MARDI 24 DÉCEMBRE 2019

76E ANNÉE– NO 23313 LA MATIÈRE €

NOIRE N°1 1,99
2,80 € – FRANCE MÉTROPOLITAINE
WWW.LEMONDE.FR –
FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY
DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO
EN VENTE UNIQUEMENT EN FRANCE MÉTROPOLITAINE

Inde : le réveil de la société civile face à Modi

▶ La répression policière ▶ Le texte, visant à limiter ▶ Modi et le parti nationa- ▶ Les manifestants dénon- ▶ Souvent jeunes, ils invo-
des manifestations contre l’accès à la citoyenneté liste hindou BJP sont cent la volonté du pouvoir quent des préoccupations
la réforme de la nationa- des réfugiés musulmans, accusés par l’opposition d’en finir avec la laïcité sociales, alors que l’écono-
lité voulue par le premier a suscité une vague d’indi- d’instrumentaliser inscrite dans la Constitu- mie ralentit, et critiquent
ministre, Narendra Modi, gnation, bien au-delà à des fins électorales la tion pour imposer une les violences policières
a fait au moins 25 morts de la communauté visée discrimination religieuse « nation hindoue » PAG ES 2 ET 4 – IDÉES – PAGE 27

RETRAITES L’EXÉCUTIF RELÈGUE LA CFDT AU SECOND PLAN REPORTAGE

UNE SÉRIE D’ACTES ANTISÉMITES
SECOUE LES VILLAGES ALSACIENS
à westhoffen, village de (quatre profanations et trente
1 700 âmes du Bas-Rhin, 107 sé- et une inscriptions) contre
pultures du cimetière juif, vieux quatorze en 2018, seize en 2017,
de cinq siècles, ont été profanées neuf en 2016. Les enquêtes,
dans la nuit du 2 au 3 décembre. confiées à une cellule spéciale
Elles ont été recouvertes à la de la gendarmerie, piétinent.
bombe noire de croix gammées « Il y a zéro témoignage, même
et du nombre « 14 » (un symbole anonyme », confie le préfet de la
▶ Favorable à un ré- des suprémacistes blancs) pour région Grand-Est et du Bas-Rhin,
gime universel, mais l’une d’elles. C’est le dernier acte Jean-Luc Marx, lui-même cible
opposée à l’âge pivot, antisémite d’une série qui d’une douzaine de graffitis
la centrale de Laurent affecte l’Alsace depuis le début antisémites ces derniers mois.
de l’année : trente-cinq en 2019 PAGE 12
Berger n’obtient
aucun geste du gou-
vernement
▶ La CFDT se voit ainsi Diplomatie Aéronautique
défiée sur sa vision
des relations sociales La fin du franc Les sous-traitants
▶ Dans l’éducation, CFA, symbole de français de
Jean-Michel Blanquer
entend profiter la « Françafrique » Boeing à la peine
de la revalorisation
promise aux En visite en Côte d’Ivoire, Les déboires du 737 MAX,
enseignants pour Emmanuel Macron a an- dont la production est ar-
repenser leur métier noncé le remplacement rêtée pour deux mois sup-
de cette monnaie emblé- plémentaires, ont des ré-
PAG ES 8– 9, 26
matique. Il a affirmé vou- percussions sur la cascade
ET ÉDITORIAL PAG E 2 9
loir se défaire plus large- d’équipementiers natio-
ment des « oripeaux » du naux qui travaillent pour
Laurent Berger (au centre),
le 19 décembre, à Matignon. passé colonial l’avionneur américain
JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE » PAG E 4 PAGE 15

Roumanie
Trente ans après
Union européenne
A Bruxelles, les
Municipales
Entre LRM et le RN,
Mode de vie
la fin de Ceausescu, Français se placent le « ni-ni » de LR Le très ordonné
les mystères d’une dans les directions est contesté essor du vrac
« révolution » générales sur le terrain
PAG E 1 9 PAGE 6 PAGE 10 Le secteur connaît une
croissance annuelle à
deux chiffres, alors que les
LE REGARD DE PLANTU Français sont de plus en
plus nombreux à tenter
de se passer d’emballages.
Mais l’offre reste peu di-
versifiée et souvent chère
PAGES 16-17

Photo
A Lianzhou, les
métaphores du
« rêve chinois »
Au nord de Canton, une
exposition baptisée « Une
chance pour l’imprévu »
permet aux artistes 25 DÉCEMBRE
de jouer avec le hasard
et la censure
PAGE 20
Algérie 220 DA, Allemagne 3,50 €, Andorre 3,20 €, Autriche 3,50 €, Belgique 3,00 €, Cameroun 2 300 F CFA, Canada 5,50 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 300 F CFA, Danemark 35 KRD, Espagne 3,30 €, Gabon 2 300 F CFA, Grande-Bretagne 2,90 £, Grèce 3,40 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,40 €,
Hongrie 1 190 HUF, Irlande 3,30 €, Italie 3,30 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,00 €, Malte 3,20 €, Maroc 20 DH, Pays-Bas 3,50 €, Portugal cont. 3,30 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 300 F CFA, Suisse 4,20 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 3,80 DT, Afrique CFA autres 2 300 F CFA
2|
INTERNATIONAL
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019

M A N I F E S TAT I O N S E N I N D E ▶▶▶

En Inde, le pouvoir de Modi contesté

Les violences policières ont fait 25 morts, tandis que le premier ministre défend son texte sur la nationalité
bombay - correspondance

A
Des manifestants
u sortir d’un week-end devant le bureau du
de nouvelles manifes- Parti du peuple indien
tations violentes con- (BJP) à Calcutta,
tre la réforme de la na- samedi 21 décembre.
tionalité, qui secouent l’Inde de- RUPAK DE CHOWDHURI/REUTERS
puis dix jours, Narendra Modi est
enfin sorti de son silence, diman-
che 22 décembre, pour accuser ses
adversaires politiques de « men-
songes ». Alors que des heurts
sanglants ont encore éclaté dans
le pays, portant à vingt-cinq le
nombre de morts sous les balles
de la police, essentiellement dans
la vallée du Gange (Nord), le pre-
mier ministre a cherché à rassu-
rer la communauté musulmane.
« Des partis d’opposition col-
portent toutes sortes de rumeurs,
trompent les gens et attisent leurs
émotions contre la loi » adoptée le
11 décembre au Parlement, a-t-il
déclaré lors d’un meeting destiné
à lancer la campagne des élec-
tions régionales, prévues à Delhi
au début de l’année 2020. Le texte
incriminé, le Citizenship Amend-
ment Act (CAA), facilite l’accès à la
nationalité indienne aux immi-
grés pakistanais, bangladais et
afghans persécutés dans leur pays
pour leur religion et arrivés en
Inde avant 2015, sous réserve
qu’ils ne soient pas musulmans.

« Peur » et « incertitude »
Depuis la pelouse de Ram Leela,
en plein cœur de la capitale et à
quelques centaines de mètres à
peine de Daryaganj, le quartier
où de violentes échauffourées
avaient eu lieu deux jours plus tôt
entre manifestants et forces de
l’ordre, le dirigeant nationaliste Le Parti du Congrès, principale quoi dissuader les manifestants, et Ramachandra Guha, historien gladesh. Toutes auraient déclaré
hindou a juré que sa politique formation d’opposition, a répli- lesquels font au contraire sys-
LE PREMIER MINISTRE, biographe du Mahatma Gandhi. être des “musulmans bangladais”.
n’avait « rien à voir avec les musul- qué à ces propos en affirmant que tématiquement fi des interdic- NARENDRA MODI, Joint dimanche par Le Monde, ce Elles sont rentrées chez elles parce
mans de l’Inde ». Il a insisté sur le le gouvernement Modi avait créé tions. « Bien qu’il ait recouru à la dernier estime qu’en prenant en- qu’elles n’ont plus aucun espoir
fait que sa réforme ne concernait dans le pays « un environnement fermeture d’Internet et des servi- A JURÉ QUE SA POLITIQUE fin la parole, M. Modi montre le d’obtenir la nationalité indienne
pas les citoyens indiens. « Les mu- de peur et d’incertitude », non seu- ces de téléphonie mobile dans plu- souci qu’il a de son image à l’étran- après l’entrée en vigueur du CAA. »
sulmans qui sont les fils du sol in- lement par le vote du CAA, mais sieurs régions, y compris à Delhi, N’AVAIT « RIEN À VOIR ger, contrairement à son ministre Le 12 décembre, au moment où
dien et dont les ancêtres sont les également par la menace, brandie le gouvernement n’est pas en me- AVEC LES MUSULMANS de l’intérieur, qui emploie réguliè- le président de la République in-
enfants de notre mère patrie n’ont par le ministre de l’intérieur, sure de contenir l’ampleur de ce rement le mot « termites » pour dienne, Ram Nath Kovind, pro-
pas à s’inquiéter », a-t-il assuré. Amit Shah, de généraliser le regis- mouvement national, qui est l’un DE L’INDE » désigner les musulmans. « La si- mulguait la nouvelle législation,
tre national des citoyens (NRC). Ce des plus importants de ces derniè- tuation est extrêmement fragile et les ministres des affaires étran-
dispositif est destiné à identifier res décennies », observe l’univer- pourrait vite être hors de contrôle. gères et de l’intérieur du Bangla-
CHINE les migrants « illégaux » installés sitaire Pratap Bhanu Mehta, dans à majorité non musulmane La crédibilité du premier ministre desh, Abdul Momen et Asaduzza-
en Inde et supposés être majori- une tribune publiée le 20 décem- ceux-là, qui sont « pourtant sour- sur la scène mondiale en prend un man Khan, ont annulé les visites
PAKISTAN Bengale- tairement musulmans, et a été bre par la revue Foreign Affairs. ces potentielles de réfugiés et de coup », avance M. Guha. qu’ils devaient effectuer en Inde,
Gorakhpur Occidental mis en œuvre dans l’Assam, où migrants illégaux », comme la Bir- Au Bangladesh, principal pays afin de marquer leur méconten-
Rampur
près de 2 millions de personnes « Mauvaise foi » manie et le Sri Lanka. visé par la nouvelle loi indienne tement. « Ces tensions sont en-
New Delhi
risquent de devenir apatrides à L’exaspération s’explique par les Dans les foules qui défient le sur la nationalité, cette affaire nuyeuses pour Delhi, car le Ban-
Jharkhand compter du 1er janvier 2020. violences policières mais vient pouvoir, la répression est sévère. commence à inquiéter. « Elle fait gladesh est l’une des principales
INDE Par endroits, comme à Gorakh- aussi du fait, selon cet analyste Des centaines de manifestants ont planer le spectre d’un exode de sources de transfert de fonds de la
Bombay BIRMANIE pur (Haryana) et à Rampur (Uttar indépendant, que le Citizenship été arrêtés chaque jour et plusieurs Bangladais illégaux vivant en diaspora indienne, juste derrière
BANGLADESH Pradesh), samedi 21 décembre, le Amendment Act est « de mau- personnalités de premier plan ont Inde, qui pourraient bientôt ren- les Etats-Unis et le Moyen-Orient »,
gouvernement continue d’impo- vaise foi à double titre ». Car le été interpellées dans les défilés et trer chez eux », fait remarquer rappelle Christophe Jaffrelot, di-
ser des mesures coercitives d’ur- texte ignore les groupes musul- sont placées en garde à vue. Parmi Pinak Ranjan Chakravarty, ancien recteur de recherche au CNRS.
gence, tel l’article 144 du code pé- mans persécutés dans les trois elles, Yogendra Yadav, célèbre mili- consul général de l’Inde à Dacca.
nal, qui interdit tout rassemble- pays voisins, « comme les Ahma- tant de la cause paysanne, Chan- « Déjà, quelques centaines de per- L’arme de l’état d’urgence
SRI LANKA ment de plus de quatre person- dis au Pakistan ». Il laisse aussi de drashekhar Azad, chef de l’organi- sonnes ont été arrêtées après le Principal bénéficiaire de ces re-
500 km
nes sur la voie publique. Pas de côté les autres pays limitrophes, sation caritative Armée de Bhim, passage de la frontière avec le Ban- venus étrangers, qui s’élèveraient
à environ 4 milliards de dollars
(3,6 milliards d’euros) par an, le
La vague nationaliste hindoue du BJP reflue dans les urnes Bengale-Occidental est l’un des
Etats les plus en pointe de la
contestation actuelle. Il ne peut
l’année 2019 s’achève sur une note sombre pour le nationaliste a conservé d’extrême justesse l’Haryana, tation contre la réforme de la nationalité « pourraient en effet prendre le risque de
gouvernement Modi. Lundi 23 décembre, le Parti du à l’ouest de Delhi, en s’associant in extremis avec des bien faire émerger de nouveaux leaders », dit-elle. Le BJP s’aliéner le Bangladesh, étant
peuple indien (nationalistes hindous, BJP) a perdu partenaires régionaux. En décembre 2018, elle avait n’aurait rien imaginé de tel il y a encore quelques mois, donné le nombre important de
les élections régionales qui viennent de se dérouler au été battue sans appel au Rajasthan, au Madhya Pra- après avoir raflé, à lui seul, la majorité absolue à la Lok musulmans (28 % de la popula-
Jharkhand, un Etat forestier et tribal du centre-est desh et au Chhattisgarh. Sabha, la Chambre des députés, avec 303 sièges sur 543. tion) et d’immigrés bangladais
de l’Inde, qu’il avait ravi en 2014 au parti local, le En dépit des dénégations du gouvernement fédéral, présents sur son territoire, même
Jharkhand Mukti Morcha, un allié du Parti du Congrès Ralentissement économique le ralentissement économique qui se confirme mois si le mouvement migratoire s’est
de la famille Gandhi. Selon les résultats presque défini- Ainsi que le rappelle l’hebdomadaire India Today, le BJP après mois explique peut-être aussi la désaffection tari avec le petit miracle écono-
tifs publiés en milieu de journée, la coalition de centre aura contrôlé, au sommet de sa gloire, 21 des 28 Etats de l’électorat pour le parti au pouvoir, même si les mique que connaît aujourd’hui le
gauche aurait remporté plus de 40 sièges sur 81, tandis de l’Union indienne, soit 71 % de la population du pays. problématiques nationale et régionales restent en- Bangladesh. La croissance y est
que le BJP n’en aurait obtenu qu’une petite trentaine, La carte du sous-continent était alors couverte de sa- core assez déconnectées. en effet supérieure à 7 % (contre
deux fois moins que ce qu’il prétendait pouvoir gagner. fran, la couleur fétiche du parti de M. Modi à laquelle « En 2020, nous allons faire face à une crise sévère, et 4,5 % en Inde), et les autorités ont
C’est une nouvelle défaite personnelle pour le pre- n’échappaient plus, parmi les grandes régions du pays, commence à apparaître un sentiment vaguement per- désormais intérêt à retenir la
mier ministre, qui s’était rendu au Jharkhand à neuf re- que le Karnataka (dont la capitale est Bangalore), le Ta- ceptible que le gouvernement ne prend pas le problème à main-d’œuvre locale à domicile.
prises durant la campagne. Mais c’est aussi la confirma- mil Nadu (Madras), le Pendjab (Chandigarh), le Bengale- bras-le-corps et détourne l’attention vers les sujets qui La sortie de crise est loin d’être
tion du reflux de la « vague Modi » qui submergeait le Occidental (Calcutta) et le Telangana (Hyderabad). tournent autour de la nationalité », constate Mme Thapar. en vue. Soit le gouvernement
pays à chaque scrutin régional depuis 2014, jusqu’à ce Désormais, le BJP ne gouverne plus que dans 16 Etats, L’historienne cite l’augmentation du chômage frappant Modi laisse pourrir la situation,
que la tendance commence à s’inverser en 2018. représentant 40 % de la population totale. « tout le monde sauf les riches », les nouvelles taxes tou- en gardant sous le coude l’arme
Au mois d’octobre, le BJP est certes arrivé en tête aux Selon la célèbre historienne Romila Thapar, « ce n’est chant « la moitié inférieure de la classe moyenne » et fatale de l’état d’urgence national,
élections du Maharashtra, l’Etat de la côte ouest peut-être pas la fin de la vague Modi, mais la crainte de l’arrivée d’une « nouvelle inflation », qui risque de se ré- soit il laisse la Cour suprême an-
(115 millions d’habitants) qui a Bombay pour capitale, ne pas être d’accord avec le gouvernement semble être véler « désastreuse pour ceux qui se trouvent au-dessous nuler le texte controversé. Pour
mais son allié local, le parti d’extrême droite Shiv un peu moins forte maintenant, comme le montrent du seuil de pauvreté », c’est-à-dire environ un Indien sur l’instant, c’est le premier scénario
Sena, lui a finalement fait faux bond pour former une les manifestations actuelles ». Une opposition « ciblée » cinq, soit 270 millions de personnes. p qui semble privilégié. p
alliance avec la gauche. En octobre toujours, la droite commence à se faire jour et les mouvements de contes- gu. d. (bombay, correspondance) guillaume delacroix
4 | international
M A N I F E S TAT I O N S E N I N D E
« Le BJP institutionnalise
la discrimination
des musulmans »
L’universitaire Gilles Verniers se félicite
des manifestations multiconfessionnelles
visant à défendre le sécularisme
ENTRETIEN
bombay - correspondance
P our Gilles Verniers, profes-
seur de sciences politiques
à l’université privée As-
hoka de Delhi, les manifestations
violentes qui secouent l’Inde
marquent l’échec des nationalis-
tes hindous au pouvoir à remettre
en cause le principe de laïcité qui
caractérise le pays depuis son in-
dépendance, en 1947.
Au printemps 2019, l’Inde a ac-
cordé une victoire électorale
éclatante à Narendra Modi et à
son parti nationaliste hindou,
le Parti du peuple indien (BJP).
Comment expliquer que le
pays, six mois plus tard, soit
dans la rue ?
La figure de Narendra Modi est
polarisante à l’extrême. La masse
un peu informe des citoyens qui
ne veulent pas de lui n’avait, jus-
qu’ici, aucun cri de ralliement.
L’opposition politique classique
ne joue plus vraiment son rôle
dans le pays et les mouvements de
défense des droits de l’homme
sont aujourd’hui affaiblis et répri-
més. Ce qui se passe depuis une di-
zaine de jours maintenant, c’est la
réaction non pas à la loi discrimi-
nante à l’égard des musulmans
qui a été votée au Parlement le
11 décembre, mais aux violences
policières contre les étudiants qui
ont commencé à manifester con-
tre le texte après son adoption. Les
gens qui défilent dans la rue por-
tent toutes sortes de reproches
contre le gouvernement. Le mou-
vement dépasse son objet initial.
Y a-t-il un lien avec la prise de
contrôle du Cachemire, en
août, puis la décision de la
Cour suprême, en novembre,
de construire un temple hin-
dou à Ayodhya, à la place d’une
mosquée ?
La loi sur la nationalité n’est pas
le seul élément à générer des ma-
nifestations d’une telle amplitude.
Il y a un phénomène de cumul in-
contestable, face au projet hindou
majoritaire. Le BJP était presque
parvenu à faire croire que la laïcité
à l’indienne était morte dans l’es-
prit des citoyens et que le pays
était prêt à adopter un autre mo-
dèle. Or, c’est exactement le con-
traire qui se passe. Des foules énor-
mes récitent le préambule de la
Constitution qui énonce les prin-
cipes fondamentaux de l’Inde,
dont le sécularisme.
L’avènement d’une nation hin-
doue figure depuis toujours au
programme du BJP. Les Indiens
semblent étonnés que ce projet
soit mis en œuvre…
Les raisons précises pour les-
quelles l’électorat a massivement
voté pour le BJP ne sont pas con-
nues. Mais, durant la campagne
des dernières élections législati-
ves, il n’y a pas eu de débat public
sur le contenu des programmes
« LES LOIS N’ONT PAS
POUR OBJET DÉCLARÉ
LA MARGINALISATION
DES MUSULMANS,
MAIS LEUR EFFET
EST BIEN CELUI-LÀ »
« LE PARTI DE
NARENDRA MODI
FAIT FACE
À DE SOLIDES
OPPOSANTS »
des grands partis politiques. Les
arguments contre la mise à l’écart
des musulmans sont restés inau-
dibles, dans un contexte où la sé-
curité nationale a pris le pas sur
tout autre thème.
Comment l’avenir se dessine-t-il
pour les musulmans en Inde ?
Le pays n’a pas attendu Naren-
dra Modi pour marginaliser sa
principale minorité. Les musul-
mans sont 200 millions en Inde,
autant qu’au Pakistan, mais ils se
situent au plus bas des indica-
teurs socio-économiques. Durant
le premier mandat de M. Modi, de
2014 à 2019, les minorités ont été
considérées comme négligeables
pendant que, sur le terrain, on fai-
sait taire les voix des musulmans
qui s’exprimaient à travers les
ONG et les journalistes. Depuis la
reconduction du BJP au prin-
temps, les nationalistes hindous
passent à l’acte, en promouvant
des lois qui institutionnalisent la
discrimination des musulmans.
Dimanche 22 décembre encore,
Narendra Modi n’a-t-il pas dé-
menti vouloir s’en prendre aux
musulmans ?
Les lois n’ont pas pour objet dé-
claré la marginalisation des mu-
sulmans, mais leur effet est bien
celui-là. C’est la force du BJP que
de créer des lois discriminatoires
qui n’en portent pas le nom. La loi
conférant la nationalité indienne
aux immigrés originaires du Pa-
kistan, du Bangladesh et d’Afgha-
nistan, à condition qu’ils ne
soient pas musulmans, prétend
se préoccuper de la situation des
populations persécutées dans ces
trois pays. Elle ne répond en réa-
lité à aucun besoin pressant, et
laisse à penser que son véritable
dessein est ailleurs.
La contestation en cours va-t-elle
redessiner le paysage politique ?
Pour l’instant, la réaction est le
fait de la société civile. Pour la
première fois depuis longtemps,
des manifestations multiconfes-
sionnelles sont organisées pour
défendre des principes généraux.
C’est porteur d’espoir, mais la
probabilité que cela se traduise
par un renforcement des partis
musulmans indiens est faible. Il
pourrait y avoir cependant une
reconfiguration de l’électorat
BJP : les modérés qui votaient
pour la droite nationaliste sur
des critères économiques pour-
raient reconsidérer leur choix.
Assiste-t-on à un tournant
démocratique ?
Il est trop tôt pour le dire. En re-
vanche, il est certain que les cho-
ses vont de moins en moins bien
pour le BJP, et qu’il existe une dé-
connexion croissante entre la poli-
tique nationale et la politique ré-
gionale. Le parti de Narendra Modi
fait face à de solides opposants qui
portent atteinte à sa capacité à
mettre en place son projet de dé-
mocratie ethnique. p
propos recueillis par
guillaume delacroix
Emmanuel Macron et son homologue ivoirien, Alassane Ouattara, à leur arrivée à Bouaké, le 22 décembre. LUDOVIC MARIN/AFP
A Abidjan, Macron veut se
défaire des « oripeaux » du passé
Les présidents français et ivoirien ont annoncé l’abandon du franc CFA
abidjan - envoyé spécial
D
eux ans après sa pré-
sentation à Ouaga-
dougou, la rebelle bur-
kinabée, Emmanuel
Macron a confirmé à Abidjan, la
conservatrice, la ligne de sa politi-
que africaine : changer pour
mieux rester. En Côte d’Ivoire, qui
fut longtemps le vaisseau amiral
de la « Françafrique », le prési-
dent, en visite du 20 au 22 décem-
bre, a insisté une fois de plus sur le
défi, « la chance » que représente
« cette Afrique jeune », brandis-
sant sa propre jeunesse – il a fêté
sur place ses 42 ans – comme un
gage de renouvellement de
l’image de la France.
« Je n’appartiens pas à une géné-
ration qui a connu le colonialisme,
et beaucoup de jeunes qui nous
le reprochent, pas davantage », a-
t-il martelé lors d’une conférence
de presse commune avec son ho-
mologue ivoirien, Alassane Ouat-
tara, alors que les accusations
de néocolonialisme envers Paris
connaissent un regain de vi-
gueur. Et d’ajouter : « Le colonia-
lisme fut une erreur profonde, une
faute de la République. »
Dans cette volonté annoncée de
refondre la relation avec le conti-
nent africain, l’acte fort de cette
visite aura été l’annonce de la dis-
parition du franc CFA et son rem-
placement par une nouvelle mon-
naie ouest-africaine : l’Eco. Le pro-
jet d’une nouvelle devise pour les
quinze pays de la Communauté
économique des Etats d’Afrique de
l’Ouest (Cedeao) était porté depuis
2017 par ses chefs d’Etat, mais, ces
six derniers mois, le président
français et Alassane Ouattara ont
fait en sorte d’accélérer la réforme.
« Cordon ombilical coupé »
Né en 1945 sous l’appellation de
« franc des colonies françaises
d’Afrique », le « CFA » était devenu
l’un de ces « oripeaux » du passé
dont l’Elysée entend se débarras-
ser, comme l’a déclaré Emmanuel
Macron, samedi 21 décembre :
« Le franc CFA cristallise de nom-
breux débats et de nombreuses
critiques sur la France en Afrique.
J’ai entendu les critiques, je vois
votre jeunesse qui nous reproche
de continuer une relation qu’elle
juge post-coloniale. Donc, rom-
pons les amarres. »
« Le colonialisme
fut une erreur
profonde,
une faute de
la République »
EMMANUEL MACRON
Dans ce contexte, Alassane
Ouattara, perçu comme l’un
des meilleurs amis de la France
sur le continent, a tenu à
insister sur le fait que cette
décision « historique » a été « prise
en toute souveraineté » avec ses
pairs de la région.
Si sa date de mise en circulation
n’est pas encore connue, l’Eco
doit naître en 2020. Il ne concer-
nera, dans un premier temps,
que les huit pays de l’Union éco-
nomique et monétaire d’Afrique
de l’Ouest (UEMOA) : le Bénin, le
Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la
Guinée-Bissau, le Mali, le Niger,
le Sénégal et le Togo, et encore,
à condition que ceux-ci respec-
tent les critères de convergence.
L’Afrique centrale reste, pour
l’heure, tenue à l’écart.
Par-delà l’aspect symbolique
du changement de nom, deux
mesures techniques doivent
vraiment changer la donne. Dès
janvier 2020, les pays concernés
n’auront plus l’obligation de
verser au minimum 50 % de
leurs réserves de change sur un
compte du Trésor français en
contrepartie de la convertibilité
avec l’euro ; et Paris va retirer ses
représentants des instances de
gestion de cette monnaie.
« Le cordon ombilical est coupé.
Cela va permettre de calmer
les contestations et de laisser les
techniciens travailler plus serei-
nement sur une intégration élar-
gie au reste de l’Afrique de
l’Ouest », se satisfait l’économiste
togolais Kako Nubukpo, qui
plaide depuis près de dix ans
pour cette réforme. Reste que
l’Eco conservera, au moins dans
un premier temps, une parité
fixe avec l’euro, et sa garantie de
convertibilité sera toujours assu-
rée par la Banque de France.
Alors que la France passe d’un
statut de cogestionnaire à celui
de garant financier, Emmanuel
Macron, aussi décomplexé que
la relation qu’il dit vouloir bâtir
avec les anciennes colonies fran-
çaises, n’a pas hésité à s’en pren-
dre à « ceux qui arrivent les bras
ouverts et disent : “Je vais régler
tous vos problèmes avec beaucoup
d’argent.” Ils ont la même hégémo-
nie que nous avons eue. Ils créent
de la dette et les malheurs de
demain. (…) Ils distribuent beau-
coup d’argent, parfois à différents
étages ». Toute l’audience a évi-
demment saisi que la référence
visait la Chine, devenue le pre-
mier partenaire commercial du
continent, et que la défense des
intérêts de la France nécessitait ce
détour assez peu diplomatique.
Soutien à « Barkhane »
Cette visite en Côte d’Ivoire a
aussi été pour le président fran-
çais l’occasion de rappeler que,
« d’un point de vue stratégique,
l’opération “Barkhane” est plei-
nement justifiée ». Le combat
engagé depuis 2013 contre les
groupes djihadistes au Mali, puis
à l’échelle du Sahel, connaît de
sérieuses difficultés sur le ter-
rain. L’instabilité a gangrené le
Niger puis le Burkina Faso, où,
comme au Mali, le sentiment
antifrançais a gagné du terrain.
Pour Emmanuel Macron, il ne
s’agit pas de changer de stratégie,
mais de retrouver une « clarté po-
litique qui n’est pas établie dans
certains pays. Tout le monde a des
opinions publiques, mais je ne
peux pas demander à nos soldats
de prendre des risques et, de l’autre
côté, d’avoir des opinions publi-
ques qui croient à des contre-véri-
tés qu’on leur laisse croire. J’at-
tends de chacun une prise de res-
ponsabilités ». Sans quoi, dit-il,
« la France en tirera toutes ses
conséquences ». La menace vise de
manière à peine voilée les diri-
geants maliens et burkinabés.
« Nous sommes prêts à faire
plus d’actions conjointes avec
leurs armées, mais il faut que les
premiers appliquent enfin les ac-
cords de paix – signés à Alger
en 2015 – et les seconds assument
leur partenariat avec la France »,
explique l’entourage présidentiel.
Dimanche, M. Macron s’est
d’ailleurs envolé pour une courte
escale à Niamey, afin d’y saluer la
mémoire des 71 soldats nigériens
tués le 10 décembre, lors d’une
attaque djihadiste. Il y a conforté
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
LE CONTEXTE
PRÉSIDENTIELLE
Emmanuel Macron a effectué
une visite en Côte d’Ivoire
du 20 au 22 décembre alors
que ce pays se prépare à une
présidentielle incertaine. Celle-ci
doit se dérouler fin octobre 2020
et, à ce jour, aucun des princi-
paux partis n’a désigné son
candidat. L’ex-président Henri
Konan Bédié ira-t-il, comme
il semble le vouloir, briguer
un retour aux affaires à 86 ans ?
Laurent Gbagbo en aura-t-il ter-
miné avec la justice internatio-
nale, pour tenter de reprendre
le fauteuil qu’il avait perdu
dans les urnes puis par les ar-
mes en 2011 ? Alassane Ouattara
se présentera-t-il pour un troi-
sième mandat alors qu’il avait
promis de se retirer ? Leur seule
confrontation électorale en 2010
s’était soldée par une guerre qui
a fait officiellement 3 200 morts.
la relation avec le président nigé-
rien, Mahamadou Issoufou, qui a
explicitement demandé « plus de
“Barkhane” ». Dans le même
temps, le chef de l’Etat malien a
estimé, lui, qu’il fallait « un parte-
nariat respectable et respec-
tueux » entre la France et les pays
dans lesquels son armée inter-
vient. Le sommet de Pau, prévu
le 13 janvier 2020 avec les parte-
naires du G5 Sahel, promet quel-
ques échanges musclés.
Dans son ton comme dans ses
actes, Emmanuel Macron joue la
transgression et les briseurs de
tabous pour, dit-il, parvenir à
« un partenariat décomplexé »,
mais le poids de l’histoire ne dis-
paraît pas à la vitesse où il le
souhaiterait. En Côte d’Ivoire,
nombreux sont ceux qui vou-
laient croire que cette visite, à
dix mois d’une élection incer-
taine, avait des allures d’adoube-
ment d’Alassane Ouattara en vue
d’une éventuelle candidature
pour un troisième mandat. p
cyril bensimon
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6 | international
UE : Paris surmonte son mauvais
départ dans la course aux postes
La France dépasse Berlin dans les directions générales de la Commission
bruxelles - bureau européen
C
e n’est pas une règle
écrite, mais une prati-
que bien établie. Tradi-
tionnellement, le chef
de cabinet du commissaire euro-
péen français est lui-même fran-
çais. Alors quand Thierry Breton a
envisagé de procéder autrement
et de se faire seconder par l’Alle-
mande Kerstin Jorna, la sphère
bruxelloise s’en est vivement
émue, stigmatisant ici la puis-
sance des réseaux allemands, là le
recul de l’influence hexagonale.
Le commissaire au marché inté-
rieur et au numérique a finale-
ment changé de pied. Et annoncé,
le 9 décembre, avoir arrêté son
choix sur son concitoyen Valère
Moutarlier, jusque-là directeur à
la direction générale de la fiscalité.
Kerstin Jorna avait sans doute
toutes les qualités pour l’emploi.
Mais, à Paris, on a modérément
apprécié que M. Breton veuille
rompre avec la tradition. Quant à
l’ancien ministre de Jacques Chi-
rac, il n’a sans doute pas aimé que
son geste ait pu être interprété
comme une nouvelle preuve de
la domination allemande à
Bruxelles, depuis qu’Ursula von
der Leyen a été nommée prési-
dente de la Commission.
Les vingt-six commissaires
européens n’ont pas encore tous
finalisé la constitution de leurs
équipes, mais la France s’en sort fi-
nalement très honorablement.
Elle compte, pour l’instant, deux
chefs de cabinet – dont celui de
Mariya Gabriel, la commissaire
bulgare à l’innovation –, et six
chefs de cabinet adjoints, auprès
de Mme von der Leyen, de Didier
Reynders (justice), de Josep Borrell
(haut représentant), de Margaritis
Schinas (migrations), de Maros
Sefcovic (relations interinstitu-
tionnelles et prospective) et de Ja-
nusz Wojciechowski (agriculture).
« Un désastre pour l’Allemagne »
A titre de comparaison, l’Allema-
gne a placé quatre chefs de cabinet
et autant d’adjoints. Parfois, avec
une certaine autorité : le commis-
saire letton, M. Dombrovskis, avait
d’autres plans, mais Ursula von
der Leyen l’a prié de prendre Mi-
chael Hager pour mieux peser face
à un autre de ses vice-présidents
exécutifs, Frans Timmermans, qui
n’a toujours pas digéré de ne pas
être président de la Commission.
Si l’on regarde les directions gé-
nérales de la Commission, Paris
creuse clairement l’écart, avec
quatre directeurs généraux, dont
Olivier Guersent à la très stratégi-
que direction générale de la con-
currence, et sept directeurs géné-
raux adjoints, contre respective-
ment un et trois pour Berlin. « Un
désastre pour l’Allemagne », re-
connaît une source allemande.
Une chose est certaine, la France
fait bien mieux qu’en 2014, quand
la Commission Juncker s’était ins-
tallée. Pour mémoire, à l’époque,
elle avait un chef de cabinet –
quand six étaient allemands – et
aucun chef adjoint de cabinet.
Sans aucun doute, le Quai d’Orsay,
l’Elysée et Matignon avaient pré-
paré le terrain. Et « le départ des Bri-
tanniques, qui étaient traditionnel-
lement très bien représentés dans
les cabinets, a permis d’ouvrir le
jeu », explique un diplomate.
Pour autant, l’affaire n’était pas
pliée. D’abord parce que, contrai-
rement aux Allemands, qui sont
toujours très organisés, la France
a souvent plusieurs candidats
pour un seul poste, qui se font
concurrence et bénéficient de
soutiens différents… La relative
faiblesse des Français au Parle-
ment européen est également un
handicap. « Il y a toujours un Alle-
mand du PPE pour aller voir tel fu-
tur commissaire et lui conseiller
une recrue, en lui rappelant qu’il a
besoin d’une majorité au Parle-
ment… », explique un spécialiste
des manœuvres bruxelloises.
Le fait que le commissaire fran-
çais ait été nommé tardivement –
après l’éviction de Sylvie Goulard
par les eurodéputés – n’a pas non
plus aidé, puisque le grand mer-
cato bruxellois qui accompagne
l’installation d’une commission
nouvelle a commencé sans la
France. « Il y a ce petit jeu tradition-
nel où les commissaires s’échan-
gent des membres de cabinet. Par
exemple, le Danois va prendre un
Français si le Français prend un
Danois », explique un autre obser-
vateur avisé de la vie de la Com-
mission. Plus on entre tard dans le
jeu, plus on a du mal à y peser.
Avec les Allemands, cet échange
de bons procédés a été ritualisé, au
niveau des chefs de cabinet ad-
joint, et effectivement Mme von der
Leyen n’a pas attendu que M. Bre-
ton soit nommé pour s’adjoindre
les services de Stéphanie Riso.
Mais, pour le reste, quand le com-
missaire n’est pas connu, il est
compliqué de faire ce type de
deal… D’autant que M. Breton, qui
n’aime pas qu’on lui impose quoi
que ce soit, s’est montré plutôt ré-
tif à ce genre d’arrangement.
Il n’avait ainsi pas prévu de re-
cruter un Espagnol dans son cabi-
net, alors que M. Borrell et le mi-
nistre des affaires étrangères fran-
çais, Jean-Yves Le Drian, s’étaient
mis d’accord pour que le haut re-
présentant choisisse un adjoint
français. « Dans leur manière d’ap-
préhender la politique étrangère,
la France et l’Espagne sont très pro-
ches », explique un diplomate. Fi-
nalement, une solution a été trou-
vée et, le 16 décembre, M. Breton a
annoncé avoir choisi Lucia Caudet
comme chef de cabinet adjointe.
Au-delà de ses qualités profes-
sionnelles indéniables, elle est al-
lemande, comme il se doit, mais
aussi espagnole… p
virginie malingre
Les travailleurs nord-
coréens continuent d’être
employés à l’étranger
De nombreux Etats contournent les sanctions
de l’ONU visant à tarir les flux de devises
tokyo - correspondance
L
e rapatriement dans leur
pays des travailleurs nord-
coréens était une des mesu-
res phares imposées en 2017 à
Pyongyang par le Conseil de sécu-
rité de l’ONU, après ses tirs de mis-
siles et un nouvel essai nucléaire.
Son application apparaît frag-
mentaire, notamment en Chine et
en Russie, alliées historiques de la
Corée du Nord, toujours réticentes
à la pénaliser économiquement.
Pékin et Moscou avaient bien
voté la résolution 2397, selon la-
quelle les membres des Nations
unies devaient renvoyer chez eux
ces travailleurs avant le diman-
che 22 décembre 2019. La sanction
visait à tarir les flux de devises, en-
tre 180 et 450 millions d’euros cha-
que année envoyés vers la Corée
du Nord par quelque 100 000 tra-
vailleurs de l’étranger, selon le dé-
partement d’Etat américain.
Le 22 décembre, selon les rap-
ports remis à l’ONU par 47 pays,
23 245 avaient été rapatriés. Le
Qatar ne compterait plus que
70 Nord-Coréens, contre 2 500 en
janvier 2016, qui œuvraient dans
la construction. Le Vietnam a an-
noncé, en juin, le renvoi de 51 tra-
vailleurs. Un restaurant de l’en-
seigne nord-coréenne Okryu-
gwan à Abou Dhabi a été fermé
en décembre. A l’inverse, plu-
sieurs pays africains, l’Ouganda,
l’Ethiopie ou encore le Sénégal,
abritant des travailleurs de Pyon-
gyang, n’ont pas remis de rapport.
Seule la Guinée équatoriale l’a fait.
Le cas des footballeurs
Il reste aussi des cas particuliers,
comme ceux des joueurs de foot-
ball professionnel. Han Kwang-
song a signé, en septembre, au
club italien de la Juventus Turin
et Jong Tae-se continue d’évoluer
dans l’équipe japonaise des Shi-
mizu S-Pulse.
Les chiffres de l’ONU n’incluent
pas ceux de la Chine, qui n’a
pas remis de rapport et qui abri-
terait toujours entre 50 000 et
80 000 travailleurs de Corée du
Nord, principalement dans les
provinces frontalières du Liao-
ning et du Jilin.
« Tant que la résolution sera en
vigueur, la Chine remplira sérieuse-
ment ses obligations internationa-
les », a certes déclaré, le 20 décem-
bre, le porte-parole du ministère
chinois des affaires étrangères,
Geng Shuang. Pyongyang avait
émis, début septembre, un ordre
de rapatriement des travailleurs
de Chine avant le 21 décembre.
Pour autant, le 30 octobre, le site
spécialisé Daily NK constatait
l’envoi de 2 000 ouvriers en Chine,
en particulier vers Hunchun, dans
le Jilin. Affectés à des usines de
confection et de transformation
de produits de la mer, ils auraient
franchi la frontière avec un visa
de tourisme, et non de travail.
Ces visas, comme ceux des sta-
giaires, des étudiants, voire ceux
AFG HA NI STAN
Ashraf Ghani en tête des
résultats préliminaires
Le président Ashraf Ghani a
remporté la majorité absolue
à l’élection présidentielle du
28 septembre en Afghanistan,
selon les résultats préliminai-
res annoncés dimanche 22 dé-
cembre. Il a obtenu 50,64 %
des voix, contre 39,52 % pour
le chef de l’exécutif, Abdullah
Abdullah, selon la Commis-
sion électorale indépendante.
Ce dernier a déjà annoncé
qu’il contesterait les résultats.
Les chiffres définitifs seront
annoncés une fois que
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
Selon le site
« Daily NK »,
2 000 ouvriers
nord-coréens
sont arrivés en
Chine avec un
visa de tourisme
accordés pour des activités de di-
vertissement (chanteurs, dan-
seurs), échappent aux sanctions.
Ils ne sont valables qu’un mois,
ce qui oblige à de fréquents re-
nouvellements ou, plus simple-
ment, à des séjours illégaux.
Outre la question de la volonté
chinoise d’appliquer la sanction,
Pékin pourrait avoir « du mal à
convaincre les autorités locales de
renvoyer ces travailleurs chez eux,
car leurs zones économiques
spéciales dépendent principale-
ment de la main-d’œuvre nord-co-
réenne », estime Lim Soo-ho, de
l’Institut de stratégie de sécurité
nationale à Séoul. Leur dur la-
beur y est prisé, car peu onéreux.
C’est aussi le cas en Russie,
autre voisin de la Corée du Nord
employant ses travailleurs, et
pourtant plus enclin à appliquer
la sanction. Pour le rapatriement,
la compagnie nationale nord-co-
réenne Air Koryo aurait aug-
menté en décembre les vols
de Vladivostok (Extrême-Orient
russe) à Pyongyang.
Le site spécialisé NK News y a
constaté une baisse du nombre de
Nord-Coréens titulaires d’un visa
de travail en Russie, passé à moins
de 4 000, contre 30 023 fin 2017.
« Les travailleurs nord-coréens
étaient un plus pour nous, dans
les domaines économique et poli-
tique », a regretté l’ambassadeur
russe en Corée du Nord, Alexandre
Matsegora, à la radio de Vladivos-
tok. Dans le même temps, ajoute
NK News, entre 2017 et 2019, le
nombre de touristes du Nord a été
multiplié par 10, à 12 800, et celui
des étudiants par 44, à 7 200. Près
de 400 travailleurs nord-coréens
résideraient toujours en Abkha-
zie, région des bords de la mer
Noire ayant déclaré en 2008 son
indépendance de la Géorgie, re-
connue comme un Etat par Mos-
cou, mais pas membre de l’ONU.
Le non-respect des sanctions
n’est pas pénalisé par l’ONU. L’an-
nonce des chiffres des rapatrie-
ments est faite au moment où
le dialogue entre Washington et
Pyongyang reste dans l’impasse
sur la dénucléarisation du Nord.
Défendant une approche gra-
duelle de ce dossier, Moscou et Pé-
kin ont proposé, le 16 décembre,
un projet – rejeté par Washing-
ton – d’assouplissement généra-
lisé des sanctions imposées à
Pyongyang, notamment celles
« liées aux moyens de subsistance
de la population civile ». p
philippe mesmer
d’éventuelles réclamations
auront été traitées. – (AFP.)
HOND U RAS
Des rixes dans des
prisons font 36 morts
Au moins 36 personnes ont
été tuées ce week-end lors
d’affrontements dans des pri-
sons du Honduras, dont
l’armée et la police tentent
de reprendre le contrôle après
une vague d’assassinats liés
aux « maras », les bandes cri-
minelles qui infestent le pays.
Les faits se sont déroulés dans
le centre et le nord de cet Etat
d’Amérique centrale. – (AFP.)
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019 planète | 7

