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DESSIN : ISABEL ESPANOL
L’OTAN
Jusqu’où ?
Jusqu’à quand ?
MDV183_Ouverture_Mise en page 1 11/05/2022 15:06 Page 2
Le Monde diplomatique
Manière de voir
Numéro 183. Bimestriel. Juin-juillet 2022
Image de couverture :
Isabel Espanol
L’OTAN
Jusqu’où, jusqu’à quand ?
Numéro coordonné
par Martine Bulard
et Hélène Richard
Édition : Olivier Pironet
Conception graphique : Nina Hlacer
Photogravure : Patrick Puech-Wilhem
Cartographie : Cécile Marin
Correction : Dominique Martel
Remerciements à Antoine Roggia
Éditorial
4 L’aubaine ukrainienne /////
Martine Bulard et Hélène Richard
Encadrés
8 Dans le texte
21 Crise de Berlin et risque nucléaire
29 L’Italie à la merci du glaive allié
47 Un empire qui ne désarme pas
Tanya Akhmetgalieva /////
« #7 » de la série « If you want 53 « Plutôt rouges que morts »
I can disappear » (Si tu veux
je peux disparaître), 2020 83 Contre les dictatures, moins de démocratie
L’aubaine ukrainienne
PAR MARTINE BULARD ET HÉLÈNE RICHARD
Washington. Mais celui de l’Europe et de la France? n (3) Communiqué de l’ambassade du Japon, 20 avril 2022.
coupée en deux
L’affrontement Est-Ouest reprend ses droits en Europe, dès le lendemain
de la victoire sur le nazisme. La « peur du rouge » conduit le camp occidental
mené par les États-Unis à se réunir au sein de l’Alliance atlantique et
à créer un organisation militaire commune. Après avoir essayé de temporiser,
l’Union soviétique met sur pied le pacte de Varsovie.
À
PAR MARTINE BULARD peine les canons sont-ils rangés et le sation, fondés sur les principes de la démocra-
ET HÉLÈNE RICHARD nazisme défait, grâce aux combats tie, les libertés individuelles et le règne du
conjoints des armées britanniques, droit. (…). Résolus à unir leurs efforts pour
américaines, soviétiques et des mouve- leur défense collective et pour la préservation
ments de résistance européens, que la divi- de la paix et de la sécurité ».
sion entre blocs capitaliste et communiste L’article 9 instaure un « Conseil, auquel
reprenait sa place. L’Union soviétique est [chaque pays signataire] sera représenté
pourtant dévastée tandis que la plupart des pour examiner les questions relatives à
pays européens sont exsangues. Seuls les l’application du Traité ». Ce Conseil créera
États-Unis, malgré les pertes humaines, sor- des « organismes subsidiaires » s’il le juge
tent renforcés du conf lit : ils ont montré nécessaire, notamment un « comité de
leur hégémonie militaire, en faisant explo- défense » lui permettant d’appliquer les
ser à Nagasaki et à Hiroshima, au Japon, les articles 3 et 5 qui prévoient une « mutuelle
seules bombes atomiques jamais utilisées assistance [en cas d’]attaque armée » (lire
au monde ; ils ont conforté leur force écono- l’encadré page 8). L’administration améri-
mique en lançant le plan Marshall qui a le caine n’entend pas aller plus loin en ce
mérite d’imposer leurs normes tout en début d’année 1949.
aidant l’Europe à se relever.
Il ne manquait qu’une alliance politique et Le déclencheur nord-coréen
sécuritaire en bonne et due forme : le Quelques mois plus tard, deux éléments vont
4 avril 1949, le traité de l’Atlantique nord est changer la donne. En août 1949, l’URSS expé-
signé à Washington. Un traité fort court rimente sa première bombe atomique, se
– quatorze articles, moins de mille deux hissant ainsi au même niveau que les États-
cents mots en français – ratifié par douze Unis – cela fait l’effet d’une douche froide à
États : Canada, États-Unis, Washington où l’on se pensait unique puis-
Un texte fort court qui prétend défendre Belgique, Danemark, France, sance nucléaire. Fin juin 1950, la Corée du
la liberté. Mais, parmi les douze Islande, Italie, Luxembourg, Nord, appuyée par Moscou et Pékin, pénètre
États signataires, figure le Portugal Norvège, Pays-Bas, Portugal, au Sud sous contrôle américain et, contre
alors dirigé par un dictateur Royaume-Uni. On y défend toute attente, enfonce les troupes sudistes (1).
officiellement le monde libre Le chiffon rouge communiste est alors
et l’État de droit mais la seule présence dans agité à l’échelle internationale comme en
cet aréopage du Portugal, alors dirigé par le Amérique où se répand le maccarthysme, et
dictateur Antonio de Oliveira Salazar, suffit le comité militaire de l’Alliance atlantique, né
à comprendre que le but n’est pas là. dans la foulée du Traité, s’affole. Finalement
Du côté européen, il s’agit surtout d’arri- les douze ministres des affaires étrangères
mer l’Amérique au Vieux Continent dont les annoncent, le 18 décembre 1950, qu’« une
dirigeants gardent en mémoire l’entrée tar- force intégrée sera créée » et placée « sous le
dive dans la seconde guerre mondiale. Quant commandement d’un commandant suprême
aux dirigeants américains, ils comptent bien [à la tête] des unités nationales (…) en temps
de paix comme en cas de guerre » (2). Et le
(1) Lire Philippe Pons, « L’engrenage de la guerre » dans 20 septembre 1951, la première organisation
« Corées. Enfin la paix ? », Manière de Voir, n° 162, décem-
bre 2018-janvier 2019. au monde ouvertement anticommuniste,
(2) Sur le site de l’OTAN, www.nato.int l’Organisation du traité de l’Atlantique ☛
Comment ça marche ?
Les structures de fonctionnement de l’OTAN
Organes
politiques Gouvernements des pays membres
Organes
militaires 1949 Belgique, Canada, 1999 Hongrie, Pologne,
Danemark, États-Unis, Tchéquie
France, Islande, 2004 Bulgarie, Estonie,
Italie, Luxembourg, Lettonie, Lituanie,
Norvège, Pays-Bas, Roumanie, Slovaquie,
Portugal, Royaume-Uni Slovénie
1952 Grèce, Turquie 2009 Albanie, Croatie
1955 Allemagne 2017 Monténégro
Année d’entrée 1982 Espagne 2020 Macédoine du Nord
dans l’organisation
Présidées par
des « ambassadeurs »
qui représentent
leur gouvernement
auprès de l’Alliance.
Délégations Réprésentants
permanentes militaires
Travaille sur la politique nucléaire
et sur les questions de prolifération.
Il réunit au moins une fois par an
tous les États membres,
sauf la France qui n’y participe pas
depuis sa création en 1966. État-major militaire international
composé d’officiers de haut rang.
Groupe Conseil de
Comité
des plans l’Atlantique
militaire
nucléaires Nord
Siège du pouvoir politique,
se réunit plusieurs fois par an Désigné par les États membres
(ministres de la défense, par consensus, il joue le rôle
des affaires étrangères de porte-parole de l’Organisation
ou chefs d’État) Secrétaire et coordonne les consultations internes.
général C’est toujours un européen.
Structure
de commandement
militaire intégré Depuis Norfolk (États-Unis),
Agences il élabore des doctrines
et incite à la transformation
CAO CAT des forces armées.
Commandement Commandement
Au nombre de quatre depuis allié opérations allié transformation
la réforme de 2012 : Supervise la planification
information et communication ; des opérations militaires
soutien et acquisition de matériel ; et assure leur direction
science et technologie ; normes. en cas de conflit.
Saceur SACT
(Commandant (Commandant
suprême des forces suprême allié
alliées en Europe) transformation)
Traditionnellement américain,
le Saceur exerce ses responsabilités Le SACT est un officier français,
Sources : www.nato.int ; depuis le Grand Quartier général des depuis le retour de Paris
« À quoi sert l’OTAN ? »,
Questions internationales, puissances alliées en Europe (Shape), dans le commandement
no 111, janvier-février 2022. situé à Mons (Belgique). intégré de l’OTAN en 2019.
L
PAR ANDRÉ FONTAINE * a détente avec l’URSS remonte aux len- inquiétant que la Communauté européenne
demains immédiats de la mort de de défense (CED) (lire l’article d’Anne-Cécile
Joseph Staline, [le 5 mars 1953]. Dans les Robert, page 81) a peut-être à un certain
semaines qui suivent sa disparition, on moment pu présenter pour Moscou.
assiste à une série d’événements très signifi- Il semble en fin de compte que l’URSS ait
catifs : reprise des conversations de Pan- préféré attendre que la situation fût nette du
munjom (1), puis signature de l’armistice côté occidental. Après quoi elle s’est empres-
coréen, rétablissement des relations diplo- sée, par la signature du pacte de Varsovie
matiques avec Israël [en juillet 1953], adou- [mai 1955], de créer une situation analogue
cissement du ton de la propagande antiamé- du côté oriental. Mais elle a aussitôt indiqué
ricaine. Les émeutes de Berlin (2), l’affaire que ce pacte deviendrait caduc en cas d’ac-
Beria (3) ont peut-être freiné l’évolution de cord sur la sécurité européenne. Et en encou-
ce mouvement. Mais il reprend de plus belle rageant la Yougoslavie de Josip Broz Tito, en
à l’hiver 1953-1954. Après l’avoir refusée, donnant la Suisse comme modèle de neutra-
Moscou accepte brusquement la conférence lité à l’Autriche, elle a clairement indiqué
à quatre proposée par les Occidentaux. Et qu’elle jugeait le moment venu d’établir
bien que, sur l’Allemagne, entre les deux blocs une ceinture d’États neu-
En janvier 1954, diplomates et
aucun accord n’intervienne tres. On en revient ainsi aux idées lancées par
journalistes sont persuadés que le cap et que, sur l’Autriche (4), le les Américains eux-mêmes vers 1946, mais
de la guerre froide était franchi et que ministre des affaires étran- qui aujourd’hui paraissent les effrayer
tout allait petit à petit s’apaiser gères Viatcheslav Molotov quelque peu.
pose à la dernière minute
des conditions inacceptables pour l’Ouest, (1) NDLR. Village situé sur le 38e parallèle où fut signé, en
l’impression de la plupart des observateurs juillet 1953, l’armistice stoppant la guerre de Corée. Celle-
ci opposa le Nord, la Chine et l’URSS, d’une part ; et le Sud,
est que la détente est en marche. soutenu par une coalition occidentale menée par les États-
L’amabilité des Soviétiques, leur désir visi- Unis, d’autre part.
ble d’aboutir à une négociation en Asie (2) NDLR. En juin 1953, la hausse des cadences dans les
usines berlinoises déclenche une vague de grèves. La
étaient si manifestes que la majorité des révolte est matée et contribue à la fixation de la partition
diplomates et des journalistes présents en de Berlin et de l’Allemagne.
janvier 1954 dans l’ancienne capitale alle- (3) NDLR. Bras droit de Staline et cheville ouvrière des
purges des années 1930, Lavrenti Beria espère prendre le
mande en sont revenus avec la conviction pouvoir à la mort de celui-ci en mai 1953. Arrêté en juin, il
que le cap de la guerre froide était désormais sera exécuté en décembre 1953.
franchi et que tout allait petit à petit s’apai- (4) NDLR. En 1945, l’Autriche et sa capitale, comme l’Alle-
magne, sont occupés par les États-Unis, le Royaume-Uni,
ser. En même temps d’ailleurs que le Krem- la France et l’URSS. En 1953, en échange de son retrait,
lin se faisait conciliant, l’Ouest multipliait Moscou réclame le paiement de l’entretien de ses troupes
et la neutralité du pays. Le traité d’État autrichien sera
les signes de bonne volonté. En limogeant le signé par les quatre occupants en mai 1955.
général Douglas MacArthur (5) sur la (5) NDLR. À la tête des forces d’occupation américaines au
Japon après la seconde guerre mondiale, il est nommé
requête expresse de ses alliés européens, le
commandant des Nations unies en Corée en 1950.
président Harry Truman [1945-1953] avait
(6) NDLR. Les accords de Paris prévoient la pleine souve-
raineté de l’Allemagne de l’Ouest et son réarmement dans
le cadre du commandement intégré de l’OTAN, tout en
* Historien et journaliste (1921-2013), directeur du Monde de 1985 maintenant les « droits réservés » des Alliés, URSS com-
à 1991. prise, sur l’Allemagne dans son ensemble.
Le dixième anniversaire
de l’Organisation atlantique
Pour souffler les dix bougies de l’OTAN, son secrétaire général porter au crédit de l’Organisation. Une telle constatation ne
doit pas cependant faire méconnaître que certains faits
délégué rappelle le but de l’Organisation : « contenir le monde
d’une importance capitale sont apparus ces dernières
soviétique ». Il dresse un bilan positif de cette première décennie années. C’est à parer à leurs conséquences possibles et pré-
en Europe. Mais, selon lui, l’Alliance doit désormais relever visibles que doit désormais s’employer l’OTAN.
de nouveaux défis : gagner la compétition économique et limiter En premier lieu, contenu de front, l’expansionnisme
russe a tout naturellement débordé l’OTAN et sa barrière
l'influence de l’URSS dans le monde.
par les flancs, et bien sûr par le flanc continental, c’est-à-
dire le Proche-Orient et l’Afrique ainsi que l’Asie. Dans les
L
e chemin parcouru [par l’OTAN] ? Il est immense. pays non couverts par l’OTAN, c’est-à-dire dans ceux qui ne
Au départ, un traité extrêmement court [signé le sont pas membres du pacte atlantique, l’influence russe
4 avril 1949]. Après un préambule d’une dizaine s’est développée sans véritable obstacle. La pression sovié-
de lignes, quatorze articles où s’expriment dans un style tique s’y est exercée sous diverses formes, allant de l’inti-
dépouillé des intentions à la fois générales et généreuses. midation à la pénétration, de la subversion camouflée à
Les engagements sont précis : pour la première fois dans l’appui ouvertement donné aux partis communistes frères.
leur histoire les États-Unis entrent, en temps de paix, dans Aussi, parmi les pays du Proche-Orient et d’Asie, certains,
une association de défense collective où la nécessité d’une sur la neutralité bienveillante desquels les puissances occi-
riposte immédiate à toute agression carac- dentales étaient en droit de compter dans
térisée contre eux-mêmes ou l’un de leurs Des pays du Proche- l’hypothèse d’un conflit armé, ont pris
alliés est admise comme un impératif qui Orient et d’Asie, maintenant une attitude qui n’est plus celle
doit l’emporter sur le souci, jusqu’alors hier d’une « neutralité de la neutralité bienveillante mais bien
prédominant, de protéger les droits du celle de la neutralité tout court, quand bien
bienveillante »
Congrès [américain], seul apte à déclarer même il ne s’agirait pas d’une neutralité
la guerre. Aux accords d’état-major le plus à l’égard de l’Occident, bienveillante envers les Soviétiques et non
souvent hâtivement conclus et imparfaits sont devenus plus envers l’Ouest. D’année en année, l’Oc-
sur lesquels reposaient les coalitions d’une « neutralité cident a dû constater que, retranché en
telles que celles improvisées lors des deux tout court » Europe occidentale à l’abri de l’appareil
dernières guerres mondiales, se substitue, militaire de l’OTAN, il était souvent impuis-
bâtie en temps de paix, une véritable alliance fondée sur sant à contenir les progrès du communisme et de la poli-
le sentiment commun du danger et sur le principe de l’as- tique soviétique agissant dans de vastes régions du monde.
sistance mutuelle. C’est pour parer à ce danger croissant que s’est pro-
Barrière contre la poussée russe et l’expansionnisme gressivement instaurée la politique de la consultation
soviétique dressée par l’Ouest au contact du rideau de fer entre les États membres de l’OTAN, consultation qui ne
élevé par l’URSS devant le monde occidental, l’OTAN a se limite plus à ce qui peut affecter directement la zone
réussi depuis dix ans à contenir le monde soviétique dans OTAN, mais porte désormais sur les événements qui se
les limites qu’il avait atteintes en 1949 en Europe occiden- produisent en quelque point du monde que ce soit, et
tale. Aucun pays n’a depuis lors été annexé, aucun territoire peuvent être attribués à une volonté délibérée des Sovié-
n’a été l’objet de subversion, aucune population n’a été tiques de saper l’influence occidentale.
«communisée» ni incorporée au glacis russe. Le fait capital ici est la reconnaissance que les intérêts
La création de l’OTAN a donc marqué un coup d’arrêt et généraux de l’Alliance ne se confinent plus désormais à la
cristallisé la situation. C’est là le résultat le plus positif à seule zone OTAN. Si cette dernière demeure la seule où
jouent effectivement les engagements de portée militaire,
* Secrétaire général délégué de l’OTAN de 1955 à 1967. l’échange de vues et d’informations, la discussion des lignes
WASHINGTON VEUT
et soviétiques s’équivalent et s’annulent les
unes les autres, nul ne saurait tenir pour cer-
tain «si, quand, où, comment ou pourquoi» les
T
PAR HARRY B. ELLIS * oute la politique des États-Unis au un tout sans fissure, avance-t-on, la structure
sein de l’OTAN repose sur la convic- du commandement doit donc être bien profi-
tion que la défense du « monde libre » lée, compacte et unifiée. Et dans un tel cadre,
est un tout indivisible et que la défense de chacun des alliés a le devoir de remplir sa
l’Europe occidentale ne peut être dissociée tâche au mieux de ses ressources.
de celle de Washington. Les États-Unis acceptent de fournir la force
nucléaire à l’alliance entière et s’opposent à
toute prolifération des arsenaux atomiques
* Journaliste, ancien directeur parisien (1952-1984) du Christian
Science Monitor, Boston. nationaux au sein de l’Organisation. Leur
Bibliographie
AMÉLIE ZIMA, L’OTAN, Presses universitaires ANDREÏ GRATCHEV, Un nouvel avant-guerre ?
de France, Paris, 2021. Des hyperpuissances à l’hyperpoker, Alma Éditeur,
Paris, 2017.
Chercheuse au Centre Thucydide (université
Paris II Panthéon-Assas) et à l’Institut Fin connaisseur de la géopolitique mondiale
de recherche stratégique de l’École militaire et ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev,
(Irsem), l’auteure se penche sur les Andreï Gratchev remet en perspective
élargissements de l’Alliance à partir du début l’histoire des relations internationales
des années 1990 et examine les politiques depuis la fin de la seconde guerre mondiale
intérêt propre et leur désir de conserver le de partenariat et de coopération mises et jette une lumière sur les invariants de la
pouvoir de décision sur le plan de la responsa- en œuvre par l’Organisation. logique de confrontation entre la Russie et
les États-Unis.
bilité leur dictent cette attitude. L’administra- « À quoi sert l’OTAN ? » (dossier), Questions
internationales, n° 111, janvier 2022, JEAN GÉRONIMO, La Pensée stratégique russe,
tion Kennedy est convaincue que la façon la La Documentation française, Paris. nouvelle édition augmentée, Sigest, Alfortville, 2012.
plus efficace et la moins dangereuse de préve- Dans les années 1990, selon la revue Spécialiste des questions économiques
nir un désastre nucléaire est de réserver à de géopolitique, la Russie aurait «fait part à et géostratégiques russes, l’auteur examine
plusieurs reprises de son acceptation, au moins l’évolution de la pensée stratégique de Moscou
Washington le pouvoir de déclencher les opé- tacite, de l’adhésion de certains de ses anciens et de sa doctrine de sécurité nationale depuis
rations pour le compte du « monde libre ». satellites» à l’Alliance. Dépendante de l’aide la fin de l’URSS, marquées par «une approche
financière occidentale et espérant l’intégrer plus réaliste des menaces périphériques issues
Pour rendre plus clairs les motifs et raisons
à son tour, lui a-t-on laissé le choix? d’Asie et d’Occident».
de cette position la délégation à la conférence
ministérielle d’Athènes, le 5 mai 1962, a exposé
aux ministres des affaires étrangères et de la
défense des pays de l’OTAN [la panoplie de contraindre les États-Unis à s’engager dans
nucléaire américaine et une estimation des la lutte et à la mener jusqu’à son terme.
forces russes]. En brossant ce tableau, elle a Si l’on se réfère aux sources de l’OTAN, la poli-
révélé le coût énorme des dépenses qui com- tique nucléaire américaine telle qu’elle a été
prend non seulement la production de bombes, définie à Athènes a plus ou moins reçu l’appro-
de fusées, d’engins, de sous-marins et d’avions, bation de toutes les délégations, sauf celle de la
mais aussi la recherche nécessaire pour déve- France. Selon certaines informations le prési-
lopper sans cesse des techniques toujours plus dent de Gaulle avait demandé à lire le rapport
compliquées. Dans le « monde libre », seuls les de McNamara, puis réaffirmé sa détermination
États-Unis, a-t-elle ajouté, pourraient faire face de créer une force nucléaire française.
