L’URGENCE

DU GRAND PARIS,
PLUS VASTE
CHANTIER D’EUROPE
SUPPLÉMENT

LE MYSTÈRE 40 % DE SURMORTALITÉ
DU FOSSILE DISPARU SUR UN PRODUIT DE DIALYSE
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018 · 74 E ANNÉE · NO 22985 · 2,60 € · FRANCE MÉTROPOLITAINE · WWW.LEMONDE.FR FONDATEUR : HUBERT BEUVE-MÉRY · DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

« GILETS JAUNES » : MACRON ET PHILIPPE RECULENT

▶ Le premier ministre,
Edouard Philippe,
Qui sont
a annoncé, mardi, un les casseurs ?
moratoire sur la hausse soixante-dix personnes ont été
de plusieurs taxes jugées, lundi 3 décembre, à Paris,
pendant six mois en comparution immédiate,
après la journée d’émeutes vécue
▶ L’augmentation de la samedi dans la capitale. Dix-huit
taxe carbone, la conver- peines de prison ferme ont été
prononcées. Au fil des audiences
gence de la fiscalité se sont dessinés les profils de
du diesel et de l’essence ceux qui se sont trouvés impli-
ainsi que la hausse qués dans les violences. Pour la
plupart, ce sont des jeunes, pour
du prix de l’électricité beaucoup venus des régions. Ils
sont suspendues habitent Gap, Yssingeaux, Har-
fleur, Dreux, Brezolles, Gour-
▶ Un « grand débat sur nay-en Bray, Nîmes… Ils sont me-
les impôts et la dépense nuisier, soudeur, électricien,
publique » va être maçon, conducteur d’engin, can-
tonnier, livreur… Tous ont nié,
organisé. Les partenaires plus ou moins maladroitement,
sociaux seront consultés être des casseurs.
PAG E 1 3
sur la mobilité
▶ L’exécutif s’alarme
du risque d’extension
du mouvement avec la Débats Regards
mobilisation des lycéens François de Rugy, Edouard Philippe sur un mouvement
et des agriculteurs et Christophe Castaner, à l’Elysée,
le 2 décembre. ELIOT BLONDET/ABACAPRESS protéiforme
PAG ES 8 À 12 CHRONIQUE PAG E 26 PAG E S 2 4 - 2 5

Europe Mali Le combat sans fin de Italie Climat

Accord Paris- l’opération « Barkhane » au Sahel Lorenzo 1
ÉD I TOR I A L COP24 : la Pologne
Berlin sur l’opération « barkhane », au
Mali, mobilise plus de 4 500 sol-
fics » et sanctionner les groupes
armés qui ne respectent pas l’ac-
Fontana, l’ombre EXTRÊME DROITE : demande un
une taxe digitale dats et représente un effort an-
nuel de 700 millions d’euros de-
cord de paix signé à Alger en 2015.
« Il est impératif d’endiguer la me- de Salvini LA FIN DE consensus social
pour la transition
puis quatre ans, pour contenir nace, indique le général Bruno L’EXCEPTION
Allemands et Français quelques centaines de djihadistes Guibert, mais les raisons de la écologique
se sont entendus sur une dans les immensités de cinq pays crise sont toujours là, et l’accord
L’ultraconservateur mi-
nistre de la famille, est
ESPAGNOLE
version revue à la baisse du Sahel. Le Quai d’Orsay entend de paix d’Alger est au point mort. » P A G E 26
« accentuer la lutte contre les tra- PAG E 2 l’un des refondateurs de la PAG E 6
de la « taxe GAFA ». Elle Ligue et en dépit de sa dis-
doit encore être avalisée crétion, l’un des hommes
par les autres Etats
Trintignant : « Je suis un raté
les plus puissants d’Italie
CAHIER ÉCO – PAG E 3
PAG E 1 4

qui a eu beaucoup de chance »

Environnement Israël
HHH

Les cosmétiques L’armée s’attaque

et le risque de aux tunnels
du Hezbollah
HHHH

puberté précoce PAG E S 5

AMANDA
L’exposition aux pertur-
bateurs endocriniens,
Danemark
dans des produits de soins Les délinquants
corporels, accélère la pu- étrangers parqués
berté des petites filles
PAG E 6
sur une île ?
PAG E 4

Brexit
Cinéma La « guérilla »
Un air de rock Au studio 104 de la
Maison de la radio,
des députés contre
Theresa May
à l’ère soviétique en 2018. FANNY MORATEL
PAG E 5

« Leto », de Kirill Serebren- le 11 décembre, jour de son Piazzolla. L’occasion de se con- Disparition
nikov, raconte la scène 88e anniversaire, Jean-Louis Trin-
tignant remontera sur scène, au
fier au Monde sur sa carrière et sa
vie. « Je suis un raté qui a eu beau-
Albert Frère,
musicale underground
dans le Leningrad des Théâtre de la Porte-Saint-Martin, coup de chance », estime le comé- milliardaire belge
à Paris, pour un nouveau specta- dien, qui raconte aussi son
années 1980. Elégiaque. cle poético-musical, sur une mu- amour de la poésie.
et roi du CAC 40
PAG E 15 sique de l’Argentin Astor PAG E S 1 8 - 1 9 PAG E 2 2
Algérie 220 DA, Allemagne 3,30 €, Andorre 3,20 €, Autriche 3,30 €, Belgique 2,90 €, Cameroun 2 200 F CFA, Canada 5,40 $, Chypre 2,70 €, Côte d'Ivoire 2 200 F CFA, Danemark 34 KRD, Espagne 3,10 €, Gabon 2 200 F CFA, Grande-Bretagne 2,60 £, Grèce 3,20 €, Guadeloupe-Martinique 3,10 €, Guyane 3,20 €, Hongrie 1 050 HUF,
Irlande 3,10 €, Italie 3,10 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 2,90 €, Malte 2,70 €, Maroc 19 DH, Pays-Bas 3,20 €, Portugal cont. 3,10 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 200 F CFA, Slovénie 3,20 €, Saint-Martin 3,20 €, Suisse 4,00 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 3,20 DT, Afrique CFA autres 2 200 F CFA
2|
INTERNATIONAL
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018

L A G U E R R E C O N T R E L E DJ I H A D I S M E

Au Sahel, « Barkhane » contrainte de s’adapter

La France entend faire évoluer ses opérations dans le conflit engagé contre les djihadistes

Q
ue faire de l’opéra-
tion « Barkhane » ?
Plus de 4 500 soldats,
un effort annuel de
700 millions d’euros,
des opérations continues depuis
quatre ans pour contenir tant
bien que mal quelques centaines
de djihadistes dans les immensi-
tés déshéritées des cinq pays for-
mant le G5 Sahel : Paris s’inter-
roge sur l’avenir de la principale
opération extérieure française.
L’année 2018 a été marquée par
un enchaînement d’actions de
force au Mali. Sur le plan militaire,
2019 devrait marquer une phase
plus équilibrée, entre des mis-
sions de « réaction rapide », en
soutien aux armées du G5, et un
partenariat de terrain. L’Elysée
souhaiterait alléger le dispositif.
Dans la « stratégie Sahel » de la
France, actualisée en octobre, les
mots d’ordre sont « développe-
ment et consolidation », expli-
que-t-on au quai d’Orsay, où on
souhaite « accentuer la lutte con-
tre les trafics » et mettre « une
pression maximale », au moyen
de sanctions, sur les chefs de
groupes armés non respectueux
de l’accord de paix malien, signé
à Alger en 2015. La France prévoit
2 milliards d’euros d’aide d’ici à
2022 pour le Sahel.

Le centre du Mali, Un soldat de l’opération

sujet de préoccupation
Depuis février, « Barkhane » a con-
centré ses opérations dans la ré-
gion du Liptako, à la frontière en-
tre le Mali et le Niger. « Nous avons
littéralement labouré une zone de
600 kilomètres sur 200 du nord au
sud, a précisé, le 28 novembre, à
l’Ecole militaire, à Paris, le général
Bruno Guibert, en dressant le bi-
lan de son mandat entre l’été 2017
et l’été 2018. Il y a un affaiblisse-
ment très net des groupes armés
terroristes. » L’effort porté contre
l’organisation Etat islamique dans
le Grand Sahara, entre les villes
d’Ansongo et de Ménaka, a permis
de neutraliser les adjoints du lea-
der Abou Walid Al-Sahraoui, qui
« est en fuite, probablement re-
tourné en Mauritanie ».
Pour encourager les forces ma-
liennes, « Barkhane » a construit
un quartier à Indeliman, et il est
question d’en bâtir un deuxième
dans la zone. Plus au nord, c’est la
katiba 3 Alpha, qui a été durement
touchée mi-novembre.
LES DATES
2013
Février Lancement de la Mission
européenne de formation de l’ar-
mée malienne (600 militaires).
Avril Création de la mission
multidimensionnelle intégrée
de l’ONU pour la stabilisation
au Mali (15 000 hommes).
2014
Août Lancement de l’opération
« Barkhane » au Sahel avec pour
bases principales N’Djamena,
au Tchad, et Gao, au Mali
(4 500 hommes).
2017
Juillet Lancement de la force
conjointe du G5 Sahel (Maurita-
nie, Mali, Niger, Burkina Faso,
Tchad), 5 000 hommes.
« Barkhane », à Niamey,
au Niger, en août.
FRED MARIE/HANS LUCAS
Mais le sujet de préoccupation
est devenu le centre du Mali, les
régions du Gourma, sous la bou-
cle du Niger, et du Macina plus au
sud, d’où l’Etat malien a disparu
et où « Barkhane » n’intervenait
pas jusqu’ici. L’émir touareg du
Nord, Iyad Ag-Ghali, avec son
Groupe de soutien à l’islam et
aux musulmans (GSIM), lié à Al-
Qaida, y soutient les Peuls du
Front de libération du Macina,
menés par Amadou Koufa, vrai-
semblablement tué par les Fran-
çais le 23 novembre.
Les militaires estiment que la
« franchise » peule d’Al-Qaida,
que Koufa avait appelée de ses
vœux de la Côte d’Ivoire jusqu’au
Cameroun, n’est pas mûre. Mais
l’état des lieux est jugé « très dé-
cevant » à Paris. « Des logiques lo-
cales nous échappent », con-
vient-on à l’état-major.
Récemment, les militaires ma-
liens ont affronté une milice des
Dogon, qui refusent de désarmer
face aux Peuls. L’opération
lourde du 23 novembre, dans la
région de Mopti, contre Koufa, la
première dans la région, qui a tué
trente-cinq terroristes selon Pa-
ris, pourrait être un tournant. En
octobre, les militaires maliens
avaient déjà appelé les Français
en urgence dans la zone.
« Dans cette guerre contre-insur-
rectionnelle, il s’agit pour nous et
nos partenaires de gagner les
cœurs et les esprits, souligne le gé-
néral Guibert, mais cela reste très
difficile. Les groupes armés terro-
ristes savent qu’un jour nous parti-
rons. Ils n’hésitent pas à prendre la
population en otage, à enlever et à
tuer. Il nous est difficile d’assurer la
protection de nos sources. » La
pose d’un engin explosif est payée
450 euros par les djihadistes, et
même 3 000 euros s’il tue sa cible.
Les faibles progrès du processus
de paix d’Alger, avec le désarme-
ment de 1 000 combattants rebel-
les, sont aussitôt marqués par des
violences. Le 12 novembre, une at-
taque-suicide, revendiquée par le
GSIM, a frappé une ONG à Gao,
blessant une trentaine d’habi-
tants. « Ces réactions radicales des
groupes sont le signe que le proces-
sus avance. Il s’est produit la même
chose il y a deux ans, quand s’est dé-
roulé le premier mécanisme opéra-
tionnel de coordination avec le re-
tour des forces maliennes », préci-
se-t-on à l’état-major, à Paris.
Le bilan d’une année
de « victoires »
A l’issue d’une année pour la-
quelle le président Macron avait
réclamé à l’état-major « des victoi-
res », le général Guibert con-
firme : « Nous avons toujours no-
tre rôle à jouer, il est impératif
d’endiguer une menace qui pour-
rait embraser une bonne partie du
continent. » Mais, rappelle-t-il,
« les raisons fondamentales de la
crise sont toujours là ». Le con-
texte reste « difficile pour
“Barkhane ”, car l’accord de paix
d’Alger est au point mort ».
On souligne à Paris le jeu trou-
ble de la médiation malienne
sous l’égide de l’Algérie, le man-
que d’implication de la commu-
nauté internationale et l’absence
de volonté politique au Mali.
« Des acteurs, à Bamako, préfèrent
nouer des accords d’opportunité
avec des radicaux islamistes con-
tre les Touareg. La situation finale-
ment convient à beaucoup de
monde. Qui a un intérêt légitime
objectif à sortir de cette crise ? Je
n’ai pas la réponse, et je ne vois pas
de consensus atteignable en ce but
dans la société malienne », témoi-
gne le général Guibert.
Ce dernier assume la coordina-
tion de « Barkhane » avec les grou-
pes d’autodéfense touareg du
Nord. « Elle donne des résultats.
Mais les terroristes ont utilisé des
exactions interethniques en en fai-
sant porter la responsabilité aux
groupes d’autodéfense et en accu-
sant “Barkhane” de couvrir. L’ap-
plication du droit international
humanitaire est difficile. »
La France vante le soutien des
Européens : l’appui logistique si-
gnificatif des Espagnols, la contri-
bution ponctuelle britannique des
hélicoptères lourds ou de la bri-
gade franco-allemande. En outre,
l’appui américain, essentiel, ne
changera pas d’un pouce, en dépit
d’annonces sur un allégement de
la présence militaire du Pentagone
en Afrique. Mais « Barkhane » reste
très seule, estiment les militaires
français. Les forces de la région at-
tendent toujours les finance-
ments promis. « Nous avons voulu
aller trop vite et trop fort avec la
force conjointe du G5 Sahel, en exi-
geant d’elle des résultats rapides
alors qu’elle est l’agrégation d’ar-
mées nationales elles-mêmes en
difficulté », résume Bruno Guibert.
Un nouveau front s’ouvre au
Burkina Faso, à qui un soutien
militaire français va être apporté
après deux premières opérations
ponctuelles dans le Nord-Est. Des
discussions ont lieu avec le gou-
vernement de Ouagadougou
pour en établir le cadre juridico-
militaire. L’idée n’est pas d’ins-
taller des troupes en plus des for-
ces spéciales présentes à Ouaga-
dougou. Mais d’être « réactifs »,
« présents là où les forces locales
ont un contact avec les terroristes
pour les soutenir ». « Si le Burkina
Faso est en danger, on le soutien-
dra », explique-t-on à Paris.
Un « partenariat
militaire opérationnel »
« Barkhane » va s’orienter vers
« l’accompagnement, l’appui, l’ef-
fet d’entraînement des forces loca-
les ». Sous la houlette des forces
« BARKHANE » RESTE TRÈS
SEULE, ESTIMENT LES
MILITAIRES FRANÇAIS.
LES FORCES DE LA RÉGION
ATTENDENT TOUJOURS LES
FINANCEMENTS PROMIS
françaises au Sénégal, qui four-
nissent des instructeurs, et avec
les moyens de « Barkhane », « on
met tout ce qu’on peut actuelle-
ment dessus », assure l’état-major.
En 2013, François Hollande avait
demandé de former 20 000 sol-
dats africains par an ; en 2017,
l’état-major indique que 31 000
ont été instruits. « On travaille
plus sur la qualité, on ne veut plus
en rester au critère du nombre de
cartouches tirées », précise-t-on
au bureau Afrique de l’état-major.
Dans les coulisses, l’armée de
terre est en train de mettre sur
pied un commandement spécifi-
que. Quelque part entre le retour
aux sources des détachements
africains et une version moderne
de « l’interculturalité » appliquée
aux opérations militaires, il
s’agit de passer à la vitesse supé-
rieure. Pour l’heure, « Barkhane »
ne peut honorer toutes les de-
mandes de partenariat adressées
par les pays du G5, dont les ar-
mées sont désormais de vraies
armées d’emploi, surengagées
,compte tenu de leurs moyens.
En lien avec la coopération de
défense du Quai d’Orsay, mais
aussi les opérations spéciales, le
but est de mieux préparer ces mis-
sions, isolées sur le terrain, mais
cruciales pour le tenir. « Nous in-
tervenons dans des crises très com-
plexes, nous devons professionna-
liser et augmenter en quantité la
formation des militaires envoyés »,
explique le général Philippe Del-
bos, commandant de l’état-major
spécialiste de l’outre-mer et de
l’étranger. Le partenariat ira jus-
qu’au combat couplé, et il se décli-
nera au niveau des forces spécia-
les. Ce volet se discute au Burkina
Faso, et il est envisagé au Mali.
Dans deux ans, tous les cadres
de l’armée de terre seront systé-
matiquement formés au parte-
nariat opérationnel. A partir de
2019, ils seront même entraînés
avec l’armement étranger utilisé
en Afrique, kalachnikovs et fusils
Dragunov russes, M16 américains
ou mortiers chinois. « Avant,
c’était l’artisanat de l’infanterie de
marine, avec les petits coups de
main des forces spéciales ; demain,
ce sera normé, obligatoire », expli-
que le colonel Alain Vidal, chargé
du dossier. L’armée de terre fran-
çaise suit un mouvement général
– son homologue américaine,
l’Army, vient de créer une pre-
mière brigade spécialisée avec
800 hommes. « Tout le monde est
en train d’augmenter le niveau. »
Le but – irréaliste – n’est pas de
fermer « Barkhane » à court terme.
« Nous combattons de plus en plus
avec nos partenaires, et la volonté
de mettre en avant le lien politico-
militaire est un changement de pa-
radigme, vers une transition post-
“ Barkhane” », résume le général
Delbos. Dans cette guerre d’usure,
« il faut rester humble », estime le
général Guibert, répétant que « la
solution ne sera pas militaire,
comme l’affirme la stratégie glo-
bale pour le Sahel ».
Le problème est que la force
française « apparaît souvent
comme le bouc émissaire des
échecs des autres ». « Barkhane »
se trouve aussi placée au milieu
d’une concurrence entre des ac-
teurs du développement agissant
pour leurs intérêts propres, qu’il
s’agisse des Américains, des Chi-
nois ou des Européens. p
nathalie guibert

0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
« Je suis prêt à mourir, oui, mais pas bêtement »
Les pertes humaines et le manque de moyens sapent le moral des forces burkinabées opposées aux djihadistes
ouagadougou - correspondance
L NOM SUR LA LISTE
es monticules de sable
rouge s’accumulent dans
le cimetière militaire de
Gounghin, à Ouagadou-
gou. Sous le soleil de plomb, le clai-
ron de la sonnerie aux morts re-
tentit. Les visages sont graves. Fa-
milles, camarades et chefs militai-
res sont venus enterrer un des
leurs : un lieutenant de 31 ans tué
dans l’explosion d’une mine près
de Pama (est) en octobre.
Désormais, la scène est fré-
quente au Burkina Faso, où les at-
taques se sont multipliées dans le
nord et l’est du pays ces derniers
mois. Plus de 240 civils ou militai-
res ont déjà été tués depuis 2015,
selon un bilan officiel à la mi--
octobre. « Nous sommes fatigués
de voir nos frères tomber au front
chaque jour », confie un ami du
défunt à la sortie de la cérémonie.
Attaques de gendarmeries, mines,
embuscades : les forces de sécurité
burkinabées sont en première li-
gne face au djihadisme sahélien.
« Quand j’ai intégré l’armée il y a
quinze ans, je me suis engagé à sa-
crifier ma vie pour ma patrie. Je suis
prêt à mourir tous les jours, à n’im-
porte quelle heure, oui, mais pas bê-
tement… Là, on nous envoie à
l’abattoir, ce sont des missions-sui-
cides », dénonce, sous couvert de
l’anonymat, un démineur de re-
tour de la frontière malienne.
Fatigue, manque de moyens et
d’effectifs, l’exaspération se fait
sentir chez certains militaires, qui,
malgré leur devoir de réserve, ont
accepté de témoigner. « Il y a trop
de risques quand on part pour dé-
miner, il manque des tenues de pro-
tection et des voitures blindées.
M Gao
Tombouctou
MALI
Mopti
Djibo
BURKINA FASO
Ouagadougou
200 km
Zone zone d'effort de « Barkhane »
avec le G5 Sahel
Etat membre du G5 Sahel
Violences par des groupes armés
en 2018
Souvent, il m’arrive de sortir en
pick-up : c’est très dangereux, à tout
moment tu peux sauter sur une
bombe. Parfois, il n’y a même pas de
gilets pare-balles quand on va sur le
terrain », poursuit ce militaire.
Même constat pour cette autre
source, blessée dans une attaque il
y a quelques semaines à Djibo
(nord) : « Nous avons été surpris par
un groupe de quarante hommes
environ, ils étaient enturbannés, ca-
B M
Menaka
Ansongo
NIGER
B mière formation djihadiste locale,
Niamey
ada N’Gourma N
Fada
ig
er
Pama
Base de l’opération
B française « Barkhane »
M Base de la Minusma, mission
de stabilisation de l’ONU
Sources : Acled ; Le Monde
goulés, des kalachnikovs dans les
bras. Je me suis caché pour attendre
les renforts, je pensais que c’était
fini pour nous. Ils étaient très rapi-
des, ils progressaient comme des
militaires. Les moyens sont insuffi-
sants, ça décourage », affirme-t-il.
« Guerre asymétrique »
Sur le terrain, les forces burkina-
bées doivent faire face à des as-
saillants maniant l’engin explosif
improvisé, une arme courante au
Mali et en Irak. « Les groupes ont
gagné en expertise. Ils savent
quand et comment attaquer. Ce ne
sont plus des amateurs mais des
combattants », analyse une
source sécuritaire.
Alors que dans le nord du pays,
les assauts sont menés sous la
bannière d’Ansaroul Islam, pre-
connectée au Groupe de soutien à
l’islam et aux musulmans du Ma-
lien Iyad Ag-Ghali, à l’est aucune
attaque n’a été revendiquée à ce
jour. A la demande des autorités
burkinabées, la force française
« Barkhane » a déjà dû intervenir à
deux reprises début octobre dans
le nord et l’est du Burkina Faso.
« Nous sommes leurs cibles nu-
méro un, ils cherchent à en finir
avec les hommes en tenues », s’in-
international | 3
« QUAND J’AI VU MON
POUR LE SAHEL, J’ÉTAIS
DÉSESPÉRÉ, MAIS JE N’AI
PAS EU LE CHOIX »
UN AGENT DE POLICE
quiète un policier à Djibo, dans la
province du Soum, qui confie res-
ter « cloîtré » chez lui le soir et sou-
vent faire « des cauchemars ».
« Quand tu es là-bas, tu ne peux pas
dormir la nuit, la journée c’est pa-
reil, il y a le stress. A tout moment
on peut venir t’attaquer », con-
firme un militaire, de retour de
mission dans la partie nord.
« C’est une guerre asymétrique,
ils vous surveillent pour vous sur-
prendre. Le jour où vous baissez la
garde, c’est trop tard. Ça épuise
moralement. On se méfie de tout le
monde, même au sein de nos pro-
pres rangs », abonde un de ses
confrères, qui a travaillé à Bara-
boulé, dans le Soum.
Pour certains, être envoyé dans
ces zones est ainsi perçu comme
une « sanction » : « Quand j’ai vu
mon nom sur la liste pour le Sahel,
j’étais désespéré, je me suis de-
mandé ce que j’avais bien pu faire.
J’ai tout tenté pour ne pas y aller,
mais je n’ai pas eu le choix », ra-
conte une source policière. « Cer-
tains jeunes sont découragés et
pensent même à partir », lâche un
militaire, se faisant l’écho de
« bruits de caserne ».
Il faudra s’armer de patience, à
en croire le président du Burkina
Faso, Roch Marc Christian Kaboré.
« La lutte contre le terrorisme est
une lutte de longue haleine », affir-
mait-il au lendemain de la double
attaque du 2 mars contre l’état--
major burkinabé et l’ambassade
de France à Ouagadougou, tuant
huit militaires burkinabés.
« La mission est sacrée. Parfois, on
n’a pas le choix, on connaît les ris-
ques de cette mission, mais, si on ne
l’exécute pas, personne ne va le
faire », rappelait, il y a quelques
mois, le chef d’état-major des ar-
mées Oumarou Sadou aux obsè-
ques des sept soldats morts dans
l’explosion de leur véhicule près
de Fada N’Gourma, chef-lieu de la
région de l’Est, le 28 août. « Si l’ar-
mée continue à perdre ses enfants,
beaucoup vont abandonner », ré-
pliquait l’oncle d’une des victimes,
âgée de 24 ans. p
sophie douce
4 | international
En Andalousie, la droite courtise l’extrême droite
Le Parti populaire envisage de s’allier avec la formation antimigrants Vox pour ravir la région aux socialistes
madrid - correspondance
N
ous ne serons pas un
obstacle à ce qu’il y ait
une alternative au ré-
gime socialiste cor-
rompu et au communisme chaviste
en Andalousie. » Le chef de file du
parti d’extrême droite Vox en An-
dalousie, l’ancien juge Francisco
Serrano, a douché dans ces termes
les minces espoirs des socialistes
(PSOE) de conserver le pouvoir en
Andalousie, lundi 3 octobre.
Pour en finir avec trente-six ans
de gouvernement socialiste inter-
rompu, le Parti populaire (PP,
droite) et la formation libérale Ciu-
dadanos n’excluent pas non plus
de compter sur les voix de Vox, qui
a fait une entrée en force au Parle-
ment régional, avec 11 % des voix
et 12 sièges (sur 109). Ainsi la ques-
tion d’établir un « cordon sani-
taire » isolant l’extrême droite ne
s’est pas posée lorsque les résultats
des élections andalouses sont
tombés, dimanche soir.
La débâcle électorale de la prési-
dente socialiste Susana Diaz a pro-
voqué immédiatement des scènes
de liesse dans les quartiers géné-
raux du PP et de Ciudadanos. Arri-
vée en tête, mais après avoir perdu
14 sièges, la majorité de Mme Diaz
est insuffisante pour gouverner,
même avec Podemos.
« Le temps du changement est
enfin arrivé », ont clamé en chœur
les candidats locaux du PP et de
Ciudadanos devant des militants
euphoriques. S’ils n’ont obtenu à
eux deux que 47 des 109 sièges au
Parlement régional, ils ne doutent
pas qu’ils auront le soutien de
Vox, pour détrôner les socialistes.
L’Andalousie est la dernière ré-
gion d’Espagne à n’avoir connu
aucune alternance politique de-
puis le retour de la démocratie,
malgré le taux de chômage le plus
Cuidadanos a
déclaré qu’il ne
« pactisera pas
avec Vox », mais
serait « enchanté »
qu’il soutienne
son candidat
Le Danemark veut envoyer les délinquants étrangers sur une île
La mesure concernerait les criminels condamnés à l’expulsion ainsi que ceux qui ont commis un délit et dont la demande d’asile a été rejetée
malmö (suède )-
correspondante régionale
S
ituée à une centaine de ki-
lomètres au sud de Copen-
hague, dans le golfe de
Stege, l’île de Lindholm fait sept
hectares. Depuis 1926, ce petit
bout de terre isolé, parsemé de
bâtiments blancs aux toits gris,
abritait l’Institut vétérinaire de
recherche sur les virus. A partir
de 2021, l’îlot hébergera les étran-
gers condamnés à l’expulsion
après avoir commis un crime,
ainsi que les étrangers délin-
quants dont la demande d’asile a
été rejetée et qui sont en attente
d’un renvoi dans leur pays.
La mesure, négociée dans le ca-
dre de l’accord sur le budget entre
le gouvernement libéral-conser-
vateur et son allié parlementaire,
le Parti populaire danois (Dansk
Folkeparti, DF), formation popu-
liste anti-immigration et euros-
ceptique, a été dévoilée le 30 no-
vembre. Elle fait partie d’une sé-
rie de propositions destinées à
donner un nouveau tour de vis
dans la politique d’accueil déjà
très restrictive du Danemark, à
moins de sept mois des prochai-
élevé d’Espagne (21 %) et des scan-
dales de corruption qui ont mis en
lumière un système clientéliste.
Après sa percée, le parti d’ex-
trême droite n’a pas encore dé-
cidé les conditions qu’il posera en
échange d’une éventuelle al-
liance, mais il a rappelé ses priori-
tés. « Nous sommes venus défen-
dre des idées : supprimer l’impôt
sur les successions, en finir avec les
lois idéologiques contre les violen-
ces faites aux femmes et les lois
mémorielles, lutter contre l’immi-
gration illégale et faire en sorte
que les Espagnols aient la priorité
pour obtenir les aides sociales », a
détaillé M. Serrano. Ce dernier est
connu pour ses positions antifé-
ministes, contre ce qu’il appelle le
« djihadisme de genre ». Vox se dé-
finit comme un « parti transver-
sal » qui représente « des indignés
de droite et de gauche ».
« Respectabilité politique »
Le terrain pour une possible al-
liance avec Vox a en réalité été pré-
paré durant la campagne électo-
rale. Le PP a évité autant que pos-
sible de prononcer son nom, mais
il a épousé son discours anti-im-
migration, allant jusqu’à associer
les migrants avec la délinquance
et exigeant d’eux qu’ils respectent
« les coutumes occidentales ».
Quant à Cuidadanos, s’il a déclaré
en campagne qu’il ne « pactisera
pas avec Vox », il a aussi dit claire-
ment qu’il serait « enchanté » qu’il
soutienne son candidat pour la
présidence de la région.
« Vox n’a compté sur aucun dis-
cours critique ou hostile au sein de
la droite et du centre droit, ce qui
lui a offert une banalisation et une
respectabilité politique », analyse
Xavier Casals, professeur de
sciences politiques, spécialiste de
l’extrême droite.
La formation d’extrême droite,
fondée en 2013 par d’anciens mili-
tants du PP qui considéraient le
parti alors dirigé par l’ancien pre-
mier ministre Mariano Rajoy
comme trop tiède, s’est fait con-
naître en se portant partie civile
dans les procès contre les diri-
geants indépendantistes cata-
lans, son principal cheval de ba-
taille. Elle défend la suppression
de l’autonomie régionale cata-
lane et l’interdiction des partis in-
dépendantistes, comme prélude
Göteborg
Alborg
SUÈDE
Kattegat
DANEMARK
Aarhus
Esbjerg Copenhague
Malmö
Mer
Baltique
Ile de Lindholm
100 km ALLEMAGNE
nes élections législatives – pré-
vues le 17 juin 2019 au plus tard.
Les détails du projet restent à
peaufiner. L’objectif officiel : ré-
pondre au mécontentement des
riverains du centre de Kærsho-
vedgard, réservé aux déboutés,
dans la province du Jutland. Ils y
avaient été transférés de Copen-
hague en 2016. Les habitants de la
commune de Bording se plai-
gnaient de l’insécurité croissante
depuis leur arrivée.
Le nouveau centre, sur l’île de
Lindholm, sera géré par l’admi-
nistration pénitentiaire. Il de-
Les
dirigeants
du parti
d’extrême
droite Vox,
le 3 décembre,
à Séville.
JORGE GUERRERO/AFP
au rétablissement d’un Etat cen-
tralisé. Grand défenseur de l’unité
et la grandeur de l’Espagne, Vox
exige de reprendre Gibraltar et de
construire un mur entre les villes
de Ceuta et Melilla et le Maroc.
La formation s’oppose aussi aux
lois de violence machiste « qui cri-
minalisent les hommes », et de mé-
moire historique « qui imposent
une vision idéologique de l’His-
toire », ainsi qu’au mariage homo-
sexuel ou au droit à l’avortement.
Elle exige l’expulsion des mi-
grants clandestins et l’interdiction
à vie de régulariser ceux qui sont
arrivés en Espagne de manière il-
légale. Elle défend enfin d’impor-
tantes baisses d’impôts financées
par une réduction « radicale » du
nombre de fonctionnaires.
En avril, un dirigeant de Vox, Ra-
fael Bardaji, a rencontré aux Etats-
Unis Steve Bannon, l’ancien di-
recteur de campagne de Donald
Trump, et a dit partager son « dia-
gnostic sur les maux qui frappent
l’Espagne et ses voisins ».
vrait pouvoir accueillir 125 per-
sonnes et sera placé sous sur-
veillance policière perma-
nente. Toutefois, ce ne sera pas
une prison, a tenu à préciser Kris-
tian Jensen, le ministre des fi-
nances : « Un ferry leur permettra
de faire des allers-retours sur
l’île, mais il ne naviguera pas
vingt-quatre heures sur vingt-
quatre, et les délinquants devront
être au centre la nuit. Ainsi, nous
pourrons mieux surveiller où ils
se trouvent. »
Déjà en 2000…
Pour Martin Henriksen, député
du parti anti-immigration DF et
président de la commission sur
l’immigration et l’intégration au
Parlement, la solution est toute
trouvée, comme il l’expliquait le
30 novembre sur le plateau de la
chaîne TV2 : « Ces gens-là n’ont
pas beaucoup d’argent, donc plus
les billets pour le ferry sont chers,
plus il leur sera difficile de rejoin-
dre la terre ferme. »
L’île devra d’abord être vidée,
puis décontaminée. Les cher-
cheurs de l’Institut vétérinaire y
menaient des travaux sur la rage
canine et la peste porcine. « Ces
La crise catalane
est considérée
comme l’une
des principales
causes de la
montée de Vox
Lundi, le Parti socialiste a de-
mandé de former une « digue de
contention » entre les « partis
constitutionnalistes » contre l’ex-
trême droite. Mais il n’a trouvé
aucun écho au PP, dont les liens
avec les dirigeants de Vox sont en-
core étroits. « Le PSOE ne peut pas
prétendre pactiser avec les indé-
pendantistes catalans et me dire
ensuite que je ne peux pas le faire
avec le parti où milite José Antonio
Ortega Lara », a répondu le candi-
dat du PP pour la présidence du
gouvernement andalou, Juan Ma-
nuel Moreno, en référence à l’an-
cien fonctionnaire des prisons sé-
activités cesseront naturellement
sur l’île, quand les criminels con-
damnés à l’expulsion y emména-
geront », a tenu à préciser sur son
blog Peter Kofod Poulsen, porte-
parole de DF sur les questions de
justice.
L’idée d’une île pour héberger
les criminels étrangers ou les
demandeurs d’asile déboutés
dont les pays refuseraient le re-
tour n’est pas nouvelle au Dane-
mark. Elle a été formulée dès
2000 par la ministre de l’inté-
rieur de l’époque, la sociale-dé-
mocrate Karen Jespersen. La pro-
position avait alors divisé le
parti ; Karen Jespersen avait fini
par claquer la porte pour rejoin-
dre les libéraux.
En 2007, DF avait repris l’idée.
Depuis, il relançait régulière-
ment le débat. En 2017, la minis-
tre libérale de l’immigration,
Inger Stojberg avait fait savoir
qu’elle était « toujours prête
à examiner de plus près les bonnes
idées ». Surtout quand il s’agis-
sait de rendre « intolérables » les
conditions de vie des déboutés,
afin qu’ils repartent volontaire-
ment chez eux. En octobre, la mi-
nistre était à Vienne pour discu-
questré pendant plus de 500 jours
par les séparatistes de l’ETA, ex-
militant du PP et cofondateur de
Vox. M. Moreno assure que Vox et
le PP « peuvent se mettre d’accord »
au sujet « des baisses d’impôts, de
la défense de l’unité nationale, de
la régénération et de la lutte contre
la corruption en Andalousie », tout
en assurant que « les lignes rouges
d’une négociation [avec le parti],
c’est la Constitution ».
« Cordon sanitaire »
De son côté, Ciudadanos a de-
mandé au PP et au PSOE leur sou-
tien afin de faire élire son candi-
dat, Juan Marin, arrivé en troi-
sième position avec 21 sièges et
18 % des voix, pour éviter d’avoir à
s’appuyer sur l’extrême droite. Un
scénario plus qu’improbable. En
cas d’échec, le porte-parole, José
Manuel Villegas, interrogé sur
une possible alliance avec Vox, a
dit « n’écarter aucun scénario ».
« Les socialistes et Podemos, qui
demandent un cordon sanitaire,
ter avec son homologue autri-
chien de la création d’un centre
d’expulsion aux frontières exté-
rieures de l’Europe.
Dans l’accord présenté le 30 no-
vembre, le gouvernement et l’ex-
trême droite s’engagent à aller
« jusqu’aux limites des obligations
imposées par les conventions » in-
ternationales. Le ministre des fi-
nances, Kristian Jensen, recon-
naît d’ailleurs « le risque d’un li-
tige » et « n’exclut pas qu’un tribu-
nal des droits de l’homme
parvienne à d’autres conclusions
un jour ». Pour Louise Holck, di-
rectrice ajointe de l’Institut des
droits de l’homme à Copenha-
gue, « la légalité du projet dépen-
dra de la façon dont il sera mené ».
« La légalité du
projet dépendra
de la façon dont
il sera mené »
LOUISE HOLCK
directrice de l’Institut
des droits de l’homme
à Copenhague
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
ont perdu la légitimité pour le faire
puisqu’ils ont pactisé avec les indé-
pendantistes catalans, ce qui fait
perdre de la crédibilité à l’argu-
ment constitutionnaliste », estime
Manuel Arias Maldonado, profes-
seur de sciences politiques à l’uni-
versité de Malaga. La crispation
provoquée par la crise catalane
est considérée comme l’une des
principales causes de la montée
de Vox, tout comme l’augmenta-
tion des flux migratoires.
Une éventuelle alliance de la
droite et du centre avec Vox
risque de créer un précédent. « A
partir des élections municipales
et régionales de mai, le scénario
andalou peut se répéter dans de
nombreuses villes et régions
d’Espagne. Pour gouverner dans
un maximum de municipalités et
régions, la droite devrait avoir
besoin du soutien de Vox »,
estime le politologue Pablo Si-
mon, professeur à l’université
Carlos-III de Madrid. p
sandrine morel
Mais le Danemark, selon elle,
s’aventure en terrain glissant :
« Le médiateur a déjà critiqué le
modèle actuel. Or, le gouverne-
ment et DF comptent resserrer un
peu plus un schéma déjà extrême-
ment restrictif. »
Politique « inhumaine »
Mme Holck s’inquiète également
de voir se multiplier, ces derniers
temps, les déclarations en faveur
d’un retrait du royaume des
conventions internationales.
Dernier en date à s’en faire l’avo-
cat : le leader des sociaux-démo-
crates au Parlement, Henrik Sass
Larsen, désavoué par la chef de
file du parti, Mette Frederik-
sen, qui, à propos de l’île de Lind-
holm, s’est contentée de deman-
der que les conditions soient
« bonnes ». A gauche, plusieurs
leaders dénoncent une politique
« inhumaine ».
L’accord du 30 novembre inclut
aussi une baisse des allocations
d’intégration pour les réfugiés,
rebaptisées « allocations au re-
tour », et la possibilité d’instau-
rer des quotas pour le regroupe-
ment familial. p
anne-françoise hivert
 international | 5
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018

Le Brexit à l’épreuve de Westminster

Les députés britanniques engagent leur « guérilla » contre l’accord conclu entre May et l’UE
londres - correspondant lui infliger une sanction. Non seu-
lement ce vote inattendu devrait
É TATS- U NI S
Affaire Khashoggi :
la directrice de la CIA
devant les sénateurs
La directrice de la CIA, Gina
Haspel, devait informer des
sénateurs américains à huis
clos, mardi 4 décembre, de ce
que son agence sait du meur-
commercial avec vingt-sept pays apaiser la colère des députés. « Je tre du journaliste saoudien Ja-
est fort long, voire éternel si l’UE
Pour l’opposition n’en fais pas mystère, j’aurais pré- mal Khashoggi. Selon des mé-

A
Londres, un vent de
révolte souffle au Par-
lement de Westmins-
ter. A huit jours d’un
vote des députés sur l’accord de
divorce avec l’Union européenne,
scrutin à très hauts risques pour
Theresa May, l’opposition a dé-
terré la hache de guerre contre le
gouvernement, lundi 3 décem-
bre, dans un climat général de
confusion et d’incertitude.
Dans la soirée, John Bercow, le
speaker (président) de la Chambre
des Communes, a donné son aval
à la procédure d’« outrage au Par-
lement » visant le gouvernement
de Mme May. Elle avait été réclamée
quelques heures plus tôt par l’en-
semble des partis de l’opposition –
Labour, indépendantistes écos-
sais du SNP, LibDems – et même
par le Parti démocrate unioniste
nord-irlandais (DUP), pourtant al-
lié de la première ministre. Ils lui
reprochent de n’avoir publié
qu’un résumé expurgé de l’avis ju-
ridique officiel rendu à propos de
l’accord sur le Brexit approuvé di-
manche 25 novembre à Bruxelles
par les vingt-sept pays de l’UE.
Conséquence de cette décision
du speaker, les députés devraient
se prononcer, dès mardi, sur le
renvoi devant la commission de la
réglementation des Communes
d’un membre du gouvernement –
l’attorney general (procureur et
conseiller juridique) Geoffrey Cox
ou le numéro deux du cabinet de
la première ministre, David Li-
dington. Cette instance pourrait
retarder le début du débat parle-
mentaire sur l’accord, prévu
mardi 4 décembre, mais il risque
de constituer un lever de rideau
désastreux pour Mme May, en per-
mettant aux opposants au texte
de se compter. Avant même ce re-
vers, personne ne voyait com-
ment elle pourrait obtenir l’appro-
bation des députés sur le « deal »
avec l’UE lors du vote programmé
le 11 décembre, puisque plus de 90
députés conservateurs sur 315 me-
nacent de le rejeter alors qu’il lui
faut 320 voix pour passer.
Sur le fond, le coup de sang des
députés, lundi, paraît assez artifi-
ciel : l’accord sur le Brexit prévoit
que l’ensemble du Royaume-Uni
restera dans une union douanière
avec l’UE pour éviter le retour
d’une frontière en Irlande, tant
qu’un accord commercial n’aura
pas été signé entre Londres et les
Vingt-Sept. Les opposants, pro-
Brexit ou non, estiment qu’un tel
arrangement, dit « backstop » (fi-
let de sécurité), constitue un
« piège » dont le pays ne pourra
pas sortir sans l’assentiment de
l’UE. Pour les europhobes, c’est
une trahison du Brexit ; pour les
europhiles, c’est une entorse à la
souveraineté du pays et il vau-
drait mieux rester dans l’Union.
L’avis juridique gouvernemen-
tal n’a rien de top secret mais,
d’après le Times, il contient une
formule qui exprime de façon
rude ce que tout le monde sait : le
« backstop » risque de durer des
années car négocier un accord
en décide ainsi. « Ce protocole
pourrait durer indéfiniment »,
aurait reconnu l’attorney general
Geoffrey Cox. Pire, le Telegraph,
vent debout contre l’accord, a
consulté une lettre adressée à
Theresa May par Olly Robbins,
chef de la négociation du Brexit
côté britannique, selon laquelle
l’arrangement en question cons-
tituerait « un mauvais résultat »
pour le Royaume-Uni.
Malentendu
L’incapacité de Mme May à recon-
naître que le « deal » laborieuse-
ment négocié à Bruxelles repose
sur une transaction dont certains
aspects sont contraignants, voire
négatifs pour Londres, nourrit ce
malentendu. La satisfaction sans
cesse exprimée par la première
ministre d’avoir obtenu « le
meilleur accord pour le pays » sans
plus de précision, envenime ses
relations avec les élus et donne à
ces derniers des prétextes pour
rejeter le texte. L’exigence d’une
publication intégrale des milliers
de pages indigestes de l’avis gou-
vernemental en fait partie.
Pour l’opposition travailliste –
qui ne publiait pas ses avis juridi-
ques quand elle était au pouvoir –
et pour les indépendantistes écos-
sais, qui veulent eux aussi profiter
du chaos du Brexit pour renverser
le gouvernement, les non-dits de
Mme May sont pain bénit. D’autant
que la chef du gouvernement n’a
jamais expliqué que les faiblesses
de l’accord résultaient d’un rap-
travailliste et les
indépendantistes
écossais,
les non-dits de
Theresa May sont
du pain bénit
port de force défavorable avec les
Vingt-Sept, contrairement à ce
que les partisans du Brexit et leurs
déclarations cocardières n’ont ja-
mais cessé d’assurer.
Lundi, devant les Communes, le
gouvernement avait pourtant lâ-
ché du lest. Il a publié un résumé
de 52 pages de l’avis juridique. Cer-
tes, il ne contient pas le mot « indé-
finiment » qui provoque la rage des
opposants, mais confirme que
Londres ne dispose pas d’un droit
unilatéral de sortir de l’union
douanière pendant que l’arrange-
ment sur l’Irlande est appliqué.
« L’accord ne contient aucune dis-
position prévoyant son terme.
[Dans ce cas], selon le droit interna-
tional, il n’est pas possible pour une
partie de se retirer unilatéralement
d’un accord », confirme l’avis ré-
digé par Geoffrey Cox.
Mais ni cette publication, ni la
voix de baryton, ni les effets de
manche de M. Cox, avocat péna-
liste, brexiter dur converti au
« deal » de Mme May reconnaissant
que ce texte contient « des élé-
ments insatisfaisants » et procède
d’« un risque calculé », n’ont suffi à
féré disposer d’un droit unilatéral dias américains, la CIA estime
de sortir du “backstop”, a-t-il ad- qu’il a été commandité par le
mis. Mais je suis prêt à soutenir cet prince héritier Mohammed
accord parce que je ne crois pas que ben Salman. – (AFP.)
nous puissions nous y trouver pié-
gés de façon définitive. » Y ÉM E N
A l’appui de cet avis se trouve Evacuation de rebelles
une analyse qui risque de peser blessés avant
dans le débat et, au-delà, dans des pourparlers
l’avenir des rapports entre le Le médiateur de l’ONU pour
Royaume-Uni et l’UE : le maintien le Yémen, Martin Griffiths,
de l’Irlande du Nord, non seule- est arrivé lundi 3 décembre
ment dans l’union douanière dans la capitale, Sanaa, con-
mais aussi dans le marché unique trôlée par les rebelles hou-
européen pour éviter toute fron- thistes, qui ont pu évacuer
tière physique en Irlande, pourrait cinquante de leurs blessés,
placer cette province du Royau- dans le cadre de « mesures
me-Uni dans une situation privi- de confiance » avant des pour-
légiée, bénéficiant à la fois du libre parlers de paix prévus en
accès commercial à la Grande-Bre- Suède cette semaine. L’échec
tagne et à l’UE. D’autres membres de l’évacuation de blessés
de l’Union pourraient se plaindre avait fait capoter de précé-
de cet avantage. dentes négociations. – (AFP.)
Plus généralement, il serait dans
l’intérêt de Londres, mais aussi des É G Y PT E
Vingt-Sept, de ne pas laisser le Florence Parly inaugure
« backstop » s’éterniser. Sinon, l’UE le premier salon de
pourrait considérer que le Royau- l’armement égyptien
me-Uni dispose d’un « avantage La ministre française des ar-
compétitif », a argué, dimanche, à mées, Florence Parly, a inau-
la BBC, Michael Gove, ministre de guré, lundi 3 décembre aux
l’environnement qui soutient l’ac- côtés du président égyptien,
cord négocié par Mme May tout en Abdel Fattah Al-Sissi, le pre-
rêvant de prendre sa place. Mais ce mier salon de l’armement
début de transparence sur les am- du Caire. Depuis 2015, le ré-
biguïtés assumées de l’accord sur gime Sissi a acheté pour
le Brexit arrive bien tard. Les dépu- 6 milliards d’euros d’armes à
tés semblent avoir repris à leur Paris. Des ONG accusent
compte le slogan phare de la cam- Le Caire d’utiliser des arme-
pagne du référendum de 2016 : ments européens contre des
« Reprenons le contrôle. » p civils, dans sa répression de
philippe bernard toute opposition. – (AFP.)

Israël lance une opération pour

détruire les tunnels du Hezbollah SI VOUS TROUVEZ
QUE VOTRE
Face à la milice chiite, l’armée veut sécuriser la frontière avec le Liban

NOUVELLE DG
jérusalem - correspondant frontière, pour remplacer une les pertes humaines, inquiètent
simple clôture. A ce stade, 11 kilo- les responsables israéliens. Cha-

L’ armée israélienne a an-

noncé, mardi 4 décembre,
le déclenchement de
l’opération « Northern Shield »
(« Bouclier du Nord »), à la fron-
tière avec le Liban. Il s’agit de dé-
mètres sont construits. L’objectif
est de déployer partout les mê-
mes technologies de pointe que
celles utilisées autour de Gaza. El-
les ont fait leurs preuves depuis
que camp promet à l’autre des
destructions sans précédent en
cas de nouveau conflit, dans une
sorte de dissuasion mutuelle ver-
bale. En juin 2017, le major général A DE L’AMBITION,
octobre 2017, permettant à l’ar- Amir Eshel expliquait ainsi que les

DU CARACTÈRE
truire des tunnels d’attaque creu- mée de détruire quinze tunnels forces aériennes sous sa direction
sés par le Hezbollah, en agissant du Hamas et du Jihad islamique. étaient capables de réaliser « en
uniquement « à l’intérieur du ter- quarante-huit à soixante heures »

ritoire souverain d’Israël », selon
les autorités. On ne connaît pas
encore les détails opérationnels,
en particulier le nombre de cibles
« Agression de l’Iran »
La menace posée par le Hezbollah
est redoutable pour Israël. Mais le
moment choisi pour déclencher
ET SURTOUT
ce qui avait nécessité trente-qua-
tre jours lors de la guerre de 2006.
Mais les experts estiment aussi
que la milice chiite, soutenue par

et leurs dimensions. En revanche,
au cours d’une conférence télé-
phonique à l’aube, le porte-parole
de l’armée Jonathan Conricus a
cette opération et la communica-
tion intense qui l’accompagne
suscitent des interrogations.
« Bouclier du Nord » débute deux
PAS MAL
l’Iran, s’est renforcée comme ja-
mais. Elle dispose d’environ
120 000 roquettes et missiles. Le
nombre est impressionnant,

précisé que ces tunnels n’étaient
pas encore achevés.
Selon une autre source israé-
lienne, l’opération pourrait durer
semaines après la crise gouverne-
mentale provoquée par le départ,
du ministère de la défense, d’Avig-
dor Lieberman, qui accusait le
DE BONNES IDÉES,
mais la précision et la portée des
armes les plus avancées le sont
encore davantage. Le Hezbollah
est capable de déclencher des

plusieurs semaines, afin de sécu-
riser l’ensemble de la frontière.
Aucune instruction particulière
n’a été adressée à la population ci-
premier ministre de complai-
sance à l’égard du Hamas, et deux
jours après que la police a recom-
mandé l’inculpation de M. Néta-
N’HÉSITEZ PAS
centaines de tirs en une journée
vers les grandes villes israélien-
nes, en utilisant des systèmes de
guidage sophistiqués.

vile dans le nord d’Israël. Les ré-
servistes ne sont pas mobilisés à
cette heure. La zone autour de la
commune de Metoula a été décla-
nyahou, dans une troisième en-
quête en cours pour corruption.
Devenu ministre de la défense, le
chef du gouvernement peut
À LUI DEMANDER
Lors d’un déplacement surprise,
qui se voulait un avertissement à
tous les acteurs impliqués, M. Né-
tanyahou a rencontré, lundi, le se-

SI ELLE A FAIT L’ISG.

rée fermée. L’armée explique
qu’après la guerre de 2006 la mi-
lice chiite libanaise a développé
des infrastructures défensives
dans les villages du sud du pays.
Puis, à partir de 2012, elle a tra-
vaillé sur un plan d’attaque ap-
pelé « Conquérir la Galilée », pour
porter le combat à l’intérieur d’Is-
raël, en cas de nouveau conflit.
L’Etat hébreu connaît depuis
longtemps les efforts du Hezbol-
compter sur cette séquence pour
rétablir en partie sa crédibilité en
matière de sécurité nationale.
La suite des événements va dé-
pendre de la réponse du Hezbol-
lah. Sa puissance de feu et son ex-
périence acquise en Syrie, malgré
La puissance de
crétaire d’Etat américain Mike
Pompeo, à Bruxelles, pour parler
de « l’agression de l’Iran dans la ré-
gion ». En lançant « Bouclier du
Nord », Israël veut mettre la pres-
sion sur le gouvernement libanais.
Outre les tunnels, l’appareil sécu-
ritaire met en garde depuis des DÉCOUVREZ LES PROGRAMMES
mois contre le développement, POSTBAC DE L’ISG À PARIS
avec l’aide d’experts iraniens,
d’ateliers de fabrication de missi- ET DANS 6 VILLES DE FRANCE.
les de haute précision au Liban.

lah pour construire des tunnels
sophistiqués, permettant de faire
circuler des véhicules et d’entre-
poser des armes. Après la guerre à
Gaza, à l’été 2014, l’armée a établi
un groupe spécialisé pour les re-
pérer. En outre, un mur a com-
mencé à être érigé le long de la
www.isg.fr
feu du Hezbollah Les frappes aériennes réguliè-
et son expérience res d’Israël en Syrie auraient ac-
céléré ce processus, le Hezbollah
acquise en Syrie, considérant que l’armée n’ose-
malgré les pertes rait pas frapper à l’intérieur du Établissement d’enseignement supérieur privé. Cette école est membre de
territoire libanais, de peur de bas-
humaines, culer dans un conflit ouvert. p
inquiètent Israël piotr smolar
6 | planète 0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018

Climat : la Pologne réclame une « transition juste »

La présidence de la COP 24 fait écho aux « gilets jaunes » en demandant un accompagnement social

katowice (pologne) - envoyé spécial

« Jusqu’à présent,

L
a conférence des Nations
unies sur le climat (COP24)
a aussi ses gilets fluo, por-
tés par les volontaires dé-
ployés aux abords du Spodek, la
salle omnisports de Katowice,
transformée en centre de confé-
rences pour les besoins de l’événe-
ment. Plus fondamentalement,
l’ouverture protocolaire des négo-
ciations, lundi 3 décembre, dans la
métropole silésienne dont l’his-
toire se confond avec celle de l’ex-
ploitation minière en Pologne, a
donné lieu à une initiative que ne
renierait sans doute pas le mouve-
ment des « gilets jaunes ».
Invité à s’exprimer devant l’as-
semblée des 196 Etats liés par l’ac-
cord de Paris, le président polo-
nais, Andrzej Duda, a insisté sur
l’importance du consensus social
comme condition de la réussite
des politiques environnementa-
les. La Pologne, qui supervise pour
un an les travaux de la COP (succé-
dant aux îles Fidji) a proposé aux
chefs d’Etat et de gouvernement
réunis à Katowice de soutenir un
texte rédigé par ses soins : la « dé-
claration de Silésie pour la solida-
rité et la transition juste ».
« Nous ne pouvons pas mettre en
œuvre des politiques climatiques
contraires à la volonté de la so-
ciété et au détriment des condi-
tions de vie, a affirmé le dirigeant
du PiS. Ce matin, en me préparant
pour la COP, j’ai allumé la télévi-
sion, j’ai vu ces images dans les
rues de Paris, j’ai entendu ces gens
ordinaires qui ne sentent pas pris
en compte », a confié par la suite
M. Duda au Monde, proposant à
Emmanuel Macron de « se référer
à la déclaration de la transition
juste, un modus operandi » pour
trouver le bon équilibre entre
économie bas carbone, création
d’emplois et qualité de vie.
Lundi soir, près de 40 pays
avaient rejoint cet appel à la transi-
tion juste, selon un premier dé-
compte de la présidence de la
COP24. Mais nombre d’observa-
teurs des négociations doutent de
la volonté réelle du pays hôte d’en-
gager le virage de la décarbonation
de son économie. Et pour cause, la
Pologne reste l’un des pays d’Eu-
Dans
la mine
de charbon
de Wujek,
à Katowice
(Pologne), le
29 novembre.
KUBA KAMINSKI
POUR « LE MONDE »
rope les plus dépendants du mine-
rai, et pas seulement Katowice, en-
veloppée dans un voile de pollu-
tion diffusant une odeur âcre.
Une démarche non sincère
Près de 80 % de l’énergie électri-
que polonaise est produite à partir
de charbon. Cette part ne pourra
être réduite qu’à 60 % en 2030 et
ne devrait chuter réellement
qu’avec la mise en route hypothé-
tique à partir de 2033 de six centra-
les nucléaires, au rythme de deux
par an. Présentée dix jours avant la
COP, cette politique énergétique
inclut aussi la construction de la
plus grosse centrale à charbon ja-
mais construite en Pologne (1 GW),
à Ostroleka, dans l’est.
C’est donc naturellement vers les
entreprises de ce secteur très
émetteur de gaz à effet de serre
que les organisateurs se sont tour-
nés pour financer la 24e confé-
rence sur le changement climati-
que ! Le tour de tables des sponsors
de la COP24 comprend, entre
autres, PGE, le premier énergéti-
cien polonais, dont les centrales
électriques figurent parmi les plus
polluantes d’Europe, et JSW, l’un
des principaux groupes charbon-
niers de Pologne, avec ses quatre
mines et ses projets d’expansion,
selon le recensement de Corporate
Accountability, une ONG dénon-
« Nous ne pouvons
pas mettre
en œuvre
des politiques
climatiques
au détriment des
conditions de vie »
ANDRZEJ DUDA
président polonais
çant le lobbying des industries fos-
siles dans la sphère climatique.
Selon Izabela Zygmunt, spécia-
liste climat au sein de l’ONG CEE
Bankwatch, la démarche du prési-
dent Duda n’est pas sincère.
« L’analyse des cas de l’Allemagne,
de l’Afrique du Sud ou de l’Australie
permet d’identifier les composan-
tes principales d’un processus de
transition juste. La transition doit
être progressive et précédée d’un
large dialogue social impliquant
toutes les communautés intéres-
sées, les citoyens, les ONG et les gou-
vernements locaux, ainsi que les
entreprises d’énergies renouvela-
bles qui seraient obligées de créer
de nouveaux emplois, détaille Iza-
bela Zygmunt. Or, M. Duda n’a ja-
mais appelé à ce dialogue. »
« On ne peut pas aller de l’avant
sans stratégie claire, et dans le cas
polonais, sans une date de fin de
l’exploitation du charbon », pour-
suit l’experte. Or, là encore, le pays
hôte de la COP cultive une ambi-
guïté teintée de provocation lors-
que son président se plaît à revêtir
un costume de mineur avant d’ac-
cueillir Antonio Guterres, le secré-
taire général des Nations unies, ou
se félicite à la tribune de l’assem-
blée de disposer de « 200 ans de
ressources en charbon ».
Si l’on veut engager la transition
du secteur du charbon, « il est irres-
ponsable de tenir de tels propos, re-
connaît Anabella Rosemberg, la
directrice du programme interna-
tional de Greenpeace. Jusqu’à pré-
sent, la Pologne n’a pas donné les
gages de son ambition ». Mais cette
figure des négociations climati-
ques, qui a participé, au sein du
mouvement syndical internatio-
nal, à l’émergence du concept de
transition juste, demeure attachée
à ce principe. « L’idée est apparue
dans les conférences climat avant
Copenhague [2009], portée à l’épo-
que par les mouvements syndi-
la Pologne
n’a pas donné
les gages
de son ambition »
ANABELLA ROSEMBERG
directrice du programme
international de Greenpeace
caux, les pays du Sud et plusieurs
gouvernements d’Amérique latine
ou de l’Union européenne. »
Le concept prend forme en 2015
dans le préambule de l’accord de
Paris, qui mentionne les « impéra-
tifs d’une transition juste pour la
population active et la création
d’emplois décents et de qualité ». En
reprenant l’idée à son compte, la
présidence de la COP24 réussit un
coup diplomatique. « Dans le con-
texte de l’ONU, il est important que
les pays disent que la transition
écologique doit être une transition
sociale. L’étape suivante, bien sûr, ce
sera de passer de la parole aux ac-
tes », analyse Anabella Rosemberg.
En la matière, la France des gi-
lets jaunes constitue un contre-
exemple, dans lequel l’Etat n’a pas
réussi la synthèse entre la portée
environnementale et la portée
sociale d’une décision gouverne-
mentale. « La taxe carbone s’est
ajoutée à un système fiscal terri-
blement inégalitaire. La transition
juste, ce n’est certainement pas de
faire payer les citoyens les plus mo-
destes, mais plutôt de faire partici-
per les entreprises les plus émettri-
ces de gaz à effet de serre », juge la
responsable de Greenpeace.
Dans les couloirs du Spodek de
Katowice où se croisent les équi-
pes de négociations, la déclaration
de la présidence polonaise suscite
des réactions mitigées. « Il ne doit
pas seulement s’agir d’une transi-
tion juste pour les travailleurs, les
régions et les économies touchés
par la transition de l’énergie sale à
l’énergie propre, mais d’une transi-
tion juste, une transition pour tout
le monde, en particulier pour les
plus vulnérables au climat », s’in-
terroge ainsi Frank Bainimarama,
le premier ministre des Fidji. p
simon roger

Des substances de synthèse associées à une puberté plus précoce

Une étude met en évidence un lien entre l’avancée des premières règles et l’exposition in utero à des molécules utilisées en cosmétique

L e lien entre perturbateurs

endocriniens et puberté
précoce, de plus en plus fré-
quente, se précise. Une étude
américaine, publiée mardi 4 dé-
cembre, dans la revue Human Re-
production suggère, chez les filles,
une association entre l’âge de sur-
venue de la puberté et l’exposi-
tion in utero à plusieurs substan-
ces suspectées d’altérer l’équilibre
hormonal.
Conduits par Kim Harley et
Brenda Eskenazi, de l’université de
Californie, à Berkeley, les cher-
cheurs se sont intéressés à des
substances présentes dans des dé-
sodorisants d’intérieur ou des pro-
duits d’hygiène et de soins corpo-
rels, ou à leurs molécules de dégra-
dation. Au total, trois des neuf mo-
lécules recherchées présentent les
associations les plus marquées
avec l’irruption de la puberté des
petites filles : le phthalate de mo-
noéthyle (MEP), le triclosan (TCS)
et le 2,4-dichlorophénol (2,4-DCP).
Le premier est principalement le
produit de la dégradation d’un ph-
talate souvent utilisé dans les pro-
duits parfumés, les plastiques sou-
ples, etc. Le second est un antimi-
crobien et antifongique présent
dans certains savons, détergents
ou dentifrices, et le troisième, un
produit de dégradation du second.
Pour parvenir à leurs résultats,
les chercheurs ont utilisé les don-
nées d’une cohorte américaine de
340 couples mère-enfant, recrutés
avancée de 1,3 mois en moyenne.
Le doublement de l’exposition
maternelle aux deux autres subs-
tances est pour sa part associé à
une survenue des premières
telles différences font varier signi-
ficativement l’âge de la puberté
chez les filles.
Les chercheurs ont aussi cherché
des associations entre l’exposition
De 16 ans
au début du
XXe siècle, l’âge
Outre ces cas rares considérés
comme pathologiques, la ten-
dance séculaire à une puberté
plus précoce chez les filles est do-
cumentée depuis de nombreuses
au début des années 2000, dite menstruations avancée d’un peu à ces substances et des variations des premières années. L’une des publications
« cohorte Chamacos » (pour « Cen- moins d’un mois. d’âge de la puberté des garçons, phares, dans le New England Jour-
ter for the Health Assessment of L’association mise en évidence mais les résultats ne sont pas si-
règles s’est fixé nal of Medicine remonte à 1982.
Mothers and Children of Sali- peut sembler faible. Mais ce n’est gnificatifs. D’autres effets ont éga- vers 13 ans à la fin Elle indique une baisse continue
nas »). L’exposition des mères a été pas le cas, les écarts d’exposition, lement été recherchés, comme de l’âge des premières règles :
mesurée au cours de leur gros- au sein des femmes enrôlées dans l’association entre l’exposition
des années 1970 autour de 16 ans au début du
sesse, et les enfants issus de ces l’étude, étant considérables. S’agis- des enfants à ces produits, mesu- XXe siècle et vers 13 ans à la fin des
grossesses ont été régulièrement sant du MEP, les expositions va- rée à l’âge de 9 ans, et la survenue années 1970. Les fillettes de la
examinés par des médecins jus- rient d’un facteur 10 entre les de leur puberté. de travailleurs agricoles latino- « cohorte Chamacos », nées au dé-
qu’à leur puberté. Pour le MEP, un moins exposées et les plus expo- américains défavorisés. « Cette but des années 2000, ont en
doublement de l’exposition de la sées. Pour le 2,4-DCP, l’écart varie Les filles plus concernées étude contribue à l’accumulation moyenne eu leurs premières rè-
mère est associé à une apparition d’un facteur 20, et il est plus im- Une association a été mise en évi- des connaissances suggérant que gles à 11,7 ans – c’est proche de la
de la pilosité pubienne chez la fille portant encore pour le TCS… De dence pour les filles, entre plu- l’exposition à certains perturba- moyenne française.
sieurs parabènes – fréquents dans teurs endocriniens impacte la sur- Une synthèse de la littérature
les cosmétiques – et avancée des venue de la puberté », concluent-ils conduite par un panel d’experts,
110 millions d’euros pour deux phtalates premières règles ou développe- néanmoins. réunis par l’Agence américaine
ment des seins. Mais les cher- La survenue précoce de la pu- pour la protection de l’environne-
Christophe Rousselle (de l’Agence nationale de sécurité sanitaire cheurs n’excluent pas une « causa- berté – phénomène qui, en France, ment, et publiée en 2008 dans la
de l’alimentation, de l’environnement et du travail) et ses lité inverse ». « Les enfants connais- touche environ dix fois plus fré- revue Pediatrics, a conclu que l’ex-
collègues ont publié en juillet dans le Bulletin épidémiologique sant une puberté précoce peuvent quemment les filles (avant 9 ans) position à certains perturbateurs
hebdomadaire une évaluation des coûts de santé dus à deux être plus probablement enclins à que les garçons (avant 10 ans) – est endocriniens et le surpoids
perturbateurs endocriniens, les phtalates DEHP et DiNP. Ces deux utiliser des produits d’hygiène et de associée à une probabilité accrue étaient les deux causes dominan-
plastifiants sont associés à l’infertilité masculine, ainsi qu’à deux soins corporels », écrivent-ils. Et de développer certains troubles tes de ce phénomène. Mais, depuis
malformations congénitales, l’hypospadias (malformation de donc à être plus exposés aux subs- plus tard dans la vie. Pour les filles, cette publication, de nombreux
l’urètre) et la cryptorchidie (testicules non descendus à la nais- tances recherchées. c’est un risque légèrement plus travaux précisent que certains
sance). En considérant l’imprégnation moyenne de la population, De même, les auteurs mettent grand de développer un cancer du perturbateurs endocriniens in-
les chercheurs ont estimé la part probable de ces deux molécules en garde contre une généralisa- sein ou de l’ovaire ; pour les gar- fluent aussi sur le métabolisme
dans l’incidence de ces trois troubles et les coûts de santé induits. tion de leurs résultats, les femmes çons, c’est une probabilité plus des graisses et des sucres, favori-
Au total, ces deux molécules coûteraient 16,4 millions d’euros de la « cohorte Chamacos » étant grande de contracter un cancer sant la prise de poids. p
en France, et 110 millions d’euros à l’échelle de l’Europe. recrutées dans une communauté testiculaire. stéphane foucart
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8|
FRANCE
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018

CRISE SOCIALE

L’exécutif recule
pour tenter de
sortir de la crise
Taxe carbone, contrôle technique… le premier
ministre a annoncé un « gel » des mesures