Le Kenya approuve des cultures transgéniques

Le pays, qui interdisait jusqu’ici les OGM, a décidé d’autoriser le coton BT, commercialisé par Monsanto

nairobi - correspondance nos informations, le ministère que d’Uhuru Kenyatta, le Big Four D’ici là, les militants anti-OGM même connu un important re-

L’
ÉTHIOPIE
de la santé s’opposait à celui de établit quatre priorités pour son comptent s’organiser. « Il est très vers avec l’abandon du coton BT
annonce a été faite jeudi l’agriculture. second mandat : santé, logement, regrettable, choquant, qu’une dé- par le Burkina Faso en 2016 en
19 décembre au milieu Le président kényan, Uhuru sécurité alimentaire mais aussi cision si importante soit prise raison d’une dégradation de la
OUG.

d’un communiqué la-
conique qui traitait, en-
tre autres affaires urgentes, de l’at-
tribution de nouveaux noms à
certains jours fériés : le Kenya a dé-
cidé d’autoriser la commercialisa-
tion du coton génétiquement mo-
difié. « La culture commerciale du
coton BT [une variété OGM créée
par la firme américaine Mon-
santo] doit permettre aux fermiers
d’obtenir de meilleurs revenus
grâce à une augmentation de la
production », explique sobrement
la présidence. A la veille de vacan-
ces de Noël qui voient tradition-
nellement Nairobi, la capitale, se
vider de sa population, la décision
est presque passée inaperçue.
Il s’agit pourtant d’un tournant
politique et écologique majeur.
Les organismes génétiquement
modifiés (OGM) étaient interdits
au Kenya depuis 2012. Le pays, qui
semblait plutôt ouvert aux cultu-
res transgéniques (il s’était no-
tamment doté d’une loi de biosé-
curité en 2009), avait pris peur à la
suite de l’étude du biologiste fran-
çais Gilles-Eric Séralini établis-
sant des risques accrus de morta-
lité chez des rats nourris au maïs
OGM. Nairobi avait interdit toute
importation de produit trans-
génique, qu’il s’agisse de denrées
ou de semences destinées à la
production. Seule la recherche,
très encadrée, avait pu continuer.
Depuis, une bataille tenace
opposait partisans et détracteurs
SOMALIE
KENYA
Nairobi
TANZANIE
Océan
Indien
200 km
des OGM, au sein du gouverne-
ment comme de la société civile.
En mars, la Fondation africaine
pour l’agriculture technologique
(AATF), une organisation pro-
OGM installée à Nairobi, pressait
dans une tribune l’exécutif de
lever son interdiction. En mai,
l’Agence nationale de biosécu-
rité, l’autorité publique compé-
tente, allait dans le même sens,
arguant que l’étude Séralini avait
a posteriori été « largement dis-
créditée » par l’Union euro-
péenne (en l’occurrence par
l’Autorité européenne de sécurité
des aliments).
Argument industriel
En octobre, conscient de « tracta-
tions en coulisse », Greenpeace
appelait au contraire le gouver-
nement à maintenir l’interdic-
tion afin d’empêcher « une prise
de contrôle du système alimen-
taire par les entreprises ». Selon
Kenyatta, qui avait publique-
ment vanté les mérites du coton
transgénique, a finalement tran-
ché. Du moins en partie. Interro-
gée sur le fait de savoir si cette dé-
cision signifiait une levée de l’in-
terdiction générale des OGM,
une porte-parole de la prési-
dence n’a pas souhaité répondre.
« Il s’agit d’une exemption [pour
le coton], pas d’une position gé-
nérale », estime le secrétaire
principal à l’agriculture (équiva-
lent d’un vice-ministre) Hamadi
Boga, pour qui la décision est
« une très bonne nouvelle ».
Le coton bénéficie d’une lon-
gueur d’avance par rapport aux
autres cultures OGM. Les expéri-
mentations en plein champ, ul-
time étape de la recherche, sont
terminées depuis le mois d’août
(tandis que le maïs, l’autre
grande culture évoquée au
Kenya, n’en est qu’à l’étape des
tests en milieu confiné). Ces re-
cherches ont permis d’observer
« des rendements supérieurs de
30 % » par rapport au coton
conventionnel, assure M. Boga.
L’autre argument est industriel.
La commercialisation du coton
BT « contribuera également à dy-
namiser le volet industrie du pro-
gramme Big Four, au sein duquel
le Kenya souhaite s’établir en lea-
der régional dans la production de
textile et de vêtements », précise
également le communiqué de la
présidence. Grand mantra politi-
développement de l’industrie.
Le coton transgénique est ainsi
présenté comme un moyen d’at-
teindre cet objectif, en faisant re-
vivre une industrie cotonnière
décimée dans les années 1990 et
en créant des emplois dans les
zones de culture, comme l’ouest
du pays. « Aujourd’hui, nous im-
portons du coton pour nos usines
textiles, et une partie de ce coton
vient d’Inde, c’est du co-
ton OGM », appuie M. Boga.
Selon les informations du
Monde, une étude d’impact envi-
ronnemental doit encore être
menée par l’Agence kényane
chargée de l’environnement
avant que les semences com-
mencent à être disponibles dans
les champs pour la prochaine sai-
son des semis, en mars-avril.
« Elle devrait être lancée en jan-
vier 2020 et publiée en février »,
détaille une source très impli-
quée dans les recherches.
Des recherches
ont permis
d’observer « des
rendements
supérieurs
de 30 % » par
rapport au coton
conventionnel
ainsi, juste avant Noël. En tant que
société civile, nous allons agir,
étudier les possibles procédures
légales », s’insurge Anne Maina,
coordinatrice nationale de la Coa-
lition kényane pour la biodiver-
sité, qui a été au cœur de la
contestation sur ce sujet.
Arsenal législatif
La décision kényane va marquer
un tournant certain dans la ré-
gion. « Considérant la position et
le rôle stratégique du Kenya en
tant que première économie
d’Afrique de l’Est, le pays a un
énorme potentiel d’influence sur
ses voisins, qui partagent les mê-
mes défis quant à la sécurité ali-
mentaire, la quête d’industrialisa-
tion et la création d’emplois »,
nous expliquait il y a peu Jimmy
Kiberu, responsable des affaires
commerciales chez Bayer, qui a
absorbé Monsanto en 2018.
Plus généralement, le conti-
nent, parfois présenté comme
« la dernière frontière », reste as-
sez timoré face aux OGM. « L’in-
dustrie reste extrêmement frus-
trée en Afrique », estime Mariam
Mayet, du Centre africain pour la
biodiversité (ACB), qui regroupe
un réseau d’organisations non
gouvernementales africaines.
Selon elle, les pays africains se
montrent réservés à la suite des
critiques à l’encontre du glypho-
sate et par les procès intentés
contre Monsanto. L’industrie a
qualité de la fibre (notamment
de sa longueur) par rapport au
coton conventionnel.
Seuls deux autres pays africains
sur cinquante-quatre ont, jus-
qu’ici, cultivé des OGM : l’Afrique
du Sud, qui s’est lancée dès la fin
des années 1990 et produit coton,
maïs et soja (tous à plus de 80 %
transgéniques) ; le Soudan, qui
fait, dans la plus grande discré-
tion, du coton depuis 2012. Mais,
au cours de l’année écoulée,
deux poids lourds du continent,
le Nigeria et l’Ethiopie, ont fran-
chi le pas en autorisant la com-
mercialisation du coton OGM.
Pour Jimmy Kiberu de Bayer,
« l’élan vers l’adoption des cultu-
res biotechnologiques s’accroît
fermement, les nouveaux adop-
tants tirant l’expérience de [ceux]
qui les ont avec succès adoptées à
travers le monde ». D’autres pour-
raient venir grossir cette liste. La
plupart des Etats africains se sont
dotés d’un arsenal législatif, ou
sont en train de le faire, selon des
données publiées par l’Organisa-
tion des Nations unies pour l’ali-
mentation et l’agriculture (FAO).
Une dizaine d’entre eux, dont le
Cameroun, la Tanzanie ou
l’Ouganda, mènent actuellement
des recherches. p
marion douet
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La Corse isolée
par la tempête Fabien
La priorité pour les autorités est de rétablir
les transports maritimes et aériens

bastia - correspondant chiffrées en millions d’euros. A la

P
as de victimes mais d’im-
portants dégâts : la Corse a
vécu près de soixante-
douze heures soumise à de très
fortes précipitations et à des
vents d’une violence extrême à
l’occasion du passage de la tem-
pête Fabien, qui a balayé une
quinzaine de départements d’un
large quart sud-est du pays. A Bas-
tia, le précédent record, enregistré
le 8 février 1984 (165 km/h), a été
battu dans la nuit de samedi 21 au
dimanche 22 décembre, avec des
rafales à plus de 170 km/h – et
206 km/h quelques kilomètres
plus au nord de la ville, dans le cap
Corse. Des dizaines d’arbres ont
été déracinés, entraînant, avec la
crue de plusieurs cours d’eau,
quelque 165 interventions des
services de secours dans le seul
département de la Haute-Corse.
C’est toutefois dans la région
d’Ajaccio que les précipitations,
spectaculaires, ont causé inonda-
tions et débordements de fleuves
les plus importants. L’aéroport de
la ville, fermé depuis samedi, est
partiellement inondé et ne devrait
pas rouvrir avant lundi soir au
mieux, une fois achevées des opé-
rations de pompage. « Nous som-
mes clairement dans un schéma de
crues centennales, précise Laurent
Marcangeli, le maire d’Ajaccio. De
mémoire d’Ajaccien vivant, per-
sonne n’avait vécu des épisodes
d’une telle violence. Avec ce que l’on
a vécu l’an passé et ce nouveau pic
d’intensité météorologique, que
l’on ne vienne pas nous dire que le
climat ne se dérègle pas. »
En octobre 2018, la ville avait
déjà subi de très importants dé-
gâts en raison du passage de la
tempête Adrian, dont les consé-
quences économiques se sont
mi-novembre, Ajaccio établissait
un nouveau record de précipita-
tions : 259 millimètres pour les
dix-huit premiers jours du mois,
deux fois et demie le volume ha-
bituel, du jamais-vu depuis 1949.
Enveloppe exceptionnelle
Reste à connaître l’étendue des
dégâts, une fois l’eau retirée des
ouvrages permettant l’accès à la
ville. « Avec l’inquiétude de voir les
structures fragilisées », souligne
M. Marcangeli. La Direction géné-
rale de la sécurité civile a lancé la
procédure de reconnaissance de
catastrophe naturelle, et Josiane
Chevalier, la préfète de Corse, a dé-
bloqué une enveloppe exception-
nelle pour que les communes les
plus touchées puissent faire face
aux premiers travaux d’urgence.
Les opérations de secours conti-
nuent à mobiliser des dizaines
d’intervenants, gendarmes, sa-
peurs-pompiers, policiers, agents
d’EDF et de la Collectivité de Corse.
Portée disparue quelques heures,
une octogénaire a été retrouvée
saine et sauve dans le sud de l’île.
Alors que l’intensité de la tem-
pête décroît lentement – des rafa-
les ont encore été enregistrées à
170 km/h dans la nuit de diman-
che à lundi en Haute-Corse –, c’est
désormais la question des trans-
ports, cruciale pour les échanges
et l’économie locale, qui mobilise
les pouvoirs publics dans une île
privée de vols et de rotations mari-
times depuis quarante-huit heu-
res. Dimanche soir, la compagnie
régionale Air Corsica a fait savoir
qu’elle mettait en place un pro-
gramme renforcé pour la journée
de lundi, avec 87 vols à destination
et au départ de la Corse, pour un
total de 11 800 passagers. p
antoine albertini
8|
FRANCE
RÉFORME DES RETRAITES
La CFDT passe
du premier rang
au second plan
Marginalisé par l’exécutif, le syndicat dirigé
par Laurent Berger n’a pas obtenu satisfaction
sur nombre de ses revendications, comme
le retrait de l’âge pivot
L’
exécutif a-t-il cherché à
« cornériser » la CFDT
sur la réforme des re-
traites ? C’est le drôle de
sentiment qui régnait, ces der-
niers jours, dans les couloirs du
premier syndicat de France. « Ce
ne sont pas des poètes, s’ils pen-
sent qu’ils peuvent se passer de
nous, ils ne s’embêteront pas, ex-
plique-t-on à la confédération
cédétiste, boulevard de la Villette,
à Paris. Et s’ils veulent nous mettre
dans le corner, on en sortira. »
Avant les vacances de Noël, la
CFDT faisait grise mine. La cen-
trale de Belleville n’a pas obtenu
satisfaction sur nombre de ses re-
vendications. A commencer par
le retrait de l’« âge pivot », égale-
ment appelé « âge d’équilibre »,
qu’elle dénonce depuis des mois.
« Il n’y a pas de compromis pos-
sible sur la base de discussions que
le gouvernement a choisie », re-
dit-on dans l’entourage du se-
crétaire général, Laurent Berger.
Celui-ci donne désormais ren-
dez-vous à la rentrée. S’il n’ap-
pelle pas à s’associer à la journée
d’action du 9 janvier organisée,
entre autres, par la CGT et Force
ouvrière (FO), il n’est pas ques-
tion de rester sans rien faire. Il
s’agira d’« aller interpeller des par-
lementaires dès la première se-
maine de janvier », mais aussi de
« proposer aux citoyens de se mo-
biliser, pourquoi pas un samedi »,
de manière « festive », a détaillé
le numéro un cédétiste, le 20 dé-
cembre, sur France Inter. Avec
en ligne de mire la présentation,
le 22 janvier, du projet de loi en
conseil des ministres.
Basculement
Favorable depuis plus de dix ans à
l’idée d’une réforme universelle
des retraites, la CFDT a pourtant
basculé dans le camp des contes-
tataires. En cause : le mécanisme
de l’âge pivot, assorti d’un malus
et d’un bonus, que le gouverne-
ment souhaite mettre en place. Il
est, selon M. Berger, profondé-
ment injuste, notamment pour
les actifs qui ont commencé à tra-
vailler jeunes. Et plus encore pour
ceux « dans la métallurgie, dans le
bâtiment et les travaux pu-
blics, dans l’agroalimentaire » qui
« en 2022 auront tous leurs trimes-
tres, tout comme il faut », mais
« qui seront obligés de travailler
en 2022 quatre mois de plus,
en 2023 huit mois de plus, en 2024
un an de plus ». Le but de ce méca-
nisme, prévu pour atteindre
64 ans en 2027, est de remettre les
comptes dans le vert.
Pour M. Berger, ce dispositif est
« une verrue » qu’il faut retirer au
plus vite. Cela fait des mois qu’il
répète que sa confédération n’en
veut pas et qu’elle mobilisera con-
tre s’il était retenu. Mais rien n’y a
fait. Même pas un ultime coup
de téléphone entre le président
de la République, Emmanuel
Macron, et le leader cédétiste, le
week-end du 7 décembre.
Quatre jours plus tard, après les
annonces du premier ministre,
Edouard Philippe, au Conseil éco-
nomique, social et environne-
mental, M. Berger laisse éclater sa
colère. Le 19 décembre, après un
nouveau tour de discussion entre
le chef du gouvernement et
les partenaires sociaux, l’ancien
conseiller en insertion continue à
déplorer ce « point qui fâche ».
Au sommet de l’Etat, on se dé-
fend d’avoir cherché à margina-
liser la confédération de Belle-
ville. « C’est un acteur essentiel du
dialogue social, rappelle un
membre du gouvernement. Mais
l’alpha et l’oméga avec la CFDT
se résument à : “Il faut retirer l’âge
d’équilibre.” Il y a plein d’autres
choses à discuter. »
« Irréaliste »
Le fait que des améliorations
soient « envisageables » sur des
thèmes qui lui sont chers, comme
le minimum de pension et la re-
traite progressive, est perçu par le
successeur de François Chérèque
comme la preuve d’une « volonté
de dialogue ». Mais sur la péni-
bilité, un autre de ses marqueurs
forts, on est encore loin du
compte. Certains seuils pour-
raient être retravaillés, mais les
quatre critères supprimés en 2017
ne seront pas réintroduits.
« En termes d’ouvertures, sauf
sur les régimes spéciaux, tout ça
est assez faible », critique-t-on à la
CFDT. « Certes, répond un bon
connaisseur du dossier, mais tout
ce que le gouvernement cède, il
faudra le financer : plus ils en ra-
joutent, plus ils auront besoin de
l’âge pivot. » Comprendre : une
raison de plus pour l’exécutif de
ne pas lâcher ce mécanisme.
« Berger a vécu une vie d’enfant
gâté, lâche un dirigeant patronal.
Sous le précédent quinquennat, il
était ministre bis du travail, là, il re-
vient sur Terre. » Pour le responsa-
ble d’un autre mouvement d’em-
ployeurs, ce que demande le se-
crétaire général de la CFDT « est
complètement irréaliste ». Selon
lui, ce dernier « a besoin d’un os à
ronger, car il a un problème avec
sa base ». « Il est sous la pression de
sa fédération dans le secteur ferro-
viaire », complète l’artisan d’une
des dernières réformes des retrai-
tes. Contrairement au souhait
qu’il a formulé quelques jours
plus tôt, la CFDT-Cheminots a re-
fusé, vendredi 20 décembre,
de faire une « trêve » pendant les
vacances. Lundi, le trafic devait
être encore très perturbé à la
SNCF comme à la RATP.
La direction de la centrale cé-
détiste est dans une position
d’autant plus délicate que « sa
stratégie de différenciation par
rapport à d’autres syndicats – la
CGT, en particulier – n’a pas porté
ses fruits », analyse un ex-con-
seiller de l’exécutif qui connaît
bien les questions sociales. « Ça
doit être assez décevant à vivre,
pour une organisation qui a placé
le dialogue au cœur de son action,
ajoute-t-il. Elle se retrouve dans
une impasse. »
Dans une impasse, effective-
ment, car un mur a été dressé face
à elle par le gouvernement. Ce-
lui-ci reste sourd aux doléances
de M. Berger « pour des raisons
tactiques », estime Dominique
Andolfatto, chercheur en science
politique à l’université Bourgo-
gne Franche-Comté. L’équipe de
M. Philippe pense que « la CFDT
n’a pas les clés du conflit en cours »,
notamment à la RATP et à la
SNCF, contrairement à l’UNSA,
par exemple, premier syndicat
dans la régie des transports pari-
siens et numéro deux dans l’en-
treprise ferroviaire. Deux sec-
teurs qui ont constitué la priorité
de l’exécutif ces derniers jours.
« La CFDT n’est pas perçue
comme un “adversaire” qui
compte autant que d’autres syn-
dicats, juge M. Andolfatto.
D’ailleurs, le fait qu’elle ait rejoint
la contestation n’a pas augmenté
les effectifs de manifestants, le
17 décembre, par rapport à la pre-
mière journée nationale d’action
initiée douze jours plus tôt. Céder
à la CFDT ne permettrait pas
de clore le conflit car la CGT, FO
ou SUD poursuivraient, de leur
côté, la lutte. »
L’attitude extrêmement ferme
du premier ministre tient aussi à
des considérations politiques.
« Le gouvernement – et sans doute
Emmanuel Macron – ne veut pas
faire de Laurent Berger son inter-
locuteur privilégié, voire exclusif,
décrypte M. Andolfatto. Ce serait
lui donner beaucoup d’impor-
tance, voire lui conférer un rôle, à
proprement parler, politique : il
pourrait ainsi apparaître comme
un homme providentiel, comme le
reconstructeur et le chef de file
d’une nouvelle social-démocratie
à la française, réalisant un vieux
rêve cédétiste. » Une perspective
que le chef de l’Etat ne peut même
pas envisager, car le secrétaire
général de la CFDT « deviendrait
une sorte de rival bien plus dange-
reux que Marine Le Pen pour la
« LA CFDT N’EST PAS
PERÇUE COMME UN
“ADVERSAIRE” QUI
COMPTE AUTANT QUE
D’AUTRES SYNDICATS »
DOMINIQUE ANDOLFATTO
chercheur en sciences politiques
à l’université de Bourgogne-
Franche-Comté
Laurent Berger,
secrétaire général
de la CFDT, à Paris,
le 19 décembre. JULIEN
MUGUET POUR « LE MONDE »
présidentielle de 2022 », pronosti-
que M. Andolfatto.
Pour l’ex-numéro un de FO,
Jean-Claude Mailly, cela tient
aussi à des représentations diffé-
rentes du syndicalisme entre
M. Macron et M. Berger : pour le
premier, le rôle du syndicat se si-
tue dans l’entreprise et non au ni-
veau national, pour le second,
cela relève de l’intérêt général.
« Ce n’est pas tant une question de
personnes, insiste-t-il. Mais de-
puis le début, entre les deux, il y a
une forme d’incompatibilité, le
nœud est là. »
« Points de convergence »
Boulevard de la Villette, on consi-
dère d’ailleurs qu’il est plus facile
de discuter avec le locataire de
Matignon qu’avec celui de
l’Elysée. « D’un côté, on a un
homme de droite, budgétaire
mais avec des valeurs, bref, un
mec respectable, décrit un res-
ponsable de la CFDT. De l’autre,
on a quelqu’un qui a une colonne
vertébrale plus souple. »
Le fait de tenir à distance M. Ber-
ger n’est pas du goût de tout le
monde au sein de la Macronie, en
particulier dans l’aile gauche du
groupe La République en marche
(LRM) à l’Assemblée nationale.
« Ce n’est pas forcément très ha-
bile de s’en passer, confie Sacha
Houlié, député de la Vienne.
Dans un contexte de profonde lé-
thargie de la social-démocratie, il
est l’un des rares à redonner de la
fierté à ce courant de pensée. »
Son collègue du Vaucluse, Jean-
François Cesarini, trouve « quand
même étrange » que la CFDT soit
reléguée au second plan par
le gouvernement. Ces deux élus,
avec d’autres collègues du « pôle
« UN GOUVERNEMENT QUI
PASSE EN FORCE, CE N’EST
JAMAIS BON. IL LE PAYE
TOUJOURS À UN MOMENT
DONNÉ ET, EN GÉNÉRAL,
C’EST DANS LES URNES »
JEAN-CLAUDE MAILLY
ancien secrétaire général de FO
social-démocrate » de la majo-
rité, plaident pour une tout autre
approche.
Le 16 décembre, ils étaient envi-
ron une dizaine pour échanger
avec le leader cédétiste dans un
café, à quelques pas du Palais-
Bourbon. Des discussions in-
formelles qui n’avaient rien
d’inédit : plusieurs membres du
groupe LRM – comme Sa-
cha Houlié ou Pierre Person (Pa-
ris) – entretiennent des contacts
réguliers avec des dirigeants syn-
dicaux. Mais cette réunion avec
M. Berger avait une dimension
particulière puisqu’il a beaucoup
été question de la réforme des re-
traites : « Nous avons essayé de dé-
gager de possibles points de
convergence, notamment sur la
question de l’âge d’équilibre », ex-
plique M. Cesarini, qui aimerait
une meilleure prise en compte de
l’espérance de vie en bonne santé
dans le calcul des droits.
« République sociale étrange »
Le parlementaire de Vaucluse
souligne, par ailleurs, que la re-
cherche de l’équilibre budgétaire
est certes importante mais ne
doit pas brouiller le projet d’un
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
système universel de pensions.
« Je ne suis pas du tout convaincue
par l’âge pivot, indique égale-
ment Barbara Pompili, députée
(LRM) de la Somme, qui était pré-
sente lors de la rencontre. Du
coup, on ne parle pas de l’architec-
ture du système. Il ne faut pas mé-
langer les deux. » L’initiative de
ces francs-tireurs indispose les
patrons de la majorité comme
l’exécutif. Un député rapporte
que plusieurs de ses collègues
ont été contactés pour les dissua-
der de participer au rendez-vous
avec M. Berger.
Le sort réservé à la CFDT « inter-
roge la fabrique des réformes en
France », aux yeux de M. Andol-
fatto. Comment, en effet, notre
pays peut-il avoir plongé dans un
tel état de tensions, alors que
le projet du gouvernement a fait
l’objet d’une concertation de-
puis la fin 2017 avec les partenai-
res sociaux ?
Cette longue phase de réflexion
pouvait laisser penser que les
corps intermédiaires ne seraient
pas cantonnés à un rôle de figu-
rant. « Mais à cette première sé-
quence succède aujourd’hui une
crise sociale profonde conduisant à
marginaliser celui qui est pourtant
le leader de la première confédéra-
tion syndicale, remarque M. An-
dolfatto. Nous sommes dans une
République sociale étrange. » Pour
M. Mailly, la stratégie de l’exécutif
est « risquée ». « Un gouvernement
qui passe en force, ce n’est jamais
bon, pointe l’ancien secrétaire gé-
néral de FO. Il le paie toujours à un
moment donné et, en général, c’est
dans les urnes. Jouer à ça, c’est
jouer avec le feu. » p
raphaëlle besse desmoulières
et bertrand bissuel

0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
Macron renonce
à sa dotation
L’Elysée a confirmé, samedi
21 décembre, qu’Emmanuel
Macron renonçait par avance
à sa dotation d’ancien prési-
dent de la République, équi-
valente au salaire d’un con-
seiller d’Etat, soit 6 220 euros
brut mensuels. Ce montant
n’est soumis ni à une condi-
tion d’âge, ni à une durée de
mandat, ni à un plafond
de revenus. Selon l’Elysée, la
cohérence veut que la loi de
1955 ne s’applique plus à
aucun président à l’avenir.
Cette annonce n’a pas man-
qué de faire réagir l’opposi-
tion. Pour le patron du PS,
Olivier Faure, le fait « que le
président renonce à l’un de
ses privilèges, très bien ».
« Mais la retraite des Français
n’en est pas un », a-t-il ajouté.
Le président de Debout
la France, Nicolas Dupont-
Aignan, a, lui, dénoncé une
« énième opération de com-
munication ». « C’est insup-
portable, il n’y a que les
grands seigneurs, les très ri-
ches, les importants qui peu-
vent se permettre ce genre
de libéralités », a dénoncé
le chef de file de La France
insoumise, Jean-Luc -
Mélenchon, sur BFM-TV.
Comme François Hollande
avant lui, M. Macron a
également décidé de ne pas
siéger à l’avenir au Conseil
constitutionnel, dont les
anciens présidents sont
membres de droit à vie, avec
une indemnité mensuelle de
13 500 euros.
La refonte du statut d’enseignant,
un « casus belli » pour les syndicats
A l’occasion de la réforme des retraites, Jean-Michel Blanquer entend ouvrir ce nouveau chantier
C
eux qui suivent les dé-
bats sur l’école ont eu le
sentiment, ces derniè-
res semaines, de remon-
ter le cours du temps de quelques
années. « Travailler plus pour ga-
gner plus, c’est non ! », a-t-on en-
tendu fuser dans les cortèges en-
seignants. Avec un écho grandis-
sant de journée de grève en jour-
née de grève.
Pourquoi ressusciter aujourd’hui
un slogan associé aux années
Sarkozy ? Il y a, parmi les profes-
seurs mobilisés, le rejet massif de
l’âge pivot que le gouvernement
entend fixer à 64 ans, avec un « bo-
nus-malus » incitant chacun à tra-
vailler plus longtemps. Il y a aussi
la crainte d’y perdre avec un sys-
tème de calcul des retraites valori-
sant les primes, alors qu’eux en
touchent peu, comparativement
aux autres fonctionnaires, et sou-
vent plus tardivement.
Mais l’inquiétude va au-delà : la
réforme des retraites, dont le mi-
nistre de l’éducation, Jean-Michel
Blanquer, ne cesse pourtant de ré-
péter qu’elle offre une « occasion
historique » de réfléchir à ce que
doit être le « professeur du XXIe siè-
cle », a fait ressurgir ce qui consti-
tue pour leurs syndicats un casus
belli : la perspective d’une refonte
du statut des enseignants. Et, avec
elle, d’une remise en cause des
« obligations de service » fixées
à 18 heures par semaine pour les
certifiés, à 15 heures pour les agré-
gés, même si leur temps de travail
est estimé à 40 heures, au moins,
en tenant compte des tâches en de-
hors de la classe.
Rue de Grenelle, en dépit des
congés d’hiver, l’« opération dé-
minage » se poursuit. « On s’ap-
prête à faire une loi de program-
mation pour revaloriser très forte-
ment les enseignants, explique au
Monde M. Blanquer, en référence à
l’« enveloppe » désormais actée de
10 milliards d’euros promise d’ici
à 2037. Il me semble tout à fait nor-
mal de saisir cette occasion pour
rediscuter des conditions d’exercice
du métier. » Un dossier qui a mis
plus d’un gouvernement à la
peine : la dernière tentative en
date, sous la gauche en 2014, n’a
abouti qu’à un « dépoussiérage »
des fameux décrets de 1950.
Réaménagement des congés
Pas question aujourd’hui, pour le
ministre de l’éducation, de parler
de « contreparties ». Le terme
conserve une charge symbolique
forte : en 1988, le gouvernement
de Michel Rocard avait payé de
quatre semaines de grèves tour-
nantes le fait de subordonner la re-
valorisation promise aux ensei-
gnants à certaines « conditions ».
Jean-Michel Blanquer préfère
plaider pour une « révolution sys-
témique » dont le « statut, assure-
t-il, ne sera pas la porte d’entrée ».
« Ce peut être une conséquence,
mais je n’aborde pas les discus-
sions à venir [prévues jusqu’à
l’été 2020] avec des idées toutes
faites, explique-t-il. Nous som-
mes à la veille d’une transforma-
tion profonde en termes de politi-
que de ressources humaines qui
nous donne l’opportunité de ré-
soudre des problèmes structurels
dont les enseignants se plaignent
depuis longtemps. De remettre le
sens du métier et le bonheur d’en-
seigner au centre. Nous pourrons
aborder les questions de la santé
au travail, du logement, de la ces-
sation progressive d’activité… Il
ne faudrait pas, en se braquant,
france | 9
prendre le risque de passer à au ministère de l’éducation, cesseurs ne s’était risqué », avance
côté. » LE MINISTRE comme numéro deux de un fin connaisseur de la politique
« Braqués », les syndicats d’en- DE L’ÉDUCATION Luc Chatel entre 2010 et 2012, a scolaire qui ne compte pas parmi
seignants le sont déjà. La succes- laissé d’autres souvenirs : celui ses partisans. Avant lui, Lionel Jos-
sion de rencontres bilatérales or- « A EN TÊTE UN SERVICE du développement, dans les éta- pin, Claude Allègre ou encore
ganisées dans la foulée de la jour- blissements les plus difficiles, de Gilles de Robien ont bien tenté
née du 17 décembre – troisième ENSEIGNANT ÉCLATÉ EN « postes à profil », et de recrute- d’ouvrir le chantier soit du statut,
étape de la mobilisation interpro-
fessionnelle suivie par un quart
DIFFÉRENTES MISSIONS » ments opérés en propre par les
principaux et proviseurs.
soit du temps de travail des ensei-
gnants, en vain.
des enseignants, plus que pour CLAIRE GUÉVILLE D’autres, parmi les proches du
celle du 10 décembre mais moitié chargée du secteur lycée Regarder ce qui se fait ailleurs ministre, le sentent « moins libre »
moins que pour le 5 – n’y a pas au SNES-FSU « Rien n’est acté », se défend le mi- ou en tout cas « plus contraint ».
changé grand-chose. Leurs porte- nistre, en promettant d’« ouvrir la « Dans sa feuille de route person-
parole en conviennent : des « mis- réflexion sans exclusive » lors nelle, celle avec laquelle il s’est
sions supplémentaires » se dessi- ces humaines qui valorise les qua- d’une conférence internationale installé en 2017 rue de Grenelle, fi-
nent, en matière d’« orientation », lités et les talents individuels de sur le métier programmée en gurait en bonne place l’évolution
d’« accompagnement », de « sou- chaque professeur ». Il y décrivait mars. L’occasion de sortir d’une du métier, rapporte l’un d’eux. Il
tien »… « Les formules utilisées sont un système d’affectation devenu « approche franco-française », ex- ne s’agissait pas de faire un grand
encore elliptiques », disent-ils, « inadapté voire contre-produc- plique M. Blanquer, pour regarder soir, mais plutôt d’une réforme
mais elles ont fait ressurgir une tif ». « Une période de cinq années ce qui se fait ailleurs, du Québec à par les bords, par les marges, en
autre grande crainte : celle de voir dans un même établissement pa- Singapour en passant par le Por- ouvrant le champ des expérimen-
les congés remis en cause. raît être un point d’équilibre », tugal ou l’Irlande. tations à l’échelle des établisse-
La réforme du lycée est passée écrivait-il. Et d’évoquer une possi- Reste une question : a-t-il la lati- ments. »
par là, qui crée des besoins nou- ble refonte des obligations de ser- tude nécessaire pour avancer La réforme des retraites, qui a
veaux parmi les lycéens et oblige vice n’excluant pas une « annuali- aussi sereinement qu’il ne le dit braqué les projecteurs sur le sujet,
les enseignants à repenser le ca- sation du temps de travail », re- sur le sujet ? « Blanquer sait très en a sans doute exacerbé la portée
dre de leurs interventions. « Blan- cette pour laquelle plaide la Cour bien comment pousser sa réforme : polémique : l’intersyndicale en-
quer se défend de vouloir casser le des comptes depuis longtemps il joue un jeu de billard à trois ban- seignante a d’ores et déjà annoncé
statut, mais il a en tête un service mais qui constitue un « chiffon des dans lequel pensions, salaires sa participation à la prochaine
enseignant éclaté en différentes rouge » dans la profession. Le et métier sont liés. Et s’il réussit, il journée d’action, le 9 janvier. p
missions, observe ainsi Claire premier passage de M. Blanquer sera allé là où aucun de ses prédé- mattea battaglia
Guéville, chargée du secteur lycée
au SNES-FSU. Or on voit mal com-
ment ces missions pourraient être
intégrées à notre emploi du temps
hebdomadaire. »
D’autant que la tendance leur
semble déjà amorcée : leur minis-
tre de tutelle n’a-t-il pas signé,
cette année, des décrets prévoyant
des temps de formation – rému-
nérés – sur les congés et un réamé-
nagement des cycles des vacan-
ces ? Il a aussi ouvert la possibilité
de rendre obligatoire, pour les en-
seignants du second degré, une
deuxième heure supplémentaire.
VENTES
Sans compter les « signaux ve-
nus de plus haut » – de l’Elysée, de
Matignon – que scrutent les en-
PRIVÉES
seignants. Ils n’ont pas oublié la
petite phrase d’Emmanuel Ma-
cron à Rodez, début octobre, invi-
tant à « regarder les périodes de va-
cances ». A Nancy, le 13 décembre,
c’est le chef du gouvernement qui
a ouvert une autre piste. « On de-
mande à quelqu’un qui a 30 ans
d’assurer le même service que quel-
qu’un qui en a 61, a affirmé
Edouard Philippe, devant un par-
terre d’enseignants chauffés à
blanc. Demander un peu plus
quand on est un peu plus jeune et
un peu moins quand on est moins
jeune serait plus logique. »
Une tentative pour diviser les
générations, à défaut de réussir à
scinder le front syndical ? « Avec
ce gouvernement, il faut savoir lire
entre les lignes », soufflent les spé-
cialistes de l’éducation. Ils ont
bien en tête le « projet pour
l’école » que M. Blanquer a élaboré
au fil du temps et décliné, d’un li-
vre à l’autre. Dans L’Ecole de de-
main (Odile Jacob, 2016), ouvrage
programmatique publié un an
avant qu’il ne pose ses cartons
rue de Grenelle, M. Blanquer dé-
fendait une « politique de ressour-
« NOUS SOMMES
À LA VEILLE D’UNE
TRANSFORMATION
PROFONDE EN TERMES
DE POLITIQUE DE
RESSOURCES HUMAINES »
JEAN-MICHEL BLANQUER
ministre de l’éducation
10 | france
L’unité de LR à l’épreuve
des élections municipales
L’ex-concurrent de Christian Jacob, Julien Aubert, reproche au parti
d’être plus sévère avec l’extrême droite qu’avec La République en marche
P
remière lézarde dans la
belle unité de façade du
parti Les Républicains
(LR), promesse de cam-
pagne de Christian Jacob. Deux
mois après l’élection de son nou-
veau président, LR connaît ses
premières turbulences. En ques-
tion, la stratégie aux munici-
pales, casus belli dont s’est saisi
le député du Vaucluse Julien
Aubert, candidat malheureux à
l’élection interne du 13 octobre.
« Mauvais perdant », disent les
soutiens de M. Jacob. Vrai ma-
laise sur la ligne, assurent les
partisans du premier.
C’est en tout cas le retour des
questions autour du fameux
« ni-ni » sarkozyste, qui a bien du
mal à tenir dans le paysage poli-
tique installé par Emmanuel
Macron depuis 2017. Christian Ja-
cob balaie un faux débat : « On ne
soutient aucun candidat LRM [La
République en marche] ni aucun
candidat RN [Rassemblement na-
tional], c’est une évidence », dit-il.
Si de nombreux maires de droite
sortants sont aujourd’hui adou-
bés aussi bien par LRM que par
LR, c’est à cause de la « stratégie du
porte-bagages » du parti pré-
sidentiel, justifie-t-il. « Comme
ils sont incapables de faire des
listes, quand ils identifient des
candidats qui pourraient gagner,
ils se précipitent. »
Esprit chagrin face à l’esprit
pratique de son parti, « emmer-
deur » pour ses détracteurs, Ju-
lien Aubert reproche à LR d’in-
vestir ou de soutenir indirecte-
ment des candidats proches de
La République en marche et de
faire preuve d’une sévérité dis-
proportionnée envers ceux ten-
tés par l’extrême droite.
A l’appui, le député cite notam-
ment l’exclusion du militant de
l’union des droites, proche de
Marion Maréchal, Erik Tegnér,
prononcée mercredi 11 décem-
De Rouen à Sète, la valse des étiquettes
Des Républicains à LRM, de l’UDI au MoDem, certains maires arrivent devant les électeurs
bardés de soutiens. Des étiquettes parfois contradictoires au niveau national
R
ouen, Toulouse, Nice, Bri-
ve-la-Gaillarde (Corrèze),
Sète (Hérault), la liste des
villes où les partis Les Républi-
cains et La République en marche
soutiendront, avec ou sans pin-
cettes, le même candidat aux
municipales s’allonge au fil des
commissions d’investiture. Dans
ces villes et d’autres, des maires
et candidats de centre droit, an-
ciens LR souvent, se retrouvent
avec le soutien d’un, deux, trois,
quatre, cinq partis. A droite et au
centre, des édiles qui se reven-
diquent parfois sans étiquette
se trouvent parés de tous les sou-
tiens. Abondance de biens ne
nuit pas, mais certains maires
préfèrent minimiser les appa-
reils partisans au nom du ras-
semblement local.
D’autres se réjouissent. A An-
gers, le porte-drapeau des mai-
res de droite « macroncompati-
ble », l’ex-LR Christophe Béchu,
recense avec satisfaction quatre
soutiens, officiels ou en passe
de l’être : LRM, Agir, le MoDem et
même LR. « C’est de bon augure
pour la suite », dit-il. Au niveau
national, Les Républicains ont
désigné un chef de file, son ad-
joint Roch Brancour (ex-Sens
commun), pour discuter avec lui
de la composition de sa liste.
Au niveau local, il dit avoir eu
le feu vert de la fédération LR,
« On ne soutient
aucun candidat
LRM ni aucun
candidat RN,
c’est une
évidence »
CHRISTIAN JACOB
président du parti
Les Républicains
bre. Et fait la liste des communes
où les alliances avec l’extrême
droite ont été sanctionnées.
A Roubaix (Nord), le délégué LR
Maël Camerlynck, qui souhai-
tait constituer une liste avec
l’extrême droite contre l’ex-LR
Guillaume Delbar, a été exclu ; à
Béziers (Hérault), une procédure
est en cours contre le responsa-
ble local, Henri Gas, prônant un
rapprochement avec Robert Mé-
nard ; à Sète (Hérault), Sébastien
Pacull va recevoir une lettre lui
confirmant son retrait du parti,
après qu’il a annoncé sa candida-
ture dissidente, soutenue par le
Rassemblement national.
« Satellisation de notre parti »
Les débats auraient pu s’en tenir
aux coulisses mais une lettre, en-
voyée il y a quelques jours à la di-
rection du parti et signée par une
dizaine de membres du bureau
politique, dont les députés Julien
Aubert et Xavier Breton et le
conseiller régional des Pays de la
Loire Sébastien Pilard, a fuité
dans Le Figaro. Ces derniers y ré-
clamaient la tenue d’un bureau
politique et critiquaient des al-
liances avec LRM, notamment à
Angers, Niort ou Angoulême, où
le parti a désigné des chefs de file
pour discuter avec des maires
non-LR. « La conclusion logique
de ce processus d’alliances ne
présidée par le sénateur Sté-
phane Piednoir. Ce dernier as-
sume : « Christophe Béchu a des
qualités, elles n’ont pas disparu au
moment où il a fait le choix de
quitter notre famille, dit-il. La dé-
marche a été celle-ci : est-ce qu’on
soutient la présence de candidats
LR sur sa liste ou est-ce qu’on pré-
sente une liste contre lui ? Ça
n’aurait pas été raisonnable.
Donc on a désigné un chef de file
pour discuter du taux de présence
de LR au sein de sa liste. »
Sur cette dernière, on trouvera
pour moitié des gens issus de la
société civile. Dans l’autre moi-
tié, dix LR, dix LRM et dix Mo-
Dem-Agir, prévient M. Béchu.
Le tout pour une couleur poli-
tique divers droite pas si éloi-
gnée des alliances traditionnel-
La zone grise
est vaste
à Rouen, où
le candidat
Jean-Louis
Louvel cumule
les soutiens de
LRM, LR, d’Agir
et du MoDem
pourra être qu’une satellisation
de notre parti par LRM, et un sou-
tien apporté à Emmanuel Macron
au moment de l’élection présiden-
tielle », pouvait-on lire. « C’est une
question politique, je suis attaché
au “ni-ni”, ni En marche !, ni union
des droites », dit M. Aubert, qui
semblait toutefois, mercredi
18 décembre, avoir pondéré ses
récriminations.
En effet, au siège de LR, rue de
Vaugirard, Christian Jacob, an-
cien maire de Provins (Seine-et-
Marne), ne mâche pas ses mots
contre le député qu’il a rencontré
mercredi matin pour de « fran-
ches explications », selon les
mots de M. Aubert. Sur les muni-
cipales, « il y a ceux qui font des
phrases et il y a ceux qui tra-
vaillent », déclare le président du
parti, avant d’ajouter, tranchant :
« Je ne reçois pas de leçon sur le
sujet de la part de gens qui ne
sont pas capables de se faire élire
à une municipale. » Le candidat
malheureux à Carpentras en
2014 a aussi subi les foudres
d’Eric Ciotti, président de la
Commission nationale d’inves-
titure, difficilement soupçon-
nable de sympathie pour la
majorité. « C’est de la métapoliti-
que », résume le secrétaire géné-
ral, Aurélien Pradié.
En guise de bonne volonté, le
numéro trois du parti Les Répu-
blicains, en première ligne des
Les débats
auraient pu
s’en tenir
aux coulisses,
mais une lettre
envoyée
à la direction
du parti a fuité
les de la droite et du centre, le
macronisme en plus.
Stéphane Piednoir pondère :
« Ceux qui voudraient que ce soit
tout blanc ou tout noir oublient
que la politique, c’est souvent
gris. » La zone grise est vaste à
Rouen, où le candidat Jean-Louis
Louvel cumule les soutiens de
LRM, LR, d’Agir et du MoDem et le
rôle de patron de presse de Paris-
Normandie, président du club de
rugby, chef d’entreprise…
Rassemblement « très, très large »
A Brive-la-Gaillarde, le candidat LR
Frédéric Soulier réfute les étiquet-
tes politiques. « Ce que les gens
nous demandent, ce n’est pas si on
est LR ou PS », arguait-il dans le
quotidien La Montagne, en no-
vembre, tout en cumulant le sou-
tien du mouvement de Valérie Pé-
cresse Soyons libres, de LR et LRM.
A Mont-de-Marsan, Charles
Dayot, sans étiquette, a pris la
suite en 2017 de Geneviève
Darrieussecq (MoDem), nom-
mée secrétaire d’Etat auprès de la
ministre des armées, et a reçu in-
directement le soutien de LR, via
un chef de file désigné dans sa
majorité. « Que des partis souhai-
tent me soutenir, c’est le cadet de
mes soucis », affirme-t-il, tout en
fixant la limite des soutiens ac-
ceptables à « l’extrême gauche et
l’extrême droite ».
procédures d’exclusion, cite les
cas où c’est la proximité avec
LRM qui a été sanctionnée : à
Fréjus, la candidate Laurence
Fradj a vu son investiture sus-
pendue lorsqu’il a été annoncé
qu’un député LRM figurerait
parmi ses colistiers. Dans Var
Matin, la candidate a finalement
exclu que Philippe Michel-Kleis-
bauer soit sur sa liste, tout en se
réservant le droit d’y intégrer des
sensibilités majoritaires : « Le
président de LR dit que, lorsque la
tête de liste est investie, “il n’est
pas interdit d’être un peu intel-
ligent”. Aujourd’hui, je ne fais
qu’appliquer ses consignes. »
Purges
En Vendée, où une déléguée na-
tionale a rejoint une liste LRM à
Fontenay-le-Comte, une procé-
dure d’exclusion devrait suivre.
« Ceux qui iront sur la liste d’En
marche ! ne pourront pas se re-
vendiquer LR », prévient le séna-
teur de Vendée Bruno Retailleau.
L’heure est aux purges, sans pa-
rallélisme parfait entre les deux
bouts du problème. Une étape
que certains espèrent courte.
« On est obligés d’en passer par là
mais il ne faut pas que ce soit un
bras d’honneur fait aux électeurs
tentés par le RN », estime ainsi
le président du groupe LR à
l’Assemblée nationale, Damien
Abad. Quant au fond du sujet, il
tempère : « Sur les alliances, pour
moi, il y a une différence de nature
entre La République en marche et
le Rassemblement national. »
Entre pragmatisme et nuances
idéologiques, le scrutin local de
mars 2020 ravive en tout cas des
polémiques nationales ancien-
nes pour la droite. Qui s’efface-
ront peut-être en cas de succès
dans les urnes, mais ne manque-
ront pas de ressurgir au-delà, aux
régionales, puis en 2022. p
julie carriat
Les grandes villes, où se cristal-
lisent les enjeux nationaux, ne
sont pas en reste. Christian Es-
trosi à Nice, Jean-Luc Moudenc à
Toulouse, les deux maires LR co-
fondateurs du mouvement « La
France audacieuse » devraient
pouvoir se targuer d’une plé-
thore de soutiens. Ils ont même
allongé la liste des labels en ajou-
tant le leur, jeudi 19 décembre :
70 candidats seront soutenus par
La France audacieuse aux élec-
tions de mars 2020.
A Toulouse, Jean-Luc Moudenc,
qui n’a demandé aucune inves-
titure, a reçu toutes les accolades,
ou presque : Soyons libres, Les
Républicains, La République en
marche, Le Mouvement radical/
social-libéral, Agir, l’UDI. Un ras-
semblement « très, très large »,
assumait l’édile le 14 décembre,
lors de l’inauguration de sa per-
manence de campagne. Il n’y a
guère que le MoDem pour jouer
les trouble-fêtes et soutenir un
candidat face à lui.
Comme Jean-Luc Moudenc,
une large partie des maires, des
grandes villes aux petites com-
munes, s’acheminent donc vers
mars 2020 sans étiquette, mais
bardés de soutiens. Un paradoxe
qui n’a pas fini de compliquer
la lecture des résultats au soir du
second tour. p
j. ca.
A Paris, La Flèche d’or
au cœur d’une bataille
très politique
Le maintien d’une activité culturelle dans
l’ex-gare se heurte à une forte pression foncière
U ne minuscule gare à
l’abandon, au-dessus des
voies de l’ancienne « pe-
tite ceinture ». Qui aurait dit que
cette baraque taguée, coincée der-
rière des grilles dans l’est de Paris,
deviendrait un enjeu politique et
social ? A trois mois des municipa-
les, une bataille inédite se livre
pourtant autour de l’ex-gare de
Charonne, reconvertie un temps
en une salle de concerts, La Flèche
d’or, fréquentée par Pete Doherty,
Christine and the Queens, Alex
Beaupain et bien d’autres. Le con-
flit entremêle intérêts économi-
ques et électoraux, oppose d’an-
ciens alliés, et préfigure peut-être
la future politique culturelle de la
Ville… ainsi que les obstacles aux-
quels elle ne peut que se heurter.
Le 16 novembre, cette salle deve-
nue symbolique a été prise d’as-
saut par des militants d’une ving-
taine de collectifs, « gilets jaunes »,
rouges et verts, décidés à en faire
une « Maison des peuples ». Le pro-
priétaire, une société de gestion
privée, a appelé la police à la res-
cousse. Celle-ci a dégagé les mani-
festants à grand renfort de gaz la-
crymogène, malgré les tentatives
de médiation d’un adjoint d’Anne
Hidalgo, Frédéric Hocquard.
Au conseil municipal, trois se-
maines plus tard, le sujet a suscité
une passe d’armes entre la ma-
jorité et Frédérique Calandra, la
maire du 20e, une ex-socialiste ral-
liée à Emmanuel Macron. Tous
estiment que l’ex-gare de la rue
de Bagnolet doit être sauvée de la
spéculation immobilière, et re-
trouver son rôle de lieu culturel
pas comme les autres. Comment ?
Au Conseil de Paris, Frédéric
Hocquard a obtenu qu’une ligne
budgétaire de 10 millions d’euros
soit créée afin que la Ville puisse
préempter ce genre de lieux. En at-
tendant, il fait pression sur le pro-
priétaire pour que La Flèche d’or
accueille des activités culturelles
plutôt qu’un restaurant.
Une posture critiquée par Frédé-
rique Calandra. En 2017 et 2018,
lorsque l’endroit était à vendre,
elle avait elle aussi milité pour une
préemption. En vain. Ses ex-amis
socialistes se réveillent trop tard,
juge la maire du 20e, candidate à
sa réélection sous l’étiquette de
La République en marche (LRM).
« Empêcher un propriétaire de dé-
velopper un projet dans un bien
qu’il a acquis légalement s’annonce
difficile, a-t-elle tempêté au Conseil
de Paris. Le droit de propriété, me
semble-t-il, est encore inscrit dans
la Constitution. » Ambiance.
Lieu alternatif
L’histoire de La Flèche d’or raconte
à sa manière la transformation de
Paris et ses soubresauts. Elle dé-
bute le 14 juillet 1862, lorsque
la gare de Charonne et quelques
autres sont ouvertes au public.
Onze ans plus tôt, il a été décidé de
créer une ligne de chemin de fer
autour de Paris, longeant les forti-
fications. Alors que le réseau fer-
roviaire français a été construit
en étoile à partir de la capitale,
cette « petite ceinture » doit re-
lier tous ces rayons et permettre
aux trains de marchandises de
contourner la ville. Des « trains
ouvriers » y roulent aussi, matin
et soir. Paris est alors une capitale
industrielle en pleine expansion,
et ces trains permettent à ceux
qui la font vivre d’aller travailler
et de rentrer chez eux.
Mais, après avoir connu une af-
fluence record avec l’Exposition
universelle de 1900, la « petite
ceinture » décline. Un peu vétuste,
elle souffre de la concurrence
du tout jeune métro, et des lignes
de tramway. En juillet 1934, rideau :
la ligne est arrêtée, du moins
pour les trains de voyageurs. Ceux
de marchandises roulent jusqu’au
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
« Ici, les habitants
ne veulent pas
de chaînes
formatées,
mais une vie
de village pas
trop frelatée »
FRÉDÉRIQUE CALANDRA
maire du 20e arrondissement
début des années 1990. Que faire
des gares ? Celle de Charonne a
longtemps servi au Sernam, la fi-
liale de la SNCF qui transportait ba-
gages et colis. Puis, au milieu des
années 1990, elle est reconvertie
par des anciens des Beaux-Arts en
salle de concerts, La Flèche d’or.
Au départ, c’est un lieu alternatif,
une petite salle de 500 personnes
où l’on se retrouve pour des apéros
rock, des concerts funk, et les fa-
meuses scènes ouvertes du mardi.
« Un Monsieur Loyal impitoyable
vous faisait monter, puis vous in-
terrompait au bout de trois minu-
tes : “Tu chantes trop mal !”, se sou-
vient Dan Lert, adjoint écologiste
au maire du 19e arrondissement.
C’était génial. C’est là que j’ai eu
les premiers rencards avec ma fu-
ture femme. » Au fil des ans, le lieu
accueille des artistes comme Ben
Harper, Yael Naim ou encore
Camélia Jordana.
« Appropriation citoyenne »
Mais l’effervescence culturelle ne
va pas sans soucis. Les murs vi-
brent. Les voisins se plaignent. Or,
insonoriser coûterait très cher.
Après une première fermeture
pour nuisances sonores en 2009,
la reprise par les gérants du Bata-
clan et de La Maroquinerie ne per-
met pas de rentabiliser durable-
ment la salle. Elle ferme de nou-
veau en 2016. Un projet de trans-
formation en pub O’Sullivans est
découragé par la Mairie : « Ici, les
habitants ne veulent pas de chaînes
formatées, mais une vie de village
pas trop frelatée », explique Fré-
dérique Calandra aux candidats
repreneurs. Ils renoncent.
La salle reste à l’abandon. Elle est
récupérée fin 2018 par Keys Asset
Management, une société d’inves-
tissement immobilier. « Le bâti-
ment ne peut pas accueillir des bu-
reaux », donc pas d’espace de
coworking rapidement rentabi-
lisé, constatent vite les dirigeants
de Keys. A la place, ils imaginent
un commerce de bouche ou un
restaurant, avec vue sur les voies.
La Mairie tord le nez à nouveau.
Et en novembre, lorsque Keys dé-
cide d’ouvrir les portes pour que
les riverains donnent leur avis,
la salle est envahie par des mili-
tants… « Dans ce quartier où la gen-
trification fait des ravages, ce site
doit être laissé à l’appropriation ci-
toyenne », justifie Danielle Simon-
net, seule élue de La France insou-
mise au Conseil de Paris.
Les dirigeants de Keys ont com-
pris le message. Frédéric Hoc-
quard compte lancer avec leur ap-
pui un peu forcé un appel d’offres
pour une occupation temporaire
jusqu’en octobre 2020, en atten-
dant son utilisation définitive
comme site culturel et festif.
L’affaire pourrait en annoncer
d’autres. Certains imaginent déjà
consacrer plusieurs centaines de
millions d’euros à ce type de pro-
jets. « A Paris, la pression foncière
menace une série de petits lieux
culturels, associatifs, dit l’adjoint à
la maire. De même que la ville a
beaucoup aidé les libraires depuis
dix ans, nous allons maintenant
soutenir ces lieux comme La Flèche
d’or, pour maintenir de la diversité
dans la ville. » Pas gagné. p
denis cosnard

