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Le Monde diplomatique
Manière de voir
Numéro 163. Bimestriel. Février - mars 2019

Akatre /////
Image créée pour
ASTRID542018

Drogues.
Changer la donne
Numéro coordonné
par Jean-Michel Dumay
Édition : Olivier Pironet
Conception graphique :
Boris Séméniako
Photogravure :
Patrick Puech-Wilhem
Cartographie : Cécile Marin
Correction : Astrid54

Sommaire Éditorial
4 Une dose d’hypocrisie ///// Jean-Michel Dumay

1. Substances, addictions et ravages


7 Épidémie d’overdoses aux États-Unis ///// Maxime Robin
Denis Darzacq ///// « Hyper no 14 », 2007
12 Toxicité de l’austérité ///// Mohamed Larbi Bouguerra
14 Cités en déshérence, deal en abondance /////
Hacène Belmessous

18 Partir en fumée avec le crack ///// Dillah Teibi


20 À Gaza, le comprimé du désespoir ///// Olivier Pironet
23 Le pays de la barbarie ordinaire ///// Sergio González Rodríguez
26 Aux sources du trafic... la couronne d’Angleterre /////
Christian de Brie

29 « Pinard » à foison pour chair à canon ///// Christophe Lucand


AGENCE VU

33 Le dopage au service de l’idéologie dominante ///// C. de B.


36 Accro à Internet ? ///// Virginie Bueno
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2. Commerce, trafics et lois du marché À petites doses


40 Le capitalisme débridé du cannabis ///// Cédric Gouverneur 8 Héroïne ou « blanche »
46 Les bonnes affaires du cartel des Templiers ///// Ladan Cher 11 À Glasgow, la « société brisée »
17 Mortel engrenage
49 Narcotrafic, une hydre à trois têtes ///// C. de B.
22 Les appâts de « Madame Courage »
54 Toujours plus avec la chimie psychédélique /////
24 Cocaïne ou « coke »
Thibault Henneton
32 Alcool ou « bibine »
56 Aux bons soins des médicaments psychotropes /////
Olivier Appaix
35 Cannabis ou « beuh »
38 Tabac ou « trèfle »
60 Les cigarettiers américains à la conquête du monde /////
Hal Kane 38 Et les femmes fumèrent...
43 Le kif est dépassé
45 Les alcooliers sont à l’affût
3. Interdire ou réguler ?
51 Al Capone, ce capitaliste...
64 Boire ou non, là n’est pas la question ///// Patrick Fouilland 53 Avec les excuses de HSBC
67 Prohiber la prohibition ///// Johann Hari 59 Fortune d’apothicaire
74 Écouter le toxicomane ///// Claude Olievenstein 69 Une prescription radicale
81 En 2000, le Plan Colombie...
77 La coca : une mise au ban discutée ///// Johanna Levy
85 Méthode forte aux Philippines
80 Inefficace politique du désherbant ///// Benjamin Sèze
86 Intarissables routes de l’opium
82 Au Mexique, une guerre sans fin ///// Jean-François Boyer
89 Les prisons dopées par la drogue
87 Au Brésil, la dérive d’une loi floue ///// Anne Vigna
Bande dessinée Guillaume Barou

Voix de faits 71 À la recherche d’un sujet ///// Mazen Kerbaj

90 Chronologie, cartographie, chiffres-clés, citations… Documentation Olivier Pironet

Les articles publiés dans ce numéro – à l’exception de cinq inédits – sont déjà parus dans
Bibliographie 12, 57, 79
Le Monde diplomatique. La plupart ont fait l’objet d’une actualisation, et leur titre a souvent été
modifié. La date de première publication ainsi que les titres originaux figurent en page 98. Sur la Toile 37, 47, 70

Le Monde diplomatique
Édité par la SA Le Monde diplomatique, société anonyme
avec directoire et conseil de surveillance. Actionnaires :
Société éditrice du Monde, Association Gunter Holzmann,
Les Amis du Monde diplomatique
Directoire : Serge HALIMI, président,
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Directeur de la rédaction : Serge HALIMI
Rédacteur en chef : Philippe DESCAMPS
Rédacteurs en chef adjoints :
Benoît BRÉVILLE, Martine BULARD, Renaud LAMBERT
Akatre ///// Image créée pour le magazine « Neon », 2015 Commission paritaire des journaux et publications :
1020 I 87574. ISSN : 1241-6290

Iconographie Imprimé en France - Printed in France. Reproduction interdite de tous


articles, sauf accord avec l’administration.

Les images qui accompagnent ce numéro sont l’œuvre du collectif Akatre


(Valentin Abad, Julien Dhivert et Sébastien Riveron) www.akatre.com
et de Denis Darzacq www.denis-darzacq.com (www.agencevu.com). Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Ce magazine est imprimé
chez Maury, certifié PEFC. Eutrophisation : Ptot = 0,018 kg/t de papier
Les documents d’archives, sauf mention contraire, proviennent de l’agence
Bridgeman www.bridgemanimages.com/fr.
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Une dose d’hypocrisie


PAR JEAN-MICHEL DUMAY

A Alors que la « communauté internationale », par ses conventions et traités, a fortifié


depuis un siècle le dogme de la prohibition des stupéfiants, voilà environ une décen-
nie que les positions ont commencé de changer. Des scientifiques engagés dans la
lutte contre le sida ont d’abord appelé à reconsidérer l’approche répressive de la
politique menée, trop souvent réduite à une « guerre contre les usagers ». Des res-
ponsables des Nations unies, comme le rapporteur spécial du droit à la santé, ont
plaidé « pour un changement fondamental », soit une dépénalisation de l’usage et de
la détention. Puis, la Commission globale de politique en matière de drogues – un
panel international de personnalités politiques, économiques et culturelles – a
appelé sans relâche à « encourager l’expérimentation par les gouvernements de
modèles de régulation légale des drogues [sur le mode de ceux appliqués à l’alcool
et au tabac] afin de réduire le pouvoir de la criminalité organisée et de protéger la
santé et la sécurité de leurs citoyens » (1).
Trois de ses membres, anciens chefs d’État, dont le Colombien César Gaviria, qui
fit la guerre à Pablo Escobar, viennent de redire qu’«il est largement temps de réparer
les échecs monumentaux du passé (2)». La prohibition, estiment-ils, aggrave la situa-
tion. Imaginer un monde sans drogues est aussi «illusoire» et «idéologique» qu’ima-
giner un monde sans alcool l’était aux États-Unis dans les années 1920. Et les chiffres
leur donnent raison : en une dizaine d’années, autour de 100 000 morts ou disparus
liés à la répression et aux trafics au Mexique, 30 000 aux Philippines depuis 2016...
à rapprocher des 168 000 décès annuels directement imputables aux stupéfiants
sur la planète (3). Et les productions ne cessent de croître.
Imaginer un monde sans drogues est aussi Comprenant que la guerre contre la drogue axée sur le « tout
« illusoire » et « idéologique » qu’imaginer répressif » est perdue depuis longtemps, les Nations unies,
un monde sans alcool l’était depuis 2016, assurent donc désormais vouloir redimensionner
aux États-Unis dans les années 1920 les termes du « combat ». Pour gagner en efficacité, elles
recommandent, par exemple, d’accroître la coopération en vue
d’« une politique équilibrée de contrôle des drogues axée sur le développement » (4).
Cela suppose de réduire durablement la pauvreté et l’insécurité alimentaire dont
ne peut être dissociée la diminution des cultures illégales dans les pays producteurs
– en tous cas, moins artificiellement que lorsque le dogme sécuritaire conduisait à
mener des opérations relevant, au mieux, de l’alibi humanitaire ou, au pis, du pré-
texte à des interventions à visée géopolitique. Cela invite aussi à regarder l’incidence
(1) Pour un exposé des avantages de la légalisation, cf. « Comment qu’ont sur la consommation de drogue les politiques libérales. Ce à quoi le président
légaliser les drogues, propositions pour aller de l’avant », Vacarme, n° 57,
Paris, automne 2011.
américain Donald Trump ne semble pas enclin : s’il déplore les 70 000 overdoses
(2) César Gaviria, Olusegun Obasanjo et José Ramos-Horta, « Contre annuelles de son pays (plus que les morts de GI au Vietnam), il a spectaculairement
les cartels, les États doivent prendre le contrôle du marché de la drogue », réaffirmé, au point de maintenir le blocage de l’administration fédérale (shutdown),
Le Monde, 29 novembre 2018.
que la solution au fléau passait par l’édification d’un «mur» à la frontière mexicaine,
(3) Chiffres pour 2016. Source : Office des Nations unies contre la drogue
et le crime, « Rapport annuel 2018 ». supposé protéger les États-Unis, pêle-mêle, des trafics et de l’immigration (5).
(4) Cf. Déborah Alimi, « Drogues et développement : vers de nouvelles Ainsi, en ordre dispersé, des États ont ouvert des brèches : les Pays-Bas ont
perspectives ? », Drogues, enjeux internationaux, n° 11, Observatoire
français des drogues et des toxicomanies (OFDT), juin 2018. assoupli tôt leur arsenal répressif à l’encontre des « fumeurs de joints » ; une
(5) Discours du 8 janvier 2019. dizaine d’États américains contredisent, de même, la loi fédérale sur ce terrain ;
(6) Selon le docteur João Goulão, coordinateur des politiques de lutte de son côté, le Portugal a décriminalisé l’usage de toutes les drogues depuis 2000
contre la dépendance et les comportements addictifs au Portugal.
– constatant moins de toxicomanie, moins de décès par surdose, moins de crimi-
(7) Sondage Ifop, juin 2018.
nalité, de problèmes dans les prisons, moins de violence (6)... Et une consomma-
(8) Enquête Santé publique France, mai 2017.
tion de drogue parmi les plus faibles de l’Union européenne. Là, le problème n’est
(9) « Les politiques de lutte contre les consommations nocives d’alcool »,
Cour des comptes, juin 2016. plus la substance, mais la relation du toxicomane à celle-ci. Le regard sur les usa-
(10) Source : OFDT. gers s’est transformé.

4 //// MANIÈRE DE VOIR //// Éditorial


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D’autres sont allés plus loin avec,


toujours, la conviction que d’une
meilleure santé publique découle
une meilleure sécurité publique, et
non l’inverse. La Suisse autorise
avec succès la prescription médi-
cale d’héroïne depuis 1994. L’Uru-
guay a légalisé non seulement
l’usage, mais aussi la production et
la distribution de cannabis, en 2013.
Ce que vient de faire le Canada,
depuis octobre 2018... C’est peu de
dire que la donne a changé.
Et la France ? Au cours d’un
débat mené à la sauvette le
23 novembre 2018 autour de
minuit, vingt-huit députés (contre
quatorze) ont voté la possibilité de
délivrer une amende forfaitaire de
200 euros aux consommateurs de
stupéfiants pour éteindre les pour-
suites, sans rien toucher aux fon-
damentaux législatifs datant de
1970. Une mesure éloignée des
enjeux et « inutile » pour les asso-
ciations de prévention et les soi-
gnants. La loi française demeure
très restrictive et... peu efficace.
Car, avec 800 000 usagers quo-
tidiens, le pays reste le premier
consommateur de cannabis de
l’Union européenne ! Quatre Fran-
çais sur dix l’ont testé ; 51 % seraient
d’ailleurs favorables à son autorisation régulée, 82 % à son usage thérapeutique (7), Akatre ///// Image créée pour
le Centre Pompidou, 2017
dont l’Agence du médicament annonce une expérimentation pour la fin de l’année.
La France est aussi dans le peloton de tête pour la consommation d’alcool ou de
tabac, dont les études montrent l’impact sur les plus pauvres (8).
Et c’est là que le bât blesse. Si elle reste intraitable avec les drogues illicites, elle
l’est beaucoup moins avec l’alcool, qui concentre 60 % des addictions. Sur celui-ci,
la Cour des comptes relève que, depuis vingt-cinq ans, par comparaison avec d’au-
tres pays, « c’estd’unepolitiqueaffirmée,cohérenteetcontinuequelaFranceaman-
qué », faisant preuve « d’unecertaineindiférence » (9) : il en coûte à la collectivité
douze fois plus avec l’alcoolisme (soit 120 milliards d’euros) ou le tabagisme
(120 milliards aussi), respectivement responsables de 49 000 et 73 000 décès
annuels, qu’avec les drogues dures (10 milliards et moins de 400 décès tous stupé-
fiants confondus) (10). En matière de substances psychoactives, on ne pourra long-
temps faire l’économie d’un débat. ■

Éditorial //// MANIÈRE DE VOIR //// 5


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L’être humain a toujours cherché


à modifier ses états
de conscience en consommant
des drogues. Licites pour
certaines – tabac, alcool,
médicaments –, illicites pour
d’autres – stupéfiants –, celles-ci
entraînent cependant violence
par l’argent qu’elles font brasser
au marché noir et désolation
par les addictions qu’elles
entretiennent. Selon les Nations
unies, 275 millions de personnes
useraient d’un stupéfiant
au moins une fois dans l’année.
Une trentaine de millions
souffriraient de troubles.

1
Substances,
Akatre ///// Image créée par le collectif
Akatre à l’occasion de son
cinquième anniversaire, 2015

addictions
et ravages
6 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages
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ÉPIDÉMIE D’OVERDOSES AUX ÉTATS-UNIS


deuxième place au palmarès américain des
En 2017, les drogues ont causé le décès de 70 000 Américains, soit plus que les GI ravages de la drogue, derrière la Virginie-
morts au Vietnam... En cause : les opiacés, qui déciment désormais les banlieues Occidentale. En 2015, les Blancs comptaient
pour 89 % des victimes, tandis que les Noirs et
pavillonnaires de la petite classe moyenne après avoir ravagé les ghettos noirs
les Hispaniques (16,5 % de la population de
dans les années 1990. Un fléau né sur ordonnance : ce sont les antidouleurs prescrits
l’État) étaient sous-représentés : 10 % (1). À
par leur médecin qui ont provoqué la dépendance des patients. Lorain County, le port d’un antidote aux over-
doses, le Narcan, s’est généralisé parmi les
l existe des dizaines de manières de mou- quelque 500 agents de police et au sein des

I
PAR MAXIME ROBIN *
rir, mais, à la morgue de Lorain County, services de premiers secours. « On a été pion-
un comté périurbain de l’Ohio, on en niers dans ce domaine », se souvient le shérif
répertorie cinq : « mort naturelle, homicide, adjoint Dennis Cavanaugh, qui estime à 350
suicide, accident, cause indéterminée ». Les le nombre de vies sauvées depuis la mise en
overdoses sont considérées comme des acci- place de ces kits, en 2013. Administré par voie
dents. Ici, elles ont triplé en quatre ans, pour nasale aux victimes en arrêt respiratoire, le
atteindre 132 morts en 2016. « Des cocktails produit est également distribué gratuitement
contenant des opiacés dans 95 % des cas », fait dans les supermarchés, pour que tout un cha-
savoir le médecin légiste Stephen Evans, qui cun puisse ranimer une victime. À l’échelle du
classe parfois une overdose en suicide, quand pays, l’épidémie d’overdoses a contribué à la
les doses relevées sont particuliè- baisse de l’espérance de vie en
Selon un shérif,
rement importantes. « Mais d’au- 2016, pour la deuxième année d’af-
tres comtés les classent en homi-
entre 80 et 90 % filée (2). Avec près de 65 000 décès
cides quand les dealers vendent des crimes de son en 2016, « soit davantage que la
une poudre coupée au fentanyl, un comté sont liés au totalité des GI morts au Vietnam »,
narcotique cent fois plus puissant trafic de drogue ou rappelle le docteur Evans, les déri-
que l’héroïne. Les toxicomanes à des délits commis vés de l’opium tuent davantage que
pensent qu’ils se piquent avec de les accidents de la route (37 000
pour s’en payer
l’héroïne, mais encaissent cent fois morts) ou que les armes à feu
la dose... » En 2017, la plus vieille victime du (38000). En comparaison, 243 personnes sont
comté était un homme de 75 ans, qui parta- mortes d’overdose en France en 2014, 2655 au
geait la seringue avec son petit-fils. Royaume-Uni la même année et 1226 en Alle-
L’entité administrative de Lorain County, magne en 2015 (3).
qui regroupe environ 300 000 habitants, se Le shérif adjoint Cavanaugh chapeaute la
situe dans l’aire d’influence de Cleveland. Déli- Drug Task Force, la brigade des stupéfiants,
mité au nord par les rives du lac Érié, le terri- qui compte quinze agents. Selon lui, entre 80
toire devient plus rural à mesure qu’il s’étend et 90 % des crimes du comté sont liés « au
vers le sud. Lors d’un premier pic d’overdoses, trafic de drogue ou à des délits commis pour
en 2012, la police avait d’abord pensé à un pro- s’en payer ». Sur le plan pénal, la situation est
blème de drogue frelatée, mais les analyses devenue assez critique pour qu’un magistrat
toxicologiques n’avaient rien révélé de surpre- local obtienne, en 2015, l’aval de la Cour
nant. Les consommateurs d’opioïdes par voie suprême de l’Ohio pour créer une cour spé-
intraveineuse étaient simplement devenus ciale, réservée aux toxicomanes. Ce mardi
plus nombreux dans le comté. Le problème matin de fin novembre, avant-veille de la ☛
n’était plus circonscrit aux quartiers pauvres
et aux ghettos noirs de Cleveland et de Cincin- (1) « Opioid overdose deaths by race/ethnicity », The Henry
nati, mais touchait désormais les petites loca- J. Kaiser Family Foundation, Menlo Park (Californie),
www.kff.org
lités de la classe moyenne blanche.
(2) Elle est passée de 78 ans et 9 mois en 2014 à 78 ans et
Avec plus de 4 000 morts par overdose en 7 mois en 2016. Cf. « Soaring overdose deaths cut US life
expectancy for a second consecutive year, CDC says », Los
2016 (contre 296 en 2003), l’Ohio occupe la Angeles Times, 20 décembre 2017.

(3) Selon les derniers chiffres officiels publiés par les observa-
* Journaliste. toires français et européen des drogues et des toxicomanies.

Substances, addictions et ravages //// MANIÈRE DE VOIR //// 7


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la vague d’opiacés des années 1970. La mort


ÉPIDÉMIE D’OVERDOSES AUX ÉTATS-UNIS frappe l’Amérique des lotissements et des
fête de Thanksgiving, la trentaine de partici- campagnes, celle qui possède un garage et
pants se retrouvent devant la chambre 702 parfois deux voitures. Le drogué, c’est le fils
du tribunal pénal d’Elyria, rebaptisée « tribu- du voisin qui passe la tondeuse pour de l’ar-
nal de la drogue ». Ces jeunes adultes – des gent de poche, la pom-pom girl de l’équipe de
hommes et des femmes en proportions quasi football du lycée. La consommation d’héroïne
égales – se connaissent bien à force de se croi- a explosé dans toutes les catégories sociales,
ser lors de cette convoca- mais la plus forte augmentation (77 %
Par leur puissance, les produits actuels
tion hebdomadaire. entre 2002 et 2013) est relevée dans les foyers
sont sans commune mesure avec ceux Ils donnent un visage de la petite classe moyenne, aux revenus
du passé. Pour échapper à l’engrenage, à cette épidémie que la compris entre 20 000 et 50 000 dollars par
il faut une force surhumaine presse nationale, s’épui- an (entre 16 000 et 40 000 euros) (4).
sant en superlatifs, qua- Une fois aux mains de la justice, les jeunes
lifie de plus grave de l’histoire : le visage d’une cabossés de Lorain County sont baladés de
personne blanche, périurbaine ou rurale, qui centres d’hébergement pour toxicomanes en
dispose d’un toit pour dormir et d’une struc- maisons d’arrêt. Le marché que leur propose
ture familiale. Le portrait-robot d’un drogué le juge John Miraldi est simple : s’ils décro-
n’est pas celui d’une star du rock’n’roll ou chent, la justice passe l’éponge sur leurs
d’un Noir pauvre de Harlem, comme lors de délits. Ils éviteront l’incarcération et repren-
dront une vie normale. Ils échapperont aussi
à la roulette russe des opiacés de contre-
bande et à la perspective de gonfler les sta-
Héroïne ou « blanche » tistiques de la morgue du docteur Evans.
Cela semble clairement le choix le plus
• Noms : diacétylmorphine ou acétomorphine (souvent abrégé en dia-
rationnel. Mais la dépendance aux opioïdes
morphine), autrement appelée « héro », « schnouf » (utilisé aussi pour
crée sa propre logique. « Le consommateur ne
désigner la cocaïne), « poudre », « dreu », « brown sugar » (ou simple-
peut littéralement plus fonctionner sans sa
ment « brown »), « came », « meca », « meumeu », « rabla », « cheval »,
dose. Les crises de manque sont très vio-
« black tar », etc.
lentes », relate M. Stuber, qui, après trente-
• Origines et composition : opiacé obtenu à partir de la synthèse de la
huit ans dans le métier, affiche un pessi-
morphine, un alcaloïde extrait du pavot (opium).
misme profond. Il voit des femmes enceintes
• Aspects : le plus souvent, se présente comme une fine poudre blanche ou brune (plus abandonner le sevrage et replonger : « La
granuleuse) ; existe aussi sous forme de pâte ou crème collante de couleur noire ou grise
drogue prend le contrôle total de l’individu, la
(« black tar »). Astrid54
structure du cerveau se modifie. » Par leur
• Modes de consommation : injection intraveineuse, voie nasale ou fumée. puissance, les produits actuels semblent sans
• Effets : sensation d’apaisement, euphorie, poussée de plaisir intense et orgasmique commune mesure avec ceux du passé. Pour
(« flash », « rush », obtenu par injection intraveineuse). échapper à l’engrenage, il faut une force sur-
• Risques : à court terme : nausées, vertiges, démangeaisons, troubles de la tension, humaine, et « on n’en sort jamais vraiment
ralentissement de la respiration, baisse du rythme cardiaque, contraction d’infections guéri », commente M. Ed Barrett, ancien toxi-
diverses (liées à la prise par injection), œdème pulmonaire, overdose, surdose mortelle ; comane et dirigeant du Primary Purpose
à long terme : forte accoutumance physique et psychique se traduisant par des symp- Center, un centre d’hébergement à Elyria.
tômes de manque (sueurs, frissons, vomissements, diarrhées, insomnie, crampes mus- « C’est une dépendance à vie. »
culaires, irritabilité, angoisses, dépression, parfois hallucinations), confusion, baisse du
désir sexuel, constipation, troubles de la mémoire, etc. Première dose prescrite par un médecin
• Prix au détail (France) : en 2016, le gramme d’héroïne brune s’achetait en moyenne La plupart des victimes n’ont pas découvert
40 euros. les opiacés par une injection, mais par des
• Usage (France) : par 0,2 % des 18-64 ans (2014), 180 000 personnes bénéficiant d’un médicaments obtenus sur ordonnance.
traitement substitutif aux opiacés (2015). Décès : une soixantaine d’overdoses annuelles L’épidémie a démarré dans les cabinets
directement liée à la substance (2014). médicaux, camouflée derrière la meilleure
des intentions : faire disparaître la douleur
Les données de la présente fiche et de celles des pages 24, 32, 35 et 38 sont tirées de : Denis Richard, Jean-Louis
Senon et Marc Valleur (sous la dir. de), Dictionnaire des drogues et des dépendances, Larousse, Paris, 2004 ; des patients en leur délivrant des analgé-
Drogues Info Service, « Le Dico des drogues » (en ligne) ; Fondation Aide Addiction, « Rave it safe » (en ligne) ;
Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT). siques très puissants. « Très peu de toxico-
manes ont démarré directement à l’héroïne,

8 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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confirme M. Stuber. C’est souvent un médecin


qui a prescrit la première dose, pour n’im-
porte quelle petite douleur. Les patients
deviennent dépendants et, ensuite seulement,
basculent vers la prise d’héroïne. » Lors des
précédentes épidémies d’overdoses, dans les
années 1970 et 1990, environ 80 % des
consommateurs de drogues dures étaient
des hommes. Dans la crise actuelle, le ratio
est presque à l’équilibre. Garçon ou fille,
« tout le monde va chez le médecin. Parce que
l’addiction commence par une visite chez le
médecin de famille, le dentiste, chez un méde-
cin du sport. On traite beaucoup de femmes
qui ont fait du sport au lycée et à l’université ».

Campagne de lobbying agressive


La boîte de Pandore a été ouverte voici vingt
ans par plusieurs laboratoires pharmaceu-
tiques américains. En particulier par Purdue
Pharma (lire l’encadré page 59) et sa pilule-
vedette, l’OxyContin, jugée responsable de la
catastrophe par tous les professionnels
interrogés. Analgésique classé dans les antal-
giques opioïdes les plus forts (de niveau III)
par l’Organisation mondiale de la santé,
l’OxyContin est composé d’oxycodone, un
dérivé de synthèse de l’opium. Il était à l’ori-
gine réservé aux malades du cancer en phase
terminale et à la chirurgie lourde. Un marché
très limité. Pour l’étendre, le laboratoire
lance en 1995 une campagne de lobbying
agressive : il entend repenser totalement le
rapport à la souffrance du patient. La dou-
leur, quelle que soit son intensité, devient le
nouvel ennemi du corps médical. Des études
financées par l’entreprise recommandent
aux praticiens de la considérer comme un
« cinquième signe vital », au même titre que
le pouls, la température, la pression artérielle
et la respiration.
L’année suivante, Purdue lance l’OxyContin les ventes d’OxyContin lui rapportent 45 mil- Akatre ///// Image créée pour le lieu artistique
pluridisciplinaire Mains d’Œuvres, Saint-Ouen, 2008
sur le marché avec le feu vert de la Food and lions de dollars. Quatre ans plus tard, elles
Drug Administration (FDA), l’autorité sani- s’élèvent à plus de 1 milliard de dollars et sur- sants que l’OxyContin pour soulager des dou-
taire américaine. Le laboratoire déploie une passent les recettes du Viagra. Du sommet à leurs en ambulatoire. À la fin des années 1990,
armée de plus de sept cents représentants de la base, des bureaux de Washington au cabi- on a commencé à prescrire des narcotiques
commerce pour en vanter les mérites aux net du médecin de campagne, tous les garde- pour l’extraction de dents de sagesse, pour
praticiens du pays. Il publie des vidéos, des fous ont sauté. des chevilles foulées... Des douleurs mineures
brochures, des chansons consacrées au La double carrière du docteur Evans – il fut vous donnaient droit à un OxyContin ou à un
remède miracle, et imprime 34 000 coupons urgentiste avant de devenir légiste – lui offre Percocet. » Les patients américains dévelop-
offrant des prescriptions gratuites. En 1996, une perspective historique sur le phéno- pent une tolérance rapide à ces doses de
mène. « Quand je suis sorti de la faculté de cheval. Le docteur Evans raconte une époque
médecine, au début des années 1980, jamais délirante où M. et Mme Tout-le-Monde, « vic-
(4) « Today’s heroin epidemic infographics », Centers for
Disease Control and Prevention, Atlanta. on n’aurait donné des analgésiques aussi puis- times de petits bobos », accouraient aux ☛

Substances, addictions et ravages //// MANIÈRE DE VOIR //// 9


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aux urgences, compte aujourd’hui les morts.


ÉPIDÉMIE D’OVERDOSES AUX ÉTATS-UNIS Depuis 1999, plus de 200 000 Américains
urgences pour réclamer des pilules comme sont morts d’overdoses liées à l’abus d’Oxy-
des bonbons. « Si on ne leur donnait pas un Contin ou de médicaments équivalents.
Percocet, ils menaçaient de vous dénoncer ! Ils L’OxyContin s’est remarquablement bien
feignaient d’être malades. Certains se cou- enraciné dans l’Ohio dans le courant des
paient les veines pour des pilules. » Entre les années 2000. Dans certaines municipalités
injonctions des pouvoirs publics, les exi- déprimées par les fermetures d’usines, le
gences des patients et la politique de « satis- commerce de ce médicament a brièvement
faction client » de son hôpital, « la pression ranimé les centres-villes, grâce à la multipli-
Akatre ///// Image créée
à l’occasion de la Fête venait de partout ». Le docteur Evans, qui, cation des points de distribution. Des com-
de la musique 2012 hier, prescrivait des opiacés à tour de bras bines se sont généralisées à travers un
dévoiement de l’aide sociale. Des citoyens
pauvres bénéficiaires de l’assurance-mala-
die se fournissaient gratuitement en pilules
dans des cliniques de complaisance, les pill
mills (« moulins à pilules »), puis les reven-
daient au marché noir, enrichissant au pas-
sage des praticiens complices avec l’argent
du contribuable. Dans plusieurs villes du sud
de l’Ohio, comme à Portsmouth, l’« Oxy »
était devenu une monnaie d’échange cou-
rante : on troquait avec son voisin une pilule
contre toutes sortes de biens (5).

L’essor des cliniques de complaisance


Le nombre d’ordonnances pour des opioïdes
a fini par atteindre des sommets absurdes.
Pour l’année 2012, les praticiens de l’Ohio ont
prescrit 793 millions de doses, soit 68 pilules
par habitant (6). Pour se développer, Purdue
Pharma aurait agi à la manière d’un cartel,
en identifiant les régions les plus vulnéra-
bles du pays, là où se concentrent le chô-
mage des « cols bleus », les accidents du tra-
vail et la pauvreté. Outre les prescriptions de
praticiens honnêtes mais inconscients des
addictions potentielles au produit, des fuites
de documents internes ont révélé que l’en-
treprise avait sciemment encouragé l’essor
de cliniques de complaisance, des établisse-
ments fantoches uniquement destinés à
écouler de l’OxyContin (7).
Les pouvoirs publics ont tardé à réagir, la
petite classe moyenne blanche, première vic-
time du phénomène, ne figurant pas parmi
les priorités des dirigeants politiques. Le
temps que le gouvernement prenne
conscience du problème et démarre la
chasse aux ordonnances de complaisance, de
nombreux citoyens privés de pilules étaient
déjà partis soulager leur dépendance dans la
rue. « Une fois le patient accro et sa période de
prescription terminée, il doit bien trouver sa

10 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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dose quelque part, explique le docteur Evans.


Un Percocet au marché noir, c’est 50 dollars
le comprimé. Un sachet d’héroïne, 5 ou 10 dol-
À Glasgow, la « société brisée »
lars. Moins cher qu’un pack de bière. Voilà

À
comment on a converti toute une population 62 ans, en cette année 2010, M. Jim Doherty est un retraité hors normes.
à l’héroïne. » Il réside à Parkhead, un quartier de l’est de Glasgow (Écosse) où l’espé-
rance de vie moyenne des hommes culmine à 53,9 ans. Rescapé d’un acci-
« C’est comme commander une pizza » dent du travail, il touche une indemnité de 560 livres (660 euros) par mois
Le basculement de la consommation de
et fume cigarette sur cigarette. « Regardez, dit-il en écartant les rideaux. Là,
médicaments vers l’héroïne s’est fait pro-
il y avait une usine métallurgique. Elle employait huit mille personnes. Juste
gressivement et furtivement. Les vendeurs
derrière, trois mille ouvriers travaillaient dans l’usine de pièces automobiles.
d’héroïne mexicaine – souvent originaires de
la région de Xalisco, spécialisée dans la cul- Derrière, encore une aciérie : sept mille ouvriers licenciés. Tout a foutu le camp
ture du pavot – ont investi cet immense mar- en Asie et en Europe de l’Est dans les années 1970-1980. » M. Doherty, lui, a tra-
ché rural, modernisé leurs techniques de vaillé toute sa vie comme ouvrier dans un domaine qui n’a pas connu la
vente et agi beaucoup plus discrètement que crise : la démolition. « J’ai détruit des quartiers entiers, des ghettos où vivaient
les trafiquants des grandes villes. Malgré une les ouvriers qui ont été retransformés en nouveaux ghettos pour leurs fils chô-
forte concurrence, qui explique le prix au meurs. J’ai détruit des lignes entières d’assemblage dans les usines qui fer-
détail si bas de l’héroïne, les dealers des cam- maient les unes après les autres. C’était ma vie. »
pagnes n’ont guère recours aux armes à feu
pour régler leurs comptes ou défendre leur Autour de sa maison s’élèvent les ruines du monde postindustriel, quar-
territoire. tiers où les rares boutiques sont bardées de grilles et d’interphones, où la
La poudre se commande par SMS et la drogue abonde, où les gangs pullulent. A Glasgow, la désindustrialisation
livraison est assurée en voiture par les ven- menée par le gouvernement de Margaret Thatcher (1979-1990) est un suc-
deurs, qui ont intégré le concept de « satis- cès. Il y a plusieurs années, M. Doherty a créé l’association Gallowgate Family
faction client » et distribuent des cartes de Support Group : une trentaine de militants aident financièrement et mora-
visite, des points de fidélité... « Au tout début, lement les familles de drogués. « Durant les dix dernières années, on a enterré
peut-être que tu dois te risquer à aller dans ici cinq mille de nos jeunes garçons. » Tous victimes d’overdose ou de mort
des endroits louches. Mais, une fois que les violente. « Aujourd’hui, entre l’industrie des soins médicaux et psychiatriques,
connexions sont faites, que tu es un bon client,
les frais de personnel carcéral, les programmes de méthadone ou de seringues,
c’est comme commander une pizza », expli-
les salaires des travailleurs sociaux et des travailleurs spécialisés dans la
que M. Barrett. Si le consommateur tente un
drogue, des employés des associations, des pharmacies, des prisons ou des
sevrage et n’appelle plus, le dealer le relance
asiles, sans compter le fric amassé par les dealers, l’industrie de la drogue est
par téléphone, ou sonne chez lui pour lui
sans conteste la plus prospère de Glasgow. »
offrir des doses.
Depuis la mise sur le marché de l’OxyCon- Jim sait mieux que quiconque ce que le chômage généralisé peut causer.
tin, les vagues de drogues se superposent « Mes deux fils ont été dépendants à l’héroïne pendant plus de vingt-cinq ans.
comme des sédiments sur les rives du lac
Je suis en train d’essayer de sauver mes petits-enfants », explique, les mains
Érié, sans que l’une chasse jamais complète-
dans le pot de tabac, cet homme qui a « ému » l’ancien chef des conserva-
ment l’autre. Aux pilules sur ordonnance
teurs, M. Iain Duncan Smith, et lui a inspiré un slogan politique, celui de la
comme l’OxyContin, puis à l’héroïne, s’ajou-
« société brisée ».
tent désormais d’autres substances synthé-
tiques à la puissance terrifiante. Les autorités En 2007, M. Smith est même venu, sans convoquer la presse, assister aux
sont confrontées à un monstre à plusieurs funérailles d’un jeune homme après avoir appelé le retraité. « Il m’a demandé
têtes, dont aucune n’a encore été coupée. comment faire revenir le vote conservateur dans des quartiers comme Park-
Maxime Robin
head, se souvient M. Doherty. Je lui ai répondu que, tant que Margaret That-
cher serait encore en vie, le Parti conservateur n’aurait pas une seule voix dans
(5) Sam Quinones, Dreamland : The True Tale of America’s
Opiate Epidemic, Bloomsbury Publishing, Londres - New ces quartiers. Toute cette situation est la conséquence de son action à la tête
York, 2015.
du gouvernement britannique. Sans délocalisations, sans fermetures d’usines
(6) « Opioids prescribed to Ohio patients decrease by
162 million doses since 2012 », Board of Pharmacy, État de et sans licenciements massifs, on n’en serait pas là aujourd’hui. »
l’Ohio, 25 janvier 2017.
(7) Harriet Ryan, Lisa Girion et Scott Glover, « More than Astrid54
1 million OxyContin pills ended up in the hands of crimi- Journaliste.
nals and addicts. What the drugmaker knew », Los Angeles
Times, 10 juillet 2016.

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TOXICITÉ DE L’AUSTÉRITÉ
dis et ses collègues ont prélevé des échan-
Le programme de rigueur imposé, depuis 2010, par Bruxelles pour « redresser » tillons dans les stations d’épuration de la
la Grèce a entraîné le déchirement du tissu socio-économique du pays et fait bondir capitale grecque, qui collectent les eaux reje-
tées par 3 700 000 habitants, soit plus du
la pauvreté. Mais il a également provoqué une grave crise sanitaire, comme en
tiers de la population de la Grèce. Ils y ont
témoigne la forte augmentation de la consommation de stupéfiants, de psychotropes
recherché 148 médicaments, stupéfiants et
et d’antidépresseurs, vers lesquels beaucoup de Grecs se sont tournés. substances illicites, ainsi que leurs métabo-
lites – les produits de leur transformation
’austérité radicale imposée à la Grèce dans l’organisme.

L
PAR MOHAMED LARBI BOUGUERRA *
depuis 2010 n’a pas seulement aggravé Ces scientifiques notent que, si la présence
la situation de l’économie et l’endette- de ces substances dans les eaux usées est cou-
ment du pays, avec une chute de la produc- ramment vérifiée, seul un nombre limité
tion et une envolée du chômage. Chez les d’études ont été consacrées à la corrélation
habitants d’Athènes, elle aurait aussi provo- entre les concentrations trouvées et les phé-
qué une augmentation phénoménale de la nomènes sociaux. Ce travail met en lumière
consommation de psychotropes la réponse de la population au
L’usage
(multipliée par 35 entre 2010 stress généré par l’austérité qu’a
et 2014), d’anxiolytiques à base de de nombreuses imposée la « troïka » (Commission
benzodiazépines (multipliée par substances – légales européenne, Banque centrale euro-
19) et d’antidépresseurs (multi- et illégales – est péenne et Fonds monétaire inter-
pliée par 11). Ces données provien- monté en flèche national) – et singulièrement l’Alle-
nent d’une étude originale menée à la suite du plan magne. L’usage de nombreuses
dans les eaux usées de la ville (1). substances – légales et illégales –,
européen de 2010
Des chercheurs de l’Université en particulier les psychotropes et
nationale et capodistrienne d’Athènes ont les antidépresseurs, est monté en flèche à la
étudié méthodiquement les manifestations suite du plan européen de 2010. En juil-
de l’« angoisse quotidienne » décrite par le let 2018, selon Eurostat, le chômage atteignait
premier ministre Alexis Tsipras (2). Chaque 19 % de la population active (après un pic à
semaine, de 2010 à 2014, Nikolaos Thomai- 27,8%, en août 2013); les dépenses publiques
ont été réduites, les impôts augmentés. En
* Chimiste et physicien tunisien. 2019, les pensions de retraite seront dimi-
nuées (de 18%), pour la douzième fois (3).

Bibliographie Moins de soins, plus d’expédients


COLLECTIF, Dictionnaire des drogues MICHAEL MOSS, Sucre, sel et matières grasses. Les chercheurs ont également observé une
et des dépendances, Larousse, Paris, 2009. Comment les industriels nous rendent accros,
Calmann-Lévy, Paris, 2014.
augmentation de la consommation des
Ce dictionnaire de référence passe en revue
les substances illicites (cannabis, héroïne, Comme le révèle cette enquête très médicaments destinés au traitement de l’hy-
cocaïne, etc.) mais aussi les drogues licites documentée, l’industrie agroalimentaire pertension, des ulcères et de l’épilepsie (4). À
(tabac, alcool...) et les addictions sans consacre des millions de dollars à trouver
la combinaison entre graisses, sel et sucre l’inverse, la présence des antibiotiques et des
drogue (jeux, Internet, sexe, etc.). Il réfléchit
également aux mécanismes des qui sera la plus apte à rendre dépendants anti-inflammatoires non stéroïdiens (AINS)
dépendances, aux pratiques addictives et à les consommateurs et à conquérir davantage
a baissé, vraisemblablement du fait des
la place des drogues dans la société. de parts de marché.
coupes draconiennes dans les dépenses de
ARNAUD AUBRON, Drogues Store, Don Quichotte, JEAN-FRANÇOIS BOURG ET JEAN-JACQUES GOUGUET,
Paris, 2012. La Société dopée. Peut-on lutter contre le dopage santé et de la chute du pouvoir d’achat. Ainsi,
Sous-titré « Dictionnaire rock, historique et
sportif dans une société de marché ?, Seuil, Paris, 2017. pour les anti-inflammatoires de la famille
politique des drogues », cet ouvrage propose Économistes hétérodoxes, les auteurs des acides fénamiques (comme Ponstyl ou
une approche décalée de l’univers des montrent comment le sport professionnel,
drogues au travers de multiples entrées organisé autour de la compétition généralisée Niflugel en France), on a observé une baisse
thématiques – de A comme «Abstinence » à Z et du culte de la performance, piliers vertigineuse (divisés par 28). Le budget de la
comme « Zoo », en passant par « Café », etc. –, de la société de marché, engendre
au croisement de la médecine, de l’histoire mécaniquement le dopage, « conséquence santé publique a été plafonné à 6 % du pro-
culturelle et des politiques publiques. des conditions du travail sportif ». duit intérieur brut (PIB), selon leur étude,
celui de l’hôpital public amputé de 26 %
entre 2009 et 2011, et les achats de médica-

12 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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ments sont passés de 4,37 mil-


liards d’euros en 2010 à 2 mil-
liards d’euros en 2014.
Dans le même temps, l’équipe
de Thomaidis a mis en évidence
un doublement des niveaux de
méthamphétamine illicite (dro-
gue psychostimulante, très ad-
dictive, neurotoxique, appelée
speed, meth ou crystal meth).
Celle-ci est associée à une subs-
tance locale bon marché (de type
drogue de rue : hallucinogène,
stimulant) appelée « sisa » et
appréciée des marginaux. Les
drogues euphorisantes, cocaïne
et cannabis, n’ont pas suivi une
tendance claire, mais connais-
sent des pics de consommation
en fin de semaine. La consomma-
tion d’ecstasy (MDMA), cepen-
dant, a fortement augmenté.
Pour Thomaidis, ces résultats
suggèrent que la santé de la
population en Grèce, et en parti-
culier sa santé mentale, s’est for-
tement détériorée au cours de
cette période. Si ce type d’ana-
lyses n’est pas nouveau (5), son
équipe est la première à mener
un travail sur une aussi longue
période, sur une population aussi
importante, et à avoir analysé
autant d’échantillons. Son constat
est sans appel : « Tous les indica-
teurs socio-économiques sont for-
tement corrélés avec la somme des
antidépresseurs et des benzodia-
zépines. Le chômage, l’aggrava-
tion de la situation économique
et l’impact du fort endettement
des gens peuvent provoquer des
problèmes de santé mentale ou
les accentuer. » ■

(3) Helena Smith, «Greece will avoid default after bailout deal Akatre ///// Image créée pour le lieu
- but faces more austerity», The Guardian, Londres, 2 mai 2017. artistique pluridisciplinaire Mains
(1) Nikolaos S. Thomaidis et al., « Ref lection of socioeco-
nomic changes in wastewater : Licit and illicit drug use (4) Katherine Gammon, « Drug use in Athens rose drama- d’Œuvres, Saint-Ouen, 2009
patterns », Environmental Science and Technology, tically after economic crisis », Chemical & Engineering
News, vol. 94, n° 37, Washington, DC, 19 septembre 2016.
vol. 50, n° 18, Société américaine de chimie, Washington,
DC, 2016. (5) Cf. Christian G. Daughton, « Illicit drugs in municipal
sewage », « Pharmaceuticals and care products in the envi-
(2) Alexis Tsipras : « Donnons un nouvel élan à la croissance ronment », ACS Symposium Series, vol. 791, Société améri-
européenne », Le Monde, 15 juin 2017. caine de chimie, 2001.