à l’aménagement et à l’entretien des moyens de Le lendemain de la conférence de presse du
dissuasion vraiment modernes et adaptés. général de Gaulle, le président Kennedy
déclara qu’il n’était pas d’accord avec la déci-
Ultime dépendance sion du président français de construire un
Aucun autre État de l’alliance n’a pu construire arsenal nucléaire. «Mais, ajouta-t-il, de Gaulle
autre chose que le plus rudimentaire des arse- ne peut nous blâmer de n’être pas d’accord, pas
naux nucléaires. Sans doute la délégation fran- plus que nous ne pouvons le blâmer s’il ne par-
çaise s’est-elle particulièrement sentie visée tage pas notre avis.»
par ces mots du secrétaire d’État à la défense Il est bien compréhensible que la position
Robert McNamara [1961-1968]. Il est fort pos- américaine quant à l’avenir de l’OTAN repré-
sible que ces déclarations visaient aussi le sente alors pour le général de Gaulle la perte
Royaume-Uni, en dépit de ses relations « par- de la souveraineté française et européenne en
ticulières » avec Washington. Car, selon matière de défense. Se soumettre à la politique
McNamara, il est dans la nature des choses américaine équivaudrait à accepter que l’ave-
qu’aucune nation occidentale n’échappe à nir militaire de la France – et jusqu’à un cer-
l’ultime dépendance des États-Unis. tain point son avenir politique – soit placé
En fait, du point de vue américain, l’aména- dans les mains d’une personnalité étrangère.
gement d’une force de frappe nationale en Cette logique, il ne fait pas de doute que le pré-
France ou n’importe où ailleurs est bien pire sident Kennedy la comprend, bien qu’il ne
qu’inutile : cela donnerait à un pays européen l’approuve puisque c’est la sienne dans le sens
la capacité d’entreprendre une guerre inverse. Car manifestement il ne veut pas que
nucléaire, mais pas de la terminer; elle lui don- la sécurité des États-Unis échappe partielle-
nerait la capacité, en faisant usage de son arse- ment aux mains des Américains avec la créa-
nal limité et en s’attirant une riposte soviétique, tion d’une force nucléaire française. n
C
PAR ÉRIC ROULEAU * e 21 avril 1967, à 2 heures, il fait bon tance, est décidée à démolir la façade démo-
vivre à Athènes. La nuit étoilée, cratique du régime grec si elle ne parvient pas
embaumée par les fleurs du prin- à rétablir la droite au pouvoir. Deux mois plus
temps, touche à sa fin. Les élections législa- tard, le gouvernement centriste de Papan-
tives doivent avoir lieu un mois plus tard, et dréou, disposant de la majorité absolue aussi
pour la plupart des Grecs, il n’est pas douteux bien au Parlement que dans le pays, est
que l’Union du centre, parti de Georges évincé par le roi Constantin. Après ce « coup
Papandréou [trois fois premier ministre entre d’État royal » réussi, l’opposition exige alors
1945 et 1965], l’emportera de haute main. le retour immédiat aux urnes pour rétablir
Toutefois, selon Panayotis Canellopoulos, le la légalité constitutionnelle. Une partie de la
leader de la droite, que le roi Constantin vient droite, en prévision de son échec électoral,
de charger de l’organisation du scrutin, «il est accentue sa campagne contre le parlemen-
impossible, impensable que Papandréou s’as- tarisme qu’elle avait déclenchée en 1965 lors
sure une majorité au Parlement». Et le des manœuvres aboutissant à l’élimination
21 avril 1967, à l’aube, cent cinquante blindés, du pouvoir du parti majoritaire.
des chars, et quelques centaines d’hommes, Le 1er avril 1967, le New York Times laisse
tous de l’armée de terre, investis- entendre que l’armée grecque pourrait inter-
Chars et militaires envahissent sent la capitale. Tranquillement, venir pour empêcher une victoire électorale
Athènes en quelques heures. des commandos casqués et armés du centre, présentée comme un éventuel
Les commandos appartiennent à une unité de fusils-mitrailleurs occupent succès pour le « communisme internatio-
d’élite entraînée par les Américains les bâtiments-clés – radio, télé- nal ». Le Yorkshire Post, comme d’autres
communications, postes, aéro- journaux étrangers, fait complaisamment
dromes, Parlement – et les positions straté- état du « complot du Palais ».
giques de la ville. Les tanks prennent position
autour du palais royal et des principaux carre- Un mouvement populaire puissant
fours. Toutes les communications avec la pro- Dans les états-majors des partis de l’opposi-
vince et l’étranger sont coupées. L’opération est tion, la confiance relative découle d’une ana-
une remarquable réussite technique. lyse que l’on pourrait exposer, en gros, de la
Ces commandos appartiennent, pour l’essen- manière suivante : le danger d’un coup
tiel, à une unité d’élite, le LOK (brigade d’assaut d’État, que l’on ne doit pas exclure à terme,
de montagne), qui compte environ sept cents sert dans l’immédiat d’épouvantail au Palais
hommes. Intégrée à l’OTAN, cette troupe spé- et à la droite, qui cherchent à terroriser leurs
ciale a été entraînée par les Américains (1). À adversaires. Le mouvement populaire, qui a
l’aube, les auteurs du putsch militaire sont maî- imposé les élections, est assez puissant pour
tres d’Athènes. En trois heures, ils auront fait décourager les amateurs d’aventures mili-
arrêter quelques milliers de personnes. taires. D’ailleurs, les Américains, dont l’in-
Aucun parti politique, aucune organisation fluence est décisive en Grèce, ne veulent pas
de masse, n’a offert une résistance notable ; d’une dictature ouverte dans un pays mem-
aucune précaution n’avait même été prise bre de l’OTAN, qu’ils peuvent encore domi-
pour protéger au moins les personnalités les ner derrière une façade de démocratie. Et
plus vulnérables. Pourtant, depuis au moins dans la plus mauvaise des hypothèses pour
Washington, l’armée aurait toujours le loisir
* Ancien ambassadeur de France et journaliste, décédé en 2012. – au lendemain de la consultation – d’inter-
De Gaulle et la défense
française
Dans un discours prononcé le 3 novembre 1959 devant
les élèves du Centre des hautes études militaires,
le président de la République Charles de Gaulle expliquait la position
de la France à l’égard des projets d’intégration atlantique.
«I
l faut que la défense de la à-dire d’y répondre du destin du pays, s’il ces-
France soit française. C’est une sait de porter cet honneur et cette charge, s’il
nécessité qui n’a pas toujours n’était plus qu’un élément dans une hiérar-
été très familière au cours de ces dernières chie qui ne serait pas la nôtre, c’en serait fait
années. Je le sais. Il est indispensable qu’elle le rapidement de son autorité, de sa dignité, de
devienne. Un pays comme la France, s’il lui son prestige devant la nation, et par consé-
arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa quent devant les armées.
guerre. Il faut que son effort soit son effort. C’est pourquoi la conception d’une guerre et
S’il en était autrement, notre pays serait en même celle d’une bataille dans lesquelles la
contradiction avec tout ce qu’il est depuis ses France ne serait plus elle-même et n’agirait
origines, avec son rôle, avec l’estime qu’il a plus pour son compte avec sa part bien à elle et
de lui-même, avec son âme. Naturellement, suivant ce qu’elle veut, cette conception ne peut
la défense française serait, le cas échéant, être admise. Le système qu’on a appelé “inté-
conjuguée avec celle d’autres pays. Cela est gration” et qui a été inauguré et même, dans
dans la nature des choses. Mais il est indis- une certaine mesure, pratiqué après les
pensable qu’elle nous soit propre, que la grandes épreuves [de la seconde guerre mon-
France se défende par elle-même, pour elle- diale] que nous avions traversées, alors qu’on
même et à sa façon. pouvait croire que le monde libre était placé
S’il devait en être autrement, si l’on admet- devant une menace [soviétique] imminente et
tait pour longtemps que la défense de la illimitée [de type nucléaire] et que nous
France cessât d’être dans le cadre national n’avions pas encore recouvré notre personna-
et qu’elle se confondît, ou se fondît avec autre lité nationale, ce système de l’intégration a vécu.
chose, il ne serait pas possible de maintenir Il va de soi, évidemment, que notre défense,
chez nous un État. Le gouvernement a pour la mise sur pied de nos moyens, la conception
raison d’être, à toute époque, l’intégrité du de la conduite de la guerre, doivent être pour
territoire. C’est de là qu’il procède. En France, nous combinées avec ce qui est dans d’autres
en particulier, tous nos régimes sont venus pays. Notre stratégie doit être conjuguée avec
de là. (…) la stratégie des autres. Sur les champs de
Quant au commandement militaire, qui bataille, il est infiniment probable que nous
doit avoir la responsabilité incomparable de nous trouverions côte à côte avec des alliés.
commander sur les champs de bataille, c’est- Mais que chacun ait sa part à lui. »
D
PAR DIDIER BILLION * ès les débuts de la guerre froide, la ses alliés dans un rapport critique.
Turquie s’aligne sur les puissances À la fin des années 1980, une forte inquié-
occidentales et endosse systémati- tude se cristallise parmi ses dirigeants. La
quement les choix de Washington – ce qui lui chute du mur de Berlin risque en effet, par
a valu d’être alors radicalement isolée de son contrecoup, de faire perdre à Ankara la rente
environnement régional. L’adhésion à l’OTAN, stratégique que lui confère son emplacement
en 1952, en constitue le symbole le plus évident. géographique. C’est pourquoi elle s’engage
À aucun autre moment de son histoire, elle ne résolument au sein de la coalition mise en
connaîtra une politique d’identification avec le œuvre contre l’Irak de Saddam Hussein après
bloc occidental aussi forte, dans les domaines l’invasion du Koweït en août 1990. L’objectif
économiques, sociaux, politiques ou culturels. est d’être enfin reconnue comme l’indispensa-
Néanmoins, dès 1964, s’engage une diversi- ble stabilisateur régional au sein d’un Proche-
fication, puis une autonomisation de la poli- Orient semblant voué aux turbulences. Mais
tique extérieure d’Ankara, marquant sa déter- c’est finalement surtout en paroles que la Tur-
mination à défendre ce qu’elle considère quie obtient la reconnaissance attendue.
comme ses intérêts nationaux. Cette volonté L’accession au pouvoir du Parti de la justice
d’émancipation s’est illustrée, par exemple, et du développement (AKP) au début des
lors des crises politiques chypriotes, en 1964 années 2000 préoccupe fortement les parte-
tout d’abord, mais surtout dix ans plus tard, en naires d’Ankara : l’islam politique dont se
revendique cette formation va-t-il inspirer un
* Directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et changement des paradigmes de sa politique
stratégiques (IRIS).
extérieure? Le refus de la Turquie d’accéder à
la demande de George W. Bush de déployer
62 000 soldats américains sur son sol pour
Sur la Toile attaquer l’Irak par le nord en 2003 aiguise les
OTAN tensions avec Washington.
Le site de l’Alliance propose une grande variété de documents : déclarations officielles, communiqués Les dernières années ont apporté leur lot
de presse, discours, ouvrages et manuels de référence, etc. Il contient également plusieurs dossiers
thématiques (« Relations OTAN-Russie », « Défense collective », « Transparence et réformes », « Exercices »…) d’interrogations et de mésinterprétations sur
ainsi qu’une rubrique cartographique. les évolutions de la politique extérieure
www.nato.int
turque. Une crainte a même semblé sourdre
Cold War International History Project des cercles liés aux complexes militaro-sécu-
Créé en 1991, le Projet pour l’histoire internationale de la guerre froide a pour mission la collecte et la ritaires occidentaux quant à la sortie de la Tur-
diffusion d’informations et de documentation sur le conflit Est-Ouest. Ses travaux s’appuient sur l’ouverture
des archives de l’ex-bloc communiste. quie des systèmes d’alliance traditionnels,
www.wilsoncenter.org/program/cold-war-international-history -project notamment de l’OTAN.
Les différends entre les dirigeants turcs et
Carnegie Moscow Center
Le site de l’antenne russe – dont le siège a dû fermer en avril 2022 – de la fondation Carnegie pour la paix leurs alliés occidentaux montrent néanmoins
internationale, un think tank américain très consulté dans les cercles décisionnaires, propose quantité qu’ils n’ont pas, à ce stade, de caractère rédhi-
de ressources et d’analyses sur les rouages de la confrontation stratégique entre Washington et Moscou.
www.carnegie.ru bitoire. Il suffit de rappeler trois événements
parmi les plus récents : l’acceptation de l’ins-
Federation of American Scientists (FAS) tallation sur son sol du radar de pré-alerte du
Une base documentaire consacrée aux enjeux stratégiques globaux : sécurité nationale, défense, armement
nucléaire, renseignement, etc. On pourra y consulter des rapports déclassifiés du gouvernement américain bouclier antimissile de l’OTAN, actée au som-
et de nombreux documents historiques relatifs à l’OTAN. met de Lisbonne de novembre 2010 et mise en
www.fas.org
œuvre en septembre 2011; le déploiement ☛
Tanya Akhmetgalieva ///// par l’Alliance, sur requête d’Ankara, au nom de culturellement musulman membre de
« Emergency Room »
l’article 4 du traité fondateur de l’OTAN (1), de l’OTAN. En somme, elle continue d’être un
(Salle des urgences), 2011
missiles Patriot à la frontière turco-syrienne hub eurasiatique incontournable pour la
en janvier 2013; la demande turque d’une réu- politique régionale des États-Unis, ce dont
nion de l’OTAN au niveau des ambassadeurs, les cercles d’inf luence politico-stratégiques
quelques minutes après avoir à Washington sont parfaitement conscients
L’arrivée au pouvoir d’un dirigeant se
abattu un aéronef russe, le et convaincus.
réclamant de l’islam politique a fait 24 novembre 2015, sollicitation Du point de vue des puissances occiden-
craindre un changement de paradigme immédiatement acceptée par tales, le statut de pivot que possède de facto
de sa politique extérieure l’Organisation transatlantique. Ankara doit être préservé. La confiance a
Ces exemples, indépendamment indéniablement été écornée, mais les inté-
de leurs développements ultérieurs, indiquent rêts mutuels restent forts et la Turquie
assez bien que la Turquie n’a pas l’intention de demeurera dans l’Organisation, même si elle
rompre avec ses alliés. peut y jouer parfois le rôle de trublion.
Pour autant, il n’est plus question, pour
Un trublion elle, d’accepter une quelconque forme de
Consciente de son potentiel, elle entend faire résignation ou de statut de deuxième classe.
valoir ses intérêts et ses atouts. Elle dispose Désormais, Ankara aspire à déployer son
en effet de la deuxième armée de l’Alliance influence à 360 degrés et, à l’image de nom-
atlantique par le nombre de ses soldats, met breux autres États qualifiés d’« émergents »,
à la disposition de ses alliés la base d’Incirlik elle est décidée à faire entendre sa voix sur la
où sont entreposées des armes nucléaires scène internationale.
américaines, continue à contrôler les Le dossier des missiles S-400 russes, dont
détroits de la mer Noire, et reste le seul État la livraison de plusieurs éléments a com-
mencé le 12 juillet 2019, indique-t-il une cié la proposition du président turc – for-
volonté de rompre ses alliances avec les puis- mulée lors du sommet de l’OTAN, le
sances occidentales ? Ces armes sont certes 14 juin 2021 – d’assurer la sécurisation de
incompatibles avec les normes de l’OTAN, l’aéroport de Kaboul après le retrait des
car permettant potentiellement d’accéder à troupes américaines. La prise de la ville
certains des systèmes codés de cette der- beaucoup plus rapide que prévu par les tali-
nière. Néanmoins, la Turquie a parfaite- bans a réduit à néant cette intention, mais la
ment conscience qu’aucun État, ou groupe proposition a été mise sur la table. Enfin la
d’États, n’est à même de lui donner l’équiva- séquence ouverte par la guerre en Ukraine
lent en matière de garanties de sécurité que replace Ankara au centre de nombreuses ini-
celles fournies par l’Alliance atlantique. Il tiatives de médiation qui lui valent d’être
est d’ailleurs significatif que presque trois courtisée par ceux qui l’ostracisaient il y a
ans après leur déploiement ces systèmes seulement quelques mois.
n’ont toujours pas été activés. On peut Didier Billion
considérer qu’après la guerre en Ukraine ils
ne le seront définitivement plus.
En outre, la diversité des projets et Crise de Berlin et risque nucléaire
contrats en négociation dans le domaine de
D
l’armement avec plusieurs puissances occi-
ans la nuit du 12 au 13 août 1958, Walter Ulbricht, premier secrétaire du Parti communiste
dentales exprime, d’une part, la poursuite
est-allemand ordonne l’isolement des secteurs de Berlin-Ouest contrôlés par les États-
de la diversification de ses partenariats
Unis, la France et le Royaume-Uni. Des barbelés sont posés, les trains et les métros stoppés, les
extérieurs et, d’autre part, sa résolution à
rues reliant les deux parties de la ville bouclées. Les Vopos (policiers militaires) reçoivent l’ordre
renforcer ses propres capacités nationales
d’abattre toute personne tentant de passer à l’Ouest. Dans les jours qui suivent, un mur se dresse
de défense.
à la place des barbelés. Mille cinq cents soldats américains sont envoyés en renfort à Berlin-
M. Donald Trump avait semblé vouloir
Ouest. Les chars russes et américains se font face au cœur de la ville allemande, laissant planer
minimiser la responsabilité turque dans
la menace d’une guerre nucléaire. Comment en est-on arrivé là?
l’achat des S-400, assurant qu’elle incom-
bait plutôt à M. Barack Obama, accusé
Depuis les accords de Paris de 1954, la République fédérale d’Allemagne (RFA) a intégré l’Al-
d’avoir cherché à imposer des conditions
liance atlantique. Réarmée et prospère grâce à l’aide économique américaine du plan Marshall,
exagérées à la partie turque pour l’achat de
elle attire les Allemands de l’Est qui fuient par centaines de milliers, notamment par la porte de
systèmes Patriot. Cela ne l’a pas pour autant
sortie que constitue l’enclave de Berlin-Ouest, un modèle de réussite au milieu d’un État com-
muniste en difficulté.
empêché, dès les premières livraisons d’élé-
ments de ces systèmes russes, de prendre Le 27 novembre, le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev lance un ultimatum : il donne six
des mesures de coercition concernant le mois aux trois puissances occidentales d’occupation pour faire de Berlin une ville libre, démili-
programme des F-35 : éviction de la chaîne tarisée et neutre sous contrôle des Nations unies, sans quoi l’URSS signerait une paix séparée
de fabrication, cessation du programme avec la République démocratique d’Allemagne (RDA).
d’entraînement des pilotes turcs et impossi- Un tel transfert de pouvoirs à la RDA obligerait les puissances alliées à traiter directement
bilité pour la Turquie d’en acquérir. A avec les pouvoirs est-allemands et à reconnaître de facto l’État communiste. Cela reviendrait à
contrario, le secrétaire général de l’OTAN tourner le dos à la RFA, qui se considère comme l’héritière légitime de l’État allemand et qui pour-
n’hésita pas, quant à lui, à prononcer un rait être tentée de quitter l’Alliance atlantique, où elle tient le rôle de première ligne de défense
véritable plaidoyer en faveur d’Ankara lors face à l’URSS. Délicate situation, à laquelle le président Charles de Gaulle décide de répondre par
de l’ouverture du Aspen Security Forum, le l’intransigeance, donnant lieu à sa célèbre réponse à l’ambassadeur soviétique Sergueï Vinogra-
17 juillet 2019, soit cinq jours après le début dov : «Si la guerre doit en résulter, eh bien! Nous mourrons tous, vous aussi.» Si accepter l’ulti-
du déploiement des S-400 sur le sol turc : matum n’est pas une option, affronter la RDA, membre du pacte de Varsovie, ne l’est pas plus.
« Le rôle de la Turquie dans l’OTAN est beau- Les multiples tentatives de négocier restent vaines, et la menace finit par s’estomper. En juin 1961,
coup plus large que les F-35 ou les S-400 (2). » au cours d’une rencontre quadripartite, le président américain John F. Kennedy affirme son enga-
Si les relations entre MM. Recep Tayyip gement à défendre Berlin-Ouest en cas de conflit et balaie l’idée d’une partie occidentale «neu-
Erdoğan et Joe Biden sont empreintes d’une tre». Des mesures militaires sont prises de chaque côté, jusqu’à la décision d’Ulbricht de cloi-
réelle méfiance, ce dernier a fortement appré- sonner la ville, avec l’assentiment du Kremlin, qui veille toutefois à ne pas être trop impliqué
dans cette initiative. La construction du Mur permet en réalité aux deux camps de sauver les
(1) L’article prévoit la consultation des membres de l’OTAN apparences : l’URSS réussit à faire reconnaître et sécuriser la RDA ; les Occidentaux parviennent
quand l’un d’entre eux se sent menacé et peut déboucher
sur des mesures préventives.
à maintenir Berlin-Ouest dans leur sphère d’influence.
(2) Jens Stoltenberg, « L’OTAN : un atout pour l’Europe, un
Antoine Roggia
atout pour l’UE », 17 juillet 2019, www.nato.int
2 Extension
du domaine de la lutte
Forts de leur victoire à l’issue de la guerre froide, les États-Unis
en ont profité pour refonder l’OTAN en machine de guerre mondiale,
se passant parfois de l’avis du Conseil de sécurité de l’ONU. Comme en
Serbie. Puis ils s’en sont servis au Kosovo mais aussi en Afghanistan
ou en Libye, élargissant ainsi le périmètre de ses interventions.
A
PAR PAUL-MARIE DE LA GORCE * près le démembrement de l’Union raient pas s’y impliquer.
soviétique qui suivit le putsch man- En pratique, cependant, l’usage était établi
qué d’août 1991, on put vérifier sans depuis longtemps que, dans les concerta-
peine que la politique des États-Unis viserait tions régulières de l’Alliance, on évoque les
délibérément à maintenir les structures de principaux problèmes internationaux, qu’ils
l’Organisation atlantique qui avait assuré se situent ou non dans son aire géographique.
jusque-là leur position prépondérante en Mais il ne s’agissait généralement que de
Europe. L’entreprise, pourtant, si elle était consultations, de discussions, d’échanges de
facilitée par la remarquable complaisance vues, n’impliquant aucun engagement direct
des gouvernements européens, se heurtait à dans une crise en cours. La guerre du Golfe
une difficulté : l’intention, très naturelle, de [1990-1991] fut l’occasion d’aller plus loin :
l’administration américaine de réduire les dans l’hypothèse d’une attaque de l’Irak contre
effectifs de son corps expé- la Turquie – et bien qu’elle ne fût évidemment
Les États-Unis ont voulu éviter que ditionnaire sur le théâtre pas plausible dans les circonstances du
la baisse des effectifs de leur corps européen, après la fin de la moment –, il fut décidé par les gouvernements
expéditionnaire en Europe entraîne guerre froide – une réduc- des pays membres de l’OTAN que des déta-
une réduction de leur influence tion de moitié, suivant les chements aériens allemands, italiens et
premières dispositions envi- belges s’établiraient sur le territoire turc que
sagées par l’administration du président les États-Unis utilisaient déjà, plus ou moins
George H. W. Bush [1989-1993], c’est-à-dire discrètement, pour leurs opérations de ren-
de 300 000 à 150 000 hommes environ. seignement, d’observations et pour certains
Il était légitime de penser qu’il en résulte- contacts à l’intérieur du territoire irakien. On
rait une diminution du poids relatif des n’alla pas au-delà, mais il n’est pas exagéré de
États-Unis au sein de l’OTAN et donc de leur dire qu’alors fut frôlée l’éventualité d’une
position prééminente. C’est manifestement extension manifeste du champ d’application
ce que, à Washington, on a voulu éviter. Le du traité de l’Atlantique nord en situation de
souci majeur de la politique américaine est crise et de guerre.
devenu évident : préserver son rôle dirigeant
dans le contexte international nouveau, alors Pouvoirs accrus
qu’il ne pouvait plus se justifier par l’éven- Mais les réticences persistaient, en particulier
tualité d’une menace majeure venant de de la part du gouvernement français, qui
l’Est. Dans ce but, Washington allait adapter, continuait à vouloir distinguer la politique
autant que ce serait nécessaire, l’organisa- qu’il menait dans le cadre de l’Alliance de celle
tion politique et militaire de l’Alliance atlan- qu’il entendait mener en dehors de ce cadre ;
tique. Cette politique se développa selon trois et de la part aussi du gouvernement allemand,
axes : l’extension des zones où l’Organisation qui invoquait, lui, l’impossibilité constitution-
pourrait agir ; l’extension de ses compé- nelle et politique – du reste fort relative –
tences ; et le renouvellement de ses struc- d’utiliser ses forces au-delà des limites géogra-
tures militaires. phiques de l’Alliance atlantique.
Les États-Unis cherchaient depuis long- Peu de temps après l’effondrement du pacte
temps à faire admettre, par leurs partenaires de Varsovie, la politique américaine a fait
admettre que l’Organisation atlantique avait
* Journaliste (1928-2004). compétence pour traiter des problèmes ☛
Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 23
MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:31 Page 24
sue de leurs réunions des 26 et 27 mai 1992, GILLES DORRONSORO, Le Gouvernement CATHERINE SAMARY, Yougoslavie. De la décomposition
transnational de l’Afghanistan. Une si prévisible aux enjeux européens, Éditions du Cygne, Paris, 2007.
que « l’OTAN reste le forum essentiel où les défaite, Khartala, Paris, 2021.
