L’ÉTÉ

DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019

75E ANNÉE– NO 23186
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DIRECTEUR : JÉRÔME FENOGLIO

MAROC : LE MYSTÈRE MOHAMMED VI

Ce roi secret fête, le 30 juillet, vingt années de règne sur un pays modernisé mais plus inégalitaire que jamais

par ALAIN FRACHON

rabat - envoyé spécial

C e roi est discret comme

un souverain scandi-
nave. On ne le voit pas
tous les soirs au journal télévisé.
Il ne donne pas d’entretiens à la
presse. Son portrait orne toutes
les boutiques et toutes les admi-
nistrations du pays, mais sou-
vent plus effacé qu’imposant. DIPLOMATIE
Cet homme est pourtant omni- Rabat reste le pilier
présent : le Maroc d’aujourd’hui
porte la marque des vingt ans de de la politique
règne de Mohammed VI. française au Maghreb
Son père, Hassan II, incarnait
une monarchie exhibitionniste.
Il aimait se montrer. Sa vie pri-
DÉBATS
vée faisait partie de ses jardins Les points de vue
secrets, mais il s’affichait volon- de Khadija Mohsen-
tiers en public dans les tenues
les plus disparates – burnous Finan, Pierre Verme-
traditionnel, costume coupé au ren, Aïcha Akalay,
cordeau et cintré à la taille, te- Abdellah Taïa, Omar
nue de joueur de golf accompli,
militaire, cavalier et autres fan- Brouksy
taisies de millionnaire.
lire la suite page 2 PAGE S 2 - 3 E T 2 8 - 2 9

A Rabat, lors de l’inauguration de la ligne à grande vitesse Tanger-Casablanca, le 17 novembre 2018. FADEL SENNA / AFB

Autoroutes
Le « deal » du ges- SYLVAIN TESSON CONTRE LA Tour de France
tionnaire de l’A1 « STARBUCKISATION » DU MONDE Egan Bernal
PAGE 9
L’écrivain invite au pas de côté « pour échapper aux se saisit du
Géopolitique
développements du progrès » et à l’uniformité
maillot jaune
Les îles Malouines
Le coureur colombien est
à l’heure du Brexit devenu leader provisoire
PAGES 1 4 À 1 6
du classement général, au
bout d’une dix-neuvième
Slovaquie étape dantesque, tron-
quée par les intempéries.
Un entretien avec la Cette édition restera
première ministre d’ores et déjà d’exception
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Education
Les vacances
Avignon
selon Blanquer Vingt spectacles
à voir ailleurs
PAGE 7

HANNAH ASSOULINE / LEEMAGE

1
ÉDI TO RI AL
Théâtre ou danse : « Le
Monde » a sélectionné
AUTOMOBILE :
Al Pacino Places d’Italie les œuvres marquantes
ATTENTION ! VIRAGE LE GRAND RETOUR BARDI, CAPITALE du « in » et du « off »
qui seront en tournée
DANGEREUX À HOLLYWOOD DE LA « RITALIE » en 2019 et 2020
P A G E 30 PAGE S 2 0 À 2 6 PAGE S 1 8 - 1 9

Algérie 220 DA, Allemagne 3,50 €, Andorre 3,20 €, Autriche 3,50 €, Belgique 3,00 €, Cameroun 2 300 F CFA, Canada 5,50 $ Can, Chypre 3,20 €, Côte d'Ivoire 2 300 F CFA, Danemark 35 KRD, Espagne 3,30 €, Gabon 2 300 F CFA, Grande-Bretagne 2,90 £, Grèce 3,40 €, Guadeloupe-Martinique 3,20 €, Guyane 3,40 €,
Hongrie 1 190 HUF, Irlande 3,30 €, Italie 3,30 €, Liban 6 500 LBP, Luxembourg 3,00 €, Malte 3,20 €, Maroc 20 DH, Pays-Bas 3,50 €, Portugal cont. 3,30 €, La Réunion 3,20 €, Sénégal 2 300 F CFA, Suisse 4,20 CHF, TOM Avion 500 XPF, Tunisie 3,80 DT, Afrique CFA autres 2 300 F CFA
2|
INTERNATIONAL
VINGT ANS DE RÈGNE DE MOHAMMED VI AU MAROC
Mohammed VI, vingt ans de singularité
Le fils d’Hassan II a durablement transformé le pays, sur fond d’inégalités abyssales et de tensions sociales
suite de la première page
Mohammed VI, 55 ans, fuit la lu-
mière. A la tête d’un pays de
35 millions d’habitants, il incarne
une monarchie technocrate :
style plus apaisé, feutré, moins
« glamour ». Plus important en-
core, roi depuis 1999, « M6 »,
comme on l’appelle communé-
ment ici, a soldé ces années de
plomb, de 1961 à la décennie 1980,
où le Maroc subissait le despo-
tisme d’Hassan II.
Mais il ne faut pas se tromper.
« M6 » assume pleinement son
mode de gouvernance : la monar-
chie exécutive. Son leadership est
plus affirmé que jamais. Dans la
typologie des monarchies, celle
du Maroc appartient à la catégorie
opérationnelle – à 100 %. Le pa-
tron de l’exécutif, c’est lui, le roi,
adoubé, en ces terres musulma-
nes, du titre de « commandeur des
croyants ». Le bilan de ces
vingt ans, qui ont durablement
transformé et modernisé le Ma-
roc, sur fond d’inégalités abyssales
et de tensions sociales permanen-
tes, porte sa signature.
A l’est, l’Algérie vit dans la tour-
mente politique et la Tunisie tra-
verse une phase de consolida-
tion démocratique difficile. Au
sud, l’Afrique sahélienne est rava-
gée par le gangstero-djihadisme.
Même les plus critiques de la mo-
narchie marocaine reconnaissent
son rôle de stabilisateur politique.
L’Etat existe ici, depuis quatre siè-
cles au moins – du fait de l’institu-
tion monarchique.
A la mi-juillet, peu de drapeaux
pavoisaient les murs ocre qui cer-
nent, en plein Rabat, le vaste péri-
mètre du palais royal. « M6 » de-
vait être ailleurs, peut-être au
Nord, dans son palais de Tanger
qu’il affectionne en été. Euphé-
misme : ce roi ne vit pas dans
l’austère simplicité d’un souve-
PLUS DE 4 JEUNES
URBAINS SUR 10 (43 %)
SONT SANS EMPLOI ET UN
TIERS DE LA POPULATION
EST ANALPHABÈTE
rain scandinave. Sa manière dé-
concerte. Ces dernières années, on
le disait souvent absent. Il séjour-
nait en France, notamment. Pour
donner des nouvelles, il pratiquait
volontiers le selfie. Ses services de
communication publiaient des
photos sur Facebook. Le Maroc est
très « connecté » : téléphone mo-
bile omniprésent et 20 millions de
Marocains sur les réseaux so-
ciaux. Pourtant le Makhzen, l’ins-
titution monarchique au sens
large, reste un monde secret et
opaque, source de mille et un fan-
tasmes. Sans la presse espagnole,
on ignorerait peut-être encore que
le roi est séparé de sa femme ou
qu’il a subi à l’hiver 2018 une lé-
gère opération cardiaque.
« COLBERTISME MAROCAIN »
Son image publique renvoie par-
fois le profil d’un homme qui veut
« faire jeune » et « simple » : Ray-
Ban et tee-shirt bariolé. Elle tran-
che avec le portrait que dressent,
ici, ses proches et ses adversaires
politiques. Celui d’un homme ré-
fléchi, décidé, impatient, concen-
trant l’essentiel d’un pouvoir qu’il
exerce avec un nombre réduit de
proches conseillers – hauts fonc-
tionnaires, femmes et hommes
d’affaires, quelques ministres is-
sus des partis parrainés par le pa-
lais. Un familier du pays parle d’un
« colbertisme marocain » où la no-
tion de conflit d’intérêts est très
relative tant se mélangent ici le
public et le privé. En vingt ans, la
techno-monarchie de Moham-
med VI a doté le pays de solides in-
frastructures : ports, aéroports,
autoroutes, TGV reliant Tanger
à Casablanca (succès populaire
en dépit des critiques), parcs in-
dustriels, énergie solaire. En
voie d’agrandissement, l’ultramo-
derne Tanger Med – des kilomè-
tres de quais à flanc de coteaux ari-
des – est appelé à devenir l’un des
tout premiers ports de Méditerra-
née. Tanger Med a fait venir Re-
nault puis Peugeot, transformant
le Maroc en premier exportateur
de voitures sur le continent afri-
cain. L’aéronautique a suivi. Le
Maroc tricote un tissu industriel
qui diminue sa dépendance aux
secteurs traditionnellement au
cœur de son économie : agricul-
ture, phosphates et tourisme.
L’ensemble classe l’économie
marocaine – sans gaz ni pétrole –
au cinquième rang sur le conti-
nent africain. « M6 » veut faire de
l’Afrique un terrain d’influence
privilégié, économique, financier,
politique. Les grandes banques
marocaines s’y installent : le Ma-
roc est, derrière l’Afrique du Sud, le
deuxième investisseur en Afrique.
Affairisme ou intéressement fi-
nancier au succès du pays ? La mo-
narchie est directement impli-
quée dans la vie économique.
C’est une monarchie actionnaire,
une monarchie-fonds d’investis-
sement. La holding familiale do-
mine le fonds Al Mada qui a des
participations, quelquefois majo-
ritaires, dans la plupart des grands
secteurs d’activité. Mohammed VI
serait à la tête d’une des toutes
premières fortunes d’Afrique.
Cette double décennie a connu
une croissance continue, une
moyenne de près de 4 % de pro-
gression annuelle du produit inté-
rieur brut. Comme souvent au
Maroc, la face lumineuse des cho-
ses, que lui envieraient nombre de
pays de la région, en cache une
Au palais royal de Tétouan, le 31 juillet 2018. FADEL SENNA/AFP
autre. Présentant le bilan de ces
vingt ans de règne dans l’hebdo-
madaire TelQuel, la journaliste Aï-
cha Akalay écrit : « Mohammed VI
a eu des fulgurances et des succès
mais, dans son royaume, encore
trop de Marocains sont laissés à la
marge. »
Même en tenant compte d’un
secteur informel important
(40 %), le taux de chômage tourne
autour de 10 % de la population ac-
tive. Plus de 4 jeunes urbains sur
10 (43 %), chez les 15-24 ans, sont
sans emploi, dont 17 % de diplô-
més : la fuite des cerveaux maro-
cains est massive. Encore un tiers
de la population est analphabète.
La santé publique n’a pas été prio-
ritaire. Mesure des inégalités dans
un pays, le coefficient GINI classe
le Maroc derrière l’Algérie et la Tu-
nisie. L’organisation humanitaire
Oxfam observe : « La situation glo-
bale des Marocains s’est améliorée
au cours des dernières années, le
taux de pauvreté ayant été divisé
par trois entre 2001 et 2014 (de
15,3 % de la population à 4,8 %) ».
Mais les manques du système de
santé, les failles de l’éducation et,
plus encore, l’ampleur des inégali-
tés relèguent le pays autour de la
120e place (sur 200 pays) de
l’Indice de développement hu-
main de l’ONU, pas loin de l’Algérie
et de la Tunisie, mais tout de
même derrière.
Chaque année, depuis 2016, le
pays vit au rythme d’une forte se-
cousse sociale. Du nord au sud, du
Rif à Zagora, les laissés-pour-
compte d’un développement qui
reste trop centré sur la bande cô-
tière atlantique se rebellent. Les
meneurs du Rif, mouvement so-
cial resté pacifique pour l’essen-
tiel, ont pris vingt ans de prison.
Le message de ce climat social
tendu, quasi structurel, est clair : le
Maroc est en mal d’investisse-
ments massifs dans le « social ».
De quoi nuancer l’image de « roi
des pauvres » prêtée à Moham-
med VI après son accession au
trône. Le souverain est d’ailleurs
en première ligne. Le mélange ins-
titutionnel qu’il pratique le laisse
sans fusible. Il y a bien des élec-
tions, un premier ministre choisi
au sein du parti arrivé en tête, un
gouvernement, une coalition gou-
vernementale. Chacun est à sa
place mais sait que les grandes
orientations sont fixées par
« M6 ». A tout le moins, rien d’im-
portant ne se fait sans son aval.
FORTE SECOUSSE SOCIALE
Depuis 2011, un parti domine ce
jeu politique institutionnel : le
Parti de la justice et du développe-
ment (PJD). Version marocaine
des Frères musulmans, il récolte
les voix d’une classe moyenne que
la gauche a abandonnée. Sur tout
ce qui ne relève pas du « régalien »
pur – défense, sécurité, diploma-
tie, religion –, le palais négocie,
amadoue et cherche à composer
plutôt qu’à imposer.
Libéral en économie, ultracon-
servateur sur les questions de so-
ciété, le PJD mène et parfois ga-
gne des batailles visant à ralentir,
sinon contrer les initiatives du
Makhzen : droits des femmes,
place de l’arabe dans l’enseigne-
ment, code de la famille (que le
roi a libéralisé). A Rabat, les uns
jugent que le palais a finement
SUR TOUT CE QUI
NE RELÈVE PAS DU
« RÉGALIEN » PUR, LE
PALAIS NÉGOCIE, AMADOUE
ET CHERCHE À COMPOSER
PLUTÔT QU’À IMPOSER
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
neutralisé les islamistes du PJD :
l’attrait et le goût pour les fonc-
tions officielles et les costumes
en alpaga les auraient rendus
« makhzéno-compatibles », dit
un journaliste marocain. Une
autre école est moins sereine.
Elle voit les militants du PJD tis-
ser un large réseau d’influence et
d’aide sociale dans la population.
Elle juge que le conflit opposant
deux visions du Maroc – celle de
« M6 », tenant d’un islam libéral
et tolérant, et celle du PJD – reste
frontal. La stabilité politique ma-
rocaine pourrait être plus friable
qu’on ne l’imagine, concluait,
mi-juillet, une étude de la fonda-
tion américaine Carnegie.
Etat de droit, libertés publi-
ques ? « Ce n’est sûrement pas la
Norvège, mais sûrement pas
l’Egypte de Sissi non plus », pour-
suit le journaliste. Elégante mé-
thode de contrôle social : beau-
coup de choses sont tolérées,
mais non protégées par la loi.
Autocratie modulée ou démo-
cratie frémissante, le Maroc est
un pays où coexistent à la vitrine
des librairies le romancier israé-
lien David Grossman et le poète
palestinien Mahmoud Darwich,
l’Encyclopédie de l’amour en
Islam (Payot, 1995) de Malek
Chebel et les prêches de « frère »
Tariq Ramadan, nombre d’éloges
d’Hassan II et les témoigna-
ges des rescapés de ses bagnes et
de la torture.
Ce n’est pas rien non plus, à Casa-
blanca, cet unique Musée du ju-
daïsme marocain, ni cette petite
nouvelle glanée mi-juillet dans les
journaux : les quelque 2 500 juifs
du pays sont appelés à élire leur
nouveau grand rabbin. Tout cela
participe de la singularité maro-
caine : une certaine légèreté d’être
pas si fréquente dans l’ensemble
arabo-musulman. p
alain frachon

0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
Le Maroc, pilier
de la politique française
au Maghreb
Paris est le premier investisseur direct
étranger du royaume chérifien
C’ est la vitrine d’un axe
Paris-Rabat, autant poli-
tique qu’économique.
Inauguré en grande pompe en no-
vembre 2018 par Mohammed VI et
Emmanuel Macron, le TGV Tan-
ger-Casablanca, le premier d’Afri-
que, mettant le grand port du nord
à deux heures et dix minutes de la
capitale économique marocaine,
montre l’importance accordée par
le président français aux relations
avec ce pays. Certes, la date de la vi-
site d’Etat prévue pour cette année
n’a toujours pas été fixée, mais
c’est au royaume chérifien que
M. Macron, en juin 2017, a consacré
l’un de ses premiers voyages, après
un saut à Berlin et une rencontre
avec les troupes françaises au Mali,
deux rendez-vous obligés.
Présentée, voire surjouée, com-
me « personnelle et familiale »,
cette visite, lors d’un dîner de rup-
ture du jeûne du ramadan, se vou-
lait un signal fort. « Elle faisait sens
dans le délicat jeu d’équilibre de la
politique française au Maghreb,
otage des rivalités entre les deux
grands frères ennemis que sont l’Al-
gérie et le Maroc », relève José Gar-
çon, de l’observatoire de l’Afrique
du Nord et du Moyen-Orient de la
Fondation Jean-Jaurès. Les prédé-
cesseurs du président français, Ni-
colas Sarkozy puis François Hol-
lande, s’étaient d’abord rendus en
Algérie. M. Macron, lui, y est passé
avant la présidentielle. D’où cette
promesse tenue d’aller à Rabat
juste après son élection, si les Fran-
çais lui accordaient leur confiance.
Tout était calibré pour éviter les
questions qui fâchent, alors que le
Maroc s’affirme plus que jamais
comme le pilier de la politique
française dans la région. « Sa stabi-
lité institutionnelle tranche avec la
fragilité croissante de l’Algérie
comme de la Tunisie », confirme
Gilles Kepel, titulaire de la chaire
Moyen-Orient - Méditerranée à
l’Ecole normale supérieure. « Et
son dynamisme positionne le Ma-
roc en pivot d’une verticale écono-
mique atlantique allant des Pays-
Bas au golfe de Guinée », ajoute le
chercheur, évoquant la « présence
active » en Afrique noire d’un Ma-
roc qui a réintégré en 2017 l’Union
africaine. « Nous sommes coincés
entre l’Atlantique et l’Algérie, un voi-
sin difficile avec lequel les relations
ne s’améliorent guère. Il est normal
d’aller chercher vers le sud des rela-
tions de croissance », rappelle Ka-
rim El Aynaoui, directeur du Policy
Center for the New South, presti-
gieux think tank marocain.
Relations mises à rude épreuve
Les liens économiques sont évi-
dents : Paris est le premier inves-
tisseur direct étranger au Maroc.
Les relations politiques le sont
autant. « Elles étaient déjà très
étroites sous Hassan II, mais un
peu honteuses, en raison de son
autoritarisme. L’arrivée sur le
trône d’un jeune souverain por-
teur d’espoir, qui se présentait
même au début comme le roi des
pauvres, a changé la donne et per-
met de les assumer pleinement »,
note José Garçon.
Ces relations ont pourtant été
mises à rude épreuve lors de la
présidence Hollande, soupçonné
par Rabat, dès le début de son
mandat, d’être trop à l’écoute d’Al-
ger, où il avait fait un stage d’un
an après sa sortie de l’ENA. Ce ma-
lentendu s’est mué en crise diplo-
matique, en février 2014, avec le
dépôt d’une convocation délivrée
par la justice française à la rési-
dence de l’ambassadeur du Ma-
roc, visant le patron du contre-es-
pionnage Abdellatif Hammouchi.
De passage à Paris, celui-ci faisait
L’ENJEU SÉCURITAIRE
ÉTAIT – ET RESTE –
ESSENTIEL POUR PARIS,
QUI SAIT POUVOIR
COMPTER SUR LES
SERVICES MAROCAINS
l’objet de plusieurs plaintes pour
torture déposées en France. « L’af-
faire a montré la profonde mécon-
naissance française du système
marocain et la profonde mécon-
naissance marocaine de la façon
dont fonctionne une démocratie
comme la France », analyse l’his-
torien Pierre Vermeren. Aux yeux
des autorités de Rabat, pour-
suit-il, « il ne pouvait s’agir que
d’une agression assumée au plus
haut niveau. Il leur était impossi-
ble d’imaginer que la justice ait pu
agir de façon indépendante ».
Les choses s’envenimèrent en-
core les mois suivants après une
série d’incidents protocolaires et
de vexations, dont une fouille, lors
d’un transit à Roissy, du ministre
des affaires étrangères marocain,
Salaheddine Mezouar. En réac-
tion, Rabat réduisit les relations bi-
latérales au strict minimum et mit
fin à la coopération judiciaire et
policière. Il fallut de longs efforts,
notamment de la part d’Elisabeth
Guigou, alors présidente de la
commission des affaires étrangè-
res de l’Assemblée nationale, pour
renouer les liens. Au grand dam
des ONG de défense des droits hu-
mains, le Parlement adopta en
juillet 2015 un protocole addition-
nel protégeant tout dignitaire ma-
rocain mis en cause par la justice
française. Et pour faire bonne me-
sure, Abdellatif Hammouchi fut
même décoré de la Légion d’hon-
neur. Une distinction « que le réci-
piendaire n’avait rien fait pour mé-
riter et que personne ne voulait lui
remettre », ironise, dans ses mé-
moires, l’ex-patron de la DGSE,
Bernard Bajolet. Cela s’appelle la
raison d’Etat.
Car l’enjeu sécuritaire était, et
reste, essentiel pour Paris, qui sait
pouvoir compter sur les services
marocains. Ceux-là sont d’autant
plus mobilisés qu’une bonne par-
tie des hauts cadres de l’organisa-
tion Etat islamique étaient maro-
cains. En outre, une série d’atten-
tats aurait des effets dévastateurs
sur le tourisme et l’économie.
Ainsi c’est de Rabat qu’est venue,
après les attentats du Bataclan, en
novembre 2015, l’information per-
mettant de remonter jusqu’à la
planque, à Saint-Denis, des organi-
sateurs du carnage. Le royaume
chérifien participe aussi active-
ment à la lutte contre le djiha-
disme au Sahel, même s’il n’a pas
de longues frontières communes
avec le Niger et le Mali, au con-
traire de l’Algérie, pas toujours des
plus coopératives.
M. Macron et le roi ne se con-
naissaient pas avant juin 2017. Le
courant est passé. « On est revenu
à une relation plus personnelle
même si elle n’a pas la profondeur
de celle que le jeune roi avait avec
Jacques Chirac, qui l’avait connu
enfant », note un expert des arca-
nes franco-marocains. Les ques-
tions se règlent toujours plus di-
rectement entre le palais royal et
l’Elysée, voire personnellement
entre les deux chefs d’Etat. Mo-
hammed VI ne cache pas son goût
pour Paris, où il passe plusieurs
mois par an, le plus souvent dans
son château de Betz (Oise), avec
son parc de 70 hectares. p
marc semo
L’alliance gouvernementale
italienne en voie de décomposition
Après plusieurs jours d’attaques personnelles, le divorce entre la Ligue
et le Mouvement 5 étoiles paraît, à terme, inévitable
rome - correspondant
J
eudi 25 juillet, à la mi-jour-
née, Matteo Salvini et Luigi
Di Maio se sont vus seul à
seul, au palais Chigi, siège de
la présidence du conseil ita-
lienne. Mieux que cela, les deux vi-
ce-premiers ministres, qui ne
s’étaient pas rencontrés en tête à
tête depuis deux semaines, se sont
parlé une heure. Et au sortir de ce
« mini-sommet », ils sont tombés
d’accord pour dire qu’il fallait « tra-
vailler » et « aller de l’avant »…
S’il fallait trouver une preuve ré-
cente de la bonne santé du gou-
vernement italien, on ne trouvera
rien de mieux que cette vague dé-
claration. Pour le reste, l’étrange
alliance entre la Ligue (extrême
droite) et le Mouvement 5 étoiles
(M5S, antisystème), au pouvoir
depuis juin 2018, montre de tels
signes de décomposition que la
rupture paraît, à terme, inévita-
ble. Quand interviendra le di-
vorce ? Impossible à dire. Mais
l’entrevue de jeudi, après plu-
sieurs jours d’attaques personnel-
les, semblait surtout destinée à
faire savoir que Matteo Salvini et
Luigi Di Maio veulent laisser pas-
ser la trêve estivale.
Aux difficultés politiques
s’ajoutent des considérations de
timing. En effet, si une crise gou-
vernementale devait avoir lieu, le
président, Sergio Mattarella,
n’aurait sans doute pas d’autre
choix que de convoquer des légis-
latives anticipées. Or, celles-ci de-
vraient se tenir à l’automne, em-
pêchant la mise sur pied du bud-
get 2020, qui suscite déjà les plus
grandes inquiétudes.
Mais là n’est pas l’essentiel :
pour des raisons inverses, les
deux chefs politiques du gouver-
nement n’ont aucune raison de
rompre tout de suite. Le chef de la
Ligue, Matteo Salvini, encore
Grèce : les premiers pas très à droite du nouveau
premier ministre, Kyriakos Mitsotakis
Le gouvernement mène tambour battant une politique de rupture avec celle d’Alexis Tsipras
athènes - correspondance
A peine élu, le 7 juillet, le
premier ministre conser-
vateur Kyriakos Mitsota-
kis a imposé son style, un homme
affairé en costume bleu roi, aux
antipodes de son prédécesseur,
Alexis Tsipras, toujours sans cra-
vate. Le Parlement grec ne fermera
pas de l’été et le nouveau premier
ministre enchaîne les décisions
très à droite, qui tranchent, elles
aussi, avec celles de l’ancien, issu
de la gauche radicale. « Kyriakos
Mitsotakis est arrivé au pouvoir en
contentant les différentes tendan-
ces à droite : les conservateurs tra-
ditionnels, les ultralibéraux et l’aile
droite autoritaire et xénophobe.
Cet équilibre maîtrisé est percepti-
ble dès les premiers jours au pou-
voir de son gouvernement », es-
time Filippa Chatzistavrou, cher-
cheuse en science politique à la
Fondation hellénique pour la poli-
tique étrangère et européenne.
Pour son investiture, le premier
ministre a prêté serment, au len-
demain de sa victoire, sur la Bible,
en présence de l’archevêque
d’Athènes Hiéronyme II. Une pos-
ture, là encore, à l’opposé de
l’athéisme revendiqué par M. Tsi-
pras. Le projet de ce dernier de pri-
ver les prêtres orthodoxes de leur
statut de fonctionnaires n’est plus
auréolé de sa victoire aux élec-
tions européennes du 26 mai, a
désormais les coudées franches.
Pour la Ligue, les sondages n’ont
jamais été aussi flatteurs. Le parti
est crédité de 37 % à 38 % d’inten-
tions de vote, loin devant un
Mouvement 5 étoiles qui a perdu
en l’espace d’un an la moitié de
son électorat, et plafonne désor-
mais à 17 %. L’ascendant qu’il a
pris sur le gouvernement est tel
que Matteo Salvini a pu, le
15 juillet, réunir les syndicats au
ministère de l’intérieur pour évo-
quer la discussion budgétaire de
l’automne, comme si le président
du conseil et le ministre de l’éco-
nomie n’existaient plus.
Même la publication par Buzz-
Feed, le 10 juillet, de l’enregistre-
ment d’une discussion entre trois
émissaires du chef de la Ligue et
trois hommes d’affaires russes, le
18 octobre 2018 à Moscou, au
cours de laquelle aurait été évoqué
un système de financement oc-
culte, n’a pas fragilisé sa position.
Pourtant, les éléments publiés les
jours suivants sont accablants.
Enquête parlementaire
Le premier personnage identifié
dans l’enregistrement, Gianluigi
Savoini, est trop proche du minis-
tre de l’intérieur pour que celui-ci
fasse mine de ne pas le connaître.
Les deux hommes se fréquentent
depuis vingt-cinq ans, et Savoini
dirige une association culturelle
d’échanges entre la Lombardie et
la Russie domiciliée au siège mi-
lanais de la Ligue. Dans les jours
suivant les révélations de Buzz-
Feed, la presse italienne a re-
trouvé une douzaine de photos
des deux hommes, attestant du
fait que ceux-ci se voyaient régu-
lièrement.
Face à ces révélations, la ligne de
défense de Matteo Salvini est sim-
ple : il n’a « jamais pris un rouble,
d’actualité. Ex-consultant en fi-
nance, Kyriakos Mitsotakis « veut
donner à l’Etat un esprit d’entrepre-
neur, pour faciliter la vie des entre-
prises et laisser leurs privilèges aux
plus aisés », explique Filippa Chat-
zistavrou. Kyriakos Mitsotakis a
déjà annoncé une baisse de la taxe
foncière de 22 % en moyenne, ef-
fective dès août. L’allégement de
cet impôt est surtout bénéfique
aux plus grands propriétaires.
Autre annonce : la suppression
de la brigade antifraude des im-
pôts qui sera désormais rattachée
au ministère des finances. Ces lar-
gesses sont surveillées avec in-
quiétude par les Etats de la zone
euro, créanciers d’un pays placé
pendant près de dix ans sous per-
fusion financière.
Relancer les investissements
Kyriakos Mitsotakis a également
comme priorité de relancer rapi-
dement les investissements. « Le
gouvernement Mitsotakis a déjà
pris des mesures marquées idéolo-
giquement avec notamment la no-
mination de deux ministres issus
de l’extrême droite », note Filippa
Chatzistavrou. L’ex-député du
parti nationaliste Alerte popu-
laire orthodoxe (LAOS), Adonis
Georgiadis a hérité du ministère
de la croissance. Dans le passé, il a
présenté des émissions de télévi-
international | 3
L’éventualité
d’un retour
aux urnes
aurait des
conséquences
désastreuses
pour le M5S
un dollar, un euro ou un litre de
vodka de la Russie », et il refuse de
s’exprimer sur une affaire relevant
de la « réalité virtuelle ». Des déné-
gations qui, en réalité, ne dissipent
pas les graves soupçons qui pèsent
sur lui. En effet, en assurant qu’il
n’a pas reçu d’argent, il ne nie pas
l’existence de tractations – per-
sonne n’a, de fait, apporté la moin-
dre preuve d’un transfert d’argent
russe au bénéfice de la Ligue.
Après avoir exigé une commis-
sion d’enquête parlementaire sur
le « Moscopoli », le dirigeant du
Mouvement 5 étoiles, Luigi Di
Maio, fait désormais preuve d’une
remarquable retenue, demandant
à Matteo Salvini de s’expliquer de-
vant le Parlement en des termes
qui tranchent avec les outrances
traditionnelles de sa formation,
dès lors qu’il est question d’affaires
politico-judiciaires. Aussi, même
si nombre d’élus et de militants de
la Ligue réclament la rupture, Mat-
teo Salvini a toutes les raisons
d’hésiter : en effet, trouvera-t-il un
jour un partenaire de coalition
plus accommodant et malléable ?
Au-delà de l’affaire « Moscopoli »,
le Mouvement 5 étoiles, et son diri-
geant Luigi Di Maio, sont désor-
mais si fragiles qu’ils ne peuvent
faire autrement que céder, sur à
peu près tous les sujets, face à la Li-
gue. Les sondages sont formels :
l’éventualité d’un retour aux urnes
aurait des conséquences désas-
sion où il faisait la promotion
d’un livre antisémite, Les Juifs :
toute la vérité, écrit par un néga-
tionniste, Makis Voridis, lui aussi
ancien membre de LAOS, a ob-
tenu le ministère de l’agriculture.
Dans les années 1980, il avait di-
rigé les jeunesses d’un parti nos-
talgique de la junte militaire en
Grèce (1967-1974).
Du coup, le ministère des affaires
étrangères israélien a publié une
note indiquant s’inquiéter « de po-
sitions racistes et antisémites » de
la part de certains ministres. Ky-
riakos Mitsotakis, qui se targue
d’avoir poussé le parti néonazi
Aube dorée hors du Parlement, ne
peut admettre que son gouverne-
ment soit taxé d’antisémitisme.
Pour calmer le jeu, Makis Voridis
s’est rendu lundi au Musée juif
d’Athènes : « Je demande pardon au
peuple juif pour ce que j’ai pu dire
dans le passé », a-t-il déclaré.
Côté structures ministérielles,
des changements fort symboli-
ques ont également été effectués.
Le ministère de l’immigration créé
par Alexis Tsipras est supprimé et
intégré au ministère de la protec-
tion du citoyen, pour signifier que,
désormais, la politique migratoire
est gérée par la police.
Dans le programme du nouveau
ministre chargé de la politique mi-
gratoire, pas un mot sur la politi-
treuses. De plus, les règles du M5S
empêchant d’exercer plus de deux
mandats, c’est toute une généra-
tion d’élus – dont Luigi Di Maio lui-
même – qui ne pourrait, en cas de
dissolution, se représenter.
Le résultat de ce déséquilibre est
une étrange configuration, dans
laquelle le principal parti du Parle-
ment, comptant plus de 35 % des
sièges à la Chambre des députés
comme au Sénat, est condamné à
des protestations stériles suivies
de capitulations de dernière mi-
nute face à la Ligue, tant le rapport
de force lui est défavorable.
La dernière pilule que les parle-
mentaires du M5S se voient de-
mander d’avaler est plus amère
encore que les autres : cette
fois-ci, il s’agit d’accepter la réali-
sation du tunnel Lyon-Turin,
auquel le M5S est farouchement
opposé depuis son origine. En dé-
clarant, mercredi 24 juillet, qu’il
faut finir ce chantier « parce que
ne pas le faire coûterait beaucoup
plus cher que le terminer », le pré-
sident du conseil, Giuseppe
Conte, a provoqué la fureur des
parlementaires M5S, qui ont dé-
cidé de boycotter l’audition au Sé-
nat du chef du gouvernement…
durant laquelle celui-ci était in-
terrogé sur le « Moscopoli » en
lieu et place de Matteo Salvini, qui
avait refusé de se déplacer.
Condamné à jouer les utilités et
privé de prérogatives politiques, le
président du conseil est apparu,
ces derniers jours, comme l’objet
de nombreux reproches, tant de la
part de Luigi Di Maio que de Mat-
teo Salvini. Les deux hommes ont
veillé à le tenir à l’écart du « mini-
sommet » de jeudi. Comme pour
lui rappeler que, malgré les diffi-
cultés et même en période de flot-
tement, il ne faudrait surtout pas
qu’il se prenne pour le chef du
gouvernement. p
jérôme gautheret
que d’intégration. Le ministre du
travail a d’ailleurs annulé dès sa
nomination un décret permettant
aux réfugiés et aux immigrés
d’obtenir facilement un numéro
de sécurité sociale, indispensable
pour avoir accès aux hôpitaux et
aux écoles. Les priorités du gou-
vernement en matière d’immigra-
tion sont de « renforcer la protec-
tion des frontières grecques et euro-
péennes » et d’être plus strict sur
l’octroi de l’asile en Grèce pour fa-
ciliter les retours vers la Turquie.
Le secrétariat général en charge
de l’intégration des Roms est lui
aussi supprimé et celui de l’égalité
des genres voit réduire son champ
d’action. Il est désormais associé
dans sa dénomination à la « politi-
que familiale », créant le courroux
des mouvements féministes déjà
choqués par la nomination de seu-
lement cinq femmes au sein du
nouveau gouvernement.
Le gouvernement Mitsotakis
prévoit l’embauche de 1 500 poli-
ciers, la construction de prisons
de haute sécurité et plus de sévé-
rité dans les allégements de pei-
nes et les permissions accordées
aux détenus. Pour la politiste
Filippa Chatzistavrou. « le gouver-
nement doit se préparer à une mo-
bilisation importante des mili-
tants de gauche ». p
marina rafenberg
4 | international
« La question migratoire est
le problème de toute l’UE »
Zuzana Caputova, la présidente slovaque, détaille
ses différences avec les dirigeants des pays d’Europe centrale
ENTRETIEN
E
lue en mars à la prési-
dence de la Slovaquie en
battant une personnalité
du parti au pouvoir, Zu-
zana Caputova, 46 ans, ex-avocate
connue pour sa défense des droits
humains, incarne une nouvelle
génération politique en Europe
centrale. Après avoir rencontré ses
homologues des pays voisins, elle
s’est entretenue mercredi 24 juillet
à Paris avec le président Emma-
nuel Macron. Elle a répondu
jeudi 25 aux questions du Monde.
Après votre élection, vous
avez déclaré vouloir
« changer le système »
en Slovaquie. Comment ?
En Slovaquie, le président, bien
qu’élu au suffrage universel, a cer-
tes moins de pouvoir que n’en a le
vôtre, mais il dispose d’une com-
pétence importante, outre le droit
de veto et la possibilité de contes-
ter la constitutionnalité de certai-
nes lois : celle de la nomination
des magistrats, depuis les juges de
première instance jusqu’au procu-
reur général. Et le fonctionnement
du système judiciaire est pour moi
d’une importance capitale.
Nous sommes tous, dans les
pays post-communistes, confron-
tés à la question de l’amélioration
du fonctionnement de la justice.
J’ai l’intention d’amorcer des
changements dans ce domaine :
j’ai la possibilité de participer à la
composition du corps judiciaire et
de mobiliser du soutien politique
pour appuyer ces changements.
A quels changements
pensez-vous procéder ?
D’ici un mois, il va falloir nom-
mer un nouveau président ou
une présidente de la Cour su-
prême. La question du Conseil des
juges [équivalent du Conseil de la
magistrature en France], dont la
composition dépend du prési-
dent, va aussi se poser. En septem-
bre, à condition que le Parlement
me propose un nombre suffisant
de candidats à la Cour constitu-
tionnelle, je vais pouvoir choisir
six nouveaux juges. En 2020, il
s’agira de nommer un nouveau
procureur général. Ce sont des
postes-clés du système judiciaire.
Comment se passe votre
cohabitation avec le premier
Manifestations en Colombie contre les « assassinats ciblés »
Quelque 627 civils et 137 anciens guérilleros ont été assassinés depuis la signature de l’accord de paix avec les FARC en novembre 2016
bogota - correspondante
A l’appel du mouvement
Defendamos la paz (« Dé-
fendons la paix »), les Co-
lombiens sont descendus dans la
rue par milliers, vendredi
26 juillet, dans toutes les villes de
Colombie. « Nous sommes là pour
exiger que cessent les assassinats
ciblés et exprimer notre solidarité
avec toutes les victimes de la vio-
lence », explique Laura Gil, une
des fondatrices du mouvement.
« Tout pour la paix, rien pour la
guerre », scandent les manifes-
tants qui arrivent à la nuit tom-
bante sur la place Bolivar du cen-
tre de Bogota. « Nous sommes l’es-
poir. Ils nous tuent », crient un
groupe de militants, en brandis-
sent les photos des civils assassi-
nés. Sur un long tissu blanc, la
liste des victimes semble inter-
minable.
ministre, Peter Pellegrini,
du Parti socialiste ?
Nous avons une relation cons-
tructive et de respect mutuel.
Nous partageons le même point
de vue sur l’UE.
Vous vous définissez comme
progressiste. Comment gérez-
vous vos relations avec vos
homologues du groupe de
Visegrad – République tchèque,
Hongrie, Pologne –, qui
passent pour des tenants
de la « démocratie illibérale » ?
Plutôt bien jusqu’ici, je trouve !
Ma conception du rôle de la Slo-
vaquie au sein de l’UE est un peu
différente de celle de mes trois
collègues pour leur pays. Pen-
dant la campagne électorale, je
me suis prononcée sans équivo-
que pour l’intégration dans l’UE
et l’OTAN et cette position a reçu
l’adhésion des électeurs, à la pré-
sidentielle puis aux élections
européennes. De nous quatre, la
Slovaquie, qui est la seule à avoir
adopté l’euro, est le pays le plus
intégré dans l’UE.
A Prague, vous êtes allée sur la
tombe de l’ex-président Vaclav
Havel, où le président Milos
Zeman a choisi de ne pas vous
accompagner. A Varsovie, vous
avez salué le rôle de
l’ex-président Lech Walesa,
bête noire du pouvoir actuel.
Etes-vous à contre-courant ?
Pour moi, il était important de
rendre hommage à ceux qui par-
tagent les mêmes valeurs que
moi. Ce sont des personnages qui
ont beaucoup œuvré, en Républi-
que tchèque, en Pologne et en
Hongrie, pour faire tomber le ré-
gime communiste. D’autant plus
qu’en novembre, nous allons fê-
ter le trentième anniversaire de la
« révolution de velours ».
Les dirigeants actuels
ne partagent pas les mêmes
valeurs que vous ?
« Le groupe de
Visegrad ne doit
pas se limiter
à la promotion
des intérêts
régionaux »
Selon l’Institut d’études pour la
paix et le développement (Inde-
paz), 627 civils et 137 anciens gué-
rilleros ont été assassinés depuis la
signature de l’accord de paix avec
les Forces armées révolutionnai-
res de Colombie (FARC) en novem-
bre 2016. Les victimes de ces assas-
sinats ciblés sont des défenseurs
des droits humains, des syndica-
listes et des responsables locaux
qui tentent de dénoncer la corrup-
tion des autorités.
« Menaces de mort »
Ce sont aussi des chefs de file pay-
sans qui se battent pour obtenir de
l’Etat qu’il lance la réforme agraire
promise, pour récupérer leurs ter-
res spoliées par les milices (au ser-
vice des grands propriétaires ter-
riens ou des narcotrafiquants) ou
pour empêcher l’implantation de
grands projets miniers. Ici, on les
appelle les « leaders sociaux ». « Ils
Il y a certainement une partie
des valeurs qu’ils partagent, mais
ils ont une approche différente de
certaines choses. Ils sont heureux
du résultat du bouleversement
politique de 1989, mais je pense
que chacun a sa propre interpré-
tation de certains droits et de cer-
taines libertés.
Quel est l’héritage de 1989,
aujourd’hui ? Est-il remis
en cause ?
J’avais 16-17 ans à l’époque. J’ai la
chance de très bien me souvenir
de cette période, juste avant la ré-
volution, car on en débattait beau-
coup dans ma famille, y compris
sous le communisme. Pour moi,
dans le contexte actuel, le message
de novembre 1989 est absolument
essentiel : c’est grâce à 1989 que
nous jouissons de libertés qui
nous paraissent aujourd’hui tout à
fait naturelles, comme la liberté
d’association, d’expression, le plu-
ralisme politique. Notre chance
dans la malchance, en Slovaquie,
est d’avoir vécu l’expérience du
méciarisme [populisme du diri-
geant Vladimir Meciar] dans les
années 1990, au cours de laquelle
nous avons failli perdre ces droits
que nous avions arrachés dans la
révolution. Cela a été une leçon
cruciale pour notre société civile.
Comment voyez-vous le rôle
du groupe de Visegrad ?
Nous sommes liés par un grand
morceau de notre histoire et par
la proximité géographique. Outre
les relations de bon voisinage, il
est logique que la réponse à cer-
tains défis spécifiques nous
amène à promouvoir nos intérêts
régionaux. Mais ce rôle ne doit
pas se limiter à la promotion des
intérêts régionaux. Nous devons
être capables de réfléchir au nom
de toute la communauté, de deve-
nir un partenaire actif et cons-
tructif pour toute l’UE. Il faut que
cette alliance régionale revienne
aux valeurs qui sont à l’origine de
sa création : unité de l’Europe, dé-
mocratie, Etat de droit, etc.
Un compromis est-il possible
entre les pays d’Europe
centrale et ceux de l’Ouest
sur les migrations ?
La question migratoire est le
problème de toute l’UE. Nous de-
vons donc faire partie des pays
qui cherchent la solution, même
sont un rouage essentiel de la dé-
mocratie », rappelle Camilo Gon-
zalez, directeur d’Indepaz.
« Je suis là parce que je suis syndi-
caliste et que j’ai reçu des menaces
de mort, comme beaucoup de mes
camarades », explique Luis
Garzon, qui vit à Bogota, dans le
secteur populaire de Ciudad Boli-
var. La Defensoria del pueblo (Dé-
fense du peuple), l’organisme pu-
blic chargé de veiller au respect des
droits humains, alertait début
juillet que 982 leaders sociaux en-
gagés dans la défense des droits de
leurs collectivités étaient
aujourd’hui menacés.
« Les gens de la ville ne connais-
sent pas la peur avec laquelle vi-
vent les gens de la campagne », dé-
clarait alors le défenseur Carlos
Negret. Les régions rurales isolées
sont les plus touchées par la vio-
lence post-conflit. « L’Etat n’a pas
pu ou pas voulu reprendre le con-
La
présidente
slovaque,
Zuzana
Caputova,
à Paris,
le 24 juillet.
LUDOVIC MARIN/AFP
si nous ne sommes pas un pays de
destination de ces migrants. C’est
vrai que dans notre région c’est
un sujet délicat, sans doute parce
que notre expérience a moins fa-
miliarisé nos populations avec la
différence, les cultures différentes
et les personnes différentes.
Ce qui compte, c’est de trouver
un équilibre entre deux facteurs :
respecter les craintes de nos popu-
lations et les prendre en considé-
ration, notamment lorsque l’on
communique sur la recherche des
solutions de ce problème ; et en
même temps, il nous appartient à
nous de nous impliquer intégrale-
ment dans les solutions, telles que
le renforcement des frontières, des
accords de réadmission qui fonc-
tionnent, les efforts pour agir sur
les causes de ce phénomène plutôt
que d’en gérer les conséquences.
Vous avez été élue dans le
sillage du mouvement de
protestation provoqué par le
meurtre du jeune journaliste
trôle de ces régions, longtemps do-
minées par la guérilla. Le retrait
des FARC a créé un vide de pouvoir,
raconte la religieuse Constanza
Arango, qui sillonne le pays. Le
discours du gouvernement actuel
qui ne cesse de contester la légiti-
mité de l’accord de paix ne contri-
bue pas à pacifier les esprits ni les
mœurs. » La droite dure, dont est
issu le président Ivan Duque, con-
tinue de tirer à boulets rouges sur
le processus de paix mené par le
précédent gouvernement.
Né sur le réseau social What-
sApp, il y a à peine quelques mois,
le mouvement Defendamos
la Paz réunit les négociateurs de
l’accord de paix (qui a valu à l’an-
cien président Juan Manuel San-
tos le prix Nobel de la paix), les ex-
chefs guérilleros, des anciens mi-
nistres, des personnalités du
monde politique, syndical, uni-
versitaire, culturel et associatif.
Jan Kuciak et de sa compagne,
Martina Kusnirova. La situa-
tion a-t-elle évolué depuis ?
Ce double assassinat a été un
tournant dans l’évolution de la
Slovaquie. Je connaissais Jan Ku-
ciak personnellement car nous
avions travaillé ensemble et cet
événement a eu un impact sur ma
décision de me présenter à l’élec-
tion présidentielle.
Cela a été un test immense pour
notre société civile. Sa réaction
calme, responsable, et sa cons-
tance ont produit les résultats
souhaités, en termes de change-
ment au gouvernement [le pre-
mier ministre Robert Fico a démis-
sionné] et de progression de l’en-
quête judiciaire. L’instruction a li-
vré des informations
importantes, notamment sur le
contact très étroit entretenu par
un des suspects avec le sommet
du pouvoir politique. La société
slovaque a envoyé là un message
très fort en faveur du change-
ment, de la justice et d’un
« Nous venons d’horizons très di-
vers. Nous ne partageons pas les
mêmes convictions. Le seul point
sur lequel nous sommes tous d’ac-
cord est la défense de l’accord de
paix », résume Mme Gil.
Le mouvement Defendamos
la paz n’envisage pas de devenir un
parti politique. Il veut rassembler
et semble avoir plutôt réussi son
pari : du centre à la gauche radi-
cale, toutes les formations politi-
ques avaient elles aussi appelé à
manifester. Des évêques, des artis-
tes et des acteurs ont joint leurs
voix à l’appel.
La mobilisation a pris une telle
ampleur que le chef de l’Etat, Ivan
Duque, a opté, au dernier mo-
ment, d’appuyer la manifesta-
tion. « La protection de la vie est
une cause commune », a insisté le
président dans la ville de Cartha-
gène des Indes. Il a appelé ses
compatriotes à « embrasser la
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
meilleur fonctionnement de no-
tre pays. Ce changement s’est pro-
duit lors de l’élection présiden-
tielle, puis aux élections euro-
péennes et, j’espère bien, se pro-
duira encore lors des prochaines
élections législatives.
Quelle importance la lutte
conte le changement climati-
que revêt-elle pour vous ?
La Slovaquie est le seul pays de
Visegrad qui a pris l’engagement
de la neutralité carbone en 2050.
En 2023, nous arrêterons l’exploi-
tation du charbon comme matière
première pour la production
d’électricité. Evidemment, la tran-
sition énergétique va impliquer
des coûts importants ; nous aime-
rions avoir une aide de l’UE. Mais
c’est bien que l’UE constate que
nous participons à cet effort et ne
voie pas seulement la Slovaquie
comme un pays membre d’un
groupe régional. p
propos recueillis par
sylvie kauffmann
cause de la défense des leaders so-
ciaux, sans parti pris politique ».
Les propos du chef de l’Etat ont
fait débat. Pour le gouvernement,
les narcotrafiquants et autres mili-
ces au service du crime organisé
sont seuls responsables de la vio-
lence. « Certains leaders sociaux
sont victimes de règlement de
comptes parce qu’ils ont fait des
choses qu’ils n’auraient pas dû
faire, en relation avec le narcotra-
fic », déclarait le conseiller prési-
dentiel Luigi Echeverry à la veille
de la manifestation.
« Les assassinats ciblés sont une
pratique ancienne en Colombie. Ils
ne sont pas nés avec Ivan Duque,
souligne Camilo Gonzalez. Mais
le gouvernement tente de se déga-
ger de toute responsabilité. Or,
c’est à lui d’appliquer l’accord de
paix et de garantir la sécurité sur
tout le territoire. » p
marie delcas
 PUBLICITÉ

COMMUNIQUÉ

LE CINÉASTE MOHAMMAD RASOULOF

CONDAMNÉ À 1 AN DE PRISON FERME

Paris,
le 24/07/2019

Le cinéaste iranien Mohammad Rasoulof, vainqueur

du Prix Un Certain Regard Cannes 2017 pour son film
« Un homme intègre », a été privé de sa liberté de circuler
et de travailler depuis septembre 2017.
Son passeport lui a été confisqué.

