protagonis- tituent d’autres jalons vers l’émergence sur
campagne pour les élections légis- tes de la guerre civile des années 1920. la scène électorale.
latives qui ont eu lieu, samedi 8 février, en Certes, le scrutin s’est d’abord joué sur les Manifestement, le Sinn Fein ne fait plus
« reprendre le contrôle » de son République d’Irlande. Pourtant, le succès enjeux économiques et sociaux. Bien des peur aux Irlandais. Ni la ferme défense des
destin, Singapour a tout de suite éclatant du Sinn Fein (SF), parti dont la rai- Irlandais, terriblement éprouvés par la intérêts nationaux dans la négociation sur
compris que le sien passait par son d’être, depuis sa fondation en 1905, est crise financière des années 2007-2010, ne le Brexit ni les succès sur le front de l’em-
une coopération étroite avec ses l’indépendance de la totalité de l’île vis-à- supportent pas de ne récolter aucun des ploi n’ont permis au premier ministre sor-
voisins en jouant l’ouverture de vis de la Grande-Bretagne, constitue proba- fruits du formidable rebond du « tigre cel- tant, Leo Varadkar, d’obtenir un satisfecit.
ses frontières. Membre fonda- blement la première réplique du tremble- tique » dopé par son dumping fiscal et l’im- La constitution du futur gouvernement ap-
teur de l’Association des nations ment de terre qu’a constitué le Brexit. Par plantation de multinationales. Face à une paraît incertaine car les deux partis jus-
de l’Asie du Sud-Est (Asean), la ci- une ironie de l’histoire, la sortie du Royau- terrible crise du logement et à la carence qu’ici dominants ont toujours exclu une
té-Etat est devenue la plaque me-Uni de l’Union européenne, que ses des services publics délaissés par un gou- coalition avec le « diable » Sinn Fein. Mais la
tournante des échanges de la ré- promoteurs justifient par une exigence de vernement ultralibéral, les électeurs ont percée du seul parti irlandais présent au
gion et un maillon essentiel des souveraineté, a déclenché en Irlande du été séduits par le programme du Sinn Fein : nord comme au sud l’île, et du plus ardent
chaînes d’approvisionnement Nord (rattachée à Londres) comme dans la gel des loyers, construction de HLM, taxa- défenseur de la réunification – il propose
mondiales. République d’Irlande une poussée émanci- tion des sociétés et des riches. un référendum d’ici à 2025 –, revêt, au-delà
Conséquence de cette ouver- patrice nourrie par l’indifférence, voire le Des décennies durant, le Sinn Fein, bran- des stratégies parlementaires du moment,
ture : le pays compte aujourd’hui mépris, dont la petite île, largement pro- che politique de l’Armée républicaine irlan- une évidente signification historique. p
30 % de travailleurs migrants. Pas
sûr que cette perspective en-
chante les partisans du Brexit.
Certes, des lois plus restrictives
ont été votées depuis les élections
de 2011, mais les conséquences
commencent à se faire sentir. La li-
mitation de l’accès à une
main-d’œuvre bon marché pèse
sur les marges des entreprises. Il y
a quelques mois, la banque cen-
trale de Singapour estimait que les
pénuries de main-d’œuvre étaient
« probablement le plus grand défi
auquel nous sommes confrontés ».
Ce que les promoteurs d’un
« Singapour-sur-Tamise » oublient
également de dire, c’est que le mi-
cro-Etat n’a rien d’un paradis du
laisser-faire cher aux libéraux.
Banques, groupes de télécommu-
nications, sans oublier Singapore
Airlines, sont contrôlés par l’Etat.
L’actionnariat public représente
37 % de la capitalisation totale des
entreprises singapouriennes.
Quant à la politique industrielle,
elle fait l’objet d’une planification
très interventionniste, décidant
des secteurs à privilégier par des
politiques fiscales attractives.
Dans l’immobilier, plus de 80 %
du parc d’habitations est géré par
une structure gouvernementale
et les loyers sont strictement en-
cadrés. Tout l’inverse du modèle
britannique. Par ailleurs, il y a
proportionnellement deux fois
plus de fonctionnaires qu’au
Royaume-Uni. Tandis que la li-
berté de la presse reste toute rela-
tive, Singapour se caractérise par
une protection sociale réduite au
minimum. Les règles du marché
du travail sont faites pour trouver
un emploi, quitte à accepter pré-
carité et bas salaire. Là encore, on
s’éloigne du message envoyé par
l’électorat pro-Brexit, dont une
bonne partie a le sentiment d’ap-
partenir au camp des perdants de
la mondialisation et qui, de ce
fait, est plutôt en demande de da-
vantage de protection.
Reste l’argument de la fiscalité.
Mais l’impôt sur les sociétés de la
cité-Etat est à peine inférieur à ce-
lui pratiqué en Grande-Bretagne.
Ensuite, c’est oublier que depuis la
crise de 2008, la régulation finan-
cière s’est renforcée. Que l’on soit
membre de l’UE ou pas, les marges
de manœuvre se sont considéra-
blement réduites. D’ailleurs, Sin-
gapour a dû céder aux pressions
internationales pour renoncer au
secret bancaire et mettre fin à cer-
tains avantages fiscaux réservés
aux multinationales.
Les Britanniques doivent pren-
dre conscience que le concept de
« Singapour-sur-Tamise » corres-
pond à une époque largement
révolue. Une fois que le brouillard
des négociations avec l’UE se sera
dissipé, cette ligne d’horizon
inventée pour les besoins du
Brexit risque de se transformer
en mirage. p

Tirage du Monde daté dimanche 9-lundi 10 février : 197 638 exemplaires