Réunissant des analyses et des reportages
alliés se consultent et s’accordent sur des Paru six mois avant l’évacuation du pays par publiés dans Le Monde diplomatique ainsi
politiques touchant à leurs engagements de les États-Unis, cet ouvrage montre comment que dans la revue Inprecor, cet ouvrage
l’intervention militaire de 2001 a contribué retrace l’éclatement yougoslave à partir
sécurité et de défense » et que « la présence à « créer une société ravagée par la guerre de 1991 et remet en mémoire les épisodes
en Europe de forces américaines demeure civile » et met en lumière les contradictions majeurs qui ont marqué les crises
du state-building promu par balkaniques, comme l’intervention alliée
indispensable ». Et le « sommet » atlantique la « communauté internationale ». contre la Serbie.
de Rome proclamait : « L’OTAN incarne l’as-
sociation transatlantique qui établit un lien
permanent entre la sécurité de l’Amérique
du Nord et la sécurité de l’Europe. » que le gouvernement allemand appuyait en
Ce souci de la politique américaine a principe, tout en manifestant ses réserves.
conduit à des initiatives révélatrices. La La prééminence de l’OTAN avait alors été
création en 1993 d’une « force de réaction réaffirmée avec l’appui sans ambages de
rapide » en témoigne. Elle est destinée dès tous les autres partenaires européens des
l’origine à des interventions dans les crises États-Unis. Par la suite, les négociations
où les États membres de l’OTAN voudraient franco-allemandes sur la constitution d’un
s’impliquer. Mais l’essentiel est dans ses Eurocorps ont abouti à pré-
structures. Elle se caractérise, en effet, par voir que celui-ci serait mis à Même l’Eurocorps imaginé par
un plus haut degré d’intégration – au la disposition de l’OTAN et la France et l’Allemagne serait mis
niveau des brigades – que celui des forces de ses commandements à la disposition du commandement
déjà « intégrées » de l’OTAN. Les documents intégrés en cas de crise : c’est militaire intégré en cas de crise
officiels émanant des instances atlantiques d’ailleurs la première fois
emploient couramment désormais l’ex- depuis le retrait de la France de l’organisa-
pression « forces multinationales » pour la tion militaire atlantique, en 1966, qu’elle
désigner. Ainsi le communiqué du sommet consent à envisager la réintégration éven-
de Rome énonce-t-il que « le dispositif de tuelle d’une partie, même très limitée, de ses
défense collective [de l’Alliance] reposera de forces dans la structure militaire de l’OTAN.
plus en plus sur la formation d’unités mul- Cet épisode, en tout cas, couronne les
tinationales ». longs efforts des États-Unis pour donner à
leur prépondérance politique et straté-
Pas de défense européenne gique en Europe les instruments adaptés au
La préoccupation américaine est alors de contexte international issu de la disparition
renforcer les structures militaires de l’OTAN du pacte de Varsovie et du démembrement
et non de les dissoudre ou de les alléger, et, de l’Union soviétique. Cette entreprise, de
par-dessus tout, d’éviter qu’une structure toute évidence, a été menée à bien. Elle
européenne distincte en soit concurrente. Le donne, semble-t-il, raison à ceux qui ont
sommet atlantique de Rome avait déjà été toujours pensé que l’Alliance atlantique et
l’occasion, en novembre 1991, d’une vigou- son organisation politique et militaire
reuse contre-offensive diplomatique améri- n’avaient pas seulement pour objet de
caine en vue de faire échouer toute perspec- défendre le continent européen mais d’y
tive d’un système de défense européen assurer aussi la prépondérance politique et
distinct de celui de l’OTAN, que le gouverne- stratégique de Washington.
ment français avait prudemment suggéré et Paul-Marie de La Gorce
Q
PAR XAVIER BOUGAREL * ue la menace et l’utilisation de la force quelques semaines après l’avoir négligée pen-
aient été nécessaires pour mettre fin dant dix ans. D’autre part, les frappes
aux conflits yougoslaves, il est difficile aériennes de 1995 visaient à créer les condi-
d’en douter. En Bosnie-Herzégovine, les tions d’une négociation équilibrée (désencla-
frappes aériennes menées par l’OTAN contre vement de Sarajevo), quand celles de 1999
les forces serbes en septembre 1995 ont ainsi voulaient se substituer à une telle négociation
permis la levée du siège de Sarajevo, et facilité en imposant à la partie yougoslave lesdits
le processus de négociation qui conduisit trois «accords» de Rambouillet.
mois plus tard aux accords de Dayton (1). Pour Sans doute eût-il donc été plus judicieux de
autant, cela ne signifie pas que l’intervention poursuivre un processus de négociation par
militaire menée par l’OTAN contre la Yougo- nature long et complexe, et de garder la
slavie entre le 24 mars et le 10 juin 1999 ait été menace et l’usage de la force pour prévenir
justifiée, ou qu’elle se soit finalement avérée toute escalade sur le terrain. Du reste, le pre-
utile. Loin de prévenir une catastrophe huma- mier ultimatum lancé par l’OTAN en octo-
nitaire, en effet, elle l’a au contraire précipitée, bre 1998 (et dont la logique était plus proche
laissant derrière elle un Kosovo dévasté, une de l’attitude de 1995) n’avait-il pas permis le
économie serbe désarticulée et des popula- déploiement au Kosovo des «vérificateurs» de
tions durablement choquées. l’Organisation pour la sécurité et la coopéra-
De même, la légalité de cette action est lar- tion en Europe (OSCE), et suscité une nette
gement sujette à caution, certains juristes baisse d’intensité dans les combats commen-
estimant que la Charte des Nations unies, la cés en mars 1998?
Charte de l’OTAN et la Constitution de plu- À ce genre de remarque, les partisans de l’in-
sieurs États ont été violées. Quant à la jus- tervention de l’OTAN rétorquent qu’une aug-
tification a posteriori des bombardements mentation des effectifs de l’armée yougoslave
par la nécessité de mettre un terme aux et une reprise des combats étaient perceptibles
crimes des forces yougoslaves, elle ne fait au Kosovo dès janvier 1999, et que la délégation
que souligner la question de serbe n’a jamais eu l’intention de négocier
L’aviation a visé délibérément l’efficacité déjà évoquée, et sérieusement à Rambouillet. Mais ces deux
des civils et s’est rendue coupable de ne peut justifier le fait que, arguments méritent pour le moins d’être nuan-
crimes de guerre. On est loin du succès en visant délibérément des cés. D’une part, la croissance des effectifs de
vanté par les dirigeants politiques objectifs civils, l’aviation de l’armée yougoslave était en partie une réponse
l’OTAN se soit elle-même au déploiement en Macédoine de la «force d’ex-
rendue coupable de crimes de guerre. Loin traction» de l’OTAN, perçue de plus en plus
des satisfecit que se décernent nos hommes comme une menace par les militaires yougo-
politiques, il convient donc de se demander slaves, et la reprise des combats s’explique aussi
quelles ont été leurs erreurs dans la gestion par les provocations délibérées de l’Armée de
du conf lit du Kosovo et, plus largement, de libération du Kosovo (UCK). D’autre part, il est
la crise yougoslave. difficile de savoir si les arguments avancés par
Revenons sur le parallèle souvent établi la partie serbe pour rejeter les « accords » de
entre la situation du Kosovo en 1999 et celle de Rambouillet étaient ou non de simples pré-
textes, mais force est de constater qu’ils
n’étaient pas dénués de tout fondement. En pro-
* Chargé de recherche au Centre d’études turques, ottomanes,
balkaniques et centrasiatiques (Cetobac). mettant à la délégation albanaise un référen-
ETHNIQUE
dum d’autodétermination et en étendant
certaines prérogatives et missions de la
KFOR (Kosovo Force) à tout le territoire yougo-
slave, les diplomates occidentaux sortaient du
cadre fixé par le Groupe de contact et exigeaient
de Belgrade rien d’autre qu’une capitulation.
(1) NDLR. Signés le 21 septembre 1995, les accords de Day- futur du Kosovo, en tenant compte des
ton consacrent l’intégrité territoriale de la Bosnie tout en
la partageant en deux entités ethniques distinctes, la Fédé-
“accords” de Rambouillet ». La question se
ration croato-musulmane (51 % du territoire) et la Répu- pose alors de savoir exactement qui a cédé
blique serbe de Bosnie (49 %). Les résultats du nettoyage
ethnique sont, de fait, entérinés. Ils se traduisent également sur quoi et, plus important, si le même résul-
par la mise sous tutelle internationale de l’État bosniaque, tat n’aurait pas pu être obtenu sans recours
et par la mise à l’écart de l’ONU au profit de l’OTAN, dont
les troupes s’installent dans la région. à la force. ☛
À
lement tenté d’interpréter les conflits yougo- l’automne 1990, tout juste remis des « années de plomb » – le cycle de
slaves en se référant à d’autres guerres pas- violence politique qui a ensanglanté la Péninsule au cours des décen-
sées. Dans ce contexte, il est surprenant que nies 1970 et 1980 –, les Italiens découvrent avec stupeur l’affaire Gladio, un
ni les uns ni les autres n’aient fait référence
scandale d’État mettant en cause les plus hauts dirigeants du pays, les ser-
à la partition violente de Chypre en 1974,
vices secrets transalpins et américains mais aussi des responsables de l’ar-
alors que celle-ci offrait de nombreuses
mée et des activistes d’extrême droite. Le 24 octobre de cette année-là, le
similitudes avec les conflits yougoslaves, et
premier ministre Giulio Andreotti, chef de file de la Démocratie chré-
que Milosevic s’est plus probablement ins-
tienne (DC, centre), révèle devant le Sénat l’existence d’une armée occulte,
piré de l’action de la Turquie que de celle du
placée sous l’égide de l’OTAN et active dans la Botte depuis près de quarante
IIIe Reich allemand.
Mais, outre que l’évocation du conflit chy- ans, chargée de lutter contre la « menace communiste » en Italie « par tous
priote ne fait pas sens dans les opinions euro- les moyens » (1). Créée en 1956 par les services secrets occidentaux, cette
péennes, elle n’aurait servi les intérêts de organisation paramilitaire, baptisée Gladio (« glaive ») et coordonnée par
personne : ni des Serbes, qui se seraient le Comité clandestin allié (ACC), avait pour vocation initiale de former un
retrouvés dans le rôle des Turcs tant honnis, noyau de résistance en cas d’attaque soviétique afin de mener des opéra-
ni des Occidentaux, qui auraient dû expli- tions de sabotage et de guérilla derrière les lignes ennemies (stay behind).
quer pourquoi ils refusaient à la Serbie ce Du fait de sa position géographique, située près du rideau de fer en Médi-
qu’ils toléraient de la part d’un État membre terranée, l’Italie occupe alors aux yeux des Américains une place straté-
de l’Alliance atlantique. gique au sein de l’OTAN, d’autant que le Parti communiste italien (PCI),
Depuis 1991, c’est la seconde guerre mon- deuxième formation derrière la DC sur le plan électoral, constitue le parti
diale qui est la référence majeure des uns et communiste le plus puissant d’Europe occidentale.
des autres. Cette référence est naturelle et
Très tôt, cependant, les États-Unis, soucieux d’empêcher les forces de
légitime, dans la mesure où elle a profondé-
gauche d’accéder au pouvoir dans la Péninsule, s’appliquèrent à déplacer
ment marqué l’espace yougoslave et l’Europe
les activités de Gladio sur le terrain de la déstabilisation intérieure. Comme
entière, et que les conflits actuels ne sont pas
sans rapport ou sans similitude avec elle.
l’ont montré plusieurs enquêtes parlementaires italiennes, le quelque mil-
Mais elle se prête à toutes les manipulations lier de membres que rassemblait l’organisation, issus principalement de la
(comme en témoigne l’action de Milosevic) galaxie néofasciste locale, sous le pilotage des autorités de Rome et de
et elle peut conduire à de graves méprises. Washington, contribuèrent à alimenter la « stratégie de la tension » en vue
Interrogée sur son rôle dans le déclenche- de répandre la peur et le désordre parmi la société transalpine. Ces
ment de l’intervention contre la Yougoslavie, enquêtes ont permis d’établir qu’un grand nombre d’attentats, d’assassi-
Madeleine Albright a souvent évoqué sa nats et d’actes de violence commis pendant les « années de plomb », attri-
crainte du « syndrome de Munich ». Si ce bués à l’époque aux groupuscules d’extrême gauche, furent en réalité le
souci est lui aussi légitime, encore faut-il fait d’agents antisubversifs à la solde de Gladio (2). En juin 2000, une com-
savoir ce qu’est exactement ce syndrome ou, mission sénatoriale rendait ainsi ses conclusions : « Ces massacres, ces
en termes plus concrets, ce qui a conduit attentats et ces opérations militaires ont été organisés, encouragés ou sou-
Neville Chamberlain et Édouard Daladier à tenus par des hommes au sein même des institutions italiennes et (…) par
signer les accords de Munich en 1938. Ni une des hommes liés aux structures du renseignement américain (3) ». Dix ans
sympathie particulière pour Adolf Hitler, ni
plus tôt, le réseau clandestin avait pris soin de « disparaître des radars » :
même un pacifisme intégral mais, plus vrai-
il tint son dernier conclave un certain 24 octobre 1990… et fut dissous dans
semblablement, le souvenir de la boucherie
la foulée.
de la première guerre mondiale, et la peur de
Olivier Pironet
la voir se reproduire. Autrement dit, ils ont
eu le tort de réfléchir sur un conflit présent
dans les catégories d’un conflit passé. À force
de vouloir éviter les errements moraux des (1) Directive de l’état-major des forces armées américaines, 14 mai 1952. Cité in François Vitrani,
« L’Italie, un État de “souveraineté limitée” ? », Le Monde diplomatique, décembre 1990.
munichois, Madeleine Albright n’a-t-elle pas (2) Près de 500 civils furent tués entre 1969 et 1981. Selon le ministère de l’intérieur italien,
pris le risque de reproduire leurs erreurs de 67,55 % des violences sont imputables à l’extrême droite.
raisonnement ? (3) Cité par Daniel Ganser, Les Armées secrètes de l’OTAN, Éditions Demi-Lune, Paris, 2007.
Xavier Bougarel
«Q
PAR SERGE HALIMI uand on connaîtra toute la Un autre est cité par le journal télévisé d’ABC
ET DOMINIQUE VIDAL * vérité, je crois qu’elle sera plus (18 avril) : «Des dizaines de milliers de jeunes
dure que tout ce qu’on peut hommes pourraient avoir été exécutés. » Le
supporter. » Signée en avril 1999 par Joshka département d’État annonce le lendemain que
Fischer, alors ministre allemand des affaires 500000 Kosovars albanais «sont manquants,
étrangères, cette prophétie lui permit d’ima- et l’on craint qu’ils n’aient été tués».
giner en Yougoslavie une guerre «ethnique du Ces chiffres sont promptement repris par la
type des années 1930 et 1940 ». M. Rudolf télévision française. Jean-Pierre Pernaut, par
Scharping, son homologue de la défense, pré- exemple, évoque sur TF1, le 20 avril 1999, le
féra parler carrément de « génocide », alors chiffre de «100000 à 500000 personnes qui
même que le président William Clinton n’évo- auraient été tuées, mais tout ça est au condition-
quait qu’une intention de ce type : «Des efforts nel». La radio n’est pas en reste : sur France
délibérés, systématiques de génocide». Quand Inter, le journaliste accrédité auprès de l’OTAN
M. Anthony Blair leur emboîta le pas, il ajouta répercute avec entrain des informations de l’Al-
deux adjectifs : «Je vous le promets maintenant, liance selon lesquelles «des centaines de gar-
Milosevic, et son génocide racial hideux, sera çons serviraient de banques de sang vivantes, des
défait.» Ce fut donc, selon M. Lionel Jospin, «au milliers d’autres creuseraient des tombes ou des
service du droit, (…) au nom de la liberté et de la tranchées, les femmes seraient systématique-
justice» que, pendant soixante-dix-huit jours, ment violées» (20 avril, journal de 19 heures)…
l’OTAN bombarda la Yougoslavie. Dans la plu- La guerre gagnée, les estimations occiden-
tales du nombre de morts albanais passent de
* Journaliste et historien. six à cinq chiffres. Le 17 juin, le Foreign Office
britannique déclare que « 10 000 personnes
ont été tuées dans plus de 100 massacres » ;
Sur la Toile le 25, le président Clinton confirme le chiffre
de 10000 Kosovars tués par les Serbes. Alors
National Security Archive
Cet institut américain indépendant, qui met à la disposition du public des documents déclassifiés du représentant spécial du secrétaire général des
département d’État, de la CIA et du Pentagone, propose sur son site une large sélection d’archives relatives Nations unies, M. Bernard Kouchner parlera,
à l’expansion de l’Alliance atlantique en Europe à partir de l’après-guerre froide.
http://nsarchive.gwu.edu le 2 août, de 11000 Kosovars exhumés – le Tri-
bunal de La Haye dément dans la journée.
Orient XXI Même Le Monde diplomatique écrit bien
Dédié au monde arabe et musulman, ce journal en ligne rassemble des journalistes, des universitaires, des
chercheurs et d’anciens diplomates. De nombreux articles reviennent sur les interventions occidentales en imprudemment à la « une » de son numéro
Afghanistan, en Irak et en Libye. À lire, également, «Les projets américains d’une “OTAN arabe”» (septembre 2018). d’août que «la moitié des 10000 victimes pré-
www.orientxxi.info
sumées ont été exhumées».
TomDispatch Pourtant, rien, dans les conclusions du Tri-
Ce blog d’analyse géopolitique, animé par Tom Engelhardt, offre un décryptage de la politique étrangère bunal pénal international pour l’ex-Yougosla-
des États-Unis à contre-courant du discours des médias dominants. Il compte parmi ses contributeurs
Michael Klare, Noam Chomsky, Rebecca Gordon, etc. On y trouvera une série d’analyses sur l’Alliance. vie (TPIY) comme des autres organisations
www.tomdispatch.com internationales, n’est venu étayer l’accusation
de «génocide». Sauf à banaliser ce terme, en
Foreign Policy in Focus
Ce site consacré aux affaires extérieures américaines et aux relations internationales, lancé en 1996 à en faisant le synonyme de «massacre».
l’initiative de l’Interhemispheric Resource Center et de l’Institute for Policy Studies, s’intéresse de près à la Dès le 23 septembre 1999, le quotidien espa-
question atlantique. À consulter, en particulier, « Balkans : Still Digging Toward NATO » (avril 2015).
www.fpif.org gnol El País écrit : «Crimes de guerre oui, génocide
non. L’équipe d’experts espagnols – composée de
cinquantième du nombre suggéré par le dépar- «Enfin les choses sont claires. Primo, les exac-
tement d’État en avril. Et pourtant même cette tions serbes contre les civils, notamment
estimation n’est pas justifiée.» musulmans, ont commencé bien avant les
Le 22 novembre 1999, l’hebdomadaire frappes de l’OTAN. Secundo, elles sont sans
Newsweek publie à son tour un article intitulé commune mesure avec celles qu’a pu commet-
« Mathématiques macabres : le décompte tre l’UCK. Tertio, les enquêteurs ont la ☛
Bombes à fragmentation
Le 7 février 2000, Human Rights Watch fait
état dans un rapport d’«attaques aériennes [de
l’OTAN] ayant eu recours à des bombes à frag-
mentation près de zones habitées», de «90 cas
impliquant la mort de civils yougoslaves » et
d’un bilan provisoire de victimes civiles «situé
entre 488 et 527». Tout en assurant n’avoir pas
trouvé là de preuves de « crimes de guerre »,
Human Rights Watch estime néanmoins que
les bombardements, que certains justifièrent
à l’époque en invoquant un motif juridique et
humanitaire, ont « violé le droit humanitaire
international».
Peter Marlow ///// preuve, toujours selon Le Monde, que ces atro- Les violations occidentales des conventions
« Se mettre en condition
cités se sont opérées selon un plan prémédité et de Genève ont d’ailleurs été documentées dans
psychologique pour sa mission »,
en visionnant Grease et en qu’elles auraient donc eu lieu, pour parler clair, les articles de presse les plus acquis à la cause
écoutant AC-DC. Marine américaine avec ou sans intervention alliée. Fin du débat.» de l’OTAN. Ainsi, le correspondant militaire du
en mer Adriatique, guerre
du Kosovo, 1999 Le débat serait clos, en effet, si dans le Washington Post indiquait, le 20 septem-
compte-rendu du Monde ne manquait cette bre 1999, que la réticence de Paris devant le
synthèse que les enquêteurs européens choix de certains bombardements eut parfois
livrent dans la troisième partie de leur rap- un écho à Londres : «Robin Cook, ministre des
port (« Les violations des droits de l’homme affaires étrangères, mit en cause les frappes
au Kosovo », chapitre V : «Violation du droit visant des lignes électriques alimentant un
à la vie ») : « Les tueries sommaires et arbi- important hôpital de Belgrade. Mais il se rendit
traires devinrent un phénomène généralisé aux raisons des autres membres du groupe.»
dans tout le Kosovo avec le début de la cam- Peu avant l’envoi, le 23 avril 1999, d’un mis-
pagne aérienne de l’OTAN contre la RFY dans sile contre le quartier général du Parti socia-
la nuit du 24 au 25 mars [1999]. » liste du président Slobodan Milosevic, un
Dès le départ, l’asymétrie avait été théorisée : mémorandum interne distribué aux diri-
les démocraties ne pouvaient faire le mal qu’in- geants de l’OTAN estimait les probables pertes
nocemment, les Serbes, collectivement coupa- civiles qui en découleraient. Il indiquait :
bles et collectivement sanctionnés – «à l’ira- «Pertes collatérales : élevées. Estimation : de 50
kienne» – le perpétraient délibérément. À cette à 100 fonctionnaires et employés du parti. Esti-
aune-là, les souffrances des uns ne pèseraient mation des pertes civiles non souhaitées : 250
que le poids des «bavures». Pourtant, comme (habitants des appartements situés dans le
l’observa le 15 juin 1999 l’organisation Repor- périmètre de l’explosion).»
