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MANIÈRE DE VOIR 182 FEU SUR LES LIBERTÉS

AFRIQUE CFA 5500 F CFA • ALLEMAGNE 8,90 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • BELGIQUE 8,90 € • CANADA 12,75 $CAN • ESPAGNE 8,90 € • ROYAUME-UNI 7,95 £ • GRÈCE 8,90 € • ITALIE 8,90 € • JAPON 1600 Y • LUXEMBOURG 8,90 € •
MAROC 85,00 DH • PAYS-BAS 8,90 € • PORTUGAL CONT. 8,90 € • SUISSE 13,80 CHF • TOM 1700 XPF • TUNISIE 11,90 DT.
DESSIN : ANTOINE MOREAU-DUSAULT

N° 182 /// AVRIL - MAI 2022


8,50 EUROS FRANCE MÉTROPOLITAINE
MDV182_Couv.qxp 09/03/2022 11:34 Page 1

LIBE
RTÉ
S Feu s
MANIÈRE DE

les ur
V
OIR
MDV182_Ouverture_Mise en page 1 09/03/2022 13:38 Page 2

Le Monde diplomatique
Manière de voir
Numéro 182. Bimestriel. Avril-mai 2022

Image de couverture :
Antoine Moreau-Dusault

Feu sur
les libertés
Numéro coordonné
par Anne-Cécile Robert
Édition : Olivier Pironet
Conception graphique :
Nina Hlacer, Boris Séméniako
Photogravure :
Patrick Puech-Wilhem
Cartographie : Cécile Marin
Correction : Dominique Martel

Sommaire Éditorial
  4 Effets d’aubaine ///// Anne-Cécile Robert

Antoine d'Agata ///// Série « Virus », 1. Tous les prétextes sont bons…
« Premier confinement », Paris, 2020

  7 Une police sanitaire inédite ///// Raphaël Kempf


10 Folie bureaucratique ///// R. K.
12 Les socialistes séduits par l’état d’exception /////
Jean-Jacques Gandini
16 Les étapes d’une surenchère pénale ///// Patrick Baudouin
18 Vous avez dit « terroriste » ? ///// Vincent Sizaire
21 Le tournant américain ///// Philip S. Golub
24 A-t-on le droit de tout dire ? ///// Agnès Callamard
27 Dissolutions en cascade ///// Dominique Pinsolle
29 Forces de l’ordre social ///// Laurent Bonelli
34 Quelle police, pour quelle société ? ///// Gilles Perrault
MDV182_Ouverture_Mise en page 1 09/03/2022 13:39 Page 3

Encadrés
9 Culture et maintien de l’ordre
13 L’empilement des lois antiterroristes
15 Chimères de l’« efficacité »
23 Union sacrée aux États-Unis
26 En France, taisez-vous !
Thierry Fournier /////
Série d’images 33 « Gilets jaunes » : une répression d’État
numériques 39 Le meilleur des mondes
« La Main invisible »,
2020, « #3 », d’après 42 Manipulations en Afrique
une photographie
d’Amaury Cornu, 47 Notre ami Google
manifestation
des « gilets jaunes »,
56 Rideau noir en Russie
Paris, 2019 62 Facebook contre les lieux publics
69 Si Assange s’appelait Navalny
2. Bienvenue au paradis numérique 73 Tarnac, symbole d’une dérive d’État
74 Le retour du bâillon
37 Urgence sanitaire et technologies sécuritaires /////
77 Comment contrôler la puissance publique ?
Félix Tréguer
87 Résistance multiforme
41 Une féodale cybersécurité ///// Evgeny Morozov
44 La censure aux deux visages ///// F. T. Iconographie
48 Un petit « coup de pouce » ? ///// Evelyne Pieiller Ce numéro est accompagné de photographies de :
50 Plates-formes de rééducation ///// Pierre Rimbert • Antoine d’Agata, www.magnumphotos.com
• Thierry Fournier, www.thierryfournier.net
54 La « ville sûre » ou l’algorithme de la tranquillité ///// F. T. • Goin, www.goinart.net
58 Les sociétés libérales victimes d’elles-mêmes ? ///// • Tomas van Houtryve, tomasvh.com
Claude Julien
Bande dessinée Guillaume Barou
60 Paranoïas américaines, le legs de l’ère Trump /////
51 Bien viser ///// Désirée et Alain Frappier
Thomas Frank

63 Salariés sous contrôle ///// Pierre Behaeghe Documentation Olivier Pironet

Bibliographie 18, 40, 80


3. Contre-pouvoirs et résistances Sur la Toile 16, 46, 84

66 Information sous contrôle ///// Serge Halimi et P. R.


71 La justice à contre-emploi ///// Évelyne Sire-Marin RNIE
Je veux m’inscrire
à l’université Fichier central
des étrangers
ADGREF Je suis
fiché « S »
GESTEREXT
Terrorisme
CGEEDRT
Renseignement
territorial (ex-RG)
DGSE
Renseignement
extérieur

TOUS
FSPRT et extrémisme
ONDE SIECLE
L’asile politique ELOI JRO-FRONTEX CRISTINA
Base
Base
m’a été refusé Étrangers DOREMI BIOPEX
élèves du Expulsions DGSI
élèves du Identifiant 2nd degré expulsés Radicalisation Renseignement Protection
groupées des opérations
1er degré à caractère militaire

FICHÉS !
élève UE
terroriste extérieures
PARCOURSUP APOGEE PASP GIPAPS

IMMIGRATION
LSUN-LSL AFFELNET

75 Dans les geôles de la République ///// Caroline Abadie


Livret
scolaire
EURODAC Renseignement intérieur DÉFENSE

RENSEIGNEMENT
Empreintes

ÉDUCATION
J’ai quitté PRÉNAT digitales des
demandeurs UE
l’école en 3e Demandes de d’asile
naturalisation SIREX-DRSD
RNCPS FRONTEX OCTOPUS SIECLE PMI Renseignement
et sécurité
Cantines Pronote VISABIO de la défense
SDO Contrôle ACCRED EASP
UE Fichier régional Fichier local Élèves biométrique Fichier Enquêtes
Fichier Fichier ou académique (établissement, décrocheurs aux frontières « milieux administratives
Répertoire européen national commune ÉDUCATION INTÉRIEUR sensibles »
CPA/CPF

Les silences de l’État de droit ///// Anne-Cécile Robert


ou département)

76
national
SAGESSE Formation
Ministère Fichier Fichier non professionnelle MES DP
Infirmerie
INTÉRIEUR concerné biométrique publié (secret) scolaire
Mon Espace Dossier
BCR-DNRED STARTRAC
MOSART Santé pharmaceutique N-SIS-2 Je veux être
Cartographier l’imbrication des multiples fichiers qui étiquettent nos rapports avec Enseignants Schengen conductrice de train Douanes Tracfin
grévistes EUROPOL FPR
l’administration mais aussi, souvent à notre insu, toutes sortes d’actes de la vie J’ai 3 ans, UE
je rentre PMSI Fichier
quotidienne relève d’un exercice périlleux. Les interconnexions sont multiples : automa-
RNIAM
des personnes CAR
tiques, discrètes, parfois secrètes. L’intense complexification de cette toile informatique à l’école Dossier UE recherchées ASTREE
peut d’ailleurs expliquer sa banale acceptation par la population : imaginez qu’on ajoute à Je suis Assurance hospitalier Mineurs Sécurité
TES FNG-CNI pénitentiaire
cette carte les fichiers commerciaux tirés du braconnage massif effectué par les géants du Répertoire Insee dépressif maladie radicalisés
ANACRIM/MERCURE
big data qui aspirent sans arrêt les données personnelles. Impossible d’être exhaustif sans RNIPP Rapprochements J’ai déclaré le vol
perdre en clarté. C’est pourquoi seules quelques situations-clés sont ici présentées, judiciaires de ma voiture

SANTÉ
J’ai été blessé Passeport Carte
modestes échantillons de nos vies désormais numérotées.

Désobéir à une loi injuste ? ///// Nuri Albala et É. S.-M.


d’identité

78
en manifestation

POLICE
Merci à la revue (www.zite.fr) qui a publié une version antérieure Je suis interdit
de ce poster (no 11, octobre 2017) et nous a autorisé à reprendre son travail. RIM-P ADOC de manifestation
FOVES FNPC
Ressource complémentaire : « La folle volonté de tout contrôler », Caisse de solidarité de Lyon, 2021. Patients en SIVIC/SINUS
psychiatrie Fichier des objets Permis
Victime et des véhicules
Recherches et documentation : JÉROME THOREL Réalisation : CÉCILE MARIN de situation signalés
de conduire
HOPSY exceptionnelle Contraventions Jeune exilé
FNAEG FAED TAJ syrien, je suis

TRANSPORT
Internements
RNIPP [Répertoire national
EMPLOI Étrangers en voie d’expulsion Crèches PMI d’office Empreintes Empreintes Antécédents en garde à vue
d’identification des personnes après placement en centre de génétiques digitales judiciaires
Protection
physiques] - 1946 CAP SITERE [Contrôle, action, rétention. Peut ficher aussi des
maternelle DMIMT
Fichier d’état civil de toute pilotage-système d’information personnes solidaires.
personne née en France (ou
infantile Médecine OSIRIS SIV STC-LAPI
travail en réseau] - 2005 EURODAC Base dactylographique

ENFANCE
française née à l’étranger). Recense du travail
Fichier des inspections du travail. européenne - 2003 Infractions sur
les NIR (numéro d’inscription au Contient « identités de salariés Base de données commune les stupéfiants
répertoire, dit « numéro de sécu »). concernés par certaines SANTÉ, OCTOPUS FNIS

M. Justin Trudeau déstabilisé par les camionneurs /////


d’empreintes digitales des

80
Utilisé par RNIAM (santé), RNSPS procédures » et « statistiques sur
(social), Adonis (impôts) et DUDE le suivi des conflits d’entreprise ».
demandeurs d’asile.
SOLIDARITÉS Tagueurs Plaques
d'immatriculation
Lecture automatique
des plaques
JRO-FRONTEX - 2010 CRIP ASE
(emploi). Permet la gestion du
fichier électoral. DUDE [Dossier unique du demandeur Fichier des « expulsions i-Milo TRAVAIL d’immatriculation
Environ 100 millions d’entrées d’emploi] - 2008 groupées » (Joint Return Mission Interdictions SCA
Fichier national géré par les Operations) de l’agence Frontex de stades
(personnes décédées comprises). locale Radars API-PNR

EMPLOI
délégations départementales de (sécurité des frontières CASSIOPEE routiers
Pôle emploi. extérieures). En lien avec ELOI. Prénatal Passagers
ÉDUCATION RNCPS Je suis arrêtée Suivi des
aériens passant
i-Milo - 2014 PRÉNAT - 2009 procédures
AFFELNET [Affectation des élèves Fichier des missions locales pour Centralisation des demandes de
CRISTAL en possession judiciaires sur le sol français
par le Net] - 2008 l’emploi. Relié à SDO et aux fichiers Système
Passerelle de tri pour toute ins-
naturalisation.
de traitement DUDE CAP SITERE de cannabis
sociaux (RSA). VISABIO - 2010
cription en classe de 6e, 2de et 1re. des allocations ECRIS
APOGEE [Application pour
Demandeurs de visa. Partie du Je suis placé Dossier unique Inspection CJNA TRANSPORTS
ENFANCE fichier européen VIS (Visa en famille J’attends Répertoire des demandeurs du travail
Casiers Casiers
l’organisation et la gestion des Information System). CAF d’emploi
d’accueil un enfant judiciaires judiciaires

SOCIAL
enseignements et des étudiants] - ASE [Aide sociale à l’enfance] - 2010
1995 Service départemental de européens UE
Gestion des inscriptions et des protection de l’enfance. Alimente JUSTICE

Pierre Beaudet
le fichier des « informations

JUSTICE
dossiers étudiants. Contient le NIR. Je suis en prison,
AEM [Appui à l'évaluation de la DUP
Connecte 90 institutions. préoccupantes » (CRIP).
minorité] - 2019 Sans abri, je fais une SDAS Action RSA je me suis
2,7 millions d’étudiants (2019). Crèches demande d’hébergement sociale Dossier de
Cantines - 2010 Admissions en crèche municipale.
Fichiers des mineurs isolés. Je déclare personnalité déjà évadé
Lien possible avec Onde via les CASSIOPEE [Chaîne applicative CCAS mes revenus
Gestion des cantines scolaires,
parfois biométriques (paume de la mairies (inscription en école supportant le système d’informa-
maternelle) et avec les fichiers de tion orienté procédure pénale et APPI
main). Progiciels connus : Alise,
Turboself. la CAF (facturation). enfants] - 2011 FIJAISV FIJAIT Fichier de
Recense toute personne SNE-DLS 115 - SAMU social ADONIS SIRIUS PSE l’administration
CPA / CPF [Compte personnel CRIP [Cellules de recueil des poursuivie. Alimentée par les Demandeurs Auteurs Auteurs
d’activité] - 2016 informations préoccupantes] - 2007 Dossiers fiscaux Redressements d’infractions d’infractions Bracelet pénitentiaire
magistrats, siège ou parquet. logement des particuliers fiscaux électronique
Parcours professionnel et de Géré par les conseils départemen- sexuelles terroristes
formation de chaque individu. taux au sein des ASE. Partage CJNA [Casier judiciaire national social Je suis agent et violentes fixe
possible avec des magistrats. automatisé] - 1966 d’entretien en CDD

FISCALITÉ
LSUN / LSL [Livret scolaire unique Automatisé en 1982. Recense les
numérique - Livret scolaire lycées] - PMI [Protection maternelle et condamnations (faits jugés).
PSEM
DALO SIAO

PRISONS
2016 infantile] Bracelet

82 Pour une décroissance sécuritaire ///// L. B.


Données conservées entre vingt
Suivi des élèves des écoles/ Services de pédiatrie des mairies et quarante ans. Hébergement AEM électronique
collèges (LSUN) et lycées (LSL). ou des départements. Le NIR d’un d’urgence Mineurs mobile
Peut contenir des données des parents sert d’identifiant. DUP [Dossier unique
de personnalité] - 2011 FICP isolés
sensibles (comportement, Prénatal - 2000 GENESIS

LOGEMENT
Suivi des mineurs connus de DN@ Ménages
handicaps). Signalements de grossesses par les la justice. Tenu par la PJJ Foyers surendettés FINANCES JUSTICE Profil
MOSART [Module de saisie des examens prénataux. Le NIR de la dans chaque département.
absences et retenues sur mère sert d’identifiant. Transmis- demandeurs individuel
ECRIS European Criminal Records d’asile des détenus
traitement] - 2010 sion à la CAF.
Information System - 2012 EVAFISC Je suis mineur, CEF DPS
Enseignants fichés selon les
retenues de salaire pour « service Tous les casiers judiciaires des Comptes bancaires placé en centre Détenus
non fait » (grèves, absences). FISCALITÉ pays de l’UE. En 2022 doit être créé détenus hors
fermé particulièrement
ECRIS-TCN (Third-Country ADOMA FCC FICOBA de France Centres surveillés
ONDE [Outil numérique pour la ADONIS Accès aux dossiers fiscaux Nationals), casier des ressortis-
direction d’école] - 2007 Base des Interdits Comptes éducatifs
des particuliers - 2002 sants d’États tiers et condamnés foyers Adoma bancaires bancaires
Je suis suspecté de fermés
Élèves du premier degré. Accès par
chaque municipalité (inscriptions,
Géré par la Direction générale des
finances publiques.
dans l’UE. (ex-Sonacotra) LOGEMENT blanchiment d’argent
vérification de l’assiduité). FIJAISV [Fichier judiciaire auto-
EVAFISC [Évasion fiscale] - 2009 matisé des auteurs d’infractions

Un autre monde numérique est possible ///// E. M.


PARCOURSUP [ex-Admission

85
Fichier des comptes bancaires sexuelles ou violentes] - 2005
post-bac] - 2018 détenus hors de France (sociétés et Élargi aux auteurs de « crimes
Affectation des bacheliers à un individus). SNE-DLS [Système national l’étranger (accords de Prum, procédures et des utilisateurs de PRISONS PSEM [Placements sous surveil- CRISTINA [Centralisation du Postulants à des postes sensibles situations sanitaires exception- Partie « orientation » gérée dans
cursus d’études supérieures.
graves » en 2009. Personnes
d’enregistrement des demandes de Europol, Interpol). 4,8 millions de signatures] - 2008 lance électronique mobile] - 2010 renseignement intérieur pour (similaire à Accred).
SANTÉ nelles ». Géré par le ministère de les départements ou les
FCC [Fichier central des chèques] - poursuivies ou condamnées.
Pronote - 2003 1955 FIJAIT [Fichier judiciaire auto- logement social] - 2011 personnes (2020). Identification des graffeurs. Créé APPI [Application des peines, Détenus sous bracelet la sécurité du territoire DP [Dossier pharmaceutique] la santé, Sivic utilise l’identifiant communes, partie « prestation »
Guichet unique national géré par la préfecture de police de Paris, géolocalisé (fin de longues et les intérêts nationaux] - 2008 Ministère de la défense du fichier central des victimes dans un fichier national.
Logiciel privé installé dans 90 % Interdits bancaires. Tenu par la matisé des auteurs d’infractions FNG-CNI [Fichier national de gestion - probation et insertion] - 2011 Médicaments délivrés et mutuelle
des collèges et lycées. Utilise Siecle Banque de France. ensuite localement (communes, cartes nationales d’identité] - 1987 géré et alimenté avec la police Fichier commun aux juges peines, rétention de sûreté, Géré par la DGSI (direction générale BIOPEX Protection des opérations de prise en charge. Sinus (plans Orsec), géré par le
à caractère terroriste] - 2015
pour gérer la vie scolaire (notes, FICOBA Fichier national des comptes Personnes condamnées (y compris départements, préfectures). Depuis 2021, la CNI comporte deux ferroviaire. Acte réglementaire de d’application des peines (JAP) et assignations administratives...). à la sécurité intérieure), fusion de extérieures - 2017 MON ESPACE SANTÉ - 2022 ministère de l’intérieur. TRANSPORTS
absences, devoirs) et les relations empreintes digitales en plus de la création non publié. aux services pénitentiaires Env. 100 par an. la DST et des RG. Militaires décédés (pour RIM-P [Recueil d’information
bancaires et assimilés - 1982 par un tribunal étranger). Diffère Dossier médical personnel. Utilise API-PNR Advance Passenger
FSPRT [Fichier des signalements identification), soldats ennemis
profs-parents. Titulaires de comptes établis en en cela du FSPRT (suspectés). POLICE photo du visage. Lecture optique OSIRIS [Outil et système d’infor- d’insertion et de probation (SPIP).
capturés et ceux pouvant menacer
un numéro dédié, pas encore le NIR. médicalisé en psychiatrie] - 2006
Information - Passenger Name
RNIE [Répertoire national des France. Consultable par la facilitée lors de contrôles d’identité. mations relatives aux infractions CEF [Centres éducatifs fermés] - RENSEIGNEMENT
pour la prévention de la radicalisa-
RNIAM [Répertoire national Patients suivis en psychiatrie.
Record - 2013
ANACRIM / MERCURE - 2012 sur les stupéfiants] - 2006 tion à caractère terroriste] - 2015 les opérations. Remontées anonymes aux ARS.
identifiants des élèves, étudiants et magistrature et la police judiciaire. FNIS Fichier des interdictions de 2003 inter-régimes de l’assurance- Passagers aériens passant sur le
apprentis] - 2012 Env. 80 millions (2018). LOGEMENT Anacrim : gendarmerie, Mercure :
stades - 2007 Géré par l’Office anti-stupéfiants Antichambres de la prison pour Ministère de l’intérieur Alimenté notamment par les DGSE Fichiers internes de la maladie] - 1996 424 000 patients (2018).
sol français. PNR : réservations ;
Recense les INE (identifiant police. Outils de rapprochements (Ofast). Clandestin puis officialisé mineurs (13 à 18 ans). 53 centres en « fiches S » du FPR. Direction de la sécurité extérieure
FICP Fichier des incidents de 115 / SAMU social - 1997 Interdictions judiciaires ou ACCRED [Automatisation de la 71,3 millions de possesseurs de API : embarquements. Env.
judiciaires entre différentes Env. 21 000 personnes (2019).
national élève) attribués dès l’école remboursement des crédits aux Fichiers du 115, services de enquêtes criminelles.
administratives (préfets). en 2016. Devenu un fichier 2022, 17 en projet. 700 enfants pris consultation centralisée de rensei- DOREMI Fichier de la Direction du carte Vitale (2020), dont les SOCIAL 100 millions de voyageurs par an.
maternelle. 12,3 millions d’élèves particuliers - 2010 FPR [Fichier des personnes
d’antécédents, parallèle au TAJ. en charge. Gérés par les directions gnements et de données] - 2017 GESTEREXT Gestion du terrorisme renseignement militaire - 2007 expatriés.
maraudes actifs dans certaines ADOC Accès aux dossiers des CRISTAL [Conception relationnelle FNPC [Fichier national des permis
(2021). Dossiers de surendettement. villes, gérés par des groupements recherchées] - 1969 TAJ [Traitement d’antécédents départementales de la protection Recoupe 9 fichiers de police ou de et des extrémismes à potentialité SIREX-DRSD Fichier de la Direction DMIMT [Dossier médical informatisé

Plaidoyers pour une fraternité inventive /////


contraventions - 2004 de conduire] - 1972

89
SAGESSE [Système automatisé de la Tenu par la Banque de France. Personnes recherchées (mineurs en judiciaires] - 2012 judiciaire de la jeunesse (PJJ). renseignement pour dresser le violente - 2008 du renseignement et de la sécurité intégrée du système de traite-
d’intérêt public (GIP). Toute amende forfaitaire, y compris Cousin des fichiers du renseigne- de médecine du travail] ment des allocations] - 1996 Consultable par une foule
gestion de la santé en établisse- SIRIUS Situation fiscale des fugue, mandats d’arrêt, évasions, Recense suspects (dès la garde à DPS Détenus particulièrement profil de tout candidat à l’embauche de la défense - 2014 Alimenté par les médecins du
ment] - 2001 ADOMA - 2007 délictuelle (détention de vue), témoins, victimes. Fusion des surveillés - 1967 ment territorial, de la police (PASP) Fichier central de la CAF. Des d’administrations ou d’entreprises
particuliers et des entreprises - 2010 contrôles judiciaires, etc.) ou en milieu sensible (nucléaire, Destiné à la protection des travail. (assurances, transports publics).
Base des infirmeries scolaires. Réseau de centres d’hébergement stupéfiants). Accessible aux fichiers de police (STIC) et de Détenus soumis à un régime de et de la gendarmerie (Gipasp). dizaines d’organismes y ont accès
signalées. L’une de ses militaire, etc.). Liste origines militaires et des installations
Connecté aux bases élèves de
Recoupe données bancaires et pour réfugiés ou travailleurs sociétés de location de voitures. gendarmerie (Judex). Environ surveillance strict. GIPASP [Gestion de l’information HOPSY Hospitalisations d’office (Pôle emploi, services sociaux, FOVES [Fichier des objets et des
fiscales pour détecter anomalies 21 catégories est « S » (sûreté de ethniques et opinions politiques. militaires.
chaque établissement. Remontées étrangers. EUROPOL [Office européen de police] - 9,5 millions de « mis en cause » et prévention des atteintes (sans consentement) pour raisons offices HLM, transports publics…). véhicules signalés] - 2014
ou fraudes et opérer des l’État), divisée en 16 sous-sections GENESIS [Gestion nationale des ASTREE Assistance et suivi de la
anonymes aux rectorats. DALO - 2007 1995 (hooligans, djihadistes, militants (2015), dont 3,4 millions avec personnes écrouées pour le suivi radicalité en services éducatifs à la sécurité publique] - 2009 Ministère des finances psychiatriques - 1994 RNCPS [Répertoire national commun Alimenté par les enquêtes de police,
redressements. Données conservées trois ans. gendarmerie, renseignement.
SDO [Suivi de l’orientation] - 2010 Candidatures au DALO (droit au Fichiers d’analyse criminelle radicaux, etc.). Fichier d’abord photo (module de reconnaissance individualisé et la sécurité] - 2014 (mineurs) - 2017 Version gendarmerie du PASP. BCR-DNRED Ficher de la Direction de la protection sociale] - 2007
Fichier des élèves « décrocheurs » logement opposable). (suspects ou condamnés). clandestin puis officialisé en 1996. faciale). Profil des personnes détenues, dont Jeunes mineurs suspectés de 13 000 inscrits (2015). du renseignement et des enquêtes PMSI [Programme de médicalisation Bénéficiaires de prestations SCA [Système de contrôle
du 2nd degré. Alimenté par Siecle et IMMIGRATION DN@ [Dispositif national d’accueil] - FAED [Fichier automatisé des N-SIS-2 Base nationale du Système TES [Titres électroniques sécurisés] - leurs « contentieux » en détention. radicalisation, géré par la PJJ. PASP [Prévention des atteintes douanières - 2016 des systèmes d’information] - 1996 sociales (types et montants des automatisé] - 2004
relié aux fichiers i-Milo. 1991 empreintes digitales] - 1987 2008 Env. 70 000 (2022). à la sécurité publique] - 2009 Surveillance des trafics d’armes ou Dossiers personnels issus de tous allocations versées). Utilise le NIR. Radars routiers (relié aux fichiers
ADGREF [Application de gestion d’information de l’espace Schengen - CAR Prévention des atteintes à la les établissements de santé. Tutelle des locations de véhicule).
SIECLE [Système d’information pour des dossiers des ressortissants
Foyers pour réfugiés demandeurs Héritier des premiers fichiers 2007 Élargi en 2016 pour cumuler les PSE [Placements sous surveillance sécurité pénitentiaire - 2015 Fichier du renseignement de la de biens liés au terrorisme et au SDAS / CCAS [Service départe-
d’asile (géré par l’Office français de anthropométriques (1904). Acces- données du TES d’origine police nationale. Peut recenser les crime organisé. ARH (agences régionales mental et centre communal d’action SIV [Système d’immatriculation des
les élèves de collège, de lycée et étrangers en France] - 1993 Recense mandats d’arrêt, interdits électronique] - 2010 CGEEDRT Conservation, gestion et d’hospitalisation). Relié aux fichiers
pour les établissements] - 2006 Fichier central des étrangers
l’immigration). sible depuis l’étranger (accords de de séjour, personnes ciblées comme (passeport) et du fichier des cartes Détenus à domicile sous bracelet exploitation électronique des
opinions (politiques, syndicales, STARTRAC Système de traitement sociale] véhicules] - 2009
d’identité. Connecté aux logiciels de des SAMU (urgences hospitalières).
Élèves du 2nd degré. Alimente LSUN, demandeurs d’un titre de séjour SIAO [Services intégrés d’accueil et Prum, Europol, Interpol). « menaces » par au moins un État (petites peines, contrôles documents du renseignement
religieuses) des personnes et de et analyse du renseignement Aide sociale dépendant des Nouvelles plaques d’immatricula-
SDO (« décrocheurs »). Relié aux d’orientation] - 2009 FNAEG [Fichier national automatisé membre. Env. 800 000 (2016). rédaction de procédure (police, judiciaires). Géré par les SPIP. leur entourage, dès 13 ans. de Tracfin - 2011 SIVIC / SINUS Système d’infor- départements (SDAS) ou de tion unique et permanente.
ou en situation irrégulière. territorial - 2016
Guichet central pour demandeurs des empreintes génétiques] - 1998 gendarmerie). Reconnaissance 68 000 inscrits (2016). Détection de transferts financiers mation de suivi des victimes - 2016 certaines communes (CCAS). STC-LAPI Système de lecture
espaces numériques de travail ELOI Traitement pour « faciliter OCTOPUS [Outil de centralisation et Env. 10 000 par an. Fichier du service central du

Vincent Brengarth et William Bourdon


(ENT) ou aux progiciels comme d’hébergement d’urgence. Centralisé par la police scientifique faciale possible via le TAJ. EASP [Enquêtes administratives occultes (terrorisme, crime organisé). Patients pris en charge (SAMU, RSA Allocataires du Revenu de automatique des plaques
l’éloignement » - 2010 de traitement opérationnel des renseignement territorial (ex-RG). hopitaux) lors « d’attentats ou de
Pronote ou de gestion des cantines. à Écully (Rhône). Accessible depuis liées à la sécurité publique] - 2009 solidarité active - 2009 d'immatriculation - 2019

L’affiche insérée dans ce « Manière de voir »


donne un aperçu saisissant de la toile informa-
Voix de faits tique qui enserre tout un chacun. Elle montre
92 Chronologie, cartographie, chiffres-clés, citations… comment chaque étape de nos vies est désormais
mise en fiches et encryptée. Sans qu’on y prête
toujours attention, nos données personnelles
Les articles publiés dans ce numéro – à l’exception de 4 inédits – sont déjà parus dans sont stockées, parfois échangées et croisées.
Le Monde diplomatique. La plupart ont fait l’objet d’une actualisation, et leur titre a souvent été Quelles garanties pour la vie privée ?
modifié. La date de première publication ainsi que les titres originaux figurent en page 98.
MDV182_Ouverture_Mise en page 1 09/03/2022 13:39 Page 4

Effets d’aubaine
PAR ANNE-CÉCILE ROBERT

L Le vertige saisit devant l’accumulation, en seulement quelques décennies, des


atteintes portées aux libertés publiques en France. Des attentats terroristes dans
les années 1980 à la crise sanitaire provoquée par le Covid-19, le caractère « excep-
tionnel » des circonstances a justifié l’extension continue des prérogatives admi-
nistratives et l’affaiblissement concomitant de l’autorité du juge. À chaque fois,
les restrictions sont présentées comme temporaires avant d’être, pour l’essentiel,
pérennisées.
Ainsi, impossibles hors enquête de police judiciaire jusqu’aux années 1980, les
contrôles d’identité sont désormais largement autorisés « pour prévenir une
atteinte à l’ordre public, notamment une atteinte à la sécurité des personnes et des
biens ». Cette formule élastique permet d’exiger d’un citoyen, sans motif lié à son
comportement, qu’il présente ses papiers à tout bout de champ en raison de « cir-
constances particulières tenant au lieu – des actes de délinquance s’y commettent
habituellement – ou au moment – un événement important est en train de se dérou-
ler ou vient de se produire (1) ». On peine à imaginer qu’une extension similaire des
pouvoirs de police avait suscité en février 1981 une polémique nationale et des
manifestations populaires lors de l’adoption de la loi « sécurité et liberté », fina-
lement abrogée en 1983 (2).
Toutes les libertés publiques – libertés d’association, d’expression, de manifes-
tation, etc. (3) – subissent aujourd’hui une érosion. « C’est pour votre bien », affir-
ment en substance les autorités, notamment pour notre sécurité ou notre santé,
que les nouvelles technologies sont mises à profit pour surveiller, encadrer et
ficher des millions de personnes en France et dans le monde sous les prétextes les
plus divers (voir l’affiche insérée dans ce numéro). Les restrictions se révèlent par-
fois disproportionnées par rapport aux nécessités de l’ordre public qui seules peu-
vent les justifier selon la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (4). La
véritable répression d’État qui s’est abattue sur le mouvement
L'escalade répressive affecte désormais des « gilets jaunes » en 2018 et 2019 en fournit l’une des illus-
la plupart des pays occidentaux trations les plus crues : des manifestants pacifiques, n’ayant
qui allient néolibéralisme économique commis aucune infraction, ont été de manière préventive,
et autoritarisme politique sous des prétextes insignifiants, parfois retenus plusieurs
heures par la police et ainsi privés de leur droit fondamental
de protester. Les techniques de maintien de l’ordre choisies, incluant l’usage
d’armes de guerre tels les lanceurs de balles de défense (LBD), ont en outre conduit
à mutiler à vie des dizaines de personnes.
L’escalade répressive affecte la plupart des pays occidentaux qui allient
désormais néolibéralisme économique et autoritarisme politique. En 2020, la
technique controversée de la « nasse » a été utilisée à Londres contre un rassem-
blement du mouvement Black Lives Matter. Le 16 février 2022, la police montée
canadienne a brutalement dispersé les participants du « convoi de la liberté »
à Ottawa.
Les circonstances, parfois dramatiques, ont créé un « effet d’aubaine » – selon
l’expression des avocats William Bourdon et Vincent Brengarth (lire leur article
page 89) – pour les idéologues du « tout sécuritaire ». Tout se passe comme si,
expliquait la professeure au Collège de France Mireille Delmas-Marty, les atten-
tats du 11 septembre 2001 aux États-Unis avaient « libéré les responsables poli-
tiques, symboliquement et juridiquement, de l’obligation de respecter les limites
propres à l’État de droit (5) ». Un glissement progressif s’est enclenché vers un nou-

4 //// MANIÈRE DE VOIR //// Éditorial


MDV182_Ouverture_Mise en page 1 09/03/2022 13:39 Page 5

veau régime politique où l’impératif de répression et de sécurité l’emporte sur Goin ///// « Liberty Down », Lyon, 2016

celui de prévention et de liberté. En France, l’encadrement pratique du droit de


manifester, soumis en principe à une simple déclaration, s’apparente ainsi de plus
en plus souvent, à une demande d’autorisation.
L’agression de l’Ukraine par la Russie, fin février 2022, n’a fait qu’attiser les réflexes
autoritaires. Elle a notamment justifié la suspension dans l’Union européenne des
médias Russia Today et Sputnik décrits comme des outils de propagande au service
de Moscou. Au lieu de s’engager dans une « spirale de la censure », la Fédération inter-
nationale des journalistes appelle les Vingt-Sept à soutenir la presse russe indépen-
dante sévèrement réprimée par le régime de M. Vladimir Poutine.
Face au tropisme répressif, les contre-pouvoirs semblent impuissants, tétanisés
ou complices. La société n’en est pas pour autant inerte : mouvements sociaux,
associations, collectifs d’avocats, juges imaginent au quotidien de nouvelles
formes de résistance n

(1) Nathalie Ferré, « Du contrôle d’identité au contrôle des titres de séjour : une obsessionnelle
présomption de clandestinité », Plein droit n° 35, septembre 1997, Paris.
(2) François Desprez, « L’identité dans l’espace public : du contrôle à l’identification », Archives de politique
criminelle 2010/1 (n° 32) https://www.cairn.info/revue-archives-de-politique-criminelle-2010-1-page-
45.htm#no61

(3) Bernard Stirn, « Ordre public et libertés publiques », Colloque organisé par l’Association française de phi-
losophie du droit, Paris, 17 septembre 2015.

(4) « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble
pas l’ordre public établi par la loi » (article 10).

(5) Mireille Delmas-Marty, Libertés et sûreté dans un monde dangereux, Seuil, coll. « La couleur des idées »,
Paris, 2010, p. 198.

Éditorial //// MANIÈRE DE VOIR //// 5


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 11:16 Page 6

1 Tous les prétextes


Goin ///// « Liberté ? Égalité ? Fraternité ? », France, 2014

sont bons…Supposées encadrer les pouvoirs de police, les lois successives sur la
sécurité ne font qu’entériner leur augmentation tendancielle sans
réels contrôles de la part du juge et parfois sans réel recours pour les
citoyens. Des événements souvent dramatiques, comme les vagues
d’attentats terroristes ou les décès dus à la pandémie de Covid-19,
justifient des régimes d’exception qui finissent par se pérenniser.

6 //// MANIÈRE DE VOIR //// Tous les prétextes sont bons…


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 11:16 Page 7

UNE POLICE SANITAIRE INÉDITE


La notion d’empowerment suggère que ce
Pour freiner la propagation du coronavirus, le président Emmanuel Macron a décidé nouvel artefact juridique et technologique don-
un confinement national, inouï en temps de paix. Mis en place le 14 mars 2020, cet état nerait du pouvoir aux citoyens. L’analyse de la
d’exception va durer plusieurs mois. Présenté comme un « sésame », le passe sanitaire – puis réponse du gouvernement à la crise sanitaire
depuis mars  2020 montre exactement le
vaccinal – a constitué de facto un outil de limitation des allers et venues des citoyens,
contraire : des libertés leur ont été retirées. Le
au risque de l’arbitraire. Il a été supprimé quelques semaines avant l’élection présidentielle.
Conseil constitutionnel a d’ailleurs constaté que
le passe (sanitaire ou vaccinal), comme avant lui

À
PAR RAPHAËL KEMPF * quel moment la contradiction entre les l’attestation de déplacement dérogatoire en
mesures prises pour lutter contre la vigueur au cours de chaque confinement et
pandémie de Covid-19 et le respect des couvre-feu, porte atteinte à la liberté d’aller et
libertés fondamentales éclate-t-elle? Avec le de venir. Les « sages » ont néanmoins jugé ces
passe sanitaire mis en place à l’été 2021, nous atteintes justifiées (3), et donc conformes à la
avons probablement atteint un point de non- Constitution. Elles s’ajoutent à la longue liste des
retour que confirmera plus tard l’adoption du mesures dites «d’exception» qui, depuis vingt
passe vaccinal le 22 janvier 2022 (1). En effet, ans, étendent les pouvoirs de police et tissent
il impose à chacun de présenter le fameux autour des populations une camisole de surveil-
«QR code» attestant son statut sanitaire dans lance et de contrôle permanents.
de nombreuses activités de la vie quotidienne :
aller au restaurant ou au bistrot, prendre un Contrôles sans motifs
train, voir un film, faire ses courses dans de Avec la crise sanitaire, la France a connu une
grands centres commerciaux, aller au concert période inédite, au cours de laquelle la police
ou dans une petite salle de spectacle… Les per- pouvait contrôler les personnes sans aucun
sonnes chargées de contrôler les passes (du motif. On n’a pas assez souligné la radicalité de
patron de bar à l’employé du cinéma) peuvent cette évolution. Pour vérifier l’identité d’un
ainsi connaître l’identité, mais aussi la date de individu, un policier ou un gendarme doit en
naissance, de tous ceux qui se présentent. Cela effet normalement faire état du comportement
pourrait paraître anodin, mais constitue en suspect de celui-ci, qui laisserait penser qu’il a
réalité une nouvelle entaille dans la toile déjà commis une infraction (article 78-2 du code de
bien lacérée de l’anonymat. Les procédure pénale). Si les lois Pasqua de 1993
Les dispositifs technologiques
dispositifs technologiques aux- ont permis dans certains cas aux forces de l’or-
auxquels nous nous sommes habitués quels nous nous sommes habi- dre, avec l’accord du procureur de la Répu-
sans y prendre garde facilitent tués sans y prendre garde ces der- blique, d’effectuer des contrôles sans motif,
l’extension de la surveillance nières années facilitent cette ceux-ci étaient limités dans le temps et l’espace.
extension de la surveillance. Qui Au regard de ce cadre juridique – pourtant très
pourrait affirmer que les données collectées peu contraignant, et dont les étrangers et les
ne pourront pas faire l’objet d’une exploitation jeunes des quartiers populaires font quotidien-
par des services de police judiciaire? nement les frais –, les mesures mises en place
C’est ce sentiment d’une liberté grignotée, depuis mars 2020 au cours des confinements
voire garrottée, qui unit, par-delà leurs diffé- et couvre-feux successifs se révèlent extraor-
rences, les centaines de milliers de manifes- dinaires et, au sens strict, arbitraires.
tants qui, à partir de l’été 2021, ont contesté l’ex- En effet, dès lors qu’il est interdit de sortir
tension du passe. La motivation retenue par le de chez soi, sauf pour un motif légitime
gouvernement ne manque pas de saveur  : prévu par des textes très vagues, la police a le
l’usage du laissez-passer sanitaire «peut s’ins- droit de contrôler toute personne présente ☛
crire dans une démarche citoyenne de renforce-
ment des capacités et du pouvoir d’agir des indi- (1) Cf. loi n° 2021-1040 du 5 août 2021 relative à la gestion
de la crise sanitaire et loi n° 2022-46 du 22 janvier 2022.
vidus (empowerment) face à l’épidémie (2)».
(2) Amendement n° CL153, déposé le 3 mai 2021.
(3) Décision n° 2020-800 DC, 11 mai 2020 (confinement),
décision n° 2021-824 DC, 5 août 2021 (extension du passe
*Avocat. Auteur d’Ennemis d’État. Les lois scélérates, des anar- sanitaire), et décision n°  2022-835 du 21  janvier  2022
chistes aux terroristes, La Fabrique, Paris, 2019. (passe vaccinal) Conseil constitutionnel, Paris.

Tous les prétextes sont bons… //// MANIÈRE DE VOIR //// 7


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 11:50 Page 8

nous pourrons revenir à la


UNE POLICE SANITAIRE INÉDITE légalité républicaine avant la
fin 2003. » La plupart de ces
entorses aux libertés ont été
depuis pérennisées. Après les
attentats du 13 novembre 2015,
le recours à l’état d’urgence
décidé par M.  François Hol-
lande confère à nouveau des
pouvoirs d’exception à la
police, lui permettant notam-
ment de procéder à des perqui-
sitions sur un simple soupçon.
Qu’une pandémie déclenche
chez des responsables poli-
tiques attachés à l’État de droit
la même réaction – limiter les
droits des citoyens et accorder
plus de pouvoirs au ministère
de l’intérieur et à ses agents –
que des attentats terroristes
suggère qu’un certain mode de
pensée se généralise  : face à
une menace quelconque, l’État
identifie la population comme
une entité hostile et suspecte.
Le confinement a égale-
ment fourni aux autorités un
Tomas van Houtryve ///// Série « Blue Sky Days » dans l’espace public sans avancer un quel- terrain d’expérimentations de technologies de
(Journées de ciel bleu), « Domestic Gathering »
(Rassemblement domestique), 2013
conque motif. Elle échappe à tout examen surveillance inédites  : à Nice et à Paris, les
effectif de l’autorité judiciaire. Avec plus de forces de l’ordre ont utilisé des drones pour
2,2  millions d’amendes infligées pour non- surveiller le respect du confinement et diffu-
respect des mesures sanitaires entre ser des consignes par haut-parleur aux per-
mars 2020 et avril 2021, le grand public a pu sonnes se trouvant dans l’espace public. Un
partager avec les habitants dispositif tout à fait inutile : le robot volant ne
des quartiers populaires la pouvait vérifier l’existence d’une attestation
Une certaine vision se joie des contrôles – la vio- de déplacement dérogatoire. Il s’agissait donc
généralise : face à une menace lence et la vulgarité en essentiellement de faire ressentir aux citoyens
quelconque, l’État identifie moins. la présence ubiquitaire de l’œil étatique. L’as-
la population comme une entité Cette extension des pou- sociation La Quadrature du Net et la Ligue des
hostile et suspecte voirs de police s’inscrit dans droits de l’homme ont obtenu en référé du
un basculement juridique Conseil d’État (18 mai 2020) qu’il soit enjoint
survenu après les attentats du au préfet de police de Paris de faire cesser ces
11 septembre 2001. Au lendemain des attaques vols qu’aucune loi n’encadre. La préfecture
contre le World Trade Center et le Pentagone à n’en a pas tenu compte et le Conseil d’État, le
New York et à Washington, le gouvernement 22 décembre 2020, a de nouveau constaté l’il-
français décide de modifier son appareil juri- légalité de cette pratique. Le gouvernement a
dique pour lutter contre le terrorisme, notam- tenté de créer un cadre légal pour l’usage de
ment en autorisant les policiers à contrôler les drones dans la loi dite «sécurité globale», mais
citoyens, à fouiller leurs sacs et leurs véhicules. le Conseil constitutionnel a censuré ces arti-
« Il y a des mesures désagréables à prendre en cles. Il est cependant revenu à la charge en
urgence, explique alors le sénateur socialiste décembre 2021 avec la loi sur la responsabilité
Michel Dreyfus-Schmidt après le vote de la loi pénale et la sécurité intérieure. Cette fois, les
sur la sécurité quotidienne, mais j’espère que « sages » en ont validé le principe le 22 jan-

8 //// MANIÈRE DE VOIR //// Tous les prétextes sont bons…


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 11:48 Page 9

vier  2022 en l’excluant toutefois pour les


polices municipales.
Le gouvernement joue avec la norme.
Culture et maintien de l’ordre
L’exemple le plus frappant en est la manière

E
dont l’usage du passe sanitaire fut étendu en n ce mois de mai 2021, une centaine de théâtres est occupée. Les directeurs
catimini, le 19  juillet  2021, par un simple des lieux en sont meurtris. L’Union syndicale des employeurs du secteur
décret du premier ministre, aux lieux de loi- public du spectacle vivant considère que choisir de ne pas ranger les bande-
sir accueillant au moins cinquante per- roles et oublier les revendications est une « décision inutile » : maintenant
sonnes (4). Le Conseil d’État validait le décret, qu’on a la chance, le bonheur, la joie étincelante d’avoir l’autorisation de rou-
même s’il n’avait aucune base légale, au nom vrir, il serait effondrant que la culture risque « d’être sacrifiée par ceux mêmes
des « circonstances exceptionnelles (5) ». qui défendaient son caractère essentiel », pour reprendre les termes propre-
ment désopilants de quatre d’entre eux. Ces derniers, responsables mensua-
Sorties de route juridiques lisés de grands établissements, touchant à l’occasion des droits d’auteur en
Ces deux mots résument à eux seuls la justifi- qualité de metteurs en scène, incitent aimablement les obstinés à poursuivre
cation avancée par l’État pour contourner ses « le mouvement social par d’autres moyens ». Il est vrai que demander une
propres règles. Surveillance débridée, arbi- deuxième année blanche, et le retrait de la « réforme » de l’assurance-chô-
traire policier, sorties de route juridiques : la mage, c’est un peu déplacé, quand on a la chance, le bonheur, la joie étince-
crise sanitaire a tout permis. Pour voter au pas lante d’avoir l’autorisation de rouvrir. La ministre de la culture Roselyne Bache-
de charge l’extension du passe sanitaire, le lot, visionnaire, l’avait dit dès le début, dans les mêmes termes : « Inutile ». Et
gouvernement a cru bon d’ignorer les critiques le redit : « Il faut arrêter ». C’est un très joli moment. Impeccablement révélateur
émanant non seulement d’un grand nombre du vide chatoyant que recouvre le mot « culture », qui ne désigne plus ici que
de citoyens –  habilement portraiturés en le divertissement plus ou moins chic, bien proprement nettoyé de toute ins-
extrémistes rétrogrades d’extrême droite  –, cription sociale, bien gentiment accordé aux enjeux des représentants des
mais aussi d’institutions de la République forces de l’ordre en place.
comme la défenseure des droits. «Ces mesures
Dans le même esprit de responsabilité sans faille, le passe sanitaire est
restrictives affectent des pans entiers de la vie
accueilli avec reconnaissance par les « structures », comme on dit, concernées.
quotidienne et entravent l’accès à l’espace public
Rappelons qu’au-dessus de mille spectateurs, il faudra donner la preuve cer-
de millions de personnes», avait pourtant alerté
tifiée qu’on est inoffensif. Y compris les enfants à partir de 11 ans. Mais non
Mme  Claire Hédon, préoccupée par le risque
compris les organisateurs et salariés des événements à mille spectateurs ou,
que présentait le « contrôle d’une partie de la
folie folie, davantage – la logique est un sport de combat en notre inventive
population par une autre partie de la popula-
époque. L’élaboration de l’application TousAntiCovid et de ses variations a
tion ». Cette instance réitérera ses critiques à
bénéficié de « l’expertise » d’acteurs publics et privés, comme il se doit, dont
propos du passe vaccinal appelant à un «débat
Orange, Dassault,  etc. Il semble que « l’expertise » de Dassault coûte de
démocratique public de fond » et s’inquiétant
200 000 à 300 000 euros par mois. La Commission nationale de l’informatique
des « zones d’ombre » sur « plusieurs disposi-
et des libertés (CNIL) a, comme souvent, fait preuve d’une exquise modération :
tions qui pourraient donner lieu à de nom-
elle est bien un peu vexée parce que son avis ne lui est demandé qu’une fois
breuses interprétations de nature à restreindre
le passe sanitaire accepté par les élus, mais se contente de souhaiter timide-
les droits et libertés au-delà de ce que prévoit le
ment qu’il ne serve que pour les rassemblements toxiques susnommés. C’est
projet de loi», notamment «la liberté de circu-
déjà bien qu’elle ait envisagé le problème. Les organisateurs de rassemble-
lation et l’anonymat pourtant longtemps consi-
ments toxiques n’ont, eux, pas été effleurés par l’aile du doute. Pas eu un fré-
dérés comme constitutifs du pacte républi-
missement pour suggérer que peut-être il y avait là une atteinte aux libertés.
cain (6)». De son côté, le géographe Sébastien
Le Zénith, l’Olympia,  etc., sont à fond dans « le pacte de confiance », tout
Leroux a souligné la «carence sociale» imposée
comme Les Vieilles Charrues, le Festival d’Avignon, les Francofolies… Un déluge
aux populations ayant des difficultés d’accès
de docilité.
au vaccin, qui renforce les inégalités (7).
Rappelons, pour le fun, que le professeur Antoine Flahault, devant une très
Raphaël Kempf
officielle commission sénatoriale, soulignait que « nous n’avons pas connais-
sance de cluster survenu en plein air », et que les purificateurs d’air étaient
(4) Décret n° 2021-955 du 19 juillet 2021 modifiant le décret
n° 2021-699 du 1er juin 2021 prescrivant les mesures géné- parfaitement efficaces en salle. On va éviter de se demander pourquoi ces faits,
rales nécessaires à la gestion de la sortie de crise sanitaire.
qui n’ont strictement rien de confidentiel, ont été oubliés dans cette intense
(5) Ordonnances n° 454754, 454 792, 454 818, Conseil d’État,
Paris, 26 juillet 2021.
entreprise de protection des foules. Et saluer très bas le civisme convaincu
(6) Avis de la défenseure des droits n° 21-11, 20 juillet 2021 des rebelles de l’art.
et avis n° 20-10 du 3 décembre 2020. Evelyne Pieiller
(7) Sébastien Leroux, « Face au passe sanitaire obligatoire,
nous ne partons pas tous égaux », Le Monde, 21 juillet 2021.

