L’ÉTÉ

DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019

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Amiante : un scandale sanitaire sans procès ?

▶ Deux nouveaux non- ▶ Les décisions dans les ▶ Dans leurs ordonnances, ▶ Dès lors, les magistrats ▶ Des avocats de victimes
lieux ont été prononcés dossiers Ferodo-Valeo les juges estiment qu’il considèrent qu’ils ne envisagent de déposer une
par des juges d’instruction et Eternit, vingt-trois ans n’est « pas possible de dé- peuvent « mettre en « citation directe » pour
du pôle de santé publique après le début des procé- terminer a posteriori une corrélation le dommage que soient jugés les res-
dans des affaires d’exposi- dures, s’ajoutent à une sé- date précise d’intoxication et les éventuelles fautes » ponsables nationaux
tion à l’amiante rie de décisions analogues par les fibres d’amiante » commises PAGE 5

Bolsonaro
« L’Amazonie EN ALGÉRIE, ▶ L’équipe algérienne est devenue
championne d’Afrique pour la deuxième
est au Brésil, UNE FÊTE fois, provoquant des manifestations
de joie en Algérie et en France
pas à vous ! »
SPORTIVE
PAGE S 6 - 7

ET POLITIQUE
Dans un entretien avec
des journalistes de la
presse internationale,
dont « Le Monde », le pré-
sident brésilien justifie
« LE PASSÉ
sa politique et réfute les
accusations, en particulier
ÉCLAIRE-T-IL
sur sa politique environ-
nementale. « Je suis là
LE PRÉSENT ? »
pour accomplir la mission
de Dieu », affirme-t-il
PAR PATRICK
PAGE 3
BOUCHERON
Santé
Dans une tribune, le profes-
seur au Collège de France
s’interroge sur le rôle de l’his-
A l’université, toire, « cet art de rappeler aux
femmes et aux hommes leur
l’homéopathie capacité d’agir en société »

sur la sellette PAGE 2 6

Plusieurs universités réflé- Sciences

chissent à supprimer leurs
diplômes en homéopathie
POURQUOI L’HOMME
après la décision du gouver- VEUT REMARCHER
nement de mettre fin au
remboursement, faute de
SUR LA LUNE
résultats scientifiques avérés A Alger, le 19 juillet. AFP
PAGE S 2 2 -2 3

PAGE 8

L’époque
Dormir dans
Etats-Unis
Donald Trump,
Aéronautique
Le 737 MAX,
Géopolitique
une cabane, au nom accident industriel Sur les routes
un nouveau de l’Amérique majeur de Cuba,
luxe ? blanche pour Boeing
PAGE 2 0 PAGE 2 PAGE 1 1 dans l’intimité
des Cubains
Economie L’ascension des femmes de pouvoir Pour les habitants de l’île,
la « botella », l’auto-stop,
elle est capable, assure un de
ses anciens collègues, « d’expli- est le seul moyen de
quer la crise des subprimes à vo- pallier l’indigence des
tre grand-mère ». Economiste en transports publics. Notre
chef à l’OCDE, Laurence Boone envoyé spécial a parcouru
allie la maîtrise des dossiers les l’île avec des auto-
plus ardus au talent des rela-
tions humaines ; cette ancienne stoppeurs, afin d’écouter
« sherpa » de François Hollande, leur parole, désabusée
passionnée d’Europe, affiche un PAGE S 1 4 À 1 6
CV hors pair, dans le privé
comme dans le public.
Laurence Boone incarne une
génération de femmes qui se
sont hissées en première ligne
dans un secteur longtemps do-
1
ÉD ITO R IAL
miné par les hommes. Le Monde
leur consacre une série de por-
traits. EBOLA :
PAGE 1 2
URGENCE
Laurence Boone, à Cernobbio,
MONDIALE
en Italie, le 5 avril. ALESSIA P A G E 28
PIERDOMENICO/BLOOMGERG/GETTY

Algérie 220 DA, Allemagne 3,50 €, Andorre 3,20 €, Autriche 3,50 €, Belgique 3,00 €, Cameroun 2 300 F CFA, Canada 5,50 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 300 F CFA, Danemark 35 KRD, Espagne 3,30 €, Gabon 2 300 F CFA, Grande-Bretagne 2,90 £, Grèce 3,40 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,40 €,
Hongrie 1 190 HUF, Irlande 3,30 €, Italie 3,30 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,00 €, Malte 3,20 €, Maroc 20 DH, Pays-Bas 3,50 €, Portugal cont. 3,30 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 300 F CFA, Suisse 4,20 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 3,80 DT, Afrique CFA autres 2 300 F CFA
2|
INTERNATIONAL
Donald Trump, au nom de l’Amérique blanche
Les démocrates accusent le président de racisme après ses attaques contre quatre élues issues des minorités
san francisco - correspondante
E
n 1960, John Steinbeck,
qui avait entrepris de
voyager en roulotte
autour des Etats-Unis
pour renouer avec l’âme de l’Amé-
rique, s’était arrêté à La Nouvelle-
Orléans. L’écrivain y était tombé
sur un spectacle qui l’avait « ré-
vulsé » : des mères de famille
blanches houspillant une fillette
noire entrant à l’école sous pro-
tection de la police fédérale, en
vertu de la politique de déségré-
gation. Les vociférations l’avaient
tellement choqué qu’il avait
coupé court au voyage et était
rentré au plus vite à New York.
En trois jours, Donald Trump a
ramené les Etats-Unis des décen-
nies en arrière. Les images de son
rassemblement électoral, mer-
credi 17 juillet à Greenville (Caro-
line du Nord), ont inspiré à
nombre d’Américains une réac-
tion similaire à celle de Stein-
beck : « Terrifiant. »
On y voit quelque 8 000 person-
nes drapées dans des bannières
marquées Trump, coiffées de cas-
quettes rouges et vêtues – déjà –
de T-shirts préfigurant ce qui
s’annonce comme le message du
président en campagne pour sa
réélection : « L’Amérique, aimez-la
ou quittez-la. » Huit mille person-
nes dans une arène de sport,
chauffées à blanc par M. Trump,
qui, après avoir désigné ses cibles,
quatre élues issues de minorités,
quatre femmes aussi combatives
que télégéniques, s’en prend par-
ticulièrement à la représentante
du Minnesota, Ilhan Omar, d’ori-
gine somalienne, qu’il accuse
d’antisémitisme « vicieux ».
« Send her back ! »
Derrière les huées, le slogan
monte, s’amplifie, envahit la salle.
Autour de M. Trump, on aperçoit
des Américains de tous les jours,
des adolescentes en tenues cool
qui, une fois compris le message,
reprennent avec entrain : « Send
her back ! Send her back. » La foule
réclame le « renvoi » des Etats-
Unis d’une parlementaire élue
par le peuple américain.
Impassible, le garant de la Cons-
titution laisse enfler les voix.
« Send her back ! » Le scandé est
celui du « lock her up » (« mettez-la
en prison ») de 2016, dont les mili-
tants s’abreuvent encore dès
qu’est cité le nom d’Hillary Clin-
ton. Si la base était orpheline
d’une cible, elle l’a trouvée.
Le meeting avait été prévu pour
coïncider avec la première audi-
tion du procureur Robert Muel-
ler au Congrès, reportée depuis
au 24 juillet. Il est venu ponctuer
une offensive de plusieurs jours
de M. Trump contre les quatre
jeunes congresswomen, Alexan-
dria Ocasio-Cortez, Ayanna
Pressley, Rashida Tlaib et Ilhan
Omar, dont il a décidé de faire le
symbole de la dérive « socialiste »
du Parti démocrate.
Le 14 juillet, il les avait invitées à
« retourner dans leurs pays » bien
qu’elles soient de nationalité
américaine, et pour trois d’entre
elles, nées aux Etats-Unis. Le tollé
qu’il avait déclenché ne lui avait
manifestement pas déplu. « Je suis
en train de gagner la bataille poli-
tique, s’était-il félicité le lende-
main. Il y a des tas de gens qui sont
d’accord avec moi. » Il était tentant
de ne pas y revenir.
Dans les jours suivants,
M. Trump a déplacé l’argument
sur le terrain du patriotisme,
une vieille accusation dont
Barack et Michelle Obama ont en
leur temps fait les frais. La bande
des quatre « n’aime pas ce pays »,
a-t-il accusé. Dans le bureau
Ovale, sur la pelouse de la Maison
Blanche, en majuscules sur
Twitter, le président a insisté : si
les congresswomen ne sont « pas
contentes », elles n’ont qu’à partir.
« Elles peuvent revenir. Très bien,
En haut : Donald Trump en meeting de campagne, en Caroline du Nord, le 17 juillet. En bas, de gauche à droite, Ilhan Abdullahi
Omar, Alexandria Ocasio-Cortez, Rashida Tlaib et Ayanna Pressley : les représentantes au Congrès attaquées par le président,
le 15 juillet à Washington. BRENDAN SMIALOWSKI/AFP
Jeudi, au lendemain du meeting
« Elles n’aiment de Greenville, Donald Trump s’est
pas les Blancs. lui-même aperçu que la scène du
slogan était allée un peu loin.
Et elles haïssent Sous la pression de quelques ré-
l’Amérique » publicains qui auraient – en toute
discrétion – signifié leur désap-
DENA MILLER
probation au vice-président Mike
électrice républicaine
Pence, il a affirmé qu’il n’avait
du Texas, en parlant des quatre
« pas été ravi » du slogan chanté
élues démocrates sur CNN
par ses partisans, et qu’il s’était
« rapidement » remis à prononcer
son discours.
mais si elles ne reviennent pas,
c’est très bien aussi. » Il a concen- Partage d’expérience
tré ses flèches sur Ilhan Omar, qui Une nouvelle fois, les télévisions
est arrivée aux Etats-Unis à l’âge ont repassé – et chronométré – le
de 12 ans grâce à ce droit d’asile moment terrifiant. La scène ne
qu’elle défend aujourd’hui pour dure que treize secondes mais
les Centro-Américains à la fron- c’est « plus qu’il n’en faut pour
tière avec le Mexique. Il l’a accu- battre le record du monde du
sée de sympathies pour Al-Qaida 100 mètres », a souligné CNN. Et
(épelé « alcaida » sur ses notes, M. Trump ne fait rien pour cou-
selon l’image saisie par les ca- per court à la xénophobie de ses
méras). L’intéressée a dénoncé partisans. « De bons patriotes »,
une idéologie « fasciste ». « Parce a-t-il justifié.
que je critique le président, je de- Pendant trois jours, le débat
vrais être déportée ? » aux Etats-Unis a porté sur la
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DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
« Parce que
je critique
le président,
je devrais être
déportée ? »
ILHAN OMAR
représentante démocrate
au Congrès
“Retourne chez toi” de multiples
fois – il y a un mois et demi, encore,
à Los Angeles, a décrit la star de la
série Silicon Valley, Kumail Nan-
jiani, d’origine pakistanaise. Ça
fait mal à chaque fois. » Le New
York Times a lancé un appel aux
témoignages. Il a reçu 16 000 ré-
ponses en trois jours (dont plu-
sieurs de commentateurs qui
s’excusent pour avoir eux-mêmes
proféré le « go back » un jour
d’énervement à un carrefour ou
dans un magasin).
Côté républicain, rien. Quatre
parlementaires seulement ont
voté la résolution des démocrates
de la Chambre des représentants
qualifiant de « racistes » les com-
mentaires de M. Trump. L’ancien
candidat à la Maison Blanche Mitt
Romney les a jugés « destructeurs,
diviseurs, dévalorisants ». Racis-
tes ? Il a préféré s’enfuir. « Le prési-
dent n’est pas raciste », a balayé
Mitch McConnell, le chef de file
républicain au Sénat.
Rhétorique de repli
Unanimes, les élus conservateurs
ont expliqué que M. Trump n’avait
fait que manifester son « énerve-
ment » par rapport aux « positions
politiques » des élues progressis-
tes. Aucun n’a réussi à expliquer
pourquoi, dans ses moments de
stress, il n’avait jamais invité Ber-
nie Sanders, d’origine polonaise, à
retourner dans son pays. « Chez les
républicains, pour qu’il y ait ra-
cisme, il faut qu’il y ait une inten-
tion », a expliqué la chaîne publi-
que PBS après enquête dans les
couloirs du congrès.
Dictionnaire en main, ouvert à
la définition du mot « racisme », la
journaliste Randi Kaye, de CNN, a
confronté un panel de huit élec-
trices républicaines de Dallas
(Texas). Aucune n’avait de repro-
ches à faire à M. Trump. « Il n’est
pas un raciste xénophobe, a assuré
Gina O’Briant. Deux de ses épou-
ses étaient des immigrées. » Autre
preuve : dans ses attaques, « il n’a
pas fait mention de couleur ».
Alexandria Ocasio-Cortez et ses
amies, en revanche, divisent le
pays. « Elles n’aiment pas les
Blancs, a asséné Dena Miller. Et
elles haïssent l’Amérique. »
Selon un sondage publié par le
Pew Research Center, la rhétori-
que de repli de Donald Trump
a gagné du terrain dans son
camp. En moins d’un an, le pour-
centage d’Américains qui esti-
question de savoir si le président derniers estiment que les accusa- ment que l’ouverture des Etats-
était raciste ou pas. Une discus- tions de racisme sont souvent Unis au reste du monde – un fon-
sion qui a montré, deux ans et « de mauvaise foi », contre 31 % dement du modèle américain –
demi après le départ de Barack seulement des démocrates. est « essentielle » à l’identité du
Obama, à quel point les Améri- Sur les réseaux sociaux, avec le pays a baissé de 6 points, du seul
cains restent divisés sur la ques- hashtag #Goback, les internautes fait de l’évolution des républi-
tion – et même la définition – du issus de minorités ont partagé cains. Et ceux-ci sont désormais
racisme. Selon un sondage USA leur expérience : les « Retourne en une majorité (57 %) à craindre
Today/Ipsos, 85 % des démocra- Afrique » entendus dans la cour de une « perte d’identité » si le pays
tes ont jugé « racistes » les com- récréation, les « Vous avez bien de est « trop ouvert », un chiffre en
mentaires de M. Trump, contre la chance d’être là » qui sous-en- hausse de 13 points depuis
45 % des républicains, un écart de tendent qu’une certaine modes- l’automne 2018.
40 points. De même, 70 % de ces tie est attendue. « J’ai entendu Dans la cacophonie générale, le
représentant républicain de
Pennsylvanie, Mike Kelley, a
Merkel « solidaire » des élues démocrates exprimé un sentiment qui a été
copieusement moqué mais qui
Les attaques de Donald Trump contre quatre élues démocrates en dit long, peut-être, sur l’an-
sont « quelque chose qui va à l’encontre de la grandeur de goisse identitaire que suscite chez
l’Amérique », a jugé, vendredi 19 juillet, à Berlin, la chancelière certains l’affirmation actuelle des
Angela Merkel, en allusion au slogan du président américain minorités – Noirs, Latinos, musul-
« Make America great again » (« Rendre sa grandeur à mans, Asiatiques et même Amé-
l’Amérique »). « Je veux fermement prendre mes distances [d’avec rindiens. L’angoisse d’être un jour
ces attaques] et je suis solidaire des femmes attaquées », a insisté une minorité parmi d’autres dans
celle qui entretient des relations difficiles avec le président la mosaïque américaine. « Je suis
Trump. La chancelière a relevé que ce qui faisait la force une personne de couleur, a reven-
des Etats-Unis était justement « que des gens de différentes diqué M. Kelly. Je suis Blanc. » p
nationalités constituent [son] peuple ». corine lesnes
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DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019

Bolsonaro : « L’Amazonie est au Brésil, pas à vous ! »

Devant la presse étrangère, le président d’extrême droite nie la déforestation et la malnutrition dans son pays

brasilia - envoyée spéciale

« Si Dieu le veut,

A près deux cents jours à la

tête du Brésil, Jair Bolso-
naro a cessé de se plain-
dre. Sa fonction est difficile, « elle
le sera toujours », dit-il. « Mais je
suis là pour accomplir la mission
de Dieu. » Souvent sur la défensive,
parfois comminatoire, pestant
contre ses prédécesseurs qualifiés
tantôt de corrompus, tantôt de
traîtres à la patrie, fustigeant les
« fake news » et les mensonges vé-
hiculés selon lui par les médias,
mais toujours prompt à répondre
aux interrogations des journalis-
tes, le chef d’Etat brésilien d’ex-
trême droite avait convié, ven-
dredi 19 juillet, la presse étrangère
à un petit déjeuner au palais prési-
dentiel du Planalto, à Brasilia.
Epaulé par Onyx Lorenzoni, le
chef de cabinet de la présidence
de la République, et par le général
Augusto Heleno, responsable de
la sécurité institutionnelle, le chef
de l’Etat a, entre deux paes de
queijo (sorte de gougère locale),
donné à voir sa vision du pays.
Jair Bolsonaro est à la tête d’un
Brésil englué depuis quatre ans
dans une crise économique sans
précédent, frappé par le chômage
de masse (13 millions de person-
nes sont sans travail) et meurtri
par le retour de l’extrême pau-
vreté. Mais l’homme, peu au fait
des questions économiques, ba-
laye d’un revers de la main les pré-
occupations liées à la dénutrition
grandissante. « Personne ne meurt
de faim au Brésil, assure-t-il. Ce
sont des mensonges. »
« Populisme »
Et le président d’insister, malgré la
perplexité de l’assistance : « Le Bré-
sil est un pays riche pour n’importe
quelle plantation. Dire qu’on meurt
de faim au Brésil est un gros men-
songe. Ça va mal, on ne mange pas
bien, d’accord. Mais on ne voit plus
des gens, même les pauvres, avec
un physique squelettique comme
ailleurs dans le monde. »
le pays sera
gouverné pour
l’éternité par des
gens qui ont la
même politique
que moi »
JAIR BOLSONARO
président brésilien
A l’en croire, évoquer cette
question relève d’un « popu-
lisme » prompt à faire du Brésil
un pays de « bolsas », du nom des
pécules accordés aux plus pau-
vres, notamment lors des deux
gouvernements de Luiz Inacio
Lula da Silva (2003-2010). Selon le
rapport 2018 du Panorama de la
sécurité alimentaire et nutrition-
nelle en Amérique latine et Ca-
raïbes, la faim a progressé au Bré-
sil : 5,2 millions de personnes
étaient dénutries entre 2015 et
2017, contre 5,1 millions entre
2014 et 2016, rappelait récem-
ment le quotidien O Globo.
Et si d’aventure des maux exis-
tent dans le pays, la faute en re-
vient en intégralité à ses prédé-
cesseurs, de droite comme de
gauche. Mais Jair Bolsonaro, se Jair Bolsonaro, lors d’un petit-déjeuner avec la presse étrangère, à Brasilia, le 19 juillet. Photo fournie par la présidence. M CORREA/AFP
sentant investi d’une mission sa-
crée, pense désormais que le Bré-
sil est, grâce à lui, sur le chemin de est au Brésil, pas à vous ! », assure- croyait tous ces chiffres, l’Amazo- nomami Davi Kopenawa, multi- nais de l’admiration qu’il ressent
la prospérité. « Si Dieu le veut, le t-il, s’adressant à la presse euro- nie serait déjà un désert », dit-il. plient les appels au secours pour le « patriotisme » des repré-
pays sera gouverné pour l’éternité péenne. Quand l’Institut natio- Or, c’est un « tapis de verdure », auprès de la communauté inter- sentants de son pays.
par des gens qui ont la même poli- nal de recherches spatiales du s’emporte Augusto Heleno. nationale, Jair Bolsonaro répond Et de souhaiter « bonne chance »
tique que moi. Nous n’aurons plus Brésil publie mois après mois qu’ils vivent « comme des hom- à son ministre de la justice, Sergio
de Fernando Henrique Cardoso des statistiques toujours plus ef- « Profond respect » pour Poutine mes préhistoriques ». Moro, emporté par le scandale
[président de 1995 à 2003], de frayantes sur le niveau de défo- Aux yeux du chef de l’Etat, Vivant dans un monde peuplé mettant en doute son impartia-
Lula, de Dilma [Rousseff, prési- restation, le président répond comme à ceux de MM. Heleno et d’ennemis, de « socialistes », de lité du temps où il était encore le
dente de 2011 à 2016]. » qu’il fera convoquer le directeur Lorenzoni, l’intérêt envers « corrompus » et de « fake news », juge à l’origine de la condamna-
Agacé lors du G20 d’Osaka, au de l’organisme, qu’il soupçonne l’Amazonie serait lié à ses impor- Jair Bolsonaro reste néanmoins tion de Lula. Enfin, à ceux qui en
Japon, d’être pris à partie sur la de travailler pour le compte tantes richesses naturelles. confiant quant à la capacité qu’a doutaient encore, le chef de l’Etat
question environnementale par d’une « organisation non gouver- « Nous ne sommes pas ingénus », le peuple « de distinguer le vrai du confirme qu’il entend nommer
les dirigeants allemand et fran- nementale ». Ici encore, les don- lâche le général Augusto Heleno. faux ». Peu avant de prendre son fils Eduardo ambassadeur du
çais, Angela Merkel et Emmanuel nées fournies, fondées sur des Quant aux populations autoch- congé, il assure le correspondant Brésil à Washington, pour y jouer
Macron, Jair Bolsonaro feint dé- images satellites, sont « menson- tones, dont deux chefs de file, russe du « profond respect » qu’il a le rôle de « vitrine du monde ». p
sormais la colère. « L’Amazonie gères », affirme-t-il. « Si l’on l’Indien kayapo Raoni ou le Ya- pour Vladimir Poutine et le Japo- claire gatinois

A Idlib, l’offensive du régime syrien piétine

Les forces de Bachar Al-Assad bénéficient du soutien de l’aviation russe, tandis que l’Iran s’abstient de participer à la reprise du dernier fief rebelle

beyrouth - correspondant vait être le dernier domino re- s’accompagne d’un niveau de Les attaques aériennes ont aussi économique, imposé par l’admi-
belle à tomber dans l’escarcelle du pertes inhabituellement élevé. coûté la vie à 606 civils, dont TURQUIE nistration Trump.

L
a victoire finale du ré- régime, après Homs en Selon l’Observatoire syrien des 157 enfants, affirme le RSDH, une La Turquie, qui avait pris ses dis-
gime Assad sur la rébel- juillet 2014, Alep-Est en décem- droits de l’homme, l’une des ONG proche de l’opposition, en Idlib tances, ses deux dernières années,
lion syrienne devra at- bre 2016, la Ghouta en avril 2018 nombreuses ONG qui tient la lien avec les agences de l’ONU. Alep avec les factions rebelles d’Idlib, a
tendre. L’offensive lan- et Deraa en juillet 2008, mani- comptabilité du conflit, le nom- L’une des dernières en date a visé resserré les rangs avec elles. De
cée par les troupes loyalistes à la feste une résistance inattendue bre de combattants pro-régime mardi 16 juillet le marché du vil- Ma’ar Chourine peur qu’une avancée des troupes
fin avril contre la poche d’Idlib, la pour l’instant. tués depuis le début de l’assaut, lage de Ma’ar Chourine. Des vi- Qalaat Al-Maadiq loyalistes n’incitent des centaines
dernière possession des insur- « Ce qui se passe sur le terrain est fin avril, s’élève à 904, un chiffre déos diffusées sur les réseaux so- Homs de milliers de Syriens à chercher
gés, dans le coin nord-ouest du à l’opposé des prédictions du pou- sensiblement similaire au bilan ciaux montrent une dizaine de un abri sur son sol, où vivent déjà
pays, s’est enlisée. En dépit du voir, expose Nawar Oliver, ana- des morts côté rebelles (963). cadavres carbonisés, gisant dans LIBAN SYRIE 3 millions de réfugiés, Ankara a ra-
soutien aérien que la Russie leur lyste au centre d’études Omran, Non content de résister aux les rues de cette localité. vitaillé les insurgés en armes, no-
offre, les forces pro-gouverne- basé en Turquie, qui est proche coups de boutoir des assaillants, Damas tamment en missiles antichars.
mentales ne sont pas parvenues de l’opposition syrienne. En trois les insurgés ont réussi à enfoncer « Traitement de choc » « La Turquie sait très bien que si
à faire reculer significativement mois de combats, les pro-Assad leurs lignes à plusieurs reprises, « Si ce traitement de choc n’a pas eu Deraa Idlib tombe, la zone tampon qu’elle
leurs adversaires. n’ont regagné qu’environ 80 km2, dans des attaques éclairs, faisant le même résultat qu’à Alep et dans 100 km a mise en place plus au nord, où elle
Emmenés par les djihadistes de l’équivalent de 2 % de la superficie de nombreuses victimes. Ce fai- la Ghouta, où les habitants, à bout espère réinstaller les réfugiés et qui
Hayat Tahrir Al-Cham, la force do- du bastion rebelle d’Idlib. Compte sant, les défenseurs d’Idlib ont de force, ont poussé les combat- lui sert à tenir à distance les Kurdes
minante dans cette région de tenu du nombre et de la violence érodé l’aura d’invincibilité des tants à baisser les armes, c’est pour afghane Fatimiyoun, avaient joué syriens, s’effrondrera aussi », af-
3 millions d’habitants, les rebelles des raids conduits chaque jour unités d’élite qui mènent l’offen- deux raisons principalement, un rôle-clé, ces dernières années, firme Ossama Shorbaji.
n’ont perdu qu’une seule ville, par l’aviation russe, c’est un résul- sive, notamment les Forces du Ti- avance Ossama Shorbaji, directeur dans les opérations de recon- La réunion, le 1er et le 2 août, à
Qalaat Al-Maadiq, et une poignée tat médiocre. » gre, du colonel Souhaïl Al-Has- d’une ONG qui opère dans la pro- quête du régime, en compensant Noursoultan, le nouveau nom de
de villages sans importance stra- Ce piétinement est d’autant san, un officier adulé par les par- vince d’Idlib. Tout d’abord, cette ré- le manque de bras de l’armée ré- la capitale du Kazakhstan, des
tégique. L’enclave d’Idlib, qui de- plus cuisant pour Damas qu’il tisans du régime. gion est moins densément peuplée, gulière, saignée par les défections trois partenaires du processus
Pourtant, les chasseurs-bom- la population peut toujours échap- et les morts. d’Astana – Russie, Iran, Turquie –
bardiers russes et syriens, fidèles per aux bombardements en par- Mais ces fantassins sont cette permettra peut-être d’amorcer
Un pétrolier britannique saisi par l’Iran à la tactique éprouvée durant la tant vers le nord. Mais surtout, les fois-ci restés à l’écart des combats. une désescalade. Beaucoup d’ob-
reprise d’Alep et de la Ghouta, ont gens sont conscients que si Idlib Un choix lié au peu d’intérêt que servateurs s’attendent, à court ou
L’Iran a annoncé, vendredi 19 juillet, avoir « confisqué » dans le tout fait pour anéantir l’esprit de tombe, c’est véritablement la fin. Ils la région d’Idlib possède pour la moyen terme, à une réactivation
détroit d’Ormuz un pétrolier, le Stena-Impero, battant pavillon résistance de la population. Selon n’auront plus aucune solution de République islamique ainsi qu’à du cessez-le-feu qui avait été con-
britannique. Londres s’est dit « extrêmement préoccupé » par « la le Réseau syrien des droits de repli, contrairement aux combat- la situation très compliquée qui clu en septembre 2018 et dont les
saisie inacceptable » de « deux navires » par l’Iran. Il s’agit d’un l’homme (RSDH), ces appareils tants d’Alep et de la Ghouta qui ont est la sienne sur la scène interna- violations régulières, par les deux
bâtiment britannique et d’un autre battant pavillon libérien, a ont ciblé, en onze semaines de pi- pu être transférés à Idlib. » tionale. Il est probable que Téhé- parties, avaient précipité l’offen-
précisé le ministre des affaires étrangères, Jeremy Hunt. Le lonnage, pas moins de 31 installa- L’échec de l’offensive loyaliste ran, déjà accablé par les sanctions sive d’avril. Le sort d’Idlib,
propriétaire britannique du deuxième pétrolier arraisonné, le tions de secouristes, 37 centres s’explique aussi par le fait que américaines, n’ait pas voulu ac- pomme de discorde internatio-
Mesdar, a annoncé que ce navire avait été relâché et que tous médicaux et 81 écoles. l’Iran, autre protecteur du régime croître encore la pression sur ses nale, sera autant tranché sur le
les membres de l’équipage étaient sains et saufs. Les Etats-Unis Ces raids ont poussé 300 000 Assad, n’a pas jugé bon d’y partici- épaules. Il est possible aussi que le champ de bataille qu’à la table des
ont dénoncé une « surenchère de la violence » et l’Arabie saou- habitants à se réfugier dans le per. Les milices chiites à la solde régime iranien ait veillé à ne pas négociations entre Recep Tayyip
dite a annoncé que, pour la première fois depuis 2003, des for- nord de la province, le long de la de Téhéran, comme le Hezbollah braquer le président turc, Recep Erdogan et Vladimir Poutine, le
ces américaines allaient prendre position sur son sol pour « dé- frontière turque, une zone pour libanais, la brigade irakienne Tayyip Erdogan, dans l’espoir maître du Kremlin. p
fendre la sécurité de la région ». l’instant épargnée par les frappes. Abou Fadl Al-Abbas et la brigade qu’il l’aide à contourner le blocus benjamin barthe
4 | international
Le pouvoir de l’armée contesté en Birmanie
Le parti d’Aung San Suu Kyi cherche à amender la Constitution pour réduire les prérogatives des militaires
L’
armée birmane est sur
la défensive : mardi
16 juillet, les Etats-Unis
annonçaient des sanc-
tions contre son commandant
en chef, le général Min Aung
Hlaing, et trois autres responsa-
bles, dorénavant interdits, ainsi
que leur famille, de visa améri-
cain, en raison des exactions
commises contre les Rohingya
depuis 2017. Mercredi 17 juillet,
plusieurs milliers de manifes-
tants occupaient les rues de Ran-
goun et d’autres villes du pays, le
front ceint d’un bandeau rouge
portant l’inscription : « Amendez
la Constitution de 2008 » – celle-là
même qui, adoptée du temps de
la dictature, permet aux militai-
res de verrouiller nombre de mé-
canismes institutionnels.
L’ex-junte, qui a transféré le pou-
voir à un gouvernement civil
en 2011, puis organisé des élec-
tions en 2015, continue d’occuper
un rôle disproportionné dans les
institutions du pays. Néanmoins,
elle fait face à un barrage de propo-
sitions venant des parlementaires
dans le but de réduire ses préroga-
tives. La bataille feutrée qui débute
a pour enjeu les prochaines élec-
tions générales, à l’automne 2020.
La Ligue nationale pour la dé-
mocratie (LND), le parti d’Aung
San Suu Kyi, détient la majorité
au Parlement depuis les législati-
ves de 2015, les premières élec-
tions libres depuis 1990, mais elle
devra affronter les généraux et
l’USDP (Parti de la solidarité et du
développement de l’Union) qui
les représente.
Les propositions en question
sont issues d’un comité de qua-
rante-cinq parlementaires que le
gouvernement d’Aung San Suu Kyi
a fait adopter au Parlement, en
janvier 2019, contre l’avis des mili-
taires, qui contrôlent automati-
quement 25 % des sièges. Ce co-
mité a présenté ses recommanda-
Regain de tensions commerciales
et diplomatiques entre Japon et Corée du Sud psychiatriques
Donald Trump se dit prêt à jouer les médiateurs entre ses deux alliés asiatiques
tokyo - correspondant
L’ immolation par le feu,
vendredi 19 juillet, d’un
sexagénaire sud-coréen
devant l’ambassade du Japon à
Séoul a ajouté une touche tragique
à la querelle diplomatique et com-
merciale entre la Corée du Sud et le
Japon. L’antagonisme entre les
deux grandes démocraties d’une
région qui n’en comptent guère,
toutes deux alliées des Etats-Unis
– engagés eux-mêmes dans une
guerre commerciale avec la
Chine –, est un facteur supplémen-
taire de tensions dans cette partie
du monde. Washington semble
s’en inquiéter : le président Donald
Trump s’est déclaré, vendredi, prêt
jouer les médiateurs si Séoul et
Tokyo avaient besoin de son aide.
Le différend porte en surface sur
des questions commerciales. Le
Japon a restreint ses exportations
de composants chimiques utilisés
dans la fabrication des écrans des
smartphones par les géants de
l’électronique sud-coréens faisant
valoir une « perte de confiance » en
leurs partenaires en raison de la
gestion jugée problématique de
ces matériaux sensibles. Séoul
veut porter l’affaire devant l’Orga-
nisation mondiale du commerce.
Quelle que soit la validité des
arguments de chaque partie, cette
querelle commerciale a en toile
de fond un antagonisme plus
profond enraciné dans l’histoire
de la colonisation de la péninsule
Le commandant
en chef Min Aung
Hlaing est visé
par des sanctions
américaines pour
les exactions
commises contre
les Rohingya
tions lundi 15 juillet. L’une des
principales propositions des dé-
putés de la LND, selon leurs décla-
rations à la presse, serait de ré-
duire le quota des 25 % de sièges al-
loués aux militaires en plusieurs
phases, pour parvenir à 5 % à par-
tir de 2031.
Le parti d’Aung San Suu Kyi vou-
drait aussi faire baisser de 75 % à
66 % le seuil des votes nécessaires
pour amender la Constitution, et
supprimer la clause interdisant
au président et au vice-président
du pays d’avoir un conjoint étran-
ger ou des enfants ayant la natio-
nalité d’un autre pays. Cet article
empêche la Prix Nobel de la paix
de diriger le pays autrement qu’en
occupant un poste de conseillère
spéciale créé à son intention.
Aung San Suu Kyi est en effet la
veuve d’un Britannique décédé
en 1999. Ses enfants sont citoyens
britannique pour l’un et améri-
cain pour l’autre.
La marge de manœuvre de la
Dame de Rangoun reste toutefois
limitée. « C’est un ballon d’essai : le
gouvernement birman tâte le ter-
rain, il veut voir s’il bénéficie de suf-
fisamment de soutien populaire
pour forcer une décision qui va sus-
citer, au sein de l’armée, des résis-
tances très fortes. A plus d’un an
des élections, cela leur laisse le
temps d’ajuster leur stratégie », es-
time Sophie Boisseau du Rocher,
spécialiste de l’Asie du Sud-Est à
Kyoto: les antécédents
du suspect
Shinji Aoba s’est gravement brûlé dans
coréenne par le Japon (1910-1945).
Le ton mordant des échanges au
niveau diplomatique ne fait qu’at-
tiser des ressentiments dans les
opinions publiques. En Corée du
Sud, des célébrités annulent leur
séjour au Japon et des commer-
çants annoncent boycotter les
produits japonais qualifiés de
produits « made by war criminals »
(« fabriqués par des criminels
de guerre »).
Travail forcé
L’immolation par le feu du sexagé-
naire devant l’ambassade du Ja-
pon vient rappeler le caractère très
émotionnel des relations entre les
deux pays. Selon la presse sud-co-
réenne, le beau-père de celui-ci a
été victime du travail forcé imposé
du temps de la colonisation. Ce
douloureux dossier du passé colo-
nial a refait surface récemment : la
Cour suprême sud-coréenne a
ordonné aux entreprises japonai-
ses concernées de dédommager
les familles des Coréens contraints
au travail forcé. Irrité, Tokyo fait
valoir que cette question a été ré-
glée avec le traité de normalisation
des relations entre les deux pays
en 1965. Séoul rétorque qu’à l’épo-
que, la Corée du Sud était sous une
dictature militaire et que les victi-
mes n’ont reçu aucune compensa-
tion. La Cour a fait saisir des biens
de Mitsubushi Heavy Industries
(l’une des entreprises impliquées).
Mesure qualifiée d’« acte de guerre
économique » par Tokyo.
l’Institut français des relations in-
ternationales.
Les députés issus de l’armée
avaient quitté l’hémicycle à
Naypyidaw, la capitale, quand a été
votée la décision de créer le co-
mité, en janvier – ce qui ne les a pas
empêchés d’y participer par la
suite, sans faire aucune proposi-
tion. La clause qui interdit tout
amendement à la Constitution en
deçà de 75 % de votes en faveur
leur donne un droit de veto – puis-
qu’ils sont assurés d’au moins un
quart des voix. En outre, le chef de
l’armée, qui contrôle les frontières
et la police, peut décider de toutes
sortes de mesures exceptionnel-
les s’il juge la sécurité nationale
menacée. Mercredi 17 juillet, des
partisans de la Tatmadaw, l’armée
birmane, ont eux aussi défilé,
mais pour défendre la Constitu-
tion de 2008.
Pillages et viols
Au même moment, les sanctions
américaines portent un nouveau
coup à la réputation des géné-
raux : elles visent le chef de l’ar-
mée, Min Aung Hlaing, et trois de
ses généraux les plus hauts gra-
dés, en raison des atrocités perpé-
trées par les soldats contre les
Rohingya, une minorité musul-
mane de l’ouest du pays, à la-
quelle le pays n’a jamais accordé
la citoyenneté. Face aux pillages
et aux viols, 700 000 Rohingya
ont fui le pays pour se réfugier au
Bangladesh voisin, où ils vivent
dans des camps. Or, le général
Min Aung Hlaing, qui dirige l’ar-
mée depuis 2011 et a eu un rôle
majeur dans la persécution des
Rohingya, est considéré comme
l’un des prétendants au pouvoir
aux élections de 2020.
Le secrétaire d’Etat américain,
Mike Pompeo, a rappelé, mardi,
que le général Min Aung Hlaing
avait ordonné la libération de
soldats – pourtant condamnés
Les sentiments antijaponais
sont faciles à réveiller chez les Co-
réens qui ressentent la colonisa-
tion comme une humiliation na-
tionale. Périodiquement, les diri-
geants fustigent le Japon de ne
pas s’être suffisamment excusé.
Ce qui est inexact : l’empereur en
personne a exprimé ses remords
et présenté des excuses. En revan-
che, les gouvernements à Tokyo
ne font rien pour se démarquer
d’une droite virulente qui, par
ses déclarations négationnistes,
donne effectivement l’impres-
sion d’un manque de sincérité
des excuses – quand les premiers
ministres eux-mêmes, comme
Shinzo Abe, ne confortent pas ce
sentiment par leurs visites au
sanctuaire Yasukuni, où sont ho-
norés les morts pour la patrie,
dont des criminels de guerre.
Le président sud-coréen Moon
Jae-in a placé sa présidence sous le
double signe d’un rapproche-
ment avec Pyongyang et d’une
L’antagonisme
profond entre
les deux pays
s’enracine dans
la colonisation
de la Corée
par le Japon
de 1910 à 1945
pour un massacre – après quel-
ques mois de prison, bien moins
que les seize mois que les deux
reporters de l’agence Reuters ont
passés derrière les barreaux
pour avoir dénoncé les faits. Ce
qui représente, a-t-il déclaré, un
« exemple flagrant du manque
persistant et grave de responsabi-
lité de la part de l’armée et de ses
hauts dirigeants ».
« Cette interdiction de voyager
aux Etats-Unis est largement sym-
bolique. Les militaires ne sont sans
doute pas contents que leurs plus
hauts dirigeants soient montrés
du doigt de cette manière. Et ils
doivent s’inquiéter que cela consti-
tue un précédent. L’impact direct
reste toutefois limité », estime Ri-
chard Horsey, un analyste indé-
pendant sur la Birmanie, qui fut
l’un des responsables du bureau
des Nations unies dans le pays.
En revanche, M. Horsey estime
bien plus lourde de conséquences
pour l’armée la demande d’en-
quête pour génocide déposée par
la Cour pénale internationale, dé-
but juillet – ainsi que l’initiative
de Facebook, en août 2018, de
bannir le général et plusieurs di-
zaines de responsables militaires
de la plate-forme.
La procureure de la Cour pénale
internationale (CPI), Fatou Ben-
souda, a déposé, le 4 juillet, une
requête pour que la CPI autorise
une enquête sur la déportation
des Rohingya vers le Bangladesh –
Malgré des
élections en 2015,
l’ex-junte
conserve un rôle
disproportionné
dans les
institutions
reprise en main par la Corée de sa
propre histoire. Sur deux points :
la collaboration avec l’occupant ja-
ponais et les questions épineuses
de la colonisation. Il a ainsi dé-
noncé l’accord signé en 2015 par
Shinzo Abe et la présidente Park
Geun-hye (en prison pour corrup-
tion) visant à régler une fois pour
toutes la question de femmes de
réconfort en présentant ses excu-
ses et en créant un fonds de
compensation aux victimes.
Séoul s’engageait à ne plus utiliser
cette question comme levier di-
plomatique et à faire enlever la
statue de bronze représentant
une femme de réconfort érigée
devant l’ambassade du Japon à
Séoul. La statue est toujours là.
En légère baisse dans les sonda-
ges à la suite des avancées en
dents de scie de sa politique nord-
coréenne, Moon Jae-in a vu en re-
vanche sa popularité remonter
depuis qu’il tient la dragée haute
au Japon. De son côté, Shinzo Abe
ne peut guère transiger vis-à-vis
de la droite, qui le soutient. Si la
tension entre Tokyo et Séoul s’en-
venime, elle risque d’affaiblir l’al-
liance militaire tripartite Corée
du Sud, Etats-Unis, Japon. Pour le
ministre des affaires étrangères
japonais, Taro Kono, « l’attitude de
la Corée du Sud revient à subvertir
l’ordre de la seconde guerre mon-
diale ». A moins qu’elle ne soit
l’expression de l’inexorable trans-
formation de celui-ci… p
philippe pons
un Etat signataire du traité fonda-
teur de la CPI, contrairement à la
Birmanie.
Une délégation de la CPI est
d’ailleurs actuellement à Dacca, la
capitale bangladaise, pour expli-
quer la procédure en cours. Cette
requête fait suite à la mission
d’enquête des Nations unies,
d’août 2018, qui a demandé des
poursuites pour « génocide »,
« crimes contre l’humanité » et
« crimes de guerre » contre plu-
sieurs généraux birmans, dont
Min Aung Hlaing.
Déni
Malgré le conflit larvé entre la
LND et la Tatmadaw, les sanctions
de Washington ont été… dénon-
cées par Myo Nyunt, le porte-pa-
role du parti. Elles sont dues au
fait que « [les Américains] ne
comprennent pas la situation
réelle en Birmanie », a-t-il déclaré,
ajoutant que « les dirigeants bir-
mans n’ont pas ignoré la question
des droits de l’homme ».
Le déni entourant les crimes
dont furent victimes les Rohin-
gya, qui a largement terni l’image
d’Aung San Suu Kyi à l’étranger,
reste généralisé en Birmanie. La
perspective des élections en fait
en outre un terrain miné pour le
parti, dans une société birmane
considérant, dans son ensemble,
avoir affaire à des « intrus » – les
Birmans appellent les Rohingya
des « Bengalis ».
Après avoir persécuté les Rohin-
gya, les troupes birmanes mè-
nent, depuis 2018, dans l’Etat de
l’Arakan, une offensive contre
l’armée rebelle des autonomistes,
en majorité bouddhistes. Elle est
de nouveau critiquée pour sa bru-
talité, qui aurait conduit au
moins à une dizaine de morts en
détention depuis mars 2019. Elle
a mis en place sa propre commis-
sion d’enquête. p
brice pedroletti
l’incendie qui a tué 34 personnes au Japon
tokyo - correspondant
V ingt-quatre heures après
l’incendie du studio
d’animation de KyoAni à
Kyoto, au cours duquel 34 person-
nes sont mortes, le profil du prin-
cipal suspect dans cette affaire se
précise. Selon la police, l’homme
âgé de 41 ans s’appelle Shinji Aoba.
Il souffrirait de problèmes psy-
chiatriques. Gravement brûlé
dans l’incendie qu’il a provoqué, il
a été hospitalisé sous surveillance
policière. Il n’a pas encore été in-
terrogé ni formellement inculpé.
A la suite d’études secondaires
dans le département de Saitama,
au nord de Tokyo, il avait travaillé
comme intérimaire à la municipa-
lité puis dans un bureau de poste.
En 2012, il avait braqué une supé-
rette avec un couteau avant de se
constituer prisonnier le jour
même se disant membre de la
secte Aum Shinrikyo, responsable
de l’attaque terroriste au gaz sarin
dans le métro de Tokyo en 1995.
Ce qui n’a jamais été confirmé. Il
avait été condamné à trois ans et
six mois de prison.
A sa sortie de prison, il vécut
dans des logements destinés aux
anciens prisonniers puis depuis
2016 dans un petit appartement
du département de Saitama où il
se disputait fréquemment avec
ses voisins en raison du tapage
nocturne auquel il se livrait. La
police était intervenue à plusieurs
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
LES DATES
1948
Proclamation de l’indépendance.
1962
Le général Ne Win prend le
pouvoir par un coup d’Etat.
1988
Les manifestations pour la
démocratie sont écrasées dans
le sang. Un coup d’Etat établit la
junte militaire. L’armée promet
toutefois des élections libres.
1990
La Ligue nationale pour la
démocratie (LND), fondée par
Aung San Suu Kyi, remporte les
élections. Les militaires refusent
de jouer le jeu : Aung San Suu
Kyi est assignée à résidence
et recevra le prix Nobel de la paix
un an plus tard.
2010
La Dame de Rangoun est libérée.
2011
La junte militaire est officielle-
ment dissoute. Le général Thein
Sein devient président d’un gou-
vernement composé essentielle-
ment de militaires.
2015
Les premières élections libres
depuis 1990 sont remportées
par la LND. L’armée conserve
25 % des sièges. Aung San Suu
Kyi est désignée conseillère
spéciale et ministre des affaires
étrangères.
reprises. Selon la chaîne de télévi-
sion nationale NHK, souffrant de
problèmes psychiatriques, il était
suivi par des aides-soignantes qui
lui rendaient visite.
Volumineux paquet
La veille ainsi que le matin de l’in-
cendie, une collégienne l’avait
aperçu dans un parc à proximité
du siège de KyoAni avec un volu-
mineux paquet à côté de lui. Non
loin ont été retrouvés les emballa-
ges des jerricanes d’essence qu’il a
utilisés. La collégienne l’a reconnu
en raison des vêtements qu’il por-
tait lorsqu’il fut appréhendé par la
police après avoir essayé de fuir.
Dans un commentaire sur le
site japonais Yahoo News, le so-
ciologue Mikio Kawai, de l’uni-
versité de Yokohama, estime que
par rapport aux cas de violence
aveugle (attentat de la secte
Aum ; déchaînement de haine
contre des voisins ou meurtre in-
discriminé comme celui survenu
en 2008 dans le quartier d’Akiha-
bara à Tokyo), l’incendie du bâti-
ment de KyoAni est particulier :
« L’auteur a utilisé de l’essence et
non un couteau [comme c’est le
plus souvent le cas dans ces types
d’agressions au Japon] en se met-
tant lui-même en danger. Son
acte pose la question du proces-
sus psychologique qui l’a conduit
à l’acte et de l’isolement social
dont il était ou non victime. » p
ph. p.
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
Deux non-lieux
dans des affaires
de l’amiante
Face à l’échec des instructions pénales,
des victimes de cette fibre tueuse
changent de stratégie judiciaire
E
n moins d’une semaine,
les magistrats instruc-
teurs du Pôle de santé
publique de Paris char-
gés des dossiers d’exposition à
l’amiante viennent d’ordonner
deux non-lieux généraux dans
des affaires vieilles de vingt-
trois ans liées à cette fibre
tueuse, reconnue cancérogène
par le Centre international de re-
cherche sur le cancer (CIRC)
en 1973, mais interdite en France
depuis 1997 seulement.
Le 11 juillet, c’était dans le dos-
sier du fabricant d’amiante-ci-
ment Eternit, dans lequel avaient
été mis en examen plusieurs di-
recteurs d’usine pour l’exposition
de leurs salariés. Puis le 17 juillet
dans celui de l’équipementier
automobile Ferodo-Valeo de Con-
dé-sur-Noireau (Calvados) qui im-
pliquait cinq ex-responsables
d’usine. Les personnes visées
dans ces deux affaires étaient mi-
ses en examen pour « homicides
et blessures involontaires ».
Ces décisions s’ajoutent à
d’autres, analogues, prises de-
puis un peu plus d’un an dans les
affaires de la centrale EDF d’Arju-
zanx (Landes), d’Everite-Saint-
Gobain, de DCN (chantiers navals
militaires), des Charbonnages de
France… Le parquet n’a jamais
précisé le nombre de dossiers
amiante en cours mais les asso-
ciations de victimes estiment qu’il
en reste une dizaine à régler.
« Parquet hostile »
Me Michel Ledoux, avocat des vic-
times dans les affaires Eternit et
Ferodo-Valeo, gage que la quin-
zaine de dossiers toujours au Pôle
Santé seront voués au même sort.
« Dans la mesure où le parquet est
hostile aux victimes, on s’attend à
une pluie de non-lieux motivés par
les mêmes arguments dans les se-
maines à venir, prévient-il. On
peut même se demander si le fait
de nous les notifier en période de
vacances n’est pas une manœuvre
supplémentaire pour tenter de
nous faire oublier le délai de dix
jours pour faire appel. » Dans un
En Europe, des retards dans le contrôle des OGM nouvelle génération
Selon une ONG, l’Union européenne n’est pas en mesure de détecter si des produits importés ont été obtenus par mutagénèse
E n plein débat à l’Assem-
blée nationale sur le CETA,
l’accord de libre-échange
entre l’Union européenne (UE) et
le Canada, voilà de quoi donner
du grain à moudre à ceux qui
s’inquiètent des contrôles sani-
taires sur les produits importés
en Europe. L’association Les
Amis de la Terre révèle, vendredi
19 juillet, que l’UE n’est pas en
mesure de détecter la présence
d’organismes génétiquement
modifiés (OGM) de nouvelle gé-
nération dans ses importations,
parce que la Commission n’a à ce
jour pas encore établi de proto-
cole de test.
L’association s’est procuré des
documents montrant qu’en
avril 2017, la direction générale
(DG) de la santé n’a pas jugé utile
de développer une méthode
d’évaluation des produits issus
des nouvelles techniques de mu-
tagénèse. Selon le compte rendu
d’une réunion organisée entre la
communiqué, l’Association natio-
nale de défense des victimes de
l’amiante (Andeva) a pour sa part
dénoncé un « véritable permis de
tuer sans crainte de poursuites pé-
nales » délivré par les juges.
Matériau naturel massivement
utilisé dans le monde entier pour
ses propriétés isolantes et ignifu-
ges, l’amiante cause des patholo-
gies qui peuvent apparaître jus-
qu’à trente à quarante ans après la
première exposition. Il est no-
tamment à l’origine d’un cancer
spécifique et incurable de la plè-
vre : le mésothéliome pleural.
Date de la faute éventuelle
Les motivations des ordonnan-
ces de non-lieux qui se succèdent
sont de véritables copier-coller
qui, tous, puisent leur argumen-
tation dans un rapport d’exper-
tise définitif de février 2017. Ce
dernier, selon l’interprétation
des magistrats, affirme l’impos-
sibilité d’établir la date d’une
éventuelle faute ayant entraîné la
contamination puis l’intoxica-
tion des victimes, et donc d’im-
puter avec certitude la responsa-
bilité à une personne physique.
Dans les ordonnances des 11 et
17 juillet que Le Monde a consul-
tées, les juges estiment qu’il n’est
« pas possible de déterminer a pos-
teriori une date précise d’intoxica-
tion par les fibres d’amiante » et
donc « de mettre en corrélation le
dommage et les éventuelles fautes
qui pourraient être imputées à des
personnes qui auraient une res-
ponsabilité dans l’exposition
à l’amiante subie ».
Une argumentation « spé-
cieuse » pour Me Michel Ledoux.
« Ce qu’ils nous demandent pour
l’amiante équivaut à sommer un
fumeur d’indiquer quelle ciga-
rette est à l’origine de son cancer
bronchopulmonaire, or, pour
toute substance cancérogène, mu-
tagène et reprotoxique, on ne peut
raisonner que par période d’expo-
sition et pas d’intoxication. Il s’agit
d’un processus continu », dit-il.
Pour Me Antoine Vey qui défend,
avec Me Eric Dupond-Moretti, le
DG santé et des représentants du
Réseau européen de laboratoires
sur les OGM (ENGL), pendant la-
quelle la question a été soulevée,
« la DG santé a expliqué qu’ENGL
était un réseau très important,
mais que la Commission [avait] dé-
cidé d’avoir un débat plus ouvert
sur la question des OGM 2.0 et
d’examiner les perspectives d’ave-
nir de façon plus large ».
Si les OGM dits de première gé-
nération sont obtenus par trans-
génèse, c’est-à-dire par l’introduc-
tion d’un gène étranger (« trans »),
les technologies de séquençage du
génome permettent de « muter »
des gènes (par exemple pour amé-
liorer la résistance de variétés à
certains ravageurs, leur adaptabi-
lité au climat ou leur compatibilité
avec des herbicides).
Après plusieurs années de flou
sur le statut juridique des produits
obtenus par mutagénèse, la Cour
de justice de l’UE (CJUE) a tranché
en juillet 2018, les assimilant à des
Devant la Cour de cassation pendant un procès de l’amiante, à Paris, le 22 mars. VINCENT ISORE/IP3 PRESS/MAXPPP
Comité antiamiante Jussieu et
l’Association régionale des victi-
mes de l’amiante du Nord-Pas-de-
Calais (Ardeva 59-62) – fédérés au
sein de l’Association des victimes
de l’amiante et autres polluants
(AVA) –, sur les dossiers de l’uni-
versité parisienne de Jussieu, des
chantiers navals de Dunkerque
(Nord) et de l’entreprise sidérurgi-
que Sollac, toujours en cours de
règlement, le rapport d’expertise
fustigé est « l’élément qui permet
aux juges de s’en sortir technique-
ment ». « Mais, interroge l’avocat,
comment justifient-ils qu’il n’y ait
eu aucun acte d’investigation dans
ces dossiers depuis 2013 ? Et qu’il ait
fallu plus de vingt ans pour ordon-
ner ces non-lieux quand le Pôle de
santé publique est capable de ré-
gler en trois ans des dossiers énor-
mes comme celui des prothèses
mammaires PIP ? »
Me Michel Ledoux reste opti-
miste quant au succès de l’appel
qu’il a introduit contre les ordon-
nances de non-lieu pour Eternit
et Ferodo-Valeo. « Ces affaires ne
sont plus des dossiers de santé pu-
blique, explique-t-il. En décou-
pant les plaintes entreprises par
entreprise, la justice a réduit l’af-
faire de l’amiante à une multitude
de dossiers de santé et de sécurité
au travail puisque seuls les direc-
teurs d’établissement sont main-
tenant visés. »
Ce qui est « très décevant pour
les victimes » lui paraît « intéres-
sant sur le plan juridique ». « Le ter-
rain en matière d’hygiène, de
OGM. Cette décision, d’applica-
tion immédiate, les soumettait de
facto aux mêmes règles d’évalua-
tion des risques, d’obligation d’éti-
quetage, de traçabilité et de sur-
veillance. A la suite de l’arrêt de la
CJUE, la DG santé a finalement
chargé en octobre 2018 le réseau
ENGL et le laboratoire de référence
européen d’établir un protocole
commun, mais selon Mute
Schimpf, chargée de campagne
alimentation et agriculture des
Amis de la Terre, « un temps pré-
cieux a été perdu, et aujourd’hui,
des produits obtenus par mutagé-
Plusieurs
documents
montrent les
demandes de
clarification des
Etats à Bruxelles
santé et de sécurité au travail est
particulièrement balisé, précise
l’avocat. Chaque année, des centai-
nes d’employeurs sont poursuivis
et condamnés pour des manque-
ments dans ces domaines, et la ju-
risprudence de la chambre crimi-
nelle de la Cour de cassation est
particulièrement sévère. »
Mais pour Michel Parigot, prési-
dent du Comité antiamiante Jus-
sieu, c’est l’affaire de l’amiante el-
le-même qu’il faut juger. « On ne
peut attribuer les 100 000 morts
de l’amiante au seul fait que les
entreprises n’auraient pas res-
pecté les règles d’hygiène et de sé-
curité, martèle-t-il. A l’origine de
cette catastrophe sanitaire, il y a
une action de lobbying particuliè-
rement efficace du Comité perma-
nent amiante [CPA] pour conti-
nuer à diffuser massivement et
sans précaution ce matériau can-
cérogène, en toute connaissance
de cause des dégâts que cela pro-
voquerait. »
Structure créée en 1982, finan-
cée par les industriels de
l’amiante et composée d’indus-
triels, de scientifiques et de hauts
fonctionnaires des ministères du
travail, de la santé et de l’indus-
trie, le CPA est accusé par les asso-
ciations d’avoir promu ce qu’il ap-
pelait « l’usage contrôlé » de
l’amiante, tout en sachant ce ma-
tériau mortel.
L’échec annoncé des instruc-
tions pénales en cours au Pôle
santé publique et la volonté de
voir jugés les « véritables respon-
nèse peuvent rentrer illégalement
sur le territoire européen ».
Si la Commission de Bruxelles af-
firme « ne pas être au courant »
d’importations suspectes, elle ren-
voie la responsabilité au secteur
privé. « La charge de la preuve que
les importations ne contiennent
pas d’OGM non autorisés incombe
aux opérateurs économiques », ex-
plique-t-on à la DG santé, en préci-
sant par ailleurs que « chaque Etat
membre est chargé de l’application
de la législation européenne sur les
OGM ». Plusieurs documents
montrent toutefois que ces der-
niers sont demandeurs de plus de
clarté de la part de Bruxelles. Le
compte rendu d’une discussion du
11 septembre 2018 entre la DG
santé et les représentants natio-
naux indique que « la plupart des
Etats membres ont soulevé des dif-
ficultés à identifier et à quantifier
les produits issus de techniques de
mutagénèse et ont souligné l’im-
portance de récolter des informa-
planète | 5
Les victimes
prévoient de
déposer une
« citation directe
collective » visant
les « responsables
nationaux » de la
catastrophe
sables de la catastrophe sanitaire
de l’amiante » ont inspiré une
stratégie judiciaire de contourne-
ment à Mes Dupond-Moretti et
Vey et à leurs clients.
« Débat public »
L’AVA et ses conseils veulent
ainsi mettre en œuvre une « cita-
tion directe collective des victi-
mes de l’amiante » visant les
« responsables nationaux » de la
catastrophe sanitaire et en parti-
culier les membres du CPA. Cette
procédure permet de citer les
auteurs supposés d’une infrac-
tion à comparaître à l’audience
de jugement, sans passer par la
phase de l’instruction. La charge
d’apporter les preuves de l’in-
fraction visée revient aux requé-
rants. « Cela revient à faire nous-
mêmes l’instruction que l’institu-
tion judiciaire n’a pas voulu faire.
Face à une catastrophe de cette
ampleur, le moins que l’on puisse
demander, c’est un débat public
dans le cadre d’un tribunal, où les
tions sur les produits susceptibles
d’entrer sur le marché européen ».
Pas de calendrier
Dans un courrier daté du 17 octo-
bre 2018, les autorités françaises
demandent à la DG santé que
« l’interprétation de l’arrêt de la
CJUE soit déclinée de manière opé-
rationnelle » et qu’un « registre
contenant des informations préci-
ses sur les produits susceptibles
d’être commercialisés » soit mis en
place. « Il importe, poursuit la
France, que l’UE [construise] une
expertise publique impartiale sur
les bénéfices et les risques inhérents
à ces technologies. » Dans une
autre note du 18 janvier, la France
liste les brevets déposés et les pro-
jets connus en développement
aux Etats-Unis, au Canada, en Ar-
gentine, au Brésil et au Chili.
D’autres pays, qui devaient tous
établir, à la demande de Bruxelles,
un état des lieux des recherches en
cours sur leur territoire, formulent
responsables viennent s’expli-
quer », développe Michel Parigot.
Selon lui, la citation directe sera
déposée au tribunal de grande
instance de Paris « la première se-
maine de septembre ». Toutes les
victimes de l’amiante, quelles
qu’aient été leurs conditions
d’exposition, peuvent se joindre
à cette action. Plus de 1 000 per-
sonnes l’ont déjà fait, et des mil-
liers d’autres pourraient venir
grossir leurs rangs.
La publication par Santé publi-
que France, le 27 juin, des alar-
mants résultats de son pro-
gramme national de sur-
veillance des mésothéliomes
pleuraux, mis en place en 1998
– un an après l’interdiction de
l’usage de l’amiante –, fournit
des arguments aux partisans du
procès pénal. Les auteurs du
rapport soulignent que le nom-
bre annuel de mésothéliomes
continue d’augmenter, et plus
particulièrement chez les fem-
mes, avec un doublement des
cas en vingt ans, pour atteindre
310 cas par an.
Ils affirment aussi que « l’expo-
sition à l’amiante est et restera en-
core pendant plusieurs décennies
un sujet majeur de santé publique
(…) ». Ils notent enfin que la pro-
portion des personnes atteintes
de mésothéliome pleural ayant
exercé une activité dans le sec-
teur du BTP est en augmentation
constante depuis 1998 pour
atteindre 50 % en 2016. p
patricia jolly
des doléances similaires. Ainsi de
l’Espagne, qui constate dans une
lettre envoyée le 11 septem-
bre 2018 que « les méthodes de dé-
tection des OGM issus des techni-
ques de mutagénèse n’étant pas
disponibles, nous ne pouvons don-
ner d’instructions spécifiques à nos
organes de contrôle ». Ou du Dane-
mark, qui adresse le même jour :
« Nous demandons une clarifica-
tion à la Commission sur comment
la traçabilité et l’étiquetage peu-
vent être garantis quand (…) il n’y a
pas de moyens de contrôles. »
La Commission européenne s’en
remet aux travaux en cours sur
l’établissement d’un protocole,
sans avancer de calendrier. Ce qui
fait tousser Les Amis de la Terre :
« Il est clair que c’est à la Commis-
sion de prendre le lead pour coor-
donner les actions, considère Mute
Schimpf. Le retard pris fait porter
un risque au public et au secteur
agroalimentaire. » p
mathilde gérard
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SPORTS
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DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019

