Le Monde diplomatique

Manière de voir
Numéro 192. Bimestriel. Décembre 2023 - janvier 2024

GÉOPOLITIQUE
Un monde sur le pied de guerre
Numéro coordonné
par Anne-Cécile Robert
Édition : Angélique Mounier-Kuhn
Conception graphique : Nina Hlacer
Maquette : Jérôme Grillière
Photogravure : Patrick Puech-Wilhem
Cartographie : Cécile Marin
et Fanny Privat
Correction : Xavier Monthéard

Matthew Cusick //// « Ergo », 2022 © Courtesy of the artist and Pavel Zoubok Fine Art, New York

Sommaire Éditorial
4 Tournant historique ///// Anne-Cécile Robert
© ADAGP, Paris, 2023 - Courtesy Galerie Cécile Fakhoury / Photo : Issam Zeljy

1. La tentation des armes

9 En Ukraine, l’épreuve de force ///// Igor Delanoë
13 Mortel engrenage au Proche-Orient ///// Akram Belkaïd
16 Comment enseigner la paix ? ///// Georges-Albert Astre
18 L’idéal rompu de la neutralité nordique ///// Heikki Patomäki
21 Au Japon, la fin du pacifisme ///// Jordan Pouille
26 Au nom de la vertu ///// Christopher Mott

2. Grandes manœuvres chez les puissants

32 Dans la tête des géants ///// John Mearsheimer
37 Autour de Taïwan, Pékin et Washington rivalisent
de provocations ///// Michael Klare
Serigne Ibrahima Dieye //// « Les Plumes de la fortune #3 », 2020 41 Le club des « cinq » face à la Chine ///// Philippe Leymarie
45 L’Europe face aux dilemmes de la souveraineté ///// A.-C. R.
50 Le naufrage de la diplomatie française ///// Benoît Bréville

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 3. Au Sud, le temps de l’affirmation Cartes
57 Vers une désoccidentalisation ? ///// Martine Bulard 6 Alliances, mésalliances, explosions de violence
24 À qui profitent les guerres ?
61 Pékin, artisan de la détente entre Riyad et Téhéran
48 Europe, à la recherche de l’union
///// Ak. B. et M. B.
66 Irak, Syrie, quand tout le monde s’en mêle
64 Le puzzle des alliances naissantes ///// André Bellon 82 Au-delà des États, l’empreinte de
68 Nouvelle ruée vers l’Afrique ///// A.-C. R. mouvements transnationaux
71 Amérique latine, une paix non alignée ///// Christophe Ventura Encadrés
74 Le Golfe fait entendre sa propre voix ///// Alain Gresh 11 Escalade militaire
15 Médias de combat
35 L’empire contre-attaque toujours
4. Un ordre international à reconstruire 40 Extension du domaine des mercenaires
78 L’urgence de refonder le multilatéralisme ///// A.-C. R. 60 Le dollar en question
81 Constante impunité d’Israël
84 Une Croix-Rouge neutre, puisque la guerre est inévitable
/////Yves Sandoz Le monde vu de…
86 Les Nations unies en panne de réformes ///// A.-C. R. 19 Pologne
89 La justice pénale internationale, métaphore d’un monde 29 Turquie
tourmenté /////William Bourdon 39 Iran
51 Russie
59 Inde
Lexique et voix de faits 69 Afrique du Sud
87 Arabie saoudite
92 Géopolitique des mots 91 Algérie
94 Cartographie, chiffres-clés, citations…
Documentation Angélique Mounier-Kuhn
Les articles publiés dans ce numéro – à l’exception d’un inédit – sont déjà parus dans Le Monde
diplomatique. La plupart ont fait l’objet d’une actualisation, et leur titre a souvent été modifié. Bibliographie 30, 62
La date de première publication ainsi que les titres originaux figurent en page 98. Sur la Toile 45
Podcasts 88
© Agnès Propeck / Agence VU

Le Monde diplomatique
Édité par la SA Le Monde diplomatique, société anonyme
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Agnès Propeck //// « AK-47 Kalachnikov », de la série « Pistolets », 2010
Directeur de la rédaction : Benoît BRÉVILLE
Rédacteur en chef : Akram BELKAÏD
Iconographie Commission paritaire des journaux et publications :
Ce numéro est accompagné des œuvres de : 1025 D 87574. ISSN : 1241-6290
• Matthew Cusick, www.mattcusick.com Imprimé en France - Printed in France. Reproduction interdite de tous
articles, sauf accord avec l’administration.
• Serigne Ibrahima Dieye, cecilefakhoury.com
• Guillaume Herbaut, agencevu.com
• Agnès Propeck, agencevu.com
Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Ce magazine est imprimé

Bande dessinée
chez Maury, certifié PEFC. Eutrophisation : Ptot = 0,018 kg/t de papier
Guillaume Barou

53 En Absurdie ///// Libon

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 Tournant historique
Par Anne-Cécile Robert

A Après la chute de l’Union soviétique en 1991, le monde a paru, un temps, unifié

autour des principes et valeurs d’un ordre libéral caractérisé par la domination
américaine, l’extension de l’économie de marché et de la démocratie. Cette illusion
s’est brutalement dissipée le 11 septembre 2001 : en attaquant les États-Unis
sur leur propre sol, Al-Qaida a brisé le tabou de l’inviolabilité supposément
attachée à toute superpuissance. D’un tel symbole, ni les États-Unis ni l’ordre
libéral ne pouvaient réellement et durablement se remettre. Le compte à
rebours avait commencé.
Mais, durant vingt ans, la force des apparences et celle des habitudes ont
survalorisé les échos d’une domination occidentale en voie de délégitimation
aux yeux du reste du monde. La richesse économique, les budgets militaires
colossaux, les privilèges institutionnels (contrôle des institutions financières
internationales et du dollar) et le soutien pavlovien des pays européens ont
masqué l’essor de puissances concurrentes comme la Chine, le ressentiment
gastrique de la Russie et l’exaspération croissante des pays du Sud.
Et, soudain, les événements s’accélèrent. La débâcle des États-Unis en
Afghanistan en août 2021 est suivie d’une série de minichocs – incidents
diplomatiques entre la Grèce et la Turquie, rafale de coups d’État au Sahel,
multiplication des incursions aériennes chinoises dans l’espace taïwanais, etc.
La brutale agression de l’Ukraine par la Russie en février 2022 constitue le
point d’inflexion, celui de non-retour. Toujours dominants, les Occidentaux
voient cependant le monde bouger sans eux. L’attaque sanglante d’Israël par le
Hamas le 7 octobre 2023, la riposte aussi aveugle que meurtrière de Tel-Aviv,
le malaise de la plupart des chancelleries arabes face à leurs
La brutale agression de l’Ukraine opinions publiques propalestiniennes et la réaction en ordre
par la Russie constitue dispersé des diplomaties occidentales confirment la précarité
le point de non-retour des équilibres internationaux et l’incertitude quant à leur
évolution. L’internationalisation incontrôlée de l’interminable
guerre civile syrienne illustre la cacophonie en cours : les puissances régionales
(Turquie, Iran) y poussent leurs pions tandis que quatre des cinq membres
permanents (5P) du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU)
– Russie, États-Unis, Royaume-Uni et France – s’y affrontent indirectement,
contribuant à saper l’architecture mondiale de sécurité.
Plusieurs cycles se terminent en même temps, donnant à cette période
son caractère de tournant historique : le cycle ouvert en 1945 par la mise en
place, grâce au consensus des grandes puissances, du système multilatéral
adossé à l’ONU ; le cycle de la « mondialisation néolibérale » inauguré dans les
années 1980 et imposé aux continents dominés ; le cycle géopolitique entamé
avec la fin de la guerre froide ; et peut-être est-ce aussi la fin du cycle amorcé
après 1918 avec le redécoupage des frontières en Europe centrale et orientale
et au Proche-Orient. Le divorce entre les 5P est désormais presque consommé :
aucun consensus en vue sur la Syrie, l’Ukraine, la mer de Chine, la Palestine ou
le Sahel. La course aux armements est repartie de plus belle.
Contrairement aux accès de fièvre précédents, toute la planète semble
réveillée et se libérer des tutelles historiques, c’est-à-dire que la plupart des
États sont désormais en mesure d’exprimer une position sans forcément suivre

4 //// MANIÈRE DE VOIR //// Éditorial

004.indd 4 08/11/2023 12:12

 © Courtesy of the artist and Pavel Zoubok Fine Art, New York
les alliances ou les affinités traditionnelles. Si les deux résolutions onusiennes Matthew Cusick ////
« Chasing the Dragon »
condamnant l’agression russe de l’Ukraine ont ainsi recueilli une très large (La chasse au dragon), 2006
approbation (cent quarante et une voix le 2 mars 2022, cent quarante le 24 mars),
plusieurs pays se sont abstenus (trente-cinq et trente-huit) ou n’ont pas pris part
au vote (onze puis neuf ), la majorité en Afrique. « L’unité retrouvée de l’Occident
va de pair avec sa relative solitude, remarque le diplomate libanais Ghassan
Salamé. Partout ailleurs on observe un mélange étonnant de réticence, de non-
alignement, d’incompréhension, d’indifférence, d’un rien de Schadenfreude [joie
malsaine] et, parfois, de la franche hostilité » (tweet du 30 mars 2022).
Plus aucun statu quo n’est désormais tenable, comme le révèlent l’Ukraine,
l’annexion du Haut-Karabakh ou l’attaque d’Israël par le Hamas le 7 octobre 2023.
Le monde traverse une phase de désarticulation où pointent des réarticulations
comme l’extension des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), appelés
à passer de cinq à onze pays, ainsi que la volonté de certains de ses membres et
d’autres puissances moyennes (Éthiopie, Pologne, Turquie, etc.) de jouer un rôle
pivot. Dans cette vaste partie de cartes, la France navigue à vue, prisonnière,
comme le reste de l’Union européenne, d’un discours caricatural qui l’empêche
de jouer une partition plus fine et plus adaptée à ses intérêts.
Quand tout bouge, les tensions s’accumulent et il est parfois tentant de se
départager par la guerre. Mais la partie ne fait que commencer. La liste des
gagnants et des perdants de ce tournant historique n’est pas encore fixée.
La paix peut encore l’emporter. Comme le résume l’ancien ministre des
affaires étrangères français Hubert Védrine, « le monde se trouve dans une
situation comparable à celle du XIXe siècle sans le congrès de Vienne » – qui
avait vu les puissances de l’époque se répartir les rôles autour de règles claires.
Immanquablement, ce moment viendra. Il importe de le préparer par un effort
de connaissance et de réflexion, loin du manichéisme ambiant. ■

Éditorial //// MANIÈRE DE VOIR //// 5

004.indd 5 08/11/2023 12:12

 Alliances,
Alliances,
mésalliances,
mésalliances,
explosions
explosionsdede
violence
violence

OcéanOcéan
Arctique
Arctique

Grandes
Grandes
alliances
alliances
politiques
politiques
et/ouet/ou
militaires
militaires
Organisation
Organisation
du traité
du traité
de l’Atlantique
de l’Atlantique
nord (OTAN)
nord (OTAN) CANADA
CANADA
Anzus Anzus Aukus Aukus
Dialogue
Dialogue
quadrilatéral
quadrilatéral
pour lapour
sécurité
la sécurité
(Quad)(Quad)

Union Union
européenne
européenne

Ligue arabe
Ligue 1arabe1 ÉTATS-UNIS
ÉTATS-UNIS
Organisation
Organisation de coopération
de coopération
de Shanghaï
de Shanghaï (OCS) (OCS)
Association
Association des nations
des nations MEXIQUE
MEXIQUE ROYAUME-UNI
ROYAUME-UNI
dedu
de l’Asie l’Asie du Sud-Est
Sud-Est (Asean)
(Asean)
ALLEM
Asean Asean
+3 +3

Union Union
africaine
africaine
OcéanOcéan FRAN
Pays suspendu
Pays suspendu Pacifique
Pacifique
Alliance bolivarienne
Alliance bolivarienne
pour les Amériques
pour (ALBA)(ALBA)
les Amériques
CUBA CUBA
GUATEMALA HONDURAS
GUATEMALA HONDURAS
Organisation
Organisation pour lapour la coopération
coopération HAÏTI HAÏTI
et la sécurité
et la sécurité en Europe
en Europe (OSCE)(OSCE) NICARAGUA
NICARAGUA

OcéanOcéan
Atlantique
Atlantique
Pays touché
Pays touché
par unpar
conflit
un conflit
violent
violent COLOMBIE
COLOMBIE
ConflitConflit
interétatique
interétatique VENEZUELA
VENEZUELA
ConflitConflit
intra-étatique,
intra-étatique,
impliquant
impliquant
des acteurs
des acteurs
extérieurs
extérieurs
Violences
Violences
intérieures
intérieures
ConflitConflit
gelé gelé
B

Événement
Événement
violentviolent
ayant ayant
provoquéprovoqué
la mortla mort
de cinqdepersonnes
cinq personnes
ou plusou plus
en 2023en2 20232 BOLIVIE
BOLIVIE
Nombre
Nombre
de morts
de morts BRÉSILBRÉSIL
600 600
200 200
50 50
5 5

1. La Syrie,
1. Lasuspendue
Syrie, suspendue
en 2011,ena été
2011,
réintégrée
a été réintégrée
en 2023.en 2023.
2. Plus exactement
2. Plus exactement 1er novembre
entre leentre le 1er novembre
2022 et 2022
le 20et
octobre
le 20 octobre
2023. 2023.

Source Source
: The Armed
: The Armed
ConflictConflict
LocationLocation
& Event&Data
Event
Project
Data Project
(Acled),(Acled),
20 octobre
20 octobre
2023. 2023.

6 //// MANIÈRE DE VOIR

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 JAPONJAPON PAPOUASIE-
PAPOUASIE-
NOUVELLE-GUINÉE
NOUVELLE-GUINÉE
OcéanOcéan
Pacifique
Pacifique
NOUVELLE-
NOUVELLE-
ZÉLANDE
ZÉLANDE
INDONÉSIE
INDONÉSIE

PHILIPPINES
PHILIPPINES

CHINECHINE AUSTRALIE
AUSTRALIE

BIRMANIE
BIRMANIE
RUSSIERUSSIE
INDE /INDE
PAKISTAN
/ PAKISTAN
AZERBAÏDJAN /
AZERBAÏDJAN /
HAUT-KARABAKH
HAUT-KARABAKH INDE INDE
UKRAINE / RUSSIE AFGHANISTAN
/ RUSSIE
UKRAINE AFGHANISTAN

PAKISTAN
PAKISTAN
UME-UNI
UNI
IRAN IRAN
ALLEMAGNE
ALLEMAGNE OcéanOcéan
TURQUIE
TURQUIE IndienIndien
IRAK IRAK
FRANCE
FRANCE
CHYPRESYRIE SYRIE
CHYPRE ARABIEARABIE
SAOUDITE
SAOUDITE
ISRAËLISRAËL / PALESTINEYÉMENYÉMEN
/ PALESTINE
ÉGYPTE
ÉGYPTE
LIBYE LIBYE SOMALILAND
SOMALILAND
SOUDAN
SOUDANTigré Tigré
ÉTHIOPIE
ÉTHIOPIE
NombreNombre
total total
SOMALIE
SOMALIE de conflits
de conflits
armésarmés
Darfour
Darfour
TCHADTCHAD SOUDAN
SOUDAN
NIGERNIGER DU SUD
DU SUD 55 55
MALI MALI Lac Lac
TchadTchad
KENYAKENYA 50 50
Kivu Kivu
MADAGASCAR
MADAGASCAR
RÉP. DÉM.
RÉP. DÉM.
DU CONGO
DU CONGO MOZAMBIQUE
MOZAMBIQUE 40 40

BURKINA FASO FASO

BURKINA
NIGERIA
NIGERIA
CAMEROUN
CAMEROUN
CENTRAFRIQUE
CENTRAFRIQUE 30 30

20 20
AFRIQUE
AFRIQUE
DU SUD
DU SUD

Type de
Type
conflit
de conflit 10 10
Conflit Conflit
intra-étatique
intra-étatique
(guerre(guerre
civile) civile)
Conflit Conflit
intra-étatique avec intervention
intra-étatique avec intervention
d’un oud’un
plusieurs États tiers
ou plusieurs États tiers
GuerreGuerre
interétatique
interétatique
GuerreGuerre
coloniale
coloniale 0 0
Source Source
: UCDP/PRIO
: UCDP/PRIO
Armed Armed
ConflictConflict
Dataset,Dataset,
2023. 2023.
1950 19501960 19601970 19701980 19801990 19902000 20002010 20102020 2020

MANIÈRE DE VOIR //// 7

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 © ADAGP, Paris, 2023 - Courtesy Galerie Cécile Fakhoury / Photo : Issam Zeljy

1
Serigne Ibrahima Dieye ///// « Jeux de pouvoir », 2020

La tentation
des armes
En quinze ans, le nombre de conflits (violence armée étatique
et non étatique) a doublé. En 2022, les dépenses militaires dans
le monde, estimées à 2 240 milliards de dollars,ont augmenté
pour la huitième année d’affilée. Alors que les crises
internationales se multiplient, le recours à la guerre se banalise,
sous le regard parfois complaisant des médias.

8 //// MANIÈRE DE VOIR //// La tentation des armes

008.indd 8 08/11/2023 10:49

 EN UKRAINE, L’ÉPREUVE DE FORCE
Un an et demi après le début du conflit, la contre-offensive de Kiev tente de percer
les lignes de fortifications russes dans l’espoir de reconquérir le sud du pays, dont se
sont emparées les troupes de Moscou. Mais sa progression est ralentie par la
résistance des soldats adverses. Dans la bataille d’usure que se livrent les belligérants,
la perspective d’une paix négociée semble hors d’atteinte.
P
PAR IGOR DELANOË * lus de dix-huit mois après le déclenche-
ment par le Kremlin de sa campagne
en Ukraine, son « opération spéciale »
s’est enkystée le long d’une ligne de front qui
s’étend de Koupiansk, à l’est, aux steppes des
rives ukrainiennes de la mer Noire, avec le
Donbass pour épicentre des combats. Alors
que la logique des armes l’emporte, la pers-
pective d’une fin des hostilités paraît loin-
taine. Depuis la tentative de pourparlers de
mars 2022, le volet diplomatique de la crise
est au point mort.
Lorsque les négociateurs russes et ukrai-
niens se retrouvent à Istanbul le 29 mars,
Moscou aborde le sommet avec des attentes
maximales qui ont été formulées lors
d’une rencontre préparatoire le 10 mars,
dans la station balnéaire
Le Kremlin attend de l’Ukraine turque d’Antalya. Af in
qu’elle admette la souveraineté de conclure un cessez-le-
de la Russie sur la Crimée feu, le Kremlin attend de
l’Ukraine qu’elle admette
la souveraineté de la Russie sur la Crimée
ainsi que l’indépendance des deux répu-
bliques populaires autoproclamées de Lou-
gansk et de Donetsk, reconnue par M. Vla-
dimir Poutine le 21 février, trois jours avant
le début de l’offensive. En outre, Kiev doit
abandonner toute ambition d’intégrer l’Or-
ganisation du traité de l’Atlantique nord
(OTAN) et donc se conformer à un statut
« hors blocs », ce qui nécessiterait une modi-
fication de la Constitution ukrainienne, où
sont gravées les aspirations euro-atlan-
tiques de Kiev. La Russie réclame égale-
ment l’interdiction des partis, organisations
et sociétés ultranationalistes et « néonazis »,
ainsi que l’abrogation des lois qui glorifient
des figures historiques considérées comme
litigieuses par le Kremlin. Enfin, la langue
* Directeur adjoint de l’Observatoire franco-russe, docteur
en histoire.
009.indd 9
russe doit être reconnue comme seconde
langue d’État. En résumé : Moscou attend
une capitulation de l’Ukraine. De son côté,
Kiev exige l’arrêt immédiat des combats et
le retrait des forces russes de tout le terri-
toire ukrainien, Crimée comprise.
À Istanbul, les pourparlers russo-ukrai-
niens durent trois heures. La délégation
russe en sort optimiste. Et pour cause : la
partie ukrainienne lui a remis un docu-
ment de travail en dix points qui entérine
une forme de neutralité armée. Le pré-
sident Volodymyr Zelensky ayant constaté
ne pouvoir compter sur l’implication mili-
taire directe de l’OTAN, encore moins
sur une adhésion à brève échéance à l’Al-
liance atlantique, Kiev se dit prêt à adop-
ter un « statut hors blocs et non nucléaire ».
L’Ukraine s’engage en outre à n’accueillir ni
bases ni troupes étrangères de manière per-
manente sur son sol. En contrepartie, elle
exige cependant des « garanties de sécurité
internationales ». Selon le point 1, celles-ci
peuvent lui être apportées par les États
membres permanents du Conseil de sécurité
des Nations unies (y compris la Russie donc),
auxquels pourraient s’ajouter la Turquie,
l’Allemagne, le Canada, l’Italie, la Pologne
et Israël. Ces garanties ne s’appliquent ni à
la Crimée ni au Donbass (point 2), afin que
les potentiels pays garants ne soient pas dis-
suadés d’assumer ce rôle qui les placerait
sur une trajectoire de confrontation avec
la Russie.
Le flou sur les garanties
Un f lou subsiste sur ce que recouvre la
notion de garantie de sécurité. L’Ukraine
ne chercherait-elle pas à forger une clause
de responsabilité collective et, en somme,
à obtenir l’engagement d’une riposte mili-
taire automatique à toute hypothétique
agression, comparable à l’article 5 de la
charte de l’OTAN ? Car ces garanties ima-
ginées par Kiev doivent permettre, en cas
d’« agression ou d’attaque armée contre
l’Ukraine », la mise en œuvre d’une série de
mesures individuelles ou communes déci-
dées par les garants, y compris « la livrai-
son d’armements et le recours à la force
armée » (point 4). Le texte pose d’autres ☛
La tentation des armes //// MANIÈRE DE VOIR //// 9
08/11/2023 10:51
 EN UKRAINE, L’ÉPREUVE DE FORCE

© ADAGP, PARIS, 2023 - Courtesy Galerie Cécile Fakhoury / Photo : Guillaume Bassinet

Serigne Ibrahima Dieye ///// problèmes pour la partie russe. Le point 7

« Combat #1 », 2020 porte sur la tenue d’un référendum afin de
faire approuver par les Ukrainiens les dis-
positions de l’accord. Mais qu’adviendrait-il
en cas de rejet du texte ? Enfin, le point 8
prévoyait de faire de la Crimée un objet de
discussion entre les deux parties pendant
une quinzaine d’années. Depuis, la position
de Kiev a évolué. L’Ukraine martèle qu’il n’y

10 //// MANIÈRE DE VOIR //// La tentation des armes

009.indd 10 07/11/2023 18:26

 a pas de négociations possibles avec Moscou
sans retrait préalable des troupes russes de
tout son territoire, y compris de la Crimée
annexée par la Russie en 2014.
Vu du Kremlin, les concessions de Kiev
sont insuffisantes. La découverte concomi-
tante du massacre de Boutcha sape le cli-
mat des négociations. À Moscou comme à
Kiev, le parti de la guerre l’emporte et, à
compter du début du mois d’avril, la dyna-
mique diplomatique s’enraye. Côté russe, on
invoque l’influence des « curateurs britan-
niques et américains », qui auraient intimé
à M. Zelensky de ne rien signer et de privi-
légier l’option militaire. Côté ukrainien, on
dénonce le « langage de l’ultimatum » adopté
par la partie russe. Après les pourparlers
d’Istanbul, les négociateurs ne vont plus se
rencontrer qu’en ligne, au niveau des sous-
groupes, pour préparer les échanges spora-
diques de prisonniers et de corps, et mettre
en place des corridors humanitaires.
La guerre est ensuite entrée dans une nou-
velle phase. En juin 2022 au Turkménistan,
M. Poutine a affirmé que « l’opération spéciale
[continuerait] jusqu’à la libération totale du
Donbass et l’établissement de conditions sécu-
ritaires idoines pour la Russie », sans limite de
temps, afin de ne pas créer une attente au sein
de l’opinion publique. Vis-à-vis de Kiev, l’ob-
jectif de Moscou est d’affaiblir l’Ukraine pour
la contraindre à ouvrir des négociations selon
ses conditions.
Côté ukrainien, le gouvernement a poli-
tiquement besoin de montrer à son opinion
publique et aux Occidentaux que la victoire
reste possible, et que les efforts financiers et
militaires ne sont pas vains. Le but est désor-
mais de forcer Moscou à retirer ses troupes
jusqu’aux frontières de 1991.
Convaincus d’être du bon côté de l’histoire
L’évolution du conflit dépend en large par-
tie de l’arrière du front. Convaincus tous
deux d’être du bon côté de l’histoire, les
belligérants estiment que le temps joue
en leur faveur. Mais jusqu’à quand ? Les
Ukrainiens comptent tout autant sur l’ef-
fet des sanctions qui se sont empilées sur
la Russie que sur de nouvelles livraisons
d’armes. Moscou, de son côté, table sur
un effondrement économique, voire une
implosion politique, de l’Ukraine, ainsi que
sur une érosion du soutien occidental. ☛
009.indd 11
Les étapes d’une escalade
«C eM.neAlexis
sont que des gilets pare-balles et quelques missiles antichars », affirme
Corbière, député La France insoumise (LFI), à propos des livrai-
sons d’armes à l’Ukraine le 9 mars 2022, sur France Info. Une version corrobo-
rée par le gouvernement français jusqu’au 22 avril 2022, lorsque le président
Emmanuel Macron reconnaît, dans un entretien à Ouest-France, que la France a
remis douze canons Caesar.
Depuis, les livraisons d’armes et d’équipements ne font que s’intensifier, de
la part de Paris comme des participants au Groupe de contact sur la défense
de l’Ukraine, qui rassemble une cinquantaine de pays alliés à Kiev. À chaque
fois, les réticences finissent par être balayées, souvent sous la pression de
campagnes médiatiques. Au printemps 2022, les Européens discutaient encore
de l’envoi d’armes offensives. Le chancelier de la République fédérale d’Alle-
magne, M. Olaf Scholz, craignait une « provocation » à l’égard de Moscou qui
mènerait « vers la troisième guerre mondiale » 1.
Ces réticences ne sont plus qu’un lointain souvenir : l’escalade est patente,
des armes légères aux armes lourdes, des dispositifs défensifs aux équipe-
ments offensifs 2. Il ne s’agit plus seulement d’aider l’Ukraine à se défendre
mais de la soutenir dans sa contre-offensive. Fusils, mitrailleuses, obus,
missiles antiaériens, armes antichars, drones, etc. En janvier 2023, une nou-
velle barrière tombe avec la livraison de chars légers. Washington et Berlin
exportent des blindés de combat, des Bradley et des Marder, Paris promet
des AMX-10R C. Dans la foulée, les Britanniques sont les premiers à s’enga-
ger sur l’envoi de chars lourds. Au printemps, les alliés de l’OTAN (Allemagne
comprise) acceptent à leur tour de le faire (chars Leopard 2). « Depuis le début
de la guerre, les Occidentaux ont plusieurs fois franchi un cap dans leurs livrai-
sons d’armes à l’Ukraine, résume Léo Péria-Peigné, de l’Institut français de
relations internationales (IFRI). D’abord les canons à longue portée, comme
les Caesar français ; puis des chars lourds, comme les Leopard allemands ; enfin
les moyens aériens supplémentaires, avec la fourniture d’avions de combat et
la formation de pilotes » (France 3, 11 juillet 2023). C’est à chaque fois l’évo-
lution du conflit sur le terrain qui emporte la décision.
En juillet 2023, une étape supplémentaire est franchie avec l’autorisation,
par Washington, de l’envoi d’armes à sous-munitions. Plus de cent vingt pays
ont signé la convention d’Oslo (2008) qui en interdit l’utilisation, la pro-
duction, le transfert et le stockage, mais pas les États-Unis, ni la Russie ou
l’Ukraine. Nouveau jalon le 20 août 2023 : avec l’approbation américaine, les
Pays-Bas et le Danemark s’engagent à livrer 61 F-16, des avions de combat
réclamés avec insistance par Kiev.
Pendant ce temps, la Russie, qui a déclenché l’agression contre l’Ukraine,
continue de faire planer la menace nucléaire. Dès le 27 février 2022, M. Vladi-
mir Poutine avait ordonné de « mettre les forces de dissuasion de l’armée russe
en régime spécial d’alerte au combat ». Le 1er septembre 2023, Moscou annonce
l’entrée en service du missile intercontinental Sarmat, capable de transporter
au moins dix ogives nucléaires. Le 2 novembre, le président russe révoque
la ratification du traité d’interdiction complète des essais nucléaires (Ticen).
A.-C. R.
1. Der Spiegel, Hambourg, 22 avril 2022.
2. Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP), « Les armes livrées à
l’Ukraine depuis janvier 2022. Base de données et fiche d’information », www.grip.org
La tentation des armes //// MANIÈRE DE VOIR //// 11
08/11/2023 10:51

EN UKRAINE, L’ÉPREUVE DE FORCE
Poursuivre sur la voie de l’affrontement
armé constitue aujourd’hui le scénario de
base pour la Russie, qui percevait ce conflit
comme inéluctable. Frappé de sanctions et
convaincu qu’elles res-
L’aide financière et militaire
teront en vigueur quoi
des Occidentaux vise à éviter un qu’il advienne selon une
effondrement de l’armée logique de guerre écono-
et du pouvoir ukrainiens mique livrée par l’Occi-
dent, le Kremlin estime
certainement qu’il n’a rien à gagner à arrê-
ter les opérations. À Kiev comme à Moscou,
personne ne semble aujourd’hui accessible
à l’idée d’une paix bâtie sur des conces-
sions négociées. Les belligérants tablent
Condamnation de l’agression
russe contre l’Ukraine
Vote de la résolution de l’Assemblée générale
des Nations unies le 2 mars 2022
condamnant l’agression russe contre l’Ukraine
141 voix « pour »
35 abstentions ou non-votants
5 voix « contre »
12 non-votants
Source : Assemblée générale des Nations unies.
Condamnation de l’attaque d’Israël
par le Hamas le 7 octobre 2023
Réactions officielles relevées
entre le 7 et le 22 octobre
Condamnation ferme, soutien à Israël
Appel à la désescalade
Soutien au Hamas
Source : Le Grand Continent, 23 octobre 2023. Pas de position officielle exprimée
12 //// MANIÈRE DE VOIR //// La tentation des armes
009.indd 12
davantage sur une paix imposée par les
armes, malgré le risque d’instabilité et de
revanche qu’elle comporte, afin de mettre
un terme à ce conflit selon des modali-
tés qu’ils estiment favorables à leurs inté-
rêts : intégrité territoriale et sécurité pour
Kiev, neutralisation de l’Ukraine et sécu-
rité également pour Moscou.
Jusqu’où les objectifs de guerre de Kiev
coïncident-ils avec ceux des pays de
l’OTAN qui lui apportent un soutien sans
lequel l’Ukraine n’aurait a priori pas pu
résister jusqu’à présent ? L’aide financière
et militaire des Occidentaux vise à évi-
ter un effondrement de l’armée et du pou-
voir ukrainiens. Mais quel est l’état final
recherché ? Tandis que la Maison Blanche
laissait entendre, avant d’être reprise par
le département d’État, qu’il s’agissait de
provoquer un changement de régime en
Russie 1 , le Pentagone explique qu’il sou-
haite voir la puissance russe consumée
sur le champ de bataille ukrainien 2 . Le
Royaume-Uni cherche quant à lui à édi-
fier une « barrière orientale », de la mer
du Nord à la mer Noire, afin de contenir la
Russie, renouant ainsi avec les canons du
balance of power (équilibre des pouvoirs)
qui structurent la diplomatie britannique
à l’égard du Vieux Continent depuis des
siècles. Les Européens sont divisés entre
les pays d’Europe orientale souhaitant une
fermeté inébranlable à l’égard de Mos-
cou, et des États de la « vieille Europe »
plus enclins à ne pas acculer la Russie.
Une chose est certaine : le règlement du
conf lit ukrainien constituera une étape
vers l’établissement d’un nouvel ordre
sécuritaire en Europe, et cet ordre est déjà
en gestation.
Igor Delanoë
1. « Biden says he is not calling for regime change in Rus-
sia », Reuters, 28 mars 2022.
2. « EU stalls on Ukraine aid as fears spike of gas crisis at
home », Bloomberg, 14 juillet 2022.
07/11/2023 18:26
 MORTEL ENGRENAGE AU PROCHE-ORIENT
À défaut de paix définitive, un statu quo mortifère a caractérisé les relations entre
Israéliens et Palestiniens au cours des dernières décennies. Les conséquences de la
guerre de Gaza et des tensions en Cisjordanie et à Jérusalem-Est augurent d’un temps
où se succéderont des conflits encore plus graves.
N
PAR AKRAM BELKAÏD ul doute que l’attaque du Hamas
contre Israël, le 7 octobre 2023, a
fait basculer le Proche-Orient dans
une nouvelle ère, avec son lot d’interroga-
tions. La principale concerne l’avenir des
Palestiniens. Alors que se poursuivait l’of-
fensive terrestre de l’armée israélienne à
l’intérieur de Gaza, deux hypothèses anta-
gonistes revenaient dans les analyses. L’une,
optimiste, se projetait sur la fin de crise
– quelle qu’en soit l’issue – et tablait sur le
fait que les grandes puissances, États-Unis
en tête, n’auraient pas d’autre choix que de
relancer un processus de
L’hypothèse optimiste table sur paix trop longtemps passé
le fait que les grandes puissances au second plan au profit
n’auraient pas d’autre choix que de la normalisation des
de relancer le processus de paix relations entre Tel-Aviv et
de nombreuses capitales
arabes. L’autre, bien plus pessimiste, laisse
entrevoir une succession de conflits de plus
en plus meurtriers en raison de l’impossibi-
lité d’arriver à une solution acceptable par
les deux camps israélien et palestinien.
En 1991, au lendemain de la première
guerre du Golfe, Washington, tout à son
projet de « nouvel ordre mondial », avait
certes réussi à mettre en place les négocia-
tions de Madrid – lesquelles allaient être
suivies par celles d’Oslo. Mais cette fois-ci
rien ne dit que les Israéliens seront disposés
à renouer le dialogue. Le choc du 7 octobre
causé par les exactions perpétrées par le
Hamas contre les populations civiles et la
droitisation persistante de la société israé-
lienne constituent des obstacles majeurs.
Surtout, le gouvernement de M. Benya-
min Netanyahou a deux objectifs priori-
taires qui ne peuvent qu’attiser le brasier.
D’abord, à court terme, son but est d’éradi-
quer le Hamas à Gaza mais aussi tous ses
1. « Intelligence ministry “concept paper” proposes trans-
ferring Gazans to Egypt’s Sinai », The Times of Israel,
Jérusalem, 31 octobre 2023.
013.indd 13
sympathisants en Cisjordanie, comme en
témoignent les interventions ponctuelles
des soldats israéliens à Jénine et à Ramal-
lah. Ensuite, sur le long terme, le premier
ministre, comme ses pairs de la droite et de
l’extrême droite, ne veut pas entendre par-
ler d’un État palestinien souverain. Ni en
Cisjordanie ni encore moins à Gaza.
En finir avec le Hamas
Ces deux exigences continueront donc d’en-
tretenir un climat belliciste dans la région.
Vouloir en finir avec le Hamas signifie un
usage important de la violence, voire l’« assas-
sinat ciblé » de ses dirigeants à l’étranger. Or
l’organisation palestinienne s’est toujours
montrée capable de renouveler ses effectifs
comme son encadrement, ce qui laisse entre-
voir un cycle de vengeances et de représailles.
Le pire est à craindre si les pistes évoquées
par les cellules de réf lexion du ministère
du renseignement israélien se concrétisent.
Dans une note interne, des analystes recom-
mandent ainsi le transfert définitif de tout
ou partie de la population de Gaza dans le
Sinaï égyptien 1. L’enclave serait ensuite rou-
verte à la colonisation. On imagine sans mal
les conséquences d’un tel scénario. Même
soumis à la vigilance des services de sécu-
rité égyptiens, le Hamas n’aurait aucun mal
à se réorganiser dans les camps de réfugiés
du Sinaï, et il finirait tôt ou tard par mener
des attaques armées contre Israël ; ce qui
enclencherait en retour des ripostes. Surtout,
comme l’a bien compris le président Abdel
Fatah Al-Sissi – qui s’est dit opposé à ce trans-
fert –, cela attirerait l’Égypte dans la spirale
de la violence. Depuis la conclusion de la paix
avec son voisin en 1978, Le Caire craint plus
que tout d’être entraîné dans une guerre avec
Israël, alors que ses défis internes, politiques
comme économiques, demeurent nombreux.
L’hypothèse d’un déplacement forcé de
population, interdit par le droit interna-
tional et synonyme de nettoyage ethnique,
demeure toutefois peu probable, les États-
Unis s’y étant montrés défavorables. Cela
signifie qu’Israël devra soit réoccuper indé-
finiment la bande de Gaza – avec ce que cela
signifie comme coût humain à payer –, soit
trouver le moyen de neutraliser la zone ☛
La tentation des armes //// MANIÈRE DE VOIR //// 13
07/11/2023 18:28
 MORTEL ENGRENAGE AU PROCHE-ORIENT
Matthew Cusick ///// « Colony », 2009 en déléguant sa gestion à un tiers. Ni l’Au-
torité palestinienne – évincée de l’enclave
par le Hamas en 2007 – ni même l’Égypte,
ancienne puissance tutélaire, ne seront
capables de jouer ce rôle sans s’exposer
aux représailles des islamistes. Certes, par
lassitude, les Gazaouis se détournaient du
Hamas avant l’attaque du 7 octobre. Mais
les bombardements aveugles de l’aviation
israélienne contre la population civile ont
changé la donne. Pour
De Ramallah à Hébron, n’importe lequel d’entre
de Bethléem à Jénine, eux, du plus jeune au plus
la société palestinienne est âgé, le Hamas s’est affirmé
une bombe à retardement comme la seule organisa-
tion palestinienne capable
d’oser remettre en cause plusieurs décen-
nies de domination coloniale.
L’engrenage guerrier menace aussi la
Cisjordanie. Avant le 7 octobre, nombre
d’observateurs pensaient que c’est de là
que viendrait l’étincelle avec une nouvelle
Intifada. C’est d’ailleurs pour y faire face
14 //// MANIÈRE DE VOIR //// La tentation des armes
013.indd 14
© Courtesy of the artist and Pavel Zoubok Fine Art, New York
que l’état-major israélien avait déplacé
plusieurs unités habituellement destinées
à tenir le Hamas en respect. La guerre à
Gaza n’a pas changé la donne. De Ramallah
à Hébron, de Bethléem à Jénine, la société
palestinienne est une bombe à retardement.
C’est d’autant plus vrai que le gouvernement
israélien a donné carte blanche aux colons,
qui multiplient les attaques contre les vil-
lages isolés, le plus souvent avec l’aide ou la
protection de l’armée.
Quelles seraient les conséquences d’une
nouvelle Intifada en Cisjordanie ? Dans
le contexte de l’après-7-Octobre, il est à
craindre que le gouvernement israélien y
voie l’occasion d’appliquer sa stratégie de
séparation et d’enclavement des princi-
pales villes palestiniennes pour empêcher
toute continuité territoriale entre elles. Cela
rendrait impossible l’avènement d’un État
palestinien et entérinerait l’annexion ram-
pante des trois quarts du territoire cisjor-
danien. « Les Israéliens n’attendent qu’une
07/11/2023 18:28
 Intifada pour transférer une partie de la
population palestinienne de Cisjordanie 2 »,
relevait ainsi un habitant de Naplouse alors
que les bombardements aériens se pour-
suivaient à Gaza. En 2017, la journaliste
israélienne Amira Hass, ancienne corres-
pondante du journal Haaretz à Gaza, avait
averti contre la possibilité réelle d’assis-
ter au départ de « milliers de bus emmenant
vers l’est (Jordanie) ou vers le nord (Liban)
des dizaines de milliers de Palestiniens [de
Cisjordanie] 3 ».
« Gaza, c’est loin »
Une telle perspective ne pourrait alors que
provoquer une guerre régionale. On imagine
mal certains acteurs rester les bras croisés.
C’est le cas du Hezbollah, qui semblait hési-
ter à soutenir concrètement le Hamas. Plus
de trois semaines après le déclenchement
du conflit, la milice libanaise parrainée par
Téhéran entretenait la tension à la frontière,
mais sans s’engager dans une guerre ouverte.
« Gaza, c’est loin », nous avoue un militant en
réponse à notre question sur l’attentisme de
son parti. À l’inverse, la Cisjordanie, censée
être le cœur d’un État palestinien, constitue
une autre paire de manches. Ni l’Iran, ni le
Hezbollah, ni même la très modérée Jorda-
nie, n’accepteront qu’y soient mis en applica-
tion les projets entretenus de longue date par
M. Netanyahou : pas d’État, quelques villes
palestiniennes autonomes mais sans sou-
veraineté étatique et une « Judée-Samarie »
– appellation officielle de la Cisjordanie –
définitivement annexée.
Enfin, Jérusalem-Est demeure le lieu où
le triptyque « soulèvement des Palestiniens
- représailles militaires israéliennes avec
transfert de populations - engagement armé
d’acteurs régionaux » risque de faire le plus
de dégâts. Comme en Cisjordanie, la coloni-
sation forcée de la partie orientale de la ville
se poursuit, notamment dans le quartier de
Cheikh Jarrah. Tôt ou tard, en l’absence d’ac-
cord de paix ou selon le sort des Gazaouis, des
événements violents d’une plus forte intensité
que par le passé s’y dérouleront. Ce sera alors
un test majeur pour la paix régionale.
Akram Belkaïd
Médias de combat
L ondres, 8 février 2023. Le premier ministre britannique Rishi Sunak et le pré-
sident ukrainien Volodymyr Zelensky entament la seconde partie de leur
conférence de presse commune. Une correspondante de la BBC Ukraine inter-
vient : « Bienvenue monsieur le président. J’aimerais beaucoup vous étreindre
mais je n’y suis pas autorisée. » Ignorant les recommandations de son service
de sécurité, M. Zelensky descend alors de son estrade et serre la journaliste
dans ses bras. Puis la représentante du contre-pouvoir enchaîne en s’adressant
à M. Sunak : « Vous savez que des soldats ukrainiens meurent tous les jours. Ne
pensez-vous pas que cette décision concernant les avions de chasse prend trop
de temps ? » En 2003, lors de l’invasion de l’Irak, la pratique d’un journalisme
« embarqué » (embedded) avec les militaires américains avait fait grincer des
dents au sein de la profession. Vingt ans plus tard, le journalisme « enlacé » a
remporté la guerre d’Ukraine.
Le « Russiagate », qui s’est déroulé sur fond de soupçons d’immixtion du
Kremlin dans la campagne présidentielle américaine de 2016, avait transformé
en arme de politique intérieure les questions relatives à une « menace russe » ;
les médias en sortaient déconsidérés 1. La guerre d’Ukraine leur a permis de
recycler leur obsession, cette fois à partir d’une agression réelle et dans un
contexte politique plus porteur, puisque pendant les premiers dix-huit mois du
conflit les deux partis américains se sont accordés sur la nécessité d’armer le
pays envahi. Un même consensus s’observe en Europe. La guerre du Kosovo de
1999 avait déjà vu les Verts allemands s’engager à fond aux côtés de l’Organisa-
tion du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ; aujourd’hui encore, le soutien à Kiev
trouve ses appuis les plus fervents au sein de la gauche libérale et des forma-
tions écologistes autrefois tentées par le pacifisme. Pour ces couches cultivées,
la défense de l’Ukraine tient lieu de religion séculière : les journalistes, prélats
du culte des « valeurs occidentales », prêchent le salut des âmes progressistes
enfin mobilisées contre l’impérialisme de Moscou. Les harangues nationalistes
et le traditionalisme réactionnaire de M. Vladimir Poutine favorisent ce militan-
tisme, tout comme la présence d’un démocrate à la Maison Blanche.
La ligne va-t-en-guerre est assénée dans un nuancier presque imperceptible
de LCI à France 2 en passant par Mediapart, Paris Match, L’Opinion, RTL et France
Inter. C’est à croire que, pour tous, il n’y aurait qu’une seule politique étrangère
possible, celle que conduisent Mme Ursula von der Leyen et le département d’État
américain, et que résumait la ministre des affaires étrangères allemande le
25 janvier 2023 : « Nous menons une guerre contre la Russie. » Lorsqu’elles par-
viennent à s’exprimer, les rares voix « réalistes » (par opposition aux adeptes
de la « diplomatie des valeurs »), dont bien entendu aucune ne défend l’agres-
sion russe – MM. Dominique de Villepin, Pierre Lellouche, Hubert Védrine, ainsi
que Natacha Polony, Emmanuel Todd, Pascal Boniface, etc. –, suscitent pour-
tant une curiosité immédiate.
Emportés par la logique de surenchère qu’ils imposent au monde politique,
les médias coproduisent l’entrée en guerre progressive des pays occidentaux
contre la Russie. Tout, dans leur traitement, laisse penser qu’un tel affronte-
ment s’impose et que le conflit ne peut se conclure que par la victoire totale de
l’Ukraine, aussi improbable soit-elle.
Serge Halimi et Pierre Rimbert

2. Al-Jazira, 1er novembre 2023.

1. Lire « Tchernobyl médiatique », Le Monde diplomatique, mai 2019.
3. Colloque « Israël-Palestine : que la France s’engage »,
Sénat, Paris, 27 novembre 2017.