Il a depuis été soumis à de nombreux interrogatoires.

Hier, mardi 23 juillet, il a été condamné à 1 an de prison

ferme, suivi de 2 ans d’interdiction de sortie du territoire
et d’interdiction de se livrer à la moindre activité sociale
et politique.

Rasoulof est un artiste.

Il est absurde de l’accuser de porter « atteinte à la sécurité »
d’un État avec pour tout moyen une palette d’ombres
et de lumières.

Nous demandons instamment à ce que sa liberté lui soit

rendue sans plus tarder afin qu’il puisse continuer à créer.

Éditeur français du film

« Un homme intègre »

Signer et relayer la pétition sur change.org : http://chng.it/sx7Lx4Dcqy

6 | planète
Le Gabon, dernier refuge des éléphants de forêt
Le pays d’Afrique centrale abrite dans ses parcs nationaux une faune unique, menacée par le braconnage
CAMEROUN
GUINÉE ÉQ.
Parc
de Minkébé
Parc
Libreville d’Ivindo
Baï de Langoué
GABON
CONGO
OCÉAN
ATLANTIQUE
200 km
REPORTAGE
boué (gabon) - envoyé spécial
U
n, puis deux, trois,
cinq, dix… Devant les
yeux béats des hom-
mes regroupés sur la
petite plate-forme surélevée, des
éléphants sortent peu à peu de la
forêt, en lente procession. Il est
15 heures, une douzaine d’élé-
phants de forêt, à la démarche dé-
sinvolte, viennent d’entrer dans
le « baï » de Langoué, une large
clairière marécageuse dans le
parc national d’Ivindo, au cœur
de la forêt primaire gabonaise.
Vite, Jean-Barthélemy Tigoué,
observateur pour le compte de
l’ONG Wildlife Conservation So-
ciety (WCS), met en place sa lon-
gue-vue. « Il a une coupure sur le
haut de l’oreille », chuchote-t-il à
son assistant ; sur la plate-forme
d’observation, il faut parler à voix
basse. L’assistant fouille dans une
caisse, sort des dizaines de fiches
en papier kraft, les étudie une par
une. « Ça y est, je l’ai trouvé, c’est
Feyo », sourit-il, après quelques
minutes, en montrant la fiche de
l’éléphant. Presque tous les jours,
une équipe de l’association amé-
ricaine se rend sur la plate-forme,
la seule du baï (« clairière », en lan-
gue pygmée), pour recenser et ob-
server les éléphants de forêt qui y
viennent, en totale liberté, boire
de l’eau et manger. Chacun des
1 500 éléphants qui sont un jour
passés par-là a une fiche spécifi-
que, avec un prénom choisi par
les chercheurs.
Par la richesse de sa population
comme sa géographie, ce baï d’un
kilomètre de long et 500 mètres
de large est unique : accessible
après plusieurs heures de 4 x 4
puis de marche, c’est l’un des seuls
endroits de la forêt primaire
d’Afrique centrale où l’homme n’a
jamais coupé d’arbres. Certes, il
n’est pas le seul marécage à rece-
voir la visite des animaux de la
« grande forêt » d’Afrique centrale,
qui s’étend du Congo au Gabon en
passant par la Centrafrique et le
Cameroun. « Mais c’est sûrement
l’un de ceux où il y a le plus d’élé-
phants », s’enthousiasme M. Ti-
goué. Outre le pachyderme de fo-
rêt, plus petit et trapu que son voi-
La fumée des incendies dans la taïga fait suffoquer l’est de la Russie
Les feux ne concernant pour l’instant que des zones inhabitées, les autorités de Sibérie ne cherchent pas à les éteindre
moscou - correspondant
E n cette fin juillet, c’est l’un
des thèmes les plus discutés
sur Twitter. Sous le hashtag
#EteignezLesFeuxEnSibérie, des
milliers de Russes racontent leur
quotidien dans la fumée des in-
cendies, les quintes de toux et l’ho-
rizon bouché par un impression-
nant nuage noir.
Comme chaque été, la Sibérie est
en proie à des incendies d’une am-
pleur difficilement concevable. Au
26 juillet, la surface de taïga en
flammes dépassait 1,5 million
d’hectares, soit une progression
de 200 000 hectares durant les
Le pays a été
le premier Etat
d’Afrique centrale
à consacrer plus
de 10 % de
son territoire
à la préservation
de la faune
sin de savane, se retrouvent dans
cette clairière des gorilles des plai-
nes, des buffles, des gazelles sita-
tungas, des potamochères… « On
peut aussi apercevoir des crocodi-
les et des panthères, si on a de la
chance », continue le chercheur de
WCS qui a commencé ses projets
de recherche en 2001, deux ans
après la découverte du lieu par le
biologiste américain Mike Fay.
Ce dernier, explorateur des
temps modernes, avait marché
456 jours sur plus de 3 200 kilomè-
tres, du Congo au Gabon, pour re-
censer l’environnement faunique
de la forêt primaire. Son « Mega-
Transect », projet gargantuesque, a
largement participé à la sensibili-
sation à la protection de l’environ-
nement dans la région, à l’époque
quasi-absente des débats publics.
« Il a découvert le lieu en suivant
une piste d’éléphants », résume Lee
White, nouveau ministre des fo-
rêts du Gabon, rencontré quand il
était encore secrétaire exécutif de
l’Agence nationale des parcs natio-
naux (ANPN). L’agence qu’il a diri-
gée pendant dix ans jusqu’à la mi-
juin est une institution dans ce
pays où la forêt recouvre 80 % du
territoire.
Démarche novatrice
Ce Britannique, naturalisé gabo-
nais en 2008 et très proche du pré-
sident Ali Bongo, a directement
participé à la conception, en 2002,
des treize parcs nationaux du
pays, au départ faite de bric et de
broc. « On a fait une présentation
Power-Point avec Mike Fay au pré-
sident Omar Bongo, avec quatre
diapos par parc », se souvient-il.
Malgré des réticences d’opéra-
teurs forestiers et de politiciens,
Lee White et Mike Fay persuadent
le président de l’époque, père du
chef de l’Etat actuel, que le Gabon a
une biodiversité sans pareil.
La démarche était novatrice :
pour la première fois en Afrique
centrale, un Etat choisissait de
consacrer plus de 10 % de son ter-
ritoire à la préservation de la
faune. Plus de quinze ans plus
tard, les parcs nationaux gabo-
nais continuent d’être une vitrine
dans la sous-région. Et ce, malgré
mille problèmes. Comme la plu-
part des institutions du pays,
l’ANPN accuse des retards de paie-
ment des salaires, et la décision
d’interdire le port d’armes aux
dernières vingt-quatre heures.
Plusieurs centaines de foyers
étaient comptabilisés dans la ré-
gion de Krasnoïarsk, la plus tou-
chée, mais aussi dans celles
d’Irkoutsk, de Bouriatie, de Trans-
baïkalie… Plus à l’est, en Extrême-
Orient, ce sont des inondations
monstres qui ont englouti des
milliers de kilomètres carrés.
Le record de 2018 – 3,2 millions
d’hectares brûlés – n’est pas en-
core atteint, et les incendies se dé-
roulent dans des lieux isolés et in-
habités, mais la fumée dégagée
par le feu, elle, recouvre déjà des
espaces gigantesques. Le 25 juillet,
le site Internet Meduza titrait
Des éléphants de forêt dans le parc national d’Ivindo, au cœur de la forêt primaire gabonaise, le 26 avril 2019. AMAURY HAUCHARD/AFP
écogardes est souvent mal perçue
par les concernés. « Comment on
fait sans arme si on se retrouve
face à un braconnier ou un ani-
mal ? », questionne Evelin, éco-
garde à Langoué. Lui ne sort ja-
mais en forêt sans sa machette :
« On n’a pas d’armes. Il faut bien se
défendre. » Au Gabon, comme
dans toute la forêt d’Afrique cen-
trale, le braconnage tue. En face,
« les braconniers d’ivoire sont de
plus en plus équipés, ils tirent sur
les écogardes à vue », peste Lee
White, pointant du doigt le Came-
roun voisin qui, selon lui, « ne fait
rien » pour endiguer le fléau. Car la
forêt dépasse les frontières, et les
parcs, bien que nationaux, susci-
tent des convoitises.
Dans le nord du Gabon, le parc de
Minkébé jouxte les frontières ca-
merounaise et congolaise. « Des
braconniers y viennent de partout
pour piller », accuse Lee White.
Dans ce parc de Minkébé, théâtre
de combats quasi quotidiens entre
l’armée gabonaise et les bracon-
niers, 80 % des éléphants ont dis-
paru entre 2004 et 2014, soit
25 000 pachydermes tués en dix
ans. Les chiffres de la sous-région,
loin des radars touristiques d’Afri-
que australe, sont affolants. Et le
Gabon, qui accueille la moitié de la
population mondiale d’éléphants
de forêt, est en première ligne.
« Les problèmes de conservation
sont vastes et nous dépassent », re-
connaît M. White. En réponse,
ainsi : « La fumée des incendies
s’étend sur six fuseaux horaires ».
Les principales villes de Sibérie
mais aussi d’autres situées à des
milliers de kilomètres à l’ouest,
dans l’Oural et jusqu’au Tatarstan,
comme Perm ou Kazan, sont en-
glouties par une épaisse fumée.
L’état d’alerte « ciel noir », qui met
en garde les plus fragiles contre la
pollution de l’air et recommande
notamment aux entreprises de di-
minuer leurs activités, a été dé-
claré, mais la réaction des autori-
tés est jugée largement insuffi-
sante et provoque la colère dans
les régions concernées. Depuis
2015, un nouveau règlement du
l’ANPN redouble d’efforts pour
protéger les éléphants des tueurs
des forêts armés de kalachnikovs.
Le pays regorge de projets scienti-
fiques qui doivent à terme permet-
tre de mieux connaître les pachy-
dermes, afin d’assurer leur conser-
vation. Etudier leur ADN, leur po-
ser des colliers GPS afin de suivre
leurs déplacements, cartographier
leurs allers et venues aux points
d’eau, enregistrer leur acoustique,
poser des pièges photographiques
en forêt qui se déclenchent au pas-
sage de l’animal…
Les 850 membres de l’ANPN et
des ONG installées de longue date
s’attellent chaque jour à étudier
ces grands mammifères de plu-
sieurs tonnes. « On étudie la dyna-
mique des populations, leur struc-
ture… Toutes les informations re-
cueillies servent ensuite à mettre en
place des mesures de gestion pour
assurer la protection et la valorisa-
tion des espèces », explique Gas-
pard Abitsi, directeur de WCS au
Gabon. « Quand vous êtes en sa-
vane, vous avez la possibilité d’ob-
server facilement. En forêt, c’est
plus compliqué ! D’où le fait que le
baï donne une vision unique, avec
un espace dégagé où les animaux
viennent manger. »
Autre défi majeur de la protec-
tion de l’environnement, dans une
région où l’écologie est largement
reléguée au second plan, quand
elle n’est pas oubliée : convaincre
les politiques que l’éléphant est
ministère des ressources naturel-
les et de l’environnement de la Fé-
dération de Russie prévoit en effet
l’établissement de territoires (qua-
lifiés de « zones de contrôle ») sur
lesquels les feux de forêt peuvent
ne pas être éteints. S’il est établi
que le feu ne constitue pas une
menace immédiate pour les habi-
tants et que les coûts de la lutte
contre les incendies s’annoncent
plus importants que les domma-
ges matériels qu’ils peuvent cau-
ser, les autorités locales peuvent
décider de ne pas agir.
Le 17 juillet, le gouvernement de
la région de Krasnoïarsk a ainsi
estimé à 141 millions de roubles
« rentable », dixit Lee White. C’est
en partie pourquoi, depuis son
élection en 2009, Ali Bongo n’a
cessé de tonner que l’écotourisme
était l’avenir du Gabon. A sa suite,
les autorités répètent à l’envi que
les parcs et leurs habitants sont un
atout considérable pour attirer les
devises étrangères.
Touristes très rares
Mais dans ce pays d’Afrique cen-
trale comme chez ses voisins, les
touristes restent très rares : les dé-
fis logistiques sont immenses, le
manque d’infrastructures est
criant et la corruption endémique.
A Langoué, ce samedi, deux touris-
tes français installés à Libreville
ont monté leur tente sur la plate-
forme et, jumelles sur le nez, ont
passé la journée à observer la fa-
mille de gorilles et la trentaine
d’éléphants qui passent et repas-
sent devant eux. Quand WCS ac-
cueillait encore des touristes sur
son projet, 509 visiteurs sont ve-
Les défis logistiques
sont immenses,
le manque
d’infrastructures
criant et la
corruption
endémique
(environ 20 millions d’euros) le
coût de la lutte contre les incendies
sur son territoire, contre 4 millions
celui des destructions attendues.
Un responsable local interrogé par
le site Tayga.info estimait quant à
lui que déployer des Canadair sur
toute la zone touchée « pouvait
mettre en faillite l’Etat fédéral ».
Reste que cette politique provo-
que l’exaspération des habitants
des villes atteintes par les fumées.
D’autant que les incendies les plus
importants en cours dans la ré-
gion de Krasnoïarsk se sont décla-
rés dès le mois de mai, et que cha-
que année les moyens mis à dis-
position des pompiers se révèlent
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
nus sur quatre ans. On est très loin
de l’affluence dans les parcs natio-
naux d’Afrique de l’Est ou du Sud.
« Pourtant, on voit plus d’animaux
ici », témoigne un touriste. A cause
notamment d’une logistique trop
importante, l’ONG a cessé ses acti-
vités touristiques en 2008.
Aujourd’hui, un opérateur gabo-
nais a repris l’activité avec l’appui
des écogardes de l’ANPN.
Le président Bongo, actuelle-
ment en convalescence après un
AVC en octobre, était lui aussi venu
à Langoué, en 2007, conduit par…
Lee White. « Voir des choses magi-
ques comme ça convainc du poten-
tiel de la préservation au Gabon »,
pense ce dernier, qui estime que le
pays a « plus fait que n’importe quel
autre pays au monde sur les quinze
dernières années » sur la protec-
tion de sa faune. De fait, la création
de parcs naturels terriens puis ma-
rins reste une réussite de ce petit
pays d’Afrique centrale où les tra-
fics de bois précieux, espèces pro-
tégées et autres défenses d’ivoire
sont nombreux.
Alors que les chercheurs replient
leur matériel d’observation en fin
de journée, les deux touristes fran-
çais restent sur place. Le soleil se
couche, la clairière s’endort avec
eux ; seule la trace blanche d’un
avion dans le ciel leur rappelle la
modernité. Toute la nuit, des gron-
dements d’éléphants rythmeront
leur sommeil. p
amaury hauchard
insuffisants, obligeant les ci-
toyens à s’organiser eux-mêmes
pour protéger leur maison ou lut-
ter contre les flammes.
Selon le directeur Russie du
WWF, si l’impact sur le climat est li-
mité (en termes d’émission de car-
bone), le risque pour l’écosystème
et pour la santé des habitants des
villes touchées est plus important.
Plus de 100 000 d’entre eux ont si-
gné une pétition réclamant une
action des autorités. A Kras-
noïarsk, quelques dizaines de per-
sonnes se sont réunies, masque à
gaz sur le visage, devant le siège de
l’administration régionale. p
benoît vitkine

FRANCE
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
Vacances scolaires : Blanquer prend la main
Une décision du Conseil constitutionnel permet désormais au gouvernement de décider par décret du calendrier
A
lors que le soufflet des
résultats du bac re-
tombait, la question
des périodes de vacan-
ces scolaires a été soumise au
Conseil constitutionnel mi-
juillet, sur une demande du pre-
mier ministre. Désormais le gou-
vernement pourra décider par
décret ou arrêté des dates et l’or-
ganisation des congés scolaires.
Jusque-là, la loi obligeait le mi-
nistre de l’éducation à publier
pour trois ans les calendriers sco-
laires. Si la volonté de sortir ce ca-
lendrier du cadre législatif est
une demande de l’éducation na-
tionale, il n’y a pas de projet en
chantier assure le ministère.
Pourtant, en 2017, lors de son
arrivée rue de Grenelle, Jean-Mi-
chel Blanquer avait promis une
« grande concertation » sur les
temps scolaires de l’enfant. Dès
le 22 juillet 2017, le ministre assu-
rait qu’« on doit se poser la ques-
tion des vacances d’été ou des va-
cances intermédiaires. C’est un
sujet plus important que celui des
rythmes hebdomadaires ». Et
d’insister un an plus tard : « On va
devoir poser tranquillement mais
sûrement la question des vacan-
ces scolaires. »
Raccourcir les vacances scolai-
res, et surtout celles d’été jugées
parfois trop longues, un leitmo-
tiv cher aux ministres de l’éduca-
tion successifs. C’est Vincent
Peillon qui, en 2013, avait tenté de
lever le « tabou » des vacances
d’été, à l’horizon 2015. « Nous de-
vons être capables d’avoir un zo-
nage l’été, deux zones, et nous de-
vons être capables d’avoir six se-
maines, c’est suffisant », avait dé-
claré l’ancien ministre de
l’éducation sur BFM-TV, sans
fixer de calendrier précis de mise
en œuvre d’une telle réforme.
Dans la moyenne européenne
La France, grande privilégiée des
congés d’été ? En réalité, avec pra-
tiquement neuf semaines de va-
cances, elle ne se situe que dans
la moyenne européenne. Pour
dix pays, la longueur des fameu-
ses « grandes vacances » peut al-
ler jusqu’à douze ou treize semai-
nes contre six semaines dans
cinq autres.
En 1996, 55 % des Français trou-
vaient d’ailleurs la durée des va-
cances d’été « juste bien », selon un
sondage Ipsos. Pourtant, au fil des
années, la courbe semble s’inver-
ser. Jean Zay, ministre de l’éduca-
tion nationale en 1936, prodiguait
ce conseil, qui semble aujourd’hui
obsolète : « Il faut que les vacances
La période estivale aggrave les inégalités entre élèves
Sur leur temps libre, les enfants n’ont pas accès à des activités de même qualité que pendant le temps scolaire
L es vacances scolaires accélè-
rent-elles le retard des en-
fants les plus fragiles à
l’école ? Faut-il voir, dans les lon-
gues périodes de congés des élèves
français, des indices expliquant
leurs faibles performances aux
classements internationaux ? Sur
le sujet des vacances, les données
manquent, et le facteur des congés
scolaires dans les performances
des élèves est difficile à isoler.
Un panorama réalisé par la Com-
mission européenne en 2018 per-
met néanmoins de se rendre
compte que les petits Français
n’ont pas les congés d’été les plus
longs, loin s’en faut. Avec huit se-
maines de vacances en été, ils se-
raient plutôt dans la fourchette
basse. D’autres pays d’Europe célé-
brés pour leurs excellents résul-
tats scolaires, comme l’Estonie ou
la Finlande, cumulent dix à onze
semaines de congés d’été.
Le ministre
de l’éducation,
Jean-Michel
Blanquer,
dans une école
élémentaire
de Toulouse,
en novembre
2017.
RÉMY GABALDA/AFP
des enfants et les congés des pa-
rents soient mis en harmonie. » Se-
lon un sondage IFOP, en 2013, sur
la potentielle modification de la
durée des vacances d’été passant
de huit à six semaines, 53 % des
Français se déclaraient favorables
à cette modification tandis
qu’en 2018, 62 % le sont. D’après le
sociologue Laurent Fragerman, les
raisons de cette augmentation
sont diverses : « Elles peuvent être
financières car on prend générale-
ment moins de vacances longues.
On observe des transformations so-
ciales qui vont contre des vacances
“concentrées” sur le temps. »
Si une majorité des Français
semble encline à une telle ré-
forme, le sujet reste clivant et diffi-
cile à envisager pour les profes-
seurs. L’instauration de la préren-
trée avancée à la fin du mois
d’août avait déjà suscité un tollé
chez le personnel enseignant.
Conditions de travail difficiles, ré-
munérations jugées insuffisantes
et charge de travail importante…
En revanche, les spécialistes
convergent pour rappeler une
évidence lourde de conséquen-
ces : l’été, tous les enfants n’ont
pas accès à des activités de même
qualité, à la différence de celles
proposées à l’école. « Le temps li-
bre génère plus d’inégalités que le
temps scolaire, rappelle Pascal
Bressoux, professeur en sciences
de l’éducation à l’université de
Grenoble. Mais c’est un sujet qui
n’est pas très débattu », et peu
évalué. Tout juste le chercheur a-
t-il pu observer des écarts so-
ciaux de connaissances en fran-
çais accrus après les congés d’été,
au cours d’une expérience me-
née en 2002-2003 sur des élèves
suivis entre le début du CP et la
fin du CE1, dans des écoles de
l’éducation prioritaire.
Ces trois millions d’enfants, se-
lon les estimations avancées par
les experts du secteur, qui ne par-
Les enseignants seraient majori-
tairement hostiles à une réduc-
tion des congés d’été.
En 2015, selon un sondage Harris
Interactive, 56 % des professeurs
des écoles se sont déclarés satis-
faits de la répartition du temps de
travail sur l’année. D’après Alexis
Torchet, secrétaire national en
charge de la politique éducative au
Syndicat général de l’éducation
nationale (SGEN) et membre du
Conseil supérieur de l’éducation,
les enseignants ne sont pas prêts à
une telle évolution : « Les person-
nes qui travaillent à l’éducation na-
tionale estiment ne pas avoir la re-
connaissance à laquelle elles aspi-
rent légitimement. Pour eux, les va-
cances d’été représentent une
compensation. Les enseignants
sont payés 20 % de moins que la
moyenne de l’Organisation de coo-
pération et de développement éco-
nomiques (OCDE). L’année est peut-
être courte, mais elle reste intense,
avec en moyenne 43 heures de tra-
vail par semaine. »
tent pas en vacances l’été sont-ils
aussi ceux qui se retrouvent le
plus souvent en échec à l’école ?
Pour le psychologue Patrick
Rayou, qui a longuement étudié
les devoirs à la maison et plus
généralement le temps hors
école des enfants, les vacances
d’été accentuent en fait un pro-
blème observé le reste de l’an-
née : « Les élèves issus de milieux
favorisés savent que les jeux sont
aussi un temps d’apprentissage.
Ceux qui ont plus de difficultés
sont dans une logique d’exécution
de tâches, qui s’arrête dès qu’ils
quittent l’école. »
« Pédagogies obliques »
Ce rapport différencié aux ap-
prentissages tient à la manière
dont les familles envisagent l’ac-
quisition des savoirs : la sur-
veillance assidue des cahiers de
vacances – tout comme celle des
En réalité, les congés d’été ne se-
raient pas de huit semaines, selon
les enseignants eux-mêmes.
« Nous sommes tous mobilisés au
moins jusqu’au 11 juillet, qui symbo-
lise la fin des examens. Notre pré-
rentrée étant le 30 août, ce n’est déjà
pas véritablement deux mois. Une
bonne partie des collègues doivent
s’approprier les nouveaux pro-
grammes, ce qui prend déjà trois se-
maines. Si on raccourcit les vacan-
ces, le temps de repos le sera aussi et
cela contribuera encore plus à la dé-
saffection vis-à-vis de nos métiers.
On a déjà du mal à recruter… », re-
grette Frédérique Rolet, secrétaire
générale du SNES-FSU, syndicat
majoritaire parmi les enseignants
des collèges et lycées
Grande concertation
Comment alors aborder le sujet
épineux de la réduction des va-
cances ? « Si on ouvre la question
du temps scolaire, il ne faut pas
commencer par dire “il faut rac-
courcir les vacances d’été” mais
devoirs à la maison pendant l’an-
née – serait « plutôt l’apanage des
catégories populaires ». Les caté-
gories aisées achètent aussi des
cahiers de vacances, de manière
« ritualisée », mais les abandon-
nent rapidement. En revanche,
elles pratiqueront au cours de
l’été des « pédagogies obliques »,
en organisant par exemple « des
sorties » où les enfants vont ap-
prendre.
Pendant l’été, cette approche
« de biais », qui existe déjà le reste
de l’année, est démultipliée. Une
disparité que pointait aussi,
en 2011, le rapport de synthèse de
la Conférence sur les rythmes
scolaires : « Vacances familiales,
culturelles, activités enrichissan-
tes pour les uns, vacuité d’un
temps non mobilisé, télévision et
ennui pour les autres, livrés à eux-
mêmes. » Pendant de longues an-
nées, le tourisme social et soli-
Si une majorité
des Français
semble encline
à une telle
réforme, le sujet
reste clivant
et difficile à
envisager pour
les professeurs
plutôt travailler sur la dernière pé-
riode, qui est bien trop longue »,
soulève Alexis Torchet. Rajouter
une semaine de vacances entre les
vacances de Pâques et le début des
congés d’été ou calquer le zonage
des petites vacances… Quoi qu’il
en soit, les acteurs de la politique
éducative convergent sur l’exis-
tence d’une grande concertation :
« On doit mettre toutes les parties
autour de la table. Les associations
daire a voulu atténuer ces inéga-
lités à travers l’organisation de
séjours à prix réduits et de colo-
nies de vacances.
Mais, à partir des années 1980,
« il y a une individualisation des
aides et un désengagement de
l’Etat » du secteur, pointe le
professeur Bertrand Réau, spé-
cialiste du tourisme. En parallèle,
« organiser des séjours coûte de
plus en plus cher », déplore Pierre-
Charles Harry, délégué général
de la fédération de la Ligue de
l’enseignement du Cher, un des
acteurs historiques du tourisme
social.
Conséquence de cette montée
des tarifs : certaines familles ne
peuvent plus envoyer leurs en-
fants en colonies. C’est le cas des
classes populaires, mais égale-
ment des classes moyennes, qui
bénéficient de peu d’aides pour
financer les départs. Entre 2009-
|7
familiales, les enseignants, l’indus-
trie économique et les représen-
tants des éducations populaires.
Ça ne peut pas être une décision
autoritaire », assure Patrick Het-
zel, ancien recteur et député du
Bas-Rhin (Les Républicains).
Pour l’instant, à la table des
négociations, la grogne des
syndicats du tourisme se joint à
celle des enseignants. « Plus la pé-
riode est serrée, plus il y a de
monde. Les prix explosent et cela
favorise les départs vers des desti-
nations étrangères. Donc la ré-
duction des congés d’été pourrait
nous fragiliser », affirme Didier
Arino, directeur général du cabi-
net Protourisme, avant de nuan-
cer son analyse.
Si la réduction des vacances n’est
pas encore au programme, le sujet
reste sensible. Mais déjà en proie à
la grogne des enseignants avec sa
réforme, Jean-Michel Blanquer
semble un peu moins pressé d’en
découdre sur ce sujet. p
venantia petillault
2010 et 2017-2019, selon l’Obser-
vatoire des vacances et des loisirs
des enfants et des jeunes, le nom-
bre de mineurs partis en séjours
collectifs a baissé de 12 %.
De nombreuses associations
du secteur du tourisme social et
de l’éducation populaire plaident
donc pour l’intégration d’un
« droit aux vacances » dans les
politiques publiques. C’est le
combat de Jeunesse au plein air,
une fédération qui soutient
financièrement le départ des
enfants. « Nous souhaitons qu’il y
ait davantage d’aides pour rendre
les vacances accessibles », expli-
que Anne Carayon, directrice
générale de Jeunesse au plein air.
Parmi les pistes proposées : la
création d’un « compte épargne
colo » et d’un fonds national de
solidarité. p
violaine morin
et léa sanchez
8 | france 0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019

Inquiétudes autour de la
reconnaissance faciale
pour s’identifier en ligne
Une association a déposé un recours devant le Conseil d’Etat
pour faire annuler le décret autorisant une application
qui permet de s’authentifier sur les sites administratifs

S
canner la puce de son
passeport biométrique à
l’aide de son téléphone et
prendre une vidéo de soi
pour créer son compte et pou-
voir accéder à des services admi-
nistratifs en ligne : c’est le prin-
cipe de l’application « Authentifi-
cation en ligne certifiée sur mo-
bile », surnommée « AliceM ». Ce
système, présenté comme très
sécurisé par le ministère de l’in-
térieur et utilisable uniquement
sur Android, devrait permettre
de s’authentifier sur les sites liés
au portail d’accès FranceCon-
nect : celui des impôts, de la Sécu-
rité sociale…
Mais AliceM, qui est encore en
phase de test, suscite des interro-
gations et des inquiétudes, ve-
nant notamment des défenseurs
des libertés numériques. Le
15 juillet, l’association spécialisée
La Quadrature du Net a déposé un
recours devant le Conseil d’Etat
pour annuler le décret du
13 mai 2019 autorisant le disposi-
tif. Elle dénonce un traitement in-
trusif de données biométriques
« ayant pour objectif avoué d’iden-
tifier chaque personne sur Internet
positionner « comme maître
« Le danger, c’est d’ouvrage et maître d’œuvre de
que notre visage l’élaboration de solutions d’iden-
tité numérique ».
ne devienne plus En mai 2019, à l’occasion de la
qu’un outil publication du rapport « Etat de la
menace liée au numérique
d’identification, en 2019 », le locataire de Beauvau,
un outil Christophe Castaner, affirmait
également vouloir que « chaque
utilitaire » Français, dès 2020, puisse prouver
MARTIN DRAGO son identité » en ligne pour, no-
juriste pour La Quadrature tamment, « bâtir la sécurité du
du Net XXIe siècle » et lutter contre les
contenus haineux sur Internet. Il
affirmait à cette occasion qu’Ali-
pour ne plus laisser aucune place à ceM constituait l’un des « prémi-
l’anonymat ». ces d’une politique publique de
Le projet des pouvoirs publics l’identité numérique ». des doutes sur ce point et propo- naissance faciale, mais surtout nom, prénom, adresse postale,
de développer des solutions sait des alternatives, comme un les conséquences sur la société sexe, informations relatives au ti-
d’identité numérique n’est pas « Bras d’honneur à la CNIL » face-à-face en préfecture. « En l’es- liées à l’utilisation de ces don- tre d’identité utilisé… Une partie
nouveau. Si, en 2012, le Conseil Dans le recours qu’elle a déposé, pèce, le refus du traitement des nées sensibles : « Le danger, c’est d’entre elles seront uniquement
constitutionnel avait jugé incons- La Quadrature du Net centre son données biométriques fait obsta- que notre visage ne devienne plus stockées, de manière chiffrée, sur
titutionnel la création d’une base argumentaire sur le caractère cle à l’activation du compte, et qu’un outil d’identification, un le téléphone de l’usager. D’autres,
de données biométriques, obligatoire de la reconnaissance prive de portée le consentement outil utilitaire. » Il regrette l’ab- notamment celles liées à « l’his-
l’Agence nationale des titres sécu- faciale dans le fonctionnement de initial à la création du compte », sence de débat public en France torique des transactions asso-
risés (ANTS) et le ministère de l’in- l’application AliceM. Dès octo- écrivait-elle, rappelant les exigen- sur cette question, malgré les ex- ciées au compte AliceM », seront
térieur travaillent depuis plu- bre 2018, dans un avis portant sur ces du Règlement général sur la périmentations ayant déjà eu également conservées dans un
sieurs années sur AliceM. En sep- le projet de décret visant à autori- protection des données (RGPD) lieu. A Nice, par exemple, la mu- « traitement centralisé » mis en
tembre 2017, la feuille de route du ser AliceM, la Commission natio- en la matière. nicipalité a décidé en février de œuvre par l’ANTS et supprimées
ministère de l’intérieur men- nale de l’informatique et des li- Pour La Quadrature du Net, tester un dispositif de reconnais- « à l’issue d’une période d’inacti-
tionne la volonté de celui-ci de se bertés (CNIL) émettait elle aussi maintenir ce système dans ces sance faciale sur la voie publique. vité du compte de six ans ». Une
conditions renforce une « nor- durée supérieure à celle que pré-
malisation » de la reconnais- Données enregistrées conisait la CNIL : dans son avis
sance faciale. « C’est un bras En plus des données biométri- rendu l’année dernière, elle re-
d’honneur à la CNIL », s’insurge ques, le décret autorisant AliceM commandait une conservation
Martin Drago, juriste pour l’asso- indique que de nombreuses don- de ces données « pour une durée
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contre la privatisation des aéro-
ports de Paris (ADP). Les militants
ont prévu une poignée de tablet-
tes connectées pour avoir accès di-
rectement au formulaire en ligne.
RUBRIQUE « Encore faut-il qu’elles tiennent
IMMOBILIER avec cette chaleur », rigole Dorine
VENDRE OU LOUER Bregman, co-secrétaire de la sec-
SON BIEN IMMOBILIER tion du Parti socialiste (PS) pour le
centre de Paris.
Cela fait un mois et demi que ce
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dispositif inédit a été mis en place.
Le 9 mai, le Conseil constitution-
nel a validé l’initiative de 248 parle-
mentaires, de gauche surtout
mais aussi de droite, pour organi-
ser un référendum d’initiative
partagée (RIP) et défendre le carac-
tère public d’ADP. Mais pour qu’un
vote soit potentiellement orga-
nisé à l’échelle nationale, 4,7 mil-
lions de signatures doivent être
enregistrées avant le 15 mars 2020.
Le ministère de l’intérieur ne com-
munique aucun chiffre officiel sur
le nombre de signataires actuels.
Certains sites spécialisés avancent
plus de 550 000 soutiens.
sur les sites officiels. « La hausse
des signatures passera par une
campagne militante puisqu’il n’y a
pas de campagne institutionnelle »,
regrette le sénateur Rémi Féraud,
président du groupe socialiste au
Conseil de Paris. Les militants an-
ti-privatisation doivent donc bra-
ver la chaleur pour faire campagne
dans la rue. Car dans l’ensemble,
une majorité des personnes ren-
contrées a entendu parler de la pri-
vatisation des aéroports mais ne
sait pas qu’elle peut tenter de mo-
difier la donne, au moyen du réfé-
rendum.
Stratégie bien pensée
A Calais, c’est un groupe d’action
de La France insoumise (LFI) qui a
investi le petit marché de la rue du
Commandant-Mangin, ce jeudi
25 juillet. Sylvie Ghemmouri sort
trois tables pliables de sa voiture.
Des flyers pour le référendum sont
collés sur les vitres arrière. Avec
quatre autres « insoumis », elle
installe un ordinateur portable re-
lié à une clé 4G pour engranger les
signatures. « Là vous avez les plus
motivés, lance Grégory. Eté comme
hiver, on n’arrête pas. » Malgré un
démarrage en trombe avec cinq
nouveaux soutiens en trente mi-
nutes, le reste de la matinée se ré-
vélera plus calme. « C’est assez fluc-
tuant, confie la sexagénaire retrai-
tée présente tous les samedis sur
les marchés calaisiens. La semaine
dernière, on n’a eu qu’une signa-
ture. Une autre, zéro. »
signatures acquises. Une ving-
taine, avance-t-on. Il faut dire
que la stratégie a été bien pen-
sée : ce sont les militants les plus
« geeks » habitués des marchés le
week-end et qui commencent à
connaître tous les rouages et
bugs possibles du site qui ont
pris possession des tablettes. « Ils
vont plus vite qu’un néophyte,
souligne ainsi Martin Paugam,
qui travaille pour le groupe socia-
liste à l’Assemblée nationale. En
cinq minutes, c’est réglé, contre
quinze minutes pour quelqu’un
qui le fait seul chez lui. » Difficile
aussi de quantifier le nombre de
refus ou de « je vais y réfléchir »
des passants.
Mais les partisans du référen-
dum restent optimistes. Ils pré-
voient un retour en force à la ren-
trée de septembre alors que les
signatures stagnent légère-
ment en cette période estivale.
« On se prépare à courir un mara-
thon sur l’allure d’un 100 mètres »,
anticipe le député PS Boris Val-
laud. A Calais aussi, les militants
gardent le sourire et préparent
déjà le porte-à-porte quand « le
temps se gâtera, ce qui devrait ar-
river assez vite ici », rigole Gré-
gory. Il déplore néanmoins l’ab-
sence d’une campagne transpar-
tisane officielle. Il regrette aussi
que les militants des différents
partis défendant le RIP sur ADP
soient contraints de faire campa-
gne chacun dans son coin. p
robin richardot
 ÉCONOMIE & ENTREPRISE
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
Autoroutes : des concessions à l’épreuve des JO
Sanef propose à l’Etat de moderniser la section gratuite de l’A1 en échange d’une durée d’exploitation rallongée
S
anef invite les Jeux olym-
piques de 2024 dans la
partie d’échecs qui op-
pose l’Etat et les gestion-
naires d’autoroutes. Le directeur
général de la troisième société
autoroutière française, Arnaud
Quémard, propose de se substi-
tuer à l’Etat pour rénover et mo-
derniser la portion gratuite de
l’autoroute A1, au nord de Paris,
afin de rendre attractif et efficace
cet axe très dégradé, appelé à
jouer un rôle stratégique pendant
les JO. En contrepartie de cette of-
fre, détaillée dans Les Echos jeudi
25 juillet, Sanef demande un al-
longement de « moins d’un an »
de sa concession, censée prendre
fin le 31 décembre 2031. « Cette
portion de l’autoroute resterait
gratuite et les péages n’augmente-
raient pas sur la partie payante »,
assure M. Quémard au Monde.
Avec cette proposition, Sanef
habille aux couleurs olympiques
un vieux cheval de bataille des
sociétés d’autoroutes : celui de
l’adossement. En clair : confier
aux concessionnaires les sec-
tions d’autoroutes gratuites à
l’entrée des villes, des kilomètres
de routes nationales que l’Etat
peine à maintenir en bon état, et
les rémunérer en prolongeant
des concessions très rentables,
dont l’arrivée à échéance dans
une quinzaine d’années plonge
ces sociétés dans une inconforta-
ble incertitude.
800 kilomètres identifiés
Les sociétés avaient identifié jus-
qu’à 800 kilomètres d’asphalte
pouvant entrer dans ce cadre.
L’exécutif dispose, depuis l’au-
tomne 2018, d’un rapport de l’Ins-
pection générale des finances et
du conseil général du développe-
ment durable qui propose de limi-
ter ce transfert de compétences
entre 200 et 300 kilomètres.
Problème : le mouvement des
« gilets jaunes », en s’attaquant
aux péages, a réveillé la polémi-
que sur la privatisation des auto-
routes, dont les conditions ont été
dénoncées à plusieurs reprises
par la Cour des comptes et des rap-
ports parlementaires. En avril, la
juridiction financière soulignait
encore, dans un sévère référé, la
« faiblesse » des pouvoirs publics
face aux sociétés lors de la négo-
ciation des différents plans de re-
lance autoroutiers et la tendance à
une « surcompensation » de leurs
investissements par des allonge-
ments trop généreux de leurs
En Turquie, la banque centrale cède aux pressions d’Erdogan
Le nouveau gouverneur a abaissé le principal taux d’intérêt de 425 points de base à 19,75 %. C’est la plus forte baisse depuis dix-sept ans
istanbul - correspondante
C omme le souhaitait le pré-
sident Recep Tayyip Erdo-
gan, Murat Uysal, le nou-
veau gouverneur de la Banque
centrale de Turquie (BCT) a décidé,
jeudi 25 juillet, d’abaisser le princi-
pal taux d’intérêt de l’institution à
19,75 %, contre 24 % auparavant,
soit une baisse de 425 points de
base, bien plus forte que celle anti-
cipée par les marchés. Cette baisse,
la première de cette ampleur de-
puis dix-sept ans, était attendue.
La BCT, dans un communiqué pu-
blié à l’issue de la réunion de son
comité monétaire, l’a justifiée no-
tamment par « le ralentissement
de l’activité économique globale »
et par « l’amélioration constante »
du taux d’inflation (15,72 % en juin
contre 18,71 % en mai).
Alléger les taux est l’idée fixe de
M. Erdogan, avide de contrôler la
politique monétaire depuis que
L’autoroute A1
au niveau de
Saint-Denis
(Seine-Saint-
Denis).
LAURENT
GRANDGUILLOT/REA
concessions. Dans ce contexte, il
est difficile pour le gouvernement
d’assumer une décision politique
qui pourrait être interprétée
comme un nouveau « cadeau »
aux sociétés d’autoroutes.
« Décider d’un adossement géné-
ralisé serait compliqué, mais l’ur-
gence des Jeux olympiques nous
donne une fenêtre pour faire ac-
cepter une décision ponctuelle,
avec un objectif bien défini », ana-
lyse Arnaud Quémard. Le train di-
rect entre Roissy et Paris, le CDG
Express, ayant été repoussé à
après les JO, l’A1 sera essentielle
pour relier l’aéroport, la capitale,
le village olympique, celui des
médias… Or les 18 kilomètres qui
séparent Roissy de la porte de la
Chapelle sont dans un triste état.
Les pouvoirs publics ont prévu
d’y investir 9 millions d’euros
avant 2024, essentiellement pour
aménager des voies réservées aux
Jeux olympiques. Sanef, de son
côté, met sur la table un plan de
150 millions d’euros.
ses pouvoirs présidentiels ont été
élargis en 2018. Marqué par son
éducation religieuse, selon la-
quelle l’usure est haram (« pé-
ché »), le leader turc mène une
guerre sans merci contre les taux
d’intérêts élevés, convaincu qu’ils
ne font qu’aggraver l’inflation.
Maintenir le taux directeur à
24 %, comme c’était le cas depuis
septembre 2018, était pour lui
« inacceptable ». Pour avoir refusé
de se plier aux injonctions prési-
dentielles, Murat Cetinkaya, le
gouverneur précédent, a été li-
mogé le 6 juillet. La marge de
manœuvre de son successeur est
étroite car il est pris en étau entre
les pressions de M. Erdogan et les
attentes des investisseurs, alar-
més par les incohérences de la po-
litique économique turque et les
tensions géopolitiques.
Pour avoir acquis les missiles
russes de défense antiaérienne S-
400, dont les premiers éléments
« Ce que nous proposons, c’est
une transformation pérenne, pas
une opération cosmétique pour les
JO. Il faut environ 80 millions
d’euros pour rénover les infrastruc-
tures existantes, les ouvrages d’art,
le tunnel du Landy, l’évacuation des
eaux de pluie… mais il faut aussi
adapter l’autoroute aux nouvelles
mobilités », explique le directeur
de Sanef. Une voie serait réservée
au covoiturage et à un bus ex-
press, des parkings relais seraient
créés en amont, connectés aux
transports en commun, avec des
prix de stationnement évolutifs
selon la distance à la capitale. A
charge pour les opérateurs de
transport de développer cette of-
fre de mobilité et les outils numé-
riques permettant aux automobi-
listes de préparer leur change-
ment de mode de transport.
« La contrepartie est modeste :
quelques mois de concession en
plus, ça n’empêchera pas notre
contrat d’être un des premiers à
s’arrêter », insiste M. Quémard.
ont été livrés à Ankara ces jours-ci,
la Turquie est menacée de sanc-
tions par les Etats-Unis qui l’ont
d’ores et déjà exclue du pro-
gramme de fabrication des chas-
seurs furtifs américains F-35.
Cette éviction risque de peser sur
l’industrie turque de défense,
dont les entreprises fabriquaient
jusqu’ici plus de 900 pièces déat-
chées pour le F-35.
Moins de trois semaines après sa
nomination, le gouverneur a dû
montrer sa loyauté au président,
confirmant la perte d’indépen-
dance de la banque centrale. Un
mauvais travers sanctionné, le
12 juillet, par l’agence de notation
financière Fitch qui, quelques
jours après l’éviction de Murat Ce-
tinkaya, a abaissé d’un cran la note
souveraine de la Turquie, l’assor-
tissant d’une perspective néga-
tive. Dans son communiqué, Fitch
signalait « la détérioration de l’in-
dépendance des institutions ».
Pour Sanef, qui contrôle cinq des
sept autoroutes menant à Paris, la
réalisation de ce projet serait un
moyen de vaincre les réticences et
d’obtenir une généralisation de
l’adossement – et de nouveaux
sursis. La société prêche depuis
quelques semaines auprès des
autorités d’Ile-de-France pour
tenter d’établir un consensus,
avant d’aller plaider sa cause
auprès du ministère des trans-
ports à la rentrée.
Suppression des barrières
Le sujet est d’autant plus sensible
que les sociétés d’autoroutes de-
mandent déjà un allongement de
la durée de leurs concessions
dans d’autres dossiers. Les con-
cessionnaires comptent bien
faire compenser par l’Etat le pas-
sage au « free flow », c’est-à-dire la
suppression pure et simple des
barrières de péage physiques au
profit d’une lecture des plaques
minéralogiques ou de badges par
des capteurs et d’un système de
Pour M. Erdogan, pressé de se
porter au secours de l’économie
défaillante, l’indépendance de la
BCT n’est pas une priorité. La po-
pularité du président turc s’est
émoussée depuis que la récession
frappe et que la livre turque, la
monnaie locale, s’est dépréciée de
30 % en 2018 à la suite d’une crise
diplomatique d’ampleur avec les
Etats-Unis.
L’inflation frappe les ménages
Lors des dernières élections mu-
nicipales, le 31 mars, le parti prési-
dentiel de la justice et du dévelop-
pement (AKP, islamo-conserva-
teur) a perdu la main sur les gran-
des villes (Istanbul, Ankara,
Adana, Mersin, Antalya) où 60 %
de l’activité économique est con-
centrée. Prêt à tout pour conten-
ter les entrepreneurs, qui for-
maient une part non négligeable
de son électorat, M. Erdogan veut
leur ouvrir les vannes du crédit.
Problème :
les « gilets
jaunes »,
en s’attaquant
aux péages,
ont réveillé
la polémique sur
la privatisation
télépaiement. Plus radical que le
télépéage actuel, ce dispositif
épargne ralentissements et em-
bouteillages aux gares de péage.
Une petite révolution qui néces-
site de nombreux aménagements
juridiques inscrits dans la loi
d’orientation des mobilités, qui
reviendra au Parlement à la ren-
trée, mais aussi de lourds investis-
sements dans les infrastructures
physiques et les systèmes infor-
matiques. La facture globale grim-
perait « au-delà du milliard
Endettées en dollars, les PME,
qui sont la colonne vertébrale de
l’économie turque, se retrouvent
aujourd’hui contraintes de res-
tructurer leurs remboursements
auprès des banques. Le crédit et
les investissements se sont taris.
L’inflation frappe durement les
ménages, touchant de plein fouet
cette classe moyenne que les isla-
mo-conservateurs se targuent
d’avoir fait naître.
Arrivé au pouvoir en 2003 au
poste de premier ministre, M. Er-
dogan a gagné en popularité
grâce au formidable essor écono-
mique qui a suivi, faisant de la
Turquie un marché émergent
prisé des investisseurs.
En 2018, la situation s’est dété-
riorée. Le revenu par tête est
tombé à 9 632 dollars (8 652 euros)
contre 10 597 l’année précédente.
Pour l’année 2019, il devrait être
inférieur à 9 000 dollars, selon les
prévisions du FMI.
|9
d’euros » pour l’ensemble du ré-
seau concédé et ses 700 points
d’entrée, a estimé le président de
Vinci Autoroutes, Pierre Coppey,
auditionné au Sénat le 29 mai. Les
contrats conclus avec l’Etat ne
prévoyant pas ce saut technologi-
que, sa réalisation doit faire l’objet
d’une rémunération supplémen-
taire, défendent les sociétés.
« Un investissement pareil, on ne
le fait pas s’il n’est pas compensé :
c’est d’abord une amélioration
pour les usagers, qui évitent les
bouchons aux péages », prévient le
directeur général de Sanef. Sa so-
ciété est l’une des plus avancées
sur ce dossier : elle a discuté avec
les services de l’Etat du passage en
« free flow » de l’A13, entre Paris et
Caen. Pour l’autoroute de Nor-
mandie, l’investissement est es-
timé à une centaine de millions
d’euros par Sanef, qui évalue, là
aussi, la compensation à une pro-
longation de la concession de
« quelques mois, moins d’un an ». p
grégoire allix
En perte de vitesse dans les ur-
nes, surtout auprès des électeurs
urbains, éduqués et productifs,
l’AKP cherche à renouer avec les
vieilles recettes (consommation
et crédit facile) qui ont fait son
succès jadis. Mais ce modèle
pourrait avoir atteint ses limites.
Malgré sa relative bonne tenue
ces derniers mois, la livre turque
reste fragile, soumise aux aléas
du taux de change dans une éco-
nomie très dépendante du dollar.
En cas de nouvelles tensions avec
les Etats-Unis, la devise turque ris-
que d’être exposée à de nouveaux
chocs. « Le vrai défi pour le gouver-
neur viendra le jour où il devra rele-
ver les taux d’intérêt. Aura-t-il le
courage de dire au pouvoir su-
prême que c’est nécessaire ? », s’in-
terrogeait, jeudi, sur Twitter Timo-
thy Ash, économiste au fonds d’in-
vestissement BlueBay Asset Ma-
nagement, à Londres. p
marie jégo
10 | économie & entreprise 0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019