C O U P E D ’A F R I Q U E D E S N AT I O N S

Deux étoiles
pour l’Algérie,
la liesse à Alger,
Paris, Marseille
Vingt-neuf ans après un premier sacre, l’Algérie
a remporté, vendredi, la Coupe d’Afrique des
nations de football face au Sénégal (1-0). Les
supporteurs ont célébré la victoire toute la nuit,
à Alger comme dans plusieurs villes de France

RÉCIT à leur révolution. Une référence directe aux

articles 7 et 8 de la Constitution – relatifs à la

S
« souveraineté » et au « pouvoir constituant »
ur les deux rives de la Méditerra- du peuple – qu’ils souhaitent voir appliqués
née, une même liesse. A l’heure au plus vite.
où le coup de sifflet final a retenti Même si le moment était moins symboli-
sur la pelouse du stade interna- que, sur le Vieux-Port, à Marseille, c’est
tional du Caire, vendredi Riyad Mahrez qui a laissé le public fasciné
19 juillet, sacrant les Fennecs en allant chercher la coupe d’Afrique. Hom-
champions d’Afrique, les villes de France ont mes et femmes ont dégainé leur téléphone
elles aussi exulté, à l’unisson d’Alger. Le titre pour filmer la télé alors que des scooters sla-
de vainqueur de la Coupe d’Afrique des na- lomaient au milieu de la foule, freins serrés
tions (CAN), décroché par l’Algérie pour la mais gaz à fond pour faire le plus de bruit
deuxième fois de son histoire (après celle de possible…
1990) au détriment de la sélection sénéga-
laise et au terme d’un match tendu, crispé, « 2 » AVEC LES DOIGTS
fermé (1-0), a été largement fêté. En Algérie, « Je me souviens de la victoire de 1990 », lâche
mais aussi dans l’Hexagone, où 6,3 % de la un chibani (ancien combattant maghrébin
population est née au Maghreb ou a un pa- de l’armée française), ému de ce souvenir qui
rent qui en est originaire. remonte à vingt-neuf ans déjà. « Madjer,
A Alger, les mots suffisaient à peine pour Oudjani… », égrène-t-il, alors qu’en direct
narrer la joie de ce sacre. « Dantesque », « dé- du Caire, Riyad Mahrez montre le logo de la
ment », « extraordinaire »… Cette coupe fédération et fait « 2 » avec ses doigts. « ÇA VA FAIRE
semble redonner espoir au mouvement dé-
mocratique qui s’enlisait après son 21e ven-
Comme le nombre de titres continentaux
désormais remportés par les Fennecs.
DU BIEN DE L’AUTRE
dredi de protestation dans les rues, sans Marseille, la cité la plus algérienne de CÔTÉ DE
aboutir vraiment à instaurer une sortie par France… Le flot des supporteurs sortis célé-
le haut avec une organisation d’élections brer le sacre continental a continué à enfler LA MÉDITERRANÉE.
acceptables.
Pour beaucoup, gagner la CAN est un signe.
bien après la fin du match. Ils ont convergé
par vagues successives vers le Vieux-Port
LÀ-BAS, ILS EN ONT
Un de plus. Car, pour certains, il y en a déjà dans une ambiance survoltée. Exaltés de- ENCORE PLUS
eu au fil de la compétition. Ainsi, lorsque puis le but inscrit en tout début de
Riyad Mahrez et Youcef Belaïli s’étaient pré- rencontre, ivres de joie, de chants et des ef- BESOIN »
sentés pour tirer le coup franc qui allait en- fluves de fumigènes qui ont teinté la nuit MALIK
voyer l’équipe en finale, à la 95e minute du en rouge, ils ont remonté, au rythme des supporteur
match, les opposants au Nigeria, leur nu- derboukas et des « One, two, three, viva l’Al-
méro 7 et 8 floqué sur leur maillot, ont été gérie » vers le carrefour de la Canebière, épi-
vus par les supporteurs comme un clin d’œil centre de la fête.
La victoire de Champigny-sur-Marne
à champigny-sur-marne, la finale de la 32e édi- une ambiance à la fois bon enfant et survoltée. Feux
tion de la Coupe d’Afrique des nations de football d’artifice, fumigènes, klaxons, mini-concerts im-
(CAN) avait le parfum de la victoire. Quoi qu’il ad- provisés… Hier soir, les habitants exultaient. C’est
vienne. « Quel que soit le résultat, on avait gagné, dans ce quartier composé majoritairement de loge-
Champigny avait déjà gagné », lançait Jean-Daniel, ments HLM et classé en zone de sécurité prioritaire
9 ans, quelques minutes après le coup de sifflet fi- que Djamel Belmadi est né, ici qu’il a grandi et qu’il
nal. Car c’est ici, dans cette ville du Val-de-Marne a fait ses premiers petits ponts, non loin d’Aliou
d’un peu plus de 75 000 habitants, que Djamel Cissé, arrivé à Champigny-sur-Marne à l’âge de
Belmadi, sélectionneur de l’Algérie, et Aliou Cissé, 9 ans. Si les deux hommes ne se sont pas connus
sélectionneur du Sénégal, ont grandi. A moins de enfants, ils ont développé des relations amicales, au
deux kilomètres l’un de l’autre. gré de leurs parcours professionnels. Tous deux
« Ce sont deux enfants de Champigny ! », s’est sont âgés de 43 ans et sont nés à un jour d’intervalle.
exclamé fièrement Makan, 11 ans. « C’est rare qu’on
soit représenté en bien, nous, les quartiers », « On parle de notre ville pour une raison positive »
commentait Djibril, 13 ans. Comme Jean-Daniel, les « C’est une richesse pour la ville », s’est félicité
deux garçons s’étaient pourtant rangés derrière les Djamel Akrouche, le patron depuis dix-huit ans du
Lions de la Teranga. La défaite de leur équipe les a Restaurant de l’Euro, situé en centre-ville. Ven-
déçus, mais ils ont mis un point d’honneur à rele- dredi soir, son bar était rempli de supporteurs des
ver la tête. « Cissé et Belmadi, c’est la fierté du 9-4, la Fennecs, la plupart kabyles, qui ont dansé et
fierté de Champigny », a tranché Jean-Daniel, la chanté au son de « One, two, three, viva l’Algérie ! »
mine sérieuse, tout en regardant passer les voitures pendant la mi-temps, sous le regard amusé des
– drapeaux de l’Algérie au vent, klaxons hurlants – rares supporteurs des Lions. « Supporteur de l’Algé-
avec un petit pincement au cœur. rie ou du Sénégal, tout le monde est le bienvenu
Tous les trois habitent le quartier populaire du chez moi, a souligné le patron. A Champigny, on est
Bois-l’Abbé, qui a fêté la victoire des Fennecs dans tous kif-kif. »
15 000 puis 25 000 personnes, selon la pré-
fecture de police des Bouches-du-Rhône,
étaient présentes. Parmi elles, Farid, vieux
drapeau algérien brodé sur les épaules, les
yeux brillants : « On est heureux, fiers. Les
Fennecs nous ont fait honneur. » Nesbile, son
copain, observe la foule, radieux : « Tu vois le
sourire sur le visage de tout le monde. La com-
munauté est là, unie et heureuse… »
Malik, 35 ans, et Nadir, 39, nés à Marseille,
se sont fait prendre en photo quelques mè-
tres plus loin, drapeaux en mains. Le pre-
mier, entrepreneur, montre sur son télé-
phone un cliché pris au même endroit avec
des drapeaux français cette fois. « C’était l’an
dernier après la victoire en Coupe du monde.
C’est pour ça qu’on voulait la refaire ! », préci-
se-t-il. « Juillet nous porte chance », complète
Nadir. « Ça va faire du bien de l’autre côté de la
« En général, quand on parle de Champigny, c’est
pour évoquer des faits divers, pendant quelques
jours, on a parlé de notre ville pour une raison posi-
tive, ça fait du bien », a témoigné Abdelaziz B.,
54 ans, Campinois depuis sa naissance. Avec sa cas-
quette aux couleurs de l’Algérie vissée sur la tête,
Samy, 35 ans, était présent lui aussi, au Restaurant
de l’Euro. Ouvrier dans le bâtiment – « je fais des
clôtures » –, il a grandi à Champigny-Sur-Marne.
« Je suis Français », raconte-t-il, un large sourire ac-
croché au visage. « Brandir le drapeau algérien, ce
n’est pas détester la France, c’est se souvenir de ses
origines. J’aime les deux, la France et l’Algérie, mais
parfois, ici, il y a des gens qui font des choses telle-
ment méchantes que ça touche le cœur. »
Lorsque, un peu plus tôt dans la soirée, un
homme est venu arracher le drapeau algérien qu’il
avait noué autour de ses épaules en lui criant de
rentrer chez lui, il a répondu : « Mais je suis né ici,
monsieur, comment je fais ? Je vais où ? » L’homme
est reparti sans un mot. Samy a gardé sa casquette.
La fête terminée, il est rentré retrouver ses deux en-
fants, chez lui, à Champigny-sur-Marne, « la ville de
Belmadi et Cissé ». p
louise couvelaire
Méditerranée, reprend Malik. Là-bas, ils en
ont encore plus besoin. »
Alors qu’en demi-finale, des débordements
ont eu lieu en France, cette fois les forces de
l’ordre – quatre compagnies de CRS dé-
ployées à Marseille – ont pu rester discrètes.
A 2 heures du matin, un feu de containers à
poubelles était le seul incident relevé. Pour-
tant, 2 000 supporteurs fêtaient encore la
victoire des Fennecs sur le Vieux-Port.
A Lyon aussi l’ambiance est restée festive,
malgré des jets de projectiles visant les for-
ces de l’ordre dans le quartier de la Guillo-
tière (3e arrondissement) et devant l’Hôtel-
Dieu (2e) – qui ont entraîné des répliques po-
licières –, et plusieurs voitures et poubelles
incendiées dans la périphérie de la ville. A
Vaulx-en-Velin, Bron, Vénissieux, Saint-
Fons, des scènes de tensions urbaines – des
groupes de jeunes gens provoquant la police
– ont partiellement entaché la fête. Mais,
l’imposant dispositif sécuritaire a, là encore,
fonctionné, avec beaucoup moins de faits
violents que le 14 juillet.
A Paris et en petite couronne, 69 person-
nes ont été interpellées. Et même dans les
quartiers où vivent Subsahariens et Maghré-
bins, la soirée s’est déroulée calmement.
« ENCORE UNE AFFAIRE DE SORCELLERIE ! »
Dans le 18e arrondissement de la capitale, où
le Barbès nord-africain touche la zone de
Château-Rouge peuplée de Subsahariens,
vainqueurs et vaincus ont fêté ensemble le
sacre de l’Algérie. Après un instant de doute,
quand à la deuxième minute du match, les
Fennecs ont inscrit le but victorieux, le seul
de la rencontre ; là, une chape de silence, si
lourde qu’elle devait se ressentir jusqu’à Da-
kar, s’est abattue sur la rue Myrah : « Mais
vraiment je vous le jure, lâche même un
client du restaurant Soleil d’Afrique. C’est en-
core une affaire de sorcellerie ! »
Mais la déception est vite digérée et Cha-
teau-Rouge n’a eu qu’à se rallier à la joie de
Barbès-Rochechouart, où les supporteurs al-
gériens exultaient. Des fumigènes illumi-
naient la nuit parisienne. On dansait, on
s’embrassait, on tourbillonnait… et on se his-