Substances, addictions et ravages //// MANIÈRE DE VOIR //// 13


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AGENCE VU
Denis Darzacq ///// « La Chute no 3 », 2006

CITÉS EN DÉSHÉRENCE, DEAL EN ABONDANCE


élections législatives. Les candidats en lice
Au début des années 1990, des quartiers populaires deviennent les places fortes feignent la surprise. Surtout, ils refusent
du trafic de drogue. Celui-ci s’enracine d’autant mieux qu’il constitue une manne pour d’envisager le fait que les drogues ont fait
leur nid dans les quartiers de la commune,
des populations frappées par la précarité et le chômage, en particulier
rangeant cette saisie au rang d’un simple fait
les jeunes. Placés en première ligne, les travailleurs sociaux sont dépassés,
divers. « Les hommes politiques ne veulent pas
et les familles se taisent. Certaines, cependant, refusent de baisser les bras. parler de drogues car ils estiment que le fait
d’en discuter, c’est admettre leur existence et
PAR HACÈNE BELMESSOUS * n mars 1993, la police saisit à Vaulx-en- donc considérer les actions qu’ils ont entre-

E Velin (en banlieue lyonnaise) 750 kilos


de haschisch. Acheminée par camion,
la marchandise provenait du Maroc. La prise
prises comme des échecs. C’est pourquoi ils
continuent d’éviter le sujet en le présentant
comme un épiphénomène », assure alors un
fait l’effet d’une bombe dans la cité. Elle sur- travailleur social de Vaux-en-Velin (1).
vient au beau milieu de la campagne des L’importance de cette prise policière, ajou-
tée à la multiplication des overdoses par
* Journaliste. héroïne constatées, apporte à l’époque la

14 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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preuve que l’Est lyonnais est devenu un lieu visitent une fois par jour leurs lieux de vente
privilégié du trafic de drogue. Jusqu’en 1987- à bord d’une Mercedes, d’une Audi ou autre
1988, ces banlieues ne tiraient que sur une grosse voiture allemande et, tels des
substance : le shit. Acquise pour une centaine proxénètes, s’assurent que les revendeurs
de francs (15 euros) la barrette, elle se fumait sont à leur poste. Ces chefs n’habitent pas en
en bande, dans les caves des immeubles, à banlieue. Grâce à leurs hauts revenus, ils
l’abri des regards. Son commerce était achètent des appartements dans des quar-
davantage l’affaire de quelques individus tiers bourgeois. « Les dealers ne vivent jamais
que de réseaux savamment organisés. Les sur les lieux de leur commerce parce que c’est
drogues dures, tenues par des gangs mafieux, pas leur monde », souligne, railleur, un ani-
étaient commercialisées à Lyon. Les Ter- mateur du Mas-du-Taureau. Sur le terrain,
reaux, dans le premier arrondissement, ali- ils sont relayés par les jeunes gagnés à leur
mentaient la clientèle bourgeoise de la ville. cause. À la fois consommateurs et vendeurs,
La place du Pont, secteur populaire du troi- ces derniers préfèrent aux caves ou aux
sième arrondissement, était le point de allées d’immeubles d’autres lieux de rencon-
départ du second trafic. Lorsque la ville tre pour se livrer au trafic. « Les centres
décida de réhabiliter la place, les familles sociaux, les MJC [maisons des jeunes et de la
« lourdes » de ce lieu furent déplacées en culture], les maisons de quartier, tous les lieux
direction de trois communes de l’est du publics sont devenus leur point de deal. Para-
département : Vénissieux, Bron et Vaulx-en- doxalement, ce sont pour eux des espaces plus
Velin. Sollicité auparavant pour les accueillir, sûrs », témoigne un autre animateur.
l’opulent Ouest lyonnais les avait repoussées. Le produit des ventes est difficile à évaluer.
Les sommes récoltées sont généralement
Un salaire à la clé blanchies, grâce à l’acquisition de commerces
Avec les individus, c’est tout un marché en tout genre (restaurants, bars, laveries, etc.).
qu’on déménageait. En quelques mois, les Une partie des fonds est parfois destinée aux
dealers recréaient leurs réseaux de vente en actions de bienfaisance en faveur des enfants
s’appuyant sur plusieurs quartiers de ce et des adolescents des quartiers. Et ces
sous-département : le Mas-du-Taureau, la bonnes actions, émanant de trafiquants, sont
Thibaude et Écoin-sous-Lacombe à Vaulx- relatées avec admiration par ces mineurs qui
en-Velin, la cité Tase et le Terraillon à Bron, les évoquent tels de nouveaux pères.
le Charréard et les Minguettes à Vénissieux. Face à ce fléau, les travailleurs sociaux
Autant de sites qui regroupaient des popula- apparaissent désorientés et démunis. « On en
tions percevant l’ensemble des prestations parle tous les jours, de la drogue. C’est même
familiales et où les gangs n’ont rencontré devenu un sujet inévitable. Mais que faire ? On
aucune difficulté pour se trouver des alliés ne lutte plus contre des
L’Est lyonnais s’est retrouvé quadrillé
parmi les jeunes. Le taux élevé de chômeurs jeunes qui fument du shit.
dans ces cités, jusqu’à 50 % parfois, a consti- L’adversaire est, cette fois, par des trafiquants qui ont réussi
tué leur premier atout. Sans diplôme ni qua- une fantastique machine à monter un formidable circuit
lification, les jeunes sont les premières vic- de guerre qui a ses pro- d’économie parallèle
times de l’irrésistible ascension du chômage. pres règles », déclare un
Beaucoup n’ont jamais travaillé. C’est pour- intervenant vaudais. Et de souligner que les
quoi, lorsque les chefs de gang leur ont pro- drogues « ont complètement transformé les
posé un « boulot » de revendeur avec un gros banlieues et les comportements des jeunes.
« salaire » à la clé, ils ont foncé. Avant, ils se cachaient pour fumer.
L’Est lyonnais s’est retrouvé quadrillé par Aujourd’hui, ils le font n’importe où, devant
ces trafiquants, qui ont réussi à monter un tout le monde.» Signe révélateur de cette crise,
formidable circuit d’« économie parallèle ». les éducateurs de prévention désertent le ter-
Au sommet de la pyramide, les gros bonnets, rain, se terrant dans des bureaux ou dans des
en général des clandestins. La trentaine, ils réunions au cours desquelles ils théorisent
une banlieue dont ils ne connaissent plus les
(1) Les personnes rencontrées au cours de cette enquête, à réalités. « Il n’y a plus d’éducateurs dans le
l’exception d’une seule d’entre elles, ont toutes désiré quartier du Mas-du-Taureau depuis bientôt
conserver l’anonymat. La drogue est un sujet qui, certes,
inquiète mais qui aussi effraie. trois ans », regrette alors un animateur. ☛

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à lui dire. » Cette confidence d’un animateur


CITÉS EN DÉSHÉRENCE, DEAL EN ABONDANCE traduit amplement le décalage croissant
À Vaulx-en-Velin, à Bron, à Vénissieux, les Sans statut, les animateurs sont aussi sans entre ces jeunes et la société.
animateurs sont les seuls acteurs sociaux armes pour contrecarrer la marche des dea- À l’impuissance des travailleurs sociaux
présents au pied des immeubles. Ils sont lers. Très souvent, ils connaissent les jeunes s’ajoute celle des familles. Traumatisées par
dans leur grande majorité d’origine revendeurs, qu’ils ont vus grandir, une immigration qui ne sera pas
maghrébine, peu qualifiés, souvent issus du puis sombrer dans la galère. « On « On en parle tous finalement couronnée par un
quartier dans lequel ils travaillent. Les ne peut pas les balancer aux flics, les jours, retour au pays, découragées par les
municipalités les ont engagés en supposant c’est impossible. Le problème, c’est échecs scolaires et professionnels
de la drogue.
que leur identification au même groupe que qu’on ne peut pas non plus les rai- de leur progéniture, elles sont
C’est même devenu
celui des jeunes en difficulté facilitera leur sonner. On leur a tellement fait de prises dans l’étau du désarroi.
action. La persistance des problèmes et l’ins- morale qu’ils en sont gavés pour la un sujet inévitable. « Elles ont peur pour leurs enfants.
tallation rapide des gangs mafieux ont vie. Même les discours alarmistes Mais que faire ? » Elles ont aussi honte de dire qu’ils se
révélé la simplicité de ce raisonnement. Et sur les drogues dures et les risques droguent. Il y en a même qui se voi-
l’on observe chez eux un « ras-le-bol » crois- mortels qui découlent de leur consommation lent cette réalité », lâche une adolescente.
sant qui prend corps chaque jour. « On en a ne leur font pas peur. Quant aux critiques Ce déchirement rend les parents aphones.
marre d’être au front. On ne veut plus inter- qu’on leur fait des dealers qui s’enrichissent Ainsi, lorsqu’un de leurs enfants rentre avec
venir par rapport à une identification mais sur leur dos, elles leur passent par-dessus la des objets de valeur, ils ne le questionnent
davantage par rapport à une probléma- tête. Quand un jeune te dit que grâce à ces pas. S’il a des liasses de billets dans la poche,
tique », dénonce une animatrice. types il vit beaucoup mieux, tu ne trouves rien ils ne l’interrogent pas. « Ce sont les mères qui

AGENCE VU

Denis Darzacq ///// « La Chute no 16 », 2006

16 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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vivent seules qui ferment souvent les yeux. Il


faut les comprendre, elles ont peu de res-
sources. Pour elles, ce fric ramené par un de
Mortel engrenage
leur fils, c’est comme une bouffée d’air », tente
d’expliquer un psychologue. À partir de la fin des années 1970, l’héroïne se diffuse en masse dans
Il faut toutefois tempérer ce constat. Ainsi, les quartiers populaires français, bientôt confrontés à une épidémie
dans le quartier des Flamants, situé dans le de toxicomanie, comme le raconte un ouvrage de référence consacré
nord de Marseille, une association créée au à la question.
début des années 1990 tente à l’époque un
’héroïne est apparue dans certaines communes de la banlieue parisienne
pari encore unique en France : réduire l’in-
fluence de la drogue dans la cité. Des mères L à partir des années 1976-1977, lorsque « quelques grands de la cité ont com-
mencé à la ramener pour ceux qui étaient plus jeunes ». Elle n’était pas visible
de famille, les Amies de l’espoir, se réunissent
chaque mardi après-midi dans une salle du comme à Belleville, Pigalle, rue Montmartre, l’îlot Chalon, ou encore de façon
centre social du quartier. Autour d’une table, moins médiatique, aux portes de Paris, à Vanves, Malakoff, Sèvres. Mais on
ces femmes, dont la plupart ont perdu un, peut en déduire qu’elle a progressé par capillarité à la fin de cette décennie,
voire deux enfants, essaient de « casser le avec des points de fixation : dans le nord, dans les cités du Luth et du Port à
silence ». À leur tête, Mme Hadda Berrebouh, Gennevilliers et le quartier des Mourinoux à Asnières ; dans le centre, à la
une Algérienne qui habite aux Flamants depuis Défense, au Petit Nanterre, aux Canibouts ou à la cité des Marguerites ; dans
leur construction en 1972. « Ç’a été un gros le sud, dans les cités U d’Antony et des Tertres à Bagneux.
travail pour faire venir les mamans. Aujour- Certains de ces micro-quartiers sont depuis les années 1950, avant même
d’hui, elles viennent plus facilement, elles par- la construction des HLM, des lieux de mauvaise réputation où se côtoient bif-
lent, elles se posent des questions sur l’avenir fins, ferrailleurs, petits voyous, prostitués, etc. Ils comprennent aussi des
de leurs enfants. Elles sont très soucieuses de bidonvilles dont les habitants seront relogés dans ces cités. Vingt ans plus
ce qui leur arrive », déclare-t-elle alors. Dans tard, ce ne sont plus des bars clandestins mais des lieux où l’on se shoote et
cette cité de trois mille âmes, le premier décès où l’on deale qui perturbent la vie quotidienne. Ces détails de la continuité
par overdose date de l’année 1985. « C’était un historique seraient anecdotiques si l’ambiance des quartiers et les relations
jeune qui avait 22 ou 23 ans. Sa disparition entre les habitants, les familles, les groupes de pairs ne s’étaient pas dégradées
nous avait surprises et choquées, car on ne avec la montée du chômage, le rejet de la condition ouvrière des pères, le dis-
l’avait pas comprise », se souvient-elle. crédit des familles.

La circulation de produits, de masses d’argent considérables, d’usagers,


Ici, il n’y a rien pour les jeunes
transforme les rapports sociaux. « Au début, les mecs qui ont ramené la “came”
Depuis, d’autres victimes ont été dénom-
n’étaient pas des toxicos, c’était ceux qui étaient les plus malins : ils ont compris
brées. « Beaucoup disent que c’est à cause du
qu’il y avait de l’oseille à prendre. Et c’est eux qui ont empoisonné tout le
chômage, que les jeunes n’arrêtent pas de
monde !» La démultiplication de l’offre par l’autofinancement de la consom-
tourner. Il y en a qui disent que c’est parce
mation et les effets de la répression rendent le deal plus visible dans les
qu’il n’y a pas assez de dialogue entre les
années 1982-1983. Les années 1980 correspondent à l’explosion des lieux de
parents et leurs enfants. C’est difficile de don-
[revente] (...). Le rayon d’action du marché s’élargit en quelques années aux
ner la bonne raison. Ce qui est sûr, c’est qu’ici
autres départements, en Seine-Saint-Denis (Le Blanc-Mesnil, La Courneuve,
il n’y a rien pour les jeunes. Il y en a qui ne
Saint-Denis, Bobigny, Bondy), dans les Yvelines (Mantes-la-Jolie, Sartrou-
quittent jamais la cité. Ils n’ont dû voir le
ville, Houilles) et le Val-d’Oise (Argenteuil, Sarcelles, Villiers-le-Bel). Dans
Vieux-Port qu’une ou deux fois dans leur vie. »
certaines cités, racontent certains, « ça venait de partout et 24 heures sur 24,
L’association finance donc les voyages de
jour et nuit, ça tournait ». Astrid54
jeunes désireux de quitter les Flamants
comme pour mieux se préserver. La recette Les parents sont dépassés par la situation, pas informés des dangers, sans
n’est cependant pas toujours miraculeuse. recours, sans tiers. Ils tentent de sauver les enfants qui ne sont pas « accros »,
« Un jour, explique Mme Berrebouh, un jeune les envoient au pays, lorsqu’ils n’invoquent pas le mektoub (destin). Les struc-
héroïnomane est venu nous demander de tures de prévention et d’accueil font défaut, les projets étant jugés trop coû-
l’aide. Il avait assisté à plusieurs de nos réu- teux. (...) Toute une génération a été prise dans cet engrenage mortel. Un tel
nions en compagnie de ses parents. Il nous processus fera sentir ses effets bien au-delà des années 2000. Aujourd’hui
raconta ses souffrances et combien il étouffait encore, les acteurs de cette histoire oubliée continuent de se voir à la morgue
ici. Il rêvait d’Algérie. On lui a payé son voyage. et au cimetière...
Il est resté un mois là-bas. Quelques semaines Michel Kokoreff, Anne Coppel et Michel Peraldi (sous la dir. de), La Catastrophe invisible. Histoire
après son retour, il est mort d’une overdose. » sociale de l’héroïne (extraits), Éditions Amsterdam, Paris, 2018.

Hacène Belmessous

Substances, addictions et ravages //// MANIÈRE DE VOIR //// 17


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Sylvie : Je viens d’un monde normal, d’un


monde « Bisounours », d’une famille nor-
male, tu vois. La violence... même si j’ai vu
mon père alcoolique, je n’ai pas vu vraiment
de vraie violence, directe. Ma mère, c’est elle
qui nous a élevés. Mon père était électricien,
ma mère secrétaire de direction.
DT : La classe moyenne, quoi ?
Tout à fait. (...) [En 2010], j’ai commencé à pren-
dre des drogues... enfin, on va dire dures, plus
ou moins, mais c’était des drogues festives. J’ai-
mais bien la musique électronique, je sortais
beaucoup en festival, à l’étranger, tout ça. Et je
prenais du LSD, des tazes [de l’ecstasy]... [de la]
kétamine aussi [un anesthésique utilisé en
médecine humaine et vétérinaire]. Mais tu vois,
c’était des produits que je gérais, c’était juste
pendant la teuf [fête], quoi, en gros. En semaine
après, petit à petit, ouais, j’en prenais aussi.
Mais j’étais pas dépendante physiquement,
rien du tout. À part, si, le bédo [cigarette de
haschisch], que je fumais déjà en bande.
Le shit ou l’herbe ?
Le shit. L’herbe, ça me faisait tousser tout le
temps.
Tu travaillais en même temps ?
Ouais, je travaillais. À l’époque, je travaillais
dans le tourisme en tant que réceptionniste
dans un hôtel quatre étoiles, je parle plu-
sieurs langues en fait. Je travaillais dans le
textile. Je travaillais dans la bijouterie : res-
ponsable boutique. Enfin, dans les assu-
rances. Serveuse aussi...
Donc, tu avais plein de boulots, tu avais une
activité régulière...
Ouais, à l’époque, la coke, ça s’est fait comme
ça. Comme j’en prenais, je n’étais pas du tout
addict [dépendante]. Après j’ai commencé
aussi à avoir des potes qui la fumaient.
En soirée, en appartement ?
Voilà, en appartement, ouais, en after [soirée]
Akatre ///// Image créée pour l’agence Costume 3 Pièces, 2012 autour de teufs, tout ça. Donc du coup, je
savais même pas que c’était du crack. Je me
suis dit : « Bon... que je la sniffe ou que je la
fume, qu’est-ce que ça peut changer ? Je vais

Partir en fumée avec le crack tester aussi. » J’ai suivi un peu le rythme.
Mais en fait, au début, c’était que de temps en
temps, tu vois. Après (...), c’était dès le matin.
En France, le crack, puissant dérivé fumable de la cocaïne, était consommé par 10 000 On commençait à prendre le petit déj et
à 20 000 personnes en 2010 (1). À l’origine baptisé « drogue du pauvre », il toucherait après, voilà, il y a des gens comme moi, mal-
heureusement, qui sont accros de ça, donc
toutes les couches sociales aujourd’hui. À Paris, régulièrement chassés mais toujours
là, les plus précaires errent place Stalingrad, où le reporter radio Dillah Teibi, du site
(1) Selon l’Observatoire français des drogues et des toxico-
Là-bas si j’y suis, a rencontré Sylvie, 44 ans, dépendante depuis huit ans. Extraits. manies (OFDT).

18 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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qui consomment ça pratiquement tous les à ça, quoi. » Mais pareil, tu sais, le truc tout
jours (...). Au début j’avais encore ma vie, je con : les gens qu’en ont marre d’aller travail-
sortais, je voyais mes vrais amis, ma famille, ler tous les jours, cette routine-là, eh bien moi,
tu vois, j’allais danser. j’aimerais bien l’avoir, pour te dire. Mais tu
Ta vie, aujourd’hui c’est quoi ? C’est tout tourné vois, je suis incapable aujourd’hui toute seule
sur la consommation du crack ? d’aller chercher un boulot, faire mon CV, tu
Ouais. J’essaye, enfin... mais alors là, vrai- vois, faudrait un petit truc par connexion, tu
ment, au ralenti. Je suis enlisée dans ça. Si j’ai vois. Ou un suivi. Qu’on m’accompagne, quoi.
pas ça, je suis déprimée aussi. Faut savoir que Parce que le temps, il n’est pas suffisant. Entre
le corps, il s’habitue à ça, tout ça. Même le temps, plus l’état dans
quand j’ai un truc à faire, des papiers, c’est lequel t’es : pour être pré- « Je suis incapable aujourd’hui toute
rare que j’aille le faire directement. Faut que sentable, faire les trucs seule d’aller chercher un boulot, faire
je gère ça, quoi. correctement, enfin être mon CV, tu vois. Faudrait un suivi,
Sylvie raconte alors qu’elle boit également, de concentrée sur ce que tu
qu’on m’accompagne, quoi. »
la sangria, de la bière « strong » à 8°, des dois faire, c’est pas évi-
flasques de rhum ou de vodka – deux ou trois dent, quoi. Donc avec ce produit, c’est un pro-
par jour – « pour avoir un équilibre, sinon duit fort, hein ! Les premières taffes, on les a
après tu pars en parano », car « le produit ne appréciées, on a toujours envie mais on n’a
te met pas bien ». Elle dit consommer quoti- jamais assez, tu vois. Et en fait, pourquoi ? Je
diennement plusieurs « galettes » de crack sais pas : il y a quelque chose qui se passe
pour un montant de 80 à 100 euros, qu’elle dans le cerveau quand même, je pense, non ?
finance en se prostituant, chaque jour, une ou Si, si, c’est sûr, parce que c’est pas un manque
plusieurs fois, pour 15 euros « minimum » – le physique, c’est pas physique du tout, c’est
prix d’une galette. psychologique, tu vois. Et donc, c’est que ça
Sylvie : On le fait toutes. Pas toutes ! Moi je le va pas là, déjà. La plupart, on a des problèmes
fais, c’est juste pour fumer mon crack. J’ai psychologiques. La plupart, ils sont schizo-
commencé avec des dealers, comme ça. Et phrènes, bipolaires, tout ce que tu veux. Il y a
après ils se passent le mot. Puis tu dis non, tout. Il y a nettement moins de gens normaux
non. Puis quand t’as plus rien, voilà. Donc au que de gens anormaux, on va dire. Moi y com-
début tu choisis les mignons, moi, je te le dis prise, hein ! Moi y comprise.
franchement. Ceux qui te plaisent, puis après
tu fais la tournée, excuse-moi de parler
comme cela, mais j’assume. Et après malheu- Le site Là-bas si j’y suis (http://la-bas.org), animé par Daniel Mermet, diffuse un
reusement ce n’est pas que les dealers, et là dossier (textes, radio, dessins et vidéo) en ligne sur les drogues. Outre le reportage
tu prends des risques (...). En gros, je dirais, radio en trois volets de Dillah Teibi place Stalingrad, où sont interrogés dealers,
99 % des filles, elles se prostituent. Et les consommateurs et responsables d’association, il propose des entretiens, avec le pro-
mecs, en gros, ils volent. Dans les magasins, fesseur João Goulão, addictologue, coordinateur des politiques antidrogues au Por-
ou pickpocket, ou des vélos, ou ceci cela. Tout tugal, où l’achat, la détention et l’usage des stupéfiants ont été décriminalisés en 2000 ;
le monde fait à sa sauce. En tout cas, il faut avec des policiers français qui militent pour la dépénalisation des drogues ; et les réac-
ramener l’argent. Tous les jours. Et ce qu’on tions politiques de la Mairie de Paris.
pense quand on se réveille, c’est quand
Ainsi, s’agissant du crack, on peut entendre le docteur en pharmacie Grégory Pfau
même gérer l’argent pour ça. Pour une
dire : « Les pistes qu’on a aujourd’hui [pour sortir du crack], c’est plutôt vers un accom-
femme, on a notre corps au moins. C’est
pagnement global : une dimension médicale, une dimension psychologique et une dimen-
rapide et tu vas pas voler quelqu’un au
sion sociale. Si on n’a pas ces trois pistes-là en même temps, on a du mal à obtenir des
moins. Tu prends d’autres risques (...). J’as-
résultats. Et aujourd’hui, c’est vrai qu’on est en déficit de moyens pour pouvoir mener les
sume mais je suis pas fière du tout. Mais
trois de front. On a un réseau de centres de soins en ville, de centres de réduction des risques,
aujourd’hui c’est ma vie (...).
Pourquoi tu fumes du crack ? mais au niveau accompagnement psychothérapeutique, ou même des thérapeutiques
Je ne sais même plus aujourd’hui. Parce que médicamenteuses, on n’a pas de réponses, spécifiques au crack. On traite juste les désagré-
quand je prends d’autres produits, quand je ments liés aux arrêts de consommation. On a peu de moyens médicaux. Et il en faut davan-
fume un joint, que je suis trop bien, je me dis : tage au plan social (...) pour permettre un accompagnement des stratégies de santé. Ce
« Ça coûte moins cher tout ça. Je suis trop n’est pas parce qu’ils consomment des drogues, dans des usages les plus durs qui soient,
conne à fumer du crack. » Ou même quand je que [les consommateurs] n’ont pas de préoccupation de leur santé, bien au contraire. »
bois, je me dis : « Mais pourquoi je m’arrête pas

Substances, addictions et ravages //// MANIÈRE DE VOIR //// 19


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Akatre ///// Image créée


pour le lieu artistique
pluridisciplinaire
Mains d’Œuvres,
Saint-Ouen, 2008

À GAZA,
LE COMPRIMÉ
DU DÉSESPOIR
Soumis au blocus instauré par Israël
en 2007, les habitants de la bande
de Gaza sombrent chaque jour un peu
plus dans la misère et le désarroi. Pour
combler leurs angoisses ou agrémenter
le quotidien, beaucoup d’entre eux
se « défoncent » au tramadol, un opioïde
facilement accessible sur le marché noir.
Les autorités de l’enclave palestinienne
tentent, non sans mal, de contrer
le trafic de ce narcotique.

epuis plus d’une dizaine d’années, un son de la couleur caractéristique – le plus

D
Astrid54
médicament détourné de son usage souvent rouge ou rose – des comprimés qui
initial et ingéré à des fins récréatives circulent sous le manteau, le tramadol, par
par une partie de la population de Gaza, sa consommation abusive, est devenu un
notamment les jeunes, inquiète les autorités problème de santé publique dans la bande
sanitaires du petit territoire palestinien. Sur- côtière dirigée par le Hamas, comme en
nommé faraoula (« fraise », en arabe), en rai- témoigne la campagne de sensibilisation

20 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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lancée il y a cinq ans par le gouvernement. siège militaire imposés à la bande côtière par
Une loi érigeant le narcotrafic au rang de Tel-Aviv, en représailles à la prise de contrôle
menace nationale, et ciblant essentiellement de Gaza par le Hamas, en juin 2007, aux
la vente illicite de tramadol, a même été édic- dépens de son rival du Fatah. Fin 2008, selon
tée en 2016. Les ravages causés par cette les estimations – parmi les rares disponi-
drogue qui affecte le système nerveux cen- bles – du professeur Mazen Al-Sakka, phar-
tral constituent un défi de plus pour une macologue à l’université Al-Azhar de Gaza,
population qui a déjà subi quatre 30 % des hommes de l’enclave
La consommation
guerres de la part d’Israël en l’es- palestinienne âgés de 14 à 30 ans
pace de huit ans (2006, 2008- de tramadol prenaient du tramadol de façon
2009, 2012 et 2014) et doit faire a explosé depuis régulière, tandis que des milliers
face à une situation humanitaire la mise en place d’entre eux y étaient dépendants (1),
catastrophique. du blocus total et sans compter les consommatrices,
Conçu par un chimiste alle- du siège militaire dont le nombre est difficile à éva-
mand en 1962, puis mis sur le mar- luer. On recensait à l’époque un mil-
israélien
ché en 1977 par le groupe phar- lion et demi d’habitants à Gaza,
maceutique Grünenthal, le tramadol est un contre deux millions aujourd’hui, parmi les-
puissant analgésique dérivé de l’opium, pres- quels 70 % ont moins de 30 ans.
crit généralement pour lutter contre les dou- De fait, la toxicomanie au tramadol semble
leurs articulaires et musculaires. Utilisé à s’être ancrée durablement dans la société,
forte dose, il possède des vertus euphori- comme le souligne un récent rapport du
santes et stimulantes. Mais ses effets secon- ministère de la santé palestinien, qui évoque
daires peuvent s’avérer très dangereux – trou- un « usage abusif et à grande échelle » de
bles du sommeil, dépression, problèmes l’opioïde dans la bande de Gaza (2). L’isole-
rénaux ou intestinaux, lésions neurolo- ment du territoire, les attaques récurrentes
giques, etc. – et provoquer une importante de l’armée israélienne, le chômage massif
addiction. – plus de la moitié des actifs et 65 % des
jeunes sont sans emploi –, l’absence de pers-
Très populaire parmi les jeunes pectives d’avenir sur les plans politique et
Il est apparu dans la bande de Gaza au milieu social sont autant de facteurs qui expliquent
des années 2000, sous l’appellation com- le recours à la drogue en guise d’échappatoire.
merciale Al-Tramal. Administré à l’origine D’après une enquête
Quasiment chaque foyer compte
dans un cadre postopératoire, pour soulager conduite en 2016 par le
en particulier les Gazaouis blessés lors d’at- journal en ligne Al-Moni- un consommateur fréquent de cette
taques ou de bombardements menés par tor, à l’appui de sources drogue, et les usagers se déclinent par
l’armée israélienne, cet opioïde a rapidement officieuses présentes sur centaines de milliers
été adopté par de nombreux jeunes, séduits le terrain, « quasiment
par ses propriétés narcotiques, pour « trom- chaque foyer compte un consommateur fré-
per le désespoir ». Sa version générique, quent de cette drogue », et les usagers se décli-
copiée en Chine et en Inde, qui abritent des nent par « centaines de milliers » (3)...
laboratoires spécialisés dans sa fabrication, Devant l’ampleur du phénomène, les auto-
contient un dosage de principe actif souvent rités de Gaza ont interdit dès 2008 la vente
cinq fois plus fort (225 milligrammes) que la sans ordonnance du tramadol. D’impor-
normale. Importée principalement depuis tants stocks clandestins ont été saisis et les
l’Égypte voisine, où elle s’est répandue au pharmacies réfractaires fermées. Cela n’a
point d’avoir supplanté le cannabis, elle est pas suffi, pour autant, à en endiguer la ☛
aisément accessible sur le marché noir
gazaoui, à un prix oscillant entre 15 et 50 she-
kels (entre 3,50 et 12 euros environ) l’unité (1) Cf. «Besieged and stressed Gazans fall victim to black mar-
ket painkiller», The Guardian, Londres, 15 décembre 2008.
– une somme importante, quand le salaire
(2) « Illicit drug use in Palestine : A qualitative investiga-
mensuel dans la bande de Gaza plafonne en tion », Palestinian National Institute of Public Health
(PNIPH), ministère palestinien de la santé, Ramallah,
moyenne à 400 dollars (environ 350 euros). novembre 2017.
La consommation de faraoula a explosé
(3) Shlomi Eldar, « Is Gaza facing an opioid epidemic ? »,
depuis la mise en place du blocus total et du Al-Monitor, 5 août 2016.

Substances, addictions et ravages //// MANIÈRE DE VOIR //// 21


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À GAZA, LE COMPRIMÉ
DU DÉSESPOIR Les appâts de « Madame Courage »
circulation. Les tunnels de contrebande sou-
terrains qui ont fleuri entre Gaza et l’Égypte Un médicament destiné à traiter la maladie de Parkinson est
après l’instauration du blocus israélien, fréquemment utilisé comme euphorisant par la jeunesse algérienne.
pour approvisionner la bande côtière en

E
marchandises de tout type, ont également n mars 2015, la direction générale de la sûreté nationale algérienne
servi à acheminer des quantités importantes
organise à Alger un séminaire sur l’aggravation du trafic de drogue
d’opioïdes – au plus fort du trafic souterrain,
dans le pays. Les chiffres fournis témoignent de la gravité du problème. En
près d’un demi-million de comprimés
2014, les services de sécurité ont saisi 135 tonnes de résine de cannabis et
étaient revendus chaque jour sur le territoire
palestinien (4). 800 000 comprimés de psychotropes tout en procédant à l’arrestation de
plus de 12 000 personnes, la grande majorité d’entre elles étant de jeunes
Un seul centre de désintoxication adultes ou des adolescents (85 %). Un intervenant lance un cri d’alarme :
La plupart des tunnels ont été détruits « Madame Courage tue notre jeunesse. »
en 2014 et 2015 par l’armée égyptienne, qui
Madame Courage ? C’est à la fin des années 1990, alors que l’Algérie sort
contrôle le point de passage de Rafah, au sud
de la bande de Gaza. Mais certains sont tou- peu à peu de la guerre civile, que cette expression apparaît. Elle désigne
jours en activité, tandis que d’autres modes une substance prise par les forces spéciales de l’armée pour trouver la force
d’acheminement ont été élaborés. En jan- d’aller au combat contre les maquis islamistes. Il s’agit, le plus souvent, de
vier 2017, les autorités du Hamas annon- l’Artane, un trihexyphénidyle fréquemment utilisé pour lutter contre la
çaient ainsi avoir saisi en un mois autant de maladie de Parkinson, mais dont l’association avec l’alcool ou d’autres pro-
pilules de tramadol qu’au cours de toute l’an-
duits (amphétamines, cannabis ou benzodiazépines) génère un sentiment
née 2016, pour un montant évalué à 2 mil-
d’euphorie et favorise le passage à l’acte violent.
lions de dollars (1,7 million d’euros). Le
22 octobre dernier, ce sont encore près d’un Dans son livre-témoignage La Sale Guerre (La Découverte, 2001), l’ancien
million et demi de comprimés, interceptés sous-officier Habib Souaïdia raconte comment cette substance désinhi-
depuis le début de l’année 2018, qui ont été bante crée un sentiment d’invulnérabilité et de surpuissance chez celui qui
brûlés par la brigade antidrogue de Gaza. En
la prend. Plus important encore, elle provoque aussi l’amnésie – ce qui peut
mars 2017, par ailleurs, soucieux d’apporter
s’avérer bien utile quand on a commis des actes sanglants.
une réponse musclée au trafic de stupéfiants
sur son territoire, le Hamas a condamné à Depuis la fin de la « décennie noire » (1990-2000), l’usage de l’Artane,
mort deux dealers – une première –, les tra- appelé aussi « ecstasy du pauvre », s’est répandu dans toute la jeunesse
fiquants étant désormais passibles de la cour algérienne, dont une partie chante ses louanges dans les stades : « Nous ava-
martiale et non plus traduits devant des tri-
lerons Madame Courage et nous aurons la force de traverser la mer [pour
bunaux civils.
fuir l’Algérie]. » Aucune étude globale n’a été menée sur les conséquences
Malgré la « guerre totale à la drogue »
décrétée par le mouvement islamiste, le tra- de l’usage de cette drogue, notamment chez les militaires. Mais, de manière
madol continue de sévir parmi la population régulière, des psychiatres ainsi que la Fondation nationale pour la promo-
de la bande côtière, qui ne compte qu’un seul tion de la santé et le développement de la recherche (Forem) tirent la son-
centre public de désintoxication, pourvu nette d’alarme en mettant en cause des réseaux mafieux liés à des phar-
d’une douzaine de lits. « La consommation de maciens indélicats ou à des laboratoires étrangers peu regardants quant à
drogue est encore pire maintenant », affirmait l’identité de leurs clients.
même l’été dernier un usager « accro » à
l’opioïde, pour qui « l’aggravation du pro- Sorti en 2015, le film Madame Courage, du cinéaste Merzak Allouache,
blème de la toxicomanie est liée directement décrit avec justesse l’itinéraire d’un jeune drogué vivant dans l’Ouest
à la détérioration de la situation à Gaza » (5). algérien. Dans un polar du même nom publié en 2012, l’écrivain Serge

Olivier Pironet Quadruppani met en scène en France et au Maghreb une intrigue mêlant
le trafic de cette drogue, des réseaux islamistes et les services secrets
algériens.
(4) Ibid.
(5) Cité in « Gaza’s opioid crisis : Desesperate Palestinians Akram Belkaïd
under brutal siege turn to drugs », The National, Abu Dhabi,
25 juin 2018.

22 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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LE PAYS DE LA BARBARIE ORDINAIRE


de chair convulsée. Les tueurs accomplissent
Au Mexique, les actes de torture, les massacres et les disparitions se sont multipliés leur tâche en quelques secondes et montrent
dans le sillage du narcotrafic au fil des ans. Une violence extrême à laquelle à la caméra la tête tranchée de la victime. Le
cou dégouline de sang. Les images se dissol-
l’État n’est pas étranger, comme l’ont dénoncé plusieurs organisations. Invité
vent dans un fond noir. Le silence s’installe ;
à en regarder des images lors d’une émission politique, l’écrivain Sergio González
l’épreuve est terminée. (...)
Rodríguez témoigne de ce que lui inspire cette éprouvante réalité. J’ai rapporté dans mon livre L’Homme sans
tête (1) une entrevue avec un sicaire spécia-
PAR SERGIO GONZÁLEZ RODRÍGUEZ * orsqu’un fait violent brise le quotidien lisé dans les décapitations. Nous avions pu

L d’une personne, il se produit une « ana-


morphose », dans le sens où sa vie est
altérée et où une modification perverse de la
nous rencontrer par le biais d’un intermé-
diaire que tous deux nous connaissions. Le
résultat est un témoignage saisissant sur les
réalité s’impose : la chute dans l’abjection. usages rituels de la violence sous la protec-
(...) En 2015, la guerre contre le trafic de tion de la Santa Muerte, un culte populaire
drogue au Mexique avait fait entre 70 000 et adopté par des trafiquants de drogue, des
120 000 morts et disparus (l’incertitude sur le militaires, des criminels, des marginaux et
chiffre fait partie intégrante du problème). des pauvres dans les zones périphériques du
Chacune de ces victimes donne à la notion pays. Dans le cas précis de ce sicaire, comme
d’anamorphose sa signification particulière. lui-même me l’a raconté, après la décapita-
La torture que j’observe avec attention [sur tion, un échantillon de sang est recueilli dans
l’écran] n’a rien à voir avec la littérature : je un flacon comme offrande pour la cérémo-
suis le témoin d’un rituel barbare qui a pour nie dite « à la Santa Muerte », en compagnie
but de propager un état de panique et d’exhi- du chef du groupe criminel.
ber une suprématie vengeresse. Je reste En octobre 2014, dans un kiosque à jour-
impassible. Dans la scène projetée, les naux, je tombe sur une revue qui annonce en
sicaires décapitent la victime avec une tron- « une » : « Âmes sensibles s’abstenir ». Je me
çonneuse ; son corps n’est plus qu’une masse procure un exemplaire et, une fois à mon
Denis Darzacq bureau, la revue ouverte devant moi, je
et Anna Lüneman /////
« Double mix no 62 », * Essayiste. Ce texte est adapté de « La violencia extrema : yo contemple les images de violence extrême
France, 2015 dentro », publié par la revue espagnole Carta (2015). qui s’étalent dans ses pages.

Têtes tranchées alignées sur le capot


Ciudad Juárez, État de Chihuahua : trois
hommes et une femme gisent morts au bord
d’une avenue, entourés par les médecins
légistes. Cuernavaca, État de Morelos : un
homme est étendu sur le sol, le visage et les
mains attachés avec du ruban adhésif, ses
mains jointes semblant imiter le geste de la
prière. Uruapan, État de Michoacán : sur le
flanc d’une montagne, près d’une route, une
dizaine de corps ensanglantés forment une
sorte de tumulus. Culiacán, État de Sinaloa :
sur un escalier près d’un trottoir, deux
hommes ont été retrouvés abattus ; leur pos-
ture indique qu’ils ont tenté de fuir, et leur
chair a été déchiquetée par des balles de gros
calibre. Boca del Río, État de Veracruz : ☛
AGENCE VU

(1) Sergio González Rodríguez, L’Homme sans tête, Passage


du Nord-Ouest, Albi, 2009.

Substances, addictions et ravages //// MANIÈRE DE VOIR //// 23


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1. L’exécution d’au moins quinze per-


LE PAYS DE LA BARBARIE ORDINAIRE sonnes dans un prétendu affrontement entre
une vingtaine d’hommes et de femmes ont vingt-deux délinquants supposés et l’armée
été exécutés ; ils ont été retrouvés sur une mexicaine à Tlatlaya, État de Mexico, le 30 juin
avenue, nus ou à moitié déshabillés, les mains et le 1er juillet 2014. L’enquête s’oriente vers
et les pieds liés par du ruban adhésif. Torreón, la responsabilité présumée d’un officier et de
État de Coahuila : quatre têtes tranchées sont trois soldats (sur les sept impliqués) ;
alignées sur le capot d’une voiture. Mérida, 2. L’enlèvement, la torture et l’assassinat
État du Yucatán : dans un amas de cadavres, de six étudiants à Iguala-Ayotzinapa (2), État
des corps décapités se mêlent à d’autres enve- de Guerrero, et la disparition de quarante-
loppés dans des couvertures; les tatouages des trois étudiants les 26 et 27 septembre 2014,
victimes se confondent œuvre de policiers et de criminels ayant des
La violence extrême des règlements avec les motifs des tissus. complicités parmi les élus locaux.
de comptes entre criminels et Oaxaca, État d’Oaxaca : 3. Au cours de l’été 2014, quarante-six corps,
trafiquants est fortement liée à la sous- la tête d’un homme a été parmi lesquels ceux de seize femmes, ont été
culture de la violence de l’État posée au milieu d’un pont découverts lors du drainage d’un canal à Ecate-
piétonnier au-dessus du- pec, État de Mexico, tout près de la capitale du
quel on lit un message menaçant à l’encontre pays. En l’apprenant, les autorités ont tenté de
d’un groupe rival. Chair déchirée, sang qui minimiser les faits ou de les passer sous silence.
coule, mutilations, abjection.
La violence extrême des règlements de Sous la torture des forces armées
comptes entre criminels et trafiquants de Chacun de ces cas présente des particularités
drogue est fortement liée à la sous-culture de qui méritent d’être brièvement examinées.
la violence de l’État lui-même, qui suppose Au Mexique, les forces armées ont l’habitude
corruption, inefficacité, ineptie et irrespon- de pratiquer la torture et de violer les droits
sabilité. humains, comme l’ont dénoncé diverses
Je réfléchissais à tout cela quand les organisations internationales ou civiles. Un
médias ont rapporté presque simultanément bataillon de soldats peut tirer sur un groupe
trois faits qui confirment l’ancrage de l’ana- de présumés délinquants et faire croire que
morphose dans mon pays : leur mort est la conséquence d’un affronte-
ment ; il peut falsifier la scène du crime, pla-
cer des armes dans les mains des victimes,
Cocaïne ou « coke » déplacer les corps et menacer de mort les
survivants ou les témoins. (...)
• Noms : érythroxyline (élément actif de la coca), benzoylméthyl-
La mort violente donne surtout à voir le
ecgonine (principe actif de la cocaïne) ; appelée aussi « coco »,
spectacle de la barbarie que beaucoup veu-
« CC », « cesse », « schnouf », « poudre », « Caroline »...
lent fuir ou qu’ils ne veulent ni regarder ni
• Origines et composition : alcaloïde extrait des feuilles du
entendre. On optera pour la censure, le
cocaïer, un arbuste d’Amérique du Sud. Au moyen d’adjuvants chimiques, elle est transfor-
silence, le voile beau ou trivial posé sur la
mée en pâte-base (ou basuco), puis en poudre blanche ou jaunâtre (chlorhydrate de cocaïne).
cruauté, tel un précepte éthique et esthé-
• Aspects : se présente sous forme de poudre ou de cristaux (on parle alors de « crack » ou
tique, ce qui revient à collaborer avec cette
de « free base »).
barbarie en assurant sa perpétuation. (...)
• Modes de consommation : le plus souvent par voie nasale, mais aussi par injection intra- Lors de l’enlèvement, du passage à tabac, de
veineuse ou fumée, parfois ingérée.
la torture, de la disparition et de l’assassinat
• Effets : euphorie, élévation du rythme cardiaque, agitation, disparition de la faim et de des étudiants d’une école normale de l’État de
la fatigue, confiance en soi, excitation intellectuelle, désinhibition... Guerrero, le cas de Julio César Fuentes Mon-
• Risques : troubles du sommeil, irritabilité, dépression, paranoïa; à long terme, dépendance dragón a retenu mon attention. Ce jeune
physique et psychique en cas de consommation chronique, infarctus, dégradation des homme, terrifié par les policiers qui tiraient
muqueuses et de la cloison nasale, atteintes aux reins, au foie et au système respiratoire... sur lui et ses compagnons à l’arme de guerre,
• Prix au détail (France) : le gramme de cocaïne s’achète en moyenne entre 60 et 85 euros. s’était mis à courir désespérément, pour tom-
• Usage (France) : par 1,1 % des 18-64 ans (2014). En 2018, 2,2 millions de personnes ber finalement entre les mains d’autres poli-
l’avaient déjà expérimentée et 450 000 en consommaient au moins une fois par an. Décès ciers. On a découvert son corps quelques
par complications : quelques dizaines par an. heures plus tard dans une zone industrielle
d’Iguala. On lui avait arraché un œil, on lui

24 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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avait arraché la peau du visage et il était mort


d’une fracture crânienne. L’anamorphose est
le rébus sauvage qui crée et signale la victime
et le victimaire : je t’arrache les yeux pour que
tu ne me voies pas, ni ne voies ce que j’ai fait
de toi, pour que toi-même tu ne puisses même
pas te voir à ton dernier instant, ni compren-
dre ce que je suis sur le point de te faire. Mon
anonymat est le tien, je te sépare de ton visage
et je te transforme en moi-même.

L’architecture abjecte du pouvoir


Depuis des années, il m’apparaît évident que
la vie publique mexicaine se déroule sous
l’architecture abjecte mise en place par ses
pouvoirs économique et politique. La crise
actuelle trouve sa genèse dans la modernisa-
tion de l’économie et de l’État des années
1980. Au début de l’année 1982, douze corps
ont été découverts dans le bassin principal de
la station d’épuration du fleuve Tula, dans
l’État d’Hidalgo, près de la capitale du pays.
Les victimes appartenaient toutes à un
réseau d’origine colombienne qui faisait du
trafic de cocaïne à Mexico tout en commet-
tant des attaques à main armée dans des
banques. Sous la direction du chef de la police
de la ville, des agents ayant reçu le même type
de formation que la police fédérale ont arrêté
vingt délinquants. Ils en avaient libéré huit
contre de l’argent. Quant aux douze autres, ils
les avaient tabassés et torturés pendant plu-
sieurs jours, avant de les exécuter et de jeter
leurs corps dans les eaux usées.
Trente ans plus tard, ce même modus ope-
randi se répète jour après jour au Mexique.
Des dizaines de milliers de personnes, Mexi-
Denis Darzacq
cains ou ressortissants d’autres pays d’Amé- et Anna Lüneman /////
AGENCE VU

rique centrale, ont disparu sans que les auto- « Double mix no 4 »,
France, 2015
rités aient établi un fichier officiel.
L’architecture abjecte du pouvoir attire ses
victimes, les soumet par avance, les plonge gré les changements opérés récemment dans l’État de Guerrero ; et, en 2015, on a appris
dans ses anfractuosités, les efface totalement la police et la justice, des atrocités continuent l’existence de soixante cadavres en état de
sans qu’il reste, la plupart du temps, la moin- de se produire. L’impunité projette sa lumière décomposition dans un crématorium laissé à
dre trace. La collusion entre l’appareil insti- grise ou noire, et le non-respect des droits l’abandon dans la ville d’Acapulco. À nouveau,
tutionnel et le crime organisé extermine tout, humains est permanent (3). ces deux événements nous obligent à repenser
y compris la mémoire. La découverte de qua- La situation mexicaine ne relève pas d’un et à dénoncer énergiquement la transgression
rante-six corps dans un canal de drainage scénario qui opposerait les bons aux méchants, de toutes les limites de la part de l’État et du
pendant l’été 2014 établit une certitude : mal- les policiers aux voleurs. Tout l’État est impli- gouvernement mexicains : leur permissivité et
qué, et la gravité des faits a une portée généra- leurs négligences face au crime organisé, leur
tionnelle que les classes dirigeantes et même de tolérance devant l’extermination. Au Mexique,
nombreux intellectuels préfèrent ignorer. (...) depuis une dizaine d’années, une personne
(2) Lire Rafael Barajas et Pedro Miguel, «Au Mexique, le mas-
sacre de trop », Le Monde diplomatique, décembre 2014. En 2014, une centaine d’ossements ont été disparaît toutes les deux heures.
(3) Lire l’article page 82. découverts dans des fosses clandestines dans Sergio González Rodríguez

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DANS LES ARCHIVES //// OCTOBRE 1989 //// PAR CHRISTIAN DE BRIE *

Aux sources du trafic...


la couronne d’Angleterre
Au XIXe siècle, le commerce mondial des stupéfiants naît C’est l’Europe expansionniste puis les États-Unis qui
vont développer, avec les moyens de leur puissance
de la volonté de l’Angleterre victorienne d’asseoir de force
industrielle, la production, le commerce et le trafic, à
le trafic de l’opium en Chine. Depuis, les grandes puissances l’échelle du monde, du tabac, de l’alcool, de l’opium (1), du
imposent leur ordre aux nations : d’un côté, les « bonnes haschisch et même de la cocaïne, via la feuille de coca,
drogues » – tabac, alcool, psychotropes – produites au Nord ; qu’un industriel français déverse à flots, mêlé au vin,
dans tout l’Occident jusqu’à la guerre de 1914-1918, avec
de l’autre, les « mauvaises » issues du tiers-monde.
la bénédiction spéciale du pape Léon XIII et les chaleu-
reuses félicitations du futur maréchal Philippe Pétain.
epuis des millénaires, les hommes consomment C’est l’Europe, l’Angleterre victorienne soutenue par la

D des drogues, pour le plaisir qu’elles leur procu-


rent. Sans en méconnaître les risques d’accou-
tumance ni les dangers d’intoxication, les sociétés tradi-
France, qui a imposé de force le libre trafic de l’opium en
Chine, où l’usage n’en était pas répandu. En un demi-siècle,
des milliers de tonnes – six mille caisses en 1820, cent mille
tionnelles se sont appliquées à les apprivoiser, à en en 1880 – achèvent de désintégrer le pays le plus peuplé
maîtriser l’usage en les intégrant dans leur culture, sou- et le plus civilisé du monde. Sourde aux demandes de l’em-
mettant leur pratique occasionnelle à des règles et cou- pereur, qui en prohibe l’importation et la consommation,
tumes plus ou moins contraignantes, un rituel religieux, Sa Gracieuse Majesté, considérant « inopportun d’aban-
(1) La Régie indochinoise
de l’opium, qui finançait
médical ou convivial lié à certains événe- donner une source de revenus aussi
jusqu’à 20 % du budget ments de la vie sociale. Des guerres importants » (2), livre deux guerres à
de la colonie, est restée
en activité jusqu’en 1936 ; Lorsque les structures communau- de l’opium menées l’empire du Milieu (3), force ses portes et
la Régie des kifs et tabacs, taires sont bouleversées et se décompo- se fait concéder Hongkong, restée depuis
jusqu’en 1933 en Tunisie au XIXe siècle
et 1934 au Maroc. sent, lorsque des substances toxiques la capitale de la mafia et du trafic asia-
Cf. Francis Caballero, par l’Europe date l’ère
Droit de la drogue, Dalloz,
nouvelles sont répandues sans acclimata- tique, tandis que les vieilles compagnies
Paris, 1989. tion ni maîtrise, la drogue provoque des moderne de la drogue- britanniques, toujours sur place, se sont
(2) Christian Bachmann ravages. L’Europe en a fait l’expérience au marchandise, reconverties depuis dans des activités
et Anne Copel, Le Dragon
domestique, Albin Michel, XIXe siècle avant d’y entraîner le monde. rouage du système plus honorables. Au reste, rassurait le
Paris, 1989.
En Angleterre et en France, le gin frelaté économique mondial premier ministre de l’époque, lord Pal-
(3) La première guerre de
l’opium a été déclarée et et l’absinthe achèvent de détruire la frac- merston, « l’opium n’est pas plus meur-
conduite par l’Angleterre
tion la plus misérable d’un prolétariat déraciné que le trier que l’alcool (4) ».
en 1839, la seconde par
l’Angleterre et la France capitalisme triomphant a jeté des campagnes dans les Ainsi les premières guerres de la drogue – dites guerres
en 1856.
sinistres cités industrielles. Le même alcool, en Amérique de l’opium – ont-elles été engagées et gagnées par le plus
(4) Le Dragon domestique,
op. cit. du Nord, tue plus d’Indiens que les « tuniques bleues ». Au grand trafiquant de l’histoire contemporaine — non pas
(5) NDLR. La convention milieu du siècle, les chimistes allemands, tirant la cocaïne un quelconque baron des narcodollars, mais la couronne
internationale de l’opium,
signée à La Haye (Pays- de la coca, la morphine et l’héroïne de l’opium, inventent d’Angleterre. De cette époque date l’ère moderne de la
Bas), le 23 janvier 1912, les drogues dures d’aujourd’hui, considérées comme les drogue-marchandise, produit essentiel du commerce
marque la naissance
du contrôle mondial des plus dangereuses. Or les Indiens des Andes consom- mondial, rouage du système économique et financier
drogues. Ratifiée par
113 États le 30 mars 1961,
maient sans dommages la coca, plante sacrée, depuis plus international, instrument de la géopolitique des États.
à New York, la convention de deux mille ans, et l’Orient pratiquait l’opium depuis Restait à en fixer les règles. Sous l’impulsion jamais
unique sur les stupéfiants,
quant à elle, unifie en plus longtemps encore. démentie des États-Unis, subissant la pression des ligues
un seul texte l’ensemble prohibitionnistes, les grandes puissances, de la conven-
des règlements
internationaux. * Journaliste. tion de La Haye en 1912 à la convention unique sur les

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BRIDGEMAN IMAGES
stupéfiants de 1961 (5), vont imposer leur ordre à la com- directement intéressées à la disparition des secondes. En « Contrebandiers
d’opium », illustration de
munauté des nations. dépit du fait qu’elles font beaucoup plus de victimes. En couverture d’une bande
Parmi toutes les substances agissant sur le système France, le tabac est la cause directe de 60 000 décès dessinée, Rome, 1950

nerveux central, susceptibles de créer une dépendance annuels et l’alcool de 35 000, tandis que la consomma-
physique ou psychique et des dommages sanitaires et tion de médicaments psychotropes a été multipliée par
sociaux, une distinction est faite entre les drogues licites cinq depuis 1970 (6), quand les drogues illicites font
– essentiellement tabac, alcool et produits pharmaceu- moins de 200 victimes par an. Aux États-Unis, c’est l’al-
tiques, dont l’usage est accepté mais les abus combat- coolisme, et non le crack, qui est le problème majeur de
tus – et les drogues illicites – plus de cent cinquante santé publique des adolescents (7).
(6) « La santé en France.
substances naturelles et synthétiques dont l’héroïne, la Faits majeurs et
tendances »,
cocaïne, le LSD –, soumises à une prohibition générale Monnaie d’échange pour populations pauvres La Documentation
et absolue, leur usage étant censé dégénérer nécessaire- Les drogues illicites les plus consommées sont tirées de française, Paris, 1989.
NDLR : l’Observatoire
ment en abus, menaçant la santé et la sécurité publiques. substances naturelles – pavot, coca, cannabis – qui, sauf français des drogues
D’un côté, les « bonnes drogues », produites dans l’hémi- exception, sont cultivées dans des régions isolées, sur des et des toxicomanies a
réajusté à 49 000 le
sphère Nord par les grands pays industrialisés ; de l’au- terres déshéritées, par des populations faiblement inté- nombre de décès liés à
l’alcool (2009) et à
tre, les « mauvaises », produites dans le tiers-monde. Les grées, ressortissantes de pays parmi les plus pauvres du 73 000 celui des décès
premières sont contrôlées par les puissantes multinatio- tiers-monde. Quand elles s’en servent comme monnaie liés au tabac (2013).

nales du tabac, de l’alcool et de la pharmacie, qui très d’échange, elles ne tirent de leurs produits que de faibles (7) US News and World
Report, Washington, DC,
légalement inondent le marché du nord au sud et sont revenus. Au total, moins d’un pour mille du chiffre ☛ 11 septembre 1989.