0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
La mission Thiriez tente de rassurer les magistrats
Soraya Amrani-Mekki a quitté l’équipe constituée pour réformer la formation de la haute fonction publique
D
écidément, la mission
menée par Frédéric
Thiriez sur la haute
fonction publique ac-
cumule les embûches. Soraya
Amrani-Mekki indique au Monde
avoir démissionné « il y a une di-
zaine de jours » de la mission pi-
lotée par l’avocat, confirmant
une information révélée par le
média en ligne Contexte. Profes-
seure de droit à l’université Paris-
Nanterre et ancienne membre
du Conseil supérieur de la magis-
trature (CSM), Mme Amrani-Mekki
n’a pas souhaité commenter sa
décision. M. Thiriez non plus.
La mission, confiée par le pre-
mier ministre pour réformer le
mode de recrutement et de for-
mation de la haute fonction pu-
blique, avait déjà vu l’achèvement
de ses travaux reporté de la fin no-
vembre à la fin janvier. Alors
qu’un rapport d’étape avait été re-
mis à l’Elysée et à Matignon, iI
s’agissait de donner du temps à
M. Thiriez, pour « qu’il approfon-
disse certains points », avait expli-
qué un conseiller d’Edouard Phi-
lippe. Le départ de Mme Amrani-
Mekki constitue un nouveau
coup dur pour la petite équipe de
choc de trois personnes consti-
tuée autour de M. Thiriez. Il ne
reste plus que Florence Méaux,
responsable de la mission « ca-
dres dirigeants » de l’Etat, et le
conseiller d’Etat Benoît Bohnert.
Opération de sauvetage
Cette défection n’est pas de na-
ture à rassurer la magistrature,
très inquiète depuis le début des
intentions de cette mission née à
la suite des hésitations apparues
au plus niveau de l’Etat au sujet
d’une éventuelle suppression de
l’Ecole nationale d’administra-
tion (ENA) et de l’Ecole nationale
de la magistrature (ENM). La piste
d’une formation commune aux
hauts cadres de l’Etat et aux
magistrats est vue comme une li-
gne rouge à ne pas franchir, con-
traire aux principes de séparation
des pouvoirs et d’indépendance
de l’autorité judiciaire. La pré-
sence de Mme Amrani-Mekki dans
l’équipe de M. Thiriez avait été in-
terprétée comme un gage de
compréhension de la mission à
l’égard de ces principes. Le CSM,
où elle a siégé pendant quatre
ans, participe à la nomination des
A l’Intercontinental de Marseille, le conflit social fait une trêve
La justice a rétabli le droit des grévistes à manifester devant l’hôtel et invité les deux parties à trouver une issue négociée
marseille - correspondant
S
ur les grilles de l’Interconti-
nental, l’hôtel cinq étoiles
qui surplombe le Vieux-
Port de Marseille, drapeaux de la
CGT et draps portant les revendi-
cations des grévistes accueillent
les touristes. Avant de rejoindre
leur chambre dans ce splendide
édifice qui fut l’Hôtel-Dieu, ils
peuvent lire : « La souffrance, c’est
pas du travail. Salaires trop bas,
manque d’effectifs. » Et les affiches
du syndicat : « En haut les paillet-
tes, en bas les miettes. »
En grève depuis le 15 novembre,
vingt-cinq salariés – « le noyau
dur » – tiennent le piquet de grève.
Il y a majoritairement des hom-
mes : voituriers, bagagistes, récep-
tionnistes… Ils ne sont qu’un
sixième des cent soixante salariés
à avoir cessé le travail mais, expli-
que Emmanuel Bordas, délégué
syndical CGT, « beaucoup sont ter-
rorisés, sous la pression de la direc-
tion, comme les cuisiniers du res-
taurant une étoile, qui ont peur des
conséquences sur leur carrière ».
Le 26 novembre, la direction a
proposé un plan sur trois ans pour
L’idée d’une
formation
commune
aux hauts
fonctionnaires
et aux magistrats
est perçue
comme contraire
à l’indépendance
de la justice
hauts magistrats et veille à l’indé-
pendance de l’autorité judiciaire.
Une opération de sauvetage de
la mission Thiriez, qui risquait le
discrédit aux yeux des magis-
trats, a donc été décidée. Avec l’ac-
cord de l’Elysée et de Matignon,
Frédéric Thiriez a été autorisé à
dévoiler au Monde les éléments
de son futur rapport qui seraient
de nature à rassurer. L’ancien pré-
sident de la Ligue de football pro-
fessionnel a également rencon-
tré, vendredi 20 décembre, les
deux plus hauts magistrats judi-
ciaires, Chantal Arens, respective-
ment première présidente de la
Cour de cassation et présidente
de l’ENM, et François Molins, pro-
cureur général et vice-président
de l’ENM. Ils président également
tous deux le CSM.
« J’ai accepté de réduire le tronc
commun à six mois », révèle
M. Thiriez. Son idée était d’abord
d’imposer un tronc commun
d’un an en début de formation
pour les élèves, qui rejoindraient
ensuite les différentes écoles
d’application chargées de former
les administrateurs civils (ENA),
les magistrats (ENM), les cadres
de la fonction territoriale (Insti-
tut national des études territoria-
les), les commissaires de police
(Ecole nationale supérieure de la
police), les cadres de la santé pu-
blique (Ecole des hautes études
en santé publique), etc.
Or, sur les trente et un mois que
dure la formation à l’ENM, prati-
quement la moitié se déroule en
stages pratiques. Ajouter un
tronc commun généraliste d’un
an reviendrait à amputer la for-
mation théorique des futurs ju-
ges et procureurs. Lors de leur
audition par la mission Thiriez,
A 1 200 euros net,
« le salaire est
indigne d’un
cinq-étoiles, on
est payés comme
des équipiers de
McDo », avance
un serveur
l’octroi d’un treizième mois, l’ali-
gnement des salaires inférieurs à
2 000 euros sur ce qui se pratique
dans l’hôtellerie de luxe à Mar-
seille. « On se moque de nous », ont
alors répondu à l’unisson les gré-
vistes, qui dénoncent des sous-ef-
fectifs structurels, des pauses am-
putées, des heures supplémentai-
res qui ne seraient pas validées et
encore moins réglées. Impossible
de jouer sur les heures sup’, comp-
tabilisées par un système informa-
tique, se défend la direction. « On
veut juste notre dû, c’est pour cela
qu’on est entrés en grève », expli-
que-t-on sur le piquet de grève. A
1 200 euros net, « le salaire est indi-
Frédéric Thiriez, à Paris, le 29 mai. LORENZO MELONI/MAGNUM POUR « LE MONDE »
les dirigeants de l’ENM se sont
dits, selon nos informations,
ouverts à un stage commun dans
des administrations publiques,
limité à un mois. Ils avaient éga-
lement rappelé qu’au nom du
principe d’indépendance de la
justice, « il n’existe à l’étranger
aucun Etat de droit proposant un
tronc commun de formation ini-
tiale entre magistrats et hauts
fonctionnaires ».
« Voué à l’échec »
Mais M. Thiriez veut répondre à la
commande qu’il a reçue d’Emma-
nuel Macron. « Je tiens à ce que ce
tronc commun soit consistant
pour décloisonner la haute fonc-
tion publique et insuffler les va-
leurs partagées du service public »,
justifie-t-il. Cette « pièce maî-
tresse » de son projet risquait de
déstabiliser la formation des ma-
gistrats, alors qu’il promet ne pas
gne d’un cinq-étoiles, on est payés
comme des équipiers de McDo »,
estime un serveur de la brasserie.
Dans cet univers du prestige, le
personnel doit veiller à son look,
avec une tenue correcte, « un
phrasé qui gomme l’accent mar-
seillais », et il faut parler au moins
une langue étrangère – « d’ailleurs
une partie de l’entretien d’embau-
che se fait en anglais », explique un
voiturier, selon lequel « 50 euros
brut par langue étrangère parlée,
ce ne serait pas du luxe ». L’autori-
sation de porter la barbe ne date
que de quelques mois, avant elle
était proscrite.
Derrière ce conflit dans le
monde du luxe – la suite est factu-
rée plus de 500 euros la nuit –, on
retrouve certaines racines du
mouvement des « gilets jaunes »,
comme le souligne Marc, 41 ans,
deux enfants, qui évoque le spec-
tre du déclassement. Son épouse
travaille dans la grande distribu-
tion « mais le 12 du mois, y a plus un
sou sur le compte et le patron vous
demande d’en faire toujours plus
sans contrepartie. C’est dommage,
ça pourrait être bien, ce boulot. On
ne demande pas la lune, juste
vouloir allonger leur scolarité.
« J’ai mesuré l’excellence de la for-
mation délivrée par l’ENM », affir-
me-t-il. Réduit à six mois, le tronc
commun ne poserait plus de diffi-
culté selon lui.
Certains modules de formation
de l’ENM et stages actuellement
au programme « pourront très
bien s’intégrer dans ce tronc com-
mun qui comportera cinq mois de
stage sur ses six mois », affirme-
t-il. Ces stages se feront en préfec-
ture, en juridiction, en adminis-
tration centrale, etc. Un « stage
usagers » est également prévu,
consacré à l’accueil du public
dans un service public.
Certains lui ont fait remarquer
qu’un tel tronc commun placé
avant l’entrée dans les différen-
tes écoles d’application n’aurait
pas d’intérêt. « En caricaturant à
peine, ils se connaissent tous déjà
et vont prolonger ensemble leurs
400 euros brut de plus et un trei-
zième mois, comme dans les autres
hôtels ». Pour payer les 600 euros
du logement qu’il a pris en loca-
tion, Marc a dû emprunter à un
ami. « C’est pas normal, en ayant
travaillé toute sa vie. On arrive à
avoir un toit, à payer les factures,
mais c’est tout. Pendant les vacan-
ces, y a pas de restaurant avec les
enfants, c’est charcuterie et chips. »
Médiation
L’un de ses collègues voituriers
évoque l’impossibilité d’acheter
un appartement : « Avec nos sa-
laires, les banques prêtent
100 000 euros, pas un sou de plus.
Et les pourboires, ici, à Marseille,
ce n’est pas les palaces de la Côte
d’Azur. Si, dans toute l’équipe, on
voit un billet de 50 euros une fois
dans le mois, c’est le bout du
monde. Les footballeurs ne don-
nent rien », raconte cet homme
qui décrit pourtant avec délecta-
tion son travail : « Les bagages,
c’est un super beau boulot. »
Au début du conflit, le piquet de
grève était installé à l’entrée de
l’hôtel. Palettes et pneus ac-
cueillaient les clients. A la de-
Le rapport de
M. Thiriez doit être
remis le 30 janvier.
L’exécutif arbitrera
les propositions les
plus sensibles
années Sciences Po, tandis qu’en
fin de formation, cela aurait per-
mis la découverte d’une culture
professionnelle différente », expli-
que l’un des visiteurs de M. Thi-
riez. Celui-ci objecte, après avoir
examiné cette option, « qu’en fin
de formation, après toutes ces an-
nées d’études, ils n’ont qu’une en-
vie : entrer dans leurs fonctions.
Un tel tronc commun serait alors
voué à l’échec ».
Quant à l’idée d’un équivalent
de l’école de guerre pour les ar-
mande de la direction, le juge des
référés a interdit, sous astreinte
de 1 000 euros par infraction, que
les grévistes pénètrent dans l’hô-
tel, le magistrat notant que « l’hô-
tellerie de luxe et de prestige est
par nature peu compatible avec
l’exercice d’un mouvement de
grève perturbateur et gênant ».
Mais, le 20 décembre, un autre
magistrat inversait la décision de
son collègue, estimant qu’un « pi-
quet de grève [n’était] pas répré-
hensible, même devant un hôtel
cinq étoiles ». A l’initiative de ce se-
cond magistrat, qui juge que « le
moment est venu d’inviter les par-
ties à trouver une issue négociée au
conflit, au besoin avec l’aide d’un
médiateur », les grévistes ont ac-
cepté une trêve : pas de piquet les
24 et 25 décembre. La direction as-
sure dans le même temps qu’elle
va renouer le dialogue. « Une date
est d’ores et déjà fixée pour relancer
une médiation avec l’inspection du
travail », déclare au Monde Leslie
Cherfils, directrice de l’Interconti-
nental. En attendant, pour ce voi-
turier, « cette année, c’est simple,
Noël, y en aura pas ». p
luc leroux
france | 11
mées, ce serait un « institut des
hautes études du service public »
qui proposera une formation sur
une année (en soirée, le week-end
ou par sessions de quelques
jours) pour accompagner l’ascen-
sion des futurs dirigeants. « Ce ne
sera pas obligatoire, mais cela
peut être très utile pour un magis-
trat qui souhaite diriger une admi-
nistration centrale au ministère
de la justice », esquisse l’avocat.
L’ENM propose déjà un cycle ap-
profondi d’études judiciaires (Ca-
dej) pour les hauts magistrats.
Mais, dans l’esprit de M. Thiriez,
ce nouvel institut sera commun à
toute la fonction publique.
M. Thiriez assure être « entré
dans la phase de rédaction du rap-
port ». Il sera remis le 30 janvier.
L’exécutif devra alors décider ce
qu’il fait des propositions les plus
sensibles. p
jean-baptiste jacquin
MU NI CIPA LES
Collomb adoube
l’un de ses adjoints
pour la mairie de Lyon
Candidat LRM pour la métro-
pole de Lyon, Gérard Collomb
a annoncé, le 21 décembre,
au quotidien Le Progrès, qu’il
adoubait l’un de ses adjoints,
l’ancien gymnaste Yann Cuche-
rat, 40 ans, comme candidat
LRM à la mairie en mars 2020.
En mettant en avant son porte-
parole de campagne et adjoint
chargé des sports, le maire
sortant lève ainsi l’hypothèse
d’une éventuelle double
candidature à la métropole
et à la mairie. – (AFP.)
FAI T DI VE RS
Deux suspects mis en
examen après le viol
d’une adolescente diffusé
sur Internet
Deux adolescents soupçonnés
du viol d’une jeune fille dans
l’Essonne, ainsi que d’avoir
filmé et diffusé les images sur
les réseaux sociaux, ont été mis
en examen et placés en déten-
tion provisoire, a-t-on appris,
le 22 décembre, de source
judiciaire. Les deux jeunes âgés
de 16 ans sont soupçonnés
d’avoir violé, jeudi, une adoles-
cente dans une cage d’escalier
à Morsang-sur-Orge, selon des
sources policières. La victime
a été identifiée. – (AFP.)
12 | france
En Alsace, les actes
antisémites
interrogent
l’histoire régionale
Les auteurs d’une série d’inscriptions
antisémites et de profanations
de tombes n’ont pas été identifiés
bas-rhin - envoyée spéciale
I
l s’appelait Roger Cahn. Il
avait 88 ans. Il était le der-
nier juif de Westhoffen.
C’est ici, dans ce village d’un
peu moins de 1 700 âmes du Bas-
Rhin, qu’il est mort il y a un an. Ici
qu’il repose parmi les 700 tom-
bes que compte le cimetière is-
raélite de la commune, vieux de
cinq siècles, vestige d’un autre
temps, à l’époque où résidait ici
l’une des plus importantes com-
munautés juives d’Alsace. Avec la
mort de Roger Cahn, c’est une
part de l’histoire de la campagne
alsacienne qui disparaît.
A peine plus d’un mois après la
pose de sa stèle, dans la nuit du 2
au 3 décembre, 107 sépultures ont
été profanées, taguées à la bombe
noire de croix gammées et du
nombre « 14 » (un symbole des su-
prémacistes blancs) sur l’une d’el-
les. « Il doit y avoir un nid de nos-
talgiques du IIIe Reich en activité
dans la région », avance le maire,
Pierre Geist.
C’est le dernier acte antisémite
d’une série qui secoue l’Alsace de-
puis le début de l’année : trente-
cinq en 2019 (quatre profanations
et trente et une inscriptions)
contre quatorze en 2018, seize
en 2017, neuf en 2016 et dix
en 2015. Une recrudescence qui
suscite de nombreuses interroga-
tions et vient percuter de plein
fouet « la cohabitation pacifique
qui existe entre les différentes
communautés religieuses de la ré-
gion », regrette le grand rabbin de
Strasbourg et du Bas-Rhin, Ha-
rold Abraham Weill.
Westhoffen, Quatzenheim,
Herrlisheim, Dieffenthal, Mom-
menheim, Schaffhouse-sur-
Zorn… Dans ces petits villages du
Bas-Rhin, plantés au milieu des
champs de maïs, les signes d’une
forte présence du judaïsme sont à
la fois visibles et impalpables. Car
les habitants de confession juive
sont partis, la plupart se sont ins-
tallés dans les villes, principale-
ment à Strasbourg, qui abrite une
communauté d’environ 19 000
membres (sur un total de
20 000 personnes dans le Bas-
Rhin), chaque année plus impor-
tante (une cinquantaine de nou-
velles familles par an).
Résultat, « les jeunes générations
voient du juif partout mais n’en
connaissent plus aucun ! », se dé-
sole Tania, Strasbourgeoise de
39 ans. « Elles ne connaissent les
juifs qu’à travers de vieux cimetiè-
res, une soixantaine dans le Bas-
Rhin, ou de vieilles synagogues »,
abonde le grand rabbin Weill. De
quoi alimenter tous les fantasmes
antisémites, largement nourris
par des « individus néonazis de na-
tionalité allemande qui traversent
la frontière pour venir ici diffuser
leurs idées malsaines », explique le
préfet de la région Grand-Est et du
Bas-Rhin, Jean-Luc Marx, qui a lui-
même été la cible d’une douzaine
de graffitis antisémites ces der-
niers mois (« le youpin, dehors »).
Groupe politisé et organisé
Les enquêtes, confiées à une cel-
lule spéciale de la gendarmerie,
piétinent. Malgré le déploiement
d’importants moyens humains
et techniques, les auteurs n’ont
pas encore été identifiés. Maurice
Dahan, le président du Consis-
toire du Bas-Rhin parle
« d’omerta », d’autres évoquent
« le silence complice » de certains
habitants. « Il y a zéro témoi-
gnage, même anonyme, ce qui est
inhabituel en effet », confie le pré-
fet Marx, tout en évoquant « l’his-
toire compliquée et paradoxale »
de l’Alsace, à la fois « terre d’ac-
cueil » et « terre de rejet », ballottée
au fil des siècles entre deux pays
et annexée par l’Allemagne nazie
entre 1940 et 1944.
Le projet de collectivité euro-
péenne d’Alsace annoncé fin 2018
par le premier ministre, Edouard
Philippe, a par ailleurs contribué
à réveiller les aspirations autono-
mistes de certains. Le préfet parle
d’un « climat de Brexit alsacien ».
« La présence de l’extrême droite
est ici très ancienne et continue
d’exister », rappelle Jean-Yves Ca-
mus, chercheur à l’Institut de re-
lations internationales et straté-
giques spécialiste des nationalis-
mes et des extrémismes en Eu-
rope. A peine dissous en avril, le
mouvement d’ultradroite Bas-
tion social – né à Lyon, il disposait
d’une antenne strasbourgeoise
depuis fin 2017, qui comptait en-
tre vingt et trente membres actifs
– s’est ainsi localement reformé
Roger Cahn, dans la synagogue abandonnée de Westhoffen (Bas-Rhin), en 2015. FREDERICK FLORIN/AFP
dans la foulée sous le nom de Vent
d’Est. « Il n’est pas impossible que
nous assistions à la résurgence
d’un fond antisémite autonomiste
qui a très fortement existé entre les
deux guerres », avance Roland
Ries, maire (ex-PS) de Strasbourg.
Plusieurs murs de la ville ont éga-
lement été couverts de tags anti-
sémites ces derniers mois.
Actes isolés de mineurs alcooli-
sés sans colonne vertébrale poli-
tique ou œuvre d’un groupus-
cule néonazi structuré ? Les en-
quêteurs privilégient la seconde
piste. Les indices tendent en effet
à démontrer qu’il s’agit d’un pe-
tit groupe d’adultes politisé et or-
ganisé, qui connaît bien la région
et maîtrise la littérature d’ex-
trême droite.
Des cibles « faciles »
En témoignent les inscriptions
en lettres majuscules rouges dé-
couvertes sur les murs de la mai-
rie du village de Rohr (350 habi-
tants) au petit matin du 26 no-
vembre, soit une semaine seule-
ment avant la profanation du
cimetière de Westhoffen : « Cim
juif Westhoffen EWK ». « EWK ? Je
ne savais pas ce que ça voulait
dire ! Personne ici ne le sait ! », s’ex-
clame le maire, Jean-Luc Tous-
saint. EWK pour « European
White Knights » (« chevaliers
blancs européens »), un mouve-
ment issu du Ku Klux Klan.
Ou encore la référence au « plan
Kalergi » (le nom d’une théorie du
complot qui porte sur la dispari-
tion programmée de la popula-
tion européenne blanche) retrou-
vée sur une tombe du cimetière
de Quatzenheim en février.
Quant au graffiti « ZOG » pour
« Zionist Occupation Govern-
ment » (théorie antisémite sur
l’existence d’un complot juif), il a
été inscrit il y a un an sur l’une des
tombes vandalisées du cimetière
israélite d’Herrlisheim.
« La théorie du mineur qui a bu
et qui ne sait pas ce qu’il fait serait
une erreur de lecture », estime
Christian Libert, le maire de
Quatzenheim. « Ça ne tient pas »,
approuve son homologue de
Rohr, qui reçoit chaque année de-
puis cinq ans une mise en garde
de la préfecture l’invitant à se
méfier des rassemblements XXL
de néonazis allemands, notam-
ment à la date anniversaire de la
mort d’Hitler, qui, « traqués »
dans leur pays d’origine, louent
des salles municipales en Alsace-
Moselle sous des prétextes falla-
cieux pour se réunir ou organi-
ser des concerts.
En février 2015, cinq mineurs
ont été interpellés puis condam-
nés à des peines de huit à dix-huit
mois de prison avec sursis pour
avoir profané 300 tombes du ci-
metière de Sarre-Union (Bas-
Rhin). On les a d’abord crus alcoo-
lisés et non politisés avant de
mettre en lumière leurs motiva-
tions haineuses. Quatre ans
après les faits, lors d’une exper-
tise judiciaire, « leur antisémi-
tisme patent » a été de nouveau
révélé, assure Maurice Dahan, du
Consistoire. « Ils se défendent en
disant : “vous”, entendez les juifs,
“faites tout ça [une action en ré-
paration des dommages] que
pour de l’argent” ! »
De l’ancienne synagogue de
Quatzenheim, il reste une mai-
son à colombages qui abrite un lo-
gement et un bureau d’architecte.
De l’ancienne école confession-
nelle juive subsiste une maison
aux murs bleus occupée par un
couple et ses enfants. De la com-
« La présence
de l’extrême
droite est ici
très ancienne
et continue
d’exister »
JEAN-YVES CAMUS
chercheur
munauté juive, qui représentait
autrefois près de 70 % de la popu-
lation, il ne reste qu’une famille.
Dans la forêt de tombes recou-
vertes de mousse qui composent
la partie ancienne de cet autre ci-
metière juif, il ne reste rien des
tags antisémites qui ont recou-
vert 80 sépultures en février,
juste des carrés blancs, ultimes té-
moignages de l’outrage nettoyé,
effacé. Dans ce petit village d’un
peu moins de 800 habitants, per-
sonne n’a rien vu, rien entendu.
Travail « de mémoire »
« Ça s’est passé la nuit, un soir clair
de demi-lune, ils n’avaient même
pas besoin de lampes torches, et à
cette heure-là, tout le monde
dort ! », déclare Josette Prim, ad-
jointe au maire, dont la maison a
vue sur le cimetière. « Tout se sait
dans les petits villages, c’est donc
impossible que ça vienne de chez
nous », martèle le maire, Chris-
tian Libert. « Nous ne sommes pas
complices !, lance Pierre Geist, le
maire de Westhoffen. J’ai activé
tous mes réseaux, aucune infor-
mation ne remonte. Face à la sus-
picion, une douzaine de person-
nes se sont spontanément présen-
tées pour me jurer qu’elles
n’avaient rien vu. »
« La plupart de ces cimetières
sont très anciens et par essence
peu fréquentés, ce qui en fait des
cibles “faciles” », souligne le poli-
tologue, Jean-Yves Camus. C’est la
raison d’être du projet des
Veilleurs de mémoire. Face à la
multiplication des profanations,
une vingtaine de bénévoles – non
juifs – issus des villages concer-
nés se sont déjà engagés dans le
Haut-Rhin depuis un an. Leur
mission ? « Signaler toute anoma-
lie sur les cimetières israélites et
leurs abords », est-il énoncé dans
une charte.
Le dispositif est en cours d’ins-
tallation dans le Bas-Rhin. Profes-
seurs, retraités, pasteur… Ils ne
sont pas là pour se substituer aux
forces de l’ordre, mais pour assu-
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
Des tombes
vandalisées,
le 19 février, à
Quatzenheim
(Bas-Rhin).
FREDERICK FLORIN/AFP
« La communauté
juive locale
s’est effacée
de la mémoire
des jeunes »
LAURENCE JOST-LIENHARD
professeure
d’histoire-géographie
rer une présence et les prévenir
en cas d’activité suspecte. « Plus
largement, il s’agit aussi, en impli-
quant les populations locales, de
lutter contre la haine et d’éveiller
les consciences alsaciennes », pré-
cise Frédéric Bierry, président (LR)
du conseil départemental du Bas-
Rhin. Même si, pour l’instant, peu
de jeunes se présentent.
Face à la déconnexion d’une
partie de la jeunesse avec son his-
toire locale, tous plaident pour un
travail « de mémoire », qui doit al-
ler bien au-delà de la visite du
camp de concentration alsacien
du Struthof. « Aujourd’hui, on ne
peut plus faire appel aux témoins
directs car ils ont presque tous dis-
paru, rappelle Frédéric Bierry. Il
faut trouver d’autres moyens de
sensibiliser. » « Il s’agit de rendre
l’histoire à nouveau palpable », in-
siste le grand rabbin Weill.
C’est ce que Laurence Jost-Lien-
hard a entrepris. Voilà quatre ans
que cette professeure d’histoire-
géographie du lycée Adrien-Zel-
ler de Bouxwiller, situé à une
quarantaine de kilomètres au
nord de Strasbourg, a décidé de
se plonger – et ses élèves avec –
dans les archives administratives
de l’établissement scolaire. Ega-
lement maire du petit village voi-
sin de Bosselshausen, elle a passé
des dizaines d’heures à dé-
pouiller des centaines d’envelop-
pes – la première année avec une
classe de littéraires, la seconde
avec des élèves de langue régio-
nale d’Alsace, la troisième et la
quatrième années avec une
classe de sciences et technolo-
gies du management et de la ges-
tion – pour retracer l’histoire de
Maurice Bloch, un ancien profes-
seur du lycée déporté à Aus-
chwitz par le convoi 62 du 20 no-
vembre 1943 et décédé trois jours
plus tard.
« La communauté juive locale
s’est effacée de la mémoire des jeu-
nes, constate-t-elle. A travers ces
recherches, j’aborde le sujet non
pas en faisant un cours des reli-
gions, mais en entrant par l’his-
toire locale – pas forcément tou-
jours très reluisante –, en utilisant
le patrimoine local, en ren-
contrant des membres de la com-
munauté juive, en entrant dans
une synagogue, en incarnant l’his-
toire… » De ce long travail est né
un documentaire d’une ving-
taine de minutes intitulé Kaddish
pour un prof. Plus de cent élèves
sont crédités au générique. Au ly-
cée désormais, tout le monde
parle de « Maurice ». « En re-
construisant sa vie, on lui a re-
donné son humanité. » p
louise couvelaire
14 | sports
Johannes Boe,
monarque absolu
du biathlon
Avec deux victoires ce week-end
au Grand-Bornand, le Norvégien
confirme son hégémonie
BIATHLON
le grand-bornand
D
(haute-savoie) - envoyé spécial
u grand Boe au Grand-
Bornand. Impérial sur
les skis, le Norvégien
Johannes Boe a rem-
porté presque sans coup férir, di-
manche 22 décembre, la première
mass start de l’hiver dans la sta-
tion haut-savoyarde, troisième
étape de la Coupe du monde de
biathlon. Il confirme son règne
sans partage sur la discipline,
puisque avec ce cinquième succès
individuel depuis le début de la
saison, le Scandinave est plus que
jamais leader du général, devant
son frère Tarjei et les Français
Quentin Fillon Maillet et Martin
Fourcade.
Johannes Boe aura fait course
seul pratiquement dès le départ
de cette épreuve de 15 km et quatre
tirs (deux couché, deux debout),
l’épreuve reine du biathlon, réser-
vée aux trente meilleurs mon-
diaux. Imposant un train d’enfer à
ses poursuivants, Boe s’est
échappé kilomètre après kilomè-
tre. Auteur d’un quasi-sans-faute –
une seule balle manquée au pre-
mier tir debout –, il a éteint tout
suspense pour s’offrir son
deuxième succès en trois courses
au Grand-Bornand, une station
qui décidément lui réussit (deux
victoires lors de la précédente édi-
tion en 2017).
C’est, du reste, à un match Fran-
ce-Norvège auquel les 19 000
spectateurs massés dans les tribu-
nes et au bord de la piste ont as-
sisté, sous un mélange de pluie et
de neige. Aux six premières pla-
ces, trois Norvégiens et trois Fran-
çais : les deux nations confirment
qu’elles sont, cette saison, les pla-
ces fortes du biathlon mondial
masculin.
Ce qui frappe chez Johannes
Boe, c’est son niveau sur les skis,
« stratosphérique » pour certains,
qui lui autorise quelques jokers
sur le pas de tir. « Quand on t’an-
nonce dès le premier intermé-
diaire que t’es deuxième à 7 secon-
des de Johannes, ça fait toujours
mal », reconnaît Emilien Jacque-
lin, heureux deuxième diman-
che au Grand-Bornand devant
Johannes Boe,
au Grand-
Bornand,
le 21 décembre.
JEAN-PIERRE CLATOT/AFP
Tarjei, l’aîné des frères Boe.
Martin Fourcade (5e de la course)
semblait, lui, résigné. « Johannes
était clairement un ton au-dessus
aujourd’hui [dimanche], il a mon-
tré à tout le monde qu’il est imbat-
table, pour l’instant », s’incline le
quintuple champion olympique,
toujours en quête de la dynami-
que de son bon début de saison.
Congé paternité
« Il avait une glisse de folie, de très
bons skis », explique Siegfried Ma-
zet, l’entraîneur français de la Nor-
vège. Le Drômois, ancien coach
des Bleus, proche de Fourcade, sa-
voure : « Quand vous avez le
meilleur skieur du plateau et les
meilleurs skis du jour, ça devient
compliqué pour les autres. »
Peu à son aise à Sjusjoen, lors
des sélections norvégiennes, loin
d’être impérial à Ostersund
(Suède) pour l’ouverture de la sai-
son, début décembre, Johannes
Boe, depuis, marche sur la con-
currence. Vainqueur de quatre
des cinq dernières courses, il dé-
gage une déconcertante impres-
sion de facilité, une fluidité sur la
piste, sans le moindre rictus de
douleur, quand ses adversaires
franchissent l’arrivée à plat ven-
tre, hors d’haleine. Un peu
comme Fourcade, il y a deux ans,
quand il dominait encore outra-
geusement le circuit.
On voit mal qui pourrait empê-
cher l’ogre norvégien de soulever
un deuxième gros globe de cristal,
après son triomphe de l’hiver der-
nier. Sauf que le biathlète de
26 ans a annoncé faire l’impasse
en janvier 2020 (à Oberhof et Ruh-
polding, en Allemagne, et Po-
kljuka, en Slovénie), pour cause de
paternité. Soit un total de six cour-
ses individuelles manquées, qui
pourrait peser lourd fin mars, au
moment de faire les comptes.
Siegfried Mazet a sorti la calcu-
lette. Malgré le retrait des deux
moins bons résultats de la saison
– octroyé à chaque biathlète –,
Une densité inédite chez les Bleus
Quatre Français figurent dans les sept premiers du classement
général de la Coupe du monde de biathlon
M artin Fourcade un jour,
Simon Desthieux le
lendemain, puis Quen-
tin Fillon Maillet et, maintenant,
Emilien Jacquelin… « L’équipe de
France, c’est un peu le calendrier de
l’Avent, chaque jour y en a un qui
fait une perf, c’est ce qui fait notre
force », s’amuse le dernier
nommé, deuxième, dimanche
22 décembre, de la mass start du
Grand-Bornand derrière le Norvé-
gien Johannes Boe.
Jugez plutôt : quatre Français fi-
gurent aux sept premières places
du classement général de la Coupe
du monde. Seuls 24 points sépa-
rent le premier Bleu, Quentin
Fillon Maillet (« QFM ») du qua-
trième, Emilien Jacquelin. Une
densité jamais vue en équipe de
France, plus habituée aux lea-
derships de Raphaël Poirée, entre
1999 et 2007, puis Martin Four-
cade, entre 2011 et 2017.
Depuis le début de la saison de la
Coupe du monde, les Bleus ont
successivement enchaîné les po-
diums : « QFM » trois fois sur « la
boîte » à Ostersund et au Grand-
Bornand, Desthieux et Jacquelin
deux fois, respectivement à Oster-
sund et Hochfilzen et à Hochfil-
zen et au Grand-Bornand.
Seul le taulier Martin Fourcade a
débloqué le compteur des victoi-
res, lors de l’individuelle d’Oster-
Johannes Boe devra, selon lui,
prendre le départ d’« au moins une
course individuelle » sur la période
puis aligner les podiums, voire les
victoires, s’il veut défendre ses
chances. L’intéressé assure « ne
pas penser au classement géné-
ral », réservant son retour pour les
championnats du monde d’An-
tholz-Anterselva (Italie), du 13 au
23 février.
Intox ? Les principaux rivaux du
rouquin norvégien, eux, n’en dé-
mordent pas, c’est lui le favori.
« Johannes est le seul à décider s’il
a envie d’aller chercher ce gros
globe, je ne suis pas trop inquiet
sur le fait qu’il ne devrait pas man-
quer tant de courses que ça », con-
fie Martin Fourcade.
« Johannes
était clairement
un ton au-dessus
aujourd’hui,
il a montré qu’il
est imbattable,
pour l’instant »
MARTIN FOURCADE
quintuple champion
olympique
sund, deuxième épreuve de la sai-
son. Depuis, le Norvégien Johan-
nes Boe a fait main basse sur les
lauriers. « Il y a un gros match en-
tre la Norvège et la France. On ar-
rive à peu près à rivaliser, mais on
n’a pas les victoires, observe, frus-
tré, l’entraîneur de l’équipe de
France, Vincent Vittoz. C’est très
bien d’être sur le podium, mais
quand on fait du haut niveau, on
cherche l’excellence. » « En tout cas,
nuance l’ancien champion du
monde de ski de fond, c’est une
bonne chose d’avoir ce groupe. »
« C’est l’effet Martin »
Un groupe dans lequel Martin
Fourcade ne fait plus figure de lea-
der indiscutable depuis que, l’hi-
ver dernier, il a terminé à une piè-
tre 12e place, peu conforme à son
statut. Décomplexés, Quentin
Fillon Maillet et Simon Desthieux
en avaient profité pour affirmer
leurs ambitions, et finir la saison
respectivement 3e et 4e mondiaux.
« C’est l’effet Martin, on l’a côtoyé,
on sait ce qu’on doit atteindre au
quotidien pour aller chercher
l’excellence, explique Simon Des-
thieux. C’est ce qui fait
qu’aujourd’hui on a une densité
folle en équipe de France. »
« J’ai énormément de respect
pour Martin, pour sa carrière,
ajoute Emilien Jacquelin. Quel-
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
Le principal danger pour Johan-
nes Boe pourrait bien être son
frère, toujours invité à la « céré-
monie des fleurs » depuis le début
de la saison. Le benjamin en a
d’ailleurs fait son héritier putatif.
La menace pourrait également ve-
nir de la « légion française » qui,
avec quatre représentants dans les
sept premiers du général (Quen-
tin Fillon Maillet, Martin Four-
cade, Simon Desthieux et Emilien
Jacquelin dans cet ordre), n’a ja-
mais paru aussi armée.
Seulement, comment renverser
le monarque absolu du biathlon ?
Emilien Jacquelin refuse de se ren-
dre. « Je pense qu’il faut prendre des
risques, il faut le prendre à son jeu
sur les skis. Essayer de partir plus
vite que lui, ça peut le déstabiliser »,
souligne, avec l’insolence due à
son âge (24 ans), le benjamin de
l’équipe de France, qui, porté par
ses bons résultats récents, « ne [se]
fixe plus aucune limite ».
Mais la Norvège de Siegfried Ma-
zet a les moyens de riposter. Elle a
raflé cinq des six courses dispu-
tées cette semaine au Grand-Bor-
nand. Et Johannes Boe a trouvé sa
reine en la personne de Tiril Ec-
khoff, qui a signé un tonitruant tri-
plé dans la station bornandine. Le
sacre au pied des Aravis fut total. p
nicolas lepeltier
qu’un qui a cinq titres olympiques
et sept globes de cristal, ce n’est pas
quelqu’un de normal. Après, on ne
se fait aucun cadeau, on est tous
capables maintenant dans l’équipe
de truster les premières places. » A
l’image de la 6e place de la pour-
suite, samedi, remportée au
sprint par le minot des Bleus sur
son aîné.
Le quintuple champion olympi-
que, qui annoncera à la fin de la
saison s’il poursuit ou non sa car-
rière jusqu’aux Jeux olympiques
de Pékin en 2022, dresse pour
l’instant un bilan individuel ni
bon ni mauvais. Sur la concur-
rence au sein des Bleus ? « C’est
bon pour le relais. C’est une bonne
chose de répondre présent devant
notre public. »
Mais ce qui fait aujourd’hui la
force collective de l’équipe pour-
rait aussi causer son malheur. Si
aucun leader ne s’impose, les
Français pourraient continuer à se
partager les points distribués en
Coupe du monde. Et c’est Tarjei
Boe, frère de Johannes, qui pour-
rait faire le plein. Quant à ce der-
nier, il pourra pouponner tran-
quille (il a prévu une coupure à la
naissance de son premier enfant,
en janvier). A son retour aux affai-
res, il devrait être à portée de cara-
bine de ses principaux rivaux. p
n. le.
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE | 15
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019