Les pays de l’OTAN violèrent donc l’arti- contre des aéroports et autres cibles militaires,
cle 51-b de la Convention de Genève (Proto- mais dont certaines sont tombées sur des zones
cole 1), qui interdit « les attaques dont on peut peuplées. (…) Si Mme Del Ponte décide de n’en-
attendre qu’elles causent incidemment des treprendre aucune action, le document sera
pertes en vies humaines dans la population classé pour les historiens. »
civile, des blessures aux personnes civiles, des « Affaire classée » : la plupart des grands
dommages aux biens de caractère civil, qui médias ont conclu de la même manière. Leur
seraient excessifs par rapport à l’avantage raisonnement était prêt : «L’OTAN ne vise pas
militaire concret et direct attendu ». Rappe- les civils alors que Belgrade s’en sert comme
lons que la guerre occidentale, conduite à boucliers humains » (France Inter, 16 avril
5 000 mètres d’altitude, protégea scrupuleu- 1999). Franz-Olivier Giesbert eut beau dénon-
sement la vie de chaque pilote au point cer dans un éditorial le « bourrage de crâne
qu’aucun n’en fut victime. otanien » (Le Figaro Magazine, 17 avril) et
En janvier 2000, M. Kenneth Roth, directeur Marianne fustiger à plusieurs reprises une
exécutif de Human Rights Watch, déclare : « otanisation » de l’information, le consensus
« L’OTAN a bombardé des infrastructures autocélébrateur devint à ce point contagieux
civiles, non en raison de leur contribution à l’ef- qu’il déteignit sur quelques-uns des rares
fort de guerre yougoslave, mais parce que ces périodiques hostiles à la guerre. Politis
destructions permettaient d’obliger les civils concéda imprudemment : « On est loin cette
serbes à faire pression sur Milosevic pour qu’il fois de l’unanimisme patriotard de la guerre du
se retire du Kosovo. Utiliser les civils de cette Golfe et des confrères tenant micro sous le nez
manière, c’est prendre le risque d’enfreindre le d’experts militaires en uniforme » (1er avril).
“principe de distinction” – fondamental dans le L’Humanité embraya : « Les journalistes ren-
droit humanitaire international – qui consigne dent compte de la guerre du Kosovo de manière
l’emploi de la force militaire à des cibles mili- beaucoup plus précautionneuse que lors du
taires, et l’interdit contre des civils» (The Guar- conflit irakien» (8 avril).
dian, 12 janvier 2000). « Précautionneuse», le terme est trop fort.
Ces réflexions n’ont pas eu grand écho à Mais, pour être efficace, la manipulation doit
l’époque. Pas plus que cet article de Steven tenir compte de la conscience de la manipula-
Erlanger, du New York Times, pourtant publié tion et emprunter d’autres
le 30 décembre 1999 par l’International recours que les ruses éven- Quand il y avait des bavures,
Herald Tribune : « Des officiels du Tribunal tées du passé. Avec une can- « pour anesthésier l’opinion, nous disions
pénal international pour l’ex-Yougoslavie ont deur émouvante, le corres- que nous menions une enquête, que
déclaré mercredi [29 décembre] que l’étude pondant de France Inter à les hypothèses étaient multiples »
sur de possibles crimes de guerre occidentaux Bruxelles auprès de l’OTAN
lors de la récente guerre du Kosovo constituait expliqua ainsi : « Je pense n’avoir jamais été
un document préliminaire interne qui ne manipulé ou alors je l’étais tellement bien que
déboucherait vraisemblablement pas sur des je ne m’en suis pas rendu compte. (…) Je n’ai pas
mises en examen et qui ne serait sans doute pas perçu autre chose que des erreurs [de l’OTAN]
publiée. (…) M Del Ponte a souligné elle-même
me qui ont été, loyalement je pense, corrigées »
que le tribunal avait des tâches plus urgentes (Press Club de France, Paris, 28 juin 1999).
que de poursuivre des dirigeants occidentaux On sait à présent comment l’organisation
qui ont été ses meilleurs soutiens. (…) Le rap- atlantique manipulait la presse : « Pour les
port préliminaire se présente comme une ana- bavures, nous avions une tactique assez effi-
lyse légale des bases possibles de poursuite cace, explique un général de l’OTAN. Le plus
pour crimes de guerre des activités de l’OTAN souvent, nous connaissions les causes et les
comme le bombardement de centrales élec- conséquences exactes de ces erreurs. Mais pour
triques et de ponts, installations civiles dont anesthésier les opinions, nous disions que nous
l’OTAN prétend qu’elles avaient une fonction menions une enquête, que les hypothèses
militaire, [ainsi que] l’utilisation massive de étaient multiples. Nous ne révélions la vérité
munitions à fragmentation, dont l’OTAN que quinze jours plus tard, quand elle n’intéres-
assure qu’elles étaient seulement employées sait plus personne. L’opinion, ça se travaille
comme le reste (1).»
(1) Le Nouvel Observateur, Paris, 1er juillet 1999. Serge Halimi et Dominique Vidal
Le maître du monde
Lorsqu’un conflit éclate entre deux nations, les gouvernants Il est en général validé, dans les médias, par les édito-
riaux et les informations – et, dans ce dernier cas, par la
des pays tiers ont le choix entre trois attitudes : aggraver
terminologie utilisée.
la catastrophe, ne rien faire ou tenter de limiter les dégâts. Il n’est pas inutile de garder un truisme présent à l’es-
De la Colombie au Kosovo en passant par la Turquie, les prit : le droit d’intervention humanitaire, s’il existe,
Occidentaux ont souvent choisi la première solution. repose sur la « bonne foi » de ceux qui interviennent, et
qui doit être appréciée non pas à l’aune de leur discours,
mais sur la base de leurs actions passées, en particulier
de leur respect des principes du droit international et des
B
eaucoup de questions se posent sur la légitimité décisions de la Cour internationale de justice.
des bombardements de la Yougoslavie effectués Que l’on considère, par exemple, les propositions d’inter-
[de mai à juin 1999] par l’OTAN – c’est-à-dire vention de l’Iran en Bosnie [en 1995] afin d’empêcher les
principalement par les États-Unis. Elles renvoient à deux massacres de Musulmans, à un moment où l’Occident res-
interrogations fondamentales : d’une part, sur l’existence tait passif. Elles furent traitées par le ridicule et, en fait,
de règles d’un ordre mondial acceptées et applicables, et, ignorées. Outre la subordination à la puissance dominante,
d’autre part, sur leur pertinence dans le cas du Kosovo. la raison était que nul ne pouvait se porter garant de la
Les fondements du droit international et de l’ordre « bonne foi » du régime de Téhéran. Mais, pour une per-
international, qui engagent tous les États, sont la Charte sonne rationnelle, une question simple se pose : les actes
des Nations unies et les résolutions qui en découlent, passés de terreur et d’intervention iraniens sont-ils pires
ainsi que les arrêts de la Cour internatio- que ceux des États-Unis? Et peut-on croire
nale de justice. Ces textes interdisent la Quand en 1995, à la «bonne foi» du seul pays qui ait mis son
menace ou l’usage de la force, sauf auto- au nom du droit veto à une résolution du Conseil de sécurité
risation explicite du Conseil de sécurité d’ingérence [des Nations unies] appelant à respecter le
après qu’il a constaté l’échec des moyens droit international ? Tant que l’on ne pas-
humanitaire, l’Iran
pacifiques, ou, jusqu’au moment où il sera pas les discours au crible de ces ques-
propose d’intervenir en
décide d’intervenir, en cas de légitime tions, toute personne honnête les récu-
défense contre « une attaque armée », Bosnie pour protéger sera comme autant de simples coups de
concept juridique précisément délimité. des Musulmans, chapeau à une idéologie. Ce serait un
Cela ne couvre évidemment pas toutes on lui rit au nez exercice utile que de déterminer ce qui,
les situations. Ainsi, il existe pour le dans la production écrite – les médias et
moins une tension, voire une radicale contradiction le reste – passerait ce test avec succès.
entre les règles de l’ordre mondial posées par la Charte On peut se demander dans quelle mesure ces
des Nations unies et les droits énoncés par la Déclara- diverses considérations s’appliquent au cas du Kosovo.
tion universelle des droits de l’homme, autre pilier de Déjà, en 1998, ce territoire a connu une catastrophe
l’ordre mondial. La Charte bannit le viol, par la force, de humanitaire imputable, pour l’essentiel, aux forces
la souveraineté des États, alors que la Déclaration uni- militaires yougoslaves. La majorité des victimes ont été
verselle garantit les droits des individus contre les États des Kosovars d’origine albanaise : deux mille morts et
oppresseurs. Le problème de l’« intervention humani- des centaines de milliers de réfugiés, selon les estima-
taire » résulte de cette tension. C’est ce droit d’ingérence tions les plus courantes. Dans un tel cas, les pays tiers
qui est revendiqué par l’OTAN-Washington au Kosovo. ont le choix entre trois attitudes : essayer d’aggraver la
catastrophe (solution 1) ; ne rien faire (solution 2) ; ten-
* Professeur émérite au Massachusetts Institute of Technology ter de limiter la catastrophe (solution 3). Ces choix peu-
(MIT), Boston. vent être illustrés par d’autres situations du moment.
Prenons-en quelques-unes, d’une ampleur comparable, contre la drogue » à laquelle ne croit pratiquement aucun
et demandons-nous comment le Kosovo se situe par observateur sérieux. L’administration Clinton [1993-
rapport à elles. 2001] ne tarissait pas d’éloges à propos du président Tru-
jillo Cesar Gaviria dont, selon les organisations de défense
Les Kurdes oubliés des droits humains, le mandat, de 1990 à 1994, se carac-
Commençons par la Colombie où, d’après le département térisa par « un épouvantable niveau de violence », dépas-
d’État, le nombre annuel d’assassinats politiques perpé- sant même celui de ses prédécesseurs. Les données sont
trés par les forces gouvernementales et leurs alliés para- facilement disponibles. Dans ce cas, les États-Unis optè-
militaires est à peu près équivalent à celui du Kosovo, et rent pour la solution 1 : aggraver les atrocités.
où le total des réfugiés fuyant leurs atrocités dépasse lar- La Turquie, maintenant. En ne reprenant que les esti-
gement le million. La Colombie est le pays de l’hémi- mations les plus modérées, la répression contre les
sphère occidental qui a reçu des États-Unis le plus Kurdes entre dans la même catégorie que celle qui
d’armes et de conseillers militaires, au fur et à mesure s’abat sur le Kosovo. Elle a atteint son sommet au début
qu’augmentait la violence au cours des années 1990. des années 1990. Un indice en est donné par l’exode de
Cette assistance est en hausse, au prétexte d’une « lutte plus d’un million de Kurdes des zones rurales vers ☛
d’un demi-million d’enfants irakiens en cinq ans, mais Quels que soient les efforts des idéologues pour prouver
« nous pensons que cela vaut la peine de payer ce prix ». que les cercles sont carrés, il ne fait manifestement aucun
Les estimations actuelles sont toujours de cinq mille doute que les bombardements de l’OTAN sapent encore
enfants qui meurent chaque mois, et le prix en vaut tou- davantage ce qui reste de la structure fragile du droit inter-
jours la « peine ». Autant de faits à garder en mémoire national. Les États-Unis ne s’en sont d’ailleurs pas cachés
quand on nous explique avec révérence que la « boussole lors des discussions qui ont conduit à la décision de l’OTAN.
morale » de l’administration Clinton fonctionne enfin Si l’on excepte le Royaume-Uni – acteur désormais à peu
correctement, comme l’atteste le traitement de l’affaire près aussi indépendant des États-Unis que l’était, avant
du Kosovo. M. Mikhaïl Gorbatchev, l’Ukraine de l’Union soviétique –,
les pays de l’Alliance atlantique étaient sceptiques quant à
Condamnation des « Prussiens » de l’Asie la politique américaine et supportaient mal que Madeleine
Mais qu’est-ce que montre exactement cet exemple ? Albright joue les «traîneurs de sabre (2)».
Comme il fallait s’y attendre, la menace des bombarde- La France avait, à l’origine, demandé une résolution du
ments de l’OTAN a entraîné une rapide escalade des mas- Conseil de sécurité de l’ONU autorisant le déploiement de
sacres perpétrés par l’armée et les milices paramilitaires forces de maintien de la paix de l’OTAN. Washington refusa
serbes, ainsi que le retrait des observateurs de l’Organi- sèchement, restant ferme sur sa position selon laquelle
sation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), « l’OTAN doit pouvoir agir indépendamment des Nations
qui a, bien sûr, eu la même conséquence (1). Le comman- unies», comme l’expliquèrent des fonctionnaires du dépar-
dant suprême des forces de l’OTAN, le général Wesley tement d’État. Les États-Unis refusèrent qu’apparaisse le
Clark, a déclaré qu’il était « tout à fait prévisible » que la mot «autorise» dans la résolution finale de l’OTAN, ne vou-
terreur et les violences serbes s’intensifient après les lant absolument pas concéder la moindre autorité à la
bombardements, et c’est effectivement ce qui est arrivé. Charte des Nations unies et au droit international. Seul le
Le Kosovo fournit ainsi une nouvelle illustration de terme «approuve» trouva grâce à leurs yeux.
l’option 1 : s’efforcer, en connaissance de cause, d’aug- Mais qu’advient-il, dans tout cela, de la question : que faire
menter la violence. au Kosovo? Cela la laisse sans réponse. Les États-Unis ont
En ce qui concerne la solution 3 (tenter de limiter la choisi une voie qui, comme ils l’ont explicitement reconnu,
violence), l’exemple le plus convaincant est l’invasion accroît les atrocités et la violence. Une voie qui porte un coup
du Cambodge par les Vietnamiens en décembre 1978, de plus à un système international qui, au moins, offre aux
qui mit fin aux atrocités de Pol Pot alors à leur sommet. faibles une protection limitée face à des États prédateurs.
Les Vietnamiens invoquèrent le droit de légitime L’argument le plus fréquent est qu’il fallait faire quelque
défense contre des attaques armées, un des rares cas de chose : on ne pouvait pas rester les bras croisés alors que les
la période d’après la Charte des Nations unies où cet atrocités continuaient. On a toujours le choix. Il est toujours
argument pouvait paraître plausible : le possible de suivre le principe d’Hippocrate :
régime khmer rouge (le Kampuchéa Les bombardements «D’abord ne pas faire de mal.» Si vous ne
démocratique – KD) lançait en effet des otaniens parvenez pas à adhérer à ce principe élé-
attaques meurtrières contre le Vietnam mentaire, ne faites rien. Il existe toujours
au Kosovo sapent
dans les zones frontalières. des voies à explorer. La diplomatie et les
encore davantage
La réaction des États-Unis fut fort ins- négociations ne sont jamais épuisées.
tructive. La presse condamna les « Prus- ce qui reste Les principes reconnus du droit interna-
siens » de l’Asie pour leur scandaleuse de la structure tional et de l’ordre mondial, les obligations
violation du droit international. Ils furent fragile du droit solennelles des traités, les décisions de la
durement punis pour le crime d’avoir mis international Cour internationale de justice, les avis qua-
un terme aux massacres de Pol Pot, lifiés des commentateurs les plus respectés
d’abord par une invasion chinoise appuyée par Wash- ne règlent pas automatiquement les problèmes. Chaque cas
ington qui leur imposa, par ailleurs, des sanctions doit faire l’objet d’un examen spécifique. Sauf à prendre Sad-
(1) NDLR. Au total, le
extrêmement sévères. Les États-Unis reconnurent le dam Hussein comme modèle, il convient de faire la démons- conflit du Kosovo
KD en exil comme le seul gouvernement légitime du tration de la nécessité du recours à la menace ou à l’usage de (1998-1999) fera plus de
10 000 morts,
Cambodge, en raison de sa « continuité » avec le régime la force en violation des principes de l’ordre international. principalement des civils
de Pol Pot, ainsi que l’expliqua le département d’État. Les conséquences de telles violations doivent être évaluées albanais, dont un millier
parmi la population civile
Sans trop se cacher, ils appuyèrent les attaques conti- avec prudence. Et pour ceux qui se targuent d’un minimum yougoslave à la suite des
bombardements de
nuelles des Khmers rouges contre le Cambodge. Voilà de sérieux, les motivations de ces actions doivent faire l’objet l’OTAN contre la Serbie
qui en dit long sur la « coutume » et l’« usage » qui sous- d’un examen attentif, et non pas se réduire à l’adulation des (mars-juin 1999).
(2) Kevin Cullen,
tendent l’« apparition de normes légales d’intervention dirigeants et de leur «boussole morale».
The Boston Globe,
à but humanitaire ». NOAM CHOMSKY 22 février 1999.
Discret retour
de Paris
Avant qu’elle opère son grand retour dans le commandement intégré de l’OTAN,
en avril 2009, sur décision de M. Nicolas Sarkozy, alors président de la République,
la France a rejoint les instances militaires de l’Organisation en décembre 1995.
Ce premier pas, relativement peu commenté à l’époque, marque le virage
atlantiste de la politique étrangère française.
À
peine commentée, pratiquement négligée nique de la défense aérienne de l’OTAN), dont le
par les milieux politiques, la décision du général de Gaulle avait décidé que la France conti-
gouvernement français de se faire à nou- nuerait de faire partie et qui, contrairement à ce qui
veau représenter en permanence dans plusieurs des est parfois écrit, est une organisation commune et
organismes militaires de l’Alliance atlantique n’est non intégrée. Tout fut fait, cependant, pour mettre
pas passée inaperçue dans les autres pays occiden- en valeur le rapprochement progressif entre le sys-
taux. Elle y a été saluée comme un retournement tème français de défense et l’organisation militaire
majeur de la politique française. atlantique, comme en 1986 avec la participation
En annonçant cette réintégration au sein du conseil d’une division entière à l’exercice « Frankischer
des ministres de la défense et du comité militaire de Schild » (depuis 1966, jamais plus d’un régiment
l’OTAN, Paris a précisé qu’il n’y aurait toujours n’avait pris part à de telles manœuvres) et celle, plus
aucune participation à des organismes « intégrés » et ample encore, de 20 000 hommes à l’exercice
qu’en particulier aucune force ne ferait retour dans [franco-allemand] « Moineau hardi » de 1987.
le système militaire « intégré » de l’Alliance. C’est dire À l’arrière-plan des discours officiels et des com-
que le gouvernement actuel n’a pas voulu ou pas osé mentaires officieux sur les liens progressivement
seuil : les forces françaises ne
franchir un certain seuil rétablis entre la France et le système militaire de
seront toujours pas « subordonnées » au commande- l’OTAN, les réalités stratégiques demeuraient. Fran-
ment de l’OTAN, ni « automatiquement » engagées çois Mitterrand lui-même insistait sur son refus
par les décisions qu’il prendrait et auxquelles la d’adhérer à toute forme de « riposte graduée », c’est-
France ne souscrirait pas. à-dire à la stratégie de l’OTAN, et, à l’inverse, sur le
Rattacher cette décision seulement à une série de maintien de la stratégie française de dissuasion
rapprochements entre la France et l’organisation nucléaire et sur ses principes essentiels.
militaire atlantique serait la banaliser abusivement En définitive, malgré l’ostensible adhésion de la
et en réduire la portée. L’accord Ailleret-Lemnitzer, France au bloc occidental et l’inflexion majeure de sa
conclu en 1967, n’a prévu que des contacts d’état- politique étrangère en faveur de relations très étroites
major, évidemment indispensables au cas où l’Europe avec les États-Unis, rien n’empêchait que la stratégie
occidentale aurait été le théâtre d’un conflit dans de Paris et celle de l’OTAN demeurent non seulement
lequel la France aurait choisi de s’impliquer. différentes, mais en réalité incompatibles. La décision
Quant aux rapports entre forces aériennes et de retour dans les organismes du plus haut niveau du
défenses antiaériennes françaises et alliées, les système militaire atlantique n’est donc en aucune
arrangements conclus depuis l’accord Fourquet- manière une conséquence de gestes précédents.
Goodpaster (1)
Goodpaster (1) de 1970 avaient un caractère tech- Paul-Marie de La Gorce
nique et pratique imposé par la nature même de l’ac-
tion aérienne, mais ne comportaient évidemment (1) NDLR. L’accord Fourquet-Goodpaster, du nom du chef d’état-major
aucun degré d’intégration. Il en allait de même du des armées françaises et du commandant suprême allié en Europe de
l’époque, favorise la coopération entre la France et l’OTAN dans le
système de détection Nadge (infrastructure électro- domaine de la défense aérienne, tout en préservant l’autonomie de Paris.
P
PAR CATHERINE SAMARY * rivée des colonies qui firent les beaux cher, soit Washington et les siens pour
jours des empires européens, l’Amé- contenir l’inf luence soviétique. Il est même
rique n’a pas hésité, à la croisée des États qui « disparaissent » purement et
des XIXe et XXe siècles, à gérer directement simplement.
ces néocolonies que furent Cuba et les Phi- Dans certains cas, comme en Somalie à la
lippines, puis Haïti, la République domini- suite de l’éphémère et catastrophique inter-
caine, le Nicaragua, ou encore le Panamá. vention américaine d’octobre 1993, c’est l’in-
À la fin de la seconde guerre mondiale, les différence qui domine après une aide média-
États-Unis et leurs alliés occidentaux recour- tisée – le pouvoir de « nuisance » de ces
ront à nouveau au protectorat pour assurer conflits sur le reste du monde ou sur leur
la transition démocratique de l’Allemagne et environnement régional étant réputé faible.
du Japon. Washington rêvait aussi d’imposer Dans d’autres, d’importance secondaire pour
cette humiliation à la France. Washington, le protectorat est confié à
Le grand retour de l’idée de protectorat l’ONU, comme au Timor.
dans les années 1990 ne tient évidemment Se multiplient alors les situations
pas au hasard. Avec la victoire américaine – Kosovo, Afghanistan, Irak – où, ayant fait
dans la guerre froide se terminait aussi une triompher leurs solutions par la force des
époque où toutes les crises, armes, les États-Unis entendent imposer un
Les confrontations Est-Ouest nationales ou régionales, se carcan garantissant que la « leçon » ne serait
n’allaient pas sans « règlement à résolvaient dans le cadre du pas inutile, et dans lequel ils s’investissent à
l’amiable » et partages d’influence bras de fer entre les États- des degrés divers, en fonction des enjeux
sur le dos des peuples Unis, véritable superpuis- plus ou moins stratégiques. Au Kosovo, ils
sance, et l’Union soviétique, passeront la main dès que possible à l’Union
qui, à défaut des autres attributs d’un européenne, tout en multipliant les bases de
« Grand », conservait son pouvoir militaire. l’OTAN dans la région. En Afghanistan, ils
Ces confrontations n’allaient pas sans délégueront la gestion quotidienne du pays
« règlement à l’amiable » et partages d’in- – y compris le maintien de l’ordre à la Force
fluence dans le dos des peuples concernés. internationale pour l’assistance à la sécu-
Mais ce monde bipolaire devait tenir compte rité (FIAS), dont l’OTAN a pris la tête en
de la forte pression des mouvements de libé- août 2003 – en poursuivant le combat mili-
ration sociale et nationale. D’où une consoli- taire contre Al-Qaida et ses alliés tali-
dation relative des États et le maintien des bans (1). En Irak, [envahi en mars 2003
conflits « sous contrôle », les grandes puis- par l’armée américaine], ils gardent, en
sances ayant pour alliés des pouvoirs d’États revanche, toutes les rênes du pouvoir éco-
(souvent dictatoriaux) orientés vers une nomique, politique et militaire.
logique de développement. La formule du protectorat recouvre ☛
La disparition de l’Union soviétique et de donc des situations extrêmement diversi-
son « bloc » a achevé le tournant libéral
(1) NDLR. Contrairement à l’opération américaine contre
amorcé dans les années 1980. Sous la pres-
l’Afghanistan lancée, un mois après les attentats du 11-Sep-
sion des institutions de la mondialisation et tembre, pour déloger les talibans du pouvoir, la FIAS a été
autorisée par les Nations unies, le 20 décembre 2001. Elle
de l’Union européenne, l’État-providence est a compté jusqu’à 130 000 hommes, venant de 51 pays
membres et partenaires de l’OTAN. En 2014, la coalition
confie aux forces afghanes l’entière responsabilité de la
* Économiste. sécurité avec l’appui de l’Alliance atlantique.