La tentation des armes //// MANIÈRE DE VOIR //// 15

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 Dans les archives//// Février 1984 //// Par Georges-Albert Astre *

Comment enseigner la paix ?

En 1983, alors que perdurent la guerre froide et la menace
nucléaire, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation,
la science et la culture (Unesco) réunit à Paris une conférence
portant sur « l’éducation relative aux droits de l’homme et aux
libertés fondamentales en vue de développer un état d’esprit
favorable au renforcement de la sécurité et au désarmement ».
tions mêmes de la paix. Cela implique quantité de démys-
tifications, et de convaincre le citoyen, ou le futur citoyen,
de sa responsabilité, de l’efficacité de ses interventions
face à des « décideurs » soucieux au premier chef d’obte-
nir sa non-participation.
Il importe bien moins, par conséquent, de célébrer
directement ou métaphoriquement les vertus de la paix
(les incantations et les liturgies ne suffisent point) que

Q
d’analyser avec rigueur les processus qui ont conduit
uotidiennement menacés d’une destruction pla- ou peuvent conduire à la guerre. Consciente de l’inter-
nétaire qui ne laisserait de nous que des ombres, dépendance des problèmes et des solutions proposées au
nous nous tournons vers les pédagogues suscep- niveau planétaire, l’éducation à la paix se doit en effet
tibles de sensibiliser, d’informer, de « responsabiliser » en d’être « à vocation internationale », comme le demande
un tel domaine… Mais qu’est-ce qu’éduquer ? Et qui édu- l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, les
quer, en un temps où les « agents éducatifs » sont innom- sciences et la culture (Unesco). Elle ne peut que souli-
brables, où les médias interviennent au moins autant que gner, quel que soit le lieu où elle s’effectue, la relation
les écoles et les universités dans la formation des repré- désormais flagrante entre la problématique du désar-
sentations collectives et individuelles, dans l’octroi des mement et celles du nouvel ordre économique, des droits
défi nitions, dans la diffusion des idéologies ? Et qu’est-ce de l’homme, de l’information. Dans ses « recommanda-
donc que la paix ? Quels sont les visages de la guerre tions » en 1974, l’organisation précisait qu’il importe
aujourd’hui ? Armes alimentaire, monétaire, culturelle de promouvoir « des attitudes et un comportement fon-
interviennent dans le cadre de tensions dés sur la reconnaissance de l’égalité et
plus ou moins vives et précèdent souvent On peut rêver de la nécessité de l’interdépendance des
le « militaire », qui participe alors à l’ag- d’ouvrages nations et des peuples ». La conférence
gravation du confl ictuel avec tous ses où seront enfin intergouvernementale organisée par
pouvoirs. Guerres limitées, guerres plus l’Unesco en 1983 a fi nalement affi rmé la
explicités des termes
ou moins « froides » ou plus ou moins nécessité d’une approche interdiscipli-
« chaudes », guerres déclarées, guerres
comme « liberté », naire et, conformément à de nombreux
non déclarées… : prises au piège des mots, « démocratie » souhaits, d’une éducation à la lecture

1. Adoptée par l’armée

les opinions dites publiques se perdent et « droits critique des messages des médias ; d’un
américaine en 1982, aisément en ces distinctions périlleuses. de l’homme » développement des clubs Unesco et des
la doctrine de combat
offensive « AirLand L’éducation à la paix (ou : pour la paix) écoles associées ; d’une contribution
Battle » comporte deux se heurte dès l’abord à ces démarches, à ces ambiguïtés. Il accrue des centres de recherche à l’étude des questions
éléments cruciaux : le
« déclenchement précoce lui faut non seulement redéfi nir la paix et la guerre, mais posées par l’édification de la paix. On s’accordera à pen-
d’actions offensives » et
l’« attaque en profondeur
revaloriser la première ; non qu’on exalte autant que jadis ser qu’une telle pédagogie se doit d’être permanente et
de l’ennemi ». Lire l’héroïsme du guerrier et la gloire qui l’accompagne, mais intersectorielle.
Konrad Ege et Martha
Wenger, « Ce que serait du fait d’un certain mépris pour le « pacifisme », dont un Qu’on pardonne cette évidence : les manuels scolaires
une guerre en Europe », mécanisme subtil de connotations vient discréditer le ont quelque importance, encore, dans l’éducation. On
Le Monde diplomatique,
février 1983. message. Car ce n’est pas de pacifisme bêlant qu’il s’agit peut donc rêver d’ouvrages où seront enfi n explicitées
2. Cf. Perspectives, ici, ni de pacifisme inconditionnel, mais de créer les condi- les diverses acceptions de termes comme « liberté »,
revue trimestrielle de
l’éducation, dirigée « sécurité », « démocratie », « personne humaine »,
par Henri Dieuzède, * Linguiste, spécialiste de la civilisation nord-américaine,
théoricien de la télévision et professeur à l’université Paris-
« droits de l’homme », etc. On peut souhaiter une sorte
vol. XIII, n° 2, Unesco,
Paris, 1983. Nanterre (1913-1998). de manuel à usage international qui constituerait une

16//// MANIÈRE DE VOIR//// La tentation des armes

016.indd 16 07/11/2023 18:31

 manière d’introduction à la perception et à l’accepta-
tion de la différence, en matière de culture et de sys-
tèmes sociopolitiques. Dans l’immédiat, il faut se féli-
citer des progrès réalisés pour cette ouverture vers les
« grands problèmes mondiaux » : notre pays, nos édi-
teurs amorcent une évolution positive en ce domaine.
Quelle que soit l’importance, en une pédagogie de
la paix, d’une sérieuse approche « socio-affective »
– leçons consacrées à la compréhension internationale
et à la connaissance des cultures possibles dès l’éduca-
tion préscolaire –, l’essentiel reste de démystifier bon
nombre de représentations collectives et d’informer sur
la vraie nature des menaces contre la paix. L’actualisa-
tion de l’enseignement de l’histoire impliquerait, logi-
quement, une étude des risques que présente telle doc-
trine du leadership, ou même la divulgation des Defense
Guidance et de la doctrine « AirLand Battle » 1.
On en revient nécessairement au rôle des divers
agents éducatifs et, singulièrement, des médias de
l’image et de l’imprimé. L’éducation à la lecture critique
de leurs messages est devenue un
impératif de première urgence.
essentielles des tensions, avec la promotion de la peur
(suivie de la pseudo-sécurisation liée aux remarquables
moyens de « défense » du monde « libre »).
On se risque à émettre quelques vœux d’ordre pratique :
– Qu’une coopération s’instaure effectivement entre res-
ponsables des médias et enseignants de tous niveaux ;
– Que les centres de recherche des universités coordonnent
leurs travaux ou, du moins, échangent leurs expériences et
se communiquent les résultats de leurs analyses ;
– Que les élèves du secondaire soient initiés aux tech-
niques de préparation d’émissions télévisées d’ordre
informatif ou documentaire. Cet exercice, fait par une
classe entière, pourrait conduire à certaines constata-
tions utiles, qui seraient éventuellement communiquées
aux responsables des émissions concernées.
Enfi n, il est évident que l’information faite dans le
cadre d’une pédagogie de la paix implique que place
soit donnée au rôle et aux résolutions des Nations
unies et des organismes qui leur sont liés. ■

© ADAGP, PARIS, 2023 - Courtesy Galerie Cécile Fakhoury / Photo : Issam Zeljy
Car il est vrai que la « communi-
cation de masse », généralement
unilatérale, et ce qu’elle implique
d’informations reçues en dehors de
l’enseignement scolaire « remet en
question l’ensemble du contenu des
programmes scolaires 2 ».
L’accoutumance à l’idée d’un pos-
sible confl it nucléaire se fait par
certaines techniques couramment
utilisées par bon nombre d’émis-
sions télévisées, de bandes dessi-
nées, de productions cinématogra-
phiques ou d’articles de la « grande
presse », sans oublier le rôle des
jeux vidéo. L’approche ludique, la
métamorphose déréalisante de la
guerre atomique en miracle des
technologies les plus récentes, la
présentation fascinante des arme-
ments les plus sophistiqués, vont de
pair avec l’occultation des données

Serigne Ibrahima Dieye ////

« Human Sacrifice #2 », 2020

La tentation des armes //// MANIÈRE DE VOIR //// 17

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 L’IDÉAL ROMPU DE LA NEUTRALITÉ NORDIQUE
L’attaque de l’Ukraine par la Russie a poussé Helsinki et Stockholm à demander
l’adhésion à l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN). L’entrée de la Finlande
dans l’Alliance, qui s’est concrétisée en avril 2023, et celle à venir de la Suède éloignent
ces deux pays de l’internationalisme progressiste qui les caractérisait.
D
PAR HEIKKI PATOMÄKI * urant la guerre froide, les pays nor-
diques étaient largement perçus
comme un modèle de société éclairée
et antimilitariste, férue de justice sociale et
moralement supérieure aux deux pôles oppo-
sés de la modernité : les États-Unis et l’Union
soviétique. Les deux incarnations les plus
célébrées de ce modèle furent longtemps la
Suède et la Finlande.
Une longue histoire relie ces deux pays.
L’appartenance de la Finlande au royaume
suédois a duré des siècles. Puis vinrent les
guerres napoléoniennes, au cours desquelles
la Suède dut céder sa province finlandaise
à la Russie. Depuis 1814, elle a réussi avec
constance à se tenir à l’écart des conflits ou à
se proclamer neutre.
L’histoire de la Finlande fut moins paisible.
La révolution russe entraîna non seulement
son indépendance, mais aussi une guerre
civile qui déchira le pays entre les « rouges »
(sociaux-démocrates) et les « blancs » (conser-
vateurs) en 1918. Ces derniers l’emportèrent
avec le soutien militaire
Alors que la social-démocratie de l’Allemagne, à la suite
gagnait du terrain en Suède, de quoi la Finlande s’im-
la Finlande fit face à une tentative misça dans la guerre civile
d’insurrection fasciste russe jusqu’à la conclusion
du traité de Tartu en 1920.
Contre toute attente, le pays demeura démo-
cratique, et les sociaux-démocrates furent
autorisés à participer aux élections et aux coa-
litions gouvernementales dès les années 1920.
Alors que la social-démocratie gagnait du
terrain en Suède tout au long des années 1920
et 1930, la Finlande entra dans une période de
turbulences qui culmina en 1930 avec une
tentative avortée d’insurrection fasciste. En
Suède, le Parti social-démocrate accéda au
pouvoir en 1932 et s’y maintint, seul ou allié
à d’autres, sans interruption jusqu’en 1976. En
* Professeur de relations internationales et d’économie poli-
tique mondiale à l’université d’Helsinki.
18 //// MANIÈRE DE VOIR //// La tentation des armes
018.indd 18
adoptant des réformes sociales vigoureuses
et un mode de gouvernance éthique, illustré
par sa politique étrangère internationaliste,
la Suède sociale-démocrate s’imposa comme
la nation-phare du modèle nordique.
Entre-temps, après deux guerres succes-
sives avec l’Union soviétique entre 1939 et
1944 – la seconde comme alliée de l’Alle-
magne nazie –, la Finlande connut d’in-
tenses transformations, marquée par les suc-
cès électoraux du Parti social-démocrate et
d’une jeune formation située plus à gauche,
la Ligue démocratique du peuple finlandais.
Pour sortir du conflit en 1944, elle dut retour-
ner ses canons contre les Allemands et faire
des concessions territoriales aux Soviétiques.
Elle fut ensuite le seul pays non communiste
à conclure un accord d’amitié, de coopération
et d’assistance mutuelle avec Moscou, refusa
l’aide américaine du plan Marshall et s’enga-
gea dans une neutralité de fait.
En 1952, le premier ministre et futur pré-
sident Urho Kekkonen prononça un retentis-
sant discours en faveur de la paix, dans lequel
il associait la neutralité finnoise à l’identité
nordique 1. C’est un moment-clé dans l’his-
toire du pays. Sa politique de non-alignement,
combinée aux conquêtes sociales du mouve-
ment ouvrier, permet à la Finlande de suivre
le modèle suédois et de bâtir un État-provi-
dence démocratique et universaliste. La Fin-
lande devait, selon lui, servir de « bâtisseur de
ponts » entre l’Est et l’Ouest.
La supériorité supposée du modèle de
société nordique, jugé rationnel, éclairé et
pacifique, tient durant la guerre froide en
partie au fait que les tensions militaires y sont
nettement moins aiguës qu’en Europe cen-
trale – malgré l’appartenance de la Norvège
et du Danemark à l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord (OTAN) et l’accord d’ami-
tié entre la Finlande et l’Union soviétique. En
1955, la Finlande rejoint le Conseil nordique
formé par la Norvège, la Suède, l’Islande et le
Danemark trois ans plus tôt. Ce forum inter-
parlementaire permet dès les années 1950
d’instaurer une libre circulation des citoyens
et des règles communes sur le marché du tra-
vail ou dans les systèmes de sécurité sociale.
Après l’effondrement de l’Union soviétique,
la question de la pertinence du modèle nor-
07/11/2023 18:32

dique se pose de nouveau, mais en des termes
différents : existe-t-il une solution de rechange
Le monde vu de Pologne
sociale et démocratique au consensus de la
mondialisation néolibérale emmené par Was-
hington 2 ?En Suède, dans les années 1970, l’es-
sor des multinationales, les conflits autour des
fonds de salariés et la crise du pétrole avaient
conduit les sociaux-démocrates à leur première
défaite électorale en quarante-quatre ans. À
leur retour au pouvoir en 1982, la « troisième
voie » prend un sens nouveau : plutôt qu’un
compromis entre capitalisme et communisme,
elle concilie social-démocratie et néolibéra-
lisme. Le gouvernement recourt à la libéra-
lisation comme outil de politique macroéco-
nomique et dérégule les marchés financiers 3.
La Finlande et la Norvège lui emboîtent le pas.
Mais la dérégulation enclenche un cycle de
surchauffe qui aboutit à une crise bancaire et
monétaire majeure à l’orée des années 1990.
En Finlande, la crise prend des proportions
d’autant plus sévères qu’elle coïncide avec l’ef-
fondrement soviétique.
Les exigences des « temps nouveaux »
Une fois tournée la page de la guerre froide,
les partisans de la cure néolibérale s’at-
taquent à la « fi nlandisation ». Dans tous les
pays nordiques, les exhortations à se plier aux
exigences des « temps nouveaux » se multi-
plient. À tout problème social répond une
prescription néolibérale à base d’austérité, de
baisses d’impôts et de privatisations. Puis la
Finlande prend une fois encore exemple sur la
Suède en demandant son adhésion à l’Union
européenne en 1992, un choix approuvé par
référendum deux ans plus tard. Finlande et
Suède entrent dans l’Union en 1995.
C’est à cette époque que leur identité est
redéfinie comme européenne et occidentale,
par opposition au caractère nordique et neutre
dont elles se prévalaient par le passé, même si
ces deux appartenances coexistent peut-être
encore. Les premiers débats sur une possible
adhésion à l’OTAN surgissent et, dès 1994, la
Finlande et la Suède participent au « partena-
riat pour la paix » de l’Alliance atlantique. ☛
1. Cf. Urho Kekkonen, Neutrality. The Finnish Position, Hei-
nemann, Londres, 1970.
2. Cf. « Beyond Nordic nostalgia : Envisaging a social/
democratic system of global governance », Cooperation
and Conflict, n° 35 (2), Londres, 2000.
3. Cf. Magnus Ryner, Capitalist Restructuring, Globalisa-
tion and the Third Way. Lessons from the Swedish Model,
Routledge, Abingdon (Royaume-Uni) - New York, 2002.
018.indd 19
L
L’engagement de la Pologne aux côtés de l’Ukraine
depuis l’invasion russe de février 2022 ne procède
pas d’un emballement opportuniste, contraire-
ment à ce que suggèrent les tensions entre les
deux pays de l’automne 2023. Il charpente même
depuis plus de trente ans la politique orientale de
Varsovie. Son origine remonte aux années 1950,
alors que le pays se trouve cimenté au bloc sovié-
tique. Des dissidents émigrés en France développent
dans les pages de la revue Kultura, dirigée par l’intellectuel
Jerzy Giedroyc, une pensée originale, plutôt que de contester les règlements fronta-
liers de l’après-seconde guerre mondiale, qui attribuent une partie de la Pologne à
l’Ukraine (Lviv, notamment) et une autre à la Lituanie (Vilnius). « La Pologne ne peut
recouvrer et conserver son indépendance qu’au sein d’une Europe fédérale qui comprend
l’Ukraine et la Biélorussie », écrit le journaliste Juliusz Mieroszewski dans la revue, en
1952. Pour son propre salut, Varsovie devrait donc s’employer à arracher ces deux pays
ainsi que la Lituanie à l’impérialisme russe. Connue sous le nom de « doctrine Giedroyc »
ou « doctrine ULB » – pour Ukraine-Lituanie-Biélorussie –, cette conception devient dès
1989 une composante-clé de la politique étrangère polonaise.
Elle se traduira notamment par la création en 2009 du partenariat oriental, qui
voit l’Union européenne nouer des accords d’association avec l’Ukraine, la Biélorus-
sie, l’Arménie, l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Moldavie. La Pologne s’active également
depuis 1991 au sein du groupe informel de Visegrád, qui l’unit à la République tchèque,
à la Hongrie et à la Slovaquie (désormais opposées sur la guerre en Ukraine), ainsi
qu’au sein de l’Initiative des trois mers, destinée à favoriser le développement éco-
nomique hors de l’influence russe et allemande d’une douzaine de pays situés entre
la Baltique, l’Adriatique et la mer Noire.
Côté occidental, la décennie 1990 est marquée par le rapprochement de Varsovie
avec l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN, qu’il intègre en 1999) et avec
l’Union européenne (qu’il rejoint en 2004). Farouchement atlantiste, la Pologne envoie
quinze mille soldats combattre aux côtés des Américains lors de la guerre d’Irak en
2003. La présence militaire de l’OTAN sur son sol croît sans cesse. Une base américaine
permanente a été inaugurée en 2023, et le pays désire désormais abriter des armes
nucléaires dans le cadre du programme de partage de l’Alliance atlantique. Autant dire
que l’autonomie stratégique européenne avancée par la France lui déplaît fortement.
Adversaire historique de la Pologne, l’Allemagne a paradoxalement milité pour
l’intégration européenne de son voisin, qui devient dans les années 1990 son atelier
de sous-traitance industrielle. Mais ces relations économiques fusionnelles s’as-
sombrissent vite : en 2006, le ministre de la défense polonais compare le projet de
gazoduc Nord Stream Allemagne-Russie au pacte germano-soviétique d’août 1939.
Avec l’arrivée au pouvoir en 2015 du parti nationaliste et conservateur Droit et jus-
tice (PiS), les sujets de discorde se multiplient avec Berlin (politique migratoire,
demande de réparations pour les ravages causés pendant la seconde guerre mon-
diale), mais aussi avec Bruxelles, qui ouvre en janvier 2016 une procédure de « sau-
vegarde de l’État de droit » contre Varsovie.
La victoire des partis d’opposition coalisés lors des élections d’octobre dernier
apaisera sans doute ces divergences, mais pas les contradictions de la politique
étrangère polonaise.
Pierre Rimbert
La tentation des armes //// MANIÈRE DE VOIR //// 19
07/11/2023 18:32
 L’IDÉAL ROMPU DE LA NEUTRALITÉ NORDIQUE
Les forces armées s’ajustent aux systèmes
militaires de l’OTAN. En décembre 2021, Hel-
sinki achète soixante-quatre avions de com-
bat américains F-35, compatibles avec le port
d’armes nucléaires. Les réponses à l’invasion
russe de l’Ukraine découlent en grande partie
de ces changements graduels, qui ont entraîné
un glissement vers la droite de l’ensemble du
spectre politique.
L’adhésion de la Finlande à l’OTAN et celle à
venir de la Suède depuis que la Turquie a levé
son veto en juillet 2023 sont lourdes de consé-
quences pour les deux pays, mais aussi pour
les relations internationales en Europe et dans
le monde. Elles sonnent le glas de l’internatio-
nalisme progressiste nordique, du moins pour
20 //// MANIÈRE DE VOIR //// La tentation des armes
018.indd 20
Guillaume Herbaut ///// Le stand d’un fabricant de véhicules militaires et blindés lors d’Eurosatory,
l’un des plus importants salons d’armement du monde. Parc des expositions, Paris-Nord Villepinte, 2012
l’instant. Durant la guerre froide, les pays de
la région formaient une communauté sécu-
ritaire pluraliste, prônant la solidarité et l’in-
térêt commun dans les relations extérieures.
Leur entrée dans l’Alliance s’accompagne
d’une militarisation de la société et d’un nou-
veau système de croyances, qui attribue aux
armes la capacité de prévenir les guerres.
L’escalade des hostilités
Cet élargissement marque une étape supplé-
mentaire dans l’escalade des hostilités entre la
Russie et l’OTAN, ainsi que, dans une moindre
4. Cf. The Political Economy of Global Security : War,
Future Crises and Changes in Global Governance, Rout-
ledge, 2008.
© Guillaume Herbaut / Agence VU
mesure, dans la confrontation entre la Russie
et l’Union européenne. Il fait aussi craindre un
renforcement de la dépendance de l’Union à
l’égard de Washington et accentue la division
du monde en deux camps opposés.
Ces évolutions rappellent les processus ayant
conduit à la première guerre mondiale. À ce
stade, le scénario d’une catastrophe militaire
globale ne peut plus être écarté 4. Même s’il ne
se vérifie pas à brève échéance, pareils événe-
ments s’inscrivent dans une tendance de fond
dont on risque d’observer les effets dans dix ou
vingt ans – à moins que la marche du monde ne
soit déviée, grâce, par exemple, à l’émergence
d’un nouveau mouvement des non-alignés.
Heikki Patomäki
08/11/2023 14:20
 AU JAPON, LA FIN DU PACIFISME
Tokyo a décidé, en 2022, de doubler son budget militaire et d’élargir les missions
de son armée, dont le rôle se cantonnait jusque-là à la défense du territoire.
La Chine est qualifiée de rivale stratégique, la Corée du Nord et la Russie d’ennemies.
Mais la militarisation croissante ne fait pas l’unanimité au sein de l’opinion publique.
L
PAR JORDAN POUILLE * a nouvelle « stratégie de sécurité
nationale » dévoilée par le gouver-
nement du Japon en août 2022 a mar-
qué une rupture. La mission des forces
d’autodéfense, le nom officiel de l’armée
nippone, ne consiste désormais plus uni-
quement à défendre le pays mais aussi
à contre-attaquer, voire à détruire des
bases militaires adverses. En débloquant
l’équivalent de 315 milliards de dollars
sur cinq ans en décembre 2022, le pre-
mier ministre Fumio Kishida a de surcroît
doté l’Archipel du troisième budget mili-
taire du monde, derrière ceux des États-
Unis et de la Chine. La part de ces dépenses
est censée passer de 1 % à 2 % du produit
intérieur brut (PIB) à l’horizon 2027, soit
le niveau sur lequel se sont engagés les
trente et un membres de l’Organisation
du traité de l’Atlantique nord (OTAN), dont
le Japon ne fait pourtant pas partie.
S’il est d’ampleur dans ce pays où le
service militaire n’existe pas, le chan-
gement de doctrine n’est guère surpre-
nant. Dans le Livre blanc sur la défense du
Japon (2022), la Chine
L’Archipel est doté du troisième est désignée comme
budget militaire du monde, derrière un « défi stratégique
les États-Unis et la Chine sans précédent », une
« concurrente » accu-
sée de rompre l’équilibre géopolitique et
militaire dans la région, de menacer les
îles Senkaku et Taïwan, que Tokyo assure
vouloir défendre après avoir occupé l’île
de 1895 à 1945 1 . Les autres ennemis poin-
tés sont la Corée du Nord, qui réitère sans
relâche ses tirs de missiles, et, depuis l’in-
vasion de l’Ukraine, la Russie, avec laquelle
le différend frontalier portant sur les îles
Kouriles – annexées par l’URSS à l’issue
de la seconde guerre mondiale – n’est tou-
jours pas résolu.
* Journaliste.
021.indd 21
Toutefois, cette évolution ne fait pas l’una-
nimité au sein de la société japonaise. Elle
soulève des critiques chez les opposants au
Parti libéral-démocrate (PLD), la formation
de droite conservatrice qui domine la scène
politique nippone depuis sept décennies.
Les contradicteurs estiment que la straté-
gie offensive viole la Constitution pacifiste
certes imposée par Washington au lende-
main de la reddition en 1945, mais à laquelle
les Japonais demeurent attachés. L’article 9
précise explicitement que « le peuple japo-
nais renonce à jamais à la guerre en tant
que droit souverain de la nation, ainsi qu’à
la menace ou à l’usage de la force comme
moyen de règlement des conf lits interna-
tionaux. Pour atteindre ce but, (…) il ne sera
jamais maintenu de forces terrestres, navales
ou aériennes, ou autre potentiel de guerre. »
On voit régulièrement à Tokyo des militants
pacifistes distribuer devant le Kokkai Gijido,
l’imposant bâtiment de la Diète nationale,
le Parlement nippon, des tracts portant ces
formules : « La paix ne pourra jamais être
créée par la force » ou « L’expansion militaire
est un point de non-retour ».
Un raidissement martial
Aux yeux de la population comme du gou-
vernement, le raidissement martial ne
remet pas en cause le rôle des États-Unis
comme pivot de la sécurité nippone. « Mos-
cou a attaqué l’Ukraine en pensant que
c’était une nation faible qui n’allait pas être
soutenue. Le Japon ne sera pas attaqué s’il
dispose d’alliés forts pour le défendre 2 »,
explique M. Itsunori Onodera, président de
la commission de recherche sur la sécurité
nationale du PLD. Taniguchi Tomohiko,
plume et conseiller pour les affaires étran-
gères de l’ancien premier ministre Shinzo
Abe (1954-2022), distille la même antienne
au Japon et à l’étranger. « La Russie, la Corée
du Nord, la Chine… Jamais auparavant notre
pays n’avait fait face en même temps à trois
puissances nucléaires hostiles, trois ☛
1. « Defense of Japan 2022 », ministère de la défense,
Tokyo, août 2022.
2. « LDP national security chairman seeks open debate
on US nuclear umbrella », The Japan Times, Tokyo,
1er juin 2022.
La tentation des armes //// MANIÈRE DE VOIR //// 21
08/11/2023 10:52

AU JAPON, LA FIN DU PACIFISME
nations non démocratiques. Cela coïncide
avec le fait que notre pays vieillit et perd de
la population, que son économie ne croît pas
assez. C’est d’ailleurs presque impossible pour
le Japon d’aller aussi vite que la Chine pour
contrebalancer sa puissance. Sa seule option
rationnelle est de travail-
« Le fait est que notre pays ler de près avec des pays qui
est un client des États-Unis pensent comme lui, comme
– militairement, économiquement son vieil allié les États-
et diplomatiquement » Unis mais aussi l’Australie,
l’Inde. Et les nations euro-
péennes », s’enflamme ce spécialiste en ques-
tions de sécurité nationale devant ses élèves
de l’université Keio, à Tokyo.
En 2007, lors d’un discours devant le Par-
lement indien, Abe avait élaboré le concept
d’alliance indo-pacifique, qui voit dans
l’émergence d’une Asie « extra-large », éten-
due à tout le Pacifique, y compris à l’Austra-
lie et aux États-Unis, le moyen de contrer
la superpuissance militaire chinoise . Une3
telle alliance est « un axe des démocraties
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et de l’émancipation des personnes.
Politis dans MDV_130x125mm_OCT2023.indd 1 25/10/2023 17:19
22 //// MANIÈRE DE VOIR //// La tentation des armes
021.indd 22
ralliées aux États-Unis contre la Chine, ana-
lyse M. Morihara Kimitoshi, responsable
des affaires étrangères au Parti commu-
niste japonais. Ainsi, quand le Japon acquiert
des missiles puissants et à longue portée
comme “forces de dissuasion” contre la Chine,
ceux-ci seront intégrés dans la stratégie de
défense indo-pacifique des États-Unis. Mais
Washington ne permettra jamais aux Japo-
nais de les utiliser de façon indépendante. Le
fait est que notre pays est un client des Amé-
ricains – militairement, économiquement et
diplomatiquement ». Pour réduire un peu
cette asymétrie, Tokyo projette de déve-
lopper un avion de combat avec l’Italie et le
Royaume-Uni d’ici à 2035 4.
Vu de Chine, la militarisation et l’imbrica-
tion renforcée du Japon avec les États-Unis
sonnent comme une dangereuse alerte.
Certes, les rapports entre les deux pays
s’étaient déjà dégradés quand Tokyo avait
acheté, le 11 septembre 2012, trois des îles
Senkaku (revendiquées par la Chine sous
le nom de Diaoyu) à leur propriétaire privé
et que, dans la foulée, Pékin avait multi-
plié les incursions dans la zone 5. Les visites
régulières d’Abe au sanctuaire Yasukuni,
qui honore la mémoire des criminels de
guerre durant la seconde guerre mondiale,
n’avaient rien arrangé. Le climat s’était
ensuite apaisé.
Depuis l’annonce de la nouvelle straté-
gie de défense, la Chine a de nouveau durci
le ton. Le très officiel Global Times renvoie
le Japon à son passé militariste et colonial :
« Compte tenu de la dévastation causée par
la défense et la modernisation militaire du
Japon dans l’histoire, en particulier pen-
dant la seconde guerre mondiale, le chan-
gement de politique actuel aura un impact
3. Lire Martine Bulard, « L’Alliance atlantique bat la cam-
pagne en Asie », Le Monde diplomatique, juin 2021.
4. Lire Alexander Zevin, « Malgré le Brexit, l’introuvable
souveraineté britannique », Le Monde diplomatique,
février 2023.
5. Lire Olivier Zajec, « Nouvelle bataille du Pacifique
autour d’un archipel », Le Monde diplomatique, jan-
vier 2014.
6. « Japan’s passage of defense documents brings
country away from track of post-war peaceful deve-
lopment : Chinese embassy », Global Times, Pékin,
16 décembre 2022.
7. Jung E-gil, « Yoon’s talk of freedom, solidarity and
Japan’s ability to preemptively strike Korean Peninsula »,
Hankyoreh, Séoul, 20 décembre 2022.
8. Yonhap, 19 décembre 2022.
07/11/2023 18:34
 sur l’ensemble de la région, car de nom- 50° N

breuses nations devront augmenter leurs Une puissance maritime Kamtchatka

dépenses militaires, ce qui entraînera une sous protection américaine

sie)
nouvelle course aux armements en Asie du

us
RUSSIE
Nord-Est 6 . » Sakhaline

(R
Etorofu /

s
le
Itouroup

ri
Des souvenirs d’invasion Kunashiri /

ou
Kounashir K
s
La Chine n’est pas la seule à s’inquiéter HOKKAIDO Île
Accord de novembre 1998 Sapporo
de ce « changement de politique ». Il réveille entre la Corée du Sud
40° N
et le Japon
en Corée du Sud les douloureux souvenirs CORÉE
DU NORD Mer du Japon /
de l’invasion par les forces impériales japo- Mer de l’Est 53 973
40 485
25 372
naises, entre 1910 et 1945. Les contentieux Takeshima / Sendai
CORÉE Dokdo1
remontent à la surface, et singulièrement DU SUD
HONSHU
Oki
JAPON Tokyo
la question des « femmes de réconfort », ces Kyoto
CHINE Mer Tsushima Hiroshima Kobe Yokohama
esclaves sexuelles coréennes au service de de Chine Osaka O c é a n Hawaï
(États-Unis)
orientale Nagasaki SHIKOKU
l’armée impériale dont l’existence est ques- P a c i fi q u e
KYUSHU 30° N
tionnée par les négationnistes nippons. Mais
la crainte de Séoul tient surtout à l’éventua- Accord de novembre 1997
lité sérieusement envisagée par Tokyo d’uti- entre la Chine et le Japon
Archipel
liser ses forces militaires pour « attaquer des Senkaku /
Diaoyu
Amami

u
bases ennemies », dont celles de la Corée du Iwo Jima

ky
Okinawa u
Minami-Tori
Ry
Nord. La Corée du Sud serait alors directe- Archipel s
(île Marcus)
ancer
TAÏWAN Yaeyama Î l e ue du C
Tropiq
ment menacée. « Comment sommes-nous cen- Yonaguni
Accord d’avril 2013
sés accepter cette réalité dans laquelle le Japon entre Taïwan et le Japon
20° N
désigne la péninsule coréenne – constitution- Oki-no-Tori
1 580
nellement, notre territoire souverain [article 3 211
Îles Mariannes 6 667 Guam
de la Constitution coréenne] – comme cible de 0 250 500 km (États-Unis) (États-Unis) AUSTRALIE
PHILIPPINES
frappes préventives 7 ? », s’interroge l’éditoria-
140° E

liste du quotidien centriste Hankyoreh. Même
le très conservateur président de la Répu-
blique, M. Yoon Seok-youl, attaché à l’idée
de former un trio solide et solidaire avec les
États-Unis et le Japon, a dû prendre ses dis-
tances : « S’il s’agit d’une question directement
liée à la sécurité de la péninsule coréenne ou à
notre intérêt national, il est évident qu’il doit y
avoir des consultations étroites avec nous ou
notre accord au préalable 8 . »
D’autant que rien ne dit que les menaces
nippones impressionnent Pyongyang. Avec
une régularité de métronome, le président
Kim Jong-un ordonne des tirs d’essai de mis-
siles balistiques intercontinentaux, lesquels
finissent leur course dans la zone économique
exclusive (ZEE) japonaise au large de Hokkaido,
soit à plus de mille kilomètres du pas de tir.
La Russie, quant à elle, n’a pas toujours été
dans le camp des ennemis désignés. Durant
son dernier mandat (2017-2020), Abe a ren-
contré M. Vladimir Poutine à vingt-sept
reprises. Il en ressortait à chaque fois des
promesses de coopération économique. Mais
aucun accord n’a jamais vu le jour pour régler
le contentieux des îles Kouriles, qui forment
Zone économique exclusive (ZEE) japonaise Conflit territorial et ses extensions maritimes
Zone commune d’exploitation
Extension de la ZEE revendiquée par le Japon (accords provisoires de pêche)
Base militaire américaine XX Nombre de militaires américains en 2022 1. Rochers Liancourt.
Sources : Defense Manpower Data Center, Department of Defense, décembre 2022 ; https://militarybases.com ;
Didier Ortolland et Jean-Pierre Pirat, Géopolitical Atlas of the Oceans, Éditions Technip, 2017.
une barrière entre l’océan Pacifique et la mer
d’Okhotsk, où Moscou fait patrouiller ses
sous-marins nucléaires et, depuis 2016, un
système antimissile. Inenvisageable pour la
Russie de rétrocéder cet archipel à un allié
des États-Unis.
En tournant brutalement le dos à sa poli-
tique pacifiste, le Japon se place en première
ligne face à Pékin et voit tout espoir d’au-
tonomie vis-à-vis des États-Unis s’éloigner.
Vieillissant, le pays a essaimé les leviers de
sa future croissance de Hanoï à Colombo en
passant par Djakarta. Il est en concurrence
directe avec la Chine dans ces pays. Or la plu-
part d’entre eux refusent déjà de choisir entre
Pékin et Washington, qui leur promet la sécu-
rité. Se rangeront-ils aux côtés de Tokyo ?
Jordan Pouille

La tentation des armes //// MANIÈRE DE VOIR //// 23

021.indd 23 07/11/2023 18:35

 Fabricants d’armes
Chiffre d’affaires de 2022 de la branche armement
À qui profitent
des 15 premières industries militaires
en milliards de dollars
les guerres ?
0 10 20 30 40 50 60 70
Lockheed Martin
RTX (ex-Raytheon Technologies) Transferts d’armes
Northrop Grumman les plus volumineux de 2017 à 2022
Aviation Industry Corporation of China Échanges dont la valeur est supérieure
à 0,6 % du total des transactions
Boeing
États-Unis Italie Israël
General Dynamics Italie
Chine France 1%
BAE Systems 1,5 % 1,5 %
Royaume-Uni 0,8 %
China North Industries Chine 3%
L3Harris Technologies
Cours en Bourse 3,5 %
China South Industries
base 100 au 15 septembre 2021
Leonardo
Airbus
Leonardo États-Unis
200 33 %
HII
Thales BAE
China Aerospace Science Systems
and Technology Corporation
Thales
24 février 2022
Début de la 170
guerre en Ukraine

150

Lockheed
Martin

120
7 octobre 2023
Attaque du Hamas

100
Janvier
2023 Sanctions de l’Union européenne
90 % contre la Russie et ses entreprises
Septembre Janvier
2021 2022
Les dix plus gros vendeurs
Source :
« Top 100 defense companies »,
DefenseNews, 2023. Espagne Corée
Israël du Sud
Royaume-Uni
Italie
Allemagne
Chine Russie
France 13,5 %

Russie
6%
France
1,5 %
Allemagne 1%
États-Unis Espagne
40 % 18 % 16 14 12 10 8 6 4 2

24 //// MANIÈRE DE VOIR //// La tentation des armes

024.indd 24 08/11/2023 13:18

 Dépenses militaires
Dépenses annuelles moyennes JAPON
pour la période de 2017 à 2022 ÉTATS-UNIS
en dollars ... par habitant RUSSIE CORÉE DU SUD
777 000 4 500
1 000 TAÏWAN
300 CHINE
95 000 ROYAUME-UNI
70 UKRAINE VIETNAM
13 000
2 000 1 TURQUIE
FRANCE
PAKISTAN
Taïwan AUSTRALIE
IRAN INDE
0,6 % Vietnam
MAROC
0,7 % ISRAËL
Kazakhstan KOWEÏT
ALGÉRIE QATAR SINGAPOUR
0,6 % Bangladesh ÉGYPTE
0,6 % Singapour BRÉSIL ARABIE
0,7 % Afghanistan SAOUDITE
NIGERIA
0,7 %
Maroc
0,7 % Pays-Bas
1,5 % Source :
« Military expenditure database »,
Norvège Institut international de recherche
sur la paix de Stockholm (Sipri).
1,5 %
Koweït
1,5 % AFRIQUE
Algérie DU SUD
1,5 %
Effectifs
Royaume-Uni
2% Nombre de militaires, en millions
4
Émirats arabes unis
2% Inde
3,5

Japon 3
3%
Chine 2,5
Russie
Pakistan
2
2,5 % États-Unis
1,5

Iran Pakistan 1
Corée du Sud Corée du Sud
3% Brésil
0,5
Israël Arabie France Royaume-
saoudite Uni
Australie 2 1,5 1 0,5 0
4,5 % Part de militaires dans la population, en pourcentage

Source :

Égypte
Les dix plus gros acheteurs « World factbook »,
Institut international
d’études stratégiques (IISS).
4,5 % Émirats
arabes unis Japon
Pakistan
Corée du Sud
Qatar Chine
5%
Australie

Égypte

Arabie saoudite Qatar

8%
Arabie
saoudite

Inde Source : Inde

10 % « Arms transfers database »,
Institut international de recherche
sur la paix de Stockholm (Sipri), 2023. 2 4 6 8 10 12 %

La tentation des armes //// MANIÈRE DE VOIR //// 25

024.indd 25 08/11/2023 13:19

 © Agnès Propeck / Agence VU
AU NOM DE LA VERTU
Les grandes puissances ont toujours eu tendance à parer leurs ambitions de
considérations morales : elles interviendraient à l’étranger pour sauvegarder les droits
humains, promouvoir la liberté, protéger les peuples. De nos jours, les stratégies
d’ingérence ont assimilé le langage et les valeurs prisées par les milieux progressistes
dans leurs argumentaires.
T
PAR CHRISTOPHER MOTT * raquer le terrorisme, promouvoir
la démocratie, protéger les popula-
tions… : les États-Unis ne manquent
pas d’imagination pour justifier leurs inter-
ventions militaires et leurs ingérences à
l’étranger. Un nouvel argumentaire est
déployé sitôt que le précédent a perdu de son
crédit. Depuis quelques années, Washington
privilégie un registre inédit, celui de la jus-
* Chercheur associé à l’Institute for Peace and Diplomacy ;
anciennement chercheur et fonctionnaire au département d’État.
26 //// MANIÈRE DE VOIR //// La tentation des armes
026.indd 26
tice sociale, en recyclant des combats socié-
taux en vogue en Occident pour légitimer ses
interventions. Ainsi, les dignitaires du Pen-
tagone et du département d’État, les têtes
pensantes des think tanks influents, mais
aussi les représentants des organisations
non gouvernementales (ONG) et les éditoria-
listes des grands médias – bref, tous ceux qui
comptent en matière de politique étrangère –
parlent désormais de lutte contre l’oppression
des femmes, de défense des minorités eth-
niques ou de droits des personnes lesbiennes,
gays, bisexuelles et trans (LGBT). Faisant écho
aux thèmes prisés par la jeunesse diplômée
et par certains milieux militants radicaux,
ils élaborent un nouvel objectif stratégique,
qui pourra leur servir à justifier toutes
sortes d’ingérences : le « façonnage culturel »
(culture forming), sur la base des normes et
des mœurs occidentales.
07/11/2023 18:36
 Agnès Propeck /////
« Smith & Wesson »,
de la série « Pistolets », 2010
À première vue, il peut paraître étonnant
que des thèmes portés par certains milieux
militants progressistes – les milieux woke
(littéralement « éveillés »), selon l’expression
convenue dans les médias – alimentent des
politiques interventionnistes et expansion-
nistes, souvent armées. Cette tendance ne
devrait pourtant pas surprendre. Voilà bien
longtemps que les États-
Voilà longtemps que les Unis recourent au registre
États-Unis recourent au registre de la morale pour masquer
de la morale pour masquer leurs visées impérialistes.
leurs visées impérialistes Depuis le XVII siècle, le
e
puritanisme anglo-saxon,
avec son idéalisme moraliste, place les
récits universalistes au cœur de l’histoire
humaine. Dans sa version sécularisée, il s’est
incarné à travers Thomas Jefferson, le troi-
sième président américain (1801-1809), qui
concevait les États-Unis comme un « empire
de la liberté » guidant par son exemple les
autres nations du monde, plongées dans
l’ignorance 1. Un siècle plus tard, le président
Woodrow Wilson (1913-1921) a vu dans la
première guerre mondiale, une fois son pays
entré dans le conflit, l’occasion de propa-
ger les valeurs politiques de l’Amérique et de
définir un cadre de compréhension univer-
sel des relations internationales . 2
À l’aube du XXIe siècle, c’est encore la
morale qui guidait l’interventionnisme
américain. Quelques mois à peine après les
attentats du 11 septembre 2001, l’adminis-
tration de M. George W. Bush élargissait en
effet le périmètre de sa mission : il ne s’agis-
sait plus seulement de traquer Al-Qaida et
ses complices, mais de mener une « guerre
contre la terreur ». Ce projet utopique pré-
tendait pacifier divers points chauds de la
planète au moyen d’opérations de « chan-
gement de régime » (regime change) et de
1. Robert W. Tucker and David C. Hendrickson, « Thomas
Jefferson and American foreign policy », Foreign Affairs,
New York, printemps 1990.
2. ) Milan Babik, « George D. Herron and the eschatolo-
gical foundations of Woodrow Wilson’s foreign policy,
1917-1919 », Diplomatic History, vol. 35, n° 5, Oxford Uni-
versity Press, novembre 2011.
3. Lire Anne-Cécile Robert, « Origines et vicissitudes du
“droit d’ingérence” », Le Monde diplomatique, mai 2011.
026.indd 27
« construction de nation » (nation building).
Inauguré en Afghanistan, il s’est étendu à
l’Irak, puis à l’ensemble du Proche-Orient.
Ces expéditions armées étaient souvent
explicitement justifiées par la promotion
de la démocratie. Elles comportaient en
outre, comme c’était déjà le cas sous d’autres
administrations, une dimension religieuse
qui influait sur la définition des priorités.
Par exemple, l’aide au développement et à
l’éducation fournie aux pays africains dans
le cadre de la prévention du sida fut long-
temps conditionnée à la mise en avant du
principe d’abstinence, une valeur chère à la
droite chrétienne américaine. De tels pro-
grammes se révélèrent globalement ineffi-
caces, voire contre-productifs.
La « responsabilité de protéger »
En janvier 2009, l’arrivée de M. Barack
Obama à la Maison Blanche sonna le glas
de l’évangélisme de l’ère Bush et marqua
l’avènement d’une perspective qui se vou-
lait réaliste. Cependant, plutôt que d’aban-
donner les stratégies idéalistes du passé, la
nouvelle administration se contenta d’en
redéfinir la logique. Au lendemain des
« printemps arabes » de 2011, les États-Unis
et leurs alliés lancèrent donc des opérations
militaires en Libye et en Syrie en invoquant
des motifs humanitaires. Cette couverture
idéologique s’inscrivait dans le cadre de la
« responsabilité de protéger » (responsibi-
lity to protect, ou R2P), un principe que les
pays membres de l’Organisation des Nations
unies (ONU) se sont engagés à respecter en
2005. Aux États-Unis, ce concept a été popu-
larisé par M me Samantha Power, dont la par-
ticipation à l’administration Obama signa la
fin du réalisme promis par le président et le
passage à une approche plus classique de la
politique étrangère américaine.
En Libye, les conséquences de l’interven-
tion militaire furent désastreuses. Finale-
ment, la R2P a eu pour effet de perpétuer et
d’exacerber les problèmes qu’elle était cen-
sée résoudre, alimentant en retour une vio-
lence systémique 3. Surtout, en précipitant la
faillite des États, elle a elle-même créé et ☛
La tentation des armes //// MANIÈRE DE VOIR //// 27
07/11/2023 18:36