737 MAX : l’effet domino pour les fournisseurs

Une centaine de sociétés travaillent en France pour Boeing, dont un tiers pour le moyen-courrier cloué au sol

L’
arrêt de la production
du 737 MAX pour au
moins deux mois à par-
tir de janvier 2020, an-
noncé lundi 16 décembre par
Boeing, va fortement toucher
l’ensemble du secteur aéronauti-
que. Toute la filière d’équipemen-
tiers et de fournisseurs du
moyen-courrier de l’avionneur
américain est en état d’alerte,
alors que l’immobilisation du
737 MAX depuis la mi-mars, après
deux crashs qui ont coûté la vie à
346 passagers et membres d’équi-
page, a déjà eu des conséquences
économiques négatives.
Le motoriste Safran qui fournit
en exclusivité les moteurs du
MAX avec CFM International, sa
société commune avec l’améri-
cain General Electric, a décidé de
ralentir la cadence. Le groupe, di-
rigé par Philippe Petitcolin, va « ré-
duire au moins de moitié sa pro-
duction » de LEAP-1B, le moteur
qui équipe le 737 MAX, et ce pen-
dant « soixante jours ». Mais le mo-
toriste prévient déjà qu’il « adap-
tera son niveau de production à ce-
lui de Boeing ». En pratique, Safran
pourrait « réduire la voilure » en-
core plus drastiquement.
Un coup dur pour le groupe
français, qui est le fournisseur le
plus exposé. Cette crise lui coûte
300 millions d’euros de trésorerie
par trimestre. Comme les avion-
neurs, les motoristes sont, en ef-
fet, payés par les compagnies aé-
riennes principalement lors de la
livraison des appareils. Une
source de revenus tarie depuis
que le MAX est cloué au sol par les
autorités de régulation de l’avia-
tion. Avec l’allongement de la du-
rée d’immobilisation du Boeing,
et même l’arrêt de sa production,
le trou se creuse. Désormais, l’im-
pact financier pour Safran pour-
rait se monter à 200 millions
d’euros par mois.
Si Safran a les reins assez solides
pour supporter l’arrêt des lignes
d’assemblage de son principal
client, qu’en est-il des autres four-
nisseurs du MAX ? En France, une
Pour le motoriste
Safran, l’impact
financier pourrait
se monter à
200 millions
d’euros par mois
centaine de sociétés – Thales, La-
técoère, Daher, LISI Group, Crou-
zet, Aubert & Duval… –, regrou-
pées au sein de la Boeing French
Team, travaillent pour l’avion-
neur américain dont une tren-
taine pour le 737 MAX. D’ailleurs,
certains fournisseurs n’exclu-
raient pas d’avoir recours à des
mesures de chômage technique.
Ce sont les entreprises « très in-
vesties dans la production du mo-
teur LEAP-1B » que Safran a décidé
de surveiller. Le motoriste re-
doute en effet qu’elles fassent les
frais de la crise du MAX et lui fas-
sent défaut lorsque Boeing déci-
dera de reprendre la production
de son moyen-courrier.
Bataille de régulateurs
« Il n’y a aucune raison de s’affoler.
La chaîne de fournisseurs s’adap-
tera », tempère la direction de LISI
Group. Certes, la société, installée
dans la région de Belfort et qui Des fuselages pour les Boeing 737 MAX sont entreposés à Wichita (Kansas), le 17 décembre. NICK OXFORD/REUTERS
produit des pièces de fixations de
structures et d’autres pour les
bords d’attaque des aubes de souf- pour l’heure, d’impact sur l’em- de la certification du 737 MAX, mois, raconte un cadre dirigeant légales, versées par le Royaume-
flantes des moteurs LEAP de Sa- ploi. Confiante, la direction veut l’AESA se montrerait désormais français, avant de donner son feu Uni, la France, l’Allemagne et l’Es-
fran, a souffert du « gel de la pro- croire que les pertes actuelles se- très pointilleuse. Elle exigerait vert à une modification mineure pagne à Airbus. En avril 2020,
duction du MAX ». Elle prévoit « un ront rattrapées « quand la produc- « une certification de niveau qua- sur une pièce anodine d’un avion l’OMC devrait cette fois autoriser
manque à gagner de 20 millions à tion du MAX redémarrera ». tre, la plus élevée », raconte un produit en Europe. Aujourd’hui, l’Union européenne à taxer à son
30 millions d’euros en 2020 ». Une Outre l’incertitude quant à une grand patron d’un fournisseur de le secteur s’interroge sur le temps tour lourdement les exportations
perte pour l’instant compensée reprise de la production du premier rang. Un zèle qui retarde- qu’il lui faudra pour certifier, par américaines. Une sanction en ré-
« par une progression de 9 % de son 737 MAX, l’ensemble du secteur rait le retour en vol du Boeing. exemple, les futurs avions et héli- ponse aux 18 milliards de crédits
chiffre d’affaires », le groupe tra- s’inquiète de l’affrontement entre D’ailleurs, la compagnie améri- coptères d’Airbus. d’impôts, assimilables à des sub-
vaillant pour les trois grands de les organes de régulation de caine United Airlines a repoussé à Pour beaucoup, la tension entre ventions, dont a bénéficié Boeing.
l’aéronautique que sont Safran, l’aviation. juin 2020 cette hypothèse. La ré- la FAA et l’AESA n’est que l’illustra- Une condamnation qui devrait
Airbus et Boeing. Pour les pro- Aux dires d’un des grands noms plique de la FAA ne s’est pas fait tion du conflit qui oppose Boeing tomber au pire moment pour le
chains mois, LISI Group annonce du secteur, une bataille en cou- attendre. Par mesure de rétor- et Airbus. En octobre, l’Organisa- constructeur américain, pile lors-
qu’il va « suivre le rythme de pro- lisse aurait déjà commencé entre sion, l’agence américaine veut, tion mondiale du commerce que le 737 MAX pourrait être auto-
duction de Safran ». La société ne l’Agence européenne de la sécu- elle aussi, prendre tout son temps (OMC) a autorisé les Etats-Unis à risé à reprendre ses vols commer-
mettra en place que des « mesures rité aérienne (AESA) et son pen- pour certifier les composants aé- imposer des droits de douane de ciaux et donc à être facturé aux
d’ajustement » et « ralentira sa pro- dant américain, la FAA. Echaudée ronautiques fabriqués par les in- 6,9 milliards d’euros. Une ré- compagnies aériennes. p
duction », mais ne prévoit pas, par les errements de la FAA lors dustriels européens. Elle a pris six ponse aux subventions, jugées il- guy dutheil

Le succès des jeux de société trash pour adultes et ados

Les fabricants historiques se lancent sur ce créneau en plein essor, sans y associer leur marque afin de ne pas détériorer leur image

J’ ai été gênée par un cadeau

coquin. J’ai déjà fantasmé
sur mon boss. J’ai dit “Je
t’aime” sans le penser… »
Les cartes du jeu de société Yeah
Nope, sorti mi-septembre, ne
sont pas à mettre en toutes les
mains. Malgré les paillettes do-
rées sur sa boîte, très tentantes
pour les enfants dans les maga-
sins de jouets, il est conseillé
aux plus de 18 ans. Derrière ce jeu
d’action-vérité, la société… Ra-
vensburger, plus connue des pa-
rents pour ses boîtes de puzzles.
« Il n’y a pas notre logo sur la
boîte car cela pouvait perturber
notre consommateur habituel,
mais celui de Fishtank, une autre
de nos marques. C’est la première
fois que l’on fait un jeu de société
pour adultes », précise Laurent
Cochet, directeur marketing de
Ravensburger, qui réalise un
quart de son chiffre d’affaires
dans les jeux de société.
Idem pour le jeu Limite Limite,
vendu à 80 000 exemplaires
en 2018. Sorti en 2014, il ne sem-
ble ne pas avoir de proprié-
taire connu, du moins sur sa
boîte. Or il fait partie depuis
mai 2019 du catalogue des jeux
Dujardin, l’éditeur du Mille bor-
nes et du Cochon qui rit. Evi-
demment « déconseillé aux
moins de 18 ans », comme indi-
qué sur l’emballage, compte tenu
de la vulgarité de certaines de
ses formulations.
Et Dujardin ne compte pas s’ar-
rêter là. Après la sortie en novem-
bre de Tu ris tu perds, destiné
aux plus de 16 ans, Langue de
bitch, un jeu de tests, arrivera
dans les rayons en 2020. « Il y a
un vrai phénomène sur le jeu
adulte », constate Corinne Derud-
der, directrice générale de TF1
Games Dujardin, avant d’ajouter
« pour jouer un quart d’heure, pen-
dant l’apéro ». Tous surfent en fait
sur le succès du jeu de questions-
réponses Blanc-manger coco,
destiné aux plus de 16 ans. Sorti
en 2014, il a dépassé le million
d’exemplaires vendus.
« Une tendance plus éphémère »
Ce tout nouveau segment des pro-
duits ados-adultes fait saliver les
fabricants historiques de jeux de
société. Dans le prolongement des
jeux d’ambiance, popularisés ces
dernières années par le Dobble et
le Time’s up !, est apparue cette
« nouvelle tendance, plus trash,
qui sera probablement plus éphé-
mère », estime Philippe Bernard,
directeur général de Goliath
France, qui a décliné son jeu Shit
Happens à partir de 13 ans, dans
une édition « 50 nuances de shit »
destinée aux 18 ans et plus. Chez
JouéClub, on a même « créé dans
le catalogue une catégorie “Club
gaming” qui met en avant les jeux
de société destinés aux ados et aux
adultes », précise Jacques Baudoz,
président du distributeur. « Nous
avons fait attention à la disposition
en rayon, avec des implantations
séparées des jeux destinés aux
enfants », ajoute Rodolphe Brondy,
responsable des achats des villa-
ges JouéClub. Chez King Jouet, « on
voit de plus en plus d’adolescents
qui viennent en magasin », observe
Philippe Gueydon, directeur géné-
ral de l’enseigne.
Les jeux d’ambiance transgres-
sifs répondraient, aux dires des
fabricants, au besoin des jeunes
adultes de décompresser. Ils
contribuent surtout à la forte
croissance des ventes du secteur
des jeux de société. L’institut NPD
avait calculé que, en 2017, un jouet
sur dix achetés était destiné à un
adulte, parmi lesquels des jeux
de société. « En 2018, les adultes
français ont acheté pour eux-mê-
mes plus de 3,7 millions de boîtes de
jeux, soit une progression de 30 %
par rapport à 2017 », explique NPD.
Un tiers des jeux pour adultes
sont achetés par les plus de 35 ans.
Depuis quelques années, le jeu
de société, tout public confondu,
a le vent en poupe. Il est plébiscité
par les familles pour sa convivia-
lité face à la passion des jeunes
pour les jeux vidéo et les applica-
tions sur smartphone. Et il est
passé, en quelques années, d’un
fonctionnement sur de très lon-
gues parties à des durées de jeu
très courtes. Aujourd’hui, c’est
même l’une des catégories les
plus dynamiques du marché du
jouet, selon NPD : une croissance
des ventes de 13 % (en valeur) sur
les neuf premiers mois de l’an-
née, là où l’ensemble du marché
du jouet n’a progressé que de 1 %.
La France est d’ailleurs le plus
gros marché des jeux de société
en Europe. Avec un chiffre d’af-
faires de 342 millions d’euros
en 2018 (+ 8 % depuis 2017) et
plus de 19 millions de boîtes ven-
dues, contre 250 millions d’euros
au Royaume-Uni et 246 millions
en Allemagne.
Même l’offre y est pléthorique.
« Il y a plus de 1 000 nouveautés en
jeu de société lancées chaque
année, constate M. Cochet. Nous
avons sorti en juillet le jeu de stra-
tégie Villainous, où l’on doit incar-
ner un méchant de Disney. On l’a
présenté six mois à l’avance. C’était
comme si on annonçait un nouvel
Amélie Nothomb. 150 000 person-
nes sont venues le voir sur le salon
des jeux de société de Cannes, et il y
avait la queue sur le stand rien que
pour un prototype. »
Pour écouler toutes leurs nou-
veautés, les fabricants comptent
aussi sur l’élargissement des cir-
cuits de distribution, avec notam-
ment des bars à jeux, les ventes du-
rant les festivals et le recours aux
petites boutiques spécialisées. p
cécile prudhomme
16 | économie & entreprise 0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019

DOSSIER

A
vec leurs pimpants paquets-
cadeaux au pied du sapin,
leurs copieux festins et leurs
décorations jetables, les fê-
tes se traduisent générale-
ment par une montagne de
déchets de 20 % supérieure au reste de l’an-
née en France. Ce Noël verra-t-il le grand re-
tour de la chaussette en laine, ou l’adoption
massive du furoshiki, cet art japonais qui
consiste à envelopper les objets offerts dans
du tissu ? Au quotidien, du moins, les Fran-
çais l’assurent : préoccupés par les questions
de gaspillage et d’emballage, ils sont de plus
en plus nombreux à se tourner vers l’achat
en vrac. Un foyer sur deux a fait entrer au
moins un produit de ce type dans sa cuisine,
sa buanderie ou sa salle de bains en 2019.
Cette pratique s’étend, selon le cabinet d’étu-
des Kantar, à « toutes les strates de la popula-
tion et à tous les profils ».
« Pour réduire mes déchets, je m’approvi-
sionne depuis près d’un an en lessive, savon li-
quide et graines dans un magasin en vrac, où
je trouve aussi un film en cire d’abeilles pour
remplacer le plastique, et des carrés déma-
quillants lavables à base d’épeautre », témoi-
gne Laurence Usunier, une paysagiste pari- Dans un magasin Biocoop, à Paris, le 28 mars. CHRISTOPHE MORIN/IP3 PRESS/MAXPPP
sienne. Equipée de sacs en tissu, de boîtes et
de bidons vides, elle se rend régulièrement
dans un magasin Day by day proche de son
bureau, dans le quartier des Batignolles.

La fréquentation des 59 points de vente de
cette enseigne, qui se présente comme le pre-
mier opérateur de « vrac du placard » dans
l’Hexagone, témoigne d’« une demande ex-
trêmement forte », d’après Didier Onraita, le
cofondateur de Day by day. L’engouement se
manifeste « aussi bien du côté des clients que
des candidats à notre franchise et des commu-
nes, favorables à notre implantation ». Si bien
que ce réseau, parti de zéro en 2013, fait le pari
de doubler de taille dans les deux ans.
DES CROISSANCES « À DEUX CHIFFRES »
Ses ambitions ne surprennent pas le reste de
la filière, fédérée, depuis 2016, au sein de Ré-
seau Vrac. Selon les calculs de cette associa-
tion, le marché vient de franchir la barre du
milliard d’euros (hors fruits et légumes),
cette année. Soit un doublement en l’espace
de deux ans. Des croissances « à deux chif-
fres », annoncées de Carrefour à Auchan, en
passant par Biocoop, confirment cette dé-
mocratisation du vrac. L’adoption reste un
peu plus marquée chez les personnes les
plus sensibles à l’environnement, au sein
des foyers aisés et dans les métropoles, pré-
cise l’Observatoire société et consommation
(l’Obsoco). Mais sa directrice associée, Véro-
nique Varlin, souligne que « les valeurs de
l’économie circulaire, dans lesquelles s’inscrit
le vrac, sont de plus en plus partagées ».
C’est en regardant la télévision que Célia
Rennesson, la cofondatrice de Réseau Vrac, a
elle-même eu le déclic, en comprenant « que
faire entrer chez soi tous ces produits précondi-
tionnés, à la source de gaspillage et de déchets
qu’il faudra jeter, retraiter ou brûler, est une
aberration ». A l’écran, Béa Johnson expliquait
comment réduire les déchets de sa famille à
un bocal de moins d’un litre par an, tout en
réalisant des économies. Cette Française, ins-
tallée en Californie, est surnommée « la pa-
pesse du zéro déchet », depuis la publication
de son livre, Zéro déchet (traduit en français,
Un second souffle pour les bocaux en verre
sa transparence n’est pas étran-
gère à sa nouvelle jeunesse. Parce qu’il
n’aurait rien à cacher, le bocal en verre
est redevenu, ces dernières années,
un symbole du « bien manger ». Il
trône fièrement chez les adeptes du
fait-maison. Il passe sans se faire prier
du fourneau à la table de certains res-
taurants. A présent, c’est au tour des
« vraqueurs » de le détourner de sa
fonction première, la fabrication de
conserves. Une aubaine pour la mar-
que française Le Parfait, créée il y a
près de quatre-vingt-dix ans, à Reims,
par les Verreries mécaniques champe-
noises, pour se distinguer des grands
concurrents d’alors, Le Meilleur ou
Le Pratique.
« L’engouement pour le vrac ne draine
qu’une petite part de notre activité,
mais cette tendance, assez forte depuis
La vogue du vrac
Les Français, soucieux de l’environnement, testé à Paris, lors de la conférence mondiale
sur le climat (COP 21), à Paris, en 2015. Le ma-
sont de plus en plus nombreux à tenter de se passer gasin Biocoop Anti Déchets Nation, un nou-
des emballages. Le marché est en plein essor. veau concept urbain zéro plastique et zéro
déchet, inauguré en mai dans la capitale,
Mais l’offre est peu diversifiée et les produits pousse l’expérience plus loin. Des fruits et lé-
gumes, des produits frais et des bocaux en
demeurent trop chers verre complètent l’offre.
Thibaud Ronfard, l’ancien consultant en
audit à l’origine de cette ouverture, n’a rien
d’un doux rêveur. Il veut « démontrer que
l’on peut faire toutes ses courses en vrac » et
en apprendre davantage au contact de ses
en 2013, par les éditions Les Arènes). Un best- de groupe chargée du vrac, au sein d’Auchan, clients. Principale découverte depuis six
seller devenu la bible des « vraqueurs » et des « de plus en plus de convergence entre les clien- mois ? « On ne fait pas ses courses chez nous
néo-épiciers qui se lancent à leur conquête. tèles du bio et du vrac ». L’enseigne créée par parce qu’il s’agit de vrac, mais parce que les
O Bocaux, à Bordeaux, Mme Bocal Gérard Mulliez a été la première, en 2002, à produits répondent aux attentes : ils sont
& M. Vrac, à Cholet (Maine-et-Loire), Dose de introduire le vrac dans un hypermarché, à bons, bio, souvent locaux, et les producteurs
sens, à Nantes, Le Verre doseur, à Vannes, Noyelles-Godault, dans le Pas-de-Calais. « ON PEUT À LA FOIS sont bien rémunérés, c’est un ensemble. »
Lou’vrac, dans l’Ardèche, Au P’tit Poids, en
Alsace… Ces épiceries aux noms évocateurs
Au départ, il s’agissait surtout de riposter à
l’arrivée du hard-discount. Les résultats ont
SE DISTINGUER, ARNAQUES
poussent comme des champignons dans les été mitigés. Dix-sept ans plus tard, le con- GAGNER Tous les représentants de la grande distribu-
villes et les villages français. Quelques-unes sommateur fuit les pesticides et le plastique. tion défilent dans ce magasin pour voir ce
choisissent l’itinérance, allant de marché en Les silos de céréales, de pâtes ou de cookies DE L’ARGENT qui va leur tomber dessus. L’interdiction du
marché, certains s’en remettent à Internet. migrent donc eux aussi vers le territoire du plastique est pour 2040, ils le savent depuis
Début décembre, Réseau Vrac recensait bio, où les ventes en vrac explosent (+ 51 %
ET CHANGER ce mois-ci. La date vient d’être votée par les
353 de ces spécialistes. Ils ne sont plus les au cours des dix premiers mois de 2019). LE MONDE » députés dans le cadre de l’examen du projet
seuls à se pencher sur le sujet. Cela fait bien Plus militant, le réseau Biocoop compte de loi pour une économie circulaire.
vingt ans que le retour du vrac est annoncé. faire basculer ses clients et entraîner le mar- MARK CONSTANTINE « Quand on a soixante ans d’investissement
Mais cette fois semble la bonne. ché dans son sillage. Il proposera 50 % de fondateur de Lush industriel et d’organisation derrière soi, les
Avant de vivre son grand moment, le bio produits non emballés ou en emballages réu- choses ne se changent pas du jour au lende-
n’a-t-il pas connu, lui aussi, des hauts et des tilisables à l’horizon 2025. Le vrac pèse déjà main », souligne Bertrand Swiderski, le di-
bas ? Ce parallèle, distributeurs et marques 11,9 % du chiffre d’affaires de 2019, et il conti- recteur du développement durable de Carre-
l’ont aujourd’hui en tête. Tout le monde cons- nue à progresser (+ 17 % sur les douze der- four. Les magasins de son groupe sont toute-
tate d’ailleurs, comme Isabelle Saluden, chef niers mois). Un premier format avait été fois « prêts à accompagner le décollage du
vrac, ce qui n’était pas le cas il y a encore trois
ans ». D’autres se mettent en ordre de ba-
taille : un espace Day by day a pris ses quar-
tiers, cet été, dans un magasin Cora, à Er-
mont, dans le Val-d’Oise.
deux ou trois ans, contribue à faire en- « Bocal en troc », lancée sur Facebook vrac ». Réfrigérateurs, congélateurs, Au sein de cette offre en plein essor, les
trer nos bocaux dans les maisons », in- par la marque en juin. plats préparés : les révolutions succes- Français regrettent de ne pas retrouver les
dique Christian Pradel, le directeur Pour un produit aussi rustique, tout sives dans la conservation des ali- produits qu’ils consomment déjà, note l’Ob-
commercial et marketing de la mar- nouveau débouché est bon à prendre. ments ont failli avoir raison de la mar- soco. Les marques, dont la naissance est inti-
que, qui termine l’année sur une note Hormis sa rondelle de caoutchouc, à que. Dans les années 1990, les bocaux mement liée à celle des emballages, ont
positive. Son chiffre d’affaires, d’une renouveler de temps en temps, le bo- ne subsistent qu’à la campagne. longtemps considéré que ce territoire n’était
quarantaine de millions d’euros, a cal de conserve ne connaît pas l’obso- Fragilisées, les Verreries mécaniques pas pour elles. Ce n’est pas l’avis du britanni-
ainsi progressé de 5 % à 10 % en France. lescence programmée et peut passer champenoises sont passées du giron que Lush, qui a lancé ses cosmétiques hauts
de main en main pendant des années de BSN (futur Danone), qui les avait ac- en couleur en se passant presque totale-
Zéro déchet au sein d’une famille, entre voisins ou quises en 1988, à celles du groupe ver- ment de packaging, dès sa création, en 1995.
Plusieurs signaux confirment cet « ef- entre amis. Lourd et creux, il ne se rier américain Owens-Illinois en 2004. « On peut à la fois se distinguer, gagner de
fet vrac ». Les demandes de personna- transporte pas facilement en revan- La fabrication, restée en France, s’est l’argent et changer le monde », martèle le co-
lisation pour des épiceries spéciali- che et s’exporte peu, limitant les ven- doucement redressée depuis, grâce au fondateur du groupe Mark Constantine,
sées dans ce type de produits affluent tes hors de France de la marque à 10 %. retour des bocaux dans la grande dis- chiffres à l’appui.
au siège du Parfait. Les apôtres du zéro Selon Christian Pradel, parvenir à tribution. Dans la verrerie de Puy- Dans le parfum, par exemple, le flacon et
déchet raffolent de cet objet à la sil- vendre, d’une année sur l’autre, Guillaume, située au milieu des vol- son bouchon pèsent pour les deux tiers du
houette ventrue. En couverture des li- 20 millions de bocaux passe inévita- cans du Puy-de-Dôme, la production coût de fabrication. « En enlevant toutes ces
vres, sur les blogs et les chaînes consa- blement par « la conquête de nou- est ainsi passée, en une dizaine d’an- couches, on peut redonner une partie de la
crés à ces questions, le bocal est star. veaux adeptes de la conserve ou le dé- nées, de 17 millions à 20 millions de valeur à nos clients et une partie à l’entre-
Le vrac s’immisce également dans les veloppement de nouveaux usages, tels pièces. Le verre fait de la résistance. p prise, tout en économisant des tonnes de
conversations de la communauté que le transport et la conservation du n. ba. plastique. » Mark Constantine regrette de ne

0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
« QUAND ON A
SOIXANTE ANS
D’INVESTISSEMENT
INDUSTRIEL ET
D’ORGANISATION
DERRIÈRE SOI,
LES CHOSES NE SE
CHANGENT PAS DU
JOUR AU LENDEMAIN »
BERTRAND SWIDERSKI
directeur du développement
durable de Carrefour
pas avoir inspiré les ténors des cosmétiques.
Ce n’est pas tout à fait vrai. Pionniers des
fontaines et des recharges, les parfums Mu-
gler (cédés, en octobre, par Clarins à L’Oréal)
poursuivent l’expérience depuis 1992, imi-
tés, à présent, par Lancôme.
Le pari reste cependant difficile à tenir. Par
le passé, des points de vente spécialisés ont
fermé et diverses expériences ont tourné
court. Des tests de l’allemand Henkel, avec
sa lessive liquide Le Chat, de l’américain
Procter & Gamble et du néerlando-britanni-
que Unilever dans les assouplissants, ou du
français Triballat Noyal dans le yaourt sont
restés sans suite. Les clients sont-ils prêts, à
présent, à faire l’effort, en matière de par-
cours d’achat comme de porte-monnaie ?
« IL FAUT DES BRAS »
Changer ses habitudes peut se révéler chro-
nophage, et les produits ne sont pas néces-
sairement moins chers. Sur les réseaux so-
ciaux, certains dénoncent des arnaques au
vrac, vendu plus cher que l’équivalent empa-
queté. Compare-t-on des choux et des carot-
tes ? Une chose est sûre : dans l’esprit du con-
sommateur, un produit débarrassé de son
emballage doit être moins cher. « Il ne peut
pas l’être, pourtant », explique Didier On-
raita, chiffres à l’appui. Ses magasins em-
ploient, selon lui, deux fois plus de person-
nel qu’un point de vente bio et près de trois
fois plus qu’une grande surface. « Il n’y a pas
36 000 solutions, il faut des bras », selon lui,
pour remplir et nettoyer les silos, assister les
clients et peser la marchandise.
« Pour que le vrac se diffuse largement, il
faut parvenir à proposer des produits compé-
titifs, peut-être en mutualisant les frais d’as-
sistance à la vente entre marques du même
univers », suggère Christophe Audouin, le di-
recteur général des Prés rient bio. Dans cette
filiale atypique du groupe Danone, c’est l’un
des principaux défis sur lesquels il travaille.
Son distributeur réfrigéré de yaourt bio sous
la marque Faire bien a attiré les foules dans
le Day by day parisien où il a été testé pen-
dant quinze jours, cet été. « On a vendu 80 kg
en deux semaines, soit dix fois plus que ce
qu’on fait dans un gros hypermarché avec le
même produit vendu en pots par quatre »,
confie M. Audouin.
Ce nouveau vrac, qui s’appuie sur un éco-
système composé de commerçants, de pro-
ducteurs, d’ingénieurs ou de logisticiens,
n’a, en tout cas, rien d’un simple retour en
arrière. Il attire des start-up, telle Jean Bou-
teille, une PME de 27 personnes installée à
Lille. Son modèle dernier cri de fontaines à
produits liquides est rempli de capteurs. Il
analyse les ventes, alerte sur les stocks en
temps réel et gère la recharge et la traçabi-
lité. Après le chantier de la bière, terminé
en 2019, elle est en train de résoudre, pour
2020, le casse-tête de la pâte à tartiner et de
la confiture, des produits très attendus.
APPORTER SON CONTENANT
La nouvelle doseuse de cosmétiques de Co-
Zie intéresse, elle, la grande distribution, les
parapharmacies, les circuits bio et des mar-
ques de cosmétiques. Cette machine a été
développée par cette autre jeune pousse lil-
loise, faute d’avoir trouvé une solution toute
prête pour garantir l’hygiène et la traçabilité
de ses produits de soins en vrac. Sa présence
devrait vite s’étendre à 500 magasins.
Une nouveauté plus « low-tech » pourrait se
révéler tout aussi décisive. A l’instar des pa-
niers et cabas en tissu, ressortis après l’inter-
diction des sacs de caisse en plastique. Le
consommateur pourra bientôt se rendre, en
principe, avec son Tupperware ou son bocal
dans tous les commerces proposant des pro-
duits non préemballés. Un amendement en
L’achat en vrac, une pratique courante qui a créé un marché
53 %
des Français ont
acheté en vrac
au cours des
12 derniers mois
Produits plus sains et naturels
Mais, limité à certains produits et magasins, ce marché est toujours résiduel
Produits achetés en vrac, en % de personnes interrogées (plusieurs réponses possibles)
Légumes secs
Fruits secs (lentilles, haricots)
11 %
9%
Boissons Lessive, produits ménagers
6%
Cosmétiques, produits de beauté
ce sens, porté par Réseau Vrac, a été voté dans
le cadre de l’examen en cours de la loi pour
une économie circulaire.
Carrefour a pris les devants. Depuis mars,
ses clients peuvent tendre leurs contenants
aux vendeurs à la coupe. Ces 3 000 à
4 000 employés ont été formés à tarer les ré-
cipients, après avoir vérifié qu’ils étaient
secs, propres, transparents et munis d’un
couvercle. « Au départ, il y a eu des loupés,
certains conservaient les vieux réflexes et
mettaient le Tupperware du client dans un
sac en plastique avant de le lui rendre, ra-
conte Bertrand Swiderski. A présent, on vient
chercher cette possibilité chez nous, cela fidé-
lise certains consommateurs. »
La vente en vrac ne supprime certes pas
tous les emballages. Ces derniers restent né-
cessaires pour transporter le produit du lieu
de production jusqu’au magasin, et de ce-
lui-ci jusque chez le consommateur, rappelle
le Conseil national de l’emballage. Dans un
rapport de 2012, l’Agence de l’environne-
ment et de la maîtrise de l’énergie appelait à
chiffrer les bénéfices de ce système « a priori
vertueux pour la planète ». Un acte bénéfique
ou une fausse bonne idée ? Le vrac figure en
tout cas de plus en plus dans la liste des pe-
tits gestes individuels que les Français sont
prêts à faire pour la planète. Ceux qui pren-
nent l’avion pour passer les fêtes au bout du
monde pourront toujours essayer de se faire
pardonner en se convertissant à ce mode
d’achat en 2020. p
nadine bayle
Un marché en forte croissance
Pour quelles raisons les consommateurs ont-ils acheté en vrac ?
En % (plusieurs réponses possibles)
Avoir la quantité voulue
Utiliser moins d’emballages
Acheter plus de variétés
en petites quantités
17 %
15 %
Produits moins chers
Graines Riz, pâtes Céréales
8%
Produits d’hygiène
2%
Autres
« Il y a tout un écosystème à recréer »
franck cochoy est sociologue,
professeur à l’université Toulouse-
Jean-Jaurès et membre de l’Institut
universitaire de France.
Rêver à nouveau d’un monde
sans emballage a-t-il un sens ?
Cela reviendrait à imaginer une
économie sans médiation, et cela
n’existe pas. L’emballage est une
enveloppe matérielle qui protège,
d’un point de vue sanitaire, logisti-
que, mais aussi réglementaire.
C’est aussi un espace d’inscription
d’informations et de communica-
tion. Il ne faut donc pas oublier les
multiples services rendus, même si
certains plastiques se retrouvent à
présent dans la nature et ruinent
l’image de la filière. On doit aussi
rappeler le rôle joué par le packa-
ging dans l’avènement du capita-
lisme moderne. Jusqu’à l’arrivée du
carton, à la fin du XIXe siècle aux
Etats-Unis, les producteurs ven-
daient leurs denrées, rapidement
périssables, sur leur seul marché
local. Et la fraude était courante :
des qualités différentes se retrou-
vaient mélangées au sein du vrac.
Les choses ont changé quand les in-
dustriels américains ont pu appo-
économie & entreprise | 17
1 200
Estimation du marché du vrac
en France, en millions d’euros
850
54 %
53 %
39 %
470
150
200
100 110
2013 2016 2019
Pourquoi certains consommateurs n’achètent-ils pas en vrac ?
En % de personnes interrogées (plusieurs réponses possibles)
« Les marques que je consomme
habituellement ne vendent pas en vrac »
60 %
« Les magasins que je fréquente
ne proposent pas de produits vendus en vrac »
54 %
« Ce n’est pas commode »
42 %
« Ça revient plus cher »
39 %
« Ce n’est pas hygiénique »
35 %
« On ne sait pas trop ce que l’on achète »
33 %
Autres
5%
Part du vrac dans le marché des produits de grande
consommation en France, en %
0,75 %
0,1 %
2013 2019
Infographie : Marianne Boyer, Maxime Mainguet
SOURCES : RÉSEAU VRAC, OBSERVATOIRE DU RAYON VRAC,
OBSOCO, KANTAR, NIELSEN (DONNÉES HORS FRUITS ET LÉGUMES)
ser leur nom sur leurs corn-flakes de la publicité, pour imposer le
et les acheminer d’un bout à l’autre packaging.
du pays. L’emballage a soutenu le
développement des grandes entre- Faut-il voir dans l’essor actuel
prises, donné naissance aux mar- du vrac un retour en arrière ?
ques et permis l’avènement de la Le vrac qui s’invente doit corres-
traçabilité. pondre à tout ce que le consomma-
teur est en droit d’attendre en ter-
Comment ce bouleversement mes de garantie de qualité et de
a-t-il été accueilli par protection sanitaire. En réalité, le
les consommateurs ? vrac n’existe plus à proprement
Avec le vrac, les gens avaient l’ha- parler, en dehors des fruits et légu-
bitude de regarder, de toucher, de mes. Sa distribution passe par une
sentir, voire de goûter les pro- réinvention des instruments de
duits ; c’est ce que j’appelle le ré- mise en marché des produits, qui
gime du « tasting ». L’emballage a intègre la communication de mar-
coupé cet accès par les sens ; on est que. On utilise des bacs, des silos,
alors entré dans l’ère du « testing ». des distributeurs, des fontaines, des
Pour la première fois dans l’his- récipients consignables, des gants,
toire, les modes d’évaluation repo- des pelles… Ce processus prend
saient sur un goût industrialisé et place dans un magasin, dans une
délégué, sur une qualité standardi- enseigne, qui sont eux-mêmes des
sée et sur une description détaillée contenants et des marques. Ainsi,
de la composition. L’emballage a, vous n’achetez pas du riz en vrac,
par ailleurs, cassé la fluidité de mais un riz basmati bio sélectionné
l’achat en imposant des quantités par votre point de vente Biocoop. Il
prédéfinies. Il a aussi suscité une ne s’agit donc pas d’enlever simple-
méfiance. Si l’on ne pouvait pas ment des couches d’emballages. Il y
voir dans la boîte, qu’avait-on à ca- a tout un écosystème à recréer, sans
cher ? Il y a donc eu d’énormes réti- oublier de faciliter la logistique et la
cences au départ. Il a fallu un siècle vie du consommateur. p
d’efforts des industriels, et l’aide propos recueillis par n. ba.
18 | économie & entreprise 0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019

