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le combat
1920-2020
KURDE
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Christophe Petit-Tesson
///// Manifestation de Kurdes
Jalons Les encadrés non signés sont d’Olivier Piot
en soutien à des jeunes refusant 12 Un drapeau emblématique
d’accomplir le service militaire
en Syrie, Kamechliyé, Rojava, 14 Saladin, héros kurde du monde arabe
Syrie, 2012
15 Moustapha Barzani, chef absolu
16 Fantômes arméniens, reconnaissance kurde
31 Le neveu de Moussa Bey de Mokhtan
32 La bataille de Tchaldiran
38 Les intellectuels turcs et la « sale guerre »
2. Résurgences et résistances 41 Un chef charismatique
34 Quand le PKK prend les armes ///// Christiane More 44 Peshmergas
36 Gazage à grande échelle ///// Kendal Nezan 52 Mehmed Uzun, le pionnier
55 Ode à l’union pour peuple en révolte
42 Enlisement turc au Kurdistan ///// Alain Gresh
58 La « ceinture arabe »
44 Une bien incertaine autonomie ///// Michel Verrier 60 Newroz
50 « Un frère tue son frère » ///// Akram Belkaïd 63 Une délégation
53 Plongée dans un pays en guerre ///// Olivier Piot 64 L’heure kurde
57 Le cinéma face au conflit en Anatolie ///// Nicolas Monceau 74 Saz
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79 Le penseur du communalisme
3. Espérances et nouvelle donne 89 L’égérie de la « voie démocratique »
60 L’année où tout parut possible ///// Vicken Cheterian
64 Kirkouk la disputée ///// Shahinez Dawood
Bande dessinée Guillaume Barou
47 Kobane Calling ///// Zerocalcare
66 Les héros de Kobané ///// Dora Serwud
68 Émancipation féminine au Kurdistan irakien Documentation Olivier Pironet
///// Nadia Maucourant Bibliographie 20, 34, 80
71 Les ombres de Sanandaj ///// Airin Bahmani et Bruno Jäntti Sur la Toile 28, 56, 66
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Langues et dialectes kurdes Fallouja
Bagdad a
Kurmandji du Nord
g
Sorani (Kurmandji du Sud)
r
Zazaki Tig
re o
Gorani et laki s
Écriture utilisée
Population kurde majoritaire
latine arabe cyrillique
Population kurde minoritaire
0 50 100 150 200 km
Sources : Michael Izady, « The Gulf 2000 project », université Columbia, 2017 ; Institut kurde de Paris.
À
Depuis la fin de la première l’automne 2019, la longue histoire des revers poli-
tiques du peuple kurde connaît un nouvel épisode
guerre mondiale, dramatique avec la remise en cause du projet de
Fédération démocratique de la Syrie du Nord (lire
la lutte des Kurdes l’article de Mireille Court et Chris Den Hond page 76).
Le 9 octobre, l’armée turque, appuyée par des
pour la reconnaissance milices syriennes, entre dans cette région, politiquement auto-
de leurs droits politiques, nome depuis 2013 et communément appelée Kurdistan syrien ou
encore Rojava (« l’Ouest » en kurde). Lancée par Ankara après avoir
linguistiques et culturels été rendue possible par l’annonce du retrait des troupes améri-
caines de Syrie (6 octobre), l’opération militaire « Source de paix »
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bute toujours sur les rompt la continuité territoriale de l’entité fédérale démocratique
du Rojava. Le 22 octobre, MM. Recep Tayyip Erdoğan et Vladimir
intérêts des pays où vit ce Poutine annoncent à Sotchi un accord turco-russe en dix points
peuple sans État. Au fil entérinant la nouvelle configuration dans le Nord-Est syrien. La
Turquie, qui occupait déjà la province d’Afrin depuis janvier 2018,
des ans, ce combat incessant prend le contrôle d’une bande de cent kilomètres de long et de
trente kilomètres de large. Les Unités de protection du peuple
reste plus que jamais (YPG), le bras armé du Parti de l’union démocratique (PYD), lui-
même branche syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan
dépendant de l’évolution (PKK) actif en Turquie, sont obligées d’abandonner une partie du
territoire syrien qu’elles contrôlaient. Dans les semaines qui sui-
des crises et conflits vent, la zone est « sécurisée » par d’improbables coalitions de
qui secouent l’Irak, l’Iran, milices, patrouilles et régiments syriens, russes, iraniens, sans
oublier les troupes turques.
la Syrie et la Turquie. Une fois de plus dans leur histoire tourmentée, les combattants
kurdes ont été lâchés par leurs alliés d’hier. Face à la nouvelle
charge militaire de M. Erdoğan – la troisième en Syrie
Par Olivier Piot * depuis 2016 –, Washington, Paris et Berlin ont plus ou moins pro-
testé avant de céder devant le maître d’Ankara. Alliée depuis 2015
des combattants arabo-kurdes des Forces démocratiques syriennes
(FDS) et des unités kurdes des YPG, la coalition internationale
contre l’Organisation de l’État islamique (OEI ou Daech) n’a pas
sauvé les Kurdes. Ces derniers, auxiliaires militaires des Occiden-
taux en Syrie et principaux fers de lance de la lutte contre les forces
combattantes du califat autoproclamé par le mouvement djihadiste
en 2014, se retrouvent isolés et durablement livrés aux appétits
conjugués d’Ankara, de Damas, de Moscou et de Téhéran.
Ainsi est une nouvelle fois ébranlé le « vieux rêve » du peuple
kurde d’obtenir une nation, un État ou, au minimum, une forme de
souveraineté territoriale sur les vastes terres (500 000 km2) proche-
orientales qui s’étirent de Mahabad (Iran) à Erbil (Irak) et de Diyar-
bakır (Turquie) à Kamechliyé (Syrie). Depuis près d’un siècle,
conflits régionaux et évolutions géopolitiques n’ont pas cessé de
* Journaliste, auteur de Kurdes, les damnés de la guerre, Les Petits Matins, Paris, 2020.
toujours pris le pas sur les rares périodes de paix et d’ouverture l’intervention musclée de milices d’obédience chiite dirigées par un
entre Ankara et les Kurdes. Par la suite, l’astre a rallié le ciel irakien, général… iranien. En septembre 2017, M. Barzani tenta malgré tout
où les peshmergas – « ceux qui affrontent la mort » – incarnaient de profiter du recul de l’OEI en Irak et en Syrie pour imposer la libé-
eux aussi, et depuis longtemps déjà, la résis- ration de « son » Kurdistan par le biais d’un réfé-
tance et l’irrédentisme kurdes. Après la pre- rendum qui enregistra une large victoire en
mière guerre du Golfe (1991), ils engrangèrent Dans une ambiance faveur du « oui » à l’indépendance (92,7 %). Mais
un acquis d’importance avec la création du Gou- de Far West, le gouvernement central de Bagdad déclara « illé-
vernement régional du Kurdistan (GRK) ira- gal » le scrutin, bloqua les aéroports de la région
l’affairisme et la course
kien. Le Bachour, ou « Kurdistan du Sud », deve- et, surtout, réoccupa militairement les territoires
nait ainsi une réalité palpable. La seconde
à l’enrichissement disputés au GRK depuis 2003. L’échec de cette
guerre du Golfe (2003), qui déboucha sur la
altérèrent la tentative d’indépendance marqua la fin d’un
chute du régime de Saddam Hussein, ouvrit la légendaire capacité cycle : la démission (fin 2017) de M. Barzani de la
voie à une reconnaissance du GRK par la militaire des Kurdes présidence du GRK scella la débâcle d’un régime
Constitution de l’État fédéral d’Irak (2005). Le irakiens hégémonique, miné par le clientélisme et la cor-
soleil kurde atteignait alors son solstice. Pen- ruption. Depuis, la région kurde d’Irak est dans
dant deux décennies, l’expérience de cette auto- un périlleux face-à-face avec le pouvoir de Bag-
nomie régionale éclipsa les « questions kurdes » des trois autres Kur- dad, au risque de voir disparaître son statut d’autonomie. À bien des
distans « frères » et voisins. Mais, suivant une règle implacable, la égards, le déclenchement du Hirak – mouvement de contestation
vigueur du soleil faiblit de nouveau. La domination sans partage du populaire – dans la capitale et dans d’autres villes du centre de l’Irak
Parti démocratique du Kurdistan (PDK) irakien et de la famille Bar- a offert au GRK un répit bienvenu.
zani (père, fils et petit-fils) sur le grand échiquier de la cause kurde Au cours des dix dernières années, l’astre kurde s’est déplacé vers
ainsi que l’incessante rivalité entre le PDK et l’Union patriotique du l’ouest. C’est dans une Syrie déchirée par la guerre civile
Kurdistan (UPK) érodèrent le rêve. depuis 2011 que l’expérience du Rojava a fait renaître le rêve auto-
nomiste. Dès 2013, cette autonomie acquise de facto par les Kurdes
n une décennie, l’entité kurde avait certes prospéré, mais au de Syrie s’est dotée d’une solide assise territoriale (les cantons
soud Barzani (1)… Dix ans plus tôt, dans une étude sur le GRK, la
(1) Le Monde, Paris, 22 décembre 2011.
chercheuse Berévan Adlig avertissait : « Jusqu’à présent, les partis
(2) Berévan Adlig, « Le Kurdistan irakien », Hérodote, no 124, Paris, janvier 2007.
politiques kurdes imputaient la guerre et la misère au régime baasiste
(3) Audition du général Didier Clastres par la commission des affaires étrangères, de la
[de Saddam Hussein], mais les Kurdes ne sont pas dupes et désormais
défense et des forces armées du Sénat français (« Lutte contre Daech et bilan des opéra-
attendent de leurs dirigeants qu’ils mettent fin aux pratiques de cor- tions extérieures », 16 décembre 2015).
construction et des exportations de pétrole du Kurdistan irakien – nés aussi à voir les puissances extérieures pervertir et verrouiller
via la Turquie – ont consacré les liens de dépendance entre Erbil et leurs luttes « nationales » ; et donc condamnés à faire vivre cette
Ankara. Dans les couloirs du Parlement du GRK, l’avancée straté- intarissable tradition de résistance.
gique du PYD au Rojava irritait, au point que les dirigeants du PDK, Début novembre 2019, dans son minuscule atelier parisien,
hostiles de longue date au PKK (4), n’hésitaient pas à traiter ouver- M. Mehmet K., un tailleur kurde de 58 ans installé en France
tement de « Khmers rouges » leurs homologues syriens. depuis son exil de Turquie (au milieu des années 1980), fixe, éber-
Cette hostilité n’a pas empêché les forces kurdes lué et rageur, les images télévisées des cohortes
de Syrie d’élargir leur maîtrise territoriale au-delà de réfugiés du Rojava fuyant l’armée turque :
des trois cantons du Rojava, le long de l’Euphrate, « C’est notre oppression commune qui, depuis
à Rakka puis Deir Ez-Zor. En moins de trois ans Quelle région très longtemps, nourrit le feu de notre cause »,
(2014-2017), les FDS sont arrivées à contrôler près du monde pourrait nous dit-il. Une cause nourrie de cette singu-
d’un tiers du territoire syrien, des zones riches en prétendre lière capacité kurde à produire, décennie après
ressources énergétiques (barrages, pétrole). L’as- à la stabilité en décennie, des forces combattantes aussi inépui-
tre kurde brillait de nouveau mais de sombres bafouant les droits de sables qu’indomptées. Et cela aux quatre points
nuages obscurcissaient l’horizon. D’emblée, l’ex- plus de 44 millions cardinaux de ce « grand Kurdistan » où – telle
périence autonomiste fut suspendue aux aléas une hydre orientale – chaque région prend le
d’individus ?
des «rounds» de négociations diplomatiques relais après la défaite du voisin. Depuis un siè-
concernant la crise syrienne à Genève et à Astana cle, la non-reconnaissance (en dehors du GRK)
(Kazakhstan). Fin 2017, toutefois, la perspective des droits identitaires, culturels et, surtout,
d’une reconstruction fédérale de la Syrie séduisait encore de nombreux politiques et territoriaux des Kurdes entretient de toute évidence
acteurs. Certes, la menace planait (déjà) de voir les États-Unis lâcher la répétition de cette passation de relais. Mais elle n’explique pas
leurs alliés kurdes, mais les dirigeants du PYD-PKK misaient –aussi– tout. Le poids démographique de ce peuple sur la carte proche-
sur le nouvel acteur fort de la région : la Russie de M. Poutine. orientale est un autre aiguillon puissant : selon l’Institut kurde de
Paris, les Kurdes seraient plus de 3,5 millions en Syrie, 20 millions
n décembre 2017, après avoir décoré à Moscou des officiers en Turquie, environ 12 millions en Iran et 8,5 millions en Irak…
Archives Ali Qazi ///// Rassemblement de partisans de la République kurde de Mahabad, Iran, 1946
1 Le temps
des défaites
Le 24 juillet 1923, le traité de Lausanne remettait en cause la création
d’un État kurde pourtant promise par le traité de Sèvres (10 août 1920)
conclu après la première guerre mondiale. Ce revers d’importance
THE PHOTOGRAPHY OF KURDISTAN
L
PAR KENDAL NEZAN *
de l’État-nation, sans son État propre, il Kurdistan. Entre-temps, par l’accord franco-
n’y a point de salut pour un peuple. Les britannique du 20 octobre 1921, les provinces
Kurdes, qui jusqu’au milieu du XIXe siècle kurdes de Cezire et de Kurd-Dagh (« les
avaient, aux confins des Empires ottoman et Monts kurdes ») avaient été rattachées à la
perse, mené une existence autonome ou Syrie sous mandat français. Restait encore en
semi-indépendante au sein d’une quinzaine suspens le sort de l’ancien vilayet de Mossoul,
de principautés, apprirent avec un certain convoité à la fois par les Turcs et par les Bri-
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retard cette dure loi des temps modernes. tanniques qui, connaissant les richesses
Conduites par leurs princes et chefs spiri- pétrolières de son sous-sol, voulaient l’incor-
tuels, les guerres pour l’uni- porer dans l’État irakien qu’ils venaient de
En 1925, les sept huitièmes de fication et l’indépendance du créer de toutes pièces. Chargée de régler ce
la population de la province irakienne Kurdistan se soldèrent litige, la SDN dépêcha en janvier 1925 une
de Mossoul souhaitaient la création toutes par des échecs face à commission dirigée par le comte hongrois
l’Empire ottoman soutenu Pál Teleki : au terme de deux mois d’enquête,
d’un État kurde indépendant
tour à tour par les Britan- celle-ci parvint à la conclusion que les sept
niques et les Allemands. Elles eurent cepen- huitièmes de la population de ce territoire ne
dant le mérite de montrer aux puissances de voulaient ni d’un retour sous le joug turc ni
l’époque la volonté de disposer de leur pro- d’un rattachement à Bagdad, mais la création
pre État. Au lendemain de la première guerre d’un État kurde indépendant.
mondiale, cette aspiration fut d’ailleurs prise
en compte par le président américain Woo- Répression sévère des révoltes
drow Wilson (1856-1924) qui, dans son pro- En dépit de cette indication on ne peut plus
jet de statuts de la Société des nations (SDN), explicite, le Conseil de la SDN décida, le
prévoyait la formation dans les possessions 16 décembre 1925, de rattacher la province de
orientales de l’Empire ottoman de trois Mossoul à l’Irak. En contrepartie de leur
États : Arabie, Kurdistan et Arménie. De consentement à cette annexion, la France et
même, le traité international de Sèvres les États-Unis reçurent chacun 23,75 % des
d’août 1920, signé entre autres par la France, actions de la compagnie Turkish Petroleum
(rebaptisée Iraq Petroleum Co. en 1927)
exploitant les gisements pétrolifères du Kur-
distan et bénéficièrent ainsi jusqu’en 1972 des
Un drapeau emblématique revenus du pétrole kurde. Dans un apparent
souci de justice, la SDN avait toutefois promis
l’octroi aux Kurdes de cette province, devenue
écliné sous plusieurs versions militaires et civiles mais aussi comme bannière officielle
D du Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) d’Irak depuis 1992, le drapeau kurde,
symbole de la résistance de ce peuple, flotte au Proche-Orient depuis les années 1920. Ses
Kurdistan irakien, d’une auto-gouvernance
(« self-rule ») ou administration autonome,
dont la langue serait le kurde et les fonction-
trois couleurs symbolisent la détermination et le courage (rouge), les collines et les plaines
naires seraient recrutés dans la population
du Kurdistan (vert), la paix et la prospérité (blanc). Frappé en son centre, le soleil jaune
locale. Cette promesse ne fut jamais honorée,
évoque les origines zoroastriennes de ce peuple, avec vingt et un rayons, en référence au
et les révoltes visant à exiger son respect
Nouvel An kurde (Newroz) célébré chaque année le 21 mars.