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DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
sait même à quatre sur les scooters pour
crier dans la nuit le visage au vent.
C’est au rythme des percussions que l’on a
commencé à fêter ce deuxième titre conti-
nental des Fennecs sur les Champs-Elysées.
Avant que des gaz lacrymogènes copieuse-
ment distribués n’embrument le haut de
l’avenue. Plus bas, feux d’artifice et tambours
célébraient toujours la victoire. « C’est un
grand jour pour l’Algérie », se réjouissait
Rayan, la trentaine. « Et ce n’est pas du tout
quelque chose contre la France », assurait le
jeune homme. « Au contraire, nous célébrons
la victoire de l’Algérie comme celle de la France
l’année dernière. » De quoi faire mentir les po-
litiques qui avaient déploré au fil de la soirée
l’apparition trop récurrente des étendards
vert, rouge et blanc.
A Dakar, en revanche, la joie n’y était pas. Le
coup de sifflet final n’avait pas encore retenti
que ce n’était déjà que larmes et désillusion.
Les milliers de supporteurs rassemblés sur
la Place de la Nation, au cœur de la capitale
sénégalaise, se sont vite dispersés. Encore
perdu. Ils ont échoué à réaliser le rêve du
peuple de la Teranga, celui d’entrer dans
l’histoire du football continental… p
victoire achard (à dakar), maryline
baumard, pierre lepidi, matteo
maillard, anahit miridzhanian,
vénancia pétillault, gilles rof (à mar-
seille), richard schittly (à lyon), léa
sanchez et madjid zerrouky (à alger)
Un palmarès international très léger
En s’adjugeant pour la deuxième fois la Coupe d’Afrique des
nations (CAN), l’Algérie complète un palmarès international
qui est loin d’être étoffé. Outre ces deux titres continentaux,
les Fennecs ont remporté une Coupe afro-asiatique des nations
en 1991, ou encore les Jeux panafricains en 1978 et les Jeux
méditerranéens en 1975. Si l’Algérie s’est adjugé à deux reprises
la Coupe du monde de football… militaire (2011 et 2015), sa
présence dans la Coupe du monde organisée par la FIFA n’a,
au contraire, jamais été très probante : les Fennecs n’ont pas
dépassé le premier tour en 1982, 1986 et 2010. Leur meilleur
parcours dans la compétition phare mondiale consiste en
un huitième de finale (perdu, 2-1, face à l’Allemagne), en 2014.
Un deuxième sacre continental,
qui revêt une dimension très politique
Vainqueure de le CAN en 1990, l’Algérie enchaînait les déconvenues depuis plusieurs
années. Les joueurs ont dédié cette victoire au « peuple, magnifique en ce moment »
le caire - envoyé spécial
L’ Algérie, Mecque des
révolutionnaires.
révolutions. Et du foot-
Des
ball africain. Vendredi 19 juillet,
au soir d’une nuit égyptienne
étouffante, les Fennecs ont rem-
porté face aux Lions de la Teranga
(1-0), la 32e édition de la Coupe
d’Afrique des nations (CAN). La
deuxième de leur histoire, après
celle conquise en 1990. Les
Guerriers du désert sont venus à
bout du Sénégal.
Le duel a basculé dès la
deuxième minute par un coup de
chance à moins que ce soit le
« mektoub », le destin en arabe,
qui en ait décidé autrement. Une
frappe anodine de Baghdad
Bounedjah déviée par Salif Sané a
terminé au fond des filets sénéga-
lais. Et puis, plus rien. Des fautes.
Beaucoup de fautes. De la tension.
De l’engagement. Le jeu s’est
fermé. Sadio Mané a tenté, se dé-
menant sur la pelouse mais il ne
peut y en avoir dix autres comme
lui dans une équipe. A l’image de
cette finale sans éclat, les Lions
n’ont guère brillé tout au long de
la CAN. Pour les Algériens, c’est
une autre affaire : peu importe la
manière, seule la gagne compte…
Les Fennecs ont traversé cette
compétition en séduisant le peu-
ple algérien. Qui aurait misé quel-
ques dinars sur cette sélection
avant le début du tournoi ? Les
Fennecs sortent d’un long coma.
Depuis la Coupe du monde 2014
(sortis de justesse en huitièmes
de finale par l’Allemagne), les
Verts se cherchaient, enchaînant
déconvenue sur déconvenue :
éliminés dès le premier tour de la
Dans le centre CAN 2017, non qualifiés pour le
d’Alger, vendredi Mondial 2018… En cinq ans, six
19 juillet. ABDO entraîneurs ont défilé. Une « si-
SHANAN POUR « LE MONDE » tuation quasiment chaotique »,
avait jugé, à son arrivée à la tête de
A Alger, supporteurs et manifestants mêlés
dénoncent toute tentative de récupération
La capitale a vibré avant, pendant et après le match pour son équipe, mais aussi,
pour beaucoup, contre le pouvoir
alger - envoyé spécial
I ls avaient une foi quasi
messianique en la victoire
finale de leur équipe natio-
nale. A Alger, Il y avait quelque
chose de profondément décon-
certant, vendredi 19 juillet dans la
soirée, à voir des milliers de
personnes quitter le stade
Ouaguenouni en chantant… cinq
minutes avant la fin du match.
Comme s’ils n’avaient plus la
force de patienter et que l’envie de
quitter cette enceinte survoltée,
prise d’assaut par 15 000 hom-
mes, femmes et enfants pour
partir « défiler » à l’extérieur était
irrésistible. Le coup de sifflet final
pouvait attendre.
« C’est fini ? », demande alors un
adolescent interloqué. « La Terre
va se retourner quand ce sera
fini », répond une voix. C’est le
ciel qui a viré au rouge vif quand
une mer de fumigènes s’est allu-
mée instantanément pendant
que crépitaient des dizaines de
feux d’artifices. L’Algérie venait
l’équipe, Djamel Belmadi, en
août 2018. Le sélectionneur a su
remettre de l’ordre dans la mai-
son et ressusciter l’âme des
Fennecs. En une petite année.
Les « z’hommes » ont vaincu. Et
viennent de satisfaire le désir de
tout un peuple, celui de ramener
la coupe dorée à la maison. Une
deuxième étoile s’apprête à être
brodée sur le maillot au-dessus
de l’écusson. « Et même sur le
drapeau », éclate de rire Youssef,
22 ans. Ce jeune étudiant à la
bouille rougie par l’émotion n’ar-
rive même plus à marcher,
comme pris de vertige face à l’ex-
ploit que viennent de réaliser les
Fennecs. « Qu’est-ce qu’on aime
notre Algérie et notre peuple »,
lance-t-il.
« La révolution a boosté l’équipe »
« Le peuple ? » Une partie s’est
déplacée jusqu’en Egypte et s’est
déversée sur Le Caire. Combien
était-il au stade international ?
10 000 ? 20 000 ? Peut-être plus.
Ils sont venus d’Alger, d’Oran, de
Paris, de Montréal ou de Franc-
fort. Avant le coup d’envoi, ces
supporteurs algériens ont dé-
boulé dans les travées de l’arène,
possédés par la fièvre verte, em-
portant à leur passage les innom-
brables policiers – au talkie--
walkie collé à l’oreille – et les béné-
voles dépassés.
Ces supporteurs ont nationa-
lisé le stade donnant l’impres-
sion aux Fennecs « de jouer à do-
micile ». C’est un concentré de la
jeunesse algérienne qui a pris
possession des lieux : dès
l’ouverture des portes en début
d’après-midi, sous un soleil cui-
sant, jusqu’à la remise du tro-
phée, ils ont crié leur amour
pour leur équipe nationale.
« C’est dans notre sang », lâche,
ému, Sabah, 46 ans, qui a fait le
voyage seul depuis l’Allemagne.
de remporter la CAN, face au
Sénégal. Et le ciel n’était pas près
de s’obscurcir, dans tous les
quartiers de la ville.
Une demi-heure plus tôt, un
long murmure d’inquiétude avait
pourtant parcouru les rangs de
Ouaguenouni quand l’arbitre
avait sifflé un penalty pour le
Sénégal avant de revenir sur sa
décision. On s’en était alors remis
au ciel en invoquant « Moulayna »
(« notre seigneur »). La décision
de ne pas siffler une main invo-
lontaire algérienne a été saluée
avec presque autant de vacarme
que l’unique but de la rencontre,
en tout début de partie.
« Dites-leur »
« La coupe était pour nous, c’était
écrit », entendra-t-on après coup.
Quand toute la ville a déferlé
dans les rues pour danser, crier,
chanter et se laisser porter au gré
des escaliers et avenues. On y a
alors enchaîné tout le répertoire
des chants de clubs de suppor-
teurs, de l’équipe nationale, mais
« LA COUPE D’AFRIQUE
DONNERA UN COUP DE
POUCE AU PAYS DANS
TOUS LES DOMAINES »
DJAMEL BENLAMRI
défenseur
Pour les remercier, Riyad
Mahrez, Sofiane Feghouli, et tous
les autres sont allés se prosterner
devant leur tribune à la fin du
match. Qu’auraient-ils pu faire
sans la ferveur irrationnelle de
leur public ? Tous les joueurs ont
dédié cette deuxième étoile aux
Algériens. Pendant quatre semai-
nes, les Fennecs n’ont jamais
cessé de penser à eux qui, chaque
vendredi, défient par millions,
depuis le 22 février, le pouvoir en
place en lui répétant « dégage ».
« On est conscients de ce qu’il se
passe actuellement au pays. Le
peuple qu’on représente est ma-
gnifique en ce moment », a expli-
qué le milieu Adlène Guedioura.
Tout au long de la compétition,
cette équipe semble avoir été por-
tée, transcendée même par le
hirak, ce mouvement venu d’Algé-
rie. Avait-elle d’autre choix que
de gagner ? « La révolution a
boosté l’équipe nationale », assure
Djedid, 23 ans, un étudiant
oranais. « Bien sûr », reconnaît
volontiers le défenseur Rafik
Halliche. « Nous avons voulu leur
donner cette Coupe d’Afrique. c’est
un peu un hirak pour nous »,
ajoute Adlène Guedioura. Et le dé-
fenseur Djamel Benlamri, boule-
versé, espère que « la Coupe d’Afri-
que donnera un coup de pouce au
pays dans tous les domaines ».
Il y a eu aussi des larmes, celles
des supporteurs et des journalis-
tes algériens. « On a vécu les
aussi ceux, toujours issus des
stades, qui rythment la révolte
populaire que connaît le pays de-
puis cinq mois. A commencer
par La Casa del Mouradia,
l’hymne contestataire des fans
de l’USM Alger, en passe de deve-
nir un patrimoine national. Le
point d’orgue d’un vendredi sin-
gulier qui aura vu les Algérois ne
pas quitter le bitume du centre-
ville. Plus tôt, à grands cris de
« Le peuple veut la coupe d’Afri-
que » ou « il reste encore Gaïd [Sa-
lah, le chef d’état-major de l’ar-
mée] et le Sénégal » pour les plus
politisés, les Algérois poursui-
vaient, à deux heures du coup
d’envoi du match, leur grand
chassé-croisé supporteurs-ma-
nifestants entamé en début
d’après-midi.
La finale coïncidait ce vendredi
avec les manifestations hebdo-
madaires contre le régime. Avec
un classique du jour, entonné par
les opposants depuis les pre-
miers succès de la CAN : « Dites-
leur », qui dénonce toute récupé-
sports | 7
années où personne ne parlait des
Verts. On a traversé la décennie
noire [des années 1990 où plus de
150 000 Algériens sont morts
dans une guerre civile larvée
contre le terrorisme islamiste ],
on a continué à travailler toujours
et encore pour ce moment-là », a
souligné le journal en ligne
DZfoot dans un Tweet émouvant.
« Le peuple algérien mérite cette
joie, il en a besoin, ça va nous faire
du bien, soupire de bonheur
Hamza, 32 ans, gérant d’une en-
treprise à Alger. 2019, c’est l’année
de l’Algérie. C’est exceptionnel ce
qui se passe. »
Tout cela devant Abdelkader
Bensalah – président par intérim
hors du cadre constitutionnel
comme disent les juristes, « illégi-
time » pour les supporteurs –, pré-
sent dans les tribunes. Première
sortie officielle depuis qu’il a
remplacé Abdelaziz Bouteflika en
avril. La veille, il a rendu visite aux
Fennecs. « Nous l’avons reçu plus
par respect pour la fonction que
pour l’homme », indique-t-on du
côté de la Fédération algérienne
de football.
Les joueurs devaient s’attendre
à un accueil d’exception à Alger,
samedi 20, mais personne ne sait
encore s’ils seront reçus par des
officiels, qui seront tentés de
récupérer ce succès.
Il y a vingt-neuf ans, l’Algérie
remportait sa première victoire
en Coupe d’Afrique, sur ses terres,
au moment où le pouvoir avait
consenti à « ouvrir » le pays en
autorisant le multipartisme.
Trois décennies plus tard, un nou-
veau triomphe à la CAN coïncide
avec une autre avancée démocra-
tique. Ce qui fait jurer à Sofiane,
24 ans, étudiant en informatique :
« On a la coupe, on va chercher no-
tre liberté. On a tout gagné, main-
tenant, qu’ils dégagent tous. » p
mustapha kessous
ration politique d’une victoire :
« Dites-leur, vous ne nous entube-
rez pas avec le ballon. Dites-leur :
on arrachera la liberté quoi qu’il
en coûte ».
Plusieurs heures durant, des
milliers de manifestants et de
supporteurs, les deux se confon-
dant souvent, se sont croisés et
mélangés le long de l’axe menant
de la rue Didouche-Mourad à la
Grande Poste. Les seconds ryth-
mant souvent les chants des pre-
miers avec leurs trompettes,
tambours et vuvuzelas malgré le
dispositif policier massif déployé
en ville. « Le pays est notre pays et
on fait ce qu’on veut », chantaient
les Algérois dans les cortèges à
14 heures, en arrivant au stade à
18 heures puis en le quittant qua-
tre heures plus tard.
Au petit matin, à 3 heures pas-
sées, chants, youyous et notes
de trompette continuaient de
s’élever dans le ciel algérois. La
capitale appartenait cette nuit à
ses habitants. p
madjid zerrouky
8|
FRANCE
A l’université, l’homéopathie sur la sellette
Certaines facultés de médecine ont décidé de supprimer leur formation, d’autres défendent son maintien
F
aut-il continuer à délivrer
des diplômes universitai-
res en homéopathie dans
les facultés de médecine
et de pharmacie ? Le débat monte
dans les universités, depuis l’avis
de la Haute Autorité de santé, le
26 juin, pour qui l’efficacité des
médicaments homéopathiques
n’est pas scientifiquement prou-
vée. L’annonce, le 9 juillet, par le
gouvernement, du dérembourse-
ment des granules à partir du
1er janvier 2021 a fait peser une
pression supplémentaire sur les
établissements.
D’après les conférences de
doyens, huit diplômes universi-
taires (DU ou DIU, pour diplôme
interuniversitaire) d’homéopa-
thie sont jusqu’ici dispensés dans
les trente-sept unités de forma-
tion et de recherche (UFR) de mé-
decine, ainsi qu’une dizaine dans
les vingt-quatre facultés de phar-
macie. Des enseignements pro-
posés en marge du cursus obliga-
toire, principalement en direc-
tion des professionnels de santé,
en formation continue, avec en
général entre dix et trente parti-
cipants par an.
La faculté de médecine de Lille a
ouvert le bal en suspendant son
DU d’homéopathie à la rentrée
2018, suivie de celle d’Angers. De-
LES CHIFFRES
2 464 424 904
Le nombre de boîtes d’homéo-
pathie remboursées en 2018 pour
les médicaments délivrés en ville
(hors préparations magistrales),
selon la Caisse nationale d’assu-
rance-maladie (CNAM)
7 MILLIONS
Le nombre de patients ayant eu
au moins un remboursement
d’une préparation homéopathi-
que entre juillet 2011 et
juin 2012. Dans 68 % des cas, il
s’agissait de femmes.
120 110
Le nombre de professionnels de
santé ayant prescrit au moins
une fois un médicament homéo-
pathique remboursé, soit 43,5 %
de l’ensemble des profession-
nels de santé. Ce taux est de
95 % pour l’ensemble des quatre
spécialités suivantes : médecine
générale, gynécologie, dermato-
logie et pédiatrie.
« Je vais continuer mon traitement mais tout le monde ne pourra pas »
300 personnes ont répondu à un appel à témoignages lancé sur « Lemonde.fr » après l’annonce du déremboursement de l’homéopathie
TÉMOIGNAGES
C olère », « sidération », « in-
compréhension »… L’an-
nonce, le 9 juillet, par la mi-
nistre de la santé, Agnès Buzyn, du
déremboursement total des médi-
caments homéopathiques à partir
du 1er janvier 2021, contre un rem-
boursement à 30 % aujourd’hui,
après une année de transition à
15 %, a fait réagir les adeptes de
cette médecine. « Je cotise depuis
plus de cinquante ans et je n’ai pesé
que très peu sur le budget de la
“Sécu”, on devrait être récompen-
sés plutôt que punis », estime par
exemple Geneviève, 71 ans, l’une
des quelque 300 personnes à avoir
répondu à un appel à témoignages
lancé le 15 juillet sur Lemonde. fr.
Dans leur très grande majorité,
les répondants assurent que le dé-
remboursement ne changera rien
à leur façon de se soigner. Certains
« L’université
est là pour
enseigner les
connaissances
scientifiques, pas
les croyances »
FRÉDÉRIC DARDEL
président de l’université
Paris-Descartes
puis quelques semaines, plu-
sieurs autres diplômes sont sur la
sellette, comme à Paris-Descar-
tes, Paris-Sud, Poitiers et Tours.
Sur ces campus, on s’oriente vers
une suppression du diplôme, par-
fois avec l’idée de le remplacer par
un cursus plus large autour des
médecines dites « complémen-
taires » et « intégratives » (acu-
puncture, ostéopathie, phytothé-
rapie, hypnose…)
« Importance de l’effet placebo »
« On ne peut pas continuer à don-
ner une caution scientifique à quel-
que chose qui n’en a pas », tranche
Frédéric Dardel. Le président de
l’université Paris-Descartes va
proposer l’arrêt du DU d’homéo-
pathie lors de la réunion de ses
conseils centraux en septembre,
en s’appuyant sur les avis des Aca-
démies nationales de médecine et
de pharmacie de mars 2018, qui
prônaient l’arrêt de la délivrance
de ces diplômes, faute de preuves
de l’efficacité des préparations ho-
méopathiques.
« Il y a désormais des décisions
quasi unanimes des autorités
scientifiques, l’université est là
pour enseigner les connaissances
scientifiques, pas les croyances »,
ajoute M. Dardel, qui rappelle que,
si l’homéopathie n’est pas dange-
reuse pour les patients, elle peut
participer à des retards de dia-
gnostic et de prise en charge.
Ses collègues de Paris-Sud, avec
qui il partage l’organisation de ce
DIU, sont plus nuancés. « L’emploi
traditionnel de très nombreuses
souches homéopathiques, non
abordées dans le cursus général
pharmaceutique, nous semble jus-
tifier un enseignement complé-
mentaire dans le cadre de la forma-
tion continue », juge-t-on à la direc-
tion de la faculté de pharmacie
francilienne, qui prévoit une ex-
tension de l’objet initial du di-
plôme à d’autres « approches alter-
natives et complémentaires ». On y
souligne au passage que « le re-
cours à l’homéopathie est fréquent
chez les Français », que « l’impor-
expliquent qu’ils continueront de
s’automédiquer à leurs frais,
comme ils en ont déjà l’habitude,
le prix des tubes étant jugé « modi-
que », voire « dérisoire ». D’autres –
notamment ceux suivant des trai-
tements plus conséquents pres-
crits par un médecin – s’inquiè-
tent de l’impact de cette mesure
sur leur budget.
Si elle avait dû payer elle-même
les traitements homéopathiques
qu’elle utilise pour soulager ses
lombaires, après la pose en 2015 de
prothèses au niveau des cervicales
et au niveau des lombaires, Ade-
line, 50 ans, infirmière libérale à
Remiremont, dans les Vosges,
aurait dû débourser ce mois-ci
268,34 euros. Certains mois, le
montant est plus élevé. « Il n’y a
que ça qui marche sur moi, dit-elle.
Grâce à l’homéopathie, en complé-
ment de la kiné, j’ai pu reprendre
mon activité professionnelle et je
tance de l’effet placebo n’est pas à
négliger » et que « la stigmatisa-
tion de l’homéopathie ne semble à
ce titre pas souhaitable ».
Les doyens doivent faire face à
un feu nourri d’injonctions pour
rayer de la carte l’homéopathie.
C’est d’abord l’appel des « 124 pro-
fessionnels de la santé contre les
“médecines alternatives” », en
mars 2018, demandant l’exclu-
sion du champ médical des prati-
ques comme l’homéopathie « ba-
sées sur des croyances promettant
une guérison miraculeuse », « en
rien scientifique ». Ce collectif, dé-
nommé « Fakemed », a de nou-
veau pris la plume, le 10 juillet,
pour demander aux universités
de cesser « toute formation uni-
ne prends plus d’anti-inflammatoi-
res ou d’autres traitements anti-
douleurs que je ne supporte plus. »
Adeline commande par ailleurs
chaque mois en Allemagne pour
100 euros – non remboursés – de
médicaments homéopathiques
contre la maladie de Lyme. « Si je
dois payer de ma poche les deux
traitements, cela va représenter
une lourde charge financière pour
moi, entre 400 et 500 euros par
mois », explique-t-elle. Se prépa-
rant à des « privations » sur
d’autres postes, elle espère toute-
fois que la mutuelle de son mari, à
laquelle elle est affiliée, prendra en
charge l’homéopathie.
« Médecine à deux vitesses »
Mireille, une universitaire pari-
sienne de 68 ans, ingénieure et
agrégée de mathématiques, as-
sure qu’elle quittera sa mutuelle
si celle-ci décidait de ne plus rem-
versitaire dans ces disciplines » et
tout « diplôme appuyé sur des pra-
tiques dont l’efficacité n’aura pas
été scientifiquement démontrée ».
Charte pédagogique
D’autres médecins ont interpellé
directement le gouvernement.
Dans une lettre adressée, le
4 juillet, au ministère de l’ensei-
gnement supérieur, le Collège na-
tional des généralistes ensei-
gnants, principale société scienti-
fique de médecine générale en
France, estime qu’il « serait
aujourd’hui coupable de conti-
nuer à délivrer ce type d’enseigne-
ment par l’université, voire de déli-
vrer des diplômes universitaires ».
Les Conférences de doyens de
bourser les médicaments ho-
méopathiques avec lesquels elle
se soigne depuis plus de trente
ans. « Je leur ai posé la question, ils
m’ont dit qu’il y avait des débats
en interne et qu’ils allaient voter »,
raconte-t-elle.
Aujourd’hui, son traitement
contre l’ostéoporose, qui com-
prend quatre teintures mères et
trois tubes de granules, représente
un coût mensuel de 95 euros, en-
tièrement pris en charge par la
« Sécu » et sa complémentaire
santé. « Je vais continuer de suivre
ce traitement après 2021, mais tout
le monde n’en aura pas les moyens,
ça va être une médecine à deux vi-
tesses », déplore-t-elle.
De mars à juillet, Karine, 56 ans,
chargée de mission dans une ad-
ministration à Strasbourg, a l’ha-
bitude de prendre un traitement
homéopathique contre ses aller-
gies saisonnières au pollen, sur
médecine comme de pharmacie
souhaitent, eux, calmer le jeu. « Le
débat est devenu très idéologique,
on est pour ou contre l’homéopa-
thie. Mais ce n’est pas ça le terrain
universitaire. Il faut retrouver un
peu de sagesse », défend Jean Sibi-
lia, à la tête des doyens de méde-
cine. « Ce n’est pas parce que nous
avons une formation que nous lé-
gitimons une pratique, un diplôme
universitaire vise à transmettre les
connaissances sur un sujet, la seule
chose qui compte, c’est la qualité de
l’enseignement », estime-t-il.
La Conférence travaille à une
charte pédagogique autour de ces
diplômes reformatés autour des
médecines intégratives et com-
plémentaires, et à la mise en place
prescription de son médecin.
Coût des médicaments : une cin-
quantaine d’euros, une somme
qu’elle n’a pas à débourser grâce
au tiers payant en pharmacie.
« Avant cela, j’étais arrêtée au mois
de mai et ça se terminait par une
piqûre de cortisone avec des effets
secondaires indésirables », témoi-
gne-t-elle, assurant ne plus con-
naître les rhinites, les « yeux ex-
plosés », les « toux rauques » ou les
« maux de tête carabinés ».
Le déremboursement annoncé
n’inquiète pas que les « gros » con-
sommateurs, dont Agnès Buzyn a
assuré dans l’entretien accordé au
Parisien le 9 juillet qu’« ils repré-
sentent moins de 1 % des Français »
et qu’ils n’ont reçu en 2018 que
« 25 euros de l’Assurance-maladie ».
La décision préoccupe également
certains « petits » consomma-
teurs. Nicolas, 24 ans, étudiant en
relations internationales à Paris,
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
d’observatoires. Sans calendrier
précis pour l’instant.
Chez les pharmaciens, hors de
question de discuter « sous la
pression ». Cela attendra la ren-
trée. Pour le doyen bordelais Ber-
nard Muller, si l’existence de DU
peut légitimer l’homéopathie, le
risque est plus grand encore de ne
pas l’enseigner à l’université :
« D’autres vont s’engager dans la
brèche », sans « l’esprit critique »
actuellement dispensé. Il plaide
tout de même en faveur de diplô-
mes plus larges sur les médecines
non conventionnelles.
« Médecine par la preuve »
Certaines universités assument
clairement le maintien de leur for-
mation en homéopathie. « J’ai hor-
reur des ayatollahs qui disent ce
qu’il ne faut pas faire, c’est inutile et
contre-productif », lâche le profes-
seur Yves Francès, chef de service
de médecine interne à l’hôpital
Nord de Marseille, chargé de ce
cursus à l’université d’Aix-Mar-
seille depuis vingt ans, qui ac-
cueille une trentaine d’inscrits par
an. « On ne veut que de la médecine
par la preuve, mais les témoigna-
ges de patients et de confrères sont
à écouter aussi », soutient-il.
A Brest, le doyen de la faculté de
médecine et responsable du DIU
(diplôme interuniversitaire, par-
tagé avec Reims et Lyon), Chris-
tian Berthou, reconnaît que le su-
jet a fait débat dans la faculté,
avant de trancher en faveur de
son maintien. « Quand on affirme
qu’aucune étude sérieuse n’a mon-
tré le bénéfice de l’homéopathie,
ce n’est pas vrai », défend le pro-
fesseur des universités et prati-
cien hospitalier. Pour lui, le béné-
fice serait démontré pour certai-
nes « pathologies bénignes »,
comme le colon irritable. « Ce di-
plôme donne un domaine de con-
naissances et de compétences, il
ne faut pas jeter le bébé avec l’eau
du bain », estime-t-il, tout en as-
surant que plusieurs facultés,
dont Strasbourg, auraient l’in-
tention de s’allier à son diplôme
interuniversitaire.
Reste une question-clé qui ne
dépend pas des universités :
quelle sera la réaction du conseil
de l’ordre des médecins ? Il déli-
vre jusqu’ici un titre d’homéopa-
the, permettant à un médecin
d’indiquer la pratique de l’ho-
méopathie sur ses plaques et or-
donnances – à condition d’avoir
suivi une formation. Sa décision
est attendue début octobre,
« après consultation notamment
des doyens de faculté ». p
camille stromboni
assure que cette décision va « cer-
tainement le pousser soit à moins
[se] soigner, soit à prendre des mé-
dicaments remboursés ». Victime
d’allergies saisonnières, il raconte
s’être récemment fait « désensibili-
ser » par de l’homéopathie, à rai-
son de dix tubes par mois pendant
six mois. « Ça fait un budget quand
on est étudiant, dit-il. Je ne pourrai
plus le faire si c’est déremboursé. »
A la Mutualité française, la struc-
ture qui fédère la quasi-totalité des
mutuelles, on explique que, à par-
tir de 2021, « certaines mutuelles
pourraient proposer à leurs assurés
de rembourser l’homéopathie dans
le cadre de paniers dits “automédi-
cation” ou “médecine douce” »,
c’est-à-dire des paniers qui per-
mettent à l’assuré de bénéficier de
remboursements « dans la limite
d’un forfait de quelques dizaines
d’euros par an en moyenne ». p
françois béguin

0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
A LFI , Quatennens,
un fidèle soldat en
mission pacification
Proche de Mélenchon, le jeune coordinateur
de La France insoumise se veut consensuel
face aux tensions au sein du mouvement
PORTRAIT
I
l est jeune et ambitieux. Par-
fois trop sérieux. Adrien Qua-
tennens, 29 ans, est le nouvel
homme fort de La France in-
soumise (LFI), depuis qu’il en est
devenu coordinateur, soit le diri-
geant de fait du mouvement po-
puliste de gauche, prenant la suite
de Manuel Bompard, élu au Parle-
ment européen.
Il a désormais une lourde tâche :
celle de pacifier une organisation
traversée de nombreuses tensions
stratégiques et personnelles. Mais
aussi de faire une sorte d’intérim,
d’incarner « l’insoumission » alors
que le fondateur, Jean-Luc Mélen-
chon, entend prendre du champ
et partir un certain temps en
Amérique latine. Il sera donc au
centre des universités d’été de son
mouvement qui se réuniront à
Toulouse, fin août. Rien qui pour-
rait faire douter le jeune parle-
mentaire, qui tente d’alterner
confiance en soi et modestie.
« Je n’ai ni attendu ni cherché
l’attention médiatique, confie-t-il
autour d’un café, attablé à une
terrasse d’une brasserie de la
gare du Nord, en bas du siège de
La France insoumise (LFI). Je suis
un jeune de moins de trente ans,
rouquin, avec la coupe en brosse
et qui taille le verbe correctement.
Ça peut intéresser. J’ai encore
beaucoup à apprendre et beau-
coup d’axes de progrès. »
En sport, on dirait d’Adrien Qua-
tennens qu’il est « un talent pré-
coce ». A peine élu député du Nord
en 2017 aux côtés d’un autre jeune
nordiste, Ugo Bernalicis, il se fait
remarquer par des interventions
ciselées, ne se laissant pas impres-
sionner par les ministres du gou-
vernement d’Edouard Philippe.
Anecdote connue : sa première
intervention à la tribune de l’As-
semblée nationale, il la prépare
seul, chez lui, en se servant de sa
table à repasser comme d’un pupi-
tre. « Je ne fais pas de media trai-
ning. J’étais soucieux de décloison-
ner, de dépasser l’Assemblée et de
faire connaître nos débats en de-
hors de l’Hémicycle », précise-t-il.
M. Quatennens, sabra de la mé-
lenchonie, est issu d’un milieu qui
n’est « pas militant ». Et si l’on re-
monte la généalogie politique fa-
miliale, on trouverait plutôt des
racines de droite, tendance « gaul-
liste sociale ». Le père a commencé
électricien chez EDF avant de gra-
vir un à un les échelons jusqu’à de-
venir cadre. Il s’est mis à la politi-
que récemment, grâce à son fils.
La mère est, quant à elle, employée
dans une boutique d’optique.
« Style romain »
Au gré des mutations du père, la
famille Quatennens finit par dé-
barquer dans une banlieue hup-
pée de Lille : Bondues. Le collège
privé, La Croix-Blanche, est à un
jet de pierre de la maison. Les pa-
rents y inscrivent leur fils. Il y fera
sa scolarité jusqu’à la terminale.
Le jeune Quatennens tentera
même de bloquer son établisse-
ment lors du mouvement contre
le contrat première embauche
(CPE) en 2006, sans succès.
A la sortie, bac économique et
social en poche, il s’inscrit en fac
d’économie. Mais il abandonne,
et se lance dans un BTS en alter-
nance chez EDF qui le conduira à
devenir conseiller clientèle dans
la même entreprise que son père.
Le député du Nord garde un bon
souvenir de ses sept ans passés
dans l’établissement privé catho-
lique − « sous tutelle des religieu-
ses du Sacré-Cœur de Jésus », pré-
cise le site Internet −, ce qui peut
étonner quand on connaît sa po-
sition très républicaine et laïque.
« Je me suis lié d’affection pour
certains profs, se souvient-il.
L’un deux m’a même filé la bro-
chure d’adhésion à Attac [Associa-
tion pour la taxation des transac-
tions financières et pour l’action
citoyenne]. »
L’association altermondialiste
est son premier engagement mili-
tant, en 2008. Au même moment,
il s’intéresse à la naissance du
Nouveau Parti anticapitaliste
(NPA) d’Olivier Besancenot. Il vote
même pour la formation trots-
kiste lors des européennes de
2009. Déçu de ne pas voir le NPA
avoir une « vocation majoritaire »,
il trouve enfin sa voie politique : le
Parti de gauche. Quatennens est
« impressionné par les discours lors
du congrès fondateur de 2009 »,
mais surtout convaincu par « le
triptyque “écologie, socialisme, Ré-
publique” ». Cependant il ne de-
vient militant qu’en 2012, pour
l’élection présidentielle.
Julien Poix, l’une des principales
figures de LFI à Lille, a rencontré le
futur député à cette époque. Il ne
tarit pas d’éloge sur son ami. « On
a été proche assez vite. Il a une ca-
pacité d’écoute, d’organisation et
une qualité de synthèse, et il est
très ferme sur ses valeurs. Quand il
fait quelque chose, il le fait jus-
qu’au bout. » Et ce professeur
d’histoire, âgé d’une trentaine
d’années, de conclure : « Il a un
style romain. Il aurait pu être un
homme politique de la Rome anti-
que. » Un autre camarade lillois,
s’il n’est pas aussi dithyrambique,
n’en demeure pas moins lauda-
teur : « A Lille, il est relativement
accessible, proche des militants.
Mais il reste toujours concentré et
ne perd jamais de vue l’objectif fi-
nal : la prise de pouvoir », estime
Aurelien Le Coq, 22 ans.
Personne, à LFI, ne critique
ouvertement Adrien Quaten-
nens. Sous le sceau de l’anonymat,
ses détracteurs se concentrent
juste sur son aspect « lignard »,
« raide », « robotique » et « ambi-
tieux ». A écouter certains, il vou-
drait, à terme, remplacer Jean-Luc
Mélenchon.
Ce qui a mis la puce à l’oreille de
certains cadres, c’est une tribune
publiée en juin dans Le Journal du
dimanche signée par des jeunes
du mouvement, en premier lieu
Adrien Quatennens. Rapidement
rebaptisé « Génération insoumis »
par les signataires, le texte, quali-
fié de « lèche-cul » par certains diri-
geants, vise à défendre Jean-Luc
Mélenchon face aux critiques in-
ternes et à celles des médias.
Les quinquas de LFI ont surtout
vu une manœuvre pour que la
succession de M. Mélenchon
saute une génération… « Ce n’est
pas du tout cela ! se défend
M. Quatennens. J’ai même rendu
hommage à la génération d’avant
dans un billet de blog. On veut être
en capacité de faire fonctionner le
mouvement sans que Jean-Luc
Mélenchon s’occupe des affaires
« Il ne perd
jamais de vue
l’objectif final : la
prise de pouvoir »
AURÉLIEN LE COQ
militant
Jean-Luc
Mélenchon
et Adrien
Quatennens,
à l’Assemblée
le 22 juin.
ALAIN JOCARD/AFP
courantes. Il y a une génération
qui émerge et qui n’a pas peur
d’être en première ligne. »
A la fois fidèle de M. Mélenchon
et n’entretenant pas d’inimitiés
particulières avec les autres diri-
geants (malgré quelques piques
avec la députée de Seine-Saint-
Denis Clémentine Autain), usant
d’un ton toujours égal et calme,
loin des emportements homéri-
ques de son mentor, Adrien Qua-
tennens est, en fait, un point
d’équilibre à LFI, qui traverse une
crise depuis près d’un an.
« Avec Adrien à la tête du mouve-
ment, LFI gagne la paix interne, il
est très apprécié. Mais c’est un ca-
deau empoisonné pour lui. C’est
un garçon intelligent, brillant, et il
va devoir gérer la tambouille in-
terne au pire des moments. Il ris-
que de ne pas s’en sortir », avertit
François Cocq, qui fut « banni » du
mouvement par un tweet de Jean-
Luc Mélenchon, début 2019.
« Trop idéologue »
Sur le fond, il joue aussi les équili-
bristes, histoire de ne fâcher per-
sonne : « Je porte l’héritage de la
gauche, il n’y a pas de souci. Je ne
veux pas faire un musée, mais que
notre idéal revienne aux affaires.
On ne parle pas au pays en parlant
des partis ou de la gauche. Avant, je
pensais qu’il fallait réhabiliter le
terme de gauche. Aujourd’hui, j’es-
time que l’idéal de justice sociale et
climatique doit arriver au pou-
voir. » Mais, pour gravir les éche-
lons aussi vite dans une formation
si dépendante du bon vouloir de
son leader, M. Quatennens a forcé-
ment dû être un « bon petit sol-
dat » du mélenchonisme. Un côté
qui peut énerver les partenaires de
LFI. « Quatennens me fait peur, il
est trop idéologue. Son discours est
implacable, il n’y a aucune marge
pour la discussion. Je préfère encore
[le député de la Somme] François
Ruffin, qui a plus de sens politique »,
souffle une figure d’EELV.
Adrien Quatennens a cons-
cience qu’il lui faut adoucir son
image. Alors, même s’il rechigne
à parler de sa vie hors de la politi-
que, il n’hésite plus à montrer qu’il
ne fait pas que de la politique et
que c’est aussi un bon musicien,
fan de Johnny Hallyday et de Hu-
bert-Félix Thiéfaine. Il est batteur
dans un groupe d’amis, pour beau-
coup issus de LFI, Les Insousols. « Il
doit prendre du plaisir, ne pas être
une machine. Il s’investit à fond
dans tout ce qu’il entreprend. Il est
sérieux, mais il déconne bien aussi,
il sait se détendre, raconte un
membre du groupe. Il chante très
bien, son répertoire est très rock. »
Chez les socialistes, on observe
avec une grande prudence le jeune
ambitieux qui pourrait déclarer sa
candidature à la mairie de Lille à la
rentrée et défier Martine Aubry.
« Je pense qu’il s’interroge pour les
municipales mais il est conscient
de ne pas vouloir grimper trop vite.
Et puis il a une ligne curieuse : “On
est de gauche mais on ne le dit pas.”
Les “insoumis” disent que Martine
Aubry a fait son temps et qu’ils veu-
france | 9
se croise parfois à la gare et il nous M. Dillies a quitté le FN et reste
Au PS, on arrive de prendre un café, continue toujours aussi positif. « Il est très
observe avec le socialiste. Nos discussions sont bon. C’était le meilleur lors de cette
franches, cordiales et avec le pisto- campagne. Il a la tête bien cons-
prudence celui let sur la table. » truite. On s’était rencontrés, on a
qui pourrait discuté très facilement, ce qui est
« Baiser de la mort » rare chez les gens d’extrême gau-
déclarer sa Cette bonne éducation, tout le che. C’était courtois. C’est pour cela
candidature à la monde la souligne. Comme Eric que j’ai soutenu sa candidature,
Dillies, ancien candidat du FN. En- c’est quelqu’un d’ouvert, même s’il
mairie de Lille tre les deux tours de l’élection lé- reste LFI avec tout le poids idéologi-
gislative dans la 1re circonscription que. » Cordial et poli, donc, mais
du Nord, M. Dillies, éliminé au pre- aussi d’humeur égale et d’une na-
lent la remplacer. C’est étonnant, mier tour, avait appelé à voter ture plutôt calme… Adrien Qua-
vu les résultats aux élections euro- pour Adrien Quatennens afin de tennens semble, finalement, l’op-
péennes… », estime François Lamy, battre Christophe Itier, le candidat posé de Jean-Luc Mélenchon. Et,
proche de la maire de Lille. « Je ne le de La République en marche. Un paradoxe politique, l’un des
connais pas bien, mais c’est quel- « baiser de la mort » qui n’avait pas mieux placés pour lui succéder. p
qu’un de très agréable, très poli. On ravi, loin s’en faut, l’« insoumis ». abel mestre
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10 | france
L’immobilier de luxe bénéficie d’un « effet Macron »
Le moral des acquéreurs fortunés, disposant d’un budget supérieur à 1,5 million d’euros, est au plus haut
L
es riches plébiscitent Em-
manuel Macron et éli-
sent de plus en plus do-
micile à Paris et en France
qu’ils soient français ou étran-
gers. « Les années Hollande sont
balayées, triomphe Thibault de
Saint-Vincent, président de
l’agence immobilière Barnes,
spécialisée dans le luxe. Notre sec-
teur a connu trois années explo-
sives tant en termes de prix que de
volume de transactions et cela de-
vrait continuer car les fondamen-
taux sont excellents. »
Le moral des acquéreurs fortu-
nés, c’est-à-dire disposant d’un
budget d’achat immobilier supé-
rieur à 1,5 million d’euros, est au
plus haut. Chaque année, en juin,
il est mesuré par le baromètre du
portail d’annonces Belles De-
meures (groupe SeLoger). Le der-
nier en date, publié mardi
2 juillet, montre que pour 59 %
d’entre eux (contre 46 % en 2018),
c’est le moment d’acheter un tel
bien, en France, et 47 % (36 %
en 2018) pensent que la politique
d’Emmanuel Macron participe à
l’attractivité du pays. L’analyse
des annonces de ventes de
82 800 « biens de prestige » pu-
bliées aux premiers semestres
2018 et 2019, établit un prix
moyen d’acquisition en hausse
de 10,6 %, à 1,67 million d’euros.
Achats plaisir
Beaucoup de familles françaises
jusqu’ici expatriées – soit 9 000
selon les chiffres 2018 de BNP Pa-
ribas International Buyers, la fi-
liale de financement d’achats im-
mobiliers par les non-résidents
en France de la banque – notam-
ment certaines, Brexit oblige, ve-
nues de Londres et dotées de gros
budgets, se disputent les grands
appartements bourgeois pari-
siens près des « bonnes écoles »
où, d’ailleurs, la demande s’af-
fole. Un établissement bilingue,
dans le 15e arrondissement, dont
le coût des études, en primaire,
frôle 9 000 euros par an, a reçu
plus de 10 000 candidatures pour
soixante places en vue de la pro-
chaine rentrée !
« Dès que les établissements pri-
vés et les lycées publics recherchés
publient la liste des élèves admis,
le téléphone sonne sans relâche et
c’est la razzia dans nos agences,
sommées de trouver, à proximité,
un bel appartement de 150 mètres
carrés avec trois ou quatre cham-
bres et une terrasse, témoigne
SOC I AL
Forte baisse des aides
au logement en 2018
Les aides au logement versées
en 2018 ont atteint 16,5 mil-
liards d’euros, soit une dimi-
nution de 1 milliard (5,7 %) par
rapport à 2017. Cette forte
baisse résulte de mesures
d’économie mises en place
en 2018 et en 2017, selon la
Caisse nationale des alloca-
tions familiales.
I MMI GRAT I ON
Un débouté du droit
d’asile tente de
s’immoler à Toulon
Un homme de nationalité ar-
ménienne, dont la demande
d’asile avait été rejetée, a
tenté de mettre de fin à ses
jours par le feu, vendredi
19 juillet, à Toulon. Son pro-
nostic vital est engagé. – (AFP.)
La Cimade se retire
d’un centre de rétention
La Cimade a annoncé, ven-
dredi 19 juillet, avoir retiré ses
équipes du plus grand centre
de rétention administrative
de France, au Mesnil-Amelot
(Seine-et-Marne), en raison
de la situation de « violences »
à l’encontre des personnes re-
tenues au sein de cette struc-
Près de la dune du Pilat (ici le 22 avril), un Russe a acquis une villa Gaume pour 2,2 millions d’euros. PHILIPPE ROY/AURIMAGES/AFP
Brexit oblige,
des familles
françaises venues
de Londres
se disputent
les appartements
bourgeois
parisiens près des
« bonnes écoles »
Nicolas Pettex-Muffat, directeur
général du réseau d’agences
Féau, leader du haut de gamme
parisien. Et si ces familles ne trou-
vent pas à acheter, elles louent
en attendant. »
Même succès, rive gauche pour
les établissements comme Sta-
nislas, Larochefoucauld et l’Ecole
alsacienne et, rive droite, Saint-
Jean de Passy, Franklin, Gerson…
« Nous avons récemment vendu
à des Français, revenus de Londres
ture. « Il y a eu trois tentatives
de suicide, sans compter les ac-
tes d’automutilation », affirme
le secrétaire général de l’asso-
ciation, Cyrille de Billy. Ces
faits ne sont pas avérés, selon
la direction centrale de la po-
lice aux frontières. – (AFP.)
AU D I OVI SU EL
Agnès Saal suspendue
de son titre à la Légion
d’honneur
L’ex-présidente de l’INA Agnès
Saal, sanctionnée en 2015
pour des frais de taxi indus, a
été suspendue pour deux ans
de son titre de chevalier de la
Légion d’honneur et a vu sa
nomination au grade d’offi-
cier annulée, selon le Journal
officiel du vendredi 19 juillet.
GUAD ELOU PE
Le préfet recommande
la révocation du maire
de Pointe-à-Pitre
Une note du préfet de Guade-
loupe recommande « de
poursuivre la procédure abou-
tissant au décret de révoca-
tion » de Jacques Bangou, le
maire de Pointe-à-Pitre, sus-
pecté de mauvaise gestion de
sa commune. La municipalité
affiche un déficit de 78 mil-
lions d’euros. – (AFP.)
et travaillant dans la finance,
un appartement de 190 mètres
carrés avec une petite terrasse,
boulevard Saint-Germain, pour
3,5 millions d’euros », raconte Ma-
nuela Baron, de l’agence Emile
Garcin. Les « brexités » redécou-
vrent aussi le 16e arrondissement,
Auteuil, La Muette, la rue du Ra-
nelagh, ainsi que la voisine
Neuilly (Hauts-de-Seine).
En plus des Français de retour,
il y a les étrangers au moins aussi
entichés de Paris que soucieux
de transformer leurs économies
en bien concret, à l’abri des
aléas boursiers.
Le PDG de la société d’électro-
ménager Dyson s’est ainsi offert,
en juillet 2018, un hôtel particu-
lier de 450 mètres carrés environ,
avec jardin de 900 mètres carrés,
dans le 7e arrondissement, pour
47 millions d’euros. Un acheteur
chinois « qui ne parle pas même
anglais », précise l’agent, a acquis
un hôtel particulier dans une al-
lée privée du 16e arrondissement,
repaire des PDG du CAC 40, et la
Les acteurs sociaux pressent
le chef de l’Etat de réformer le CESE
Dans une lettre à Macron, 39 organisations membres du Conseil économique, social
et environnemental affirment leur volonté de « poursuivre les évolutions engagées »
L a démarche est totalement
inédite. Trente-neuf orga-
nisations membres du
Conseil économique, social et en-
vironnemental (CESE) ont écrit, le
10 juillet, au président de la Répu-
blique pour le presser de mettre
en œuvre, dans le cadre de la ré-
forme constitutionnelle, la trans-
formation de la troisième Assem-
blée de la République.
Dans ce texte, que Le Monde
s’est procuré, les acteurs sociaux
affirment leur volonté de « pour-
suivre les évolutions engagées par
le CESE », afin de « conforter sa
mission d’éclairage des acteurs pu-
blics et de renforcer son rôle dans
le processus démocratique du
pays ». « Les organisations signa-
taires, quelles que soient leurs po-
sitions sur tel ou tel aspect de la ré-
forme, ont saisi dans ce projet de
réforme constitutionnelle la possi-
transaction s’est déroulée en
plein week-end d’échauffourées
d’une manifestation de « gilets
jaunes » qui ne l’ont apparem-
ment pas contrarié. « Nous l’avons
juste persuadé d’éviter, ce jour-là,
son hôtel près de l’Etoile et de lui en
préférer un, plus calme, rive gau-
che », se souvient l’intermédiaire.
Pour ces achats plaisir, ce n’est
pas la proximité des écoles qui
compte mais la vue. Celle sur la
tour Eiffel, par exemple, fait grim-
per les prix de 15 %, dans le 8e ar-
rondissement, à 23 %, dans le
16e arrondissement, relève l’étude
de Belles Demeures. Un apparte-
ment de 180 mètres carrés, avec
une belle hauteur sous plafond
– un autre critère du luxe – et
« vue magique sur la place du
Panthéon », selon les termes de
Manuela Baron, s’est vendu
4 millions d’euros, soit plus de
22 000 euros le mètre carré.
Seule ombre au tableau, pour ce
marché à part, les manifes-
tations associées aux « gilets
jaunes » qui, même loin de Paris,
bilité de mieux inscrire l’activité du
CESE dans le processus de démo-
cratie représentative, incluant la
participation citoyenne au sein de
notre assemblée, instrument im-
portant du changement et du re-
nouveau démocratique », écri-
vent-ils à Emmanuel Macron.
Eventuel report
Cette lettre est signée par toutes
les organisations qui ont soutenu
la candidature, en décembre 2015,
de Patrick Bernasconi, ex-vice pré-
sident du Medef, à la présidence
du CESE. Parmi les signataires fi-
gurent aussi plusieurs numéros
un syndicaux : Laurent Berger
(CFDT), François Hommeril (CFE-
CGC), Philippe Louis (CFTC), Lau-
rent Escure (UNSA), Geoffroy
Roux de Bézieux (Medef), Fran-
çois Asselin (CPME). Mais la CGT et
FO se sont abstenus.
ont refroidi les envies de quel-
ques millionnaires.
« Un couple d’Anglais a renoncé à
l’achat d’une propriété de 5 mil-
lions d’euros, près d’Uzès [Gard], où
les manifestants étaient, à l’épo-
que, très présents sur les ronds-
points », se souvient Philippe Bou-
let, de l’agence Emile Garcin de
Saint-Rémy-de-Provence (Bou-
ches-du-Rhône).
Sa déception a été largement
compensée par de très belles ven-
tes, dont celle d’un superbe mas
ancien, dans les Alpilles, à un ri-
che chef d’entreprise de Munich,
pour 2 millions d’euros, somme
doublée avec les travaux. Puisque
ce mas sera mis en location
quand son nouveau propriétaire
n’y résidera pas, l’agence Garcin
compte bien s’en voir aussi
confier la gestion, la location de
villas de luxe étant une autre acti-
vité en plein essor.
Quant à la propriété de Pierre
Bergé à Saint-Rémy-de-Pro-
vence, quatre maisons et un ma-
gnifique jardin, elle vient d’être
« A quinze mois de la fin de la
mandature du CESE, ajoutent les
39 signataires, cette réforme est
rendue d’autant plus nécessaire
que celui-ci organisera dans les
prochaines semaines la conven-
tion citoyenne sur la transition cli-
matique, innovation démocrati-
que, que vous avez souhaitée pour
permettre l’expression de la parole
citoyenne et dont le principe était
consacré dans le projet de réforme
constitutionnelle. » La première
réunion de cette convention se
tiendra les 4, 5 et 6 octobre.
Lors de sa conférence de presse à
l’issue du grand débat national, le
25 avril, le président de la Républi-
que avait évoqué des mesures
pour renforcer la représentation
des citoyens au sein des institu-
tions. L’un des points de cette poli-
tique était la réforme du CESE afin
que ce dernier puisse « représenter
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
Les
manifestations
de « gilets
jaunes » ont
refroidi les envies
de quelques
millionnaires
vendue – « entre 4 millions et
7 millions d’euros », énonce pudi-
quement Philippe Boulet – à un
Français, issu, lui aussi, du milieu
de la mode, qui l’a emporté de
justesse face à des Anglais et des
Américains.
« Stocks abondants »
Le marché du luxe sur la Côte
d’Azur, après une décennie, de
2007 à 2017, d’une baisse des prix
qui a au moins eu la vertu de cor-
riger les excès passés, retrouve
son dynamisme mais sans la
clientèle russe que le cours du
rouble n’avantage plus.
« Les prix sont, aujourd’hui, en-
core 30 % au-dessous de ceux de
2007, avec, pour les propriétés
au-delà de 15 millions d’euros, des
stocks abondants de huit années
environ, dont une trentaine de
maisons de Saint-Tropez [Var], à la
vente depuis quatre ou cinq ans »,
détaille M. de Saint-Vincent, du
groupe Barnes.
La géographie des résidences se-
condaires des personnes fortu-
nées est assez immuable, hormis
quelques micro-évolutions. Le
bassin d’Arcachon et son cap Fer-
ret (Gironde), la langue sablon-
neuse qui le protège de l’océan,
est, avec ses modestes maisons de
bois, anciennement cabanes os-
tréicoles, un lieu historique de re-
trouvailles du showbiz, et « s’ouvre
désormais à la clientèle internatio-
nale », selon Laurent Demeure,
PDG de Coldwell Banker, réseau
d’agences spécialisées. Au Pyla-
sur-Mer, près d’Arcachon, un ache-
teur russe a acquis une villa dite
« Gaume » – du nom du fondateur,
dans les années 1930 –, de cette
station balnéaire, pour 2,2 mil-
lions d’euros.
On peut gager qu’avec le ré-
chauffement climatique, la Breta-
gne et son golfe du Morbihan,
déjà cible des retraités parisiens
aisés, devienne celle des milliar-
daires de la planète. p
isabelle rey-lefebvre
pleinement la société dans toute sa
diversité et sa vitalité ».
Quelques jours plus tard, le
12 juin, c’est le discours de politi-
que générale d’Edouard Philippe
qui a provoqué l’inquiétude des ac-
teurs sociaux. Le premier ministre
avait indiqué qu’il attendrait « le
moment propice » pour faire voter
la réforme constitutionnelle, et
« la manifestation de volonté du Sé-
nat, qui peut-être ne viendra
qu’après le renouvellement de la
Chambre haute en 2020 ». Cet
éventuel report en septem-
bre 2020 « a jeté un froid », selon
plusieurs conseillers du Palais
d’Iéna. M. Bernasconi n’est pas à
l’origine de cette initiative, mais il
en a été informé et il ne l’a pas dé-
couragée. Le président du CESE de-
vrait être reçu dans les prochains
jours à l’Elysée. p
michel noblecourt
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE | 11
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019

Boeing face au risque de l’accident industriel

Les coûts de l’immobilisation du 737 MAX s’envolent. Les compagnies clientes de l’avionneur souffrent de la situation

L
e 737 MAX de Boeing a-t-il
encore un avenir ? Chez
les compagnies aérien-
nes, comme parmi la
chaîne de fournisseurs de l’avion,
on en est réduit à prier pour que
l’appareil soit de retour dans les
airs. Le moyen-courrier améri-
cain est immobilisé au sol depuis
le 13 mars après deux crashs en
moins de six mois, qui ont causé
la mort de 346 passagers et mem-
bres d’équipage. Il pourrait le res-
ter pendant au moins un an, se-
lon le cabinet de conseil Archery
Strategy Consulting (ASC).
De son côté, Boeing ne se risque
plus à fixer un agenda précis de
reprise des vols de son best-seller,
commandé à plus de 5 000 exem-
plaires. Tout juste se borne-t-il,
dans un communiqué publié ven-
dredi 19 juillet, à espérer que « la
remise en service du 737 MAX aux
Etats-Unis et dans d’autres pays
[soit] validée par les autorités
compétentes à partir du début du
quatrième trimestre 2019 ».
Il faut dire que, depuis que les
autorités de régulation du secteur
aérien, l’Agence fédérale améri-
caine de l’aviation (FAA) et
l’Agence européenne de la sécurité
aérienne (EASA), ont décidé de
passer le MAX au scanner, elles ne
cessent de mettre au jour des pro-
blèmes techniques. Ainsi, début
juillet, l’EASA a mis le doigt sur une
défaillance du pilote automati-
que. « Maintenant que l’on cherche,
on trouve ! », s’exclame le patron
d’un fournisseur de premier rang
du moyen-courrier de Boeing.
Ces ennuis ruinent la répu- Des Boeing 737 MAX immobilisés au sol à Seattle (Etat de Washington, nord-ouest des Etats-Unis), le 1er juillet. LINDSEY WASSON/REUTERS
tation du MAX. « L’avion est en
train de s’abîmer en termes de
confiance », note Laurent Magnin, Etats-Unis). Les futurs passagers le 737 MAX. Air France est aussi pilotes acceptent de prendre le son tour. Ryanair a annoncé, le
PDG de la compagnie française XL ne voleront donc plus sur des gêné dans sa stratégie. La compa- manche des MAX. « Cela dépen-
D’après le cabinet 16 juillet, la fermeture de certai-
Airways et fin connaisseur du MAX, mais sur des 737-8200. gnie doit renouveler et accroître dra des solutions techniques mises Archery Strategy nes de ses bases cet hiver et à l’été
transport aérien. Il se refuse tou- IAG, maison mère de British la flotte de Transavia, sa filiale low en œuvre » pour assurer la sécu- 2020. La première compagnie low
tefois à envisager un retrait Airways, ne veut pas davantage cost, qui ne fait voler que des rité de l’appareil, prévient Vin-
Consulting, cost du Vieux Continent est l’un
définitif de l’appareil. « Arrêter entendre parler du MAX, pour ne 737 d’ancienne génération. cent Gilles, porte-parole du SNPL. la facture des plus gros clients de Boeing,
5 000 avions fabriqués ou livrés, ce pas aviver les craintes de ses Une des conditions du succès Les déboires du 737 MAX sont en auquel elle a passé commande de
serait du jamais-vu ! » En revan- clients. Mi-juin, lors du Salon du des compagnies à bas coûts est passe de virer à « l’accident indus-
pourrait dépasser 135 MAX, avec une option pour
che, la mauvaise publicité autour Bourget, près de Paris, il a pris soin d’opérer un type unique d’avion. triel », comme le redoute M. Ma- les 10 milliards 75 exemplaires supplémentaires.
du MAX est telle qu’il n’écarte pas de ne pas mentionner l’appareil Logiquement, Air France devrait gnin. L’avionneur américain a Le manque d’avion « va réduire
l’idée que l’avion soit contraint de dans le communiqué annonçant donc passer commande de plus sorti la calculatrice. La note atteint
de dollars la croissance de notre trafic à l’été
« changer de nom » pour repren- la signature avec Boeing d’une let- d’une centaine de MAX. Mais la déjà les 8 milliards de dollars 2020 à 3 % contre 7 % » prévus à
dre ses vols commerciaux et ne tre d’intention portant sur une compagnie hésite à se lancer. Cette (7,1 milliards d’euros). Et ce n’est l’origine, estime Michael O’Leary,
pas effrayer les passagers. commande géante de MAX. commande serait seulement pas fini. D’après ASC, la facture « les compagnies ne remplacent PDG de Ryanair. Sans ces MAX, la
Certaines compagnies clientes « en discussion ». « Pour acheter du pourrait dépasser les 10 milliards plus les vols, elles les annulent ». compagnie ne devrait transpor-
de l’avion ont déjà franchi le pas. Réaction en chaîne MAX », Air France dit avoir « besoin de dollars. C’est le montant exact Initialement, ce sont les trans- ter, entre mars 2020 et avril 2021,
Photos à l’appui, le site Internet Pour le grand public, IAG souhaite d’un consensus de la compagnie, des bénéfices annuels de Boeing porteurs d’outre-Atlantique, des- que 157 millions de passagers con-
spécialisé Air Journal a révélé que seulement acquérir 200 exem- des pilotes et des passagers ». en 2018, mais aussi le coût de la tinataires de la majorité des tre 162 millions attendus au dé-
le transporteur irlandais à bas plaires d’un moyen-courrier de Le Syndicat national des pilotes mise en œuvre d’un nouveau pro- 370 MAX livrés avant le 13 mars, part. M. Magnin redoute une réac-
coûts Ryanair avait commencé à Boeing propulsé par le moteur de ligne (SNPL) a lancé, le 12 juillet, gramme d’avion. « L’accumulation qui ont été les premiers à souffrir tion en chaîne, avec une « contrac-
débaptiser ses MAX qui prennent LEAP-1B produit par le duo fran- un référendum auprès de ses des mauvaises nouvelles inquiète de l’interdiction de vol de l’avion. tion du chiffre d’affaires des com-
la poussière sur les parkings de co-américain Safran-GE. Pour- adhérents pour permettre à Air le public, mais d’abord les compa- American Airlines et Southwest pagnies aériennes, mais aussi de la
l’usine de Boeing à Renton (Etat tant, il n’existe qu’un seul avion France de développer Transavia. gnies aériennes », se désole le pa- ont déjà annulé des milliers de chaîne de fournisseurs ». p
de Washington, nord-ouest des qui répond à ces caractéristiques : Mais il n’est pas certain que les tron de XL Airways. Faute de MAX, vols. Mais l’Europe est touchée à guy dutheil