Substances, addictions et ravages //// MANIÈRE DE VOIR //// 27


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Aux sources du trafic... la couronne d’Angleterre nelles, accélérés depuis le début des années 1980 par le
fardeau de la dette, les plans d’ajustement structurel du
d’affaires global du marché de l’héroïne et de la cocaïne. Fonds monétaire international (FMI), la politique des
Si faibles soient ces revenus, misère, chômage et sous- grands pays industriels dont l’attitude, sous couvert du
développement drainent vers la culture de nouveaux discours sur la lutte contre le trafic de stupéfiants, pro-
venus, paysans chassés de leurs terres et privés de toute voque le développement de la production.
ressource. Malgré le climat d’insécu- Tandis que le prix de la cocaïne f lambe (8), le cours
Seule la remise en cause rité et de violence qui les attend. Pris du café s’effondre. Un pays, la Colombie, exporte mas-
des termes de l’échange inégal dans l’étau, entre la répression poli- sivement l’un et l’autre, qui fournissent l’essentiel de
entre le Nord et le Sud peut cière et militaire, d’une part, les ses devises. Entre les deux, la main invisible du marché
arrêter et résorber la production exactions des trafiquants et des vient de faire son choix. En bonne logique capitaliste,
bandes armées, d’autre part, qui les planteurs sont encouragés à abandonner la culture
des drogues illicites
accaparent le butin ou taxent le prix de l’arabica pour celle de la coca. La simultanéité des
de leur protection. Pour survivre, ils sont des dizaines de deux événements illustre mieux qu’une caricature l’une
millions prêts à courir tous les risques si aucune autre des principales causes de l’extension de la production
perspective ne leur est ouverte. et du commerce de la drogue : la baisse continue du
L’extension des cultures de drogue est une consé- prix des matières premières, la détérioration des
quence directe de l’appauvrissement de vastes zones du termes de l’échange, l’absence de plan de développe-
tiers-monde et de la destruction des structures tradition- ment intégré ne laissent guère de choix à des millions
de paysans du tiers-monde
Couverture du no 221
abandonnés à leur sort.
de « Police Magazine »,
France, 1935 Elle met aussi en évidence la
duplicité des pays occidentaux,
à commencer par les États-Unis,
premiers importateurs de café
comme de cocaïne. Washington
n’a rien fait pour assurer le
renouvellement et la rénovation
de l’accord international sur le
café, devenu caduc en juil-
let 1989, qui, par un système de
quotas, empêchait tant bien que
mal la chute des cours. Au
contraire, il l’a délibérément
torpillé avec un objectif clair :
payer encore un peu moins
cher une denrée produite mas-
sivement par des pays latino-
américains exsangues et criblés
de dettes.
Seules la résolution des conflits
régionaux et la remise en cause
des termes de l’échange inégal
entre le Nord et le Sud peuvent
arrêter et résorber durablement
la production des drogues illi-
cites. Si la première a connu
quelques succès, la seconde est
rien moins qu’acquise. C’est
(8) Sous l’effet d’annonce
d’abord à l’aune des rapports
BRIDGEMAN IMAGES

du plan antidrogue lancé


en septembre 1989 par le Nord-Sud que se mesure la
président américain
George H. W. Bush, le volonté politique de « faire la
prix de gros de la cocaïne guerre à la drogue ».
est passé de 12 000 à
23 000 dollars le kilo. Astrid54

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« PINARD » À FOISON POUR CHAIR À CANON


chands ambulants, de profiteurs de guerre
Au cours de la première guerre mondiale, les soldats français envoyés sur le front ou, plus largement, livré par l’intendance des
furent approvisionnés en vin dans des proportions qui augmentèrent à mesure que armées et ses milliers de wagons-réservoirs,
il abreuve presque sans limite des millions de
le conflit s’enlisait. Pour les responsables politiques et le commandement militaire,
soldats, qui lui donnent son heure de gloire
le « pinard » devait permettre de réchauffer le cœur du poilu mais aussi lui insuffler
en le baptisant parfois « saint Pinard » ou
l’ardeur au combat. Le mythe du breuvage patriotique était né. « père Pinard ». Jusqu’à la fin du conflit, il est
omniprésent sur le front et, si le poilu man-
es historiens se sont peu interrogés sur que souvent d’eau et de nourriture, il n’est

L
PAR CHRISTOPHE LUCAND *
la fonction du vin durant la Grande jamais à court de vin. Produit de très gros
Guerre, sur les conditions de sa débit qui répond parfaitement aux standards
consommation, sur son influence dans les du ravitaillement à l’échelle industrielle, le
violences et leur acceptation. Ce dernier pinard s’impose comme le breuvage de la
thème, omniprésent dans l’historiographie, guerre de masse. Ainsi que l’écrit Henri Lave-
a animé de vifs débats entre historiens. Cer- dan dans L’Illustration (13 octobre 1917), « il
tains expliquent la violence individuelle et surpasse encore le café ; c’est le grand jus,
collective des soldats par l’existence d’une numéro un, le régime des régiments ».
« culture de guerre » latente parmi les Acheminé d’Algérie par les « cargos pinar-
populations ; d’autres cherchent à sonder les diers » qui alimentent quotidiennement le
multiples formes de contrainte pesant sur port de Sète ou issu des vignobles du Portugal,
eux. Pourtant, au-delà du de l’Espagne et surtout
débat sur l’articulation du Languedoc, le vin est
entre consentement et transporté en vrac par
contrainte, l’étude du vin convois ferroviaires jus-
permet de mieux com- qu’à la zone des armées.
prendre l’engagement Il s’agit d’un vin rouge de
durable des hommes au qualité très médiocre,
combat. Dans un con- tantôt âpre, rêche, ra-
texte de guerre totale, boteux, tantôt aigrelet,
mobilisant les corps et acerbe, piquant. Souvent
les esprits d’une nation dénigré par les soldats,
tout entière, où seule HISTORIAL DE PÉRONNE qui, faute de mieux, s’en
compte la victoire pour accommodent, le pinard
des autorités politiques mouillé, frelaté, bromu-
et militaires constam- ré, trafiqué, empesté est
ment hantées par la un gros vin rude, bour-
Carte postale éditée
pendant le conflit défection des troupes, ru, sans distinction, cou-
l’approvisionnement ramment coupé et « re-
massif des soldats français en « pinard » a monté » par adjonction de potions chimiques
revêtu une importance stratégique capitale. susceptibles de lui redonner certaines des
Dès les premières semaines de combats, en caractéristiques d’une boisson naturelle.
août 1914, le vin devient un produit indispen- Mais, purée saumâtre ou petit ginguet sans
sable, dont les hommes au front sont appro- consistance, il s’impose par ses effets, qui lui
visionnés dans des proportions réellement rallient les soldats du rang comme les plus
stupéfiantes. Acheté à l’arrière aux habitants hautes autorités politiques, militaires et
demeurés à proximité de la zone des com- même scientifiques. « Le vin convient particu-
bats, vendu par une foule de petits mar- lièrement à ceux qui ont à fournir un travail
puissant et rapide, et plus spécialement au sol-
* Historien, enseignant-chercheur à l’université de Bourgogne. dat qui se bat, observe, dès 1915, le docteur
Auteur de l’ouvrage Le Pinard des poilus. Une histoire du vin en Armand Gautier dans l’un de ses mémoires à
France durant la Grande Guerre (1914-1918), Éditions universi-
taires de Dijon, 2015. l’Académie des sciences. Donner du vin à ☛

Substances, addictions et ravages //// MANIÈRE DE VOIR //// 29


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Le désordre engendré par l’enchaînement


« Pinard » à foison Pour chair à canon des défaites menace toutes les unités. Épuisés
nos hommes, à la dose très modérée de 50 à physiquement et psychologiquement par des
75 centilitres par jour, dans les conditions semaines de combats terrifiants, les hommes
habituelles ou aux combattants, c’est leur évi- ont un moral très instable. Leurs nouvelles
ter bien des maux (refroidissements, bron- conditions de vie et la prise de conscience de
chites, pneumonies, diarrhées, etc.), c’est épar- la précarité de leur existence exacerbent les
gner à l’État beaucoup de journées d’hôpital, tensions, notamment avec leurs supérieurs.
c’est conserver nos combattants, c’est entrete- Les actes de désobéissance se multiplient.
nir leur force et leur bonne humeur. » Cette dégradation de la discipline inquiète en
Au combat, le pinard réchauffe les cœurs, haut lieu, même si on lui attribue le plus sou-
donne du courage et suspend, un temps, vent des causes politiques pour mieux dissi-
l’épouvante qui s’empare de chacun au muler l’évidente défiance qui s’empare de
moment de l’assaut. Dans un conflit marqué tous à l’égard du commandement. La peur
par une extrême brutalité et par l’expérience d’un retournement brutal des troupes, pré-
quotidienne de la mort (1), lude à une révolution, est d’autant plus crédi-
Produit dans des volumes la transgression rendue ble que la masse des fantassins engagés au
considérables à l’échelle du pays, le vin nécessaire par les nou- combat dans le nord et l’est du pays est large-
est perçu comme un parfait dérivatif velles formes de guerre ment issue des couches les plus populaires.
aux troubles vécus par les combattants implique un état de dés-
inhibition entretenu par Politique d’alcoolisation massive
l’alcool. Sa consommation devient également Restaurer la discipline s’impose donc comme
pour les hommes un moyen de tenir dans une priorité. Au-delà des châtiments très
l’inaction, en palliant la perte de sens d’une sévères prévus par le code militaire, des
guerre de plus en plus perçue comme absurde. mesures immédiates sont envisagées pour
Suzanne Ferrand ///// Affiche Boire renforce la cohésion des groupes, leur améliorer le moral des troupes. Il s’agit sur-
pour le Comité national
de prévoyance et solidarité et leur identité même. C’est encore tout d’empêcher la dislocation du front en
d’économies, France, 1918 autour du pinard que se forge parfois l’osmose maintenant coûte que coûte la logistique qui
de combattants aux origines alimente les hommes en vin. Boisson de faible
sociales, culturelles et géogra- teneur en alcool (de 8 à 9 degrés) et produite
phiques distinctes. Le pinard dans des volumes considérables à l’échelle du
encourage des pratiques, des pays, celui-ci est d’emblée perçu comme un
valeurs et un discours communs. parfait dérivatif aux troubles vécus par les
Dans les tranchées, il donne du combattants. Il participe aux dispositifs de
cœur à l’ouvrage et maintient par- micronégociations qui permettent aux sous-
fois les hommes en vie. Dès la fin officiers placés au contact direct des hommes
du mois d’août 1914, la situation de maintenir l’ordre et le moral.
désespérée de l’armée française Dès l’automne 1914, l’appareil d’État prend
s’avère déterminante dans les donc directement en charge l’ensemble du
choix opérés ensuite par le haut- prélèvement, du transport et du ravitaille-
commandement. Sur le champ de ment des troupes sur tout le front, et encou-
bataille, dans l’est du pays, la puis- rage une consommation à grande échelle.
sance de feu allemande écrase en Sous l’impulsion de l’état-major, les pre-
quelques semaines les fantassins mières augmentations de rations sont récla-
français. Un déluge d’obus hache mées à la fin de l’année. L’abondance de la
des régiments perdus dans des récolte 1914 et les généreux dons des viticul-
offensives stériles. En quelques teurs du Midi offrent l’occasion de doubler
jours, les pertes atteignent des les rationnements au début de l’année 1915.
niveaux jusqu’alors inconnus. Le Le « quart » quotidien prévu dans la ration
22 août, 27000 soldats français réglementaire du poilu laisse place au demi-
BRIDGEMAN IMAGES

sont tués. À la fin du mois, on litre fourni par l’administration militaire. Sur
dénombre déjà 84500 morts et le front, pourtant, les moyens laissés aux
plus de 150000 blessés du seul hommes pour s’approvisionner leur permet-
côté français. tent d’obtenir souvent sans difficulté un litre

30 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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à un litre et demi par jour. Avec l’enlisement


du conflit et l’installation de la guerre dans la
durée, la menace grandissante d’un effondre-
ment du consentement et d’une désintégra-
tion du front conduit les autorités à entrete-
nir une politique d’alcoolisation massive.
Malgré la «crise du pinard», à partir de 1916,
et la chute de la production nationale, le front
ne manquera jamais de vin. Hantées par la
défaite jusqu’en 1918, les autorités politiques et
militaires françaises sont toujours parvenues
à mettre en œuvre les moyens nécessaires
pour fournir les gigantesques volumes exigés
par leur armée : de douze à dix-sept millions
d’hectolitres chaque année, de 1914 à 1918.
Durant tout le conflit, l’enivrement devient
un phénomène répandu, qui n’épargne per-
sonne, même si les hommes de troupe sem-
blent infiniment plus touchés que leurs sous-
officiers ou officiers. La consommation
excessive de vin est relatée par les innombra-
bles témoins de ces «pratiques massives attes-
tées». «Je bois mon litre à chaque repas, je suis
devenu soiffard depuis la guerre », constate
Marcel Papillon, un soldat du 356e régiment
d’infanterie (2), tandis qu’Albert Meurgey, un
autre poilu, négociant en vin de profession,
s’étonne dans une lettre du 13 septembre 1917 :
«Je ne me savais pas encore aussi capable
d’avaler tant de pinard.»

Accroître le niveau d’agressivité


BRIDGEMAN IMAGES

Après les grandes tueries de Verdun et de la


Somme, le poids de la guerre devient insou-
tenable pour les hommes, saturés d’injus-
tices et de souffrances. Pour la ration régle-
mentaire du soldat, ils obtiennent des
autorités militaires au moins un litre de vin imminents, le vin habituel est donc complété Pierre Abadie ///// « Le Pinard », lithographie tirée
de la série « Les Joies du poilu », Paris, 1917
par jour et par personne, auquel s’ajoute une par la « ration forte » et par l’eau-de-vie.
ration d’alcool (6,25 centilitres par homme), Associé à la gnôle, parfois coupé avec de l’al-
distribuée quotidiennement à l’aube à toutes cool à brûler, voire de l’éther, le pinard joue
les troupes stationnées dans les tranchées. alors le rôle attendu d’excitant et de désinhi-
Dans les faits, les rations, loin d’être réparties bant : « On nous donnait une espèce de goutte
de manière homogène, sont laissées à la libre avant l’attaque, ça nous rendait fous », se sou-
appréciation des généraux, selon l’impact vient le poilu Maurice Guilloteau (3).
attendu au regard de la situation de chaque L’utilisation du vin s’inscrit dans la
unité au combat. Lorsque les assauts sont recherche par le commandement d’une aug-
mentation artificielle du niveau d’agressivité
(1) Lire Jacques Bouveresse, « Le carnaval tragique », Le et de violence des hommes au combat, et
Monde diplomatique, novembre 2014.
dans une perspective d’ensauvagement de
(2) Marthe, Joseph, Lucien et Marcel Papillon, « Si je reviens
comme je l’espère ». Lettres du front et de l’arrière. 1914-1918, l’individu. Une relation directe s’établit entre
Grasset, Paris, 2003.
la consommation d’alcool et le niveau de vio-
(3) Cité dans François Roux, La Grande Guerre inconnue. Les lence attendu chez les soldats. Faute de pou-
poilus contre l’armée française, Éditions de Paris-Max Cha-
leil, coll. « Essais et documents », Paris, 2006. voir remporter le combat par l’apparition ☛

Substances, addictions et ravages //// MANIÈRE DE VOIR //// 31


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Les premiers cas ayant entraîné la mort


« Pinard » à foison Pour chair à canon sont répertoriés dès la fin de l’été 1914. À l’au-
d’un armement supérieur ou d’une innova- tomne, les services de santé du ministère
tion technique radicale, l’armée s’adapte en comptabilisent déjà quelques milliers de cas
faisant peser l’essentiel des efforts sur les d’« excitation déréglée de l’activité mentale »
hommes, considérés comme la seule variable liés à l’ingestion excessive d’alcool. Mais c’est
d’ajustement dans l’environnement straté- le potentiel addictif du vin qui alarme certains
gique bloqué d’un combat symétrique. officiers du corps de santé, et certains soldats
La multiplication des cas de « délire alcoo- eux-mêmes. « Ils nous donnent beaucoup
lique », entraînant des actes d’indiscipline en d’eau-de-vie, je crois qu’on va devenir alcoo-
chaîne, jusqu’aux grandes mutineries de liques », écrit Élie Vandrand dans une lettre à
1917, préoccupe toutefois l’état-major. « Des son épouse en 1915 (4). Hallucinations, insom-
soldats s’échappent du nies, vomissements et pertes d’appétit sont les
À l’automne 1914, les services de santé poste de police dans les symptômes les plus évidents. Certains
du ministère comptabilisent déjà cantonnements ou même hommes sont envoyés à l’arrière pour de véri-
quelques milliers de cas d’« excitation des classes d’instruction tables cures de désintoxication. Le comman-
déréglée de l’activité mentale » et reviennent, une demi- dement signale des cas de consommation
heure après, complète- associant des substances euphorisantes, lau-
ment ivres. Les militaires blessés trompent la danum ou opium, dissimulées dans les colis
surveillance pour aller boire à l’extérieur ou envoyés de l’arrière. La fréquence et la variété
rentrent ivres quand ils sont autorisés à sortir. des troubles observés stupéfient d’ailleurs les
Les poursuites pour le délit d’ivresse mani- observateurs, comme les médecins mobilisés
feste et publique sont fréquentes, les ivrognes sur le front ; mais rares sont ceux qui établis-
rencontrés dans les rues ou égarés au retour sent alors un lien direct avec la consomma-
d’un congé, d’une permission ou d’une absence tion excessive de vin et d’alcool par les
illégale sont nombreux », signale ainsi le hommes. De l’alcool et de l’alcoolisme, il est
général Vautier dans un courrier au ministre très peu question dans les rapports du service
de la guerre, le 1er juillet 1915. de santé des armées. Quant au vin, boisson
saine et « hygiénique » par nature, il ne peut
raisonnablement pas être mis en accusation
au moment de sa gloire nouvelle.
Alcool ou « bibine »
• Noms : alcool éthylique, désignant l’éthanol, autrement appelé
« jaja », « picrate » ou « pinard » (pour le vin), « mousse » (pour la
Le « pinard de la victoire »
bière), « antigel », « casse-poitrine », « gnôle » ou « tord-boyaux » La victoire acquise, il n’est pas question de
(pour les eaux-de-vie). faire ombrage au « pinard de la victoire ».

• Origines et composition : éthanol obtenu par fermentation du sucre de fruits (raisin, L’image du breuvage patriotique, qui a porté
pomme, poire, betterave, canne à sucre) et/ou de céréales (orge, riz, pomme de terre). les poilus français durant les cinq années du
plus terrifiant conflit que le pays ait connu, a
• Aspects : boissons, avec divers taux d’alcool : 3 à 7 % (bière), 11 à 14 % (vin), environ 40 %
(vodka, whisky) et jusqu’à 80 % (rhum). d’ailleurs constamment été entretenue par
une production intense d’articles, de poésies,
• Modes de consommation : en boisson, parfois ajouté à des plats ou à des aliments.
de chansons et d’illustrations de toutes ori-
• Effets : excitation et désinhibition, sédation. À des doses plus élevées, ralentissement de
gines. Le regard porté alors sur le vin pro-
la capacité de réaction, surestimation de soi, loquacité, irritabilité et agressivité.
longe une mémoire culturelle nationale et
• Risques : après une consommation excessive : nausées, maux d’estomac et de tête; troubles
patriotique transcendée par les origines
de l’équilibre, de la vue et de la parole; accidents, par surestimation de ses capacités, notam-
ment de réaction. À très hautes doses : hypo ou hyperthermie, sommeil profond, thrombose, mythiques de la boisson. La Grande Guerre
dépression respiratoire, coma, mort. À long terme : possibilité de dépendance avec symp- achève donc la nationalisation du vin en lui
tômes psychiques et physiques; dommages aux organes, troubles du système nerveux et de ouvrant les portes de tous les foyers, désor-
la mémoire. Renforce l’action cancérigène d’autres substances (comme le tabac). mais conquis par l’extension continue de sa
• Prix au détail (France) : en moyenne, par litre, de 2,50 euros (bières, cidres) jusqu’à plus consommation durant le conflit.
d’une centaine d’euros (whiskies, eaux-de-vie). Christophe Lucand
• Usage (France) : quotidien pour 10 % des 18-75 ans, en 2015, dont 3,4 millions de per-
sonnes considérées à risque ; 500 000 hospitalisations directement liées à l’alcool (hors (4) Marie-Joëlle Vandrand, Il fait trop beau pour faire la
cancers) en 2011 ; 49 000 décès annuels attribuables en 2009. Astrid54 guerre. Correspondance de guerre d’Élie Vandrand, paysan
auvergnat (août 1914-octobre 1916), La Galipote, Vertaizon,
2013 (1re éd. : 2000).

32 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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Akatre ///// « Soccer


poster », 2016

LE DOPAGE
AU SERVICE
DE L’IDÉOLOGIE
DOMINANTE
PAR CHRISTIAN DE BRIE

Longtemps tu, sous peine d’exclusion,


le dopage a toujours été intimement lié
aux sports de compétition. Car, mue par
un mercantilisme effréné, la grande
fabrique des champions reste indissociable
de la quête de performances,
de rendement et d’argent qu’induit,
au plan mondial, un haut niveau
de concurrence et de performance.
Analyse du phénomène quand il apparut
au grand jour, dans les années 1990.

omme les crimes de la Mafia, le dopage ses révélations, il meurt deux ans plus tard noncé. L’a-t-il été à la légère ? » Il est temps de

C des sportifs a longtemps obéi à


l’omerta, la loi du silence. Rares sont
ceux qui la transgressent, à leurs risques et
sur les pentes du mont Ventoux lors d’une
étape du Tour de France, victime d’un excès
d’amphétamines. Les deux directeurs du
« ramener le bon ordre moral ».
Quelques mois plus tard, c’est le cycliste
Roger Rivière, recordman du monde de
périls. En 1965, le champion cycliste britan- Tour d’alors, Félix Lévitan et Jacques Goddet, l’heure, qui avoue s’être dopé pour réaliser sa
nique Tom Simpson confie au journal The feignent d’ignorer que, dans tous les pelotons, performance. En 1980, Yannick Noah con-
People son expérience des courses truquées l’on parle de « charger la mule », « mettre de la fie (1) : « Des mecs “chargés”, j’en vois dans tous
et des pratiques généralisées de dopage aux- Blédine dans le biberon » au risque de faire les tournois, et de plus en plus » ; avant de ☛
quelles il s’adonne lui-même sans prescrip- « péter la chaudière ». Ils jouent la surprise
tion médicale. Mis à l’index par le milieu pour indignée : « Le terrible mot de doping a été pro- (1) Rock and Folk, Paris, septembre 1980.

Substances, addictions et ravages //// MANIÈRE DE VOIR //// 33


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des individus entièrement voués et asservis à


LE DOPAGE AU SERVICE DE L’IDÉOLOGIE DOMINANTE une discipline déterminée pendant une période
se rétracter sous la pression menaçante des de leur vie. Dans un grand nombre de pays, des
responsables fédéraux du tennis. Un an aupa- dizaines de laboratoires et centres de recher-
ravant, c’est l’un des plus grands joueurs de che travaillent à la mise au point de nouveaux
l’histoire du football, l’Allemand Frantz outils du sport auxquels le champion devra
Beckenbauer, qui explique à l’hebdomadaire s’adapter dans le seul but d’augmenter les per-
Stern : « Les performances des footballeurs formances ; mais aussi à l’amélioration tech-
ouest-allemands doivent beaucoup au dopage. nique du geste sportif en utilisant les résultats
(...) Dans la Bundesliga [le championnat alle- fournis par les capteurs sensoriels ou les simu-
mand], on se pique et on avale des cachets de lations par intelligence artificielle, ainsi qu’à
toute sorte (2). » Pour avoir, en 1987, tenu des l’étude de la fatigue musculaire par résonance
propos similaires dans son autobiographie, magnétique en vue d’en repousser les limites
son compatriote Harald Schumacher avait et d’en contrôler les effets (3).
perdu sa place de gardien de but de l’équipe
nationale. Car le dopage est intimement lié « Le premier champion bionique »
aux sports de compétition, auxquels il est Le niveau de la concurrence et le degré de
indispensable pour, au moins, trois raisons. compétitivité sont tels que les contraintes de
Tout d’abord, la fabrication des champions. fabrication de plus en plus rigoureuses
Elle est de plus en plus intégrée dans une aboutissent à produire des « pièces » spor-
chaîne de production mettant en jeu des tech- tives à la fois très performantes et extrême-
niques de sélection et d’entraînement vouées ment fragiles. La cohorte grossie d’anciens
à l’optimisation des capacités physiques et champions devenus handicapés physiques et
psychiques à réaliser des performances à un parfois mentaux, et de nouveaux, frappés en
Akatre ///// « Ball », 2016 moment donné. L’objectif est de programmer pleine ascension, témoigne des dégâts.
« Ben Johnson, je l’ai fabriqué gramme par
gramme. Il est le premier champion bionique»,
s’exclamait ainsi, ravi, le docteur Jaime Asta-
phan, médecin du sprinteur canadien déchu
et de dizaines d’athlètes de haute compétition,
dealer à plusieurs milliers de dollars le traite-
ment. Adepte, parmi beaucoup d’autres, du
trafic de l’équilibre hormonal de sportifs qui
n’ont qu’une connaissance très approximative
des risques qu’ils encourent, voire du contenu
des traitements, quand ils ne sont pas simple-
ment traités en objets et laissés dans l’igno-
rance. Ainsi, la fabrication programmée des
athlètes, la rentabilisation des investisse-
ments qu’elle exige rendent inévitable le
recours à des techniques de dopage de plus en
plus scientifiques et médicalisées (4).
Mais il est une deuxième raison : une fois
fabriqué, à coût sans cesse plus élevé, il faut
tirer du champion le meilleur rendement – en
performances et en argent – sur le marché
concurrentiel des compétitions sportives. Dans
tous les sports médiatisés, on assiste à une
inflation vertigineuse du nombre d’épreuves,
rencontres, tournois, coupes, championnats...
Un mercantilisme effréné a envahi le milieu
sportif de haut niveau : entraîneurs, dirigeants,
responsables nationaux, organisateurs, four-
nisseurs et sponsors, médias... et bien évidem-

34 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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ment les champions eux-mêmes, tous sont


intéressés – financièrement et professionnel-
lement – à cette exploitation. Jusqu’à la Fédé- Cannabis ou « beuh »
ration internationale d’athlétisme, qui, avec • Noms : de l’assyrien quannabu, puis du grec ancien kannabis, qui
la complicité du Comité international olympi- ont donné en latin cannabis (ou cannabus) et en français chanvre ;
que, double le rythme du championnat du appelé aussi « marijuana », « haschisch » (ou « hasch »), « weed »,
monde d’athlétisme, devenu bi au lieu de qua- « shit », « kif », « teuteu », « zetla », « chichon », « taga »...
driennal à partir de 1991. Soumis à ce rythme • Origines et composition : issu initialement des contreforts de l’Himalaya, ce végétal her-
épuisant, le champion est contraint au dopage. bacé de l’ordre des urticales est une plante dioïque (dont les fleurs mâles et femelles ne
« Lorsqu’on fait de la compétition, il est prati- poussent pas sur le même pied) aujourd’hui cultivée aux quatre coins du globe, en exté-
quement impossible de se passer de ce genre rieur et sous serre. Ses principaux éléments actifs sont le tétrahydrocannabinol (THC), aux
de produits, reconnaissait il y a plusieurs effets psychotropes, et le cannabidiol (CBD), doté de propriétés relaxantes. Ils sont produits
années le cycliste Jean-René Bernaudeau. essentiellement par les plantes femelles.
Notre réputation se fait sur les grandes courses. • Aspects : se présente sous forme d’« herbe » (un mélange de fleurs et de feuilles séchées),
Mais l’on tire plus de la moitié de nos revenus de résine (obtenue à partir de la sécrétion glandulaire de la plante femelle, appelée géné-
des critériums. J’en fais jusqu’à dix-huit en ralement « haschisch ») ou d’huile.
vingt jours, juste après le Tour de France. Alors • Modes de consommation : le plus souvent fumé (mélangé au tabac ou à l’état pur), mais
on utilise des artifices pour tenir le coup (5). » aussi mangé ou bu.
• Effets : sensation de détente voire de sérénité, euphorie, stimulation de l’appétit, modu-
Des hommes prêts à tout lation de la perception du temps, désinhibition, volubilité, etc.
Enfin, dernier facteur de développement du • Risques : baisse de la vigilance, ralentissement des réflexes, accélération du rythme car-
dopage : le sport de haut niveau est devenu le diaque, vertiges, nausées, déclenchement de troubles mentaux ; à long terme, risque de
principal, sinon le seul, vecteur des valeurs de dépendance psychique, bronchite, inflammation des voies respiratoires, cancers.
l’idéologie dominante. Comme l’a bien montré, • Prix au détail (France) : le gramme de résine ou d’herbe s’achète en moyenne 10 euros.
entre autres, Michel Caillat, « le système sportif • Usage (France) : régulier pour 3% des 18-64 ans (2014), dont 800000 fumeurs quotidiens.
est une redoutable machine à opprimer, élimi- Décès par complications : une vingtaine par an.
ner, trier», conduite par une «logique profonde
de l’exclusion » (6) exaltant en permanence,
donnant à voir à des centaines de millions hommes sont prêts à tout. Selon un son-
d’humains les vertus de la compétition, de la dage effectué en 1992 auprès de 198 athlè-
sélection des meilleurs, du dépassement de soi tes de niveau mondial âgés de 16 à 35 ans,
pour le succès individuel obtenu au détriment 52 % étaient prêts à utiliser une drogue
des autres. Y compris dans les sports collectifs, qui les tuerait au bout de cinq ans, mais leur
où l’équipe est toujours celle d’un leader. Avec garantirait d’ici là des
un vocabulaire adapté à chaque discipline et performances victo- « Le système sportif est une redoutable
à son public, du populaire – football ou rieuses (7). machine à opprimer, éliminer, trier »,
cyclisme – à l’élitiste – tennis ou golf. C’est dès le plus jeune conduite par une « logique
Pour atteindre la gloire que procure le âge que s’entretient l’in- profonde de l’exclusion »
sport, ces sommets de la vertu, de la recon- citation à vendre son
naissance et de la fortune, au parcours âme au diable : « Nous ne permettons plus à
ouvert à tous, sans distinction de naissance, nos enfants de jouer pour le plaisir, constate
de fortune, de race ou de religion, des M. Charles Yésales, professeur de politique
de la santé à l’université de Pennsylvanie.
(2) Le Monde, 18 mai 1979.
Nous leur prêchons que Dieu s’inquiète vrai-
(3) Cf. « La recherche et le sport au CNRS », CNRS-Info, ment de savoir qui va gagner vendredi
numéro spécial, Paris, juin 1992. soir (8). » Nos sociétés aux relents totalitaires
(4) Cf. le supplément « Sport et science » publié dans La ne laissent aucune échappatoire et tentent
Recherche, Paris, juillet-août 1992.
de tout réduire au diktat de la compétition
(5) Le Monde, 31 octobre 1990.
(6) Michel Caillat, L’Idéologie du sport en France, Éditions de
productiviste.
la Passion, Paris, 1989. Ce que veulent les responsables sportifs, ce
(7) Time, « The road to Barcelona », numéro spécial, New n’est pas agir sur les causes profondes de la
York, été 1992.
marchandisation du sport et des corps (9),
(8) US News and World Report, Washington, DC, 1er juin 1992.
mais garantir un dopage bien propre.
(9) Cf. « Anthropophagie du sport », Quel corps ?, n° 1-2,
Paris, 1990. Christian de Brie

Substances, addictions et ravages //// MANIÈRE DE VOIR //// 35


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assez-vous plus de temps sur

«P Internet que vous ne l’auriez


pensé initialement ? Y a-t-il
des sites que vous ne pouvez éviter ? Trouvez-
vous difficile d’être déconnecté durant plu-
sieurs jours ? » Ces questions extraites du
test d’Orman, repris par la presse magazine,
permettraient de diagnostiquer une dépen-
dance à Internet (1). En suivant ce type d’éva-
luation, près de la moitié de la population
connectée serait atteinte. Et la plus for-
midable pandémie de l’histoire serait en
train de se répandre sur la planète. La
Chine a déjà fait de cette « pathologie » une
priorité de santé publique. Des réseaux
internationaux travaillent d’arrache-pied à
élaborer des diagnostics standardisés, des
protocoles de traitement et des campagnes
de prévention.

Parodie de diagnostic clinique


C’est un fait : un nombre croissant d’inter-
nautes peinent à se déconnecter. Leur acti-
vité en ligne déborde peu à peu sur les
autres secteurs de leur existence, au détri-
ment de leur sociabilité, de leur travail, de
leurs études. S’agit-il pour autant d’une
maladie ? Le caractère pathologique du
phénomène est loin de faire consensus au
sein de la communauté scientifique. En
2008, l’inclusion de la dépendance à Inter-
net dans la cinquième édition de son réper-
toire des maladies mentales (Diagnostic and
Statistical Manual of Mental Disorders ou
DSM-5) (2) a été rejetée faute d’éléments
convaincants. Mais le débat s’est poursuivi,
notamment au sein de l’Organisation mon-
diale de la santé (OMS).
Akatre ///// Image créée pour le lieu L’histoire de la cyberdépendance remonte
artistique pluridisciplinaire aux années 1970 lorsque Joseph Weizen-
Mains d’Œuvres, Saint-Ouen, 2009
baum, ingénieur à l’Institut de technologie du
Massachusetts (MIT), constate chez ses col-
lègues un « acharnement à programmer »

ACCRO À INTERNET ? caractérisé par un temps de connexion élevé,


une hygiène de vie négligée ainsi qu’une déso-
cialisation (3) – tableau typique, selon lui, d’un
L’heure est à voir des drogues partout. Par exemple : un nombre croissant d’internautes « trouble mental ». Dans les années 1990, les
craintes et l’enthousiasme qui accompagnent
peinent à se déconnecter. Mais passer sa vie en ligne, est-ce pour autant pathologique ?
le développement d’Internet encouragent les
Le concept de cyberdépendance divise la communauté scientifique.
recherches sur l’expérience du monde virtuel
D’autant qu’au-delà de la controverse médicale la caractérisation de l’addiction et sur ses propriétés potentiellement addic-
à Internet nourrit une critique plus directement politique. tives : anonymat, évasion, accessibilité et

Astrid54 * Ingénieure d’études dans le domaine du numérique.

36 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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interactivité. La cyberdépendance se décline son écran pourrait se ranger dans une nou-
alors selon trois sous-dimensions : le jeu velle catégorie générique, celle des « troubles
vidéo, le cybersexe et la sociabilité. Mais, liés à une substance et addictifs (6) ». L’idée
avant d’être prise au sérieux, la pathologie fut suscite aussitôt la controverse : Allen Frances,
d’abord introduite comme une farce. C’est rédacteur de la précédente version du DSM,
pour critiquer la multiplication des troubles et Stanton Peele, théoricien des dépendances
répertoriés dans le DSM – de cent six en 1952 comportementales, dénoncent la biologisa-
à quatre cents en 1994 – que le psychiatre tion du concept d’addiction (7). En effet,
new-yorkais Ivan Goldberg imagine en 1996 remplacer le profil de « dépendant » par celui
un désordre qu’il désigne comme « ridicule », d’« addict » (léger, modéré ou sévère), et ajou-
celui de l’addiction à Internet (4). Il poste sur ter au tableau le symp-
un forum de thérapeutes une parodie de diag- tôme de « désir irrésisti- Selon cette approche controversée,
nostic clinique. ble», implique l’existence les individus diagnostiqués comme
d’un risque biologique cyberdépendants pourraient recevoir
Biologisation du concept d’addiction commun à l’addiction à un traitement pharmacologique antidésir
La même année, cette maladie entre dans le Internet, au jeu et à la
lexique médical par une voie plus orthodoxe : drogue. Le symptôme de « désir », causé
Kimberly S. Young, psychologue à Pittsburgh, théoriquement par un dérèglement dans la
applique le diagnostic reconnu du «jeu patho- production de dopamine, est diagnostiqué
logique » aux pratiques en ligne. Dorénavant, par une simple question posée au patient :
le mécanisme psychologique de l’«impulsion» « Avez-vous déjà eu tellement envie de prendre
– caractérisé par le contrôle malaisé, voire de la drogue que vous ne pouviez penser à
impossible, d’un comportement pourtant rien d’autre (8) ? »
identifié comme nocif – sera identifié comme L’enjeu est crucial : selon cette approche, les
la cause des problèmes psychologiques et individus diagnostiqués – à tort ou à raison –
sociaux liés à l’utilisation d’Internet : incapa- comme cyberdépendants pourraient recevoir
cité de résister au désir de connexion et sen- un traitement pharmacologique antidésir.
sation de manque, avec leurs conséquences Mais la difficulté à se déconnecter durant une
sociales négatives (divorce, difficultés profes- semaine est-elle le symptôme d’un besoin
sionnelles, scolaires et financières). physiologique, ou celui d’une société où les
En 2013, les rédacteurs du DSM-5 suppri- activités sociales, scolaires et professionnelles
ment le « jeu pathologique » de la catégorie passent toutes par l’intermédiaire de la Toile ?
des « troubles du contrôle de l’impulsion » (5). Au-delà de la controverse médicale, la
Selon eux, la disposition à ne pas décoller de caractérisation de l’addiction à Internet ☛

(1) Marc Valleur et Dan Velea, « Les addictions sans


drogue(s) », Toxibase, n° 6, Lyon, juin 2002. Sur la Toile
(2) Lire Gérard Pommier, « La bible américaine de la santé
mentale », Le Monde diplomatique, décembre 2011. Office des Nations unies contre la drogue et le crime (ONUDC)
Cet organe de l’Organisation des Nations unies établi à Vienne publie chaque année le « Rapport mondial
(3) Joseph Weizenbaum, Puissance de l’ordinateur et raison
sur les drogues », un document de référence qui dresse l’état des lieux des usages et du marché des
de l’homme : du jugement au calcul, Éditions d’informa-
stupéfiants à l’échelle de la planète. La version anglophone de l’édition 2018 se décline en ligne sous la
tique, Boulogne-Billancourt, 1981.
forme d’une base de données étoffée, divisée en cinq sections thématiques.
(4) Cf. David Wallis, « Just click no », The New Yorker, 13 jan- www.unodc.org
vier 1997.

(5) Ting-Kai Li, Charles P. O’Brien et Nora Volkow, « What’s Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT)
in a word ? Addiction versus dependence in DSM-5 », Ame- L’OFDT diffuse des informations, des données chiffrées et des analyses sur le phénomène des drogues
rican Journal of Psychiatry, vol. 163, no 5, Arlington (Virgi- – licites comme illicites – et des addictions en France. Son site, très fourni, contient notamment une
nie), 2006. rubrique de statistiques et d’infographies, un portail documentaire et une section regroupant ses diverses
publications (« Tendances », « Notes », « Rapports », « Drogues, chiffres-clés », etc.).
(6) Nancy M. Petry et Charles P. O’Brien, « Internet gaming
www.ofdt.fr
disorder and the DSM-5 », Addiction, vol. 108, no 7, Hobo-
ken (New Jersey), 2013.
Santé publique France
(7) Allen Frances, Saving Normal : An Insider’s Revolt Against Le site de l’Agence nationale de santé publique, issue de la fusion, en 2016, de l’Institut national
Out-of-Control Psychiatric Diagnosis, DSM-5, Big Pharma,
de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes), de l’Institut de veille sanitaire (InVS) et
and the Medicalization of Ordinary Life, HarperCollins, New
York, 2013 ; Stanton Peele, « Politics in the diagnosis of
de l’Établissement de préparation et de réponse aux urgences sanitaires (Eprus), propose de nombreuses
addiction », Huffington Post, 15 mai 2012. ressources sur l’alcool, le tabac, les drogues illicites et le jeu pathologique (accessibles depuis
la section « Espaces thématiques »).
(8) Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, 5th http://inpes.santepubliquefrance.fr
ed., Association américaine de psychiatrie, Arlington, 2013.

Substances, addictions et ravages //// MANIÈRE DE VOIR //// 37


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ACCRO À INTERNET ?
nourrit une critique plus politique. Les rédac-
Tabac ou « trèf le »
teurs du DSM-5 ont retenu le diagnostic du
• Noms : terme apparu au XVIe siècle, de tabago,
psychiatre chinois Tao Ran, lequel repère l’ad-
cornet de feuilles de maïs entourant le tabac
diction à partir de « six heures de connexion
fumé par les Indiens ; autrement appelé « perlot », « gros cul »...
quotidiennes durant plus de trois mois, hors
activités scolaires et professionnelles». Mais au • Origines et composition : plante de la famille des solana-
nom de quelles normes et de quelles valeurs cées, originaire d’Amérique, riche en nicotine, un alcaloïde
élabore-t-on un diagnostic scientifique qui addictif.
hiérarchise des pratiques sociales en fonction • Aspects : cigarettes, cigares, tabac à pipe, à priser, à chiquer.
de leur productivité économique ? Quand il • Modes de consommation : fumé, rarement reniflé ou
retranche de l’addiction à Internet le temps de mâché.
travail et d’apprentissage, le docteur Tao sou-
• Effets : stimulant ; à doses plus élevées, calmant et relaxant
ligne en creux l’impensé de cette notion. Dans
sur les muscles ; atténuation de la faim, de l’anxiété et de
un univers marqué par l’injonction profes-
l’agressivité.
sionnelle et éducative à la connexion perma-
• Risques : lors de la première prise, nausées, maux de tête,
nente, une frontière morale séparerait pra-
vertiges ; puis, limitation du sens de l’odorat et du goût ; utilisé
tiques saines et pratiques pathologiques en
régulièrement : augmentation de la pression artérielle et de
fonction d’un critère implicite d’utilité écono-
la fréquence cardiaque, forte dépendance ; à long terme, via
mique. Il serait normal de rester huit heures
les sous-produits de la fumée : ulcère gastrique, maladies car-
par jour au bureau les yeux rivés sur un tableur;
diaques et pulmonaires (asthme, bronchite chronique, crise
mais six heures quotidiennes devant un jeu
cardiaque, accident vasculaire cérébral, thrombose, cancer du
vidéo appelleraient un traitement médical...
poumon), mort.
Le seul prisme neuroscientifique réduit le
champ de recherche et les solutions possi- • Usage (France) : quotidien pour 33% des hommes de 18-75 ans
bles. À ce jour, la gestion des usages excessifs et 26% des femmes. Plus de deux millions de fumeurs ont
d’Internet demeure sociale, culturelle et poli- recours à des traitements d’aide à l’arrêt du tabac. Environ
tique. Et ne fait l’objet d’aucun consensus 73000 décès sont imputables chaque année au tabac, principa-
international. lement par cancer.
Virginie Bueno

Et les femmes fumèrent...

En préface du livre du publicitaire austro-américain signal donné, elles les sortirent et les allumèrent devant des journa-
Edward Bernays « Propaganda », l’universitaire canadien listes et des photographes qui avaient été prévenus que des suffra-
Normand Baillargeon explique comment celui-ci amena gettes allaient faire un coup d’éclat. Dans les jours qui suivirent, l’évé-
les femmes américaines à fumer.
nement était dans tous les journaux et sur toutes les lèvres. Les

N ous sommes toujours en 1929 et, cette année-là, George Wash-


ington Hill (1884-1946), président de l’American Tobacco Co.,
décide de s’attaquer au tabou qui interdit à une femme de fumer en
jeunes femmes expliquèrent que ce qu’elles allumaient ainsi, c’était
des « flambeaux de la liberté » (torches of freedom). On devine sans
mal qui avait donné le signal de cet allumage collectif de cigarettes,
public, un tabou qui, théoriquement, faisait perdre à sa compagnie la qui avait inventé ce slogan [et] qui avait alerté les médias.
moitié de ses profits. Hill embauche Bernays, qui, de son côté, consulte
Le symbolisme ainsi créé rendait hautement probable que toute
aussitôt le psychanalyste Abraham Arden Brill (1874-1948), une des
personne adhérant à la cause des suffragettes serait également, dans
premières personnes à exercer cette profession aux États-Unis. Brill
la controverse qui ne manquerait pas de s’ensuivre sur la question
explique à Bernays que la cigarette est un symbole phallique repré-
du droit des femmes de fumer en public, du côté de ceux et de celles
sentant le pouvoir sexuel du mâle : s’il était possible de lier la cigarette
qui le défendaient – cette position étant justement celle que les ciga-
à une forme de contestation de ce pouvoir, assure Brill, alors les
rettiers souhaitaient voir se répandre. Fumer étant devenu sociale-
femmes, en possession de leurs propres pénis, fumeraient.
ment acceptable pour les femmes, les ventes de cigarettes à cette
La ville de New York tient chaque année, à Pâques, une célèbre et
nouvelle clientèle allaient exploser.
très courue parade. Lors de celle de 1929, un groupe de jeunes
Edward Bernays, Propaganda. Comment manipuler l’opinion en démocratie,
femmes avaient caché des cigarettes sous leurs vêtements et, à un Zones - La Découverte, Paris, 2007.

38 //// MANIÈRE DE VOIR //// Substances, addictions et ravages


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Avec une production de cocaïne


et d’opium en augmentation,
un développement des produits
de synthèse et des opiacés, le marché
mondial des stupéfiants prospère
dans l’ombre et se diversifie. Il opère
dans le sillage de l’industrie
pharmaceutique ou des marchés
de l’alcool et du tabac, à l’affût
des évolutions législatives sur
le cannabis. Et il emprunte
au capitalisme ses mécaniques
les plus cyniques et les plus rentables.

2
Commerce,
Denis Darzacq /////
« Hyper no 20 », 2007
AGENCE VU

trafics
et lois du marché
Commerce, trafics et lois du marché //// MANIÈRE DE VOIR //// 39
MDV163Chapitre2_Mise en page 1 08/01/2019 14:55 Page40
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LE CAPITALISME DÉBRIDÉ DU CANNABIS


des affichettes dès la sortie du métro ou de la
Alors que la France, premier consommateur de cannabis de l’Union européenne, gare RER.» À défaut, des rabatteurs guident le
persiste à réprimer son usage, le marché noir, évalué à 1 milliard d’euros par an, client égaré. «Certains fours sont même signa-
lés par Google Maps, comme un temps celui de
irrigue l’ensemble du territoire. Une offre transitant par les cités urbaines, avec ses
Bagatelle, à Toulouse.» Le marché n’est pas
stratégies marketing et ses produits adaptés à la demande. Mais dont s’écartent de
qu’urbain : la demande est telle que le trafic
plus en plus d’usagers qui se tournent vers l’autoproduction. irrigue l’ensemble de l’Hexagone. Il n’existe
guère de communes rurales sans dealer. Les
PAR CÉDRIC GOUVERNEUR * n matière de stupéfiants, c’est la clients sont issus de toutes les classes sociales :

«E demande qui crée l’offre, et non


l’inverse», analyse M. Fabrice
Olivet, directeur de l’association Auto-support
«Lors de planques autour de la Défense,
raconte Jules, on voit des cadres en costume-
cravate venir à la pause-déjeuner acheter leur
des usagers de drogues (ASUD). La France, qui barrette de shit» (environ 2 grammes de
réprime depuis 1970 le simple usage de stupé- haschisch, vendus 10 euros). Ces privilégiés
fiants, est le plus important consommateur de n’ont rien à craindre en se hasardant dans un
cannabis de l’Union européenne : 41% des «quartier sensible» : «Au contraire, signale
adultes y ont fumé «au moins une fois du can- l’OPJ, des représailles ultraviolentes attendent
nabis au cours de leur vie» (contre 27 % en Alle- ceux qui oseraient dépouiller un client.» Le
magne et 11 % au Portugal, où l’usage de tous marché n’aime pas le désordre.
les stupéfiants est pourtant dépénalisé) (1). Plus
d’un jeune sur cinq (21 % des 15-34 ans) déclare Livraison à domicile à scooter
avoir fumé «ces douze derniers mois» (contre Comme n’importe quelle boutique, le four dis-
13% des jeunes en Allemagne et 8% au Portu- pose d’horaires (souvent de midi à minuit) et
gal). Près d’un million et demi de Français de congés (annoncés courtoisement par affi-
disent fumer «régulièrement» et la moitié de chettes). Le client est choyé par des cadeaux :
ceux-ci, «tous les jours». «Cette consommation longues feuilles à rouler, grinders (machines à
est probablement sous-estimée, souligne M. Oli- émietter l’herbe), blunts (feuilles à cigare utili-
vet, du fait de son illégalité : combien de gens sées pour rouler le joint), bonbons, jeux à grat-
n’osent pas avouer au sondeur ter, etc. «J’ai même vu des cartes de fidélité !
« Il existe au moins un “four” [point
qu’ils commettent un délit ?» poursuit Jules. Ce sont des commerçants. Avec
de vente] par ville d’Île-de-France, L’Office des Nations unies des stratégies marketing. La dernière mode : la
parfois indiqué par des affichettes dès contre la drogue et le crime livraison à domicile à scooter.» Via l’applica-
la sortie du métro ou du RER » (ONUDC) estime que près de tion WhatsApp, les dealers envoient aux
4% de la population mondiale clients réguliers des publicités pour leurs pro-
fume du cannabis (soit environ 292 millions de duits : nouveautés, promotions...
personnes). Il observe même une hausse de « Aux quatre coins de la cité, poursuit Jules,
16% entre 2006 et 2016. Et, compte tenu du des guetteurs alertent des descentes de police.»
volume des saisies (1600 tonnes en 2016), nos Afin d’éviter des saisies trop importantes, «un
diverses sources estiment que, chaque jour en four ne contient en permanence que 100 ou 200
moyenne, une à deux tonnes de cannabis sont grammes». Il est réalimenté par des coursiers.
fumées dans l’Hexagone. Les kilos sont entreposés dans des sacs – cade-
Afin de satisfaire cette colossale demande nassés – chez des «nourrices», souvent des
s’est mise en place une offre, tout aussi illégale mères célibataires, voire des retraités, qui
et tout aussi massive. Un trafic que Jules (2), arrondissent ainsi leurs fins de mois. Dans le
officier de police judiciaire (OPJ) en Île-de- hall d’immeuble où se déroulent les transac-
France, s’efforce de combattre. «Il existe au tions, un portier filtre les entrées, parfois muni
moins un “four” [point de vente] par ville d’Île- d’un détecteur de métaux. «Une capuche ou
de-France, Ces fours sont parfois indiqués par une cagoule sur la tête», le vendeur reçoit les
clients. Dans la cité rôde le gérant. «La tête de
réseau tire les ficelles, parfois depuis sa cellule,
*Journaliste, scénariste de la bande dessinée Légal. La fin de la
prohibition (avec Amazing Améziane, Casterman, 2014). avec son téléphone portable.»