I
l est arrivé tôt, vers 7 heures, dans son
bureau ce mardi 4 décembre. Le pre-
mier ministre voulait avoir le temps
de préparer son discours, en peser
chaque mot. Ce discours qu’il devait
lire, face caméra en direct de Mati-
gnon en milieu de journée, doit désamorcer
la colère des « gilets jaunes » alors que de nou-
velles manifestations sont annoncées samedi
8 décembre et que la convergence des mécon-
tentements menace. Selon nos informa-
tions, sont donc suspendues pendant six
mois la hausse de la taxe carbone, la conver-
gence diesel-essence et la hausse de la fisca-
lité sur le gazole entrepreneur non routier.
De même, le gouvernement renonce provi-
CE QU’IL FAUT SAVOIR
La contestation sociale, lancée
le 17 novembre par le mouvement des
« gilets jaunes », ne désarme pas.
Mobilisation. La CGT a appelé, lundi
3 décembre, à « une grande journée d’ac-
tion, le 14 décembre ». Le syndicat ré-
clame « une augmentation du smic pour
le porter à 1 800 euros brut, la revalorisa-
tion des minima sociaux et des pensions ».
La fédération CGT des services publics a
annoncé le « dépôt d’un préavis de grève »
du 8 au 31 décembre.
Addition. Selon des chiffres, donnés
lundi par Bercy, plusieurs secteurs éco-
nomiques sont pénalisés par le mouve-
ment des « gilets jaunes ». La grande dis-
tribution a vu son chiffre d’affaires bais-
ser de 8 %, samedi 1er décembre. L’hôtelle-
rie est confrontée à une baisse des
réservations de 15 % à 20 %.
Commission. Interrogé lundi soir par la
commission des lois de l’Assemblée natio-
nale, le ministre de l’intérieur, Christophe
Castaner, a « invité » les organisateurs de
la Marche pour le climat, prévue samedi
8 décembre, à Paris, à « ne pas maintenir
cette manifestation ».
soirement à l’alourdissement des conditions
de contrôle technique sur les automobiles
qui était prévu l’an prochain. Il s’engage
aussi à ce qu’il n’y ait pas de hausse du tarif
de l’électricité d’ici à mai 2019. Le gouverne-
ment a donc finalement décidé « un énorme
gel », comme le dit un conseiller de l’exécutif.
Ce recul concerne les mesures qui ont mis
les Français dans la rue, mais aussi celles sus-
ceptibles de rogner encore plus leur pouvoir
d’achat au 1er janvier 2019 et de relancer leur
exaspération. « On a entendu la colère des
Français. On a compris que les Français veu-
lent que le travail paye mieux », explique un
conseiller de l’exécutif, qui rappelle que la re-
valorisation automatique du smic et la
hausse prévue de la prime d’activité se tra-
duiront par une augmentation de 3 % du sa-
laire minimum net.
Pendant ce moratoire, outre la grande con-
certation prévue dans les territoires sur la
transition écologique, l’exécutif va organiser le cap » comme il s’évertuait à le faire depuis le plus d’une centaine de lycées en France, pour
un débat sur les mesures d’accompagnement début du mouvement. Il lui fallait bouger, protester contre la réforme du baccalauréat et
pour en adoucir la facture. « On va rediscuter plus personne ne le contestait au sein du pou- la mise en place de la plate-forme d’orienta-
du plan de 500 millions. S’il faut, on le modi- voir. Même ceux qui, au gouvernement, trou- tion Parcoursup. Le même jour, les ambulan-
fiera », explique un proche du pouvoir. Une vent, comme ce ministre, « injuste » ce qui se ciers ont également stationné, sirènes hur-
réunion sera par ailleurs organisée, comme passe. Ou qui jugent, comme cet autre, que lantes, sur le pont de la Concorde devant l’As-
l’a suggéré la CFDT, avec les partenaires so- « la France n’aime rien tant que de porter quel- semblée nationale et rue de Rivoli pour récla-
ciaux sur la mobilité du quotidien. « Enfin on qu’un au pouvoir puis de lui couper la tête ». mer la suspension d’une réforme du
organisera un grand débat sur l’impôt et les dé- L’heure n’est plus à l’introspection collective financement des transports sanitaires. De
penses publiques », poursuit un conseiller. sur ce qui a été bien fait et sur ce qui a man- son côté, la CGT a appelé à une journée d’ac-
Edouard Philippe a réservé la primeur de ses LES VIOLENCES qué. Mais aux décisions. « Emmanuel Macron tion le 14 décembre, et la FNSEA a annoncé
annonces au groupe parlementaire de La Ré-
publique en marche, qu’il a rencontré mardi
DE SAMEDI a compris que s’il ne baissait pas sa culotte
pour prendre une fessée, il n’aurait plus de jam-
que les agriculteurs seraient aussi dans la rue
la semaine prochaine. Le gouvernement sou-
dans la matinée. Il n’aura pas en revanche l’oc- 1ER DÉCEMBRE, bes », ajoute un proche du chef de l’Etat. Le haite également éviter à tout prix que la sé-
casion d’expliquer sa démarche aux « gilets président de la République qui a multiplié, ces quence « gilets jaunes » ne finisse par bloquer
jaunes », puisque la rencontre qui était prévue À PARIS dernières semaines, les séances d’autocriti- l’exercice parlementaire. Comme l’a fait l’af-
mardi après-midi avec des représentants du
mouvement a été annulée, faute de partici-
COMME DANS que sur sa manière d’être et son exercice du
pouvoir, ne pouvait plus se contenter de
faire Benalla en juillet, qui avait eu pour con-
séquence le report de la réforme constitu-
pants. La plupart des membres de la déléga- DE NOMBREUSES changer sa méthode de travail. « Le terrain de- tionnelle. Lundi après-midi, certains députés
tion qui étaient prêts à se rendre à Matignon vait être éclairci d’ici mercredi. Avant que la dy- de l’opposition ont tenté de bloquer le vote du
ont renoncé pour « des raisons de sécurité », VILLES namique de la mobilisation ne se mette en projet de loi de financement de la Sécurité so-
faisant état de menaces d’autres « gilets jau- place pour samedi prochain », explique un ciale. L’incident a été colmaté, mais le climat
nes ». Les deux têtes de l’exécutif ont arrêté DE PROVINCE, conseiller de l’Elysée. dans l’hémicycle reste tendu.
leur plan de sortie de crise lundi soir, après ONT CHANGÉ D’autant que lundi, les « gilets jaunes » ont Après s’être exprimé devant le groupe,
une réunion à l’Elysée autour d’Emmanuel continué à bloquer de nombreux ronds- Edouard Philippe devait se livrer à l’exercice
Macron à laquelle avaient été conviés une LA DONNE points dans le pays, provoquant des pénuries des questions au gouvernement, mardi.
douzaine de ministres dont François de Rugy de carburant en Bretagne et des kilomètres de Toute l’action de l’exécutif est désormais foca-
(transition écologique), Agnès Buzyn (santé), bouchons à la frontière espagnole. Surtout, le lisée sur la réponse à la crise. Emmanuel Ma-
Christophe Castaner (intérieur) ou encore gouvernement a observé avec inquiétude le cron a annulé son voyage en Serbie, mercredi
Bruno Le Maire (économie). début d’une addition des mécontentements et jeudi. Le premier ministre a renoncé, lui, à
Face à la crise qui ne cesse de s’envenimer, dont il redoute qu’elle ne se transforme en se rendre en Pologne pour la COP24. Les agen-
l’exécutif ne pouvait plus s’acharner à « tenir coalition. Lundi, des blocages ont eu lieu dans das de plusieurs ministres ont été boulever-

« Les policiers craignent de se faire tirer dessus »

Les CRS et les unités mobiles de gendarmerie, surpris par le niveau de violence, ont dénombré 85 blessés dans leurs rangs ce week-end

L a teinte violacée des héma-

tomes s’atténue douce-
ment, mais l’humeur, elle,
reste noire. Le moral des forces de
l’ordre a été sérieusement atteint,
après le déchaînement de vio-
lence de la journée de mobilisa-
tion des « gilets jaunes », samedi.
Les CRS et les unités mobiles de
gendarmerie, en première ligne,
ont l’impression d’avoir été la ci-
ble d’une agressivité rarement
vue ces dernières années, princi-
palement à Paris, mais sur le reste
du territoire également.
Les chiffres du bilan humain
– 85 blessés et plusieurs centaines
de « contusionnés », selon le jar-
gon policier – ne disent pas tout du
malaise que ressentent les fonc-
tionnaires sur le terrain. « Les trou-
pes sont épuisées, parce que ça fait
plusieurs jours qu’on est sur tous les
fronts, mais elles sont aussi cho-
quées », assure Christophe Rouget,
secrétaire général adjoint du Syn-
dicat des cadres de la sécurité inté-
rieure (SCSI), principale organisa-
tion chez les officiers.
« C’est inédit, nos techniques de
maintien de l’ordre habituelles
n’ont pas fonctionné, on a balancé
plus de lacrymos que dans toutes
les dernières manifestations réu-
nies, et ça n’a servi à rien », ra-
conte un policier présent samedi
à Paris. Les forces de l’ordre ont
également utilisé des grenades
de désencerclement, et même
des grenades de type GLI-F4 (à la
fois lacrymogène et assourdis-
sante), qui avait été remisées ces
dernières années, car jugées trop
dangereuses. Mais rien n’y a fait :
tous témoignent de la détermi-
nation des manifestants face à
eux. « On est loin de l’image du
mouvement des “gilets jaunes”
bon enfant des premiers jours, on
était face à des gens qui voulaient
nous affronter », juge une source
policière parisienne.
Les choix stratégiques faits en
haut lieu sont également large-
ment critiqués sur le terrain. « C’est
un échec en termes de maintien de
l’ordre », estime Philippe Capon,
secrétaire général de l’UNSA-Po-
lice. La décision de la préfecture de
police de Paris, validée par le mi-
nistre de l’intérieur, de bunkériser
les Champs-Elysées, en délaissant
la place de l’Etoile, fait débat.
L’état de fatigue des troupes est
d’autant plus important qu’elles
sont très sollicitées sur le terrain
par le mouvement des « gilets jau-
nes », diffus et difficile à cerner.
« Le problème c’est que, dès qu’il y a
dix mecs qui mettent un barrage
quelque part en France, on doit y
aller, ça mobilise énormément
de compagnies », explique une
source chez les CRS. La perspective
d’une mobilisation durable avec
des épisodes de violences tous les
week-ends inquiète au plus haut
point la hiérarchie policière.
« Vies menacées »
Nombreux sont les observateurs
qui redoutent une escalade en
cas de nouvelle journée de vio-
lence, samedi prochain. « Les po-
liciers craignent que la prochaine
étape, ça soit de se faire tirer des-
sus et d’être obligés de riposter,
prévient Me Jérôme Andrei, avo-
cat spécialisé dans la défense des
forces de l’ordre. Ils se retiennent
de sortir leur arme, ils sont entraî-
nés pour ça, mais il y a eu claire-
ment des situations où leurs vies
ont été menacées. » Christophe
Rouget, du SCSI, confirme : « Plu-
sieurs collègues se sont retrouvés
en situation de légitime défense et
auraient pu tirer. »
Du côté de Beauvau, on est cons-
cient de l’état de nervosité des
troupes. Le ministre de l’intérieur,
Christophe Castaner, devait rece-
voir les syndicats policiers, mardi
4 décembre au matin. Ces der-
niers sont actuellement en pé-
riode électorale – les élections pro-
fessionnelles s’achèvent le 6 dé-
cembre – et la tension est d’autant
plus accrue. Les principales orga-
nisations demandent des gestes,
en matière d’embauches et d’équi-
pements. La police de sécurité du
quotidien, voulue par Gérard Col-
lomb, a monopolisé tous les ef-
forts en termes de ressources hu-
maines, au détriment d’autres
unités affaiblies.
Les délégués demandent aussi
que les policiers soient déchargés
temporairement de certaines de
leurs tâches statiques, comme la
surveillance des lieux de pouvoir
par exemple, un dispositif très
consommateur d’effectifs. Mati-
gnon a déjà demandé aux minis-
tres de limiter leurs déplace-
ments, afin de ne pas accaparer
trop de forces inutilement. Un
premier geste, mais qui ne suffira
pas, alors que la sortie de crise pa-
raît lointaine. p
nicolas chapuis

0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
sés. Jean-Michel Blanquer, le ministre de
l’éducation, son secrétaire d’Etat Gabriel Attal
ainsi que Frédérique Vidal, la ministre de l’en-
seignement supérieur, ont annulé les dépla-
cements qu’ils avaient prévus lundi, afin de
ne pas mobiliser des policiers.
Jusqu’à présent, l’exécutif refusait de bou-
ger, craignant qu’un recul n’obère la suite du
quinquennat. Mardi 27 novembre, Emma-
nuel Macron avait annoncé une grande con-
certation décentralisée dont les modalités
restent à définir et un mécanisme complexe
de taxe carbone flottante qui se traduisait par
le maintien des hausses de taxe au 1er janvier.
Les violences de samedi 1er décembre, à Paris
comme dans de nombreuses villes de pro-
vince, ont changé la donne. Désormais, l’en-
tourage s’échine à expliquer que « pour pré-
server la capacité de réforme justement, le gou-
vernement doit bouger ». Sur RTL, mardi ma-
tin, Stanislas Guerini, tout nouveau délégué
général de La République en marche, a com-
mencé le travail de pédagogie : « Si on veut
continuer à réformer le pays, parce que cet ob-
jectif-là, il n’est pas abandonné, si on veut con-
tinuer à valoriser le travail, si on veut continuer
à faire la transition environnementale, eh bien
il faut retrouver les conditions d’un débat
apaisé », a insisté le député de Paris, qui recon-
naît avoir « évolué » sur le sujet.
EN RETRAIT
Les mêmes voix qui, au sommet de l’Etat, pré-
disaient qu’un recul du gouvernement sonne
la fin du quinquennat expliquent mainte-
nant l’inverse. « On a été élus pour être mobi-
les, comprendre, défaire ce qu’on a fait si ça ne
convient pas », juge un proche d’Emmanuel
Macron, qui regrette que le chef de l’Etat ait
cédé il y a une semaine à « une coalition de
budgétaires et d’écologistes radicaux ». « Il faut
accepter le mouvement, on ne peut pas être
figé », explique un ministre, qui cite Churchill
– « To improve is to change. So to be perfect is to
change often » (s’améliorer c’est changer,
donc être parfait c’est changer souvent).
Pour l’instant, fait-on savoir à l’Elysée, Em-
manuel Macron n’a pas prévu de s’exprimer
devant les Français. Le chef de l’Etat, qui cris-
tallise la colère des manifestants, se tient tou-
jours en retrait, préférant envoyer son pre-
mier ministre Edouard Philippe en première
ligne. Mais l’idée d’une rencontre entre les dé-
putés LRM et le président de la République
dans les prochains jours est évoquée. Au plus
fort de la crise Benalla, son intervention face
aux élus, dans les jardins de la Maison de
l’Amérique latine à Paris, avait remobilisé les
troupes. « Qu’ils viennent me chercher », avait
lancé, bravache, le chef de l’Etat. Les « gilets
jaunes » l’avaient manifestement entendu. p
virginie malingre
et manon rescan
Les partis présentent leurs griefs à Matignon
Le premier ministre a reçu, lundi 3 décembre, l’ensemble des formations politiques
U n premier ministre qui se
contente de poser des
questions à ses interlocu-
teurs, et prend des notes sur son
carnet. Un ministre chargé des re-
lations avec le Parlement qui
écoute sans dire un mot, assis à
côté de lui. Un conseiller politique
qui en fait de même… Le visage
présenté par Edouard Philippe,
Marc Fesneau et Gilles Boyer,
lundi 3 décembre, face aux res-
ponsables de partis qui ont défilé à
Matignon, pour évoquer la crise
des « gilets jaunes », était celui
d’une apparente humilité.
« Comment voyez-vous la situa-
tion ? », a demandé invariable-
ment le locataire de Matignon à
Laurent Wauquiez, Olivier Faure,
Marine Le Pen ou Benoît Hamon,
qui ont pris place, en face de lui,
tout au long de la journée. Une
manière pour l’exécutif d’essayer
de répondre aux procès en arro-
gance intentés par ses contemp-
teurs, qui lui reprochent de faire
peu de cas des partis politiques.
Mais il faut plus qu’une simple
journée de consultations pour
donner l’impression d’être à
l’écoute. « Je n’ai pas le sentiment
qu’ils aient pris la mesure de la si-
tuation, estime ainsi Christian Ja-
cob, président du groupe LR à l’As-
semblée nationale, qui accompa-
gnait le président de son parti,
M. Wauquiez. Ils ont mis le pays
Le premier dans un état insurrectionnel par
ministre, l’arrogance et le mépris vis-à-vis
Edouard des Français et des corps intermé-
Philippe, diaires, il y a le feu partout ! » L’exé-
le 3 décembre, cutif « n’entend pas ce qu’il se
après des passe », a abondé, au sortir de son
consultations rendez-vous, Mathilde Panot, dé-
des principaux putée La France insoumise (LFI) du
chefs de Val-de-Marne, venue avec Manuel
parti. FRANCOIS
GUILLOT/AFP
La pression monte chez les agriculteurs
La FNSEA menace le gouvernement de manifestations si les mesures destinées
à enrayer la chute des tarifs agricoles devaient être reportées
A près les « gilets jaunes »,
les « gilets verts » ? La Fé-
dération nationale des
syndicats d’exploitants agricoles
(FNSEA), appuyée par les Jeunes
Agriculteurs, a décidé de profiter
de la contestation pour mettre la
pression sur le gouvernement.
Christiane Lambert, présidente de
la FNSEA, a brandi la menace,
lundi 3 décembre, de manifesta-
tions d’agriculteurs en région la
semaine prochaine.
Cette annonce a été faite à l’is-
sue d’une réunion organisée par
Didier Guillaume, le ministre de
l’agriculture, pour faire un point
sur la parution des ordonnances
prévues dans la loi alimentation,
dont la mise en œuvre tombe au
plus mauvais moment, alors que
les questions de pouvoir d’achat
brandies par les « gilets jaunes »
secouent le pays. Issue des débats
menés lors des Etats généraux de
l’alimentation, cette nouvelle lé-
gislation, destinée à recréer de la
valeur et à enrayer la spirale de la
guerre des prix, comporte deux
articles emblématiques qui cris-
tallisent les débats : l’encadre-
ment des promotions et le relève-
ment de 10 % du seuil de revente à
perte, ou SRP (le prix au-dessous
duquel les distributeurs n’ont pas
le droit de vendre). Deux disposi-
tions qui devaient s’appliquer à
partir du 1er janvier. L’ordonnance
qui limite les promotions devait
être publiée le 5 décembre.
Au sein même du gouverne-
ment, on craint que la communi-
« Les “gilets
jaunes” sont
la conséquence
de Macron,
pas des syndicats,
pas des partis »
BRICE HORTEFEUX
conseiller de Laurent Wauquiez
Bompard et Charlotte Girard pour
représenter le mouvement popu-
liste de gauche en l’absence de
Jean-Luc Mélenchon. « Nous lui
avons dit [au premier ministre]
qu’il y avait deux scénarios possi-
bles : soit il cédait, soit il partait », a
résumé M. Bompard.
« Il faut une remise à plat com-
plète de la politique fiscale, sala-
riale et le financement de la transi-
tion écologique. Le sujet, c’est le
pouvoir d’achat », assure Olivier
Faure, premier secrétaire du Parti
socialiste, qui jure ne pas vouloir
jouer au « jusqu’au-boutiste » : « On
ne cherche pas à ce que le pays s’en-
flamme, ni de scalp, mais des solu-
tions pour que les gens puissent vi-
vre dignement avec leurs salaires. »
Le PS ne ferme pas la porte, pour
autant, à la signature d’une mo-
tion de censure, déjà promise par
LFI et le Parti communiste.
Finalement, rares sont les voix
au sein de l’opposition à esquisser
un semblant d’optimisme à l’issue
de ces entretiens. « Ils ont compris
qu’il y a urgence, avec le nouvel ap-
pel à manifester samedi, il faut cou-
per court. Il y a urgence à rétablir
l’ordre public et à décider le mora-
toire sur les hausses de taxe sur les
cation sur une telle mesure n’ac-
croisse les tensions. D’autant que
les distributeurs les plus toni-
truants pourraient en profiter
pour relancer les campagnes pu-
blicitaires dans lesquelles ils met-
taient en avant les hausses de prix
des biens de consommation dé-
coulant d’une telle loi. Si Didier
Guillaume a expliqué qu’il était
pour le maintien du calendrier, il
n’a pas exclu qu’il soit perturbé.
« Signal désastreux »
Ces derniers jours, la rumeur se-
lon laquelle la date de mise en ap-
plication des textes pouvait être
décalée de plusieurs mois se fai-
sait de plus en plus insistante.
D’autant que la réunion, prévue
lundi entre Bercy, les distribu-
teurs et les enseignes sur les mo-
dalités d’application de la loi, a été
annulée à la dernière minute à
cause des événements. Une hypo-
thèse qui a fait bondir le monde
agricole, pour qui cette loi relève
autant du symbole que d’une at-
tente de résultats.
« Les paysans percevraient
comme un signal désastreux que
l’une des ordonnances, en l’occur-
rence celle sur le SRP et les promo-
tions, soit reportée. Le gouverne-
ment ne doit en aucun cas être
dupe de ceux, qui, distributeurs en
tête, profitent des revendications
légitimes des citoyens sur leur pou-
voir d’achat pour ne servir que
leurs propres intérêts », affirme la
FNSEA dans un communiqué,
lundi 3 décembre. Ces derniers
carburants », avance Hervé Mar-
seille, président du groupe cen-
triste au Sénat, qui a été reçu avec
le président de l’UDI, Jean-Christo-
phe Lagarde. Mais le sénateur ne
se fait pas d’illusions sur ces
consultations tous azimuts : « C’est
une figure imposée. »
« Défiance générale »
Derrière les politesses, personne
n’est dupe du réel objectif de cet
exercice républicain, inédit sous
l’ère Macron mais observé à plu-
sieurs reprises lors des quinquen-
nats précédents. « C’est de la choré-
graphie, destinée à montrer que le
pouvoir n’est pas dans un isole-
ment total et à forcer les partis
d’opposition à ne pas être irrespon-
sables », décrypte un ministre. Qui
poursuit son analyse en revenant
sur les germes de la crise en cours :
« Ce n’est pas la question des dix-
huit derniers mois, mais dix ou
vingt ans de ras-le-bol qui explo-
sent. LR et le PS ont la certitude que
cette crise est l’occasion pour eux
de revenir dans le jeu. Or, ils sont
assis sur la même branche que
nous et ils scient derrière. » Le gou-
vernement n’entend donc pas en-
dosser seul la responsabilité de la
situation actuelle, et cherche à
réintroduire dans le paysage le
spectre de « l’ancien monde ». Un
clivage qui avait réussi à Emma-
nuel Macron en 2017.
« Penser que, comme on a tou-
jours fait depuis trente ans, un petit
geste et puis on met bien la pous-
sière sous le tapis, et on ne règle sur-
tout pas le problème fondamental
et structurel, et ça recommencera
dans six mois, douze mois, dix-huit
mois, ça franchement, ça n’est pas
être respectueux », a estimé Benja-
mois, le PDG Michel-Edouard Le-
clerc avait mené une épreuve de
force avec le gouvernement, l’ac-
cusant, dans les médias, de pren-
dre « les consommateurs en
otage », et de vouloir « que Leclerc
vende au prix de Carrefour ».
La pression monte d’autant plus
que les négociations commercia-
les ont commencé début novem-
bre et doivent s’achever fin fé-
vrier. « Emmanuel Macron doit te-
nir sa promesse de retour de valeur
aux producteurs en panne de re-
venu », affirme Mme Lambert. Mais
la FNSEA a d’autres revendica-
tions. En Eure-et-Loir, une cen-
taine d’agriculteurs ont déversé
des pierres devant la préfecture,
lundi soir, pour dénoncer « la
hausse des taxes ».
Le « matraquage fiscal » et
l’« agribashing » sont les thèmes
france | 9
▶▶▶
min Griveaux, porte-parole du
gouvernement, sur France Inter,
lundi. « Les “gilets jaunes” sont la
conséquence de Macron, pas des
syndicats, pas des partis politiques.
Il a gagné par un clic, les “gilets jau-
nes”, c’est un clic aussi, c’est un mi-
roir, rétorque Brice Hortefeux,
conseiller spécial de Laurent
Wauquiez. Et puis, M. Macron est
au pouvoir depuis 2012, il ne faut
pas l’oublier, ce n’est pas le ravi de la
crèche. » « Les gens ne font plus la
distinction entre ancien et nouveau
monde. La défiance est générale,
estime Olivier Faure. Ce n’est pas
parce que l’on nous abreuve de
mots sur la nouveauté que c’est
vrai. Nous n’avons pas basculé
dans un nouveau monde… Il n’y a
rien de neuf. »
Cette guerre de tranchées, Xa-
vier Bertrand, président de la ré-
gion Hauts-de-France, qui a
quitté LR depuis près d’un an,
cherche à y échapper. « Le pro-
blème n’est pas de faire le procès
d’untel ou d’untel ou de faire le
procès de la méthode du gouver-
nement, a-t-il estimé, lundi, au
« 20 heures » de France 2. La vé-
rité, aussi, c’est que ça fait trente
ans que ces problèmes-là n’ont pas
été réglés. » L’ancien ministre, qui
propose un « gel total de toutes
les augmentations » (carburant,
énergie, électricité, prix alimen-
taires), pourrait-il proposer ses
services au président de la Répu-
blique pour apporter sa pierre à
l’édifice ? « Comme président de
région, oui. Comme premier mi-
nistre certainement pas », a-t-il ré-
pondu. Il n’y a pas que les « gilets
jaunes » qui refusent de mettre
les pieds à Matignon. p
olivier faye et abel mestre
centraux du mouvement que sou-
haite orchestrer la FNSEA. En ligne
de mire, des mesures prises par le
gouvernement pour tenter d’ac-
compagner l’agriculture vers une
transition écologique. Comme la
hausse de la redevance pour pollu-
tions diffuses, qui doit abonder les
fonds pour l’agriculture bio à hau-
teur de 50 millions d’euros, ou la
séparation de la vente et du con-
seil dans l’usage des produits phy-
tosanitaires. Surtout, l’abandon-
ner du glyphosate dans trois ans
suscite toujours l’opposition de
nombreux agriculteurs. Toutefois,
Mme Lambert a rejeté l’idée que la
FNSEA vienne physiquement ren-
forcer les « gilets jaunes », souli-
gnant que les agriculteurs « n’iront
pas sur les Champs-Elysées ». p
cécile prudhomme
et laurence girard
10 | france
CRISE SOCIALE
La « fièvre jaune » s’invite
à la porte des lycées
Des blocages, suivis de manifestations, ont été
relevés lundi dans près de deux cents établissements
M
acron, démission ! »
Le mot d’ordre a ré-
sonné, ces derniers
jours, dans les cor-
tèges des « gilets jaunes ». On ne
s’attendait pas à ce qu’il soit repris
à leur compte par des lycéens mo-
bilisés un peu partout en France,
lundi 3 décembre, ravivant l’in-
quiétude de tout gouvernement :
voir la jeunesse descendre dans la
rue. Comme ce « dentifrice qui,
sorti du tube, ne peut plus y ren-
trer », selon la formule qui circule
depuis des années dans les cou-
loirs du ministère de l’éducation.
On a beau, Rue de Grenelle, évo-
quer une « mobilisation cir-
conscrite », celle-ci a gagné du ter-
rain en quelques jours : de trente
blocages – ou tentatives de bloca-
ges – comptabilisés vendredi
30 novembre, on était passé, lundi
matin, à plus d’une centaine d’éta-
blissements bloqués « à des degrés
divers », selon les rectorats. Une es-
timation revue à la hausse au
cours de la journée, le ministre de
l’intérieur, Christophe Castaner,
évoquant 188 lycées concernés.
« Il ne faut pas rater le coche »
Quarante blocages ont été comp-
tabilisés dans l’académie de Tou-
louse le 3 décembre, vingt dans
celle de Créteil – ils étaient
émaillés d’affrontements à Auber-
villiers et Gagny (Seine-Saint-De-
nis) et Chelles (Seine-et-Marne) – ;
vingt aussi, dans l’académie de
Versailles, sept à Paris… Une cin-
quantaine d’interpellations ont eu
lieu, principalement en Ile-de-
France. Des milliers de jeunes ont
par ailleurs battu le pavé de Dijon à
Pau, en passant par Bordeaux, ou
Thionville (Moselle).
Mardi matin, sans remontées ex-
haustives, le ministère de l’éduca-
tion faisait état d’une vingtaine
d’établissements perturbés dans
l’académie de Marseille, d’une
trentaine à Créteil – dont cinq blo-
qués totalement. Six tentatives
ont été constatées à Paris et de
nouvelles tensions identifiées en
« C’est parce qu’il n’y a pas de changement qu’il y a du chaos »
A Marseille, des lycéens de Victor-Hugo organisent le blocus de leur établissement et disent s’identifier aux revendications des « gilets jaunes »
REPORTAGE
marseille - correspondant
E n attendant de confection-
ner de « vraies banderoles »
pour dénoncer la réforme
du baccalauréat et Parcoursup, les
lycéens ont collé quatre feuilles
de papier blanc sur la porte du
lycée Victor-Hugo, à deux pas de
la gare Saint-Charles à Marseille.
Dessus, ils ont écrit : « On en a
marre. » Le même slogan qui, ces
temps-ci, fleurit sur les « gilets
jaunes » des retraités postés aux
barrages routiers.
Les plus courageux se sont levés
à 6 heures du matin pour mettre
en place le « blocus total » de leur
établissement. Barrières, conte-
neurs à poubelles, panneaux de
signalisation, matelas… La barri-
cade montée devant la grille
d’entrée est un bric-à-brac formé
avec ce qu’ils ont trouvé aux
abords du lycée. Téléphone à la
Seine-Saint-Denis ainsi qu’à Lyon.
Un nouveau rendez-vous a été
donné par les lycéens, jeudi 6 dé-
cembre pour certains, vendredi 7
pour d’autres.
Pour demander quoi ? L’écho des
bris de vitrines, les images de pou-
belles et de voitures incendiées
ont parfois pris le pas, en tout cas
sur les réseaux sociaux, sur la ky-
rielle de revendications avancées,
de manière confuse, lors des ras-
semblements de lundi. Opposi-
tion à la sélection à l’université,
opposition à la réforme du bacca-
lauréat et du lycée, opposition au
projet d’un service national uni-
versel obligatoire… C’est contre les
réformes éducatives du gouverne-
ment que les organisations ly-
céennes (SGL, UNL et FIDL) appel-
lent leurs camarades à réagir, cer-
taines assumant mieux que
d’autres une filiation avec les « gi-
lets jaunes ».
« L’année dernière, pendant [la
mobilisation contre] Parcoursup,
on avait l’impression de hurler
dans le vide, affirme Louis Boyard,
de l’UNL. Il ne faut pas rater le co-
che aujourd’hui : on doit saisir l’op-
portunité de s’exprimer face à un
gouvernement qui cédera quand
tout le pays sera bloqué. » Pour la
FIDL, les lycéens s’inscrivent,
comme les « gilets jaunes », « dans
une contestation globale de la poli-
tique du gouvernement », explique
son secrétaire général, Jules Spec-
tor. Le SGL appelle de ses vœux
« un mouvement intergénération-
nel » avec les « gilets jaunes ».
Reste que la colère exprimée aux
abords des établissements ne
s’embarrasse pas d’étiquettes syn-
C’est contre
les réformes
éducatives que
les organisations
lycéennes
appellent à réagir
main et gilet jaune fluo sur le dos,
Fanny organise ce qui ressemble à
une joyeuse fête de lycéens. L’un
d’eux a apporté un système de so-
norisation. Au milieu d’un cercle
d’élèves, on improvise des pas de
danse sur les morceaux de rap.
Quand une caméra filme, quel-
ques-uns se juchent sur la « barri-
cade », le poing levé.
Dans cet établissement prévu
pour 800 élèves et qui en accueille
1 250, 85 % des familles sont béné-
ficiaires d’une bourse. En classe de
2de, le taux d’élèves ayant redoublé
au collège est beaucoup plus im-
portant qu’ailleurs. Victor-Hugo
est en plein centre de Marseille,
mais la carte scolaire fait qu’il
draine les élèves des quartiers
nord, les plus défavorisés, et ceux
du 3e arrondissement où plus de la
moitié des ménages vivent sous le
seuil de pauvreté.
Plus qu’ailleurs, les réformes du
second cycle préoccupent des jeu-
dicales. « A la base, ce sont des ly-
céens qui appellent à bloquer, mais
il y a beaucoup de jeunes qui ne sa-
vent même pas pourquoi ils partici-
pent », affirme Aya, collégienne
croisée, lundi, avenue de la Répu-
blique, à Aubervilliers (Seine-
Saint-Denis), peu après le passage
de casseurs. « Certains se ratta-
chent aux “gilets jaunes”, d’autres
absolument pas », observe Espé-
rance, lycéen d’Aubervilliers, cho-
qué par les feux allumés devant le
lycée Jean-Pierre-Timbaud. Les ly-
céens croisés à Paris témoignent
eux aussi de leurs hésitations. « En
AG, on a voté pour ne pas soutenir
les “gilets jaunes”, glisse Lila. Mais,
sur le fond, je suis d’accord pour dire
que ce n’est pas à nous de payer
pour l’écologie et qu’il faudrait
taxer les entreprises. »
Forme « peu structurée »
Pour le ministre de l’éducation,
l’incendie est maîtrisé : « Il n’y a
pas de raison que la contestation
des “gilets jaunes” ait un impact sur
les lycées », a-t-il assuré lundi midi
sur le plateau de LCI. L’ampleur de
la mobilisation, a ajouté Jean-Mi-
chel Blanquer, reste « très faible »
au regard des 4 200 lycées sur le
territoire, et les blocages relèvent
d’« une toute petite minorité ».
« Il suffit d’une minorité pour blo-
quer un établissement », observe le
sociologue Olivier Galland. L’en-
quête sur les radicalités de la jeu-
nesse qu’il a publiée au printemps
avec sa consœur, Anne Muxel,
montre qu’un lycéen sur deux
considère comme « normal » de
bloquer un lycée pour s’opposer à
une réforme gouvernementale.
Les proviseurs, eux, ne cachent
pas leur inquiétude. « Toutes les vil-
les, lundi, ont été touchées », souli-
gne Philippe Vincent, porte-parole
du SNPDEN-UNSA, syndicat majo-
ritaire parmi les personnels de di-
rection, évoquant une « montée en
puissance brutale du mouve-
ment ». D’après les retours de ses
collègues, celle-ci va au-delà des
chiffres ministériels. Au-delà,
nes qui se sentent déjà discrimi-
nés et redoutent une plus forte sé-
lection. « Quand on sort d’ici, on a
une étiquette collée sur le front. On
est catalogué comme lycée défavo-
risé », relève Céline : « Tout le
monde sait qu’un bac de Victor-
Hugo vaut beaucoup moins qu’un
bac de Thiers », l’un des établisse-
ments marseillais les plus cotés.
« Ils sont en train de gâcher notre
avenir », pense Rayan, 17 ans, en
1re L tandis que Sohieb, 16 ans, s’in-
quiète : « Si on redouble, si y a plus
de place en fac, on va faire quoi ? »
Son collègue lui donne une
grande tape dans le dos en rigo-
lant : « On retourne au bled. » Ici,
les élèves viennent tous de collè-
ges REP ou REP +, « mais on a sorti
le lycée de la ZEP alors que la réalité
sociale, elle est toujours bien là »,
fait observer un professeur de
l’autre côté de la rue. Les élèves
l’ont compris : « On est mélangés
qu’entre personnes des quartiers
Devant le lycée Victor-Hugo, à Marseille, le 3 décembre. FRANCE KEYSER/M.Y.O.P POUR « LE MONDE »
Dispersion d’une manifestation de lycéens à Toulouse, le 3 décembre. MATTHIEU RONDEL/HANSLUCAS POUR « LE MONDE »
aussi, de la topographie habituelle
des mobilisations lycéennes, relè-
vent d’autres syndicalistes. Car la
jeunesse a aussi donné de la voix
en zone rurale, lundi, comme à
Tarare (Rhône), entre Lyon et
Roanne. Dans le Gers, on a en-
tendu les lycéens à Auch, à 80 kilo-
mètres de Toulouse, mais aussi à
L’Isle-Jourdain (8 000 habitants).
Ces blocages prennent une
forme « peu structurée, reprend le
proviseur Philippe Vincent, du
SNPDEN, ce qui empêche de retrou-
ver les interlocuteurs habituels,
mais aussi plus musclée, comme on
le voit lors des affrontements avec
la police. Les proviseurs redoutent
la difficulté à en reprendre le
contrôle ». Les mobilisations anté-
rieures – dont celle contre la loi tra-
vail, en 2016 – ont illustré la spon-
tanéité que peut prendre un mou-
difficiles », dit l’une. « Il faudrait de
la mixité sociale, on veut qu’il y ait
des Blancs », lance une autre.
Le « ras-le-bol » qui résume le
mouvement des « gilets jaunes »
fait écho chez ces jeunes gens. A
l’image de Farid, 18 ans, en termi-
nale sciences et technologies du
management et de gestion qui dit
comprendre le mouvement : « Ils
en ont marre de se faire un peu
trop taxer. On n’a pas taxé le
kérosène des avions, alors que ça,
ça concerne plutôt les riches qui
prennent l’avion que les pauvres
qui vont travailler avec leurs voitu-
res. » Son camarade Atem n’ad-
hère pas forcément, car « l’essence,
il faut en consommer moins. Ça ne
part pas d’une mauvaise idée, mais
ça a été mal expliqué ».
Les huit morts de la rue d’Auba-
gne il y a près d’un mois ajoutent
à la grogne de ces lycéens. Le 5 no-
vembre, deux édifices vétustes
aux 63 et 65 de cette voie du
vement de jeunesse. « On réagit
plutôt en fonction de ce qu’on voit
sur Twitter, des messages qu’on re-
çoit », explique Sacha, lycéen dans
le 13e arrondissement de Paris. « Il y
a, dans la jeunesse, une capacité à
s’organiser de manière autonome,
avec une forte méfiance envers les
corps intermédiaires », confirme la
sociologue Anne Muxel, en souli-
gnant « la force démultiplicatrice
des réseaux sociaux ».
Du côté des universités, pour
l’heure, la prudence est de mise
par rapport aux « gilets jaunes » et
aux blocages naissants dans les ly-
cées. Les deux principaux syndi-
cats étudiants, la FAGE et l’UNEF,
n’appellent pas à rejoindre le mou-
vement. « Notre bataille actuelle,
c’est de faire reculer le gouverne-
ment sur la hausse des droits d’ins-
cription des étudiants étrangers »,
quartier populaire de Noailles, se
sont effondrés sur leurs occu-
pants. Leur établissement se situe
aussi à quelques dizaines de
mètres de la gare où chaque soir
des associations distribuent repas
et vêtements à une cohorte de
jeunes migrants qui dorment
dans la rue environnante. « Nous
aussi, on a des immeubles qui
s’effondrent, explique Fanny. Et
même le collège Versailles qui est
sous l’autoroute à côté d’une
déchetterie qui vient heureuse-
ment de fermer, ça fait quinze ans
qu’ils doivent le reconstruire. »
Bric-à-brac de la barricade
Seuls les élèves de terminale
s’avancent sur le terrain politique
comme Daniel, en filière S : « Ma-
cron, il va à Buenos Aires, il revient
et il provoque les gens. Il favorise
les riches et met beaucoup de Fran-
çais en désaccord. » Une jeune fille
s’approche : « Dites bien que c’est
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
défend Lilâ Le Bas, de l’UNEF. Et
pourtant, lundi, lors d’une assem-
blée générale à l’université Sor-
bonne-Nouvelle (Paris-III) appe-
lant au blocage du site de Censier,
« des étudiants ont aussi adopté
une motion de soutien aux “gilets
jaunes” », confie Bénédicte, étu-
diante à Censier. « Nous réfléchis-
sons à un cortège interfac pour sa-
medi », ajoute-t-elle. « La vie chère
et la précarité touchent directe-
ment les étudiants, il me semble
évident qu’il doit y avoir conver-
gence des luttes, espère pour sa
part Arthur, étudiant à Paris-I en-
carté au NPA, déjà engagé dans les
blocages d’universités contre Par-
coursup, au printemps. p
mattea battaglia,
violaine morin
et camille stromboni
(avec nos correspondants)
parce qu’il n’y a pas de change-
ment qu’il y a du chaos. » Mais pas
question de provoquer des
incidents. Assia pense qu’il faut
surtout « éviter les débordements
et les dérapages ». Céline surveille
« les petits de 2de qui dérapent et
veulent mettre le feu aux poubelles
ou faire un autodafé des livres et
des cahiers devant le lycée ».
En fin de journée, la décision est
prise de mettre fin au blocage car
des conseils de classe doivent se
dérouler. « On veut pas mettre des
bâtons dans les roues, on veut la
réussite de tout le monde », justifie
Fanny : « Ça passe par les conseils
de classe, personne ne veut foutre
le bordel. » Alors, on va cacher le
bric-à-brac de la barricade un peu
plus loin pour être sûr de le
retrouver le lendemain avec la
promesse d’un « blocus comme
jamais vu à Victor-Hugo jusqu’à la
fin de la semaine ». p
luc leroux

0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
La suppression de l’ISF, « péché originel » de Macron ?
L’exécutif refuse de revenir sur cette réforme très critiquée mais, au sein de la majorité, l’heure est aux regrets
C ela va leur coller à la
peau ! » Le député com-
muniste du Nord Fabien
Roussel avait vu juste, à la suite
du vote de l’Assemblée nationale,
le 20 octobre 2017, qui avait acté la
suppression de l’impôt de solida-
rité sur la fortune (ISF) pour le
transformer en un impôt sur la
fortune immobilière (IFI). Un peu
plus d’un an plus tard, le prési-
dent de la République, Emma-
nuel Macron, traîne comme un
boulet cette réforme fiscale dé-
noncée comme « un cadeau
aux riches » par l’opposition. La
gauche y voit même le « péché
originel » de son quinquennat,
à l’instar du « paquet fiscal » de
Nicolas Sarkozy en 2007.
Cette mesure hautement sym-
bolique revient au premier plan à
l’occasion de la crise des « gilets
jaunes ». Depuis le début du mou-
vement, sa réintroduction immé-
diate fait partie des revendica-
tions des manifestants. « Paie
ton ISF ! », clamaient plusieurs
d’entre eux en descendant les
Champs-Elysées, lors de la mani-
festation du 17 novembre.
Un message également en-
tonné par l’opposition. L’ensem-
ble de la gauche – des communis-
tes aux socialistes en passant par
les écologistes et La France in-
soumise (LFI) – ainsi que Marine
Le Pen (Rassemblement national,
ex-Front national) pressent l’exé-
cutif de rétablir cet impôt sur les
plus fortunés au nom de la « jus-
tice fiscale ». Une demande récur-
rente aussi lors des débats bud-
gétaires au Parlement, ces der-
nières semaines. « Rendez l’ISF
d’abord ! », a lancé le député (LFI)
de la Somme François Ruffin
à l’intention du gouvernement,
le 13 novembre, à l’Assemblée na-
tionale.
Manque à gagner
L’opposition exige le rétablisse-
ment de cet impôt pour envoyer
un signal puissant aux « gilets
jaunes », et trouver des recettes
pour financer des mesures en fa-
veur du pouvoir d’achat ou de la
transition écologique. Avec la ré-
forme de l’impôt de solidarité sur
la fortune, le manque à gagner
pour l’Etat approche les 3 mil-
liards d’euros par an. Le rende-
ment attendu de l’IFI étant de
1,2 milliard d’euros cette année,
avec 120 000 contribuables, con-
tre 4,23 milliards d’euros en 2017,
quand 350 000 foyers fiscaux y
étaient assujettis.
Mais, pour l’instant, l’exécu-
tif n’entend pas revenir sur
cette mesure visant à inciter
les plus riches à investir dans
l’économie réelle. Le porte-pa-
role du gouvernement, Benja-
min Griveaux, a écarté cette
idée, lundi, sur France Inter.
« L’ISF n’est pas un cadeau aux ri-
ches » : il doit « permettre aux en-
treprises d’avoir de l’argent réin-
vesti dans les territoires » au lieu
de le voir « partir à l’étranger », a-
t-il argumenté. « C’est exclu »,
confirme Matignon. « Ce n’est
pas du tout envisagé », abonde
un ministre, précisant que
« d’autres pistes sont étudiées »
pour répondre à la crise.
« Nous n’allons
pas mener
une politique
du symbole »
AMÉLIE DE MONTCHALIN
députée LRM spécialiste
du budget
france | 11
▶▶▶
« Le symbole
est si négatif
que c’est en train
de pourrir
notre mandat »,
se désole
une élue
macroniste
Récemment, Emmanuel Ma-
cron a lui-même rejeté l’idée de
revenir sur l’une de ses promes-
ses faite pendant la campagne
présidentielle et l’une des pre-
mières mesures fiscales de son
quinquennat. Une option « ineffi-
cace », a-t-il tranché le 29 novem-
bre devant des expatriés français
à Buenos Aires, en marge du
sommet du G20 en Argentine.
Il faut, a-t-il expliqué, « lutter
contre les inégalités qui fractu-
rent nos sociétés », et « pas seule-
ment considérer que la solution
est dans la taxation des plus
aisés ». Neuf jours plus tôt, lors
d’un discours en Belgique, il avait
vanté sa stratégie visant à rendre
le pays plus attrayant sur le plan
fiscal pour les entrepreneurs et
les investisseurs.
Pas question de revenir sur une
réforme jugée bénéfique pour Manifestation des « gilets jaunes »dans le centre de Toulouse, le 24 novembre. MATTHIEU RONDEL/HANS LUCAS POUR « LE MONDE »
l’économie française. « Nous n’al-
lons pas mener une politique du
symbole, alors que notre pays re- manuel Macron. « Le mouvement sentiment d’injustice fiscale. » teur général adjoint de l’IFOP, Fré- instauré au début de son mandat,
trouve des moyens de finance- des “gilets jaunes”, c’est l’expres- « Le symbole est si négatif que déric Dabi, en rappelant que la dé- en 2007. Cela lui avait collé l’éti-
ment qui créent de l’emploi grâce à sion d’une colère contre l’injustice c’est en train de pourrir notre cision de Jacques Chirac d’abroger quette de « président des riches »,
cette mesure, explique la députée fiscale. Cela appelle de notre part mandat », se désole une élue l’impôt sur les grandes fortunes comme c’est aujourd’hui le cas
La République en marche (LRM) un examen de conscience, déclare macroniste. (IGF), en 1986, lorsqu’il était à Ma- pour M. Macron. Une image si né-
de l’Essonne Amélie de Montcha- le chef de file des députés Mo- tignon, l’avait plombé pour la pré- faste que l’ancien chef de l’Etat
lin, spécialiste du budget à l’As- Dem, Patrick Mignola (Savoie). « Sentiment d’injustice » sidentielle, deux ans plus tard. s’était résolu à revenir sur cette ré-
semblée nationale. Notre pays Nous n’aurions peut-être pas dû « La réforme de l’ISF a enraciné le Nicolas Sarkozy avait également forme en 2011, un an avant la pré-
meurt de s’attacher aux symboles supprimer l’ISF, car cette mesure quinquennat dans un sentiment payé cher, en termes d’impopula- sidentielle. p
plutôt que de s’attaquer à la racine hautement symbolique nourrit ce d’injustice », confirme le direc- rité, le « paquet fiscal » qu’il avait alexandre lemarié
des problèmes. »
Mais, au sein de la majorité, le
sujet fait débat. Plusieurs dépu-
tés MoDem et LRM – tels Bruno
Bonnell (Rhône) et Patrick Vignal
(Hérault) – plaident en faveur
d’un bilan du dispositif pour dé-
terminer si l’argent récupéré par
les assujettis à l’impôt de solida-
rité sur la fortune a vraiment été
réinjecté dans l’économie. Une
position également défendue par
la ministre du travail, Muriel Pé-
nicaud, ou le député macroniste
de Paris Pierre Person, lors du bu-
reau exécutif de La République
en marche, le 26 novembre. Amé-
lie de Montchalin n’est pas oppo-
sée à un tel bilan, rappelant que
l’Assemblée prévoit « un rapport
d’évaluation pour début 2020 ».
Soit dans plus d’un an, alors que
la crise des « gilets jaunes » s’en-
venime de jour en jour.
S’il s’avère que l’impôt de soli-
darité sur la fortune n’a pas pro-
duit les effets escomptés, des dé-
putés LRM émettent l’idée de ré-
tablir un impôt sur les plus hauts
revenus. Une option également
prônée par des économistes.
Dans un entretien au Monde pu-
blié lundi, Philippe Aghion, pro-
fesseur au Collège de France, qui a
conseillé Emmanuel Macron du-
rant la campagne présidentielle,
propose un rétablissement tem-
poraire d’une taxation des très
hauts revenus. Son confrère de
l’Ecole d’économie de Paris, Tho-
mas Piketty, lui, presse l’exécutif
de rétablir l’ISF et d’affecter les re-
cettes de cette taxe à la transition
écologique.
Au sein de la majorité, l’heure
est aux regrets. Certains souli-
gnent l’effet dévastateur d’une
réforme fortement impopu-
laire, qui a alimenté l’étiquette
de « président des riches » d’Em-
12 | france
CRISE SOCIALE
«Le sentiment
du mépris ne peut
qu’engendrer
la méprise»
Pour Bernard Cazeneuve, « écouter
le peuple » n’est pas s’affaiblir
ENTRETIEN
L’
ancien premier minis-
tre, Bernard Cazeneuve,
désormais avocat et en
retrait de la politique, es-
time que le premier devoir des di-
rigeants est de garantir la con-
corde tout en créant les conditions
du dialogue. Il appelle aussi les res-
ponsables de l’opposition, qui ré-
clament une dissolution ou le dé-
part du président de la Républi-
que, à ne pas jouer la crise et la
« stratégie du chaos ».
Vous avez été au cœur du dis-
positif pendant les attentats de
2015. Comment, dans ces mo-
ments où tout semble vaciller,
préserver la stabilité de l’Etat ?
En 2015, nous avons été confron-
tés à des événements qui auraient
pu porter atteinte à la cohésion du
pays, et le fracturer gravement.
Nous avons été guidés par la certi-
tude que chaque mot devait servir
à consolider l’unité nationale, à
apaiser. Ceux qui sont aux respon-
sabilités doivent garantir la con-
corde. C’est leur premier devoir. Le
pouvoir doit comprendre que le
peuple n’est pas son adversaire.
Quelles solutions préconisez-
vous pour sortir de la crise ?
Pour réinstaurer la confiance et
le dialogue, avec tous ceux qui
peuvent contribuer à la sortie de
crise – les « gilets jaunes », mais
aussi les représentants des organi-
sations syndicales et politiques, les
associations et ONG –, il existe un
préalable : suspendre immédiate-
ment les taxes sur le carburant !
Il est urgent de parler clairement
et avec respect à ceux qui sont con-
traints d’utiliser leur véhicule pour
se rendre sur les lieux de leur tra-
vail, à ceux qui ont un sentiment
Divisions et règlements de comptes entre « gilets jaunes »
Une délégation de manifestants a renoncé à se rendre à Matignon, accusant d’autres membres du mouvement de les avoir menacés
D ans une tribune parue
dans Le Journal du di-
manche, dimanche 2 dé-
cembre, dix « gilets jaunes » parti-
sans du dialogue disaient se tenir
à la disposition du premier minis-
tre pour « un premier rendez-
vous ». Il fallait cependant lire la
tribune jusqu’au bout : en conclu-
sion, ils exigeaient comme préala-
ble à la rencontre, le gel de la
hausse des taxes sur les carbu-
rants et l’annulation de l’alourdis-
sement du contrôle technique. Ne
voyant rien venir, un des signatai-
res a finalement annoncé lundi au
Monde que la délégation ne se
rendrait pas mardi à Matignon.
« Nous attendons un geste fort
qui ne vient pas, indiquait lundi
soir Benjamin Cauchy, l’un des si-
gnataires. Nous ne voulons pas
faire figure de marionnettes pour
de relégation territoriale par la dé-
sertification des services publics.
Ce qui a déclenché la colère des
« gilets jaunes », c’est l’injustice so-
ciale et le sentiment d’absence de
considération. Certaines phrases
[d’Emmanuel Macron] n’étaient
pas nécessaires. Elles ont blessé
nos compatriotes qui se sont sen-
tis incompris, ou, pire encore, cou-
pables des difficultés qu’ils ren-
contraient. Et cette culpabilité les a
atteints jusque dans leur dignité.
C’est cela qu’il faut corriger, par des
mesures rapides et concrètes.
François Hollande avait reculé
devant les « bonnets rouges ».
M. Macron doit-il, lui aussi,
reculer devant les « gilets
jaunes » ?
La fermeté n’est pas la fermeture.
Comprendre les aspirations pro-
fondes d’un peuple et y répondre
sans démagogie et avec le seul
souci de la vérité n’est pas s’affai-
blir, c’est de la sagesse. En démo-
cratie, il y a des aspirations, des re-
vendications parfois contradictoi-
res, des incompréhensions. Face à
cela, le sentiment du mépris ne
peut qu’engendrer la méprise, jus-
qu’à la colère.
Comment jugez-vous la gestion
de cette crise par l’exécutif ?
Quand on regarde le temps long
de l’histoire de notre pays, on note
qu’il s’est toujours réformé dans
des convulsions. C’est ce que Mi-
chel Winock appelle la « fièvre
hexagonale », c’est-à-dire l’incapa-
cité à dégager par le dialogue des
compromis puissants qui permet-
tent de transformer la société sans
violence et sans injustices. L’actuel
pouvoir semble considérer que si
on négocie, on s’affaiblit. Et que te-
nir avec autoritarisme, c’est triom-
pher des résistances au change-
des politiques qui vont juste nous
refaire la pédagogie de la pédago-
gie. » Vendredi 30 novembre, déjà,
un premier rendez-vous à Mati-
gnon proposé à une délégation de
huit porte-parole avait tourné
court : seuls deux « gilets jaunes »
s’étaient déplacés, mais l’un était
reparti au bout de quelques minu-
tes et l’identité de l’autre est restée
inconnue.
Soupçons de « projet politique »
Une autre raison a dissuadé les vo-
lontaires du JDD. Jacline Mouraud,
hypnothérapeute dont la vidéo vi-
rale a contribué à lancer le mouve-
ment fin octobre, dit avoir reçu des
menaces de mort. « Nous sommes
tous victimes de menaces et d’inti-
midations sur les réseaux sociaux
de la part d’autres “gilets jaunes”
qui ont appelé à faire un cordon
A Paris, lundi 3 décembre.
ED ALCOCK/M.Y.O.P. POUR « LE MONDE »
ment. Tout cela n’a rien de mo-
derne. Ce qui est moderne, c’est la
recherche d’un compromis sur le
modèle de société que l’on veut
pour nos enfants et la capacité de
l’atteindre collectivement.
Le chef de l’Etat et sa manière
verticale d’habiter le pouvoir
ont-ils une responsabilité ?
Les livres d’histoire comptent
de nombreux exemples de nou-
veaux mondes successifs. Quand
on considère que l’on peut faire
table rase de tout, que l’on a rai-
son sur tout et que ceux qui n’ad-
hèrent pas spontanément ne mé-
ritent aucune écoute, encore
moins de la considération, on
prend le risque de l’isolement. On
commence en marche dans la
foule, et on se retrouve seul
quand viennent les difficultés de
l’exercice du pouvoir.
pour nous empêcher d’atteindre
Matignon », confirme Benjamin
Cauchy. Dans son viseur, le « canal
historique » du mouvement, cons-
titué autour du routier qui a lancé
l’idée d’un blocage le 17 novembre,
Eric Drouet, de la microentrepre-
neuse auteure d’une pétition pour
« Des “gilets
jaunes” ont
appelé à faire
un cordon pour
nous empêcher
d’atteindre
Matignon »
BENJAMIN CAUCHY
« gilet jaune »
Le président est arrivé avec une
intention d’instaurer de la bien-
veillance, de réussir la moderni-
sation du pays. Mais il a pensé at-
teindre seul son but puisque lui
seul et les siens avaient raison.
C’est cela qu’il doit profondément
changer en trouvant en lui-même
le ressort d’une autre méthode.
Emmanuel Macron a commencé
avec l’élan et la popularité de Ken-
nedy, puis, on ne sait pourquoi, il
s’est soudainement donné le rôle
de Napoléon, et il est à deux
doigts de devoir jouer celui de
M. Thiers. Or, ce rôle n’est bon ni
pour lui ni pour la France.
Cette crise est-elle un retour
de bâton de la démocratie
directe à l’initiative de
M. Macron, qui a considéré
que les corps intermédiaires
étaient un frein à la réforme ?
la baisse des taxes sur le carburant,
Priscillia Ludosky, et du Breton
Maxime Nicolle, alias « Fly Rider ».
Au lendemain du 24 novembre,
la pression s’était faite plus vive
pour qu’émergent des interlocu-
teurs pour le gouvernement. Le
sujet a été discuté entre plusieurs
dizaines de « gilets jaunes » admi-
nistrateurs de groupes Facebook.
« Là, Drouet et compagnie m’ont
exclu tout de suite d’une éventuelle
délégation au prétexte que j’étais
un ancien de l’UMP », s’indigne
Benjamin Cauchy. Eric Drouet ra-
conte que Benjamin Cauchy aurait
alors menacé de quitter les « gilets
jaunes » avec pertes et fracas. Ce
qu’il a fait dans les médias, lundi
26 novembre, annonçant la créa-
tion du mouvement « citron ».
Resté sans suite. La tribune au JDD
a signé son retour parmi les « gi-
Théoriser la verticalité comme
une forme de modernité politi-
que, réinventer le césarisme, le
dialogue direct entre le président
et le peuple dans le dédain des
corps intermédiaires, des partis,
en d’autres termes « du vieux
monde », conduit au court-circuit,
puis le court-circuit à l’incendie.
Sommes-nous dans une crise
de régime ?
Je veux éviter tous ces mots qui
grisent ceux qui les prononcent et
qui mettent le feu aux poudres.
Des responsables de l’opposition
jouent la crise, appellent à la disso-
lution, au départ du président, à
des démissions des ministres.
C’est irresponsable. Il faut arrêter
de jouer avec les institutions de la
Ve République, qui nous ont donné
la stabilité et la paix civile que no-
tre pays n’a pas toujours connues.
lets ». Une dramaturgie digne d’un
vrai parti politique.
La délégation « canal histori-
que », qui continue de clamer le
côté sans étiquette du mouve-
ment, soupçonne Benjamin Cau-
chy et Jacline Mouraud d’avoir
« des projets politiques ». M. Cau-
chy a été élu conseiller municipal à
Laon (Aisne) en 2008 sur une liste
UMP, après avoir été responsable
du syndicat étudiant UNI, classé à
droite, à l’université de Lille-II. Il
nie cependant les rumeurs qui le
disent militant Debout la France.
Cadre commercial, M. Cauchy,
qui s’exprime avec aisance devant
les caméras, a rapidement été mis
en avant par les médias, toujours à
la recherche de « bons clients ».
Lui, répond facilement aux sollici-
tations, quand Priscillia Ludosky,
Eric Drouet ou Maxime Nicolle
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
Je prône la responsabilité et le dia-
logue et laisse aux démagogues les
leçons outrancières et la stratégie
du chaos.
Le ras-le-bol fiscal est né lors
du quinquennat précédent.
Reconnaissez-vous une part
de responsabilité ?
Nous avons décidé de faire con-
verger la fiscalité sur le gazole et
sur l’essence dans un contexte où
les prix du pétrole étaient à la
baisse, mais cette trajectoire a été
accélérée par le gouvernement ac-
tuel au moment où les prix re-
montaient sensiblement. Au
même moment, des décisions
concernant le pouvoir d’achat
étaient prises, concernant les APL
ou la CSG, donnant aux Français,
notamment les plus modestes, le
sentiment d’une chape de plomb.
Mais le divorce entre les élites et le
peuple n’est pas né il y a dix-huit
mois, c’est un phénomène pro-
fond. Les Français rejettent le sys-
tème représentatif, car il ne les
écoute plus depuis longtemps.
Emmanuel Macron peut-il
encore réformer ?
Un président élu est légitime,
même s’il est impopulaire. Sinon
il n’y a plus d’institutions. Qui a in-
térêt, parmi les républicains sincè-
res plus préoccupés du pays que
d’eux-mêmes, à ce que le président
ne soit plus en situation de con-
duire le pays ? Si Emmanuel Ma-
cron trouve les mots pour apaiser,
alors tout redevient possible dans
une démocratie faite de respect et
de considération pour chacun.
Vous n’avez pas parlé depuis
un an. Est-ce annonciateur
d’un retour en politique ?
Je n’ai nullement l’intention de
parler tout le temps pour essayer
d’apporter la démonstration que
je suis indispensable. Je ne fais pas
partie de ces responsables qui ex-
pliquent qu’ils ont tout réussi et
que, si ça n’a pas marché, c’est de la
faute des autres. Nous avons tous
une part de responsabilité, j’ai la
mienne. Je m’exprime pour dire ce
que je crois utile à un moment par-
ticulièrement grave. L’issue de
cette crise réside dans la sagesse de
chacun et de tous. Il faut redouter
comme un poison la tension, la
confrontation et la recherche du
pire, c’est-à-dire l’affaiblissement
des institutions et le désordre. Les
Français aspirent à la justice so-
ciale, mais ils aspirent aussi à l’or-
dre public, l’une comme l’autre
doivent être rapidement restaurés
par des décisions et des actes. p
propos recueillis par
enora ollivier
et solenn de royer
sont difficilement joignables. Ils
préfèrent s’adresser aux internau-
tes dans des vidéos « selfie ».
C’est sous cette forme qu’Eric
Drouet a pris la parole lundi soir
pour démentir toute « menace ». Il
a confirmé avoir appelé à se ras-
sembler près de Matignon mardi
4 décembre pour dénoncer cette
délégation, illégitime à ses yeux,
après avoir lui-même affronté de
telles accusations la semaine der-
nière. « C’est le bordel dans la struc-
turation, ça va prendre des semai-
nes », déplorait Maxime Nicolle
dans une vidéo, lundi, racontant
comment localement les repré-
sentants élus par les uns, étaient
contestés par les autres. Dans un
mouvement horizontal, le pre-
mier qui lève la tête risque tou-
jours de se la faire couper. p
aline leclerc

0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
«Comment ça se fait qu’on
n’a pas les casseurs?»
Soixante-dix personnes ont été jugées, lundi, à Paris.
Dix-huit peines de prison ferme ont été prononcées
RÉCIT
I
l est minuit passé et, dans le
box de la salle d’audience
6-05 du tribunal de grande
instance de Paris, l’un des six
prévenus reste prostré sur le banc.
Le tribunal vient de lui annoncer
sa condamnation à trois mois
ferme avec mandat de dépôt, il
part donc immédiatement en pri-
son. Il a 21 ans, vit dans une bour-
gade proche de Nevers et travaille
comme intérimaire dans une
usine de métallurgie. Il a été inter-
pellé samedi 1er décembre, boule-
vard Haussmann. Dans son sac,
les policiers ont trouvé deux pai-
res de lunettes de piscine, sept
masques de protection, un mas-
que de plongée, un casque de ski,
des genouillères, des protège-ti-
bias, une protection dorsale, un
pistolet à gaz, un poing américain,
deux matraques télescopiques,
des bouteilles en verre et d’autres
en plastique contenant deux litres
d’essence, des chiffons imbibés
et… un gilet jaune.
« On a vraiment l’impression que
vous êtes venu pour en découdre »,
observe la présidente, Anne
Wyon. Il lève vers elle un long vi-
sage blême, un regard terrorisé.
« J’sais pas si j’aurais été capable.
Les bouteilles d’essence et tout,
c’était pour faire le malin devant les
copains », répond-il. « Là, vous par-
lez d’une toute petite voix, mais au
téléphone, vous vous réjouissiez
beaucoup », réplique-t-elle. Les po-
liciers ont consigné les échan-
ges qu’il a eus avec son groupe
sur l’application de messagerie
WhatsApp. « Un pote militaire m’a
dit, le feu c’est mieux », « on est bien
équipé [il dressait la liste], mais
pour les cocktails, j’hésite. » Entre
eux, ils réglaient les derniers dé-
tails de leur venue à Paris. « Y’en a
vingt qui montent et on rejoint les
black blocs », lui dit un de ses inter-
locuteurs. Lui a pris le train de
6 heures samedi à Nevers.
Au même moment, dans la
chambre voisine présidée par Isa-
belle Prevost-Desprez, un électri-
cien de 23 ans est condamné à dix
mois de prison avec mandat de dé-
pôt. Venu manifester de Saincaize-
Meauce dans la Nièvre, il nie les
accusations. Il ronge ses ongles en
affirmant que la pince, les boulons
et les morceaux de bitume retrou-
vés dans son sac à dos lors de la
fouille qui a suivi son interpella-
tion avenue de Friedland à 15 h 15,
« ce n’est pas à moi ».
« Et les policiers qui vous ont vu
jeter des pavés ?, interroge la prési-
dente.
– Ils ont dû confondre avec quel-
qu’un d’autre. »
Un peu plus tôt dans l’après-
midi, dans une autre des cinq
chambres mobilisées pour les
comparutions immédiates à la
suite des violences du 1er décem-
bre à Paris, un Nîmois de 40 ans,
sans emploi, qui vit du RSA,
squatte chez des copains, a été
condamné lui aussi à six mois
d’emprisonnement dont trois
ferme avec mandat de dépôt. Il a
été interpellé avec tout un attirail
de protection, un lance-pierre
« professionnel » et des billes de
plomb. « J’allais chez des copains,
le lance-pierre, c’était pour tirer sur
des canettes avec les enfants »,
avait-il tenté d’expliquer. Mais lui
aussi avait eu l’imprudence de
poster des messages sur la page
Facebook des black blocs, de
retour de plusieurs blocages sur
les ponts à Valence avant de se dé-
cider à « monter sur Paris ». « C’est
bien la guerre. Il faut s’organiser. Je
suis déterminé », écrivait-il.
Sur les soixante-dix prévenus ju-
gés lundi, dix-huit peines de pri-
son ferme – toutes aménagea-
bles – ont été prononcées et six
mandats de dépôt ont été décer-
nés. Loin des prévisions de l’admi-
nistration pénitentiaire, qui s’était
organisée pour accueillir une cin-
quantaine de condamnés dans la
nuit. Loin, surtout, des images de
violences qui ont déferlé sur les
écrans de télévision.
Chaos et confusion
« Mais comment ça se fait qu’on n’a
pas les casseurs ? », demande une
des policières affectée à la sur-
veillance d’une salle d’audience à
ses collègues de la Préfecture de
police de Paris venus pointer sur
leurs ordinateurs portables les ré-
sultats des interpellations. « Ils
courent plus vite et sont plus ma-
lins. Et on est coincé. Là, les manifs
ne sont pas encadrées. Ça part
dans tous les sens. Si on y va trop
fort, on va faire mal. Si on lâche, ça
va continuer », soupire son inter-
locuteur. Les lieux et les heures
d’interpellation des prévenus té-
moignent du chaos et de la confu-
sion de la journée de samedi. Cer-
tains ont été cueillis lors de con-
trôles matutinaux gare de Lyon,
d’autres en milieu de matinée
dans les rues autour de l’Arc de
triomphe, et sur les Champs-Ely-
sées et, plus tard, près de la Bas-
tille, dans le quartier des grands
magasins, ou encore près de la
gare de Nord.
Peu de « pilleurs », parmi eux.
Un maçon de 24 ans, interpellé à
20 h 45 rue du Faubourg-Saint-Ho-
noré pour avoir ramassé un
casque de vélo devant le magasin
Decathlon dont la vitrine venait
d’être brisée, se défend d’en être
un. « Ça balançait de partout, il y
avait autant de cailloux qui tom-
baient par-derrière que de bombes
lacrymogènes qui volaient par de-
vant, j’ai pris le casque pour me
protéger, pas pour voler », s’est-il
justifié. Son bref utilisateur, déjà
condamné pour vol dans le passé,
a été condamné à trois mois de
prison avec sursis.
Trois amis de Bondy (Seine-
Saint-Denis), âgés de 21 et 22 ans,
ont été arrêtés beaucoup plus
tard, vers 3 heures du matin, sur le
périphérique nord. Dans la BMW,
les policiers ont trouvé un lot de
médailles de collection à l’effigie
de l’Arc de triomphe, les mêmes
que celles qui avaient été dérobées
lors du saccage du monument. Ils
ont affirmé les avoir négociées
« 10 euros pièce » à un receleur.
L’examen de leurs portables a ré-
vélé que deux d’entre eux se trou-
vaient dans la matinée au centre
de Paris. « Rien à voir avec la manif,
j’allais m’acheter des chaussures
chez Louboutin et mon copain
« Quand vous
avez pas de
logement, pas de
boulot, on se sent
abandonné »,
déclare un
prévenu de Senlis
france | 13
m’accompagnait », explique le
prévenu. Le tribunal écarquille les
yeux. « Des Louboutin ? Vous pou-
vez préciser le prix d’une paire de
chaussures chez Louboutin ?
– Dans les 800 euros.
– Et vous gagnez 1 800 euros
comme chauffeur-livreur ?
– C’était pour mon anniversaire. »
Ils sont condamnés à quatre-
vingt-dix jours-amendes à
20 euros pour l’un, 10 pour l’autre.
Le troisième est relaxé.
Venus à Paris par petits groupes,
en covoiturage ou en car, ils arri-
vaient de Gap, d’Yssingeaux, de
Harfleur, des Ardennes, de Dreux,
du Loiret, de Nice, de Brezolles
dans l’Eure-et-Loir, de Gournay-
en-Bray en Seine-Maritime, de
Moselle, de Feuquières-en-Vimeu
dans la Somme… Ils ont acheté
leur panoplie de manifestants
(masques de protection, bombes
de peinture, huile de vidange, lu-
nettes de piscine) chez Decathlon
ou Leroy-Merlin « à 89 centimes la
bombe de peinture à l’eau », pré-
cise l’un des prévenus.
Ils – les prévenus sont tous des
hommes – sont chauffeurs de
poids lourds – bien représentés –
et gagnent 1 200 à 2 500 euros par
mois, soudeur ou mécanicien à
1 250 euros, auxiliaire de vie à
3 000 euros « auprès d’un vieux
monsieur à Nice, mais je suis suren-
detté suite à des accidents de vie »,
livreur à 1 500 euros, imprimeur
« depuis vingt et un ans dans la
même entreprise », « enquêteur de
satisfaction » à 1 287 euros, forge- Au tribunal de grande
ron, électricien chez Enedis, me- instance de Paris,
nuisier salarié d’une commune à lundi 3 décembre.
1 365 euros, agent de fabrication à LAURENCE GEAI POUR « LE MONDE »
1 700 euros « sur treize mois », con-
ducteur d’engin chez Suez à
1 700 euros, responsable de projet
chez ArcelorMittal à 3 500 euros, gale. « Mon copain voulait m’em- parquet insistent tous sur le « con-
éboueur chez Derichebourg, « po- baucher mais il ne peut pas, à cause
Un prévenu : texte. » « A partir de 8 h 50, tous les
seur de voies » à la RATP, canton- des charges. Alors vous voyez, Ma- « Rien à voir médias ont relayé les affronte-
nier à 1 200 euros – « Moi, le gilet dame la juge, quand vous avez pas ments près des Champs-Elysées,
jaune, c’est ma tenue de travail », de logement, vous avez pas de bou-
avec la manif, puis les voitures incendiées et les
dit-il –, garçon boucher. lot, c’est le chat qui se mord la j’allais m’acheter projectiles lancés sur les forces de
queue et on se sent abandonné. l’ordre. Ceux qui décidaient alors
« Le chat qui se mord la queue » – En même temps, quand vous al-
des chaussures de se rendre sur ces lieux savaient
Lui, justement, fait partie de ceux lez à l’hôpital, on vous soigne gra- chez Louboutin » que ce n’était plus pour manifester
qui ont été condamnés à de la pri- tuitement, observe la présidente. pacifiquement, mais pour en dé-
son ferme (quatre mois). Il a eu, ex- – Bah, je vois pas le rapport… coudre », a martelé la procureure
plique-t-il, « un coup de sang » et a – C’est parce que vous dites que ment douze mois de prison dont devant la chambre 24.1.
foncé tête baissée sur les policiers. vous vous sentez abandonné. six ferme et six en sursis avec Un argumentaire qui permet de
Il lui en reste un énorme coquard – Heureusement, je touche du mise à l’épreuve. poursuivre des personnes inter-
bleu virant au violet. Il dit qu’il a bois [il appuie ses mains sur la Deux beaux-frères – chacun a pellées avant même qu’elles aient
voulu « s’investir dans le mouve- barre du box]. J’ai pas de problè- épousé la sœur de l’autre – entrent rejoint les manifestants ou com-
ment, en devenir l’un des porte-pa- mes de santé. Mais je trouve qu’on côte à côte dans le box. Ils sont mis la moindre dégradation,
role, parce que le peuple, la société, a vite fait de tomber dans l’oubli, montés à 2 heures du matin comme ce groupe de cinq trente-
vont très mal. Très, très mal. Nos re- aujourd’hui. » samedi dans le bus « des 57-54 », ce- naires de l’Essonne qui venaient
traités ont travaillé toute leur vie et Ce gamin de 19 ans et trois jours lui de la Moselle et de la Meurthe- de se garer avenue des Ternes et se
on leur enlève 100 euros. Et moi, j’ai était venu d’Angers, « manifester et-Moselle, « pour montrer notre sont fait arrêter alors qu’ils
la corde au cou. Je me lève tous les pour le peuple et pour [s]es pa- mécontentement à M. Macron ». payaient à l’horodateur. Quatre
matins pour aller à l’abattoir. » rents ». « Ils sont surtaxés, il faut « Moi, je soutiens le mouvement, d’entre eux ont de belles situa-
« Vous avez des dettes ?, s’en- que ça s’arrête », explique-t-il, tête parce que j’en ai marre des taxes. Je tions d’ouvriers spécialisés chez
quiert le juge. baissée. Avec son casque rouge sur gagne bien ma vie mais je suis venu Safran et travaillent sur des mo-
– Ben, des poules, des canards, la tête à quelques encablures de pour ma grand-mère qui s’excuse teurs d’avion. En fonction de ce
des lapins… l’Arc de triomphe, il a été vite re- auprès de ma fille de lui donner qu’ils transportaient dans leurs
– Non, je demandais si vous avez péré par les policiers. qu’un billet de 5 euros pour Noël. » sacs (masques, pétards, sérum
des dettes », répète le juge. « Pourquoi avez-vous jeté un Il est venu aussi avec un Taser et physiologique, etc.), leurs peines
Un autre explique qu’il « fait de pétard sur les CRS ?, lui demande des casques de chantier. « Les slo- s’échelonnent de huit mois avec
l’empotage ». Isabelle Prevost-Desprez. gans et les banderoles, ça ne suffit sursis à trois mois ferme.
– Vous travaillez dans une jardi- – Pour les disperser ! pas ? », lui demande un des juges. Ceux qui ont demandé le renvoi
nerie ? – Vous êtes un peu prétentieux », « A Longwy, quand on faisait des de leur procès à une date ulté-
– Non, je remplis des containers. s’amuse la magistrate. barrages, on a eu des personnes rieure pour préparer leur défense
Vous voyez ? » Le problème est qu’il a écrit « on peu recommandables qui nous ont sont repartis lestés d’un contrôle
Le tribunal n’a pas l’air de voir. va grailler du CRS » sur Messenger agressés. C’était des gens de la cité judiciaire qui leur interdit de reve-
Tous affirment qu’ils voulaient à l’attention de sa petite amie. qui cherchaient la misère… Alors, nir à Paris d’ici là et d’une obliga-
manifester « pacifiquement ». « Ça veut dire quoi grailler du on a voulu se protéger. » tion de pointage au commissariat
« J’imaginais pas tomber sur des CRS ? Le procureur Pascal Besnier ou à la gendarmerie, souvent
violences comme ça. Je suis un peu – Manger du CRS… Mais c’était s’agace : « C’est curieux cette mani- fixée, à la demande du parquet, au
déçu par le mouvement, même si je pour crâner devant elle. » festation où tout le monde dit vou- samedi matin. La part (infime) de
le soutiens », déclare un carrossier- Habitant chez ses parents dans loir se protéger de tout le monde : la justice pour tenter de réduire le
peintre de Senlis, qui touche le le Maine-et-Loire, sans la moin- les antifas se protègent des fachos, nombre des prochains manifes-
RSA depuis quelques mois et dort, dre qualification. La présidente les fachos des gauchos et les autres tants dans la capitale. p
faute de logement, dans le garage évoque un travail d’intérêt géné- de ceux des cités… » Dans leurs jean-baptiste jacquin
d’un ami depuis sa rupture conju- ral. Il fait la moue. Ce sera finale- réquisitions, les représentants du et pascale robert-diard
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MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018

rome - correspondant L’influent ministre

de l’intérieur, Matteo

C
Salvini (debout), et celui
ette église du centre de Rome, de la famille, Lorenzo
située sur une petite place en- Fontana, à la Chambre
combrée de voitures, n’a pas des députés, le 6 juin.
grand-chose pour attirer l’œil. FILIPPO MONTEFORTE/AFP
Non pas que la façade ocre de
la Santissima Trinita dei Pelle-
grini soit ingrate. Avec sa colonnade et ses
statues des quatre évangélistes, on pourrait
même convenir qu’elle n’est pas sans élé-
gance. Mais, dans les environs, la concur-
rence est si rude en matière de beauté… Non,
cette église est seulement un lieu de culte
comme les autres, perdue dans un décor hors
du commun. Elle a pourtant une particula-
rité, qui la nimbe d’une aura sulfureuse :
en 2008, le pape Benoît XVI a autorisé que la
messe y soit célébrée selon le rite tridentin.
Résumé plus simplement, c’est la seule église
de Rome où la messe est dite en latin.
Chaque matin, à 7 heures et quart, un office
est célébré devant une poignée de fidèles, se-
lon un rite immuable et hypnotisant : le prê-
tre dit la messe à voix basse, comme pour lui-
même, le dos à l’assemblée, et non pas face à
elle. Sous la nef, rien à voir avec l’affluence
des dimanches : l’assistance est clairsemée. Il
y a là un ou deux hommes en costume, des
femmes immobiles, la tête couverte, ou
d’autres en tenue plus décontractée, venus
recevoir la communion à genoux avant de
commencer leur journée de travail.
Au milieu de ce petit groupe se trouve, tous
les matins ou presque, un des hommes les
plus puissants d’Italie. Lorenzo Fontana,
38 ans, est le ministre de la famille du gouver-
nement Conte, en même temps qu’une des
personnes les plus proches du ministre de
l’intérieur, Matteo Salvini. Le très conserva-
teur curé de la paroisse, Vilmar Pavesi, est ori-
ginaire de Vérone, comme M. Fontana, et se
présente comme le « conseiller spirituel » du

L’Italie sous la botte

ministre. Il n’est pas rare de voir l’un et
l’autre, à la fin de l’office, partir ensemble
vers la sacristie pour y discuter au calme.