Soixante-quinze ans après Bretton Woods, le dollar reste au sommet

La montée en puissance économique de la Chine devrait toutefois entraîner, à terme, l’affaiblissement de la devise américaine

Les discussions entre Alliés sur le grand-chose à voir avec celui dé- ses commerçant (en dollars, une alternative suffisamment cré- Est-ce à dire que l’héritage de
ANALYSE nouvel ordre monétaire avaient fini dans le New Hampshire. Les donc) avec l’Iran. Au grand dam dible au billet vert. » Bretton Woods a encore de beaux

C’ est l’un de ces mythes

dont foisonne l’histoire
économique. Celui de
ces vingt et un jours de 1944 du-
rant lesquels les représentants
des grandes nations, réunis dans
un hôtel du New Hampshire
(nord-est des Etats-Unis), esquis-
sèrent ensemble la nouvelle ar-
chitecture du système monétaire
international.
Le 22 juillet 1944, ils signèrent
les célèbres accords de Bretton
Woods, qui fêteront leurs soixan-
te-quinze ans lundi. Dès lors, tou-
tes les monnaies furent arrimées
au dollar, seule devise encore
convertible en or. Dans la foulée,
le Fonds monétaire international
(FMI) et la Banque mondiale, res-
pectivement chargés d’assurer la
stabilité financière et d’aider à re-
construire l’Europe, furent créés.
débuté bien avant la conférence de
Bretton Woods. Surtout, elles fu-
rent plus conflictuelles que ne le
rapporte la légende, notamment
entre les Etats-Unis et la Grande-
Bretagne. Reste que sept décen-
nies après la signature des accords
qui instaurèrent son règne, le billet
vert est toujours la monnaie do-
minant le système international.
De fait, l’essentiel des échanges
commerciaux et des ventes de
matières premières sont libellés
dans la devise américaine. En
outre, celle-ci pèse 61,7 % des ré-
serves de change des banques
centrales de la planète (détenues
sous forme de titres de dettes pu-
bliques), devant l’euro (20,7 %), le
yen (5,2 %), la livre sterling (4,43 %)
et le yuan (1,89 %).
Pourtant, le système monétaire
aujourd’hui en vigueur n’a plus
accords de Bretton Woods ont en
effet explosé en 1971 lorsque les
Etats-Unis de Nixon, imprimant
des dollars à tout-va pour finan-
cer la guerre du Vietnam, aban-
donnèrent la convertibilité or.
Deux ans plus tard, le système
de taux de change flottant fut ins-
tauré. Depuis, le cours de la plu-
part des devises fluctue libre-
ment, en fonction de l’offre et de
la demande. Sans que cela ébranle
l’hégémonie du billet vert…
Héritage menacé
Il faut dire que cette dernière est,
avant toute chose, le reflet du
poids des Etats-Unis, première
puissance économique et mili-
taire mondiale. Washington ne se
prive d’ailleurs pas d’en abuser
pour, par exemple, menacer de
sanction les entreprises françai-
des Européens qui, en réponse,
tentent de développer l’usage à
l’international de l’euro depuis
quelques années. Tout comme la
Chine qui, dans le même but, a
lancé ses propres contrats pétro-
liers à terme libellés en yuans.
A plus longue échéance, la ten-
dance est inéluctable : la montée
en puissance économique de
l’empire du Milieu poussera à l’af-
faiblissement progressif de la de-
vise américaine. D’autant que
l’emballement de la dette des
Etats-Unis, notamment sous l’ef-
fet d’une politique budgétaire ex-
pansive de Donald Trump, pour-
rait peu à peu miner la confiance
dans le dollar. « Mais nous en som-
mes encore très loin, souligne Pa-
trick Artus, de Natixis. Notam-
ment parce que, pour le moment,
aucune des autres devises n’offre
Piloté de près par Pékin, le yuan
n’est pas convertible librement,
ce qui limite son usage pour les
échanges commerciaux hors de
Chine. « L’euro, lui, pourra difficile-
ment constituer une monnaie de
réserve aussi importante que le
dollar tant qu’il n’existera pas, en
Europe, un grand actif financier
sûr qui pourrait concurrencer les
bons du Trésor américain », ajoute
Gregory Claeys, du centre de ré-
flexion Bruegel. A savoir, des ti-
tres de dette de la zone euro émis
par un Trésor commun, et sus-
ceptibles d’incarner une valeur
refuge aux yeux des grandes ban-
ques centrales. « Sachant que la
France et l’Allemagne peinent à
s’entendre sur la création d’un mi-
crobudget commun, ce n’est pas
près d’arriver », observe une
source européenne.
jours devant lui ? Pas sûr, car il est
actuellement menacé par l’atti-
tude même des Etats-Unis. La po-
litique extérieure agressive de
Donald Trump est en effet en
passe de saper le dialogue multi-
latéral instauré à l’après-guerre
par les grandes nations.
De surcroît, les institutions nées
dans le sillage de Bretton Woods,
le FMI et la Banque mondiale,
peinent à se moderniser. Encore
dominées par l’influence euro-
péenne et surtout américaine,
elles n’ont jusqu’ici pas su se ré-
former pour accorder davantage
de poids aux pays émergents.
« Si rien ne change, ceux-ci crée-
ront de nouvelles institutions for-
tes de leur côté, et nous nous en
mordrons les doigts », conclut no-
tre source. p
marie charrel
12 | économie & entreprise
PORTRAIT
L
e monde de Laurence
Boone est « super-
sympa ». En tout cas,
c’est elle qui l’affirme.
A propos de son poste
actuel, « un job super » :
celui d’économiste en chef de
l’Organisation de coopération et
de développement économiques
(OCDE), qu’elle occupe depuis un
an tout juste. Mais aussi de son
cursus, et notamment « sa super-
opportunité » d’avoir étudié en An-
gleterre. De son mari aussi, « hy-
per-sympa ». Et même… des som-
mets du G20, où l’ex- « sherpa »
(conseillère) de François Hollande
s’est fait plein de « copains ».
Candide, Laurence Boone ?
« Non, c’est une femme très bien-
veillante et positive, ce qui ne l’em-
pêche pas d’avoir des avis tranchés
sur ce qui est juste ou faux, car elle
possède un solide bagage théori-
que », décrit Ludovic Subran, di-
recteur de la recherche économi-
que chez Allianz. L’économiste
française – un « mentor », dit-il –
sait ce qu’elle veut et où elle va.
D’ailleurs, il faut l’admettre, la
gracile quinquagénaire n’est pas
forcément celle que l’on croit. Son
abord facile et son langage simple
cachent un redoutable savoir tech-
nique, peaufiné dès sa thèse en
économétrie, consacrée au « filtre
de Kalman appliqué aux taux
structurels de croissance et de
chômage ». Autrement dit, com-
ment un algorithme développé
par les physiciens pour évaluer le
parcours des fusées peut être dé-
cliné de façon à éclairer et à antici-
per la trajectoire de l’économie.
A l’écouter en parler, on a pres-
que l’impression de comprendre.
Normal, « Laurence est le genre de
personne capable d’expliquer la
crise des subprimes à votre grand-
mère », confirme Raoul Salomon,
directeur de Barclays Capital
France. C’est, entre autres, pour
cette qualité que le banquier l’a
embauchée, en 2004, comme
chief economist à Paris de la ban-
que britannique, un poste qu’elle
a occupé sept ans.
Derrière son allure de femme
disponible et sans chichis, « la
vraie bonne copine », telle que la
dépeignent ses amis, est aussi
devenue une femme d’influence.
A l’aise avec les « maîtres du
monde » du Forum de Davos
comme dans le club sélect des ban-
quiers centraux européens, elle a
su construire sa carrière avec mé-
thode et tisser un réseau puissant.
L’aboutissement d’un labeur
acharné, entend-on à propos de
cette bûcheuse, mère de deux gar-
çons, qui confesse avoir pris « la
mauvaise habitude de continuer à
travailler, le soir, une fois les en-
fants couchés ». Le résultat, égale-
ment, d’une grande habileté rela-
tionnelle. « Elle est trop forte,
s’amuse un proche. Toujours sou-
riante et affable, même dans les
trucs les plus ennuyeux. »
Son arrivée à la tête d’une
équipe de près de deux cents ex-
perts, au sein d’une organisation
fédérant trente-six pays, vient
couronner un itinéraire résolu-
ment international. Et sonne
comme un retour aux sources
pour celle qui fut, il y a près de
vingt ans, « un bébé OCDE ». La
jeune recrue planchait alors au
desk zone euro de cette grande
maison, aspirant à promouvoir
les meilleures politiques écono-
miques et sociales dans le monde.
L’économie sans frontière :
voilà, dans son curriculum, un fil
rouge qui ne trompe pas. Tout
comme son inclination pour l’Eu-
rope, « ce modèle de croissance
sociale, cette construction mo-
derne, extraordinaire et si fragile à
la fois », observe-t-elle. « Quand
j’avais 20 ans, c’était un projet
avant-gardiste, qui faisait rêver
beaucoup de monde. »
Etrange ironie, son identité
européenne est née au Royaume-
Uni, ce membre contrarié de l’UE
A Paris, en décembre 2018. BRUNO LEVY/DIVERGENCE
PLEIN CADRE
Laurence Boone,
économiste sans frontières
Chef économiste de l’OCDE depuis 2018, l’ancienne conseillère
de François Hollande à l’Elysée a alterné les passages
entre le public et le privé. Avec toujours le même souci :
développer une vision mondiale. Premier volet
de notre série consacrée aux femmes influentes en économie
qui veut la quitter. Erasmus, un
programme alors tout neuf, per-
met à la jeune fille éduquée à
l’Ecole du Sacré-Cœur et à Notre-
Dame de Sion de prendre le large.
Direction l’autre côté de la Man-
che, pour aller étudier dans une
langue qu’elle maîtrise encore
mal, en dépit de lointaines raci-
nes irlandaises. Le handicap est
vite surmonté : la Française dé-
croche un master en économétrie
avancée à l’université de Reading,
et un PhD (doctorat) à la London
Business School. Dans l’inter-
valle, elle devient bilingue. Elle
manie aujourd’hui le « franglais »
à merveille.
« PYTHIE » DE LA BCE
La graine du cosmopolitisme est
semée. Elle grandira tout au long
d’un parcours forgé au gré de ses
expériences dans le public et le
privé. Suivant son retour en
France, après deux ans au Centre
d’études prospectives et d’infor-
mations internationales (Cepii),
quatre à l’OCDE, elle bifurque
vers les grandes banques anglo-
saxonnes. Chez Barclays France
d’abord, puis à la City, où elle est
nommée, en 2011, économiste en
chef pour l’Europe de Bank of
America Merrill Lynch. Elle y
fait office, pour les tradeurs, de
« pythie » de la Banque centrale
européenne (BCE), chargée de
prédire les inflexions de l’institu-
tion. Son rôle est aussi d’expli-
quer à des Américains perplexes
le fonctionnement byzantin
d’une zone euro qui semble pro-
che de l’implosion. Ce sont des
années de voyages incessants et
de travail intense.
Autant dire qu’elle est cueillie à
froid par les nuées de sarcasmes
qui saluent son arrivée à l’Elysée,
en 2014. Elle y succède à un cer-
tain Emmanuel Macron comme
conseillère pour les affaires éco-
nomiques auprès de François
Hollande. La gauche de la gauche
fustige l’intrusion, au cœur du
À l’aise avec
les « maîtres
du monde »
du Forum
de Davos, elle
a su construire
sa carrière avec
méthode et tisser
un réseau
puissant
1969
Naissance à Bou-
logne-Billancourt
(Hauts-de-Seine),
le 15 mai
pouvoir, de la City londonienne.
Elle se voit réformiste tendance
sociale-démocrate. On la dit « so-
ciale-libérale » – presque un gros
mot en français – et sa nomina-
tion sonne pour certains comme
une reddition face à la finance et
aux marchés.
Au sein même du cabinet prési-
dentiel, l’accueil est tiède. « Elle ne
venait pas du sérail », interprète
l’un de ses amis. Laurence Boone
a pourtant déjà approché le
monde politique. En 2010, en
pleine campagne pour la pri-
maire socialiste, elle avait contri-
bué à la rédaction du livre pro-
grammatique de Manuel Valls,
Pouvoir (Stock, 288 pages). Mais
son profil demeure atypique
parmi la guilde d’énarques. Elle-
même concède avoir dû s’accli-
mater dans cet univers franco-
français, apprendre qu’à l’Elysée
« lire la presse quotidienne régio-
nale est aussi nécessaire que lire le
Financial Times ».
Il n’est pas si facile d’exister dans
le cercle « autour du soleil », celui
des proches collaborateurs du
chef de l’Etat. On lui glisse quel-
ques peaux de banane sous les
pieds. Ses attributions sont re-
vues, son périmètre, rogné. Pas
bégueule, elle réinvente son poste
et devient « sherpa » économique
2004 2014
Rejoint Barclays Est nommée
France comme conseillère écono-
chef économiste mique à l’Elysée
et « sherpa » de
François Hollande
de François Hollande pour les
sommets européens et multilaté-
raux. La crise grecque l’occupe en-
tièrement, avec l’objectif de ne
pas laisser glisser Athènes hors de
la zone euro. Elle fait le lien avec la
BCE, œuvre à lisser le dialogue
avec les Allemands.
« DANS L’ÉCOUTE ET L’ANALYSE »
Elle est jugée suspecte en France,
mais sa fine connaissance des
marchés est appréciée outre-Rhin.
« Elle avait ces capteurs très utiles
dans ce genre de période », se re-
mémore Nikolaus Meyer-Lan-
drut, l’ancien conseiller Europe
d’Angela Merkel, goûtant d’avoir
pu mettre en place avec elle « un
espace de confiance et de confiden-
tialité où tester de nouvelles idées ».
L’expérience est sportive. Mais
elle confirme son appétit pour
l’action publique et les cénacles
internationaux. Son dernier pas-
sage dans le privé, en tant que
chef économiste du groupe Axa,
ne durera qu’un peu plus de deux
ans. La revoilà en 2018 à l’OCDE,
par la grande porte cette fois. Un
formidable terrain de jeu pour qui
aime naviguer de pays en régions,
tout en produisant prévisions et
recommandations à l’adresse des
responsables politiques. Un beau
tremplin aussi pour consolider
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
2018
Devient économiste
en chef de l’Organi-
sation de coopéra-
tion et de développe-
ment économiques
(OCDE)
son carnet d’adresses et sa noto-
riété. Son défi n’en est pas moins
de taille : redonner de la vitalité à
un département de la recherche
un peu classique et formaté, et
faire d’une institution, long-
temps perçue comme un repaire
d’ultralibéraux, une référence sur
les thèmes de l’époque comme les
inégalités ou la croissance verte…
Une mission à la mesure de cette
économiste plus pragmatique
qu’académique ? « C’est difficile à
croire tant elle s’inscrit dans la pen-
sée libérale dominante, toujours
d’accord avec la politique euro-
péenne. D’ailleurs, ses travaux ne se
distinguent pas spécialement par
leur originalité », cingle Henri Ster-
dyniak, de l’Observatoire français
des conjonctures économiques
(OFCE), cofondateur du collectif de
gauche Les Economistes atterrés.
« C’est une femme libre, jamais
enfermée dans un mode de pen-
sée », rétorque son ami Benoît
Cœuré, membre du directoire de
la BCE. « Elle n’est pas du genre à
vous imposer ses idées, complète
sa complice Mathilde Lemoine,
chef économiste du groupe Ed-
mond de Rothschild. Au contraire,
elle est d’abord dans l’écoute et
l’analyse. Ce n’est pas si courant
avec ce type de responsabilités. »
Certains jurent qu’elle se rêve
banquière centrale à Francfort.
Mais elle semble s’être emparée
avec gourmandise de ses nou-
veaux champs d’étude. Dans le
débat français, elle intervient
pour regretter un manque d’éga-
lité des chances. Son regard reste
toutefois tourné en priorité vers
l’international. A plus forte raison
à une époque tentée par le repli.
« Je crois beaucoup à l’importance
de la coopération multilatérale. »
Alors que les Etats-Unis cèdent
aux sirènes du protectionnisme,
les tensions commerciales ris-
quent de tuer la croissance, pré-
vient Laurence Boone. Un autre
bon thème de recherche, surtout
pour elle qui « adore » ces sujets.
On s’en serait douté… p
marie de vergès
Prochain article Méka Brunel
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
Le Carnet
en vente
actuellement Vos grands événements
Naissances, mariages,
K En kiosque anniversaires de naissance
Avis de décès, remerciements
anniversaires de décès,
0123 souvenirs
Colloques, conférences,
hors-série
Géopolitique
séminaires, tables-rondes,
des
îles en
40 cartes portes-ouvertes, journées
d’études, congrès,
nominations,
assemblées générales
Soutenances de mémoire,
thèses,
Hors-sér
Hors-série Expositions, vernissages,
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le samedi et les jours fériés
HORS-SÉRIE jusqu’à 12 h 30
L’HISTOIRE Pour toute information
DE LA complémentaire Carnet :
MÉDITERRANÉE 01 57 28 28 28
AU CARNET DU «MONDE»
Hors-sér
Hors-série
M. Jean PRORIOL,
membre honoraire du Parlement
et Mme Jean PRORIOL,
M. et Mme Dominique VIGNÉRAS,
LA SCIENCE DU BIEN-ÊTRE # 12 - ÉTÉ 2019
Réveillez la
ont la joie de faire part du mariage de
CAHIER NEUROSCIENCES
nature
L E C E R V E A U C R É AT I F
DE NOS RÊVERIES
AV EC NOTRE PROGR A MME
leurs enfants,
GRE ATER GOOD SCIENCE
D E L’ U N I V E R S I T É
BERKELE Y EN CALIFORNIE
qui est en vous
LA BELLE RENCONTRE
FRÉDÉRIC LOPEZ
MES HÉROS
DU BOUT DU MONDE
Blandine PRORIOL
et
LE VERT, VITAMINE
Guillaume VIGNÉRAS.
D’UN MORAL AU BEAU FIXE
OSEZ LIBÉRER
VOS INSTINCTS SAUVAGES
LE POUVOIR BIENFAISANT
DES PLANTES ET DES ANIMAUX
La messe de mariage est célébrée
Michelle Obama
« Mon combat de femme pour la santé des enfants »
ce samedi 20 juillet 2019, à 16 heures,
en l’église Saint-Jean à Beauzac
Trimestriel
iel (Haute-Loire).
Le consentement des époux sera
reçu par le père Bernard Planche,
Collections recteur de la Cathédrale du Puy-en-
Velay.
21, avenue Louis Pasteur,
43590 Beauzac.
présente
7, rue de l’église Saint-Germain,
60200 Compiègne.
Guite, Diego, Sonia, Blaise et
Alexis Masson,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Lily
MASSON ANGELOPOULOS,
Dès mercredi 17 juillet,
le volume n° 19 survenu à Paris, le 18 juillet 2019,
HECTOR SERVADAC à l’âge de quatre-vingt-dix-huit ans.
Mme Catherine Barras,
son épouse,
Nicolas et Camille,
ses enfants,
LES GRANDS PERSONNAGES
DE L’HISTOIRE EN BANDES DESSINÉES
ont la douleur de faire part du décès
de
M. Philippe BARRAS,
représentant du personnel,
délégué syndical CFDT au PMU,
survenu le 18 juillet 2019, à l’âge de
soixante-cinq ans, à la suite d’une
longue maladie.
Que tous ceux qu’il a pu aider
Actuellement en kiosque,
dans leur vie professionnelle aient
une pensée pour lui.
le volume n° 13
CHURCHILL TOME 1 1, Villa Dancourt,
75018 Paris.
Nos services Société éditrice du « Monde » SA
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Secrétaire générale de la rédaction Christine Laget
Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président, Sébastien Carganico, vice-président
carnet | 13
Fenella Bingham, Magnac-Laval (Haute-Vienne). François Pitavy,
sa fille, son époux, Souvenir
Clea, M. Roger COLOMBEAU Bertrand Pitavy,
sa petite-fille, son fils, Il y a un an disparaissait, dans sa
Peter Cavanagh, s’est éteint aux premières heures du Marianne Algrain-Pitavy,
soixante-douzième année,
son compagnon 14 juillet 2019.
sa belle-fille, Namcha FAURE,
Et toute sa famille, Inès et Marin,
Nous sommes dans la peine. née BASSANOFF.
ses petits-enfants,
ont la douleur de faire part du décès
Christian Pitavy, Son époux,
de Ses enfants,
Ses petits-enfants, son fils, Ses filles, son gendre
Annie BINGHAM, Ses arrière-petits-enfants Véronique Delpierre-Pitavy, Et sa petite-fille,
née WILLIAMS, Et toute sa famille. sa belle-fille,
vous remercient du soutien que
Eliaz, Tanguy et Juliette,
ses petits-enfants, vous leur avez témoigné lors de cette
survenu le 6 juillet 2019, à Paris, à Yvette Eichenlaub, née Le Cornoux,
l’âge de soixante-six ans. épreuve.
son épouse,
Jean-Luc, Marie-Odile, Yves, Cécile, ont la grande douleur d’annoncer
La cérémonie aura lieu le mercredi ses enfants le décès de Prix
24 juillet, à 15 h 30, en la salle et leurs conjoints,
de la Coupole, au crématorium Ses petits-enfants, Danièle PITAVY-SOUQUES,
du cimetière du Père-Lachaise, chevalier de la Légion d’honneur,
Prix de l’association
#StopCorruption
Paris 20e. font part du rappel à Dieu, le 5 juillet ancien professeur
2019, dans sa quatre-vingt-neuvième à l’université de Bourgogne, Fondée en avril 2018,
Pas de fleurs, mais si vous le
souhaitez, vous pouvez faire un don,
année, à Etables-sur-Mer, de l’association #StopCorruption
survenu le 13 juillet 2019, à Dijon, décerne un Prix destiné à distinguer
en son nom, à Alzheimer’s Society, René EICHENLAUB, à l’âge de quatre-vingt-deux ans. tous les deux ans
www.alzheimers.org.uk professeur des Universités, des publications scientifiques
fidèle lecteur du Monde.
Des messes d’action de grâce et des travaux universitaires
Mireille Chapuzy, apportant une réflexion approfondie
La cérémonie religieuse a eu lieu seront dites au mois de septembre,
son épouse, sur l’état de la corruption
à Dijon, en l’église Notre-Dame et
Julien, Adrien Chapuzy et Laura,
dans l’intimité familiale le 9 juillet.
à Précy-sous-Thil.
dans le monde ou développant
des propositions en matière
ses fils et sa belle-fille, de bonne gouvernance et d’éthique.
Anna et Lucas, Dominique, Frédéric, Michèle, 40, rue de la Préfecture,
ses petits-enfants, ses enfants, 21000 Dijon. Les travaux éligibles - thèses,
Roland Barrot et Andrée, Marie-
Anne-Claire, Célestine, Camille,
3, rue du Moulin, ouvrages (ou chapitres d’ouvrages),
Nicolas, Elliott,
Paule Augat, ses petits-enfants, 21390 Vic-sous-Thil. mémoires de recherche de
Sa famille, 2e année de Master, revues et articles
Yanis et Ethan,
Ses amis, ses arrière-petits-fils, scientifiques - peuvent être rédigés
Elisabeth Soule
Ses ex-collègues, Mireille, et Bernard Delorme,
en français ou en anglais
sa belle-fille et doivent avoir été publiés
ont la très grande tristesse de faire Et John,
Blandine Soule, ou réalisés au cours des deux années
François Soule,
part du décès soudain de son gendre, ses enfants et son gendre,
précédant la remise des prix,
jusqu’à la date limite de dépôt
Léo, Sarah, Charlie et Raphaël, des candidatures
Jean-Jacques CHAPUZY, ont la très grande tristesse
d’annoncer le décès de
ses petits-enfants, (entre le 1er janvier 2017
ingénieur retraité EDF, Sa famille et le 15 octobre 2019).
Henri LARGE, Et ses amis,
survenu le 10 juillet 2019. avocat, Le règlement du Prix et le dossier
ancien commissaire aux comptes, ont la tristesse de faire part du décès de candidature peuvent être
Il a été inhumé à Bessines-sur- consultés et téléchargés sur le site
de
de l’association :
Gartempe (Haute-Vienne). survenu a Montpellier, après une
www.stop-corruption.fr
courte maladie, le 8 juillet 2019, à Claude SOULE,
C’était une belle personne. l’âge de quatre-vingt-onze ans.
Retrouvez également davantage
le 17 juillet 2019, à l’âge de quatre- d’informations sur les missions,
1, allée Lully, Selon ses vœux, il sera inhumé le vingt-cinq ans.
samedi 17 août, a 16 heures, dans le réalisations et membres fondateurs
77400 Saint-Thibault-des-Vignes. de l’association sur le site.
Mariage caveau familial, auprès de son La cérémonie aura lieu le mardi
épouse,
Balma. Puteaux. Pietra di Verde. 23 juillet, à 10 heures, en l’église Les candidats devront transmettre
Evisa. Nicole, Saint-François-Xavier, 12, place du leurs travaux, au format PDF,
Président-Mithouard, Paris 7e, suivie à l’adresse électronique suivante :
Mme Marie-Christine au cimetière de Quincié-en- de l’inhumation où il rejoindra son prix@stop-corruption.fr
Ceccaldi-Raynaud, Beaujolais (Rhône). épouse,
son épouse, Date limite de dépôt des candidatures :
mardi 15 octobre 2019, à minuit.
Ses enfants, Michèle Christensen-Large, Françoise,
Ses petits-enfants, 38 Stanley Avenue, née PRELOT,
Ses arrière-petits-enfants Chesham, Bucks, HP5 2JG
et leurs familles, (Angleterre). au cimetière de Gargenville
Les familles Ceccaldi-Raynaud,
(Yvelines), à 14 heures.
Lasserre, Giani, Brousse, Maggiani,
Ceccaldi-Monteil, Franchi, Laviec,
Jean-Claude OLIVETTI 21, route des Gardes,
Begouën, Mozziconacci et Pieri, 92190 Meudon.
Parents amis et alliés,
nous a quittés le 11 juillet 2019, nous
plongeant dans une grande peine.
font part de l’entrée dans la lumière Commémoration Prix de la découverte poétique
du Seigneur de Son épouse,
Simone de Carfort 2019
Sa famille. Commémoration de la déportation
Fondation
M. Charles
CECCALDI-RAYNAUD,
chevalier de La Légion d’honneur,
« Gracias a la vida
que me ha dado tanto... »
des Juifs de France par l’association
« Les Fils et Filles des Déportés Juifs
de France » et le Mémorial de la
Frédéric et Simone de Carfort,
sous l’égide
de la Fondation de France.
maire de Puteaux de 1969 à 2004, Violeta Parra. Shoah, avec le soutien de la
vice-président
« Merci à la vie qui m’a tant donné...» Fondation pour la Mémoire de la Ce prix a pour objet la découverte
du Conseil régional d’Ile-de-France, Shoah.
d’un poète d’expression française,
député de la 6e circonscription
Marylène Rabaut, inconnu ou méconnu.
des Hauts de Seine,
son épouse, Cérémonie à la mémoire des 259 Adresser
sénateur des Hauts-de-Seine,
Etienne Rabaut, déportés des convois partis du camp soit quatre jeux identiques
Décès conseiller général
son fils, de Drancy pour le camp de Bergen- de 30 à 50 poèmes inédits,
des Hauts-de-Seine,
Helda Rabaut, Belsen les 2 et 3 mai et les 21 et 23 soit quatre exemplaires
président d’honneur
sa fille, juillet 1944. d’un ouvrage de poésie édité
de l’association France Israël,
au cours des cinq dernières années,
ont l’immense tristesse de faire part Mardi 23 juillet 2019, 12 heures. jamais primé,
La cérémonie religieuse sera
du décès de accompagnés d’une notice
célébrée le lundi 22 juillet 2019,
Lecture des noms des déportés de biographique
à 10 heures, en l’église Saint-Martin
Michel RABAUT, avant le 25 octobre 2019
de Boville de Balma (Lasbordes), ces convois.
médecin généraliste en pli non recommandé à :
suivie de l’inhumation au cimetière
à Noisy-le-Grand
de Balma.
(Seine-Saint-Denis),
Mémorial de la Shoah, Fondation de France
17, rue Geoffroy-l’Asnier, Prix Simone de Carfort,
La direction survenu le 16 juillet 2019. 75004 Paris. 40, avenue Hoche, 75008 Paris.
Et l’ensemble des collaborateurs
du cabinet Rise conseil, Une cérémonie civile aura lieu le Renseignements : Le montant du prix
Tél. : 01 53 01 17 18. est de 2 500 euros.
25 juillet, à 13 h 30, au crématorium
ont la tristesse d’annoncer la d’Arcueil, suivie d’une inhumation Email : Aucun retour des manuscrits
disparition prématurée des suites au cimetière d’Ivry-sur-Seine. lieux@memorialdelashoah.org ne sera fait.
d’une longue maladie de leur
président et fondateur,
Tu as disparu,
Dominique DESAILLY, mais dans le bleu du ciel, tu as laissé une trace infinie,
école normale supérieure
de Saint-Cloud 81, à l’ombre du vent, une image inidicible.
chevalier
de l’ordre national du Mérite,
Inspiré de Rabindrahnàth Tagore
survenu le 10 juillet 2019.
Ses obsèques auront lieu en
Normandie, dans la stricte intimité Frieder BURDA
familiale.
29 avril 1936 - 14 juillet 2019
Ils présentent leurs condoléances
à sa famille et à ses proches.
Avec un immense amour et une grande gratitude, nous nous disons adieu.
Notre tristesse est infinie.
Elke Burda
Patricia, Dominic, Nicolas, Robin et Anaïs
Hubert Burda et Maria Furtwängler
Jacob et Lisa
Les funérailles se tiendront dans l’intimité.
14 |
GÉOPOLITIQUE
C
nicolas bourcier
cuba - envoyé spécial
uba en voiture, c’est un peu s’in-
viter sans frapper dans un
monde perdu, une île à la dérive,
suspendue dans le temps, d’où
s’échappent une longue plainte
et la rumeur d’une agitation in-
quiète, celle des petites gens, des fermiers, des
employés de l’Etat et des travailleurs indépen-
dants. Tous ceux qui, dans une écrasante ma-
jorité, mais sans enthousiasme, ont voté en fé-
vrier pour une nouvelle Constitution qui n’a
rien changé à leur condition.
C’est le Cuba des villes petites et moyennes,
des routes aléatoires sans embouteillages ni
publicités, coulées d’asphalte traversant
champs de cannes et terres en jachère, flan-
quées de portraits géants des héros tombés
pour la révolution. L’île du système D, où il
faut résoudre et inventer, se débrouiller pour
joindre les deux bouts. C’est le Cuba du bas
contre le Cuba du haut : celui de La Havane
avec les huiles du régime et ses élites locales,
accusées d’être trop corrompues, trop sourdes
ou trop aveugles, incapables d’enrayer une ré-
cession brutale installée depuis des mois et
qui rappelle la crise d’après la dislocation du
bloc soviétique dans les années 1990, précipi-
tant l’île dans un marasme sans précédent.
RÉVOLUTION À L’ARRÊT
Au ras du bitume, Cuba c’est un peu ça : une
révolution à l’arrêt, étranglée par ses contra-
dictions et l’interminable embargo nord-
américain, où les habitants se regroupent
aux intersections stratégiques, à l’ombre de
préférence, pour faire du stop, des billets à la
main. Pedir una botella, littéralement « de-
mander une bouteille », a ainsi été élevé en
mode de transport public pour pallier la pé-
nurie d’autocars et de voitures, le manque
cruel d’essence aussi.
Le stop comme métaphore d’une île en
panne. Avec l’habitacle des véhicules trans-
formé en agora roulante, libre de paroles et
de pensées. Tout y passe, entre rires et lar-
mes. La démesure et les frustrations, loin,
très loin de cette île qui « rêvait d’être un con-
tinent », selon le titre d’un tableau de l’artiste
Sandra Ramos.
Il y a de nombreuses classes sociales à
Cuba, malgré l’égalitarisme du régime. Et si
pendant trente ans les écarts ont été réduits,
ils ont depuis vingt ans repris leur envol.
Dans les rues, sur les routes, en ville ou à la
campagne, la vitrine sociale ressemble sou-
vent à un lointain mirage. Comme le dit une
promeneuse chevronnée, Sara Roumette,
dans son formidable ouvrage sobrement in-
titulé Cuba (La Découverte, 2011) : « C’est un
régime qui protège beaucoup et soumet tout
autant, où les valeurs inspirées des uns cô-
toient la répression sordide des autres, un
Cuba
Voix libres
Pour les habitants de l’île, la « botella », l’auto-stop,
est le seul moyen de pallier l’indigence des transports
publics. Dans l’intimité des véhicules, la parole se libère,
tissant la trame du récit désabusé de la population.
Premier épisode de notre série sur la géopolitique des îles
double du volume autorisé ; vol d’un demi-li-
ÉTATS-UNIS tre d’essence d’une voiture du parti (commu-
OCÉAN
ATLANTIQUE niste, seul autorisé) ; prison ferme pour avoir
Golfe du Mexique BAHAMAS abattu clandestinement son cheval. Quand le
pouvoir veut régir un quotidien de pénuries,
La Havane le délit devient la norme.
Route « Cuba, premier territoire libre d’Amérique la-
centrale Itinéraire en auto-stop
tine », proclamait un slogan après la chute du
dictateur Fulgencio Batista, en 1959. Depuis,
Holguin près d’un Cubain sur dix a quitté son île, et les
Sancti Spiritus Biran départs continuent. Sur les murs, les haran-
Bayamo gues nihilistes du régime « Le socialisme ou la
CUBA Manzanillo Alto Cedro mort ! » s’effacent avec l’usure du temps. Le
Niquero « Quelle différence ? », ajouté par des oppo-
ÎLES CAÏMANS Route n°20 Santiago
de Cuba sants irrévérencieux, n’égaie ou n’effraie plus
Mer des Caraïbes personne. Aujourd’hui, les affiches plantées
HAÏTI au bord des routes revendiquant « 60 ans de
JAMAÏQUE victoires » ou « Croire en la vérité » sonnent
Aires naturelles
50 km
(forêts, parcs, creux. On sourit. On détourne la tête. Par ré-
réserves hydriques)
INFOGRAPHIE LE MONDE flexe, ou par pudeur.
Alors, il faut rouler. Revenir aux origines, re-
monter par étapes le fil de cette histoire en
pays ou tout le monde a appris à lire et à commençant par ce village de Biran, hameau
écrire, avec une priorité sans faille donnée paisible de l’extrême est du pays, situé à
pour l’éducation, mais où revendiquer le droit 800 km de La Havane et qui a donné nais-
d’expression critique peut faire de votre vie un sance au père fondateur de ce régime, Fidel
enfer, où l’on peut se rendre à l’hôpital sans un Castro. Celui-là même dont le simple prénom
sou, mais où vivre honnêtement de son sa- a résumé pendant presque cinq décennies
laire d’Etat est devenu impossible. » l’île tout entière. Quarante-sept ans de pou-
Ici, un chauffeur de taxi de la capitale gagne voir absolu – le plus long règne de l’histoire
en une demi-journée le salaire mensuel d’un contemporaine – durant lesquels il fut la « pa-
médecin ou d’un professeur d’université. role qui oriente ». Au point que l’agronome
L’équivalent d’une nuit pour un loueur agréé français René Dumont, venu à Cuba dans les
de chambres d’hôtes. La chronique de la révo- années 1960, avait dit : « Avec Fidel, j’avais par-
lution peut se révéler encore plus mesquine : fois l’impression de visiter l’île sous la conduite
saisie d’une bouteille d’huile dans le sac de son propriétaire, qui montrait ses champs
d’une femme qui en transportait deux, le et ses prés, ses vaches sinon ses hommes. »
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DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
Rosaida est elle aussi née à Biran. Elle y est
restée. A 53 ans, cette femme au parler vif est
devenue la chef de la communauté munici-
pale. Une réunion organisée dans le village
voisin d’Alto Cedro et qui a tardé l’a obligée à
faire du stop. Ses collègues étaient déjà partis.
« Ici, même les pierres aiment Fidel, lâche-t-
elle sur le ton de l’évidence souriante. Il nous
a rendus fiers, pas seulement les gens de Biran,
mais tous les Cubains. Notre île est devenue, à
un moment de l’histoire, le centre du monde,
vous comprenez ? » Un jour, ajoute-t-elle, Fidel
est venu à un congrès régional, non loin d’ici :
« Je n’ai pas pu m’y rendre, mais sa présence
était là, je l’ai sentie. »
Biran est restée modeste, et cela lui con-
vient : « Les gens pensent que, parce que la fa-
mille Castro était d’ici, nous sommes tous de-
venus riches. Foutaises ! Il suffit de regarder
pour voir que notre vie est humble. » Pour
preuve, le bloc d’habitations construit par Fi-
del en plein milieu du village. Ce projet lancé
dans les années 1970 prévoyait 400 maisons
en ciment, de petite taille et dotées de véran-
das, pour accueillir des familles touchées par
la construction d’un barrage. Au total, seule-
ment 218 logements furent construits. L’un
d’entre eux avait été attribué au demi-frère de
Fidel, Martin Castro Batista, décédé en 2018, à
89 ans. Lui, comme Rosaida, n’a pas voulu
quitter la région. Elle se souvient : « Martin di-
sait toujours que Fidel parlait peu de ses pro-
jets par crainte que le vieux – leur père – ne l’en-
tende. Il voulait qu’il devienne avocat pour dé-
fendre ses intérêts ! »
« LIEU HISTORIQUE »
La propriété du père Castro est toujours là, au
bout d’une route en terre, indiquée par un
simple panneau « Lieu historique ». Ses bâti-
ments sont restés intacts, ses murs régulière-
ment repeints et les objets de famille gardés
en lieu et place.
La grande baraque en planches du « vieux »,
Angel Castro, est au centre. On y apprend que
cet Espagnol, né dans une famille pauvre de
Galice, avait été envoyé à Cuba à l’âge de
20 ans pour combattre les indépendantistes.
Comme beaucoup d’autres, il est resté tenter
sa chance après la guerre. Sans un sou, anal-
phabète, il s’est constitué un domaine agri-
cole qui deviendra l’un des plus grands de la
région avec 11 000 hectares. Une folie pour
l’époque, véritable microcosme d’une écono-
mie semi-féodale avec un hôtel, une école, un
théâtre, des cahutes en bois pour la
main-d’œuvre haïtienne, un chapiteau pour
les combats de coqs, une boucherie, un ma-
gasin général et même un cabinet médical.
La visite passe devant le lit d’enfant de Fidel,
quelques jouets, des revues et photos d’épo-
que. Nulle statue à son effigie, ni affiche à la
gloire de l’enfant prodige. « Il est dans nos tê-
tes », insiste Leyda, l’une des vingt employés
du site. Comme si le vrai culte résidait non

