Vous êtes sur la page 1sur 35

Une brève

histoire
du Yoga
L'HISTOIRE DU YOGA
DÉCRYPTÉE PAR ZINEB FAHSI
Introduction

Discipline extrêmement
populaire,
rassemblant des millions de
pratiquant.e.s en France,
le yoga fait aujourd’hui partie
du paysage culturel occidental
comme pratique corporelle
remédiant aux maux de la
société moderne :
le stress et la sédentarité.

Pourtant, les objectifs initiaux assignés au yoga sont bien différents,


puisqu’il s’agit d’abord d’une quête philosophique et religieuse.
Alors, comment en est-on arrivé là ?

Mes chroniques vous offrent des premières réponses à cette vaste


question !

Et pour commencer, on met les pieds dans le plat en se demandant de


quoi on parle…

1/34
01 LE YOGA
EST-IL UNE RELIGION ?

On commence aujourd’hui par un gros morceau, souvent tabou, auquel


la réponse ressemble souvent à une pirouette : le yoga est-il une
religion ?

La question religieuse met mal à l’aise, notamment au pays des


Lumières, et le ou la professeur.e aura ainsi tendance à répondre :
« c’est une spiritualité, pas une religion ». Ah. Et donc ?

Se déclarer « spirituel.le mais pas religieux.se » est un phénomène


relativement récent, étudié par les sociologues et historien.ne.s des
religions qui lui ont même donné un petit acronyme (SBNR*).
L’idée derrière, héritée des mouvements New Age (on en reparlera !),
c’est le rejet des religions institutionnalisées, au profit d’une forme plus
individuelle, personnalisée de la relation avec ce qui nous dépasse.

Pourtant, lorsqu’on s’intéresse un peu au yoga tel qu’il s’est développé


dans l’époque prémoderne, c’est-à-dire avant le 19e siècle, et tel qu’il est
encore pratiqué par certains groupes d’ascètes en Inde, cela laisse peu
de place au doute : le yoga est un phénomène religieux.

Alors certes, ce n’est pas une religion tel qu’on l’entend sous nos
latitudes, au sens monothéiste du terme. Et si vous plongez dans
l’histoire du yoga, vous constaterez que le yoga est davantage une
orthopraxie, une façon de faire, une pratique, qu’une orthodoxie,
avec un dogme figé auquel il faudrait croire au préalable.

* Spiritual but not religious

2/34
Ainsi, le yoga recouvre de multiples pratiques, qui vont de la
méditation à l’étude des textes sacrés, de la pratique d’austérités et de
postures à la dévotion à une divinité, et qui se sont adossées à tout un
tas de moules théoriques très différents, parfois religieux, et parfois non
: bouddhisme, jaïnisme, Samkhya, Yoga Sutra, Advaita Vedânta,
Shivaïsme du Cachemire, sectes vishnouites, soufisme.

Quels que soient les moules dans lesquels il s’est fondu, le yoga
prémoderne a néanmoins un objectif très religieux : le salut de
l’âme, moksha, la libération de l’âme individuelle du cycle des
réincarnations.

Dans cette perspective, la dévotion et la grâce divine occupent une place


importante dans de nombreuses traditions, et parfois, la libération de
l’âme individuelle équivaut à l’union mystique avec un dieu particulier.

À partir du 19e siècle, le yoga subit une grande transformation de par


son exportation en Occident par des missionnaires hindous qui en
simplifient les doctrines pour l’adapter aux besoins et intérêts de leur
nouveau public.

Il se transforme également en Inde, où des yogins vont travailler à


démystifier et dés-ésotériser la pratique posturale, apanage des
ascètes renonçants, pour la rendre accessible au plus grand nombre,
en la légitimant par l’approche scientifique. Si dans les années 60, le
yoga est encore une source d’intérêt spirituel pour les hippies et les
beatnik, qui l’adaptent à leurs préoccupations et le fondent dans leur
religiosité New Age, son acculturation en Occident tend à le transformer,
entre culte du corps et essor du fitness, en une pratique exclusivement
corporelle, et de plus en plus débarrassée de ses fondements
ésotériques et religieux.

3/34
Ainsi, le yoga postural contemporain mondialisé ne semble plus
pouvoir être assimilé aujourd’hui à une religion.
Rares sont les pratiquants qui se rendent sur leur tapis avec pour
objectif de sortir du cycle des réincarnations !

Aussi, des études, comme celle de la sociologue des religions Véronique


Altglas, montrent que les pratiquant.e.s ont un rapport distant, voire
inexistant, avec les doctrines religieuses adossées au yoga, qu’ils
mettent souvent en arrière-plan par rapport à la pratique.

Le yoga s’est, en arrivant dans nos contrées, sécularisé.

Et pourtant, la chercheuse Elisabeth de Michelis, pionnière sur l’étude


du yoga moderne, souligne avec justesse le caractère extrêmement
ritualisé de nos cours de yoga contemporains et fait l’hypothèse du
yoga comme une forme de pratique religieuse séculière.

Ainsi, les cours prennent soin de marquer une certaine rupture entre
le temps « d’avant le cours », profane, et l’espace du cours, « sacré
», sanctuaire en marge du quotidien mondain.
En témoignent l’intériorisation du début du cours, où il est souvent
proposé aux pratiquant.e.s de laisser de côté le monde extérieur et
ses préoccupations, et une certaine sacralisation de l’espace de
pratique, avec la nécessité absolue de se déchausser avant d’entrer, et
l’adoption quasi-unanime d’une attitude plus silencieuse, intériorisée
dès lors qu’on franchit le pas de la porte.

Puis vient le temps de la pratique transformatrice, qui recompose le


rapport corps-souffle-esprit, pour accéder à un autre état de
conscience.

4/34
Enfin, le temps d’intégration en savasana, théâtre ritualisé d’une mort
et renaissance symboliques du pratiquant, renouvelé en profondeur
dans son rapport à lui-même et par là au monde, à travers sa pratique.

Dans nos contrées en quête évidente d’un certain réenchantement du


monde, cette théorie semble assez convaincante. Ce qui est certain, c’est
que le yoga contemporain a trouvé sa place dans nos sociétés et
comble un certain nombre d’attentes de nos contemporain.e.s,
spirituelles ou non.