Tous les prétextes sont bons… //// MANIÈRE DE VOIR //// 9


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 11:54 Page 10

FOLIE BUREAUCRATIQUE
ner la violation ne pouvait donc que donner
lieu à des abus policiers dont la liste comblera
les collectionneurs de folie bureaucratique,
d’ordinaire habitués à glaner leurs perles dans
Investies des prérogatives les plus larges durant le confinement sanitaire, les forces les archives de l’ex-bloc de l’Est. C’est pourtant
de l’ordre ont verbalisé au jugé, et sans véritable contrepoids judiciaire, des actes de au «pays des droits de l’homme» que les forces
de l’ordre ont verbalisé des personnes parce
la vie quotidienne jusque-là des plus ordinaires (se promener dans la rue, faire du sport
qu’elles étaient allées faire leurs courses à plus
dans un parc, etc.) mais devenus soudain « suspects ». Le flou des contraventions
d’un kilomètre de chez elles, alors que cette
fixées par la loi a donné lieu à des situations imprévisibles et contradictoires pour limite ne s’applique qu’à l’activité sportive ;
les contrevenants, avec parfois de lourdes peines à la clé. que des personnes achevant leurs emplettes
ont écopé d’une amende car elles n’avaient pas

L
PAR RAPHAËL KEMPF a «loi d’urgence pour faire face à l’épi- conservé leur ticket de caisse…
démie de Covid-19» du 23 mars 2020 a On aurait tort d’interpréter ces « abus »
créé deux nouvelles infractions desti- comme une dérive individuelle d’agents
nées à assurer le respect du confinement : une zélés ; ils découlent des textes édictés par le
contravention punie d’amende pour ceux qui gouvernement, qui a fait le choix politique de
sortaient de chez eux sans justifier d’un motif
réglementaire, mais aussi un délit puni de six
mois d’emprisonnement pour les récidivistes.
Ce seuil de six mois –  au lieu de trois, par
exemple… – a été choisi pour de pures raisons
procédurales : à savoir permettre le jugement
rapide de ce délit en comparution immédiate.
La contravention punit le fait de sortir de
chez soi en dehors des motifs prévus par la loi
et le décret – reportés sur la fameuse attesta-
tion de déplacement déroga-
Le dispositif choisi par le gouvernement toire publiée par le ministère
pour appliquer le confinement et de l’intérieur. Le droit pénal
en sanctionner la violation ne pouvait devient ainsi le vecteur d’une
qu’engendrer des abus policiers normalisation d’un modèle
familial, résultat du confine-
ment qui, comme l’écrit le philosophe Geof-
froy de Lagasnerie, « a produit un éclatement
et une délégitimation de toutes les formes de vie
non institutionnelles et familiales». La contra-
vention – et à quatre reprises, le délit – vient
sanctionner d’amende ou de prison la réunion
illicite de deux amants : «Un policier est placé
entre eux (1).» Ainsi, le décret autorise la sortie
pour «motif familial impérieux», dont l’inter-
prétation est sujette à caution, pour ne pas dire
à l’arbitraire : une mère n’a par exemple pas pu
accéder à la salle d’audience où était jugé son
fils détenu à l’heure où les parloirs des prisons
sont fermés aux familles…
C’est donc la police sur le terrain qui décide,
en verbalisant ou non, que tel déplacement est
réglementaire ou pas. En d’autres termes, la
police fabrique la loi. Et, d’une certaine manière,
elle rend aussi la justice.
Le dispositif choisi par le gouvernement
pour appliquer le confinement et en sanction-

10 //// MANIÈRE DE VOIR //// Tous les prétextes sont bons…


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 11:54 Page 11

donner une liberté quasi totale aux forces de intérimaire et consommateur de cannabis,
l’ordre. Après quatre verbalisations, le car il était allé acheter sa consommation
contrevenant devient un délinquant passible sans attestation (2). À Cusset (dans l’Allier),
d’une garde à vue puis d’une comparution les juges ont condamné un sans-domicile-
immédiate. Le tribunal de Toulouse a ainsi fixe à trois mois de prison ferme pour défaut
infligé un mois de prison ferme à un jeune répété d’attestation… D’autres tribunaux ont
homme de 18 ans au casier judiciaire vierge, relaxé des sans-domicile-fixe dans des situa-
tions similaires.
(1) Les Inrockuptibles, Paris, 1er avril 2020. En instaurant ce régime d’exception, le gou-
(2) La Dépêche, Toulouse, 5 avril 2020. vernement a cru se débarrasser de tout
(3) Manon Altwegg-Boussac, « La fin des apparences », La contre-pouvoir. Il semble y être parvenu
Revue des droits de l’homme, Actualités Droits-Libertés, s’agissant d’un contrôle parlementaire quasi
12 avril 2020.
inexistant  (3), de la soumission du Conseil
(4) William Bourdon et Vincent Brengarth, « Le Conseil d’État
se dévitalise alors qu’il devrait être l’ultime bastion des liber- d’État aux exigences de l’exécutif (4), et même
tés», Le Monde, 12 avril 2020. du Conseil constitutionnel, qui a validé la loi
(5) Véronique Champeil-Desplats, «Le Conseil constitution- organique du 23  mars  2020, clairement
nel face à lui-même», La Revue des droits de l’homme, Actua- Antoine d'Agata /////
lités Droits-Libertés, 13 avril 2020. contraire à la Constitution (5). n Série « Virus », « Premier confinement », Paris, 2020

© Antoine d'Agata/Magnum Photos


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 17:05 Page 12

Goin ///// « La Marianne


casquée », 2016

la France et ses valeurs. »


Une semaine plus tard, s’ap-
puyant sur la loi du
3  avril  1955, il présente au
Parlement une «loi relative à
l’état d’urgence », prorogée
pour trois mois à dater du
26 novembre. Le 20, le texte
est approuvé à la quasi-una-
nimité par les députés. Pour
convaincre ensuite les séna-
teurs de ne pas saisir le
Conseil constitutionnel, le
premier ministre Manuel
Valls présente un argument
pour le moins original : «Il y a
des mesures qui ont été votées
hier à l’Assemblée nationale
– je pense à celle sur le brace-
let électronique, je suis dans la
transparence  – qui ont une
fragilité constitutionnelle. (…)
Moi, je souhaite que nous
allions vite (1). » Dans la fou-
lée, les autorités françaises
informent le secrétaire géné-
ral du Conseil de l’Europe que

LES SOCIALISTES SÉDUITS PAR les mesures adoptées sont « susceptibles de


nécessiter une dérogation à certains droits

L’ÉTAT D’EXCEPTION
garantis par la Convention européenne des
droits de l’homme», ce que permet l’article 15.
Que les personnes interrogées par sondage
quelques jours après les massacres de Paris
En 2015 et 2016, l’assassinat de centaines de civils dans l’Hexagone lors d’attentats approuvent massivement ces mesures ne
terroristes, y compris au cœur de la capitale, conduit le gouvernement socialiste à surprend guère. L’état d’exception semble
toujours cibler, dans un premier temps, des
adopter des mesures répressives exceptionnelles. Pris dans l’emballement sécuritaire,
populations minoritaires ou marginales,
le président François Hollande va jusqu’à avancer une proposition inconstitutionnelle : qu’il constitue en ennemi intérieur – dans le
la déchéance de nationalité pour les terroristes. cas présent, les musulmans, ainsi que des
militants écologistes. Comme le note la

P
PAR JEAN-JACQUES GANDINI * ar leur violence et leur soudaineté, les juriste Danièle Lochak, la « nécessaire pro-
attentats du 13 novembre 2015 à Paris portionnalité » de la répression a été outre-
ont mis le pays en état de choc et de passée : « Avec le développement des écoutes,
sidération. Une telle situation devait-elle pour des surveillances, des assignations à résidence
autant entraîner la mise en place de mesures et des perquisitions, la police et la justice ont
exceptionnelles ? La réponse de M. François tissé une énorme toile d’araignée sur l’ensem-
Hollande, alors président de la République, est ble de la population, au risque de toucher des
immédiate : «Il s’agit d’actes de guerre contre personnes qui n’ont rien à voir avec le terro-
risme mais qui ont le tort d’être musulmanes »
* Avocat, ancien président du Syndicat des avocats de France. (Le Monde, 28 novembre 2015).

12 //// MANIÈRE DE VOIR //// Tous les prétextes sont bons…


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L’empilement des lois antiterroristes

« Musulmanes » : la cible renvoie aux ori- Depuis 1986, le Parlement français n’a cessé de renforcer l’arsenal répressif contre
gines coloniales de l’état d’urgence. La pater- le «terrorisme». Plusieurs mesures rognant les libertés publiques, annoncées
nité de cette innovation juridico-répressive comme provisoires, ont été pérennisées.
revient à Maurice Bourgès-Maunoury, minis- 9 septembre 1986. Première loi ayant pour objet spécifique la «lutte contre le terro-
tre de l’intérieur du gouvernement d’Edgar risme». Définition des infractions «en relation avec une entreprise individuelle ou col-
Faure. Il s’agissait pour lui d’étendre les pou- lective ayant pour but de troubler gravement l’ordre public par l’intimidation ou la ter-
voirs de la police en réaction aux attaques de reur». Les poursuites relèvent de la compétence de magistrats de Paris.
la Toussaint 1954, qui marquèrent le début de 16 décembre 1992. La notion d’association de malfaiteurs devient applicable aux actes
la guerre d’indépendance en Algérie, mais de terrorisme.
sans proclamer l’état de siège, qui aurait impli- 8 février 1995. En matière de terrorisme, la prescription des délits passe de dix à vingt
qué de transférer ces pouvoirs à l’autorité ans, et celle des crimes à trente ans.
militaire. Une telle procédure aurait conduit à 22 juillet 1996. Les peines de prison encourues pour les infractions liées au terrorisme
reconnaître le statut de soldats aux combat- sont alourdies.
tants du Front de libération nationale (FLN)
30 décembre 1996. Les perquisitions et saisies sont autorisées de nuit.
et à admettre ainsi l’existence d’une guerre.
15 novembre 2001. Les infractions pouvant relever du terrorisme sont étendues au
La loi fut votée le 3 avril 1955 – à 379 voix
blanchiment et aux délits d’initié. Autorisation «à titre temporaire» de la fouille des
pour et 219 contre (communistes et socia-
véhicules à des fins de recherche.
listes essentiellement) –, malgré les mises en
18 mars 2003. La possibilité de fouiller des véhicules devient permanente.
garde du député socialiste de l’Aude Francis
Vals : « L’histoire nous montre que toutes les 9 mars 2004. Moyens d’investigation policière supplémentaires pour l’infiltration, la
perquisition, l’interception des télécommunications. Garde à vue portée à quatre-
lois d’exception (…) sont par la suite détour-
vingt-seize heures.
nées de leurs buts primitifs (2). »
23 janvier 2006. Garde à vue extensible à six jours, aggravation des peines en cas
d’«association de malfaiteurs à des fins terroristes» et assouplissement de l’enca-
Logique de la suspicion
drement de la vidéosurveillance.
Le dispositif mis en place en novembre 2015
inquiète d’autant plus qu’il substitue à la 21 décembre 2012. Possibilité de poursuivre les actes de terrorisme commis à l’étranger
notion d’« activité » celle de « comporte- par des ressortissants ou résidents français et l’incitation à commettre de tels actes.
ment ». À propos des assignations à rési- 13 novembre 2014. Mise en place d’une interdiction administrative de sortie du terri-
dence, le texte précise en effet : « Il doit exis- toire. Renforcement de la répression de l’apologie du terrorisme. Possibilité de blocage
ter des raisons sérieuses de penser que le des sites Internet et de recherche de données dans des serveurs situés à l’étranger.
comportement de la personne constitue une Pénalisation des actes préparatoires.
menace pour la sécurité et l’ordre public. » Il 24 juillet 2015. La loi sur le renseignement autorise de nouvelles méthodes d’accès à
évoque « les personnes qui ont attiré l’atten- l’information (logiciels-espions, piratage d’ordinateurs, recours aux algorithmes, etc.).
tion des services de police ou de renseigne- 14 novembre 2015. Instauration de l’état d’urgence, au lendemain des attentats de
ment par leur comportement, leurs fréquen- Paris et de Saint-Denis.
tations, leurs propos ». Au nom d’une 21 juillet 2016. Alourdissement des peines pour association de malfaiteurs en lien avec
conception prédictive de la justice, la loi une entreprise terroriste. Possibilité de fermer des lieux de culte ou d’interdire des
contraint ainsi des individus non parce qu’ils manifestations sur la voie publique.
prépareraient des délits, mais parce qu’ils 28 février 2017. La loi relative à la sécurité publique durcit les sanctions pour faits de
seraient susceptibles d’en commettre (lire rébellion, de menaces ou de refus d’obtempérer.
l’article de Vincent Sizaire, page 18). 30 octobre 2017. La loi renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme
La logique de suspicion fondée sur des pro- (loi SILT), lève l’état d’urgence, mais pérennise et accroît certaines mesures de sur-
nostics, par opposition à une logique d’accu- veillance. Elle autorise la consultation du fichier des passagers du transport aérien.
sation fondée sur des preuves, apparaît ☛ 30 juillet 2021. La loi pérennise et adapte certaines mesures expérimentées par la loi
SILT (fermeture des lieux de culte, mesures de surveillance…), crée une «mesure judi-
(1) «Valls ne veut pas que le Conseil constitutionnel mette
son nez dans l’état d’urgence », Slate.fr, 20 novembre 2015.
ciaire de prévention de la récidive terroriste et de réinsertion» destinée aux individus
particulièrement dangereux, et renforce la loi sur le renseignement de 2015 (recours
(2) Un rappel historique fait par Thomas Wieder dans « Lois
d’exception  : quand la gauche frondait », Le Monde, accru aux algorithmes, possibilité à titre expérimental d’intercepter des communica-
5 décembre 2015. Cf. aussi Vanessa Codaccioni, Justice d’ex-
tions satellitaires…).
ception. L’État face aux crimes politiques et terroristes, CNRS
Éditions, Paris, 2015.

Tous les prétextes sont bons… //// MANIÈRE DE VOIR //// 13


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d’un certain nombre de ses collègues, le profes-


LES SOCIALISTES SÉDUITS PAR L’ÉTAT D’EXCEPTION seur de droit constitutionnel Olivier Beaud
estime, lui, que «l’opposition entre le constitu-
tionnalisme et l’état d’exception est irréductible»,
car «une Constitution sert à organiser et à limi-
ter le pouvoir, alors que tout état d’exception
“dynamite” l’ordre constitutionnel en y inscri-
vant des dérogations». En outre, ajoute-t-il,
«l’état d’urgence contient deux dangers sérieux
d’arbitraire : l’utilisation abusive des pouvoirs
d’exception accordés à la police et la prorogation
répétée de plusieurs états d’urgence, au risque
d’en faire un état permanent» (4).
Le Conseil d’État ne partage pas ce point de
vue. Dans son avis rendu le 17 décembre 2015,
il juge que la modification envisagée par le
gouvernement produit un «effet utile» à dou-
ble titre : elle donne «un fondement incontesta-
ble aux mesures de police administrative» et
«encadre la déclaration et le déroulement de
l’état d’urgence». Toutefois, l’état d’urgence res-
tant un «état de crise», ses renouvellements ne
devraient pas se succéder indéfiniment.
Autre volet de la réforme constitutionnelle
envisagée alors par le président de la Répu-
Tomas van Houtryve ///// Série « Blue Sky Days », déjà dans la loi relative à la rétention de sûreté blique dans son discours devant le Congrès le
« Authorized overflight zone » (Zone de survol
adoptée le 25 février 2008, et dont l’abroga- 16 novembre 2015 : la possibilité de déchoir de
autorisé), 2013
tion comptait au nombre des engagements la nationalité des binationaux nés français et
électoraux non tenus du candidat Hollande. condamnés pour terrorisme. Elle n’inspire
Mireille Delmas-Marty rappelait que ce texte alors au Conseil d’État qu’une lapalissade  :
s’inspire d’une loi allemande de 1933, l’une des cette mesure – réclamée elle aussi de longue
rares de la période hitlérienne qui n’ont pas été date par la droite et l’extrême droite – «répond
abrogées; tombée en désuétude, à un objectif légitime », mais comporte un
elle a été ranimée et validée par la «risque d’inconstitutionnalité». D’où l’impor-
La loi de 2008 sur la rétention Cour constitutionnelle allemande tance de l’inscrire dans la Constitution…
de sûreté s’inspire d’une en  2004, après les attentats du
loi allemande héritée 11  septembre  2001. La profes- « Des résistances s’organisent »
de la période hitlérienne seure de droit disait avoir été Face à la montée en puissance d’un État de
et toujours en vigueur «choquée» par la loi de 2008, «en police, des résistances s’organisent. Le
ce qu’elle permet de priver une 11  décembre, le Conseil d’État transmet au
personne de sa liberté pour une Conseil constitutionnel une question préalable
durée indéterminée, non pas sur le fondement de constitutionnalité (QPC) posée par un mili-
d’infractions pénales strictement délimitées, tant politique assigné à résidence dans le cadre
mais sur le fondement d’une “dangerosité”, c’est- de la Conférence de Paris sur le climat (COP21),
à-dire d’un concept impossible à définir (3)». organisée en novembre-décembre 2015, pour
À mille lieues de ce genre d’interrogations, le «atteinte injustifiée à la liberté d’aller et venir ».
gouvernement de M. Manuel Valls entend ins- Mais la haute juridiction balaie les arguments
crire l’état d’urgence dans la Constitution. Selon des requérants. Que le ministre de l’intérieur
les partisans de cette idée, constitutionnaliser puisse confiner à domicile des opposants poli-
l’exception permettrait de gérer des circons-
tances exceptionnelles dans un cadre légal : une (3) Arnaud Fossier, « De l’exception en droit. Entretien avec
Constitution doit prévoir toutes les situations Mireille Delmas-Marty », Tracés, n° 20, Lyon, 2011.

qui pourraient porter atteinte à la garantie de (4) Le Monde, 2 décembre 2015.

la liberté des citoyens, arguent-ils. À rebours (5) « Sortir de l’état d’urgence », www.ldh-france.org

14 //// MANIÈRE DE VOIR //// Tous les prétextes sont bons…


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tiques pour leur interdire de manifester au


prétexte de la lutte antiterroriste reçoit ainsi
l’onction légale des «sages».
Chimères de l’« efficacité»
De son côté, la Ligue des droits de l’homme

D
dépose trois autres QPC portant sur le fonde- e la lutte contre le terrorisme à la crise sanitaire, l’extension sans fin du pou-
ment des assignations à résidence, les perqui- voir répressif est présenté comme un mal nécessaire. Reposant sur l’oppo-
sitions administratives et les restrictions à la sition simpliste entre sécurité et liberté, ces représentations relèvent pourtant
liberté de réunion, ainsi que s’en explique son du dogmatisme le plus complet et ne prouvent pas leur efficacité. Ainsi, les per-
avocat, Me Patrice Spinosi : «Il ne s’agit pas de quisitions ordonnées au cours de l’état d’urgence auront révélé une éventuelle
contester la légitimité de l’état d’urgence, mais association de malfaiteurs terroriste dans moins de 1 % des cas. L’inefficacité ten-
de stigmatiser le danger d’atteinte aux libertés dancielle de l’arbitraire des pouvoirs publics s’illustre aussi dans la mise en œuvre
fondamentales décidées en son nom sans de l’état d’urgence sanitaire institué par la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020. D’em-
contrôle judiciaire. Il y a une exigence constitu- blée, précisons qu’il n’était absolument pas nécessaire d’instituer un nouveau
tionnelle de contrôle judiciaire des mesures régime d’exception pour faire face à la crise sanitaire : l’« urgence » était bien
prises qui affectent l’inviolabilité du domicile et davantage de donner aux mesures de restriction de liberté adoptées par le gou-
le respect de la vie privée. Il y a atteinte aux vernement un fondement juridique plus solide et protecteur que la simple invo-
principes constitutionnels de la liberté d’ex- cation de «circonstances exceptionnelles». Si cette loi a permis un meilleur enca-
pression et du droit d’expression collective des drement de l’intervention des autorités, elle est loin de prévenir tout risque
idées et des opinions.» d’arbitraire. Ce risque résulte d’abord des critères permettant de déclencher l’état
d’urgence sanitaire, qui peut être décidé pour mettre fin à une «catastrophe sani-
Débats houleux taire mettant en péril, par sa nature et sa gravité, la santé de la population» (arti-
Dans un texte rendu public le 17  décem- cle L. 3131-12 du code de la santé publique). Or la notion de «catastrophe» est des
bre 2015, plus d’une centaine d’associations, plus floues et, surtout, des plus subjectives.
d’organisations et de syndicats dénoncent un De la même façon, la notion de «mise en péril» est bien trop large : par hypo-
«véritable détournement de l’état d’urgence, qui thèse, toute maladie infectieuse affecte notre santé, quand seuls les événements
cible également des personnes sans aucun lien de nature à menacer la vie ou, du moins, à affecter irrémédiablement l’intégrité
avec des risques d’attentat. (…) Les interdictions physique d’une partie significative de la population devraient pouvoir justifier la
visant les mobilisations sur la voie publique se mise en œuvre de mesures aussi restrictives de libertés que celles que permet
multiplient (…), alors que dans le même temps l’état d’urgence sanitaire. L’imprécision des critères de basculement dans l’ex-
sont autorisés les rencontres sportives et des ception est d’autant plus problématique que si les restrictions pouvant être
événements tels que les marchés de Noël (5) ». ordonnées par le premier ministre sont définies de façon exhaustive, seules la
Et de conclure en demandant au gouverne- mise en quarantaine ou la mise à l’isolement sont soumises au contrôle juridic-
ment de «lever l’état d’urgence» et de «renon- tionnel systématique de leur nécessité et de leur proportionnalité (articles
cer à une réforme constitutionnelle préparée L. 3131-15 et L. 3131-17 du code de la santé publique). Cette exigence s’applique
dans l’urgence». également à l’assignation à résidence particulièrement rigoureuse à laquelle le
Ce sera chose faite quelques mois plus tard : confinement nous a soumis.
le 30 mars 2016, après des débats houleux au
Là encore, on constate que cette coercition disproportionnée est de nature à
Parlement et devant l’impossibilité d’unir
amoindrir l’efficacité bien comprise de la réponse publique. Ainsi, la démesure peut
députés et sénateurs sur la question de la
engendrer une moindre adhésion aux mesures de restriction et, partant, une moindre
déchéance de nationalité, M.  François Hol-
observation des gestes prophylactiques par les citoyens. D’ailleurs, l’ordre pénal
lande annonce qu’il abandonne la révision de
républicain s’est bâti en 1789 sur la conviction selon laquelle une loi est «d’autant
la Constitution. Reconduit à plusieurs reprises
moins efficace qu’elle est plus inhumaine (1)». Reconnaissant indirectement ce risque,
par le président, puis par son successeur
le gouvernement a, dès les premiers jours du confinement du printemps 2020, fait
Emmanuel Macron, l’état d’urgence, quant à
diligenter plus de 4,3 millions de contrôles de police pour veiller à son respect (2).
lui, ne sera officiellement levé que le
Un dispositif dont le coût aurait sans doute pu être bien plus utilement affecté à la
1er novembre 2017 après l’entrée en vigueur
protection des personnes particulièrement vulnérables à la maladie…
de la loi renforçant la sécurité intérieure et
Vincent Sizaire
la lutte contre le terrorisme (SILT). Mais Magistrat, maître de conférences associé à l’université Paris Nanterre.
celle-ci en pérennise plusieurs dispositions,
comme les visites domiciliaires et les saisies,
(1) Michel Lepeletier de Saint-Fargeau, rapport sur le projet de code pénal, Assemblée
les mesures individuelles de contrôle admi-
constituante, séances des 22 et 23 mai 1791.
nistratif et de surveillance, les périmètres de (2) Rapport de la mission de suivi du projet de loi d’urgence pour faire face à l’épidémie de
protection, etc. Covid-19, Sénat, 2 avril 2020.
Jean-Jacques Gandini

Tous les prétextes sont bons… //// MANIÈRE DE VOIR //// 15


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 17:07 Page 16

LES ÉTAPES D’UNE SURENCHÈRE PÉNALE


position que le juge d’instruction Marc Tré-
En 1986, le gouvernement de cohabitation dirigé par Jacques Chirac amorce un vidic qualifie d’« outil terriblement efficace,
glissement pénal durable : pour lutter contre le terrorisme – issu à l’époque de groupes mais également potentiellement dangereux
pour les libertés individuelles (1) » (lire l’article
d’extrême gauche comme Action directe et de mouvements pro-palestiniens –
de Vincent Sizaire, page 18).
de nouvelles infractions (délits et crimes) voient le jour. Justifiées par les événements,
Dans le contexte de l’après-11-Septembre,
ces lois relèvent également de l’affichage et de la communication politiques. une loi votée le 15 novembre 2001 cible la
menace islamiste. Présentée comme tempo-

F
PAR PATRICK BAUDOUIN * ace à la montée du terrorisme, la raire, cette loi est pérennisée par une loi du
France n’a pas été en reste dans la sur- 18 mars 2003. Elle facilite les perquisitions
enchère législative. Dès 1986, après domiciliaires ou les contrôles des zones aéro-
une vague d’attentats attribués à Action portuaires et portuaires, et fait obligation
directe, un régime d’exception avait été ins- aux opérateurs de conserver et de commu-
tauré, jetant les bases de la législation anti- niquer leurs données en matière de commu-
terroriste française  : infractions et règles nications. Ces moyens de surveillance et de
procédurales spécifiques, durée de garde à contrôle ont été complétés et renforcés par
vue allongée, pouvoirs poli- la loi du 9 mars 2004, dite « Perben II », de
Un engrenage infernal conduit, après ciers renforcés, corps de lutte contre le terrorisme et la grande crimi-
chaque tuerie, à adopter dans magistrats spécialisés, cour nalité, puis par une loi du 23 janvier 2006,
la panique des dispositions aussi d’assises spéciale. Depuis consécutive aux attentats de Londres en
contre-productives qu’illégitimes lors, plus d’une vingtaine de juillet  2005. Cette dernière autorise par
textes visant chaque fois à exemple le développement intensif de la
renforcer le système d’exception se sont vidéosurveillance et l’accès aux fichiers
empilés. La loi du 22 juillet 1996 introduit en administratifs. Elle prolonge la durée de la
tant qu’infraction autonome la notion très garde à vue de quatre à six jours en cas de
souple d’association de malfaiteurs « en rela- « risque de l’imminence d’une action terro-
tion avec une entreprise terroriste ». Une dis- riste en France ou à l’étranger ».
Une loi du 13  novembre  2014, censée
répondre aux craintes suscitées par les
* Avocat à la cour d’appel de Paris, président d’honneur de la Fédé-
ration internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH). « loups solitaires » après l’attentat commis
six mois plus tôt au Musée juif de Bruxelles,
crée le délit d’entreprise terroriste indivi-
duelle. Une nouvelle dynamique apparaît
Sur la Toile alors : des pouvoirs accrus accordés à l’admi-
Ligue des droits de l’homme nistration et à l’exécutif, avec l’introduction
État d’urgence, entraves au droit de manifester, lois sécuritaires… L’organisation de défense des droits d’une interdiction administrative tempo-
humains s’inquiète de la multiplication des atteintes aux libertés publiques et de l’accroissement des
dispositifs de contrôle social. Son site donne notamment accès à l’Observatoire des libertés et des raire de sortie du territoire sur décision du
pratiques policières, qui met en lumière les « usages disproportionnés et dangereux de la force publique ». ministre de l’intérieur, ou d’une interdiction
www.ldh-france.org
administrative d’entrée sur le territoire fran-
Ruptures çais, en cas de menace, à l’encontre de tout
Ce collectif créé à l’automne 2021 entend dénoncer le passe sanitaire, symbole « d’une société autoritaire et ressortissant étranger ne résidant pas habi-
tournée vers le profit ». Il édite le journal La Nouvelle Vague, en téléchargement libre sur son site. À lire,
tuellement en France.
entre autres, « La démocratie sans laissez-passer » (décembre 2021), « Non-vaccinés : la fabrique d’un
nouveau bouc émissaire » (janvier 2022), et « Réflexions sur l’autoritarisme et l’extrême droite » Les attentats des 7 et 9 janvier 2015 à Paris
(février 2022). ont été suivis du vote de la loi sur le rensei-
https://collectifruptures.wordpress.com
gnement, dont l’objectif affiché est de renfor-
Observatoire des libertés associatives cer les moyens des services secrets en légali-
Ce projet lancé en 2019 par la Coalition pour les libertés associatives, qui rassemble plusieurs sant des procédés particulièrement intrusifs
organisations, a pour vocation de rendre compte de « la pluralité des atteintes aux libertés associatives et
des entraves à la capacité d’agir collectivement des citoyens dans la France contemporaine ». Le rapport pratiqués de longue date. Selon le gouverne-
« Une citoyenneté réprimée » (2020) présente cent cas de restrictions associatives et explore les pistes ment, ce texte permettrait de mieux encadrer
pour protéger les libertés.
www.lacoalition.fr les activités des services. Or l’étendue de
son champ d’application, dénoncée par les

16 //// MANIÈRE DE VOIR //// Tous les prétextes sont bons…


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© Antoine d'Agata/Magnum Photos


défenseurs des droits humains, leur laisse sont d’autant plus regrettables que les Antoine d'Agata ///// Série « Virus »,
« Premier confinement », Paris, 2020
au contraire les mains libres pour exercer attentats ne trouvent pas leur origine dans
sans contrôle judiciaire une surveillance à une insuffisance de lois répressives, mais
grande échelle qui peut concerner non seu- bien plutôt dans les défaillances des services
lement les individus ciblés, mais aussi leur secrets, de la police et de la justice, dues à un
entourage. manque de moyens financiers, techniques et
humains. Ce sont ces moyens qu’il convient
Renforcer les moyens humains de renforcer, comme le réclament de longue
Un pas supplémentaire et alarmant est date les professionnels chargés de combattre
franchi avec les décisions consécutives aux le terrorisme. Les principales victimes des
attentats du 13 novembre 2015 (lire l’article dérives sécuritaires risquent d’être les
de Jean-Jacques Gandini, page 12). Un engre- citoyens eux-mêmes.
nage infernal conduit, après chaque tuerie, Une analyse raisonnée impose au contraire
à adopter dans la panique des dispositions de conduire la lutte avec toute la fermeté
aussi contre-productives qu’illégitimes. La nécessaire, mais dans le respect des droits
loi est devenue un simple instrument de fondamentaux. « Les droits de l’homme ne
communication politique ; elle permet de peuvent être sacrifiés au profit de la lutte
rassurer, non sans démagogie ni arrière- contre le terrorisme, rappelait Kofi Annan
pensées électorales, une opinion légitime- lorsqu’il était secrétaire général de l’Organi-
ment horrifiée, en restant sur le terrain de sation des Nations unies (ONU). Il n’y a rien
l’émotion au lieu de mener la réf lexion d’incompatible entre la défense des droits de
nécessaire. Toutes ces entorses aux libertés l’homme et la lutte contre le terrorisme. Au
contraire, le principe moral qui sous-tend les
droits de l’homme, celui d’un profond respect
(1) Marc Trévidic, Au cœur de l’antiterrorisme, Jean-Claude
Lattès, Paris, 2011.
pour la dignité de chaque individu, est une de
(2) « Combattre le terrorisme pour l’humanité : conférence
nos armes les plus puissantes pour combattre
sur les racines du mal », 22 septembre 2003. le terrorisme (2). » n

Tous les prétextes sont bons… //// MANIÈRE DE VOIR //// 17


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VOUS AVEZ DIT « TERRORISTE » ?


cohésion sociale telle que la légitimité de leur
D’apparence simple et immédiatement compréhensible, le mot « terroriste » peut en incrimination ne souffre aucun doute.
réalité s’entendre de manière plus ou moins large et recouvrir des phénomènes Mais ce principe de nécessité signifie égale-
ment que l’on ne peut créer d’infraction si les
différents. Il est ainsi utilisé dans certains pays pour criminaliser les mouvements
faits visés font déjà l’objet d’une incrimination
sociaux ou d’opposition. Les lois récentes pénalisant le terrorisme ne créent-elles
adéquate. Or la spécificité du terrorisme est
pas une confusion nuisible à la lutte contre les attentats ? d’être en quelque sorte une infraction dérivée,
se greffant sur des crimes et délits de droit

A
PAR VINCENT SIZAIRE * ucune convention internationale ne commun dès lors qu’ils sont commis «en rela-
définit précisément le terrorisme. Un tion avec une entreprise individuelle ou collec-
flou d’autant plus regrettable que la tive ayant pour but de troubler gravement l’or-
répression des infractions considérées comme dre public par l’intimidation ou la terreur »
terroristes se traduit par un emballement (article 421 du code pénal). Ainsi, c’est d’abord
coercitif. l’existence de faits, entre autres, d’assassinat,
Dans une société démocratique, le législa- de destruction ou encore de séquestration qui
teur ne peut incriminer que les actes « nuisi- doit être démontrée pour déterminer si l’infra-
bles à la société » (article V de la déclaration ction terroriste a été commise (articles 706-75
des droits de l’homme et du à 706-95 du code pénal).
Rien n’interdit de voir l’infraction
citoyen du 26 août 1789). Ce Au demeurant, qu’est-ce en pratique qu’un
de terrorisme utilisée pour poursuivre principe signifie que la péna- acte de terrorisme – attentat, enlèvement ou
tel ou tel mouvement syndical lisation ne peut être envisa- atteinte aux biens – sinon un crime ou un délit
ou politique par un gouvernement gée qu’à une double condi- commis en bande organisée (excluant, a priori,
tion : le comportement visé ceux que les médias qualifient de «loups soli-
porte atteinte à la cohésion sociale ; les autres taires»)? La singularité du terrorisme réside-
formes de régulation s’avèrent insuffisantes rait-elle dans la particulière gravité des faits
pour le sanctionner. De ce point de vue, les incriminés? Pourtant, au-delà de l’effet d’inti-
faits généralement poursuivis sous la qualifi- midation et de sidération propre à leur mise
cation de terrorisme portent une atteinte à la en scène, cet argument ne résiste guère à
l’analyse. Qu’est-ce qui permet de considérer
* Magistrat, maître de conférences associé à l’université Paris
qu’un crime qualifié de terroriste porte davan-
Nanterre. tage atteinte à la cohésion sociale qu’un crime
mafieux, qui témoigne d’une hostilité aux fon-

Bibliographie dements de l’État de droit au moins équiva-


lente ? Peut-on sérieusement affirmer qu’un
OLIVIER FILLIEULE ET FABIEN JOBARD, Politiques JEAN-YVES MOLLIER, Interdiction de publier !
du désordre. La police des manifestations en La censure d’hier à aujourd’hui, Double
assassinat commis par fanatisme politique ou
France, Seuil, Paris, 2020. ponctuation, Paris, 2020. religieux est plus «nuisible à la société» qu’un
Fruit d’enquêtes menées depuis une Après un retour sur l’histoire de la censure, assassinat commis par intérêt, par esprit de
vingtaine d’années, cet ouvrage montre l’auteur dresse un état des lieux de ses
comment le maintien de l’ordre s’est formes actuelles – politique (« la plus clan ou même par pur sadisme?
brutalisé, en raison notamment répandue dans le monde aujourd’hui »),
de la disqualification par le pouvoir de morale, religieuse, économique – et pointe
la manifestation comme « contribution le retour en force de ce « phénomène Incongruité juridique
protestataire à la pluralité démocratique ». universel » qui met à mal la liberté On nous opposera alors le caractère massif de
d’expression.
PAUL ROCHER, Gazer, mutiler, soumettre. Politique certains actes terroristes, tels les attentats de
de l’arme non létale, La Fabrique, Paris, 2020. « Covid-19 », Hérodote, n° 183, 4e trimestre 2021, New York et de Washington en 2001, de Paris
À rebours du discours sécuritaire selon La Découverte, Paris.
lequel les armes dites « non létales » La revue de géopolitique, qui propose en 2015 ou de Nice en 2016. C’est oublier qu’il
garantiraient un usage « modéré » de la force un tour d’horizon mondial des conséquences existe une qualification pénale infiniment plus
publique, Paul Rocher explique que le de la pandémie, revient sur le cas français.
précise et pertinente : celle de crime contre
recours massif à ces armes qui blessent, Selon elle, la résistance d’une partie
mutilent, et peuvent tuer, illustre l’essor d’un de la population aux vaccins contre l’humanité.
étatisme autoritaire dont la « tolérance à le coronavirus traduit un sentiment de rejet En définitive, la seule raison d’être de l’infra-
l’égard de toute sorte de contestation de à l’égard des politiques publiques dont
l’ordre établi diminue ». elle examine les racines historiques. ction de terrorisme réside dans la prise en
compte du mobile réel ou supposé de son
auteur – à savoir la volonté de «troubler gra-

18 //// MANIÈRE DE VOIR //// Tous les prétextes sont bons…


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 17:13 Page 19

vement l’ordre public par l’intimidation ou la péenne dépend du lien entretenu par ces
terreur ». Une incongruité juridique, dans la puissances avec le régime combattu. Pour ne
mesure où le mobile est traditionnellement prendre qu’un exemple, aucune analyse juri-
indifférent à la constitution de l’infraction. dique ne peut expliquer que la répression de
Intégrer le mobile dans la définition d’une ses opposants par le gouvernement égyptien
infraction, c’est abandonner sa détermination soit tolérée au nom de la lutte antiterroriste
à une appréciation nécessairement subjective quand celle menée en Syrie est condamnée
des autorités. Sauf à ce que l’auteur acquiesce comme criminelle.
sans difficultés aux motivations qu’on lui En France, la succession de modifications
prête – ou lorsqu’il existe des revendications législatives de plus en plus rapide relève moins
officielles –, leur caractérisation relève bien de la volonté d’affiner l’appréhension pénale du
Goin /////
davantage de la conjecture que de la démons- phénomène que de monter en épingle le péril « Black Bloc Marianne »,
tration factuelle. La marge d’appréciation est terroriste pour justifier un accroissement ☛ festival Peinture fraiche, Lyon, 2019
d’autant plus forte qu’il ne s’agit
pas seulement de jauger la gravité
relative du trouble à l’ordre
public, mais aussi de déterminer
si l’auteur des faits manifeste en
outre une volonté d’intimidation.
Elle peut devenir totalement
démesurée dans l’hypothèse où
les personnes sont poursuivies du
chef d’« association de malfai-
teurs terroriste » (article 421-2-1
du code pénal) pour avoir préparé
un attentat sans parvenir à le
commettre.
En somme, la qualification de
terrorisme résulte nécessaire-
ment d’un rapport de forces et
d’une appréciation politiques.
D’un point de vue strictement
juridique, rien n’interdit de voir
l’infraction d’« association de
malfaiteurs terroriste » utilisée
pour poursuivre tel ou tel mouve-
ment syndical ou politique par un
gouvernement qui se révélerait
peu soucieux de sa légitimité
démocratique.
Il est problématique d’utiliser
le même terme pour désigner les
activités de groupuscules fana-
tiques et obscurantistes et l’ac-
tion d’opposants politiques à des
régimes autoritaires –  comme
cela est pratiqué notamment en
Russie ou en Turquie. L’inscrip-
tion sur les listes des organisa-
tions terroristes recensées par
les États-Unis ou l’Union euro-
MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 17:15 Page 20

nat. Là encore, il eût en effet été possible de


VOUS AVEZ DIT « TERRORISTE » ? n’incriminer que la préparation d’un attentat
démesuré des prérogatives des autorités à l’explosif pour donner un fondement légal
répressives. Cette tendance se traduit par des aux poursuites intentées –  et ainsi aux
mesures d’enquêtes particulièrement attenta- mesures de contrainte prises au cours de l’en-
toires aux libertés sans nécessité de démontrer quête ou de l’information. Mais le législateur
l’existence d’une organisation a préféré considérer comme terroriste, au
criminelle, puisqu’il suffit de même titre qu’un groupe criminel organisé,
L’accroissement démesuré relever l’intention supposée de toute personne qui aura, en plus de rechercher
des prérogatives des autorités l’individu de «terroriser». Elle se des explosifs, consulté «habituellement un ou
répressives se traduit traduit également par un régime plusieurs services de communication au public
par un régime procédural encore procédural plus coercitif encore, en ligne (…) provoquant directement à la com-
plus coercitif d’un point de vue tant adminis- mission d’actes de terrorisme ou en faisant
tratif que judiciaire – cour d’as- l’apologie », ou encore « séjourné à l’étranger
sises sans jurés, possibilité de sur un théâtre d’opérations de groupements
prolonger la garde à vue jusqu’à six jours, de terroristes» (article 421-2-6 du code pénal).
ne pas mentionner l’identité des officiers de Au-delà de son arbitraire, une telle exten-
police judiciaire intervenant en procédure, etc. sion risque d’affaiblir l’efficacité de la réponse
pénale. Si toute infraction est potentiellement
Singulière infraction terroriste, rien ne permet plus de distinguer ce
Certaines réformes ont encore aggravé cette qui mérite une attention particulière. Une
tendance à étendre l’infraction terroriste. dynamique qui épuise les moyens humains et
Ainsi, la loi du 13 novembre 2014 a introduit logistiques disponibles.
dans notre droit la singulière infraction Comment ne pas comprendre qu’en érigeant
d’«entreprise terroriste individuelle ». Suppo- en combat politique, voire en guerre de civilisa-
sée répondre à l’acte isolé de l’individu, cette tions, la répression d’organisations délictueuses
incrimination permet en réalité d’embrasser dont les ressorts idéologiques ne sont ni
de très nombreux comportements, depuis le uniques, ni même hégémoniques, on renforce
simple intérêt pour un fanatisme idéologique leur pouvoir d’influence politique?
jusqu’à la préparation effective d’un assassi- Vincent Sizaire

Thierry Fournier /////

© Adagp, Paris, 2022


Série d’images numériques
« La Main invisible », 2020,
« #1 », d’après une photographie
de Charly Triballeau, manifestation
des « gilets jaunes », Rouen, 2019

20 //// MANIÈRE DE VOIR //// Tous les prétextes sont bons…


MDV182_Chap1_Mise en page 1 09/03/2022 12:18 Page 21

LE TOURNANT AMÉRICAIN
tice pénale) (2003), « qui impose des peines
Après les attentats du 11 septembre 2001, les États-Unis entrent dans une spirale obligatoires et minimales, et réduit la capacité
sécuritaire et répressive débouchant sur un recul des principes démocratiques. des juges à adapter la sanction aux cas parti-
culiers » ; du Prevention of Terrorism Act (loi
L’appel au patriotisme a permis de couvrir les restrictions aux libertés fondamentales
sur la prévention du terrorisme) (2005), qui
sur le territoire américain et légitimé de graves atteintes aux droits fondamentaux,
«permet au ministre de l’intérieur de restrein-
comme l’usage de la torture dans la prison de Guantánamo dre la liberté des personnes soupçonnées d’être
impliquées dans des activités terroristes», sans

R
PAR PHILIP S. GOLUB * arement la distance entre démocra- garantie judiciaire adéquate; et de l’Enquiries
tie réelle et démocratie formelle a été Act (loi sur les procédures) (2005), «qui limite
aussi grande. Partout ou presque, l’indépendance des juges nommés pour pren-
dans les pays démocratiques « avancés », des dre en charge la direction des enquêtes, cela en
exécutifs faiblement légitimes gouvernent autorisant les ministres à choisir les éléments
depuis des années sans – et souvent contre – de preuve qui pourront être, ou non, rendus
l’assentiment populaire. En France, au publics (1)». Plus grave encore, l’habeas corpus,
Royaume-Uni, aux États-Unis et ailleurs, le protection la plus ancienne des droits de la
pouvoir exécutif s’est autonomisé de la société, personne contre l’arbitraire d’État, est menacé
lui imposant, dans une marche en avant néo- par cette législation antiterroriste.
libérale et néoconservatrice aveugle, des Comme l’a dit l’écrivain Henry Porter,
«réformes» sociales régressives, ainsi que des M. Blair a causé «un tort énorme à la Constitu-
mesures disciplinaires et sécuritaires de plus tion, à la tradition de souveraineté parlemen-
en plus répressives. taire, à l’indépendance du pouvoir judiciaire,
On assiste, dans le même temps, à une aux droits de la personne et à la relation com-
concentration du pouvoir exécutif et à une plexe entre l’individu et l’État (2)».
marginalisation des contre-pouvoirs; parfois Aux États-Unis, l’ampleur du recul démo-
même, comme c’est le cas au cratique est confondante. Sous couvert d’un
M. Anthony Blair a causé « un tort
Royaume-Uni et aux États- état d’exception non déclaré mais effectif, l’ad-
énorme à la Constitution, à la tradition Unis, à une remise en cause ministration de M.  George W. Bush (2001-
de souveraineté parlementaire, fondamentale des équilibres 2009) a procédé à la démolition systématique
aux droits de la personne » institutionnels qui fondent de l’ordre constitutionnel. Le mode de gouver-
depuis ses origines le projet nement par décrets secrets et décisions prési-
libéral démocratique. Ce double mouvement dentielles arbitraires est devenu une pratique
d’autonomisation et de concentration du pou- normale de l’État, comme l’ont attesté les
voir a été puissamment amplifié par la nombreuses révélations concernant la torture,
«guerre contre le terrorisme» et l’état d’excep- l’existence d’un archipel de prisons secrètes et
tion qui, depuis les attentats du 11  septem- les opérations illégales d’espionnage intérieur.
bre 2001 aux États-Unis, surdéterminent les Agissant sous le voile du secret, l’exécutif
champs du réel. américain s’est arrogé de considérables pou-
Au Royaume-Uni, M.  Anthony Blair, pre- voirs extrajuridiques : il a piétiné les traités
mier ministre de 1997 et 2007, a accentué le internationaux et lancé des guerres préven-
mouvement déjà apparent sous Mme Margaret tives; il a enlevé, torturé et maintenu en déten-
Thatcher (1979-1990) de « présidentialisa- tion, sans jugement, toute personne identifiée
tion » des institutions britanniques. Après le par décret présidentiel comme un « ennemi
11-Septembre, il a tenté de reconfigurer les combattant » ; il s’est appuyé sur la création
équilibres institutionnels en sapant les préro- d’un «système» judiciaire parallèle placé sous
gatives du Parlement, en limitant l’autonomie le contrôle direct du Pentagone et de la Maison
de la justice et en restreignant les libertés. Il en ☛
va ainsi du Criminal Justice Act (loi sur la jus-
(1) Clare Dyer, « Judges reveal anger over curbs on power »,
The Guardian, Londres, 26 avril 2005. Le mandat d’arrêt
européen pose le même problème.
* Professeur de relations internationales, Université américaine
de Paris. (2) The Observer, Londres, 5 mars 2006.