L’automobile allemande se prépare à une saignée

Bousculé notamment par la conjoncture, le secteur devrait perdre plus de 100 000 emplois d’ici à 2030

berlin - correspondance Sans surprise, cette dégradation

E
n cette période de fin
d’année, l’automobile al-
lemande n’a guère le
cœur à la fête. Certes, il y a
bien eu, ces dernières semaines,
quelques nouvelles encouragean-
tes pour ce secteur qui occupe une
place de choix dans l’économie du
pays. Ainsi, le 6 décembre, Daim-
ler célébrait un nouveau record
personnel : en novembre, les ven-
tes mondiales de sa marque, Mer-
cedes-Benz, avaient dépassé le
seuil des 200 000 véhicules com-
mercialisés en un mois. Le cons-
tructeur allemand, et ses deux
grands rivaux, BMW et le groupe
Volkswagen (VW), sont en passe
de terminer l’année au plus haut.
Le 11 décembre, l’agence fédérale
de l’automobile KBA annoņçait
un autre record, cette fois-ci sur le
marché national : entre janvier et
novembre 2019, 1,026 million de
4 × 4 ont été commercialisés en
Allemagne. C’était, là encore, un
cap symbolique franchi pour la
première fois. Et une tendance se
confirme : en dépit des controver-
ses récurrentes à propos de leur
bilan écologique, les ventes de
4 × 4 ont bondi de plus de 100 000
unités chaque année depuis 2015
outre-Rhin.
« Récession »
Elles accaparent désormais 31 %
d’un marché national en expan-
sion : selon la fédération des
constructeurs automobiles alle-
mands (VDA), l’année 2019 de-
vrait se solder sur une hausse de
4 % des ventes de voitures neu-
ves. Le VDA pronostique que
3,57 millions d’automobiles se-
ront commercialisées dans le
pays cette année. C’est le meilleur
chiffre depuis 2009.
Mais, en dépit de ces quelques
bonnes surprises, 2019 aura été,
en réalité, un millésime bien mé-
diocre pour ce secteur. Toujours
selon la fédération allemande, le
marché automobile mondial de-
vrait se contracter de 5 % cette an-
née, sur fond de baisse des ventes
Sur une ligne
de production
Volkswagen
à Dresde,
en mai
2018. MATTHIAS
RIETSCHEL/REUTERS
globales en Chine et d’atonie du
commerce mondial.
Et, en Allemagne, les effets de
cette morosité sont déjà bien per-
ceptibles. Ainsi, selon une étude
de l’université de Duisburg-Essen
publiée le 16 décembre, la produc-
tion de voitures devrait diminuer
pour la troisième année consécu-
tive, pour atteindre 4,67 millions
d’unités. « L’industrie automobile
mondiale est en récession, analyse
Ferdinand Dudenhöffer, auteur
de l’étude. Cela a un impact direct
sur la production allemande. »
Avec une baisse de 8,7 % par rap-
port à 2018, le nombre de voitures
sortant des usines allemandes re-
tombera à son plus bas niveau de-
puis 1996, souligne l’expert.
Les prévisions pour 2020 ne
sont guère réjouissantes. Compte
tenu d’un nouveau repli de 1 %
des ventes mondiales, outre-
Rhin, la production devrait en-
core s’enfoncer, avec à peine
4,5 millions d’automobiles as-
semblées, soit tout de même
1,25 million de moins qu’en 2016,
selon l’étude de M. Dudenhöffer.
Et, cette fois, les constructeurs
allemands ne pourront pas comp-
ter sur leur marché national pour
se consoler : selon le VDA, celui-ci
devrait afficher un recul de 4 %,
avec seulement 3,43 millions de
nouvelles voitures sur les routes
allemandes. « La concurrence se
durcit, les vents contraires se ren-
forcent », déplorait, le 4 décembre,
Bernhard Mattes, le président du
VDA. « L’utilisation des capacités a
diminué, les contrats de travail à
durée déterminée ne sont pas re-
nouvelés et le chômage partiel est
de retour », a-t-il poursuivi.
L’année qui s’achève a été syno-
nyme de saignée pour l’emploi
dans ce secteur. En 2018, le nom-
bre de salariés de l’industrie auto-
mobile allemande avait culminé à
834 000, son plus haut niveau de-
puis 1991. Mais, les uns après les
autres, constructeurs et équipe-
mentiers ont annoncé des plans
de réduction d’emploi.
Fin novembre, Audi actait sa dé-
cision de se séparer, d’ici à 2025, de
9 500 salariés en Allemagne, soit
15 % de ses effectifs dans le pays.
Trois jours plus tard, Daimler an-
nonçait à son tour 10 000 sup-
pressions d’emplois d’ici à 2022. Et
contrairement à Audi, qui a pro-
mis de ne recourir à aucun licen-
ciement, Daimler n’exclut pas
cette possibilité, ainsi que des dé-
parts en préretraite. BMW a dé-
cidé, lui aussi, de rayer des milliers
s’est propagée aux équipemen-
tiers. Continental, le premier
fournisseur automobile mondial,
veut supprimer 20 000 postes en
dix ans, dont 7 000 outre-Rhin.
Chez Bosch, de même que chez
son concurrent bavarois Brose, il
y aura plus de 2 000 départs dans
les deux prochaines années. Plus
vulnérables, plusieurs petits four-
nisseurs ont déjà mis la clé sous la
porte. En juillet, la faillite d’Eisen-
mann, près de Stuttgart, a coûté
leur emploi à 3 000 salariés.
Coût de l’électrification
Les années à venir seront diffici-
les pour l’industrie automobile
allemande, qui négocie un coû-
teux virage vers l’électrique. VW,
Daimler et BMW rivalisent d’in-
vestissements, en dizaines de
milliards d’euros, pour produire
des modèles électriques dans les
prochaines années.
Pour financer ces projets fara-
mineux, ils doivent impérative-
ment réduire les coûts, et donc la
main-d’œuvre. Mais leurs usines
du futur seront moins deman-
deuses en personnel. « En Allema-
gne, il y aura 250 000 suppressions
d’emplois dans la production d’au-
tomobiles classiques dans les dix
prochaines années, mais seule-
Avec une baisse de ment 125 000 créations de postes
8,7 % par rapport dans l’automobile électrique, pré-
dit Ferdinand Dudenhöffer. Cela
à 2018, le nombre se traduit donc par un solde de
de voitures sortant 125 000 destructions d’emplois. »
Néanmoins, malgré ces années
des usines d’outre- de vaches maigres en perspective
Rhin va retomber pour les constructeurs alle-
mands, les experts ne sont pas
à son plus bas inquiets quant à leur avenir. « Je
niveau depuis 1996 suis relativement confiant dans la
capacité de l’industrie automo-
bile allemande à continuer à jouer
de postes. Et au sein du groupe un rôle dominant dans le mon-
VW, premier constructeur mon- de », déclare Stefan Bratzel, direc-
dial et propriétaire d’Audi, un plan teur du Center of Automotive
de restructuration prévoit d’ores Management (CAM) de Bergisch-
et déjà 23 000 suppressions d’em- Gladbach. « A condition, bien en-
plois en Allemagne. Il n’y a pas de tendu, que les constructeurs réus-
répit en vue. « Cette tendance sera sissent le passage à l’électrique »,
plus prononcée en 2020 », prévient concède-t-il. p
Bernhard Mattes. jean-michel hauteville

P HA R M AC I E
Sanofi lance son OPA
sur la biotech
Argentine : une loi d’urgence économique face à la crise
californienne Synthorx
Le français Sanofi a annoncé, Les mesures incluent hausses d’impôts, primes pour les familles les plus vulnérables et coup de pouce aux PME
lundi 23 décembre, le lance-
ment de son offre publique
d’achat pour acquérir la tota- buenos aires - correspondante rappelle Agustina Gallardo, éco- M. Fernandez mise, pour sa part, carte bancaire. Appelé PAIS fert de la crise économique – l’ac-

lité des actions ordinaires en
circulation de l’entreprise ca-
lifornienne Synthorx au prix
de 68 dollars par action. Ce
qui valorise approximative-
ment Synthorx à 2,5 milliards
de dollars (2,25 milliards
d’euros). Le rachat de la bio-
tech californienne avait été
officialisé début décembre
par le géant pharmaceutique
français. – (Reuters.)
CO M M ER C E
Chine : baisse de droits
de douane au 1er janvier
Le gouvernement chinois a
annoncé, lundi 23 décembre,
une série de baisses de droits
de douane sur un grand
nombre de produits techno-
logiques ou alimentaires.
Parmi les 859 produits con-
cernés au 1er janvier, la viande
de porc surgelée voit ses
taxes à l’importation passer
de 12 % à 8 %. Cette décision
intervient alors que l’empire
du Milieu fait face depuis
août 2018 à une épidémie de
peste porcine africaine qui a
décimé son cheptel et fait
doubler les prix du porc, la
viande la plus consommée
dans le pays. D’autres pro-
duits comme les fromages,
certains types de noix et de
poissons sont également
concernés. – (AFP.)
I
l lui aura fallu moins de
quinze jours. Alberto Fernan-
dez, investi président de l’Ar-
gentine le 10 décembre, a réussi à
faire adopter en un temps record
son plan d’urgence économique,
baptisé « loi de solidarité sociale
et de réactivation productive ».
« Nous devons tous nous effor-
cer de remettre sur pied cette Ar-
gentine que nous aimons tant », a
déclaré le président de centre
gauche vendredi 20 décembre,
sur Twitter, pendant les débats
sur le projet de loi au Congrès. La
session au Sénat, qui a duré plus
de dix heures, était conduite
pour la première fois par Cristina
Fernandez de Kirchner (à la tête
du pays de 2007 à 2015). Elue vice-
présidente au côté d’Alberto Fer-
nandez, elle assure également,
comme l’établit la Constitution
argentine, la fonction de prési-
dente du Sénat.
Le texte, qui a été approuvé à
41 voix contre 23 au Sénat, devait
être promulgué lundi 23 décem-
bre par le gouvernement. Il con-
tient plusieurs mesures d’ur-
gence devant permettre à l’Argen-
tine de faire face à la crise écono-
mique et sociale qui secoue le
pays depuis 2018. « Ce gouverne-
ment a une position idéologique
bien différente de celle de Mauricio
Macri. Mais il arrive au pouvoir
dans des conditions très difficiles,
nomiste au sein du cabinet de sur une relance de la croissance à (« pays » en espagnol – « Pour une tivité industrielle du pays a subi
conseil Contexto. Toute la ques- travers la stimulation de la con- Argentine inclusive et soli- le pire recul au monde entre 2016
tion est de savoir de quelle marge sommation et une meilleure re- daire »), cet impôt vise à freiner la et 2019, selon de récentes estima-
de manœuvre va vraiment dispo- distribution des richesses. Des fuite des capitaux, qui s’est accé- tions de l’ONU –, le gouverne-
ser M. Fernandez pour mettre en primes exceptionnelles vont être lérée depuis 2018. ment péroniste prévoit un coup
place ces mesures. » octroyées aux retraités et aux fa- La mesure vient s’ajouter au de pouce pour les PME, en rédui-
Mauricio Macri, l’ex-président milles les plus vulnérables. Près contrôle des changes mis en sant les charges patronales et en
de centre droit (2015-2019), qui a de 2 millions de personnes – sur place par l’administration de leur offrant la possibilité de réé-
contracté une lourde dette les 44 millions que compte le Mauricio Macri en septembre, chelonner le remboursement de
auprès de bailleurs internatio- pays – recevront également des qui limite les achats de devises leurs dettes. Le secteur agricole
naux (parmi lesquels le Fonds bons alimentaires. étrangères à 200 dollars (soit qui, lui, se porte plutôt bien, sera
monétaire international – FMI), 180,45 euros) par personne et par en revanche davantage taxé : les
avait mis en place un plan d’aus- « Incertitude sur les retraites » mois. « Cela peut avoir plusieurs impôts sur les exportations de
térité qui a fortement affecté le La loi de solidarité sociale prévoit effets : encourager les économies soja vont être relevés de 30 % à
pouvoir d’achat des Argentins. aussi une hausse des impôts sur en pesos, ce qui reste peu attractif 33 %. Ceux sur les exportations
Aujourd’hui, près de 40 % des ha- le patrimoine des Argentins les pour les Argentins, au vu de la de blé et de maïs passeront de
bitants vivent sous le seuil de plus aisés. Mesure-phare de ce forte volatilité de la monnaie. Ou 12 % à 15 %.
pauvreté, le chômage a forte- texte : une taxe de 30 % sera mise inciter les Argentins à dépenser Le texte laisse aussi le champ li-
ment augmenté, et le taux d’in- en place sur l’achat de devises leur argent dans le pays », indique bre au gouvernement pour gérer
flation atteint 52 % sur les douze étrangères et sur les paiements et Agustina Gallardo. Près de 70 % la question de la dette de l’Argen-
derniers mois. retraits faits à l’étranger avec une des revenus dégagés par l’impôt tine. Celle-ci s’élève à quelque
PAIS doivent être utilisés pour fi- 330 milliards de dollars (297 mil-
nancer des programmes sociaux. liards d’euros), soit près de 90 %
Le pays en « défaut de paiement virtuel » Le gouvernement Fernandez, du PIB, dont 44 milliards auprès
qui a suspendu l’indexation des du FMI. Le Congrès a autorisé le
L’Argentine est en « défaut de paiement virtuel », a confirmé, retraites sur l’inflation pour les gouvernement Fernandez à réé-
dimanche 22 décembre, son président Alberto Fernandez, deux six prochains mois, a annoncé chelonner les remboursements
jours après avoir différé au mois d’août le remboursement de travailler sur un nouveau mode et, vendredi 20 décembre, l’exécu-
9 milliards de dollars (8,2 milliards d’euros) de dette libellée en de calcul. « Il y a une grande incer- tif a annoncé le report du paie-
dollars. Une décision qui avait incité les agences d’évaluation titude sur la question des retraites, ment, initialement prévu au pre-
financière Fitch et Standard & Poor’s a abaissé la note attribuée qui seront augmentées de ma- mier semestre 2020, de 9 mil-
à la dette du pays. « Ce n’est pas pareil qu’en 2001, mais oui ça y nière ponctuelle, par décret, désor- liards de dollars de bons du Tré-
ressemble », a affirmé le chef de l’Etat dans un entretien avec la mais, précise ainsi Agustina Gal- sor. Les agences de notation
chaîne America TV. Cette année-là, le pays avait plongé dans la lardo. Mais engager une réforme Standard & Poor’s et Fitch ont im-
plus grave crise économique de son histoire après s’être déclaré des retraites serait complexe dans médiatement dégradé la note de
en défaut de paiement sur sa dette publique. « A ce moment-là, ces circonstances, et sans doute l’Argentine, considérant que le
on avait 57 % de taux de pauvreté, aujourd’hui 41 %. On avait une impopulaire. » pays se trouve à présent en « dé-
dette sur laquelle nous faisions défaut, aujourd’hui c’est un défaut Concernant les entreprises ar- faut sélectif ». p
de paiement virtuel », a-t-il poursuivi. gentines, qui ont fortement souf- aude villiers-moriamé
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
Les mystères de la
« révolution » roumaine
bucarest - envoyés spéciaux
D
ans l’Europe de 2019, il est
assez rare de pouvoir ren-
contrer un homme inculpé
de crimes contre l’huma-
nité dans une grande villa
entretenue et sécurisée sur
fonds publics, en plein cœur d’une capitale.
C’est pourtant bien le cas, à Bucarest, de
Gelu Voican Voiculescu, ancien vice-premier
ministre du gouvernement de transition
roumain parvenu au pouvoir à la mort du
dictateur Nicolae Ceausescu, en décem-
bre 1989. A 78 ans, M. Voiculescu dirige l’Ins-
titut de la révolution de décembre 1989
(IRRD), chargé d’entretenir la mémoire de la
chute du communisme. Pour le rencontrer,
le visiteur doit d’abord franchir une grille
surveillée par un gardien, puis pénétrer
dans une bâtisse ancienne, entièrement
consacrée à cette période de l’histoire du
pays. Même les anciennes étables ont été
transformées en salle de réunion avec dra-
peau national et photos d’archives.
Il nous a fallu parlementer ferme pour dé-
crocher un rendez-vous. « Et vous avez eu de
la chance de pouvoir entrer, c’est un institut
fantôme qui reste fermé à la plupart des cher-
cheurs », explique Raluca Grosescu, histo-
rienne spécialiste de la justice postcommu-
niste à l’université de Bucarest. A l’intérieur
du bâtiment principal, Gelu Voican Voicu-
lescu reçoit dans son bureau à moulures et
haut plafond, à gauche du bel escalier. En
face se dressent les portes, souvent closes,
d’un autre bureau : celui du président de
l’institut, Ion Iliescu, 89 ans, premier diri-
geant du pays à la chute du communisme,
qui refuse désormais les interviews et multi-
plie les séjours à l’hôpital.
Trente ans après avoir dirigé ensemble le
Front du salut national, les deux hommes
veillent au strict respect de leur version de
l’histoire. Une version où ils ont les beaux rô-
les, ceux de sauveurs du pays, de révolution-
naires assez courageux pour avoir fait
vaciller puis tomber le dictateur au pouvoir
depuis 1965. Au sein de l’institut, une petite
équipe d’historiens se charge, sous leur con-
trôle, d’alimenter cette thèse. Petre Roman,
ancien premier ministre du Front du salut
national, figure lui aussi au conseil d’admi-
nistration de l’institut. En revanche, le prési-
dent de la principale association de victimes
de cette période trouble n’y siège pas. Il pour-
suit Iliescu en justice et sa désignation, en oc-
tobre 2018, a été refusée par l’IRRD, au motif
qu’il ne possède pas de certificat de révolu-
tionnaire – un papier qu’il a toujours refusé
Trente ans après la chute
du dictateur Ceausescu, le pays
continue de s’interroger sur
l’origine des violences commises
durant les semaines décisives
de décembre 1989
de demander, affirmant qu’il avait été créé
par Iliescu pour récompenser ses proches.
Iliescu est ici un héros auquel « les Rou-
mains doivent presque tout » pour avoir
« changé la face de leur pays en quelques jours
avec une poignée d’inconnus », comme le ré-
sume son bras droit, M. Voiculescu, au cours
du bref entretien accordé, avec réticence, au
Monde. « Je vous ai déjà tout dit par e-mail et
je ne veux pas fournir des éléments suscepti-
bles d’être retournés contre moi », insiste-t-il.
La raison de cette inquiétude ? Un gros carton
calé sur une chaise qu’il pointe du doigt avec
colère. A l’intérieur, un dossier d’accusation,
des milliers de pages qui prétendent l’exact
inverse de sa version de l’histoire.
« DES TIRS CHAOTIQUES ET FRATRICIDES »
D’après ces documents, ni lui ni M. Iliescu ne
seraient des héros, mais d’anciens apparat-
chiks, calculateurs au possible, parvenus à
leurs fins en 1989, après avoir planifié une
« vaste opération de diversion et de désinfor-
mation » destinée à créer une « psychose gé-
néralisée marquée par des tirs chaotiques et
fratricides ». Autrement dit, ils auraient en-
tretenu le chaos pour apparaître comme les
seules personnes à même de stabiliser le
pays. A l’époque, ces tirs avaient fait
862 morts. D’où leur inculpation, aujour-
d’hui, pour crimes contre l’humanité.
Entre leur version et celle du fameux car-
ton, un abîme toujours béant : les événe-
ments de 1989 furent-ils une vraie révolu-
tion ou s’agissait-il d’un coup d’Etat savam-
ment mené ? L’énigme continue de déchirer
le pays. S’il n’existe pas de version consen-
suelle de la chute sanglante du Conducator
Ceausescu, on peut tenter de résumer de ma-
nière factuelle ce que l’on sait, à ce jour, de la
seule transition violente d’ex-Europe de l’Est.
Tout commence à la mi-décembre 1989,
alors que le mur de Berlin est tombé depuis
plusieurs semaines. Dans la foulée des mou-
vements est-allemands, mais aussi tchécos-
lovaques, hongrois et polonais, les premières
horizons | 19
Sur la place centrale
de Bucarest,
fin décembre 1989.
CHRISTOPHER PILLITZ/CORBIS VIA GETTY IMAGES
manifestations anticommunistes roumai-
nes sont durement réprimées par Ceausescu,
réputé pour sa paranoïa. Mais, le 22 décem-
bre 1989, au lendemain d’un discours où il se
fait huer avec sa femme, Elena, le couple est
contraint de fuir, avant d’être arrêté, dans des
circonstances toujours troubles, à une cin-
quantaine de kilomètres de Bucarest. Jugés
lors d’un procès expéditif le 25 décembre, ils
sont tous deux exécutés.
Dans le même temps, le chaos règne dans le
pays. Les différentes factions de l’armée et de
la police politique, la Securitate, se tirent des-
sus en pleine rue. Beaucoup de simples ci-
toyens sont ciblés par de mystérieux snipers,
à l’image de Dan Dorin, 37 ans, parti travailler
le 23 décembre mais jamais revenu chez lui.
Sa femme, Eugenia Duta, raconte avoir dû
faire le tour des morgues de la capitale avant
de pousser la porte de l’hôpital Floreasca. « Il
se trouvait dans la salle des “corps non identi-
fiés”, se souvient-elle, les larmes aux yeux.
On lui avait tout volé, il n’y avait plus rien dans
ses poches, même pas sa carte d’identité. »
Au même moment, un autoproclamé
Front du salut national prend le pouvoir
autour d’Ion Iliescu. A l’image de son chef,
beaucoup de ses membres ne sont pas des
révolutionnaires venus de la rue, mais d’an-
ciens cadres du régime, de retour après être
« TRANSFÉRER tombés en disgrâce. Les violences durent
LA RECHERCHE jusqu’à la fin décembre, avant que le Front
parvienne à asseoir sa mainmise sur le pays.
DE LA VÉRITÉ Ion Iliescu se fait élire président en
mai 1990, puis réélire en 1992 et en 2000. A
AUX PROCUREURS l’issue de son dernier mandat, en 2004, il
fonde son institut sur mesure.
A ÉTÉ UNE Pendant toutes ces années, lui et sa forma-
MAUVAISE IDÉE » tion politique, créée sur les cendres de l’ex-
Parti communiste – le Parti social-démo-
MADALIN HODOR crate (PSD) –, n’ont cessé de freiner la justice
historien dans ses tentatives de faire la lumière sur la
séquence de décembre 1989, ainsi que sur un
autre épisode sombre de la « révolution », en
juin 1990 : la répression de manifestations
d’opposants par des mineurs proches du
nouveau pouvoir amenés par train dans la
capitale. Des événements qui firent six
morts et sont restés dans les mémoires sous
le nom de « minériades ».
« Il y a eu une continuité importante du sys-
tème militaire, policier et de renseignement
pour protéger ceux qui ont été impliqués dans
les violences », résume l’historienne Raluca
Grosescu. Le meilleur exemple en est le pro-
fil de Dan Voinea, le premier magistrat ap-
pelé, en 2005, à se pencher sur la question de
la responsabilité d’Iliescu. Avant d’hériter
de ce dossier, M. Voinea avait été procureur
militaire sous le communisme, puis procu-
reur lors du procès expéditif des époux
Ceausescu… « Personne ne m’a jamais de-
mandé de partir », lâche tout naturellement
cet homme rond et chaleureux lorsqu’on lui
demande comment il a pu rester en fonc-
tions d’une époque à l’autre.
Avec sa veste en cuir et sa carrure impres-
sionnante, ce retraité de 69 ans ne cache pas
sa vision toute particulière du parquet.
D’après lui, c’est une « institution politisée ».
Il n’a pas eu le temps de finir son travail : es-
timant qu’il n’enquêtait pas sérieusement,
ses supérieurs l’ont mis d’office à la retraite
en 2008. Ensuite, le dossier s’est perdu entre
procureurs militaires et civils, avant que
la Cour européenne des droits de l’homme,
saisie par les associations de victimes,
condamne la Roumanie dans plusieurs ar-
rêts entre 2010 et 2014.
Trente ans après la « révolution », au cré-
puscule de la vie d’Iliescu, la justice roumaine
tente laborieusement de rattraper son retard.
Vendredi 29 novembre, la Cour de cassation
de Bucarest a enfin ouvert formellement le
procès du duo Iliescu-Voiculescu en audi-
tionnant des centaines de parties civiles,
dont Eugenia Duta. « On m’a demandé de fixer
un montant pour être dédommagée, indique-
t-elle. Mais comment évaluer la douleur
d’avoir perdu un mari et de vivre trente ans
en pensant à lui ? » Ni Iliescu ni Voiculescu
n’étaient présents. « C’est une procédure ab-
surde et aberrante, un simulacre » organisé
« par les gens qui ont pourtant profité du sang
des martyrs », s’emporte ce dernier. Et de
répéter sa version des jours sanglants de
1989 : « C’était la pagaille, nous étions au
pouvoir, mais nous ne l’exercions pas. »
Dans le combat judiciaire qui l’attend,
M. Voiculescu peut compter sur la confusion
de la justice roumaine. Alors qu’il est égale-
ment inculpé, avec M. Iliescu, dans le dossier
des « minériades », l’heure du procès est en-
core très lointaine : les juges ont renvoyé tout
l’acte d’accusation aux procureurs pour
réexamen et nul ne sait combien de temps
cela peut prendre. « Nous avons des procu-
reurs incompétents et méchants », se plaint
pour sa part Petre Roman, mis en cause,
comme eux, dans l’affaire des « minériades ».
Le dossier de la révolution, bouclé à la va-
vite par l’ex-procureur général Augustin La-
zar avant son départ à la retraite, au prin-
temps 2019, présente lui aussi des signes de
faiblesse, de l’aveu même de son successeur à
la tête du parquet. Sans compter le débat sur
les chefs d’accusation… « “Crimes contre l’hu-
manité”, c’est un artifice destiné à contourner
la prescription, mais il est très discutable
en l’absence d’éléments qui prouvent par
exemple une attaque systématique contre un
groupe de personnes spécifiques », estime
Madalin Hodor, historien à l’institut des ar-
chives de la Securitate. Raluca Grosescu se
montre plus optimiste : « Cela peut marcher si
on arrive à prouver qu’Iliescu a organisé une
attaque orchestrée contre les opposants. »
« UNE BLESSURE OUVERTE »
« Vous ne pouvez pas inventer des motifs d’in-
culpation parce que vous n’en avez pas
d’autres de disponibles ; la théorie du coup
d’Etat ne tient pas, s’étrangle en retour Petre
Roman. Iliescu n’est peut-être pas un héros,
mais il a assuré une bonne transition. Ses
seules erreurs ont été d’avoir refusé de gou-
verner avec les dissidents et de témoigner de-
vant les procureurs. »
Cette farouche opposition entre des cadres
de la transition soucieux, depuis trente ans,
de contrôler au plus près le roman national et
des procureurs longtemps entravés, désor-
mais brouillons, empêche toute écriture
d’une histoire consensuelle. « Transférer la re-
cherche de la vérité aux procureurs a été une
mauvaise idée », se désespère Madalin Hodor.
Mais même les historiens sérieux comme lui
semblent avoir renoncé. « Il est impossible
d’avoir une discussion calme sur le sujet, tout le
monde a sa théorie, c’est un peu comme une
blessure ouverte dont on arracherait le ban-
dage en permanence », justifie-t-il. Preuve de
ces tensions persistantes : M. Voiculescu a été
vivement pris à partie à Bucarest samedi 21 dé-
cembre alors qu’il voulait participer à une
commémoration des événements. La foule l’a
hué et un homme l’a frappé avec sa canne.
Résultat : la Roumanie ne compte aucun
musée public sur la révolution, et les livres
d’histoire abordent à peine le sujet… Déjà si
souvent allergique aux faits, le pays préfère
entretenir le flou plutôt que de réveiller les
confrontations. A l’abri dans leur villa de
Bucarest, les retraités du Front du salut natio-
nal peuvent continuer de jouer tranquille-
ment aux historiens, sans trop craindre que
la justice les rattrape avant leur mort. p
mirel bran et jean-baptiste chastand
20 |
CULTURE
A Lianzhou, les métaphores du « rêve chinois »
Un festival de photo expose une cinquantaine d’artistes qui composent avec le hasard et la censure
PHOTOGRAPHIE
D
lianzhou (chine)
es montagnes, des
animaux, des plantes,
des abstractions. Les
humains se font rares,
cette année, sur les murs au festi-
val de photographie de Lianzhou,
au nord de Canton, qui expose
une cinquantaine d’artistes jus-
qu’au 3 janvier 2020. En quinze
ans, la manifestation est devenue
une institution en Chine et un
tremplin pour les photographes
du pays. Mais pour cet anniver-
saire, ses organisateurs ont misé
sur la prudence. Et sur un thème
peu polémique : intitulé « A
Chance for the Unpredictable »
(« une chance pour l’imprévu »), il
invite à réfléchir à l’expérimenta-
tion et au hasard, plus qu’à l’ac-
tualité ou à la politique.
Il faut dire qu’en 2017 et en 2018,
à Lianzhou, les commissions de
censure avaient défiguré plu-
sieurs expositions du festival,
amputées des photos jugées trop
critiques, violentes, politiques ou
dénudées. Cette année, l’exposi-
tion rétrospective, installée à
Granary, lieu-phare de la manifes-
tation, a d’ailleurs quelque chose
d’amer : on mesure combien les
restrictions se sont accentuées
avec le temps. Les nus osés de
Ren Hang ne passeraient pas
aujourd’hui. La preuve, le Chinois
Coca Dai a, lui, dû ôter de son ex-
position les photos de sa femme,
enceinte, déshabillée.
Le commissaire invité de cette
édition, Peter Pfrunder, directeur
de la Fondation suisse pour la
photographie, a intégré cette con-
trainte. « Capituler n’est pas une
solution. Avec l’équipe, ici, nous
préférons chercher une stratégie
pour développer la culture photo-
graphique et repousser les limites
au maximum. Il ne s’agit pas d’ac-
cepter les blocages, mais de com-
prendre d’où ils viennent. » Même
si c’est parfois difficile : on saisit
mal ce qui coince dans les photos
de l’Angolais Délio Jasse, des ima-
ges d’archives barrées de tam-
pons et de codes – son exposition
a été annulée.
L’exposition collective de Peter
Pfrunder rassemble une vingtaine
d’artistes occidentaux et chinois
variés, qui tous acceptent, voire re-
vendiquent, l’intervention de for-
ces extérieures sur leur œuvre. Ils
exposent des photos trouvées ou
faites par des machines, des ima-
ges soumises aux hasards de la
chimie, de la météo ou de l’intui-
tion. Le Suisse Alex Hanimann a
ainsi collecté des photos d’ani-
maux surpris par une caméra
automatique, le regard affolé pris
Un succès réel mais fragile pour Jimei × Arles
Le quartier d’affaires de Xiamen accueille depuis 2015 plusieurs expositions présentées durant l’été aux Rencontres d’Arles
FESTIVAL
xiamen (chine)
J
imei, sorti de terre en 1992, est
l’antithèse d’Arles, la Romaine.
C’est le quartier d’affaires de
Xiamen, une « petite » ville de
5 millions d’habitants du Fujian,
dans le sud-est de la Chine, face à
Taïwan. Pourtant, Jimei est la
porte d’entrée des Rencontres
d’Arles en Chine. Depuis 2015, le
plus grand festival de photogra-
phie au monde y présente durant
six semaines (fin novembre-début
janvier) huit des expositions
accrochées dans les Bouches-du-
Rhône l’été précédent.
Mais le festival Jimei × Arles est
loin de n’être qu’une pâle déclinai-
son de son grand frère provençal.
Avec également une vingtaine de
photographes chinois présentés et
Série « Apple »
(2017), réalisée par
le photographe
Zhang Xiao, dans
son village natal,
Yantai, dans
la province
du Shandong.
ZHANG XIAO
dans la lumière du flash. « C’est
aussi une allusion à nous-mêmes,
piégés par les outils de surveillance
numérique… », pointe Peter Pfrun-
der. Parmi les belles découvertes,
une vidéo du duo Collectif_fact
mêle, dans un long et unique plan-
séquence, à la fois des acteurs et
des habitants d’un village suisse.
L’ambiance est celle d’un film
d’espionnage : on ne sait ce qui se
passe… mais la tension monte.
Campagnes délaissées
Dans la sélection, les quelques su-
jets plus sociaux sont abordés de
façon poétique : Seba Kurtis,
artiste argentin qui fut clandestin
en Europe après la crise économi-
que de 2001, traite de la migration
avec des images oniriques, qui par-
lent de mémoire et de disparition.
Il a incorporé à ses images des
paillettes, trouvées dans la boîte à
souvenirs familiale, ou plongé des
négatifs dans les vagues.
un pays asiatique invité (cette an-
née, l’Inde), Jimei × Arles s’impose
peu à peu comme l’un des princi-
paux rendez-vous de cette nou-
velle venue qu’est la photographie
contemporaine chinoise. « C’est
cette fenêtre sur la Chine qui nous
intéresse. Bien plus que les
100 000 euros que nous rapporte
ce partenariat, une somme assez
faible sur un budget de 7 millions
d’euros », explique Sam Stourdzé,
le directeur des Rencontres.
En 2018, le programme concocté
avec RongRong, fondateur du cen-
tre d’art Three Shadows à Pékin,
l’un des pères de la photographie
chinoise contemporaine, et avec
les deux directrices artistiques,
Bérénice Angrémy et Victoria
Jonathan, a attiré 70 000 specta-
teurs. Né dans le Fujian, RongRong
tenait d’autant plus à ouvrir un
Finalement, les Occidentaux in-
vités à Lianzhou ont appris à faire
comme les Chinois : jouer de la
métaphore, de l’ironie et de la fic-
tion pour éviter d’aborder les su-
jets frontalement. La preuve au
Musée de la photographie de
Lianzhou, institution publique et
gratuite, créée en 2017 à la suite du
festival et dirigée par un duo sino-
français, Duan Yuting et François
Cheval. Pour son projet Apple, le
Chinois Zhang Xiao est revenu
dans son petit village d’origine,
Yantai, dans le Shandong, saisi en
quelques années par la folie de la
pomme. Une monoculture qui a
apporté, selon le photographe, « la
prospérité, et aussi pas mal de pro-
blèmes ». L’artiste, dont l’image
d’un tas d’ordures a été censurée,
a eu plus de chance avec ses ima-
ges inspirées de l’imaginaire. Sur
le site Alibaba, il a acheté
20 000 pommes en plastique et a
demandé aux habitants de fixer
deuxième centre d’art à Jimei que
son frère y est l’un des cadres du
Parti communiste chinois, ce qui
peut être utile, notamment lors-
qu’il faut convaincre la censure.
Faire œuvre de pédagogie
Plutôt que d’être confrontés bruta-
lement à celle-ci, les organisateurs
essaient de faire œuvre de pédago-
gie, plusieurs mois à l’avance,
auprès des autorités. Avec des suc-
cès divers. L’exposition « Corps im-
patients », présentée à Arles en
juillet, sur la photographie en Alle-
magne de l’Est avant 1989, a été re-
fusée. L’année reste taboue. De
même, Philippe Chancel a pu pré-
senter son ambitieux travail Data-
zone sur les points sensibles de la
planète… sauf les photos sur la Co-
rée du Nord. Et la veille de l’inaugu-
ration, les censeurs ont décroché
En 2017 et
en 2018,
les commissions
de censure
avaient défiguré
plusieurs
expositions
ces fruits au rouge flamboyant sur
des pommiers enneigés. Il en tire
des tableaux photographiques à la
beauté féerique, irréelle. « Ces
pommes sont colorées et joyeuses,
mais elles sont en plastique, facti-
ces », résume le photographe.
Ce développement accéléré de la
Chine, ce décalage entre villes ul-
tramodernes et campagnes dé-
laissées, revient souvent dans les
travaux des artistes chinois. Dans
son village, Anhui, Zhang Yuming
une œuvre de la Suédoise Josefin
Arnell qui présentait une femme
cuisses écartées. Mais deux autres
tableaux tout aussi crus sont res-
tés accrochés. Les artistes chinois
exposés sont loin d’être complai-
sants, même s’ils ne se veulent pas
politiques. Arles 2020 en ac-
cueillera deux : Yi Lian et Luo Yang.
Agé de 32 ans, le premier a obtenu
le prix Découvertes 2019 pour Ask
For the Moon, une mise en textes
et en images de ses rêves, en photo
et en vidéo. Parions que les photos
de Luo Yang, 35 ans, lauréate du
prix de la Femme photographe,
sur une jeunesse chinoise loin des
canons officiels, ne laisseront pas
les festivaliers indifférents.
A Jimei, le public passe égale-
ment de longs moments devant
les deux vidéos très sensibles de la
Taïwanaise Liu Yu (The Ship of
a ainsi photographié de façon sys-
tématique les peintures murales
édifiantes et spectaculaires que le
parti peint sur les murs des mai-
sons. A première vue « patriote »,
l’exposition intègre dans ses pre-
miers plans des herbes folles, des
grillages, des gravats qui laissent
entendre, subtilement, combien
les slogans « rouges » restent des
vœux pieux sur ce site resté à
l’écart du développement.
Li Lang, lauréat du prix Punc-
tum, fait défiler sur cinq écrans vi-
déo les paysages déprimants
qu’on aperçoit depuis la fenêtre
d’un train chinois, tandis que sur
la bande-son, des passagers con-
fient leurs rêves – souvent inacces-
sibles ou définitivement enfuis. Le
train qui file en laisse beaucoup
sur la route… Un autre train, celui
de Qian Haifeng, donne à voir avec
une certaine tendresse les Chinois
les plus pauvres : cela fait douze
ans qu’il sillonne le pays à bord des
Fools Mooring at the Train Station)
sur les « paumés » de la gare de Taï-
pei. Les photos (noir et blanc), plei-
nes d’humour et de tendresse, de
Guy Le Guerrec, grand arpenteur
du Fujian dans les années 1980, re-
plongent les visiteurs dans un
passé qui semble bien lointain.
Des temps difficiles mais moins
inhumains que la modernisation
à marche forcée des décennies sui-
vantes, symbolisée par la cons-
truction du barrage des Trois-Gor-
ges, achevé en 2009. Dix ans après,
la série de Liu Ke (Still Lake) sur les
Chinois perdus dans un monde
littéralement plongé en plein
brouillard n’a rien perdu ni de sa
force ni de sa subversion.
De même, juste avant de sortir
de l’exposition, les Chinois décou-
vrent, manifestement très intéres-
sés, les œuvres présentées par un
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
« trains verts », tortillards bon
marché remplacés par les lignes à
grande vitesse. On y mange, on y
fume, on y dort… « J’essaie d’attirer
l’attention des autorités sur ces
trains qui sont une nécessité pour
ceux qui n’ont pas les moyens de
payer un ticket dans les trains rapi-
des », souligne le photographe.
Le jeune Chen Ronghui, vain-
queur du prix Jeune Photographe,
a concentré ses efforts sur les froi-
des régions du Nord, anciennes
vitrines de la prospérité nationale,
désormais abandonnées et en
récession. Ses mises en scène très
réussies d’adolescents branchés et
mélancoliques peignent un peu
l’envers du « rêve chinois » mis en
avant par le président Xi Jinping.
Mais on peut aussi y lire, plus lar-
gement, toutes les interrogations
d’une jeunesse chinoise écartelée
entre les discours collectivistes et
ses aspirations individuelles. p
claire guillot
curateur indien, Rahaab Allana,
touchant des thèmes aussi sensi-
bles que le viol des fillettes en Inde,
les assassinats politiques en Iran
ou la crise des réfugiés en Europe.
Une installation coup de poing qui
ne rend que plus désuète la pré-
sence, juste avant la sortie, de
vingt photos tape-à-l’œil émanant
du département de la propagande
local pour illustrer la modernisa-
tion de la province.
Il y a cinq ans, les autorités de
Jimei estimaient avoir besoin d’Ar-
les pour leur image. Est-ce encore
le cas ? L’accord conclu en 2014
expire cette année. Jugeant que
Jimei × Arles commence à percer,
Sam Stourdzé souhaite conclure
un deuxième accord quinquennal.
Les autorités devraient répondre
en janvier 2020. p
frédéric lemaître
 culture | 21
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019

« Hot Rats », On y entend

à de nombreuses

la tentation jazz
reprises
la science du solo
de guitare

de Frank Zappa
de Zappa

The Gumbo Variations, qui figu-

Un coffret réunit des séances
d’enregistrement de l’été 1969, qui
aboutiront au légendaire album
MUSIQUE
rera sur Hot Rats, l’un et l’autre
brillent particulièrement.
Tous les moments de ces séan-
ces n’auront pas pour destination
finale l’album Hot Rats. Il y a des
récréations, construites sur la
forme du blues, prétextes à par-
ties en solo (Lil’Clanton Shuffle,
Directly From my Heart to You et
veau répertoire en juillet 1969, Another Waltz – qui frôle les

L’
année 2019 a été faste
pour les amateurs de
Frank Zappa. Le Zappa
Family Trust, structure
familiale qui gère les productions
du guitariste, auteur-composi-
teur et chef d’orchestre améri-
cain, mort le 4 décembre 1993, à
l’âge de 53 ans, a sorti des archives
de quoi remplir trois publica-
tions. Fin mars, une série de con-
certs du 26 au 29 décembre 1976,
au Palladium, à New York, a été
réunie dans Zappa in New York
(40th Anniversary Deluxe Edition).
Fin août, ce furent les séances stu-
dio et un concert au Royce Hall, à
Los Angeles, le 18 septembre 1978,
dans Orchestral Favorites (40th An-
niversary). Et fin octobre, Hal-
loween 73, les deux concerts du
31 octobre 1973 à l’Auditorium
Theatre de Chicago, accompa-
gnés de déguisements.
En cette fin d’année, c’est l’al-
bum Hot Rats, sorti à l’origine le
10 octobre 1969, qui est à son tour
célébré dans un ensemble de six
CD, The Hot Rats Sessions. Zappa a
commencé à travailler à un nou-
alors qu’il est sur le point de met-
tre fin à la formation du moment,
The Mothers of Invention, qui a
encore quelques engagements
prévus jusqu’à mi-août. La satire
sociale, la parodie, le recours à des
chansons ne seront pas de mise –
à l’exception d’un court texte à
propos d’un proxénète chanté
par Captain Beefheart, Willie The
Pimp –, dans cet album essentiel-
lement instrumental, avec une
large part faite aux solos.
Improvisation et récréations
Musicalement, Hot Rats est pro-
bablement l’un des albums de
Zappa où le rapport avec le jazz est
le plus marqué. Cela s’entend clai-
rement dans les mélodies de Little
Umbrellas ou It Must Be a Camel.
Les musiciens viennent de cette
sphère musicale, comme le violo-
niste Jean-Luc Ponty, qui joue sur
It Must Be a Camel, ou le saxopho-
niste, clarinettiste, flûtiste et cla-
viériste Ian Underwood, membre
des Mothers of Invention.
D’autres en sont proches (le bas-
siste Max Bennett, dont le son
rond à la basse électrique a une
Frank Zappa, pendant une session d’enregistrement de « Hot Rats », à Los Angeles, 1969. BILL GUBBINS
couleur de contrebasse, le batteur
John Guerin), ou viennent du
blues et du rhythm’n’blues (le
violoniste Don « Sugarcane »
Harris, le multi-instrumentiste
Shuggie Otis, ici à la basse sur
Peaches en Regalia).
Ce que font entendre les diffé-
rentes séances d’enregistrement
aboutissant à Hot Rats, qui figu-
rent sur cinq des six CD de ce
coffret – un CD reprend le mixage
de l’album réalisé par Zappa
en 1987 et les versions single de
deux compositions –, c’est aussi
la place que Zappa a laissée à l’im-
provisation dans le développe-
ment des différents thèmes à par-
tir de ses partitions. Plusieurs pri-
ses de Peaches en Regalia, It Must
Be a Camel, Willie The Pimp ou Son
of Mr. Green Genes, par exemple,
se succèdent avec de notables dif-
férences dans le jeu des musi-
ciens. Sans que l’auditeur res-
sente un effet répétitif, tant les
idées varient. On y entend aussi, à
de nombreuses reprises, la
science du solo de guitare de
Zappa. Et celle de Ian Underwood
au saxophone, souvent proche du
free, par ailleurs talentueux au
piano. Dans la version finale de
vingt-huit minutes), avec trois
autres membres des Mothers of
Invention (le pianiste Don Pres-
ton, le bassiste Roy Estrada et le
batteur Jimmy Carl Black) et Don
« Sugarcane » Harris. D’autres ser-
viront de base à de futures publi-
cations de Zappa, comme Transi-
tion (qui deviendra Twenty Small
Cigars dans l’album Chunga’s
Revenge), Arabesque ou Dame
Margret’s Son To Be a Bride.
Hot Rats sera le premier succès
commercial de Zappa, surtout en
Europe. Aux Etats-Unis, il fait un
petit tour dans le fond des classe-
ments des meilleures ventes,
mais Zappa dira à l’époque que
c’était plus que les enregistre-
ments précédents avec les « Mo-
thers ». Le temps a depuis inscrit
l’album comme étant l’un des
précurseurs de la fusion entre
jazz et rock, qui sera l’un des cou-
rants musicaux importants du
début des années 1970. p
sylvain siclier
The Hot Rats Sessions,
Frank Zappa, 1 coffret de 6 CD
ZappaRecords/Universal Music.