Tour de France : Orange au cœur de la diffusion

L’opérateur assure, depuis les années 1960, la retransmission en direct pour toutes les télévisions du monde

tion, et ce depuis les années 1960.
REPORTAGE Dans le parc de la Pépinière à
gap
Gap, où la zone technique a pris
raire sur chacune des 21 étapes de l’ombre incontournables pour le nay (Marne), par exemple, nous
la course, Orange transporte en bon fonctionnement de la com-
Pour de avons laissé la fibre que nous avi-
permanence, dans ses trois ca- pétition. Il est l’un des rares à con- nombreuses ons, à nos frais, posée dans un col-

C’
est le dernier tour-
nant d’une course
pleine de rebondis-
sements qui aura
tenu en haleine des millions de té-
léspectateurs. Des exploits de Ju-
lian Alaphilippe, dévalant à pleine
vitesse le col du Galibier pour dé-
fendre son maillot jaune à Valloire
(Savoie) lors de la 18e étape, aux lar-
mes de Thibaut Pinot, contraint à
l’abandon dans les Alpes après
une blessure à la cuisse, la Grande
Boucle aura offert, cette année, un
spectacle riche en émotions pour
les mordus de la petite reine.
Au-delà des prouesses sportives
des coureurs, le Tour de France re-
présente également un défi tech-
nique de taille pour les équipes
d’Orange, chargées de garantir
sur leurs réseaux la diffusion en
direct de l’événement sur les télé-
visions du monde entier durant
les trois semaines de compéti-
ses quartiers mercredi 24 juillet
pour l’arrivée de la 17e étape, quel-
que 120 semi-remorques, qui abri-
tent les régies des médias interna-
tionaux couvrant la course, sta-
tionnent depuis le petit matin.
Autour des immenses camions,
des centaines de câbles de fibre et
de cuivre jonchent le sol dans un
enchevêtrement rendant la déam-
bulation périlleuse pour les visi-
teurs occasionnels. Ce sont ces câ-
bles qui permettent aux véhicules
de réceptionner et envoyer les
images, les sons et les données de
la course tout au long de la journée
en quasi-temps réel grâce à un dé-
bit de 1 gigaoctet par seconde. « Au
total, sur cette étape, il y en a près de
18 kilomètres », indique Henri Ter-
reaux, directeur d’Orange Events,
la filiale de l’opérateur en charge
du déploiement des solutions de
communication sur l’événement.
Pour déployer ce réseau tempo-
mions, plus de 15 tonnes de maté-
riel, l’équivalent en poids de deux
éléphants, et 32 kilomètres de câ-
bles. Une quarantaine de techni-
ciens de l’opérateur s’affairent
jour et nuit au transport, au mon-
tage, à la mise en route et au dé-
montage des infrastructures,
épaulés dans chaque ville par une
trentaine de techniciens locaux.
400 000 connexions par heure
« Chaque jour, nous recréons un ré-
seau. Cela peut être au sommet
d’une montagne, dans un village
de 520 habitants ou sur les
Champs-Elysées, le dispositif reste
le même : nous commençons vers
4 ou 5 heures du matin et nous ter-
minons le soir à 22 heures après les
derniers directs des journalistes »,
explique M. Terreaux.
Avec 23 éditions du Tour de
France au compteur, le quinqua-
génaire est un des hommes de
naître, un à deux ans à l’avance,
les tracés de la Grande Boucle. Un
secret qu’il garde jalousement et
qui lui permet surtout d’antici-
per, plusieurs mois avant le début
de la compétition, l’ampleur des
travaux à réaliser pour équiper les
communes et les sites traversés
par la course de réseaux de télé-
communications suffisamment
puissants pour assurer des con-
nexions et des transmissions
sans coupure ni saturation.
Un casse-tête pour l’opérateur,
forcé de s’adapter à chaque nou-
velle étape de la course aux diffi-
cultés spécifiques des terrains.
Comme au Prat d’Albis (Ariège),
où il a fallu creuser la roche sur
plusieurs kilomètres pour instal-
ler les fourreaux contenant la fi-
bre, ou bien encore au Galibier, où
un hélicoptère a dû être mobilisé
pour acheminer et poser la fibre,
recouverte pour l’occasion d’une
communes
rurales,
le passage de
la Grande Boucle
est l’occasion
d’accéder au
très haut débit
gaine en Kevlar afin d’éviter que
des chutes de pierres ne l’abî-
ment une fois installée.
Une fois mis en place, ces ré-
seaux permettent non seulement
aux journalistes et aux équipes
des coureurs de recevoir et traiter
l’information à chaque instant,
mais profitent aussi au grand pu-
blic posté tout le long de l’itiné-
raire. Cette année, un nouveau re-
cord de connexion a été battu
dans la montée du sommet pyré-
néen du Tourmalet, où l’opérateur
a enregistré plus de 400 000 con-
nexions par heure. Soit plus de
trois fois plus que sur les Champs-
Elysées lors du défilé du 14-Juillet.
Equipement destiné à rester
Les fans du Tour de France ne sont
cependant pas les seuls à bénéfi-
cier des installations de l’opéra-
teur. Pour de nombreuses com-
munes rurales très peu couvertes,
voire pas du tout, le passage de la
lège où était installée la salle de
presse pendant l’étape », observe
M. Terreaux. Au total, une dizaine
de sites qui ont été raccordés à la
fibre sont concernés cette année.
Mais c’est surtout du côté du ré-
seau mobile 4G que l’arrivée du
Tour de France profite le plus aux
zones rurales. « Nous regardons
sur tout le tracé de la course la cou-
verture réseaux de l’ensemble des
communes situées dans un rayon
de 10 kilomètres de chaque côté du
parcours pour faire migrer en prio-
rité les communes qui étaient en
2G », souligne Henri Terreaux.
Quelque 219 communes, dont
202 situées dans les campagnes,
ont ainsi désormais accès au ré-
seau 4G d’Orange. L’opérateur té-
lécoms reste discret sur le mon-
tant global que représente un tel
investissement pour le groupe,
mais le déploiement du réseau au
Prat-d’Albis aurait coûté, à titre
d’exemple, plus de 50 000 euros.
Orange essaie néanmoins
d’équilibrer au mieux son budget,
en s’appuyant notamment sur les
déploiements dans les étapes de
plaine, plus rentables à long
terme pour le groupe, et ce afin de
compenser les dépenses dans les
étapes de montagne.
En déployant le réseau très haut
débit, Orange prépare aussi l’ave-
nir. Le gouvernement a imposé
aux opérateurs de couvrir la tota-
lité de l’Hexagone en 4G d’ici à

imagine
Grande Boucle est l’occasion par-
fois inespérée d’accéder, rapide-
4-7 octobre 2019 ment et sans frais, au très haut dé-
bit. Car si certains équipements
déployés sont temporaires,
d’autres sont destinés à demeu-
rer à l’issue de la course. « A Eper-
2022. De quoi prendre un peu
d’avance en attendant la 5G. Cette
dernière devrait débarquer sur le
Tour de France dès 2020. Mais,
dans un premier temps, elle sera
déployée à titre expérimental. p
zeliha chaffin

2,1 %
C’est, en rythme annuel, le chiffre de la croissance économique
américaine au deuxième trimestre 2019. Si la progression du produit
intérieur brut des Etats-Unis a ralenti par rapport aux 3,1 % du premier
trimestre, elle est néanmoins restée à un rythme relativement
soutenu, meilleur que prévu, selon la première estimation du
gouvernement publiée vendredi 26 juillet. Les analystes s’attendaient,
en effet, à 1,8 %. Le département du commerce a par ailleurs rendu
publique une révision des comptes de la nation sur cinq ans qui mon-
tre que, fin 2018, la croissance a été bien moins bonne qu’estimé
(1,1 % en rythme annuel au quatrième trimestre au lieu de 2,2 %), au
moment où la Réserve fédérale américaine a relevé les taux d’intérêt.

COMMER C E nie T-Mobile, filiale de

Trump dénonce la
« stupidité » de Macron
et menace le vin français
Donald Trump a dénoncé,
vendredi 26 juillet, la « stupi-
dité » du président français
Emmanuel Macron, et a me-
nacé de taxer le vin français
en représailles à l’imposition
d’une taxe française sur les
géants américains du secteur
des hautes technologies, dite
taxe GAFA. « La France vient
d’imposer une taxe numéri-
que à nos grandes entreprises
technologiques américaines.
Si quelqu’un devait les taxer,
cela devrait être leur pays
d’origine, les Etats-Unis, a
tweeté le président améri-
cain, avant d’ajouter : Nous
annoncerons bientôt une ac-
tion réciproque substantielle
après la stupidité de Macron.
Opéra Bastille - Théâtre des Bouffes du Nord - Cinéma Beau Regard J’ai toujours dit que le vin
américain était meilleur que
Programme et inscription sur festival.lemonde.fr le vin français ! » – (AFP.)
T ÉLÉCOMS
Mariage entre
les opérateurs
T-Mobile et Sprint
Après des mois d’incertitude,
le gouvernement américain a
finalement autorisé, ven-
dredi 26 juillet, la fusion en-
tre les opérateurs de télépho-
l’allemand Deutsche Te-
lekom, et Sprint, contrôlé par
le japonais SoftBank. Cette
opération d’un montant de
26 milliards de dollars
(23,34 milliards d’euros) de-
vrait donner naissance
à un nouveau géant du sec-
teur, capable de rivaliser avec
Verizon et AT&T. – (AFP.)
F I N AN C E
SoftBank annonce la
création d’un fonds de
108 milliards de dollars
Le mastodonte japonais Soft-
Bank Group a franchi, ven-
dredi 26 juillet, une étape de
plus dans sa transformation,
avec la création d’un nouveau
fonds d’investissement colos-
sal. Hier géant des télécoms
et services en ligne, il se tar-
gue désormais d’être le plus
gros pourvoyeur d’argent
pour les firmes high-tech
avec la mise en place du Soft-
Bank Vision Fund 2, qui de-
vrait rassembler la somme de
108 milliards de dollars
(97 milliards d’euros).
SoftBank y contribuera à hau-
teur de 38 milliards de dol-
lars, les quelque 70 milliards
restants venant de divers par-
ticipants dont Apple, Micro-
soft et Foxconn. – (AFP.)

0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
PLEIN CADRE
Méka Brunel,
un autre regard
sur l’immobilier
Ingénieure née en Iran, la directrice
générale de Gecina, première
société foncière de bureaux en
Europe, fait carrière dans un monde
d’hommes et de financiers
PORTRAIT
S
uspendue au mur du
très chic et tout neuf
café d’entreprise au
dernier étage du siège
parisien de Gecina,
une vieille bicyclette
aiguise la curiosité. « J’aurais pu
dépenser beaucoup d’argent pour
une œuvre d’art contemporain,
mais j’ai préféré qu’on accroche un
vélo : c’est un symbole d’effort et de
santé », dit dans un sourire la di-
rectrice générale, Méka Brunel,
pas mécontente de son effet. Mes-
sage passé aux salariés : on est
d’abord là pour travailler, mais le
bien-être n’est pas oublié.
On aurait tort de croire que
Méka Brunel s’est contentée de re-
faire la déco de la vénérable so-
ciété foncière, qui gère un patri-
moine immobilier de près de
20 milliards d’euros. A 63 ans, elle
est l’une des rares femmes diri-
geantes dans le secteur de la cons-
truction et de l’immobilier et
l’une des personnalités les plus
influentes du Grand Paris, dont
elle préside le conseil de dévelop-
pement de la métropole. La réno-
vation du siège de Gecina est la
face visible de la profonde trans-
formation impulsée par la direc-
trice générale, nommée à la tête
de l’entreprise en janvier 2017.
« Gecina était une foncière très
classique, Méka aurait pu gérer
sans risque son patrimoine, au lieu
de quoi elle a imposé à l’entreprise
un rythme d’évolution très rapide »,
apprécie Guillaume Poitrinal, le
fondateur du promoteur Woo-
deum et ancien dirigeant d’Uni-
bail-Rodamco, numéro un mon-
dial de l’immobilier commercial.
Amatrice de football, Méka
Brunel cite le sélectionneur des
Bleus, Didier Deschamps : « Ce
qui m’intéresse, c’est l’excellence
collective dans la durée. Nous
voulons être des champions du
monde à la Deschamps, emmener
tout le monde à gagner ensemble,
pas une addition de stars. » La di-
rigeante a rajeuni et féminisé le
comité exécutif, serré les bou-
lons du management, indiqué la
sortie à ceux qui n’adhéraient
pas à sa vision et entrepris de dé-
poussiérer la foncière et de re-
penser sa stratégie.
A peine arrivée, elle orchestre la
spectaculaire absorption de la
concurrente Eurosic pour 3,3 mil-
liards d’euros, propulsant Gecina
première foncière européenne de
bureaux, quatrième toutes caté-
gories, avec une capitalisation
boursière de quelque 10 milliards
d’euros et 4 milliards d’euros de
projets en développement. Fin
2018, la directrice générale lance
la marque YouFirst, déployée tout
au long de 2019 pour fédérer l’en-
semble des actifs du groupe : bu-
reaux, espaces collaboratifs, rési-
dences, campus…
« Une vraie révolution pour l’en-
treprise, assure Méka Brunel. On
passe d’une activité de fourniture
de murs à une logique de services
aux utilisateurs de nos bâtiments. »
Une mutation que la directrice de-
mande à ses équipes de s’appli-
quer à elles-mêmes au moment de
rénover le siège pour intégrer les
équipes d’Eurosic, et faire de l’im-
meuble de Gecina un démonstra-
teur des nouvelles méthodes de
travail et de management.
Si la foncière reste focalisée sur
le Grand Paris et spécialisée dans
les immeubles tertiaires, Méka
Brunel la repositionne aussi sur
le secteur du logement. « Les
choix qu’elle fait sont très impor-
tants : Gecina, c’était un spécia-
liste de la vente à la découpe, rap-
pelle Jean-Louis Missika, adjoint
de la maire de Paris chargé de
l’urbanisme. Méka Brunel a re-
mis en place une grande foncière
locative dont nous avons besoin à
Paris pour proposer des loge-
ments intermédiaires, à côté des
bailleurs sociaux. »
« ADOPTÉE PAR LA FRANCE »
« Alors qu’on lui demande d’abord
un retour sur investissement, elle
y arrive en empruntant des che-
mins plus responsables, plus en-
gagés, pas seulement des ta-
bleurs Excel, salue le PDG de
Grand Paris Aménagement,
Thierry Lajoie. Méka Brunel ne
cherche pas à être une femme de
pouvoir, mais chacun le recon-
naît : c’est une femme qui porte
une vision. » Cette vision est-elle
particulièrement féminine ? Si la
dirigeante se revendique « enfant
de toutes les révolutions féminis-
tes », elle nuance : « Mon parcours
m’a aidée à avoir un regard diffé-
rent, c’est cela qui compte, plus
que d’être une femme. »
Ce parcours, exceptionnel à
plus d’un titre, c’est celui d’une
« Elle a remis en
place une grande
foncière locative
dont nous avons
besoin à Paris
pour proposer
des logements
intermédiaires. »
JEAN-LOUIS MISSIKA
adjoint de la maire de Paris
chargé de l’urbanisme
Méka Brunel, le 19 mars.
ANTOINE LAINÉ/GECINA
femme dans un monde d’hom-
mes, d’une ingénieure dans un
univers de financiers, et d’une
Iranienne prénommée Mahka-
meh, arrivée en France à l’âge de
16 ans et contrainte d’y rester
après la révolution islamique de
1979. Etudiante au lycée français
de Téhéran, la jeune fille bénéfi-
cie d’une bourse de la France. La
voilà élève de prépa à Besançon, à
5 000 km de sa famille. « Une très
belle école de la vie : j’ai appris à
me débrouiller seule. »
En 1979, la révolution instaure
la République islamique. « Au dé-
but, mon père n’y croyait pas, il
répétait que tout serait terminé
en trois mois », se souvient Méka
Brunel. La famille, membre de la
communauté religieuse bahaie,
encore persécutée aujourd’hui,
finit pourtant par la rejoindre en
France. Ses biens sont confis-
qués, sa maison rasée. « Une dé-
chirure : je ne suis pas rentrée chez
moi depuis 1977. »
« Adoptée par la France », elle
peut citer en interview le poète et
savant persan Omar Khayyam
comme Victor Hugo ou Raymond
Devos. Mais les débats politiques
sur la crise migratoire font réson-
ner son histoire. « Je suis une mi-
grante, assène Méka Brunel. Ce
n’est jamais derrière nous. La so-
ciété doit se donner la capacité de
réussir l’intégration des migrants,
donner à chacun une chance de
s’investir, de s’épanouir. »
Fille d’ingénieur, c’est dans la
construction que Méka Brunel
va, elle, s’épanouir, à une époque
où l’on y voyait encore moins de
femmes qu’aujourd’hui. Diplô-
économie & entreprise | 11
1956
Naissance le 9 mai
à Téhéran (Iran)
mée de l’Ecole spéciale des tra-
vaux publics, elle entre en 1980
chez Fougerolle, l’ancêtre d’Eif-
fage, où elle modélise des ponts
sur les premiers ordinateurs. Un
été, on lui demande de calculer
elle-même les dimensions d’une
poutre en béton. « J’ai rendu un
dessin impeccable, précis, quatre
chiffres après la virgule », se sou-
vient-elle. L’ingénieur en chef ne
dit rien, mais l’invite à voir réali-
ser sa poutre sur le chantier.
« L’ouvrier a tracé le coffrage à
main levée sur le sol, à la craie…
Mon plan n’était pas faux, il
n’était simplement pas réalisable.
Ça m’a donné une sacrée leçon ;
j’ai compris que j’étais très loin de
la réalité du terrain. »
LES PIEDS SUR TERRE
A compter de ce jour, l’ingénieure
n’a plus qu’une obsession : « Faire
du chantier. » « Les femmes y
étaient rares, ce n’était pas très
bien vu, relate Méka Brunel. Il fal-
lait porter un pantalon alors qu’il
était inconcevable de ne pas être
en jupe au bureau… » A force d’in-
sistance, le directeur général de
Fougerolle, Jean-François Rove-
rato, finit par confier à cette me-
nue jeune femme de 1,56 m l’ex-
tension du Musée Carnavalet, à
Paris. « Le maître d’ouvrage a écrit
pour se plaindre qu’on lui envoie
une femme, mais Roverato a tenu
bon », remarque-t-elle.
La nouvelle venue n’échappe
pas au bizutage : elle doit, comme
tout le monde, se hisser en haut
d’une grue de 40 m, mais de-
mande à apprendre, se fait accep-
ter, et respecter. « Le chantier, c’est
1980
Débute comme
ingénieure
chez Fougerolle
« Le chantier,
c’est la meilleure
école de
management.
C’est une école
de vérité. Ça m’a
fait gagner
en crédibilité. »
MÉKA BRUNEL
directrice générale de Gecina
la meilleure école de manage-
ment, estime Méka Brunel. C’est
une école de vérité. Ça m’a fait ga-
gner en crédibilité. »
Une crédibilité précieuse au
moment de discuter coûts de
construction avec les majors du
BTP, lorsqu’elle quitte Fougerolle
pour une carrière dans l’investis-
sement immobilier après la nais-
sance de sa troisième fille. Et
qu’elle met à profit quand, deve-
nue présidente en Europe d’Ivan-
hoé Cambridge, la puissante fi-
liale immobilière de la Caisse de
dépôt et placement du Québec,
elle lance l’aventure de la cons-
truction des tours Duo, deux
gratte-ciel déhanchés de 180 et
122 m de haut, actuellement en
chantier dans le 13e arrondisse-
ment de Paris.
« Elle a pris le risque de s’engager
dans un projet de tours à Paris, où
le sujet est si compliqué, avec Jean
Nouvel pour architecte, avec qui il
n’est pas facile de travailler, et
dans un quartier en mutation où
2009 2017
Présidente Europe Nommée
d’Ivanhoé directrice générale
Cambridge de Gecina
on ne savait pas s’il y aurait une
demande », raconte Guillaume
Poitrinal, admiratif. « C’est un
projet qu’elle a mené de main de
maître. J’ai été frappé par sa capa-
cité à dialoguer avec Jean Nouvel
et à lui faire tenir ses prix », ob-
serve Jean-Louis Missika.
« Jean Nouvel c’est le maître, il
est remarquable, mais je paye,
donc je m’en occupe », tranche
l’ingénieure, qui n’a pas hésité à
faire reprendre son dessin au
« starchitecte ». « Les tours étaient
trop cambrées, et elles penchaient
toutes les deux du même côté. Je
lui ai dit : “Est-ce qu’on ne peut
pas éviter la scoliose, et tourner la
plus petite tour dans l’autre
sens ?” » Ce qui fut fait.
Garder les pieds sur terre, dire
les choses simplement, c’est une
des marques de fabrique de la di-
rigeante, qui assure que « l’argent
rend fou » et a toujours pris soin
de « ne pas penser qu’elle était le
fauteuil », c’est-à-dire de ne pas
confondre sa personne et sa fonc-
tion. Dans son bureau aux di-
mensions modestes, les photos
de ses six petits-enfants sont ac-
crochées en majesté dans son
dos. Méka Brunel est capable
d’écourter une réunion de direc-
tion pour aller s’occuper d’une
petite-fille malade.
« Les responsabilités, ça finit par
passer ; la famille, c’est ce qui
nous structure », assume la direc-
trice générale. D’ailleurs, elle doit
conclure ce rendez-vous : sa ma-
man l’attend. p
grégoire allix
Prochain article Yan Lan
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019

Orage et désespoir sur le toit du Tour

Abandon de Pinot, étape arrêtée, Bernal en jaune : une folle journée, le 26 juillet, a ponctué une Grande Boucle hors norme

REPORTAGE
tignes (savoie), envoyés spéciaux

L
a nature a ramené,
vendredi 26 juillet, le
Tour de France et ses hé-
ros à leur vulnérabilité,
fixant les limites qu’eux s’effor-
cent de repousser. Le Tour a vécu
un après-midi insensé qui ne lui
ressemble plus. La course a
asphyxié son chef, plongé un
autre dans la détresse, été vaincue
par des coulées de boue, cela en
l’espace de 100 minutes qui valent
sans doute les huit secondes des
Champs-Elysées 1989 qui séparè-
rent Laurent Fignon de Greg Le-
Mond, ultime maillot jaune.
Ce Tour de France semblait lé-
gèrement azimuté ; il était en fait
complètement dingue. L’issue
qui se dessine a des airs de bru-
tale redescente : le favori au dé-
part de Bruxelles, le Colombien
Egan Bernal, semble devoir s’im-
poser au terme d’une dernière
étape de montagne rabotée sa-
medi à 59 kilomètres (en raison
d’une coulée de boue), dont plus
de la moitié représente l’intermi-
nable montée vers Val-Thorens,
à 2 365 mètres. Et les deux hom-
mes qui levèrent un fol espoir en
France, dans cette France que
l’on vit, chaque jour plus nom-
breuse, coller l’oreille au transis-
tor, sont pour l’un chassé de la
scène, pour l’autre dépouillé de
son habit de lumière.
A 13 h 35, dans un Saint-Jean-de-
Maurienne caniculaire, Julian
Alaphilippe et Thibaut Pinot se
rendent presque roue dans roue
sur la ligne de départ, chacun
concentré à sa façon. Le maillot
jaune goguenard, encadré par
quatre gendarmes, ce qui dit l’hys- Le Colombien Egan Bernal, lors de la dix-neuvième étape entre Saint-Jean-de-Maurienne et Tignes, le 26 juillet. JEFF PACHOUD/AFP
térie qu’il suscite après 14 jours en
tête de ce Tour. Pinot, regard noir,
droit devant, ne laissant rien pa- éteint, le docteur Jacky Maillot rête, c’est mort”, poursuit Thierry les siennes – Zipaquira, sa ville na- boue, que Christian Prudhomme,
raître d’une douleur lancinante à tente de résorber cette lésion au Bricaud, au volant de la voiture tale, est à 2 650 mètres d’altitude,
Une averse directeur du Tour, montre à Ge-
la cuisse gauche, qui a inversé le vaste interne, un muscle de la face suiveuse. William [Bonnet, son 100 mètres plus bas que le de grêle raint Thomas. Egan Bernal com-
sens de son Tour de France. antérieure de la cuisse. Vendredi coéquipier] est venu à sa hauteur sommet de l’Iseran –, le Colom- prend tardivement qu’il revêtira
En allant signer sur le podium de matin, Thibaut Pinot a senti une et lui a dit : “Personne ne t’en vou- bien de 22 ans s’en va conquérir le
s’est abattue bien le maillot jaune dans lequel
départ, il tourne vite les talons amélioration. Sur la boucle dra.” » Les deux hommes s’étrei- maillot jaune et, sans doute, la sur Val-d’Isère. Julian Alaphilippe parade une
pour en dire le moins possible. Il WhatsApp de l’équipe, Yvon gnent autant que deux hommes à première victoire dans le Tour dernière fois, à califourchon sur le
s’est échauffé, derrière son bus, Madiot a envoyé un message vélo peuvent s’étreindre. Pinot d’un coureur colombien. Il ne l’a
La route est dos de son coéquipier Enric Mas,
avec un discret bandage sur la plein d’espoir. Le docteur hoquette, descend de machine, se pas vu dans le ballet des véhicules tapissée de givre en total décalage avec sa désillu-
cuisse qu’on lui a enlevé avant le demeure sceptique. glisse dans l’habitacle. mais, quelques lacets plus tôt, il a sion sportive.
départ : il ne faut pas exposer sa « Dans la voiture, il n’y a pas de été doublé par deux motos sur Certains coureurs entrent en
faiblesse. L’équipe sait que son lea- « On abrège, arrête, c’est mort » mots. La seule envie, c’est de rejoin- lesquelles sont juchés des com- chaussures à cales dans une
der jongle avec la douleur. A l’arri- Sur le Tour, les drames se dilatent dre l’hôtel au plus vite. » Mais la missaires de l’UCI. A trois kilomè- pluie depuis le départ. Certains, boulangerie de la station.
vée de l’étape de Gap, mercredi, Pi- ou se résorbent. Pinot comprend radio grésille des attaques en tête tres du sommet, la direction du comme Bernal, mettent plus Guillaume Martin, le leader de la
not s’est plaint d’une gêne, rien vite le sens du sien quand, aux de course, dans le col d’Iseran, où Tour a été informée qu’une averse longtemps que d’autres à accep- Wanty-Gobert, prend une quiche
d’inquiétant, après s’être violem- premières accélérations de favo- il devrait être, à la baston. « Il a de grêle s’est abattue sur ter qu’ils ne se battront pas jus- saumon-épinards et un flan.
ment tapé le guidon dans la cuisse ris dans la montée d’Aussois, la vécu l’enfer parce qu’il entendait ce Val-d’Isère, au bas de la descente. qu’à l’arrivée à Tignes, devenue « C’est bizarre, on est avec des
en voulant éviter une chute. douleur frappe à la porte. « J’arrive qui se passait à Radio Tour, et qu’il La route est tapissée de givre. inaccessible. adversaires et tout à coup, alors
Dans la première descente de la plus à pédaler, j’ai trop mal au ge- savait que sa place n’était pas dans Quelques centaines de mètres Julian Alaphilippe, qui vient de que la ligne n’est pas franchie, on
journée jeudi, l’hématome s’est nou, je ne peux plus », confie-t-il à la voiture. » plus loin, l’orage a provoqué une regagner six secondes sur le discute comme si on était à l’en-
rappelé à lui, sur une relance. Le ses coéquipiers l’encadrant, avant L’équipe Ineos a pris le contrôle coulée de boue qui barre la route, Colombien dans ce numéro de traînement », raconte le Français.
soir, ses coéquipiers ont vu Pinot de se laisser rejoindre par la voi- de la course et pousse Julian 50 centimètres d’épaisseur sur 20 funambule qui trompe la mort à Après une demi-heure d’immo-
arriver boitant à la table du dîner. ture médicale, se faire bander, ar- Alaphilippe au supplice. La veille mètres de long. chaque virage, lève le bras gauche bilisation, le Tour de France re-
Il a pourtant donné le change dans racher de rage ledit bandage, lais- au soir, sa direction a tranché : Très vite, le directeur de course, de dépit. Il en aurait sûrement part vers Tignes, où dorment tous
le Galibier, répondant aux accélé- ser les larmes monter. Il avait cru, Egan Bernal est celui qui ira cher- Thierry Gouvenou, envoie des perdu plus dans la remontée vers les coureurs. La station n’aura
rations de Geraint Thomas, mais sans jamais le dire, à la victoire cher le maillot jaune, Geraint hommes au sommet du col. Sur la Tignes, mais son cousin et entraî- droit qu’au podium protocolaire
sans pouvoir distancer Julian Ala- sur ce Tour de France avant lequel Thomas, vainqueur sortant, est ligne, ils relèvent les temps neur, Franck, rappelle une évi- et aux larmes d’Egan Bernal,
philippe. Ce qui était apparu il avait donné un entretien aux relégué au rang de rampe de lan- comme dans une course de dence : « On ne peut pas dire ce qui accompagné par sa copine et son
comme une journée de perdue frontières du mystique au quoti- cement. Ses deux attaques, et village. Munis d’un dictaphone, n’a pas eu lieu. » père, qui a quitté la Colombie et
était, dans le secret de la Groupa- dien L’Equipe : « Quelque chose va celle de Steven Kruijswijk, le ils égrènent les numéros de les petits boulots de vigile pour
ma-FDJ, « une journée de gagnée, m’arriver, j’en suis sûr. J’ai l’impres- Néerlandais de la Jumbo-Visma, dossards qui passent. L’écart est Coulées de boue vivre avec lui en Andorre.
une super-journée même, qui mon- sion que c’est écrit qu’il va se pas- vont décramponner Alaphilippe, chronométré et l’on crée ainsi, Dans le gruppetto qui ahane jus- Des larmes, Thibaut Pinot en
trait qu’il avait la même jambe, la ser quelque chose de grand, dans qui touche enfin ses limites. On sur un carnet à spirales, le nou- qu’au sommet de l’Iseran, la déci- verse des bassines, dans la cham-
même envie que dans les Pyrénées, les prochaines années, ou cette an- est à six kilomètres du sommet, veau classement général du Tour. sion ne fait que des heureux et bre de son hôtel faisant face à la li-
dit Thierry Bricaud, directeur née, je ne sais pas quand. » sur les pentes les plus sévères, La décision d’interrompre crée un décalage, raconte le cou- gne d’arrivée la plus inutile de
sportif. Ensuite, on espérait que les En lévitation dans les Pyrénées, dans un paysage vert et gris l’étape mais de garder les temps reur de Cofidis Pierre-Luc l’histoire du Tour. Il s’effondre
“docs” fassent des miracles. » il se sentait capable de tenir le d’herbe et de caillasse. au sommet de l’Iseran fait Perrichon : « C’était vraiment dans les bras de chacun de ses
Glace, exercices, onguents : duel avec Egan Bernal dans les Le maillot blanc d’Egan Bernal consensus entre le président du bizarre, parce que les coureurs coéquipiers, puis dans ceux de
dans l’intimité de la chambre du Alpes, de ne jamais regretter cette accélère à son tour, et le maillot jury des commissaires et Thierry avaient l’information et mon- Marc Madiot, le patron de
coureur, télé allumée, moral minute 40 envolée dans le vent jaune n’est plus qu’un pantin aux Gouvenou. En quelques secon- taient un peu cool, tandis que le l’équipe, venu lui remonter le mo-
d’Albi, à laquelle Philippe gestes saccadés, coudes écartés, des, ils créent une situation public sur le bord de la route n’était ral. Il fait face aux micros, sans
Mauduit, son directeur sportif, chaque tour de manivelle l’envoie inédite en 106 éditions. Dans les pas au courant. » cacher sa peine : « J’avais toujours
confiait lundi qu’il « penserait à gauche, à droite, plutôt que de- voitures de course, la voix de Plus loin, dans la montée vers espéré avoir cette petite part de
Les deux toute [sa] vie ». vant. Ses relances n’y font rien ; Sébastien Piquet, l’homme de Tignes, le public a subi l’orage qui chance.… Je sentais depuis diman-
hommes qui Le héros du Tourmalet, une se- l’ambianceur d’Epernay et Saint- Radio Tour, en français puis en a délavé les messages à la gloire de che, après les Pyrénées, que j’étais
maine plus tôt, pleure sur son vélo Etienne est fatigué de danser. Il a anglais : « La route n’est plus prati- Thibaut Pinot. Il verra passer les capable de le gagner, et sans ça, je
levèrent un fol sans vouloir arrêter, lui qui, un an déjà allumé ce Tour au-delà du cable, nous arrêtons l’étape immé- coureurs à l’arrière des voitures, suis sûr que je l’aurais fait, j’en
espoir en France plus tôt, a fini une étape de mon- raisonnable, il est l’heure de ren- diatement. Merci, messieurs les di- un ballet de véhicules s’étant mis étais convaincu, rien ne pouvait
tagne du Tour d’Italie avec une trer. « Je m’y attendais, j’ai donné le recteurs sportifs, de prévenir vos en place pour repêcher ces nau- m’arriver. On ne le saura jamais. »
sont pour pneumopathie. Sur les routes de maximum, je ne peux pas avoir de coureurs que l’étape est annulée. » fragés de la route en Lycra et les Dans l’hôtel voisin, les Wanty-
l’un chassé Savoie, Thibaut Pinot refuse de regrets. J’ai été battu par plus fort. La météo des Alpes renforce mener à leur hôtel. Gobert passent à table, alors que le
quitter le Tour pour la quatrième J’ai poursuivi le rêve longtemps, l’incompréhension des coureurs Avant cela, à Val-d’Isère, les spec- ciel s’est ouvert sur Tignes, délavée.
de la scène, pour fois en sept participations. Il con- bien plus longtemps que ce que de tête : si, à Val-d’Isère, le ciel est tateurs filment ce Tour à l’arrêt et Guillaume Martin : « Il y a certains
l’autre dépouillé tinue quelques kilomètres seul, j’avais imaginé. » d’un noir métallique, il est à peine ces coureurs mis à pied. Certains dîners où l’on n’a pas grand-chose à
zigzaguant devant sa voiture, En six kilomètres jusqu’au gris dans la descente qui y mène s’agacent de l’interruption, jus- se dire, mais ce soir… » p
de son habit doublé par les sprinteurs. « Mon sommet, Bernal lui reprend deux depuis le sommet de l’Iseran, et qu’à ce qu’ils voient les images henri seckel
de lumière rôle était de dire : “On abrège, ar- minutes. A ces hauteurs qui sont ils n’ont pas reçu une goutte de impressionnantes des coulées de et clément guillou
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019 disparitions | 13