plus que jamais les antagonismes politiques, comme dans l’autre, à déléguer aux forces
non seulement avec les Serbes, mais aussi locales (souvent les anciennes milices ultra-
avec tous ceux qui, Albanais ou non, étaient nationalistes reconverties en forces de
suspectés d’accepter le dialogue avec eux (6). police) la tâche de rétablir l’ordre dans les
Inutile de dire que les 40 000 soldats placés lieux conflictuels. La criminalité et la cor-
sous le commandement de l’OTAN n’ont ruption accompagnèrent la pauvreté, la ☛
E
PAR JEAN PING * n 2011, en l’espace de seize jours, firent irruption, tels des justiciers, dans cette
deux incursions militaires étran- nouvelle bataille des sables. Elles entendaient
gères lourdes ont eu lieu dans l’espace réagir avec férocité aux agissements de
souverain de l’Afrique, sans que l’Union afri- Kadhafi et, comme avec Saddam Hussein, l’éli-
caine, considérée comme quantité négligea- miner définitivement. Mais, pour se débarras-
ble, ait été consultée. Entre le 4 et le 7 avril, les ser d’un seul homme et arrêter un massacre
troupes françaises intervenaient en Côte de civils, fallait-il engager une guerre punitive
d’Ivoire [pour renverser le président Laurent de cette ampleur et commettre un autre mas-
Gabgbo]. Quelques jours plus tôt, à partir du sacre de civils tout aussi innocents? On jouait
19 mars, les forces de l’OTAN, principalement avec le feu, et on pouvait déjà prévoir le chaos
françaises et britanniques, avaient commencé qui, comme en Somalie, en Irak, en Afghanis-
à bombarder la Libye. Pour l’ancien président tan et ailleurs, en résulterait.
sud-africain Thabo Mbeki, Le camp occidental comptait naturellement
La coalition occidentale et son bras ces événements ont illustré sur le grand frère américain, la «nation indis-
armé ont fait irruption, tels des « l’impuissance de l’Union pensable», selon l’expression de l’ancienne
justiciers, dans cette bataille des sables, africaine à faire valoir les secrétaire d’État Madeleine Albright. Il se
au nom des droits humains droits des peuples africains trouve cependant que, à ce moment-là,
face à la communauté inter- M. Barack Obama dévoilait sa nouvelle doctrine
nationale (1) ». Pourtant, fait ignoré par les de pivotement vers l’Asie-Pacifique (3). L’Amé-
médias, dans ces deux conflits, l’organisation rique, engluée dans ses problèmes intérieurs
dont j’ai présidé la Commission de 2008 à nés de la crise économique et financière, éprou-
2013 avait formulé des solutions pacifiques vait le besoin de se replier quelque peu sur elle-
concrètes, que les Occidentaux et leurs alliés même. Elle avait de ce fait décidé d’exercer
ont écartées d’autorité. désormais son leadership mondial «depuis l’ar-
Dès les premiers jours de l’année 2011, tout rière» (leading from behind). Abandonnant les
avait basculé en Afrique du Nord. Le 14 janvier, traditions de sa diplomatie, la France, elle, prit
le président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali la tête de la coalition internationale antikadha-
prenait la fuite. Médusée, l’Europe n’intervint fiste. Elle dirigea les hostilités «de l’avant», et
pas. Le 10 février, en Égypte, Hosni Moubarak par procuration internationale.
démissionnait. Le 12 février, la contestation La résolution 1973 se contentait d’exiger un
gagnait la Libye voisine. Pour les Occidentaux, cessez-le-feu et d’interdire tous les vols dans
ce dernier soulèvement fut une aubaine : il l’espace aérien libyen pour protéger les civils;
leur permit de jouer à bon compte les héros elle excluait le déploiement d’une armée d’oc-
humanitaires et de faire oublier leur soutien cupation. Sans utiliser leur droit de veto, la
aux autres régimes dictatoriaux. Avec le vote Russie et la Chine, faute de réponses sur les
de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de moyens envisagés pour mettre en œuvre cette
l’Organisation des Nations unies (ONU), le résolution, avaient prudemment opté ☛
17 mars, ils pensaient avoir obtenu un feu vert
pour entamer une danse macabre autour du (1) Thabo Mbeki, « Union africaine : une décennie
dirigeant libyen Mouammar Kadhafi. d’échecs », Courrier international, Paris, 27 septembre 2012.
(2) Lire Serge Halimi, « Les pièges d’une guerre », Le Monde
diplomatique, avril 2011.
* Ancien ministre des affaires étrangères gabonais et ex-prési- (3) Lire Michael T. Klare, « Quand le Pentagone met le cap
dent de la Commission de l’Union africaine. sur le Pacifique », Le Monde diplomatique, mars 2012.
Le fiasco
En Libye, comme nous l’avions prévu, le rêve
européen a tourné au désastre. Les appareils
d’État ont implosé au profit des seigneurs de
la guerre, des clans mafieux et des terroristes
islamo-affairistes ; le pillage des stocks
d’armes a transformé ce pays en un gigan-
tesque arsenal à ciel ouvert ; les filières d’im-
migration clandestine se sont multipliées.
Nous en avions averti le monde entier :
cette bombe à retardement finirait par
exploser entre les mains de ses artificiers, qui
ne savaient pas l’histoire qu’ils écrivaient. La
proposition africaine dont personne ne vou-
lait entendre parler visait à persuader
Peter Marlow ///// pour l’abstention (comme l’Allemagne, le Bré- Kadhafi de suivre soit la voie de l’exil exté-
RAF Bentwaters, ex-base
sil et l’Inde). L’intervention militaire, avec le rieur empruntée par Ben Ali, soit celle de
aérienne de l’US Air Force
et de l’OTAN, Royaume-Uni, recours aux forces spéciales sur le terrain, l’exil intérieur, comme Moubarak. Il devait
Suffolk, 2002 l’aide aux rebelles ou les attaques aériennes renoncer de lui-même à ce qu’il lui restait de
contre les troupes et les centres de comman- pouvoir afin d’épargner à son peuple les mal-
dement, constitua donc pour ces deux puis- heurs et les humiliations d’une intervention
sances un camouflet et un détournement de étrangère, ainsi que les affres d’une guerre
procédure. Jamais il n’avait été question de civile dont l’issue lui serait fatale.
se débarrasser de Kadhafi ou d’imposer un Le 20 octobre 2011, l’aviation française
changement de régime. interceptait le convoi du chef libyen.
Les agissements occidentaux, jugés illé- S’échappant à pied, Kadhafi était repéré,
gaux et immoraux par beaucoup, suscitèrent atrocement battu par un groupe d’insurgés
de très nombreuses réactions internatio- et finalement tué. On découvrit que la
En exclusivité sur nales, comme celle, particulièrement acerbe, « guerre humanitaire », drapée dans les
www.bookys-ebooks.com de M. Mbeki : « Les puissances occidentales se bons et nobles sentiments du nouveau
sont arrogé de manière unilatérale et éhontée principe de la « responsabilité de protéger »
le droit de décider de l’avenir de la Libye (4). » – adopté par les Nations unies en 2005 –,
Pour nous, de toute évidence, le spectre de la n’était en réalité qu’une mystification. Elle
guerre civile, de la partition, de la « somali- dissimulait une politique de puissance clas-
sation », du terrorisme et du narcotrafic pla- sique visant à renverser un régime et à
assassiner un chef d’État étranger. Avec,
cette fois, le feu vert de l’ONU.
(4) Thabo Mbeki, « Union africaine : une décennie
d’échecs », op. cit. Jean Ping
UN DÉSASTRE PROGRAMMÉ
nisations talibanes a signé la capitulation en rase
campagne de l’Amérique (1). Sans aucune négo-
ciation avec le gouvernement de Kaboul, jusque-
là soutenu financièrement et politiquement par
En riposte aux attentats du 11-Septembre, les États-Unis ont décidé d’envahir Washington. Sans consultation du peuple
l’Afghanistan et de déloger les talibans. La coalition internationale, sous commandement afghan, bien sûr. Sans même une quelconque
militaire de l’Alliance, a bombardé et occupé ainsi un pays qui n’avait pourtant agressé coordination avec les membres de l’OTAN, qui
aucune autre nation ; il était accusé d’abriter le cerveau de ces attaques, le Saoudien conservaient sur place 7100 soldats (1300 pour
l’Allemagne, 1100 pour le Royaume-Uni, 900
Oussama Ben Laden. Lequel sera tué… au Pakistan.
pour l’Italie et quelques centaines pour la Géor-
gie ainsi que pour la Pologne, etc., la France
A
PAR MARTINE BULARD u terme de la guerre la plus longue de s’étant retirée en 2014), en plus des 2500 mili-
leur histoire – deux décennies –, et taires américains. Quant aux 17000 civils sous
après avoir enrôlé dans leur croisade contrat (contractors) américains, afghans et
pas moins de trente-huit pays sous le com- autres, ils ont eux aussi été mis devant le fait
mandement de l’OTAN, les États-Unis se sont accompli. L’empire décide, les sujets s’inclinent.
retirés sur un fiasco absolu. Fort symbolique- Voilà qui devrait faire réfléchir tous ceux qui
ment, leurs troupes sont parties dans un rêvent de se placer sous la bannière d’une
sauve-qui-peut général, à l’approche du ving- «OTAN asiatique» pour défendre les mêmes
tième anniversaire des attentats du World «valeurs démocratiques» contre un nouvel
Trade Center et du Pentagone, qui furent le ennemi, la Chine.
prétexte à leur entrée dans Kaboul. Annoncé Les États-Unis, il est vrai, ont réglé une
par l’ex-président Donald Trump pour bonne partie de la facture – énorme –, dépen-
mai 2021, le retrait a été mis en œuvre par sant 2 000 milliards de dollars. Quelque
M. Joseph Biden avec à peine quelques mois de 775 000 soldats se sont succédé sur le terrain,
retard, et tout était terminé le 30 août. dont 100 000 au plus fort du surge de
Un de leurs prédécesseurs, M. George W. Bush, M. Obama (qui a reçu le prix Nobel de la paix
à l’origine de ce qui devait être une «opération- en 2009), sans compter les dizaines d’organi-
éclair», criait pourtant victoire après la chute du sations non gouvernementales (ONG) massive-
régime des talibans, fin 2001. Il ne restait plus ment financées… Un coût ahurissant pour un
qu’à construire un État (state-building) le plus bilan sans appel, à défaut d’être définitif : au
conforme possible aux projets américains. Une moins 160 000 Afghans tués, selon l’Organisa-
tion des Nations unies (ONU) ; 2 400 soldats
américains ; 1 500 militaires de l’Alliance (dont
(1) Lire Georges Lefeuvre, «Débandade américaine en Afgha-
nistan», Le Monde diplomatique, avril 2020. 90 Français) ; et 1 800 civils sous contrat. ☛
D
PAR ADAM BACZKO ans un conflit à première vue très conduit, entre autres, à la rédaction du manuel
ET GILLES DORRONSORO * déséquilibré, la défaite occidentale en de contre-insurrection FM. 3-24, qui promeut
Afghanistan est due à une vision l’implication des militaires américains dans
erronée du pays, produite par un champ les conflits sociaux : « Aller dans le sens de la
d’expertise où se retrouvent think tanks, population locale. D’abord, gagner la confiance
administrations, universités, organisations de quelques villages, puis travailler avec ceux,
non gouvernementales (ONG) internatio- avec qui ils commercent, se marient ou font des
nales ou afghanes et entreprises privées. À affaires. Cette tactique permet d’obtenir des
les suivre, les Afghans seraient rétifs à l’au- alliés locaux, une population mobilisée et des
torité de Kaboul. réseaux de confiance (2).»
À la veille de sa nomination à la tête des Un officier américain, le major Jim Gant,
troupes dirigées par l’OTAN, en 2009, le géné- raconte comment il a aidé un notable dans
ral américain Stanley McChrystal déclarait : un conflit foncier alors qu’il dirigeait un
«Les griefs historiques renforcent les liens avec détachement des forces spéciales dans la
l’identité tribale ou ethnique et peuvent dimi- province de Kunar en 2003 : « La population
nuer l’attrait d’un État centralisé. Toutes les eth- des montagnes avait pris de la terre qui
nies, en particulier les Pach- appartenait aux habitants des plaines. Le
tounes, ont traditionnellement malik [chef ] m’a dit que la terre avait été don-
La prétendue allergie à l’État a cherché à obtenir une certaine née à sa tribu par le “roi de l’Afghanistan” il y
indépendance vis-à-vis du gou- a très, très longtemps et qu’il me montrerait
été un thème d’autant plus prisé
vernement central (1). » La plu- les documents. Je lui ai dit que sa parole me
qu’il excusait les échecs de plus
part des experts opposaient un suffisait (…). “Malik, je suis avec vous. Mes
en plus difficiles à dissimuler
État «lointain», «illégitime» et, hommes et moi irons avec vous parler aux
finalement, « artificiel » à un montagnards. S’ils ne vous rendent pas la
échelon local « proche », « légi- terre, nous combattrons à vos côtés”. » Le
time » et « naturel ». La proximité aurait été major Gant ne raconte pas comment s’est
garante de familiarité et de relations person- terminée cette histoire ; il suggère seulement,
nelles, à l’opposé des eaux glacées de la raison par un laconique « il suffit de dire que le pro-
bureaucratique. blème a été résolu », qu’il a aidé son « ami » à
Comme les militaires, les institutions char- s’approprier des terres contestées (3).
gées du «développement » ont fréquemment
mobilisé ce poncif qui autorisait le contourne- L’argent coule à flots
ment de l’État en place. L’éloge du local a jus- En réalité, la prétendue allergie à l’État a été
tifié l’absence de coordination avec le pouvoir un thème d’autant plus prisé qu’il excusait
afghan au nom de la légitimité de petites les échecs de plus en plus difficiles à dissi-
assemblées. Cette obsession a également muler de la « communauté internationale ».
conduit à une ethnicisation des politiques Par les sommes dépensées, l’entreprise de
publiques. On a invoqué les traditions pach- state-building (construction de l’État) a été
tounes pour contourner le droit positif, sur l’une des plus ambitieuses depuis l’occupa-
tion américaine du Japon et de l’Allemagne
* Respectivement chercheur au Centre national de la recherche après la seconde guerre mondiale. Dans les
scientifique – Centre de recherches internationales (CNRS-CERI);
années 2000, l’intégralité du budget du gou-
et chercheur au Centre européen de sociologie et de science
politique (CESSP), université Paris-I. vernement afghan provenait des bailleurs de
Tanya Akhmetgalieva ///// « With The Red Thread » (Avec le fil rouge), 2008
3 Ennemis d’hier
et d’aujourd’hui
La fin du pacte de Varsovie aurait dû conduire à la dissolution
de son pendant atlantique. Au lieu de cela, Washington a poussé à
l’élargissement de l’OTAN vers l’est et à l’extension de ses missions
– de la lutte antiterroriste à l’endiguement de la Chine.
En Europe, cette politique a tué l’espoir de forger une nouvelle
architecture de sécurité, attisant les rancœurs russes.
N’a-t-on pas alors raté l’occasion de prévenir la guerre en Ukraine ?
«I
PAR PHILIPPE DESCAMPS ls nous ont menti à plusieurs reprises, allemande (RDA) aspirent à la prospérité de
ils ont pris des décisions dans notre l’Ouest, et un exode menace la stabilité de
dos, ils nous ont mis devant le fait la région. Le débat sur les réformes écono-
accompli. Cela s’est produit avec l’expansion miques devient très rapidement un débat
de l’OTAN vers l’est, ainsi qu’avec le déploie- sur l’union des deux Allemagnes, puis sur
ment d’infrastructures militaires à nos fron- l’adhésion de l’ensemble à l’OTAN.
tières. » Dans son discours justifiant l’an-
nexion de la Crimée par la Fédération de L’équilibre militaire brisé
Russie, le 18 mars 2014, le président Vladimir L’administration américaine soutient le
Poutine étale sa rancœur envers les diri- chancelier allemand, qui avance à marche
geants occidentaux. forcée. À Moscou, le 9 février 1990, le secré-
Peu après, la Revue de l’OTAN lui répond taire d’État américain James Baker multiplie
par un plaidoyer visant à démonter ce les promesses devant Édouard Chevard-
« mythe » et cette « prétendue promesse » : nadze, le ministre des affaires étrangères
« Il n’y a jamais eu, de la part de l’Ouest, soviétique, et M. Gorbatchev. Ce dernier
d’engagement politique ou juridiquement explique que l’intégration d’une Allemagne
contraignant de ne pas élar- unie dans l’OTAN bouleverserait l’équilibre
« Il n’y a jamais eu, de la part gir l’OTAN au-delà des fron- militaire et stratégique en Europe. Il préco-
de l’Ouest, d’engagement politique ou tières d’une Allemagne réu- nise une Allemagne neutre ou participant
juridiquement contraignant », assure nifiée », écrit M. Michael aux deux alliances – OTAN et pacte de Var-
un dirigeant de l’Organisation Rühle, chef de la section sovie –, qui deviendraient des structures plus
sécurité énergétique (1). En politiques que militaires. En réponse,
précisant « juridiquement contraignant », il M. Baker agite l’épouvantail d’une Alle-
révèle le pot aux roses. Des documents magne livrée à elle-même et capable de se
récemment déclassifiés (2) permettent de doter de l’arme atomique, tout en affirmant
reconstituer les discussions de l’époque et que les discussions entre les deux Alle-
de prendre la mesure des engagements magnes et les quatre forces d’occupation
politiques occidentaux envers M. Mikhaïl (États-Unis, Royaume-Uni, France et URSS)
Gorbatchev en échange de ses initiatives doivent garantir que l’OTAN n’ira pas plus
pour mettre fin à la guerre froide. loin : « La juridiction militaire actuelle de
Dès son arrivée à la tête de l’Union sovié- l’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est »,
tique, en 1985, M. Mikhaïl Gorbatchev affirme-t-il à trois reprises.
encourage les pays du pacte de Varsovie à « En supposant que l’unification ait lieu,
entreprendre des réformes et renonce à la que préférez-vous ?, interroge le secrétaire
menace d’un recours à la force (lire l’article d’État. Une Allemagne unie en dehors de
d’Hélène Richard, page 52). Le 13 juin 1989, l’OTAN, absolument indépendante et sans
il signe même avec Helmut Kohl, le chan- troupes américaines ? Ou une Allemagne
unie gardant ses liens avec l’OTAN, mais
avec la garantie que les institutions ou
(1) Michael Rühle, « L’élargissement de l’OTAN et la Russie :
mythes et réalités », Revue de l’OTAN, 2014. les troupes de l’OTAN ne s’étendront pas à
(2) « NATO expansion : What Gorbachev heard », National l’est de la frontière actuelle ? » « Notre
Security Archive, 12 décembre 2017. Sauf mention direction a l’intention de discuter de toutes
contraire, toutes les citations sont issues de ces
documents. ces questions en profondeur, lui répond ☛
a Reset of Biden’s Foreign Policy », tiré du numéro de mai-juin 2022 (« The World After the War »).
www.foreignaffairs.com Début 1991, les premières demandes
d’adhésion à l’OTAN arrivent de Hongrie, de
The Diplomat
Le site de ce mensuel digital consacré à la zone Asie-Pacifique, sis à Washington, propose des analyses de Tchécoslovaquie, de Pologne et de Rouma-
spécialistes, chercheurs et universitaires sur les enjeux stratégiques, économiques et diplomatiques dans nie. Une délégation du Parlement russe
la région. Il traite en particulier des rivalités stratégiques sino-américaines.
rencontre le secrétaire général de l’OTAN.
www.thediplomat.com
Manfred Wörner lui affirme que treize
M.
PAR HÉLÈNE RICHARD Alexeï Pouchkov se méfie de Une trajectoire qui résume celle d’un pays…
la presse occidentale. « S’il Difficile de comprendre la Russie contem-
s’agit de sélectionner une ou poraine sans revenir sur les illusions euro-
deux citations, vous n’avez que quinze péennes perdues de l’ancien mentor de
minutes », nous prévient-il dans un français M. Pouchkov. À l’automne 1985, M. Gorbat-
impeccable. Depuis l’époque où il écrivait les chev choisit, pour son premier déplacement
discours de Mikhaïl Gorbatchev, de l’eau a à l’étranger, la capitale française, où il
coulé sous les ponts. Le sénateur juge rétros- énonce pour la première fois l’idée d’une
pectivement que le dernier dirigeant de « maison commune européenne ». Le choix de
l’Union soviétique a fait preuve de « naïveté » Paris n’est pas anodin. Charles de Gaulle
à l’égard des Occidentaux (lire l’article de Phi- avait défendu l’idée d’une Europe allant « de
l’Atlantique à l’Oural » : une Europe des dans le camp occidental. Leur préférence va
nations, indépendantes de toute tutelle, dans à la formation d’une région neutre et démi-
laquelle la Russie aurait renoncé au commu- litarisée. Au lendemain de son élection à la
nisme, que le général prenait pour une lubie présidence de la Tchécoslovaquie, Václav
passagère (lire l’article de Dominique Vidal, Havel choque les Américains en demandant
page 84). la dissolution des deux alliances militaires et
En 1988, le slogan lancé à Paris prend une le départ de toutes les troupes étrangères
consistance stratégique. M. Gorbatchev ne d’Europe centrale. Le chancelier allemand
pense pouvoir éviter l’effondrement écono- Helmut Kohl s’irrite des
mique qu’en introduisant une dose supplé- déclarations du premier
mentaire de propriété privée et de marché ministre est-allemand La Hongrie, la Pologne et
dans le système de planification. En Europe Lothar de Maizière,
la Tchécoslovaquie affirment leur
de l’Est, les aspirations démocratiques le favorable à la neutrali-
confortent dans sa conviction : l’ouverture sation de l’Allemagne. volonté commune de s’abriter
politique va dans le sens de l’histoire. La En avril 1990, Wojciech sous le parapluie américain
confrontation idéologique remisée, l’objectif Jaruzelski, président de
n’est plus de coopérer de bloc à bloc, mais de la Pologne, le premier
les fondre dans une Europe élargie sur la pays à avoir ouvert les élections à des candi-
base de valeurs communes : liberté, droits dats non communistes, accepte la proposi-
humains, démocratie et souveraineté. C’est tion de M. Gorbatchev de renforcer provisoi-
un « retour vers l’Europe (…), civilisation à la rement les troupes du pacte de Varsovie en
périphérie de laquelle nous sommes long- Allemagne de l’Est, le temps de mettre en
temps restés », selon les mots, à l’époque, du place une structure de sécurité paneuro-
diplomate Vladimir Loukine (1). péenne. Il propose même d’y joindre des
forces polonaises. Ce n’est qu’en février 1991
Vers une Allemagne neutre ? que la Hongrie, la Pologne et la Tchécoslova-
La chute du mur de Berlin donne à l’Union quie abandonnent cette option en formant le
soviétique, en plein bouleversement poli- groupe de Visegrád : craignant le retour des
tique, l’espoir de concrétiser ce projet. communistes conservateurs à Moscou, elles
M. Gorbatchev soutient l’idée d’une Alle- y affirment leur volonté commune de s’abri-
magne neutre (ou adhérant aux deux ter sous le parapluie américain.
alliances militaires, l’OTAN et le pacte de Cet appel est bien reçu à Washington.