MAGNUM PHOTOS
furent sévèrement réprimées par l’aviation bles, il lui restait la faculté d’essayer d’amélio- Gilles Peress ///// Village de montagne,
Kurdistan, Iran, 1979
britannique, y compris après l’accession for- rer son sort de « minorité » au sein des pays
melle de l’Irak à l’indépendance en 1932. dirigés par des régimes despotiques. Ses nom-
Londres se contenta de reconnaître aux breuses insurrections des années 1920-1930 mieux adaptée aux réalités régionales et inter-
Kurdes la liberté d’utiliser leur langue dans furent toutes réprimées dans le sang par la nationales et à leurs propres capacités.
leurs publications, tout comme la France Turquie, l’Iran et l’Irak, qui souvent bénéficiè- Cette stratégie fut, pour l’essentiel, élaborée
toléra leurs activités culturelles en Syrie. Le rent de l’appui technique et politique de par le général Moustapha Barzani (1903-
gouvernement d’Ankara n’eut même pas ce l’URSS, du Royaume-Uni ou de la France. À la 1979). Celui-ci, après avoir lutté dans les
geste minimal à l’égard d’un peuple, à qui il fin de la seconde guerre mondiale, les Kurdes années 1930 pour l’indépendance du Kurdi-
avait pourtant, au cours de la guerre pour crurent un moment pouvoir vaincre leur mal- stan irakien, commandé en 1946 les armées de
l’indépendance de la Turquie, pro- chance et parvinrent à créer, en l’éphémère République de Mahabad et passé
Dans un monde
mis un statut d’autonomie proche janvier 1946, sur une portion du douze ans en exil en URSS, était rentré en Irak
du fédéralisme. Il décréta, dès le dominé par la territoire iranien, une République après le renversement de la monarchie, en
3 mars 1924, l’interdiction de sa rivalité Est-Ouest, du Kurdistan, avec pour capitale la juillet 1958. Tirant les leçons de ses longues
langue et de toutes les expressions aucun changement ville de Mahabad (lire l’article de années de lutte et d’exil, il en était arrivé à la
de son identité, ferma les écoles et de frontière ne Thomas Bois page 23). Après une conclusion que, dans un monde dominé par la
journaux kurdes et décida la disso- existence de onze mois, cette éphé- rivalité Est-Ouest, aucun changement de fron-
serait toléré par les
lution de la première Assemblée mère république, dont les réalisa- tière ne serait toléré par les grandes puis-
grandes puissances
nationale où siégeaient soixante- tions culturelles restent encore gra- sances, surtout dans une région aussi sensible
quinze députés du Kurdistan. La Turquie vées dans les mémoires, fut écrasée par les que celle s’étendant des frontières soviétiques
devenait désormais l’État un et indivisible des armées du chah, soutenues par les Britan- aux eaux du golfe Arabo-Persique. Aussi les
seuls Turcs, « maîtres et seigneurs du pays ». niques. Les Kurdes durent se rendre une nou- Kurdes, en particulier ceux d’Irak, devaient-ils
Le destin du peuple kurde était ainsi joué velle fois à l’évidence : ils n’étaient pas en se résoudre à mener leur combat pour l’obten-
dès les années 1920. Les nouvelles frontières mesure de créer par la force leur propre État; tion d’une autonomie régionale dans le cadre
étant désormais considérées comme intangi- il leur fallait envisager une nouvelle stratégie, des États existants. ☛
MAGNUM PHOTOS
son à la cause». Le mouvement kurde irakien, l’actuel Irak. Issu de la plus influente fa-
qui était jusque-là unitaire, se scinda en plu- mille de la province d’Erbil, Moustapha
sieurs fractions rivales, dont certaines se livrè- Barzani naît en 1903 d’une lignée d’éru-
rent même une guerre fratricide pendant une dits sunnites qui propagent les préceptes
Bruno Barbey ///// Fresque murale
période. Elles reprirent pourtant dès 1977 la du soufisme. Comme ses ancêtres, il reçoit
représentant le général Moustapha
lutte armée contre le régime irakien, qui, Barzani, Irak, 1974 (détail) d’emblée le titre de mollah – qui signifie
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tombé, emporté par la colère populaire. La entérinée par Bagdad. Enfin, un système d’au-
nouvelle Constitution du 22 juillet 1958 vou- tonomie administrative commença à être ins-
lue par le général Abdoul Karim Kassem tallé dans le Kurdistan irakien.
reconnaissait ainsi des droits nationaux au Cette ouverture alarma la Turquie et l’Iran,
qui pratiquaient alors, à des degrés différents,
* Ancien ambassadeur de France et journaliste, décédé en 2012. une politique assimilationniste à l’égard de
TURQUIE
PKK
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HÜDA PAR
Hüda Par, Parti de la cause libre, est formé
en 2012 par d’anciens partisans kurdes du
Hezbollah turc. Animé par une idéologie islamiste
mêlée d’idées d’extrême droite, ce parti demeure
marginal car les Kurdes nationalistes se tournent
davantage vers le HDP, et les conservateurs vers
le Parti de la justice et du développement (AKP)
de M. Recep Tayyip Erdoğan. Lors de l’élection
présidentielle de 2018, Hüda Par a appelé
à soutenir M. Erdoğan.
IRAK
PDK UPK
Le Parti démocratique du L’Union patriotique du
Kurdistan a été fondé en 1946 par Kurdistan a été créée par
Moustapha Barzani. Il est le Jalal Talabani (1933-2017)
principal interlocuteur du en 1975. Issue d’une scission
gouvernement irakien pendant la au sein du PDK d’Irak, elle
lutte pour l’autonomie de la région s’appuie sur une conception
kurde du pays. Le PDK en contrôle laïque et antiféodale de la
aujourd’hui une partie. société kurde.
KOMALA
Fondé en 1969 à Téhéran par des étudiants
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SYRIE
PYD
Branche syrienne du PKK, le Parti de
l’union démocratique est né en 2003.
Grâce à sa milice armée, les Unités
de protection du peuple (YPG),
le PYD profite du conflit syrien
pour s’imposer au Rojava (nord-est
du pays) à partir de 2015.
CNK
Christophe Petit-Tesson ///// Jeunes militants kurdes célébrant Créé en 2011, le Conseil national
le Nouvel An (Newroz), Diyarbakır, Turquie, 21 mars 2015 kurde regroupe les partis kurdes
syriens et milite pour l’autonomie
des Kurdes de Syrie.
GORRAN
Le Mouvement pour le changement (Gorran ou Goran) est fondé en 2009 par un ancien
compagnon de route de Jalal Talabani (UPK), Nawshirwan Mustafa (1944-2017). Sa rhétorique
anticorruption apporte rapidement un grand succès à cette formation, qui devient le second
parti du Kurdistan irakien en 2013. Depuis 2017 et le changement de dirigeant, le mouvement
peine à s’imposer comme solution de rechange au bipartisme PDK-UPK.
les nouveaux préparatifs militaires irakiens. base de l’autonomie ». Hélas ! cette flamme François-Xavier Lovat ///// Peshmergas
dominant la plaine, Irak, 1963
Le général Moustapha Barzani, convaincu d’espoir fut vite éteinte. Les autorités ira-
que ces opérations militaires successives ne kiennes démentirent très vite les « déclara-
pourraient apporter aucune solution au pro- tions attribuées au nouveau président de la
blème kurde, s’adressa le 2 février à l’Orga- République à propos d’une autonomie
nisation des Nations unies (ONU) dans l’es- kurde… » et les Kurdes ne tardèrent pas à
poir que cette instance internationale comprendre qu’en réalité le nouveau gou-
essayerait de trouver une solution pacifique vernement de Bagdad ne pensait, comme ses
au conflit. Mais, comme toutes les autres prédécesseurs, qu’à une solution de force.
démarches, celle-ci resta sans effet. Le 2 mai, les première et
Entre-temps, l’état-major kurde apprenait deuxième divisions de l’ar- « Le problème kurde doit être résolu
que l’armée irakienne avait fixé à la nuit du mée irakienne attaquaient sur la base de l’autonomie. »
15 au 16 avril l’attaque pour sa grande offen- les forces kurdes dans la Général Abdel Rahman Arel, nouvel
sive de printemps. Mais, le 14 avril, la dispa- région de Rawanduz. Dix homme fort de l’Irak (avril 1966)
rition du maréchal Aref suscita chez les diri- jours plus tard, les Kurdes
geants kurdes un certain optimisme. Le haut prirent l’offensive et mirent en déroute les
commandement, par la voix de sa radio, fit deux divisions irakiennes. La fameuse offen-
connaître au gouvernement de Bagdad son sive du printemps se solda par une défaite
désir de négocier en vue de mettre fin à cette complète des assaillants. Toutefois, le gouver-
guerre qui avait fait couler le sang de milliers nement de Bagdad diffusa le communiqué
de citoyens irakiens innocents, soit arabes, suivant à l’adresse des peshmergas : « Nous
soit kurdes. Le 19 avril, le nouvel homme fort vous demandons de déposer les armes et de
du pays, le général Abdel Rahman Arel, pro- vous rendre immédiatement aux unités de
voqua une vague d’optimisme en déclarant notre vaillante armée. Votre fin est proche. Il
que « le problème kurde doit être résolu sur la n’y a aucun espoir pour vous. Vous ne pou- ☛
l’ambassade d’Irak à Paris, en parlant des mie pour offrir un gain de temps aux autori-
territoires kurdes, évitait le mot « Kurdis- tés de Bagdad. Puis, de nouveau la guerre…
Archives Homer Dizeryee ///// Groupe de tan », remplacé par l’expression « le nord de C’est ce même chemin que le régime de Sad-
peshmergas, dont Margaret George Shello (1941-
1969), chrétienne assyrienne et première femme l’Irak ». Le mot « autonomie » était soigneu- dam Hussein allait suivre à partir de 1970.
à avoir rejoint les rangs des combattants kurdes, sement évité, et on se contenta d’employer le Kamuran Bédir-Khan
Rania, Irak, 1964
Naissance et chute
de la République de Mahabad
Bien qu’éphémère, cette entité kurde qui se proclama de Seyyed Jafar Pichevari, président du Parti démocra-
tique azerbaïdjani (PDA) et de ses muhajarin (« exilés »)
indépendante en janvier 1946 fait partie de l’imaginaire
qui déjà, après la première guerre mondiale, avait dû
commun à tous les partisans d’un Kurdistan souverain repasser la frontière, après avoir échoué dans l’instaura-
ou jouissant d’une grande autonomie. Mais la naissance, tion, au Guilan iranien, d’une république soviétique.
comme la chute, de cette république fut avant tout la Leurs efforts seraient-ils davantage couronnés de succès
cette fois-ci ? Grâce à l’appui tant matériel que moral de
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soviétiques, donc des turcophones, de connivence avec les Iraniens avaient peur des uns et des autres. Quant aux Archives Ali Qazi /////
Présentation du drapeau
leurs compatriotes d’Iran, ce qui ne facilita pas toujours Américains, ils n’avaient pas encore expérimenté les sou- kurde sur le toit du palais
de justice à Mahabad,
les contacts. Et puis, malgré leur propagande d’ailleurs plesses d’un neutralisme positif qui harmonise les
Iran, 17 décembre 1945
très modérée, les Soviétiques n’avaient que peu d’au- contraires. Les Kurdes, eux, perdaient sur tous les
dience auprès des Kurdes, qui restaient plus conserva- tableaux. Mais ils ne moururent pas tous, pas plus que ne
teurs que communisants. Une seule personne à Mahabad s’éteignit la flamme de leur nationalisme, toujours vivace
avait quelques notions de marxisme. Les autres se à Mahabad et ailleurs au Kurdistan, comme le constate
méfiaient de toute soviétisation. De toute façon, l’entre- Eagleton. Ce nationalisme, les baasistes qui prirent le
prise n’était pas mûre, la mentalité tribale avait encore pouvoir à Bagdad [février 1963] le retrouvent aujourd’hui.
trop de poids et les circonstances internationales étaient On leur souhaite d’être assez intelligents pour s’aperce-
défavorables. Concluons qu’il y a eu maldonne. En effet, voir qu’on ne le supprime pas avec des expéditions mili-
les Soviétiques ne croyaient pas au nationalisme kurde ; taires et des bombardements au napalm.
les nationalistes kurdes répugnaient au communisme ; THOMAS BOIS
restrictions aux populations. Elle devint sur- nement et des services de renseignement Archives Mullazem Omar ///// Quartier
tout impopulaire en raison du nombre élevé irakiens. En mars 1983, appuyés par des uni- général de l’UPK à Tujala, Irak, 1979
de ses victimes. Nombre de jeunes Kurdes tés du PCI, ils arrivèrent même jusqu’au
– évalués à cinquante mille dans l’armée ira- cœur de la ville d’Erbil et firent plusieurs
kienne en juillet 1984 – choisirent de déser- dizaines de prisonniers.
ter, souvent avec leurs armes, pour rallier les L’intensification de la lutte s’accompagna
hauteurs de la frontière avec l’Iran, où ils d’une révision des objectifs et des alliances de
constituèrent une force d’appoint aux pesh- la guérilla kurde. Alliée du PCI depuis 1978,
mergas du FND, dirigé par Massoud et Idriss elle entra en contact avec les
Barzani, deux des fils de Moustapha Barzani. opposants chiites du Sud, Lassés de la guerre contre l’Iran,
Cette organisation reçut aussi le soutien du dont les dirigeants étaient de jeunes soldats kurdes désertèrent
régime de Téhéran. Dans la vallée de Chou- réfugiés en Iran, avec le parti avec leurs armes et constituèrent
man, où il commandait plus de trois mille Al-Daâwa en particulier, et
une force d’appoint aux peshmergas
combattants, M. Massoud Barzani – futur l’iman Bakr Hakim à Qom.
président du Gouvernement régional du Abandonnant, au moins provisoirement, les
Kurdistan entre 2005 et 2017 – disposait mots d’ordre indépendantistes et unitaires à
alors de lance-roquettes et de batteries anti- l’échelle de la nation kurde, dispersée sur
aériennes lui permettant de repousser les cinq États (Irak, Iran, Syrie, Turquie et URSS),
assauts de l’armée irakienne. Ses hommes les responsables du FND donnèrent la prio-
multiplièrent les coups de main audacieux rité au renversement du président Saddam
en s’attaquant aux cantonnements de Hussein et à l’établissement en Irak d’un
l’« armée du peuple », aux sièges du gouver- régime démocratique, tout en observant ☛
Chris Kutshera ///// La foule sur la place centrale de Mahabad pendant le discours d’Abdul Rahman Ghassemlou, Iran, 1979
L
PAR JAN PIRUZ *
cœur de la République kurde proclamée nales ont centré le Kurdistan iranien sur la ville
en Iran et dissoute par les troupes du de Sanandaj (ex-Sinneh), située à 280 kilomè-
chah Mohammad Reza en décembre de la tres au sud de Mahabad. De timides mouve-
même année. Cinquante ans plus tard, nous ments d’opinion locaux ont pourtant plaidé
nous rendons dans cette ville symbole située à pour un rattachement à la province du Kurdis-
moins de 100 kilomètres à l’est de la frontière tan, telle que constituée dans les années 1930,
irakienne. La militarisation de la région est ou bien en faveur de la création d’un autre Kur-
manifeste et fausse la perception des distances. distan dont l’épicentre serait Mahabad. En
Le relief tourmenté ne facilite pas le contrôle vain. Le pouvoir central iranien, sous les chahs
comme sous les mollahs, se refuse à mettre en
* Journaliste. place un découpage administratif qui cor- ☛
nent à plus de deux mille mètres. Cette situa- tique kurde iranien (PDKI) et de l’Organisa-
tion renforce le sentiment d’isolement des tion des moudjahidins du peuple iranien,
habitants et les expose aux rigueurs de l’hiver. fondée par Massoud Radjavi et en partie ral-
Au Nord-Est, la silhouette de l’une des mon- liée à l’Irak, la ville a été pilonnée par le Corps
Gilles Peress ///// Place centrale, tagnes qui barrent l’horizon est évocatrice. des gardiens de la révolution islamique (pas-
Iran, Mahabad, 1979 Elle se dénomme Qulqulaq, ce qui, dans un darans). Lors de ce siège punitif, la population
MAGNUM PHOTOS
de hauts murs, de barrières et de barbelés, cation kurde n’existe à Mahabad. En outre, les
elles sont entretenues en catimini. émissions dans cette langue à la radio et la
La place dite des « Quatre Lampes » est télévision publiques ne sont que des traduc-
doublement connotée. C’est là que Moham- tions exhaustives des bulletins officiels et ne
mad Qazi instaura la République, le 22 jan- recueillent que très peu d’audience. Afin de
vier 1946, et c’est là que lui, son frère Sadr i pallier l’absence de médias privés, les plus
Qazi et son cousin Saïf i Qazi furent pendus le nantis se sont dotés d’antennes paraboliques.
31 mars 1947. Mais aucun bâtiment officiel Diabolisées par le régime iranien, elles sont
n’a survécu. Tout au plus, le nouveau respon- détruites ou confisquées par les pasdarans.
sable de la ville y a fait installer astucieuse- Pour assouvir leur besoin d’information libre
ment quatre lampadaires destinés à rappeler et d’images du monde entier, les habitants
les événements qui se déroulèrent sur cette prennent maintenant leurs précautions. Ils ne
place circulaire. sortent leurs paraboles qu’à la nuit tombée.
Autre lieu de mémoire, le nouveau cimetière Ainsi, une cinquantaine de familles suivent
dans lequel un périmètre est utilisé – sans régulièrement les émissions de MED-TV,
aucune autorisation – pour y concentrer les canal kurde émis depuis l’Europe. La
sépultures d’écrivains patriotes vénérés, natifs conscience pankurde peut ainsi s’aiguiser,
de la ville. Plusieurs de ces tombes ornées de sur les vestiges de la défunte République.
poèmes invitant le peuple kurde au sursaut Mais les tentatives de renaissance politique
portent des traces de balles. Sur l’une des sont violemment réprimées. Le PDKI, fondé
stèles, un mot a été particulièrement visé et à Mahabad, est présenté par le pouvoir
mutilé : «liberté». comme une clique de terroristes contre-
révolutionnaires et traité comme telle. Les
internements arbitraires, la torture et les
exécutions sommaires sont légion. Toute ini-
La bataille de Tchaldiran tiative citoyenne, même prudente et respec-
tueuse de la légalité islamique, est systéma-
D ans la séculaire opposition entre les empires perse et ottoman, la bataille de 1514, qui tiquement contrecarrée par Téhéran. Quelle
se déroula à Tchaldiran (province de l’Azerbaïdjan occidental), marqua un tournant que soit la conjoncture politique iranienne,
majeur pour la région. Vainqueurs des troupes safavides, les janissaires ottomans du sultan les Kurdes de Mahabad semblent continuer
Selim Ier occupèrent durablement la partie orientale de l’Anatolie. Le traité qui fut alors à devoir payer leurs audaces passées.
conclu entraîna la toute première partition territoriale du Kurdistan. La seconde intervint Jan Piruz
quatre siècles plus tard, après la chute de l’Empire ottoman (1918). Le Kurdistan se vit mor-
celé entre quatre États : Irak, Iran, Turquie et Syrie.
(1) William L. Eagleton, La République kurde de 1946, Édi-
tions Complexe, Bruxelles, 1987.
Emilien Urbano ///// Portrait du leader historique du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)
emprisonné depuis 1999, M. Abdullah Öcalan, Nousseïbine, Turquie, frontière Turquie-Syrie, 2016
2 Résurgences
et résistances
À partir des années 1980, la question kurde se duplique en deux
conflits majeurs. Le premier, en Irak, n’est que la continuation
de décennies faites d’alternance entre répression armée et tentatives
de règlement pacifique. Le second, en Turquie, signe l’avènement
d’un nouvel acteur décidé à arracher par les armes des concessions
à Ankara : le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK).