Tous les prétextes sont bons… //// MANIÈRE DE VOIR //// 21


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 17:18 Page 22

s’agit d’actes foulant aux pieds le droit inter-


LE TOURNANT AMÉRICAIN national. «En vertu de ce raisonnement, écrit le
Blanche; en un mot, il s’est attribué le pouvoir juriste David Cole, le président serait, de par la
d’outrepasser l’ordre existant défini par le Constitution, habilité à perpétrer un génocide
droit international et national. s’il le souhaitait (4).»
La volonté autoritaire du gouvernement On a ainsi assisté à une reconfiguration de la
était présente avant le 11-Septembre. souveraineté reniant les principes fondateurs
«Même sans les attentats, remarque un cher- du libéralisme classique : la séparation des pou-
cheur, il est clair que le gouvernement Bush voirs et l’établissement de garanties constitu-
aurait agi unilatéralement chaque tionnelles protégeant la personne
« Même sans
fois qu’il aurait pu le faire, et aurait de l’arbitraire oppressif de l’État.
les attentats,
systématiquement repoussé plus Pour les premiers philosophes
loin les limites du pouvoir présiden- le gouvernement politiques démocrates, parmi les-
tiel (3).» En somme, les garde-fous Bush aurait quels Charles de Montesquieu et
qui restreignent habituellement, systématiquement John Locke, c’est la séparation des
dans une société démocratique, repoussé plus loin pouvoirs qui donne ces garanties.
l’usage arbitraire du pouvoir coer-
les limites du pouvoir Elle limite l’action des gouvernants
citif de l’État ont sauté. En témoi- et garantit de ce fait la « tranquil-
présidentiel »
gnent les mémorandums de triste lité» (Montesquieu), c’est-à-dire la
notoriété sur la torture rédigés en 2002 par liberté politique de l’individu. En théorie, ces
M. Alberto Gonzáles (ministre de la justice de barrières constitutionnelles contre l’absolu-
2005 à 2007), qui reconnaissent au président tisme ou la tyrannie institutionnalisent des
le pouvoir «constitutionnel» d’utiliser tous les normes dont les dirigeants ne peuvent s’écarter
moyens nécessaires sans exception en temps que temporairement dans des circonstances
Goin ///// « The Great Robbery » (Le grand cambriolage), de guerre dans l’accomplissement de sa mis- exceptionnelles. Plus encore, si, en cas d’ur-
CHU Grenoble-Alpes, 2021 sion de « commandant en chef », même s’il gence ou de «nécessité», par exemple en cas de

© Photo Andrea Berlese


MDV182_Chap1_Mise en page 1 09/03/2022 13:31 Page 23

guerre, et pour des périodes limitées, les diri-


geants d’États démocratiques peuvent déroger
à certaines lois, il ne leur est pas loisible de
Union sacrée aux États-Unis
déroger à l’ordre constitutionnel. Dans la théo-

L
rie libérale démocratique, l’état d’urgence (le e 25 octobre 2001, oubliant des décennies de lutte pour la sauvegarde des
«pouvoir prérogatif» du dirigeant, dans la ter- libertés civiles, le Congrès américain cède à la pression de la Maison Blanche
minologie de Locke) est une exception destinée en approuvant un projet de loi, l’USA Patriot Act, formulé dans des termes si géné-
à sauver la norme fondamentale, c’est-à-dire raux qu’il pourrait permettre à des procureurs d’accuser d’aide et de complicité
précisément l’ordre constitutionnel. avec le terrorisme des individus qui n’auraient fait que contribuer à des œuvres
Dans un état d’urgence permanent, l’ex- caritatives rattachées à l’Armée républicaine irlandaise ou – à l’époque de l’apar-
ception devient la norme. Au début du theid – au Congrès national africain (ANC) (1).
XXe siècle, Carl Schmitt, théoricien politique Pourtant, à l’exception de quelques parlementaires sans véritable poids, les
réactionnaire allemand, a élaboré et systé-
démocrates du Congrès n’ont pas bronché. La décision de l’administration de ne
matisé une doctrine sur l’état d’urgence et
pas appliquer la convention de Genève aux membres d’Al-Qaida à Guantánamo a
d’exception. Dans ses premiers écrits, il
provoqué de houleuses controverses à l’étranger, mais guère de réactions aux
opère une distinction entre dictature « com-
États-Unis (2). Comme disaient les Anglais pendant la seconde guerre mondiale,
missariale » et dictature « souveraine », la
la politique a été suspendue « jusqu’à nouvel ordre».
première étant fondée sur l’ordre juridique
Que s’est-il passé? Les attentats de septembre 2001 ont renforcé des tendances
existant et destinée à sauvegarder la norme
déjà présentes depuis 1978-1979. À partir de cette date, qui a précédé l’élection
constitutionnelle, la seconde détruisant cette
de Ronald Reagan à la Maison Blanche, un spectaculaire glissement à droite a
norme. Dans ses ouvrages les plus impor-
pétri la société américaine. Même lorsqu’ils perdaient les élections, les républi-
tants, Théologie politique et La notion de poli-
cains sortaient plus forts et plus confiants de chaque nouvelle confrontation,
tique, il opte pour la seconde : « Poussés à leur
alors que les démocrates tantôt recherchaient des compromis avec les conser-
extrême logique, les travaux de Schmitt (…)
vateurs, tantôt s’efforçaient de leur disputer le terrain le plus réactionnaire (abo-
constituent le fondement d’une exception
lition en 1996 de l’aide fédérale aux pauvres).
autoritaire sans exception  (5). » Dans le
second ouvrage cité, Schmitt affirme que L’effondrement des Twin Towers peut presque servir de métaphore au déclin de
l’État, en tant qu’expression la plus élevée du la démocratie américaine. Dans la déferlante de patriotisme qui suivit l’attentat, il
politique, s’accomplit et ne découvre sa véri- devint presque impossible d’envisager l’idée que la politique du pays aurait pu
table essence que dans des situations d’ur- encourager le terrorisme ou, simplement, contribuer à la vague d’«anti-américa-
gence lorsqu’« il choisit son ennemi et décide nisme» à l’étranger. En décembre 2001, lors d’une cérémonie de remise de diplômes
de le combattre ». en Californie, dix mille personnes houspillèrent un orateur qui avait osé suggérer
Un tel choix produit du sens collectif, unifie que la croisade antiterroriste pouvait porter atteinte aux libertés civiles (3).
la nation, dépolitise la société civile et concen- La plupart des pays auraient certes réagi violemment à un acte aussi sanglant
tre le pouvoir. L’état d’urgence permet à l’État et nihiliste que la destruction du World Trade Center. Néanmoins, dirigeants poli-
de transcender la société et d’établir son auto- tiques et intellectuels – y compris à gauche – ont choisi de flatter les plus dan-
nomie dictatoriale. Ayant ainsi acquis le gereux penchants de l’Amérique. C’est une chose que d’entendre George W. Bush
monopole de l’action et de la décision poli- affirmer que quiconque n’aime pas l’Amérique est mauvais dès lors que l’Amérique
tiques, l’État, incarné par le dictateur qui défend «la liberté et la dignité de chaque vie» (discours du 29 janvier 2002 sur
décide de l’exception et qui, de ce fait, devient l’état de l’Union). C’en est une autre de voir des membres de l’intelligentsia de
véritablement souverain, jouit de pouvoirs illi- gauche accuser plus critiques qu’eux de se réjouir de la douleur des Américains
mités. Étant donné que la guerre représente la au seul motif qu’ils avaient osé suggérer que l’impérialisme des États-Unis pou-
forme la plus pure de l’état d’urgence, elle vait avoir ouvert la route à Oussama Ben Laden.
devient le fondement ontologique de l’État. L’Amérique était détestée parce qu’elle serait trop libre et trop dynamique.
Philip S. Golub
Sa véritable faute était d’être trop bonne.
Daniel Lazare
(3) Christopher S. Kelley, « Rethinking presidential power Journaliste.
– The unitary executive and the George W. Bush presi-
dency », communication à la Midwest Political Science
Association, Chicago (Illinois), 7 au 10 avril 2005. (1) Cf. Michael Ratner, « Les libertés sacrifiées sur l’autel de la guerre », Le Monde diplomatique,
novembre 2001.
(4) David Cole, « What Bush wants to hear », The New York
Review of Books, vol. 52, n° 18, 17 novembre 2005. (2) Dexter Filkins, « Marooned Taliban Count Out Grim Hours in Afghan Jails », The New York Times,
14 mars 2002.
(5) Cf. Oren Gross, «The normless and exceptionless excep-
(3) Timothy Egan, « In Sacramento, a Publisher’s Question Draws the Wrath of the Crowd »,
tion, Carl Schmitt’s theory of emergency powers and the
The New York Times, 21 décembre 2001.
“norm-exception” dichotomy », Cardozo Law Review,
vol. XXI, New York, 2000, p. 1829.

Tous les prétextes sont bons… //// MANIÈRE DE VOIR //// 23


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A-T-ON LE DROIT DE TOUT DIRE ?


à la fois dans l’article 19 du pacte international
En période de crise, lorsque croissent les périls, la tentation est grande de vouloir relatif aux droits civils et politiques adopté par
réguler la parole publique dans l’espoir d’empêcher des violences ou de protéger les Nations unies en 1966 et dans la Convention
de sauvegarde des droits de l’homme et des
des populations visées par le racisme ou la xénophobie. Les références historiques
libertés fondamentales de 1950 (ou Convention
ou les parallèles douteux sont particulièrement scrutés. Mais la liberté d’expression
européenne des droits de l’homme). C’est sur
peut-elle être limitée sans finir par disparaître ? ces bases qu’ont été élaborées les lois sur la dif-
famation, la sécurité nationale et le blasphème.

L
PAR AGNÈS CALLAMARD * a volonté de supprimer les diver- La formulation reste suffisamment vague pour
gences d’opinion et tout ce qui est jugé laisser les États libres de décider comment ils
immoral, hérétique ou insultant a tou- devront limiter la liberté d’expression dans les
jours traversé l’histoire sociale, religieuse et buts fixés, etc.
politique. Elle a refait surface au début des Le droit international impose un seul devoir
années 2000 sous l’effet de deux stimuli : la «positif » aux États : l’interdiction de l’incita-
révolution des moyens de communication et tion à la haine et de la propagande en faveur
les attentats du 11-Septembre, qui ont accru de la guerre (article 20 du pacte de 1966). Mais
les tensions internationales. La possibilité de aucune définition précise n’est donnée de ces
diffuser à travers la planète la quasi-totalité termes, et ce sont souvent les États eux-mêmes
des informations, avec leurs spécificités cultu- qui violent la seconde obligation. Pour la pre-
relles et politiques, fait de ces messages et de mière, les approches varient d’un pays à l’au-
leur contrôle un tel enjeu qu’il donne lieu à des tre. Aux États-Unis, un discours appelant à la
batailles féroces. Cela implique-t-il de res- violence et comprenant des insultes raciales
treindre les libertés? sera autorisé tant qu’il n’est pas démontré qu’il
La liberté d’expression, dont fait partie l’ac- peut avoir des conséquences concrètes et
cès à l’information, est un droit fondamental immédiates. En revanche, les Français ou les
internationalement reconnu et un pilier de la Allemands ont opté pour des mesures de res-
démocratie. Non seulement elle élargit les triction fortes sur la base de l’article 20, telle
connaissances accessibles et la participation l’interdiction de l’incitation à la haine raciale.
de chacun à la vie de la société, mais elle per-
met aussi de lutter contre l’arbitraire de l’État, La question du blasphème
qui se nourrit du secret. De l’affaire Salman Rushdie à celle des cari-
Néanmoins, depuis toujours, la question se catures danoises, la critique des religions
pose de ses modalités d’exercice. Certains sou- suscite de nouvelles polémiques. En septem-
tiennent qu’elle est sans limites. Mais la ligne bre 2005, la publication par un journal de
de partage entre ce qui est permis et ce qui ne Copenhague de dessins portant atteinte à
l’est pas a toujours été contestée. Plus que les l’image du prophète Mahomet suscita une
autres, ce droit dépend du contexte, et sa défi- vague de protestation immédiate ; début
nition est en grande partie février 2006, des émeutes et des violences
Plus que les autres droits, la liberté
laissée à la libre appréciation éclatèrent dans tout le Proche-Orient. En
d’expression dépend du contexte,
des États. Selon le droit inter- réponse, les médias occidentaux et les orga-
et sa définition est en grande partie national, la liberté d’expres- nisations de protection des droits de
laissée à l’appréciation des États sion n’est pas absolue et peut l’homme s’empressèrent de défendre ce
être soumise à certaines res- qu’ils considéraient comme une liberté d’ex-
trictions afin de «protéger les droits ou la répu- pression menacée par l’obscurantisme.
tation d’autrui», et de sauvegarder «la sécurité Les gouvernements réagirent différem-
nationale, l’ordre public, la santé ou la moralité ment. En Europe, beaucoup se contentèrent
publiques», à condition que cela soit «“néces- d’appeler les médias à agir de manière « res-
saire dans une société démocratique” et expres- ponsable», alors que d’autres insistèrent sur le
sément fixé par la loi (1)». Cette formule figure fait que la liberté d’expression était une liberté
essentielle. Certains soulignèrent que l’offense
* Secrétaire générale d’Amnesty International. faite aux religions était un motif légitime de

24 //// MANIÈRE DE VOIR //// Tous les prétextes sont bons…


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préoccupation et que les croyants devaient en La pénalisation du blasphème demeure Tomas van Houtryve /////
Série « Blue Sky Days »,
être protégés. Dans le monde islamique une réalité dans une majorité de pays, y « Homeland Security »
(Yémen, Jordanie, Malaisie), des journalistes et compris dans certaines démocraties, même (Sécurité intérieure), 2013
rédactions en chef qui avaient republié les si elle est très peu usitée, comme au
caricatures furent arrêtés, leurs publications Royaume-Uni, en Norvège ou au Dane-
interdites ou suspendues. D’autres États mark. D’autres pays, dont la Suède et l’Es-
œuvrèrent avec succès pour que le préambule pagne, ont abrogé leurs lois sur ce thème.
de la résolution de l’Assemblée générale des Aux États-Unis, où la liberté d’expression
Nations unies qui a établi en 2006 le Conseil est très large, la Cour suprême annule toute
des droits de l’homme, souligne que «les États, loi de ce type, de crainte que des censeurs
les organisations régionales, les organisations bien intentionnés soient eux aussi tentés de
non gouvernementales, les organismes reli- favoriser une religion par rapport à une
gieux et les médias ont un rôle important à autre, et parce que « ce n’est pas l’affaire du
jouer dans la promotion de la tolérance, du res- gouvernement (2) ».
pect des religions et des convictions, et de la À l’époque de la parution des caricatures
liberté de religion et de conviction». danoises, David Irving  (3) a été arrêté et
détenu en Royaume-Uni pour « négation-
(1) La Cour européenne des droits de l’homme a défini trois nisme », ajoutant encore plus de confusion
critères : la poursuite d’un but légitime, la nécessité de la et de tensions au débat sur les discours cri-
restriction et l’intervention d’une autorité démocratique.
minels et protégés. Depuis le début des
(2) Joseph Burstyn, Inc. Vs Wilson, 343 US 495, 504-05 (1952).
années 1990, les lois sanctionnant la néga-
(3) David Irving est un écrivain et un historien britannique,
connu pour exonérer le régime nazi de ses crimes, tout en tion du génocide des Juifs ont proliféré en
chargeant les alliés. Il a été incarcéré en Autriche, précisé-
ment pour négationnisme (qui est un crime selon la loi
Europe. En octobre 2006, l’Assemblée natio-
autrichienne), de novembre 2005 à décembre 2006. nale française a adopté une loi qualifiant ☛

Tous les prétextes sont bons… //// MANIÈRE DE VOIR //// 25


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A-T-ON LE DROIT DE TOUT DIRE ?


de délit la contestation de l’existence du
En France, taisez-vous !
génocide arménien de 1915, sanctionné par
une année de prison et par une amende de
45 000 euros.
Ces mesures n’ont vraisemblablement pas
D epuis 1990, la France est l’un des rares États européens à rendre pas-
sibles d’une peine pouvant aller jusqu’à un an d’emprisonnement les
propos niant l’existence des crimes contre l’humanité commis par les puis-
pour but de lutter contre de potentielles sances de l’Axe durant la seconde guerre mondiale, quand la grande majo-
actions génocidaires. Il s’agit plutôt de décla- rité de nos voisins s’y refusent au nom de la liberté d’expression. Cette incri-
rations de principe à caractère politique. mination est longtemps demeurée essentiellement symbolique, et les
Dans ce cas, ces lois sont inutiles car la légis-
quelques personnes qui ont été poursuivies n’ont jamais été incarcérées.
lation existante interdisant l’incitation à la
Mais en 2015 le pas a été franchi et, pour la première fois depuis la Libéra-
haine suffit. Interdire de nier tel ou tel évé-
tion, des personnes se retrouvent derrière les barreaux en raison de propos
nement historique soulève de nombreuses
qu’elles ont tenus.
interrogations et peut avoir des consé-
quences fâcheuses. Ce type de loi érige un Comme souvent, cette évolution s’est opérée à la faveur du durcissement
événement historique en dogme et interdit continu de la législation antiterroriste. La répression du délit d’apologie du
certaines déclarations, sans considération de terrorisme, institué en 1986, a été fortement alourdie par la loi du 13 novem-
leur contexte ou de leur impact. Ce qui peut bre 2014. Incriminant le seul fait de présenter sous un jour favorable un acte
empêcher des recherches ou des publica- terroriste ou ses auteurs, il est désormais passible d’une sanction pouvant
tions potentiellement controversées. En aller jusqu’à sept ans d’emprisonnement (1). Nul ne prétend que de tels pro-
outre, ces lois peuvent être utilisées à des fins pos – pas plus que les élucubrations des prétendus historiens niant l’exis-
politiques. Au Rwanda, des accusations de
tence des crimes contre l’humanité – ne doivent pas être combattus. Mais,
négationnisme (portant sur le génocide de
dans une société démocratique, est-il vraiment légitime que la parole qui
1994) sont fréquemment lancées contre des
dérange expose son auteur à une peine d’emprisonnement, et à plus forte
personnes ou médias indépendants jugés
raison à une peine d’emprisonnement identique, voire supérieure, à celle
hostiles au gouvernement.
qui sanctionne une escroquerie, des violences ou même une agression
sexuelle ?
Protéger la diversité
Plusieurs pays, depuis le 11-Septembre, ont La question mérite d’être posée, surtout depuis que le Parlement a étendu
renforcé leurs lois antiterroristes. Le comité la logique de la comparution immédiate aux auteurs d’apologie des crimes
consultatif du Conseil des droits de l’homme et délits portant atteinte aux intérêts fondamentaux de la nation, ainsi que
de l’ONU a critiqué le Royaume-Uni pour y de provocation à la haine xénophobe (article  20 de la loi supposée
avoir inclus des comportements de dissidence
« confort[er] le respect des principes de la République »). Cette évolution est
politique qui, mêmes illégaux, ne peuvent être
d’autant plus problématique que la notion d’incitation à la haine reste mal-
en aucun cas taxés de conduites «terroristes»
léable : à l’heure où certains veulent assimiler toute critique du gouverne-
(lire l’article de Vincent Sizaire, page 18).
ment israélien à de l’antisémitisme ou toute forme d’analyse de la crimina-
L’expérience montre que limiter la liberté
lité terroriste à de la complaisance à son égard, qui peut se dire à l’abri ?
d’expression protège rarement contre les abus,
l’extrémisme et le racisme. En fait, ces restric- Les institutions sociales et politiques françaises –  dont son système
tions sont généralement, et efficacement, uti- répressif – restent largement façonnées, aux côtés de la tradition libérale
lisées pour museler l’opposition, les voix dis- et républicaine, par la tradition autoritaire que lui a léguée le bonapar-
sidentes et les minorités, et pour renforcer tisme (2). Une tradition qui ne goûte guère la liberté d’expression, et en par-
l’idéologie et le discours politique, social et ticulier les propos « séditieux proférés dans les lieux ou réunions publics »,
moral dominant. qui restent à ce jour prohibés par la loi (3). Cela explique largement pourquoi
La liberté d’expression doit être un des droits
son degré de protection, sans être insignifiant, reste sensiblement inférieur
les plus consacrés, particulièrement face aux
à celui qu’on observe dans la plupart des sociétés occidentales.
prétentions hégémoniques des États alimen-
tées par la peur et la menace de violence. Elle Vincent Sizaire
n’est pas là pour protéger la voix des puissants,
des dominants ou le consensus. Elle est là pour (1) Article 397-4 du code de procédure pénale.
protéger la diversité – d’interprétations, d’opi- (2) Cf. Sortir de l’imposture sécuritaire, La Dispute, Paris, 2016.
nions et de recherches – et la défendre. (3) Article 24 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
Agnès Callamard

26 //// MANIÈRE DE VOIR //// Tous les prétextes sont bons…


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 17:24 Page 27

DISSOLUTIONS EN CASCADE
tion administrative remonte aux événe-
Jadis exceptionnels, les décrets prononçant la dissolution d’associations, en principe ments du 6 février 1934. La manifestation
protégées par la loi de 1901, se multiplient. Si le gouvernement vise des groupes des ligues d’extrême droite tourne à l’émeute
et se solde par la mort de quinze personnes.
d’extrême droite, accusés de fomenter des coups de force contre les institutions, il cible
La gauche y avait vu une tentative de coup
aussi des mouvements qualifiés d’« islamistes » soupçonnés de vouloir commettre des
d’État fasciste justifiant de limiter la liberté
attentats. Au demeurant, le juge administratif lui donne souvent raison. d’association garantie par la loi de 1901.
Ainsi naît la loi du 10 janvier 1936 «sur les

D
PAR DOMINIQUE PINSOLLE * epuis 2020, le gouvernement français groupes de combat et milices privées ». Elle
a décidé la dissolution de plusieurs permet au pouvoir exécutif de prohiber, par
associations : Comité contre l’islamo- un simple décret du président de la Répu-
phobie en France (CCIF), Baraka City, Géné- blique pris en conseil des ministres, une asso-
ration identitaire, Ligue de défense noire ciation légalement constituée ou un grou-
africaine, Nantes révoltée, etc. Cette accumu- pement de fait qui provoquerait à des
lation pose la question de la légitimité d’une manifestations armées, présenterait un carac-
mesure d’exception originellement conçue tère militaire ou chercherait à porter atteinte
pour défendre la République contre un dan- à l’intégrité du territoire national ou à renver-
ger imminent. La loi permettant la dissolu- ser la République. Cette procédure se dis-
tingue de la dissolution judiciaire, menée sous
Goin /////
« La Marianne au rouleau », * Maître de conférences en histoire contemporaine à l’université
le contrôle d’un juge, qui peut intervenir
Grenoble, 2014 Bordeaux Montaigne. notamment en cas de condamnation pénale.
Après 1945, la loi est utili-
sée contre des organisations
anticolonialistes mais aussi
l’Organisation armée secrète
(OAS), clandestine et terro-
riste, dissoute fin 1961. Les
événements de mai  1968
marquent une rupture : les
violences urbaines et les
affrontements entre militants
amènent le gouvernement à
bannir onze organisations
d’extrême gauche, dont le
Mouvement du 22  mars et
les Jeunesses communistes
révolutionnaires. La forma-
tion d’extrême droite Occi-
dent subit le même sort en
octobre  1968, puis, en mai
1970, la Gauche prolétarienne.
Dans les années  1970, la
préservation de l’intégrité du
territoire national permet de
viser divers mouvements au-
tonomistes basques, bretons
et corses. Parallèlement, le
champ d’application de la loi
s’élargit en intégrant, en 1972,
le fait de provoquer direc-
tement ou indirectement ☛
Tous les prétextes sont bons… //// MANIÈRE DE VOIR //// 27
MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 17:25 Page 28

seulement la discrimination raciale qui est


DISSOLUTIONS EN CASCADE décisive, mais également le fait de « pro-
« à la discrimination, à la haine ou à la pag[er] des idées ou des théories tendant à
violence » ethnique, nationale, raciale ou justifier ou encourager » cette dernière.
religieuse. En 1986, un septième motif Quant au terrorisme, l’objectif n’est pas
vise explicitement les organisations ter- uniquement d’interdire des groupes
roristes ou liées au terrorisme. Entre adeptes de la violence armée, mais d’éra-
1936 et 2013, on recense 124 dissolutions diquer des « agissements en vue de provo-
administratives (1). quer des actes » de cette nature. Autant
Les mesures prises contre des organisa- dire que ces catégories permettent de
tions d’extrême droite en 2013 marquent le cibler un nombre relativement important
retour en force de ce type de décision. d’associations. Seules dix dissolutions ont
Après la mort au cours d’une rixe du mili- été annulées par le Conseil d’État, dont la
tant antifasciste Clément moitié pour des questions de forme, sur un
Méric, cinq groupes natio- total de quarante recours.
Désormais ce ne sont pas nalistes sont interdits, soit

uniquement des actes qui peuvent un chiffre jamais atteint Haro sur la contestation
depuis 1987. Le niveau de Pourtant, l’efficacité de la dissolution admi-
être visés, mais également
1968 est encore loin, mais nistrative est loin d’être évidente. L’interdic-
des idées et des discours
les mesures prises depuis tion des ligues d’extrême droite en 1936, par
2020 confirment d’autant exemple, « favorise, par réaction », la création
plus cette tendance que la du Comité secret d’action révolutionnaire
dissolution administrative figure désor- (CSAR, dit « la Cagoule »), responsable d’une
mais dans le code de la sécurité intérieure. tentative de putsch en 1937. L’éclatement de
Toujours justifiée par l’efficacité et l’ur- certaines structures peut aussi entraîner le
gence, cette procédure comporte un risque passage à l’acte de militants isolés ou provo-
d’instrumentalisation politique non négli- quer une surenchère entre groupes concur-
geable dans la mesure où les motifs d’in- rents. Ainsi, en 1973 et 1974, le nombre d’at-
terdiction sont suffisamment larges pour tentats d’extrême droite ou d’extrême
permettre au gouvernement de bâtir aisé- gauche augmente de plus de 30 % après la
ment des argumentaires. Désormais ce ne mise hors la loi d’Ordre nouveau et de la
sont pas uniquement des actes qui peu- Ligue communiste (2).
vent être visés par la loi, mais également Toute dissolution administrative n’est pas
des idées et des discours, dans la mesure dénuée de fondement ou d’utilité. Mais cette
où ceux-ci sont liés à des activités présen- dernière dépend de son articulation avec une
tant un danger aux yeux de l’État. Ainsi, il « stratégie de réintégration sociale de la
ne s’agit pas uniquement de réprimer des marge à la norme », estime l’historien Nicolas
atteintes à l’intégrité du territoire, mais Lebourg (3). Si le risque de provoquer davan-
d’interdire des organisations ayant ce tage de troubles est trop important, l’État a
« but » ; ce qui justifie la confirmation par tout intérêt à laisser évoluer certains
le Conseil d’État de la dissolution du parti groupes radicaux, en espérant que leurs
indépendantiste basque Enbata, pourtant militants finissent par rejoindre le jeu poli-
légaliste, en 1975. De même, ce n’est pas tique classique. D’où le fait que les autorités
préfèrent parfois surveiller qu’interdire.
Le choix du gouvernement actuel est tout
(1) Romain Rambaud, « La loi du 10 janvier 1936 sur les
autre. La loi « confortant le respect des prin-
groupes de combat et milices privées (article L. 212-1 du
code de la sécurité intérieure) : l’arme de dissolution mas- cipes de la République » intègre les disposi-
sive », Revue des droits et libertés fondamentaux, 2015. Sauf
mention contraire, la chronologie des dissolutions et des tions de la loi de 1936, en allongeant la liste
arrêts du Conseil d’État est tirée de cette étude. des motifs de dissolution. À la violence
(2) Nicolas Lebourg, « Usages, effets et limites du droit de armée, par exemple, est ajouté le fait de pro-
dissolution durant la Ve République », dans Romain Sèze
(sous la dir. de), Les États européens face aux militantismes voquer, plus largement, des « agissements
violents. Dynamique d’escalade et de désescalade, Rive-
violents contre les personnes ou les biens ».
neuve, coll. « Violences et radicalités militantes »,
Paris, 2019. Manifestants, vous voilà prévenus.
(3) Nicolas Lebourg, « Usages, effets et limites…, op. cit. Dominique Pinsolle

28 //// MANIÈRE DE VOIR //// Tous les prétextes sont bons…


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 17:27 Page 29

© Adagp, Paris, 2022


FORCES DE L’ORDRE SOCIAL
Les séquences de réaction à ces drames se
répètent et se ressemblent : le quartier dont est
issue la victime s’embrase pour quelques
nuits, les proches organisent des manifesta-
Les missions assignées aux forces de l’ordre ont considérablement évolué en trente ans. tions locales. De longues années de batailles
Chargée de gérer toute sorte de situations quotidiennes (circulation automobile, conflits judiciaires, portées par la famille et des mili-
tants tenaces, ne débouchent que rarement
de voisinage, etc.), la police doit aussi lutter contre une délinquance entendue de plus
sur une condamnation des fonctionnaires mis
en plus largement. Pour le pouvoir politique, de droite ou de gauche, elle est devenue
en cause (2). Mais, jusqu’à une date récente, les
peu à peu le remède à tous les maux d’une société gangrenée par les inégalités. efforts pour donner une assise plus large à ces
initiatives locales étaient restés infructueux.

D
PAR LAURENT BONELLI * e Youssef Khaïf à Lamine Dieng, de Cette cause demeure impopulaire parce
Wissam El-Yamni à Ibrahima Bah, en qu’elle concerne le plus souvent des «mau-
passant par Zyed Benna et Bouna vaises» victimes, «défavorablement connues
Traoré, Allan Lambin, Amine Bentounsi et bien des services de police». Leur disqualification par
d’autres, la liste est longue des jeunes des les autorités sous cette appellation comme
milieux populaires dont le décès est imputable, l’exhibition complaisante par la presse de leurs
directement ou indirectement, aux forces de antécédents pénaux éventuels sèment le doute
l’ordre. Entre janvier 1977 et décembre 2019, sur les faits et renforcent le récit policier. Elles
676 personnes tuées par des agents de police rendent également plus délicat le soutien de
ou de gendarmerie ont ainsi été recensées par forces politiques ou syndicales de gauche, his-
le site Basta!, soit 16 par an en moyenne. La toriquement sensibles à la répression ouvrière,
moitié d’entre elles avaient moins de 26 ans, et mais mal à l’aise vis-à-vis des plus rétifs à l’or-
près de la moitié des affaires concernaient la dre salarial, qu’elles nommaient en d’autres
région parisienne et les agglomérations lyon- temps le lumpenprolétariat. ☛
Thierry Fournier ///// Série d’images naise et marseillaise (1).
numériques « La Main invisible », 2020, (1) Base de données compilée et analysée par Ivan du Roy
« #4 », d’après une photographie de NnoMan, et Ludovic Simbille.
* Maître de conférences en science politique à l’université de Paris
manifestations contre la réforme Nanterre. Auteur, avec Fabien Carrié, de La Fabrique de la radicalité. (2) Cf. Mogniss H. Abdallah, Rengainez, on arrive !, Libertalia,
des retraites, Paris, 2019 Une sociologie des jeunes djihadistes français, Seuil, Paris, 2018. Paris, 2012.

Tous les prétextes sont bons… //// MANIÈRE DE VOIR //// 29


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 17:28 Page 30

de caméras numériques permettent de l’attes-


FORCES DE L’ORDRE SOCIAL ter, et les réseaux sociaux de le diffuser. L’action
musclée des forces de l’ordre est également plus
perceptible, car elle s’est déplacée des quartiers
périphériques vers les centres-villes et touche
désormais des populations qui n’étaient pas
accoutumées à cette expérience. La crise des
«gilets jaunes», les défilés contre la loi travail
ou la réforme des retraites, comme les contrôles
opérés durant le confinement consécutif à la
pandémie de Covid-19, se sont traduits par une
augmentation considérable des victimes et des
témoins des interventions policières, bien au-
delà de ce que les sociologues appellent les
«gibiers de police» traditionnels (4).
Pour expliquer ce mouvement, il convient de
rappeler que la police ne s’occupe pas exclusi-
vement de lutter contre la délinquance. Hormis
pour de rares unités spécialisées, cette tâche
n’excède pas 20 % de son activité (5). Les poli-
ciers sont le plus souvent engagés dans la réso-
lution d’une infinité de situations qui ne relèvent
pas du pénal : conflits de voisinage, régulation
du trafic automobile, renseignements adminis-
tratifs, encadrement des rassemblements
publics, contrôle des migrations irrégulières,
surveillance politique, appui à d’autres institu-
tions (des urgences médicales aux expulsions
locatives),  etc. La police est donc moins une
agence d’application de la loi qu’une force de
l’ordre, c’est-à-dire une institution consacrée au
maintien d’un ordre social déterminé.
Or, à partir des années 1980, la police est
progressivement apparue pour nombre de
gouvernants comme une solution magique
pour affronter les conséquences du creuse-
ment des inégalités sociales et économiques,
observable au sein des sociétés occidentales
Goin ///// « The Big Bad Apple » (La grosse Pourtant la défiance envers les forces de l’or- comme entre pays du Nord et du Sud. Avec
pomme empoisonnée), Grenoble, 2015
dre s’étend désormais en dehors des cercles où des variations de chronologie et de ton, les
elle s’exprimait traditionnellement. Difficile à thèmes de l’insécurité et des migrations
mesurer, ce phénomène est confirmé par des (irrégulières notamment) se politisent, des
travaux scientifiques. Ainsi, une vaste enquête partis politiques d’inspirations et de ten-
européenne réalisée en 2011-2012 portant sur dances différentes en faisant des chevaux de
51000 répondants établit que la police fran- bataille électoraux. Les politiques sociales, de
çaise est particulièrement mal perçue. Elle se prévention et de développement, sans jamais
classe 19e sur 26 en ce qui concerne le respect être complètement abandonnées, cèdent
dont elle ferait preuve dans le traitement des progressivement la place à des approches
personnes (juste devant la République tchèque, plus sécuritaires, passant par le contrôle et la
la Grèce, la Russie ou Israël) (3). Le slogan «Tout coercition. Dès lors, il s’agit moins de lutter
le monde déteste la police» fait désormais par- contre les causes structurelles des inégalités
tie du répertoire classique des cortèges. que de discipliner les fractions de la popula-
L’usage de la force, justifié ou non, est certes tion les plus indociles au nouvel ordre social
devenu plus visible. Les smartphones équipés néolibéral, interne et international.

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Parmi les rationalisations qui accompa- fication légale solide. Or, si de telles charges
gnent cette dynamique, la «théorie de la vitre existent, ce n’est pas que la société donne pour
brisée» élaborée par deux universitaires amé- mission aux tribunaux de réprimer le vagabon-
ricains, James Q. Wilson et Georges L. Kelling, dage ou l’ivrognerie, mais bien qu’elle veuille
laisse entendre que la tolérance envers les fournir aux policiers des outils juridiques leur
petits désordres urbains conduirait graduelle- permettant d’expulser les indésirables de tel ou
ment au développement de formes plus graves tel quartier, lorsque tous les efforts informels
de criminalité (6). En dépit de son absence de pour faire régner l’ordre ont échoué».
fondements empiriques –  Wilson concéda Toutefois, confier à une institution la résolu-
ultérieurement qu’il s’agissait d’une simple tion d’une question donnée n’est pas sans consé-
« spéculation » (The New York Times, 6  jan- quences. Les policiers aiment répéter qu’ils ne
vier 2004) –, elle connut une publicité plané- sont «pas des assistantes sociales» et valorisent
taire après son adoption par la ville de New la coercition. Ils vont donc réguler l’ordre urbain
York de 1994 à 2001 à leur manière, en mettant notamment en place
des stratégies de harcèlement. Un commissaire
Les petits délits dans le viseur des Mossos d’Esquadra, la police catalane, expli-
Des États-Unis à la France, en passant par le quait en entretien sa politique concernant les
Royaume-Uni ou l’Espagne, deux voies complé- jeunes qui se rassemblent dans les espaces
mentaires vont être privilégiées : le durcisse- publics de Barcelone : «Tu vas sur la place, tu les
ment de la répression pénale des petits délits de engueules, tu leur mets un peu la pression et tu
voie publique et le développement de mesures leur dis  : “Bon, je viendrai chaque jour. Et si
administratives à la légalité parfois contestable, demain tu es là, je te demanderai tes papiers, si
telles que les arrêtés antimendicité, les couvre- tu consommes de l’alcool sur la voie publique, je
feux pour les mineurs ou pour les bandes, qui ferai une procédure, si tu as du chocolat [canna-
permettent de verbaliser ce que les Britan- bis] également.” Ce qui veut dire que, d’une
niques appellent les «comportements antiso- manière ou d’une autre, on les fait partir. Ça per-
ciaux» (anti-social behaviours). La consomma- met de déplacer le problème.»
tion d’alcool ou de drogue dans la rue, Ces tactiques suscitent évidemment des
l’occupation de l’espace public, la fraude dans résistances de ceux qui en sont la cible, sous
les transports, les jeux de hasard, la mendicité forme d’insultes, de refus d’obtempérer et par-
«agressive», le lavage des pare-brise aux feux fois de confrontations individuelles ou collec-
rouges, la vente ambulante (de boissons tives, particulièrement là où le rapport de forces
fraîches, de copies de CD, de sacs à main, de n’est pas en faveur des policiers. En France, le
ceintures, etc.), la prostitution de rue vont deve- nombre d’outrages et de violences contre des
nir des cibles privilégiées de la police. dépositaires de l’autorité passe ainsi de 22000
En effet, c’est principalement à cette der- en 1990 à 68000 en 2019, soit
nière que les gouvernements confient la tâche une multiplication par trois en Les policiers aiment répéter qu’ils ne
de réguler la petite délinquance et les «incivi- trente ans. sont « pas des assistantes sociales »
lités», grâce aux pouvoirs nouveaux qui lui ont Face à cette situation, l’insti- et valorisent la coercition à travers des
été concédés. Comme l’indiquent Wilson et tution a réagi en dotant ses stratégies de harcèlement
Kelling, la police peut « effectuer des arresta- personnels de matériel défen-
tions pour des motifs du genre “individu sus- sif (gilets pare-balles, grenades de désencer-
pect”, “vagabondage” ou “ivresse sur la voie clement) et offensif (lanceurs de balles de
publique”, toutes accusations dénuées de signi- défense [LBD], pistolets à impulsion élec-
trique). Cet équipement a nourri les critiques
d’une militarisation de la police, particulière-
(3) René Lévy, « La police française à la lumière de la théorie
de la justice procédurale », Déviance et société, vol. 40, n° 2, ment manifeste dans les unités spécialisées
Genève, 2016. comme les brigades anticriminalité (BAC)
(4) Fabien Jobard, « Le gibier de police immuable ou chan- françaises. Leurs écussons, floqués d’images
geant ? », Archives de politique criminelle, vol. 32, n°  1,
Paris, 2010. de prédateurs (tigres, loups, lions, crocodiles,
(5) Richard V. Ericson et Kevin D. Haggerty, Policing the Risk cobras,  etc.) veillant sur la ville endormie,
Society, University of Toronto Press, 1997.
éclairent le type de rapports à l’espace et aux
(6) Cf. Georges L. Kelling et James Q. Wilson, « Broken win- populations qu’elles veulent incarner. Déve-
dows : The police and neighbourhood safety », The Atlantic
Monthly, Washington, DC, mars 1982. loppant des pratiques d’intervention ☛

Tous les prétextes sont bons… //// MANIÈRE DE VOIR //// 31


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 17:30 Page 32

collectives (manifestations, arrêts-maladie,


FORCES DE L’ORDRE SOCIAL abandon des missions « non urgentes »).
agressive, ces unités sont responsables d’une De la même manière, l’institution contrarie
large part des violences, parfois mortelles, efficacement tout ce qu’elle perçoit comme
reprochées à l’institution. On les accuse égale- une remise en question de ses prérogatives.
ment de contribuer à un durcissement des Cette hostilité à la critique s’exprime égale-
tensions partout où elles sont déployées. ment par la résistance à tous les corps exté-
De là le développement de stratégies complé- rieurs qui pourraient assurer un contrôle sur
mentaires, nommées selon les pays police son activité. Des autorités indépendantes
«communautaire» ou «de proximité», visant à comme la Commission nationale de déontolo-
rapprocher les policiers du public grâce à une gie de la sécurité (CNDS), puis le défenseur des
présence visible (des patrouilles à pied) et à la droits ou le contrôleur général des lieux de pri-
création d’espaces de dialogue pour aborder les vation de liberté, ont dû livrer des batailles
problèmes locaux. Ces expériences se sont constantes pour exercer leurs missions, et leur
heurtées au faible enthousiasme champ d’action a toujours été restreint par
Pourquoi obéit-on aux agents ? La réponse policier et à des contraintes bud- rapport aux ambitions initiales. Cela vaut éga-
est simple : le degré d’obéissance gétaires récurrentes, en raison du lement pour la justice, mal à l’aise pour juger
à l’institution est proportionnel coût des effectifs nécessaires. l’action policière, alors même que les magis-
à la perception de sa légitimité Mais, là où elles ont été mises en trats en dépendent pour leur travail quotidien.
place, elles ont contribué à renfor- Enfin, bien que crainte par les policiers, l’ins-
cer la centralité de la police dans la régulation pection générale de la police nationale (IGPN)
des rapports sociaux et à redéfinir ceux-ci apparaît bien plus encline à sanctionner les
comme une question de sécurité  (7). Police déviances internes qu’à instruire les plaintes
«répressive» et «préventive» s’opposent donc qui viennent de l’extérieur. Sa directrice, la
moins qu’elles ne se complètent. commissaire Brigitte Jullien, reconnaissait
L’échec de ces stratégies n’a pas infléchi la ainsi que, sur les 378 affaires dont elle avait été
fuite en avant sécuritaire. Le choix politique saisie dans le cadre du mouvement des « gilets
de faire des forces de l’ordre le fer de lance de jaunes», deux seulement avaient donné lieu à
la défense de l’ordre urbain a en effet rééva- des propositions de sanctions administratives
lué leur position dans le champ bureaucra- («Envoyé spécial», France 2, 11 juin 2020).
tique et placé les gouvernements dans une
relation d’interdépendance défavorable. Ce Sentiment d’asphyxie
phénomène est particulièrement accentué en Compte tenu des situations difficiles auxquelles
France ou aux États-Unis par l’existence de ils sont professionnellement confrontés, les
puissants syndicats corporatistes. Avec un policiers développent traditionnellement une
taux de syndicalisation de près de 70  % vision assez pessimiste du monde social – un
(contre 19 % pour la fonction publique et 8 % mécanisme similaire s’observant chez les pom-
pour les salariés du privé), la police française piers (8). Celle-ci se couple avec des représen-
est, de loin, la profession la plus organisée. tations négatives de ceux qu’ils surnomment
En raison du devoir de réserve, ils sont égale- leurs «clients». Ce qui donne d’ailleurs une clé
ment les seuls à pouvoir émettre une parole d’entrée pour expliquer le racisme policier. Il
dans les médias en dehors, bien entendu, existe bien une minorité d’agents idéologique-
des autorités hiérarchiques – ce qui limite ment convaincus des inégalités raciales et une
l’expression publique des dissidences inter- tolérance pour leurs propos et leurs attitudes.
nes et renforce l’illusion d’une police qui Mais, pour nombre de leurs collègues, ce sont
ferait bloc. Cette force conduit à une coges- dans les relations rugueuses entretenues au
tion de fait de l’institution, combinant négo- quotidien avec certaines fractions des milieux
ciation, exhortations publiques et actions populaires – dont une bonne part est issue des
migrations ou des minorités – que se forgent
des stéréotypes racistes qui s’appliquent
(7) Pour l’expérience des gouvernements municipaux pro-
gressistes en Espagne, cf. « El giro preventivo de lo policial », ensuite par capillarité à tous ceux qui pour-
numéro spécial de la revue Crítica Penal y Poder, n° 19, Bar-
celone, 2020.
raient leur ressembler.
Or, depuis une trentaine d’années, l’élargis-
(8) Lire Romain Pudal, « Les pompiers entre dévouement
et amertume », Le Monde diplomatique, mars 2017. sement du spectre de l’action policière étend

32 //// MANIÈRE DE VOIR //// Tous les prétextes sont bons…


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mécaniquement celui des groupes qui font


l’objet de suspicion. Pour s’en convaincre, il
suffit de consulter le fichier TAJ (pour «traite-
« Gilets jaunes » : une répression d’État
ment d’antécédents judiciaires»), dans lequel
policiers et gendarmes enregistrent les per-
sonnes pour lesquelles il existe « des indices
graves ou concordants rendant vraisemblable
F ace au mouvement des « gilets jaunes » entre 2018 et 2020, les pouvoirs
publics ont choisi, ou couvert, un usage, souvent disproportionné, de la
force. Le recours massif à des armes de guerre comme le LBD 40 et les gre-
qu’elles aient pu participer, comme auteurs ou
complices, à la commission d’un crime, d’un nades GLI-F4 ou de désencerclement a mutilé à vie des dizaines de manifestants.
délit ou de contraventions de cinquième classe» On dénombre des centaines de blessés. Il s’agit d’une évolution des stratégies
– un fichier qui ne laisse en rien présager des du maintien de l’ordre caractérisée par des pratiques «confrontationnelles (1)»
suites judiciaires qui seront apportées (de sus- et répressives sans commune mesure avec les troubles invoqués : nasses de
pects, donc, et non de coupables). Au 15 novem- manifestants pacifiques, fouilles et confiscations de matériel de premier secours,
bre 2018, 18,9 millions de personnes faisaient violences contre des journalistes et des citoyens filmant les forces de l’ordre.
l’objet d’une fiche, c’est-à-dire près de 30 % de Durant le premier mois du mouvement des « gilets jaunes », 1 407 manifes-
la population française. tants ont été blessés, dont 46 grièvement. Au total, 717 policiers, gendarmes
Encouragés par les élites gouvernantes à se et pompiers ont aussi subi des violences. « Or, si les autorités ont, de manière
percevoir comme l’un des derniers remparts tout à fait légitime, condamné à maintes reprises les actes de violence commis
entre l’ordre et le chaos, les agents n’hésitent par des manifestants, elles n’ont pas exprimé d’inquiétudes concernant le
plus à utiliser régulièrement des techniques recours excessif à la force par des policiers, qui doit faire l’objet d’une enquête
qu’ils réservaient jusque-là à des délinquants indépendante, impartiale et efficace (2) », remarque Amnesty International. À
plus endurcis. Le décès de Cédric Chouviat, un de nombreuses reprises, elles ont nié l’existence même de violences policières,
chauffeur-livreur, après qu’il a subi un étran- et ont dénigré les manifestants pacifiques. La plate-forme « Allô Place Bau-
glement, celui de Steve Maia Caniço poussé veau » de David Dufresne a recensé 993 actes de violences policières dont
dans la Loire par une charge policière, l’usage 353 blessures à la tête, 30 éborgnés, et 6 mains arrachées. Le journaliste
massif des LBD contre des «gilets jaunes» ou résume : « Violences policières, silence médiatique, déni politique (3) ».
des manifestants contre la réforme des Le recours au délit de « groupement en réunion en vue de commettre des
retraites, de même que les humiliations infli- dégradations ou des violences » a en outre permis aux forces de l’ordre d’in-
gées à des lycéens, à des féministes ou à d’au- terpeller et de placer en garde à vue plus de 8 500 personnes, le plus souvent
tres contrôlés durant l’état d’urgence sanitaire,
sur la base d’éléments faibles voire inexistants. Plus de la moitié d’entre elles
relèvent certainement de cette dynamique.
ont été libérées sans poursuites. Dans son rapport de 2018, le défenseur des
Celle-ci sape pourtant les fondements de
droits – à l’époque M. Jacques Toubon – s’interroge sur « le nombre jamais vu »
l’autorité policière. À l’époque secrétaire géné-
d’interpellations et de gardes « préventives ». Il dénonce le renforcement de
ral du syndicat Unité SGP Police – Force
la « sécurité et de la répression » (4). La loi dite « anticasseurs », votée dans la
ouvrière, M. Yves Lefebvre, déplorait en 2020
précipitation par une majorité de parlementaires, introduit de nouvelles dis-
que la clé d’étranglement soit «de plus en plus
positions dangereuses pour le droit de manifester, notamment le délit de dis-
utilisée parce que de plus en plus de gens tentent
simulation du visage. En 2019, le délit d’« outrage à l’encontre de personnes
de se soustraire aux contrôles de police» (Libé-
dépositaires de l’autorité publique », très vague, a permis la condamnation,
ration, 8 juin 2020). Il posait sans s’en rendre
en 2019, de 20 280 personnes.
compte une question centrale : pourquoi obéit-
on à la police? La réponse est simple : le degré
Enfin, l’impunité des forces de l’ordre en France reste une réalité : malgré
d’obéissance à l’institution est proportionnel à l’ouverture de 238 enquêtes par l’inspection générale de la police nationale
la perception de sa légitimité. Or celle-ci n’est (IGPN), seuls deux policiers ont été sanctionnés et deux ont été traduits en
jamais donnée une fois pour toutes. La déléga- justice en 2019. Sur la même période, au moins 2 000 manifestants ont été
tion accrue de missions à la police peut la faire condamnés, le plus souvent en comparution immédiate.
apparaître non plus comme garante de l’intérêt Anne-Cécile Robert
général, mais comme gardienne d’un ordre
social jugé injuste. Ce cercle vicieux produit un (1) Défenseur des droits, rapport « Désescalade de la violence et gestion des foules protestataires.
Quelle(s) articulation(s) en France et en Europe aujourd’hui ? », Paris, 2021.
profond sentiment d’asphyxie que les mesures (2) « France : usage excessif de la force lors des manifestations des “gilets jaunes”», Amnesty
de police sanitaire (20,7 millions de contrôles et International.
1,1 million de contraventions entre le 17 mars et (3) « David Dufresne met fin à Allô Place Beauvau : “Je commence sans imaginer une seule
seconde que ça va durer deux ans”», La Mule, 13 janvier 2021.
le 11 mai 2020, lors du premier confinement
(4) Défenseur des droits, rapport 2018, Paris.
national) ont porté à son paroxysme.
Laurent Bonelli

Tous les prétextes sont bons… //// MANIÈRE DE VOIR //// 33


MDV182_Chap1_Mise en page 1 09/03/2022 14:27 Page 34

DANS LES ARCHIVES //// MAI 1986 //// PAR GILLES PERRAULT *

Quelle police, pour quelle société ?