AU NOM DE LA VERTU
© Agnès Propeck / Agence VU
Agnès Propeck ///// aggravé les conditions qui rendent néces-
« Kalachnikov M70 serbe », saires de nouvelles interventions humani-
de la série « Pistolets », 2010
taires. Celles-ci deviennent alors une sorte
de casus belli perpétuel, enclenchant un
cercle vicieux de crises.
Aujourd’hui, alors que s’accélère la fusion
entre élites culturelles et diplomatiques, la
définition d’une idéologie adéquate pour
justifier l’expansion impérialiste se trouve
au cœur de la compétition interne aux
classes intellectuelles. L’enjeu pour elles est
de concilier leurs intérêts
L’enjeu pour les classes intellectuelles hégémoniques avec leur
est de concilier leurs intérêts sentiment de supério-
hégémoniques avec leur sentiment rité morale – c’est-à-dire
de supériorité morale d’étaler leur vertu et leur
conscience des épreuves
endurées par les populations marginali-
sées des États à secourir, tout en huilant les
rouages de la machine de guerre.
Cette confluence, sur la scène diploma-
tique, entre justice sociale et néoconserva-
tisme, entre défenseurs des droits humains
et partisans de l’interventionnisme mili-
taire de l’OTAN, est apparue avec évidence
à l’approche de l’élection présidentielle de
2016, quand de nombreux néoconserva-
teurs traditionnels ont commencé à com-
prendre que la démocrate Hillary Clinton
28 //// MANIÈRE DE VOIR //// La tentation des armes
026.indd 28
était probablement la candidate la plus à
même de réaliser leurs objectifs, face à un
Donald Trump qui prônait une forme d’iso-
lationnisme. Après la victoire-surprise du
milliardaire new-yorkais, ces divers rap-
prochements se sont cristallisés en une coa-
lition enjambant les deux partis ; désormais,
de nouveaux think tanks réunissent d’an-
ciens analystes républicains et d’éminentes
figures démocrates 4.
Consolider l’hostilité du public
Les médias américains ont largement suivi
ce réalignement politique. Les journa-
listes comme les militants recourent désor-
mais au lexique de la justice sociale pour
pourfendre des nations présentées comme
rivales et consolider l’hostilité du public à leur
endroit. Le North American Congress in Latin
America (Nacla) – une organisation orien-
tée à gauche, mais généralement favorable
aux États-Unis – a par exemple interprété
les manifestations qui ont secoué Cuba à
l’été 2021 comme étant principalement moti-
vées par la tolérance excessive du gouverne-
ment cubain envers le racisme anti-Noirs 5.
La rhétorique « progressiste » a encore
davantage imprégné le discours atlantiste à
partir de l’été 2021, avec la fin de l’interven-
tion de l’OTAN sous commandement améri-
cain en Afghanistan. Voilà bien longtemps
que les médias du monde entier se désin-
téressaient de cette guerre commencée en
2001. Mais, avec la chute de Kaboul et le
retour au pouvoir des talibans, les « femmes
et filles afghanes » ont soudainement repris
une place dans les préoccupations occiden-
tales – le sujet avait déjà été mobilisé il y a
vingt ans pour justifier l’intervention mili-
taire auprès des pays européens 6. Toujours
prompts à évoquer les problèmes afghans à
4. Glenn Greenwald, « With new DC policy group, dems
continue to rehabilitate and unify with neocons », The
Intercept, 17 juillet 2017.
5. Bryan Campbell Romero, « Have you heard, comrade ?
The socialist revolution is racist too », North American
Congress in Latin America, août 2021.
6. « CIA report into shoring up Afghan war support in
western Europe », WikiLeaks, mars 2010.
7. Akhtar Mohammed Makoii, « The soul of Kabul’ : Tali-
ban paint over murals with victory slogans », The Guar-
dian, Londres, 7 septembre 2021.
8. Linda Thomas-Greenfield, « Remarks at an UNGA com-
memoration on international day for the elimination of
racial discrimination », US Mission to the United Nations,
New York, mars 2021.
08/11/2023 10:56

travers le prisme de questions sociales et de
thèmes d’actualité propres à l’Amérique du
Le monde vu de Turquie
Nord, les journalistes occidentaux ont voulu
voir dans l’effacement par les talibans d’une
fresque murale représentant George Floyd
(tué par un policier américain à Minneapo-
lis en mai 2020) un symbole du recul des
libertés provoqué par le retrait des troupes
américaines 7. La focalisation sur ces sujets
permet de présenter la prise de contrôle des
talibans comme une tragédie qui aurait dû
être évitée par les Occidentaux plutôt que
comme la conclusion logique de la plus
longue guerre de l’histoire des États-Unis.
Le nouveau consensus entre chercheurs et
gouvernement entend promouvoir une théo-
rie politique fondée sur une morale univer-
selle, qui sacrifie les particularismes comme
la souveraineté et favorise l’homogénéisa-
tion culturelle de la planète grâce au recours
au soft power autant qu’au hard power.
La question des minorités
À mesure qu’elle gagne en prestige dans les
cercles politiques et diplomatiques, la rhé-
torique impérialiste progressiste se confond
davantage avec l’image internationale des
États-Unis et leur rôle en tant que grande
puissance. Les franges acquises à une vision
conventionnelle de l’interventionnisme,
héritée de la guerre froide, ont bien compris
l’intérêt d’utiliser à des fi ns stratégiques
des combats apparemment motivés par la
justice sociale, en négligeant les contextes
culturels et historiques qui peuvent éclairer
différemment le traitement de la question
des minorités : des nations qui vivent selon
des modes qui nous paraissent inaccep-
tables peuvent ainsi facilement être jugées
« problématiques », « intolérantes », justi-
fiant sanctions ou opérations militaires.
On l’a vu par exemple avec le discours
prononcé en mars 2021 devant l’Assem-
blée générale des Nations unies par la
représentante des États-Unis, M me Linda
Thomas-Greenfield 8. En faisant référence
dans un contexte de politique étrangère
au « Projet 1619 » du New York Times – qui
insiste sur la prise en compte des consé-
quences de l’esclavage dans le récit natio-
nal –, M me Thomas-Greenfield tendait à
universaliser l’expérience américaine et à
en déduire une position moraliste absolue
pour interpréter les phénomènes mon- ☛
026.indd 29
D
Dans une société turque très polarisée, la vision
du monde fait presque consensus : 64 % des
Turcs ont la conviction d’être entourés d’en-
nemis 1. Quoi qu’il soit resté lettre morte, le
traité de Sèvres de 1920, qui réduisait l’Empire
ottoman à un État croupion, demeure dans la
mémoire collective. Nombre d’événements d’au-
jourd’hui sont perçus à l’aune de ce traumatisme.
Et cette conviction transcende les affiliations parti-
sanes : à la question de savoir s’ils pensent que des forces
étrangères veulent diviser la Turquie, environ 80 % des électeurs
de deux petits partis extrêmes, l’un islamiste, l’autre ultranationaliste, répondent
« oui » ; mais également 60 % des électeurs des autres partis.
Au premier rang des « ennemis » de la Turquie, 81,8 % des Turcs interrogés placent
Israël (en raison de sa politique vis-à-vis des Palestiniens) ; viennent ensuite les États-
Unis (76,6 %) et la France (66,9 %). Ces chiffres dénotent une crispation croissante,
même si seuls 54 % des Turcs se sent menacés par les États-Unis et 41,8 % par Israël.
La politique américaine au Proche-Orient a affecté Ankara sur les plans économique
et politique. Et la collaboration étroite en Syrie de Washington avec la déclinaison
locale du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), les Unités de protection du peuple
(YPG), contre l’Organisation de l’État islamique (OEI, « Daech ») a été vécue comme un
coup de poignard dans le dos, venant d’un allié au sein de l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord (OTAN). En phase avec leurs dirigeants, une grande majorité de Turcs
attribuent par ailleurs un rôle aux États-Unis dans la tentative de putsch qui a secoué
le pays en 2016. Si la gestion américaine de la crise ukrainienne a un peu effacé le
désastre afghan, la Turquie considère que l’hégémonie des États-Unis est ébranlée. Une
faible majorité de Turcs sont cependant d’accord pour rester dans l’OTAN, qui apparaît
à un peu moins de la moitié d’entre eux comme la « principale connexion à l’Occident 2 ».
Ces dix dernières années, entre 40 et 60 % des Turcs soutenaient l’adhésion de la
Turquie à l’Union européenne, même si beaucoup pensaient que le processus était
bloqué en raison des « différences d’identité et de religion ». Mais le modèle européen
n’est plus aussi attirant : les laïques, les ultranationalistes et la gauche critiquent le
double langage européen vis-à-vis des droits humains, et le fossé entre le discours et
la pratique (sur l’accueil des réfugiés en particulier), tandis qu’à droite les conserva-
teurs et religieux dénoncent la décadence morale du continent.
En revanche, la volonté des militaires ultranationalistes adeptes de la doctrine « Mavi
Vatan » (« Patrie bleue ») de revenir sur les accords traitant des eaux territoriales avec
la Grèce se heurte à une certaine apathie ; à la différence de Chypre, dont le nord est
occupé par un régime pro-Ankara, qu’il n’est pas question d’abandonner, et du soutien
à l’Azerbaïdjan, le « pays frère ».
Nationalistes et souverainistes avant tout, les Turcs acquiescent à la recherche
d’autonomie stratégique de leur pays promue par M. Recep Tayyip Erdoğan, lequel a
contribué à l’affirmation de la présence de la Turquie sur la scène régionale puis inter-
nationale, dans un ordre postoccidental émergent.
Ariane Bonzon
1. « Turkey’s pulse», Metropoll, septembre 2023, www.metropoll.com.tr
2. « Public perception on Turkish foreign policy », université Kadir Has, Istanbul, 15 juin 2021.
La tentation des armes //// MANIÈRE DE VOIR //// 29
08/11/2023 10:56

AU NOM DE LA VERTU
Cette manière de stigmatiser
les États rivaux selon des normes
culturelles s’est imposée lors
des discussions sino-américaines
Bibliographie
THIERRY DE MONTBRIAL ET DOMINIQUE DAVID
(SOUS LA DIR. DE), Ramses 2024. Un monde à refaire,
Dunod, Malakoff, 2023.
Élaboré par l’Institut français des relations
internationales (IFRI), le « Rapport annuel
mondial sur le système économique et
les stratégies » (Ramses) est une référence.
Sa 42e édition décortique trois enjeux-clés :
la guerre en Ukraine, les ambitions de l’Inde
et les grands facteurs de structuration
du monde de demain.
PASCAL BONIFACE ET HUBERT VÉDRINE, Atlas géopolitique
du monde global, Armand Colin, Malakoff, 2023.
Des flux touristiques au traité de non-prolifération
nucléaire en passant par les défis énergétiques,
cent cartes pour comprendre l’univers dans lequel
nous évoluons et les visions qu’on en a depuis
les États-Unis, l’Asie ou les pays du Sud. Car « il
n’y a toujours pas d’interprétation unanime du
monde », rappellent les auteurs.
30 //// MANIÈRE DE VOIR //// La tentation des armes
026.indd 30
diaux. Cette manière de stigmatiser les
États rivaux selon des normes culturelles
définies en Occident s’est également impo-
sée lors des discussions sino-américaines
houleuses qui se sont tenues en Alaska en
mars 2021, au cours desquelles Wash ington
et Pékin se sont mutuelle-
ment accusés d’hypocri-
sie en matière de droits
humains. Et la liste conti-
nue : l’OTAN a organisé
un « Débat de fond sur les
questions de genre et les menaces hybrides »
en février 2022 ; le mois suivant, les États-
9
Unis décidaient d’annuler les discussions
prévues avec les talibans autour des avoirs
confisqués, au motif que le gouvernement
de Kaboul avait annoncé ne pas rouvrir les
écoles pour les filles.
Le partage de mœurs socioculturelles
Si ces politiques se poursuivent, elles fini-
ront probablement par créer une nouvelle
méthode permettant de délégitimer cer-
tains États aux yeux des peuples occiden-
taux, qui partagent des mœurs sociocultu-
relles comparables. Ce virage idéologique
implique aussi un alignement sur le tempo
médiatique, ce qui peut nuire à un examen
serein du bien-fondé stratégique des poli-
tiques menées et de leurs bénéfices pour les
populations qu’on prétend assister. Il laisse
KISHORE MAHBUBANI, Has China Won ?, PublicAffairs,
New York, 2020.
Kishore Mahbubani, ex-diplomate
singapourien, invite ses lecteurs à décentrer
leur regard et à considérer le monde à partir
de l’Asie. Il souligne les atouts de la Chine
face à une Amérique toujours puissante,
mais qui accumule les erreurs. Selon lui,
ni l’une ni l’autre n’ont à gagner d’un
affrontement.
BERTRAND BADIE, Les Puissances mondialisées.
Repenser la sécurité internationale, Odile Jacob,
Paris, 2021.
L’auteur retrace l’histoire de la sécurité
internationale et interroge les concepts
de « sécurité globale » ou de « sécurité
humaine » apparus pour répondre à
des dangers liés à la mondialisation :
crises environnementales, économiques,
migratoires ou alimentaires.
par ailleurs augurer d’une nouvelle géné-
ration de décideurs politiques mieux inté-
grée à l’opinion majoritaire, à celle de la jeu-
nesse en particulier, ce qui rapprochera les
militants de la société civile des objectifs
de l’État.
L’impérialisme libéral a clairement inté-
rêt à décrire la politique étrangère améri-
caine comme progressiste et à identifier
les nations hostiles comme intolérantes et
réactionnaires. Cet usage sélectif des causes
progressistes ouvre grand la porte aux
interventions dans une longue liste de zones
problématiques du Sud, tout en étayant un
récit national qui présente ces opérations
comme bénéfiques autant que moralement
légitimes. Il est aisé ensuite d’affirmer que
les rivaux étrangers critiquant ces poli-
tiques sont « du mauvais côté de l’histoire »,
« opposés au progrès », « diaboliques » – des
mots en vogue du côté du Pentagone et du
département d’État. Dans les années qui
viennent, Washington va très probablement
insister sur toutes ces valeurs dans ses rela-
tions avec des États qu’il cherche à affaiblir
et dans les régions où il veut étendre sa pré-
sence militaire. Parallèlement, ces mêmes
valeurs seront sans doute systématique-
ment minorées quand il s’agira de nations
amies, telle l’Arabie saoudite, exposant les
Américains et leurs alliés à des accusations
d’hypocrisie, lesquelles affaibliront davan-
tage leurs prétentions à la vertu morale.
Cependant, le nouvel impérialisme de la
vertu est peut-être encore plus déstabilisant
car, au-delà de la restructuration politique
des pays visés, il cherche à obtenir leur sou-
mission culturelle totale. Un processus qui,
avec le temps, pourrait radicaliser encore
davantage les pays du Sud, non seulement
contre l’Amérique, mais aussi contre le libé-
ralisme et le progressisme en tant que tels.
On voit déjà des nations ayant peu d’inté-
rêts communs, en dehors de leur hostilité
envers l’ingérence américaine, se coaliser
contre l’hégémonie de l’impérialisme libé-
ral au nom de leur souveraineté étatique et
civilisationnelle 10.
Christopher Mott
9. « Deep dive recap : Exploring gender and hybrid
threats », OTAN, Bruxelles, février 2022.
10. Benjamin Norton, « Venezuela and Iran sign 20-year
cooperation plan, Maduro pledges “joint anti-imperia-
lism struggle” », Multipolarista, 11 juin 2022.
07/11/2023 18:37
 © Guillaume Herbaut / Agence VU

2
Guillaume Herbaut ///// Un char de combat présenté au salon Eurosatory. Parc des expositions, Paris-Nord Villepinte, 2012

L’ascension de la Chine, longtemps observée avec

bienveillance par les Occidentaux, qui l’ont abreuvée de transferts
technologiques, défie désormais la puissance américaine. Washington
et ses alliés européens se raidissent et haussent le ton, sans véritable
stratégie autre que la conservation de leurs avantages acquis.
La France, de plus en plus dépendante, navigue à vue.

Grandes manœuvres
chez les puissants
Grandes manœuvres chez les puissants //// MANIÈRE DE VOIR //// 31

031.indd 31 08/11/2023 08:51

 DANS LA TÊTE DES GÉANTS
Il y a trente ans, nombre d’experts occidentaux assuraient que l’histoire avait pris fin
et que l’affrontement entre grandes puissances relevait du passé. Cette illusion a mal
résisté à l’épreuve du temps. Aujourd’hui, des conflits menacent de dégénérer en guerre
ouverte, comme en Europe de l’Est à propos de l’Ukraine ou en Asie orientale à propos
de Taïwan. Que s’est-il passé ?
A
PAR JOHN MEARSHEIMER * vant toute chose, il faut rappeler que les
grandes puissances agissent au sein
d’un système où n’existe aucun protec-
teur vers lequel se tourner en cas de menace
de la part d’un État rival. Chacun doit donc
prendre soin de lui-même dans un monde régi
par l’autodéfense. Cette contrainte est rendue
plus pesante encore par deux autres aspects
du système international. Toutes les grandes
puissances détiennent d’énormes capacités
militaires offensives, même si certaines en
possèdent plus que d’autres, ce qui signifie
qu’elles peuvent causer des dommages consi-
dérables à un État donné. Il est par ailleurs
difficile, sinon impossible, de s’assurer qu’elles
poursuivent des intentions
Des États qui opèrent dans un univers pacifiques, dans la mesure
où ils ne peuvent compter que où les intentions, contrai-
sur eux-mêmes vont nécessairement rement aux capacités mili-
avoir peur les uns des autres taires, se nichent dans l’es-
prit des dirigeants et ne
sont jamais pleinement déchiffrables. Anti-
ciper ce que fera tel ou tel État un jour futur
se révèle plus hasardeux encore, car nul ne
peut prédire quels en seront les responsables,
ni quelles seront ses intentions si les circons-
tances changent.
Des États qui opèrent dans un univers où
ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes
et risquent de faire face à un rival puissant
et hostile vont nécessairement avoir peur les
uns des autres, même si l’intensité de leur
peur varie selon les cas. Dans un monde
aussi périlleux, la meilleure manière de
survivre pour un État rationnel consiste à
s’assurer qu’il n’est pas faible. L’expérience
de la Chine durant son « siècle d’humilia-
tion nationale » de 1839 à 1949 a démontré
que les États plus puissants ont tendance
à profiter de la faiblesse des autres. Sur la
* Professeur de science politique à l’université de Chicago,
auteur avec Sebastian Rosato de How States Think. The Ratio-
nality of Foreign Policy, Yale University Press, New Haven, 2023.
32 //// MANIÈRE DE VOIR //// Grandes manœuvres chez les puissants
032.indd 32
scène internationale, mieux vaut être God-
zilla que Bambi.
La politique des grandes puissances se
caractérise en somme par une implacable
compétition sécuritaire puisque chaque
État cherche non seulement à gagner en
influence relative, mais aussi à éviter que
la balance des pouvoirs ne penche en sa
défaveur. Cet objectif, dit de l’« équilibrage »
(balancing), peut être mis en œuvre soit par
un accroissement de sa puissance, soit par
une alliance avec d’autres États pareille-
ment menacés. Dans un monde réaliste, le
pouvoir d’un pays s’apprécie essentielle-
ment à l’aune de ses capacités militaires,
lesquelles dépendent d’une économie avan-
cée et d’une population nombreuse.
Pour un État qui aspire à un rôle de grande
puissance, la situation idéale consiste d’abord
à être une puissance régionale, c’est-à-dire à
dominer la partie du globe à laquelle il appar-
tient, tout en s’assurant qu’aucune autre puis-
sance, moyenne ou grande, ne lui dispute
cette domination. Les États-Unis offrent
une illustration parfaite de cette logique.
Au cours des XVIIIe et XIXe siècles, ils se sont
assidûment employés à asseoir leur hégémo-
nie sur le continent américain. Lors du siècle
qui a suivi, ils ont fait en sorte d’empêcher les
empires germanique et japonais, puis l’Alle-
magne nazie et l’Union soviétique, de s’im-
poser comme seules puissances régionales
en Asie et en Europe.
L’objectif premier : la survie
L’objectif premier de tout État est la sur-
vie, car si un État ne survit pas il ne peut
poursuivre aucun autre but. La production
de richesses ou la diffusion d’une idéolo-
gie peuvent lui sembler prioritaires, mais
seulement à condition que ces objectifs
n’entament pas ses chances de survie. De
même, les grandes puissances peuvent coo-
pérer si elles partagent des intérêts com-
muns et que leur alliance n’affaiblit pas
leurs positions respectives dans la balance
des pouvoirs. Durant la guerre froide, par
exemple, les États-Unis, l’Union soviétique
et le Royaume-Uni ont coopéré en signant
le traité sur la non-prolifération des armes
nucléaires (1968) alors même que les rela-
08/11/2023 10:54

Guillaume Herbaut /////
Combinaisons de protection chimique
présentées au salon Eurosatory.
Parc des expositions,
Paris-Nord Villepinte, 2012
032.indd 33
tions américano-soviétiques demeuraient
intrinsèquement conf lictuelles. Et, à la
veille de la première guerre mondiale, les
grandes puissances européennes étaient
liées les unes aux autres par de puissants
intérêts économiques tout en se livrant à
une compétition sécuritaire acharnée, qui
l’emporta finalement sur la coopération
économique et les conduisit à la guerre. Les
ententes entre grandes puissances se nouent
toujours à l’ombre d’une rivalité relative à
leur sécurité.
Cette logique contredit la croyance, lar-
gement partagée en Occident, selon laquelle
les démocraties libérales se comporteraient
différemment des États autoritaires. Les-
Grandes manœuvres chez les puissants //// MANIÈRE DE VOIR //// 33
quels, nous dit-on, mettent en péril l’ordre
mondial fondé sur le droit et, plus généra-
lement, constituent le seul obstacle véri-
table à la paix. Mais la politique interna-
tionale ne fonctionne pas ainsi. La nature
du régime importe peu dans un monde régi
par l’autodéfense où chaque État craint pour
sa survie, ou en tout cas le prétend. Nation
libérale par excellence, les États-Unis ont
transgressé le droit international lorsqu’ils
ont attaqué la Yougoslavie en 1999 et l’Irak
en 2003, après avoir fomenté une guerre
civile sanglante au Nicaragua durant les
années 1980. Toutes les grandes puissances
ignorent les scrupules lorsqu’elles estiment
que leurs intérêts vitaux sont en jeu. ☛
© Guillaume Herbaut / Agence VU
08/11/2023 08:52

DANS LA TÊTE DES GÉANTS
Certains experts font valoir que l’arme ato-
mique protégerait son détenteur contre toute
destruction en dissuadant quiconque de s’en
prendre à lui, ce qui supprimerait l’une des
raisons d’être à la compétition pour le pou-
voir. Les mêmes soutiennent que la crainte
d’une escalade catastrophique suffirait à
empêcher deux puissances nucléaires de se
livrer à une guerre conventionnelle. Rien
n’indique cependant que les nations concer-
nées aient partagé un tel raisonnement. La
compétition entre les Deux
La compétition entre les Deux Grands Grands a coûté à l’Union
a coûté des milliards et des milliards de soviétique et aux États-
dollars au cours de la guerre froide Unis des milliards et des
milliards de dollars au
cours de la guerre froide, et il en va de même
aujourd’hui avec la Chine, la Russie et les
États-Unis. Ces États n’ont jamais cessé de se
préparer à une guerre conventionnelle. Un
conflit militaire entre grandes puissances
paraît assurément moins probable dans un
monde nucléarisé, mais reste néanmoins une
menace tangible. Le réalisme n’a donc rien
perdu de sa pertinence.
La doctrine réaliste suggère que les zones
d’intérêt stratégique vital pour les grandes
puissances – en dehors de leur propre
région – sont celles qui leur permettent de
contenir leurs rivales stratégiques ou qui dis-
posent de ressources indispensables à l’éco-
nomie planétaire. Pendant la guerre froide,
les réalistes américains dénombraient trois
zones hors du continent où leur pays devait
être prêt à livrer bataille : l’Europe et l’Asie du
Nord-Est, là où se situait l’Union soviétique,
ainsi que le golfe Arabo-Persique à cause de
ses gisements pétroliers. Presque tous s’op-
posaient à la guerre du Vietnam, car elle se
déroulait en Asie du Sud-Est, une région jugée
alors d’un faible intérêt stratégique. À pré-
sent que la Chine est devenue à son tour une
grande puissance, l’Asie du Sud-Est importe
beaucoup plus à Washington, prêt désor-
mais à défendre militairement le statu quo à
Taïwan et en mer de Chine méridionale.
Pour sa part, la géopolitique libérale n’ac-
corde aucune priorité à telle ou telle région
du monde. Son objectif proclamé consiste à
diffuser la démocratie et le capitalisme le plus
largement possible. Bien qu’ils disent abhor-
rer les horreurs de la guerre, les promoteurs
34 //// MANIÈRE DE VOIR //// Grandes manœuvres chez les puissants
032.indd 34
d’une politique étrangère libérale n’hésitent
pas y recourir pour satisfaire leur objectif
ambitieux. La doctrine Bush, qui prétendait
démocratiser le Proche-Orient à la pointe du
fusil, illustra parfaitement cette approche. Ce
n’est pas un hasard si les tenants du réalisme
ont sévèrement critiqué la guerre d’Irak. Elle
fut pensée et voulue par les néoconserva-
teurs, très attachés à l’universalisation des
« valeurs » de l’Occident, et soutenue par les
partisans de l’hégémonie libérale.
Paradoxalement, l’approche libérale en
matière de politique étrangère comporte un
noyau foncièrement illibéral. Ainsi, le libéra-
lisme prône la nécessité de tolérer la diversité
des opinions dans une société, car il admet
que les individus qui la composent ne s’ac-
corderont jamais tout à fait sur la meilleure
manière de vivre ensemble ou d’être gou-
vernés. C’est pourquoi les sociétés libérales
tentent de ménager des espaces où individus
et groupes peuvent coexister tout en conser-
vant leurs croyances ou leurs principes. Mais,
dès qu’il s’agit de politique étrangère, les libé-
raux agissent comme s’ils savaient quel type
de régime devait s’appliquer à tous les pays
(lire l’article page 26). Ils considèrent que le
reste du monde doit imiter l’Occident et uti-
lisent chacun des moyens dont ils disposent
pour le pousser dans cette direction. Une telle
conception est vouée à l’échec, non seulement
parce qu’il ne saurait y avoir de consensus sur
la définition du système politique idéal, mais
aussi parce qu’elle échappe à la logique réa-
liste. Les États constituent des entités souve-
raines qui se défendent contre une menace
visant leurs intérêts vitaux, à plus forte rai-
son quand celle-ci résulte d’un État concur-
rent qui entend transformer le système de
gouvernement de son rival.
L’unipolarité devenue multipolarité
Quand l’Union soviétique s’est effondrée en
1991, le monde bipolaire qui sous-tendait
la guerre froide a cédé la place à un monde
unipolaire centré sur les États-Unis. L’uni-
polarité est devenu multipolarité en 2017, à
la faveur de l’ascension de la Chine et de la
résurrection du pouvoir russe. Les États-Unis
conservent assurément leur rang de première
puissance dans la nouvelle configuration,
mais la Chine, avec son économie impres-
sionnante et sa force militaire ascendante,
la talonne. Des trois géants, la Russie est clai-
08/11/2023 08:52
 rement le plus faible. Le système multipolaire
a donc forgé deux nouvelles rivalités, dont
les protagonistes suivent chacun une logique
réaliste différente. À l’instar de l’antagonisme
américano-soviétique de jadis, et contraire-
ment au conflit actuel entre États-Unis et
Russie, la compétition entre Washington
et Pékin a pour objet principal l’hégémonie
régionale, même si celle-ci comme la concur-
rence avec les Russes pourraient s’étendre
au reste du monde. L’actuelle rivalité amé-
ricano-russe ne s’explique pas par une quel-
conque crainte que Moscou puisse dominer
l’Europe, mais plutôt par le comportement
hégémonique de Washington.
Imposer son hégémonie sur l’Asie
Durant les XIXe et XXe siècles, la Chine n’était
pas perçue comme une grande puissance.
Elle disposait certes d’une population nom-
breuse, mais ses ressources ne lui permet-
taient pas de bâtir une force militaire suf-
fisante. La situation a commencé à changer
au début des années 1990, lorsque l’écono-
mie chinoise a amorcé sa croissance verti-
gineuse au point de devenir la deuxième du
monde et d’être en mesure de développer des
technologies de pointe. Comme on pouvait s’y
attendre, Pékin utilise sa puissance écono-
mique pour accroître sa puissance militaire.
La Chine a pour ambition de conforter sa
domination sur l’Asie, mais aussi de pousser
graduellement les troupes américaines hors
de la partie orientale du continent, de manière
à imposer son hégémonie sur toute la région.
Elle est en train par ailleurs de se doter d’une
marine de haute mer, ce qui indique qu’elle
ambitionne d’étendre son pouvoir tout autour
du globe. Pékin s’efforce en somme de suivre
l’exemple américain, ce qui est en effet le meil-
leur moyen d’optimiser sa sécurité dans un
monde en proie au désordre. Les dirigeants
chinois ont une autre raison de vouloir domi-
ner l’Asie : leurs objectifs territoriaux d’ins-
piration nationaliste, comme reconquérir
Taïwan ou contrôler la mer de Chine méri-
dionale, réclament qu’ils disposent d’une posi-
tion hégémonique dans leur région.
Les États-Unis s’emploient depuis long-
temps à empêcher tout autre pays d’y par-
venir, comme ils l’ont démontré à maintes
reprises au cours du XX siècle. Face aux ambi-
e
tions chinoises, ils tentent donc aujourd’hui
de mettre en place une politique d’endi- ☛
032.indd 35
L’empire contre-attaque toujours
L es États-Unis ne restent jamais humbles longtemps. Un mois après leur
déroute afghane, en août 2021, l’ordre impérial était rétabli. Un mois ?
Même pas. À peine les talibans venaient-ils de s’emparer de l’aéroport de
Kaboul que les néoconservateurs ressortaient de leurs tanières. L’Occident
avait « perdu l’Afghanistan » ? Il fallait donc qu’il réaffirme sa présence par-
tout ailleurs pour faire comprendre à ses rivaux stratégiques qu’il ne recu-
lerait pas devant le prochain combat. « La guerre n’est pas finie, résuma le
sénateur Mitt Romney, ancien candidat républicain à l’élection présidentielle.
Nous sommes plus en danger qu’avant. Et nous allons devoir investir davan-
tage pour garantir notre sécurité 1. » Après avoir répandu le chaos au Proche-
Orient, les États-Unis ont donc tourné leur regard vers le Pacifique et dirigé
leur marine contre la Chine.
Tel fut l’enjeu principal de la minicrise diplomatique entre Paris et Wash-
ington, après l’abandon par l’Australie de la commande de douze sous-marins
à l’armateur hexagonal Naval Group en septembre 2021. Un contrat à 56 mil-
liards d’euros perdu par Paris au profit d’un nouvel accord de coopération
militaire entre l’Australie, le Royaume-Uni et les États-Unis, baptisé Aukus.
L’Élysée s’est habitué aux affronts américains depuis une quinzaine d’an-
nées, qu’il s’agisse de l’espionnage des présidents de la République révélé
par WikiLeaks ou du dépeçage d’Alstom par General Electric, sans parler des
amendes pharaoniques extorquées à des entreprises et à des banques fran-
çaises qui n’avaient pas appliqué des sanctions, contraires au droit internatio-
nal, décrétées par les États-Unis contre Cuba ou l’Iran 2. Pour riposter à cette
spectaculaire humiliation publique ainsi qu’à la déloyauté de ses « alliés »
autrement que par un rappel dérisoire des ambassadeurs en poste à Can-
berra et à Washington, M. Emmanuel Macron aurait été bien inspiré d’accor-
der sur-le-champ l’asile politique à MM. Julian Assange et Edward Snowden,
qui ont dévoilé les bas-fonds de l’empire. Le monde entier eût remarqué ce
sursaut de dignité.
Pendant que ses présidents bavardent, la France se déclasse. Elle a rejoint
le commandement intégré de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord
(OTAN) dirigée par Washington (2009) ; elle abandonne une part croissante
de sa souveraineté diplomatique à une Union européenne peuplée de vas-
saux des États-Unis. Avant que n’éclate la guerre en Ukraine, en 2022, elle a
maintenu contre la Russie une batterie de sanctions interdisant toute entente
« de l’Atlantique à l’Oural », seule perspective susceptible de dégager le Vieux
Continent de l’emprise américaine ou chinoise. Pour ne pas sombrer dans l’in-
signifiance, la France aurait dû faire comprendre à Washington, mais aussi à
Pékin, Moscou, Tokyo, Hanoï, Séoul, New Delhi, Djakarta, qu’elle ne se rési-
gnerait jamais à la guerre du Pacifique préparée par les États-Unis 3.
Serge Halimi
1. Cable News Network, 29 août 2021.
2. Lire Jean-Michel Quatrepoint, « Au nom de la loi… américaine », Le Monde diplomatique,
janvier 2017.
3. Lire Martine Bulard, « L’Alliance atlantique bat la campagne en Asie », Le Monde diplomatique,
juin 2021.
Grandes manœuvres chez les puissants //// MANIÈRE DE VOIR //// 35
08/11/2023 08:52

DANS LA TÊTE DES GÉANTS
guement (containment), applicable à la fois sur
les plans militaire et économique.
Concernant le volet militaire, Washington
cherche à ressusciter des alliances conçues
pour contenir l’Union soviétique en vue de
les fondre dans une coalition dirigée contre
la Chine. Il s’agit de nouer – ou renouer – des
partenariats multilatéraux, sur le modèle
du traité de coopération militaire signé par
les États-Unis, l’Australie et le Royaume-Uni
(Aukus) ou du Dialogue quadrilatéral pour la
sécurité (QUAD) liant les États-Unis, l’Austra-
lie, le Japon et l’Inde, mais aussi de resserrer les
alliances bilatérales déjà anciennes conclues
entre les États-Unis et des États comme le
Japon, les Philippines ou la Corée du Sud.
Chercher des clients chinois
Sur le front économique, Washington
entend freiner les progrès de la Chine dans
le domaine des technologies de pointe
en s’assurant du contrôle des princi-
paux leviers de ce secteur stratégique. Cet
affrontement pourrait cependant mettre à
l’épreuve les relations transatlantiques dans
la mesure où de nombreux États européens,
déjà malmenés par la rupture des échanges
commerciaux avec la Russie, cherchent des
clients sur le marché chinois.
Tout indique que la compétition achar-
née entre Chine et États-Unis va s’inten-
sif ier dans un avenir proche. Elle sera
sans doute avivée en partie par le fameux
« dilemme sécuritaire », en vertu duquel
une action décidée par l’un à des fins de
défense est interprétée par l’autre comme
la preuve d’une intention agressive. Cette
compétition sera dan-
La compétition va s’intensifier gereuse pour deux rai-
et sera sans doute avivée par le fameux sons. D’une par t, elle
« dilemme sécuritaire » concerne Taïwan, une
île que presque chaque
Chinois considère comme un territoire
sacré appartenant à la Chine, mais dont
les États-Unis sont déterminés à préserver
l’indépendance sous parapluie américain.
D’autre part, en cas de guerre entre les
deux grandes puissances du Pacifique, les
combats risquent de se dérouler sur les îles
situées au large des côtes chinoises, essen-
tiellement dans le ciel, sur mer et par tirs de
missiles. Il n’est guère difficile d’imaginer
36 //// MANIÈRE DE VOIR //// Grandes manœuvres chez les puissants
032.indd 36
les débordements auxquels un tel scénario
pourrait conduire. Si la guerre devait avoir
lieu sur le continent asiatique, le nombre
de ses victimes serait certainement très
supérieur, raison pour laquelle les prota-
gonistes y réfléchiraient à deux fois avant
de s’engager dans une pareille escalade, à
la manière de l’Organisation du traité de
l’Atlantique nord (OTAN) et du pacte de
Varsovie au cœur de l’Europe pendant la
guerre froide. L’hypothèse d’un affronte-
ment terrestre paraît donc peu probable,
ce qui n’empêche pas que des trésors de
diplomatie devront être mobilisés de part
et d’autre pour éviter qu’elle se réalise.
Les États-Unis ont très largement contri-
bué à la gestation de cette rivalité périlleuse
en ignorant les principes du réalisme. Au
début des années 1990, aucun État ne pou-
vait concurrencer la puissance américaine ;
la Chine était encore économiquement
sous-développée. Suivant les prescriptions
libérales, la Maison Blanche ouvrait les bras
à Pékin, l’aidant à stimuler sa croissance
économique et cherchant à l’intégrer sur la
scène internationale. Les dirigeants amé-
ricains partaient du principe qu’une Chine
enrichie deviendrait une « actionnaire
responsable » de ce nouvel ordre mondial
dominé par Washington et que par la force
des choses elle se métamorphoserait en
démocratie libérale. Une Chine prospère et
démocratique ne représenterait aucun dan-
ger pour les États-Unis, tel était le calcul. Un
calcul grossièrement erroné, comme on l’a
vu par la suite. Si les dirigeants américains
avaient emprunté une logique réaliste, ils
auraient évité de contribuer à la croissance
chinoise et cherché à creuser ou à mainte-
nir l’écart de puissance entre les deux pays
plutôt que de le réduire.
L’Europe, aussi, serait en meilleure posi-
tion aujourd’hui si la logique réaliste l’avait
emporté et si, notamment, l’OTAN ne s’était
pas fixé comme objectif d’inclure l’Ukraine.
Mais les dés sont jetés : l’unipolarité ayant
cédé la place à la multipolarité, les États-
Unis et leurs alliés sont à présent engagés
dans des rivalités géopolitiques sérieuses
avec la Chine et la Russie. Ces nouvelles
guerres froides sont au moins aussi dange-
reuses que la précédente – peut-être même
davantage.
John Mearsheimer
08/11/2023 08:53
 © Courtesy of the artist and Pavel Zoubok Fine Art, New York
Matthew Cusick ///// « Irene’s Wave » (La vague d’Irène), 2019
AUTOUR DE TAÏWAN, PÉKIN ET WASHINGTON
RIVALISENT DE PROVOCATIONS
Le 12 août 2023, le vice-président taïwanais William Lai transite ostensiblement par
Washington pour se rendre au Paraguay, tandis que les États-Unis accélèrent leurs
ventes d’armes à l’ancienne Formose. Un an auparavant, la visite à Taipei de Mme Nancy
Pelosi, troisième personnage officiel de l’État américain, avait déjà suscité l’ire de Pékin
et exacerbé les tensions de part et d’autre du Pacifique.
B
PAR MICHAEL KLARE * ien avant que l’avion de la présidente
de la Chambre des représentants
Nancy Pelosi touche le sol taïwanais
le 2 août 2022, les relations sino-améri-
caines se trouvaient déjà dans une spi-
rale négative. M. Joseph Biden et son gou-
vernement s’étaient attachés à tisser un
réseau d’alliances hostiles pour encercler
la Chine ; de son côté, Pékin multipliait les
* Professeur au Hampshire College, Amherst (Massachusetts).
Auteur du livre All Hell Breaking Loose : The Pentagon’s Perspec-
tive on Climate Change, Metropolitan Books, New York, 2019.
Grandes manœuvres chez les puissants //// MANIÈRE DE VOIR //// 37
037.indd 37
manœuvres militaires agressives en mer
de Chine orientale et en mer de Chine méri-
dionale. Il reste que leurs relations bilaté-
rales ne s’étaient pas détériorées au point
de rendre impossible tout dialogue de haut
niveau sur le changement climatique ou
sur d’autres questions vitales. Pour preuve,
les présidents Biden et Xi Jinping avaient
discuté de ces sujets lors d’une visioconfé-
rence cinq jours auparavant.
En fait, la visite de M me Pelosi a créé une
nouvelle faille dans la relation entre les
deux puissances, balayant toute perspec-
tive de coopération. Ne subsiste qu’une
rivalité militaire exacerbée.
Depuis le rétablissement des relations
diplomatiques avec la République popu-
laire de Chine (RPC) en 1978, sous l’ad-
ministration de James Carter (1977-1981),
les dirigeants américains ont tou- ☛
08/11/2023 08:53
 AUTOUR DE TAÏWAN, PÉKIN ET WASHINGTON RIVALISENT DE PROVOCATIONS
jours adhéré (au moins publiquement) au
principe d’une « Chine unique », Taïwan
et le continent constituant un seul pays
bien que ne dépendant pas nécessaire-
ment d’une même entité politique. Ce que
résume la célèbre formule adoptée un peu
plus tard, « Une Chine, deux systèmes ».
Dans le même temps, avec le Taiwan Rela-
tions Act (TRA) voté par le Congrès en
1979, les États-Unis sont tenus de livrer des
armes défensives à Taipei selon ses besoins
et de considérer toute tentative chinoise
de modifier le statut de l’île par la force
comme un fait « extrêmement préoccu-
pant » – une formulation connue pour son
« ambiguïté stratégique », dans la mesure
où elle ne dit pas clairement si Washing-
ton interviendrait ou pas 1 .
Garantir une forme de stabilité
Combinés, ces deux préceptes ont jusqu’ici
contribué à garantir une forme de stabilité :
en laissant supposer l’existence d’un lien
intrinsèque entre Taïwan et le continent, le
principe d’« une seule Chine » dissuade Pékin
de toute tentative précipitée de s’emparer de
l’île ; de son côté, l’« ambiguïté stratégique »
laisse les Taïwanais comme les Chinois
dans l’incertitude sur la
L’« ambiguïté stratégique » laisse réponse américaine en
Taïwanais et Chinois dans l’incertitude cas de déclaration d’in-
sur la réponse américaine en cas dépendance des pre-
d’indépendance ou d’invasion miers ou de projet d’in-
vasion des seconds. De
quoi dissuader les uns et les autres de toute
prise d’initiative irréfléchie 2.
Même si les dirigeants américains
assurent toujours adhérer à ces deux prin-
cipes, les plus hauts responsables du gouver-
nement et du Congrès ont pu donner l’im-
pression qu’ils s’en étaient éloignés, au profit
d’une politique suggérant l’existence de
deux États : la Chine d’une part, Taïwan de
l’autre (« one China, one Taiwan »). M. Biden
lui-même y a contribué : interrogé sur Cable
News Network (CNN) pour savoir si Wash-
ington défendrait Taïwan en cas d’attaque
chinoise, il a répondu clairement. « Nous
sommes tenus de le faire 3 », a-t-il déclaré,
bien que ce ne soit pas la ligne officielle.
Le président comme d’autres dirigeants
ont aussi suggéré un changement de poli-
38 //// MANIÈRE DE VOIR //// Grandes manœuvres chez les puissants
037.indd 38
tique, en cherchant à obtenir de leurs alliés
dans la région – l’Australie, le Japon et la
Corée du Sud – qu’ils s’engagent à assis-
ter les forces américaines dans le cas où
celles-ci seraient impliquées dans une
guerre contre la Chine. De plus, le Congrès
a encouragé ce processus en apportant un
soutien bipartite aux livraisons d’armes à
Taïwan et en projetant de modifier le TRA
de 1979 pour en finir avec l’« ambiguïté
stratégique », laquelle serait remplacée
par un engagement ferme à aider l’île à se
défendre 4 .
Pour les dirigeants chinois, la réuni-
f ication s’est imposée comme l’objectif
ultime de la politique gouvernementale,
une condition sine qua non de la « renais-
sance » nationale 5. « Le peuple chinois, fort
de plus de 1,4 milliard de personnes, est
déterminé à défendre résolument la souve-
raineté de la Chine et son intégrité territo-
riale, a déclaré M. Xi à M. Biden lors de leur
échange du 28 juillet 2022, selon le com-
muniqué chinois. Nul ne peut s’opposer à la
volonté du peuple, et quand on joue avec le
feu, on finit par se brûler. »
M me Pelosi savait que sa visite ne pour-
rait qu’aggraver la situation. Elle a mal-
gré tout fait le choix de se rendre à Taipei.
On ne peut éviter de penser qu’elle avait la
ferme intention de provoquer une inflexion
de la politique américaine vers la doctrine
« la Chine d’une part, Taïwan de l’autre »,
avec tous les risques que cela comporte.
Si telle était son intention, son entre-
1. Le 29 août 2023, le Congrès des États-Unis a approuvé
l’octroi d’une enveloppe de 80 millions de dollars d’aide
à Taipei dans le cadre d’un programme d’assistance mili-
taire destiné aux gouvernements étrangers. Même si la
somme est modeste par rapport au volume des ventes
d’armes américaines à Taïwan, c’est une première.
2. Lire Michael J. Green et Bonnie S. Glaser, « What is the
US “one China” policy, and why does it matter ? », Centre
d’études stratégiques et internationales, Washington,
DC, 13 janvier 2017.
3. John Ruwitch, « Would the US defend Taiwan if China
invades ? Biden said yes. But it’s complicated », National
Public Radio (NPR), Washington, DC, 28 octobre 2021,
www.npr.org
4. Cf. Olivier Knox, « Senate looks to update and dee-
pen US-Taiwan relationship », The Washington Post,
1er août 2022.
5. Lire Tanguy Lepesant, « Taïwan, pièce manquante du
“rêve chinois” », Le Monde diplomatique, octobre 2021.
6. « The Taiwan question and China’s reunification in the
new era », Bureau d’information du Conseil des affaires
d’État, Pékin, août 2022.
08/11/2023 08:54

prise a été couronnée de succès. En dépit
des efforts déployés par les responsables
Le monde vu d’Iran
de la Maison Blanche pour assurer leurs
homologues chinois de la séparation des
pouvoirs au sein du système politique
américain, Pékin a eu du mal à croire que
M me Pelosi ne représentait qu’elle-même. À
leurs yeux, cette visite n’est que l’aboutis-
sement d’une campagne destinée à répu-
dier le principe d’« une seule Chine », un
premier pas vers la reconnaissance de
Taïwan comme État indépendant.
Une semaine seulement après le voyage
de M me Pelosi, le Bureau d’information
du Conseil des affaires d’État (gouverne-
ment) a publié un nouveau Livre blanc
sur « la question de Taïwan », réaffi rmant
la volonté de Pékin de réaliser la réunifi-
cation de l’île par des moyens pacifiques,
sans exclure le recours à la force militaire :
« Nous sommes prêts à créer un vaste espace
[de coopération] afin de parvenir à une réu-
nifi cation pacifi que, mais ne céderons pas
le moindre pouce de terrain aux activités
sécessionnistes, quelle que soit la forme
qu’elles puissent prendre 6 . »
Un éventuel blocus
Ces déclarations officielles ont été accom-
pagnées d’une série d’opérations militaires
et diplomatiques visant à démontrer que
les dirigeants avaient abaissé leur degré
de tolérance à l’égard des « ingérences exté-
rieures » comme celle de M me Pelosi. Ils ont
haussé le niveau de préparation du pays en
vue d’un éventuel blocus de l’île ou même
de son invasion si celle-ci s’engageait plus
loin dans la voie de l’indépendance. Plu-
sieurs mesures préoccupantes ref lètent
cette nouvelle position.
• Le 4 août, l’Armée populaire de libé-
ration (APL) a tiré onze missiles balis-
tiques DF-15 dans les eaux situées à l’est, au
nord-est et au sud-est de Taïwan – ce qui
laisse entrevoir son intention d’organiser
un blocus en cas de crise ou de confl it. Cinq
d’entre eux ont atterri dans la zone écono-
mique exclusive du Japon, signe que toute
guerre liée à Taïwan pourrait s’étendre
rapidement à l’archipel nippon, qui abrite de
nombreuses bases militaires américaines.
• Le 6 août, des représentants du gou-
vernement chinois ont annoncé que le dia-
logue entre les responsables de l’APL et ☛
037.indd 39
L
L’Iran, pénalisé par la non-application de l’ac-
cord nucléaire de 2015 par les États-Unis et
l’incapacité des pays européens à le faire
respecter, s’est progressivement tourné vers
l’est, notamment Moscou et Pékin. Il s’agit
d’éviter l’isolement diplomatique et de trou-
ver des débouchés économiques face aux sanc-
tions américaines. Cette réorientation reflète la
volonté du pays de se positionner en tant qu’ac-
teur indépendant sur la scène internationale, capable de
défendre ses intérêts géopolitiques. L’Iran est notamment devenu membre de
l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS) 1 et rejoindra les Brics (Brésil,
Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud) en janvier 2024, renforçant ainsi ses liens
avec les grandes puissances émergentes.
Au-delà de la coopération militaire (manœuvres communes, vente de drones
utilisés en Ukraine), Moscou et Téhéran mettent en place des projets écono-
miques. L’un des plus emblématiques est le corridor Nord-Sud, un vaste réseau
de transports et de connectivité qui s’étend de l’Inde à la Russie. L’Iran y joue
un rôle central en tant que pivot géographique, en off rant des routes terrestres
et maritimes essentielles au transit des marchandises.
Le pays tire également avantage des recompositions géopolitiques. L’implication
de Pékin a ainsi permis la réconciliation avec Riyad et contribué à l’inflexion de la
politique américaine. Le 18 septembre 2023, Téhéran et Washington ont échangé
des prisonniers, à la suite d’un accord secrètement négocié sous l’égide du Qatar.
L’une des contreparties fut le déblocage de 6 milliards de dollars d’avoirs iraniens
gelés en Corée du Sud. Côté iranien, on évoque 10 milliards de dollars, en incluant
les fonds irakiens destinés à l’Iran bloqués sous la pression des États-Unis.
L’accalmie au Yémen est l’autre effet de l’apaisement entre l’Arabie saou-
dite et l’Iran, qui avaient soutenu des factions opposées dans ce conflit meur-
trier. Certes, on est encore loin d’une paix durable, mais les bombardements
quotidiens ont cessé.
Mais tout n’est pas rose entre les deux pays : des compromis et des ajuste-
ments politiques ont dû être faits des deux côtés. L’Iran, par exemple, doit évi-
ter des tensions inutiles avec ses voisins du golfe Arabo-Persique en mettant en
sommeil l’« axe de résistance anti-impérialiste », une coalition informelle créée
en 2002 avec une poignée d’États et de mouvements, pour contrer l’influence
des États-Unis et de leurs alliés au Proche-Orient 2.
Malgré ses avancées sur la scène internationale, le talon d’Achille du régime
réside toujours dans la question sociale, menaçant ainsi la stabilité du pays. L’in-
fl ation galopante rend les biens de consommation de base de plus en plus inac-
cessibles pour de nombreux Iraniens, provoquant des tensions sociales. Comme
le dit un dicton iranien : « L’aff amé n’a ni religion ni foi. »
Shervin Ahmadi
1. L’OCS a été créée en 2001 par la Chine, la Russie et quatre pays d’Asie centrale : Kazakhstan,
Kirghizstan, Tadjikistan et Ouzbékistan.
2. Lire Ali Mohtadi, « Damas, l’allié encombrant de Téhéran », Le Monde diplomatique, octobre 2013.
Grandes manœuvres chez les puissants //// MANIÈRE DE VOIR //// 39
08/11/2023 08:54