40 //// MANIÈRE DE VOIR //// Commerce, trafics et lois du marché


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Denis Darzacq ///// « Sans titre


(Biarritz) no 12 », 2006

jour.» Saisie par la police à Marseille, la comp-


tabilité d’un dealer faisait état d’un bénéfice
net mensuel de plus de 100 000 euros (3).

Profits inégalement répartis


Attention, cependant, à ne pas extrapoler :
« Les chiffres avancés par ce policier sont
exacts, commente Christian Ben Lakhdar,
professeur d’économie à l’université de Lille (4),
mais précisons que les profits du cannabis sont
très inégalement répartis. Les gains farami-
neux relèvent du mythe urbain. Car ceux qui
se trouvent en bas de l’échelle sont payés à la
journée, ils travaillent douze heures par jour,
sans bien sûr cotiser à la Sécurité sociale ou à
la retraite. Le niveau de leurs gains montre une
proximité assez troublante avec le salaire
minimum légal. En clair, ce sont des smicards.»
« Plus le trafic est structuré, plus il est pyra-
midal, moins l’argent descend et plus les hauts
revenus se concentrent en haut de l’échelle »,
relève à son tour M. Stéphane Gatignon, maire
écologiste de Sevran de 2001 à 2018, une ville
de Seine-Saint-Denis devenue un tel super-
marché du cannabis qu’en 2011 l’édile en
appela à l’intervention de l’armée (5). « C’est
une économie de débrouille : des courses
AGENCE VU

payées en liquide, plutôt que par carte ban-


caire, confie M. Gatignon. Des arriérés de
loyer, parfois de 20 000, 30 000 euros, aussi
De grosses cylindrées – les fameux « go- Lorsque l’année se termine, ordre est donné de payés en liquide ! Et les bailleurs ne bronchent
fast » – ou des camions de fruits et légumes s’activer pour améliorer les chiffres ! » pas... » Au contraire, confirme Jules : « Les
approvisionnent les villes en transportant L’Institut national de la statistique et des bailleurs ne sont pas contents quand on
jusqu’à des centaines de kilos de haschisch, études économiques (Insee) estime le mar- démantèle un réseau : ils savent que les arrié-
produit au Maroc (lire l’encadré page 43) et ché total des stupéfiants en France à 2,7 mil- rés de loyer vont s’accumuler. »
débarqué en Zodiac autour de Malaga. « Des liards d’euros, dont un « gros » milliard pour La violence est omniprésente là où sévit le
semi-grossistes peuvent mutuali- le cannabis. Des chiffres si impor- trafic : « Dans les années 2000, à Sevran, il y a
Comme des semi-
ser leurs moyens pour acheter plu- tants que l’organisme les intègre eu sept ou huit règlements de comptes mortels»,
grossistes, « ils ont
sieurs tonnes, souligne Jules. Ils ont depuis janvier 2018 dans le calcul se souvient M. Gatignon. À Marseille, ☛
une logique d’entreprise : convoyer une logique du produit intérieur brut (PIB)
de grosses quantités permet de d’entreprise : (pour 0,1 %). Pour autant, quanti- (1) « Rapport européen sur les drogues. Tendances et évo-
réduire les coûts. » Les douanes et convoyer de grosses fier l’économie d’un four n’est pas lutions 2018 », Observatoire européen des drogues et des
toxicomanies, Luxembourg, 2018.
la police interceptent régulière- quantités permet de aisé. « Un kilo de shit est acheté
(2) Le prénom a été modifié à la demande du fonctionnaire
ment des chargements aux péages réduire les coûts » 1 500 à 2 500 euros selon la qualité de police, tenu au devoir de réserve.
autoroutiers, « parfois grâce au et revendu jusqu’à 5 000 euros, (3) « Les incroyables comptes d’un dealer marseillais », Le
tuyau d’un indic, lui-même trafiquant et sou- détaille Jules. Guetteurs et portiers sont payés Figaro, Paris, 29 décembre 2011.

cieux de se débarrasser d’un concurrent ». Flic 80 à 120 euros par jour. Le vendeur, 100 à 140. (4) Christian Ben Lakhdar, « Le trafic de cannabis en France :
estimation des gains des dealers afin d’apprécier le potentiel
de terrain critique envers sa hiérarchie, Jules Le gérant, 150 à 200. Le conducteur de go-fast de blanchiment », Observatoire français des drogues et des
toxicomanies (OFDT), Saint-Denis, novembre 2007.
invite à « se méfier des saisies record » présen- – très risqué – 2 000 à 5 000 euros. Le boss
tées comme des succès : «Les plus importantes touche évidemment bien plus. Un four qu’on a (5) M. Gatignon a préfacé la bande dessinée écrite par l’au-
teur. Plusieurs maires de villes touchées par le trafic de can-
ont lieu comme par hasard en décembre. démantelé engrangeait 10 000 euros par nabis n’ont jamais donné suite à nos demandes d’entretien.

Commerce, trafics et lois du marché //// MANIÈRE DE VOIR //// 41


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ter : « Ils auraient sans doute fait autre chose


LE CAPITALISME DÉBRIDÉ DU CANNABIS s’ils en avaient eu l’opportunité, s’ils n’avaient
vingt-neuf meurtres liés au trafic ont été de la cité, demandaient leurs papiers aux loca- pas été privés de capital social, culturel et éco-
recensés en 2016, une vingtaine en 2018. taires, les fouillaient.» Le deal accentue la pau- nomique ».
« C’est souvent après le démantèlement d’un périsation du quartier, faisant fuir tous ceux
réseau qu’ont lieu les règlements de comptes », qui ont les moyens de vivre ailleurs. À Sevran, Le blanchiment se professionnalise
précise Jules. La nature a horreur du vide : les réseaux ont fini par être démantelés, «mais L’argent du cannabis est transféré à l’étran-
« Comme la demande persiste, l’of- le problème n’a été que déplacé, pré- ger ou « blanchi », via des prête-noms, dans
« Les plus malins
fre se recrée : le marché est à pren- cise M. Gatignon. Le deal a bougé l’immobilier ou des commerces : « Le grand
dre... En fait, le trafic est une carica- quittent à temps vers des communes limitrophes de classique, explique Jules, est le petit resto vide.
ture du capitalisme le plus le business et Paris. Ce qui est même plus pratique Ils truquent la comptabilité en gonflant le nom-
débridé », résume le policier. s’embourgeoisent. pour les consommateurs». bre de clients. » Cependant, depuis la loi dite
Ainsi, poursuit-il, «une faute pro- Ils mettent Seuls les grossistes et les semi- Warsmann du 9 juillet 2010, qui permet de
fessionnelle est sanctionnée par des leurs enfants en grossistes tirent véritablement geler les biens mobiliers et immobiliers des
représailles violentes : perdre sa profit du trafic. « Les plus malins personnes suspectées de trafic dès le début de
école privée »
marchandise, c’est la torture (tabas- quittent à temps le business et l’instruction, le blanchiment se professionna-
sage, brûlures de cigarette), puis l’esclavage s’embourgeoisent, témoigne M. Gatignon. lise. Les trafiquants font appel à des réseaux
pour dette... » Aux violences entre trafiquants D’anciens dealers ont investi dans des PME. structurés impliquant des intervenants socio-
s’ajoute l’intimidation du voisinage : «Les gens Pères de famille, quadragénaires, ils aspirent logiquement fort éloignés de la « banlieue » :
vivaient dans la terreur, se souvient l’ex-maire à la respectabilité. Ils vivent en pavillon et met- en 2012, l’opération dite «Virus » – le déman-
de Sevran. Les dealers contrôlaient les entrées tent leurs enfants en école privée. » Et d’ajou- tèlement d’un réseau franco-suisse de blan-
chiment – a montré que l’argent du cannabis
transitait par les sociétés-écrans et les comptes
bancaires de fraudeurs fiscaux et de ban-
quiers occultes (6) : le capitalisme débridé des
quartiers sensibles rejoint alors celui des élites...
Le cannabis fumé dans l’Hexagone provient
en grande majorité du Maroc, où les puissants
plants hybrides ont remplacé le kif (lire ci-
contre). Par conséquent, les taux de THC ont
grimpé dans les échantillons de cannabis sai-
sis en France et analysés en laboratoire. Alors
qu’en 2009 les teneurs moyennes en THC
tournaient autour de 10 %, elles atteignaient
en 2017 des valeurs de 20 % à 30 %. Écoulés
depuis peu à Toulouse, des moon rocks (de
l’herbe qui a mariné dans de l’huile de canna-
bis) affichent même 70 % ! Cette hausse du
THC n’est pas sans impact sanitaire. « On
observe de nouveaux symptômes incluant des
vomissements à répétition, incontrôlables »,
constate le docteur en pharmacie Grégory
Pfau, qui travaille au service addictologie de
l’hôpital parisien de la Pitié-Salpêtrière, ainsi
qu’à l’association Charonne, qui accompagne
les usagers de drogues. « Des fumeurs expéri-
mentés arrivent aux urgences et expliquent
n’avoir jamais enduré ça. Ils souffrent aussi
parfois d’accidents psychiatriques aigus :
impression de suffocation, bouffées délirantes.
Ces accidents psychiatriques aigus semblent
aller de pair avec la hausse du THC dans les
AGENCE VU

Astrid54 ///// « La Chute no 20 », 2006

42 //// MANIÈRE DE VOIR //// Commerce, trafics et lois du marché


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résines de cannabis. » Et de préciser : «Tout comme


face à l’alcool, les sujets ne sont pas égaux face aux
drogues. Ces nouveaux symptômes complexifient le
Le kif est dépassé
discours prohibition-légalisation en faveur d’une
régulation du marché. Les autorités ont diabolisé le e cannabis fumé dans l’Hexagone provient en grande majorité du Maroc,
cannabis afin de protéger la jeunesse. Mais cela ne L plus précisément du Rif, région montagneuse du nord du royaume. « Dans
les années 1960, le Maroc était une destination privilégiée des hippies européens,
fonctionne pas, parce que c’est faux, dénué de sens :
non, la consommation de cannabis ne pose aucun écrit le géographe Pierre-Arnaud Chouvy. Et c’est la demande européenne qui
problème chez la plupart des usagers ; non, ils ne a transformé l’industrie traditionnelle du cannabis local, le kif, en celle, plus
moderne, de haschisch (1). » Afin de répondre à cette demande, les paysans du
tombent pas mécaniquement dans l’héroïne. »
Rif ont cultivé le cannabis à grande échelle. De 2 000 hectares à la fin des
années 1960, les surfaces sont passées à 25 000 dans les années 1980 et
Graines de cannabis de… collection jusqu’à 134 000 en 2003, selon l’Office des Nations unies contre la drogue et
Avant d’envahir le Rif, les variétés hybrides ont le crime (ONUDC). « Ce chiffre a fait scandale, précise Chouvy. Le bureau de
conquis nombre de fumeurs européens. Des entre- l’ONUDC dans le royaume a été fermé. » Au Maroc, « à la différence de l’Afgha-
prises, pour la plupart néerlandaises et espagnoles, nistan et de la Colombie, aucun conflit armé n’y remet en question le contrôle
vendent en ligne des dizaines de variétés de graines politico-territorial et ne permet d’expliquer que de telles superficies soient
de cannabis et informent sur la teneur en THC des consacrées à une production agricole illicite » (2).
produits. Traduits en une demi-douzaine de « Le Maroc est un État policé, quadrillé administrativement, rappelle Chouvy.
langues, leurs sites internet s’adressent notamment Que les autorités ignorent la situation est inconcevable. Mais il est compliqué
aux résidents de pays où l’usage du cannabis est illi- pour Rabat d’intervenir dans cette zone, rétive au pouvoir central. » Jusqu’à l’in-
cite. «Nous vendons de 600000 à 700000 paquets dépendance, le Rif se trouvait sous protectorat espagnol (1912-1956). La
région a pris les armes à moult reprises contre les forces marocaines, fran-
de graines par an », explique par courriel, depuis
çaises et espagnoles. Au XIXe siècle, c’est afin de pacifier le Rif que le sultan
Amsterdam, M. David Duclos, directeur commer-
Moulay Hassan Ier y a toléré la culture du kif. Depuis, les Rifains y voient un
cial de Sensi Seeds, qui propose en ligne « une
« droit » historique inaliénable. « La tolérance du cannabis est une alternative
soixantaine de variétés », auxquelles s’ajoutent à un sous-développement contre lequel les autorités ont peu ou pas agi », écrit
« un total d’environ cinq cents dans notre banque donc Chouvy. Il génère sept à seize fois plus de revenus que l’orge. En 2003,
génétique ». La France, confirme le Néerlandais, selon l’ONUDC, il permettait aux deux tiers des familles paysannes du Rif,
est « l’un de nos marchés les plus importants, avec soit 800 000 personnes, de subvenir à leurs besoins.
l’Allemagne et le Royaume-Uni. Ce n’est pas que le Cependant, les surfaces cultivées auraient diminué de deux tiers depuis 2003,
marché français ait grossi, précise-t-il, mais plu- selon les chiffres officiels marocains (même si ceux-ci laissent perplexes : en
tôt que l’hypocrisie du modèle prohibitionniste 2012, les quantités saisies avoisinaient la production estimée...). Parallèlement,
actuel encourage les gens à prendre leurs affaires l’empaquetage du haschisch a changé – les «savonnettes» de 250 grammes ont
en mains. » laissé place à des « olives » de 100 grammes –, tandis que doublait le taux
moyen de THC, le principe actif du psychotrope.
À noter qu’en France quelques boutiques écou-
lent discrètement des « graines de collection », L’explication réside dans un bouleversement de l’offre : les cultivateurs maro-
sous certaines conditions : l’acheteur est censé les cains produisaient de grandes quantités de haschisch de basse qualité, ayant
mauvaise réputation. Or, vers 2005, influencés par leurs « partenaires » euro-
« collectionner », non les faire germer. Nuance.
péens, qui leur ont fourni graines et équipements, les Rifains ont opté pour « des
« La vente de graines de cannabis ne peut être
variétés de cannabis à haut rendement, des pratiques agricoles modernes, des
interdite, puisqu’elles ne contiennent pas de THC », techniques de production modernes de haschisch», selon le géographe. Cette évo-
précise le gérant d’une de ces échoppes pari- lution s’est accélérée du fait du succès des premiers cultivateurs d’hybrides
siennes. La vitrine est explicite : vêtements et pos- et de leur communication sur les réseaux sociaux. L’offre marocaine s’est
ters à l’effigie de Bob Marley ou de feuilles de adaptée à la demande des fumeurs européens de produits plus puissants. Le
cannabis, matériel à rouler, grinders, chiloms, kif au faible taux de THC (2,4 %) et au rendement de 30 à 60 grammes d’herbe
pipes à eau... Dans son catalogue est présentée par plant a notamment laissé place à de la Clementine Kush, un hybride au
toute une gamme d’hybrides. Lorsque le chaland fort taux de THC (21 %) et au rendement optimal de 200 grammes d’herbe
lui demande, faussement naïf, « les taux de THC par plant. À raison de 10 000 plants par hectare, la production à l’hectare de
300 à 600 kilos d’herbe relativement légère a fait place à deux tonnes d’herbe
des plants de cannabis issus de ces graines », le
forte. « Une significative amélioration des rendements qui compense la réduc-
vendeur répond, gêné : « Pour ce genre d’infos,
tion des surfaces cultivées », conclut le géographe.
cherchez sur Internet. Je ne donne aucun conseil. C. G.
C’est la loi. » D’aucuns, cependant, savoureront
l’incohérence grotesque d’un cadre légal qui ☛ (1) Pierre-Arnaud Chouvy « Production de cannabis et de haschisch au Maroc : contexte et
enjeux », L’Espace politique, n° 4, janvier 2008.
(2) Kenza Afsahi et Pierre-Arnaud Chouvy, « Le haschisch marocain, du kif aux hybrides », Drogues
enjeux internationaux (revue de l’OFDT), juin 2015.
(6) Trente-cinq personnes ont été condamnées dans cette
affaire en octobre 2018.

Commerce, trafics et lois du marché //// MANIÈRE DE VOIR //// 43


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rité des personnes interpellées pour infra-


LE CAPITALISME DÉBRIDÉ DU CANNABIS ction aux stupéfiants, dont le nombre a qua-
tolère la vente de graines de cannabis, mais culture en intérieur, sous lampes UV, et dyna- siment triplé en deux décennies (7). « Chaque
interdit d’informer quant à leur potentiel misé par l’apparition de graines génétique- année, plus de 200 000 personnes sont inter-
psychotrope ! Avec un sourire complice, le ment plus adaptées.» Ces cultivateurs urbains, pellées pour infraction à la législation sur les
vendeur nous confirme qu’« il y a de plus en observe M. Pierné, « sont généralement des stupéfiants (ILS), constatait, en 2015, l’OFDT (8).
plus de collectionneurs... ». consommateurs réguliers et avertis, qui préfè- Dans neuf cas sur dix, cela concerne la con-
Étudiant en master 1 en anthropologie et rent avoir un produit sûr et ne plus avoir de sommation de cannabis. »
ethnologie à l’École des hautes études en contacts avec des réseaux mafieux. Mais cela Ouvert, le 4 septembre 2016 sur France
sciences sociales (EHESS), M. Vivien Pierné requiert un logement stable et un capital de Inter, à l’idée de légaliser le cannabis, alors
prépare un mémoire universitaire sur « L’ap- départ pour l’achat du matériel ». qu’il était ministre de l’économie,
proche ethnologique des cultures matérielles Jules, l’officier de police judi-
« J’encourage M. Emmanuel Macron, élu prési-
et immatérielles du cannabis en France » : ciaire, voit cette tendance à l’au- les fumeurs dent, a finalement opté pour la
« Dans certaines localité du sud de la France, toculture comme un moindre de joints que répression : fumer un joint est
nous explique-t-il, on cultive le cannabis mal : « J’encourage les fumeurs de j’interpelle à faire désormais passible d’une amende
depuis des décennies pour sa consommation joints que j’interpelle à faire pous- pousser [du forfaitaire de 200 euros. Quatorze
personnelle, celle de l’entourage, et éventuelle- ser chez eux, admet-il. Acheter le associations dénoncent dans un
cannabis] chez eux »
ment pour revendre à des connaissances, matériel et les graines est facile et Livre blanc (9) un « combat d’ar-
(Jules, policier)
puisque la demande est constante. Les gens légal, les risques de se faire attra- rière-garde », voué à un « échec
préfèrent fumer leur herbe plutôt que du per sont minimes. Qu’ils cessent de financer annoncé ». À l’opposé, le 17 octobre 2018, le
haschisch douteux. L’autoculture en milieu des réseaux criminels, ultraviolents et ultra- Canada a opté pour la régulation de l’usage, de
urbain est un phénomène plus récent, rendu capitalistes ! Quelqu’un qui fait pousser chez la vente et de la production du cannabis
possible grâce à la diffusion des techniques de lui et fume chez lui ne pose aucun problème récréatif (10). L’Uruguay avait légiféré en ce
de sécurité publique. » Pourtant, les fumeurs sens en 2013, tout comme ces dernières
Denis Darzacq ///// « Hyper no 14 », 2007 de cannabis représentent l’écrasante majo- années dix États américains, dont le Colorado,

AGENCE VU

44 //// MANIÈRE DE VOIR //// Commerce, trafics et lois du marché


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la Californie et – dernier en date – le Michigan.


« La France est en position de citadelle assiégée en
Europe », analyse M. Benjamin Jeanroy, ancien
Les alcooliers sont à l’affût
consultant de l’ONUDC au Laos et en Amérique
centrale, cofondateur du lobby citoyen Exper- n mai 2018, avant même la légalisation du cannabis dans le pays, la
tises citoyennes horizontales (ECHO), qui entend
faire avancer le débat sur la question. « Elle per-
E banque canadienne CIBC estimait les ventes au détail du psychotrope à
4,27 milliards d’euros pour 2020 – soit davantage que le marché canadien
pétue une politique répressive structurée par des des spiritueux et presque autant que celui du vin. Aux États-Unis, en 2030,
forces présentes au sein des administrations et des le marché du cannabis légal pourrait ainsi peser 66 milliards d’euros (1). Il
milieux de santé. » empiète déjà sur celui de l’alcool : le cabinet Cowen & Co constate qu’en 2016
Expert en géopolitique des drogues, M. Michel l’alcoolisation festive (binge drinking, sept verres ou plus) a été inférieure de
Gandilhon distingue la mise en place des modèles 13 % dans les États américains ayant légalisé la plante psychotrope.
uruguayen et américain : « Le Colorado a éludé les
Les alcooliers sont donc aux aguets : « Nous regardons de près ce marché,
risques pour la santé publique. Des sociétés privées
confiait en août 2018 aux Échos M. Alexandre Ricard, président-directeur
vendent des produits concentrate, avec des taux général de Pernod Ricard, deuxième groupe mondial de vins et spiritueux
de THC pouvant atteindre 65 % ! Un lobby capita- (Absolut Vodka, Chivas Regal...) (2). Le numéro un mondial, le britannique
liste du cannabis est né. Et ce ne sont pas des phi- Diageo (Guinness, Smirnoff, Johnny Walker...), discuterait avec trois produc-
lanthropes... » Aux États-Unis, l’indice boursier teurs de cannabis canadiens. Brown-Forman (Jack Daniel’s) et Anheuer-
qui rassemble les sociétés du secteur, The North Busch InBev (Budweiser) surveillent aussi ce nouveau marché. D’autres ont
American Marijuana Index, a triplé entre sep- déjà sauté le pas, comme le néerlandais Heineken, deuxième brasseur du
tembre 2017 et janvier 2018. Selon le cabinet spé- monde (Pelforth, Affligem...). Via sa filiale Lagunitas et la société locale d’huile
cialisé Arcview, le marché du cannabis devrait de cannabis ABX, il a lancé en Californie, en juillet 2018, une boisson gazeuse
peser 40 milliards de dollars d’ici à 2021. enivrante au tétrahydrocannabinol (THC) : Hi-Fi Hops, avec 5,5 ou 10 mg de
THC par cannette, mais « sans calorie ni gluten ». « La plupart des “comestibles”
Reconversion dans la vente légale [edibles, aussi connus sous le terme édifiant de space cakes] doivent être digérés
Aux États-Unis, « cette légalisation libérale est dif- avant que vous soyez “perché” [high] », explique le site d’ABX (3). C’est pourquoi
férente de la légalisation uruguayenne pilotée par un surdosage est si facile. » Aucun risque avec Hi-Fi Hops, dont ABX assure
les pouvoirs publics, souligne M. Gandilhon. Là, qu’elle fait effet « dix minutes » après avoir été bue !
seules deux entreprises sont autorisées à produire Les brasseurs américains Constellation Brands (distributeur de la bière
pour les pharmacies, et le taux de THC est fixé à mexicaine Corona) et Molson Coors se sont, chacun de son côté, associés à
15 % ». Quels sont les impacts de la légalisation sur des producteurs canadiens (Canopy Growth pour le premier et Hexo pour le
le crime organisé ? « Les cartels mexicains sont second) qui planchent sur l’élaboration de boissons au THC. La faible teneur
polycriminels et ont su amortir le choc, explique en calories devrait faire figure d’argument de poids. Les petites et moyennes
M. Gandilhon. Si les saisies de marijuana ont chuté entreprises (PME) s’y mettent également : M. Keith Villa, brasseur dans le
de moitié à la frontière sud des États-Unis entre Colorado, promet une bière sans alcool, mais au THC.
2011 et 2016, la hausse récente de la consommation
L’industrie du tabac n’est pas en reste. En décembre 2018, Reuters révélait
de cocaïne et d’héroïne dans ce pays, sur fond de
qu’Altria Group (Marlboro, Philip Morris...) négociait avec le canadien Cronos.
crise des opioïdes, a compensé les pertes. » En Coïncidence ? Un mois auparavant, la CDC, l’agence fédérale de santé améri-
France, qu’adviendrait-il des revendeurs du trafic? caine, constatait un tabagisme historiquement bas : désormais, aux États-
M. Jeanroy invite à ne pas négliger la question : « Il Unis, 14 % des adultes fument, contre 42,5 % en 1965. Face à la disparition de
faudrait envisager leur reconversion dans la vente leur clientèle, les cigarettiers doivent diversifier leurs activités.
légale, comme cela se fait à Oakland, en Califor-
À noter que les industriels n’ont guère attendu la légalisation pour rôder
nie. » Car, « si les petites mains du trafic, le lumpen-
autour du cannabis : OCB, célèbre marque française de papier à cigarette dont
prolétariat de ce marché illicite, se trouvent exclues
les (longues) feuilles sont vendues bien au-delà des seuls bureaux de tabac
de ce marché devenu légal, prévient-il, une explo-
– et si populaire auprès des rouleurs de joints qu’en 1993 les musiciens ren-
sion sociale de ces espaces sera prévisible ».
nais de Billy Ze Kick et les Gamins en Folie lui consacraient un tube hila-
Cédric Gouverneur
rant (4) –, appartient... au groupe Bolloré.
C. G.
(7) « Interpellations et condamnations pour ILS. Évolution depuis
1995 », OFDT, actualisation juillet 2017.
(8) Ivana Obradovic, «Trente ans de réponse pénale à l’usage des (1) Rapport du cabinet Cowen & Co, avril 2018.
stupéfiants », OFDT, octobre 2015. (2) Les Échos, Paris, 30 août 2018.
(9) Parmi ces associations, Aides, Médecins du monde, ASUD, la (3) www.abx.org
Ligue des droits de l’homme (LDH).
(4) Le refrain est explicite : « OCB, occis carton blindé, OCB, faites tourner, faites tourner ! »
(10) Lire Ivana Obradovic, « La légalisation du cannabis au
Canada : genèse et enjeux de la réforme », OFDT, octobre 2018.

Commerce, trafics et lois du marché //// MANIÈRE DE VOIR //// 45


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LES BONNES AFFAIRES DU CARTEL


ienvenue à Lázaro Cárdenas, un
Au Mexique, une organisation criminelle a régné durant une décennie sur un grand
port de la côte occidentale. Contrainte de diversifier ses activités à la suite
de la « guerre contre la drogue » lancée par le pouvoir, elle a mis la main sur le
«B port sûr ». Impossible d’échap-
per aux panneaux placés aux
portes de cette petite ville située dans le sud
du Michoacán, un État de la côte ouest du
secteur minier de la région. Fort des emplois créés, le cartel, qui avait aussi soudoyé
Mexique. Mais le message formule moins
les autorités locales, a pu prospérer en tirant parti de l’incurie de l’État. une description qu’un espoir. Celui de voir la
région affranchie de la menace qui la hante
PAR LADAN CHER * depuis des années : l’insécurité.
Entouré d’abondantes ressources en fer, le
port ouvre aux marchandises locales diverses
voies maritimes du Pacifique, notamment
vers la Chine. La ville de Lázaro Cárdenas (du
nom du président qui nationalisa le pétrole
en 1938) dispose des plus importantes instal-
lations de la côte occidentale mexicaine. Au
début des années 2000, le port est tombé
entre les mains des Chevaliers Templiers, un
cartel présent dans l’État du Michoacán. En
novembre 2013, une opération conjointe de
l’armée et de la police fédérale a été menée
pour les en chasser.

Adaptation du « modèle économique »


Le commerce de l’acier ne vient pas immé-
diatement à l’esprit lorsqu’on évoque les
organisations criminelles. Pourtant, la «guerre
contre la drogue » lancée par l’ancien prési-
dent Felipe Calderón (2006-2012) (1) a
contraint les cartels à diversifier leurs activi-
tés. Pendant des années, les Chevaliers Tem-
pliers avaient utilisé le port de Lázaro Cárde-
nas comme centre d’importation de produits
chimiques chinois destinés à la production de
méthamphétamine. La destruction d’une
grande partie des laboratoires où ils fabri-
quaient la substance les a sensibilisés aux
attraits du minerai de fer. Simple adaptation
de leur business model, résume pour nous
Carlos Torres, journaliste spécialiste de la cri-
minalité : « Les Chevaliers Templiers connais-
saient bien cette région ainsi que les méca-
nismes d’approvisionnement en fer, dont le
processus est dans l’ensemble similaire à ce
qu’ils avaient mis en place pour les produits
chimiques. Or, dans ce domaine-là, le cartel
disposait d’années d’expérience. »
La prise de contrôle du port n’a constitué
que l’une des étapes de la stratégie des Che-
Akatre ///// Image créée pour le lieu artistique pluridisciplinaire
Mains d’Œuvres, Saint-Ouen, 2008
* Journaliste.

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DES TEMPLIERS
valiers Templiers pour s’ancrer dans le sec-
teur minier. Par un cocktail efficace d’intimi-
dation, de diplomatie et de corruption, ils se
Sur la Toile
sont ensuite assuré le soutien de fonction- European Monitoring Centre for Drugs and Drug Addiction (EMCDDA)
naires en mesure de couvrir chacune de leurs L’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies a récemment publié un rapport, réalisé
conjointement avec l’agence Europol, consacré aux tendances et au marché des substances psychotropes
opérations, de l’extraction du minerai dans sur l’Internet caché : « Drugs and the darknet : perspectives for enforcement, research
les montagnes entourant Lázaro Cárdenas and policy », novembre 2017.
www.emcdda.europa.eu
jusqu’à son expédition par bateau, en passant
par le transport entre les mines et l’embarca-
Organe international de contrôle des stupéfiants (OICS)
dère. Selon M. Salvador Jara Guerrero (Parti Cet organe d’experts des Nations unies a pour mission le suivi de la mise en œuvre des traités internationaux
révolutionnaire institutionnel, PRI), ancien de contrôle des drogues par les gouvernements. Son dernier rapport annuel revient entre autres sur
la crise des opioïdes. L’édition précédente s’intéressait quant à elle à la situation des femmes face
gouverneur du Michoacán, près de la moitié à la toxicomanie et invitait les pouvoirs publics à les prendre davantage en compte dans leurs programmes
des mines de cette région avaient basculé de lutte contre la drogue.
www.incb.org
dans le giron des Chevaliers Templiers au
moment de l’apogée de leur empire de l’acier, Arte
en 2013. Dans certains cas, les narcotrafi- La chaîne franco-allemande propose en ligne un dossier multimédia sur le rôle central joué par l’Afrique
occidentale, depuis plusieurs années, dans le trafic de cocaïne entre l’Amérique latine et l’Europe,
quants conduisaient eux-mêmes les opéra- à la faveur des nouvelles routes d’acheminement mises en place par les « narcos » et des complicités
tions d’extraction. Au cours d’un entretien politiques locales (« L’Afrique de l’Ouest, nouvelle plaque tournante du narcotrafic »).
https://info.arte.tv/fr
avec la chaîne d’information britannique
Channel 4, diffusé en 2014, M. Servando
Gómez Martínez, le dirigeant du cartel arrêté cartel avec des armes à feu, mais cela ne résol-
en février 2015, se vantait d’avoir compté de vait pas le problème à sa source », analyse
nombreux clients chinois, qui revendaient le Torres, suggérant que la multiplication des
minerai mexicain dans leur pays (en s’oc- bains de sang n’entamait pas le pouvoir des
troyant au passage d’amples profits). gangs, ni leur proximité avec le pouvoir poli-
Non content de s’être emparé des mines et tique. « Même la police n’était pas fiable »,
d’avoir mis en place des circuits de commer- nous confie M. Jara Guerrero. Selon lui, la cor-
cialisation réguliers, le cartel a infiltré tous ruption au sommet avait rendu les autorités
les étages de l’appareil d’État local, de façon locales parfaitement impuissantes : « Une
à obtenir les autorisations administratives opération militaire était la seule solution. »
nécessaires à son activité. Les tentacules de Elle est organisée le 4 novembre 2013. En
son réseau s’étendaient des douanes au l’espace de quelques jours, l’armée de terre,
bureau de l’ancien maire de Lázaro Cárde- la marine et la police fédérale évincent l’en-
nas, M. Arquimides Oseguera, lequel a été semble des autorités por-
arrêté pour son implication dans divers cas tuaires, suspendent tou- Non content de s’être emparé
d’enlèvement et de chantage en avril 2014. tes les activités minières des mines et d’avoir mis en place
« Le système des pots-de-vin fonctionnait de la région et placent le des circuits commerciaux réguliers,
d’autant mieux que chacun comprenait les port sous contrôle mili- le cartel a infiltré l’appareil d’État local
termes de la proposition : accepter l’argent et taire : « Nous avons sécu-
collaborer, ou mourir », nous explique un risé un environnement dans lequel le com-
fonctionnaire du port. La célèbre « offre merce légal peut reprendre sans subir les
qu’on ne peut pas refuser » du film Le Parrain menaces du crime organisé », se félicite alors
(Francis Ford Coppola, 1972). M. Jorge Luis Cruz Ballado, un ancien général
Les Chevaliers Templiers prospéraient sous à la tête des opérations.
les yeux des forces de l’ordre locales, qui ont M. Pedro Tapia tient un magasin de vélos
vu leurs efforts pour contenir le problème se depuis plus de cinquante ans. Selon lui, la
fracasser sur le granit de l’organisation du nouvelle « sécurité » de la ville ne serait qu’il-
cartel : « La police s’attaquait aux camions du lusoire : « Malheureusement, les cartels ne
disparaissent pas si facilement. Sécuriser le
port ne suffit pas à éradiquer la corruption. Si
(1) Lire Jean-François Boyer, « Mexico recule devant les
cartels », Le Monde diplomatique, juillet 2012. le gouvernement n’investit pas également ☛

Commerce, trafics et lois du marché //// MANIÈRE DE VOIR //// 47


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actes illicites, mais nous respectons les gens qui


LES BONNES AFFAIRES DU CARTEL DES TEMPLIERS travaillent dur [et nous sommes là pour] veil-
dans les programmes sociaux, alors le cartel ler aux intérêts des habitants du Michoacán. »
va revenir dès que l’armée aura le dos À travers ses activités dans le secteur légal
tourné. » Lutter contre l’insécurité physique de l’exploitation minière, le cartel souhaitait
impliquerait de se battre également contre renforcer son image de bon père de famille.
l’insécurité sociale ? Le raisonnement ne N’était-il pas parvenu à faire décoller l’activité
semble pas avoir convaincu les autorités. économique, là où le gouvernement mexicain
Pour les Chevaliers Templiers, s’intéresser avait échoué avec ses méthodes commer-
aux mines s’est avéré une opération lucrative. ciales « traditionnelles » ? Dans son entretien
Sous leur égide, les exportations vers la Chine avec la chaîne britannique Channel 4 (2),
ont explosé, passant d’un million et demi à M. Gómez mettait en avant sa flotte et son
quatre millions de tonnes entre 2012 et 2013. portefeuille de clients étrangers pour se pré-
Faut-il pour autant saluer ce coup de pouce à senter non pas comme un criminel, mais
la croissance ? Le cartel y semblait tout à fait comme un homme d’affaires habile...
favorable. Leur chef Gómez, « Ils ont gagné beaucoup d’argent et engen-
Le chef des Chevaliers Templiers,
qui se présentait comme un dré une certaine forme de développement éco-
qui se présentait comme un Robin Robin des Bois, se vivait nomique dans la région du Michoacán en
des Bois, se vivait davantage comme davantage comme un bien- créant des emplois dans le secteur minier »,
un bienfaiteur que comme un meurtrier faiteur que comme un concède Carlos Vilalta, criminologue au Cen-
meurtrier. Celui qu’on sur- tre de recherches et d’enseignement écono-
nomme aussi « la Tuta » (« le Professeur ») miques (Centro de Investigación y Docencia
parcourait les villages en serrant la main des Económicas). Avant de préciser : « Mais, pour
citoyens et en distribuant de l’argent. Il était prospérer, les cartels doivent enfreindre des
apparu dans plusieurs vidéos semblables à des lois et corrompre les pouvoirs publics. À la
spots de campagne politique, destinées à pro- longue, ce système s’avère autodestructeur. Le
mouvoir l’action des Chevaliers Templiers. En cartel est à la fois un prédateur et un parasite
août 2013, par exemple, il s’exprimait dans un qui finit par saper l’État. »
film de trente minutes tourné dans une forêt. Ladan Cher
Entouré d’hommes armés et encagoulés, l’hom-
me plaidait : «Les Chevaliers Templiers sont un
(2) Guillermo Galdos, « Knights Templar link to Mexico iron
mal nécessaire. Certes, nous commettons des ore arrests », Channel 4, Londres, 7 mars 2014.

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Akatre ///// Image créée


pour le lieu artistique
pluridisciplinaire
Mains d’Œuvres,
Saint-Ouen, 2008

NARCOTRAFIC,
UNE HYDRE
À TROIS TÊTES
La réponse au défi des drogues ne peut
se réduire à un combat manichéen entre
le bien et le mal. Elle impose d’embrasser
toutes les composantes cachées
du commerce mondial des stupéfiants,
dont le crime organisé n’est
qu’un des partenaires. En 1990,
Christian de Brie en détaillait ainsi
l’éternel jeu à trois voix : entre
le milieu des trafiquants, celui
des affaires et le monde politique.

e commerce mondial des stupéfiants fait pays concernés se sont avisés d’engager une

L
PAR CHRISTIAN DE BRIE
partie intégrante de l’économie mon- action concertée. Pourquoi si tard ? Est-ce
diale depuis plus d’un siècle, et les bases parce qu’ils ont découvert, pour reprendre
de son organisation actuelle remontent aux l’expression du président François Mitterrand,
années 1960. Or il a fallu attendre le milieu que « la puissance meurtrière des trafiquants
des années 1980 pour que juges et policiers s’installe en pouvoir concurrent des États (1) » ?
comprennent la structure internationale des La réponse au défi ne peut se réduire à un
organisations, commencent à échanger des combat manichéen entre le bien et le mal. Car
informations par-delà les frontières et le commerce international des drogues illi-
conduisent des enquêtes parallèles. Et c’est cites est un trafic trilatéral. À trois titres. ☛
seulement à la charnière des années 1990 que
les responsables politiques des principaux (1) Le Monde, 29 août 1989.

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culture artistique, pratiquent offices religieux


NARCOTRAFIC, UNE HYDRE À TROIS TÊTES et prélats (2).
Tout d’abord, il concerne essentiellement (village, commune, quartier urbain) qu’elles Les profits tirés du trafic de drogue, s’ils n’ont
trois produits : héroïne, cocaïne, cannabis, qui mettent en coupe réglée sous couvert d’assis- supprimé aucune des activités traditionnelles
pourraient si nécessaire être remplacés tance et de protection : rackets, vols et trafics, qui perdurent, ont engendré une série de
demain par d’autres aussi dangereux. Ensuite, usure, jeux et prostitution, rançons, marchés guerres meurtrières, jamais terminées, entre
au début des années 1990, le trafic est dominé publics, corruption ou liquidation physique les familles pour le contrôle des filières et des
par trois grandes organisations criminelles qui des opposants, y compris les responsables réseaux. En général, ceux qui maîtrisent la
contrôlent la transformation, le transport et le politiques, les juges et les policiers ; transformation du produit de base
Les investissements
commerce de gros : les cartels colombiens de jusqu’à la soumission. Avec des (« pasta »-base en cocaïne, mor-
Medellín et Cali pour la cocaïne, les triades chi- variantes, on retrouve les mêmes réalisés par phine-base en héroïne) assurent
noises de Hongkong pour l’héroïne du Triangle structures dans les triades chinoi- les trafiquants leur domination et utilisent les
d’or d’Asie, la Mafia sicilienne pour l’héroïne du ses, les mafias siciliennes, corses, peuvent même autres familles mafieuses comme
Croissant d’or au Proche-Orient. Le marché du américaines, les cartels colom- peser sur la balance sous-traitants dans le transport et la
cannabis reste très ouvert et concurrentiel. biens. Plus on s’élève dans la hié- commerciale et commercialisation des produits.
Enfin et surtout, le commerce de la drogue rarchie des familles, plus on L’intégration est verticale et les
celle des paiements
fonctionne sur la base d’un partenariat entre s’éloigne de l’action criminelle zones strictement partagées.
trois participants : le milieu des trafiquants, le directe : on commandite, gère les profits, Les fantastiques accumulations de capitaux
milieu des affaires, le milieu politique. entretient les relations nécessaires avec les permettent d’intervenir à des niveaux de plus
Le premier est, depuis peu, partiellement pouvoirs légaux en présentant toutes les en plus élevés : ministres, parlementaires,
connu. À la base, des organisations fermées, apparences de la respectabilité. Les plus maires, juges, policiers, personnel péniten-
voire secrètes, constituées en familles (stricte grands criminels des mafias ne touchent tiaire. Les moyens : corruption, chantage,
hiérarchie, code de conduite, apprentissage jamais une arme ; ils vivent dans les rési- menace ou liquidation physique. Les investis-
de la violence, loi du silence sanctionnée par dences et hôtels des quartiers huppés, font des sements réalisés pèsent sur des secteurs
la mort) prennent le contrôle d’un territoire affaires, fréquentent la jet-set, se piquent de entiers de l’économie nationale : finance et

Akatre ///// Image créée


pour le magazine
« Neon », 2015

50 //// MANIÈRE DE VOIR //// Commerce, trafics et lois du marché


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Bourse, immobilier, tourisme et loisirs, show-


business et marché de l’art, transports, indus-
tries (textiles, automobile...) – voire, on l’a vu
Al Capone, ce capitaliste...
en Bolivie et en Colombie, sur la balance com-
merciale et celle des paiements. Ils rendent En juin 1990, à la suite de l’article ci-contre, M. Jean-Pierre Berlan, alors directeur
possible la conduite d’une stratégie à l’échelle de recherches à l’université d’Aix-Marseille, nous avait adressé ce courrier :
mondiale en utilisant et diversifiant au maxi-
e viens de trouver un texte de [l’économiste britannique] Joan Robinson. Ce ne sont pas
mum les moyens juridiques et techniques de
transfert, d’implantation, de communication.
J seulement les banquiers qui sont complices du trafic, mais un système économique
qui fait du profit l’ultima ratio de l’organisation économique et sociale. « Si la poursuite
Flottes aériennes et maritimes, aéroports pri- du profit, écrit Joan Robinson, est le critère d’un comportement approprié, il n’est pas pos-
vés, immenses propriétés refuges, réseaux de sible de distinguer l’activité de production et le vol. [Claud] Cockburn [journaliste britan-
télex et de fax, équipements électroniques et nique] raconte ainsi son interview du “milliardaire criminel” Al Capone. Lorsque Cockburn
informatiques sophistiqués, entreprises d’im- émit des remarques de sympathie sur les dures conditions de l’enfance d’Al Capone dans les
port-export, de transit douanier, de location taudis de Brooklyn, ce dernier se fâcha. “Écoutez, dit-il, laissez tomber cette idée que je suis
de conteneurs, norias d’avocats et de conseils l’un de ces f... radicaux. Laissez tomber l’idée que je cogne sur le système américain. Le sys-
tème américain...” Comme si un PDG invisible lui avait demandé de dire quelques mots, il se
en tout genre, sont répartis à travers le monde.
mit à prononcer une oraison sur le thème. Il loua la liberté, l’entreprise et les pionniers. Il
En deçà, des milliers de passeurs, « mules »
parla de “notre héritage”. Il se référa avec une répugnance méprisante au socialisme et à
et « fourmis », de toutes nationalités et de
l’anarchisme. “Mes rackets, répéta-t-il plusieurs fois, sont conduits strictement en accord
toutes apparences, transportent chaque jour
avec les règles américaines, et ils le resteront. Ce système américain qui est le nôtre, hurla-
quelques dizaines de grammes de drogue t-il, appelez-le américanisme, appelez-le capitalisme, appelez-le comme vous voudrez, mais
d’un point à un autre, dissimulés dans leurs il donne à tous et à chacun d’entre nous d’immenses opportunités si nous savons les saisir
bagages, leurs vêtements, sur leurs enfants avec nos deux mains et en tirer le plus possible.” »
ou dans leurs corps « farcis » de boulettes de (Joan Robinson, Freedom and Necessity. An Introduction to the Study of Society,
drogue avalées dans des petits sachets en George Allen and Unwin, 1970.)
latex. Ils transitent par des circuits aériens
compliqués, noyés dans la foule des passa-
gers. Plus loin, d’autres milliers de semi-gros- rateur, tissant ses réseaux à travers l’Europe,
sistes, détaillants, revendeurs, petits dealers, puis le monde, ingénieuse, créatrice, stratège,
eux aussi de toutes nationalités et de tous les puissante, agissant au mieux de ses intérêts
milieux, qu’il faut approvisionner, surveiller et de ses ambitions, pour le meilleur et pour
et contrôler, faire payer et restituer l’argent. le pire. Pendant des siècles, elle a financé les
Sans oublier les centaines de tueurs, prêts à conquêtes coloniales, la traite des Noirs, les
assassiner, piéger à la bombe, enlever, tortu- guerres les plus fratricides et meurtrières; par
rer, décapiter, dissoudre dans un bain d’acide comparaison, la drogue
ou immerger dans un bloc de béton n’im- n’est qu’un marché par- La banque et la finance étaient depuis
porte quelle personne sur simple demande. mi d’autres. Au cours des longtemps préparées à accueillir
années 1970 et 1980, un l’argent de la drogue,
Un marché parmi d’autres flot d’argent facile s’est psychologiquement et techniquement
Deuxième partenaire, le milieu des affaires, déversé avec les pétro-
en l’occurrence le réseau bancaire et finan- dollars. Il s’est amplifié avec la déréglemen-
cier international, dont on a du mal à penser tation néolibérale, la mondialisation des ac-
qu’il puisse collaborer avec le précédent. Son tivités financières, l’« économie casino », la
rôle effectif et son implication sont moins rapacité, la frénésie de spéculation et de pro-
connus. Quelle que soit l’activité, à partir d’un fit déchaînées partout, l’encouragement
certain seuil, rien n’échappe aux banquiers, donné aux responsables de faire de l’argent
pas même le denier du culte. Depuis la sans s’embarrasser de scrupules ni de règle-
Renaissance, la banque est au cœur de la civi- ments et contrôles gouvernementaux. La
lisation matérielle et de l’économie capita- banque et la finance étaient depuis longtemps
liste (3). Elle en a été le promoteur et l’inspi- préparées à accueillir l’argent de la drogue,
psychologiquement et techniquement.
Depuis des lustres, elle blanchit et recycle
(2) Cf. Fabrizio Calvi, la Vie quotidienne de la mafia de 1950 à
l’argent de la fraude fiscale ; des transferts illi-
nos jours, préface de Leonardo Sciascia, Hachette, Paris, 1986.
cites de capitaux ; des trafics d’armes, de den-
(3) Cf. Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et
capitalisme, Armand Colin, Paris, 1979. rées, de tabac, d’alcool, de marchandises ; ☛

Commerce, trafics et lois du marché //// MANIÈRE DE VOIR //// 51


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façade. Aussi grossier soit-il, l’argument,