L’État est, au premier chef, le garant de la sécurité des citoyens l’affaire d’Isigny. Dans la nuit du 7 février 1982, un com-
et de la paix sociale dans le cadre de ses pouvoirs dits régaliens. mando de trente-sept hommes, organisé militairement,
avec liaisons radio, investissait Isigny, maîtrisait les gré-
Dans les années 1970, cela n’a pas empêché l’essor de compagnies
vistes occupant une fromagerie, ouvrait les portes de
de sécurité privées ou de milices patronales particulièrement l’usine à une vingtaine de camions transportant près d’une
« musclées ». La vague d’expansion des polices municipales, plus centaine d’hommes qui évacuaient en quelques heures
ou moins armées, s’inscrit dans le prolongement de ce phénomène. 750000 camemberts. Une paisible bourgade du Calvados
avait été, pendant une nuit, au pouvoir d’une milice avec,
pour spectateurs intéressés mais impuissants, les gen-

À
coup sûr, un État totalitaire est toujours un État darmes locaux ébahis par la maîtrise toute militaire de
policier. De tous les instruments de son pouvoir, l’opération. Cette manière d’exploit fut un chant du cygne :
une police omniprésente et omnipotente est le plus la gauche venait d’arriver au pouvoir. La prudence de
jalousement préservée. C’est sa meilleure arme, son ultime patrons sensibles au nouvel environnement politique se
rempart. Voici pourtant que la France paraît menacée dans conjugua avec l’élargissement des libertés syndicales et la
ses libertés par une dérive inverse : la dépossession de l’État mise au pas des syndicats maison pour juguler la gangrène.
de son monopole policier et la multiplication des milices pri- L’incontestable consensus social fit le reste.
vées, groupes d’autodéfense, polices municipales soumises Les milices villageoises ou banlieusardes datent des
aux foucades des édiles. Mais le phénomène, impressionnant années 1970. Leur extrême diversité recouvre une origine
au premier regard, recouvre des réalités trop différentes commune : l’indignation de citoyens exaspérés par l’im-
pour autoriser l’anathème simplificateur. puissance de la police à assurer leur sécu-
Les milices patronales ont constitué Tout se passe comme rité. On pouvait craindre le pire : il n’eut pas
indiscutablement un sérieux danger pour si la population, lieu. Sans doute l’enrôlement des plus
la démocratie. Proliférantes dans les nostalgique farouches partisans de l’autodéfense dans
années 1970, notamment dans les grands des milices connues de tous, notamment de
des « hirondelles »
groupes automobiles privés, elles furent la police, neutralisait-il d’une certaine
souvent mises en place par des officiers d’antan, souffrait façon leurs velléités de violence. Surtout, la
supérieurs à la retraite, blanchis sous le d’avoir perdu le contact constance des miliciens ou brigadistes ne
harnais des guerres coloniales et trop avec ses gardiens se révéla nulle part à la hauteur de la pas-
enclins à traiter le syndicalisme en de la paix sion affichée.
« ennemi intérieur ». Les troupes de choc Mais elles suscitèrent l’éclosion extraor-
étaient puisées dans le vivier des militaires retraités, voire dinaire des polices municipales en conduisant des maires,
des anciens de l’Organisation armée secrète (OAS), ou parfois de bonne foi, à arguer de leur souci de canaliser
parmi des militants d’extrême droite. Espionnage privé, l’exigence populaire et d’éviter les dérapages de l’initiative
menaces permanentes contre les dirigeants syndicaux, privée. La prolifération des polices municipales en France
(1) Au début des pressions sur les ouvriers pour leur extorquer l’adhésion est désormais un fait de société.
années 1980, on recensait
en France de 600 à au « syndicat maison », agressions physiques pouvant La plupart se bornent aux activités prévues par la loi.
650 sociétés de
entraîner mort d’homme : la vague s’enfla au point de sus- Beaucoup, notamment dans le Midi, empiètent sans com-
gardiennage et de
transport de fonds citer une véritable crise au sein des directions syndicales, plexes sur les prérogatives de l’État, avec la bénédiction des
employant entre
50 000 et soumises à une offensive sans précédent depuis la guerre. édiles, quand ce n’est pas sur leurs instructions. Ainsi
55 000 personnes. Voir Le système des milices patronales et entreprises de «gar- M. François Léotard, maire de Fréjus [1977-1997] et ministre
Face à la délinquance.
Prévention, répression, diennage» (1) trouva sa plus spectaculaire illustration avec de la culture et de la communication [1986-1988], prescri-
solidarité, La
Documentation française,
vait-il à sa police municipale, en mai 1985, des opérations
Paris, 1983. * Journaliste et écrivain. « coups de poing » tout aussi illégales que les contrôles

34 //// MANIÈRE DE VOIR //// Tous les prétextes sont bons…


MDV182_Chap1_Mise en page 1 08/03/2022 17:33 Page 35

© Adagp, Paris, 2022


?
d’identité, interpellations de «suspects»
et fouilles à corps communément prati-
qués à Nice, Cannes, Hyères ou Nîmes,
mais aussi à Levallois-Perret ou Rueil-
Malmaison. Ces inquiétants dévoiements,
ainsi qu’un armement démesuré, souvent
supérieur à celui de la police d’État,
conduisirent l’inspection générale de la
police nationale et le procureur général
d’Aix-en-Provence à réclamer, en conclu-
sion de deux rapports confidentiels révé-
lés par Le Monde du 4 octobre 1985, la
«rentrée dans le rang» des polices muni-
cipales. M. Pierre Joxe [ministre de l’inté-
rieur en 1984-1986 et 1988-1991], au nom
de la décentralisation, refusa de prendre
les mesures drastiques souhaitées par policiers nationaux De là, la revendication quasi unanime de l’îlotage, c’est- Thierry Fournier/////
Série d’images numériques
et hauts magistrats, pour une fois d’accord. Toujours est-il à-dire d’une police proche de la population. Mais l’évacua- « La Main invisible », 2020,
que le phénomène paraît promis à un bel avenir. tion de Paris du petit peuple de naguère, conséquence « #2 », d’après une
photographie d’Anne Paq,
Pour autant, bien loin de souhaiter les polices munici- d’une évolution économique accélérée par la volonté poli- manifestation féministe,
7 mars 2020, Paris
pales de style cow-boy, lourdement armées et fonçant tique, aboutit à ce que l’immense majorité des gardiens de
toutes sirènes hurlantes, que s’offrent les villes du Midi, le la paix habitent aujourd’hui en banlieue lointaine : ils ne
vœu des citoyens est de voir revenir dans la rue des agents participent plus, comme autrefois, de la vie du quartier.
allant à pied, veillant à la circulation, pourvoyant à la sécu- Il demeure qu’une dangereuse béance s’est ouverte. Les
rité des écoliers et à la tranquillité du quartier. Tout se passe milices patronales étaient probablement liées à une époque
comme si la population, nostalgique des « hirondelles » aujourd’hui révolue. Les milices villageoises ou citadines
d’antan, souffrait d’avoir perdu le contact avec sa police. semblent vouées à l’éphémère. Le développement anar-
Ministre de l’intérieur de 1968 à 1974, Raymond Marcellin chique des polices municipales est, au contraire, lourd de
entama le processus en empilant aux carrefours des cités ses périls. Beaucoup d’entre elles opèrent dès à présent en
massifs fourgons gris, bourrés d’agents des compagnies marge de la légalité, dans des conditions qui vaudraient aux
républicaines de sécurité (CRS), comme si le pays était en policiers d’État les plus sévères sanctions. Recrutées, dans
permanence au bord de la guerre civile. Puis vint la mode leur ensemble, sans autre critère réel que le bon plaisir du
des groupes d’élite, qui bat toujours son plein. Nul doute que maître local, elles constituent, par nature, des cohortes
des équipes spécialisées soient nécessaires pour combattre armées, inféodées à des maires de stature morale souvent
efficacement le grand banditisme ou le terrorisme. Mais la modeste ou de tempérament aventureux.
publicité intensive faite aux policiers ou gendarmes d’élite, Si le «libéralisme» triomphant oubliait que la concession
à leur entraînement violent, à leurs capacités offensives, a du privilège exorbitant de porter les armes doit rester, sauf
fini par accréditer le sentiment que la police menait une exception rarissime, le fait de l’État, seul garant démocra-
guerre sans rapport avec les préoccupations du citoyen ordi- tique en dernier ressort, il suffirait que s’ouvre une période
naire. Le potentiel d’intervention et la puissance de feu de de rudes tensions, comme ce pays en a tant connues, pour
ces hommes tant célébrés sont d’un maigre réconfort pour que les polices municipales, ou certaines d’entre elles,
le propriétaire cambriolé à répétition ou la vieille dame qui représentent pour la démocratie et la paix civile un risque
n’ose plus sortir son chien après 10 heures du soir. non négligeable. n

Tous les prétextes sont bons… //// MANIÈRE DE VOIR //// 35


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 07:48 Page 36

Tomas van Houtryve ///// Série« Blue Sky Days » (Journées de ciel bleu),
« Wedding » (Mariage), 2013

2 Bienvenue au paradis
numérique La nécessité d’éradiquer le Covid-19 a légitimé l’utilisation à grande
échelle d’outils de traçage électronique : QR codes, caméras, etc.
Ce « solutionnisme technologique », qui s’applique aussi à la sécurité
urbaine, concerne désormais une foule de rapports sociaux au
quotidien. Il traduit une tendance générale à l’autoritarisme, plus
logique en Chine, somme toute, que dans les démocraties libérales.

36 //// MANIÈRE DE VOIR //// Bienvenue au paradis numérique


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 07:49 Page 37

URGENCE SANITAIRE ET
des individus ou de retracer leurs interac-
tions sociales pour détecter de nouvelles
contagions, les États et leurs partenaires pri-

TECHNOLOGIES SÉCURITAIRES vés légitiment des dispositifs jusqu’ici réser-


vés au contrôle social et à l’identification des
déviants. Comme le résume Mme  Chen
Weiyu, une jeune habitante de Shanghaï,
En choisissant une approche répressive de la lutte contre le coronavirus, les pouvoirs
avant le coronavirus « la surveillance était
publics ont réduit à la portion congrue l’idée même de politique sanitaire. déjà partout » ; l’épidémie n’a fait que la ren-
Ils ont marginalisé le traitement social de la pandémie et encouragé un juteux marché dre « plus prégnante encore » (1).
de la surveillance numérique. Prétendument efficace, cette vision acclimate Si tant est que cet état d’exception soit un
des pratiques intrusives dans la vie privée grâce aux technologies mobiles. jour levé, les historiens de la période actuelle
s’étonneront peut-être que les gouverne-
ments aient songé à contraindre, ou à encou-

P
PAR FÉLIX TRÉGUER *
our faire face à la pandémie de rager dans le cas de la France, l’ensemble des
Covid-19, en Australie-Occidentale, le populations à porter l’équivalent du bracelet
gouverneur reçoit autorité pour électronique, au travers des smartphones et
imposer des bracelets électroniques aux per- d’une application de traçage (backtracking)
sonnes potentiellement infectées par le coro- conservant l’historique des contacts phy-
navirus et placées à l’isolement. En Chine, la siques de chaque individu. La sophistica-
température corporelle des livreurs de plats tion totalitaire d’un tel procédé aurait fait
cuisinés apparaît en même temps que leur pâlir d’envie les régimes les plus para-
géolocalisation sur le smartphone des desti- noïaques du XXe siècle ; aucun n’avait d’ail-
nataires, lesquels sont également suivis à la leurs jamais osé l’imposer. L’argument des
trace pour évaluer leur risque de contagio- dirigeants actuels évoque l’éternelle justifi-
sité et en déduire un code de couleurs qui cation des despotes : « C’est pour votre bien. »
conditionne l’accès aux lieux de travail, aux Pourtant, l’efficacité réelle de ces mesures
transports ou aux zones résidentielles (lire visant à prévenir les utilisateurs de risques
l’encadré page 39). Au travers d’infection et à retracer les chaînes de conta-
L’argument des dirigeants actuels d’une application installée sur mination n’est nullement certaine, surtout si
évoque l’éternelle justification des leur portable, les résidents polo- elles ne sont qu’optionnelles. Au vu des
despotes : « C’est pour votre bien » nais placés en quarantaine doi- études relatives à ces projets, des gouver-
vent s’authentifier auprès de la nements seront tentés de les rendre obliga-
police en envoyant régulièrement un auto- toires et d’identifier des individus à risque
portrait numérique (selfie) pris dans leur afin de les placer en quarantaine  (2). En
intérieur. Quant à la Nouvelle-Zélande, la outre, comme l’a fait observer Susan Erik-
police y a lancé une plate-forme numérique son, professeure en sciences de la santé à
de délation, invitant les citoyens à signaler Vancouver, « le risque existe que l’approche
les entorses aux mesures de confinement technologique conduise à se détourner de
dont ils seraient témoins. stratégies plus fondamentales et plus essen-
Les noces de la santé publique et de la rai- tielles dans la gestion des crises sani-
son d’État ne datent pas d’hier. Mais, à l’ère taires  (3) ». Selon elle, ce « solutionnisme
de la mondialisation, les atteintes à la liberté technologique » fit perdre un temps pré-
de mouvement ne s’appliquent plus seule- cieux lorsde l’épidémie du virus Ebola qui
ment à l’échelle locale mais à la planète frappa l’Afrique de l’Ouest en 2014 (4). ☛
entière. Pris de court, les dirigeants se livrent
à une surenchère technologique et sécuri- (1) Citée par The Guardian, Londres, 9 mars 2020.
taire, reprenant à leur compte les stratégies (2) Luca Ferretti et al., « Quantifying SARS-CoV 2 transmis-
expérimentées par les autorités chinoises sion suggests epidemic control with digital contact tra-
cing », Science, Washington, DC, mars 2020.
dès le mois de février 2020. Qu’il s’agisse de
(3) Susan L. Erikson, « Cell phones ≠ self and other pro-
modéliser la propagation de l’épidémie et les blems with big data detection and containment during epi-
demics », Medical Anthropology Quarterly, vol. 32, no 3, sep-
déplacements de la population, de localiser tembre 2018.

(4) Lire Evgeny Morozov, « Covid-19, le solutionnisme n’est


* Chercheur, membre de La Quadrature du Net. pas la solution », Silicon Circus, 5 avril 2020.

Bienvenue au paradis numérique //// MANIÈRE DE VOIR //// 37


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 07:51 Page 38

totalité des smartphones en circulation, ont


URGENCE SANITAIRE ET TECHNOLOGIES SÉCURITAIRES par exemple accepté de travailler avec les
La course frénétique aux données repré- autorités pour mettre au point les solutions
sente en revanche une aubaine pour les de traçage.
grandes multinationales du numérique. Fin
mars 2020, aux États-Unis, l’administration Nouveaux partenariats
Trump entamait des pourparlers avec Goo- Cet épisode leur fournit également l’occasion
gle, Facebook et plusieurs de leurs concur- de sceller de nouveaux partenariats avec les
rents afin de mobiliser dans la lutte contre le institutions sanitaires dans le but de déve-
virus leurs vastes stocks de don- lopper des outils de traitement de données
Google et Apple ont accepté nées. Exposés depuis plusieurs de masse et de piloter au mieux l’affectation
de travailler avec les autorités années à un feu roulant de cri- des ressources hospitalières, réduites comme
pour mettre au point les solutions tiques, les fers de lance du capi- peau de chagrin à force de coupes budgétaires.
de traçage des individus talisme de surveillance trouvent Le phénomène est désormais bien établi : à
dans la crise l’occasion de légiti- travers l’évasion fiscale, le big data contribue
mer leurs modèles économiques toxiques à l’affaiblissement des services publics et se
tout en se repositionnant comme les parte- nourrit de l’austérité. Le 28 mars, le National
naires naturels des États dans la gestion de la Health Service (NHS) britannique annonçait
santé publique. Google et Apple, qui gèrent le lancement d’un consortium réunissant Goo-
Antoine d'Agata ///// Série « Virus »,
« Premier confinement », Paris, 2020 les systèmes d’exploitation de la quasi- gle, Amazon et Microsoft. L’ensemble est cha-
© Antoine d'Agata/Magnum Photos

38 //// MANIÈRE DE VOIR //// Bienvenue au paradis numérique


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 07:52 Page 39

peauté par Palantir, une entreprise califor-


nienne spécialisée dans l’analyse de données
et connue pour ses liens avec la Central Intel-
Le meilleur des mondes
ligence Agency (CIA) ou encore sa collabora-

B
tion avec les services de l’immigration amé- ienvenue en Chine occidentale ! L’Organisation mondiale de la santé
ricains dans la répression des sans-papiers. (OMS) recommande que les États s’emploient à convaincre de l’utilité
En dépit du soudain retour en grâce de l’État –  incontestable  – du vaccin contre le Covid-19 plutôt que d’user de la
et des promesses de financement des sys- contrainte. Mais M. Emmanuel Macron en a décidé autrement. Ce président
tèmes de santé, la pandémie pourrait appro- qui ne cesse de pourfendre l’« illibéralisme » ne conçoit les libertés
fondir les logiques gestionnaires et la sous- publiques que comme une variable d’ajustement. D’ailleurs négligeable, et
traitance d’activités de première importance
destinée à s’effacer derrière toutes les urgences du moment – médicales,
aux industries numériques.
sécuritaires, guerrières. Interdire à des millions de personnes de prendre
le train, de commander un plat en terrasse, de voir un film en salles sans
Publicité à grand spectacle
avoir prouvé qu’elles n’étaient pas infectées en fournissant le cas échéant,
Les grands opérateurs télécoms tirent éga-
dix fois par jour, une pièce d’identité que le commerçant devra parfois véri-
lement leur part du gâteau. Outre les for-
fier lui-même nous fait entrer dans un autre monde. Il existe déjà. En Chine,
faits vendus à prix d’or aux clients des
zones mal desservies, l’urgence sanitaire
précisément. Les agents de police y disposent de lunettes de réalité aug-
offre une publicité à grand spectacle à leurs mentée qui, reliées à des caméras thermiques placées sur leurs casques,
outils d’analyse des données de géolocali- permettent de repérer une personne fiévreuse dans une foule (lire l’article
sation des téléphones portables – des outils de Félix Tréguer ci-contre). Est-ce cela que nous voulons à notre tour ?
à la légalité douteuse qu’ils tentent depuis En tout cas, nous entérinons plutôt benoîtement l’invasion galopante du
des années de commercialiser auprès des numérique et du traçage de nos vies intimes, professionnelles, de nos
collectivités locales dans le cadre de projets échanges, de nos choix politiques. Interrogé sur les moyens d’éviter que
de « villes intelligentes » (lire l’article de nos données, une fois nos téléphones portables piratés, ne deviennent des
Félix Tréguer, page 54). Dès le début de l’épi- armes braquées contre nous, le lanceur d’alerte Edward Snowden a déclaré :
démie, les opérateurs publiaient des « Que peuvent faire les gens pour se protéger des armes nucléaires ? Des
mesures agrégées permettant de représen-
armes chimiques ou biologiques ? Il y a des industries, des secteurs, pour
ter les déplacements de la population,
lesquels il n’y a pas de protection, et c’est pour ça qu’on essaye de limiter
notamment des Parisiens vers leurs rési-
leur prolifération. »
dences secondaires. En France, les autorités
et les médias ont utilisé ces statistiques C’est tout le contraire que M. Macron encourage en précipitant le rempla-
pour dénoncer le non-respect du confine- cement des interactions humaines par un maquis de sites administratifs,
ment dans le domicile principal et pointer de robots, de boîtes vocales, de QR codes, d’applications à télécharger. Doré-
du doigt les brebis galeuses qui ne respec- navant, réserver un billet, acheter en ligne, exige à la fois une carte bancaire
teraient pas leur assignation à résidence. et la communication de son numéro de téléphone portable, voire de son
Accompagnées d’images de gares bondées, état civil. Il fut un temps, qui n’était pas le Moyen Âge, où l’on pouvait pren-
elles ont également participé à légitimer un dre le train en demeurant anonyme, traverser une ville sans être filmé, se
déploiement inédit de forces policières, sentir d’autant plus libre qu’on ne laissait derrière soi nulle trace de son
assorti de centaines de milliers de verbali- passage. Et pourtant, il y avait déjà des enlèvements d’enfants, des atten-
sations, de nombreux cas de violences et tats terroristes, des épidémies – et même des guerres.
d’un recours assumé aux nouvelles techno-
Le principe de précaution ne connaîtra aucune limite. Est-il très prudent,
logies de contrôle. Ainsi, l’usage des drones,
par exemple, de côtoyer dans un restaurant une personne qui aurait un jour
en vogue depuis quelques années pour la
voyagé au Proche-Orient, éprouvé des bouffées délirantes, participé à une
surveillance des manifestations mais resté
manifestation interdite, fréquenté une librairie anarchiste ? Le risque de ne
jusqu’ici relativement limité, se généralise
pas terminer son repas à cause d’une bombe, d’une rafale de kalachnikov
à la faveur de la crise dans un f lou juri-
ou d’un coup de poing dans la figure n’est pas énorme, mais il n’est pas nul
dique total. Pilotés à distance et équipés de
haut-parleurs ou de caméras, souvent loués non plus… Faudra-t-il donc bientôt que tous les passants présentent un
au prix fort à des sociétés privées, ces aéro- « passe civique » garantissant leur casier judiciaire vierge et l’aval de la
nefs vrombissants diffusent des messages police ? Ils n’auraient plus ensuite qu’à errer tranquilles dans un musée des
préventifs ou surveillent les rues et les libertés publiques, devenues « territoires perdus de la République ».
espaces naturels, permettant ensuite aux Serge Halimi
patrouilles au sol d’appréhender les ☛

Bienvenue au paradis numérique //// MANIÈRE DE VOIR //// 39


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 07:54 Page 40

La police peut également


URGENCE SANITAIRE ET TECHNOLOGIES SÉCURITAIRES compter sur une myriade
d’entreprises spécialisées
dans le marché f lorissant
du contrôle sécuritaire des
« villes intelligentes ». En
France, la start-up Two-i
propose aux forces de l’or-
dre de tester gratuitement
ses algorithmes destinés
à l’analyse en temps réel
des gigantesques f lux de
données issus des parcs de
vidéosurveillance. Il s’agit
notamment de détecter
les infractions aux règles
de distanciation sociale  :
« Notre technologie est en
capacité de repérer les
attroupements, ce qui per-
met ensuite aux forces de
l’ordre de faire de la préven-
tion », explique son cofonda-
teur Guillaume Cazenave,
qui laisse aux policiers le
soin de franchir le pas qui
sépare la prévention de la
répression (6).
Le tableau de cette atteinte
Goin ///// « I Drone You » (Je te drone), badauds en état d’infraction. Le ministère aux libertés publiques assistée par ordina-
Genève (Suisse), 2016
de l’intérieur a profité de la situation pour teur serait incomplet sans une technologie
lancer en avril 2020 un appel d’offres por- qui, il y a encore peu, symbolisait la société
tant sur 650 appareils (5). de surveillance chinoise : la reconnaissance
faciale. Au début de l’épidémie, le secré-
taire d’État au numérique, M.  Cédric  O,
grand promoteur de cet outil, estimait
Bibliographie qu’il était de nature à « apporter un certain
« Crise sanitaire, péril judiciaire », Délibérée, n° 11, OLIVIER TESQUET, À la trace. Enquête sur les nombre de bénéfices, à la fois dans l’ordre
La Découverte, Paris, novembre 2020. nouveaux territoires de la surveillance, Premier
L’état d’urgence sanitaire a favorisé le parallèle, Paris, 2020. public mais également dans la gestion de
quadrillage policier des quartiers et la Spécialiste du numérique, le journaliste maladies  (7) ». L’affaire est entendue  : la
technosurveillance. Pendant ce temps, le Olivier Tesquet se penche sur les dispositifs
budget de la justice stagne, explique la technologiques – des caméras intelligentes prolifération de la surveillance biomé-
revue du Syndicat de la magistrature, qui aux algorithmes utilisés par les réseaux trique se nourrira désormais de considéra-
met en lumière la « fragilité endémique » de sociaux en passant par les badges fournis
tions sanitaires.
l’institution et rappelle sa « nécessité aux salariés – qui permettent de surveiller
démocratique ». nos faits et gestes au quotidien. Crise après crise, à l’ombre de la raison
MATT TAIBBI, Hate Inc. Why Today’s Media Makes d’État et des partenariats public-privé, la
VANESSA CODACCIONI, La Société de vigilance.
Autosurveillance, délation et haines sécuritaires, Us Despise One Another, OR Books, New York, 2019. société sécuritaire prospère et installe de
Textuel, Paris, 2021.
Chroniqueur au magazine Rolling Stone, nouvelles entraves aux tentatives de trans-
Consacré principalement à la France, mais l’auteur s’attaque aux idées dominantes du
aussi aux pays anglo-saxons, cet ouvrage milieu journalistique américain et décortique formation sociale.
montre comment, à l’ère du traçage et du les mensonges véhiculés par la presse. Il Félix Tréguer
fichage des populations, les gouvernements s’intéresse en particulier aux mécanismes
mettent de plus en plus à contribution les du « Russiagate », à l’emprise des sondeurs
citoyens pour surveiller, dénoncer et punir ainsi qu’à la couverture médiatique en
(5) Avis n° 20-51 423, Bulletin officiel des annonces des mar-
les comportements « déviants ». période électorale. chés publics, Paris, 15 avril 2020.

(6) Le Journal des entreprises, Nantes, 25 mars 2020.

(7) Cité par Liberation.fr, 13 mars 2020.

40 //// MANIÈRE DE VOIR //// Bienvenue au paradis numérique


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 07:54 Page 41

UNE FÉODALE CYBERSÉCURITÉ


d’un « État profond » (deep state) traître à
Supervisé par des gouvernements élus, le capitalisme a cheminé, bon an mal an, ses principes car n’ayant plus de comptes à
avec la démocratie. L’essor mondial des géants informatiques, qui brassent rendre. À en croire les critiques, il suffirait
d’un éventail de mesures légales visant à
quotidiennement des milliards de données personnelles, pourrait les voir emprunter
restaurer des règles de transparence et de
durablement une autre voie, plus inquiétante. Invoquant une illusoire « transparence »,
respect de la vie privée pour que l’État
les autorités politiques prétendent organiser, dans le respect des libertés, la cybersécurité. recouvre ses vertus d’origine. En somme,
nous pourrions parfaitement ignorer la

L
PAR EVGENY MOROZOV * e capitalisme démocratique, cette part capitaliste du « capitalisme démocra-
curiosité qui nous a promis la fin de tique » et nous en sortir en tirant la bride
l’histoire et se targue aujourd’hui aux agences de renseignement.
d’être le seul rempart à l’extrême droite, tire Hélas, le monde d’aujourd’hui ne se laisse
sa légitimité politique d’une distribution des pas aisément ranger dans des comparti-
rôles bien établie entre gouvernements et ments aussi étroits. Ne prenons qu’un seul
entreprises : aux premiers le soin de réguler exemple, celui de la cybersécurité. On le
les seconds, afin de protéger le consomma- sait, des « États voyous » s’appliquent à
teur contre les effets ponctuellement indési- hacker les serveurs de leurs adversaires en
rables d’une activité par ailleurs si pleine- Europe de l’Ouest et en Amérique du Nord.
ment bénéfique. Ce système est réputé Rien de tout cela n’égratigne le mythe fon-
démocratique car les gouvernements sont dateur du capitalisme démocratique, à
élus et révocables par le peuple ; il est capita- savoir son rôle protecteur face aux dérives
liste parce que les entreprises les plus extrêmes du monde de l’argent – au
Les garanties démocratiques
obéissent à une logique de com- contraire, ces nouveaux dangers consoli-
s’affaiblissent à mesure que pétition qui valorise l’efficacité, dent plutôt le mythe. Ce qui le menace, en
les gouvernements resserrent leur l’innovation et l’expansion sans revanche, c’est la prise de conscience que
contrôle sur les flux d’informations limites. Une logique dont l’incli- les gouvernements démocratiques, via
nation à la destruction créative leurs agences de renseignement, creusent
de toute chose peut produire des résultats eux-mêmes des failles dans nos réseaux de
toxiques, raison pour laquelle nous avons communication, piratant sans vergogne
besoin de la tutelle bienveillante des gouver- nos téléviseurs connectés ou nos systèmes
nements. C’est du moins ce que proclame le d’exploitation. En mars 2017, la divulgation
consensus qui règne au centre gauche et au par Wikileaks des techniques de hacking
centre droit du spectre politique. de la Central Intelligence Agency (CIA) a
Les questions relatives à la guerre et à la donné un nouvel aperçu du phénomène.
sécurité – ainsi que les impératifs existen-
tiels qu’elles imposent aux démocraties – ont Complots sophistiqués
toujours confronté ce schéma à des pro- Certains diront que l’État nous espionne
blèmes épineux, comme en témoignent les pour de nobles motifs : afin de repérer les
inquiétudes à propos du complexe militaro- signes avant-coureurs d’opérations terro-
industriel exprimées dans l’histoire par tant ristes, de suivre à la trace des réseaux crimi-
d’hommes politiques vieillissants. Les garan- nels, de déjouer des complots sophistiqués.
ties démocratiques s’affaiblissent à mesure Quelles que soient les raisons invoquées,
que les gouvernements resserrent leur nous ne devrions cependant pas perdre de
contrôle sur les flux d’informations, ver- vue les retombées politiques plus larges pro-
rouillent la confidentialité de leurs échanges duites par les nouveaux pouvoirs d’intrusion
internes et renforcent leurs activités de sur- des pouvoirs publics.
veillance sans réels garde-fous ni contre- Il y a d’abord le fait que l’expansion (ou
pouvoirs. Face à ces pratiques, la parade la même la seule conservation) des capacités de
plus courante consiste à dénoncer l’opacité surveillance des États présuppose une insé-
curité structurelle permanente de nos
* Fondateur et éditeur du portail The Syllabus. réseaux de communication. Laquelle, en ☛

Bienvenue au paradis numérique //// MANIÈRE DE VOIR //// 41


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 07:57 Page 42

UNE FÉODALE CYBERSÉCURITÉ


Manipulations en Afrique retour, fait le jeu non seulement des gou-
vernements démocratiques, mais aussi de

À mesure que l’Afrique s’arrime au réseau Internet, le risque de la manipu- toutes les autres officines de hacking,
lation numérique grandit, principalement par le biais des réseaux sociaux. qu’elles opèrent pour des pays voyous ou
La menace paraît d’autant plus grave qu’elle passe souvent inaperçue. Un des intérêts privés. Or, une fois structurelle,
détail le confirme : c’est en Afrique, notamment au Nigeria et au Kenya, que l’insécurité n’appelle pas plus de sécurité,
l’entreprise britannique Cambridge Analytica a testé ses techniques fraudu- mais plus d’assurance. C’est la raison pour
leuses d’aspiration de données utilisées lors du référendum sur le Brexit et laquelle la cyberassurance est devenue l’un
l’élection présidentielle américaine en 2016. Les électeurs de ces pays ont servi, des segments les plus prometteurs du mar-
à leur insu, de cobayes d’une stratégie en trois étapes. D’abord, récolter, prin- ché de l’assurance. On en arrive à un point
cipalement sur Facebook, les données personnelles en ligne de millions de où la logique du capitalisme démocratique
citoyens : âge, sexe, préférences esthétiques, culturelles ou politiques. Ensuite, ne consiste plus à amortir les dégâts causés
analyser ces informations pour définir des microcatégories. Enfin, orienter les par le secteur privé, mais au contraire à les
choix individuels, à l’aide d’algorithmes, par le biais d’une propagande taillée surpasser par ses propres agissements
sur mesure, sur les plates-formes numériques (1). toxiques –  dont les compagnies d’assu-
rances pourront ensuite
Facebook, la plate-forme la plus populaire du continent africain, avec plus
tirer profit de manière
de 200 millions d’utilisateurs, abrite toutes sortes de manipulations. Alors
plus ou moins nocive,
qu’il créait des pages sous de fausses identités, le groupe israélien Archi-
selon le jugement que l’on
medes, disparu aujourd’hui, a ainsi soutenu durant l’année 2019 des candidats
porte sur la nature parasi-
lors de scrutins présidentiels au Togo, en République démocratique du Congo
taire de leur activité éco-
(RDC), au Nigeria ou en Tunisie (2). Près de 2,8 millions d’utilisateurs ont été
nomique.
visés. En Zambie et en Ouganda, avec l’aide d’employés du géant des télécom-
La deuxième consé-
munications chinois Huawei, les gouvernements ont organisé la surveillance
quence de l’extension sans
électronique de personnalités d’opposition et du monde associatif.
fin de l’appareil de sur-
Par ailleurs, plusieurs dirigeants africains prétextent les manipulations veillance réside dans les
numériques pour tenter de contrôler les réseaux sociaux. Entre 2016 et 2019, dommages qu’elle occa-
vingt-deux pays africains ont interrompu ou ralenti l’accès à Internet, souvent sionne aux entreprises
lors d’élections. Mais cette répression a un coût financier non négligeable, plus petites et aux organi-
d’autant que des secteurs significatifs de la vie économique en dépendent de sations à but non lucratif,
plus en plus. Les coupures auraient coûté plus de 2,1 milliards de dollars sans parler des individus.
(1,85 milliard d’euros) aux pays d’Afrique subsaharienne en 2019 (3).
Que l’on songe à la vision
Depuis peu, des gouvernements africains ont décidé de taxer l’accès aux utopique que nous chéris-
réseaux sociaux. En Ouganda, il faut désormais débourser 200 shillings ougan- sions naguère, celle d’un
dais (environ 50 centimes d’euro) par jour pour accéder à Facebook, Twitter monde digital où nous
ou WhatsApp. Au Bénin, il en coûte 5 francs CFA (0,70 centime d’euro) par contrôlerions nous-mêmes
mégabit (4). Cette taxation aggrave les inégalités d’accès au réseau Internet. nos serveurs de messagerie
En outre, elle ne diminue pas les manipulations numériques qui sont souvent électronique et même,
le fait de sociétés puissantes et agissant depuis l’étranger. Si des lois enca- petit à petit, la mise en
drent désormais la collecte des données personnelles dans vingt-cinq pays œuvre de notre propre
africains, le défi des manipulations en ligne demeure. conception d’un foyer
André-Michel Essoungou connecté. Eh bien,
Essayiste et fonctionnaire international.
aujourd’hui, c’est à nos
risques et périls que nous
tentons de conquérir un
(1) Cf. R. Kelly Garrett, Social Media’s Contribution to Political Misperceptions in US Presidential
Elections, Plos One, San Francisco, 2019. peu d’autonomie. Compte
(2) Lire Simona Weinglass, « Who is behind Israel’s Archimedes Group, banned by Facebook for tenu de la sophistication
election fakery ? », The Times of Israel, 19 mai 2019.
croissante des cyberat-
(3) Cf. Samuel Woodhams et Simon Migliano, « The global cost of Internet shutdowns in 2019 »,
Top10vpn.com, 7 janvier 2020. taques –  destinées tout
(4) Babatunde Okunoye, « In Africa, a new tactic to suppress online speech : Taxing social media », autant à pirater des don-
Council on Foreign Relations, Washington, DC, 2018.
nées qu’à noyer les cibles en
générant du faux trafic  –,

42 //// MANIÈRE DE VOIR //// Bienvenue au paradis numérique


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 10:29 Page 43

il n’échappe plus à personne que les seuls Il n’est pas inconcevable que, devant l’évi-
acteurs capables de défendre les usagers – les dence des périls qui nous guettent, les gouver-
particuliers comme les entreprises – sont nements reconnaissent la nécessité de renfor-
les grandes compagnies technologiques cer les lois sur la protection de
telles que Google, Apple et Microsoft. Le la vie privée. Cependant, nous
capitalisme démocratique est déjà devenu savons bien à quoi aboutirait Qui miserait sur les protections
un capitalisme monopolistique, et c’est une concession rhétorique de de la loi et de l’État plutôt
encore plus vrai dans sa version digitale. cette nature : l’envoi de sabo-
que sur celles promises par
Que les grandes entreprises de la Silicon teurs plus nombreux, équipés
Valley puissent être soumises aux prin- d’armes encore plus redouta- les sirènes du marché ?
cipes classiques de la concurrence capita- bles, pour affaiblir encore nos
liste paraît une idée hautement saugrenue : défenses. Qui, dans ces condi-
il n’existe pas d’entrepôt assez grand pour tions, miserait sur les protections de la loi et de
héberger la start-up qui battra Google – la politique plutôt que sur celles promises par
  pas avec les trésors de données person- les sirènes du marché, aussi trompeuses et Tomas van Houtryve /////
Série « Blue Sky Days»,
nelles et d’intelligence artificielle dont coûteuses soient-elles? « Suspect behavior »
celle-ci regorge. Evgeny Morozov (Comportement suspect), 2014

Bienvenue au paradis numérique //// MANIÈRE DE VOIR //// 43


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 07:59 Page 44

LA CENSURE AUX DEUX VISAGES


L’histoire de la surveil-
Pour traquer les réseaux terroristes ou débusquer les « fake news », les États s’allient lance et de la censure des
avec les plates-formes numériques afin de détecter les comportements dangereux communications est éclai-
rante pour comprendre ces
mais aussi les paroles suspectes. L’intelligence artificielle permet ainsi le nettoyage
évolutions. Car, au-delà de
et l’invisibilisation de milliers de comptes et d’informations. Doublement inféodé
la conjoncture néolibérale,
au pouvoir et au marché, l’espace médiatique se voit purgé à bas bruit. les logiques de cooptation
entre puissance publique

E
PAR FÉLIX TRÉGUER n ce 12 novembre 2018 se tient, dans et gestionnaires privés des
la grande salle de conférences de l’Or- moyens de communication
ganisation des Nations unies pour apparaissent comme une
l’éducation, la science et la culture (Unesco), à constante dans l’histoire des
Paris, le Forum sur la gouvernance d’Internet. médias. Face aux crises
Sans surprise, dans son discours, M. Emmanuel induites par les ruptures
Macron renvoie dos à dos deux modèles de technologiques ou les sou-
régulation d’Internet  : d’un côté, «l’Internet bresauts politiques, ces
californien», libertarien, «tiré par des acteurs alliances permettent de
privés, forts, dominants, mondiaux», et rétifs à rétablir un contrôle efficace
tout contrôle étatique; de l’autre, «l’Internet sur la circulation des idées.
chinois», «cloisonné et entièrement surveillé» Au XVIe siècle, déjà, tandis
par «des États forts et autoritaires». Une alter- que le développement de
native repoussoir qui lui permet de désigner l’imprimerie contribue à
une troisième voie : celle où «l’ensemble des démocratiser l’accès aux
acteurs de l’Internet» –  «les sociétés civiles, livres et à propager des doc-
acteurs privés, ONG [organisations non gouver- trines politiques et reli-
nementales], intellectuels, journalistes, gouver- gieuses subversives, l’État
nements» – parviennent à élaborer une «régu- recourt aux partenariats
lation coopérative, en commun». public-privé pour refermer
Derrière le mythe éventé d’une « gouver- la brèche contestataire. En
nance multiacteurs» d’Internet, en dépit aussi France, dès 1539, François Ier
des références convenues à la «société civile», définit les conditions d’exer-
le président français promeut le projet qui, de cice de la profession d’im-
son point de vue, permettra d’articuler le meil- primeur et de libraire à
leur des deux mondes : un capitalisme de sur- Paris et à Lyon, principaux
veillance débridé et la main de fer de l’État. À foyers d’édition. Il fait aussi
défaut de champions nationaux du numé- instituer des chambres syn-
rique – ceux dont peuvent se targuer la Chine dicales chargées de jouer le
ou la Russie pour armer leurs rôle d’interlocuteur de l’État
Le président français promeut pour
politiques de contrôle d’Inter- pour l’ensemble du secteur.
la gouvernance d’Internet un projet
net –, les pays européens doi- En 1618, une chambre syn-
articulant un capitalisme de vent s’accommoder d’une dicale unique des métiers du livre est créée
surveillance et la main de fer de l’État poignée d’entreprises améri- et dotée de pouvoirs de police : ses représen-
caines qui caracolent en tête tants visitent des imprimeries et des librai-
des capitalisations boursières mondiales. ries, contrôlent l’application des règle-
Malgré les législations – adoptées ou pro- ments, etc. Afin d’affaiblir la concurrence, les
mises – destinées à juguler les dérives des libraires parisiens réclament un monopole
plates-formes (abus de position dominante, perpétuel sur l’édition des livres ; le cardinal
atteintes à la vie privée, fake news…), l’appa- de Richelieu accède à l’essentiel de leurs
rent conflit entre les États et les multinatio- demandes, mais ils doivent en retour s’ac-
nales du numérique masque en réalité une quitter de leur tâche de police et remplir de
interdépendance accrue. nombreux critères de probité.

44 //// MANIÈRE DE VOIR //// Bienvenue au paradis numérique


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Au gré de quelques aménagements, notam- Après la période de liberté d’expression Goin ///// « Owned » (Possédés),
Bristol (Royaume-Uni), 2015
ment en faveur de libraires de province, cette sans précédent qui avait accompagné la
politique permettra à une trentaine d’impri- Révolution française, l’Empire napoléonien
meurs-libraires de maîtriser tant bien que mal a anéanti les journaux indépendants et
la production et la distribution des livres au sein réduit comme peau de chagrin le nombre
du royaume. Comme aujourd’hui avec les d’imprimeurs et de titres. À partir des
géants du numérique, cette centralisation de années  1830, toutefois, dans un début de
l’économie de l’imprimé permet à l’État de relâchement qui prélude à la loi de 1881 sur
diminuer le nombre d’intermédiaires à contrô- la liberté de la presse, le pouvoir tolère la
ler, et donc d’abaisser les «coûts de transac- montée en puissance d’une presse populaire
tion» associés à la censure. à grand tirage. Faut-il y voir une concession ☛

Bienvenue au paradis numérique //// MANIÈRE DE VOIR //// 45


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indépendante du pouvoir politique – selon le


LA CENSURE AUX DEUX VISAGES récit officiel en vigueur dans l’histoire domi-
sincère à l’idéal de liberté, ou l’approfondis- nante des médias –, la loi de 1881 exprime la
sement du partenariat efficace conclu entre prise de conscience par le pouvoir que sa
le pouvoir politique et les industries de police est encore plus efficace quand elle sait
presse ? Outre les vagues répressives qui composer avec le libéralisme ; en somme,
frappent les publications contestataires, quand le glaive de la loi cède le pas aux dis-
notamment socialistes, il semble plutôt que, ciplines du capitalisme informationnel.
dans un secteur en proie à une concentration D’autant que le législateur de la IIIe Répu-
économique croissante, ce soient les gages blique a pris soin d’assurer ses arrières à tra-
fournis par les milieux d’affaires qui aient vers des dispositions destinées à réprimer
rendu possible une telle libéralisation. certaines critiques de l’autorité.
Les innovations dans les techniques d’im- Des alliances analogues garantiront à
pression, l’apparition de la presse « bon mar- l’État, dès les années  1860, le contrôle des
ché » financée par la publicité, de même que premiers réseaux privés de télécommunica-
les progrès de l’alphabétisa- tions. À la fin du XXe siècle, après l’ère des
tion, suscitent une course à monopoles étatiques sur les médias hert-
Un régime de censure l’audience qui favorise le ziens, le processus de privatisation remet au
extrajudiciaire, largement passage d’une presse poli- goût du jour ces collusions. À nouveau, l’es-
privatisé et de plus en plus tique d’opinion à une presse pace médiatique subit une double inféoda-
automatisé, est en voie de d’information et de diver- tion, à l’État et au marché.
consolidation tissement. Pareil processus Dans les années 1990, grâce à ses avant-
suppose des liens toujours gardes militantes, Internet apparaît comme
plus étroits entre les mar- une force capable de renverser la donne : la
chands de presse et l’autorité régulatrice. Les Toile permettrait la prolifération des médias
concessions aux libertés publiques, symbo- alternatifs et battrait en brèche l’hégémonie
lisées par la loi de 1881, qui met un terme à des grands groupes de communication
la censure préalable en consacrant la protec- dépendants du pouvoir politique. Pourtant,
tion judiciaire de la liberté d’expression, doi- là encore, au gré des crises sécuritaires, l’État
vent donc se mesurer à l’aune du mouve- rétablit son emprise en jouant sur la concen-
ment de dépolitisation engagé par l’entrée tration de l’économie politique d’Internet (1).
dans l’ère des médias de masse. Plutôt qu’une En poursuivant leur propre logique d’accu-
conquête héroïque d’une presse désormais mulation, les grandes plates-formes numé-
riques parviennent en effet à centraliser une
immense part de nos communications et
développent des savoir-faire uniques pour
Sur la Toile surveiller la population et censurer les
La Quadrature du Net espaces d’expression. Autant de techniques
Cette association entend informer les citoyens sur des « projets législatifs menaçant les libertés que l’État entend faire siennes.
individuelles, les droits fondamentaux et le développement économique et social à l’ère du numérique ». Son
site regorge de ressources sur la censure, les données personnelles, la surveillance et Internet. Parmi les Dès 2013, les documents divulgués par
derniers documents mis en ligne : « Emmanuel Macron, cinq années de surveillance et de censure » M. Edward Snowden révélaient la partici-
(février 2022).
www.laquadrature.net pation des grandes plates-formes aux pro-
grammes de surveillance du renseigne-
Commission nationale de l’informatique et des libertés (CNIL) ment américain. Entre 2013 et 2018, aux
Outre des rubriques consacrées à la police et la justice, les associations, la vie politique et civique, etc., la
États-Unis, le nombre d’utilisateurs concer-
CNIL présente une section sur le « flicage » des employés sur leur lieu de travail, les droits des salariés en
matière de données personnelles et le télétravail. À lire, la synthèse d’un colloque organisé en nés par les réquisitions judiciaires autori-
novembre 2020, sur le thème « Droit(s) et libertés numériques au travail : réalités et horizons », en sées en vertu du Foreign Intelligence Act a
téléchargement libre.
www.cnil.fr augmenté de 680  % chez Google et de
1 300 % chez Facebook (2). En France, les
Souriez vous êtes filmés
Le collectif contre la vidéosurveillance, né en 1995, dénonce le « contrôle sécuritaire de la population » et les
atteintes aux libertés publiques et individuelles que représentent les avancées technologiques dans ce (1) Lire Dan Schiller, « Qui gouvernera Internet ? », Le Monde
domaine. Il organise de nombreuses campagnes d’action, comme la dissimulation des caméras, dont il diplomatique, février 2013.
réclame la disparition, et fournit une importante documentation sur son site. (2) Cf. les rapports «Transparence des informations », Goo-
www.souriez.info gle, et « Government requests for user data », Facebook
Transparency.