Donc, le yoga est né dans une perspective religieuse, celle de trouver le


salut de l’âme. À l’époque moderne, puis lors de la diffusion du yoga en
Occident, celui-ci a été assorti de nouveaux objectifs divers, et continue
aujourd’hui de nourrir des quêtes spirituelles chez certain.e.s de ses
adeptes, à la recherche de réponses à leurs préoccupations dans cette
sagesse millénaire… Mais en parlant de sagesse millénaire, on entend
souvent que le yoga existe depuis au moins 5000 ans. D’où vient cette
idée, et surtout, est-elle avérée ?

C’est ce que nous allons explorer dans la prochaine chronique !

5/34
02
LE YOGA EXISTE-T-IL
VRAIMENT DEPUIS
5000 ANS ?

Pour comprendre cette affirmation, un petit voyage dans le temps


s’impose.
Au cours des années 20, des fouilles sont menées dans l’actuel
Pakistan, alors sous domination britannique, à l’initiative d’un
archéologue indien Rakhaldas Bandyopadhyay, sur un site appelé
Mohenjo-Daro. Elles sont poursuivies sous la direction de deux autres
archéologues, K. N. Dikshit et John Marshall.
Ces recherches permettent l’excavation de deux importantes villes
datant du 3e millénaire avant notre ère, c’est à dire contemporaines à la
civilisation de l’Egypte ancienne, révélant l’existence d’une civilisation
majeure, dite de la vallée de l’Indus.

Témoignant d’un urbanisme


sophistiqué, l’un des deux sites
nommé Mohenjo-Daro, qu’on
surnomme « la Manhattan de
l’âge de bronze », regorge de
statues, notamment de figures
féminines (on y reviendra dans
une prochaine chronique) et de
sceaux divers.
Parmi ces statues et sceaux, deux
nous intéressent particulièrement
aujourd’hui : le sceau dit « du
Mohenjo-Daro », et une statue Sceau n°420 du Mohenjo Daro
dite du « roi-prêtre ».

6/34
La découverte de ces deux artefacts
(parmi d’autres) incite John
Marshall, alors directeur du service
d’archéologie de l’Inde sous
domination britannique, à affirmer
que le sceau du Mohenjo Daro est
une forme de Shiva archaïque en
posture de yoga, que la statue dite
du roi-prêtre représente une
personne en méditation, et donc,
que le yoga serait vieux d’au moins
Statut du roi-prêtre 5000 ans.

Il tire cette conclusion des rapprochements suivants : le sceau


représente un personnage au sexe dressé, or Shiva est encore
aujourd’hui révéré sous le symbole du linga, représentation phallique de
la divinité.
Par ailleurs, Shiva est parfois adoré sous sa forme Pashupati, « le
seigneur du bétail » ; or le personnage est ici représenté entouré
d’animaux.
Enfin, Shiva est aussi considéré comme « Mahâyogî » ou « Yogesvara »,
le grand yogi ou le maître du yoga. À ce titre, il est souvent représenté
en profonde méditation, ce que laisserait suggérer l’assise du
personnage sur le sceau.
Quant au roi-prêtre, son air absorbé a été interprété, peut-être un peu
hâtivement, comme témoignant d’une pratique méditative.

Largement admise jusque récemment, cette conclusion est


aujourd’hui remise en question par différents universitaires. En
réalité, il est impossible de conclure sur la base de ces observations qu’il
s’agirait d’une forme du dieu Shiva : l’assise n’est pas forcément
synonyme de méditation, le sexe dressé serait peut-être le nœud d’une
ceinture, les animaux sauvages qui l’entourent n’abondent pas en faveur
d’un dieu du bétail qui serait plutôt entouré d’animaux domestiqués.

7/34
Et enfin, il est impossible d’établir une continuité historique fiable entre
le personnage du sceau et le dieu Shiva, dont le culte apparaît, à priori
bien plus tardivement, autour du début de l’ère commune.
De même, le regard méditatif du roi-prêtre est désormais plutôt attribué
à une interprétation (légèrement coloniale !) des traits asiatiques de la
statuette, l’un de ses bras semblant par ailleurs imprimer l’idée d’un
mouvement.

Enfin, le terme « yoga », lui, fait son apparition un peu plus d’un
millénaire plus tard dans les hymnes du Véda, sans désigner pour
autant à ce moment-là une pratique corporelle ou méditative.

En conclusion, rien ne permet aujourd’hui d’affirmer que le yoga est


né dans la civilisation de l’Indus, il y a 5000 ans. Rien ne permet non
plus avec certitude de l’infirmer.
La réalité est que nous ne connaissons rien des croyances et
traditions religieuses de cette civilisation, leur langue n’ayant
toujours pas été déchiffrée. En l’état, toute conclusion définitive semble
hasardeuse.

Pourtant, ce discours a encore le vent en poupe, notamment chez les


nationalistes hindous contemporains, qui défendent une vision
essentialiste du yoga.
En assignant au yoga des origines immémoriales, et en affirmant que
le yoga serait uniquement hindou car né dans une vallée de l’Indus
berceau de la civilisation védique, ils instrumentalisent l’histoire pour
servir leur idéologie et pour justifier d’un droit historique sur la
discipline.

Mais ça, c’est l’histoire d’une autre chronique…

8/34
Ainsi, il est impossible d’affirmer que le yoga est né il y a 5000 ans
dans la vallée de l’Indus.

Le mot « yoga » comme discipline visant la libération apparaît au


3e siècle avant notre ère dans un texte qui s’appelle la Katha
Upanishad, et il désigne une technique de maîtrise des sens.
Le yoga commence à être conceptualisé comme une méthode et un état
pour se libérer du cycle des renaissances.

Ainsi, avant d’être conçu comme une discipline physique, le yoga est
initialement formulé comme une quête de libération.
Une intention à mon sens essentielle à garder en mémoire aujourd’hui
encore, en tant qu’enseignant.e et / ou pratiquant.e de yoga.

9/34
03 LE YOGA, UNE QUÊTE
DE LIBÉRATION

« De quoi voudriez-vous vous libérer ? »


Marc Ballanfat*, lors d’un passage dans l’émission Les chemins de la
philosophie**, rappelle cette question au fondement des sagesses
indiennes, pour souligner que c’est une interrogation à laquelle
chacun.e peut apporter sa réponse.