Avec Kimsooja, Poitiers se laisse

traverser par l’art contemporain
L’artiste sud-coréenne jouit d’une carte blanche dans la cité poitevine

ARTS « C’est une ques qui s’y sont déroulés, mais

nous avons aussi été séduites par
poitiers
opportunité

L
aisser toute une ville aux
mains d’un artiste contem-
porain ? Le pari est risqué.
Mais Poitiers a eu confiance, et ne
saurait le regretter : la carte blan-
che que la capitale du Poitou a dé-
cidé pour la première fois d’offrir
à un artiste vivant a donné nais-
sance à un merveilleux parcours
dans le dédale de ses rues. Occa-
sion idéale de découvrir une cité
aux richesses méconnues. Dans
le palais des Ducs d’Aquitaine, dé-
laissé depuis l’été par juges et avo-
cats pour un palais de justice plus
moderne, les 900 m2 de la salle des
pas perdus semblent encore bruis-
ser de ceux qui l’ont hantée ; sous
les ogives résonne encore l’écho
des détresses qu’elle a abritées.
Mais au centre de cette splen-
deur gothique, la plasticienne
sud-coréenne Kimsooja, 62 ans,
a insufflé une vie nouvelle. Sur la
longue table d’un festin nu, elle a
demandé aux badauds de façon-
ner une sphère de glaise, puis de
la faire rouler entre toutes ces
boules en constellations aban-
données auparavant par d’autres.
C’est comme une carte du ciel
faite de rien, une œuvre chorale,
qui vient célébrer modestement
l’espace commun. « Un plateau de
l’être-ensemble », dit-elle. Quelle
plus belle façon de fermer ce cha-
pitre de la longue histoire du
palais ? Mais la plasticienne co-
réenne ne s’est pas contentée de
ce geste : elle a transformé la cha-
pelle adjacente en palais des gla-
ces, vertige sous ogives, et s’est in-
filtrée partout dans Poitiers, de
son belvédère à l’église Sainte-Ra-
degonde, en passant par le centre
d’art Le Confort moderne.
Inviter l’art vivant à valoriser le
patrimoine ? La stratégie est con-
nue, parfois pour le pire. Mais les
exceptionnelle
de se voir donner
une ville comme
canevas »
KIMSOOJA
plasticienne
deux personnalités à qui a été con-
fiée la mise en place de cet événe-
ment intitulé « Traversées », dont
la mairie envisage de faire une
manifestation biennale, laissaient
augurer du meilleur. Emma Lavi-
gne, directrice du Palais de Tokyo
depuis la rentrée, et Emmanuelle
de Montgazon, commissaire indé-
pendante et fine connaisseuse de
la ville, ont joué la délicatesse plu-
tôt que le spectaculaire. Parfait
pour une ville dont l’urbanisme
est dentelle, et qui réfléchit à la
réorganisation de tout son centre.
Un labyrinthique salon de thé
Depuis qu’il est désert, le palais
des Ducs d’Aquitaine doit en effet
se trouver une autre destinée.
Chef-d’œuvre de l’architecture ci-
vile médiévale, il a toujours été le
cœur battant de Poitiers. Il s’agit
aujourd’hui, aux yeux de son
maire (PS) Alain Claeys, d’imagi-
ner l’avenir. Cette saison artisti-
que est un premier test, qui per-
met aussi de dépoussiérer l’image
de la cité. « Nous souhaitons re-
penser les parcours pour mieux
valoriser ce merveilleux édifice
qu’est le palais, et l’opération “Tra-
versées” vient mettre en mouve-
ment ce projet », résume Hélène
Amblès, directrice culture et patri-
moine de Poitiers. « Ce monument
est très inspirant, nous avons été
bouleversées par ces destins tragi-
le fait que cette ville est à la fois mil-
lénaire et hyper-contemporaine »,
confie Emma Lavigne.
« C’est une opportunité excep-
tionnelle de se voir donner une
ville comme canevas », s’enthou-
siasme Kimsooja, qui a œuvré dix-
huit mois sur le projet et a convié
quelques-uns de ses coreligion-
naires. L’artiste thaïlandais Rirkrit
Tiravanija a ainsi installé un laby-
rinthique salon de thé de bambou
au sein du Musée Sainte-Croix, et
l’Américain Stephen Vitiello tra-
duit en composition sonore les ra-
cines de Poitiers au sein de son
baptistère du IVe siècle. « C’est la
mise en œuvre de ce lien entre un
patrimoine statique et toutes les
forces vives locales qui nous a ins-
pirées », prolonge Emmanuelle
de Montgazon, passionnée par ce
« processus curatorial original qui
implique un artiste dans une ré-
flexion urbaine, et lui permet
d’ouvrir et d’imaginer des circula-
tions dans une ville de secret ».
Mais la dimension politique de
ces « Traversées » ne plaît visible-
ment pas à tout le monde. Samedi
21 décembre dans la nuit, une
œuvre de l’artiste Achilleas Sou-
ras, 19 ans, a été partiellement et
volontairement incendiée devant
le baptistère Saint-Jean. Intitulée
SOS – Save Our Souls, cette créa-
tion originale, déjà exposée dans
plusieurs pays, consiste en un
dôme de 5 mètres de haut fait de
centaines de gilets de sauve-
tage récupérés sur l’île de Lesbos.
« Brûler une œuvre est scandaleux
et criminel, cela ne se fait pas
dans notre pays », a indiqué le
maire de Poitiers, qui a décidé de
porter plainte. p
emmanuelle lequeux
Traversées/Kimsooja, à Poitiers,
jusqu’au 19 janvier 2020.
22 | culture 0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019

Jonathan Pryce,
léger comme
un pape
L’acteur gallois à la forte
ressemblance avec François
incarne le pontife dans « Les Deux
Papes », de Fernando Meirelles,
disponible sur Netflix

PORTRAIT rigeant impitoyable d’une secte

J
réformiste, avait fait ses preuves à
orge Mario Bergoglio venait la tête d’une religion organisée.
à peine d’accéder au trône L’acteur tient à préciser que s’il
pontifical sous le nom de ressent beaucoup d’empathie à
François que l’Internet vit l’égard du pape François, c’est
fleurir des diptyques juxta- moins en raison de son rôle sacer-
posant la physionomie du cardi- dotal que de son statut de « diri-
nal argentin et celle de l’acteur geant politique planétaire ».
gallois Jonathan Pryce. La ressem- « Beaucoup de gens se tournent
blance était frappante. « J’espère vers François pour guider un chan- Jonathan
que ce n’est pas seulement à cause gement dans la façon dont nous vi- Pryce,
de ça qu’on m’a choisi pour jouer le vons nos vies. Ce message très sim- à Paris, le
pape François, qu’on a tenu ple, qu’on entend à la fin du film, “Il 27 novembre.
compte de ce que j’avais fait aupa- faut construire des ponts et non RUDY WAKS
ravant », plaisante le comédien, pas des murs”, est très important. » POUR « LE MONDE »
de passage à Paris quelques jours
avant la mise en ligne des Deux Apprentissage perpétuel
Papes sur Netflix (présenté aux Le scénario d’Anthony McCarten
festivals de Toronto et Telluride, (Les Heures sombres) spécule sur
le film est brièvement sorti en les négociations qui auraient pré-
salle aux Etats-Unis et au Royau- cédé la démission de Benoît XVI.
me-Uni), et sa nomination au « Comme la plupart des gens im-
Golden Globe du meilleur acteur pliqués dans le film, nous avons
dans un rôle dramatique. mis toute notre confiance dans le
Au côté d’un autre pilier de scénario d’Anthony McCarten,
l’art dramatique britannique, dans sa représentation des posi-
Anthony Hopkins, qui incarne tions des protagonistes, reconnaît
Benoît XVI, Jonathan Pryce tient Jonathan Pryce. Tout ce qui se dit
le rôle du futur pape François,
venu à Rome pour présenter sa
s’appuie sur des propos publics ou
des textes publiés. Je crois qu’il a
Price, en 1947. Son père, ancien
mineur, et sa mère tenaient une
« Il s’est trouvé de donner la dernière représen-
tation d’Avant de s’envoler, de LES DATES
démission de la charge d’arche- réussi à transposer tout ça en dia- épicerie. Il a quitté le lycée à l’âge plus de gens Florian Zeller, sur Broadway,
vêque de Buenos Aires, pris dans logue. Il m’a fallu apprendre beau- de 16 ans pour apprendre le des- après avoir tenu le rôle créé par
les rets du pontife allemand qui a coup sur François, sur l’Eglise ». sin et la peinture, qui étaient « les
pour dire qu’ils Robert Hirsch sur une scène du
pour lui d’autres desseins. C’est l’un des plaisirs que seules choses qui [l’]intéres- aimaient mon jeu West End londonien. L’acteur 1947
Quand on lui a proposé d’en- Jonathan Pryce retire de l’exercice saient ». Mais il fallait, dans son gallois est intarissable sur la Naissance de John Price
dosser l’habit papal, l’acteur a de son métier, l’apprentissage école d’art, suivre un autre cours.
que pour dire complexité du texte de Zeller, sur (il se fera appeler Jonathan
« senti son estomac se nouer ». « Je perpétuel, de l’équitation, de l’es- Il a choisi l’art dramatique, parce qu’ils aimaient sa charge émotionnelle. Pryce plus tard), à Carmel,
n’avais pas envie de jouer le pape, crime, du chant, de la danse (il a qu’un condisciple le lui avait pré- Il confesse : « Je suis beaucoup au Pays de Galles.
avoue-t-il. J’ai déjà incarné des reçu en 1991 un Tony, équivalent senté comme la matière la moins
ma peinture » plus exigeant quand je choisis les
personnages réels, mais ils étaient
morts. Je ne savais pas s’il fallait
new-yorkais d’un Molière, pour
son rôle de l’ingénieur dans la
fatigante. Surprise et déception,
« il s’est trouvé plus de gens pour
pièces que les films. Une pièce né-
cessite un grand investissement 1980
interpréter la réalité du pape comédie musicale Miss Saïgon) dire qu’ils aimaient mon jeu que dans la troupe militante de l’Eve- intellectuel et physique. Le ci- Est Hamlet dans la pièce de
François ou en donner une des- et, maintenant, de l’espagnol ar- pour dire qu’ils aimaient ma pein- ryman Theatre, puis avec la Royal néma… J’ai fait des films pour tra- Shakespeare, au Royal Court
cription exacte. Mais on m’a dit gentin et de la théologie catholi- ture. Quand on est jeune, on est in- Shakespeare Company. En 1980, vailler avec tel metteur en scène, Theatre. Il reçoit l’équivalent du
que Fernando Meirelles allait réa- que. Pourtant, « j’ai grandi à l’op- fluençable, sensible aux encoura- son Hamlet, dans la mise en ou parce que j’étais fauché. Prenez Molière britannique pour ce rôle.
liser ce film, et avant même de lire posé du catholicisme sur le spectre gements… ». Il sourit. scène de Richard Eyre au Royal Pirates des Caraïbes, je n’avais
scénario, je me suis décidé. Parce
que depuis que j’ai vu La Cité de
du christianisme, je suis gallois,
presbytérien, précise-t-il. J’ai fré- Le théâtre avant tout
Court, est salué comme l’un des
plus beaux du siècle.
pas de bonnes raisons de ne pas
partir aux Antilles, mais je me fi- 1985
Dieu, qui est l’un de mes films fa- quenté la chapelle [lieu de culte Parmi ces incitations, le jeune Aujourd’hui encore, Jonathan chais des pirates. Encore que le Incarne Sam Lowry dans
voris, j’ai toujours voulu travailler des dénominations dissidentes John Price a reçu celle d’un ensei- Pryce (un pseudonyme adopté premier film proposait une bonne « Brazil », de Terry Gilliam.
avec lui. » au Royaume-Uni, par opposition gnant qui l’a inscrit d’office à en raison d’une homonymie histoire. Ensuite, plus personne
Il se trouvait aussi que la direc-
trice de casting avait travaillé
à l’église] et l’école du dimanche
jusqu’à 12 ans ». C’était dans les
l’examen d’entrée de la Royal
Academy of Dramatic Art. Une
avec un autre adhérent du syndi-
cat britannique des acteurs) ne
n’avait idée de ce quoi on parlait. »
Sa filmographie est pourtant 1997
pour la série Game of Thrones, années 1950. fois son cursus terminé, il n’a ja- parvient pas à dissimuler sa pré- loin d’être dépourvue d’intérêt. Joue dans « Demain ne meurt
dans laquelle Jonathan Pryce, di- Jonathan Pryce est né John mais cessé de travailler, d’abord férence pour le théâtre. Il vient Pryce a tourné avec Stephen jamais », James Bond signé
Frears au temps où celui-ci tra- Roger Spottiswoode
vaillait pour la BBC, il a croisé le
Duel théologique pour acteurs de haut vol chemin de Scorsese (Le Temps de
l’innocence), de Malick (Le Nou- 2015-2016
veau Monde) ou d’Alex Ross Perry Interprète Le Grand Moineau
anthony mccarten, l’auteur du scéna- Dieu, The Constant Gardener) a cherché Vient s’y agréger une série de flash-back (Listen Up Philip). Sur le grand dans les saisons 5 et 6
rio des Deux Papes, aime à s’amuser avec ceux-ci loin des pays d’origine des person- qui retracent le parcours de Jorge Mario écran, il restera avant tout de « Game of Thrones »
l’histoire. Il a inventé l’image de Winston nages : au Royaume-Uni, éden de l’art dra- Bergoglio, peignant sous un jour peu flat- comme l’interprète d’élection de
Churchill prenant le métro aux heures de
pointe pendant le Blitz pour Les Heures
matique. Il revient donc au ci-devant
Hannibal Lecter, Anthony Hopkins, d’in-
teur son attitude sous le régime militaire
qui décima la jeunesse argentine entre
Terry Gilliam. Une collaboration
entamée en 1985 avec Brazil, con- 2018
sombres. Cette fois, il imagine que l’acces- terpréter le pontife allemand, un homme 1976 et 1983. Le rôle du jeune jésuite est clue trente-cinq ans et trois films Est Don Quichotte dans
sion au trône pontifical de Jorge Mario dont l’intelligence est inversement pro- tenu par Juan Minujin qui – circonstances plus tard avec L’Homme qui tua « L’Homme qui tua Don
Bergoglio a été précédée d’une rencontre portionnelle à l’humour – qualité dont obligent – doit prêter plus de gravité et de Don Quichotte. Quichotte », de Terry Gilliam
entre le cardinal argentin et Benoît XVI, en Hopkins est loin d’être dépourvu, son complexité à son personnage que Jona- « Terry aime à dire que s’il a
2012. Cette entrevue, longue de deux jours, Benoît XVI est souvent très drôle. Le pape than Pryce, qui reste d’une étonnante et eu tant de mal à réaliser ce film,
qui va et vient entre le Vatican et Castel François prend, lui, les traits (fort ressem- ravissante légèreté. c’est qu’il fallait attendre que j’aie
Gandolfo, aurait jeté les bases d’un consen- blants, comme toute la Toile l’avait remar- Paradoxalement, Fernando Meirelles, l’âge pour le rôle », s’amuse l’ac-
sus entre les deux principales factions de la qué en 2013) de Jonathan Pryce. que l’on sent plus proche de cette matière teur, qui se plaît à faire remar-
curie romaine, afin de conduire à l’élection Entre les appartements décorés par historique que des débats théologiques qui quer que le cascadeur qui devait
de Mgr Bergoglio après la démission de Raphaël et la chapelle Sixtine, le duel rhéto- opposent les protagonistes, ne parvient le doubler « s’est un peu ennuyé,
Josef Ratzinger. rique entre les deux hommes est délicieux, pas à donner à ce volet historique la flui- parce que j’ai tourné toutes les
Qu’on la moque gentiment (Nanni à condition de ne pas y chercher trop de dité du reste du film. p scènes à cheval, sauf celle où je
Moretti) ou qu’on la considère avec une substance. Les déchirements de l’Eglise ca- t. s. tombe de selle, y compris le tour-
révérence horrifiée (Otto Preminger), la tholique autour de la condamnation de la noi. J’ai aussi chanté et dansé ».
papauté, avec son décorum, ses rituels, pédophilie, du rôle des femmes ou de la Film britannique, argentin et américain Longtemps après avoir renoncé
son culte du secret, offre un environne- morale sexuelle sont évoqués juste assez de Fernando Meirelles. Avec Jonathan au chevalet et aux pinceaux,
ment idéal pour un metteur en scène pour souligner les divergences entre les Pryce, Anthony Hopkins, Juan Minujin Jonathan Pryce n’en finit pas de
soucieux de faire briller ses acteurs. Le deux hommes. Cette confrontation est faite (2 h 05). Sur Netflix à partir du créer des images. p
Brésilien Fernando Meirelles (La Cité de pour distraire tout en faisant mine d’édifier. 20 décembre. thomas sotinel
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
De Naples à Hollywood, Sophia Loren sans limites
Arte retrace la carrière fulgurante de l’actrice, élevée par une mère célibataire sans le sou
ARTE
MARDI 24 - 22 H 40
DOCUMENTAIRE
R
omilda rêvait d’être ac-
trice. Mais la jolie
blonde de Pouzzoles,
près de Naples, n’y arri-
vera pas. Il faut dire qu’au début
des années 1950, dans une Italie
conservatrice, être une mère sans
le sou ni mari n’est pas bien vu.
Abandonnée par son compagnon
Riccardo Scicolone, ingénieur en
bâtiment, élevant seule leurs deux
filles, Romilda va pourtant con-
naître les émotions fortes que
peut procurer le cinéma et fré-
quenter des stars internationales.
Car si la mère n’a pu percer dans le
cinéma, sa fille aînée, Sofia, va y
parvenir. Magistralement.
Personnage fondamental de ce
passionnant documentaire truffé
d’extraits de films, d’actualités de
l’époque et d’entretiens, Romilda
Villani restera jusqu’à sa mort très
proche de Sofia, connue du
monde entier sous le nom de
Sophia Loren. Nez trop long, han-
ches trop larges, peau trop foncée
mais beauté sauvage, les débuts de
carrière de Sofia sont chaotiques.
A 14 ans, la petite Napolitaine dont
on se moquait dans les rues
remporte un concours de beauté
local. A la clé, un billet de train
pour Rome. Avec Romilda à ses cô-
tés, elle court les castings dans
Les aventures d’Arlo, un dinosaure maigrichon et sympathique
Le film de Peter Sohn n’est pas un grand Disney-Pixar mais joue habilement sur la relation entre l’humain et l’animal
M6
MARDI 24 - 21 H 05
FILM D’ANIMATION
D
ans un célèbre conte, un
très gros œuf cache un
gros caneton fort laid ru-
doyé par sa propre famille, qui part
triste et seul découvrir le monde.
Le Voyage d’Arlo, long-métrage des
studios Disney-Pixar, sorti
en 2015, commence également par
un très gros œuf, qui ne libère
qu’un très petit apatosaure peu-
reux. Le dinosaure est cependant
mieux loti que le canard d’Ander-
GRILLE N° 19 - 299
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I auxiliaire. V. Avancent quand ils pa-
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X 4. Pris en considération. Personnel.
SOLUTION DE LA GRILLE N° 19 - 298
HORIZONTALEMENT I. Oblitération. II. Meule. Adossé. III. BNF. Talons.
IV. Refoulé. Nuba. V. Afar. Inde. Ol. VI. GI. Na. Teresa. VII. Ecrits. Na. Si.
VIII. Ui. Egotismes. IX. Sécréter. Olé. X. Erpétologues.
VERTICALEMENT 1. Ombrageuse. 2. Bénéficier. 3. Luffa. CP. 4. Il. Ornière.
5. Têtu. Atget. 6. Ali. Soto. 7. Râlent. Tel. 8. Ado. De Niro. 9. Tonneras.
10. Issu. Mou. 11. Os. Bosselé. 12. Népalaises.
Sophia Loren dans « Orgueil et Passion », de Stanley Kramer, en 1957. BRIDGEMAN IMAGES/ARTE
Cinecitta et gagne sa vie grâce aux
populaires romans-photos.
Accent napolitain et péplums
La rencontre avec le célèbre pro-
ducteur Carlo Ponti, 38 ans à
l’époque, marié et père de famille,
va changer le cours de son destin.
Ponti deviendra même l’homme
de sa vie. Il décide de prendre en
main la carrière de Sofia, lui fait
sen. Ses frères et sœurs le taqui-
nent, mais il serait bien resté chez
les siens si une tempête ne l’avait
égaré : l’aventure commence.
Le Voyage d’Arlo n’est pas un
grand Disney-Pixar. Il ne travaille
pas l’émotion aussi finement que
Toy Story, Wall-E ou Vice-versa,
n’ambitionne pas, pour l’apato-
saure maigrichon, le lyrisme de la
quête d’un certain lionceau dont
le père aimait donner de grandes
leçons de vie sous les étoiles. Dans
Le Roi Lion, la parabole de Mufasa
évoquant les grands rois veillant
depuis la voûte céleste prenait, au
7 8 9 10 11
perdre son accent napolitain,
change sa garde-robe. Sofia Scico-
lone devient Sophia Loren. Les
comédies et péplums de médio-
cre qualité s’enchaînent, mais
l’important, à l’époque, est de se
faire un nom et surtout de gagner
de quoi faire vivre la petite fa-
mille. « Je suis la mère de ma mère
et de ma sœur ! », lance une
Sophia affolante de beauté.
son des chœurs solennels de Hans
Zimmer, des couleurs mystiques.
Dans Le Voyage d’Arlo, la leçon est
donnée à hauteur de luciole :
mêmes images de lumières dans
l’ombre, mais plus proches de la
Terre – et, de fait, l’aventure du
dinosaure décolle un peu moins.
C’est au ras des pâquerettes que
le film trouve sa personnalité,
dans l’anthropomorphisation gé-
néralisée. Les apatosaures étant
herbivores, le film les imagine fer-
miers, cultivant à coups de dents
(pour arracher les arbres) ou de
museau (pour creuser les sillons).
HORIZONTALEMENT
I. Entraîne tout vers le bas et fait
grand désordre. II. Dépasse l’imagina-
tion. Attaquer dans le placard.
III. Peut aller partout sans polluer.
Toujours violent même dans le plai-
12
sir. IV. Complètement démoli. D’un
tinent. Coté du levant. VI. Evitent que
l’on se mouille trop. Tombent tou-
jours bien. VII. Première dame. Asso-
ciées aux neurones dans le système
central. Possessif. VIII. Négation.
Donne de bons muscadets. Admira-
teur. IX. A blanchi beaucoup de ta-
bleaux. Tire les conséquences. X. Pose
des problèmes à la respiration et à la
voix.
VERTICALEMENT
1. Ecarte et finit par entraîner le dé-
saccord. 2. Ne laissera pas passer
grand-chose. 3. Comme une étoffe
qui fait des vaguelettes. L’argon.
Rapprocha solidement. 5. Arrose
Soissons avant de rejoindre l’Oise.
Canton du Loiret. 6. Le bon compte
chez les nains. 7. Ouvris en grand.
Personnel. 8. Sa dépêche a mis le feu
aux poudres. Belle de Toscane. 9. Son
spectacle ne fera pas de bruit. Prépo-
sition. Bande sonore. 10. Dégagés par
le haut. Ses pouvoirs sont impor-
tants. 11. Négation. Auxiliaire. Ses ca-
nyons traversent les Grands Causses.
12. Ne semble pas profiter de la fête.
La suite ? C’est cette rencontre
avec l’autre homme majeur de sa
vie : l’acteur et réalisateur Vittorio
De Sica. Il s’occupe d’elle, la fait pro-
gresser. « J’aime Sophia, mais d’un
amour fraternel. Elle a une douceur
qui remonte, je crois, à sa jeunesse.
La misère éduque », estime De Sica.
Entre rallyes automobiles, ro-
mans-photos et concurrence avec
Gina Lollobrigida dans de ce que
Très ludique, l’anthropomorphi-
sation prend une autre dimension
lorsque, par la magie de la fiction,
le dinosaure rencontre l’homme.
Arlo trouve un petit enfant sau-
vage qu’il prénomme Spot (car
c’est le dinosaure qui parle, et l’hu-
main qui grogne). Et l’inversion se
déploie : Spot suit Arlo comme un
chien suit son maître, Arlo tente
d’apprendre les bonnes manières
à Spot, Spot initie Arlo à la sauva-
gerie, et finalement au courage.
Toute la morale du film tient à
cette inversion : l’animal joue l’hu-
main et l’humain l’animal, le dino-
SUDOKU
N°19-299
8 5
1 9
4 8
9 3 8 5 4 Complétez
5 6
2 4 9 1
8 6 5 3 4 9 carré de neuf cases.
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
télévision | 23
l’Italie appelait « la guerre des dé-
colletés », Sophia Loren passe à la
vitesse supérieure. Carlo Ponti
vise l’Amérique. Pendant quelques
années, la Loren va jouer avec les
plus grands d’Hollywood, de Cary
Grant à John Wayne.
Au début des années 1960, la
gloire est au rendez-vous. Reine de
la Mostra de Venise et du Festival
de Cannes avec La Ciociara, de Vit-
torio De Sica, Loren remporte éga-
lement un Oscar. En tournant une
douzaine de films avec Marcello
Mastroianni, Sophia, désormais
mariée à Carlo Ponti après des an-
nées de feuilleton judiciaire, de-
vient star mondiale. Elle vit à Pa-
ris, tourne dans La Comtesse de
Hong-Kong, le dernier film de
Chaplin, donne naissance à un
fils. Et ne se remet pas du décès,
d’un cancer, de son cher Vittorio
De Sica, en 1974.
En 1977, c’est une Sophia Loren
inhabituelle, exceptionnelle dans
le rôle d’une mère de famille sou-
mise et fatiguée, qui joue dans Une
journée particulière, chef-d’œuvre
d’Ettore Scola. Ce sera son dernier
grand rôle. Sans doute le plus
émouvant. Dommage que le do-
cumentaire s’arrête là, de manière
un peu brutale. p
alain constant
Sophia Loren, une destinée
particulière, de Julia Bracher
(Fr., 2019, 50 min).
saure anthropomorphisé apprend
de l’enfant animalisé plus qu’il ne
lui apprend. Pour faire court, le
petit fait grandir le grand. Une
vieille rengaine des contes Disney
chantée et rechantée bien avant
l’ère Pixar dans des mondes mer-
veilleux où des nains sauvent une
princesse, des souris une jeune
femme pauvre et, plus tard, à
l’heure des images de synthèse, un
rat aide un cuisinier maladroit. p
noémie luciani
Film d’animation américain
de Peter Sohn (1 h 35).
6 1 8 3 2 5
3 4 5 9 6 7
2 9 7 8 4 1
8 7 2 3 1 8 6 9
9 8 4 2 5 3
2 1 5 6 7 9 4 3
5 7 2 6 1 9
4 6 1 5 3 8
8 3 9 4 7 2
9 Médiateur : mediateur@lemonde.fr
Très facile
toute la
grille avec des chiffres
allant de 1 à 9.
Chaque chiffre ne doit
être utilisé qu’une
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par colonne et par
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
M AR D I 24 D ÉC EMBRE
TF1
21.05 Boule & Bill 2
Film de Pascal Bourdiaux. Avec
Charles Lagendries, Franck Dubosc
(Fr.-Bel., 2017, 105 min).
22.50 La Fille du Père Noël
Téléfilm de Ron Underwood. Avec
Jenny McCarthy, George Wendt,
Lynne Griffin (EU, 2006, 100 min).
France 2
21.05 Le Plus Beau Pays
du monde
Documentaire de Frédéric Fougea
(Fr., 2018, 100 min).
22.45 La Vie secrète des
animaux du village
Documentaire de Verity White
(RU, 2017, 75 min).
France 3
21.05 Un soir de fête avec
Roberto Alagna
Concert avec l’Odyssey Symphony
Orchestra.
22.55 Maria by Callas
Documentaire de Tom Volf
(Fr., 2017, 110 min).
Canal+
21.05 Bumblebee
Film de Travis Knight. Avec Hailee
Steinfeld (EU-Chi., 2018, 110 min).
22.55 Jumanji. Bienvenue
dans la jungle
Film de Jake Kasdan. Avec Dwayne
Johnson (EU, 2017, 115 min).
France 5
20.50 Des trains pas comme
les autres
Suisse. Documentaire d’Alex Badin
(Fr., 2017, 50 min).
21.40 Des trains pas comme
les autres
Italie du Sud. Documentaire de
William Japhet (Fr., 2016, 105 min).
Arte
20.50 La Péniche du bonheur
Film de Melville Shavelson. Avec
Sophia Loren (EU, 1958, 110 min).
22.40 Sophia Loren
Documentaire de Julia Bracher
(Fr., 2019, 50 min).
M6
21.05 Le Voyage d’Arlo
Film d’animation de Peter Sohn
(EU, 2015, 100 min).
22.45 Planes 2
Film d’animation de Roberts
Gannaway (EU, 2014, 90 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
Capital social : 124.610.348,70 ¤.
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6 5 3 (Service 0,30 ¤/min + prix appel) ; de l’étranger :
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abojournalpapier@lemonde.fr.
1 6 7
Tarif 1 an : France métropolitaine : 399 ¤
8 2
4 3 8 Courrier des lecteurs
2 7 9 Par courrier électronique :
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Montpellier (« Midi Libre »)
Origine du papier : France. Taux de fibres recyclées : 100 %.
Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le N°FI/37/001.
Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier
24 | styles
Bague signet en métal
trempé dans un bain
de palladium. GOOSSENS
Bague lion en métal
trempé dans un bain
de palladium. GOOSSENS
JOAILLERIE
H
arumi Klossowska de
Rola porte un nom
de personnage de
roman. La filiation
de cette créatrice de bijoux con-
firme ces promesses d’extraordi-
naire : elle est la fille du peintre
Balthus et de l’artiste peintre et
céramiste japonaise Setsuko
Klossowska de Rola.
Le grand public a aujourd’hui
l’occasion de découvrir son tra-
vail grâce à une collaboration
avec l’orfèvre-bijoutier français
Goossens, connu pour ses créa-
tions en cristal de roche et pâte de
verre et ses parures couture
cosignées avec Chanel ou Saint
Laurent. Après une collection de
petits objets lancés en 2018, Ha-
rumi Klossowska de Rola et Pa-
trick Goossens ont cette fois
donné naissance à des bijoux. Ces
lions et ces serpents (en métal
doré ou argent, émail et cristal de
roche taillé à la main) ont de l’al-
lure et un profil expressif.
Plus abordables (de 380 euros à
870 euros) que ses créations per-
sonnelles, ces bijoux incarnent le
style d’une créatrice originale, rê-
veuse, fascinée par la nature et les
animaux. La genèse de son uni-
vers esthétique vaudrait bien un
roman. Un roman joyeux et plein
de fantaisie, pas le récit tragique
d’un destin d’héritière glamour et
maudite, entre Barbara Hutton et
les sœurs Mitford, qu’aurait pu lui
valoir son pedigree.
A sa naissance en Italie, en 1973,
son père est directeur de l’Aca-
démie de France à Rome, à la
Villa Médicis. Le joyau Renais-
sance et ses accumulations de
chefs-d’œuvre sont inspirants.
Sauf que la petite fille préfère par-
tir à la chasse aux fragments de
porcelaine dans le jardin. En 1977,
changement de décor : la famille
s’installe en Suisse, dans le Grand
Chalet de Rossinière, une vaste
demeure vaudoise aux faux
airs de château moderniste qui
servait autrefois à stocker les
gruyères. Dans son nouveau
royaume, en pleine nature, Ha-
rumi Klossowska de Rola cultive
un monde imaginaire… et anima-
lier. « J’avais tendance à me souve-
nir des gens en fonction des ani-
maux qu’ils possédaient », sourit-
elle. Pourtant les invités que re-
çoit son père ne sont pas tous
« oubliables » : Alberto Gia-
cometti, Henri Cartier-Bresson,
mais aussi le dalaï-lama ou David
Bowie sont passés par là.
Et la fibre créatrice dans tout
cela ? Elle viendra au fil du temps.
« C’est vrai que, lorsque j’avais 12
ou 13 ans, les discussions sur l’art
et la couleur à table me parais-
saient interminables. Et puis je vi-
vais comme une punition les
cours de calligraphie japonaise
que m’imposait ma mère tous
les dimanches. »
Pourtant, la calligraphie l’aide à
développer son talent pour le des-
sin. Autodidacte, elle s’entraîne
en observant et reproduisant la
nature. Puis elle s’intéresse aux
grands peintres : Eugène De-
lacroix et son favori, Théodore
Géricault. Chez lui, elle trouve le
mélange de grâce et de réalisme
souvent brutal qui définira plus
tard son œuvre. Du dessin, elle
passera à la mode en travaillant
pour John Galliano à Paris : séduit
par sa personnalité originale, la
superstar turbulente des années
1990 l’engage dans son service de
communication. Ce qui ne l’em-
pêche pas de venir assister régu-
lièrement au travail d’atelier.
Une force mystérieuse
A 25 ans, elle signe sa première
collection de bijoux, inspirés par
ses souvenirs d’enfance. Pa-
pillons, serpents, aigles, félins ou
perroquets sculptés dans la
corne, le bois fossilisé ou la pierre
dure, incrustés de pierres pré-
cieuses et d’or, squelettes
d’oiseaux délicatement moulés
dans le métal précieux… Harumi
Klossowska de Rola invente un
bestiaire à la fois réaliste et mer-
veilleux. De ses créations se dé-
gage une force singulière, mysté-
rieuse, aussi primitive que so-
phistiquée. Dans son monde, on
croise aussi des objets de taille
plus ambitieuse : des dragons de
mer sculptés dans le bronze et ha-
billés, des tables et des chaises qui
ont emprunté la morphologie
gracieuse de panthères, des para-
vents sur lesquels des fauves à la
harumi
klossowska
de rola,
la belle
et les bêtes
Des lions
et des serpents
en métal doré,
en émail
et cristal de roche
taillé à la main…
La créatrice
de bijoux, fille
du peintre Balthus,
s’est associée
à la maison
Goossens pour créer
un bestiaire délicat
et fantaisiste
« JE SUIS TOTALEMENT
FASCINÉE PAR LE LARGE
SPECTRE D’ÉMOTIONS
QUI PEUT PASSER PAR
LE REGARD DES ANIMAUX.
ET J’ESSAYE
DE REPRODUIRE
CELA DANS MON TRAVAIL »
HARUMI KLOSSOWSKA DE ROLA
créatrice de bijoux
Harumi Klossowska de Rola. ANTONI CIUFO
Collier en
métal trempé
dans un bain
d’or 24 carats.
GOOSSENS
démarche souple semblent
s’avancer vers le spectateur.
La belle a trouvé ses bêtes. « Je
suis totalement fascinée par le
large spectre d’émotions qui peut
passer par le regard des animaux.
Et j’essaye de reproduire cela dans
mon travail. J’aime leur beauté es-
thétique, mais aussi le mélange de
douceur et de sauvagerie qu’il y a
en eux. » Ces objets ont aussi une
valeur plus symbolique. « A tra-
vers eux, j’ai l’impression de rap-
procher l’homme et l’animal, de
créer un lien entre eux. Et ce lien est
d’autant plus important aujour-
d’hui que l’homme a l’air de tout
faire pour abîmer la nature. A ma
façon, j’essaie de lui rappeler qu’il
n’est pas le seul à l’habiter. »
La créatrice aime recevoir ses
clients en tête à tête, dans un de
ses ateliers, au Grand Chalet tou-
jours, ou à Saint-Denis, près de
Paris. Elle partage son temps en-
tre la Suisse et Paris, avec son
compagnon, le photographe
Benoît Peverelli, et leurs deux
enfants. Et rend régulière-
ment visite aux différents arti-
sans qui fabriquent ses bijoux,
en Italie notamment.
Une bulle créative de laquelle
Harumi Klossowska de Rola sort
de temps en temps pour travailler
avec d’autres créateurs. « J’ai ten-
dance à vivre beaucoup dans ma
tête. C’est un très bon exercice de
collaborer avec quelqu’un d’autre ;
on entre dans son univers, on peut
échanger, on regarde les choses
d’une autre manière. Sortir de sa
zone de confort est enrichissant. »
Avant Goossens, les joailliers
Chopard ou Boucheron et la mai-
son de couture Valentino ont déjà
fait appel à son instinct animal.
Dragon Chopard flamboyant,
bracelet de bras et collier serpent
pour Boucheron, sacs sculptures
« tête de lion » pour Valentino ha-
bitent également son bestiaire
hors norme.
Entre deux collaborations, l’ar-
tiste aime plus que tout rega-
gner sa campagne suisse, où elle
travaille la nuit, en écoutant les
renards et les blaireaux vivre
leur vie nocturne. C’est dans ce
terreau-là que prospèrent
ses créations. p
carine bizet
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
Le charme
attachant
de la broche
kitsch
Qu’elle soit ornée de
symboles de Noël ou
d’animaux, la broche
a toujours la cote
chez les joailliers
E ntre sapins qui clignotent
de toutes les couleurs et
pulls de Noël à motifs de
rennes qu’on ne peut s’empêcher
de ressortir des tréfonds du pla-
card, les fêtes de fin d’année sont
le moment « régression déculpa-
bilisée » de l’être humain lambda.
C’est donc l’instant idéal pour
évoquer, côté bijou, la broche
kitsch chic aux allusions très fes-
tives. Les victoriens, pourtant
peu réputés pour leur sens de la
gaudriole, ont lancé en leur
temps la mode du bijou de Noël.
Imaginez la reine Victoria et son
air sévère avec une broche sapin
ou renne ? Tout de suite plus sym-
pathique, la dame. Avec leur goût
des Noëls qui scintillent de mille
feux, les Anglo-Saxons ont perpé-
tué la tradition, y compris chez
les milliardaires. Au lieu d’aller
s’acheter une broche festive fan-
taisie chez Miriam Haskell (star
du « costume jewelry » dans les
années 1930), ces derniers al-
laient simplement chez un
joaillier à pedigree.
Perroquet, chameau et lapin
Aujourd’hui, la broche, de ma-
nière générale, n’a plus vrai-
ment la cote ; les branchés en
tout genre, fans de design épuré
et de ce qu’ils nomment le bon
goût discret, froncent le nez de
désapprobation véhémente de-
vant ces bijoux jugés trop
« kitsch ». Malgré cela, ces bro-
ches continuent de perpétuer
une tradition attachante qui fait
recette chez les plus grands
joailliers. Et prouvent, au pas-
sage, qu’humour et joaillerie
peuvent faire bon ménage.
Boucle
d’oreille
Les Oiseaux
libérés, or
gris, nacre,
émeraudes,
saphir,
diamants,
Cartier. CARTIER
Les clips Ballerines (nés dans les
années 1940) ou les broches Rose
de Noël (une création des seven-
ties) de Van Cleef & Arpels ont
toujours un grand succès auprès
des collectionneurs. Même chose
pour les broches animaux de la
même maison et leurs faux airs
de personnages de dessins ani-
més. La minibestiole de compa-
gnie est un sujet qui n’en finit pas
d’inspirer : des perroquets à plu-
mes de diamants griffés Cartier
au chameau et lapin sertis de per-
les baroques qui posent tranquil-
lement chez Buccellati, toute l’ar-
che de Noé ou presque est repré-
sentée. On peut préférer un genre
plus pop avec les broches esqui-
maux de Bulgari ou, plus tradi-
tionnel, avec les motifs « guirlan-
des florales » en or jaune de Jean
Schlumberger pour Tiffany. De
quoi animer les soirées de fêtes,
c’est sûr. p
c. bi.
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019 carnet | 25

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26 |
IDÉES
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019