46 //// MANIÈRE DE VOIR //// Bienvenue au paradis numérique


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échanges noués depuis 2015 dans le cadre


d’un « groupe de contact » entre l’oligopole
numérique et le ministère de l’intérieur ont
Notre ami Google
également provoqué une croissance
impressionnante du nombre de données
fournies aux autorités  : hausse de 670  %
pour Google et de 800  % pour Facebook
L’ un, Google, prétend « organiser l’information du monde et la rendre uni-
versellement accessible et utile ». L’autre, Facebook, veut « rapprocher le
monde » en connectant les gens. Chaque jour, plus d’un milliard de personnes
entre 2013 et 2019. utilisent ces services comme s’ils échappaient aux pesanteurs politiques avec
autant d’agilité que leurs maisons mères esquivent leurs obligations fiscales.
Sus aux contenus haineux Générés par de froids algorithmes, les résultats d’une requête ou la sélection
Sur le front de la censure, des alliances ana- du fil d’actualité nous paraissent aller de soi : déformés par la publicité, certes,
logues se nouent et marquent un recul histo- mais imperméables à l’idéologie.
rique des garanties en matière de liberté
Le 18 novembre 2017, lors d’un forum international sur la sécurité, M. Eric
d’expression. Depuis les attentats de jan-
Schmidt, alors président exécutif d’Alphabet, la société qui contrôle Google,
vier 2015 à Paris, la lutte contre la propa-
répond à un utilisateur allemand indigné de recevoir sur son smartphone trop
gande djihadiste et les « discours de haine »
d’alertes Google en provenance de l’agence publique russe Sputnik : « Nous
justifie des collaborations toujours plus
travaillons sur la détection et le déréférencement de ce genre de sites, je pense
étroites entre les forces de police et les
à RT et à Sputnik. Nous sommes bien conscients de ce qu’ils font – on en a
plates-formes pour invisibiliser les expres-
beaucoup parlé – et nous essayons d’élaborer un système pour empêcher
sions jugées illicites ou simplement « indési-
cela. » Avec sa cravate fuchsia et ses chaussettes assorties, M. Schmidt vient
rables », selon le terme employé par
tranquillement d’annoncer que le moteur de recherche le plus utilisé dans le
M. Macron à l’Organisation des Nations unis
monde truquerait désormais ses résultats au détriment de certains médias
par l’éducation, la science et la culture
suspects de véhiculer des fake news (« fausses nouvelles »). Pas n’importe
(Unesco). Il s’agit à présent de massifier la
lesquels : les seuls ouvertement visés figurent dans le collimateur du minis-
censure en contournant les procédures
tère de la défense américain, dont M.  Schmidt est à l’époque également
judiciaires et en l’automatisant. Les États
conseiller. Sous pression depuis l’élection présidentielle de 2016, Facebook et
entendent en effet généraliser le recours
aux techniques d’« intelligence artificielle »
Twitter pourchassent les publicités achetées par des comptes associés au
développées par les géants de la Silicon Val- Kremlin, tandis que Google s’emploie à renvoyer dans les profondeurs du
ley pour identifier dans l’océan numérique classement les résultats trop proches des vues de Moscou.
les « contenus » jugés inappropriés et les blo- Mais comment séparer automatiquement le bon grain de l’ivraie ? « Dans
quer. Et ce même si, pour l’heure, les plates- un communiqué publié le 25 avril 2017, M. Ben Gomes, vice-président de l’in-
formes doivent encore faire appel aux mil- génierie de Google, a déclaré que la nouvelle version du moteur de recherche
liers de « petites mains de la censure », ces rétrograderait les sites “offensants”, et ferait remonter plus de “contenus
travailleurs précaires chargés d’appliquer faisant autorité” », écrivent Andre Damon et David North, du World Socialist
leurs politiques de modération. Web Site (2 août 2017). Aidé d’une société d’analyse de référencement, ce
Après les expérimentations menées au site trotskiste a mesuré les effets du nouvel algorithme qui, par défaut, pré-
niveau national ou sous l’égide d’organismes suppose les médias dominants fiables et la presse alternative louche. « On
comme Europol, des textes législatifs cher- observe une perte importante de lectorat des sites socialistes, antiguerre
chent à pérenniser ce nouveau modèle de et progressistes au cours des trois derniers mois, avec une diminution cumu-
censure. C’est le sens de la loi allemande lée de 45 % du trafic en provenance de Google. » Entre mai et juillet 2017, les
NetzDG, de juin 2017 visant à lutter contre visites de wsws.org issues de Google ont chuté de 67 %, celles du réseau
les « discours de haine » sur Internet, mais Alternet.org de 63 %. La plate-forme audiovisuelle Democracynow.org enre-
aussi de son équivalent français (la proposi- gistre un plongeon de 36 % ; Counterpunch.org, de 21 % ; et Theintercept.com,
tion de loi « contre les contenus haineux sur de 19 %. « Dans la bataille contre les fake news, alerte l’association améri-
Internet »), un texte retoqué par le Conseil caine Fairness and Accuracy in Reporting (FAIR) (1), une grande partie des
constitutionnel le 18 juin 2020. C’est égale- reportages les plus indépendants et les plus précis sont en train de dispa-
ment l’objectif du règlement 2021/784 raître des résultats des recherches effectuées dans Google. » Tuer le plura-
consacré à la lutte contre la propagande ter- lisme au nom de l’information ?
roriste, adopté le 29 avril 2021. Exit, la loi de Pierre Rimbert
1881. Un régime de censure extrajudiciaire,
largement privatisé et de plus en plus auto- (1) Robin Andersen, « Backlash against Russian “fake news” is shutting down debate for real »,
matisé, est en voie de consolidation. Fair.org, 29 novembre 2017, dont le présent article reprend plusieurs éléments.
Félix Tréguer

Bienvenue au paradis numérique //// MANIÈRE DE VOIR //// 47


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 08:01 Page 48

UN PETIT « COUP DE POUCE » ?


Nudge Unit (l’« unité coup de pouce » du
Gentiment, à l’aide de pictogrammes ou de campagnes de sensibilisation, les pouvoirs groupe BVA), chargée de conseiller le gou-
publics distillent toute sorte de consignes : pour valider correctement un ticket de bus, vernement dans sa gestion de la pandémie,
éclaire son rôle et le cadre dans lequel se
bien manger, se prémunir des maladies… Cette méthode d’encadrement, inspirée des
situe la nouvelle « fabrique du consente-
neurosciences, invite chacun à la « résilience » dans une société où aucun conflit social
ment ». Car « coup de pouce » est le terme
ne résiste à l’appel adéquat aux « bonnes pratiques ». inoffensif qui désigne des techniques de
suggestion indirecte chargées d’inf luencer,

L
PAR EVELYNE PIEILLER es institutions internationales, le sans contrainte, les motivations et la prise
monde de la finance, du management, de décision, de nous extraire en douceur de
de la santé publique, les économistes, notre irrationalité spontanée, obstacle
les urbanistes, les climatologues  : tous naturel à l’adoption de la « bonne pra-
recourent aujourd’hui à la notion de « rési- tique », en l’occurrence… de la résilience (2).
lience ». Les politiques en raffolent. On sait que la perception et l’interpréta-
M. Joseph Biden a évoqué dans son discours tion du monde se traduisent en informations
d’investiture, en janvier  2021, la « rési- électrochimiques au long d’un réseau de
lience » de la Constitution américaine. nerfs et de cellules nerveuses (neurones) qui
M. Emmanuel Macron décline le mot sans font circuler des signaux ; pour résumer, les
craindre de se répéter. Dans le contexte de neurones « codent » l’information. Les neu-
la pandémie de Covid-19, il évoque ainsi les rosciences, qui décrivent et interrogent cette
« scénarios de résilience » (France Info, transmission, peuvent se spécialiser dans
19  février  2021). Au Forum économique l’examen de ce qui est mis en jeu dans les
mondial de Davos, le 26 janvier 2021, il se comportements ou dans les capacités men-
déclare « pour un capitalisme résilient ». tales. Elles portent donc sur des sujets
On fait remonter sa popularisation en majeurs, car elles contribuent à établir
France aux travaux du psychiatre Boris « scientifiquement » des normes de santé,
Cyrulnik, autrefois membre de la commis- psychiques ou comportementales, et peu-
sion Attali sur les freins à la croissance et vent être sollicitées pour corriger, améliorer
devenu « le psy préféré des Français ». ou transformer des « mécanismes » défail-
Celui-ci définit la résilience comme la lants. C’est à quoi va contribuer l’examen des
« capacité à réussir, à vivre et à se développer « biais cognitifs ». Nous nous en tiendrons à
positivement, de manière socialement quelques exemples : le « biais de confirma-
acceptable, en dépit du stress ou d’une tion », lorsque nous préférons ce qui va dans
adversité qui comporte normalement le le sens de nos croyances ; le « biais de
risque grave d’une issue négative (1) ». cadrage », lorsque nous choisissons ce que la
présentation du propos nous incite à choisir ;
Influencer sans contraindre ou encore celui qui pousse à valoriser le
La promotion de la résilience comme court terme. Il ne semblerait pas vraiment
modèle diffus de traversée profitable des nécessaire de s’attarder sur ces biais, qui res-
épreuves, du résilient comme modeste semblent assez au poids des préjugés, de la
héros qui a reconnu et transformé ses fra- rhétorique, du tempérament, etc., si les neu-
gilités est une arme idéologique et politique rosciences ne les incorporaient à leur champ
idéale. Elle est de fait posée aujourd’hui et d’étude, dans la perspective d’agir sur eux.
saluée comme la solution pour surmonter
les temps difficiles. Ce que confirme l’Ins- (1) Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Odile Jacob,
titut national des hautes études de la sécu- Paris, 1999.

rité et de la justice (INHESJ), aujourd’hui (2) Le terme a été popularisé par l’économiste Richard Tha-
ler et le juriste Cass Sunstein dans Nudge. La méthode douce
intégré au ministère de l’intérieur, quand il pour inspirer la bonne décision, Vuibert, coll. « Signature »,
Paris, 2010. Richard Thaler a reçu le « prix Nobel d’écono-
propose en mars  2020 « la résilience
mie » en 2017.
comme axe de communication de crise ». Le
(3) Cité dans Géraldine Woessner, « Emmanuel Macron et
contrat passé le 17 mars 2020 avec la BVA le pouvoir du “nudge” », Le Point, Paris, 4 juin 2020.

48 //// MANIÈRE DE VOIR //// Bienvenue au paradis numérique


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 08:05 Page 49

Selon les neurosciences,


© Antoine d'Agata/Magnum Photos

ces biais, dûment repérés


dans toutes sortes de
domaines, de la mémorisa-
tion aux relations sociales,
présentent quelques carac-
téristiques remarquables.
Contrairement à l’erreur, qui
est aléatoire, ils seraient sys-
tématiques ; ils opéreraient
chez tous les individus; et ils
seraient immémoriaux. Or
le fonctionnement du biais,
à l’instar de celui de toute
opération mentale, peut être
modulé grâce à l’interven-
tion de messages autres  :
pour que la décision soit
moins émotionnelle, plus
pertinente, changeons les
connexions.

«Construire le bien-être»
C’est là le rôle des nudges.
On connaît l’histoire de la
mouche cible dessinée au
fond des urinoirs à Ams-
terdam, qui a effective-
ment permis une forte
diminution des frais de nettoyage. L’anec- Construire la résilience, et donc recâbler Antoine d'Agata ///// Série « Virus »,
« Premier confinement », Paris, 2020
dote est célèbre ; le sont un peu moins les les connexions pour induire à accepter ce
multiples Nudge Units qui ont été mises en qui est censé contribuer à la résilience
place pour guider certaines actions poli- générale, passe évidemment par la culpa-
tiques : au Royaume-Uni, en 2010, dans le bilisation, intériorisée, du « déviant » et par
gouvernement de M.  David Cameron ; en la gratification, intério-
2013, aux États-Unis, auprès de M. Barack risée, de la « bonne pra-
Obama… En France, comme le résume tique », porteuse d’un « On fait juste en sorte que la
M.  Ismaël Emelien, qui a fait recruter la avenir radieux. Toutes personne regarde dans la bonne
filiale de BVA lorsqu’il était conseiller de émotions qui, une fois les
M. Macron, l’objectif n’est pas si loin de la neurones enfin codés
direction. C’est complètement
mouche cible : « On fait juste en sorte que la correctement, modifient indissociable de l’intérêt général »
personne regarde dans la bonne direction. vertueusement les com-
C’est complètement indissociable de l’intérêt portements et permet-
général (3). » C’est très gentil. C’est toujours tent d’accueillir les contraintes nécessaires à
très gentil quand on pense pour nous, qui l’amélioration de l’état personnel comme
pensons mal. Concrètement, la Nudge Unit de la situation collective. Les sciences
gouvernementale entreprend de « construire cognitives « arment » ainsi les politiques
le bien-être et la résilience à long terme », car publiques, en rendant acceptables de
cette dernière ne saurait être une grâce nouvelles normes sociales, qui apparais-
personnelle, un don inexplicable, non : elle sent alors morales, altruistes, bénéfiques
se « construit ». pour tous. n

Bienvenue au paradis numérique //// MANIÈRE DE VOIR //// 49


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 08:08 Page 50

Goin ///// « St. AngeLOL »,


Rome (Italie), 2015

PLATES-FORMES DE RÉÉDUCATION
Quelques heures après la mise en ligne de
Aux États-Unis, le flot de fausses nouvelles diffusées par le président Donald Trump l’article, M.  Andy Stone, un responsable
et ses supporteurs a suscité une vigoureuse riposte des maîtres des réseaux sociaux. des relations publiques de Facebook (et
ancien communicant du Parti démocrate),
Des avertissements barrent désormais les informations et les publications jugées
annonce : « Nous réduisons sa diffusion sur
douteuses et renvoient à la presse « de qualité ». Mais, celle-ci – « The New York Times » notre plate-forme » (@andymstone, Twitter,
en tête – ne diffuse-t-elle pas, elle aussi, des « fake news » ? 14 octobre). Simultanément, Twitter inter-
dit à ses utilisateurs de partager tout lien

T
PAR PIERRE RIMBERT rois semaines avant l’élection améri- vers l’enquête du New York Post, avant de…
caine du 3 novembre 2020, le New York suspendre le compte du quotidien. « Ce fut
Post (14 octobre), un tabloïd conserva- alors un spectacle étonnant de voir les
teur, publie un scoop susceptible d’embarras- démocrates justifier cette censure au motif
ser le candidat démocrate, M. Joseph Biden : que les entreprises privées sont fondées à
des courriers électroniques issus de l’ordina- faire ce que bon leur semble », persif le le
teur de son fils Hunter indiqueraient que ce journaliste Glenn Greenwald. (The Inter-
dernier a été rémunéré par une entreprise cept, 16 octobre 2020).
ukrainienne désireuse de profiter de l’in- Mais que vaut la censure sans rééduca-
f luence de son père. La diffusion de ces tion ? Apparemment très inspirés par les
« révélations » se heurte à un obstacle inat- pratiques du Parti communiste chinois en
tendu : Facebook et Twitter, deux entreprises
dévouées, comme chacun sait, à la libre com- (1) Dino P. Christenson, Sarah E. Kreps et Douglas L. Kriner,
munication des pensées et des opinions, déci- « Contemporary presidency. Going public in an era of social
media : Tweets, corrections, and public opinion », Presiden-
dent de censurer l’information. tial Studies Quarterly, en ligne le 30 novembre 2020.

50 //// MANIÈRE DE VOIR //// Bienvenue au paradis numérique


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 08:11 Page 51

matière de contrôle du débat d’idées, les


patrons libéraux de la Silicon Valley ont
lancé une vaste campagne de rectification à
destination des utilisateurs égarés au point
Par la bande
de s’informer ailleurs que dans les médias Bien viser
jugés « fiables » et, à ce titre, sponsorisés par
les géants du numérique. Depuis août 2020,
Création originale de Désirée et Alain Frappier
Facebook impose un bandeau d’alerte sur les
pour Manière de voir
messages étiquetés suspects par ses « vérifi-
cateurs » sous-traitants : « faux », « informa-

«À
tion partiellement fausse », « cette publication un moment donné la BD, et plus particulièrement le
manque de contexte », proclament ces ban- roman graphique, s’est trouvée être la parfaite syn-
nières, qui renvoient à des articles de la thèse de nos deux parcours, comme si nous entrions
presse dominante. On imagine l’épouvante enfin dans notre vraie vie.» Cela fait maintenant dix ans qu’Alain et
des abonnés si les services postaux améri- Désirée Frappier vivent leur vraie vie, le premier au dessin, la
cains chargés d’acheminer la presse dans les seconde aux histoires.
boîtes aux lettres barraient d’un tampon Alain aura attendu de fêter ses 60 ans. «Formé aux Arts décoratifs
« fake news » les exemplaires du New York et nourri de Tintin et Spirou, mon envie de faire de la bande dessinée
Times faisant état d’un énième complot russe remonte à ma septième année. Mon crayon s’est vite aperçu que je
imaginaire et incitaient les destinataires à se ne savais pas raconter des histoires.» Il s’essaie donc à l’illustration
brancher sur la chaîne d’information en de presse, fait de la musique et beaucoup de graphisme. Désirée,
continu RT, proche du Kremlin (lire l’article 7 ans de moins, enchaîne les expériences en autodidacte : «Théâtre,
de Thomas Frank, page 60). costumes, ateliers d’écriture, journalisme, maternités… Autant de
façons de survivre à la vie.» Lui va apporter des années de militance
« Effet boomerang » et une ligne claire subtilement photographique, elle une écriture
Qu’elles émanent d’une autorité parentale, singulière et délicate. Du premier, Dans l’ombre de Charonne (Mau-
partisane, épiscopale ou médiatique, les conduit, 2012), au dernier, Le Temps des humbles (Steinkis, 2020),
admonestations du type « Ne lisez surtout tous leurs livres sont construits selon les mêmes principes. «Nous
pas ceci, lisez cela ! » agacent sans convain- mélangeons le récit intimiste, porté par des témoins, et le récit poli-
cre, au grand dam du parti de la vertu. Les tique parce qu’il nous importe de comprendre la raison des drames
rectifications apportées par Twitter aux que nous traversons et d’en percer les secrets. Nous travaillons sur
calembredaines de M. Donald Trump sur les des événements révolus, car ils nous permettent de confronter des
risques de fraude électorale liés au vote par écrits, des témoignages, des archives et de comprendre ainsi, comme
correspondance, en 2020, n’échappent pas de toucher au plus près, la réalité de nos personnages».
à la règle, comme le démontre une enquête Dans les cartons, un troisième album sur le Chili de Salvador
menée par des universitaires sur ce cas pré- Allende, un «“one shot”, plus intimiste, dans le style du Choix (La ville
cis (1). Le résultat se déploie en deux temps. brûle, 2015) sur l’apprentissage de la soumission». Et peut-être un
Il s’avère d’abord que le tweet de M. Trump ou plusieurs volumes qui détailleront les deux pages qui suivent?
ne change en rien l’opinion des lecteurs sur Guillaume Barou
le vote par correspondance, quelle que soit
leur affiliation politique. « Les corrections de
Twitter, en revanche, provoquent des effets
très différenciés, expliquent les chercheurs.
Chez les démocrates, elles font baisser la
croyance dans la fraude postale. Chez les
républicains, on observe exactement l’in-
verse. La croyance dans la fraude électorale
est plus élevée chez les sujets exposés aux
corrections et aux avertissements que dans


le groupe de contrôle – la preuve d’un effet
boomerang. » En somme, la campagne de
rééducation renforce le crédit des fake news
chez ceux qui y croient déjà et qu’on
cherche à instruire du contraire. n

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LA « VILLE
SÛRE » OU
L’ALGORITHME
DE LA
TRANQUILLITÉ
De plus en plus densément peuplés
et traversés de tensions sociales,
les espaces urbains sont devenus
de véritables laboratoires de
la télésurveillance. Les « villes sûres »
multiplient les caméras et expérimentent
le traitement de données destinées
à repérer des anomalies sur la voie
publique ou dans les transports. Certains
élus préconisent même le recours aux
technologies de reconnaissance faciale.

L
PAR FÉLIX TRÉGUER es projets de « ville intelligente » ment des villes passe ainsi à l’ère de la gou-
(smart city) essaiment dans le vernance algorithmique. Et, en dehors de
monde. Après les États-Unis, la quelques initiatives en matière de mise à
Chine, les pays du Golfe ou le Royaume-Uni, disposition des données, de gestion « intelli-
c’est en France que de grands groupes gente » de l’éclairage public ou des bennes à
industriels se positionnent sur ces marchés ordures, la « ville intelligente » se définit sur-
en s’alliant à des élus locaux. Ils entendent tout par son volet sécuritaire. À tel point que
faire proliférer les outils informatiques dans les industriels parlent désormais de « ville
l’espace public urbain pour surveiller, ana- sûre » (safe city).
lyser, prédire et contrôler les flux de per- Les documents administratifs liés à ces
sonnes et de marchandises. Le gouverne- projets témoignent de la porosité entre la

54 //// MANIÈRE DE VOIR //// Bienvenue au paradis numérique


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 08:22 Page 55

© Antoine d'Agata/Magnum Photos

gouvernance urbaine et les doctrines issues terrorisme, etc.). Pas question de s’interroger Antoine d'Agata /////
Série « Virus », « Premier
du monde militaire. Ainsi, la convention sur les ressorts économiques, sociaux, poli-
confinement », Paris, 2020
d’expérimentation conclue en juin  2018 tiques de ces phénomènes, et encore moins
entre la mairie de Nice et un consortium de d’agir sur eux. Il importe avant tout d’« éva-
quinze entreprises dirigé par Thales part du luer chaque situation pour pouvoir anticiper
constat d’une « urbanisation galopante à la les incidents et les crises », d’identifier les
surface du monde ». Évoquant des « menaces « signaux faibles » afin de fournir une « aide
de plus en plus importantes », elle met sur le à la planification », de proposer des « prédic-
même plan les « risques naturels », qui peu- tions sur base de scénarios », le tout dans le
vent être liés au dérèglement climatique, et cadre d’une « gestion en temps réel » à travers
les « risques d’origine humaine » (criminalité, l’exploitation du « maximum de données ☛

Bienvenue au paradis numérique //// MANIÈRE DE VOIR //// 55


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 11:59 Page 56

Pour ce faire, la «ville sûre» s’appuie sur


LA « VILLE SÛRE » OU L’ALGORITHME DE LA TRANQUILLITÉ deux grandes innovations technologiques.
existantes » au sein d’un « centre d’hypervi- D’abord, la possibilité de réunir et d’analyser
sion et de commandement » (1). divers jeux de données, comme les fichiers de
Les «risques» sont ainsi réduits à un état de police, les informations personnelles glanées
fait dont la puissance publique se contente de en ligne –  et en particulier sur les réseaux
gouverner les effets. Chez les concepteurs de sociaux –, etc., afin de produire des statistiques
la « ville sûre », la police recouvre sa vieille et de l’aide à la décision dans une logique de
fonction théorisée au XVIII  siècle : produire un
e police prédictive. Les outils de surveillance
savoir sur la population, orienter sa conduite expérimentés depuis dix ans par les grandes
en agissant sur les variables qui la détermi- agences de renseignement se généralisent à
nent, assurer sa docilité et sa productivité. La l’ensemble des activités policières…
nouveauté tient à l’abandon de l’horizon déci- À Marseille, l’observatoire big data de la tran-
dément trop fuyant de l’«ordre public». On se quillité publique, confié à l’entreprise Engie
contente désormais de gérer le désordre. Grâce Ineo, a été inauguré en novembre 2019. Il intè-
à la surenchère technologique, les techno- gre des sources issues des services publics
crates croient pouvoir repérer dans la nuée du municipaux (police, régie de transport, hôpi-
chaos certaines caractéristiques ou régularités taux,  etc.), mais aussi des « partenaires
statistiques à partir desquelles on pourra caté- externes», tels que le ministère de l’intérieur,
goriser, trier, corréler et, in fine, anticiper, pré- qui centralise de nombreux fichiers et données
venir, préempter, ajuster – mais aussi, quand statistiques, ou les opérateurs télécoms, dont les
cela sera nécessaire, cibler et réprimer. données relatives à la localisation des télé-
phones portables permettent de cartographier
en temps réel les «flux de population».
Rideau noir en Russie Par ailleurs, les citoyens sont appelés à
contribuer en fournissant directement des
informations (textos, vidéos, photographies,

A u nom de la lutte contre la « désinformation » concernant l’agression contre l’Ukraine,


le Kremlin serre la vis. Depuis le 4 mars dernier, « discréditer » publiquement les forces
armées est passible de quinze ans de prison. Le régulateur des médias russe a suspendu la
vitesse de déplacement, niveau de stress…) à
travers « une application sur smartphone ou
des objets connectés ». La surveillance des
diffusion de la télévision en ligne Dojd et de la radio Écho de Moscou (détenue en partie par
conversations sur les réseaux sociaux comme
Gazprom). Le journal d’opposition Novaïa Gazeta ne couvre plus la campagne militaire en
Twitter ou Facebook est aussi de mise, que ce
Ukraine. Laisser son nom sur une pétition antiguerre, comme l’ont fait des centaines de mil-
soit pour « récupérer les publications dont les
liers de personnes depuis le début des hostilités, revient à prendre des risques considérables.
thèmes ont un intérêt pour la sécurité de la
Selon le décompte de l’association russe OVD-Info (au 7 mars 2022), près de 14 000 personnes
ont été arrêtées pour avoir simplement exprimé dans la rue leur opposition à la guerre. ville», pour «anticiper la menace» et évaluer le
«risque de rassemblements dangereux par ana-
Dans la presse écrite, le conflit en Ukraine accélère une dégradation par paliers. À l’exception
lyse des tweets », ou encore pour procéder à
de la couverture de la Tchétchénie, qui a coûté la vie, notamment, à la journaliste Anna Polit-
«l’identification des acteurs» en repérant «qui
kovskaïa de Novaïa Gazeta, les pressions politiques se sont longtemps exercées via les grands
parle, qui agit, qui interagit avec qui» (2). Pour
industriels propriétaires de titres, peu désireux de contrarier le Kremlin. Dans les années 2010,
des rédacteurs en chef ou chefs de rubriques démissionnent (Lenta.ru, RBK, Kommersant, héberger et traiter ces immenses volumes de
Vedomosti), certains lançant leur média en ligne, au prix parfois d’une délocalisation dans des données, la ville de Marseille a acquis plusieurs
pays hostiles à Moscou (Meduza, par exemple, basé à Riga, en Lettonie). Fin 2020, la presse serveurs auprès de l’entreprise Oracle. Elle dis-
connaît ainsi une situation paradoxale : mis en place dès les années 2000 sur la télévision, le pose désormais d’un espace de stockage de six
contrôle du Kremlin s’est renforcé sur les journaux de référence, mais le public russe peut cents téraoctets, soit une capacité équivalant à
aisément s’informer via Internet sur la corruption des élites ou la répression politique. celle de la Bibliothèque nationale de France
Les protestations pour la libération de l’opposant Alexeï Navalny au printemps 2021 mar- pour sa politique d’archivage d’Internet.
quent un premier tournant. La dénomination d’« agent de l’étranger » – jusqu’alors réservée Second soubassement technique de la «ville
aux médias financés par le gouvernement américain – est alors accolée à nombre de publi- sûre» : l’analyse automatique des flux de vidéo-
cations en ligne (Meduza, VTimes, Proekt, The Insider). Synonyme de harcèlement admi- surveillance. Alors que l’État et les collectivités
nistratif, ce statut n’interdit cependant pas les sites visés de travailler. Avec la guerre contre ont investi des centaines de millions d’euros dans
Kiev, cette pression s’est muée en menace franche. Selon le média en ligne Agence, 150 l’achat de caméras depuis 2007, et ce pour de
journalistes auraient quitté le pays au 7 mars 2022. maigres résultats (3), l’automatisation promet
Hélène Richard monts et merveilles – et, cerise sur le gâteau,
sans embauche de fonctionnaires employés au

56 //// MANIÈRE DE VOIR //// Bienvenue au paradis numérique


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visionnage. Des projets de vidéosurveillance dite chacun de ces deux grands groupes (23,6 % et
«intelligente» se mettent en place à Toulouse, 25,8 % des parts respectivement, et plus d’un
Nice, Marseille, Valenciennes, Paris, ou dans les tiers des droits de vote dans les deux cas).
départements du Gard et des Yvelines. Outre les collectivités commanditaires, de
Le maire de Nice, M.  Christian Estrosi, nombreux organismes publics participent à
compte parmi les responsables politiques les ces évolutions. De ce point de vue, le projet de
plus enthousiastes quant au potentiel de ces «ville sûre» mené par Thales à Nice est emblé-
technologies. Il cherche à expérimenter des matique. Conçu pour suivre les axes théma-
portiques de reconnaissance faciale suscitant tiques identifiés par le
les réserves de la Commission nationale de l’in- Comité de la filière
formatique et des libertés (CNIL) en 2019. industrielle de sécurité La multiplication des fichiers
Si les usages potentiels de la vidéosurveil- –  qui assure l’interface biométriques permet d’étendre
lance «intelligente» ne manquent pas, l’identi- entre gouvernement et la reconnaissance faciale à
fication automatique d’individus ou de com- secteur privé –, il bénéfi- des catégories toujours plus larges
portements suspects fait figure de priorité. En cie d’un label délivré par
de la population
juin 2018, dans un discours consacré aux doc- ce même organisme. Au
trines de maintien de l’ordre, l’ancien ministre titre du Programme d’in-
de l’intérieur Gérard Collomb annonçait des vestissements d’avenir, la Banque publique
outils d’intelligence artificielle bientôt capables d’investissement (Bpifrance) lui a versé une
de «repérer dans la foule des individus au com- aide de 11 millions d’euros sous forme de sub-
portement bizarre». Outre le cas des militants ventions et d’avances récupérables, pour un
politiques jugés dangereux ou des personnes coût total du projet de 25 millions en trois ans.
suspectées d’activités terroristes, la multiplica- Enfin, plusieurs des technologies proposées
tion des fichiers biométriques – notamment ont été mises au point grâce à des projets de
ceux liés à l’immigration, ou le fichier des titres recherche associant des acteurs industriels et
électroniques sécurisés (TES), qui, depuis 2016, des organismes publics, comme l’Institut
agrège les données de tous les demandeurs de national de recherche en informatique et en
carte d’identité et de passeport – rend possible automatique (Inria), à travers des finance-
une extension rapide de la reconnaissance ments de l’Agence nationale de la recherche
faciale à des catégories toujours plus larges. ou de la Commission européenne.
Avec le Royaume-Uni, la France fait aujour- Sur le terrain aussi, la « ville sûre » engage
d’hui figure de leader européen dans l’utilisa- une privatisation sans précédent des poli-
tion de ces technologies de contrôle social. Alors tiques de sécurité. L’expertise technique est
que, en 2016, ses services de renseignement tout entière confiée aux acteurs privés, tandis
avaient dû acheter les outils d’analyse de don- que les paramètres qui président à leurs algo-
nées à l’entreprise américaine Palantir, l’émer- rithmes resteront selon toute vraisemblance
gence de champions nationaux en matière de soumis au secret des affaires. Les effets poli-
big data sécuritaire apparaît désormais comme tiques de tels déploiements s’annoncent signi-
une priorité. Les projets de «ville sûre» permet- ficatifs : surenchère dans le traitement policier
tent aux sociétés de services aux collectivités, à de certains quartiers, aggravation des discri-
l’instar d’Engie Ineo, ou de la défense-sécurité, minations que subissent déjà certaines caté-
comme Thales, de se positionner sur ces nou- gories de personnes, répression des mouve-
veaux marchés face à la concurrence améri- ments sociaux. Ils ne sont, bien entendu,
caine ou chinoise, avec les encouragements de jamais évoqués par les promoteurs. Après
l’État, qui demeure le premier actionnaire de avoir appelé à un « débat démocratique » afin
que « soient définis les encadrements appro-
(1) «Convention d’expérimentation, de mise à disposition et de priés  (4) », la CNIL commence à exercer un
démonstration. Projet d’expérimentation “Safe City”», 2018.
contrôle au cas par cas. Le 23 décembre 2021,
(2) «Création d’un outil big data de la tranquillité publique et
prestations d’accompagnement (2 lots). Cahier des clauses tech- elle a ainsi sommé une commune française de
niques particulières (CCTP)», délégation générale adjointe du
mettre en règle les caméras piéton de sa police
numérique et des systèmes d’information de la ville de Marseille.
(3) Cf. Laurent Mucchielli, Vous êtes filmés! Enquête sur le bluff municipale et son dispositif de vidéoprotec-
de la vidéosurveillance, Armand Colin, Malakoff, 2018. tion, non conforme à la législation sur la pro-
(4) CNIL, Paris, 19 septembre 2018.
tection des données personnelles (5).
(5) Règlement général sur la protection des données person-
nelles n° 2016/679 du 27 avril 2016. Félix Tréguer

Bienvenue au paradis numérique //// MANIÈRE DE VOIR //// 57


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 10:32 Page 58

DANS LES ARCHIVES //// MARS 1976 //// PAR CLAUDE JULIEN *

Les sociétés libérales victimes


d’elles-mêmes ?
En 1978, un rapport d’experts de la très occidentale Commission Étrange « diversification » qui identifiait le pouvoir à la
trilatérale s’inquiétait de l’essor des mouvements d’opposition bourgeoisie, permettant aux marxistes de récuser la démo-
cratie occidentale en la qualifiant précisément de «bour-
à la société capitaliste. Loin de s’interroger sur les causes
geoise ». De fait, les autres groupes de la société devaient
profondes de cette dissidence multiforme, il pointait s’écarter devant le groupe «principal» : les droits de la per-
les « limites » de la démocratie qui peut conduire, notamment sonne étaient d’autant plus sacrés qu’il s’agissait des droits
la jeunesse éduquée, à contester l’autorité ou à remettre d’une classe riche ou aisée, et, pour les autres – ouvriers,
petits paysans, Noirs,  etc.  – les droits de la propriété
en cause le rôle « bénéfique » des inégalités sociales.
n’avaient évidemment pas plus de sens.
Tout allait fort bien lorsque seules les classes riches ou

L
a démocratie traverse une grave crise en Amé- aisées présentaient au gouvernement leurs propres exi-
rique du Nord, au Japon et surtout en Europe, gences, d’autant plus volontiers satisfaites que ces couches
cette dernière étant « la plus vulnérable » des sociales formaient l’assise du pouvoir et que les autres
trois régions. Tel est le constat de la Commission trilaté- groupes en faisaient les frais. La démocratie, estiment les
rale constituée en 1973 par des personnalités de ces auteurs, devient difficile à gouverner, voire «ingouverna-
divers pays (1). Pourquoi ? À cause, précisément, des suc- ble», lorsque chaque groupe social entend se montrer aussi
cès de la démocratie : « Plus un système est démocratique, actif que la bourgeoisie. La «vulnérabilité» des gouverne-
plus il est exposé à des menaces intrinsèques. (…) Au cours ments démocratiques ne provient donc pas d’abord « de
des années récentes, le fonctionnement de menaces extérieures, bien que celles-ci
la démocratie semble incontestablement La démocratie soient réelles, ni d’une subversion intérieure
avoir provoqué un effondrement des devient difficile de droite ou de gauche, bien que ces deux
moyens traditionnels de contrôle social, à gouverner, risques puissent exister, mais plutôt de la
une, délégitimation de l’autorité politique dynamique interne de la démocratie elle-
estime-t-on, lorsque
et des autres formes d’autorité, et une sur- même dans une société hautement scolari-
charge d’exigences adressées au gouverne- chaque groupe social sée, mobilisée et participante. (…) Nous en
ment, exigences qui excèdent sa capacité entend se montrer sommes arrivés à reconnaître qu’il y a des
de les satisfaire. » aussi actif que limites potentiellement désirables à la crois-
(1) Dont les présidents de De nouveaux groupes sociaux ont fait la bourgeoisie sance économique. Il y a aussi des limites
Coca-Cola, Bank of
America, Exxon, Lehman
irruption dans l’arène politique : les Noirs potentiellement désirables à l’extension
Brothers, Fiat, EDF, Saint- aux États-Unis, partout les jeunes et cette classe en expan- indéfinie de la démocratie politique».
Gobain, Sony, Toyota, etc.,
plus les habituels sion que constituent les intellectuels et les «cols blancs», Voilà qui est clair. Que les groupes les moins « impor-
journalistes et public moins facile à convaincre ou à gruger, jugeant par tants» – mais qui les désignera? – se laissent donc margi-
professeurs d’université.
Leurs travaux sont lui-même les problèmes et les solutions proposées. Les naliser, et cela pour le salut de la démocratie, même si le
publiés sous le titre The
Crisis of Democracy,
temps sont révolus où l’action politique était pratiquement principe en est «intrinsèquement antidémocratique»…
Report on the monopolisée par une seule classe sociale : «En général (…), En même temps que ces couches, jadis passives et silen-
Governability of
Democracies to the le développement des villes et l’ascension de la bourgeoisie a cieuses, présentaient leurs revendications aux gouverne-
Trilateral Commission, diversifié les sources du pouvoir, conduit à l’affirmation des ments, ceux-ci voyaient leur autorité contestée avec
New York University
Press, 1975. droits de la personne et de la propriété contre l’État, et a per- vigueur. Prétendant appliquer un esprit scientifique à
(2) Ancien gouverneur de mis de rendre le gouvernement plus représentatif des prin- l’analyse des réalités sociales, les auteurs du rapport remar-
l’État de New York,
candidat démocrate cipaux groupes de la société.» quent que « l’autorité fondée sur la hiérarchie, la compé-
contre Herbert Hoover
tence et la fortune (…) a été soumise à une rude attaque »,
aux élections
présidentielles de 1928. * Directeur du Monde diplomatique de 1973 à 1990. mais ils ne recherchent pas les causes de ce phénomène.

58 //// MANIÈRE DE VOIR //// Bienvenue au paradis numérique


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Un courant de désobéissance civile s’est alors déve-

© Adagp, Paris, 2022


loppé, « impliquant que la valeur morale de l’obéis-
sance aux lois dépend du contenu de la loi et non pas
de la régularité de la procédure qui a permis de la
voter».
Voilà bien la pire abomination ! Et pourtant la
démocratie n’est-elle pas le seul système qui impose
au citoyen le devoir de se rebeller contre une loi
injuste ? Au nom d’une morale supérieure à une
légalité formelle, les démocraties n’ont-elles pas
condamné les nazis coupables de crimes par soumis-
sion aveugle à l’autorité établie? Renoncer à un tel
principe, c’est accepter une conception totalitaire du
pouvoir, c’est fonder l’autorité non pas sur la justice
mais sur l’ordre érigé en valeur suprême, c’est éva-
cuer tout jugement sur les finalités d’une société.
Or des groupes ont osé invoquer l’esprit de la démo-
cratie pour, sapant l’autorité, se rendre coupables du
crime de lèse-démocratie. Au premier rang de ces
assassins de la liberté figurent des individus aptes à se
servir de leur culture et de leur intelligence : «Un défi
important est lancé par les intellectuels et par les groupes Harvard, qui, pour sauver la démocratie au Vietnam, ima- Thierry Fournier /////
Série d’images numériques
proches d’eux, qui affirment leur dégoût de la corruption, du gina la stratégie dite de l’«urbanisation forcée». Cette stra- « La Main invisible », 2020,
matérialisme et de l’inefficacité de la démocratie, en même tégie consistait, par les bombardements, le napalm, les « #6 », d’après une
photographie de Kiran
temps que de la soumission des gouvernements démocratiques bombes à billes et à fléchettes, les défoliants, etc., à rendre Ridley, manifestation des
« gilets jaunes », Paris, 2018
au capitalisme de monopole.» les campagnes et les villages inhabitables afin de contrain-
Ces intellectuels disposent de moyens puissants, non seu- dre les populations paysannes à s’entasser dans les camps
lement l’enseignement, mais aussi la presse, «très impor- de réfugiés. Brillant logicien, le professeur Huntington pen-
tante source de désintégration des vieilles formes de contrôle sait qu’ainsi les «vietcongs», faute de pouvoir évoluer dans
social». Nul ne saurait ignorer que c’est par la faute des une population complice, ne pourraient plus être «comme
intellectuels et de la presse que «la confiance du public dans des poissons dans l’eau» et que, de surcroît, les techniques
ses leaders politiques a décliné». Déclin d’autant plus injuste de « contrôle social » seraient plus facilement applicables
que ces «leaders politiques ont eux aussi des doutes sur la sur des masses humaines regroupées dans des camps. Rai-
moralité de leur pouvoir». Ils se posent des «questions sur la sonnement inattaquable qui a permis au professeur Hun-
légitimité de la hiérarchie, de la coercition, du secret, de la tington, avec d’autres, de contribuer efficacement à la com-
tromperie – tous procédés qui, dans quelque mesure, sont les munisation du Vietnam…
inévitables attributs du gouvernement». Les auteurs ne cher- Qu’après de tels états de service on ait songé à un tel
chent pas à savoir si le recours à ces procédés hautement expert pour formuler un diagnostic sur l’état de la démo-
antidémocratiques n’est pas à l’origine de la méfiance entre- cratie américaine et pour prescrire un traitement, voilà qui
tenue à l’égard des gouvernants. Le problème est beaucoup laisse assez sceptique sur la sagacité des directeurs de la
plus simple : le rôle des gouvernements est de gouverner, et Commission trilatérale.
comment pourraient-ils le faire s’ils ne disposent pas de la Le résumé des discussions publié en fin de volume mon-
confiance des gouvernés, confiance que des intellectuels et tre bien que les thèses du professeur Huntington se sont
des journaux s’acharnent à détruire? heurtées à de vives critiques. Mais nombreux sont les gens,
Le coauteur américain du rapport écrit dans sa conclu- en Europe comme aux États-Unis, qui s’inquiètent des pré-
sion : «Al Smith (2) remarqua une fois que “le seul remède tendus «excès» de démocratie. Ils appartiennent à la très
aux maux dont souffre une démocratie est d’assurer davan- prestigieuse tradition des partisans d’un État fort, de Law
tage de démocratie”. Notre analyse suggère qu’appliquer ce and order, et se soucient assez peu de l’épanouissement
remède à l’heure actuelle pourrait bien revenir à jeter de de la démocratie. Pour eux, l’autorité doit toujours l’em-
l’huile sur le feu. Au contraire, certains problèmes de gou- porter sur la liberté, l’ordre sur la justice. Depuis les révo-
vernement aux États-Unis aujourd’hui surgissent d’un excès lutions américaine et française, c’est grâce à eux que la
de démocratie.» démocratie s’est trop souvent trouvée en crise, et c’est
Cette profonde pensée est due à un remarquable spécia- contre eux que se sont toujours dressés les véritables ser-
liste ès démocratie, Samuel P. Huntington, professeur à viteurs de la démocratie. n

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PARANOÏAS AMÉRICAINES,
trie de la tech pour conjurer la « désinforma-
Traumatisés par l’élection de M. Donald Trump, adversaire grossier et arrogant, tion » et les mauvaises pensées auxquelles
les démocrates se sont lancés dans une croisade obsessionnelle contre l’ancien magnat. l’homme de la rue pourrait être exposé. Les
voix malsaines doivent être exclues des
Délaissant les exigences d’un véritable combat politique et social, ils ont préféré s’allier
plates-formes. Les points de vue mensongers
aux géants de la Silicon Valley pour policer la parole publique, au risque de substituer
–  comme les tweets postés par M.  Trump
une « guerre de tranchées » au débat public. après l’élection de novembre 2020 – doivent
être masqués ou désamorcés par les autorités

L
PAR THOMAS FRANK * a presse démocrate a fait son miel du compétentes à l’aide de messages d’alerte. Les
parallèle historique entre les années contenus qui relaient des « réclamations
Donald Trump et la guerre froide, cette infondées, fabriquées ou inexactes » ont voca-
autre période où les ténèbres russes mena- tion à être supprimés.
çaient la démocratie et où l’information Mais, avant de s’embarquer dans le combat
« sérieuse » livrait un combat essentiel contre visant à sauver la démocratie des ténèbres
la propagande étrangère. «De Black Lives Mat- poutiniennes, on serait bien avisé de se sou-
ter au lobby des armes, chaque fois qu’une divi- venir de la manière dont la guerre froide s’est
sion apparaît dans la société, la Russie recourt déroulée. La « peur des rouges » de la fin des
à la désinformation pour l’approfondir, années 1940 fut avivée pour accuser l’admi-
semant le chaos dans l’ensemble du spectre nistration Truman de collusion avec les com-
politique », diagnostiquait le New York Times munistes – et infléchir encore plus à droite
en 2018, dans une vidéo intitulée « Operation sa politique étrangère. Les chasseurs de
Infektion », en référence à une célèbre opéra- rouges prirent pour cible les « agents de la
tion de désinformation soviétique (1). subversion », obtenant qu’ils soient réduits
Mais comment gagner cette nouvelle au silence ou démis de leurs fonctions, rui-
guerre froide, plus cruciale encore que la nant ainsi leur vie. Ce fut une période d’hys-
précédente, et qui a pour objet la vérité elle- térie morale, où le soupçon valait aveu.
même ? Le camp démocrate a ressorti une
arme qui avait fait ses preuves à l’époque : la Croisades pour le bien
censure. Dans un entretien paru début 2021, La culture politique actuelle nous emmène
l’ancien directeur de la légendaire Union tout droit vers une situation comparable.
américaine pour les libertés civiles (ACLU), D’autant que l’attaque du Capitole, le 6 jan-
M. Ira Glasser, homme de gauche de la vieille vier 2021, a intensifié le climat de peur et de
école, relate une conférence paranoïa. Mais qui sont les subversifs que la
Beaucoup de progressistes font front qu’il a donnée dans une pres- nation doit pourchasser ? Où sont les J. Edgar
commun avec l’industrie de la « tech » tigieuse école de droit  : « À Hoover qui vont verser de l’huile sur le feu et
pour conjurer la « désinformation » l’issue du débat, des per- neutraliser l’ennemi ? La vidéo du New York
et les mauvaises pensées sonnes dans la salle se lèvent Times mentionnée plus haut nous apprend
les unes après les autres, que les campagnes de désinformation russes
dont des enseignants parmi les plus jeunes, exploitent les « divisions dans notre société »,
pour déclarer que leur objectif de justice mais cette assertion pourrait s’appliquer tout
sociale pour les Noirs, les femmes et les aussi bien aux points de vue des chroni-
minorités de toutes sortes est incompatible queurs du New York Times. Twitter fonc-
avec la liberté d’expression, et que celle-ci tionne de la même façon. Cable News Net-
est leur adversaire (2). » work (CNN) aussi, ainsi que Facebook et la
On ne saurait comprendre la politique amé- majorité des médias. Comme le démontre
ricaine sans tenir compte de ce que signale Matt Taibbi dans son ouvrage (3), tel est le
M.  Glasser  : beaucoup de progressistes ont business model des médias de masse d’au-
accepté de faire front commun avec l’indus- jourd’hui : les guerres culturelles font rage
autour de nous du matin au soir, car l’indi-
gnation et la division produisent de l’au-
* Journaliste et historien. Auteur de Le Populisme, voilà l’ennemi,
Agone, Marseille, 2021. dience et permettent aux médias de vendre

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LE LEGS DE L’ÈRE TRUMP

des friandises et des couches pour adultes. ils l’ont fait à d’autres moments de notre Goin ///// « The Daily Lies »
(Le Daily ment), Grenoble, 2016
Faites démarrer votre voiture, et vous enten- histoire. Cette fois, cependant, ce n’est pas
drez à la radio une voix critiquant un acteur la droite qui contrôle les armes. La légiti-
pour avoir joué un rôle inapproprié dans un mité culturelle repose entièrement entre
film. Allumez votre téléviseur, et vous verrez les mains de la coalition des indignés, dont
un éditorialiste fustigeant des militants anti- la réponse est simple : les experts savent.
fascistes qui ont jeté des objets sur la police C’est à eux qu’il appartient d’appuyer sur le
ou abattu une statue. bouton « silence ».
Certes, il ne s’agit pas toujours de désin-
formation. Le New York Times croit ferme- Coalition des indignés
ment que les guerres culturelles qu’il choi- La légitimité d’une guerre culturelle ne
sit d’alimenter sont des croisades pour le tient pas à la véracité de ses arguments,
bien et la lumière. Et nul doute que les laquelle, il est vrai, n’est pas toujours aisée
conservateurs sont convaincus de devoir à déterminer : elle dépend de la position de
réduire leurs opposants au silence, comme ses protagonistes au sein de leur commu-
nauté professionnelle. À l’inverse, ce qui
définit une « information tronquée »,
(1) Adam B. Ellick et Adam Westbrook, « Operation Infek-
tion. Russian disinformation : From Cold War to Kanye », c’est le fait qu’elle soit émise par une per-
The New York Times, 12 novembre 2018.
sonne ordinaire sans droit à la parole, un
(2) Nick Gillespie, « Would the ACLU still defend Nazis’right
to march in Skokie ? », Reason, Los Angeles, janvier 2021.
illuminé qui s’attaque aux experts sur
Twitter et diffuse des théories conspira-
(3) Matt Taibi, Hate Inc. : Why Today’s Media Makes Us Des-
pise One Another, OR Books, New York, 2019. tionnistes sur Reddit. ☛

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MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 08:31 Page 62

PARANOÏAS AMÉRICAINES,
LE LEGS DE L’ÈRE TRUMP Facebook contre les lieux publics
Le problème de la désinformation illus-

«L
trerait ainsi la crise plus générale de l’auto- a chose la plus importante que nous puissions faire avec Facebook,
rité des élites, particulièrement sensible écrit son patron Mark Zuckerberg dans une lettre ouverte à sa
depuis l’avènement de M. Trump. S’inquié- « communauté », en 2017, c’est développer les infrastructures sociales afin
ter de la crise de l’autorité : voilà à quoi se
de donner aux gens le pouvoir de bâtir une communauté mondiale qui
consacrent certains progressistes améri-
convienne à tous. » Pour cela, il entend s’inspirer du rôle longtemps joué
cains par les temps qui courent. Les préoc-
par certains groupes – comme les Églises, les syndicats, les clubs de sport,
cupations plus anciennes, économiques,
les associations… – qui « nous apportent des raisons d’être et de l’espoir, la
par exemple, récoltent des sarcasmes pen-
validation morale de notre nécessité et de notre appartenance à quelque
dant que la restauration de la hiérarchie des
chose de plus grand, le réconfort de savoir que nous ne sommes pas seuls
expertises semble s’imposer comme une
et qu’une communauté veille sur nous ; l’orientation et l’épanouissement
urgence morale. « Respectez la science »,
personnels ; un filet de sécurité ; des valeurs, des normes et une responsa-
enjoignent les panneaux et les autocollants
bilité culturelles ; des rassemblements, des rites de sociabilité, une façon de
visibles dans les quartiers démocrates. Res-
rencontrer des gens ; et, enfin, un moyen de passer le temps ». Face au
pectez l’expertise. Respectez la hiérarchie.
« déclin frappant » des structures héritées des années 1970, il entrevoit une
Restez à votre place.
solution : les « communautés en ligne », cette « lueur d’espoir ».