NARCOTRAFIC : UNE HYDRE À TROIS TÊTES bien orchestré, porte. En réalité, non seule-
des pots-de-vin et commissions occultes ; des On connaît les arguments des banques, ment les banques ne fuient pas l’argent de la
fausses factures ; des fortunes pillées par les soucieuses de respectabilité. Tout d’abord : drogue, mais elles se livrent à une concur-
dictateurs et tyrans du monde entier... Blanchir pas d’État ni de bureaucratie dans les affaires, rence acharnée pour le capter.
et recycler, c’est précisément le problème des qui doivent rester sous la responsabilité des C’est en constatant l’extraordinaire prolifé-
trafiquants. Les milliards de devises, produit banquiers, seuls professionnels ration, en quelques années, de
Non seulement les
de la vente, arrivent en petites coupures qui ne compétents et par ailleurs soumis banques de toutes nationalités, à
tiennent ni dans des valises ni même sur des au contrôle des gardiens publics. banques ne fuient Palerme et à Catane, en Sicile, à
palettes. Il faut les déposer par petits paquets L’expérience a amplement dé- pas l’argent de la Miami et Los Angeles, que les
sur des comptes ouverts (car la loi américaine, montré qu’en cas de difficultés drogue, mais elles enquêteurs italiens et américains
par exemple, oblige les banques à déclarer les c’est toujours l’argent public qui se livrent à une ont acquis la conviction que ces
dépôts en espèces supérieurs à 10 000 dol- vient au secours des banques concurrence acharnée places étaient devenues des
lars), les regrouper sur d’autres comptes au défaillantes, parfois après que les plaques tournantes du trafic de
pour le capter
nom d’intermédiaires complaisants (avocats, responsables se sont volatilisés, l’héroïne et de la cocaïne. Dans les
consultants, agents de change, courtiers, entre- fortune faite. moindres villes des zones de coca, en Bolivie,
preneurs de services), puis les virer dans des Ensuite, deuxième argument : les banques au Pérou, en Colombie, on trouvait des suc-
établissements protégés par le secret, les laver fuient les affaires criminelles, en particulier cursales de banques américaines, britan-
par une circulation intensive de virements celles de la drogue. S’il leur arrive, rarement, niques, néerlandaise, allemandes, suisses,
entre de multiples places à travers le monde, d’être impliquées, c’est à leur insu ou en rai- françaises. Pour quelles affaires et quel
les regrouper enfin pour les ventiler au nom de son de l’indélicatesse d’un responsable qui argent, sinon ceux de la drogue ?
sociétés de façade, les «coquilles d’huîtres», qui sera sanctionné. Au reste, elles ne sont pas
investiront dans des activités légales ou accor- armées pour contrôler l’origine des dépôts, La trilatérale des grands trafics
deront des prêts sans retour à l’envoyeur dépo- l’identité réelle des déposants qui se cachent Quant à dire qu’elles ne sont pas équipées
sitaire d’origine, pour financer ses opérations. derrière des comptes ou des sociétés de pour enquêter sur l’origine des dépôts et
l’identité des déposants, c’est une plaisante-
Akatre ///// Image créée
rie pour quiconque connaît les minutieuses
pour le lieu artistique
pluridisciplinaire investigations personnelles, familiales et
Mains d’Œuvres, patrimoniales, les prudentes garanties que
Saint-Ouen, 2008
ces mêmes établissements sont en mesure
d’accumuler sur quiconque sollicite un prêt,
même modeste. Partout à travers le monde,
un nombre considérable de banques et de
succursales acceptent tous les jours le dépôt
ou le retrait en liquide de millions de dollars,
les opérations sous un compte numéroté ou
un prête-nom, derrière le double écran d’un
avocat et d’une société fiduciaire dont elles
ne veulent connaître ni l’origine ni la desti-
nation, pas plus que l’identité et l’activité
réelle des clients, en vertu de normes
qu’elles se sont elles-mêmes fixées. Astrid54
Enfin, les paradis fiscaux sont leur domaine
d’élection. Au début des années 1990, ils
étaient principalement regroupés dans trois
zones géographiques correspondant à la trila-
térale des grands trafics de «la face cachée de
l’économie mondiale» (4). En Europe, la Suisse
dominait et jouait sans doute le rôle de capi-
tale mondiale ; mais aussi le Luxembourg, le
Liechtenstein, l’île de Man, Jersey et Guerne-
sey, Monaco, Andorre, Gibraltar, le Vatican...
En Amérique, dans les Caraïbes, on comptait
les Bermudes, les Bahamas, les îles Caïmans,

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la Jamaïque, le Panamá, le Belize, les Antilles


néerlandaises, les îles Turques-et-Caïques,
Saint-Barthélemy, Antigua, la Barbade, etc. En
Avec les excuses de HSBC
Asie-Pacifique : Hongkong, Macao, Taïwan,
our lutter contre la fraude, le fisc rejoue à l’infini la scène où le mari de
Singapour, le Vanuatu, Nauru, les Tonga...
P La Dame de Shanghaï (1947) poursuit son épouse dans le palais des glaces
imaginé par Orson Welles. À chaque fois qu’il pense l’abattre d’un coup de
Au sein de l’appareil d’État
Reste le troisième partenaire : le pouvoir poli- revolver, c’est un miroir du labyrinthe qui s’effondre ; les amants s’enfuient
tique et l’appareil d’État, sans lesquels milieu par une porte dérobée. Les limiers de l’affaire SwissLeaks n’ont probablement
criminel et milieu des affaires ne pourraient pas échappé à ce scénario. Déclenchée à la suite de la soustraction par l’in-
à long terme maintenir leurs activités com- formaticien Hervé Falciani de fichiers appartenant à la HSBC Private Bank
munes. Laxisme, complicité ou participation (filiale suisse de l’établissement britannique), cette affaire fut toutefois inédite
active ? La plupart des États ont tardé à pren- par son ampleur.
dre conscience du poids des organisations et
Qui trouve-t-on sur les listes saisies par Bercy en 2009 et transmises
des circuits mondiaux du commerce et du
ensuite à plusieurs administrations étrangères ? Des capitaines d’industrie,
financement de la drogue. Les multiples ser-
des dirigeants politiques, des monarques (les roi du Maroc et de Jordanie), des
vices de police et de justice compétents ont été
vedettes du spectacle ou du sport, mais aussi des trafiquants d’armes et de
longtemps mis en concurrence les uns les
stupéfiants, ainsi que des financiers soupçonnés d’accointances terroristes.
autres, privés de collaboration internationale,
Une intention commune dans la plupart des cas : échapper à l’impôt.
cantonnés dans la répression des petits dea-
lers et des consommateurs, découragés de Devant l’ampleur de la fraude, HSBC, dont le siège se trouve à Londres,
longues, fastidieuses et incertaines investiga- reconnaît quelques « manquements passés », mais invoque une époque révo-
tions susceptibles de mettre en cause des per- lue où « la culture du respect des règles et les standards de la diligence raison-
sonnages importants. Petites affaires, petits nable étaient, chez HSBC, nettement moins élevés qu’aujourd’hui » (1). D’ailleurs,
problèmes, grosses affaires, gros problèmes, affirme-t-elle, un grand ménage a été fait, en 2008 et en 2012. En somme, la
selon l’adage des professionnels. Grossir le banque présente ses excuses « les plus sincères » et jure que désormais ses ser-
nombre d’arrestations et de saisies, gonfler les vices ne sont plus utilisés pour frauder le fisc ou blanchir l’argent sale.
statistiques, assez pour que la pression d’une
Peut-on la croire ? Deuxième au palmarès mondial des banques détenant
menace d’extension du fléau justifie des cré-
dits supplémentaires, pas trop pour que les le plus d’actifs financiers, l’établissement britannique se distingue par sa ten-
résultats de la répression n’apparaissent, par dance à la récidive et par la relative impunité dont il bénéficie. Pasteur angli-
comparaison, dérisoires. Cette logique can qu’on disait féru d’éthique, M. Stephen Green présidait HSBC entre 2006
bureaucratique est encore dominante. et 2010, pendant les détournements mis au jour. Loin d’être sanctionné, il fut
Complicité, lorsque le milieu criminel a anobli par la reine d’Angleterre en novembre 2010. Deux mois plus tard, il
réussi au fil des ans à tisser sa toile au sein de devenait ministre du commerce du gouvernement de M. David Cameron.
l’appareil d’État, à corrompre ou tenir par la Même quand la foudre s’abat sur la vénérable banque, les dégâts demeu-
menace ou le chantage ministres, parlemen-
rent limités. En 2012, par exemple, une commission du Sénat américain l’ac-
taires, hauts fonctionnaires, maires, policiers,
cuse d’être impliquée dans le trafic de drogue, le blanchiment d’argent et le
juges, personnel pénitentiaire, soigneuse-
financement du terrorisme (2). Les régulateurs américains lui infligent une
ment choisis et placés à des postes-clés, dont
amende de 1,9 milliard de dollars, une peine presque symbolique au vu des
on contrôle la carrière. Lorsque le pouvoir
bénéfices engrangés par les procédés sanctionnés. Ainsi, ni les clients ni le
politique renonce à sanctionner les milieux
« marché » ne semblent frémir à la vue des déboires de leur banque. Comme
d’affaires impliqués, autrement que par des
l’a noté le Financial Times : « Les moralistes et les politiques ne voudront pas
mesures symboliques, à prendre les moyens
l’entendre. Mais l’impact du scandale sur l’action HSBC peut se résumer en un
et les dispositions qui s’imposent. Complicité
mot : aucun (3). »
encore, lorsque, en définitive, il préfère com-
Ibrahim Warde
poser, accepter et gérer un compromis pour
Professeur associé à la Tufts University (États-Unis).
un partage tacite d’une partie du pouvoir,
violant ainsi les principes institutionnels qui
fondent sa légitimité.
(1) « HSBC’s response : “ Standards of due diligence were significantly lower than today ” », The
Christian de Brie Guardian, Londres, 8 février 2015.
(2) « US vulnerabilities to money laundering, drugs, and terrorist financing : HSBC case history »,
US Senate, Permanent Subcommittee on Investigations, Washington, DC, 17 juillet 2012.
(4) Titre du livre de Jean-François Couvrat et Nicolas Pless, (3) « HSBC : current accountability », Financial Times, Londres, 17 février 2015.
La Face cachée de l’économie mondiale, Hatier, Paris, 1989.

Commerce, trafics et lois du marché //// MANIÈRE DE VOIR //// 53


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TOUJOURS PLUS AVEC LA CHIMIE


des écrans et des applis de rencontre. On parle
Fruits d’une inventivité chimique sans limites, les nouveaux produits de synthèse de réunions à dix mecs, du samedi au lundi
(NPS) se sont multipliés ces dix dernières années, notamment dans les milieux matin, où l’on s’injecte des produits très addic-
togènes, les cathinones, préférés depuis une
festifs alternatifs. Moins chers que la cocaïne, ils restent difficiles à cerner tant
quinzaine d’années à la MDMA. Or les mecs
pour les autorités que pour les usagers, incapables d’en connaître à l’avance les
n’ont pas la culture de l’injection comme les
effets véritables, dont certains mènent aux hôpitaux, désarmés pour les traiter. injecteurs d’opiacés il y a vingt ans. » D’accord
avec la nécessité de catégoriser par impé-
lacés récemment sous les projecteurs, ratifs sanitaires, M. Chouque se méfie des

P
PAR THIBAULT HENNETON
les nouveaux produits de synthèse angles morts des raccourcis médiatiques :
(NPS) inonderaient le marché des « J’ai l’impression d’entendre “cancer gay” à
stupéfiants. Dans son dernier rapport annuel, nouveau. Là où je suis tout à fait d’accord, c’est
l’Observatoire français des drogues et des sur l’apparition de nouvelles drogues. Mais
toxicomanies (OFDT) relativise, tant « il encore une fois, quelle révolution a été l’appa-
demeure impossible d’évaluer l’étendue de ce rition de l’ecstasy ? »
phénomène en l’absence de campagne d’ana-
lyse d’envergure ». Il souligne cependant que Des copies mille fois plus puissantes
« le large écho accordé par les médias à l’inter- Dans les années 1990, le principe actif de
diction de la méphédrone en 2010 a participé l’ecstasy, la MDMA, était déjà bien répandu
à alimenter un intérêt croissant pour ces pro- dans les campus. C’est aussi à ce moment-là,
duits». La bascule dans l’illégalité de la méphé- note la sociologue Anne Coppel, que « le “tox”
drone, appelée aussi 4-MMC, a paradoxale- est devenu un “usager de drogue”, aussi res-
ment popularisé la famille des cathinones ponsable de ses actes que tout un cha-
de synthèse, double chimique de la cathi- cun (1) ». Depuis, les technologies numé-
none, un stimulant dérivé du qat (un riques ont facilité son information, mais
arbuste de la Corne de l’Afrique et de la aussi l’approvisionnement et les échanges,
péninsule arabique). Les effets de ces pro- au point qu’aux États-Unis le développement
duits qui coûtent, sur Internet, cinq fois du trafic de drogue n’est plus toujours cor-
moins cher que la cocaïne ou la MDMA rélé à la hausse de la criminalité (2). Internet
empruntent à l’une et à l’autre, favorisant l’ex- a aussi rapproché l’« usager de drogue » du
citation, l’envie de toucher et d’être touché. « designer » féru de chimie. Au tournant des
Cette notoriété, les cathinones la doivent années 2000 apparaissent ainsi de nouvelles
également au développement du chemsex substances psychoactives... ou NPS.
(contraction de chemical Les NPS sont des drogues dont les structures
Cette notoriété, les cathinones la doivent sex), des marathons moléculaires imitent celles des substances tra-
au développement du « chemsex », sexuels pratiqués surtout ditionnelles – qu’elles soient d’origine natu-
des marathons sexuels pratiqués surtout dans la communauté gay. relle, comme le cannabis ou la cocaïne, ou syn-
dans la communauté gay Étiquette commode pour thétiques, comme les amphétamines, le LSD
journalistes en quête de ou la MDMA. Des copies parfois mille fois plus
modes ? « Cette idée de pratique nouvelle puissantes que l’original, comme dans le cas
m’embête », confie M. Tommy Chouque, des opiacés de synthèse, qui ravagent les États-
adepte occasionnel de chemsex. « J’ai des Unis (lire l’article page 7). Concevoir des NPS
images des communes de San Francisco dans s’apparente à de la recherche – on parle alors
les années 1970, où clairement l’idée c’était de research chemicals – et les vendeurs se
“défonce” et “baise”. Est-ce qu’on en a fait un défaussent en indiquant : « impropre à la
mouvement circonscrit sur lui-même ? Non, consommation humaine» sur les emballages.
on a parlé de contre-culture. » En consommer permet de conserver un temps
Addictologue au sein de l’association d’avance sur la loi – on parle alors de legal
Aides, M. Fred Bladou refuse d’être alarmiste, high, euphorisants légaux, un euphémisme
mais insiste : « Ce qui est nouveau, ce sont ces pour indiquer que ces substances ne sont pas
rapports sexuels très ritualisés, liés à l’usage encore interdites.

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PSYCHÉDÉLIQUE
Akatre ///// « Djeff », 2018

comme pour les usagers, incapables d’en


connaître à l’avance les effets véritables. Et,
quand la loi finit par en encadrer l’usage,
généralement en les interdisant, les NPS bas-
culent vers des sites souterrains, inaccessi-
bles via Google, où ils côtoient alors les pro-
duits illicites classiques, et où l’on paie plus
volontiers en bitcoins que par carte ban-
caire : 62 % des échanges sur les marchés
des darknets (des réseaux d’anonymisation)
concernent des drogues et autres composés
chimiques, d’après des chiffres d’Europol (3).

Microdoses pour la créativité


En France, les hôpitaux se disent désarmés
pour traiter des consommateurs de NPS de
plus en plus variés. Le Réseau européen des
urgences liées aux drogues (Euro-Den) estime
qu’environ 15 % des consultations sont concer-
nées. Et les histoires tragiques sont là, nom-
breuses, pour rappeler le danger. Celle par
exemple de Maxime, diffusée récemment sur
France Culture (4) : après avoir pris une goutte
de NBOMe en pensant consommer du LSD, le
jeune homme de 25 ans a quitté ses amis pour
aller arrêter un train qui ne s’est pas arrêté.
Si le problème principal des NPS réside
dans leur composition interne, qui com-
plique leur repérage autant que leur dosage,
d’autres usages des substances hallucino-
gènes sont possibles, qui permettent de sortir
d’une concurrence chimique parfois funeste.
Ainsi des microdoses de LSD ou de champi-
gnons, particulièrement en vogue dans la
Silicon Valley, où elles favoriseraient la créa-
tivité tout en diminuant l’anxiété. Alors que
les études sur le sujet se multiplient, le cher-
cheur Vittorio Biancardi évoque « une véri-
table Renaissance psychédélique » et invite,
contre tout usage productiviste, à renouer
L’originalité des NPS ne tient donc pas au du phénomène, en 2014, le système d’alerte avec une tradition ancestrale (5). ■
S de « synthèse ». Pendant la seconde guerre précoce (EWS) de l’Union européenne a
mondiale, l’armée allemande agrémentait compté... 101 nouvelles catégories ou subs-
(1) « D’un univers à l’autre, les drogues de passage », ASUD
déjà de méthamphétamine les tablettes de tances, soit une tous les trois jours. C’est cette journal, n° 52, Paris, avril 2013.
chocolat distribuées à ses soldats. Quant au inventivité chimique qui rend ces produits (2) Nick Mirrof, The Washington Post, 28 janvier 2018.
LSD, il date des années 1930. Ce qui change aux emballages chatoyants et aux noms exo- (3) « Drugs and the darknet », 2017.
avec les NPS tient plutôt au N de « nou- tiques (depuis le pionnier Spice, un cannabi-
(4) Épisode 4 d’« Une odeur de poudre », « Les pieds sur
veaux » : c’est le perpétuel renouvellement de noïde de synthèse) si accessibles et en même terre », décembre 2017.

ces produits qui les caractérise. Au plus fort temps si difficiles à cerner pour les autorités (5) Chimères, n° 91, Toulouse, janvier 2017.

Commerce, trafics et lois du marché //// MANIÈRE DE VOIR //// 55


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pour le Centre
Pompidou, 2018

« Vous avez besoin de médicaments,


comme le diabétique a besoin
de l’insuline » : tel est en substance
le discours des médecins aux patients
atteints de troubles mentaux, aux États-
Unis, pour justifier le recours massif
aux neuroleptiques. Inventés
il y a cinquante ans, ces derniers,
pourtant contestés, se sont imposés
sur le marché des maux de l’âme, faisant
la joie des laboratoires pharmaceutiques.

AUX BONS SOINS DES


réée en 2008 à Denver (Colorado), l’en-

MÉDICAMENTS PSYCHOTROPES
C treprise d’imagerie médicale CereScan
prétend diagnostiquer les troubles men-
taux à partir d’images du cerveau. Diffusé sur
la chaîne Public Broadcasting Service (PBS) (1),
un documentaire montre le mode opératoire.
PAR OLIVIER APPAIX *
Assis entre ses parents, un garçon de 11 ans
attend, silencieux, le résultat de son IRM (2) du
cerveau. L’assistante sociale lui demande s’il
est nerveux. « Non », répond-il. Elle montre
alors les images à la famille : «Vous voyez, là
c’est rouge, ici orangé. Or, ça aurait dû être vert
et bleu. » Telle couleur signale la dépression,

* Économiste de la santé et du développement.

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telle autre les troubles bipolaires ou les formes Laborit sur le paludisme, la tuberculose et la Passés maîtres dans l’art de communiquer,
pathologiques de l’angoisse. maladie du sommeil. Le médecin français les laboratoires ne révèlent souvent pas tout
CereScan satisfait aux demandes croissan- constate la « quiétude euphorique » provo- ce qu’ils savent des effets des médicaments.
tes d’une société américaine qui semble de plus quée par la prométhazine. En 1951, il parle de Le message adressé aux parents, aux enfants
en plus mal supporter les signes de déviance. « lobotomie médicinale », en référence à l’in- ou aux jeunes adultes affectés par un épisode
L’entreprise affirme qu’un Américain sur sept tervention chirurgicale qui détruit les de « trouble mental » se résume à ceci : «Vous
âgé de 18 à 54 ans souffre d’un « “désordre” ou connexions du cortex préfrontal (5) inventée avez besoin de médicaments, comme le dia-
“trouble” pathologique lié à l’angoisse », soit par le neurologue portugais Egas Moniz, Prix bétique a besoin de l’insuline. »
plus de vingt millions de personnes (3). Nobel de médecine-physiologie en 1949.
L’usage du premier neuroleptique (nommé Engrenage infernal
« Lobotomie médicinale » plus tard Thorazine) se répand bientôt dans Ayant bénéficié pendant des années des lar-
Les normes qui définissent le comportement les asiles psychiatriques, puis franchit l’Atlan- gesses de l’industrie pharmaceutique, dont il
attendu ne sont pas clairement établies, mais tique, de même que la lobotomie. On introduit a été l’un des plus fidèles promoteurs, le doc-
les critères de diagnostic des déviances ou alors l’idée que les troubles mentaux résul- teur Daniel Carlat dénonce à présent son
des troubles considérés comme patholo- tent d’un déséquilibre chimique du cerveau. emprise (6) : « On dit aux patients qu’ils ont un
giques, tel le « déficit d’attention », sont, eux, Dès lors, les effets « miraculeux» du lithium et déséquilibre chimique dans le cerveau, parce
très précisément énoncés et classés par le des formulations qui lui succèdent, du Prozac qu’il faut bien accréditer médicalement à
Manuel diagnostique et statistique des trou- (mis sur le marché en 1988) au Zoloft en pas- leurs yeux le fait qu’ils sont malades. Mais on
bles mentaux (Diagnostic and Sta- sant par le Zyprexa, sont chantés sait que ce n’est pas prouvé (7). »
Passés maîtres dans
tistical Manual of Mental Disor- par l’ensemble des médias. Toutes les études longitudinales (qui ne
ders, DSM). Référence absolue des l’art de communiquer, L’apparition des neuroleptiques sont pas menées par les laboratoires) ☛
praticiens aux États-Unis – et de les laboratoires ne donne aux psychiatres, puis aux
plus en plus ailleurs dans le révèlent souvent personnels d’infirmerie et d’assis- (1) The Medicated Child, documentaire de l’émission
monde –, ce manuel leur permet tance sociale, un statut de prescrip- « Frontline », janvier 2008.
pas tout ce qu’ils
d’identifier les « troubles patholo- teurs de médicaments dont ils (2) Imagerie par résonance magnétique. Aux États-Unis, une
savent des effets IRM du cerveau coûte de 1500 dollars à plus de 3000 dollars
giques » à des âges de plus en plus étaient encore largement dépour- pour une procédure qui dure de quarante à soixante minutes.
des médicaments
précoces. Aux États-Unis, depuis le vus, marginalisant la réponse psy- (3) « Anxiety disorder », CereScan Imaging, 2009.
(4) La dyskinésie se caractérise par des mouvements incon-
début des années 2000, des « troubles bipo- chothérapeutique et les nombreuses autres trôlables du visage.
laires » ont été diagnostiqués chez plus d’un solutions possibles : exercice, meilleure nutri- (5) La lobotomie visait à soigner les patients souffrant de
million d’enfants. D’un peu moins de 16 000 tion, socialisation, etc. Depuis, c’est l’escalade certaines maladies mentales, comme la schizophrénie. Elle
est désormais interdite dans la plupart des pays.
en 1992, le nombre d’autistes chez les 6-22 ans pharmacologique. On étend et on densifie le (6) Daniel J. Carlat, Unhinged. The Trouble with Psychiatry.
est passé, lui, à 293 000 une quinzaine d’an- champ de la pathologie avec le DSM, et on A Doctor’s Revelations about a Profession in Crisis, Free
Press, New York, 2010.
nées plus tard, et même à 338000 si on ajoute intensifie la réponse pharmaceutique, avec la
(7) Interview de Daniel Carlat dans « Fresh air », National
les enfants de 3 à 6 ans – une catégorie d’âge bénédiction des autorités sanitaires. Public Radio, 13 juillet 2010.
apparue en 2000 dans les statistiques.
Dans la population générale, chaque jour
plus d’un millier de personnes (dont un quart Bibliographie
d’enfants) s’ajoutent à la liste des bénéficiaires MOISÉS NAÍM, Illicit : How Smugglers, Traffickers, ROBERT N. PROCTOR, Golden Holocaust.
de l’aide financière fédérale pour cause de and Copycats Are Hijacking the Global Economy, La conspiration des industriels du tabac,
Cornerstone Digital, New York (États-Unis), Équateurs, Sainte-Marguerite-sur-Mer, 2014.
trouble mental sévère. Les mailles du filet se 2010 (rééd.).
S’appuyant sur les millions de pages saisies
resserrent sans cesse. Pourtant, les essais cli- Comment, à la faveur de la mondialisation, lors des procès intentés entre 1980 et 2010
d’Internet et de la corruption, les « réseaux contre les géants américains du tabac,
niques réalisés chez les adultes se révèlent de trafiquants apatrides », spécialisés en l’historien Robert Proctor dévoile
assez peu concluants quant aux bénéfices à particulier dans la drogue, « sont en train de
les stratégies cyniques développées par
changer le monde autant que les terroristes
long terme de la réponse pharmacothérapeu- les cigarettiers pour créer une addiction
et probablement davantage ».
tique aux affections mentales. Si, pendant généralisée à leurs produits.
IOAN GRILLO, El Narco. La montée sanglante des
quelques semaines, des réactions positives cartels mexicains, Buchet-Chastel, Paris, 2012. JOHN VIRAPEN, Médicaments effets secondaires :
la mort, Cherche Midi, Paris, 2014.
peuvent apparaître (généralement équiva- Fruit de dix années d’enquête, cet ouvrage
raconte « la transformation radicale [des] L’ex-patron pour la Suède d’Eli Lilly,
lentes, toutefois, à celles provoquées par des l’un des plus grands laboratoires
trafiquants de drogue en escadrons de la
placebos), les effets sur une plus longue mort paramilitaires » au Mexique. Selon pharmaceutiques américains, qui
période incluent des altérations irréversibles l’auteur, « les échecs de la guerre contre la commercialise notamment le Prozac,
drogue menée par les États-Unis, ainsi que dénonce dans ce livre-témoignage l’usage
du cerveau et des dyskinésies tardives (4). les remous de la politique et de l’économie injustifié d’antidépresseurs encouragé par
La réponse pharmacothérapeutique aux mexicaines », expliquent cette évolution. « Big Pharma », notamment pour les enfants.
affections mentales est apparue dans les
années 1950, à partir des travaux d’Henri

Commerce, trafics et lois du marché //// MANIÈRE DE VOIR //// 57


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santé qui pousse à la surconsommation médi-


AUX BONS SOINS DES MÉDICAMENTS PSYCHOTROPES cale et même au surdiagnostic, avec la multi-
montrent que les effets des neuroleptiques centaines de conférences. Un ancien directeur plication des catégories de « troubles ». Il en-
s’estompent avec le temps, que les crises de l’Institut américain de la santé mentale (Na- courage en outre une prise en charge moins
réapparaissent, souvent plus fortes, et que les tional Institute of Mental Health, NIMH) avait, personnalisée (on «fait du chiffre», particuliè-
symptômes s’aggravent, plus encore que chez lui, perçu 1,3 million de dollars entre 2000 rement dans les systèmes de paiement à l’acte),
les patients traités avec des placebos. Les et 2008 pour promouvoir les « stabilisateurs le recours à des tests de diagnostic lourds et à
praticiens en concluent que les doses sont... d’humeur » pour le compte de GlaxoSmith- une réponse chimique automatique.
insuffisantes, ou la thérapie inappropriée ; on Kline. Il animait aussi une émission très
passe donc à quelque chose de plus fort. Les populaire sur la radio publique (National Des législations très favorables
troubles s’aggravent et le handicap s’appro- Public Radio, NPR). Interrogé sur ces pratiques, Pourtant, les études longitudinales s’accu-
fondit. Des millions de personnes aux États- il avait répondu au New York Times que « tout mulent pour établir la supériorité du traite-
Unis subissent cet engrenage le monde [faisait] pareil [dans sa ment des affections mentales sans produits
Les études
infernal, qui s’apparente souvent spécialité] (10) »... Si la déclaration pharmaceutiques, y compris de la schizo-
à ces « lobotomies médicinales »
longitudinales des sources de financement et des phrénie – sauf dans des cas très minoritaires
décrites par Laborit dès 1951. s’accumulent pour
montants reçus est obligatoire, du et de façon limitée dans le temps (11). À la
Face à ces constats qui dérangent, établir la supériorité moins pour les scientifiques, les longue, l’exercice, la socialisation, le travail
laboratoires et chercheurs n’hési- du traitement des fraudes sont nombreuses. rendent la vie des personnes affectées par
tent parfois pas à biaiser les essais affections mentales Les laboratoires, et à leur suite des troubles mentaux bien plus supportable.
cliniques ou la présentation de bon nombre de prescripteurs, La rupture du lien social, la discrimination
sans produits
leurs résultats, voire à mentir par encouragent une consommation au sein de la famille ou de la communauté
pharmaceutiques
omission. Une équipe de l’univer- toujours plus intense, prolongée et sont les premières causes de folie. Des
sité du Texas a ainsi publié de faux résultats diversifiée de psychotropes et autres neuro- études transculturelles menées par l’Orga-
sur le médicament Paxil, administré à des ado- leptiques. Novartis a ainsi été condamné à nisation mondiale de la santé (OMS) dans les
lescents, en omettant de rapporter la très forte verser une amende de 422,5 millions de dol- années 1970 à 1990 sur la schizophrénie et
augmentation du risque de suicide des patients lars pour avoir, entre 2000 et 2004, poussé à la dépression à travers le monde ont montré
étudiés. La profession a suivi, louant la tolé- recourir au Trileptal, un
rance du médicament par les adolescents. médicament contre l’épilep-
GlaxoSmithKline, le fabricant, avait pourtant sie, pour le traitement des
reconnu dans un document interne que son troubles bipolaires et des
médicament ne valait pas mieux qu’un placebo. douleurs nerveuses – des
applications non approuvées
Conflit d’intérêts par la Food and Drug Admi-
Assignée en justice pour promotion fraudu- nistration (FDA).
leuse, l’entreprise a préféré s’acquitter d’un Sont ainsi monnaie cou-
dédommagement : un procès risquait de nuire rante les conférences où des
fortement à son image et à ses profits (8). Une médecins prescrivant beau-
pratique courante dans cette industrie, qui coup un certain médica-
rappelle en cela celle du tabac. Certains cher- ment sont grassement payés
cheurs ont démontré l’inefficacité des neu- pour discourir devant des
roleptiques ou même leur contribution à parterres de collègues eux-
l’augmentation des taux de suicide chez les mêmes payés pour écouter
personnes traitées ; ils ont été marginali- la bonne parole. Le coût
sés (9). Financés en grande partie par les astronomique de ce marke-
laboratoires, les départements universitaires ting est, in fine, répercuté
de psychiatrie vivent un conflit d’intérêts sur celui des médicaments,
patent, et risquent de pâtir du discrédit jeté et donc sur les malades.
sur les médicaments et leurs fabricants. Comment fixer les fron-
Ainsi, entre 2000 et 2007, le chef du dépar- tières de ce qui est considéré
tement de psychiatrie à l’école de médecine comme pathologique ? La
de l’université Emory (Atlanta) avait perçu modalité de la réponse illus-
– sans les déclarer – plus de 2,8 millions de tre les excès d’un système de
dollars en tant que consultant pour les com- Akatre ///// Image créée pour
pagnies pharmaceutiques, en rétribution de le Centre Pompidou, 2018

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que les personnes non soumises à une phar-


macothérapie bénéficiaient d’un « meilleur
état de santé général » à moyen terme comme
Fortune d’apothicaire
à long terme (12).
Mais les neuroleptiques ont très largement
urdue Pharma, le groupe qui produit l’OxyContin, un opiacé synthétique
contribué à la croissance faramineuse des
ventes et des profits des compagnies phar- P accusé d’être à l’origine d’une vague d’overdoses aux États-Unis (lire l’ar-
ticle page 7), et Mundipharma, le réseau d’entreprises qui commercialise ce
maceutiques. Ce secteur est l’un des plus ren-
tables aux États-Unis depuis près de soixante médicament en Europe, en Asie et en Afrique, appartiennent dans leur totalité
ans. Les législations en place lui sont très à une seule famille : les Sackler. Accumulée en grande partie ces vingt der-
favorables. Lors de la discussion du projet de nières années, la fortune de cette dynastie est estimée par Forbes à 13 milliards
loi de réforme du système de santé en 2009, de dollars. Son plus grand tour de force, écrit le New Yorker, est d’avoir « dis-
544 millions de dollars ont été dépensés pour socié le nom de la famille de celui des affaires (1) ». L’activité philanthropique
assurer auprès des législateurs les intérêts des Sackler rayonne dans les plus grands musées du monde. Comme les
des assureurs, des entreprises pharmaceu- grands industriels du XIXe siècle et les Médicis avant eux, la dynastie s’est
tiques et des fournisseurs de soins. Ceux qui achetée une sorte d’immortalité par le mécénat.
gagnent bien leur vie voient d’un très mau-
Le commerce pharmaceutique des opiacés commence en 1827, quand les
vais œil l’intervention de la puissance
laboratoires Merck introduisent la morphine dans le grand public. En 1853,
publique dans leur chasse gardée. La santé
l’Écossais Alexander Wood conçoit la seringue hypodermique ; l’invention
mentale représentait le premier poste des
le rendra dépendant aux drogues, de même que son épouse. Dès le début,
dépenses de santé, avec près de 148 milliards
soulager la souffrance à l’aide d’opiacés sans entraîner d’accoutumance est
de dollars en 2009, contre 183 milliards en
2017 (13). une gageure. Une drogue remplace l’autre. L’héroïne est ainsi mise en vente
dans les années 1890 pour « corriger les problèmes de dépendance rencontrés
avec la morphine », une ironie que ne se lasse pas de raconter, aux États-
Une prise en charge inégale
Paradoxalement, si la pharmacothérapie des Unis, le docteur Stephen Evans, médecin légiste à Lorain County, comté de
troubles mentaux se massifie, des centaines l’Ohio ravagé par les overdoses. Ce spécialiste tient Purdue Pharma pour
de milliers de personnes souffrant de ces responsable de la catastrophe à l’œuvre dans le pays en l’ayant inondé
troubles ne bénéficient d’aucune sorte de d’« héroïne en pilules ». Selon l’American Society of Addiction Medicine,
prise en charge : celles qui n’ont pas de cou- quatre consommateurs d’héroïne sur cinq ont commencé par prendre des
verture médicale (12 % de la population) et opiacés sur ordonnance.
celles qui sont incarcérées. On estime que
Dès 2001, des États américains ont intenté des procès à Purdue, l’accu-
plus d’un demi-million de détenus auraient
sant d’avoir créé une crise de santé publique avec ses méthodes commer-
besoin d’aide, d’autant que l’enfermement
ciales frauduleuses, et l’Ohio prépare actuellement une nouvelle pour-
et les conditions d’incarcération aggravent
suite (2). Le laboratoire dispose de moyens immenses pour assurer sa
les affections. Mais les institutions n’y sont
défense. Jusqu’à présent, il s’est tiré d’affaire en versant de l’argent, dans
absolument pas préparées. Une fois libérés,
des règlements à l’amiable qui lui ont permis d’éviter des condamnations
ces prisonniers se tournent vers l’usage de
pénales. Mais sa marge de manœuvre se réduit à mesure que les révéla-
drogues en guise de thérapie, et, dans un
tions s’accumulent. Une armée d’avocats prépare actuellement un procès
cercle vicieux, retombent souvent dans la
géant, une action collective (class action) qui effacerait les échecs judi-
délinquance.
Olivier Appaix
ciaires précédents. S’enrichir avec un produit qui tue : le cas de Purdue
Pharma n’est pas sans rappeler celui de Philip Morris dans les années 1990 (3).
À la tête de l’offensive contre le laboratoire, on retrouve même l’ancien
(8) « When drug companies hide data », The New York Times,
6 juin 2004. La même entreprise a payé 3 milliards de dol- procureur général de l’État du Mississippi Mike Moore, connu aux États-
lars pour mettre fin à une série de procès concernant ses
produits, dont Paxil. Cf. « Glaxo settles cases with US for
Unis pour avoir fait condamner les fabricants de tabac à une amende de
$ 3 billion », The New York Times, 3 novembre 2011. 246 milliards de dollars en 1998.
(9) Robert Whitaker, Anatomy of an Epidemic. Magic Bul-
lets, Psychiatric Drugs, and the Astonishing Rise of Mental Maxime Robin
Illness in America, Crown, New York, 2010.
(10) « Radio host has drug company ties », The New York (1) Patrick Radden Keefe, «The family that built an empire of pain», The New Yorker, 30 octobre 2017.
Times, 21 novembre 2008.
(2) Jef Feeley et Jared S. Hopkins, « Ohio’s opioid suit should be thrown out, Purdue Pharma
(11) Robert Whitaker, op. cit. argues », Bloomberg Businessweek, New York, 9 septembre 2017.
(12) Études citées par Whitaker. L’état de santé selon l’OMS (3) Lire l’article page 60.
inclut la santé physique, mentale et sociale.
(13) Centers for Medicare and Medicaid Services.

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DANS LES ARCHIVES //// MAI 1997 //// PAR HAL KANE *

Les cigarettiers américains


à la conquête du monde
Dans les années 1990, le nombre de fumeurs chute aux pays assurent le transit à destination des autres marchés
européens. Les autres gros importateurs de tabac – ou
États-Unis, et les règlementations se resserrent. Les géants
transitaires – sont loin derrière : Liban (10,7 milliards de
américains du tabac s’ouvrent alors de nouveaux marchés cigarettes), Arabie saoudite (9,7 milliards), Singapour et
à l’étranger pour écouler leurs cigarettes, à grand renfort Chypre (7,5 milliards chacun), Hongkong (6,7 milliards).
de publicité et de lobbying. Les pays du Sud et l’Europe de l’Est, En valeur, les exportations américaines de cigarettes
représentent environ 5 milliards de dollars par an, aux-
notamment, font office d’eldorado.
quels il faut ajouter 1,4 milliard de dollars de tabac non
transformé, essentiellement vendu à l’Union européenne
es États-Unis ont fait découvrir la cigarette au et au Japon. Si les États-Unis sont déjà champions du

L reste de la planète. Puis, ils en ont assuré la pro-


motion en profitant à fond de l’impact mondial
de Hollywood, de ses acteurs et actrices toujours une
monde des ventes à l’étranger – ils sont responsables de
25 % des exportations de cigarettes –, l’avenir semble
pour eux plus souriant encore que le présent, éclairé à la
cigarette aux lèvres. En cette fin d’années 1990, les fabri- fois par les perspectives qu’offrent certains États du Sud
cants américains de tabac sont déterminés à trouver à et par l’ouverture de marchés autrefois protégés.
l’étranger les marchés qui compenseront le recul de leurs Jusqu’au début des années 1990, les dirigeants améri-
ventes sur le territoire national. Découragées par l’effet cains n’hésitaient d’ailleurs pas à qualifier de « protec-
des campagnes de sensibilisation médicale, conscientes tionnistes » certaines des mesures de santé publique
de la multiplication des poursuites et des prises par des États étrangers et à mena-
réglementations qui les visent, les grosses Dans de nombreux cer de représailles commerciales ceux des
sociétés de tabac tournent leurs regards États qui les prenaient. Sur ce terrain
pays, Philip Morris
vers l’Europe, l’Asie du Sud-Est, l’ex-Union comme sur beaucoup d’autres, il vaut
soviétique, avec l’espoir de se refaire. et consorts utilisent mieux ménager les intérêts américains.
En 1997, l’Organisation mondiale de la les techniques Jesse Helms, le président de la commis-
(1) NDLR. En 2018, le santé (OMS) estime que le monde compte publicitaires qui sion des affaires étrangères du Sénat
nombre de fumeurs dans 1,1 milliard de fumeurs, dont 200 millions [1995-2001], n’est-il pas parfois pré-
le monde s’élevait deviennent illégales
également à 1,1 milliard, de femmes (1). Depuis 1986, la consom- nommé « sénateur tabac » ? Si, en Caroline
d’après l’OMS.
mation de cigarettes a cependant baissé aux États-Unis du Nord, dont il est l’élu, ce sobriquet lui
(2) La progression a
continué en 1996, mais à de près de 17 % aux États-Unis. Mais la sert de viatique électoral, ailleurs il incite
un rythme plus lent production de cigarettes américaines a continué à pro- à la prudence les gouvernements étrangers exagérément
puisqu’on estime que le
chiffre de 235 milliards gresser. Car, entre 1986 et 1995, les exportations ont soucieux de santé publique...
de cigarettes exportées
aurait été atteint.
presque quadruplé, passant de 64 milliards de cigarettes Dans de nombreux pays, Philip Morris (marque Marl-
(3) Cf. Craig Smith, à 231 milliards. Rien qu’entre 1994 et 1995 le nombre de boro), RJR Nabisco (Camel et Winston) et Brown & Wil-
« Western tobacco sales cigarettes exportées a augmenté de 70 milliards (2). liamson utilisent aussi sans vergogne les techniques de
are booming in China,
thanks to smuggling », The Pour une bonne part, cette progression s’explique par promotion publicitaire (spot télé, parrainage de concerts
Wall Street Journal Europe,
18 décembre 1996.
la libéralisation en 1986 du marché japonais. Le Japon est et distribution gratuite aux enfants) qui deviennent illé-
(4) Cf. «The ultimate en effet devenu le deuxième client des producteurs amé- gales aux États-Unis. Puisque les taux de tabagie augmen-
battleground », The ricains de cigarettes (61,7 milliards d’unités). Et, si l’en- tent aussi vite dans les nations en développement qu’ils
Washington Post National
Weekly Edition, semble Belgique-Luxembourg vient encore en tête reculent dans les États riches, les pays pauvres deviennent
16 décembre 1996.
(71,4 milliards d’unités), c’est surtout parce que ces deux chaque jour davantage la bouée d’oxygène des pour-
(5) Lire «The tobacco
pushers », The voyeurs américains de nicotine. Infimes à la fin des
Washington Post National années 1980, les exportations destinées au Mexique, par
Weekly Edition, * Ancien directeur d’un centre de recherche écologiste de San
25 novembre 1996. Francisco. exemple, ont décuplé une décennie plus tard.

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gères, par des cigarettes de contrebande.


La poursuite des « réformes » économiques
et de l’ouverture du marché chinois ne
peut donc qu’attirer les fabricants étran-
gers. En 1997, les sociétés Philip Morris et
RJR Nabisco ont déjà conclu avec la société
d’État China National Tobacco Corporation
(CNTC) des accords qui leur permettront
de produire sur le territoire chinois. La
production nationale de cigarettes a aug-
menté de 25 milliards d’unités en 1994,
puis de 20 milliards en 1995 ; et les fabri-
cants américains aimeraient bien être par-
tie prenante de cet essor. Une bonne
implantation en Chine leur permettrait en
effet de compenser (et au-delà) le recul de
la consommation aux États-Unis. Déjà,
dans la province de Fujian, une usine pro-
duit chaque année 2,5 milliards de Camel,
de Winston et de Golden Bridge (une
marque nationale). Et Philip Morris, qui
consacre 20 millions de dollars à la publi-
cité en Chine, parraine des matchs de foot-
ball, des tournois de tennis, des émissions
de radio.

Des marchés tous azimuts


Pendant les années Reagan-Bush [1981-
1993], les efforts commerciaux déployés
par les officiels du ministère du commerce
en faveur des fabricants de cigarettes amé-
ricains étaient d’ailleurs tels que certains
http://tobacco.stanford.edu/

évoquaient le souvenir des guerres de


l’opium. En 1986, le sénateur Helms fit la
« suggestion » suivante à M. Nakasone
Yasuhiro, alors premier ministre japonais :
« Je vous demande de vous engager sur un
calendrier qui offrira aux cigarettes améri-
Mais c’est la Chine qui fait figure de Terre promise, « Soufflez-lui dans caines une part donnée de votre marché. Puis-je suggérer
le visage et elle vous
encore vierge, à l’aube des années 2000. Les fabricants suivra partout », que l’objectif de 20 % soit atteint d’ici dix-huit mois (5) ? »
américains n’exportent pas encore grand-chose dans un publicité pour la marque Suggestion retenue : en 1996, les sociétés étrangères
américaine de cigarettes
pays qui consomme 1 700 milliards de cigarettes par an, Tipalet, 1969 – surtout américaines – contrôlaient 21 % du marché
brûlant à lui seul un tiers de la production de la planète (3). japonais de cigarettes et, en partie grâce à d’obsédantes
La Chine compte plus de fumeurs (300 millions) qu’il y a campagnes publicitaires, le nombre de jeunes femmes
d’habitants aux États-Unis. Et, pendant les années 1980, la qui fument s’est envolé.
consommation y a augmenté de 5 % par an ; 35 % des En matière d’importation de cigarettes américaines,
enfants de 12 à 15 ans fument, tout comme 10 % de ceux l’Union européenne vient juste derrière l’Asie du Sud-Est.
qui n’ont qu’entre 9 et 12 ans... L’OMS estime que le nombre Mais alors que, de 1990 à 1995, la progression du marché
annuel de décès liés au tabac y quadruplera d’ici l’an 2020, asiatique est restée modeste (77 milliards de cigarettes en
atteignant le chiffre de deux millions de victimes. Rien 1990, 86,6 milliards cinq ans plus tard), l’essor européen
qu’entre 1972 et 1992, la consommation a presque triplé, paraît presque spectaculaire (53 milliards de cigarettes
passant de 730 à 1 900 unités par personne (4). en 1993, 77 milliards en 1994, 85 milliards en 1995). Et,
Ce marché gigantesque demeure à 95 % alimenté par comme les campagnes antitabac inquiètent les fabricants
des productions nationales et, pour les marques étran- américains, Philip Morris a, en 1996, contournant ☛
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Les cigarettiers américains à la conquête du monde de sa production (qui s’est effondrée en même temps
que l’Union soviétique, en 1991) afin de répondre à un
les législations sur le sujet, lancé dans la presse écrite une appétit intérieur de cigarettes aussi insatiable que
gigantesque opération publicitaire de défense des « liber- celui des fumeurs d’Europe centrale et orientale. En Rus-
tés individuelles » des « 97 millions de fumeurs euro- sie, les exportateurs américains ont enregistré en 1990 la
péens ». Cette société, qui a également prétendu que le plus grosse vente groupée de leur histoire (34 milliards
tabac était moins nuisible à la santé des non-fumeurs de cigarettes), puis ils ont vendu 7 milliards de cigarettes
que le pain ou le lait, n’a pas oublié d’organiser... un en 1994 (contre moins de 2 milliards cinq ans plus tôt).
« concours d’écriture afin de sti- Les budgets publicitaires des fabricants de tabac étran-
Les campagnes pour le tabac
muler le débat parmi les journa- gers alimentent largement le budget des télévisions et
sont tellement omniprésentes listes et d’autres personnes sur des radios russes, celui des métros de Saint-Pétersbourg
à Kiev qu’on assimile cette ville l’avenir de l’Europe ». et Sofia (Bulgarie), celui des ampoules des feux de circu-
à « une version ukrainienne L’agressivité commerciale des lation de Bucarest (Roumanie)... Les pays d’Europe de
de Marlboro Country » producteurs américains n’a pas l’Est sont pourtant déjà champions du monde du cancer
épargné le Proche-Orient. Mais, du poumon.
depuis trois ans, la progression des importations y a été
enrayée, celles-ci se stabilisant autour de 31 milliards de Margaret Thatcher en VRP
cigarettes. Un niveau compris entre celui de la fin des Lorsque, en 1995, le Parlement ukrainien a voté une loi
années 1980 (24 milliards d’unités) et celui, record, de antitabac, Philip Morris a déployé toutes les techniques
1993 (36 milliards). Le Liban, l’Arabie saoudite et Israël de lobbying dont cette société est experte aux États-Unis.
sont, dans cet ordre, les principaux marchés américains Avec succès : la loi fut « revue » en juillet 1996. Depuis,
de la région. les publicités en faveur du tabac sont devenues tellement
Asie du Sud-Est, Union européenne, Proche-Orient : omniprésentes à Kiev qu’on assimile cette ville à « une
c’est donc vers ces trois ensembles géographiques que se version ukrainienne de Marlboro Country (6) ». Au
dirigent, en cette fin d’années 1990, l’essentiel des ventes Kazakhstan, c’est l’ex-première ministre britannique
de cigarettes américaines à l’étranger. Il ne s’agit pas Margaret Thatcher en personne qui, par attachement au
pour autant d’abandonner les perspectives d’expansion libre-échange – et moyennant la rétribution de 2 millions
en Europe de l’Est et dans les anciennes Républiques de dollars pour l’ensemble de ses services à l’entreprise –,
soviétiques. Moscou cherche encore à rétablir le niveau a accepté de convaincre les dirigeants kazakhs de faire le
meilleur accueil à Philip Morris, déjà devenu le premier
« Défense pour le pays,
tabac pour la société »,
investisseur américain en Pologne.
affiche publicitaire pour En 1997, principaux exportateurs de cigarettes du
L’Union des vendeurs
de tabac du sud de Kyoto, monde (235 milliards d’unités en 1996), les États-Unis ne
Japon, 1937
sont plus les seuls. L’Allemagne a vendu près de 85 mil-
liards de cigarettes à l’étranger, suivie par les Pays-Bas
(82 milliards), le Royaume-Uni (73 milliards), la Chine
(66 milliards), le Brésil (65 milliards), Hongkong, Singa-
pour et la Bulgarie (50 milliards chacun). Seuls les États-
Unis consacrent cependant une partie appréciable de
leur production de cigarettes (environ le tiers) aux ventes
dans les pays étrangers. Les autres États exportateurs
ne font que commencer à convoiter les marchés exté-
rieurs, notamment ceux des économies qui, volontaire-
ment ou non, s’ouvrent au commerce international. Et, si
une politique de délocalisation se met en place, le plus
gros de la production de tabac reste encore consommé là
où il est récolté.
(6) « American Tobacco’s Dans l’affrontement qui se dessine, la publicité jouera son
seizure of Ukraine », rôle. Les effets sur la santé publique ne devraient pas tarder.
http://tobacco.stanford.edu/

International
Herald Tribune, En 1997, la consommation de cigarettes tuerait déjà quelque
20 novembre 1996.
trois millions de personnes par an. L’OMS prévoit que les
(7) NDLR. En 2017,
selon l’OMS, le tabac victimes seront dix millions dans les années 2020 (7). Dont
a tué sept millions 70 % dans les pays en développement...
de personnes, dont
73 000 en France. HAL KANE

62 //// MANIÈRE DE VOIR //// Commerce, trafics et lois du marché


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Denis Darzacq /////


« Hyper no 24 », 2010

Ancrée dans les conventions


internationales depuis des décennies,
l’interdiction des stupéfiants
est remise en cause par plusieurs
législations locales qui ont ouvert
la voie à la dépénalisation, voire
à la légalisation, des drogues,
contrôlées par l’État. Mettre en avant
la santé pour assurer la sécurité,
et non plus l’inverse : ainsi se résume
la philosophie novatrice qui soutient
ces politiques. Un pari sur l’éducation,
AGENCE VU

qui rappelle celui qui caractérisa


la fin de la prohibition de l’alcool.

ou réguler ?
Interdire
3
Interdire ou réguler ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 63
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BOIRE OU NON, LÀ N’EST PAS LA QUESTION


drait-il se rappeler le propos d’Albert Ein-
L’alcool est une drogue dure et elle est celle qui pèse le plus lourd sur la société stein : «Lorsque, malgré beaucoup d’efforts, un
française. Partant de ce constat, en 2000, l’addictologue Patrick Fouilland s’attaque problème résiste, c’est que ses fondements ont
été mal posés.» Or l’alcool «résiste» bel et bien.
à quelques malentendus persistants : si considérer l’alcoolisme comme une maladie a
Quand un médecin suédois, Magnus Huss,
marqué un saut qualitatif pour les dépendants, appréhender tous les comportements
a forgé en 1848 le néologisme « alcoolisme »,
problématiques avec l’alcool comme pathologiques n’aide pas à leur résolution. transformant en maladie ce qui était alors
considéré comme un comportement répré-
’abus d’alcool est dangereux hensible – l’ivrognerie –, il a probablement

«L
PAR PATRICK FOUILLAND *
pour la santé. » Tout le monde rendu service aux intéressés. Ceux-là avaient
le sait... et personne n’y croit. davantage besoin d’aide et de soutien que de
Répété à l’envi sur chaque bouteille, ce slo- stigmatisation. Mais ce glissement séman-
gan a-t-il encore un sens ? L’abus, c’est pour tique a eu d’autres conséquences, entre autres
les autres, quelques autres, les « alcooliques ». celle de médicaliser un problème et d’ouvrir
Et pourtant... À l’aube des années 2000, on la voie à plusieurs malentendus persistants.
dénombrait quelque quarante mille morts En parlant de maladie, on pense traitement.
chaque année en France, conséquence On recherche alors des solutions extérieures
directe ou indirecte de l’alcool. De cinq à six au sujet et l’on considère tous les comporte-
millions de personnes étaient concernées ments problématiques en relation avec l’al-
par le problème, de deux à trois millions cool comme pathologiques. Or ils ne le sont
étaient dépendantes, près de 30 % des per- pas tous, pas toujours, tant s’en faut. L’ivresse
sonnes hospitalisées ayant un problème d’al- occasionnelle d’un jeune ou la conduite sous
cool important (1). L’alcool est une drogue l’empire d’un état alcoolique, par exemple, si
dure, les spécialistes le disent (2) et semblent elles sont problématiques, ne sont pas néces-
enfin entendus : en dépit de la levée de bou- sairement pathologiques.
cliers du lobby des alcooliers, le gouverne-
ment a en effet, en 1998, étendu à l’alcool le Stratégies timides et inefficaces
champ de la Mission interministérielle de Quand les conduites d’alcoolisation sont pro-
lutte contre la drogue et la toxicomanie gressivement entrées dans le champ de la
(MILDT) [NDLR : devenue depuis Mission de médecine, il y a une centaine d’années, deux
lutte contre les drogues écoles ont vu le jour, irrémédiablement anta-
En 2000, l’alcool représentait plus et les conduites addictives gonistes, sauf pour quelques utopistes : une
de la moitié des dépenses sociales (Mildeca)] – une vérita- clinique du produit et une clinique du sujet.
liées à l’usage de l’ensemble ble petite révolution. Non La clinique du produit rend l’alcool respon-
des drogues licites et illicites seulement l’alcool est une sable des désordres sur la santé des indivi-
drogue dure, mais elle est dus, sur leurs comportements et sur les
celle qui pèse le plus lourd sur la société fran- conséquences sociales que cela entraîne.
çaise : en 2000, plus de la moitié des dépen- Cette approche n’est pas sans argument. Elle
ses sociales annuelles, privées et publiques, a inspiré bien des politiques visant à contrô-
liées à l’usage de l’ensemble des drogues licites ler, à restreindre la production, la vente, la
et illicites (perte de revenus, frais médicaux consommation, la promotion de boissons
non remboursables, dommage à des tiers, alcooliques, mais n’a pas abouti à de grands
absentéisme, dépenses de Sécurité sociale, changements (3). Cette clinique recherche en
perte d’impôts et de cotisations sociales, etc.). priorité des solutions médicales, médica-
Si la dramatisation n’a jamais changé la menteuses ou comportementales. La cli-
donne dans une situation problématique, le nique du sujet considère l’individu davan-
silence et le déni ne font pas mieux. Pour espé- tage que ses comportements. Quand l’alcool
rer résoudre cette question, peut-être fau- devient source de problèmes pour un indi-
vidu, celui-ci, pour s’en sortir, ne peut qu’en
prendre la mesure et rechercher en lui les
* Médecin, formateur, ancien directeur du centre d’alcoologie du
Havre et ancien président de la Fédération française d’addictologie. moyens d’y faire face. La clinique du sujet se

64 //// MANIÈRE DE VOIR //// Interdire ou réguler ?