Pierre Péan Le livre sur François Mitterrand,

son plus grand succès de librairie,
a été un tournant. Alors qu’il le
concevait comme une réconcilia-

Journaliste tion entre les deux faces de l’ex-

président, proche de la mort et
avec son accord tacite, l’ouvrage
fut reçu comme la trahison de
trop par les déçus du mitterran-
disme. Un malentendu qu’il re-

C’
était un enquêteur
qui ne croyait pas
dans l’investigation,
un républicain de
gauche qui nourrissait une ten-
dresse pour la chouannerie, un
pourfendeur de faux-semblants
qui se teignait les cheveux avec
coquetterie. Pierre Péan est mort
le 25 juillet à l’hôpital d’Argenteuil
(Val-d’Oise), à l’âge de 81 ans.
Auteur d’une quarantaine de li-
vres, il était devenu la figure tuté-
laire du journalisme d’enquête en
France à la faveur de plusieurs
scoops retentissants – et parfois
controversés. Péan était devenu
une marque à lui tout seul, le seul
journaliste indépendant français
capable de décider de ses sujets
d’enquête, de les autofinancer et
d’y consacrer une à deux années à
temps plein.
L’Afrique, un fil rouge
Né le 5 mars 1938 à Sablé-sur-Sar-
the (Sarthe), Pierre Péan est un
enfant de la deuxième guerre
mondiale. Plusieurs de ses livres
racontent la France de la collabo-
ration ou de la Résistance, de Jean
Moulin, auquel il consacra trois
livres, au docteur Martin, cagou-
lard, résistant puis membre de
l’OAS. François Mitterrand,
auquel il vouait une grande ad-
miration, résumait le mieux
pour lui les ambiguïtés et contra-
dictions de cette époque trouble,
comme il le révéla dans Une jeu-
nesse française (Fayard, 1994) : au
service du maréchal Pétain, qui le
décora de la francisque, le futur
président socialiste anima aussi
pendant la guerre un réseau de
Résistance. Dans Ma petite France
(Albin Michel, 2017), Péan retrace
le quotidien de Sablé-sur-Sarthe
de la débâcle à la libération.
« Notre génération était mar-
quée par la théorique du glaive et
du bouclier, explique Guy Vade-
pied, ami d’adolescence de Péan
et ancien élu socialiste. Les choses
n’étaient pas aussi tranchées
qu’aujourd’hui. » Fils d’un coif-
feur et descendant d’une famille
de charbonniers, Pierre Péan a
été le premier de sa famille à faire
des études supérieures en droit
et en économie. Plus tard, ses
best-sellers lui ont permis
d’acheter le château des Basses-
Chapellières, à Maumusson (Loi-
re-Atlantique), auquel il a consa-
cré un ouvrage historique et d’où
il pensait que sa famille mater-
nelle était originaire.
En 1962, Pierre Péan part tra-
vailler au Gabon comme coopé-
rant dans la fonction publique.
C’est son premier contact avec le
continent qui sera un fil rouge
tout au long de sa carrière. C’est
d’ailleurs à l’Afrique qu’il doit son
premier scoop, publié en 1979
dans Le Canard enchaîné, sur les
diamants offerts par le dictateur
centrafricain Bokassa à Giscard
d’Estaing. L’affaire, même s’il s’est
avéré plus tard que la valeur des
diamants était largement suréva-
luée, deviendra le symbole de la
fin de règne « monarchique » de
VGE et contribuera à sa défaite
en 1981. Son premier grand succès
de librairie, Affaires africaines
(Fayard, 1983), qui traite du Ga-
bon, marque le début de sa fruc-
tueuse collaboration avec l’édi-
teur Claude Durand.
Le pétrole, la Françafrique et les
secrets d’Etat, notamment l’at-
tentat contre le DC-10 d’UTA, ali-
mentent de nombreux ouvrages
qui établissent sa réputation d’en-
quêteur. « Chaque enquête était le
prolongement de la précédente,
explique la journaliste Vanessa
Ratignier, qui a coécrit plusieurs
livres et documentaires avec
Pierre Péan ces dix dernières an-
nées. Il travaillait à l’ancienne,
avec lenteur et minutie, comme un
artisan qui reprend sans cesse son
ouvrage. » Péan, qui cultivait un
look d’enquêteur sans peur et
sans reproche – grosse moto,
grosse moustache –, était un faux
solitaire, qui aimait travailler en
équipe, notamment avec Christo-
phe Nick, avec lequel il a écrit TF1,
un pouvoir (Fayard, 1997) et réalisé
nombre de documentaires.
grettait, lui qui voulait « s’attacher
à comprendre les trajectoires des
personnalités sans les juger, sans
les salir, tout en assumant la révé-
lation des faits ». Il chercha à réha-
biliter Mitterrand dans Dernières
volontés, derniers combats, der-
nières souffrances (Plon, 2002).
Polémiques
A partir de ce moment-là, la dé-
fense d’une certaine idée « gaullo-
mitterrandienne » de la France
domine la production éditoriale
de Pierre Péan. La fidélité à ses
amitiés et à ses convictions, mar-
quées au sceau du chevénemen-
tisme, prend parfois le pas sur la
rigueur de ses enquêtes et leur ab-
sence d’a priori. Son livre consa-
cré à Chirac, L’Inconnu de l’Elysée
(Fayard, 2007), s’apparente à une
longue défense et illustration de
celui qu’il voit comme le dernier
gaulliste depuis son refus de l’in-
vasion de l’Irak en 2003. A l’in-
verse, le « mondialiste » Bernard
Kouchner, accusé de néo-conser-
vatisme pro-OTAN, récolte son
courroux dans Le Monde selon K.
(Fayard, 2009), qui tient plus du
pamphlet que de l’enquête.
Ces années sont entachées par
les polémiques. D’abord avec la di-
rection du Monde après la publica-
tion de La Face cachée du Monde
(Mille et une nuits, 2003). Au quo-
tidien du soir dirigé par le triumvi- En 2002. DANIEL JANIN/AFP
rat Colombani-Plenel-Minc, Péan
reproche « le dénigrement et la dé- 5 MARS 1938 Naissance
testation de la France », des hom- à Sablé-sur-Sarthe (Sarthe)
mes politiques en général et de retirage du livre en échange du re- d’être responsable du génocide de 1962-1964 Séjourne
François Mitterrand en particu- trait des plaintes. Mais au sein du ses congénères tutsi en ayant et travaille au Gabon
lier, au profit d’un pouvoir média- journal, la charge, violente, dé- commis l’attentat du 6 avril 1994. 1968 Décide de se consacrer
tique moralisateur et hors de con- clenche une crise qui aboutira Le plus grave est sa négation du au journalisme
trôle. Par ailleurs, Péan l’enquêteur aux départs successifs de Plenel caractère tutsi du génocide – pour 1979 Révèle l’affaire
reproche à Plenel l’investigateur (2005), puis Colombani (2007) et Péan, plus de Hutu ont été tués – des diamants de Bokassa
de dévoyer le genre en transfor- enfin Alain Minc (2008). et ses généralisations ethnicistes 1983 « Affaires africaines »
mant les journalistes en courroie C’est sur le Rwanda que Péan est sur la « culture du mensonge » des (Fayard)
de transmission des juges d’ins- allé le plus loin dans sa défense du Tutsi. Il fut relaxé d’une plainte 1994 « Une jeunesse fran-
truction, voire en procureurs. legs mitterrandien et de l’hon- pour « provocation à la haine ra- çaise : François Mitterrand
Les dirigeants du journal mena- neur de la France. Il a consacré ciale » de SOS-Racisme. En 2018, il (1934-1947) » (Fayard)
cent les auteurs et l’éditeur de deux ouvrages au génocide de avait cosigné avec son fils Jean 25 JUILLET 2019 Mort
porter plainte en diffamation et 1994. Noires Fureurs, blancs men- Grégor un livre sur l’extermina- à Argenteuil (Val-d’Oise)
de réclamer 2 millions d’euros de teurs (Mille et une nuits, 2005) ac- tion des juifs de Lituanie : Comme
dommages-intérêts : au final, un cuse, tout comme le juge Bru- ils vivaient (Seuil). p
accord de médiation interdit tout guière, le FPR de Paul Kagamé christophe ayad

Danièle Heymann
Journaliste et critique de cinéma

D
epuis presque trente
ans, sa voix claire et
– sauf exceptions – en-
jouée exécutait une
partition bienveillante ou iro-
nique les soirs de cinéma du
« Masque et la plume ». Danièle
Heymann, qui est morte le
25 juillet à 86 ans, laisse donc le
souvenir d’une critique de films
au public de l’émission de France
Inter. Elle fut avant tout une jour-
naliste, intervieweuse, reporter,
chef de service, rédactrice en chef,
qui après un bref passage à France
Soir, a couvert aussi bien les
variétés que le cinéma pour L’Ex-
press avant de devenir chef du ser-
vice Culture du Monde, qu’elle
quitta pour Marianne.
En chemin, elle avait été jurée
au Festival de Cannes, présidente
à vie du jury des critiques du Fes-
tival de Deauville. Jusqu’à ces der-
nières semaines, elle continuait
de fréquenter les salles de projec-
tion parisiennes, aussi curieuse
des nouveautés Marvel que des
films présentés à la Quinzaine
des réalisateurs.
Il y a une certaine logique à ce
que Danièle Heymann ait consa-
cré la dernière partie de sa carrière
exclusivement au cinéma. Elle est
née à Paris le 16 mai 1933, alors que
son père, Claude Heymann, qui a
été le collaborateur de Jean Renoir,
réalise ses premiers films. Pendant
l’Occupation, la famille se cache
pour échapper à la persécution na-
zie. Après être passée par la Ciné-
mathèque d’Henri Langlois, la
jeune femme commence sa car-
rière de journaliste à France Soir,
dans les années 1950. Elle a ra-
conté, à l’occasion de la remise, par
l’Institut Lumière, du prix Ber-
nard-Chardère, comment cette ex-
périence s’est rapidement termi-
née après la publication d’une no-
tule assassinant une comédie avec
un duo comique. Son mentor, le
critique Robert Chazal, lui dit
alors : « Ma pauvre petite, ta car-
rière de critique à France Soir est
terminée, tu ne savais donc pas que
Roger Pierre et Jean-Marc Thibaut
étaient des amis de la maison ? »
16 MAI 1933 Naissance
à Paris
1956 Entre à « L’Express »
1985 Devient chef du service
Culture au « Monde »
1987 Membre du jury
du Festival de Cannes
A Cannes, en mai 2018. JOHN PHILIPPS/GETTY/AFP 25 JUILLET 2019 Mort
Cette avanie lui permet de re-
joindre L’Express de Jean-Jacques
Servan-Schreiber et – surtout – de
Françoise Giroud, qui restera jus-
qu’au bout la boussole journalis-
tique de Danièle Heymann. Pour
l’hebdomadaire, elle chronique
aussi bien l’émergence de la Nou-
velle Vague que l’ascension des
Beatles. Pendant des années, on a
trouvé au dos du pressage fran-
çais du premier album du groupe
l’article qu’elle lui avait consacré
en novembre 1963. Elle épouse le
musicien Jean Bertola, collabora-
teur entre autres de Charles Azna-
vour, disparu en 1989.
En 1985, le directeur du Monde,
André Fontaine, lui propose de
prendre la succession d’Yvonne
Baby à la tête du service Culture.
Sans renoncer à écrire, elle pour-
suit le travail d’élargissement du
champ culturel commencé par sa
prédécesseure, mettant en place,
entre autres, une couverture ré-
gulière des musiques populaires.
Elle préside à la coexistence des
anciens de l’époque Baby, dont
Colette Godard, avec laquelle elle
forme un duo à l’harmonie inat-
tendue, et des nouveaux, venus
avec elles de L’Express (Michel
Braudeau et Emmanuel de Roux)
ou qu’elle a recrutés, dont le si-
gnataire de ces lignes. Elle prati-
quait une pédagogie légère, re-
commandant par exemple de ne
jamais quitter un concert avant la
dernière chanson, citant en exem-
ple celui de Jacques Higelin au
Théâtre du Ranelagh, commencé
dans l’euphorie et interrompu par
une crise de rage du chanteur qui
poussa son piano à queue dans le
public, ce qui avait échappé à une
collègue, partie à l’entracte.
En 1987, son ex-confrère de L’Ex-
press, Gilles Jacob, devenu délégué
du Festival de Cannes lui propose
d’être jurée, sous la présidence
d’Yves Montand. Avec ses collè-
gues, elle couronne Sous le soleil de
Satan, de Maurice Pialat, mais
aussi Yeelen, de Souleymane Cissé,
prix du jury.
Après être devenue rédactrice
en chef, en 1994, Danièle Hey-
mann quitte Le Monde pour Ma-
rianne, où elle n’avait jamais cessé
de faire partager ses enthousias-
mes. Avec elle s’en va la formida-
ble collection d’histoires qu’elle
distillait au gré des conversations,
de son arrivée dans les loges des
Gipsy Kings, en concert à Londres,
qui la prirent pour la reine d’An-
gleterre, aux débats homériques
du jury cannois de 1987. p
thomas sotinel
[« Le Monde » présente à la famille de Da-
nièle Heymann ses sincères condoléances]
14 |
GÉOPOLITIQUE
Iles Malouines
En attendant le Brexit
La guerre entre l’Argentine et le Royaume-
Uni, en 1982, avait sorti l’archipel de l’oubli.
Soucieux de prolonger leur essor
économique, les Malouins sont aujourd’hui
suspendus aux décisions de Londres.
Deuxième épisode de notre série
sur la géopolitique des îles
angeline montoya
port stanley (îles malouines) -
envoyée spéciale
O
n roule à gauche, on boit du
thé, on s’appelle Biggs, Jones,
Sulivan ; on partage des biè-
res au pub, des fish and chips
au restaurant, et on assiste
avec un peu d’angoisse aux
tractations avec Bruxelles sur la sortie du
Royaume-Uni de l’Union européenne (UE).
Aucun doute, c’est bien le Royaume-Uni, mais
à 12 600 km à vol d’oiseau de Londres, en plein
Atlantique sud, à 400 km au nord-est de l’ex-
trémité de la Terre de Feu. Si loin de tout. Pour-
tant, ici aussi, le Brexit aura des conséquences.
L’archipel des Malouines (Falkland en an-
glais, Malvinas en espagnol), composé de
780 îles, d’une surface équivalente à celle de
l’Irlande du Nord, mais peuplé de presque
600 fois moins d’habitants, est revendiqué,
depuis 1820, par l’Argentine qui, à cette épo-
que, y avait envoyé quelques dizaines de gau-
chos, des gardiens de troupeaux. De son côté,
Londres assure avoir planté son drapeau sur
ces terres arides balayées par des vents impi-
toyables dès 1765. Les Britanniques les ont en-
suite colonisées et administrées à partir de
1833, boutant dehors la petite garnison argen-
tine débarquée l’année précédente, conférant
à l’archipel un statut de territoire d’outre-mer
(TOM), autonome certes, doté de pouvoirs
exécutif, législatif et judiciaire propres, mais
pas indépendant. Son gouverneur est tou-
jours nommé par Londres, mais ses prérogati-
ves ont été largement réduites dans la Consti-
tution malouine de 2008.
Les habitants actuels des îles – qui se disent
Islanders (mais qu’en français on nomme
« Malouins » depuis que des navigateurs de
Saint-Malo s’y sont aventurés au XVIIe siècle) –
sont, en partie, les descendants de ces pre-
miers colons. « Mes enfants forment la sep-
tième génération des Biggs, une des premières
familles à s’être installées ici ! », s’enorgueillit
Leona Roberts, 47 ans, l’une des huit membres
que compte l’Assemblée législative locale. Pour
les Islanders, le droit à l’autodétermination des
peuples est inaliénable et, en 2013, ils ont voté à
99,8 % pour conserver le statut de TOM britan-
nique ; trois personnes ont voté contre. Bue-
nos Aires, en revanche, s’appuie sur le droit à
l’intégralité territoriale : les Malouines n’ap-
partiennent-elles pas au même plateau conti-
nental que l’Argentine ? Un dialogue de sourds
s’est installé, avec des enjeux a priori difficiles à
comprendre, tant ces terres sont isolées. Le
contentieux ferait presque sourire si près d’un
millier de soldats (649 Argentins, 255 Britanni-
ques) n’étaient pas morts dans la guerre de
1982. Et s’il ne s’agissait pas, aussi, d’une his-
toire de gros sous.
UN ÉTAT SANS DETTE
Car les Malouines sont riches. Très riches. Son
PIB par habitant, de 103 000 euros par habi-
tant (trois fois plus qu’en France), flirte avec
celui du Qatar. Sa croissance est de 4,2 % par
an en moyenne depuis une décennie. C’est un
Etat sans dette, avec 400 millions de livres
(445 millions d’euros) d’économies. Avant la
guerre, pourtant, l’archipel convoité s’appa-
rentait plutôt à un vieux caillou perdu au mi-
lieu des cinquantièmes hurlants, vivotant de
l’élevage de moutons et de ce que Sa Majesté
voulait bien lui octroyer, c’est-à-dire peu.
Londres n’excluait pas l’option d’une rétro-
cession sur le modèle de Hongkong et de la
Chine, voire d’un transfert de souveraineté
aux Argentins, au grand dam des Islanders.
Tout a changé le 2 avril 1982, quand l’inva-
sion des îles fut lancée par une junte militaire
argentine déclinante. Après quelques hésita-
tions, la première ministre, Margaret That-
cher, y vit l’opportunité de redorer son blason
terni au Royaume-Uni et envoya ses troupes
aéronavales. A l’issue de neuf semaines de
combats qui tuèrent trois insulaires, la Dame
de fer remportait la victoire militaire et son
pari politique : un an plus tard, elle était réé-
lue haut la main. Les Malouins ont alors ob-
tenu la nationalité britannique. L’argent a
commencé à affluer ; les militaires aussi. La
base aérienne de Mount Pleasant a été amé-
nagée, avec deux pistes capables de recevoir
des avions de gros portage (deux vols militai-
res hebdomadaires font le lien avec le Royau-
me-Uni), sans compter les vols civils. Un
avion de commerce atterrit une fois par se-
maine, venant de Punta Arenas, au Chili.
« La guerre a modifié tous les aspects de notre
société », résume Leona Roberts, également
fondatrice du Musée historique de Port Stan-
ley, capitale et unique ville de l’archipel. Avant,
les 122 000 km² de terres appartenaient aux
absentee landlords, des propriétaires terriens
qui n’habitaient pas sur les îles, mais empo-
chaient les bénéfices. Après, ces immenses
propriétés ont été divisées et vendues, trans-
formant un pays de gérants en un pays de pro-
priétaires. Les Malouines comptent aujour-
d’hui 84 fermes dont l’activité principale est
liée à la viande et à la laine d’un demi-million
de moutons. « Les gens ont changé, ils se sont
mis à attacher beaucoup de valeur à la terre.
L’arrivée des touristes leur a aussi montré l’im-
portance de la vie sauvage et de la biodiversité,
souligne la biologiste et environnementaliste
australienne Sally Poncet, qui vit aux Maloui-
nes depuis trente-deux ans. Les fermiers sont
devenus les gardiens de la terre. »
1 000 MILITAIRES BRITANNIQUES
La véritable révolution, cependant, est venue
de la mer. La guerre a balayé les réticences des
Britanniques, jusqu’alors soucieux de ne pas
provoquer les Argentins, établissant une zone
économique exclusive de 200 milles autour
des Malouines et un système de licences pour
la pêche. En un an, les revenus de l’Etat ont été
multipliés par dix, et les Malouines sont deve-
nues autosuffisantes, excepté pour leurs rela-
tions étrangères et leur défense : Londres
maintient une présence de 1 000 militaires à
Mount Pleasant, où sont aussi stationnés
avions de chasses, tanks, hélicoptères et même
des missiles sol-air Rapier. Histoire de dissua-
der l’Argentine de réitérer l’aventure de 1982.
Aujourd’hui, la pêche, celle de deux espèces
de calamar en particulier, contribue à hauteur
de 58 % au PIB des îles, aux deux tiers des im-
pôts sur les sociétés et au tiers des revenus du
gouvernement. Le taux de chômage officiel
est de 1 %. En fait, les Malouines sont en situa-
tion de suremploi. « Nous ne sommes pas assez
nombreux, alors 20 % des gens ont deux em-
plois ou plus », souligne Andrea Clausen, qui a
elle-même quatre casquettes : présidente de la
chambre de commerce, présidente du comité
des comptes publics, directrice d’une entre-
prise de transports et de l’entreprise chargée
du service postal et des timbres.
Si, avant la guerre, la population déclinait,
elle a augmenté de 77 % entre 1980 et 2016,
pour atteindre aujourd’hui près de 3 200 habi-
tants, dont 2 460 à Port Stanley (Puerto Argen-
tino en espagnol). Cette explosion démogra-
phique est liée à l’immigration : seuls 43 % des
résidents actuels sont nés sur l’archipel. Les
autres sont originaires, pour une petite majo-
rité d’entre eux (48 %), du Royaume-Uni, 17 %
viennent de l’île de Sainte-Hélène (un autre
TOM britannique) et 11 % du Chili. Les 24 % res-
tants représentent 56 nationalités différentes.
Près de 90 Zimbabwéens ont par exemple été
embauchés à partir de 2009 pour retirer les
20 000 mines antipersonnel et les 5 000 mi-
nes antitank laissées par les Argentins. Ils sont
désormais recensés comme résidents.
Le recours aux étrangers est massif, tant
dans le secteur privé que public. Ainsi, le
conseiller économique du gouvernement,
Davide Ranghetti, est italien. Après avoir re-
péré, il y a quelques mois, une annonce sur
Internet, il a postulé et décroché un contrat
de deux ans renouvelable. De nombreux pro-
fesseurs, médecins, techniciens ont suivi le
même parcours. « Sans les étrangers, ce pays
serait à l’arrêt, assure un entrepreneur chilien
qui préfère taire son nom. Il n’y aurait pas
d’eau, pas d’électricité, pas de transports. Le
secteur du tourisme serait paralysé. »
« Grâce aux revenus de la pêche, nous avons
pu choisir où investir notre argent, s’enthou-
siasme Leona Roberts, la députée. J’appar-
tiens à la première génération de l’île à être
allée au lycée et à l’université, gratuitement,
au Royaume-Uni. » Comme l’unique lycée de
Stanley n’assure les cours que jusqu’en classe
de seconde, un système de bourse permet
aux élèves de poursuivre leurs études au
Royaume-Uni. L’objectif est de former les
professionnels qui manquent tant sur l’archi-
pel. La grande majorité des étudiants retour-
nent d’ailleurs aux Malouines après l’obten-
tion de leur diplôme.
C’est le cas de Julian Yon, 25 ans, originaire
de Sainte-Hélène. « J’ai eu une bourse pour
passer mon bac à Manchester, puis j’ai étudié
l’informatique à Southampton, explique-t-il.
Sur le campus, il y avait trois mille étudiants :
autant que la population des Malouines ! Tout
était différent, les supermarchés, les cinémas,
l’accès à Internet ! Mais je me sentais un peu
submergé et, au bout de quatre ans, je suis ren-
tré. » Car la vie aux Malouines, si elle imite
souvent celle du Royaume-Uni, est en réalité
bien distincte. « En fait, tout est surprenant ici,
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
raconte Davide Ranghetti. On ne verrouille
pas les portes, on laisse les clés sur le contact
de la voiture… Ça finit par paraître normal,
mais quand on retourne en Europe, on se sou-
vient que ça ne l’est pas ! »
Les prix aussi sont différents. La majorité des
produits maraîchers sont importés par avion
du Chili, par bateau d’Uruguay, et même du
Covent Market de Londres. Stanley Growers,
entreprise de légumes bio qui produit en cul-
« NOUS NE SOMMES ture hydroponique salades, pommes de terre
PAS ASSEZ et quelques fruits et légumes, ne suffit pas à
approvisionner tout l’archipel. Alors, une
NOMBREUX AUX orange ou une banane sont des produits de
luxe. Quant aux communications par Inter-
MALOUINES, ALORS net, il faut compter près de 90 euros pour un
forfait de 18 gigaoctets par mois. Une ving-
20 % DES GENS taine d’épisodes d’une série Netflix y arrive-
ONT DEUX EMPLOIS ront à bout, à un train de sénateur. La 4G a été
introduite en 2018. « Maintenant, on peut
OU PLUS » avoir accès à Facebook sur le portable ! », s’ex-
ANDREA CLAUSEN
clame le jeune Julian Yon.
elle-même présidente Un autre événement exceptionnel vient de
de la chambre de se produire : le Malvina House, le plus grand
commerce, présidente des deux établissements hôteliers que comp-
du comité des comptes tent les Malouines, a ouvert en juin le tout
publics et directrice premier cinéma de Stanley. Auparavant, pour
d’entreprises voir un film, il fallait se déplacer jusqu’à la
salle de la base militaire de Mount Pleasant, à
une heure de voiture de la capitale, sur une
route partiellement asphaltée.
LA CULTURE DE LA PATIENCE
Ces spécificités ont amené les Islanders à
cultiver la patience. Le temps s’écoule au
rythme des saisons. On hiberne un peu en
hiver, surtout au camp, la « campagne » (le
mot vient de l’espagnol campo, qu’utili-
saient les gauchos), où tout tourne au ralenti
jusqu’à la période de la tonte des moutons.
En été, Wayne McCormick, 49 ans, organise
des balades touristiques en 4 × 4. A l’arrivée
du froid, il change de métier et rénove les
lodges des fermes qui, dès octobre, rece-
vront des visiteurs avides de vie sauvage.
Comme beaucoup, il estime que l’on vit bien
aux Malouines depuis tous les changements
survenus après la guerre.
Les mots « chômage », « délinquance » ou
« pauvreté » ont été oubliés. Même si, bien
sûr, tout n’est pas parfait. En l’absence de sta-
tistiques locales sur la violence de genre,
la population carcérale est révélatrice. A la

0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
mi-juin, sur les neuf détenus de la prison de
Stanley, huit avaient été condamnés pour des
violences sexuelles, dont des actes pédophi-
les. Le neuvième, pour détention de drogue.
L’insolente et soudaine prospérité des Ma-
louines n’a pas non plus arrangé les relations
avec l’Argentine. A la suite d’un accord passé
en 1999, le vol en provenance de Punta Arenas
(Chili) fait une escale – une fois par mois – à Rio
Gallegos, en Argentine, avant d’atterrir à
Mount Pleasant. Les Argentins n’ont plus be-
soin de demander un visa pour se rendre sur
les îles. Mais, en 2010, un forage pétrolier au
large des Malouines a ravivé les tensions.
Les Malouins, qui gardent un souvenir vif
de l’invasion de 1982 (pendant deux mois, les
soldats argentins avaient fait la loi, roulant
en tank dans les rues de Stanley, imposant
un couvre-feu, obligeant les habitants à
conduire à droite), n’apprécient guère que
des Argentins en visite sur les îles y dé-
ploient drapeaux ou banderoles portant
l’inscription « Les Malouines sont argenti-
nes ». D’autant que la Constitution argentine
stipule que la récupération de l’archipel est
un « objectif permanent et irrécusable du peu-
ple argentin ». La mise en place, à partir du
6 novembre, d’un second vol hebdomadaire
en provenance de Sao Paulo, au Brésil, avec
escale mensuelle à Cordoba, dans le nord de
l’Argentine, n’a pas suscité un grand enthou-
siasme, sauf pour le secteur du tourisme.
Pour autant, personne ne croit à l’éventualité
d’une nouvelle guerre. Et on peine à trouver ce
qui pourrait altérer la sérénité des îles. Rien,
aurait-on été tenté de répondre… Jusqu’au ré-
férendum sur le Brexit, en 2016, auquel les in-
sulaires ont assisté, ébahis. Eux ne pouvaient
pas voter puisque seuls les citoyens présents
sur le sol britannique pouvaient participer au
scrutin. « De toute façon, deux mille voix n’y
auraient rien changé, soupire Roddy Cordeiro,
rédacteur en chef adjoint au Penguin News,
l’hebdomadaire local. Les Malouins ont re-
gardé cela avec amusement, mais aussi
avec préoccupation. »
Si les îles sont prospères, c’est parce qu’elles
vendent 90 % de leur pêche en Europe, via le
port espagnol de Vigo, en Galice, et sans payer
de taxes douanières grâce à la « décision d’as-
sociation outre-mer » qui lie les TOM du Dane-
mark, de la France, des Pays-Bas et du Royau-
me-Uni à l’UE depuis le traité de Rome de 1957.
De gauche à droite :
l’élevage de
moutons a été
le premier moteur En absence d’accord entre Londres et Bruxel-
économique les, les exportations en provenance des îles se-
de l’archipel. ront soumises aux taxes douanières fixées par
l’Organisation mondiale du commerce, soit
Maisons de style entre 6 % et 18 % pour les produits de la pêche,
victorien à Port et jusqu’à 42 % pour la viande. Le gouverne-
Stanley, la capitale. ment des Falkland a fait le calcul : cela signifie-
rait une baisse de revenus de 16 % pour la pê-
Manchots royaux che, de 30 % pour l’agriculture et de 6 % pour le
à Volunteer Point : gouvernement, qui ne toucherait plus autant
l’espèce serait d’impôts sur les sociétés et sur les revenus.
originaire des « Vu comme ça, ça paraît peu, mais, à no-
Malouines. tre échelle, c’est inquiétant, souligne Richard
Hyslop, conseiller politique du gouver-
Un gardien nement malouin, qui a ouvert un site,
de moutons à Brexitfalklands.gov.fk. Les parlementaires
Johnson’s Harbour ont un plan très ambitieux d’investissements,
(nord-est). comme la construction d’un nouveau port,
PHOTOS EXTRAITES D’UNE SÉRIE d’un complexe sportif, de routes, et le gouver-
DE JON TONKS, PUBLIÉE nement se verrait dans l’obligation de faire des
DANS « EMPIRE » (DEWI LEWIS choix. Après Gibraltar, les Malouines seront le
PUBLISHING, 2014). territoire d’outre-mer britannique le plus af-
fecté par un Brexit sans accord. »
RELATION PRIVILÉGIÉE AVEC L’ESPAGNE
Alors que la quasi-totalité des entreprises de
pêche malouines travaillent en joint-venture
avec des compagnies espagnoles et que la plu-
part des navires opérant dans les eaux ma-
louines sont construits en Espagne, c’est tout
le port de Vigo, qui réceptionne, empaquette
et redistribue le poisson des Malouines, qui
LA CONSTITUTION en subirait aussi les conséquences. De cette re-
lation privilégiée entre l’Espagne et l’archipel
ARGENTINE dépendent en effet 6 000 emplois. « La Galice
partage nos préoccupations. En cas de “no
STIPULE QUE deal”, il faudrait que l’on puisse négocier de ma-
LA RÉCUPÉRATION nière bilatérale avec l’UE », souligne M. Hyslop.
James Bates, de l’Association des compa-
DE L’ARCHIPEL gnies de pêche, chiffre entre 8 et 10 millions
de livres les pertes pour l’industrie en cas
EST UN « OBJECTIF d’imposition de taxes douanières, sur un
montant des ventes s’élevant à 230 millions
PERMANENT de livres par an. Trouver d’autres marchés ?
ET IRRÉCUSABLE DU « Pas si facile, déplore M. Bates, l’Argentine met
la pression sur ses alliés pour qu’ils ne com-
PEUPLE ARGENTIN » mercent pas avec nous. Même si on vendait à
la Chine, ce ne serait pas au même prix. Nous
n’avons aucun autre endroit où aller. »
Mêmes préoccupations à propos de la
viande : 95 % des moutons qui sortent de
l’abattoir de Stanley sont exportés, dont
70 % au Royaume-Uni et 30 % vers l’UE.
géopolitique | 15
« Les atermoiements sur le Brexit ont déjà af-
fecté notre saison d’abattage cette année », as-
sure Michael Ledwith, directeur de la Compa-
gnie de la viande des îles Falkland, qui ra-
conte les mésaventures de l’industrie au
mois de mars : « L’abattage commence à la mi-
janvier. La première cargaison quitte les Falk-
land en bateau à la fin février et voyage au
moins quarante-cinq jours avant d’atteindre le
marché européen. Elle devait donc arriver aux
alentours du 29 mars, soit la date prévue du
Brexit [avant le premier report]. Comme un
“no deal” s’annonçait, nos clients européens
nous ont dit : “Désolés, mais on ne peut pas
prendre le risque de payer 42 % en plus à l’arri-
vée de vos produits.” Nous avons donc décidé
d’envoyer le quart de ce que nous envoyons
normalement, avec un contrat indiquant qu’en
cas de Brexit sans accord survenant entre le dé-
part du bateau et son arrivée, la Compagnie de
la viande amortirait le coût des taxes. »
Après cette cargaison, M. Ledwith a dû se ré-
soudre à baisser le prix des 120 tonnes qui at-
tendent toujours d’être vendues avant le
31 octobre, nouvelle date prévue pour le
Brexit. L’homme se désole de l’« ineptie » des
politiciens britanniques : « Qu’on reste ou
qu’on parte, on se débrouillera, mais, par pitié,
qu’ils se décident ! Tous les marchés souffrent
de l’indécision. » Là aussi, la recherche de nou-
veaux clients n’est pas chose aisée : « Nous
produisons si peu, 55 000 moutons par an.
L’Arabie saoudite pourrait écouler toute no-
tre production en une semaine. Que fera-t-on
le reste de l’année ? »
Le Brexit aurait un autre impact im-
prévu. Dans cet archipel qui concentre 70 % de
la population d’albatros à sourcils noirs,
et seul endroit au monde où l’on trouve cinq
espèces de manchots, de nombreux projets
de conservation de la nature sont financés
par l’UE. « Nous voulons la garantie que
Londres prendra le relais », dit la parlemen-
taire Teslyn Barkman, responsable du volet
Brexit à l’Assemblée législative.
L’ARRIVÉE DU PÉTROLE
On pourra toujours compter sur la capacité
« légendaire » de résilience des Malouines, sou-
ligne pourtant Mme Barkman : « Regardez ce qui
s’est passé après la guerre ! Nous espérons que
les négociations sur le Brexit nous permettront
de continuer à croître, parce que cela va nous
pousser à diversifier notre économie. Il y a là une
opportunité. » Installation de fermes de sau-
mon d’élevage, développement du tourisme…
les idées ne manquent pas. Mais cette vision
de la diversification de l’économie à tout prix
n’est pas unanime.
Les Malouines sont en effet sur le point de vi-
vre une nouvelle révolution, après celle de la
pêche : le pétrole. Trois campagnes d’explora-
tion offshore, depuis 1998, au nord et au sud-
est de l’archipel, ont donné des résultats pro-
bants. L’exploitation devrait commencer d’ici à
2023, en espérant que les cours de l’or noir re-
montent. « Sont attendus 200 millions de barils
pour la première phase d’exploitation, 900 mil-
lions pour les deux suivantes, avec des revenus
directs pour le gouvernement de l’ordre de 1 ou
2 milliards de dollars dès la première phase, ce
qui doublerait les revenus de l’Etat », assure-t-on
à la direction des ressources minières. L’indus-
trie assure respecter les normes britanniques,
et les ONG écologistes disent ne pas craindre
une marée noire, éventualité pourtant catas-
trophique pour ces îles qui, entre la pêche et le
tourisme, vivent surtout de la mer.
Au-delà des modalités de la diversification
de l’économie se pose une question d’ordre
philosophique. Une nouvelle arrivée massive
de cash ne risque-t-elle pas de faire perdre
leur identité aux Malouines ? « Est-ce qu’on a
vraiment besoin de cet argent ? Jusqu’où va-t-on
▶▶▶
LES DATES
1982
Guerre entre l’Argentine et le
Royaume-Uni, du 2 avril au 14 juin,
pour la souveraineté sur les îles
Malouines, qui se solde par la
capitulation de Buenos Aires.
1986
Instauration de la zone
économique exclusive de 200 milles
autour de l’archipel.
1997
Premier vol commercial entre
Punta Arenas, au Chili, et la base
de Mount Pleasant, aux Malouines.
1999
Un accord entre Buenos Aires et
Londres permet aux Argentins de se
rendre sur les îles sans visa et instaure
une escale mensuelle à Rio Gallegos,
en Argentine, d’un vol hebdomadaire
en provenance de Punta Arenas.
2010
Protestations de l’Argentine après que
Londres a annoncé un projet de forage
pétrolier au nord des Malouines.
2013
Lors d’un référendum, 99,8 % des Ma-
louins déclarent vouloir conserver leur
« statut politique actuel en tant que ter-
ritoire d’outre-mer du Royaume-Uni ».
aller ?, s’interroge Robert Goodwin, un éle-
veur de moutons. La pêche a déjà changé nos
caractéristiques, notre façon de vivre. Avec le
pétrole, ce sera pire. » C’est tout le paradoxe
d’un pays riche : d’un côté, on cherche à as-
seoir la prospérité. De l’autre, on en redoute
les effets. Andrea Clausen, biologiste de for-
mation et ancienne parlementaire, tempère
les inquiétudes. « Notre gouvernement n’a pas
l’intention de nous faire ressembler à un pays
du Golfe », rassure-t-elle.
Le navigateur français Jérôme Poncet a
connu les Malouines il y a plus de quarante
ans, quand l’archipel n’était encore qu’un ter-
ritoire oublié. Installé avec son épouse, Sally, et
ses enfants, depuis 1987, à Beaver Island, où il
élève 350 moutons, il regrette la tournure des
événements. « Ici, tout était à construire ; on
sortait d’un système moyenâgeux. Le gouver-
nement a choisi d’en faire une copie de l’Europe,
en se fondant sur l’exploitation des ressources.
C’est dommage, on aurait pu tout inventer. »
Les Malouines sont entrées dans l’hiver aus-
tral. On connaîtra (ou pas), à la fin du prin-
temps, l’impact du Brexit sur l’archipel du
bout du monde. Dans sa ferme de Walker
Creek, Wayne McCormick n’a aucune crainte.
Le programme de ses deux prochains étés est
déjà bouclé, les touristes réservant ses servi-
ces longtemps à l’avance. Brexit ou pas Brexit,
il sait que la prospérité sera au rendez-vous
dans cette rare région du monde où l’opti-
misme reste, décidément, chevillé au corps. p
Prochain article Les îles Eparses
16 | géopolitique 0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019

Menaces sur la prospérité des Malouines

Le Brexit pourrait avoir de lourdes conséquences sur l’économie
de l’archipel qui repose largement sur la pêche
1 UN CONTENTIEUX HISTORIQUE
ENTRE L’ARGENTINE ET LE ROYAUME-UNI

ROYAUME-UNI Eaux intérieures

km EUR
OP Limites extérieures fixées unilatéralement
00 E
par le Royaume-Uni, en octobre 1986
6
12

AFR Zone disputée

AMÉRI IQU
Q E
DU SU UE Limite du plateau continental sur lequel s’appuie
D
l’Argentine pour revendiquer l’archipel
Océ Présence militaire britannique concentrée à la base
Atl
ARGENTINE antan aérienne RAF Mount Pleasant (1 000 soldats)
iqu
e depuis 1985 pour assurer la sécurité des îles Malouines,
de la Géorgie du Sud et des îles Sandwich du Sud

Iles Malouines Liaisons aériennes peu fréquentes entre l’archipel

Nouvelle liaison hebdomadaire, et le continent sud-américain (un seul vol
dont le vol inaugural est prévu hebdomadaire)
45°S le 6 novembre 2019,
Comodoro de Sao Paulo (Brésil)
Rivadavia vers Mount Pleasant, 2 DES REVENUS LIÉS À LA PÊCHE
Golfe avec une escale une fois par mois MENACÉS EN CAS DE BREXIT
San Jorge à Cordoba (Argentine). SANS ACCORD

Limite de la zone de pêche régie par un système

Océan de licences à partir de 1987
CHILI At l a nt i q u e
sud Zone de pêche intensive des calamars

Puerto Deseado
o n i e

Zone économique exclusive Eaux territoriales britanniques

de l’Argentine revendiquées par l’Argentine
ARGENTINE
P a t a g

Puerto San Julian

Illex argentinus
54 405 tonnes Sea Lion : important champ
pêchées en 2018 d’hydrocarbures, découvert en 2010,
qui pourrait receler quelque 350 millions
de barils de pétrole dans des fonds
relativement peu profonds.

50°S Iles Malouines

Falkland Islands
Liaison aérienne hebdomadaire Malouine
entre Santiago du Chili, via Punta Arenas, orientale
Grande
vers Mount Pleasant (depuis 1997)
Rio Gallegos Malouine
avec une escale une fois par mois Port Stanley
à Rio Gallegos, en Argentine Puerto Arge
Mount nt ino
(depuis 1999).
Pleasant
Dé

oi
tr

td Falklands calamari
eM 79 996 tonnes
ag pêchées en 2018
ell
an
Punta Arenas
Rio Grande
Te
rr
e d
e Feu Puits en cours d'exploration,
dans des conditions plus difficiles
que
P a c i fi
ts

Ushuaia a
Océan Et qu’au nord – 2 000 m de profondeur –,
es
Ile d mais sur des gisements
au potentiel plus prometteur.
100 km
orn
H

Cap

Avec 500 000 moutons, soit

156 moutons pour un Malouin, Les îles Malouines 3 LA PROMESSE DE RICHESSES PÉTROLIÈRES
la laine est le deuxième EN HAUTE MER
bien exporté.
Zone d’exploration accordée à cinq compagnies
pétrolières
3 200 habitants (2016)
pour 12 173 km2 Zone d’exploration commune d’hydrocarbures,
mise en place en 1995 entre le Royaume-Uni
PIB/hab. en euros :
et l’Argentine, résiliée par l’Argentine en 2007
Argentine : 10 500 (2018)
Royaume-Uni : 38 000 (2018)
Iles Malouines : 103 000 (2016)

Le nombre de passagers
de croisière est passé de 20 000
en 2000/2001 à 57 500
en 2017/2018

58 % Plus de 90 %
de la pêche exportée par les Malouines
du PIB des Malouines arrive au port espagnol de Vigo (Galice).
dépend de la pêche
Un commerce rentable qui pourrait être
remis en question en cas de Brexit
Sources : D. Ortolland, Atlas géopolitique des espaces maritimes ; sans accord et d’instauration de droits
British geological survey ; Falkland Islands government, de douane sur l’exportation des calamars. L’exploitation du pétrole offshore
Fisheries department ; Le Monde devrait débuter d’ici à 2023.