A
PAR CHRISTIANE MORE *
de Turquie, officiellement appelés parent du pouvoir à Ankara. Objectif
« Turcs des montagnes », n’ont qu’un déclaré : la mise au pas des organisations de
seul droit, celui d’être turcs. Depuis la fonda- gauche et d’extrême gauche, l’extirpation du
tion de la Turquie moderne (1923), ils n’habi- terrorisme et la répression de l’agitation
tent pas un « Kurdistan » mais des « régions kurde menée par des « réfractaires ». Les
de l’Est ». Pour eux, le choix organisations kurdes sont démantelées par
Persuadés qu’il n’y a rien à attendre
est simple : assimilation ou les arrestations massives et l’exil. Cette
Vu sur https://ww2.french−bookys.com − RV
du pouvoir turc, les partis kurdes répression. « Il existe déjà adversité ne servira pourtant pas de cataly-
clandestins adoptent le même vingt-quatre États indépen- seur à l’union : en 1986, on ne compte pas
objectif : l’indépendance du Kurdistan dants sur le territoire de l’an- moins de dix partis kurdes. Deux d’entre eux
cien Empire ottoman, nous émergent nettement : le Parti socialiste du
n’en voulons pas un vingt-cinquième », a-t-on Kurdistan de Turquie (TSKP) et le Parti des
alors coutume de dire à Ankara pour justifier travailleurs du Kurdistan (PKK). Seul le PKK
une telle fermeté. L’assimilation a failli réus- s’est réorganisé pour mener une lutte armée
sir. De nombreux Kurdes ont désappris, en parallèlement à l’activisme politique.
ville ou dans les pensionnats de campagne
gérés par l’armée, l’usage de leur langue Attaque de deux petites villes
maternelle. Pourtant, cette négation de Il envoie des combattants s’entraîner au
l’identité de dix millions de personnes, pour Liban dans les camps de l’Organisation de
la plupart maintenues dans un état de sous- libération de la Palestine (OLP). En 1982,
développement économique et culturel, n’a après l’invasion du pays du Cèdre par l’armée
pas empêché un réveil progressif du mouve- israélienne et le départ de l’OLP, les militants
du PKK rentrent au Kurdistan turc après
avoir transité par la Syrie. Le PKK, qui veut
Bibliographie faire du Kurdistan turc le « fer de lance des
BERNARD DORIN, Les Kurdes, destin héroïque, ROBERT W. OLSON, The Goat and the Butcher. mouvements de libération du Proche-Orient »,
destin tragique, Éditions Lignes de repères, Nationalism and State Formation in Kurdistan-Iraq
Paris, 2005. Since the Iraqi War, Mazda Publishers, Costa Mesa, gardera un camp d’entraînement dans la
Californie, 2005.
Dans ce recueil d’entretiens menés Bekaa libanaise jusqu’en 1998.
avec le journaliste Julien Nessi, le diplomate Paru deux ans après l’invasion américaine
Bernard Dorin, grand défenseur de la cause de l’Irak, qui aura « conforté le nationalisme Le 15 août 1984, dans le Sud-Est turc placé
kurde décédé en février 2019, retrace kurde » et contribué à la « stabilisation sous loi martiale, où stationnent les deux tiers
notamment l’histoire et les fondements d’un Kurdistan-Irak », cet ouvrage examine
l’évolution des relations entre Ankara de l’armée d’Ankara, le PKK annonce la créa-
de l’identité kurde et s’interroge sur
les défis auxquels doit faire face ce « peuple et Erbil au cours de cette période charnière. tion d’une organisation militaire : l’Unité de
sans État ». libération du Kurdistan (HRK), qui se donne
OLIVIER TOURON, Amazone. Farachine, rebelle
OLIVIER GROJEAN, La Révolution kurde. Le PKK et la kurde, Michel Lafon, Paris, 2009. pour tâche de mener la lutte armée pour libé-
fabrique d’une utopie, La Découverte, Paris, 2017. Née en Turquie puis installée en France,
rer le Kurdistan du «colonialisme fasciste»,
Maître de conférences en science politique Farachine a décidé à l’âge de 17 ans
à l’université Paris Panthéon-Sorbonne, de retourner en Anatolie pour prendre les désignant par ces termes le pouvoir turc et les
l’auteur analyse l’évolution idéologique armes aux côtés du PKK. Le photojournaliste féodaux kurdes. Doté d’un bras armé, le PKK
du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), Olivier Touron l’a suivie dans son quotidien
passé du marxisme-léninisme de ses débuts de combattante au cœur du maquis kurde. déclenche la guérilla en attaquant deux petites
au confédéralisme démocratique, cher Il brosse le portrait d’une adolescente villes, Eruh et Shemzinan. Malgré les déporta-
au penseur libertaire Murray Bookchin, dans engagée corps et âme pour la cause
de son peuple. tions, les rafles, les tortures, les condamnations
les années 2000.
*Journaliste.
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à mort qui suivent, le parti de M. Abdullah Öca- cette guérilla est que la presse turque, pour la Nikos Economopoulos /////
Combattants du PKK
lan multiplie les attaques contre l’armée, la dénoncer, emploie le mot « kurde », banni du
dans un camp d’entraînement
police, les alliés kurdes du gouvernement d’An- langage officiel depuis 1924. dans la Bekaa libanaise
kara et les aghas (grands propriétaires ter- Dans le même temps, l’émergence du PKK sous contrôle syrien, 1991
riens). Une autre de ses cibles est constituée par oblige Ankara à repenser ses alliances. Avant-
les «protecteurs de villages», des milices poste de l’Organisation du traité de l’Atlan-
kurdes créées par Ankara le 26 juin 1985 en tique nord (OTAN) en Méditerranée orientale,
riposte aux attaques d’août 1984. base d’accueil des forces d’intervention
Le 21 mars 1985, jour de la fête du Nouvel rapide américaines et débou-
An kurde, le PKK annonce la création du ché important pour les deux La seule victoire de la guérilla est
Front de libération nationale du Kurdistan belligérants de la première que la presse turque, pour la dénoncer,
(ERNK), une initiative destinée à rassembler guerre du Golfe (Irak et Iran), emploie le mot « kurde », banni
mais qui ne rencontre pas le succès, de nom- la Turquie dispose alors de du langage officiel depuis 1924
breux partis kurdes jugeant la lutte armée l’armée la plus efficace de la
prématurée, certains qualifiant même le PKK région. S’érigeant en gendarme du mouve-
d’« agent provocateur ». Sur le plan régional, ment national kurde, elle se donne les
le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) ira- moyens de lui imposer la Pax turca. En octo-
kien, lui-même allié tactique du PKK auquel bre 1984, un accord est signé entre l’Irak et la
il donnait asile dans ses bases, finit par lui Turquie, autorisant les armées des deux pays
refuser l’hospitalité à partir de l’été 1985. Les à pénétrer de cinq kilomètres dans le terri-
autorités turques se seraient entendues avec toire de l’autre à la poursuite des saboteurs,
M. Massoud Barzani, le chef du PDK, pour éta- pour une durée limitée de trois jours. Et
blir une ceinture frontalière et paralyser le Ankara affirme se réserver le droit d’en faire
PKK. Après plusieurs mois d’affrontements autant contre les troupes du PKK qui vien-
sanglants, la seule victoire indiscutable de draient à se réfugier en Syrie ou en Iran. n
L
PAR KENDAL NEZAN
matinée printanière, des bombardiers
irakiens font irruption dans le ciel de
Halabja, une ville de soixante mille habitants
située à l’extrémité sud du Kurdistan irakien,
à quelques kilomètres de la frontière ira-
nienne. La veille, la ville était tombée dans les
mains des peshmergas de l’Union patriotique
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400 morts dans la vallée de Balisan, 286 sur- tiques sont assurées par l’université du
Colorado. Grâce à ces archives, on peut
retracer l’histoire de la campagne génoci-
daire du régime de Saddam Hussein contre
Les intellectuels turcs et la «sale guerre » les Kurdes.
E n octobre 1994, le romancier Yaşar Kemal (1923-2015) organise en compagnie d’une Une « zone interdite » sans vie
vingtaine d’écrivains, de journalistes et d’hommes de loi une conférence de presse. Il On apprend ainsi que, le 26 mai 1987, Ali
s’insurge contre l’application de la loi sur la « lutte contre le terrorisme » et réclame une Hassan Al-Majid réunit les responsables du
véritable liberté d’expression. Au début de 1995, un premier ouvrage, La Liberté de pensée parti Baas et leur déclara : « Dès que nous
aurons terminé les déportations, nous com-
et la Turquie (1), paraît aux éditions Can, dont le directeur de l’époque, l’écrivain et éditeur
mencerons à les attaquer [les pershmergas]
Erdal Öz (1935-2006), participe depuis plusieurs années aux mouvements démocratiques.
de partout. (…) Nous les encerclerons alors en
Les noms les plus prestigieux de la littérature turque y figurent : Yaşar Kemal, bien sûr,
petites poches et les attaquerons avec des
Aziz Nesin (1915-1995), Tahsin Yücel (1933-2016), Leylâ Erbil (1931-2013), Orhan Pamuk, mais
armes chimiques. Je ne les attaquerai pas avec
aussi le président du Pen Club turc et celui du syndicat des journalistes. Le recueil de textes
des armes chimiques juste un jour, je conti-
consacrés à la « sale guerre » en Anatolie du Sud-Est, aux violations des droits humains et
nuerai de les attaquer pendant quinze jours.
aux possibilités d’ouverture démocratique est rapidement interdit par le tribunal de sûreté
(…) J’ai dit aux camarades-experts que j’ai
de l’État. Ses auteurs sont poursuivis, mais il circule de manière clandestine et connaît
besoin de groupes de guérillas en Europe pour
même l’honneur d’une édition pirate.
tuer tous ceux [les opposants kurdes] qu’ils
En mai 1995, une suite lui est donnée : les auteurs sont en partie différents, mais Yaşar peuvent. Je le ferai, avec l’aide de Dieu. Je les
Kemal (entre-temps engagé dans de longues poursuites en raison d’un article jugé diffa- vaincrai et les poursuivrai en Iran. Je deman-
matoire publié dans le Spiegel et dans Index on Censorship) y publie son plaidoyer devant derai alors aux Moudjahidins [du peuple ira-
la cour du 5 mai 1995. Accusé alors de séparatisme, il sait trouver les mots justes : « N’ou- nien] (1) de les attaquer là-bas (2). »
blions pas que l’honneur des habitants d’un pays est au moins aussi sacré que la terre de Le 3 juin 1987, le proconsul signe sa direc-
ce pays.» Figurent dans ce livre qui, contrairement au premier, ne sera pas interdit d’im- tive personnelle no 28/3650 : celle-ci déclare
portantes contributions au combat contre la fuite en avant du gouvernement dans la ges- « zone interdite » un territoire couvrant plus
tion de la question kurde : le poète Özdemir İnce ainsi que la grande romancière contem- de mille villages kurdes d’où toute vie
poraine Adalet Ağaoğlu mais aussi des intellectuels comme Mehmed Uzun (1953-2007), humaine ou animale doit être éliminée.
tous capables d’expliquer sans haine l’apport kurde à la société turque (2). Selon cette instruction, « toute circulation de
Timour Muhidine nourriture, de personnes ou de machines vers
des villages prohibés pour des raisons de
(1) Düsünce Ozgürlügü ve Türkiye, Can Yay, Istanbul, 1995. sécurité est totalement interdite (…). Concer-
(2) Yine Düsünce Ozgürlügü, Yine Türkiye (« De nouveau la liberté de pensée, de nouveau la Turquie »), Can Yay, 1995.
nant les moissons, elles doivent être termi-
nées avant le 15 juillet et, à partir de cette
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année, l’agriculture ne sera plus autorisée à l’élevage, restèrent à l’abandon tandis que Susan Meiselas ///// Une veuve
devant une fosse commune
dans cette région (…). Les forces armées doi- 1,5 million de paysans kurdes avaient transité
découverte à Koreme,
vent tuer tout être humain ou animal présent dans des camps d’internement. Kurdistan irakien, juin 1992
dans ces zones ». En juillet 1988, l’armée dynamita et rasa
Munies de ce blanc-seing, les forces ira- complètement la ville de Halabja, que les
kiennes se lancèrent dans un assaut qui Kurdes considèrent comme un haut lieu de
atteint son apogée avec les opérations culture. La cité a même acquis une certaine
« Anfal » (du nom d’un verset du Coran auto- notoriété dans le monde
risant la constitution d’un butin et le pillage anglo-saxon, grâce à la fasci- Une vingtaine de bourgades et de villes
des biens des infidèles), entre février et sep- nation qu’exerçait sur les ainsi que 90 % des villages furent
tembre 1988. La dernière de ces opérations fut Britanniques la souveraine rayés de la carte, tandis que les
lancée le 25 août, quelques jours après le ces- qui y régna au début du siè- campagnes étaient truffées de mines
sez-le-feu entre l’Irak et l’Iran, qui mit fin à la cle, Adela Khanum (1847-
guerre. Seize divisions et un bataillon d’armes 1924), protectrice des arts. À cette Médicis en
chimiques, soit au total 200 000 hommes terre d’islam, surnommée « Lady Adela »,
soutenus par l’aviation, menèrent une « cam- Londres, devenue puissance mandataire
pagne de nettoyage final » dans la province après la Grande Guerre, avait décerné le titre
kurde du Bahdinan, qui longe la frontière de Khan Bahadur – « la princesse des
turque. Cette opération provoqua l’exode vers Braves ». Réputés, depuis Xénophon, pour
la Turquie de près de 100 000 civils. Derrière leur habileté dans le maniement des ☛
eux, 90 % des villages kurdes avaient été
rayés de la carte, ainsi qu’une vingtaine de (1) Organisation de l’opposition iranienne basée en Irak et
aidée par le gouvernement de Bagdad.
bourgades et de villes. Les campagnes, truf-
fées d’environ 15 millions de mines afin de (2) La transcription de la cassette de cette réunion est
publiée dans Genocide in Iraq : The Anfal Campaign Against
rendre les terres impropres à l’agriculture et the Kurds, Human Rights Watch, New York, 1993.
du CCR qu’il avait créé dix ans auparavant. ration militaire Est-Ouest, des ingénieurs
Le 25 janvier 2010, sept ans après la chute ouest-allemands perfectionnèrent les Scud
du régime baassiste, le « boucher du Kurdis- irakiens d’origine soviétique dont ils allongè-
tan», condamné à mort à quatre reprises pour rent la portée afin qu’ils puissent frapper les
le massacre de Kurdes mais aussi de popula- villes iraniennes éloignées comme Téhéran.
tions chiites du Sud irakien, fut exécuté par Malgré l’immense émotion de l’opinion
pendaison. Une fin sordide pour celui qui, à publique à la suite du gazage de Halabja, la
l’image de son supérieur, s’était cru à l’abri de France, puissance dépositaire de la conven-
toute réaction internationale. Dans la cassette tion de Genève de 1925, se contenta d’un
de la réunion du 26 mai 1987, il proclamait : communiqué sibyllin condamnant l’« usage
«Je vais les tuer tous avec des armes chimiques! d’armes chimiques où que ce soit ». L’ONU
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Enlisement
turc au
Kurdistan
L’invasion américaine de l’Irak en 2003 et la chute du régime
baasiste créent un vide dans le nord du pays, ce qui permet au
Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) d’y renforcer ses
bases arrière. Confrontée à une guérilla en Anatolie orientale
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mais les États-Unis y sont totalement opposés. » Pourtant, d’une frontière qui ne sépare plus les deux pays. Les «villes-
depuis le mois d’octobre [1997], les deux partis kurdes villages », dont les autorités annoncent la création et qui
négocient avec le président Saddam Hussein… permettraient de regrouper les Kurdes déplacés, rappellent
Reste la fuite en avant. En cette année 1997, l’armée de manière sinistre les « hameaux stratégiques» créés par
turque a lancé deux grandes offensives dans le Kurdistan les États-Unis durant leur guerre contre le Vietnam.
d’Irak (on en compte plusieurs dizaines depuis 1984) Pour les responsables kurdes, même pour ceux du PDK
impliquant des dizaines de milliers de soldats – la pre- alliés à la Turquie, comme pour les dirigeants syriens,
mière en mai, la seconde est en cours depuis le mois de Ankara n’a pas renoncé à ses ambitions sur la riche pro-
septembre. Ses forces ont même participé aux combats vince pétrolière de Mossoul et de Kirkouk. Certaines
contre l’UPK et se sont engagées profondément, jusqu’au déclarations, notamment de l’ancien président Turgut
sud d’Erbil, c’est-à-dire à plus de 200 kilomètres de la fron- Özal, ont pu donner corps à ces craintes. La présence de
tière. Surtout, depuis l’été dernier, l’état-major a décidé de plusieurs centaines de milliers de Turcomans, dont les
maintenir de manière permanente des contingents sur milices, aidées par la Turquie, servent parfois de forces
place. L’un d’entre eux contrôle, aux confins de la Turquie, tampons entre les protagonistes kurdes, aussi. Quoi qu’il
la frontière syro-irakienne, du côté… irakien. en soit, le vide dans le Kurdistan attire inexorablement la
Le 22 octobre 1997, le quotidien turc Hürriyet, citant des Turquie dans le bourbier irakien. Au risque de dégrader
sources officielles, révélait que huit mille soldats turcs res- encore ses relations avec les pays arabes en général, et
teraient à l’intérieur de l’Irak dans une zone tampon d’une avec la Syrie en particulier, qui s’inquiète d’un éventuel
profondeur de 15 kilomètres, le long des 330 kilomètres démantèlement de l’Irak. n
des cadres militaires de l’ancienne armée ira- ville. Arabe sunnite, enseignant, il avait par- Ako Goran ///// « Les Villes invisibles », collage,
Nuremberg, Allemagne, 2005-2017
kienne en étaient originaires ; l’ancien régime ticipé au début des années 1950 à la fonda-
y avait de profondes racines, politiques et cla- tion du Baas, mais face à la montée en puis-
niques. M. Omar Azzo, Kurde, professeur sance de Saddam Hussein et de son clan, il Ghanem Al-Basso, dignitaire du Baas
d’anglais, membre de l’UPK et tout juste de décida de rejoindre le Baas prosyrien, rival et jusqu’en 1993. Revenu au pays, il s’entoura
retour dans sa ville natale, qu’il avait dû fuir ennemi juré de la branche irakienne avec au d’une part importante de l’ex-administration
en 2000, nous confiait que les Kurdes étaient bout, en 1969, la prison et la torture qui lui fit baasiste, ce qui inquiéta les Kurdes et les
susceptibles de dépasser les rancœurs du perdre ses dents. « L’existence des Kurdes, les autres communautés. La convergence entre
passé. « Les Arabes de la ville nous différences ethniques dans le pays les réseaux baasistes et des mouvements isla-
À Kirkouk, on
ont vraiment beaucoup maltrai- n’hypothèquent pas l’unité de l’Irak. mistes armés aggrava les tensions provoquées
tés », rappelait-il avant de préciser retrouve les mêmes C’est la direction du parti Baas qui par les premiers attentats contre l’occupant.