François-Xavier Fauvelle M. le PDG du CNRS, savez-

vous ce que votre darwinisme fait à la recherche ?
A
ntoine Petit, PDG du CNRS, le
plus grand organisme français
de recherche, a livré à la commu-
nauté scientifique et au public sa
vision du monde de la recherche et les
orientations qu’il compte faire inscrire
dans la future loi de programmation
[Les Echos du 26 novembre, Le Monde
du 18 décembre]. Quelques « petites
phrases » savamment dosées et plu-
sieurs fois réitérées ont fait bouillir l’im-
mense majorité de la communauté
scientifique. Selon M. Petit, la recherche
serait un monde « darwinien », dans le-
quel les « meilleurs » chercheurs et équi-
pes devraient être favorisés par des lois
« inégalitaires », et les autres condam-
nés à la disparition.
De tels propos reflètent une ambiance
politique, qui aime à se représenter la so-
ciété comme le théâtre d’un combat à
mort dont sortent des « vainqueurs »
(winners) et des « perdants » (losers). On
croyait à tort ce darwinisme social con-
finé à certaines marges idéologiques de
nos sociétés. Car comment peut-on luci-
dement plaider pour que des lois natu-
relles qui expliquent la lutte pour la sur-
vie des espèces deviennent des lois nor-
matives s’appliquant à la société ?
M. Petit nous dit qu’il aurait été mal com-
pris et que ce darwinisme social serait
très éloigné de ses valeurs personnelles
[Le Monde du 18 décembre].
Les propos d’Antoine Petit ne sont ni
tout à fait neufs ni surtout de nature à
améliorer le système français de recher-
che. Ils s’inscrivent dans une histoire
déjà longue de gouvernance managé-
riale du milieu académique, appliquée
par tous les gouvernements successifs
depuis deux décennies. Le mot d’ordre
de cette gouvernance est : soyez plus
« compétitifs ». Les moyens pour y parve-
SAVEZ-VOUS, M. PETIT,
LA MISÈRE MORALE,
LES RANCŒURS,
LES RENONCEMENTS
QU’ENGENDRE
CETTE COMPÉTITION
INUTILE ET TOXIQUE ?
L’historien interpelle Antoine Petit, président-directeur général
du CNRS, après le plaidoyer de celui-ci en faveur d’une recherche
plus compétitive. Ce n’est pas, estime le professeur au Collège
de France, ce qui améliorera les performances
nir sont la précarisation, l’évaluation et à
présent la sélection darwinienne.
Ce discours n’a cessé de brandir deux
instances qui commanderaient une telle
orientation. D’une part un supposé
« modèle américain » caricaturé, qui ga-
rantirait des résultats quantifiables
(comme par le classement dit « de Shan-
ghaï ») dans un environnement de com-
pétition internationale. On a donc « amé-
ricanisé » le système français de recher-
che. Par l’assèchement des crédits
récurrents des laboratoires et des univer-
sités, on a jeté chacun contre tous en
quête d’un poste salarié, d’un pro-
gramme financé ; on a multiplié les pro-
cédures d’évaluation ; on a diminué le
nombre de postes et multiplié les con-
trats courts. Mais on a oublié de com-
penser cette pression supposément
« vertueuse » par des conditions « améri-
caines » de recherche : la sécurité de l’em-
ploi (dont bénéficient, sauf banqueroute
de leur institution, la quasi-totalité des
universitaires en poste aux Etats-Unis,
universités publiques et privées compri-
ses), les salaires plusieurs fois supérieurs
à ceux de la France, les crédits de recher-
che systématiquement alloués aux cher-
cheurs individuels, l’accès à de multiples
agences de financement.
L’autre instance est le « contribuable » :
c’est en lui hurlant à l’oreille pour s’assu-
rer ses bonnes grâces que nos gouver-
nants n’ont cessé de répéter que les cher-
cheurs et chercheuses devaient être sou-
mis à une « évaluation », comme les élus
sont soumis à l’évaluation de leurs élec-
teurs ou les entreprises à celle du mar-
ché, des actionnaires. On a donc créé de
toutes pièces, à l’intention des cher-
cheurs, des procédures « démarche qua-
lité » envahissantes. Il y a pourtant de
très bonnes raisons pour que la recher-
che ne soit pas soumise à ces procédu-
res : notre domaine d’activité est fondé
sur des règles de fonctionnement insti-
tuées depuis deux siècles. Ce sont des
procédures dites d’« évaluation par les
pairs » (peer review), parfois publique
(dans le cas d’une thèse, par exemple,
parce que c’est un diplôme universitaire
qui donne le titre de docteur, reconnu
par l’Etat), parfois anonyme (pour éviter
les conflits de personnes), parfois même
en « double anonyme » (double blind).
C’est la loi de ce métier, sans doute le
seul soumis à une évaluation perma-
nente : on ne cesse d’évaluer et d’être éva-
lué à chaque diplôme que l’on passe, à
chaque concours, à chaque article que
l’on soumet pour publication, à chaque
demande de financement que l’on dé-
pose à un bailleur de fonds publics ou
une fondation. Faut-il s’étonner, comme
le font certains, de l’autonomie de ces
procédures internes par rapport au reste
de la société ? Elles sont pourtant le fruit
d’un équilibre entre le consensus néces-
saire à l’existence de savoirs partagés et
le dissensus qui permet le dépassement
de vérités par d’autres vérités.
M. Petit, votre vision d’une recherche
plus compétitive et mieux évaluée n’est
pas ce qui améliorera les performances
des chercheuses et des chercheurs ; elle
est ce qui les entrave aujourd’hui et ce
qui les détruira demain si nous vous lais-
sons faire. La « sélection » que vous appe-
lez de vos vœux est en réalité déjà là. La
politique systématique d’assèchement
des crédits récurrents de la recherche, la
réduction catastrophique du nombre de
postes ouverts aux jeunes chercheurs, la
compétition pour les financements de
recherche « sur projet » pour pallier la pé-
nurie de financements récurrents, l’éva-
luation administrative permanente aux
niveaux individuel et collectif et à tous
les échelons de toutes les structures (uni-
versités, organismes, laboratoires…) ont
déjà pour effet de jeter tout le monde
contre tout le monde.
Il faut déjà « en vouloir » pour réaliser
une thèse de doctorat qui durera quatre,
cinq ou six ans selon les spécialités, en
ne bénéficiant le plus souvent pas (du
moins dans les sciences humaines et so-
ciales) de contrats doctoraux financés ;
l’oublier, c’est négliger le fait que la for-
mation doctorale est de ce fait essentiel-
lement subventionnée par les cher-
cheurs eux-mêmes et leurs familles, qui
sont aussi des contribuables. Il faut « en
vouloir » pour se présenter plusieurs an-
nées de suite aux concours de recrute-
ment des universités et des grands orga-
nismes de recherche ou dans le privé,
souvent sans salaire, tout en répondant
de son mieux à l’injonction « Tu publie-
ras, pour être recrutable, trois articles par
an comme premier auteur dans une re-
vue de rang A » ; l’oublier, c’est refuser de
voir qu’une partie essentielle de ce que la
recherche produit de plus neuf l’est par
des hommes et des femmes en recher-
che de postes et par leurs familles.
Une réforme en profondeur
Quant aux « perdants » des recrute-
ments, celles et ceux qui à la mi-tren-
taine, après avoir consacré leur première
carrière bénévole à la recherche, se tour-
nent, faute de postes, vers d’autres mé-
tiers, diriez-vous qu’ils sont des spéci-
mens moins adaptés que d’autres et
voués à l’extinction darwinienne ? Il faut
encore « en vouloir » pour, ayant satisfait
de telles exigences, avoir néanmoins
poursuivi une recherche de fond qui ne
privilégie pas la « rentabilité » à court
terme, l’article facilement publiable et
vite périmé. Il faut « en vouloir » pour,
constatant, à peine recruté, qu’on ne bé-
néficiera que de son salaire et d’un bu-
reau partagé à trois ou quatre, et que le
système ne vous alloue pas de crédits de
recherche, comprendre qu’il faudra alors
« se battre », c’est-à-dire déposer plu-
sieurs fois chaque année, jusqu’au suc-
cès, des projets de recherche à plusieurs
dizaines ou centaines de milliers d’euros.
A ce jeu, bien sûr, il ne peut pas y avoir
que des vainqueurs, la principale agence
de financement française (l’Agence na-
tionale de la recherche) offrant des taux
de retour de projets « gagnants » infé-
rieurs à 15 % : un taux aussi scandaleuse-
ment bas ne peut pas garantir qu’un ex-
cellent projet, même soumis plusieurs
fois, l’emporte sur d’autres projets, excel-
lents ou pas. Il faut « en vouloir » pour,
n’ayant pas obtenu ce type de finance-
ment sur projet, poursuivre sa recherche
sur ses crédits personnels.
Savez-vous, M. Petit, ce que ce système,
les mots que vous employez pour le dé-
crire, votre darwinisme, fait à la recher-
che ? Savez-vous la misère morale, les
rancœurs, les renoncements qu’engen-
dre cette compétition inutile et toxique ?
Voyez-vous son absurdité économique ?
Avez-vous la moindre idée que ce sys-
tème éteint chez beaucoup le génie et le
désir, pour favoriser vos survivants
darwiniens qui n’ont jamais demandé
que leur succès passe par un tel gâchis ?
Puisque vous avez l’air, M. Antoine Pe-
tit, de vouloir une réforme en profon-
deur, nous vous en proposons une, radi-
cale et authentiquement ambitieuse ;
elle libérerait l’énergie, le talent, l’excel-
lence, aujourd’hui freinés. Elle tient en
deux points qui ne vous coûteront rien,
plus un qui nous coûtera.
Un : réabondez les crédits récurrents de
la recherche en diminuant drastique-
ment ceux alloués sur projet. L’immense
majorité des chercheurs et des chercheu-
ses y retrouveront les modestes moyens
dont ils ont besoin pour travailler et, le
moment venu au cours de leur carrière,
ils déposeront un projet ambitieux né-
cessitant des moyens plus importants.
Les agences de financement ne seront
plus dès lors inondées de demandes, éva-
lueront avec sérieux celles soumises et
offriront des taux de retour de 40 %, con-
formes aux moyennes « américaines »,
qui garantissent qu’un projet excellent
soit financé à la première, deuxième ou
troisième tentative.
Deux : exigez que soient supprimées
toutes les « agences de notation » qui
s’ajoutent à nos procédures scientifiques
en mobilisant, plusieurs semaines par
an, soit en tant qu’évalué, soit en tant
qu’évaluateur, tous les acteurs de l’ensei-
gnement et de la recherche, au prix d’un
invraisemblable gaspillage d’énergie, de
temps et d’argent.
Trois : ouvrez des postes, recrutez à
tour de bras dans tous les domaines où
nous avons besoin de connaissances
nouvelles, de connaissances pas forcé-
ment « rentables », mais néanmoins uti-
les pour nous diriger dans le monde et
connaître nos prochains, mais aussi de
connaissances dont nous n’avons pas
encore besoin. Ce dernier conseil per-
mettrait au système français de recher-
che de se rapprocher un tout petit peu du
modèle « américain » ; et c’est un contri-
buable qui vous parle. p
François-Xavier Fauvelle
est historien et archéologue
spécialiste de l’Afrique, professeur
au Collège de France, titulaire
de la chaire Histoire et archéologie
des mondes africains

Retraites : réinventons familles politiques, monde asso-

ciatif, nous sommes tous d’ac-
qu’elles n’auront pas de retraites.
Voilà l’engagement que nous avi-
animera notre action jusqu’à la
mise en œuvre de la réforme. Fer-

notre pacte social cord sur ce point.

Fidèles aux valeurs fondatrices
qui ont prévalu à la mise en place
de notre système, nous voulons
Stanislas Guerini, Gilles Le Gendre, Patrick Mignola et François Patriat désormais apporter une nou-
velle pierre à notre pacte social
réaffirment les principaux objectifs de la réforme : mettre en place et construire un système adapté
un système universel, plus juste, plus lisible et équitable aux nouvelles précarités que la
France de 1945 ne pouvait pas
anticiper. Un système adapté
aux nouvelles trajectoires de car-
rières, bien moins linéaires que
ons pris, voilà la transformation
que nous souhaitons.
Ce système protégera mieux car
il protégera plus. Nous prendrons
en compte la situation des mères
de famille, déjà pénalisées dans
leur carrière. Demain, elles béné-
ficieront d’une bonification de
5 % de leur pension dès le pre-
mier enfant, ce qui représente
43 % des familles aujourd’hui.
Nous pensons aussi à ceux qui ef-
mes sur les principes et le cadre
du nouveau régime, nous savons
qu’il reste des éléments d’enri-
chissement. Nous sommes sou-
ples sur les modalités et à l’écoute
pour construire, avec les parte-
naires sociaux, des compromis
qui dépassent les crispations.
Au total, cette réforme est l’oc-
casion inespérée de redonner
vie à notre démocratie sociale, es-
soufflée depuis trop long-

L
a réforme des retraites que
nous souhaitons porter est
un nouveau pacte de
société. C’est une refonda-
tion de notre protection sociale
sans équivalent depuis soixante-
dix ans. Avec trois objectifs : créer
un système universel plus juste,
plus lisible, plus équitable qui
remette au centre la solidarité
nationale. Nous voulons faire de
ce projet un modèle de justice
sociale où chaque euro cotisé,
chaque heure travaillée ouvre les
mêmes droits, pour tous, et faire
preuve de responsabilité en
restaurant la confiance indispen-
sable dans un régime durable,
soutenable financièrement.
Comment tolérer que notre sys-
tème actuel, œuvre du Conseil
national de la Résistance, ignore
la réalité du monde du travail du
XXIe siècle et entretienne des iné-
galités de droits entre des Fran-
çais qui exercent un même mé-
tier ? Comment accepter, en 2019,
que les femmes aient une retraite
en moyenne inférieure de 42 % à
celle des hommes ? Que les agri-
culteurs, les chauffeurs VTC, les
commerçants ou les caissiers de
supermarché à temps partiel res-
tent au bord de la route avec de si
faibles pensions après toute une
vie de travail ?
Un système responsable
Nous l’affirmons : cette réforme
est un progrès social majeur qui
défend le principe de répartition
où les générations qui travaillent
cotisent pour payer les retraites
de ceux qui ont travaillé et savent
que les générations suivantes les
aideront à leur tour. Tous les
Français y sont attachés. Syndi-
cats, patronat, élus de toutes les
celles de nos aînés, un système
responsable et adapté à la réalité
démographique du pays, où
nous avons désormais 1,7 coti-
sant actif pour 1 retraité, contre 4
pour 1 en 1960.
Notre réforme s’inscrit résolu-
ment dans cette continuité, grâce
à un système plus juste, où cha-
cun cumulera des points, même
en cas de périodes d’interruption
d’activité ; un système responsa-
ble qui ne soit pas structurelle-
ment en déficit, afin de redonner
confiance aux jeunes généra-
tions, qui pensent injustement
fectuent des tâches pénibles, ca-
ristes ou infirmières de nuit, qui
pourront partir plus tôt à la re-
traite grâce à des critères de péni-
bilité plus justes.
Le temps est donc venu de
construire un système universel
de retraites.
Ce changement n’est possible
que dans le respect du dialogue
social. C’est pourquoi nous sou-
haitons confier aux partenaires
sociaux une gouvernance iné-
dite, fondée sur la confiance, cel-
le-là même qui a présidé aux con-
certations depuis deux ans et
temps. p
Stanislas Guerini est délégué
général du mouvement En mar-
che ! ; Gilles Le Gendre est pré-
sident du groupe La République
en marche ; Patrick Mignola
est président du groupe MoDem
à l’Assemblée nationale ;
François Patriat est président
du groupe La République
en marche au Sénat

0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
Justin Vaïsse
1979, l’année matrice
de notre monde
L’invasion russe de l’Afghanistan, le 25 décembre,
marque le début de la fin du bloc soviétique,
dix ans avant la chute du Mur. L’historien revient
sur une année pivot marquée également par l’arrivée
au pouvoir de Margaret Thatcher au Royaume-Uni
et la révolution iranienne
E L
t si le destin de notre
monde s’était joué en
1979 ? Pour essentielle – et
inattendue dans ses mo-
dalités – qu’elle soit, la chute du
mur de Berlin en 1989 sur-
vient dans un paysage où les
principales évolutions qui ont
façonné ces dernières décennies
sont déjà en place. Et nombre
d’entre elles trouvent leur ori-
gine dix ans plus tôt.
Qu’on en juge : c’est en 1979
que l’élection de Margaret That-
cher en Grande-Bretagne lance le
coup d’envoi des politiques néo-
libérales qui allaient gagner une
bonne partie des pays dévelop-
pés, accélérer la globalisation
mais aussi creuser les inégalités.
A l’autre bout du monde, les ré-
formes économiques entrepri-
ses par Deng Xiaoping (annon-
cées dès la fin 1978) sonnent le
réveil d’une Chine qui allait dé-
sormais croître de presque 10 %
chaque année, bouleversant les
équilibres mondiaux et entraî-
nant à sa suite l’ascension des
pays émergents, notamment
dans les années 2000.
La chute de l’empire soviétique
Sur le plan géopolitique, ce sont
la révolution iranienne et l’inva-
sion de l’Afghanistan qui, en
1979, bousculent les équilibres
au sein du monde musulman, en
précipitant la chute de l’empire
soviétique et en faisant entrer le
monde dans l’âge de la réaffir-
mation identitaire. Certes, cela
faisait quelques années que l’af-
frontement idéologique de l’âge
industriel – marxisme contre ca-
pitalisme – paraissait moins cen-
tral et qu’en Occident la nouvelle
politique mettait en avant des
communautés plutôt que des
classes : jeunes, femmes, minori-
tés ethniques et religieuses… Le
mouvement ne fera que s’ampli-
fier, jusqu’à l’obsession.
Mais c’est dans le monde mu-
sulman que ce renforcement
identitaire fut le plus net. Le défi
lancé par l’Iran de l’imam Kho-
meyni à l’Arabie saoudite aboutit
à une surenchère pour le lea-
dership religieux, stimulant l’as-
cension de l’islamisme. Certes,
l’islam politique préexistait, jus-
que dans les luttes de décoloni-
sation, mais comme une force
parmi d’autres. A partir de
1979, c’est le référent islamiste
qui va dominer, l’emportant sur
le panarabisme ou le commu-
nisme. Il n’est pas jusqu’aux par-
tis les plus laïques comme le
Baas qui, à partir des années
1990, ne cherchent une légiti-
mité religieuse.
Deuxième conséquence de la
révolution iranienne de 1979 :
elle fait de l’antagonisme entre
sunnites et chiites un enjeu
Justin Vaïsse est historien
et directeur général du Forum
de Paris pour la paix. Il est
l’auteur, de « Zbigniew
Brzezinsksi. Stratège de
l’empire » (Odile Jacob, 2015)
géostratégique. A partir de 2003,
l’invasion américaine de l’Irak
fait basculer dans le camp
chiite ce pays qui se trouvait jus-
que-là dans l’orbite sunnite, exa-
cerbant l’hostilité entre Riyad et
Téhéran qui structure le Moyen-
Orient actuel.
S’ajoute à cette matrice celle de
l’Afghanistan. Quand, au mo-
ment de Noël 1979, l’URSS y in-
tervient militairement, elle doit
faire face à une violente résis-
tance nationale, soutenue en ar-
mes et en argent par les ennemis
de Moscou – Etats-Unis, Arabie
saoudite, Pakistan –, mais aussi,
progressivement, par des mil-
liers de volontaires musul-
mans venus notamment du
Moyen-Orient pour combattre
l’envahisseur athée.
Cette résistance des moudjahi-
din et des volontaires arabes
créa la matrice du terrorisme
islamiste moderne. Par l’entre-
mise d’hommes comme Abdal-
lah Azzam, qui universalise la
cause djihadiste, et Oussama
Ben Laden, qui la retourne con-
tre l’Occident, des volontaires de
tous pays, y compris la France
dès les années 1990, se rendent
en Afghanistan, puis dans
d’autres terres de djihad (Algérie,
Bosnie, Tchétchénie, etc.). Al-
Qaida, l’organisation d’Oussama
Ben Laden née du djihad afghan,
frappe les intérêts américains à
plusieurs reprises, jusqu’au tour-
nant que constituent les atten-
tats du 11 septembre 2001.
La machine infernale est en
place : la réaction militaire amé-
ricaine, en Afghanistan (2001)
puis en Irak (2003), stimule le re-
crutement djihadiste, qui se
nourrit de la réaffirmation iden-
titaire et la nourrit en retour. A
Al-Qaida s’ajoute l’organisation
Etat islamique, et de nouvelles
terres de djihad apparaissent :
Irak, Syrie, Libye, Sahel, Afrique
subsaharienne. Partout, la ma-
trice afghane opère, tant par
contamination que par imita-
tion du modèle initial (parasi-
tage d’une lutte locale au profit
d’un combat global). Seul l’apai-
sement de l’obsession identi-
taire, combiné à une empreinte
occidentale et russe moins forte,
permettrait de ralentir ce cycle
né en Afghanistan voici qua-
rante ans.
Mais alors qui est responsable
de 1979 ? L’histoire ne se résume
jamais à un seul facteur ; cepen-
dant, dans la révolution ira-
nienne, les politiques de moder-
nisation autoritaire et de répres-
sion du chah ont beaucoup
compté. Côté Afghanistan, c’est
l’invasion par Moscou puis sa
guerre anti-insurrectionnelle
qui sont le point de départ. Mais
on pointe souvent le doigt vers
l’Amérique et un homme en par-
ticulier, Zbigniew Brzezinski, le
conseiller à la sécurité nationale
très faucon du président Jimmy
Carter. Non seulement il aurait
joué à l’apprenti sorcier en sou-
tenant les moudjahidin pour af-
faiblir les Soviétiques, mais il les
aurait même attirés dans le
piège afghan, en stimulant les
oppositions au régime prosovié-
Supriya Chaudhuri
La question de la « nation
hindoue » au cœur
des manifestations
Discriminatoire à l’égard des musulmans, la nouvelle loi sur
la nationalité indienne, votée le 11 décembre, ébranle les fondements
de la démocratie, explique la professeure de littérature
CE SONT
LA RÉVOLUTION
IRANIENNE
ET L’INVASION DE
L’AFGHANISTAN,
QUI, EN 1979,
BOUSCULENT LES
ÉQUILIBRES AU
SEIN DU MONDE
MUSULMAN
tique tout au long de l’année
1979, ce qui est avéré.
L’examen des archives montre
une réalité moins machiavéli-
que : côté afghan, l’incompé-
tence et la brutalité des diri-
geants qui se succèdent (Taraki
puis Amin) suffisent à inquiéter
le Kremlin de la perte prochaine
de ce régime ami et à les décider
à intervenir ; l’appui américain
est identifié mais marginal. Et,
côté américain, on ne croit pas
sérieusement à la possibilité de
transformer la situation en
« Vietnam des Soviétiques »
– c’est ce qu’écrit Brzezinski au
président Carter au lendemain
de l’invasion, le 26 décem-
bre 1979. Brzezinski renforce ce-
pendant le soutien de la CIA
aux moudjahidin, à travers les
services secrets pakistanais et
l’argent saoudien. Plus tard,
sous Ronald Reagan, le Congrès
imposera une forte hausse
des montants consacrés à la ré-
sistance afghane ainsi que la li-
vraison des missiles anti-héli-
coptères Stinger.
Soutien américain
Ce soutien américain aux « com-
battants de la liberté » n’était pas
dirigé vers les volontaires arabes
et n’a jamais bénéficié à Ous-
sama Ben Laden, qui n’en avait
d’ailleurs pas besoin. Le lien en-
tre cette politique américaine et
les attentats du 11-Septembre
n’est donc pas inexistant, mais il
est très indirect : l’objectif de
Brzezinski était avant tout de mo-
biliser contre Moscou les pays
musulmans et la « fièvre Kho-
meyni », comme l’appellent des
documents russes de l’époque.
Doit-on reprocher aux déci-
deurs de 1979 d’avoir engendré
notre monde ? Là encore, l’idée
qu’un seul agent, fût-il détenteur
d’un grand pouvoir, ait pu façon-
ner une évolution historique à
lui seul ne tient pas la route : c’est
la rencontre avec des évolutions
de fond qui est décisive.
Brzezinski, lui, ne s’embarras-
sait pas de telles distinctions,
mais c’était pour se dédouaner :
« Qu’est-ce qui est le plus impor-
tant au regard de l’histoire du
monde ? Quelques excités isla-
mistes ou la libération de l’Eu-
rope centrale et la fin de la
guerre froide ? » p
es manifestations contre la loi
sur la nationalité indienne (Citi-
zenship Amendment Act, CAA),
adoptée le 11 décembre, ont plongé
le pays dans une crise nationale. En dix
jours, 25 personnes ont trouvé la mort.
L’article 144 du code pénal interdisant
les rassemblements publics, la déten-
tion d’intellectuels, tel l’historien Rama-
chandra Guha, et les coupures d’Internet
n’ont pas dissuadé les manifestants de
continuer à se rassembler.
Le 20 décembre, l’Armée de Bhim,
une association de basses castes hin-
doues opprimées conduite par Chan-
drashekhar Azad, a rejoint la prière du
vendredi dans la grande mosquée de
Delhi (Jama Masjid), pour réaffirmer
son attachement à la Constitution in-
dienne, où sont inscrits les principes de
laïcité, d’égalité et de justice.
Cette référence à la Constitution cris-
tallise la « question de la nation », au
cœur des manifestations anti-CAA. Une
question toujours ouverte depuis la
partition indienne de 1947. Cette loi
étend l’attribution de la nationalité in-
dienne, sur la base de persécution reli-
gieuse dans le pays d’origine, à tout
hindou, chrétien, bouddhiste, jaïniste,
parsi et sikh d’Afghanistan, du Pakistan
et du Bangladesh entré en Inde avant
2015. Le gouvernement justifie l’exclu-
sion des musulmans en arguant
qu’ils ne peuvent avoir souffert de per-
sécution dans leurs pays d’origine, eux-
mêmes islamiques.
Cette mesure sert l’agenda pro-hindou,
dont le but implicite est de faire de
l’Inde un Etat hindou (« Hindu Rash-
tra »). Il s’appuie sur l’idéologie de l’« hin-
douité » (« hindutva »), développée, en
1937, par V. D. Savarkar (1883-1966), qui
prône la séparation des hindous et des
musulmans en deux nations. Réinter-
prétant l’histoire à des fins politiques,
le ministre de l’intérieur, Amit Shah, a
même déclaré au Parlement que le pays
a été divisé selon des lignes de partage
religieuses. Ainsi, alors que le Pakistan
fut créé comme une République islami-
que, l’Inde a été constituée comme une
démocratie laïque, assurant la liberté de
culte et l’égalité de statut quelle que soit
la confession religieuse.
Discriminatoire et incohérente, cette
nouvelle loi nie les persécutions dont
certains musulmans, comme les Ah-
madis du Pakistan et les Rohingya du
Myanmar, sont victimes, mais ignore
aussi les milliers d’hindous, musul-
mans et chrétiens qui ont dû se réfu-
gier au Tamil Nadu, Etat du sud de
l’Inde, lors de la guerre civile au Sri
Lanka. A cela, le premier ministre Modi
répond, à travers ses Tweet, que la
Constitution garantit l’égalité à tous les
Indiens ; et comme les immigrés illé-
gaux ne sont pas des citoyens indiens,
la question de l’égalité ne les concerne
pas. Alors que l’Inde n’est pas signataire
de la convention de 1951 du Haut-Com-
missariat des Nations unies pour les ré-
fugiés, elle a néanmoins offert l’hospi-
LA COLÈRE GÉNÉRALE
ET LE CHAOS
ONT FAIT RECULER
LE GOUVERNEMENT
MODI
idées | 27
Supriya Chaudhuri est professeure
émérite au département de littérature
anglaise de l’université de Jadavpur,
à Calcutta
talité à des demandeurs d’asile, par
exemple au gouvernement tibétain ou
aux exilés ougandais.
Le CAA prend tout son sens dans le
contexte de deux autres mesures admi-
nistratives : la constitution du Registre
national des citoyens (National Register
of Citizens, NRC) et celle du Registre
national de la population (NRP). Le NRC,
initialement établi dans l’Assam en 1951,
dans un Etat frontalier menacé par les
immigrés illégaux et les vagues dé-
mographiques de migrants venus du
Pakistan de l’Est (futur Bangladesh), a
été actualisé entre 2013 et 2019. Ce qui a
eu un coût humain énorme. Des gens
pauvres, natifs ou migrants, sans aucun
papier, se sont vus obligés de fournir
des preuves administratives de leur ci-
toyenneté et de leur installation avant
1971 (date de la création du Bangladesh).
Souvent, ils n’ont pas pu, même en ven-
dant leurs terres et leurs biens pour
payer les services d’un avocat.
Le dernier registre des citoyens de
l’Assam exclut 1,9 million de person-
nes – paysans, commerçants, proprié-
taires –, qui risquent d’être placées en
détention dans des camps récemment
construits. Trente-six personnes sont
déjà mortes dans des camps de l’Assam.
Or, deux tiers des personnes exclues du
registre national des citoyens d’Assam
sont des hindous. Cette conséquence
inattendue est apparue comme une
trahison par rapport au mandat hin-
douiste du gouvernement, l’obligeant à
utiliser le CAA pour régulariser le statut
de tous les immigrés hindous.
Deux courants opposés
Le mouvement anti-CAA présente deux
courants opposés. Dans l’Assam et le
Nord-Est, l’hostilité se manifeste contre
tous les immigrés, hindous ou musul-
mans. L’amnistie du CAA en faveur des
hindous y est perçue comme un risque
de faciliter de nouvelles migrations.
Dans le reste de l’Inde, la peur vient de
ce que, par cette loi, le NRC et le NPR
vont obliger chaque citoyen à apporter
la preuve de sa nationalité. Or, beau-
coup en seront incapables, car les plus
démunis n’ont pas les documents né-
cessaires. Les non-musulmans (au
moins les récents immigrés des Etats
concernés par la loi) peuvent prétendre
à l’amnistie jusqu’en 2014. Mais les mu-
sulmans risquent d’être déclarés apatri-
des, immigrés illégaux puis déportés
dans des camps. L’Inde compte 201 mil-
lions de musulmans, soit 14 % de la po-
pulation. Combien sont susceptibles
d’être détenus ou déportés ? Cette pers-
pective terrifiante a conduit les mani-
festants dans la rue.
Les ministres en chef de cinq des
vingt-neuf Etats de l’Union indienne
ont refusé d’adopter la nouvelle loi. La
colère générale et le chaos ont fait recu-
ler le gouvernement Modi, qui a vague-
ment promis des enregistrements facili-
tés et non discriminatoires, grâce à l’uti-
lisation de données déjà fournies pour
les cartes d’identité nationales. Si c’est le
cas, pourquoi, alors, entreprendre des
mesures si coûteuses ? La construction
d’une nation hindoue et la peur de
l’autre, à l’origine de cette loi, ébranlent
aujourd’hui les fondements de la démo-
cratie indienne. p
28 | idées 0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019

Bianca Wylie
défie la « ville Google »
A Toronto, la Canadienne est à la tête d’une mobilisation citoyenne
contre le projet futuriste d’un quartier piloté par le géant américain.
Et entend bien rendre aux habitants les clés de la ville numérique

PORTRAIT baine à l’ère numérique, le rôle des

pouvoirs publics et la place du con-
pour la gouvernance numérique du
quartier. « Ma première réaction a été

U
n « tour de passe-passe digne
des meilleurs magiciens », un
« hold-up », une « bataille » où
la technologie joue le rôle de
« cheval de Troie » pour « privatiser la
ville ». Bianca Wylie a le sens de la for-
mule quand elle évoque le projet fu-
turiste du quartier Quayside, à To-
ronto. Depuis deux ans, cette mili-
tante de 40 ans, mère de deux
enfants, donne des cauchemars aux
dirigeants de Sidewalk Labs, compa-
gnie sœur de Google, qui projettent
de transformer cette friche portuaire
de la métropole canadienne en labo-
ratoire innovant de la smart city.
Sur le compte Twitter de la Toron-
toise s’affiche une photo de bonbons
acidulés, de ceux qui, sous la douceur
du sucre, explosent en bouche et pi-
quent longtemps la langue. L’image
illustre joliment les prises de posi-
tion drôles et souvent acides de celle
qui se régale à épingler les éléments
de langage des communicants du
géant américain. Sous les « rues dy-
namiques », chauffées et modulables
selon la météo ou le trafic, ou der-
rière les panneaux de bois des bâti-
ments écologiques, Bianca Wylie tra-
que surtout les capteurs disséminés
dans le futur quartier. Avec une con-
viction : qui détient les données pos-
sédera les clés de la cité.
Ce mardi de décembre, la militante
est plutôt réjouie. Elle a participé la
veille à une réunion de concertation
organisée par la municipalité. La pre-
mière d’une série de rencontres
ouvertes aux habitants sur la place de
la technologie à Toronto, et l’aboutis-
sement de presque une année de mo-
bilisation pour le collectif #blocksi-
dewalk qu’elle a fondé avec d’autres
opposants au projet. « Même si le ré-
sultat n’est pas garanti, on commence
enfin à prendre le temps de réfléchir en-
semble à ce que nous souhaitons faire
avec les technologies », assure-t-elle.
A Toronto, et plus largement au
Québec, elle anime l’une des ré-
flexions les plus pointues
aujourd’hui sur la gouvernance ur-
sentement du citoyen. Pour elle, la
ville connectée reste un impensé, où
il est urgent d’insuffler du débat dé-
mocratique. Avec quatre chercheurs,
la blogueuse a lancé en novembre un
site de débats sur l’avenir des villes.
Un « travail complémentaire au pro-
jet de Sidewalk Labs », explique-t-elle,
« pour ne pas nous laisser enfermer
dans une vision binaire de notre futur,
comme s’il n’y avait qu’une seule fa-
çon d’innover, comme s’il n’y avait
que Google ou rien ».
Le monde de la tech, Bianca Wylie
le connaît de l’intérieur. Après des
études de sciences politiques, elle a
travaillé dans une start-up, puis dans
une grande firme, pendant dix ans,
avant de bifurquer vers la démocra-
tie participative et d’intégrer une en-
treprise de concertation citoyenne
sur les politiques urbaines. Le début
des années 2010 marque un tour-
nant pour la jeune femme, qui dé-
couvre les notions de gouvernement
ouvert, de transparence numérique
et d’open data. Elle participe en 2014
à la fondation de l’Institut Open Data
de Toronto, puis lance l’association
Tech Reset Canada, pour « mettre la
technologie au service du bien com-
mun et au bénéfice des habitants ».
En 2017, lorsqu’elle apprend que la
filiale d’Alphabet a remporté l’appel
d’offres pour aménager Quayside,
elle publie un premier billet. Il dé-
nonce l’absence de cadre juridique
POUR BIANCA
WYLIE, LA VILLE
CONNECTÉE RESTE
UN IMPENSÉ,
OÙ IL EST URGENT
D’INSUFFLER
DU DÉBAT
DÉMOCRATIQUE
de me dire : on n’est pas prêts, se sou-
vient-elle. On n’a pas les lois suffisan-
tes au Canada pour négocier d’égal à
égal avec une entreprise aussi puis-
sante que Google. »
A Toronto, le projet a les faveurs de
nombreux élus et habitants, séduits
par son potentiel pour le déve-
loppement économique de la
métropole, où Google a pro-
mis d’installer son siège pour
le Canada. Qu’à cela ne tienne,
Bianca Wylie décide de bricoler
un dispositif de concertation
en utilisant un simple logiciel de do-
cuments partagés. Vie privée, impôts,
gouvernance des données : une liste
de questions commence à circuler.
Capitalisme technologique
En réponse, l’entreprise américaine
s’engage en mai 2018 à respecter un
« cadre responsable » de l’usage
qu’elle fera des données. Mais, à
l’automne, plusieurs personnalités
recrutées par Sidewalk Labs démis-
sionnent. Trois mois plus tard, le
journal local, le Toronto Star, révèle
que l’entreprise envisage d’étendre
ses activités au-delà du périmètre ini-
tial, et de réclamer des taxes fonciè-
res en échange du financement de lo-
gements. Un coup de pouce pour
l’opposante. « Parler d’impôts et de
foncier, c’est plus concret que d’évo-
quer des questions technologiques »,
reconnaît-elle. Le collectif #blocksi-
dewalk est créé dans la foulée.
Certains la comparent à Jane Jacobs,
figure locale d’un urbanisme à visage
humain, qui a défendu les habitants
dans les années 1970 lors de la cons-
truction d’immeubles d’affaires et
d’autoroutes dans la ville. « Bianca
Wylie ne parle pas au nom d’une orga-
nisation, elle cherche à ouvrir le débat,
à y intégrer le plus grand nombre de
personnes possible », note Teresa
Scassa, professeure en politiques et
droit de l’information de l’université
d’Ottawa. La militante a fait l’objet
d’un portrait dans la version anglo-
phone de la collection féministe
« Histoires du soir pour filles rebel-
les », qui cherche à promouvoir des
figures de femmes dirigeantes, intel-
lectuelles ou chercheuses. « Rebelle »,
elle ne renie pas le qualificatif et re-
vendique aussi son appartenance à
un féminisme inclusif.
A l’étranger, où le projet Quayside a
valeur de test, Bianca Wylie incarne la
résistance à un certain capitalisme
technologique. Son combat a été sa-
lué, en avril, par le chercheur Evgeny
Morozov, féroce opposant au « solu-
tionnisme » numérique et à l’écono-
mie des plates-formes. Il s’inscrit
aussi dans un mouvement naissant
de résistance citoyenne à l’emprise
des plates-formes sur les villes. « Jus-
qu’à récemment, la plupart des criti-
ques émanaient de corporations pro-
fessionnelles, comme les chauffeurs
Uber réclamant leurs droits, ou les
syndicats d’hôtellerie en guerre contre
Airbnb, note Valérie Peugeot, cher-
cheuse à Orange Lab et membre de la
Commission nationale de l’informa-
tique et des libertés (CNIL) en France.
Ce qui est nouveau, c’est que Bianca
Wylie a pris la tête d’une contestation
d’habitants. Reste à savoir s’ils sont
nombreux derrière elle. »
Le collectif #blocksidewalk revendi-
que sur son site le soutien de « plus de
mille Torontois » et de « dizaines d’or-
ganisations », souvent engagées con-
tre la gentrification et l’augmenta-
YANN LEGENDRE
tion des prix des logements. Il s’est
rapproché du mouvement « Fuck off
Google », qui, à Berlin, a résisté pen-
dant deux ans à l’implantation d’un
campus de Google, avant d’obtenir,
en octobre 2018, le retrait du projet.
Le collectif torontois a aussi accueilli,
le 3 octobre, des habitants de New
York qui ont lutté contre la construc-
tion d’un deuxième siège social
d’Amazon dans leur quartier, finale-
ment annulée en février.
On n’en est pas là à Toronto. Certes,
les pouvoirs publics ont décidé, le
31 octobre, de limiter le périmètre des
futurs aménagements et d’imposer
que les données collectées soient gé-
rées par une entité publique et stoc-
kées au Canada. Sidewalk Labs a dû
revoir ses prétentions à la baisse.
Pour autant, l’entreprise américaine
reste en lice pour construire le nou-
veau quartier, jusqu’à la décision fi-
nale, prévue en mars 2020.
En attendant, une centaine de cher-
cheurs ou dirigeants d’association
ont déjà contribué au site que Bianca
Wylie a ouvert pour « penser la ville
numérique ». « Il y a des centaines de
futurs possibles et nous devons être
capables de concevoir le nôtre, assure-
t-elle, pas simplement de répondre et
de nous défendre des intérêts com-
merciaux. » A Toronto, la ville de de-
main reste à inventer. p
claire legros

Premières attaques contre l’hégémonie de Disney

ANALYSE dans le monde. Avant même le retour de l’em- monopoliser les écrans sur le court terme afin La domination de Disney tend effective-

U
ne semaine avant la sortie du
nouvel épisode de Star Wars, une
poignée d’irréductibles fans,
armés de leurs sacs de couchage,
attendait devant le Chinese Theatre à
Hollywood, là précisément où avait été pro-
jeté en 1977 le tout premier long-métrage de
cette saga. Pour être les premiers à découvrir
L’Ascension de Skywalker le 20 décembre.
MARTIN SCORSESE Mais sûrement pas les derniers… Avec cet
A AFFIRMÉ DANS épisode signé J.J. Abrams, la branche cinéma
de Disney devrait définitivement pulvériser
UNE TRIBUNE les autres studios américains. Les analystes
parient sur 12 milliards de dollars (10,76 mil-
CINGLANTE PUBLIÉE liards d’euros) de recettes en 2019 au box-of-
fice pour le groupe de la petite souris. Autant
DANS LE « NEW dire que Mickey s’est métamorphosé en mas-
YORK TIMES » todonte dont l’hégémonie sur le cinéma
mondial devient aussi embarrassante que
QUE LES FILMS celle des GAFA.
Grâce aux rachats successifs de Pixar, Mar-
DE SUPER-HÉROS, vel et Lucasfilm, Disney inonde la planète de
« CE N’EST PAS ses super-héros. Ces films calibrés de façon
industrielle, testés, fruits d’un marketing
DU CINÉMA » poussé au paroxysme ont d’autant plus de
chance de rencontrer un très vaste public que
le groupe présidé par Bob Iger, avec un sens
luciférien du commerce, préempte les dates
de sorties en salles les plus recherchées pour
mettre à mal ses concurrents. A une allure
vertigineuse, La Reine des neiges 2 a ainsi
franchi depuis sa sortie le 20 novembre, le
cap du milliard de dollars de recettes en salles
pereur Palpatine, Disney aura donc produit,
cette année, six films qui ont franchi le mil-
liard de dollars de recettes : La Reine des nei-
ges 2, Avengers : Endgame, Le Roi Lion, Alad-
din, Toy Story 4 et Captain Marvel, selon le site
américain Box-Office Mojo. Seul Dumbo ne
s’est pas envolé, malgré ses grandes oreilles.
La stratégie du rouleau compresseur
Cette conjonction historique devrait donner
à Disney cette année une part de marché aux
Etats-Unis proche de 40 % (hors Fox). En
France, la moyenne d’âge élevée des specta-
teurs en salles, conjuguée à une plus grande
offre cinématographique, aboutit à une part
de marché bien moindre pour Disney. Elle se
situe à 20 % entre janvier et novembre, selon
le Centre national de la cinématographie, et
25 % d’ici à fin décembre, en prévoyant le suc-
cès de Star Wars.
La stratégie de rouleau compresseur et de
saturation du marché mondial de Disney
commence à agacer. En Corée du Sud – pays
qui défend bec et ongles son exception cultu-
relle et son cinéma national – une association
de consommateurs, la Public Welfare Com-
mittee (PWC) a porté plainte début décembre
contre la filiale coréenne du groupe améri-
cain. Elle l’accuse de fouler aux pieds les lois
anti-monopoles en ayant projeté dès le pre-
mier jour d’exploitation La Reine des neiges 2
dans 88 % des salles de cinéma. Or une seule
entreprise ne peut dominer plus de 50 % du
marché dans un secteur. « Disney a tenté de
de maximiser ses profits, limitant les droits du
public à choisir », a précisé PWC. De son côté,
le conseil du film coréen, le Kofic, a apporté
un bémol en assurant que le film d’anima-
tion n’avait occupé que 46,3 % du marché.
Cette exaspération anti-Disney vient aussi
des réalisateurs hollywoodiens. Et Martin
Scorsese mène la fronde. Début octobre, il a
affirmé dans une tribune cinglante publiée
dans le New York Times que les films de su-
per-héros, « ce n’est pas du cinéma ». Même
s’il ne les regarde pas ou plus exactement n’a
pas réussi à les voir en entier… Le réalisateur
de Casino a poursuivi les hostilités en assu-
rant que les films Marvel – qui ont engrangé
22 milliards de dollars depuis la sortie d’Iron
Man en 2008 – « sont dépourvus de quelque
chose qui est essentiel pour le cinéma : la vi-
sion individuelle d’un artiste ». Il déplore « le
manque de prise de risque » de ces énièmes
franchises et trouve que ces films sont « re-
maniés (…) jusqu’à être prêts à consommer ».
« Si on donne aux gens une seule chose, il est
évident qu’ils vont en vouloir davantage,
poursuit-il. Je crains que la domination fi-
nancière » des franchises « ne soit utilisée
pour marginaliser et même rabaisser l’exis-
tence » du cinéma, a ensuite lancé Martin
Scorsese. D’autres cinéastes, comme Francis
Ford Coppola, ont rallié sa cause, l’auteur
d’Apocalypse Now ayant qualifié la franchise
Marvel de « méprisable »… Bob Iger a pro-
posé de rencontrer Martin Scorsese pour
tenter de calmer le jeu.
ment à marginaliser le cinéma d’auteur aux
Etats-Unis plus qu’ailleurs. C’est la raison
pour laquelle Netflix récupère avec autant
de facilité les grands noms d’Hollywood –
les frères Coen, Alfonso Cuaron, Noah Bau-
mbach… – qui ne trouvent plus un seul stu-
dio pour accompagner financièrement leurs
projets. Martin Scorsese, lui aussi, a préféré
que The Irishman ne soit pas exploité au ci-
néma, mais voie le jour sur la plate-forme de
Netflix. Plus de 13,2 millions de spectateurs
l’ont visionné aux Etats-Unis depuis sa sor-
tie le 27 novembre.
Disney pourrait pourtant jouer un rôle
phare dans la production de cinéma
d’auteur, puisqu’il détient une des pépites
du genre, Fox Searchlight, depuis son rachat
de la 21th Century Fox pour 71,3 milliards de
dollars en mars. Mais pour l’heure, la petite
maison de production multi-récompensée
pour 3 Billboards, de Martin McDonagh, ou
The Shape of Water, de Guillermo del Toro,
ne semble guère être une priorité pour son
nouvel actionnaire.
Le groupe est en effet largement focalisé
sur la réussite de sa plate-forme de vidéos à la
demande, Disney Plus. Lancée aux Etats-Unis
mi-novembre à un prix cassé, cette offre
aurait déjà conquis 24 millions d’abonnés.
Disney voit grand et dépensera des fortunes
pour en séduire 60 à 90 millions dans le
monde d’ici cinq ans. Le rouleau compres-
seur n’a pas fini d’écraser ses confrères. p
nicole vulser (service économie)
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019 0123 | 29

ÉCONOMIE | CHRONIQUE RETRAITES : LA

par j ean-m ich e l b e z at
VOIE RISQUÉE DU L’ambiance dans les deux entreprises bilité » en déclarant qu’il était « bon de sa-

POURRISSEMENT reste tendue, alors même que le gouverne- voir faire trêve ». L’Elysée a confirmé l’in-

(Im)puissance ment avait choisi d’y faire un maximum de

concessions pour mieux défendre le reste
formation du Parisien selon laquelle le
président de la République renonçait à

nucléaire
de sa réforme. Son pari était d’enfoncer un
coin dans le front syndical en poussant les
syndicats réformistes à suspendre le mou-
vement pendant les fêtes. Conscient de la
s’appliquer la loi de 1955 qui garantit aux
présidents de la République une retraite
mensuelle de 6 220 euros brut à la fin de
leur mandat. Le message est clair : la ré-