Cartographie : Flavie Holzinger, Xemartin Laborde et Audrey Lagadec

0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
Rutger Hauer
Acteur néerlandais
En 2013. VICTORIA WILL/INVISION/AP
I
l y a eu plusieurs vies dans la
carrière cinématographique
de Rutger Hauer, des vies
correspondant à des géogra-
phies, des périodes, des humeurs
diverses. L’acteur est mort le
19 juillet à Beetsterzwaag (Pays-
Bas). Il était né à Breukelen, petite
ville de la province d’Utrecht, le
23 janvier 1944. Ses parents
étaient eux-mêmes comédiens
et dirigeaient une école d’art dra-
matique. Cela ne l’empêcha pas
d’avoir une jeunesse tumul-
tueuse, d’être expulsé réguliè-
rement de diverses institutions
scolaires, de partir plusieurs mois
sur un cargo, de revenir, de tenter
de s’engager dans la marine,
d’écrire des poésies à longueur
de journée dans les cafés d’Ams-
terdam. Jusqu’à ce qu’il reprenne
des courts d’art dramatique et dé-
bute à la télévision.
Les spectateurs français l’avaient
découvert dans ce qui semblait un
étrange objet venu des Pays-Bas,
une œuvre portée par l’énergie de
son temps, le début des années
1970, moment d’utopies et de libé-
rations en tout genre. Turkish Déli-
ces (aussi appelé Turkish Delight),
qui atterrit dans les salles en
France à l’automne 1973, est un
drôle de mélo sexuel et hippie,
le récit d’une histoire d’amour
torride entre un homme et une
femme, cherchant à fuir la so-
ciété dans l’épuisement d’une pas-
sion érotique, une passion con-
damnée par la mort.
L’homme, c’était Rutger Hauer,
un grand blond aux yeux bleus
relevant avec une force et une dé-
concertante aisance le défi d’un
rôle désinhibé, cru, trivial, une
véritable puissance physique (« Je
baise mieux que Dieu », clamera
son personnage). Le film était
signé Paul Verhoeven qui l’avait
fait débuter à la télévision dans
le rôle principal du feuilleton
dont il réalisait les épisodes,
Floris, en 1969.
Rôles de psychopathes
On découvrira, bien plus tard, que
Rutger Hauer fut bien plus qu’un
comédien de circonstance pour
le cinéaste néerlandais, mais un
double, un alter ego, un médium
incarnant des personnages très
différents. Il est un banquier dans
la Hollande du XIXe siècle (Katie
Tippel, 1975), un résistant à l’occu-
pation nazie (Soldier of Orange,
1977), un cynique coureur de mo-
to-cross (Spetters, 1980), un mer-
cenaire plongé au cœur d’une Eu-
rope à feu et à sang au début du
XVIe siècle (La Chair et le Sang,
1985). Cette production inter-
nationale sera le passeport de
Verhoeven pour Hollywood. Le
23 JANVIER 1944 Naissance
à Breukelen (Pays-Bas)
1973 « Turkish Délices »
1982 « Blade Runner »
1988 « La Légende du saint
buveur »
19 JUILLET 2019 Mort à
Beetsterzwaag (Pays-Bas)
comédien, lui, y est déjà depuis
quelques années.
Hollywood offre à Rutger Hauer
des rôles de « heavy », de mé-
chants volontiers psychopathes.
C’est un terroriste qui affronte
Sylvester Stallone dans Les Fau-
cons de la nuit, de Bruce Malmuth
en 1981. Il est surtout l’androïde
traqué par Harisson Ford dans le
Blade Runner de Ridley Scott
en 1982, alliage paradoxal d’une
matérialité charnelle et d’une in-
humanité mécanique. Hitcher, de
Robert Harmon, en 1986, lui
donne l’occasion d’un autre rôle
marquant et inoubliable, celui
d’un dangereux psychopathe fai-
sant de l’auto-stop et s’en pre-
nant, insensible et implacable, à
ceux qui le laissaient monter
dans leur voiture.
Sam Peckinpah lui offre un rôle
positif dans Osterman Weekend,
en 1983. Il y est journaliste, objet
d’une manipulation ourdie par
des agents corrompus de la CIA.
Et Gary Sherman, en fait, dans
Mort ou vif, un chasseur de pri-
mes moderne en 1986. Il est loi-
sible de constater, avec le recul, à
quel point Rutger Hauer a été
une icône des années 1980,
confirmant le goût de cette dé-
cennie pour des corps où la
surhumanité (celle du robot ou
du fou) était indissociablement
confondue avec l’humanité (celle
des anatomies massives, concrè-
tes et vivantes).
Tout se gâte avec les années
1990. Les films deviennent de
plus en plus anonymes, les pro-
ductions plus dérisoires, les ci-
néastes plus interchangeables.
C’est le moment des titres pro-
duits directement pour la vidéo.
Hauer multiplie les rôles dans des
bandes de science-fiction fau-
chées ou des thrillers oubliés sitôt
que tournés. Il devient célèbre
pour ses apparitions dans des
spots publicitaires pour la bière
Guinness. En dehors de ce qui
semblait relever de ses catégories
habituelles, il fut embauché par le
doux Ermanno Olmi qui lui don-
nera, en 1988, le rôle principal de
La Légende du saint buveur. Il y est
un vagabond alcoolique touché
par la grâce. Il était très engagé,
par le biais de sa fondation, dans
la lutte contre le sida. p
jean-françois rauger
Le Carnet
Vous pouvez nous envoyer
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(nom, adresse, téléphone
et votre éventuel numéro d’abonné
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le samedi et les jours fériés
jusqu’à 12 h 30
Pour toute information
complémentaire Carnet :
01 57 28 28 28
AU CARNET DU «MONDE»
Décès
Nicole Bader,
son épouse,
Ses enfants
et leurs conjoints,
Ses petits-enfants
et leurs conjoints,
Ses arrière-petits-enfants,
Jean-Claude Leclerc,
son beau-frère,
ont la tristesse de faire part du décès
du
professeur
Jean-Pierre BADER,
à l’âge de quatre-vingt-treize ans.
Les obsèques ont été célébrées le
mercredi 17 juillet 2019, dans
l’intimité familiale.
7 bis, boulevard Anatole-France,
92100 Boulogne-Billancourt.
Lise et Etienne Pommois,
Anne et Amar Kadri,
Yves Breillat,
Christine et Jean-Claude Jacob,
ses enfants,
Nadia, Florence, Sabrina, Carole, Sandie,
Katia et Lisa,
ses petits-enfants,
Alma, Enzo, Gabriel, Suzanna, Paul,
Carmen, Elliott et Laura,
ses arrière-petits-enfants,
ont la profonde tristesse de faire part
du décès de
Marcelle BREILLAT,
née MILHAUD,
survenu le 23 juillet 2019, à Antibes,
dans sa cent cinquième année.
La cérémonie religieuse aura lieu
le vendredi 2 août, à 10 h 30, en
l’église Notre-Dame de Versailles,
suivie de l’inhumation
l’intimité au cimetière des Gonards,
19, rue de la Porte de Buc, à Versailles.
Marcelle Breillat a été, en 1945-
1946, l’une des premières femmes
journalistes au Monde.
Jacqueline Broclawski,
son épouse,
Boris, Benjamin,
ses enfants,
Camille,
sa belle-fille,
Léon,
son petit-fils,
ont la tristesse de faire part du décès
de
Jean-Pierre BROCLAWSKI,
survenu le mardi 23 juillet 2019,
à l’âge de soixante-douze ans.
La cérémonie civile sera célébrée
le lundi 29 juillet, à 13 heures, au
crématorium du cimetière du Père-
Lachaise, Paris 20e, en la salle
Mauméjean.
Mme Christiane Chalier,
son épouse,
Christophe,
son fils,
Nettie,
sa petite-fille,
ont la douleur d’annoncer le décès
de
Henri CHALIER,
survenu le lundi 22 juillet 2019,
à l’âge de quatre-vingt-dix-sept ans.
Les obsèques auront lieu au
crématorium de Clamart, le mercredi
31 juillet, à 15 heures.
La famille Chattaway
fait part du décès de
M. William Henry
CHATTAWAY,
sculpteur,
né à Coventry,
le 2 octobre 1927,
survenu à Waterloo, le 25 juillet 2019.
Drève du Moulin, 25,
1410 Waterloo
(Belgique).
carnet | 17
Jeanne Froment-Meurice,
Victor et Véronique Francès,
ses enfants,
Roch et Virginie,
Muriel et Michel,
Raphaëlle et Henry,
Il y a six ans, le 28 juillet 2013,
Souvenir
Prix de l’association
#StopCorruption
Prix
Laure, Théodore,
ses petits-enfants et leurs conjoints,
Thomas, Mathilde, Elsa, Solal
nous quittait.
Jacques MAURICE Fondée en avril 2018,
l’association #StopCorruption
décerne un Prix destiné à distinguer
et Anaël,
ses arrière-petits-enfants,
tous les deux ans
des publications scientifiques
Rita Bacon, Jacqueline, Sylvain et Claire et des travaux universitaires
sa sœur,
Marie-Noëlle Druon, demandent à ses amis une pensée apportant une réflexion approfondie
son amie, pour lui. sur l’état de la corruption
Les familles Francès, Bensasson, dans le monde ou développant
Coenca, Recuan, Saporta, De Zara des propositions en matière
et Carel, Commémoration de bonne gouvernance et d’éthique.
font part du décès de Commémoration de la déportation Les travaux éligibles - thèses,
des Juifs de France par l’association
ouvrages (ou chapitres d’ouvrages),
M. Robert FRANCÈS, mémoires de recherche de
«Les Fils et Filles des Déportés Juifs de 2e année de Master, revues et articles
le 24 juillet 2019, à Paris. France» et le Mémorial de la Shoah, scientifiques - peuvent être rédigés
en français ou en anglais
L’inhumation aura lieu le lundi avec le soutien de la Fondation pour la
29 juillet, à 10 h 45, au cimetière Mémoire de la Shoah.
et doivent avoir été publiés
ou réalisés au cours des deux années
parisien de Bagneux (Hauts-de- précédant la remise des prix,
Seine), 45, avenue Marx-Dormoy. jusqu’à la date limite de dépôt
Cérémonie à la mémoire des
Ni fleurs ni couronnes. des candidatures
déportés du convoi n° 81 partis, il y a (entre le 1er janvier 2017
75 ans, de Toulouse pour les camps et le 15 octobre 2019).
Jean-Louis, Michel, Isabelle,
ses enfants, Ravensbrück et Buchenwald. Le règlement du Prix et le dossier
Stéphane, Lionel, Ludovic, Mélusine, de candidature peuvent être
Adrien, Mathurin, consultés et téléchargés sur le site
ses petits-enfants Mardi 30 juillet 2019, 12 heures.
de l’association :
et leurs conjoints,
www.stop-corruption.fr
Suzanne, Eliott, Calypso, Walter, Lecture des noms des déportés du
ses arrière-petits-enfants,
convoi n° 81. Retrouvez également davantage
annoncent le rappel à Dieu de d’informations sur les missions,
réalisations et membres fondateurs
Madeleine GASTINE, Devant la plaque commémorative de l’association sur le site.
née LEBASTARD, de la gare de Toulouse-Matabiau.
Les candidats devront transmettre
mardi 23 juillet 2019, à Paris. leurs travaux, au format PDF,
Renseignements : à l’adresse électronique suivante :
Une messe sera célébrée mardi Tél. : 01 53 01 17 18. prix@stop-corruption.fr
30 juillet, à 10 heures, en la crypte de
l’église Saint Jean-Baptiste de Grenelle, Email : Date limite de dépôt des candidatures :
Paris 15e, suivie de l’inhumation lieux@memorialdelashoah.org mardi 15 octobre 2019, à minuit.
à 15 heures, à Louversey (Eure).
1, rue du Moulin de Pierre, Société éditrice du « Monde » SA
92130 Issy-les-Moulineaux. Président du directoire, directeur de la publication Louis Dreyfus
jean-louis.gastine@orange.fr Directeur du « Monde », directeur délégué de la publication, membre du directoire Jérôme Fenoglio
Directeur de la rédaction Luc Bronner
Directrice déléguée à l’organisation des rédactions Françoise Tovo
Laura Rembault-Ribeiro, Direction adjointe de la rédaction Philippe Broussard, Alexis Delcambre, Benoît Hopquin, Franck Johannes,
Danielle Rembault, Marie-Pierre Lannelongue, Caroline Monnot, Cécile Prieur
Direction éditoriale Gérard Courtois, Alain Frachon, Sylvie Kauffmann
Me Michel Rembault, Rédaction en chef numérique Hélène Bekmezian, Emmanuelle Chevallereau
Rédaction en chef quotidien Michel Guerrin, Christian Massol
ont la tristesse de faire part du décès Directeur délégué au développement du groupe Gilles van Kote
de Directeur du numérique Julien Laroche-Joubert
Rédacteur en chef chargé des diversifications éditoriales Emmanuel Davidenkoff
Philippe REMBAULT, Chef d’édition Sabine Ledoux
Directrice du design Mélina Zerbib
survenu le 18 juillet 2019,
Direction artistique du quotidien Sylvain Peirani
Photographie Nicolas Jimenez
dans sa soixante et onzième année. Infographie Delphine Papin
Médiateur Franck Nouchi
La cérémonie a eu lieu au cimetière Directrice des ressources humaines du groupe Emilie Conte
du Père-Lachaise, à Paris 20e, dans Secrétaire générale de la rédaction Christine Laget
l’intimité familiale. Conseil de surveillance Jean-Louis Beffa, président, Sébastien Carganico, vice-président
partout
tout le temps
dans
avec vous
Formule
Intégrale
6 mois
7 VIN
L’ivresse
des cendres
En Californie, le raisin gardera
Entretiens
les stigmates des incendies
ravageurs dont l’Etat a souffert
d’embûches
en octobre
8 U N A P É RO AV E C …
Jean Vanier
Le philosophe chrétien,
fondateur de L’Arche, revient
sur son engagement. Une vie
de sagesse, qui n’empêche
pas les sentiments
Algorithmes,
« escape
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Salaires: comment se fabriquent
De “TwilighT” au veut transférer
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la mue De
MAGAZINE américaine
les inégalités hommes-femmes SPÉCIAL LUXE
XAVIER
à Jérusalem
Le président américain
BEAUVOIS:
a prévenu plusieurs
dirigeants de la région
▶ Selon les derniers chif- ▶ L’universitaire Anne Bo- ▶ Selon l’Association pour ▶ Dans une tribune, des
LE CINÉMA
de sa décision, qui devait
fres, les cadres masculins ring constate que ces iné- l’emploi des cadres, ce énarques critiquent leur être officialisée mercredi
gagnaient, en2016, 12% galités «apparaissent dès différentiel se retrouve école, qui n’applique pas
À VIF
PAG E S 2 - 3
de plus que leurs homo- la sortie de l’université» dans tous les secteurs, la parité prônée par l’Etat
logues féminines, même et ne font que s’aggraver même dans les profes-
International
DÉBATS – PAGES 14- 15
si l’écart tend à diminuer dans la suite de la carrière sions les plus féminisées CAHIER ÉO – PAGES 4 E T 7
La Russie exclue
des Jeux d’hiver
LES OUBLIÉS 3 0 O C T O B R E 2 0 1 7 C A H I E R D U « M O N D E » N O 2 2 6 4 2 - N E P E U T Ê T R E V E N D U S É PA R É M E N T
pour dopage
DU MAROC V1
Le CIO a sanctionné le pays,
accusé de triche massive
et organisée. Le Kremlin
▶ Reportage à Sidi a aussitôt dénoncé un
Boulaalam, où complot occidental.
ffemmess
quinze femme Certains sportifs russes
sont mortes lors seront cependant admis
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le 19 novembre
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18 |
CULTURE
T H É ÂT R E E T D A N S E
Vingt spectacles d’Avignon à voir ailleurs
Dans le « in » et le « off », nous avons sélectionné des œuvres marquantes prochainement en tournée
Dans l’incroyable diversité des propositions
du Festival d’Avignon, dans le « in » comme
dans le « off », côté danse ou côté théâtre,
nos journalistes ont fait une sélection des
spectacles qu’elles ont le plus aimés et qui
sont programmés à travers toute la France
dans des tournées en 2019 et 2020.
THÉÂTRE
Le Syndrome du banc de touche
de et par Léa Girardet
Comment résister quand on ne réussit pas
dans le métier qu’on a choisi ? Léa Girardet
en sait quelque chose : elle a connu l’humi-
liation de s’entendre dire, par les agents artis-
tiques ou Pôle emploi, qu’elle était une co-
médienne « moyenne », et qu’elle devait
envisager une reconversion. Elle aurait pu
s’effondrer, elle a tenu, en pensant à l’entraî-
neur de football Aimé Jacquet, qui, lui aussi,
s’est fait humilier avant de mener l’équipe de
France à la victoire, lors du Mondial 1998. Et
ce sont ces deux histoires parallèles qu’elle
raconte dans Le Syndrome du banc de touche.
Seule en scène, drôle, énergique et émou-
vante, Léa Girardet prouve que, oui, tout es-
poir n’est jamais perdu. Le message a rempli
d’enthousiasme la salle du Théâtre du Train
bleu, dans le « off » d’Avignon et Léa Girardet
le fera entendre dans plus de 25 villes françai-
ses à partir de la rentrée. p brigitte salino
Laval, le 18 septembre. Brest, du 15 au
19 octobre. Beauvais, du 4 au 9 novembre.
Saint-Quentin (Aisne), du 19 et 20 décembre.
Phèdre !
de François Gremaud
Oui, c’est bien Phèdre, celle de Racine. Mais
telle que vous ne l’avez jamais entendue. Si
elle s’appelle Phèdre ! avec un point d’excla-
mation, qui autrefois était appelé « point
d’admiration », c’est parce qu’elle est vue par
le Suisse François Gremaud. Cet as du théâtre
décalé imagine un conférencier fou d’amour
pour la tragédie, qui vient faire partager sa
passion au public. Il est tellement pris par
son sujet qu’il en oublie les règles de l’art : il
use de jeux de mots à la noix de coco et de
citations de refrains de chansons populaires
(« Colchique dans les prés, c’est la fin de Mé-
dée », « Alexandrin, Alexandrie, Alexandra »),
et affiche une fausse naïveté à la Bourvil.
Dans ce rôle, le comédien Romain Daroles
fait merveille : les rires fusent dans la salle,
mais cela n’empêche pas sa Phèdre ! d’offrir
une connaissance magnifique de Phèdre à
tous, et à tous les âges. Un régal, à voir en
France et en Suisse en 2019-2020. p b. sa
Montbéliard (Doubs) du 20 au 23 novembre.
Cognac (Charente) les 26 et 27 novembre.
Saint-Médard-en-Jalles (Gironde),
du 3 au 6 décembre.
Le Fantôme d’Aziyadé
de Florient Azoulay et Xavier Gallais,
d’après Pierre Loti
C’était au temps où, en 1877, Pierre Loti,
jeune officier de marine, rencontrait Aziyadé
à Istanbul. Le Bosphore ressemblait de jour à
un Canaletto, des lanternes fouillaient nui-
tamment les rues étroites, des lueurs
trouaient le ciel des soirs de ramadan, des
regards interdits s’échangeaient… Un grand
amour était né. Puis Pierre Loti, appelé par
son service, dut quitter Istanbul, où il revint,
dix ans plus tard, pour retrouver Aziyadé. En
vain… Les deux livres qui racontent cette his-
toire, Aziyadé et Fantôme d’Orient, ont été
réunis en un seul, Le Fantôme d’Aziyadé, par
Florient Azoulay et Xavier Gallais, qui joue
seul. En ravivant la « mémoire endormie » de
Pierre Loti et, avec elle, la nostalgie de la
géographie d’une ville qui recouvre la peau DANS « PHÈDRE ! »,
d’un amour, le comédien fait entendre, de sa
voix douce, le grain proche et lointain du
FRANÇOIS GREMAUD,
souvenir. C’est magnifique. p b. sa AS DU THÉÂTRE
Paris, Théâtre Lucernaire, du 12 janvier
au 8 mars 2020. DÉCALÉ, IMAGINE
O agora que demora. Le Présent UN CONFÉRENCIER
qui déborde. Notre Odyssée II FOU D’AMOUR
d’après Homère, mise en scène
Christiane Jatahy POUR LA TRAGÉDIE.
Dans cette 73e édition du festival placée sous
le signe des odyssées, la Brésilienne Chris- DANS CE RÔLE,
tiane Jatahy a triomphé avec sa vision LE COMÉDIEN
d’Homère. Ce n’est pas une pièce qu’elle a
proposée, mais un spectacle d’agitprop com- ROMAIN DAROLES
munautaire : projeté sur un grand écran, un
film, tourné au Liban, en Palestine, en Afri- FAIT MERVEILLE
que du Sud et au Brésil, montrait des Ulysse
d’aujourd’hui privés d’Ithaque – une terre et
une maison où ils seraient chez eux – et des
comédiens jouant des passages de l’Odyssée.
Pendant la projection, qui durait deux heu-
res, les spectateurs étaient invités à partici-
per, en dansant ou en imitant le bruit de la
pluie en tapant d’un doigt dans la paume de
la main – ce qu’ils firent avec un plaisir fou.
On peut s’interroger sur la portée de la dé-
marche de Christiane Jatahy, mais on ne
peut nier la force d’attraction de son specta-
cle, qui abolit les frontières de la scène pour
parler des frontières de la terre. p b. sa
Paris, au Centquatre, du 1er au 17 novembre.
Strasbourg, au Maillon, du 4 au 6 décembre.
Le Sublime Sabotage
de et avec Yohann Métay
Yohann Métay s’est fait connaître avec
La Tragédie du dossard 512, spectacle singu-
lier dans lequel il racontait avec brio une
épopée physique, celle de la folle course de
l’Ultra-Trail du Mont-Blanc. Après quelque
900 représentations, cet ancien professeur
d’éducation physique formé à la ligue d’im-
provisation a rendu son maillot mais n’en a
pas fini avec la scène. Sa nouvelle création,
Le Sublime Sabotage, présentée au festival
« off », constitue une belle surprise et con-
firme le talent de ce comédien. Dans cette
épopée comique de la création, Yohann
Métay raconte sa quête éperdue du specta-
cle que tout le public attendrait, sa soif d’ab-
solu, sa peur de rater. A chercher l’impossi-
ble, forcément il se perd. Mais l’échec
pathétique se transforme en un spectacle à
la fois burlesque et existentiel sur le cauche-
mar du temps qui passe. Sincère, inventif et
bien écrit, ce « sublime sabotage » est d’une
formidable liberté. p sandrine blanchard
Paris, Théâtre Lucernaire, du 1er octobre au
18 décembre. Grenoble, du 3 au 5 octobre.
Troyes, les 13 et 14 décembre.
Féministe pour homme
de et avec Noémie de Lattre
Noémie de Lattre est une féministe qui a
l’art de parler aux hommes. Ecrit avant le
coup de tonnerre de l’affaire Weinstein et le
mouvement #metoo, son one-woman-show
– qui a rencontré cet été à Avignon le même
succès qu’à Paris – ne cherche pas à donner
de leçon ou à opposer les sexes mais simple-
ment, et efficacement, à expliquer le fémi-
nisme pour les nul(le)s, à ouvrir des pistes de
réflexion sur la condition féminine. Tour à
tour enjouée ou tourmentée, cette comé-
dienne pleine de charme alterne des séquen-
ces burlesques et d’autres d’émotion. C’est
(très) drôle, intelligent et mis en scène avec
précision. Dans une ambiance de cabaret,
Noémie de Lattre se dévoile dans tous les
sens du terme, assumant le croisement en-
tre confession, manifeste et stand-up. p s. bl
Paris, à La Pépinière-Théâtre, à partir
du 7 octobre.
aaAhh Bibi
avec Julien Cottereau, mise en scène
Erwan Daouphars
Quel bonheur de retrouver Julien Cottereau
dans une nouvelle création. Après Imagine-
toi et Lune-air, ce clown-mime-bruiteur-
-acteur a choisi le « off » d’Avignon pour
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
Léa Girardet, dans la pièce
« Le Syndrome du banc
de touche ». PAULINE LE GOFF
Dagmara Mrowiec-Matuszak
et Karoline Rose, dans
« Nous, l’Europe, banquet des
peuples », de Laurent Gaudé,
mis en scène par Roland
Auzet. CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE
présenter aaAhh Bibi, nouvelle pépite de
poésie, de nostalgie et de drôlerie qui ravira
enfants et adultes. Dans cet hommage à son
papy qui l’appelait Bibi, Julien Cottereau
nous emmène dans une histoire de passa-
tion entre un vieux et un jeune clown, une
aventure initiatique entre rêve et réalité où
tous les éléments (le feu, l’eau, l’air…) et tou-
tes les disciplines circassiennes (équilibre,
acrobatie, jonglerie, etc.) sont réunis pour
construire un univers idéal et sans frontiè-
res. Bourré d’empathie et de bienveillance,
cet artiste, longtemps membre du Cirque du
Soleil, a su garder un pied dans l’enfance,
une imagination débordante et une incroya-
ble énergie. Eternel rêveur, il fabrique un
monde peuplé de rires et de tendresse, qui
dégage une humanité réconfortante. p s. bl
Paris, Théâtre Lucernaire, du 6 novembre
2019 au 12 janvier 2020.
Globalement d’accord
de et avec Les Goguettes
Vous aimez rire en chansons et appréciez la
satire politique ? Allez donc voir Les Goguet-
tes. Ce quatuor dépoussière avec entrain le
vieil exercice des chansonniers. Clémence
Monnier, Stan, Aurélien Merle et Valentin
Vander parodient l’actualité, toute l’actualité,
qu’elle soit politique, écologique ou sociétale,
pour s’emparer des petites et grandes polé-
miques, de la mode végane à l’usage abusif
du Flash-Ball. Derrière un look propret, ils
déploient une impertinence salutaire qui dé-
clenche l’hilarité grâce à des détournements
musicaux inventifs. Ces quatre-là ont l’art de
la formule et donnent de leur personne pour
se moquer du pouvoir et des politiques. En «
bouffons du roi » assumés, ils ont choisi Em-
manuel Macron comme sujet de prédilec-
tion. Leurs critiques sont engagées mais ja-
mais vulgaires et se renouvellent au fil des
sursauts de l’info. p s. bl
Lunel-Viel (Hérault), le 25 août. Annecy,
le 26 août. Arras, le 27 septembre, Paris,
le 9 octobre, à l’Alhambra, etc.
Le Champ des possibles
de et avec Elise Noiraud
C’est le dernier volet de la trilogie intimiste
d’Elise Noiraud, et le meilleur. Dans Le
Champ des possibles, l’un des succès mérités
du festival « off », cette comédienne livre
une partition particulièrement aboutie sur
les affres du passage à l’âge adulte. Son seu-
le-en-scène, à la force émotionnelle et à la
drôlerie irrésistibles, nous raconte une his-
toire d’émancipation a priori banale – les

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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
premiers pas d’une jeune provinciale débar-
quant à Paris – mais qui se transforme en
comédie humaine universelle, où se mêlent
névroses familiales, espoirs déçus, désirs en-
fouis et rencontres déterminantes. Passant
avec une aisance bluffante d’un personnage
à l’autre, Elise Noiraud nous renvoie à nos
propres souvenirs de jeunesse et nous force
à nous interroger sur ce qui a fait de nous
des adultes. Bien sûr, c’est le personnage de
sa mère qui constitue le fil rouge du specta-
cle. De cette relation faite d’amour véritable
et de non-dits redoutables, la comédienne
tire des séquences d’une justesse et d’une
sincérité bouleversantes. p s. bl
A Billère (Pyrénées-Atlantiques), le
19 décembre. A Pont-Sainte-Maxence (Oise),
le 31 janvier 2020.
Outside
de et par Kirill Serebrennikov
Assigné à résidence pendant presque deux
ans, libéré en avril mais toujours sous le coup
d’une interdiction de territoire, le metteur en
scène et cinéaste russe Kirill Serebrennikov a
signé le spectacle le plus fort de cette édition
2019. Un geste artistique d’une liberté
souveraine, mêlant théâtre, danse, musique
et photographie. L’artiste y interroge sa
situation de dissident de manière intime et
singulière, au regard de la destinée d’un
autre irrécupérable : le photographe chinois
Ren Hang, qui s’est suicidé en 2017, à la veille
de ses 30 ans. p fabienne darge
Tournée à venir lors de la saison 2020-2021.
Nous, l’Europe, banquet des peuples
de Laurent Gaudé et Roland Auzet
Face à une Europe de Bruxelles désincarnée,
face aux désenchantements qui collent aux
basques d’une construction européenne
toujours fragile, l’écrivain Laurent Gaudé et
le metteur en scène et compositeur Roland
Auzet opposent l’énergie jubilatoire d’un
spectacle total. Le poème dramatique re-
monte le cours de l’histoire du continent
jusqu’à l’invention de la locomotive à va-
peur, tandis que la mise en scène chorale
met à l’épreuve du plateau un peuple euro-
péen en miniature, celui que constituent de
formidables performeurs et performeuses
et des amateurs de tous âges. p f. da
A Amiens, les 7 et 8 octobre.
Final Cut
de et par Myriam Saduis
Actrice, metteuse en scène et désormais
auteure, Myriam Saduis raconte l’histoire
d’une folie familiale. La sienne, ou plutôt
celle de sa mère, prise dans les rets de la
grande histoire. Ou comment cette mère,
une Italienne de Tunisie, a pendant toute
son enfance caché à sa fille l’existence de
son père, parce qu’il était arabe. Partant du
plus intime, Myriam Saduis tisse avec une
constante justesse de ton un spectacle bou-
leversant sur la manière dont l’histoire, en
« Oskara », spectacle
chorégraphié par
Marcos Morau et
interprété par la
compagnie basque
Kukai Dantza.
CHRISTOPHE RAYNAUD DE LAGE
Les Goguettes, dans
« Globalement
d’accord ».
MARYLÈNE EYTIER
l’occurrence celle de la colonisation, peut
briser la raison des individus. p f. da
A Paris, Centre Wallonie-Bruxelles, les 9
et 10 octobre. Tournée en France en 2020.
Pelléas et Mélisande
de Maurice Maeterlinck, par Julie Duclos
De l’œuvre maîtresse du poète symboliste
belge, écrite en 1892, la jeune metteuse en
scène Julie Duclos livre une version qui tient
en équilibre la poésie et le mystère, et un re-
gard contemporain sur cette « tragédie du
quotidien » qui met en jeu une jeunesse em-
pêchée de vivre dans un monde trop vieux.
Les clapotis de l’âme humaine s’y font en-
tendre tout autant que les échos de notre
monde de peurs et d’exils, en un geste de
mise en scène où la vidéo, le son, la scéno-
graphie, la lumière jouent à part égale avec
les – excellents – acteurs. p f. da
A Reims, du 16 au 18 octobre. A Rouen,
les 14 et 15 novembre. A Lille,
du 27 au 30 novembre. A Besançon, les 17 et
18 décembre. Tournée en France en 2020.
Vies de papier
par la compagnie La Bande passante
Un jour d’automne, Benoît Faivre et
Tommy Laszlo, de la compagnie La Bande
passante, dont la spécialité est le théâtre
d’objets documentaires, sont tombés sur un
étrange album photos, au marché aux pu-
ces des Marolles, à Bruxelles. En remontant
le fil de l’histoire de la jeune Allemande qui
en était au cœur, ils ont remonté celui de
l’histoire européenne, telle qu’elle s’est
nouée avec la seconde guerre mondiale, et
celui de leurs propres histoires familiales.
De toute cette matière, ils font un spectacle
beau comme une vaste lanterne magique,
un festival de papiers découpés aussi délicat
que vertigineux. p f. da
A Thonon-les-Bains (Haute-Savoie), les 26 et
27 septembre. A La Courneuve
(Seine-Saint-Denis), le 11 octobre. A Fécamp
(Seine-Maritime), le 15 octobre. A Avranches
(Manche), les 17 et 18 octobre. Aux Lilas
(Seine-Saint-Denis), le 7 novembre. A Calais
(Pas-de-Calais), du 28 au 30 novembre.
DANSE
Outwitting the Devil
d’Akram Khan
Il veut désormais raconter des histoires, par-
ler des mythologies d’hier et d’aujourd’hui,
s’engager pour dire le monde comme il va.
Avec sa nouvelle pièce, Outwitting the Devil,
pour six interprètes, créée dans la Cour
d’honneur du Palais des papes, le danseur et
chorégraphe britannique d’origine bangla-
daise Akram Khan met en scène un récit apo-
calyptique autour du désastre écologique. Il
s’appuie sur un fragment, retrouvé en Irak en
2011, des douze tablettes de l’épopée de
Gilgamesh qui évoque la destruction de la fo-
rêt et de ses animaux par le jeune Gilgamesh.
Le héros devenu vieux se souvient. Elliptique,
cette fresque au rythme lent, sertie dans une
scénographie calcinée, compte sur la danse
guerrière et tourbillonnante, dessinée au
muscle près des danseurs, pour raconter la
violence des pulsions. p rosita boisseau
Paris, Théâtre de la Ville,
du 11 au 20 septembre.
Oskara
de Marcos Morau
Avec Oskara, pièce pour cinq interprètes
masculins chorégraphiée par Marcos
Morau, la compagnie basque Kukai Dantza,
fondée en 2001, réussit un très joli coup :
tresser au plus fin la tradition basque avec le
geste contemporain en distinguant
superbement la beauté du folklore. Un
homme en train de mourir remonte le
temps en renouant à travers la danse avec
ses racines, les figures anciennes du
carnaval de son enfance. Il fait corps dans
des rondes, des chaînes qui le relient à son
patrimoine et à ses ancêtres. Le répertoire
chorégraphique somptueux atteste de la
richesse complexe des traditions basques.
Des chants a cappella accompagnent la
pièce, irriguant la traversée initiatique du
personnage. Visuellement très élégant,
Oskara est un merveilleux ambassadeur de
la culture basque. p r.bu
Arcachon (Gironde), le 20 septembre.
Multiple-s
AVEC « OSKARA », LA de Salia Sanou
COMPAGNIE BASQUE Salia Sanou, 50 ans, invite trois artistes, la
danseuse et chorégraphe Germaine Acogny,
KUKAI DANTZA l’écrivaine Nancy Houston et le musicien-
compositeur Babx, à partager le plateau avec
TRESSE LA lui dans Multiple-s. Pour chacun, il ouvre
TRADITION BASQUE une parenthèse délicatement particulière.
Dans les pas de « Maman Germaine », il se
AVEC LE GESTE souvient de sa formation en tant que jeune
interprète né au Burkina Faso. Face à face
CONTEMPORAIN avec Nancy Huston, il s’interroge sur le no-
madisme et l’identité, la langue et l’imagi-
EN DISTINGUANT naire. Côte à côte avec Babx, il s’immerge
SUPERBEMENT dans les textes d’Aimé Césaire et Gaston
Miron tout en se laissant aller à un petit nu-
LA BEAUTÉ méro copain-copain léger et burlesque. Au
passage, on retrouve la danse pulsante, on-
DU FOLKLORE dulante et profondément enracinée de Salia
Sanou, qui s’était éloigné pendant sept ans
des plateaux pour mettre en scène des piè-
ces de groupe. Opus intimiste et doux,
Multiple-s se savoure pour ce qu’il est : un
moment heureux avec des amis. p r. bu
A Floirac (Gironde), le 16 octobre.
Tournée en France en 2020.
Ordinary People
de Wen Hui et Jana Svobodova
La chorégraphe chinoise Wen Hui et la met-
teuse en scène tchèque Jana Svobodova se
sont bien rencontrées. Ensemble, elles ont
conçu le spectacle Ordinary People, avec
quatre complices chinois et cinq tchèques.
Danseuse, musicien ou ouvrier retraité, nés
culture | 19
entre 1942 et 1988, ces interprètes se sont
livrés au jeu des confidences entre souvenirs
personnels et commentaires sociétaux, su-
perposant leurs parcours et leurs vies dans
deux pays aux histoires chahutées par le
communisme. Entre les places Tiananmen, à
Pékin, et Venceslas, à Prague, les thèmes de
la liberté, de la peur, de la censure circulent,
auréolés pour chacun des témoignages, tous
directs et simples, d’une couleur singulière.
La musique rock jouée par tous les perfor-
meurs, les danses partagées des Chinois et
des Tchèques font de cette pièce documen-
taire un réel moment d’échange. p r.bu
Paris, Théâtre des Abesses,
du 5 au 9 novembre.
Näss
de Fouad Boussouf
Näss (« les gens », en arabe), créée en 2018
par Fouad Boussouf, provoque une transe
irrésistible à partir des chansons du groupe
marocain des années 1970 Nass El Ghiwane,
mais aussi des atmosphères récoltées par le
chorégraphe Roman Bestion, expert en
musique nord-africaine, à Marrakech, à Salé
(Maroc) et dans les rues de Tunis. Entre hip-
hop et inspirations traditionnelles marocai-
nes, comme par exemple les rondes berbè-
res ahidous, sept hommes décollent dans
des envolées successives toujours plus
ardentes. L’une des dernières images en dit
long sur la tension du spectacle : les dan-
seurs, au bord de l’épuisement, continuent
de sauter sur place comme s’ils ne pou-
vaient plus s’arrêter. Avec cette pièce, actuel-
lement en tournée dans le monde entier,
Fouad Boussouf a inscrit le nom de sa com-
pagnie, Massala, en haut de l’affiche. p r. bu
Saint-Jean-de Védas (Hérault), le 22 octobre.
Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-
du-Rhône), le 15 novembre. Mulhouse
(Haut-Rhin), les 20 et 21 novembre.
Les Ulis (Essonne), le 22 novembre. Saint-
Quentin-en-Yvelines (Yvelines), les 29 et
30 novembre. Tournée en France en 2020.
Inging
de Simon Tanguy
Simon Tanguy, passé par une formation de
philosophie, de clown, de danse, touille tous
ses talents dans Inging, une performance
surprenante sur la parole et le geste en direct.
Pendant quarante-cinq minutes, il monolo-
gue sans s’arrêter, tout en se faufilant entre
les spectateurs rassemblés autour de lui sur
le plateau. Léger et rapide, il enclenche une
logorrhée réjouissante, jetant dans le
bouillon de sa pensée des propos philosophi-
ques, des commentaires quotidiens, des con-
fidences personnelles… Inging reprend, façon
Simon Tanguy, la performance créée en 2010
par la New-Yorkaise Jeanine Durning. Le dis-
positif – un bureau, un ordi – est le même,
mais le contenu évidemment différent est
nouveau à chaque représentation. p r. bu
A Toulon, les 21 et 22 septembre.
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019

ENQUÊTE
Les charpentiers du PAF
Manu, Attila et Arnaud sont les trois
piliers de « Constructions sauvages » sur
RMC Découverte. Leur mission : bâtir
en cinq jours des cabanes incroyables
en pleine nature pour des particuliers
COMPLÈTEMENT PERCHÉS 2 | 5

Par Catherine Rollot connaît tout des sols, des arbres et a à

Ç
son actif plus de dix ans d’expérience
a patauge, ça glisse, ça dans la construction de cabanes. Une ac-
s’enfonce. Déjà deux jours tivité qu’il avait développée à son
que la gadoue donne du compte, avant de rejoindre, lui aussi,
fil à retordre à l’équipe de « un peu par hasard », l’équipe de « Fort
choc de trois construc- Boyard », il y a une dizaine d’années.
teurs de cabanes. Il y a là « La team Boyard », ou les « cou-
Manu, casquette enfon- teaux suisses », comme ils s’appellent
cée jusqu’aux oreilles, en gros blouson entre eux, n’ont pas le look des anima-
de cuir, Arnaud, aux dreadlocks aussi teurs habituels. Ni les codes. Le phrasé
spectaculaires que ses chemises de bû- un peu lent de Manu, les termes techni-
cheron, et Attila, chapeau de cuir austra- ques : ici, on n’est pas dans le petit brico-
lien, bagues à tête de mort et longue lage, mais dans le « gros œuvre », et l’on
barbe tressée. parle plus bardage que petites moulures.
Sous une pluie battante, le trio à L’implication des trois gaillards, qui
l’improbable dégaine est venu réaliser le trimballent poutres de bois et manient la
rêve de Max et Ine, qui vivent dans la ponceuse « pour de vrai », sonne juste et
Drôme avec leurs deux enfants. Ine est fait le charme du programme.
norvégienne, et elle voudrait une petite « On ne se la joue pas, on est na-
maison en bois qui lui rappelle son pays. ture », assure Manu Blanquet. Pour eux
Ils possèdent un terrain à flanc de forêt. trois, la série a été un baptême du feu.
Idéal pour recréer une ambiance nordi- « C’est un retour aux sources de se retrou-
que. Le couple de trentenaires a déjà les ver dans la construction de vraies cabanes
pulls à motifs sapins et l’attrait pour la rustiques en pleine nature, pas celles avec
vie au grand air, assortis à leur envie. des Jacuzzi et tout le confort moderne,
Problème : leur lopin de terre à la vue im- comme c’est la mode actuellement »,
prenable sur la vallée combine une forte s’enthousiasme Arnaud Conan.
pente et un sol argileux. Pas vraiment le Le stress n’est pas venu de la pré-
plus simple pour envisager des travaux, sence de la caméra mais des contraintes
surtout sous un déluge. de temps ou d’organisation, inhérentes
« Allez power », galvanise Manu à un tournage. « A la base, on est des
Blanquet, alors que les trombes d’eau ont constructeurs, et, au début, le réflexe
mis au chômage technique tronçonneu- c’était de dire : “Je veux bien être filmé
ses et scies circulaires. A défaut d’électri- mais je n’ai pas le temps de donner des
cité, l’énergie sera manuelle, au sens pro- explications face caméra, j’ai du boulot
pre comme au sens figuré. A 62 ans, celui à abattre.” » Pour Attila, à la créativité
qui fait office de « chef de chantier » est débordante, le plus dur a été de canali-
l’une des trois vedettes de « Constructions ser ses « délires », comme cette fois où il
sauvages », un programme diffusé sur la est « parti dans la construction d’une
chaîne RMC Découverte au printemps et statue géante de Goldorak de 600 kg et
dont la deuxième saison est en tournage 3 m de haut pour décorer la cabane d’un
cet été. Forte des bonnes audiences du client passionné de mangas », et qu’il a
format américain « Building Wild », cru qu’il n’y arriverait pas dans le
diffusé en 2016, RMC Découverte a dé- Cabane pour un temps imparti.
cidé d’en faire une adaptation française, passionné Pour la cabane de Max et Ine, « le
qui reprend le même scénario. Trois ex- d’ornithologie, géant des Carpates » n’a pas résisté à
en Lot-et-
perts de la construction en bois doivent construire un trône de Viking, pour
Garonne.
concevoir et bâtir des cabanes extra- l’ambiance norvégienne. Et trois lour-
NATIONAL GEOGRAPHIC
ordinaires, en cinq jours, avec un budget des épées qui, une fois actionnées,
limité et en recyclant de vieux maté- ouvrent une porte menant à un bain
riaux pour des clients installés un peu scandinave en bois. Entre rêve de gosse
partout en France. et fascination pour les gros chantiers, la
Au cours des dix épisodes de la recette fonctionne. Au total, la série de
série, tous les styles de cabane y passent, dix épisodes a cumulé 6,1 millions de té-
du lodge africain rêvé par un chef d’en- léspectateurs, l’un des meilleurs scores
treprise en Gironde à la cahute-observa- d’audience pour une émission de la
toire pour un passionné d’ornithologie Avant d’être un as du bâtiment
en Lot-et-Garonne, en passant par le et de la « bricole », le chef d’équipe rê-
fallait trouver trois personnalités qui
connaissent à la fois le milieu de la télé et « J’ai construit petite chaîne du canal 24 de la TNT.
« Ce fantasme de cabane, qui ren-
mini-ranch inspiration western pour des vait d’embrasser une carrière de musi-
clients éleveurs de bovins dans la Nièvre. cien professionnel. Guitariste, le jeune
ses contraintes techniques, mais aussi les
règles de l’art de la construction », expli- un Goldorak voie à l’enfance, au besoin de nature et à
une certaine simplicité, couplé au côté
Avec, chaque fois, son lot d’aléas de homme gravite dans le milieu artistique
chantier et de défis techniques à relever. et arpente les petites salles de spectacle,
que Frédéric Joly, directeur général de
909 Productions, filiale de Lagardère de 600 kg défi, a touché des spectateurs de tous les
âges et de toutes les catégories sociopro-
Trouver un moyen de sortir de si- où l’on repère vite son adresse manuelle.
tuations compliquées en s’amusant, le « J’étais déjà un très bon bricoleur,
Studios, qui a produit le format. Après
quelques essais et un peu de coaching et 3 m de haut fessionnelles, affirme Frédéric Joly. Et
l’intérêt ne faiblit pas. Depuis la fin de la
sexagénaire au visage jovial encadré par s’amuse Manu Blanquet. Quand il y avait
un halo de boucles poivre et sel en a fait sa un truc à réparer, j’avais toujours une so-
pour apprendre à parler face caméra, un
trio de constructeurs est constitué. pour décorer première saison, chaque jour une dizaine
de propriétaires de terrain se portent
spécialité. Depuis trois décennies, Manu lution. » De dépannage en dépannage,
Blanquet conçoit et fabrique, avec ses l’homme se fait sa place dans la cons-
Aux côtés de Manu Blanquet,
Attila Fulop et Arnaud Conan complè- la cabane candidats pour que nos constructeurs
viennent chez eux. » Ils feront peut-être
équipes, les décors et les mécanismes des truction de décors, puis dans la concep-
jeux de « Fort Boyard ». C’est à lui que l’on tion et la réalisation d’épreuves de jeu,
tent l’équipe. Les trois protagonistes se
connaissent bien et sont même copains d’un client partie du casting de la saison 2. Le trio, à
peine revenu du fort et déjà reparti sur
doit les équipements des cellules du fort, au point de devenir un incontournable
mais aussi quantité d’autres installations des coulisses de la télévision.
hors plateau. Attila, « l’as de la récup », un
Transylvanien d’origine de 52 ans, fils de passionné d’autres projets, devrait rempiler. Cette
année encore, la cabane au fond de leur
pour des émissions de divertissement et Appelé d’abord comme expert
d’aventures, comme « The Bridge » pour pour tester la faisabilité du projet
bûcheron, lui-même menuisier et char-
pentier, côtoie depuis vingt-cinq ans le de mangas » jardin attendra.