qu’eux aussi avaient été persécutés frictions qu’à a créé le problème en tournant sa Début novembre 2003, des attaques visant
à leur tour par l’ancien régime. Mossoul entre violence contre les peuples. » des hélicoptères américains déclenchèrent
« Certains se sont réfugiés au Kur- Kurdes et Arabes et Nombre de nos interlocuteurs une riposte décuplée des forces d’occupation,
distan. Nous les avons aidés humai- d’autres minorités, nous assuraient alors ne « pas vou- censée intimider la guérilla. En fait, l’opéra-
nement et financièrement. Cette loir l’indépendance du Kurdistan » tion « Iron Hammer » (« Marteau d’acier ») ne
mais aussi entre
entraide rend possible l’alliance et affirmaient vouloir faire partie fit qu’exaspérer la population, notamment
sunnites et chiites
entre Arabes et Kurdes. » Même d’un Irak unifié qui ne tienne arabe. « Les Américains fouillent les maisons,
avis chez M. Kairy Hassan, la soixantaine, aucun compte des différences entre Kurdes, violent notre intimité, volent de l’argent, des
visage rond, cheveux rares et bouche édentée, Arabes, Turcomans. Mais les forces d’occu- bijoux, résumait Arif, un Arabe sunnite. Cette
président du Parti du bien-être, un des nom- pation de la région – la 101e division aéropor- guerre n’était pas une bonne chose. Le seul
breux partis arabes qui participaient – avec tée – ne favorisèrent pas cette dynamique. Le aspect positif, c’est que Saddam est parti. »
les partis kurdes, turcomans et chrétiens major-général David H. Petraeus confia le Le 1er janvier 2004, le major-général
assyriens – à la renaissance politique de la poste de gouverneur à l’ancien général Petraeus annonçait la reddition d’une ☛
pendant, que Dieu me soit témoin. » Une pro- Nous avons retrouvé ces frictions dans l’au-
messe peu susceptible de convaincre les tre ville du Nord irakien. À Kirkouk, dans une
Kurdes et les autres communautés. villa austère, un portrait de Gamal Abdel Nas-
Dans le même temps, toujours à Mossoul, le ser ornait le bureau régional du Parti socialiste
Ako Goran ///// « Les Villes invisibles », collage, courant islamiste intégriste des wahhabites d’avant-garde nassérien. Dirigeant du parti,
Nuremberg, Allemagne, 2005-2017 renforçait progressivement son influence, visage hautain, M. Saed Kamal Muhamad
nique. « Kurdes, Arabes, Turcomans, Assy- le punk straight-edge biberonné à la culture populaire a ouvert
riens : je dois représenter tout le monde », pré- un blog – très influencé par celui du Français Boulet (1) – et com-
cisait-il en ajoutant cette phrase : « Nous mencé à publier des albums. S’il a longtemps tâtonné, incapable
espérons que nous réussirons ici ce que la d’imaginer gagner sa vie avec le dessin, qu’il réservait aux affiches
Yougoslavie n’a pas su faire : faire vivre des de concert, le succès est depuis foudroyant : Calca’ est l’auteur de
peuples différents ensemble. » bandes dessinées qui vend le plus en Italie aujourd’hui.
Dans Kobane Calling (Cambourakis), carnet de ce voyage au
Échauffourées entre étudiants Kurdistan dont les pages suivantes sont un extrait, Zerocalcare
Une comparaison à la hauteur de la com- émaille de son autodérision et de ses références pop un récit sou-
plexité de la tâche. « Kirkouk, Kirkouk, cœur vent grave et constellé d’émotion. L’auteur confronte assidûment
du Kurdistan ! » Emmenés par l’UPK et le sa vision fantasmée du conte de fées kurde avec la réalité des
PDK, des milliers de Kurdes défilaient le témoignages et de ce qu’il observe. Après la bataille de Kobané,
22 décembre 2003 dans les rues de la ville. quelques mois plus tôt, à l’issue de laquelle les Kurdes reprennent
Dès le lendemain, sur le campus de l’univer- la ville à l’Organisation de l’État islamique (OEI ou Daech), il n’y
sité, des échauffourées opposaient des étu- a plus que ruines et cadavres. La guerre n’a rien d’un conte de
diants arabes et turkmènes aux jeunes fées. Mais l’espoir suscité par un mouvement émancipateur et
Kurdes qui refusaient de voir hisser le dra- révolutionnaire est, alors, toujours vivace.
peau irakien. Une contre-manifestation Guillaume Barou
arabo-turque, le 31 décembre, dégénérait
finalement en affrontement devant les (1) Auteur des planches du Manière de voir n°158, « Complots. Théories… et pratique »,
avril-mai 2018.
locaux de l’UPK, faisant au moins six morts.
« Nous ne sommes pas contre les Arabes,
assurait M. Muhamad Karim Rasul, un res-
taurateur de 50 ans. Nous voulons vivre avec
eux. Mais dans l’Irak du futur, nous, les
Kurdes, nous n’accepterons pas moins que le
fédéralisme. Nous aurons notre région auto-
nome, avec Kirkouk pour capitale. » Un vœu
➤
à moitié exaucé. Avec la Constitution
de 2005, le Kurdistan verra son autonomie
consacrée par les textes, mais pas question
pour Bagdad d’abandonner le contrôle de
Kirkouk. À défaut, c’est la ville d’Erbil qui est
désormais la capitale des Kurdes d’Irak.
Michel Verrier
P
PAR AKRAM BELKAÏD
aussi des autres pays de la région, c’est
peut-être l’un des plus sombres épi-
sodes d’une histoire pourtant riche en mal-
heurs et déceptions. En 1994, alors que le Kur-
distan irakien autonome est coadministré par
le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) de
M. Massoud Barzani et l’Union patriotique du
Vu sur https://ww2.french−bookys.com − RV
côté, combat Téhéran, l’allié de l’UPK. C’est peu de Bagdad et de M. Barzani. Mais personne Christophe Petit-Tesson ///// Affiche représentant
Jalal Talabani (à gauche), alors président de la
ou prou un schéma comparable qui existait n’est dupe, le PDK a besoin d’un allié puissant. République, et M. Massoud Barzani, président
lors de la guerre Irak-Iran (1980-1988). Les colonnes de l’armée irakienne – l’aviation, de la région autonome (jusqu’en 2017), lors d’un
Pour arriver à ses fins, le PDK fait appel au elle, n’a pas le droit de survoler le Kurdistan match de football entre l’Irak et la Palestine,
Erbil, Irak, Kurdistan, 2009
régime de Saddam Hussein. Officiellement, en vertu de la résolution 688 des Nations
cette alliance contre-nature, quelques années unies (avril 1991) – jouent ainsi un rôle décisif
à peine après le gazage de populations kurdes dans la reprise d’Erbil par les troupes de
d’Irak (lire l’article de Kendal Nezan page 36), M. Barzani, le 31 août 1996. De son côté, la
est censée mettre fin aux « ingérences ira- Turquie en profitera pour envahir le nord de
niennes», pour reprendre le vocable commun l’Irak afin de détruire les bases arrière du ☛
l’ombre), un roman écrit en langue kurde (kurmandji). Enthousiasmé par cette œuvre qui Talabani dans la ville irakienne de Salahed-
conte le combat politique d’un intellectuel kurde du début du XXe siècle, le grand écrivain dine, quelques mois après une première ren-
turc Yaşar Kemal (1923-2015) en préfaça l’édition française (1).
contre en Allemagne, « met fin à tous les dif-
M ehmed Uzun est né dans une petite ville du Sud-Est anatolien : un lieu qui fut pour
lui celui de tous les apprentissages. La plupart des gens, là-bas, parlent la langue
kurde, restée vivante et créatrice par la grâce des conteurs populaires et par les vertus du
férends et règle les questions en suspens de
l’accord de Washington ». De nouveau unifiés,
les peshmergas sont prêts à rejoindre l’al-
livre – car les sources écrites ne lui manquent pas. Le grand poète Mela Djezir (1570-1640) liance militaire mise en place par les États-
est lui aussi de cette région ; et les épopées de jadis, et mille fables, élégies et chansons, Unis pour renverser Saddam Hussein…
y sont encore sur toutes les lèvres. (…) On dira que Mehmed Uzun est un écrivain qui a eu
de la chance : il s’est approprié encore enfant deux langues [kurde et turque] irriguées par De nombreuses disparitions
la plus riche sève populaire, fécondes l’une et l’autre en merveilleux fruits dans le champ Les blessures infligées au peuple kurde par
de l’écriture comme dans celui de l’oralité. Autre aubaine : ayant choisi de s’installer en cette guerre civile ne se refermeront pas
pour autant. L’implacable affrontement
Occident, il lui a été donné de s’initier, en Suède surtout, à une culture radicalement autre.
entre le PDK et l’UPK a aussi provoqué la
Cette prise de distance l’a curieusement rapproché de ses racines. L’usage de la langue
disparition de près de quatre cents per-
kurde ayant été interdit en Turquie peu après l’avènement de la République, nombre de
sonnes. Peshmergas faits prisonniers par un
poètes et de romanciers kurdes se sont résolus à écrire et à publier en turc – certains d’en-
camp ou l’autre, opposants politiques à l’un
tre eux allant jusqu’à renier leur kurdité. C’est ainsi que des écrivains kurdes au cours de
des deux partis, adversaires du régime de
ce siècle ont fait le bonheur de leurs lecteurs dans une langue qui n’était pas la leur, les
Saddam Hussein réfugiés au Kurdistan et
lecteurs en question ignorant même, bien souvent, qu’ils avaient affaire en l’occurrence à
arrêtés lors de l’incursion de l’armée ira-
des créateurs d’origine kurde. Mehmed Uzun, en prenant le parti de l’exil, a évité ce malen-
kienne, les catégories dans lesquelles
tendu : une manière, si l’on veut, de s’en revenir chez soi par un chemin détourné.
entrent ces disparus sont aussi nombreuses
Loin de sa terre, mais tout près d’elle par l’écriture, Mehmed Uzun s’est donné cette mission, que les facettes du conflit. Vingt ans plus
plus malaisée qu’on n’imagine : devenir un romancier kurde ; et même à sa façon le premier tard, les deux formations nient toute respon-
vrai romancier kurde, dans la mesure où les fictions modernes publiées avant lui dans cette sabilité dans ces disparitions – ce qui ne les
langue se fixaient des ambitions plutôt modestes. (…) Mehmed connaît bien le passé et le empêche pas de verser des compensations
présent de sa langue, il n’ignore rien non plus du meilleur de la littérature turque, il s’est financières aux familles concernées. Désem-
ouvert enfin aux merveilles issues de bien des horizons lointains. Mais surtout il a tenu à se parées, ces dernières restent convaincues de
soumettre – et ce n’est jamais facile – à l’épreuve décisive : créer une modernité qui soit le l’existence de prisons secrètes où leurs
produit de l’intime transmutation d’une tradition. Et c’est par là qu’il donne, pour demain, proches seraient encore détenus. Quoi qu’il
toute sa chance à la langue kurde. Oui, La Poursuite de l’ombre est le livre d’un maître. en soit, les fantômes de ces disparus contri-
Yaşar Kemal buent à la rancœur de la population kurde à
l’égard de ses dirigeants, accusés d’avoir
(1) Éditions Phébus, Paris, 1999. Nouvelle édition aux Éditions Libretto, Paris, 2018. dévoyé sa cause.
Akram Belkaïd
Chris Kutschera ///// Contrôle militaire sur la route de Hakkari, Turquie, 1998
T
PAR OLIVIER PIOT
presque trente années d’isolement Allez jusqu’à la frontière irakienne, traversez
dans les prisons turques, M. Awat H., la nos villes et villages, et vous verrez si la Tur-
cinquantaine, reçoit dans sa petite boutique quie est un pays démocratique. »
de Diyarbakır. Aux murs de sa modeste « Garnizon », « Jandarma Komando »,
échoppe, aucun portrait d’Atatürk, pas un «Polis» : les frontons des forces turques jalon-
seul drapeau turc. Libéré en 2006, il est nent la route qui nous conduit vers Van, dans
revenu vivre dans la capitale historique de ce le nord des régions kurdes. A la suite des ten-
Kurdistan pour lequel il a commencé la lutte sions avec des combattants du PKK réfugiés
à l’université, à la fin des années 1970. C’est en Irak, l’effectif des soldats turcs installés
dans ce creuset contestataire qu’est né à dans le sud-est du pays a été porté à plusieurs
cette époque le Parti des travailleurs du Kur- centaines de milliers, et plus de cent mille ☛
Moises Saman ///// ble ! ») : tracée à flanc de colline, en énormes La loi turque exigeant que pour se présenter
Protestation de commerçants lettres de terre blanchie à la peinture, la sous l’étiquette d’un parti politique, il faut
contre l’usage de gaz
lacrymogènes lors devise signée Jandarma Komando est visible que ce dernier représente au moins 10 % des
d’affrontements entre la à des kilomètres à la ronde. Pour tous ceux voix à l’échelle nationale, les candidats du
police et de jeunes
manifestants kurdes, qui vivent ici, près de Van, la principale ville DTP ont d’abord été obligés d’endosser l’éti-
Diyarbakır, Turquie, mars 2016 kurde d’Anatolie orientale, ce rappel idéolo- quette d’« indépendants ». Mais la défaite
MAGNUM PHOTOS
entraîné l’exil forcé des populations rurales pendant seize mois, et moi j’ai une trentaine
vers les grandes métropoles ainsi qu’une forte de procès sur le dos. Sans parler de la façon
immigration kurde (étudiante, notamment) dont l’État turc nous traite : contrairement
en Europe (1). Cette stratégie visait à affaiblir aux communes dirigées par l’AKP, Semdinli
le PKK en le coupant de ses bases militantes ne touche presque rien des subventions
au « Kurdistan nord ». Objectif atteint puisque publiques… »
c’est précisément à cette époque que certains
dirigeants commencent à délaisser l’intransi- Légalité ou action clandestine ?
geance séparatiste au profit d’une perspective Même ambiance martiale à Hakkari, une pré-
plus réaliste d’autonomie négociée. En fecture régionale située au sud-ouest de Yük-
février 1999, l’arrestation du président de leur sekova. À l’entrée de la commune, deux poli-
parti, M. Abdullah Öcalan, a été l’occasion ciers en civil contrôlent les identités. Au
d’une nouvelle mise au point. De sa prison centre-ville, un contact nous conduit discrète-
ment dans l’arrière-salle d’un café où sont réu-
nis une dizaine de jeunes âgés de 20 à 30 ans.
Aucun d’entre eux n’est militant du PKK,
Sur la Toile mais ils se réclament tous du DTP. « Je n’ai
pas envie de vivre dans la clandestinité,
explique Afran, un étudiant. Et je crois que le
Tribunal permanent des peuples (TPP)
Fondé en 1979 à Bologne (Italie) et composé de juristes internationaux, ce tribunal d’opinion se penche sur choix de la légalité fait par le DTP est le bon.
les violations des droits humains dans le monde en s’appuyant notamment sur la Déclaration des droits Les élections représentent une façon efficace
des peuples (1976). En mars 2018 s’est tenue à Paris une session du TPP sur les « crimes de guerre » commis
de faire entendre la voix des Kurdes. » Sur sa
par l’armée turque en Anatolie orientale qui a donné lieu à un rapport public.
http://permanentpeoplestribunal.org droite, Metin, 25 ans, trépigne en l’écoutant :
« D’accord, le DTP fait un travail important.
Al-Monitor
Mais le problème, c’est qu’il peut être interdit
Ce site multilingue d’information sur le Proche-Orient produit des analyses de qualité sur la région et suit
de près la situation des Kurdes et du Kurdistan. À lire en particulier, parmi les récents articles parus, « Will à tout moment. Regarde ce qui est arrivé aux
Kurds find a ray of hope in 2020 ? » (2 janvier 2020), « Quran manuscript a ‘blessing’ or an Iranian Kurdish anciens partis prokurdes… L’existence d’une
village » (17 décembre 2019), et « Risking Turkey’s ire, Iraqi Kurds back Syrian brethren » (4 novembre 2019).
www.al-monitor.com structure clandestine et armée comme le PKK
reste la seule garantie pour contraindre l’État
Conseil démocratique kurde en France (CDK-F) turc et le monde entier à tenir compte des
Cette organisation créée en 2001 et fédérant plus d’une vingtaine d’associations de la diaspora kurde à
travers l’Hexagone mène notamment « des actions au niveau national pour la reconnaissance des droits revendications du peuple kurde. »
légitimes du peuple kurde » et « joue un rôle de représentation auprès des autorités politiques françaises ». Olivier Piot
Son site contient une rubrique d’actualités mise à jour régulièrement et diffuse de nombreux articles et
communiqués.
www.cdkf.fr
(1) Cf. Bernard Dorin. Les Kurdes, destin héroïque, destin tra-
gique, Lignes de repères, Paris, 2005.
Emilien Urbano ///// Enfant kurde dans sa maison lors d’un bombardement la nuit par les forces de sécurité turques, Silvan, Turquie, 2015
A
PAR NICOLAS MONCEAU *
(1996), jamais encore le conflit dans le extrêmes. L’observation de l’«autre» et le dia-
Sud-Est anatolien entre l’armée turque logue s’installent peu à peu, avant la descente
et les forces du Parti des travailleurs du Kur- au village et le retour aux réalités du conflit.
distan (PKK) n’avait été abordé de front par Volontairement didactique, le récit pèche
une œuvre cinématographique. Premier long parfois par simplisme. Au cours de leur
métrage du réalisateur turc Reis Çelik, le film errance, les personnages expriment et
traite pour la première fois de ce sujet «sensi- confrontent leurs divergences – le discours
ble » car la loi turque sur le cinéma, adoptée officiel de l’État turc d’un côté, les revendica-
tions des rebelles de l’autre –, au risque d’ap-
paraître comme des stéréotypes. Cette plu-
* Maître de conférences en science politique à l’université de
Bordeaux. ralité des points de vue et la nécessaire ☛
Emilien Urbano ///// Combattants kurdes ayant libéré la ville de Sinjar, Kurdistan, Irak, 2015
3 Espérances et
nouvelle donne
L’autonomie du Kurdistan irakien, l’ouverture de négociations
de paix entre Ankara et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK)
ainsi que l’expérience de communalisme démocratique dans
le nord-est de la Syrie ouvrent de nouvelles perspectives aux Kurdes.