La plupart des sagesses anciennes de l’Inde tournent en effet autour de


ce même questionnement : celui de la libération. De quoi s’agit-il de
se libérer ?
Initialement de la souffrance, considérée comme étant inhérente à la
condition de l’homme, tout comme la chaleur est inhérente au feu.
Le monde matériel étant soumis au temps qui dévore, chaque chose
porte en elle le germe de sa propre fin, et l’être humain est ainsi
irréductiblement voué à la déception s’il cherche une satisfaction
durable dans des choses par nature éphémères.

L’être humain est considéré comme prisonnier du cycle des


renaissances, et donc prisonnier de sa condition humaine
souffrante. Contrairement à ce que nous pourrions penser, la
perspective de la renaissance est loin d’être considérée comme
réjouissante !

* Professeur de philosophie spécialiste des philosophies de l’Inde ancienne et sanskritiste


** Adèle Van Reeth, « Philosophie de l’Inde, une pensée venue du ciel ? » avec Marc Ballanfat, Les Chemins de la
philosophie, 29/10/2022, consultée le 17/11/2019

10/34
Ainsi les pensées indiennes anciennes vont s’attacher à dessiner
différentes voies et méthode de salut, visant à libérer l’être humain
du cycle des réincarnations et par là-même, de la souffrance.
L’entrée dans l’époque moderne, ainsi que sa rencontre avec de
nouvelles audiences indiennes et occidentales ont transformé les buts
assignés au yoga.

D’une quête de libération, il endosse désormais autant d’objectifs


que de pratiquant.e.s, qui se déclinent comme autant de noms de
cours.
Ces évolutions sont le témoignage d’une pratique vivante et ancrée
dans les préoccupations de son temps : sans cela, le yoga ne serait
sans doute jamais arrivé jusqu’à nous. Ainsi, il semble stérile de verser
dans une nostalgie fantasmée d’un « yoga traditionnel non perverti par
la modernité » qui n’existe que dans la tête de ceux qui veulent y croire.
Néanmoins, cela n’empêche pas d’interroger ses évolutions et ses
discours.

Peut-être que comme moi, sans crier gare, le yoga a contribué à vous
libérer, peut-être d’une anxiété latente, d’un rapport au corps
conflictuel, de questionnements existentiels, d’un mal de dos, d’un mal-
être difficile à nommer. Et peut-être aussi que comme moi, en même
temps, le yoga vous a aussi exposé.e à de nouvelles injonctions :
celle d’un corps souple et mince, celle de la « zen / positive attitude » à
tout prix, celle de l’amélioration continue par un travail permanent sur
soi, celle de l’élévation spirituelle ostentatoire, celle de suivre certains
régimes alimentaires restrictifs.

Ce qui m’a amenée à me poser la question suivante : comment peut-on


aujourd’hui être fidèle à l’esprit du yoga, pratique initialement
conçue pour libérer l’être humain de la souffrance ?

11/34
Comment notre pratique et notre enseignement peuvent-ils être
sources autant que possible d’émancipation pour nous et pour les
autres, et non de nouvelles aliénations ou injonctions ?
Autrement dit, comment faire pour que le yoga reste autant que
possible une pratique de libération dans nos contextes
contemporains ?

S’il ne s’agit pas ici de culpabiliser les pratiquant.e.s et professeur.e.s en


distribuant les « bonnes » et les « mauvaises » raisons de pratiquer, et
les « bonnes » ou « mauvaises » façons d’enseigner, il me semble
incontournable, compte tenu du véritable phénomène de société que
constitue le yoga, de mener une réflexion éthique sur la portée des
discours et du marketing de cette discipline. Afin que celle-ci reste une
pratique au service de la libération de la souffrance.

Et vous, de quoi voudriez-vous vous libérer ?

12/34
04 À PROPOS DE LA
RÉINCARNATION

Dans la chronique précédente, on évoque le terme de réincarnation.


Mais qu’est ce que la réincarnation au juste, et pourquoi chercher à
s’en extraire absolument ?

Cette chronique visait initialement à répondre à la question d’une


lectrice. Celle-ci a vu, sur une publication faisant part du décès d’un
professeur de yoga, la mention qu’il avait « quitté son corps physique
». Intriguée par cette expression après tout pas si commune, elle
m’interrogeait sur la raison d’une telle formulation.

Dire que quelqu’un quitte son corps physique pour parler de son décès
est en effet révélateur d'une certaine conception de la mort, de la
vie après la mort, et du corps, conceptions qui sont au cœur des
textes du yoga prémoderne. Si bien sûr ces notions ne sont pas
parfaitement identiques d’une tradition de yoga à l’autre, on retrouve
néanmoins dans la plupart des courants les mêmes grandes idées.

Pour démêler tout ça, remontons un peu le cours du temps.

Dans la religion védique, ancêtre de l’hindouisme, bien que la mort soit


redoutée, elle est néanmoins perçue comme un passage vers un au-
delà nommé « svarga », qu’on traduit souvent par « paradis ». Cet au-
delà est décrit comme une demeure éternelle pour ceux qui auraient
accompli correctement tous leurs devoirs religieux.

13/34
Cette vision change dans les textes philosophiques des Upanishads. Des
notions inédites font leur apparition à cette époque, à la fois au sein de
la religion védique, mais également chez des petits groupes d’ascètes
renonçants comme les premiers bouddhistes et les jaïns.
Ainsi, à partir du 6e siècle avant notre ère, plus de paradis en vue :
l’être humain est considéré comme étant prisonnier d’une errance
sans fin (ou presque !) dans le cycle des existences, appelé samsâra.

Dans cette conception des choses, l’être humain est voué à renaître
(quasi) éternellement, et donc à vivre de multiples vies. On pourrait
trouver cette perspective plutôt réjouissante ! Mais ce n’est pas l’avis des
sages des Upanishads, ni celui des bouddhistes et des jaïns : la vie
humaine étant appréhendée comme par essence précaire, éphémère,
et donc souffrante, le cycle des renaissances est le mal, la douleur dont
on cherche à se libérer.

À partir de cette époque, trouver le moyen de sortir du cycle des


réincarnations devient donc la préoccupation principale des
pensées et des philosophies indiennes et donc, également celle des
différents courants du yoga.