Sous le joug du consensus Le jeune PDG voit dans Facebook l’outil susceptible de redynamiser la
La politique étrangère, assurent-ils, doit démocratie : il doit aider les gens à voter, à s’exprimer, à s’organiser. Plus
appartenir à la « communauté » diploma- généralement, il pourrait donner aux citoyens du monde entier de nouveaux
tique. La politique de la banque centrale moyens de participer à la « gouvernance » collective, afin d’obtenir plus de
doit être protégée contre l’inf luence transparence et ainsi favoriser un engagement renouvelé en faveur du bien
néfaste des fermiers. Aucune voix discor- commun.
dante face au consensus interne à chaque Derrière ce verbiage grandiloquent se cache une vision indigente de l’in-
profession ne sera admise, du moins en frastructure sociale. La priorité des multinationales de la Silicon Valley n’est
public. Le doute doit être étouffé, sinon pas d’inciter les gens à s’aventurer dans l’univers des rencontres physiques,
effacé. Les membres des professions médi- mais de les pousser à rester derrière leur écran. Or, pour nouer des liens
cales sont priés d’afficher un point de vue susceptibles d’aboutir à des rapports de confiance et de reconstruire la
unanime – une logique de suppression de société, il faut des interactions dans des lieux concrets – et pas seulement
la pensée qui s’étend à tous les domaines de des pokes (apostrophes numériques) et des « j’aime » échangés avec des
la connaissance. « amis » en ligne.
Si leur profession existe encore dans
De meilleurs algorithmes, des groupes Facebook pertinents ne peuvent
trente ans, les historiens regarderont la
suffire à résoudre les problèmes contemporains : l’isolement, la polarisa-
période des quatre années que nous avons
tion, les inégalités croissantes dans les domaines de la santé et de l’édu-
vécues sous M. Trump avec un mélange de
cation, le changement climatique. En dépit – ou, plus précisément, à cause –
dégoût et de confusion. Dégoût devant le
du temps que nous passons devant les écrans, nous avons besoin de lieux
spectacle de l’ignare bruyant et vaniteux
collectifs, de maisons du peuple, où les gens puissent se découvrir, nouer
qui trônait à la Maison Blanche, engloutis-
des liens.
sant des hamburgers et recrachant les
théories conspirationnistes les plus déli- Par comparaison, les bibliothèques sont des lieux où se retrouvent des
rantes sur Twitter pendant que la pandé- personnes ordinaires, issues de milieux variés, animées de passions et d’in-
mie de Covid-19 faisait des centaines de térêts divers. En cela elles font vivre la culture démocratique. Pourtant,
milliers de morts dans le pays. Mais, en depuis quelques décennies, les dirigeants politiques, guidés par la logique
observant l’attitude des progressistes, ils du marché, prétendent qu’elles seraient devenues obsolètes : mieux vau-
secoueront la tête, incrédules. Comment drait selon eux investir dans les nouvelles technologies. Dans la plupart des
ceux-ci ont-ils pu croire qu’il serait sage de régions, les bibliothèques manquent donc cruellement de ressources et
gagner à leur cause les grandes puissances sont abritées dans des bâtiments vétustes, malgré une fréquentation en
économiques et culturelles de notre époque hausse.
–  les maîtres de la Silicon Valley  – pour Eric Klinenberg
Sociologue à la New York University.
censurer leurs opposants ?
Thomas Frank

62 //// MANIÈRE DE VOIR //// Bienvenue au paradis numérique


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Tomas van Houtryve /////


Série « Blue Sky Days »,
« Funeral » (Obsèques), 2014

compris que c’était un moyen d’automatiser


la surveillance de notre activité pour nous
transformer en bêtes de somme », souligne-
t-elle en ajoutant qu’elle a bien dû s’y faire.
« J’ai hésité à démissionner, puis je me suis
dit que ce serait pareil ailleurs. » Elle n’a pas
complètement tort. Alors que 2 720 accords
de télétravail ont été signés en France l’an-
née dernière (1), une étude récente, réalisée
par le cabinet Vanson Bourne, estime que
63 % des entreprises hexagonales recourent

SALARIÉS SOUS CONTRÔLE désormais à toute une gamme de technolo-


gies pour suivre leurs employés à la trace,
certaines plus intrusives (vidéosurveil-
lance, 24 %) que d’autres (outils « collabora-
L’essor du télétravail durant la crise sanitaire a mis en lumière la volonté des patrons
tifs », 45 %). Et les lignes de fracture ne sont
du secteur tertiaire de mieux surveiller leurs employés. Des logiciels, implantés dans pas toujours celles que l’on croit. Kim, chef
les messageries ou les ordinateurs, permettent ainsi de contrôler le temps de travail d’entreprise attaché à l’autonomie de ses
« utile » derrière un écran, au sein de l’entreprise ou à domicile. Le cadre juridique équipes, raconte comment il a dû batailler
demeure d’autant plus flou que les salariés méconnaissent souvent ces évolutions. avec son avocate, qui voulait inscrire, dans
une charte soumise aux salariés, que ceux-
ci devaient s’engager par écrit à « accepter

F
PAR PIERRE BEHAEGHE * in novembre 2021, au réveil, Claire*, un éventuel dispositif de contrôle de [leur]
cadre dans une entreprise de logis- temps de travail ».
tique, reçoit un courriel commina- Les nouveaux acteurs de ce labeur super-
toire de sa hiérarchie. Ce n’est pas le pre- visé s’appellent FlexiSPY, ActivTrak, Tera-
mier. On signale à son service « des mind ou InterGard. Certains proposent des
indicateurs de performance en baisse » qui captures d’écran à intervalles réguliers,
nécessitent « une vigilance certaine ». d’autres analysent les sites que vous visitez.
Comme des milliers de sala- D’autres encore commercialisent des key-
Près de deux tiers des entreprises riés du tertiaire durant la loggers, bien connus des services de rensei-
hexagonales recourent désormais à pandémie de Covid-19, la gnement, qui permettent d’enregistrer
toute une gamme de technologies pour jeune femme travaille le toutes les frappes sur le clavier de l’ordina-
suivre leurs employés à la trace plus souvent depuis chez teur. Leur point commun ? Le « time
elle. Dès le premier confi- tracking », c’est-à-dire la volonté de chrono-
nement, son employeur a imposé Desk métrer la moindre tâche afin de la rentabi-
Time, une application qui promet d’aug- liser. Un questionnaire de Hubstaff, ☛
menter la productivité de 30 % en rationa-
lisant les journées. « En allant faire
*Certains prénoms ont été modifiés
quelques recherches sur Internet, j’ai vite
(1) En hausse de 37 % par rapport à l’année 2020 (source :
Agence nationale pour l’amélioration des conditions de
* Journaliste. travail).

Bienvenue au paradis numérique //// MANIÈRE DE VOIR //// 63


MDV182_Chap2_Mise en page 1 09/03/2022 08:32 Page 64

taient bien leur paye de 5  dollars par


SALARIÉS SOUS CONTRÔLE jour  (3). Dirigée contre la main-d’œuvre
l’un des leaders du marché, qui a crû de afro-américaine et les immigrants venus
200 % dès les premières heures de la pan- d’Europe, cette injonction au savoir-vivre
démie, éclaire les intentions des patrons : ripolinée en « ingénierie humaine » a gagné
sur 400 entreprises américaines sondées, les classes plus aisées au tournant du
près de la moitié attendent du télétravail XXIe siècle, à la faveur de la démocratisa-
qu’il augmente les profits et la productivité. tion de l’informatique en réseau, imposant
De quoi mettre en pièces le droit à la décon- une disponibilité permanente aux soutiers
nexion, pourtant garanti par la loi depuis du capitalisme dérégulé. Aujourd’hui, il
2017 sous nos latitudes. « Si l’employeur n’est plus rare que les habitudes alimen-
peut contrôler l’activité de ses salariés, il ne taires des traders soient scrutées de près
peut les placer sous surveillance perma- afin d’optimiser leurs performances (4).
nente », rappelle à ce titre la Commission La situation actuelle est paradoxale  :
nationale de l’informatique et des libertés alors que l’open space était jusqu’ici perçu
(CNIL) dans ses recommandations. –  à juste titre  – comme le lieu de travail
aliénant par excellence (on y travaille à la
Horloges sous clé vue de tous), le chez soi n’offre pas – bien
La crise sanitaire a indéniablement bana- au contraire – le droit au sanctuaire et à la
lisé les dispositifs de surveillance, mais liberté que son verrou laisse imaginer.
dans l’univers professionnel, la profusion « Dans mon entreprise, depuis qu’on utilise
de pointeuses dématérialisées s’inscrit un logiciel permettant de contrôler ce que
dans une histoire plus profonde. C’est la font les salariés, d’où ils se connectent,
déclinaison contempo- reconnaît Frédéric*, chef de projet dans le
raine chez les cols blancs numérique, j’ai l’impression qu’on me
de techniques utilisées de demande implicitement de jouer au f lic. » Le
«Le télétravail donne l’illusion
longue date pour tenir la management intermédiaire, transformé en
de la liberté. C’est un mode
bride courte aux cols armée de matons pour cellules indivi-
de fonctionnement qui s’oppose bleus. L’historien britan- duelles ?
à l’activité politique et sociale» nique Edward P. Thomp-
son a établi avec précision « Jouer au flic »
l’importance cruciale du Parfois, la surveillance se fait encore plus
temps mesuré dans l’invention du capita- insidieuse. Armelle*, consultante pour une
lisme industriel, en décrivant par exemple grosse agence de marketing, utilise Toggl,
comment les contremaîtres du XVIII  siècle e un logiciel estonien qui, sur son site, se
étaient chargés de garder un œil attentif vante de préférer « la confiance à la surveil-
sur les horloges – sous clé – des usines (2). lance ». Elle a récemment découvert que
L’intrusion domiciliaire, quant à elle, exis- son employeur n’était pas le seul à pouvoir
tait déjà sous une forme très littérale. Au vérifier l’allocation de son temps : pour une
début du siècle dernier, le « département journée de 7 heures rémunérée 850 euros,
sociologique » de l’entreprise Ford, pion- ses clients ont également un droit de
nière de l’organisation dite « scientifique » regard, afin d’assurer « une transparence à
du travail, n’hésitait pas à se rendre par sur- 100 % sur les actions menées ». « Le télétra-
prise chez les ouvriers, évaluant la propreté vail donne l’illusion de la liberté (…) explique
de leur domicile ou l’assiduité de leurs la sociologue Eva Illouz. C’est un mode de
enfants à l’école pour s’assurer qu’ils méri- fonctionnement qui s’oppose à l’activité poli-
tique et sociale, à l’activité syndicale par
exemple. Si vous voulez isoler, fragmenter,
(2) Edward P. Thompson, Temps, discipline du travail et capi- séparer, c’est la façon idéale de le faire parce
talisme industriel, La Fabrique, Paris, 2004 (1re éd. : 1967).
qu’on n’a pas le sentiment d’être dominé »
(3) Georgios Paris Loizides, « “Making Men” at Ford : ethni-
city, race and americanization during the progressive (Libération, 13 février 2020). Synchronisés
period », Michigan Sociological Review, vol.  XXI,
automne 2007, Allendale Charter Township (États-Unis).
en permanence, mais déconnectés de la vie
collective.
(4) Carl Cederström et André Spicer, The Wellness Syn-
drome, Polity Press, Cambridge (Royaume-Uni), 2015. Pierre Behaeghe

64 //// MANIÈRE DE VOIR //// Bienvenue au paradis numérique


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:39 Page 65

3 Contre-pouvoirs
Thierry Fournier ///// Série d’images numériques « La Main invisible », 2020,
© Adagp, Paris, 2022

« #3 », d’après une photographie d’Amaury Cornu, manifestation des « gilets jaunes », Paris, 2019

et résistances
L’une des manières de se prémunir des excès du pouvoir consiste
à le diviser. Les démocraties distinguent ainsi l’exécutif, le législatif
et le judiciaire. Force est de constater que l’efficacité de cette sage
séparation s’émousse sous nos yeux, notamment par l’affaiblissement
de la justice. Mais pendant que les médias relaient trop
souvent le discours autoritaire, des oppositions multiformes
se développent ailleurs dans la société.

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 65


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:40 Page 66

INFORMATION SOUS CONTRÔLE

© Photo Tim Ossege


écrite, à l’époque, en vue de l’élection prési-
Face aux mouvements sociaux, la presse semble avoir choisi son camp : dentielle française du printemps 2017 sug-
les grandes grèves sont souvent décrites du point de vue des patrons ou, dans le cas gèrent qu’il n’en est rien. Dans des entreprises
soumises à des contraintes économiques tou-
des transports, des usagers présentés comme les « victimes » de l’« intransigeance »
jours plus dévorantes, et simultanément tou-
syndicale. Certains éditorialistes, qui dramatisent les crises, n’hésitent pas à réclamer
jours plus dépendantes des aides publiques,
des sanctions, appelant le gouvernement à la « fermeté ». les directions éditoriales ne pèchent pas par
l’absence d’un équilibre qu’elles n’ont au

«L
PAR SERGE HALIMI ET PIERRE RIMBERT a France est soumise aujourd’hui fond jamais cherché à établir. Comme l’ad-
à deux menaces qui, pour être met Giesbert, les médias n’observent pas : ils
différentes, n’en mettent pas mènent un « combat ». Et agissent comme
moins en péril son intégrité  : Daech et la une force politique.
CGT. » Il faut rendre grâce à Franz-Olivier
Giesbert d’avoir exprimé la vérité d’un Éditocratie et demi-vérités
journalisme français sous domination poli- « Démagogie debout » (27  avril  2016),
tique et financière. « Ce n’est qu’un début, « Rétablir l’ordre » (18  mai), « Terrorisme
continuons le combat contre la CGT », social » (24  mai), « Dictature cégétiste »
annonce au printemps 2016 l’éditorialiste- (26 mai), « Les vandales de la République »
vedette du Point en ouverture d’un numéro (18 juin) : que les éditoriaux du Figaro s’ap-
sur « La vraie histoire du “mal français”. parentent à une collection de tracts appe-
Blocages, violences, CGT, modèle social » lant à « renvoyer la gauche et briser le pou-
(2  juin  2016), alors que bat son plein le voir des syndicats » (10 juin) s’inscrit dans la
mouvement de protestation contre la « loi continuité historique d’un journal marqué
travail » de M  Myriam El Khomri.
me à droite. Mais ce registre de la canonnière
Du référendum sur le traité de Maas- pointée sur les opposants à la « loi travail »,
tricht en 1992 à celui sur la « Constitution largement majoritaires dans le pays, et en
européenne » en 2005, des grèves de particulier sur la Confédération générale
novembre-décembre 1995 à celles contre la du travail (CGT), alors premier syndicat
« loi travail » de 2016, usagers et analystes français, a gagné des médias perçus comme
de l’information ont pu mesurer la distor- moins ouvertement militants. À l’époque
sion entre le déroulement des conf lits responsable du service politique de France 2
sociaux et leur mise en scène médiatique. – chaîne de service public –, Nathalie Saint-
Dans les bibliothèques universitaires, des Cricq perçoit dans l’exercice somme toute
rayonnages entiers décortiquent la longue ordinaire du droit de grève une « radicali-
série des « biais », « dérapages », « désé- sation tous azimuts et une technique révolu-
quilibres », « deux poids, deux mesures », tionnaire bien orchestrée, ou comment
« recadrages » opérés presque toujours au paralyser un pays malgré une base rabou-
détriment des contestataires. grie et même si le mouvement s’essouff le.
Mais cette idée d’un écart entre les pra- (…) La CGT de Philippe Martinez veut tout
tiques rédactionnelles et les normes pro- faire sauter » (« Journal de 20  heures »,
fessionnelles se fonde sur un postulat  : 23 mai). Le 15 juin, le « débat du jour » sur
coincé depuis sa naissance i-Télé (aujourd’hui CNews) s’intitule : «Faut-il
Le registre de la canonnière pointée sur entre le monde de la poli- interdire les manifestations?» Sur son compte
les opposants à la « loi travail » tique et celui de l’argent (1), le Twitter, le journaliste Jean-Michel Aphatie
de 2016 a gagné des médias perçus champ journalistique dispo- frôle, lui, l’apoplexie : «La CGT veut étendre le
comme moins ouvertement militants serait néanmoins d’une auto- mouvement aux centrales nucléaires et à l’élec-
nomie suffisante pour se tricité. Prochaine étape, la guerre civile? L’appel
corriger lui-même, amenuiser l’écart et aux armes?» (25 mai).
revenir à la norme. La médiatisation du
conf lit autour de la « loi travail » et la (1) Patrick Champagne, La Double Dépendance. Sur le jour-
reprise en main concomitante de la presse nalisme, Raisons d’agir, Paris, 2016.

66 //// MANIÈRE DE VOIR //// Contre-pouvoirs et résistances


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Dans son ouvrage Le Degré zéro de l’écri- Nous devons nous inquiéter de leur jonction Goin ///// « Breaking News »,
Cologne (Allemagne), 2019
ture (1953), le sémiologue Roland Barthes éventuelle avec les fous de Dieu » (Le Figaro,
observait à propos de la logomachie stali- 21 au 22 mai 2016).
nienne que « l’écriture a finalement pour Des cabinets ministériels aux salles de
fonction de faire l’économie d’un procès » ; rédaction en passant par le Mouvement des
elle vise « à donner le réel sous sa forme entreprises de France (Medef), les mêmes
jugée, imposant une lecture immédiate des « éléments de langage » circulent, au point
condamnations ». Le style éditocratique et qu’un cobaye soumis à un test à l’aveugle
les demi-vérités diffusées en boucle sur peinerait à déterminer si l’appel à « tout
BFM TV et France Info correspondent assez faire pour ne pas céder au chantage, aux
bien à une telle définition. « Une partie de violences, à l’intimidation, à la terreur » de
ces casseurs, chauffés à blanc par la haine la CGT, dont les militants « se comportent un
et encouragés par l’impunité judiciaire, peu comme des voyous, comme des terro-
pourra être tentée de basculer dans le terro- ristes », provient d’un éditorialiste atrabi-
risme, prévient l’écrivain Pascal Bruckner. laire, d’un membre du gouvernement, ☛

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 67


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:42 Page 68

face, le quotidien vespéral acclame le


INFORMATION SOUS CONTRÔLE social-libéralisme autoritaire incarné par
d’un ténor de l’opposition ou d’un dirigeant M.  Manuel Valls, alors premier ministre.
du patronat (2). « Vive le 49.3 ! », éditorialise-t-il le
L’hostilité du quotidien Le Monde envers 13 mai 2016, afin de justifier l’escamotage
le « parlementarisme rationalisé », c’est- du débat parlementaire pour faire passer la
à-dire subordonné aux choix « loi travail » : « De là à parler de
La presse agit comme
de l’Élysée, a longtemps fondé déni de démocratie, il y a un pas
l’identité politique du quotidien. la caisse de résonance qu’il serait absurde – et dange-
« On ne dira jamais assez que d’un bloc politique reux  – de franchir. Que l’on
l’usage de l’article 49.3 (3), dans qui n’a pas de nom sache, le pouvoir exécutif
un régime de surpouvoir – exécu- ni de visage, émane, en premier ressort, de
tif doté d’une majorité absolue –, qui n’a jamais de l’élection du président de la
ne peut être perçu que comme un République. Ce pouvoir n’est pas
candidat et pourtant
déni de démocratie », estimait au moins démocratique, c’est un
gouverne
Thierry Fournier ///// Série d’images mitan des années 2000 le direc- euphémisme, que le pouvoir
numériques « La Main invisible », 2020, teur du journal, Jean-Marie Colombani syndical et, plus encore, que celui de la rue. »
« #5 », d’après une photographie de
Julien Pitinome, manifestations contre (3  avril  2006). Moins de deux décennies Mais, « que l’on sache », la mise en cause du
la « loi travail », Lille, 2016 plus tard, dans une spectaculaire volte- code du travail ne comptait pas au nombre

68 //// MANIÈRE DE VOIR //// Contre-pouvoirs et résistances


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:43 Page 69

des soixante engagements du candidat


François Hollande. Elle ne figurait pas non
plus dans le programme des députés socia-
Si Assange s’appelait Navalny
listes entrés à l’Assemblée nationale en

E
juin 2012. Faute de quoi ils n’auraient pro- n mars 2017, M. Julian Assange achève sa cinquième année de réclusion dans
bablement pas été élus. Le congrès du Parti l’ambassade d’Équateur à Londres. Les dirigeants de la Central Intelligence
socialiste avait même voté en 2015 une Agency (CIA) sont résolus à s’emparer de lui et envisagent de le tuer, après avoir
résolution dans un sens opposé, signée par songé dans un premier temps à le capturer : WikiLeaks, que M. Assange a cofondé,
M. Valls et Mme Myriam El Khomri.
vient de révéler quels outils la CIA utilise pour espionner les appareils électroniques.
Un long article mis en ligne le 26 septembre 2021 par une équipe de journalistes
Le pluralisme relégué aux marges
La presse agit comme la caisse de réso- de Yahoo News détaille les plans élaborés par la CIA grâce à des entretiens avec
nance d’un bloc politique, mais lequel ? Il une trentaine de fonctionnaires des agences de sécurité américaines  (1).
n’a pas de nom, pas de visage. Il ne présen- M.  Michael Pompeo, alors directeur de la CIA, n’avait pas caché son jeu en
tera jamais de candidat. Et pourtant, il gou- avril 2017 : «WikiLeaks est un service de renseignement hostile aux États-Unis,
verne… les conduites et les consciences. Du souvent encouragé par la Russie. (…) Nous ne permettrons plus aux collègues
moins s’y emploie-t-il. Ce parti de l’ordre d’Assange de recourir à la liberté d’expression pour nous écraser avec des secrets
recrute dans un large spectre politique, au volés. Nous allons devenir une agence beaucoup plus méchante. Et dépêcher nos
croisement des mondes patronaux et syn- agents les plus féroces dans les endroits les plus dangereux pour les écraser.»
dicaux réformistes, de la haute administra- L’enquête de Yahoo News allait forcément susciter des reprises médiatiques :
tion, de la finance, du journalisme de mar-
© Adagp, Paris, 2022

éditoriaux indignés invoquant le-droit-d’informer, la-démocratie-en-danger,


ché et des intellectuels de pouvoir. Sa
l’«illibéralisme » qui monte, le-ventre-encore-fécond, etc. Eh bien, en dépit de
formation remonte à l’aplatissement idéo-
cela, deux semaines après les révélations de Yahoo News, ni le Wall Street Journal,
logique intervenu en France à partir des
ni le Washington Post, ni le New York Times n’y avaient consacré une ligne (2).
années 1980 et au recentrage des partis de
Pas davantage Le Monde, Le Figaro, Libération, Les Échos, l’Agence France-Presse.
gouvernement autour d’un tronc commun
Certes, l’information a été signalée en ligne par le Guardian, Courrier international,
de thèmes irrécusables  : libre-échange,
Le Point, Mediapart, CNews, mais souvent sans insister.
construction européenne, atlantisme,
guerres « humanitaires ». Souvenons-nous à présent de la déflagration internationale que provoqua la ten-
Le mouvement s’est logiquement trans- tative d’assassinat de l’avocat Alexeï Navalny. Un autre opposant courageux au
posé dans la presse. Là où les oppositions pouvoir, un autre lanceur d’alerte que l’État menace et persécute. Mais détenu, lui,
entre Le Monde, Le Figaro, Libération, RTL dans une geôle russe plutôt que dans une prison londonienne. Les deux opposants
ou France Inter d’avant le tournant de 1983 se voient appliquer une grille d’analyse distincte. Ainsi, trois des cinq éditoriaux du
balisaient un espace idéologique assez Monde consacrés au hackeur australien depuis 2012 insistent sur la « trajectoire
vaste, les médias dominants campent dés- ambivalente de Julian Assange», titre de l’éditorial du 15 avril 2019 paru au surlen-
ormais, à quelques sujets de société près, demain de son arrestation à Londres par les services britanniques : «Il faut préciser
sur le même terrain. Le pluralisme ne se deux évidences. Premièrement, Assange est un justiciable comme les autres. (…)
glane plus qu’aux marges : rares journaux Deuxièmement, Assange n’est pas un ami des droits de l’homme.» Et pourquoi pas?
indépendants, sites d’information dissi- «Le militant antiaméricain s’attaque aux secrets des pays démocratiques, et rare-
dents, agences de presse alternatives. Ainsi ment à ceux de pays totalitaires.» En somme, il devrait cibler plus souvent la
intégré, simplifié, clarifié, le parti de l’ordre onzième puissance mondiale et épargner davantage la première.
réunit les deux ailes, droite et gauche, d’un
même oiseau de proie. Informel et évanes-
« Le drame de Julian Assange, résumait en 2019 le journaliste Jack Dion, c’est
cent, il délimite en temps ordinaire le cadre d’être australien et non pas russe. S’il avait été poursuivi par le Kremlin, (…) les
des dissensions acceptables et des débats gouvernements se disputeraient l’honneur de lui offrir le droit d’asile. Son visage
autorisés. Mais, sitôt qu’éclate un conf lit serait affiché sur la façade de l’hôtel de ville de Paris, et Anne Hidalgo mettrait la
social dur, que s’envenime une bataille poli- tour Eiffel en berne jusqu’au jour de sa libération (3). »
S. H. et P. R.
tique propre à faire resurgir les clivages ☛
(1) Zach Dorfman, Sean D. Naylor et Michael Isikoff, « Kidnapping, assassination and a London
shoot-out : Inside the CIA’s secret war plans against WikiLeaks », Yahoo News, 26 septembre 2021.
(2) Solution  : il s’agit de M.  Pierre Gattaz, président du
Medef, Le Monde, 31 mai 2016. (2) John McEvoy, « Deathly silence : Journalists who mocked Assange have nothing to say about
CIA plans to kill him », Fairness & Accuracy In Reporting (FAIR), New York, 8 octobre 2021.
(3) L’article 49, alinéa 3 de la Constitution française permet
au premier ministre d’imposer l’adoption d’un projet de loi. (3) Jack Dion, « Ah ! Si Julian Assange avait été russe... », Marianne, Paris, 19-26 avril 2019.
M. Manuel Valls y a eu recours pour faire adopter la « loi
travail » par l’assemblée nationale le 5 juillet 2016.

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 69


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:43 Page 70

1789 d’une prison d’État par une bande de


INFORMATION SOUS CONTRÔLE « casseurs », chacun sait que peu de reven-
de classe, la force du nombre et la faiblesse des dications sociales aujourd’hui évidentes
pouvoirs, ce parti de l’ordre coagule à la façon auraient abouti, y compris dans un cadre
du blanc d’œuf dans de l’huile bouillante. démocratique, si les protestataires n’avaient
Depuis les soulèvements d’étudiants pas contesté la légitimité de la légalité. Ail-
radicaux américains des années 1960 (4), leurs non plus : ni le mouvement syndical,
l’analyse du travail journalistique en ni le mouvement écologiste, ni celui des
période de bouillonnement social dessine Noirs et des homosexuels pour les droits
une continuité. Les médias de masse n’ac- civiques aux États-Unis, ni celui des
cordent leur bienveillance qu’aux mouve- femmes pour la légalisation de l’avorte-
ments qui consentent à ne ment. Mais les faiseurs d’histoire immé-
jamais franchir un certain diate se moquent bien de l’histoire. Qui
Sitôt qu’éclate un conflit social nombre de lignes rouges franchit leurs lignes de démarcation idéo-
préalablement tracées par logiques s’expose à leurs foudres édito-
dur, le parti de l’ordre coagule
eux : ne pas faire grève (ou riales, à leurs rappels à l’ordre.
à la façon du blanc d’œuf dans
alors sans déranger per-
de l’huile bouillante sonne), ne pas interrompre « Perinde ac cadaver »
des examens, ne pas blo- On savait les médias acquis aux priorités
quer les transports, les néolibérales ; on mesure à l’accueil chaleu-
ports, les raffineries, ne pas troubler l’ordre reux qu’ils ont réservé au démantèlement
public, les représentations théâtrales, le du code du travail  (5) en 2016 que cette
Tour de France… Pourtant, dans un pays où adhésion sera réitérée perinde ac cada-
le président de la République et son état- ver (6), aussi étendus que puissent être les
major commémorent en grande pompe, désastres politiques et sociaux occasionnés
tous les 14 juillet, l’attaque à main armée en par de telles orientations. On savait les
médias français peu soucieux de démocra-
tie sitôt que le suffrage populaire contrarie
leurs desseins fédéralistes européens. Avec
leur accompagnement bienveillant de l’état
d’urgence, avec leur nonchalance devant la
mise en cause, inédite depuis plus d’un
demi-siècle, du droit des principales confé-
dérations syndicales à manifester dans la
capitale, une étape supplémentaire vient
d’être franchie. Le fonds commun républi-
cain d’une presse défendant les droits
démocratiques et les libertés publiques a
cessé d’être un sanctuaire. Dorénavant, le
journalisme encourage la dérive autori-
taire du pouvoir, et le fait d’autant plus
volontiers que se resserre autour de son
cou le cercle de fer des industriels qui le
possèdent.
Serge Halimi et Pierre Rimbert

(4) Todd Gitlin, The Whole World is Watching. Mass Media


in the Making & Unmaking of the New Left, University of
California Press, Berkeley, 1980.

(5) Lire Gilles Balbastre, « Combien de pages valez-vous ? »,


Le Monde diplomatique, novembre 2014, et Julien Salingue,
« Trois mois de couverture médiatique des mobilisations
contre la “loi travail” », Acrimed.org, 6 juin 2016.

(6) « À la manière d’un cadavre », c’est-à-dire avec une


obéissance aveugle.

70 //// MANIÈRE DE VOIR //// Contre-pouvoirs et résistances


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:44 Page 71

LA JUSTICE À CONTRE-EMPLOI
blissements pénitentiaires depuis cinq ans,
« Gardienne de la liberté individuelle », selon la Constitution, l’autorité judiciaire faute de détenus. Si la France fait partie,
prête pourtant main forte à la politique répressive de l’État : la lourdeur des avec la Turquie, des cinq États parmi les
quarante-sept membres du Conseil de l’Eu-
condamnations infligées aux « gilets jaunes » contraste ainsi avec la clémence envers
rope à afficher la densité carcérale la plus
les violences de la police. Paupérisée et dénigrée, la justice est gagnée par l’idéologie
élevée (lire l’extrait du rapport sur les pri-
sécuritaire. Mais certains magistrats refusent cette dérive. sons, page 75), ce n’est pas lié à l’évolution
de la délinquance. C’est le résultat de la

C
PAR ÉVELYNE SIRE-MARIN * ontrairement aux clichés sur son pré- poursuite systématique de petites infra-
tendu « laxisme », la justice pénale ctions par les parquets, de la suppression
fonctionne à plein régime. Son taux de – de fait – des lois d’amnistie, ainsi que du
réponse, c’est-à-dire le nombre d’affaires durcissement continu des peines
auxquelles elle a donné suite, rapporté au Or, la politique pénale actuelle et sa tra-
nombre de celles dont elle a été saisie, s’élève duction judiciaire sont socialement discrimi-
à 91 % contre 35 % il y a trente ans. Les 9 % nantes. Cela s’explique d’abord par le fait que
restants consistent en des classements sans les audiences de comparutions immédiates
suite de dossiers « non élucidés » ou ne rele- explosent dans les tribunaux. On sait que les
vant pas de sa compétence. La justice a donc peines prononcées dans ces conditions sont
presque « réponse à tout ». Cette augmenta- beaucoup plus sévères à délit égal en raison
tion constante des condamnations s’ex- de l’urgence, de la faible place accordée à la
plique par la conjonction d’une idéologie défense, du manque d’éléments informant
sécuritaire et d’un accroissement de la sur la personnalité du prévenu et de la « jus-
fonction répressive d’un État néolibéral qui tice d’abattage » imposée aux magistrats.
délaisse son rôle d’opéra- Mais, surtout, la situation socio-économique
Les statistiques déterminent teur économique et social et de cette petite délinquance génère des peines
l’orientation des procédures sa mission redistributive. de prison ferme, car elle n’a pas, comme
et la carrière des magistrats sur Depuis la loi organique l’écrivent les juges dans nombre de décisions,
le seul critère du rendement relative aux lois de finances « de garantie de représentation », c’est-à-dire
(LOLF) de 2001 et la révi- pas de logement permettant, par exemple, la
sion générale des politiques publiques pose d’un bracelet électronique au lieu de
(RGPP), même la justice est soumise à la l’incarcération, pas d’argent pour payer une
vision technocratique du new public mana- amende, pas de proches pour soutenir une
gement (« nouvelle gestion publique »), injonction de soins ou une démarche d’inser-
comme d’ailleurs la police : les statistiques tion professionnelle.
déterminent l’orientation des procédures et
la carrière des magistrats, en fonction des Pénalisation de la misère
stocks et des f lux de dossiers, sur le seul Mme Dominique Simonnot, aujourd’hui contrô-
critère du rendement, au détriment de la leuse générale des lieux de privation de liberté,
motivation et de la qualité des décisions (1). a relaté chaque semaine, pendant quatorze
En France, le nombre de détenus a crû de ans, cette pénalisation de la misère dans ses
plus d’un tiers en vingt ans (de 40 000 en chroniques du Canard enchaîné. Ainsi, lors de
2000 à presque 70 000 en 2021) (2), alors l’audience banale du 14 octobre 2016 au tribu-
que la population carcérale diminue depuis nal judiciaire de Nanterre, sur les sept préve-
plusieurs années dans la plupart des pays nus qui comparaissaient, un seul possédait le
de l’Union européenne, comme l’Alle- baccalauréat, deux avaient vécu dans des
magne, l’Italie et les pays du nord de l’Eu- foyers de l’Aide sociale à l’enfance, l’un ☛
rope Les Pays-Bas, la Belgique, la Norvège
et la Suède ont même fermé plusieurs éta-
(1) Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours du
Collège de France (2012-2014), Fayard, Paris, 2015.

* Magistrate honoraire, membre de la Ligue des droits de (2) Rapport « Statistiques pénales annuelles du Conseil de
l’homme. l’Europe », Strasbourg, 8 avril 2021.

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 71


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:45 Page 72

LA JUSTICE À CONTRE-EMPLOI

Tomas van Houtryve ///// était sans domicile fixe (SDF), un autre perce- trois ans de prison ferme – un chiffre inédit
Série « Blue Sky Days » (Journées
vait le revenu de solidarité active (RSA), deux pour un mouvement social. À Paris, où
de ciel bleu), « Prison », 2014
étaient au chômage, deux en contrats pré- furent concentrées le tiers des gardes à vue,
caires, et un seul en contrat à durée indéter- la moitié de celles-ci se sont terminées par
minée (CDI). Tous étaient français. Exemple de une remise en liberté et un classement sans
peine prononcée : deux mois de prison ferme suite, ce qui confirme l’usage préventif de
avec mandat de dépôt pour le la garde à vue et sa fonction d’intimidation
Le traitement judiciaire des vol de deux montres d’une des mouvements de protestation. En une
« gilets jaunes » constitue un bon valeur de 35 et 20 euros dans année, il y eut autant de manifestants bles-
exemple de ce qu’on aurait nommé un magasin de sport… sés par la police, et parfois mutilés à l’œil
jadis une « justice de classe » Le traitement judiciaire ou aux mains par des tirs de lanceurs de
du mouvement des « gilets balles de défense, que pendant les vingt ans
jaunes », entre novembre 2018 et fin 2019, précédents. Pour autant, seules 313 procé-
constitue un autre exemple de ce qu’on dures ont été ouvertes à l’inspection géné-
aurait nommé jadis « une justice de classe ». rale de la police nationale (IGPN) – la police
Selon le bilan de la chancellerie, 3100 « gilets des polices –, et très peu ont abouti à une
jaunes » ont été condamnés, dont un millier sanction contre des membres des forces de
d’entre eux à des peines de quelques mois à l’ordre ou à des condamnations judi-

72 //// MANIÈRE DE VOIR //// Contre-pouvoirs et résistances


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:46 Page 73

ciaires  (3). Le retentissement médiatique


des affaires politico-financières  (4), qui
Tarnac, symbole d’une dérive d’État
représentent à peine 1  % des condamna-
tions pénales, ne doit pas occulter cette réa-
lité du fonctionnement quotidien de la jus-
tice, à coups d’audiences de comparutions A vec sa liberté de roue dentée, la presse mainstream a toujours pour premier
mouvement celui de la pensée d’État (s’il lui arrive de se reprendre) : les
«agitateurs» sont une marge – des «radicaux» isolés. Ce que cette presse est
immédiates et d’expulsions locatives.
S’il est vrai que la sévérité des condam- constitutionnellement incapable de voir, c’est que la singularité exprime toute la
nations prononcées en matière financière structure : s’il y a ces «agités»-là, dans ce nombre-là, et avec cette radicalité-là,
s’accroît depuis quelques années, cette ten- c’est que «derrière» ou «dessous», ça s’est déplacé et, d’une certaine manière,
dance masque la remise en cause du rôle de ça pousse. Tarnac (1) est la pointe d’un déplacement d’ensemble. Il est bien pos-
la justice comme autorité d’équilibre entre sible qu’à une extrémité on ne suive pas ce qui se passe à l’autre. Il reste malgré
les pouvoirs législatif et exécutif. En effet, tout que l’avancée de la pointe est le signe d’une masse «en travail».
au sein de l’institution judiciaire, la fonc- Bref, dans la tension générale d’une crise aussi profonde, il est logique que des
tion même du juge s’efface au profit du pointes sortent de partout. Et ceci d’autant plus que la faillite écrasante de tous
parquet, qui est dépendant du gouverne- les médiateurs, institutions politiques irréversiblement nécrosées, médias du
ment de par son organisation et son statut. capital, experts de service, tous ces médiateurs ne médiatisant plus rien, il n’y a
Progressivement, le procureur se fait juge plus aucun autre lieu de contestation sérieuse que le dehors – celui de la rue,
puisque le parquet rend désormais environ d’une zone à défendre, ou d’autres espaces pour expérimenter d’autres choses.
40 % des décisions pénales (5). On n’en finirait pas de dresser le tableau des pratiques de la justice d’ordre – il
le faudrait pourtant. Au milieu de tant d’autres, l’affaire de Loïc Canitrot, cheville
Dépourvus de garanties ouvrière du mouvement de protestation Nuit debout, lancé au printemps 2016,
Ainsi, la procédure de comparution préala- offre un aperçu saisissant de ce que peut le complexe intégré des « forces de l’or-
ble de culpabilité (CRPC) ou « plaider coupa- dre». Violenté par un membre de la sécurité du Mouvement des entreprises de
ble », massivement utilisée, est en réalité une France (Medef) lors de l’occupation (parfaitement pacifique) du siège par les
négociation de la peine entre le procureur, intermittents du spectacle, le 7 juin 2016, et parti pour déposer plainte au com-
qui propose une sanction, et l’avocat de la missariat, Loïc Canitrot se retrouve… menotté et embarqué pour quarante-quatre
défense, qui n’a que quelques minutes pour heures de garde à vue. Tout n’est-il pas parfaitement clair? D’un côté, il y a le
l’accepter ou non, encourant le risque, s’il la Medef, de l’autre un «contestataire». Et nous sommes dans le 7e arrondissement.
refuse, de voir le tribunal aggraver la peine Où est l’évidence de l’honorabilité? Où est la suspicion du «trouble»? Voilà quels
par la suite. En outre, beaucoup de sanctions automatismes de pensée peuplent les têtes de la force de l’ordre. Mais bien au-
pénales sont prononcées, non pas par des delà des commissariats. Car le procureur n’a rien de plus pressé que d’avaliser
magistrats professionnels, mais par des per- telle quelle la version des agents du Medef, puisqu’elle a pour elle toutes les
sonnels précaires dépourvus des garanties garanties de l’évidence sociale – l’évidence de qui fait ordre et qui fait désordre
statutaires d’indépendance des juges profes- dans la société. La plainte de Loïc Canitrot – car lui a été agressé pour de bon par
sionnels : magistrats à titre temporaire, juges les sbires du Medef – ne sera jamais instruite, si bien que le parquet fera juger
de proximité et délégués du procureur, une violence imaginaire en s’abstenant de poursuivre une violence réelle.
recrutés sur contrat à durée déterminée
Si le pire est de plus en plus fréquent, il n’est pourtant pas toujours complète-
(CDD)… Ils comptent désormais pour 10  %
ment sûr. Et c’est également ce que montrait l’affaire de Loïc Canitrot. Car il a fini
des magistrats et la chancellerie entend en
relaxé, et pour le coup justice a bien été rendue. Mais au prix de quel concours
recruter encore mille. Des peines d’empri-
de circonstances favorables! Dans lequel il entre l’agitation faite autour du cas,
sonnement ferme, jusqu’à trois ans, sont
la combativité d’une avocate, et par-dessus tout un juge décidé à ne pas avaler
infligées chaque année à l’encontre de mil-
telle quelle la version du parquet, réclamant un supplément d’information au
liers de personnes dans des affaires de ☛ terme duquel les faux témoignages et les mensonges des agents du Medef rédui-
sent le dossier en cendres. Heureux dénouement, mais vérité institutionnelle
(3) Selon le ministère de la justice, sur plus de 10000 gardes pénible : l’obtention ordinaire de la justice est devenue une issue extraordinaire.
à vue, 3 166 au total se sont déroulées à Paris, dont 1 459
n’avaient débouché sur aucune poursuite. Cf. Le Monde, Frédéric Lordon
8 novembre 2019. Économiste et philosophe.
(4) Entre un an et cinq ans d’emprisonnement ferme à l’en-
contre de MM. Nicolas Sarkozy, François Fillon, Patrick Bal-
kany, pour des infractions de dépassements de plafond de
(1) NDLR. Soupçonnés d’appartenir à une cellule « invisible » « ayant pour objet la lutte armée » et
dépenses électorales, de corruption, de détournements de d’avoir saboté des caténaires de TGV, huit jeunes militants libertaires sont interpellés le
fonds publics et de fraudes fiscales. 11 novembre 2016 dans le village de Tarnac (Corrèze) pour « association de malfaiteurs terroriste ».
Après dix ans d’errance policière, le tribunal correctionnel de Paris a prononcé le 12 avril 2018 la
(5) Chiffres de la Conférence nationale des procureurs de relaxe de tous les accusés.
la République dans son interpellation du 6 janvier 2022 à
l’endroit des candidats à la présidentielle.

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 73


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 12:24 Page 74

LA JUSTICE À CONTRE-EMPLOI
vols et de petits trafics de stupéfiants, sans
Le retour du bâillon
qu’un juge intervienne pour s’interroger sur

P
leur culpabilité, sans réelle audience lus subtils et plus diffus que les états d’urgence ou les décisions poli-
publique, sans véritable défense. tiques autoritaires, les attaques judiciaires ne font pas les colonnes de la
La France est en passe d’instaurer une presse. Quotidiennes, il en vient chaque jour de nouvelles. Elles sont d’autant
justice sans juge, comme aux États-Unis, où plus banales qu’elles paraissent relever de la vie privée, celle dont on hésite
90 % des décisions pénales sont rendues de à parler de peur d’être indiscret ou superficiel. Dans leur succession et leur
cette manière, c’est-à-dire par « négocia- accumulation, on ne peut plus être dupe. Là se joue bien l’avenir de notre
tion » (plea bargaining). La chancellerie liberté d’expression. Au présent déjà.
semble faire sienne cette orientation,
Il n’en va pas seulement des « grandes » libertés, mais de celle élémentaire
comme l’attestent certaines questions
de critiquer, d’informer. Internet a ouvert un espace d’expression fort complexe
posées aux professionnels, aux citoyens et
où le pire, la haine des réseaux sociaux favorisée par l’anonymat, côtoie le
aux associations sur le site des états géné-
meilleur, l’expression citoyenne et la libre critique. Il semble que la première
raux de la justice, Parlons justice ! : « Faut-
soit plus à l’aise que la seconde. Le grand mécanisme qui y contribue n’est pas
il réserver l’accès au juge pour les cas les la menace physique ou verbale ni l’interdit légal mais l’usage instrumental de
plus complexes ou urgents, et systématiser la justice. Les poursuites bâillons sont une grande invention procédurière qui
pour les autres cas une tentative de règle- menace l’ensemble des libertés.
ment amiable… ? Faut-il réserver l’audience
Ce système peut s’étendre à toute expression publique. L’ayant affronté une
aux infractions les plus graves… et systéma-
fois, il faut être fou pour s’exposer une deuxième fois à ce genre de risque. Je
tiser pour les autres cas une peine négociée ?
n’étais en effet pas arrivé au bout de l’affaire qui m’opposait à Patrick Buisson
Que pensez-vous d’un modèle de justice
depuis novembre 2009 que je recevais un appel de la police judiciaire pour savoir
pénale dans lequel… les victimes et les mis en
si j’étais bien l’auteur de l’article « La deuxième mort de l’Ifop » dans lequel je
cause doivent contribuer à apporter les
mettais en cause le financement de sondages politiques par des entreprises com-
preuves utiles ? » Il n’est pas précisé que
merciales, en l’occurrence, le financement du baromètre Ifop par l’entreprise de
dans ce modèle, dit accusatoire, les frais
conseil fiscal Fiducial – dont je signalais les « affinités idéologiques » de son
d’avocats sont très élevés car ceux-ci
patron avec l’extrême droite. Comme je l’aurais d’ailleurs fait de toute autre affi-
recherchent les preuves (expertises, témoi-
nité. J’en étais bien l’auteur en même temps que le responsable de l’Observatoire
gnages…). En France, actuellement, ils sont
des sondages (site hébergé par Le Monde diplomatique).
payés par l’État, au titre des frais de justice.
On comprend que, dans un tel système où Je fus donc directement mis en examen selon la procédure de plainte avec
l’intervention du juge devient marginale, il constitution de partie civile. Brutal. J’appris que les parties civiles me repro-
ne soit pas prévu de recruter des magis- chaient d’avoir exposé le lien avec l’extrême droite et l’accusation d’avoir tru-
trats, la plupart des litiges se réglant sans qué un sondage. Pour le premier motif, Rue89 avait été déjà assigné en justice
eux, entre les parties et leurs avocats. par Christian Latouche qui avait été condamné aux dépens. Pourquoi recom-
mencer ? Quant au deuxième motif, il était tout simplement absurde
puisqu’une entreprise de conseil fiscal ne peut truquer un sondage faute d’être
Règlement amiable
« Le problème de la police, c’est la justice », cla- un sondeur. Comme s’en étonna le tribunal, c’est l’Ifop qui aurait dû porter
maient certains groupes de policiers lors de plainte – encore que repérer des biais dans un sondage n’est pas accuser de
la grande manifestation parisienne du truquer. Il est vrai que l’article avait de quoi indisposer, d’autant qu’il en conti-
15 mai 2021. La réalité est tout autre. Dans la
nuait un autre qui démentait le « croisement des courbes » que le candidat
nouvelle conception des pouvoirs publics, la
Sarkozy attendait pour son entrée en campagne en 2012.
justice n’est plus qu’une « chaîne pénale » qui À l’audience, les pièces produites montrèrent que j’avais raison sur tous les
doit homologuer les initiatives policières. points. L’évidence du recours abusif établie, mon avocat demanda non seule-
Pourtant, ce n’est pas le rôle qui lui est assi- ment une condamnation aux dépens mais des dommages et intérêts. Le tri-
gné par la Constitution, laquelle énonce dans bunal accorda les uns et les autres en évoquant explicitement « une poursuite
son article 66 que « l’autorité judiciaire est bâillon destinée à faire taire ».
gardienne de la liberté individuelle ». Cela Il manque une réforme législative pour amender la fameuse loi de 1881,
suppose que les juges contrôlent la validité réputée libérale et aujourd’hui détournée dans un sens répressif. C’est en
des procédures policières et s’interrogent sur défendant les libertés attaquées qu’on défend la liberté comme principe.
la culpabilité et les preuves avant de pronon- Alain Garrigou
cer une condamnation. Professeur émérite de science politique à l’université Paris Nanterre.