LES FIDÈLES DU « CAPITAINE »

Lorenzo Fontana, militant de la Ligue du
Nord depuis l’adolescence, est longtemps

resté dans l’ombre, par goût autant que par
l’effet de l’éloignement – il a été député euro-
péen de 2009 à son entrée au gouvernement,
en 2018. Mais aujourd’hui que la Ligue (nou-
veau nom de la Ligue du Nord) partage le
pouvoir avec le Mouvement 5 étoiles (M5S,
antisystème), son influence est considérable.
D’abord en raison de son envergure intellec-
tuelle (il est diplômé en sciences politiques et
en histoire du christianisme), mais aussi de
sa grande proximité avec le « capitaine », le
Milanais Matteo Salvini. « Lorsqu’il a été élu
au Parlement européen, en 2009, Fontana
avait pris un petit appartement à Bruxelles, se
souvient un témoin de son ascension. Et
comme Matteo, qui siégeait avec lui, n’en avait
pas, ils cohabitaient. » Dans un parti où tout
procède du chef, ce n’est pas rien. « Ces
deux-là ont passé des nuits entières à discuter
ensemble, poursuit ce témoin. Et, en fin de
compte, c’est sans doute lui qui a convaincu
Salvini de transformer profondément la Ligue
du Nord en parti national, ultraconservateur
et identitaire, obsédé par le déclin de l’Occi-
dent. » Sans Lorenzo Fontana, ce parti ne se-
rait sans doute pas tout à fait le même.
Par tempérament, Matteo Salvini s’appuie
sur un cercle très restreint de fidèles.
Giancarlo Giorgetti, l’actuel secrétaire d’Etat
à la présidence du conseil, est l’homme des
milieux d’affaires, celui qui rassure la bour-
geoisie du Nord en lui assurant que rien de
grave ne sera entrepris contre elle. De façon
plus discrète, Lorenzo Fontana, l’ami véro-
nais, « travaille » l’extrême droite et le monde
catholique traditionaliste. Il est l’âme de la ré-
volution conservatrice que la Ligue essaie
d’imposer, et son ambition va bien au-delà
des discours sur les migrants, qui ont fait
de Matteo Salvini le responsable politique le
plus populaire d’Italie, et le véritable homme
fort du gouvernement.
L’influence de M. Fontana est apparue au
grand jour le 24 février, pour le meeting de
clôture de la campagne pour les législatives.
Devant la cathédrale de Milan, Matteo Salvini
a juré sur l’évangile d’« être fidèle à [son] peu-
ple ». Une scène inimaginable du temps de la
Ligue des origines. Certes, la mystique
païenne portée par son fondateur, Umberto
Bossi, a disparu depuis longtemps, et locale-
ment, le parti s’est peu à peu rapproché des
éléments les plus conservateurs du clergé.
Mais jamais un de ses dirigeants n’était allé si
loin. Salvini, qui jusqu’alors n’avait jamais
cherché à jouer les enfants de chœur, est au
meilleur de sa forme ce jour-là ; un chapelet à
la main, il est plus vrai que nature dans le rôle
du catholique intransigeant.
Plus qu’un homme d’appareil, Lorenzo
Fontana se veut l’âme intellectuelle du mou-
vement. Lors d’un discours prononcé à
Parme, le 21 mai 2017, pour le congrès natio-
nal du parti, il avait livré son credo : « Nous
sommes contre l’Europe de la franc-maçonne-
rie, contre l’Europe de la finance, contre
des ultraconservateurs
Le ministre de l’intérieur, Matteo Salvini, et
celui de la famille, Lorenzo Fontana, ont refondé
la ligne de leur parti, la Ligue. Leurs idées,
portées par des milieux très actifs, s’infiltrent
dans le débat national
l’Europe de Soros [George Soros, financier
milliardaire américain d’origine hongroise],
contre ceux qui veulent l’invasion islamique
de l’Europe, sous prétexte que les Européens ne
font plus d’enfants », avait-il commencé,
avant d’ajouter : « Nous voulons une Europe
où le mariage est entre un homme et une
femme, où les enfants se font entre une ma-
man et un papa. Les autres choses honteuses,
je ne veux même pas les entendre nommées. »
Au nom des « traditions » et de l’« identité »,
Fontana appelait à une alliance européenne,
voire mondiale, contre « la maçonnerie de
Bruxelles qui veut nous détruire ». Partisan
d’une Europe « dont les racines sont nées à la
bataille de Lépante » (c’est-à-dire dans le com-
bat de l’Europe chrétienne contre l’Empire
ottoman, au XVIe siècle), Fontana ne pouvait
qu’être à son aise dans les milieux ultracon- « NOUS SOMMES
servateurs de la capitale, qui regrettent à voix
basse le prédécesseur du pape François,
CONTRE L’EUROPE
Benoît XVI, jugé plus conservateur. DE LA FRANC-
VÉRONE, LE LABORATOIRE DE FONTANA MAÇONNERIE,
Mais ce n’est pas à Rome que l’on perçoit le
mieux les effets de son projet politique. Pour
DE LA FINANCE,
cela, il faut se rendre dans sa ville de Vérone, CONTRE CEUX QUI
dans le nord-est du pays, où il a fait ses pre-
miers pas en politique, et était encore, il y a VEULENT L’INVASION
quelques mois, numéro deux du conseil mu-
nicipal. Ici, loin du siège du pouvoir et du ISLAMIQUE SOUS
Vatican, la frange la plus conservatrice de la PRÉTEXTE QUE
Ligue a les mains libres. Et le travail mené sur
le terrain des « valeurs » ne date pas d’hier. LES EUROPÉENS
Ville très à droite dans une région conser-
vatrice, la Vénétie, Vérone a vu s’imposer, ces NE FONT PLUS
dernières années, un discours de plus en
plus radical, avec l’assentiment d’une large
D’ENFANTS »
partie de la population. LORENZO FONTANA
Au printemps, alors même que les négocia- ministre de la famille
tions entre la Ligue et le Mouvement 5 étoiles
battaient leur plein, le recteur de l’université
de Vérone avait annulé une journée de sémi-
naire consacrée aux problématiques des de-
mandeurs d’asile membres des communau-
tés LGBT. Tandis que la Ligue locale protestait
contre la tenue de ce séminaire, des militants
néofascistes de Forza Nuova avaient promis
de perturber le colloque, et s’étaient même
inscrits parmi les participants. De peur de
voir la rencontre dégénérer, la direction de
l’université avait préféré prendre les de-
vants en dénonçant l’« instrumentalisation »
de ces questions, de part et d’autre. Cette
volonté de renvoyer dos à dos les militants de
gauche et l’extrême droite avait été très mal
ressentie dans les milieux universitaires.
« Finalement, après notre mobilisation, la
rencontre a eu lieu sans incidents en septem-
bre, mais le plus intéressant est sans doute de
remarquer que, dans cette affaire, la Ligue et
Forza Nuova, sans unir leurs efforts, portaient
des revendications identiques. Et ce n’est pas la
première fois, remarque le chercheur en scien-
ces politiques Massimo Prearo (université de
Vérone). Face à cette large majorité ultracon-
servatrice et à ces militants très mobilisés, la
gauche n’est pas immobile. Mais, pour l’instant,
elle est très marginalisée… Plus largement,
poursuit le chercheur, l’intelligence de la Ligue
et de ses alliés aura été de tenir un discours
positif à tout un électorat catholique en déshé-
rence. Ils ont identifié un considérable réservoir
de votes, et ils ont progressé en leur direction. »
COMBAT CONTRE L’AVORTEMENT
Dans cette entreprise, l’Eglise est très discrète.
On ne voit plus de prêtres au premier rang
des élus, comme aux plus belles heures de la
Démocratie chrétienne. Reste que les mobili-
sations contre les unions homosexuelles et
les discours sur le genre (ou « pour la famille »)
sont ouvertement encouragés. On affirme sa
solidarité, on prête des locaux… M. Prearo voit
là une tendance lourde : « Quand Matteo
Salvini annonce que, sur les formulaires admi-
nistratifs, il fera remettre “mère” et “père” en
lieu et place de “parent 1” et “parent 2”, il donne
l’impression de ne proposer qu’un gadget.
En réalité, c’est central. »
Et puis, il y a la question du droit à l’avorte-
ment, qui, sans faire l’objet d’attaques au
niveau national, reste le principal cheval de
bataille des milieux catholiques conserva-
teurs. Le 4 octobre, à Vérone, le conseil muni-
cipal votait une résolution « pour la préven-
tion de l’avortement et le soutien à la mater-
nité », et déclarait la ville « favorable à la vie ».
Même la responsable locale du Parti démo-
crate vote le texte. Pour faire entendre leurs
protestations, des militantes féministes orga-
nisent un happening : une dizaine d’entre
elles assistent en silence au vote, dans la salle
du conseil, vêtues comme les personnages de
la série La Servante écarlate, adaptée du
roman d’anticipation de Margaret Atwood.
Les photos feront le tour du monde.
« C’était bien joué de leur part, reconnaît le
maire de la ville, Federico Sboarina (sans éti-
quette, issu du mouvement postfasciste
Alliance nationale). Mais, en réalité, je ne vois
pas de raison de protester : en proclamant no-
tre volonté d’aider les mères, nous ne faisons
que répondre au projet initial de la loi 194, qui
dépénalise l’avortement. » Ce discours ne
convainc pas les associations féministes, qui
accusent les anti-avortement d’avancer mas-
qués. « Ici, l’objectif n’est pas d’augmenter la
natalité ; ni même d’aider les mères. Il s’agit
avant tout de mener une bataille culturelle »,
proteste la gynécologue et militante fémi-
niste Maria Geneth. « En Italie, la natalité est
en chute libre et pourtant le nombre d’avorte-
ments a baissé de 63 % depuis l’adoption de la
loi, en 1978, poursuit-elle. Comment peut-on
dire que le problème, c’est l’IVG ? Le vrai pro-
blème, c’est qu’à l’heure actuelle il y a une véri-
table offensive contre les femmes. »
Après avoir déclaré, dès son arrivée au mi-
nistère de la famille, que les familles homo-
sexuelles « n’existent pas », s’attirant les fou-
dres de nombreux membres de la coalition,
Lorenzo Fontana s’est fait plus discret ces
derniers mois. Au Parlement, le discours
sur la famille est porté par un sénateur, Si-
mone Pillon, artisan des Family Day (sorte
de Manif pour tous à l’italienne), qui a pro-
posé une réforme du système de garde d’en-
fants dont les associations féministes consi-
dèrent qu’elle vise à empêcher les femmes de
demander le divorce.
Il y a quelques mois encore, Pillon n’était
connu que comme activiste traditionaliste
des environs de Pérouse, où la Ligue n’était
jamais parvenue à sortir de la marginalité.
Il est aujourd’hui un des nouveaux visages
de ce parti d’extrême droite d’un genre nou-
veau, qui prend forme autour de Matteo
Salvini et ambitionne, un jour prochain,
d’occuper seul le pouvoir. p
jérôme gautheret

0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
pppp CHEF-D'ŒUVRE pppv À NE PAS MANQUER
Par la grâce du rock à l’ère soviétique
Kirill Serebrennikov évoque avec une euphorie élégiaque la scène musicale du Leningrad des années 1980
LETO
pppv
A
u moment où sort
dans les salles françai-
ses son dernier long-
métrage Leto (« l’été »),
le metteur en scène russe Kirill
Serebrennikov, 49 ans, directeur
du Centre Gogol à Moscou, est as-
signé à résidence depuis plus
d’un an, accusé par le ministère
public d’avoir participé au dé-
tournement de subventions, à
hauteur de 133 millions de rou-
bles (1,7 million d’euros). Son pro-
cès s’est ouvert le 7 novembre.
Dans un tel contexte, prenant
parfois des allures ubuesques (on
reproche à la compagnie de Sere-
brennikov la non-existence d’un
spectacle pourtant toujours à
l’affiche de son théâtre), la tenta-
tion est grande de ne voir en Leto,
pour des raisons qui le dépas-
sent, qu’une sorte de manifeste
pour le droit des artistes et contre
les intimidations pernicieuses
du pouvoir russe.
Le film, qui évoque avec une
euphorie élégiaque la scène rock
du Leningrad du début des an-
A Moscou, le procès kafkaïen du réalisateur Kirill Serebrennikov
Assigné en résidence surveillée depuis dix-huit mois, le metteur en scène poursuit son travail artistique par le truchement de son avocat
moscou - correspondante
C inquième semaine. Cha-
que jour ou presque, le
metteur en scène Kirill Se-
rebrennikov s’assoit sur le même
banc, au 4e étage du tribunal
Mechtchanski de Moscou où na-
guère, avant que ce dernier ne
soit refait à neuf, l’ex-oligarque
Mikhaïl Khodorkovski fut jugé.
Petit bonnet noir sur la tête,
sweat assorti et baskets bleues
d’où surgissent des chaussettes
vertes, le réalisateur reste ainsi,
immobile et stoïque pendant de
longues heures, se contentant
parfois de tourner un regard in-
terrogatif vers une salle
d’audience de plus en plus dépeu-
plée à mesure que le temps
s’écoule. Son procès public, qui
s’est ouvert le 7 novembre, pour-
rait encore durer des mois.
ppvv À VOIR
nées 1980, continent méconnu
de la culture pop auquel appar-
tiennent des figures comme Vik-
tor Tsoï et son groupe new wave
Kino, se maintient heureuse-
ment dans un rapport flottant et
évasif avec ces questions. Il se si-
tue, en effet, à une époque – les
prémices de la perestroïka – où la
chappe de la censure était en
train de se relâcher, ouvrant une
brèche à un imaginaire d’impor-
tation, un vent « rock » venu de
l’Ouest, qui pouvait alors être
vécu sur place comme un refuge
momentané.
Sur la scène du Leningrad Rock
Club, les concerts blues-rock de
Mike Naumenko (interprété par
Roma Zver) et de son groupe Zoo-
park électrisent des foules de
groupies, se tenant pourtant bien
droites sur leurs sièges, ne pou-
vant manifester un enthou-
siasme trop débordant, sous la
surveillance scrupuleuse et rigide
des organisateurs.
Viktor, un musicien de 19 ans
(qui partage avec son interprète,
l’Allemand Teo Yoo, d’appartenir
à une minorité coréenne), appro-
che le chanteur et lui fait enten-
La sortie en France, sur les
écrans de cinéma, de Leto
(« l’été ») est étroitement associée
à cette scène. C’est pendant le
tournage de ce film, consacré aux
débuts du rock underground en
Union soviétique, avant la peres-
troïka, que Kirill Serebrennikov a
été arrêté en août 2017. Son mon-
tage sera achevé à distance. Sa
présentation en compétition au
Festival de Cannes, en mai, se fera
par procuration avec ces quelques
mots lus en son nom : « J’ai fait ce
film, à la fois pour et à propos
d’une génération qui considère la
liberté comme un choix personnel
et le seul choix possible. »
Leto, c’est un peu le journal d’un
prisonnier : depuis dix-huit mois,
le réalisateur est en effet assigné à
résidence sous surveillance, ac-
cusé d’avoir détourné 133 mil-
lions de roubles (environ 1,7 mil-
pvvv POURQUOI PAS vvvv ON PEUT ÉVITER
dre ses compositions originales,
discrètement satiriques. Mike
prend le débutant sous son aile et
l’introduit dans son entourage,
cette petite bohème de musiciens
indisciplinés et exubérants, aux
looks hétéroclites, qui ne jurent
que par David Bowie, Lou Reed ou
Blondie. Viktor tombe même
amoureux de Natasha (Irina
Starshenbaum), l’épouse de Mike,
avec laquelle il noue une relation
platonique. Sans en prendre om-
brage, Mike lance le jeune
homme sur scène et produit son
premier album. Entre eux deux
s’établit comme une passe d’ar-
mes, l’aîné incarnant un rock ins-
trumental, issu des années 1970,
s’apprêtant bientôt à céder la
place aux sonorités synthétiques
(la boîte à rythmes new wave) in-
troduites par son protégé.
Hors du monde et de la société
On pouvait s’attendre à ce que
Leto s’étende sur le rôle sociopoli-
tique que put recouvrir cette
jeune scène rock intempestive,
dans la dernière décennie de
l’Union soviétique. Mais la beauté
du film est de se situer à un autre
lion d’euros) de subventions pu-
bliques pour des spectacles mon-
tés par sa troupe théâtrale,
7e Studio, entre 2011 et 2014. « Je
n’ai jamais rien volé », clame-t-il.
Enfant terrible de la scène russe
Pour ses défenseurs et partisans,
l’enfant terrible de la scène russe,
qui dirige également le Centre
Gogol, théâtre moderne réputé à
Moscou, paie la montée en puis-
sance du conservatisme dans un
pays où l’art contemporain est de
plus en plus soumis aux pres-
sions. Kirill Serebrennikov, pour-
tant, ne lâche rien. Confiné dans
son petit appartement mosco-
vite, soumis à l’interdiction de
communiquer avec quiconque,
autre que son avocat, sans accès à
Internet ni au téléphone, il a
poursuivi sans relâche son tra-
vail. Le 4 novembre, à Zurich, la
Les groupies
électrisés
se tiennent bien
droit sur leurs
sièges, sous
la surveillance
des organisateurs
endroit, dans la bulle de grâce et
de détachement qu’habitent ces
musiciens, un espace esthétique,
hors du monde et de la société,
qui coïncide avec leur jeunesse en
apesanteur. Dans un très beau
noir et blanc, ressemblant moins
à un filtre rétro qu’à une gravure
vaporeuse, Serebrennikov des-
sine, au fil de plans souples et mo-
biles, cette façon d’être dans la
musique comme sur la Lune, qui
permet d’échapper à tout le reste
– l’hostilité des anciens, le man-
que de ressources, le poids chan-
celant de la censure. Leto suit ses
héros errant en solitaires dans
leur obsession musicale, une poi-
gnée d’érudits « pop » vivant la
première de l’opéra Cosi fan tutte,
de Mozart, mis en scène par ses
soins, a bien eu lieu.
Pour y parvenir, c’est un vérita-
ble pont virtuel qui s’est mis en
place. Pendant six semaines, le
danseur Evgueni Koulaguine a
joué le rôle de son assistant, en
dirigeant à sa place les répéti-
tions, toutes filmées. Ce dernier
envoyait ensuite les vidéos par
Internet à l’avocat de Kirill Sere-
brennikov, seule courroie de
transmission possible, qui les en-
registrait à son tour sur une clé
USB, avant de les transmettre à
son client. Par le même chemin,
le metteur en scène faisait part
de ses observations détaillées et
de ses consignes. Près de quaran-
te-six vidéos ont ainsi transité
par ce circuit hors norme.
Retour dans la salle du tribunal
Mechtchanski, à Moscou. Ce
CULTURE
mélomanie en vase clos, dans un
nuage permanent de fumée de ci-
garettes, comme pour s’abriter de
la laideur du monde.
Un tel mirage dandy ne va pas
sans une certaine propension à
la pose, à laquelle le film
n’échappe pas complètement,
saisissant ses personnages dans
un festival de postures parfois
compassées. Tout comme il ar-
rive au cinéaste de verser dans
une forme d’histrionisme théâ-
tral, déjà présent dans Le Disciple
(2016), son film précédent.
Mais Leto dépasse largement
ces penchants, en voguant libre-
ment et sans le moindre forçage
dramatique parmi les rêveries
quotidiennes de ses personna-
ges, qu’elles soient amoureuses
(l’amour suspendu entre Viktor
et Natasha) ou musicales (les in-
terludes reprenant des standards
rock, des Talking Heads à Lou
Reed, sous forme de clips ur-
bains), égrenant des états d’âme
passagers qui débouchent sur
une mélancolie profonde (cette
scène musicale est morte très
jeune, à l’orée des années 1990).
Serebrennikov déniche dans
29 novembre, la juge lit d’une
voix monocorde les dizaines de
lettres échangées entre 7e Studio
et le ministère de la culture. Cela
dure des heures. Avec un réel ta-
lent, la dessinatrice Anna Zna-
menskaïa croque sur sa tablette
les portraits des acteurs de ce
vaudeville pour le magazine
Snob, avant de lâcher prise. La
jeune femme, terrassée par l’en-
nui, quitte l’audience gagnée par
l’engourdissement.
A la barre, Sofia Apfelbaum, qui
dirigeait jusqu’en octobre 2014 le
département du ministère
chargé du soutien aux événe-
ments culturels, avant leur trans-
mission à la comptabilité, oscille
d’un pied sur l’autre. Elle se dé-
fend d’une voix lasse. « Je n’ai pas
distribué l’argent (…) et nous
avons reçu des rapports de 7e Stu-
dio. » La situation tourne parfois
| 15
« Leto », tourné
en noir et blanc,
se situe
à une époque
où la censure
se relâche
en URSS.
BAC FILMS
cette matière mille motifs de dis-
tanciation ou d’adresse à la ca-
méra, pour rendre sensible la te-
neur émotionnelle des chan-
sons, tout ce qu’elles renferment
de petits morceaux d’expérience
et de souvenirs prêts à l’emploi,
comme d’affects partagés (leurs
paroles crayonnées sur l’écran).
Car Leto fait tout pour nous
convaincre de ceci : que les chan-
sons constituent un monde en
soi, indépendant et autosuffi-
sant, avec ses propres règles, qui
peut refléter en partie le nôtre,
mais en lui ajoutant toujours
une dimension d’exaltation sup-
plémentaire. Un monde qui
s’éteint et recommence toutes
les trois minutes et trente secon-
des, mais qui pendant ce
temps-là côtoie une forme d’éter-
nité, après laquelle certains illu-
minés, groupies ou musiciens,
courent toute leur vie. p
mathieu macheret
Film russo-français de Kirill
Serebrennikov. Avec Roma Zver,
Irina Starshenbaum, Teo Yoo,
Filipp Avdeev, Evgeniy Serzin
(2 h 06).
au scénario kafkaïen lorsque l’ac-
cusation affirme qu’une pièce
comme Songe d’une nuit d’été n’a
jamais été produite sur scène,
alors que la première a eu lieu à
l’automne 2012.
Cloué sur son banc, Kirill Sere-
brennikov ne peut rien dire ni
même échanger quelques mots
avec les deux coaccusés présents
à ses côtés, Alexeï Malobrodski,
directeur du Centre Gogol de
2012 à 2015, qui a passé dix mois
en détention préventive, et Iouri
Itine, ex-dirigeant de 7e Studio.
Tout juste ose-t-on l’aborder lors
d’une pause pour lui demander
comment il se sent. « Je n’ai pas le
droit de vous parler, souffle-t-il
dans un bref sourire, mais je vais
bien. La vérité va toujours bien. »
Le metteur en scène encourt tou-
jours jusqu’à dix ans de prison. p
isabelle mandraud
16 | culture
Le catch au défi de la transgression
Un triple champion du monde assume crânement son homosexualité
CASSANDRO
THE EXOTICO !
ppvv
P
artie à New York à 19 ans
pour y étudier Ten-
nessee Williams, Marie
Losier ne revient en
France que dix-sept ans plus tard,
après avoir bifurqué par les
Beaux-Arts et consacré de nom-
breux films à des figures du ci-
néma underground, tel l’artiste
transgenre Genesis P-Orridge
dans The Ballad of Genesis and
Lady Jaye, son documentaire sorti
en salle en 2011. C’est à un autre
type d’artiste des confins qu’elle
consacre son nouveau documen-
taire. Saul Almendariz, de son
nom de scène Cassandro, est une
figure singulière de Lucha libre,
autrement appelé catch mexi-
cain, catégorie luxuriante et opé-
ratique du genre.
Ce triple champion du monde
de sa catégorie assume en effet
crânement son homosexualité et
son attirance pour le féminin
dans un milieu qui ne s’est jamais
défini par son esprit de tolérance.
Son surnom, « L’Exotique », vient
tout droit de cette catégorie de cat-
cheurs qui caricaturaient la pré-
ciosité féminine des homo-
sexuels en se déguisant en fem-
Un serial killer chez les cinéastes iraniens
Le thriller loufoque de Mani Haghighi est aussi une satire du régime
PIG
pppv
O
n connaît le film ira-
nien coup de poing, à
la manière de Jafar
Panahi, Mohammad
Rasoulof ou Rafi Pitts. Ou encore
le drame de société distancié,
façon Asghar Farhadi. Voici Pig,
« cochon » ou « porc », comme on
voudra, septième long-métrage
de Mani Haghighi, une comédie
gargantuesque et démesurée
aux allures de thriller, qui n’en
est pas moins une satire féroce
de la censure dans le cinéma ira-
nien. Un porc sauté aux petits
oignons. En l’espèce, le titre ren-
voie au mot qui est inscrit – au
couteau – sur la tête de chaque
victime abattue dans ce film au
suspense hilarant.
En compétition officielle à Ber-
lin, Pig peut se résumer ainsi : la
terreur et la suspicion s’emparent
des professionnels du cinéma, à
Téhéran, alors qu’un tueur en
série abat l’un après l’autre de
mes et en luttant sans masque. A
contrario, en cognant très dur et
en se livrant plus que de raison,
Cassandro a donné sa noblesse au
genre. D’où la double et inquié-
tante nature de ce petit gabarit
dont l’influx nerveux sur le ring
impressionne. Tout le film, tourné
à Ciudad Juarez, est d’ailleurs pro-
fondément marqué par l’idée de la
dualité et du défi de la frontière.
Un moment charnière
D’un côté, la diva étincelante du
catch mexicain, avec ses robes à
longue traîne façon Lady Di (son
idole), ses cheveux blonds perma-
nentés, ses collants moulants, son
slip pop fuchsia et ses jambières
foudroyantes. De l’autre, l’athlète
timbré des arènes, roi du salto, ca-
pable de se jeter tête la première
hors du ring sur des rangées de
chaises vides ou occupées, cica-
trisé d’à peu près partout, huit
traumatismes crâniens au comp-
teur, des broches dans la mâ-
choire, des tendons sectionnés.
Comme aime à le rappeler ce
mini-lutteur, il passe pour le « Li-
berace de la lutte ».
On entrevoit, s’agissant d’un tel
personnage évoluant dans un tel
milieu, le danger qui guette à tout
moment le film : la tentation, jus-
tement, de l’exotisme. Si Marie
Losier n’est, de fait, aucunement
célèbres réalisateurs. Il reste
encore quelques survivants,
parmi lesquels le cinéaste Hasan
Kasmai, personnage principal du
film (brillamment incarné par
Hasan Majuni, acteur de théâtre
et metteur en scène). Sanctionné
par le régime iranien, qui lui a
retiré toute autorisation de
tournage, Hasan ronge son frein
en tournant des publicités.
Surtout, il voit s’éloigner la
femme qu’il aime, qui est aussi
l’actrice populaire qu’il a fait
tourner dans ses films précédents
– interprétée par Leila Hatami,
elle-même révélée dans Une sépa-
ration (2010), de Farhadi.
Enfin, notre héros, qui n’a
encore jamais été attaqué par l’as-
sassin, finit par s’inquiéter :
serait-il à ce point has been ? Il
pourrait passer son temps sur le
divan, comme Woody Allen, mais
il préfère se mettre en danger.
Qu’a-t-il à perdre ? Ou plutôt, que
n’a-t-il pas à gagner en devenant
une victime ? Délicieuse mise en
abîme des débats qui agitent le
Le film, tourné
à Ciudad Juarez,
est marqué
par l’idée de la
dualité et du défi
de la frontière
intéressée par les arcanes socio-
politiques du milieu qu’elle filme,
du moins parvient-elle à faire,
avec une discrète empathie, un
beau et sensible portrait de ce
personnage hors norme. C’est,
pour l’essentiel, parce qu’elle sai-
sit son héros à un moment char-
nière, alors que l’âge et les dou-
leurs physiques vont lui rendre à
peu près impossible une pratique
qui est pourtant le sel de sa vie.
Le film distille à cet égard un poi-
gnant sentiment de nostalgie, al-
ternant les images d’archives des
matchs qui firent la gloire de Cas-
sandro et les confessions intimes
du catcheur, teintées d’une dou-
loureuse mélancolie. L’image elle-
même renvoie à une autre époque,
celle des années 1970, tournée en
16 mm et projetée au format carré
dans une gamme de couleurs dou-
ces et une texture qui avivent la
propre nostalgie des spectateurs
en âge de la reconnaître.
cinéma iranien – qu’est-ce qu’un
cinéma contestataire ? A quoi
reconnaît-on un cinéaste
engagé ? –, le film de Mani Haghi-
ghi est emblématique d’une nou-
velle forme de narration politique.
Ici, derrière l’apparente légèreté
d’une histoire foldingue et loufo-
que, la subversion apparaît en fili-
grane dans le scénario (validé par
le bureau de la censure iranien).
Humour et insolence
Né en 1969 à Téhéran, Mani
Haghighi carbure à l’humour et à
l’insolence. L’idée du film, expli-
que-t-il, lui est venue alors qu’il
venait d’apprendre la mort d’un
réalisateur iranien. « Tout le
monde disait du bien de lui. Je son-
geais que, de son vivant, personne
ne se souciait de lui et de son tra-
vail, et combien, en Iran en parti-
culier, la mort permet à des artistes
médiocres d’acquérir une recon-
naissance. » Dans Pig, trois réali-
sateurs iraniens bien vivants
dans la vraie vie se retrouvent
« assassinés ». Mani Haghighi a
Cassandro,
figure singulière
du catch
mexicain.
URBAN DISTRIBUTION
On ne peut qu’être touché, en-
fin, par ce que le héros laisse de-
viner des combats qu’il a dû me-
ner pour en arriver là. Les sévices
infantiles, la longue lutte contre
la drogue, toute une vie de mi-
sère rédimée à force de courage.
Tout cela résonne dans l’intimité
de sa maison, où le syncrétisme
mexicain, entre reliques chré-
tiennes et rituels indiens, donne
à plein. Renonçant à sa persona
et au plaisir du show permanent
qui est devenu comme sa se-
conde nature, Cassandro se livre
alors à Marie Losier, qui a gagné
sa confiance.
On atteint, tout particulière-
ment dans la dernière partie du
film, alors que le personnage s’est
cassé la jambe et que son avenir
dans la lutte lui apparaît de moins
en moins assuré, à un degré supé-
rieur d’émotion. De longues pla-
ges de tristesse qui affleure et de
divagations oniriques recouvrent
sourdement le bruit et la fureur
de la vie de Cassandro, ramenant
soudain à la conscience du spec-
tateur cette vérité première et
dernière qui veut que la trans-
gression soit une autre forme de
la fraternité humaine. p
jacques mandelbaum
Documentaire français
de Marie Losier (1 h 13).
tout de même pris soin de leur
demander leur accord avant de les
nommer dans le film.
Petit détail, ils ne sont pas tous
des rebelles : Ebrahim Hatamikia
fait des films de propagande,
comme il le dit lui-même ; Hamid
Nematollah est un réalisateur
émergent ; Rakhshan Bani Ete-
mad est une opposante au ré-
gime. Mani Haghighi, lui, a grandi
sur les plateaux de tournage, en-
tre un grand-père producteur et
réalisateur d’avant la révolution
de 1979, Ebrahim Golestan, et un
père chef opérateur tout autant
renommé, Nemat Haghighi.
Mani Haghighi a travaillé aux
côtés d’Abbas Kiarostami, lequel a
écrit son deuxième film, Men at
Work (2006). Avec Pig, Haghighi
prouve qu’il n’est ni Kiarostami,
ni Panahi, ni Farhadi. Mais sim-
plement lui-même. p
clarisse fabre
Film iranien de Mani Haghighi.
Avec Hasan Majuni, Leila
Hatami, Leili Rashidi (1 h 47).
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
K Retrouvez l’intégralité des critiques sur Lemonde.fr
S E M A I N E
p p vv À VO IR
Marche ou crève
Film français de Margaux Bonhomme (1 h 25).
On peut être reconnaissant à Marche ou crève de s’atteler au
sujet du handicap et, par là, de combler un manque, celui du
corps handicapé au cinéma. Une telle démarche rencontre iné-
vitablement des écueils, notamment celui de ne pas parvenir à
aller au-delà du « film à sujet ». La vertu de Marche ou crève est
de nous faire plonger dans ce quotidien particulier : celui d’un
père de famille célibataire qui vit avec ses deux filles, Elisa et
Manon, qui souffre d’un lourd handicap. p m. j.
L A
p v v v PO U RQ U O I PAS
Pupille
Film français de Jeanne Herry (1 h 55).
D E
L’abandon et l’adoption d’un bébé né sous X dans une mater-
nité brestoise sont traités dans le moindre détail. On pourrait
croire à une enquête journalistique si les femmes et les hommes
concernés n’avaient le visage familier de vedettes de cinéma. La
F I L M S
présence de Gilles Lellouche en parent d’accueil, d’Elodie Bou-
chez en adoptante ou de Sandrine Kiberlain en représentante
des services sociaux ne suffit pas, quels que soient l’engagement
et la finesse de l’une ou l’autre, à enclencher le mécanisme de la
fiction, et Pupille se place dans la catégorie en pleine expansion
de ces longs-métrages français qui célèbrent tel ou tel aspect des
institutions ou coutumes nationales, du traitement de la délin-
quance juvénile aux greffes d’organe. p t. s.
A U T R E S
Assassination Nation
Film américain de Sam Levinson (1 h 48).
En plus d’être hyperconnectées, Lily et ses quatre meilleures
amies sont hypersexualisées. Leur quotidien ? Envoyer des tex-
tos, des sextos et des smileys. Le cinéaste américain Sam Levin-
son met sa mise en scène au diapason de cette hystérie com-
municationnelle : split-screens, interfaces de messagerie en
plein écran et mouvements de caméra acrobatiques. L’intrigue
prend place à Salem, où un méchant hackeur décide de publier
les données personnelles de la moitié de la population. L’Amé-
L E S
rique, sa violence, son hypocrisie, sa jeunesse perdue. Assassi-
nation Nation surfe sur la vague Spring Breakers mais pour
nous en proposer une version aseptisée et opportuniste. p m. j.
v vv v O N P E U T É V I T E R
Monsieur
Documentaire de Laurent Delahousse (1 h 37).
En apparence, le sujet de Monsieur est bien Jean d’Ormesson,
écrivain populaire qui murmurait à l’oreille des puissants. Plus
profondément, Monsieur n’est pas un documentaire sur Jean
d’Ormesson. Plutôt sur une certaine idée de l’écrivain français.
Bien qu’il s’attarde sur les rituels d’écriture du personnage et
sur les mystères artistiques, Laurent Delahousse s’intéresse
avant tout au pouvoir de l’écrivain médiatique. Celui qui vit de
ses livres, passe à la télévision, siège à l’Académie française, s’as-
treint à d’interminables séances dédicaces, se fait servir par son
maître d’hôtel et converse avec un ministre qui ne se doute pas
encore qu’il sera élu président. Spécimen rare et précieux, l’écri-
vain médiatique méritait bien son documentaire. p m. j.
À L’A FFI CHE ÉGAL E ME NT
Ma mère est folle
Film franco-belge de Diane Kurys (1 h 35).
Back to School
Film américain de Malcolm D. Lee (1 h 51).
À L I RE DANS « L E M O NDE » DAT É 6 DÉ C EM BRE
Astérix. Le secret de la potion magique
Film français de Louis Clichy et Alexandre Astier (1 h 23).
Les Confins du monde
Film français de Guillaume Nicloux (1 h 43).
LES MEILLEURES ENTRÉES EN FRANCE
Evolution
Nombre par rapport Total
de semaines Nombre Nombre à la semaine depuis
d’exploitation d’entrées (1) d’écrans précédente la sortie
Les Animaux fantastiques
Le Grinch 1 547 494 592 547 494
3 461 491 791 ↓ – 43 % 3 016 528
2
Sauver ou périr 1 281 736 340 281 736
Bohemian Rhapsody 5 280 353 592 ↓ – 20 % 3 000 430
Casse-Noisette
et les quatre royaumes
1 229 166 478 229 166
Les Veuves 1 175 870 270 175 870
Robin des bois 1 171 985 442 171 985
Lola et ses frères 1 142 866 311 142 866
Le Grand Bain 6 142 726 670 ↓ – 40 % 3 965 458
Mauvaises herbes 2 89 086 390 ↓ – 47 % 290 203
AP : Avant-première * Estimation
Source : « Ecran total » Période du 28 novembre au 2 décembre inclus
Un film américain animé par une bête à poil vert malcommode et
un drame français porté par un sapeur-pompier héroïque qui se
sacrifie pour ses hommes se partagent les deux premières marches
des sorties en salle, cette semaine : Le Grinch, de Yarrow Cheney
et Scott Mosier, qui totalise 547 494 spectateurs sur 592 copies, et
Sauver ou périr, de Frédéric Tellier, 281 736 spectateurs sur 340 copies.
Ils sont suivis par un autre long-métrage à destination du jeune
public – Casse-Noisette et les quatre royaumes, adaptation Disney
du conte d’Hoffmann (229 166 entrées sur 478 copies) – et un « film
de casse » emmené par une équipe de femmes hors la loi qui
ne recule devant rien – Les Veuves, du cinéaste britannique Steve
McQueen (175 870 entrées sur 270 copies). Tandis que Le Grand Bain
et ses hommes en maillot continuent leur ascension vers
le plongeoir le plus élevé, atteignant presque les 4 millions d’entrées,
Les Animaux fantastiques 2 et Bohemian Rhapsody caracolent,
eux aussi, en tête, dépassant l’un et l’autre les 3 millions d’entrées.

0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
« Dans le Sud, nous
sommes assis sur
une poudrière »
Roberto Minervini présente un
documentaire qui témoigne de la violence
et du racisme dans le sud des Etats-Unis
ENTRETIEN
L
e documentaire What You
Gonna Do When the
World’s on Fire ? est né
d’un changement de cap.
Parti dans les quartiers pauvres de
La Nouvelle-Orléans, avec pour
projet de remonter aux sources de
la culture afro-américaine, Ro-
berto Minervini explique com-
ment il s’est éloigné de ses inten-
tions initiales au profit d’un autre
sujet, le racisme et la violence aux-
quels sont confrontés les Noirs
dans le sud des Etats-Unis.
Comment votre projet initial
a-t-il glissé vers celui du film ?
Désireux de creuser les origines
de la musique afro-américaine, j’ai
commencé, en 2015, un travail de
recherche qui m’a mené dans les
ghettos de La Nouvelle-Orléans.
C’est à cette occasion que j’ai ren-
contré Judy Hill, le personnage
principal du film. Elle m’a ouvert
la porte sur un monde, en principe
inaccessible, et conduit vers des
personnes dont les témoignages
m’ont touché. Cette parole a con-
duit mon film, elle a imposé son
univers. J’ai compris que les Noirs
américains avaient besoin d’es-
pace pour parler, et j’ai décidé que
ce film devait être un film de dialo-
gue. La musique, elle, est demeu-
rée présente, dans la bande-son,
comme protagoniste invisible.
Comment parvenez-vous à éta-
blir un lien avec ces personnes
méfiantes face à une caméra ?
Avant le tournage, le travail con-
siste précisément à fréquenter ces
personnes, à créer avec elles un
dialogue informel qui n’a pas
pour but d’être dans le film. Il est
Naître et être noir en Louisiane
Le documentaire, galerie de portraits d’habitants de La Nouvelle-
Orléans, montre les limites de la méthode Minervini
WHAT YOU GONNA DO
WHEN THE WORLD’S
ON FIRE ?
ppvv
L’ Italien Roberto Minervini
est l’auteur d’une œuvre
cinématographique réali-
sée depuis 2011 dans le sud des
Etats-Unis, entre Texas et Loui-
siane. Ses documentaires, plus
particulièrement, témoignent de
la violence endémique du Sud
profond. Après Le Cœur battant
(2014) et The Other Side (2015),
c’est à la communauté noire de
Louisiane, marquée par le récent
assassinat de plusieurs de ses
membres, qu’est consacré son
nouveau film, tourné dans un
noir et blanc léché.
Plusieurs personnages le font vi-
vre. Judy, blonde logorrhéique,
haute en couleur, profonde en
souffrance, perruque, visage en
lame de couteau, y prend toute la
lumière. Sa rage se comprend. Une
mère de 87 ans expulsée de son ap-
partement. Et son propre bar, le
bien nommé Ooh Poo Pah Doo,
lieu de convivialité et de réunion,
de musique et de diatribes, du
quartier de Tremé à La Nouvelle-
Orléans, dont elle ne peut plus as-
sumer les charges. Deux effets de
la politique de gentrification qui
chasse la communauté noire.
primordial pour moi de créer un
rapport d’intimité, de confiance
et d’affection. S’il n’existe pas, je
ne peux rien envisager. Ensuite,
pour le tournage, je procède avec
une petite équipe, à qui je confie
une histoire très grande.
Comment s’est construite
l’esthétique du film ?
J’avance par petits pas. En 2016,
je n’ai tourné que quelques minu-
tes par jour, sans écrire ni diriger,
seulement pour observer et intro-
duire en douceur la présence de la
caméra. Puis, en 2017, j’ai tourné
trois mois d’affilée. Mes tourna-
ges s’inscrivent dans l’immédia-
teté, en fonction de l’endroit et de
la lumière. Cela me laisse peu de
possibilités. Mais je préfère ne pas
tourner si ces conditions ne sont
pas remplies. Je considère comme
un devoir de rendre l’élégance et la
solennité du moment, de restituer
aux personnes leur dignité. Cela
ne relève pas de l’écriture, mais
d’autre chose : une façon très sé-
lective de présenter la réalité.
Est-ce dans cette optique que
vous avez choisi le noir et blanc ?
La couleur aurait accentué de fa-
çon préjudiciable les change-
ments de lieu et de milieu. Elle
« Le noir et blanc
crée une absence
de temporalité
dont j’avais besoin
pour raconter une
histoire qui dure
depuis des siècles »
Ronaldo et Titus, deux frères à la
beauté frappante, tuent le temps,
courent les rues, inventent des
jeux. Leur père est en prison. Leur
mère, doux dragon domestique,
les surveille comme le lait sur le
feu. Pas question qu’ils tournent
mal. Les interdits pleuvent, et les
objurgations. Titus porte, par sa
nervosité extrême, par le dérapage
que celle-ci peut à tout instant pro-
duire, le symptôme du malaise
que vit ici sa communauté. Sur les
épaules de Ronaldo, 14 ans, pèse le
poids de l’aînesse, du chemin à
montrer en l’absence du père.
C’est un sacré poids pour un ga-
min, dont il s’acquitte avec une re-
marquable dévotion, quitte à lâ-
cher la rampe parfois.
Peuples minoritaires
Le « chef » Kevin, de la commu-
nauté des Indiens de Mardi gras,
travaille sans relâche à cette vieille
tradition du carnaval de La Nou-
velle-Orléans qui voit des Afro-
Américains se parer d’extravagan-
tes tenues indiennes, rappelle à
qui voudrait l’entendre que ces
deux peuples minoritaires, sou-
dés par une solidarité historique,
n’ont cessé de souffrir dans leur
chair de la ségrégation raciale.
Il y a enfin un groupe du New
Black Panther Party (NBPP) qui
revient régulièrement, uniforme
noir et allure martiale, sillonnant
culture | 17
Titus
Turner
(à gauche)
et Kevin
Goodman.
SHELAC
aurait probablement aussi créé Les Black Panthers, anciens ou avec les accusations concernant le J’étais et je continue d’être plei-
une hiérarchie entre les différents nouveaux, ont toujours été un suprémacisme. Le champ d’action nement conscient des controver-
groupes, ceux habillés en noir mouvement où des voix dissiden- du NBPP se concentre sur l’action ses autour du NBPP. Mais je n’ai eu
auraient paru très austères et tes et extrémistes se sont fait en- sociale, l’activisme et la dénoncia- aucun problème de conscience à
moins séduisants que les Indiens tendre. Mais ces extrémistes anti- tion des crimes haineux. être parvenu à approcher et à fil-
de Mardi gras par exemple. Le sionistes et antisémites ont cha- mer ces New Black Panthers, ce
noir et blanc crée aussi une ab- que fois quitté le mouvement ou Il était donc important que le que les médias blancs n’ont pas
sence de temporalité dont j’avais en ont été sortis. Concernant les NBPP figure dans votre film ? réussi à faire en trois décennies.
besoin pour raconter une histoire New Black Panthers, les dernières Quand j’ai décidé de faire ce film Mon espoir est qu’un débat sain
qui dure depuis des siècles. accusations de ce genre remon- sur le racisme institutionnalisé puisse s’engager entre les médias
tent aux années où le mouvement dans l’Amérique contemporaine et et la direction du NBPP. Et que ce
C’est votre cinquième film sur était dirigé par Malik Zulu Sha- sur ses effets dévastateurs, j’ai dû mouvement ne s’arrête pas à
le sud des Etats-Unis. Pensez- bazz, qui a été évincé en 2013. réfléchir aux éléments qui étaient cause d’Internet, d’allégations
vous vous en éloigner un jour ? Donc controversé, oui, c’est iné- importants pour la pertinence du d’anciens dirigeants. Ce débat est
Pas encore. J’habite au Texas de- vitable, même si je pense qu’il est discours. Et les New Black Pan- une étape indispensable pour
puis onze ans, ce qui me donne tout à fait incorrect d’étiqueter thers sont pour moi très perti- comprendre l’histoire véritable
une crédibilité qui facilite mon comme antisémite dans sa globa- nents. Car ils représentent la conti- des Black Panthers dans l’Améri-
travail. Et puis, le Sud est la région lité l’un ou l’autre mouvement. nuité avec la lutte pour les droits que brisée d’aujourd’hui. p
la plus multiethnique des Etats- Comme je suis en total désaccord civils, la justice, l’égalité et l’équité. véronique cauhapé
Unis, et celle où il y a le plus de sé-
grégation. Nous sommes donc as-
sis sur une sorte de poudrière qui
risque d’exploser.
Vous avez réussi à filmer des
membres du New Black Pan-
ther Party [NBPP] lors de leurs
actions. Or, ceux-ci sont très
controversés, après les déclara-
tions suprémacistes et antisé-
mites de certains d’entre eux,
et désavoués par les membres
du mouvement historique.
Est-ce que vous vous êtes inter-
rogé sur ce point ?
les rues pour manifester la répro-
bation de la communauté devant
le meurtre impuni d’Alton Ster-
ling, vendeur ambulant tué
en 2016 par deux policiers à Ba-
ton Rouge, ou du lynchage, dans
le Mississippi, de Jeremy Jackson
et Phillip Carrol parce qu’ils
avaient des petites amies blan-
ches. Emmené par Krystal Mu-
hammad, le NBPP, dont la pré-
sence toujours ténue force l’ad-
miration, demande justice, en-
quête, fait acte de résistance.
La représentation de ce groupe
n’en marque pas moins une limite
générale de la méthode Minervini.
Son écriture documentaire, im-
pressionniste et affective, centrée
sur le pouvoir d’attraction des per-
sonnages, manque parfois à docu-
menter le réel, au point d’en occul-
ter la complexité. C’est le cas avec
le NBPP, rejeton autoproclamé
en 1989 du parti originel, et dé-
noncé depuis, notamment par les
membres de ce dernier, comme
un mouvement raciste. Sans
doute, l’histoire du NBPP n’était
pas le sujet. Il n’appartenait pas
moins à Minervini, dès lors qu’il
élisait ce mouvement comme un
acteur essentiel de son histoire, de
le situer idéologiquement. p
jacques mandelbaum
Documentaire américain de
Roberto Minervini (2 h 03).
18 | culture
ENTRETIEN
saint-hilaire-d’ozilhan (gard)
envoyée spéciale
C’
est au milieu de vignes
roussies par l’automne
que l’on retrouve Jean-
Louis Trintignant, sur son
domaine viticole Rouge
Garance, entre Avignon et
Uzès. Le 11 décembre, jour de son 88e anniver-
saire, l’acteur remontera sur scène, au Théâ-
tre de la Porte-Saint-Martin, à Paris, pour une
série de représentations, jusqu’au 22 décem-
bre, d’un nouveau spectacle poético-musical,
en compagnie des poètes qu’il aime, du com-
positeur et accordéoniste Daniel Mille, et du
musicien argentin Astor Piazzolla. Certains
soirs, le comédien Denis Podalydès sera aussi
de la partie. Entretien, à lire avec dans l’oreille
la voix inimitable de Jean-Louis Trintignant.
On revient sur la vie qui a fait de vous
l’acteur que vous êtes…
Oh vous savez… Ma vie, au fond, elle n’est
pas brillante. Elle peut être considérée
comme brillante, mais moi, j’ai le sentiment
d’être un raté. J’ai raté beaucoup de choses. Ce
que je fais avec ces spectacles poétiques, par
exemple, je voudrais que ça ait beaucoup
d’audience, et ça n’en a pas tellement. Je suis
un peu compliqué, aussi : si les salles ne sont
pas totalement pleines, ça me déprime. La
poésie n’intéresse pas énormément de gens.
Elle fait peur, même si la poésie qui sert de
matière à mes spectacles est à la fois de qua-
lité et assez populaire. Ce que j’aime par-des-
sus tout, c’est Baudelaire, Rimbaud,
Verlaine… Ce ne sont quand même pas des
poètes emmerdants, non ?
La poésie vous a accompagné très tôt ?
Ah oui, et c’est de plus en plus le cas. Mainte-
nant je n’arrive même plus trop à lire des ro-
mans, je trouve que ça traîne, que c’est trop
long. Alors qu’avec la poésie le plaisir est tou-
jours là. Ces derniers mois, j’ai dû enregistrer
deux mille fois Le Bateau ivre, de Rimbaud,
que j’aimerais faire avec Denis Podalydès, un
acteur que j’aime beaucoup. C’est peut-être le
plus beau poème de la littérature française,
Jean-Louis Trintignant :
« Je suis un raté qui a eu
beaucoup de chance »
A l’occasion de son retour sur scène, au Théâtre
de la Porte-Saint-Martin, à Paris, l’acteur de 87 ans
revient sur sa vie et sa carrière
mais ce n’est pas le plus évident, alors je tra-
vaille encore et encore. C’est plus difficile que
Prévert, mais Prévert, c’est vachement bien,
vous savez. On ne connaît de lui que quelques
poèmes, toujours les mêmes. Comme beau-
coup de gens, je le mésestimais un peu, et de-
puis j’ai lu beaucoup de textes que je ne con-
naissais pas et qui sont magnifiques. Tiens, je
vous en dis un : « Des milliers et des milliers
d’années/Ne sauraient suffire/Pour dire/La pe-
tite seconde d’éternité/Où tu m’as embrassé/Où
je t’ai embrassée/Un matin dans la lumière de
l’hiver/Au parc Montsouris à Paris/A Paris/Sur
la Terre/La Terre qui est un astre » [Le Jardin].
Cela n’a pas l’air du tout, mais c’est beau, non ?
Il en a écrit plein comme ça, dont un sur les
sans-papiers, comme on ne disait pas encore à
l’époque. J’ai sorti aussi des textes de Prévert
plus longs, comme La Grasse Matinée, ou La
Lessive, qui sont des sortes de poèmes-récits.
Est-ce la vision de « L’Avare » par Charles
Dullin, quand vous étiez jeune, qui est à
l’origine de votre désir d’être acteur ?
Oui… C’était à Aix-en-Provence, après la
guerre, et je l’ai trouvé magnifique, le vieux
Dullin. Je suis allé m’inscrire à son cours, à
Paris. Il était mort entre-temps, je ne l’ai pas
connu, mais son esprit subsistait à travers les
professeurs, qui avaient été ses élèves. J’allais
parallèlement, au cours de Tania Balachova
[1902-1973]. Comme je n’étais pas très doué
comme comédien, je me disais qu’il fallait que
je travaille doublement. Dans les deux cours,
on me disait : « Toi, tu avances doucement… »
Pourquoi pensiez-vous que vous n’étiez
pas doué ?
Parce que comédien, c’est un peu un métier
d’exhibitionniste, quand même. Et moi j’étais,
je suis toujours, plutôt très timide. Je jouais
toutes mes scènes la tête baissée d’une voix
monocorde, je ne savais pas extérioriser…
Et le théâtre de l’époque était plus dans la
profération que celui d’aujourd’hui. Vous
avez devancé l’arrivée d’une forme de jeu
plus sobre, plus intérieur, finalement…
Je me souviens du premier rôle que j’ai joué
dans un film : c’était avec Christian-Jaque
[1904-1994], qui était considéré comme un
grand metteur en scène, et cela s’appelait Si
tous les gars du monde. J’avais une petite scène
où j’attendais je ne sais plus quoi. J’étais là, as-
sis dans un fauteuil, je ne faisais rien. Dès la fin
de la première prise, Christian-Jaque me saute
dessus et me dit : « Comment voulez-vous que
l’on comprenne que vous attendez ? Il faut que
vous regardiez votre montre, que vous soupi-
riez, c’est comme cela que l’on attend. » Je lui ai
dit : « Alors là, si c’est ça le cinéma, moi j’arrête
tout de suite. » On est souvent très humilié en
tant que comédien, parce qu’on est dirigé par
des gens qui ne pensent pas comme vous.
Aujourd’hui encore, je sais que
Christian-Jaque avait tort : il faut ressentir les
choses, mais ne pas les montrer.
Vous avez senti dès vos débuts, grâce à
Humphrey Bogart notamment, que vous
admiriez, que ce que vous vouliez, c’était
un jeu plus économe que celui des ac-
teurs de théâtre de l’époque ?
C’était une évidence pour moi, mais ce
n’était pas toujours compris. J’ai joué Hamlet
[sous la direction de Maurice Jacquemont,
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
création 1971] à une époque où je tournais
beaucoup au cinéma, et je me demandais
pourquoi on ne jouait pas au théâtre comme
au cinéma, c’est-à-dire sans rien montrer. Et
ce Hamlet a été un échec énorme, les gens
ont dit que je m’en fichais, ce qui n’était pas
du tout le cas. Mais j’extériorisais très peu,
c’est sûr. Aujourd’hui, les comédiens extério-
risent moins, et je trouve d’ailleurs qu’on a en
France toute une nouvelle génération d’ac-
teurs qui sont très bons, très justes, même si
souvent ils ont un petit défaut, qui est qu’ils
n’articulent pas suffisamment, et parfois on
ne les comprend pas très bien.
Qu’est-ce qu’un bon acteur, pour vous ?
Oh je ne sais pas… D’abord c’est un acteur qui
est modeste, qui ne pète pas plus haut que son
cul. Et puis la sensibilité, la justesse, le fait de
ne jamais en rajouter. Je n’aime pas les acteurs
trop brillants, qui font leur numéro, j’aime les
acteurs comme Denis Podalydès, Jean-Pierre
Darroussin, Niels Arestrup. Notre métier
d’acteur, c’est avant tout d’être des passeurs.
Au départ, c’était donc surtout au théâtre
que vous vouliez travailler ?
« MAINTENANT JE Ah oui, oui. J’ai été trois ans dans la troupe
de Jean Vilar [1912-1971], au début des années
N’ARRIVE MÊME PLUS 1960, et j’étais très content : je jouais des pe-
tits rôles, je savais que j’en aurais joué de plus
TROP À LIRE DES grands après, ça m’allait très bien, j’aimais la
ROMANS, JE TROUVE vie de troupe, on jouait au TNP et à Avignon…
Mais j’étais marié avec une femme ambi-
QUE ÇA TRAÎNE, QUE tieuse [Nadine Trintignant], qui voulait que je
devienne célèbre et qu’on gagne beaucoup
C’EST TROP LONG. d’argent. Chez Vilar, je ne gagnais pas beau-
coup de fric, mais je n’avais pas besoin de
ALORS QU’AVEC LA beaucoup. J’ai toujours lu Jules Renard, qui
POÉSIE LE PLAISIR disait : « Si au lieu d’essayer de gagner beau-
coup d’argent, on essayait de vivre avec moins
EST TOUJOURS LÀ » d’argent ? » Ce n’est pas bête.
Mais au final, vous en avez gagné
pas mal, de l’argent…
Oui, mais comme ça ne m’intéressait pas
tellement, je ne l’ai pas tellement gardé. Mais
oui, j’ai tourné dans cent trente films, j’ai été
pris dans le truc. J’avais toujours envie de re-
faire du théâtre, mais j’avais beaucoup de
propositions au cinéma, et je me disais je ne
peux pas retourner au théâtre, j’ai mes im-
pôts à payer sur mes revenus de l’année pré-
cédente : j’avais claqué tout ce que j’avais ga-
gné, et les salaires au théâtre ne sont pas les
mêmes qu’au cinéma.
Quels sont vos grands souvenirs ?
J’ai bien aimé mes années italiennes. J’y ai
tourné une trentaine de films, du début des
années 1960 au début des années 1970. Le
Fanfaron, de Dino Risi (1962) a été pendant des
années le film qui a le mieux marché en Italie.
Il y a eu « Le Conformiste », de Bernardo
Bertolucci, en 1970, un de vos plus beaux
rôles…
Oui mais Le Fanfaron, ça a été un immense
succès populaire…
Qu’est-ce qui compte le plus pour vous,
que ce soit un succès populaire ou un
événement artistique ?
Que ce soit un succès populaire. Peut-être
parce que je n’en ai pas eu beaucoup. Bon, il y a
eu Un homme et une femme, de Lelouch
[1966], quand même… Mais les films d’Alain
Cavalier [Le Combat dans l’île, 1962], d’Eric
Rohmer [Ma nuit chez Maud, 1969] ou de
François Truffaut [Vivement dimanche !, 1983]
ne font pas de vous une immense vedette, il
ne faut pas rêver.
Avec « Un homme et une femme », vous
êtes-vous êtes senti catalogué dans le rôle
du jeune premier romantique ?
Oui, et ça ne me convenait pas tellement.
J’ai toujours trouvé que les héros ne sont pas
très intéressants. Les tordus sont plus exci-
tants à jouer, évidemment. Dès que j’ai pu
jouer un type qui n’était pas un jeune pre-
mier, j’ai sauté dessus. C’était dans Paris brûle-
t-il ?, de René Clément, en 1966, je jouais un
salaud, un type qui donne des juifs et les en-
voie à la mort.
C’est vrai que vous avez bien aimé les rô-
les de tordus un peu feutrés, comme dans
Eaux profondes, le film de Michel Deville
d’après Patricia Highsmith (1981)…
Comme acteur on se régale avec ça… Mais
moi, je suis plutôt un type pas très compliqué.