Souvenez-vous, ce qui enchaîne l’être humain au cycle des renaissances,


ce sont les actes, qui, selon la théorie du karman, ont inéluctablement
des effets. Certains des effets de nos actes passés arriveront à
maturation dans cette vie, mais d’autres non. L’être humain est alors
condamné à renaître.
Ce sont donc les actes et leurs effets qui nous enchaînent au cycle
de renaissances.

Mais pour répondre à la question de notre chère lectrice, « il s’agit (…) de


comprendre qui est enchaîné et qui se libère »*.

* Ysé TARDAN-MASQUELIER « La réinvention du yoga par l'Occident »

14/34
Ce qu’on cherche à libérer du cycle des renaissances, c’est ce que les
textes de l’hindouisme et du yoga appellent tour à tour l’âtman, ou le
purusha, traduits souvent par le « Soi ».

Ce concept se rapproche à peu près de celui de l’âme, que nous


connaissons mieux.
Ainsi, tant que la libération n’est pas atteinte, ce qui passe d’une vie à
une autre, d’un corps physique à l’autre, c’est (pour faire bref !) l’âtman
et son karman, son dépôt d’actes non arrivés à maturation.
Ce corps qui transmigre est appelé en sanskrit sûkshma sharîra, le
corps subtil (qui n’a rien à voir, contrairement à ce qu’on pourrait
imaginer, avec les chakras & co !).
Ainsi, le corps subtil quitte le corps physique à la mort, et reprend de
nouveaux habits lors d’une prochaine renaissance, jusqu’à ce qu’un jour
peut-être, enfin, l’âtman soit libéré du samsâra.
D’où l’expression pour parler de la mort de quelqu’un, que celui-ci a «
quitté son corps physique ».

Pour conclure, voici quelques extraits du deuxième chant de la


Bhagavad Gita qui illustrent poétiquement ce propos :
« L’habitant du corps, présentement, traverse enfance, jeunesse et
vieillesse. De même, après ce temps-là, il revêtira d’autres corps. Le
sage ne s’y trompe pas. (…) Indestructible, sache-le, est la trame qui
imprègne tout cet univers. Détruire cet impérissable n’est au pouvoir de
personne. Les corps ont une fin. L’habitant du corps est permanent,
indestructible, infini. (…) Comme un homme délaisse des vêtements
usés pour en revêtir des neufs, ainsi, l’habitant du corps, en revêt
d’autres, neufs »*.

* Traduction de Gisèle Siguier-Sauné

15/34
05
QU'EST-CE QUI SE
CACHE DERRIÈRE
LE TANTRA ?
Dans les chroniques précédentes, nous constatons que nous cherchons
à nous libérer, notamment de notre corps physique, dont nous
serions prisonnier.e.s.
Souvent conçu comme un obstacle à dépasser, nous sommes bien loin,
dans les premières traditions du yoga, de la vision positive du corps
dont nous héritons en partie aujourd’hui dans le yoga contemporain, à
coup de #moncorpsestuntemple.
C’est le moment de vous parler des tantras !

Il suffit d’évoquer le terme « tantra » dans un cours de yoga pour que


des sourires entendus et des gloussements étouffés fusent. Le tantra a,
dans l’imaginaire occidental contemporain, une réputation sulfureuse,
qui va de pratiques sexuelles débridées à la sexualité dite « sacrée ». Et
pourtant, le tantra est bien plus vaste et complexe que ces images
dont nous héritons aujourd’hui, qui relèvent de ce que les spécialistes
appellent le « néo-tantra », un développement récent fruit de la
reformulation de certaines pratiques tantriques au prisme des
préoccupations d’un certain public occidental en quête de libération
corporelle et sexuelle.

S’il est indéniable que des pratiques transgressives et sexuelles existent


dans les courants tantriques, celles-ci restent relativement marginales
et surtout, elles sont extrêmement ritualisées, codifiées, utilisées à
des fins religieuses et accessibles uniquement à des initiés et non au
premier venu.

Alors, si on met de côté l’aspect sexuel du tantra, que nous reste-t-il à en


dire, et surtout, quel rapport entretient-il avec le yoga ?

16/34
Les tantras sont des textes révélés qui apparaissent autour du 5e et 6e
siècle dans le Nord de l’Inde.
Ils proposent une nouvelle vision du monde et de nouvelles voies de
libération du cycle des renaissances, les précédentes étant jugées
comme dépassées. Si ces textes sont très hétérogènes tant dans leurs
doctrines que dans leurs pratiques, ils présentent néanmoins des
caractéristiques communes.

D’abord, l’univers est conçu comme constitué de deux pôles : Shiva,


la conscience pure, impassible et Shakti, l’énergie créatrice qui est à
l’origine de toute chose matérielle.
Ensuite, les rituels tiennent une place importante dans la pratique
religieuse. Ils sont très élaborés et doivent rester secrets. Par ailleurs,
sur le chemin spirituel, le tantrika cherche également à acquérir des
pouvoirs magiques sur la matière, signes d’une transformation
spirituelle.
Mais la chose peut-être la plus signifiante que le tantra lègue en
héritage au yoga contemporain, c’est la vision et la conception du
corps qu’il dessine. Si le corps et ses pulsions étaient jusque là
principalement vus dans les voies du yoga comme un obstacle à la
libération, qu’il faut maîtriser et surmonter par le biais de pratiques
ascétiques, dans le tantra, c’est une autre vision du corps qui se dessine
: il devient le lieu et l’instrument de la libération pour le pratiquant.

Ainsi, les tantras vont élaborer des cartographies imaginaires du


corps, fondées sur une énergie dormante appelée Kundalini, des
canaux appelés les nâdis, des roues appelées les chakras, des nœuds
appelés les granthis, qui ne sont pas conçus à l’époque comme un corps
dit « énergétique » ou « subtil » existant à découvrir, mais comme un
corps rituel à imaginer, à visualiser, selon des méthodes bien
précises dictées par la lignée dans laquelle on s’inscrit et par son
gourou.

17/34
Par le biais de ces visualisations élaborées, de récitations de mantras, de
gestes de la main, le pratiquant cherche à diviniser son corps, et par
là, à devenir semblable à la divinité suprême, Shiva, ce qui permet au
pratiquant d’atteindre la libération.