Mais l’émergence de l’Organisation de l’État islamique (OEI)
et les tensions entre le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK)
et le pouvoir irakien font renaître les logiques de guerre.
E
PAR VICKEN CHETERIAN *
sourire aux Kurdes. La sécurité et l’ar- contribué à unir les formations politiques
gent du pétrole ont transformé la pro- kurdes irakiennes longtemps divisées, mais
vince autonome du Kurdistan irakien en un elles ont aussi entraîné un rapprochement
havre de paix. Erbil, capitale de la région, est inattendu entre Erbil et Ankara. En 2003, la
alors une ville prospère en pleine expansion, Turquie s’était pourtant opposée à l’invasion
un endroit à la mode pour tout le Proche- de l’Irak : elle craignait que le renversement du
Orient où convergent hommes d’affaires et régime de Saddam Hussein ne conduise à la
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touristes. « Pour la première fois des temps création d’un État kurde, ce qui aurait donné
modernes l’histoire donne leur chance aux des espoirs à l’importante population d’Anato-
Kurdes », se réjouissait alors lie orientale. Mais, dès la fin des années 2000,
Le statut des peshmergas, que Bagdad l’historien Jabar Kadir. les relations se sont améliorées de manière
veut contrôler directement, et la rente Dès 2005, la consécration spectaculaire.
pétrolière opposent le pouvoir du statut de région autonome
du Kurdistan par la nouvelle Bonnes relations avec Ankara
irakien et la province autonome kurde
Constitution irakienne sus- En 2013, avant que la région ne soit menacée
cita espérances et revendications chez les par la fulgurante expansion de l’Organisation
Kurdes des pays voisins. La formation d’une de l’État islamique (OEI), le commerce inter-
région autonome, avec son gouvernement national du Kurdistan passe essentiellement
régional (GRK), son Parlement et ses peshmer- par la Turquie, et des sociétés turques y inves-
gas officiellement reconnus, en firent le centre tissent massivement, comptant profiter du
de gravité de toute la politique kurde, et un pétrole de la région de Kirkouk, qui, malgré la
acteur important sur la scène politique régio- présence d’unités de l’armée nationale ira-
nale. Mais cela n’empêcha pas les tensions de kienne, se trouve de facto sous le contrôle des
perdurer avec le gouvernement central de autorités kurdes. D’abord très hostile au GRK,
Bagdad, notamment en raison du statut de la la Turquie, traditionnelle défenseuse de la
ville de Kirkouk où des problèmes existent, communauté turkmène d’Irak, se fait la
aujourd’hui encore, entre l’administration et championne de l’autonomie des Kurdes ira-
sa police – à dominante kurde – et les popula- kiens. Les relations entre Ankara et le Parti
démocratique du Kurdistan (PDK), l’un des
principaux partis de la région autonome, sont
alors au beau fixe, ce qui renforce d’autant le
Newroz poids du GRK dans la région.
À la même époque, les Kurdes de Syrie espè-
rent beaucoup de la bataille engagée, dès 2011,
B asé sur le calendrier persan et sur le premier jour du printemps (21 mars), le Newroz
(ou Norouz) est la fête du Nouvel An kurde. Célébré dans les quatre pays du Kurdistan,
mais aussi par les diasporas du monde entier, il est l’occasion de grandes festivités parmi
par une partie de la population contre le
régime de M. Bachar Al-Assad. Eux aussi ont
été maltraités par le régime baasiste, qui,
les communautés. En Iran, comme en Turquie, le Newroz donne lieu à d’immenses rassem-
acquis au nationalisme arabe, a refusé de
blements populaires et politiques. Régulièrement interdite, comme à Diyarbakır, au Kur-
reconnaître leur identité. Ils ont été margina-
distan turc, cette fête a souvent vu des dirigeants kurdes s’exprimer dans leur langue
lisés politiquement et économiquement ;
maternelle à la tribune, provoquant ainsi la réaction brutale des autorités centrales.
* Journaliste.
quelque cent mille d’entre eux se sont vu reti- de Syrie –, le Kurdistan syrien est resté en Mathias Depardon ///// Vue de Hasankeyf,
où vit une importante minorité kurde, Turquie, 1981
rer leur citoyenneté au début des années 1960, marge du soulèvement. En août 2011, lors de
et le pouvoir a amené des tribus arabes à la formation par l’opposition du Conseil natio-
s’installer dans les régions où ils vivaient. nal syrien (CNS), les Kurdes ont demandé une du Kurdistan (PKK), ont donc logiquement
Lorsqu’une révolte a éclaté à Deir Ez-Zor, reconnaissance solennelle de leurs souf- soupçonné cette opposition au régime d’Assad
en 2004, la répression fut féroce. Il était éga- frances passées et des engagements quant à d’être manipulée par Ankara.
lement interdit aux Kurdes de Syrie d’ensei- leur identité culturelle et à leur autonomie Cette retenue des Kurdes de Syrie a logique-
gner leur langue, alors que d’autres minorités politique. Le CNS y a vu une marque de chau- ment contribué à une sorte de pacte de non-
installées dans la même aire géographique, vinisme, et les a invités à se fondre dans le agression implicite entre eux et le pouvoir
comme les Arméniens ou les Assyro-Chal- mouvement révolutionnaire, en remettant à la central syrien. Les autorités de Damas ont
déens, jouissaient du droit d’ouvrir leurs pro- future Syrie démocratique la résolution des ainsi pris soin d’éviter l’ouverture d’un nou-
pres écoles privées. Autre interdiction, la célé- problèmes de ce type. De quoi refroidir les veau front dans le Nord-Est. En 2011, elles ont
bration publique du Newroz, le Nouvel An ardeurs contestatrices des Kurdes de Syrie même remis 300 000 documents de citoyen-
kurde. Les noms des villes et des villages déjà inquiets des ingérences turques. En effet, neté à des Kurdes. Elles ont fait aussi libérer
avaient été arabisés, et les manuels scolaires l’annonce de la création du CNS fut faite à nombre de prisonniers politiques. Ce qui, tou-
expurgés de toute référence à l’identité kurde. Istanbul, et l’Armée syrienne libre (ASL), l’une tefois, n’a pas mis un terme à la répression des
Pour autant, les régions kurdes de la Syrie des principales factions luttant contre le militants, tel Machaal Tammo, assassiné chez
n’ont pas été le berceau de l’insurrection régime de Damas, avait pour base la province lui en octobre 2011.
de 2011. Malgré quelques grandes manifesta- turque de Hatay ; les Kurdes syriens, histori- Deux ans plus tard, les Kurdes de Syrie peu-
tions à Kamechliyé – la principale ville kurde quement très proches du Parti des travailleurs vent envisager l’autonomie des régions où ☛
qui le rejoignaient étant même dispensés du turque au Kenya, où il s’était réfugié. Après dans la région frontalière avec la Turquie. Ces
service militaire obligatoire pour tout Syrien. quoi, le vent a tourné. Damas a établi de manœuvres ont alimenté les accusations de
Les estimations varient, mais entre sept mille bonnes relations avec Ankara (elles resteront collusion ou d’alliance tacite entre le régime
ainsi jusqu’en 2011, date où la Turquie prit de Damas et les militants du PYD. Des accu-
Christophe Petit-Tesson ///// Café Zara,
très fréquenté par la jeunesse kurde, position pour les rebelles syriens) et empri- sations réfutées par les intéressés qui rappel-
Souleimaniyé, Kurdistan, Irak, 2009 sonné des centaines de membres du PKK. lent que nombre de leurs militants emprison-
arrivée, je ne peux formuler aucune pensée théorique. Le paysage d’ici refuse de s’y plier.
d’une instance de coordination politique et
Je ne sais que regarder.
militaire : le Comité supérieur du Kurdistan.
À ma droite, la responsable kurde semble agacée. Pour cette femme, une digression est
Le PKK dépose les armes une dispersion. Elle est petite, droite, sourcils froncés. Son uniforme se résume à un foulard
Conscients de l’opportunité offerte par les dans les cheveux. Son regard dit : « Ma vie appartient à la lutte.» Elle pose son stylo puis
difficultés rencontrées par le régime, les demande si nous avons des questions à poser à l’ancien prisonnier. Aussitôt, la table
combattants kurdes du PYD identifièrent très retrouve son centre de gravité. Nous nous regardons : personne ne sait quoi ajouter. La
vite la menace représentée par les rebelles femme se lève et nous salue. Sa main est d’une fermeté économe.
syriens. Plusieurs affrontements se produisi- Dans le minibus du retour, les élus échangent des anecdotes sur la Palestine, parlent du
rent ainsi à Afrin et à Alep, dans le quartier repas du soir, plaisantent ou s’assoupissent. Ils ne sont plus au travail. L’un d’entre eux,
d’Ashrafiyeh. Le plus sérieux s’est déroulé à les yeux mi-clos, psalmodie : « Le Tigre, le Tigre, le Tigre…» Il préfère le mot au fleuve qui
Ras Al-Aïn, en novembre 2012. Il opposa pen- coule en contrebas. À côté de moi, un député rédige un communiqué. Je lui demande com-
dant trois jours des militants kurdes et des ment écrire sur une situation pareille ?
brigades islamistes liées à Ghouraba Al- – Surtout, ne simplifie rien. Présente toutes les nuances, même celles que tu ne com-
Cham et au Front Al-Nousra, réputé être prends pas.
proche d’Al-Qaida. Ainsi, les Kurdes de Syrie
Je note sa phrase dans mon carnet. Il me sourit comme à un enfant. Mon air grave
se retrouvèrent-ils pris entre deux puissances l’amuse. Je ne comprends pas pourquoi.
antagonistes : la Turquie au nord et les
rebelles syriens au sud. Si l’autonomie du
Rojava devenait possible, à terme, sa survie
demeurait aléatoire, le territoire contrôlé par immense à Diyarbakır. Le dirigeant empri-
les Kurdes étant long et étroit, et donc peu sonné demanda aussi aux guérilleros du PKK
propice aux combats de guérilla. Toutefois, un de se retirer de Turquie et de déposer les armes.
événement majeur apporta un nouvel espoir. Les chefs dans les monts annoncèrent immé-
Le 1er janvier 2013, les médias turcs révélaient diatement que leurs combattants, soit près
l’existence de pourparlers entre M. Öcalan, le 3 500 soldats, commenceraient à se replier.
dirigeant du PKK, et les services de renseigne- Pour le PYD, les discussions entre les autorités
ment turcs. Ces négociations semblaient avoir d’Ankara et le PKK éloignaient la menace
atteint un stade avancé, et les députés kurdes turque et ses forces pouvaient renforcer leurs
au Parlement turc furent conviés à rendre positions dans le Rojava. Stabilité et rayonne-
visite à M. Öcalan dans sa prison pour confir- ment régional du Kurdistan irakien, retour de
mer la volonté d’Ankara de négocier. Le la paix en Anatolie orientale, perspectives d’au-
21 mars, jour du Nouvel An kurde, la lettre de tonomie pour les Kurdes de Syrie : l’horizon
M. Öcalan, dans laquelle il annonça la « fin de semblait bel et bien s’éclaircir pour les Kurdes.
la lutte armée », fut lue devant une foule Vicken Cheterian
E
PAR SHAHINEZ DAWOOD *
kienne est en pleine débandade face titaire : la récupération d’une ville surnom-
aux troupes de l’État islamique en Irak mée la « Jérusalem des Kurdes ». Une ville
et au Levant (EIIL), plus connu sous le nom sans laquelle il manquerait quelque chose au
d’Organisation de l’État islamique (OEI ou Kurdistan irakien que certains espèrent un
Daech selon son acronyme en arabe). Le 10, jour indépendant. Pour nombre de Kurdes,
Mossoul, la deuxième ville du pays, tombe Kirkouk est d’ailleurs la « vraie » capitale du
entre les mains des djihadistes secondés par Kurdistan, position que ne saurait lui disputer
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d’anciens soldats du régime déchu de Sad- Erbil. Habitées par près de deux millions d’ha-
dam Hussein (2003), mais bitants, la vieille cité mésopotamienne et sa
Pour de nombreux Kurdes, cette aussi par des paysans sun- périphérie constituent le deuxième cœur
ville est la « vraie » capitale du nites arabophones pauvres de pétrolier de l’Irak, avec leurs « super-gise-
Kurdistan irakien autonome, position la région. Quelques jours plus ments » et leurs réserves estimées à neuf mil-
tard, la ville de Kirkouk, liards de barils. Pour le Parti démocratique du
que ne saurait lui disputer Erbil
contrôlée par Bagdad mais Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du
revendiquée par le Gouvernement régional du Kurdistan (UPK), les deux principaux acteurs
Kurdistan (GRK), est évacuée dans la précipi- politiques kurdes, le contrôle total de cette
tation par les forces irakiennes, qui, comme à manne renforcerait les perspectives de déve-
Mossoul, abandonnent leurs armements loppement de la région. Il leur faut néan-
lourds et leurs équipements sur place. La cité, moins calmer les appréhensions des deux
sous la menace immédiate de l’OEI, est immé- grandes minorités qui y habitent, Arabes et
diatement investie par les peshmergas, et une Turkmènes, qui craignent d’être expulsées.
nouvelle frontière se dessine où le drapeau Mais le temps n’est pas à la palabre ou aux
du Kurdistan au soleil aux vingt et un rayons promesses. L’OEI est aux portes de la ville, et
remplace l’emblème aux trois bandes rouge, les peshmergas vont devoir démontrer qu’ils
blanche et noire et frappé de la devise « Allah sont capables de suppléer le vide sécuritaire
akbar » (« Dieu est le plus grand »). En face, un provoqué par la fuite des forces irakiennes.
N
PAR DORA SERWUD *
(septembre 2014 - janvier 2015), qui du gouvernement démocratique autonome
opposa les troupes des Unités de pro- du Nord-Est syrien (lire l’article de Mireille
tection du peuple (YPG), la branche armée du Court et Chris Den Hond page 76). Il s’agit
Parti de l’union démocratique (PYD), principal aussi pour l’OEI d’affirmer sa supériorité
parti kurde de Syrie, et celles de l’Organisation militaire dans toutes les régions faisant par-
de l’État islamique (OEI), figure désormais en tie du « califat » islamique en Irak et en Syrie
bonne place dans la geste kurde. La dureté des proclamé le 29 juin par Abou Bakr Al-Bagh-
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combats et l’importance des pertes humaines dadi. Le contrôle de Kobané, rebaptisée Aïn
qui en résultèrent firent de la résistance Al-Islam par les djihadistes, doit empêcher
héroïque des peshmergas puis de leur victoire l’afflux de combattants et sympathisants
finale un événement à portée internationale. kurdes venus de la Turquie voisine.
Cela constitua un revers majeur pour l’orga-
nisation djihadiste, dont l’essor, entamé avec Bombardements sans relâche
la prise de Mossoul (Irak) en juin 2014, avait Fidèle à sa stratégie habituelle, l’armée djiha-
pourtant été fulgurant. C’est peu dire que l’on diste s’attaque d’abord aux villages entourant
ne donnait guère de chances aux Kurdes face Kobané. À la mi-septembre, les quartiers péri-
à une armée galvanisée par ses conquêtes, phériques de la ville sont pris. À la fin du mois,
dotée d’importantes quantités d’armements l’OEI occupe la moitié de la cité. Les civils fuient
pris aux soldats irakiens et bénéficiant de la les combats tandis que les forces kurdes
neutralité, sinon du soutien plus ou moins essaient de regagner des positions au prix de
actif, des groupes rebelles syriens combattant lourdes pertes. En octobre, la ligne de front se
le régime de M. Bachar Al-Assad. stabilise et le rapport de forces commence peu
à peu à changer. L’intervention d’une coalition
internationale (États-Unis, Jordanie, Arabie
Sur la Toile saoudite et Émirats arabes unis), dont les appa-
reils bombardent sans relâche les djihadistes
Rûdaw au sol, est déterminante. En janvier 2015, l’OEI
Décliné en une édition papier, une chaîne de télévision, une station de radio et un portail d’information,
Rûdaw est l’un des plus importants médias du Kurdistan irakien. Accessible en kurde, en anglais, en arabe a abandonné ses principales positions dans la
et en turc, son site regorge de ressources documentaires et d’analyses. À consulter, dans la section ville mais continue d’y mener des incursions
« Kurdistan », le reportage photographique intitulé « Iranian Kurds demonstrate in front of UN’s Erbil
compound in support of Iran fuel protests » (24 novembre 2019). – souvent des attentats-suicides – qui entre-
www.rudaw.net tiennent un climat d’insécurité. Ce n’est qu’en
juin que les forces kurdes estiment avoir
Rojava Information Center (RIC)
Établi dans le nord-est de la Syrie, le RIC a été créé en 2018 par des journalistes occidentaux désireux de achevé le «nettoyage» de la cité. La jonction
« fournir aux journalistes, aux chercheurs et au public des informations précises, documentées et avec des troupes YPG venues de l’est brise l’iso-
transparentes » sur le Rojava. Son site, très fourni, contient notamment une série de documents de
lement de Kobané et empêche une nouvelle
référence sur le confédéralisme démocratique, la Constitution du Rojava, la place des femmes, etc.
http://rojavainformationcenter.com attaque d’envergure de l’OEI – qui maintiendra
toutefois la pression, comme le prouve le raid
Les Carnets de l’Ifpo
meurtrier du 25 juin (plus de 250 civils tués).
Ce carnet de recherche en ligne, animé par l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo), propose plusieurs
études et analyses sur les Kurdes et le Kurdistan. À lire, entre autres, « Pratiques pastorales au Kurdistan Au bout du compte, le bilan de cette bataille est
irakien : enquêtes ethnographiques dans la région de Rania » (14 février 2019), et « L’exil : un enjeu politique. lourd : 1400 morts côté kurde, le double chez
Le cas des réfugiés kurdes syriens au Kurdistan irakien » (16 mars 2016).
http://ifpo.hypotheses.org
* Journaliste.