0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
dans la reproduction de son image, mais
dans la sphère mentale des Cubains. Le
31 juillet 2006 au soir, lorsque son secrétaire
privé, Carlos Valenciaga, annonça à la télévi-
sion que Fidel Castro s’était résigné à délé-
guer « provisoirement » ses pouvoirs à son
frère cadet Raul, 70 % des habitants de l’île
n’avaient pas connu d’autre dirigeant.
La jeune Leyda s’amuse au souvenir de Lina
Ruz, la mère de Fidel. Cubaine venue de
l’ouest de l’île, catholique fervente et adepte
du tarot, elle est sortie un jour de la maison
un fusil à la main parce qu’elle avait vu des
soldats dans la bananeraie. « Une des premiè-
res décisions du gouvernement révolution-
naire de Fidel avait été de nationaliser les ter-
res et il avait d’abord appliqué cette règle à la
propriété familiale ! », s’esclaffe la jeune
femme, non sans fierté. Le gradé de la troupe
avait poliment demandé à la mère de baisser
son arme, et de contacter son fils.
L’HISTOIRE D’UN GOSSE DE RICHE
El Batey de Castro, « la ville de Castro », comme
on l’appelait, renvoie l’image d’un musée où
les Cubains viennent écouter l’histoire d’un
gosse de riche ayant rejeté la fortune de son
père pour lutter en faveur de la justice sociale.
Une relique du passé drapée dans une mytho-
logie consciencieuse, qui oscille entre l’his-
toire et l’émotion, la violence et la dérision.
Les parents Castro reposent à l’entrée de la
propriété. Une dizaine d’enfants, oncles et
tantes, les accompagnent dans ce blanc ca-
veau familial. Fidel, lui, n’y est pas. A sa mort,
l’urne funéraire a parcouru toute l’île depuis
La Havane, avant que ses cendres ne soient
enterrées à moins de deux heures de route
d’ici, à Santiago de Cuba, la « Cité des héros »
ainsi qu’elle est surnommée. C’est là que ses
parents l’ont installé, dès l’âge de 7 ans, pous-
sés par une institutrice de Biran qui voulait
que cet élève doué quitte le village pour sui-
vre les meilleures écoles de la région : d’abord
chez les frères maristes puis l’imposante
école jésuite Nuestra Señora de los Dolores.
Poursuivant ses études dans le prestigieux
lycée Belén, à La Havane, avant de devenir doc-
teur en droit, Fidel reviendra sur ses pas. C’est
à Santiago qu’il organise, le 23 juillet 1953, son
attaque de la Moncada, alors la deuxième plus
grande caserne du pays. L’assaut est un désas-
tre, plus de la moitié des assaillants sont tortu-
rés ou assassinés. Les survivants, jugés.
En fuite, le jeune rebelle est épargné par un
lieutenant de l’armée, un colosse noir
nommé Sarria, qui confiera plus tard à l’écri-
vain Robert Merle : « On ne tue pas les idées. »
A son procès, après quatre heures de plaidoi-
rie improvisée, la conclusion marque les es-
prits : « Condamnez-moi ! Peu importe, l’His-
toire m’acquittera. »
Après des années de guérilla et de maquis,
Fidel prononce à Santiago son premier dis-
cours de victoire, le 1er janvier 1959, le jour où
La Havane tomba entre les mains de ses trou-
pes. Emporté par son élan, il proposa même
de transférer ici le siège de la capitale. Une
idée abandonnée quelques jours plus tard,
peu avant sa propre entrée triomphale à
La Havane. A Santiago, personne n’a oublié.
Sa sépulture jouxte le mausolée monumen-
tal de José Marti, le patriarche de l’indépen-
dance. Il y a là un petit banc, un bloc de pierre
d’un seul tenant, presque rond, entouré de
fougères à sa base et d’une espèce de plante
des montagnes à feuilles rouges. Le symbole
du sang versé pour la révolution, souffle un
garde. La plaque de marbre indique simple-
ment en caractères majuscules : FIDEL.
Parmi les rares visiteurs de cette chaude
matinée, deux militants septuagénaires
américains, cheveux blancs et longs, venus
de Boston, méditent en silence. A peine s’ils
remarquent Alexandre, un jeune Russe
grand et sec, vêtu d’un tee-shirt à la gloire de
Staline, barré d’un « Nous avions raison » en
lettres cyrilliques. Il s’approche de la tombe,
effectue un salut militaire et tourne les ta-
lons. Souriant mais peu disert, il dira seule-
ment qu’il s’est installé ici voilà trois ans,
comme ça, pour aider et monter une ferme
avec des chevaux, « toujours utiles, que ce soit
en agriculture ou dans les transports ».
Aujourd’hui encore, Santiago et la région
alentour, El Oriente, forment un fief des sou-
tiens les plus fidèles au régime. Berceau de
nombreuses révoltes et mouvements politi-
ques qui ont bouleversé l’histoire nationale
depuis plus d’un siècle et demi, cette partie
de l’île a toujours été l’une des moins acces-
sibles et des plus déshéritées. Là où la révolu-
tion a le plus bouleversé le quotidien, avec la
construction de routes, d’écoles et de dis-
pensaires dans les villages des montagnes et
des plaines. Lors des législatives, Fidel – qui a
habité La Havane pendant un demi-siècle –
avait pour habitude de se présenter dans
une circonscription de Santiago. Son frère
Raul, lui, est resté fidèle à une commune voi-
sine de Biran.
Yolonda fait du stop comme tout le monde,
« par nécessité ou obligation, vous choisissez ».
Elle vient de rendre visite à sa mère, non loin
de là. « Elle a toujours voté pour Fidel, moi
aussi, mais avec moins d’entrain », glisse-t-
elle. La quarantaine, Yolonda est une des ra-
res auto-stoppeuses à ne pas souhaiter don-
ner des précisions sur son identité. « A l’école,
à la fac, on nous parle sans cesse de la révolu-
tion, de ses mythes et de ses héros disparus.
C’est difficile à la longue. J’ai l’impression de
n’avoir vécu qu’avec des morts. »
Elle s’inquiète de la situation : « On vit une
crise qui ressemble à s’y méprendre à celle des
années 1990, comme le répète ma mère. » Et de
citer pêle-mêle le manque de nourriture sur
les étals, l’absence de plus en plus fréquente
d’œufs, de farine, de riz, de lait en poudre ou de
poulets. « Ces produits disparaissent pendant
géopolitique | 15
De gauche à droite :
Une portion écroulée
de la route 20, entre
Santiago de Cuba
et Niquero, le 15 mai.
des jours, voire des semaines, dans les maga-
Eliecer, 61 ans, sins d’Etat ou dans ceux qui sont privés. » Après
rencontré à Mota, près deux décennies de relative stabilité, soutenue
de Bayamo (province par le pétrole vénézuélien bon marché, « les
de Granma), le 15 mai. restrictions affectent la très grande majorité de
la population », précise-t-elle. Comme
Des Cubains assistent d’autres, elle invoque la chute brutale de l’aide
à un combat de coqs vénézuélienne, la fin de l’accord de coopéra-
clandestin près tion avec le Brésil sur l’envoi de médecins cu-
d’El Coco (province bains dans ce pays, les restrictions américai-
de Pinar del Rio), nes aussi, les faiblesses encore de l’économie
le 17 mai. de l’île, sa mauvaise production de sucre, le
secteur minier, ou le tourisme, moins rentable
Vendeur de légumes que ce qui avait été espéré. « Hors des villes, les
dans une rue de Palma gens font à nouveau des kilomètres pour trou-
Soriano (province ver de la nourriture. Par endroits, l’Etat donne
de Santiago de Cuba), même des poussins pour qu’on les élève et les
le 14 mai. mange une fois devenus grands, raconte Yo-
landa. Cela me rappelle mon adolescence, du-
Carlos, 83 ans, vétéran rant cette période spéciale des années 1990,
de la révolution quand les poussins couraient dans le salon.
cubaine et de la guerre Avec mes frères, on leur avait donné des noms. »
en Angola, devant Le regard vague à travers la vitre, elle ajoute :
sa maison, à Palma « Le plus perturbant, c’est qu’à l’époque Fidel
Soriano (province passait des heures à expliquer les choses, et
de Santiago de Cuba), qu’aujourd’hui personne n’explique plus rien. »
le 14 mai.
PHOTOS : JOAO PINA « EN ATTENDANT DES JOURS MEILLEURS »
POUR « LE MONDE » Yolonda voudrait tourner la page, sortir de ce
fichu quotidien de rationnement et d’incerti-
tudes. « Je ne veux pas quitter l’île, je ne veux pas
non plus qu’elle devienne une sorte de Miami
tropicale dirigée par un fou comme Trump. » Et
puis, avant de sortir de la voiture : « Dans le
fond, je n’ai pas de solution. Il faudra tenir en at-
tendant des jours un peu meilleurs, comme on
l’a toujours fait. C’est tout, et c’est triste. »
« LE PLUS La route 20 est une fine lame sinueuse lon-
PERTURBANT, C’EST geant la mer sur des ponts défoncés où les va-
gues ont emporté la chaussée à certains en-
QUE, DANS droits. C’est elle qui relie Santiago aux monta-
gnes embrumées de la Sierra Maestra, le ter-
LES ANNÉES 1990, rain de rébellion idéal choisi par Fidel et sa
FIDEL PASSAIT troupe. Pendant deux ans, lui et ses compa-
gnons avaient résisté dans les maquis aux as-
DES HEURES sauts de l’armée régulière. La Sierra Maestra
est une forteresse naturelle à la végétation
À EXPLIQUER exubérante ouverte sur les Caraïbes, quand le
reste de l’île se tourne vers le nord et l’Atlanti-
LES CHOSES, que. De quoi alimenter la légende. Surtout
ET QU’AUJOURD’HUI quand celle-ci est victorieuse.
Eliecer l’a longtemps aimée, la révolution.
PERSONNE Puis, celle-ci s’est éloignée. A 61 ans, il dit avoir
passé l’âge de cacher la colère. Agent de main-
N’EXPLIQUE tenance, il est venu rendre visite à sa mère ma-
PLUS RIEN » lade dans le village de Magdalena. Voilà plus
de quatre heures qu’il attend qu’une voiture le
YOLONDA prenne, lui et ses sacs en plastique remplis
d’outils qui ne le quittent jamais : « Il n’y a plus
que trois bus qui circulent par semaine sur cette
route. L’un d’eux était prévu aujourd’hui, il
m’aurait permis de rentrer chez moi, il n’est pas
venu. Ce qui signifie que quelqu’un a encore dé-
tourné l’essence. Vous voyez le tableau ? Un vol,
et tout le monde est affecté. »
LES DATES
1959
Le dictateur Fulgencio Batista
s’enfuit le 1er janvier. Fidel Castro
proclame le « début de la révolu-
tion » depuis Santiago de Cuba.
2006
Fidel Castro transfère provisoi-
rement ses pouvoirs de chef
d’Etat à son frère Raul,
pour des raisons de santé.
2008
Raul Castro est élu président
par l’Assemblée nationale.
2018
Miguel Diaz-Canel est élu chef
de l’Etat, deux ans après
la mort de Fidel Castro.
Son quotidien ? Un travail de réparateur
dans un établissement scolaire. Sauf que,
« dans l’école, il n’y a plus rien à réparer, s’em-
presse-t-il de préciser. La seule solution, c’est
d’être créatif ! » Eliecer habite dans une petite
maison de bois et de tôles, où il fait chaud jour
et nuit, été comme hiver. « Même pour moi qui
vis seul et sans enfants, les vivres distribués par
l’Etat ne suffisent pas. » La libreta, le carnet
d’approvisionnement subventionné pour
tous les foyers de l’île depuis 1963, ne lui
donne accès qu’à 2 kilos de riz par mois. « Com-
ment est-ce possible que les médias officiels
nous racontent en permanence que Cuba est le
plus grand producteur de riz, alors qu’on n’en a
pas plus dans nos assiettes ? », interroge-t-il. Et
de critiquer les prix pratiqués dans les rares
magasins privés du coin, les boutiques « por la
libre » autorisées par l’Etat, qui pratiquent des
tarifs jusqu’à trois ou quatre fois plus élevés.
« Aujourd’hui, les gens ne s’intéressent plus
aux autres, seul l’argent suscite l’intérêt. C’est
pour cela que plus rien ne marche », dit Eliecer.
Lui gagne 300 pesos par mois, à peine
12 euros. « J’ai une dizaine de diplômes de tech-
nicien et d’ouvrier spécialisé, et voilà où j’en
suis ! Personne ne mérite de vivre comme ça »,
souffle-t-il. Un jour, quelqu’un de l’établisse-
ment scolaire l’a accusé d’avoir volé du maté-
riel. Eliecer est parvenu à prouver que le cou-
pable était l’administrateur en personne :
« J’ai prévenu le délégué et l’élu de la circons-
cription, ils ne m’ont même pas écouté. »
lire la suite page 16
16 | géopolitique
suite de la page 15
Pour lui, l’erreur de la révolution réside
dans son incapacité à reconnaître ses propres
erreurs : « Les responsables ferment les yeux
en cas de corruption. Pire, certaines personnes,
dont on sait pertinemment qu’elles se servent
au passage, sont promues à des postes hiérar-
chiques. » Il hausse les épaules, sourit et pose
une mangue sur le siège en guise de remer-
ciement pour le trajet.
Au fil des kilomètres, les villages se succè-
dent et se ressemblent. Douceurs ou lan-
gueurs cubaines, certaines colères s’évanouis-
sent dans la routine de l’attente. Judith, 30 ans,
est partie tôt ce matin pour acheter des bou-
teilles de rhum afin de les revendre par doses,
dans des petits godets, aux fêtes informelles
du cru. Mercedes, 63 ans, jeune retraitée de
l’éducation nationale, est enfin rentrée chez
elle, inquiète après avoir appris qu’un requin
avait arraché le pied de son voisin. Aldo,
70 ans, d’une fidélité intransigeante au parti
et qui se rend chez le vétérinaire, est persuadé
que les ballots de cocaïne échoués ces derniers
mois sur les plages font partie d’un plan de la
CIA visant à créer des tensions au sein du pays.
« FIDEL EST PARMI NOUS »
La route 20 s’arrête net, juste avant la petite
ville de Niquero, ses maisons en bois, son
style créole et colonial, ses flamboyants et sa
nuée de vélos et de carrioles à cheval. Une
pancarte rappelle, s’il en est besoin, que « Fidel
est parmi nous ». C’est ici, à quelques kilomè-
tres à peine, en pleine mangrove, qu’il décida
d’accoster son bateau, le Granma, le 2 décem-
bre 1956. Lieu iconique de la révolution, seule-
ment 21 guérilleros sur les 82 embarqués sur
le navire survécurent au débarquement.
Le petit musée n’accueille qu’une poignée
de visiteurs. Il s’ouvre sur un long tronçon de
passerelle bétonnée qui traverse en ligne
droite la végétation avant de buter sur un sim-
ple ponton en forme de T posé sur la mer. Il n’y
a rien, sinon l’immensité du ciel et de l’eau.
Raul Castro est venu une fois depuis la mort
de son frère, en août 2018, se souvient Kenia,
33 ans, guide des lieux et soutien incondition-
nel du régime. « On nous a gentiment de-
mandé de ne pas venir ce jour-là, explique-t-
elle. Mon chef m’a dit que des gardes du corps
étaient planqués dans les mangroves. Raul, lui,
a fait le chemin du retour en fauteuil roulant. »
Et puis, sur un ton soudainement énigmati-
que : « En cette période difficile, les gens doivent
être unis. Si tout le monde pensait comme moi,
nous n’aurions pas tous ces problèmes. »
L’heure est venue de repartir. Reprendre la
route vers le nord et poursuivre les étapes de
cette révolution dont l’influence a largement
débordé l’étroite géographie de l’île, avant de
se replier lentement sur elle-même. Manza-
nillo, Bayamo, Holguin : autant de noms de
villes présentes dans l’imaginaire collectif.
Autant de luttes et de batailles que Madaisy
connaît, elle aussi, sur le bout des doigts. A
41 ans, cette mère de famille est devenue ins-
pectrice des municipalités. Une contrôleuse
locale du système, qui vérifie les comptes, les
statistiques, taxes et rendements des com-
merces et établissements d’Etat. Toute la ma-
chinerie imaginée par le régime.
Madaisy donne peu de détails sur son tra-
vail, admet que la situation est certes « diffi-
cile », mais que les gens, « malgré tout », tien-
nent le coup. Dans sa zone géographique, elle
dit ne pas connaître de cas importants de cor-
ruption. La botella, dit-elle, est « le seul moyen
de pallier l’indigence des transports publics
dont les réserves de carburant ont encore été ré-
duites ». Une dernière chose, avant de sortir de
la voiture, d’un ton neutre, sans éclat : « Je
pense venir m’installer un jour à La Havane…
J’ai envie de voir autre chose. »
Il y a une lueur théâtrale, étrange aussi, dans
le noir regard de Mario. Corps menu, tendu
par le temps, il se glisse à l’arrière de la voiture,
un coq encapuchonné dans les bras et son fils
à ses côtés. L’homme a 86 ans. Il dit participer,
chaque semaine ou presque, à des combats de
coqs dans la région. Il s’est retrouvé seul ou
presque à celui qu’avaient organisé ce midi les
autorités locales, alors il s’est rendu de l’autre
côté de la ville d’Holguin, en direction du nord,
vers la capitale, pour participer à un autre
combat, illégal celui-là. Mario est calme, sans
tension perceptible. Pourtant, en cas d’inter-
vention policière dans ce genre d’endroit,
l’amende est de 5 000 pesos – dix fois le salaire
cubain, précise le fils. « Je n’ai encore jamais vu
de descente de police », dit son père.
Le régime a réautorisé, sous la pression po-
pulaire, les combats de coqs, les vallas, il y a
une quinzaine d’années. « Cuba a cette pas-
sion dans le sang depuis toujours, affirme Ma-
rio. Et ici, un peu plus qu’ailleurs. » Son père
élevait déjà des coqs. Il est mort à 102 ans. Lui
affirme être né dans le poulailler. Sa passion a
grandi avec lui : « C’est notre culture, la plus
profonde. Les mambisses, les guérilleros cu-
bains qui prirent part aux guerres d’indépen-
dance, pratiquaient tous les combats de coqs,
car c’était le moyen de réunir tout le monde en
cachette. Ils utilisaient même le cri du coq pour
attaquer les camps espagnols. »
TOURNOIS CLANDESTINS
Lorsque Fidel fit interdire les vallas à la fin des
années 1960, Mario a poursuivi les combats
dans les tournois clandestins, à l’écart des vil-
les, plus loin à la campagne ou même dans les
montagnes. « C’était dur, on gagnait moins
d’argent, mais nous avons tenu. » Fidel détes-
tait les paris, les jeux d’argent et de hasard. Il
préférait les sports d’hommes, comme le ba-
seball ou le basket. La légende veut que lors-
qu’il prit la décision de fermer les vallas, il
commença par celui de la propriété familiale.
Mario possède une quinzaine de coqs qu’il
nourrit et entraîne chaque jour. Les prix va-
rient de 4 000 à 20 000 pesos pièce : « Avant,
j’en achetais de 40 à 50, mais aujourd’hui ce
n’est plus possible. Les prix augmentent, l’em-
bargo empêche certaines sommes d’arriver. Et
puis, je vieillis aussi un peu. »
Soudain des cris. Un parking géant impro-
visé dans les champs attend les visiteurs.
Une fois franchie l’entrée imaginaire, formée
par trois molosses-cariatides, et après avoir
été délesté de 40 pesos (2 euros), le spectacle
saisit aux tripes. Deux mille, trois mille,
peut-être davantage de personnes se croi-
sent et s’enlacent, hurlent, parient, exultent
en agitant des liasses de billets autour de
De haut en bas :
Panneau de
remerciements trois grands cercles. C’est Woodstock sans la
à Fidel Castro dans musique. Las Vegas sous les tropiques. Wall
une rue de Santa Street façon organique. On sue, on boit, on
Clara (province de mange devant les coqs qui se battent à mort
Villa Clara), le 18 mai. au milieu d’arènes souillées de sang.
Il y a là les entraîneuses, bouteille de rhum
La « Conga », marche dans une main, verre doseur dans l’autre. Les
annuelle des LGBT, vendeurs improvisés de bières ou de sand-
s’est tenue à wichs au porc grillé. A même le sol sont pro-
La Havane, le 11 mai, posées à la vente des tablettes de médica-
malgré son ments, de l’aspirine au Viagra. Des cigarettes,
interdiction, des gâteaux aussi. Certains jouent leur paie
au dernier moment, aux dés, d’autres aux cartes. Partout l’effer-
par les autorités. vescence. La joie aussi, comme un gigantes-
que pied de nez à l’ordre alentour.
Des Cubains faisant On pense à la route et à ces panneaux in-
du stop sur la route cantatoires. A ces contrôles de police sur les
Centrale, le 13 mai. axes principaux et cette surveillance ta-
tillonne des comités de défense de la révolu-
tion, installés à chaque coin de rue. Le con-
traste est vertigineux. Il y a quelques années,
le journal espagnol El Pais avait révélé que le
« LA FARINE A ÉTÉ Centre d’études psychologiques et sociologi-
ques, rattaché au comité central du Parti
REMPLACÉE PAR UNE communiste, estimait que plus de 90 % des
familles vivant à Cuba avaient des activités
POUDRE DE PATATE illicites. Peu ou prou le taux d’approbation
DOUCE. ON LA SENT qu’obtiennent les autorités à chacune de
leurs consultations politiques. C’est ce que
DANS LE PAIN, MÊME les Cubains appellent eux-mêmes la doble
moral, « la morale à deux faces ». Une façon,
LES CHIENS N’EN note le journaliste Jean-François Fogel,
VEULENT PAS ! » d’« être révolutionnaire tout en escroquant
les institutions de la révolution ». Aucun poli-
CHICHITO cier ne viendra troubler l’après-midi. Après
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
la fête, les uns rentrent chez eux en stop,
d’autres partagent une carriole à 20 pesos.
La route Centrale, ou de l’intérieur, selon la
terminologie officielle, est une longue succes-
sion de lignes droites, plusieurs voies de cha-
que côté avec toujours aussi peu de trafic. Chi-
chito, 23 ans, est parti du village de Taguasco
chercher du riz près de la ville de Sancti Spiri-
tus, à une vingtaine de kilomètres. Les 2,5 kg
de sa libreta ne suffisent pas à nourrir sa
mère, ses quatre frères et lui. Près de la ferme
d’Etat où il travaille, les stocks sont épuisés. Il
espère rentrer avant la nuit : « La farine man-
que aussi. Elle a été remplacée par une sorte de
poudre de patate douce. On la sent dans le
pain : même les chiens n’en veulent pas ! »
Son regard posé sur les champs en friche en
dit long. Les difficultés de la vie rurale, les re-
tards de paiements de l’Etat, qui a le quasi-mo-
nopole de l’achat des récoltes, le manque de
trésorerie, de matériel et d’engrais font que les
campagnes se vident. Depuis plus d’une dé-
cennie, Cuba importe 80 % de son alimenta-
tion. Chichito ne dit plus rien. A part ceci : chez
lui, on remplace, pour la cuisson, l’huile de fri-
ture par de la graisse de porc. Il sourit.
Yaritza, elle, attend de partir. Pharmacienne
de 35 ans, mère célibataire de deux garçons,
elle s’est inscrite sur la liste du programme
d’échange et de coopération international de
médecins cubains. Elle connaît des docteurs
revenus du Brésil. D’autres qui sont partis au
Venezuela. Elle sait que l’Etat prend une partie
des revenus, mais qu’une somme importante
l’attendra après ses deux années de mission.
Aux accusations d’« esclavagisme », portées
par plusieurs ONG cette année contre l’Etat cu-
bain, elle répond que sa démarche est un
choix personnel et que rien ne l’y oblige. Elle
veut croire que ce travail sera bénéfique pour
elle, son quotidien, sa carrière aussi, et l’avenir
de ses enfants : « Beaucoup de médecins et d’in-
firmiers se mettent à leur compte. Moi, je me
sens faite pour ces missions, cela relève de ma
conscience politique révolutionnaire. »
DÉLABREMENT AVANCÉ
La route s’achève. La Havane s’étire le long de
la mer sous un soleil de feu. Pas d’embou-
teillages, aucune publicité, peu de commer-
ces et de bars, absence de gratte-ciel, la capi-
tale cubaine est une ville paradoxale, à
l’heure de la mondialisation et du consumé-
risme. Forcément belle, malgré le délabre-
ment avancé. Etonnamment familière avec
ses lieux de mémoire. Fidel y est mort. Beau-
coup de ses illusions aussi.
Lisandra y a cru. Jusqu’au jour où elle a dé-
cidé, du haut de ses 24 ans, de militer pour
autre chose. Ce samedi, cette jeune étudiante
a choisi de venir en stop dans le centre-ville
pour participer à une manifestation inter-
dite. La marche des LGBT, la Conga, autorisée
depuis quatre années, a été annulée au der-
nier moment par les autorités, en raison « des
nouvelles tensions dans le contexte interna-
tional et régional ».
« Novlangue typique du régime, rétorque la
jeune femme. Cela peu paraître étonnant,
mais ils font toujours ça après avoir lâché un
peu de lest. » Elle garde en mémoire cet in-
croyable début d’année 2016, avec la venue du
pape François, le concert historique des Rol-
ling Stones et l’arrivée de Barack Obama. « On
y a cru ! », insiste-t-elle. Et puis le choc. Lisan-
dra était devant son poste de télévision lors de
la conférence de presse commune des prési-
dents cubain et nord-américain. « C’était la
première fois que je voyais Raul en direct. Pour
nous, c’était historique ! Et voilà qu’il lâche de-
vant un journaliste nord-américain que Cuba
n’a pas de prisonniers politiques ni de pro-
blème de droits de l’homme. Il est allé jusqu’à
demander les noms des prisonniers, affirmant
qu’ils seraient libres le soir même, avant d’an-
noncer qu’il n’y aurait plus de questions…
J’étais effondrée. J’ai pleuré, tellement triste
d’avoir vu mon président parler ainsi. »
Sur la place du Parque Central, ils sont près
de 200-300 manifestants à braver les autori-
tés. La petite foule s’ébroue et descend le Pas-
seo del Prado aux cris de « Si se puede ! »,
« Oui, c’est possible ! ». Du jamais-vu depuis la
révolte du maleconazo, du nom du célèbre
Malecon qui longe la mer, et qui avait été le
théâtre d’une manifestation contre le régime
castriste en 1994.
Avant d’atteindre l’avenue, les manifestants
voient leur marche bloquée par un impor-
tant cordon de policiers. Les forces de l’ordre
interviennent, dispersent le cortège, embar-
quent trois manifestants. « En 1994, Fidel était
venu parler, ici même et en personne aux ma-
nifestants. Cela les avait calmés. Aujourd’hui,
plus personne ne vient… C’est peut-être un si-
gne », veut croire Lisandra. Derrière les véhi-
cules des forces de l’ordre, la mer. Et cette
route qui s’arrête net. p
Prochain article Les Malouines après le Brexit
 | 17
CULTURE
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019

Fouic Théâtre joue sur les deux plateaux

Le duo à la tête de cette compagnie habituée du « off » fait sa première incursion dans le « in » d’Avignon

THÉÂTRE Tristan-Bernard à Paris – et pré-

sentent, pour la deuxième année
avignon - envoyée spéciale
de suite, leur dernière création, Je
Jean-Christophe Dollé raconte
cette folie meurtrière en inter-
Inventivité, représentation de Roberto Zucco,
la pièce de Bernard-Marie Koltès,
direction d’acteurs et la bande-
son. L’aventure du « off », com-
prétant la victime et ses bour- rythme haletant avait fait des missions humanitai- mencée en 2006, leur a permis,

A
vec Jean-Christophe
Dollé et Clotilde Mor-
giève, c’est comme si
les frontières entre les
festivals « in » et « off » d’Avignon
s’estompaient. Pour la première
fois, ce couple d’artistes, cofon-
dateurs de la compagnie Fouic
Théâtre et habitués à présenter
leurs créations dans le « off », ont,
cette année, leurs noms dans le
programme officiel.
Samedi 20 et dimanche 21 juil-
let, dans le cadre de la 6e édition
de Talents écrits d’acteurs propo-
sée par l’Adami (société gérant les
droits des artistes-interprètes), ils
présenteront Abîmés, un specta-
cle sur le thème de l’exil, dans le-
quel ils mettent en scène sept jeu-
nes comédiens. Pour mener à
bien ce projet basé sur des textes
d’acteurs ayant connu la migra-
tion, la guerre ou les difficultés
de l’engagement politique, Jean-
Christophe Dollé et Clotilde Mor-
giève ont bénéficié, en amont du
festival, d’une résidence de travail
à la FabricA, l’un des lieux emblé-
matiques du « in ». « Le rêve ! », lâ-
chent-ils avec le sourire.
Au regard de l’inventivité des
deux spectacles qu’ils proposent
dans le « off », cette incursion dans
le « in » paraît méritée. Sur la scène
du tout nouveau Théâtre des Gé-
meaux, les deux comédiens re-
prennent Mangez-le si vous vou-
lez, leur adaptation brillante du ro-
man de Jean Teulé au succès non
démenti depuis 2013 – ils l’ont no-
tamment jouée au Théâtre
vole… et le reste je le dirai aux om-
bres. Deux pièces sur les limites de
la raison humaine pour toucher
du doigt les mécanismes qui peu-
vent mener les hommes à bascu-
ler dans la sauvagerie. L’une s’em-
pare du phénomène de la folie col-
lective, avec le lynchage, en 1870,
d’un jeune bourgeois par tout un
village ; l’autre de la folie indivi-
duelle, celle de Richard Durn qui,
le 27 mars 2002, en pleine campa-
gne présidentielle, sortit son arme
lors du conseil municipal de Nan-
terre (Hauts-de-Seine), tuant huit
élus et en blessant dix-neuf autres.
Le mystère du passage à l’acte
A chaque fois, Jean-Christophe
Dollé et Clotilde Morgiève (qui
jouent et mettent en scène) ont le
don de nous embarquer dans un
rythme haletant porté par une
scénographie audacieuse. Pour
Mangez-le si vous voulez, ils ont
imaginé une cuisine des années
1950, dans laquelle une parfaite
ménagère va mitonner cette
chasse à l’homme, pendant que
L’espoir de
la compagnie
est de percer
le plafond
de verre qui
la sépare des
scènes nationales
reaux. Pour Je vole… et le reste je le res au Kosovo, acquis des armes grâce leur ténacité et à l’origina-
dirai aux ombres, une cage de
et scénographie grâce à sa pratique du tir sportif, lité de leurs créations, d’être re-
verre, métaphore du cerveau de audacieuse : été pion dans un collège et sem- marqués par les professionnels.
Richard Durn, trône au centre du blait obsédé par Baruch Golds- Après trois années en résidence à
plateau et le mystère de ce pas-
chaque nouvelle tein, ce médecin israélien qui la Maison du théâtre et de la
sage à l’acte sanguinaire est sou- création massacra 29 musulmans à Hé- danse d’Epinay-sur-Seine (Seine-
tenu par le recours à la magie, qui bron en 1994 : autant d’éléments Saint-Denis), Fouic Théâtre, régu-
trouble la perception de l’espace
est un succès biographiques qui vont servir la lièrement soutenu par l’Adami,
et du temps. Le duo s’appuie tou- dramaturgie. Mais pas question vient de s’installer en Bourgogne.
jours sur un univers musical de nommer ou d’incarner l’assas- L’espoir de la compagnie est de
puissant renforçant la montée Sur scène, il ne s’agit jamais de sin. Le monstre reste invisible. percer le plafond de verre qui la
vers l’inéluctable. montrer la violence mais de dé- « Nous nous sommes intéressés à sépare des scènes nationales. p
Pourquoi s’emparer de faits di- cortiquer son processus. Je vole… la psyché du tueur, aux questions sandrine blanchard
vers aussi terribles ? « Ce sont des et le reste je le dirai aux ombres se restées en suspens à cause de l’ab-
pièces sur la fatalité de la vio- déroule au lendemain de la tuerie sence de procès », explique Jean- Je vole… et le reste je le dirai aux
lence », résume Jean-Christophe de Nanterre, précisément à Christophe Dollé. ombres (à 10 heures) et Mangez-
Dollé, marqué par des moments 10 h 20, heure à laquelle Richard Clotilde Morgiève et lui se sont le si vous voulez (à 11 h 50),
cauchemardesques lorsqu’il lui Durn se suicide en se défenes- rencontrés à l’Ecole supérieure jusqu’au 28 juillet (relâche le 24) au
arrivait, durant son adolescence, trant du 36, quai des Orfèvres, à d’art dramatique (ESAD) de la Théâtre des Gémeaux, Avignon.
d’être un bouc émissaire à l’école. Paris, lors de sa garde à vue. Ce for- Ville de Paris. Ils travaillent en- Abîmés, les samedi 20 et
Cette douloureuse expérience l’a cené, qui n’a jamais connu son semble depuis vingt-cinq ans dimanche 21 juillet à 18 heures,
fait s’interroger sur les ressorts père, avait suivi des cours de théâ- dans une belle complémentarité : au jardin de la rue de Mons,
qui conduisent à la cruauté. tre, était venu assister à une elle à l’esthétique visuelle, lui à la Avignon.

Chine-Tchécoslovaquie ,
si loin, si proches Une
année
« Ordinary People », de Wen Hui, raconte des
parcours de vie affectés par le communisme

SPECTACLE
avignon - envoyée spéciale
L e Living Dance Studio, basé
à Pékin, « n’est pas juste un
groupe de théâtre ». « Nous
sommes le peuple », aime à dire
de sa compagnie la chorégraphe
chinoise Wen Hui, 59 ans. Avec la
metteuse en scène tchèque Jana
Svobodova, 57 ans, directrice du
Théâtre L’Arche, à Prague, Wen Hui
a conçu Ordinary People en 2017.
Avec un casting mixte de quatre
Chinois et de cinq Tchèques, nés
entre 1942 et 1988, qui finissent par
se comprendre au travers d’une
grimace, d’un sourire ou en res-
tant tout simplement silencieux,
les deux femmes superposent
tous les parcours en les passant au
tamis des histoires respectives de
leur pays. D’où un feuilleté specta-
culaire et rare de confidences, de
points de vue politiques, d’engage-
La comparaison des histoires de
la Chine et de la République tchè-
que, en particulier leur rapport au historique!
communisme, a pour contexte
deux places : Tiananmen, à Pékin,
et Venceslas, à Prague. Les vases
communicants entre les dates
font apparaître un calendrier
commun avec pour pliure cen-
trale l’année 1989 : d’un côté, le
massacre des contestataires ; de
1 472 000 auditeurs
l’autre, la « révolution de ve-
lours » et l’effondrement du com-
chaque jour
munisme. La rébellion, la censure,
la peur, infiltrée dans les intersti-
ces du quotidien le plus anodin,
+ 17% en un an
l’homosexualité en Chine, le la plus forte progression
poids de la famille sont convoqués
sur scène sans pour autant lever le du paysage radio
drapeau de la descente dans la rue.
L’optimisme derrière la gravité
Subtilement revendicatif, le théâ-
tre chorégraphique de Wen Hui et
La culture ce n’est pas
Jana Svobodova révèle l’impact que des belles lettres,
Médiamétrie 126 000 radio - Cumul Sept.18-Juin19 – AC 5h-24h – Ens 13+ - LV