Extension du domaine des mercenaires
M ercredi 23 août 2023. Un Embraer 600 s’écrase dans la région de Tver,
en Russie. À son bord, dix personnes trouvent la mort, dont Evgueni Pri-
gojine, le chef de la société militaire privée Wagner, et son bras droit, Dmitri
Outkine. La disparition de l’oligarque originaire de Saint-Pétersbourg porte
un coup fatal à l’expansion de l’empire d’activités chapeauté par le holding
Concord, s’étendant d’une « usine à trolls » à Saint-Pétersbourg à des intérêts
miniers en Syrie et en Afrique, et dont le département militaro-sécuritaire,
Wagner, comptait jusqu’à cinquante mille hommes.
Illégales, les sociétés militaires privées sont pourtant près d’une trentaine
en Russie, dont certaines engagées en Ukraine au côté des forces régulières :
outre Wagner, qui était de loin la plus importante en effectifs et en ambitions,
le bataillon Akhmad du dirigeant tchétchène Ramzan Kadyrov, le bataillon
Sparta, le Corps slave, l’Unité cosaque, la Croix de Saint-André (proche du
patriarche orthodoxe Kirill), Convoy, Enot, Redut, ou encore Patriot, créée
par le ministre de la défense Sergueï Choïgou avec d’anciens éléments des
forces spéciales. Gazprom, le géant du gaz et du pétrole, a obtenu sans peine
l’autorisation de fonder ses propres milices, Fakel (« torche ») et Plamya
(« flamme »), pour la protection de ses actifs en Syrie et en Ukraine.
Le gouvernement russe est conscient depuis le début des années 2010 de
l’intérêt de ces groupes de combattants plus flexibles que des forces régu-
lières. Ils permettent au Kremlin de se décharger des basses œuvres et de
se dédouaner en cas de bavure ou de contestation.
Le mastodonte économique créé par Prigojine a peu à voir avec les merce-
naires « à l’ancienne ». Le Royaume-Uni, la France, l’Afrique du Sud et Israël
ont compté parmi les grands pourvoyeurs de ces « soldats perdus » qui fer-
raillaient contre le communisme et les mouvements de libération. Robert
(« Bob ») Denard, l’un des plus emblématique de ces « chiens de guerre »,
sautait de Rabat à Kisangani, de Conakry à Cotonou, de Salisbury à Pretoria,
de Libreville à Moroni.
À la fin des années 1990, la guerre froide achevée, le mercenariat à domi-
nante idéologique a cédé la place à un mercenariat d’entreprise à motivation
économique, offrant un large éventail de services, comme Executive Outco-
mes en Afrique du Sud, Xe Services (l’ex-Blackwater), DynCorp, Halliburton
aux États-Unis, ou Amarante International et Corpguard en France.
La théorie du light footprint – une logique de sous-traitance des opérations
périphériques – a fait florès. En Syrie, Moscou avait délégué ses opérations
au sol à la société de Prigojine, en complément de l’engagement de son avia-
tion. La compagnie militaire privée turque Sadat a opéré en Syrie, en Libye et
dans l’enclave arménienne du Haut-Karabakh en Azerbaïdjan. Le Dyck Advi-
sory Group, en Afrique du Sud, a été en contrat avec la police mozambicaine,
intervenant notamment en avril 2021 au Cabo Delgado, dans le Nord.
En devenant une force de « premier échelon », la milice Wagner a basculé
dans un modèle inédit et failli échapper à son donneur d’ordres. L’épisode
vaut leçon : un État ne saurait partager impunément son monopole de l’exer-
cice de la violence.
Philippe Leymarie
40 //// MANIÈRE DE VOIR //// Grandes manœuvres chez les puissants
037.indd 40
AUTOUR DE TAÏWAN, PÉKIN
ET WASHINGTON RIVALISENT
DE PROVOCATIONS
ceux de l’armée américaine visant à pré-
venir une confrontation involontaire entre
leurs forces navales et aériennes respec-
tives était interrompu. Les discussions sur
des questions aussi vitales que le change-
ment climatique et la santé mondiale sont,
quant à elles, suspendues 7.
• Le 7 août, plusieurs médias d’État
chinois ont annoncé que l’APL mènerait
désormais « régulièrement » des exercices
militaires à l’est de la ligne médiane du
détroit de Taïwan (côté taïwanais), alors
que les forces chinoises avaient jusqu’ici
principalement mené leurs opérations à
l’ouest de cette ligne (côté chinois). De quoi
accentuer la pression psychologique sur
l’île, tout en se donnant la possibilité d’ef-
fectuer des simulations d’une invasion.
Des mesures « irresponsables »
Toutes ces mesures ont été qualifiées d’« irres-
ponsables » et de « provocatrices » par les
Américains. Mais il serait erroné de tenir
Pékin pour seul artisan de l’impasse dans
laquelle se trouve la relation entre les deux
pays. Le secrétaire d’État américain a consa-
cré la plus grande partie de l’année 2021 à
nouer des alliances pour tenter de contenir la
montée en puissance de la Chine, et à adresser
aux dirigeants chinois des ultimatums sur un
large éventail de problèmes internes, tels que
la persécution des Ouïgours du Xinjiang ou la
répression politique à Hongkong.
N’est-il pas temps de mettre fin à ce petit
jeu et de reprendre des discussions sur les
mesures permettant de réduire le risque d’un
conflit violent ? Les États-Unis devraient s’en-
gager à ne plus faire transiter leurs navires
de guerre par le détroit de Taïwan, et Pékin à
ne pas en franchir la ligne médiane avec ses
forces militaires. S’il est impossible de reve-
nir à l’ère de l’avant-visite de Mme Pelosi, tout
doit être fait pour empêcher que cette nou-
velle configuration dégénère en conflit armé.
Michael Klare
7. Vincent Ni, « China halts US cooperation on range of
issues after Pelosi’s Taiwan visit », The Guardian, Londres,
6 août 2022.
08/11/2023 10:57

LE CLUB DES « CINQ » FACE À LA CHINE
Pour la première fois, le 17 octobre 2023, les chefs des services de renseignement
des « five eyes » – États-Unis, Royaume-Uni, Canada, Australie et Nouvelle-Zélande –
se sont affichés en public lors d’un sommet à Stanford (Californie). Née après la
seconde guerre mondiale, leur alliance, longtemps tenue secrète, connaît une seconde
jeunesse. Sa cible officielle : l’espionnage industriel chinois.
L
PAR PHILIPPE LEYMARIE * ongtemps, ce fut une alliance invisible,
y compris pour les dirigeants des pays
concernés. Le travailliste australien
Gough Whitlam la découvre en 1973, à l’occa-
sion d’une crise constitutionnelle, alors qu’il
est premier ministre. Celui qui avait entrepris
de moderniser son pays, aboli la White Aus-
tralia policy (la politique raciale qui n’auto-
risait que les Européens blancs à immigrer),
retiré ses soldats du Vietnam et reconnu la
République populaire de Chine, apprend
Serigne Ibrahima Dieye /////
« Jungle #1 », 2022 * Journaliste.
Grandes manœuvres chez les puissants //// MANIÈRE DE VOIR //// 41
041.indd 41
© ADAGP, Paris, 2023 - Courtesy Galerie Cécile Fakhoury / Photo : Guillaume Bassinet
que l’Australie est reliée à un réseau secret
d’échange automatique de renseignements
avec les États-Unis, le Canada, le Royaume-
Uni et la Nouvelle-Zélande, familièrement
appelé les five eyes (« cinq yeux » ou FVEY).
L’origine du réseau remonte à la seconde
guerre mondiale : Washington et Londres
partagent alors leurs renseignements selon
un accord signé dès 1943 et officiellement pro-
mulgué en 1946 sous le nom de United King-
dom - United States Communications Intelli-
gence Agreement (Ukusa). Son contenu, resté
secret, fait la part belle au partenaire améri-
cain. Il relie directement les systèmes d’in-
terception de signaux de la National Security
Agency (NSA) à ceux de son équivalent bri-
tannique, le Government Communications
Headquarters (GCHQ). Le Canada s’y joint en
1948, l’Australie et la Nouvelle-Zélande en
1956. Il s’agit, en ce début de guerre froide,
de surveiller l’Union soviétique, mais ☛
08/11/2023 08:55

LE CLUB DES « CINQ » FACE À LA CHINE
aussi tout ce qui, de près ou de loin, peut
être assimilé au communisme : les mou-
vements anti-impérialistes ou anticapita-
listes en Asie, Amérique latine ou Afrique. Ces
« cinq yeux » ont inclus, dès les années 1950,
un second cercle de coopération – mais sans
automaticité des échanges – avec la Norvège,
le Danemark et l’Allemagne de l’Ouest.
Jusqu’aux années 2000, et même après la
découverte australienne, l’existence de cette
alliance est rarement admise publiquement.
Le contenu intégral de l’ac-
L’accord Ukusa est considéré cord Ukusa n’est révélé que le
par le magazine « Time » comme l’un 25 juin 2010 par les gouver-
des documents les plus nements américain et bri-
importants de la guerre froide tannique, plus de soixante
ans après sa signature : il est
alors considéré par le magazine Time comme
l’un des documents les plus importants de
la guerre froide 1. Ce texte, qui a contribué à
cimenter la « relation spéciale » entre Was-
hington et Londres, prévoyait un échange pri-
vilégié de renseignements tirés de la collecte
des communications à l’étranger et de leur
analyse, ainsi que l’acquisition d’informations
sur les opérateurs de communications, leurs
pratiques, leurs équipements et procédures.
Une fois la guerre froide terminée, place à
la guerre économique : le système d’espion-
nage Echelon, développé dans les années 1990,
pur produit du traité Ukusa, est principale-
ment dirigé contre des cibles non militaires
– gouvernements, organisations, entreprises
ou individus. Il permet d’interconnecter les
systèmes d’écoute, notamment les stations
de réception des faisceaux satellitaires, et
d’échanger entre les services de renseigne-
ment des « dictionnaires » de mots-clés et
adresses reflétant leurs préoccupations du
moment. Le dispositif a notamment permis de
contourner les législations nationales empê-
chant chaque agence de surveiller ses propres
citoyens. M. James Woolsey, ancien directeur
de l’Agence centrale de renseignement améri-
caine (CIA), a justifié l’espionnage des « amis
européens » par la nécessité de défendre les
entreprises américaines, victimes d’une cor-
ruption endémique « dans des pays où les pots-
de-vin sont déductibles des impôts 2 ».
Après les attentats de New York et Wash-
ington en 2001 et le florilège de lois sécu-
ritaires adoptées outre-Atlantique et en
42 //// MANIÈRE DE VOIR //// Grandes manœuvres chez les puissants
041.indd 42
Europe, les services secrets américains et
leurs alliés ont renforcé ce vaste tamis de
l’information à l’échelle mondiale. Les révé-
lations, en 2013, de M. Edward Snowden 3,
ancien agent de la CIA et contractuel de la
NSA, ont donné une idée de l’ampleur de cette
pêche au chalut, y compris des données per-
sonnelles, grâce à l’interception de blocs mas-
sifs de messages via les satellites ou les câbles
sous-marins, notamment sur leurs points de
connexion avec le Royaume-Uni. En paral-
lèle, grâce au programme Prism, les princi-
paux services de renseignement américains
s’étaient ménagé des accès directs aux ser-
veurs de neuf des principaux fournisseurs de
services informatiques, qui ont leur siège aux
États-Unis – Microsoft, Apple, Yahoo, Google,
Facebook, AOL, Paltalk, Skype et YouTube.
L’alliance FVEY n’a ni adresse, ni siège, ni
personnel propre. Ce fonctionnement infor-
mel et secret a pu laisser croire à un arran-
gement presque familial d’échanges quasi
automatiques de renseignements, fondé sur
des décennies de confiance entre les services
secrets de quelques pays unis par l’histoire,
la langue, les valeurs et les intérêts géopoli-
tiques, dans la dépendance consentie à l’égard
du cousin britannique et surtout du grand
protecteur américain. Un partage sans équi-
valent, même au sein de l’Organisation du
traité de l’Atlantique nord (OTAN).
Chacun des « cinq » est censé pointer ses
moyens d’écoute et de capture de signaux
électroniques dans sa zone d’action privi-
légiée : l’Australie surveille l’Asie du Sud
et celle de l’Est ; le Canada, l’intérieur de la
Russie et de la Chine ; la Nouvelle-Zélande,
l’Asie du Sud-Est et le Pacifique occiden-
tal ; le Royaume-Uni scrute Hongkong, le
Proche-Orient et l’Europe ; les États-Unis
englobent la Chine, la Russie et le Proche-
Orient, en plus de l’Amérique latine, des
Caraïbes et de l’Afrique.
1. Adam White, « How a secret spy pact helped win the
Cold War », Time, New York, 29 juin 2010.
2. Lire Philippe Rivière, « Le système Echelon », Manière
de voir, n° 46, « Révolution dans la communication », juil-
let-août 1999.
3. Lire Thibault Henneton, « Confession d’un espion du
siècle », Silicon circus, 3 mars 2015, https://blog.monde-
diplo.net.
4. « Mahuta’s five eyes comment about China unnecessa-
rily created “drama” », 1news, 21 avril 2021.
5. « Five eyes spy alliance trains focus on Xi in echo of cold
war », Bloomberg, 21 octobre 2020.
08/11/2023 08:55
 La montée des tensions entre Washing-
ton et Pékin sous la présidence de M. Donald
Trump a eu pour effet de revigorer ce réseau
traditionnel, désormais tourné essentielle-
ment vers la surveillance et l’endiguementdu
compétiteur chinois. La sphère Indo-Paci-
fique a été élevée au rang de région straté-
gique numéro un, le président Joseph Biden
s’étant mis dans les pas de son prédécesseur.
« Peu importe qu’ils aient cinq ou dix yeux. S’ils
osent s’attaquer à la souveraineté, à la sécurité
et au développement de la Chine, qu’ils fassent
attention, car ils pourraient bien voir leurs
yeux être crevés et devenir aveugles », a cin-
glé le porte-parole du ministère des affaires
étrangères chinois en 2021.
Huawei soupçonné d’espionnage
Il y a quelques années, Washington a demandé
aux « cinq » d’écarter la présence sur leur sol
du géant chinois des télécommunications,
Huawei, partenaire intéressant sur le plan
technique, notamment pour le développement
du réseau 5G, mais soupçonné d’espionnage
industriel. La réponse n’avait pas été unanime,
au grand dam du parrain américain.
Si la Nouvelle-Zélande, comme l’Austra-
lie, a fermé sa porte au groupe chinois dès
2018, elle a été la première à manifester sa
réticence face à ce qui est apparu au fi l du
temps comme une dérive et fi nalement une
politisation de l’alliance, vue désormais
comme un outil privilégié de surveillance et
de critique de la Chine. « Nous sommes mal à
l’aise avec l’élargissement du mandat des “five
eyes” » aux questions des droits humains, des
minorités ou des différends commerciaux, a
ainsi indiqué Mme Nanaia Mahuta, ministre
des affaires étrangères, en avril 2021, rap-
pelant que le but de l’alliance doit être cir-
conscrit à l’échange du renseignement 4. La
Nouvelle-Zélande est la seule des « cinq » à
être directement liée par un accord de libre-
échange à la Chine, qui absorbe un tiers de
ses exportations. Les réserves de Welling-
ton ont été interprétées, chez certains de ses
partenaires, comme le signe d’une influence
chinoise croissante dans le Pacifique sud,
notamment dans les micro-États insulaires.
Ils soupçonnent Pékin de chercher à s’y faire
des alliés et obligés, voire d’espérer établir un
jour une base militaire dans une de ces îles.
Cette repolitisation des FVEY et leur polari-
sation sur la Chine ne sont pas unanimement
appréciées. Ainsi, l’ancien secrétaire adjoint
pour la stratégie et le renseignement au
ministère de la défense australien, M. Hugh
White, se dit « très sceptique sur l’idée qu’un
partenariat qui a longtemps et efficacement
nourri l’échange de renseignements électro-
magnétiques puisse être ainsi reconverti dans
le but de répondre au défi chinois 5 ». De son
côté, Jonathan Eyal, du think tank britan-
nique Royal United Services Institute, évoque
« une sorte de retour à la guerre froide », et
regrette que le « prisme chinois » s’impose
désormais en matière de recherche de ren-
seignements et dans les autres initiatives des
five eyes, jouant le même rôle étouffant que
la cible « Union soviétique » en son temps. En
revanche, M. Richard Fadden, ancien direc-
teur du service de renseignement cana- ☛

La toile des « five eyes »

Buckley
Canada Japon
(Aurora) Ladylove (Misawa)
ASIE DE L’EST
États- Corée du Sud
Unis Guam
Timberline Leitrim
PACIFIQUE
Norvège RUSSIE OCCIDENTAL
AMÉRIQUE HONGKONG
CENTRALE Fort Meade, Menwhith Hill CHINE
siège de la NSA (Harrogate)
Royaume-Uni ASIE Shoal Bay Nouvelle-
Danemark (Darwin) Zélande
Bude DU SUD-EST
Australie
France Allemagne
PROCHE- Inde
EUROPE
ORIENT Pine Gap
Iron Sand
Sounder
Israël (Waihopai)
Stellar
AMÉRIQUE (Chypre) Snick ASIE (Geraldton)
(Seeb) DU SUD
DU SUD
Les « five eyes » et leurs zones
de surveillance prioritaire
AFRIQUE Principaux pays
Australie
partenaires
Nouvelle-Zélande Second cercle
historique
Royaume-Uni
Partenaire privilégié
Canada (depuis 2016)
Partenaires
États-Unis pressentis
Importante base connue d’écoute
et d’interception des communications
américaine (NSA) conjointe
Sources : NSA ; https://theintercept.com ; www.electrospaces.net

Grandes manœuvres chez les puissants //// MANIÈRE DE VOIR //// 43

041.indd 43 08/11/2023 08:56


LE CLUB DES « CINQ » FACE À LA CHINE
dien (CSIS), affirme que ce tropisme sur la
Chine, outre son effet revigorant pour l’al-
liance, se justifie d’autant plus que Pékin est
« maintenant considéré comme une menace
majeure par l’ensemble des “five eyes”, et par
les Occidentaux en général ». 6
L’administration américaine, elle, cherche
à élargir le cercle de l’alliance en l’ouvrant à
des pays comme la Corée du Sud, l’Inde ou
l’Allemagne. D’autres seraient sur les rangs :
Israël, dont on connaît la proximité avec
Washington, est depuis longtemps un « œil »
acéré sur le Proche-Orient ; et le Japon, égale-
ment lié étroitement au système de sécurité
américain, pointe déjà ses capteurs sophis-
tiqués vers la Chine, la Russie et la Corée du
Nord. L’alliance pourrait donc à terme pas-
ser du five au nine, voire au ten eyes, comme
le préconise, par exemple, l’amiral américain
James Stavridis, ex-chef d’état-major de l’US
Navy et des forces de l’OTAN, pour qui « les
alliés occidentaux ont besoin
Dans un changement de pied de plus d’yeux sur le monde 7 ».
géopolitique, l’Australie a troqué un En attendant, les poids
partenariat stratégique avec la France lourds des FVEY – Australie,
Royaume-Uni et États-Unis –
contre un traité à visée nucléaire
ont brusquement conclu, en
septembre 2021 un nouveau traité, l’Aukus, qui
prévoit la fourniture à Canberra de sous-ma-
rins nucléaires à technologie anglo-améri-
caine, au détriment du contrat signé avec les
Français en 2016 pour la livraison d’une flotte
de sous-marins conventionnels. Le Canadien
Justin Trudeau a mis l’accord au compte de la
« nervosité » de l’Australie, tout en expliquant
que Canberra « reste un pilier des “five eyes” »
et que cette alliance est « intacte ».
Ce spectaculaire changement de pied géopo-
litique de l’Australie, troquant un partenariat
stratégique avec la France contre un traité à
visée nucléaire, l’apparaît moins si l’on ramène
ce pays à sa vieille complicité au sein de l’al-
liance des FVEY et du Commonwealth. Pour
le professeur John Blaxland, spécialiste des
questions de sécurité à l’Université nationale
australienne, ce pacte témoigne surtout d’une
mutation profonde de la dynamique straté-
gique dans l’Indo-Pacifique, liée au réenga-
gement post-Brexit du Royaume-Uni dans la
région, à la posture plus belliqueuse du pré-
sident Xi Jinping, mais aussi à une « plus grande
inquiétude quant à la fragilité du dispositif mili-
44 //// MANIÈRE DE VOIR //// Grandes manœuvres chez les puissants
041.indd 44
taire américain, et à sa capacité à empêcher ou
gagner un conflit potentiel dans le Pacifique 8 ».
Ces dernières années, l’exécutif français
tentait de déployer sa propre stratégie dans
la région avec l’ambition d’incarner une troi-
sième voie, évitant à une majorité des pays rive-
rains d’avoir à choisir entre Pékin et Washing-
ton 9. Grand perdant de ce chassé-croisé, il n’est
pas loin d’imaginer un complot de l’« anglo-
sphère » au cœur des FVEY, cherchant à écar-
ter l’intrus français de leur chasse gardée.
Une déconvenue cruellement ressentie
Une déconvenue d’autant plus cruellement res-
sentie que Paris passait, en raison de l’inten-
sité de ses échanges de renseignements avec les
États-Unis depuis les attentats de 2015 et 2016
dans l’Hexagone, comme un sixième membre
de fait de cette alliance. Une étroite collabora-
tion sur les théâtres militaires (Afghanistan,
Golfe, Irak, Syrie, Sahel) avait été nouée ainsi
qu’un écheveau d’arrangements confidentiels
– l’ancien programme d’échange de renseigne-
ments au nom de code « Lustre », les accords
Spins conclus en 2016 ou les réunions pério-
diques du Comité La Fayette – qui ont contri-
bué à étendre les échanges des services fran-
çais avec leurs homologues anglo-américains.
Il s’agissait, comme le reconnaissait Mme Flo-
rence Parly 10, de partager un « flux intensif »
d’informations, la France apportant notam-
ment les éléments obtenus auprès de ses relais
africains. Une coopération « fructueuse »,
mais n’impliquant pas l’intégration dans ce
« club historique et fermé qui comporte (…)
des risques en matière de souveraineté », pré-
cisait la ministre des armées. Toutefois, un
haut responsable américain de la défensew
expliquait : nous voulons avoir avec la France
le « même niveau de partenariat approfondi »
qu’avec les five eyes, mais d’une façon « paral-
lèle et unique » 11. Ce qui est resté, de M. Barack
Obama à M. Biden, en passant par M. Trump…
Philippe Leymarie
6. Ibid.
7. Cf. James Stavridis, « The Western allies need more eyes on
the world », Bloomberg, 5 mai 2019.
8. Cf. « China decries arms race as US allies unite on nuclear
Subs », Bloomberg, 16 septembre 2021.
9. Cf. « La stratégie de la France dans l’Indopacifique », docu-
ment-cadre, ministère des affaires étrangères, Paris, 2019.
10. Reuters, 18 décembre 2017.
11. Laurent Lagneau, « Paris et Washington veulent accélé-
rer leurs échanges dans le domaine du renseignement mili-
taire », Zone militaire, 12 mai 2016, www.opex360.com
08/11/2023 08:56
 L’EUROPE FACE AUX DILEMMES
majeur : depuis le début de l’offensive russe,
le 24 février 2022, onze trains de sanctions
sévères ont été adoptés contre Moscou et
DE LA SOUVERAINETÉ – geste inédit – des armes ont été envoyées
en quantité à un pays en guerre, l’Ukraine.
La toute nouvelle facilité européenne pour
La « boussole stratégique » dont se sont dotés les Vingt-Sept le 21 mars 2022 fixe la paix (FEP), créée en 2021, fait ici une
des objectifs de sécurité et des moyens pour les atteindre. Mais, loin d’affirmer la entrée fracassante dans l’histoire de l’uni-
fication continentale : grâce à elle, l’Union
« souveraineté européenne » chère à M. Emmanuel Macron, elle se veut complémentaire
peut désormais livrer des engins militaires
de l’Alliance atlantique sans contredire ses priorités.
sur un théâtre d’opérations. Auparavant,
son action internationale devait demeurer

I
PAR ANNE-CÉCILE ROBERT mage spectaculaire : le vendredi dans le cadre strict de l’aide au développe-
11 mars 2022, dans la galerie des Batailles ment et des missions de paix.
du château de Versailles, les présidents du
Conseil européen (le Belge Charles Michel), La décomposition de la Yougoslavie
de la République française (M. Emmanuel Ce pas de géant renvoie aux oubliettes l’im-
Macron), de la Commission européenne puissance européenne face à la décom-
(l’Allemande Ursula von der Leyen) rendent position sanglante de la Yougoslavie au
compte à la presse des décisions prises par début des années 1990. C’est Washington
les vingt-sept chefs d’État et de gouvernement qui avait mis un terme à une guerre civile
concernant la guerre en Ukraine. Aucune dévastatrice « à deux heures de Paris »
annonce renversante ce jour-là, mais une par les accords de Dayton (1995). Amère,
volonté de marquer les esprits en ringardi- la leçon avait favorisé l’essor de la poli-
sant les antagonismes historiques, entre deux tique étrangère et de sécurité commune
tableaux à la gloire des victoires militaires de (PESC), lancée par le traité de Maastricht
la France. « C’est un tournant pour nos sociétés, en 1992, et son développement constant
nos peuples et notre projet européen », affirme jusqu’au traité de Lisbonne (2007), qui la
M. Macron, visiblement satisfait. dote d’une branche opérationnelle : la poli-
Rarement les Vingt-Sept ont-ils affiché tique de sécurité et de défense commune
une telle unité sur un sujet géopolitique (PSDC). L’Union dispose dorénavant d’un
corps diplomatique, d’une agence d’arme-
ment, de bataillons transnationaux, etc.
Ce tableau impressionnant laisse des
Sur la Toile questions en suspens. Tout d’abord, quel
Expertise à la française projet entend servir cette nouvelle armu-
Reconnu d’utilité publique, l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) aborde les enjeux rerie ? Le président français f ixe avec
géopolitiques par le prisme des zones géographiques et des thématiques transversales. Notes de
recherche, podcasts et vidéoconférences accessibles en ligne. constance le cap d’une « souveraineté
www.iris-france.org européenne » depuis son discours de la
Sorbonne, le 26 septembre 2017. Il la défi-
L’Afrique vue par elle-même
Établi en Afrique du Sud, au Kenya, en Éthiopie et au Sénégal, l’Institut d’études de sécurité (ISS) publie nit très largement : sécurité et lutte contre
des analyses sur l’Afrique dans les domaines de la criminalité transnationale, la migration, la sécurité le terrorisme, défense, contrôle des flux
maritime et le développement, le maintien et la consolidation de la paix, la prévention de la criminalité et
la justice pénale, l’analyse des conflits et la gouvernance. migratoires, développement durable, coo-
https://issafrica.org/fr pération numérique, agriculture, santé,
énergie, etc. À Versailles, emporté par
Le plus ancien think tank
Chatham House a été créé à Londres au lendemain de la première guerre mondiale pour analyser les son élan, il a même évoqué l’alimentation
affaires mondiales. L’institut est à l’origine de la fameuse « règle de Chatham House », en usage dans les
et une mystérieuse « souveraineté proté-
cercles internationaux, selon laquelle toutes les informations échangées au cours d’une réunion peuvent
être utilisées par les participants sous réserve de tenir leurs sources confidentielles. inique ». Ses principaux partenaires pré-
www.chathamhouse.org fèrent l’expression, moins engageante,
Le regard porté par la Chine sur le monde d’« autonomie stratégique ».
Créé il y a plusieurs décennies, l’Institut chinois des relations internationales contemporaines (Cicir) Longtemps, dans le sillage du géné-
couvre toutes les zones géographiques et publie six fois par an le magazine Contemporary International
Relations, disponible en ligne (en anglais). ral de Gaulle, Paris s’est fait l’avocat d’une
www.cicir.ac.cn « Europe puissance », définissant des objec-
tifs distincts de ceux des États-Unis. Les ☛

Grandes manœuvres chez les puissants //// MANIÈRE DE VOIR //// 45

045.indd 45 08/11/2023 11:01


L’EUROPE FACE AUX DILEMMES DE LA SOUVERAINETÉ
autres États, au premier rang desquels l’Al-
lemagne, ne l’ont jamais entendu de cette
oreille, en partie par méfiance vis-à-vis
d’une France jugée envahissante et pour le
confort que leur procure le parapluie améri-
cain. « Une Union forte et plus capable dans le
domaine de la sécurité et de la défense contri-
buera positivement à la sécurité globale et
transatlantique, confirment avec force les
Vingt-Sept réunis en sommet extraordi-
naire le 30 mai 2022, et est complémen-
taire de l’OTAN [Organisation du traité de
l’Atlantique nord], qui reste le fondement de
la défense collective de ses États membres. »
Au sommet Union européenne-États-Unis, à
Washington, le 21 octobre 2023, M. Michel,
le président du Conseil européen, a souligné
la nécessité d’une alliance « forte » entre les
États-Unis et l’Union europénne. Est-ce l’en-
terrement en grande pompe de l’« Europe
européenne » chère au général de Gaulle ?
Une ambition fédéraliste
Dans les milieux diplomatiques fran-
çais, on explique qu’il ne faut pas accor-
der aux mots plus d’importance qu’ils n’en
ont : souveraineté et autonomie seraient
équivalentes. Pourtant, la première cor-
respond à l’émergence de l’État-nation
au XVIIe siècle. M. Macron n’ignore pas
la portée d’un vocable qui résonne avec
les grandes heures de l’histoire de France.
L’utilisation appuyée qu’il en fait peut tra-
duire une ambition fédéraliste. La déci-
sion de Berlin d’élever le budget national
de défense à 2 % du produit intérieur brut
(PIB) ouvre une voie inédite à un tel projet.
Mais en précisant le cadre de leur
défense commune, leur « boussole straté-
gique », le 21 mars 2022 à Bruxelles, les
Vi ng t-Sept n’évoquent
« Les États-Unis sont leur plus aucu ne « souverai neté
loyal partenaire stratégique, européenne » mais une
une puissance globale qui contribue « stratégie » face à des
à la paix sur le continent » « menaces » (terrorisme,
cyberattaques, armes de
destruction massive, changement clima-
tique, etc.). Ils rappellent que « les États-
Unis sont leur plus important et plus loyal
partenaire stratégique, une puissance glo-
bale qui contribue à la paix, la sécurité, la
stabilité et la démocratie sur notre conti-
46 //// MANIÈRE DE VOIR //// Grandes manœuvres chez les puissants
045.indd 46
nent ». Ils se dotent de nouveaux outils
militaires et diplomatiques sans s’éman-
ciper des tropismes géopolitiques de Was-
hington.
Mais il leur faudrait, pour s’embarquer
durablement et solidairement sur les flots
agités de la nouvelle géopolitique mon-
diale, concevoir une vision commune et
réaliste du monde, solidifiée par la défi-
nition d’« intérêts communs ». Si le tran-
chant des sanctions inf ligées à Moscou
traduit la gravité des crimes commis, il
coïncide opportunément avec la vision
américaine du monde impliquant l’endi-
guement de la Russie, quand les Européens
pourraient au contraire – géographie
oblige – avoir intérêt à trouver des arran-
gements avec un puissant voisin impos-
sible à effacer du continent. Le souhait de
Tbilissi d’obtenir le statut de candidat, que
les Vingt-Sept devraient décider ou non
de lui octroyer d’ici à fin 2023 – comme la
demande d’adhésion d’Ankara, toujours
en suspens –, souligne par ailleurs l’indé-
termination des frontières qui séparent
l’Union de l’Asie. De quels territoires et de
quelles populations – pour ne pas utiliser
le mot « peuples » –s’agit-il donc d’expri-
mer la « souveraineté » ? Quelle vision du
monde s’agit-il de défendre ? « L’Ukraine
appartient à la famille européenne », ont
martelé en chœur M me von der Leyen et
MM. Macron et Michel en clôture du som-
met de Versailles, parce qu’elle « se bat
pour la démocratie et les valeurs qui nous
sont chères ». Un critère qui n’exprime
aucune réflexion géopolitique.
Démanteler la préférence communautaire
Plusieurs points restent aveugles. Com-
ment concilier l’« autonomie stratégique »
et la promotion du libre-échange ? Cette
dernière a conduit, par exemple, à déman-
teler la préférence communautaire qui
protégeait l’agriculture européenne d’une
concurrence dévastatrice. Sa réf lexion
stratégique globale inclut des accords
commerciaux notamment avec l’Asie et
l’Afrique 1 . Illustration des impensés stra-
tégiques de l’Union, l’arrimage d’urgence
de l’Ukraine au marché européen et la
création de « corridors de solidarité » pour
lui permettre d’exporter ses produits agri-
coles ont eu des conséquences imprévues
08/11/2023 08:57

Guillaume Herbaut ///// Détail d’un véhicule blindé de combat d’infanterie au salon Eurosatory. Parc des expositions, Paris-Nord Villepinte, 2012
pour les agriculteurs hongrois, polonais,
roumains et slovaques 2 .
Jusqu’où ira la solidarité affichée face à
Moscou ? La Hongrie, qui a voté les sanc-
tions sans pour une fois barguigner, se dis-
tingue en refusant – officiellement pour
des questions de sécurité – que les armes
transitent par son territoire. Dans le cadre
du « partage nucléaire » avec les États-
Unis, l’Allemagne est contrainte d’acqué-
rir des chasseurs-bombardiers améri-
cains F-35, seuls agréés par Washington
pour cette mission, plutôt que des Rafale
ou des Eurof ighters, avouant au pas-
sage que l’ « autonomie stratégique euro-
péenne » s’arrête aux portes de l’OTAN.
Notons que, malgré la mise en scène soi-
gnée de la galerie des Batailles, la PESC
045.indd 47
demeure dans les mains des gouverne-
ments souverains : décidée à l’unanimité
des Vingt-Sept, elle n’accorde à la Com-
mission, au Parlement européen et à la
Cour de justice de l’Union européenne
(Luxembourg) qu’un rôle marginal. Ce que
M me von der Leyen semble avoir oublié en
affichant, de sa propre initiative, un sou-
tien inconditionnel à Israël attaqué par le
Hamas. Les maîtres-mots « coopérer » et
« partenariat » illustrent cette approche
plus participative que coercitive qui per-
1. « Stratégie “Global Gateway” » sur https://commission.
europa.eu.
2. Lire Corentin Léotard, « Des céréales ukrainiennes au
goût amer », Le Monde diplomatique, septembre 2023.
3. Discours d’Athènes, www.elysee.fr, 11 septembre 2017.
Grandes manœuvres chez les puissants //// MANIÈRE DE VOIR //// 47
© Guillaume Herbaut / Agence VU
met toujours à un État de se tenir à l’écart
d’une décision ou de la bloquer. Inédit,
l’envoi d’armes létales en Ukraine entre-
bâille toutefois la porte d’une fédéralisa-
tion à plus ou moins long terme. M. Macron
évoque désormais la possibilité de décider
à la majorité qualifiée.
Quelle est la légitimité de cette euro-
péanisation ? Le président Macron bran-
dit le trident « souveraineté-unité-démo-
cratie 3 ». Or aucun mandat ne lui a été, à ce
stade, confié par les électeurs pour enclen-
cher une telle entreprise. Les transferts de
souveraineté créent-ils automatiquement
un projet politique commun, qui les jus-
tifierait, en attendant qu’on veuille bien
demander leur avis aux peuples ?
Anne-Cécile Robert
08/11/2023 08:57
 LE NAUFRAGE DE LA DIPLOMATIE FRANÇAISE
Vue de l’étranger, la multiplication des « coups » sur la scène internationale cache
mal les nombreux échecs de la politique étrangère du président Emmanuel Macron
et l’incapacité de la France à conserver une voix originale, faute de stratégie claire
et assumée. Face au conflit israélo-palestinien, Paris s’aligne sur les positions
occidentalistes de ses partenaires.
L
PAR BENOÎT BRÉVILLE e 22 octobre 1996, au lendemain d’une
altercation qui deviendra célèbre
avec la police israélienne à Jérusalem,
Jacques Chirac rencontre le dirigeant pales-
tinien Yasser Arafat à Gaza. Devant une foule
enthousiaste, les deux présidents inaugurent
la rue Charles-de-Gaulle. Une décennie plus
tard, en avril 2007, le nouveau président de
l’Autorité palestinienne, M. Mahmoud Abbas,
se trouve à Paris quand il annonce la créa-
tion prochaine d’une rue Jacques-Chirac
à Ramallah. Il n’y aura pas de rue Emma-
nuel-Macron à Naplouse. Le président fran-
çais est détesté dans les pays arabes : quand
les habitants de Tunis ou de Beyrouth des-
cendent dans la rue pour protester contre la
riposte israélienne aux attaques perpétrées
50 //// MANIÈRE DE VOIR //// Grandes manœuvres chez les puissants
050.indd 50
par le Hamas et ses alliés le 7 octobre dernier,
c’est devant l’ambassade de France qu’ils se
rendent, aux cris de « Macron assassin ».
« Il ne peut jamais y avoir de “oui mais”.
(…) Israël a le droit de se défendre », a mar-
telé le président français le 12 octobre, dans
un alignement parfait de plus avec Was-
hington. Quelques jours plus tôt, M. Joseph
Biden avait donné le ton : « Israël a le droit
de répondre, il a même le devoir de répondre
à ces terribles attaques. (…) Il n’y a aucune
justification au terrorisme, il n’y a aucune
excuse. » Seule divergence notable, Paris
a voté pour le projet de résolution brési-
lien du 18 octobre appelant à une « pause
humanitaire » quand Washington s’y est
opposé. Comme lors des opérations « Plomb
durci » (2008-2009), « Pilier de défense »
(2012), « Bordure protectrice » (2014), « Gar-
diens des murailles » (2021), « Aube nais-
sante » (2022), le gouvernement israélien
a le champ libre pour conduire son projet
« Glaive de fer ». Coupures d’électricité et
d’eau, déplacements de populations, bom-
bardements sans discrimination : il peut
08/11/2023 10:27