0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
Je suis un paysan, j’ai été élevé à côté d’ici, à
Pont-Saint-Esprit. J’ai toujours eu des périodes
où je ne voulais plus être comédien. J’ai fait de
la photo, j’ai travaillé à L’Express, notamment,
c’était à la sortie du service militaire.
Service militaire que vous avez effectué
en Algérie…
A la fin de la guerre d’Algérie, oui, après mes
études de droit à Aix-en-Provence. J’ai été en-
voyé là-bas, je ne voulais pas y aller, je me suis
rendu malade pour être exempté, mais les
autorités françaises me l’ont fait payer très
cher. J’ai été interné, et j’ai fait des mois de
service supplémentaires. J’étais contre cette
guerre, totalement. On nous disait qu’on al-
lait « pacifier » l’Algérie, alors qu’on faisait
une guerre atroce, qu’on torturait des gens. Je
ressentais violemment cette hypocrisie :
« pacifier l’Algérie »… Pas étonnant que les
jeunes qui ont été envoyés là-bas soient inca-
pables d’en parler aujourd’hui encore.
C’est pour cela que la guerre est présente
dans les poèmes que vous dites sur scène,
à travers Apollinaire, notamment ?
Mon père avait fait la guerre de 14-18. Je lui
ai demandé plusieurs fois de m’en parler,
mais il ne voulait pas. Il en gardait un souve-
nir trop terrible. Apollinaire, lui, est mort le
11 novembre 1918, le jour de l’armistice. Alors
qu’il avait été grièvement blessé, et trépané,
c’est la grippe espagnole qui l’a eu.
C’était présent sans être dit, cette histoire
de la guerre qu’avait faite votre père ?
Oui… Mon père était un type formidable. Il
était de gauche, ce que je trouve très bien. Il a
été résistant, arrêté à ce titre. Quand il est ar-
rivé en libérateur à Pont-Saint-Esprit, avec les
Américains, en 1944, ma mère était dans la
charrette des femmes tondues, pour avoir
couché avec des Allemands… C’était une épo-
que terrible.
Vous l’avez vue ?
Eh bien oui, j’étais avec elle… Je n’ai pas été
tondu parce que j’étais encore un enfant. Pour
mon père, ça a été un traumatisme affreux.
C’est de votre mère que vous est venu
le goût du théâtre ?
Je pense, oui. Elle aimait la tragédie, elle
connaissait toutes les pièces de Racine par
cœur. Elle n’était pas théâtrale dans la vie
courante, pourtant, c’était une petite-bour-
geoise pas artiste du tout.
Y a-t-il des rôles que vous regrettez
de ne pas avoir joués ?
Non, je trouve que j’ai eu de la chance. Je suis
un raté qui a eu beaucoup de chance. Derniè-
rement je discutais avec un ami de Boris Vian,
que j’aime beaucoup, et cet ami me dit : « Boris
Vian, c’était un raté » ; ça m’a fait rire.
Pourquoi cela revient-il autant chez vous,
ces jugements sur le fait d’être un « raté » ?
Cela vient sans doute du fait que, si on
prend certains camarades de ma génération,
Belmondo et Delon en tête, ils ont fait une
plus belle carrière que la mienne, quand
même…
Vous auriez aimé avoir le même type
de carrière qu’eux ?
Oui et non… Vous savez, souvent, quand on
est comédien, on voudrait à la fois être un
peu maudit et avoir du succès ; eux, ils ont
bien réussi, du point de vue du succès… Mais
je n’ai peut-être pas dit mon dernier mot,
puisqu’on vient de faire, avec Claude Lelouch
et Anouk Aimée, Un homme et une femme,
cent cinquante ans après [rires].
Qu’est-ce qui vous a amusé dans ce mé-
tier ? D’entrer dans la peau de personna-
ges qui étaient aux antipodes de vous ?
C’est surtout un métier qui m’a énormé-
ment enrichi. J’ai lu des tonnes de textes que
je n’aurais pas lus si j’avais été un notaire de
province. D’ailleurs, à une époque où on me
proposait beaucoup de films, j’étais fatigué
de lire des scénarios sans intérêt. Mais vous
savez, dans ce métier, on demande d’abord
Belmondo parce qu’il est la plus grosse ve-
dette, et s’il n’est pas libre ou qu’il ne veut pas,
on demande à d’autres.
Pourtant, on ne vous imagine pas dans
les mêmes emplois, a priori…
Ça marche comme ça, pourtant. On est très
remplaçables, nous, les acteurs. Untel n’est
pas libre, on en prend un autre, on opère
juste quelques petites retouches. Michel Pic-
coli et moi, on a tourné pas mal de films que
l’autre devait faire, et inversement. Pour moi,
c’est arrivé sur Le Dernier Tango à Paris, que je
devais tourner avec Bernardo Bertolucci. Et
que j’ai finalement refusé : ma fille [Marie],
qui avait 8 ans à l’époque, avait lu des passa-
ges du scénario, et elle m’avait dit : « Je ne
veux pas que tu fasses ce film, je ne pourrai
plus aller à l’école, après ça. » Alors je ne l’ai
pas fait. Et ce fut Brando. Peut-être qu’avec
moi le film n’aurait pas été un tel succès.
Vous avez tourné deux films en tant
que metteur en scène, aussi.
Deux films qui n’ont pas très bien marché…
Alors je me suis dit : « Tant pis. » Quand je dis
que je suis un raté, c’est que je suis un raté de
ce côté-là. J’aurais bien aimé être metteur en
scène – j’ai fait l’Idhec, aussi. Et je suis un raté
A Paris, le 12 mars 2017. ED ALCOCK/MYOP POUR « LE MONDE »
de la course automobile ; je voulais être cou-
reur, je trouvais ça beau. Mais je ne suis ja-
mais arrivé au niveau que j’aurais souhaité
atteindre. J’aimais bien ce propos de l’écri-
vain René Fallet, qui disait qu’en chacun de
nous il y a un Mozart assassiné, et que sou-
vent on se contente d’un métier pour lequel
on n’est pas fait. Je pensais que j’étais devenu
comédien par hasard, que je n’étais pas vrai-
ment fait pour ça, que j’étais davantage fait
pour la course automobile. Et ce n’était pas
vrai : j’étais encore moins doué pour ça que
pour être acteur. Alors que quand vous voyez
Kylian Mbappé, vous voyez bien qu’il a
trouvé le bon métier tout de suite, lui…
Comment préparez-vous les rôles,
ou les textes ?
Je travaille beaucoup. Pour ce spectacle, je
travaille depuis deux ans. Il paraît que Jean-Sé-
bastien Bach a dit que n’importe qui, s’appli-
JE PENSAIS QUE quant autant que lui, ferait aussi bien. Comme
J’ÉTAIS DEVENU je ne suis pas très doué, je me dis qu’il faut que
je travaille énormément. J’écoute et je réé-
COMÉDIEN PAR coute inlassablement les poèmes que j’ai préa-
lablement enregistrés, je travaille à l’oreille, je
HASARD, QUE J’ÉTAIS corrige ce qui me semble ne pas sonner juste.
DAVANTAGE FAIT Je dis des poèmes de gens que j’aime bien hu-
mainement, alors je peux passer du temps
POUR LA COURSE avec eux. Même si Apollinaire n’était pas très
intéressant sur le plan humain, je crois. Pré-
AUTOMOBILE. vert c’est évident que c’était quelqu’un de
bien. J’aime aussi beaucoup Robert Desnos,
ET CE N’ÉTAIT PAS qui a une histoire incroyable et était un type
VRAI : J’ÉTAIS formidable. Il a été déporté dans un camp
d’extermination. Il paraît qu’à la fin, en 1944, il
ENCORE MOINS lisait les lignes de la main à ses camarades qui
allaient passer à la chambre à gaz, et il leur di-
DOUÉ POUR ÇA QUE sait : « Vous allez avoir une vie merveilleuse… ».
POUR ÊTRE ACTEUR Alors qu’il était lui-même mourant. Et puis il
était amoureux de la compagne du peintre
Foujita, Youki. Il paraît qu’il a vécu des mois
avec le couple, il couchait à leurs pieds, il était
comme un chien… Youki a trouvé qu’il était
tellement merveilleux, cet homme-là, qu’elle
a quitté Foujita pour aller vivre avec lui.
On peut voir chez ces poètes que vous
aimez une forme de communauté d’es-
prit. Est-ce que ce qui vous plaît chez eux,
c’est un certain rapport à l’existence ?
Oui, c’est vraiment ça. Il y a un autre poète
que je trouve magnifique du point de vue de
l’écriture, c’est Aragon, mais il ne m’est pas
sympathique. J’avais trouvé un poème que
j’aimais beaucoup, pourtant, Le Lit défait. J’ai
téléphoné à Aragon pour en savoir plus sur ce
poème qui n’est pas très connu, et il m’a dit :
« Ah non, je n’ai jamais écrit ça… » Comme il
avait changé de femme depuis l’écriture de ce
poème – il vivait alors avec Elsa Triolet –, et
comme ce n’était pas d’elle qu’il parlait alors,
culture | 19
il ne voulait pas en reconnaître la paternité. Il
écrivait magnifiquement, mais il était quand
même un peu stalinien con, il faut le dire.
Moi, j’ai le cœur à gauche, je pense à gauche,
j’y tiens, mais souvent je trouve les gens de
gauche stupides. Quand on voit cet aveugle-
ment d’Aragon, c’est troublant, quand même,
non ? Prévert était plus modeste, mais il a dit
moins de conneries.
C’est donc une forme de travail quasi
musical que vous menez sur les poèmes ?
La poésie, c’est une musique. Apollinaire
était un super-doué, de ce point de vue. Je
pense à ces deux vers de Zone : « Et tu obser-
ves au lieu d’écrire ton conte en prose/La cé-
toine qui dort dans le cœur de la rose. » Je
trouve ça magnifique. Et Prévert : « C’est le
printemps, dans le bois de Clamart on entend
les clameurs des enfants qui se marrent »… «
La grande dolichocéphale sur son sofa s’affale
et fait la folle »… J’aurais beaucoup aimé être
musicien, j’adore Bach, notamment. Mais je
n’étais pas doué.
Des thèmes reviennent dans ces choix
de poèmes que vous composez
et recomposez depuis des années,
notamment celui de la mort.
C’est un des thèmes majeurs, non ? Tous les
grands auteurs parlent beaucoup de la mort.
Ceux qui n’en parlent pas, c’est souvent un
peu… léger. C’est important, la mort. Et je
vous dis ça alors que je vais mourir bientôt.
Voilà : la mort, la politique. Les gens qui se di-
sent apolitiques, comme Claude Lelouch, ils
sont de droite, en fait. C’est sûr qu’on paye
l’échec du communisme, mais je repense
souvent à quelque chose que me disait Jean
Ferrat, avec qui j’étais ami : il reconnaissait
que le communisme avait été un échec, mais
il disait que c’était venu trop tôt, et que peut-
être dans deux cents ans les gens seraient
plus prêts à être généreux. Tous les grands
progrès humains se sont faits avec la gauche,
il ne faut quand même pas l’oublier.
Ce rapport à la mort qui revient dans
nombre de poèmes que vous choisissez,
c’est pour vous une manière de l’appri-
voiser, de la défier, de danser le tango
avec elle ?
[Silence] Je dis un poème de Ronsard, aussi,
Je n’ai plus que les os : « Je n’ai plus que les os,
un squelette je semble. (…) Mon corps s’en va
descendre où tout se désassemble. » Que dire
de plus ? p
propos recueillis par fabienne darge
Trintignant, Mille, Piazzola. Théâtre
de la Porte-Saint-Martin, 18, bd Saint-Martin,
Paris 10e. Du 11 au 22 décembre.
20 | télévision
A Haïti, la misère des enfants du séisme
Le journaliste Daniel Grandclément montre la situation dans l’île, encore meurtrie par le tremblement de terre de 2010
FRANCE Ô
MERCREDI 5 - 22H45
DOCUMENTAIRE
L
e 12 janvier 2010, un trem-
blement de terre frappait
Haïti, faisant plus de
250 000 morts. Près de
neuf ans après, pour de nombreux
enfants, la situation est alar-
mante : de 3 000 à 4 000 croupis-
sent dans les rues ; une dizaine de
milliers vivent dans des orpheli-
nats ; une autre dizaine de milliers
travaillent comme esclaves chez
des maîtres. En 2016, le journaliste
Daniel Grandclément avait dé-
noncé leur sort dans un documen-
taire, Les Enfants du port. Sélec-
tionné au Figra, le Festival interna-
tional du grand reportage d’actua-
lité, il avait reçu le grand prix 2017
du concours « Enfance majus-
cule ». Cette année, il est retourné à
Port-au-Prince pour retrouver
deux enfants des rues qu’il avait
filmés lors de son premier voyage.
Le premier, dénommé Idsom,
un unijambiste auquel il avait
acheté une prothèse, ne traîne
plus du côté du port. Il est rentré
chez sa mère à Piste, un village où
vivent de nombreux handicapés.
Il n’a plus sa jambe en plastique,
ce qui ne l’empêche pas de jouer
au foot à l’aide d’une béquille.
Le second, Richie, un infirme
pour lequel il avait trouvé un fau-
teuil roulant, demeure introuva-
La renaissance de « Mme Maisel », tout en finesse et fantaisie
La saison 2, qui joue avec les codes de la comédie musicale, s’invite à Paris et dans les clubs de stand-up new-yorkais
AMAZON PRIME VIDEO
À LA DEMANDE
SÉRIE
L’ une des choses que j’aime
le plus à propos de cette sé-
rie, c’est qu’elle parle d’une
femme qui retrouve sa voix », indi-
quait l’actrice américaine Rachel
Brosnahan en recevant, en sep-
tembre, un Emmy Award pour sa
performance dans la première
saison de La Fabuleuse Mme Maisel
(The Marvelous Mrs Maisel). Pour-
tant, lorsque s’ouvre la série,
Miriam dite Midge Maisel estime
GRILLE N° 18 - 284
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I bavard emplumé. V. Pas facile à cuire.
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX
X question. Romains de Vinci. Posses-
SOLUTION DE LA GRILLE N° 18 - 283
HORIZONTALEMENT I. Commémoratif. II. Araire. Obole. III. Tintoret. RER.
IV. Agios. Xian (Xi’an). V. Lien. Op. Lace. VI. On. Nacre. Dan. VII. Gâter.
Eurent. VIII. Alarmiste. Ce. IX. Gel. Ers. Aéré. X. Escarmouches.
VERTICALEMENT 1. Catalogage. 2. Originales. 3. Manie. Talc. 4. Mitonner.
5. Eros. Armer. 6. Mer. Oc. IRM. 7. Expresso. 8. Rôti. Eut. 9. AB. Al. Réac.
10. Tornade. Eh. 11. Ile. Cancre. 12. Fermentées.
Des enfants, aux abords de la capitale, Port-au-Prince, en 2016. HECTOR RETAMAL/AFP
ble. Après plusieurs jours de re-
cherche, le journaliste apprend
qu’il a été abattu par un policier à
qui il avait tenté de voler son por-
tefeuille. Cette mort le pousse à
mener une enquête, dont chaque
étape va le confronter aux strates
de la misère haïtienne.
L’enquête le conduit d’abord
dans un cimetière, où il interroge
les fossoyeurs qui retrouvent cha-
que jour des cadavres d’enfants au
s’être engagée sur la voie parfaite
de l’épanouissement, en tant que
mère de deux beaux enfants ainsi
qu’épouse d’un homme qui as-
pire à devenir comédien de
stand-up et qu’elle soutient sans
jamais désarmer.
Issue d’une famille juive intel-
lectuelle aisée, élevée dans le con-
fort de l’Upper West Side à New
York, en cette fin des années 1950,
elle mène une vie tout en raffine-
ment et distinction qui lui va
comme un gant de satin. Mais à
peine l’a-t-on rencontrée qu’un
séisme vient tout chambouler :
7 8 9 10 11
fond des poubelles. Ces corps sont
inhumés dans des cercueils en car-
ton qui sont ensuite placés dans
des caveaux déjà occupés.
Contradictions d’un pays
Nulle fascination morbide ici : les
corps des morts sont floutés. Il
s’agit de comprendre comment
le tremblement de terre, en pro-
voquant une pénurie de places
dans les cimetières, a transformé
son mari la quitte pour une secré-
taire. Fin du fantasme de la cage
dorée et vrai début de la série. Qui
va l’amener à découvrir que plus
que son ex-mari, c’est elle qui re-
cèle un formidable talent comi-
que ; ou, plus précisément, un don
pour l’improvisation nourri de fa-
conde, de joie de vivre et de culot.
Un charme suranné
Elle va tenter d’exploiter ce don
dans des seules-en-scène sur les
planches de ces petits clubs de
Greenwich Village où elle ac-
compagnait son mari, et où ne
HORIZONTALEMENT
I. Version féminine d’un succès au
bistrot. II. Fouille dans les cadavres
pour en savoir plus. Ses jours sont
comptés. III. Imposé sans discussion.
Lancé en force. IV. Chez les Donald.
12
Marais du Péloponnèse. Grand
Plus pratique avec deux bacs. Doublé
chez Nini. VI. Sa queue-de-morue
n’est pas chez le poissonnier. Per-
sonnel. Berger jalousé par son frère.
VII. Femme du raja. Septième chez
les Grecs. VIII. Apporte leur aide
aux quatre coins du monde. Préparée
avant d’être mise en terre. IX. Dans
l’ensemble. Parade beaucoup moins
que son mâle. X. Très éloignées du
bon sens.
VERTICALEMENT
1. Oxymoron du chef. 2. Devrait nous
redonner confiance. 3. Riches garni-
tures. Au pied du militaire. 4. Pose
sif. 5. Accroche ses longs cils aux
branches. Grecque. 6. Chasseur dans
les airs, pêcheur en mer. 7. Sur la
portée. Richesse égyptienne. Fume et
culmine aux Philippines. 8. Malodo-
rante dans les bois. Opération à cœur
ouvert. 9. Donne dix points sur le ta-
pis. La part de chacun. 10. Cours du
Nord. Protège des rayons. 11. Hôtel
ouvert à tout le monde. Au centre du
créneau. 12. Blessées dans leurs
chairs.
les pratiques funéraires et ins-
tauré un business de location
des tombes.
L’un des fossoyeurs lui apprend
que, chaque jour, des cadavres
sont aussi récupérés en prison.
Devant le pénitencier, où est incar-
céré un ami de Richie, le journa-
liste filme une foule apportant
de la nourriture aux prisonniers
qui y meurent de malnutrition.
4 000 détenus s’entassent derrière
se produisent normalement que
des hommes.
Plus encore que dans la pre-
mière, la deuxième saison de La
Fabuleuse Mme Maisel fait le pari
dans sa mise en scène d’une pré-
ciosité stylisée qui se joue avec
bonheur des poncifs de la comé-
die musicale et des clichés de la
comédie romantique… tout en
préservant leur charme suranné.
Mieux que dans La La Land, cos-
tumes, musique, qualité des ac-
teurs, construction des personna-
ges, dont la très belle relation qui
se noue entre Midge Maisel et sa
SUDOKU
N°18-284
6 1
2 4
5 7
4 3 1 6
2 9
5 8
8 6 2 7 4 3 par
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
les barreaux de ce pénitencier
d’une capacité de 700 places. Dans
les hauteurs de la ville, le réalisa-
teur interroge ensuite une maî-
tresse qui exploite un enfant aban-
donné, au pied bot : Judley, 7 ans.
Cette progression douloureuse
ne se résume pas pour autant à
une descente aux enfers. Alter-
nant scènes filmées de jour et de
nuit, en ville ou en bord de mer, il
nous montre les contradictions
propres à l’île. Dans une rue som-
bre, une fille de 13 ans lui raconte
qu’elle se prostitue depuis l’âge
de 8 ans. Il y retourne le lende-
main : la rue est décorée de ta-
bleaux colorés peints par des ar-
tistes. C’est ce contraste violent
entre paysages magnifiques et
misère qui rend aussi ce docu-
mentaire bouleversant.
Loin de basculer dans le miséra-
bilisme, ce reportage sur le dé-
nuement dans l’après-séisme
donne la parole à ces enfants qui
demandent tous à ce qu’on les
sorte de la rue, mais aussi à ces
mères dignes qui se battent avec
le peu qu’elles ont pour eux et à
ces ONG qui tentent de leur ap-
porter des solutions. De leurs
témoignages perce une lumière,
celle de l’espoir. p
antoine flandrin
Les Enfants perdus d’Haïti,
de Daniel Grandclément
(Fr., 2018, 105 min).
manageuse : tout, ici, concourt à
orchestrer une comédie dramati-
que très réussie sur la renaissance
d’une femme sous les apprêts
d’un conte féerique. Cette série
résonne d’ailleurs avec les préoc-
cupations féministes des temps
actuels, ce qui n’est pas la moin-
dre de ses qualités. p
martine delahaye
La Fabuleuse Mme Maisel,
saison 2, série créée par Amy
Sherman-Palladino (EU, 2018,
10 × 60 min). Les deux saisons sur
Amazon Prime Video.
4 7 6 2 9 3
1 8 2 7 5 6
5 9 3 8 4 1
6 9 9 6 7 1 2 4
2 3 4 9 8 5
5 8 5 1 6 3 7 9
7 4 8 3 1 9
6 1 5 4 7 2
3 2 9 5 6 8
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LE QUÉBEC...
Un hors-série du « Monde »
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et sur Lemonde.fr/boutique
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
VOTRE
SOIRÉE
TÉLÉ
MERCREDI 5 DÉCEMBRE
TF1
21.00 La Vérité sur l’affaire
Harry Quebert
Série avec Patrick Dempsey, Don
Harvey, Kristine Froseth (EU, 2018).
22.50 Esprits criminels
Série avec Joe Mantegna, Paget
Brewster, Shemar Moore (EU, 2009).
France 2
21.00 Mystère à l’Elysée
Téléfilm de Renaud Bertrand
avec Clémentine Célarié, Gilbert
Melki (Fr., 2018).
22.45 Mystère à la tour Eiffel
Téléfilm de Léa Fazer avec
Marie Denarnaud, Bruno Debrandt
(Fr., 2015).
France 3
21.00 La Malédiction
de la Vologne
Documentaire de Pierre Hurel
et Christophe Dubois (Fr., 2018,
3 × 45 min).
23.45 Culture, dans votre région
Magazine.
Canal+
21.00 Football, Ligue 1
Strasbourg-PSG en direct,
pour le compte de la 16e journée
du championnat de France.
22.55 Jour de foot
Magazine présenté par Karim
Bennani.
France 5
20.55 La Grande Librairie
Magazine présenté par François
Busnel.
22.30 C dans l’air
Magazine présenté par Caroline
Roux.
Arte
20.55 Préparez vos mouchoirs
Film de Bertrand Blier avec
Gérard Depardieu, Carole Laure,
Patrick Dewaere (Fr./Bel., 1978,
115 min).
22.45 Palerme, la culture
contre la Mafia
Documentaire d’Andrea Rovetta
(Fr./Ita., 2018).
M6
21.00 Maison à vendre
Magazine présenté par Stéphane
Plaza.
22.45 Maison à vendre
Magazine présenté par Stéphane
Plaza.
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA. Durée de la société : 99 ans à
compter du 15 décembre 2000.
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Montpellier (« Midi Libre »)
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Ce journal est imprimé sur un papier UPM issu de forêts gérées
durablement, porteur de l’Ecolabel européen sous le N°FI/37/001.
Eutrophisation : PTot = 0.009 kg/tonne de papier
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
styles | 21
« Ritsudo », okimono
(objet décoratif)
en bambou de

les talents Sugiura Noriyoshi.

MUSÉE DU QUAI BRANLY-JACQUES
CHIRAC/TADAYUKI MINAMOTO

du soleil-levant
De l’art de la vannerie en
bambou au Quai Branly
à la jeune création au MAD,
le design et l’artisanat
japonais sont
à l’honneur
de trois expositions
parisiennes dans
le cadre de l’événement
« Japonismes 2018 »

Siège « Cabbage », d’Oki Sato,

éditions Nendo (2007).
MAD, PARIS/JEAN THOLANCE

sume Stéphane Martin, directeur tés de l’ikebana (art floral tradi-

DESIGN du musée, devenu commissaire tionnel). L’histoire de cette van-

L
a saison culturelle « Japo- de l’exposition face à l’impossibi- nerie nipponne démarre
nismes 2018 : les âmes en lité de trouver des spécialistes du d’ailleurs, comme celle du thé,
résonance », ensemble genre. « Je voulais à tout prix ra- par la Chine : les premiers arti-
d’événements (exposi- conter l’histoire de ce savoir-faire sans nippons vont réaliser des
tions, spectacles, concerts, festi- asiatique passé entre les mailles du copies de paniers chinois, créant
val de cinéma, etc.), à l’initiative filet de la critique et des musées », ensuite leur propre style. Puis
des gouvernements japonais et ajoute-t-il. Pour cette délicate mis- vient le temps des paniers dit « si- gard très graphique, tout en noir
français, n’a pas oublié les ama- sion, il s’est fait épauler par Maiko gnés » : d’objets utilitaires, et blanc, renforçant ainsi le con-
teurs d’artisanat et de design nip- Takenobu, spécialiste de l’art ja- ceux-ci deviennent œuvres d’art. traste des formes. Parmi les objets
pons. A Paris, trois expositions ponais, et par la scénographe Na- Parmi ces dynasties de vanniers les plus réussis, les petites chaises
montrent à quel point ce pays re- thalie Crinière. japonais se trouve Iizuka Rokan- en paulownia (arbre asiatique) de
cèle de richesses graphiques et L’exposition est ainsi un sai surnommé le « Picasso du pa- la ville d’Aizu pour donner à son
esthétiques, pour certaines en- voyage à travers l’heure de gloire nier ». Grâce à sa maîtrise du tres- intérieur une touche zen.
core peu révélées. Ainsi, le Musée du panier en bambou, au Japon, sage, il s’est autorisé, dès les an- Sway Gallery, 18-20, rue de
du quai Branly-Jacques Chirac de l’ère Meiji (1868-1912) à 1945. nées 1930, des formes inédites Thorigny, Paris 3e. Jusqu’au 22 dé-
met en lumière, pour la première Cette plante présente partout au modelant ses œuvres à la ma- « Aizukiri », cembre, du lundi au vendredi,
fois, l’art japonais du bambou. pays du Soleil-Levant est au cœur nière d’un sculpteur à l’exemple chaise 11 heures-19 heures, et le sa-
Des 2 200 mètres carrés d’exposi- de la symbolique cérémonie du de ses paniers iconiques, Clô- de Junko medi 11 heures-18 heures. Paris.
tion au Musée des arts décoratifs thé, grâce à des objets codifiés ture ou Rizière carrée. Koshino. sway-gallery. com
à la plus confidentielle Sway Gal- comme la spatule pour la poudre Aujourd’hui encore, des maî- COLLECTION
lery, l’épure japonaise est mise à matcha, les plateaux pour les gâ- tres vanniers perpétuent ce sa- PARTICULIÈRE
De Charlotte Perriand
l’honneur. teaux ou les décors floraux héri- voir-faire entre artisanat et de-
sign. Si Tanabe Chikuunsai, qua- à Issey Miyake
Les secrets de l’art trième génération d’une grande L’exposition « Japon-Japonismes.
lignée, est un artiste reconnu à Objets inspirés, 1867-2018 » qui
du bambou DE LA COLLABORATION l’international, les six autres vient de commencer au Musée
Il n’existe plus beaucoup de rare- maîtres présentés expliquent les des arts décoratifs (MAD) met
tés méconnues dans ce monde. Et ENTRE DES ARTISANS délicates conditions dans les- d’abord en lumière le fonds
pourtant, il en est une que dévoile quelles ils exercent, la demande exceptionnel d’art japonais an-
« Fendre l’air », la nouvelle exposi- DE FUKUSHIMA ET JUNKO s’étant aujourd’hui essoufflée. Fukushima et la designer et sty- cien du musée. Une collection
La fierté de Fukushima
tion du Musée du quai Branly-Jac-
ques Chirac : l’art de la vannerie
KOSHINO, LA « COCO L’exposition « Fendre l’air » ra-
conte ainsi l’extinction d’un art Comment se reconstruire à la
liste Junko Koshino, surnommée
la « Coco Chanel du kimono ».
rare, mise en valeur par une scé-
nographie de l’architecte mini-
japonaise en bambou, à la fois an- CHANEL DU KIMONO », traditionnel. suite de la catastrophe de Sont ainsi nés de très beaux ob- maliste japonais Sou Fujimoto,
cienne et contemporaine. Seuls Fendre l’air, du 27 novembre au Fukushima de 2011 et revivre jets, exposés et en vente à la Sway qui court sur deux étages très
des Américains l’ont célébré jus- SONT NÉS ASSIETTES EN 7 avril 2019, Musée du quai Bran- après de tels cataclysmes ? C’est Gallery dans le quartier du Ma- fournis, des peignes aux kimo-
que-là, alors qu’en Europe et ly-Jacques Chirac. Mardi, mer- cette renaissance qu’entend sym- rais. Assiettes carrées en pierre nos en passant par l’art du thé et
même au Japon sa visibilité est PIERRE TAILLÉE, COUVERTS credi et dimanche de 11 heures à boliser la marque Fukushima taillée, couverts en aluminium, le design graphique.
restée embryonnaire. « Les vanne- EN ALUMINIUM OU ENCORE 19 heures et jeudi, vendredi et Pride. Celle-ci est issue d’une ré- bougies japonaises ou encore sets C’est au troisième étage que l’ex-
ries en bambou sont le passager samedi de 11 heures à 21 heures. cente collaboration entre des arti- de papier washi, la designer a position nous amène au design
clandestin des arts japonais », ré- SETS DE PAPIER WASHI Quaibranly.fr sans de la préfecture de posé sur cette collection un re- nippon contemporain. Avec, en
préambule, des objets phares : la
chaise longue en bambou de
« La simplicité Muji est difficile à atteindre » Charlotte Perriand, imaginée
en 1940, pendant son séjour au Ja-
pon, et plusieurs créations de
elle fête ses 20 ans en France et ne l’a Takuya Shinohara, revient sur l’his- mais une étape plus exigeante et diffi- l’icône de la mode Issey Miyake,
pas ébruité, ce que toute marque toire de la marque. cile à atteindre, plus désirable encore issues de deux collections récen-
n’aurait pas manqué de faire. Seule la que le produit de luxe. tes : « Il ne prête que très rarement
boutique parisienne Merci, boulevard Comment expliquez-vous le succès de ses vêtements », rappelle Olivier
Beaumarchais, a célébré son anniver- Muji, cette incarnation du credo « less Comment convaincre des designers Gabet, directeur du MAD. Noriko
saire en exposant, jusqu’au 10 novem- is more » ? stars de rester anonymes ? Kawakami, directrice associée du
bre, l’unité de rangement Unit Shelf, Dans les années 1980, le miracle éco- Muji lutte contre l’obsolescence pro- musée 21_21 Design Sight, à To-
minimaliste mais fonctionnelle, car nomique japonais arrivait à son terme. grammée des produits et pour donner kyo, et la commissaire, Béatrice
conçue pour s’adapter à toutes les piè- On a vu les marques de luxe étrangères plus de liberté au consommateur. Des Quette, ont souhaité mettre en
ces de la maison… Le japonais Muji gagner toujours plus en popularité et, designers qui partagent notre philoso- valeur, ici, la jeune création nip-
(pour Mujirushi Ryohin, ce qui signifie dans le même temps, des marchandises phie acceptent d’imaginer – sans les si- ponne : ces designers façonnent
« produits de qualité sans marque », bon marché et bas de gamme inonder le gner – quelques-uns de nos produits. les matériaux traditionnels tels la
dont la première boutique a ouvert ses marché. Muji a été fondé pour proposer C’est aussi un défi personnel. Si leur céramique, la soie, le papier ou le
portes, en 1983, à Tokyo) a fait de la dis- des produits vraiment utiles au con- produit est un succès, ils sont sûrs qu’il cuivre, en renouvelant leurs pra-
crétion sa marque de fabrique, ce qui se sommateur, de façon qu’il se dise : est original et bien « designé ». tiques, en les confrontant aux
traduit par des objets au design épuré, « voilà ce qui me convient », et non pas : nouvelles technologies.
dépourvus même de logo. « je dois absolument posséder ceci ». L’horloge à coucou Pourquoi avoir finalement développé L’exposition présente notam-
Cas unique : de célèbres designers – C’était s’interposer avec un point de vue de Muji. MUJI des hôtels ? ment une belle pièce conçue par
Naoto Fukasawa, Jasper Morrison, critique à la société de consommation, Muji évolue en fonction des besoins le designer japonais Shuji Naka-
Konstantin Grcic ou Kenya Hara – col- au capitalisme, notamment américain. fondamentaux. Quand voyager est de- gawa et éditée par le studio da-
laborent avec elle dans l’anonymat. La est beau, moins cher et préserve l’envi- venu commun, nous avons développé nois OeO : un tabouret aux lignes
clientèle ne sait pas qu’elle détient Comment avez-vous fait pour créer de ronnement, ce qui était avant-gardiste. des articles de voyage. Muji, qui a dé- épurées dessiné dans un bois de
peut-être une pièce de l’un d’entre la qualité accessible à tous ? Nos couleurs sont basiques et sobres, marré avec quarante objets de première cèdre japonais vieux de deux
eux, dont la valeur pourrait décupler Nous rationalisons toutes les étapes s’intégrant à tous les univers. Quant à nécessité, en propose aujourd’hui mille ans.
si on levait le voile sur son auteur. Et de la fabrication en choisissant les ma- la publicité, dont le coût est répercuté 7 000. Et, pour offrir une alternative Japon-Japonismes. Objets ins-
elle continue d’adhérer à cet univers, à tériaux, les procédés et les emballages sur le prix de vente, nous n’en avons aux hôtels bling-bling et bas de gamme, pirés, 1867-2018, MAD, 107, rue de
rebrousse-poil du monde les plus adaptés et les plus simples. Par pas besoin. L’article vante, seul, ses nous avons créé le Muji Hotel pour ac- Rivoli, Paris 1er. Jusqu’au 3 mars,
d’aujourd’hui, saturé d’images et de exemple, dès les années 1980, nous mérites grâce à ses atouts fonctionnels compagner le corps et l’âme des noma- ouvert du mardi au diman-
créateurs stars. Le nouveau directeur avons opté pour un emballage papier et à son aspect épuré. Dans notre pays, des de ce siècle. p che 11 heures-18 heures, le jeudi
France de Muji – le groupe compte qui faisait l’économie du blanchiment : la simplicité n’est pas seulement quel- propos recueillis par jusqu’à 21 heures. Madparis. fr p
plus de 700 magasins dans le monde –, notre papier est un peu jaune mais il que chose de modeste ou de frugal, véronique lorelle anne-lise carlo
22 | carnet
Albert Frère
Homme d’affaires belge
C
haque milliardaire pos-
sède sa légende et cel-
le-là a eu la vie dure : à la
fin de la seconde guerre
mondiale, énonçait-elle, le jeune
Albert Frère poussait une char-
rette à bras chargée de ferrailles
qu’il vendait dans les rues de Char-
leroi. Et c’est ainsi qu’aurait com-
mencé la carrière du « fils du mar-
chand de clous », né le 4 fé-
vrier 1926, à Fontaine-L’Evêque. Al-
bert Frère est mort, lundi
3 décembre, à l’âge de 92 ans.
C’est ainsi, également, que se se-
rait révélé le flair d’un entrepre-
neur qui allait devenir la première
fortune de Belgique (elle a été esti-
mée entre 4 milliards et 6 mil-
liards d’euros) et l’une des 300 pre-
mières mondiales, mais aussi « le
roi du CAC 40 », premier investis-
seur privé dans cette France où,
comme il le répétait souvent, il se
sentait « tellement bien ».
Tellement bien à Courchevel,
Saint-Tropez ou avenue Foch à
Paris, ses résidences – outre Marra-
kech et son manoir de Gerpinnes,
dans ce Pays noir de Wallonie, où il
garda des attaches… et une cave
exceptionnelle. Les bouteilles de
Haut-Bages Libéral, l’Evangile,
Rieussec, Château Cheval Blanc ou
La Tour du Pin, les diverses acquisi-
tions qu’il a opérées avec son ami
Bernard Arnault notamment, sont
bien présentes dans ce coffre-fort
sur lequel il veillait jalousement.
L’art moderne fut son autre pas-
sion tardive. Sa maison de Gerpin-
nes et le centre névralgique du
groupe, à Loverval, regorgent de
chefs-d’œuvre.
« Rien n’arrache une larme à Al-
bert, hormis un grand vin et un ta-
bleau de René Magritte », confia,
un jour, un grand patron au
Monde. Ce n’est pas tout à fait vrai :
le décès prématuré de son frère
aîné, Gérard, en 1978 marqua celui
qu’on appelait « Bezo ». Affecté par
cette mort causée par un cancer
du poumon, il voua une haine au
tabac, interdisant à tous ses em-
ployés de fumer.
La disparition de son fils cadet,
Charles-Albert, mort d’un acci-
dent de la route en 1999, fut un
autre moment terrible qu’il com-
pensa, une fois encore, en se réfu-
giant dans le travail. Massif, carré,
volontiers vitupérant, l’homme
était aussi un grand timide qui dé-
testait, plus que tout, prendre la
parole en public ou donner des in-
terviews. Hormis, peut-être, pour
parler d’œnologie.
Ami de la France, Albert Frère
était « tellement bien », également,
dans les organes de direction d’in-
nombrables grandes entreprises
(Total, Suez, LVMH, Pernod Ricard,
Lafarge, M6, Imerys, etc.) où il fit
son entrée au fil de la construction
de son empire. Celui-ci, qui va lui
survivre, est une impressionnante
cascade de holdings dans lesquel-
les, à chaque niveau, intervient un
co-investisseur.
C’était l’une des stratégies d’Al-
bert Frère, celle qui lui a assuré un
maximum d’influence en
échange d’investissements par-
fois réduits. C’était la marque de
fabrique du « Carolo » – c’est ainsi
que sont baptisés les habitants de
la région de Charleroi, une contrée
dont il garda toujours l’accent.
Jean Vanempten, un journaliste
du quotidien De Tijd auteur d’une
biographie en néerlandais du ma-
gnat, distingue toutefois d’autres
raisons du succès de celui qui ne
fut pas un diplômé des grandes
écoles : un travail acharné, un ré-
seau relationnel sans égal et la re-
cherche permanente des alliances
les plus rentables.
En France, il fut proche des plus
grands patrons. De Bernard Ar-
nault (LVMH), son voisin et parte-
naire de tennis sur la Côte d’Azur,
de Jean-Louis Beffa, son confident
et ancien patron de Saint-Gobain
(mais aussi membre du conseil de
surveillance du Monde), de Gérard
En 2010. BRUNO DELESSARD/REA
Mestrallet, sa « coqueluche » et
président d’Engie, ou de Jean-Ma-
rie Messier, l’ex-star de Vivendi,
qui l’introduisit vraiment dans le
gotha parisien des affaires.
Albert Frère fut proche de Jean
Gandois, l’ex-président de Sacilor,
qui fut appelé au chevet de la sidé-
rurgie wallonne en 1983 et lui per-
mit d’arrondir ce qu’il appelait sa
« galette ». Quand il décida de quit-
ter la sidérurgie wallonne, avant
qu’elle s’effondre, c’est avec lui
qu’il négocia durement le rachat
par l’Etat belge de Frère-Bourgeois
Commerciale, la société issue du
patrimoine familial, initialement
fabrique de chaînes et d’articles de
ferronnerie, qui avait permis au
futur milliardaire de démarrer
dans un monde des affaires dont il
ignorait à peu près tout.
« Un culot de corsaire malouin »
La revente lui rapporta, à l’époque,
l’équivalent de quelques dizaines
de millions d’euros, tandis que les
pouvoirs publics allaient, eux,
devoir éponger la dette du secteur
pour tourner définitivement cette
page de la glorieuse histoire indus-
trielle de la Wallonie, deuxième
puissance industrielle d’Europe,
derrière la Grande-Bretagne, dans
les années 1920.
Une solide réputation de préda-
teur a, dès lors, collé aux basques
d’Albert Frère, accusé d’avoir usé
de stratagèmes – dont un astu-
cieux système de commissions
sur les ventes – pour gagner beau-
coup d’argent et renvoyer les per-
tes à l’Etat. Accusé de n’avoir, en
définitive, créé ni richesse ni em-
plois pour son pays mais d’avoir
privilégié ses intérêts de financier.
Certains lui reprochent toujours
de ne pas avoir consacré une par-
tie de sa fortune à la relance de la
Wallonie, qui en avait bien besoin.
D’autres déplorent son peu d’inté-
rêt pour des sociétés innovantes
ou non cotées, qui aura marqué sa
différence avec l’Américain War-
ren Buffett, auquel il a été souvent
comparé pour son intuition.
Peu intéressé par la politique
– sauf pour user, à son profit, de
4 FÉVRIER 1926
Naissance à Fontaine- ses relations avec les élus, de droite
L’Evêque (Belgique) souvent, de gauche quand cela
ANNÉES 1980 Vend était nécessaire –, l’homme ne le
ses participations dans la fut pas davantage par le sort de ses
sidérurgie à l’Etat belge concitoyens les plus démunis,
1982 Achète le Groupe même s’il pouvait, affirme-t-on à
Bruxelles Lambert Charleroi, mettre parfois la main
1998 Acquisition, au portefeuille. « Discrètement, et
avec Bernard Arnault, sans excès… », ironise l’un de ses
du Château Cheval Blanc anciens employés.
2008 Grand-croix Et la charrette à bras dans tout
de la Légion d’honneur cela ? En 1997, José-Alain Fralon,
2015 Renonce à son ancien correspondant du Monde à
poste de patron exécutif Bruxelles et autre biographe du
et à celui d’administra- businessman, démontait dès les
teur du Groupe Bruxelles premières pages de son livre (Al-
Lambert bert Frère, Fayard) ce qui ne fut bel
3 DÉCEMBRE 2018 Mort et bien qu’une pure invention :
jolie et entretenue par de nom-
breux témoignages, l’histoire était
fausse mais confortait le charme
populiste d’un homme que Fralon
décrivait comme « sans diplôme,
sans expérience et sans capital,
mais doué d’un culot de corsaire
malouin et d’un sens des affaires de
paysan auvergnat ».
« Bezo » était le cadet d’une fa-
mille de trois enfants qui allait être
très vite privée de son chef, Oscar
Frère, décédé d’une pneumonie
alors qu’Albert n’avait que 4 ans.
C’est Madeleine, la maman, qui
allait reprendre la gestion de la
maison Frère-Bourgeois. Incroya-
blement débrouillard et auda-
cieux, inspiré par l’une de ses devi-
ses favorites (« C’est le premier mil-
lion qui compte »), Albert allait réa-
liser des prouesses et entrer, bien
avant l’âge de 30 ans, dans le cercle
des maîtres des forges wallons. Il
vendit de l’acier à un monde qui,
au sortir de la guerre, en manquait
cruellement. Il livra en Russie, aux
Etats-Unis, en Chine, au Moyen-
Orient ou au Venezuela. Accom-
modant, il acceptait parfois de se
faire payer en tonnes de pistaches
ou centaines de litres de vodka.
Fort de son mépris pour les in-
génieurs et les « gilets blancs »,
grands patrons engoncés dans
leurs certitudes ou banquiers pri-
sonniers de leurs conventions, il
allait, plus tard, appliquer les mê-
mes recettes pour conquérir
d’autres secteurs. En 1981, au len-
demain de l’élection de François
Mitterrand, il lançait une guerre-
éclair pour faire échapper les
filiales étrangères du géant Pari-
bas – son principal soutien finan-
cier durant longtemps – à la na-
tionalisation.
En Belgique, il faisait une entrée
fracassante en 1982 dans le Groupe
Bruxelles Lambert (GBL) et trans-
formait cet imposant vestige de la
Belgique d’antan en l’une des plus
grandes sociétés de portefeuille
du royaume. Il conquérait ensuite
Petrofina, alors la première entre-
prise belge, prenait le contrôle de
la banque Bruxelles Lambert, ré-
gnait sur Tractebel, géant de l’élec-
tricité, l’assureur Royale Belge et le
groupe de médias RTL.
La plupart de ces entreprises
sont passées ensuite sous contrôle
étranger, ce qui valut au magnat
l’étiquette de « liquidateur de la Bel-
gique ». Il s’en défendait, affirmant
avoir seulement voulu créer des
« champions internationaux ».
Il était en fait convaincu que mê-
mes les plus beaux fleurons du
« plat pays » n’avaient aucun ave-
nir s’ils ne nouaient pas d’allian-
ces. Sous sa houlette, Royale Belge
a été vendue à UAP et est dans le gi-
ron d’Axa, aujourd’hui. Bruxelles
Lambert est sous le contrôle du
néerlandais ING. Actionnaire de
PetroFina, Frère a permis l’acquisi-
tion de la société par Total. Et en
échangeant ses parts dans le
groupe électrique Tractebel, il a
permis la constitution du groupe
franco-belge Suez (devenu Engie).
De quoi lui assurer le titre de
grand-croix de la Légion d’hon-
neur, que lui remit son ami Nicolas
Sarkozy en 2008.
En Belgique, l’homme qui, pa-
raît-il, rêvait surtout de voir un
boulevard de Charleroi porter son
nom, aura dû attendre la fin du
règne de Baudouin Ier pour être
fait baron par son successeur,
Albert II. Très pieux, Baudouin re-
fusait, paraît-il, d’anoblir un
homme divorcé. A moins qu’il ne
reprochât au bouillant Carolo
d’avoir cédé quelques joyaux de la
couronne à des groupes étrangers.
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
Bosseur acharné qui, confiait-il,
rêvait, comme Molière, de mourir
en scène et de continuer à
« s’amuser » le plus longtemps
possible, « Bezo » aura attendu
l’avant-veille de son 89e anniver-
saire pour annoncer son retrait de
la vie active. En février 2015, il fai-
sait savoir par un communiqué
laconique, qu’il renonçait à son
poste de patron exécutif et à celui
d’administrateur du Groupe
Bruxelles Lambert (GBL).
Dans la foulée, il abandonnait
également son mandat d’adminis-
trateur de la société holding suisse
Pargesa, qu’il avait créée avec son
associé et ami québécois de tou-
jours, Paul Desmarais, dans les an-
nées 1980. « L’ami Paul » bégayait,
et Frère avait un cheveu sur la lan-
gue, mais bien d’autres choses
unissaient ces deux hommes dont
les héritiers restent aujourd’hui
étroitement associés. Tous deux
étaient notamment amusés par
les hommes d’affaire français,
qu’ils jugeaient compliqués et
bavards tandis qu’eux-mêmes
jugeaient plus utile de compter…
Paul Desmarais, mort en 2013,
aura été le vrai compagnon de
route du Carolo, et son fils, Paul Jr.,
est vice-président du conseil d’ad-
ministration de GBL.
Amoureux des « belles valeurs »
Des rumeurs sur la détérioration
de l’état de santé d’Albert Frère ont
couru quand il annonça, à l’occa-
sion de son retrait partiel, que sa
succession était réglée. Elles fu-
rent totalement et formellement
démenties par son entourage. Le
patron voulait, en réalité, régler
tous les détails de sa succession
avant de passer la main, et éviter
« un Dallas ». Il était toutefois ré-
solu à garder un œil attentif sur
son empire.
Le bilan de son étonnante car-
rière aura été à peine terni par
quelques échecs. Il aura perdu
quelques milliards de francs bel-
ges de l’époque dans la faillite,
en 1986, de Drexel Burnham
Lambert, un krach bancaire qui se
terminera par l’emprisonnement
de Michael Milken et mettra fin
aux ambitions américaines du
Belge. Méfiant à l’égard des mar-
chés parallèles et autres produits
dérivés, amoureux des « belles
valeurs », il aura finalement été
l’une des premières victimes de
la folie de Wall Street : Milken et
d’autres jouaient avec les « junk
bonds », les obligations pourries,
et s’y sont brûlé les doigts.
En 1998, après avoir acquis le
Château Cheval Blanc – classé pre-
mier grand cru de saint-émilion –
avec Bernard Arnault (« copain
Bernard », comme il l’appelle), le
baron se serait bien vu proprié-
taire des champagnes Taittinger.
Le Crédit agricole a toutefois mis
son veto à ce rachat en 2006, après,
dit la rumeur, une intervention de
l’Elysée. Frère s’est dit « blessé » par
cet affront.
Pas de quoi, toutefois, assombrir
les dernières années de sa vie, au
cours desquelles il a continué à
cultiver son réseau relationnel, à
améliorer son swing et à veiller sur
cet empire dont certains prédi-
saient, à tort, qu’il ne lui survivrait
pas. Fort de la devise qui figure sur
ses armoiries (Amat victoria cu-
ram, « la victoire aime qu’on s’oc-
cupe d’elle »), le baron de Gerpin-
nes n’a rien laissé au hasard. Et il
aura fait mentir ceux qui, à Paris,
affirmaient que cet homme issu
de nulle part aurait été dupé par
« un establishment français qui se
sert de sa vanité pour mieux le rou-
ler », ainsi que le confiait un inter-
locuteur à José-Alain Fralon.
Non, il n’a jamais perdu la tête et,
fort de sa longévité, c’est lui qui
aura, jusqu’au bout, vampé et
roulé bien des interlocuteurs.
Pour, toujours, faire gonfler sa
« galette ». p
jean-pierre stroobants
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018 carnet | 23

Maria Pacôme
François, Jacqueline et Marie-Hélène, Bertrand Herz, Pascal et Gervais Lê Luong,
ses enfants son époux, ses fils,
et leurs conjoints, Olivier et Théa Herz, Thanh Lê Luong,
Ses petits-enfants, Florence et Bertrand (†) Schil, sa belle-fille,
Ses arrière-petits-enfants, Véronique et Henri de Demandolx- Marine, Margot, Simon,

Comédienne font part du décès de

M. Jean Pierre BRUNET,

Dedons,
ses enfants,
Jérémy, Benjamin, Arnaud, Maïlys
ses petits-enfants,

ont la tristesse de faire part du décès de

HEC 1947,
survenu le dimanche 2 décembre 2018,
à l’âge de quatre-vint-quinze ans.
La cérémonie religieuse sera célébrée
le vendredi 7 décembre, à 11 heures,
en l’Église réformée de l’Étoile, 54, avenue
de la Grande-Armée, Paris 17e.
et Claire,
ses petits-enfants, Mong LÊ LUONG
Jacques-Henri et Michèle Gougenheim,
ancien élève
son frère et sa belle-sœur,
du lycée Albert-Sarraut de Hanoï,
Martine et Jean-François Lévy,
diplômé de Sciences Po Paris,
sa sœur et son beau-frère
ancien avocat au barreau de Paris,
Et toute la famille,
ancien maître de conférences
ont la tristesse de faire part du décès de à la faculté de droit de Paris X Nanterre,

Véronique, David et Rémi Chabert- Mme Bertrand HERZ, survenu le 26 novembre 2018,
Grangeon, née Marie-Jeanne à l’âge de quatre-vingt-deux ans.
Sa famille GOUGENHEIM,
Et ses amis, Une cérémonie religieuse sera célébrée
survenu à Paris, le 29 novembre 2018, le vendredi 7 décembre, à 13 heures,
ont la tristesse de faire part du décès de à l’âge de quatre-vingt-quatre ans. en la salle Mauméjean, au crématorium
du cimetière du Père-Lachaise, Paris 20e.
Mme Nicole CHABERT,
née LE TANTER, Les obsèques ont eu lieu le lundi
3 décembre, dans l’intimité familiale. Famille Lê Luong,
survenu le 1er décembre 2018, 280, rue de Vaugirard,
à l’âge de quatre-vingts ans. condoleances.mjh@gmail.com 75015 Paris.

La cérémonie aura lieu le vendredi M. Daniel Unal,

Ses amis sont dans la peine.
Nous avons dit adieu à
Annette ALFSEN,
née BLANC,
En 2012. FRANÇOIS GUILLOT/AFP
au cours d’une cérémonie dans l’intimité
le 1er décembre 2018.
Nous ne l’oublierons pas.
acardouin@orange.fr
7 décembre, à 14 h 30, en la salle de Anwar HOSSAIN son époux,
cérémonie de l’espace funéraire Boudrier,
Laurence, Marion, François
à Bourgoin-Jallieu. est mort subitement à Dhaka, et Glaucia,
le 1er décembre 2018. son épouse,
Condoléances sur registre.
ses enfants,
C’était un grand artiste photographe Cyprien, Alicia, Bettina, Benjamin,
On nous prie d’annoncer le décès de et directeur de la photographie au cinéma, Vinicyus et William,
récompensé par de nombreux prix ses petits-enfants,
Mme Paul DEL PERUGIA,
internationaux. Une légende dans son
née Marie-Madeleine BINET,
pays. ont la tristesse de faire part du décès de
survenu le 24 novembre 2018.
Poète de la lumière et de l’image, Mme Christiane UNAL,
Les obsèques ont eu lieu à Pipriac, il a révélé aux hommes du monde entier née LECLERC-CHALVET,
dans la plus stricte intimité. la beauté de son pays.
survenu à Roquevaire,
Il reçoit au Bangladesh des hommages le 3 décembre 2018,
Monique Emourgeon,
à l’âge de quatre-vingt-un ans.

M
ichel Cournot
avait écrit dans Le
Monde qu’elle
avait un visage de
« vieux chef sioux », et ça l’avait
fait beaucoup rire. Maria Pa-
côme était une bonne nature,
une comédienne qui aurait rêvé
d’être Anna Magnani mais qui
prenait son talent pour ce qu’il
était : un don de soi destiné à
distraire, ce qu’elle réussissait
formidablement.
Cette comédienne sans préten-
tion, morte le 1er décembre à Bal-
lainvilliers (Essonne), à 95 ans,
jouait avec une énergie inaltéra-
ble. Elle « se cravachait elle-
même », pour reprendre l’expres-
sion de Bertrand Poirot-Delpech,
un autre de ses admirateurs du
Monde, et le public accourait
dans les théâtres où elle se pro-
duisait, parfois en excellente
compagnie : Edwige Feuillère,
pour La Reine et les insurgés,
Jean-Paul Belmondo pour Oscar,
Jean Le Poulain pour Le noir te va
si bien, Jean Poiret pour Joyeuses
Pâques…
Maria Pacôme, née Simone Ma-
ria Pacôme en 1923, dans une fa-
mille de militants, avait le cœur à
gauche mais n’aimait pas parler
de politique : « J’ai trop souffert de
la déportation de mon père, pen-
dant la seconde guerre mondiale,
parce qu’il était communiste, et
de la mort de mon frère, fusillé. »
Jeune fille, elle doit se débrouiller
seule, vend des chaussures et
pousse la porte du cours Simon,
où Danièle Delorme est élève et
où passe parfois une ancienne du
cours devenue une star, Michèle
Morgan. Et puis, il y a la rencon-
tre avec Maurice Ronet. « Ça a été
un coup de foudre terrible », se
souvenait Maria Pacôme, qui,
après son mariage, décide de
mettre sa carrière de côté au pro-
fit de celle de Maurice Ronet : « Je
pensais qu’il n’y avait que lui qui
pouvait réussir. »
Avec de Funès dans « Oscar »
Il réussit, et Maria Pacôme peint.
Puis vient le divorce, la néces-
sité de gagner de l’argent. Maria
Pacôme lit dans un journal
qu’on cherche une comédienne
pour la pièce d’Ugo Betti, La
Reine et les insurgés. Elle se pré-
sente, est retenue. Elle a 33 ans,
joue un rôle dramatique dont
elle espère beaucoup. Mais, re-
connaissait-elle, « je n’ai pas fait
d’étincelles, et la pièce n’a pas été
un gros succès ». Retour à la case
départ : comment trouver sa
place ? En faisant rire, puisque
« tu fais rire tes amis », lui
dit-on. Oscar arrive à point
nommé, en 1958. C’est un succès,
18 JUILLET 1923 Naissance
à Paris
1958 Joue dans « Oscar »
1977 Crée sa première pièce,
« Apprends-moi Céline »
1980 Tourne dans
« Les Sous-Doués »
1992 Joue dans « La Crise »
2012 Joue dans
« La Maison du lac »
1ER DÉCEMBRE 2018 Mort
à Ballainvilliers (Essonne)
qui devient un triomphe quand
Louis de Funès reprend le rôle-ti-
tre, de 1959 à 1972.
Maria Pacôme accompagne de
Funès sur scène les deux derniè-
res saisons. Entre-temps, elle
s’impose au boulevard, avec ses
dents du bonheur, qui avaient fait
dire à un de ses professeurs
qu’elle ne réussirait pas, pour
cette raison, sa voix grave qui la
démarque, et la générosité ré-
jouissante de son jeu.
Distraire sans vulgarité
Les pièces s’enchaînent, elles va-
lent souvent à Maria Pacôme de
gros succès, mais finissent par la
lasser : « Je jouais des rôles
qui n’étaient jamais vulgaires,
mais qui ne me rendaient pas
toujours heureuse. » La comé-
dienne décide d’écrire elle-
même, pour sortir des rôles sté-
réotypés accompagnés d’une
moisson de tenues. Ainsi nais-
sent, à partir de la fin des années
1970, Apprends-moi Céline, Le Jar-
din d’Eponine, On m’appelle Emi-
lie, Les Seins de Lola…
Comme sur le reste, Maria Pa-
côme portait un regard sans aveu-
glement sur ses pièces : faire au
mieux, distraire sans vulgarité, en
donner au public pour son argent.
Ils ne sont pas si fréquents, les co-
médiens-auteurs qui ne se mon-
tent pas le chou et travaillent dans
la rigueur. Le public de Maria Pa-
côme le sentait.
C’est une raison pour laquelle il
aimait ce « vieux chef sioux » qui a
joué dans une trentaine de films
(dont Les Tribulations d’un Chi-
nois en Chine, de Philippe de
Broca, Les Sous-doués, de
Claude Zidi, et La Crise, de Co-
line Serreau), de fréquentes ap-
paritions à la télévision (notam-
ment au grand temps d’« Au
théâtre ce soir »), tout en ne lâ-
chant jamais le théâtre, son
grand amour. A 89 ans, en 2012,
Maria Pacôme était encore sur
scène, dans La Maison du lac,
d’Ernest Thompson, avec Jean
Piat, qui est mort le 18 septem-
bre. Une génération s’en va. p
brigitte salino
son épouse, à la hauteur de sa popularité.
Martine et Alain, Philippe, Pascal
Monique,
et Françoise, Patrick, Akash et Meghdoot,
sa mère,
ses enfants et leurs conjoints, ses fils,
Janine Devinot,
Alexandre et Sonia, Cleve, Maxime, leur mère, Myriam. Depuis sept ans aujourd’hui,
sa tante,
Pauline, Pierre et Victor,
Patrick et Didier,
ses frères
ses petits-enfants, akashoss42@gmail.com Claudine NORMAND
Louise, meghprivates@gmail.com
et leurs familles,
Mathilde et Clément, son arrière-petite-fille, manque.
ses enfants Marie-Cécile Laverdant,
et leur mère, Martine, ont la douleur de faire part du décès de
son épouse,
Léopold et Hannah,
ses petits-enfants, Georges EMOURGEON,
retraité de la gendarmerie, Xavier et Marie-Claude Laverdant, Vendredi 7 décembre 2018,
Julien et Alain, à partir de 12 h 45,
ses beaux-enfants ancien résistant, Benoit et Christine Laverdant,
ancien combattant Patti SMITH,
Et ses amis, ses fils et ses belles-filles,
de la guerre 1939-1945, signera à la librairie
Catherine et Jean-Louis Thomas,
ont la grande tristesse de faire part chevalier de la Légion d’honneur, sa fille et son gendre,
du publicisdrugstore
du décès de médaille militaire, son nouveau roman Dévotion,
croix de guerre, aux éditions Gallimard.
Arthur et Elisabeth, Hugo et Clara,
Dominique ARNOUX, Ariane, Cosme et Vanille, Iris, Alix, Roch,
psychiatre, psychanalyste, survenu le 28 novembre 2018, Publicisdrugstore,
à l’âge de quatre-vingt-treize ans. Capucine,
133, avenue des Champs-Elysées,
survenu, à Paris, le 29 novembre 2018,
ses petits-enfants,
Paris 8e.
à l’âge de soixante et onze ans, Il a rejoint ses compagnons d’armes
après un long combat contre la maladie. qui ont sacrifié leur vie pour la liberté de la Oscar et Marlo,
France. ses arrière-petits-fils,
Les obsèques auront lieu en la salle
Mauméjean, au cimetière du Père- La cérémonie religieuse aura lieu ont la profonde tristesse de faire part
Lachaise, Paris 20e, le samedi 8 décembre, le mercredi 5 décembre, à 10 heures, du décès de
à 11 h 30. en l’église de Gisors (Eure).
Charles LAVERDANT,
médecin général inspecteur,
professeur
à l’hôpital du Val-de-Grâce de Paris,
membre
de l’Académie nationale de médecine,
commandeur de la Légion d’honneur,
Le Carnet survenu à Paris, le 1er décembre 2018,
dans sa quatre-vingt-douzième année.
Annoncez La cérémonie religieuse sera célébrée
le jeudi 6 décembre, à 10 h 30, en l’église
vos événements culturels Notre-Dame du Val-de-Grâce, 1, place
Alphonse-Laveran, Paris 5e.
Cet avis tient lieu de faire-part.
mariececilelaverdant@gmail.com
Signatures
Projections-débats
Lectures
Communications Notre écoute 24h/24 sauve des vies !
diverses
S.O.S Amitié Paris Île-de-France
Merci d’adresser vos dons à :
Pour toute information :
01 57 28 28 28
01 57 28 21 36 ou sur notre site
carnet@mpublicite.fr www.sosamitieidf.asso.fr
S.O.S Amitié est reconnue d’utilité publique,
Tarif : 29,50 TTC éligible aux dons
Prix à la ligne et aux legs exonérés de droits de succession.
24 |
DÉBATS & ANALYSES
CRISE SOCIALE
Face aux pouvoirs
intermédiaires et au
peuple, le roi est nu
Après une série de réformes clivantes (ordonnances
sur le travail, réforme du rail, suppression de l’ISF…),
le pouvoir est mis en cause par des Français qui n’ont
rien à perdre, estime la philosophe Valérie Charolles
Par VALÉRIE CHAROLLES
D epuis un mois maintenant se
joue une partie sur le territoire
français qui a surpris le pou-
voir et qui était pourtant prévisible.
La Ve République donne au président
des prérogatives inégalées parmi les
grandes démocraties, y compris par
rapport aux Etats-Unis, où le président
est élu pour un mandat plus court, plus
contrôlé par un Parlement qui est re-
nouvelé à mi-mandat. Cette caractéris-
tique s’est renforcée depuis 1962 et
l’élection du président de la Républi-
que française au suffrage universel, et
depuis 2001 et la création du quin-
quennat avec inversion du calendrier
électoral qui a fait succéder l’élection
législative à l’élection présidentielle et
coïncider leur durée.
Emmanuel Macron a en outre fait le
choix d’un exercice vertical du pouvoir :
les députés de la majorité et le gouverne-
ment dans son ensemble se tiennent
étroitement aux directives de l’Elysée, et
ceux qui pourraient avoir des velléités
de faire valoir leur propre voix sont écar-
tés ou partent d’eux-mêmes avec fracas.
Le président de la République a aussi dis-
tillé durant les dix-huit derniers mois un
certain nombre de phrases malheureu-
ses qui laissent penser qu’il conçoit un
écart très important entre lui et les
autres citoyens, incapables d’aller traver-
ser une rue pour trouver un emploi, de
CEUX QUI MANIFESTENT
ONT REGARDÉ SE CRÉER
UNE CATÉGORIE
D’ULTRARICHES
QUI ONT PROFITÉ
DU CAPITALISME
MONDIALISÉ
Edgar Morin « Il manque une pensée directrice au mouvement »
En s’opposant à la taxe carbone, les « gilets jaunes »
se montrent aveugles à ce qui peut être
leur salut : l’élaboration d’une politique
écologique multiforme, estime le sociologue
Par EDGAR MORIN
L a jaunisse est le signe d’une crise
de foie. Les « gilets jaunes » sont le
signe d’une crise de foi. Crise de la
foi dans l’Etat, dans les institutions, dans
les partis, dans la démocratie, dans ce
que les partis appellent le système tout
en faisant partie du système.
L’irruption soudaine de ce mouvement
imprévu, son ampleur, ses désordres,
puis les violences du samedi 1er décem-
bre nous obligent à réviser les modes de
penser prééminents sur notre société,
sur sa civilisation, sur leurs carences et
misères tant physiques que morales, sur
notre République, sur notre présent, no-
tre avenir et à repenser notre politique.
La longue apathie de nos concitoyens
devant les multiples restrictions et sup-
pressions appelées réformes donnait l’il-
lusion de l’acceptation ou de la résigna-
tion. Alors qu’une fois de plus un feu
gagner assez d’argent pour se payer un
costume ou bénéficiant des « dingues »
largesses de l’Etat-providence.
Le président Macron a surtout totale-
ment tracé un trait sur les conditions
dans lesquelles il a recueilli les suffrages,
ce que n’avait pas fait le seul président à
avoir été choisi dans le même contexte,
Jacques Chirac. Il s’arc-boute sur sa légi-
timité à appliquer le programme pour
lequel il dit avoir été élu. Il est vrai qu’il a
obtenu une large majorité à l’Assemblée
lors des élections législatives de
juin 2017 (28 % des voix au premier tour,
43 % au second, et 53 % des députés
élus). Ce fut aussi le cas avec Jacques Chi-
rac, dont le parti avait recueilli 33 % des
suffrages au premier tour des élections
législatives en 2002, 47 % au second et
obtenu un député de plus que La Répu-
blique en marche. Mais le programme
du candidat Macron n’a recueilli que
24 % des suffrages exprimés au premier
tour de l’élection présidentielle (28 %
pour Jacques Chirac en 2002), et c’est
contre le spectre d’une arrivée au pou-
voir de l’extrême droite qu’il a recueilli
une large majorité au second. Ce vote
n’était pas une onction démocratique et
populaire pour mener une politique
verticale et mécanique. C’était la mani-
festation du fait que la majorité des ci-
toyens ne voulait pas du Front national
pour diriger leur politique.
Après le passage en force des ordon-
nances sur le travail, celui de la réforme
du rail, les coupes dans les recettes des
collectivités locales, un plan santé sans
mesures pour les infirmiers et infir-
mières, et un ensemble de décisions fis-
cales, comme la suppression de l’ISF, fa-
vorisant dès la première année les plus
aisés, c’est par le terrain, par l’horizon-
talité de multiples mouvements locaux
que le pouvoir est mis en cause. Le roi
se retrouve ainsi contesté par le peuple
et presque nu puisqu’il n’a pas voulu
laisser leur place aux pouvoirs intermé-
diaires (en témoigne l’absence de ré-
ponse immédiate à la main tendue de
Laurent Berger pour faire un Grenelle
couvait dans le sous-sol d’un édifice
qu’on croyait stable, et la taxe carbone a
fait la brèche qui l’a déchaîné.
Le caractère spontané du mouvement,
son caractère inédit et sa diffusion par les
réseaux sociaux ont fait sa réussite ini-
tiale. Le « gilet jaune » a soudain changé
de fonction. Il est devenu étendard de ré-
volte. Pas de responsable, pas de chef, pas
de structure, pas d’idéologie, ce qui a per-
mis de rassembler les mécontentements,
déceptions, frustrations, colères diverses
et hétérogènes, du retraité au cultivateur,
du membre du Rassemblement national
au jeune urbain insoumis.
Mais cette force initiale est devenue un
handicap au moment où il fallait annon-
cer sinon un programme du moins une
orientation pour des réformes, et non
des suppressions fiscales ou la démission
du président. Certes des revendications
multiples formulées à travers des voix di-
verses comportent des suggestions perti-
nentes mêlées à des idées farfelues. Mais
social et environnemental).
Le peuple n’est d’ailleurs pas le mot
adéquat, et la définition de la démocra-
tie comme un gouvernement par le peu-
ple et pour le peuple peut être trom-
peuse. Mieux vaudrait parler de gouver-
nement par et pour le citoyen, c’est-à-
dire d’une démocratie qui ne soit pas en
surplomb de la population avec une élite
(certes élue ou méritocratique, et non
plus héréditaire) censée œuvrer pour un
peuple dont elle ne ferait pas partie ; une
démocratie citoyenne est une démocra-
tie travaillant pour la polis, la cité, et
pour l’ensemble des citoyens, y compris
ceux qui n’ont pas voté pour les repré-
sentants finalement élus. C’est une dé-
mocratie dans laquelle les élus, y com-
pris le plus puissant d’entre eux, sont
également des citoyens, auxquels on
doit respect comme à tout autre citoyen.
La démocratie grecque avait de nom-
breux défauts, parmi lesquels on citera
uniquement le fait que les femmes en
étaient exclues. Elle a prospéré sur un
terreau qu’il peut être utile de rappeler :
son organisation territoriale d’abord,
certes sur un espace très réduit, repo-
sait sur dix circonscriptions compo-
sées d’une portion de la ville-centre,
d’une part des territoires agricoles et
d’un morceau de côte pour l’accès à la
mer, chaque circonscription pouvant
donc combiner toutes les activités de la
cité. Imaginons une région française
constituée de deux arrondissements
parisiens, huit départements ruraux et
CARTE BLANCHE – SERGUEÎ | Fièvre jaune
il manque totalement une pensée direc-
trice et une telle pensée conduirait à un
éclatement entre les composantes hété-
rogènes d’un mouvement où les colères
unies contre le pouvoir sont en fait anta-
gonistes entre elles. Donc tout ce qui a
fait la réussite du mouvement risque de
le conduire à un échec final.
Ce mouvement spontané est évidem-
ment infrapolitique à sa source, mais son
caractère déstructuré a suscité le parasi-
tage des partis politiques d’opposition,
en même temps que celui des casseurs
de tout poil qui ont eu le temps de bien
préparer leur agression le 1er décembre.
Ce mouvement est aussi au départ su-
prapolitique car il fait appel à la morale
et à la justice dans un pays où le pouvoir
favorise les déjà favorisés et défavorise
les déjà défavorisés.
LE POUVOIR MULTIFORME DU PROFIT
Ce mouvement est aussi au départ de na-
ture non violente, bien qu’usant de con-
traintes sur la circulation urbaine ou rou-
tière, mais la violence inouïe des
casseurs, puis la violence qui en divers
lieux cassait les casseurs, ont dégradé le
1er décembre et risquent de ruiner le
mouvement des « gilets jaunes ». A
moins qu’advienne, chez eux et en de-
une ville portuaire, le tout sans être
contigus… Deuxième spécificité, le fait
que chacune de ces circonscriptions oc-
cupait les fonctions administratives à
tour de rôle une partie de l’année pour
notamment préparer les lois que l’As-
semblée avait seule le pouvoir d’adop-
ter ou de refuser. Ce n’est certes pas le
modèle qui s’est imposé, mais on voit
bien comment, dans un tel système, la
cassure entre territoires et entre les ci-
toyens et ceux qui les représentent ne
peut prospérer aussi fortement que
dans les institutions actuelles.
INJUSTICE PROFONDE
Ce qui rend la situation d’aujourd’hui
particulièrement explosive, c’est que
ceux qui manifestent n’ont pas grand-
chose à perdre : en trente ans de politique
visant à permettre aux entreprises de se
développer dans la perspective, qui s’est
révélée illusoire, que cela bénéficie à leurs
salariés, ils ont perdu leurs illusions mais
aussi leurs moyens financiers. Et ils ont
regardé se créer une catégorie d’ultrari-
ches qui ont profité du capitalisme mon-
dialisé, souvent trouvé les moyens de ne
pas verser les impôts qu’ils auraient dû
payer, et auxquels on continue de faire
des cadeaux fiscaux. L’injustice profonde
de ce système est ce qui fait la puissance
du mouvement actuel. On taxe le diesel
et l’essence de la voiture particulière,
mais pas le fioul lourd des navires qui
transportent les marchandises, ni le ké-
rosène des avions. On taxe toutes les
hors d’eux, une prise de conscience au-
delà des revendications, et l’esquisse
d’une voie pour notre société.
La prise de conscience est de compren-
dre que l’obstacle majeur n’est pas dans le
pouvoir du président et du gouverne-
ment, il est dans le pouvoir multiforme
du profit qui a colonisé ce pouvoir.
Enfin le seul avenir de ce mouvement,
s’il est encore concevable, aurait été de
se doter d’un diagnostic pertinent sur
les causes d’un mal qui, certes, a ses spé-
cificités françaises, mais est plus géné-
ral : la dégradation n’est pas seulement
celle de la biosphère, elle est celle de la
sociosphère, celle de l’anthroposphère,
celle de la noosphère (sphère des activi-
tés de l’esprit) : il s’agit d’une énorme
crise de civilisation et d’une énorme
crise de l’humanité suscitée par la mon-
dialisation déchaînée.
Paradoxalement le mouvement, en
s’opposant à la taxe pro-écologique, du
reste brutalement assénée, s’est trouvé
aveugle à ce qui constitue le salut : la lutte
pour la régénération de la biosphère, la
dépollution des villes, la revitalisation
des terres par une agriculture fermière et
bio. Cela dit, il me paraît que si le gouver-
nement avait voulu saboter la cause éco-
logique, il n’aurait pu faire mieux.
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
transactions, excepté les transactions sur
les marchés financiers, alors que la
France soutient une telle mesure depuis
2008 et qu’un mécanisme européen a été
prévu à cet effet.
Il n’est pas vrai qu’il n’y a pas d’issue
possible à la situation contemporaine. Il y
en a de multiples, qu’elles soient écono-
miques (réagencer le système financier
en faisant du travail une valeur compta-
ble, interroger les logiques d’optimisa-
tion et les indicateurs qui les sous-ten-
dent…) ou institutionnelles (garantir la
séparation et l’équilibre des pouvoirs aux
niveaux national et européen, réévaluer
le rôle d’institutions comme l’Organisa-
tion internationale du travail ou l’Organi-
sation mondiale de la santé…).
Comme l’expose Hannah Arendt
en 1951 dans Le Système totalitaire, « ce
qui, dans le monde non totalitaire, prépare
les hommes à une domination totalitaire,
c’est le fait que la désolation (…) est deve-
nue l’expérience quotidienne des masses
toujours croissantes de notre siècle ». Il
nous faut constater que, malgré la ri-
chesse de notre pays qui le place parmi
les 35 nations les plus aisées en termes de
produit intérieur brut par habitant, ce ris-
que existe. Il doit être pris au sérieux. p
¶
Valérie Charolles est philosophe, cher-
cheuse associée à l’IIAC (EHESS-CNRS). Son
dernier livre, « Les Qualités de l’homme »,
est paru chez Fayard en 2016
Car le salut est d’indiquer la voie pour
une politique nouvelle orientée par la
volonté de dépolluer non seulement les
sources d’énergies, mais nos villes, nos
sols, notre atmosphère, notre alimenta-
tion, nos vies, et qui prendrait le traite-
ment du grand problème écologique
multiforme comme source de régénéra-
tion. Par là même serait refoulé pro-
gressivement le pouvoir hégémonique
et incontrôlé du profit. Cette voie nou-
velle comporterait une politique de ci-
vilisation, laquelle réduirait progressi-
vement les carences de notre
civilisation et en développerait progres-
sivement les vertus.
Nicolas Hulot a été contraint de démis-
sionner devant la formidable résistance
du pouvoir financier, des institutions,
des esprits de nos gouvernants. Les « gi-
lets jaunes » n’ont combattu que les
symptômes, non les causes.
Nous verrons si apparaît une possibi-
lité d’évolution positive dans ce sens ou
s’il ne faudra pas construire autrement
et ultérieurement une voie d’avenir. p
¶
Edgar Morin est sociologue
et philosophe