MAGNUM PHOTOS
les assaillants, ainsi que des milliers de blessés. Recep Tayyip Erdoğan ne consentira que deux Lorenzo Meloni ///// Mémorial des combattants
kurdes tués lors des affrontements
Plus de 200000 civils ont fui la ville, se réfu- concessions en faveur de la partie kurde. Il
contre les troupes de l’Organisation de l’État
giant de l’autre côté de la frontière. Leur retour autorisera d’abord les civils à se réfugier du islamique, Kobané, Rojava, Syrie, 2017
est improbable, Kobané est détruite aux deux côté turc de la frontière. Ensuite, il acceptera
tiers, les ruines et les habitations encore debout le transit de cent cinquante combattants dépê- se battre aux côtés des YPG. Parmi eux, nom-
étant de plus truffées de mines. chés par le Gouvernement régio- bre de militants anarchistes et libertaires
Durant cette bataille,
Sur le plan international, cet nal du Kurdistan (GRK) irakien séduits par le projet politique de confédéra-
épisode charnière dans la litanie des dizaines pour se battre aux côtés des pesh- lisme. À l’inverse, les « renforts » dépêchés par
des batailles sanglantes en Syrie a de militants mergas syriens. Pour le reste, il le GRK relèvent plus de l’anecdote, même si le
surtout mis en exergue l’« obses- anarchistes et demeurera sourd aux Occiden- nombre limité de peshmergas traduit surtout
sion kurde» de la Turquie. Tout au libertaires venus de taux, qui lui demanderont à plu- la méfiance des Kurdes du PYD à l’égard de
long des combats, et malgré l’ap- partout se battirent sieurs reprises d’intervenir mili- leurs voisins d’Irak. En effet, les autorités d’Er-
pel de la « communauté interna- tairement contre l’OEI. Cette bil, déjà aux prises avec l’OEI à Kirkouk (lire
aux côtés des Kurdes
tionale» pour que l’armée turque inaction délibérée pèsera beau- l’article de Shahinez Dawood page 64) ont pro-
brise le siège de Kobané, Ankara a agi de façon coup dans la rupture des négociations de paix posé une aide plus importante, mais les diri-
à empêcher que les YPG, proches du Parti des entre Ankara et le PKK (lire l’article d’Akram geants du PYD-PKK déclinèrent cette offre,
travailleurs du Kurdistan (PKK), ne prennent Belkaïd page 90). préférant éviter l’arrivée de combattants
l’ascendant sur leurs adversaires. Élu en sep- La bataille de Kobané fut aussi le théâtre dépêchés par un GRK proche d’Istanbul dont
tembre 2014 après avoir occupé le poste de d’engagements divers, des dizaines de volon- il aurait été difficile de se débarrasser après la
premier ministre depuis 2002, le président taires ayant convergé du monde entier pour fin des combats… n
Émancipation féminine
au Kurdistan irakien
Bien qu’elle relève en partie d’une stratégie de communication engagement dans cette unité dès sa création, elles invo-
quent sans hésiter « l’impératif de prendre les armes pour
à l’égard des pays occidentaux, la présence de combattantes
défendre la nation menacée » et l’impossibilité de rester
kurdes dans la guerre menée contre les groupes djihadistes
à la maison pendant que leurs compatriotes se faisaient
est une réalité concrète. Mais elle ne saurait masquer tuer. Les deux officières ne cachent pas les difficultés
l’ampleur des problèmes auxquelles sont confrontées rencontrées, en particulier pour vaincre les réticences
de la société kurde d’Irak. « Nous avons dû surmonter
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MAGNUM PHOTOS
Gilles Peress ///// Une vue de la ville de Sanandaj, Kurdistan, Iran, 1979
e bus zigzague dans les lacets offrant pasdarans, fouillent notre véhicule avant
L
PAR SELAHATTIN DEMIRTAȘ *
blée de Turquie d’un amendement tem- que le parti de M. Erdoğan puisse gagner des
poraire à la Constitution entraîna la levée voix supplémentaires et assurer l’avènement
immédiate de l’immunité parlementaire de d’un système présidentiel, quitte à précipiter
plusieurs dizaines de députés. Introduit sur le pays tout entier dans une spirale de des-
ordre du président Recep Tayyip Erdoğan, il truction. Ce qui s’est produit dépasse pour-
visait principalement le Parti démocratique tant en atrocité tout ce que nous avons
des peuples (HDP) (1), le groupe d’opposition connu. Dans la ville de Cizre, par exemple,
le plus dynamique au Parlement. Pas moins de des centaines de personnes ont été brûlées
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417 chefs d’accusation furent établis contre vives dans leurs caves en février 2016, tandis
53 députés de cette formation pour des propos que le vieux quartier de Sür, à Diyarbakır, a
tenus lors de réunions publiques. En d’autres été totalement rasé
termes, ils ont été poursuivis
À partir de juillet 2015, une guerre exclusivement pour leur Détention durcie pour M. Öcalan
de facto, aux conséquences funestes, usage du droit fondamental à Le processus de paix entamé en décem-
fut déclenchée une fois encore la liberté d’expression. bre 2012 avait apporté à tous une grande
par Ankara contre les villes kurdes Le chef de l’État a consi- bouffée d’oxygène. Le gouvernement Erdoğan
déré notre parti comme un avait pris l’initiative de négociations directes
obstacle à l’instauration d’un pouvoir auto- avec le Parti des travailleurs du Kurdistan
cratique. Parce que notre formation consti- (PKK), son dirigeant emprisonné Abdullah
tuait la principale plate-forme pour les Öcalan et plusieurs personnalités kurdes,
forces populaires et démocratiques turques dont certaines étaient membres du HDP.
en général, et pour le mouvement politique Une trêve fut conclue en 2013. La route était
kurde en particulier, il entendait la réduire encore longue, mais un grand pas avait été
au silence, faire barrage à toute opposition et franchi vers une réconciliation durable
bâillonner les voix qui, au Parlement, dénon- entre peuples turc et kurde. Cependant, en
çaient les violations des droits humains per- avril 2015, le régime d’Ankara a soudain
pétrées dans les régions à majorité kurde. décidé de durcir les conditions de détention
À partir de juillet 2015, une guerre de de M. Öcalan, dirigeant historique du PKK et
facto, aux conséquences funestes, fut déclen- architecte du processus de paix, à qui toute
visite et tout contact avec l’extérieur ont été
brusquement interdits. Cette stratégie de la
tension a abouti au déclenchement, à
Saz l’été 2015, de l’offensive militaire dans la
région kurde.
Le président ne voulait pas que le dialogue
L uth à manche long doté d’une caisse galbée en bois, le saz est un instrument à cordes
pincées partagé par les cultures musicales de plusieurs pays et régions (Iran, Irak, Cau-
case, Turquie, Bosnie-Herzégovine, Grèce, etc.). Dans la culture kurde (mais aussi alévie,
puisse se rouvrir. Pas question pour lui de
retourner à la table des discussions ou de
mettre fin à une guerre sans laquelle son
arménienne et assyro-chaldéenne), le saz accompagne le poète et chanteur (asik), rythme
trône risquerait de lui échapper. M. Erdoğan
les chansons populaires et les complaintes de la résistance, dans des registres à la fois
épiques et martiaux. En Turquie, jouer du saz et chanter en kurde a longtemps valu la pri-
* Leader du Parti démocratique des peuples (HDP) et auteur de
son (ou l’exil) à de nombreux artistes. l’ouvrage Et tournera la roue, Éditions Emmanuelle Collas, Paris,
2019. M. Demirtaş est détenu depuis le 4 novembre 2016 à la pri-
son d’Edirne, en Turquie.
n’hésita pas non plus à aligner dans son pour la Turquie et pour les pays du Proche- Christophe Petit-Tesson ///// Meeting du Parti
démocratique des peuples (HDP) en présence de son
viseur les Kurdes syriens qui ont héroïque- Orient. Nous avons assuré une représenta-
leader Selahattin Demirtaş, Istanbul, Turquie, 2015
ment combattu l’Organisation de l’État isla- tion aux citoyens arméniens, yézidis, arabes
mique (OEI). Ankara a ainsi fermé toutes les et assyriens, aux travailleurs, aux universi- Son hostilité tient aussi à notre engage-
frontières susceptibles d’être franchies par taires, à la jeunesse et aux femmes, aux alévis ment en faveur de l’égalité des ethnies et des
les combattants kurdes du Parti de l’union et aux sunnites, aux Turcs et aux Kurdes. sexes, antithèse absolue du profil sectaire et
démocratique (PYD, formation sœur du PKK Bref, c’est le pays dans toute sa diversité qui « mâle dominant » du Parti de la justice et du
en Syrie), bien que ces derniers n’aient est entré au Parlement, main dans la main, développement (AKP). Cette incompatibilité
jamais tiré une seule balle en direction de la avec sur les lèvres des chants de paix. est apparue au grand jour durant les négo-
Turquie (lire l’article de Dora Serwud ciations de paix, quand les représentants du
page 66). Deux mentalités différentes régime trouvaient systématiquement des
Au Proche-Orient, dont les frontières ont Oui, nous étions l’avenir de la Turquie. Mais objections à toutes nos exigences, nous
été dessinées sur un coin de nappe il y a un il y existait aussi une autre fraction : celle qui demandant par exemple : « Qu’est-ce que la
siècle (2), il semble impossible de s’extraire s’accroche à un passé d’oppression et qui a question des femmes a à voir avec le processus
de l’alternative mortelle entre la menace dji- échoué à apporter quelque bienfait que ce de paix kurde ? » Ils trouvaient cela étrange,
hadiste et des régimes despotiques. La seule soit au peuple. Notre succès aux élections du parce que nos mentalités différaient totale-
issue passe par un modèle démocratique 7 juin 2015 a contrarié les projets de modifi- ment. Parce que nous ne luttions pas seule-
séculier et pluraliste qui mette les différents cation de la Constitution de M. Erdoğan, ment pour les Kurdes : nous luttions pour
peuples et confessions sur un pied d’égalité, l’homme qui se prend pour un sultan. En tout le monde. n
avec des administrations locales plus fortes vertu de quoi le président a présenté notre
et autonomes, et un éventail plus large et parti comme un ennemi qui mérite d’être
(1) Ce parti regroupe depuis octobre 2012 des formations
plus solide de droits collectifs et individuels. écrasé à n’importe quel prix, nous qualifiant de gauche et écologistes, dont plusieurs sont issues du
mouvement kurde.
Aux élections de juin 2015, notre parti a de « terroristes », déclarant mort et enterré le
réussi à réunir 13 % des voix, grâce à un pro- (2) Allusion aux accords Sykes-Picot. Lire Henry Laurens,
processus de paix et replongeant le peuple
« Comment l’Empire ottoman fut dépecé », Le Monde diplo-
gramme qui promouvait cette vision à la fois dans la guerre civile des années 1990. matique, avril 2003.
A
PAR MIREILLE COURT & CHRIS DEN HOND *
suffocante pèse encore sur Kamech- communes sont regroupées en trois cantons
liyé, dans le Nord-Est syrien. Vite sor- – Cezire, Kobané et Afrin [ce dernier sera
tis du petit aéroport toujours contrôlé par conquis par l’armée turque entre janvier et
quelques dizaines de policiers et de soldats du mars 2018] –, qui disposent chacun d’une
régime de M. Bachar Al-Assad, nous entrons assemblée législative et d’un gouvernement
immédiatement sur le territoire de la Fédéra- cantonal. Un Conseil démocratique devait à
tion démocratique de la Syrie du Nord, sou- terme coiffer les trois cantons. Les premières
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vent appelée Rojava (« l’Ouest » en kurde). Le élections ont eu lieu en mars 2015 et ont été
long de la frontière turque, entre l’Euphrate et boycottées par les Kurdes syriens proches du
l’Irak, au moins deux millions de personnes Parti démocratique du Kurdistan (PDK),
(dont 60 % de Kurdes) résident alors sur ces comme Mme Narin Matini, membre de la
terres reprises par les armes direction du Mouvement de l’avenir kurde et
Les combats contre les forces aux djihadistes de l’Organisa- du Conseil national kurde (CNK), dirigé par
djihadistes n’ont pas empêché la mise tion de l’État islamique (OEI). M. Massoud Barzani, alors président du Gou-
en place d’un projet fondé sur C’est là où, depuis 2014, ces vernement régional du Kurdistan (GRK) ira-
le principe d’autogouvernement local Syriens vivent une expé- kien. Elle accueille les journalistes dans sa
rience politique inspirée par maison du quartier populaire de Kamech-
M. Abdullah Öcalan, le fondateur du Parti liyé : « Notre projet est un projet national
des travailleurs du Kurdistan (PKK), détenu kurde, un Kurdistan indépendant, dit-elle.
en Turquie depuis 1999. Abandonnant le Nous n’adhérons pas à celui d’une Fédération
marxisme-léninisme, le PKK et son allié démocratique de la Syrie du Nord. Les autori-
syrien du Parti de l’union démocratique tés [du Rojava] ont fermé nos bureaux et ont
(PYD) se réfèrent depuis les années 2000 au arrêté puis relâché nos dirigeants. Le gouver-
communalisme libertaire de l’écologiste nement autonome nous dit qu’il faut nous
américain Murray Bookchin (1921-2006) enregistrer pour avoir l’autorisation de fonc-
(lire l’encadré page 79). Adopté en 2014, leur tionner. Mais cela signifierait que nous le cau-
texte fondamental, le Contrat social de la tionnons. »
Fédération démocratique de la Syrie du
Nord, rejette le nationalisme et prône une Mouvement antinationaliste
société égalitaire, paritaire, respectueuse des L’opposition du PDK s’explique effective-
droits des minorités. ment par le fait que la fondation d’un État-
En cet été 2017, le Rojava est autonome de nation kurde ne fait plus partie des objectifs
facto. Excepté les enclaves de Hassaké et de fixés par M. Öcalan, qui présente son mouve-
l’aéroport de Kamechliyé, sous l’autorité de ment comme antinationaliste : « Il vise à
Damas, la région est contrôlée par les Forces accomplir le droit à l’autodéfense des peuples
démocratiques syriennes (FDS), qui regrou- en contribuant à la progression de la démo-
pent les combattantes et combattants kurdes cratie dans toutes les parties du Kurdistan,
des Unités de protection du peuple (YPG en sans toutefois remettre en cause les frontières
kurde), des Unités de protection des femmes
(YPJ) ainsi que des contingents de milices * Respectivement professeure d’anglais, membre de la coordi-
nation Solidarité Kurdistan, et journaliste. Tous deux ont coor-
arabes sunnites, yézidies et chrétiennes. donné (avec Stephen Bouquin) La Commune du Rojava. L’alter-
D’immenses drapeaux des YPG flottent sur native kurde à l’État-nation, Critica-Syllepse, Bruxelles-Paris, 2017.
politiques existantes », écrit-il de sa prison (1). mien. Cette opposition veut chasser Al-Assad Christophe Petit-Tesson ///// École de langue kurde
ouverte par le Parti de l’union démocratique (PYD),
« Nous ne voulons pas être séparés des autres et avoir le monopole du pouvoir. J’avais donc
Derite, Rojava, Syrie, 2012
territoires syriens, précise encore Mme Siham le choix entre le projet d’État religieux du
Queryo, coprésidente du comité des affaires Conseil national syrien, celui d’une Syrie
étrangères du gouvernement autonome du arabe nationaliste et celui d’un État pluraliste. chefs politiques. En revanche, les partis
canton de Cezire. Les Kurdes, les Arabes et La meilleure façon d’éviter que nous ayons de kurdes ne voulaient pas d’une révolution mili-
les Syriaques sont tombés d’accord en 2013 nouveau un dictateur à Damas, c’est de répar- tarisée qui dépende de la Turquie, de l’Arabie
pour établir un gouvernement autonome. » tir le pouvoir entre les régions. » saoudite et du Qatar. Le soutien de ces pays
Membre de la communauté chrétienne, qui À toutes nos haltes, de nombreux Kurdes aux groupes djihadistes a été catastrophique
englobe principalement les dénoncent les accusations de col- pour la révolution syrienne. »
« Les partis kurdes
Syriaques, les Assyriens et les lusion du Rojava avec Damas et Les Kurdes favorables à l’autonomie réfu-
Chaldéens, elle rappelle au pas- refusaient une reviennent sans cesse sur ce tent aussi l’accusation d’alignement sur la
sage que la liberté de culte est révolution militarisée qu’ils considèrent comme les politique américaine dans la région. « C’est
garantie et qu’il n’y a pas de reli- qui dépende de la erreurs stratégiques de l’opposi- un soutien militaire et pas politique ni écono-
gion d’État au Rojava. Turquie, de l’Arabie tion. Enseignant, M. Muslim Nabo mique », affirme le commandant Nasrin
M. Bassam Ishak, ancien direc- a étudié à l’université de Latta- Abdallah. Un accord « temporaire, transpa-
saoudite et du
teur exécutif d’une organisation quié. Ses amis et lui publiaient rent et tactique », selon plusieurs responsa-
Qatar. »
de défense des droits humains secrètement un magazine en bles kurdes que nous avons rencontrés.
originaire de Hassaké, a d’abord rejoint le kurde. Arrêtés en 2007 et transférés à En 2014 puis en 2015, deux rapports inter-
Conseil national syrien (CNS), partie pre- Damas, ils ont été entassés dans une cellule nationaux ont jeté le trouble sur la politique
nante de la Coalition, qui siégeait à Istanbul, minuscule et battus pendant trois mois. réelle du PYD dans les zones reprises à l’OEI,
avant de gagner le Rojava : « Quand la révo- « Certains disent que nous soutenons le notamment à Tell Abyad : « En détruisant
lution est passée des manifestations paci- régime d’Al-Assad. C’est un mensonge », délibérément les habitations de civils, dans
fiques à l’insurrection armée, il est devenu évi- affirme-t-il. Nous avons beaucoup souffert de certains cas en rasant et en incendiant des
dent que le CNS avait un projet différent du ce régime, qui a torturé et tué certains de nos villages entiers, en déplaçant leurs habi- ☛
tions selon lesquelles les forces YPG ou FDS Principes de Murray Bookchin
aient jamais ciblé les communautés arabes Kongra Star est le nom donné à la maison des
sur des bases ethniques, ni que les autorités femmes de la ville. Dans une petite rue tran-
cantonales YPG aient cherché systématique- quille, ce vaste édifice accueille notamment
ment à modifier la composition démogra- celles qui viennent porter plainte pour vio-
phique des territoires sous leur contrôle en lences conjugales. Nos interlocutrices insis-
visant un quelconque groupe ethnique (4). » tent sur l’égalité entre les sexes comme pilier
central du Contrat social du Rojava. « Selon
les nouvelles lois votées par le gouvernement
autonome, un fils et une fille héritent à égalité
de parts, alors que la loi islamique ne prévoit
qu’une demi-part pour elle, explique à titre
d’exemple Mme Sara Al-Khali, l’une des res-
ind
dépendant et engag
gé ponsables de cette structure. Il n’est pas évi-
dent d’appliquer ces nouvelles dispositions
CHAQUE JOUR, CHAQUE SEEMAINE, dans une société traditionnelle. Mais, peu à
UN AUTRE
E REGARD SUR L’ACTUALITÉ
A peu, les gens commencent à l’accepter. »
Au Rojava, les exemples de l’application
directe de principes inspirés du communa-
lisme de Murray Bookchin ne manquent pas.