ments personnels. des événements politiques sur les

Tirer sur le fil qui entrelace pro-
pos intimes et commentaires so-
ciétaux sans dilater les uns ou
comprimer les autres exige un ta-
lent très spécial. Wen Hui et Jana
Svobodova le possèdent. Elles
combinent empathie et distance,
réussissant à broder du particu-
lier sur du collectif et du politique
sur du singulier. Chacun des pro-
tagonistes, qu’il s’agisse du guita-
riste rock Wen Luyuan, du musi-
cien Jan Burian, de la danseuse et
chorégraphe Pan Xiaonan ou en-
core de l’ancien ouvrier Vladimir
Tuma, se raconte frontalement.
Chacun est auteur de son texte. Et
le tout passe comme une lettre à
la poste sans aucune lourdeur ni
sensation d’artifice.
destins minuscules dans une en- c’est aussi des beaux
volée d’images et de musiques
– tout le monde s’en charge, ne se-
chiffres.
rait-ce qu’en frottant un sac en
plastique entre ses doigts –, en fai-
sant tournoyer les consoles son,
vidéo et lumières. Des barrières de
sécurité, des boîtes en carton, per-
mettent d’évoquer le condition-
nement de chacun tout en deve-
nant des écrans de projection vi-
déo. La gravité des propos n’empê-
che pas Ordinary People d’être un
L’esprit
spectacle optimiste et joyeux. p
rosita boisseau
d’ouver-
Ordinary People, de Wen Hui ture.
et Jana Svobodova. Jusqu’au
23 juillet, 18 heures. Théâtre
Benoît-XII, Avignon.
18 | culture
Les petits-enfants
de la révolution cubaine
Avec « Granma. Les Trombones
de La Havane », Stefan Kaegi poursuit
son travail de théâtre documentaire
THÉÂTRE
avignon - envoyée spéciale
C uba si ? Cuba no ? Cuba li-
bre ? Que reste-t-il de la ré-
volution cubaine, se de-
mande le Suisse Stefan Kaegi
dans Granma. Les Trombones de
La Havane, un des derniers spec-
tacles à voir dans le Festival « in »
d’Avignon, avant la clôture, le
23 juillet. Depuis vingt ans, Stefan
Kaegi, avec le collectif Rimini Pro-
tokoll, a inventé une nouvelle
forme de théâtre documentaire,
ludique et aiguisé, qui travaille la
matière même du réel avec des
« experts du quotidien », et sou-
vent sous la forme d’interven-
tions dans l’espace public.
On attendait donc beaucoup de
ce Granma, qui pourtant déçoit,
malgré la belle matière que brasse
le spectacle. Après avoir mené des
ateliers théâtraux à La Havane,
Stéphane Kaegi a eu l’idée de faire
dialoguer la jeune génération
cubaine avec celle de ses grands-
parents, qui ont été des acteurs de
la révolution. Il a rencontré une
soixantaine de jeunes gens, et en
a choisi quatre, qui sont les prota-
gonistes du spectacle.
Daniel, Milagro, Christian et
Diana ont entre 25 et 36 ans, ils
sont traducteur, professeure d’his-
toire, informaticien et musi-
cienne. Chacun d’entre eux a un
grand-parent qui a activement
participé à la révolution, à diffé-
rents niveaux. Le grand-père de
Daniel, Faustino Pérez, était sur le
bateau Granma avec Fidel Castro
et Che Guevara quand, en 1956, les
rebelles au dictateur Batista ont
débarqué du Mexique pour mener
la bataille qui marque le début de
la révolution. Celui de Christian,
militaire, a participé à la bataille
de la baie des Cochons, puis s’est
battu en Angola pour soutenir les
soulèvements anticoloniaux. Ce-
lui de Diana était un chanteur re-
nommé, appartenant à un groupe
célébrant par la musique la nou-
Quatre
protagonistes
déroulent,
à travers
leurs histoires
familiales,
l’histoire cubaine
de 1956
à aujourd’hui
D I SPAR I T I ON
Mort de l’architecte
argentin César Pelli
L’architecte argentin César
Pelli, à qui l’on doit notam-
ment les Tours Petronas de
Kuala Lumpur, en Malaisie,
(les plus hautes du monde,
de leur inauguration en 1998
jusqu’en 2003) ou le One
World Financial Center de
New York, est mort vendredi
19 juillet à l’âge de 92 ans.
Diplômé de l’Université de
San Miguel de Tucuman,
ville où il est né le 12 octo-
bre 1926, il était parti vivre
aux Etats-Unis en 1952.
Parmi ses réalisations
figurent également l’agran-
dissement du Musée d’art
moderne de New York
(MoMA) en 1984, la Tour
Iberdrola de Bilbao, le Centre
financier international de
Hongkong, la Gran Torre
Costanera de Santiago au
Chili, le Pacific Design Center
à Los Angeles ou l’Aria Resort
de Las Vegas. – (AFP.)
velle Cuba. La grand-mère de Mila-
gro était une modeste mais tenace
militante de quartier.
Tous quatre sont donc sur le pla-
teau, pour dérouler, à travers
leurs histoires familiales, le fil de
l’histoire cubaine de 1956 à
aujourd’hui. Les images d’archi-
ves se succèdent, projetées sous
les arches du Cloître des Carmes :
images du Granma, de Fidel Cas-
tro, de Che Guevara, de John Ken-
nedy, de l’opération de la baie des
Cochons, de Mai 68 à Paris, de la
chute du mur de Berlin…
Héritage
C’est évidemment loin d’être inin-
téressant, mais sans que l’on voie
ce qu’apporte ici la mise en théâ-
tre, par rapport à un bon
documentaire diffusé sur une
chaîne télévisée de qualité. Le
travail est assez paresseux et peu
inventif au regard de ce qu’est
capable d’offrir Stefan Kaegi. Il
s’agit avant tout d’un montage,
entre les récits racontés au pla-
teau, les images d’archives et les
apparitions vidéo de deux des
grands-parents des protagonistes.
Mais, surtout, à l’issue de la re-
présentation, on se demande ce
que nous dit de la révolution
cubaine ce spectacle qui pourtant
semblait ouvrir des pistes intéres-
santes : non seulement s’interro-
ger sur son héritage auprès de la
jeune génération, mais aussi sur
la manière dont cette mythologie
révolutionnaire a essaimé dans le
monde entier.
De tout cela, on ne saura pas
grand-chose. Sans doute pour des
raisons politiques, Daniel, Mila-
gro, Christian et Diana s’avancent
très peu sur leur appréciation de
l’histoire de leur pays, ses envo-
lées, ses avancées, ses échecs et
ses dérives, et sur la manière de
maintenir vivant cet héritage
dans un monde qui semble avoir
abandonné toute espérance de
changer la vie. Restent le charme
et la belle présence de ces quatre
protagonistes, qui témoignent de
l’histoire mixée de Cuba, où
les descendants d’esclaves n’ont
peut-être pas tout à fait le même
statut que les descendants de co-
lons. Mais, cela non plus, Stefan
Kaegi ne le creuse pas. Les trom-
bones de La Havane font entendre
un son bien terne et bien lisse. p
fabienne darge
Granma. Les Trombones de
La Havane. Conception et mise
en scène : Stefan Kaegi. Festival
d’Avignon, Cloître des Carmes,
à 22 heures. Jusqu’au 23 juillet.
PAT R I MOI N E
Retour à Florence
d’un tableau volé
par les nazis
Vase de fleurs, nature morte
du peintre néerlandais Jan
van Huysum (1682-1749)
volée par les nazis et qu’un
soldat avait expédiée à son
épouse en juillet 1944, a
retrouvé, vendedi 19 juillet,
les murs du Palazzo Pitti, un
des bâtiments de la Galerie
des offices. Cette restitution
est l’aboutissement d’une
active campagne menée par
Eike Schmidt, le directeur
allemand des Offices, auprès
de son pays natal. Le
ministre italien des affaires
étrangères, Enzo Moavero, a
salué un exemple d’« euro-
péanisme réel, de faits
concrets ». Son homologue
allemand, Heiko Maas, a, lui,
comparé une Union euro-
péenne « sans diversité et
sans solidarité » à un « musée
sans peintures exposées,
un vase sans fleurs ». – (AP.)
« Death of an American President » (2002). SAM ADOQUEI
Dans l’atelier new-yorkais de
Sam Adoquei, le sixième Strokes
Le peintre ghanéen a joué les mentors pour le quintette de rock mené
par Julian Casablancas, son beau-fils, en concert le 21 juillet à Paris
PORTRAIT
new york - envoyé spécial
P
endu à une barre de mé-
tal, un crâne vous dévi-
sage crânement. Vous
changez de pièce ; vous
voilà nez à nez avec un masque à
gaz, des effigies africaines, un cas-
que de pompier, de la fourrure
d’animal. Ainsi est l’atelier de Sa-
muel Adoquei, encombré de bri-
coles et de vanités. « Ces objets
rappellent à quel point la beauté
physique est périssable », médite
le plasticien. De la musique sa-
crée indo-pakistanaise couvre le
barouf new-yorkais. Puis, grand
bruit de papier froissé : le peintre
exhume un tableau de ses archi-
ves. Sur la toile, on croit reconnaî-
tre une bouille familière : ce jou-
venceau jovial, veste sombre et
cravate rouge, serait-ce Fabrizio
Moretti, le batteur d’un des grou-
pes de rock les plus influents du
millénaire, The Strokes ?
Adoquei acquiesce : « Fabrizio
était mon apprenti, il y a une
vingtaine d’années. Parfois, il po-
sait pour moi. » Julian Casablan-
cas, qui n’était pas encore le leader
du quintette, les avait présen-
tés l’un à l’autre. « Fab » était son
camarade de classe ; « Sam », son
beau-père. Depuis que leur pre-
mier album, Is This It (2 001), les a
fait accéder à une notoriété plané-
taire, le chanteur des Strokes loue
sans répit cette figure tutélaire.
« Gamin, tu grandis avec la certi-
tude que ce qu’on t’enseigne à
l’école est merdique, confiait-il au
magazine spécialisé Billboard,
en 2018. Sam est la première per-
sonne à m’avoir fait penser autre-
ment. Quand j’ai commencé à
jouer de la guitare, il m’a dit : “Tu
seras le prochain Jimi Hendrix !” »
Au Guardian, en 2009, il racontait
déjà combien sa vie avait changé
le jour où Sam lui avait offert une
cassette des Doors. Auparavant,
éludait Julian Casablancas, il
n’écoutait que du Phil Collins :
« Sam est derrière tout ce qu’il y a
de positif dans ma vie. »
Le 21 juillet, à l’hippodrome
ParisLongchamp, le chanteur fera
hennir les foules du festival Lolla-
palooza, dont les Strokes sont tête
d’affiche. Quelques semaines
plus tard, Samuel Adoquei cava-
lera lui aussi par l’Hexagone :
comme tous les étés depuis deux
décennies, il plantera son che-
valet sur les rives de la Dordogne,
dans les environs de Pom-
port dont il a été nommé ci-
toyen d’honneur. La terre de Cy-
rano est son Auvers-sur-Oise, son
Giverny : « J’y peins mes plus
beaux paysages. Serait-ce parce
que peu d’artistes, avant moi, les
ont regardés avec intensité ? »
Un coup de pinceau
Julian Casablancas a 40 ans, Sam
Adoquei dix-sept de plus ; le
temps n’a guère de prise sur leur
amitié. En 2014, le plasticien a des-
siné la pochette du premier al-
bum de The Voidz, le sextette que
son beau-fils anime en parallèle
des Strokes. Réciproquement, le
rockeur publie les essais de son
beau-père sur Cult, un label qu’il
transforme en maison d’édition
ad hoc. En 2013, il préfaçait l’un
d’eux, Origin of Inspiration. Ce
précis de développement person-
nel, où les citations de Mike Tyson
percutent celles de Montaigne,
commence ainsi : « Je dois tout à
Sam, écrit Julian Casablancas. Il
m’a appris à penser l’art, et en fin
de compte à m’y attaquer. Tout ar-
tiste a besoin d’un mentor, et pour
moi Sam a été le meilleur qu’on
puisse imaginer. »
Dès Is This It, cette complicité
sautait aux yeux – pour qui savait
la déchiffrer. Entre autres signi-
fications, « stroke » désigne un
coup de pinceau, en anglais. Et si
l’obsession des Strokes pour le
Velvet Underground, dont ils re-
nouvelèrent si habilement les airs
et l’allure, puisait à cette palet-
te-là ? L’atelier de Samuel Adoquei
donne sur Union Square, l’une
des places emblématiques de
Manhattan ; en 1968, c’est là que le
pygmalion du Velvet, le plasticien
Andy Warhol, avait installé sa fa-
meuse Factory.
« Quand je suis arrivé aux Etats-
Unis, en 1986, Union Square était
un repaire de drogués, se souvient
Samuel Adoquei. Aujourd’hui s’y
tient le meilleur marché bio de la
ville. » Il a peint quantité de nota-
bles – sénateurs, astronautes, ju-
ges ou amiraux. Mais l’un des
portraits qui lui tient le plus à
cœur représente Rodney Cunnin-
gham, un métis miséreux, regard
perdu, dreadlocks rangées sur la
nuque : « J’ai rencontré Rodney
lors d’un cours. J’étais heureux, lui
triste car il n’avait pas d’argent. Je
lui en ai donné. Il a tenu à poser
pour moi en contrepartie. » Ils
sont devenus amis ; puis se sont
perdus de vue, à mesure que les
addictions rongeaient Rodney
Cunningham.
Un ange passe. Sam Adoquei
sort de ses cartons son triptyque
le plus politique, figurant l’assas-
sinat de Martin Luther King.
Puis dévoile une toile autrement
personnelle, peinte en 2002. On y
voit le président John Fitzgerald
Kennedy sur son lit de mort. Une
femme blonde porte le deuil :
c’est la mère de Julian et la compa-
gne de Samuel, Jeanette Chris-
tiansen. A ses côtés se tient un po-
licier, bras croisés, casquette vis-
sée : revoilà Casablancas, à peine
adulte – les Strokes venaient de
retirer de leur premier album le
morceau New York City Cops, qui
moque la maréchaussée de la
Grosse Pomme, par égard aux vic-
times du 11-Septembre. Derrière
Casablancas, un visage noir se dé-
tache de la pénombre : il est per-
mis d’y lire un autoportrait de Sa-
muel Adoquei, consciencieuse-
ment recueilli.
Si vous cherchez des images du
père biologique de Julian, John
Casablancas, Google proposera
un autre genre d’allégorie : une
image de 1991 montre le Don
Juan, rigolard, au côté de son ami
Donald Trump. Dans les années
1970, ce fils d’industriels cata-
lans s’éprend de Jeanette Chris-
tiansen, fraîchement élue Miss
Julian Casablancas
a 40 ans, Sam
Adoquei dix-sept
de plus ; le temps
n’a guère de prise
sur leur amitié
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
Danemark. L’agence de manne-
quins qu’il a fondée, Elite, règne
alors sur le monde de la mode.
Des scandales en cascade l’en éloi-
gnent, à l’orée du millénaire ;
même après sa mort, en 2013, Ju-
lian n’aura jamais un mot pour ce
père qu’il a si peu connu.
Du Nigeria aux Etats-Unis
Sam Adoquei, à cette aune, appa-
raît comme un modèle de vertu.
Fils de religieux ghanéens, il
s’exile au Nigeria à 15 ans : « Je vi-
vais à dix blocks de mon idole, le
musicien et politicien Fela Kuti. »
Dix-huit heures sur vingt-quatre,
il peint sur tout ce qui lui tombe
sous la main : maillots d’équipes
de foot, affiches de films Bol-
lywood, camions… Son talent le
mène jusqu’aux Etats-Unis, où sa
peinture s’académise – au sens
strict : on trouve ses tableaux sur
les campus de Princeton, Yale ou
Columbia. Adoquei sait trop bien
que le pays de l’Oncle Sam est
aussi celui de l’oncle Tom ; dans
cette Amérique si longtemps sé-
gréguée, il n’est pas peu fier d’être
« le premier professeur d’art afri-
cain » recruté par les plus presti-
gieuses universités.
D’aucuns ironisent à l’envi sur la
vie rangée de Julian Casablancas,
qui ne boit plus une goutte d’al-
cool depuis 2005, vit à la campa-
gne avec femme et enfants, et in-
titule ses albums Eternity ou
Virtue. En changeant de siècle, le
rock aurait-il retourné son blou-
son noir ? Il aura en tout cas gagné
un peu de lucidité. L’un des der-
niers morceaux de The Voidz s’ap-
pelle Permanent High School,
« lycée permanent ». La chanson
réitère la leçon que récite tout le
répertoire de Casablancas et
qu’ont reprise tant de musiciens
des années 2000, des Libertines à
Lomepal : rien ne dure, pas même
ce bahut pour cancres attardés
qu’est la pop music. Si la leçon a
tant fait école, c’est qu’elle fut
énoncée avec un éclat particulier,
dans un atelier d’Union Square,
il y a une vingtaine d’années :
pour apprendre à se défaire des
faux-semblants, un mentor y
usait d’ossements. p
aureliano tonet
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
Christoph Eschenbach, le miraculé de la musique
Un documentaire revient sur l’enfance tragique et la belle carrière du chef d’orchestre allemand. Sans pathos ni recul
ARTE
DIMANCHE 21 - 23 H 45
DOCUMENTAIRE
C
hristoph Eschenbach a
des allures de bonze
austère, habillé de vête-
ments stricts aux tissus
soyeux et au col Mao. Il est d’ordi-
naire plutôt taiseux mais, dans
le documentaire que lui a consa-
cré Andreas Morell, le pianiste et
chef d’orchestre allemand se
fait disert sur sa carrière et sur sa
vie, marquée, dans son enfance,
par la tragédie.
Né au début de la guerre,
en 1940, à Breslau (aujourd’hui
Wroclaw, en Pologne), Eschen-
bach perd ses parents à un très
jeune âge. L’orphelin se retrouve
dans un camp de réfugiés, dans le
Mecklembourg (région du nord-
est de l’Allemagne). Ils sont
soixante, atteints du typhus, affa-
més et frigorifiés. Le petit garçon
sera le seul survivant, arraché in
extremis à la mort à la fin de la
guerre. Placé dans une famille
adoptive, il recouvre la santé, est
initié à la musique (piano, orgue,
violon), qui lui fait retrouver la
joie de vivre avant qu’elle ne de-
vienne sa raison de vivre. Il gagne
le concours Clara Haskil de Vevey
en 1965, enregistre pour le label
Deutsche Grammophon, notam-
ment avec le chef d’orchestre
Herbert von Karajan.
Plongée picaresque dans les eaux troubles de la mémoire
« Le Monde de Dory » fait vivre des aventures inédites à la faune marine du « Monde de Nemo », la fantaisie en moins
M6
LUNDI 22 - 21 H 05
FILM D’ANIMATION
L e Monde de Dory se pré-
sente comme un dérivé du
Monde de Nemo (2003),
auquel il reprend son personnage
charmant du « chirurgien bleu » à
la mémoire de poisson rouge. On
retrouve donc Dory en petit ale-
vin à peine sorti du frai, couvée
par deux parents qui tentent par
tous les moyens d’encadrer ses
troubles de mémoire. Mais
aucune précaution n’y fait et, un
GRILLE N° 19 - 168
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I V. Traceras ton chemin. Grand, il
II
III
IV
V allant de 1 à 9.
VI
VII
VIII
IX
X HORS-SÉRIE
SOLUTION DE LA GRILLE N° 19 - 167
HORIZONTALEMENT I. Enchantement. II. Solution. Sûr. III. Puis. Eloi. Be.
IV. Ire. Fraudais. V. Orner. Reines. VI. Nithard. Oc. VII. NS. One. Ether.
VIII. Isengrin. Ite. IX. Toute. Nelson. X. Entérinement.
VERTICALEMENT 1. Espionnite. 2. Nourrisson. 3. Client. Eut. 4. Hus.
Ehonté. 5. At. Franger. 6. Nier. RER. 7. Tôlard. Inn. 8. Enoue. Enée.
9. Idiot. Lm. 10. Es. Anchise. 11. Nubie. Eton. 12. Tressèrent
Le musicien allemand, entouré des photos des personnes qui ont marqué son enfance. FAVO FILMS
A la fin des années 1960, Es-
chenbach décide de devenir chef
d’orchestre à son tour et fait ses
débuts en 1972. Cette autre car-
rière le rendra plus célèbre encore
et le mènera à la tête de très
grands orchestres, tel l’Orchestre
de Paris, dont il a été le directeur
musical de 2000 à 2010.
Ce portrait a pour qualité de ne
pas être larmoyant. Ce n’est certes
beau jour, le courant marin l’en-
traîne vers le large, loin des siens.
Livrée à elle-même, Dory grandit
avec le seul objectif qui tienne
dans sa caboche : rejoindre ses pa-
rents. Pour cela, elle s’attache à
toutes les créatures de passage,
pour arriver dans un grand parc
aquatique, où les animaux vont
lui prêter main-forte.
On entrevoit immédiatement
la perspective potentielle d’un
personnage dont la mémoire s’ef-
face instantanément : celle d’un
récit loufoque, où rien ne serait
jamais acquis. Malheureusement,
7 8 9 10 11
pas le genre de Christoph Eschen-
bach que de s’apitoyer sur un sort
terrifiant auquel il a miraculeuse-
ment échappé. Mais on sait gré au
réalisateur de ne pas avoir trop ap-
puyé sur ce ressort tentant, avec
les développements convenus sur
une quelconque résilience. Les sé-
quences d’archives photographi-
ques ou de jeu sur le piano de son
enfance n’en sont que plus fortes.
Andrew Stanton prend le parti
moins risqué d’une veine familia-
liste, où le délire mnémonique de
Dory est contenu par l’obsession
du retour au foyer parental. Une
fois la chose admise, rien n’empê-
che de goûter au plaisir du film,
car si le génie du studio Pixar s’est
temporairement éclipsé, c’est
pour mieux laisser place, cette
fois, au savoir-faire.
Trouvaille frappadingue
Mené tambour battant, Le Monde
de Dory doit beaucoup au décor
du parc aquatique où se situe le
HORIZONTALEMENT
I. Cherchée pour se tirer d’affaire.
II. Travaillées à la cuiller en cuisine.
Tous ceux d’avant. III. Dans les
comptes à la City. Paresse dans les
arbres. Belle du Touquet. IV. Dans les
12
vestibules de nos feuilles. Romains.
pourra être conservé. VI. Métal. Lais-
sât sur place. Assure la liaison.
VII. Peuple de l’Erythrée. L’antimoine.
Un peu de honte. VIII. Divisions du
mois chez les Romains. Mis à plat ou
sur un fil. IX. Indiquerait la voie à
suivre. Pour faire de beaux ponts.
X. Devraient favoriser de bonnes
dispositions.
VERTICALEMENT
1. Qui ne laisseront aucune chance
de reprendre son souffle. 2. Solide
soutien. 3. Accueillera fort mal.
A beaucoup de mal à respecter les
règles. 4. D’un auxiliaire. Celui qui
prend un point et le grec. A conserver
pour faire preuve. 5. Pas loin des ga-
gnants sur le terrain. Risque de se bri-
ser. 6. Seul un bon repassage peut ef-
facer leurs traces. Mises en carte.
7. Aux bouts de l’avenue. Guenille.
8. Bonne mère nobélisée. Bien nour-
ri, il risque de devenir dangereux.
9. Te lanças. Huitième chez les Grecs.
10. Dit tout sur tout. 11. Dégagé. Ap-
portée par madame. 12. Hautes et
basses œuvres sont entre leurs
mains.
Il s’agit certes d’un portrait, et
non d’une enquête. Mais, comme
souvent dans ce genre de travail
biographique, on verse presque
dans l’hagiographie. Les rares in-
tervenants sont ce qu’on appelle
ordinairement des « protégés » :
le pianiste Lang Lang et le violo-
niste Erik Schumann.
Lang Lang ne tarit pas d’éloges
envers son mentor. On sait
récit, dédale d’aquariums, de bas-
sins, de tuyauterie conçu comme
un parcours d’obstacles. De plus,
sous la gangue familiale, il n’est
pas interdit de considérer l’en-
semble comme une variante pica-
resque du récit d’initiation à la
Pixar : si Dory n’a aucune mé-
moire, elle se découvre une for-
midable aptitude au présent, en
développant sa capacité d’action
instantanée, ainsi qu’un goût
pour le compagnonnage.
D’ailleurs, l’intérêt du film tient
avant tout au bestiaire qu’il met
en scène – poulpe, requin-
SUDOKU
N°19-168
5 2
6 8
2 9
7 2
2 8 6
6 7 3 4
4 1 2 8
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
L’HISTOIRE
DE LA
MÉDITERRANÉE
Tirage du Monde daté samedi 20 juillet : 197 167 exemplaires
télévision | 19
d’autant mieux qu’Eschenbach le
lui rend bien qu’on l’avait rencon-
tré aux Etats-Unis, en 1999, au Ra-
vinia Festival. Il venait de décou-
vrir le jeune prodige chinois (de
17 ans alors), devenu depuis une
vedette internationale.
Aucune note discordante
Mais trop de compliments tuent
le compliment. On aurait aimé en-
tendre d’autres témoins, capables
d’expliquer certains traits de la
carrière d’Eschenbach : pourquoi,
après l’Orchestre de Paris (où la re-
lation avec les musiciens a été ex-
ceptionnelle puis difficile) et l’Or-
chestre de Philadelphie (l’une des
plus grandes phalanges sympho-
niques, qui n’a pas renouvelé son
contrat), s’est-il retrouvé patron
du médiocre Orchestre national
de Washington ? Pourquoi ne
fait-il jamais, ou presque, d’opéra,
lui qui adore le chant et est un ex-
ceptionnel accompagnateur ?
Fournir des éléments de réponse
à ces questions n’aurait pas été in-
convenant envers ce subtil musi-
cien dont la stature est suffisam-
ment respectée pour ne pas être
écornée par quelques points de
vue éventuellement critiques. p
renaud machart
Le Chef d’orchestre Christoph
Eschenbach : du silence
à la musique, d’Andreas Morell
(All., 2016, 52 min).
marteau, béluga, baleine, pois-
son-clown, plongeon huard, co-
quille Saint-Jacques – à travers une
variété de textures numériques et
une précision dans le rendu extra-
ordinaire. On ne résiste pas à dé-
cerner, parmi eux, une mention
spéciale à l’otarie Gérard, trou-
vaille la plus frappadingue, pour-
tant trop isolée, d’un film qui
manque souvent de fantaisie. p
mathieu macheret
Le Monde de Dory, d’Andrew
Stanton et d’Angus MacLane
(EU, 2016, 97 min).
5 4 7 8 9 6
3 8 6 7 1 2
9 2 1 3 4 5
9 5 8 4 1 3 6 2 7 8
6 9 2 5 8 1
6 7 5 8 9 3 4 1
1 6 9 2 7 3
2 3 5 4 6 8
7 4 1 5 9 3
4 Expert
Complétez toute la
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L’HISTOIRE
DE LA MÉDITERRANÉE
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21.05 Le Journal
de Bridget Jones
Film de Sharon Maguire avec Renée
Zellweger, Hugh Grant, Colin Firth
(RU/Fr./EU, 2001, 115 min).
France 2
21.00 Monsieur et Madame
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Film de et avec Nicolas Bedos, avec
Doria Tillier (Fr., 2017, 120 min).
France 3
21.00 Grantchester
Série avec Tom Brittney (RU, 2019).
Canal+
21.00 The Crew
Film de Nikolay Lebedev
(Russie, 2016, 95 min).
France 5
20.50 Les Conquérants
de l’espace
Documentaire de Patrick Jeudy
(Fr., 2019, 110 min).
Arte
20.55 Les Sorcières d’Eastwick
Film de George Miller avec Jack
Nicholson, Cher, Michelle Pfeiffer,
Susan Sarandon (EU, 1987, 115 min).
M6
21.05 Capital
Les Nouveaux Zoos, stars de l’été.
Magazine présenté par
Julien Courbet.
LUN D I 22 J UIL L E T
TF1
21.05 Camping Paradis
Série avec Laurent Ournac (Fr., 2017).
France 2
21.05 Lucky Man
Série avec James Nesbitt (RU, 2015).
France 3
21.05 Et pour quelques
dollars de plus
Film de Sergio Leone avec Clint
Eastwood (It./Esp./All., 1965, 125 min).
Canal+
21.00 Gomorra
Série avec Salvatore Esposito,
Cristiana Dell’Anna (It., 2019).
France 5
20.50 Nicolas Le Floch
Série avec Jérôme Robart, Mathias
Mlekuz (Fr., 2011).
Arte
20.50 Le Tigre du ciel
Film de Jack Gold avec Malcolm
McDowell (RU/Fr., 1976, 115 min).
M6
21.05 Le Monde de Dory
Film d’animation d’Andrew Stanton
et Angus MacLane
(EU, 2016, 115 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA
Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
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Actionnaire principal : Le Monde Libre (SCS).
2 1 3
Rédaction 80, boulevard Auguste-Blanqui,
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6 2
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n° 0717 C 81975 ISSN 0395-2037
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Laurence Bonicalzi Bridier
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Toulouse (Occitane Imprimerie)
Montpellier (« Midi Libre »)
Imprimé sur des papiers produits en Allemagne,
Belgique, France, Espagne, IFGD, 100 % de fibres
recyclés.
20 | L’ÉTÉ DE L’ÉPOQUE
Par Pascale Krémer
U
ne nuit de noces dans le
feuillage d’un hêtre… Of-
frant ce cadeau de ma-
riage surprise à sa sœur,
Arnaud de La Chesnais a,
bien involontairement, in-
venté un mode d’hébergement touristi-
que qui séduit toujours plus, en France : la
cabane en l’air hôtelière. A l’époque, fin
2003, il gère avec ses deux cadettes le do-
maine familial des Ormes, à Dol-de-Bre-
tagne (Ille-et-Vilaine), tout près de Saint-
Malo. Sur d’anciennes terres épiscopales
devenues exploitation agricole puis cam-
ping-golf-hôtel, il a passé une enfance de
liberté, parents bien trop débordés pour
le surveiller de près.
« Ma première cabane était creu-
sée dans le foin et éclairée à la bougie, s’ef-
fraie a posteriori le quasi-quinquagé-
naire. Vers 10 ans, j’en ai construit d’autres
dans les cèdres parce que le camping dévo-
rait mon territoire. » Sa sœur Sonia, qui
faisait les quatre cents coups avec lui,
aura donc droit pour ses épousailles à ce
clin d’œil au passé : une chambre suspen-
due dans l’arbre, face au manoir de la
famille. « J’avais même accroché à une
corde le panier du petit déjeuner que le
couple a hissé au matin, comme quand on
jouait à Tarzan et Daktari ! »
Rien de tout cela n’aurait dépassé
l’anecdote familiale si, à la Saint-Valentin
2004, des Parisiens n’avaient appelé le
domaine en quête d’un hébergement ori-
ginal, et si Arnaud de La Chesnais n’avait
osé les propulser à 12 mètres de hauteur
dans la cabane conjugale. La première
ouverte au public, en France. Une tren-
taine d’autres se nichent désormais dans
les arbres des 200 hectares du parc, acces-
sibles par escalier, échelle ou tyrolienne.
La même année, un ancien publi-
citaire, Alain Laurens, se prend au jeu
d’installer les cabanes perchées qu’il des-
sine dans les jardins particuliers ou hôte-
liers. Lui aussi s’est bâti, gamin, des abris
de fortune, et s’est pris pour Le Baron per-
ché d’Italo Calvino (1957). Ses cabanes
haut de gamme, œuvres d’art forestier
– pour leurs sublimes escaliers tournant
autour du tronc, notamment –, figurent
vite dans les magazines du monde entier.
Et les nids sous ramure se répandent
comme champignons en sous-bois.
Pas de décompte officiel mais on
avoisinerait les 800, selon la centrale de
réservation Internet La Cabane en l’air
qui, en 2018, a doublé son chiffre d’affai-
res et récolté 3 millions d’euros de réser-
vations pour une flopée d’hébergeurs :
des hôteliers diversifiant leur offre avec
trois ou quatre cabanes dans les arbres
centenaires jouxtant le château, aux
Center Parcs et autres parcs animaliers,
comme Sainte-Croix, en Moselle, pour
qui aime « s’endormir avec les hurlements
de la meute de loups gris » – heureuse-
ment à plusieurs mètres sous l’oreiller.
Gaspard de Moustier et Emma-
nuel de La Bédoyère n’ont jamais eu à
s’accrocher aux branches. Leurs cabanes
Coucoo ont vite fait le plein. Ces deux ex-
cadres de la finance en louent désormais
76 (dont certaines sur l’eau), dans quatre
vastes « éco-domaines » (Oise, Territoire
ENQUÊTE
Des nuitées entières dans les arbres
Qui n’ a pas rêvé d’une chambre
suspendue dans les bois avec vue
sur le ciel étoilé ? L’hôtellerie version
cabane a explosé ces dernières années.
Les prix aussi
COMPLÈTEMENT PERCHÉS 1 | 5
de Belfort, Haute-Saône, Vaucluse) amé-
nagés avec le plus grand soin écologique.
Chiffre d’affaires de 4 millions d’euros
prévu cette année, taux d’occupation de
rêve, panier moyen de 300 euros « pour
une chambre entre Vesoul et Besançon… »,
sourit M. de La Bédoyère. De quoi s’ima-
giner à la tête d’une quinzaine de sites
d’ici dix ans, et implanté un peu partout
en Europe où, contrairement à la France,
les cabanes perchées ne courent pas
encore les forêts.
Les hôteliers de l’Hexagone, eux,
ont compris que les nids permettaient de
ne pas mettre tous les œufs dans le
même panier. « La cabane est une alter-
native à la chambre classique, jugée en-
nuyeuse. Elle attire un spectre plus large
de clients, dont les familles avec enfants
ou ados », remarque Mark Watkins,
consultant, président de Coach Omnium.
Pour lui, l’hébergement insolite (roulot-
tes, yourtes, tipis, bulles transparentes,
chariots western…), où la chambre se
mue en « expérience », est d’ailleurs l’ave-
nir de l’hôtellerie de loisirs : « On peut
construire moins cher pour une clientèle
aisée ou de moyenne gamme, qui accep-
tera de se passer de ce qu’elle exige dans
une chambre d’hôtel… »
Combien coûte une cabane, au
en plus haut
juste ? « Pour une chambre 3 étoiles, entre
30 000 et 120 000 euros, précise le consul-
de gamme.
tant en tourisme David Paquet. Mais la
nuit se vend plus cher et le taux d’occupa-
tion est supérieur de 20 %, donc la
construction est vite rentabilisée. » Et fait
parler de l’établissement. « Le pouvoir
d’attraction d’une belle cabane est tel que
c’est un jackpot garanti », glisse le créa-
teur de La Cabane perchée, Alain Lau-
rens. Nostalgie de l’enfance, ralentisse-
ment des rythmes de vie effrénés, dé-
connexion du portable, reconnexion
avec la nature et les proches… Les clients
prennent de la hauteur, au propre
comme au figuré.
Coucoo joue sur du velours :
après des images de pollution et de circu-
lation automobile, le site Web affiche :
« Bienvenue hors du temps. » Puis : « Là on
oublie hier et demain, pour simplement
vivre le présent, le vivace et le bel
aujourd’hui. » Un lyrisme bucolique dont
se garde Nathalie Diot, 50 ans, gérante de
société. Si elle fréquente régulièrement,
en couple ou en famille, les cabanes Cou-
coo de Raray, dans l’Oise, c’est pour une
« sylvothérapie » express, résume-t-elle :
« On s’offre un bain de forêt qui fait du
bien. Un moment de quiétude, loin du
monde qui va trop vite. On n’est plus para-
sités par le téléphone, on prend le temps de
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DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
Cabane perchée
à louer sur le site
Coucoo Grand-
Chêne, à Raray
(Oise).
RAPHAËL
HELLE/SIGNATURES
POUR « LE MONDE »
se parler. » Le bain nordique, en terrasse
de la cabane, et la « masseuse aux doigts
de fée » ne gâtent rien.
Ironie de cette success story : la
cabane censée évoquer le bric-à-brac in-
ventif des petits, la débrouille, la récup’et
la rusticité, se transforme peu à peu en
une suite dans le feuillage, presque aussi
vaste et équipée qu’à l’hôtel – elle est
donc fréquemment sur pilotis, désor-
mais, pour éviter que son poids n’abîme
l’arbre. Utiliser des toilettes sèches ? Pire,
descendre en pleine nuit faire pipi sous
les hululements de hiboux ? Vous n’y
pensez pas ! « La demande est de plus en
plus haut de gamme, avec des cabanes-
spa aménagées de façon à prolonger la
saison », note le constructeur Rémi
« La
Bécherel, dont la société, Nid perché,
domine le marché. Un confort « un peu
demande
démesuré pour une immersion dans la
nature », poursuit le charpentier, qui a
est de plus
toutefois créé en Dordogne, à Puybéton,
un parc de spectaculaires cabanes-châ-
teaux dans les arbres auquel il est possi-
ble d’accéder en hélicoptère.
A l’Hostellerie du Moulin des
oliviers, un 5-étoiles d’Olmeto, en Corse,
Un peu
la « Cabane rêve d’enfant » se loue
630 euros la nuit en saison. Qui dispose
démesuré
d’un tel argent de poche a droit à deux
chambres, salle de bains, Jacuzzi, Wi-Fi,
pour une
télé, climatisation, lit king size, peignoir-
chaussons, coffre-fort et cafetière à
immersion
dosettes. Pour jouer les écureuils ou les
lapins dans les cabanes du même nom,
dans
au château de Valmer, un Relais & châ-
teaux du golfe de Saint-Tropez, les clients
la nature »
déboursent entre 330 et 450 euros. « Ça ne
désemplit pas, constate la directrice, Lydia
Roussel. Les parents font la surprise aux
Rémi Bécherel,
enfants. Coupés du monde, ils vivent un
patron du Nid perché peu comme des Robinson Crusoé. Certes
avec beaucoup de facilité… » Le room ser-
vice du 5-étoiles dessert les cabanes.
Chaque année, Sami Matuq,
57 ans, s’y hisse. Cet ingénieur palestinien
vivant dans les Emirats arabes unis
n’échangerait pour rien au monde sa
cabane contre une chambre spacieuse de
l’hôtel : « Le silence, la sérénité, le bruit du
vent dans les feuilles, le chant des oiseaux
au réveil… Ça, c’est le vrai luxe. » Un palace
multiétoilé dès la nuit tombée.
Prochain article Les charpentiers du PAF
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DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019 L’ÉTÉ DE L’ÉPOQUE | 21

LES EMBROUILLES EN VACANCES 1 | 5 UN CHÂTEAU DE SABLE AVEC…

CLARA LUCIANI
T’es sûr qu’il
fallait prendre « Je suis mélancolique.
à gauche ? Comme tous les clowns… »
Nicolas Santolaria

Deux cents concerts. Un an qu’elle ne voit pas le jour.

A
près avoir passé une année à se voir en
coup de vent (« Chérie, je t’ai laissé un
mot sur le frigo »), le départ en vacances
sonne, pour beaucoup de couples, comme le Rencontre avec une grenade pas totalement dégoupillée
retour à une soudaine promiscuité. Ce revivre-
ensemble est souvent assorti d’attentes secrè- Laurent Carpentier
tes, l’idée que, peut-être, si l’on y met du sien,
va se réactiver la magie des premiers temps.
Comme le chantait Jacques Brel, on espère
voir « rejaillir le feu d’un ancien volcan qu’on
croyait trop vieux ».
Mais, pour l’heure, il faut embarquer
dans la Prius. Le trajet en voiture constitue en
effet le point de départ, en même temps que
l’acmé, de ce moment de retrouvailles fébriles.
Coincé dans le même habitacle pour un voyage
de plusieurs heures, vous entreprenez alors de
retisser ces liens qui se sont distendus au fil des
mois sous les assauts du quotidien. Problème :
le GPS vous a piqué votre place de copilote.
Jusqu’à il y a peu encore, cette capacité à
tracer des itinéraires au cordeau vous permet-
tait de réactiver en un clin d’œil une tendre
complicité. Evitement virtuose des zones d’em-
bouteillages, connaissance immémoriale des
dernières sorties avant péage, approche gastro-
nomique pointue des aires de repos : vous étiez
le cerveau, il/elle était les membres, en une
symbiose fonctionnelle qui trouvait sur la route PLAYLIST
son expression la plus parfaite. Rien d’étonnant,
donc, à ce qu’une fois passée la porte de votre > UN LIVRE
location de vacances vous vous jetiez fiévreu- POUR LA PLAGE
sement l’un sur l’autre pour faire l’amour à « Premier amour »,
même le tapis provençal, comme une évidence de Samuel Beckett (1946)
conclusive de ce tango psychique.
Mais, depuis que la technologie s’est im- > UN FILM (OU SÉRIE)
miscée dans votre couple, vous ne savez plus POUR LA SIESTE
vraiment de quelle manière vous positionner « La Baie des anges »,
au cœur de ce triolisme obligé. Comme ce n’est de Jacques Demy (1962)
plus à vous de dire s’il faut tourner à droite ou à
gauche, vous vous êtes recentré sur des consi- > UN APÉRO
dérations plus subjectives : « C’est normal que tu POUR LA FRAÎCHE
colles autant le semi-remorque ? », « Tu roules à Un Martini blanc
137 km/h, ça serait
bien de ralentir un
peu », « T’es sûr Sur la plage de Golfe-Juan, à Vallauris (Alpes-Maritimes), le 4 juin. PATRICK GHERDOUSSI POUR « LE MONDE »
Coincé dans que t’es pas en