0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
L’alchimie de la
violence émeutière
Un mouvement sans cadre, des manifestants novices,
des groupes extrémistes à l’œuvre, des forces de l’ordre
dépassées : ce cocktail a produit les exactions parisiennes,
explique Xavier Crettiez, professeur en science politique
Par XAVIER CRETTIEZ
L es images qui ont alimenté pen-
dant des heures les chaînes d’in-
formation continue ont trans-
formé le regard que l’on porte sur le
paysage urbain parisien. La Ville Lu-
mière est devenue une ville de cris et de
feu en quelques heures sans que l’on en
comprenne vraiment la raison. Quels
sont les moteurs de cette violence
émeutière qui a accompagné la protes-
tation nationale des « gilets jaunes », ce
samedi 1er décembre ? On distinguera
sept principales entrées explicatives de
cette fureur, qui relèvent des facteurs
classiques du surgissement de la vio-
lence mais qui, ce jour, se sont cumulés.
C’est d’abord l’absence de structura-
tion du groupe protestataire qui peut
expliquer l’élan de radicalité. A l’inverse
des syndicats traditionnels, disposant
de services d’ordre souvent très profes-
sionnalisés, à l’image de celui de la CGT,
les « gilets jaunes » occupent la rue sans
encadrement, sur la seule directive de
mots d’ordre proposés sur les réseaux
sociaux, incapables de « tenir les
rangs » et accessoirement de se proté-
ger des casseurs extérieurs au mouve-
ment. Cette logique de la désinstitutio-
nalisation du mouvement, paradoxale-
ment encouragée par un pouvoir favo-
risant la fluidité et la fin des structures
rigides partisanes ou syndicales, est
inévitablement propice aux désordres.
C’est ensuite la participation massive
à ce mouvement de groupes sociaux
peu habitués aux phénomènes mani-
festants, comme le confirmeront
maints témoignages indiquant l’inex-
périence de la rue de la part de citoyens
en repli de formes conventionnelles de
politisation. Peu préparés à la rue, les
acteurs contestataires sont également
peu préparés aux logiques du maintien
de l’ordre policier dont ils ne saisissent
pas les codes. A l’image des manifes-
tants de La Manif pour tous de 2013, is-
sus des rangs catholiques, tout étonnés
de se faire gazer et charger, nombre de
« gilets jaunes » ont très mal vécu une
pratique qui relève d’un maintien de
l’ordre classique.
En écho aux grandes manifestations
très violentes qui endeuillèrent l’Est
lorrain et le monde de la sidérurgie à
l’aube des années 1980, le sentiment de
désespoir est ici largement partagé par
des « gilets jaunes » effrayés par le dé-
classement possible et tétanisés par des
fins de mois de plus en plus difficiles. Le
désespoir, surtout lorsque rien ni per-
sonne ne vient y répondre, est cousin
de la violence dont il prépare le lit, armé
du sentiment de « ne plus rien avoir à
perdre ». Associé à une absence de sa-
voir-faire syndical en matière de négo-
ciation et de mise en scène de la conflic-
tualité, ce sentiment encourage des
postures d’engagement total, du « tout
et tout de suite », propices aux déchaî-
nements violents.
Mais la violence ne sourd pas unique-
ment des rangs désorganisés des « gi-
lets jaunes ». Elle est aussi le fait d’ac-
teurs qui la pratiquent de façon ontolo-
LES POSES VIRILISTES
DES JEUNES CAGOULÉS
VIENNENT RAPPELER
QUE LA VIOLENCE
(EN DÉMOCRATIE)
EST UN JEU,
CERTES DANGEREUX,
MAIS ENIVRANT
gique. Soit qu’elle réponde à une straté-
gie – celle de la tension –, à l’image des
mouvements d’ultradroite tout heu-
reux de pouvoir en découdre, dans le
16e arrondissement, avec un pouvoir
qu’ils méprisent d’autant plus qu’il leur
a volé la victoire ; soit qu’elle relève
d’une logique identitaire qui définit le
groupe qui la pratique. Les « antifa » ou
autres black blocs, également à l’œuvre
dans d’autres quartiers de Paris, vise-
ront selon une tradition désormais
bien ancrée les symboles des pouvoirs
honnis (banques, boutiques de luxe,
mobilier d’Etat). La présence de graffs
anarchistes ou à l’inverse attestant la
présence du GUD (extrême droite estu-
diantine) comme quelques échauffou-
rées entre ces siamois de l’extrémisme
témoignent de l’opportunisme violent
de ces groupes activistes.
GUERRES NOUVELLES
Ce dernier point renvoie également à
une dimension trop souvent sous-esti-
mée de la violence émeutière : le fris-
son. Un sociologue américain avait
parlé pour qualifier les guerres nouvel-
les de fun and profit. La violence de ce
samedi 1er décembre, en pleine capitale,
sous les yeux des caméras du monde
entier, en a été le témoignage. La rue est
un immense espace de jeu, d’autant
plus grisant qu’on n’a guère accès à
d’autres espaces de plaisir. Une charge
de CRS ou la résistance collective à de
puissants jets d’eau offre une forte dose
d’adrénaline au même titre que la pose
de barricades. L’émeute est un plaisir
organique et communautaire. Les po-
ses virilistes des jeunes cagoulés vien-
nent rappeler que la violence (en démo-
cratie) est un jeu, certes dangereux,
mais enivrant. Et au « fun » peut s’ajou-
ter le profit lorsque la violence devient
prédatrice à l’encontre de débits de
boisson ou de boutiques de luxe.
On soulignera aussi que la violence,
si elle peut être l’arme des bavards (les
ultras), est aussi paradoxalement celle
des silencieux. La non-reconnaissance
du mouvement des « gilets jaunes »,
l’absence de cadrage par des corps in-
termédiaires aptes à mettre en scène
et offrir un écho à ce désespoir social,
le désintérêt des partis politiques pour
traduire en politiques publiques les
appels au secours de populations en
voie de désaffiliation (et souvent abs-
tentionnistes), l’absence de représen-
tativité sociale d’une Assemblée natio-
nale qui n’a jamais autant été habitée
par les « CSP + » [catégories socio-pro-
fessionnelles favorisées] et les profes-
sions intellectuelles, tout cela tient à
l’écart des voies officielles de la politi-
sation des acteurs qui peuvent trouver
dans la violence le seul moyen d’ex-
pression à leur portée.
Enfin, il faudrait aussi sûrement pen-
ser la question du maintien de l’ordre,
avec des policiers visiblement dépassés
par des instructions politiques difficile-
ment tenables (filtrer l’accès aux
Champs-Elysées), épuisés par des opé-
rations en cascade depuis la vague d’at-
tentats de 2015 et peut-être pas tou-
jours excellemment coordonnés, si l’on
en croit les témoignages de casseurs
opérant en plusieurs points et en con-
tinu ou les images désastreuses du re-
foulement de cordons casqués par des
agitateurs sous l’Arc de triomphe.
La violence est toujours le résultat
d’une subtile et terrible alchimie. Tous
ces ingrédients l’ont ici puissamment
activée. p
¶ ment, l’humour ravageur d’Etienne Lécroart
Xavier Crettiez est professeur
de science politique, université
Versailles-Saint-Quentin, Sciences
Po Saint-Germain-en-Laye.
débats & analyses | 25
Fiscalité locale, quelle réforme ?
Analyse
patrick roger
service politique
T
out au long du 101e congrès des
maires, qui s’est achevé le 22 no-
vembre à Paris, un sujet aura
hanté toutes les conversations, ali-
menté tous les débats : l’exonéra-
tion totale de la taxe d’habitation à
partir de 2021 et le dispositif mis en place pour
compenser la perte de ressources directes – au
bas mot 19 milliards d’euros, si l’on considère
que les résidences secondaires seront exclues
de cette exonération – qui en découlera pour les
communes et les intercommunalités. Force est
de constater que la solution miracle tarde à
émerger, tant sont divergentes les positions en-
tre l’exécutif et les pouvoirs locaux.
« Je suis conscient des inquiétudes qui se sont
fait jour à propos de la suppression annoncée de
la taxe d’habitation », reconnaît Emmanuel Ma-
cron dans la lettre qu’il a adressée aux maires à
LES ÉLUS LOCAUX, l’ouverture du congrès. Dans ce même courrier,
ENCORE SOUS LE le chef de l’Etat s’engage « à veiller à ce que la sup-
pression de cet impôt soit compensée à l’euro
CHOC DE LA BAISSE près ». « A moyen terme, poursuit-il, il s’agit de re-
penser totalement, en concertation avec l’ensem-
DES DOTATIONS ble des élus, notre système de fiscalité locale. Une
DE L’ÉTAT, DOIVENT réforme globale sera présentée au printemps. »
Mais cela ne dit pas ce qu’il y a dans les tuyaux.
ENCAISSER LA Le président de l’Association des maires de
France (AMF), François Baroin, a beau jeu de dire
SUPPRESSION qu’« aujourd’hui, un brouillard très épais en-
toure ce chantier ». Pour le maire (LR) de Troyes,
DE LA TAXE « c’est à l’Etat de faire des propositions ». Mais les
D’HABITATION ET propositions que le gouvernement a pu esquis-
ser, sur la base du rapport sur la refonte de la fis-
SE DEMANDENT calité locale, remis le 9 mai par Dominique Bur
et Alain Richard au premier ministre, les trois
DE QUOI L’AVENIR associations « historiques » – AMF, Assemblée
SERA FAIT des départements de France (ADF) et Régions de
France – les rejettent en bloc. A ce tarif, la « con-
certation » risque de tourner court.
« L’AUTONOMIE FINANCIÈRE ESSENTIELLE »
Jusque-là, l’idée qui semblait se dégager, comme
l’avait expliqué Edouard Philippe le 4 juillet à la
Conférence nationale des territoires, boycottée
par l’AMF, l’ADF et Régions de France, était d’af-
fecter aux communes la part de taxe foncière
sur les propriétés bâties actuellement perçue
par les départements (14 milliards d’euros
en 2017), en compensant la perte de recettes
pour les intercommunalités par une part de TVA
ou de contribution sur la valeur ajoutée des en-
treprises (CVAE). Tout en engageant le chantier
de la révision des bases locatives, ce qui n’est pas
une mince affaire.
Reste à régler – bagatelle – la question de la
compensation de la perte du foncier bâti pour
les départements. Le 4 juillet, le premier minis-
tre a clairement laissé entendre qu’une part de
la contribution sociale généralisée (CSG) pour-
Cahuzac et l’évasion fiscale en procès
Le livre
C
e n’est pas tous les jours que l’on prend
plaisir à rire de la richesse des autres. Et
même à se marrer franchement de la
rocambolesque, et non moins authen-
tique, histoire du « malheureux » Cahuzac, con-
damné par la justice, pour fraude fiscale et blan-
chiment, le 8 décembre 2016, à trois ans de pri-
son ferme et à cinq ans d’inéligibilité. En appel, le
15 mai 2018, le président de la 11e chambre correc-
tionnelle du tribunal de grande instance de Pa-
ris, Dominique Pauthe, énonçait la décision :
quatre ans d’emprisonnement dont deux avec
sursis, cinq ans d’inéligibilité, ainsi que
300 000 euros d’amende.
LES RICHES Narré par Monique et Michel Pinçon-Charlot,
AU TRIBUNAL anthropologues de l’écosystème des fortunes, ce
de Monique et Michel conte des temps modernes fait l’objet d’un ma-
Pinçon-Charlot, avec gnifique album dessiné. Les traits, travaillés par
Etienne Lécroart Etienne Lécroart, accompagnent finement la dé-
Seuil-Delcourt, monstration pédagogique des sociologues. Et,
128 pages, 18,95 euros au-delà des tribulations de Jérôme Cahuzac, qui
fut ministre du budget dans les gouvernements
socialistes de Jean-Marc Ayrault, mais aussi con-
seiller général et député du Lot-et-Garonne, c’est
bien tout le système de l’évasion fiscale qui nous
est donné à comprendre.
Au fil des chapitres qui en démontent l’ingé-
nierie financière – à savourer tout particulière-
traitant de la « fraude en famille » –, le lecteur
comprend parfaitement comment le scénario,
improbable a priori, d’un ministre du budget
devenu champion de l’évasion fiscale, a pu se
rait leur revenir. Il a également fait part de sa vo-
lonté de leur laisser les ressources provenant
des droits de mutation à titre onéreux (DMTO).
Mais ce scénario a du plomb dans l’aile. Même
Alain Richard, l’un des coauteurs du rapport sur
la refonte de la fiscalité locale, doute à présent
de sa faisabilité.
Les départements, en effet, refusent de se voir
substituer un impôt local direct sur lequel ils ont
un pouvoir de taux par une part d’impôt natio-
nal qui, en premier lieu, ne tiendrait pas compte
de l’évolution des valeurs locatives et, en second
lieu, sur lequel ils n’auraient aucun pouvoir de
taux, ce qui constituerait une perte d’autonomie
fiscale et financière. « Il n’y a pas de pouvoir poli-
tique autonome sans pouvoir fiscal, a réaffirmé
le président du Sénat, Gérard Larcher, à l’ouver-
ture du congrès de l’AMF. L’autonomie financière
est pour nous un point essentiel. »
Alors qu’Emmanuel Macron devait recevoir à
l’Elysée, mardi 4 décembre, l’ensemble des asso-
ciations d’élus pour, notamment, relancer la
concertation sur la réforme de la fiscalité locale,
le blocage semble total. L’AMF, en effet, s’est dé-
clarée totalement solidaire des départements.
« Nous ne revendiquons pas le foncier bâti, a af-
firmé François Baroin. Nous ne voulons pas de
guerre avec les départements. Il n’est pas ques-
tion de jouer les uns contre les autres. »
DES REMOUS CHEZ LES MAIRES
Dans sa résolution finale, l’AMF arrête une posi-
tion claire. Elle réclame « la compensation inté-
grale et dans la durée de la taxe d’habitation sur
les résidences principales par un dégrèvement gé-
néral qui tienne compte de l’évolution annuelle
des bases ». « C’est le seul moyen d’être compensé à
l’euro près, assure André Laignel, le premier vice-
président délégué de l’AMF. C’est transparent et ça
maintient le pouvoir de taux des collectivités. » « Si
le gouvernement estime que c’est trop coûteux,
c’est parce qu’en réalité il n’a pas envie de compen-
ser dans la durée », ajoute Philippe Laurent, le pré-
sident de la commission des finances de l’AMF.
Dans son discours de clôture, Edouard Phi-
lippe s’est montré pour le moins réservé sur
cette hypothèse. Il se dit toujours favorable à
une solution consistant à « consolider le pouvoir
fiscal des maires » qui, estime-t-il, « vaut bien
mieux qu’un dégrèvement pour l’éternité dont [il
n’est] pas sûr qu’il ait beaucoup de sens ». « Il n’est
pas interdit d’essayer de trouver un système plus
intelligent », a-t-il ajouté, provoquant quelques
remous dans la salle du Parc des expositions.
Les propos du premier ministre n’auront cer-
tainement pas apaisé les craintes des élus lo-
caux qui, encore sous le choc de la baisse des do-
tations de l’Etat sous le précédent quinquennat,
doivent encaisser la suppression de la taxe d’ha-
bitation et se demandent de quoi l’avenir sera
fait. Pourtant, il faudra bien arriver à définir un
socle de fiscalité locale qui soit à la fois lisible
pour les citoyens, qui mette en cohérence les
ressources et les compétences exercées par les
collectivités et qui préserve un lien fiscal avec
les résidents. Une gageure. p
réaliser. Comment aussi tout cela n’a pu avoir
lieu sans que de nombreux responsables haut
placés en aient été informés.
La dissimulation fiscale, sport courant chez
les grandes fortunes – « Qu’apprends-je, Charles-
Edouard ? ! Nous n’avons rien en Suisse ? ! Pourvu
que nul ne le sache » –, est radiographiée, les cir-
cuits d’évasion sont cartographiés, et l’affaire
Cahuzac, qui sert ici de modèle pour une dé-
monstration systémique, par nature opaque,
devient lumineuse.
LUDIQUE ET ACCESSIBLE
L’artiste montreuillois, membre de l’Oubapo
(Ouvroir de bande dessinée potentielle), auteur
de nombreux albums drolatiques, avait déjà il-
lustré l’enquête sociologique des Pinçon-Char-
lot consacrée à l’ouverture d’un centre d’héber-
gement pour personnes sans-abri dans le 16e ar-
rondissement de Paris (Panique dans le 16e !, La
Ville brûle, 2017).
Ludique et accessible, la couverture dessinée
d’un procès avait déjà donné lieu à des livres dé-
lectables, tel Le Procès Colonna, du regretté Ti-
gnous (avec Paganelli, Glénat, 2015) ou encore
Le Procès Papon, de Riss (publié dans Charlie
Hebdo en 2017) ; Maurice Papon fut reconnu
coupable de « crime contre l’humanité », au
terme d’un procès qui dura six mois en 1997.
Crime contre l’humanité, on n’en est bien sûr
pas là avec le sieur Cahuzac. Même si, selon les
mots de la procureure du parquet financier,
Eliane Houlette, rapportés fidèlement par les
auteurs, « la fraude fiscale est l’acte antisocial
par excellence », un déni de la démocratie. p
rémi barroux
26 | 0123
FRANCE | CHRONIQUE
par g érard co urtois
Le boomerang
de la défiance
I LES « GILETS
l y a dix-huit mois, Emma-
nuel Macron a fait table
rase du passé. Paysage bou-
leversé, caciques balayés,
partis traditionnels marginali-
sés : pour paraphraser Tocque-
ville, la « révolution » dont ce
jeune président se voulait le hé-
raut n’a pas renversé un système
vermoulu, « elle n’a fait qu’en dis-
perser les ruines ». Mais sa pro-
messe d’une nouvelle ma-
nière de faire de la politique, plus
horizontale, participative et à
l’écoute des Français, s’est dissi-
pée dès le lendemain de l’élec-
tion. Verticalité, rapidité, effica-
cité ont été les maîtres mots de la
première année du quinquen-
nat. La souveraine intelligence
du prince, croyait-il, suffirait à
désarmer les résistances et à em-
porter l’adhésion.
Aujourd’hui, les « gilets jaunes »
veulent faire table rase du prési-
dent. Ils récusent son autorité,
contestent sa légitimité et, pour
nombre d’entre eux, réclament sa
démission. Puisqu’on ne leur a
pas donné la parole, ils l’ont prise.
Ils se veulent la voix du peuple et
n’entendent la déléguer à per-
sonne, ni même à ceux des leurs
qui se disent prêts – de façon
d’ailleurs comminatoire –, à dis-
cuter avec le gouvernement. Pour
Emmanuel Macron, l’effet boo-
merang est terrible. Il n’est pas
moins inquiétant pour le pays,
ébranlé par ce séisme d’une vio-
lence inédite depuis des lustres.
L’actuel chef de l’Etat n’est pas
le premier à subir un tel rejet. La
jubilation d’abattre la statue du
commandeur de Gaulle fut l’un
des moteurs de Mai 68. En 1981,
Valéry Giscard d’Estaing quitta
l’Elysée sous les injures, les cra-
chats même. Au moment de la
crise de l’école privée, en 1984,
François Mitterrand était, di-
sait-on, l’homme le plus haï de
France. A-t-on oublié l’exécration
rageuse dont Nicolas Sarkozy fut
très vite la cible ? Ou la vindicte
méprisante à l’encontre de Fran-
çois Hollande ?
A la différence près que tous ces
prédécesseurs, même au plus fort
de la tourmente, disposaient en-
core, outre celle des institutions,
de la protection de leur camp : des
partis expérimentés, des élus en-
racinés, des ministres chevron-
nés, des majorités (plus ou
moins) soudées, à quoi s’ajou-
taient des relais sociaux. Rien de
tel aujourd’hui : un parti hors-sol,
des élus novices, un gouverne-
ment peu aguerri et des syndicats
tenus en lisière. Le roi est nu, trop
seul, très vulnérable.
Quant aux explosions, sociales,
estudiantines ou banlieusardes,
elles n’ont pas non plus manqué –
comme des exutoires compulsifs
à la rigidité d’une monarchie ré-
publicaine qui ne garantit la res-
piration démocratique du pays
que de façon trop sporadique,
lors de la seule élection présiden-
tielle. De la grève des mineurs
en 1963 à celle des services pu-
blics à l’automne 1995, de la tor-
nade de 1968 au mouvement
contre la réforme universitaire
Devaquet en 1986 ou contre le
contrat première embauche
(CPE) en 2006, de l’embrasement
POUR NE RIEN
ARRANGER,
LE GOUVERNEMENT
MANQUE
D’INTERLOCUTEURS
POUR ENGAGER UN
DIALOGUE APPROFONDI
Tirage du Monde daté mardi 4 décembre : 186 776 exemplaires
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
EXTRÊME
pulaire (PP), qui considéraient le parti alors contraire disposé à sceller un accord en
DROITE : LA FIN dirigé par l’ex-premier ministre Mariano vue de former le gouvernement régional
DE L’EXCEPTION Rajoy comme trop tiède, défend la suppres- andalou avec cette formation anti-immi-
ESPAGNOLE
sion de l’autonomie régionale catalane et
l’interdiction des partis indépendantistes,
gration, antiféministe et eurosceptique.
Certes, après trente-six ans de gouverne-
comme prélude au rétablissement d’un
Etat centralisé. Vox exige aussi de repren-
dre Gibraltar, territoire britannique ébranlé
ment socialiste quasi ininterrompu dans
la région et alors que l’Andalousie reste à la
traîne de l’Espagne et de l’Europe, avec un
par le Brexit, et de construire un mur entre taux de chômage record de 21 %, une alter-
les villes de Ceuta et Melilla et le Maroc, nance politique est visiblement deman-
pour bloquer les arrivées de migrants. Ces dée par les électeurs.
dernières ont repris cette année, faisant de Le PP est pendant longtemps parvenu à
l’Espagne la principale porte d’entrée de rassembler une droite large, du centre
JAUNES » l’Union européenne. droit aux nostalgiques du franquisme, ce
La formation s’oppose encore aux lois qui lui a valu de nombreuses critiques,
VEULENT FAIRE qui sanctionnent les violences machistes, mais a eu le mérite d’éviter jusqu’à présent
TABLE RASE qui, selon elle, « criminalisent les hom- qu’émerge en Espagne un discours public
DU PRÉSIDENT
du quartier des Minguettes, à Vé-
L’ Espagne est devenue un pays
« normal » au sein de l’Union euro-
péenne et c’est une mauvaise nou-
velle. Ce pays à peine remis d’une sévère
crise économique, en butte au chômage
mes » et à celles, de mémoire historique,
interdisant l’apologie du franquisme, ainsi
qu’à celles qui autorisent le mariage ho-
mosexuel ou l’avortement. Elle défend en-
fin d’importantes baisses d’impôts finan-
xénophobe. Dévier de cette ligne est dan-
gereux. Quant au parti libéral Ciudadanos,
s’il est prêt à gouverner avec un parti aux
idées contraires aux valeurs européennes,
il devra l’expliquer à ses partenaires conti-
nissieux, à l’été 1981, à celui des de masse, à l’augmentation des inégali- cées par une réduction « radicale » du nentaux, dont La République en marche,
banlieues parisiennes en 2005, tés et aux flux migratoires, semblait im- nombre de fonctionnaires. avec qui il négocie en vue des élections
de la révolte des « bonnets rou- munisé contre l’extrême droite, en raison Face à cette percée inédite, la défaite de européennes de mai 2019.
ges » bretons en 2013 à celle con- de son passé franquiste. Quarante-trois Susana Diaz dans le fief andalou de la gau- L’alternance politique en Andalousie ne
tre la loi travail de 2016, la liste est ans après la mort de Franco et le retour de che augure mal des chances de succès du doit pas passer par la banalisation de l’ex-
loin d’être limitative. la démocratie, l’exception est termi- premier ministre socialiste espagnol, trême droite. Moins encore par une forme
A chaque fois, tant bien que née. Dimanche 2 décembre, le parti Vox a Pedro Sanchez, dont le gouvernement est d’adhésion à son programme. Or les prises
mal, il a fallu trouver une ré- fait une entrée fracassante au Parlement minoritaire au Parlement, six mois après de position récentes du jeune président du
ponse politique à la crise. En gé- andalou en y faisant élire douze dépu- qu’il a poussé M. Rajoy à la démission, au PP, Pablo Casado, associant immigration et
néral, pour ne pas l’avoir antici- tés régionaux, avec 11 % des voix, contre printemps 2018. Son parti a demandé en délinquance, semblent témoigner d’un
pée, le gouvernement a été con- 0,5 % trois ans plus tôt. vain lundi de former une « digue de con- tournant qui, à défaut d’affaiblir Vox, ris-
traint à un geste majeur permet- La formation d’extrême droite, fondée tention » entre les « partis constitutionna- que au contraire de justifier et de normali-
tant aux mutins de crier victoire : en 2013 par d’anciens militants du Parti po- listes » et l’extrême droite. Le PP semble au ser son discours. p
en 1968, ce furent des augmenta-
tions salariales massives et la dis-
solution de l’Assemblée natio-
nale ; depuis, l’abandon de la ré-
forme contestée a, le plus sou-
vent, permis de calmer la fièvre.
A quoi il faut ajouter des interlo-
cuteurs capables de donner cré-
dit au pouvoir qu’il a pris la me-
sure de la révolte et une parole
forte, présidentielle, pour don-
ner forme à ce repli et l’assumer.
« Burn-out »
Pour l’heure, tout cela manque.
Certes, l’augmentation des prix
de l’essence a servi de détonateur
au mouvement des « gilets jau-
nes ». Mais il est clair que son an-
nulation ne suffirait plus à cal-
mer une colère longtemps refou-
lée et qui déferle désormais tous
azimuts : contre le poids des im-
pôts et leur répartition, contre la
compression du pouvoir d’achat,
contre les inégalités réelles ou
ressenties, contre le chômage et
la précarité, contre l’érosion des
services publics, bref, contre l’en-
semble de la politique de l’actuel
gouvernement et de ses prédé-
cesseurs depuis une décennie,
voire deux. Il y a huit ans déjà,
Jean-Paul Delevoye, alors média-
teur de la République, s’alarmait
du « burn-out » qui menaçait la
société française, faute de « ré-
ponse politique » à la hauteur de
ses anxiétés. Nous y sommes.
Pour ne rien arranger, et à sup-
poser qu’il y soit prêt, le gouver-
nement manque d’interlocuteurs
pour engager un dialogue appro-
fondi, discuter, négocier, bâtir des
compromis, purger la crise et
penser l’avenir. Dévitalisés, dé-
bordés et soupçonnés de vouloir
confisquer le débat, les partis ne
sont plus des médiateurs crédi-
bles. Les syndicats peinent à le
rester. Quant aux « gilets jaunes »
eux-mêmes, ils prônent la démo-
cratie directe au point de refuser
de mandater des représentants. A
ce stade, c’est l’impasse.
Enfin, et surtout, ils récusent
tout crédit aux autorités politi-
ques, quelles qu’elles soient ou à
peu près. Depuis une décennie, le
baromètre de la confiance politi-
que du Centre de recherche de
Science Po est pourtant terrible-
ment éloquent : huit Français sur
dix, voire davantage, considèrent
que « les responsables politiques
ne se préoccupent pas de ce que
pensent les gens comme eux », et
deux sur trois éprouvent de la
« méfiance » (39 %) ou du « dé-
goût » (25 %) quand ils pensent à
la politique. C’est dire la profon-
deur de la crise de la représenta-
tion politique, condition essen-
tielle sinon exclusive de la démo-
cratie. Depuis longtemps, chacun
s’en dit conscient. Depuis trop
longtemps, personne n’a su ré-
duire cette fracture. Au risque
qu’elle devienne irrémédiable. p
 Paléontologie
Le mystère
du fossile disparu
Au tournant du siècle, « Orrorin bruno meyerfeld
tugenensis », cet hominidé vieux de
P
endant 6 millions d’années, l’un
de nos plus vieux ancêtres connus
6 millions d’années, découvert au Kenya, a reposé sous terre, survécu à qua-
avait fait sensation : bipède et porteur tre époques géologiques, l’effon-
drement du grand rift, quantité
d’autres caractères modernes, il volait d’éruptions volcaniques, séismes et autres
cataclysmes en tout genre. Aujourd’hui, le
la vedette à d’autres prétendants au titre fossile d’Orrorin tugenensis est perdu. Proba-
d’aïeul de l’humanité. Mais depuis des blement dissimulé au fond du coffre-fort
d’une banque kényane. Peut-être détruit.
années, nul n’a plus accès à ces précieux Orrorin ? Le nom ne vous dit peut-être
ossements – y compris ses découvreurs, rien. En l’an 2000, le fossile, mis au jour
dans les collines Tugen du rift kényan, fai-
dont la Française Brigitte Senut. sait pourtant les gros titres de la presse
mondiale. « L’homme des origines » (traduc-
Enquête sur un troublant escamotage tion d’« Orrorin » en langue locale), « ancêtre
du millénaire » ou « premier des hominidés »
pour les uns, « grand-papa » et même « chaî-
Alerte sanitaire sur Portrait
un produit de dialyse Chantre de la
L’usage d’une solution « science ouverte »
saline contenant du citrate,
dans des machines destinées Marin Dacos travaille depuis
à épurer le sang d’insuffisants vingt ans à la libre diffusion
rénaux, s’accompagnerait des savoirs scientifiques.
d’une surmortalité de 40 % Inspirateur d’un plan national
chez ces patients fragiles sur le sujet, il voit enfin son rêve
prendre corps
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Cahier du « Monde » No 22985 daté Mercredi 5 décembre 2018 - Ne peut être vendu séparément
non manquant » pour les autres, enflamme
la « planète paléo ».
Jugez-en : ses membres supérieurs, humé-
rus et phalanges, sont robustes, courbés, si-
miesques, rappelant les chimpanzés et autres
primates arboricoles. Mais ses molaires, tou-
tes petites, ont l’émail épais, évoquant un être
plus évolué : microdonte, frugivore, peut-être
même omnivore. Surtout, Orrorin a un fémur
très allongé, bien renforcé. Pour ses décou-
vreurs, les paléontologues Brigitte Senut et
Martin Pickford, pas de doute : cet hominidé
est bipède. Il appartient à la lignée humaine.
La découverte est une bombe qui pulvé-
rise les frontières de l’humanité, renvoyées
en plein Miocène supérieur. Orrorin, décédé
il y a quelque 6 millions d’années, est deux
fois plus âgé que la juvénile « grand-mère »
Lucy, et un million et demi d’années plus
ancien que les autres ancêtres potentiels
JEANNE DETALLANTE
connus. Un millénaire s’ouvre et l’histoire
de l’homme est à réécrire.
Que fait donc, près de deux décennies plus
tard, ce très vieil aïeul, si loin des musées et
des universités, où il devrait être exposé et
étudié ? Retour sur les « lieux du crime ».
Direction la formation Lukeino, au cœur
du rift kényan. Ici, à plus de 2 000 mètres et
à hauteur d’équateur, trônent les collines
Tugen : des buttes hostiles, broussailleuses,
divinement érodées, entourées de sédi-
ments remontant jusqu’à 16 millions
d’années. Depuis des décennies, les archéo-
logues s’en donnent à cœur joie.
Ce massif, Martin Pickford le connaît bien
pour l’avoir longtemps fouillé. Ce Britanni-
que, né en 1943 et élevé au Kenya, trouve là,
dans les années 1970, une intrigante molaire
inférieure – plus tard attribuée à un Orrorin.
→ LIRE L A SU ITE PAG ES 4- 5
La Lune, nouveau
Graal de Roscosmos ?
Après plusieurs déconvenues,
dont un vol avorté vers la
station internationale, l’agence
spatiale russe respire avec le
lancement réussi d’un équipage
en orbite. Son patron évoque
un projet de conquête lunaire
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 ACTUALITÉ
2| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018

Alerte sanitaire sur un produit utilisé pour la dialyse

SANTÉ PUBLIQUE - Une étude montre une surmortalité de 40 % pour des personnes traitées avec un liquide de dialyse contenant du citrate

D
es centaines de personnes dialy-
sées pourraient avoir perdu la vie
prématurément. Peut-être plus. Les
patients traités par un liquide de
dialyse (ou dialysat) au citrate pré-
senteraient une surmortalité de 40 % par rapport
à des personnes traitées avec d’autres produits
plus anciens à l’acétate ou à l’acide chlorhydrique
(HCl). Cette surmortalité aurait essentiellement
une origine cardio-vasculaire.
Tel est le principal constat d’une étude rétros-
pective pilotée par le docteur Lucile Mercadal
(Inserm, CESP 1018 et hôpital Pitié-Salpêtrière) réa-
lisée avec une équipe de néphrologues et de
biostatisticiens français (REIN-Agence de la bio-
médecine, ABM), à partir des données du registre
national REIN. Cette étude a été présentée le
3 octobre lors du congrès de la Société franco-
phone de néphrologie, dialyse et transplantation
(SFNDT). Elle n’est pas encore publiée.
En France, environ 47 000 patients souffrant
d’insuffisance rénale terminale sont traités par
dialyse. Les patients entrent en dialyse à l’âge
moyen de 70 ans, avec souvent d’autres maladies
associées, et leur survie médiane est d’environ
cinq ans. Plus de 20 % des patients dialysés sont
traités avec un dialysat au citrate.

Le principe de précaution
« Les centres qui ont utilisé le citrate ont une sur-
mortalité, ceux qui ont utilisé le HCl ont une baisse
de mortalité », précise le docteur Mercadal. Elle a
croisé les données du registre (25 629 patients
dialysés depuis au moins trois mois), avec les
chiffres de vente de dialysat, par centre, fournis
par les industriels. Elle a observé l’évolution des
décès en fonction du type de dialysat utilisé. Les
données concernant le dialysat au citrate l’ont
conduite à stopper l’utilisation de ce produit dé-
but novembre pour le centre de dialyse de la Pitié-
Salpêtrière. Il devrait, selon cette experte, « être
retiré du marché, au nom du principe de précau-
tion, en attendant d’autres études ».
Informée de cette étude par l’association de
patients Renaloo fin novembre, l’Agence natio-
nale de sécurité du médicament (ANSM) a
convoqué une réunion d’urgence mercredi
5 décembre. « L’importance des résultats présen-
tés amène l’ANSM à réunir l’ensemble des parties
prenantes », indique l’agence dans son courriel
adressé aux parties prenantes.
Comment expliquer de tels chiffres ? Pour
quelles raisons, ni l’ABM, qui gère le registre
REIN, ni la SFNDT, ni les industriels, ni les méde-
cins, n’ont-ils pas prévenu l’ANSM à la suite du
congrès du 3 octobre ?
Quand on interroge les deux principaux fabri-
cants de ces dialysats sur la dangerosité du
citrate, la société Fresenius nous indique que
« l’évaluation est encore en cours » et ne pouvoir
donner plus d’informations ; Baxter nous
répond « ne pas avoir constaté de tendance anor-
male concernant le citrate » et « être à disposition
des autorités de santé ».
« Cela illustre la sous-déclaration notoire des
effets indésirables des produits de la part des indus-
triels comme des professionnels de santé », déplo-
En France, 20 % des 47 000 patients dialysés sont traités avec une solution contenant du citrate. JULIETTE ROBERT/HAYTHAM-REA
re-t-on à l’ANSM. Or, « les professionnels de santé
ont obligation de prévenir les agences sanitaires de
tout incident à risque élevé », ajoute l’agence.
Avant même la réunion de l’ANSM, l’informa-
tion a circulé dans la communauté néphrologi-
que, dont la majorité a des liens d’intérêts avec
l’industrie. Certains sont inquiets, d’autres
méfiants à l’égard de ces travaux, pointant les
limites de cette étude rétrospective, sujette à
des biais de confusion.
« Une telle différence dans le devenir des patients
est très significative et elle interpelle. Elle concerne
des centaines, voire des milliers de patients dont le
décès pourrait être prématuré », souligne le doc-
teur Frank Martinez, néphrologue à l’hôpital
Necker. Certes, « ces seules données, rétrospecti-
ves, ne valent pour une conclusion scientifique
définitive, mais le nombre de patients concernés et
la qualité de la méthodologie incitent à une pru-
dence d’utilisation et à des mesures immédiates
pour mieux comprendre le phénomène et adapter
l’utilisation des dialysats au citrate ».
Autre son de cloche pour le docteur Philippe
Chauveau, néphrologue à l’Aurad Aquitaine :
« Ces résultats ne me paraissent pas conformes à
la réalité, ces données doivent être vérifiées, et doi-
vent être évaluées par des pairs », indique-t-il. « Il
faudrait en savoir plus selon les patients, selon les
centres. C’est chaque médecin qui prescrit la com-
position des bains de dialyse », poursuit-il. « C’est
une alerte à laquelle il faut être attentif, mais qui
mérite d’être approfondie », souligne pour sa part
le professeur Gabriel Choukroun, président de la
SFNDT et chef du service de néphrologie au CHU
d’Amiens, qui utilise peu de citrate. Il considère
qu’un retrait de ce bain de dialyse serait préma-
turé. En revanche, « les industriels devraient four-
nir plus de données sur ces produits pour montrer
qu’ils n’ont pas d’effets négatifs », poursuit-il.
Une utilisation croissante
Le dialysat au citrate est utilisé de manière crois-
sante depuis une dizaine d’années dans les cen-
tres de dialyse, mis en avant par les laboratoires
Hemotech, Baxter et Fresenius, au détriment des
produits avec acide chlorhydrique ou acétate. « Les
ingénieurs, les chimistes et les médecins imagi-
naient que le citrate, plus simple à produire, présen-
tait moins d’inconvénients que l’acétate ou l’acide
chlorhydrique et qu’il avait des propriétés anticoa-
gulantes intéressantes », explique Frank Martinez.
« Les industriels comme Baxter ou Fresenius ont
alors adressé des messages commerciaux nous
disant qu’on aurait des problèmes pour l’entretien
des machines si on continuait à utiliser les produits
avec de l’acide chlorhydrique, précise Lucile Merca-
dal. Or, nous sommes captifs de leurs machines. »
Lucile Mercadal ne parle pas pour autant de
scandale sanitaire mais regrette le manque de
données d’évaluation des produits par les indus-
triels, avant et après leur mise sur le marché.
Il est nécessaire de travailler sur les causes de
décès, l’identification des malades à risque, les in-
teractions chimiques, la toxicité, notent les néph-
rologues. Par ailleurs, d’autres effets secondaires
pourraient avoir été négligés : en 2014 à Vannes
(Morbihan), une équipe soignante a constaté la
survenue de crampes sévères chez les patients qui
coïncidait avec le passage à un dialysat au citrate.
D’autres études cliniques ont confirmé que ce
produit entraîne des crampes incoercibles chez
30 % ou plus des patients, souligne Victorio
Menoyo-Calonge, néphrologue à Vannes.
L’association Renaloo se dit préoccupée par
ces données de surmortalité : « Il est bien sûr
urgent de vérifier si ces chiffres sont exacts. Mais
il faut aussi avant tout protéger les patients.
L’absence de signalement montre que ça n’a, jus-
que-là, pas été la priorité. »
Ce dossier pose une fois de plus la question du
défaut d’encadrement des dispositifs médi-
caux, comme l’a montré la vaste enquête des
« Implant Files » publiée dans Le Monde. Les
dialysats sont classés comme des dispositifs
médicaux mais ils présentent toutes les caracté-
ristiques d’un médicament. p
pascale santi

Dégénérescence des neurones : un nouveau mécanisme identifié

NEUROSCIENCES - Un excès de glutamate, qui désorganise les fibres cellulaires, est à l’origine de plusieurs pathologies neurodégénératives

E n recherche, il faut savoir

être patient. Une décou-
verte de 1990 en biologie
moléculaire, qui semblait ne
« servir » à rien, vient peut-être de
trouver une « utilité », ouvrant
des perspectives dans la compré-
hension, voire la guérison de cer-
taines maladies neurodégénéra-
tives. Les chercheurs, qui ont pu-
blié deux articles dans The EMBO
Journal le 12 novembre, ne pré-
tendent pas soigner demain les
maladies de Parkinson, Alzhei-
mer ou Huntington, mais « avoir
identifié un nouveau mécanisme
de neurodégénérescence inat-
tendu », résume Carsten Janke,
chercheur à l’Institut Curie et
coauteur des deux articles. L’un
est issu de son équipe, l’autre est
une collaboration entre son
équipe, un réseau international
de médecins, l’université Duke
(Etats-Unis) et l’hôpital universi-
taire de Munich (Allemagne).
Les neurones qu’ils ont étudiés,
chez la souris et chez l’homme,
sont impliqués dans les fonctions
motrices. Ces cellules très rami-
fiées sont souvent aussi très lon-
gues et servent à transférer des
signaux nerveux. Pour ce faire,
elles disposent de « rails » inter-
nes sur lesquels circulent des
molécules servant de messagers.
Problème sur les rails
Ces neurones meurent si cette cir-
culation défaille, par exemple par
la présence de « bouchons » sur
les rails. Ces congestions sont el-
les-mêmes causées par des
défauts apparaissant sur ces rails.
Défauts que les « services de
nettoyage » ont laissé passer.
Voilà à grands traits imagés les
mécanismes mis en évidence
dans ces nouveaux articles.
Plus précisément, les rails sont
des microtubules, longs tubes
fins, fabriqués brique par brique
par l’ajout répété d’une protéine
appelée tubuline. Ce réseau de
fibres constitue à la fois le sque-
lette des cellules et le réseau de
circulation déjà évoqué. Les dé-
fauts sur les rails sont des excès
de petites chaînes de molécules
ajoutées à la tubuline, qui héris-
sent la surface des microtubules,
modifiant les conditions de tra-
fic. Il s’agit de glutamate, un acide
aminé, bien connu aussi comme
exhausteur de goût dans la cui-
sine asiatique – mais aussi pro-
duit naturellement par l’orga-
nisme. Enfin, les services d’entre-
tien sont des enzymes, d’autres
protéines, chargées de réguler la
présence de glutamate sur les
microtubules, selon un code de la
route bien précis.
En 1990, une équipe française
avait identifié pour la première
fois l’existence de ce code et la
présence des « poils » de gluta-
mate. « A l’époque, c’était une
grande découverte, mais nous ne
savions pas quelle était la fonction
de ces glutamates, se souvient
Jean Rossier, professeur émérite à
Sorbonne Université et coauteur
de l’article de 1990. J’espérais
qu’on l’apprendrait plus tôt. »
C’est désormais chose faite grâce
aux deux articles parus dans The
EMBO Journal. Précédemment,
l’équipe de Carsten Janke avait
montré que des souris porteuses
d’une mutation génétique qui les
prive des enzymes « nettoyeuses »
présentent une prolifération de
glutamate perturbant le trafic
intraneuronal. Cela cause la dégé-
nérescence de neurones de Pur-
kinje du cervelet, responsables de
la coordination du mouvement.
Cette fois, les chercheurs ont
montré que la suppression sup-
plémentaire d’une autre enzyme
– chargée, elle, d’enrichir les mi-
crotubules en glutamate – protège
les cellules de Purkinje de la mort.
D’autres expériences ont suivi le
mouvement des mitochondries
(les centrales énergétiques des
cellules) sur les microtubules. La
glutamylation excessive conduit à
des congestions et à un transport
défaillant de ces mitochondries.
Un troisième article, publié en
octobre par une autre équipe dans
Journal of Cell Biology, avait aussi
montré le rôle de la glutamylation
dans la régulation du transport au
sein des cellules de Purkinje.
Glutamate et transport
Mais ce n’est pas tout. Le tableau
est complété par une surprenante
coïncidence, présentée dans le se-
cond article de The EMBO Journal.
Un réseau international de méde-
cins a identifié treize enfants at-
teints de maladies neuromotrices
rares et inconnues, mais qui ont
la particularité d’avoir tous des
mutations sur le même gène.
Coïncidence, c’est aussi le même
que celui des souris précédentes
pour lesquelles des dégénéres-
cences au niveau du cervelet sont
constatées. Le lien est donc fait
entre ces pathologies neurodégé-
nératives chez l’homme et des dé-
fauts infimes et subtils apparais-
sant sur les microtubules. « C’est
vraiment original et cela arrive
dans un contexte où certains se di-
sent qu’on ne comprend rien aux
origines des maladies neurodégé-
nératives. Cela ouvre des pistes »,
estime Jean Rossier. Des liens
entre les microtubules et les
maladies d’Alzheimer ou de Par-
kinson ont déjà été montrés.
Il y a peut-être encore mieux.
Puisque chez les souris les cher-
cheurs ont réussi, en supprimant
une enzyme, à empêcher la dégé-
nérescence, pourquoi ne pas, chez
l’homme, cibler cette protéine afin
de l’inhiber et contrarier la dégra-
dation cellulaire ? p
david larousserie

L’agence
spatiale
russe
montre
la Lune
Décollage de la fusée Soyouz depuis Baïkounour (Kazakhstan), le 3 décembre, avec trois personnes à son bord. KIRILL KUDRYAVTSEV/AFP
ESPACE - Roscosmos tente de redorer son blason, entaché par une série noire, avec un projet
de conquête lunaire et le lancement réussi, le 3 décembre, d’un nouvel équipage vers l’ISS
moscou - correspondante
L e patron de Roscosmos,
l’agence spatiale russe, caresse
un rêve, celui d’envoyer des
astronautes russes laver l’affront de
1969, quand Neil Amstrong a posé
pour la première fois le pied sur la
Lune, « visitée » par la suite par onze
autres astronautes, tous américains,
dans le cadre du programme Apollo.
« On s’est fixé pour objectif de vérifier
s’ils y sont allés ou pas », ironisait
Dmitri Rogozine en faisant visiter
son agence au président moldave,
Igor Dodon, le 24 novembre.
Quatre jours plus tard, le conseil
scientifique et technique de Roscos-
mos se réunissait avec des membres
de l’Académie des sciences de Russie
sur ce thème. Après avoir annoncé
qu’elle allait collaborer avec les Amé-
ricains sur un projet de station orbi-
tale autour de la Lune, l’agence russe
envisage d’y envoyer ses premiers
astronautes à l’horizon 2030 pour y
installer un observatoire avec des ro-
bots. « Nos ressources sont limitées, il
est donc important de bien choisir no-
tre stratégie », a prévenu le président
de l’Académie des sciences, Alexandre
Sergueïev, tout en soutenant le projet.
Dans l’esprit du bouillonnant Dmi-
tri Rogozine, ex-vice-premier minis-
tre, très nationaliste, du gouverne-
ment de Russie, l’objectif Lune est
d’abord une façon de redonner tout
son lustre – et de mobiliser des cré-
dits – pour une activité spatiale qui,
ces derniers temps, a souffert de
sévères déconvenues. La réussite, le
3 décembre, du lancement du Soyouz
MS-11 avec à son bord le Russe Oleg
Kononenko, le Québécois David
Saint-Jacques et l’Américaine Anne
McClain, partis rejoindre la Station
Une « petite Pompéi » au sud de Lyon
ARCHÉOLOGIE - Le caractère exceptionnel du quartier romain découvert à Vienne a été récompensé
B elle surprise à la grand-messe
italienne de l’archéologie de
Paestum, XXIe édition de la
Bourse d’échanges méditerranéenne
du tourisme archéologique (BMTA)
qui a eu lieu du 15 au 18 novembre. Un
rendez-vous annuel, au sud de Naples,
depuis le classement au Patrimoine
mondial de l’Unesco en 1998 de l’anti-
que Poséidonia, un des sites grecs les
mieux conservés.
Pour la deuxième année d’affilée,
c’est un Français, Benjamin Clément,
qui a reçu le prix international de la
découverte archéologie 2018, Prix
Khaled Al-Asaad, rebaptisé ainsi en
l’honneur de l’ancien directeur de
Palmyre (Syrie) décapité par l’organi-
sation Etat islamique en août 2015.
Après le trésor de Lavau (Aube), mis
au jour par l’équipe de Dominique
Garcia, directeur de l’Institut natio-
spatiale internationale (ISS), masque
mal, en effet, une véritable série noire
pour ce fleuron russe.
Il y eut d’abord l’affaire du « trou »,
un petit trou découvert le 30 août, sur
le vaisseau Soyouz amarré à l’ISS, à
l’origine d’une fuite d’oxygène.
Aucune conclusion n’a encore été
avancée mais, selon les résultats d’une
enquête préliminaire, M. Rogozine a
de nouveau évoqué, le 1er octobre,
l’hypothèse d’un « acte intentionnel »,
en excluant tout défaut de fabrication.
Le patron de Roscosmos n’a pas lui-
même explicitement mis en cause les
Etats-Unis, mais d’autres, en revanche,
ne s’en sont pas privés.
Il y eut ensuite l’atterrissage d’ur-
gence de deux équipiers russe et amé-
ricain juste après le lancement d’un
vol vers l’ISS, le 11 octobre, le plus im-
portant revers jamais essuyé depuis
1975, alors même que la Station spa-
tiale, symbole d’une coopération
internationale épargnée jusqu’ici par
les tensions géopolitiques, s’apprêtait
à fêter ses 20 ans d’existence.
Succession de déboires
Selon la commission d’enquête, une
déformation d’un capteur lors de
l’assemblage de la fusée Soyouz sur la
base de Baïkonour serait la cause de
cet échec. Un échec embarrassant qui
n’a cependant pas remis en cause la
confiance, réelle, dont jouit la Russie
dans ce domaine. Rien qu’en 2018,
treize lancements de fusée ont été
couronnés de succès (dont cinq mili-
taires). Et le système de sécurité qui a
permis le retour en vie des deux astro-
nautes a parfaitement fonctionné.
Les déboires de Roscosmos se sont
néanmoins poursuivis. Les assuran-
ces russes ont commencé à rechigner
à prendre en charge ces navettes – le
nal de recherches archéologiques
préventives (Inrap), primé en 2017,
c’est la révélation du quartier ro-
main de Sainte-Colombe, sur la rive
droite du Rhône, à Vienne, au sud de
Lyon, qui a été récompensée.
Baptisé la « petite Pompéi », ce site a
été classé en janvier « découverte ex-
ceptionnelle ». Tous les objets du quo-
tidien ont été retrouvés figés dans
une gangue de terre, cuite par le feu.
Ce faubourg de la Vienne romaine
(Ier siècle - IIIe siècle), en terre et en co-
lombages de bois, fut, en l’an 69, ra-
vagé par un incendie. Les habitants
ont fui, abandonnant tout jusqu’aux
jouets des enfants. Pour Benjamin
Clément, docteur en archéologie de
l’université de Lyon, chercheur asso-
cié au CNRS, responsable de la fouille
préventive menée par l’entreprise Ar-
cheodunum, « ce site exceptionnel ré-
Soyouz défectueux du 11 octobre était
assuré pour 4,6 milliards de roubles
(60 millions d’euros), « sans doute la
facture la plus importante de l’histoire
spatiale », notait récemment l’agence
Interfax. Des appels d’offres sont res-
tés lettre morte. Finalement, les pri-
mes d’assurance ont augmenté. Elles
ont même été multipliées par deux
pour le lancement du 3 décembre !
Ce contexte, ajouté aux contraintes
budgétaires, a fini par agacer Dmitri
Rogozine, au point que ce dernier a
menacé, face à ceux qui lui suggé-
raient de faire des économies, notam-
ment sur les essais, de rétablir la
« méthode Staline ». « Quand on mon-
trait au camarade Staline un nouveau
blindé qu’aucune mitraillette ne pou-
vait transpercer, il mettait le construc-
teur dedans et il faisait tirer dessus ! »
Mais voilà que la Cour des comptes
souligne désormais des irrégularités
financières d’ampleur qui attein-
draient des milliards de roubles « vo-
lés »… « Nous avons de gros problèmes
avec Roscosmos, il y a des dépenses
irrationnelles, toutes sortes de viola-
tions, a accusé Alexeï Koudrine, prési-
dent de la Cour des comptes lors
d’une émission télévisée. Les procédu-
res d’approvisionnement sont mauvai-
ses, les prix trop élevés et beaucoup de
projets restent inachevés… » Prudent,
M. Rogozine avait pris les devants en
réclamant lui-même un audit pour la
période 2018-2020. Le hic, c’est que la
facture des malversations, selon la
Cour des comptes, s’élèverait déjà à
785,5 milliards de roubles, soit
10,5 milliards d’euros en 2017, sur la
base de « 151 irrégularités » relevées.
La future base de Vostochny, dans
le sud-est de la Sibérie, censée pren-
dre le relais, à terme, de celle de
Baïkonour, située au Kazakhstan,
vèle le mode de vie de la classe
moyenne et témoigne de l’évolution
urbaine des grandes villes romaines ».
Sur le Rhône, l’antique Vienna était
un carrefour commercial pour la cir-
culation des biens et des troupes, y
compris par voie terrestre, avec le sta-
tut de colonie romaine payant peu
d’impôts.
Architecture reconstituée
A Sainte-Colombe, « les boutiques
d’artisans, les maisons simples ou
luxueuses, jusqu’à l’habitat locatif
construit sur deux niveaux sont imbri-
qués, souligne l’archéologue. C’est la
première fois, en Gaule, que l’on trouve
ce type de structure urbaine. Le mobi-
lier exhumé indique l’origine sociale
des habitants, leur niveau de vie, leurs
métiers – teinturier, tanneur, ferron-
nier, aubergiste… Les différentes cou-
cumule en particulier les problèmes
et les retards. Le patron de Roscos-
mos a promis la fin des travaux pour
2022, malgré les doutes.
Enfin, et ce n’est pas la moindre des
contrariétés, M. Rogozine figure
depuis 2014, en raison de ses précé-
dentes fonctions, sur la liste améri-
caine et européenne des personnali-
tés russes placées sous sanctions et
donc privées de visa. Depuis Mos-
cou, où il était reçu le 19 novembre,
en compagnie de Johann-Dietrich
Wörner, actuel président de l’Agence
spatiale européenne, William Gers-
tenmaier, l’administrateur de la
NASA chargé des opérations, a réaf-
firmé son « absolue confiance » dans
son partenaire russe, indispensable
tant que les navettes américaines
mises à la retraite en 2011 n’auront
pas été remplacées par des capsules
privées made in USA pour achemi-
ner les équipages vers l’ISS.
M. Gerstenmaier a dit ainsi espérer
obtenir une « dérogation » pour
accueillir bientôt son hôte sur le sol
américain au nom des « valeurs
spatiales ». « Nous sommes indépen-
dants des vents de la guerre froide », a
opiné M. Rogozine. Ce dernier doit
cependant faire face à une nouvelle
déconvenue : l’avis négatif du FSB, le
service de sécurité russe, sur les satelli-
tes de communication britanniques
OneWeb considérés comme une « me-
nace pour la sécurité nationale ». Or, le
lancement de ces satellites pourrait
mobiliser vingt et un Soyouz, soit la
plus grosse commande commerciale,
évaluée à plus de 1 milliard de dollars,
pour Roscosmos. Le premier lance-
ment, destiné à envoyer dans l’espace
dix de ces satellites, est prévu depuis
Kourou le 15 février 2019. p
isabelle mandraud
ches urbaines se sont effondrées les
unes sur les autres. Ce quartier se ré-
vèle dans son architecture, une fois les
assemblages de charpente restitués. »
Vingt mosaïques révèlent le raffine-
ment des demeures aristocratiques,
comme les objets précieux, coupe do-
rée à la feuille d’or, bague portant une
intaille, un strigile en bronze. Qua-
rante tombes d’une abbaye disent
l’occupation du site, jusqu’au
VIIIe siècle. En janvier, la fouille pré-
ventive de 7 000 mètres carrés s’est
achevée. Déjà, en novembre, la cons-
truction des quatre immeubles et
d’un parking est réalisée. Les milliers
d’objets exhumés, en restauration,
seront exposés en 2021 dans le musée
voisin de Saint-Romain-en-Gal. Le
rapport de fouilles est attendu pour
2020. p
florence evin
ACTUALITÉ
·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018 |3
TÉLESCOPE
BI O DIV E RSIT É
Le « forçage génétique » soumis
à une « approche précautionneuse »
Le forçage génétique ou gene drive,
cette technologie controversée d’édition
du génome qui permet d’introduire et de
transmettre rapidement au sein d’une
espèce une caractéristique particulière, était
au menu des discussions des Etats parties
à la Convention sur la diversité biologique,
réunis jusqu’au 29 novembre à Charm
El-Cheikh (Egypte). L’utilisation du gene
drive est envisagée par exemple pour pous-
ser à l’extinction des populations de mousti-
ques vecteurs du paludisme ou pour lutter
contre des ravageurs en agriculture. Mais
de nombreux scientifiques et ONG estiment
que la technologie, encore mal maîtrisée et
évaluée, représente des risques. Le texte
final de la réunion onusienne semble satis-
faire les opposants comme les promoteurs
du forçage génétique, qui craignaient un
moratoire. La convention appelle les Etats
à adopter une « approche précautionneuse »
et à n’envisager de relâcher de tels organis-
mes dans l’environnement, y compris à titre
expérimental, qu’après avoir effectué une
étude de risque ; avoir mis en place des
mesures visant à prévenir ou éviter d’éven-
tuels effets indésirables ; avoir recherché
et obtenu un consentement préalable libre
et éclairé des populations locales.
A ST RO N O MIE
La sonde Osiris-Rex
a atteint l’astéroïde Bénou
Un peu plus de deux ans après son lance-
ment, la sonde américaine Osiris-Rex est
à pied d’œuvre : lundi 3 décembre, elle a
atteint l’astéroïde Bénou. Elle va survoler
ce gros caillou pendant plusieurs mois pour
en étudier la géologie et la minéralogie, et
choisir un point favorable pour venir y préle-
ver un échantillon. Celui-ci devrait être de
retour sur Terre en septembre 2023. Lundi,
Osiris-Rex a donc ralenti sa course pour
s’approcher à 20 km de la surface de Bénou,
un corps en forme de gros diamant de
500 mètres de diamètre environ, détecté
pour la première fois en 1999. Ce sera le plus
petit corps autour duquel un engin de fabri-
cation humaine ait jamais orbité. Dans un
premier temps, Osiris-Rex va se contenter de
scruter et de sonder Bénou à distance, à
l’aide de cinq instruments. La manœuvre de
prélèvement d’échantillon, qui constituera le
moment le plus spectaculaire de la mission,
n’est prévue qu’en juillet 2020. Les poussiè-
res prélevées devraient renseigner les
astronomes sur la formation du Système
solaire, dont les astéroïdes sont des témoins.
(PHOTO : NASA/GODDARD/UNIVERSITY OF ARIZONA-AP)
3,4 %
C’est l’augmentation annuelle de l’incidence
du diabète de type 1 chez les 0-14 ans en
Europe, selon une étude publiée le 28 novem-
bre dans la revue Diabetologia. Elle a été
menée dans 26 centres (représentant 22 pays
européens, mais pas la France), entre 1989 et
2013, et a inclus plus de 84 000 enfants. Alors
que des recherches ont suggéré une hausse
récente de l’incidence du diabète de type 1 (dit
insulino-dépendant, qui représente un dixième
des cas de diabète) dans plusieurs pays,
ou une variation cyclique avec une périodicité
de 4 à 6 ans, cette enquête retrouve sur cette
période de vingt-cinq ans une élévation d’inci-
dence dans tous les centres étudiés, sauf deux
« petits ». Le record est atteint en Pologne avec
une augmentation moyenne de 6,6 % par an.
La hausse d’incidence concerne les deux sexes
dans toutes les tranches d’âge entre 0 et
14 ans, sauf chez les 10-14 où elle est plus
marquée chez les garçons. L’identification de
causes environnementales ou liées aux
interactions entre gènes et environnement
reste peu probante, selon les auteurs.
 ÉVÉNEMENT
4| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018

Mais où
est donc
« Orrorin » ?
▶ SUITE DE LA PREMIÈRE PAGE

Il est alors un jeune géologue à l’avenir promet-

teur. Mais c’est aussi un maverick (« franc-tireur »)
un brin arrogant, au caractère urticant, qui a le
don d’agacer ses pairs, et en particulier l’influent
Richard Leakey, paléontologue auteur de trou-
vailles paléontologiques inestimables, et qui
dirige les Musées nationaux du Kenya (NMK),
seule institution alors habilitée à délivrer des per-
mis de fouille dans le pays.
Les deux hommes ont été copains de classe sur
les bancs de l’école Duke of York de Nairobi. Mais,
à l’orée des années 1980, les ego se percutent,
creusant une faille profonde comme le rift.
Malgré son expérience, Pickford n’est pas associé
aux fouilles organisées dans le Tugen. En 1984,
son contrat de géologue au NMK n’est pas renou-
velé. L’année suivante, à la suite d’une obscure
affaire de vol d’archives, il est banni du musée et
interdit de fouilles. Ses rêves sont fracassés. Sa
réputation, détruite.
« Tout ça, c’était un coup monté ! », s’agace Pick-
ford, qu’on rencontre un joli matin d’automne,
au Muséum d’histoire naturelle de Paris
(MNHN), où il travaille encore. A 75 ans, le mave-
rick s’est assagi. Il a la barbe sel, le ton doux et
pédago des chercheurs-philosophes. Mais il n’a
rien oublié des humiliations. « Quand Leakey est
devenu chef du musée de Nairobi, il s’est isolé des
scientifiques originaires du Kenya à l’esprit indé-
pendant et s’est entouré d’un fan-club où tout le
monde pensait comme lui, regrette-t-il. Il m’a vu
comme une menace. »
Dix années durant, Pickford ronge son amer-
tume et fouille dans d’autres contrées, accompa-
gné de sa collègue et partenaire, Brigitte Senut,
brillante paléontologue du MNHN, dix années
plus jeune. Mais la « tête brûlée » se lie aussi avec
un personnage moins recommandable : Eustace
Gitonga. Kényan, ancien chef des expositions du
Musée de Nairobi, licencié lui aussi, mais pour
des soupçons de détournement de fonds.
Les deux hommes vomissent Leakey et
ensemble signent en 1995 un livre, Richard E.
Leakey : Master of Deceit, dédié aux « victimes
des manipulations » de leur ennemi commun,
accusé d’être un quasi mafieux, à la tête d’un
lobby paléo-colonialiste en Afrique orientale –
et tant pis si celui-ci est kényan. Déterminé à
bouter son ennemi du rift, Gitonga fonde deux
ans plus tard l’ONG Community Museums of
Kenya (CMK), qui obtient le droit de délivrer
des permis de fouille. Et il monte la Kenya
Paleontology Expedition (KPE), dont il confie la
marche à Pickford et Senut, qui reprennent le
chemin des collines Tugen.
Face au « monstre sacré » Leakey, ils obtien-
nent le soutien d’un protecteur de choix. Yves
Coppens, l’un des « pères » de Lucy, professeur
émérite au Collège de France, commandeur de
la Légion d’honneur, pilier de l’Académie des
SELON PICKFORD,
« ORRORIN » N’EST PAS
SEULEMENT LE PLUS VIEIL
ANCÊTRE, MAIS LE SEUL
sciences et star médiatique hexagonale depuis
quatre décennies, parraine l’expédition. Il ouvre
les financements du Muséum et du Collège de
France à la KPE.
A 84 ans, Coppens nous reçoit dans son
bureau, rempli de livres et de petites truelles, à la
moquette couleur de sable. « Martin et Brigitte –
qui fut l’une de mes thésardes – me paraissaient
fiables, sérieux, courageux… », énumère la
« bête » médiatique, que le duo a su convaincre,
mais aussi flatter. « Dans les années 1990, ils ont
appelé de mon nom une espèce d’autruche qu’ils
avaient découverte, vieille de 20 millions d’an-
nées : la Struthio Coppensi. Ils ont même proposé
de baptiser Orrorin, “Coppensanthrope” ou
“Coppensopithecus”. C’était beaucoup d’hon-
neur ! », s’amuse Coppens.
De son côté, l’« hominid gang » de Leakey
(devenu ministre de la fonction publique
kényane) enrage et conteste la validité du per-
mis de fouille de la KPE – acquis par Gitonga,
selon eux, grâce à des pots-de-vin. Pour ne rien
arranger, en mars 2000, Pickford est accusé
d’avoir envahi un site fouillé par Meave Leakey,
épouse de Richard, à Kanapoi, dans le Turkana.
Il est arrêté par la police et jeté en prison. Motif :
« fouilles illégales et vol de fossile ».
Les fers pour un os ! De mémoire de « paléo »,
c’est du jamais-vu. Encore une « manipulation »,
selon Pickford qui, au bout de cinq jours, est
libéré, toutes poursuites abandonnées. Galvanisé
par cette « expérience instructive », le duo se remet
au travail. Et de la faille jaillit la lumière : en octo-
bre 2000, Orrorin tugenensis sort du rift, dévoilé
au monde deux mois plus tard, le 4 décembre,
lors d’une conférence de presse à Nairobi. Pick-
ford et Senut jubilent. C’est mieux qu’une
victoire, plus qu’un triomphe : une revanche.
Chantage à l’os
Mais l’acmé sera de courte durée. Car si les
révolutions dévorent leurs enfants, les fossiles
consument souvent leurs parents. Et, dès 2002,
la discorde éclate avec Gitonga. Le chef du CMK

« L’IDÉE DU CHAÎNON
a la main sur les ossements et en refuse peu à
peu l’accès aux scientifiques, disant les
conserver dans le coffre d’une banque à Nairobi
– probablement une Barclays. Occasionnelle-

MANQUANT EST UN MYTHE » ment, il laisse Pickford et Senut les étudier,

donnant de discrets rendez-vous dans des
hôtels de la capitale…
Un « chantage à l’os » commence. En échange de
la « libération » d’Orrorin, Gitonga exige la