« Ici, chaque rue, chaque quartier peut créer
une commune, confirme M. Ibrahim Moussa,
habitant de Kobané. C’est comme un gouver-
L
PAR LAURENT PERPIGNA IBAN *
appelés à se prononcer par référendum avec la reprise par Bagdad de la quasi-totalité
votaient à 92,73 % en faveur de l’indépen- des « zones disputées » : ces territoires multi-
dance de leur région. À Erbil, la capitale, comme communautaires, au centre d’un différend his-
ailleurs, un calme déroutant s’installait dès la torique jamais résolu entre le pouvoir central
proclamation des résultats, à peine troublé par et le GRK, étaient passées progressivement
quelques manifestations de joie. Chacun sem- sous le contrôle des Kurdes, notamment à la
blait déjà se préparer au jour faveur de la guerre face à l’Organisation de
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Quelques jours après le vote, d’après. Car, dès l’annonce de l’État islamique (OEI) (2014-2018). Le 16 octo-
Bagdad ordonnait la suspension de la tenue de ce référendum en bre, la reconquête-éclair de la ville de Kirkouk
toutes les liaisons internationales juin 2017, partenaires et alliés – dont les réserves pétrolières sont estimées à
au départ et à destination du Kurdistan du Gouvernement régional du neuf milliards de barils – par les milices chiites
Kurdistan (GRK), autonome Hachd Al-Chaabi ainsi que quelques unités de
depuis la Constitution de 2005, s’étaient désoli- l’armée irakienne allait donner un caractère
darisés, les uns après les autres, de l’initiative. irréversible au revers kurde.
Cette consultation unilatérale réussit à unir
contre elle le gouvernement central de Bagdad, Illusion de toute-puissance
l’Arabie saoudite, les États-Unis, l’Iran et la Tur- Pourquoi M. Massoud Barzani s’est-il entêté à
quie, pendant que le seul soutien, pour le moins maintenir le scrutin, malgré les avertissements
embarrassant, arrivait tout droit d’Israël. répétés de la « communauté internationale »?
Pour calmer le jeu, les dirigeants du GRK L’idée d’un référendum d’indépendance ger-
avaient annoncé que ce référendum n’était mait depuis plusieurs années dans son esprit.
qu’un préalable à l’ouverture de « discussions Mais c’est l’évolution du contexte régional et
international qui allait convaincre le président
du GRK que l’heure était venue. La guerre
Bibliographie contre l’OEI avait propulsé Erbil au rang de
MICHAEL KNAPP, ANJA FLACH ET ERCAN AYBOGA, GÉRARD CHALIAND, AVEC LA COLLABORATION DE SOPHIE capitale régionale, convertie pendant plusieurs
Revolution in Rojava. Democratic Autonomy MOUSSET, La Question kurde à l’heure de Daech,
and Women’s Liberation in Syrian Kurdistan, Seuil, Paris, 2015. années en centre opérationnel de la coalition
PlutoPress, Londres, 2016.
Spécialiste des conflits armés et internationale. M. Barzani, lui, s’était imposé
S’appuyant sur une enquête de terrain sympathisant de longue date de la cause
menée entre 2014 et 2016, après la mise kurde, Gérard Chaliand revient entre autres,
comme un acteur politique incontournable au
en place de cantons autonomes dans dans cet essai paru peu de temps après la cœur d’un Proche-Orient déchiré. Une illusion
le Nord-Est syrien et la proclamation bataille de Kobané (Syrie), sur l’importance de toute-puissance renforcée par la coopéra-
de la Constitution du Rojava, cet ouvrage et la portée du combat des peshmergas
examine les principes fondateurs et le syriens contre l’Organisation de l’État tion entretenue avec les États-Unis depuis le
fonctionnement du communalisme kurde. islamique (OEI). début des années 2000. Fort de cette alliance
DAVID L. PHILLIPS, The Great Betrayal. How America LAURE MARCHAND, Triple Assassinat au 147, qu’il pensait inébranlable, le leader du Parti
Abandoned the Kurds and Lost the Middle East, rue Lafayette, Solin - Actes Sud, Arles, 2017.
I. B. Tauris, Londres, 2019. démocratique du Kurdistan (PDK) évalua la
Le 9 janvier 2013, trois militantes kurdes,
Professeur à l’université Columbia et ancien dont une éminente figure du PKK, sont prise de risque : dans le contexte d’alors, il
conseiller du département d’État sous les assassinées en plein Paris par un estima que la République islamique d’Iran
administrations Clinton, Bush et Obama, en ultranationaliste turc qui mourra en prison
qualité d’expert des droits humains, David
– avec qui le GRK entretient de solides relations
avant l’ouverture de son procès. La
L. Phillips met en lumière le jeu trouble de la journaliste Laure Marchand a enquêté sur commerciales (6 milliards d’euros d’échanges
diplomatie américaine à l’égard des Kurdes, cette affaire dans laquelle les services annuels) – ne pouvait décider des mesures
notamment en Irak. d’Ankara sont pointés du doigt.
* Journaliste.
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coercitives. Il savait également la Turquie d’un Kurdistan irakien plus que jamais indis- Emin Ozmen ///// Statue représentant un peshmerga
à l’entrée de la ville de Kirkouk, Irak, 2017
dépendante de ses échanges économiques avec pensable à l’équilibre régional. Et, s’il a sous-
Erbil (chiffrés, eux, à plus de 15 milliards de dol- estimé la capacité du gouvernement irakien
lars annuels). à réagir, tous ses calculs n’étaient pas faux, nationale. Et l’UPK, qui a participé à l’élabora-
De plus, les profondes mutations au sein de loin de là : en dépit des gesticulations et des tion du référendum, n’est pas en reste, avec
l’échiquier politique kurde poussèrent M. Bar- menaces d’Ankara et de Téhéran, les échanges dix-huit sièges. Les élections pour le Parlement
zani à agir. L’année 2017 fut marquée par la économiques entre le GRK et ses puissants voi- kurde d’octobre 2018 ont confirmé la ten-
disparition politique de ses deux sins n’ont jamais cessé, même au dance, avec quarante-cinq sièges pour le PDK.
Le projet
rivaux historiques : Nawshirwan plus fort de la crise. De plus, les élites Enfin, le projet indépendantiste, s’il a été
Mustafa, leader du parti Goran, indépendantiste, kurdes sortent même renforcées de refroidi par les conséquences de ce référen-
décédé au mois de mai, et Jalal Tala- s’il a été́ refroidi l’épreuve : seules et contre tous, elles dum, semble loin d’être oublié. Si les Kurdes
bani, leader de l’Union patriotique par les conséquences ont perpétué le rêve encore vivace d’Irak se font discrets sur cette question, ils
du Kurdistan (UPK) et président de de ce référendum, d’une nation kurde. Un ciment ne manquent pas d’observer avec attention le
la République irakienne de 2005 semble néanmoins nationaliste qui a permis à M. Bar- contexte national et international. Dans un
à 2014, gravement malade, qui zani d’asseoir encore un peu plus Irak plongé dans une grave crise politique et
loin d’être oublié
décédera quelques jours après le son autorité, d’autant que son clan sociale (1), l’hypothèse d’une décomposition
référendum. En l’absence d’opposition, et dans se trouve aujourd’hui à tous les étages du pou- et d’un démembrement du pays ne serait pas
un Irak en pleine fragmentation politique, fai- voir. Netchirvan, son neveu, et Masrour, son fils, pour leur déplaire. D’autant qu’avec ce réfé-
ble politiquement et militairement, M. Barzani occupent ainsi les postes de président et de pre- rendum ils possèdent désormais un docu-
jugea que le temps du référendum était venu. mier ministre du GRK. ment officiel, démocratiquement établi,
La tournure des événements lui aura donc Les élections législatives irakiennes de attestant les aspirations profondes de la
donné tort, mais sa démission du poste de pré- mai 2018 ont démontré que le PDK n’avait rien population du Kurdistan. n
sident du GRK à la fin du mois d’octobre 2017, perdu de son influence : fort de ses vingt-cinq
en pleine tourmente politique, a tout d’un sièges, il est devenu, sans avoir à former de
(1) Lire Feurat Alani, « Les Irakiens contre la mainmise de
trompe-l’œil : M. Barzani demeure l’acteur-clé coalition, le premier parti d’Irak à l’échelle l’Iran », Le Monde diplomatique, janvier 2020.
F
PAR JEAN-MICHEL MOREL *
peuples (HDP) a fait sien le point de vue
de M. Abdullah Öcalan, leader et cofon-
dateur du Parti des travailleurs du Kurdistan
(PKK), pour qui la reconnaissance de l’identité
millénaire kurde n’implique pas l’indépen-
Vu sur https://ww2.french−bookys.com − RV
linguistiques et culturels. Même si les pou- quarante ans maintenant qu’il y a la lutte Mathias Depardon ///// Selahattin Demirtaş
dans son bureau au siège de son parti (HDP)
voirs des municipalités sont restés très limi- armée (…). Mais nous savions que la seule voie
à Ankara, Turquie, 2015
tés, l’état d’exception militaire ayant été levé militaire ne pouvait pas aboutir à une solu-
peu à peu, les gens ont pu retrouver un peu tion. Il a fallu du temps aux différents groupes cessus de paix. Se sentant acculée, une partie
de répit. Un semblant de processus de paix de gauche et aussi au mouvement kurde pour du mouvement kurde a repris la lutte armée
fut lancé, M. Öcalan restant l’incontournable aboutir au projet HDP, c’est-à-dire à l’union à l’intérieur des villes du Kurdistan, condui-
interlocuteur pour le négocier. de toutes les forces démocratiques (2). » sant des alliés du HDP à s’en détacher. Après
En 2002, c’est le Parti démocratique du avoir mené une répression d’une extrême
peuple (Dehap) qui a représenté le mouve- Capacité à nouer des alliances violence, M. Erdoğan a convoqué de nou-
ment progressiste kurde aux élections natio- Afin d’obtenir au moins 10 % des suffrages velles élections. Contrairement à ses attentes,
nales, obtenant trois millions de voix et 7 % aux élections nationales, le HDP a décidé de les résultats électoraux du HDP, quoique en
des suffrages. N’ayant pas réussi à franchir changer de stratégie. Il s’est présenté comme baisse, n’ont toujours pas permis au prési-
la barre des 10 %, il n’a eu aucun représentant une force politique indépendante, abandon- dent d’avoir une majorité pour modifier la
au Parlement. En 2007, pour surmonter cet nant le recours aux candidatures indivi- Constitution.
obstacle, son successeur, le Parti pour une duelles. Dès lors, la question des alliances Après la tentative de coup d’État de juil-
société démocratique (DTP), a décidé de ne s’imposait comme un enjeu majeur. Le HDP let 2016, la dérive autoritaire du régime s’est
pas se présenter aux élections législatives en devait faire la démonstration qu’il était capa- intensifiée. Neuf députés kurdes du HDP ont
tant que tel mais de soutenir des candidats ble de tendre la main à d’autres composantes été arrêtés, de même que les deux coprési-
individuels. Cette stratégie lui a permis d’ob- du corps social et politique, ouvrant ainsi des dents de ce parti ; des maires kurdes ont été
tenir vingt-deux sièges. Deux ans après, dans perspectives à l’ensemble du mouvement révoqués, la xénophobie antikurde a été réac-
plus de cent villes et villages du Bakour, le progressiste turc. tivée par l’AKP et ses alliés d’extrême droite.
DTP a emporté la mairie. Aux élections légis- En février 2015, Ankara et des cadres du Trois ans après, la Turquie est devenue un
latives, le Parti démocratique des régions HDP ont signé une déclaration commune qui pays de plus en plus répressif, en proie à une
(DBP) a envoyé trente-six députés au Parle- officialisait la reconnaissance d’une identité redoutable tentation autocratique.
ment – tous des candidats individuels. kurde en Turquie. Mais, quand en juin, aux Dans ce contexte délétère, son avenir démo-
Pour le Hadep, nouer des alliances s’était élections législatives, le HDP obtint 13 % des cratique ne peut passer que par l’existence et
avéré compliqué, la gauche rechignant à s’al- votes des électeurs et quatre-vingt sièges, la consolidation d’un parti comme le HDP. n
lier avec la « vitrine du PKK ». La création du privant ainsi M. Recep Tayyip Erdo ğan des
HDP a changé la donne, comme le rappelle voix nécessaires pour réformer la Constitu-
(1) Chris Den Hond, « Une histoire mouvementée des
M. Murat Ronî, membre du Conseil démo- tion afin de mettre en place un régime prési- Kurdes de Turquie », Orient XXI, 28 novembre 2016
cratique kurde de France, (CDK-F) : « Ça fait dentiel fort, celui-ci a rompu le fragile pro- (2) Ibid.
E
PAR MIREILLE COURT & CHRIS DEN HOND
sommes à Aïn Issa, centre administratif bre 2017, les Kurdes d’être des traîtres. Début
de la Fédération démocratique de la mai 2018, il affirmait néanmoins dans une
Syrie du Nord, appelée aussi Administration déclaration télévisée que la porte restait
autonome du Nord et de l’Est de la Syrie ou ouverte pour un dialogue avec les FDS, tout
encore Rojava. Mme Ilham Ahmed nous en prenant soin de qualifier les institutions
accueille. Cette Kurde originaire d’Afrin pré- mises en place dans le nord et l’est de la Syrie
side l’exécutif du Conseil démocratique syrien de « structures temporaires ». En octo-
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(CDS), la branche politique des Forces démo- bre 2019, la prise de contrôle d’une portion
cratiques syriennes (FDS) qui contrôlent tout du Rojava par l’armée turque débouchait sur
le nord-est du pays. D’emblée, elle détaille le un accord entre Ankara et Moscou permet-
projet d’autonomie que tant le déploiement de l’armée du régime
Le régime syrien a juré à plusieurs
défend cette alliance kurdo- syrien dans la région.
reprises de regagner chaque parcelle arabe : «Nous exigeons que la
de la Syrie, Rojava compris, Syrie de demain comprenne Le partage des ressources
tout en se disant ouvert au dialogue des zones autonomes. Nous Jusqu’en 2017, le Rojava était composé de trois
voulons une nouvelle Consti- cantons à majorité kurde : Afrin, Kobané et
tution dans laquelle la décentralisation sera Cezire. Après la conquête de Rakka, en octo-
inscrite », nous explique celle qui, en juil- bre 2017, et la perte d’Afrin, en mars 2018, la
let 2018, a conduit une délégation du CDS à fédération autonome abrite moins de Kurdes
Damas pour les premiers pourparlers avec le et davantage d’Arabes. D’où l’importance
régime de M. Bachar Al-Assad. d’une alliance solide entre ces deux peuples.
Une rencontre officielle avait déjà eu lieu L’ambiance étrange de Kamechliyé, la capitale
à Tabka, où un barrage hydroélectrique sur du canton de Cezire, illustre la complexité de
l’Euphrate avait grand besoin de réparations. la situation, avec des quartiers entiers qui res-
Seul le pouvoir en place pouvait fournir les tent sous le contrôle du régime. La population
techniciens et les pièces de rechange pour les chrétienne syriaque est divisée entre soutien
vannes défectueuses. Si une coopération à Damas et adhésion au projet de gouverne-
technique entre le CDS et Damas était alors ment autonome. Mme Elizabeth Gawryie,
envisageable, une entente politique demeu- membre du gouvernement autonome pour la
rait improbable. « Nous nous sommes rendu communauté chrétienne syriaque et de la
compte, en écoutant les déclarations du délégation de négociation, nous accueille dans
régime, que les pourparlers étaient pour lui un local associatif. Elle évoque la question du
une question tactique. Il n’y a pas de sérieux partage des ressources, et notamment du
efforts de sa part pour les faire avancer », pétrole, dont les principaux puits sont sous le
poursuit Mme Ahmed. contrôle du gouvernement autonome. « La
Les négociateurs du CDS sont allés à Syrie est un pays riche. La répartition des reve-
Damas sans poser de conditions préalables. nus devra être abordée lors des prochaines
M. Hikmet Habib, Arabe de Kamechliyé, négociations. Nous avons proposé à Damas de
adjoint de Mme Ahmed et membre de la délé- créer des comités bilatéraux pour les services
gation, explique : « Nous n’utilisons pas de publics, la santé et l’économie.»
grands slogans comme : “Nous voulons la À Tell Abyad, petite ville proche de la fron-
chute de Bachar Al-Assad.” Ce n’est pas le tière turque, la tension est palpable. L’Orga-
nisation de l’État islamique (OEI), chassée aux yeux. L’occupation par la Turquie de ce Christophe Petit-Tesson
par les FDS en 2015 après d’âpres combats, canton à majorité kurde est vécue comme un ///// Manifestation de Kurdes
en soutien à des jeunes refusant
y avait une base sociale. L’ingérence de la traumatisme. En janvier 2018, après des d’accomplir le service militaire
Turquie et de ses alliés est permanente. À tractations, la Russie a autorisé la Turquie à en Syrie, Kamechliyé, Rojava,
Syrie, 2012
cela s’ajoute le poids d’un passé douloureux, l’envahir. La coalition menée par les États-
car la ville fait partie d’une région où le Unis a fermé les yeux, et les mêmes forces
régime baasiste avait installé des popula- kurdes qui avaient chassé l’OEI de Kobané et
tions arabes dans les années 1960 et dépos- de Rakka, et sauvé les yézidis
sédé des Kurdes de leurs terres. Ces derniers des djihadistes à Sinjar, s’y En janvier 2018, l’occupation militaire
veillent à ne pas se montrer revanchards, sont fait massacrer dans l’in- par la Turquie du canton d’Afrin,
comme l’explique M. Reshad Kurdo, dont la différence de la « commu- l’un des trois piliers du Rojava,
famille a été spoliée : « Quand les FDS ont nauté internationale ». En
a été vécue comme un traumatisme
libéré Tell Abyad de l’OEI, nous n’avons novembre 2019, la Syrie était
chassé personne. Nous n’avons pas récupéré ainsi un imbroglio d’alliances contradic-
nos terres prises par les Arabes il y a cin- toires. Les Kurdes d’Afrin, à l’ouest de l’Eu-
quante ans. Nous attendrons une solution phrate, étaient protégés par la Russie, qui
politique. » les a lâchés. Les Kurdes à l’est de l’Euphrate
Interrogé, un garagiste kurde reste scep- et à Manbidj l’étaient par la coalition menée
tique : « Même si nous bâtissions un paradis, par les États-Unis et la France avant d’être
les Arabes ne nous feraient pas confiance. Ils abandonnés à leur sort par Washington.
pensent que les Kurdes veulent les dominer. Et Deux coups durs majeurs qui n’entamaient
nous, nous craignons que la Turquie ne fasse pas la détermination des autorités du
ici la même chose qu’à Afrin. » Rojava, ces dernières reconnaissant néan-
Afrin… Chaque fois que nous prononçons moins que l’année 2020 serait décisive pour
ce nom, nos interlocuteurs ont les larmes leur projet politique. n
La propagande et le lobbying
Pour le pouvoir politique, le recours à la vio-
lence n’est pas toujours la norme. Les dirigeants
ferment parfois les yeux sur certaines critiques.