Les tantras auront une influence immense sur toutes les religions
indiennes de l’époque : bouddhisme, hindouisme, jaïnisme.
La rencontre entre la vision du corps tantriques et les méthodes
ascétiques de certains ascètes donnera plus tard naissance à une voie
de yoga dont nous héritons aujourd’hui, bien qu’elle ait également
évolué avant d’ arriver jusqu’à nous : le hatha yoga.

18/34
06
DEPUIS QUAND
PRATIQUE-T-ON
LES POSTURES
DE YOGA ?
Dans toutes les chroniques précédentes, je n’ai pas encore fait la
mention de ce qui aujourd’hui constitue la pratique emblématique du
yoga : les asanas (postures) !
Associé à la pratique posturale au point d’en être presque devenu le
synonyme, le yoga n’a pourtant pas toujours été la pratique athlétique
que nous connaissons. Alors, depuis quand pratique-t-on les postures
de yoga ?

Les âsanas (postures de yoga), sont devenues emblématiques, voire


synonymes de la pratique de yoga. Si vous recherchez sur internet ou
les réseaux sociaux le terme « yoga », il est probable que vous tombiez
sur des images de pratiquant.e.s dans des postures dynamiques, voire
acrobatiques.

Si jusqu’à récemment, le yoga était perçu comme une pratique lente et


statique, sa pratique est aujourd’hui associée à une discipline en
mouvement, nécessitant souplesse, force et endurance.
Quelques postures phares sont associées au yoga, au gré des modes,
entre celles de la salutation au soleil, avec les célèbres chien tête en bas
et cobra ; celles esthétiquement léchées comme la posture du danseur
ou le grand écart ; et celles qui impressionnent, comme les divers
équilibres sur les mains, tête en bas.

Ces postures qu’on nous présente comme venant du fond des âges, aux
vertus thérapeutiques, énergétiques et spirituelles éprouvées par les
siècles, ont-elles vraiment été pratiquées en Inde depuis des millénaires
? Autrement dit, notre pratique de yoga contemporain ressemble-t-
elle à celle des yogis du début de notre ère ?

19/34
La pratique de yoga est née initialement comme une pratique visant
l’immobilité, et non le mouvement. Par l’arrêt des mouvements
physiques et mentaux, le yogin cherche à entrer dans des états
méditatifs profonds, porte vers la sortie du cycle des renaissances.

Ainsi, la posture de yoga, l’âsana, désigne d’abord une posture assise


qui peut être tenue longtemps et confortablement par le pratiquant,
afin de favoriser les pratiques respiratoires et de visualisation, puis
l’entrée dans des états méditatifs. La racine du mot sanskrit âsana, âs,
signifie s’asseoir (mot d’ailleurs dérivé de cette même racine sanskrite !).
Au début, point de contorsion compliquée, d’enchaînements
chorégraphiés, ni de postures façon bretzel. Simplement, l’assise
prolongée, qui peut prendre déjà des formes variées, entre tailleur,
lotus, posture parfaite, etc...

Ce n’est qu’à partir du début du 2e


millénaire, lors de l’émergence du
Hatha yoga, que nous voyons émerger
des postures associées à la pratique
du yoga qui ne visent pas l’absorption
méditative, la pratique de la respiration
ou de la visualisation. Les premières
postures connues non méditatives
associées au yoga sont la posture du
paon (mayurasana) et celle du coq
(kukkutasana). Les postures sont
décrites sans pour autant être
mentionnées comme étant des
techniques de yoga à proprement
parler.

Kukkutasana, Bahr Al Hayat, 17e siècle

20/34
Dans la Hatha Pradipika, texte du 15e
siècle qui compile et synthétise les
connaissances sur le Hatha yoga, on
dénombre 7 postures non
méditatives, et les postures sont
décrites comme faisant partie
intégrante des techniques du Hatha
yoga. Des vertus thérapeutiques et
spirituelles leur sont attribuées, et elles
visent à préparer un corps fort, sain et
souple pour la tenue de l’assise
prolongée.

Ainsi, si les âsanas se développent et


prolifèrent à partir du 15e siècle, elles
ne sont pas, comme dans le yoga
moderne mondialisé, considérées
comme le cœur de la pratique de yoga :
elles sont préparatoires à la pratique
Mayurasana, Jogapradipika méditative, qui reste la pratique ultime
18e / 19e siècle permettant d’atteindre la libération.

À partir du 18e siècle, on retrouve dans un manuscrit la trace de


séquences dynamiques de yoga, dans lesquelles les postures ne sont
plus pratiquées une à la fois et tenues le plus longtemps possible, mais
enchaînées dans un ordre particulier.

C’est au cours des 19e et 20e siècles que la pratique posturale prend
un tournant particulier dans la pratique du yoga.
Alors que le Hatha yoga est une pratique marginale et plutôt mal vue
par les élites indiennes et par les colons britanniques, l’éclosion de la
lutte pour l’indépendance en Inde combinée à l’essor d’une culture
physique hygiéniste et nationaliste en Europe et dans ses colonies va
contribuer à une renaissance du Hatha yoga en Inde.

21/34
Perçu comme une pratique de culture physique autochtone, capable de
renforcer le corps et l’esprit des indiens et d’affirmer leur puissance
pour mener à bien leur lutte pour l’indépendance et la construction
d’une Inde libre du joug colonial, le yoga est réapproprié par les
sphères nationalistes.

Dans un contexte de diffusion des différentes pratiques sportives


européennes de l’époque dans les colonies et notamment en Inde, le
yoga va nourrir et être nourri par différentes pratiques comme la
gymnastique suédoise, le bodybuilding, les gymnastiques dites
féminines, mais aussi par d’autres pratiques indiennes comme la lutte
par exemple.

La pratique de la posture prend une place centrale dans ce courant


dit du « yoga postural moderne », qui va se propager en Inde et de
par le monde, rencontrant le succès qu’on lui connaît.
Aujourd’hui encore, le yoga ne vit pas en vase clos et sa pratique se
mâtine d’influences diverses, comme celles des pratiques somatiques,
de la mobilité, du cross-fit, de la danse, du fitness, etc...

Ainsi, s’il est sans doute difficile de retracer l’historique des postures
une à une, il est probable que notre pratique quotidienne soit bien
éloignée de celle des premiers yogis, en apparence.