Évelyne Sire-Marin

74 //// MANIÈRE DE VOIR //// Contre-pouvoirs et résistances


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:47 Page 75

Dans les geôles de la République


Mal chronique du système pénal français, le problème de la surpopulation
carcérale, couplé au délabrement de nombreux établissements
pénitentiaires, bafoue les libertés fondamentales, notamment le droit
au respect de la dignité de la personne humaine, comme le souligne
un rapport parlementaire. Extraits.

ien connue et dénoncée, y compris par les voix Cette évolution a de plus été renforcée par l’augmen-

B parlementaires, depuis plusieurs années, voire


plusieurs décennies, la qualité des conditions de
détention et la surpopulation carcérale [en France] demeu-
tation du nombre de personnes prévenues, passées
d’environ 15 000 à 21 000 entre 2010 et 2020. Si leur
part relative parmi l’ensemble des personnes sous
rent, aujourd’hui encore, des sujets préoccupants. (…) écrou a d’abord diminué pour se stabiliser autour de
En 2018, la contrôleuse générale des lieux de privation 21 %, elle est en constante augmentation depuis 2015 et
de liberté constatait que « dans la plupart des établisse- représentait plus de 25 % en 2020.
ments visités, mais tout spécialement dans les maisons Or, en parallèle de cette augmentation continue du
d’arrêt, l’immobilier est en piteux état, vite dégradé en rai- nombre de personnes incarcérées, le parc pénitentiaire
son de la surcharge d’occupation, mal maintenu faute de demeure quant à lui insuffisant pour accueillir l’en-
crédits et de capacité à libérer les cellules nécessaires le semble des détenus puisqu’il comprend, en  2020,
temps des travaux, et mal entretenu pour les mêmes rai- 61 080  places opérationnelles. Ainsi, le manque de
sons. Les nuisibles, en particulier les rats et les punaises, places opérationnelles net était de 9 571  places  (2).
ne sont pas rares, les sanitaires sont en mauvais état, En 2020, le taux annuel moyen d’occupation des éta-
l’étanchéité n’est pas assurée, l’eau chaude est aléatoire, blissements pénitentiaires était d’environ 117  %, un
les abords des bâtiments sont sales et les cours de prome- chiffre préoccupant qui cache toutefois d’importantes
nade sont dégradées. Il reste encore des établissements disparités avec des taux d’occupation variant de 50 %
dans lesquels les toilettes, non séparées du reste de la cel- pour certains centres pénitentiaires à près de 200 %
lule, sont visibles depuis l’œilleton de la porte (1) ». pour certaines maisons d’arrêt. (…)
Ces conditions indignes de détention se sont tra- Comme le souligne la contrôleuse générale des lieux
duites par de nombreuses condamnations de la France de privation de liberté, « la surpopulation, non seule-
par la Cour européenne des droits de l’homme sur le ment dénature le sens de la peine privative de liberté,
fondement de la violation de l’article 3 de la Convention mais porte atteinte à la dignité et à l’ensemble des droits
de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentaux des personnes détenues, du fait de l’ag-
fondamentales qui stipule que « nul ne peut être soumis gravation manifeste des conditions matérielles de déten-
à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou tion, des tensions et violences qu’elle génère, de l’altéra-
dégradants ». (…) tion de la qualité des soins ou des obstacles au maintien
La surpopulation s’installe depuis plusieurs années des liens extérieurs et aux dispositifs de réinsertion qui
de façon pérenne dans le paysage carcéral français, en en découlent (3) ».
raison notamment de l’augmentation continue du Caroline Abadie
« Rapport tendant à garantir le droit au respect
nombre de personnes détenues. En effet, depuis vingt de la dignité en détention », Assemblée nationale, 10 mars 2021.
ans, la population carcérale s’est constamment accrue
en raison de l’allongement et de l’augmentation des
condamnations à des peines de prison ferme, en lien
notamment avec la création de nouveaux délits et le (1) Contrôleur général des lieux de privation de liberté, Les droits fondamen-
taux à l’épreuve de la surpopulation carcérale, 2018.
développement de procédures de jugement rapide,
(2) Avis n° 3404 réalisé par M. Bruno Questel sur les programmes Admi-
comme la comparution immédiate. Ainsi, la population nistration pénitentiaire et Protection judiciaire de la jeunesse du projet de
carcérale est passée d’environ 61 000  personnes en loi de finances pour 2021, 13 octobre 2020.

2010 à plus de 70 651 au 1er janvier 2020. (3) Contrôleur général des lieux de privation de liberté, op. cit.

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 75


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:49 Page 76

prince tel que le connaissaient une grande par-


tie des pays européens avant les Lumières.
Juristes et politistes l’ont affinée en élaborant
l’architecture juridique destinée à encadrer
l’action des autorités : séparation des pouvoirs,
égalité devant la loi, indépendance de la jus-
tice, etc. Le constitutionnalisme traduit en par-
ticulier la volonté de soumettre les dirigeants à
des règles définies d’avance, la plupart du
temps inscrites dans un document solennel
– la Constitution – et acceptées par le peuple.
Au XXe siècle, la définition de l’État de droit
fait l’objet de débats : les universitaires tendent
à l’élargir en lui donnant une dimension subs-
tantielle à travers l’ajout de références à la
dignité ou au bien-être social. Ils soulignent que
l’attachement à des valeurs comme la justice ou
l’équité est indispensable à la mise en œuvre
effective du principe. Les praticiens, en
revanche, tiennent à limiter le concept à ses
aspects formels (procédures). «Par-delà la

LES SILENCES DE L’ÉTAT DE DROIT


diversité des approches, on peut estimer que
l’État de droit est une réalité complexe, intégrant
des éléments matériels, tangibles, tels que les
procédures, les institutions et les rapports de
Brandie comme un talisman, la notion d’État de droit n’est pas neutre. Elle ne saurait forces associés, ainsi que des éléments immaté-
se résumer à son opposition historique à l’« État de police » où règne l’arbitraire. riels comme les représentations, les cultures, les
idées», résume le juriste Florent Parmentier, qui
Elle correspond en fait à une vision post-politique de la démocratie où le juge doit
déplore la pauvreté des études menées sur ce
arbitrer les grands débats économiques et sociaux à la place des élus. Elle s’accorde
concept-clé (3).
parfaitement avec la promotion de l’Europe néolibérale. Ces principes très généraux et assez abs-
traits ramènent donc concrètement à une

D
PAR ANNE-CÉCILE ROBERT epuis juillet  2016, la Commission vision procédurale et fonctionnelle. Dans ce
européenne reproche à la Pologne cadre, la question de l’effectivité des règles
une réforme limitant l’indépendance juridiques et la dimension sociale sont mino-
de son Tribunal constitutionnel et dénonce des rées, voire écartées. L’État de droit a accom-
atteintes à «l’État de droit» (1). «Malgré tous les pagné les « transitions » orchestrées dans les
problèmes, l’État de droit reste le fondement de pays d’Europe centrale et orientale par les
l’Union européenne, et c’est dans ce domaine que institutions financières internationales et
l’Union a le mieux fonctionné au cours des der- par Bruxelles après la disparition de l’Union
nières décennies», affirme M.  Andreas Voß- soviétique. En 1993, la Commission euro-
kuhle, président de la Cour constitutionnelle péenne définit ainsi trois conditions d’adhé-
allemande de 2010 à 2020, qui évoque un sion à ce qui sera bientôt l’Union euro-
«acquis de civilisation majeur» pour Bruxelles. péenne  : la mise en place d’« institutions
Son homologue français Laurent Fabius ren- stables garantissant l’État de droit, la démo-
chérit avec l’un de ces raccourcis sentencieux cratie, les droits de l’homme, le respect des
adaptés à la complexité des émissions de télé- minorités et leur protection » ; « une économie
vision : «En Europe, l’État de droit n’est pas une de marché viable ainsi que la capacité de faire
option, c’est une obligation (2).» face à la pression concurrentielle et aux
Élaborée à partir du XVIIIe siècle, notamment forces du marché à l’intérieur de l’Union » ;
Tomas van Houtryve ///// en Allemagne et en Angleterre, la notion s’op- « la capacité (…) d’assumer les obligations et
Série « Blue Sky Days », pose d’abord à celle d’État de police, c’est-à-dire notamment de souscrire aux objectifs de
« Signature behavior » (Marquage
comportemental), 2013 à l’exercice arbitraire du pouvoir, au fait du l’union politique, économique et monétaire ».

76 //// MANIÈRE DE VOIR //// Contre-pouvoirs et résistances


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:48 Page 77

De prime abord, il s’agit d’établir les libertés force publique à des fins administratives ou
publiques dont les régimes dominés par pour les enquêtes judiciaires le 20  jan-
l’Union soviétique avaient privé des popula- vier 2022. Sur simple autorisation du préfet et
tions entières. Mais l’instauration de l’État de non pas d’un juge, des caméras installées sur
droit assoit aussi la société de marché : le cadre des aéronefs télépilotés pourront désormais
juridique sacralise la propriété privée et four- filmer des manifestations «susceptibles d’en-
nit les outils nécessaires au démantèlement de traîner des troubles graves à l’ordre public »,
la sphère publique. Dans l’Europe de la fin du aux abords de lieux ou bâtiments «particuliè-
XXe siècle, l’État de droit est ainsi le corollaire rement exposés à des risques de commission de
de l’économie libérale; il est souvent associé à certaines infractions », ou encore dans les
la « bonne gouvernance » pour promouvoir transports ou aux frontières. Comme le sou-
privatisations et déréglementations. ligne le site La Quadrature du Net, les limites
Boîte à outils juridique permettant d’affirmer fixées à ce pouvoir exorbitant «paraissent bien
la primauté de la loi sur la force, la notion l’État dérisoires par rapport à l’utilisation déjà mas-
de droit pose de nombreux problèmes poli- sivement illégale que la police en fait
tiques. En premier lieu, sa définition générale aujourd’hui (5)». n
conduit à une application à géométrie variable :
la Pologne et la Hongrie se trouvent, avec rai-
son, dans le collimateur de Bruxelles, mais que Comment contrôler la puissance publique ?
dire d’États régulièrement condamnés par la

L
Cour européenne des droits de l’homme
’existence d’un dispositif de contrôle juridictionnel des pouvoirs publics est indispensable
(CEDH) pour la lenteur de leur justice ou les
à l’effectivité des droits fondamentaux des citoyens et, partant, à la coexistence durable
traitements inhumains et dégradants infligés
des libertés en société. Mais la qualité de ce contrôle est intimement liée aux conditions maté-
dans leurs prisons, comme c’est le cas de la
rielles et institutionnelles favorisant, ou non, son indépendance et son impartialité – à cet
France? Ne peut-on également considérer
égard, notre système juridictionnel offre certes d’indéniables marges de progression… Ainsi,
qu’un taux de pauvreté supérieur à 15 %, dans
les membres du Conseil constitutionnel demeurent nommés de façon totalement discrétion-
l’un des pays membres quel qu’il soit, constitue
naire par le président de la République et les présidents des assemblées parlementaires. Si
une violation des libertés fondamentales?
l’inamovibilité des juges est garantie, l’influence qu’exerce le ministère de la justice – ou, s’agis-
En outre, l’État de droit peut faire l’objet
sant des juges administratifs, le Conseil d’État – sur leurs conditions de nomination et le dérou-
d’interprétations différentes selon les lieux et
lement de leur carrière n’est pas sans incidence sur leur capacité à résister aux diverses pres-
les moments. Si le Conseil d’État français
sions qui les affectent. Relevons enfin que, en dépit d’une augmentation faible, mais continue,
manifeste parfois son indépendance vis-à-vis
depuis le début des années 2000, le budget de la justice française demeure l’un des plus pau-
de la puissance publique pour protéger les
vres d’Europe (1). Par ailleurs, le recours au juge, qui n’intervient que de façon ponctuelle, au
libertés, comme l’a illustré son ordonnance du
terme d’un parcours procédural généralement coûteux, complexe et parfois longtemps après
26 août 2016 suspendant l’interdiction, contre
que l’atteinte a été commise, ne constitue évidemment pas un moyen suffisant d’assurer l’ef-
l’avis du premier ministre Manuel Valls, du
fectivité des droits et libertés des citoyens.
port du burkini, il a validé sans barguigner la
Plus fondamentalement, le recours au juge ne saurait être considéré comme le mode normal
plupart des mesures, même les plus restric-
par lequel faire valoir l’atteinte à ses droits dans une société démocratique, mais bien comme
tives des libertés, prises dans le cadre de l’état
le dernier recours dans une situation de blocage. C’est aux individus qu’il appartient, au premier
d’urgence sanitaire (passe sanitaire et vacci-
chef, de revendiquer l’application effective de la loi et le respect de leurs libertés fondamen-
nal). Idem du Conseil constitutionnel (4) qui a
tales. Un exercice qui suppose que chacun puisse les connaître. Alors que l’enseignement du
fini par approuver l’usage des drones par la
droit ne se fait qu’à l’université et que le budget de l’accès au droit, hors aide juridictionnelle,
compte aujourd’hui pour moins de 0,1 % de la dépense publique, on mesure l’ampleur de l’en-
(1) « État de droit : la Commission examine les dernières treprise. Permettre à toutes et tous d’accéder enfin à une pleine maîtrise de leurs droits consti-
évolutions et adresse une recommandation complémen-
taire à la Pologne », Commission européenne, 21 décem- tue pourtant un enjeu de tout premier ordre si nous voulons que l’État de droit cesse d’être
bre 2016. un épouvantail agité par les artisans du «tout répressif» ou d’être dévoyé en cheval de Troie
(2) Entretiens croisés accordés au Monde, 21 octobre 2016. de l’idéologie néolibérale. Et qu’il devienne, théoriquement comme concrètement, une condi-
(3) Florent Parmentier, Les Chemins de l’État de droit. La voie tion de l’exercice plein et entier de notre citoyenneté.
étroite des pays entre l’Europe et la Russie, Presses de
Sciences Po, coll. « La Bibliothèque du citoyen », Paris, 2014. Vincent Sizaire
(4) Sur le Conseil constitutionnel, lire « Vous avez dit
“sages” ? », Le Monde diplomatique, avril 2013. (1) « Systèmes judiciaires européens. Efficacité et qualité de la justice », Études de la CEPEJ, n° 23, Commission
(5) « Les drones policiers autorisés par le Conseil constitu- européenne pour l’efficacité de la justice – Conseil de l’Europe, 2016.
tionnel », La Quadrature du Net, 21 janvier 2022.

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 77


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:49 Page 78

DANS LES ARCHIVES //// AVRIL 2006 //// PAR NURI ALBALA * ET ÉVELYNE SIRE-MARIN 

Désobéir à une loi injuste ?


Le décalage croissant entre les choix effectués par les responsables sans-logis, les fauchages d’organismes génétiquement
modifiés (OGM) cultivés en plein champ.
politiques et les aspirations des électeurs incite nombre de ces
Le fondement de la désobéissance «civile» est tout autre :
derniers à refuser d’appliquer des lois qu’ils trouvent injustes ou le philosophe américain Henry David Thoreau, qui l’a
néfastes. Une telle « désobéissance civile » est en principe interdite. inventée, la définit comme le droit de s’élever, au nom de la
Mais il peut être légitime de s’y livrer à condition de respecter seule conscience individuelle, contre les lois de la cité (2).
Cette désobéissance de l’individu aux injonctions de l’État
certaines règles et de connaître les risques encourus.
reste l’étendard des défenseurs d’un droit dit naturel par
opposition à la loi démocratique, et érige le for intérieur en

D
ans une démocratie, la loi doit, par principe, censeur de l’ordre social, avec toutes les ambiguïtés qu’une
être respectée : elle assure la paix sociale et elle telle attitude peut receler. C’est Antigone affrontant Créon
demeure l’expression de la volonté populaire, pour enterrer son frère selon les lois divines. Mais ce sont
même si l’affaiblissement du rôle des Parlements en aussi les colons israéliens refusant la restitution des terri-
Europe amoindrit de facto sa légitimité. Au nom de quel toires occupés, les militants antiavortement s’enchaînant
principe général – donc opposable à tous et en toute cir- devant les hôpitaux. Subjective et variable, la conscience
constance  – peut-on alors accepter sa remise en que chacun a du bien et du mal peut donc servir à justifier
cause ? (1). Qu’on pense aux professeurs du Réseau édu- des actions très différentes, voire politiquement et mora-
cation sans frontières (RESF) s’opposant à l’expulsion lement opposées.
d’élèves étrangers ; à un syndicaliste de la police de l’air Quels critères peuvent alors fonder une désobéissance
et des frontières refusant d’expulser des familles sans légitime? Le droit international et les droits nationaux, de
papiers ; aux inspecteurs du travail refusant de se faire même que la jurisprudence, autorisent déjà, dans certaines
les auxiliaires de la police en menant la circonstances, la résistance à l’autorité.
chasse aux salariés victimes du travail La désobéissance Cette transgression est justifiée au nom
illégal ; ou aux agents d’Électricité de aux injonctions même des droits fondamentaux reconnus
France (EDF) membres de la Confédéra- par la Déclaration universelle des droits de
de l’État reste
tion générale du travail (CGT) qui se font l’homme, la Convention européenne des
l’étendard des
« Robins des bois » en rétablissant le cou- droits de l’homme, ou les préambules de
rant chez les pauvres. défenseurs d’un droit nombreuses Constitutions ; ces textes ont
Deux expressions sont couramment dit naturel par une valeur juridique et morale supérieure
(1) Lire Susan George,
« L’ordre libéral et ses invoquées pour justifier les violations de opposition à la loi aux lois ordinaires.
basses œuvres »,
Le Monde diplomatique,
la loi  : la désobéissance « civique » et la démocratique Ainsi un soldat est-il tenu de désobéir à
août 2001, et Thierry désobéissance « civile ». Souvent confon- un ordre « manifestement illégal », c’est-
Paquot, « Désobéir »,
Le Monde diplomatique, dues, elles recouvrent des réalités très différentes. La pre- à-dire un commandement de l’autorité légitime qui
janvier 2005. mière a pour objectif de contester un ordre juridique contrevient aux droits humains fondamentaux (achever
(2) Henry David Thoreau,
La Désobéissance civile,
injuste et d’obtenir la reconnaissance de droits nou- un blessé, torturer…). Cependant, les principes fondamen-
Mille et une nuits, Paris, veaux : droit au logement, principe de précaution, droit à taux sont évolutifs, et de nombreux droits ne sont appa-
1996 (réédition).
un environnement sain… Elle constitue donc une expres- rus que récemment : par exemple, le droit à l’avortement,
(3) Des grands-parents
français ont ainsi été sion de la citoyenneté. C’est Gandhi entraînant l’Inde vers légalisé presque partout en Occident dans les
relaxés du délit de non-
présentation d’enfant à son indépendance, la résistance à l’occupation nazie, la années 1970, ou le principe de précaution, inscrit depuis
son père algérien au lutte des Noirs pour l’égalité des droits aux États-Unis, les le 1er mars 2005 dans la Constitution française. En outre,
motif que l’enfant,
gravement malade, ne occupations de logements vacants pour héberger des deux droits existants peuvent se contredire : le droit de
pouvait être soigné en
propriété et le droit au logement, notamment. Les mili-
Algérie (cour d’appel de
Dijon, 19 décembre 1984). * Avocat (1943-2009). tants de la désobéissance civique s’exposent donc soit à

78 //// MANIÈRE DE VOIR //// Contre-pouvoirs et résistances


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:51 Page 79

© Andrea Berlese

être condamnés pour avoir eu raison trop tôt, soit à l’être doit prouver que le danger est «actuel et imminent», et que Goin /////
« Toxic Wedding »
pour avoir eu tort si les droits qu’ils revendiquent ne sont les moyens employés sont proportionnés à la gravité de la (Mariage toxique),
jamais reconnus… menace. Se fondant sur la Charte de l’environnement, deve- Grenoble Street Art Fest,
Pont-de-Claix, 2018
Saisi d’un acte de désobéissance, le juge dispose d’une nue principe constitutionnel, les juges constatent le respect
palette d’instruments de mesure élaborée au cours des de ces exigences et concluent que celui qui agit en état de
siècles. Inscrits dans le code pénal, ils lui permettent de nécessité commet un «acte socialement utile».
relaxer un contrevenant. Sans invoquer la « résistance à Ce n’est qu’en ultime ressort qu’on peut passer de la résis-
l’oppression », inscrite à l’article 4 de la Déclaration des tance de plus en plus massive (refus de l’application d’une
droits de l’homme et du citoyen, la désobéissance à la loi loi injuste) à la désobéissance civique (commission d’infra-
est une hypothèse reconnue par le droit, qui en délimite ctions). La désobéissance volontaire et concertée ne peut
strictement les contours au nom de l’intérêt général. Il être qu’un mode exceptionnel d’action quand tout a échoué
s’agit de la légitime défense (utiliser contre son agresseur à faire changer la loi, sous peine de réduire à néant le prin-
une violence proportionnée à l’attaque), de la « contrainte cipe démocratique. Transformer l’ordre social, changer la
morale irrésistible (3) », et de l’« état de nécessité », qui légi- loi, c’est d’abord agir dans le cadre des institutions : n’ou-
time la violation de la loi lorsqu’un intérêt supérieur blions pas que c’est la loi votée par les représentants du
exige le sacrifice d’un droit moins fondamental en com- peuple qui a légalisé les congés payés, le vote des femmes,
mettant une infraction… L’état de nécessité a ainsi été le droit à l’interruption volontaire de grossesse, qui a aboli
reconnu par le tribunal de Paris le 28 novembre 2000, la peine de mort…
qui a relaxé une famille étant, pour se loger, entrée illé- Dans chacun de ces cas, il faut être conscient que résister
galement dans un appartement vacant. c’est, toujours, prendre un risque – encourir des peines
Certes, ces jugements ont parfois été remis en cause en d’amende ou d’emprisonnement notamment –, et, parfois
appel. Ils n’en permettent pas moins de préciser le champ de seulement, réussir à imposer un changement. La désobéis-
la désobéissance légitime. C’est notamment le cas de la déci- sance civique à une loi injuste pose une double question :
sion du tribunal d’Orléans du 9 décembre 2005, qui relaxe quelle est la réalité de la démocratie à l’heure où s’accroît
des «faucheurs» de plantes génétiquement modifiées. Ce la crise de la représentation politique, et quelle est la
jugement rappelle que celui qui invoque l’état de nécessité place des citoyens pour la protéger et l’approfondir ? n

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 79


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M. JUSTIN TRUDEAU DÉSTABILISÉ


La loi avait pour objectif de donner au gou-
Surpris par l’ampleur du « convoi de la liberté » organisé pour protester contre vernement les moyens de mettre fin au blo-
les restrictions sanitaires début 2022, le premier ministre canadien Justin Trudeau cage du centre-ville de la capitale, Ottawa, où
a choisi la manière forte. Pour déloger les camionneurs du centre de la capitale Ottawa, étaient stationnés depuis plusieurs jours des
camions-remorques et d’autres véhicules
il a invoqué une loi d’urgence de triste mémoire dans le pays. La disproportion
dans le cadre du « convoi de la liberté ». Au
des moyens répressifs a choqué la population avant de tourner au fiasco.
cœur de la mobilisation se trouvaient des
conducteurs de véhicules lourds obligés de

L
PAR PIERRE BEAUDET * e 15  février  2022, le Parlement du se soumettre à une quarantaine au passage
Canada vote la loi sur « les mesures des frontières entre le Canada et les États-
d’urgence ». Celle-ci actualise une Unis en raison de la pandémie de Covid-19.
législation précédente, la loi sur « les Ce qui contraignait ces petits entrepreneurs,
mesures de guerre », dont le souvenir est lié propriétaires de leurs engins, à assumer eux-
à la grande crise d’octobre  1970 au Qué- mêmes les retards de livraison.
bec  (1). Moins drastique –  l’ancienne loi Mais au-delà de cette revendication spéci-
suspendait l’habeas corpus et le droit à un fique, le « convoi de la liberté » a rassemblé
procès –, son champ d’application est large. beaucoup de citoyens convaincus que le gou-
Elle définit une situation de crise nationale vernement de M. Justin Trudeau était en train
comme celle à laquelle il est « impossible de de devenir « dictatorial », voire « commu-
faire face adéquatement sous le régime des niste ». La mouvance complotiste au Canada,
lois du Canada » et qui « met gravement en en lien avec des réseaux présents aux États-
danger la vie, la santé ou la sécurité des Unis, a ajouté au mouvement une forte com-
Canadiens ». Le gouvernement peut, à ce posante idéologique condamnant en fin de
titre, détenir des personnes, suspendre compte toutes les restrictions imposées par la
leurs comptes en banque, et imposer des pandémie, mais aussi la réglementation en
restrictions à la libre circulation des indi- général, présentée comme une insupportable
vidus et des véhicules. limitation des libertés individuelles.
Cette mobilisation minoritaire avait séduit
une partie de la population lassée d’une ges-
* Rédacteur aux Nouveaux Cahiers du socialisme (Montréal,
Canada). tion du Covid-19 jugée souvent erratique,
voire excessivement contraignante. Au

Bibliographie Canada, où ce sont les provinces qui gèrent


la santé, les mesures contre le coronavirus
VINCENT SIZAIRE, Être en sûreté. Comprendre « La prison : réalités et alternatives », ont été organisées en ordre dispersé. Aux
ses droits pour être mieux protégé, La Dispute, Les Utopiques, n° 18, hiver 2021-2022, Paris.
Paris, 2020.
yeux de certaines catégories de la popula-
La revue de l’Union syndicale Solidaires
À l’heure où les gouvernements successifs tion, comme les aînés confinés dans des rési-
dresse un état des lieux du système
sont toujours plus conquis par l’idéologie carcéral et de la politique pénale en dences pour personnes âgées, il est apparu
sécuritaire, l’auteur montre comment le droit France. Elle décrit également
peut constituer une arme face à toute forme clairement que l’austérité imposée depuis
les conséquences de la crise sanitaire
d’arbitraire, à condition de se mobiliser pour
derrière les barreaux. Avec
des décennies par des gouvernements néoli-
que l’application des dispositifs juridiques
les contributions de spécialistes, d’acteurs béraux était responsable de la débâcle des
existants soit effective.
associatifs, de détenus, de syndicalistes, services de santé alors que le discours des
Ballast, n° 8, septembre 2019, Hors d’atteinte, de magistrats, etc.
Marseille. gouvernements présentait la pandémie
L’éditorial du huitième numéro de la revue ANTHONY OBERSCHALL, Social Movements. comme un défi individuel et non structurel.
Ideologies, Interests, and Identities, Transaction
franco-belge, consacré au mouvement Publishers, Piscataway (New Jersey), 1996. Le mouvement a secoué le monde politique.
des « gilets jaunes », formule cette réflexion
programmatique : « Les sursauts Fruit de vingt-cinq ans de recherches, Les factions les plus radicales du Parti conser-
démocratiques, fussent-ils dispersés par cet ouvrage de référence éclaire les racines, vateur du Canada (PCC), admiratrices de l’an-
les scrutins ou brisés par les lanceurs les modalités et les enjeux
de balles de défense, laissent des plis. Nets de la mobilisation politique, replacée cien président américain Donald Trump, ont
et durables. Dont il nous reste à suivre dans un contexte conflictuel où s’affrontent gagné en influence, au point d’obtenir le ren-
la ligne pour la tracer.» des groupes sociaux. voi leur chef, M. Erin O’Toole. Elles pensent
que le ras-le-bol populaire contre les restric-
tions face au Covid-19 peut se combiner,

80 //// MANIÈRE DE VOIR //// Contre-pouvoirs et résistances


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:57 Page 81

PAR LES CAMIONNEURS


comme aux États-Unis, aux attaques contre les mesures d’urgence. Une centaine de mani-
droits reproductifs des femmes et surtout festants ont été accusés de divers méfaits.
contre l’immigration. Mais, pour le moment, Une poignée de personnalités identifiées
la droite radicale a peu d’appui au Québec, en comme meneurs seront probablement tra-
Ontario et dans les grandes villes (2). Il faut duites en justice.
dire que, après plusieurs semaines de mobili- Pour une grande partie de la population
sation, les «occupants-camionneurs» ont été et des associations de défense des droits
confrontés à des contre-manifestants qui fondamentaux, la loi était disproportionnée
reprochaient au mouvement de pénaliser la par rapport au défi posé par des manifes-
population mais aussi de tolérer en son sein tants qui, somme toute, sont restés paci-
des éléments racistes. fiques. Il aurait été possible, comme l’expé-
Finalement, la police d’Ottawa, appuyée rience l’a démontré, de
par des contingents envoyés par l’Ontario et refouler les camionneurs
le Québec, a mis fin à l’occupation du centre- sans grande casse. En fin Le gouvernement fédéral a monté
ville, rendant de facto inutile la loi sur les de compte, le gouverne-
en épingle une situation
ment fédéral a monté en
épingle une situation qui qui ne requérait pas une telle
(1) Le 15 octobre 1970, un état d’« insurrection présumée »
est déclaré au Québec en réaction à l’enlèvement du délé- ne requérait pas une telle
gué commercial britannique James Cross et à celui, suivi
suspension des droits
de meurtre, du ministre du travail Pierre Laporte par un suspension des droits.
groupe terroriste, le Front de libération du Québec. Plu-
sieurs centaines de personnes furent détenues sans man- Critiqué par les premiers
dat ni procès. L’habeas corpus et d’autres protections de ministres de plusieurs provinces, dont le
droits furent suspendus. La loi « sur les mesures de guerre »
s’appliqua d’octobre à novembre 1970. Ce fut la seule fois Québec, M.  Trudeau essuie un véritable
que le pays y eut recours pour gérer une crise intérieure.
camouflet : il finit par suspendre la loi moins
(2) Au Québec, un nouveau Parti conservateur (indépen- de vingt-quatre heures après son adoption
dant du parti fédéral) vient d’être créé pour coaliser les
mécontents. par le Parlement. n

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 81


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 10:58 Page 82

POUR UNE DÉCROISSANCE


Devant cet échec, les candidats à l’élec-
Alors que nombre d’études placent le pouvoir d’achat au premier rang des tion présidentielle oublient souvent que
préoccupations des électeurs, la plupart des candidats à la présidentielle font de la l’action publique produit des effets sur les
individus et les sociétés. Et qu’elle peut
sécurité leur cheval de bataille. Pourtant, ce tropisme montre ses limites et ses effets
reproduire ou aggraver les maux qu’elle
contre-productifs. Ne faudrait-il pas repenser ensemble les politiques publiques
prétend combattre. Ne serait-il pas temps
(protection judiciaire de la jeunesse, lutte contre les trafics, prisons…) ? d’amorcer une décroissance sécuritaire ?
Premier chantier : la prison, dont tous les

L
PAR LAURENT BONELLI a question de la sécurité s’installe travaux montrent les effets délétères sur
souvent au cœur des campagnes pré- les individus. La détention renforce d’abord
sidentielles, notamment depuis 2002. les antagonismes avec les représentants des
Certains candidats se distinguent parfois institutions. On peut aisément imaginer
par des propositions particulièrement radi- que ceux qui sont condamnés n’entrete-
cales, comme l’abaissement de la majorité naient pas auparavant des rapports paci-
pénale à 16 ans ou un élargissement de la fiés avec l’école, la police ou la justice. Or,
légitime défense pour les forces de l’ordre, en prison –  parce que l’institution règle
mais les modalités proposées par la plupart l’ensemble de leur existence –, ces rapports
d’entre eux convergent éton- se durcissent et prennent un tour plus vio-
« Il faut sortir d’un système namment. Garantir la sécu- lent encore. Pour ces mêmes raisons, la
de sanctions axé sur le tout-carcéral rité requerrait simplement solidarité entre détenus se renforce. Appar-
et développer d’autres formes une augmentation quantita- tenir à un collectif apparaît comme une
de rappel à la loi » tive des moyens pour l’assu- nécessité pour se protéger tant contre la
rer  : plus de personnel violence institutionnelle que contre celle
(public ou privé), plus d’infrastructures des autres prisonniers. C’est là que se for-
(prisons, centres fermés, systèmes techno- gent des relations, parfois des amitiés, qui
logiques), plus de lois. perdurent au-delà de la détention et mar-
Cette philosophie a été suivie avec quent durablement les carrières délin-
constance par les gouvernements qui se sont quantes ou d’activisme violent.
succédé depuis la fin des années 1990. Plus
d’une quarantaine de lois ont été votées. Elles « Écoles du crimes »
ont créé de nouveaux délits (la mendicité De surcroît, l’expérience carcérale vient
agressive, le racolage passif, la fraude d’ha- obscurcir les perspectives d’avenir de ceux
bitude dans les transports en commun, les ras- qui l’ont connue. Le stigmate pénal aggrave
semblements dans les halls d’immeuble, etc.), la situation d’individus déjà peu instruits et
systématisé et durci les sanctions pénales ou relégués sur le marché de l’emploi, quand
renforcé les pouvoirs de la police (allongement ils ne sont pas discriminés en raison de leur
des gardes à vue, extension des capacités origine. Ce cercle vicieux explique large-
d’écoute et d’interception, développement des ment la récidive et donne tout son sens à la
fichiers, etc.). Conséquence logique de ce mou- désignation des prisons comme « écoles du
vement : les prisons françaises débordent, avec crime » (1). Au lieu d’en construire de nou-
aujourd’hui près de 70 000  détenus, aux- velles, pourquoi ne pas commencer par les
quels s’ajoutent des dizaines de milliers de vider, comme le font plusieurs pays euro-
personnes sous le coup de sanctions alterna- péens  (2) ? Cette option fut choisie par
tives à l’emprisonnement ou bénéficiant
d’aménagements de peine. Le nombre d’in-
(1) Lire « Le récidiviste, voilà l’ennemi ! », Le Monde diploma-
dividus sous main de justice a ainsi aug- tique, août 2014.
menté de près de 50 % depuis 1997. Les rues (2) Lire Léa Ducré et Margot Hemmerich, « Les Pays-Bas
ferment leurs prisons », Le Monde diplomatique, novem-
de nos villes et de nos campagnes sont-elles bre 2015.
plus sûres ? Y a-t-il moins d’agressions, de (3) Robert Badinter, Les Épines et les Roses, Fayard, Paris, 2011.
cambriolages, de vols, de violences sexuelles, (4) Commission d’enquête sur la situation dans les prisons
d’attentats ? françaises, Assemblée nationale, Paris, juin 2000.

82 //// MANIÈRE DE VOIR //// Contre-pouvoirs et résistances


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 11:00 Page 83

SÉCURITAIRE
Antoine d'Agata /////
© Antoine d'Agata/Magnum Photos

Série « Virus », « Premier


confinement », Paris, 2020

raît une sanction inadaptée


à plusieurs types de délin-
quants : toxicomanes, étran-
gers, mineurs, malades
mentaux. Il faut donc sortir
d’un système de sanctions
axé sur le tout-carcéral et
développer d’autres formes
de rappel à la loi pour
mieux assurer la sécurité en
limitant la récidive  (4). »
Cette lucidité momentanée
ne fut guère suivie d’effets,
puisque, dans les mois sui-
vants, ils votèrent de nou-
velles lois dont l’effet méca-
nique était d’envoyer ces
mêmes personnes derrière
les barreaux.
Un second chantier
concerne les stupéfiants.
La France est l’un des pays
européens où la consom-
mation de cannabis est la
plus importante. Or cette
pratique est lourdement
et massivement réprimée.
Bien que cela reste sa justi-
M. Robert Badinter lorsqu’il était garde des fication première, la répression ne semble
sceaux. Entre mai et octobre 1981, l’effectif pas empêcher la consommation. En outre,
carcéral diminua de 40 % (soit 19 000 per- ce contentieux épuise littéralement l’acti-
sonnes) (3), sans que le pays devienne pour vité des forces de l’ordre et de l’autorité
autant un coupe-gorge. Vingt ans plus tard, judiciaire. Pour quelques grammes d’herbe,
les députés français concluaient dans le des policiers vont interrompre leur
même sens : « La prison aujourd’hui appa- patrouille, mener un interrogatoire, ☛

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 83


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 11:02 Page 84

l’inspection générale de la police nationale


POUR UNE DÉCROISSANCE SÉCURITAIRE (IGPN), sanctionnent efficacement les man-
assurer le cas échéant une garde à vue ; un quements à la discipline, mais restent
avocat va être appelé, des magistrats et des timorés lorsqu’il s’agit de traiter les
greffiers mobilisés pour une sanction sou- affaires de violences lors de contrôles ou
vent légère (amende, travaux d’intérêt d’interpellations (5).
général, stage de sensibilisation, etc.), dont Quant à la justice, elle apparaît prison-
les effets sur la récidive paraissent pour le nière des relations d’interdépendance
moins incertains. Ce temps qu’elle entretient au quotidien avec les
de travail et son coût forces de l’ordre, si bien que les condamna-
L’extension – au gré des lois – public ne seraient-ils pas tions qu’elle prononce demeurent particu-
des pouvoirs d’enquête mieux investis ailleurs ? Ne lièrement clémentes par rapport à celles
des policiers ne garantit permettraient-ils pas de rendues dans d’autres affaires. La mise en
pas plus d’efficacité, mais cibler des formes de délin- place d’une agence extérieure dotée d’un
plus d’arbitraire quance plus sérieuses ? pouvoir d’investigation et de sanction (sur
D’investir davantage dans les carrières, par exemple) pourrait amélio-
la prévention et la pédago- rer la situation.
gie en matière de toxicomanie ? N’est-il pas
temps, non pas de dépénaliser, mais de Des discours paresseux
légaliser la consommation de cannabis, en De la même manière, l’extension – au gré
suivant l’exemple de l’Autriche, de l’Uru- des lois successives  – des pouvoirs d’en-
guay et de plusieurs États américains (dont quête des policiers ne garantit pas plus
la Californie). d’efficacité, mais plus d’arbitraire. L’enva-
D’autres changements s’avèrent néces- hissement des procédures administratives
saires, parmi lesquels le contrôle des forces en matière d’écoutes, de géolocalisation et,
de l’ordre. La longue liste des violences avec l’état d’urgence, de perquisition et
policières, tragiquement actualisée par les d’assignation à résidence ne permet pas
affaires Adama Traoré, Théo L. et Liu d’améliorer la qualité des enquêtes. La
Shaoyao, éclaire la défaillance du contrôle nécessité de rendre compte à un magistrat
de la police. Les services internes, comme oblige au contraire les enquêteurs à ficeler
leurs dossiers, à justifier leurs actes autre-
(5) Cédric Moreau de Bellaing, Force publique. Une sociologie ment qu’auprès de leurs collègues.
de l’institution policière, Économica, Paris, 2015. Proposer une décroissance sécuritaire,
c’est d’abord prendre acte du fait que la
sécurité n’est pas le contraire de l’insécu-
rité. L’une et l’autre entretiennent un rap-
Sur la Toile port dialectique, si bien que les efforts pour
Amnesty International assurer la première peuvent largement
Depuis 1961, l’organisation non gouvernementale se bat pour le respect des droits humains dans le monde. conforter la seconde en enfantant des indi-
En ce qui concerne la France, elle alerte « sur les cas d’usage illégal de la force par les forces de l’ordre » et « les
difficultés pour les victimes d’accéder à la justice ». Elle réclame notamment une « enquête indépendant[e]
vidus et des groupes irrémédiablement
et impartial[e] » sur ces dérives. Son site contient un dossier sur le sujet. déviants. C’est également une manière d’en
www.amnesty.fr
finir avec des discours paresseux qui mar-
tèlent, contre toute évidence, que l’action
Acrimed (Action critique médias)
Cette association, créée dans le sillage des grèves de 1995 en France, réunit des chercheurs et policière et judiciaire peut résoudre les
universitaires, des acteurs du mouvement social et des « usagers » des médias. Son site diffuse des articles questions de drogue, de violence, de prosti-
critiques portant aussi bien sur les contre-vérités colportées par la presse, la radio ou la télévision que sur
des questions structurelles. À lire, en particulier, « Les médias contre la rue : 25 ans de démobilisation
tution, de migration ou de pauvreté, sim-
sociale » (16 décembre 2021). plement en s’attaquant à leurs manifesta-
www.acrimed.org tions les plus visibles. Souvent entendu
dans les manifestations, le slogan « Pas de
Cultures & Conflits
La revue de science politique, qui s’intéresse de près aux politiques répressives, à la justice pénale, aux justice, pas de paix » résume mieux que
questions sécuritaires et aux différentes formes de résistances, propose en ligne une grande partie de ses bien d’autres l’idée selon laquelle la légiti-
numéros en texte intégral. On pourra y trouver une livraison, déclinée en deux volets, consacrée à « L’état
mité de l’ordre politique et social ne peut
d’urgence en permanence » (n° 112, hiver 2018 et n° 113, hiver 2019).
https://journals.openedition.org/conflits/ reposer sur la seule action répressive.
Laurent Bonelli

84 //// MANIÈRE DE VOIR //// Contre-pouvoirs et résistances


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 11:02 Page 85

Goin /////
« I Rule the World »
(Je dirige le monde),
Lyon, 2014

UN AUTRE MONDE NUMÉRIQUE EST POSSIBLE


duels lorsqu’ils visitent des sites. Cette réso-
Pour répondre aux protestations des utilisateurs et des associations de consommateurs, lution s’inscrit dans une campagne plus
les plates-formes numériques affichent leur volonté de mieux respecter la vie privée et générale visant à se débarrasser progressive-
ment des cookies tiers, une technologie
les législations protégeant les données personnelles. Mais les innovations techniques
ancienne mais controversée, de plus en plus
qu’elles élaborent ne sauraient compenser l’absence de véritables contrepoids
accusée d’être responsable du laxisme qui
institutionnels aux géants de la « tech ». Pourtant, des solutions existent. caractérise la culture actuelle du partage
de données.

L
PAR EVGENY MOROZOV es défenseurs de la vie privée ont volé Au lieu de suivre les utilisateurs individuels
de victoire en victoire au cours de l’an- au moyen de cookies, Alphabet les regroupera
née passée. Alphabet, la maison mère désormais automatiquement en cohortes
de Google, a ouvert le bal en annonçant en fondées sur une similarité de comportement
mars  2021 que son moteur de recherche (machine learning, apprentissage automa-
arrêterait de pister les utilisateurs indivi- tique). Ce sont ces cohortes, et non plus les ☛

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 85


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 11:03 Page 86

privée » qui reposeraient sur « une moindre


UN AUTRE MONDE NUMÉRIQUE EST POSSIBLE quantité de données [personnelles] ».
individus, qui seront ensuite visées par les Ne s’agit-il pas là d’une victoire à la Pyr-
publicités. Alphabet aura bien sûr besoin rhus, du moins si l’on considère le projet
de données pour placer les utilisateurs démocratique dans son ensemble ? Faute
dans la cohorte appropriée, mais l’idée est de comprendre précisément le pouvoir
que les annonceurs, de leur côté, n’auront politique de l’industrie technologique, les
plus besoin de toucher au navigateur de plus fervents défenseurs de la vie privée
l’utilisateur. ont l’habitude de rappeler les grandes com-
Le secteur dans son ensemble se reposi- pagnies à l’ordre en invoquant leurs perma-
tionne. Fin avril 2021, Apple a introduit une nentes violations des législations sur la
mise à jour importante dans son système protection des données.
d’exploitation, qui réorganise la manière
dont les développeurs d’applications Une panoplie d’outils
externes comme Facebook pistent ses uti- Une telle stratégie présuppose que ces
lisateurs. Ces derniers doivent désormais transgressions légales perdureront à l’in-
donner explicitement leur accord pour fini. Maintenant qu’Alphabet – et peut-être
autoriser la collecte de leurs données. Ini- bientôt Facebook  – s’empressent d’em-
tialement, le célèbre réseau social s’était ployer l’apprentissage automatique pour
opposé à ce changement, mais il a depuis créer des publicités personnalisées qui sont
revu sa position, promettant même de aussi respectueuses de la vie privée, on est
développer des technologies de publicités tenté de se demander s’il était sage de tout
Tomas van Houtryve ///// Série « Blue Sky Days »,
« Double tap » (Double écoute), 2014 « permettant de renforcer le respect de la vie miser sur celle-ci.