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Akatre ///// Image créée pour le lieu artistique


pluridisciplinaire Mains d’Œuvres, Saint-Ouen, 2009

raissent à ses utilisateurs comme bien supé-


rieurs aux risques encourus. D’où la diffi-
culté à regarder le problème en face.
Les Français ont choisi d’utiliser couram-
ment un produit à la fois gastronomique, psy-
chotrope et toxique. Pourquoi pas ? Parmi ses
bienfaits, tout le monde admet ses aspects gas-
tronomiques et conviviaux. Mais on néglige
trop souvent d’insister sur deux effets recher-
chés et bien souvent obtenus : l’effet psycho-
trope et l’ivresse, avec leurs deux volets positif
et négatif puissamment entremêlés.

Dépendance constituée à bas bruit


Car l’alcool est un psychotrope. Il agit sur le
système nerveux central et ce dès les pre-
mières gouttes. Il peut être, selon les person-
nes et selon les circonstances, anxiolytique,
calmant, hypnogène, antidépresseur, désinhi-
biteur, psychostimulant, euphorisant, etc.
L’usager de l’alcool-médicament en connaît
très exactement les indications et la posologie
adaptées. Il est capable de régler précisément
sa consommation, en fonction d’objectifs sou-
vent inconscients. L’efficacité psychotrope de
l’alcool peut être longue avant que les incon-
vénients n’apparaissent. Si l’on n’admet pas
ces faits, on ne peut imaginer se retrouver un
jour pris au piège d’une dépendance qui se
sera constituée à bas bruit.
L’ivresse est une aventure aussi vieille que
l’humanité. Peut-être même est-elle indis-
pensable à l’homme, à sa croissance, à sa sur-
vie. Il y a mille et un moyens d’y parvenir,
mais l’alcool est probablement le plus effi-
cace, le plus sûr, en tout cas le mieux toléré,
tant physiologiquement que socialement.
Mais les contrôles sociaux existant autrefois
dans les sociétés qui ritualisaient – et ryth-
maient – les ivresses ont disparu. Celles-ci,
propose donc d’aider l’intéressé en l’accom- d’abord un problème – c’est aussi un remède – comme rites d’initiation et de passage,
pagnant dans un cheminement libérateur, et le consommateur comme déjà un malade. comme expériences d’ordre mystique, ☛
jamais en lui apportant la solution. Aborder la question de l’alcool ne peut se
Le propre de la santé publique est de consi- faire sous le seul angle de la santé publique.
(1) NDLR. Selon l’Observatoire français des drogues et des
dérer des populations et d’identifier les Il s’agit d’une pratique culturelle solidement toxicomanies (OFDT), en 2009, 49 000 décès pouvaient
être attribués à l’alcool et, en 2014, 3,4 millions de per-
risques qu’elles encourent pour conduire des établie en France. Par conséquent, la réponse sonnes étaient considérées comme des consommateurs à
risques. Cf. Drogues, chiffres clés, OFDT, Paris, juin 2017.
actions de prévention et d’information. Bien doit d’abord être culturelle. Si produire, ven-
(2) Bernard Roques, La Dangerosité des drogues, rapport au
timides en général, les diverses stratégies dre, inciter à consommer de l’alcool (pour secrétariat d’État à la santé, Odile Jacob - La Documenta-
employées se sont révélées inefficaces en une société), en acheter, en utiliser (pour les tion française, Paris, 1999.
(3) C’est le cas de la loi Évin, qui, en 1989, a tenté de régle-
matière d’alcool. Il y a fort à parier qu’elles personnes) comporte des risques, ces der- menter la publicité sur l’alcool et le tabac. Objectif à peu
continueront de l’être aussi longtemps qu’elles niers ne sont jamais dissuasifs. L’alcool pro- près atteint en ce qui concerne le tabac. Pour l’alcool, en
revanche, cette loi a été pratiquement vidée de sa subs-
considéreront ce produit comme étant cure un plaisir, rend des services qui appa- tance, au fil des années, à force d’appels et de recours.

Interdire ou réguler ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 65


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ce qu’on fait (au sens propre du terme) quand


BOIRE OU NON, LÀ N’EST PAS LA QUESTION on prend de l’alcool ? Que dire à ceux dont on
ont cédé le pas à des conduites d’anéantisse- est plus ou moins responsable – enfants, entou-
ment, de dislocation physique et mentale de rage familial, collègues, amis – quant aux ris-
l’individu. Devant la complexité d’un tel pro- ques encourus ? Quelles réponses suis-je en
duit, notre propre ambivalence est démas- mesure, personnellement, d’apporter ? Il fau-
quée, et peut-être, dans le fond, est-ce cela que drait oser parler de l’ambivalence de ce produit,
nous ne supportons pas : côté docteur Jekyll, faire en sorte que le sujet ne soit plus tabou.
le produit gastronomique, convivial, cultu-
rel, à l’aspect délibérément idéalisé, édul- Comme une question civique
coré ; côté Mister Hyde, la personnalité chan- On peut imaginer quelques propositions sim-
gée, les comportements ples d’attitudes, celle-ci par exemple : si l’alcool
Consommer de l’alcool, c’est faire antisociaux, l’homme est une drogue dure, alors ne soyons pas dea-
sciemment usage d’un produit ravalé au rang de la bête, lers. N’insistons pas, n’encourageons jamais à
potentiellement stupéfiant. Il faudrait bref, la caricature. Entre boire quelqu’un qui n’en a pas envie. On devrait
oser parler de son ambivalence ces deux extrêmes, il n’y toujours avoir, à côté de boissons alcooliques,
a aucune représentation. quelque chose d’autre à offrir. Si notre con-
Pourtant nous connaissons tous, entre l’usage sommation devient automatique, répétitive,
simple et l’usage nocif, des situations où l’al- interrogeons-nous. Si l’alcool est utilisé comme
cool constitue un problème, sans qu’il s’agisse un médicament, et surtout s’il se révèle effi-
pour autant de maladie. cace, méfiance ! Parce qu’il peut être dans cer-
Boire ou ne pas boire, là n’est donc pas la taines circonstances un médicament prodi-
question. Consommer de l’alcool, c’est faire gieux (sur le trac, la petite déprime, la fatigue,
sciemment usage d’un produit dangereux, d’un l’ennui...), le risque d’un recours habituel est
produit potentiellement stupéfiant. Ce n’est majeur. S’il « rend service », l’alcool fait courir
donc pas, et ne sera jamais, anodin. Les vraies un risque de dépendance beaucoup plus
questions devraient être les suivantes : qu’est- lourd que s’il se contente de « faire plaisir ».
Pour prévenir les dommages de l’usage
abusif de ce produit psychotrope, il est possi-
ble d’agir avec efficacité sur plusieurs fronts :
la politique de santé, l’action publique, l’édu-
cation et l’action citoyenne. En ce qui concerne
le premier point, à la fin des années 1990, un
espoir a surgi. Un rapport a enfin jeté les
bases d’une politique de santé (prévention et
soins) à l’égard de l’alcool (4).
En termes d’éducation, des solutions sont
également possibles. La question de la
consommation d’alcool étant l’affaire de
tous, elle l’est plus encore pour ceux qui édu-
quent, instruisent, forment. Chaque profes-
seur d’école, de collège ou de lycée devrait
pouvoir en parler ; toutes les matières ensei-
gnées, ou presque, en donnent l’occasion. Il y
a moins de risques à parler de ce sujet qu’à
ne pas en parler. Il serait fondamental d’in-
troduire cette question à l’école comme une
question civique et de cesser de considérer
qu’il s’agit d’une affaire de spécialistes.
Patrick Fouilland

(4) Michel Reynaud et Philippe-Jean Parquet, Les Personnes


en difficulté avec l’alcool, Éditions Comité français d’éduca-
tion pour la santé (CFES), Paris, 1999.

66 //// MANIÈRE DE VOIR //// Interdire ou réguler ?


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Denis Darzacq ///// « Sans titre no 13 », 2006

les cartels se disputent le contrôle des cir-


cuits de livraison (lire l’article page 82).
Comme le dit l’écrivain Charles Bowden, la
guerre contre la drogue se conjugue à la
guerre pour la drogue. Toutes deux sont
pareillement mortelles.

Échec du dogme répressif


Il y a quelques années encore, un certain fata-
lisme dominait, inspiré par le constat que la
sauvagerie ne pouvait être stoppée, seulement
déplacée. Mais, en 2012, des dirigeants d’Amé-
rique latine, parmi lesquels le président
colombien de l’époque, M. Juan Manuel San-
tos, ont appelé publiquement à rompre avec le
dogme répressif et à mettre en œuvre une
politique différente – la seule, selon eux, qui
soit en mesure d’éradiquer le marché de la
drogue. C’est cette voie qu’a suivie l’Uruguay,
dont le président, M. José Mujica, à la tête du
pays de 2010 à 2015, a été un dirigeant aty-
pique. Membre de la guérilla des Tupamaros
dans les années 1970, il est resté emprisonné
au fond d’un puits durant deux ans et demi.
Après son élection, en novembre 2009, il a
AGENCE VU dédaigné les dorures du palais présidentiel
pour rester dans sa petite maison au toit de
tôle située dans un quartier populaire de Mon-
tevideo. Il reversait 87% de son salaire de chef
d’État à des organismes d’aide au logement
PROHIBER LA PROHIBITION social et prenait volontiers le bus pour se ren-
dre à ses rendez-vous.
En juillet 2013, les députés de sa coalition ont
Le Portugal a été pionnier en décriminalisant – avec succès – l’achat, la détention fait adopter une loi autorisant la culture du
et l’usage de tous types de stupéfiants. En 2013, l’Uruguay votait, lui, le premier, cannabis sur le territoire national et sa vente
une loi légalisant la culture et la vente de cannabis sous autorité de l’État. aux adultes. Les amateurs peuvent depuis lors
se procurer leur herbe préférée en pharmacie,
Pour ses défenseurs, la politique de régulation des drogues constitue la seule manière
dans la limite de quarante grammes par mois,
de combattre efficacement les réseaux de trafiquants. Elle a fait des émules…
ou la cultiver eux-mêmes, à raison de six plants
par foyer. C’est la première fois qu’un pays
elon l’organisation Human Rights déroge frontalement aux traités de l’Organisa-

S
PAR JOHANN HARI *
Watch, 200 000 Mexicains ont perdu tion des Nations unies (ONU) prohibant l’usage
la vie dans la « guerre contre la du cannabis (lire la chronologie page 90).
drogue » lancée en 2006 par l’ancien prési- « Cela fait plus de cent ans que, d’une façon
dent Felipe Calderón. Ce bain de sang s’ali- ou d’une autre, nous menons des politiques
mente à deux sources croisées : d’une part, répressives sur la question des drogues, nous
les États-Unis charrient de l’argent et des expliquait M. Mujica peu après l’adoption de
armes de l’autre côté du Rio Grande pour la réforme. Et, après cent ans, nous avons
réprimer le trafic de stupéfiants ; de l’autre, conclu qu’elles se sont soldées par un incontes-
table échec. » Son ministre de la défense de
*Journaliste, auteur de La Brimade des stups, Slatkine&Cie, Paris, 2016. l’époque (il est décédé en 2016), Eleutorio ☛

Interdire ou réguler ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 67


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blème bien plus grave que n’importe quelle


PROHIBER LA PROHIBITION drogue. Le remède est pire que le mal. »
Huidobro – un autre ex-Tupamaro, jadis lui lence qui en découle : « En refusant de légali- Le gouvernement uruguayen considère
aussi détenu durant plusieurs années au fond ser la marijuana, on ne fait que remettre les l’éradication du commerce de la drogue
d’un puits –, nous avait résumé en ces termes bénéfices de ce marché entre les mains des comme un vœu pieux. Le slogan de l’ONU
la prise de conscience qui a poussé son pays criminels et transformer les trafiquants en – « Un monde sans drogue. Nous pouvons le
à franchir ce pas historique : « Si nous ne fai- une institution surpuissante. » Dans une éco- faire ! » – lui paraît d’une absurdité confon-
sons pas cela maintenant, ce qui est nomie illégale, les litiges ne se dante. Pour M. Diego Cánepa, secrétaire
« La guerre
arrivé au Mexique finira par se règlent pas devant les tribunaux, général de la présidence Mujica, l’altération
produire chez nous. Et nous serons
des États-Unis mais par la terreur. De même que chimique de la conscience répond à un désir
dans de sales draps. » L’Uruguay se contre la drogue la prohibition de l’alcool a enfanté consubstantiel à l’espèce humaine qui s’est
situe en effet sur l’une des princi- cause infiniment Al Capone et le massacre de la manifesté dans toutes les sociétés connues.
pales routes continentales de la plus de victimes et Saint-Valentin (1), le gang des Zetas Envoyer la troupe a pour seul effet de
drogue, empruntée par la cocaïne provoque infiniment et le carnage sans fin qui endeuille déplacer le trafic de quelques centaines de
bolivienne et par le cannabis para- le nord du Mexique sont les fruits kilomètres. Les spécialistes appellent cela
plus d’instabilité »
guayen avant leur acheminement naturels de la prohibition des stu- l’« effet ballon » : quand vous enfoncez le
vers l’Europe. Selon le député Sebastián péfiants. « La guerre des États-Unis contre la doigt dans un sac plein d’air, sa circonférence
Sabini, un homicide sur trois commis dans le drogue fait plus de dégâts que la marijuana augmente sous l’effet de la pression. Les sites
pays est lié au commerce des stupéfiants. elle-même, estimait Huidobro. Elle cause infi- de production attaqués en Colombie ont fait
C’est la politique prohibitionniste, insistait niment plus de victimes, provoque infiniment leur réapparition en Bolivie, les réseaux
Huidobro, qui a créé le narcotrafic et la vio- plus d’instabilité. Elle pose à la planète un pro- démantelés dans les Caraïbes se sont recons-

AGENCE VU

Denis Darzacq ///// « La Chute no 4 », 2006

68 //// MANIÈRE DE VOIR //// Interdire ou réguler ?


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titués au Mexique, etc. On peut au mieux


repousser le problème, pas le supprimer.
Partant de ce constat, M. Mujica en a conclu
Une prescription radicale
que, « puisque le marché existe déjà, il faut le
réguler, le sortir de l’ombre pour en priver les ise en œuvre dans presque tous les cantons suisses, testée timidement
trafiquants ». Aux États-Unis, la légalisation
de l’alcool en 1933 avait mis fin au trafic de
M au Canada et dans quelques pays d’Europe (Allemagne, Royaume-Uni,
Pays-Bas...), la prescription médicale d’héroïne est née d’une grave crise : celle
tord-boyaux et aux assassinats entre concur- des scènes ouvertes de la drogue. Dans les années 1980, en Suisse, la consom-
rents. Le brasseur Budweiser n’est pas un mation d’héroïne a bondi. Le pays était devenu un pôle d’attraction européen
philanthrope, mais au moins ne défend-il pas
pour les toxicomanes... Débordée, la police cherchait à limiter les nuisances
ses parts de marché en liquidant les employés
dans l’espace public – vols, violences, dépôts de seringues usagées... – en les
de Guinness. De la même façon, la légalisa-
cantonnant à certains lieux. Astrid54
tion du cannabis – et sa commercialisation
dans des boutiques détenant une licence – Afin de limiter la propagation du VIH, la fondation Contact a ouvert à Berne
ôte le pain de la bouche au crime organisé. En la première salle d’injection du monde, dès 1986. Mais l’existence de telles
outre, les taxes prélevées peuvent servir à salles restait sans effet sur la délinquance liée à l’achat de stupéfiants. Quant
financer des centres de soins pour toxico- aux traitements de substitution, « certains ne les supportaient pas », précise
manes et des programmes de prévention le docteur Thilo Beck, psychiatre à la Communauté de travail pour une ges-
contre la consommation de stupéfiants. tion des drogues à bas risque (ARUD), une clinique spécialisée en addictologie
à Zurich. « C’est alors que nous, acteurs de terrain, avons proposé une solution. »
Reprendre le contrôle du marché Et une solution radicale : prescrire de l’héroïne à ceux pour qui les traitements
Les adeptes sud-américains de la légalisation de substitution sont sans effet.
n’entendent nullement promouvoir les bien-
Ainsi naquit la politique dite des « quatre piliers » : prévention, thérapie,
faits du cannabis ni encourager sa consom-
réduction des risques et répression. En 1994 ouvrent les premiers centres
mation – M. Mujica n’a pas hésité à qualifier
les usagers de drogues douces de nabos, un d’injection médicalisée. On en compte désormais vingt-deux – dont un en
terme injurieux signifiant littéralement milieu carcéral –, gérés par des hôpitaux publics et des cliniques privées avec
« navets ». Ils ont estimé qu’un joint n’était le soutien de l’État. Les effets positifs de cette politique sont flagrants. Déman-
pas plus nocif qu’un verre d’alcool et qu’il fal- telées, les scènes ouvertes n’ont jamais réapparu. La criminalité liée aux stu-
lait donc s’en accommoder. péfiants a connu une « réduction exceptionnelle », selon l’Institut de police
Les réformateurs uruguayens n’ignoraient scientifique et de criminologie de l’université de Lausanne (1). Alors même
pas qu’ils se heurteraient à l’indignation des qu’ils formaient une « population extrêmement ancrée dans la délinquance »,
prohibitionnistes. Depuis des décennies, ces le nombre de toxicomanes ayant affaire à la police a été réduit de deux tiers.
derniers agitent le spectre d’une légalisation
Crainte majeure des prohibitionnistes, la hausse de la consommation d’hé-
synonyme de chaos et de débauche, qui invi-
roïne n’a pas eu lieu. Cette drogue n’attire pas les jeunes : la moyenne d’âge
terait les enfants à se ruer chez le marchand
des patients pris en charge dans les centres d’injection médicalisée est de
de sucettes pour faire le plein de psychotro-
45 ans (2). Leur espérance de vie s’est accrue : « Nos patients ont accès à une
pes. À quoi les Uruguayens rétorquent que le
héroïne non coupée, explique l’addictologue Daniele Zullino. Ils ne meurent
chaos, c’est ce que leur continent subit en ce
plus à cause de l’héroïne, mais souvent à cause du tabac... » En Suisse, en 1995,
moment même. La légalisation vise à l’exact
65 % des sondés considéraient la drogue comme un problème majeur ; ils ne
opposé : reprendre le contrôle du marché
sont désormais plus que 15 % (3).
pour pouvoir le maîtriser. Selon eux, les ado-
lescents en sont les principaux bénéficiaires. Chez les moins de 35 ans, le nombre de morts liées à la drogue est passé de
La consommation régulière de cannabis chez 305 en 1995 à 25 en 2015. « La prohibition ne résout pas les problèmes : elle en
les mineurs peut altérer leurs facultés men- est la cause, affirme le docteur Beck. C’est l’illégalité du produit qui détruit l’hé-
tales : il est donc vital de les en dissuader. Or roïnomane, davantage que le produit lui-même. »
les jeunes Américains préfèrent se procurer C. G.
de la marijuana plutôt que de l’alcool (2), car
un trafiquant demande rarement sa carte ☛ (1) Marcelo F. Aebi, Denis Ribeaud et Martin Killias, « Prescription médicale de stupéfiants et
délinquance : résultats des essais suisses », Criminologie, vol. 32, n° 2, Les Presses universitaires de
Montréal, automne 1999.
(1) Le 14 février 1929, à Chicago, la mafia du South Side, diri- (2) « Traitement avec prescription d’héroïne en Suisse. Résultats de l’enquête 2016 », Institut suisse
gée par Al Capone, tend un traquenard à celle du North Side, de recherche sur la santé publique et les addictions (ISGF), Zurich, août 2017.
dirigée par Bugs Moran, et assassine sept de ses membres.
(3) « Baromètre des préoccupations », Crédit suisse, 2017.
(2) Tom Fieling, The Candy Machine : How Cocaine Took Over
the World, Penguin, Londres, 2009.

Interdire ou réguler ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 69


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l’usage, la production et la vente de marijuana


PROHIBER LA PROHIBITION – sept autres États et le district de Columbia
d’identité au client. Le pharmacien, en revan- leur emboîteront le pas au cours des années
che, est plus enclin à respecter la loi, faute de suivantes. Les autorités américaines sont dès
quoi il risque de perdre sa licence. lors moins bien placées pour morigéner ou
Aux quatre coins du monde, nombre de punir les pays tentés d’en faire autant.
législateurs et de policiers reconnaissent en
privé les avantages de la légalisation. En Uru- Au tour des drogues dures ?
guay, ils le font à voix haute et agissent en Enfin, la popularité et la détermination du
conséquence. Pourquoi eux, pourquoi ici ? président uruguayen ont joué un rôle capital.
Pour quelles raisons les obstacles insurmon- Quand on a survécu au fond d’un puits pen-
tables ailleurs – inertie, crainte de l’opinion dant des années, on est sans doute mieux
publique, peur de déplaire aux États-Unis (3) – armé pour résister aux pressions, intérieures
sont-ils plus faciles à vaincre en Uruguay comme extérieures. Si M. Mujica et ses alliés
qu’ailleurs ? Plusieurs facteurs se combinent. ont peiné à rallier à leur cause la majorité de
Le premier tient à la vigueur du mouvement leurs compatriotes, la légalisation a suscité au
antiprohibitionniste, attisée fil du temps une adhésion croissante, malgré
Aux quatre coins du monde, nombre par une série d’injustices les arguments avancés par les opposants.
de policiers reconnaissent en privé retentissantes. En avril 2011, Ceux-ci font valoir trois objections. En pre-
les avantages de la légalisation. par exemple, une ensei- mier lieu, l’effet d’aubaine : « Dès que vous
En Uruguay, ils le font à voix haute gnante de l’Académie mili- légalisez une drogue, les gens en consomment
taire âgée de 66 ans, M me
Ali- davantage », nous affirmait la députée Vero-
cia Garcia, est arrêtée pour avoir fait pousser nica Alonzo (aujourd’hui sénatrice). L’argu-
chez elle quelques plants de cannabis. Elle ment paraît de bon sens ; il est pourtant
risque vingt mois de prison pour production contredit par les faits. Aux Pays-Bas, où la
illégale à usage commercial. Se tisse alors un vente de cannabis dans les coffee shops est
vaste réseau de soutien, auquel les jeunes autorisée depuis 1976 (les autorités ayant
parlementaires du Mouvement de participa- renoncé à une légalisation formelle pour ne
tion populaire (MPP), le parti de M. Mujica, pas enfreindre trop ouvertement les traités de
s’associent en militant pour la légalisation. l’ONU), les consommateurs ne représentent
Au même moment, l’autorité des États-Unis que 5 % de la population, contre 6,3 % aux
sur ce sujet se met à vaciller. Les États du Colo- États-Unis et 7 % dans l’ensemble de l’Union
rado et de Washington adoptent en 2013 une européenne (4). Le spectre d’une ruée sur les
loi approuvée par référendum qui légalise pharmacies semble donc relever du fantasme.
La deuxième crainte est que la légalisation
du cannabis incite les usagers à se reporter
Sur la Toile sur les drogues dures, en particulier la
« pasta »-base, un dérivé de la cocaïne com-
Anne Coppel
Spécialiste reconnue de la question des drogues, la sociologue Anne Coppel propose sur son site personnel
parable au crack qui fait des ravages dans les
une foule de documents – articles, bibliographies, interventions, annuaire de ressources en ligne, etc. marges de la société uruguayenne. C’est la
À consulter notamment, le texte « Changements dans les politiques des drogues ? », paru dans la revue théorie dite de la « porte ouverte » : un petit
Chimères en janvier 2018, et un article publié dans la revue Swaps en 2014, « Aux racines de la prohibition
des drogues ». vice conduit nécessairement à un vice plus
www.annecoppel.fr grave. Raquel Peyraube, médecin spécialiste
du traitement des toxicomanes, n’y croit pas
« Vacarme »
La revue trimestrielle s’intéresse de près à la question des stupéfiants et de la toxicomanie. À lire sur son une seconde. Selon elle, c’est au contraire la
site, entre autres, les articles en accès libre du dossier « Drogues : on légalise » (n° 57, automne 2011). « Face prohibition qui, par le monopole qu’elle
à l’explosion actuelle des problèmes des drogues, il n’y a désormais plus d’autre issue que la légalisation
de toutes les drogues », estime la rédaction, qui formule une série de propositions en ce sens. confère aux trafiquants, oriente les consom-
https://vacarme.org/rubrique370.html mateurs de cannabis vers des produits autre-
ment plus dangereux. « Au supermarché, vous
« Les junkies de Gengis Khan »
« Premier producteur mondial d’opium et d’héroïne, l’Afghanistan connaît également le plus fort
achetez des choses dont vous n’avez pas besoin
pourcentage de toxicomanes », rappelle CQFD (n° 108, février 2013). Le mensuel a réalisé un entretien croisé parce qu’on vous les met sous le nez ou qu’on
avec un usager de drogue afghan et Olivier Maclet (ex-responsable de Médecins du monde dans le pays), vous les rend attrayantes, explique-t-elle. De
accessible sur son site.
http://cqfd-journal.org la même manière, les trafiquants vont tenter
de fourguer à leurs clients de la cocaïne ou

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d’autres substances. La prohibition fait le lit


des drogues dures. » L’analyse est confirmée
par une étude de l’Open Society Foundations,
le réseau de fondations créé par le milliar-
Par la bande À la recherche
daire George Soros : elle établit que les Pays- d’un sujet
Bas connaissent le taux de toxicomanes le
plus faible d’Europe, précisément parce
qu’ils ont privé le cannabis du voisinage des
drogues dures (5). Création originale de Mazen Kerbaj
La docteure Peyraube récuse également (texte et dessin) pour Manière de voir.

l’idée selon laquelle la légalisation provoque-


rait une hausse des cas de schizophrénie. S’il
existait un lien entre la marijuana et l’appa-
rition de cette maladie, dit-elle, le taux de azen Kerbaj est un musicien. Trompettiste autodidacte, il
schizophrènes aurait explosé au cours des M exerce dans l’univers de l’improvisation libre, un style expéri-
mental qu’il a importé aux alentours des années 2000 à Beyrouth,
dernières décennies, puisque nul ne conteste
que la consommation de cannabis n’a cessé où il a créé le premier festival consacré au genre dans le pays. « Dans
cette musique, l’important est le processus de création (...) plus que le
de croître dans de très nombreux pays ; or il
résultat final. Il y a une communion entre les musiciens, l’audience et
est resté stable. Selon elle, il est possible en
le lieu. C’est ce qui est important dans ce genre (1) », expliquait-il en
revanche que les schizophrènes consom-
2016, alors qu’il était en résidence à Berlin.
ment plus fréquemment du cannabis que la
Mazen Kerbaj est un dessinateur. Fils de la peintre libanaise
moyenne en raison de son effet relaxant, ce
Laure Ghorayeb, il a eu comme elle – vingt ans après – l’occasion
qui expliquerait la corrélation. de se révéler artistiquement au sein d’un conflit, celui de 2006
À ces critiques s’en ajoute une autre, plus contre Israël. Beyrouth, juillet-août 2006, sorte de journal de guerre
sérieuse, qui ne laisse pas insensible l’admi- intense, décalé et souvent très drôle, sera publié chez L’Association
nistration uruguayenne. La légalisation du la même année. Pionnier – à nouveau – de la bande dessinée au
cannabis réduit certes le marché des drogues Liban, il manie le crayon comme sa trompette, avec une rare
illicites, mais elle laisse intact le commerce liberté, se jouant des styles et des influences.
des produits les plus rentables. Pour ébran- Marqué par Ric Hochet vers ses 3 ans, en 1978, et dès lors nourri
ler vraiment le pouvoir des cartels, la cohé- de planches franco-belges, il s’engage dans une passion dévorante
rence imposerait d’aller plus loin et de régu- qui ne le quittera jamais. Avec pour horizon l’immense Goossens,
ler le circuit de toutes les drogues pour point de jonction vers les bandes alternatives qu’il découvre à la
fin de son adolescence. Si une partie de son travail en dessin reste
lesquelles il existe une forte demande. Pour
relativement traditionnelle – pendant des années, il a publié dans
certaines, comme l’ecstasy ou la cocaïne, cela
la presse libanaise des histoires humoristiques –, c’est par un trait
supposerait d’encadrer la vente ; pour d’au-
affranchi de tous les cadres qu’il est devenu un auteur majeur de
tres, comme l’héroïne, une distribution sur la bande dessinée contemporaine.
prescription médicale serait sans doute plus
Guillaume Barou
avisée, comme le suggèrent les expériences
menées en Suisse (lire l’encadré page 69). «Cela (1) Entretien accordé à The Attic, 11 avril 2016.
prendra du temps, reconnaissait M. Sabini,
l’homme du MPP qui s’est le plus engagé
pour la réforme. Mais quand ce sera au tour
des autres drogues, nous serons prêts pour
plaider notre cause devant le public. » Le
député s’est déjà prononcé pour la légalisa-
tion de la cocaïne.
Johann Hari

(3) Lire François Polet, «Vers la fin de la “guerre contre la


drogue” », Le Monde diplomatique, février 2014.
(4) « Dutch fear threat to liberalism in “soft drugs” curbs »,
Reuters, 10 octobre 2011.

(5) « Coffee shops and compromise : Separated illicit drug
markets in the Netherlands », Open Society Foundations,
New York, juillet 2013.

Interdire ou réguler ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 71


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DANS LES ARCHIVES ////NOVEMBRE 1997 //// Astrid54

Écouter le toxicomane
Présentée comme une solution de rechange pour soigner loi de 1838 (en vigueur jusqu’en 1992 en France) se sont
construits des systèmes carcéraux soignants dont le plus
les toxicomanes, la prescription de produits de substitution,
bel exemple est l’asile.
comme la méthadone, masque une crue réalité : elle répond Au nom de la raison, qui cache mal la peur, on a ainsi
avant tout à un impératif sécuritaire et permet créé, avec la meilleure bonne volonté possible, les hôpi-
de « domestiquer » le drogué en le plaçant sous camisole taux-prisons dont nous avons hérité. Tout cela était car-
tésien, logique, un élément renvoyant à un autre. La
chimique. Un autre modèle thérapeutique est pourtant possible.
plus belle démonstration de cette raison délirante est le
plan de l’hôpital psychiatrique dû à Jean-Baptiste-Maxi-
sons l’affirmer : la création apparemment spon- mien Parchappe, psychiatre français de la fin du

O tanée d’institutions consacrées aux exclus mas-


que un féroce désir de les éliminer, dans le but
très précis de protéger les classes moyennes et le centre
XIXe siècle. De la porte d’entrée à la morgue, il existait
(et existe encore) une hiérarchie des bâtiments et de la
qualité des soins parfaitement lisible ; on commençait
des villes. Sur ce plan, il y a un lien entre l’attitude de par des pavillons d’aigus, puis, au fur et à mesure, on
l’État à l’égard des sans-domicile-fixe (SDF) ou des sans- aboutissait à des bâtiments réservés aux chroniques.
papiers et le sort réservé aux toxicomanes. La bonne Puisque les fous n’étaient pas des hommes comme les
volonté des personnes n’est pas en cause. Certaines s’y autres, le système était tel que même la sexualité s’en
investissent totalement, mais on peut se demander qui trouvait exclue par la séparation entre hommes et
est l’alibi de qui, qui donne l’absolution femmes – les fous ne pouvant donner
humanitaire à un contrôle social de plus On peut se demander naissance qu’à d’autres fous ! Avec les
en plus organisé, avec ses complices, ses qui donne l’absolution produits de substitution il n’y a plus ce
traîtres, ses arrivistes... humanitaire type de problème puisque, à dose suffi-
En ce qui concerne les toxicomanes, la sante, ils inhibent totalement la libido.
à un contrôle social
loi du 31 décembre 1970, malgré ses ambi- Il en va de même avec les toxicomanes.
guïtés et ses contradictions, donnait à ces de plus en plus On nous présente le traitement par la
exclus deux garanties : l’anonymat et la organisé, avec méthadone, produit de substitution,
gratuité. Ils pouvaient ainsi échapper aux ses complices, comme une nouvelle méthode, libératrice
mailles d’une organisation sectorisée dont ses traîtres... pour les individus et socialement efficace.
le but est toujours de réduire, coûte que Or cette méthode n’est pas nouvelle : elle
coûte, l’« état de sauvagerie ». Pour comprendre, il faut fonctionne aux États-Unis depuis des décennies. Elle a
relire ce que Michel Foucault a écrit sur l’enfermement certes évité une certaine dangerosité mais n’a réglé en
des fous au XIXe siècle dans son Histoire de la folie à l’âge rien le problème de la toxicomanie. La grande majorité
(1) Buprénorphine : classique (1961). À cette époque, le statut anthropologique des toxicomanes prennent des produits pour lesquels il
traitement substitutif des
pharmacodépendances
de la folie sortant à peine des pénombres du Moyen Âge, n’y a pas de substitution. Les communautés minoritaires,
majeures aux opiacés, les fous étaient des malades chroniques inguérissables, notamment noires, savent ce qu’est le piège du contrôle
utilisé uniquement en
France à titre stigmatisés par une certaine laideur agencée ou une social. Elles prennent systématiquement d’autres pro-
expérimental. esthétique effrayante, et l’aspect physique qu’on leur duits, comme le crack, qui leur permettent de soutenir
(2) Lieux institutionnels
où les toxicomanes
donnait justifiait qu’on les mette à l’écart. À partir de la une revendication identitaire. Bien plus, certains, en
« défoncés » sont nègres marrons, osent revendre leur méthadone pour se
autorisés à tuer le temps
sans rien faire. Le café y procurer de l’héroïne ou bien mélangent héroïne et
est offert avec possibilités * Fondateur, en 1971, de l’hôpital Marmottan (Paris),
spécialisé dans le traitement des addictions, le psychiatre méthadone. Quant au Subutex (1), censé réduire les
de douche, machines à
laver le linge, etc. Claude Olievenstein est mort en 2008. risques, de plus en plus d’usagers, non seulement le

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AGENCE VU

mélangent avec d’autres produits mais, plus encore, se De façon naïve ou cynique, certains ont vite compris Denis Darzacq /////
« La Chute no 13 », 2006
l’injectent, démentant la justification de sa diffusion par quel parti on pouvait tirer de la substitution. Elle devient
la réduction des risques. la pièce maîtresse d’un système peu onéreux, qui permet
Ce modèle ancien de traitement par substitution, pro- le contrôle des toxicomanes avec une prise en charge qui
posé comme une nouveauté extraordinaire, a toujours eu n’en est plus une, et dont la seule finalité est une appa-
une visée sécuritaire ; avec lui on ne s’interroge plus, ni rente normalisation.
sur les motivations de la toxicomanie, ni sur les pro- Bien sûr, les moyens précédemment attribués au sec-
blèmes familiaux, ni sur les problèmes culturels. Peu à teur sanitaire de la prise en charge des toxicomanes
peu, les programmes d’échange de seringues sont relé- sont restés ridiculement bas. Mais c’était encore trop,
gués au second plan, voire abandonnés, alors qu’ils et l’augmentation des toxicomanies sauvages et de
constituent la meilleure protection, avec les préservatifs, misère ne permettait plus de contrôler efficacement la
contre le sida, tant il est vrai que l’échange anonyme des situation. D’où l’apparition sur le marché d’une série
seringues ne participe pas du contrôle social. d’institutions refuges, boutiques (2), communautés ☛
Interdire ou réguler ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 75
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Écouter le toxicomane toxicomanie n’intéressent personne, et encore moins le


centre qui admet la spécificité de la toxicomanie. Voici
thérapeutiques, dont chacune a sa justification en parti- nos toxicomanes sous camisole chimique ; il faut leur
culier mais qui s’intègrent dans un système. donner un statut qui dénie la situation clinique. Écartés
La bonne foi de ceux qui œuvrent dans de telles insti- du savoir : la relation avec le plaisir, la révolte sociale, les
tutions ne peut ni ne doit oblitérer l’évidence : elles raisons familiales et l’aspect affectif individuel. Le sida a
participent à un programme et poursuivent un but permis cette réduction : une vraie maladie avec un vrai
commun. En ce qui concerne les toxicomanes – mais virus, de vraies formes cliniques, un vrai traitement.
également les SDF, les clochards Comme les toxicomanes attrapent le sida, c’est l’hôpital
Contrairement à une légende,
et autres mendiants –, celui-ci général qui a été choisi.
beaucoup de toxicomanes est clair : tout doit être fait pour
ou de simples usagers de drogue protéger le cœur des cités bour- Démocratie psychique
sont incarcérés sous geoises. Dès lors que l’on ne pou- Le système français prévoit une chaîne thérapeutique
vait pas les déporter (ce que font dont les éléments travaillent d’une façon différente, mais
de multiples prétextes
certaines institutions sectaires) qui respectent la même éthique. Malheureusement, ces
et qu’ils envahissent le centre des villes, il devenait chaînes thérapeutiques n’ont jamais vu le jour pour des
urgent de développer un système institutionnel qui, avec raisons de moyens, mais aussi de lutte fratricide entre
la meilleure bonne foi du monde, permette de faire spécialistes. Cette chaîne thérapeutique propose ces ins-
alliance avec les tenants de l’idéologie sécuritaire. Pour titutions diversifiées avec, comme but, de fournir des
ceux-là, il y avait, et il y a encore, avant tout la prison. modèles d’identification différenciés. La gratuité et sur-
Contrairement à une légende, beaucoup de toxicomanes tout l’anonymat permettent d’organiser cette prise en
ou de simples usagers de drogue sont incarcérés sous de charge différenciée non sectorisée qui apporte des
multiples prétextes. réponses variées à la demande du toxicomane, tout en lui
présentant des modèles qu’il peut choisir lui-même dans
Un système caricatural le cadre de la démocratie psychique. L’apprentissage de
Lorsqu’ils ne vont pas de pair avec une véritable chaîne cette dernière est le seul moyen qui permette aux exclus
thérapeutique, boutiques et refuges font la paire avec la de devenir citoyens.
distribution de méthadone et de Subutex, comme le font Pour ce faire, il faut prévoir une véritable lutte contre
les innombrables centres d’accueil dont la caractéris- la déculturation qui empêche tant de jeunes de participer
tique essentielle est qu’ils ne s’occupent pas de soigner à la modernité. Par exemple le système du tutorat, qui a
mais de contenir les toxicomanes. Parce si bien réussi dans des pays voisins : un
qu’elles ne travaillent pas sur les redouta- Le soin ou la sortie enfant en difficulté est épaulé par un
bles motifs qui permettent l’entrée en ancien qui a été lui-même en difficulté (3).
de la toxicomanie
toxicomanie, parce qu’elles dénient aux Soyons clair, il ne faut pas exclure la subs-
toxicomanes le droit au plaisir, ces insti- n’intéressent personne, titution, mais elle doit rester un outil
tutions ne peuvent que s’accommoder de parmi les autres, anonyme et gratuit.
et encore moins
situations de dépendance chronique. Surtout, il faut sortir de l’ambiguïté du
Parcours-type du toxicomane « domes- le centre qui admet statut juridique des usagers de drogue. Le
tiqué » ? On pourrait le voir, le matin, cou- la spécificité débat sur la légalisation du cannabis ne
rir après son produit, légal ou illégal, puis peut pas se limiter à des rapports d’ex-
aller, l’après-midi, faire un long stage de cette toxicomanie perts qui méconnaissent la réalité du ter-
dans les boutiques, sans aucune autre rain, car il y a des millions de jeunes qui
obligation que celle de rester là, à cuver, sans trop se transgressent la loi et apprennent à ne pas respecter la
montrer dans la rue. Le soir, venir dormir dans un refuge démocratie. De même est-il plus simple de considérer le
qui, bien que modernisé, ressemble fort aux « dormi- toxicomane comme un diabétique qui a besoin de son
toires » du XIXe siècle. S’il le faut, il aura droit au titre-res- insuline, plutôt que comme un messager qui, dans son
taurant ou au repas gratuit. Enfin, il pourra consulter un interprétation, nous dit que nos valeurs et nos vertus
médecin... Ce système est si caricatural que l’on peut voir sont malades, qui vit un destin singulier où le sacré et le
de faux toxicomanes se baptiser ainsi pour bénéficier de secret rencontrent la misère du monde. Nier la com-
(3) Cf. les travaux
l’ultra-assistance. Tu seras « chronique », mon fils ; c’est plexité du problème peut être momentanément efficace ;
de Diane Finkelstein, un bon métier d’avenir... à terme, même les vaches deviennent folles... Ce système
sociopsychologue belge
qui a beaucoup étudié En contrepartie, depuis que ce système s’est organisé, enfante d’autres monstres et crée d’autres toxicomanies
la question du tutorat il n’y a pratiquement pas eu d’ouverture de centres de identitaires.
chez les enfants en échec
scolaire. soins spécialisés ou spécifiques. Le soin ou la sortie de la CLAUDE OLIEVENSTEIN

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Affiche publicitaire pour


le vin Blanjot,
France, 1895

LA COCA :
UNE MISE AU
BAN DISCUTÉE
PAR JOHANNA LEVY *

Matière première dont est extraite


la cocaïne, la coca est qualifiée
d’« illicite » par les organisations
internationales depuis 1961, date à partir
de laquelle la guerre lui est déclarée.
Au grand dam des pays andins
producteurs, qui peinent à faire valoir
ses vertus thérapeutiques ancestrales
BRIDGEMAN IMAGES

pour la commercialiser hors de leurs


frontières. Bien que des études
scientifiques leur donnent raison.

ous connaissez beaucoup de production de coca sa principale source de appelle de nouveau « la Bolivie et le Pérou à

«V plantes, vous, qui fournissent


plus de calcium que le lait, plus
de fer que les épinards et autant de phosphore
subsistance. « Tous nos espoirs se fondent sur
la possibilité de la commercialiser partout
dans le monde, précise M Mamani. Cela nous
me
envisager de modifier leur législation natio-
nale pour supprimer ou interdire les activités
contraires à la convention de 1961 (lire la
que le poisson ? » Mme Nieves Mamani est assurerait non seulement une sécurité écono- chronologie page 90), comme la mastication
membre de l’une des six fédérations syndi- mique, mais aussi la garantie de ne plus être de la feuille de coca et la fabrication de maté
cales du Trópico de Cochabamba, dans le à la merci des narcotrafiquants. » Oui, mais... de coca et d’autres produits contenant des
Chapare bolivien. Le chômage et le manque En 2008, l’Organe international de con- alcaloïdes pour la consommation intérieure
de compétitivité des autres produits agri- trôle des stupéfiants (OICS), organisme quasi ou pour l’exportation ».
coles l’ont contrainte, comme des centaines judiciaire chargé de surveiller l’application Pour le gouvernement de M. Evo Morales,
de milliers de paysans andins, à faire de la des traités internationaux relatifs au il s’agit alors d’un revers : depuis son élection
contrôle des drogues, a qualifié la coca en décembre 2005, le président bolivien est
* Journaliste, Caracas. d’« illicite », dans son rapport annuel. Il y en effet bien décidé à convaincre la ☛