Les postures que nous pratiquons sont le fruit d’une histoire longue
et d’influences diverses. Et qu’elles soient millénaires ou récentes ne
change rien à leurs potentiels bienfaits !

22/34
07
DEPUIS QUAND
SALUE-T-ON
LE SOLEIL ?
S’il est difficile de retracer l’histoire des postures une à une, il est
possible pour certaines d’assembler prudemment les pièces du puzzle
historique qui les a menées jusqu’à nous. C’est en partie le cas du plus
emblématique des enchainements du yoga : la salutation au soleil.
Alors… depuis quand salue-t-on vraiment le soleil ?

De nombreux cours de yoga contemporains commencent par un


enchaînement séquencé et ritualisé de postures, devenu emblématique
de la pratique : surya namaskar, ou la salutation au soleil.
Pourtant, les salutations au soleil telles que nous les pratiquons
aujourd’hui n’ont pas fait leur apparition dans les traditions du yoga, et
ont été incorporées récemment à la pratique. Alors, depuis quand
salue-t-on réellement le soleil ?

Le culte du soleil est présent dans la tradition hindoue depuis des


millénaires. Dans les textes révélés de l’hindouisme, le corpus des
Véda, on retrouve de nombreux hymnes aux éléments, dont certains
à destination de divinités représentant différents aspects du dieu Soleil,
Sûrya.
Ainsi, le Gâyatrî mantra, issu du Rig Véda, le plus ancien des Védas, rend
hommage à l’un des aspects de Sûrya, Sâvitrî. Ce mantra a traversé les
millénaires pour être encore chanté aujourd’hui en Inde, et ailleurs. Ces
hymnes védiques ont pour vocation d’être psalmodiés à l’occasion de
pujas, rituels d’offrandes et d’adoration à destination de divinités. Dans
ce cadre, les prêtres officiants, appelés les brahmanes, pratiquent des
rituels de vénération du soleil ponctués de différents gestes des
mains et de prosternations qui accompagnent le chant des hymnes et
de mantras.

23/34
Néanmoins, nulle trace de la pratique de la salutation telle que nous
la connaissons dans les rites védiques, et encore moins dans les
Védas, contrairement à ce que prétendait Patthabi Jois, fondateur de
l’Ashtanga Vinyasa Yoga. Celui-ci affirmait en effet que les séquences
des salutations y sont décrites avec exactitude, asseyant ainsi leur
légitimité en situant leur origine dans un corpus à la fois plurimillénaire
et d’origine suprahumaine, les textes védiques étant considérés comme
révélés dans la tradition hindoue.

C’est au 17e siècle qu’apparait la salutation au soleil, comme un


exercice physique enseigné dans le Maharashtra dans le cadre de
l’entraînement paramilitaire destiné à des soldats luttant contre
l’empire moghol.

Après être tombée en désuétude, sa pratique connaît sa renaissance et


sa popularisation au début du 20e siècle grâce au Râja Bhawanrao
Shriniwasrao Pant Pratinidhi, à la tête de l’état princier d’Aundh.
Passionné de bodybuilding, dans un contexte d’essor mondial de la
culture physique, celui n’est pas satisfait des résultats du culturisme qui
ne sculptent pas assez son corps à son goût. Il se met alors à pratiquer
la salutation au soleil, que son père lui a appris plus jeune.

Enthousiaste face aux résultats de cette pratique simple et efficace, qui


ne nécessite aucun équipement, il y apporte quelques modifications
avant de la diffuser d’abord dans son Etat, en incluant sa pratique dans
les programmes scolaires locaux, par le biais de démonstrations et la
publication de nombreux manuels. Il s’emploie à la diffuser ensuite en
Inde, puis à l’étranger.

Il publie ainsi en 1928 son ouvrage Suryanamaskars, traduit 10 ans plus


tard en anglais sous le nom de Ten-Point Way to Health.

24/34
Le bodybuilder indien K.V Iyer, véritable star de l’époque et incarnation
de l’idéal physique masculin indien, intègre la salutation au soleil dans
sa routine d’entraînement, ainsi que des postures issues du hatha yoga,
contribuant ainsi à leur popularisation comme exercices typiquement
indiens favorisant la puissance musculaire.

À l’époque de K.V. Iyer et du Rajâ d’Aundh, l’Inde était sous domination


de l’empire britannique, qui portait un regard dégradant sur les corps
des indiens, justifiant la colonisation entre autres par leur faiblesse
physique et leur aspect « efféminé » supposés.
Dans ce contexte, de nombreux militants pour l’indépendance de l’Inde
cherchent à remettre en valeur des pratiques physiques autochtones,
avec en filigrane l’idée qu’en forgeant des citoyens puissants, l’Inde
pourra se libérer du joug colonial britannique.

La pratique de la salutation au soleil et celle du yoga resteront


d’abord distinctes et faisaient l’objet d’un enseignement séparé, selon
le chercher Mark Singleton.

C’est à deux pionniers du yoga postural moderne que nous devons


l’intégration de la salutation au soleil aux pratiques de yoga.
Krishnamacharya, d’abord, qui enseigne dès 1933 des postures de
yoga reliées entre elles par un enchaînement dynamique de
mouvements issues de la salutation au soleil, et dont les vinyasa actuels
sont les héritiers. Et puis Sivananda, qui dans les années 50, selon le
chercheur Elliott Goldberg, associe les deux en intégrant la salutation
au soleil au début des pratiques comme échauffement.

Ainsi, si l’acte de saluer le soleil est millénaire, l’enchainement postural


de la salutation au soleil n’est que très récent et nous vient d’autres
horizons que ceux des traditions du yoga. Un indice supplémentaire que
le yoga n’a jamais été une pratique monolithique, figée et fermée
sur elle-même, mais bien le fruit d’échanges et de transformations ; une
tradition plurielle, riche, et vivante.

25/34
08
POURQUOI
JE NE CÉLÈBRE PAS
LA JOURNÉE
INTERNATIONALE
DU YOGA
À propos de soleil, c'est le temps du 21 juin, journée internationale du
yoga. Comme évoqué dans une précédente chronique, le yoga est
aujourd’hui instrumentalisé par les nationalistes hindous. Le cas de la
journée internationale du yoga est révélateur de cette
instrumentalisation.