Varsovie), insérée dans une structure de Quelques voix, pourtant, s’élèvent contre une
sécurité paneuropéenne qui prendrait pour dynamique qui risque de provoquer en Rus-
base la Conférence sur la sécurité et la coo- sie la réaction nationaliste qu’elle est censée
pération en Europe (CSCE), créée en 1975 par prévenir (2). Même le père de la doctrine de
l’Acte final d’Helsinki. Il n’est pas seul à l’endiguement de l’Union soviétique, George
défendre cette option. En 1990, les nouveaux F. Kennan, dénonce dès 1997 l’élargissement
dirigeants est-européens, souvent d’anciens de l’OTAN comme « la plus fatale erreur de
dissidents marqués par leur engagement politique américaine depuis la guerre ». Cette
pacifiste, ne souhaitent pas encore basculer décision, dit-il, « va porter préjudice au déve-
loppement de la démocratie russe, en rétablis-
(1) Cité par Marie-Pierre Rey, « Gorbatchev et la “maison sant l’atmosphère de la guerre froide (…). Les
commune européenne”, une révolution mentale et poli- Russes n’auront d’autre choix que d’interpré-
tique ? », La Revue russe, no 38, Paris, 2012.
ter l’expansion de l’OTAN comme une action
(2) Kimberly Marten, « Reconsidering NATO expansion : A
counterfactual analysis of Russia and the West in the militaire. Ils iront chercher ailleurs des
1990s », European Journal of International Security, vol. III, garanties pour leur sécurité et leur ave-
no 2, Cambridge, juin 2018.
nir (3) ». Critique de l’hubris américaine,
(3) Cité par Andreï Gratchev, Un nouvel avant-guerre ? Des
hyperpuissances à l’hyperpoker, Alma éditeur, Paris, 2017. M. Jack Matlock, ambassadeur des États- ☛
L
e 12 septembre 2001, les États membres de l’OTAN contraint [en 2004] d’optimiser la balance coût-efficacité de la
invoquent pour la première fois de leur histoire la mission en l’orientant vers de la collecte de renseignement. » Il
clause de légitime défense collective du traité de «[militarise] une série de données de navigation civiles [qui ser-
Washington (article 5). Par ce geste hautement symbolique, les vaient, à l’origine] à éviter les collisions en mer». L’amiral Harry
dirigeants européens veulent signifier leur solidarité avec les Ulrich, alors commandant en chef des forces navales améri-
États-Unis. Le 18 octobre, pourtant, Washington annonce lancer caines en Europe et des forces navales de l’OTAN, se rapproche
seul l’invasion de l’Afghanistan dans le cadre de l’opération du département américain des transports pour développer un
Liberté immuable (à l’exception de quelques troupes britan- système de suivi en temps réel des navires en Méditerranée. Par
niques associées à cette mission visant à déloger les talibans du la suite, «le Marcom [commandement allié maritime] signa une
pouvoir). «La mission détermine la coalition, et la coalition ne série de contrats avec des compagnies privées (…) pour obtenir
doit pas déterminer la mission», déclare M. Donald Rumsfeld, des données (…) satellitaires», confie un militaire de l’état-major
alors secrétaire américain à la défense. Le malaise s’installe au militaire international de l’OTAN. Grâce à elles, l’Alliance peut
quartier général de l’Organisation atlantique. « [Ce choix] a cibler des navires «suspects» – sans avoir besoin d’indices tan-
généré un doute (…) sur l’utilité de l’Alliance, d’autant plus que gibles de préparation d’attentats. C’est l’« œil de Dieu dont les
l’article 5 avait été déclenché», explique Julien Pomarède, auteur forces de l’OTAN ont besoin » se félicite l’Organisation (2). Elle
d’un ouvrage consacré à la manière dont la lutte antiterroriste dispose désormais d’un vaste filet de pêche, collectant des infor-
a déstabilisé – et finalement renforcé – l’OTAN (1). mations de nature variée sur les cargaisons ou l’historique des
«Le déclenchement de l’article 5 était un besoin politique et psy- itinéraires des bateaux. En novembre 2005, seuls 300 navires
chologique, confie un interlocuteur à Pomarède. On était pleine- étaient traqués, ils sont environ 10000 dix ans plus tard.
ment conscient à cette époque que l’OTAN n’avait pas les capacités «Le contre-terrorisme était la justification initiale (…) Mais pro-
politiques et technologiques d’avoir des missions du type de celles gressivement nous avons ouvert “Active Endeavour” à la détection
que les États-Unis menaient dans un cadre antiterroriste.» Wash- de marchandises illégales et à toutes sortes de trafics plutôt que
ington se réserve la maîtrise des opérations létales, déléguant à de la laisser se concentrer sur la recherche exclusive de terro-
l’OTAN des missions sécuritaires d’ordre secondaire, dont le ristes», confirme à Pomarède l’une des personnes rencontrées
déploiement de forces navales en Méditerranée qui prend le nom, au QG de l’OTAN.
le 26 octobre 2001, d’opération «Active Endeavour» (OAE). En 2016, en pleine crise migratoire, la mission Sea Guardian
De lourds bâtiments de guerre sillonnent la Méditerranée pour succède à l’OAE. Longtemps officieuse, la surveillance et le
traquer une menace terroriste qui reste insaisissable. Le com- contrôle des flux migratoires entre désormais officiellement dans
mandement militaire s’agace du contraste entre la charge sym- le cadre de ses missions, l’OTAN assurant un rôle d’appui à l’opé-
bolique de l’article 5, qui justifie la mission, et la réalité des actions ration navale de l’Union européenne, Sophia, lancée en 2015 pour
sur le terrain. «Conformément au droit de la mer, explique Poma- lutter contre le trafic d’êtres humains en Méditerranée.
rède, les forces navales de l’OTAN ne pouvaient aborder les navires Si la fin du bloc soviétique a ouvert la voie de son élargisse-
suspectés d’activité terroriste en haute mer si et seulement si le pays ment géographique, la lutte antiterroriste – à laquelle l’OTAN
duquel les bateaux battaient pavillon donnait son autorisation.» n’était nullement préparée – lui a servi de marchepied pour
Un de ses interlocuteurs, au QG de l’OTAN, s’en rappelle amère- étendre son champ d’action. Au prix, rappelle Pomarède, d’une
ment : «On appelait [“hailed”] les navires et on demandait : est-ce «militarisation de la Méditerranée».
que vous avez des terroristes à bord?! C’était ça la logique.» H.R.
Coûteuse et peu inefficace, la démonstration de force permet
cependant d’afficher une détermination politique. Mais en cou-
(1) Julien Pomarède, La Fabrique de l’OTAN, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2020.
lisses, les budgets que les gouvernements affectent à l’opération Toutes les citations, anonymisées par l’auteur, sont tirées de cet ouvrage.
s’érodent. « Dans ce contexte, explique Pomarède, le Shape
(2) NATO Review, «The God’s Eye View : Operation Active Endeavour», 2010 (vidéo
[Grand Quartier général des puissances alliées en Europe] fut accessible sur Youtube).
Crise ukrainienne,
une épreuve de vérité
Sur le chemin de la guerre russo-ukrainienne actuelle, quart de siècle. Les privatisations des années 1990 ont
fait surgir une classe d’oligarques qui dominent l’État
plusieurs erreurs ont été commises : du découpage de l’ex-Union
plus que l’État ne les domine. La situation économique
soviétique au non-respect des accords de Minsk I et II, en est très dégradée ; l’endettement, considérable. L’avenir
passant par les interventions intempestives de Washington… de l’Ukraine – adhésion à l’OTAN ou neutralité – est ainsi
L’ancien ministre Jean-Pierre Chevènement retrace l’histoire de inséparable de la reconfiguration des rapports de forces
à l’échelle européenne et mondiale. En 1997, M. Zbigniew
cet engrenage.
Brzezinski écrivait déjà que le seul moyen d’empêcher la
Russie de redevenir une grande puissance était de sous-
D
écidée fin 1991 par Boris Eltsine, président de la traire l’Ukraine à son influence (1).
Russie, et par ses homologues ukrainien et bié- Le rappel des faits est essentiel pour qui veut compren-
lorusse, la dissolution de l’Union soviétique s’est dre. La crise ukrainienne [de 2014] était prévisible depuis
déroulée pacifiquement parce que son président, la « révolution orange » (2004) et la première tentative de
M. Mikhaïl Gorbatchev, n’a pas voulu s’y opposer. Mais faire adhérer le pays à l’OTAN (2008). Cette crise était évi-
elle était grosse de conflits potentiels : dans cet espace table pour peu que l’Union européenne, au moment du
multinational, 25 millions de Russes étaient laissés en lancement du partenariat oriental (2009) (2), eût cadré la
dehors des frontières de la Russie (qui comptait 147 mil- négociation d’un accord d’association avec l’Ukraine, de
lions d’habitants au dernier recensement de 1989, contre façon à le rendre compatible avec l’objectif du partenariat
286 millions pour l’ex-URSS), celle-ci rassemblant au stratégique Union européenne-Russie de 2003 : créer un
surplus des entités très diverses. Par ailleurs, le tracé espace de libre circulation « de Lisbonne à Vladivostok ».
capricieux des frontières allait multiplier les tensions Il eût fallu, bien entendu, tenir compte de l’intrication
entre États successeurs et minorités (Haut-Karabakh, des économies ukrainienne et russe. L’Union eût ainsi
Transnistrie, Ossétie du Sud, Abkhazie, Adjarie, etc.). évité de se laisser instrumentaliser par les tenants d’une
Beaucoup de ces États multiethniques n’avaient jamais extension de l’OTAN toujours plus à l’est. Au lieu de quoi,
existé auparavant. C’était notamment le Bruxelles a mis l’Ukraine devant le
cas de l’Ukraine, qui n’avait été indépen- L’Union européenne dilemme impossible d’avoir à choisir entre
dante que trois ans dans son histoire, de aurait pu éviter l’Europe et la Russie. Le président ukrai-
1917 à 1920, à la faveur de l’effondrement de se laisser nien, M. Viktor Ianoukovitch, a hésité : l’of-
des armées tsaristes. fre russe était, financièrement, nettement
instrumentaliser par
L’Ukraine telle qu’elle est née en décem- plus substantielle que l’offre européenne.
les tenants d’une
bre 1991 est un État composite. Les Il a demandé le report de la signature de
régions occidentales ont fait partie de la extension du pacte l’accord d’association qui devait être
(1) Zbigniew Brzezinski,
Pologne entre les deux guerres mondiales. atlantique toujours conclu à Vilnius le 29 novembre 2013.
Le Grand Échiquier.
L’Amérique et le reste du Les régions orientales sont peuplées de plus à l’est J’ignore si le commissaire européen
monde, Fayard/Pluriel,
Paris, 2011 (1re éd. : 1997). russophones orthodoxes. Les côtes de la compétent, M. Stefan Füle, a pris ses
(2) NDLR. Le partenariat mer Noire étaient jadis ottomanes. La Crimée n’a jamais directives auprès de M. José Manuel Barroso, alors prési-
oriental définit les
relations de l’Union
été ukrainienne avant une décision de rattachement dent de la Commission européenne, et si le Conseil euro-
européenne avec six pays imposée sans consultation par Nikita Khrouchtchev péen a jamais délibéré d’une question qui portait en
de l’ex-URSS : Arménie,
Azerbaïdjan, Biélorussie en 1954. La tradition de l’État est récente : moins d’un germe la plus grave crise géopolitique en Europe depuis
(qui le quitte en celle des euromissiles (1982-1987) (lire l’encadré page 53).
juin 2021), Géorgie,
Moldavie et Ukraine. * Ancien ministre. Le président Poutine a déclaré s’être vu refuser par les
autorités européennes (MM. Barroso et Herman Van Sektor et Svoboda – ne prêtait-il pas à confusion entre ce Tanya Akhmetgalieva /////
« Incubator », 2010
Rompuy) en janvier 2014, toute possibilité de discuter du qui était du ressort de l’Union européenne et les initia-
contenu de l’accord d’association avec Kiev, sous le pré- tives de l’OTAN, quand ce n’étaient pas celles de Wash-
texte de la souveraineté de l’Ukraine. ington et de ses services de renseignement ? L’« exporta-
Le report de la signature de l’accord par le président tion de la démocratie » peut revêtir des formes diverses.
Ianoukovitch a été le signal des manifestations dites
« proeuropéennes » de Maïdan, qui allaient aboutir, le Révolution ou coup d’État ?
22 février 2014, à son éviction. Que l’Union européenne La non-application de l’accord du 21 février 2014, qui pré-
fasse rêver une partie notable de l’opinion ukrainienne voyait une élection présidentielle à la fin de l’année, et
est compréhensible. On doit cependant se poser la ques- l’éviction inconstitutionnelle, dès le lendemain, d’un prési-
tion de savoir si la Commission européenne était manda- dent qui avait sans doute beaucoup de défauts, mais qui fut
tée pour promouvoir les normes et les standards euro- quand même élu, peut passer pour une « révolution » ou
péens à l’extérieur de l’Union. Les manifestations de pour un coup d’État. C’est cette dernière interprétation qui
Maïdan ont été encouragées sur place par les multiples a prévalu à Moscou. Bien que la Crimée ait été russe
visites de responsables européens, mais surtout améri- avant 1954, il n’est guère contestable que la décision d’or-
cains, souvent éminents, tandis qu’organisations non ganiser son rattachement à la Russie, même couverte par
gouvernementales et médias initiaient une véritable un référendum, a été une réaction disproportionnée. Elle
guerre de l’information. Ce soutien explicite à des mani- est contraire au principe constamment affirmé par la Rus-
festations dont le service d’ordre était assuré pour l’es- sie du respect de l’intégrité territoriale des États, notam-
sentiel par des organisations d’extrême droite – Praviy ment quand ce principe fut bafoué par le détachement ☛
Crise ukrainienne, une épreuve de vérité Dans le même temps, les cours du
brut s’effondrent. Le rouble dévisse de
du Kosovo de la Yougoslavie. M. Poutine, en Crimée, a fait 35 à 70 roubles pour un dollar
passer les intérêts stratégiques de la Russie en mer Noire fin 2014. Faute de suivi, les accords de
avant toute autre considération, redoutant sans doute que cessez-le-feu s’enlisent. Kiev lance
le nouveau gouvernement ukrainien ne respecte pas l’ac- une seconde offensive militaire, qui
cord donnant Sébastopol en bail à la Russie… jusqu’en finit par échouer comme la première.
2042! Grâce à l’initiative des chefs d’État
Cette crise a donc été un dérapage accidentel. L’annexion réunis par M. Hollande, de nouveaux
de la Crimée n’était pas programmée : M. Poutine clôturait, accords, dits «Minsk II», sont signés le
fin février 2014, les Jeux olympiques de Sotchi, qui se vou- 12 février 2015.
laient une vitrine de la réussite russe. Il a surréagi à un évé- Le piège se referme : les sanctions
nement que l’Union européenne n’avait pas non plus pro- occidentales sont faites, en principe,
grammé, même si elle l’a encouragé par imprudence. Il est pour être levées. Or, si le volet mili-
clair qu’elle a été débordée par des initiatives venues d’ail- taire (3) des accords de Minsk II s’ap-
leurs, même si elles trouvaient en son sein des relais impor- plique à peu près, le volet politique
tants. La question posée est de savoir si les Européens vont reste en panne. Il obéit à une séquence
pouvoir reprendre le contrôle de la situation. bien définie : vote d’une loi électorale
par la Rada (le Parlement ukrainien),
Tout dérape élections locales dans le Donbass,
M. Poutine n’avait sans doute pas prévu que les États-Unis réforme constitutionnelle, loi de
allaient se saisir de l’annexion de la Crimée pour édicter des décentralisation, nouvelles élections, et
sanctions d’abord limitées (juillet 2014), puis beaucoup plus enfin récupération par Kiev du
sévères (septembre). Début mai 2014, il se déclarait prêt à contrôle de sa frontière avec la Russie.
circonscrire le conflit. Il encourageait les régions russo- Mais, le 17 mars 2015, la Rada adopte
phones à trouver une solution à leurs problèmes à l’inté- un texte qui bouleverse cette séquence
rieur de l’Ukraine. Le 10 mai, M. François Hollande et en faisant du «retrait des groupes
Mme Angela Merkel évoquaient, à Berlin, une décentralisa- armés» un préalable. Le blocage du
tion de l’Ukraine à inscrire dans sa Constitution. Le 25 mai, volet politique des accords de Minsk
le président Petro Porochenko était élu et par le gouvernement de
immédiatement reconnu par Moscou. Le Kiev oriente en réalité le
Si le cessez-
« format de Normandie » (Allemagne, conflit ukrainien vers un
France, Russie, Ukraine) était ébauché le le-feu prévu par «conflit gelé». La levée
6 juin. La crise paraissait pouvoir être les accords de Minsk II des sanctions est ainsi
résorbée pacifiquement. fut appliqué, prise en otage dans un
Mais tout dérape à l’été : les autorités leur volet politique, cercle vicieux. (…)
de Kiev lancent vers les « républiques Nous sommes en pré-
dont des élections dans
autoproclamées» [de Donetsk et de Lou- sence d’une guerre qui
le Donbass, est resté
gansk] une « opération antiterroriste », ne dit pas son nom. Le
qui dresse contre elles la population du en panne débat feutré entre ceux
Donbass. L’affaire tourne court du fait du qui souhaitent – généra-
délitement de l’armée ukrainienne, malgré le soutien de lement à voix basse – le maintien du
« bataillons de volontaires» pro-Maïdan. Signés le 5 sep- partenariat eurorusse tel qu’il avait été conçu au début des
(3) NDLR. Ce volet
comprend un cessez-le- tembre, les accords de Minsk I proclament un cessez-le- années 2000 et les partisans d’une politique d’endigue-
feu contrôlé par feu. Six jours plus tard, le 11 septembre, des sanctions ment, voire de refoulement de la Russie, c’est-à-dire en fait
l’Organisation pour la
sécurité et la coopération sévères commencent à être mises en œuvre par les États- d’une nouvelle guerre froide, reflète un heurt de volontés
en Europe (OSCE) et un
retrait des armes lourdes
Unis et par l’Union européenne, officiellement pour garan- entre Washington et Moscou. Une guerre par procuration
de chaque côté de la ligne tir l’application du cessez-le-feu. Par le canal des banques, se déroule sur le terrain. Elle oppose d’une part l’armée
de front.
tétanisées par les sanctions américaines, le commerce ukrainienne et les « bataillons de volontaires » soutenus
(4) Que le lecteur veuille
bien excuser cette eurorusse va se trouver progressivement freiné sinon para- par les États-Unis et leurs alliés, et d’autre part les milices
référence à La Fontaine
[Le Singe et le Dauphin]. lysé. La Russie décrète des contre-sanctions dans le dites « séparatistes », qui trouvent leur appui d’abord
Ses fables décrivent domaine alimentaire et se tourne vers les « émergents », dans la population de l’Est russophone et, bien sûr, dans
encore notre univers…
particulièrement vers la Chine, pour diversifier son com- une aide russe parée aux couleurs de l’aide humanitaire.
(5) Discours de Berlin,
9 novembre 2014. merce extérieur et ses coopérations industrielles. La poursuite de ce conflit peut conduire à faire de
LES RAISONS
E
n décembre 2021, le Kremlin présentait liste (1). La coopération militaro-technique
aux Américains deux projets de traité entre l’Ukraine et l’OTAN, qui ne cessait de s’in-
DE L’INVASION
visant à réformer l’architecture de tensifier, lui faisait craindre que Kiev soit tenté
sécurité en Europe, tout en massant des par une reconquête militaire de la région
troupes à la frontière ukrainienne. À l’époque, séparatiste pro-russe du Donbass. Il s’agissait
la plupart des gouvernements européens, y donc de frapper avant que le rapport de forces
En déclarant la guerre à Kiev, Moscou a compris Kiev, pensaient que la Russie se livrait ne lui soit trop défavorable. En portant la
à une démonstration de force pour arracher guerre chez son voisin avec son cortège de vic-
voulu forcer les Occidentaux à entendre
des garanties sécuritaires. Moscou exigeait un times et de destructions, le Kremlin n’a pas
les griefs formulés depuis 1991. Parmi gel officiel de l’OTAN à l’est, le retrait des seulement violé le droit international, il a mis
eux, l’expansion du pacte atlantique vers troupes occidentales des pays d’Europe orien- en porte-à-faux tous ceux qui en Europe prô-
ses frontières. Mais l’agression russe tale et le rapatriement des armes nucléaires naient le dialogue avec la Russie. Cependant,
provoque l’effet inverse : les Européens américaines déployées en Europe. Le refus des force est de constater que, avant d’opter pour
Occidentaux d’accéder à ces demandes en la guerre, la Russie a formulé, une dernière
serrent les rangs derrière Washington,
forme d’ultimatum a servi de prétexte impli- fois, des demandes qu’elle n’avait cessé d’ex-
alors que l’Alliance renforce sa présence
cite au Kremlin pour envahir son voisin. primer depuis la fin de la guerre froide sans
sur son flanc est. Et se prépare à accueillir En annonçant la «dénazification et la démi- que l’Occident les considère comme accepta-
la Suède et la Finlande. litarisation » de l’État ukrainien, M. Vladimir bles, ou même légitimes.