Serigne Ibrahima Dieye /////
« Assemblée des vanités », 2020
agir à sa guise, sans retenue, sans risquer
© ADAGP, Paris, 2023 - Courtesy Galerie Cécile Fakhoury / Photo : Issam Zeljy
aucune remontrance de ses alliés. Si ce n’est
des déclarations symboliques et sans consé-
quences, dont M. Macron n’est jamais avare.
On peine aujourd’hui à le croire, mais la
France a longtemps été réputée amie du
peuple palestinien. Pendant des décennies,
ses dirigeants n’hésitaient pas à dénon-
cer la colonisation, l’occupation, les expul-
sions, les humiliations, tous ces « oui mais »
aujourd’hui bannis du vocabulaire offi-
ciel. Le général de Gaulle s’est ainsi opposé
avec virulence à l’offensive israélienne de
juin 1967, décrétant même un embargo sur
les ventes d’armes. Quelques mois plus tard,
il déclarait lors d’une conférence de presse
(27 novembre) : « Maintenant, Israël organise
sur les territoires qu’il a pris l’occupation qui
ne peut pas aller sans oppression, répression,
expulsion, et il s’y manifeste contre lui une
résistance qu’il qualifie de terrorisme. »
À chacun ses coups d’éclat
Depuis, chaque président (jusqu’à l’élection
de M. Nicolas Sarkozy) a eu ses coups d’éclat,
ses gestes symboliques, ses décisions diplo-
matiques, irritant bien souvent Tel-Aviv et
Wash ington. Georges Pompidou, quand il
a développé les exportations d’armes fran-
çaises aux pays arabes ; Valéry Giscard d’Es-
taing, pour avoir entamé le dialogue avec
l’Organisation de libération de la Palestine
(OLP) et poussé à l’adoption par la Commu-
nauté économique européenne de la déclara-
tion de Venise, qui affi rme le droit du peuple
palestinien à l’autodétermination ; François
Mitterrand, quand il a prononcé les mots
« OLP » et « État palestinien » dans un dis-
cours à la Knesset en 1982, puis reçu Yasser
Arafat à l’Élysée en 1989. Quant à Jacques
Chirac, il reste dans la mémoire de nom-
breux Palestiniens, non seulement pour
l’accrochage de 1996, mais aussi pour son
opposition farouche à la guerre en Irak de ☛
050.indd 51
A
Le monde vu de Russie
Au lendemain de la guerre froide, la Russie tente
de transformer ce qu’elle nomme l’« Occident
historique » en s’y intégrant, forgeant ainsi un
« Grand Ouest ». Mikhaïl Gorbatchev (1931-2022),
qui espérait voir son pays faire son retour au sein
de la famille des nations européennes, imagina le
projet de « Maison commune européenne ». Mos-
cou relança le mouvement amorcé par la création,
en 1975, de la Conférence sur la sécurité et la coopé-
ration en Europe (CSCE), seul forum de dialogue rassem-
blant tous les États membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN)
et du pacte de Varsovie. Ce faisant, il s’inscrivait dans les courants occidentalistes
qui, depuis Pierre le Grand (1682-1725), cherchent à arrimer la Russie à l’Europe, à
l’inverse des slavophiles, qui prônent une voie spécifique 1. À la fin des années 1980,
ce tropisme devait revêtir une portée plus générale : l’avènement d’un ordre inter-
national débarrassé de la logique des blocs.
Quand il devint évident que l’OTAN continuerait à accueillir de nouveaux membres
sans prendre en compte les intérêts de la Russie, Moscou remit en circulation – d’abord
par la voix de son chef de l’exécutif Evgueni Primakov (1998-1999) – la notion de
multipolarité. « Synonyme de rejet de l’hégémonie américaine, celle-ci demeure un
concept flou, estime le politiste Richard Sakwa 2. Est-elle un but à atteindre comme com-
posante d’une stratégie active – à savoir, donner davantage de poids à des puissances
de second rang, dont la Russie –, ou s’agit-il d’une réalité tangible résultant d’un rééqui-
librage sur la scène mondiale ? » Depuis le discours du président russe Vladimir Poutine
à la conférence de Munich de 2007, le Kremlin explique le désordre mondial par l’entê-
tement américain à nier la réalité de l’émergence de pôles concurrents. Ces derniers,
comme la Russie, « plaident pour une répartition plus équitable des biens mondiaux et
pour une diversité civilisationnelle », disait encore le ministre des affaires étrangères
Sergueï Lavrov devant l’Assemblée générale des Nations unies, le 23 septembre 2023.
Le rêve européen pâlissant, Moscou accorde une importance croissante à sa stratégie
de la « terre du milieu » (heartland), concept classique de géopolitique qui fait de l’Eura-
sie le pivot géographique du monde. La création de la Communauté économique eura-
siatique (Biélorussie, Kazakhstan, Kirghizstan, Russie et Tadjikistan) en 2000 a marqué
la première étape d’un projet de « Grande Eurasie ». À l’origine, l’Ukraine devait être un
élément-clé du dispositif. Mais les relations entre Kiev et Moscou se brisent sur l’année
charnière de 2014 (« coup d’État » à Kiev selon le vocabulaire du Kremlin, annexion de la
Crimée, troubles au Donbass). Le centre de gravité eurasiatique se déporte alors vers
l’est : c’est la signature en 2015 avec la Chine d’un accord d’« harmonisation » (sopria-
jenie) entre l’Union économique eurasiatique et l’initiative des nouvelles routes de la
soie. Depuis l’invasion de l’Ukraine en février 2022, Moscou dépend plus étroitement
de Pékin, mais sa vision du monde comme ses ressources énergétiques et céréalières
– toutes deux boycottées par les Occidentaux, mais pas par le Sud global – la protègent
de l’isolement.
Hélène Richard
1. Cf. Marie-Pierre Rey, La Russie face à l’Europe. D’Ivan le Terrible à Vladimir Poutine, Flammarion, coll.
« Champs histoire », Paris, 2016.
2. Lire Richard Sakwa, « Le monde vu de Moscou », Le Monde diplomatique, octobre 2019.
Grandes manœuvres chez les puissants //// MANIÈRE DE VOIR //// 51
08/11/2023 10:28

LE NAUFRAGE DE LA DIPLOMATIE FRANÇAISE
2003, puis pour avoir accueilli Yasser Arafat
malade et avoir été le premier chef d’État à
lui rendre hommage après son décès.
Ce « non-alignement » français s’inscri-
vait dans le cadre plus vaste d’une « poli-
tique arabe » voulue par de Gaulle à par-
tir de 1967, à une époque où les relations de
Paris avec le Maghreb et le Proche-Orient
étaient pour le moins tempétueuses. Et pour
cause : la France avait par-
De Gaulle avait compris toute ticipé, aux côtés des Israé-
l’importance du monde arabe, où liens et des Britanniques,
la France avait des racines héritées de à l’expédition militaire de
la période coloniale et mandataire Suez en 1956, puis s’était
accrochée avec la Tuni-
sie sur la rétrocession de la base navale de
Bizerte en 1961, trois ans après avoir bom-
bardé le village de Sakiet Sidi Youssef. Sans
même parler de la guerre d’Algérie, qui lais-
sait derrière elle des centaines de milliers de
morts. Autant dire que Paris jouissait d’une
image particulièrement dégradée.
De Gaulle avait compris toute l’importance
du monde arabe, où la France avait des racines
anciennes, héritées de la période coloniale et
mandataire. Riche en pétrole, la région dis-
posait d’un poids géostratégique grandissant,
tout en restant relativement à l’écart des divi-
sions de la guerre froide. Paris pouvait espé-
rer y jouer autre chose qu’un rôle de figurant,
en traçant une voie originale entre les deux
blocs, en se servant des pays arabes comme
d’un relais, une caisse de résonance en direc-
tion du tiers-monde. Désireux de maintenir
une influence française après la fin de l’em-
pire colonial, de Gaulle s’employait à dégager
son pays de l’ombre américaine, en dévelop-
pant une force de dissuasion nucléaire indé-
pendante, en quittant le commandement inté-
gré de l’Organisation du traité de l’Atlantique
nord (OTAN), en critiquant l’engagement mili-
taire américain au Vietnam lors du discours de
Phnom Penh (1966)…
« La France n’a pas de politique arabe, pas
plus qu’elle n’a de politique chinoise, mais elle
a une politique de ses intérêts en direction des
pays arabes », expliquait Michel Jobert, l’un
des artisans de cette stratégie 1. Parfois, ces
intérêts commandaient de se ranger derrière
les Américains, comme lors de la guerre du
Golfe de 1991 – une position vécue comme
une trahison dans les pays arabes. Mais, sou-
52 //// MANIÈRE DE VOIR //// Grandes manœuvres chez les puissants
050.indd 52
vent, ils impliquaient de s’en distinguer et cela
garantissait à Paris une certaine popularité
dans le monde. Après sa condamnation de l’in-
vasion américaine en Irak en 2003, Jacques
Chirac traversait Alger et Oran comme un
héros, sous les acclamations de centaines
de milliers de personnes ; il fut accueilli par
une foule en liesse à Tombouctou. Depuis,
la France a dû s’habituer aux protestations
devant ses ambassades, du Niger au Liban, du
Burkina Faso à la Tunisie, du Tchad à l’Iran.
Les présidents français se contentent
désormais de suivre le chemin tracé par
Washington sur le dossier israélo-palesti-
nien, en soutenant Tel-Aviv et en traitant tou-
jours davantage ce conflit territorial comme
relevant de la « lutte contre le terrorisme ».
En 2009, après trois semaines de bombar-
dements intensifs sur Gaza, M. Sarkozy
indiquait que « les Européens sont aux côtés
d’Israël pour assurer son droit à la sécurité ».
Cinq ans plus tard, tandis que Gaza était à
nouveau pilonné, M. François Hollande assu-
rait sa pleine « solidarité » au gouvernement
israélien, qu’il jugeait « habilité à prendre
toutes les mesures pour protéger sa popula-
tion ». Et maintenant, M. Macron…
Cet alignement atlantiste, outre qu’il
contribue à ternir l’image de la France dans
les pays du Sud, paraît absurde à plus d’un
titre. En suivant scrupuleusement Wash-
ington sur tous les dossiers stratégiques, de
l’Ukraine au Proche-Orient, Paris lie son
destin à celui d’une puissance déclinante et
contestée. À l’heure où de nombreux États
aspirent à un ordre mondial multipolaire,
la France devrait chercher de nouvelles
alliances et renouer avec son statut de puis-
sance médiatrice, plutôt que de se mettre à
dos une bonne partie de la planète. La nou-
velle guerre de Gaza illustre encore une
fois l’hypocrisie des Occidentaux, qui bran-
dissent le droit international pour justifier
leur soutien à l’Ukraine, mais l’oublient au
sujet des Palestiniens. Un « deux poids, deux
mesures » que M. Vladimir Poutine, lui-
même spécialiste en la matière, ne manque
pas de dénoncer, avec un certain écho.
1. Cf. Ignace Dalle, « Les relations entre la France et le
monde arabe », Confluences Méditerranée, vol. 96, n° 1,
Paris, 2016.
2. Anemona Hartocollis, « After writing an anti-Israel let-
ter, Harvard students are doxxed », The New York Times,
18 octobre 2023.
08/11/2023 10:28
 Non content d’abaisser le crédit interna-
tional de la France en alignant Paris sur
les États-Unis, M. Macron remet en cause
sa réputation de défenseure des libertés
Par la bande
publiques. Quand il s’exprime sur la poli-
tique étrangère, le président se drape dans
les valeurs de la liberté, de la démocra-
tie, de la tolérance, pour mieux fustiger
les régimes autoritaires. Des valeurs his-
sées au rang de nouvelle religion séculaire,
dont la mise en cause, ou même la discus-
sion, relèverait de l’hérésie. Ainsi, pour
défendre sa politique étrangère « libé-
rale », M. Macron en vient à multiplier les
mesures liberticides. La France est – avec
la Hongrie de M. Viktor Orbán – le seul
État européen à avoir interdit, à l’échelle
nationale, les rassemblements de solida-
rité avec les Palestiniens. À Bruxelles, à
Barcelone, à Copenhague ou à Vienne,
on pouvait lire sur des pancartes « Boy-
cott Israel ». En France, une telle inscrip-
tion serait aussitôt taxée d’antisémitisme
et, encouragés par des journalistes, des
ministres se relaieraient sur les plateaux
de télévision pour réclamer des poursuites.
Une chasse aux sorcières
Souvent sur demande du ministère de
l’intérieur, des enquêtes pour « apologie
du terrorisme » ont été ouvertes, notam-
ment contre le Nouveau Parti anticapita-
liste (NPA), qui a exprimé son « soutien aux
Palestiniens et aux Palestiniennes et aux
moyens de lutte qu’ils et elles ont choisi pour
résister » ; M. Gérald Darmanin a également
annoncé le lancement de « procédures de
dissolution » contre « plusieurs collectifs
relayant et parfois finançant de manière
officieuse et cachée le Hamas ou des mouve-
ments autour du Hamas ».
La chasse aux sorcières prend parfois un
visage inquiétant, comme aux États-Unis,
où des étudiants de Harvard paient cher une
lettre ouverte soulignant les responsabili-
tés d’Israël dans l’attaque du Hamas. Aussi-
tôt, des cadres de Wall Street ont établi une
« liste noire » pour empêcher leur embauche 2.
Après s’être alignée diplomatiquement sur
les États-Unis, la France est-elle en train d’en
importer les pires travers, y compris ceux de
la paranoïa et du maccarthysme, au nom de
la guerre des civilisations ?
Benoît Bréville
050.indd 53
En Absurdie
Création originale de Libon
pour Manière de voir
«L
a plupart de mes histoires sont destinées à la jeunesse,
mais à vrai dire je ne fais pas tellement la différence :
je fais des histoires pour moi, qui se trouvent être
lisibles par les plus jeunes », raconte Libon, auteur de bande des-
sinée qui enchante petits et grands avec la même verve absurde.
Né à Paris en 1972, il passe deux ans aux beaux-arts de Beauvais
avant d’obtenir un diplôme de concepteur graphique à l’école d’art
publique de communication visuelle de la Ville de Paris (EPSAA).
« Tout petit j’étais déjà un sacré geek. Je dessine sur des ordinateurs
depuis que j’ai environ 10 ou 11 ans. J’ai vite pris l’habitude de pro-
grammer des outils mal fichus mais qui marchaient. Une fois sorti
de l’école, j’avais le profil pour bosser dans les jeux vidéo et j’ai très
vite trouvé un travail. Mais, au bout de quelques années, j’ai eu envie
de raconter mes propres histoires, avec mes dessins. »
Libon publie ses premiers récits dans le défunt magazine Tchô !,
puis dans Fluide glacial et enfin Spirou, qu’il n’a plus jamais quitté.
Biberonné à Astérix et Gaston, l’auteur s’y trouve en terrain fami-
lier, auquel il ajoute une certaine dose d’absurdité, favorisée par sa
fréquentation assidue de la Rubrique-à-brac de Gotlib, des Mon-
thy Python et de l’Américain Gary Larson. De Tralaland (Bayard,
six tomes) aux Cavaliers de l’apocadispe (Dupuis, trois tomes), il
s’agit d’histoires solidement extravagantes et décalées, peuplées
de petits bonshommes aussi perdus qu’expressifs. Et toujours très
inventives et drôles, qu’on ait 8 ou 43 ans.
De Spirou à Fluide glacial en passant par J’aime Lire Max, Libon
nourrit encore parallèlement plusieurs séries, avec un enthou-
siasme évident. « Je travaille presque exclusivement pour la presse,
j’adore ça. C’est parfois sportif mais tous les matins, quand je me
lève, je sais que la journée va être différente de celle d’hier. »
Guillaume Barou
☛
Grandes manœuvres chez les puissants //// MANIÈRE DE VOIR //// 53
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 54 //// MANIÈRE DE VOIR //// Grandes manœuvres chez les puissants

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 Grandes manœuvres chez les puissants //// MANIÈRE DE VOIR //// 55

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 © Courtesy of the artist and Pavel Zoubok Fine Art, New York

3
Matthew Cusick ///// « Course of Empire (Mixmaster 2) » (Cours de l’empire), 2007

Au Sud, le temps
de l’affirmation
Pendant que les grandes puissances se toisent, les pays
du « reste du monde » cherchent à s’émanciper des anciennes tutelles.
Le sentiment d’un « deux poids, deux mesures » de la part des Occidentaux
(sanctions à géométrie variable, guerres humanitaires) nourrit
la recherche d’un ordre international plus équilibré où chacun obtiendrait
sa part du gâteau sur fond de compétition pour les ressources.

56 //// MANIÈRE DE VOIR //// Au Sud, le temps de l’affirmation

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 VERS UNE DÉSOCCIDENTALISATION ?
Les pays émergents ont désormais leur club, les Brics + (Brésil, Russie, Inde,
Chine et Afrique du Sud, que rejoindront six autres pays en 2024).
Alliance disparate mais pragmatique, ce groupe informel revendique
sa place dans le concert des nations.
À
PAR MARTINE BULARD peine le sommet des Brics (acro-
nyme de Brésil, Russie, Inde, Chine
et Afrique du Sud) s’achevait-il, le
24 août 2023 à Johannesburg, que s’ou-
vrait celui du groupe des Vingt (G20) 1, le
10 septembre, à New Delhi. Cette proxi-
mité temporelle a rendu encore plus évi-
dente la différence entre les deux ins-
tances, comme une image en réduction
du monde tel qu’il bouge.
Donné pour paralysé par les dissensions
entre l’Inde et la Chine avant son ouver-
ture, le premier sommet a au contraire
montré sa vitalité en accueillant six nou-
veaux membres. Certains commentateurs
parlent de « tournant historique », quand
d’autres n’y voient qu’un simple « coup de
communication ». La rencontre ne mérite
ni ce débordement d’enthousiasme, ni cet
excès de myopie.
Le G20, lui, devait marquer le retour de
l’Occident, de plus en plus contesté dans les
pays du Sud. Il s’est soldé par un échec : le
communiqué final ne fait
« Une formulation que les partisans référence qu’à la « guerre
de Kiev ont rejetée car elle implique en Ukraine » – « une for-
le même niveau de responsabilité mulation que les par-
de la Russie et de l’Ukraine » tisans de Kiev, tels les
États-Unis et leurs alliés,
ont précédemment rejetée car elle implique
que la Russie et l’Ukraine ont le même
niveau de responsabilité, note le Financial
Times (9 septembre 2023). Un coup dur
pour les pays occidentaux, qui ont passé
l’année dernière à tenter de convaincre
les pays en développement de condamner
Moscou et de soutenir l’Ukraine. » Le Sud
réprouve la guerre, mais n’adhère pas au
récit occidental.
Seule lueur, dans ce G20, l’intégration
de l’Union africaine. Certes, la présidence
américaine a mis en avant la proposition
de M. Joseph Biden, acceptée par tous, de
créer un « corridor » reliant l’Inde et l’Eu-
Au Sud, le temps de l’affirmation //// MANIÈRE DE VOIR //// 57
057.indd 57
rope via les Émirats arabes unis (EAU),
l’A rabie saoudite, la Jordan ie, Israël,
avec une voie de chemin de fer, un câble
sous-marin à haut débit et un gazoduc à
hydrogène. Pour l’heure, les tracés restent
flous et les financements inexistants.
Lors du précédent sommet, l’an dernier,
M. Biden avait lancé l’idée d’un partenariat
pour les infrastructures et les investisse-
ments mondiaux (PIIM), supposé contrer
les fameuses routes de la soie chinoises.
Mais les dollars n’arrivent qu’au compte-
gouttes… quand ils arrivent. Les promesses
occidentales ne suffisent pas à enrôler les
pays pauvres ou émergents. C’est aussi
ce que traduit le succès du sommet de
Johannesburg.
Dépasser les pays riches
Pour mesurer le chemin parcouru, il faut
se rappeler que l’acronyme BRIC (Bré-
sil, Russie, Inde, Chine) est né sous la
plume d’un économiste américain de la
banque d’investissement Goldman Sachs,
Jim O’Neill, en 2001. Il s’agissait alors de
pointer leur développement rapide pou-
vant conduire, à terme, au dépassement
des pays les plus riches.
Les quatre en question vont se retrou-
ver une première fois en Russie en 2009,
puis au Brésil l’année suivante et, un an
plus tard, en Chine, où l’Afrique du Sud les
rejoint. Les Brics – avec un s pour South
A frica – s’institutionnalisent sans se
structurer en organisation classique. Le
pays hôte du sommet préside pendant un
an, un sherpa de chaque pays et son adjoint
préparent la réunion, les décisions sont
prises par consensus. Lors de ce quinzième
sommet, les Cinq ont décidé d’accueillir, le
1er janvier 2024, l’Argentine, l’Arabie saou-
dite, l’Égypte, les EAU, l’Éthiopie et l’Iran.
Il est difficile de savoir quels critères ont
été appliqués pour retenir tel ou tel pays.
Bien sûr, les intérêts économiques ont
occupé une bonne place. On comprend par-
faitement tout ce que l’Arabie saoudite, ☛
1. Afrique du Sud, Allemagne, Arabie saoudite, Argentine,
Australie, Brésil, Canada, Chine, Corée du Sud, États-
Unis, France, Inde, Indonésie, Italie, Japon, Mexique,
Royaume-Uni, Russie, Turquie, plus l’Union européenne.
08/11/2023 09:02

VERS UNE DÉSOCCIDENTALISATION ?
les Émirats ou l’Iran, et dans une moindre
mesure l’Égypte, peuvent apporter dans
le domaine énergétique : les Onze, désor-
mais appelés Brics +, vont contrôler plus
de 54 % de la production pétrolière mon-
diale. Même constat
« Le président brésilien Luiz Inácio avec les métaux rares,
Lula da Silva a plaidé pour ou le secteur alimen-
que ses frères argentins puissent t a i r e : i ls « repré -
participer aux Brics » sentent désormais 23 %
des ventes mondiales
agricoles (en valeur), contre 16 % au début
du siècle », note le chercheur Sébastien
Abis 2 – ce qui permet aussi d’asseoir leur
influence.
Les considérations politiques ne sont
jamais très loin. Et pas seulement pour la
58 //// MANIÈRE DE VOIR //// Au Sud, le temps de l’affirmation
057.indd 58
Chine. Ainsi, le président brésilien Luiz
Inácio Lula da Silva, qui a « plaidé pour
que [ses] frères argentins puissent parti-
ciper aux Brics 3 », a cherché d’un même
mouvement à aider son homologue Alberto
Fernández, en difficulté à la veille de l’élec-
tion présidentielle du 22 octobre.
Du côté du Proche-Orient, il n’est pas
étonnant de voir arriver l’Iran, déjà inté-
gré à l’Organisation de coopération de
Shanghaï 4 en 2021, ainsi que l’Arabie
saoudite. En début d’année, sous l’égide de
2. Sébastien Abis, « Brics : l’appétit agricole vient en mar-
chant », L’Opinion, Paris, 4 septembre 2023.
3. « Le Brésil fait entrer son principal partenaire lati-
no-américain, l’Argentine, dans les Brics », Le Grand
Continent, Paris, 26 août 2023.
4. Chine, Inde, Iran, Kazakhstan, Kirghizstan, Ouzbéki-
stan, Tadjikistan, Pakistan et Russie.
© Guillaume Herbaut / Agence VU
08/11/2023 09:02

Pékin, tous deux ont rétabli leurs relations
diplomatiques, brisées depuis sept ans. Le
Le monde vu d’Inde
premier ministre indien Narendra Modi,
qui a reçu le ministre des affaires étran-
gères iranien l’an dernier, était, lui aussi,
plus que favorable à l’adhésion de Téhé-
ran. Non seulement il ne veut pas laisser
la Chine occuper seule le terrain, mais
les échanges commerciaux entre les deux
grimpent rapidement : + 44 % l’an dernier,
pour un total de 2,5 milliards de dollars
(2,34 milliards d’euros).
Pas de modèle alternatif
Peut-on pour autant voir dans ces Brics +
l’éclosion d’un bloc politique antilibéral et
antioccidental ? Le communiqué fi nal des
Cinq ne promeut aucun modèle économique
alternatif. Comme n’importe quelle ins-
tance occidentale, il vante, par exemple, les
vertus des accords de libre-échange.
Pas de front antioccidental non plus sur
le plan géopolitique. Ni même un front
uni tout court : les deux mastodontes du
groupe, l’Inde et la Chine, s’aff rontent régu-
lièrement sur la frontière himalayenne. De
plus, New Delhi est engagé dans le Dialogue
quadrilatéral pour la sécurité (Quad),
dirigé par Washington contre la Chine.
Au Proche-Orient, les EAU et l’Arabie saou-
dite abritent des bases militaires améri-
caines tandis que l’Égypte – deuxième
bénéficiaire de l’aide des États-Unis après
Israël – a encore renforcé son partenariat
sécuritaire avec Washington. C’est dire si
ni les uns ni les autres ne veulent renver-
ser l’ordre international. En revanche, ils
entendent bien le transformer.
Le communiqué fi nal du sommet appelle
à « une plus grande représentation des mar-
chés émergents et des pays en développe-
ment dans les organisations internatio-
nales et les forums multilatéraux dans
lesquels ils jouent un rôle important ». Il
propose même une réforme de l’Organi-
sation des Nations unies et de son Conseil
de sécurité, en « incluant l’Afrique du Sud,
le Brésil et l’Inde ». Professeur à Harvard,
Graham Allison résume parfaitement ☛
Guillaume Herbaut /////
Hôtesses sur un stand au salon
indien Defexpo, New Delhi, 2012
057.indd 59
L
L’année 2023 s’est avérée faste pour le premier
ministre indien. Invité à un somptueux dîner
d’État par le président Joseph Biden en mai,
reçu à la tribune présidentielle pour le défilé
du 14-Juillet en France, M. Narendra Modi a
terminé sa présidence du G20 entouré des
chefs d’État ou de gouvernement à New Delhi,
en septembre dernier. Ni l’absence des prési-
dents russe et chinois, ni l’érection de murs desti-
nés à cacher la misère quotidienne n’ont gâché la fête.
Pour les Occidentaux, seule compte la place de l’Inde comme contrepoids aux
ambitions chinoises. De son côté, M. Modi entend bien saisir cette occasion. Le
pays prend sa revanche après « mille ans d’assujettissement, a-t-il clamé lors de
son discours pour la fête de l’indépendance, le 15 août dernier. « “Mother India”
avance avec une nouvelle confiance en [elle]. » Une « puissance douce », guidée
par l’hindouisme et ses préceptes qui devraient lui permettre de conquérir l’opi-
nion publique. L’exemple le plus anodin est celui du yoga, pour lequel il a obtenu
de l’Organisation des Nations unies (ONU) une journée internationale dédiée 1.
Cette « Inde nouvelle » aspire à devenir le pivot d’un monde « libéré de la men-
talité coloniale » et formant « une grande famille », a expliqué le ministre des
aff aires étrangères Subrahmanyam Jaishankar, lors de l’Assemblée générale
de l’ONU le 24 septembre 2023 2. Il s’agit de dépasser la « période du non-aligne-
ment », polarisée sur l’opposition Est-Ouest, pour ouvrir ce qu’il nomme l’ère
de « Vishawa Mitra » (littéralement « ami du monde ») – le dialogue de tous avec
tous. Un principe qui se conjugue parfaitement avec l’autre slogan, « India first »
(« L’Inde d’abord »). Ainsi, New Delhi a refusé de condamner l’invasion de l’Ukraine
et a même renforcé son commerce avec la Russie. Mais, du côté de Washington,
personne ne trouve rien à redire.
L’autre déterminant essentiel de la diplomatie indienne s’appelle la Chine, avec
laquelle les escarmouches terrestres se font de plus en plus vives. Si New Delhi
ne compte pas sur les armes occidentales en cas d’attaque – au demeurant fort
peu probable –, M. Modi espère au moins calmer les ardeurs de sa voisine à la
frontière himalayenne.
Ces contraintes de voisinage couplées à sa vision du monde ont conduit l’Inde
à rejoindre le Dialogue quadrilatéral pour la sécurité (Quad) rassemblant l’Aus-
tralie et le Japon sous la houlette des États-Unis, qui ont Pékin en ligne de mire.
Cela ne l’empêche pas d’être, aussi, partie prenante de l’Organisation de coo-
pération de Shanghaï, dirigée de fait par la Chine (et la Russie). Elle est égale-
ment très active dans le mouvement des Brics (pour Brésil, Russie, Inde, Chine,
Afrique du Sud), qui s’est élargi lors de son dernier sommet fin août. La double
polarisation – Est-Ouest, Nord-Sud – se fragmente et se recombine en fonction
des besoins nationaux et régionaux.
Martine Bulard
1. 9e Journée internationale du yoga, ONU, Genève, 21 juin 2023, www.un.org/fr
2. « Son Excellence Subrahmanyam Jaishankar, ministre des relations extérieures », débat général,
Assemblée générale de l’ONU, 26 septembre 2023, https://gadebate.un.org
Au Sud, le temps de l’affirmation //// MANIÈRE DE VOIR //// 59
08/11/2023 09:02
 VERS UNE
Le dollar en question DÉSOCCIDENTALISATION ?
la situation : « Les Américains sont choqués

«L esecrétaire
dollar est notre monnaie, mais votre problème », avait rétorqué le
américan au Trésor John Connally aux diplomates européens
par l’idée que la Chine ne reste pas à la place
qu’ils lui ont assignée dans l’ordre internatio-
qui s’alarmaient de la suspension, décidée en 1971 par le président Richard nal dirigé par les États-Unis 5. » Elle l’a long-
Nixon, de la convertibilité du dollar en or. Dans ce domaine, rien n’a changé. temps acceptée, avant de comprendre qu’elle
Confrontée à un épisode inflationniste, la Réserve fédérale (Fed) procède ne serait jamais traitée à égalité. Elle n’est
depuis mars 2022 à une remontée de ses taux d’intérêt. Une politique natio- pas la seule à ressentir cet ordre injuste, mais
nale qui, selon l’ancienne présidente brésilienne Dilma Rousseff, aujourd’hui dispose des moyens économiques et finan-
à la tête de la Nouvelle Banque de développement des Brics (Brésil, Russie, ciers pour entraîner d’autres acteurs – cela
Inde, Chine, Afrique du Sud), se traduit « par une plus grande probabilité de explique la réussite du sommet des Brics.
réduction des perspectives de croissance 1 » dans le reste du monde.
Encourager les monnaies nationales
Divers pays s’efforcent d’encourager l’utilisation de leur propre monnaie
Ainsi, le communiqué final insiste sur « l’im-
dans leurs échanges transfrontaliers. En avril 2023, l’Inde et la Malaisie ont
portance d’encourager des monnaies natio-
ainsi affiché la volonté de commercer en roupies, la monnaie indienne. Un
nales dans le commerce international et les
mois plus tôt, Pékin et Brasília annonçaient inciter les transactions en reais
transactions financières entre les Brics ainsi
brésiliens et en yuans chinois. Ces initiatives ne découlent pas de la seule
qu’avec leurs partenaires commerciaux », en
volonté de contester la domination du dollar. Elles répondent aussi au sou-
lieu et place du dollar.
hait de réduire le coût des transactions, alourdi par les conversions multiples.
Prudemment mais sûrement, les Cinq
Ces réajustements se heurtent à une difficulté importante. « Comme les avancent aussi sur le terrain diplomatique,
balances commerciales ne sont jamais parfaitement équilibrées, l’un des mettant en avant les principes onusiens. De
deux pays est amené à accumuler les devises de son partenaire, observe façon prémonitoire, le communiqué final
M. Paulo Nogueira Batista Jr, directeur exécutif pour le groupe de pays d’août 2023 met en garde « contre l’esca-
emmenés par le Brésil au Fonds monétaire international (FMI) entre 2007 lade de la violence sous l’occupation [israé-
et 2015. Or cela peut poser des problèmes, notamment si la monnaie en lienne] », et appelle « la communauté inter-
question est soumise à des fluctuations de valeur ou n’est pas facilement nationale à soutenir les négociations directes
convertible. » C’est ce qui explique l’échec, en mai dernier, des pourparlers fondées sur le droit international, vers une
entre Moscou et New Delhi visant à commercer en roupies : leurs échanges solution à deux États, conduisant à l’établis-
étant très déséquilibrés en faveur de la Russie, cette dernière craignait sement d’un État souverain, indépendant et
d’amasser des liasses de roupies inutilisables. L’Inde achète donc le pétrole viable de Palestine ». Un tel rappel est devenu
russe… en dirhams émiriens. rare dans les rencontres internationales.
Pour l’heure, aucun des candidats traditionnels au remplacement du dol- Le sommet de Johannesburg ne doit pas
lar – l’euro et le yuan – ne satisfait aux conditions requises. L’euro parce être lu avec les lunettes du passé. Ni parade
que l’incertitude sur son avenir, depuis la crise des dettes souveraines de diplomatique, ni alliance à l’image de l’Or-
2010, inquiète le reste du monde. Le yuan parce que Pékin n’a pas libéralisé ganisation du traité de l’Atlantique nord
son compte de capital : la monnaie chinoise demeure soumise à de sévères (OTAN), les Brics + reflètent la capacité
contrôles de change. des pays émergents à nouer des accords
en fonction de leurs intérêts nationaux – et
Derrière le vacarme des déclarations annonçant que « la suprématie finan-
non en fonction du camp idéologique préé-
cière américaine est terminée 2», le billet vert reste, de très loin, la monnaie la
tabli comme lors de la guerre froide. En
plus utilisée. Selon la Banque des règlements internationaux (BRI), en 2022,
fait, explique Allison, « la plupart des pays
88 % des transactions de change se sont faites en dollars, contre 32 % pour
refusent de choisir entre des États-Unis
l’euro, 17 % pour le yen, 17 % pour la livre sterling. Bien qu’en progression, la
essentiels à leur sécurité et une Chine essen-
part du yuan chinois (7 %) demeure modeste.
tielle à leur prospérité ». Leurs différences
Renaud Lambert et Dominique Plihon* voire leurs divergences ne suffisent pas à
*Professeur émérite (université Sorbonne Paris Nord) et membre du conseil scientifique
de l’Association pour la taxation des transactions financières et pour l’action citoyenne (Attac).
anéantir leur volonté d’élaborer ensemble
une nouvelle configuration mondiale.
Martine Bulard
1. Entretien sur CGTN, Pékin, le 14 avril 2023.
2. Tom Benoît, « La fin du dollar roi », Le Point, Paris, 26 septembre 2023.
5. Graham Allison, « US-China : More decoupling ahead »,
Top of Mind, n° 118, Goldman Sachs, 1er mai 2023.

60 //// MANIÈRE DE VOIR //// Au Sud, le temps de l’affirmation

057.indd 60 08/11/2023 10:58

 PÉKIN, ARTISAN DE LA DÉTENTE
ENTRE RIYAD ET TÉHÉRAN
Après avoir rêvé de codiriger les affaires du monde, à égalité avec les États-Unis,
la Chine a compris que la première puissance mondiale ne partagerait pas son pouvoir.
Elle a donc redéfini sa diplomatie. Non sans succès. En mars 2023,
elle a parrainé le rapprochement, après sept années de rupture diplomatique
sur fond de rivalité historique, entre l’Arabie saoudite et l’Iran. Une brèche
dans l’influence des États-Unis dans la région.
L
PAR AKRAM BELKAÏD ET MARTINE BULARD e 10 mars 2023 vit une double sur-
prise : rivaux régionaux depuis les
années 1960, l’Arabie saoudite et
l’Iran ont d’abord annoncé la reprise de
leurs relations diplomatiques, rompues
en 2016 après l’exécution de dignitaires
chiites par Riyad puis, en représailles, l’at-
taque de l’ambassade saoudienne à Téhé-
ran. Ensuite, la Chine a fait une irrup-
tion remarquée dans le « grand jeu »
proche-oriental en parrainant cet accord
obtenu après deux années de négociations
secrètes. Il ne faut pas exagérer la por-
tée de cette poignée de main : beaucoup
de chemin reste à parcourir pour que la
paix devienne effective. Mais les dirigeants
occidentaux auraient tort de sous-estimer
l’événement.
Si le porte-parole du ministère des
affaires étrangères chinois a opté pour la
modestie, en soulignant que ce réchauffe-
ment, amorcé discrètement par la diplo-
matie irakienne deux ans
C’est la première fois que la Chine se plus tôt, constituait « une
mêle ouvertement des affaires victoire pour le dialogue
du Proche-Orient, un espace et pour la paix », c’est la
stratégique dominé par les États-Unis première fois que Pékin
orchestre officiellement
un accord international. C’est aussi la pre-
mière fois que la Chine se mêle ouverte-
ment des affaires du Proche-Orient, un
espace stratégique dominé depuis plus de
soixante-dix ans par les États-Unis, mal-
1. Entretien avec Thomas L. Friedman, « Obama on
the world », disponible sur le site du New York Times,
8 août 2014, www.nytimes.com
2. Cf. James Reardon-Anderson (sous la dir. de), The Red
Star and the Crescent. China and Middle East, Hurst Publi-
shers, Londres, 2018.
Au Sud, le temps de l’affirmation //// MANIÈRE DE VOIR //// 61
061.indd 61
gré leur volonté de se tourner vers l’Asie à
partir de 2013. Jusqu’à présent, Pékin avait
soigneusement évité d’interférer dans les
tensions de cette zone, au point de susciter
l’irritation du président Barack Obama,
qui la voyait comme « un passager clan-
destin » d’une politique américaine assu-
mant, disait-il, la « sécurité de la région » 1 .
Cette évolution tient autant à l’habileté
diplomatique de Pékin qu’à la conjonc-
tion de plusieurs phénomènes : l’envie
de l’Arabie saoudite de s’émanciper de la
tutelle de Washington ; les inquiétudes
de l’Iran face à la crise économique, à la
contestation sociale et aux menaces d’at-
taque israélienne contre ses installations
nucléaires. Sans oublier un travail au long
cours entrepris par les dirigeants chinois
dans la région et un climat général dans
les pays du Sud, de moins en moins sen-
sibles au récit occidental. Le refus, en
mai 2022, d’avaliser les sanctions contre
la Russie après son invasion de l’Ukraine
en témoigne. Six mois plus tard, lors du
sommet de l’OPEP + (Organisation des pays
exportateurs de pétrole plus dix pays, dont
la Russie), Riyad restait sourd aux appels
insistants de la Maison Blanche à augmen-
ter la production d’hydrocarbures pour
faire baisser le cours du baril.
« Attendre son heure »
La Chine a pu se saisir de ces ouvertures car
elle y était préparée. Appliquant le principe de
Deng Xiaoping, « cacher ses talents et attendre
son heure », elle ne s’est guère fait remarquer…
jusqu’au coup d’éclat du 10 mars. Mais elle
n’était pas restée inactive au cours des trois
dernières décennies 2 . Dès l’ouverture éco-
nomique et le lancement des réformes à la
fin du siècle dernier, les dirigeants chinois
se sont attachés à établir des relations diplo-
matiques avec chacun des pays de la zone
– de l’Arabie saoudite (pourtant fortement
anticommuniste) en 1990 à Israël (malgré
le sort réservé aux Palestiniens) en 1992, en
passant par l’Iran en 1990. Pas un président
de la République ne remettra en cause ces
liens. Tous les développeront, quitte à s’as-
seoir sur les grands principes de solidarité
internationaliste.
Bien sûr, la soif d’hydrocarbures a faci-
lité les déclarations d’amour : l’Arabie saou-
dite figure parmi les tout premiers four- ☛
08/11/2023 09:03

PÉKIN, ARTISAN DE LA DÉTENTE ENTRE RIYAD ET TÉHÉRAN
La « diplomatie du portefeuille »
se révèle payante politiquement :
aucun pays n’a voté la condamnation
de la répression des Ouïgours
Bibliographie
OLIVIER CORTEN ET PIERRE KLEIN, Une histoire du droit
international. De Salamanque à Guantánamo,
Futuropolis, Paris, 2022.
Présenter le droit international en bande
dessinée pourrait conduire à des
approximations. Au contraire, les auteurs en
clarifient les fondements et les évolutions
par une sélection habile de dates-clés.
Ils rappellent que, malgré ses limites,
le droit international demeure le meilleur
instrument de la paix.
NICOLA GOBBI ET VINCENT PIOLET, Géopolitique.
Histoire et théories, Steinkis, Paris, 2023.
Cette bande dessinée se propose de clarifier
les concepts de la géopolitique, « une
discipline si galvaudée qu’elle en a perdu
toute substance », en en retraçant les
évolutions depuis Hérodote, le premier à
étudier la rivalité des empires au Ve siècle
av. J.-C.
62 //// MANIÈRE DE VOIR //// Au Sud, le temps de l’affirmation
061.indd 62
nisseurs de pétrole (devant ou derrière
la Russie, selon les années), tandis que le
Qatar occupe le premier rang pour le gaz
naturel. Au-delà, les entreprises chinoises
recherchent des débouchés pour leurs pro-
ductions et des coopérations dans les nou-
velles technologies. Si, dès 2004, est créé
un Forum de coopération entre la Chine
et les États arabes (FCCEA), les échanges
explosent après le lancement des nouvelles
routes de la soie (en 2013-2014), notam-
ment dans la construction, les télécommu-
nications, la 5G… En 2022, les investisse-
ments directs chinois en Arabie saoudite ont
atteint 106,5 milliards de dollars, au Koweït
près de 100 milliards, aux Émirats arabes
unis (EAU) plus de 64 milliards.
Cette « diplomatie du portefeuille » se
révèle payante politi-
quement : au Conseil des
droits de l’homme des
Nations unies, en juil-
let 2020, aucun de ces
pays n’a voté la condam-
nation de la répression des Ouïgours (musul-
mans). Deux ans auparavant, après l’as-
sassinat du journaliste et opposant Jamal
Khashoggi à l’intérieur du consulat saou-
dien à Istanbul, le prince héritier Moham-
med Ben Salman (« MBS ») n’a essuyé aucune
critique de Pékin. Il a en revanche été long-
temps boudé par les États-Unis, jusqu’à ce
AMIN MAALOUF, Le Labyrinthe des égarés. L’Occident
et ses adversaires, Grasset, Paris, 2023.
Le déclin de l’Occident « prend parfois l’allure
d’une véritable faillite politique et morale »,
écrit le secrétaire perpétuel de l’Académie
française, sans que ses adversaires offrent
une alternative. Le livre plonge dans l’histoire
de trois pays ayant tenté de remettre en
cause la suprématie occidentale : le Japon
impérial, la Russie soviétique et la Chine.
JULIAN FERNANDEZ ET JEAN-VINCENT HOLEINDRE
(SOUS LA DIR. DE), Nations désunies ?
La crise du multilatéralisme dans les relations
internationales, CNRS Éditions, Paris, 2022.
Victime du retour des nationalismes,
le projet multilatéral est en crise. Pas le
multilatéralisme. Les organisations régionales
restent vivaces, et la régulation plus que
jamais nécessaire dans des domaines tels que
le climat, la biodiversité ou la finance.
que M. Joseph Biden se rende à Riyad en
juillet 2022. Une visite sans effusion qui
tranchait avec l’accueil en grande pompe
réservé à M. Xi Jinping cinq mois plus tard.
Dialoguer sur un pied d’égalité
Au moins les dirigeants chinois sont-ils cré-
dités d’une certaine cohérence : « Pas d’ingé-
rence dans les affaires intérieures », martèlent
ces derniers, affirmant de plus en plus leur
propre vision géopolitique. Ils assurent vou-
loir mener « un dialogue sur un pied d’égalité,
fondé sur le respect mutuel », que l’Occident a
toujours refusé. Ils espèrent ainsi entraîner
une partie du Sud, à la recherche de capitaux
et de reconnaissance. Rien ne dit que cela mar-
chera. Ce qui est vrai, c’est que la Chine, obsé-
dée par la désintégration de l’Union soviétique,
n’a guère envie de devenir la cheffe de file d’un
camp. Elle refuse toute alliance politique et
militaire qui impliquerait « une mentalité de
camp retranché » et entretiendrait « un climat
de guerre froide » 3 extrêmement coûteux.
Pékin privilégie les relations bilatérales
tout en développant des organisations mul-
tilatérales où se retrouvent des pays en désac-
cord, parfois même en conflit, mais soucieux
de maintenir le dialogue dans ces instances,
voire de coopérer sur des questions ne posant
pas problème. Telles l’Organisation de coopé-
ration de Shanghaï (OCS), où cohabitent les
frères ennemis Inde et Pakistan, par exemple,
ou encore les Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine,
Afrique du Sud), que six nouveaux pays, dont
l’Arabie saoudite, l’Égypte, les Émirats arabes
unis et l’Iran, rejoindront le 1er janvier 2024.
Les Chinois ont ajouté à leur panoplie la
proposition de « sécurité commune, globale,
coopérative et durable ». Ce que M. Xi nomme
l’« Initiative pour la sécurité mondiale »
(ISC), définie en 2014, affinée et actualisée en
février 2023 4. Il a servi de base au document
en douze points pour des pourparlers de paix
3. Conférence du porte-parole du ministère des affaires
étrangères, Pékin, 14 mars 2023.
4. « The Global Security Initiave concept paper », minis-
tère des affaires étrangères, Pékin, 21 février 2023.
5. Cf. Claude Leblanc, « Effet pschitt ? L’initiative de paix
chinoise illustre à quel point le monde est fracturé »,
L’Opinion, Paris, 26 février 2023.
6. Créé en 1981, le Conseil de coopération du Golfe (CCG)
comprend l’Arabie saoudite, Bahreïn, les Émirats arabes
unis, le Koweït, Oman et le Qatar.
7. « Xi proposes Global Civilization Initiative, stressing
inclusiveness », Global Times, Pékin, 15 mars 2023.
08/11/2023 09:03