C laudine Cohen est philoso-

phe et historienne des scien-
ces, directrice d’études à
l’EHESS, auteure de La Femme des
origines (Belin-Herscher, 2003)
Quelles sont les caractéristiques
de la bipédie, critère essentiel
de l’appartenance à la famille
humaine, attribué à « Orrorin » ?
La marche permanente et exclusive
sur deux pieds implique un remode-
lage de l’architecture du corps entier.
Le squelette s’adapte pour absorber
les nouvelles contraintes. Le pied se
fortifie et se creuse de plusieurs
arches, formant la voûte plantaire. Le
fémur se redresse et s’allonge. Le
bassin, qui soutient à présent le tronc
et les viscères, s’élargit. La colonne se
cambre, forme quatre courbures et
devient perpendiculaire au crâne. Le
trou occipital, point de jonction du
crâne et des vertèbres, se recentre.
Conséquence de tout cela : le crâne
« s’enroule », rendant possible le
développement des aires frontales et
une expansion du cerveau.
La bipédie change aussi les propor-
tions du corps. Les membres supé-
rieurs se raccourcissent, les mains se
différencient des pieds et se spéciali-
sent dans la préhension et la saisie.
L’homme devient un « bimane ».
Quelles furent les conséquences
sociales de la bipédie sur les
premiers homininés ?
La bipédie, en libérant la main,
rend possible la création d’outils et
les premières formes de technolo-
gie. La bouche, libérée des nécessités
de la préhension, est disponible
pour le langage. Mais en remodelant
le corps, la station bipède a sans
doute profondément transformé la
sexualité et la sociabilité des pre-
miers au sein des groupes préhu-
mains. L’œstrus, ou période d’ovula-
tion, n’est plus perçu directement
par des signes visuels olfactifs (fes-
ses rouges, odeurs, vulve saillante…).
Les organes génitaux des femelles
sont désormais cachés à la vue des
mâles, tandis que les zones érogènes
se multiplient.
La sexualité des hommes, à la diffé-
rence de celle des grands singes
rythmée par des périodes de rut,
tend à devenir permanente. Toutes
ces transformations liées à la bipédie
changent la nature du désir et les
rapports entre les sexes. D’où, sans
doute, la formation de familles et de
groupes où s’instaurent de nouvelles
règles de sociabilité et de parenté.
Faut-il toujours considérer
la bipédie comme le critère le plus
important de l’appartenance
à la « famille humaine » ?
C’est en tout cas l’un des seuls, aux
périodes les plus anciennes. L’an-
thropologue André Leroi-Gourhan
disait que l’évolution humaine « a
commencé par les pieds ». La réduc-
tion de la taille des dents, ainsi que
l’accroissement du volume crânien
sont aussi essentiels bien sûr, même
si ce dernier critère est plus tardif.
De toute façon, étant donné la
rareté et le morcellement des vesti-
ges à ces époques très reculées, il y a
une part inévitable d’incertitude
dans l’intégration ou non d’un
fossile dans la lignée humaine. On
peut certes déterminer les condi-
tions de l’émergence de la famille
humaine. Mais l’idée de l’« ancêtre
originel » ou du « chaînon » man-
quant est un mythe. p
propos recueillis par b. me.
construction d’un musée, pour servir d’écrin au
fossile et, surtout, de tête d’affiche à « ses » Com-
munity Museums. Ce musée – modeste maison
de tôle peinte – sera inauguré en 2002 à Kipsara-
man, coin perdu du pays Tugen, non loin de
Lukeino. Le tout grâce, entre autres, aux fonds de
l’ambassade de France et du Muséum de Paris.
Mais pour Gitonga, ça n’est pas suffisant. Il
exige à présent un laboratoire. Le Muséum
accepte et transfère une première tranche de
10 000 euros au CMK en 2005 afin de lancer les
travaux – qui ne débuteront jamais. « Le finance-
ment a été utilisé par les acteurs locaux à d’autres
fins », explique aujourd’hui pudiquement le
MNHN. En bon français : Gitonga a détourné la
somme et tout empoché. Rue Cuvier, le choc est
énorme. Les ponts sont coupés. Orrorin reste
prisonnier dans sa banque.
Depuis ? Plus rien. Ou presque.
Pickford et Senut n’ont pas revu le fossile
depuis « 2002 ou 2003 ». Et en près de vingt ans,
seuls deux paléontologues, Brian Richmond et
William Jungers, auteurs d’un article sur

Orrorin publié dans le magazine Science
en 2008, ont réellement pu étudier ses osse-
ments originels, accédant à la mystérieuse ban-
que le temps de prendre quelques mesures et
photographies imparfaites. Le tout sous l’œil
vigilant d’un garde.
Les autres scientifiques ont dû se contenter de
moulages, réalisés au début des années 2000 et
prêtés par Pickford ou Senut. Ceux-ci « sont tout à
fait fiables », assure Sergio Almécija, anatomiste,
chercheur au Muséum américain d’histoire
naturelle et coauteur d’un article sur Orrorin
publié en 2013 dans la revue Nature.
« Les conclusions de Pickford et Senut, dévoilées
seulement deux mois après la découverte étaient
un peu grossières, mais se sont révélées justes :
Orrorin a très clairement une adaptation à la
bipédie », poursuit-il. Avec des nuances de taille
toutefois : le papier de 2008 de Richmond et
Jungers rapprochait la bipédie d’Orrorin de celle
d’un australopithèque, relativisant son caractère
exceptionnel. « Quant à nous, on lui a aussi
trouvé des points communs avec les grands singes
du miocène », relève Sergio Almécija.
Cela fait bien peu d’étude et beaucoup de ques-
tions. « Orrorin est dans la lignée directe du genre
Homo, soutient toujours Pickford, prenant appui
sur ses moulages, qu’il extrait d’une petite boîte
en carton. Regardez son fémur : il a une grosse tête
bien sphérique, un col renforcé, tourné vers l’exté-
rieur ! Il est clair que cet os se tenait verticalement,
bien droit, parallèle à la colonne vertébrale, et sou-
tenait le poids du corps d’un bipède permanent. Ce
n’est pas le fémur d’un grand singe. »
Mais Pickford va plus loin : selon lui, Orrorin
n’est pas seulement le plus vieil ancêtre, mais le
seul. Dans ce schéma phylogénétique, les
australopithèques, trop primitifs, ne seraient
qu’une branche latérale et éteinte, sans parenté
aucune avec le genre Homo. « Orrorin n’est pas
plus ancien, il est aussi bien moderne, poursuit
Pickford. Sa démarche sur deux pieds est plus
semblable à la nôtre, plus assurée et moins
chaloupée que celle des australopithèques afa-
rensis comme Lucy », renvoyée au statut de
« grande tante » éloignée.
Le « coup de balai orrorinien » met au placard
des décennies de découvertes et des générations
d’archéologues. Il ratisse large. Trop peut-être ?
« Pickford et Senut sont un peu rentre-dedans,
c’est vrai. Mais, malgré des excès et exagérations,
ils ont raison. La bipédie d’Orrorin est bien plus
assurée, moins “chaloupée” que celle de Lucy »,
reconnaît Yves Coppens, voyant « sa » légendaire
« grand-mère » reléguée au statut de « grand-
tante » un peu éloignée.
« Aujourd’hui, il est compliqué d’inclure Orrorin
dans le discours scientifique conventionnel,
remarque Bernard Wood, anthropologue à la
George Washington University. Tous les frag-
ments osseux d’Orrorin pourraient être contenus
« CE FOSSILE EST UN
HÉRITAGE POUR L’HUMANITÉ
ET UNE FIERTÉ POUR
LE PEUPLE KÉNYAN.
ON VEUT LE SORTIR
ET L’EXPOSER. ON NE BAISSE
PAS LES BRAS ! »
EMMA MBUA
MUSÉES NATIONAUX DU KENYA
dans une boîte à chaussures ! On manque tout
simplement de preuves pour conclure quoi que ce
soit. D’ailleurs, même si Orrorin nous ressemblait,
rien ne permet de dire qu’il a eu une descendance,
et que celle-ci a mené au genre Homo. »
Orrorin n’est pas seul à revendiquer le statut de
« premier ancêtre », c’est-à-dire de « premier
hominidé bipède ». Au miocène, il a même
deux challengers des plus sérieux.
D’un côté, Ardipithecus kadabba (« le plus vieil
ancêtre » en langue afar), âgé de 5,5 millions
d’années et découvert en 1997 dans le Moyen-
Awash éthiopien, par le paléoanthropologue
Yohannes Haile-Selassie. De l’autre, le plus célè-
bre : Sahelanthropus tchadensis, dit Toumaï, mis
au jour par la mission du Français Michel Bru-
net à Toros-Menalla, au Tchad. Vieux de 7 mil-
lions d’années, découvert seulement quelques
mois après Orrorin, il lui vola vite la vedette et
occupe encore la première place du podium.
Des ego pathologiques
Entre ces trois très vieux ancêtres, la lutte est fé-
roce. « Sur cette période des origines, tout le
monde est l’ennemi de tout le monde. Les ego sont
pathologiques. Les coups de Jarnac volent dans
tous les sens », constate, atterré, un paléontolo-
gue français qui souhaite garder l’anonymat.
Chaque clan s’observe, s’accuse, s’invective, se
suspecte de manipulation ou de rétention de
preuve. Orrorin est-il vraiment perdu à Nairobi,
ou plutôt caché par ses découvreurs ? Ardipithe-
cus, conservé au Musée national d’Addis-Abeba,
ne serait-il pas un montage grossier entre un
chimpanzé et un australopithèque ? Et pourquoi
est-il impossible, depuis 2004, d’étudier le fémur
de Toumaï, conservé au laboratoire Palévoprim
de Poitiers (le crâne étant exposé au Musée de
N’Djamena, au Tchad) ?
Rumeurs vaches, noms d’oiseau, articles cin-
glants (et pas toujours de bonne foi…) : tout est
bon pour casser les pattes du bipède rival. « L’ac-
cès au matériel est très compliqué pour le mio-
cène, poursuit notre source. Les paléontologues
ne veulent pas que leurs concurrents aient accès à
JEANNE DETALLANTE
leurs ossements, de peur que ceux-ci démontrent
qu’ils ont tort et démontent leur découverte. »
Les « preuves » sont par ailleurs parcellaires
– une dizaine de fragments à peine pour Orro-
rin – et les fossiles pas vraiment comparables. La
marche sur deux pieds d’Orrorin est démontrée
par un seul fémur, celle d’Ardipithecus par quel-
ques doigts de pied et celle de Toumaï par l’uni-
que étude de son crâne iconique et de la position
de son trou occipital. Autant d’osselets réinter-
prétables à l’infini.
Pour Senut et Pickford, le débat est clos : Ardipi-
thecus n’est qu’une « chimère » et Toumaï, au
mieux, un « petit gorille ». Les attaques de l’autre
camp ne sont pas moins tendres. « Le contexte
de la découverte [d’Orrorin], la datation et telle-
ment d’autres éléments sont largement inconnus
et un examen effectif par des pairs impossibles”,
balaie pour sa part Richard Leakey, joint par
courrier électronique, torpillant la « pantomime
de Pickford » et un fossile, dévoilé inhabituelle-
ment seulement deux mois après sa décou-
verte, dont la valeur scientifique serait « sou-
mise à de sérieuses questions ».
« Il faudrait retrouver son calme : pour l’instant,
on n’a que trois fossiles sur 3 millions d’années !,
alerte Jean-Jacques Hublin, paléoanthropologue
à l’Institut Max-Planck (Leipzig). Il faut regarder
Orrorin, Toumaï et Ardipithecus ensemble, et
non pas les opposer. Ils donnent une image
imparfaite des premiers ancêtres : arboricoles,
frugivores, diversement bipèdes. Ils montrent que
l’humanité a surgi par bricolage, d’un buissonne-
ment et non en ligne droite. »
Une seule solution pour y voir plus clair : « libé-
rer » et étudier Orrorin. « Ça fait tellement long-
temps que personne ne l’a vu. Il a peut-être été
endommagé, vendu ou même détruit… », fris-
sonne un archéologue. L’affaire se joue à Nairobi.
« Ce fossile est un héritage pour l’humanité et une
fierté pour le peuple kényan. On veut le sortir et
l’exposer. On ne baisse pas les bras ! », assure
Emma Mbua, chef du département de paléonto-
logie aux Musées nationaux du Kenya, affir-
mant, bien vaguement, « tous les moyens d’éta-
blir une discussion avec Eustace Gitonga ».
Gitonga, justement. On l’avait croisé mi-2017,
dans le café chic d’un mall nairobien. Affable
mais torturé, l’homme pestait alors encore
contre les « ennemis » du NMK, « l’égoïste » Pick-
ford, le « vicieux » Leakey : tous déterminés à
voler son précieux trésor. « Orrorin a besoin
d’une protection similaire à celle de la Mona
Lisa ! », osait Gitonga, qui nous proposera de voir
le fossile, avant de se rétracter. Existent-ils seule-
ment encore, ces os du lointain passé ? Réponse
étrange et inquiétante : « Orrorin est resté sous
terre 6 millions d’années. Ce ne sont pas cinq ou
six années de plus ou de moins qui vont changer
grand-chose ! » Le passé peut attendre. p
bruno meyerfeld
ÉVÉNEMENT
·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018 |5
DANS LE RIFT,
LA « GUERRE
DES OS »
U n « coupe-gorge ». C’est ainsi que
Jon Kalb décrit l’ambiance qui
règne dans le rift. Ce géologue
américain, qui eut un rôle non négligeable
dans la découverte de Lucy, évoque dans
son livre Adventures in the Bone Trade
(2000, Copernicus Books, non traduit) une
faille africaine transformée en effrayante
tranchée, siège d’une sanglante « guerre
des os » entre paléontologues ennemis,
adeptes d’humiliations, de trahisons et de
« coups de poignard dans le dos ».
Le trait est un peu forcé, mais à peine.
Dans le rift, la paléontologie est depuis
longtemps un sport de combat. Kalb en
sait quelque chose : dans les années 1970, il
fut expulsé d’Ethiopie sur la base d’une
rumeur lancée par ses adversaires, l’accu-
sant d’être un agent de la CIA. Mortifié,
Kalb fut longtemps privé de fouilles.
Bien avant Orrorin, la « guerre du rift » a
débuté aux premiers coups de pioche. Pre-
nez le « patriarche », Louis Leakey. En 1959
puis 1961, lui et sa femme Mary déterrent,
dans les gorges tanzaniennes d’Olduvai, un
australopithèque robuste (le Zinjanthropus
boisei) et un Homo habilis. Le coup de force
met le rift sur la carte des origines.
Mais combien d’humiliations pour en
arriver là ! Vingt ans plus tôt, le Kényan
Leakey fut lynché par ses pairs. La « mandi-
bule de Kanam », qu’il met au jour sur les
rives du lac Victoria en 1932, décrite comme
le « plus vieux fragment » du genre Homo,
attise les jalousies. Leakey, qui manque de
rigueur, est attaqué pour mensonges, exa-
gérations, fabrication de preuves. Traîné
dans la boue, accusé de « vivre dans le pé-
ché » – il entretient une liaison extraconju-
gale avec Mary Nicol, sa future seconde
épouse –, Leakey perd ses financements et
devient un paria, entamant une longue
traversée du désert.
La conquête des origines
Dans les années 1960, le « bone rush » est
lancé dans le rift. Des cohortes de jeunes
« paléos » fondent dans la faille, à la
conquête des origines, mais aussi de la
célébrité. Le « berceau de l’humanité » est
aussi celui des ambitions. Vite, les décou-
vertes s’accumulant, des chapelles rivales
se forment autour de prêtres charismati-
ques, représentants quasi officiels de
musées ou d’universités prestigieuses.
Tout est bon pour défendre son pré carré.
Tel jeune chercheur doit abandonner son
terrain de fouille à une « star » plus capée.
Tel autre doit faire surveiller son site par la
Légion pour dissuader les fouineurs.
Chacun prétend déterrer un fossile unique
en son genre – quand bien même il n’a
trouvé qu’une phalange… Et le nombre de
taxons explose, en particulier dans la caté-
gorie « fourre-tout » des australopithèques
(anamensis, afarensis, deyiremeda, boisei,
garhi, aethiopicus, etc.).
Dans les années 1980, la lutte la plus
sanglante et la plus médiatique oppose
deux géants de la paléontologie, aux ego
conséquents et au goût prononcé pour la
castagne : à droite, Richard Leakey, fils de
Louis et Mary, découvreur du légendaire
« Turkana Boy », Homo erectus du Turkana
kényan ; à gauche, Donald Johanson,
« père » (avec Coppens et d’autres) de Lucy,
Australopithecus afarensis, mise au jour
dans le pays Afar en Ethiopie.
A l’orée des années 1980, Johanson défend
l’idée que « son » afarensis est l’ancêtre
basal du genre Homo – et Lucy, par consé-
quent, la « grand-mère » officielle de l’hu-
manité. Une thèse rejetée par le clan Leakey,
qui croit à l’idée (plus juste) d’un buissonne-
ment plus ancien des origines.
Tous les coups sont permis. Et chacun est
prié de choisir son camp. Johanson moque
l’absence de diplôme, le côté « fils à papa »
et le romantisme de son rival – qui aime à
parcourir le désert à dos de dromadaire.
Leakey, lui, traite Johanson de « scélérat » et
de menteur. Les deux hommes iront jus-
qu’à débattre, tels des candidats à la prési-
dentielle, dans un show télévisé en 1981,
arbitré par le célèbre Walter Cronkite. Ils ne
se réconcilieront que trente ans plus tard,
menant un combat commun contre le
créationnisme. Comme quoi, même dans
le rift, les fractures se résorbent. p
b. me.
 RENDEZ-VOUS
6| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
LE LIVRE
Le carbone dans
tous ses états
Le carbone raconté
sous tous ses angles :
chimique, technologique,
géologique, économique
ou philosophique
I l est des mots devenus si courants que
leur sens, leur définition ou leur origine
finissent par se perdre. Ainsi du terme
« carbone », omniprésent dans les têtes, syno-
nyme de « dioxyde de carbone », l’un des gaz
à effet de serre dont l’augmentation de la
concentration cause le réchauffement clima-
tique. Mais cette forme ferait oublier que,
avant de devenir la molécule à abattre (ou à
séquestrer), d’autres « pics » de carbone ont
alimenté les chroniques, plus optimistes,
telles les fibres de carbone (matériau révolu-
tionnaire léger et résistant) ou les nanotubes
de carbone (découverte pleine de promesses,
dont la réalisation se fait encore attendre).
A l’inverse, périodiquement, des actualités
plus dramatiques font parler de cet atome,
lorsque des gens meurent d’intoxication au
monoxyde de carbone.
Mais ces formes font aussi oublier toutes
celles qui ont fait disparaître le mot lui-
même : pétrole, plastique, graphite (des
mines de crayon aussi bien que des modéra-
teurs des premières centrales nucléaires
françaises), le diamant ou l’une des derniè-
res-nées, le graphène (molécule plane qui en
s’enroulant forme des nanotubes)… sont
faits de chaînes carbonées.
Opportunément, le livre de Bernadette
Bensaude-Vincent et Sacha Loeve vient
nous remettre en tête l’importance multi-
forme de l’élément chimique carbone. Tout
cela en évitant de dresser un catalogue
rébarbatif de ses apparitions, considérant
que cette diversité est la source même de
l’intérêt que tout le monde devrait avoir
pour le carbone. Les auteurs décident donc
de nous raconter des histoires tour à tour
chimiques, économiques, géologiques, tech-
nologiques ou philosophiques…
Le lecteur apprendra forcément quelque
chose (tout le monde n’est pas chimiste, spé-
cialiste des liaisons entre atomes), et redécou-
vrira des faits peut-être oubliés (le carbone
vient des étoiles). Les premiers récits, classi-
ques mais très clairs, racontent « l’invention »
du carbone, c’est-à-dire ses premières appari-
tions, depuis la mythologie jusqu’aux pre-
miers laboratoires de chimie au XVIIe siècle.
Les chapitres suivants, également passion-
nants, montrent comment le carbone a
structuré et structure encore nos sociétés.
Cela passe par l’écriture (charbon de bois et
graphite), la mémoire (le carbone 14 pour
dater en archéologie, l’ADN qui transmet les
gènes), les énergies (charbon, pétrole), les
matériaux (plastique) ou, actuellement, le
réchauffement climatique. A ce stade, le lec-
teur perçoit l’entrelacs compliqué qui se tisse
autour de cet élément paradoxal, tout autant
bénéfique que nocif. La complexité explose
dans la dernière partie par la description des
diverses temporalités vertigineuses propres
au carbone. Temps cosmologiques ou géolo-
giques, cycles biologiques ou climatiques, le
lecteur navigue, avec cet atome, entre quel-
ques poignées d’années ou des éons. p
david larousserie
Carbone. Ses vies, ses œuvres,
de Bernadette Bensaude-Vincent
et Sacha Loeve (Seuil, 340 p., 24 €).
LIVRAISON
ZOOLOG IE
« Eloge du ver de terre »
L’avenir de nos générations futures repose
sur une petite bestiole négligée, quand
elle n’est pas considérée comme nuisible.
Sauver le ver de terre, première biomasse
animale terrestre mais menacé d’extinction
dans beaucoup de sols cultivés, relève en
effet de l’écologie mais aussi, et peut-être
surtout, de l’économie. Dans ce petit essai
engagé, l’auteur raconte, parfois par la voix
du lombric lui-même, tout ce que nous
devons à l’animal. Et que nous nous
évertuons à mettre en péril.
> De Christophe Gatineau
(Flammarion, 212 p., 16,90 €).
UN MASQUE VENU
DU NÉOLITHIQUE
L’Autorité archéologique israé-
lienne (AAI) a présenté, mer-
credi 28 novembre à Jérusa-
lem, un rare masque de pierre
vieux d’environ 9 000 ans.
Découvert par un promeneur
dans les environs de la colonie
de Pnei Hever, en Cisjordanie,
l’objet a été remis aux autorités
israéliennes au début de l’an-
née, a indiqué une archéolo-
gue de l’AAI, Ronit Lupu. Taillé
dans un calcaire aux teintes
roses et jaunes soigneusement
travaillé et poli, ce masque
« est de confection très natura-
liste, a expliqué Ronit Lupu.
Vous voyez les joues, le nez est
parfaitement restitué. » Des
orifices ont été créés pour les
yeux et des dents sont gravées
sur le pourtour de la bouche.
Le masque date du début du
néolithique, période qui cor-
respond à la sédentarisation
des humains, et il est associé
au développement du culte
des ancêtres dans les popula-
tions de la région. Il n’existe
qu’une quinzaine de masques
de ce genre, a précisé Ronit
Lupu, et « le dernier en date a
été découvert il y a trente-cinq
ans ». (PHOTO : GALI TIBBON/AFP)
DIX MILLE PAS ET PLUS
LE VIDAL, NOUVELLE BIBLE DU SPORT SANTÉ
Par PASCALE SANTI enseignant d’activité physique spécialisé en sport A l’origine du projet, Alain Calmat, ancien cham-
santé. Les pathologies respiratoires seront prochaine- pion de patinage artistique, médecin de formation,
L e Vidal, ce gros livre rouge, trône sur le bureau
de presque chaque médecin – à moins qu’il soit
numérisé sur son ordinateur ou même sur son
smartphone. La plupart du temps, s’il le consulte, c’est
pour en savoir plus sur un médicament, sa posologie,
ment ajoutées. Pour chaque activité, des niveaux de
sévérité ont été retenus en fonction du stade et de
l’évolution de la maladie. Les niveaux 1 et 2 autorisent
de pratiquer dans une fédération, le niveau 3 néces-
site, en revanche, un environnement médicalisé.
qui fut ministre délégué à la jeunesse et aux sports
sous le gouvernement de Laurent Fabius (1984-
1986). A son arrivée, en 2009, à la présidence de la
commission médicale du Comité national olympi-
que et sportif français, il veut développer le sport
ses interactions… une sorte de bible. Depuis lundi Certaines fédérations partaient de zéro, d’autres santé. Aujourd’hui, il parle de « big bang »… Une
3 décembre, un nouvel onglet a fait son apparition étaient déjà très orientées sur le sport santé. Trois première version de plus de 500 pages est sortie
dans la version numérique : Médicosport-santé. états de santé sont scrutés à la loupe : l’avancée en en 2016 avec les éditions Vidal. « Il faut considérer
De quoi s’agit-il ? Le praticien, ou toute personne âge, l’enfant et l’adolescent, et la grossesse. l’activité physique comme un médicament, les méde-
s’intéressant à sa santé, peut se renseigner sur les Prenons l’exemple des lombalgies, un mal très fré- cins doivent savoir à quelle posologie la prescrire »,
effets, les bienfaits, des disciplines sportives (badmin- quent. Sous forme chronique, elles sont la première martèle Alain Calmat.
ton, athlétisme, karaté, football, tennis, et même cause d’années de vie passées avec incapacité, indi- Sur le terrain, selon les goûts du patient, on peut
pétanque…). Au total, quarante-cinq fédérations ont que le Médicosport-santé. Bien souvent, les person- faire preuve d’imagination : on peut pratiquer le foot-
pour l’heure participé. Et la porte est ouverte. Le but : nes qui en souffrent se voient prescrire des médica- ball en marchant, le tennis avec de grosses raquettes,
avoir des informations pour savoir ce qui correspond ments, notamment des antalgiques, alors qu’une ou sur des terrains plus petits. La recette : doser
le mieux à chaque personne au regard de sa patholo- activité physique permettrait d’améliorer les choses. l’intensité et personnaliser l’activité. « La clé est de
gie, ou sur les effets de telle pratique en prévention. Qu’en dit le « Vidal du sport » ? « En prévention, l’acti- trouver pour le patient un sport qui lui convienne et lui
On peut en effet entrer une maladie et voir quelle acti- vité physique et sportive pratiquée de manière modé- plaise, la notion de plaisir étant fondamentale », souli-
vité est la plus adaptée. En bref, un guide pour les mé- rée et régulière semble avoir un effet favorable sur le gne le professeur François Carré, qui a coordonné la
decins, kinésithérapeutes, éducateurs sportifs, etc. risque de survenue de lombalgie commune et sur le partie sur les maladies cardio-vasculaires. Mais au
Pour chaque grande famille de pathologies traitées risque d’évolution vers la chronicité. » Par exemple, la final, selon lui, « l’important est de bouger. Endurance
– cancer, maladies cardio-vasculaires, métaboliques, natation, le karaté ou la marche sont recommandés. et renforcement musculaire sont les deux piliers de
mais aussi maladies de l’appareil locomoteur –, un Et en cas de douleurs, la position couchée n’est pas l’activité physique ». C’est sans risque, il existe en réa-
binôme a été mis en place avec un clinicien et un conseillée au-delà de quarante-huit heures. lité peu de contre-indications. p
AFFAIRE DE LOGIQUE - N° 1 080
La loi des (grands) nombres N° 1079
Solution du problème 1078
Les habitants de ce pays sont des nombres entiers qui, quand on les écrit en système décimal, vérifient tous 1. Alice a raison. La droite (MN) passe par le milieu de la
la même loi : chacun des chiffres (en dehors du premier et du dernier) est strictement inférieur à la moyenne diagonale [BD].
des deux chiffres qui l’entourent. Pour construire M tel que les aires ABM et AMCD soient
1. Quel est le plus grand des habitants du pays ? égales, on trace la parallèle à (AC) passant par D, qui coupe
(AB) en N’ et (BC) en M’. M est alors le milieu de [BM’].
Dans ce même pays, les habitants considèrent que la beauté consiste à ne compter que des chiffres différents. Ainsi, l’aire de (AMCD) est égale à la somme
2. Quel est le plus grand des beaux nombres ? aire (AMC) + aire (ACD) = aire (AMC) + aire (ACM’)
N’ = aire (AMM’) .
C’est l’aire de (ABM) puisque M
A
BM = MM’.
N De même, N est milieu de [BN’]
D et aire (ANCD) = aire (BNC).
PRIX TANGENTE DU LIVRE : LES AUTRES COURONNÉS DES CONCOURS AFFAIRE DE LOGIQUE
Comme (MN) est droite des
LE PALMARÈS TROPHÉES TANGENTE 2018 LES RÉSULTATS
Le prix Tangente du livre a été décerné le 2 Le 2 décembre, les vainqueurs suivants ont Le suspense a duré jusqu’au dernier milieux dans le triangle BM’N’,
décembre au musée des Arts et Métiers. Le été couronnés (et des mentions attribuées) : moment. Il restait vingt-cinq experts et
B
tous les segments, comme [BD],
vainqueur est L’art de ne pas dire n’importe - Prix Tangente des lycéens : Le grand quatre amateurs à avoir marqué le maxi- qui joignent B à un point de
quoi, du mathématicien américain Jordan roman des maths, de Mickaël Launay, déjà mum de points lors du concours organisé M [M’N’] ont leur milieu sur [MN].
Ellenberg, traduit en français aux Éditions lauréat du prix Tangente du livre en 2017. cette année sur huit problèmes. Malgré la
Cassini. Une mention a été accordée au livre - Prix du meilleur article : Clément Lelièvre, question subsidiaire, deux experts ont C
Les refus de Grigori Perelman, de Philippe pour Les hallucinantes propriétés de l’infini, encore obtenu le maximum de points. M’ 2. Il n’est pas possible de parta-
Zaouati, paru chez Pippa. Citons les trois un article sur les sommes de séries. Il s’agit de Christophe Luppens, qui vit à ger le gâteau en quatre par les coupes [AM] et [CN].
nominés : « Je suis… Sophie Germain », - Prix Bernard Novelli : parrainé par Casio, Bruxelles, et de Pierre Parodi, qui habite
Pour partager le gâteau en quatre parts égales, le segment
d’Anne Boyé et Christine Charretton, chez ce prix a été décerné à deux jeunes filles, Hong-Kong. Le vainqueur amateur est Fré-
Jacques André, Toutes les mathématiques Géraldine Faure et Julie Callendret, pour la déric Gloannec, de Palaiseau. Les trois rem- [NC] devrait partager exactement en deux le triangle ABM
du monde, d’Hervé Lehning, chez Flamma- programmation du jeu Le Hobbit, qui s’ins- portent une œuvre d’art photographique. (aire bleue = aire rouge). Or, pour tracer la droite passant
rion et Les mathématiciens se plient au jeu, pire de l’univers du roman de fantasy de 150 prix ont été décernés en tout grâce aux par N coupant en deux ce triangle, il faut mener par le
de Jean-Paul Delahaye, chez Belin. l’écrivain britannique J.R.R. Tolkien. partenaires (HP, Fondation Cartier, Cassini).
milieu de [AB] la parallèle à (MN), qui coupe [BC] en F.
Informations sur Tangente-mag.com Infos sur www.tropheestangente.com Informations sur Affairedelogique.com
La coupe du partage en deux est [NF], et elle devrait ici
E. BUSSER, G. COHEN ET J.L. LEGRAND © POLE 2018 affairedelogique@poleditions.com passer par C. Mais dans ce cas, les deux tracés sont confon-
dus et ne coupent le quadrilatère qu’en deux portions.
 RENDEZ-VOUS
·LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018 |7
CARTE
BLANCHE L’étiolement programmé du CNRS,
Mais que symptôme du dédain pour la recherche publique
fabriquent
TRIBUNE - La politique de recrutement qui consiste à supprimer chaque année des postes
les sociologues ? de chercheurs va à l’encontre des discours gouvernementaux. Et des intérêts mêmes de la France
Par BAPTISTE COULMONT

P arcourez les rayons « sociologie »

d’une bonne librairie. Vous y verrez
La Fabrique du droit, de Bruno Latour,
mais aussi La Fabrique de la radicalité, de
Laurent Bonelli et Fabien Carrié, ou La Fabri-
que des transclasses, de Gérard Bras et Chan-
tal Jaquet, La Fabrique des identités, d’Audrey
Célestine, La Fabrique des sciences sociales,
de Johann Michel, La Fabrique du féminisme,
de Geneviève Fraisse.
Prenez une chose que, d’habitude, on ne
« fabrique » pas : famille, intime, homme,
bébés, jeunesse, pervers, terroristes… et vous
pouvez être certain que, maintenant, il
existe un livre, ou un article, montrant sa
fabrique. Qu’est ce qui a bien pu se passer
dans la tête de mes collègues (et dans la tête
de leurs éditeurs) pour tout passer à la fabri-
que ? On m’a raconté, mais peut-être était-ce
un mauvais esprit, que l’inspiration venait
d’une erreur de traduction du mot anglais
fabric (« tissu ») utilisé depuis longtemps
dans l’expression urban fabric pour parler
des formes que prennent les villes. Il est plus
probable que l’inspiration provienne
d’ouvrages, ou d’articles, ayant pour titre
The Making of…, « La fabrication de… »
Mais alors, pourquoi « la fabrique » et pas
« la fabrication » ? Probablement parce que
« fabrication » est trop proche de « construc-
tion ». En effet, pendant toute une période,
les sociologues ont abusé de « construction
sociale ». Entre 1966, date de parution de La
Construction sociale de la réalité, de Peter
Berger et Thomas Luckmann, et la fin des
années 1990, avec l’ouvrage critique de Ian
Hacking, Entre Science et réalité. La Construc-
tion sociale de quoi ?, en passant par Labora-
tory Life : the Social Construction of Scientific
facts, de Bruno Latour et Steve Woolgar
(1979), tout est passé à la moulinette de la
construction sociale.
L a campagne annuelle de recru-
tement de chercheurs et cher-
cheuses au CNRS est lancée ce
mardi 4 décembre. Le nombre de
recrutements proposés est en net
recul : 250 postes au lieu de 300 lors
des campagnes précédentes.
L’année même où l’on entend célé-
brer les 80 ans du CNRS, c’est un bien
funeste signal qui est adressé aux jeu-
nes scientifiques, à la nation et au
reste du monde sur l’importance
accordée en France, aujourd’hui, à la
recherche ; et le traitement réservé par
le gouvernement aux universités et
autres établissements de recherche
n’est pas plus favorable.
Cette diminution des recrutements
est calibrée, nous dit-on, pour assurer
un strict remplacement des départs
en retraite prévus. Compte tenu des
autres départs permanents de l’orga-
nisme (notamment du fait de recrute-
ments par des universités ou d’autres
employeurs académiques en France
ou à l’étranger), elle conduira à une
diminution des effectifs de cher-
cheurs et chercheuses au CNRS de
l’ordre de 80 par an, comme l’a
d’ailleurs admis Antoine Petit, PDG de
l’organisme, lors d’une rencontre
récente avec les présidentes et prési-
dents des instances d’évaluation.
Chaque année, un quart des départs
(80 sur 330 environ) ne seraient donc
pas compensés par l’arrivée de nou-
velles recrues. Or, depuis dix ans, les
effectifs du CNRS ont déjà diminué de
plus de 1 200 personnes (– 5 %). Les
Le supplément « Science & médecine » publie chaque semaine une tribune libre. Si vous souhaitez soumettre un texte, prière de l’adresser à sciences@lemonde.fr
directions précédentes de l’organisme
avaient limité la baisse des effectifs de
chercheurs et chercheuses à 350 per-
sonnes « seulement » au cours de cette
période, mais au détriment des em-
plois d’accompagnement et d’appui à
la recherche (– 850 personnes) et des
autres domaines d’action de l’orga-
nisme : soutien aux laboratoires, pro-
grammes de recherche, grands équi-
pements, ou encore financements de
thèses et de postdoctorats. Et ce qui est
proposé au CNRS, dans ce contexte,
c’est de réduire ses effectifs de cher-
cheurs et chercheuses à un rythme
deux fois plus rapide.
Cette politique désastreuse organise
l’étiolement progressif de la recher-
che publique française. Pis : en pénali-
sant de manière ciblée les jeunes cher-
cheuses et chercheurs, elle entame
d’autant plus fortement la capacité de
la communauté scientifique natio-
nale à explorer des domaines de
recherche nouveaux, à « dépasser les
frontières » des savoirs établis
– comme le proclame avec enthou-
siasme le logo du CNRS ! – et à appor-
ter sa pleine contribution aux défis de
connaissance auxquels sont confron-
tées les sociétés contemporaines en
matière technologique, environne-
mentale, politique ou sanitaire…
Ajoutons qu’à l’ère de la « post-vérité »
et de la prolifération des « faits alter-
natifs » et autre fake news, le moins
que l’on puisse dire est que l’Etat pour-
rait être mieux inspiré que de persis-
ter à affaiblir la recherche publique.
LE GOUVERNEMENT
PRÉTEND
CONSIDÉRER LA
RECHERCHE COMME
UN INVESTISSEMENT
D’AVENIR. POURTANT,
IL LA TRAITE
EXCLUSIVEMENT
COMME UNE SOURCE
DE DÉPENSES
À OPTIMISER
Cet étiolement programmé n’a pour-
tant rien de fatal. Par exemple, les
entreprises (surtout les plus grandes)
bénéficient annuellement de près de
6 milliards d’euros d’aide de l’Etat au
titre du crédit impôt recherche, dispo-
sitif dont l’efficacité en matière de
financement de la recherche est régu-
lièrement mise en cause par des voix
autorisées aussi diverses que celles de
la Cour des Comptes, de parlementai-
res et même d’experts sollicités par le
ministère en charge de la recherche…
La réaffectation d’un ou deux pour-
cent de cette somme au CNRS restau-
rerait ses capacités d’action et d’ouver-
ture de nouveaux fronts de recherche,
tout en lui permettant de retrouver
progressivement les effectifs qu’il
avait encore à la fin des années 1990.
Et quelques pourcents supplémentai-
res pourraient être prélevés au béné-
fice des universités et autres établisse-
ments d’enseignement supérieur et
de recherche sans risque de fragiliser
la recherche industrielle nationale.
Le dédain pour la recherche publi-
que symbolisé par cet affaiblissement
programmé ne contredit pas seule-
ment les discours gouvernementaux ;
il va également à l’encontre des inté-
rêts de la France en minant progressi-
vement un domaine dans lequel,
grâce à un soutien appuyé de la nation
dans les dernières décennies du
XXe siècle, les réalisations françaises
sont encore aujourd’hui d’un niveau
remarquable quels que soient les indi-
cateurs considérés.
Le gouvernement prétend considé-
rer la recherche comme un « investis-
sement d’avenir ». Pourtant, prolon-
geant hélas sur ce plan l’action de ses
prédécesseurs, il la traite exclusive-
ment comme une source de dépenses
à « optimiser ». Il serait grand temps
qu’il mette ses décisions et ses arbi-
trages en accord avec la vision qu’il
proclame ! p
¶
Les présidentes et présidents
des sections et commissions inter-
disciplinaires du Comité national
de la recherche scientifique, instance
d’évaluation attachée au CNRS, et des
jurys d’admissibilité des concours CNRS.

RÉTRACTATIONS : QUAND LA SCIENCE SE CORRIGE

Abus de construction sociale
Au départ, il y a la volonté de présenter cer-
tains des phénomènes observés par les socio-
logues comme le résultat de séquences parti-
culières de processus sociaux. Il en va ainsi de LE POIDS DES FRAUDES LE « TOP TEN »
la race, construction artificielle, portée par Evolution des motifs de rétractation Sur quelque 30 000 auteurs présents
des individus, des institutions, des idéolo- dans la base de données de Retraction
Fiabilité Erreur Divers
gies…, mais construction qui a des effets bien Watch, une petite minorité est
réels sur des individus qui se retrouvent clas- Fraudes Autres inconduites Possibles inconduites responsable d’une large proportion
sés dans telle ou telle catégorie raciale. Mais de l’ensemble des rétractations.
au fil des années, « construction sociale de… » Plus de 25 % d’entre elles sont le fait
est devenue une expression routinisée, appli-
de 500 auteurs responsables chacun
quée à tout vent. L’ouvrage de Ian Hacking
de plus de cinq rétractations.
vient fermer le ban : « construction sociale »
est désormais passé. Le premier Français, Olivier Voinnet,
En utilisant « fabrique » pour remplacer compte 8 rétractations.
« construction sociale », les sociologues ne Classement des rétractations par auteurs
font pas que suivre la mode. Certes, les édi-
tions La Fabrique sont créées en 1998, et le 1997 2000 2005 2007 2010 2014 2015* Yoshitaka Fujii (Japon) 169
terme est présent dans de nombreux essais Total : 62 Total : 419 Total : 946
non sociologiques (car on « fabrique » aussi Fraudes : 29 Fraudes : 252 Fraudes : 411 Joachim Boldt (Allemagne) 96
les crétins…). « Fabrique » est moins jargon-
nant que « construction sociale de… » et La majorité des rétractations sont liées à des fraudes scientifiques (fabrication ou falsification Diederik Stapel (Pays-Bas) 58
accompagne la volonté des éditeurs de trou- des résultats, plagiat) ou d’autres types d’inconduites (comme l’implication de faux relecteurs).
ver de nouveaux publics pour l’édition Chen-yuan Peter Chen (Taïwan) 43
d’ouvrages académiques. « L’éditeur y tenait Parts des principaux motifs de rétractation, en pourcentage
mordicus », m’écrit une collègue qui a été Plagiat ou duplication de texte Images incorrectes Faux examen par les pairs
Yoshihiro Sato (Japon) 43
obligée de passer son titre à la fabrique.
Mais « fabrique » est aussi révélateur d’autre 40 Hua Zhong (Chine) 41
chose. Les sociologues n’ont pas abandonné
l’étude des processus, l’étude de la genèse des 30 Shigeaki Kato (Japon) 39
institutions, et passer de la construction à la
fabrique leur a été facile. En insistant sur la 20 James Hunton (Etats-Unis) 36
fabrique, plus que sur le résultat, ils ne
s’avancent pas sur la solidité de ce qui est 10 Hyung-in Moon (Corée du Sud) 35
construit, mais insistent sur la constitution
d’arrangements. Ils insistent sur la matéria- 0 Jan Hendrik Schön (Etats-Unis) 32
lité : on fabrique des choses avec des outils, 97 98 99 00 01 02 03 04 05 06 07 08 09 10 11 12 13 14 15* 16 17 18
avec d’autres choses, avec des idées, avec des La part du plagiat dans les rétractations a augmenté peut-être en raison de l’apparition en 2004 Olivier Voinnet (France) 8
conventions, des lois. Et enfin, ils insistent
d’iThenticate, un outil de détection en ligne de duplication des textes. Le faux examen par les pairs
sur l’organisation, parfois artisanale, sur
laquelle repose la fabrication des phénomè- survient quand l’auteur de l’article donne de fausses adresses de confrères et procède en fait
lui-même à la « relecture » de son manuscrit. Les cas d’« images incorrectes » recouvrent SOURCE : SCIENCE ET RETRACTION WATCH.
nes sociaux. Une fabrique, c’est une petite TIRÉ DE L’ARTICLE DE J. BRAINARD “RETHINKING
usine. On n’en a pas fini avec la fabrique… des manipulations intentionnelles et de simples erreurs. RETRACTIONS” SCIENCE 362: 390-393 (2018)
de l’entrepreneuriat, de la famine, de la DOI: 10.1126/SCIENCE.362.6413.390.
défiance, de l’éthique. p * Le taux de rétractation semble décliner après 2015, mais les dates indiquées étant celles de la publication et non WWW.SCIM.AG/RWMETHODOLOGY
de la rétractation, les chiffres sont presque certainement incomplets en raison des délais dans la publication des rétractations. HTTP://SCIENCE.SCIENCEMAG.ORG/CONTENT/362/6413/390

Dans le monde de la recherche, le terme
« rétractation » désigne le fait de retirer
Baptiste Coulmont un article scientifique de la littérature
Sociologue et maître de conférences – parce que les résultats étaient erronés,
à l’université Paris-VIII frauduleux ou entachés d’inconduite
(http://coulmont.com) scientifique. C’est un acte grave, car il
efface une contribution élémentaire à
la recherche. Le phénomène n’a fait que
progresser lors des dernières décen-
nies. Le site Retraction Watch a récem-
ment mis en ligne une vaste base de
données, qui a nourri un article de la
revue Science dont nous reprenons les
conclusions. Il en ressort que si le
nombre d’articles rétractés n’a cessé
d’augmenter en valeur absolue, pour
atteindre près de 1 000 en 2014, leur
nombre en valeur absolue semble se
stabiliser depuis 2012 (autour de 4 pour
10 000 articles publiés). Pour Science,
ces chiffres reflètent un meilleur
contrôle qualité de la production scien-
tifique, et pas une crise de la science. p
hervé morin
 RENDEZ-VOUS
8| ·
LE MONDE SCIENCE & MÉDECINE
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
Marin Dacos, héraut de la science ouverte
PORTRAIT - Il est l’inspirateur du plan national rendant obligatoire la publication en accès libre
des résultats de recherche sur fonds publics. Un chantier qu’il porte depuis vingt ans
L
es évidences mettent parfois du
temps à s’imposer. Et elles ne le
font pas toutes seules. Marin
Dacos, agrégé d’histoire et ingé-
nieur de recherche au CNRS, 47 ans,
en sait quelque chose. Il est l’un de ceux qui,
en France, ont fait cheminer l’une de ces
idées simples qui peuvent révolutionner la
manière de faire de la recherche. « Je pensais
qu’en cinq ans j’aurais réussi mais ça a été
plus long », confesse ce Franco-Belge, après…
vingt ans de batailles.
Cette évidence est que les résultats de
recherches financées par des fonds publics
(percées thérapeutiques, avancées technolo-
giques ou découvertes fondamentales)
devraient être accessibles gratuitement. Or,
c’est l’inverse qui est encore bien souvent la
règle : les chercheurs publient dans des
journaux dont l’accès est payant, y compris
pour les chercheurs.
Mais le climat change. En juillet, Frédéri-
que Vidal, ministre de l’enseignement supé-
rieur et de la recherche, a rendu public son
plan national pour la science ouverte. Avec,
comme première mesure, l’obligation de
publier en accès ouvert les articles et livres
issus de recherches financées par appel d’of-
fres sur fonds publics. Et comme principal ins-
pirateur du texte, Marin Dacos donc, conseiller
science ouverte au ministère depuis 2017.
Dix-huit ans plus tôt, en 1999, étudiant en
thèse, il crée le portail Revues.org, qui
héberge des journaux de sciences humaines
et sociales (SHS). Ils sont près de 500
aujourd’hui, dont les trois quarts en libre
accès (open access en anglais) et le reste avec
une barrière mobile (les articles sont gratuits
après une certaine période). L’infrastructure
technique de ce portail est Open Edition
Center, dirigé par Marin Dacos, une unité de
service et de recherche du CNRS, des univer-
sités Aix-Marseille, Avignon et de l’EHESS.
Une dénomination baroque qui désigne,
concrètement, des services de l’Etat équiva-
lents à des acteurs privés, comme par exem-
ple le portail Cairn.info et ses 500 journaux.
Aux articles en ligne s’ajoutent aussi plus de
6 000 livres, 2 750 « carnets de recherche »
(des blogs de chercheurs), 40 000 événe-
ments recensés dans un calendrier et une
équipe de recherche et développement.
Du local à l’institutionnel
« L’un des succès de Marin est d’avoir réussi à
institutionnaliser ce qu’il avait construit loca-
lement et qui n’était pas dans les pratiques
habituelles, à savoir des outils permettant
l’édition en accès ouvert. Ce n’était pas facile ! »,
rappelle Stéphane Pouyllau, directeur d’une
autre infrastructure en SHS, Huma-num, qui
se positionne sur la gestion et l’analyse des
données de recherche.
« Le chemin parcouru collectivement est
impressionnant. On est passé d’une cabine
téléphonique au cœur des politiques publi-
ques », résume Marin Dacos, évoquant la
chambre d’étudiants d’Avignon à partir de
laquelle il mettait en ligne les deux premiers
journaux sur Revues.org (devenu en 2017,
Journals.openedition.org). Il achète lui-
même le nom de domaine, héberge le site
pendant quelques jours sur Wanadoo.fr,
avant que les serveurs universitaires d’Avi-
gnon prennent le relais. « Je n’avais pas
obtenu des éditeurs que les articles soient gra-
tuits, mais seulement les éditoriaux et notes
de lecture. Déjà j’ai dû négocier dur », rappelle
Marin Dacos. Le début d’un long chemin.
« Marin a de fortes capacités de conviction. Il
arrive à incarner des idées abstraites, qui ont
longtemps relevé du militantisme », rappelle
Pierre Mounier, l’un des adjoints de Marin
Dacos à l’Open Edition Center.
A l’époque ces abstractions sont également
peu connues, notamment en SHS. Les physi-
ciens avaient, dès 1991, créé un site,
ArXiv.org, pour héberger et diffuser libre-
ment des articles avant publication. En
France, en 2001, des physiciens lancent HAL,
une « archive ouverte » d’accueil d’articles li-
brement accessibles. Puis, en 2002 à Buda-
pest, une déclaration internationale en
faveur de l’open access est lancée. « Au début,
j’étais un peu naïf et je me faisais un peu
moquer, se souvient Marin Dacos. Mais j’ai
adapté mon discours, notamment en mon-
trant des exemples concrets sur le coût réel
d’une revue, sur les chiffres des usages… » Il
ajoute : « Parfois expliquer tout simplement
que c’est mieux si c’est ouvert plutôt que si c’est
fermé, ça fonctionne aussi. »
« Marin est animé de valeurs fortes qui struc-
turent son action. Dès le début des années
Marin Dacos, le 28 novembre à Paris.
MARTIN COLOMBET POUR « LE MONDE »
2000, il avait cette vision qu’il fallait mettre en
œuvre l’accès à tous pour la connaissance »,
raconte Pierre Mounier.
Ce souci de l’accès à la connaissance l’a pris
pendant ses études. Vauclusien monté à Lyon
après le bac, puis à Paris pour préparer l’agré-
gation d’histoire, il mesure le contraste entre
les petites bibliothèques de province où les
livres ne sont accessibles que sur demande et
celle de la Sorbonne où ils abondent et sont à
disposition. L’intérêt pour les livres vient aussi
de son père, graveur reconnu en Belgique.
Il raconte aussi ses premières expériences
de partage informatique, un peu plus tôt au
lycée. Avec son ordinateur Amiga, il monte à
la fin des années 1980 un groupe de « scène
démo », ces animations informatiques dans
lesquelles les jeunes rivalisaient d’imagina-
tion en matière graphique ou sonore pour
impressionner les autres. Ces vidéos s’échan-
geaient sur disquette, par voie postale, dans
le monde entier, créant des communautés et
des frontières entre « partageurs » et « non-
partageurs ». « Ça m’a aussi fait progresser en
anglais », constate Marin Dacos. « Il avait
l’esprit vif et volontariste. On sentait en lui un
bon organisateur », se souvient Marc Rees,
membre de ce groupe de passionnés et rédac-
teur en chef du média Next Inpact.
Médaille de l’innovation
Plus tard, étudiant à Lyon et Avignon, il
retrouve les joies de la programmation en
développant, avec un autre passionné étu-
diant en physique, Ghislain Picard, un logiciel
de mise en ligne d’articles de sciences humai-
nes, Lodel. Le logiciel, entièrement réécrit
depuis dans le cadre d’Open Edition, a rem-
porté en 2005 un prix au Trophée du libre.
Avec tout ça, l’agrégé ne termine pas sa thèse
pourtant prometteuse sur l’évolution du
portrait photographique en milieu rural entre
les deux guerres. « J’ai accumulé plus de
6 000 photos et des témoignages directs de
leurs propriétaires. J’ai constaté l’apparition du
sourire sur ces clichés, se souvient Marin
Dacos. Mais le développement de Revues.org
m’occupait trop pour continuer. »
En 2016, il reçoit la médaille de l’innovation
du CNRS pour sa construction d’Open Edi-
tion. L’initiative a pris de l’ampleur, environ
50 personnes à Marseille et Paris. Frôlant
même la crise de croissance. « Il y a eu un épi-
sode de surchauffe des équipes il y a quelques
années, lié à une disproportion entre le succès
et les moyens disponibles, en particulier les
moyens humains stables, se souvient le direc-
teur. J’ai pris des mesures de réorganisation,
aidé par la médecine du travail. J’ai beaucoup
appris. » Malgré ces difficultés, « l’équipe était
comme une famille. Marin était très con-
vaincu et convaincant sur ce qu’il voulait faire.
Il avait aussi un côté visionnaire, avec des sou-
haits allant parfois au-delà des moyens », se
souvient un ancien développeur. « Il a une
grande capacité de travail et mène de front
plusieurs chantiers », constate Pierre Mou-
nier, qui pilote avec Marin Dacos un genre
d’Open Edition européen, Operas.
Les chantiers ne manquent pas. « Je dois
ouvrir un million de bases de données ! »,
rappelle Marin Dacos, évoquant le volet
« données » du plan national. Le 4 décembre,
il ouvrira les premières Journées nationales
de la science ouverte pour « mobiliser les
chercheurs » et mettre en œuvre concrète-
ment le plan. Il rappellera une bonne sur-
prise : plus d’un tiers de la production
française serait déjà en open access, toutes
disciplines confondues.
Il doit aussi faire face à certaines opposi-
tions au sein même des partisans de l’open
access, depuis qu’en Europe certaines agen-
ces de financement ont annoncé un plan ren-
dant obligatoire le libre accès. « Ce plan peut
inquiéter car il semble ne favoriser qu’une
seule voie, alors qu’il y en a plusieurs. Mais en
réalité rien n’est exclu », précise le spécialiste.
Le combat continue. p
david larousserie
ZOOLOGIE
Une abeille née
de deux
spermatozoïdes
I l n’est peut-être pas inutile de rappeler,
pour ceux de nos lecteurs qui jouaient
au tarot en cours de sciences naturelles,
ce qui détermine le sexe d’un enfant à naître
chez Homo sapiens. Après quelques gesticu-
lations sur lesquelles on ne s’étendra pas ici,
un spermatozoïde – fabriqué par le père et
vecteur soit du chromosome sexuel X, soit
d’un Y – finit par pénétrer dans un ovule –
produit par la mère et porteur d’un X. Si le
résultat final est XX, le bébé sera du sexe
féminin et s’appellera Claude. Et si la combi-
naison est XY, il sera du sexe masculin et
s’appellera Claude. Pour résumer, c’est le
chromosome sexuel véhiculé par le sperma-
tozoïde qui décide du sexe.
Les choses se passent différemment chez les
hyménoptères, ordre d’insectes qui recouvre
les abeilles, fourmis, guêpes et frelons. Pre-
nons le cas d’une abeille reine. Comme l’expli-
que Pierre-Henri Gouyon, professeur au
Muséum national d’histoire naturelle et
co-auteur de plusieurs ouvrages sur le sexe,
« cette femelle stocke le sperme des mâles avec
lesquels elle s’est accouplée dans une sperma-
thèque ». Il faut en effet savoir que le sperma-
tozoïde de ces bestioles est bien plus résistant
que le nôtre et peut rester en vie des années.
« Quand la femelle pond un ovule, poursuit
Pierre-Henri Gouyon, elle a le choix entre le
fertiliser avec du sperme ou non. Si elle le
fertilise, il deviendra diploïde (c’est-à-dire por-
teur de deux jeux de gènes, celui de la mère et
celui du père), et ce sera une femelle. S’il n’est
IVAR LEIDUS/OWN WORK
pas fertilisé, il sera haploïde (c’est-à-dire por-
teur d’un seul jeu de gènes, celui de la mère) et
se transformera en mâle. » Chez les abeilles,
ce n’est donc pas un chromosome en parti-
culier qui va enclencher la fabrication de tel
ou tel sexe, mais le nombre de jeux de chro-
mosomes. Avec pour conséquence, souligne
avec malice le chercheur du Muséum, « que
les mâles n’ont pas de père et qu’ils sont les
clones des ovules de leur mère. Leur œdipe
doit être très compliqué… »
Mais il y a encore plus compliqué, comme
le rapporte un article australien publié mer-
credi 28 novembre dans Biology Letters. Ses
auteurs, qui travaillent à l’université de Syd-
ney, ont étudié des abeilles « mosaïques »,
qui montrent des caractéristiques physi-
ques mâles et femelles en même temps. Ce
phénomène est rendu possible par le fait
que plus d’un spermatozoïde peut, chez ces
animaux, entrer dans un ovule, ce qui pro-
voque une sorte de chamboule-tout généti-
que. Ces biologistes ont ainsi recueilli onze
abeilles qu’ils soupçonnaient de gynandro-
morphie. Au grand magasin des curiosités,
ils ont par exemple observé un individu
avec un abdomen et une langue de mâle,
mais des antennes et des pattes de femelle,
ou encore une abeille avec à la fois des yeux
de mâle et des ovaires.
K, la dernière des onze abeilles, présentait
tous les attributs, internes et externes, d’une
femelle. Mais elle ne possédait aucun gène
de sa mère… Seule explication possible,
selon l’étude : il s’agit d’une femelle parce
qu’elle est diploïde, mais ses deux jeux de
gènes proviennent de deux spermatozoïdes,
du jamais-vu chez les hyménoptères. Les
chromosomes de la mère ont quant à eux
disparu de l’ovule dont elle est née. K est
donc une femelle qui a deux pères biologi-
ques, mais pas de mère. Son œdipe ne doit
pas être simple non plus.
Un mécanisme épigénétique empêche
l’apparition de ce cas de figure chez les
humains, les embryons issus de la fusion de
deux ovules ou de deux spermatozoïdes
n’étant pas viables. Toutefois, souligne Pierre-
Henri Gouyon, « le jour où l’on saura repro-
grammer l’expression des gènes, on surmon-
tera cet obstacle, et il sera techniquement pos-
sible d’avoir une mère porteuse avec un bébé
ayant les gènes de ses deux pères… » p
pierre barthélémy
Transport routier : accord
au forceps à Bruxelles
▶ Les ministres des trans-
ports européens ont conclu
un accord in extremis, lundi
3 décembre, à Bruxelles,
sur les conditions de travail
des chauffeurs routiers
L’adieu de l’Allemagne
au charbon de la Ruhr
La mine Prosper-Haniel ferme le 21 décembre. Ce sera la fin des houillères,
qui furent au cœur de l’industrie et de l’histoire sociale du pays PA G E 2
Le 3 novembre, à Bottrop (Rhénanie-du-Nord-Westphalie). ULRICH BAUMGARTEN/GETTY IMAGES
TRANSFORMATIONS | CHRONIQUE PAR CORINE LESNES
Chez Facebook, une icône décrédibilisée
I l est toujours décevant de
voir les femmes tomber dans
les mêmes travers que leurs
collègues masculins. Surtout une
pionnière comme Sheryl Sand-
berg, la numéro deux de Face-
book, version madone de l’extra-
terrestre Mark Zuckerberg et égé-
rie féministe, dont l’aura s’est
répandue bien au-delà de la Sili-
con Valley.
La directrice des opérations
(COO) de Facebook, 49 ans, salaire
de 25 millions de dollars en 2017
(23,7 millions d’euros environ),
est dans la tourmente pour avoir
participé à l’un de ces scandales
dont le réseau social ne semble
plus se dépêtrer depuis qu’il est
apparu que l’appât du gain l’avait
conduit à ignorer les manipula-
tions russes.
A moins d’un mois de la fin de
2018, il est clair que Mark Zucker-
berg n’a pas « réparé » Facebook,
contrairement à ce qu’il avait an-
noncé début de l’année. A San
Francisco, l’un des conseillers
municipaux a même relancé
l’idée de débaptiser l’hôpital pu-
blic auquel le couple Zuckerberg a
donné son nom (et 75 millions de
dollars), illustration du tour
Cahier du « Monde » No 22985 daté Mercredi 5 décembre 2018 - Ne peut être vendu séparément
▶ Huit pays ont refusé
d’endosser ce compromis
soutenu par les capitales
de l’Ouest, qui ont défendu
leur vision de la lutte
contre le dumping social
agressif qu’a pris le désamour
pour le secteur de la tech.
L’épisode actuel est finalement
assez banal : quoi de plus com-
mun, dans le monde de la politi-
que ou de la com, que de recruter
des intermédiaires pour dire du
mal de ses concurrents ? Mais,
s’agissant d’une entreprise qui
prétend être « une force de bien »
sur la planète, c’est une nouvelle
preuve qu’elle n’a rien à envier
aux champions de l’hypocrisie.
Réputation écornée
Comme l’a révélé le New York
Times le 15 novembre, dans un
article encore plus long qu’un
post expiatoire de Mark Zucker-
berg, Facebook a recruté, à partir
de 2017 – après la victoire de
Donald Trump –, le cabinet de
conseil républicain Definers. Il
s’agissait de « répondre aux accu-
sations injustes » dont la société
faisait l’objet, a expliqué, le
21 novembre, le spin doctor (dé-
missionnaire) du réseau social, El-
liot Schrage. Autrement dit, de
« vendre » à la presse des éléments
susceptibles de décrédibiliser les
critiques. Et de nuire en particu-
lier à la coalition Freedom From
PERTES & PROFITS | GÉCAMINES-GLENCORE
LE CONGO ET LA RENTE
DU COBALT
▶ Le droit du détachement
(à travail égal, salaire égal,
sur un même lieu)
s’appliquera largement
au transport routier
PAG E 3
TÉLÉCOMS
FREE TENTE
DE REPRENDRE
LA MAIN
Confronté à une baisse iné-
dite de son nombre d’abon-
nés depuis le début de 2018,
l’opérateur compte sur
le lancement de deux
nouvelles box, présentées
mardi 4 décembre, pour
se relancer en France
PAG E 8
SOCIAL
SMIC : LE RISQUE
DES « EFFETS
DE TRAPPES »
Un rapport d’experts met
en exergue les risques de
rester longtemps au smic.
Ils s’avèrent plus marqués
« pour les femmes, les
ouvriers et employés »
PAG E 4
Facebook, un groupe de gauche
partisan de « casser » le réseau so-
cial au nom de la loi antitrust.
Definers a encouragé les journa-
listes à se pencher sur le finance-
rité et d’exemplarité, jusqu’à par-
tager dans un livre sa détresse,
après la perte brutale de son
mari, Dave Goldberg, en 2015, au
motif d’aider ses contemporains
ment de ce groupe – au porte- à « surmonter l’adversité », devra
feuille bien garni –, qui avait loué peut-être en rabattre, même si
un avion pour promener une ban- son salaire n’en souffrira pro-
derole anti-Zuckerberg au-dessus bablement pas.
de l’assemblée générale des Mais la décrédibilisation de la
actionnaires. La presse était invi- féministe préférée du monde du
tée à enquêter du côté de la business n’est pas dans l’intérêt
fondation de George Soros, l’om- de tous ceux qui trouvent qu’il
niprésent financier de la gauche faut plus de femmes dans les con-
progressiste. seils d’administration. Certes, il
Sheryl Sandberg a d’abord ne serait pas juste, comme le sou-
minimisé son rôle dans les activi- ligne le New York Times, d’atten-
tés de Definers avant d’être dre de Mme Sandberg qu’elle
contrainte, deux semaines plus manifeste plus d’éthique que ses
tard, d’admettre qu’elle était au collègues masculins, mais « il est
courant. Elle a dû reconnaître décevant qu’elle ne l’ait pas fait ».
aussi qu’elle était à l’origine des Cela dit, pourquoi les femmes
interrogations sur le rôle de devraient-elles être exemplaires ?
George Soros, après qu’il a qualifié Plutôt que d’être déçu, ne fau-
le réseau social de « menace » pour drait-il pas se féliciter ? Après
la démocratie, en janvier, à Davos. tout, c’est un signe d’égalité.
Selon ses proches, l’adjointe de Hommes-femmes, mêmes turpi-
Mark Zuckerberg craignait que le tudes. « En avant toutes », comme
milliardaire ne spécule sur la l’y invite l’ouvrage publié par She-
baisse de l’action Facebook. ryl Sandberg, en 2013 (JC Lattès),
La réputation de l’icône de la encourageant les femmes à jouer
Silicon Valley est écornée. Elle des coudes pour prendre le pou-
qui faisait profession de sincé- voir dans les entreprises. p
La porcelaine de Sèvres doit
beaucoup au cobalt, les batte-
ries d’automobiles aussi. Avec
l’essor programmé de la voi-
ture électrique, pour laquelle
les constructeurs mondiaux
ont prévu d’investir près de
100 milliards de dollars
(88 milliards d’euros), la de-
mande est intense et les prix
grimpent. Ils ont doublé de-
puis deux ans. De quoi réjouir
les producteurs de ce précieux
métal. Ou plutôt le producteur.
Car la singularité de ce minerai
est d’être produit en grande
majorité dans un seul pays, la
République démocratique du
Congo (RDC). Celui-ci repré-
sente plus de 60 % de la pro-
duction mondiale et pourrait,
selon certains analystes, en
fournir les trois quarts en 2021.
La décision de la RDC de clas-
ser ce métal parmi les « subs-
tances minérales stratégi-
ques », au même titre que le
germanium et la colombo-
tantalite, plus discrets, mais
essentiels dans les objets élec-
troniques comme les smart-
phones, est des plus logiques.
Le gouvernement a profité
de la révision de son code mi-
nier et de ce nouveau classe-
ment pour multiplier par trois
les royalties qu’il impose aux
entrepreneurs miniers. Il per-
cevra désormais 10 % du prix
de vente. Il a également décidé
de mettre fin aux contrats de
long terme avec les grandes
compagnies minières et de
tous les renégocier.
Selon le président de la com-
pagnie nationale Gécamines,
Albert Yuma, il s’agit de faire
participer davantage les géants
britanniques (Glencore) ou
chinois (Molybdenum) au dé-
veloppement du pays. Il les ac-
cuse notamment de réduire
artificiellement leurs bénéfi-
ces pour échapper à l’impôt.
BOUTIQUES SEIKO
Le plus vaste pays d’Afrique
subsaharienne a certainement
raison de chercher à accroître
ses revenus tirés de l’exploita-
tion de son exceptionnel sous-
sol. Le cobalt est un sous-pro-
duit du cuivre et du nickel,
qu’il produit donc également
en masse. Mais des doutes
subsistent sur l’utilisation de
ces ressources par les autorités.
Un minerai qui sent le soufre
Selon certaines organisations
non gouvernementales,
comme le Carter Center amé-
ricain ou le Global Witness bri-
tannique, des centaines de
millions de dollars versées par
les compagnies minières à Gé-
camines ont mystérieusement
disparu ces dernières années.
Un argent qui sert parfois à
alimenter des conflits ou à en-
richir des proches du pouvoir.
Albert Yuma dément ces allé-
gations, mais le cobalt congo-
lais sent le soufre. La RDC est
l’un des pays les plus pauvres
du monde, et l’on sait que près
du quart de la production est
extrait artisanalement par des
travailleurs dont certains s’in-
sinuent la nuit sur les sites,
creusent leur trou et repartent
à l’aube vendre leur produc-
tion à des négociants chinois.
Tout cela ternit singulière-
ment la réputation du minerai
congolais, déjà réputé cher.
C’est pourquoi, en Occident,
les recherches sont intenses
pour développer des batteries
sans cobalt. Le fabricant amé-
ricain de voitures électriques
Tesla en a déjà réduit la part
dans les batteries qu’il fabri-
que en coopération avec le ja-
ponais Panasonic. Il y a ur-
gence pour le Congo à voir au-
delà de la simple exploitation
des rentes d’un minerai straté-
gique, mais fragile. p
philippe escande
2 | plein cadre
La dernière houillère de la Ruhr ferme
REPORTAGE
bottrop (rhénanie-du-nord-westphalie) -
envoyée spéciale
D
ans un claquement métalli-
que, la porte de la cage s’est
refermée. Quelques secon-
des plus tard, tout
s’ébranle, le sol se dérobe.
Nous plongeons dans les
entrailles de la terre, serrés les uns contre les
autres, à la lueur des lampes portées autour
du cou. Le vent siffle, la descente semble in-
terminable. Un autre bruit sourd, puis le si-
lence. La cage s’est arrêtée. La grille s’ouvre.
Nous sommes à 1 200 mètres sous terre,
dans la fosse Prosper-Haniel, à Bottrop, dans
la Ruhr (Rhénanie-du-Nord-Westphalie).
C’est la toute dernière mine de houille d’Alle-
magne. Le 21 décembre, une équipe opérera
une ultime descente avant que l’exploita-
tion de ce type de charbon, emblématique
de l’essor industriel allemand et européen,
soit définitivement arrêtée en Allemagne.
A cet endroit, le boyau fait sept à dix mè-
tres de haut. Il est consolidé par une épaisse
charpente d’acier. C’est la septième voie de la
fosse Prosper-Haniel, la plus profonde, la
plus chère. Le système d’aération, qui doit
alimenter en air frais les travailleurs dans
toutes les galeries, produit un vent froid qui
s’insinue entre les omoplates. Un ronronne-
ment rappelle la pompe géante, qui aspire
indéfiniment l’eau des profondeurs. Dans la
pénombre, on distingue les glissières qui
transportent les mineurs sur leurs chantiers.
Plus de pic, plus de rivelaine, plus de berline
à pousser. Les travailleurs du fond assistent
les énormes foreuses qui creusent le mine-
rai, poussé ensuite sur des tapis roulants.
Un groupe de mineurs débouche du fond
de la galerie. C’est la fin de l’équipe du matin,
qui a commencé à 6 heures. Les camarades
ont la gueule noire et portent le torse fier.
« Glückauf ! » (« bonne chance »), lancent-ils
gaiement aux autres compagnons qui les re-
joignent pour la remontée. C’est la saluta-
tion traditionnelle des mineurs. Les hom-
mes se sourient, se donnent l’accolade. Tous
portent la veste de coton blanc, la chemise
rayée et le gros ceinturon de cuir des tra-
vailleurs du fond. Ici règne une ambiance
chaleureuse, très masculine. La solidarité est
de mise : un individu seul dans ce dédale
souterrain est perdu. Les mineurs entretien-
nent le souvenir des accidents mortels qui
ont émaillé l’histoire minière.
Klaus Pütz s’apprête à remonter. Il est des-
cendu pour la première fois à 17 ans dans la
Le 21 décembre, la mine de houille
Prosper-Haniel, à Bottrop,
cessera d’être exploitée.
L’événement marquera la fin
d’un charbon qui a façonné
l’industrie, l’histoire et la culture
allemandes et européennes
fosse. Il en a aujourd’hui 49. Après une tren-
taine d’années de mine, il fera dans quel-
ques jours son ultime descente. « C’est triste.
Y a pas d’autre mot. Ici, dans la Ruhr, un mi-
neur, c’est encore un gars qu’on respecte. Il y a
une tradition. Le mineur, il sait tout faire. Et
puis, en bas, on tient ensemble, chacun fait
gaffe à l’autre. Ça, je ne le retrouverai jamais
en haut », dit-il. Il s’arrête. Dans le groupe
d’en face, un camarade le charrie. « Ben, dis
donc, Klaus, tu fricotes avec des touristes
maintenant ? » Le groupe s’esclaffe. Klaus
rougit. « Les gars sont un peu rugueux. C’est
comme ça qu’on se parle, au fond. Les mi-
neurs ne font pas dans la dentelle. »
GRANDE ÉMOTION
La date de la fermeture du puits Prosper-Ha-
niel est connue depuis 2007. Chacun sait
que la houille allemande est bien trop chère
par rapport à la concurrence des mines à
ciel ouvert d’Australie ou d’Amérique la-
tine. Depuis des années, le contribuable al-
lemand paye la différence sous forme de
subvention pour maintenir les exploita-
tions. Mais quand tout s’arrêtera, le choc
sera dur. « Ce qui m’énerve le plus, reprend
Klaus, c’est que c’est seulement l’exploitation
de la houille qui s’arrête. En Allemagne, on ne
va pas arrêter d’en consommer ! Dans les
hauts-fourneaux, les centrales électriques !
Le charbon, on va l’importer de Turquie,
d’Europe de l’Est ou de Colombie. Ici, tout est
high-tech, informatisé, on a les standards de
sécurité les plus élevés du monde. Les gars
qui bossent ici sont fiers de ça. On déplace le
problème, c’est tout. »
Mille six cents personnes travaillent ac-
tuellement à la mine Prosper-Haniel de
Bottrop. Après le 21 décembre, certains
fermeront la mine, qui sera vidée de ses
installations puis partiellement inondée.
D’autres, comme Klaus Pütz, partiront en
retraite anticipée.
L’émotion est grande, en Allemagne, à l’ap-
proche de cette échéance. Les cérémonies se
multiplient. La chaîne Arte diffuse, les 4 et
5 décembre à 20 h 15, un grand documentaire
en deux parties sur l’histoire de la houille al-
lemande et son impact sur l’histoire euro-
péenne. Il montre comment elle a permis à
l’Allemagne de passer à l’ère industrielle, de
produire de l’acier, qui fera les machines et
les trains. C’est aussi la matière première qui
a permis le développement de la chimie, une
autre grande spécialité allemande. La veine
de houille a fait de la Ruhr, au XIXe siècle et au
début du XXe, le poumon économique de l’Al-
lemagne, mais aussi le foyer de ses plus gran-
des crises et transformations.
UNE CULTURE POPULAIRE EN DÉCLIN
Avec le charbon sont nées les premières re-
vendications sociales, les premiers syndicats,
les premières assurances accidents, invalidité
et retraite pour les travailleurs, consacrées par
les lois Bismarck de 1884 et 1889. L’industrie
lourde est le berceau de la social-démocratie
allemande. Le charbon a été omniprésent
pendant les deux guerres mondiales, il a par-
« LE CHARBON A tie liée avec l’armement moderne, l’occupa-
EMPLOYÉ JUSQU’À tion de la Ruhr et la montée en puissance des
nazis. En 1951, la création d’un marché com-
6 À 7 MILLIONS mun du charbon et de l’acier (CECA) a formé
l’embryon de la future Union européenne. La
DE PERSONNES. SON même année est votée en Allemagne la pre-
LOBBY A TOUJOURS mière loi sur la codécision – qui prévoit que
les représentants des salariés occupent la
ÉTÉ EXTRÊMEMENT moitié des sièges au sein du conseil de sur-
veillance des grandes entreprises –, d’abord
FORT DANS LA RUHR. pour les industries du charbon et de l’acier.
La houille, c’est aussi le fondement d’une
C’EST LA RUHR culture populaire régionale extrêmement
QUI DÉSIGNAIT forte, aujourd’hui menacée de déclin.
Quand Prosper-Haniel aura fermé, il n’en
AUTREFOIS restera plus que le souvenir, entretenu par
les musées, les orchestres et les chorales des
LE CHANCELIER » mines, ou encore les confréries vieillissan-
JOHANNES BÄHR tes des anciens charbonniers, qui arborent
historien de l’économie leur uniforme noir chargé d’écussons régio-
à l’université de Francfort naux à chaque événement officiel. Des tra-
ces demeureront dans le football, avec le
club mythique Schalke 04, à Gelsenkirchen,
fondé par des mineurs en 1904 et qui célè-
bre la culture locale lors des grands matchs :
le stade est plongé dans le noir et les sup-
porteurs chantent l’hymne des mineurs al-
lemands, La Marche du porion, « Glückauf
glückauf, der Steiger kommt » (« salut, haut
les cœurs, le porion arrive »), à la lumière de
bougies. Un équivalent allemand des Co-
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
La mine de houille
Prosper-Haniel,
le 20 novembre,
à Bottrop
(Rhénanie-du-
Nord-Westphalie).
PATRIK STOLLARZ/AFP
rons, de Pierre Bachelet. La Ruhr espère que
subsisteront aussi l’esprit de solidarité et
cette manière directe et généreuse de parler
même à des inconnus, caractéristique des
régions minières.
Que deviendra la Ruhr après le charbon ?
La perspective a longtemps effrayé les politi-
ques de tous bords, ce qui explique pour-
quoi l’Allemagne a tant de mal à se séparer
de cette source d’énergie, malgré son bilan
environnemental désastreux. Même après
l’arrêt de l’exploitation de la houille, les mi-
nes de lignite à ciel ouvert de Rhénanie, de
Brandebourg et de Saxe continueront à
fonctionner. « Le charbon, c’était un secteur
industriel bien plus gros qu’en France, qui a
employé jusqu’à 6 à 7 millions de personnes.
Son lobby a toujours été extrêmement fort
dans la Ruhr. Aucun parti ne pouvait igno-
rer la région et ses syndicats. C’est la Ruhr qui
désignait autrefois le chancelier », explique
Johannes Bähr, historien de l’économie à
l’université de Francfort.
« On prête au chancelier [Konrad] Adenauer
la formule suivante : “Si la Ruhr est en flamme,
toute l’eau du Rhin ne suffira pas à éteindre
l’incendie.” On a longtemps redouté une insur-
rection des mineurs », complète Frank Kerner,
historien au Musée de la Ruhr. Contraire-
ment à l’Angleterre, l’Allemagne a donc orga-
nisé une fermeture très progressive des mi-
nes de la Sarre et de la Ruhr. Il n’y a pas eu de
licenciement sec. Les puits sont gérés depuis
1968 par la Fondation RAG, également char-
gée des dégâts faits au sous-sol et au paysage.
Il faudra pomper l’eau éternellement, sans
quoi la région serait inondée. Malgré cette
sortie préparée, l’avenir n’est pas joyeux
pour autant. La Ruhr, frappée par la dispari-
tion des grands employeurs industriels, a un
taux de chômage deux fois plus élevé que
dans le reste de l’Allemagne et peine à se trou-
ver un nouveau destin.
Dans la cage pour remonter de la fosse,
deux mineurs, veste et joues noires, empor-
tent avec eux des sacs en toile chargés.
« Qu’est-ce qu’il y a dedans ? », demande-t-on.
Dans un sourire, l’un d’eux sort de son sac un
morceau de minerai noir à la surface quasi
lisse. « Tiens, tu peux le garder. Tu mets de la
laque pour cheveux dessus, tu frottes, et ça se
met à briller », dit-il. Alors que la cage file vers
la surface, on serre ce bloc lourd, anachroni-
que, aux strates serrées, qui laisse une lé-
gère poussière sur les doigts. Un condensé
d’énergie, d’histoire géologique et humaine.
« Glückauf ! », lancent les mineurs au mo-
ment de dire adieu. p
cécile boutelet
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018 économie & entreprise | 3