M6 ou « Safari Go ! » sur Gulli, pour ne « Constructions sauvages », il se voit Père Fouras. Le second, dit « le spécialiste Attila Fulop Prochain article La mini-maison
citer que les plus récentes. vite proposer le rôle de coanimateur. « Il terrain », 43 ans, élagueur de profession, dans la prairie
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
LES EMBROUILLES EN VACANCES 2 | 5
Laisse…
je m’occupe
du barbeuc
Nicolas Santolaria
S
i l’on transposait la guerre du feu au
XXIe siècle, cela ressemblerait sans doute à
une bande de types en vacances, sirotant
leur bière fraîche devant les braises fumantes
d’un barbecue. Malgré le fait que d’autres mo-
des de cuisson existent depuis belle lurette,
c’est encore le charbon qui est plébiscité par
44 % des Français, les barbecues électriques et
au gaz ne séduisant respectivement que 23 % et
12 % des utilisateurs (étude BVA, février 2019).
Selon la préhistorienne Marie-Antoinette de
Lumley, on peut voir dans cette attirance pour
le brasier un comportement réflexe hérité de
l’époque des cavernes.
Une fois cette variable intégrée, on
comprend mieux pourquoi ce qui se joue
autour de la cuisson des chipolatas est haute-
ment stratégique, réactivant une mémoire an-
cestrale qui couve depuis des siècles. Autre-
ment, comment expliquer l’espèce d’hystérie
qui s’empare d’individus apparemment sains
d’esprit au moment d’« allumer le feu » ? Après
vous avoir gentiment éconduit d’un coup de
coude néandertalien, votre meilleur ami, qui
est allé préalablement récolter du bois sec
(mais en réalité un peu mouillé), répète alors
méthodiquement des gestes qui semblent sor-
tir de la nuit des temps. Briser à mains nues les
morceaux d’une ancienne cagette de melons,
chiffonner l’exemplaire du journal local qui a
jadis servi à emballer les sardines, puis craquer
rituellement l’allumette.
Alors que la convivialité est mise en
avant par 45 % des Français pour justifier leur
attrait pour le barbecue, cette phase d’allu-
mage est sans doute un des moments les plus
tendus des vacances. Si vous approchez du
foyer, votre ami se met alors à grogner comme
un tigre à dents de sabre, agitant sous votre
nez les pointes étincelantes d’une fourchette
géante qui pourrait bien se planter ailleurs que
dans les saucisses. Brillant dans la nuit, son œil
noir de psychopathe aurait tout à fait sa place
dans l’opus préhistorique de Jean-Jacques
Annaud, où l’on
fend le crâne du
voisin pour lui pi-
Après avoir cramé quer quelques
brandons. Sous
l’équivalent d’un des airs d’hédo-
nisme pavillon-
mois de « Midi naire, c’est donc
en réalité la dicta-
libre » dans cette ture de la massue
qui perdure ici.
entreprise mani- Si vous
avez le malheur
festement vouée de lui faire remar-
quer que son feu
à l’échec, il se décide est « mal parti »,
votre ami vous
à utiliser des ZIP balancera d’un air
hautain qu’il a
« été scout » (son
totem était d’ailleurs Oiseau Tonnerre, signe
de son incroyable capacité à rendre le bois in-
candescent). Pour l’heure, le volatile assoiffé
agite nerveusement un morceau de carton de-
vant le charbon encore froid, en enquillant les
verres de rosé. Après avoir cramé l’équivalent
d’un mois de Midi libre dans cette entreprise
manifestement vouée à l’échec, il se décide à
utiliser des… – chut, il ne faut pas le dire trop
fort –… oui, des ZIP, ces allume-feu pour mecs
qui ne savent pas allumer le feu.
Pour se venger de cette humiliation nar-
cissique, il carbonisera par la suite les merguez
et les chipo’, cette surcuisson étant la preuve
ultime que son brasier sera toujours plus puis-
sant que celui des autres. « Mais c’est pas des
saucisses, c’est du charbon ! » objectera alors une
petite voix, face à l’amas de victuailles comme
passées au napalm. « Ben, si vous n’êtes pas
contents, vous n’aviez qu’à vous occuper du feu ! »
s’emportera alors le roi du tison déchu.
Un peu plus tard, revenu à de meilleurs
sentiments, notre préhisto-rôtisseur tentera à
coup sûr de faire amende honorable, tout en
continuant à défendre ses pyro-prérogatives :
« Bon, pour me faire pardonner, je vais vous
faire des bananes flambées ! »
Prochain article « C’est un peu cher, non ? »
L’ÉTÉ DE L’ÉPOQUE | 21
UN CHÂTEAU DE SABLE AVEC...
RUDY RICCIOTTI
« Je suis un ingénieur d’opérette,
mais un architecte de combat »
Le héraut du béton fibré nous a reçus avec sa compagne,
Myriam Boisaubert, dans leur villa de Cassis. Une débauche
d’énergie et de paroles avec quelques verres de bandol
Laurent Carpentier
PLAYLIST
> UN LIVRE
POUR LA PLAGE
« Voyage en Ethiopie »,
de Curzio Malaparte
(1939)
> UN FILM (OU SÉRIE)
POUR LA SIESTE
« GHB », de Laetitia
Masson (2014)
> UN APÉRO
POUR LA FRAÎCHE
Domaine de Trevallon,
blanc, « du provençal
savant »
Rudy Ricciotti et sa compagne, Myriam Boisaubert, à Cassis, le 25 mai. OLIVIER MONGE/MYOP POUR « LE MONDE »
M
yriam ! Il est là, le journaliste ! Il a pas une mauvaise
gueule… » Débraillé, cheveux en bataille, des mor-
ceaux de feuillage collés aux poils de son poitrail dé-
nudé, Rudy Ricciotti, 67 ans, l’architecte du MuCEM à
Marseille, du Pavillon noir à Aix-en-Provence, de la
Passerelle de la paix à Séoul, du Palais du cinéma à
Venise (entre cent autres), hèle sa compagne.
Au bout de la presqu’île de Cassis (Bouches-du-Rhône), des
murs de parpaing crépis et coiffés de tessons de bouteille ne laissent
aucunement soupçonner la villa ouverte aux vents marins et aux
odeurs de la pinède qui se cache derrière. Un luxe sans ostentation qui
se nourrit de la nature, plantations d’iris, oliviers quatre fois centenai-
res, agrumes… « Je lutte contre les “punaises diaboliques” et les “frelons
asiatiques”, gueule l’architecte en courant derrière une sauterelle
énorme qui vient de passer du pin au figuier. Ce sont des espèces qui
n’apportent strictement rien et qui tuent les pollinisateurs. J’aime mieux
les “guêpes maçonnes” ; des collègues. » Pourtant, un jour, alors qu’il
était nu, il a été piqué sur la verge. « Je me suis vu grandir, ironise-t-il,
moitié riant, moitié grimaçant. J’ai failli appeler les pompiers. »
Scolopendres à la morsure méchante, couleuvres qui envahis-
sent le jardin, piège pour les pies… Il est en lutte avec les prédateurs.
« J’essaye de pratiquer le chamanisme avec ces animaux. Je dis aux scolo-
pendres : je te respecte chez toi, mais ici, ce n’est pas ta maison », raconte
celui qui a cinq lions dans sa chambre, un félin dans la salle de bains et
un tigre royal posant avec un alligator énorme, poulet dans la gueule,
dans le vaste séjour. Empaillés, certes, mais impressionnants.
« Etre architecte, c’est croire que tu peux encore transformer le
réel », dit-il. Et peut-être à cette aune n’est-il jamais autant architecte
qu’ici, à transformer ce morceau de rocher, 5 000 m2 de pinède, en un
château de sable pour adulte averti : peuplé d’un imaginaire rebelle à
tout sauf à lui-même. Un pied de nez « dadaïste », plaide-t-il. Rudy
Ricciotti a acheté la propriété en 2010 à la famille Beuchat, pionniers
du matériel de plongée. « J’ai toujours vécu en bord de mer. D’abord en
Camargue, puis à Bandol, maintenant ici. La Méditerranée est une dé-
chirure qui ne cicatrise pas. Je la vois comploter contre moi. Le paradoxe,
avec un tel endroit, c’est que tu ne t’habitues pas », dit-il en regardant le
cap Canaille, qui se découpe à l’est sur le bleu du ciel.
Il aime ces phrases lyriques qui s’envolent avec le vent. L’été, la
maison est une ruche. Peuplée non pas par ses trois enfants et leur des-
cendance – ceux-là ont leurs propres maisons –, mais par les amis de
passage : « Vivre hors la vue de la névrose urbaine. La culture a perdu sa
générosité, est passée à l’état de croyance, et maintenant devient supers-
tition. » Il attend une réaction. Nous demande ce qu’on en pense. On
avoue ne pas comprendre. « Lui non plus », sourit Myriam Boisaubert,
sa compagne depuis dix-sept ans, traîtresse complice, poète mélancoli-
que, qu’il ne cesse de mettre en avant dans un jeu amoureux dont on
ne sait plus très bien qui il cherche à séduire : elle, lui, le visiteur en
train de se délecter de ce foie de lotte que cette carnassière blonde, ap-
prentie Robinsonne en ces lieux paradisiaques, a préparé avec les capu-
cines du potager perché sur le toit du garage. Lequel a valu à Ricciotti,
anarchiste revendiqué devant l’Eternel, quelques démêlés avec la jus-
tice pour des libertés prises avec les autorisations administratives dont
il ne voudrait plus avoir à parler.
La criste marine qui accompagne la poutargue et le ceviche de
pélamide, petit thon de par ici, a été ramassée sur la falaise blanche (la
fameuse pierre de Cassis, qui servit à paver les rues de Marseille) qui
descend en escalier vers la mer. Soixante-deux marches et une échelle
de coupée pour se glisser dans l’eau et surtout en remonter. Un jour,
par gros temps, l’échelle a été arrachée alors qu’ils étaient dans l’eau.
On sourit à l’idée de demander à Ricciotti, héraut du béton
fibré, de faire un château de sable sur cette roche dont les lignes géo-
métriques rappellent ses constructions. « Je suis un ingénieur d’opé-
rette mais un architecte de combat », proteste-t-il, alors que nous nous
glissons dans l’eau fraîche.
Une jeunesse à Port-Saint-Louis-du-Rhône – « Entre le canal et
un étang avec des moustiques partout. Un paysage “arrabiata”. On se
baignait en jean. En fin de saison, celui-ci était tellement salé qu’il
aurait tenu tout seul debout. Quand on se mettait en slip, on mettait de
la vase dedans pour gonfler. Qu’est-ce qu’on est con à 14 ans ! » L’ado-
lescent rate son bac mais réussit son entrée à l’école d’ingénieur de
Genève. C’est là, dit-il, qu’il sauve sa peau en se mettant au boulot. La
lignée (« italien, pied-noir, un peu gitan ») comme un point de repère,
des grands-pères tous deux tués à vélo (« Je porte en moi cette idée de
la détestation globale ») et un père autoritaire, maçon italien devenu
maître d’œuvre en architecture, dont l’ombre tutélaire, à 91 ans,
plane toujours : ne pas le fâcher, ne pas l’embarrasser. « J’ai tous les
stigmates de l’archaïsme provincial mais je ne suis pas trop con », se
justifie l’architecte. Costaud du calcul mental, d’une mémoire impla-
cable, champion dialecticien et « une ironie de soi-même. C’est ce qui
nous sauve, dans le Sud ».
Une Jaguar, quelques arpents d’un vignoble à Châteauneuf-du-
Pape (avec Pierre Gagnaire)… Ce qu’il peut s’offrir, il en profite. Il al-
lume un cigare : « J’essaye d’être dans un imaginaire de loisir. Croire que
je suis toujours en vacances. Si je n’habitais pas ici, je serais cuit. Mon
modèle, c’est la société étrusque, à qui les Romains faisaient des procès
moraux pour son libertinage et la place qu’elle donnait aux femmes.
Celles-ci avaient davantage de droits et de libertés que les hommes. »
On les imagine assis là, tous les deux, Myriam et lui, sous la vé-
randa qui protège de la morsure du soleil, autour de la grande table,
regardant la mer, côte à côte, nus, seuls. « Un horizon métaphysique
permanent. Tu verrais les jours de tempête ! »
Il se marre, vous tape dans le dos. « Choquer le bourgeois, non,
mais se choquer soi-même », assure-t-il, alors qu’on le titille sur sa
faculté d’évoquer avec faconde l’outil de sa virilité. « L’éloge de la vul-
garité est une transcendance. En réalité, je suis un maniériste : j’adore
Barbey d’Aurevilly, Pasolini, Malaparte… » Combien de verres de ban-
dol, de bains de mer, pour enfin voir venir, au milieu de cette débau-
che d’énergie et de paroles, l’aveu qu’il cache son jeu ? Sa « peur de la
mort, de la maladie, une très grande sensibilité féminine ». « Je me dé-
guise mentalement en baroudeur… Mon fils dit : “Papa, fais gaffe, en
vieillissant les Italiens finissent soit fascistes, soit pédés, soit les deux.” »
Alors que le soleil commence à perdre de sa puissance, sur les rochers
gorgés de chaleur, il confie sa fascination pour le poète et boxeur
Arthur Cravan, « une armoire à glace, un pote de Duchamp ». « Ils y
allaient un peu fort sur la pipe à opium. Il a disparu en barque dans le
golfe du Mexique… » Et son regard se perd sur la mer.
22 | L’ÉTÉ DES SÉRIES 0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019

Le grand retour
à Hollywood
AL PACINO EN SIX FILMS CULTES 6 | 6 « Once Upon a Time in… Hollywood »,
le dernier Tarantino sort en salle le 14 août. L’acteur y joue l’agent
d’une star détrônée, en 1969, par la génération du jeune Pacino

C’
est un effet de l’âge et la
reconnaissance d’un ta-
lent immense : quand
on lui offre un rôle, Al
Pacino, entré dans sa
80e année, souhaite une
proposition personnalisée. Sur mesure.
Lorsque Quentin Tarantino pense à lui pour
son nouveau film, Once Upon a Time… in
Hollywood (en salle le 14 août), pour incar-
ner Marvin Schwarz, l’agent d’une star de
télévision et de cinéma sur le déclin, le ci-
néaste peaufine un contrat de mariage dé-
taillé et argumenté. Pacino n’aura qu’une
poignée de scènes, mais l’ouverture du
film, où est distribué l’essentiel des cartes,
lui est réservée. Ensuite, même absent, Pa-
cino reste, avec ses lunettes rondes, son cos-
tume sur mesure, sa passion pour les ciga-
res et le cognac, le fil rouge du film : celui
qui rappelle à son client, Rick Dalton, in-
carné par Leonardo DiCaprio, que le monde
dans lequel il évolue a disparu et que sa car-
rière d’acteur est derrière lui.
Tarantino inscrit son film dans le Hol-
lywood de 1969. Trois ans plus tôt, Rick Dal-
ton s’en sortait plutôt bien, après avoir joué
dans une série télé western, modelée sur le
fameux Au nom de la loi, avec Steve Mc-
Queen, et quelques longs-métrages à succès.
Mais voilà que Hollywood est secoué par
plusieurs ondes de choc : Dustin Hoffman
marque les esprits en 1967 dans Le Lauréat,
de Mike Nichols, puis c’est le triomphe
d’Easy Rider, de Dennis Hopper (1969), et le
déferlement de la vague hippie à l’écran.
Bref, les standards en cours depuis les an-
nées 1950 paraissent obsolètes. Le physique SONY PICTURES
des stars a changé : elles sont devenues
androgynes, fluettes, avec des cheveux
longs – impensable vingt ans auparavant.
Le Rick Dalton incarné par DiCaprio s’ap-
prête à être détrôné par un profil d’acteurs
ressemblant à s’y méprendre au Pacino ré-
vélé par Panique à Needle Park, en 1971. Et
c’est justement ce dernier, désormais vété-
ran, qui lui annonce la mauvaise nouvelle.
Tarantino tenait absolument à cet effet de
miroir. Si Pacino avait refusé son offre, il
aurait réécrit l’ouverture de son film.

STATUT JAUNI
Tarantino s’y prend souvent ainsi avec les
comédiens issus d’une autre génération que
la sienne, qu’il a admirés jeune, dont il a vu
et revu les films, retenant leurs lignes de dia-
logues comme d’autres retiennent le réper-
toire des grands écrivains, manifestant pour
eux une passion sincère, proche de l’émoi
adolescent. La pierre angulaire de sa mé-
thode est le come-back de John Travolta
dans le rôle d’un tueur à gages héroïno-
mane pour Pulp Fiction (1994). Tarantino est
frappé quelque temps avant par une phrase
de la critique du New Yorker Pauline Kael
qui, à la question d’un possible retour au
premier plan de Travolta, après des années
de films médiocres, répondait par l’affirma-
tive : « Il le doit, car le cinéma a besoin de lui. »
Le réalisateur transforme ce mot d’ordre en
mission. Il poursuit Travolta des mois du-
rant, lui soumet même la coupure de presse
comportant ladite phrase pour le convain-
cre d’accepter le rôle et de redonner du lus-
tre à sa carrière.
Avec Pacino, Tarantino doit user d’une
pédagogie comparable. En commençant par
lui rappeler les contours d’une carrière si peu
lisible depuis près de vingt ans. L’acteur en-
chaîne d’abord les très mauvais films – La Re-
crue, de Roger Donaldson (2003), 88 minutes
(2007) et La Loi et l’ordre (2008), de Jon Avnet.
Il y a aussi les films passés inaperçus, qui ac-
célèrent et dramatisent son déclin, qui ren-
voient aussi à son statut jauni. Dans En toute
humilité (2014), de Barry Levinson, d’après un
roman de Philip Roth, Pacino incarne un cé-
lèbre comédien de théâtre dépressif au point
de devenir suicidaire après avoir perdu sa
magie, son inspiration et sa confiance en lui.
Dans Danny Collins (2015), de Dan Fogelman,
il joue une rockstar sur le déclin qui n’a rien
écrit d’original depuis trente ans.
Au milieu du désastre, un film tient une
place à part, Jack et Julie, de Dennis Dugan
(2011). Non qu’il soit supérieur aux autres.
Il est pire. Il constitue même le nadir de la
carrière d’Al Pacino. Passé inaperçu en
France, il est davantage remarqué aux Etats-
Unis en raison de la tête d’affiche, l’acteur
Adam Sandler, qui tient les deux rôles du ti-
tre : Jack, un richissime publicitaire, et Julie,
sa sœur jumelle. Al Pacino joue tout simple-
ment sa propre personne, sans rien omettre
de sa biographie : un acteur célèbre, origi-
naire du Bronx, traversant une crise profes-
sionnelle et identitaire. Ce rôle à part dans sa
filmographie lui permet de se confronter à ce
qu’il est : un acteur à la carrière éblouissante
dans les années 1970 et 1980, qui ne trouve
plus sa place dans le Hollywood actuel. « Je
me vois tel que j’étais. Je ne sais plus où j’en
suis », lâche-t-il dans une de ses répliques.
En 2005, dans un texte publié dans la
London News Review, Pacino écrit : « Brando
est-il le plus grand acteur de l’histoire ? Sans
doute pas. Le plus gros ? Peut-être. Mais le plus
prompt à endurer l’humiliation à l’écran ? Oui,
sans aucun doute. » Pacino n’est pas gros
mais, avec Jack et Julie, il rejoint, dans cette ca-
pacité à s’humilier, son partenaire du Parrain.
Quelques mois avant la sortie de ce film,
une rétrospective intitulée « Pacino, années
1970 » est présentée, en février 2011, à
New York. Sept films au programme : Pani-
que à Needle Park et L’Epouvantail, de Jerry
Schatzberg (1973), les deux premiers Parrain
(1972 et 1974), de Francis Ford Coppola,
Serpico (1973) et Un après-midi de chien,
de Sidney Lumet (1975), Justice pour tous,
de Norman Jewison (1979).
Cette rétrospective révèle en creux la piè-
tre situation du cinéma américain : ces films,
puissants mais parfois lents, complexes
et durs aussi, auraient peu de chances de voir
le jour dans les années 2010. Elle dit autre
chose, que résume sans prendre de gants
David Edelstein dans le New York Magazine :
« Si j’étais mauvaise langue, je sous-titrerais
ce festival “Quand Pacino était encore bon”. »
Ces points de vue font écho à ceux de Stephen
DEPUIS PRÈS Holden dans le New York Times, qui écrit une
chose à la fois déprimante et prometteuse :
DE VINGT ANS, dans le Hollywood numérique, obsédé par
les effets spéciaux et les super-héros, un ac-
AL PACINO ENCHAÎNE teur comme Pacino n’a plus sa place. Mais le
LES TRÈS MAUVAIS journaliste ajoute : « Son talent d’acteur est
magnifiquement intact. Peut-être est-il trop
FILMS ET CEUX grand pour les films hollywoodiens, dont la
portée artistique n’a cessé de se restreindre
PASSÉS INAPERÇUS, depuis les années 1970. »
QUI ACCÉLÈRENT UN SCORSESE EN NOVEMBRE
ET DRAMATISENT Si le talent est intact, mais inadapté à l’épo-
que, la solution est de faire renaître Pacino
SON DÉCLIN dans des films qui flirtent avec sa gloire
passée, mais portés par des cinéastes pres-
tigieux et ancrés dans le temps présent.
Comment, alors, ne pas considérer sa pré-
sence dans deux films prochainement à
l’affiche, excitants et très attendus, comme
la confirmation de son grand retour ? A sa-
voir Once Upon a Time… in Hollywood, de
Quentin Tarantino, bientôt en salle, et The
Irishman, de Martin Scorsese, attendu en
novembre, cette fois sur la plate-forme
Netflix – un opérateur très « nouveau
monde ». Ajoutons qu’il devrait tourner, au
printemps 2020, sous la direction de
Michael Radford, Le Roi Lear, un rôle sha-
kespearien que l’acteur a longtemps
convoité tout en le maintenant à distance,
troublé par sa proximité avec la mort.
Ces trois films du renouveau se rejoignent
par leurs liens avec le passé. Le nostalgique
Once Upon a Time… in Hollywood immerge
Pacino dans l’industrie du cinéma de 1969,
une période où sa carrière se lance. Dans
The Irishman, sous la direction de Scorsese,
l’un des réalisateurs emblématiques des
années 1970, il sera Jimmy Hoffa, le diri-
geant syndicaliste disparu mystérieusement
en 1975. Surtout, le recours à la technologie
numérique fera apparaître un Pacino ra-
jeuni, retrouvant miraculeusement son vi-
sage des années 1980, tout comme son parte-
naire à l’écran, Robert De Niro, qui incarne un
tueur à gages. Cette utilisation du morphing
est une nécessité, puisque le film suit les
deux personnages sur plusieurs décennies.
Le retour de Pacino. Cette éventualité est
évoquée dès 2011 avec le film Wilde Salomé,
une exploration de la pièce d’Oscar Wilde qui
retrouve la formule gagnante de Looking for
Richard (1996) : il est à la fois cinéaste et ac-
teur dans une œuvre qui mélange fiction et
documentaire. Dans Wilde Salomé, Pacino
s’empare d’une affiche de la pièce où l’on
peut lire « Pacino est de retour », et il hurle :
« Pacino est de retour ? C’est une question que
j’ai dû gérer toute ma carrière. Que signifie
une telle formule ? Comment pourrais-je me
trouver à la hauteur d’une telle attente ? »
Wilde Salomé reste le fondement permet-
tant d’apprécier à sa juste valeur la décen-
nie 2010 dans la carrière de Pacino. Ce film,
il le finance, comme il a financé son essai
sur Richard III. Deux ans plus tard, il pro-
longe l’exercice avec un autre film, Salomé,
qu’il réalise aussi, mais qui est cette fois
une captation de la pièce. Dans les deux cas,
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il s’agit pour l’acteur de parler de lui sans
recourir à la première personne.
Avec Salomé se pose une autre question.
Pourquoi, après Shakespeare, Pacino s’em-
pare-t-il d’Oscar Wilde ? Il faut écouter ici
Benoît Delhomme, le directeur de la photo
du Marchand de Venise (2004), de Michael
Radford, d’après Shakespeare, avec Pacino
dans le rôle de Shylock, puis des deux Salomé.
Pour Delhomme, l’acteur a « un truc » avec les
artistes. Avec les grands écrivains. Il explique :
« Personne n’imagine Al comme Oscar Wilde,
mais lui s’estime plus proche de Wilde que de
Shakespeare. Al s’identifie à Wilde, un artiste
blessé. Les gens se demandent pourquoi Al
hurle dans tous ses films, mais c’est parce qu’il
est blessé. Je me souviens d’une fois, sur le pla-
teau de Salomé, je le filmais – il était d’ailleurs
particulièrement bon – et je m’arrête timide-
ment sur lui. Je sais qu’en m’arrêtant trop briè-
vement sur son visage, il allait le remarquer. Et
là, il explose, me convoque dans sa loge, de-
vant une équipe terrifiée. Il me hurle dessus et
me demande : “Qui est la star du film ?” Je lui
réponds que c’est lui. Il me demande alors
pourquoi je ne le filme jamais, et il se remet à
hurler : “Tu es là pour filmer mon âme”. »
DESTIN WELLESIEN
Sur le plateau du Marchand de Venise,
Benoît Delhomme est frappé par le cérémo-
nial entourant Pacino, l’attention concen-
trée sur lui, le soin qu’il place pour en deve-
nir, à sa manière, le coréalisateur avec Rad-
ford : « Nous avons commencé le tournage
avec Jeremy Irons et d’autres acteurs. Quand
Al est arrivé, il ne voulait pas être présenté
aux autres comédiens. Il a fallu préparer son
premier plan avec une doublure. Quand tout
serait prêt, il arriverait. Il avait un côté bête
sauvage, jamais un acteur ne m’a fait aussi
peur. Je n’avais jamais vu ça. Dès qu’il arrivait
sur le plateau, et même dans les parages,
s’installait un silence colossal. Il me deman-
dait juste où était sa marque au sol et l’on
tournait immédiatement. »
Pacino et Benoît Delhomme ne se parlent
pas, échangent juste des regards et, en fonc-
tion de l’intensité de ceux-ci, le directeur de
la photo comprend s’il a son accord. « Al a to-
talement dirigé Le Marchand de Venise de
l’intérieur. On se rend compte qu’aucun met-
teur en scène ne sera à la hauteur pour lui.
Il était gentil avec Michael Radford, mais il
comprenait bien que ce n’était pas ça. On dé-
crivait le plan à Al, qui ne se mêlait de rien.
Mais, à l’intérieur du plan, il mettait en scène.
Quand il fallait tourner une autre prise, il
s’adressait à moi, pas à Radford. C’est lui qui
décidait quelle prise serait la bonne. » Quand
on vient chercher Pacino dans sa loge, l’ac-
teur touche souvent le poignet des gens. Il
fait ce geste furtif et étrange avec Benoît Del-
homme le dernier jour du tournage du Mar-
chand de Venise. Pour lui signifier qu’il est ac-
cepté dans son entourage, formant ainsi un
cercle magique autour de sa personne,
comme du temps où il incarnait le Parrain.
A bien des égards, Pacino épouse un destin
wellesien. Il inscrit ses pas dans ceux du
réalisateur et de la vedette de Citizen Kane
(1941), qui met à profit sa carrière d’acteur
foisonnante pour financer ses mises en
scènes shakespeariennes : Othello (1952),
Falstaff (1966), Le Marchand de Venise (1969),
Filming Othello (1978). Pacino mutualise
aussi son travail, dégage de l’argent avec des
films sans relief pour l’investir dans ce qui
lui plaît. Et concentrer la majeure partie de
ses efforts sur sa carrière de réalisateur ou
L’ÉTÉ DES SÉRIES | 23
d’acteur : Le Marchand de Venise, Wilde
Salomé, Salomé et, donc, bientôt Le Roi Lear.
L’aspect financier de la carrière de Pacino
n’est pas sans lien avec l’écosystème qu’il a
bâti. « Je pense vraiment qu’Al a tourné tous
ces films lamentables pour se mettre en posi-
tion de réaliser des films comme Wilde Sa-
lomé », assure le journaliste Lawrence Gro-
bel, un intime de Pacino, auteur du seul livre
d’entretiens réalisé avec l’acteur. Une autre
raison peut expliquer l’incohérence de sa
« JE VAIS VOUS filmographie. Il y a quelques années, l’ac-
FAIRE SOURIRE, teur perd plusieurs millions de dollars à la
suite de malversations de son manageur,
MAIS PACINO EST Kenneth I. Starr.
L’enjeu financier est aussi la raison du spec-
ENCORE MEILLEUR tacle An Evening With Pacino, que l’acteur
AUJOURD’HUI rode aux Etats-Unis dès 2015, avant de tour-
ner un peu partout, notamment en France, à
QU’IL NE L’ÉTAIT l’affiche du Théâtre de Paris les 22 et 23 octo-
bre 2018. Le prix des places ? Entre 90 et
À L’ÉPOQUE 950 euros. Pacino est seul en scène, il parle
de sa vie et de ses rôles, lit Shakespeare et
DE “SERPICO” » Oscar Wilde. Outre le plaisir de voir un grand
QUENTIN TARANTINO acteur en chair et en os, le spectateur se voit
offrir en prime une coupe de champagne et
un selfie avec la vedette de Scarface. Bref, il
apparaît raisonnable de considérer ce specta-
cle comme une assurance-vie.
Mais l’acteur est intact. Son âge, le fait
qu’il a mûri sur scène, s’y est toujours épa-
noui, constitue un argument de taille
aux yeux de Tarantino. En le redécouvrant,
en 2016, dans une pièce de David Mamet,
China Doll, où il incarne un homme d’affai-
res véreux, mouillé dans la corruption poli-
tique et confronté à l’effondrement de son
empire, Tarantino constate qu’il n’a jamais
été aussi bon. « Je vais vous faire sourire, as-
sure le réalisateur, mais Pacino est encore
Al Pacino, dans une scène
coupée au montage
de « Once Upon a Time
in… Hollywood »,
de Quentin Tarantino.
ANDREW COOPER/2019 CTMG, INC.
meilleur aujourd’hui qu’il ne l’était à l’époque
de Serpico. Je ne vous dis pas que les films de
son âge d’or ne sont plus à la hauteur, je vous
signale juste à quel point son talent s’est boni-
fié avec les années alors que les films ne te-
naient pas toujours la route. »
Quand il prépare un rôle avec un acteur,
Tarantino aime traîner avec lui, juste passer
du temps, pour discuter de tout et de rien.
A l’époque de Pulp Fiction, il montre à Travolta
une lunch box à son effigie qui date de La Fiè-
vre du samedi soir, un objet d’une valeur ines-
timable pour la vedette, qui en ignorait l’exis-
tence. Pour Pacino, c’est différent. Une lunch
box, même personnalisée, ne sert à rien. Alors
Tarantino insiste pour qu’ils revoient ensem-
ble, dans la salle de cinéma qu’il a achetée
en 1997, le New Beverly Cinema, à Los Angeles,
L’Epouvantail, de Jerry Schatzberg.
FRAGILITÉ FLAGRANTE
Pacino, qui tourne le film juste après Le Par-
rain, entretient un rapport compliqué avec
ce voyage dans l’Amérique de la marginalité
où deux vagabonds, lui et Gene Hackman, se
rencontrent sur une route et entament un
voyage à la recherche de leurs origines. Sans
doute parce que ce très grand film est un
échec commercial, en dépit de la Palme d’or
obtenue au Festival de Cannes, en 1973, peut-
être aussi parce que sa fragilité n’a jamais été
aussi flagrante dans un rôle en permanence
sur le fil du rasoir. Toujours est-il que Pacino
ne veut plus entendre parler de L’Epouvan-
tail. « Je l’ai supplié, raconte Tarantino. Je lui
ai dit : “Al, fais-le pour moi, pour me faire plai-
sir, regarde au moins les dix premières minu-
tes, celles où ton personnage et celui d’Hack-
man se trouvent chacun d’un côté de la route,
se toisent, et puis, après une longue observa-
tion, décident de partager leur vie.” J’ai ajouté
que c’était sa dernière chance de revoir
L’Epouvantail en copie 35 mm, puisque vous
savez que ma salle ne projette que des films
en 16 mm ou en 35 mm, en aucun cas des co-
pies numériques. » Al Pacino finit par dire
oui. « C’était comme s’il n’avait jamais vu le
film, commente Tarantino. Il n’en revenait
pas qu’il soit aussi beau, le cadrage, la carac-
térisation des personnages. Il était à ce point
ému qu’il est resté jusqu’au bout. »
Quelques jours plus tard, Tarantino et Pacino
se retrouvent pour dîner. En cinéphile mé-
ticuleux, le réalisateur multiplie les ques-
tions sur L’Epouvantail, pour constater à
quel point ce film enfoui remonte à la sur-
face. Le cinéaste apprend que l’acteur a gardé
les chaussons noirs qu’il porte dans les sé-
quences où lui et Hackman sont incarcérés
dans un pénitencier, là même où la vedette
du Parrain se fait violer par un détenu.
Pacino les a portés et reportés ces chaus-
sons, jusqu’au moment, pour reprendre l’ex-
pression lâchée au réalisateur d’Once Upon a
Time… in Hollywood, où « les souliers se las-
sent de [sa] personne ».
Pacino conserve précieusement les reliques
du passé. Il garde en particulier le costume de
pilote de course, taillé pour lui par Roland
Meledandri, que son personnage met dans
Bobby Deerfield (1977) dès qu’il sort d’un cir-
cuit automobile. Pacino porte encore ce cos-
tume tous les jours, un an après la fin du
tournage du film de Sydney Pollack, jusqu’à
ce que l’habit perde sa forme. Il garde précieu-
sement dans son armoire la garde-robe de
Serpico – son personnage de flic intègre refu-
sant la corruption ambiante multiplie les te-
nues parce qu’il travaille le plus souvent infil-
tré. Ces trésors accumulés traduisent moins
une nostalgie qu’une incapacité à se défaire
de certains rôles. Le musée de Pacino, consti-
tué d’artefacts parfois usés jusqu’à la corde,
signifie juste que, au moment où l’essentiel
de sa carrière est derrière lui, il vit moins
dans le passé que dans un présent perpétuel,
où le dialogue avec certains personnages ne
saurait s’interrompre. p
samuel blumenfeld
Quentin Tarantino, Benoît Delhomme et
Lawrence Grobel ont été interviewés en mai.
FIN
24 | L’ÉTÉ DES SÉRIES 0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019

Jean-Claude,
Clémentine
(à gauche) et
Capucine
Ducatte, sur
le toit du fort
Saint-Elme,
à Collioure
(Pyrénées-
Orientales),
le 29 avril.
RIP HOPKINS/AGENCE
VU/POUR « LE MONDE »

L’entrepreneur sont les bienvenus pour fêter leur anni-

versaire déguisés en chevaliers (13 euros
par enfant pour un groupe de 10 mini-
mum, gâteau à la charge des parents). Le
« ON N’IMAGINE PAS
LE BONHEUR QUE ÇA
compte poursuivre la rénovation enta-
mée en 2004 (année de la mort de son
père) jusqu’en 2027, cent ans après l’achat
de l’édifice par Fernand. « Je suis très fier

du fort Saint-Elme fort et sa vue à 360 degrés sur la Méditer-

VIES DE CHÂTEAU 6 | 6 Jean-Claude Ducatte a
hérité d’un ancien fort militaire sur les
hauteurs de Collioure, dans les Pyrénées-
Orientales. Refusant toute subvention
publique, il développe le lieu tous azimuts
collioure (pyrénées-orientales) -
envoyé spécial
Le patron, qui engage chaque année
150 000 euros de ses deniers personnels
pour le fort – « je n’ai pas d’emprunt, mais
tout ce que je gagne y passe » –, a optimisé
ranée et les Pyrénées peuvent être priva-
tisés. Les amoureux chinois – le site Inter-
net du monument est traduit dans leur
langue – sont toujours les bienvenus
pour se marier (30 000 euros).
« SOIRÉE ENTRE ADULTES »
Au-delà de cette offre traditionnelle,
M. Ducatte ne se « fixe aucune limite ».
« On est prêt à tout faire ici », affirme-t-il,
avant d’en apporter la preuve en faisant
défiler sur son téléphone portable les
photos coquines d’une « soirée entre
adultes » organisée à l’issue d’une jour-
née Halloween réservée, elle, aux en-
fants. En 2016 s’est aussi tenue la pre-
mière soirée électro du fort, « une rave
MH » (pour monument historique), se
marre M. Ducatte. « Dans la région, il n’y a
rien pour les jeunes », estime-t-il, lui, le
PROCURE. J’AI CONTRIBUÉ
À RAFISTOLER UN PEU
D’HISTOIRE ÉBRÉCHÉE »
tune dans la pharmacie au XXe siècle et ré-
nové Saint-Elme entre 1927 et 1936. « Char-
les Quint, c’est une approche du monde, le
primat de la chrétienté, le combat contre
François Ier, avance M. Ducatte. Ce que je
veux dire aux gens qui visitent ce lieu, c’est :
“Vous n’êtes pas n’importe qui, vos ancêtres
ont peut-être participé à cette histoire”. »
Fernand est, lui, l’ancêtre qui fait l’una-
nimité dans la famille Ducatte, où les ti-
raillements, notamment sur la question
de la propriété du fort Saint-Elme, sont
nombreux. Il est l’inventeur de l’am-
poule médicale, qui a permis de trans-
de l’avoir fait, avoue-t-il. On n’imagine pas
le bonheur que ça procure. J’ai contribué à
rafistoler un peu d’histoire ébréchée. »
Le confort traditionnel n’est pas au cen-
tre de ses préoccupations. Au sommet du
fort, un petit appartement privé, équipé
modestement, permet d’y dormir quand
il ne fait pas trop froid. « Ici, un jour sur
trois, ça souffle à 80 km/h, c’est Les Hauts
de Hurlevent, raconte-t-il. Le château me
donne accès à quelque chose de gran-
diose. Le grandiose, c’est la vue, mais c’est
surtout l’histoire. J’ai le sentiment d’avoir
une mission, conserver quelque chose qui
est dans la mémoire des hommes. »
DES VITRINES POUR LE BUSINESS
Fonceur, spécialiste de la transforma-
tion des organisations, M. Ducatte, qui,
dans sa carrière, a prodigué ses conseils
au ministre libéral Alain Madelin