Interdire ou réguler ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 77


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Transnational Institute, l’interdiction interna-


la CoCa : une mise au ban disCutée tionale qui pèse sur le commerce de la feuille
« communauté internationale » que la feuille – la cocaïne. Une accusation qui lui vaut de coca est «le fruit d’une politique injuste, fon-
de coca n’est pas un stupéfiant. Cultivateur d’être interdite par les Nations unies à la dée sur des données scientifiques erronées qui
de la plante dans les Yungas, autre grande commercialisation hors des frontières des n’expriment que des préjugés culturels. ».
région productrice, M. Emilio Caero souligne pays producteurs.
que jamais celle-ci ne serait stigmatisée Pour les chercheurs du réseau Transnatio- Confusion avec la « blanche »
comme elle l’est si les pays du Nord ne la nal Institute, spécialisés dans l’analyse des Depuis le milieu des années 1970, des études
consommaient pas sous forme de chlorhy- politiques globales menées contre les drogues, ont établi que la feuille de coca ne pouvait en
drate de cocaïne : « Sans les États-Unis, la la feuille de coca a été victime d’une double aucun cas affecter le système nerveux (2).
coca n’aurait pas été assimilée à erreur : la confusion entre ses Libéré lors de la mastication, le peu de
Jamais la coca ne
une drogue. On paie le prix d’une effets et ceux de la cocaïne ; son cocaïne contenu dans la feuille serait entiè-
pratique totalement étrangère à
serait stigmatisée assimilation, avec la cocaïne, au rement hydrolysé par le système digestif.
notre culture. » comme elle l’est modèle de dépendance physique Mieux : les bienfaits de l’arbuste ont été
Plante sacrée des Andes, la si les pays du Nord des opiacés. « On pourrait argu- confirmés par des analyses scientifiques. Des
« mama coca » a en effet subi, au ne la consommaient menter qu’on pénalise la coca chercheurs de l’université Harvard ont ainsi
XXe siècle, les contrecoups du suc- pas sous forme parce qu’elle est à la source de la mis en évidence, en 1975, que la valeur nutri-
cès de ses nombreuses vertus. Uti- cocaïne. Mais que dire alors des dif- tionnelle de la feuille de coca est comparable
de cocaïne
lisée à des fins religieuses et thé- férentes espèces d’éphédra, dont à celle d’aliments comme le quinoa, la caca-
rapeutiques pendant des millénaires par les aucune n’apparaît dans les conventions inter- huète, le blé ou le maïs (3). Outre ses proprié-
civilisations inca et préinca, et, depuis des nationales, en dépit du fait que l’éphédrine est tés alimentaires, ses vertus thérapeutiques
siècles, par les cultures amazonienne et guara- la matière première d’un immense marché et pharmaceutiques ont eu l’occasion d’être
nie, la petite feuille verte (Erythroxylon coca) d’amphétamines ; ou encore de l’écorce de sas- démontrées. Une analyse de trois de ses alca-
s’est fait remarquer pour ses effets énergisants. safras, à partir de laquelle est extrait le loïdes a en effet prouvé que la coca permet-
Certes, les évangélisateurs la considéraient safrole, matière première de l’ecstasy (1) ? » tait non seulement de « s’adapter à la vie en
comme un produit démoniaque. Pourtant, « Il est vrai que la cocaïne peut être extraite altitude », mais aussi de réguler le métabo-
une fois mastiquée – ce qui décuple les ren- de la feuille de coca, admet M. Caero. Encore lisme du glucose (4). Mais, identifiée à l’état
dements de la main-d’œuvre indienne sou- faut-il, pour y parvenir, quarante et un pro- naturel comme une plante psychoactive, la
mise au travail forcé dans les mines –, ou duits chimiques dont les brevets appartiennent feuille de coca est toujours victime de la
consommée sous forme d’infusion ou de aux entreprises du Nord ! » Pour les experts du confusion première avec la « blanche ».
maté, la coca fera la fortune des conquérants Petit retour en arrière. En 1949, dans des
espagnols... avant d’assurer celle de la plus conclusions hâtives, une commission des
célèbre boisson du monde, Coca-Cola ! Nations Unies accuse la mastication de la
Ce sont surtout ses propriétés anesthési- coca de provoquer malnutrition et
ques et analgésiques qui la porteront « effets indésirables de caractère intel-
au pinacle de la science médicale : le lectuel et mental » chez les popula-
chimiste allemand Albert Niemann tions des régions andines. Puis,
découvre l’alcaloïde cocaïne en en 1952, le comité d’experts en
1858. Il constituera le principal pharmacodépendance de l’Or-
médicament de la pharmaco- ganisation mondiale de la
pée moderne – utilisé comme santé (OMS) conclut que l’ac-
anesthésiant local en chirur- culico (mastication de la
gie ophtalmologique, mais coca) « a toutes les caracté-
aussi pour le traitement de ristiques d’une addiction »,
maladies respiratoires –, jus- addiction définie ensuite
qu’à ce que la molécule syn- comme «forme de cocaïnoma-
thétique créée par le biochimiste nie» (5). Au regard de la « com-
allemand Richard Willstätter munauté internationale », les
vienne le remplacer en 1923. effets de la feuille de coca vien-
La feuille de coca perd alors la nent d’être assimilés à ceux du chlo-
faveur du monde occidental. Pis, elle rhydrate de cocaïne. Il n’en faudra pas
sera tenue pour responsable de l’addic- beaucoup plus pour qu’elle devienne une
tion de millions de consommateurs, partout Boîte pharmaceutique, pâte Mariani
dans le monde, au chlorhydrate de cocaïne à la coca, début du XXe siècle. © Bridgeman Images

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cible de choix. En 1961, c’est chose faite : sous


la pression des États-Unis, le plus grand pays Evo Morales ne mâche pas ses mots, mais de la coca
consommateur de cocaïne du monde, la
Le 12 mars 2009, le président bolivien Evo Morales fait sensation devant les responsables
feuille de coca est répertoriée par la conven-
de la Commission des stupéfiants des Nations unies. En prononçant un discours, il sort
tion unique sur les stupéfiants parmi les
une feuille de coca et la mâche, tout en demandant son retrait de la liste des substances
« plantes psychotropes » du tableau n° 1,
interdites. Il en a lui-même consommé, dit-il, « pendant dix ans ». « Si les effets étaient tels
c’est-à-dire capables de produire une drogue
qu'on les décrit, je ne serais jamais devenu président de la République. Si c'est une drogue,
à l’état végétal.
alors vous devez me mettre en prison. »

Un rapport fait scandale


Proscrite par toutes les instances internatio- recherche des Nations unies sur la crimina-
nales, la feuille de coca se voit dès lors interdite lité et la justice : le projet « Cocaïne OMS-Uni-
de production, d’industrialisation et de com- cri ». Avec quatre années d’enquête, quarante-
mercialisation. Seul son usage traditionnel est cinq chercheurs internationaux associés,
permis dans les frontières des pays où il existe dix-neuf pays étudiés sur les cinq continents,
des preuves de sa consommation ancestrale il s’agit de la plus grande étude jamais réali-
– en l’occurrence la Bolivie et le Pérou. Toute- sée sur le sujet.
fois, deux acteurs de marque échappent à la Soulignant les bienfaits pour la santé
règle commune et se voient curieusement humaine de l’usage traditionnel de la feuille
protégés : l’industrie pharmaceutique améri- de coca et préconisant la réalisation de nou-
caine – pour produire de la cocaïne à usage velles recherches sur ses propriétés théra-
médical – et la célèbre société Coca-Cola. peutiques, le rapport fait scandale lors de la
Tandis que la plante andine est associée à la 48e Assemblée mondiale de la santé réunie à
cocaïne, ses consommateurs à des toxico- Genève, en 1995. Accusant l’étude de « plai-
manes, et ses producteurs, bientôt, aux narco- der pour la cocaïne en argumentant que l’uti-
terroristes, la « communauté internationale » lisation de la feuille de coca ne produisait pas
lui déclare la guerre. Partout, les pays produc- de dommages perceptibles sur la santé phy-
teurs mettent en place des politiques d’éradi- sique ou mentale », M. Neil A. Boyer, à
cation forcée. Pendant que le marché multi- l’époque représentant des États-Unis auprès
milliardaire de la cocaïne, comme auparavant de l’OMS, menace de suspendre le soutien
celui des anesthésiques ou encore de boissons financier de son gouvernement si les conclu-
à base de coca, continue de faire la fortune de sions du rapport sont officiellement adop-
l’étranger, les principales victimes de cette tées. Celui-ci est aussitôt enterré...
politique sont les petits producteurs andins Astrid54
(lire l’article page 80 ).
Les résultats des recherches menées par des
laboratoires indépendants sont ignorés. Les Bibliographie
demandes de révision du statut de la feuille de CHRISTIAN BACHMANN ET ANNE COPPEL, La Drogue PHILIPPE BOURGOIS, En quête de respect. Le crack
dans le monde. Hier et aujourd’hui, Seuil, coll. à New York, Seuil, Paris, 2001.
coca déposées par les gouvernements boli- « Points », Paris, 1991 (rééd.).
Pendant cinq ans, l’anthropologue Philippe
vien et péruvien échouent. Un espoir naît Paru en 1989 sous le titre Le Dragon Bourgois a observé, échangé, interrogé la vie
cependant dans les années 1990 avec le lance- domestique, ce livre devenu un classique d’une trentaine de dealers de crack dans
revient sur l’histoire de la drogue saisie sous les rues de East Harlem, à New York. Il
ment par l’OMS d’un programme ambitieux, l’angle des rapports entre l’Occident et le reconstitue l’ensemble des relations sociales
en partenariat avec l’Institut interrégional de Sud. Il retrace notamment « les victoires et qu’ils entretiennent entre pairs, avec les
les échecs de ceux qui mènent, depuis deux femmes, avec les clients, la police, l’école, etc.
siècles, le combat contre les drogues ».
(1) Drogas y conflicto, n° 13, Transnational Institute, Ams-
ED VULLIAMY, Amexica. La guerre contre le crime
« Les drogues : un débat interdit ? », Après-demain, organisé sur la frontière États-Unis - Mexique,
terdam, mai 2006.
n° 44, octobre 2017, Paris. Albin Michel, Paris, 2013.
(2) Cf., en plus des études citées, T. Plowman et A. Weil,
« Coca pests and pesticides », Ethnopharmacol, octo- Le « journal trimestriel de documentation Cette enquête offre un éclairage sur
bre 1979 ; Coca Médica, año 1, n° 1, Lima, septembre 2006. politique » a fait appel à de nombreux les rouages du trafic de drogue le long
(3) J. A. Duke, D. Aulik et T. Plowman, « Nutritional value of spécialistes pour ce dossier spécial. Avec d’une ligne classée parmi les plus
coca », Botanical Museum Leaflets, vol. 24, Harvard Univer- les contributions de la sociologue dangereuses de la planète. L’ouvrage dévoile
sity Press, Cambridge, 1975. Anne Coppel, du psychiatre-addictologue notamment comment la banque américaine
(4) E. Caceres, R. Favier et L. Guillon (sous la dir. de), « Coca Philippe Batel, de Fabrice Olivet, directeur Wachovia s’est enferrée dans l’une des plus
chewing for exercise : Hormonal and metabolic responses of de l’association ASUD (Auto-support grandes opérations mondiales de nettoyage
nonhabitual chewers», Journal of Applied Physiology, vol. 81, des usagers de drogues), etc. de fonds issus du narcotrafic mexicain.
n° 5, p. 1901-1907, Rockville (États-Unis), novembre 1996.
(5) OMS, Technical Report Series 57, section 6.2, p. 10,
Genève, mars 1952. Et Series 76, section 6, p. 10, mars 1954.

Interdire ou réguler ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 79


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INEFFICACE POLITIQUE DU DÉSHERBANT


des Andes (2). Son calcul est simple : si, selon
En 2017, les cultures illicites de coca ont atteint une taille record en Colombie, les chiffres de l’Office des Nations unies
premier pays producteur de cocaïne. Sous pression des États-Unis, contre la drogue et le crime (ONUDC), la
culture de la coca en Colombie est passée de
le gouvernement a décidé de reprendre les épandages critiqués de glyphosate,
163 000 à 48 000 hectares entre 2000 et
alors qu’un programme de reconversion des terres peine à se mettre en place.
2013, durant la même période les pilotes
américains ont aspergé d’herbicide... 2,5 mil-
’arrêt en Colombie des aspersions lions d’hectares. De fait, les cultures se dépla-

L
PAR BENJAMIN SÈZE *
aériennes de glyphosate sur les champs cent au gré de la répression.
de coca n’aura duré que trois ans. Le
9 mai 2015, deux mois après quel’Organisa- Prise de conscience gouvernementale
tion mondiale de la santé eut classé l’herbi- Responsable du contrôle des cultures illicites
cide comme « cancérogène probable », le pré- au sein de l’ONUDC, M. Leonardo Correa est
sident colombien Juan Manuel Santos moins catégorique sur l’inefficacité des épan-
(2010-2018) ordonnait de suspendre défini- dages, mais convient que l’évolution du nom-
tivement les épandages aériens contre les bre d’hectares cultivés obéit à des dynamiques
cultures illicites. Les États-Unis, fournisseurs diverses. L’extension actuelle pourrait s’expli-
des avions et des pilotes pour les fumiga- quer par l’augmentation du prix de la feuille
tions, et principaux financeurs de la lutte de coca, par la nécessité de compenser la
contre la drogue menée par Bogotá, ont tou- hausse des saisies de drogue par les autorités
jours désapprouvé cette décision. colombiennes, par l’investissement par des
La pression de Washington, particulière- groupes de narcotrafiquants des territoires
ment forte depuis l’arrivée de M. Donald laissés libres par les Forces armées révolu-
Trump au pouvoir, a finalement eu raison tionnaires de Colombie (FARC) à la suite de
des préoccupations environnementales et l’accord de paix de novembre 2016...
sanitaires des autorités colombiennes. Le Face à une telle complexité, nombre d’ob-
26 juin 2018, au lendemain de la publication servateurs regrettent la stratégie répressi-
de chiffres par l’administration américaine vedes autorités colombiennes, dont pâtissent
montrant que la culture de la coca en principalement les cultivateurs, maillon fai-
Colombie atteignait un niveau historique ble de la chaîne, sans que cela affecte réelle-
Affiche du film « Cocaïne, – 209 000 hectares en 2017 (1) –, M. Santos, ment les narcotrafiquants.
le frisson qui tue » qui arrivait en fin de mandat, a annoncé la Il y a quatre ans, après l’annonce par
États-Unis, années 1940
reprise des pulvérisations aériennes d’herbi- l’ONUDC d’une hausse de la surface de coca
cide à l’aide de drones. Il a aussi garanti que cultivée (de 44 % entre 2013 et 2014), le gou-
ces fumigations respecteraient les conditions vernement de M. Santos avait compris la
sanitaires et environnementales nécessaires nécessité de changer de politique. Cette prise
à leur utilisation. Début septembre, son suc- de conscience s’est traduite en 2016 par la
cesseur, Iván Duque, a confirmé cette déci- création, dans le cadre de l’accord de paix
sion. Grâce à cette méthode, le nouveau pré- négocié avec les FARC, d’un Programme natio-
sident colombien envisage une réduction de nal intégral de substitution des cultures d’usage
140 000 à 150 000 hectares de la culture de illicite (PNIS). Le principe : accompagner les
la coca d’ici quatre ans. cultivateurs de coca afin qu’ils se reconver-
Pourtant, l’efficacité des aspersions aérien- tissent dans une culture licite. Une solution
nes est remise en cause depuis plusieurs soutenue depuis des années par des acteurs
années. « Chères et dangereuses pour la santé, de la société civile, pour qui la culture de la
elles n’ont un résultat probant que sur 3 % des coca est le symptôme de problèmes structu-
surfaces traitées », soulignait en 2015 rels de pauvreté et de gouvernance. Les plan-
BRIDGEMAN IMAGES

M. Daniel Mejia, directeur du Centre d’études tations sont principalement, et historique-


sur la sécurité et les drogues de l’université ment, concentrées dans quatre départements
du pays, pauvres, éloignés des centres de pou-
* Journaliste. voir et où la présence étatique se limite sou-

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En 2000, le Plan Colombie...


vent à la police et à l’armée. « Ici, l’État est
absent, les gens sont obligés de se débrouiller ’est le 8 juillet 2000 que sont apparus les avions, entre brume et soleil, à six
par eux-mêmes », décrit M. Ediver Suarez, de
l’organisation paysanne Cisca, dans le Norte
C heures et demie du matin. Puis les hélicoptères de la police colombienne
chargés de les protéger. Quatre « hélicos » qui volaient très bas. Ils ont fait le tour
de Santander. « Chez nous, pour les paysans, du cerro Lerma, montagne étroite dressée au ciel comme un doigt effilé. Et, à la
produire de la coca résout un problème de mitrailleuse, ils ont tiré. Sur quoi ? Allez savoir, il n’y a rien sur le cerro. Ensuite,
subsistance. Si on détruit leur culture sans rien plongeant comme des oiseaux de proie, remontant et plongeant encore, les
leur proposer de viable, ils replanteront. » avions ont jeté leur venin. Un nuage chimique s’est abattu sur le café, les
bananes, le yucca. « La coca ? Quelle coca ? Où il y en a par ici ? Dites-le moi ! »
Sortir de la coca est une équation compli-
quée, comme le détaille M. Beyer Cardenas, Deux cents habitants peuplent Santa Ines, vereda (hameau) perchée au
ancien cultivateur de coca dans la région du cœur du Macizo colombien. Mais à Santa Ines, la vie est un trou. Depuis Sucre,
la bourgade écrasée loin en contrebas, aucun véhicule ne peut monter. Il faut,
Magdalena Medio, et responsable depuis
pour le faire, emprunter un sentier de chèvre et rattraper le camino real, che-
2010 d’Asocafe, une organisation qui réunit
min tellement royal qu’un cheval y avance à la vitesse d’une mule, qu’une
deux cents familles reconverties dans la pro-
mule s’y traîne encore plus lentement. Pour dire : il y a huit mois que le
duction de café : « D’un côté, vous avez une
hameau n’a pas vu un médecin. Ici, il n’y a pas plus d’argent que d’électricité.
culture qui nécessite peu d’investissements,
Dans les jours qui suivirent, les avions ont repris leurs épandages. Soi-
permet trois à quatre récoltes par an et dont
disant sur les cultures illicites. Chacun pourrait le jurer sur la tête de la
les débouchés commerciaux sont garantis. De
Vierge : il n’y a plus de coca. En tout cas, beaucoup moins qu’avant. Après que
l’autre, vous avez des cultures comme le l’armée, une première fois, eut arraché les cocaïers, tout le monde s’est mis
cacao, le café, qui sont plus chères à produire au café. Mais, avec cette pluie si peu naturelle, les caféiers s’assèchent. Le
et que vous ne pouvez récolter qu’une fois par yucca aussi, les bananes, le maïs et les haricots. La coca pareil, forcément.
an. Cela explique que des familles qui s’étaient Sur les hauteurs, dans la partie froide de la montagne existe un point d’eau.
reconverties replantent finalement de la coca : À travers de fragiles canalisations, il alimente les veredas environnantes. Les
elles ne s’en sortent pas. » rapaces d’acier n’en ont tenu aucun compte. Et l’eau, qu’on le veuille ou non,
Néanmoins, convaincre les familles cocale- doit être consommée. Résultat : encéphalées, douleurs abdominales, diar-
ras d’opter pour une culture moins lucrative rhées, vertiges, nausées. « Le virus qui est dans l’être humain, c’est à cause de
est possible, estime M. Cardenas : « Le gouver- la fumigation », avance un paysan.
nement doit faire auprès d’elles un travail de L’explication peut paraître empirique. Elle n’en recoupe pas moins celle de
sensibilisation sur les méfaits de la culture de M. Luis Eduardo Cerón, médecin de Sucre finalement monté au hameau le
la coca. Et il doit leur garantir la possibilité de 18 juillet. « Il s’agit d’intoxications provoquées par des organophosphorés. » À
vivre d’une culture licite. Cela implique de les quelques pas de là, les deux poings dans les yeux, Marlène, 18 ans, confie son
conseiller et les aider à investir pour pouvoir désarroi. « J’étais là-haut quand ils ont épandu et j’ai bu de l’eau. J’étais enceinte
produire et transformer, et d’organiser un de sept mois, j’ai perdu mon bébé. » Elle explose en sanglots.
réseau de commercialisation au niveau local et Qu’ils cultivent la coca ou le pavot, les paysans s’étranglent en entendant
vers l’international pour créer des débouchés. » le mot « narcotrafic ». Même cet austère presbytérien de Sucre : « Je suis opposé
Le défi est ambitieux. Certains spécialistes aux cultures illicites. Nous sommes tous fils de Dieu et elles affectent d’autres
pays. Mais si personne ne doit pécher, personne non plus ne doit mourir de faim.
craignent que, par manque de volonté poli-
Nous sommes entre le mur et l’épée. Ces autres pays sont prêts à nous tuer plutôt
tique, les investissements du gouvernement
que de chercher des solutions aux problèmes des paysans. »
colombien ne soient pas à la hauteur. Alors
Même ici, on a entendu parler du Plan Colombie. Dans quelques jours, le
que les fumigations se poursuivent, le pro-
23 août 2000, le président William Clinton octroiera 1 600 millions de dollars
gramme de reconversion se met difficilement
à Bogotá, afin d’en terminer avec le narcotrafic (et l’opposition armée, renom-
en place. En 2017, le gouvernement n’a pas
mée, pour les besoins de la cause, « narcoguérilla »). Les paysans du Macizo
atteint l’objectif de 50000 hectares reconver-
laissent éclater leur rage. « Au lieu d’investir ces millions dans des armes, pour
tis qu’il s’était fixé. Et, en septembre 2018, seu- la guerre, pourquoi ne les destine-t-on pas à l’achat de terres pour en doter indi-
lement un tiers des 87 000 familles inscrites gènes et paysans ? Le gouvernement fait toute une propagande sur le thème de
au programme pouvaient compter sur l’assis- la paix... De quelle paix s’agit-il, avec cette misère ? » Sur le marché, et depuis
tance technique prévue. ■ que les avions ont repris leur danse infernale, nul ne veut plus leur acheter
leurs produits, qu’on estime contaminés.
(1) Bureau national de contrôle de la drogue (ONDCP).
Maurice Lemoine
Journaliste.
(2) « La Colombie bannit l’épandage de glyphosates », Le
Monde, 16 mai 2015.

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AU MEXIQUE, UNE GUERRE SANS FIN


qu’ils gouvernent de fait. C’est le cas de « la
En 2006, fraîchement élu, le président mexicain Felipe Calderón déclare la « guerre » Familia » de la région de Tierra Caliente, dans
contre le trafic de drogue ; 400 000 policiers et 50 000 soldats sont mobilisés. l’État de Michoacán, ou des Zetas dans le
nord-est de l’État de Tamaulipas. Ces deux
Six ans plus tard, au terme de son mandat, non seulement la violence redouble, mais
organisations paramilitaires agissent le
les « narcos » menacent même l’État et les institutions. Analyse d’une stratégie
plus souvent en représailles, après l’exécu-
erronée et des faux semblants de la répression du crime organisé. tion ou l’incarcération d’un de leurs chefs.
La violence des affrontements démontre que
uand, le 7 novembre 2011 à l’aube, les le crime organisé dispose désormais d’un

Q
PAR JEAN-FRANÇOIS BOYER *
policiers pénètrent dans la prison armement lourd capable de tenir en échec
d’Acapulco, la grande station bal- blindés et mitrailleuses et de systèmes de
néaire du Pacifique, ils n’en croient pas leurs communications ultramodernes lui permet-
yeux : une vingtaine de prostituées dorment tant de s’informer des mouvements de l’ad-
dans les cellules aux côtés des détenus. La versaire. Comment les obtient-il ? Le plus
fouille qui suit réserve d’autres surprises : ils légalement du monde dans les armureries
saisissent une centaine de kilos de marijuana, du voisin du Nord ou, plus discrètement,
des téléviseurs, des lecteurs de CD, des coqs auprès des marchands d’armes américains.
de combat et même deux paons royaux, ani-
maux de compagnie favoris (avec le jaguar) Trente-deux maires assassinés
de narcotrafiquants célèbres. Le bureau de la procureure générale de la
L’anecdote est révélatrice. Lentement mais République, Mme Marisela Morales, a dressé
sûrement grignoté par le crime organisé, le le bilan des pertes enregistrées par les forces
Mexique ne contrôle plus ses prisons, ni de de l’ordre de décembre 2006 à juin 2011 :
larges parties de son territoire. Les narcos (tra- 2 888 soldats, marins, policiers et agents des
fiquants de drogue) ne se contentent plus d’ali- services de renseignement. Quarante-cinq
menter le marché américain en cocaïne (1), pour cent d’entre eux étaient des policiers
méthamphétamine et marijuana, de cor- municipaux, un chiffre qui suggère que les
rompre pour protéger leur communes, cellules de base de l’organisation
La violence des affrontements démontre
négoce et de se massacrer politique du pays, supportent l’essentiel du
que le crime organisé dispose entre eux. Au terme de six poids de la guerre. Car les mafias entendent
d’un armement lourd capable de tenir ans d’une « guerre » contre également imposer leur loi aux pouvoirs
en échec blindés et mitrailleuses le trafic de drogue lancée locaux – dans le sang, si nécessaire. Pour cela,
par le président Felipe Cal- elles influencent chaque jour un peu plus le
derón (2006-2012) – soucieux de redorer jeu démocratique et les processus électoraux.
son blason terni par les accusations de fraude Trente-deux maires ont été assassinés
électorale lors du scrutin de 2006 –, qui mobi- depuis 2006, la plupart par le crime organisé.
lise plus de 400 000 policiers et 50 000 sol- Dans les régions qu’elle considère comme
dats, ils menacent l’État et ses institutions du stratégiques, la mafia pèse aussi sur les élec-
nord au sud de la République. tions des gouverneurs. Mme Morales a con-
Les premières victimes des mafieux sont firmé en juin 2011 que le candidat à ce poste
les polices municipales, régionales (dépen- dans l’État de Tamaulipas, Rodolfo Torre
dant des gouvernements des trente et un Cantú, abattu en pleine campagne électorale
États fédérés) ou fédérale, car elles les pour- en 2010, avait bien été exécuté par le cartel
chassent ou collaborent avec l’un ou l’autre des Zetas, auquel il aurait refusé sa protection.
des cartels. Les embuscades se sont multi- Les cartels assoient leur domination par la
pliées ces dernières années. Les cartels n’hé- terreur. Dans les États du Nord et de l’Ouest,
sitent plus à affronter les convois de l’armée les sicaires ont institué un macabre rituel : la
de terre ou de la marine dans les régions décapitation. En 2011, le quotidien Reforma
a recensé 453 cas. Entre peur et résignation,
le pays se lasse de compter ses morts : 55 671
* Journaliste (Mexico), auteur de La Guerre perdue contre la
drogue, La Découverte, Paris, 2001. depuis 2006, selon le quotidien La Jornada ;

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Akatre ///// Image créée pour le lieu artistique


pluridisciplinaire Mains d’Œuvres, Saint-Ouen, 2008

médias et des commentateurs autorisés


imputent la responsabilité de ce drame natio-
nal au président Calderón. Les plus indulgents
(ou les plus condescendants ?) affirment qu’il
s’est lancé dans cette guerre de manière irré-
fléchie, sans avoir mesuré l’étendue du pro-
blème. D’autres, s’appuyant sur les témoi-
gnages d’anciens fonctionnaires complices du
trafic de drogue à l’époque où le Parti révolu-
tionnaire institutionnel (PRI) dominait le pays
(1928-2000), suggèrent que la « croisade » de
M. Calderón consolide la domination du cartel
de Sinaloa – dont il serait l’affidé – sur ses
rivaux, en particulier les cartels du Golfe, de
Juarez, et les Zetas. La gauche dans son
ensemble, enfin, affirme que la militarisation
du pays constitue une menace pour les droits
humains et la jeune démocratie mexicaine.
Un petit retour en arrière s’impose pour
comprendre pourquoi la violence crimi-
nelle a soudainement éclaté au début des
années 2000, dans la foulée de la transition
politique qui a vu le (très long) règne du PRI
prendre fin avec la victoire de M. Vicente Fox,
issu comme M. Calderón du Parti d’action
nationale (PAN). Jusque-là, les grandes orga-
nisations criminelles liées au trafic de
drogue – comme les cartels du Golfe, de Gua-
dalajara, de Juarez et de Tijuana – opéraient
à leur guise sans trop affecter la vie quoti-
dienne du pays. Bénéficiant de la protection
offerte par l’État à son plus haut niveau, les
chargements de drogue gagnaient sans
encombre la frontière américaine.

Protection largement rémunérée


À la fin des années 1990, les enquêtes menées
par le procureur général, les principales agen-
ces antidrogue américaines et la juge suisse
65 000, selon l’hebdomadaire Zeta ; environ pour s’installer aux États-Unis ou dans l’inté- Carla Del Ponte – chargée d’enquêter sur le
47 500, selon Mme Morales. Des batailles ran- rieur du pays. Le crédit du gouvernement se blanchiment de capitaux déposés dans des
gées éclatent depuis deux ans au centre de délite. Le trouble gagne quand la population banques suisses par M. Raúl Salinas, le frère de
grandes villes. Le scénario est toujours le apprend que les agences antidrogue améri- l’ancien président – révèlent l’étendue inouïe
même : la force publique repère un groupe caines – la Drug Enforcement Administration de la protection dont jouit le crime organisé
de narcotrafiquants, se lance à sa poursuite (DEA), en particulier – agissent sur le terri- au cours des sexennats de MM. Carlos ☛
et tire sans se préoccuper de la foule qui toire national avec l’aval du gouvernement
vaque à ses activités quotidiennes... Les habi- mexicain. La guerre contre les narcos réduit
tants se terrent alors chez eux. de manière évidente la marge de manœuvre (1) Selon le département d’État américain, en 2011, 95 % de
Des dizaines de petits entrepreneurs ont du Mexique face au voisin du Nord. la cocaïne consommée aux États-Unis étaient passés par le
Mexique. Et de 18 à 20 tonnes d’héroïne et 16 000 tonnes
été séquestrés dans les États du Nord. Plus de Dès le début de la campagne pour l’élection de marijuana (chiffres de 2009) transitaient également par
200 000 personnes ont quitté Ciudad Juárez présidentielle du 1er juillet 2012, la plupart des le pays.

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comme le frère du président Salinas, Raúl –


AU MEXIQUE, UNE GUERRE SANS FIN font partie de ces réseaux. Un document du
Salinas (2) et Ernesto Zedillo. Les gouverneurs renseignement militaire mexicain datant de
des États de Chihuahua, Morelos, Tamaulipas, 1995 confirme ces accusations (3).
Quintana Roo, Veracruz et Sonora, tous mem- En contrepartie de cette protection large-
bres du PRI, sont soupçonnés ou mis en exa- ment rémunérée, l’État impose aux mafieux
men, de même que plusieurs directeurs de la de ne pas attaquer leurs rivaux et de respecter
police judiciaire, des généraux membres de leurs territoires. Le PRI, le parti-État, contrôle
l’état-major de l’armée, des commandants de alors suffisamment les rouages de l’adminis-
régions militaires, ainsi que des ministres. Cer- tration et de la force publique pour imposer
Akatre ///// Image créée pour le lieu
artistique pluridisciplinaire tains narcos affirment que les secrétaires par- un tel accord, et pour le faire appliquer du
Mains d’Œuvres, Saint-Ouen, 2009 ticuliers des deux derniers présidents – tout gouvernement central aux communes, en
passant par les gouvernements régionaux.

La « guerre pour les places »


Tout change avec la victoire de M. Fox. Dans
la foulée de la défaite du PRI, la plupart des
hauts fonctionnaires complices du crime
organisé sont remplacés. Comme celles de
1997, les élections régionales et locales de
2000 portent au pouvoir des gouverneurs et
des maires n’appartenant plus au PRI. Pour la
première fois depuis vingt ans, les narcos se
retrouvent face à une multitude d’interlocu-
teurs politiques qui, pour des raisons diverses,
ne se sentent plus liés par les accords anté-
rieurs. En attendant de reconstituer de nou-
veaux circuits de corruption dans les hautes
sphères de l’État, ils doivent trouver rapide-
ment d’autres routes, dites «routes-fourmis»,
de façon à acheminer la drogue. Pour sécuri-
ser ces voies, pas d’autre possibilité, à court
terme, que de corrompre les maires et les
policiers municipaux contrôlant les points
stratégiques des nouveaux itinéraires, de la
frontière du Guatemala à celle du Nord. Les
règles du jeu ont changé : les cartels s’affron-
tent pour s’approprier de nouveaux bastions.
Le Mexique découvre ce que l’on appelle la
« guerre pour les places ».
La première grande bataille de ce nouveau
conflit se livre à Nuevo Laredo, en 2003, à la
frontière entre le Tamaulipas et le Texas.
Pendant des semaines, les pistoleros du car-
tel du Golfe affrontent ceux du cartel de
Sinaloa, chaque camp comptant sur le sou-
tien d’une partie de la force publique. Selon
Edgardo Buscaglia, expert en matière de
crime organisé auprès de l’Organisation des
Nations unies (ONU), en 2008, 60 % des com-
munes du pays ont été « capturées ou féoda-
lisées » par le narcotrafic (4).
L’apparition d’une nouvelle organisation
achève de rendre la situation ingouvernable.

84 //// MANIÈRE DE VOIR //// Interdire ou réguler ?


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Après l’arrestation en 2003 du dernier chef


incontesté du cartel du Golfe, les Zetas, son
bras armé, s’émancipent de sa tutelle. Dirigés
Méthode forte aux Philippines
par d’anciens membres des forces spéciales

É
de l’armée, ils adoptent « une stratégie plus lu avant tout sur un programme de lutte contre l’insécurité et la corrup-
mafieuse que narcotrafiquante », nous expli- tion, le président des Philippines Rodrigo Duterte s’est lancé dans une
que Luis Astorga, l’un des meilleurs spécia- guerre antidrogue d’une intensité inédite. Baptisée « Double Barrel » (« double
listes du sujet. Éprouvant des difficultés à canon »), cette campagne s’est traduite en six mois, entre juillet 2016 et jan-
s’implanter dans le commerce de la drogue, vier 2017, par la mort de plus de 7 000 personnes (dont 35 policiers). Près de
ils se lancent dans d’autres activités (racket, 3 000 d’entre elles, selon la police nationale, auraient été impliquées dans des
enlèvements, trafic de migrants et de prosti- affaires de drogue et tuées lors d’opérations policières. Les autres, soit
tué[e]s, jeux clandestins, contrebande, 4 049 personnes, auraient été victimes d’exécutions sommaires menées par
contrefaçon...). Leur objectif est simple : éten- des groupes de « vigilants » formés d’anciens policiers et militaires, voire d’an-
dre leur mainmise à l’ensemble du pays pour ciens rebelles communistes et musulmans. Durant cette période, les forces
maximiser leur chiffre d’affaires. Pour cela, de l’ordre ont arrêté 44 070 personnes et visité plus de 6 millions de foyers.
ils n’hésitent pas à attaquer les places fortes Enfin, 1,6 million de personnes se sont rendues « volontairement » aux auto-
des cartels traditionnels. Après la guerre pour rités locales, dont 940 000 consommateurs et 75 000 dealers.
les « places », la bataille pour les « territoires ». Est-ce à dire que le pays est gangrené par la drogue ? Cette question est
La généralisation de la violence n’est donc extrêmement épineuse. Se comparant à Adolf Hitler – avant de s’excuser –,
pas directement imputable à la décision du M. Duterte a parlé de « trois millions de toxicomanes » qu’il serait « ravi d’abat-
président Calderón, prise en 2006, de lancer tre » (1). Cependant, selon la dernière étude de l’agence gouvernementale Dan-
massivement l’armée dans la répression du gerous Drugs Board, 4,8 millions de Philippins de 10 à 69 ans auraient
crime organisé. Elle est la conséquence d’une consommé de la drogue au moins une fois dans leur vie, dont 1,8 million régu-
lièrement, soit 2,3 % de cette tranche de la population (2). Le cannabis figure
restructuration rendue inévitable par l’alter-
au premier rang des substances consommées, suivi par la méthamphéta-
nance politique, et de l’émergence d’une
mine, appelée localement shabu.
nouvelle forme de criminalité. En revanche,
la responsabilité de l’actuel président est évi- M. Duterte dénonce aussi le risque d’installation d’une narcopolitique aux
dente sur d’autres points. Philippines. Peu de temps après son investiture, il lisait publiquement des
listes de noms de politiciens locaux, juges, policiers, militaires, hommes d’af-
faires, etc., soupçonnés de protéger le trafic de drogue et d’en tirer profit.
Pour l’essentiel, rien n’a changé
Cependant, à l’exception de Rolando Espinosa, maire de la ville d’Albuera
Son gouvernement a opté pour une stratégie
(province de Leyte), qui a été arrêté puis assassiné par des policiers dans sa
erronée. La « guerre » n’a pas réduit le trafic
cellule, aucune personnalité n’a jusqu’ici fait l’objet de poursuites pénales.
proprement dit : 22 des 37 chefs narcos identi-
fiés par les autorités, arrêtés ou abattus durant Près de six mois après le début de cette violente campagne, 85 % des per-
sonnes interrogées par l’organisme de sondage Social Weather Stations
le sexennat de M. Calderón, ont été aussitôt rem-
(SWS) se disaient satisfaites des résultats des opérations et 88 % pensaient
placés. Mais, pour l’essentiel, rien n’a changé :
même que la drogue était en recul dans leurs communautés. Cependant,
en 2011, la quasi-totalité de la cocaïne con-
elles étaient 94 % à penser qu’il était très important d’arrêter les suspects
sommée aux Etats-Unis passait toujours par le
vivants. De plus, 78 % des répondants exprimaient la crainte qu’eux-mêmes
Mexique. Par ailleurs, M. Calderón ne s’est pas
ou une de leurs connaissances soient victimes d’exécutions extrajudiciaires
attaqué à la corruption. Or là réside le pro-
par des milices (3). L’ambivalence de la population rejoint les accusations de
blème de fond. Les confidences d’Ismael « El
violations des droits humains de la part de l’Organisation des Nations unies
Mayo» Zambada au directeur de l’hebdomadai- (ONU), de l’Union européenne, des États-Unis et d’organisations non gouver-
re Proceso le confirment. À la question « Pour- nementales (ONG). De son côté, l’Église catholique dénonce les méthodes
quoi la guerre contre le trafic de drogue est-elle violentes de l’administration et sa volonté de rétablir la peine de mort pour
perdue ? », le plus ancien des meneurs de Sina- les trafiquants ; celle-ci a été votée par le Parlement en mars 2017, mais pas
loa, sarcastique, répondait au journaliste, le encore par le Sénat.
3 avril 2010 : « Il est incrusté dans la société de François-Xavier Bonnet
la même façon que la corruption. » ☛ Géographe.

(2) Lire Renaud Lambert, « Un chevalier pas si blanc », Le (1) Boying Pimentel, « Duterte, Hitler and the zeal to kill », Inquirer.net, 4 octobre 2016.
Monde diplomatique, janvier 2012. (2) Cf. Jodesz Gavilan, « DDB : Philippines has 1.8 million current drug users », Rappler.com,
19 septembre 2016.
(3) Cf. La Guerre perdue contre la drogue, La Découverte,
Paris, 2001. (3) Helen Flores, Evelyn Macairan et Paolo Romero, « 8 of 10 Pinoys fear dying in drug war », The
Philippine Star, Manille, 20 décembre 2016.
(4) « El narco ha feudalizado 60 % de los municipios, alerta
ONU », La Jornada, Mexico, 26 juin 2008.

Interdire ou réguler ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 85


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AU MEXIQUE, UNE GUERRE SANS FIN


Le gouvernement se défend de cette accu-
Intarissables routes de l’opium
sation de manière peu probante, rappelant
qu’en 2010 1500 fonctionnaires et 500 entre- Plus de 80 % de l’héroïne consommée en Europe a pour origine
preneurs ont été sanctionnées pour corrup- les champs de pavot afghans. Choses vues au début des années 2000
tion. La procureure générale précise que 28 % en Iran, pays de transit qui peine à juguler les trafics.
de ses effectifs ont été mis à pied depuis deux
ar la « route du Sud », après un crochet par le Pakistan, la drogue entre
ans. Mais rien n’a été fait qui puisse convain-
cre l’opinion publique, la classe politique et le
P en Iran via des sentiers connus des contrebandiers depuis des siècles. En
voiture, à moto, à pied, dans des convois de dizaines de 4 × 4 aux escortes équi-
monde des affaires de la volonté gouverne-
pées de téléphones satellites et de lunettes de vision nocturne, bardées de
mentale de s’attaquer aux racines du mal. La
kalachnikovs, de lance-roquettes et même de missiles, un flot intarissable de
lutte contre le blanchiment d’argent n’a pas
stupéfiants déborde la frontière iranienne, par tous les moyens. Il existe
donné plus de résultats, bien que de nouvelles
même des caravanes de dromadaires qui, dressés à connaître la route, n’ont
réglementations fiscales et bancaires aient été
plus besoin d’accompagnateur humain.
adoptées pour le combattre. La Banco de
México a publié récemment des chiffres La contrebande, ici, constitue pour les Baloutches une activité ancienne,
inquiétants : au cours de l’actuel sexennat, lucrative, et pour beaucoup la seule solution économique possible du fait de
plus de 31 milliards de dollars (environ 25 mil- la terrible sécheresse qui frappe la région depuis quelques années. « Ces
liards d’euros) d’origine illicite ont été identi- hommes sont hélas des gens ordinaires », reconnaît, dans la langue de bois de
fiés par le système bancaire national, soit circonstance, un haut responsable iranien de la lutte contre le trafic. Car, si
106% de plus que sous la présidence de M. Fox les chefs traditionnels baloutches condamnent la consommation de stupé-
(2000-2006) (5). Le chef du renseignement fiants, qui gangrène d’autres secteurs de la société iranienne, ils sont moins
financier au ministère des finances, lui, rap- sourcilleux vis-à-vis du trafic, source de richesses pour des notables locaux.
pelle que l’évaluation des sommes blanchies Peu conscients des dégâts sociaux des produits qu’ils transportent, les pas-
chaque année au Mexique oscille toujours seurs risquent cependant la peine de mort si leur charge excède 30 grammes
entre 15 et 50 milliards de dollars, soit de 3 à d’héroïne ou 5 kilos d’opium. En 2000, 900 trafiquants ont ainsi été exécutés,
8 % du produit intérieur brut (PIB). et plus de 80000 des 170000 détenus iraniens étaient incarcérés pour des faits
liés aux stupéfiants (1). «Après la révolution de 1979, l’Iran, qui était un vieux pays
« Quand j’attrape un Zeta, je le tue » producteur, a réalisé le tour de force d’éradiquer la culture de pavot en l’espace
Mais c’est sur le terrain des droits humains d’un an et demi», confirmait au début des années 2000, M. Antonio L. Mazzitelli,
que le bilan gouvernemental est jugé le plus alors représentant à Téhéran du Programme des Nations unies pour le contrôle
sévèrement. Les forces armées et la police international de la drogue (Pnucid). Depuis, la République islamique fait ce
fédérale engagées dans la répression se ren- qu’elle peut pour endiguer le flux de stupéfiants traversant son territoire.
dent coupables de multiples bavures. Plu- « La frontière est tout simplement trop vaste. Des déserts, des montagnes, des
sieurs civils ont été abattus par des militaires marais... Nous ne pouvons tout contrôler », expliquait l’un des responsables de
parce qu’ils ne s’étaient pas arrêtés à temps la lutte contre le trafic. Certes, mais les insuffisances du dispositif sont per-
aux barrages de l’armée. Et le ministère de la ceptibles au moindre point de contrôle. Au poste-frontière de Taybad, dans
défense a peu fait pour mettre un terme à le Khorasan, on peut observer une file ininterrompue de semi-remorques
l’impunité dont jouissent ses soldats. De 2006 afghans s’entasser pare-chocs contre pare-chocs, les routiers transvasant les
à 2011, seuls 29 d’entre eux ont été condam- cargaisons d’une remorque à l’autre avant d’entrer sur le territoire iranien.
nés, alors que le parquet militaire avait ins- Totalement débordés, les soldats afghans et les gardes-frontière iraniens jet-
truit 3 671 cas d’atteintes graves aux droits tent un rapide coup d’œil aux papiers d’identité, à la cargaison et à la carros-
humains. Bravache, un officier supérieur serie. Et l’observateur de songer aux tentations que doit représenter pour un
détaché à la direction de la police de Torreón fonctionnaire sous-payé la manne du trafic. Officiellement, aucun cas de cor-
a déclaré à la presse : « Quand j’attrape un ruption n’est signalé. Ce qui peut paraître surprenant quand, dans les jardins
Zeta, je le tue. Pourquoi l’interroger ? L’armée publics de Téhéran, les petits revendeurs monnayent leur tranquillité 15 dol-
a son service de renseignement, elle n’a pas lars par jour auprès de certaines patrouilles de police...
besoin d’informations supplémentaires (6). » C. G.
Jean-François Boyer
(1) En 2016, 567 personnes, dont la majorité avaient été condamnées pour des faits liés à la drogue,
ont été exécutées par les autorités iraniennes. Cinq mille prisonniers, incarcérés pour des crimes
(5) « BdeM : en 2 sexenios panistas el crimen lavó más de similaires, se trouvent actuellement dans les « couloirs de la mort » en Iran. Cf. « Iran : Halt drug-
46.5 mil mdd », La Jornada, 29 novembre 2011.
related executions », Human Rights Watch, 20 juillet 2017.
(6) « Si agarro a un zeta lo mato ; ¿para qué interrogarlo ? :
jefe policiaco », La Jornada, 13 mars 2011.

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AU BRÉSIL, LA DÉRIVE D’UNE LOI FLOUE


le mandat du président Fernando Collor de
La réforme de la législation brésilienne sur les drogues, engagée il y a une dizaine Mello (1990-1992), une nouvelle loi a défini
d’années sous le mandat de M. Luiz Inácio Lula da Silva, entendait offrir la gravité des crimes dans le code pénal ; le
trafic de drogue a été rangé dans la catégorie
une solution de rechange à l’emprisonnement systématique des usagers. Mais les
la plus haute, avec le meurtre, l’enlèvement
failles juridiques qu’elle contient ont, paradoxalement, produit l’effet inverse : le
et le viol. Les peines augmentent et l’objectif
pays a vu s’envoler le taux d’incarcération, en particulier des Noirs et des femmes. de développer les régimes ouverts (permet-
tant au détenu de sortir pour travailler)
omme souvent en Amérique latine, s’éloigne de plus en plus.

C
PAR ANNE VIGNA *
quelques crimes dont les victimes Les condamnés pour meurtre ont toujours
appartenaient à la classe dominante (1) formé une minorité – 12 % de la population
ont fait beaucoup de bruit dans la presse bré- carcérale –, car le taux d’élucidation des
silienne, laquelle a plaidé pour un durcisse- homicides demeure très bas : entre 6 et 8 %.
ment de la législation du pays. En 1990, sous La plupart des détenus ont été condamnés
Denis Darzacq ///// pour vol (43,4 %) ou trafic de drogue (25,5 %).
« La Chute no 19 », 2006 * Journaliste. « Les prisons sont remplies d’individus arrêtés
en flagrant délit par la police militaire, celle
qui, au Brésil, n’enquête pas mais patrouille.
Ceux qui se retrouvent en prison ne sont donc
ni des criminels dangereux ni de grands tra-
fiquants, mais des pauvres : des auteurs de
petits délits ou des toxicomanes qui vendent
de la drogue pour assurer leur consomma-
tion », explique la sociologue Jacqueline Sin-
horetto, spécialiste des prisons au Forum de
la sécurité publique, un institut de recherche
de São Paulo.

Des condamnations en hausse


En 2006, le président Luiz Inácio Lula da
Silva (2002-2011), confronté à l’augmenta-
tion du nombre de personnes détenues pour
trafic de stupéfiants, met en place une
réforme de la législation sur les drogues
jugée audacieuse par les spécialistes, car elle
aboutit à une dépénalisation des usagers.
Pour la première fois, ceux-ci sont considé-
rés comme souffrant de dépendance, et non
plus comme des délinquants. Ils sont orien-
tés vers des services médicaux et condamnés
à des travaux d’intérêt général plutôt qu’à
l’enfermement. Cette nouvelle loi comporte
pourtant une faille importante : elle ne pré-
cise pas la dose de stupéfiants à partir de
laquelle un usager doit être considéré
comme un trafiquant. Cette appréciation est
laissée au juge, en fonction de critères ☛
AGENCE VU

(1) Une « vague » d’enlèvements à São Paulo et à Rio de


Janeiro, puis l’assassinat de l’actrice Daniella Perez. Avec
l’aide de la chaîne Globo, la mère de celle-ci a réuni un million
de signatures pour durcir la législation sur les homicides.