La malédiction des impôts européens

Paris et Berlin ont trouvé un terrain d’entente sur une taxe digitale assez éloignée du projet français initial

bruxelles - bureau européen

La nouvelle

D
ans la nuit du lundi 3 taxe devrait
au mardi 4 décembre,
après des mois de trac-
s’appliquer
tations et de tergiver- à Google et
sations côté allemand, Paris et Ber-
lin se sont entendus sur l’adoption
Facebook, mais
rapide d’une taxe digitale, « dans elle épargnerait
tous les cas avant mars 2019 », se-
lon leur « déclaration commune »,
Amazon et Apple
rédigée quelques heures avant
une réunion décisive, mardi, des
ministres des finances de l’Union barre des vingt-six autres pays
européenne (UE). Ce projet de taxe membres de l’UE, ce qui n’avait
digitale est très éloigné de la copie rien d’évident ces derniers jours.
de départ, cette « taxe GAFA » ar- Fin novembre à Bruxelles, quatre
demment défendue par la prési- Etats avaient signifié leur opposi-
dence Macron au nom d’une plus tion : l’Irlande, la Finlande, la
grande équité, les mastodontes du Suède et le Danemark.
Web étant devenus des cham- Si la taxe digitale échappait à la
pions de l’évasion fiscale. La Com- malédiction des impôts euro-
mission européenne, qui avait péens, ce serait une première. En
pris le relais de Paris avec une pro- effet, la plupart des idées émises
position de directive en mars, sug- par la Commission, ces dernières
gérait de taxer à 3 % les revenus is- années, ont rapidement viré aux
sus de la revente de données par « taxes zombies ». Ainsi de la taxe
les vendeurs en ligne, les plates- sur les transactions financières
formes et les éditeurs de services. (TTF). Proposée par la Commis-
Pour convaincre Olaf Scholz, son sion en 2011, elle n’en finit plus de
homologue, le ministre français refaire surface, avant de redispa-
de l’économie et des finances, raître des agendas. Surprenant Pa-
Bruno Le Maire, a dû accepter de ris, Olaf Scholz a décidé, l’été der-
restreindre le champ au seul com- nier, de la réactiver, en l’incluant
merce des données liées à la publi- dans la déclaration franco-alle-
cité en ligne. La chancellerie et les mande de Meseberg (Land de
finances à Berlin redoutaient que Brandebourg).
Donald Trump prenne la taxe
pour une provocation et veuille en « Un projet à plus de dix ans »
retour taxer les voitures alleman- Hasard du calendrier : lundi ma- janvier prochain », insistait une effective s’est, elle aussi, soldée qu’on appelle à Bruxelles la « coo-
des importées par les Etats-Unis. tin se tenait une réunion « TTF », source proche des discussions. par un échec.
La plupart des pération renforcée » : un petit
La nouvelle taxe digitale devrait comme il n’y en avait plus eu de- Les ambitions de la Commission Fin 2016, l’institution a relancé idées émises par groupe de pays peut tenter
s’appliquer à Google et à Face- puis des mois, avec la petite di- n’en ont pas moins été, là encore, un projet d’assiette commune d’avancer seul sur un nouvel im-
book, mais elle épargnera Ama- zaine de pays encore candidats à nettement revues à la baisse. consolidée pour l’impôt sur les
la Commission pôt, à condition d’être en nombre
zon et Apple. Ses recettes seraient son application éventuelle – Espa- En pleine crise financière, l’insti- sociétés (ACCIS), datant du début ces dernières suffisant. C’est ce qui a été essayé
deux fois moindres que les 5 mil- gne, Belgique, France, Allemagne, tution avait proposé un impôt sur des années 2000 et destiné à pour la TTF, sans succès à ce jour.
liards d’euros annuels escomptés Autriche… Cette fois, Paris et Ber- l’ensemble des transactions : celles mieux lutter contre l’évasion fis-
années ont « Le problème, c’est que, même à
par Bruxelles. Le compromis lin ont proposé de réduire l’as- portant sur les actions et les obli- cale. Depuis, les discussions entre rapidement viré onze, les participants n’étaient pas
franco-allemand vide en grande siette de cet impôt aux transac- gations seraient taxées à 0,1 %, cel- Etats traînent en longueur, le d’accord sur ce à quoi la taxe de-
partie la taxe de sa substance, tions sur les actions. les sur les contrats dérivés à 0,01 %. Luxembourg et les Pays-Bas assu-
aux « taxes vait ressembler », témoigne un
mais il devrait permettre à M. Le « La réunion de ce matin a vrai- Les perspectives de recettes rant qu’ils n’en voudront jamais. zombies » proche des discussions. Pour sor-
Maire, qui n’a pas ménagé sa ment été utile, et il y avait un large étaient mirobolantes : 57 milliards « C’est du très long terme, un projet tir de l’ornière, la Commission de-
peine pour le décrocher, d’éviter consensus pour avancer dans cette d’euros par an… Aujourd’hui, ceux à plus de dix ans », relève une vrait proposer, en janvier 2019,
une rebuffade publique. Encore direction. Les Français et les Alle- qui croient encore à la TTF ne rai- source bruxelloise. tôt fait de bloquer toute tentative d’en finir avec ce totem de l’una-
faut-il que ce compromis passe la mands feront une proposition en sonnent plus qu’en centaines de susceptible de remettre en ques- nimité. La proposition a très peu
millions d’euros. Règle de l’unanimité pervertie tion leurs choix fiscaux natio- de chances d’aboutir.
En outre, qui se souvient de la Cette fatalité des « taxes zom- naux. Cette règle de l’unanimité « C’est totalement irréaliste », dé-
L’idée d’un budget de la zone euro « taxe carbone » européenne, sur bies » est, avant tout, due à la règle est parfois pervertie, certaines ca- clare l’eurodéputé Alain Lamas-
les émissions de CO2 pour les sec- de l’unanimité qui prévaut à pitales usant de leur veto pour soure, ancien ministre délégué
toujours d’actualité teurs non soumis aux échanges Bruxelles en matière de fiscalité. bloquer une taxe au profit d’une au budget du gouvernement
Les 27 ministres des finances de l’Union européenne se sont mis de quotas d’émissions (transport, En effet, lever des impôts est his- avancée sur un autre sujet. La Ré- Juppé. « Même la France ne l’ac-
d’accord, au matin du mardi 4 décembre, pour poursuivre les tra- agriculture, etc.), elle aussi avan- toriquement considéré dans l’UE publique tchèque a ainsi fait bar- cepterait pas. Imaginez à l’Assem-
vaux afin d’aboutir à un budget de la zone euro. Cette idée, défen- cée en 2011 ? La Commission a fini comme une prérogative réga- rage pendant près d’un an à un ac- blée nationale, si l’on disait aux dé-
due par Emmanuel Macron, doit encore être validée au niveau des par la retirer devant le peu d’appé- lienne, une composante essen- cord sur la TVA réduite sur les li- putés que l’impôt sur les sociétés
chefs d’Etat et de gouvernement lors d’un sommet, mi-décembre tence des Etats membres. Elle a tielle de la souveraineté des Etats. vres numériques (elle n’a abouti françaises devait être remplacé
à Bruxelles. La négociation devrait ensuite se poursuivre au niveau par ailleurs tenté d’harmoniser A ce handicap s’ajoute le fait que qu’en octobre de cette année), es- par l’ACCIS et qu’ils n’ont pas leur
ministériel, afin de définir les contours de ce budget – ressources, les taxes sur les véhicules dans les Pays-Bas, l’Irlande ou le pérant obtenir des concessions mot à dire parce que ces change-
conditions d’utilisation, etc. Berlin plaide pour qu’il ne serve qu’à l’UE et testé l’imposition d’une Luxembourg ont bâti en partie sur la collecte de la TVA. ments d’assiette sont décidés à la
financer les réformes structurelles dans les Etats membres. Paris taxe sur la valeur ajoutée (TVA) leur attractivité sur des régimes Les traités de l’Union permet- majorité qualifiée à Bruxelles »,
ne perd pas l’espoir qu’il assure aussi une fonction de « stabilisa- aux services financiers. En vain. fiscaux alléchants. En consé- tent théoriquement de sortir de conclut l’élu. p
tion », en venant en aide aux pays frappés par une crise. L’idée d’une taxation minimale quence, à Bruxelles, ces pays ont l’immobilisme par le biais de ce cécile ducourtieux

Accord, à Bruxelles, sur le travail des chauffeurs routiers

Les ministres des transports de l’Union européenne ont trouvé, lundi, un compromis sur l’application du détachement au secteur

bruxelles - bureau européen qu’elle s’apprête à prendre, pour traduction concrète du combat semaines, sauf à ce qu’ils pren- GPS et pouvant tracer les livrai-
six mois, la présidence tournante
Huit pays, porté par la France depuis de longs nent deux temps de repos hebdo- sons au plus près). Et non d’ici à

I l était 23 h 30, lundi 3 décem-

bre, quand, à la fin d’une jour-
née marathon, les 28 minis-
tres des transports de l’Union
européenne (UE) ont abouti à un
de l’UE, le 1er janvier 2019.
La France, l’Allemagne, l’Autri-
che, l’Italie et les Pays-Bas ont
réussi à convaincre l’Espagne et le
Portugal, aux intérêts pourtant
d’Europe de l’Est
essentiellement,
ont refusé
mois pour que le droit du détache-
ment s’applique pleinement au
transport routier. »

Cinq jours de carence

compromis sur un texte aussi
abscons qu’important : le « volet
social » du « paquet mobilité ». Il
s’agissait de dépoussiérer les rè-
gles européennes encadrant les
conditions de travail des chauf-
feurs routiers, notamment de
mieux faire respecter le principe
du détachement à ces travailleurs
très mobiles, et à un secteur
connu pour ses abus.
Huit pays, d’Europe de l’Est es-
sentiellement, ont toutefois re-
fusé d’endosser le compromis,
qui a été adopté à la majorité des
28 : parmi eux, la Bulgarie, l’Ir-
lande, la Hongrie, la Pologne, la Li-
tuanie ou la Lettonie… La Rouma-
nie a préféré s’abstenir, alors
très éloignés, de se désolidariser
du « bloc » des « antis ». Après
l’adoption de la révision de la di-
rective sur le travail détaché au
début de 2018, c’est la deuxième
fois, en quelques mois, que
l’Ouest remporte une victoire
– relative – face aux capitales de
l’Est, au nom de la lutte contre le
dumping social.
« Lignes rouges françaises »
La ministre française, Elisabeth
Borne, était apparue très déter-
minée en arrivant au Conseil,
lundi matin, insistant sur les « li-
gnes rouges françaises ». Un effet
des « gilets jaunes » ? Il aurait été
particulièrement délicat pour
d’endosser
le compromis
Paris d’accepter un compromis
au rabais, pour une profession
très affectée, en France, par la
concurrence des transporteurs
internationaux.
« Au terme de dix-huit mois de
négociations, cet accord constitue
une avancée majeure pour harmo-
niser par le haut les droits sociaux
des salariés du secteur, pour créer
les conditions d’une concurrence
plus équitable au sein du marché
européen et pour s’assurer, enfin,
du bon respect des règles, s’est féli-
citée Mme Borne, lundi soir. C’est la
Cet accord satisfera-t-il pour
autant la profession ? Par défini-
tion, c’est un compromis, et
l’Hexagone – comme d’autres – a
dû lâcher du lest. Parmi les prin-
cipales avancées, Paris, Berlin et
la Commission européenne, qui
est à l’origine de la proposition lé-
gislative (en mai 2017), se félici-
tent d’avoir obtenu l’interdiction
du temps de repos en cabine
pour les conducteurs, pour leurs
périodes de repos hebdomadai-
res : les transporteurs devront
leur payer l’hôtel.
Les compagnies de transport
devront aussi leur permettre de
revenir dans leur famille et pays
d’établissement toutes les quatre
madaires courts d’affilée : dans ce
cas, les conducteurs pourront
rentrer chez eux au bout de trois
semaines.
La France a obtenu l’application
des conditions du détachement
(même paie pour un même tra-
vail sur un même lieu de travail)
pour toutes les opérations de ca-
botage (livraison d’un point à un
autre au sein du même pays, pour
une compagnie étrangère).
Elle a aussi obtenu l’instaura-
tion de cinq jours de carence
pour le cabotage (si un camion
bulgare part de Berlin pour Ma-
drid pour un aller-retour et effec-
tue des opérations de cabotage
en France sur sa route, il ne peut
en effectuer d’autres dans l’Hexa-
gone qu’au bout de cinq jours).
Enfin, les camions devront être
équipés, d’ici à 2024, de tachygra-
phes de dernière génération (avec
2034, comme initialement pro-
posé par Bruxelles. En revanche,
les pays de l’Est ont obtenu que les
livraisons de type « bilatéral »
(d’un pays à l’autre, et retour)
soient exemptées du travail déta-
ché, le chauffeur pouvant faire
une opération de chargement-dé-
chargement supplémentaire à
l’aller et une autre au retour. Ou
aucune à l’aller et deux au retour.
Et ce, à condition que les camions
soient dotés des tachygraphes
dernier cri.
Il reste à trouver un accord avec
le Parlement européen, ce qui n’a
rien d’évident. Un compromis en
commission Transport avait été
élaboré, à la fin du printemps, à
Strasbourg, qui allait davantage
dans le sens des intérêts de l’Est.
Mais il a été remis en question en
plénière. p
c. du.
4 | économie & entreprise
En Afrique, Société générale corrige son image
La banque développe son porte-monnaie électronique Yup, destiné aux populations non bancarisées
REPORTAGE
dakar
L’
agence Société géné-
rale du quartier rési-
dentiel de Yoff, dans le
nord de Dakar, ne res-
semble pas tout à fait à celles qui
quadrillent les villes de l’Hexa-
gone. Les guichets, plus nom-
breux, ont été poussés contre les
murs pour laisser place au centre
du local à plusieurs rangées de
sièges. « Il y a de l’attente. Nous re-
cevons ici 200 visites de clients par
jour en moyenne, essentiellement
des non-clients qui viennent tou-
cher des chèques au porteur. A la
fin du mois, la fréquentation ex-
plose, les gens font la queue jusque
dans la rue pour retirer leur sa-
laire », explique Bassirou Diagne,
le président de la filiale de Société
générale au Sénégal, au cours
d’un déplacement auquel Le
Monde était convié.
La banque mise sur des conseillers chinois sur le continent
dans les bureaux de la So-
ciété générale, à Dakar, Sophie
Zhang occupe un poste un peu
particulier. Cette jeune Chi-
noise, parfaitement franco-
phone, est chargée de nouer
des contacts et de faire des af-
faires avec les entreprises de
l’empire du Milieu, en pleine
expansion en Afrique. En deux
décennies, la Chine est deve-
nue le premier partenaire com-
mercial du continent. Plus de
10 000 entreprises chinoises
s’y seraient implantées, selon
un rapport publié, en 2017, par
le cabinet McKinsey.
La marge de manœuvre de
Mme Zhang est étroite, car les
grands groupes de travaux pu-
blics chinois qui viennent
construire des autoroutes, des
ponts ou des stations hydrauli-
ques à travers le continent afri-
cain sont le plus souvent des
structures étatiques financées
par Pékin, par les banques chi-
Au Sénégal, 90 % des transac- pour l’année, et environ
tions en valeur se font en cash. Et 120 euros si le client souscrit
comme dans la plupart des pays quelques produits basiques, ce
d’Afrique, avoir un compte en qui équivaut à près d’un mois de
banque reste un privilège dévolu salaire moyen. La grande majo-
aux fonctionnaires et aux classes rité de la population, autoentre-
les plus aisées. Le taux de banca- preneurs et petits artisans aux
risation n’atteint en moyenne revenus irréguliers, reste donc
que 18 % sur le continent. Le reste dans le secteur informel.
de la population n’a pas les La banque française, présente
moyens d’ouvrir un compte : il sur le continent depuis plus de
coûte une soixantaine d’euros cent ans, fut historiquement la
Appel la grève chez BNP Paribas
Cinq syndicats de BNP Paribas, premier groupe bancaire français
et européen, ont lancé un appel à faire grève mardi 4 décembre,
pour protester contre la dégradation des conditions de travail
et l’absence de revalorisation générale des salaires. L’intersyndi-
cale, formée par le SNB/CFE-CGC, la CFDT, la CGT, FO et la CFTC,
appelle, dans un communiqué, les salariés à débrayer
« une heure, deux heures ou plus » le 4 décembre pour crier leur
« ras-le-bol à une direction aujourd’hui trop éloignée de [leur]
quotidien professionnel et inconsciente des difficultés » rencon-
trées du fait de la « baisse du pouvoir d’achat ».
noises ou par des bailleurs de chefs d’entreprise de l’empire
fonds internationaux. Mais du Milieu, qui conduisent en
l’objectif de l’établissement Afrique des projets pour des
français, présent dans dix-neuf durées d’un à trois ans, ne par-
pays africains, est de récupérer lent le plus souvent ni français
un morceau de la relation ban- ni anglais.
caire de ces géants asiatiques La banque française a lancé ce
(les paiements locaux, le service en chinois, en 2014, au
change, les transferts d’argent, Cameroun et le propose
la garantie bancaire pour le aujourd’hui dans onze pays
commanditaire des projets…), (Maroc, Algérie, Sénégal, Gui-
en mettant à contribution, en née, Côte d’Ivoire, Ghana, Bé-
amont, les équipes de la Société nin, Togo, Cameroun, Mada-
générale en Chine. gascar, Mozambique). Elle de-
vrait ouvrir, en 2019, un bureau
« Cela crée de la confiance » au Burkina Faso, « à la faveur du
« Nous sommes la seule banque rétablissement de ses relations
à avoir généralisé ce service de diplomatiques avec la Chine, en
“China desk”, explique Sophie mai », précise Shujue Cai, la res-
Zhang. C’est un vrai atout vis-à- ponsable commerciale Chine-
vis des groupes chinois. Ils nous Afrique de la Société générale, à
approchent naturellement, car Paris. « Le dispositif évolue se-
ils sont plus à l’aise avec un con- lon les besoins. »
seiller chinois : nous parlons la Le groupe bancaire français
même langue, et nous parta- anticipe une forte hausse de ce
geons des habitudes culturelles. « business Chine-Afrique ». S’il
Cela crée de la confiance. » Les ne pèse aujourd’hui que 1 % du
Un rapport d’experts met en exergue
les risques de rester longtemps au smic
Ces « effets de trappes » s’avèrent plus marqués « pour les femmes, les ouvriers et employés »
V oilà un rapport qui a,
dans l’absolu, tout pour
retenir l’attention : ré-
digé par un groupe d’experts, il
porte sur le smic et sur sa revalori-
sation. Une thématique au cœur
de la crise actuelle, puisque le
pouvoir d’achat des plus modes-
tes en constitue la toile de fond.
Mais ce document de quelque
213 pages, transmis lundi 3 dé-
cembre aux partenaires sociaux,
a peu de chances d’être repris par
le gouvernement, du moins pour
l’instant : il va à rebours d’une de
revendications portées par les
« gilets jaunes » – la hausse du sa-
laire minimum (pour le porter à
1 300 euros nets par mois pour un
temps plein, contre un peu plus
de 1 150 euros aujourd’hui).
Chaque fin d’année, le gouver-
nement doit décider à quelle hau-
teur il relève le smic, à partir du
1er janvier suivant. Pour éclairer
ses choix, il dispose d’un comité
de « sachants », présidé par l’éco-
nomiste Gilbert Cette.
L’un des principaux points à
trancher est le suivant : faut-il ac-
corder un coup de pouce au smic,
en plus de l’augmentation auto-
matique à laquelle il est soumis ?
Les textes prévoient en effet que
ce minimum salarial doit pro-
« banque des fonctionnaires ».
Elle l’est restée. « Au Burkina Faso,
la fonction publique représente
même 70 % de notre clientèle », af-
firme Harold Coffi, le directeur gé-
néral de la filiale de Société géné-
rale à Ouagadougou.
L’institution, qui a fait le choix
d’investir et de se développer en
Afrique, veut aujourd’hui s’ouvrir
au secteur informel en s’ap-
puyant sur le « mobile money », le
système de porte-monnaie élec-
tronique disponible sur télé-
phone mobile qui fait fureur en
Afrique.
Créé il a une dizaine d’années
par les opérateurs de téléphonie
mobile, le « wallet » permet aux
porteurs de téléphones de stoc-
ker de l’argent sur leurs mobiles
comme on stocke des minutes de
communication. Son titulaire
peut payer, faire des versements
et des retraits d’espèces, sans
ouvrir de compte bancaire.
chiffre d’affaires du réseau
africain (soit environ 15 mil-
lions d’euros en 2017), il a pro-
gressé de plus de 20 % au pre-
mier semestre. « Le gouverne-
ment chinois encourage
aujourd’hui les entreprises à in-
vestir en Afrique avec leurs pro-
pres fonds, affirme Sophie
Zhang. Ces investisseurs com-
plètement privés vont consti-
tuer à l’avenir une clientèle plus
variée, porteuse de projets plus
complexes et plus intéressants
pour la banque. »
La force commerciale ma-
niant le mandarin va continuer
de s’étoffer, qu’il s’agisse d’atta-
chés africains, comme c’est
déjà le cas à Madagascar ou au
Ghana, ou de jeunes diplômés
d’origine chinoise, sortis des
grandes écoles françaises et dé-
marchés par la banque pour
créer de nouveaux « desks »
africains. p
vé. ch.
gresser, tous les douze mois, en
fonction de deux paramètres :
l’inflation (mesurée pour les 20 %
de ménages situés en bas de
l’échelle des revenus) et la moitié
de la hausse annuelle du pouvoir
d’achat du salaire horaire de base
des ouvriers et des employés (SH-
BOE). Outre cet accroissement,
qui est de droit, le gouvernement
a donc également la faculté d’oc-
troyer un « bonus » – ce qui s’est
produit, pour la dernière fois, au
début du quinquennat de Fran-
çois Hollande.
Pas de coup de pouce en 2019
Dans son rapport annuel, le co-
mité d’experts formule diverses
recommandations – dont l’une
concerne, en temps ordinaire, la
question du « coup de pouce » : en
donner un ou pas ? Non, avait pré-
conisé, ces dernières années, le
groupe d’experts. Cette fois, il « ne
juge pas utile » de prendre posi-
tion, puisque Edouard Philippe a
déjà statué, le 28 novembre : il n’y
aura pas « petit cadeau » pour les
smicards en 2019. Leur rémunéra-
tion n’est rehaussée qu’en vertu
de la formule de calcul automati-
que. Le premier ministre a justifié
cette annonce en rappelant que
les salaires se sont améliorés
Comme une très large partie de la
population africaine possède un
téléphone et que, dans un pays
comme le Sénégal, les antennes
3G ou 4G couvrent presque tout
le territoire, il s’est largement im-
posé sur le continent. Orange
Money, le wallet du groupe
Orange qui domine le marché en
Afrique de l’Ouest, vise ainsi plus
de 30 millions de clients actifs sur
le continent d’ici à 2023. « En pre-
nant en compte les porte-monnaie
électroniques, le taux d’inclusion
financière dépasse aujourd’hui les
40 % au Sénégal », souligne ainsi
M. Diagne.
« Notre concurrent, c’est le cash »
C’est d’abord pour ne pas laisser
Orange marcher sur ses plates-
bandes que la Société générale a
lancé à l’été 2017 son propre porte-
feuille électronique, baptisé
« Yup ». Dernier entrant sur ce
marché très concurrentiel, l’insti-
tution revendique aujourd’hui
300 000 wallets ouverts dans
quatre pays : la Côte d’Ivoire, le Sé-
négal, le Burkina Faso et le Came-
roun. Le Ghana et la Guinée s’ap-
prêtent à lancer le service, Mada-
gascar et le Mozambique de-
vraient suivre en 2019. Yup enrôle
1 500 nouveaux clients par jour.
Pour se distinguer des opéra-
teurs de télécoms, la Société géné-
rale propose aux entreprises de
payer leurs employés avec Yup, et
non plus en cash. Le wallet per-
mettra l’année prochaine d’accé-
der à certaines formes de crédits,
d’épargne ou d’assurance et pour-
rait devenir un outil de transfert
d’argent international.
Son objectif est d’atteindre
1 million de clients d’ici à 2020.
« Nous visons la population qui ne
va pas à la Société générale, consi-
dérée comme une banque de ri-
ches », résume Alexandre May-
mat, le responsable Afrique, Mé-
diterranée et Outre-Mer de la ban-
que.
Le porte-monnaie est gratuit,
mais une commission de 1 % à 3 %
est prélevée à chaque transaction,
partagée entre la banque et
l’agent Yup chez qui se fait la tran-
Pour « réduire »
les inégalités et la
pauvreté, il vaut
mieux majorer la
prime d’activité
qu’augmenter le
salaire minimum,
selon le comité
grâce aux baisses de cotisations.
Une décision critiquée par plu-
sieurs centrales syndicales.
Tout comme en 2017, le comité
d’experts considère que le smic
est un outil « peu efficace » pour
combattre la pauvreté. Parmi « les
bénéficiaires directs » d’un ac-
croissement du salaire mini-
mum, « seuls 19 % appartiennent à
des ménages pauvres », souligne
le rapport. Pour « réduire » les iné-
galités et la pauvreté, il vaut
mieux majorer la prime d’activité
(PA), « parce qu’elle est mieux ci-
blée sur les ménages aux revenus
modestes ». Le gouvernement
s’est d’ailleurs engagé dans cette
voie, avec une réforme qui prévoit
une majoration, étalée sur plu-
sieurs années, de la PA.
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
LES CHIFFRES
338 MILLIONS
Nombre de comptes
de « mobile money »
fin 2017 en Afrique
subsaharienne.
3,7 MILLIONS
Nombre de clients
de Société générale en Afrique
répartis dans 19 pays.
12 %
Part des revenus du groupe
Société générale qui pourrait
provenir d’u continent
d’ici à 2030, contre 5 %
aujourd’hui.
saction (stations-service, petits
commerces, etc. avec lesquels la
banque a noué des partenariats).
La banque n’entend pas engran-
ger des dizaines de millions de
clients Yup pour rivaliser avec les
opérateurs de télécoms,
aujourd’hui trop en avance pour
être rattrapés. « Notre cible, ce sont
les clients qui génèrent le plus de
flux de transactions, les plus actifs
parmi les non-bancarisés, détaille
Matthieu Vacarie, le directeur gé-
néral de Yup. Notre vrai concur-
rent, c’est le cash, dont le coût at-
teint 10 % des frais généraux au Sé-
négal, contre 1 % en France. »
En transférant sur Yup les opéra-
tions cash faites en agences « qui
engorgent les guichets avec des
transactions sans valeur », la ban-
que affirme qu’elle parviendra à
baisser les tarifs bancaires.
Comme au Kenya, où le succès
fulgurant du « mobile money »
s’est traduit par une hausse de la
bancarisation, Matthieu Vacarie
souhaite que « les clients de Yup
deviennent à terme clients de la
banque ». p
véronique chocron
Le groupe d’experts animé par
Gilbert Cette réitère sa proposi-
tion, formulée en 2017, de revoir le
mécanisme légal de revalorisation
du smic, en supprimant les deux
paramètres (l’inflation et le salaire
horaire de base des ouvriers et des
employés) ou en ne conservant
que la référence à l’augmentation
des prix. La procédure actuelle
contribue à nourrir « une certaine
circularité entre les hausses du
smic et celles des salaires », ce qui
est « potentiellement préjudicia-
ble » à l’emploi des personnes les
moins qualifiées. L’idée défendue
par le comité d’experts a toutefois
peu de chances de prospérer, car
elle pourrait se traduire par un ra-
lentissement de la progression du
salaire minimum.
Enfin, le rapport met en exergue
que « les perspectives » de sortir du
smic « sont fortes [durant] la pre-
mière année » où une personne
est payée à ce niveau, mais « elles
s’amenuisent ensuite rapide-
ment ». « Ces effets de trappes »
s’avèrent plus marqués « pour les
femmes, les ouvriers et employés »
ainsi que les salariés du transport,
du commerce et ceux qui tra-
vaillent dans des entreprises « de
petite taille ». p
bertrand bissuel
 économie & entreprise | 5
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018

La méfiance vis-à-vis des investisseurs

P HARM AC IE
Le britannique GSK
achète l’américain
Tesaro

chinois grandit en Allemagne

L’éviction du patron de Kuka, emblème de l’industrie 4.0, par son actionnaire a jeté un froid
berlin - correspondance nonce de l’éviction de Till Reuter,
patron de Kuka, le fabricant alle-
Le laboratoire pharmaceuti-
que britannique GlaxoSmith-
Kline (GSK) a dévoilé, lundi
3 décembre, l’achat du groupe
américain Tesaro, spécialisé
dans l’oncologie, pour 5,1 mil-
liards de dollars (4,5 milliards
d’euros). GSK a aussi annoncé
la vente d’activités dans
pas protégé sa carrière. Celle-ci se la Chine. Mais les risques (…) ne doi- la nutrition en Asie au géant
termine abruptement, après dix
Le syndicat vent pas être éclipsés », souligne le anglo-néerlandais Unilever

L
e président de la Républi- mand de bras intelligents, emblé- années passées à la tête du groupe des industriels document qui devrait être publié pour 3,3 milliards d’euros.
que allemande, Frank- matique de l’industrie 4.0, par le Kuka devenu une référence mon- en janvier. « Il y a une concurrence
Walter Steinmeier, entre- nouvel actionnaire chinois, a fait diale sur le marché de la robotique
allemands (BDI) systémique entre notre modèle AG ROA LI ME NTA IR E
prend, mardi 4 décembre, l’effet d’une douche froide dans les intelligente. appelle ses d’économie de marché ouverte et Lactalis veut sortir
une visite de six jours en Chine. milieux industriels. Citant des sources proches des l’économie chinoise dirigée par Parmalat de la Bourse
Ce long voyage doit permettre au milieux industriels, le quotidien
membres l’Etat », poursuit le BDI, avant d’es- Le groupe laitier français Lac-
président, qui ne dispose en Alle- Peser dans la prise de décision économique Handelsblatt a révélé à réduire leur timer que l’ouverture du marché talis a annoncé, mardi 4 dé-
magne que d’une fonction repré- M. Reuter, âgé de 50 ans, avait per- que M. Reuter ne bénéficiait plus n’arrivera sans doute jamais. cembre, être monté à près de
sentative, de s’entretenir avec les mis le rachat de l’entreprise par le de la confiance de l’actionnaire
dépendance au Pourtant, quelques éléments 96 % du capital de sa filiale
secrétaires régionaux du Parti groupe chinois Midea, en 2016, chinois, qui souhaitait davantage marché chinois avaient donné l’impression d’un italienne Parmalat en ache-
communiste chinois sur les ques- pour 4 milliards d’euros, au grand peser dans les décisions de l’entre- progrès. Mi-octobre, BMW avait tant des actions sur le mar-
tions relatives aux défis du nu- dam du ministre de l’économie de prise. Midea a certes tout fait pour été le premier constructeur étran- ché. Cela va lui permettre de
mérique, notamment sur ses l’époque, Sigmar Gabriel, qui avait rassurer, en garantissant aux sala- chinoise se sont réduites. » S’il était ger à obtenir le droit de détenir la retirer sa filiale de la Bourse
conséquences économiques, so- tout fait pour tenter d’empêcher le riés une protection des emplois prévisible, l’événement renforce la majorité des parts dans une so- de Milan, après plusieurs
ciales et éthiques. Aucun accord deal. Depuis, M. Reuter ne perdait jusqu’en 2023. Mais cette éviction méfiance des milieux industriels ciété commune en Chine. Cet été, tentatives avortées. – (AFP.)
ou résultat concret n’est à atten- jamais une occasion de souligner met définitivement fin à la vision allemands vis-à-vis de leurs parte- le chimiste BASF avait de son côté
dre à l’issue de ce voyage. combien l’arrivée de Midea au ca- naïve ayant dominé un temps en naires chinois. Depuis le dernier obtenu l’autorisation de piloter D ISPARI T IO N
Reste que les relations commer- pital de Kuka avait été bénéfique Allemagne, quant à la bien- congrès du Parti communiste en seul sa future installation chimi- Décès de Michel Lucas,
ciales entre les deux pays sont ac- pour le groupe allemand. veillance et à la passivité suppo- Chine, en octobre, les Allemands que dans la province du Guan- ancien dirigeant
tuellement si tendues que toutes Force est de constater que ce dis- sées des investisseurs chinois, notent une mainmise inédite du gdong, un investissement de du Crédit mutuel
les prises de paroles devraient être cours rassurant sur les investisse- avant qu’une série de rachats politique sur les décisions indus- 10 milliards d’euros. Mais ces con- Le groupe bancaire mutua-
scrutées. Lundi 26 novembre, l’an- ments chinois en Allemagne n’a en 2015 et 2016 commence à in- trielles. Les entreprises sont de cessions apparentes peinent à liste Crédit mutuel a annoncé,
quiéter Berlin. plus en plus surveillées, et les es- convaincre. « Il s’agit de petites fe- mardi 4 décembre, le décès de
« On constate que les Chinois sont poirs d’amélioration de la récipro- nêtres qu’il ne faut pas surinterpré- son ancien dirigeant histori-
Coup de frein sur les reprises chinoises des investisseurs comme les autres. cité dans l’accès au marché se sont ter, relativise M. Huotari. Ces ex- que, Michel Lucas. Il avait
Trois ans après la grande vague de évanouis. Au point que le BDI, le ceptions au régime des joint-ventu- 79 ans. Né à Lorient, il avait
au sein du Mittelstand reprises d’entreprises allemandes syndicat des industriels alle- res sont le résultat de négociations été le président du Groupe
Selon une étude de la banque publique d’investissement KfW, pu- par des Chinois, nous sommes sor- mands, appelle aujourd’hui ses politiques au plus haut niveau. El- Crédit mutuel de 1971 à 2016.
bliée en octobre, le rythme de rachats d’entreprises allemandes tis de la phase de réserve. Les nou- membres à réduire leur dépen- les sont justifiées par des considéra- Il s’était ensuite retiré, après
de taille moyenne par des investisseurs chinois s’est réduit après veaux propriétaires prennent dance au marché chinois. tions de stratégie industrielle. Si plus de quarante ans de car-
le point culminant atteint en 2016. Selon la KfW, cette nouvelle fri- moins de précautions sur les ques- Dans une note non encore pu- vous voulez que votre région de- rière dans le groupe. « S’ap-
losité chinoise s’explique par la résistance politique imposée par tions de sites industriels ou de sen- bliée, révélée par l’agence Reuters, vienne leader mondial des batte- puyant sur les valeurs mutua-
Berlin, qui a stoppé la reprise de deux entreprises jugées stratégi- sibilité local », explique Mikko le 31 octobre, le BDI recommande ries, mais que le savoir-faire chimi- listes et la force de l’initiative
ques cet été. La crainte de transferts de technologies a également Huotari, directeur de l’institut Me- aux entreprises de reconsidérer que vous manque, il peut être inté- locale, Michel Lucas a su bâtir
accru la méfiance des groupes du Mittelstand allemand vis-à-vis rics, cabinet d’études spécialiste de leurs chaînes de sous-traitance ou ressant qu’un acteur majeur de la un groupe bancaire de pre-
des Chinois. Depuis 2005, 302 entreprises de moins de 500 millions la Chine. « Le cas Kuka montre que le poids du marché chinois dans le sous-traitance chimique allemand mier plan, diversifié et techno-
d’euros de chiffres d’affaires ont été rachetées par des investis- les marges de manœuvre des entre- total de leurs ventes. « Il faut saisir vienne s’installer chez vous. » p logique », a déclaré le groupe
seurs chinois, avec une nette accélération à partir de 2010. prises européennes sous direction les opportunités de l’échange avec cécile boutelet dans un message sur Twitter.

L’effet paralysant du Brexit

Sous le haut patronage de

sur la fintech londonienne MONSIEUR EMMANUEL MACRON

Président de la République française

La capitale britannique reste le premier centre européen des

start-up de la finance, mais de nombreux projets sont suspendus

londres - correspondance membre de l’Autorité de contrôle Londres, le risque est que notre
prudentiel et de résolution croissance se déroule désormais

Q uand les Britanniques

ont voté en faveur du
Brexit, le 23 juin 2016,
Hervé Hatt a immédia-
tement suspendu ses projets au
(ACPR), le régulateur français de la
banque et de l’assurance.
Marieke Flament dirige la filiale
européenne de Circle Pay, une en-
treprise américaine spécialisée
ailleurs. » Sans compter que le
Brexit représente une gigantes-
que déperdition d’énergie. « On y
a mis des équipes entières. Ça
prend du temps, de la réflexion, des
13ème Conférence internationale de l'AFD sur le développement

Royaume-Uni. Le directeur géné- dans les cryptomonnaies. La so- employés… »

ral de Meilleurtaux.com, un site
français de comparaison de taux
pour l’immobilier et le crédit, étu-
diait, à l’époque, une possible ac-
quisition d’une entreprise britan-
nique. « On a arrêté d’en faire une
priorité et on s’est mis à regarder
ailleurs. »
Cette non-acquisition, qui n’ap-
paraîtra dans aucune statistique
et se ressentira à peine, est sym-
bolique du froid glacial que le
Brexit a fait souffler sur « Tech
City », le surnom du quartier de
l’est de Londres où sont situées de
nombreuses start-up de la fi-
nance (les fintech). Dans ce milieu
cosmopolite, qui utilise Londres
comme centre pour se déployer
sur l’ensemble de l’Europe, le
Brexit a eu un effet paralysant. Si
la capitale britannique reste, de
loin, le leader de la fintech dans
l’Union européenne (UE), il y rè-
gne désormais une certaine an-
xiété, alors que les députés du
Royaume-Uni menacent de reje-
ter l’accord signé entre Londres et
Bruxelles.
Mercredi 28 novembre, un sé-
minaire organisé lors du passage
d’Agnès Pannier-Runacher, secré-
taire d’Etat auprès du ministre de
l’économie, a illustré cette forte
incertitude. « Les grandes entre-
prises sont prêtes et ont les autori-
sations nécessaires [pour conti-
nuer à travailler en Europe], mais
la question concerne les petits ac-
teurs », explique Olivier Fliche,
ciété, qui possède une moitié de
ses soixante employés à Londres
et l’autre moitié à Dublin, s’est na-
turellement tournée vers l’Ir-
lande, au lendemain du Brexit
pour demander une licence « e-
money », afin de pouvoir conti-
nuer à travailler à travers l’UE.
Mais les choses ne se sont pas dé-
roulées comme prévu.
Les espoirs de Paris
« Le régulateur irlandais est sub-
mergé par les demandes prove-
nant des grandes banques jus-
qu’aux petites start-up. On n’arrive
pas à obtenir de rendez-vous. » In-
quiète, Marieke Flament a cher-
ché une alternative, s’intéressant
notamment à Malte, mais sa ré-
putation sulfureuse l’a refroidie.
Après des mois d’hésitations, elle
a fini par se tourner vers les régu-
lateurs français, l’Autorité des
marchés financiers et l’ACPR. Elle
a été surprise de leur accueil. « Il
est aussi facile d’avoir un dialogue
avec eux qu’avec le régulateur bri-
tannique, et on peut poser son dos-
sier en anglais, ce qui m’a énormé-
ment facilité les choses. »
Elle n’a cependant pas encore
obtenu la licence et n’est pas cer-
taine de l’avoir à temps pour le
29 mars 2019, quand le Brexit en-
trera en vigueur. Elle vient
d’ouvrir un bureau parisien, avec
deux employés, qui pourrait pas-
ser à cinq personnes, si l’entre-
prise obtient sa licence. « Pour
Et, pour l’instant, il est toujours
impossible de savoir à quelle
sauce la fintech sera mangée
après le Brexit. Même si l’accord
de retrait de l’UE est ratifié par le
Parlement britannique lors du
vote du 11 décembre – ce qui sem-
ble aujourd’hui improbable –, les
négociations sur le secteur finan-
cier pour l’après-Brexit ne seront
pas conclues avant 2020, date de
fin de la période de transition.
De quoi potentiellement créer
un effet boule de neige d’ici quel-
ques années, comme en témoi-
gne Renault Million, cofondateur
de Spixii. Cette petite société de
quinze employés édite des logi-
ciels utilisés par les assureurs
dans leur interface avec les
clients. Elle ne souffre d’aucune
conséquence directe du Brexit,
puisqu’elle n’a pas besoin de li-
cence pour travailler à travers
l’Europe. « En revanche, nous som-
7 décembre 2018 | Institut du Monde Arabe - Paris
mes là où sont nos clients et, si
ceux-ci bougent, nous pourrions Plus d’informations : www.afd.fr @AFD_France
être amenés à suivre. » #ConfInégalités
Dans ce contexte de grande in-
certitude, la France tente de tirer
son épingle du jeu pour attirer les
start-up londoniennes. Mme Pan-
nier-Runacher, la secrétaire
d’Etat, reconnaît bien volontiers en partenariat avec
que Paris ne joue pour l’instant
pas dans la même catégorie que
Londres pour les fintech. « Mais,
parmi les autres villes européen-
nes, nous sommes bien placés. » p
éric albert
6 | campus
L’agriculture urbaine s’enracine dans les universités
Tirant profit de vastes parcelles, des projets tissent des liens avec les filières de formations et la recherche
C’
est l’histoire d’un bé-
lier qui s’appelait Pa-
trick et qui est de-
venu, en quelques
mois, la mascotte d’une univer-
sité. En goguette avec un troupeau
de brebis sur le campus de Paris-
XIII, à Villetaneuse, Patrick a long-
temps brouté les vastes pelouses
de cet établissement de Seine-
Saint-Denis. « Il était gros, il avait
de belles cornes, on adorait l’obser-
ver. Avec lui, c’étaient les “Feux de
l’amour” de la bergerie, s’amuse
Jean-Pierre Astruc, physicien
moustachu et président de l’uni-
versité. Quand il a été remplacé par
son successeur, c’était un événe-
ment. Dans les couloirs, on se pré-
occupait du départ de Patrick ! »
Un troupeau de moutons plutôt
que des tondeuses à essence. Des
bêlements à la place du vrombis-
sement des moteurs. Cela fait qua-
tre ans que Paris-XIII a mis en
place cet « écopâturage » ovidé.
« Nos étudiants sont éloignés du
cycle de la terre, ils voient peu d’ani-
maux. C’est un moyen simple de les
connecter avec la nature et d’ap-
porter une forme de pastoralité à
un campus en zone urbaine », as-
sure Jean-Pierre Astruc.
« Retour à la terre »
Ce n’est pas la seule initiative agri-
cole de cette université de
25 000 étudiants. Une ferme péda-
gogique a été montée, il y a trois
ans, sur un terrain en friche, et or-
ganise des ateliers avec des écoles
et des collèges des environs. A
quelques mètres des salles de
cours, un potager d’un hectare a
été aménagé et confié à une asso-
ciation qui convie des volontaires
– étudiants, personnels, voisins – à
donner un coup de main. Ceux qui
donnent un peu de leur temps
peuvent récupérer à cette occa-
sion quelques tomates, carottes,
haricots, betteraves…
Un jeudi après-midi, on y ren-
contre Guillaume Leterrier, de
l’association Clinamen, qui est
aussi le « berger urbain » respon-
sable du troupeau. « Ici, la terre et
la biodiversité sont exceptionnel-
les, on n’utilise aucun produit phy-
École Supérieure de Réalisation Audiovisuelle
DIPLÔMES VISÉS PAR L’ÉTAT
FORMATIONS
AUX MÉTIERS
du CINÉMA,
du SON et
du FILM
D’ANIMATION
SON
ANIMATION
JOURNÉE PORTES OUVERTES
8 DECEMBRE de 10h à 18h
Réunions d’information à 11h et 15h Visites des installations
Enseignement supérieur technique privé
E S R A PA R I S : 1 3 5 , a v e n u e F é l i x F a u r e
Balard ou Lourmel -
tosanitaire », assure-t-il. On est ici
sur l’ancienne « plaine des ver-
tus » d’Ile-de-France, qui nourris-
sait la capitale jusqu’à la moitié du
XXe siècle. « Pour nous, c’est natu-
rel de nous installer dans des uni-
versités car elles ont de l’espace et
ce sont des lieux de transmission
du savoir. C’est aussi dans les uni-
versités que devrait se tenir une ré-
flexion sur les enjeux d’une alimen-
tation durable », plaide Guillaume
Leterrier, avant de montrer la nou-
velle vigne installée cet été.
Villetaneuse n’est pas un cas
isolé. Des initiatives de « retour à
la terre » fleurissent de tous les cô-
tés, et plus seulement dans les éco-
les d’agronomie. « Nanterre, Tou-
louse, Nantes, Rennes-II, La Ro-
CINÉMA / TV
www.esra.edu
P a r i s 1 5 ème 01 44 25 25 25 paris@esra.edu
Balard - Suzanne Lenglen
chelle ont été les pionnières », con-
firme Céline Leroy, chargée de
« Dans les projets
mission sur la transition écologi- qui marchent,
que à la Conférence des présidents
d’université. Potagers, ruches, fer-
la présence
mes pédagogiques, écopâturage… d’un animateur
Un mouvement dont les racines
sont à chercher ailleurs en Europe,
salarié
dans des universités espagnoles, est décisive »
notamment, mais aussi au Qué-
CHRISTINE AUBRY
bec, où les établissements ont de-
enseignante à AgroParisTech
puis plusieurs années créé des jar-
dins partagés.
S’il est récent, l’essor de ces pro-
jets agricoles sur les campus n’a
rien d’inattendu : il est en phase
avec un grand mouvement de
« verdissement » des villes. « De-
puis cinq ans, on constate une ex-
plosion des formes et des projets
d’agriculture urbaine. Les univer-
sités font partie de ce mouvement,
qui n’en est qu’à ses débuts », af-
firme Christine Aubry, cher-
cheuse à l’INRA et enseignante à
AgroParisTech.
Dans ce contexte, les universités
ont un atout : elles disposent de
larges espaces verts protégés et
surveillés, souvent sans usage dé-
terminé. Des terrains dont elles
sont parfois propriétaires, à me-
sure que l’Etat planifie la dévolu-
Bâtiments, enseignements… les campus se mettent au vert
et si les universités avaient enfin pris
le train de la transition écologique ? « Elles
n’ont pas vraiment le choix, estime Elisa-
beth Laville, fondatrice de Campus res-
ponsables, une initiative lancée en 2006.
Depuis la loi dite “Grenelle 1” du
3 août 2009, elles ont l’obligation de mettre
en œuvre un “plan vert”. » Mais comme il
n’y a ni sanction ni pénalité à la clé, cha-
cune le décline à sa sauce. Certaines se
contentent de mener des opérations
ponctuelles de tri des déchets ou d’inven-
taire de la biodiversité. D’autres choisis-
sent de mettre le paquet sur l’immobilier,
qui représente, en règle générale, le
deuxième poste de dépenses après la
masse salariale.
C’est le cas notamment de l’université
de Bordeaux, qui a inauguré, en 2008, un
plan de plus de 500 millions d’euros pour
rénover 40 % de son parc d’ici à 2022.
« Nous avons équipé l’ensemble de
nos 290 bâtiments de compteurs d’eau, de
chauffage et d’électricité à télérelève afin
de mettre en œuvre une stratégie de maî-
trise énergétique, explique Thierry De-
cadt, responsable développement et pilo-
tage immobilier. En 2019, nous prévoyons
de déployer 3 000 m2 de panneaux photo-
voltaïques sur le site de Talence. » L’objec-
tif, à terme, est de réduire de 40 % les
émissions de gaz à effet de serre et de
JULES LE BARAZER/TALKIE WALKIE
tion aux établissements de leur
patrimoine immobilier.
« Ce mouvement coïncide surtout
avec des attentes plus fortes des
étudiants et des personnels en ma-
tière de développement durable, et
avec la recherche d’une meilleure
alimentation », poursuit Céline Le-
roy. Une forme de quête de sens
grâce à ce retour à la simplicité des
légumes cultivés dans son envi-
ronnement quotidien.
Pour les universités, ces projets
agricoles ont dans tous les cas de
multiples atouts. « Bien sûr, il y a
un enjeu pédagogique : recréer
chez les jeunes le lien avec la nature,
développer le goût, se reconnecter
aux saisonnalités des produits.
C’est aussi un outil de création de
lien social entre les étudiants et les
personnels », explique Yann Lafo-
lie. Ce jeune paysagiste, diplômé
d’ethnobotanique à l’université de
Lille, a convaincu son ancien éta-
blissement de lui attribuer une
parcelle de 2 500 m2 à proximité de
la faculté de pharmacie. Les jeudis,
tous les volontaires sont invités à y
participer. Chaque personne qui
investit un peu de son temps re-
part avec un sac de légumes. « On
est en train de mettre en place un
10 % les consommations d’eau. Mais
cette performance ne pourra être at-
teinte qu’en travaillant en même temps
sur les comportements et les usages. En
novembre 2017, 150 étudiants et mem-
bres du personnel (sur les 8 600 person-
nes que compte le campus de Talence)
ont répondu à l’appel les incitant à ré-
duire leur consommation d’énergie. Ré-
sultat : 180 mégawattheures (soit l’équi-
valent de 10 000 euros) économisés en
cinq mois. Cet argent servira à financer
un nouveau lieu de vie avec espaces d’af-
fichage, boîte à livres et collecteurs de tri.
Des étudiants insatisfaits
Côté cursus, toutes les filières ouvrent des
diplômes spécialisés en lien avec la transi-
tion écologique. Dès 2013, l’université de
Lorraine a inauguré le premier master in-
ternational en informatique et télécoms
pour lutter contre le réchauffement cli-
matique. « Le secteur des technologies de
l’information et de la communication
émet autant de gaz carbonique dans l’at-
mosphère que le transport aérien et génère
une très grosse quantité de déchets du fait
de l’obsolescence rapide du matériel », sou-
ligne Eric Rondeau, le responsable du
master. Une approche qui rencontre un
franc succès : « Alors que les formations en
informatique sont d’ordinaire très mas-
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
circuit avec la cafétéria et l’épicerie
solidaire de l’université », précise
Yann Lafolie, qui souhaite aussi dé-
velopper sur le campus des espa-
ces « comestibles », avec cueillette
de fruits en libre-service.
Mais, au-delà, ces expériences de
potagers universitaires permet-
tent de tisser des liens avec l’ensei-
gnement et la recherche. A Lille,
250 variétés de tomates sont culti-
vées dans la parcelle de la faculté
de pharmacie. A AgroParisTech, le
potager installé sur le toit de
l’école est utilisé par les étudiants
de la nouvelle spécialisation en
agriculture urbaine. A Villeta-
neuse, la ferme pédagogique
donne lieu, en partenariat avec un
laboratoire du CNRS, à diverses ex-
périences autour de la production
d’énergie à partir des excréments
des animaux, tandis qu’une UV
(unité de valeur) « mouton » a été
créée, pour étudier la vie des ovi-
dés. A Nanterre, les étudiants ob-
tiennent même un « supplément
au diplôme » s’ils s’investissent
dans la parcelle potagère ou dans
les quinze ruches installées sur le
campus, qui ont produit cette an-
née 200 kg de miel.
Communication habile
Toutefois, ces projets, pour rester
pérennes, font face à de multiples
difficultés. Souvent lancés par des
étudiants, ils sont difficiles à
maintenir dans la durée. Com-
ment entretenir les jardins pen-
dant la longue trêve estivale ou
pendant les périodes d’examen ? A
Villetaneuse, on reconnaît qu’il
est difficile de mobiliser sur le
long terme. « C’est un vrai souci.
Dans les projets qui marchent, la
présence d’un animateur salarié
est décisive », constate Christine
Aubry, d’AgroParisTech.
Dans tous les cas, ces pro-
jets sont habilement utilisés par
les équipes de communication.
Nanterre gratifie ses visiteurs d’un
petit pot de miel de la maison. Pa-
ris-XIII décline son logo mouton
sur des tasses, des sacs en toile… Et
parsème son compte Instagram
de photos d’agneaux et de brebis,
abondamment relayées. La pre-
mière cuvée issue de la nouvelle
vigne de Paris-XIII sera aussi l’oc-
casion, pour l’université, de boire
à la santé du potager, de Patrick et
de son troupeau de brebis. Pour
cette première année de récolte
expérimentale, cinq litres de vin
« made in Seine-Saint-Denis » de-
vraient être embouteillés. Les éti-
quettes ne sont pas encore prêtes,
mais Jean-Pierre Astruc a déjà un
nom en tête : « Mouton La Fac ». p
jessica gourdon
culines, notre cursus rassemble près de
40 % de femmes. » Malgré les efforts ac-
complis à l’échelle nationale, le compte est
cependant encore loin d’y être. D’après
une enquête menée en 2016 par le Réseau
français des étudiants pour le développe-
ment durable, 55 % des étudiants esti-
ment que leur établissement ne prend pas
en compte les problématiques écologi-
ques dans ses formations. Un taux qui
grimpe à 64 % quand on leur parle du
fonctionnement du campus.
L’exemple ne vient pas d’en haut. Un
amendement déposé le 14 novembre dans
le cadre du projet de loi de finances 2019
par plusieurs députés LRM pour « la réno-
vation énergétique des établissements
publics d’enseignement supérieur » n’a
pas été soutenu. Cet amendement pré-
voyait de débloquer plus de 300 millions
d’euros pour financer une « rénovation
“intelligente” du parc des universités ».
Ecoles et universités ont pourtant tout
intérêt à se « verdir ». « A l’heure où le
marché devient de plus en plus concur-
rentiel, c’est un enjeu de marque, de
réputation et d’attractivité très impor-
tant », insiste Elisabeth Laville. Faut-il
rappeler que 80 % des jeunes disent vou-
loir intégrer la transition écologique
dans leur futur métier ? p
élodie chermann
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MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018
Quelle souveraineté
pour un Etat à l’ère
numérique ?
Entre protection des données personnelles
et lutte contre les cybermenaces, les Etats
peinent à définir des stratégies d’équilibre,
selon Frans Imbert-Vier et Philippe Muller
Feuga, spécialistes de la sécurité des données
Par FRANS IMBERT-VIER
et PHILIPPE MULLER FEUGA
L a numérisation du monde
modifie les rapports de
force entre les nations et
impacte, tout autant que le
contrat social entre l’Etat et ses ci-
toyens, la stratégie de sécurité na-
tionale. La donnée en masse est
devenue un outil de puissance et
d’influence ; le cyberespace est
devenu la nouvelle scène de la po-
litique mondiale.
A l’Internet libéré, salué en 1996
lors du Forum de Davos par la dé-
claration d’indépendance du cy-
berespace, succède une défiance
symbolisée par la formule « vie
privée contre renseignement
d’Etat ». Le chiffrement de l’infor-
mation solutionne en partie le
premier terme de cet adage ; mais
la vigilance, en raison des vulnéra-
bilités avérées des technologies,
conduit au second par la mise en
place d’un contrôle, voire d’une
censure d’Etat. Assiste-t-on à la fin
de l’Etat de droit souverain, ou
bien à l’émergence d’un Etat de
surveillance de masse pour parer à
toute attaque ou menace sur les
intérêts essentiels d’une nation ?
Avec la révolution numérique,
les frontières traditionnelles se
sont effacées. Les Etats, n’ayant pas
anticipé, peinent à y opposer leur
souveraineté. La protection des in-
formations sensibles faiblit face
aux intrusions des Gafam améri-
cains, et désormais des BATX
(Baitu, Alibaba, Tencent et Xiaomi)
chinois. Plus significative encore
est la cyberguerre mondiale qui,
dans l’anonymat des auteurs d’at-
taques, capte des actifs informa-
tionnels pour nuire aux intérêts
essentiels d’un acteur privé ou
d’un Etat. Les cibles ? Les installa-
tions vitales, les start-up, les cen-
tres de recherche, les industries, le
politique et son écosystème d’in-
fluence, les lobbyistes.
Adapter le bouclier et le glaive
Pour l’Union européenne, Inter-
net reste un espace neutre et sans
frontières, alors qu’il est géré par
l’Icann américain et que l’une des
premières décisions de l’adminis-
tration Trump aura été d’abolir la
neutralité du Net, en juin 2018. Le
cyberespace a un parti pris essen-
tiellement américain. Aux Etats-
Unis, 24 agences de renseigne-
ments (sur 26 !) sont consacrées à
l’intelligence économique, autre-
ment dit à l’espionnage industriel
– une orientation prise par la Na-
tional Security Strategy dès 1990
– et disposent des outils de la
communauté du renseignement
intérieur et extérieur, civil et mili-
taire, et d’un arsenal juridique
souverain à capacité extraterrito-
riale. Cette politique change le
concept de sécurité nationale qui
est à revoir, en Europe comme en
France, dernier des cinq membres
permanents du Conseil de sécu-
rité (ONU) à ne pas avoir doté son
arsenal politique d’outils compa-
rables.
Transformer le bouclier et le
glaive pour les adapter à l’ère nu-
mérique, c’est traiter la traçabilité
de l’information dans un cadre sé-
curisé, fiable, souverain et respec-
tueux des règles démocratiques
pour préserver authenticité, con-
fidentialité, disponibilité, inté-
grité et territorialité des données.
La donnée personnelle n’est pas
la seule concernée. La directive
sur le secret des affaires adoptée
par le Parlement est inopérante
compte tenu de l’avancée des
LA FRANCE DEVRAIT
SE DOTER D’UN
ARSENAL TECHNIQUE
AGRESSIF POUR
PROTÉGER
SES SECRETS,
DÉFENDRE SES
INFRASTRUCTURES
technologies numériques. L’in-
terdiction de diffusion d’une in-
formation secrète devrait être
renforcée par l’obligation de sécu-
risation, comme l’impose l’arti-
cle 32 du Règlement général sur la
protection des données (RGPD).
Le cadre législatif et réglemen-
taire devrait se doter d’un arsenal
technique agressif pour protéger
nos secrets, défendre nos infras-
tructures critiques et lutter contre
l’extraterritorialité du « Cloud
Act » américain qui contourne
magistralement nos propres ré-
glementations, dont le RGPD.
Quel rôle pour les Etats-Unis ?
Celui qui maîtrise le cyberespace
peut désormais prendre au moins
partiellement le contrôle des com-
portements individuels, voire
provoquer une altération du libre
arbitre (comme le montrent les
activités de Cambridge Analytica
pour l’élection de Donald Trump)
ou engendrer une surveillance de
masse comme en Chine.
La communauté internationale
doit réfléchir sur l’avenir d’une so-
ciété numérique souveraine en
termes de codes de conduite et de
droit international structurant la
nouvelle ère de l’information
autour de la confidentialité et du
secret. Mais sans la participation
de celui qui fait l’Internet, c’est-à-
dire les Etats-Unis, il est utopique
de croire que cette réflexion
prenne forme tant que l’indépen-
dance technologique de l’Europe
ne sera pas acquise.
Le principe suprême d’indépen-
dance d’un Etat ne pourra pas s’af-
firmer dans le cyberespace qu’au
prix d’un Internet repensé, voire
renouvelé. Si la cybersécurité et la
cyberdéfense visent à prémunir
les composants d’une informa-
tion, il est important de se rappe-
ler que le traitement d’une infor-
mation, quelle qu’elle soit, reste
conditionné par le statut que lui
donne l’Etat hôte. En France, aux
Etats-Unis et en Chine, par exem-
ple, l’Etat détient un droit de
préemption sur l’information ;
alors qu’en Finlande, en Suisse ou
en Suède la protection de l’infor-
mation est un droit inaliénable de
son détenteur.
Selon la façon dont on permet à
Internet de traiter la donnée, on
conditionne la souveraineté d’un
Etat, le libre arbitre de ses citoyens
et la question démocratique. p
¶ ses, etc. Le lendemain, Christie’s mettait en
Frans Imbert-Vier est
le directeur général
d’Ubcom, société
de conseil en protection
des données d’entreprise
Philippe Muller Feuga est
ancien haut fonctionnaire
à la défense et à la sécurité,
secrétaire général du Club
des officiers de sécurité et
membre du comité scientifi-
que de l’European Federa-
tion of CyberSecurity Experts
Pour une économie soutenable
du partage des données
Pour la professeure Joëlle Farchy,
les données numériques,
à la fois privées et d’intérêt
général, doivent être gérées sous
le régime des « biens communs »,
défini par l’économiste
américaine Elinor Ostrom
Par JOËLLE FARCHY
L
a question du partage des données,
comme l’une des conditions du dé-
veloppement de l’intelligence artifi-
cielle, s’est imposée dans les agendas
politiques européens et nationaux, comme
dans les rendez-vous professionnels tels le
Paris Open Source Summit, qui a lieu cette
année les 5 et 6 décembre. Dans son discours
au Forum sur la gouvernance de l’Internet, le
12 novembre, le président de la République a
réaffirmé l’importance de régulations adap-
tées à la construction d’un « Internet de la
confiance ». L’ouverture des données est
identifiée comme un levier majeur de com-
pétitivité, dans la mesure où l’intelligence ar-
tificielle s’appuie sur des quantités considé-
rables de données d’apprentissage.
Cette question s’inscrit dans un cadre ju-
ridique lancé dès 1978 qui contraint, dans
un esprit de transparence, les opérateurs
publics ou délégataires de service public à
donner aux citoyens l’accès à des informa-
tions. Dans les années 2010, le mouvement
de l’open data promeut, au-delà du simple
accès, de véritables stratégies de réutilisa-
tion des données afin de proposer des ser-
vices innovants. Une nouvelle notion, celle
de « données d’intérêt général », introduite
en 2016 dans la loi République numérique,
organise l’ouverture de certaines données
détenues par des opérateurs privés. Le rap-
LA NOTION DE
« DONNÉES D’INTÉRÊT
GÉNÉRAL » ORGANISE
L’OUVERTURE DE
CERTAINES DONNÉES
DÉTENUES PAR DES
OPÉRATEURS PRIVÉS
L’IA est devenue son propre procureur
Selon Guillaume Bourdon,
spécialiste des données, il est
urgent que les promoteurs de
l’intelligence artificielle fassent
de la pédagogie afin de rassurer
une opinion inquiète
Par GUILLAUME BOURDON
C es dernières semaines, l’intelligence
artificielle (IA) a été au centre d’une
série d’actualités qui ont donné du
crédit aux nombreux fantasmes dont elle
fait l’objet depuis ses débuts. Le 25 octobre,
le Massachusetts Institute of Technology
(MIT) a publié les conclusions d’une consul-
tation révélant qu’un grand nombre de per-
sonnes étaient favorables à ce que les IA des
voitures autonomes favorisent la vie de cer-
tains types de profil au détriment d’autres
en situation d’accident : les jeunes plutôt
que les vieux, les sveltes plutôt que les obè-
vente le portrait d’Edmond de Bellamy.
Cette toile, entièrement peinte par une IA, a
été adjugée à 380 000 euros, soit 45 fois son
estimation initiale. Deux semaines plus
tard, Xinhua, l’agence de presse officielle du
régime chinois, annonçait avoir mis au
point un présentateur de JT virtuel capable
de lire des actualités et de moduler ses ex-
pressions au gré des mots prononcés.
Ces trois actualités témoignent des avan-
cées de l’IA, mais émettent aussi un mes-
sage univoque et anxiogène : l’IA est prête à
se substituer à l’humain. Un présage qui
port du député LRM Cédric Villani sur l’in-
telligence artificielle, remis en mars, pro-
meut l’extension de cette notion. Pour
autant, on peut s’interroger sur les raisons
qui, dans une économie de marché, justi-
fient d’inciter, voire de contraindre, des
opérateurs privés à partager des ressources
dont on affirme par ailleurs qu’elles sont le
moteur de l’économie numérique. Le droit
de la concurrence, au travers du concept de
facilités essentielles, impose déjà à certai-
nes entreprises d’ouvrir à d’autres des res-
sources dont l’accès est indispensable à
l’exercice de leur activité. Mais l’application
de ce concept s’effectue dans des condi-
tions volontairement restrictives, puisqu’il
s’agit d’imposer au propriétaire de la res-
source de la partager avec ses concurrents.
Au-delà, peut-on envisager la constitution
d’un patrimoine commun de la donnée, et,
si oui, dans quelles conditions ?
Les « communs », la troisième voie
L’économie de la data est en effet pleine de
paradoxes. Premièrement, il n’existe actuel-
lement pas de droits de propriété sur les don-
nées, et c’est plutôt une bonne nouvelle. Une
donnée a en effet rarement une valeur éco-
nomique en soi ; la valeur se crée par l’agréga-
tion et la contextualisation de millions de
données. Introduire de nouvelles enclosures
sur chaque donnée irait à l’encontre de la phi-
losophie de partage promue par ailleurs.
Deuxièmement, les données ne sont en
rien une ressource limitée ; bien que « non ri-
vales » (ce qui signifie que leur partage n’en
dépossède pas leur titulaire initial), elles font
néanmoins l’objet d’exclusivités comme le
droit de propriété intellectuelle spécifique
aux bases de données. Ce dernier reste néces-
saire afin de préserver les incitations à inves-
tir dans la constitution de telles bases. Parta-
ger les données sans discernement ruinerait
donc les gains de compétitivité attendus.
Dernier paradoxe, s’il paraît de prime
abord légitime d’étendre, au-delà de ce que
permet déjà la loi République numérique, le
partage de données d’intérêt général, encore
faut-il préciser ce que recouvre réellement
ce terme. Les finalités habituellement avan-
cées pour justifier le caractère « d’intérêt gé-
néral » – la transparence et l’information des
citoyens, la conduite de politiques publi-
ques, la recherche et la connaissance statisti-
que, l’innovation économique… – restent
encore trop imprécises pour justifier le par-
tage de manière véritablement opération-
nelle. Difficile dès lors de susciter la coopéra-
tion des entreprises face au caractère éven-
conforte certainement les théoriciens du
« grand remplacement » technologique tel
Nick Bostrom, le philosophe des technolo-
gies, ou Elon Musk.
Dans un documentaire du cinéaste Chris
Paine, Do You Trust This Computer ?, mis en
ligne en avril, le patron déchu de Tesla tient
des propos apocalyptiques qui ont marqué
les esprits : « Nous nous dirigeons rapide-
ment vers une super-intelligence numérique
qui dépasse de loin tout humain. Je pense que
c’est évident. Nous avons cinq ans. Je pense
que la superintelligence numérique se pro-
duira au cours de ma vie, j’en suis certain à
100 %. » Et d’ajouter : « L’IA n’a pas besoin
d’être maléfique pour détruire l’humanité – si
l’IA a un but et que l’humanité se trouve sur
son chemin, alors elle détruira l’humanité
naturellement sans même y penser, sans
aucune rancune. »
Des propos apocalyptiques
Si cette sortie a rapidement fait le tour du
monde de la tech, elle le doit à son outrance
et à son auteur. Que l’IA puisse représenter
une menace à terme pour certains emplois
ou qu’elle puisse être détournée à des fins
néfastes est une évidence. En revanche, agi-
ter le spectre d’une « IApocalypse » tient de
l’irrationnel. Les réseaux de neurones arti-
ficiels qui sont à la base de l’IA ont beau
imiter le fonctionnement du cerveau hu-
main, ils en sont encore loin : celui-ci peut
contenir jusqu’à 100 milliards de neuro-
nes, et chacun d’entre eux est relié à plu-
sieurs milliers de synapses.
Toutefois, face aux croyances, les faits ne
pèsent pas très lourd auprès de l’opinion pu-
blique. Par exemple, début novembre, l’ob-
servatoire Impact AI de Microsoft indiquait
que 65 % des salariés français considèrent
idées | 7
tuellement contraignant qui garantirait l’ef-
fectivité de la mesure.
Une approche économique soutenable, qui
emporterait aussi la confiance des citoyens,
nécessite donc un encadrement et des for-
mes de gouvernance claires du partage. C’est
précisément ce à quoi Elinor Ostrom (1933-
2012), Prix Nobel d’économie 2009 pour ses
travaux sur l’économie des communs, nous
invite : entre le droit exclusif attaché à la pro-
priété privée et le bien public ouvert à tous,
les « communs » constituent une troisième
voie qui, loin d’être une forme anarchique de
gestion, détermine par des « faisceaux de
droits », explique Ostrom, les conditions pré-
cises d’usage de ressources partagées.
Le RGPD, un cadre légal
Pour les données, un cadre légal européen
existe déjà. Le Règlement général sur la pro-
tection des données (RGPD), mis en place le
25 mai, introduit les règles d’une économie
numérique respectueuse des libertés indivi-
duelles. Loin d’être antinomique de la ques-
tion du partage, le RGPD en propose une mo-
dalité, puisqu’il introduit un droit à la porta-
bilité des données qui, actionné par des ci-
toyens ou collectifs de citoyens, permet le
partage des données selon les modalités de
choix de chacun, définissant les « faisceaux
de droits » adaptés aux diverses situations.
Certes, le RGPD s’applique uniquement aux
données personnelles ; si elles n’épuisent pas
à elles seules le champ du développement de
l’économie numérique, elles en constituent
cependant une part très substantielle. De
nombreuses études ont en effet montré la fa-
cilité déconcertante avec laquelle des don-
nées prétendument anonymisées, donc ap-
pelées à sortir du champ des données person-
nelles, étaient en réalité uniquement « pseu-
donymisées » et pouvaient faire l’objet d’une
ré-identification de la personne concernée.
La protection des données personnelles ne
peut être un sujet annexe au partage, sorte de
contrainte externe qu’il s’agirait au mieux de
respecter en traînant les pieds, au pire de ten-
ter de contourner. Elle doit être pensée dès
l’amont. Un écosystème de partage des don-
nées soutenable sur le long terme est donc
souhaitable. Mais le chemin pour y parvenir
est semé d’embûches… p
¶
Joëlle Farchy est professeure
au Centre d’économie de la
Sorbonne, université Paris-I
Panthéon-Sorbonne
que l’IA aura un impact négatif sur le déve-
loppement de l’emploi.
Les acteurs de l’intelligence artificielle
sont dans une situation comparable à celle
de leurs homologues du paiement à dis-
tance au début des années 2010. Une majo-
rité de consommateurs ont longtemps
évité de procéder à des achats en ligne par
crainte de fraudes ou de piratage. Pour fa-
voriser leur conversion, les banques ont
fait assaut de pédagogie, de solutions sur
mesure et de services adaptés. Quelques
années plus tard, même si la réticence n’a
pas disparu, celle-ci ne pèse plus lourd de-
vant l’aspect pratique.
C’est à une manœuvre comparable que
l’IA est appelée. Pour gagner la bataille de
l’opinion, il ne s’agira pas tant de faire rêver
– Hollywood s’en charge – que de rassurer
et de faire accepter. Pour le moment, ce
combat est mené en ordre dispersé. Ré-
cemment, Google est sorti du bois en lan-
çant « AI for Social Good », un concours ac-
compagné d’une dotation de 25 millions de
dollars à destination des développeurs
souhaitant utiliser l’IA pour résoudre les
problèmes majeurs de notre temps. Quoi
qu’il en soit, le temps presse. Car si rien
n’est fait pour mettre la raison au cœur du
débat sur l’intelligence artificielle, ce sont
les marchands de peur ou de rêve qui impo-
seront leur vision. p
¶
Guillaume Bourdon
est cofondateur de Quinten,
société de conseil en gestion
de données
8 | MÉDIAS&PIXELS 0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018