P
our vous rendre dans le bureau
du patron, empruntez l’escalier
situé au pied des remparts,
franchissez le premier pont-
levis, tournez deux fois à gauche puis à
droite, passez sur le second pont-levis,
grimpez quelques marches, foulez le
marbre de la « salle du Trône », dépassez
la cheminée, montez à l’étage supérieur
pour accéder à la « salle Arsenal » et sa
collection d’armes anciennes, traver-
sez-la pour rejoindre la « salle Charles
Quint », entrez dans la « salle Soliman le
Magnifique », tournez à gauche, redes-
cendez quelques marches, franchissez la
grille et allez tout au bout de l’étroit cou-
loir, montez, enfin, en haut de l’escalier et
frappez à la porte de gauche. Attention, si
vous mesurez plus de 1,80 m, le risque de
vous assommer est réel. C’est ici, dans la
cuisine rustique d’un petit appartement
privé, que Jean-Claude Ducatte, 66 ans, a
établi le quartier général du fort Saint-
Elme, 160 mètres au-dessus de la baie de
Collioure (Pyrénées-Orientales).
M. Ducatte se définit comme « entrepre-
neur du patrimoine ». Il nous reçoit, sa-
medi 6 avril, à 16 heures, devant un ordi-
nateur portable posé sur une grande table
en bois. Dans la pièce d’à côté, une télévi-
sion branchée sur BFM-TV diffuse les der-
niers soubresauts d’une manifestation de
« gilets jaunes ». Lui s’occupe, avec trois
jeunes femmes, de l’accueil et de la gestion
de l’édifice. Cet été, pour le pic de la saison
touristique, les effectifs grimperont à
sept personnes, salariés ou étudiants en
alternance. En 2018, pour accueillir les
60 000 visiteurs venus admirer la vue
exceptionnelle et apprendre un pan de
l’histoire du lieu, ils étaient jusqu’à onze.
l’organisation. Avec une vision très libé-
rale, qui détonne dans le milieu du patri-
moine. « La période heureuse où on pou-
vait avoir des subventions est terminée, es-
time-t-il. Je n’en demande aucune, car je
pense qu’il vaut mieux mettre notre po-
gnon dans l’éducation de nos enfants, pour
les sensibiliser à la question du patrimoine,
c’est bien plus porteur. Moi, j’applique les
mêmes méthodes qu’un chef d’entreprise
en mettant plus d’humain dans la relation
avec le public. Proposons aux gens de
belles histoires et ils viendront tous ! »
Ici, des « histoires », celui qui vous pré-
vient d’emblée qu’il est « un mec un peu
barge » en a raconté beaucoup, des plus
classiques aux plus farfelues. La visite li-
bre du château fort et de son musée avec
brochure explicative coûte 7 euros pour
un adulte. Comptez 8 euros pour une vi-
site guidée et 15 euros pour le même par-
cours agrémenté d’une dégustation de
quatre banyuls. Les enfants de la région
père de Julie, Camille et Capucine, respec- porter les vaccins, et de la trousse indivi- comme au patron de Force ouvrière An-
tivement 24, 22 et 15 ans. duelle du combattant, qui sauva des mil- dré Bergeron, a une vision bien à lui des
Tout en comparant la gestion du fort à liers de vies pendant la première guerre acteurs du patrimoine. « Les châteaux
celle d’une agence bancaire, cet homme mondiale. Grâce à cet homme d’affaires appartiennent soit à de vieilles familles
au physique de pilier de rugby (« 101 kg ce avisé, plusieurs châteaux sont dans la fa- qui essaient de les entretenir, soit à des
matin ») met aussi son hyperactivité au mille : Saint-Elme, donc, mais aussi le gens qui en font des vitrines pour le busi-
service d’événements gratuits. Chaque château de Châtres, du XVIIe siècle, à ness, soit à d’autres qui achètent pour la
année, il organise la Marche des tertios, Champcevrais (Yonne). Pour le commun frime – eux, il leur faut une Porsche et un
une course de 32 km sans classement ni des mortels, ça semble déjà beaucoup. Il y château ! Mais la perception des monu-
chronomètre entre la cour d’honneur du en avait encore plus auparavant. « Nor- ments change. Nous avons intérêt à nous
fort et le Castillet de Perpignan. La triche- malement, dans une famille, il faut une ouvrir. La mission Bern [qui organise le
rie est autorisée et, à l’arrivée, les cou- personne pour faire fortune et trois pour Loto du patrimoine pour financer la res-
reurs remportent un miroir. « Comme ça, la détruire. Chez nous, une et demie a tauration de monuments en péril], c’est
vous verrez si vous êtes un honnête suffi », explique, grinçant, M. Ducatte, qui très bien, mais ça nous ramène dans le
homme ou un sale type. » mesure toutefois sa chance d’être bien monde de la charité. Pour moi, le seul
Dirigeant d’une société d’étude et de né. « Je suis quelqu’un d’hyperprivilégié, combat à mener, c’est celui de la culture.
conseil (Epsy) à Paris, M. Ducatte cache, au-delà de l’entendement, dit-il. Fernand On doit être des professionnels de l’émo-
sous un vernis provocateur, une passion Ducatte était extrêmement brillant. tion. » Ce combat, M. Ducatte le mène en
pour l’histoire. Deux personnages l’ani- C’était un touche-à-tout de génie. Il chas- tentant de convaincre les élus locaux de
ment : le créateur du fort, Charles Quint, sait même l’ours ! J’ai retrouvé des photos créer un poste d’adjoint chargé du patri-
né en 1500, empereur du Saint-Empire de de lui, c’est “Tintin au Tibet” ! » moine et, nationalement, en montant
1519 à 1558, l’année de sa mort ; et Fernand Pour boucler un siècle de propriété une organisation patronale des entre-
Ducatte, son grand-oncle, qui a fait for- familiale au fort Saint-Elme, M. Ducatte prises du patrimoine.
Mais, même quand on mène plusieurs
« guerres » à la tête d’un ancien fort mili-
taire, l’amour peut vous transformer en
UNE FORTERESSE POUR CHARLES QUINT agneau. « Les gens qui ont du patrimoine
ont un point commun, ils sont tous extrê-
Le fort Saint-Elme est bâti sur les hauteurs de Collioure (Pyrénées-Orien- mement amoureux », estime M. Ducatte,
tales), entre 1538 et 1552, sur les bases d’une ancienne tour de guet du qui a rencontré Clémentine, 49 ans, au
IXe siècle. C’est l’empereur Charles Quint qui fait le choix de cette cons- lendemain d’une visite de celle-ci à Saint-
truction pour défendre les villes de Collioure, Port-Vendres et Perpignan. Elme. Forcément un signe. A cœur
L’architecte italien Benedetto de Ravenne opte pour un plan en étoile à ouvert, il confie ainsi que le plus grand
six branches et des parois inclinées en pierre de plus de 8 mètres luxe de sa vie consiste, une fois les visi-
d’épaisseur. Au XVIIe siècle, Vauban ajoute une contrescarpe. Théâtre de teurs partis, à sortir de gros coussins
nombreux combats entre les Espagnols et les Français, le fort sera oc- pour passer la nuit à la belle étoile avec
cupé par les Allemands entre 1942 et 1944. En 1927, l’édifice fut inscrit son épouse sur le toit du fort. Seuls au
au titre des monuments historiques et racheté par Fernand Ducatte, monde. p
un industriel bourguignon. Depuis 2003, l’un de ses petits-neveux, gabriel richalot
Jean-Claude Ducatte, le rénove et l’a ouvert au public en 2008.
Fort Saint-Elme, route stratégique BP 13, 66 190 Collioure. Fortsaintelme.fr FIN
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DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
« LE MONDE » ET MOI
MARTIN HIRSCH
« J’AI GARDÉ
L’HABITUDE DE LE
LIRE DE A JUSQU’À Z »
Pour les 75 ans du « Monde », le directeur général
de l’Assistance publique - Hôpitaux de Paris
(AP-HP) raconte sa relation au journal.
En 1981, Jaruzelski [alors chef du gou-
vernement polonais], avec son uniforme
et ses lunettes noires, suspendait [le syn-
dicat] Solidarnosc et arrêtait Walesa [son
leader]. J’avais 16 ans, et je croyais en
l’idéal communiste, comme le seul re-
mède aux insupportables inégalités. Voir
le Parti communiste français se ranger
derrière l’URSS m’a plongé dans le plus
grand désarroi. J’ai voulu dire aux cama-
rades que ce n’était pas cela, le commu-
nisme que nous voulions. J’ai tapé, en se-
cret, sur la machine à écrire de ma mère,
ce que j’avais sur le cœur et l’ai envoyé au
Monde, rue des Italiens.
Un soir suivant, mon grand-père est ar-
rivé, avec un exemplaire du Monde et une
bouteille de champagne. J’ai ressenti l’une
des plus grandes fiertés de ma vie, à me
voir en page 2 – la rubrique Idées était
alors juste après la « une » –, en très bonne
compagnie, puisque je la partageais avec
Maurice Duverger (ex-député européen,
spécialiste du droit constitutionnel) et Al-
fred Grosser (politologue, ex-chroniqueur
politique au Monde). Ensuite, chaque fois
qu’une idée me traversait l’esprit, je repre-
nais la machine à écrire. Sans succès.
Ardeurs journalistiques
Et, un an après, j’ai adressé une lettre aux
deux célèbres universitaires en leur pro-
posant qu’on dîne ensemble pour fêter
l’anniversaire de notre page commune.
Dans ma naïveté, je pensais que c’était
pour eux aussi un événement à célébrer.
A mon grand étonnement, je n’ai reçu
aucune réponse, et mes ardeurs journalis-
tiques se sont un peu calmées, mais pas
mon amour pour Le Monde, que j’avais vu
chaque jour chez moi, lu de la première à
la dernière page, mots croisés compris.
Lire Le Monde était le moyen le plus direct
d’avoir accès aux conversations familiales.
Quelques années plus tard, parce qu’il y
avait grève à la cantine de mon école, je
suis allé avec un ami manger dans un fast-
food du Quartier latin. Alors que nous fai-
sions la queue, une jolie jeune fille m’a
abordé en me demandant si elle pouvait
m’emprunter « un instant » le journal que
j’avais sous le bras. Je la vis frénétique-
ment se plonger dans le cahier « Livres » et
pousser une exclamation de joie. Comme
je lui demandais une explication, elle me
montra un minuscule entrefilet : « C’est
mon premier article ! Je le guette depuis
plusieurs semaines. » Un an après, notre
manière de fêter ce premier article fut de
nous marier. Sept ans plus tard, elle deve-
nait journaliste au Monde.
Maintenant, il arrive que Le Monde me
demande des tribunes. Il arrive aussi qu’il
dise du mal de moi. Récemment, j’ai été
agacé par la manière dont il interprétait
négativement – et à mon sens abusive-
ment – l’un de mes propos. Comme j’ai
gardé l’habitude de le lire de A jusqu’à Z, je
suis tombé dans le même numéro sur un
article consacré à un joueur de foot qui
comportait une erreur. Et comme je n’ai
pas changé depuis que j’ai 16 ans, j’ai écrit
au directeur de la rédaction. Une petite
note d’humeur que je trouvais spirituelle
dans laquelle j’ironisais sur le côté don-
neur de leçons à mes dépens et cordon-
nier mal chaussé quelques pages plus
loin. A nouveau, je ne reçus aucune ré-
ponse. Si ce n’est, au hasard d’une rencon-
tre, cette évidence : « Vous ne vous atten-
diez quand même pas qu’on publie votre
réaction énervée ? » Si. Et d’ailleurs, grâce à
ce subterfuge, voilà qui est fait. » p
propos recueillis par
alain beuve-méry
Prochain article François Hollande
Bardi, capitale
de la « Ritalie »
PLACES D’ITALIE 6 | 6 Des grandes villes aux plus petites, les places italiennes
racontent le pays dans toute sa richesse et toute sa complexité. Aujourd’hui,
la place centrale de cette bourgade d’Emilie-Romagne à la riche histoire
bardi (italie) - envoyé spécial
P
areil endroit se mérite. A une
bonne heure de voiture au
sud de Milan, il faut sortir de
l’autoroute peu après Parme,
puis emprunter une départementale à
travers champs, et monter, monter en-
core, virage après virage, vers les som-
mets de l’Apennin émilien. La route
n’en finit plus, traversant des forêts,
des villages assoupis, des torrents
pressés, et voici que pointe au loin un
château médiéval sur un éperon ro-
cheux. C’est là : Bardi, 2 133 habitants et
une place centrale où s’écrit depuis des
siècles une singulière histoire.
La place en elle-même, une espla-
nade rectangulaire légèrement en
pente, est une Italie miniature : deux
églises, deux pizzerias, un vieil hôtel-
restaurant, un magasin de meubles,
une boulangerie, un Bar della piazza,
le tout avec le château en majesté à
l’arrière-plan.
Chaque jeudi, cette « place des Mar-
tyrs-de-Hongrie », ainsi baptisée en
hommage à l’insurrection de Budapest
en 1956, accueille le marché. Les autres
jours, c’est un parking. Dans un cas
comme dans l’autre, le visiteur
s’étonne d’y entendre sans cesse parler
anglais ou français ; surtout l’été,
quand les voitures françaises ou bri-
tanniques se comptent par dizaines.
L’affaire n’a pas grand-chose à voir
avec le tourisme classique, disons plu-
tôt que c’est une question de racines :
ces étrangers-là ont tous des attaches
dans les parages, des parents, des cou-
sins, une maison de famille.
Voilà plus de cent cinquante ans que
Bardi et sa place principale incarnent
les vagues d’émigration qu’a connues
le pays. C’est d’ici, de l’endroit même
où les éleveurs négociaient autrefois
les bestiaux, que des générations de
risque-tout ont fui la pauvreté. Au
XIXe siècle, les marchands ambulants,
musiciens de rue et autres mon-
treurs d’animaux (ours, singes, cha-
meaux) s’en allaient parcourir l’Eu-
rope à pied. Vinrent ensuite les pre-
miers corrieres, les cars réguliers vers
la vallée, la porte de l’exil.
L’historien français Pierre Milza
(1932-2018), spécialiste des liens entre la
France et l’Italie, connaissait bien Bardi,
lieu de naissance de son père. Il aimait
cette place, son marché hebdomadaire,
sa foire annuelle et ses accents mélan-
gés devant les étals de fromage et de
charcuterie. Il y verrait, en 2019, un ef-
fet de miroir pour l’Italie de Matteo Sal-
vini : le ministre de l’intérieur et ses
amis de la Ligue (extrême droite), si
hostiles à « l’étranger », ont-ils oublié ce
que le pays doit aux migrations ? Sa-
vent-ils encore que cet endroit, et tant
d’autres, témoigne au contraire d’une
incroyable ouverture au monde ?
Les trente premières pages de
Voyage en Ritalie (Plon, 1993), le livre
de Milza sur les Italiens de France,
sont consacrées à Bardi. L’historien
confie y sentir « l’écrasante pesanteur
du passé (…), l’omniprésence bariolée
d’émigrés et de descendants d’émigrés,
venus d’horizons proches ou lointains
se ressourcer pendant quelques semai-
nes en cet épicentre d’une diaspora
beaucoup plus que séculaire ».
Les « horizons » les plus lointains fu-
rent un temps ceux des Etats-Unis.
Des centaines de Bardigiani des siècles
passés ont quitté la place, baptisée jus-
qu’en 1956 « place du Marché », et
tenté leur chance à la loterie du rêve
américain. A New York, leurs noms fi-
gurent désormais sur le monument
d’Ellis Island, l’île d’arrivée des mi-
grants. « Dans le Bronx, vous pouvez
encore entendre des anciens parler no-
tre dialecte d’autrefois », assure Giu-
seppe Conti, ex-maire de Bardi.
Les autres « horizons », plus proches,
sont notamment ceux du Royaume-
Uni. Dès la fin du XIXe siècle, nombre
de Bardigiani ont mis le cap vers Lon-
dres, enrôlés en particulier dans la fa-
brique et la livraison de glaces. Le
mouvement s’est poursuivi jusque
dans les années 1950. Par exemple
pour les époux Bocacci : Domenico a
commencé comme cuisinier, tout en
travaillant la nuit dans une imprime-
rie, puis son épouse Maria l’a rejoint,
et ils ont tenu un snack sur Warren
Street. Jamais ils n’ont coupé le cor-
don avec l’Italie, où ils sont désormais
enterrés. Beaucoup d’autres émigrés
ont poussé jusqu’au Pays de Galles,
suant dans les mines, ouvrant des épi-
ceries, des hôtels… Deux frères Berni,
établis à Bristol (Royaume-Uni), ont
même fini par régner, dans les années
1960, sur une chaîne de 170 restau-
rants, les Berni Inns.
Tous ces exilés ont su maintenir un
lien communautaire solide, créant de
puissantes associations, organisatrices
de soirées dansantes. L’été, à l’heure des
vacances, la place centrale est demeu-
rée leur point de ralliement, l’endroit
où croiser les amis, parfois aussi affi-
L’ÉTÉ DES SÉRIES | 25
AU XIXE SIÈCLE, LES
MARCHANDS AMBULANTS,
MUSICIENS DE RUE ET
MONTREURS D’ANIMAUX
S’EN ALLAIENT PARCOURIR
L’EUROPE À PIED
cher sa réussite. Symbole des symbo-
les : les plus fortunés ont fait construire
de belles bâtisses bourgeoises avec vue
sur l’endroit d’où partaient jadis les cor-
rieres. Et quand il a fallu restaurer
l’église du bas de la place, c’est un Berni
qui a financé l’opération.
De nos jours, certains de leurs héri-
tiers participent encore, à la mi-août, à
la Fête des émigrés, la plus populaire
des festivités locales. Des centaines de
personnes convergent alors vers la
place. Tandis que les anciens dansent
au son de l’accordéon, on mange des
grillades, on boit du vin rouge frizzante
en attendant le jeu du mât de cocagne
et le feu d’artifice.
Cette soirée marque également les
retrouvailles des « Français », comme
on les appelle ici, émigrés ou descen-
dants d’émigrés, établis en France de-
puis des générations. Sur la place, et
dans les rues du bourg médiéval, voici
des Fulgoni, des Polledri, des Cavanna,
des Gandolfini… La plupart d’entre
eux viennent des mêmes hameaux
d’altitude, à quelques kilomètres de là :
Cerreto di Boccolo, Taverna, Boccolo…
Impossible, dans ce splendide paysage
montagneux, de trouver une maison
où l’on ne parle pas français. Tout le
monde ici a de la famille en région pa-
risienne, la plupart y vivent même
une partie de l’année, surtout en ban-
lieue ouest (Boulogne-Billancourt, Su-
resnes, Bois-Colombes…), mais ils se
voient davantage à Bardi, l’été, qu’à Pa-
ris en cours d’année.
Durant des décennies, beaucoup
d’entre eux, ou leurs parents, ont « fait
le chauffeur » comme ils disent. Leur
travail : alimenter d’octobre à avril, par-
fois plusieurs fois par jour, les chaudiè-
res à charbon des immeubles pari-
siens. Dans les années 1950 et 1960,
avant l’avènement du fioul puis du gaz,
ces Italiens, qui parlaient entre eux le
dialecte de leurs montagnes, régnaient
sur ce « business » épuisant. « L’été,
nous rentrions en Italie pour les travaux
ALEX GREEN
des champs », se souvient Joseph Boc-
cacci, l’un des derniers, avec sa fille Ma-
thilde, à avoir transpiré devant les
chaudières à charbon. Qu’ils soient
« chauffeurs » ou pas, le retour au pays
avait une saveur particulière pour eux.
André Fulgoni, né en 1939 à Puteaux
(Haut-de-Seine), n’a jamais oublié la
fierté de son père au moment d’arriver
à Bardi au volant de sa première voi-
ture, une Aronde P60 bleu ciel : « Il
nous avait fait arrêter sur une route du
coin, histoire de bien la briquer avant
d’approcher de la place. »
Cet héritage franco-italien demeure
omniprésent en ville, où plusieurs
commerçants ont grandi en France
avant de s’établir dans le fief de leurs
ancêtres : Victor Bernieri, le marchand
de journaux ; Claudine Illari, la
femme du chauffagiste… « Mes racines
familiales sont ici, mais Paris reste ma
première patrie », confie Dominique
Monti, l’ancien coiffeur.
La place de 2019 n’est peut-être plus
celle des années 1960-1970, cet âge d’or
où l’argent des émigrés lui valait d’être
surnommée « la Suisse » par certains
jaloux de la vallée, mais elle dit tout de
l’Italie actuelle et de ses contradic-
tions. Si 58,70 % des électeurs locaux
ont voté pour la Ligue aux élections
européennes, c’est moins par haine du
migrant que par peur de l’avenir et du
déclin, comme dans bien des bourga-
des isolées. Car il y a d’autres étrangers
que des « Français » ou des « Anglais »,
à Bardi, et ils sont dans l’ensemble
bien acceptés. Par un étonnant retour-
nement de l’histoire, c’est au tour de la
place d’accueillir le monde…
Les jours de marché, on y croise aussi
bien des Indiens, employés chez les
producteurs de parmesan, que des
aides ménagères moldaves ou ukrai-
niennes, recrutées par dizaines pour
s’occuper des anciens. Les Africains
sont plus rares, une demi-douzaine
tout au plus. L’un d’eux, un trentenaire
malien prénommé Boubou, a débar-
qué en Sicile en 2015. Il aurait pu rallier
la France, mais c’est à Bardi qu’il a voulu
rester. Soutenu par une association
(Consorzio Fantasia), apprécié de la plu-
part des habitants, il a dégoté un travail
à la maintenance du château. Mainte-
nant qu’il connaît cette ville et son his-
toire sans frontières, il n’a aucune en-
vie d’en partir : « J’aime ces gens et cet
endroit. On y est bien, non ? » p
philippe broussard
FIN
26 | L’ÉTÉ DES IDÉES
Sylvain Tesson
« Vivre mieux consiste aujourd’hui
à échapper aux développements du progrès »
VIVRE AVEC LA FIN DU MONDE 6 | 6 C’est un phénomène inédit dans l’histoire des hommes :
la vraie vie s’invente à présent en faisant des pas de côté, loin de la modernisation
et de la « starbuckisation du monde », explique l’écrivain et aventurier
S
ylvain Tesson est géographe,
journaliste et écrivain. Il est
notamment l’auteur de Sur les
chemins noirs (Gallimard, 2016),
d’Un été avec Homère (France In-
ter-Ed. des Equateurs, 2018), et a
obtenu en 2011 le prix Médicis essai pour
Dans les forêts de Sibérie (Gallimard). Il par-
tage sa vie entre les expéditions au long
cours, l’écriture et la réalisation de docu-
mentaires d’aventures. Une expérience
qui le conduit à alerter ses contemporains
sur la dégradation de la Terre et la « star-
buckisation du monde ».
Dans quelle mesure est-on passé de
« l’usage du monde », tel que l’écrivain
et voyageur Nicolas Bouvier pouvait en
faire l’expérience, à l’usure du monde
que vous observez ?
« C’est une révolte ? », demandait Louis XVI.
« Non, Sire, une révolution ! » Pour le monde,
ce n’est pas une usure, c’est une dégrada-
tion. Les rapports scientifiques se succè-
dent, formels : les espèces animales dispa-
raissent, les sols s’érodent, les eaux s’acidi-
fient. Parallèlement, les langues s’éteignent,
les villes s’étendent, similaires. Dégradation
d’un côté. Uniformisation de l’autre. « Le di-
vers décroît », s’inquiétait l’écrivain Victor
Segalen il y a cent ans. La seule statistique
qui prospère, c’est la démographie hu-
maine. Notre espèce a pris le contrôle de la
Terre, il y a 70 millions d’années.
La mondialisation historique a sa chrono-
logie : industrialisation, massification, accé-
lération, hypertrophie. S’ajoute un phéno-
mène qui est l’effet des précédents : unifor-
misation des comportements, des modes
de pensée, des formes urbaines, des paysa-
ges et des moyens de communication. In-
ternet a constitué la parousie de ce mouve-
ment globalisant. Il manquait une machine
capable de réaliser la conformation absolue
de l’homme à un modèle unique, rêve uni-
versaliste. Nous y sommes. Le digital est le
doigt d’honneur de la technologie à la va-
riété des cultures humaines. L’usure du
monde, c’est cela : indifférenciation, fin du
chatoiement, effacement de la mosaïque,
règne de l’Unique, reproduction du même.
Appelons cela la starbuckisation du monde.
Ce que chantait Nicolas Bouvier dans
L’Usage du monde (Droz, 1963), c’était le
contraire. La route de Bouvier offre ses pré-
sents : on se met au volant d’une voiture,
sur un cheval, on part à la rencontre de ce
qui n’est pas soi-même. Dans le monde de
Bouvier, on rentre dans un paysage, on dé-
couvre des hommes, on respire un autre
air, on ne soupçonnait rien. Le voyage, c’est
l’expérience de l’autre, contraire de moi.
L’autre véritable vous heurte, vous em-
porte ou vous indigne, mais au moins
n’est-il pas votre reflet !
Comment arpente-t-on des territoires
abîmés ? Dans quel état parcourt-on
une planète saccagée ? Et quel usage
fait-on d’un monde usé ?
On ne les « arpente » pas. Le mot ne con-
vient pas. « Arpenter » fait référence à la
lenteur. Ainsi qu’à la mesure d’un monde
limité, borné. L’arpenteur antique mesurait
le monde pour dessiner la frontière. Même
les dieux savaient qu’il faut contenir le
monde. Il y a une stèle grecque du Ve siècle
av. J.-C. qui représente Athéna méditant de-
vant une borne. Un territoire uniformisé (la
marina d’une île grecque, une banlieue de
Turquie, ou le centre de Barcelone) n’auto-
rise ni la lenteur ni la joie. Ces non-lieux
« ouverts sur le monde » offrent un visage
rassurant parce que reproductible, recon-
naissable : mêmes commerces, mêmes
trottinettes, même signalétique, même dis-
cours infantilisant des autorités (la langue
de la Mairie de Paris), mêmes crèmes gla-
cées. Cette monotonie assure l’écosystème
de la consommation. L’expression de mon
époque n’est pas « j’arpente » mais « j’es-
saierai de passer ». C’est ce que répondent
les amis que vous invitez à dîner. Voilà no-
tre usage du monde aujourd’hui : essayer
de passer. J’ai visité les ruines de Troie en
présence d’archéologues turcs. La première
chose qu’a trouvée Heinrich Schliemann
en creusant le site dans les années 1870,
c’était un rempart. L’homme mycénien vi-
vait dans un âge d’arpenteur. Il tenait à se
délimiter, se protéger, se séparer, se distin-
guer, se maintenir dans sa spécificité, et
transmettre sa singularité. Il élevait des
murs (percés de portes et de poternes, bien
entendu, pour sortir et accueillir). Ce souci
de la séparation (le philosophe Vladimir
Jankélévitch appelle « séclusion » ce proces-
sus de conservation de l’organe par sa
membrane séparatrice) n’était pas assimi-
lable au rejet de l’autre, mais indique une
considération de soi. Le soin que l’on porte
à se précautionner de l’autre indique l’inté-
rêt que l’on porte à la conservation des dif-
férences. La singularité des cultures est me-
nacée par le globalisme. Pour qu’il y ait un
Devisement du monde (le titre du récit de
Marco Polo, 1298), il faut qu’il y ait une divi-
sion de ce monde. « Il y avait la diversité des
étoiles dans les boues de la terre », disait le
poète Louis Aragon de la France (La Diane
française, 1944). C’est une belle phrase : elle
célèbre la diversité, mais souligne qu’il y a
la réalité. C’est peut-être une très bonne
nouvelle pour le commerce que l’humanité
sorte de la séclusion et s’emploie à consti-
tuer un ensemble indifférencié. Mais on a
le droit de se poser la question.
FANNY MICHAËLIS
Pourtant, on trouve encore des chemins
de traverse – notamment en emprun-
tant en France les « chemins noirs » – et
nombre de contemporains semblent
soucieux de préserver leurs contrées de
RENDEZ-NOUS l’emprise technique, du désastre écolo-
gique et du développement économique
LES MOINEAUX effréné. Certains résistent même à des
DE PARIS AVANT projets d’« aménagement du territoire »,
tunnels, lignes TGV, aéroports… N’êtes-
DE CONNECTER vous pas l’observateur de cette grandis-
sante volonté de préserver la vie ?
LES TROTTINETTES Oui, on assiste à de louables efforts pour
préserver la vie. Comme chez Thomas
Mann : le mourant lutte dans son transat
(La Mort à Venise, 1912). Ce sursaut de l’ago-
nisant s’accompagne d’un goût pour com-
mémorer ce qui n’est plus, pour empailler
ce qui se meurt. Est-ce notre destin ? Vivre
devant le défilé de majorettes, dans un cabi-
net de curiosités ? Après les âges d’or, du
bronze, du fer, il semble que nous entrons
dans l’âge des musées. La fièvre des anni-
versaires est notre réponse au vide. Cepen-
dant, je ne désespère pas, ni ne « m’amer-
tume ». Il y a des échappées possibles, il suf-
fit d’avoir de l’imagination. On peut aller se
promener dans les bois, vivre avec les ours
comme le photographe Vincent Munier.
On peut explorer les abysses comme le
photographe naturaliste Laurent Ballesta.
On peut grimper en solo les parois, comme
Alex Honnold. On peut descendre le Da-
nube à vélo comme Emmanuel Ruben, on
peut créer des revues comme la bande de
jeunes garçons de Raskar Kapac. Bref, on
peut continuer à aimer boire et chanter,
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
selon le bon principe viennois. Pour cela, il
faut chercher ses traverses, ses propres
forêts, prendre la fuite, pousser la porte
« entrée interdite ». Phénomène inédit dans
l’histoire de l’homme : vivre mieux
aujourd’hui consiste à échapper aux déve-
loppements du progrès ! C’est ce que
Samuel Adrian nomme « le syndrome Tom
Sawyer » dans son récit de voyage (Editions
des Equateurs, 240 pages, 19 euros). Il faut
préalablement nouer les draps pour s’écha-
pper du cachot. Le cachot d’aujourd’hui
s’appelle « les écrans ». Ils sont pires que les
murs de la cellule. Ils s’élèvent partout. On
ne les voit plus, on ne peut les abattre.
En quoi la dégradation du présent est-
elle selon vous indissociable de l’oubli
du passé et des chimères de l’avenir ?
En quoi est-elle solidaire de la
rhétorique des promesses politiques,
des illusions religieuses et de
la démiurgie technoscientifique ?
Il y a dans l’utopie politique, le messia-
nisme religieux et le fétichisme technolo-
gique un ressort commun. Ces trois instan-
ces appellent à un monde meilleur plutôt
qu’à la conservation de ce qui nous est
donné en partage. Révolution pour les uns,
Vie éternelle pour les autres, Innovations
pour les troisièmes. C’est la même pro-
messe différemment formulée que la vie se
joue demain. Je crois le contraire. L’homme
aime espérer, cela l’affranchit d’agir. La pro-
messe technologique est devenue une reli-
gion. Elle a son Vatican (la Silicon Valley),
ses prêtres, ses objets de culte, sa petite
pomme. Elle a son eschatologie. Le mes-
sage est simple : ne vous inquiétez pas, le
monde peut flamber, les innovations ar-
rangeront tout. Certains hommes contes-
tent ces fausses prophéties. Ils ne veulent
pas être augmentés, ils renouent avec l’or-
dre, la tempérance, la simplicité. Le journa-
liste Fabrice Nicolino a lancé l’appel : « Nous
voulons des coquelicots ». En d’autres ter-
mes, rendez-nous les moineaux de Paris
avant de connecter les trottinettes.
Et ne doit-on pas se méfier de l’idée
– tout aussi illusoire que celle
d’un avenir totalement numérisé –
d’un retour au monde d’avant ?
Oui, le « c’était mieux avant » est aussi
faible que le « vivement demain ». Je rai-
sonne en géographe : je préfère imaginer
un monde d’à côté plutôt que le monde
d’hier. A côté de quoi ? A côté de la route
qui mènerait du berceau au supermarché,
puis du supermarché à l’Ehpad. Je crois à
un usage du monde selon le principe de
l’école buissonnière. Faire un pas de côté
n’est pas la même chose que faire demi-
tour : marcher, lire, grimper aux arbres, ap-
prendre l’astronomie, que sais-je encore ?
Dans quelques jours, je pars bivouaquer
sur une montagne conquise par le premier
alpiniste français en 1492 (le mont
Aiguille). C’est la modernité !
N’y a-t-il pas, comme certains
le pensent, une ivresse dans
la sensation de vivre la fin des temps ?
Sûrement pas. Je ne trouve pas du tout
enivrante la fin du monde. Le désordre et le
délitement ne produisent rien de juste. Je
revendique le droit au chagrin, au déses-
poir, au désaccord parfait, pas à la violence.
Ces rêves de destruction créatrice sont les
pétitions de principe de philosophes en dé-
ficit de sensation. Je ne crois pas à « l’ivresse
dans la sensation de vivre la fin des temps ».
C’est ce snobisme (plus « Verdurin » que
« cool ») qui entraîne certains penseurs à
appeler la révolution et l’insoumission jus-
qu’au jour où la révolution est là, sous leurs
volets. Que font-ils alors ? Ils les ferment. p
propos recueillis par nicolas truong
FIN
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
Plongée dans les eaux troubles de Cambridge Analytica
Le documentaire produit par Netflix propose un résumé convaincant du scandale qui a touché Facebook en 2018
NETFLIX
À LA DEMANDE
DOCUMENTAIRE
V
ous n’avez pas compris
grand-chose au scan-
dale Cambridge Analy-
tica ? The Great Hack
est le documentaire qu’il vous faut
pour prendre du recul sur cette af-
faire tentaculaire, qui a modifié la
perception qu’ont les autorités et
les régulateurs du monde entier
du réseau social. Ce scandale a
amené les dirigeants de Facebook
– Mark Zuckerberg et Sheryl Sand-
berg – à être auditionnés par le
Congrès des Etats-Unis, tandis
que le Parlement britannique lan-
çait de son côté une enquête sur
les pratiques du réseau.
Disponible sur Netflix depuis le
24 juillet, The Great Hack a été réa-
lisé par un couple – Jehane Nou-
jaim et Karim Amer – connu pour
avoir déjà signé le documentaire
The Square, sorti sur Netflix
en 2013. Ce film racontait la révolte
qui a secoué l’Egypte à partir de
2011 et qui a conduit à l’occupation
de la place Tahrir, l’un des derniers
soulèvements des « printemps
arabes ». Dans ce contexte, les pla-
tes-formes « sociales » comme Fa-
cebook et Twitter étaient alors
évoquées pour leur capacité à don-
ner de l’ampleur aux voix des ma-
nifestants réclamant plus de dé-
mocratie et de liberté.
Johnny Clegg, chanteur blanc, cœur noir
Arte rend hommage au « Zoulou blanc », disparu le 16 juillet, dans un documentaire tourné à la fin de sa vie
ARTE
À LA DEMANDE
DOCUMENTAIRE
J ohnny Clegg entonne les pre-
mières mesures d’Asimbo-
nanga. Soudain, Nelson Man-
dela surgit sur la scène. Ce
soir-là, en 1999, à Francfort, « la
chanson rencontre l’homme pour
qui elle a été écrite ». Cette scène
émouvante ouvre Johnny Clegg, le
Zoulou blanc, documentaire
tourné alors que le chanteur sud-
africain, mort le 16 juillet 2019, se
savait déjà condamné. Ce film
GRILLE N° 19 - 174
PAR PHILIPPE DUPUIS
1 2 3 4 5 6
I V. Empruntées à la campagne pour
II
III
IV
V allant de 1 à 9.
VI
VII
VIII
IX
X
SOLUTION DE LA GRILLE N° 19 - 173
HORIZONTALEMENT I. Dissentiment. II. Elancer. Oter. III. Glu. Iourte.
IV. Outsider. Ios. V. Ns. Cliente. VI. Ficelé. Errer. VII. Loupe. Osé. VIII. En.
Trot. NSOE. IX. Encraient. Ir. X. Semestrielle.
VERTICALEMENT 1. Dégonflées. 2. Illusionné. 3. Saut. Cu. Cm. 4. Sn.
Sceptre. 5. Ecailleras. 6. Né. Die. Oit. 7. Triée. Oter. 8. Ornés. Ni. 9. Mou.
Trente. 10. Etrier. 11. Neto. Oïl. 12. Trésorière.
Brittany Kaiser, ancienne cadre de Cambridge Analytica, témoignera contre son employeur.
Depuis The Square, le vent a
tourné et, lorsque l’on évoque
l’utilisation politique des réseaux
sociaux, c’est désormais pour en
dénoncer les abus.
Comme un thriller
Ecrit pour dévoiler le fonctionne-
ment de l’industrie des données
personnelles, The Great Hack est
devenu la chronique de l’affaire
d’une cinquantaine de minutes,
qui alterne images d’archives et
interviews avec l’artiste, ses musi-
ciens et son manageur, vient rap-
peler le rôle essentiel que ce guita-
riste, chanteur et danseur joua
dans l’effritement du régime de
l’apartheid, dont les élections li-
bres de 1994 signifièrent la fin.
Né en 1953 en Angleterre, Johnny
Clegg rejoint alors qu’il n’a que
quelques mois la ferme de sa fa-
mille maternelle, au Zimbabwe. Il
quittera tôt ce paradis rural pour
Johannesburg, en Afrique du Sud.
Dans cette métropole « schizoph-
7 8 9 10 11
Cambrige Analytica, qui a éclaté en
mars 2018 après les révélations du
lanceur d’alerte Christopher Wy-
lie. Celles-ci ont permis d’appren-
dre que l’entreprise britannique
cofondée par Steve Bannon avait
été utilisée par les républicains
lors de la campagne électorale pré-
sidentielle américaine de 2016.
Cambridge Analytica est aussi
soupçonnée d’être intervenue
rène » où 11 millions de Noirs pau-
vres vivent séparés des 3 millions
de riches Blancs, le jeune homme
découvre la musique de rue zou-
loue. Cette « épiphanie » constitue
le point de départ d’un change-
ment de vie radical. Immiscé dans
un monde interdit aux Blancs, il
apprend à parler, jouer et danser
comme ses compatriotes noirs.
Ce qui serait peut-être perçu
aujourd’hui comme une forme
d’appropriation culturelle est à
l’époque un acte extrêmement
risqué, tant le fossé entre les deux
communautés est profond. Reje-
HORIZONTALEMENT
I. Reconstitution et reconstruction
en tête. II. Suit les choses avec atten-
tion. III. Chargée d’infection. Excel-
lente appréciation. IV. Prend le Nip-
12
pon par la taille. Castor ou Pollux.
se déplacer. A mis des notes sur les
Histoires naturelles de Jules Renard.
VI. Démolir sans retenue. Au Nigeria
et aux Pays-Bas. VII. Ouvre le passage.
Propos enfantin. Pose des problèmes.
Se franchit d’un pas. VIII. Mit au par-
fum. Maisons cochonnes. IX. Fin d’ar-
rêt. Grand lac. Vieille habitude. X. Dé-
gagerais le chaton.
VERTICALEMENT
1. Evite tout contact avec le sol. 2. En
fait toujours beaucoup trop. 3. Dispo-
sition du châssis. 4. Touché en plein
cœur. Résonnes sous les coups. 5. Des
siècles et des siècles. 6. Au cœur de la
timonerie. Patron. Libre mais pas
toujours frais. 7. Pour en sortir, il fau-
drait s’élever. Interjection. Assure la
liaison. 8. Sors des nuages. 9. Des
points sur les voyelles. Moment de
charme et de séduction. 10. Doublé
romain. Dame du monde. Chez les
Donald. 11. Fait face de huit côtés.
12. Plutôt confuses.
dans des campagnes pour le Brexit
et le mouvement Leave. EU.
Le documentaire réussit le pari
de dérouler correctement les
faits, en mêlant images issues de
l’actualité, auditions parlemen-
taires, archives YouTube, ou sé-
quences tournées sur le vif, bour-
rées de punchlines, lorsque les réa-
lisateurs interviewent des ac-
teurs-clés de l’affaire.
tant le monde blanc, se définis-
sant comme « africain, et non
comme un simple habitant de
l’Afrique », Johnny Clegg débute sa
carrière à la fin des années 1970
avec son ami musicien noir,
Sipho Mchunu. Jusqu’à sa disso-
lution en 1985, leur groupe, Ju-
luka, connaît un succès d’autant
plus inattendu que son existence
est illégale. Malgré la censure et
les menaces policières, Juluka se
produit en 1985 devant
110 000 spectateurs à Ellis Park, à
Johannesburg, bastion du rugby
afrikaner. Face à l’engouement du
SUDOKU
N°19-174
5 9
9 5
6 9
2 3
7 1 8 9
Réalisé par Yan Georget (https://about.me/yangeorget)
HISTOIRE
HORS-SÉRIE
Léonard
de Vinci
Pourquoi il fascine toujours
Tirage du Monde daté samedi 27 juillet : 199 258 exemplaires
télévision | 27
On suit comme un thriller les ré-
vélations menées tambour bat-
tant et les destins croisés des pro-
tagonistes qui se sont ouverts aux
réalisateurs. The Great Hack évite
l’écueil du sensationnalisme grâce
aux explications des protagonis-
tes face aux questions complexes
posées par cette affaire.
On retiendra le témoignage de
David Carroll, un militant qui con-
duit depuis New York des démar-
ches juridiques pour que Cam-
bridge Analytica lui restitue ses
données personnelles ; les préci-
sions de Carole Cadwalladr, jour-
naliste au Guardian, qui a parti-
cipé aux enquêtes visant à éclairer
les manquements de Facebook ; et
les états d’âme de Brittany Kaiser,
ancienne cadre de Cambridge
Analytica pendant la campagne de
Trump, qui finira par accabler son
ancien employeur lors d’une audi-
tion devant des élus britanniques.
NETFLIX /AP The Great Hack interroge à ce ti-
tre la part d’autonomie des ac-
teurs de l’affaire, individus ou en-
treprises, dans un système in-
croyablement complexe, où les
évolutions technologiques devan-
cent le plus souvent les textes lé-
gislatifs et juridiques – en particu-
lier en période électorale. p
michaël szadkowski
The Great Hack, de Jehane
Noujaim et Karim Amer
(EU, 2019, 103 min).
public, le régime sud-africain, fra-
gilisé par un sévère boycottage in-
ternational depuis les émeutes de
Soweto en 1976, ne peut rien faire.
En plus de rappeler à qui l’aurait
oubliée l’horreur que fut le régime
d’apartheid, ce documentaire a le
mérite de faire revivre l’héritage
musical, complexe et lumineux,
de cet artiste engagé, un peu
oublié ces dernières années. p
audrey fournier
Johnny Clegg, le Zoulou blanc,
d’Amine Mestari (Fr., 2019,
52 min).
6 9 5 2 1 7
4 3 8 5 9 6
1 2 7 4 8 3
6 2 4 7 1 2 9 4 5 8
3 4 9 7 6 8
4 8 7 8 5 6 1 3 2 7
9 6 3 8 7 4
2 8 4 3 5 1
5 7 1 6 2 9
7 3 Expert
Complétez toute la
7 8
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SOIRÉES
TÉLÉ
D IM AN CH E 28 J UIL L E T
TF1
21.05 Bridget Jones :
L’Age de raison
Film de Beeban Kidron. Avec Renée
Zellweger, Hugh Grant, Colin Firth
(RU/EU, 2004, 125 min).
France 2
20.50 Tour de France
21e et dernière étape : Rambouillet-
Paris-Champs-Elysées.
France 3
21.00 Grantchester
Série. Avec Tom Brittney, Tessa
Peake-Jones (RU, 2019).
Canal+
21.00 Sueur froide
Documentaire de Guillaume Priou
et Jean-Marie Goussard
(Fr., 2019, 90 min).
France 5
20.50 Les 100 lieux
qu’il faut voir
La Haute-Garonne
et la Loire-Atlantique
Magazine.
Arte
20.55 Selma
Film d’Ava DuVernay. Avec David
Oyelowo (EU/RU, 2014, 125 min).
M6
21.05 Capital
Magazine présenté par Julien Courbet.
LUN D I 29 J UIL L E T
TF1
21.05 Camping Paradis
Série. Avec Laurent Ournac,
Thierry Heckendorn (Fr., 2017).
France 2
21.05 Lucky Man
Série. Avec James Nesbitt,
Eve Best (RU, 2015).
France 3
21.05 Le Bon, la Brute
et le Truand
Film de Sergio Leone. Avec Clint
Eastwood (It./Esp./All., 1966, 160 min).
Canal+
21.05 Gomorra
Série. Avec Salvatore Esposito,
Cristiana Dell’Anna (It., 2019).
France 5
20.50 Nicolas Le Floch
Série. Avec Jérôme Robart, Mathias
Mlekuz, Didier Sandre (Fr., 2011).
Arte
20.50 La Paloma
Film d’Helmut Kautner. Avec Hans
Albers, Ilse Werner (All., 1944, 115 min).
M6
21.05 Sahara
Film d’animation de Pierre Coré
(Fr.-Can., 2017, 75 min).
0123 est édité par la Société éditrice
du « Monde » SA
Durée de la société :
99 ans à compter du 15 décembre 2000.
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Toulouse (Occitane Imprimerie)
Montpellier (« Midi Libre »)
Imprimé sur des papiers produits en Allemagne,
Belgique, France, Espagne, IFGD, 100 % de fibres
recyclés.
28 |
IDÉES
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019

MOHAMMED VI, VINGT ANS DE RÈGNE

Proclamé roi du Maroc le 23 juillet 1999, jour du décès de son père, Hassan II,
et intronisé le 30 juillet, le souverain célèbre ses vingt ans de règne. La question se pose
de son bilan, entre ouvertures relatives et crispations conservatrices

Khadija Mohsen-Finan et Pierre Vermeren

Le Maroc, ce royaume qui rassure l’Europe
Les universitaires soulignent que, en échange de la

D
epuis 2011, hormis la petite
Tunisie, qui s’essaie à la
démocratie, les pays ara-
bes sont divisés entre ceux
qui ont sombré dans la
guerre civile et ceux que
distingue leur immobilisme. Le
Maroc prétend échapper à ces classi-
fications, en mettant en avant l’« al-
ternance » politique impulsée par
Hassan II dès 1997-1998, que son fils
Mohammed VI avait prolongée dans
un premier temps.
Hassan II (1929-1999) avait été
contraint d’ouvrir le système poli-
tique pour corriger l’image du
royaume en matière de droits de
l’homme et rejoindre les nations qui
comptent sur la scène internationale.
Mais, en dépit des ouvertures opé-
rées, la communication sur le chan-
gement et sur l’« exception » maro-
caine a été plus importante que le
changement lui-même.
Réfractaire à toute ouverture
En 2011, pour répondre aux revendi-
cations politiques et sociales du
« printemps arabe », le pouvoir a mo-
difié à chaud la Constitution. L’offre
royale, saluée par la France et l’Union
européenne (UE), ne modifiait pour-
tant en rien le système en place et ne
constituait que marginalement une
réponse aux demandes exprimées par
les Marocains. Le pouvoir a fait mine
de clore ses négociations avec les pro-
testataires du « 20 février », le mouve-
ment revendicatif dont les membres
ont été par la suite cooptés par le ré-
gime pour certains ou condamnés à
la prison pour d’autres. Mais les pro-
testations n’ont jamais cessé, s’expri-
mant régulièrement dans l’espace
« bonne conduite » du pays sur les questions des
migrants ou du radicalisme religieux, l’UE se montre
peu regardante sur les droits de l’homme
public. La détermination des protesta-
taires de la région du Rif en 2016-2017
a contribué à rendre le pouvoir fébrile
et réfractaire à toute ouverture. Par
étapes, les libertés acquises en 1997-
1998 ont paru se déliter.
La phase offensive du terrorisme
salafiste, apparu au Maroc en 2003,
avait déclenché une brutale réaction
de l’appareil sécuritaire, jugée dis-
proportionnée. En 2011, le Palais a agi
avec stratégie en offrant la direction
du gouvernement aux islamistes du
Parti de la justice et du développe-
ment (PJD). Il espérait ainsi les décré-
dibiliser, comme Hassan II avait
réussi à le faire dix ans plus tôt avec
ses ennemis historiques de gauche.
Aussi, au cours des années 2010, les
réponses du Palais aux demandes
émanant des islamistes, des berbéris-
tes, des syndicats, des étudiants, des
diplômés chômeurs, des protestatai-
res du Rif et de la province frontalière
de l’Algérie, des Sahraouis… furent de
plus en plus souvent coercitives.
D’après des organisations non gou-
vernementales (Amnesty Internatio-
nal et Human Rights Watch), le pays
compterait à nouveau des centaines
de « prisonniers politiques », ce que le
pouvoir récuse en parlant, comme
par le passé, de « délinquants » et de
« hooligans ». Le Maroc a-t-il renoué
avec son système ancien ?
Le changement qui s’était imposé à
Hassan II, il y a vingt-cinq ans, n’est
plus la priorité. Allié privilégié et par-
tenaire sécuritaire des Européens et
des Américains, le Maroc ne subit
plus aucune pression pour abandon-
ner sa gouvernance autoritaire. Sur
des dossiers sensibles, il s’est, en ef-
fet, rendu incontournable. Ainsi, tan-
dis que des Etats du Maghreb refu-
sent l’externalisation, voulue par
l’Union européenne, de la gestion
des flux migratoires, le Maroc se
prête au jeu.
Depuis la fermeture de la Libye
en 2017, le Maroc, au centre des mi-
grations, refoule souvent avec une
grande violence les migrants subsa-
hariens qui tentent de gagner l’Eu-
LE PAYS COMPTERAIT
À NOUVEAU
DES CENTAINES
DE « PRISONNIERS
POLITIQUES », CE QUE
LE POUVOIR RÉCUSE
rope. Mais les éloigner du détroit de
Gibraltar en direction des villes du
Sud marocain, proche du Sahara,
oblige le royaume à des contorsions
avec les pays du Sahel : car il veut en
même temps apparaître comme un
champion de l’Afrique solidaire du
destin de ses migrants.
Clause inapplicable
Le Maroc s’est également rendu « in-
dispensable » dans la lutte contre le
radicalisme religieux. Le statut de
« commandeur des croyants », argu-
ment d’autorité du roi vis-à-vis de
son peuple, est devenu le parangon
de la modération islamique avec
l’aval des gouvernements européens.
Le Maroc se présente en champion
d’un islam sunnite ouvert et du sou-
fisme et investit la formation des
imams africains et européens :
même une partie des imams français
y sont désormais formés. Personne
ne remarque que l’ébullition reli-
gieuse du royaume n’est pourtant
nullement retombée.
La « bonne conduite » du Maroc sur
ces questions ou dans la lutte contre
le terrorisme a un prix. L’Union euro-
péenne et les pays occidentaux se
montrent très peu regardants sur les
droits de l’homme et la très lente
marche du régime vers la démocra-
tie. Leur priorité est ailleurs. La Com-
mission européenne n’a, par exem-
ple, eu aucun scrupule à passer outre
l’avis de la Cour de justice de l’Union
européenne. Celle-ci a, en effet, jugé
que l’accord de pêche passé entre l’UE
et le Maroc ne pouvait s’appliquer au
Sahara occidental, puisque ce terri-
toire n’est pas rattaché au Maroc au
regard du droit international.
Malgré cela, l’accord renégocié a été
signé à Rabat le 24 juillet 2018, in-
cluant une clause qui paraît totale-
ment inapplicable. Les Sahraouis, dé-
signés dans ce texte comme « habi-
tants de la zone », sont en effet censés
bénéficier des sommes perçues par le
Maroc de la vente des ressources ha-
lieutiques des eaux du Sahara. Ainsi
l’accord renégocié a-t-il continué de
favoriser le Maroc, mais également
l’UE, permettant à ses navires d’accé-
der à ces zones de pêche moyennant
52 millions d’euros par an, soit 30 %
de plus que selon le texte précédent.
Quant au contrôle migratoire, il a fait
l’objet d’une transaction de 148 mil-
lions versés au Maroc pour la seule
année 2018.
L’Union européenne et ses pays
méditerranéens ne font plus de la
libéralisation ni de la transition poli-
tique un préalable dans cette région
du monde. Obnubilés par ce qu’ils
perçoivent comme des risques de
déstabilisation, ils préfèrent avoir
des interlocuteurs fiables et à poigne.
A ce jeu, le royaume du Maroc est le
plus souhaitable des partenaires. p
Khadija Mohsen-Finan est poli-
tiste, enseignante et chercheuse,
spécialiste du Maghreb, à l’univer-
sité Paris-I-Panthéon-Sorbonne.
Pierre Vermeren est professeur
à Paris-I en histoire du Maghreb
contemporain.
Ils ont cosigné « Dissidents
du Maghreb, depuis les
indépendances » (Belin, 2018).