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organisation criminelle, puisque ces organisa-


AU BRÉSIL, LA DÉRIVE D’UNE LOI FLOUE tions existent principalement dans les quar-
judiciaires (les antécédents criminels, la nalisation, les consommateurs noirs ou les tiers pauvres. Depuis cette loi, nous avons vu des
quantité de produit saisie), mais également petits trafiquants voient leur peine augmen- milliers de jeunes condamnés à plus de cinq ans
sociaux : l’activité professionnelle, le com- ter. En conséquence, la proportion de Noirs et de prison pour une petite quantité de drogue,
portement et... l’adresse du prévenu. de métis en prison n’a cessé de croître pour alors qu’il s’agissait très souvent d’usagers qui
«Dans la pratique, la loi a provoqué une aug- atteindre près de 70 % aujourd’hui, trafiquaient pour leur propre con-
« Si le prévenu est
mentation du nombre de condamnations pour contre 50,6% dans la population du sommation », ajoute Me Custódio.
trafic de drogue, alors qu’elle visait l’inverse », pays (7,6 % de Noirs, 43 % de métis). un jeune Noir vivant Depuis l’adoption de la loi, le nom-
nous explique Me Rafael Custódio, avocat et La loi fait pourtant une distinc- dans un quartier bre de condamnés est passé de
responsable du « programme de justice » de tion entre «petits» et «grands» tra- pauvre, il est 31 000 en 2005 à plus de 140 000
l’organisation non gouvernementale (ONG) fiquants : les premiers bénéficient automatiquement en 2014 (2) – la population carcérale,
Conectas. « Si le prévenu est un jeune Noir d’une remise de peine (d’un sixième considéré comme multipliée par sept en deux décen-
vivant dans un quartier pauvre, il est automa- à deux tiers), pas les seconds. Mais, nies, s’élevant actuellement quant
un trafiquant »
tiquement considéré comme un trafiquant par là encore, les critères sont sujets à à elle à plus de 726000 détenus.
des juges majoritairement conservateurs. En interprétation. Pour relever de la catégorie des La population féminine est encore plus
revanche, si, avec la même quantité de drogue, « petits », le prévenu ne doit ni être récidiviste touchée : en 2014 (derniers chiffres disponi-
il est blanc et appartient à la classe moyenne, ni appartenir à une organisation criminelle. bles), 63 % des femmes incarcérées l’ont été
il est souvent considéré comme un usager. » « Or, pour un juge, un prévenu qui vit dans une pour trafic de stupéfiants. Et leur nombre a
Tandis que les Blancs bénéficient de la dépé- favela est automatiquement membre d’une sextuplé entre 2000 et 2014 (3). Les groupes

AGENCE VU

Denis Darzacq ///// « La Chute no 15 », 2006

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criminels utilisent de plus en plus leurs ser-


vices, car elles sont moins facilement soup-
çonnées par la police, en particulier pour le
Les prisons dopées par la drogue
transport de la drogue. Or l’enfermement
féminin a un coût social bien plus important. u début des années 1990, si le nombre de mandats de dépôt délivrés pour les crimes
« Les femmes sont souvent abandonnées par
leur compagnon à leur entrée en prison, et
A graves – viols, vols, violences et cambriolages – a beaucoup progressé aux États-Unis
(la répression constituant là-bas un thème politique très en vogue), ce sont les délits direc-
elles laissent derrière elles des familles qui tement liés à la drogue qui ont alimenté les prisons : 30,5 % des nouvelles incarcérations en
dépendaient d’elles. Les enfants sont donc les 1993 (102 000 personnes), contre 6,8 % en 1980 (8 900 personnes). Lancée en 1982, la poli-
premières victimes de la prison », estime la tique du président Ronald Reagan de « guerre à la drogue» a totalement échoué et n’a abouti
juriste Maíra Fernandes, coauteure d’une qu’à une escalade vaine dans la répression. En effet, en plus des infractions liées directement
étude sur les femmes enceintes en prison à au trafic, les délits et crimes de droit commun ayant une relation avec l’usage de drogue
Rio de Janeiro (4). Dans 70 % des cas, la prise constituaient une part importante de la délinquance.
en charge des enfants est assurée par les Une enquête menée en 1991 dans vingt-quatre grandes villes américaines, grâce à un
grands-parents, le plus souvent au prix de entretien avec 30 507 personnes interpellées et à un dépistage volontaire de dix drogues,
grosses difficultés. Mais, dans près d’un cas a permis de quantifier la relation entre délinquance et prise de drogue récente (1). Les tests
sur cinq, ils finissent dans les structures détectaient des traces remontant à deux ou trois jours, sauf pour la marijuana et le PCP
publiques destinées à l’enfance, très pré- (un hallucinogène), dont les traces peuvent remonter à plusieurs semaines après usage.
caires. « C’est d’autant plus injuste que beau- Chez les 22 267 hommes, le pourcentage global de tests positifs pour une drogue quel-
coup de femmes pourraient bénéficier de conque était de 59 %, et de 64 % chez les 8 240 femmes arrêtées. Par catégorie d’infractions,
chez les hommes, ce pourcentage était de 79 % pour détention ou vente de drogue – ce
mesures alternatives de punition, à commen-
qui veut dire, a contrario, qu’une part non négligeable de personnes liées au trafic ne se
cer par les prévenues. Lors de notre enquête
drogue pas –, mais aussi 68 % pour cambriolage, 65 % pour vol, 59 % pour vol de véhicule,
dans les prisons féminines à Rio de Janeiro,
48 % pour coups et blessures, 49 % pour les infractions à la législation sur les armes, le
70 % des détenues n’avaient pas encore été
taux le plus faible étant de 37 % en matière d’infractions à la législation sur les mœurs.
condamnées », ajoute Maíra Fernandes.
Chez les femmes, le pourcentage de tests positifs le plus important concernait la prosti-
tution (85 %).
Les peines alternatives négligées Jean-Paul Jean
La situation des prévenus explique dans une Magistrat.
large mesure la surpopulation carcérale. Deux
cent mille personnes (femmes et hommes (1) Bureau of Justice Statistics, Washington, DC, 1993.
confondus) attendent actuellement leur juge-
ment : un nombre à peine inférieur à celui des
places manquantes en prison. Dans 37 % des Cette loi sur les solutions de rechange à
cas, leur durée d’incarcération au moment du l’emprisonnement, édictée en 2011, a été la
jugement dépasse la peine à laquelle ils sont principale mesure du gouvernement de
condamnés. «Ce temps passé en prison est donc Mme Dilma Rousseff (2011-2016) pour lutter
illégal et absurde, tempête M Custódio. Sans
e
contre l’augmentation de la population car-
compter que la loi prévoit que les personnes cérale. Mais elle n’a guère eu d’impact. En
n’ayant pas fait usage de violence et qui ne 2015, le ministre de la justice José Eduardo
représentent pas un danger pour la société Cardozo insistait à nouveau sur sa mise en
attendent leur jugement en liberté – une liberté œuvre dans son « Plan national de politique
assortie de contrôles stricts, bien sûr. Encore criminelle et pénitentiaire ». Le document
une loi qui n’est pas respectée par les juges.» souligne la nécessité de punir moins sévè-
rement les délits comme le vol à la tire
(90 000 prisonniers concernés) et le petit
(2) Statistiques du département pénitentiaire national trafic de drogue. Mais ce plan est largement
(Depen), ministère de la justice, Brasília, 2015.
ignoré. Selon une étude réalisée pour la pré-
(3) Il a augmenté de 567 %. Les quelque 45 000 femmes
emprisonnées ne représentent que 6,4 % de la population sidence de la République (5), de nombreux
carcérale. juges estiment que le trafic de drogue consti-
(4) Luciana Boiteux, Maíra Fernandes, Aline Pancieri et tue la porte d’entrée vers une criminalité
Luciana Chernicharo, « Mulheres e crianças encarceradas :
um estudo jurídico-social sobre a experiência da materni- plus grave. Ils le punissent donc plus sévère-
dade no sistema prisional do Rio de Janeiro », Université
ment, estimant que les peines alternatives
fédérale de Rio de Janeiro, 2015.
équivaudraient à une forme d’impunité.
(5) « A aplicação de penas e medidas alternativas », Instituto
de Pesquisa Econômica Aplicada (IPEA), Brasília, 2015. Anne Vigna

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4 000
Voix de faits Nombre de substances
chimiques dégagées par
la fumée de cigarette, dont
beaucoup sont toxiques
et 64 cancérigènes. Avant
« Ah ! Quel dîner je viens de faire ! Zombretto combustion, le tabac
contient 2 500 composés.
Et quel vin extraordinaire ! En Algérie, de l’alcool médical (ou, à défaut, de l’eau de Cologne)
Agence nationale de santé
J’en ai tant bu... mais tant et tant, et de la limonade blanche ou du Selecto (célèbre soda local)
publique, « Anatomie
composent la recette du zombretto, boisson qui connut son heure d’une cigarette : que contient
Que je crois bien que maintenant de gloire dans les années 1970 et 1980 quand elle fut célébrée la fumée ? », 2014.
Je suis un peu grise... Mais chut ! par quelques chanteurs de raï transgressifs.
L’origine du nom de ce breuvage, longtemps
Faut pas qu’on le dise ! Chut ! attribuée aux clochards et sans-abri vivant Ivresse fréquente
Si ma parole est un peu vague, aux abords de la grande gare centrale d’Alger, Part de personnes ayant été ivres au moins
n’est pas clairement connue. Dans un pays une fois par mois au cours des douze derniers mois,
Si tout en marchant je zigzague, musulman où la vente d’alcool a toujours été en pourcentage Hommes Femmes
Et si mon œil est égrillard, sévèrement encadrée, sans être interdite, le 40 Lituanie
terme « zombretto » désigne aussi des Islande
Il ne faut s’en étonner, car... spiritueux de mauvaise qualité, voire frelatés, 35 Norvège
Royaume-Uni
Je suis un peu grise, produits ou importés de manière clandestine. 30
Pologne
Finlande
Mais chut ! Autriche
Espagne
25
Faut pas Consommation d’alcool
Bulgarie
Suède
20
qu’on le dise ! en Europe
Danemark
Croatie
Chut ! » 15 Hongrie
Estonie
Extrait du livret 10 Portugal
Grèce
La Périchole (1868), opéra Roumanie
5 Italie
bouffe de Jacques Offenbach. France
0
Source : « Standardised European Survey on Alcohol » (SEAS), 2015.
Consommation d’alcool
depuis 1960 en France 4,7 millions
Quantité d’alcool consommé
en litres équivalents d’alcool pur
de litres
par habitant de 15 ans et plus et par an Quantité moyenne
1961 : 26 litres de bière vendue en France
1980 : lors de chaque match
24 20,1 disputé par
20 2000 : l’équipe
14 2010 : nationale
16 12,3 2017 :
11,7 pendant la
12 Autres alcools Coupe du monde
de football
8 600 km
2018,
Vin
4 Quantité d’alcool consommé en 2016, en litres équivalents d’alcool pur organisée
par habitant de 15 ans et plus et par an en Russie.
0
1965 1970 1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 2015 6à8 8,1 à 10 10,1 à 12 12,1 à 14 14,1 à 16 Le Point,
Source : Observatoire français des drogues et des toxicomanies, 2018. Source : Organisation mondiale de la santé, « Global status report on alcohol and health 2018 ». 20-27 décembre
2018.

Chronologie
La première conférence internationale La première guerre La convention vise
Le Pure Food and Drug sur les drogues, la Commission sur mondiale cause une La Société des nations à limiter les quantités
Act marque le premier l’opium, se réunit à Shanghaï, à l’initiative augmentation rapide (SDN) devient le dépositaire produites à celles requises
coup d’arrêt à la cocaïne de Washington : naissance de l’idéologie des taux de toxicomanie de la convention à des fins médicales
aux États-Unis. de la prohibition des drogues. dans plusieurs pays. internationale de l’opium. et scientifiques.

1907 1919
1906 1909 1912 1914 1920 1925 1931
1908 1920

France Création du service Le premier traité international La convention internationale La convention


des stupéfiants et de la sur le contrôle des drogues à de l’opium est intégrée aux de l’opium est
traite des blanches. l’échelle mondiale, la convention traités de paix de la première élargie au cannabis.
internationale de l’opium, guerre mondiale, amenant bon
est conclu à La Haye, obligeant nombre de pays à la ratifier.
les pays signataires à coopérer
à la lutte contre les drogues.

90 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits


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MODÈLE 558 000 dollars


Prix d’une bouteille
Consommation de tabac en Europe
En octobre 2016, le think tank Terra Nova
de Romanée-Conti
a imaginé un modèle de légalisation
millésime 1945,
du cannabis inspiré de celui qui régit adjugée par
les jeux en ligne, avec, notamment, Sotheby’s, à
la création d’une « Autorité de régulation New York, le
du cannabis (ARCA) » calquée sur l’Autorité 13 octobre
de régulation des jeux en ligne (Arjel). Selon 2018. Un
ce think tank, la problématique du cannabis record mondial
se rapproche de celle des jeux connectés, pour ce grand vin
les consommateurs ayant de Bourgogne.
des comportements similaires. Les Échos, 14 octobre 2018.

6,4 milliards JEU PATHOLOGIQUE


de dollars Près de 75 % des Français âgés de 15 à 75 ans ont déjà joué au
600 km

Montant dépensé moins une fois dans leur vie aux jeux de hasard et d’argent Usage quotidien de tabac parmi les 15 ans et plus, en 2017
(JHA) et plus de 56 % au moins une fois dans l’année. Les JHA en pourcentage
par l’industrie 5 15 à 22
les plus prisés sont les jeux de loterie – de tirage ou 23 à 30 31 à 36
pharmaceutique de grattage (plus de 60 % des cas) –, suivis par les paris Source : Commission européenne, « Special Eurobarometer », no 458, mai 2017.
américaine en hippiques et sportifs, les jeux de casino et le poker (souvent
publicité pour
les médicaments
pratiqué en ligne). Parmi les joueurs, plus de 2 % (environ
1 million) présentent des risques modérés de développer Fléau
des problèmes liés à leur pratique, et 0,5 % (environ «L’usage non médical de médicaments
sur ordonnance sur ordonnance est en train de devenir
200 000 personnes) sont considérés comme « joueurs
au cours excessifs ». La plupart des centres d’addictologie prennent
une menace majeure pour la santé
publique et pour les forces de l’ordre
de l’année 2016. en charge la dépendance aux jeux – ou « jeu pathologique ». dans le monde entier, les opioïdes
Harper’s Index, janvier 2018. OFDT, Observatoire des jeux (ODJ), hôpital Marmottan. causant les dommages
les plus importants et
représentant 76 %

Frelaté
des décès impliquant
« La chaleur et la tabagie des drogues. »
En décembre 2016, à Irkoutsk (Sibérie), épaisse nous donnaient ONUDC, communiqué
de presse, 26 juin 2018.
74 personnes sont mortes après avoir bu une soif inétanchable.
de l’huile de bain vendue comme de l’alcool
« de substitution » au marché noir. Il fallait sans arrêt Consommation de tabac en France
Les bouteilles de contrebande contenaient se relayer pour aller Usage occasionnel ou régulier de tabac
du méthanol, une substance toxique utilisée parmi les 18-75 ans, en pourcentage
d’ordinaire comme antigel ou battre les costauds, qui 60
solvant. En Russie, maintenant apportaient
la consommation de lotions et 50
d’eau de Cologne est en des bonbonnes,
recrudescence depuis la hausse 40
du prix de la vodka et des
des tonnelets, des jarres,
spiritueux, ces dernières années. des seaux, tout cela plein 30

« Death toll from alcohol poisoning rises de l’espèce de tisane 20


to 74 in Irkutsk », Radio Free Europe -
Radio Liberty, 23 décembre 2016, que l’on pense. » 10
et « En Sibérie, Irkoutsk pleure ses morts Hommes Femmes Ensemble
empoisonnés par de l’alcool frelaté », René Daumal, La Grande Beuverie 0
1975 1980 1985 1990 1995 2000 2005 2010 2017
Le Monde, 22 décembre 2016. (1938), rééd. Allia, Paris, 2018.
Source : Observatoire français des drogues et des toxicomanies, 2018.

France Création Création de la Commission Signature du protocole Convention unique sur les stupéfiants adoptée par
du service central des stupéfiants, principal de l’opium, limitant l’ONU. Elle dresse une liste de 108 substances
des stupéfiants, qui organe de l’Organisation Les experts de l’OMS la production et naturelles ou synthétiques contrôlées. Et déclare
remplace le service des Nations unies en ce condamnent la coca la marchandisation de l’opium universellement illégales le cannabis, le pavot
des stupéfiants et de qui concerne les questions pour son caractère aux besoins médicaux et la coca (sauf pour l’industrie pharmaceutique
la traite des blanches. liées aux drogues. « addictif ». et scientifiques. dans ces deux derniers cas).

1952
1933 1936 1946 1948 1953 1961
1953

La convention pour Adoption du « protocole France Création de l’Office (suite) La production de coca destinée
la répression du trafic illicite de 1948 », qui place central pour la répression du trafic à la consommation « traditionnelle » de la Bolivie et
des drogues nuisibles est de nouvelles substances sous illicite des stupéfiants (OCRTIS) du Pérou bénéficie d’un sursis de vingt-cinq ans.
déclarée. Il s’agit du premier contrôle international. en France, issu du service central Création de l’Organe international de contrôle
texte international Création de l’Organisation des stupéfiants de 1933. des stupéfiants (OICS).
à criminaliser certaines mondiale de la santé (OMS).
infractions liées à la drogue.


Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 91
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« Mais si je ne joue pas aux jeux


vidéo, j’ai dix heures pendant HILARANT + 660 %
Le protoxyde d’azote est utilisé comme anesthésiant à
lesquelles je ne fais l’hôpital ou dans des aérosols alimentaires. Plus connu Progression
absolument rien ! Ils font sous le nom de « gaz hilarant » ou « proto », il fait l’objet des ventes
d’usages détournés depuis 1999 dans les « free parties » de vodka
quoi les gens dans la vraie (fêtes de musique électronique dépourvues de dans
vie, c’est quoi leurs restrictions), mais sa consommation s’est répandue à l’Hexagone
partir de 2015, notamment lors des soirées pour
activités ? » étudiants en médecine. Extrait de bonbonnes depuis vingt
« Addicts sans substance », « Les pieds sur terre », industrielles, il est conditionné dans des ballons vendus ans. Les
France Culture, 10 septembre 2018. 1 à 2 euros l’unité. Apprécié pour ses effets fugaces et Français
euphorisants, il est principalement utilisé pour ont acheté
potentialiser ou moduler 274 mil-
Consommation de drogue en France les effets d’autres
lions de
produits consommés.
Usage régulier de cannabis
« Substances psychoactives,
litres de ce
(au moins 10 consommations au cours des trente derniers jours) spiritueux
usagers et marchés :
En % parmi les 17 ans parmi les 18-64 ans les tendances en 2017, contre
récentes (2017-
14
2018) », Tendances, 36 millions
12
12,3 n° 129, OFDT, en 1997.
10,6 10,8 décembre 2018. Nielsen, 2018.
10 9,2
10

8 7,3 « La marijuana est un produit doux. Ça fait de mal


7,2 à personne. C’est illégal, mais à long terme on la légalisera.
6 6,5 La cocaïne, c’est une autre histoire. Elle fait peur aux gringos.
4 3,1
3,6 Ils pensent que ça les détruit. Avec le trafic de coke, vous
1,9 2,1 2,2 vous taillerez une réputation qui vous collera à la peau.
2
Vous deviendrez une cible. » Astrid54
0 Propos tenus par le personnage de Pablo Escobar dans la série Narcos,
2000 2005 2010 2014 2017 produite par Netflix et inspirée de faits réels.
Usage dans l’année des principales drogues illicites
(autres que le cannabis) parmi les 18-64 ans
En %
1,5 Cocaïne
1,6 1 600
En 2016, le tonnage
Berlinois
Si posséder
de cannabis saisi dans du cannabis est
MDMA, ecstasy
toujours interdit
Champignons hallucinogènes 1,1 le monde s’élevait à 1 600, dont,
en Allemagne,
1,0 pour la seule Union européenne, la Cour constitutionnelle
1,0 Amphétamines 424 tonnes de haschisch (résine)
0,9 0,9 fédérale a toutefois établi
Héroïne et 124 d’herbe (sommités qu’il était possible d’avoir
florales, feuilles). En quelques grammes sur soi
0,6
France, 70 tonnes sans craindre
0,5 de haschisch de poursuites. Exemple
0,5 0,3 0,3 0,3 ont été saisies
0,3 0,3 0,3 de pragmatisme allemand :
0,2 0,2 cette année-là. la quantité « autorisée », ou plutôt
0,2 0,2 0,2 0,2 0,2 Office des Nations « non interdite », reste à la discrétion des autorités
0 0,1 0,1 0,1 Unies contre la locales. Si la plupart des Länder l’ont fixée
1992 1995 2000 2005 2010 2014 2017 drogue et le crime et à 6 grammes, à Berlin, c’est 15.
Observatoire
Source : Observatoire français des drogues et des toxicomanies, européen des drogues et Johanna Luyssen, « Les Allemands kiffent
d’après Santé publique France, « Baromètres santé », 1992 à 2017.
des toxicomanies. le cannabis light », Libération, 13 novembre 2018.

France Adoption de Création du Comité européen de lutte anti-


la loi du 31 décembre La convention unique est Les National Security Decision Directives (NSDD) drogues (Celad), directement relié au Conseil
1970, qui réprime amendée par un protocole déclarent le trafic de drogue «menace mortelle» pour européen. Création du Groupe d’action financière
sévèrement le trafic mettant en avant l’importance la sécurité nationale des États-Unis. La loi 99-570 (GAFI) sur le blanchiment des capitaux.
de drogues illicites de l’accessibilité des services autorise les fonctionnaires américains à entraîner France La brigade des stupéfiants devient une
et prohibe l’usage de prévention, de traitement et à appuyer les forces policières et militaires entité distincte de la brigade mondaine, qui reste
des stupéfiants. et de réadaptation. étrangères dans les tâches d’interdiction. spécialisée dans la lutte contre le proxénétisme.

1970 1971 1972 1982 1986 1988 1989 1990

Convention de l’OICS sur France Création de la Mission Adoption de la convention Le GAFI émet 40 recommandations
les substances psychotropes interministérielle de lutte contre des Nations unies contre le trafic pour lutter contre le blanchiment.
(hallucinogènes, la toxicomanie (MILT) en France, illicite des stupéfiants et France Création de l’Office central
barbituriques, amphétamines, aujourd’hui appelée Mission des substances psychotropes, aussi pour la répression de la grande
tranquillisants). interministérielle de lutte contre les drogues appelée « convention de Vienne délinquance financière (OCRGDF).
et les conduites addictives (Mildeca). de 1988 ». Elle rend contraignante
l’adoption de mesures pénales.

92 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits


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Pour soi
La France compterait, selon les estimations, 10 % SURDOSES
entre 80 000 et 200 000 pratiquants de
l’autoculture de cannabis, principalement
pour leur usage personnel. Elle se fait
Part de la population,
en Égypte (98 millions
MORTELLES
d’habitants) souffrant Hécatombe aux États-Unis
le plus souvent en indoor (dans une serre
à domicile dont la taille varie en fonction d’addiction aux Décès par surdose de stupéfiants
du nombre de plants), mais aussi en outdoor stupéfiants, et de médicaments opiacés
Ensemble
(en extérieur), dans un endroit selon le des drogues
situé à l’abri des regards ministère de Soit une prévalence de 21,7 70 237
(jardin, champ, pour 100 000 habitants
la solidarité sociale égyptien.
clairière,
etc.).
Le tramadol, un puissant
60 000
opioïde, est le produit le plus
OFDT, 2017,
Le consommé (plus de 50 %
Monde, des cas), suivi par l’héroïne 50 000
17 juin 2015,
et Drogues Info (26 %) et le cannabis (23 %).
Service. « Egypt fights a losing battle against drugs »,
40 000
Arab News, 26 février 2018.
Médicaments

44,3 milliards
opiacés1
RICHESSE NATIONALE Soit une prévalence de 8,8
pour 100 000 habitants
28 466

Unités de cigarettes écoulées À la demande de son homologue européen


en France au cours de l’année Eurostat, l’Institut national de la statistique 20 000
2017. C’est moitié moins qu’en et des études économiques (Insee) intègre,
1997, avec 82,9 milliards depuis mai 2018, le marché parallèle
d’unités vendues. des stupéfiants dans le calcul du produit 10 000
intérieur brut (PIB), accroissant celui-ci
Le Point, 24 mai 2018. d’environ 0,1 point.
0

Coke Investissement
1985 1990 2000 2010 2017
1. Dont fentanyl et tramadol.
Source : « Drug overdose deaths in the United States, 1999-2017 »,
Jusqu’à la première loi américaine sur Après les cigarettes US Department of Health and Human Services, « NCHS Data Brief », no 329,
novembre 2018.
les drogues et les aliments (Pure Food and Drug électroniques, les géants
Act) de 1906, Coca-Cola incluait de petites
du tabac se lancent dans Stabilité en France
quantités de cocaïne dans sa boisson. Ensuite,
celle-ci a été remplacée le cannabis. Altria, numéro 451
Décès par surdose de stupéfiants
et de médicaments opiacés
par de la caféine, mais un mondial, détenteur 392
tous les autres 373
de la marque Marlboro, 400
alcaloïdes de la coca
ont été conservés.
a ouvert le bal fin 2018 en 300
prenant une participation
Cité par Johanna Lévy, 264
« Une petite de 45 % dans le groupe Cronos, 200
184
feuille verte producteur de cannabis Soit une prévalence de 0,6 100
nommée établi à Toronto, moyennant pour 100 000 habitants
coca », 1,8 milliard de dollars 0
Le Monde
diplomatique,
(1,6 milliard d’euros). 1985 1990 1995 2000 2005
Source : Observatoire français des drogues
2010 2015

mai 2008. Les Échos, 10 décembre 2018. et des toxicomanies, d’après données CépiDc/Inserm.

Lors de la 48e Assemblée mondiale de la santé, sous la menace de lui retirer leur
financement, les États-Unis obtiennent de l’OMS qu’elle enterre une étude sur la coca. Le département Abus
Après quatre années d’enquête, quarante-cinq chercheurs internationaux associés, Au Pérou, de substances psychoactives
Création, à Vienne, ayant étudié dix-neuf pays sur les cinq continents, soulignaient les bienfaits pour la le gouvernement de l’OMS rejoint le
du Programme des Nations santé humaine de l’usage traditionnel de la feuille de coca et préconisaient la réalisation de M. Alberto Fujimori département Santé mentale
unies pour le contrôle de nouvelles recherches sur ses propriétés thérapeutiques. réinstaure afin de mieux prendre en
international des drogues En Europe, l’Observatoire européen des drogues et des toxicomanies l’éradication forcée compte les liens entre
(Pnucid). est inauguré à Lisbonne. de la coca. les deux problématiques.

1991 1992 1995 1996 1998 2000

Lors de l’Exposition universelle Aux États-Unis, fondation du Centre international pour Lancement de l’Initiative pour un monde
de Séville, le pavillon bolivien se voit les politiques en matière d’alcool (ICAP), groupe de réflexion sans tabac par l’OMS. Lors d’une session
interdire d’exposer toute l’industrie soutenu par plusieurs marques d’alcool (Heineken, Coors, extraordinaire, l’Assemblée générale
dérivée de la feuille de coca. Le président Martini, Pernod Ricard...), qui associe les pouvoirs publics des Nations unies décide de renforcer les
Jaime Paz Zamora, qui refuse et l’industrie sur des questions liées à la consommation efforts des États membres en vue de réduire
de pénaliser la coca – avec pour slogan et à l’abus d’alcool. la demande et l’offre de drogues. En Bolivie,
« Coca n’est pas cocaïne » –, est accusé France Création de la Mission de lutte anti-drogue (Milad). le général Hugo Banzer lance le plan Dignité
de narcotrafic par les États-Unis. avec pour mot d’ordre « Coca zéro ».

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 93
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« Et au milieu de l’après-midi,
je me retrouve dans une cabine
CARICATURE Opération
téléphonique à un coin de rue,
« Le junkie ne sait plus parler que drogue,
moyen de s’en procurer, réactions du corps, « Poisson lion »
vétilles telles une injection douloureuse ou Une vaste opération menée par
quelque part dans le centre, je ne sais un réapprovisionnement héroïque. Tout ramène Interpol à travers 93 pays, entre
pas où, en sueur, avec une migraine à cet inépuisable sujet. N’est-ce pas la manière le 17 septembre et le 8 octobre 2018,
de caricaturer les
lancinante qui bat sourdement dans conversations des gens a permis de saisir plus
ma tête, saisi d’une crise d’angoisse sains, qui roulent aussi de 55 tonnes de stupéfiants et
toutes sur des misères : d’arrêter 1300 trafiquants présumés.
de première catégorie, fouillant mes L’organisation internationale a
l’argent, le travail, la fesse,
poches à la recherche d’un Valium, les médias ? » annoncé avoir intercepté 35 tonnes
d’un Xanax, d’un Halcion qui Anonyme, Les Rêveries de cocaïne, 15 tonnes de cannabis,
du toxicomane solitaire, 5 tonnes d’héroïne,
traînerait là, n’importe quoi, ne Allia, Paris, 1997. 430 000 tablettes de Captagon
trouvant que trois Nuprin que je me (une puissante amphétamine),
fourre dans la bouche et que je fais Lianes 18 millions de cachets de yaba
(une drogue de synthèse très
glisser avec un Diet Pepsi, et dont, ma L’ayahuasca est un breuvage à base de lianes populaire en Asie du Sud-
vie en dépendrait- consommé traditionnellement par les chamanes Est) et démantelé un
des tribus indiennes d’Amazonie. Purgatif et important laboratoire
elle, je ne pourrais hallucinogène, il entraîne une sorte d’ébriété, avec de fabrication
dire ce qu’ils font là, des nausées et vomissements. Dans ses conseils aux d’ecstasy.
ni d’où ils viennent. voyageurs, l’ambassade de France au Pérou (où il est
Agence France-Presse,
inscrit au registre des stupéfiants depuis 2005) met
Oublié que j’ai 17 octobre 2018.
en garde contre l’usage de cette plante utilisée « par
déjeuné et, plus grave des individus peu formés ». « L’usage de l’ayahuasca
encore, où. » peut avoir des conséquences médicales graves, voire
Bret Easton Ellis, mortelles, notamment pour les personnes présentant
American Psycho, des symptômes cardiaques ou sous antidépresseurs. »
Seuil, Paris, 1993. www.diplomatie.gouv.fr

Évolution des infractions à la législation sur les stupéfiants en Europe


3 190
Possession, usage Vente
Infractions Indice Infractions Indice
Nombre
en millions base 100 en millions base 100 de décès liés
0,8 200 0,8 200 à la consommation
de stupéfiants
0,6 150 0,6 150 (principalement
héroïne et
0,4 100 0,4 100 morphine) en Iran,
au cours
0,2 50 0,2 50 de l’année 2016.
Ils s’élevaient déjà
0 0 0 0 à près de 3 000
2016 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 2016 2006 2007 2008 2009 2010 2011 2012 2013 2014 2015 2016 en 2014.
Cannabis Cocaïne Héroïne Amphétamines MDMA, ecstasy Autres substances ONUDC, « Rapport
mondial sur les
Source : « Rapport européen sur les drogues 2018. Tendances et évolutions », Observatoire européen des drogues et des toxicomanies. drogues 2018 », Vienne.

En Bolivie, le décret
suprême 26415 rend L’ONUDC lance la première En mai, à la 58e Assemblée mondiale de la santé, le président de Adoption par l’ONUDC de la « déclaration
illégale la vente de feuilles phase de l’initiative du l’OICS fait état de l’augmentation des risques de cancer par la politique et [du] plan d’action sur la
de coca. L’Office pacte de Paris contre consommation de narcotiques – ce qui la rend très inéquitable selon coopération internationale en vue d’une
des Nations unies contre l’héroïne afghane. Au Pérou, les régions du monde. En juillet, au Conseil économique et social stratégie intégrée et équilibrée de lutte contre
la drogue et le crime manifestations de masse des Nations unies, le président souligne la situation alarmante de le problème mondial de la drogue » pour
(ONUDC) adopte des cocaleros, les cultivateurs l’Afghanistan face aux drogues. Adoption de la convention-cadre donner une nouvelle impulsion à la lutte
son nom actuel. de feuilles de coca. de l’OMS pour la lutte antitabac (CCLAT), approuvée par 40 États. internationale contre le trafic de stupéfiants.

2001 2002 2003 2004 2005 2006 2008 2009

Directive sur La convention des Nations Unies contre France Mise en place nationale Établissement par l’OMS du programme de lutte
la réglementation la criminalité transnationale organisée entre en de Tracfin, la cellule française antitabac, MPOWER, pour aider les pays à respecter
des produits de tabac vigueur. Elle renforce la capacité internationale contre le blanchiment la convention-cadre de 2005. En mars, l’OICS enjoint
à la Commission de lutte contre le crime organisé, y compris de capitaux et le financement aux gouvernements bolivien et péruvien d’interdire
européenne. le trafic de drogue. Révisions du terrorisme, sous l’égide ou de supprimer la coca. L’Afghan Opiate Trade Project
des 40 recommandations du GAFI afin de faire du ministre de l’action est mis en place par l’ONUDC pour mieux comprendre
face à l’évolution technique du blanchiment. et des comptes publics. l’impact mondial des opiacés afghans.

94 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits


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Canada
Consommation et production Législation sur le cannabis
légale depuis octobre 2018

États-Unis Europe
Grande diversité Grande diversité
de législations de législations
d’un État d’un pays à l’autre
à l’autre

Australie
Trois États ou territoires
sur huit ont dépénalisé
Consommation privée l’usage du cannabis en 2017
de cannabis récréatif
Légale
ou partiellement légale
Illégale mais dépénalisée
Uruguay
Illégale mais avec sanctions Premier pays à avoir
peu appliquées légalisé le cannabis,
Illégale en 2013

Prescription de Afrique du Sud


Arrêt de septembre 2018 Nouvelle-Zélande
cannabis thérapeutique
de la Cour constitutionnelle Référendum
Autorisée invalidant l’interdiction prévu en 2019
(ainsi que dans les pays où
de la consommation à domicile sur la légalisation
la consommation récréative est légale)

EN SÉRIE 275 millions Conscience acide


Composante imposante du commerce C’est le nombre de personnes âgées de 15 à 64 ans « La conscience psychédélique
mondial et des violences urbaines, le qui ont consommé au moins une fois de la drogue
trafic de stupéfiants a aussi envahi les
est l’une des formes de conscience
dans le monde, au cours de l’année 2015. Environ
petits écrans ces vingt dernières années qui s’est développée le plus
450 000 personnes sont mortes des suites de
pour constituer la trame de séries fortement, en combinaison avec
l’usage de drogues illicites (chiffre incluant
télévisées à succès : The Corner (États- les autres, dans les années 1968.
Unis, 2000), The Wire (États-Unis, notamment les contaminations par injection).
ONUDC, « Rapport mondial sur les drogues 2018 ».
(...) Pour la conscience
2002), Weeds (États-Unis,
2005), Skins (Royaume-
psychédélique, la notion clé c’est
Uni, 2007), Breaking la plasticité de la réalité, donc
Bad (États-Unis, « Mais la coco, c’est de l’électricité exactement le contraire de sa
2008), Gomorra dans le cerveau. En d’autres termes, fixité, de sa permanence ou
(Italie, 2014), Narcos de son immuabilité, qui ne nous
(États-Unis, 2015),
le crâne chargé de coco est comme
Cannabis un billard électrique détraqué laisserait le choix que de nous
(France-Espagne, y adapter, comme le veut
qui éjacule ses petites lumières
2016), Ozark le réalisme capitaliste. »
(États-Unis, 2017), bleues et roses. » Mark Fisher, « Acid communism : drogues
El Chapo (États- William Burroughs, Le Festin nu, et conscience de classe », revue Période, en
Unis, 2017), etc. Gallimard, Paris, 1959. ligne, février 2017.

Approbation par l’OMS de la « stratégie mondiale visant à réduire Modifications importantes apportées Mise en place par l’OICS d’un projet de partenariats
l’usage nocif de l’alcool », lors de la 63e Assemblée mondiale à la directive pour la réglementation opérationnels mondiaux visant à interdire la distribution
de la santé. Celle-ci reconnaît que l’usage nocif de l’alcool et des produits de tabac de 2001, qui et la vente illicites d’opioïdes, qui associent
le développement socio-économique sont étroitement liés. visent à réglementer, notamment, des gouvernements, des agences internationales
la vente à distance transfrontalière, et le secteur privé afin de partager des informations
France Création de la direction de la coopération les ingrédients et émissions des produits et des renseignements dans le but d’identifier et
internationale (DCI) de la police nationale française afin et la présentation du paquet, qui d’interdire les fabricants, distributeurs et vendeurs illicites
de mieux contrer le trafic de drogue. ne doit pas inciter à la consommation. d’opioïdes synthétiques, tels le fentanyl.

2010 2012 2014 2015 2016 2018

Nouvelle stratégie antidrogue Mise en place par l’OICS du système d’autorisation d’importation et Visite de l’OICS en Bolivie à l’issue
de l’Union européenne avec d’exportation internationale, une plate-forme en ligne consacrée aux de laquelle un accord est trouvé sur
l’adoption d’un plan pour demandes d’autorisation d’importation et d’exportation de drogues la coca : en mâcher et en consommer
les années 2013-2020 : réduction narcotiques et de substances psychotropes. Aux États-Unis, fondation dans son état naturel à des fins
de la demande, réduction de l’offre, de l’Alliance internationale pour une consommation (d’alcool) médicinales est autorisé dans le pays.
coordination, coopération responsable, organisation à but non lucratif, soutenue par les
internationale, information, principaux producteurs mondiaux de bière, de vin et de spiritueux.
recherche et évaluation.

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 95


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LAUDANUM « Mais ce n’est pas ici le lieu de


raconter les guerres de l’opium,
Tours et détours
Teinture alcoolique d’opium créée au
XVIe siècle, le laudanum était très utilisé ni d’insister sur le fait que des routes
l’histoire en question n’a pas
jusqu’au XXe pour lutter contre la douleur.
En vente libre au Royaume-Uni, où on le véritablement commencé le jour de la drogue
diffusait jusque dans les pubs, il causa un
sérieux problème de santé publique dans
où les Européens ont importé
les milieux populaires au XIXe siècle pour sa d’Inde en Chine ce qu’Alexandre ÉTATS-UNIS,
consommation addictive, dont Karl Marx le Grand avait introduit en Inde, CANADA
témoigna : « Les proportions prises par
le commerce et la consommation individuelle
et qu’elle n’a pas non plus
de l’opium sont considérables, presque commencé avec cette pipe,
comparables à si ancienne, de l’âge du bronze.
la fortune des bistrots
(...). Chaque village
Lorsque Dieu approcha
des environs avait Sa bouche des narines d’Adam,
une boutique il y avait
dans laquelle
probablement Mexique
les flacons
de laudanum de l’opium
s’empilaient dans Son
par centaines sur souffle. » Guatemala
le comptoir, prêts Honduras
à être servis Nick Toshes, Nicaragua
Confessions d’un Jamaïque
aux foules ouvrières
sortant le samedi chasseur d’opium,
de l’usine. » Allia, Paris, 2001. Panamá
Caraïbes
Cité par Wolfgang
Schievelbusch, Histoire Venezuela
des stimulants, Équateur Colombie
Le Promeneur, Paris, 1991.

Guyana

Ce que dit la loi (trafic) Pérou


La production ou la fabrication, le transport, la détention, l’offre, la cession,
l’acquisition ou l’emploi, l’importation ou l’exportation, mais aussi le fait
Bolivie
de faciliter, par quelque moyen que ce soit, l’usage illicite de stupéfiants,
de s’en faire délivrer au moyen d’ordonnances fictives ou de complaisance,
ou d’en délivrer sur la présentation de telles ordonnances en connaissant leur
caractère fictif ou complaisant, ou le fait de blanchir l’argent issu de ces crimes, Paraguay Brésil
sont punis de peines allant jusqu’à dix ou vingt ans de réclusion criminelle
(ou à la perpétuité pour la direction ou l’organisation du trafic), Argentine
et de 7,5 millions d’euros d’amende. Peines aggravées jusqu’à trente ans
lorsque les faits sont commis en bande organisée. La cession ou l’offre illicites
de stupéfiants à une personne en vue de sa consommation personnelle sont
punies de cinq ans d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende.
Peine portée à dix ans lorsque ceux-ci sont cédés à des mineurs.
Article 222-34 et suivants du code pénal.

Ce que dit la loi (usage) Mélange secret


- Que fumez-vous, don Juan ? (...)
L’usage illicite de stupéfiants est puni d’un an De quoi est-ce fait ?
d’emprisonnement et de 3 750 euros d’amende. - Beaucoup de choses qu’il est très difficile
Cependant, « y compris en cas de récidive, l’action de rassembler.
publique peut être éteinte (...) par le versement Il faut aller loin. Ces petits champignons
(los honguitos) nécessaires pour préparer
d’une amende forfaitaire d’un montant de 200 euros », le mélange ne poussent qu’en un certain lieu
précise un projet de loi adopté par l’Assemblée à un moment de l’année.
nationale, le 23 novembre 2018. La provocation - Existe-t-il un seul mélange pour les différentes
aides dont vous pourriez avoir besoin ?
à l’usage (ou au trafic) ou le fait de présenter ces - Oui. Il n’existe qu’une seule petite fumée,
infractions sous un jour favorable est puni de cinq ans et rien d’autre.
d’emprisonnement et de 75 000 euros d’amende. Carlos Castaneda, L’Herbe du diable
Article L. 3 421-1 et L. 3 421-4 du code de la santé publique. et la petite fumée (1968), 10/18, Paris, 1985.

96 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits


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Vers Amérique
du Nord

Japon

ASIE DU SUD-EST AUSTRALIE,


NOUVELLE-ZÉLANDE

Mongolie Philippines
Chine
Laos

Russie Birmanie
Népal Indonésie
Thaïlande
Asie Bangladesh
EUROPE centrale
Afghanistan Inde
Caucase
Balkans Pakistan
Turquie
Iran
Irak Pays de production Routes de la drogue
Syrie
Liban Cannabis (résine, herbe) Grandes zones de consommation
Maldives Coca (cocaïne) Principales routes terrestres,
maritimes et aériennes utilisées
Maroc
Égypte Opium (héroïne
PAYS DU GOLFE et autres opiacés) « Plaques tournantes » du trafic
Algérie Libye
Soudan Principaux laboratoires de drogues de synthèse
Éthiopie
Cap- Mali
Soudan
Vert Sénégal
Guinée- Bénin
du Sud
Kenya
Blog
Bissau Ghana Ancienne lieutenante de police, Mme Bénédicte Desforges a raconté son
Nigeria quotidien d’officière dans un livre et tient désormais un blog : « L’usage
Tanzanie
de stupéfiant est un délit mineur, sans victime, sans plaignant, sans
Guinée- danger pour autrui, sans incidence sur la résolution des enquêtes de trafic,
Équat. explique-t-elle. Sa répression n’est pas dissuasive, mais elle constitue
Vers Asie
Mozambique néanmoins une proportion déraisonnable de l’activité policière. » Elle
poursuit : « La politique du chiffre est le moteur de l’activité de la police
(…). Au lieu de fabriquer de la sécurité, la police fabrique des infractions
et des délinquants » afin de revigorer les statistiques et de toucher
Zwaziland des primes d’intéressement. L’ex-policière a fondé, en novembre 2018,
Sources : Office des Nations unies
contre la drogue et le crime, « World drug le collectif Police contre prohibition (PCP), rassemblant des policiers
report 2018 » ; Organe international
de contrôle des stupéfiants des Nations unies, et des gendarmes (actifs ou retraités) favorables à une légalisation.
« Rapport 2017 » ; ministère des affaires Bénédicte Desforges, Flic. Chroniques de la police ordinaire, Michalon, 2007.
étrangères des États-Unis, « International
narcotics control strategy report », mars 2018. AFRIQUE DU SUD Et « Politique du chiffre et délit d’usage de stupéfiants », 6 octobre 2018,
http://police.etc.over-blog.net

NARCORRIDOS Record
En France, les saisies de cocaïne
Chants traditionnels d’Amérique centrale vantant les exploits des héros se sont élevées à 17,5 tonnes en
de la culture populaire, les corridos célèbrent aussi les seigneurs de la 2017, un niveau record. La
drogue : on parle alors de narcorridos. En 2011, pureté moyenne de
le gouverneur de l’État du Sinaloa, au Mexique, berceau la cocaïne atteint 59 %
de l’un des cartels les plus puissants du monde, dans les saisies de rue,
plus du double de celle
a interdit leur diffusion dans les discothèques et de 2011, et les points
les bars. Entre 1992 et 2011, une dizaine de chanteurs de vente se multiplient.
de corridos ont été tués, rapporte le journaliste « Substances
Raphaël Morán, citant une source gouvernementale : psychoactives, usagers et
« Le crime organisé ne se combat pas seulement par marchés : les tendances
la force. C’est également une lutte culturelle... » récentes (2017-2018) »,
Blog « Au cœur du Mexique », Médiapart.fr, 20 mai 2011. Tendances, n° 129, OFDT,
décembre 2018.

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 97


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DATES DE PARUTION DES ARTICLES


« Manière de voir » présente tous les deux mois un autre point de vue sur les enjeux
contemporains et les points chauds du globe. Il donne à lire : des articles tirés des archives
du « Monde diplomatique » ayant fait l’objet d’un minutieux travail d’actualisation et
de remise en contexte ; d’autres, inédits. À comprendre : des cartographies, infographies,
chronologies et compléments documentaires. À percevoir : ce que l’œil du photographe
et le trait du dessinateur savent seuls sentir et restituer.

Maxime Robin, « Overdoses sur ordonnance », février 2018.


Mohamed Larbi Bouguerra, « L’austérité au filtre des eaux usées », mai 2018.
Hacène Belmessous, « Drogue, le nouveau supplice des cités », juin 1993.
Dillah Teibi, « Partir en fumée avec le crack » (inédit).
Olivier Pironet, « À Gaza, le comprimé du désespoir » (inédit).
Sergio González Rodríguez, « Deux individus armés se sont approchés… », août 2015.
Christian de Brie, « Des cultures illicites imposées par la loi du marché », octobre 1989.
Christophe Lucand, « Le “pinard” ou le sang des poilus », août 2016.
Christian de Brie, « Comment on fabrique des “champions” », août 1992.
Virginie Bueno, « Le malade virtuel », juin 2015. Astrid54

Cédric Gouverneur, « Le capitalisme débridé du cannabis » (inédit).


Ladan Cher, « Un grand port aux mains d’un cartel », décembre 2014.
Christian de Brie, « Ces banquiers complices du trafic de drogue », avril 1990.
Thibault Henneton, « Toujours plus avec la chimie psychédélique » (inédit).
Olivier Appaix, « Florissant marché des “désordres psychologiques” », décembre 2011.
Hal Kane, « Les cigarettiers américains à la conquête du monde », mai 1997.

Patrick Fouilland, « Ces succès possibles contre l’alcoolisme », juin 2000.


Johann Hari, « Pourquoi l’Uruguay légalise le cannabis », février 2014.
Claude Olievenstein, « Le toxicomane domestiqué », novembre 1997.
Johanna Levy, « Une petite feuille verte nommée coca », mai 2008.
Benjamin Sèze, « Inefficace politique du désherbant » (inédit).
Jean-François Boyer, « Mexico recule devant les cartels », juillet 2012.
Anne Vigna, « Chaos pénitentiaire au Brésil », février 2017.

Information, prévention, soutien


- Mission interministérielle de lutte contre les drogues - Alcooliques anonymes, www.alcooliques-anonymes.fr
et les conduites addictives (Mildeca), www.drogues.gouv.fr - Alcool Assistance, www.alcoolassistance.net
- Drogues Info Service, www.drogues-info-service.fr - Hôpital Marmottan, www.hopital-marmottan.fr
- Alcool Info Service, www.alcool-info-service.fr - Association SAFE, www.safe.asso.fr
- Tabac Info Service, www.tabac-info-service.fr - Auto-support des usagers de drogues (ASUD), www.asud.org
- Fédération française d’addictologie (FFA), - SOS joueurs, https://sosjoueurs.org
www.addictologie.org - Agence française de lutte contre le dopage (AFLD), www.afld.fr
- Fédération Addiction, www.federationaddiction.fr - Institut de recherche et d’enseignement des maladies
- Alliance contre le tabac, www.alliancecontreletabac.org addictives (Irema), www.irema.net
- Société française d’alcoologie (SFA), - Association française des équipes de liaison et de soins
www.sfalcoologie.asso.fr en addictologie (ELSA), http://elsafr.wixsite.com/elsafrance

98 //// MANIÈRE DE VOIR //// Dates de parution des articles


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UN ATLAS EXHAUSTIF Pour chacun des 198 pays du monde, les PLANÈTE Alors que la fréquence et les coûts des catastrophes
chiffres-clés (population, PIB, part du commerce avec la Chine et les naturelles ont battu des records en 2018, les Etats ne sont pas parvenus
Etats-Unis...), une carte et une analyse politique et économique de à s’accorder, à la COP24, sur les mesures à prendre.
l’année par les correspondants du Monde.
FRANCE Emmanuel Macron, tout à ses réformes, n’a pas pris la mesure
UN PORTFOLIO 16 pages des meilleures photos d’actualité de l’année, de l’écart entre « les premiers de cordée » et « les invisibles » : la révolte
sélectionnées par le service photo du Monde. des « gilets jaunes » signe le retour de la question sociale.
INTERNATIONAL Le recul des démocraties face aux régimes IDÉES Catherine Deneuve, Roberto Saviano, Tony Blair, Yann Arthus-
autoritaires et à la montée de l’extrême droite dans le monde ; les Bertrand, Laurent Gaudé.., les textes publiés dans Le Monde qui
guerres commerciales de Trump ; Mohammed Ben Salman en échec ont marqué l’année 2018 .Astrid54
face à l’Iran ; le jeu de dupes du Brexit.

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Un sujet d’actualité mis en perspective


par l’équipe du Monde diplomatique

Retrouvez les anciens numéros sur www.monde-diplomatique.fr/mdv

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