Guillaume Herbaut ///// Tous les deux
ans, responsables gouvernementaux
et militaires se réunissent au
Special Operations Forces Exhibition
and Conference (Sofex) pour
découvrir les dernières innovations.
Amman, Jordanie, 2012
061.indd 63
entre l’Ukraine et la Russie. Les commenta-
teurs occidentaux ont traité le texte avec
mépris, mais ce ne fut pas le cas dans le reste
du monde 5. Auparavant, en décembre 2022,
le président Xi avait présenté les grandes
lignes de l’ISC au Conseil de coopération du
Golfe (GCC) , lors de sa visite à Riyad, repre-
6
nant l’idée que « la sécurité de l’un ne peut
être assurée au détriment de la sécurité de
l’autre ». Moins d’une semaine après l’accord
irano-saoudien, il se rendait à Moscou pour y
rencontrer M. Vladimir Poutine tout en ayant
des contacts téléphoniques avec M. Volo-
dymyr Zelensky. Ce n’est guère allé au-delà
avec les dirigeants ukrainiens, même si les
discussions bilatérales se poursuivent : entre
les représentants des deux pays au Nations
unies, qui se sont rencontrés plusieurs fois,
ou entre le représentant spécial du gouver-
Au Sud, le temps de l’affirmation //// MANIÈRE DE VOIR //// 63
© Guillaume Herbaut / Agence VU
nement chinois des affaires eurasiennes et
le président ukrainien.
« Le jardin des civilisations »
Le président Xi, qui avait impulsé une diplo-
matie agressive au cours de son deuxième
mandat (2017-2022), semble donc vouloir
inaugurer le troisième par une approche
plus favorable à la négociation, y compris
en cherchant à inclure ceux que l’Occident
met hors course. « Ensemble, nous pouvons
rendre le jardin planétaire des civilisations
coloré et dynamique », a-t-il expliqué, lyrique,
lors d’une conférence 7. En attendant, la Chine
n’est pas mécontente de se présenter comme
une faiseuse de paix. Même si rien ne garan-
tit que l’accord irano-saoudien survivra aux
tensions qui fracturent le Proche-Orient.
Akram Belkaïd et Martine Bulard
08/11/2023 09:04
 Dans les archives//// Juin 2010 //// Par André Bellon*

Le puzzle des alliances

naissantes
Ce qu’on a résumé un peu rapidement par le mot « globalisation »
ou par le terme très idéologique de « mondialisation » fut
en réalité plus contradictoire que le mouvement harmonieux
et univoque décrit par ses chantres. Négligeant ou méprisant
le passé, ces derniers ont ignoré les lignes d’opposition qui
affectaient la période, minorant ou présentant comme archaïque
toute contestation du nouvel ordre.
L’affaiblissement du monde unipolaire à la fi n du
XXe siècle et l’émergence sur la scène commerciale de
nouveaux pays à la démographie dynamique (Brésil,
Chine, Inde, Afrique du Sud, Turquie…) accentuent
d’autant plus les confrontations que le néolibéralisme
transforme les biens vitaux en ressources rares – eau,
terres cultivables, hydrocarbures, etc.
Certes, la solidité et la prééminence des intérêts occi-
dentaux ont pu alimenter les illusions quant à un équi-
libre relatif du monde. Mais, depuis 2003 et leur inter-

1. Robert Bonnaud,
Y a-t-il des tournants
historiques mondiaux,
Kimé, Paris, 1992.
2. Joseph Ferrari, La
Chine et l’Europe,
Libraire académique
Didier et Cie, Paris, 1867.
3. La part du commerce
extérieur intrarégional
dans l’Europe des
Quinze a représenté
jusqu’à 66 % en 1990 ;
elle était de 61 % en
2004. Au sein de la zone
euro, cet indicateur
passe de 55 % en 1990
à 51 % en 2004. La
tendance s’est depuis
largement inversée :
selon Eurostat, la part
du commerce extérieur
intrarégional dans
l’Europe des Vingt-Sept
a atteint 67 % en 2022.
«A
vention en Irak, les États-Unis, aff aiblis, éprouvent
u cours du XXe siècle, l’histoire s’était l’échec de la domination militaire (hard power).
décentrée, désoccidentalisée. L’expansion L’Europe elle-même, pourtant très avancée dans
et même l’innovation étaient beaucoup la croissance de son marché unique, subit des forces
mieux réparties. Étaient… car à partir les années 1970 et centrifuges. Si une augmentation très sensible du
1980, la situation a évolué en sens inverse… Est-ce, pour commerce intérieur a accompagné la formation de la
les trois quarts de l’humanité, la fin de l’histoire 1 ? », expli- Communauté jusqu’en 1990, sa croissance est désor-
quait Robert Bonnaud, analyste des tournants histo- mais, en dépit de l’élargissement à vingt-huit, moins
riques. En fait, le discours sur la globalisation a pour soutenue que celle des exportations à destination de
fonction essentielle de légitimer la domination fi nan- pays non-membres de l’Union européenne. Même le
cière occidentale, sous le manteau d’un aimable et natu- commerce au sein de la zone euro a nettement fléchi 3.
rel mondialisme. Parallèlement, les relations politiques internes à
On feint ainsi d’ignorer que, d’une part, l’actuelle glo- l’Union ont évolué. Depuis la chute du mur de Ber-
balité n’est, pour l’essentiel, que celle, bien conjonctu- lin, en 1989, et l’élargissement de l’Union à des pays
relle, des questions fi nancières ; et que, d’autre part, d’Europe de l’Est, en 2004, l’Allemagne se retrouve au
l’unité planétaire des phénomènes his- centre géostratégique du Vieux Conti-
toriques n’est pas une nouveauté. Il y a La solidité nent. L’Union européenne vit de fait
déjà un siècle et demi, l’historien et phi- et la prééminence entre un apparent approfondissement
losophe franco-italien Joseph Ferrari a de sa cohésion et un développement de
des intérêts
pu écrire : « Dans mon Histoire des révo- ses contradictions internes. Au moment
occidentaux ont
lutions d’Italie, j’ai montré comment les où les dirigeants européens imposent
États les plus variés marchaient sur la pu alimenter des aux forceps l’avènement du traité de
même route, sans le savoir… [Je cherche à illusions quant à Lisbonne – enfant des années 1990 –,
confi rmer] ces généralisations en expli- un équilibre M. Joschka Fischer, ancien ministre des
quant le monde par la Chine 2 . » Toute relatif du monde affaires étrangères allemand, sonne le
époque connaîtrait ainsi une sorte de glas de l’époque en déclarant : « Nous
mondialisation ou, plus justement, de mondialité. La n’introduirions plus l’euro aujourd’hui. Nous devenons
seule question serait alors de savoir quels sont les phé- gaullistes… Nous voyons de plus en plus l’Europe comme
nomènes mondiaux dominants, et qui en profite. un moyen, non comme un projet 4 . »
On peut ne discerner dans tous ces événements que
des rééquilibrages, penser que l’Union européenne,
* Président de l’Association pour une Constituante. Ancien
un condominium États-Unis - Chine et une transfor-
président de la commission des affaires étrangères de
l’Assemblée nationale. mation du G8 en G20 permettront de gérer le monde

64//// MANIÈRE DE VOIR//// Au Sud, le temps de l’affirmation

064.indd 64 08/11/2023 09:04

 © ADAGP, PARIS, 2023 - Courtesy Galerie Cécile Fakhoury / Photo : Guillaume Bassinet
Serigne Ibrahima
Dieye //// « La Soif de
pouvoir #1 », 2022

sans remettre en cause la

« bonne gouvernance ». Mais
le monde est déjà, à la fois,
dans une tentative de main-
tien de cet te stabi l ité et
dans un émiettement qui la
contredit.
Un puzzle d’alliances à
géométrie variable caracté-
rise les oscillations entre un
équilibre ancien et un monde
en construction. Les groupes
d’États liés par des accords
of f iciels se mu lt ipl ient :
parallèlement à l’Union européenne ont été conclus La Havane, et appuie l’accession de l’Iran au nucléaire
l’Accord de libre-échange nord-américain (Alena), le civil. Grand ami du chef d’État Luiz Inácio Lula da
Marché commun du Sud (Mercosur), l’Association des Silva, la Bolivie de M. Evo Morales conteste le rôle du
nations de l’Asie du Sud-Est (Anase). Dans le même G20… dans lequel le Brésil joue sa partition.
temps, le groupe composé par le Brésil, la Russie, l’Inde Trop d’alliances nouvelles ou potentielles s’éloignent
et la Chine (BRIC) revendique officiellement un nou- du cadre existant pour qu’on puisse les considérer
vel équilibre international ; on estime « que son poids comme marginales. L’historien et chroniqueur Wil-
total dans l’économie passera de 10 % en 2004 à plus de liam Pfaff, spécialiste de la politique étrangère amé-
20 % en 2025 ».
5
ricaine, avait dressé un parallèle entre la victoire de
Dans ce monde multipolaire, les mêmes acteurs l’opposition sociale-démocrate au Japon, l’élection de
peuvent être à la fois alliés et opposés. Ainsi, la Rus- M. Barack Obama aux États-Unis et le débat mené au
sie et la Chine – toutes deux parties du BRIC et du Royaume-Uni quant à l’avenir des relations trans-
groupe de Shanghaï – acceptent-elles le discours anti- atlantique. On peut rajouter à cette liste nombre de
terroriste de Washington… tout en gardant des liens positionnements nouveaux tels que l’évolution de la
avec Téhéran. Pékin, qui garantissait le dollar par ses diplomatie allemande, les réorientations stratégiques 4. Cité par Arnaud
Leparmentier dans Le
achats de bons du Trésor américains, évoque tour à de la Turquie… Ainsi se profi le, au sens de Joseph Fer- Monde, 16 juillet 2009.
tour la possibilité d’une monnaie asiatique, puis le rac- rari, une nouvelle mondialité, c’est-à-dire un lien 5. « BRIC II & big
crochement du yuan au dollar. Brasília entretient de objectif, un cheminement commun à des acteurs appa- bang growth »,
Associated Press,
bonnes relations avec les États-Unis, mais aussi avec remment éparpillés. ■ 10 novembre 2004.

Au Sud, le temps de l’affirmation//// MANIÈRE DE VOIR//// 65

064.indd 65 08/11/2023 09:05

 Adana Kamechliyé
Gaziantep
Incirlik TURQUIE Ras Al-Ayn
Kobané

Afrin Manbidj
Hassaké
Sinjar Mos
Al-Bab

Alep
Rakka
Idlib
Eup
hra

te
Lattaquié Deir Ez-Zor
ro
O

nte
Hama
SYR IE
Tartous

Homs
Palmyre
Tripoli

Al-Qaim
Baalbek Haditha
Beyrouth Eu

ph
rat
LIBAN

e
Damas

Golan
(occupé
par Israël)
ISRAËL

TURQUIE
Deraa
IRAK
SYRIE

2011

JORDANIE FRANCE RUSSIE

2012

IE
IRA

R
SY
K

K
SY

IRA
R

2013
IE

Amman Azraq

20
2014

11
20
Alliances
12
et interventions
20

2015
13

IRAK
ÉTATS-UNIS SYRIE IRAN
Positionnement en faveur
20
14

du régime syrien
20

SYRIE
IRAK
15

de l’Organisation
de l’État islamique1
de Fatah Al-Cham2 SYRIE
et de ses groupes alliés
2012

2014

2015
2013
2011

IRAK
d’autres groupes rebelles
Lat
des forces kurdes
16
20

du gouvernement irakien IRAK

SYRIE
15

2016
Ta
20

Forme de positionnement HEZBOLLAH KOWEÏT,

14

LIBANAIS IRAK ÉMIRATS

SYRIE
20

Soutien diplomatique 2015

ARABES
13

Soutien financier,
20

fourniture d’armes UNIS,

12

2014 QATAR
20

Soupçons de soutien Beyro

11
20

Intervention militaire LIB

2013
Pays membre de la FRANCE
SY
K
IRA

RIE

coalition internationale3
IE

2012
ARABIE
IRA
R

ISRAËL
SY

1. État islamique d’Irak jusqu’en 2013.

K

2. Ex-Front Al-Nosra, affilié à Al-Qaida jusqu’en juillet 2016. SAOUDITE ISRAËL

SYRIE
IRAK

3. Menée par les États-Unis depuis août 2014, elle réunit une centaine d’autres pays, 2011
notamment le Canada, le Royaume-Uni, l’Allemagne, les Pays-Bas, la Belgique, la Jordanie, le Maroc...
ÉGYPTE

66 //// MANIÈRE DE VOIR //// Au Sud, le temps de l’affirmation

066.indd 66 08/11/2023 14:24

 Irak, Syrie, quand
tout le monde s’en mêle
Mossoul RÉGION
Erbil AUTONOME
DU KURDISTAN Contrôle du territoire
fin octobre 2016
Armée syrienne
et troupes fidèles à Bachar Al-Assad
Souleimaniyé Organisation de l’État islamique (OEI)
Kirkouk
Armée turque et Armée syrienne libre (ASL)
Forces kurdes et groupes alliés
(YPG et PKK / PDK et UPK)
Fatah Al-Cham (ex-Front Al-Nosra)
Baiji et groupes alliés
Autres groupes rebelles (y compris ASL)
Tikrit
Armée irakienne et milices chiites
Tigre

Principales zones perdues par l’OEI

Samarra entre septembre 2014 et octobre 2016
Principales zones perdues
IRAK par les groupes rebelles
entre septembre 2015 et octobre 2016

Ramadi Facilités militaires accordées

Fallouja Bagdad aux forces de la coalition
Base militaire russe
Al-Taqaddum

Sources : Institute for the Study of War, Syrian Civil War Map,
Thomas Van Linge, L’Orient-Le Jour, agences de presse (AFP, Reuters).
Kerbala 0 50 100 150 200 km

Contrôle du territoire
fin octobre 2023
Irak
Forces kurdes
Kamechliyé (PDK et UPK)
TURQUIE Ras Al-Ayn Syrie
Kobané
Afrin Manbidj Hassaké Forces démocratiques
Al-Bab Sinjar
Erbil RÉGION syriennes arabo-kurdes
Mossoul AUTONOME
Idlib Alep Rakka DU KURDISTAN Armée turque
Euph
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Souleimaniyé Hayat Tahrir Al-Cham
at

Lattaquié
e

Kirkouk
Or Deir Ez-Zor et groupes alliés
on Hama
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Tartous S YRI E
Baiji
Homs Palmyre Tikrit
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Al-Qaim Haditha Samarra

e

Beyrouth
IRAK
Eu

ra
ph

LIBAN te
Damas
Ramadi Fallouja
Bagdad

ISRAËL Deraa Kerbala

0 100 200 km
JORDANIE

066.indd 67 08/11/2023 14:25

 NOUVELLE RUÉE VERS L’AFRIQUE
Riche en matières premières et en terres arables, bientôt doté d’une population
d’un milliard et demi d’habitants, le continent noir suscite d’innombrables convoitises
publiques et privées depuis le tournant du millénaire. Si l’afflux de financements
autorise les États à s’émanciper définitivement des anciennes puissances coloniales, il
participe toujours d’une insertion passive dans le concert des nations.
A
PAR ANNE-CÉCILE ROBERT u cours des deux dernières décen-
nies, l’Afrique a connu une diversifi-
cation inédite de ses partenaires. Les
anciennes puissances coloniales, mais aussi
l’Union européenne, ont perdu leur hégémonie
historique. En vingt ans, la France a ainsi vu
ses parts de marché sur le continent baisser de
moitié, passant sous la barre des 5 %. Ce mou-
vement s’effectue au profit des pays asiatiques :
la Chine, devenue le premier partenaire com-
mercial du continent (17 % de part de marché
en 2021 selon la Banque mondiale), mais aussi
l’Inde (6,4 %) et le Japon. « Les trajets les plus
créatifs aujourd’hui relient l’Afrique à l’Asie,
© ADAGP, Paris, 2023 - Courtesy Galerie Cécile Fakhoury / Photo : Issam Zeljy
68 //// MANIÈRE DE VOIR //// Au Sud, le temps de l’affirmation
068.indd 68
note le politiste camerounais Achille Mbembe.
(…) Les flux ne s’opèrent plus uniquement de
façon verticale entre le Sud et le Nord. Ce qui se
joue dans ce déplacement géographique, c’est le
futur du continent africain : l’Afrique est deve-
nue une question asiatique bien plus qu’une
question européenne 1 . » Des francs-tireurs
misent également sur elle, comme la Turquie,
qui compte désormais quarante-trois ambas-
sades sur le continent et investit dans les tra-
vaux publics et l’immobilier 2.
Offensive asiatique
Moins commentés que l’offensive asia-
tique, les flux économiques et financiers
venus du monde arabe se sont intensifiés :
entre 2012 et 2022, les investissements
directs des six pays membres du Conseil
de coopération du Golfe (CCG) ont atteint
102 milliards de dollars, dont les deux tiers
en provenance des Émirats arabes unis,
qui feront leur entrée dans les Brics (Bré-
sil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud)
le 1er janvier 2024. Ce flux s’est orienté en
priorité dans les secteurs de la construc-
tion, des technologies de l’environnement
et de l’énergie 3. Si les liens avec l’Afrique
du Nord sont anciens, les pays arabes sou-
haitent diversifier leurs économies, essen-
tiellement gazières et pétrolières. Depuis le
début des années 2000, les États du Golfe,
notamment l’Arabie saoudite, ont pro-
cédé en masse à des acquisitions de terres
arables au sud du Sahara dans le but d’as-
surer leur sécurité alimentaire ou de déve-
lopper la production d’agrocarburants 4 .
Quelque peu endormie depuis le sommet
du Caire en 1977, la coopération afro-arabe
fait l’objet d’une relance volontariste : la
Ligue arabe et l’Union africaine ont orga-
nisé quatre sommets communs depuis 2010.
Riyad accueillera une cinquième édition en
2023. L’aide au développement, matériali-
sée par la création de la Banque arabe pour
le développement économique en Afrique
(Badea) en 1973, se combine désormais avec
la satisfaction d’intérêts économiques et
commerciaux bien compris sur un conti-
nent en quête d’investisseurs.
Serigne Ibrahima Dieye /////
« Les Plumes de la fortune #3 », 2020
08/11/2023 09:08

Actrice de ce mouvement afro-arabe, la
finance islamique est elle aussi en plein essor
Le monde vu d’Afrique du Sud
à travers son fer de lance, la Banque islamique
de développement (BID). Celle-ci a financé un
plan de 7 milliards de dollars consacré aux
infrastructures pour la période 2015-2021,
ce qui représente près d’un tiers de son bud-
get. Cet engagement s’est notamment maté-
rialisé par la signature d’un accord avec
l’Union économique et monétaire ouest-afri-
caine (Uemoa). En janvier 2016, c’était au tour
de la Banque centrale des États de l’Afrique
de l’Ouest (BCEAO) d’accepter de la Société
islamique pour le développement du secteur
privé (fi liale de la BID) un fi nancement de
30 millions de dollars en faveur des petites
et moyennes entreprises.
Avec 30 % des ressources minérales de
la planète et une multiplication des pers-
pectives d’investissement, le continent est
devenu le terrain d’une guerre économique
mêlant acteurs privés et puissances étran-
gères. Mines, terres agricoles, ports, télé-
phonie, banques, etc., mettent aux prises de
grands groupes indiens, émiratis, chinois,
français, britanniques, américains, parfois
soutenus par des gouvernements (France,
Chine, Arabie saoudite…).
Insertion passive dans le concert mondial
Mais, si cette nouvelle géoéconomie confère
des marges de manœuvre aux capitales afri-
caines, leur fournissant des partenaires et
des financements, elle demeure le fruit d’une
insertion passive dans le concert mondial. Le
continent répond à des demandes plus qu’il ne
formule des souhaits. Le jeu des puissances
extérieures évolue ainsi en fonction de leurs
propres intérêts, sans toujours tenir compte
des populations locales. La Chine est criti-
quée en raison de la concurrence que ses pro-
duits à bas prix représentent pour les petits
artisans et producteurs africains, mais aussi
parce qu’elle favoriserait le réendettement
des pays africains.
En 2017, Pékin a établi une base militaire
à Djibouti, sa première – et la seule à ce ☛
1. Télérama, Paris, 18 mai 2016.
2. Lire André-Michel Essoungou, « Offensive en Afrique »,
dans Manière de voir, n° 191, « 1923-2023. Le siècle turc ».
3. Source : FDI Markets.
4. Lire Joan Baxter, « Ruée sur les terres africaines », Le
Monde diplomatique, janvier 2010.
068.indd 69
W
Pays industrialisé, l’Afrique du Sud s’identifie
aux marchés émergents plus qu’au continent
noir. Ses jeunes vont volontiers étudier en Inde
et en Chine, tandis que ses élites flambent à
Dubaï. Pour ce pays traversé de fortes tensions
sociales et perclus d’inégalités, le Sud global
offre les meilleures perspectives de croissance
et de développement.
C’est aussi le sens de son engagement au sein des Brics
(Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud), dont le quinzième sommet s’est tenu
à Johannesburg fin août 2023. S’inscrivant dans l’essor de ce Sud global, ce groupe,
qui représentait déjà 20 % des exportations mondiales, s’apprête à accueillir six nou-
veaux pays début 2024, ce qui lui conférera un poids équivalent à celui de l’Union
européenne dans les échanges.
La deuxième puissance économique d’Afrique (derrière le Nigeria) s’est donné
pour priorité d’avoir de bonnes relations de voisinage en Afrique australe et de
promouvoir la paix et le développement sur son continent. Cependant, elle y est
mal-aimée, pour son complexe de supériorité et sa tendance à faire la leçon. Ainsi
de l’interpellation de la Sud-Africaine Nkosazana Dlamini-Zuma, alors présidente
de la Commission de l’Union africaine, au Forum des éditeurs africains en 2014 :
« Il est dommage que certains journalistes du continent relaient un discours négatif
sur notre terre mère, et vous en trouvez qui rapportent exactement ce que disent les
médias occidentaux. »
La xénophobie de l’Afrique du Sud à l’égard des migrants africains sur son sol,
parfois violente, est nourrie par le sentiment que le reste du continent doit se libérer
en luttant, comme les Sud-Africains l’ont fait, et non en migrant. Avec 1 170 casques
bleus, l’Afrique du Sud ne compte pas parmi les principaux contributeurs au main-
tien de la paix, contrairement au Rwanda (près de 6 000), petit pays autoritaire
avec lequel Pretoria ne s’entend pas et dont il voit d’un mauvais œil le déploiement
militaire au Mozambique voisin. L’Afrique du Sud, via la Communauté de développe-
ment de l’Afrique australe (SADC), s’est empressée d’y dépêcher des hommes, peu
après l’envoi d’un premier contingent rwandais en juillet 2021, pour lutter contre
les islamistes de la région du Cabo Delgado.
Pretoria reste imperturbablement loyal à ses anciens amis de la lutte contre
l’apartheid, la Libye de Mouammar Kadhafi hier et la Russie de M. Vladimir Pou-
tine aujourd’hui. Le 2 mars 2022, l’Afrique du Sud s’est abstenue lors du vote sur la
résolution condamnant l’invasion russe de l’Ukraine. « Les Palestiniens sont sous
occupation depuis presque soixante-quinze ans, en lutte contre un gouvernement qui
a adopté récemment un État d’apartheid », a déclaré le président sud-africain Cyril
Ramaphosa le 15 octobre dernier. Le pays s’en tient pour les mêmes raisons histo-
riques à ses positions sur le droit à l’autodétermination des peuples en Palestine
et au Sahara occidental, et réprouve très ouvertement les travers impérialistes des
anciennes métropoles coloniales. Le président Thabo Mbeki (1999-2008) s’était
déjà indigné dans les années 2000 de la présence de soldats français à Abidjan.
Aujourd’hui encore, le maintien par Paris d’une présence militaire sur le continent,
même réduite, est perçu à Pretoria comme une anomalie.
Anne Lenoir
Au Sud, le temps de l’affirmation //// MANIÈRE DE VOIR //// 69
08/11/2023 09:08

NOUVELLE RUÉE VERS L’AFRIQUE
jour – en territoire étranger. La Chine est
également présente via sa participation aux
opérations de maintien de la paix de l’Or-
ganisation des Nations unies (ONU), avec
2 277 casques bleus au total en 2023, dont
près de la moitié sont déployés au Soudan du
Sud, où elle a conclu des accords pétroliers.
Travaillant son image et ses réseaux d’in-
fluence, elle a aussi multiplié l’implantation
des instituts Confucius : depuis que le pre-
mier a été inauguré à Nairobi au Kenya en
2005, ils sont 61 à avoir ouvert leurs portes
sur le continent face au réseau vieillissant
des 110 Alliances françaises.
L’Afrique demeure un espace ouvert,
vulnérable aux chocs extérieurs. En
matière politique et diplomatique, la
déstabilisation du Proche-Orient et du
Sahara favorise la recrudescence des
interventions, voire des ingérences inter-
nationales. Le développement de mou-
vements djihadistes, en particulier au
Sahel, et leur mainmise sur des territoires
entiers, ainsi que l’essor du terrorisme,
fragilisent des États déjà affaiblis par la
corruption et des politiques néolibérales
imposées par les bail-
Le développement des mouvements leurs de fonds. Ils sus-
djihadistes et leur mainmise sur des citent aussi des actions
territoires entiers fragilisent des États militaires de la part de
déjà affaiblis par la corruption puissances étrangères
qui finissent par pertur-
ber les équilibres sociaux et politiques des
pays concernés. Après la France, chassée
progressivement du Sahel, la Russie – via
la milice Wagner et ses méthodes expédi-
tives – se pose en soutien des politiques
sécuritaires dans la zone.
Les États-Unis accroissent leur présence
militaire depuis l’attaque de leur consulat
à Benghazi, en Libye, en 2012. Ils disposent
d’une base à Djibouti et d’une implanta-
tion aérienne au Niger en suspens depuis le
coup d’État du 26 juillet 2023. Mais Wash-
ington a surtout déployé des centaines de
conseillers et de petites unités légères qui
5. L’Allemagne a été le cinquième exportateur d’armes
derrière les États-Unis, la Russie, la France et la Chine
sur la période 2018-2022, www.sipri.org.
6. D’après la Banque mondiale, le produit intérieur brut
du Nigeria a atteint 477 milliards de dollars en 2022.
Celui de l’Afrique du Sud s’est affiché à 406 milliards.
70 //// MANIÈRE DE VOIR //// Au Sud, le temps de l’affirmation
068.indd 70
forment et assistent les armées et les polices
locales, parfois conjointement avec Paris.
Ils seraient au total plusieurs milliers. La
livraison de matériel et l’installation d’in-
frastructures de surveillance et de ren-
seignement (réseaux de communication,
drones) facilitent des opérations ponctuelles
dans le Sahel ou dans la Corne de l’Afrique
contre les djihadistes d’Al-Chabab. La pré-
sence américaine est désormais visible au
Tchad, au Cameroun, en Éthiopie, au Ghana,
au Kenya, au Mali, au Niger, au Sénégal ou
en Ouganda.
Un juteux mélange des genres
Comme la Chine, l’Allemagne développe son
influence culturelle à travers le Goethe-Insi-
tut (présent dans vingt-deux pays d’Afrique
subsaharienne) et le mécénat de ses fonda-
tions. Cinquième exportateur d’armes du
monde, Berlin participe à toutes les opéra-
tions européennes en Afrique et se montre
sourcilleux devant un interventionnisme
français soupçonné de masquer un juteux
mélange des genres 5.
Dans ce gigantesque jeu d’inf luence,
l’Afrique souffre de deux faiblesses : d’une
part, l’absence de leader continental solide
et incontesté ; d’autre part, une intégration
qui progresse plus vite sur le terrain com-
mercial que politique et diplomatique. Repré-
sentant 15 % du produit intérieur brut (PIB)
du continent, membre du G20 et du groupe
des Brics (avec le Brésil, la Russie, l’Inde et la
Chine), l’Afrique du Sud demeure une puis-
sance incertaine, traversée de violentes ten-
sions sociales. Elle est désormais concurren-
cée dans le rôle de locomotive économique
par le Nigeria 6. Le Maroc a réintégré l’Union
africaine en 2017. Deuxième investisseur
africain au sud du Sahara, il multiplie les
initiatives diplomatiques. Mais ses ambi-
tions continentales restent contrariées par
le conflit au Sahara occidental.
Les recompositions géopolitiques pour-
raient-elles inciter le continent à s’affirmer
davantage ? Les moyens militaires et finan-
ciers de l’Union africaine demeurent limités.
En outre, les récents coups d’État au Sahel
révèlent à la fois la faiblesse des États et les
divergences entre les capitales africaines
quant à la stratégie à adopter dans un monde
en plein bouleversement.
Anne-Cécile Robert
08/11/2023 09:08
 AMÉRIQUE LATINE, UNE PAIX NON ALIGNÉE
Alors qu’ils cherchent à se défaire de l’emprise de Washington, les pays sud-américains
n’ont eu de cesse de renforcer leurs liens avec la Chine et la Russie depuis le début
des années 2000. L’initiative diplomatique lancée au printemps par M. Luiz Inácio Lula
da Silva pour une solution négociée entre Kiev et Moscou témoigne des ambitions
de repositionnement géopolitique du continent.
E
PAR CHRISTOPHE VENTURA * n février 2022, alors qu’il fait escale
à Moscou sur la route qui le mène à
l’inauguration des Jeux olympiques
d’hiver de Pékin, M. Alberto Fernández, pré-
sident de l’Argentine, a pour préoccupation
exclusive la sortie de son pays d’une pro-
fonde crise économique et sociale qui risque
de compromettre les chances du camp péro-
niste lors de la présidentielle d’octobre 2023.
Sa priorité est de desserrer l’étau d’une dette
que son prédécesseur conservateur, M. Mau-
Matthew Cusick ///// « Empire
* Directeur de recherche à l’Institut de relations interna-
tionales et stratégiques (IRIS) et auteur de Géopolitique de
Revisited » (L’empire revisité), 2009 l’Amérique latine, Eyrolles, Paris, 2022.
Au Sud, le temps de l’affirmation //// MANIÈRE DE VOIR //// 71
071.indd 71
ricio Macri, a contractée en 2018 auprès du
Fonds monétaire international (FMI) en
acceptant de sévères mesures d’austérité. Or
qui dit FMI, dit Washington.
Avec la Russie, l’Argentine dispose d’un
© Courtesy of the artist and Pavel Zoubok Fine Art, New York / Photo : Stewart Clements
accord d’« association stratégique intégrale »
depuis 2015, grâce auquel ses concitoyens ont
pu recevoir leurs premières doses de vaccin
(Spoutnik V) en décembre 2020 au moment
le plus dramatique de la pandémie de Covid-
19. Alors que les États-Unis brillent par leur
discrétion en matière de coopération sani-
taire dans la région, une dizaine d’autres pays
latino-américains bénéficieront eux aussi de
ces vaccins.
La visite diplomatique de M. Fernández
à Moscou est emblématique des liens déve-
loppés par un grand nombre de pays d’Amé-
rique latine avec la Russie et la Chine depuis
le début des années 2000. Dans cette zone
d’inf luence traditionnelle des États-Unis
depuis la fin du XIXe siècle, la volonté de ☛
08/11/2023 09:09

AMÉRIQUE LATINE, UNE PAIX NON ALIGNÉE
refonder un système international délesté
de l’emprise de Washington et de ses alliés
européens constitue la feuille de route de la
majorité des gouvernements progressistes.
La volonté russe de promouvoir un « nouvel
ordre international multipolaire » leur appa-
raît comme un frein aux prétentions hégémo-
niques de Washington 1.
Au cœur de la guerre froide
La Russie dispose d’atouts solides. Dès
l’époque tsariste, elle établit des relations
diplomatiques avec le Brésil, qui vient d’ac-
céder à l’indépendance (1828), avec l’Uru-
guay (1857), avec l’Argentine (1885) ou avec
le Mexique (1890). Au XX siècle, la crise
e
des missiles à Cuba, en 1962 2, au cœur de la
guerre froide, constitue sans doute l’acmé du
rapprochement avec l’Union soviétique. Si la
dislocation de celle-ci, en 1991, rompt cer-
tains liens, de nouveaux se tissent au cours
des années 2000 à la faveur de quatre fac-
teurs : le virage à gauche de
Dans le domaine militaire, l’Amérique latine ; le délaisse-
le Venezuela, Cuba et le ment relatif de la région par les
Nicaragua sont les premiers États-Unis, embourbés dans
partenaires de la Russie leurs guerres en Afghanistan et
au Proche-Orient ; l’intégration
de la Chine au sein de l’Organisation mon-
diale du commerce (OMC) ; enfin, l’arrivée
au pouvoir de M. Vladimir Poutine, porteur
d’un projet de restauration progressive de la
puissance russe sur la scène internationale.
Les liens entre les pays latino-américains et
la Russie se resserrent dans plusieurs sec-
teurs – infrastructures, exploitation minière,
énergie (pétrole, gaz, nucléaire civil), aéro-
nautique, universitaire… –, même si le volume
général des échanges commerciaux reste
modeste (moins de 1 % du total des échanges
des pays latino-américains dans le monde).
Dans le domaine militaire, le Venezuela
(80 % des ventes d’armes de Moscou dans la
région), Cuba et le Nicaragua sont les pre-
miers partenaires de la Russie. Mais cette
dernière coopère aussi avec d’autres, comme
le Brésil, la Colombie ou le Pérou (hélicop-
tères, avions, systèmes de défense). Depuis
2015, la Russie entretient également une rela-
tion diplomatique officielle avec la Commu-
nauté des États latino-américains et caraïbes
(Celac) et ses trente-trois États membres.
72 //// MANIÈRE DE VOIR //// Au Sud, le temps de l’affirmation
071.indd 72
Comme l’Argentine ou le Brésil, dépen-
dants des fertilisants russes, de nombreux
pays ne peuvent désormais plus se couper
de Moscou dans certains domaines, notam-
ment depuis la pandémie mondiale, qui a
précipité l’Amérique latine dans la « pire
crise économique depuis cent vingt ans »,
selon la Commission économique pour
l’Amérique latine et les Caraïbes (Cepalc) 3.
Un marasme auquel se surajoutent les pre-
mières conséquences du conflit en Ukraine,
poussées inflationnistes et renchérissement
du prix des matières premières.
Dans l’enceinte onusienne, les votes lati-
no-américains sont déterminés par la com-
binaison de plusieurs logiques. D’abord,
la fidélité à leurs positions diplomatiques
traditionnelles : respect du droit interna-
tional, de l’intégrité des frontières et de
la souveraineté des États, rejet de l’uni-
latéralisme et du recours à la force dans
le règlement des différends, recherche de
solutions pacifiques aux conflits induisant
une position de non-alignement. C’est le
sens de la résolution appelant à un ces-
sez-le-feu entre Israël et le Hamas pro-
posée, en vain, par le Brésil au Conseil de
sécurité le 18 octobre 2023. Ensuite, leur
niveau de défiance conjoncturelle vis-à-vis
des États-Unis et des puissances occiden-
tales. Le Salvador, dirigé par le président
populiste-autoritaire Nayib Bukele, en
disgrâce à Washington, joint sa voix aux
pays qui, comme la Bolivie et Cuba s’abs-
tiennent dans les résolutions des Nations
unies condamnant la Russie. Le Nicara-
gua fait partie du groupe de pays soute-
nant directement Moscou (avec la Bié-
lorussie, la Corée du Nord, l’Érythrée, le
Mali et la Syrie). Enfin, leurs intérêts poli-
tiques et économiques nationaux, détermi-
nés de manière pragmatique, au sein d’un
ordre international en recomposition dans
lequel leur relation avec la Chine consti-
tue une boussole. Sur ces bases, la grande
1. « Déclaration commune russo-chinoise sur un monde
multipolaire et l’instauration d’un nouvel ordre interna-
tional », Organisation des Nations unies, 23 avril 1997.
2. Lire Danielle Ganser, « Retour sur la crise des mis-
siles à Cuba », et Peter Kornbluh, « Missiles, mensonges
et diplomatie », Le Monde diplomatique, respectivement
novembre 2002 et janvier 2023.
3. Eva Vergara, « Pandemia es peor crisis en Amé-
rica Latina en 120 años, Cepal », Associated Press,
16 décembre 2020.
08/11/2023 09:09
 majorité des capitales a condamné l’inva-
sion russe aux Nations unies, mais aucune
ne s’est engagée en faveur des sanctions
contre Moscou et encore moins à envoyer
des armes à Kiev.
Il devient pourtant plus difficile de sou-
tenir la Russie dès lors que son gouverne-
ment entend désormais user des mêmes
méthodes que Washington pour assurer ses
intérêts stratégiques dans sa propre zone
d’influence historique. « L’intervention russe
en Ukraine trouve des antécédents dans l’ex-
pansion de l’OTAN [Organisation du traité
de l’Atlantique nord] vers la Russie, mais
cela ne doit pas conduire à légitimer l’inva-
sion militaire d’un pays par un autre », nous
explique M. Celso Amorim, conseiller spé-
cial du président brésilien Luiz Inácio Lula
da Silva pour les questions internationales
et promoteur, à ses côtés, d’une proposition
de création d’un « groupe de pays pour la
paix » entre la Russie et l’Ukraine prônant
un cessez-le-feu et une solution négociés.
Lancer un processus multilatéral
Présentée depuis février 2023 en Amérique
latine, à Washington, en Europe, à Moscou,
à Kiev, au G20 sous présidence indienne,
à Pékin et à Abou Dhabi, cette initiative
Abo simple-1 an+NUM-MDV191.qxp_Soutenez-nous quad 2(289 x 100) 30/10/2023 17:19 Page 1
voudrait lancer un processus multilaté-
ral mobilisant, outre la Chine, des pays du
Sud disposant de relations avec l’ensemble
des acteurs (occidentaux et non occiden-
taux) du confl it dont l’Indonésie, l’Inde et
l’Afrique du Sud. Dans ce processus diplo-
matique, Brasília anticipe aussi la prési-
dence russe des Brics en 2024 et la sienne
du G20 en 2024 et des Brics en 2025.
Cet te i n it iat ive pou r la pa i x, qu i
contourne le Conseil de sécurité des
Nations unies, pourrait, selon le président
« Lula », déboucher in fi ne sur la création
d’un « G20 politique » chargé de divers
dossiers internationaux (climat, paix, éco-
nomie, numérique, démocratie…). Ce pro-
cessus devrait faire émerger de nouveaux
formats de délibération, plus favorables
aux pays du Sud.
Les États-Unis et l’Union européenne
rejettent la légitimité d’une médiation
brésilienne, accusant Brasília de naïveté
et d’une trop grande proximité avec Mos-
cou et Pékin. Cette initiative est pourtant
l’une des seules à se démarquer du maxi-
malisme qui prévaut à Bruxelles et dans
les capitales européennes, à Washington,
à Kiev et à Moscou.
Christophe Ventura

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Au Sud, le temps de l’affirmation //// MANIÈRE DE VOIR //// 73

071.indd 73 08/11/2023 09:09

 LE GOLFE FAIT ENTENDRE SA PROPRE VOIX
Les monarchies du Proche-Orient, pourtant alliées traditionnelles de Washington,
se sont abstenues de prendre parti dans la guerre qui oppose Moscou à Kiev.
Elles dénoncent l’agression russe, mais n’ont pas voulu s’associer aux sanctions
occidentales. Une attitude emblématique d’un refus de se conformer aux orientations
dictées par le Nord et de renvoyer ce dernier à son double langage.
L
PAR ALAIN GRESH * ’Ukraine, un affrontement plané-
taire entre « démocratie » et « auto-
cratie », comme le proclame le pré-
sident américain Joseph Biden, repris en
boucle par les commentateurs et les poli-
tiques occidentaux ? Non, rétorque le jour-
naliste américain Robert Kaplan, « même
si cela peut paraître contre-intuitif ». Après
tout, « l’Ukraine elle-même a été depuis de
nombreuses années une démocratie faible,
corrompue et institutionnellement sous-dé-
veloppée ». Il ajoute : « le combat porte sur
quelque chose de plus large et de plus fonda-
mental, le droit des peuples à décider de leur
avenir et à se libérer de toute agression » .
Au Nord, les voix discordantes sur la
guerre en Ukraine restent rares et peu
* Directeur des journaux en ligne OrientXXI et AfriqueXXI.
74 //// MANIÈRE DE VOIR //// Au Sud, le temps de l’affirmation
074.indd 74
audibles 2 . Une autre manière de voir
domine au Sud, dans ce « reste du monde »
qui compose la majorité de l’humanité
et qui observe ce conf lit avec d’autres
lunettes. Sa vision a été synthétisée par
le directeur général de l’Organisation
mondiale de la santé (OMS), M. Tedros
Adhanom Ghebreyesus, qui regrette que
la même importance ne soit pas accor-
dée aux vies des Noirs et des Blancs, à
celles des Ukrainiens, des Yéménites ou
des Tigréens, « certains étant plus égaux
que d’autres 3 ». Il en avait déjà fait le triste
constat au cœur de la crise du Covid-19.
Comme l’a fait remarquer Trita Parsi,
vice-président du think tank Quincy Insti-
tute for Responsible Statecraft, de retour du
Forum de Doha (26-27 mars 2022), où se sont
côtoyés plus de deux mille responsables poli-
tiques, journalistes et intellectuels venus des
quatre coins de la planète, les pays du Sud
« compatissent à la détresse du peuple ukrai-
1
nien et considèrent la Russie comme l’agres-
seur. Mais les exigences de l’Occident, qui leur
demande de faire des sacrifices coûteux en
coupant leurs liens économiques avec la Rus-
sie sous prétexte de maintenir un “ordre fondé
08/11/2023 09:12
 sur le droit”, ont suscité une réaction aller-
gique, car l’ordre invoqué a permis jusque-là
aux États-Unis de violer le droit international
en toute impunité 4 ».
Le positionnement du régime saoudien,
allié historique des États-Unis au Proche-
Orient, qui refuse de s’enrôler dans la cam-
pagne antirusse, est emblématique. Une
série de facteurs ont favorisé la « neu-
tralité » de Riyad. D’abord, la création de
l’OPEP + en 2016 5, qui associe Moscou aux
négociations sur le niveau de production de
pétrole, s’est traduite par une coordination
fructueuse entre la Russie et l’Arabie saou-
1. Robert D. Kaplan, « To save democracy, we need a few
good dictators », Bloomberg, 1er avril 2022.
2. Lire Pierre Rimbert, « Événement total, crash édito-
rial », Le Monde diplomatique, mars 2022.
3. Cité dans « Ukraine attention shows bias against black
lives, WHO chief says », British Broadcasting Corpora-
tion (BBC), 14 avril 2022.
4. Trita Parsi, « Why non-Western countries tend to see
Russia’s war very, very differently », Quincy Institute for
Responsible Statecraft, Washington, DC, 11 avril 2022.
5. Regroupement entre les pays membres de l’Organisa-
tion des pays exportateurs de pétrole (OPEP) et dix autres
Matthew Cusick ///// producteurs, dont la Russie et le Mexique.
« Three Horses »
6. Cité par BBC Monitoring - Saudi Arabia, Londres,
(Trois chevaux), 2011 8 mars 2022.
Au Sud, le temps de l’affirmation //// MANIÈRE DE VOIR //// 75
074.indd 75
dite. Plus largement, la Russie était deve-
nue un interlocuteur incontournable dans
toutes les crises régionales, étant la seule
puissance à entretenir des relations suivies
avec l’ensemble des acteurs, même quand ils
sont en froid, voire en guerre les uns avec les
autres : Israël et l’Iran, les houthistes yémé-
nites et les Émirats arabes unis, la Turquie
et les groupes kurdes…
Les États-Unis ne sont plus fiables
Parallèlement domine dans le Golfe l’idée
que les États-Unis ne sont plus un allié
fiable. L’élection de M. Biden, qui avait pro-
mis de traiter l’Arabie saoudite en paria à
la suite de l’assassinat du journaliste Jamal
Khashog gi, n’a rien arrangé. Cet avertisse-
ment n’a été suivi d’aucune inflexion de la
politique de l’administration démocrate,
mais le président des États-Unis a été mal
reçu à Riyad. Comme l’a écrit l’influent
quotidien Al-Riyadh en visant les Occi-
dentaux : « La position de certains pays sur
cette guerre ne cherche pas à défendre les
principes de liberté et de démocratie, mais
leurs intérêts liés au maintien de l’ordre
mondial existant 6 . » ☛
© Courtesy of the artist and Pavel Zoubok Fine Art, New York
08/11/2023 09:12

LE GOLFE FAIT ENTENDRE SA PROPRE VOIX
Une ligne largement reprise au Proche-
Orient et qui se déploie autour de deux
séries d’arguments. D’abord, la Russie ne
porterait pas seule la responsabilité de la
guerre, qui serait avant tout un affronte-
ment entre grandes puissances pour l’hé-
gémonie mondiale dont l’enjeu ne serait
pas le respect du droit international et ne
concernerait donc pas le monde arabe.
L’aut re l ig ne d’a rg u ment at ion des
médias arabes dénonce le double langage
des Occidentaux. Démocratie ? Libertés ?
Dénonciation des crimes de guerre ? Droits
des peuples à disposer d’eux-mêmes ? Les
États-Unis, qui ont bombardé la Serbie et la
Libye, envahi l’Afghani-
Démocratie ? Libertés ? stan et l’Irak, sont-ils les
Dénonciation de crimes de guerre ? mieux qualifiés pour se
Droit des peuples réclamer du droit inter-
à disposer d’eux-mêmes ? national ? N’ont-ils pas
aussi utilisé des armes à
sous-munitions, des bombes au phosphore,
des projectiles à uranium appauvri 7 ? Les
crimes de l’armée américaine en Afghani-
stan et en Irak ont été largement établis
sans jamais aboutir à des inculpations.
La Palestine est une plaie vive au
Proche-Orient depuis des décennies. Mais
elle ne suscite aucune solidarité des gou-
vernements occidentaux, qui continuent
à offrir un blanc-seing à Israël. Enfin, le
traitement différencié accordé aux réfu-
giés ukrainiens, blancs et européens par
rapport à ceux du « reste du monde », asia-
tiques, maghrébins et subsahariens, a sus-
cité une ironie amère au Proche-Orient,
comme dans tout le Sud.
La « rue arabe » pèse peu
On dira que ce n’est pas nouveau, que les
opinions (et les médias) arabes ont toujours
été antioccidentales, que la « rue arabe »,
comme on la qualifie parfois de manière
méprisante, ne pèse pas grand-chose.
Après tout, lors de la première guerre
du Golfe (1990-1991), l’Arabie saoudite,
l’Égypte et la Syrie se sont laissé entraî-
ner dans la guerre aux côtés des États-
Unis, à rebours de leurs populations. Dans
le cas de l’Ukraine, en revanche, ces pays
ont pris leurs distances avec l’Oncle Sam.
Le 28 février 2022, quatre jours après le
76 //// MANIÈRE DE VOIR //// Au Sud, le temps de l’affirmation
074.indd 76
début de l’offensive russe, le ministre des
affaires étrangères émirati, Cheikh Abdal-
lah Ben Zayed Al-Nahyane, rencontrait son
homologue russe Sergueï Lavrov à Moscou
et saluait les liens étroits entre les deux
pays. Et l’Égypte n’a pas répondu à l’injonc-
tion bien peu diplomatique des ambassa-
deurs du G7 au Caire de condamner l’in-
vasion russe.
Des alliés à durée limitée
Dans le même temps, avec leurs dizaines
de milliers de soldats positionnés dans le
Golfe, leurs bases à Bahreïn, au Qatar et
dans les Émirats arabes unis, la présence
de la Ve flotte, les États-Unis restent un
acteur majeur dans la région qu’il peut se
révéler risqué de négliger, voire de contra-
rier. D’autant que ce positionnement de
divers pays arabes, comme plus largement
celui du Sud, ne se fait pas au nom d’une
nouvelle organisation du monde ou d’une
opposition stratégique au Nord – comme
celle pratiquée par le Mouvement des
non-alignés dans les années 1960 et 1970,
allié au « camp socialiste » – mais au nom
de ce qu’ils perçoivent être leurs propres
intérêts. On pourrait, paraphrasant le
Britannique lord Gladstone, affirmer que,
dans l’ère de l’après-guerre froide, les États
n’ont plus d’amis ni de parrains perma-
nents, mais des alliés fluctuants, vacil-
lants, à durée limitée.
Alors que s’estompent les lignes de par-
tage idéologiques d’antan, que les pro-
messes d’un « nouvel ordre international »
faites par Wash ington au lendemain de la
première guerre du Golfe ont été englou-
ties dans les déserts irakiens, un monde
multipolaire émerge dans le chaos. Il offre
une marge de manœuvre élargie au « reste
du monde ». Mais le drapeau de la révolte
contre l’Occident et son désordre ne consti-
tue pas (encore ?) une feuille de route pour
un monde qui serait régi par le droit inter-
national plutôt que par le droit du plus fort.
Alain Gresh
7. Lire, par exemple, Maria Wimmer, « Du phosphore
blanc sur Fallouja », Le Monde diplomatique, janvier 2006.
08/11/2023 09:12
 © Agnès Propeck / Agence VU

4
Agnès Propeck ///// « AK-47 Kalachnikov », de la série « Pistolets », 2010

Les équilibres internationaux établis sur les décombres de la seconde

guerre mondiale reposaient sur l’accord des grandes puissances.
Depuis vingt ans, l’exacerbation des tensions entre ces dernières mine les
institutions mondiales et menace le monde d’un chaos guerrier et criminel.
Seule la définition de nouvelles règles du jeu permettrait d’enrayer
la violence et de répondre aux défis globaux (pandémies, climat, etc.).