Aicha Akalay Aujourd’hui, les infrastructures, convo-

quées à chaque occasion pour louer les réa-
lisations du règne, sont bel et bien moder-
nes et rendent le pays attractif pour les
teurs sociaux, le bilan et la réalité des réalisa-
tions sont en deçà des attentes. N’a-t-on pas
honte de signaler que ces résultats sont le fait
du Maroc d’aujourd’hui ? », s’est-il demandé
Le monde évolue vite. Les Marocains le
voient quotidiennement par la fenêtre d’In-
ternet et veulent en être. Ils le disent, grâce à
une parole libérée depuis dix ans dans ces

Le roi n’a pas trouvé investisseurs. Des pans d’industrialisation

ont ainsi été créés puis développés dans
l’automobile et l’aéronautique. Le pari des
énergies renouvelables a été lancé de
il y a deux ans, en direct à la télévision. Loin
de le dédouaner, ce questionnement l’a mis
face aux contradictions de son propre sys-
tème politique. S’il est l’alpha et l’oméga de
espaces virtuels, mais pas du tout dans les
médias publics et privés, restés figés, ni au
sein d’un Parlement qui accueille des élus
auxquels les citoyens n’accordent plus

la formule magique manière précoce. Un plan Maroc Vert

En vingt ans, le Maroc s’est développé, mais à un
rythme insuffisant et en enrichissant une minorité
jalouse de ses privilèges, observe la journaliste
consacre l’agriculture extensive. En milieu
rural, l’accès à l’eau et à l’électricité a été
généralisé. Autant de politiques volontaris-
tes que la monarchie sait mettre à son actif.
Autant de transformations dont ont pu
bénéficier les Marocains.
Les contradictions du Palais
Aux Marocains, ont aussi été promises plus
de démocratie, une lutte contre la misère et
toute initiative réussie, les Marocains sont
aussi tentés de se tourner vers lui quand un
échec est avéré. C’est cette redoutable can-
deur dont ont fait preuve les Rifains lors du
Hirak d’Al Hoceima, leur mouvement popu-
laire. Les leaders de ce mouvement né après
la mort d’un marchand de poissons ne
disaient pas autre chose : « Nous refusons de
discuter avec les autorités. C’est le Palais qui
gouverne et qui décide, c’est avec le roi que
nous voulons parler. »
aucun crédit. L’affaiblissement des corps
intermédiaires – partis, syndicats, médias –
a été accéléré par la méfiance du pouvoir
vis-à-vis de ces possibles espaces de liberté
et d’exercice de citoyenneté. Laissant finale-
ment l’observateur averti conclure que la
sclérose de l’Etat, héritée de l’époque de
Hassan II, est une maladie incurable.
Quelle est alors l’équation à laquelle fait
face Mohammed VI ? Revoir les politiques
publiques, qui alimentent un capitalisme

J
e ne vous promets pas de réussir, mais
je vous promets d’essayer. » Moham-
med VI avait 36 ans, cet été 1999, lors-
qu’il fit cette promesse de jeune roi,
lors d’un dîner organisé en son honneur.
Durant son premier discours, il avait
mesuré l’espérance suscitée par son arrivée
POUR LE BIEN sur le trône. Prudent et réaliste, le roi préve-
nait : « Nous ne détenons pas une baguette
DES MAROCAINS, magique par laquelle nous prétendons
LA MONARCHIE résoudre tous ces problèmes. » A l’aube du
XXIe siècle, ces « problèmes » étaient effecti-
DOIT INTÉGRER vement nombreux et nécessitaient plus
que de simples déclarations d’intention. La
LES VERTUS population marocaine était analphabète à
DU PARTAGE DANS plus de 51 %, elle était pauvre à plus de 15 %
et le pays affichait un indice de développe-
LA GESTION DE LA ment humain (IDH) de 0,52 (sur une échelle
de 0 à 1). Certes, Hassan II avait légué à son
CHOSE PUBLIQUE fils les prémices d’un environnement de
réformes et de libéralisation politique, mais
une nouvelle impulsion était nécessaire.
Mohammed VI s’y est attelé, avec sincérité.
la priorité accordée à l’éducation et à la
santé. Sur le papier, la progression est bien
là. En vingt ans, l’IDH est passé à 0,67, le
taux d’analphabétisme s’est réduit à 30 % et
la pauvreté à 4 %. Les citoyens marocains
vivent mieux, dans un cadre institutionnel
mieux défini, avec des libertés et des droits,
théoriquement garantis par une nouvelle
Constitution, plus généreuse avec le chef
du gouvernement. Que demande le peu-
ple ? Il demande plus, justement. La carte
postale cache mal une réalité plus nuancée,
injuste et porteuse d’importantes frustra-
tions. En y regardant de plus près, le Maroc
ne s’est pas développé à un rythme suffi-
sant pour rattraper son retard, et la crois-
sance a enrichi, comme toujours, une
minorité jalouse de ses privilèges.
Vingt ans après son arrivée sur le trône,
Mohammed VI n’a pas encore pu répondre
aux aspirations de progrès social des Maro-
cains. Il le concède lui-même. « Nous consta-
tons avec contrariété que, dans certains sec-
En rejetant l’intermédiation du gouverne-
ment et des autorités locales, les manifes-
tants rifains se sont rendus coupables d’hu-
bris aux yeux du pouvoir. Seulement, leur
raisonnement est d’une logique implaca-
ble, et met à nu un autre retard : celui de la
réforme de l’Etat. Ce dernier repose tou-
jours sur un pouvoir concentré entre les
mains du roi. L’arrivée des islamistes à la
tête du gouvernement, depuis 2011, n’a fait
que creuser ce retard. Les frères du Parti de
la justice et du développement (PJD) ne
jouissent pas de la confiance du Palais, peu
enclin à leur laisser de la marge, et multi-
plient acrobaties et obséquiosité en espé-
rant un jour se faire accepter. Ce faisant, ils
se cantonnent à un populisme électoral
empreint d’incompétence et perdent toute
crédibilité aux yeux des citoyens.
En confondant la stabilité politique et
l’immobilisme institutionnel, les pouvoirs
publics ont ignoré l’impatience de la popu-
lation à voir ses attentes sociales satisfaites.
rentier au détriment d’une économie de
marché productive et génératrice de riches-
ses pour le plus grand nombre. Elaborer
une politique sociale qui aurait non pas
pour unique vertu de colmater les brèches,
mais serait plutôt centrée sur la notion de
service public universel. Cette dynamique
ne pourra pas être portée par le roi seul. Ni
par l’élite actuelle, qui aurait trop à perdre
avec le changement. Pour le bien des Maro-
cains, la monarchie doit intégrer les vertus
du partage dans la gestion de la chose publi-
que. Un long processus qu’aucune baguette
magique ne rendra aisé. Parole de roi. p
Aicha Akalay est directrice
de la publication de « TelQuel »,
magazine hebdomadaire marocain
d’expression française
 idées | 29
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019

L Abdellah Taïa Je suis gay

e 1er janvier, le Maroc s’est réveillé
avec les images d’un nouveau
scandale homosexuel. Marra-
kech, la veille, très tard dans la
nuit : après avoir causé un accident de
la route sans gravité, un homme por-
tant des vêtements féminins a été ar-
rêté par la police qui, au lieu de le proté-
ger, lui a passé les menottes et l’a livré
aux caméras impitoyables des télépho-
nes portables des passants, qui n’ont
pas manqué de jouer le rôle qu’on at-
tendait d’eux – photographier, filmer et
lyncher publiquement un « pervers ».
L’année commence bien. Les vidéos
insoutenables montrant le calvaire de
cet homme font le tour du royaume. On
ne parle que de cela. De cette « honte ».
Les insultes, les indignations, les mena-
ces et les condamnations pleuvent de
partout. Cet homme n’est pas marocain,
ne mérite pas de vivre parmi nous. Cet
homme doit mourir… Comme souvent
sur la planète des réseaux sociaux, le
pire devient acceptable, banal.
Dans les très nombreuses vidéos, on
le voit si bien, cet homme, si seul, si
perdu, si vulnérable. Il doit penser qu’il
est en train de passer sa dernière heure.
Ses pieds sont nus, il n’a plus de perru-
que et quelqu’un a dû déchirer sa robe
bleue : on voit même le slip qu’il porte.
Les deux policiers qui l’escortent sont
fiers. Ils ont de la chance. C’est une vic-
time idéale, ce zamel (« pédé »). Ils ont
bien fait leur travail. Nettoyer le Maroc
des saletés qui le gangrènent.
Message reçu
Il est touchant, l’homme qui marche
seul dans la nuit, et son inhumanité dé-
clarée. Il est faible, il est piégé, il n’a pas
de chance. Il va disparaître. Mais il ne
baisse pas la tête. Il ne baisse pas les
yeux. Il regarde en face la cruauté du
monde. A travers les caméras sadiques
braquées sur lui, il nous dit : ce qui
m’arrive là pourrait vous arriver à vous
aussi. Il n’y a pas que moi. Pas que moi.
Il ne pleure pas. Je pleure pour lui. Je ne
dois pas être le seul.
Le 2 janvier, un miracle se produit. Une
immense de vague de sympathie pour
l’homme de Marrakech envahit la Toile.
On passe des insultes à la solidarité. Du
rejet aux tentatives de compréhension.
On tend la main. Oui oui. On n’a pas le
droit de traiter un Marocain de cette fa-
çon. Il n’a rien fait de mal. La police de-
et je serai bientôt libre
Plusieurs affaires récentes ont démontré que l’opinion
publique marocaine accepte de moins en moins le sort
réservé à la communauté LGBTQ+. Le temps n’est
plus très loin où elle demandera la dépénalisation
de l’homosexualité, se prend à espérer l’écrivain
vrait protéger les citoyens, tous les ci- C’est peut-être difficile à admettre,
toyens, au lieu de participer à ce genre mais les Marocains se sont reconnus
de lynchage effroyable. Libérez dans la tragédie de cet homme. Ils ont
l’homme de Marrakech. Amour pour reçu son message. Ils pourraient être
l’homme à la robe bleue. Je dois avouer traités un jour, eux aussi, de cette façon
avoir été très surpris par ce revirement révoltante. Tomber eux aussi au milieu
inattendu de la part de l’opinion publi- d’une foule enragée. Et personne pour
que marocaine. Que s’est-il passé au vous protéger. Personne. Au fond, le
juste, là, dans ce moment ? scandale, ce n’est pas l’homosexualité
de cet homme, mais comme on l’a jeté
en pâture, comment la police et les ba-
dauds l’ont traité. C’est cela le crime, pas
l’orientation sexuelle.
« I have a dream »
Liberté à l’homme de Marrakech ! Li-
LE SUJET DE berté, aussi, aux deux adolescentes de
Marrakech qui se sont embrassées sur
L’HOMOSEXUALITÉ le toit d’une maison et qui ont été dé-
noncées à la police par la tante de l’une
EST OMNIPRÉSENT d’elles. Cette autre affaire avait lieu
DANS LES MÉDIAS. quelques mois auparavant seulement.
Et c’est grâce à l’opinion publique, scan-
IL Y A QUELQUES dalisée par le geste de la tante, que les
deux jeunes filles avaient été libérées.
SEMAINES, UN Les collègues de l’homme de Marra-
SONDAGE DE LA kech ont pris publiquement sa défense,
et lui-même s’est exprimé longuement
BBC RÉVÉLAIT à la radio pour raconter la nuit de son
arrestation, dire avec un courage inouï,
QUE 21 % DES bouleversant, son histoire, sa vie et la
vie de ceux et celles qui sont comme lui
MAROCAINS au Maroc.
ACCEPTENT Pour maintenir la loi « coloniale » qui
criminalise aujourd’hui encore les ho-
LES HOMOSEXUELS mosexuels (et toute la communauté
LGBTQ +) au Maroc, on nous dit sans
cesse que le pays et les citoyens ne sont
pas encore prêts. On nous affirme en-
core et encore que l’identité marocaine
ne peut pas s’ouvrir à ce genre de chan-
gement. Impossible. On nous rappelle
l’histoire et je ne sais quoi d’autre. On
ferme surtout les yeux sur la réalité et
sur ce qui bouge déjà entre les citoyens,
à l’intérieur même des familles et dans
plusieurs espaces complètement nou-
veaux. On fait comme si ce qui s’ex-
prime sur Internet, entre autres au su-
jet des libertés, des droits de l’homme
et des écarts de plus en plus vertigi-
neux entre riches et pauvres, n’a pas de
valeur, n’a pas de poids.
Dans les vingt dernières années, le
Maroc a connu plusieurs affaires
retentissantes dans lesquelles la
société civile a joué un rôle très
important pour alerter l’opinion
publique et exiger le changement des
lois. Et, plus d’une fois, cela a marché,
et le pouvoir a compris et a fait ce qu’il
fallait faire. Un exemple ? L’affaire
d’Amina Filalli : cette jeune femme de
Larache, condamnée par un juge à
épouser l’homme qui l’avait violée et
qui, au bout du désespoir, s’était sui-
cidée. Sa tragédie et la mobilisation
des Marocains avaient poussé le
Maroc à renoncer à cette loi invrai-
semblable qui annulait le crime de
détournement de mineur si le violeur
épousait sa victime.
Le sujet de l’homosexualité est omni-
présent dans les médias. Les journalis-
tes en parlent d’une manière objective.
Presque tout le monde utilise désor-
mais le mot arabe neutre mythli pour
désigner les homosexuels. Quand le
« printemps arabe » a commencé au Ma-
roc, en 2011, plusieurs des contestatai-
res, notamment à l’intérieur du Mouve-
ment du 20 février, demandaient aussi
la liberté et l’égalité pour (toutes) les mi-
norités marocaines. Il y a quelques se-
maines, un sondage de la BBC révélait
que 21 % des Marocains acceptent les
homosexuels.
Quand j’étais adolescent – et aussi
seul que l’homme de Marrakech –, je ré-
pétais souvent dans ma tête cette
phrase : « Je suis gay et bientôt je serai li-
bre. » Je n’imaginais pas cela arriver au
Maroc. Et je n’avais absolument per-
sonne avec qui partager ma tragédie
personnelle et les abus que je subissais
en silence. C’était dans les années 1980.
Aujourd’hui, et quoi qu’ils disent, les
mentalités ont réellement changé. Et
maintenir certaines lois paraît non
seulement injuste, mais d’un autre âge.
Le Maroc est prêt à libérer ses homo-
sexuels. Je ne suis pas le seul à le croire.
Je ne suis ni naïf ni inconscient. « I have
a dream. » C’est tout.
Après l’Afrique du Sud et le Botswana,
j’espère de tout mon cœur que le Maroc
sera très bientôt le troisième pays afri-
cain à dépénaliser l’homosexualité et à
ainsi traiter tous ses citoyens avec un
peu plus d’égalité. p
Abdellah Taïa est écrivain. Né
en 1973 à Rabat, le romancier est
venu en France et à la langue fran-
çaise par amour pour le cinéma. Peu
après s’être installé à Paris, en 1999,
celui qui a affirmé publiquement son
homosexualité publie un recueil de
nouvelles, « Mon Maroc » (Séguier,
2000). Suivront une dizaine de livres
parmi lesquels « L’Armée du salut »
(Seuil, 2006), qu’il a adapté au ci-
néma en 2013 ; « Le Jour du roi »
(Seuil, 2010, prix de Flore) ; « Un pays
pour mourir » (Seuil, 2015). Son der-
nier roman, « La Vie lente », est paru
au Seuil en mars

Omar Brouksy désormais liées par un important réseau

autoroutier.
Mais, malgré les promesses favorables aux
couches défavorisées, maintes fois répétées
règne des privilèges. Les « agréments » de
pêche en haute mer accordés aux hauts gra-
dés et aux proches du Palais en sont un
exemple : les privilèges au Maroc sont un

Un pays par le roi dans ses discours, le Maroc « reste

le pays le plus inégalitaire du nord de l’Afri-
que, et dans la moitié la plus inégalitaire des
pays de la planète, souligne, en juin 2019, un
EN OCTOBRE 2016,
C’EST UNE
« ÉTINCELLE »
phénomène à la fois marquant et ancien,
mais de moins en moins accepté dans un
pays où la pauvreté touche un quart de la
population : « Si l’on utilise un seuil de

où les inégalités rapport de l’ONG Oxfam. « En 2018, les trois

milliardaires marocains les plus riches déte-
naient à eux seuls 4,5 milliards de dollars, soit
44 milliards de dirhams. L’augmentation de
QUI A EMBRASÉ
LA RÉGION DU RIF,
dépenses de 5,50 dollars PPA (parité de
pouvoir d’achat), le nombre de pauvres et de
personnes qui, sans l’être, sont exposées à le
devenir est remarquablement élevé : près de

restent souveraines leur fortune en un an représente autant que

la consommation de 375 000 Marocains
parmi les plus pauvres sur la même période ».
Les disparités entre riches et pauvres se
présentent comme des défis majeurs, en
Auteur de livres critiques sur la monarchie,
faisant du Maroc un pays moins stable que
l’universitaire souligne que la pauvreté stabilisé par un système policier qui rap-
et la corruption créent dans le pays une tension pelle parfois la Tunisie de l’ex-président Ben
Ali. Des disparités qui se manifestent aussi
sociale aux conséquences imprévisibles bien dans les villes qu’entre les régions, et
qui prennent une dimension particulière
chez les jeunes. « Quelque 70 % des jeunes
Marocains de moins de 30 ans souhaitent
DANS LE NORD
DU MAROC
jusqu’à vingt ans pour les leaders. L’objectif
des autorités ? Faire en sorte que ces trou-
bles ne servent pas d’exemple et ne s’éten-
dent pas aux autres régions, et surtout pas à
d’autres villes où les jeunes issus des fa-
milles modestes sont les principales victi-
10 millions de Marocains – soit 25 % de la po-
pulation – sont pauvres ou menacés de le de-
venir », prévient un rapport de la Banque
mondiale en juin 2019.
Colère sourde mais dangereuse
Tous ces facteurs créent une tension sociale
sourde mais dangereuse, pouvant conduire,
si elle n’est pas résolue par des mesures ra-
dicales prises par le Palais, détenteur du
« vrai pouvoir », à une violence urbaine et à
des scénarios politiques aux conséquences
imprévisibles.

L
e Maroc est-il un pays stable, un havre
de paix dans une région ravagée par la
violence, un régime qui sait anticiper
les crises politiques et gérer les ris-
ques de troubles potentiellement déstabili-
sants ? Si ces formules toutes faites font flo-
rès parmi les « amis » du royaume, la réalité
de ce pays de 34 millions d’âmes, dirigé
depuis des décennies par une monarchie
absolue de droit divin, est, elle, beaucoup
plus nuancée.
Lorsqu’il a accédé au pouvoir il y a vingt
ans, Mohammed VI, 56 ans, avait suscité de
grandes espérances après les trente-huit
ans du règne de fer de son père (Hassan II,
1929-1999). Il a conduit un processus de ré-
conciliation décomplexé pour solder les
« années de plomb ». En outre, dans un
pays dont la balance commerciale est défi-
citaire, il a favorisé le développement d’in-
frastructures visant à relancer les exporta-
tions et l’investissement étranger : le port
Tanger-Med est aujourd’hui l’un des plus
grands d’Afrique, et les principales villes
– Rabat (Nord-Ouest), Agadir (Sud-Ouest),
Oujda (Nord-Est) et Marrakech (Sud) – sont
émigrer, contre 22 % des personnes ayant la
quarantaine, indique un sondage de la BBC,
publié le 27 juin dernier. Les Marocains, en
particulier la jeune génération, sont plus en-
clins à vouloir des réformes rapides que les ci-
toyens d’autres pays. Il semble également
qu’une étincelle suffirait à les enflammer. »
Copinage quasiment institutionnalisé
En octobre 2016, c’est une « étincelle »,
justement, qui a embrasé la région du Rif,
dans le nord du Maroc, après qu’un
vendeur de poissons ambulant a été broyé
dans une benne à ordures en tentant de
récupérer sa marchandise jetée par un
fonctionnaire du port. Une mort filmée
par téléphone et diffusée sur les réseaux
sociaux.
Les manifestations qui ont suivi ce drame
étaient surtout en réaction au sentiment
d’injustice face à la corruption et à l’arro-
gance des fonctionnaires locaux. Des cen-
taines de personnes (du Rif et de Jerada, une
ville du centre du Maroc ayant connu des
troubles similaires) sont alors arrêtées et
condamnées à des peines de prison ferme,
mes des inégalités.
Grâce à l’ouverture sur le monde que per-
mettent Internet et les réseaux sociaux, les
jeunes s’individualisent de plus en plus et
deviennent plus exigeants en matière
d’autonomie, sociale et matérielle. Alors
qu’auparavant un jeune Marocain acceptait
de vivre longtemps chez ses parents, dont il
dépendait financièrement, il a aujourd’hui
une envie d’épanouissement personnel
beaucoup plus forte, notamment dans les
villes grandes et moyennes. Même di-
plômé, il doit faire face à un marché du tra-
vail trop marqué par le favoritisme, ce que
l’on appelle au Maroc « ebbac sahbi » (« ton
père est mon pote »), une situation qui s’ap-
parente à un phénomène de copinage qua-
siment institutionnalisé. Malgré la capacité
des jeunes défavorisés à gérer une situation
injuste et souvent révoltante, celle-ci risque,
à court ou à moyen terme, d’aboutir à un
marasme et à un ras-le-bol dangereux.
La pauvreté est un autre facteur déstabili-
sant à cause de l’ampleur qu’elle prend au
Maroc, et du fait qu’elle s’accompagne de
ses corollaires classiques, la corruption et le
Interrogés en janvier 2016 par le journal
économique en ligne International Business
Times, trois experts américains, Max Abra-
hams, Haim Malka et Ann Wainscott ont in-
diqué que le Maroc « reste un pays économi-
quement vulnérable, avec des inégalités so-
ciales dangereuses. Le chômage des jeunes et
la politique hypersécuritaire, qui risque de
glisser vers l’arbitraire et l’injustice, et qui
produirait ainsi un effet inverse, sont des élé-
ments de menace qui pèseront de plus en
plus lourd sur l’avenir du royaume, si aucune
stratégie n’est mise en œuvre pour apporter
une solution à ces problèmes ». p
Omar Brouksy est professeur de scien-
ces politiques au Maroc et journaliste
indépendant. Il a notamment écrit
« La République de Sa Majesté : France-
Maroc, liaisons dangereuses » (Nouveau
Monde, 2017) et « Mohammed VI, derrière
les masques » (Nouveau Monde, 2014).
30 | 0123
LA CHRONIQUE
DE PATRICK ARTUS
Les taux d’intérêt très
bas soutiennent-ils la
croissance économique ?
L
es banques centrales continuent
de penser que les taux d’intérêt bas
sont favorables à la croissance. La Patrick Artus
Réserve fédérale réagit à la fai­
blesse de l’inflation et au risque de frei­
nage de la croissance aux Etats­Unis en
laissant entendre qu’elle va baisser ses
taux d’intérêt ; la Banque centrale euro­
est chef économiste
de la banque
Natixis et membre
du Cercle
des économistes
péenne passe le message qu’elle pourrait
baisser ses taux, même si le taux des
prêts aux banques est de 0 %, le taux des dépôts des banques à la
BCE de – 0,4 %, et que le taux d’intérêt à dix ans sur la dette publi­
que de l’Allemagne est de – 0,3 %. Clairement, les banques centra­
les pensent que la baisse des taux d’intérêt, même à partir d’un
niveau déjà extrêmement bas, voire négatif, continue d’avoir un
effet positif sur les économies.
La recherche économique examine cet argument très impor­
tant. La baisse des taux d’intérêt a de nombreux effets favorables :
elle réduit les paiements d’intérêts sur les dettes et améliore la
solvabilité des Etats, des entreprises et des ménages emprun­
teurs ; elle permet de réaliser des projets d’investissements pu­
blics ou privés dont la rentabilité est à long terme, puisque le taux
d’actualisation des revenus futurs est bas. Mais la recherche s’est
aussi emparée du sujet suivant : les taux d’intérêt bas ne condui­
sent­ils pas à une dégradation de la rentabilité et de la profitabi­
lité des banques, ce qui peut conduire à une contraction de l’offre
de crédit et de l’activité économique ? Les taux d’intérêt bas, au
travers de leur effet sur les banques, entraîneraient une politique
restrictive, et non expansionniste.
Les effets des taux d’intérêt bas sur la situation des banques sont
complexes. Un travail de recherche de la BCE peut expliquer la po­
sition de celle­ci. Carlo Altavilla, Miguel Boucinha et José­Luis
Peydro (« Monetary Policy and Bank Profitability in a Low Interest
Rate Environment », ECB Working Paper n° 2105, octobre 2017) dé­
fendent l’idée que les taux d’intérêt bas n’affectent pas négative­
ment les banques de la zone euro, car, soutenant l’activité, ils ré­
duisent le risque de défaut sur leurs crédits des emprunteurs, ce
qui est favorable aux banques et l’emporte sur les autres effets.
Mais d’autres études conduisent à des résultats différents.
Claudio Borio et Leonardo Gambacorta (« Monetary Policy and
Bank Lending in a Low Interest Rate Environment : Diminishing
Effectiveness ? », BIS Working Paper n° 612, février 2017) montrent,
en utilisant un échantillon de banques, que la baisse des taux
d’intérêt, au­delà d’un certain niveau, ne stimule plus la distribu­
tion de crédit, et attribuent cela au recul de la profitabilité des
banques. Claudio Borio, Leonardo Gambacorta et Boris Hofmann
(« The Influence of Monetary Policy on Bank Profitability », Inter-
national Finance, volume 20, issue 1,
LE RENDEMENT mai 2017) montrent qu’il existe une
relation positive significative entre le
DES FONDS taux d’intérêt à court terme, la pente
de la courbe des taux d’intérêt (l’écart
PROPRES EST entre le taux d’intérêt à long terme et
SI BAS QU’IL EST le taux d’intérêt à court terme) d’une
part, et la profitabilité des banques
DIFFICILE POUR d’autre part. L’effet de la baisse des
intérêts reçus sur les crédits domine
LES BANQUES DE les autres effets (baisse du nombre de
LEVER DU CAPITAL défauts, plus­values sur les obliga­
tions détenues par les banques). Cet
effet négatif des taux d’intérêt bas
sur la profitabilité des banques est confirmé par beaucoup
d’autres études, qui montrent que la profitabilité des banques re­
cule même si elles essaient de lutter contre les effets de la baisse
des taux d’intérêt en accroissant les primes de risque qu’elles font
payer aux emprunteurs sur les crédits.
Deux systèmes possibles
Cela éclaire la nature de la dynamique enclenchée par la baisse des
taux d’intérêt. Le premier effet sur les banques est positif : la
baisse des taux d’intérêt génère des plus­values sur les obligations
détenues par les banques – ce qui accroît leurs fonds propres – et
réduit les défauts des emprunteurs, ce qui diminue leurs provi­
sions. Mais ensuite, les banques souffrent de la baisse de leurs
marges d’intérêt (elles prêtent à des taux d’intérêt bas par rapport
au coût de leurs ressources, qui sont essentiellement des dépôts)
et, au bout d’un certain temps, cet effet négatif cumulatif l’em­
porte sur l’effet positif initial et la profitabilité des banques recule,
ce qui les conduit à prêter moins et à prendre moins de risques.
Regardons la situation de la zone euro. Les banques de la zone
euro souffrent à la fois des taux d’intérêt très bas sur les crédits (en
moyenne, en 2018, 2 % pour les crédits aux ménages et 1,7 % pour
les crédits aux entreprises) et d’avoir 1 900 milliards d’euros de ré­
serves excédentaires déposées à la BCE et rémunérées à – 0,4 % (ce
qui réduit leurs profits de 20 %). Il en résulte un rendement des
fonds propres des banques de 5 % à 6 % depuis 2016, alors qu’il
était de 15 % en 2007. Le rendement des fonds propres est si bas
qu’il est difficile pour les banques de lever du capital, d’attirer des
investisseurs et, effectivement, les banques de la zone euro mai­
grissent, par rapport à la taille de l’économie de la zone euro, avec
des encours de crédit qui ne progressent que de 2 % par an.
L’analyse économique et factuelle semble bien démontrer que
des taux d’intérêt durablement bas peuvent être contre­produc­
tifs en dégradant la situation des banques. Quelle est alors la
perspective pour le système bancaire de la zone euro ? Soit un
système bancaire « à la japonaise », où les banques collectent des
dépôts qu’elles reprêtent ensuite à l’Etat en achetant des titres
publics et qui deviennent des fonds obligataires ; soit un système
bancaire « à l’américaine », où les banques ont peu besoin de
fonds propres puisque les entreprises se financent sur les mar­
chés financiers et que les banques cèdent les crédits immobiliers
des ménages à des agences publiques. p
AUTOMOBILE :
ATTENTION ! moyennes, principal relais de croissance
des constructeurs ces dernières années,
VIRAGE sera moins linéaire que prévu.
DANGEREUX L’automobile est typiquement une indus­
trie cyclique, rythmée par les aléas de la
croissance économique. L’erreur serait de
ne voir dans la crise qui s’annonce qu’un
énième soubresaut de la production pour
s’adapter à une demande faiblissante. Les
constructeurs sont, en réalité, soumis à une
double injonction qui va bouleverser leur
modèle économique.
L’une est réglementaire et concerne leur
contribution à la lutte contre le réchauffe­
ment de la planète. La décision du Parle­
ment européen du 3 octobre 2018 d’exiger
A ttachez vos ceintures ! La route
s’annonce chaotique pour l’indus­
trie automobile. Le secteur est con­
fronté à des marchés saturés et, avec l’émer­
gence de la voiture électrique et du véhicule
une réduction des émissions de CO₂ de
40 % est sans doute nécessaire du point de
vue de l’urgence climatique. Mais la res­
ponsabilité politique aurait exigé d’expo­
ser clairement, dans le même temps, les
autonome, à des ruptures technologiques conséquences industrielles et sociales de ce
profondes, qui auront pour conséquences changement de paradigme.
de douloureuses restructurations et une re­ Le basculement vers la voiture électrique
distribution des cartes inédite entre cons­ laisse encore beaucoup trop de questions
tructeurs historiques et nouveaux acteurs. en suspens. Quid de la production de cette
Tous les principaux marchés montrent électricité, des batteries, de l’extraction des
simultanément des signes de faiblesse, terres rares nécessaires à leur fabrication,
qu’il s’agisse de la Chine, des Etats­Unis, de du financement du réseau de chargement
l’Europe, de la Russie ou de l’Inde. Dans les des voitures, du manque à gagner lié à la
pays riches, l’envie de voiture s’érode à baisse des recettes fiscales sur le carburant,
mesure que la conscience écologique de l’évolution d’une demande qui reste à ce
s’éveille. Dans les pays émergents, on jour epsilonesque ? L’impact économique
prend conscience que l’essor des classes de cette transition, en revanche, se dessine
Agnès Ricard-Hibon Pour une mobilisation
solidaire autour des structures d’urgence
Si les conditions d’exercice de la médecine d’urgence sont
de plus en plus tendues, le service rendu reste de qualité
et la solution n’est pas dans l’affrontement, plaide
la présidente de la Société française de médecine d’urgence
N
ous sommes à la fin du mois de culier en cette période estivale, appelle
juillet. Les structures d’urgence, l’ensemble des professions de santé à
déjà fragilisées, se préparent à as­ une mobilisation solidaire autour des
surer leur mission de service pu­ structures d’urgence.
blic du mois d’août dans des conditions Car si la première préoccupation des
saisonnières difficiles. Effectifs réduits, professionnels de l’urgence (médecins
fermetures temporaires de lits d’aval et et paramédicaux) reste la santé et la qua­
risque potentiel d’augmentation des lité de la prise en charge des malades, el­
flux de patients fragiles : chaque année, les ne peuvent se maintenir au détri­
les conditions d’exercice de la médecine ment de la santé des soignants. Ces der­
d’urgence se tendent de plus en plus. nières semaines ont levé le voile sur la
Pour autant, au­delà de toutes les diffi­ souffrance engendrée par des condi­
cultés, les urgences vitales ou potentiel­ tions de travail difficiles, dans des servi­
lement vitales seront toujours assurées ces parfois au bord de la rupture. L’été
et les soins non programmés seront gé­ 2019 est une période à risque, qu’il faut
rés. Le service rendu à la population est aborder avec un esprit de solidarité.
de qualité : l’engagement personnel des
professionnels de santé, qui ont choisi Une démarche d’engagement
les métiers de l’urgence médicale par vo­ En effet, la médecine d’urgence ne
cation, est sans faille, et le maillage na­ s’improvise pas. Elle répond à des règles
tional conséquent : 713 structures d’ur­ précises de gestion des flux de patients,
gence situées dans 637 établissements de hiérarchisation des pathologies et de
de santé, en amont desquels 101 SAMU­ répartition des tâches, définies par
Centre 15 (réception des appels urgents) des années d’observation, de recherche
et 390 SMUR (ambulances médicalisées et de recommandations coordonnées
d’urgence et de réanimation) assurent la par la SFMU. Pour assurer le respect de
prise en charge préhospitalière. ces recommandations, garantir la
Les structures d’urgence et leurs pro­ sécurité des usagers et la sérénité des
fessionnels ne peuvent cependant pas soignants, il est impératif que tous les
continuer de porter seuls l’augmen­ acteurs impliqués dans la chaîne de
tation des tensions inévitables de cette soins soient pleinement mobilisés sur
période critique de l’année. La Société leurs contributions respectives, aussi
française de médecine d’urgence bien en amont qu’en aval des urgences.
(SFMU), attentive aux bonnes condi­ C’est un contrat gagnant­gagnant que
tions d’exercice de la spécialité, en parti­ doivent passer les autorités de santé,
la médecine libérale, la médecine hospi­
talière et les usagers avec la médecine
d’urgence. Un contrat qui repose sur
trois piliers indissociables : organisa­
tion, coopération interspécialités et soli­
darité. Il appartient aux institutions de
C’EST UN CONTRAT santé de mettre en place une organisa­
tion sanitaire efficace et de valider les
GAGNANT-GAGNANT plans d’action et d’anticipation mis en
place par les agences régionales de santé
QUE DOIVENT PASSER (ARS), en première ligne pour prendre
LES AUTORITÉS DE en compte les spécificités régionales. Il
appartient aux médecins généralistes
SANTÉ, LA MÉDECINE de s’organiser de façon à assurer une
continuité des soins de ville (notam­
LIBÉRALE, ment par une meilleure coordination
des fermetures estivales des cabinets de
LA MÉDECINE médecins traitants).
HOSPITALIÈRE Il appartient aux structures hospita­
lières de prévoir une capacité en lits
ET LES USAGERS d’hospitalisation adaptée aux besoins
0123
DIMANCHE 28 - LUNDI 29 JUILLET 2019
lentement mais sûrement. Faute de satis­
faire les nouvelles normes, les construc­
teurs devraient être frappés par des centai­
nes de millions d’euros d’amendes. En
outre, en définissant la norme sans l’antici­
per sur le plan industriel, on s’apprête à
transférer une part substantielle de la va­
leur ajoutée des véhicules au bénéfice des
fabricants chinois, sud­coréens et japonais,
qui ont une avance considérable dans le do­
maine des batteries.
Le fait que General Motors ait préféré se
séparer de sa filiale européenne, Opel, et
que Ford réduise à la portion congrue ses
capacités de production sur le Vieux Conti­
nent en dit long sur le pessimisme des
constructeurs américains sur le potentiel
du marché européen.
Cette pression environnementale sera
d’autant plus difficile à surmonter que, dans
le même temps, les entreprises sont obligées
de décupler leurs investissements pour rat­
traper leur retard dans la voiture autonome
face aux géants du Web, qui menacent de
bouleverser à la fois le mode de production
des voitures et l’usage de la mobilité.
Selon le cabinet AlixPartners, de 40 à 60
usines automobiles devraient fermer dans
les cinq ans, tandis que le secteur emploie
13 millions de salariés en Europe. La transi­
tion écologique est nécessaire et urgente,
mais elle nécessite de la transparence et da­
vantage d’anticipation sur ses conséquen­
ces, hélas, prévisibles. p
pour éviter la maltraitance et la surmor­
talité liée au phénomène des « patients
brancards », séjournant dans les couloirs
des services d’urgence. Enfin, il appar­
tient à chaque citoyen de conserver un
lien permanent avec ses proches les plus
fragiles. Il faut rappeler à tous que le pre­
mier réflexe à adopter en cas d’urgence
est d’alerter en composant le « 15 », et
donc d’appeler avant de se déplacer aux
urgences. Un médecin pourra alors éva­
luer le besoin de santé et apporter la ré­
ponse adéquate : l’envoi immédiat d’une
équipe médicale, la consultation en ville,
l’envoi de secouristes ou un conseil mé­
dical avec prescription téléphonique.
C’est ainsi que la médecine d’urgence
pourra garantir une qualité de soins
dans la dignité, la sécurité et la séré­
nité des acteurs jusqu’à la rentrée de
septembre, et au­delà. Car la solution
aux difficultés que rencontrent les hô­
pitaux pour parvenir au juste équilibre
entre le médical et le budgétaire ne
se trouvera pas dans le seul affronte­
ment entre les services d’urgence et
leur hiérarchie hospitalière ou leurs
autorités de tutelle.
Dans ce contexte, il importe d’élaborer
et de partager des recommandations et
des process fondés sur les données
scientifiques et le retour d’expérience.
C’est une démarche d’engagement qui
doit permettre aux professionnels de
santé concernés d’assurer dans les
meilleures conditions possibles la qua­
lité de prise en charge de la population
qui sollicite les structures d’urgences
durant cette période de tension parti­
culière. Nous espérons que ce retour
d’expérience de l’été 2019 – que nous
souhaitons tous positif – permettra de
nous améliorer.
L’investissement de la SFMU dans la
mission confiée par Agnès Buzyn, mi­
nistre des solidarités et de la santé, au
professeur Pierre Carli et au député
(LRM) Thomas Mesnier doit nous aider
à trouver les solutions pour adapter le
système de santé à l’évolution du besoin
en soins urgents et contribuer à faire
progresser la spécialité. p
Agnès Ricard-Hibon est présidente
de la Société française de médecine
d’urgence (SFMU), chef de service
au SAMU-SMUR du centre hospitalier
René-Dubos à Pontoise (Val-d’Oise)
et chef de service au SAU-SMUR
du groupe hospitalier Carnelle-Portes
de l’Oise (Val-d’Oise)