B
train de t’endor-
l’habitacle pour mir, là ? J’ai l’im- on les gars, c’est pas la teuf. C’est horrible ! Il fait pitié ce châ- Clara Luciani a 11 ans lorsqu’elle vend ses jouets dans un vide-
pression que tu pi- teau. » Maquillée de près, coquettement habillée, sur la greniers pour s’acheter une Squier (la déclinaison bon marché des
plusieurs heures, ques du nez »… plage, Clara Luciani a fini par enlever ses sandales jaunes. guitares Fender) Stratocaster rouge. Tout ça parce que traîne chez ses
Sans vous en ren- Le bas de son jean trempant dans l’eau, elle a emprunté parents un DVD des Pretenders et qu’elle est « tombée littéralement
vous entreprenez dre compte, vous un seau et une pelle aux enfants qui jouaient, et a com- amoureuse de Chrissie Hynde, la chanteuse ». Elle mesure déjà 1,77 m et
êtes passé du sta- mencé à rafistoler un château de sable qu’une main a vite compris que ce sera à elle d’aller chercher les garçons. « J’ai eu
alors de retisser tut emblématique inconnue avait laissé là, à s’éroder doucement face aux vents marins. des moments de réussite et puis des moments où j’écrivais des chan-
de pythie routière Sortant une feuille de papier, la chanteuse a in fine bricolé un petit dra- sons », dit-elle avec humour.
ces liens qui se sont à celui, moins en- peau : Sainte-Victoire, du nom de son album inspiré par la montagne C’est face à la mer, à quelques encablures d’ici, à Cannes, que
viable, d’instance qui coiffe son pays d’Aix, et avec lequel elle a justement obtenu au son destin s’est noué. Elle a 19 ans et, cette année-là, s’y tient un festival
distendus sous moralisatrice, début de l’année une Victoire de la musique. de rock. La jeune fille y descend avec deux copines. A trois dans une
bref, une sorte de Combien d’années qu’elle n’a pas fait ça, un château de sable ? chambre d’hôtel minable au-dessus d’un sex-shop. A la fin du concert
les assauts Bison pas très « La mer, c’est l’enfance. La plage de la Couronne, à Martigues. La vieille du groupe La Femme, elle danse avec un type. Ils discutent. Elle n’a pas
futé. Comme si ça voiture pourrie des parents, pleine de sable. » C’est là, sur la banquette reconnu Marlon Magnée, l’un des musiciens du groupe. Entendant sa
du quotidien ne suffisait pas, la arrière, maillots mouillés, qu’elle et sa sœur aînée, Léa (qui fait égale- voix, celui-ci l’encourage à les rejoindre à Paris pour enregistrer quel-
main crampon- ment une carrière musicale sous le nom d’Ehla), se forgent la voix. A ques titres avec eux. Ainsi la jeune fille larguera-t-elle ses jeunes études
née à la poignée ce souvenir, son visage s’illumine d’un éclair indulgent : « Shout it d’histoire de l’art : « J’avais une spécialité en art byzantin, je me de-
haute de l’habitacle, vous vous mettez désor- loud : aye aye aye babooshka babooshka aye aye aye i-a-i-aye » : Kate mande bien pourquoi, je crois que c’est ça qui m’a arrêtée. Heureuse-
mais à freiner virtuellement à chaque tentative Bush. Léa chantait dans les aigus ; et elle, déjà, de cette voix grave et ment… », raconte-t-elle en riant.
de dépassement, faisant peser un lourd soup- posée qui fait qu’on la compare – ça et les cheveux (longs-raides- Mais dans La Femme, ce groupe de mecs aux personnalités
çon sur les capacités de pilotage de votre moitié. frange) – à Françoise Hardy. fortes, elle est « une » femme. « J’ai eu rapidement envie d’autre chose. »
Alors que l’ambiance se fait orageuse, On a attrapé Clara Luciani à Golfe-Juan, à Vallauris dans les Al- Vivant de petits boulots (pizzaïola, vendeuse…), elle rencontre
une ultime remarque finira par mettre le feu pes-Maritimes, au détour d’une tournée-fleuve. Deux cents concerts. Raphaël, Benjamin Biolay… Pour devenir, à 26 ans, cette chanteuse
aux poudres. « T’es sûr qu’on a pris la bonne Un an qu’elle ne voit pas le jour. « C’est assez rare de profiter de l’endroit populaire que, sur la plage, les femmes aux seins refaits regardent
route ? » Soudain, aussi épidermiquement que où l’on est », dit-elle comme si elle émergeait d’un rêve. Il y a une timi- avec curiosité : « Hé toi/Qu’est-ce que tu t’imagines ?/Je suis aussi
le Stromboli, l’ancien volcan que vous pensiez dité dans sa voix, dans son attitude, mais aussi une volonté de jouer le vorace/Aussi vivante que toi/Sais-tu/Que là sous ma poitrine/Une rage
éteint vous pétera à la figure, crachant ses ama- jeu, de bien faire. Ce serait quoi ? Enlever ses chaussures, et se foutre à sommeille/Que tu ne soupçonnes pas ?/Prends garde, sous mon sein la
bilités éruptives comme autant de rancœurs l’eau, ou vérifier que les clichés que l’on prend d’elle sont adéquats ? grenade/Sous mon sein là regarde… »
enfouies : « Mais occupe-toi de ton Kindle et « On est la génération Instagram, observe-t-elle. On est pris en photo « Je lisais beaucoup, explique-t-elle. Ma mère nous emmenait à
laisse faire le GPS ! » sans cesse, cela donne une hyperconscience de l’image, on sait qu’il faut la bibliothèque. C’était obligatoire. On n’était pas riches, mais c’était
A ce moment précis, la seule consola- se présenter sous son meilleur angle. C’est comme ça. » bien une chose sur laquelle il n’y avait pas de restriction : les livres. »
tion, au cœur de cette microtragédie conjugale, « Hé toi/Qu’est-ce que tu regardes ?/T’as jamais vu une femme Annie Ernaux, Marina Tsvetaïeva, Virginia Woolf… On lui fait remar-
est de vous dire que n’êtes pas les seuls. D’après qui se bat/Suis-moi/Dans la ville blafarde/Et je te montrerai/Comme je quer combien l’eau est un élément important dans la littérature fémi-
une enquête menée par le comparateur de loca- mords, comme j’aboie… » : son tube, La Grenade. 23 millions de vues niste (Sylvia Plath, etc.). Elle réfléchit. Il n’y a pas d’étendue d’eau dans
tions de véhicules Happycar en 2017, 79,5 % des sur YouTube. ses chansons, « mais beaucoup de larmes ». « Je suis mélancolique.
couples avouent se disputer avec leur conjoint Elle avait 9 ans, en 2001, lorsque la famille a quitté la petite Comme tous les clowns… » Elle marque une pause. « Je pars du principe
en voiture. Pour 29,2 % d’entre eux, c’est la direc- maison de pêcheur de Martigues pour Bouc-Bel-Air et Septèmes-les- que c’est une nature. Un truc inexpliqué, inexplicable. Cela peut être dif-
tion à suivre qui est la première source de Vallons, entre Aix et Marseille. « Je crois que ce fut un de mes premiers ficile à vivre pour les autres, mais, à partir du moment où j’ai réussi à en
conflit, talonnée par le style de conduite chagrins d’enfant », confesse-t-elle. Elle n’est plus jamais retournée à la faire une chanson, j’ai dompté ça. »
(28,9 %) et la vitesse (21,5 %), les bouchons et le plage de la Couronne et ne se souvient pas avoir refait des châteaux Elle prendrait bien un pastis (« en bonne fille du Sud »), mais là,
choix de la musique servant aussi de carburant dans le sable. Quand la tournée l’a amenée au printemps au Théâtre sur cette plage de Golfe-Juan, ce n’est ni le lieu ni l’heure. De la même
aux prises de bec. Comme si ça ne suffisait pas, des Salins à Martigues, l’émotion l’a étreinte : « C’était fou. Il y avait façon, en vraie Méridionale, elle trouve l’eau encore un peu froide. Sa
votre moitié, éprise de la voix du système de na- même ma directrice d’école primaire… » Elle a un sérieux de briscard(e) large bouche s’excuse d’un sourire gracieux : « Je suis frileuse. »
vigation, a décidé de passer l’été dans la voiture. et des innocences de jeune fille. D’ailleurs, chez elle, ce n’est pas « l’immensité » de la mer, mais la
La famille forme un groupe soudé, même à distance. La mère scène, qui soigne tout. « A un moment dans l’année, j’ai eu trois semai-
Prochain article « Laisse… Je m’occupe est aide-soignante et le père, employé de banque, est la première per- nes sans concert, raconte-t-elle. J’étais désemparée. Cela me pose ques-
du barbeuc » sonne à qui elle fait écouter ses chansons. La première ? « Without tion : je suis pudique, timide, et en même temps je prends du plaisir à
You I’m Bad, Without You I’m Sad… Je n’en suis pas fière. Tout ça parce me donner en spectacle… »
que le mec qui m’avait fait découvrir le Velvet dans le car scolaire avait Jeune femme en quête de catharsis, elle tient un journal. On lui
cessé de m’appeler du jour au lendemain. Il était le premier avec des demande ce qu’elle y écrira ce soir ? « “Il a voulu me forcer à enlever mes
cheveux longs, le premier avec un iPod sur lequel il y avait tous les chaussures, j’ai dit non…” J’ai un style un peu Duras, vous voyez. » Elle a
groupes que j’écoute toujours. J’ai essayé de le retrouver, sans succès. rigolé. Et puis elle a remis les pieds dans l’eau.
Fabrice Yurtz il s’appelait. Vous pouvez mettre son nom, ça serait mar-
rant qu’il sorte du sable. » Prochain article Un château de sable… avec Rudy Ricciotti
22 | L’ÉTÉ DES SÉRIES
On va remarcher
sur la Lune
LA LUNE, UNE AVENTURE 6 | 6
Depuis Apollo-17 et Eugene Cernan, en
décembre 1972, aucun homme n’est retourné
sur la Lune. Si l’horizon d’une expédition
sur Mars s’est éloigné, les Américains,
exaspérés par les ambitions affichées
de la Chine, envisagent un prochain voyage
lunaire pour 2024. Mais dans quel but ?
I
l y a quelque temps, Isabelle Sourbès-
Verger, directrice de recherche au
CNRS et spécialiste des politiques
spatiales, demandait à une étudiante
si ses parents lui avaient raconté la
conquête de la Lune par les missions
Apollo. « Ce ne sont pas mes parents qui m’en
ont parlé, lui a répondu la jeune femme, mais
mes grands-parents… » Eh oui, si nous fêtons,
en ce mois de juillet 2019, le cinquantième
anniversaire du premier pas de l’homme sur
notre satellite, cela signifie également que
deux générations n’y ont pas assisté et
n’en ont aucun souvenir. Lorsque, en dé-
cembre 1972, Eugene Cernan remonte à bord
du module lunaire d’Apollo-17, il n’imagine
probablement pas qu’au moment de sa
mort, le 16 janvier 2017, il sera toujours le
dernier humain à avoir marché sur la Lune.
Après cette épopée, Homo sapiens a sage-
ment cantonné ses incursions dans l’espace
à l’orbite terrestre. Plus simples, moins ris-
quées. Mais pas forcément beaucoup moins
chères. Le programme Apollo a approximati-
vement coûté autant que la Station spatiale
internationale (ISS), qui a succédé aux sta-
tions Saliout, Skylab et Mir. « Cela fait plus de
quarante ans qu’on ne fait que tourner autour
de la Terre, résume Alain Cirou, directeur de
la rédaction du magazine Ciel & Espace. Il y a
aujourd’hui un vrai besoin d’un projet qui
enthousiasme et fasse rêver. »
La NASA a, un temps, vendu Mars comme
la destination suivante. L’auteur de ces li-
gnes se souvient que, lorsqu’il a commencé
à sévir dans la vulgarisation scientifique
en 1996, la conquête de la Planète rouge de-
vait raisonnablement se faire dans les an-
nées 2020. C’était loin. Nous sommes désor-
mais à l’orée de cette décennie et les estima-
tions les plus prudentes placent la future ar-
rivée des humains sur Mars à 2050-2060.
Comme tout horizon, l’horizon martien re-
cule à mesure que l’on veut s’en approcher.
LA CHINE, « UN FAUX CONCURRENT »
Entre-temps, l’agence spatiale américaine a
commandé à ses partenaires industriels
le développement d’un nouveau lanceur
lourd, le Space Launch System (SLS). Mais
pour aller où, puisque Mars est pour l’heure
hors d’atteinte ? La seule autre destination
qui justifie la puissance du SLS est… la Lune.
Cela tombe bien, notre satellite a retrouvé un
vrai potentiel de séduction, avant tout pour
les acteurs émergents du spatial. La Chine y a
ainsi posé deux petits rovers, les « Lapins de
jade », le premier en 2013 sur la face visible, le
second en janvier 2019 sur la face cachée. Is-
raël a essayé d’en faire autant avec sa sonde
Bereshit, mais l’arrêt du moteur peu avant
l’atterrissage s’est traduit par un crash le
11 avril. L’Inde n’est pas en reste, qui, après
une tentative avortée le 15 juillet, doit lancer
lundi 22 juillet la mission Chandrayaan-2,
laquelle comprend un orbiteur, un atterris-
seur et un petit rover.
En décembre, enfin, la Chine passera à
l’étape suivante de son programme lunaire
avec Chang’e-5, qui prévoit un retour d’échan-
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
tillons, ce qui n’a pas été fait depuis la mis-
sion soviétique Luna-24, en 1976. « Les Chi-
nois sont dans une démarche de montée en
puissance dans beaucoup de domaines, y
compris le spatial, analyse Francis Rocard, res-
ponsable du programme d’exploration du
système solaire au Centre national d’études
spatiales (CNES). Ils vont assez vite, avec plus
de 200 000 personnes qui travaillent dans le
secteur. La Lune, c’est le terrain de jeu idéal
pour apprendre l’espace lointain. D’abord, on
se met en orbite, ensuite on se pose, puis on fait
un retour d’échantillons et, enfin, le cas
échéant, on envoie des hommes. »
« Les Chinois, confirme Isabelle Sourbès-
Verger, ne varient pas dans leur objectif, qui
est de réussir à faire tout ce que les autres ont
réalisé avant eux. Ils ont cinquante ans de
retard, ils ne sont pas pressés, ils ne courent
après personne. » Leur ultime étape, celle
d’un « taïkonaute » sur la Lune, ne devrait
pas intervenir avant le milieu des années
2030. Il n’empêche, les ambitions lunaires
de l’empire du Milieu exaspèrent aux Etats-
Unis, surtout depuis que ceux-ci sont diri-
gés par un certain Donald Trump. « Dans ce
contexte de nouvelle conquête lunaire, expli-
que Jean-Yves Le Gall, président du CNES, il
semble clair que les Américains n’ont pas
envie de laisser les Chinois être les premiers à
remarcher sur la Lune. » D’où l’ordre donné à l’idée, n’aimant rien tant qu’aller à l’opposé seulement le projet a déjà explosé son bud-
la NASA, par l’intermédiaire du vice-prési- de son prédécesseur. Mais il y a un hic : le fi- get, non seulement il accumule les retards,
dent Mike Pence, le 26 mars, de renvoyer des nancement. Hors de question pour la Cham- mais il n’est même pas sûr que son premier
astronautes sur notre satellite dès 2024 : bre des représentants, dominée par les essai en vol puisse avoir lieu en 2020, ainsi
« Pour être clair : la première femme et le pro- démocrates, d’ouvrir en grand les vannes que le prévoit la NASA dans le calendrier
chain homme sur la Lune seront tous deux budgétaires pour un voyage qui ne sera d’Artemis… Celui-ci risque d’être intenable.
des astronautes américains, lancés par des fu- même pas une première. Or emporter des « Cela donne l’impression qu’il faut réinventer
sées américaines depuis le sol américain », a- équipages dans l’espace lointain coûte cher, tout ce qui a été fait dans les années 1960
t-il déclaré. Le slogan de Donald Trump, très cher. Ainsi que l’explique Jean-Yves sans que l’on soit sûr de le réussir », ajoute
« Make America Great Again », semble aussi Le Gall, « 90 % de l’effort que l’on fait dans ce Xavier Pasco.
valable pour la conquête spatiale… genre de programme est consacré à la ques- L’autre interrogation majeure s’énonce
Les experts en conviennent, le discours « ENVOYER tion de la sécurité des astronautes. Envoyer simplement : retourner sur la Lune, pour
autour d’une nouvelle course à la Lune entre
Américains et Chinois est purement factice.
DES ÊTRES HUMAINS, des êtres humains, cela coûte dix fois plus
cher que d’envoyer du matériel. »
quoi faire ? « Rééditer l’expérience Apollo – on
se pose, on repart, on ne revient pas – n’a
« Les Etats-Unis se choisissent un “ennemi” CELA COÛTE aucun intérêt », souligne Francis Rocard.
qui est un faux concurrent », dit simplement « RIEN N’EST PRÊT » La NASA le sait bien, qui a, depuis quelques
Alain Cirou. Même son de cloche chez Isa- DIX FOIS PLUS CHER Pour l’heure, aucun chiffrage précis d’Arte- années déjà, inclus ce projet de retour
belle Sourbès-Verger : « Les Chinois sont en
train d’apprendre à faire, ils ne concurrencent
QUE D’ENVOYER mis n’a été rendu public. Certains ont
commencé à estimer qu’une rallonge au
vers notre satellite dans un plan plus vaste,
celui de la future conquête de Mars. L’idée
rien du tout ! Tout cela n’est qu’une histoire de DU MATÉRIEL » budget de la NASA de 3 à 4 milliards de dol- consiste à construire, en partenariat avec
prestige et de fierté. Cela fait partie du grand lars par an était un minimum, mais des l’Europe, la Russie et le Canada, une nouvelle
récit que l’on sert au public. C’est mieux de re- JEAN-YVES LE GALL sources citées par Ars Technica font monter station spatiale internationale, mais cette
venir sur la Lune si c’est pour une histoire président du CNES la fourchette annuelle entre 6 et 8 milliards fois en orbite autour de la Lune. D’abord
d’honneur national. » La date de 2024 dit de dollars. Soit un total de 30 à 40 milliards pour apprendre à travailler dans l’espace
tout, puisque ce sera l’ultime année de Do- de dollars. Dans ce contexte, le supplément lointain, avec la gestion des risques que cela
nald Trump à la Maison Blanche, si jamais il de 1,6 milliard de dollars demandé par la implique, comme la protection des astro-
est réélu en 2020. « L’idée, assure la cher- Maison Blanche pour l’année fiscale 2020 nautes contre les éruptions solaires. Même
cheuse, c’est de finir en beauté, d’apparaître semble très insuffisant. « Les budgets n’y si la Lune se situe dans la banlieue proche
comme un Kennedy encore plus glorieux que sont pas, insiste Alain Cirou, et certains à la de la Terre, « on n’opère pas une station à
Kennedy », puisque le nouveau programme, NASA en arrivent à se dire qu’il serait bon que 400 000 kilomètres comme une station à
baptisé Artemis, serait bouclé en seulement Trump ne soit pas réélu… » 400 kilomètres », confirme Francis Rocard.
cinq ans, contre huit pour Apollo… D’autant que, comme le dit de manière la- Les équipages pourraient aussi aller réguliè-
Retourner sur Séléné n’est pas un concept pidaire Xavier Pasco, directeur de la Fonda- rement s’entraîner sur la Lune.
nouveau. Il était déjà apparu en 2004 lors de tion pour la recherche stratégique, « rien Les promoteurs du Lunar Orbital Platform-
la présidence de George W. Bush sous le nom n’est prêt : la fusée n’est pas prête, le vaisseau Gateway (LOP-G, que l’on peut traduire par
de programme Constellation. Projet que Orion pour transporter l’équipage est tou- « portail en orbite lunaire ») le présentent
Barack Obama avait annulé en partant du jours en cours de développement et il n’y a comme une station-service pour les futures
constat froid qu’aller sur la Lune avait déjà pas d’atterrisseur ». La principale inquiétude missions martiennes. L’envoi direct depuis
été fait… La partie de ping-pong continue concerne le SLS, dont le premier décollage la Terre d’un vaisseau vers Mars étant dif-
donc avec Donald Trump, qui ressuscite était programmé à l’origine pour… 2017. Non ficilement concevable, à cause de la masse
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énorme qu’il faudrait propulser vers la Pla-
nète rouge, ledit vaisseau serait assemblé au
LOP-G. Le plein serait ensuite fait, non pas
avec du carburant importé de notre planète,
ce qui coûterait une fortune, mais avec de
l’hydrogène et de l’oxygène liquides tirés de
l’eau que des sondes ont détectée dans le sol
de la Lune. Ce qui implique, d’une part, que
les molécules de H2O soient présentes en
grande quantité à la surface de notre satellite
et que, d’autre part, cette eau soit facile à ex-
traire, de préférence par des robots.
Il ne faut pas cependant imaginer une ar-
mée de bulldozers automatisés retournant
le régolite lunaire, indique Francis Rocard :
« Les schémas modernes prévoient plutôt des
rovers dotés d’un super-four à micro-ondes
ou à infrarouges, qui chauffent le sol sous eux
et récupèrent les éléments volatils qui en sor-
tent dans un piège froid. » Sur le papier, l’idée
est jolie, mais encore faut-il qu’elle soit ren-
table économiquement. D’où la nécessité de
savoir « combien il y a de flotte par mètre cube
de régolite » synthétise, dans une formule
limpide, le chercheur du CNES. On va donc
prospecter sur la Lune et, pour ce faire, la
NASA a lancé un programme intitulé Com-
mercial Lunar Payload Services. Doté d’un
important budget de 2,6 milliards de dollars
sur dix ans, il a pour but de mettre au point
des atterrisseurs et des rovers lunaires trans-
portant des expérimentations scientifiques
ou technologiques qui seront notamment
destinées à évaluer la quantité de ressources
exploitables. En juin, l’agence spatiale améri-
caine a commencé à signer des contrats avec
des industriels, en espérant que les premiers
engins décolleront dès 2020.
« Un nouveau domaine est en train de
naître, confirme Jessica Flahaut, chargée de
recherche au Centre de recherches pétrogra-
phiques et géochimiques (CRPG). Beaucoup
d’entreprises privées se développent pour aller
faire de l’exploitation des ressources in situ.
On effectue des essais sur Terre avec des simu-
lations de sol lunaire, mais le mieux sera de
faire atterrir sur la Lune des démonstrateurs
technologiques. » L’eau constitue la cible la
plus évidente, mais la future industrie mi-
nière extraterrestre s’interroge sur l’exploi-
tation des terres rares, du lithium, du titane
présent en quantité dans certains basaltes
lunaires, ou encore de l’aluminium que l’on
trouve dans la croûte de la Lune…
Approche visionnaire ou science-fiction ?
« L’exploitation de la Lune me semble éco-
nomiquement sans intérêt », répond Marc
Chaussidon, directeur de l’Institut de physi-
que du globe de Paris. Ce dernier explique
que, comme la Terre, la Lune est « une petite
planète différenciée » : ayant connu une
phase liquide, ses éléments les plus lourds,
comme les métaux précieux, ont coulé vers
ses entrailles. « Rien à la surface de la Lune
n’est intéressant pour nous, on ne peut qu’y ex-
ploiter des ressources qu’on a déjà sur Terre. »
L’HÉLIUM 3, UN NOUVEL ELDORADO ?
Il y a tout de même une exception, l’hélium 3,
qui compte un neutron de moins que l’hé-
lium dont nous remplissons nos ballons.
Une particularité qui fait de lui un bon candi-
dat pour fabriquer de l’électricité dans des
réacteurs à fusion nucléaire – lesquels n’exis-
tent pas pour l’instant. En théorie, quelques
centaines de tonnes seulement de cet élé-
ment suffiraient pour produire tout le cou-
rant électrique que l’humanité consomme
chaque année. L’hélium 3 est quasiment
inexistant sur Terre, mais le sol lunaire en
L’ÉTÉ DES SÉRIES | 23
reçoit en permanence de petites quantités
dans le vent solaire, un flux de particules
émis par notre étoile et dont notre planète
est protégée par son atmosphère et son
champ magnétique. Toutefois, l’idée de dis-
poser d’une énergie abondante à base d’hé-
lium 3 lunaire reste, en notre début de
XXIe siècle, largement de l’ordre du fantasme.
Professeur de géochimie à l’université de
Lorraine et chercheur au CRPG, Bernard
Marty se souvient de l’émotion qui l’a saisi le
« CE QU’A jour où il s’est « retrouvé avec, dans la main,
DÉCOUVERT APOLLO, des échantillons lunaires que Neil Armstrong
avait prélevés en 1969 ». Au moment d’Apol-
C’EST LA TERRE. lo-11, seuls les scientifiques s’intéressaient
aux cailloux de Séléné et personne ne son-
LA LUNE EST geait à l’exploitation commerciale des res-
UN MONDE DÉSERT, sources minérales lunaires. Aujourd’hui,
c’est l’un des moteurs du retour vers notre
SANS VIE, TRISTE, satellite. « Au lieu de faire de la Lune un sanc-
tuaire, comme l’Antarctique, elle risque de de-
QUI REDONNE UNE venir une décharge, comme la Terre », estime
avec tristesse Bernard Marty.
PUISSANCE À NOTRE Que ce soit en 2024 ou plus tard, que ce soit
PROPRE PLANÈTE » avec des Américains ou avec des Chinois,
Eugene Cernan finira bien par avoir un suc-
ALAIN CIROU cesseur et on remarchera un jour sur la
directeur de la rédaction Lune. Pour y voir quoi ? La Lune, c’est un ciel
de « Ciel & Espace » d’un noir absolu, une lumière solaire écra-
sante, une amplitude thermique de 300 °C
entre le jour et la nuit, une surface boulever-
sée, une poussière abrasive qui s’incruste
partout, les empreintes de vos pas qui ne
s’effacent jamais sauf si vous repassez des-
sus, des particules qui vous irradient, un ho-
rizon plus proche qui se dérobe, de la
caillasse à perte de vue. « C’est un peu comme
dans le sketch du blouson noir de Coluche,
avance Alain Cirou en souriant : “Pas un tro-
quet, pas une mobylette, rien !” » Lorsque,
Image
de synthèse
d’un des projets
de base lunaire
imaginé
par la NASA. NASA
BIBLIOGRAPHIE
De nombreux ouvrages sont
parus à l’occasion des 50 ans
du premier pas sur la Lune.
En voici une sélection.
Retour sur les missions
lunaires avec Ils ont marché sur
la Lune, de Philippe Henarejos
(Belin, 2018), Les Hommes de la
Lune, d’Alain Cirou et Jean-Phi-
lippe Balasse (Seuil, 224 pages,
34,90 euros) et la bande
dessinée Apollo 11. Les Premiers
Pas de l’homme sur la Lune,
de Céka et Yigaël (Faton,
64 pages, 14,50 euros).
Des beaux livres richement
illustrés : Apollo. L’Histoire, les
Missions, les Héros, d’Olivier de
Goursac (Flammarion, 288 pa-
ges, 29,90 euros), Ils ont marché
sur la Lune. 50 ans d’épopée
photographique, de Piers Bizony
(Delachaux et Niestlé, 2018) et
Missions sur la Lune, de Rod Pyle
(Glénat, 176 pages, 35 euros).
La Lune dans la culture,
avec La Lune. Du voyage réel aux
voyages imaginaires, catalogue
de l’exposition du même nom
au Grand Palais (Réunion des
musées nationaux, 256 pages,
45 euros) et La Lune est un ro-
man, de Fatoumata Kebe (Slat-
kine & Cie, 190 pages, 15 euros).
Deux livres sur la course à
l’espace : Histoire de la conquête
spatiale, de Jean-François
Clervoy et Frank Lehot
(De Boeck, 240 pages, 25 euros)
et La Conquête spatiale de A à Z,
de Serge Brunier (Gallimard,
224 pages, 25 euros).
le 21 juillet 1969, Buzz Aldrin sort à son tour
du LEM pour rejoindre Neil Armstrong, il est
confronté à cet univers minéral. A son parte-
naire qui, enthousiaste, s’exclame : « N’est-ce
pas quelque chose ? Magnifique vue ici »,
Aldrin rétorque avec un réalisme que l’on
peut percevoir comme teinté d’ironie : « Ma-
gnifique désolation… »
La Lune, c’est un paysage d’un uniforme
gris et les seules autres couleurs que vous
pouvez y voir sont celles que vous y apportez.
A l’exception d’une, le bleu. Levez la tête.
A 380 000 kilomètres resplendissent les
océans de la Terre. « L’image la plus demandée
à Ciel & Espace, assure Alain Cirou, c’est la
Terre vue de la Lune, photographiée lors de la
mission Apollo-8. C’est le syndrome de la boule
bleue. » Comme on l’a encore constaté grâce
aux photos prises par Thomas Pesquet lors
de sa mission dans la Station spatiale inter-
nationale, il faut quitter la Terre pour com-
prendre à quel point elle est merveilleuse.
« C’est la marche sur la Lune qui est à l’origine
du mouvement écologique contemporain »,
avait écrit le démographe Alfred Sauvy (1898-
1990). « Ce qu’a découvert Apollo, c’est la Terre.
La Lune est un monde désert, sans vie, triste,
qui redonne une puissance à notre propre pla-
nète. Quand nous retournerons sur la Lune, il y
aura de nouveau cet effet Apollo, parie Alain
Cirou. Ce que nous verrons très clairement,
c’est que, alors que nous sommes confrontés à
une crise environnementale double, celle du
changement climatique et celle de la perte de
biodiversité, il n’y a pas d’autre Terre. Cela
montrera que la garder habitable est la seule
chose qui vaille de faire des efforts. » p
pierre barthélémy
FIN
24 | L’ÉTÉ DES SÉRIES
Dans une ferme
d’élevage
de méduses
chinoise, en
septembre 2018.
CHINE NOUVELLE/SIPA
La méduse, animal
de laboratoire
NOS ENNEMIES LES MÉDUSES 6 | 6
Malgré son caractère essentiel dans l’évolution
du vivant, cette créature, vieille de plus de 500 millions
d’années, n’a pas encore livré tous ses secrets
M
ucus, collagène, pro-
téines, venins : on
n’ira pas jusqu’à pré-
tendre que tout est
bon dans la méduse, mais il faut
bien reconnaître qu’elle n’a pas fini
d’intriguer chercheurs et curieux,
au point même d’inspirer deux Prix
Nobel. La créature préhistorique est
aussi un animal de laboratoire.
Parce qu’elles étaient là bien avant
tout le monde, il y a plus de 500 mil-
lions d’années, plusieurs espèces de
ces cnidaires ont eu droit récem-
ment au séquençage de leur gé-
nome. Histoire d’évaluer nos gènes
communs. Et parce qu’elles pullu-
lent trop près du littoral, les médu-
ses narguent les humains en mal
d’idées pour les exploiter.
Plus on est en contact avec des
Chrysaora ou des Cotylorhiza tuber-
« La Bamba triste », petit chef-d’œuvre de l’absurde
CHANSONS À LA MODE WEB 6 | 6 Composé par le producteur Pierre Billon en 1984, cet ovni musical réapparaît en 2009 avec un clip ubuesque
I l faut imaginer la tête des in-
ternautes quand le clip de la
chanson La Bamba triste at-
territ sur la Toile en 2009, soit
ON PEINE
À SAVOIR
vingt-cinq ans après sa création. SI LES PAROLES
Sur fond de chalet enneigé grand
comme un cabanon de jardin, un SONT LE FRUIT
chanteur à la carrure de culturiste
frappe dans ses mains à la ma- DE JEUX
nière d’un prof de gym. Sa ti- LITTÉRAIRES OU
gnasse épaisse tenue par un ban-
deau évoque les sportifs des an- D’UNE INSPIRATION
nées 1980. A la fin, alors que le
froid est glacial et la neige abon- NARCOTIQUE
dante, il plonge en slip de bain
dans une piscine fumante, les
jambes bien groupées. Le chanteur s’appelle Pierre
Et puis il y a les paroles, in- Billon. Il se souvient très bien de
compréhensibles : « J’me sens… la genèse de cette chanson sortie
comme une bamba triste… en 1984. Compositeur et produc-
comme une Marseillaise en mi- teur à succès depuis les an-
neur jouée par un flûtiste autodi- nées 1970, il a quitté Michel Sar-
dacte, sans tact. » Ou encore : dou au début des années 1980
« J’me sens… comme un accord pour passer chez Johnny Hally-
yougoslave auquel on aurait day. Mais, en 1984, l’idole des jeu-
cruellement interdit l’entrée de La nes le congédie, et Billon a le va-
Belle Ferronnière. » On peine à gue à l’âme, comme il l’expli-
savoir si ces paroles sont le fruit quera en 2009 dans un entretien
de jeux littéraires ou d’une inspi- vidéo à la société de production
ration narcotique. La Grosse Prod : « Généralement,
culata, entre autres, plus on devient
sensible à leurs toxines urticantes,
rapportent ceux qui s’occupent d’el-
les dans leurs aquariums. Le venin
de certaines méduses agit à l’in-
verse du principe des vaccins : il di-
minue, au lieu de renforcer, l’immu-
nité des personnes qui ont déjà été
piquées. Les études que le médecin
Charles Richet mena sur ce phéno-
mène, appelé « anaphylaxie », lui va-
lurent le prix Nobel de médecine et
de physiologie en 1913. Elles ont été
suivies, plus tard, par des recher-
ches sur les allergies.
Le second prix Nobel, de chimie,
date de 2008. Il est né de la capacité
de certaines méduses à se parer de
leurs plus beaux atours et à briller
dans le noir, comme la Pelagia nocti-
luca dans la nuit méditerranéenne.
En travaillant sur des Aequorea victo-
les gens qui partent de chez Hally-
day (…) se trouvent extrêmement
tristes, revanchards, et certaine-
ment amers. Moi, j’ai pas fait ça, je
me suis dit que j’allais faire un dis-
que. » Pour ceux qui ont pu écou-
ter ses chansons des années 1970
comme Bienvenu tout nu ou La
Martienne, le ton décalé de La
Bamba triste ne surprend pas.
Mais, en prime, Pierre Billon y
épanche son spleen. On y décèle
un motif récurrent, la satire des
studios d’enregistrement. Par
exemple dans cette formule de la
chanson : « J’me sens… comme un
producteur gros cigare qui lit le
score à l’envers. »
La mélodie, sautillante et syn-
thétique comme celle des généri-
ques des dessins animés japo-
nais, reste incrustée dans
l’oreille. Sa partie rythmique est
composée par Eric Bouad, qui a
travaillé pour l’émission télévi-
sée pour enfants « Le Club Doro-
thée ». Mais, au moment de sa
sortie, la chanson ne marche pas.
Elle passe très peu à la radio, ce
qui équivaut à un certificat de
LE VENIN
DE CERTAINES
MÉDUSES
AGIT À L’INVERSE
DU PRINCIPE
DES VACCINS :
IL DIMINUE
L’IMMUNITÉ DES
PERSONNES QUI ONT
DÉJÀ ÉTÉ PIQUÉES
décès. « Elle n’était pas au rendez-
vous. Trop en avance ou trop en
retard, c’est du Philippe Katerine
avant l’heure », explique au
Monde Pierre Billon.
Ce dernier, curieusement, ne se
souvient pas du clip, ou du moins
peine à rassembler ses souvenirs.
« On constate que je n’étais pas fri-
leux », dit-il en souriant. Il ajoute :
« On ne sait absolument pas ce que
c’est, on ne sait pas qui est le réali-
sateur. Je crois que le clip est
tourné devant un grand hôtel, à
Evian. C’est probablement une
chaîne de télé locale qui a filmé. »
En 2009, dans son entretien à La
Grosse Prod, il complète le ta-
bleau : « A l’époque, j’étais souvent
entre deux amphets, donc j’avais
pas la tête toujours très claire. »
Des images improbables
Ce clip oublié est un ovni musical
qui permet justement à la chan-
son de renaître. En 2009, il se
met rapidement à circuler sur la
Toile, porté par des images im-
probables et des paroles absur-
des. Le curieux objet culturel se
ria, Osamu Shimomura, Martin
Chalfie et Roger Tsien, ont mis en
évidence que cette bioluminescence
provient d’une protéine, la green
fluorescent protein. Celle-ci est désor-
mais fréquemment utilisée dans les
laboratoires, en particulier dans la
recherche médicale. Elle permet, par
exemple, de suivre l’évolution d’une
tumeur chez des souris vivantes.
Vols spatiaux et rizières
Pourtant, malgré son caractère es-
sentiel dans l’évolution du vivant, la
méduse n’a pas livré tous ses secrets.
La tache oculaire des grosses cubo-
méduses est-elle l’ancêtre des yeux
de tous les animaux ? La façon de ré-
gresser d’espèces comme les Turri-
topsis nutricula, puis de se régénérer,
confine-t-elle à l’immortalité ? Com-
ment fonctionnent les minuscules
organes de l’équilibration de certai-
nes autres ? Pour le savoir, la NASA a
embarqué des polypes, puis des mé-
duses, à bord de deux vols spatiaux.
Bigre. D’ici à ce qu’elles aillent se dé-
gourdir les tentacules dans l’espace…
Plus terre à terre, l’Union euro-
péenne a lancé un appel à projets
en 2017, GoJelly, doté de 6 millions
d’euros, pour savoir comment tirer
profit de notre ancêtre dans les sec-
teurs de l’alimentation, la fertilisa-
tion, la cosmétique, la dépollution.
Une quinzaine d’universités et de
centres de recherche de huit pays
ont répondu. L’un des axes de travail
porte sur la capacité de ces animaux
marins à filtrer des nanoparticules
de plastique.
En 2015, déjà, une équipe française
avait publié une étude dans Scientific
Reports, montrant que le mucus sé-
crété par des méduses et autres
planctons gélatineux en situation
de stress accumule des nanoparticu-
les : titane, or et autres nanopollu-
tions en pleine expansion dans l’en-
vironnement. « Ça marche à
99,9 % », assure Fabien Lombard, qui
cosigne cette recherche. Pour
autant, il n’est pas prévu, dans l’im-
médiat, d’élever des cnidaires dans
les stations d’épuration.
Chercheur au centre d’océanogra-
phie de Villefranche-sur-Mer (Alpes-
Maritimes), le biologiste vit avec la
faune marine sur le pas de la porte
de son laboratoire, qui s’ouvre sur la
hisse à un tel sommet d’absur-
dité qu’il passe rapidement le
million de vues sur YouTube,
pour culminer aujourd’hui à
2,5 millions de vues. Une belle
destinée, que Pierre Billon reçoit
avec bonhomie.
Plutôt fier de son effet, il confie
en 2009 à La Grosse Prod : « Ce qui
m’amuse, c’est que la chanson est
extrêmement compliquée. (…) La
bamba est une structure musicale
mexicaine qui a inspiré les Rolling
Stones. (…) J’ai toujours aimé que
les trucs soient extrêmement com-
plexes, difficiles à chanter, extrê-
mement durs rythmiquement,
avec un texte hors de la plaque,
hors de tout. Et ça me plaît que ça
soit celle-là qu’ils aient choisie,
plutôt qu’une daube éventuelle.
J’en ai commis quelques-unes d’as-
sez graves. »
De bonne grâce, Pierre Billon
accepte même d’interpréter son
tube sur la scène du festival
des Francofolies, en 2011, puis à
la télévision, sur le plateau du
« Grand Journal » de Canal+
en 2013.
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
Grande Bleue. « Les méduses sont
pleines de potentiel, assure-t-il. Elles
se digèrent bien et donnent de bons
résultats dans l’alimentation des
poissons d’aquaculture. Après la crise
de la vache folle et l’abandon du sé-
rum d’albumine bovine, leur colla-
gène est utilisé pour produire de la
peau artificielle pour les grands brû-
lés. Leurs cellules urticantes sont étu-
diées dans des recherches sur le can-
cer, en thérapie cardiaque. Le venin
d’une cuboméduse est le seul connu
pour arrêter le cœur de sa proie – hu-
main y compris – en état contracté ! »
Fabien Lombard a d’autres exem-
ples d’usages variés : épandage de
méduses broyées dans les rizières
en Chine et au pied des cultures de
basilic au Mexique ; méthanisation
au Japon ; incorporation dans du bé-
ton, rendu ainsi plus souple, pour
des zones à activité sismique en Rus-
sie… Pourquoi, en outre, ne pas
adopter quelques petites Craspeda-
custa sowerbii d’eau douce en guise
d’antimoustique bio dans son jar-
din ? La limite tient, en fait, à l’ab-
sence totale de filière d’approvision-
nement organisée.
« Les Romains en enterraient déjà
au pied des vignes pour conserver de
l’humidité et fertiliser les sols », relate
Fabien Lombard. Mais ne sont-elles
pas composées d’eau à 98 % ? « Oui,
mais elles comportent aussi de la
chair, très peu de lipides, des protéi-
nes : elles sont donc source d’azote, ré-
torque-t-il. Nous aussi, nous sommes
composés à 85 % d’eau. »
Enfin, depuis le temps qu’elle est
sur terre, la méduse joue aussi le
rôle de marqueur apprécié des géo-
logues. Malgré leur apparence si
vulnérable, des cnidaires ont par-
fois imprimé leurs tentacules dans
la roche. L’un des gisements les plus
anciens se trouve en Australie, dans
les collines Ediacara, et porte les tra-
ces de fossiles de la fin du précam-
brien. Nettement plus récent, le fa-
meux site de Cerin, à Marchamp
(Ain), témoigne de la présence de
méduses dans les parages lorsque ce
paysage du Jura était une lagune tro-
picale. Il y a tout de même 153 mil-
lions d’années. p
martine valo
FIN
Tout musicien, producteur et
parolier à succès qu’il soit, Pierre
Billon peine à expliquer le succès
à contretemps de sa bamba mé-
lancolique. « Aujourd’hui, les
chanteurs sont en prise directe
avec les auditeurs. Avec Internet,
tu as une chance de monter sans
les maisons de disques et les ra-
dios », analyse-t-il.
Même son histoire avec Johnny
s’est bien terminée. Leur sépara-
tion ne durera finalement que
deux ans. « J’ai vite compris qu’il
avait eu raison : nous arrivions au
bout d’un cycle. C’est Michel Ber-
ger qui m’a remplacé, et il a offert
à Johnny ce qui lui manquait : la
reconnaissance de l’intelligentsia
parisienne. » Billon et Hallyday
resteront bons amis. Ils accom-
pliront plusieurs road trips en-
semble aux Etats-Unis, Johnny
appréciant l’humour au troi-
sième degré de son ami. Et, lors
de l’enterrement de la star, Pierre
portera son cercueil. p
nicolas six
FIN
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
CAPRICES DE LA LANGUE
ANTONO-QUOI ?
ANTONOMASE
Question : si je dis « Ce vandale a ren-
versé de la béchamel sur mon panta-
lon », que remarquez-vous de particulier
dans cette phrase ? Rien ? Allez, un petit
effort. Voici un autre spécimen : « On dis-
tingue la silhouette d’un renard qui rôde
autour des poubelles. » Toujours pas ?
Ce qu’il y a de particulier, c’est que ces
énoncés sont truffés d’antonomases.
Un vieux souvenir de collège… les figu-
res de style… ça vous revient ? L’antono-
mase, du grec antonomazein, « appeler
d’un nom différent », est une figure de
style consistant à utiliser un nom
propre comme un nom commun. Des
exemples ? Eh bien tenez, « vandale »,
« béchamel », « pantalon », « silhouette »,
« renard » ou « poubelle » !
Les Vandales étaient un peuple germa-
nique qui a envahi l’empire romain en
détruisant tout sur son passage. On
donne son nom, par antonomase, aux
personnes destructrices et à notre petit-
neveu hyperactif. Louis Béchameil était
le maître d’hôtel de Louis XIV. Il a
inventé la sauce contestable et blanchâ-
tre qui porte (presque) son nom, la
béchamel, assurant sa postérité pour les
siècles des siècles. Pantalon était un
personnage de commedia dell’arte qui
portait des culottes longues. Et une sil-
houette est, selon la définition du Petit
Larousse, un « dessin au trait aux
contours schématiques », ainsi baptisé
en souvenir d’Etienne de Silhouette,
impopulaire contrôleur général des
finances de Louis XV, peut-être – l’expli-
cation demeure controversée – en raison
des caricatures que dessinaient de lui ses
contemporains afin de le ridiculiser.
Renart, ce goupil
Le Roman de Renart (avec un « t » final) a
été écrit au XIIe siècle. Renart était à
l’époque un prénom, comme Renaud
aujourd’hui, tandis que l’on appelait ce
bel animal au long pelage roux, brun ou
gris « un goupil ». Cette histoire de gou-
pil remporta un tel succès populaire
que le prénom de son héros, par anto-
nomase, en est venu à représenter la
race entière des renards (avec un « d »
final depuis le XVIe siècle).
Enfin, nos poubelles tiennent leur
nom d’Eugène Poubelle, préfet à la fin
du XIXe siècle du département de la
Seine (disparu en 1968, pour être
réparti entre les départements de
Paris, de Seine-Saint-Denis, du
Val-de-Marne et des Hauts-de-Seine), où
il ordonna, pour garantir la propreté des
rues, l’usage des récipients qui depuis
ont hérité de son patronyme.
Quand on parle d’un séducteur
comme d’un « don juan » ou d’oiseaux
de mauvais augure comme de
« cassandres », ce sont donc également
des antonomases. En somme, on en
joue tous les jours, des antonomases.
Si je dis « Untel, journaliste au
Monde, est un Mozart du reportage »,
hop, je viens d’utiliser une antonomase.
Et je pourrais en créer une toute
neuve, là, ex nihilo, en m’exclamant :
« Ce jeune journaliste est un vrai
Untel » (sous-entendu : « un Mozart
du reportage »). Magique. p
muriel gilbert
Extraits d’« Un bonbon sur la langue.
On n’a jamais fini de découvrir
le français », de Muriel Gilbert
(La Librairie Vuibert, 2018).
FIN
A Addis-Abeba, jour de marché dans le quartier, en pleine mutation, de Legahar. MAHEDER HAILESELASSIE POUR « LE MONDE »
En Ethiopie, La Gare sous les bulldozers
QUARTIERS D’AFRIQUE 6 | 6 A Addis-Abeba, le quartier historique de la capitale
est gommé à marche forcée, au grand dam de la population
addis-abeba - correspondance
C’
était le bon vieux temps.
Le temps où les vedettes
du swing éthiopien fai-
saient danser les hom-
mes et tournoyer les jupes des dames
jusqu’au petit matin. Au Buffet de la
gare, à Addis-Abeba, « les jeunes dan-
saient comme des déments », se sou-
vient Debebe Kassa, les yeux pétillants
de malice. Cet hôtel-restaurant bran-
ché, ouvert en 1924, « en a accueilli, du
monde », ajoute un brin nostalgique
cet ancien cheminot dans un français
sans accroc. Un melting-pot d’expa-
triés, d’Ethiopiens aisés et, surtout, de
passagers de la ligne de chemin de fer
construite par les Français entre 1897
et 1917, sous le règne de l’empereur Me-
nelik II. Pendant près d’un siècle, il a
vécu au rythme du train jusqu’à ce que
celui-ci ne siffle plus dans la capitale.
Ce Buffet de la gare devenu culte, au
charme presque désuet, devait être
inscrit sur la liste des monuments his-
toriques à préserver par le bureau de la
culture et du tourisme d’Addis-Abeba.
Mais les bulldozers ont eu raison de
lui. Il a été démoli le 15 juin. Il fallait
faire de la place pour un projet gigan-
tesque imaginé par Eagle Hills, société
privée d’investissement et de dévelop-
pement immobilier basée à Abou
Dhabi (Emirats arabes unis), qui doit
voir le jour dans le quartier que les
Ethiopiens, peu francophones, ont
baptisé comme cela se prononce :
« Legehar ». Plus de 4 000 apparte-
ments, des bureaux, des hôtels, des
commerces, des installations de loi-
sirs doivent sortir de terre et couvrir
36 hectares d’ici sept ans pour un coût
total estimé à 50 milliards de birrs
(1,5 milliard d’euros).
Le nouveau projet « La Gare », détenu
à 63 % par les Emiratis (le gouverne-
ment éthiopien possède le reste), doit
métamorphoser ce quartier en créant
une ville ultramoderne à l’intérieur de
la capitale. Il devrait créer 25 000 em-
plois et « dynamiser l’économie », selon
le milliardaire Mohammed Ben Ali Al
Abbar, le directeur général d’Eagle
Hills, qui est déjà le constructeur de
l’immeuble le plus haut et du plus
grand centre commercial du monde,
tous deux à Dubaï. Cette fois, c’est à
Addis-Abeba qu’il poursuit sa folie des
grandeurs, encouragé par le premier
ministre éthiopien, Abiy Ahmed, pour
qui La Gare devrait permettre de ren-
forcer l’attractivité de la capitale, où se
trouve le siège de l’Union africaine, et
développer un tourisme encore balbu-
tiant. « Les gens vont dans les malls de
Dubaï. Si nous pouvons construire un
centre commercial similaire sans la cli-
matisation, nous avons beaucoup à y
gagner », a-t-il récemment déclaré.
Vito Biondi, lui, a tout perdu. Che-
veux mi-longs blancs, allure de vieux
rockeur, cet Italo-Ethiopien, ancien ca-
pitaine de bateau, était l’un des locatai-
res du Buffet de la gare. Il y a près de
deux mois, il a reçu une lettre de la
Compagnie du chemin de fer djibouto-
éthiopien (CDE) lui donnant congé. Un
coup de massue pour le sexagénaire
qui travaillait et vivait depuis trente-
cinq ans dans l’une des chambres à
coucher, tapissée de vieilles photos. Il
gardait l’espoir que le bâtiment serait
préservé. « Je ne sais pas quoi faire. Je ne
sais pas où aller et de quoi sera fait de-
main », lâche-t-il, dévasté.
Le désintérêt des autorités
Solomon Eshetu l’avoue. Il a écrit ces
lettres à contrecœur. « On nous a obli-
gés à le faire », admet-il. Le directeur de
la CDE ne voulait pas que le Buffet soit
démoli mais il a dû obéir aux ordres.
Face au désintérêt des autorités éthio-
piennes pour la protection du patri-
moine architectural, d’aucuns s’in-
quiètent du sort réservé à d’autres
vieilles bâtisses emblématiques de
l’époque du train.
L’ancienne résidence du directeur gé-
néral français de la compagnie du che-
min de fer, transformée depuis en cen-
tre d’examens, doit elle aussi être dé-
truite prochainement. « Ce patrimoine
culturel doit être préservé. C’est l’un des
symboles d’une amitié de longue date
entre la France et l’Ethiopie », remarque
Wubishet Shiferaw, le directeur du cen-
tre d’examen qui loue la résidence de
l’ancien directeur général français.
Asrat Mekonnen, chef du service juri-
dique de la CDE, est en colère. « Le pre-
mier ministre n’a pas pour mandat d’at-
tribuer un terrain à une entreprise de
construction étrangère sans appel d’of-
fres », tempête-t-il. D’après lui, ce projet
viole le bail immobilier de 99 ans de la
compagnie, qui ne devait expirer que
dans une dizaine d’années. Il reproche
au premier ministre, arrivé au pouvoir
en avril 2018, d’utiliser les mêmes mé-
thodes que ses prédécesseurs malgré
les discours de changement et d’ouver-
ture démocratique. « Ils arrivent et ils
démolissent tout », résume-t-il.
L’ÉTÉ DES SÉRIES | 25
LE BUFFET DE LA GARE,
DEVENU CULTE, DEVAIT
ÊTRE INSCRIT SUR LA
LISTE DES MONUMENTS
HISTORIQUES À
PRÉSERVER. IL A ÉTÉ
DÉMOLI LE 15 JUIN
De l’appropriation des terres de petits
exploitants sous le règne de l’empereur
Hailé Sélassié aux mégaprojets de la
coalition qui tient les rênes du pouvoir
depuis vingt-huit ans, en passant par
les projets de villagisation sous la dicta-
ture militaire de Mengistu Haile Ma-
riam, la consultation des habitants a
toujours été accessoire. Plus récem-
ment, les expulsions et relogements
nécessaires au développement de pro-
jets de grande ampleur comme les bar-
rages, le tramway ou encore la nouvelle
ligne de chemin de fer, construite et fi-
nancée cette fois par les Chinois,
étaient justifiés officiellement par la
nécessité de tirer la population de la
pauvreté. Cette approche ne tenait pas
compte des revendications de celle-ci.
Cette fois encore, de nombreux ac-
teurs-clés ont été évincés du processus
décisionnel, estime Biruk Terrefe, ana-
lyste. « Le projet La Gare rappelle l’his-
toire du gouvernement fédéral, qui a
laissé de côté les responsables munici-
paux, les urbanistes et les technocrates,
affirme-t-il. Il a été décidé à Arat Kilo »,
quartier où réside le premier ministre,
en dépit des consultations de longue
date et des plans spécifiques pour réa-
ménager le centre-ville d’Addis-Abeba
déjà prévus par la municipalité.
Ceux-là ont, de fait, été abandonnés.
Mais gare à celui qui ose contester le
bien-fondé du projet émirati, estime
Asrat Mekonnen. « Vous représentez
un obstacle au développement du
pays ! », poursuit-il. Car ce projet est
censé rapporter 2 milliards de dollars
(1,78 milliard d’euros). Que pèsent alors
les cheminots nostalgiques ou les plus
de 1 600 familles qui verront leurs mai-
sons détruites face aux Emiratis qui,
en juin 2018, ont injecté 1 milliard de
dollars (892 millions d’euros) dans la
banque centrale éthiopienne pour
aider le pays à faire face à une grave pé-
nurie de devises étrangères ?
Terrefe Woldu, lui aussi ancien che-
minot, devra temporairement vivre
dans un logement à quelques kilomè-
tres. « Nous ne connaissons pas le ca-
lendrier. Nous pouvons être contraints
de déménager d’un jour à l’autre », pen-
se-t-il. Il espère que le premier minis-
tre tiendra sa promesse de reloger tou-
tes les familles à l’intérieur du com-
pound (quartier résidentiel sécurisé),
une fois la construction terminée.
« Aucune expulsion ? Ce serait la pre-
mière fois dans l’histoire ! Alors nous
sommes méfiants », ajoute-t-il. De-
vront-ils toutefois payer un loyer, et à
quel prix ? Terrefe n’en sait rien.
Opacité des négociations
Certains rêvent déjà d’un logement de
luxe, gratuit, avec une salle de bains à
l’intérieur, raconte, goguenard, De-
bebe Kassa. Car ces immeubles ultra-
modernes n’ont rien à voir avec les piè-
ces insalubres dans lesquelles ils vi-
vent. La porte-parole de la municipa-
lité d’Addis-Abeba a assuré que le projet
comporterait un volet social. « Eagle
Hills a accepté de vendre les unités à un
prix en adéquation avec le revenu des
résidents », a assuré la porte-parole de
la municipalité d’Addis-Abeba, Feven
Teshome, ajoutant que le gouverne-
ment allait mettre en place des facilités
de paiement pour les habitants ac-
tuels. Mais des doutes persistent
compte tenu de l’opacité des négocia-
tions et des rumeurs de désaccords
avec la municipalité sur le bail et le re-
logement. D’autant que l’entreprise
émiratie fondée il y a quatre ans a déjà
fait l’objet d’une controverse en Serbie,
où le manque de transparence et de
consultation publique concernant un
luxueux projet de développement sur
les rives de la Save, à Belgrade, a en-
traîné des manifestations. Contactés à
de multiples reprises, ses responsables
n’ont pas donné suite à nos requêtes.
« Le projet La Gare est déconnecté du
quotidien de la majorité de la popula-
tion éthiopienne et de la situation socio-
économique du pays, analyse Clélie
Nallet, chercheuse au Centre Afrique
subsaharienne de l’Institut français
des relations internationales. Les mé-
gaprojets-vitrines à Addis-Abeba ont
pour objectif d’attirer les investisse-
ments avec pour victimes la popula-
tion. » Une population confrontée à des
problèmes d’assainissement, de trans-
port, de logement et d’électricité. p
émeline wuilbercq
FIN
26 | L’ÉTÉ DES IDÉES 0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019