Un ordre international
à reconstruire
Un ordre international à reconstruire //// MANIÈRE DE VOIR //// 77

077.indd 77 08/11/2023 09:13

 L’URGENCE DE REFONDER LE MULTILATÉRALISME
Particulièrement brutale, l’agression de l’Ukraine par la Russie, membre permanent
du Conseil de sécurité de l’Organisation des Nations unies (ONU), symbolise un tournant
dans les relations internationales. Cette évolution, amorcée en 1999 avec la guerre
du Kosovo, se caractérise par une relégitimation rampante du droit de recourir
unilatéralement à la force armée.
D
PAR ANNE-CÉCILE ROBERT e 1945 aux années 1990, les règles du
jeu étaient claires, inscrites dans le
marbre de la Charte de l’Organisa-
tion des Nations unies (ONU), qui proscrit le
recours à la guerre sauf exception contrô-
lée par l’ONU elle-même. Naturellement, les
pays les plus forts les contournaient réguliè-
rement pour intervenir militairement dans
leurs zones d’influence respectives : Moscou
en Europe orientale, Washington en Amérique
centrale, Paris en Afrique, Israël dans son
voisinage. Cependant, et c’est le point-clé, les
puissances ne cherchaient pas ouvertement à
modifier les règles de la Charte ni à en inventer
d’autres. Elles mettaient même un soin parti-
culier à préserver les apparences et à ne pas les
enfreindre ouvertement. Sorte
À partir des années 1990, de contrat de confiance interna-
on assiste à une tentative tional, la Charte de l’ONU servait
de modification des règles de point de repère. On se référait
du jeu international ainsi à ses règles, quitte à en don-
ner des interprétations exten-
sives, en invoquant par exemple une pseu-
do-légitime défense « préventive », contraire
à la notion même de légitime défense, forcé-
ment réactive.
À partir des années 1990, il en va tout
autrement : on assiste à une tentative de
modification des règles du jeu international,
notamment celles concernant le droit de la
guerre. Imposée par les Occidentaux, sous
la présidence de M. William Clinton (1993-
2001), cette mutation est l’une des causes de
la profonde instabilité actuelle des relations
internationales et du retour de la violence
armée à grande échelle.
Dans un premier temps, l’effondrement de
l’Union soviétique avait permis un exercice
consensuel du droit de la guerre, en mettant
fin aux chasses gardées de la guerre froide.
C’est ainsi le Conseil de sécurité, unanime,
qui autorisa, au nom de la sécurité col-
Matthew Cusick ///// « Blue Rain »
(Pluie bleue), 2015 lective, l’intervention militaire de trente-
78 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un ordre international à reconstruire
078.indd 78
cinq pays contre Bagdad (2 août 1990 -
28 février 1991). Il s’agissait presque d’un
cas d’école pour étudiant en droit interna-
tional, l’annexion d’un pays entier par un
autre – en l’occurrence le Koweït par l’Irak –
constituant une violation plus spectaculaire
que les autres des règles les plus solidement
ancrées depuis la Société des nations (SDN)
et servant de base à la Charte de l’ONU. On
évoquait alors, avec un enthousiasme cer-
tain, un « nouvel ordre international » 1.
L’intervention de l’Organisation du traité
de l’Atlantique nord (OTAN) au Kosovo en
1999 marque une fracture – guère per-
çue comme telle à l’époque 2 – des relations
internationales qui est demeurée ouverte.
L’échec de la conférence de Rambouillet,
durant laquelle Serbes et indépendantistes
kosovars étaient réunis pour négocier, a été
orchestré par la diplomatie américaine, qui
a littéralement manipulé, avec le soutien de
Berlin, les chancelleries européennes (au
premier rang desquelles Paris, allié his-
torique de Belgrade). Il a signifié un choix
conscient de l’option militaire, quand les
voies pacifiques pouvaient encore être uti-
lisées pour empêcher des massacres mal-
heureusement bien réels 3 . Sans mandat
du Conseil de sécurité des Nations unies,
mais avec la participation de la France et du
Royaume-Uni, l’Alliance atlantique menée
par les États-Unis déclenche, en mars 1999,
une vaste opération de bombardements
aériens qui aboutit à la capitulation de Bel-
grade moins de trois mois plus tard. L’in-
tervention au Kosovo paraît d’autant moins
justifiable qu’elle avait pour objet de vali-
der, sur la base d’informations fausses (tel
le prétendu plan « Fer à cheval » de Slobo-
dan Milošević, inventé par Berlin) complai-
samment relayées par la presse 4, la remise
en question du principe d’intangibilité ☛
1. Lire Claude Julien, « Guerres saintes », Le Monde diplo-
matique, septembre 1990.
2. Cf. André Bellon, « “Dieu, que la guerre est jolie !” », Le
Monde, 27-28 mars 1999.
3. Lire Xavier Bougarel, « Dans les Balkans, dix années
d’erreurs et d’arrière-pensées », Le Monde diplomatique,
septembre 1999.
4. Cf. Serge Halimi, Dominique Vidal, Henri Maler et
Mathias Reymond, L’Opinion, ça se travaille ! Les médias et
les « guerres justes », Agone, Marseille, 2014 (1 re éd. : 2000).
08/11/2023 09:14
 © Courtesy of the artist and Pavel Zoubok Fine Art, New York

Un ordre international à reconstruire //// MANIÈRE DE VOIR //// 79

078.indd 79 08/11/2023 09:14


L’URGENCE DE REFONDER LE MULTILATÉRALISME
des frontières, en l’occurrence celles de
la République fédérale de Yougoslavie. Ce
« recours à la force » dans des conditions
non prévues par la Charte de l’ONU trou-
vera une réplique dans l’agression améri-
caine contre l’Irak en 2003, cette fois sans
le soutien de Paris 5.
On assiste à une relégitimation progres-
sive du recours à la guerre que l’ONU avait
voulu bannir. Cette époque est d’ailleurs
marquée par la diffusion d’idées telles que
le devoir ou le droit d’ingérence, cher au
juriste français Mario Bettati (1937-2017)
et au fondateur de Médecins sans fron-
tières (MSF) Bernard Kouchner 6. Le pou-
voir de l’État et de ses dirigeants doit se sou-
mettre aux valeurs d’un ordre international
de facto dominé par les Occidentaux. Pro-
duit de cet univers idéologique, « la guerre
du Kosovo est le lieu d’une pratique d’ingé-
rence, sans aucun doute », souligne l’ancien
président de MSF Rony Brauman, qui avait
approuvé cette intervention à l’époque.
« Était-ce la manifestation d’un droit d’inter-
vention armée ? On peut le soutenir, et c’est ce
que font les partisans du “droit” d’ingérence
qui le voient réapparaître triomphalement
à l’ONU 7 ». En 2005, une résolution de l’As-
semblée générale des Nations unies recon-
naît en effet un nouveau principe non prévu
par la Charte de 1945 : la « responsabilité de
protéger » (R2P). Il signifie qu’un gouverne-
ment, tout en étant formellement souverain,
a des obligations envers ses citoyens, obliga-
tions que la « communauté internationale »
peut définir et auxquelles elle peut le rap-
peler manu militari. Ce n’est pas un hasard
5. Cf. Jean-Marc de La Sablière, Dans les coulisses du
monde. Du Rwanda à la guerre d’Irak, un grand négocia-
teur révèle le dessous des cartes, Robert Laffont, Paris,
2013.
6. Lire « Origines et vicissitudes du “droit d’ingérence” »,
Le Monde diplomatique, mai 2011.
7. Cf. Rony Brauman, Guerres humanitaires ? Mensonges
et intox, Textuel, Paris, 2018.
8. « La responsabilité de protéger », Commission interna-
tionale de l’intervention et de la souveraineté des États
(Ciise), Ottowa, décembre 2001.
9. Le traité de Westphalie (1648) réunit pour la première
fois les grands États d’Europe, qui se reconnaissent
mutuellement souverains et s’accordent sur les prin-
cipes devant régir leurs relations.
10. Lire Hélène R ichard et A nne-Cécile Robert,
« L’Ukraine entre sanctions et guerre », Le Monde diplo-
matique, mars 2022.
80 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un ordre international à reconstruire
078.indd 80
si ce principe a été imaginé par la commis-
sion de « personnalités de haut niveau » qui
rédigeait ses conclusions au moment de la
guerre du Kosovo 8. L’intervention en Libye
en 2011, seule action militaire décidée à ce
jour par le Conseil de sécurité sur la base de
la R2P, est ainsi la fille de celle du Kosovo.
Des relations envenimées
Cette opération franco-britannique sous ban-
nière de l’OTAN va durablement envenimer les
relations au sein du « P5 » (les cinq membres
permanents du Conseil de sécurité). C’est en
effet l’abstention constructive de Moscou et de
Pékin qui avait permis son autorisation par le
Conseil de sécurité au nom de la nécessité pour
« protéger les populations et zones civiles » de
Benghazi et Misrata au sud de la Libye, notam-
ment en faisant respecter une « zone d’exclu-
sion aérienne », tout en « excluant le déploie-
ment d’une force d’occupation étrangère ». Quel
que soit l’intérêt du principe de la « responsabi-
lité de protéger », son application constitue une
révision rampante et lourde d’incertitudes de
la Charte de l’ONU, qui prévoit que le recours
à la force ne puisse être motivé que par une
menace ou une rupture de la paix internatio-
nale. Ce texte ne peut être révisé sans respec-
ter les procédures, sous peine de susciter une
crise de confiance entre les États, y compris
les plus puissants. En pratique, l’intervention
de l’OTAN a outrepassé le mandat confié par le
Conseil de sécurité, notamment en aboutissant
à la chute de Mouammar Kadhafi. La Russie
et la Chine considèrent depuis lors qu’on les a
bernées et qu’on ne les y reprendra plus. L’in-
tervention en Libye est en outre régulière-
ment dénoncée par les pays africains, qui la
rendent responsable, à raison, de la déstabili-
sation durable du Sahel.
Les innovations politiques et juridiques des
années 1990-2000 distillaient l’idée que la
souveraineté était un principe dépassé, tant
sur la scène géopolitique que dans le domaine
économique. Les années 1990 sont ainsi l’apo-
gée d’une idéologie mondialiste fondée sur le
triomphe de la démocratie libérale de mar-
ché, qui doit régir l’ensemble de la planète sous
direction américaine. L’Union européenne en
constitue l’un des postes avancés, se chargeant
notamment d’en étendre les bienfaits à toute
l’Europe centrale et orientale par la méca-
nique de l’élargissement, et à l’Afrique par des
accords de partenariat économique. L’Orga-
08/11/2023 09:15
 nisation mondiale du commerce (OMC) naît
en 1995 afi n d’étendre l’Accord général sur
les tarifs douaniers et le commerce de mar-
chandises (GATT) aux services et à la propriété
intellectuelle.
D’apparence stable, ce nouvel ordre inter-
national est gros des orages actuels. Célébrée
par les médias et les penseurs dominants, la
remise en question du pouvoir westphalien 9
de l’État épargne en effet les grandes puis-
sances, comme les États-Unis, ou la France
en Afrique, mais également des pays comme
Israël, qui violent ouvertement le droit sans
jamais être inquiétés. La proclamation pom-
peuse d’une « communauté internationale »
masque mal le fait que la vertu s’impose aux
uns tandis que le cynisme de la realpolitik
demeure l’apanage de quelques autres. On
s’occupe peu, par ailleurs, de la nature et de la
légitimité de ceux qui défi nissent les valeurs
en question et leurs contours précis : des Occi-
dentaux, pour la plupart.
C’est de ce moment idéologique « clintonien »
que la société internationale est, sous nos yeux,
en train de sortir avec des cris. L’agression de
l’Ukraine par la Russie est l’enfant monstrueux
des dérives des trente dernières années. La fin
du monde unipolaire, si commode pour les
Occidentaux, se donne à voir partout avec un
flou dangereux quant aux règles internatio-
nales et une confiance de plus en plus faible
envers les organisations multilatérales. Les
pays dits émergents réclament désormais
légitimement leur place au grand banquet de
l’ordre mondial, dénonçant l’arrogance des
Occidentaux, leur impérialisme moral – que
traduit l’usage extensif des sanctions 10 – et leur
goût du « deux poids, deux mesures ».
Au-delà de la nécessité immédiate de faire
cesser l’agression russe contre l’Ukraine, il
importe de relancer une réf lexion sur les
règles du jeu international afi n de recons-
truire les conditions d’une paix durable.
Après la chute de l’URSS, le secrétaire géné-
ral des Nations unies Boutros Boutros-Ghali
(1992-1996) avait en vain appelé de ses vœux
une grande conférence internationale desti-
née à refonder un consensus international
sur des bases clairement discutées et consen-
ties par l’ensemble des acteurs, condition de
leur confiance mutuelle. Ce besoin se fait
plus cruellement sentir aujourd’hui, alors
que les foyers de tension se multiplient.
Anne-Cécile Robert
078.indd 81
Constante impunité d’Israël
L e 23 décembre 2016, le Conseil de sécurité des Nations unies vote la réso-
lution 2334 condamnant « la construction et l’expansion de colonies de
peuplement » israéliennes dans les « territoires occupés » palestiniens. Il y
a déjà eu de précédentes condamnations, mais c’est la première fois depuis
1980 que les États-Unis n’utilisent pas leur droit de veto : ils s’abstiennent,
permettant ainsi l’adoption du texte par quatorze voix sur quinze. Quelques
jours plus tard, le secrétaire d’État John Kerry justifie la position américaine
en critiquant sévèrement la politique de colonisation menée par Tel-Aviv 1.
Sept ans après, force est de constater que cette résolution n’a eu aucun
effet. Qu’il s’agisse de Jérusalem-Est, de la Cisjordanie mais aussi du Golan,
illégalement annexé par Israël en 1980, la colonisation n’a jamais cessé,
pleinement soutenue par les gouvernements successifs dirigés par M. Ben-
yamin Netanyahou. Au total, depuis sa création, l’État israélien a fait l’objet
d’une cinquantaine de résolutions le condamnant ou l’appelant à respecter
ses obligations en matière de droit international. Ce chiff re aurait pu être
plus important si la diplomatie américaine n’avait pas régulièrement mis
son veto – encore le 18 octobre 2023, sur l’appel à une trêve humanitaire
à Gaza – ou même œuvré à tuer dans l’œuf de nombreux projets de textes
en amont de leur rédaction.
Pour autant, comme en décembre 2016, il est arrivé que Washington
soit en phase avec le reste des membres du Conseil de sécurité ou de
l’Assemblée générale des Nations unies. Parmi les résolutions que Tel-
Aviv continue à fouler aux pieds 2, on peut citer celle du 11 décembre 1948
(résolution 194) stipulant que les réfugiés palestiniens qui le souhaitent
doivent pouvoir « rentrer dans leurs foyers le plus tôt possible et vivre en
paix avec leurs voisins » et que les autres doivent être indemnisés de leurs
biens « à titre de compensation ». Le 22 novembre 1967, au lendemain de la
guerre des six jours, le Conseil de sécurité dénonce l’« acquisition de terri-
toire par la guerre » et demande le « retrait des forces armées israéliennes
des territoires occupés » (résolution 242). Autre exemple, dans sa résolu-
tion 446 (22 mars 1979), le Conseil de sécurité exige, entre autres, l’arrêt
des « pratiques israéliennes visant à établir des colonies de peuplement dans
les territoires palestiniens et autres territoires arabes occupés depuis 1967 ».
Comment expliquer ce non-respect israélien du droit international ? L’ap-
pui quasi inconditionnel des États-Unis, mais aussi celui d’autres capitales
occidentales, joue pour beaucoup. Malgré les condamnations, Tel-Aviv
sait pouvoir compter sur une aide financière et diplomatique constante
de ses alliés. Une certaine culture imprégnant la classe politique, pour
qui les Nations unies ne sauraient constituer un obstacle à la sécurité et
aux intérêts d’Israël, est aussi en cause. Le pays n’ayant jamais subi de
sanctions internationales d’envergure en retour, il est logique que cette
situation perdure.
Akram Belkaïd
1. Lire le discours de John Kerry, « Remarks on Middle East peace », Department of State,
Washington, DC, 28 décembre 2016, et Dominique Vidal, « Cisjordanie, de la colonisation
à l’annexion », Le Monde diplomatique, février 2017.
2. Lire « Résolutions de l’ONU non respectées par Israël », Le Monde diplomatique, février 2009.
Un ordre international à reconstruire //// MANIÈRE DE VOIR //// 81
08/11/2023 09:15
 Au-delà
Au-delà
des
des
États,
États,
l’empreinte
l’empreinte
dede
mouvements
mouvements transnationaux
transnationaux

Terrorisme
Terrorisme
et crime
et crime
organisé
organisé
États États
défaillants
défaillants Organisation
Organisation
de l’État
de l’État
islamique,
islamique,
Indice Indice
de fragilité
de fragilité
des États
des États mouvement
mouvement
djihadiste
djihadiste
international
international
du plusdusolide
plus solide
(0) (0)
au plusaufragile
plus fragile
(120) (120) Naissance
Naissance
en 2006ende
2006
l’État
de islamique
l’État islamique
d’Irak,d’Irak,
futurefuture
Organisation
Organisation
de l’État
de islamique
l’État islamique
(OEI) (OEI)
14 à 1914 à 19 Présence
Présence
avéréeavérée
de l’OEIdeenl’OEI
2023en 2023
20 à 3920 à 39 NiveauNiveau
d’activité
d’activité ÉTATS-UNIS
ÉTATS-UNIS
+ -+ - CANADACANADA
40 à 5940 à 59
La 'Ndrangheta,
La 'Ndrangheta,
organisation
organisation
criminelle
criminelle
60 à 7960 à 79 à la conquête
à la conquête
du monde
du monde
PAYS-
80 à 99
80 à 99 BerceauBerceau
calabrais
calabrais MEXIQUE
MEXIQUE BELGIQ
100 à 112
100 à 112 Principales
Principales
implantations
implantations
d’activités
d’activités
illicitesillicites FRAN

ESP
Sources : Sources
The Fund : The
for Peace,
Fund for« Fragile
Peace, States
« Fragile
Index
States
2023Index
» ; Institute
2023 » ; for
Institute
the Study
for the
of Study
War, octobre
of War,2023
octobre
; 2023 ;
Le Monde,Le23Monde,
juillet 23
2021.
juillet 2021. Océan Océan PORTUGA
P
Océan Océan Atlantique
Atlantique
Pacifique
Pacifique GUATEMALA CUBA CUBA
GUATEMALA
HONDURAS
HONDURAS MARO
HAÏTI HAÏTI
NICARAGUA
NICARAGUA

Contestations
Contestations
et luttes
et luttes COSTA RICA
COSTA RICA

menées
menées
par par
des des
organisations
organisations PANAMÁ
PANAMÁ AntillesAntilles
néerlandaises
néerlandaises
nonnon
gouvernementales
gouvernementales Production
COLOMBIE
COLOMBIE
de cocaïne
Production de cocaïne

FinlandeFinlande ÉQUATEUR
ÉQUATEUR VENEZUELA
VENEZUELA
Suède Suède
Norvège Norvège Estonie Estonie
Danemark Danemark Lituanie Lituanie 1. Pays-Bas
1. Pays-Bas SURINAM
SURINAM
Écosse Écosse Ukraine Ukraine 2. Belgique
Pologne Pologne 2. Belgique
3. Luxembourg
3. Luxembourg
AllemagneAllemagne PÉROU PÉROU
Angleterre
Angleterre 5 Moldavie 4. République
5 Moldavie 4. République tchèque tchèque
1 41 5. Slovaquie
47 Serbie 7 Serbie 5. Slovaquie
Irlande Irlande 2 6. Autriche
6. Autriche
3 2 6 3 6 8 8
7. Hongrie
7. Hongrie
Pays de Galles
Pays de Galles 8. Bulgarie
8. Bulgarie
Croatie Kosovo
Suisse Suisse Croatie Kosovo SalomonSalomon BRÉSIL BRÉSIL
France France BOLIVIEBOLIVIE
Japon Japon
Grèce Grèce Corée Corée
EspagneEspagne Italie Italie du Sud du Sud
PortugalPortugal Taïwan Taïwan Nouvelle-Nouvelle-
Malte Malte Zélande Zélande

Chine Philippines
Chine Philippines
AustralieAustralie
URUGUAY
URUGUAY
Népal ThaïlandeThaïlande
Népal IndonésieIndonésie ARGENTINE
ARGENTINE
Bangladesh
Bangladesh
États-Unis Canada Canada Islande Islande Russie Russie
États-Unis Tadjikistan
Tadjikistan
Inde
PakistanPakistan Inde
Sri LankaSri Lanka
Turquie Turquie
MexiqueMexique Irak Irak
Qatar Qatar
Liban Liban
Israël Israël
Égypte Égypte
Costa Rica
Costa Rica
Soudan Soudan
Tunisie Tunisie EssaimageEssaimage
des groupes
des groupes
autonomes
autonomes
ColombieColombie Éthiopie Éthiopie Extinction
Extinction
Rebellion
Rebellion
(XR), (XR),
Venezuela Burkina Burkina OugandaOuganda
VenezuelaSénégal Sénégal Kenya Kenya
Faso Nigeria
Faso Nigeria qui prônent
qui prônent
la « désobéissance
la « désobéissance
civile civile
ÉquateurÉquateur Gambie Gambie Rwanda Rwanda TanzanieTanzanie non violente non violente
et perturbatrice
et perturbatrice
» »
Pérou Pérou RDC RDC Malawi Malawi pour lutter pourcontre
lutter l’effondrement
contre l’effondrement
écologique
écologique
Ghana Ghana
Sierra Sierra Zambie Zambie
Bolivie Bolivie Brésil Brésil Leone Leone Présence Présence
de l’organisation
de l’organisation
Oxfam,Oxfam,
Zimbabwe Zimbabwe
qui « lutte
qui «contre
lutte les
contre
inégalités
les inégalités
Afrique du
Afrique
Sud du Sud afin d’éradiquer
afin d’éradiquer
la pauvreté
la pauvreté
et les injustices
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» »
Chili Chili
UruguayUruguay SourcesSources
: Extinction
: Extinction
Rebellion,
Rebellion,
https://rebellion.global
https://rebellion.global
; ;
ArgentineArgentineAntarctique
Antarctique Oxfam, www.orfam.org
Oxfam, www.orfam.org

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 JAPON JAPON
PAPOUASIE-
PAPOUASIE-
NOUVELLE-GUINÉE
NOUVELLE-GUINÉE
Océan Océan
Pacifique
Pacifique
PHILIPPINES
PHILIPPINES NOUVELLE-
NOUVELLE-
ZÉLANDE
ZÉLANDE
Mindanao
Mindanao
Hongkong
Hongkong
Blanchiment
Blanchiment Sulawesi
Sulawesi AUSTRALIE
AUSTRALIE
d’argent
d’argent
CHINE CHINE Timor Timor

INDONÉSIE
INDONÉSIE
BIRMANIE
BIRMANIE

BANGLADESH
NÉPAL NÉPAL BANGLADESH

RUSSIERUSSIE
INDE INDE
PAKISTAN
PAKISTAN
AFGHANISTAN
AFGHANISTAN
CaucaseCaucase
ALLEMAGNE UKRAINE
ALLEMAGNE UKRAINE IRAN IRAN
PAYS-BAS
PAYS-BAS Océan Océan
AUTRICHEAUTRICHE ÉMIRATS
ÉMIRATS
BELGIQUE
BELGIQUE ROUMANIE
ROUMANIE ARABESARABES
UNIS UNIS Indien Indien
LUX. LUX. TURQUIETURQUIE IRAK IRAK BlanchimentBlanchiment
FRANCEFRANCE SYRIE SYRIE d’argent
d’argent
ITALIE ITALIE LIBAN LIBAN
ARABIEARABIE
ESPAGNEESPAGNE Gaza Gaza SAOUDITE SAOUDITE
Sinaï Sinaï
PORTUGAL
PORTUGAL YÉMENYÉMEN
TUNISIETUNISIE ÉGYPTEÉGYPTE
LIBYE LIBYE SOMALILAND
SOMALILAND
Diasporas
Diasporas
mondialisées
mondialisées
MAROCMAROC
ALGÉRIEALGÉRIE SOMALIE
SOMALIE
ÉTHIOPIE
SOUDANSOUDAN ÉTHIOPIE Italiens
Italiens
Allemagne
Pays- Pays- Allemagne
TCHAD TCHAD Bas Bas764 183764 183
NIGER NIGER SOUDANSOUDAN Royaume-Uni
Royaume-Uni AustralieAustralie
Chine Chine
MALI MALI DU SUDDU SUD KENYA KENYA
AutricheAutriche
CENTRAFRIQUE
CENTRAFRIQUE BelgiqueBelgique
États-Unis
États-Unis
BURKINABURKINA Ituri Ituri France France
FASO FASO NIGERIA
NIGERIA 422 087422 087
CAMEROUN
CAMEROUN MADAGASCAR
MADAGASCAR Suisse Suisse
RÉP. DÉM.
RÉP. DÉM. Canada Canada 623 003623 003
DU CONGO
DU CONGO PersonnesPersonnes
inscritesinscrites
EspagneEspagne
CÔTE CÔTE MexiqueMexique Émirats Émirats au registre
au registre
des Italiens
des Italiens
MOZAMBIQUE
MOZAMBIQUE arabes arabes à l’étranger
à l’étranger
(Aire) (Aire)
D’IVOIRE
D’IVOIRE Israël unis
Israël unis en 2019 en 2019
800 000800 000
ZIMBABWE
ZIMBABWE
ANGOLAANGOLA ColombieColombie 400 000400 000
ÉquateurÉquateur Venezuela
Venezuela
100 000100 000
5 000 5 000
BOTSWANA
BOTSWANA Pérou Pérou
dont personnes
dont personnes
Brésil Brésil inscritesinscrites
depuis depuis
AFRIQUE
AFRIQUE 447 067447 067 plus de quinze
plus deans
quinze ans
DU SUDDU SUD Chili Chili Afrique du
Afrique
Sud du Sud
Source :Source
« Aire »,: «Istat.
Aire », Istat.
UruguayUruguay
Argentine
Argentine
842 615842 615

Japon Japon
Libanais
Libanais
Taïwan Taïwan Nouvelle-Nouvelle-
Philippins
Philippins HongkongHongkong
AustralieAustralie
Zélande Zélande
Australie
Australie
CanadaCanada
CanadaCanada
MalaisieMalaisie
Singapour
Singapour
États-Unis
États-Unis Qatar Qatar États-Unis
États-Unis Suède Suède
Koweït Koweït
0,5 à 2 milions
0,5 à 2 milions
Royaume- Koweït KoweïtÉmirats
Royaume- Émirats
arabes arabes4 millions
Danemark Qatar Qatar
Danemark
Uni Uni 4 millions Chypre Chypre ÉmiratsÉmirats
unis unis de personnes
de personnes Grèce Grèce arabes unis
arabes unis
France France MexiqueMexique France France
EspagneEspagne de 500 000
de 500 000 Rép. dominicaine
Rép. dominicaine Arabie Arabie Plus de 1Plus
Syrie Syrie million
de 1 million
Italie Italie
Arabie Arabie à 1 000 000
à 1 000 000 EspagneEspagne
Égypte Égypte saoudite de personnes
saoudite de personnes
saoudite saoudite de 100 000 de 100 000 Colombie Venezuela
Colombie Venezuela de 100 000
de 100 000
à 500 000à 500 000 Sénégal Sénégal à 1 000 000
à 1 000 000
de 10 000de 10 000 Nigeria Nigeria de 10 000
de 10 000
ÉquateurÉquateur à 100 000
à 100 000
à 100 000
à 100 000 Brésil Brésil Côte d’Ivoire
Côte d’Ivoire
moins moins 2 à 7 millions
2 à 7 millions moins moins
Sierra Leone
Sierra Leone de 10 000
de 10 000
de 10 000
de 10 000
D’après D’après
Wikipedia,
Wikipedia, Argentine
Argentine D’après D’après
Wikipedia,
Wikipedia,
« Overseas
« Overseas
FilipinosFilipinos
». ». 1 à 3 millions
1 à 3 millions
UruguayUruguay Afrique du
Afrique
Sud du Sud « Lebanese
« Lebanese
diasporadiaspora
». ».

Un ordre international à reconstruire //// MANIÈRE DE VOIR //// 83

082.indd 83 08/11/2023 13:40

 Dans les archives//// Janvier 1987 //// Par Yves Sandoz *

Une Croix-Rouge neutre,

puisque la guerre est inévitable
L’organisation fondée par Henry Dunant est confrontée
à la multiplication des situations de crise. Au printemps dernier,
dans un climat de tensions internes, elle a annoncé
des économies drastiques et 1 800 licenciements.
Elle doit désormais se recentrer sur la mission assignée
par son concepteur : être la garante du droit international
humanitaire dans les conflits armés.
naturelles, d’autre part, l’aide fournie, pour contribuer à
leur développement, aux nouvelles sociétés nationales et
à celles des pays les plus défavorisés.
L’organe fondateur, le CICR, dont les membres sont,
comme à l’origine, tous suisses, s’est lui aussi considéra-
blement développé – il emploie aujourd’hui environ trois
mille personnes –, avec la tâche précise d’agir en tant
qu’intermédiaire neutre, au profit des victimes de conflits
armés et autres situations politiquement délicates et de
diriger les actions de la Croix-Rouge lors de ces conflits 3.

1. Publié en 1862, le livre
de Henry Dunant Un
souvenir de Solférino est
en libre accès sur www.
icrc.org
2. Les sociétés nationales
de la Croix-Rouge et du
Croissant-Rouge sont
désormais présentes
dans 191 pays, soit
partout dans le monde.
3. Le CICR emploie
aujourd’hui plus de
22 700 personnes à
travers le monde, dont
près de 1 400 à son siège
de Genève. Elles sont de
toutes nationalités.
C
Le but principal de telles actions est de s’assurer que les
’est en 1859, lors de la bataille de Solferino, dont il prisonniers de guerre, les internés civils et même toute
fut par hasard le témoin, qu’Henry Dunant conçut la population de territoires occupés soient correctement
la Croix-Rouge. Scandalisé de voir les soldats bles- traités, que les blessés reçoivent les soins adéquats et que
sés laissés sans soin à l’issue de cette bataille, il écrivit les populations civiles soient suffisamment approvision-
un livre et transmit ses idées à des notables genevois, nées en biens essentiels.
qui créèrent avec lui le Comité international de la Croix- Les sociétés nationales, leur fédération – la Ligue –
Rouge (CICR) . Son idée maîtresse était de neutraliser les
1
et le CICR forment, à eux trois, la Croix-Rouge interna-
services sanitaires des forces armées pour permettre de tionale. En principe, tous les quatre ans, ces trois com-
porter secours aux blessés sur le champ de bataille. posantes se réunissent avec les gouvernements parties
Elle trouva sa réalisation en 1864 avec l’adoption de la aux conventions de Genève pour parler avec eux des pro-
première convention de Genève et le choix de l’emblème blèmes humanitaires rencontrés lors des conflits armés et
de la croix rouge sur fond blanc comme d’autres problèmes concernant leurs rela-
signe distinctif des services sanitaires. L’avantage tions avec le mouvement.
Elle se concrétisa aussi par la création de de la neutralité La Croix-Rouge est née pour aider à l’ap-
sociétés prêtes à être les auxiliaires des plication du droit international humani-
est de rassurer
services sanitaires des forces armées en taire lors des confl its armés. Or celui-ci
ceux qui veulent
temps de guerre, les sociétés nationales de n’a de sens que si aucun État engagé dans
la Croix-Rouge. De telles sociétés – de la aider à soulager un confl it armé n’est tenu à l’écart : cela
Croix-Rouge, ou du Croissant-Rouge dans la souffrance est d’autant plus important depuis que la
certains pays islamiques – ont vu le jour sans se mêler de guerre a été proscrite par la Charte de l’Or-
dans 144 pays 2. ganisation des Nations unies (ONU). Si l’on
politique
Si le but initial de ces sociétés n’a pas prétendait réserver l’application du droit
été supprimé, son importance s’est fortement réduite au international humanitaire aux États qui se conforment à
profit de nombreuses activités entreprises en temps de la Charte, on le viderait de son sens consistant à préserver
paix. Après la première guerre mondiale, elles ont décidé un peu d’humanité dans les conflits qui n’ont pas pu être
de se fédérer et ont créé, en 1919, la Ligue des sociétés de évités, indépendamment de leurs causes.
la Croix-Rouge, dont le but est de coordonner, d’une part, L’« apolitisme » de la Croix-Rouge – sa neutralité – est
l’action des sociétés nationales en cas de catastrophes très fortement lié à son image de marque. L’avantage de
cette neutralité est de rassurer les nombreux volontaires
* Professeur honoraire de droit international humanitaire. Il qui veulent aider à soulager la souffrance d’autrui sans se
était chef du département de la doctrine et du droit au Comité
international de la Croix-Rouge (CICR) lorsque cet article a mêler de politique et, surtout, les gouvernements engagés
été publié. dans des conflits armés, pour qui la neutralité de ceux qui

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 fournissent l’aide humanitaire est une exigence. L’incon-
vénient est, notamment pour les sociétés nationales des
pays occidentaux, l’apparence de prudence, peu stimu-
lante, que donne le respect de la neutralité.
Un mouvement à vocation universelle
La neutralité est à l’évidence indispensable pour pré-
server l’unité d’un mouvement à vocation universelle.
Elle est également nécessaire pour permettre l’action
directe auprès des victimes, sur le terrain. Certes, la
Croix-Rouge ne doit que se contenter de guérir les plaies
sans s’occuper de leurs causes. Certes, aussi, la neutra-
lité ne signifie pas une obligation absolue de silence : le
CICR en appelle parfois aux gouvernements quand ses
démarches confidentielles en vue de faire cesser des vio-
lations du droit international humanitaire n’aboutissent
pas et s’il estime de tels appels profitables aux victimes.
Mais la neutralité ne permet pas de prendre position sur
les problèmes des structures ou des systèmes politiques,
qui, selon beaucoup d’experts, sont à la source du mal.
Bien sûr, il ne s’agit pas de rejeter ceux qui condamnent
et de nier l’utilité d’organisations comme Amnesty
International, dénonçant publiquement les gouverne-
ments qui violent les droits de l’homme. Mais il faut
comprendre la nécessité du partage des tâches. On ne
peut obtenir des autorités exerçant un contrôle matériel
© Courtesy of the artist and Pavel Zoubok Fine Art, New York
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sur un territoire d’autoriser l’action humanitaire d’or-
ganisations qui remettraient en question leur régime
politique. À côté du « courage » de dénoncer, il y a aussi
celui de rester auprès des victimes.
Pour les sociétés nationales, ce choix est difficile à
expliquer, notamment dans les pays riches où la jeunesse
aimerait s’engager davantage en faveur du tiers-monde.
Répondre aux catastrophes sans s’occuper de leurs causes
ne suffit plus, dès lors que la responsabilité de l’homme
dans les catastrophes dites « naturelles » paraît de plus
en plus évidente (notamment en ce qui concerne la séche-
resse et la désertification). Le slogan « Prevention better
than cure » (« Mieux vaut prévenir que guérir ») a donc
été lancé. C’est une bonne chose. Mais il est capital pour le
mouvement qu’il reste fidèle à lui-même dans cette nou-
velle perspective. « Prévenir » doit consister à aider les
sociétés nationales locales à contribuer le plus efficace-
ment possible aux actions de prévention les plus urgentes,
en accord avec leurs gouvernements. Ça ne peut, ni ne doit,
être une volonté de transmettre avec condescendance
la connaissance du « système » qui permettra d’arrêter
la désertification ou la croissance démographique. De
même, la Croix-Rouge ne doit pas se faire d’illusion sur sa
capacité de résoudre les causes des confl its. Ce n’est pas Matthew Cusick ////
elle qui va dénouer la crise du Proche-Orient ni tracer « Many Rivers »
(Nombreuses rivières),
aux États la voie qui mène au désarmement. ■ 2009
Un ordre international à reconstruire//// MANIÈRE DE VOIR//// 85
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 LES NATIONS UNIES EN PANNE DE RÉFORMES

© ADAGP, Paris, 2023 - Courtesy Galerie Cécile Fakhoury / Photo : Guillaume Bassinet
tive qui aurait permis au Conseil d’exercer ses
Avec la guerre en Ukraine et la crise humanitaire à Gaza depuis octobre 2023, la missions de police internationale : infliger des
paralysie de l’ONU fait peser sur elle une menace existentielle. Saura-t-elle se réformer sanctions et, peut-être, comme en janvier 1991
contre l’Irak après l’invasion du Koweït cinq
pour plus de représentativité et d’efficacité, alors que les grandes puissances se
mois plus tôt, ou en 2011 contre la Libye de
divisent sur la réponse aux crises aiguës ?
Mouammar Kadhafi, lancer une intervention
militaire. Même scénario le 18 octobre 2023,

N
PAR ANNE-CÉCILE ROBERT * ew York. Conseil de sécurité de l’Or-
ganisation des Nations unies (ONU).
25 février 2022. Alors qu’elle a recueilli
onze voix sur quinze, la résolution condam-
nant l’agression russe contre l’Ukraine – rédi-
gée par l’Albanie et les États-Unis avec le sou-
tien de 81 États membres – est rejetée. Le veto
d’une Russie isolée suffit à enterrer une initia-
Serigne Ibrahima Dieye /////
« Dark Scenery #5 » * Auteure avec Romuald Sciora de Qui veut la mort de l’ONU ? Du
(Scène sombre #5), 2022 Rwanda à la Syrie, histoire d’un sabotage, Eyrolles, Paris, 2019.
lorsque le veto des États-Unis empêche à lui
seul l’adoption d’une résolution appelant à une
trêve humanitaire à Gaza.
Alors que l’abus de pouvoir des grandes
puissances menace de réduire à néant le cré-
dit de l’organisation, son secrétaire général se
concentre sur la dimension humanitaire de
son action. Il a attendu le 19 avril 2022 pour
prendre une initiative diplomatique concer-
nant l’Ukraine. Finalement, cinquante-quatre
longs jours après le déclenchement de la

86//// MANIÈRE DE VOIR//// Un ordre international à reconstruire

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guerre, M. António Guterres se rend à Mos-
cou et à Kiev après Ankara, où il échange avec
Le monde vu d’Arabie saoudite
le président Recep Tayyip Erdoğan, médiateur
dans cette crise. Mais qu’a-t-il à proposer ? Plu-
sieurs de ses prédécesseurs ont pourtant fait
preuve d’esprit d’initiative, ne comptant pas
leurs gouttes de sueur, pour empêcher des ten-
sions de dégénérer. Le Ghanéen Kofi Annan
s’était ainsi rendu à Bagdad en février 1998
pour arracher à Saddam Hussein un accord
pour l’inspection internationale de sites mili-
taires, alors que Londres et Washington
menaçaient déjà l’Irak. En octobre 2023, face
à la crise humanitaire à Gaza, M. Guterres
fait preuve d’un plus grand volontarisme en
se rendant immédiatement sur place et en
dénonçant les violations du droit internatio-
nal humanitaire.
Deux condamnations infligées à la Russie
Symptôme de la paralysie, l’Assemblée géné-
rale – qui ne peut, en principe, se pronon-
cer sur une situation dont traite le Conseil
de sécurité – a été exceptionnellement saisie
des deux guerres (Ukraine et Syrie), en vertu
de la résolution « Union pour le maintien de
la paix » adoptée le 3 novembre 1950. Celle-ci
lui permet, en cas de blocage entre les cinq
membres permanents du Conseil de sécu-
rité (5P), de formuler un avis politique sur
une crise, sans toutefois pouvoir, comme seul
peut le faire le Conseil de sécurité, prendre
des mesures coercitives. Symboliquement
fortes, les deux condamnations infligées à la
Russie en vertu de cette procédure spéciale,
massivement votées par l’Assemblée générale
les 2 et 24 mars 2022, ne peuvent faire oublier
l’échec des mécanismes de police internatio-
nale prévus par la Charte de l’ONU. Leur vote
a, en revanche, révélé les fractures de plus
en plus béantes entre les Occidentaux et le
« reste du monde » (lire l’article de Christophe
Ventura page 71).
Des voix – telle celle du diplomate suisse
Jean Ziegler 1 – s’élèvent pour demander la
suppression du droit de veto, privilège dont
jouissent les 5P. Cette idée, simple en appa-
rence, fait toutefois peu de cas de l’histoire.
Si la création des Nations unies en 1945 est
évidemment le produit des circonstances
– les ravages de la guerre et ses atrocités –,
elle est surtout le fruit d’un accord poli- ☛
1. L’Humanité, Saint-Denis, 23 mars 2022.
086.indd 87
A
Après avoir beaucoup fait gloser par-delà les
frontières de l’Arabie saoudite en raison de sa
grandiloquence, le concept de « Vision 2030 »
est devenu une grille de lecture pratique pour
comprendre la transformation du royaume
et son nouveau positionnement sur la scène
internationale. C’est M. Mohammed Ben Salman
(« MBS »), alors vice-prince héritier, qui dévoile
en 2016 ce programme de développement visant à
préparer le premier producteur de pétrole de la planète
(depuis supplanté par les États-Unis) aux défi s de la transition énergétique
mondiale. Les chantiers pharaoniques (mégalopole futuriste, infrastructures
touristiques, rénovation du centre-ville et nouvel aéroport de Riyad, etc.) tout
comme les investissements et prises de participations massifs à l’étranger ne
sont qu’un aspect de cette mue. La diversification économique s’accompagne de
réformes sociales et d’une politique étrangère plus volontaire et moins soumise
au patronage de Washington.
Trois séquences-clés ont encouragé le royaume à élargir le rayon de sa diplo-
matie : l’impasse dans laquelle l’a mené la guerre lancée en 2015 au Yémen ; les
dégâts d’image causés par l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en 2018 ;
et la perception de ne plus pouvoir autant compter sur les États-Unis, malgré le
partenariat forgé par des décennies d’intérêts pétroliers et sécuritaires. En sep-
tembre 2019, l’Arabie saoudite a jugé trop timoré le déploiement par Washington
de troupes supplémentaires dans la région en réponse aux bombardements
– revendiqués par les rebelles houthistes du Yémen, mais attribués par la Maison
Blanche à l’Iran – de ses deux des principaux sites pétroliers, Abqaïq et Khurais.
Depuis, sous l’autorité d’un MBS moins impétueux mais tout aussi ambitieux
et résolument orienté vers l’économie et les aff aires, le royaume creuse son
propre sillon, avantagé par la force de frappe financière de son fonds souverain
(700 milliards de dollars). Coopération avec Moscou dans le cadre de l’OPEP +
(Organisation des pays exportateurs de pétrole plus dix membres, formée sous
l’impulsion de Riyad en 2016), réadmission de la Syrie dans la Ligue arabe, accueil
en grande pompe du président chinois Xi Jinping, signature de contrats en rafale
avec l’Inde, détente avec l’Iran, médiation au Soudan, pourparlers de paix sur
l’Ukraine, entrée prochaine dans le club des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine,
Afrique du Sud)… Avec des succès certes contrastés, la liste des choix eff ectués
par l’Arabie saoudite pour étendre son influence au-delà du monde arabe ne
cesse de s’allonger.
Cet activisme porte ses fruits. À mesure qu’elle étoff e la constellation de ses
partenaires dans le monde émergent, l’Arabie saoudite se place au cœur du jeu
proche-oriental et se désarrime d’un pôle occidental perçu comme arrogant,
exigeant et en perte de vitesse. Elle ne lui a pas complètement tourné le dos et
a joué le jeu des négociations tripartites orchestrées par Washington en vue de
normaliser sa relation avec Israël. La stabilité de la région, répétait-on à l’envi à
Riyad, est une condition de la réussite de « Vision 2030 ». C’était avant que Gaza
soit à nouveau à feu et à sang.
Angélique Mounier-Kuhn
Un ordre international à reconstruire //// MANIÈRE DE VOIR //// 87
08/11/2023 09:17