Aujourd’hui c’est le 21 juin ! On fête le solstice d’été, la musique, mais


aussi, la journée internationale du yoga. De nombreux.ses
professeur.e.s et pratiquant.e.s (ainsi que, il faut le dire, les grandes
marques de l’industrie du yoga) se réjouissent de pouvoir célébrer la
pratique qu’ils ou elles affectionnent tant, et de la voir ainsi reconnue au
niveau international, comme une pratique favorisant « un
développement durable et en harmonie avec la nature »*. Alors, la
journée du yoga est-elle vraiment une occasion innocente de rendre
hommage à cette pratique indienne millénaire si populaire ?
Et bien… ce n’est pas si simple.

La journée internationale du yoga a été proclamée en 2014 par


résolution de l’ONU à l’initiative du Premier Ministre actuel de l’Inde,
Narendra Modi, à la tête du BJP, parti nationaliste hindou. Avant d’être
Premier Ministre de l’Inde, N. Modi milite au sein d’un groupuscule
nationaliste hindou d’extrême-droite, le RSS.

* Voir site de l’ONU : https://www.un.org/fr/observances/yoga-day, consulté le 14 juin 2021

26/34
Milice paramilitaire créée à l’époque de l’Inde colonisée par l’empire
britannique, le RSS défend une vision de l’identité indienne
exclusiviste, l’hindutva, consubstantielle à la race et la religion hindoue,
niant ainsi le pluralisme religieux de l’Inde et rejetant la possibilité
d’une Inde laïque et multiconfessionnelle.

Le RSS s’inspirera et s’inspire encore directement aujourd’hui des


mouvements d’extrême-droite européens comme ceux de l’Allemagne
nazie. Il mène ainsi en 2010 des programmes médicaux et spirituels,
fondés sur l’ayurvéda et à destination de couples hindous, visant à
concevoir des enfants « parfaits, grands et à la peau claire »*, à l’image
du Lebensborn, programme d’amélioration de la race aryenne nazie,
dont l’objectif est de « construire une Inde forte ».

Le BJP, parti du Premier Ministre Modi, est considéré comme l’aile


politique du RSS. Depuis qu’il est à la tête de l’Inde, Narendra Modi
travaille à concrétiser sa vision d’une Inde débarrassée de ses
minorités considérées comme « exogènes », notamment les chrétiens
et les musulmans.
Réécriture des programmes scolaires, revalorisation de traditions
ancestrales indiennes considérées comme exclusivement hindoues,
réforme de la loi sur la citoyenneté, mesures anti-conversions, entrave
au commerce de viande - essentiellement exercé par la communauté
musulmane, contrôle du corps des femmes, rhétorique anti-
musulmane, autant de mesures qui visent à établir une démocratie
nationaliste et ethnique depuis l’arrivée du BJP au pouvoir.

C’est dans ce contexte que le yoga se retrouve aujourd’hui


instrumentalisé au service de la politique xénophobe du
gouvernement indien, qui cherche à effacer l’histoire plurielle du
yoga, et a fortiori, de l’Inde.

* Lina Sankari, « Inde. Modi rêve d’une race supérieure », L'Humanité, 30 juillet 2017, consulté le 14 juin 2021

27/34
Symbole de paix et de tolérance, le yoga est devenu une vitrine et un
instrument de soft power idéal pour adoucir et maquiller la
politique xénophobe du gouvernement, au profit d’une image de
nation tolérante et pacifiste qui ferait cadeau de ses sagesses
ancestrales pour le bien-être et l’harmonie du monde.

C’est pourquoi, tant qu’elle servira de paravent à une politique


nationaliste et identitaire, je ne célèbrerai pas la journée
internationale du yoga.

28/34
09
DEPUIS QUAND
CHANTE-T-ON
LE MANTRA OM ?
Pour terminer ce voyage ensemble, une question bonus pour vous !

Peut-être vous souvenez vous de votre premier cours de yoga. Il est


probable que l’enseignant.e vous ait invité.e à vous asseoir au début
du cours pour un temps d’intériorisation, avant de vous faire chanter,
une ou plusieurs fois, le mantra le plus célèbre du monde : le son OM.
Peut-être avez-vous entonné le son OM avec un enthousiasme
débordant, ou peut-être que, comme moi, vous étiez un peu mal à l’aise,
puis, au fur et à mesure des cours, votre malaise a laissé place à
l’enthousiasme et le mantra OM est devenu un rituel familier qui
marque le début d’un moment à soi. Mais d’où vient le son OM ? À
quel moment est-il devenu relié à la pratique du yoga ?

Les origines du son OM restent débattues.


D’un point de vue religieux, le son OM est éternel, incréé, et il contient
tout. D’un point de vue historique, le son OM a connu de nombreuses
évolutions, tant au niveau de l’usage que de la signification qu’on lui
prête, et donc, de son utilité.

Le son OM apparait pour la première fois dans le corpus des Védas,


l’ensemble des hymnes au cœur de la religion védique, ancêtre de
l’hindouisme actuel.
La religion védique est axée autour du sacrifice rituel. Les prêtres
déposent des offrandes au feu en récitant les hymnes des Véda,
ponctués de formules (mantra), selon des intonations et rythmes
spécifiques : le feu médiateur, ainsi que la bonne exécution du rituel par
la récitation correcte des hymnes et des mantras permet de faire
remonter les demandes des hommes aux oreilles des dieux.

29/34
Le sacrifice rituel est ainsi le moyen de demander au dieux, en échange
des offrandes qui leur sont destinées, de garantir la sécurité du
royaume, une bonne descendance, et la prospérité matérielle.

Le mantra OM est ainsi retrouvé dans le Yajur Veda, le corpus des


mantra, des formules qu’on récite au cours du sacrifice pour le rendre
efficace et dans le Sama Veda, le corpus qui définit les bonnes
mélodies et intonations pour réciter les prières et les formules au cours
du sacrifice. Il n’a alors aucune signification spécifique, et il est récité
en association avec des termes comme « jyotish », la lumière, et « ayush
», la vie, selon le chercheur Finnian M.M. Gerety. Il ponctue la
récitation de formules, comme une interjection, parfois au milieu d’un
mantra, parfois en ouverture et en fermeture, comme une formule
auspicieuse. Il est également utilisé comme syllabe d’assentiment, à
la manière d’un « Amen ». Le OM semble également récité pour
corriger une erreur rituelle. Il n’est pas chanté de façon uniforme : il
peut être fredonné, chuchoté, chanté, récité, avec différentes
intonations.
Enfin, il pouvait être utilisé en remplacement de la dernière syllabe
d’un mantra, car cela permettrait de mieux faire monter le mantra aux
dieux. Ainsi, selon F.M.M. Gerety, le son OM était sans doute
omniprésent au cours du sacrifice védique.