D
u passé, on fait rarement table
rase. Même les révolutionnaires
y cherchent le plus souvent la ta-
ble ouverte de leurs beaux fes-
tins, y puisant largement, joyeu-
sement – et surtout librement –
de quoi aiguiser leur faim d’action. Car on
le sait bien : en politique, rien n’est plus en-
thousiasmant que le désir de recommen-
cer, de reprendre le flambeau des luttes an-
ciennes comme on relève des promesses
non tenues. Dans ce cas, ce n’est pas seule-
ment que le passé éclaire le présent, c’est
qu’il l’illumine d’une lueur vive, déto-
nante, de celle qui, littéralement, met le
feu aux poudres. Car le temps passé est
moins un dépôt inerte qu’une énergie fos-
sile, toujours susceptible de se réactiver,
et ce « précipité » qu’est l’effectuation du
passé dans le présent se nomme « his-
toire ».
Seulement voilà : ce passé qui crible le
présent des éclats de l’avenir n’est pas tout
le passé, mais seulement sa part efficace,
mobilisatrice et convaincante. Discrimi-
ner dans les épisodes des temps anciens
ce qui est susceptible de s’adresser directe-
ment à notre présent est certes conforme
à la raison pratique dans sa définition CHRISTELLE ENAULT
kantienne, en tant qu’elle naît de la cons-
cience exclusivement humaine de la né-

Patrick Boucheron L’histoire

cessité de faire quelque chose. Mais cette
manière de pratiquer le passé n’est théori-
quement pas celle de l’historien. Sa disci-
pline lui impose de ne rien faire d’autre au
passé que de le révéler à lui-même, en se

est l’art de rappeler aux hommes

gardant bien d’y choisir par avance ce que
Lucien Febvre appelait « une vérité à son
usage exclusif, une vérité à sa ressemblance
et à sa seule convenance ».
Comment concilier aujourd’hui cette
exigence de neutralité méthodologique et
la nécessité d’engagement ? Comment dé-
fendre une discipline historique qui ne soit
pas seulement la morne collection des sa-
voirs antiquaires sans en faire le magasin
de curiosités des besoins, du moment où
chacun serait libre d’aller choisir la part du
passé susceptible de flatter ses envies ? Il y
a bien longtemps que les historiens savent
que l’histoire ne s’écrit pas d’elle-même et
que c’est à eux de la faire crépiter pour que
notre temps soit gros des orages du passé,
zébré du feu pâle de ses éclairs.
Machiavel et le tumulte des Ciompi
Prenons un exemple : l’éclair de la révolte.
Lorsqu’il resurgit, c’est souvent parce que
les femmes et les hommes reprennent
confiance dans leur capacité d’agir, « sans
rougir ». Ainsi parle l’auteur de la Chroni-
que de Charles VI, croyant dénigrer les sou-
lèvements de la fin du XIVe siècle dans le
royaume de France : les émeutiers ne res-
sentent plus ni honte ni crainte de Dieu et,
s’ils se soulèvent, c’est parce que leur co-
lère est plus forte que leur peur. Ils font
donc, en situation, l’expérience d’un cou-
rage dont ils ne se croyaient pas capables.
Notre chroniqueur peut bien haïr les
désordres, il n’en trahit pas moins ses cau-
ses profondes – au sens où il les décrit
avec justesse au moment même où il leur
dénie toute justice. C’est souvent ainsi
avec les discours de rappel à l’ordre. Voici
pourquoi l’histoire n’est pas aussi sys-
tématiquement qu’on le croit celle des
vainqueurs, voici pourquoi la voix des fai-
bles se fait entendre bien plus souvent
qu’on ne le pense, même si c’est de ma-
nière fugace et subreptice.
Que faire alors de ces brusques accrocs,
ces minces déchirures dans l’ordre du
temps où se devinent, comme par transpa-
rence, les lueurs frêles qu’ils recouvrent ?
Le plus courant consiste à les relier d’une
main sûre pour tracer en pointillé la ligne
leur capacité d’agir en société
LE PASSÉ ÉCLAIRE-T-IL LE PRÉSENT ? 6 | 6 Il y a bien longtemps
que les historiens savent que l’histoire ne s’écrit pas
d’elle-même, explique le professeur au Collège de France
au cordeau entre les primitifs de la révolte
et l’insurrection qui vient, on croit dé-
ployer un discours subversif quand on rap-
pelle à l’ordre du temps la discontinuité
des expériences, intimant à chacun de filer
droit. De ce point de vue, l’homologie en-
tre les généalogies nationalistes et les es-
pérances révolutionnaires est frappante :
toutes prétendent orienter des fragments
choisis du passé pratique pour faire de la
discipline historique une grande machine
à produire de la continuité.
Soit, par exemple, le cas d’une révolte
médiévale : le tumulte des Ciompi, de l’été
1378, à Florence. Du 22 juin au 31 août, les
travailleurs les plus humbles et les plus
précaires de la grande manufacture lai-
nière se soulevèrent : ils ne voulaient plus
être « soumis » et réclamaient une repré-
sentation politique dans les organes de
gouvernement de la ville. Ils brûlèrent,
pillèrent, occupèrent les lieux du pouvoir.
La répression féroce qui s’abattit sur eux
ouvrit la voie à l’un des gouvernements
les plus impitoyablement oligarchiques de
l’histoire de la ville. Ecrivant ses Histoires
florentines à partir des années 1520,
Machiavel enregistre les dernières secous-
ses de cette grande peur sociale. Mais,
convaincu pour sa part que le passé éclaire
logue d’une pièce de théâtre politique qui
troue littéralement son récit. Dans ce cas,
l’éclair du passé n’illumine pas le présent
mais l’électrise.
Car l’appel du tribun plébéien à poursui-
vre la lutte pour l’égalité sociale a frappé
la postérité par sa radicalité : « Dépouillez-
nous tout nus : vous nous verrez sembla-
bles, revêtez-nous de leurs habits et eux des
nôtres ; sans aucun doute nous paraîtrons
nobles et eux ignobles ; car seules la pau-
vreté et les richesses nous rendent iné-
gaux. » En 1934, dans un article de La Criti-
que sociale, revue dirigée par Boris Sou-
varine, Simone Weil estime que si ce
soulèvement prolétarien du XIVe siècle
vaut la peine d’être considéré, c’est parce
qu’il « présente déjà avec une pureté remar-
SI LA VIOLENCE quable les traits spécifiques que l’on re-
trouve plus tard dans les grands mouve-
SE GÉNÉRALISE, ments de la classe ouvrière ». Voici pour-
quoi la harangue machiavélienne est
NON SEULEMENT entrée aujourd’hui dans l’imaginaire poli-
ELLE RESTERA tique de la culture insurrectionnelle.
IMPUNIE, MAIS Parole entrée par effraction
On y entend la voix d’un travailleur qui ex-
ELLE DEVIENDRA horte ses camarades à poursuivre l’action
FONDATRICE jusqu’au bout. La question est : faut-il
« prendre les armes, brûler et piller les mai-
ne châtie personne ; là où l’on punit les pe-
tits délits, on récompense les fautes gra-
ves. » Autrement dit, si la violence se géné-
ralise, non seulement elle restera impunie,
mais elle deviendra fondatrice de droit.
« Aussi faut-il, selon moi, pour que nous
soient pardonnées nos anciennes erreurs,
en commettre de nouvelles, en redoublant
de méfaits, en multipliant les incendies et
les vols, et nous efforcer d’avoir en cela de
nombreux compagnons. »
Ce qui est révolutionnaire dans ce pas-
sage n’est pas le discours en lui-même, que
Machiavel n’assume pas, puisqu’il ne voit
dans le tumulte de l’été 1378 que la « fureur
d’une multitude débridée », exprimant au
passage cette illusion scolastique ordinaire
qui consiste à dénier aux acteurs du passé
toute rationalité pratique. Ce qui est révo-
lutionnaire est le fait même de laisser une
parole autre, incontrôlable, entrer par ef-
fraction dans le discours convenu de l’his-
toire. Le leader anonyme des Ciompi n’est
pas le porte-voix de l’intellectuel, et l’intel-
lectuel n’est pas non plus son porte-pa-
role : dans ce théâtre du pouvoir, Machia-
vel lui rend sa voix, littéralement – et l’on
pense ici aux écrits du philosophe Jacques
Rancière dénonçant à la fois la volonté de
l’historien de trouver un lieu pour chaque
parole, et la tentation de l’intellectuel de
porter la parole de ce lieu. Tel est l’éclair du
passé, qui, dans sa fulgurance, strie le pré-
sent de cette évidence : l’histoire est l’art de
rappeler aux femmes et aux hommes leur
capacité d’agir en société. p
FIN

d’un temps orienté. C’est la façon des
progressistes depuis le XIXe siècle, et on
la voit encore massivement à l’œuvre
aujourd’hui, dès lors qu’il s’agit d’encoura-
ger les temps présents à s’éclairer des le-
çons du passé – y compris chez ceux qui se
revendiquent d’une conception plus radi-
cale de l’émancipation.
Dans son livre Le Procès de la liberté.
Une histoire souterraine du XIXe siècle en
France (La Découverte, 2016), Michèle Riot-
Sarcey a pourtant utilement mis en garde
contre l’illusion d’un tel passé mis en or-
dre de marche : l’expérience de la liberté ne
se ramène pas si docilement aux continui-
tés factices d’un destin historique, sauf à
neutraliser l’explosivité de l’événement.
Autrement dit, en tirant des généalogies
le présent, il cherche aussi à comprendre
l’échec de la révolte. C’est pour lui le type
même du « mauvais tumulte » qui attise la
guerre civile au lieu de faire progresser la
« vie libre » dans la cité.
Le treizième chapitre du livre III inter-
rompt pourtant brutalement ce récit
sagement ordonné par une prise de parole
fracassante. Celle d’un des Ciompi, parmi
« les plus hardis et de plus d’expérience »,
qui parle « pour donner du courage aux
autres ». Machiavel écrit en historien. Il
pense, à tort mais de bonne foi, qu’il
n’existe pas de voix contemporaine favo-
rable à la révolte de 1378. La parole de ce
peuple qui manque, il l’invente et la met
en scène, faisant parler le leader imagi-
naire de la révolte, en un véritable mono-
DE DROIT sons des citoyens » ? Ils l’ont déjà fait, sans
aucun succès : « Vous voyez que la ville est
pleine de rancœur et de haine à notre
égard. » Alors que faire ? L’inclination du
travailleur serait de rendre les armes. Mais,
poursuit-il : « Je serais d’avis qu’il convient
de réfléchir »… et en fait de délibérer. « Nous
devons chercher deux choses et fixer deux
buts à nos délibérations : l’un, empêcher
que nous soyons prochainement châtiés de
nos actes ; l’autre, pouvoir vivre avec plus de
liberté et de satisfaction que par le passé. »
Prêter cette rationalité politique aux
Ciompi est déjà en soi un acte politique
majeur chez Machiavel – il y a là un projet
stratégique et une intelligence tactique.
Or, qu’enseigne la jurisprudence de l’his-
toire ? « Là où les fautifs sont nombreux, on
Patrick Boucheron, spécialiste du
Moyen Age et de la Renaissance, est
professeur au Collège de France, titu-
laire de la chaire Histoire des pouvoirs
en Europe occidentale, XIIIe-XVIe siècles.
Il est notamment le directeur d’ouvrage
d’« Histoire mondiale de la France »
(Seuil, 2017), qui offre une relecture
stimulante de l’histoire de France, reliée
à celle du monde à travers près de
150 événements. Il a récemment fait
paraître « La Trace et l’Aura.
Vies posthumes d’Ambroise de Milan
(IVe-XVIe siècle) » (Seuil, 544 p., 25 euros)

0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
Jean-Fabien Spitz
« L’individualisme libéral
n’est légitime que s’il s’inscrit
dans une norme distributive »
L’universitaire analyse la manière dont le capitalisme, aujourd’hui sous le feu de la critique,
devrait chercher à concilier liberté individuelle et justice sociale
ENTRETIEN
L
e capitalisme contemporain est au-
jourd’hui sous le feu de la critique,
comme facteur d’accroissement des
inégalités et de destruction des
« biens communs ». Comme au début du
XIXe siècle, la question de la « justice so-
ciale » est au cœur des débats. Jean-Fabien
Spitz, professeur émérite de philosophie
politique à l’université Paris-I, auteur
d’Abolir le hasard ? Responsabilité indivi-
duelle et justice sociale (Vrin, 2008), ana-
lyse l’apparente contradiction entre l’exi-
gence de liberté individuelle et l’aspira-
tion à l’égalité qui traverse les sociétés
occidentales.
Certains économistes prônent
une refonte de la redistribution pour
pallier les nouvelles inégalités,
d’autres s’inquiètent des limites
que cette redistribution apporterait
à la liberté individuelle. Peut-on
concilier justice et liberté ?
Notre répertoire moral, lorsque nous
réfléchissons à la place de l’individu
dans l’existence collective, comprend
deux séries de normes. Les unes sont des
normes « distributives », qui exigent que
l’organisation sociale, considérée comme
un ensemble de rapports multilatéraux,
traite les individus de manière équitable
en leur offrant des droits, des perspecti-
ves, des chances et des ressources équi-
valents. Les autres sont des normes
« commutatives », qui exigent que nos
transactions interpersonnelles bilatéra-
les soient assujetties à des devoirs stricts :
ne pas causer de tort à autrui, respecter
ses biens, tenir nos engagements.
Le problème est qu’il paraît difficile de
répondre conjointement aux exigences
de ces deux séries de normes. La justice
commutative ne nous demande pas de
faire en sorte que chacun ait ce qui lui re-
vient, mais seulement de ne nuire à per-
sonne. Elle nous autorise à développer nos
projets sans nous soucier des injustices
qui affectent les tiers, tout en manifestant
nos préférences pour nos proches. Inver-
sement, la justice distributive exige que
nous œuvrions positivement à une répar-
tition équitable des avantages sans favo-
riser certaines personnes et, le cas
échéant, en transférant à autrui une part
du produit de notre activité.
Ce dilemme n’est cependant pas insur-
montable, car tout abandon des normes
multilatérales de la justice distributive
aurait pour conséquence de priver les nor-
mes bilatérales de la justice commutative
de leur validité. Les transactions et répara-
tions de la justice commutative ne sont en
effet porteuses de valeurs individualistes
fortes et légitimes que si elles prennent
place dans une situation distributivement
équitable. Par exemple, les contrats ne
sont valides que si des règles garantissent
que les contractants jouissent de pouvoirs
de négociation équivalents ; les transac-
tions portant sur la propriété ne le sont
que si la législation qui les régit empêche la
formation de monopoles. C’est la thèse
essentielle de la Théorie de la justice (1971),
de John Rawls, qui aspire non pas à sou-
mettre directement les actions et transac-
tions individuelles aux exigences de la jus-
tice distributive, mais à leur permettre de
se développer selon les normes morales de
la justice commutative tout en soumettant
le contexte institutionnel – ce que Rawls
appelle la « structure de base » – aux exi-
gences de l’équité distributive. La liberté
individuelle devrait donc se déployer dans
un contexte distributivement juste qui,
seul, confère une valeur normative aux
transactions qui s’y déroulent et à la répar-
tition de richesses qui s’y opère.
Comment la théorie économique,
en particulier avec l’économiste
autrichien Friedrich Hayek (1899-1992),
a-t-elle, en soulignant la contradiction
entre justices distributive
et commutative, ouvert la voie
à la dérégulation néolibérale ?
La pensée de Friedrich Hayek, heureuse-
ment, n’est pas la totalité de la théorie
économique, mais le défi qu’il a lancé à la
possibilité même de la justice distributive
doit être pris avec le plus grand sérieux,
contrairement à l’attitude trop répandue
dans l’antilibéralisme contemporain.
L’« idée-force » de Friedrich Hayek est
qu’il est impossible de construire une
structure sociale distributive – égalitaire
ou non – sans une interférence constante
dans les plans et les actions des individus,
et qu’un tel projet les transforme inévita-
blement en agents d’une organisation
dont ils ne partagent pas nécessairement
les buts. La conséquence est que, pour lui,
les valeurs bilatérales de la justice com-
mutative sont les seules dont nous puis-
sions admettre la validité. Mais Hayek
commet ici une erreur logique évidente.
Lorsqu’il affirme qu’interférer dans les
plans et les actions des individus contre-
dit leur liberté, ce n’est vrai que si ces
plans et ces actions se déploient dans un
contexte distributivement juste. Mais ce
n’est pas le cas s’ils se déploient dans un
contexte injuste qui leur permet de porter
atteinte au droit égal des tiers de dévelop-
per leurs propres plans et leurs propres
actions dans des conditions conformes
au principe de l’égalité de valeur de l’en-
semble des individus. Dans un contexte
injuste, une telle interférence – par exem-
ple, le salaire minimum ou le droit du tra-
vail – accroît au contraire la liberté de
ceux qu’elle met à l’abri de contraintes
excessives sans détruire aucune liberté
douée de valeur puisque, précisément, le
fait d’exercer des contraintes excessives
sur autrui n’a pas cette qualité.
Les néolibéraux disent revenir aux
principes des pères fondateurs du
libéralisme, comme Adam Smith
(1723-1790), qui, selon eux, affirmaient
que la poursuite de l’intérêt individuel
conduisait, par le jeu du marché, à
un équilibre qui est facteur de richesse
– ce qui justifierait la prééminence
de la justice commutative sur
la justice distributive. Pourtant, vous
proposez une autre lecture d’Adam
Smith. Quelle est-elle ?
Il existe en effet aujourd’hui une relec-
ture radicale de l’œuvre d’Adam Smith qui
insiste sur l’idée que son adhésion au mar-
ché repose avant tout sur les conséquen-
ces distributives qu’on peut en attendre, et
en particulier sur le rôle qu’il peut jouer
pour dissoudre les inégalités propres à la
société aristocratique de son époque.
Adam Smith ne dit pas que les règles
de l’échange marchand doivent être sui-
vies parce que la protection de la pro-
priété et la sainteté des contrats seraient
des contraintes qui devraient faire l’objet
d’un respect intangible quelles que soient
leurs conséquences distributives, mais
parce qu’elles ont pour effet de dissoudre
les rentes et les monopoles, et d’accroître
la rétribution du travail. Adam Smith sait
aussi que, au sein d’une économie régie
par les principes de la liberté naturelle,
les groupes qui occupent des positions
stratégiques s’efforcent toujours de re-
LE DÉFI QU’A LANCÉ
FRIEDRICH HAYEK
À LA POSSIBILITÉ
MÊME DE LA JUSTICE
DISTRIBUTIVE DOIT
ÊTRE PRIS AVEC LE PLUS
GRAND SÉRIEUX
créer des rentes et de capter une part in-
due du travail social aux dépens des
producteurs. Il est même prêt à mettre
la puissance publique au service d’un
contrôle rigoureux de ces pratiques con-
traires à l’intérêt commun.
Toute sa réflexion vise d’ailleurs – parce
qu’il adhère à une théorie de la « valeur
travail » – à faire en sorte que l’activité
productive soit adéquatement rétribuée.
L’accroissement de la richesse n’est pour
lui un objectif que parce que – comme
c’est le cas dans l’Amérique de son temps –
une économie en croissance engendre
une demande de travail qui détermine à
son tour une hausse continue des salai-
res. Or, écrit-il, « ce n’est que justice que
ceux qui nourrissent, habillent et logent
l’ensemble du peuple recueillent eux-mê-
mes une part du produit de leur propre
travail qui leur permette de se nourrir,
de s’habiller et de se loger de manière
décente ». La relecture contemporaine
d’Adam Smith montre qu’il poursuit un
objectif moral consistant à mettre le fonc-
tionnement de la société en harmonie
avec le postulat de la valeur égale de l’en-
semble des membres de la société.
Le marché et les normes de la justice com-
mutative sont des instruments au service
de cet objectif, mais Adam Smith n’hésite
pas à recourir à d’autres moyens lorsque
ceux-ci s’avèrent impuissants à l’atteindre.
Il adhère par exemple à l’idée d’une éduca-
tion publique et gratuite pour tous et, dans
La Richesse des nations (1776), après avoir
décrit les pratiques financières de ban-
quiers qui émettent crédits et papier-mon-
naie sans la moindre prudence, il justifie
que l’Etat intervienne pour interdire ces
activités nuisibles au bien public, même si
de telles régulations, dit-il, peuvent « sans
aucun doute être considérées comme des
violations de la liberté naturelle ».
Loin de réduire l’individualité libérale à
la bilatéralité commutative, Adam Smith
souligne que cette dernière n’est légitime
que lorsqu’elle est inscrite dans un
contexte institutionnel qui respecte une
norme distributive, à savoir la possibilité
pour tous d’accéder à ce qu’il appelle « les
bonnes choses de la vie », au nombre des-
quelles, bien entendu, une existence indé-
pendante et les moyens matériels indis-
pensables pour cela. Adam Smith, tout en
admettant que les valeurs distributives
sont primordiales, pense que le respect
de strictes règles de justice commutative
est en mesure de dissoudre les obstacles
que la société aristocratique opposait à la
réalisation de ces valeurs. Ce qui n’est sans
doute plus vrai aujourd’hui parce que,
désormais, c’est le jeu même de ces règles
commutatives qui y fait obstacle, en rai-
son de l’asymétrie des acteurs et des exter-
nalités engendrées par leurs échanges. p
propos recueillis par
antoine reverchon
idées | 27
LA CHRONIQUE DE
JÉZABEL COUPPEY-SOUBEYRAN
Taux bas : bonne
occasion ou danger ?
L
es appels à profiter des taux bas se
multiplient, à l’instar de celui lancé
par l’économiste Olivier Blanchard
lors du forum de la Banque centrale
Jézabel Coup-
pey-Soubeyran
européenne, le 17 juin. Pour rembourser
les intérêts de la dette publique, pour
réduire les inégalités, pour financer la
transition écologique… Leur maintien
par les banques centrales au niveau zéro,
voire négatif, en Europe, ou à un niveau
est économiste,
maîtresse de confé-
rences à l’université
Paris-I-Panthéon-
Sorbonne. Elle
a notamment écrit
stable aux Etats-Unis, rassure aussi ceux « Blablabanque.
qui voyaient dans la remontée des taux Le Discours
un possible catalyseur de crise financière. de l’inaction »
Il ne faudrait pas négliger pour autant (Michalon, 2015)
l’incidence à terme de cette configura-
tion de taux. Car des taux trop bas trop
longtemps conduisent aussi tout droit à une crise financière.
Etroit chemin de crête que celui qui se présente aux banques cen-
trales dans les prochains mois. Bonne chance, Mme Lagarde !
Les taux bas actuels sont le résultat des politiques monétaires
de gestion de crise. D’abord, les banques centrales ont abaissé
leurs taux directeurs (ceux auxquels elles prêtent aux banques,
et celui auquel elles gardent leurs liquidités excédentaires). Puis,
une fois ces taux au plancher, elles sont passées aux achats
d’actifs (quantitative easing) sur les marchés, notamment sur
ceux de la dette publique. Leurs achats ont fait monter le prix de
ces titres et ont exercé une pression à la baisse sur les taux asso-
ciés à ces titres à échéance longue. Les taux à 10 ans de certains
émetteurs souverains sont ainsi passés en dessous de zéro. Ac-
tuellement, l’Etat allemand ou l’Etat français peut emprunter à
10 ans et rembourser dans 10 ans une somme égale ou légère-
ment inférieure à celle empruntée. Cela vaut pour certains Etats,
mais pas pour tous, et pas pour les particuliers (pour le mo-
ment). Les prêts obtenus par ces derniers auprès de leur banque
le sont certes à un niveau bas, mais pas négatif. Leur banque elle,
emprunte à taux zéro auprès de la Banque centrale européenne
si elle est de la zone euro, à 0,75 % auprès de la Bank of England si
c’est une banque anglaise, à moins de 2,5 % auprès de la Réserve
fédérale (FED) si c’est une banque américaine, etc., puis prête aux
particuliers à un taux plus élevé, qui dépend notamment de
l’échéance du prêt, du risque de non-remboursement…
Articuler les instruments
Cette situation est partie pour durer (« Et si les taux d’intérêt zéro
étaient la nouvelle norme ? », Adair Turner, Project Syndicate,
29 mars). Même aux Etats-Unis, où se profilait une remontée
progressive des taux d’intérêt, la tendance est de nouveau au
statu quo, et même à de nouvelles baisses de taux d’ici à la fin
d’année. C’est ce qu’a annoncé Jerome Powell, président de la
FED, le 19 juin, à l’issue de la réunion du Federal Open Market
Committee. Autant dire qu’en cas de retournement du cycle
américain des affaires dans les mois suivants, les marges de
baisse des taux seront très faibles.
Les taux bas sont une opportunité pour les emprunteurs
publics et privés. C’est, il est vrai, une occasion inédite de combi-
ner efficacement la politique monétaire et la politique budgé-
taire pour les orienter de concert vers une croissance à la fois
plus inclusive et moins énergivore, conciliant l’activité, l’emploi
et le respect de l’environnement. Mais ils ne sont pas non plus
une baguette magique. D’autant que si, en théorie, les emprun-
teurs pourraient très bien en profiter aussi pour alléger la charge
de leur dette, en remboursant les intérêts passés avec des
emprunts contractés à des taux intérêts plus faibles, ce n’est pas
en pratique leur préoccupation première. Résultat, la dette se
rajoute à la dette et, peu à peu, les
structures financières se fragilisent.
SE RÉJOUIR DU Symétriquement, les taux bas sont
MAINTIEN DES TAUX un problème pour les prêteurs, qui
voient le rendement de leurs actifs
À UN NIVEAU BAS, se réduire comme peau de chagrin.
Si on peut rester froid face à la com-
C’EST OUBLIER QUE plainte des banques déplorant l’atro-
phie de leur marge d’intermédiation
LA POURSUITE sans prendre la mesure de leur
DE L’ENDETTEMENT responsabilité dans la situation
actuelle, qui résulte de la crise finan-
CONTINUE cière de 2007-2008, le problème est
tout autre en ce qui concerne les
D’ALIMENTER caisses de retraites, les assureurs-vie
LES BULLES et autres investisseurs de long
terme. Ces investisseurs ont norma-
lement une gestion patiente de leurs
actifs longs. Mais, avec des taux négatifs, la valeur de rembour-
sement de ces titres sera à l’échéance plus faible que celle
déboursée pour les acquérir. Cela les oblige à repenser leur
modèle d’activité, sinon au moins la gestion de leur bilan,
et pourrait se révéler très problématique, notamment pour
certaines caisses de retraite à l’équilibre financier déjà fragile.
Enfin, se réjouir du maintien des taux à un niveau bas au motif
qu’une remontée aurait pu faire éclater les bulles d’actifs
gonflées par la liquidité abondamment injectée par les banques
centrales, c’est oublier que la poursuite de l’endettement en si-
tuation de taux bas continue d’alimenter les bulles de prix d’ac-
tifs (« Weak Spots in Global Financial System Could Amplify
Shocks », Tobias Adrian et Fabio Natalucci, IMFBlog, 10 avril). Et
que les coups d’aiguille qui les font éclater ne se réduisent pas à
une remontée des taux. Les retournements d’anticipations, pos-
sibles dans l’océan d’incertitude de l’économie mondiale
actuelle, piquent tout autant !
Garder ouverte la fenêtre d’opportunité des taux bas pour l’in-
vestissement public et privé, mais sans que la bourrasque finan-
cière vienne un jour ou l’autre la claquer, implique que la politique
économique doit articuler étroitement les instruments
monétaire, budgétaire et prudentiel. Sans quoi, tous aux abris ! p
28 | 0123
Christophe Girard
et Emmanuel
Schwartzenberg
Notre-Dame, l’appel
de la « forêt »
Selon l’adjoint à la maire de Paris pour la culture
et le journaliste, la reconstruction
de la charpente de la cathédrale doit se faire
à l’identique, pour permettre à tous
d’en admirer la complexité technique
L
es bâtisseurs de Notre-
Dame nous ont légué un
vaisseau de pierre imma-
culé que neuf cents ans
d’une histoire bien mouvemen-
tée n’ont pas réussi à altérer. Le
moindre des devoirs consiste à
leur rendre la politesse en assu-
rant à l’édifice la plus grande lon-
gévité que nous sommes capa-
bles de lui donner. Cette exi-
gence, vissée au cœur de chacun
d’entre nous, porte en germe
l’abandon de la forêt, cette char-
pente de 1 300 chênes qui en
constituait l’âme.
Un architecte renommé a, dès
le lendemain de la catastrophe,
affirmé que l’on pourrait recou-
rir à des techniques d’avant-
garde où le titane, matériau plus
léger et plus résistant que le bois,
pouvait s’y substituer. On cite le
parlement de Bretagne, recons-
truit à l’aide de traverses métalli-
ques, et la cathédrale de Reims,
où le béton a remplacé les pou-
tres d’antan. Un projet de loi s’af-
franchissant des contraintes
liées à la reconstruction des bâti-
ments historiques a été définiti-
vement adopté, mardi 16 juillet,
par le Parlement.
Bref, le cadre est posé pour que
s’accomplisse un crime contre
l’esprit. Nous ne pouvons pas
nous y résoudre.
Les bases de l’époque moderne
La forêt de Notre-Dame n’était
pas la simple addition de pièces
en bois : elle posait les premiers
jalons de l’époque moderne. La
complexité de son assemblage
témoignait de l’extraordinaire
savoir-faire du Moyen Age. L’or-
donnancement de ses poutres en
triangle, qui donnait son appui à
l’ensemble, est une technique à
laquelle on a toujours recours
dans les constructions verticales
et les échafaudages.
Sans le savoir, la complexité de
cet enchevêtrement faisait
déjà référence à notre monde
connecté et à ses liaisons sans
fin. Cette construction consti-
tuait l’extrait de naissance de
notre ville, de notre pays et de
notre histoire.
Il importe donc, non seule-
ment, de la reconstruire, mais
aussi de la montrer au public.
Nous ne sommes plus à l’époque
des pharaons où les trésors,
destinés aux divinités, étaient
enfouis au centre des pyramides
et des sépultures. Ou à celle de la
Christophe Girard est
adjoint à la maire de Paris
pour la culture depuis octo-
bre 2018, fonction qu’il avait
précédemment occupée de
2008 à 2012. Il est l’auteur de
plusieurs ouvrages, dont « Le
Petit Livre rouge de la culture »
(Flammarion 2012) ;
Emmanuel Schwartzen-
berg est journaliste économi-
que. Il a écrit « Spéciale
dernière. Qui veut la mort
de la presse quotidienne fran-
çaise ? » (Calmann-Lévy, 2007)
EBOLA :
URGENCE
MONDIALE
CETTE
CONSTRUCTION
CONSTITUAIT
L’EXTRAIT
DE NAISSANCE
DE NOTRE VILLE,
DE NOTRE PAYS ET
DE NOTRE HISTOIRE
peinture hollandaise, qui dissi-
mulait des détails aux profanes
pour les réserver à Dieu ou aux
anges. Aujourd’hui, nous avons
installé une loupe devant le Juge-
ment dernier de Rogier van der
Weyden (vers 1443-1452), aux
hospices de Beaune, pour que
chacun puisse découvrir les
secrets de ce chef-d’œuvre du
XVe siècle.
Imaginer, par ailleurs, que la
reproduction de la forêt de
Notre-Dame perdrait de sa force
émotionnelle constitue un déni
de réalité quand l’on voit à quel
point ceux qui sont allés visiter
le temple du Pavillon d’or, à
Kyoto, entièrement rebâti, ou la
grotte reconstituée de Lascaux
en ressortent bouleversés. Si l’on
se rend dans de tels lieux, avec
une certaine appréhension, on
se trouve vite sur place sub-
mergé par la force de l’esprit qui
a présidé à leur création.
Les entrailles de la cathédrale
Il y a quarante ans, Renzo Piano
avait révolutionné le monde de
l’architecture en projetant à l’ex-
térieur du Centre Pompidou les
installations liées à son fonc-
tionnement. Ne serait-il pas
temps aujourd’hui d’offrir à no-
tre contemplation les entrailles
de Notre-Dame ?
L’emprise « au sol » de cette
forêt – 100 mètres de long, 13 de
large – n’est pas telle que nous ne
puissions lui trouver un empla-
cement. Gageons que sur les
12 millions de personnes qui vi-
sitaient chaque année Notre-
Dame, nombreuses seront celles
qui voudront découvrir cette
forêt, qui était réservée à quel-
ques privilégiés.
Une fois qu’elle sera érigée, la
question se posera de savoir si la
force mystique que ce lieu déga-
gera tolère ou non la présence
d’expositions temporaires, de
créations théâtrales ou musicales.
Sans plus attendre, il serait mer-
veilleux de passer commande de
la charpente de Notre-Dame aux
compagnons du devoir. Ce qui
confortera leur devenir et per-
mettra de montrer au monde
l’étendue de la maîtrise des arti-
sans de France. Et si, d’aventure,
sous la pression d’architectes in-
transigeants, il était décidé mal-
gré tout de reconstruire Notre-
Dame avec sa charpente en bois,
la cathédrale aurait la sienne et
les Parisiens la leur. p
A vide et meurtrier, le virus Ebola
est de retour en Afrique. « Ennemi
public numéro un » dans un pays
qui en compte tant, la République démo-
cratique du Congo (RDC), l’épidémie, dé-
clarée en août 2018 dans les provinces du
Nord-Kivu et d’Ituri, est la dixième et la
plus grave enregistrée au Congo depuis
1976. Mercredi 17 juillet, alors que le virus
a déjà tué 1 700 personnes, l’Organisation
mondiale de la santé (OMS) a décrété cette
nouvelle épidémie « urgence sanitaire
mondiale ».
Le directeur général de l’OMS, l’Ethiopien
Tedros Adhanom Ghebreyesus, a indiqué
qu’il « était temps pour le monde de pren-
dre acte » de l’épidémie de fièvre hémorra-
gique. Le spectre de la précédente épidé-
mie, qui a frappé trois pays d’Afrique de
Pour Ursula von der Leyen,
les vraies difficultés commencent
ANALYSE
S D’INVESTITURE DE
on soupir, une fois connu le
résultat serré de son élection
à la présidence de la Commis-
sion européenne, à Stras-
bourg, mardi 16 juillet, en disait long :
Ursula von der Leyen semblait mesu-
rer d’un coup l’ampleur de la tâche
qui l’attend désormais, dans un con-
texte plus difficile que celui de tous
ses prédécesseurs.
Son score (383 voix pour, 327 con-
tre) importe peu finalement. Il y a
cinq ans, Jean-Claude Juncker, lui non
plus, n’avait pas réalisé une perfor-
mance éblouissante, alors que la
« grande coalition » des conserva-
teurs du PPE et des sociaux-démocra-
tes régnait encore sans partage. C’est
la multiplication des défis auxquels
l’Union européenne est confrontée
et le bouleversement des équilibres
en son sein qui doivent inquiéter
cette ex-médecin, appelée au chevet
d’une patiente qu’elle aime visible-
ment beaucoup, mais dont elle a,
semble-t-il, une connaissance autant
théorique que romantique. Tant
mieux pour elle si ce que l’on dit à
Berlin de son pragmatisme est vrai : à
la tête de la Commission, elle aura
bien besoin de cette qualité.
C’est en fait, et une fois encore, au
Conseil (les chefs d’Etat et de gouver-
nement) qu’il faut imputer les pre-
mières difficultés qu’a dû affronter la
candidate allemande. Son élection a
été surtout marquée par la volonté
du Parlement, désormais très éclaté,
de manifester sa mauvaise humeur
quant à la manière dont le Conseil –
et singulièrement Emmanuel Ma-
cron – a manœuvré pour imposer ses
choix pour les différents postes à
pourvoir.
L’assemblée parlementaire dispo-
sait, pour cela, d’un excellent pré-
texte : la mise à mal du principe des
SON ÉLECTION
DE JUSTESSE
A SANS DOUTE ÉVITÉ
UNE CRISE
INSTITUTIONNELLE,
MAIS CELLE-CI
POURRAIT
BIEN ÉCLATER
EN OCTOBRE
l’Ouest de 2014 à 2016, et son terrible bilan
de plus de 11 000 morts et 28 000 person-
nes infectées, sont présents dans tous les
esprits. La décision de l’OMS d’accorder à
cette nouvelle éruption du fléau le statut
d’urgence sanitaire, mesure exception-
nelle, qui n’a été prise que quatre fois par
le passé, a été déclenchée par la décou-
verte, le 14 juillet, d’un cas d’Ebola à Goma,
deuxième ville de RDC, proche de la fron-
tière avec le Rwanda. En juin, deux cas
avaient été détectés dans l’Ouganda voisin.
Toute la région des Grands Lacs est dé-
sormais en alerte. L’OMS a cependant re-
commandé que les frontières de la RDC
avec ses voisins restent ouvertes : elle
craint en effet que l’épidémie ne fournisse
le prétexte à certains Etats pour restrein-
dre les déplacements et le commerce, res-
trictions qui entraveraient le travail des
équipes médicales et pénaliseraient dou-
blement les populations locales.
Car le danger de l’Ebola ne réside pas
seulement dans son caractère meurtrier
et dans la rapidité de sa contamination ; il
est accru par une situation humanitaire
très fragile, par l’insécurité, et par l’activité
de groupes armés présents dans les ré-
gions dans lesquelles se répand le virus.
Ebola n’est pas le seul ennemi des tra-
vailleurs médicaux, venus du monde en-
tier ; ils sont eux-mêmes la cible d’agres-
sions. Leurs équipes doivent aussi com-
battre les soupçons et la vive réticence de
Spitzenkandidaten, et donc l’éviction
du chrétien-démocrate Manfred We-
ber, du socialiste Frans Timmermans
et, accessoirement, de la libérale Mar-
grethe Vestager. Il y a beaucoup à dire
sur la véritable portée démocratique
de ce principe des têtes de liste deve-
nant, par une douteuse automaticité,
des prétendants à la présidence du
collège bruxellois. Et il y a une bonne
part de théâtre dans sa défense vi-
brante par les eurodéputés. Il reste
que la désignation de Mme von der
Leyen, de Charles Michel au Conseil
ou de Christine Lagarde à la BCE
donne surtout l’impression que le
Parlement, l’institution la plus démo-
cratique de l’Union en théorie, devait
être tenu totalement à l’écart des pa-
labres, afin de permettre à Paris et à
Berlin d’exercer un contrôle direct et
strict sur l’ensemble des institutions.
Le débat d’investiture de Mme von
der Leyen a donc tourné au règlement
de comptes et accru la complexité de
sa tâche. Le vote (à bulletin secret) a
permis à des conservateurs et à des
socialistes d’exprimer leur rancœur.
Quant aux Verts, leur éviction de tous
les postes à responsabilité les a pous-
sés à faire de la surenchère, alors qu’ils
sont pro-européens et susceptibles de
défendre la politique climatique que
la présidente juge prioritaire. Désor-
mais, ils monnayeront durement leur
éventuel ralliement et ils n’exigent
rien de moins que quatre postes de
commissaire… Une revendication qui
sera tout aussi difficile – et sans doute
impossible – à satisfaire que la pro-
messe d’assurer la parité hommes-
femmes dans le futur collège.
Le Parlement tenu à l’écart
D’ici à octobre, Mme von der Leyen de-
vra surmonter un autre obstacle de
taille en formant son équipe. Avec
une question délicate à la clé : quels
candidats commissaires les gouver-
nements polonais, hongrois, italien –
notamment – comptent-ils lui en-
voyer pour tenter de peser sur la con-
duite de cette Union dont ils veulent
changer le cours ?
Difficile, une fois encore, de déter-
miner grâce à quels suffrages la can-
didate du Conseil a finalement dû
son élection. Il semble toutefois ac-
quis que ce sont des voix venues du
Mouvement 5 étoiles italien, du parti
Droit et justice polonais et du Fidesz
hongrois qui lui ont épargné une dé-
faite humiliante. Au moins a-t-elle
été privée des voix de la Ligue ita-
lienne, grâce au revirement de der-
nière minute des élus du parti de
Matteo Salvini – lequel réclame déjà
0123
DIMANCHE 21 - LUNDI 22 JUILLET 2019
certaines communautés, qui en arrivent à
appeler au meurtre des médecins, atta-
quent les centres de santé, empêchent les
vaccinations, cachent leurs malades et re-
fusent les enterrements sécurisés, desti-
nés à éviter la contamination. A la riposte
médicale doit donc s’ajouter un travail,
complexe mais crucial, de coopération
avec les communautés locales.
Cette action concertée sur le terrain né-
cessite des moyens. Certains experts ju-
gent la décision de l’OMS tardive : le co-
mité d’urgence de l’organisation interna-
tionale a reconnu qu’il y avait une pénurie
de vaccins efficaces pour contrecarrer
l’épidémie et a recommandé à l’OMS de
demander un effort aux Etats et aux labo-
ratoires concernés. Il a aussi exprimé sa
« déception » à l’égard des retards dans le
financement de la lutte contre Ebola. Vain-
cre Ebola est possible, mais cela a un coût
financier, qui se chiffre en centaines de
millions de dollars ; jusqu’ici, seulement la
moitié des fonds promis par la commu-
nauté internationale ont été versés.
« Déception » : le terme est très diploma-
tique. L’une des leçons de la grande épidé-
mie de 2014 est que seul un engagement
international de grande ampleur permet
de contrôler le fléau. C’est l’objectif du si-
gnal d’alarme que vient de tirer l’OMS. Il
serait criminel d’attendre, comme
en 2016, que l’épidémie menace les pays
développés pour y répondre. p
LE DÉBAT
M VON DER LEYEN A
ME
TOURNÉ AU RÈGLEMENT
DE COMPTES ET ACCRU
LA COMPLEXITÉ
DE SA TÂCHE
« un poste économique » pour un can-
didat de son courant politique.
Les autres soutiens embarrassants
de l’ex-ministre allemande, dont le
credo pro-européen et la défense de
l’Etat de droit semblent sans ambi-
guïté, compteront bien, quant à eux,
se rappeler à son bon souvenir au
moment de la répartition des postes.
Certes, la présidente pourra rejeter
des personnages un peu trop gê-
nants ou incompétents, comme le fit
Jean-Claude Juncker en 2014 – il exi-
gea aussi plus de candidates. Mais les
équilibres politiques ont bien
changé en cinq ans, et Mme von der
Leyen ne dispose pas, a priori, de l’ex-
périence et de l’ascendant du Luxem-
bourgeois, qui arpente depuis
trente ans tous les couloirs du pou-
voir européen.
Prendra-t-elle le risque d’un conflit
ouvert avec certaines capitales ? Elle
risque de toute façon d’y être con-
trainte si elle ne veut pas que le Parle-
ment, très soucieux d’assumer cette
fois ses prérogatives, inflige, à cer-
tains prétendants, une séance de tor-
ture qui se conclurait par un rejet de
leur candidature. L’élection de jus-
tesse de la candidate de M. Macron et
Mme Merkel a sans doute évité le dé-
clenchement d’une crise institution-
nelle, mais celle-ci pourrait bien écla-
ter en octobre, tant la crispation du
Parlement est grande.
Ces péripéties font passer au second
plan les grandes questions que le dis-
cours de la nouvelle présidente a lais-
sées ouvertes. L’absence quasi géné-
rale de chiffrage des mesures qu’elle a
annoncées – alors que le budget euro-
péen va être raboté et privé de la con-
tribution britannique –, son silence
sur la réforme de la zone euro ou sur
la manière dont Bruxelles devra envi-
sager à l’avenir ses relations avec
Washington, Moscou, voire Téhéran :
pour cela, et pour le reste, on verra
« plus tard ». En espérant que ce ne
soit pas « trop tard ». p
jean-pierre stroobants
(bruxelles, bureau européen)