Free part à la reconquête des abonnés

Confronté à l’érosion de son nombre de clients, l’opérateur mise sur deux nouvelles box pour se relancer

F
ree parviendra-t-il à re-
dresser la barre en
France ? En difficulté de-
puis le début de l’année,
le trublion des télécoms (dont Xa-
vier Niel, le fondateur, est action-
naire du Monde à titre personnel)
présentait ce mardi 4 décembre
ses dernières nouveautés – deux
nouvelles box – à son siège pari-
sien du 8e arrondissement, rue de
la Ville-l’Evêque.
Depuis plusieurs mois, les spé-
culations sur le lancement d’une
nouvelle box à l’« effet waouh ! »
battaient leur plein sur les ré-
seaux sociaux et les sites spéciali-
sés, régulièrement alimentées
par les déclarations de l’entre-
prise. Mi-novembre, Thomas Rey-
naud, le directeur général d’Iliad,
maison mère de Free, avait ainsi
promis qu’elle serait « sous le sa-
pin » lors des fêtes de fin d’année.
L’arrivée de cette box était
d’autant plus attendue par la
communauté des « freenautes »,
les aficionados de la marque, que
le dernier modèle phare de l’opé-
rateur, la Freebox Revolution, da-
tait de décembre 2010.
Cette matinée d’annonces cons-
titue une étape charnière pour
Free. Confronté depuis le début de
l’année à une érosion inédite de
son parc d’abonnés, après des an-
nées de croissance ininterrom-
pue, le groupe mise sur cette nou-
velle génération de box pour se
refaire. Depuis janvier, quelque
160 000 clients dans le mobile
(sur un total de 13,53 millions à fin
septembre) et 61 000 dans le fixe
(6,45 millions) ont ainsi déserté
l’opérateur pour rejoindre les
rangs de la concurrence. Le
groupe a toutefois relativisé ces
pertes, assurant qu’elles concer-
naient essentiellement des abon-
nés à ses offres à 0 et 2 euros sur le
mobile, moins rémunératrices.
Si la fuite des clients sur le mo-
bile n’a effectivement pas eu
d’impact sévère sur les résultats
de Free – le chiffre d’affaires fac-
turé aux abonnés augmentant de
4,9 % sur les neuf premiers mois
de 2018 comparé à 2017 –, le ta-
bleau est moins reluisant dans le
fixe, avec une baisse de 2,7 % des
facturations sur la même période.
Des performances contrastées
qui ont directement pénalisé le
chiffre d’affaires du groupe dans
l’Hexagone, ce dernier s’établis-
sant à 3,58 milliards d’euros sur
les trois premiers trimestres de
l’année – 0,8 % par rapport à 2017).
Un modèle qui s’essouffle
Face à cette vague de départs de
clients sans précédent, Free a revu
sa copie. Après la mise en place
mi-mai d’un nouvel état-major
afin d’« accélérer le développe-
ment » et « répondre aux nou-
veaux enjeux » du groupe, l’opéra-
teur s’est penché sur sa stratégie
commerciale. Début juin, il a ainsi
retravaillé sa politique de promo-
tion, jusque-là cantonnée à des
ventes à prix cassés sur le site Ven-
te-privee, et affiche désormais
aussi des offres promotionnelles
directement sur son site à l’instar
de ses concurrents.
Si la nouvelle dynamique mise
en place par l’opérateur a permis
prix cassés dans le mobile pour chez Bryan Garnier. Début juin, besoin de reprendre la parole et de
« Les opérateurs attirer des clients sur ses offres Free avait déjà discrètement fait redonner un peu de vigueur à son
cherchent dans l’Internet fixe, beaucoup un pas dans ce sens en relevant les image. Cette présentation est l’oc-
plus rentable, doit aujourd’hui prix de la Freebox sur ses offres casion de réaffirmer l’ADN de la
à retrouver de composer avec une concurrence promotionnelles. marque, l’innovation, qui a jusqu’à
la valeur alors de plus en plus féroce, qui a fait le Sa marge de manœuvre est tou- présent constitué sa force et fait sa
choix de s’aligner sur les petits tefois étroite. Afin d’éviter de réputation sur le marché », ob-
que le marché prix. Sur le mobile, la riposte la s’aliéner de potentiels clients en serve M. Coudry.
est pris dans une plus agressive a été menée par raison d’un prix trop élevé et ris- Les annonces de ce mardi se-
SFR et ses promos « à vie », tandis quer de voir la concurrence en ront-elles à la hauteur des atten-
spirale de guerre que, dans le fixe, Free a dû faire profiter, l’opérateur a opté pour tes ? L’opérateur n’en est pas à son
des tarifs » face à Bouygues Telecom et ses ra- un compromis en présentant une coup d’essai. En 2002, il avait déjà
bais dans l’ADSL. deuxième box moins chère. L’oc- bouleversé le marché des télé-
THOMAS COUDRY
casion pour l’opérateur de ratisser coms en commercialisant la pre-
chez Brian Garnier Innover pour monter en gamme plus large en jouant à la fois sur les mière offre box Triple Play, inté-
Pris en étau, Free profite de ce ren- « volumes et la valeur », selon grant Internet, téléphone et télé-
dez-vous pour monter en M. Coudry. vision, avant de récidiver en 2012
de limiter un peu la casse ces der- gamme. « Les opérateurs cher- Free est aussi attendu au tour- en lançant un forfait mobile à
niers mois, Free continuait en- chent tous à retrouver de la valeur nant sur la technique après avoir 2 euros. Cette fois, il promet « un
core de perdre des abonnés au alors que le marché est pris dans fait miroiter pendant des mois produit assurément novateur » et
troisième trimestre. La faute à un une spirale de guerre des tarifs. l’annonce d’un produit innovant « du jamais-vu ». La concurrence
modèle dont les recettes s’épui- Une offre de box plus premium différent des box déjà présentes ne devrait pas tarder à riposter à
sent. L’opérateur, qui comptait pourrait permettre de s’en extir- sur le marché. « Il y a également ce pied de nez. p
jusqu’à présent sur des forfaits à per », analyse Thomas Coudry, un enjeu en termes d’image. Free a zeliha chaffin
La mystérieuse « mamie du Cantal » derrière les annonces de l’opérateur
depuis plusieurs semaines, le compte voire de son fondateur, Xavier Niel [action- la sortie d’une nouvelle Freebox. Le mon-
Twitter@mamieducantal tient en haleine naire à titre personnel du Monde]. tage semble faire explicitement référence
la communauté des « Freenautes », les fans Son nom lui-même fait référence aux au premier Tweet rédigé par Xavier Niel –
de l’opérateur français. Tenu officiellement propos tenus par Stéphane Richard, le pa- « The rocket is on the launchpad » (La fusée
par une certaine Georgette, qui se présente tron d’Orange, qui avait brocardé le lance- est sur le pas de tir) –, qui avait précédé le
comme « une mamie du Cantal de 90 ans ment de Free Mobile en lançant : « La ma- lancement de Free Mobile. La même fusée,
très fière de faire de l’Internet comme un mie du Cantal n’a pas besoin de la même of- sous forme d’émoticone, illustre un nou-
geek parisien », le compte dispense des mes- fre qu’un geek à Paris. » veau message rédigé début octobre… en
sages énigmatiques, interprétés par les lec- Dans ses premiers messages, la supposée langage hexadécimal.
teurs comme autant d’indices concernant octogénaire n’a alors de cesse d’égratigner Très « geek » décidément, cette mamie, et
une nouvelle box de l’opérateur. l’opérateur historique, dont elle se dit surtout très habile pour faire monter l’at-
Quand, le 12 novembre, Georgette an- cliente : « Je regarde YouTube et ça ne mar- tente autour du nouveau produit. Au risque
nonce qu’elle « rentre mardi de Normandie che pas » ; « Monsieur le directeur d’Orange, d’en agacer certains. De nombreuses réac-
avec trois boîtes de sablés d’Asnelles », ses pourquoi votre service client ne répond pas tions aux Tweet de Georgette témoignent
lecteurs y voient l’indication que Free va à mes problèmes ? » de l’amertume de certains utilisateurs à
présenter trois modèles différents. Trois l’égard de Free, entre ceux qui annoncent
jours plus tard, lorsqu’elle se réjouit de pou- « Bombe à retardement » avoir quitté l’opérateur depuis longtemps
voir regarder la série Santa Barbara sur « la Dès le départ, les références à Xavier Niel et et ceux qui se désespèrent d’avoir dû atten-

20
box internayte de [son] petit fils » (sic), des
internautes avisés ont tôt fait de conclure
que Free prépare un événement pour le
4 décembre, jour de la Sainte-Barbe… ce qui
se révélera exact.
C’est, en millions, le nombre d’abonnés Free en France La « mamie du Cantal » n’est pas nouvelle
à fin septembre 2018. Le groupe a perdu 221 000 clients depuis sur le réseau social, puisqu’elle a com-
le début de l’année en France. L’opérateur y compte 13,5 millions mencé à publier des messages le 2 jan-
d’abonnés mobiles et 6,54 millions au fixe. En Italie, Free affiche vier 2012. Rapidement, ceux qui la suivent
2,2 millions de clients au mobile. voient derrière ce compte la main de Free,
à Free sont récurrentes, même si c’est par-
fois par l’absurde : « Mon petit-fils m’a déjà
dit de suivre Xavier, mais je ne sais pas qui
c’est. » Après une période d’activité intense
au début de l’année 2012, le compte tourne
au ralenti, avant de retrouver une activité
plus soutenue à la fin de l’été 2018.
La vidéo postée le 26 septembre repré-
sentant le décollage d’une navette relance
toutes les spéculations sur l’imminence de
dre si longtemps pour découvrir cette nou-
velle box, annoncée de longue date.
Ainsi de cet internaute, qui tweetait fin
novembre : « On espère pour FREE/ILIAD
que la #FREEBOXV7 soit une bombe à retar-
dement. Pour le retardement, on en est sûr,
pour la bombe, euh… ». A susciter tant d’im-
patience, on risque toujours de générer de
la déception. p
vincent fagot

La start-up de livres en streaming YouScribe É DIT I O N

Editis acquiert
les éditions Héloïse
d’Ormesson
met le cap sur l’Afrique francophone Le groupe Editis a annoncé,
lundi 3 décembre, l’acquisi-
tion des éditions Héloïse
d’Ormesson pour « renforcer
La société française a signé un partenariat avec Orange pour déployer son offre au Sénégal son potentiel de création litté-
raire ». La maison restera pré-
sidée par sa fondatrice, Hé-
MÉ DIA S
Les Echos-Le Parisien
investit dans
les podcasts
Le groupe Les Echos-Le Pari-
sien est entré au capital de la
plate-forme de podcasts
Binge Audio, a-t-il annoncé,
lundi 3 décembre. Cette parti-
cipation s’élève à 33,3 %, selon
les informations du site Mind,

A près des débuts un peu

chaotiques, depuis sa
création en 2011, la
start-up YouScribe, qui propose
un abonnement à une bibliothè-
que de livres en français, diffusés
en streaming, a radicalement mo-
difié sa stratégie. Le cap est résolu-
ment mis sur l’Afrique franco-
phone depuis 2017. Mercredi 5 dé-
cembre, le fondateur et PDG de
YouScribe, Juan Pirlot de Corbion,
devait annoncer, à l’occasion du
Dakar Digital Show, salon ayant
lieu dans la capitale sénégalaise,
le premier accord de déploiement
de son offre avec celle d’Orange en
Afrique, au Sénégal. Ce qui lui per-
mettra de toucher potentielle-
ment les 8,5 millions abonnés de
l’opérateur télécoms dans ce pays.
« J’ai pris conscience, au cours
d’un voyage en Guinée, qu’il n’exis-
tait quasiment pas de librairies en
Afrique. De plus, il est quasiment
impossible de se faire livrer à do-
micile. Sans compter que, pour l’es-
sentiel de la population, les livres
papier, ou même leur version nu-
mérique, sont trop chers », expli-
que le PDG. M. Pirlot de Corbion a
cherché « un modèle qui puisse in-
téresser la jeune génération », en
pariant sur un prix très accessible
et une lecture sur ordinateur ou
sur téléphone portable. Le diri-
geant, qui avait fondé Chapitre.
com, avant de le revendre à Ber-
telsmann, en 2007, mise sur
« l’amélioration fulgurante des ré-
seaux de télécommunication dans
les pays d’Afrique subsaharienne
et au Maghreb ». L’exceptionnel
équipement en mobiles doit, se-
lon lui, permettre de contourner
les difficultés de la diffusion du li-
vre papier.
Aujourd’hui, les éditeurs fran-
çais restent peu présents sur ce
continent, alors que le besoin d’ac-
cès aux livres semble immense. Fi-
nancé par Cultura, Iris Capital,
OAKS, par des partenaires privés
(Philippe Oddo, Bruno Emsens) et
des investisseurs historiques
comme Thierry Dassault, Benoît
Habert, Gilberte Beaux, Henri et
François de Maublanc, YouScribe
propose 1,48 million de références.
Ces livres, documents, partitions
La société vise un
triplement de son
chiffre d’affaires
en 2019,
à 3,5 millions
d’euros, puis
un doublement
en 2020
musicales, journaux et livres
audio sont accessibles de façon illi-
mitée moyennant 3,99 euros par
jour, 8,99 euros par mois ou
69 euros par an. Ces ouvrages peu-
vent être lus hors réseau, mais ne
sont pas téléchargeables.
Accord avec Orange
Deux cent cinquante éditeurs ont
rallié le PDG de YouScribe dans
cette aventure. Plusieurs maisons
d’Editis (First, Nathan, Bordas…),
mais aussi les Presses universitai-
res de France, Bayard, Média Par-
ticipations (Dupuis, Dargaud, Le
Lombard…), Eyrolles, Imav Edi-
tions (Le Petit Nicolas…) l’ont
suivi. Un pas que n’ont pas fran-
chi les grands noms que sont Ha-
chette Livre, Gallimard, Flamma-
rion et Albin Michel. « Il est diffi-
cile de convaincre les éditeurs, con-
cède M. Pirlot de Corbion. Pour
eux, la lecture numérique corres-
pond, de façon sous-jacente, à la
perte d’une vente de livre papier. »
YouScribe rémunère les éditeurs à
hauteur de 60 % des ventes, et la
répartition se calcule selon le
nombre de pages lues.
YouScribe vise, grâce à l’Afrique,
un triplement de son chiffre d’af-
faires en 2019, à 3,5 millions
d’euros, puis un doublement
en 2020. La question du système
de paiement restait l’une des plus
complexes à résoudre. En octobre,
la start-up a conclu un accord glo-
bal avec Orange pour pouvoir dif-
fuser son service, à terme, auprès
des 132 millions d’abonnés du
groupe de télécommunications
en Afrique et au Moyen-Orient.
Chacune des vingt filiales devra, à
l’instar du Sénégal, donner son feu
vert. M. Pirlot de Corbion table sur
dix pays, fin 2019. Un forfait d’ac-
cès à la bibliothèque leur est pro-
posé, mais surtout le paiement en
est facilité pour YouScribe, soit di-
rectement par prélèvement sur le
compte de l’utilisateur, soit par le
biais du porte-monnaie électroni-
que de l’opérateur, le groupe Digi-
tal Virgo. Dans certains pays
comme Madagascar, le forfait est
directement inclus dans l’abonne-
ment Orange.
Hormis les alliances conclues
avec des opérateurs de télécom-
munication (Maroc Telecom, par
exemple), les abonnements à
YouScribe peuvent aussi être sous-
crits par des institutions (comme
l’Alliance française), les canaux
universitaires, les écoles, mais
aussi des entreprises comme Ban-
que Atlantique, Auchan Sénégal,
Société générale ou Sanofi Afrique
centrale. Par ce biais, la start-up
compte 80 000 abonnés et en es-
père trois fois plus fin 2019. p
nicole vulser
loïse d’Ormesson. Première
illustration de ce rapproche-
ment, le prochain roman de
Tatiana de Rosnay sera publié
en coédition par Héloïse d’Or-
confirmées au Monde par la
direction. Elle doit permettre
aux médias du groupe de se
développer dans ce format
audio. Binge Audio produisait
messon et Robert Laffont, la déjà des bulletins d’info quo-
maison historique d’Editis. tidiens pour Le Parisien.
CORRESPONDANCE
Une lettre de Guillaume Leyte
A la suite de l’article « Sophie Vermeille, l’avocate en guerre
contre Casino » (« Le Monde » du 24 novembre), nous avons
reçu de Guillaume Leyte, le président de l’université Panthéon-
Assas, le courrier suivant :
« L’autorisation de soutenir une thèse, qui est une décision du
président de l’université sur proposition de l’école doctorale,
ne repose pas de sa part sur l’évaluation scientifique du travail
présenté par le doctorant, laquelle est de la compétence exclu-
sive des membres du jury. Elle est donnée après un contrôle
minimal en vue de s’assurer de ce que le travail est personnel
au doctorant et que le jury a été composé conformément aux
règles en vigueur, ses membres ne devant pas avoir de lien
avec le doctorant. Mme Sophie Vermeille a présenté, en vue de
l’obtention d’un doctorat, selon une procédure dérogatoire,
une série d’articles dont la majorité était cosignée et sans qu’il
soit possible de déterminer ce dont elle était l’auteure en pro-
pre. En outre, la composition du jury ne répondait pas aux exi-
gences déontologiques en vigueur concernant ses membres,
certains appartenant au think tank qu’elle présidait à l’époque.
Ces raisons – et elles seules – ont justifié le refus d’autoriser la
soutenance de thèse sur travaux de Mme Sophie Vermeille. »
 colloque de
l’établissement
public foncier
d’île-de-france,
Maires bâtisseurs
le 4 décembre
2018,
au « monde »
Le Grand Paris guidé par l’urgence
Les Franciliens souffrent de leurs conditions de transport et de logement. Les chantiers engagés permettront-ils d’y remédier ?
e Grand Paris devient concret : le
L plus vaste chantier d’Europe, avec
200 kilomètres de voies ferrées
(métro et RER) et 68 gares, est lancé.
Trois tunneliers sont à l’œuvre en
même temps sous les pieds des
Franciliens, et, en surface, dans les futurs quar-
tiers autour des gares, la construction bat son
plein. Le record a été atteint, fin septembre,
avec près de 100 000 permis de construire
accordés en douze mois. Ces équipements très
structurants métamorphosent le cœur de
l’agglomération francilienne, Paris et les
130 communes qui constituent sa métropole, et
permettent à la capitale de s’agrandir enfin
après soixante ans de confinement derrière son
périphérique et d’inégalités souvent doulou-
reuses entre elle et sa proche banlieue.
L’un des premiers objectifs est d’améliorer les
conditions de vie et de transport des grands
métropolitains en leur permettant de circuler
d’une commune à l’autre sans passer par le cen-
tre, souvent saturé. C’est une urgence : les Fran-
ciliens souffrent et le disent. Selon un sondage
Opinion Way (réalisé du 2 au 4 mai, auprès de
1 027 personnes), la moitié des 28-45 ans habi-
tant Paris rêvent d’en partir, pour aller vivre
non pas à la campagne, mais vers d’autres
métropoles où ils pensent que la qualité de vie
est meilleure. Le Grand Paris suffira-t-il à les
retenir ? Il doit, pour cela, soigner deux maux
Cahier du « Monde » No 22985 daté Mercredi 5 décembre 2018 - Ne peut être vendu séparément
majeurs : le déséquilibre dans la localisation
des emplois et des logements et la cherté de
l’habitat qui, à lui seul, exclut.
La métropole compte 3,9 millions d’emplois
pour 3,2 millions d’actifs, soit 123 emplois pour
100 actifs, ce qui montre son attractivité écono-
mique. Ce taux monte même à 165 pour 100 à
Paris intra-muros, et à 176 dans les communes
de Paris Ouest-La Défense. Les emplois sont
donc concentrés sur quelques pôles, plutôt à
l’ouest, tandis que le logement est réparti sur
l’ensemble de l’Ile-de-France, obligeant les Fran-
ciliens à se déplacer en long et en large : on
dénombre 7 millions de navettes quotidiennes
domicile-travail, qui infligent à 23 % des habi-
tants de la grande couronne des temps de trans-
port quotidiens de plus de deux heures.
L’inflation immobilière enraye l’économie
La cherté du logement est l’autre repoussoir
de la qualité de vie : elle rejette les ménages
modestes ou tout simplement les ménages
moyens de plus en plus loin de leur emploi.
« L’inflation immobilière commence à gripper le
fonctionnement économique de la métropole,
avec des difficultés de recrutement », analyse Em-
manuel Trouillard, dans son étude « Métropoli-
sation et habitat », réalisée par l’Institut d’amé-
nagement et d’urbanisme de la région Ile-de-
France et parue en septembre : « En devenant de
plus en plus sélective vis-à-vis des classes moyen-
nes et populaires, la métropole francilienne pour-
rait voir s’affaiblir son dynamisme. » Les publics-
clés, étudiants, chercheurs, jeunes cadres ou in-
génieurs et entrepreneurs, pourraient se décou-
rager et renoncer à s’installer dans la métropole.
Les notaires franciliens ne sont pas plus ras-
surants sur ce phénomène en annonçant, le
29 novembre, que le prix moyen du mètre
carré, en Ile-de-France, est le double de celui
constaté en province : 6 000 euros contre 3 000.
A Paris, le prix moyen du mètre carré devrait, en
janvier 2019, dépasser 9 600 euros, soit 7 % de
plus en un an. La hausse se propage aux
départements limitrophes (en moyenne
+ 4,5 %), avec un chiffre qui flambe à + 7 % en
Seine-Saint-Denis, que le Grand Paris et ses
nouveaux quartiers rendent désirable.
Paris perd des habitants et devient une ville
réservée aux touristes – les plates-formes de
location saisonnière monopolisent déjà
50 000 logements – ainsi qu’aux cadres et diri-
geants d’entreprise, qui constituent 64 % des
acheteurs ! Le défi du Grand Paris est, sans
imposer une densité insupportable, de ne pas
reproduire ce schéma à son échelle ni repousser
les ménages modestes toujours plus loin. p
isabelle rey-lefebvre
Ce supplément a été réalisé dans le cadre
d’un partenariat avec l’Etablissement public
d’Ile-de-France.
Vue d’architecte
du quartier des Groues,
autour de la future gare
Nanterre-La Folie.
GULLER/LOUKAT
Le Trophée
des maires bâtisseurs
L’Etablissement public foncier
d’Ile-de-France (Epfif), en partenariat avec
l’Association des maires d’Ile-de-France
(AMIF), a remis pour la deuxième année
le Trophée des maires bâtisseurs, à l’issue
du colloque « Le Grand Paris des maires »,
le 4 décembre, dans l’auditorium
du Monde, à Paris.
Prix 1re couronne : Claude Capillon,
maire de Rosny-sous-Bois (Seine-Saint-
Denis), pour la présentation de son
projet du Village vertical, qui constitue
la première phase du projet Rosny-
Métropolitain.
Prix 2e couronne : Karl Olive, maire
de Poissy (Yvelines), pour son opération
de construction de 2 000 logements
sur l’écoquartier Rouget-de-Lisle,
autour d’un parc de 2 hectares à proximité
de la gare de RER.
Grand prix bourgs et villages : Bernard
Rigault, maire de Moussy-le-Neuf
(Seine-et-Marne), pour sa présentation
de la restructuration du centre-bourg.
2 | maires bâtisseurs 0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018

Le Mesnil-Amelot
17
Aéroport-
Grand Paris Roissy-CDG

Express Triangle-de-Gonnesse
Le Bourget-
VAL-D’OISE Aéroport
17
OURCQ
Sevran-
Le Bourget 16 Beaudottes
Date de mise en service des lignes SEINE

Saint-Denis 16 17 Sevran-Livry
2020-2021 2024 2027 2030
15 Drancy-Bobigny
15
Saint- Clichy-Montfermeil
Prolongement incertain SEINE-
Denis- SAINT-DENIS
La Défense Pleyel Pantin
16
Nanterre-la-Folie 14 CANAL DE L’OURCQ Rosny-Bois-Perrier
Pantin Lieu de reportage
Nanterre-la-Boule Chelles
Saint-Lazare
MARNE
HAUTS-
DE-SEINE PARIS 15
Noisy-Champs
Olympiades 15
Pont-de-Sèvres SEINE-
YVELINES 15 Noisy-le-Grand
ET-MARNE
Fort-d’Issy- Champigny-Centre
Vanves-Clamart Bagneux Kremlin-Bicêtre-Hôpital
14
Versailles-Chantiers Créteil-L’Echat
Villejuif- 15
18 Gustave-Roussy
Vitry-Centre
Les Ardoines
Saint-Quentin-Est VAL-DE-MARNE

CEA Saint-Aubin 18 14
Massy-Palaiseau

18
Palaiseau Aéroport-d’Orly
SOURCE : SOCIÉTÉ DU GRAND PARIS ESSONNE 10 km
INFOGRAPHIE LE MONDE

Le canal de l’Ourcq au défi de la gentrification

Les villes aux abords de cette voie d’eau tentent de réussir leur mue, sans exclure la population déjà installée

P
our comprendre la métamor-
phose de la plaine de l’Ourcq, il
faut se rendre à Pantin (Seine-
Saint-Denis). Depuis dix ans, cette
ville populaire est le théâtre de
changements saisissants, concen-
trés autour des berges du canal. On y trouve un
immense entrepôt industriel devenu le siège de
l’agence de publicité BETC. Plusieurs bars
branchés éphémères ou permanents, comme le
Dock B, qui sert des bols de quinoa et des bières
locales artisanales. Un théâtre installé dans une
ancienne usine au bord de l’eau. Les ateliers de
Chanel ont pris leurs quartiers en face – ceux
d’Hermès un peu plus loin.
A ce décor s’ajoutent de nouveaux immeubles
construits le long du canal, avec, pour certains,
des lofts d’artiste. L’année prochaine, un port de
plaisance sera créé avec 50 arceaux, et des places
pour des péniches événementielles. Bientôt, les
halles Pouchard, immense espace de 78 000 mè-
tres carrés, occupé jusqu’à l’an dernier par un
fabricant de tubes, seront transformées en ser-
res, avec, au milieu des plantes, des bureaux, des
restaurants, un hôtel. Le contraste est stupéfiant
avec un autre Pantin, incarné à quelques mètres
par une poignée d’immeubles de faubourg aux
façades délabrées. Pantin, une ville où le taux de
pauvreté dépasse les 30 %, selon les critères de
l’Insee, située dans l’un des départements les
plus démunis de France. Les bords du canal de
l’Ourcq, en voie de gentrification rapide, peu-
vent-ils réussir leur reconversion sans créer des
effets d’éviction d’une partie de la population ?
Tel est l’un des défis de ce territoire du Grand
Paris. Ces 200 hectares à cheval sur plusieurs
communes de Seine-Saint-Denis font l’objet
d’une vaste opération d’aménagement divisée
en plusieurs ZAC, pilotée par l’établissement
public territorial Est Ensemble, avec plusieurs
aménageurs (Sequano et la Semip). Dans cette
zone étroite qui comptait jusqu’ici des usines,
des friches et des entrepôts – mais très peu d’ha-
bitat –, l’objectif est, d’ici à 2030, de construire
8 000 logements. Près de 1 000 sont déjà sortis
de terre. A cela, il faut ajouter deux nouveaux
ports d’activité, 450 000 mètres carrés de
bureaux, de nouveaux espaces verts et équipe-
ments publics, plusieurs passerelles…
Entre nature et street art
La première étape de cette opération est déjà
bien visible à Pantin, où l’on se balade désor-
mais le dimanche au bord de l’eau, entre les her-
bes sauvages et les murs des usines couverts de
street art. Les prochaines phases commencent à
modifier les bords du canal à Bondy, Noisy-le-
Sec… A Bobigny, l’immense friche du fabricant
de mobylettes MBK, un site qui figure dans l’ap-
pel à projets Reinventing Cities, a été transfor-
mée de manière transitoire en « prairie » d’agri-
culture urbaine. Plus loin, un site industriel de
Romainville accueillera des commerces et une
fondation d’art contemporain de la société fon-
cière Fiminco, qui exposera les œuvres du fonds
régional d’art contemporain d’Ile-de-France.
Pour réussir cette reconversion, ce territoire a
un immense atout : le canal. « C’est un des rares
endroits de la métropole où l’on peut vivre au
bord de l’eau sans être séparé par une route. Du
coup, c’est beau, et c’est calme », note Dominique
Alba, directrice de l’Atelier parisien d’urba-
nisme. Commandé par Napoléon pour alimen-
ter Paris en eau potable, le canal de l’Ourcq, qui
court jusqu’en Picardie, a longtemps été une
voie de transport de marchandises, avant de
voir son usage décliner pendant la seconde
moitié du XXe siècle. Aujourd’hui, il retrouve
une jeunesse, notamment pour le transport de
déchets : un projet est à l’étude avec l’opérateur
de traitement des déchets ménagers Syctom,
installé à Romainville.
Surtout, ses rives sont utilisées pour dévelop-
per une offre de loisirs, des bars, des animations
estivales. Le charme du canal et l’esthétique
industrielle : une journaliste du New York Times
a décrit ce territoire comme « la version fran-
çaise de Williamsburg », à Brooklyn. L’ambition
d’Est Ensemble : faire du canal un lieu de vie,
une « destination touristique », promouvoir la
piste cyclable, l’accès à la nature… Et continuer
d’attirer « des Franciliens qui ne venaient jamais
avant », explique le chef du projet de la plaine de
l’Ourcq à Est Ensemble. Une ambition à double
tranchant. « Donner l’envie de venir, et de pou-
voir y rester » : le slogan du président d’Est En-
semble, Gérard Cosme, résume les enjeux de ce
territoire. Dans cette bataille pour conserver la
mixité, la diversité des logements sera décisive.
A Noisy, les anciens entrepôts de l’entreprise de
métaux Engelhard accueilleront un mélange
d’habitat social, de logements en accès direct à
la propriété et une résidence intergénération-
nelle. Avec une originalité : ce quartier de 600
logements, en bordure d’eau, sera piéton : les
voitures devront se garer dans un « parking
silo » à quelques centaines de mètres.
La culture et le sport sont d’autres moyens de
Des lofts, un théâtre,
bientôt un port de plaisance
et des serres… bien loin
du Pantin populaire
rendre inclusif ce développement. A Noisy, une
piscine olympique devrait voir le jour au bord
du canal. La transformation de la halle des
Salins en équipement culturel est également au
programme. « Mais le gros pari, c’est d’arriver à
garder des zones d’activité. Ne pas chasser toutes
les PME, au risque de tuer la diversité », poursuit
Dominique Alba.
Autre enjeu : ne pas « privatiser » les bords du
canal, le long de la promenade piétonne et de la
piste cyclable. « A Est Ensemble, notre cœur de

Les Grands Moulins de Pantin, une greffe réussie bataille avec les promoteurs, c’est de faire en
sorte que les rez-de-chaussée des nouveaux im-
meubles soient actifs. C’est-à-dire que ce ne

L
es Parisiens connaissent
bien la silhouette des Grands
Moulins de Pantin, ses hautes
tours, son beffroi chapeauté d’un
clocheton visible depuis le périphé-
rique, mais peu ont pu entrer dans
cette citadelle. En 2009, 3 200 sala-
riés de BNP Paribas Securities
Services, filiale de BNP Paribas,
leader mondial du postmarché
(qui traite les transactions des titres
après négociation), ont investi
cette minoterie qui a fonctionné
jusqu’en 2003. Les architectes
Reichen et Robert, chargés de sa
réhabilitation, ont magnifié l’archi-
tecture des années 1920, en brique
blonde du Nord, et le passé indus-
triel des lieux. Cinq bâtiments reliés
par des passerelles s’articulent
autour de la cour pavée où courent
encore les rails du chemin de fer
qui acheminait la farine ou le blé. La
chaudière Babcock & Wilcox, en céra-
mique blanche, trône à l’entrée des
salles de réunion, la cafétéria est ins-
tallée dans l’ancienne chaudière. « Au
début, cela surprend, raconte Claire
Lumley, attachée de presse, mais
ce campus se révèle très adapté à nos
activités. » Certes, à l’exception d’une
Journée du patrimoine en 2008,
le public n’est pas admis, « c’est une
banque », souligne Mme Lumley, qui
rappelle que la BNP est le premier
employeur de Seine-Saint-Denis.
« Pour autant, les salariés n’y sont pas
claquemurés. Ils fréquentent les com-
merces et les restaurants, des salariés
sont venus y habiter. La banque fait
appel à Pôle emploi, notamment pour
des postes non qualifiés, et soutient
des associations », témoigne Bertrand
Kern, le maire (PS) de la ville de
70 0000 habitants. « Il n’y a pas eu
de rejet des Pantinois vis-à-vis de ces
salariés, dont certains sont parfois
très bien payés. » L’installation de
la banque a apporté des ressources
financières, 500 000 euros par an
à la commune, 5 millions pour Est
Ensemble, l’intercommunalité. Son
implantation a permis d’améliorer
les transports, malgré des débuts
difficiles. Aux heures de pointe, les
usagers devaient faire la queue pour
accéder aux quais du RER E qui relie
le site en 20 minutes à la gare Saint-
Lazare. La fréquentation de la gare de
Pantin a quintuplé entre 1998 et 2018,
passant à 15 000 passages par jour,
une affluence mal anticipée par le syn-
dicat des transports d’Ile-de-France.
La banque a financé la construction
d’une passerelle en bout de quai, la
gare a été percée d’ouvertures pour
fluidifier les allées et venues. La ville
a obtenu que le tramway qui ceinture
Paris passe aux pieds des Grands
Moulins. « Dix ans plus tard, l’impact
est très positif », résume l’élu. p
i. r.-l.
soient pas des logements protégés derrière des
barrières. Qu’ils puissent abriter des activités, des
équipements publics, des boutiques, pour qu’il y
ait de la vie, et créer un sentiment de sécurité »,
explique le chef du projet de la plaine de
l’Ourcq. Ce n’est pas encore gagné. Le nouvel
immeuble de la Mutuelle sociale agricole, inau-
guré en 2017 au bord de l’eau, abrite son
rez-de-chaussée derrière des grilles.
La réussite de ce grand projet dépendra enfin
de sa capacité à absorber les flux de transport
des nouveaux habitants. Sont annoncées
l’extension d’une ligne de tramway et une nou-
velle station de métro. Et, surtout, deux gares
du Grand Paris Express… Qui tarderont plus
que prévu, et fonctionneront finalement après
la construction de la plupart des logements. p
jessica gourdon
0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018 maires bâtisseurs | 3

Vitry confrontée à une mutation à grande échelle

Plus d’un million de mètres carrés de bâtiments sortiront de terre. La gare des Ardoines passera de 10 000 à 100 000 voyageurs par jour

L’
optimisme n’est plus de mise au
Tout va Mieux. A deux pas des
immenses chantiers du quartier Le futur parvis
des Ardoines, à Vitry-sur-Seine de la gare
(Val-de-Marne), le café-restaurant des Ardoines.
est promis à la démolition, EPA ORSA/TGTFP/YAM STUDIO
comme le reste de la rue. L’adresse doit être
engloutie dans les aménagements autour de la
future gare du Grand Paris Express, au cœur
d’une des plus grandes opérations urbaines de
l’Hexagone. « On ne sait pas exactement quand
on devra partir ni où on ira, mais on ne restera
pas par ici de toute façon », regrette le patron der-
rière le zinc. La gare flambant neuve accueillera
des snacks et des cafés sous franchise, fini le
plat du jour-couscous de quartier.
Le long du RER C, le paysage industriel dominé
par les deux hautes cheminées de la centrale à
charbon d’EDF a entrepris sa mutation. Sur
300 hectares – deux fois la superficie de la ville
voisine du Kremlin-Bicêtre –, la municipalité
(PC) de Vitry-sur-Seine et l’établissement public
d’aménagement Orly Rungis-Seine Amont (EPA
ORSA) ambitionnent de bâtir « la ville mixte et
productive du XXIe siècle ». Avec pour feuille de
route de tirer parti d’un emplacement privilé-
gié en bord de Seine à seulement trois kilomè-
tres de Paris, sans sacrifier un tissu économique
dense ni trahir l’identité populaire de la ville.
« Le défi, c’est que c’est un endroit occupé par tou-
tes sortes d’entreprises, observe Thierry Febvay,
le directeur général de l’EPA ORSA. Contraire-
ment à d’autres opérations du Grand Paris, ce
n’est pas du tout une friche. C’est un territoire
industriel vivant. » Autour de la centrale à char-
bon, dont la déconstruction doit durer jus-
qu’en 2027, s’étendent un terminal d’Air Liquide,
un dépôt pétrolier, le groupe Sanofi avec
2 000 salariés et un centre de recherche et déve-
loppement, des dépôts de bus, des entrepôts, Seine. » La ZAC sud, sur un secteur moins urbain, ges modestes. Il y a un risque de voir les prix s’en- avec appréhension ces dizaines de résidences et
une myriade de PME du BTP, de la logistique, du s’organisera autour de la gare des Ardoines, voler et les gens repoussés toujours plus loin. » de bureaux montant jusqu’à neuf étages. « Il ne
commerce de gros, un large faisceau de rails et véritable catalyseur de la ville. Le futur pôle de Pour tenter d’éviter l’emballement de l’immo- faut pas ériger une muraille de béton en face des
de vastes halles ferroviaires, le centre de main- transports réunissant le RER C, la ligne 15 du bilier, les nouveaux aménagements maintien- maisons », estime le maire, qui a fait revoir le
tenance du RER C… Un patchwork hétéroclite Grand Paris Express et le bus TZen 5 va faire nent 40 % de logements sociaux. C’est aussi une nombre de mètres carrés à la baisse. « Les hau-
qui coupe la ville du fleuve. passer la gare de 10 000 à 100 000 voyageurs teurs seront progressives, précise M. Kennedy.
par jour. « Ce sera un quartier très métropoli- Nous voulons une densité vivable, dans la conti-
Des enjeux différents d’une ZAC à l’autre tain, avec deux tiers d’activités tertiaires ou nuité de la ville existante. Il faut des parcs, des
Pour réparer ce territoire trop vaste, promu industrielles et un tiers de résidentiel », précise le
« Les Vitriots sont espaces publics, une relation à la Seine… »
« opération d’intérêt national » en 2007, l’amé- directeur de l’EPA ORSA. Entre risque de gentrification, spectre de ville-
nageur a découpé trois secteurs. Deux zones Au total, plus d’un million de mètres carrés de
inquiets que ces dortoir et épouvantail de la densité, l’opération
d’aménagement concerté (ZAC) ont été créées bâtiments doivent sortir de terre : quelque des Ardoines promet d’être l’un des thèmes des
au nord et au sud sur respectivement 37 et 8 000 logements, des équipements publics, des
quartiers [neufs] ne prochaines élections municipales à Vitry-sur-
49 hectares, autour des deux gares de RER de commerces et des activités accueillant Seine. Le maire a mené un cycle de consulta-
Vitry et des Ardoines. Au centre, où se trouvent 21 000 emplois. De quoi faire bondir la popula-
soient pas pour eux » tions, baptisées « Imagine Vitry », pour aller à la
les grandes emprises industrielles, une trans- tion de la ville de 96 000 à près de 120 000 habi- jean-claude kennedy rencontre de ses administrés. Une grande
formation plus lente est programmée, en parte- tants – au risque de voir les nouveaux résidents maire (PC) de Vitry-sur-Seine réunion publique doit en tirer un bilan le
nariat avec les entreprises, pour réimplanter de de ces quartiers flambant neufs bouleverser la 14 décembre. Quoi qu’il en sorte, les dés sont
la ville à mesure que les usines se réorganisent sociologie du vieux Vitry, où des populations de jetés : l’établissement public foncier d’Ile-de-
de manière plus compacte. toutes origines cohabitent dans de modestes négociation constante sur les prix entre la ville, France a déjà fait l’acquisition de près des qua-
« Les enjeux sont différents d’une ZAC à l’autre, zones pavillonnaires, d’anciens immeubles de l’aménageur et les promoteurs. « Nous tra- tre cinquièmes des 35 hectares qu’elle devait
explique M. Febvay. Au nord, où nous avons un rapport, des HLM qui atteignent 40 % du parc de vaillons sur des programmes innovants, avec des acheter pour le compte de l’aménageur, pour
territoire déjà connecté au centre-ville, une logements. « Les Vitriots sont inquiets que ces prix plus bas que le niveau du marché pour des 41 millions d’euros. 850 promesses de vente
amorce de tissu faubourien, il y aura deux tiers quartiers ne soient pas pour eux, ils veulent que ça primo-accédants, afin de construire des parcours pour des logements ont déjà été signées. Les
de bâtiments résidentiels et un tiers d’activités reste leur ville, ils y sont attachés, prévient le résidentiels locaux », ajoute le directeur de l’EPA premières livraisons de bâtiments, elles, sont
économiques, davantage d’équipements publics, maire, Jean-Claude Kennedy. On veut que cette ORSA. Alors qu’un quart de la ville est constitué attendues à partir de 2020. p
un parc le long du fleuve pour relier Vitry à la partie de la ville soit accueillante pour des ména- de petits pavillons, les Vitriots regardent aussi grégoire allix

Nanterre remodèle ses quartiers autour de deux nouvelles gares

La ville accueillera le RER E ainsi que les lignes 15 et 18 du métro pour devenir un important nœud d’interconnexions de l’Ouest parisien

N
anterre (Hauts-de-Seine) ac-
cueillera, d’ici à 2030 et 2035,
deux nouvelles gares, Nan-
terre-La Folie et Nanterre-La
Boule, situées sur les lignes de métro 15 et
18 du Grand Paris Express. Et, dès 2022, La
Folie sera reliée au prolongement de la
ligne E du RER (Eole), qui la mettra à une
vingtaine de minutes du centre de Paris
Rive droite (gare Saint-Lazare, gare du
Nord). Le prolongement de la ligne 1 du
tramway irriguera, en outre, la ville de
dix stations, permettant de relier enfin
ses quartiers entre eux. Cette ville morce-
lée par l’urbanisme des années 1970,
vaste zone d’extension du quartier d’af-
faires de la Défense – qui va y doubler sa
surface –, est déjà très active, puisqu’elle
compte autant d’emplois que d’habitants,
et deviendra un nœud d’interconnexion
de l’Ouest parisien, déplaçant à lui seul le
centre de gravité de la Défense.
La création de deux quartiers autour de
ces nouvelles gares, Les Groues et La
Boule, est l’occasion, pour la mairie, de
rééquilibrer l’habitat et de mieux répar-
tir les logements sociaux, qui représen-
tent 50 % du parc de logements fami-
liaux, voire 56 %, selon la comptabilité
de la loi solidarité et renouvellement
urbains qui intègre les chambres d’étu-
diants et de maisons de retraite.
Autour de la gare La Folie, les Groues,
onzième quartier de la ville, comme aime
à le désigner le maire Patrick Jarry (ex-PC,
divers gauche), va transformer cette friche
de 76 hectares, dont 47 de foncier ferro-
viaire, semée d’entrepôts et où ne rési-
dent, aujourd’hui, que 300 personnes. Il
accueillera 12 000 habitants et autant
d’emplois, donc des bureaux. Le leader
mondial du secteur du BTP, Vinci, y a déjà
entamé la construction de son siège
mondial, jusqu’ici basé à Rueil-Malmai-
son (Hauts-de-Seine). Ses 4 000 salariés
seront, en 2020, les premiers à venir tra-
vailler aux Groues, dans cinq bâtiments
reliés par des passerelles, au sein d’un
vaste programme qui prévoit également
une tour-hôtel de 100 mètres de haut.
Le chantier, complexe car il enjambe les
faisceaux ferroviaires et s’emboîte avec la
nouvelle gare, est mené conjointement
par Vinci et la SNCF. « Nous souhaitons
conserver la vocation industrielle du lieu
où se trouvait un des centres d’entretien
de la SNCF, avec 2 500 cheminots, précise
Céline Crestin, codirectrice de l’aménage-
ment à l’établissement public Paris La
Défense, aménageur du secteur. Nous
garderons une partie des entrepôts et des
halles, pour y héberger des ateliers de
recherche, de développement et de proto-
typage pour de grandes entreprises,
comme Engie, ou des start-up. La SNCF y
conservera d’ailleurs des ateliers d’entre-
tien de son matériel roulant. »
Combattre la densité… et les prix
Le programme de logements est, à la
demande de la ville, diversifié entre HLM
(30 %) et accession à la propriété à prix
maîtrisé : « Nous combattons la spécula-
tion immobilière, affirme Patrick Jarry, en
fixant des prix maximums de revente que
la pression foncière nous contraint, cepen-
dant, à augmenter : nous atteignons
aujourd’hui 5 200 euros le mètre carré,
contre 7 000 euros dans les communes
voisines de Puteaux et Courbevoie. »
Autre combat pour le maire, modérer la
densité qu’exigent les aménageurs : « La
surdensité, on connaît, avec les 34 tours du
quartier Picasso, alors nous souhaitons li-
miter les hauteurs de bâtiment. » Mme Cres-
tin confirme que la négociation a été ser-
rée : « A l’exception de quelques émergen-
ces, les immeubles ne dépasseront pas huit
étages, comme autour de la place d’Arras,
nouveau cœur de quartier où nous vou-
lons une certaine intensité urbaine, ou de
la future gare de La Folie. Ailleurs, nous
modulerons les hauteurs, les pavillons se-
ront conservés et, à la demande des habi-
tants, nous faisons plus de place aux espa-
ces verts. » Le square passe de 4 000 à
10 000 mètres carrés, le grand boulevard
de la RN13, autrefois saignée routière, sera
urbanisé et végétalisé, ménageant de
larges trottoirs et des passages piétons.
Enfin, une promenade verte cheminera
en belvédère, le long de la voie ferrée.
A rebours de la tendance actuelle, qui
limite sévèrement la place de la voiture,
Nanterre choisit la modération : « J’ai un
peu diminué, de 1 à 0,9 par logement,
l’obligation de créer des places de par-
king dans les immeubles neufs, explique
Patrick Jarry. Les transports en commun
vont, bien sûr, beaucoup progresser dans
la ville, les nouvelles lignes soulageront les
existantes, complètement saturées, et le
confort sera meilleur. Donc, l’usage de la
voiture diminuera, mais pas forcément sa
possession et, s’il n’y a pas de parkings, les
automobiles encombrent l’espace public. »
L’autre quartier, celui de la Boule, au
centre de la commune, nommé d’après la
place de la Boule, est plus urbain. Bien
que doté d’équipements publics majeurs,
le Théâtre des Amandiers, le Palais des
sports, la piscine et la toute nouvelle
Arena, à la fois stade et salle de spectacle,
il est assez mal desservi et ses 4 000 habi-
tants attendent les nouveaux moyens de
transport avec impatience. Son aménage-
ment permet de le requalifier, avec, à la
demande des habitants, des circulations
douces et une canalisation de l’intense
trafic automobile. Premier acte visible et
symbolique : la démolition – imminente
– d’une barre HLM de 18 étages datant des
années 1960, très énergivore, propriété
du bailleur social France Habitation.
« Le relogement des 280 locataires s’est
déroulé selon leurs souhaits, dans les im-
meubles HLM en face ou ailleurs dans la
ville, se félicite Alexandre Guillemaud,
conseiller municipal (UDI) et président de
l’Union nationale des locataires indépen-
dants de Nanterre. Cela a pris du temps,
entre 2011 et aujourd’hui, mais il n’y a pas
eu de difficultés. » Ici, un programme
d’écoquartier prévoit bureaux, immeu-
bles de tout standing, dont certains ha-
billés de verdure, et commerces, le tout
raccordé au réseau de chauffage urbain de
la Défense qui, lui, fera de plus en plus
appel à des énergies renouvelables. p
isabelle rey-lefebvre
4 | maires bâtisseurs 0123
MERCREDI 5 DÉCEMBRE 2018

Le Grand Paris s’attaque aux cathédrales

industrielles désertées
Ces réhabilitations redonnent vie à des quartiers entiers, autrefois en périphérie et désormais absorbés par les aires urbaines

Q
ue préférez-vous ? Porter des lu-
nettes ou un œil de verre ? »
Cette mise en garde un brin
désuète, peinte en lettres rou-
ges défraîchies, est toujours
visible sur les murs rongés par
l’humidité de l’usine Babcock.
Cette entreprise américaine de chaudières in-
dustrielles, qui s’était installée à La Courneuve
en 1898, fut longtemps l’un des premiers em-
ployeurs de la ville. Les machines y ont tourné
jusqu’au début des années 2000. Aujourd’hui,
des herbes sauvages poussent à l’intérieur des
bâtiments vides, au milieu de gravats.
Dans cette ville populaire de Seine-Saint-Denis,
les immenses halles Babcock sont bien connues.
Calées entre l’usine Orangina, les nouveaux bâti-
ments de la Banque de France et ceux des archi-
ves du ministère des affaires étrangères, elles
s’étalent sur 38 000 mètres carrés. Soit l’équiva-
lent de sept terrains de foot, à dix minutes en RER
de la gare du Nord. D’ici cinq ans, ce site, acquis
par l’Etablissement public foncier d’Ile-de-
France (Epfif), sera métamorphosé à la faveur
d’un projet proposé dans le cadre du concours
« Inventons la métropole du Grand Paris ». Les
halles resteront debout, mais vont accueillir des
logements, un cinéma, des espaces pour des
activités dans l’événementiel, des lieux de rési-
dence pour artistes, des installations sportives,
des locaux pour des start-up et des associations,
une école d’art… La construction de cette
« Fabrique des cultures », menée par le promo-
teur la Compagnie de Phalsbourg, devrait com-
mencer fin 2019 et s’achever « avant les Jeux
olympiques, en 2021 ». L’ambition : « ancrer ce
territoire dans le Grand Paris » et faire de cette
« cathédrale industrielle » un pôle d’attractivité,
commente Mathieu Boncour, de la Compagnie D’ici cinq ans, les halles de l’usine Babcock, à La Courneuve, seront transformées en logements, commerces et bureaux. GUIDO PRESTIGIOVANNI
de Phalsbourg, qui investit « plus de 100 mil-
lions » dans ce projet. La nouvelle rue qui donne
accès au site a été inaugurée cet été. nus respectivement un musée, un espace cultu- volumes, ce sont de belles pièces. On aurait du qualité des matériaux anciens, le différentiel est
rel, un incubateur de start-up, une université, mal à les refaire aujourd’hui ! Et c’est pour cela encore supérieur. »
Le « traumatisme » des Halles des locaux d’entreprises ou d’administrations, qu’il faut les garder », affirme l’architecte Domi- Mais le plus grand défi de ces reconversions,
Transformer une friche en lieu vivant : l’usine une Cité du cinéma. nique Perrault, dont l’agence pilote le projet de c’est d’arriver à faire en sorte qu’elles préservent
Babcock suit un chemin emprunté par de Ce mouvement de reconversion, qui s’est reconversion de Babcock. leur caractère « unique » et échappent à la stan-
nombreux sites du Grand Paris. A l’origine de ce accéléré depuis les années 2000, n’en est pour- Ces lieux hors norme sont ainsi propices à la dardisation. Et qu’elles ne deviennent pas des
mouvement, un « traumatisme » : la dispari- tant « qu’à ses débuts », assure Emmanuelle Real. créativité, chez ceux qui les investissent comme « enclaves bobos » au milieu de quartiers popu-
tion des Halles, l’ancien « ventre de Paris », « Il reste de nombreux sites désaffectés, en Ile-de- chez ceux qui les aménagent. « Ces volumes laires – une gentrification qui conduirait à l’ex-
remplacées à la fin des années 1970 par un cen- France mais aussi dans le Nord, en Normandie, nous permettent de sortir des programmes clusion réelle ou symbolique d’une partie des
dans le Grand Est. » Ces sites, jadis en zone péri- immobiliers très standardisés et dictés par la habitants des environs. La mixité des usages et
phérique, aujourd’hui absorbés par de nouvelles rentabilité, du carcan commercial de la ville des logements est l’une des réponses à ce défi.
aires urbaines, voient peu à peu leur valeur fon- néolibérale », estime l’architecte « frichier » « Cela nécessite d’associer les habitants du quar-
Les reconversions plaisent, cière augmenter – leur connexion à la capitale Matthieu Poitevin, qui a reconverti, à Marseille, tier dès la conception, pour donner l’envie d’y aller.
aussi. « Les élus sont de plus en plus friands de ces la Friche La Belle-de-Mai. Intégrer des espaces publics, de jeu, des espaces
parce qu’elles permettent reconversions, qu’ils utilisent comme des leviers non définis, penser à des usages qui franchissent
pour revitaliser des quartiers en déshérence, De lourdes difficultés les frontières sociales et culturelles. La Belle-de-
à leurs occupants de s’ancrer comme des anciennes zones portuaires », expose Aménager ces anciens sites industriels pose Mai, cela a pris presque vingt ans pour y arriver. Et
Emmanuelle Real. Au-delà de leur coût et de leur néanmoins de lourdes difficultés : sols pollués, une fois que ça marche, il faut se demander com-
dans une mémoire collective emplacement, si ces reconversions plaisent, amiante, contraintes techniques… « L’autre ment faire pour que l’endroit ne soit pas trop insti-
c’est qu’elles permettent aux entreprises ou souci, c’est qu’ils doivent être chauffés et qu’avec tutionnalisé », explique Matthieu Poitevin.
structures qui y élisent domicile de s’ancrer ces volumes il faut veiller à ne pas construire Dans tous les cas, les projets éphémères qui se
tre commercial décrié. « Le sacrifice de Baltard a dans une mémoire collective, de « raconter une quelque chose d’énergivore », poursuit Domi- développent souvent dans ces sites en reconver-
joué un rôle de détonateur et permis de faire évo- histoire » – et de valoriser leur image. L’agence nique Perrault. « De nombreux bâtiments indus- sion peuvent tisser des liens avec les habitants
luer les mentalités », estime Emmanuelle Real, de publicité BETC, qui a, en 2016, quitté le centre triels finissent par être détruits, même parfois des environs. Babcock est régulièrement le théâ-
spécialiste du patrimoine industriel français. de Paris et pris ses quartiers dans d’anciens lorsque le site est protégé au titre des monu- tre d’expérimentations transitoires – spectacles,
Depuis, la liste de ces reconversions est lon- entrepôts à Pantin, a fait de ce déménagement ments historiques, regrette Emmanuelle Real. Le tournages (la série Engrenages, notamment),
gue : depuis la gare d’Orsay et les abattoirs de La un outil de communication. principal problème, c’est le financement des installations… De quoi permettre, aussi, de sup-
Villette jusqu’à la halle ferroviaire Freyssinet, Si ces bâtiments ont la cote, c’est aussi pour coûts d’entretien et de restauration, faute de porter le coût de l’entretien et du gardiennage
les Grands Moulins de Paris ou de Pantin, l’Im- leur esthétique et la qualité de leur bâti. projet viable. Pourtant, reconvertir une usine est de ces vastes ateliers fantômes, où rôdent des
primerie nationale, l’ancienne centrale électri- « Les halles industrielles comme Babcock sont moins cher que de raser et de reconstruire. Et si esprits aux yeux de verre. p
que de Saint-Denis… Autant de bâtiments deve- fascinantes. Les voûtes, les jeux de charpente, les l’on tient compte de la plus-value apportée par la jessica gourdon

« Nous facilitons les projets urbains des maires »

entretien | L’Etablissement public foncier d’Ile-de-France fait l’acquisition de terrains et intervient dans la régulation
des prix pour permettre les aménagements du Grand Paris, souligne son vice-président, Geoffroy Didier

G
eoffroy Didier est vice-prési-
dent (LR) de la région Ile-de-
France et président de l’Eta-
blissement public foncier
d’Ile-de-France (Epfif).
Quel rôle joue l’Epfif dans la réalisa-
tion des quartiers du Grand Paris ?
L’Epfif est avant tout un outil de por-
tage foncier permettant aux maires de
réaliser leurs projets structurants. Trois
cent quatre-vingts communes, à com-
mencer par Paris, ont signé une conven-
tion avec notre établissement. Nous
sommes propriétaire de 12 millions de
mètres carrés au sol, soit un fort poten-
tiel de logements : par exemple, les
107 hectares du site de l’ancienne usine
Peugeot-Citroën d’Aulnay (Seine-Saint-
Denis) et, en cours d’acquisition, les ter-
rains des deux futurs villages olympi-
ques des Jeux de 2024, en Seine-Saint-
Denis, qui, à terme, deviendront des
quartiers durables. L’Epfif joue aussi un
rôle de régulateur foncier en achetant,
dans des zones stratégiques et des terri-
toires en pleine transformation, des ter-
rains qui méritent d’être protégés de la
spéculation, autour des futures gares du
Grand Paris. Ainsi, avec la Caisse des dé-
pôts, nous avons créé une société com-
mune de portage foncier à long terme,
sur dix ans. L’objectif est d’empêcher la
flambée des prix en limitant le prix final
pour le Francilien qui cherche à se loger.
Le logement en Ile-de-France est cher,
notamment à cause des promoteurs
prêts à surenchérir. Comment l’Epfif
peut-il contrer cette tendance ?
Notre établissement fait baisser le prix
du foncier en revendant les terrains à prix
coûtant, sans marge ni intérêts. En 2018,
nous avons vendu pour 300 millions
d’euros de terrains pour édifier 6 500 loge-
ments, et avons acquis du foncier pour
400 millions d’euros. Nous cédons ce
stock de plus en plus vite, + 15 % de ventes
en 2017, + 20 % en 2018, de quoi fluidifier le
marché ! L’Epfif aide aussi les maires à réa-
liser leurs objectifs de logements sociaux
en vertu de la loi de solidarité et de renou-
vellement urbains, grâce à une minora-
tion de la charge foncière. Nous utilisons
les contributions payées par les commu-
nes déficitaires, à hauteur de 16 millions
d’euros, en 2017. Avec la région, nous sou-
tenons la production diversifiée de loge-
ments, du très social à l’intermédiaire. De-
puis deux ans, l’Epfif est aussi très impli-
qué dans la lutte contre l’habitat indigne
et les marchands de sommeil. A ainsi été
créée, avec Action Logement, la Sifae (So-
ciété immobilière et foncière Action Loge-
ment-Epfif), pour acheter des pavillons
dans des périmètres à risque et les sous-
traire aux marchands de sommeil. Nous
pilotons également les grandes opéra-
tions nationales de requalification des co-
propriétés dégradées, à Grigny (Essonne),
Clichy-sous-Bois (Seine-Saint-Denis) ou
Mantes-la-Jolie (Yvelines). Près de 5 000 lo-
gements sont concernés sur chaque site.
Constatez-vous un ralentissement
du marché immobilier ?
Oui, nous nous y préparons. Avec plus
de 100 000 logements mis en chantier
en 2017, nous n’avons jamais autant
construit en Ile-de-France, mais les maires
anticipent déjà les élections municipales
de mars 2020 en réduisant leurs permis
de construire, dont le nombre a chuté de
7 % sur les sept premiers mois de 2018.
Les mesures gouvernementales créent,
en outre, un climat d’incertitude, avec la
suppression des aides au logement pour
les accédants ou la fragilisation des
bailleurs sociaux. Et, ce qui n’arrange rien,
le flou perdure sur l’enchevêtrement des
compétences au sein du Grand Paris. Les
acteurs publics et privés ont besoin de
simplicité et de lisibilité. p
propos recueillis
par isabelle rey-lefebvre