Poutine a prétendu mettre un coup d’arrêt, les Le malentendu remonte à l’effondrement
PAR DAVID TEURTRIE * armes à la main, à ce qu’il désigne comme le du bloc communiste en 1991. En toute logique,
projet occidental de transformation de la disparition du pacte de Varsovie aurait dû
l’Ukraine en une « anti-Russie » nationa- conduire à la dissolution de l’OTAN, créée pour
faire face à la «menace soviétique». Il conve-
nait de proposer de nouveaux formats d’inté-
* Chercheur associé à l’Institut national des langues et civilisa-
tions orientales (Inalco). gration pour cette «autre Europe» qui aspirait
à se rapprocher de l’Occident. Le moment puissance qui lui restent – son droit de veto au Tanya Akhmetgalieva /////
« #6 » de la série « If you
paraissait d’autant plus opportun que les élites Conseil de sécurité. Les élites russes, qui ont
want I can disappear »
russes, qui n’avaient sans doute jamais été tant misé sur l’intégration de leur pays à l’Oc- (Si tu veux je peux
aussi pro-occidentales, avaient accepté la cident, se sentent trahies : la Russie, alors pré- disparaître), 2020
liquidation de leur empire sans combattre (lire sidée par Boris Eltsine, qui avait œuvré à l’im-
l’article d’Hélène Richard, page 54). Pourtant, plosion de l’URSS, ne se voit pas traitée comme
les propositions en ce sens, formulées notam- un partenaire, mais comme le grand perdant
ment par la France, furent enterrées sous la de la guerre froide, qui doit en payer le prix
pression de Washington. N’ayant pas l’inten- géopolitique.
tion de se faire voler leur « victoire » face à Paradoxalement, l’arrivée au pouvoir de
Moscou, les États-Unis poussent alors à l’élar- M. Poutine en 2000 correspond plutôt à une
gissement vers l’est des structures euro-atlan- période de stabilisation des relations russo-
tiques héritées de la guerre froide afin de occidentales. Le nouveau président multiplie
consolider leur domination en Europe. Pour les gestes de bonne volonté en direction de
ce faire, ils disposent d’un allié de poids, l’Alle- Washington après les attentats du 11 septem-
magne, désireuse de reprendre son ascendant bre 2001. Il accepte l’installation provisoire de
sur la Mitteleuropa. bases américaines en Asie centrale et ordonne,
à la même époque, la fermeture de celles héri-
Une erreur stratégique tées de l’URSS à Cuba et le retrait des forces
Dès 1997, l’élargissement de l’OTAN à l’est est russes du Kosovo. En échange, Moscou sou-
acté alors que les responsables occidentaux haite faire accepter l’idée que l’espace postso-
avaient promis à M. Mikhaïl Gorbatchev qu’il viétique relève de sa sphère de responsabilité.
n’en serait rien (lire l’article de Philippe Des- Mais, alors que les relations avec l’Europe sont
camps, page 51). Aux États-Unis, des personna- plutôt bonnes, les éléments d’incompréhen-
lités de premier plan font part de leur désac- sion s’accumulent avec les États-Unis. En
cord. George Kennan, considéré comme 2003, l’invasion de l’Irak par les troupes amé-
l’architecte de la politique d’endiguement de ricaines sans l’aval de l’ONU constitue une
l’URSS, prédit les conséquences aussi logiques nouvelle violation du droit international,
que néfastes d’une telle décision : « On peut dénoncée de concert par Paris, Berlin et Mos-
s’attendre à ce que cette décision attise les ten- cou. Dans les années qui
dances nationalistes, antioccidentales et mili- suivent, les Américains
taristes de l’opinion publique russe; qu’elle (…) annoncent leur intention Washington foule au pied un accord-
oriente la politique étrangère russe dans une d’installer des éléments
clé de désarmement, en se retirant
direction qui ne correspondra vraiment pas à de leur bouclier antimis-
nos souhaits (2). » sile en Europe de l’Est du traité Anti-Ballistic Missile (ABM,
Deux ans plus tard, l’OTAN, qui fête son cin- – cela contrevient à 1972) en décembre 2001
quantenaire en grande pompe, effectue son l’Acte fondateur Rus-
premier élargissement à l’est (Hongrie, sie-OTAN (signé en 1997)
Pologne et République tchèque) et annonce la garantissant à Moscou que les Occidentaux
poursuite du processus jusqu’aux frontières n’installeraient pas de nouvelles infrastruc-
russes. Surtout, l’Alliance atlantique entre tures militaires permanentes. Dans le même
simultanément en guerre contre la Yougosla- temps, Washington remet en cause un
vie, ce qui transforme l’organisation d’un bloc accord-clé de désarmement, en se retirant
défensif en une alliance offensive, le tout en du traité Anti-Ballistic Missile (ABM, 1972)
violation du droit international (lire l’article de en décembre 2001.
Xavier Bougarel, page 26). La guerre contre Crainte légitime ou complexe obsidional, les
Belgrade est menée sans l’aval de l’Organisa- «révolutions de couleur » dans l’espace post-
tion des Nations unies (ONU), empêchant Mos- soviétique sont perçues à Moscou comme des
cou d’utiliser l’un des derniers instruments de opérations destinées à installer des régimes
pro-occidentaux à ses portes. De fait, en
(1) Cf. Vladimir Poutine, « Sur l’unité historique des Russes avril 2008, Washington exerce une forte pres-
et des Ukrainiens », site de l’ambassade de la Fédération de
sion sur ses alliés européens afin d’entériner
Russie de France, 12 juillet 2021.
la vocation de la Géorgie et de l’Ukraine à inté-
(2) George F. Kennan, « A fateful error », The New York
Times, 5 février 1997. grer le Pacte atlantique, alors même que ☛
Ennemis d’hier et d’aujourdhui //// MANIÈRE DE VOIR //// 63
MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:22 Page 64
L
PAR PHILIPPE DESCAMPS e 28 février 1994, deux chasseurs F-16 l’établissement de la Bosnie-Herzégovine
américains détruisent quatre avions telle qu’elle existe aujourd’hui (1).
de combat serbes au-dessus de la Bos- Avec l’éclatement de la Yougoslavie, les
nie-Herzégovine. Visant à faire respecter la Balkans sont devenus pour l’Alliance atlan-
zone d’exclusion aérienne décrétée par les tique un champ de manœuvre. Au stationne-
Nations unies, ce premier engagement mili- ment de troupes occidentales en Bosnie
taire de l’OTAN dans l’histoire est suivi de visant à garantir le maintien de la paix, s’est
nombreuses frappes sur les positions serbes. ajoutée l’intervention au Kosovo en juin 1999
Le but est de protéger les zones de sécurité – sans mandat des Nations unies (lire l’article
Tanya Akhmetgalieva /////
« The Lonely Cowboy »
définies par les Nations unies, et surtout de de Xavier Bougarel, page 26) –, puis en
(Le cow-boy solitaire), 2019 modifier le rapport de forces pour imposer août 2001, à la demande du président de la
Macédoine (2) contre l’insurrection des
populations albanophones. Les forces ota-
niennes ont transmis leur mission de « stabi-
lisation » à celles de l’Union européenne au
bout de deux ans en Macédoine et neuf
années en Bosnie. Au Kosovo, elles maintien-
nent encore un contingent de 3 700 hommes
hébergés notamment sur la base de Bonds-
teel, utilisée comme centre de détention
durant les guerres d’Irak (2003-2001) et
d’Afghanistan (2001-2021).
En pleine guerre du Kosovo, en avril 1999,
les chefs d’État de l’Alliance ont adopté un
nouveau concept stratégique qui dépasse
largement la « défense collective » définie par
le traité de 1949 et fait de l’organisation
« l’expression concrète d’un effort collectif
efficace visant à défendre les intérêts com-
muns de ses membres (3). » Les difficultés
économiques, sociales ou politiques comme
les rivalités ethniques ou religieuses sont
présentées comme des sources d’instabilités
locales ou régionales qui « pourraient débou-
cher sur des crises mettant en cause la stabi-
lité euroatlantique ». Une manière de justifier
les interventions les plus larges. ☛
C
PAR MARTINE BULARD omme toute organisation militaire, L’ensemble du document organise la
ET HÉLÈNE RICHARD mise en commun des ressources sous la
l’OTAN établit une doctrine qui fixe les
objectifs poursuivis; elle prend le nom direction américaine, chaque pays membre
de « Concept stratégique ». Depuis sa nais- s’engageant à contribuer « en proportion de
sance, l’organisation en a changé sept fois, le [ses] moyens » et à participer à une « riposte
dernier datant de 2010 (1). Les changements coordonnée » en cas d’attaque (dimension
© Peter Marlow/Magnum Photos
«J
nisation « politique et globale » qui multiplie e pense que ça me soûlerait de voir mes activités résu-
des partenariats hors de la zone euro-atlan- mées à une définition stricte», note Saša Rakezić, alias
tique et ouvre grand sa porte aux pays euro- Aleksandar Zograf, quand il signe des pages de bande
péens encore non adhérents. Ce dernier dessinée. Journaliste rock, auteur, professeur et passeur auprès des
point n’est pas sans rapport avec la guerre en jeunes générations, historien de la BD et amateur d’archéologie
Ukraine. Celle-ci parachève une crise préhistorique, l’artiste serbe articule ses multiples activités depuis
enclenchée en 2014 quand la perspective Pančevo (près de Belgrade), sa ville natale, qu’il n’a jamais quittée.
d’une adhésion de l’Ukraine au Pacte atlan- Né en 1963, Rakezić publie ses premiers fanzines à la fin des
tique a conduit au premier coup de force années 1970. Puis il se lance parallèlement dans le journalisme et
russe : l’annexion de la Crimée. la bande dessinée autobiographique, qu’il découvre alors avec les
Un pas supplémentaire est franchi avec le œuvres de Robert Crumb. Très vite, il va nouer des contacts avec
rapport « OTAN 2030 » (3) destiné à préparer des dessinateurs du monde entier, d’abord aux États-Unis, puis en
le Concept de 2022 (lire l’encadré page 83). Il Italie et en France. Publié par la grande maison américaine Fanta-
redessine les contours d’une Alliance se graphics dès les années 1990, c’est avec les E-Mails de Pančevo, édi-
transformant en organisation politique et tés par L’Association en 1999, qu’il se fait connaître en France. Dans
stratégique mondiale – à côté si ce n’est en un style expérimental empreint de visions oniriques, il y raconte
concurrence avec l’Organisation des Nations son quotidien sous les bombes de l’OTAN, qui pleuvent de Belgrade
unies (ONU). Il fait sienne la vision du monde à Pančevo. Aleksandar Zograf a depuis publié des dizaines de livres
des États-Unis, un monde « où la compétition dont cinq en France – le dernier, Lettres d’Hilda Dajč (2021), est
s’exacerbe », où les risques s’accumulent, construit autour de lettres écrites par une jeune Serbe d’origine
notamment « le terrorisme, les cyberattaques, juive après l’invasion de la Yougoslavie par les nazis.
les technologies de rupture, le changement cli- Très occupé par des ateliers, conférences, expositions et ses tra-
matique ». Sans surprise, la Russie est dési- vaux sur le riche patrimoine de bande dessinée serbe quand il ne
gnée comme menace numéro 1 de la zone travaille pas à ses ouvrages, Saša Rakezić attend avec impatience
euro-atlantique. La nouveauté tient à l’appa- le mois de septembre où il participera à des fouilles archéologiques
rition explicite de la Chine comme ennemi : à l’est de son pays, avec une équipe austro-serbe. «Je vais non seu-
« L’Alliance devrait faire en sorte que le défi lement dessiner sur le projet, mais aussi participer aux fouilles elles-
chinois imprègne les travaux de toutes ses mêmes, ce que je trouve encore plus excitant, s’enthousiasme-t-il.
structures. » Et le rapport identifie les « diver- Pour les années à venir, je n’ai aucune idée de là où va se porter mon
gences politiques au sein de l’OTAN » comme intérêt. Je vais devoir le trouver moi-même!»
un « danger », permettant à Pékin et à Mos- Guillaume Barou
cou de « jouer sur les dissensions internes ».
Le sommet des chefs d’État et de gouver-
nement, le 14 juin 2021, a entériné cette
conception du nouvel ordre mondial. « Un
nouveau chapitre des relations transatlan-
tiques s’ouvre (4) », se sont-ils félicités dans
un communiqué fleuve de soixante-dix-neuf
articles ! Ainsi l’OTAN s’est réveillée plus gen-
➤
darme du monde que jamais. La France s’est
alignée. Prévu en juin 2022 au sommet de
Madrid, le futur Concept sera une mise en
ordre de bataille.
Hélène Richard et Martine Bulard
L’AMBITION DE WASHINGTON,
Pourtant M. Macron n’avait pas ménagé
Deuxième puissance économique et militaire du monde, la Chine est devenue le principal ses efforts. Subrepticement – et sans aucun
ennemi des États-Unis, même si la Russie et ses visées expansionnistes occupent débat national –, il avait fait passer la France
du statut de « puissance indo-pacifique »,
le devant de la scène. Washington a remis au goût du jour « l’axe indo-pacifique » censé
comme elle aime à se définir en faisant valoir
réunir les voisins inquiets de Pékin. Certains y voit la future architecture d’une nouvelle
ses départements et collectivités territoriales
organisation sur le modèle otanien en Europe. d’outre-mer (Nouvelle-Calédonie, Polynésie
française, Wallis-et-Futuna…), à celui de
Q
PAR MARTINE BULARD ue va donc faire la France dans cette puissance de l’« axe indo-pacifique » dirigé
galère ? Selon le contre-amiral Jean- par les États-Unis. Un changement séman-
Mathieu Rey, qui commande les tique lourd de signification : dès juin 2019, le
forces armées françaises de l’Asie- ministère de la défense américain se félici-
Pacifique (1), elle accumule en Asie-Océanie tait de ce tournant (3), qui hissait Paris au
sept mille militaires, quinze navires de même rang que ses alliés militaires (Japon,
guerre et trente-huit avions. Au prin- Australie, Singapour…).
temps 2021 s’y sont ajoutés plusieurs bâti-
ments dont le porte-avions à propulsion Contrer l’influence chinoise
nucléaire Charles-de-Gaulle, le sous-marin Avant de devenir un mot d’ordre américain,
d’attaque à propulsion nucléaire Émeraude, le concept « Indo-Pacifique » a été porté au
pour une série de manœuvres militaires avec niveau politique par le Japon, inquiet de voir
les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde. la Chine le doubler sur la scène économique
Ce n’est certes pas la première fois que la mondiale. En 2007, des exercices sont menés
France exhibe son attirail guerrier dans le en commun par les marines américaine,
secteur – en 2019, déjà, l’une de ses frégates indienne, japonaise, australienne et singa-
avait franchi le détroit de Taïwan, provo- pourienne dans le golfe du Bengale. Une pre-
quant un incident avec Pékin. Mais Paris ne mière ! Toutefois, cet « arc de la liberté »
l’a jamais fait à cette échelle. Et surtout, le – comme le qualifie alors Tokyo – finit par
président Emmanuel Macron inscrit cette disparaître du paysage.
politique de déploiement militaire « dans Il faudra attendre une décennie pour qu’il
l’axe indo-pacifique », avec sorte de l’oubli, grâce à M. Donald Trump. Ce
« Si nous ne nous organisons pas, en ligne de mire la Chine. Il dernier transforme l’autorité chapeautant
l’hégémonie [de la Chine] réduira nos s’en défend parfois. Pour- les corps d’armée américains dans la région
libertés, nos opportunités », déclare tant, lors d’un voyage en en commandement Indo-Pacifique (Indopa-
M. Emmanuel Macron en 2018 Australie, en 2018, il a fixé com). Dans la foulée, il ressuscite le Dialogue
le cap : « La Chine est en quadrilatéral pour la sécurité (en anglais
train de construire son hégémonie pas à pas. QUAD), qui réunit l’Australie, les États-Unis,
(…) Si nous ne nous organisons pas, ce sera l’Inde et le Japon dans une alliance infor-
quand même bientôt une hégémonie qui melle au contenu militaire affiché : « contrer
réduira nos libertés, nos opportunités, et que l’influence de la Chine » selon la loi de défense
nous subirons (2). » L’hégémonie améri- 2019 adoptée par le Congrès américain (4).
caine dans la région – réelle, celle-là – ne M. Joseph Biden se met immédiatement
semble guère lui poser problème. Ironie de dans les pas de son prédécesseur, l’agitation en
l’histoire, trois ans plus tard, il essuie un moins, la défense des droits humains et l’ac-
camouf let de Canberra qui, sous pression tion cohérente en plus. Il reprend à son
de Washington, rompt le « contrat du siè- compte la désignation de la Chine comme
cle ». Exit la commande de sous-marins «rival stratégique », et le QUAD comme arme
français. Place aux américains à propulsion politique et militaire centrale de sa stratégie.
nucléaire avec, à la clef, une nouvelle Le 12 mars 2021, moins de deux mois après sa
alliance États-Unis, Royaume-Uni et Aus- prise de fonctions et avant toute rencontre
tralie, l’Aukus. La France renvoyée d’une bilatérale avec des dirigeants de la région, il
pichenette ! organise une réunion en visioconférence avec
Reste que la stratégie de la force choisie ministre des affaires étrangères britan-
par la Chine inquiète ses voisins. Washington nique, du conseiller spécial pour la sécurité
en profite et envisage la reconstruction de et les affaires étrangères du chancelier alle-
la I flotte, qui a sévi dans la région de 1946
re mand, etc. Et même une réunion en urgence
à 1973. Les îles Palaos devraient accueillir du QUAD qui, certes publie un communiqué,
cette nouvelle base, alors que la région en mais sans mentionner la Russie !
compte déjà des centaines, singulièrement Cela ne rapproche pour autant New Delhi de
au Japon, où stationnent près de 55 000 sol- Pékin. Mais l’alignement sur Washington dic-
dats, en Corée du Sud (28 500), à Hawaï tant sa loi est loin d’être acquis. Même les plus
(42 000) ou à Guam, sans oublier l’Australie, chauds partisans de l’Indo-Pacifique – tel le
la Nouvelle-Zélande… spécialiste des relations internationales
Du reste, les dépenses militaires améri- indien Brahma Chellaney – dénoncent ce
caines ont atteint 778 milliards de dollars en qu’ils nomment l’« arrogance américaine ». À
2020, soit le triple de celles de la Chine l’origine de ce revirement : la pénétration
(252 milliards). Cette dernière affiche le dans les eaux de la zone économique exclu-
deuxième budget militaire du monde (8), mais sive (ZEE) indienne d’un
elle y consacre 1,7 % du produit intérieur contre-torpilleur à mis-
brut (PIB), contre 3,7 % pour les États-Unis, siles guidés, lors d’exer- L’idée d’une coalition antichinoise
selon l’Institut international de recherche sur cices navals nommés n’enthousiasme guère la plupart des
la paix de Stockholm (Sipri). « Liberté de naviga-
pays d’Asie. Beaucoup ont des relations
Leur nouveau terrain de jeu est l’Indo-Paci- tion », le 7 avril 2021.
fique qu’ils estiment «faire partie de [leur] “voi- «Alors que 167 États ont commerciales étroites avec Pékin.
sinage” », note Dennis Rumley, professeur à signé la convention des
l’université de Curtin (Australie). Ils enten- Nations unies sur le droit
dent défendre ce « voisinage » au même titre de la mer [Unclos], les États-Unis [qui ne l’ont
que leur arrière-cour, selon la doctrine amé- pas ratifiée] se sont arrogé seuls le droit de
ricaine traditionnelle… Toutefois les pays superviser et de faire appliquer ses dispositions
concernés n’ont pas une vision unique de la en les interprétant unilatéralement», constate
chose. Si l’Australie a repris son rang de shé- Chellaney (9).
rif de l’Amérique, le Japon reste un « parte- En pause depuis la guerre russo-ukrai-
naire allié du deuxième cercle », sans « com- nienne, l’axe Indo-Pacifique ne soulève
mandement militaire unifié avec les troupes guère d’enthousiasme dans la plupart des
américaines », à la différence de Canberra, pays asiatiques. Il est en effet absurde de
remarque le directeur de l’Institute of penser en termes d’alliances militaro-idéo-
Contemporary Asian Studies (ICAS) à Tokyo, logiques, comme au temps de la guerre
Robert Dujarric. froide, alors que des associations straté-
giques fluctuantes permettent à des pays des
Abstention de l’Inde deux prétendus « camps » de travailler
Quant à l’Inde, elle espérait que cette straté- ensemble comme l’organisation informelle
gie indo-pacifique lui fournirait un rôle des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique
pivot dans la région, tandis que Washington du Sud), ou le partenariat économique régio-
la hissait au rang de contrepoids privilégié nal global (RCEP, en anglais), le plus grand
face à la Chine. L’invasion de l’Ukraine par accord de libre-échange jamais signé, entre
la Russie (lire l’article de David Teurtrie, les pays de l’Association des nations de l’Asie
page 62) a douché bien des espoirs. New du Sud-Est (Anase, en anglais Asean) et la
Delhi a choisi, comme Pékin, de s’abstenir Corée du Sud, le Japon et la Chine.
lors du vote de la résolution condamnant Pour l’ex-diplomate singapourien Kishore
Moscou aux Nations unies, le 2 mars 2022. Mahbubani, «penser que l’on peut contenir la
Si la première réaction de Washington fut puissance économique et technologique de la
de « comprendre », les Occidentaux ont mul- Chine par des moyens militaires est absurde».
tiplié les pressions pour que le premier L’Amérique reste la première puissance mon-
ministre indien Nadrendra Modi s’aligne : diale, mais ne domine plus. «Elle doit appren-
visites à New Delhi du conseiller spécial dre à partager.» Vaste programme.
pour la sécurité de la Maison Blanche, de la Martine Bulard
Le général de Gaulle a
longtemps incarné
l’attachement de
la France à une forme
d’indépendance sur la scène
internationale. Si cette
spécificité s’est perdue
dans les limbes, s’en
souvenir demeure utile.
Alors que l’élargissement
de l’OTAN a contribué à
dégrader les rapports avec
un voisin russe qui menace
aujourd’hui la sécurité
européenne. Le temps est
(re)venu de s’interroger sur
le rôle de l’Organisation et
même sur sa pérennité.
4 En sortir
Tanya Akhmetgalieva ///// « Recognition at Second or Third Attempt » (Légitimité au deuxième ou troisième essai), 2020
ou pas ?
76 //// MANIÈRE DE VOIR //// En sortir ou pas ?
MDV183_Chap4_Mise en page 1 11/05/2022 14:37 Page 77
T
PAR RÉGIS DEBRAY * on rapport sur le retour de la France ship mondial de son pays. « Boosté » par la
dans l’OTAN, [demandé en 2012 par révolution informatique qui porte ses cou-
le président François Hollande] m’a leurs et parle sa langue, au cœur, grâce à ses
beaucoup appris, tout en me laissant per- entreprises, du nouvel écosystème numérique,
plexe (1). Tu donnes indirectement quitus à il n’est pas près d’en rabattre. S’il n’est plus seul
M. Nicolas Sarkozy, avec une sorte de oui mais, en piste, avec la moitié des dépenses militaires
d’avoir fait retour au bercail atlantique. Réin- du monde, il peut garder la tête haute. Et met-
tégration que tu n’aurais pas approuvée en son tre en œuvre sa nouvelle doctrine : leading
temps, mais qu’il y aurait plus d’inconvénient from behind («diriger sans se montrer»).