O
ù court le nucléaire
français : vers la guéri-
son ou à sa perte ? Pour
ses partisans, le plan
de sauvetage baptisé « Excell », dé-
gêne occasionnée, Laurent Berger, le secré-
LES DÉLAIS DE taire général de la CFDT, s’y montrait dis-
posé, de même que Laurent Escure, son ho-
CONSTRUCTION mologue de l’UNSA. Mais une grande par-
tie de la base en a jugé autrement : à ses
D’UNE CENTRALE yeux, le compte n’y est pas. Et tant pis pour
forme à points se fera et s’appliquera à
tous, sans exception.
La voie choisie est donc celle du pourris-
sement. En se montrant ouvert à la discus-
sion mais sans rien concéder sur l’essentiel,
le gouvernement mise sur l’usure des gré-

voilé mi-décembre par le PDG
d’EDF, Jean-Bernard Lévy, est peut-
être la thérapie de la dernière
chance, s’il s’accompagne du lan-
cement rapide d’un nouveau pro-
gramme de construction de réac-
teurs EPR « optimisés », selon le
terme du géant de l’électricité. La
prudence est de mise, car bâtir une
série de centrales standardisées
pour en réduire les coûts, comme
dans les années 1970-1980, ne suf-
fira pas à renouer avec le succès.
L’histoire de la filière montre
que toute réussite en matière
d’atome civil repose, outre la mo-
bilisation de capitaux, sur deux
éléments-clés : un volontarisme
politique sans faille, puisqu’il
s’agit d’une « industrie de souverai-
neté », selon Emmanuel Macron ;
et une opinion publique accor-
dant du crédit à l’expertise scien-
tifique, aussi nécessaire dans le
nucléaire que dans la santé et l’aé-
ronautique, où la confiance est
cruciale. Ces deux conditions ne
sont plus complètement réunies.
Il ne suffit pas que le président
de la République défende une « in-
dustrie d’avenir » au nom de l’indé-
pendance énergétique et de la
lutte contre le réchauffement cli-
matique. Dans le même temps, il
repousse à 2022 les travaux d’un
éventuel EPR, après la mise en ser-
vice de celui de Flamanville (Man-
che), et enterre le projet Astrid, un
réacteur à neutrons rapides moins
gourmand en uranium mais jugé
trop coûteux. Et quand le patron
d’EDF s’avise de dire que « la
France se prépare à construire de
nouvelles centrales », la ministre
de la transition écologique, Elisa-
beth Borne, lui répond sèchement
qu’elle « ne partage pas » cet avis
et que le gouvernement travaille
aussi à un scénario d’énergies
« 100 % renouvelables ».
Alignement des planètes
De quoi scandaliser tout bon nu-
cléocrate. Nostalgique des « trente
glorieuses » industrielles, il rêve
encore du mariage de la politique,
de l’industrie et de la science, qui
a assuré la force de la France dans
le nucléaire, mais aussi le ferro-
viaire, l’aéronautique et le spatial.
Celui-là n’a pas fait le deuil des
gloires perdues. Où sont les suc-
cesseurs de Raoul Dautry, Pierre
Guillaumat, André Giraud ou
Georges Besse ? Où est l’alliance
pro-atome scellée en 1945 par le
gaullisme technoscientifique et
le Parti communiste (qui comp-
tait dans ses rangs le Nobel de chi-
mie Frédéric Joliot-Curie), relayé
par la puissante CGT ?
Cet alignement politique des
planètes s’est poursuivi avec le
programme de construction de
100 réacteurs (finalement ra-
mené à 58) lancé par le prési-
dent Georges Pompidou en 1973
– un choix du « tout-nucléaire »
confirmé par son successeur.
« Ce choix a été débattu dans les
enceintes compétentes, et les meil-
leurs ingénieurs du pays y ont été
associés, expliquait Valéry Giscard
d’Estaing, en 2011, dans un entre-
tien au Monde. Il a été validé scien-
tifiquement et politiquement – y
compris par le PCF. » Un temps où
tout se décidait entre experts, loin
du regard des Français.
LE NUCLÉAIRE EST
VICTIME DE LA
SUSPICION FRAPPANT
L’EXPERTISE
SCIENTIFIQUE
A
SONT TROP LONGS quelques jours des fêtes de Noël, le
les consignes venues d’en haut !
La crise des corps intermédiaires épar-
vistes, qui ne peuvent se permettre de per-
dre plusieurs semaines de salaire. Il table
POUR L’URGENCE gouvernement misait sur une gne d’autant moins les leaders syndicaux aussi sur le retournement de l’opinion.
trêve dans le conflit des retraites. Il que ceux-ci peinent à faire valoir une quel- Dans le dernier sondage IFOP pour Le Jour-
CLIMATIQUE est en train de déchanter. Lundi 23 décem- conque victoire dans le bras de fer qui les nal du dimanche, le mouvement continue
bre, au 19e jour de grève dans les transports, oppose depuis trois semaines au gouver- de bénéficier du soutien majoritaire des
le trafic restait très perturbé à la RATP nement : tout en promettant de continuer Français (51 %). Mais ce soutien est en recul
Tout a changé dans les années comme à la SNCF. Les gestes consentis par les discussions sur la pénibilité, les retrai- de 6 points depuis le début du conflit, tan-
1990, une fois achevée cette aven- le gouvernement dans les deux entreprises tes progressives, le niveau de la pension dis que le niveau des opposants, lui, monte
ture industrielle hors norme. EDF publiques pour faire respecter le « contrat minimum ou la transformation des carriè- à 34 %. Politiquement, Emmanuel Macron a
a perdu son puissant monopole social », autrement dit pour atténuer jus- res, Edouard Philippe a continué de défen- toute la gauche contre lui. Il bénéficie en re-
sous la pression de Bruxelles. qu’à faire disparaître l’effet de la suppres- dre jeudi 19 décembre l’introduction d’un vanche du soutien des sympathisants LRM
Les Verts sont montés en puis- sion annoncée des régimes spéciaux sur les âge pivot pour équilibrer le système. Or et LR. C’est en s’appuyant sur cette base
sance et ont décroché une victoire personnels en activité, n’ont pas eu le résul- cette mesure constitue un casus belli pour qu’il compte avancer, mais au prix d’un
en obtenant l’arrêt de Super- tat escompté. La CGT-Cheminots et SUD- la CFDT, qui appelle à poursuivre l’action gros risque : accentuer le ressentiment que
phénix en 1997. Les énergies re- Rail, qui exigent le retrait de la réforme, ont en janvier. A ce stade, l’exécutif ne semble les grévistes et toute une partie des Fran-
nouvelables ont gagné en compé- maintenu leur appel à la grève. La CFDT- toujours pas disposé à plier. Samedi, de- çais éprouvent à son égard. Mener au pas
titivité, même si leur intermit- Cheminots les a suivis. L’UNSA-Ferroviaire, puis la Côte d’Ivoire, où il effectuait un dé- de charge et sans adhésion populaire la
tence n’en fait pas une alternative favorable à « une pause », n’a été que par- placement officiel, Emmanuel Macron a transformation du pays n’était pas le con-
crédible au nucléaire. Et les catas- tiellement suivie par sa base. appelé les grévistes à « l’esprit de responsa- trat de départ du quinquennat. p
trophes de Tchernobyl (1986) et
Fukushima (2011) sont venues
ébranler un fragile consensus
dans l’opinion.
A tout cela s’ajoute un handicap
nouveau : la suspicion, voire le dis-
crédit, frappant l’expertise, y com-
pris scientifique. Quand ce n’est
pas l’ignorance : deux Français
sur trois croient que les centrales
émettent du CO2. Yves Bréchet,
membre de l’Académie des scien-
ces et ancien haut-commissaire à
l’énergie atomique, s’en inquiète
dans la revue Commentaire (n° 161,
2018) : « Une politique rationnelle
repose sur deux sources de légiti-
mité : la légitimité politique du
pouvoir et la légitimité rationnelle
de l’expertise. » Est-ce possible
quand on compte « de moins en
moins de scientifiques » au som-
met de l’Etat et que le pays a désor-
mais le « nucléaire honteux » ?
Plus que tout autre domaine, il
est « soumis aux décisions politi-
ques, rappelle M. Lévy, en regret-
tant que « la filière n’[ait] pas été
mise en situation de gérer ses com-
pétences, avec la visibilité indis-
pensable dans une industrie du
temps très long. » En trente ans,
Alstom n’a cessé d’améliorer ses
TGV, et Airbus ses avions, soute-
nus par les commandes réguliè-
res des sociétés de transport. Rien
de tel dans le nucléaire, qui a subi
un « hiver » de vingt ans marqué
par la guerre fratricide EDF-Areva
et une baisse inquiétante de la
qualité industrielle de la filière.
Ses partisans reprennent (un
peu) espoir. L’Etat actionnaire a
commandé à EDF une étude sur la
construction de six EPR pour un
coût de 46 milliards, presque
deux fois moins que les EPR fran-
çais et finlandais. Las, le marché
est mondial, et la France isolée : au
sein de l’Union européenne, l’Alle-
magne n’est pas prête à accepter
des aides au nucléaire dans le ca-
dre du « pacte vert » dévoilé par la
nouvelle Commission, et les Etats-
Unis se contentent de prolonger
leurs vieux réacteurs. La Russie et
la Chine se sont engouffrées dans
ce vide et redoublent d’ambition
hors de leurs frontières.
Le volontarisme politique n’est
pas tout. Le nucléaire a cette
singularité d’être une industrie
à coûts croissants qui, de plus, n’a
pas fait de saut technologique
majeur depuis cinquante ans. Ses
détracteurs ajoutent que les délais
de construction d’une centrale
sont trop longs pour répondre à
l’urgence climatique. Ce qui expli-
que, selon eux, que le nombre de
chantiers soit au plus bas. « Nous
sommes face à une forme de sortie
du nucléaire “organique” non dé-
clarée », affirme Mycle Schneider,
un expert antinucléaire jugé sé-
rieux par les « pro », dans l’édition
2019 de son World Nuclear In-
dustry Status Report. En France
comme ailleurs. p

Tirage du Monde daté dimanche 22-lundi 23 décembre : 200 471 exemplaires

 L’infinité
des mondes
« Voyage
dans le cosmos »,
une collection
rééditée
qui propose un
décryptage des
connaissances
les plus récentes
sur l’Univers
C
hacun connaît – ou devrait connaî-
tre – le procès pour hérésie que
l’Inquisition fit à Galilée (1564-
1642), qui condamna le savant ita-
lien et l’obligea à abjurer son sou-
tien à la théorie héliocentrique de
Nicolas Copernic (1473-1543). Galilée sauva sa vie
et la finit en résidence surveillée. On connaît
moins le procès fait à son compatriote et
contemporain, Giordano Bruno (1548-1600).
Non seulement ce dominicain adhère à l’idée
que la Terre tourne autour du Soleil, mais il re-
met plus profondément en cause la conception
aristotélicienne du cosmos, vision qui est aussi
celle de l’Eglise à son époque. Dans Le Banquet
des cendres, un dialogue imaginaire publié
en 1584, Giordano Bruno soutient « que l’Univers
est infini ; qu’il consiste en une immense région
Cahier du « Monde » No 23313 daté Mardi 24 décembre 2019 - Ne peut être vendu séparément
éthérée ; qu’en vérité il n’est qu’un ciel appelé “es-
pace” au sein duquel se trouve fixée, tout comme
la Terre, une foule d’astres ; qu’ainsi la Lune, le
Soleil et d’innombrables autres corps se situent
dans cette région éthérée au même titre que nous
y voyons située la Terre ».
Marchant dans les pas du penseur allemand
Nicolas de Cues (1401-1464), il nie la possibilité
que l’Univers ait un centre. Dans un autre dialo-
gue, De l’infini, de l’Univers et des mondes, publié
la même année, le philosophe italien enfonce le
clou et conclut : « Il est donc d’innombrables so-
leils et un nombre infini de terres tournant
autour de ces soleils. »
L’idée d’un monde infini et d’une infinité de
mondes est, en cette fin de XVIe siècle, icono-
claste à plus d’un titre. Non content de placer la
Terre au centre de tout, Aristote a dessiné un
cosmos fermé et fini, délimité par une sphère
dite « des fixes » – les astres fixes étant les étoi-
les, toutes situées à la même distance de nous –,
et les seules planètes qui le peuplent sont celles
du système solaire.
Vision contemporaine de l’Univers
Giordano Bruno fait voler ce schéma en éclats
et sa vision cosmologique devient l’un des mo-
tifs du long procès en hérésie que l’Eglise lui
intente. Jamais il ne se renie, jamais il ne cède
face au tribunal de l’Inquisition. Condamné à
mort, il est brûlé vif à Rome, sur le Campo
de’Fiori, le 17 février 1600, devenant ainsi un des
symboles de la liberté de penser. Quatre siècles
après le supplice de Giordano Bruno, notre
vision de l’Univers est la sienne. Coattribué à
l’Américain James Peebles, spécialiste des gran-
Le disque
protoplanétaire
entourant l’étoile
de Fomalhaut.
ALMA(ESO/NAOJ/NROA)/
NASA/ESA
des structures cosmiques, et aux Suisses Michel
Mayor et Didier Queloz, découvreurs de la pre-
mière planète extrasolaire en 1995, le prix Nobel
2019 de physique rend involontairement hom-
mage au philosophe italien. L’Univers observa-
ble n’a pas de limites : où que l’on regarde, on
croise des myriades de galaxies. Et, dans notre
seule galaxie, la Voie lactée, on estime que des
dizaines de milliards de planètes se cachent…
Parrainée par Hubert Reeves, la collection de
livres intitulée « Voyage dans le cosmos », dont
la parution commence jeudi 26 décembre, ex-
plore ces thèmes essentiels de l’astrophysique.
Face au grand succès qu’elle a connu lors de sa
première publication, il y a trois ans, Le Monde a
décidé de la proposer de nouveau au public avec
des mises à jour. p
pierre barthélémy
2 | voyage dans le cosmos 0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019

« La prochaine étape,
c’est la découverte de la vie »
genève (suisse) entretien | Les astronomes suisses Michel Mayor

Q
envoyé spécial
uand, à l’automne 1995,
Michel Mayor annonce,
avec son étudiant Didier
Queloz, la découverte de la
première planète extraso-
laire autour de l’étoile 51 de
la constellation de Pégase
(51 Peg pour les intimes…), le médecin de sa
femme lui dit : « Ça, c’est le Nobel ! » La décou-
verte, qui répond à une des plus vieilles ques-
tions de l’humanité – existe-t-il d’autres
mondes ? – a été réalisée grâce au spectrogra-
phe Elodie, installé à l’Observatoire de Haute-
Provence (OHP).
Imaginé par Michel Mayor, cet instru-
ment fonctionne selon la technique dite
des vitesses radiales, qui consiste à déduire
l’existence d’une planète en détectant le
faible mouvement que sa simple présence
imprime à son étoile. Presque un quart de
siècle plus tard, les deux Suisses, âgés res-
pectivement de 77 et de 53 ans, ont effecti-
vement reçu le prix Nobel de physique
2019, qu’ils ont partagé avec l’Américain
James Peebles pour ses travaux sur la cos-
mologie. En rentrant chez lui après l’an-
nonce du prix, Michel Mayor a trouvé une
bouteille de champagne qui l’attendait,
avec un mot du fameux médecin disant :
« J’avais le bras long… »
Les deux astronomes ont accepté de nous
recevoir quelques jours avant la réception de
leur prix à Stockholm, le 10 décembre. La ren-
contre se passe au rectorat de l’université de
Genève, au fronton duquel leur portrait a été
et Didier Queloz, prix Nobel de physique 2019,
racontent comment ils ont secoué des théories
bien ancrées dans la communauté scientifique
Michel Mayor Pendant la première partie nous étions seulement quatre groupes de
du XXe siècle, une théorie disait que, pour ob- deux astronomes : deux au Canada, deux
tenir les disques de gaz et de poussières à par- en Californie, deux au Texas et nous deux.
tir desquels les planètes pouvaient se former, La recherche des exoplanètes n’était pas
il fallait qu’une étoile soit passée à proximité vraiment à la mode…
d’une autre. Or, la probabilité que se produise
un tel phénomène est quasiment nulle. Didier Queloz, vous étiez alors en thèse
Cela a mis les astronomes sur une fausse sous la direction de Michel Mayor.
piste pendant longtemps : ils n’attendaient Est-ce que ce n’était pas « gonflé »
pas d’autres systèmes planétaires dans la de travailler dans ce domaine
Voie lactée. C’est complètement incroyable : pour un tout jeune chercheur ?
parmi les 200 milliards d’étoiles de notre ga- Didier Queloz Il faut être bien clair, ma
laxie, ils pensaient qu’au plus une ou deux thèse ne portait pas sur les exoplanètes,
étai(en)t accompagnée(s) de planètes ! ç’aurait été suicidaire ! Elle portait sur le dé-
veloppement de la technologie qui permet-
tait, entre autres, de les détecter par la me-
« Ce qui a été salué, ce n’est pas sure des vitesses. Mais il se trouve que l’ins-
trument Elodie, pour lequel j’ai développé le
notre instrument, mais logiciel, s’est avéré meilleur que le sentiment
que Michel en avait au tout début. Je dois
Les Suisses
Michel Mayor,
le fait qu’on ait mis le doigt avouer que, pour moi, c’était un peu un jeu :
j’ai découvert un vrai plaisir à travailler dans
astrophysicien
(à gauche),
au bon endroit, sur quelque chose l’instrumentation. J’aimais bien descendre à
l’OHP, travailler avec les ingénieurs… Toute
et Didier Queloz,
astronome, ont reçu
qui a une grande importance l’équipe s’est donnée à fond pour construire
le meilleur instrument possible.
le prix Nobel
de physique 2019.
pour toute la discipline » Nous avons été créatifs sur plusieurs as-
pects, si bien que le résultat final était juste
ÉDOUARD CAUPEIL/PASCO

affiché. La renommée que confère le Nobel
est très mesurable : Didier Queloz déballe un
petit cadeau que lui a envoyé le Conseil d’Etat
de Genève pour le féliciter tandis que Michel
Mayor, avec une belle cravate-souvenir de
l’éclipse totale de 1999, où des dizaines de lu-
nes passent devant autant de minuscules
soleils, dédicace des photos à tour de bras…
Aujourd’hui, le concept de planète extra-
solaire semble évident – on en a décou-
vert plus de 4 000. Mais il y a seulement
vingt-cinq ans, on ne connaissait qu’un
système planétaire, le nôtre. Quel était,
à l’époque, le sentiment de la commu-
nauté astronomique sur la recherche
d’éventuelles exoplanètes ?
michel mayor exceptionnel : nous avons fait une machine
de guerre, une formule 1. Aujourd’hui, on a
amélioré d’un facteur presque égal à 100 la
Au milieu du XXe siècle, les idées ont précision des instruments qui ont suivi,
changé et, tout à coup, les estimations du mais ils opèrent sur les mêmes principes de
nombre de systèmes planétaires sont mon- base. Finalement, je me suis retrouvé dans
tées à 100 milliards, l’ordre de grandeur que les exoplanètes totalement par hasard.
l’on retient actuellement. En revanche, le Quand le programme a démarré, Michel
domaine était très mal vu dans la commu- m’avait d’ailleurs dit : « Didier, tu ne trouveras
nauté parce qu’il y avait eu des annonces de pas de planète… »
planètes autour d’étoiles très proches, qui
avaient été des fausses détections dues à des Et comment la découverte de 51 Peg-b
problèmes techniques. se passe-t-elle ?
Le sujet était parsemé de découvertes D. Q. Il faut bien garder en tête qu’à l’épo-
contestées, annulées, ce qui explique que, que, il n’y a pas d’exoplanètes, il n’y a que
dans les années 1980, quasiment personne des erreurs. Le programme de Michel, qui
ne travaillait dessus. A ma connaissance, était relativement ambitieux, consistait à
essayer de détecter tout ce qui était autour
d’une étoile mais qui n’en était pas une. En
gros, c’était le domaine de ce qu’on appelle
les naines brunes [les naines brunes sont des
astres gazeux bien plus gros que les planètes
géantes mais pas assez massifs pour déclen-
cher en eux le feu thermonucléaire qui en
ferait des étoiles].
La détection d’exoplanètes était implicite
dans le programme mais pour qu’il ne soit
pas considéré comme farfelu, on ne l’a pas
mise au premier plan. Nous avons com-
mencé en avril 1994 avec des observations
d’une semaine tous les deux mois. Et à un

Hubert Reeves, conteur d’étoiles

portrait | Vulgarisateur hors pairs depuis le début des années 1980,
l’astrophysicien est parrain de la collection « Voyage dans le cosmos »

L
e parrain de cette collection
« Voyage dans le cosmos » est le
plus célèbre des conteurs d’étoi-
les de la francophonie, Hubert
Reeves. Depuis le début des années 1980,
notamment avec ses livres Patience dans
l’azur (Seuil, 1981) et Poussières d’étoiles
(Seuil, 1984), le Québécois, né à Montréal
en 1932, a répondu avec pédagogie,
clarté et un brin de poésie aux grandes
questions du public sur l’Univers en gé-
néral et le destin cosmique des humains
en particulier. Son humanité, son savou-
reux accent du Québec et son allure de
patriarche ont complété la liste des
ingrédients qui font un auteur à succès.
Ce goût pour le ciel, Hubert Reeves le
fait remonter à son enfance, quand, à la
nuit tombée, toute la famille sortait de
sa maison près du lac, au Québec, pour
regarder les étoiles et dessiner mentale-
ment les constellations : « Mes parents,
confiait-il à l’auteur de ces lignes, il y a
quelques années, aimaient ce qui
touchait aux sciences naturelles, et l’idée
que je ferais des sciences m’est donc
venue très tôt. » Après avoir opté pour la
physique et fait des études à Montréal
ainsi qu’aux Etats-Unis, le tout jeune
chercheur plonge dans le feu stellaire et
le passé de l’Univers.
Ainsi que l’explique l’astrophysicien
Michel Cassé, dont il encadra la thèse au
début des années 1970 et avec lequel il
collabora longtemps au Commissariat à
l’énergie atomique et aux énergies alter-
natives (CEA), Hubert Reeves « a travaillé
sur la fusion thermonucléaire dans les
étoiles et aussi sur la manière dont sont
produits, dans le milieu interstellaire,
trois éléments légers très particuliers, le
lithium, le béryllium et le bore ».
« Droit au but »
Avec Jean Audouze, il montre que ces
éléments sont créés lorsque des rayons
cosmiques de haute énergie brisent des
noyaux de carbone, d’oxygène ou d’azote.
« C’est un article qui a marqué l’époque,
souligne Michel Cassé. Hubert a une
façon très pénétrante de réfléchir aux
choses du ciel. Il n’est pas sophistiqué, ce
n’est pas un dandy : il va vraiment droit
au but sans s’encombrer de fioritures. »
C’est en s’apercevant qu’il captive ses
amis lorsque, en vacances, il leur parle
d’astronomie, qu’Hubert Reeves prend
conscience de son don de vulgarisateur
et de conteur. Un talent qu’il dit hérité
d’une grand-mère qui lui narrait des his-
toires sans fin à la veillée. Il lui faut
cependant du temps avant que son
premier ouvrage grand public, Patience
dans l’azur, trouve un éditeur.
Mais, une fois lancée, la machine
Reeves ne s’arrête plus. Les livres s’en-
chaînent, puis les conférences. Bien que
la science ne soit pas une priorité du
monde politique, le public est au ren-
dez-vous, avide de comprendre d’où il Hubert Reeves, à Paris, en 2016. ÉDOUARD CAUPEIL
vient, quels sont les liens généalogiques
entre les étoiles et lui. Une médiatisa-
tion à laquelle le Québécois n’était pas Théodore Monod à la tête de la Ligue ROC beaucoup pour lui », se remémore Michel
préparé, mais qu’il apprivoise, de pla- pour la préservation de la faune sauvage. Cassé. Lequel résume ainsi le parcours de
teaux de télévision en studios de radio. L’association porte désormais le nom son ami : « Après avoir écumé le ciel, il s’est
Même s’il refuse des invitations, il a, à ce d’Humanité et biodiversité, et il en est passionné pour la Terre. » p
jour, donné plus de 2 500 conférences en aujourd’hui le président d’honneur. p. b.
France et dans le monde… « Dans sa maison de campagne à Mali-
Depuis le début de ce millénaire, Hubert corne [Yonne], je le voyais depuis long- Cet article a déjà été publié dans
Reeves s’est aussi engagé dans la lutte en- temps s’intéresser de manière profonde le supplément « Atlas du cosmos »
vironnementale, en succédant, en 2001, à aux plantes et aux oiseaux, qui comptent du 28 décembre 2018.
0123
MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
moment donné, on a eu cette étoile, 51 Peg,
avec un comportement anormal sans
aucune raison apparente. A ce moment-là,
j’ai cru qu’il y avait un gros problème dans
l’instrument, quelque chose de faux dans le
traitement des données, une erreur dans la
correction du mouvement de la Terre ou
dans la position de l’objet… Comme c’était
une nouvelle expérience, on n’avait aucun
point de comparaison.
Est-il vrai, Didier Queloz, que vous avez
gardé cette information pour vous
quelques jours ?
M. M. Pas quelques jours, quelques mois !
D. Q. Je ne l’ai pas gardée pour moi ! Atten-
tion, ce qu’il faut comprendre, c’est qu’il a
fallu du temps pour que notre conviction
qu’il y avait bien une planète se construise.
Ce que j’ai vu à cet instant, c’était un objet qui
me posait problème. Il m’a un peu obsédé.
Comme Michel était alors à Hawaï pour
plusieurs mois et que je me sentais un peu
coupable à l’idée d’avoir peut-être commis
une erreur, je me suis dit que je n’allais pas
l’embêter avec mon histoire mais plutôt
travailler jusqu’à ce que je comprenne. Et je
me suis retrouvé, en février 1995, avec une
solution raisonnable, la meilleure avec les
informations que j’avais. J’ai envoyé à
Michel un résumé de tout ce que j’avais fait
en lui disant que j’avais peut-être aussi
trouvé une planète…
Et quelle a été votre réaction,
Michel Mayor, en recevant ce message ?
M. M. A l’époque, la théorie prédisait que
les planètes géantes gazeuses comme Jupi-
ter – et la planète détectée avait une masse
qui tombait dans ce domaine-là – devaient
avoir une période de révolution supérieure
à dix ans. Et là, on en trouvait une qui
faisait le tour de son étoile en quatre jours…
Soit un désaccord avec la théorie d’un fac-
teur 1 000, ce qui n’était pas un détail.
Comme le domaine des exoplanètes était
pourri en termes de crédibilité avec toutes
les fausses alertes dont je vous ai parlé, il
fallait être très méfiant et prudent.
N’y avait-il pas un autre phénomène phy-
sique qui permettait d’expliquer les varia-
tions qu’on voyait ? Des étoiles présentent
par exemple des variations périodiques
dues à leur champ magnétique. La meilleure
manière de faire consistait à attendre la sai-
son suivante d’observation qui commençait
en juillet 1995, pour tester la stabilité du phé-
nomène : la période et l’amplitude seraient-
elles identiques ? On avait des tests précis
pour rejeter d’autres hypothèses. Nous som-
mes donc allés en famille à l’OHP pour faire
les observations. Juillet en Provence, ce n’est
pas désagréable… A la fin de la semaine, le
diagnostic a été : oui, c’est bon, ça marche.
Y a-t-il encore place au doute
à ce moment-là ?
M. M. Il y a un doute philosophique.
Est-ce qu’on est sûr d’avoir une maîtrise
suffisante de tous les phénomènes physi-
ques pour affirmer que c’est bien une exo-
planète ? Nous les avons donc tous étudiés,
nous avons fait des tests de toutes les natu-
res possibles… et à un moment donné nous
nous sommes lancés !
D. Q. Dans l’article original, on présente
bien sûr les données et, ensuite, on explique
ce que le phénomène n’est pas. On passe
notre temps à essayer d’exclure tout ce qui
peut l’être et, une fois qu’on a tout exclu, que
reste-t-il ? Il ne reste plus que la planète. On
est bien conscient que cette planète pose un
problème à la théorie mais c’est la seule
explication cohérente avec les données.
Cela n’a pas été sans contestations,
notamment de la part de David Gray,
un astronome canadien qui a assuré
que les variations mesurées n’étaient
« On a une diversité
pas dues à une planète. Son hypothèse
a été écartée mais le doute sur votre
qui va au-delà de ce
découverte a subsisté un certain temps…
D. Q. Cela a effectivement eu un impact
qu’on aurait pu imaginer
très négatif. A l’exception des gens du
domaine – un petit club dans le monde –, qui
dans les meilleurs épisodes
ont bien réalisé que David Gray avait tort, les
autres ont juste retenu qu’il y avait une
de “Star Trek”… »
controverse sur les exoplanètes. Pendant
quelques années, on a vécu dans cet état de
« ni vivant ni mort ».
En 1999, quand le premier transit [le pas-
sage d’une planète devant son étoile, qui
diminue légèrement la luminosité de celle-ci]
a été mesuré sur une autre étoile dont on
savait par la méthode des vitesses radiales
qu’elle avait un compagnon, cela a tué toute
la controverse : deux types de détection
radicalement différents arrivaient aux mê-
mes conclusions physiques, à savoir que
c’était bien une planète.
Le prix Nobel couronne aussi le fait
que vous avez ouvert un nouveau champ
de l’astrophysique. A quel point
est-ce une révolution dans le domaine ?
M. M. On a ouvert une porte. Ce qui a été
salué, ce n’est pas notre instrument – en
physique, il y a des machines bien plus
voyage dans le cosmos | 3
compliquées – mais le fait qu’on ait mis le
doigt au bon endroit, sur quelque chose qui
a une grande importance pour toute la disci-
pline. De facto, il suffit de regarder les nom-
bres. On était huit dans le monde à chercher
des planètes au début des années 1990,
aujourd’hui on est environ 3 000.
A l’observatoire de Genève, on a désormais
une cinquantaine de chercheurs qui tra-
vaillent sur le sujet. Plusieurs satellites ont
été lancés ou vont l’être. Il se passe tellement
de choses qu’on n’arrive même plus à lire
tous les papiers qui paraissent chaque mois…
Dans ce nouveau domaine, quelles sont
les grandes questions qui se posent ?
D. Q. L’idée-phare, c’est qu’en travaillant
sur les planètes qui tournent autour
d’autres étoiles on essaie de comprendre
notre système solaire. Le choc du domaine,
c’est que la révolution de Copernic conti-
nue : le système solaire n’est plus du tout vu
comme un système unique mais un parmi
plusieurs systèmes planétaires différents.
De la même manière, on avait cette image
relativement binaire de planètes telluriques
didier queloz
et de planètes géantes, avec une bonne théo-
rie derrière expliquant pourquoi les premiè-
res étaient petites et les autres grosses. Et
voilà qu’on trouve des systèmes avec des pla-
nètes dont la masse est comprise entre celle
de la Terre et celle de Neptune, qui n’existent
pas dans le système solaire et dont on ignore
ce qu’elles sont exactement.
On a une diversité qui va au-delà de ce
qu’on aurait pu imaginer dans les meilleurs
épisodes de Star Trek… Cela a été un choc de
s’apercevoir qu’on avait une vision relati-
vement étroite du domaine. On a donc bien
ouvert un nouvel horizon de travail et
recentré notre position dans l’Univers. La
prochaine étape, c’est la découverte de la
vie ailleurs, qui terminera la révolution
copernicienne.
Comment y parvenir ?
D. Q. Pendant vingt ans, on n’a regardé que
trois paramètres : la masse des planètes, leur
taille et leur orbite. On est totalement dans
le flou à propos des mécanismes de forma-
tion de ces systèmes. Comment faire
mieux ? En ajoutant des paramètres et en
particulier en étudiant l’atmosphère des
planètes, un domaine extrêmement riche.
Il s’agit de voir l’évaporation de cette atmos-
phère, sa température, sa composition, voire
d’obtenir un modèle plus complexe de sa
dynamique : y a-t-il des vents, des nuages,
quelle est la météorologie, est-ce qu’il pleut,
etc. ? Des moyens extraordinaires sont mis à
la disposition des chercheurs avec les satelli-
tes TESS et Cheops et bientôt le télescope
spatial James-Webb ou l’Extremely Large
Telescope, un télescope géant de 39 mètres
de diamètre qui est en cours de construction
au Chili. C’est dans ce domaine que toutes les
grandes expériences à venir vont se situer.
On est en train de quitter l’astronomie
pure pour aller vers la physique de ces planè-
tes, ce que l’on appelle l’exoplanétologie. On
discute avec des planétologues, des gens qui
ont une culture différente et nous expli-
quent par exemple comment on fait du vol-
canisme. On discute avec des gens qui récu-
pèrent des modèles d’atmosphère terrestre,
les bricolent et les font tourner sur des exo-
planètes. Quelque chose de très profond est
en train de se passer et je pense qu’on déve-
loppe un nouveau domaine de la science, qui
abordera la question de l’origine de la vie.
Etant donné le très grand nombre
de planètes que l’on suppose,
quelle est la chance d’avoir de la vie
sur d’autres objets de la Voie lactée ?
M. M. Comme on ne comprend pas les mé-
canismes, on n’en sait rien ! On peut simple-
ment avoir un sentiment personnel étayé.
Par exemple, Christian de Duve, Prix Nobel
de biologie, pensait que l’apparition de la
vie n’était qu’une succession de réactions
chimiques très, très, très probables.
Il me semble que la majorité des scientifi-
ques pensent que la vie est un sous-produit
automatique de l’évolution de l’Univers :
quand les conditions sont réunies, la vie, par
une suite de mécanismes complexes, va
émerger spontanément. Mais c’est une hy-
pothèse qui n’est pas prouvée… La seule ma-
nière de savoir, c’est d’observer, de chercher
des signatures de la présence de la vie. On a
plusieurs idées pour y parvenir, mais on est
loin de savoir les mettre en œuvre. p
propos recueillis par pierre barthélémy
4 | voyage dans le cosmos
Simulation de la matière noire qui remplit l’Univers tels de longs filaments.
SCIENCE PHOTO LIBRARY/AGE FOTOSTOCK
Traquer la mystérieuse
matière noire
Indispensable au modèle standard de la cosmologie,
cette nouvelle catégorie de matière devrait livrer quelques secrets
grâce au télescope européen Euclid
L
e constat paraît presque désespé-
rant : si le modèle standard de la
cosmologie est juste, la matière
dont vous, moi, vos voisins, vos
chaussettes, vos courses au super-
marché, les planètes, les étoiles
sont faits, toute cette matière « normale », ne
représente que 5 % du contenu de l’Univers.
Malgré des siècles d’observation du ciel, le
reste nous est inconnu. Le modèle dit que
25 % du cosmos est composé d’un autre type
de matière, la matière noire, qui n’émet
aucun rayonnement et demeure obstiné-
ment invisible aux instruments des astro-
nomes. Sa présence est déduite de son in-
fluence gravitationnelle à l’échelle des ga-
laxies. Quant aux 70 % restants du contenu
cosmique, ils sont constitués d’une tout aussi
mystérieuse énergie sombre qui accélère
l’expansion de l’Univers.
Chercheur à l’Institut d’astro-
physique de Paris (IAP), Yannick
Mellier est le responsable scienti-
fique de la mission spatiale Euclid
de l’Agence spatiale européenne
(ESA) dont le décollage est prévu
pour 2022. Il doit bien reconnaî-
tre que, « avec nos connaissances
des quatre forces fondamentales
de la physique, nous ne savons
pas expliquer cette accélération.
Ou bien on n’a pas compris la na-
ture profonde de la gravitation – et c’est une
hypothèse très dure à accepter, car la relativité
générale marche extraordinairement bien. Ou
bien c’est une nouvelle force totalement in-
connue qui est responsable de l’accélération
de l’expansion de l’Univers : Euclid a été conçu
pour trancher entre ces deux hypothèses ».
Pour ce faire, après son lancement, l’engin
observera pendant six ans un tiers de la
voûte céleste, au-dessus et en dessous du
plan de la Voie lactée. Son regard s’enfoncera
de plus en plus profondément dans l’espace,
jusqu’à remonter le temps sur dix milliards
d’années car, en raison de la vitesse finie de la
lumière, regarder loin, c’est voir le passé de
l’Univers. Pour traquer la matière noire, par
définition non observable, la mission utili-
sera une astuce aussi jolie qu’un truc de
magicien : la distorsion gravitationnelle. La
présence de matière entre un astre lointain et
un observateur déforme l’espace-temps et, par
conséquent, dévie les rayons lumineux que
l’astre visé envoie. Son image apparaît ainsi
déformée. « Toutes les galaxies situées derrière
de la matière noire vont subir cette distorsion,
explique Yannick Mellier. On va donc pouvoir
cartographier la distribution de la matière
noire en mesurant cette déformation, et voir
l’invisible à partir du visible ! »
Dix centres de calcul
Simultanément, Euclid établira une autre
cartographie en trois dimensions, celle de
12 milliards de galaxies et de leurs grands
mouvements globaux. En introduisant dans
la même analyse la répartition de la matière
noire et celle des galaxies, il sera possible de
reconstituer l’histoire de l’expansion de l’Uni-
vers et de dire si, oui ou non, l’énergie sombre
est due à une force inconnue, et
si, oui ou non, il faut réviser la
théorie de la relativité générale.
Le traitement des 100 à 300 mil-
lions de gigaoctets de données
qui seront recueillis lors de la
mission s’annonce d’une com-
plexité folle. Pas moins de dix
centres de calcul seront néces-
saires pour y parvenir et les
groupes de travail déjà en place
envisagent d’avoir recours à de
l’intelligence artificielle.
Coût total de la mission : un milliard d’euros.
Deux tiers de cette somme viennent du bud-
get de l’ESA, tandis que le tiers restant sera
financé par les agences spatiales de seize pays
(dont le CNES), quatorze pays situés en Europe
auxquels se sont ajoutés les Etats-Unis et le
Canada. Pas moins de 260 laboratoires sont
d’ores et déjà impliqués dans le projet, pour
une réponse qui n’arrivera pas avant la fin de
la décennie 2020. Selon Yannick Mellier, le jeu
en vaut la chandelle : « L’expérience est conçue
pour fournir une réponse décisive. Ce sera une
rupture scientifique pour la connaissance de
l’Univers et pour la physique fondamentale. »
Et peut-être un prix Nobel… p
pierre barthélémy
Ce premier volume sera en vente chez votre
marchand de journaux dès le 26 décembre.
Prix : 1,99 €
VOYAGE DANS LE COSMOS
LES PREMIERS VOLUMES DE LA COLLECTION
« Le Monde » propose, avec cette collection mise à jour, un panorama exhaustif
des théories les plus audacieuses d’astrophysique, de physique des particules
et d’astronomie, avec des textes accessibles accompagnés de visuels et d’infographies
Volume 2. Les trous noirs
Du temps de Newton déjà,
les scientifiques imaginaient
des « étoiles sombres » qui exer-
çaient une attraction si puissante
que même la lumière ne pouvait
y échapper. Ces derniers temps,
grâce aux nouveaux radiotélesco-
pes et aux avancées théoriques
de génies tels que John Wheeler et
Stephen Hawking, les trous noirs
sont passés du statut d’hypothèse
fantaisiste à celui de réalité
fascinante, voire inquiétante.
> 4,99 €, en vente en kiosque
dès le 30 décembre.
Volume 5. Les univers parallèles
L’une des hypothèses les plus éton-
nantes de la science contemporaine
est celle selon laquelle notre univers
ne représente qu’un élément au sein
d’une infinité d’univers possibles.
Ce « multivers » adopte différentes
formes. L’une des interprétations de
la mécanique quantique postule
par exemple que chaque état possi-
ble d’une particule génère une
réalité propre. Aussi extravagante
qu’elle puisse paraître, l’idée de
multivers répond à certains des plus
grands mystères de la cosmologie.
> 9,99 €, en vente dès le 22 janvier.
Volume 8. Le Big Bang
et l’origine de l’Univers
L’Univers tel que nous le connais-
sons serait né il y a 13,8 milliards
d’années d’une explosion baptisée
« Big Bang ». Elle a engendré un sys-
tème aux dimensions éminemment
réduites, mais à la densité et à la
température exceptionnellement
élevées, créant une expansion
toujours en cours. La théorie du
Big Bang tente de décrire ce qui est
survenu à partir de cet instant ini-
tial. Mais d’où sort cette théorie ?
Quelles expériences la confirment ?
> 9,99 €, en vente dès le 12 février.
Volume 3. Le boson de Higgs
L’annonce de la découverte du
boson de Higgs, le 4 juillet 2012, fut
accueillie par la communauté scien-
tifique comme la plus importante
nouvelle du siècle. Et pour cause : sa
détection confirmait le modèle stan-
dard, mais elle signait aussi le triom-
phe du pari tenté depuis plusieurs
décennies par les grands accéléra-
teurs de particules. Fort bien, mais
quelle est véritablement la fonction
du boson de Higgs ? Ni plus ni moins
que de doter d’une masse le reste
des particules élémentaires.
> 9,99 €, en vente dès le 8 janvier.
Volume 6. Les exoplanètes
Pendant des siècles, notre système
solaire était le seul système
planétaire connu et la Terre
était considérée comme
la seule planète abritant la vie.
Si l’existence d’autres mondes
en orbite autour d’autres étoiles
était admise de manière
théorique, ils n’ont été détectés
que récemment : à ce jour,
plus de 4 000 exoplanètes ont
été confirmées. La prochaine étape
consiste maintenant à trouver
une autre Terre.
> 9,99 €, en vente dès le 29 janvier.
Volume 9. La flèche du temps
Le temps nous semble toujours
s’écouler dans la même direction.
Notre perception intuitive du temps
est donc asymétrique : il nous est
impossible d’avancer ou de reculer
dans le temps. Pourtant, les lois de la
physique, elles, ne l’excluent pas. Ce
qui nous paraît irréversible est tout
à fait réversible dans les équations.
Mais alors, comment surmonter
cette contradiction ? Faut-il corriger
les équations ou se pourrait-il que
nos intuitions les plus élémentaires
soient tout compte fait erronées ?
> 9,99 €, en vente dès le 19 février.
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MARDI 24 DÉCEMBRE 2019
Volume 4. L’espace-temps
quantique
Contrainte d’obéir à deux maîtres
qui ne s’adressent pas la parole,
la physique moderne se trouve dans
une position inconfortable. En effet,
dans l’étude du microscopique,
les règles sont dictées par la théorie
quantique. Au contraire, dans
le domaine du macroscopique, la
reine incontestée est la relativité. Et
les tentatives visant à découvrir une
théorie conciliant les deux, la « théo-
rie du tout », ne cessent de se heur-
ter à d’insurmontables obstacles.
> 9,99 €, en vente dès le 15 janvier.
Volume 7. Le vide et le néant
Si le Big Bang fut le commencement
de tout, comment parler de ce qu’il
y eut avant ? Cette interrogation
nous confronte à des questions
généralement associées à la philo-
sophie, telles que « Comment “rien”
peut-il se transformer en “quelque
chose” ? » Cependant, la révolution
quantique et celles qui lui ont suc-
cédé donnèrent un nouveau sens
à des notions comme le vide et
le néant. Il est ainsi désormais
possible de proposer une réponse
scientifique à ces énigmes.
> 9,99 €, en vente dès le 5 février.
Volume 10. Les grandes
structures de l’Univers
La matière se répartit dans l’Uni-
vers de façon étrange. Les galaxies
se regroupent en amas de galaxies.
Les amas se regroupent en super-
amas. Les superamas s’alignent
en gigantesques filaments de plus
de 300 millions d’années-lumière.
Les régions entre les filaments
forment d’immenses vides.
La compréhension de cette
structure de filaments et de vides
constitue l’un des plus grands défis
de la cosmologie actuelle.
> 9,99 €, en vente dès le 26 février.