LES NATIONS UNIES EN PANNE DE RÉFORMES
tique entre les grandes puissances. Celles-ci
acceptaient que, contrairement à la Société
des nations (SDN), la nouvelle organisation
mondiale soit dotée de vrais pouvoirs coerci-
tifs. En échange, elles recevaient le privilège
de pouvoir bloquer, seule, une décision. Sans
droit de veto, pas d’ONU. La
Sans droit de veto, pas d’ONU. suppression de celui-ci ris-
Sa suppression risquerait querait donc de conduire
de conduire à un nouvel paradoxalement à un nouvel
affaiblissement de l’organisation affaiblissement de l’organi-
sation, dont les puissances,
grandes ou moyennes, se détourneraient tan-
dis que le monde se diviserait en baronnies
et en sphères d’inf luence concurrentes et
sourcilleuses. Mais des aménagements sont
possibles : ainsi, grâce à une initiative du
Liechtenstein en 2022, les 5P doivent désor-
mais justifier publiquement l’usage de leur
veto devant l’Assemblée générale.
Rééquilibrage géographique
Les projets de réforme du Conseil de sécurité ne
manquent cependant pas, certains élargissant
au contraire le statut de membre permanent
à d’autres États afin de rééquilibrer géogra-
2. Rapport du secrétaire général, « Dans une liberté plus phiquement le club très fermé des détenteurs
grande. Développement, sécurité et respect des droits de
du droit de veto (proposition de l’Union afri-
l’homme pour tous », 24 mars 2005.
caine ou du « G4 » composé de l’Allemagne,
3. Sandrine Kott, Organiser le monde. Une autre histoire
de la guerre froide, Seuil, Paris, 2021. du Japon, du Brésil et de l’Inde). Aucun ne fait
Podcasts
Les clés du monde
Les journalistes de la rubrique Monde du quotidien mexicain El Sol de México analysent les soubresauts
de la géopolitique mondiale. Épisode du 2 octobre : « La nouvelle vague de migrations déborde les
frontières ».
« Las claves del mundo », sur certaines plates-formes et sur www.elsoldemexico.com.mx, tous les lundis
(vingt-cinq minutes).
L’Afrique vue par sa gauche
Africa Is a Country est un site de contributions sur l’actualité africaine émanant d’analystes de gauche.
Podcasts sur des thèmes qui préoccupent le continent, comme « Climat et lutte des classes ».
Africa Is a Country, sur https://africasacountry.com, environ une fois par mois (plus d’une heure).
Géopolitique asiatique
Un podcast réalisé par The Diplomat, magazine numérique proposant d’analyser les répercussions des
grands événements géopolitiques sur la région Asie-Pacifique.
« Asia Geopolitics », sur certaines plates-formes et sur https://thediplomat.com, au moins une fois par
mois (environ quinze minutes).
Enjeux contemporains
De l’Ukraine au Sahel, en passant par le Chili et la voiture électrique : du lundi au jeudi, France Culture
creuse un thème en profondeur. Le vendredi, un grand reporter de retour du terrain est interviewé.
« Culture monde », sur la plate-forme de Radio France, cinq fois par semaine (cinquante-huit minutes).
88 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un ordre international à reconstruire
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consensus. En 2005, les propositions de Kofi
Annan – pour une meilleure représentativité
du Conseil et un rééquilibrage des pouvoirs
en faveur des membres temporaires – ont été
repoussées par les 5P, protégés précisément par
leur veto, qui permet de contrôler toute révi-
sion de la Charte de San Francisco 2. Cependant,
la prise de distance des pays du Sud vis-à-vis de
choix occidentaux dans la guerre en Ukraine
amène les grandes puissances à assouplir leur
position pour s’attirer leurs bonnes grâces.
Mais, au-delà de l’acceptation de principe d’un
élargissement du Conseil de sécurité, rien de
concret n’a encore été décidé.
En 1945, les cinquante et un pays fondateurs
de l’ONU s’étaient engagés à en faire le « centre
où s’harmonisent les efforts des nations vers ces
fins communes » énoncées par la Charte de San
Francisco (article 1, alinéa 4), à savoir la paix
et la coopération économique, sociale, cultu-
relle ou scientifique. Bon an mal an, l’organi-
sation a effectivement organisé la décolonisa-
tion, supervisé et résolu de nombreux conflits
et crises. Ses casques bleus protègent quoti-
diennement des millions de personnes tandis
que les secours (alimentation, santé, réfugiés)
qu’elle diligente – de l’Ukraine à la République
démocratique du Congo – assurent la survie
de millions d’autres à travers le monde. L’his-
torienne Sandrine Kott a même montré que
le système multilatéral avait créé de discrètes
passerelles entre les deux blocs durant la
guerre froide, suscitant des rapprochements
d’idées constructifs et pacificateurs 3.
La logique du globalisme
De nos jours, les grandes puissances pré-
fèrent souvent créer des structures ad hoc,
tels le G20, excroissance du G7, ou le Forum
de Paris sur la paix lancé en 2018, pour régler
les affaires qui les préoccupent. « À l’interna-
tionalisme de la guerre froide se substitue pro-
gressivement la logique du globalisme, déplore
Sandrine Kott, soit la mise en concurrence
généralisée des individus, des groupes et des
États. L’entrée dans l’ère néolibérale se marque
par d’importants changements de paradigme
très perceptibles dans les espaces internatio-
naux. » Alors que la coopération internatio-
nale est plus que jamais nécessaire, l’ONU
muterait-elle en super-agence humanitaire,
laissant la paix et la sécurité aux aléas des
jeux de puissance ?
Anne-Cécile Robert
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 © Agnès Propeck / Agence VU

LA JUSTICE PÉNALE INTERNATIONALE,

MÉTAPHORE D’UN MONDE TOURMENTÉ
d’une instance universelle, la Cour pénale
En théorie, plus aucun chef d’État ou dignitaire soupçonné de crimes de masse n’est internationale (CPI), par le statut de Rome,
aujourd’hui à l’abri de poursuites. Le 17 mars 2023, la Cour pénale internationale (CPI) entré en vigueur le 1er juillet 2002 1. Celle-ci
a pu cohabiter avec des tribunaux pénaux ad
n’a pas hésité à lancer un mandat d’arrêt contre M. Vladimir Poutine. Mais, deux
hoc : Cambodge, Sierra Leone, Liban, etc.
décennies après son entrée en fonctions, la juridiction établie à La Haye reste entravée
Aujourd’hui, 123 pays sur les 193 que
et sujette aux accusations de partialité. compte l’Organisation des Nations unies
(ONU) adhèrent à la CPI, qui siège à La Haye,

E
PAR WILLIAM BOURDON * n 1993 et 1994, le Conseil de sécurité
des Nations unies a créé deux tribu-
naux pénaux internationaux, l’un pour
l’ex-Yougoslavie (TPIY), l’autre pour le Rwanda
(TPIR). Ces innovations judiciaires ont sus-
cité une dynamique qui a abouti à la naissance
Agnès Propeck /////
« Carabine M4 », de
la série « Pistolets », 2010 * Avocat.
aux Pays-Bas. Mais certains parmi les plus
puissants ont refusé de devenir États parties :
les États-Unis, la Russie, la Chine, l’Inde, Israël,
ainsi que l’essentiel des pays arabes (sauf la
Jordanie, la Tunisie, et la Palestine, État ☛
1. Lire Francesca Maria Benvenuto, « Soupçons sur la
Cour pénale internationale », Le Monde diplomatique,
avril 2016.

Un ordre international à reconstruire //// MANIÈRE DE VOIR //// 89

089.indd 89 08/11/2023 09:21

 LA JUSTICE PÉNALE INTERNATIONALE, MÉTAPHORE D’UN MONDE TOURMENTÉ
non membre observateur). Les dirigeants de
ces poids lourds figurent pourtant parmi les
auteurs des crimes les plus graves (de guerre,
contre l’humanité, d’agression, de génocide).
La compétence de la CPI se fonde essen-
tiellement sur le critère du territoire où
a été commis le crime, et beaucoup plus
marginalement sur celui de la nationalité
du suspect. Innovation remarquable : les
immunités des dirigeants en exercice ne
les protègent plus de poursuites, comme ce
fut le cas avec le président kényan Uhuru
Kenyatta en 2014, poursuivi en raison des
violences consécutives au scrutin pré-
sidentiel de 2007 avant que les charges
soient abandonnées.
Une compétence subsidiaire
La compétence de la CPI est dite « subsi-
diaire » par rapport à celle des juridictions
nationales, si celles-ci se révèlent impuis-
santes pour une raison ou une autre, ou si
les autorités locales se refusent à les lais-
ser agir. En 2020, la procureure gambienne
Fatou Bensouda avait par exemple dû renon-
cer à enquêter contre l’armée britannique
pour des crimes commis en Irak entre
2003 et 2009, car la jus-
En 2020, la procureure gambienne tice du Royaume-Uni avait
a dû renoncer à enquêter démontré sa capacité et sa
contre l’armée britannique pour volonté d’agir.
des crimes commis en Irak Le « deux poids, deux
mesures » était implicite-
ment inscrit dès l’origine dans le statut de
la CPI, puisque le seul moyen d’universali-
ser son action (c’est-à-dire sans condition
de territoire ni de nationalité) se trouve
dans les mains du Conseil de sécurité, qui
peut saisir le bureau du procureur. Mais
le droit de veto des cinq membres per-
manents réduit à néant cette possibilité
lorsque leurs intérêts ou ceux de leurs
alliés sont en cause. Ainsi, la Russie l’a
exercé à plusieurs reprises pour protéger
son allié syrien Bachar Al-Assad, soup-
çonné de crimes contre l’humanité et de
crimes de guerre.
Le privilège dont jouissent les grands
États est patent au regard du sort réservé
à l’Afrique. Dans la mesure où ils ont été
vigoureusement incités, par la France et
l’Union européenne, à ratif ier le statut
90 //// MANIÈRE DE VOIR //// Un ordre international à reconstruire
089.indd 90
de Rome, une immense majorité des pays
du continent sont soumis à la CPI. Par un
effet mécanique, sur la cinquantaine de
mandats d’arrêt et de citations à compa-
raître lancés par la Cour depuis son entrée
en fonctions en 2022, l’immense majorité
vise des Africains. Les cinq personnes
condamnées à ce jour sont toutes des chefs
de milices africaines.
Dans le cas de l’Ukraine, qui n’a pas plus
que la Russie adhéré à la CPI, le procureur
britannique Karim Khan a pu ouvrir une
enquête parce que Kiev a reconnu sa compé-
tence le 9 avril 2014, après l’annexion de la
Crimée. Toutefois, un pas important semble
avoir été franchi en direction de l’universa-
lisation des poursuites, dans le contexte de la
guerre russo-ukrainienne. Démontrant une
rapidité inédite, le 17 mars 2023, soit à peine
plus d’un an après le début de l’agression per-
pétrée par Moscou, la CPI a émis un mandat
d’arrêt à l’encontre de M. Vladimir Poutine
et de M me Maria Lvova-Belova, la commis-
saire russe aux droits de l’enfant. L’un et
l’autre sont suspectés de crimes de guerre
pour la déportation de centaines d’enfants
ukrainiens retirés de foyers et d’orphelinats
afin d’être donnés à l’adoption en Russie. Des
décisions qualifiées de « nulles et non ave-
nues » par le Kremlin, selon lequel la Cour est
incompétente pour juger des ressortissants
de pays qui ne sont pas parties au statut de
Rome. La CPI, elle, laisse entendre qu’elle n’en
restera pas à ce dossier : « Nous n’hésiterons
pas à présenter d’autres demandes de mandats
d’arrêt lorsque les éléments de preuve l’exige-
ront », a dit M. Khan, en qualifiant l’Ukraine
de « scène de crime ». Les États reconnaissant
la CPI ayant l’obligation de l’aider à accom-
plir ses missions, M. Poutine n’a pu se rendre
en Afrique du Sud pour le sommet des Brics
(Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud)
fin août 2023.
Toutes les tentatives en échec
Beaucoup d’organisations non gouverne-
mentales (ONG) et d’États espèrent depuis
des années une réforme de la Charte des
Nations unies qui interdirait l’exercice du
droit de veto lorsque la saisine de la CPI est
en jeu. Mais toutes les tentatives en ce sens
ont échoué, car les États puissants – dont
08/11/2023 09:23

ceux disposant d’un droit de veto – qui
peuvent se comporter en bourreaux n’ont
Le monde vu d’Algérie
aucun intérêt à perdre l’avantage que leur
off re la possibilité d’ouvrir ou de laisser fer-
mer la porte de la justice.
Reste une autre option : la mise en œuvre
de la compétence universelle. Celle-ci fait
obligation aux États signataires de certains
traités internationaux (telle la convention
contre la torture et autres peines ou trai-
tements cruels, inhumains ou dégradants
du 10 décembre 1984) de juger un suspect
lorsqu’il passe sur leur territoire. Dans les
années 2000, plusieurs juridictions natio-
nales ont fait un usage retentissant de cette
possibilité, souvent grâce aux dossiers
constitués par des ONG. Des personnes
accusées d’avoir participé au génocide des
Tutsis du Rwanda ont ainsi été appréhen-
dées en France et dans d’autres pays euro-
péens ; le Sénégal a accueilli le procès de
l’ancien président tchadien Hissène Habré,
condamné à perpétuité le 26 avril 2017
pour crimes contre l’humanité, crimes de
guerre et actes de torture. Autre illustra-
tion, le mandat d’arrêt pour torture lancé
par le juge espagnol Baltasar Garzón, le
16 octobre 1998, ayant conduit à l’arresta-
tion d’Augusto Pinochet, à Londres, avant
sa libération pour raisons de santé.
L’ambition d’une morale maximale
Mais, depuis lors, les États ont repris la
main. À la suite de protestations diploma-
tiques d’Israël et de la Chine, les juges espa-
gnols ne peuvent désormais enquêter sur
des crimes de guerre, crimes contre l’huma-
nité et génocides commis à l’étranger que
si la procédure est dirigée contre un Espa-
gnol ou un résident en Espagne. En 2009, la
France a adopté des restrictions semblables
à l’exercice de la compétence universelle.
La justice pénale internationale est une
métaphore du monde. D’un côté, elle pro-
gresse : jamais les grandes ONG, manda-
taires des victimes, n’ont été aussi effi -
caces, relayées par une médiatisation
mondialisée dans l’immédiateté des souf-
frances endurées. D’un autre côté, elle
reste entravée et mutilée. Comme tou-
jours, l’ambition d’une morale maximale
se heurte à la morale minimale imposée
par les grandes raisons d’État.
William Bourdon
089.indd 91
E
En ce mardi 3 octobre 2023, alors qu’il reçoit
les éditeurs de presse algériens, le président
Abdelmadjid Tebboune ne cache pas son aga-
cement. Contrairement à ses déclarations
optimistes de décembre 2022, et malgré le
soutien de l’allié russe, l’Algérie ne fera pas
partie des pays nouvellement admis au sein
des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique
du Sud). « Le dossier est clos et la page est tour-
née », déclare le locataire du palais d’El-Mouradia. En
clair, puisque les Brics n’ont pas voulu d’elle, l’Algérie ne sera plus candidate.
Il faut dire que la déception est à l’aune de l’importance accordée à cette can-
didature. Jadis pilier du Mouvement des non-alignés, Alger se cherche un rôle
sur la scène internationale. Rejoindre le groupe lui aurait permis de renouer
avec un passé prestigieux où sa diplomatie était très active. Ce fut le cas, par
exemple, en 1980 quand elle joua un rôle déterminant dans la libération des
otages américains détenus par des militants iraniens à l’ambassade des États-
Unis à Téhéran. Véritable douche froide, la rebuffade des Brics a conforté nombre
d’Algériens – officiels mais aussi simples citoyens – dans l’idée d’un isolement
imposé à leur pays par « l’étranger », formule passe-partout destinée à dési-
gner tout ce qui est à l’extérieur des frontières et qui, le plus souvent, serait
animé d’intentions peu amicales.
Car la vision des relations extérieures a beaucoup changé depuis l’époque où,
forte du prestige acquis durant sa guerre de libération contre la France, l’Algé-
rie se prévalait de l’amitié de la quasi-totalité du globe, exception faite d’Israël
et de l’Afrique du Sud sous apartheid. Entre-temps, la « décennie noire » (1991-
2000) a marqué les chairs et les esprits. Confrontés à la violence des combats
entre les forces de l’ordre et les groupes islamistes armés, la population comme
ses dirigeants ont mal vécu l’isolement et la mise au ban de l’Algérie par les
organisations internationales de défense des droits humains : une ingérence
inacceptable pour un pays très chatouilleux en matière de souveraineté. « Nous
sommes toujours debout » fut d’ailleurs le slogan revanchard qui fit florès durant
les années 2000 au moment où le président Abdelaziz Boutefl ika sillonnait le
monde pour signifier la fin du cauchemar.
Encore marquée par cette époque, l’approche algérienne des relations exté-
rieures est désormais défensive, en raison notamment d’un contexte régional
chaotique. Les liens diplomatiques sont rompus avec le Maroc depuis 2021, les
rapports avec les pays du Sahel et la Libye sont très tendus, et seule la Tuni-
sie, toujours traitée avec un zeste de condescendance, est jugée amicale. Sur un
spectre plus large, Alger jauge son interlocuteur selon sa position vis-à-vis du
Sahara occidental. Que l’on vienne à s’aligner sur le Maroc en reconnaissant la
« marocanité » de ce territoire, et les représailles ne tarderont pas, comme l’Es-
pagne en a fait l’expérience en mars 2022 avec la suspension par Alger du traité
de coopération avec Madrid. Enfin, l’Algérie se targue de faire partie du dernier
carré du « front du refus » qui n’entretient aucune relation avec Israël. L’un des
rares points où l’opinion est en phase avec ses dirigeants.
Akram Belkaïd
Un ordre international à reconstruire //// MANIÈRE DE VOIR //// 91
08/11/2023 09:23
 Lexique
Géopolitique des mots
Architecture européenne de sécurité :
Ensemble de traités, normes et institutions qui ont
successivement organisé la paix sur le continent
européen depuis le XIX siècle. La fin de la guerre
e
froide en 1991 en a bouleversé les fondements. Après
une phase de concertation dans les années 2000,
la Russie et les pays d’Europe de l’Ouest, emmenés par
les États-Unis, ne sont pas parvenus à la redéfinir
de manière consensuelle. L’expansion continue de
l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN)
vers l’Est est l’un des prétextes invoqués par Moscou,
qui estime ne pas avoir obtenu de « garanties de
sécurité » suffisantes, pour recourir à la guerre.
Communauté internationale : Les États du monde
et les institutions internationales formeraient une
« communauté » de destin et d’intérêts capable de
parler d’une même voix ; en pratique, l’expression
masque la domination des pays occidentaux sur la
scène mondiale. La formule « société internationale »
rend mieux compte de la diversité du monde et des
contradictions entre pays.
Cyberguerre : Utilisation des outils technologiques
(ordinateurs, Internet, etc.) pour affaiblir (voire
anéantir) un adversaire en perturbant ses
systèmes de communication ou en propageant la
désinformation à son encontre.
Deux poids, deux mesures : Appelée « double
standard » en anglais, cette expression désigne
l’arbitraire dont feraient preuve les Occidentaux,
selon les pays du Sud, dans l’application du droit
international.
Droit de la guerre : Déclencher une guerre (jus ad
bellum) ou la faire (jus in bello) est soumis à des règles
de droit écrites, jurisprudentielles et coutumières.
Selon la Charte des Nations unies, le « recours à la
force » (la guerre) est interdit sauf légitime défense
(article 51) ou autorisation du Conseil de sécurité
(chapitre VII). Y déroger constitue une « agression »,
comme celle de la Russie contre l’Ukraine (2022)
ou des États-Unis contre l’Irak (2003). Durant le
conflit, certains actes sont proscrits et susceptibles de
jugement (droit pénal international*).
Droit international humanitaire : Défini par
les conventions de Genève et leurs protocoles
additionnels, il vise à protéger les victimes des
conflits armés, les personnes qui ne participent
92 //// MANIÈRE DE VOIR //// Lexique
092.indd 92
pas ou plus aux combats : civils, malades, blessés,
prisonniers de guerre, personnels de secours.
Il recherche un équilibre entre une action militaire
légitime et la nécessité de limiter les souffrances
humaines. À ce titre, il comprend la branche jus in
bello du droit de la guerre*.
Droit pénal international : Inventé en 1945,
il définit des « crimes internationaux » : crimes
de guerre, crimes contre l’humanité, génocide,
agression. Il en vise les auteurs, c’est-à-dire les
personnes (civils ou militaires), et non les États en
tant que tels. Il relève notamment de la Cour pénale
internationale (CPI).
École réaliste / École libérale (des relations
internationales) : Selon la première, les États
coexistent et sont en concurrence dans un monde
dépourvu d’une autorité supérieure capable de les
protéger les uns des autres ; attentifs aux rapports
de forces, ils coopèrent selon leurs intérêts et
peuvent, si besoin, recourir à la guerre. L’une de ses
figures est le politiste américain John Mearsheimer
(lire l’article page 32). Selon la seconde, l’essor
du droit international doit policer les relations
internationales, tandis que l’interdépendance,
notamment commerciale, entre les États doit
limiter les risques de conflits ; elle domine les
discours occidentaux, où elle est liée à l’expansion
de la démocratie libérale. Le président américain
Woodrow Wilson, père de la Société des nations
(SDN), en est une figure.
Indo-Pacifique : Utilisée depuis les années 2000,
en lieu et place de l’expression Asie-Pacifique, cette
formule traduit la vision géostratégique des États-
Unis et de leurs alliés dans la région où l’Inde joue
un rôle pivot face à la Chine.
Internationalisme : Pensée qui prône la paix et
la fraternité entre des nations égales en dignité et en
droits ; se distingue du mondialisme, qui postule le
dépassement de l’État dans une société mondiale unifiée.
Minilatéralisme : Par contraste avec
le multilatéralisme* universel, ce terme désigne
une nouvelle géopolitique faite de mini-
alliances à géométrie variable, d’arrangements
« opportunistes » et de structures (organisations
régionales, coalitions et pactes) parfois
en compétition les unes avec les autres.
08/11/2023 09:24
 Multilatéralisme : Système fondé sur le dialogue
et la négociation entre États, se traduisant par
la création de normes (traités, résolutions, etc.)
et d’institutions universelles.
Non-alignés : Durant la guerre froide, les pays qui
refusaient de prendre parti pour l’un des deux blocs,
sous direction américaine ou soviétique, créèrent le
Mouvement des non-alignés, qui promouvait un ordre
économique international plus juste.
Non-ingérence : Prévue par la Charte des Nations
unies (article 2, paragraphe 7), l’interdiction de
s’ingérer dans les « affaires intérieures » d’un État
vise à protéger celui-ci d’interventions impérialistes
extérieures. Au contraire, le respect des droits
humains justifierait, selon le philosophe italien
Norberto Bobbio, un « devoir d’ingérence ».
Ordre international fondé sur des règles :
Expression popularisée récemment par les
Occidentaux pour souligner la nécessité de réguler
les relations internationales ; se substituant à la
référence courante au « droit international », elle
suscite la méfiance de la Chine et de la Russie, qui
soupçonnent les États-Unis de vouloir imposer
unilatéralement leurs propres règles du jeu.
Pacifisme : Refus de la guerre et du militarisme,
par extension du colonialisme et de l’impérialisme ;
peut aussi désigner la non-violence.
Panafricanisme : Courant de pensée prônant
l’émancipation de l’Afrique vis-à-vis des tutelles
étrangères issues de la période coloniale, et la création
d’organisations continentales (par exemple l’Union
africaine). Il concerne également les diasporas.
Ses figures sont le Ghanéen Kwame Nkrumah ou
l’Américain William Edward Burghardt Du Bois.
Règlement pacifique des différends : Selon
la Charte des Nations unies, les États doivent
se comporter de « bonne foi » (article 2) et régler
leurs différends de manière pacifique (chapitre VI) :
médiation, diplomatie, missions de bons offices,
conférences des États parties, arbitrage, recours
à un juge, etc.
Régionalisme : Attitude qui consiste à créer des
alliances ou organisations au sein de régions du
monde, de continents ou de zones géographiques.
Exemple : Conseil de l’Europe, Association des
nations de l’Asie du Sud-Est (Anase), Organisation
des États américains (OEA), etc.
Responsabilité de protéger (R2P) : Non prévu
par la Charte de l’ONU, le principe de la R2P est une
092.indd 93
dérogation à celui de non-ingérence* au nom de
la nécessité de protéger des populations menacées
par leur propre gouvernement. Le Conseil de
sécurité s’en est inspiré en mars 2011 pour autoriser
l’intervention militaire de l’OTAN en Libye en 2011
(résolution 1973), jugée désastreuse par la plupart
des pays africains. La Russie et la Chine, qui ont
permis l’adoption du mandat confié à l’OTAN
en s’abstenant, considèrent avoir été bernées.
Sanctions : Prévues par l’article 41 de la Charte
de l’ONU pour contraindre pacifiquement un État
à respecter le droit international, les sanctions sont
devenues, hors du cadre onusien, un outil unilatéral
de politique étrangère pour les Occidentaux. Jugées
arbitraires et injustes, elles sont critiquées par les Brics
(Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud).
Sécurité collective : Architecture internationale
(normes, institutions) devant garantir la paix sous
la supervision du Conseil de sécurité des Nations unies.
Soft power : Le pouvoir d’influence (culturelle,
commerciale, technologique, etc.) se distingue du
pouvoir de coercition, notamment armée (hard power).
Depuis les années 1990 et jusqu’à l’agression russe
de l’Ukraine en 2022, il était perçu comme la nouvelle
norme dans les rapports de forces entre États.
Souveraineté de l’État : Principe cardinal de la Charte
des Nations unies (article 2, paragraphe 1), il fait de
l’État la cellule de base de la société internationale.
Les États sont – en théorie – égaux et souverains quelles
que soient leur taille ou leur richesse.
Sud global : Expression qui désigne ce qui n’est pas
occidental, sans cohérence automatique entre les pays
qui le composent. Le groupe informel des Brics – que
l’Égypte, les Émirats arabes unis, l’Éthiopie, l’Iran,
l’Arabie saoudite et l’Argentine devraient rejoindre en
2024 (Brics +) – en serait une expression.
Terrorisme : Ce phénomène n’est pas défini en droit
international en raison de divergences sur la prise
en compte de ses causes, l’existence d’un « terrorisme
d’État » et le statut des mouvements de libération
nationale. En revanche, certains « actes de terreur »
visant les populations civiles sont interdits. D’autres,
comme la piraterie ou le détournement d’avion, font
l’objet de traités spécifiques. Depuis le 11-Septembre,
les organisations internationales luttent contre
le financement du terrorisme. Le Conseil de sécurité a
adopté des sanctions contre Al-Qaida et l’Organisation
de l’État islamique (OEI). Certains « actes de terreur »
peuvent être jugés comme crimes de guerre ou contre
l’humanité. ■
Lexique //// MANIÈRE DE VOIR //// 93
08/11/2023 09:24
 Voix de faits 28 % Part des échanges
Sud-Sud dans
Another Ressources le commerce
brick naturelles international
en 2021. Elle était
in the wall En 2018, l’ONU estimait
de 17 % en 2005.
Lorsqu’il se sera élargi début 2024 que 40 % des conflits
à l’Argentine, à l’Égypte, à l’Éthiopie, Source : Conférence des Nations
à l’Iran, à l’Arabie saoudite et aux Émirats armés internes au cours unies sur le commerce et le
arabes unis, le groupe des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine des soixante années développement (Cnuced).
et Afrique du Sud) pèsera 36 % du produit intérieur brut (PIB)
et 46 % de la population de la planète. précédentes étaient liés
aux ressources naturelles.
CIMETIÈRE
Source : www.legrandcontinent.eu

MARIN
TOUJOURS PLUS DE GUERRES Entre 2016 et juin 2023,
20 584 migrants sont morts ou
« Le nombre de conflits armés non ont disparu en Méditerranée sur
les 1 760 203 hommes, femmes
internationaux a plus que triplé au cours et enfants ayant tenté la traversée.
Le projet Migrants disparus
des vingt dernières années, passant de de l’Organisation internationale
pour les migrations (OIM) a créé
moins de trente à plus de quatre-vingt-dix. une base de données qui enregistre
tous les incidents au cours desquels

Il s’agit pour la plupart de conflits prolongés, hommes, femmes et enfants

décèdent aux frontières extérieures

qui engendrent des souffrances sans fin des États qu’ils tentent de rallier,
en Méditerranée et sur tous

– lesquelles sont exacerbées par les chocs les continents.

Source : https://missingmigrants.iom.int
climatiques, l’insécurité alimentaire

X2
et la précarité économique. »
Mirjana Spoljaric, présidente du Comité international de la Croix-Rouge (CICR),
devant le Conseil de sécurité des Nations unies le 23 mai 2023.

Le poids des
économies en
STYX ET SI ON PRÉPARAIT LA PAIX ? développement dans
le produit intérieur
« L’ONU n’a pas « Si la guerre marque l’échec de la brut (PIB) mondial
été inventée diplomatie, alors, sûrement, la diplomatie, en dollars courants a
plus que doublé entre
pour promettre aussi bien bilatérale que multilatérale, est 2000 et 2023,
au monde notre première ligne de défense. N’importe passant de 21 % à 43 %.
quel militaire de haut rang vous dira que Sur la même période,
le paradis, mais celui du G7
sans une vigoureuse défense il ne saurait
pour éviter à y avoir d’offensive. À ce jour, le monde
(Allemagne, Canada,
États-Unis, France,
l’humanité de consacre des milliards de dollars à la Italie, Japon,
vivre en enfer. » préparation de la guerre. Ne devrions-nous
Royaume-Uni) a
reculé de 79 % à 43 %,
Henry Cabot Lodge, pas consacrer 1 milliard ou 2 à celui de l’Union
représentant européenne passant
permanent des États-
la préparation de la paix ? » de 21 % à 17 %.
Unis aux Nations déclarait en 1997 Kofi Annan (1938-2018), ancien secrétaire Source : Fonds monétaire
unies (1953-1960). général des Nations unies et Prix Nobel de la paix 2001. international.

94 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits

094.indd 94 08/11/2023 12:06

 Renard ou lion
« Il y a deux manières de
combattre : l’une avec les
lois, l’autre avec la force ;
la première est propre
aux hommes, la seconde
est celle des bêtes ; mais
comme la première, très
souvent, ne suffit pas, il
convient de recourir à la
seconde. »
Nicolas Machiavel,
Le Prince (1513).
« LE MONDE EST PLUS GRAND QUE CINQ »
« Le Conseil de sécurité a cessé
d’être le garant de la sécurité
internationale. Il est devenu
un champ de bataille
où s’affrontent les
stratégies politiques de cinq
pays seulement »
a déclaré M. Recep Tayyip Erdoğan, président de
la Turquie, devant l’Assemblée générale des Nations
unies à New York, le 19 septembre 2023.

SURCHAUFFE PLANÉTAIRE 281 MILLIONS

« L’ère du réchauffement climatique est Nombre
terminée ; l’ère de l’ébullition mondiale de migrants
est arrivée. internationaux
L’air est irrespirable. La chaleur est dans le monde
insupportable. Le niveau des profits tirés en 2020,
des combustibles fossiles et l’inaction en soit 3,6 % de
matière de climat sont inacceptables. (…) la population
Finies les hésitations. Finies les excuses. » de la planète.
Source : Organisation internationale
António Guterres, secrétaire général des Nations unies, 27 juillet 2023. pour les migrations (OIM).

ANTIMILITARISTE Crise de foi planétaire

« Monsieur « Après le Covid-19, une énorme crise de
le Président manque de confiance s’est installée dans le
Je ne veux pas la faire monde. Les conflits ont aggravé ce déficit
[la guerre] de confiance. Tout comme nous
Je ne suis pas sur terre pouvons surmonter le Covid, nous
pouvons également surmonter
Pour tuer
cette crise de confiance mutuelle.
des pauvres gens Aujourd’hui, en tant que président du G20,
C’est pas pour l’Inde invite le monde entier à se rassembler et, avant
vous fâcher tout, à transformer ce déficit de confiance mondial en
Il faut que je vous dise une confiance mondiale »
Ma décision est prise a dit le premier ministre indien Narendra Modi
Je m’en vais déserter » aux chefs d’État réunis à New Delhi pour
Boris Vian, Le Déserteur (1954). le sommet du G20, les 9 et 10 septembre 2023.

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 95

094.indd 95 08/11/2023 12:06

 NOUS, PEUPLES DES
NATIONS UNIES,
RÉSOLUS
– à préserver
les générations
futures du fléau de
la guerre qui deux fois
en l’espace d’une
vie humaine a infligé
à l’humanité
d’indicibles
souffrances,
– à proclamer à
nouveau notre foi
dans les droits
fondamentaux
de l’homme, dans
la dignité et la valeur
de la personne
humaine, dans
l’égalité de droits
des hommes
et des femmes,
ainsi que des nations,
grandes et petites,
– à créer les conditions
nécessaires au
maintien de la justice
et du respect des
obligations nées des
traités et autres
sources du droit
international,
– à favoriser
le progrès social
et instaurer de
meilleures conditions
de vie dans une
liberté plus grande,
(…) avons décidé
d’associer nos efforts
pour réaliser ces
desseins.
Charte des Nations unies,
signée à San Francisco
le 26 juin 1945.
96 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits
094.indd 96
Déclaration
« Les circonstances nous obligent
à agir de manière décisive et
immédiate. Les républiques populaires
du Donbass ont demandé l’aide de la Russie. (…)
J’ai pris la décision de mener une opération
militaire spéciale. (…) Nous chercherons à
démilitariser et à dénazifier l’Ukraine. »
Vladimir Poutine, 24 février 2022.
2 240 milliards HEUREUX COMME
UN FINLANDAIS
Niveau atteint par D’après le très sérieux « World happiness
les dépenses militaires report », publié par le Réseau de solutions
tous continents
pour le développement durable des Nations
unies, la Finlande est en 2023 le pays où on
confondus en 2022, soit
vit le mieux. L’Afghanistan occupe le 137e et
dernier rang de ce classement compilant des
2,2 % du produit intérieur données telles que le produit intérieur brut
par tête, l’espérance de vie, le filet social ou
brut (PIB) mondial. l’absence de corruption. La France se situe à
la 21e place, entre la Lituanie et la Slovénie.
Source : Stockholm International
Peace Research Institute (Sipri). Source : https://worldhappiness.report
Ici et maintenant
« Nous sommes à une
nouvelle ère des relations
de l’Afrique et du Sud
global avec le monde, et
l’Afrique n’entend plus (…)
rester dans l’ombre d’une
quelconque grande
puissance. Le temps où
d’autres entités
prétendaient parler au nom d’une Afrique qu’elles
n’écoutent même pas (…) est révolu. (…) Le centre
du monde est désormais
ici et nulle part ailleurs. (…) L’Afrique regarde
désormais ses relations aux grandes puissances
par rapport à ses propres intérêts. »
Robert Dussey, ministre des affaires étrangères du Togo, devant l’Assemblée
générale des Nations unies, le 21 septembre 2023.
08/11/2023 12:07
 Amériques Trente ans de conflits meurtriers Nombre de morts
violentes directes
Mexique
Ce graphique comptabilise les morts survenues dans trois
240 000
Europe circonstances : conflits armés étatiques, non étatiques et attaques
Bosnie-Herzégovine d’acteurs organisés ciblant des civils non armés.
Ukraine Rwanda En raison du manque d'informations disponibles dans certaines
772 500 zones de conflit, l’estimation du nombre de victimes peut être
Proche-Orient morts inférieure à la réalité. Les morts induites (déplacements, maladie,
Yémen faim…) ne sont pas recensées. 200 000
Irak
Syrie
Asie
Afghanistan
Afrique 150 000
Rwanda
Éthiopie
Érythrée
Rép. dém. du Congo

100 000

50 000

0
1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019 2020 2021 2022
Source : The Uppsala Conflict Data Program (UCDP).

Podium 95 MILLIARDS D’EUROS

Le changement climatique est la première menace pesant sur
la population mondiale, devant les risques de cybersécurité
et l’instabilité géopolitique, selon les 3 500 experts en risque
sondés en 2023 par l’assureur Axa.
Source : Axa, « Future risk report 2023 ».
Cumul de l’aide militaire promise à l’Ukraine,
tous donateurs confondus, entre le 24 février 2022
et le 31 juillet 2023.
Source : Ukraine Support Tracker, Kiel Institute for the World Economy.

Plus forts ensemble Au moins 63

« Les Brics constituent une force importante Nombre d’employés de l’agence
dans le façonnement du paysage international. de l’ONU pour les réfugiés
palestiniens (UNRWA) tués par
Nous choisissons nos voies de développement les bombardements israéliens
de manière indépendante, nous défendons entre le 7 et le 29 octobre à Gaza,
ensemble notre droit au développement et nous selon Philippe Lazzarini, le
marchons en tandem vers la modernisation. commissaire général de
Cela représente la direction du progrès de l’UNRWA. « Mes collègues de la
la société humaine et aura un impact profond bande de Gaza sont le visage de
sur le processus de développement du monde. » l’humanité pendant qu’elle
Discours du président chinois Xi Jinping au sommet des Brics
traverse ses heures les plus
(Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) à Johannesburg, le 23 août 2023. sombres », a déclaré ce dernier
Source : www.legrandcontinent.eu devant la presse.

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 97

 DATES DE PARUTION DES ARTICLES
« Manière de voir » présente tous les deux mois un autre point de vue sur les enjeux
contemporains et les points chauds du globe. Il donne à lire : des articles tirés des archives
du « Monde diplomatique » ayant fait l’objet d’un minutieux travail d’actualisation
et de remise en contexte ; d’autres, inédits. À comprendre : des cartographies, infographies,
chronologies et compléments documentaires. À percevoir : ce que l’œil du photographe
et le trait du dessinateur savent seuls sentir et restituer.

Igor Delanoë, « Ukraine, la guerre à tout prix », septembre 2022. Akram Belkaïd, « Mortel
engrenage au Proche-Orient » (inédit). Georges-Albert Astre, « Faut-il laisser l’opinion
s’accoutumer à l’idée d’un possible conflit nucléaire ? », février 1984. Heikki Patomäki,
« Finlande et Suède brisent l’idéal nordique », juin 2022. Jordan Pouille, « Le Japon tourne la
page du pacifisme », mars 2023. Christopher Mott, « Les noces de la guerre et de la vertu »,
janvier 2023. John Mearsheimer, « Pourquoi les grandes puissances se font la guerre »,
août 2023. Michael Klare, « Washington et Pékin jouent avec le feu », septembre 2022.
Philippe Leymarie, « Le club des “cinq” face à la Chine », mars 2022. Anne-Cécile Robert,
« L’Europe face aux dilemmes de la souveraineté », avril 2022. Benoît Bréville, « Un
renoncement français », novembre 2023. Martine Bulard, « Quand le Sud s’affirme »,
octobre 2023. Akram Belkaïd et Martine Bulard, « Pékin, faiseur de paix ? », avril 2023.
André Bellon, « Le puzzle des alliances naissantes », juin 2010. Anne-Cécile Robert, « Trafics
d’influence en Afrique », janvier 2017. Christophe Ventura, « En Amérique latine, le non-
alignement au service de la paix », mai 2023. Alain Gresh, « Quand le Sud refuse de s’aligner
sur l’Occident en Ukraine », mai 2022. Anne-Cécile Robert, « L’ordre international piétiné par
ses garants », février 2018. Yves Sandoz, « Le mouvement de la Croix-Rouge dans la tourmente »,
janvier 1987. Anne-Cécile Robert, « Les Nations unies menacées d’obsolescence », mai 2022.
William Bourdon, « Quelle loi contre les invasions armées ? », juin 2022.

L’iconographie du numéro 192

Matthew Cusick. À l’origine, il y eut cette caisse de vieilles cartes géographiques sur laquelle l’artiste mit la main
dans son atelier. Depuis cette découverte, le natif de New York vivant à Dallas découpe les territoires à grands coups
de ciseaux et de cutter. Il en recolle les fragments pour composer ses propres paysages et faire bouillonner l’écume
d’océans déchaînés. « Les cartes ont un tel potentiel à offrir. Je voulais voir où elles me guideraient », dit l’auteur de la
série Map Works.

Serigne Ibrahima Dieye. À travers son œuvre, le plasticien formé à l’École nationale des arts de Dakar veut montrer ce
que l’on ne voit pas et faire entendre ce qui se murmure tout bas. Les collages, dessins ou peintures de cet artiste engagé
donnent naissance à des créatures hybrides, allégories visuelles des maux qui rongent nos sociétés contemporaines.

Agnès Propeck. Installée à Paris, à la fois plasticienne et photographe, elle travaille l’objet qu’elle met en scène de
manière subtile et touchante. « La photographie me permet de parler du réel tout en le quittant », affirme-t-elle.

Guillaume Herbaut. De Paris à New Delhi en passant par Amman, le photographe français se penche sur les salons
des professionnels de l’industrie de la défense dans sa série Weapon Shows. Bienvenue sur le marché de la mort, régi
par le pouvoir, la technologie et l’argent.

98 //// MANIÈRE DE VOIR //// Dates de parution des articles

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Dessin : Boris Séméniako

©Jérôme Sessini/Magnum Photos

AFRIQUE CFA 5 500 F CFA • ALLEMAGNE 9,80 € • ANDORRE 9,50 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • BELGIQUE 9,40 € • CANADA 12,95 $CAN • ESPAGNE 9,50 € • ROYAUME-UNI 7,95 £ • GRÈCE 9,50 € • ITALIE 9,50 € • JAPON 1 600 Y • LUXEMBOURG 9,50 € • AFRIQUE CFA 5 500 F CFA • ALLEMAGNE 9,80 € • ANDORRE 9,50 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • BELGIQUE 9,40 € • CANADA 12,95 $CAN • ESPAGNE 9,50 € • ROYAUME-UNI 7,95 £ • GRÈCE 9,50 € • ITALIE 9,50 € • JAPON 1 600 Y • LUXEMBOURG 9,50 € •
MAROC 90 DH • PAYS-BAS 9,90 € • PORTUGAL CONT. 9,50 € • SUISSE 14,80 CHF • TOM 1 700 XPF • TUNISIE 11,90 DT. MAROC 90 DH • PAYS-BAS 9,90 € • PORTUGAL CONT. 9,50 € • SUISSE 14,80 CHF • TOM 1 700 XPF • TUNISIE 11,90 DT.

N° 189 /// JUIN - JUILLET 2023

N° 191 /// OCTOBRE - NOVEMBRE 2023 8,50 EUROS FRANCE MÉTROPOLITAINE
8, 5 0 E U R O S F R A N C E M É T R O P O L I TA I N E © MISHKA HENNER
MANIÈRE DE

Photographie : Bruno Barbey/Magnum Photos

1923−2023
LE SIÈCLE
TURC
V
Conflits, illusions, solutions
ÉNERGIE
par l’équipe du Monde diplomatique
Un sujet d’actualité mis en perspective
TOUS LES DEUX MOIS CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX

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