«Par exemple, si une délégation européenne est
de passage dans la région, ils vont laisser les
journalistes travailler et mettre en avant les cri-
tiques qui les visent » explique M. Hardi, lui
même victime d’une agression en 2011. Toute-
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Emin Ozmen ///// Femmes kurdes à proximité d’un centre de vote, Erbil, Kurdistan, Irak, 2017
aux unités de peshmergas, elles militent aussi nés à quinze ans de prison pour « séparatisme » et « appartenance au PKK » (Parti des
pour la parité au sein du gouvernement et du travailleurs du Kurdistan). En prison, elle publie un livre («Écrits de prison») avant de se voir
Parlement. Cet engagement porte en partie décerner les prix Rafto des droits de l’homme (1994) et Sakharov pour la liberté de l’esprit
ses fruits, avec la présence de trente élues à (1995). En 1997, Ankara lui propose de la libérer pour raisons médicales. Elle refuse et décide
l’Assemblée de la région. En février 2019, de demeurer avec ses «amis qui restent en prison». Les quatre députés ne seront libérés en-
pour la première fois dans l’histoire des Par- semble qu’en… 2004. Depuis, Mme Zana a repris son combat. Figure du mouvement politique
lements du Proche-Orient, une femme, et associatif engagé par la société civile kurde au début des années 1990 – avec des partis
Mme Vala Farid, a été élue à la tête de cette ins- prokurdes légalistes interdits et rebaptisés les uns après les autres (HEP, DTP, HDP...) –, elle
titution. En juillet, elle a été remplacée à ce a préféré la voie «démocratique» à la guérilla du PKK. Sans jamais accepter de se désolidariser
poste par Mme Rewaz Fayeq. Les militantes de ses «frères d’armes». Prises de parole en kurde lors des cérémonies de Newroz, nouvelles
kurdes se battent aussi contre la violence assignations devant des juges, déclarations publiques de soutien, au nom des «droits de mon
structurelle et patriarcale de la société tradi- peuple», aux députés et maires kurdes arrêtés… La militante est réélue au Parlement turc en
tionnelle, comme les crimes d’honneur, l’ex- 2011 et 2015. Mais, à 58 ans, elle risque à tout moment un nouvel emprisonnement après la
cision et les mariages précoces et forcés (lire levée de l’immunité parlementaire décidée par Ankara en 2016…
l’article de Nada Maucourant page 68). Olivier Piot
Le vécu des combattantes kurdes remet
en question certaines théories féministes
qui prêchent contre la participation des dévastatrices des conf lits armés. Lauréate
femmes dans la guerre au prétexte que du prix Nobel de la paix en 2018, Mme Nadia
cette dernière est d’abord une entreprise Murad Basee Taha, Kurde irakienne et
masculine, tandis que les femmes seraient membre de la communauté yézidie, démon-
pacifiques par nature et que, par associa- tre l’importance d’être actrice de son destin
tion d’idées, elles devraient rester à la mai- dans un contexte de guerre.
son. Le cas des femmes yézidies, une mino- Dans leurs vécus multiples, les femmes
rité religieuse kurdophone, utilisées comme kurdes se sont retrouvées face à de nom-
objectif et butin de guerre par l’OEI et qui breux défis, souvent enracinés dans le sys-
ont subi de multiples formes de violences tème patriarcal. Se battre contre les pra-
charnelles – dont l’esclavage sexuel –, tiques traditionalistes inégalitaires en même
démontre que se tenir en retrait des com- temps que contre la violence d’État est un
bats ne protège pas contre les conséquences combat immense qui demande beaucoup
d’abnégation et une certaine vigilance. Les
(1) Narrative of a Residence in Koordistan, and on the Site of femmes kurdes restent convaincues qu’une
Ancient Nineveh, vol. 1, Cambridge Library Collection - Archaeo-
vraie émancipation demande un projet poli-
logy, Cambridge Universtity Press, 2014.
tique progressiste fondé sur l’égalité des
(2) Lire Akram Belkaïd, « Ankara et Moscou, jeu de dupes
en Syrie », Le Monde diplomatique, novembre 2019. droits et la justice sociale. n
L
PAR AKRAM BELKAÏD
forces de l’ordre turques au Parti des droits ? Inquiet du renforcement du PYD-
travailleurs du Kurdistan (PKK) en PKK au Rojava, le Kurdistan syrien, et dési-
Anatolie orientale remonte à 1984. Cette reux de sceller une alliance électorale avec
ancienneté, les vaines tentatives de règle- les partis nationalistes turcs traditionnelle-
ment pacifique – la dernière en date remon- ment hostiles à toute revendication kurde, le
tant à la fin 2014 – et l’émergence récente président Recep Tayyip Erdoğan accusa le
d’autres affrontements au Proche-Orient PKK de renouer avec le « terrorisme ». L’or-
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faisant entrer la « capitale » du Kurdistan estima alors qu’il pouvait attirer à lui toute Emilien Urbano ///// Quartier de Cizre
turc dans la longue liste des villes ayant subi une nouvelle génération de combattants et de après les combats, Turquie, mars 2016
un « urbicide », comme ce fut le cas pour sympathisants. Il jugea aussi que les rapports
Sarajevo, Alep ou Mossoul. de forces régionaux évoluaient en sa faveur.
Décidée à venir totalement à bout de la Bien que considéré comme organisation juillet 2016, les dernières forces du PKK
rébellion, l’armée turque n’a pas fait dans le « terroriste » par les États-Unis et l’Union quittaient les villes et reprenaient le chemin
détail. Des quartiers entiers furent soumis à européenne, il n’en était pas moins un parte- des monts Kandil, en Irak. Depuis, l’étau turc
de longs blocus et à des couvre- naire de poids de la coalition ne s’est pas desserré. Les formations léga-
Lassée par plusieurs
feux. Des arrestations massives et internationale mobilisée contre listes, comme le Parti démocratique des peu-
le recours à la torture furent l’apa- décennies l’OEI. Les déboires répétés des ples (HDP), sont dans le collimateur de la jus-
nage de ce conflit marqué aussi par de combats, la peshmergas irakiens – coupables tice, et une chape de plomb s’est de nouveau
la mort de dizaines de civils, brûlés population des villes notamment d’avoir abandonné à posée sur l’Anatolie orientale. Ayant subi une
vifs dans les caves d’immeubles de à majorité kurde leur sort les yézidis, une minorité défaite majeure dans le Sud-Est turc, le PKK
Cizre où ils s’étaient réfugiés. Aux a préféré ne pas kurdophone adepte d’une religion joue désormais une partie délicate en Syrie.
exactions des militaires et forces ésotérique monothéiste, contrai- L’existence de cantons autonomes au Rojava
prendre les armes
paramilitaires turques, le PKK et rement aux YPG qui volèrent à sous son contrôle lui procurait une profon-
d’autres organisations armées kurdes, dont leur secours – renforcèrent même le crédit deur stratégique importante ainsi qu’un ter-
les Faucons de la liberté du Kurdistan (TAK), des combattants du PKK aux yeux des états- rain d’expérimentation concret pour son
ont répondu par des attentats à la voiture pié- majors occidentaux. projet de communalisme démocratique. En
gée et des assassinats ciblés. Lassée par plusieurs décennies de guerre, intervenant militairement dans le Nord-Est
L’erreur tactique du PKK est liée à l’impact la population des villes à majorité kurde n’a syrien en octobre 2019, la Turquie a montré
de la victoire des forces YPG-PKK lors de la pourtant pas suivi le PKK dans son escalade. qu’elle était déterminée à réduire l’influence
bataille de Kobané. Ce fut effectivement un Et les États occidentaux n’ont guère cherché du PKK au sud de sa frontière et à le ramener
grand moment fédérateur pour tous les à freiner Ankara dans sa volonté de mater la à la situation où il ne pouvait trouver d’abri
Kurdes de la région. Le parti de M. Öcalan rébellion urbaine à n’importe quel prix. En que dans les montagnes irakiennes. n
Vérité historique
« Les seuls amis des Kurdes
Excommunication
« Les Kurdes sont les plus
80 000
C’est le nombre de victimes de la répression
sont les montagnes. » grands kufar [mécréants] » turque contre la rébellion menée par la
population kurdophone de confession alévie
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situation de
pauvreté et de
divers
« Toz u ba »
Célèbre dicton kurde qui signifie
Sauvagerie
facteurs « poussière et vent ». À la Dépêché au Kurdistan syrien pendant l’opération
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« [Les Kurdes] ne nous ont pas aidés pendant la seconde guerre mondiale. Ils ne nous ont
pas aidés en Normandie. »
Déclaration de Donald Trump, en réponse aux accusations de « lâchage » des Kurdes syriens par les États-Unis avec le feu vert donné par
Washington à l’opération militaire turque lancée au Rojava en octobre 2019.
Chronologie
Nouvel accord entre le obtient 13 % des voix aux
PDK et l’UPK, destiné à élections législatives
relancer le Parlement turques et près de 11 %
unifié au Kurdistan lors du nouveau scrutin
irakien. organisé en novembre.
Octobre. Des milices
Par Olivier Pironet 2003 20 septembre. arabes et chrétiennes
Naissance en Syrie du s’unissent aux YPG au
Parti de l’union
1916 16 mai. Les République kurde de 1975 6 mars. L’accord 1991 5 mars. Début de démocratique (PYD),
sein des Forces
accords secrets Sykes- Mahabad. Présidée par d’Alger entre l’Irak et la rébellion kurde dans le démocratiques syriennes
Picot, conclus entre la Mohammad Qazi, assisté l’Iran met fin à leur affilié au PKK. (FDS), avec le soutien de
nord de l’Irak, après la
France et le Royaume- de Barzani, elle sera différend frontalier et défaite de Saddam 2004 12 mars. la coalition conduite par
Uni, planifient le partage écrasée par l’armée entraîne l’arrêt de l’aide Hussein lors de la guerre Émeutes au Kurdistan Washington.
des possessions de iranienne le 16 décembre de Téhéran au PDK. La du Golfe. Deux millions syrien. La répression fait
l’Empire ottoman, dont suivant. rébellion s’effondre ; de Kurdes se réfugient en 43 morts. Juin. Reprise
2016 17 mars. Les
Kurdes portent sur les
l’espace kurde. 1947 Juin. Barzani et 200 000 Kurdes se Turquie et en Iran. Avril. de la guérilla du PKK. fonts baptismaux la
réfugient en Iran. L’ONU instaure une zone Le mouvement
1920 10 août. Le ses hommes trouvent
1er juin. Jalal Talabani annoncera un cessez-le-
Fédération démocratique
traité de Sèvres, signé refuge en URSS. Le chef de sécurité au Kurdistan de la Syrie du Nord.
kurde y restera quitte le PDK et fonde d’Irak. La région jouit feu deux ans plus tard.
entre les puissances 15 juillet. Putsch raté
jusqu’en 1958, avant de l’Union patriotique du d’une autonomie de fait.
occidentales et la
Kurdistan (UPK). Août. Les troupes et
2005 6 avril. Deux contre le président turc
Turquie, prévoit la rentrer en Irak. ans après la chute de Recep Tayyip Erdoğan.
création d’un Kurdistan 1958 14 juillet. 1978 27 novembre. l’aviation turques Saddam Hussein, le chef De nombreux membres
autonome en Anatolie En Turquie, congrès interviennent contre les de l’UPK Jalal Talabani du HDP seront
Le général Abdel Karim
orientale et dans la région fondateur du Parti des camps du PKK en Irak est élu président de l’Irak. incarcérés. 24 août.
Kassem renverse la
de Mossoul. travailleurs du Kurdistan avec l’accord des M. Barzani accède le Ankara lance l’opération
monarchie irakienne et
(PKK), d’inspiration peshmergas irakiens. 14 juin à la tête de la « Bouclier de l’Euphrate »,
1923 24 juillet. instaure une république.
marxiste-léniniste. pour lutter contre l’OEI
Le traité de Lausanne Il s’engage à garantir les 1992 19 mai. Élections région autonome du
droits des Kurdes après M. Abdullah Öcalan libres au Kurdistan Kurdistan. mais surtout pour
abandonne les promesses
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Q
de combats, de maints revers et de tragédies, le bilan des distan irakien, exposés aux attaques récurrentes d’agents de Téhéran,
acquis peut sembler bien maigre. On dira, en se conten- ils jouent une partie délicate et leur crédibilité depuis que l’administra-
tant de peu, que leur cause n’est plus ignorée car rares tion américaine de M. Donald Trump les courtise ouvertement pour
étaient ceux qui la connaissaient dans les années 1960 contribuer au renversement du pouvoir iranien.
ou 1970. La question kurde jouit aujourd’hui dans le En Turquie aussi, la possibilité d’une alternance politique ne devrait
monde d’un important capital de sympathie, ce qui guère changer les perspectives pour les Kurdes. Comme en Iran, le très
n’est pas rien ; mais cela ne donne pas un pays. En attendant, c’est en Irak prégnant nationalisme d’État n’acceptera jamais une scission du pays.
que l’on trouve le plus grand motif de satisfaction et d’espérance. Il y Même si M. Recep Tayyip Erdoğan s’en va, et avec lui ses rêves de puis-
existe désormais un Kurdistan autonome dont la pérennité ne relève sance, ses successeurs adopteront au minimum une ligne de fermeté à
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pas simplement d’un rapport de forces entre Bagdad et la « commu- l’égard du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Quoi qu’il en soit,
nauté internationale ». Ce fut le cas au début des années 1990 quand les une vraie démocratisation ne semble pas à l’ordre du jour et il est dou-
Nations unies imposèrent une zone d’exclusion aérienne dans le nord teux qu’on puisse déboucher sur une autonomie, qui paraîtrait une
du pays pour protéger les Kurdes de l’armée de menace de type sécessionniste.
Saddam Hussein, mais cela ne leur garantissait En Syrie, l’organisation sociale et militaire des
qu’une sécurité précaire. En ce début de siècle, le Kurdes est quasi intacte mais les perspectives sont
Qu'importent
Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) est difficiles à définir compte tenu d’intérêts diver-
maintenant reconnu par la Constitution ira- les revers et les gents entre les divers acteurs étatiques qui inter-
kienne de 2005 et par les grandes puissances. viennent dans ce pays – dont la Turquie, qui refuse
déceptions,
Bien sûr, l’indépendance n’est pas à l’ordre du toute zone autonome kurde à sa frontière, la Rus-
jour, l’organisation d’un référendum en ce sens en le peuple kurde sie, l’Iran et les États-Unis, sans compter le régime
septembre 2017 ayant constitué une initiative bien affaibli de M. Bachar Al-Assad, lequel n’a tou-
n'intériorise jamais
hasardeuse aux conséquences négatives : refus de tefois pas abandonné l’idée d’une reconquête
la totalité de la « communauté internationale » de les défaites totale du territoire syrien, y compris les régions
reconnaître le résultat (plus de 92 % des suffrages contrôlées par les forces kurdes depuis 2012. Le
en faveur de l’indépendance), reprise de la ville de relief plat de ce qu’il reste du territoire de la Fédé-
Kirkouk par l’armée irakienne, retour des tensions avec le gouverne- ration démocratique de la Syrie du Nord, ou Rojava, ne se prête guère à
ment de Bagdad. Mais les dirigeants kurdes anticipaient cette réaction, la résistance au long cours. Cependant rien n’est encore joué, la situation
le référendum étant pour eux un moyen de tester leur popularité dans étant en constante évolution.
les territoires disputés entre le GRK et le pouvoir central.
Pour autant, cette entité autonome peut être considérée comme un e qui précède n’est guère enthousiasmant, mais de cela les
socle, un point de départ pour l’avenir. Bon an mal an, le Kurdistan ira-
kien s’organise et se développe. Dans un environnement marqué par un
nombre important de conflits armés mais aussi de soulèvements popu-
laires, la région est la plus sûre du Proche-Orient et a même enregistré
moins d’attentats djihadistes que les pays européens, quels qu’ils soient.
C Kurdes ne sont guère affectés, pour au moins deux raisons.
En premier lieu, la démographie est de leur côté, exception
faite de la Syrie, où elle demeure bien modeste. Ailleurs, la
natalité kurde reste forte : le peuple kurde n’est pas près de s’étein-
dre et il peut aussi compter sur une diaspora qui refuse l’oubli et
Les statistiques économiques y sont rares, mais de nombreux signes tan- reste mobilisée. La seconde raison peut sembler subjective mais
gibles témoignent de l’existence d’une classe moyenne, ce qui garantit elle a son importance. Qu’importent les revers et les déceptions, le
une certaine stabilité sociale. Certes, les inégalités ne sont pas à prendre peuple kurde, comme nombre de peuples montagnards, n’intério-
à la légère, et un certain embourgeoisement des peshmergas, habitués rise jamais la défaite. C’est ce qui lui permet de toujours se battre
jadis à un mode de vie plus frugal, ne manque pas d’inquiéter quand on et de ne jamais s’avouer vaincu. n
connaît l’étendue des menaces dans la région, la persistance de factions
djihadistes issues de l’Organisation de l’État islamique (OEI) n’en étant
pas la moindre. Il n’empêche. Pour les Kurdes irakiens, le domaine des * Spécialiste des guerres irrégulières, auteur de l’ouvrage Pourquoi perd-on
possibles va au-delà de la seule survie. la guerre ? Un nouvel art occidental, Odile Jacob, Paris, 2016.