86 //// MANIÈRE DE VOIR //// Contre-pouvoirs et résistances


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 11:04 Page 87

Un phénomène semblable pourrait bien


se produire dans d’autres domaines où la
« tech » a récemment semé la panique. Ses
Résistance multiforme
prochaines cibles d’apaisement pourraient

D
être l’angoisse publique croissante concer- epuis l’été 2013 et le début des révélations de M. Edward Snowden sur les
nant les fake news et l’addiction au numé- méthodes de la National Security Agency (NSA), la résistance s’organise
rique. Ces questions, les plates-formes contre la surveillance de masse. Elle passe d’abord par la technique. À travers le
numériques tenteront de les résoudre en monde, des collectifs de hackers et de militants du logiciel libre tentent de ren-
rajoutant une couche de ce que j’appelle le forcer l’autonomie des utilisateurs d’Internet en les aidant à mieux protéger leur
« solutionnisme ». Comprendre : le recours vie privée. L’un des chantiers essentiels est celui de la cryptographie. Le Conseil
aux dernières technologies afin d’offrir aux de l’Europe – créé en 1949 pour sauvegarder les libertés fondamentales et auquel
utilisateurs une expérience sûre, sur- s’adosse la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) – estimait dans un
mesure, tout à fait maîtrisée… Apple, rapport de 2015 que, «jusqu’à ce que les États acceptent de fixer des limites aux
comme à son habitude, a pris les devants en programmes de surveillance massive menés par leurs agences de renseignement,
proposant à ses utilisateurs toute une le chiffrement généralisé visant à renforcer la vie privée constitue la solution de
panoplie d’outils pour mesurer producti- repli la plus efficace pour permettre aux gens de protéger leurs données (1)».
vité et bien-être numérique.
C’est ainsi qu’est née l’idée du système d’exploitation Tails, du réseau d’ano-
Le mouvement naissant en faveur d’une
nymisation TOR ou de projets de messagerie comme CaliOpen. Même dans des
« technologie humaine », sans doute plein
organes plus institutionnels, comme l’Internet Engineering Task Force (IETF),
de bonnes intentions, serait donc sur le
chargée de la standardisation mondiale des protocoles Internet, l’affaire Snowden
point de succomber après une victoire
a provoqué une prise de conscience de l’importance du chiffrement.
apparente : les géants de la technologie ne
sauront-ils pas trouver le moyen d’être à la Autre tâche : la lutte contre les monopoles, qui facilitent la surveillance d’In-
fois humains et rentables ? Ironie du sort,
ternet. Fin 2014, l’association française Framasoft a par exemple lancé une cam-
plus la tech est accusée d’enfreindre la vie
pagne baptisée «Dégooglisons Internet», proposant des solutions de rechange
privée et de manquer d’humanité, plus elle
aux grandes plates-formes américaines en version «libre, éthique, décentralisée
a de chances de gagner en légitimité auprès
et solidaire». En Allemagne, près de vingt millions de personnes auraient ainsi
du public – en vantant sa capacité à tenir
fait évoluer leurs pratiques.
ses engagements sur les valeurs si chères à Sur le terrain de la surveillance d’État, la Cour de justice de l’Union européenne
ses détracteurs. a rendu en avril 2014 une décision historique. Saisie par l’association irlandaise
C’est pourquoi nous devons formuler une Digital Rights Ireland, elle a invalidé la directive de 2006 sur la conservation des
critique beaucoup plus large à l’encontre données. Adopté après les attentats de Madrid et de Londres, ce texte imposait
des géants de la technologie et trouver une aux opérateurs de sauvegarder l’ensemble des données de connexion de leurs
meilleure explication aux dégâts que leur abonnés pendant une durée de six mois à deux ans et de les tenir à la disposition
logique solutionniste inf lige à la société. des autorités administratives et judiciaires. Ce jugement condamne le principe
Le tout, c’est de ne pas être dupe de l’at- d’une collecte indifférenciée des données relatives à des personnes pour les-
tachement à l’innovation dont fait montre quelles il n’existe, dit la Cour, «aucun indice de nature à laisser croire que leur
cette industrie, et de se demander plutôt comportement puisse avoir un lien, même indirect ou lointain, avec des infractions
qui est autorisé à innover, et sous quelles graves ». Il a produit un effet domino en Europe : les cours constitutionnelles
conditions, dans le système actuel. Malgré autrichienne, slovène et roumaine, ainsi qu’un tribunal néerlandais, ont depuis
la rupture créative que ses dirigeants nous écarté les lois nationales en la matière, tandis qu’en France et en Hongrie des
promettent, ils nous servent un menu peu recours ont été déposés devant les juridictions nationales.
appétissant qui reprend invariablement les Enfin, grâce à la transparence permise par les révélations de M. Snowden, la
mêmes ingrédients  : utilisateurs, plates- CEDH a jugé illégales, en septembre 2018, les pratiques de l’agence britannique
formes, annonceurs et développeurs d’ap- de surveillance des communications. Comme en témoigne également la décision
plications. rendue le 7 mai 2015, par une cour d’appel fédérale américaine qui a condamné
L’imagination institutionnelle de la tech l’utilisation abusive du Patriot Act faite par l’administration pour accéder massi-
rejette purement et simplement tout autre vement aux relevés téléphoniques privés. Les juges seraient-ils le dernier rempart
acteur qui pourrait infléchir les usages institutionnel contre la surveillance généralisée?
socialement bénéfiques des infrastructures Félix Tréguer
numériques. Mis à part Wikipédia, créé trois
ans avant Facebook, il n’existe rien qui soit à (1) Pieter Omtzigt, « Les opérations de surveillance massive », Assemblée parlementaire du Conseil
de l’Europe, Strasbourg, 21 avril 2015.
la hauteur des institutions diverses et nova-
trices qui ont émergé pour satisfaire les ☛

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 87


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 11:05 Page 88

UN AUTRE MONDE NUMÉRIQUE EST POSSIBLE

Tomas van Houtryve ///// Série « Blue Sky Days », besoins de l’humanité en matière de com- Finalement, le milieu numérique actuel
« US Government Overflight Zone » (Zone de
munication et d’éducation : la bibliothèque, n’est pas aussi favorable à l’innovation qu’il
survol du gouvernement des États-Unis), 2013
le musée et la poste. le prétend : il abhorre les institutions et les
Qui sait quels autres types d’institutions associations qui ne respectent pas les règles
sont possibles dans l’environnement numé- fixées par les grands intermédiaires. Il
rique actuel? Au lieu de lancer des recherches excelle quand il s’agit de construire de
sur le sujet, la classe politique belles applications pour des musées ou des
a abandonné tout ce processus bibliothèques, mais il est incapable de
Le respect de la vie privée aux géants de la technologie. s’imaginer ce à quoi pourrait ressembler
Au lieu de construire des l’équivalent numérique du musée ou de la
nouvellement affiché par
infrastructures qui puissent bibliothèque. Après tout, ce pourrait tout
les géants de la technologie faciliter une expérimentation aussi bien être la start-up.
n’est qu’un leurre à grande échelle, elles se Le respect de la vie privée nouvellement
contentent des infrastructures affiché par les géants de la technologie
existantes, lesquelles sont n’est qu’un leurre. En effet, c’est leur main-
gérées (généralement de manière payante), mise monopolistique sur le pouvoir poli-
par ces mêmes entreprises. tique, et par là même, sur notre imagina-
Bien entendu, les principaux acteurs veu- tion institutionnelle, qui constitue le plus
lent s’assurer que toute nouvelle institution grand problème pour la démocratie. Et ce
numérique naît bien sous forme de start-up n’est qu’en redistribuant ce pouvoir, plutôt
ou, au moins, d’application prête à s’inté- que de se repaître de solutionnisme béat,
grer et se monnayer dans leurs plates- que nous pouvons espérer les dompter.
formes et leurs systèmes d’exploitation. Evgeny Morozov

88 //// MANIÈRE DE VOIR //// Contre-pouvoirs et résistances


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 12:24 Page 89

PLAIDOYERS POUR UNE FRATERNITÉ INVENTIVE


au réchauffement climatique, si louables
Un droit d’exception s’est installé en France et dans nombre de démocraties soient-elles, n’ont pas été en réalité un
occidentales. Dans ce cadre restrictif, les avocats remplissent, plus souvent qu’en temps moyen de se « racheter ».
Impossible d’imaginer que les juges pou-
ordinaires, un rôle essentiel de défense des citoyens tombés, souvent à leur grande
vaient aussi facilement abandonner leur
surprise, dans les filets de l’État pénal. Faisant preuve d’ingéniosité juridique
contrôle, en privilégiant la protection des
et d’opiniâtreté, ils parviennent à remporter de vraies victoires. prérogatives de l’administration à la
défense des droits des citoyens. Constat de

L
PAR VINCENT BRENGARTH a mondialisation dans les années 1990 triste augure alors que, sous l’impulsion de
ET WILLIAM BOURDON * pouvait laisser espérer l’émergence législations de plus en plus dérogatoires
d’un droit commun de l’humanité, augmentant les pouvoirs de l’administra-
comme l’appelait de ses vœux la très regret- tion, leurs missions sont devenues essen-
tée Mireille Delmas-Marty, notre marraine tielles à la protection des libertés fonda-
en engagement. Nous étions quelques-uns à mentales. Pourtant, elles n’ont été que
penser que cette universalisation des valeurs marginalement remplies.
et des principes les plus protecteurs vien- Être avocat engagé suppose de se dépar-
drait compenser les effets toxiques de la tir de toute naïveté car, enfin, pour être
marchandisation du monde. efficace, il faut de notre côté intérioriser la
Force est de reconnaître qu’aujourd’hui, en nécessité pour les grands pays démocra-
France et à travers le monde, les libertés tiques de modifier leurs législations en
publiques n’ont jamais été autant à l’encan. réaction à des menaces inédites et diffuses.
Impossible d’imaginer que des avocats enga- Les différents états d’urgence ont créé en
gés comme nous essayons avec humilité et France un droit d’exception latent qui a pro-
pugnacité de l’être, des asso- gressivement érodé des normes essentielles.
Nous devons trouver les ressources ciations dédiées aux droits La loi du 30 juillet 2021 a ainsi pérennisé cer-
pour ne pas céder au découragement, humains, soient contraints taines dispositions de lutte antiterroriste
tant le recul des libertés semble inscrit de tant se mobiliser pour dont on nous disait qu’elles étaient expéri-
dans un courant immuable tenter de limiter ici ou là les mentales depuis la loi dite SILT de 2017,
effets juridiques les plus notamment les mesures individuelles de
caricaturaux de telle ou telle disposition contrôle et de surveillance (Micas) qui rem-
législative ou réglementaire. Nous devons placent les assignations à résidence durant
désormais trouver les ressources pour ne pas l’état d’urgence. L’instauration d’une période
céder au découragement, tant le recul des transitoire de sortie d’état d’urgence sani-
libertés semble inscrit dans un courant taire porte en germe la pérennisation de ses
immuable. En réalité, ceux qui essaient de outils, aussi par le biais de formulations
résister sont de plus en plus essorés par le législatives qui édulcorent.
sentiment d’impuissance ou d’inutilité.
Impossible d’imaginer que le Conseil Postures martiales et viriles
d’État, saisi si régulièrement depuis le pre- Qui ne peut douter pour autant de l’effet
mier état d’urgence en novembre 2015, se d’aubaine que les événements ont repré-
soit montré à ce point-là l’allié du gouver- senté pour des dirigeants politiques, soit
nement exception faite sur de rares dos- obnubilés par leur survie, soit obsédés de
siers. Il a failli dans son rôle de garantie faire oublier tant de promesses non tenues,
constitutionnelle contre les abus de l’admi- soit tentés de faire écran à leur incompé-
nistration, en particulier pour contrôler les tence ou à leur médiocrité ? Qui ne peut
mesures mises en œuvre dans le cadre de douter que les postures martiales et viriles
l’état d’urgence terroriste puis sanitaire. Dif- qu’ils ont les uns et les autres empruntées
ficile de ne pas se convaincre que les déci- sont aussi l’aveu de leur impuissance à pren-
sions condamnant l’État pour inaction face dre à bras-le-corps les chantiers majeurs
de notre époque ? Qui ne voit par exemple
* Avocats au barreau de Paris. que les grands défis de lutte contre le ☛

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 89


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 11:07 Page 90

spectacle avait élaboré de


PLAIDOYERS POUR UNE FRATERNITÉ INVENTIVE nouveaux protocoles d’ac-
réchauffement climatique, le combat contre cord sanitaires.
les inégalités sociales, le déni de la dignité Le matin même, la menace
des migrants ont totalement disparu de la du « variant anglais » du
campagne présidentielle ? Covid-19, mentionné par plu-
Le Conseil constitutionnel ne joue pas sieurs notes du ministère
plus son rôle de rempart contre les logiques de la santé, envahissait les
d’exception qu’il ne nous protège d’une médias. La messe était dite et
société de plus en plus sécu- le couvercle s’est abattu sur
Avec le Covid-19, le couvercle s’est ritaire. Souvenons-nous de nous en forme d’«il n’y a pas
abattu sur nous en forme d’« il n’y a son acceptation quasi aveu- d’alternative» sauf de confor-
pas d’alternative » sauf de conforter gle du passe vaccinal là où ter le gouvernement dans les
les choix du gouvernement le défenseur des droits choix qu’il a effectués.
interrogeait sur la propor- S’agissant du « délit de
tionnalité de l’outil en l’état des données solidarité (1) », nous avons
scientifiques disponibles. Autre exemple, la pu obtenir de la cour d’ap-
validation de l’usage des drones par la pel de Grenoble, le 9  sep-
police (décision du 20 janvier 2022) parti- tembre 2021, la relaxe des
cipe d’un changement de paradigme, vers sept militants de Briançon
une société du tout contrôle administratif. condamnés en première
instance pour avoir suppo-
Batailles contre la doxa sécuritaire sément facilité l’entrée
Nous avons mené de très nombreuses irrégulière de personnes
batailles devant les juridictions, et sans étrangères sur le territoire
cynisme. Obtenir ici ou là quelques résul- français. Une décision rare
tats, parfois spectaculaires, nous permet qui ne saurait effacer le
non pas d’oublier tous nos échecs, mais de matraquage policier des
voir à quel point la tendance est lourde de réseaux associatifs qui
voir ratifier une érosion de plus en plus s’échinent à limiter la dés-
durable de nos libertés. humanisation de la ques-
Nous nous étions présentés en décem- tion migratoire.
bre  2020 devant le Conseil d’État pour S’agissant des assigna-
demander la réouverture des théâtres avec tions à résidence frappant,
des dossiers extrêmement convaincants. de façon parfois très arbi-
Nous nous appuyons sur le sens des res- traire, de jeunes musul-
ponsabilités avec laquelle le monde du mans, nous nous sommes transformés qua-
siment en enquêteurs privés. Ici où là, après
des batailles féroces, nous avons pu effacer

TOUTES LES ARCHIVES DU « DIPLO »


la patte des « notes blanches (2) » des ser-
vices français, parfois assimilables à de
véritables lettres de cachet sacralisées par

DEPUIS 1954 tant de juges administratifs.


Comment lutter quand, devant le Conseil
d’État, la représentante du ministère de
• plus de 800 numéros du journal
• plus de 2 500 cartes l’intérieur n’hésite pas à suggérer que si
• plus de 50 000 documents telle mosquée était rouverte ou telle assi-
accessibles en ligne grâce gnation à résidence levée, le risque d’atten-
à un puissant moteur de recherche
tats pourrait être plus élevé ?
www.monde-diplomatique.fr/archives Les différents recours devant les juridic-

ABONNEZ-VOUS
tions administratives n’ont pas permis
d’endiguer la militarisation de l’ordre
public, le recours aux armes non létales
comme le lanceur de balles de défense

90 //// MANIÈRE DE VOIR //// Contre-pouvoirs et résistances


MDV182_Chap3_Mise en page 1 09/03/2022 12:25 Page 91

(LBD) ou à la grenade GLI-F4 ayant même fatalisme et de résignation inhibe l’action Goin ///// « Lady Refugee »,
été validé par le Conseil d’État avant que le et l’engagement alors que se désinhibent Grenoble Street Art Fest,
Grenoble, 2017
ministère de l’intérieur ne décide lui-même des paroles de haine, xénophobes, impen-
de son retrait… sables il y a quinze ou vingt ans.
L’effet positif de cette érosion, en miroir Un sentiment singulier nous traverse par-
de l’affaiblissement général des contre- fois : se battre en se disant qu’en arrachant
pouvoirs, est bien entendu d’avoir créé de parfois ici ou là quelques décisions on conforte
nouvelles fraternités entre avocats et asso- peut-être le système, puisque les responsables
ciations, d’avoir fabriqué des passerelles publics ne cessent de rappeler que les résultats
qui n’existaient pas auparavant. Mais nous que nous avons obtenus sont la preuve même
sommes peu nombreux car la logique de de la force de notre État de droit.
Mais il serait injuste de ne pas rappeler
(1) L’expression « délit de solidarité » désigne communé- que certains succès ont été acquis parce
ment la pénalisation de l’aide aux personnes étrangères en que des juges éclairés et courageux
situation irrégulière. Si le législateur a prévu, dans cer-
taines conditions, le bénéfice d’une exemption humani- essayent eux aussi de résister à cette doxa
taire, le délit n’a toujours pas été abrogé.
qui voudrait que l’obsession sécuritaire pré-
(2) Les « notes blanches » sont la version expurgée de tout
moyen d’identification de leurs auteurs des fiches d’infor-
vale sur toute autre considération.
mation rédigées par les services de renseignement. Vincent Brengarth et William Bourdon

Contre-pouvoirs et résistances //// MANIÈRE DE VOIR //// 91


MDV182_VDF_Mise en page 1 09/03/2022 17:27 Page 92

2 700
Voix de faits Nombre de perquisitions
administratives menées sans
supervision de la justice par
les forces de l’ordre, en journée
«Cette vision Ministres et présidents
« Sous la IIIe République jusqu’au Front populaire,
ou de nuit, entre
le 14 novembre 2015 – date de
de l’ordre le président du Conseil des ministres possède
également un portefeuille ministériel. La grande
l’instauration de l’état d’urgence –
et le 15 décembre 2015. Au cours
public fait majorité d’entre eux (dont certains parmi les plus
connus, comme Waldeck-Rousseau ou Clemenceau)
de cette même période,
360 personnes ont été assignées
partie sont ainsi ministres de l’intérieur. C’est dire
l’importance de ce ministère. D’un point de vue plus
à résidence et 334 interpellées,
et 488 procédures judiciaires
du génie contemporain, François Mitterrand, Jacques Chirac ont été engagées, dont 354 liées
aux armes ou aux stupéfiants.
ou Nicolas Sarkozy ont tous été ministre de l’intérieur
français. » avant de devenir président de la République. À l’issue de ces opérations,
Comme si ce ministère constituait une étape obligée, la section antiterroriste du
Dominique de Villepin, alors
non pas pour leur carrière, mais pour se créer parquet de Paris n’a ouvert que
ministre de l’intérieur
des réseaux, tisser des liens et exercer une forme deux enquêtes préliminaires.
(2004-2005), à propos de la
doctrine hexagonale en de pouvoir-clé en ayant accès à certaines informations, Sources : La Quadrature du
matière de techniques y compris sur ses adversaires politiques. » Net, décembre 2015 ; Assemblée
antiémeutes. Jean-Marc Berlière, historien de la police, Revue des deux mondes, entretien, 19 octobre 2018. nationale, juillet 2016.

En 2019, l’hebdomadaire allemand Die Zeit exprimait


Vu d’Allemagne son inquiétude face à la montée des « violences
d’État » et des « violences policières » en France :
« Les Français et les Françaises sont fiers de la Déclaration des droits
de l’homme de 1789 et se plaisent à rappeler combien leur pays est
libre. Pour cette raison, peut-être, l’abîme entre cette affirmation
et la violence d’État attestée à mille reprises sur YouTube et Facebook
a longtemps été nié. Dans les journaux, les émissions de télévision et
les conversations quotidiennes, on parle peu de la nouvelle doctrine
policière, ou on la minimise. Les gens voient les images
d’affrontements dans les médias, mais beaucoup ne veulent pas
admettre que ces scènes illustrent une nouvelle politique
de confrontation violente. Au lieu de cela, on invoque la virulence
des manifestants : les victimes auraient provoqué la police, et, en fin
de compte, la faute de ce qui leur arrive leur incomberait. »
« Neue Gummigeschosse sind schon bestellt », Die Zeit, Hambourg, 14 décembre 2019.

Chronologie 25 mai 1864. La loi Ollivier


abroge le délit de coalition
26 août 1789. La Déclaration des droits de l’homme
et du citoyen affirme, parmi les droits inaliénables,
la « liberté » et la « résistance à l’oppression » et précise que
Des avancées... et reconnaît le droit de grève.

« nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, 22-25 février 1848. Une insurrection
pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public ». à Paris renverse le roi Louis-Philippe.
Le gouvernement provisoire républicain
3 septembre 1791. La Constitution garantit « la liberté de s’assembler proclame notamment la liberté
paisiblement et sans armes, en satisfaisant aux lois de police ». de la presse et de réunion.
1789 1791 1803 1810 1848 1864 18
14 juin 1791. La loi Le Chapelier
proscrit les associations 12 février 1810. L’article 291 du code pénal 7 juin 1848. La loi proscrit les attroupements
professionnelles soumet à l’« agrément du gouvernement » susceptibles de troubler la « tranquillité publique ».
– en particulier les coalitions toute association de plus de vingt personnes Les manifestants sont désormais jugés aux assises.
ouvrières – et les grèves. et qualifie la participation à une coalition ouvrière de délit.
26 juillet 1791. Loi contre
la « sédition » : « tout rassem-
blement de plus de quinze 1er décembre 1803. Instauration du livret ouvrier.
personnes s’opposant à l’exécu- Ce document, obligatoire, qui permet d’exercer
tion d’une loi, d’une contrainte un contrôle policier et patronal sur chaque
ou d’un jugement » est interdit. travailleur, disparaîtra en 1890.

92 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits


MDV182_VDF_Mise en page 1 09/03/2022 17:28 Page 93

Taux de détention comparés


Taux de détention pour 100 000 habitants, au 1er janvier 2020
Pays-Bas
Norvège
Suède
Danemark
Allemagne
Suisse
Irlande
Belgique
Italie
Grèce
Autriche
France
Roumanie
Espagne
Portugal
Royaume-Uni
Hongrie
Autorité « La pratique de l’autorité est Pologne
Rép. tchèque
toujours une chose délicate : elle l’est plus
0 50 100 150 200
encore dans un régime démocratique. » Source : Conseil de l’Europe, « Annual penal statistics. Space I - 2020 ».
Célestin Hennion, préfet de police de Paris (1913-1914).

DÉONTOLOGIE « La seule police qu’une démocratie puisse avouer, la police


« Le fonctionnaire de la judiciaire, la police des crimes et des délits, protectrice de
police nationale est loyal tous les citoyens (…) est trop manifestement insuffisante. »
envers les institutions Georges Clemenceau, discours de Draguignan (Var), 14 octobre 1906.
républicaines. Il est
intègre et impartial ; il ne Administrative ou judiciaire ?
se départit de sa dignité
POMPIER ÉBORGNÉ
Près de 10 000 soldats du feu défilent
« Comme les fonctions
en aucune circonstance. à Paris, le 15 octobre 2019, pour de la justice et de
(…). Il a le respect absolu dénoncer la dégradation de leurs la police sont souvent
des personnes, quelles conditions de travail. Plusieurs d’entre
incompatibles et d’une
que soient leur nationalité eux sont blessés par les forces
de l’ordre lors des heurts qui émaillent trop grande étendue
ou leur origine, leur
condition sociale ou
la dispersion « musclée » de pour être bien exercées
la manifestation. Touché au visage par par un seul officier dans
leurs convictions un éclat de grenade, un sapeur-
politiques, religieuses pompier de Dijon perdra un œil. Paris, nous avons résolu
ou philosophiques. » Sources : L’Express, 15 octobre 2019 ; Nantes
de les partager. »
Code de déontologie de la police nationale, art. 7, 1986. révoltée, 17 octobre 2019. Louis XIV, édit de Saint-Germain-en-Laye, 1667.

11 mai 1868. Le Parlement supprime 15 mars 1944. Le programme du Conseil national


le système des avertissements et l’autorisation de la Résistance (CNR) préconise la liberté
e. préalable pour la presse. Le cautionnement 1er juillet 1901. L’entière liberté de s’associer de conscience et d’expression, la liberté
sera aboli en 1870 mais rétabli l’année suivante. est reconnue aux citoyens (loi Waldeck- d’association, de réunion et de manifestation.
Rousseau sur le contrat d’association).
29 juillet 1881. La loi sur la liberté de la presse
établit que « tout journal ou écrit périodique peut
être publié sans autorisation préalable ni dépôt 28 mars 1907. Les réunions publiques,
de cautionnement ». Elle dispose également « quel qu’en soit l’objet », ne sont plus soumises
que « l’imprimerie et la librairie sont libres ». à une déclaration préalable auprès des autorités.

1868 1881 1901 1907 1921 1935 1940 1944

22 juillet 1921. Création 11 juillet 1940. Le maré-


6 juin 1868. Les réunions publiques sont autorisées d’une force de gendarmerie mobile chal Philippe Pétain
à condition de ne pas porter sur des questions spécialisée dans le maintien suspend les institutions
politiques ou religieuses et d’être encadrées de l’ordre sur la voie publique. républicaines et instaure
par un officier de police. un régime de confusion
des pouvoirs entre ses
... et des reculs mains (régime de Vichy).
23 octobre 1935. Toute manifestation de rue est « soumise à l’obligation
de déclaration préalable auprès du préfet de police ». Elle peut être rejetée
en cas de crainte de troubles à l’ordre public.

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 93
MDV182_VDF_Mise en page 1 09/03/2022 17:28 Page 94

« Citoyens policiers »
44
« Puisque la provocation délégués
Celle qu’on a pas dénoncée référents en
« Pour contrôler la circulation, plusieurs villes Ce fut de nous envoyer matière de
[des États-Unis] ont décidé d’enrôler leurs administrés. En réponse à nos questions
déontologie de la sécurité
À Malibu, en Californie, les bénévoles de sont chargés d’assurer,
Vos hommes bien lunettés
la patrouille civile sont chargés depuis 2010 Bien casqués, bien boucliés depuis le 1er septembre
de rapporter les infractions au code de la route Bien grenadés, bien soldés 2018, par la voie du
(ou toute activité suspecte). Présentés comme les Nous nous sommes mis règlement amiable,
yeux et les oreilles des forces de l’ordre, ils peuvent à crier : le traitement des dossiers
utiliser des voitures de police entièrement équipées portant sur des refus
À bas l’État policier
(sauf en armes). En 2018, d’après le “Washington d’enregistrement
Post” (19 mai 2019), les dix-huit volontaires de (…)
de plainte ou des propos
la patrouille ont dressé 9 140 contraventions. Vous êtes reconnaissables
Vous les flics du monde
déplacés concernant
En mai 2019, le Conseil du district de Columbia a lui des représentants
aussi envisagé d’autoriser des habitants à dresser entier
Les mêmes imperméables de la police ou de
des contraventions à l’aide d’une application la gendarmerie nationale.
La même mentalité
électronique. Ces “citoyens policiers” permettront Source : Défenseur des droits, octobre 2018.
de “multiplier les yeux qui surveillent la rue”, Mais nous sommes
a expliqué au “New York Times” (20 juin 2019) de Paris
De Prague et de Mexico
DICTATURE NUMÉRIQUE
le conseiller à l’origine de la proposition. » En juin 2021, impressionnés par la
Sara Seo, « Sur la route, la police est reine », Le Monde diplomatique, août 2019.
Et de Berlin à Tokyo « mobilisation numérique générale » dans
Des millions à vous crier : plusieurs pays, lors de la pandémie de
Covid-19, trois sénateurs de droite et du
À bas l’État policier »
Profil des personnes écrouées centre préconisent dans un rapport de
« recourir bien plus fortement aux outils
En pourcentage de la population considérée À bas l’État policier (extrait),
numériques » pour affronter les crises
Catégories socioprofessionnelles Diplôme le plus élevé chanson de Dominique
sanitaires « ou des crises comparables ».
Cadre et profession 5 Supérieur à Bac + 2 Grange, 1968. Parmi leurs recommandations :
intellectuelle supérieure 7
19 7 Bac + 2 le « contrôle des déplacements » (au moyen
Profession 7 25
intermédiaire Baccalauréat « Malheur à ceux qui du bracelet électronique, de portiques
12 ou équivalent de sécurité ou de caméras thermiques),
Artisan, commerçant, 16 font des lois que l’on peut
chef d’entreprise le « contrôle de l’état de santé » (via
26 15 violer sans crime. » des objets connectés) et le « contrôle des
CAP, BEP Montesquieu, Mes pensées, 1720. fréquentations ». Accusés de promouvoir
35 ou équivalent
Employé 29 des mesures liberticides, les
7 18
parlementaires expliquent :
« Si une “dictature” sauve
27 des vies pendant qu’une
24 “démocratie” pleure ses
35 Aucun diplôme morts, la bonne attitude
Ouvrier 39 n’est pas de se réfugier dans
20 des positions de principe. »
18
Autre ou non Source : Véronique Guillotin,
En pourcentage 6communiqué
Christine Lavarde et René-Paul
de la population Population Population Population Savary, « Rapport d’information
considérée écrouée française écrouée
sur les crises sanitaires
Source : « Au dernier barreau de l’échelle sociale : la prison. 25 recommandations pour sortir et outils numériques »,
du cercle vicieux prison-pauvretés » , Emmaüs / Secours catholique, octobre 2021 . n° 673, Sénat, 3 juin 2021.

Des avancées... 16 juillet 1971. Se fondant sur la Déclaration


des droits de l’homme et du citoyen,
le Conseil constitutionnel invalide un projet
de loi conditionnant la formation
d’une association à autorisation judiciaire.

1946 1947 1961 1962 1963 1964 1965 1966 1967 1968 1969 1970 1971 1972 1973 1974 1975 1976 1977 197

8 février 1962. À Paris, la police


charge une manifestation pacifique 8 juin 1970. La loi « tendant à réprimer
contre l’Organisation armée secrète (OAS) certaines formes nouvelles de délinquance »,
et la guerre d’Algérie,tuant neuf dite « loi anticasseurs », restreint la liberté
personnes à la station de métro Charonne. de réunion et d’expression.
27 octobre 1946. Le « droit de défiler librement sur la voie publique », qui figurait dans
le projet constitutionnel, n’est pas retenu dans la Constitution de la IVe République.

94 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits


MDV182_VDF_Mise en page 1 09/03/2022 17:29 Page 95

Quatre lettres pour le « plan


Cinq ans de prison…
… et 75 000 euros d’amende : PVPP de vidéoprotection » – et
non « vidéosurveillance » –
conçu par la préfecture de police de Paris en vue
nature de la peine encourue en cas de de généraliser les caméras dans la capitale. Quatre
« provocation, dans le but manifeste qu’il lettres qui coûtent cher à l’État : le contrat conclu
soit porté atteinte à son intégrité physique en 2010 avec la société IRIS pour un montant
de 225 millions d’euros, atteignait déjà, au
ou psychique, à l’identification d’un agent 31 décembre 2020, 343 millions d’euros. Il pourrait
[des forces de l’ordre] », en vertu de la loi s’élever, à terme, à près de 500 millions d’euros
« sécurité globale » (mai 2021). Autrement d’après un audit de la Cour des comptes, qui pointe
dit, « le simple fait de bousculer un policier, des irrégularités, un cadre juridique « inadapté », ainsi
qu’une mauvaise répartition géographique des
sans même qu’il perde l’équilibre », comme dispositifs de surveillance. Les « sages » préconisent
le soulignent des syndicats et des en outre de ne plus recourir à un partenariat public-
associations, devient passible d’une privé à l’avenir. L’audit n’a pas l’heur de plaire à la
condamnation pénale caractérisée par une maréchaussée : « Mais en quoi des experts en
comptabilité publique sont-ils qualifiés pour dire
« disproportion manifeste entre le comment la police doit assurer la sécurité du
comportement et la sanction ». citoyen ? », se plaint un commissaire parisien.
Sources : Légifrance, 26 mai 2021 ; CQFD, n° 206, février 2022. Source : Le Figaro, 17 février 2022.

Nombre de policiers pour Méthode Coué


3,3 1 000 habitants en France,
contre 3/1000 en Allemagne et
3,6/1 000 en Espagne. En Europe, cet indice
« Nous avons réussi
à sortir la France
PATTE BLANCHE
D’ici 2024, une « zone apaisée » sera créée
dans le centre de Paris. La circulation y

est le plus élevé à Chypre (5,7/1 000) et le plus d’un état d’urgence sera réservée aux piétons, vélos, transports
en commun et à certaines catégories
bas en Finlande (1,4/1 000). En 2021, la sécuritaire d’usagers (commerçants, artisans,
France compte plus permanent. » personnes à mobilité réduite…). En
revanche, le trafic de transit, c’est-à-dire
de 250 000 membres des forces de l’ordre. Gérald Darmanin, ministre
les véhicules qui la traversent sans s’y
Sources : Euronews, 28 janvier 2021 ; Eurostat, 8 février 2021. de l’intérieur, BFM TV, 7 février 2022.
arrêter, y sera interdit. « Nous allons
mettre en place des contrôles à la sortie.
La menace du précédent À travers des contrôles aléatoires, il faudra
Le légendaire lanceur d’alerte Daniel Ellsberg, qui fournit en 1971 les « Pentagon Papers » prouver qu’on avait quelque chose à y
à la presse américaine, commentait en septembre 2020 les audiences portant sur l’extradition faire, explique M. David Belliard, adjoint
aux États-Unis du journaliste Julian Assange, emprisonné au Royaume-Uni : écologiste à la mairie de Paris. Par
exemple, un ticket de caisse si on est allés
« Si Julian est extradé, il sera poursuivi ici et probablement faire ses courses. Si on est allés chez
condamné. Ce sera le premier journaliste et éditeur à subir le médecin, il faudra montrer qu’on est
ce sort, mais pas le dernier. Le “New York Times” ne sera allés à cette consultation. Ça se prouve par
des justificatifs. La police municipale en
probablement pas le deuxième, mais peut-être le troisième ou sera en charge. » Malgré les réserves
le quatrième. Donc, tout le monde est concerné dans cette affaire. de la préfecture de police, la perspective
Si Julian est envoyé aux États-Unis pour répondre de tracasseries administratives, et les
risques d’atteintes disproportionnées à la
des accusations portées contre lui – celles d’avoir fait… liberté de circulation, M. Belliard maintient
du journalisme –, aucun journaliste dans le monde ne sera plus qu’il faudra « montrer patte blanche ».
à l’abri d’une peine de prison à vie ici. » Sources : Ville de Paris, 18 février 2022 ;
« Daniel Ellsberg Warns U.S. Press Freedom Under Attack in WikiLeaks’Julian Assange Extradition Case », Democracy Now, 17 septembre 2020. BFM Business, 28 février 2022.

6 janvier 1978. Création de la Commission nationale


de l’informatique et des libertés (CNIL), chargée de veiller
à la protection des données personnelles. 18 janvier 1995. Le Conseil
constitutionnel affirme
23 décembre 1981. La « loi anticasseurs » est abrogée. que la liberté de manifester
relève du « droit d’expression
4 août 1982. L’Assemblée nationale collective des idées et des opinions ».
vote la dépénalisation de l’homosexualité.
10 juin 1983. Suppression 1997
de la « loi sécurité et liberté ». 1996
1978 1979 1980 1981 1982 1983 1984 1985 1986 1987 1988 1989 1990 1991 1992 1993 1994 1995

9 septembre 1986. La « loi Pasqua » relative 10 août 1993. La seconde


2 février 1981. La « loi sécurité et liberté » aux conditions d’entrée et de séjour des étrangers « loi Pasqua » relative à la
(ou « loi Peyrefitte ») étend les prérogatives maîtrise de l’immigration 30 décembre 1996.
en France renforce les pouvoirs de la police et maintient Les perquisitions et
policières en matière de contrôles d’identité la procédure d’expulsion dérogatoire au droit commun. autorise les forces de l’ordre
et de flagrants délits, et réprime plus durement à effectuer des contrôles saisies sont autorisées
La première loi ayant pour objet spécifique de nuit en matière
les violences contre les personnes et les biens. la « lutte contre le terrorisme » voit le jour. d’identité sans motif.
de terrorisme.
31 août 1983. Des directives ministérielles contre
l’immigration clandestine préconisent des contrôles 21 janvier 1995. Un préfet peut imposer
massifs aux frontières, l’utilisation de la comparution
immédiate et des expulsions expéditives. ... et des reculs l’installation d’un système de vidéosurveillance
dans certains lieux exposés à la menace terroriste.

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 95
MDV182_VDF_Mise en page 1 09/03/2022 17:29 Page 96

Censure Tolérance zéro « Boulevard


Richard-Lenoir
Le 3 mars 2021, l’Union européenne Au milieu des années 1990, le maire de New York J’ai rencontré
a suspendu les médias russes Russia
Rudolf Giuliani (1994-2001) lance l’Initiative Richard Leblanc
e Today (RT) et Sputnik dans le cadre
de la qualité de vie, un plan de lutte contre Il était pâle
des sanctions infligées à Moscou
pour l’agression contre l’Ukraine.
les « incivilités » (comme les dégradations urbaines comme l’ivoire
La Fédération européenne ou les graffitis sauvages), la petite délinquance, Et perdait tout son sang
des journalistes (EFJ) déplore la mendicité, la prostitution, etc. En vertu de “Tire-toi d’ici !
4. une « spirale de la censure ». la politique de « tolérance zéro » prônée Tire-toi d’ici !”
Source : EFJ, 4 mars 2021. par la ville, toute infraction sur la voie Voilà ce qu’il m’a dit
publique, même mineure, “Les flics viennent

Huit mois ferme est désormais passible


d’incarcération. « Si vous
de passer
Histoire de se réchauffer
En juillet 2019, un « gilet jaune » urinez dans la rue, avertit Ils m’ont assaisonné” »
d’obédience anarchiste s’est vu alors le chef de la police William Juliette Gréco, À la belle étoile
infliger une peine de deux ans
Bratton, vous irez en détention. » (extrait), 1951.
d’emprisonnement, dont huit mois
ferme, pour avoir pris part au
Cette stratégie du « tout répressif » Cette chanson dénonçant
a fait depuis de nombreux émules la violence de la police, dont
« caillassage » d’un fourgon de police les paroles sont signées Jacques
lors de l’acte XIV de la mobilisation, à travers la planète… Prévert, fut interdite d’antenne
à Lyon, le 16 février 2019. Sources : Le Monde diplomatique, mai 2002 ; Traité par le comité d’écoute
Source : France 3 Auvergne Rhône- de criminologie empirique, collectif, Les Presses de la Radiodiffusion-télévision
Alpes, 19 juillet 2019. de l’Université de Montréal, 2003. française (RTF).

La valise ou le bâillon BRUTALITÉ MADE IN FRANCE


Pour avoir publié des caricatures moquant le régime Ces dernières années, la France a exporté dans plus
algérien, le dessinateur Nime, proche du soulèvement d’une quarantaine d’États du matériel et des équipements
populaire (Hirak) déclenché dans son pays il y a trois ans, antiémeutes – grenades lacrymogènes et
a été incarcéré pendant trois mois en 2019. Il a choisi l’été de désencerclement, véhicules blindés, lanceurs de balles
dernier de s’exiler, comme nombre de ses compatriotes. de défense (LBD), balles en caoutchouc, armures, etc. –,
« Nime a été condamné, en décembre 2019, pour “atteinte destinés aux forces de l’ordre locales bien souvent pour
au moral de l’armée” et “atteinte à l’intégrité du territoire”. réprimer des mouvements de contestation. La police
(…) Une expérience traumatisante en tout cas pour lui, et et la gendarmerie françaises
on l’a vu ranger ses crayons. (…) D’autres artistes seront la ont également dispensé
cible de la répression et du bâillon. (…) Il y a une semaine, des formations en matière
de maintien de l’ordre et de
un comédien a été interrogé, dès sa descente des planches
« gestion des foules » dans
du théâtre, par des policiers qui avaient décelé
des dizaines de pays, dont
des connotations politiques dans son jeu et dans ses mots ! certains, comme Bahreïn,
Les massacres d’intellectuels lancés en mars 1993 ont poussé la Jordanie ou Hongkong,
à l’exode massif la sève de l’Algérie, qui ne reviendra pas, sont régulièrement accusés
en dépit de la défaite du terrorisme islamiste. » de violer les droits humains.
Nouri Nesrouche, « Combien de Nime, et à quel prix ? », El Watan, Alger, 19 juillet 2021. Source : Politis, 24 février 2022.

Des avancées...
1999 2000 2001 2002 2003 2004 2005 2006 2007 2008 2009 2010 2
15 novembre 2001. Deux mois après les attentats 23 janvier 2006. Après avoir été portée à quatre-vingt-seize heures en 2004,
du 11 septembre 2001, la France se dote d’une la garde à vue est étendue à six jours dans le cadre de la lutte antiterroriste.
« loi sur la sécurité quotidienne » (LSQ). Elle L’encadrement de la vidéosurveillance sur la voie publique est assoupli.
renforce en particulier les moyens dévolus
à la lutte antiterroriste et contre les « incivilités ». 11 octobre 2010. La « loi sur la burqa » proscrit la dissimulation du visage
dans l’espace public à l’aide, notamment, du voile intégral islamique (niqab).
29 août 2002. La « loi d’orientation et de programmation
sur la sécurité intérieure » (Lopsi) accroît les pouvoirs 14 mars 2011. La « loi d’orientation et de programmation pour
des forces de l’ordre en matière de renseignement la performance de la sécurité intérieure » (Loppsi 2) permet
et renforce ceux de la police municipale aux préfets d’instaurer un couvre- feu pour les mineurs.
pour lutter contre l’« insécurité urbaine ». Les prérogatives de la police municipale sont élargies.

... et des reculs


18 mars 2003. La « loi pour la sécurité intérieure » (LSI) 2
instaure de nouveaux délits concernant, entre autres, l
les gens du voyage, la mendicité et le hooliganisme. o
La possibilité de fouiller des véhicules devient permanente. e

96 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits


MDV182_VDF_Mise en page 1 09/03/2022 17:29 Page 97

Appel à délation sanitaire CITOYEN OU LAPIN ?


« Je ne crois pas que Gallo eût souscrit
« On peut demander
à cette substitution du lapin de
à ceux qui ont garenne au citoyen libre que nous
les noms des prépare cette formule imbécile,
non-vaccinés de répétée à l’envi depuis vingt ans, que
donner ces fichiers la sécurité est la première des libertés.
à des brigades, à des À cette aune, pas de pays plus libre
agents, à des équipes, sans doute que le royaume de Staline
ou celui de Mussolini. (…) Je ne sais ce
qui vont aller frapper
que Max Gallo aurait pensé du
à leur porte. » moment où nous sommes, où la fièvre
Christophe Barbier, éditorialiste, des commémorations nous tient,
BFM TV, 5 novembre 2021.
pendant que d’un autre côté le sens
disparaît des institutions que notre
44 mois… DROITS DE L’HOMME histoire nous a léguées : une
séparation des pouvoirs battue en
… sur 72 : c’est la durée du régime d’état
d’urgence que la population française a connu Art. 7. Nul homme ne peut être accusé, arrêté ni brèche, les principes du droit criminel
en six ans. D’abord avec l’état d’urgence détenu que dans les cas déterminés par la loi, rongés sur leurs marges, la
antiterroriste (novembre 2015-octobre 2017), et selon les formes qu’elle a prescrites. Ceux qui représentation abaissée, la confusion
puis sous sa version sanitaire (mars- sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des fonctions et des rôles recherchée
juillet 2020 et octobre 2020-juin 2021). des ordres arbitraires, doivent être punis; mais tout
sans hésitation, les libertés publiques
Source : Gérard Aschieri, « Les libertés sous citoyen appelé ou saisi en vertu de la loi doit obéir
à l’instant : il se rend coupable par la résistance.
compromises, le citoyen réduit à n’être
pression », Droits & Libertés, janvier 2022.
plus le souverain, mais seulement
Art. 9. Tout homme étant présumé innocent l’objet de la sollicitude de ceux qui le
jusqu’à ce qu’il ait été déclaré coupable, s’il est gouvernent et prétendent non le servir
ÉQUILIBRE jugé indispensable de l’arrêter, toute rigueur qui
ne serait pas nécessaire pour s’assurer de sa
mais le protéger, sans que l’efficacité
promise, ultime justification de ces
personne doit être sévèrement réprimée par la loi.
DES POUVOIRS errements, soit jamais au rendez-vous.»
Art. 10. Nul ne doit être inquiété pour ses François Sureau, élu à l’Académie française
« Il n’y a point opinions, même religieuses, pourvu que leur
manifestation ne trouble pas l’ordre public
et rendant hommage à son prédécesseur,
Max Gallo, 3 mars 2022.
encore de liberté établi par la loi.
Art. 11. La libre communication des pensées et
si la puissance des opinions est un des droits les plus précieux Colères ouvrières
de juger n’est pas de l’homme : tout citoyen peut donc parler,
écrire, imprimer librement, sauf à répondre « C’est la
séparée de de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés République qui est
par la loi. le grand meneur :
la puissance Art. 12. La garantie des droits de l’homme et du traduisez-la donc
citoyen nécessite une force publique : cette force devant vos
législative et est donc instituée pour l’avantage de tous, et non gendarmes ! »
de l’exécutrice. » pour l’utilité particulière de ceux auxquels elle
est confiée.
Jean Jaurès défendant
les grèves et les « menées
Montesquieu, L’Esprit des lois, 1748. Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789. ouvrières », discours
à l’Assemblée nationale,

27 avril 2016. Adoption du règlement européen sur la protection


des données personnelles (RGPD), transposé 2021 2022
5 août 2013. Le délit d’offense dans la loi française du 20 juin 2018. 2019 2020
au chef de l’État, en vigueur depuis 2018 25 mai 2021. La loi « sécurité
la loi du 29 juillet 1881, est supprimé. 2017
globale » élargit notamment
2016
10 avril 2019. La « loi anticasseurs » les pouvoirs des policiers munici-
accroît les moyens des policiers lors paux et ceux des agents privés
2015
28 février 2017. La loi relative de rassemblements publics et punit de sécurité chargés de surveiller
2011 2012 2013 2014 notamment d’un an d’emprison- la voie publique.
à la sécurité publique durcit
les sanctions pour faits de nement la dissimulation du visage 30 juillet 2021. Une loi pérennise
24 juillet 2015. La loi sur le renseignement rébellion, de menaces ou au sein d’une manifestation.
autorise de nouvelles méthodes d’accès certaines mesures expérimentées
de refus d’obtempérer. 9 mai 2019. Indiquer son prénom, par la loi SILT ; celle de 2015 sur le
à l’information : logiciels-espions, piratage son nom et sa date de naissance
d’ordinateurs, recours aux algorithmes, etc. 30 octobre 2017. La loi renfor- devient obligatoire pour acheter
renseignement est renforcée.
. çant la sécurité intérieure 24 août 2021. La loi « confortant
14 novembre 2015. Instauration de l’état et la lutte contre le terrorisme un billet de train sur les lignes
d’urgence, au lendemain des attentats (loi SILT) lève l’état d’urgence, à grande vitesse et interrégionales. le respect des principes de
r de Paris et de Saint-Denis. mais pérennise et accroît certaines la République », dite également
mesures de surveillance. « loi contre le séparatisme »
– en particulier musulman –,
6 décembre 2018. L’interpellation « musclée » de 152 lycéens renforce le contrôle des associations
par les policiers, à Mantes-la-Jolie (Yvelines), suscite un émoi national. cultuelles et sportives et crée
21 décembre 2012. Possibilité de poursuivre le « délit de séparatisme ».
les actes de terrorisme commis par des ressortissants 8 décembre 2018. Plus de 1 700 manifestants sont placés en garde à vue
ou résidents français à l’étranger lors du IVe acte des « gilets jaunes ». Le nombre de personnes blessées par les
et l’incitation à commettre de tels actes. forces de l’ordre depuis le début du mouvement, en octobre, dépasse le millier.

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 97


MDV182_VDF_Mise en page 1 09/03/2022 13:46 Page 98

DATES DE PARUTION DES ARTICLES


« Manière de voir » présente tous les deux mois un autre point de vue sur les enjeux
contemporains et les points chauds du globe. Il donne à lire : des articles tirés des archives
du « Monde diplomatique » ayant fait l’objet d’un minutieux travail d’actualisation et
de remise en contexte ; d’autres, inédits. À comprendre : des cartographies, infographies,
chronologies et compléments documentaires. À percevoir : ce que l’œil du photographe
et le trait du dessinateur savent seuls sentir et restituer.

Raphaël Kempf, « Passe sanitaire et impasse des libertés », septembre 2021. Raphaël Kempf, « Et le gouvernement décida de
confiner les libertés », mai 2020. Jean-Jacques Gandini, «Vers un état d’exception permanent », janvier 2016. Patrick Baudouin,
« Perdre en liberté sans gagner en sécurité », décembre 2015. Vincent Sizaire, « Quand parler de “terrorisme” ? », août 2016.
Philip S. Golub, « État d’urgence permanent », septembre 2006. Agnès Callamard, « A-t-on le droit de tout dire ? », avril 2007.
Dominique Pinsolle, « Dissoudre pour mieux régner », mars 2021. Laurent Bonelli, « Les forces de l’ordre social », juillet 2020.
Gilles Perrault, « Quelle police, pour quelle société ? », mai 1986. Félix Tréguer, « Urgence sanitaire, réponse sécuritaire »,
mai 2020. Evgeny Morozov, « La rançon et la rente », « Silicon Circus », Les blogs du Diplo, 15 mai 2017. Félix Tréguer, « Les deux
visages de la censure », juillet 2020. Evelyne Pieiller, « Résilience partout, résistance nulle part », mai 2021. Pierre Rimbert,
« Plates-formes de rééducation », janvier 2021. Félix Tréguer, « La “ville sûre” ou la gouvernance par les algorithmes », juin 2019.
Claude Julien, « Les sociétés libérales victimes d’elles-mêmes ? », mars 1976. Thomas Frank, « Paranoïas américaines, le legs de
l’ère Trump », janvier 2021. Pierre Behaeghe, « Salariés sous contrôle » (inédit). Serge Halimi et Pierre Rimbert, « Information
sous contrôle », juillet 2016. Évelyne Sire-Marin, « La justice à contre-emploi » (inédit). Anne-Cécile Robert, « C’est la faute au
juge ! », mai 2017. Nuri Albala et Evelyne Sire-Marin, « Jusqu’où obéir à la loi ? », avril 2006. Pierre Beaudet, « M. Justin Trudeau
déstabilisé par les camionneurs » (inédit). Laurent Bonelli, « Pour une décroissance sécuritaire », mai 2017. Evgeny Morozov,
« Un autre monde numérique est possible », « Silicon Circus », Les blogs du Diplo, 11 mai 2021. Vincent Brengarth et William
Bourdon, « Plaidoyers pour une fraternité inventive » (inédit).

l'iconographie du numéro 182


Le Monde diplomatique
Antoine d’Agata. Dès le premier jour du confinement mis en place lors de la pandémie
Édité par la SA Le Monde diplomatique, société anonyme
de Covid-19, Antoine d’Agata a sillonné les rues de Paris avec une caméra thermique avec directoire et conseil de surveillance. Actionnaires :
pour enregistrer la métamorphose de la ville en un étrange théâtre d’âmes errantes, Société éditrice du Monde, Association Gunter Holzmann,
tête baissée et corps fuyant. Les Amis du Monde diplomatique
Directoire : Serge HALIMI, président,
Thierry Fournier. La série « La Main invisible » transforme des photographies qui directeur de la publication
témoignent de violences policières, en effaçant intégralement les policiers de l’image. Autres membres : Benoît BRÉVILLE, Vincent CARON,
Pierre RIMBERT, Anne-Cécile ROBERT
En soulevant la question de la censure et en faisant mine de s’y soumettre, l’image Secrétaire générale : Anne CALLAIT-CHAVANEL
ne montre plus que les personnes subissant un assaut, mené par un spectre sans 1, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris
corps ni visage. Tél. : 01-53-94-96-01. Télécopieur : 01-53-94-96-26
Courriel : secretariat@monde-diplomatique.fr
Goin. Street artiste français, anonyme, il découpe son premier pochoir en 1996 et Site Internet : www.monde-diplomatique.fr
s’exprime dans la rue depuis 1999. Critique d’une époque et de ses dérives, il met en Directeur de la rédaction : Serge HALIMI
pochoir ce qui le dérange, invitant le public à remettre en question toute posture à Rédacteur en chef : Benoît BRÉVILLE
Rédacteurs en chef adjoints :
tendance dogmatique. Akram BELKAÏD, Renaud LAMBERT
Commission paritaire des journaux et publications :
Tomas van Houtryve. Pour sa série «Blue Sky Days », dont le titre s’inspire d’une frappe 1025 D 87574. ISSN : 1241-6290
meurtrière de drones, lancée en 2012 par l’armée américaine contre des civils dans le Imprimé en France - Printed in France. Reproduction interdite de tous
articles, sauf accord avec l’administration.
nord-est du Pakistan, un jour de grand ciel bleu, Tomas van Houtryve a utilisé un petit
drone afin de photographier, à travers l’Amérique, les types de rassemblement devenus
les cibles habituelles à l’étranger. Il pointe également les environnements dans lesquels
Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Ce magazine est imprimé
ce dispositif est utilisé avec un effet moins meurtrier : les prisons, les champs pétro- chez Maury, certifié PEFC. Eutrophisation : Ptot = 0,021 kg/t de papier
lifères et la frontière américano-mexicaine. Les images capturées depuis l’aéronef illus-
trent la nature changeante de la surveillance, de la vie privée et de la guerre.

98 //// MANIÈRE DE VOIR //// Dates de parution des articles


Projet3_Mise en page 1 09/03/2022 09:34 Page 1
AFRIQUE CFA 5500 F CFA • ALLEMAGNE 8,90 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • AUTRICHE 8,90 € • BELGIQUE 8,90 € • CANADA 12,75 $CAN • ESPAGNE 8,90 € • ÉTATS-UNIS 13,50 $US • ROYAUME-UNI 7,95 £ • GRÈCE 8,90 € •
ITALIE 8,90 € • JAPON 1600 Y • LUXEMBOURG 8,90 € • MAROC 85,00 DH • PAYS-BAS 8,90 € • PORTUGAL CONT. 8,90 € • SUISSE 13,80 CHF • TOM 1700 XPF • TUNISIE 11,90 DT.

pressions chinoises
guerre américaine,
Colonisation française,
MANIÈRE DE
MDV182P100.qxp_Mise en page 1 09/03/2022 09:14 Page 1

LE
V
OIR

VIETNAM
N° 180 /// DÉCEMBRE 2021 - JANVIER 2022
8,50 EUROS FRANCE MÉTROPOLITAINE

PHOTOGRAPHIE : JOSEPH GOBIN

AFRIQUE CFA 5500 F CFA • ALLEMAGNE 8,90 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • BELGIQUE 8,90 € • CANADA 12,75 $CAN • ESPAGNE 8,90 € • ROYAUME-UNI 7,95 £ • GRÈCE 8,90 € • ITALIE 8,90 € • JAPON 1600 Y • LUXEMBOURG 8,90 € •
MAROC 85,00 DH • PAYS-BAS 8,90 € • PORTUGAL CONT. 8,90 € • SUISSE 13,80 CHF • TOM 1700 XPF • TUNISIE 11,90 DT.
MANIÈRE DE

MANIÈRE DE

en danger…
V
OIR

LE MAGHREB
N° 181 /// FÉVRIER - MARS 2022
8,50 EUROS FRANCE MÉTROPOLITAINE
V
PHOTOGRAPHIE : YORIYAS YASSINE ALAOUI
par l’équipe du Monde diplomatique
Un sujet d’actualité mis en perspective
TOUS LES DEUX MOIS CHEZ VOTRE MARCHAND DE JOURNAUX

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OIR

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