à remettre en cause qu’à entériner. Dans France : une nation normalisée et renfro-
l’Union européenne, personne ne nous sui- gnée, dont les beaux frontons – État, Répu-
vrait. Resterait pour la France à y reprendre blique, justice, armée, université, école – se
fermement l’initiative, sans quoi il y aurait sont évidés de l’intérieur. Où la dérégulation
«normalisation et banalisation» du pays. libérale a rongé les bases de la puissance
Le système pyramidal serait devenu un publique qui faisait notre force. Où le prési-
forum qui n’engage plus à grand-chose, un dent doit dérouler le tapis rouge devant le pré-
champ de manœuvre où chaque membre a sident-directeur général de Google, acteur
ses chances, pourvu qu’il sache privé qui jadis eût été reçu par un secrétaire
Nous, Français, devrions nous satisfaire parler fort. Bref, cette OTAN affai- d’État. Sidérante diminutio capitis (3). Nous
de quelques postes honorifiques blie ne mériterait plus l’opprobre avons sauvé notre cinéma, par bonheur, mais
et de vagues espoirs de contrat d’antan. Je la jugeais, de loin, plus le reste, le régalien…
florissante que cela. Considéra-
pour notre industrie
blement étendue. Douze pays en Un leader qui intègre les autres
1949, vingt-huit en 2013 (2). Le pasteur a dou- Garder une capacité propre de réflexion et de
blé son troupeau. L’Alliance était atlantique, on prévision ? Indispensable, en effet. Quand
la retrouve en Irak, dans le Golfe, au large de notre ministre de la défense vient invoquer,
la Somalie, en Asie centrale, en Libye (où elle a pour expliquer l’intervention au Mali, la «lutte
pris en charge les frappes aériennes en 2011). contre le terrorisme international», absurdité
Militaire au départ, elle est devenue politico- qui n’a même plus cours outre-Atlantique,
militaire. Elle était défensive, la voilà privée force est de constater un état de phagocytose
d’ennemi mais à l’offensive. C’est le nouveau avancée, quoique retardataire. Loger dans le
benign neglect des États-Unis qui aurait à tes fourre-tout « terrorisme » (un mode d’action
yeux changé la donne. Washington a viré de universel) les salafistes wahhabites que nous
bord, vers le Pacifique, avec Pékin et non Mos- pourchassons au Mali, courtisons en Arabie
cou pour adversaire-partenaire. Changement saoudite et secourons en Syrie conduit à ☛
de portage général.
Nous, Français, devrions nous satisfaire de
(1) NDLR. M. Hubert Védrine répondra à l’article de Régis
quelques postes honorifiques ou techniques Debray le mois suivant sa parution dans « l’OTAN, terrain
d’influence pour la France », Le Monde diplomatique,
dans les états-majors, à Norfolk (États-Unis), avril 2013, en accès libre sur notre site.
à Mons (Belgique), de vagues espoirs de
(2) NDLR. Date de publication de cet article. En 2022,
contrats pour notre industrie, et de quelques l’OTAN compte trente membres.
I
PAR ANNE-CÉCILE ROBERT mage spectaculaire : le vendredi 10 mars entend servir cette nouvelle armurerie ? Le
2022, dans la galerie des Batailles du châ- président français fixe avec constance le cap
teau de Versailles, les présidents du Conseil d’une «souveraineté européenne» depuis son
européen (le Belge Charles Michel), de la Répu- discours de la Sorbonne, le 26 septembre 2017.
blique française (Emmanuel Macron), de la Il la définit très largement : sécurité et lutte
Commission européenne (l’Allemande Ursula contre le terrorisme, défense, contrôle des flux
von der Leyen) rendent compte à la presse des migratoires, développement durable, coopé-
décisions prises par les vingt-sept chefs d’État ration numérique, agriculture, santé, éner-
et de gouvernement concernant la guerre en gie, etc. À Versailles, emporté par son élan, il a
Ukraine. Aucune annonce renversante ce jour- même évoqué l’alimentation et une mysté-
là, mais une volonté de marquer les esprits en rieuse «souveraineté protéinique». Ses princi-
ringardisant les antagonismes historiques paux partenaires préfèrent l’expression, moins
entre deux tableaux à la gloire des victoires engageante, d’«autonomie stratégique».
militaires de la France. «C’est un tournant pour Longtemps, dans le sillage du général de
nos sociétés, nos peuples et notre projet euro- Gaulle, Paris s’est fait l’avocat d’une « Europe
péen», affirme M. Macron, visiblement satisfait. puissance», définissant des objectifs distincts
Rarement les Vingt-Sept ont-ils affiché une de ceux des États-Unis. Les autres États, au
telle unité sur un sujet géopolitique majeur : en premier rang desquels l’Allemagne, ne l’ont
quelques jours, des trains de sanctions sévères jamais entendu de cette oreille, en partie par
ont été adoptés contre Moscou et – geste iné- méfiance vis-à-vis d’une France jugée enva-
dit – des livraisons d’armes à un pays en guerre, hissante et pour le confort que leur procure le
l’Ukraine, décidées. La toute parapluie américain. «Une Union forte et plus
nouvelle facilité européenne capable dans le domaine de la sécurité et de la
Les autres États, au premier rang pour la paix (FEP), créée en défense contribuera positivement à la sécurité
2021, fait ici une entrée fracas- globale et transatlantique, confirment avec
desquels l’Allemagne, demeurent
sante dans l’histoire de l’unifi- force les Vingt-Sept à la fin du sommet de Ver-
attachés au confort que leur
cation continentale : grâce à sailles, et est complémentaire de l’OTAN, qui
procure le parapluie américain
elle, l’Union peut désormais reste le fondement de la défense collective de ses
livrer des engins militaires sur États membres. » Est-ce l’enterrement en
un théâtre d’opérations. Aupa- grande pompe de l’« Europe européenne »
ravant, son action internationale devait demeu- chère à de Gaulle?
rer dans le cadre strict de l’aide au développe- Dans les milieux diplomatiques français, on
ment et des missions de paix. explique qu’il ne faut pas accorder aux mots
Ce pas de géant renvoie aux oubliettes l’im- plus d’importance qu’ils n’en ont : souveraineté
puissance européenne face à la décomposition et autonomie seraient équivalentes. Pourtant,
sanglante de la Yougoslavie au début des la première correspond à l’émergence de l’État-
années 1990. C’est Washington qui avait mis nation au XVIIe siècle. M. Macron n’ignore pas
un terme à une guerre civile dévastatrice «à la portée d’un vocable qui résonne avec les
deux heures de Paris» par les accords de Day- grandes heures de l’histoire de France. L’utili-
ton (1995). Amère, la leçon avait favorisé l’es- sation appuyée qu’il en fait peut traduire une
sor de la politique étrangère et de sécurité ambition fédéraliste. Le programme du nou-
commune (PESC), lancée par le traité de Maas- veau gouvernement allemand et sa décision
tricht en 1992, et son développement constant d’élever le budget national de défense à 2 % ☛
L
a France considère que les changements Gaulle avait envoyé – en vain – à l’Américain Dwight
DE LA « MORT CÉRÉBRALE »
bilité de l’Alliance, étroitement associée à vingt
Les Européens n’ont jamais vu d’un bon œil le fait que l’OTAN néglige la défense années d’engagement afghan.
collective du Vieux Continent, pour mieux servir les ambitions mondiales américaines. Moins d’un an après ce nadir stratégique,
et l’OTAN ne s’est jamais mieux portée. La
Mais tous n’en tiraient pas la même conclusion. Si Paris en appelait à l’autonomie
Suisse s’interroge à propos d’une adhésion. La
européenne, d’autres s’y opposaient, Varsovie en tête. L’agression russe contre Kiev
Suède, la Finlande même avancent dans cette
renforce considérablement la position des seconds au sein de l’Alliance. direction, rompant avec un héritage politico-
diplomatique que l’on pouvait croire immua-
«U
PAR OLIVIER ZAJEC * ne plaque tournante d’un réseau ble. L’Allemagne augmente considérable-
mondial de sécurité, ayant établi ment son budget de défense, et annonce des
des partenariats avec plus d’une achats massifs de matériels militaires améri-
trentaine de pays (1)». Par ces mots, au sommet cains – comme le chasseur F-35 au coût uni-
de Chicago de 2012, la Maison Blanche célébrait taire prohibitif de 145 millions de dollars – au
une OTAN continuant à se penser comme une détriment d’un engagement capacitaire euro-
alliance non seulement militaire, mais aussi péen bâti en particulier avec la France (3). En
sécuritaire, jusques et y compris dans la gestion 2022, l’Organisation n’a jamais peut-être
civile des crises, domaine d’excellence de autant été perçue par les élites politiques et
l’Union européenne et singulièrement de la une grande partie de l’opinion publique occi-
Politique européenne de sécurité et de dentale comme l’horizon indépassable de la
défense (PESD). Pourtant, à ce moment précis, défense de l’Europe. Que s’est-il passé?
et au-delà de la sémantique ouatée des réu- Depuis la fin de la guerre froide, et en parti-
nions transatlantiques, l’illusion autocentrée culier depuis l’intégration des pays d’Europe
d’une «OTAN globalisée» s’était déjà largement centrale et orientale à l’Organisation, l’OTAN a
abîmée dans l’impasse stratégique afghane. été divisée entre trois groupes d’alliés euro-
Depuis 2008, l’administration Obama se péens aux intérêts singuliers (4). En premier
contentait de gérer les suites de la guerre de lieu, les atlantistes, pour qui le protectorat stra-
contre-insurrection de l’administration Bush, tégique américain est primordial et indépassa-
au travers d’un désengagement plus ou moins ble, et justifie d’avaler toutes les couleuvres
bien mis en scène. « Claim victory and run ! » stratégiques nécessaires pour être conservé. Le
(«Crier victoire et fuir») : la manière dont cer- deuxième groupe, pour employer un néolo-
tains analystes américains résumaient alors le gisme, est celui des «attantistes» : sensibles aux
bilan de l’opération afghane en disait long sur mutations multipolaires de la scène interna-
les résultats atteints (2). Les dix ans à venir tionale, ils souhaitent que l’Europe s’y adapte
allaient éclairer d’une lumière crue la réalité en s’émancipant d’une tutelle de plus en plus
de cette impasse (lire les pages de 45 à 49). Nou- erratique (ce que confirmeront les coups de
vellement élu, le président américain Joseph barre brutaux du président Trump), mais ils ne
Biden décide, sans consulter ses alliés, de retirer tiennent pas à fâcher trop tôt l’allié américain.
d’Afghanistan les 2500 soldats qui y demeu-
raient stationnés. Attaquée, Kaboul tombe en (1) Fiche analytique : «Les «États-Unis vont accueillir le som-
met de l’OTAN à Chicago», La Maison Blanche, Bureau du
une semaine, le 15 août 2021. L’impact dans le secrétaire de presse, Washington, DC, 21 mars 2012.
monde est extrêmement important. Ce n’est (2) Cf. Gene Healy, «With Bin Laden gone, declare victory and
pas seulement la crédibilité stratégique améri- come home», The Examiner, Washington, DC, 2 mai 2011.
caine qui est atteinte. Les déboires des États- (3) Anne Bauer et Ninon Renaud, «La commande d’avions
américains F-35 de Berlin déstabilise le couple franco-alle-
Unis, minés au même moment par de gravis- mand», Les Échos, Paris, 14 mars 2022.
simes problèmes de polarisation politique (4) Lire «L’OTAN sous la présidence Trump. Paradoxes et évo-
lutions de la défense collective du continent européen à l’heure
interne (l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021 de “l’Amérique d’abord”», Annuaire français des relations inter-
a symboliquement précédé la chute de Kaboul), nationales, vol. XIX, 2018, Paris.
semblent devoir entraîner une perte de crédi- (5) Si Paris, Berlin, Varsovie restent sur leur position, d’autres
pays peuvent osciller politiquement au gré des crises ou des
dossiers considérés. Lire Susi Dennison et al., «The nightmare
of the dark : The security fears that keep Europeans awake at
* Professeur des universités en science politique à la faculté de night», European Council on Foreign Relations (ECFR), Berlin,
droit de l’université Jean-Moulin Lyon-III. juillet 2018.
À LA RÉANIMATION STRATÉGIQUE
Tanya Akhmetgalieva /////
« A Game of Ice »
(Jeu de glace), 2016
péens de l’alliance – qu’elle soutient « pleine- proche avec l’OTAN (11)». Son hôte saisit la
ment» le retrait américain unilatéral du traité perche qui lui est tendue en annonçant un
sur les forces nucléaires à portée intermé- «Plan d’action» pour l’adhésion de son pays. Le
diaire (FNI), alors même que de nombreuses 2 février 2019, en dépit des vœux contraires de
capitales (dont Paris et Berlin), tout en étant la plupart des pays européens majeurs,
conscientes des faiblesses du dispositif, l’Ukraine franchit un pas supplémentaire et
l’avaient au contraire vivement déploré (8). inscrit dans sa Constitution son aspiration obte-
nir une intégration dans l’Union européenne
Vers l’adhésion de l’Ukraine au forceps comme dans le Pacte atlantique.
Au-delà de ce type de diplomatie parasitaire, Depuis, l’attaque de la Russie en février 2022
c’est bien l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN qui achève de précipiter la réanimation stratégique
constitue l’objet le plus problématique de cette de l’OTAN. Face à l’Est, les contradictions
tendance à interférer avec l’expression d’une internes de l’organisation sont relativisées (à
identité stratégique européenne, sous l’effet commencer par le problème des dérives du
d’une influence grandissante en son sein du régime turc). L’Allemagne, pivot de la décision
premier groupe d’alliés défini plus haut (les dans l’Union européenne et dans l’Alliance
«atlantistes»). En avril 2008, le sommet de en tant que centre de gravité du groupe des
l’OTAN de Bucarest enregistrait ainsi la «attantistes», se distancie du narratif d’autono-
demande d’adhésion de l’Ukraine, en recon- mie stratégique de Paris. Les leçons à tirer des
naissant que celle-ci (ainsi que celle de la Géor- embardées de la présidence Trump, de la chute
gie) serait un jour satisfaite, sans donner de Kaboul et de la «mort cérébrale» de l’OTAN
d’échéance (9). Cette année-là, l’administration semblent bien loin. Sans que des réponses à ces
Bush voulait forcer la décision dans l’Alliance problématiques n’aient été véritablement
pour intégrer Kiev et Tbilissi dans la procédure apportées. Jusqu’à la prochaine surprise straté-
du Plan d’action pour l’adhésion (MAP). La gique sur le continent européen.
France et l’Allemagne, soucieuses de prévenir Olivier Zajec
le retour d’une nouvelle guerre froide et d’y
substituer un partenariat stratégique de long
terme avec la Russie, s’y étaient opposées, fortes
du soutien de dix autres pays de l’OTAN (10). La
PODCAST
«révolution» de Maïdan et la guerre au Don-
bass remettent cette perspective d’adhésion à
l’agenda. À l’été 2017, le secrétaire général de
l’Alliance, M. Jens Stoltenberg, recevant le pré-
sident ukrainien Petro Porochenko, annonce
que l’organisation «(…) va continuer à soutenir
l’Ukraine sur le chemin d’une relation plus
Écoutez les 4 émissions :
(6) Vincent Pouliot, «Hierarchy in practice : Multilateral diplo-
macy and the governance of international security», European
• Hexagone à Calais • Hexagone à Rennes
Journal of International Security, vol. I, n° 1, February MIGRANTS : Quelles politiques AGRICULTURE : Des champs
février 2016, Cambridge; Emmanuel Adler, «The spread of d’accueil des exilé·es à l’assiette, quelle transition ?
security communities : Communities of practice, self-restraint,
and NATO’s post – Cold War transformation», European Jour-
nal of International Relations, vol. XIV, n° 2, 2008. • Hexagone à Marseille • Hexagone à Aubervilliers
MOBILITÉ : Ségrégation sociale, le mal CITOYENNETÉ : Le 1er tour vu
(7) Lire, par exemple, sur le site officiel de l’OTAN : «Bureau de
l’agent de liaison de l’OTAN pour l’Asie centrale (Archivé)», des transports des quartiers populaires
30 mai 2017, ainsi que «Représentant spécial du secrétaire
général de l’OTAN pour le Caucase et l’Asie centrale », 7 sep-
tembre 2020.
Les replays :
(8) «La France regrette le retrait des États-Unis du traité FNI», • Sur nos sites radioparleur.net / basta.media / politis.fr
Reuters, 1er février 2019.
• Le podcast « Penser les luttes » est disponible
(9) Éric Feferberg, «L’OTAN promet l’adhésion à la Géorgie et sur toutes les plateformes musicales (Apple Podcast, Spotify, Deezer…)
de l’Ukraine, mais pour plus tard», La Dépêche, Toulouse,
3 avril 2008.
(10) Steven Erlanger et Steven Lee Myers, «NATO Allies Oppose
Bush on Georgia and Ukraine», The New York Times,
3 avril 2008.
(11) Claire Guyot, «L’Ukraine et l’OTAN, une adhésion incer-
taine», La Croix, Paris, 11 juillet 2017.
BONNE
Voix de faits ÉDUCATION
Plusieurs associations
atlantiques, liées à
l’OTAN, ont été mises
sur pied. Tel le Comité
L’avancée vers l’est atlantique pour
l’éducation qui
ISLANDE se préoccupe
Année
« de la façon dont
d’adhésion l’Organisation alliée
à l’OTAN est évoquée dans les
FINLANDE
1949-1982 manuels scolaires des
1990 (ex-RDA)
et 1999 NORVÈGE RUSSIE
États membres ». Tout
2004-2009 SUÈDE
ESTONIE un programme !
LETTONIE Source : Jean-Claude Zarka,
2017-2020
L’OTAN, Presses universitaires
Mer LITUANIE de France, Paris, 1999.
L’ancien DANEMARK Baltique
« bloc de l’Est »
grignoté IRLANDE BIÉLORUSSIE
PAYS-
Pays du pacte ROYAUME- BAS
de Varsovie
Pays de l’ex-
UNI
ALLEMAGNE
POLOGNE
UKRAINE
Particularité
Yougoslavie BELGIQUE
LUX. TCHÉQUIE
SLOVAQUIE
islandaise
MOLDAVIE Bien que figurant parmi les douze
Crimée
AUTRICHE HONGRIE (annexée en 2014) membres fondateurs, l’Islande est
FRANCE
SUISSE
SLOVÉNIE
ROUMANIE
Mer Noire le seul pays de l’Organisation qui ne
CROATIE possède pas d’armée. L’île dispose
ITALIE BOSNIE- SERBIE cependant d’une Unité de réponse aux
HERZ. BULGARIE
MONTÉNÉGRO KOSOVO crises (ICRU) composée de quelques
MACÉDOINE dizaines de personnels, principalement
ALBANIE TURQUIE
ESPAGNE des policiers et des garde-côtes. Ils sont
PORTUGAL
GRÈCE formés pour participer aux opérations
de l’Alliance.
CHYPRE
Mer Méditerranée Sources : ministère islandais des
500 km
MALTE Source : OTAN. affaires étrangères ; site de l’OTAN.
7 mars.
Chronologie 20 décembre.
Fusion de l’organisation
18 février.
La Grèce La France quitte
le commandement
14 juillet. La Grèce quitte
militaire de l’Union et la Turquie les structures militaires de l’OTAN
intègrent 6 mai. militaire intégré
17 mars. La Belgique, la France, occidentale (liée au après l’invasion du nord de Chypre
l’OTAN. La République fédérale de l’OTAN qui
le Luxembourg, les Pays-Bas et traité de Bruxelles) par la Turquie, en juillet. Elle la
d’Allemagne (RFA) retire ses troupes
le Royaume-Uni concluent le traité et de celle du traité réintégrera six ans plus tard.
rejoint à son tour de l’Hexagone
de l’Union occidentale (ou traité de de l’Atlantique Nord
l’Alliance atlantique. le 1er janvier 1967.
Bruxelles), pour une défense mutuelle. (Saceur).
1948 1949 1950 1951 1952 1955 1962 1966 1972 1974 1975
1 août.
er
16 mars. Moscou annonce 8 décembre. Le 16 juillet. Le chancelier Helmut Kohl 31 juillet. Signature par Moscou
12 décembre. un moratoire sur l’installation président de l’URSS et M. Gorbatchev concluent un accord et Washington du traité Start I
L’OTAN annonce de fusées SS-20 dans Mikhaïl Gorbatchev sur l’appartenance d’une Allemagne sur la réduction des armements
l’installation en Europe la partie européenne de l’URSS. et Ronald Reagan signent unifiée à l’Alliance atlantique. nucléaires stratégiques.
de l’Ouest de missiles 30 mai L’Espagne devient le traité de Washington 19 novembre 1990. Signature 25 décembre. M. Gorbatchev met fin
nucléaires Pershing II le seizième membre sur l’élimination des armes du traité de réduction des forces à ses fonctions de président de l’URSS,
et Cruise, face aux de l’Organisation atlantique. nucléaires de courtes conventionnelles en Europe (FCE). qui est formellement dissoute.
SS-20 soviétiques. et moyennes portées.
☛
Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 93
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☛
pour « renforcer la trêve ». sa participation au traité FCE.
«L’OTAN et ses alliés se préparent à fournir un soutien sur une 57 MILLIARDS D’EUROS
Budget militaire russe en 2021. La France,
longue période et à aider l’Ukraine à passer des vieux équipements l’Allemagne et le Royaume-Uni ont dépensé,
de l’ère soviétique à des armes et des systèmes modernes.» à eux trois, 2,6 fois plus pour leur défense
la même année.
Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, Reuters, 28 avril 2022. Source : Sipri, 2022.
LA PREUVE PAR KIEV Évolution des budgets militaires des pays membres
« Pour l’immense majorité des pays Milliards
de dollars
Budget Budgets Petits
considérable importants budgets
européens, défendre l’Europe passe 800 80 8
par l’appartenance à l’Alliance
États-Unis
atlantique. (…) Cela heurte parfois Norvège
notre ambition d’autonomie, mais on 700 70 Royaume-Uni 7 Grèce
Roumanie
400 40 4
1814
Depuis cette date, la Suède n’a pas connu de conflit
armé. Ancien ministre de la guerre français,
maréchal de Napoléon, Jean-Baptiste Bernadotte
300
200
30
20
Italie
Canada
Turquie
Pologne
3
2
Portugal
Tchéquie
Hongrie
Slovaquie
Croatie
devint prince héréditaire du pays en 1810 puis roi Espagne Lituanie
Bulgarie
en 1818. Il mena une politique de paix avec ses Tous les autres 1
100 10 Pays-Bas Lettonie
États membres Estonie
voisins et les puissances européennes qui
Slovénie
se prolongea par une neutralité durant Luxembourg
les deux guerres mondiales et la guerre froide. Albanie
0 0 0
Mais, l’invasion de l’Ukraine a provoqué Macédoine
2014 2016 2018 2021 2014 2016 2018 2021 2014 2016 2018 2021 du Nord
un basculement de l’opinion et de plusieurs Monténégro
parlementaires en faveur d’une adhésion à l’OTAN. Budget supérieur à 2 % du produit intérieur brut (PIB) du pays Source : OTAN.
7 avril. Les insurgés prorusses du Donbass, 15 juin. L’OTAN annonce 3 février. Washington prolonge
dans l’est de l’Ukraine, proclament la un «ensemble de mesures 27 mars. le traité New Start pour cinq ans. 21 février.
République de Donetsk. Le 27, est créée, dans d’assistance» en faveur La République C’est l’un des derniers accords de maîtrise Moscou reconnaît
la même région, la République de Lougansk. de l’Ukraine et le déploiement de Macédoine des armements entre la Russie et l’indépendance
de bataillons multinationaux du Nord devient les États-Unis encore en vigueur. des régions
16 mars. La Crimée est rattachée à la Russie le 30e membre de
après un référendum contesté (96,7 % de en Pologne, en Estonie, séparatistes
en Lituanie et en Lettonie. l’Alliance atlantique. 30 août. Retrait des troupes américaines du Donbass.
«oui»). L’Union européenne et les États-Unis et de l’OTAN encore présentes à Kaboul.
adoptent des sanctions contre Moscou.
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PHOTOGRAPHIE : JOSEPH GOBIN
par l’équipe du Monde diplomatique
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