Un peu plus tard, dans les Brahmana, textes qui décortiquent le rituel et
qui datent du début du premier millénaire avant notre ère, le mantra
OM est présenté comme étant issu du premier homme cosmique,
appelé Prajapati. Par son ascèse, Prajapati donne naissance à trois
dieux, qui eux mêmes donnent naissance aux trois Veda, qui eux-
mêmes donnent naissance aux trois mondes, qui eux-mêmes donnent
finalement naissance aux son A, U et M : le son OM. Ainsi, le son OM
devient le son qui contient tout, les trois mondes, les trois Vedas, les
dieux.

30/34
Plusieurs Upanishads affirment elles aussi que « Le monde entier est
OM ». La Mandukya Upanishad, qui date du début de notre ère, est
consacrée au son OM et le présente aussi comme étant l’agrégation
des 3 sons A, U et M, et y ajoute un quatrième composante : le
silence. Les sons A, U, M sont respectivement associés aux états de
veille, de rêve, et de sommeil profond, tandis que le silence est
associé à un quatrième état au-delà de toute distinction, celui de la
conscience absolue.

Avec les Upanishads, le son OM n’est non plus une formule à réciter, à
scander à destination des dieux, mais un support de méditation. Il
passe du monde de la parole, celui de la religion védique, au monde du
silence, celui des renonçants des Upanishads. La syllabe sacrée OM
devient le symbole de la transcendance, l’Absolu fait son. Le répéter
ou le contempler permet d’appréhender l’Absolu, et d’atteindre le but
ultime : la libération. Ces enseignements sont repris dans le Yoga
Sutra, texte fondateur de l’école classique du yoga.

Aujourd’hui, dans le cadre d’un yoga moderne mondialisé, des


interrogations s’élèvent quant à la pertinence de chanter le mantra
OM au début de la pratique lorsque nous ne sommes pas de religion
hindoue.
Le mantra OM peut-il avoir une vocation universelle ?
Si certains gourous indiens comme B.K.S Iyengar ou Patthabi Jois ont
inclus le chant de mantras, y compris du son OM dans leurs cours
destinés à des occidentales et occidentaux, d’autres professeur.e.s
préfèrent réciter seul.e.s les mantras, les élèves étant en posture
d’écoute. Certain.e.s pratiquant.e.s non hindou.e.s, découvrant les
origines religieuses du son, préfèrent ne plus le chanter, soit par
absence d’adhésion personnelle, soit pour éviter une forme
d’appropriation culturelle ; d’autres se demandent si un cours de yoga
sans chanter OM, ce n’est pas simplement de la gymnastique.

31/34
L’autrice et professeure de yoga Susanna Barkataki, dans son ouvrage
qui interroge l’appropriation culturelle Embrace Yoga Roots, invite à
tisser une relation sincère avec sa pratique.
Si le OM est purement décoratif, chanté pour « faire yoga »,
instrumentalisé pour vendre des T-shirts ou autres, alors probablement
vaut-il mieux s’en abstenir. Elle insiste sur la dimension unitive du son
OM, qui rappelle que nous sommes tous.tes lié.e.s, et à agir dans le sens
d’une plus grande émancipation collective.

Et vous, quelle relation entretenez-vous avec le mantra OM ?

32/34
Nous espérons que ce bref voyage dans
l’histoire du yoga vous a plu !

Si vous souhaitez en apprendre davantage,


nous avons créé une formation en ligne de 20h
sur l’histoire et les textes du yoga.

Cette formation est disponible à vie, avec des ressources


complémentaires (articles, extraits d’ouvrages…) à disposition,
ainsi qu’un espace pour échanger
avec les autres participant.e.s de la formation et moi-même !

https://ayuyogaschool.com/histoire

33/34
Bibliographie
Le yoga, 2500 ans d’histoire, Clémentine Erpicum, Editions La Plage
Key Chapple, Christopher, « Spéculations et pratiques tantriques »
dans l’Encyclopédie du yoga, dirigée par Ysé Tardan Masquelier, Albin
Michel, 2021
Mallinson, James et Singleton, Mark, Les racines du yoga, Almora, 2020
Padoux, André, Comprendre le tantrisme. Les sources hindoues, Paris,
Albin Michel, coll. «Spiritualités vivantes», 2010
Sur le podcast Yogic Studies : les entretiens avec Ben Williams et
Sravana Borkataky-Varma
Mark Singleton, Aux origines du yoga postural moderne, éditions Almora,
2020
Elliott Goldberg, L’Encyclopédie du yoga, « L’invention de la salutation au
soleil », p. 499 – 501, direction Ysé Tardan Masquelier, éditions Albin
Michel, 2021
Daniel Simpson, The Truth of Yoga, « Saluting the Sun », éditions North
Point Press, 2021
Raphaël Voix, « L’Inde ‘guru du monde’ ? Le yoga instrumentalisé »,
dans l’Encyclopédie du Yoga (dir. Ysé Tardan Masquelier), éditions Albin
Michel, 2021
L’article en trois volets de Jeanne Pouget « Yoga et nationalismes », sur
notre blog Citta Vritti : https://cittavritti.fr/2020/11/24/yoga-
nationalisme-arme-propagande-politique-religieuse/
Sur l’appropriation culturelle, l’article de Jeanne Pouget sur notre blog
Citta Vritti : https://cittavritti.fr/2021/07/27/glossaire-appropriation-
culturelle/
Ainsi que son interview de Susanna Barkataki, traduite en français par
Anaïs Raspail : https://cittavritti.fr/2021/06/18/interview-avec-susanna-
barkataki-fr-le-veritable-objectif-du-yoga-est-la-souverainete/
Sur le son OM, voici le lien vers le site web de Finnian M.M. Gerety et
ses publications (en anglais) : http://finniangerety.com/publications

34/34

Vous aimerez peut-être aussi