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AFRIQUE CFA 5500 F CFA • ALLEMAGNE 8,90 € • ANTILLES-RÉUNION 8,90 € • BELGIQUE 8,90 € • CANADA 12,75 $CAN • ESPAGNE 8,90

€ • ROYAUME-UNI 7,95 £ • GRÈCE 8,90 € • ITALIE 8,90 € • JAPON 1600 Y • LUXEMBOURG 8,90 € •
MAROC 85,00 DH • PAYS-BAS 8,90 € • PORTUGAL CONT. 8,90 € • SUISSE 13,80 CHF • TOM 1700 XPF • TUNISIE 11,90 DT.
DESSIN : ISABEL ESPANOL

N° 183 /// JUIN - JUILLET 2022


8,50 EUROS FRANCE MÉTROPOLITAINE
MANIÈRE DE
V
OIR

L’OTAN
Jusqu’où ?
Jusqu’à quand ?
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Le Monde diplomatique
Manière de voir
Numéro 183. Bimestriel. Juin-juillet 2022

Image de couverture :
Isabel Espanol

L’OTAN
Jusqu’où, jusqu’à quand ?
Numéro coordonné
par Martine Bulard
et Hélène Richard
Édition : Olivier Pironet
Conception graphique : Nina Hlacer
Photogravure : Patrick Puech-Wilhem
Cartographie : Cécile Marin
Correction : Dominique Martel
Remerciements à Antoine Roggia

Peter Marlow ///// Marine américaine

Sommaire en mer Adriatique, guerre du Kosovo, 1999

Éditorial
  4 L’aubaine ukrainienne /////
Martine Bulard et Hélène Richard

1. Une Europe coupée en deux


  7 Sous le parapluie américain ///// M. B. et H. R.
10 Coin de détente dans un ciel orageux ///// André Fontaine
© Peter Marlow/Magnum Photos

12 Le dixième anniversaire de l’Organisation atlantique /////


François-Didier Gregh
14 Washington veut garder la main ///// Harry B. Ellis
16 En appui au coup d’État des colonels grecs ///// Éric Rouleau
18 De Gaulle et la défense française
19 Avec la Turquie, une relation turbulente ///// Didier Billion
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Encadrés
8 Dans le texte
21 Crise de Berlin et risque nucléaire
29 L’Italie à la merci du glaive allié
47 Un empire qui ne désarme pas
Tanya Akhmetgalieva /////
« #7 » de la série « If you want 53 « Plutôt rouges que morts »
I can disappear » (Si tu veux
je peux disparaître), 2020 83 Contre les dictatures, moins de démocratie

2. Extension du domaine de la lutte Iconographie


23 Et l’organisation militaire survit à son ennemi ///// Ce numéro est accompagné des œuvres de :
Paul-Marie de La Gorce • Tanya Akhmetgalieva, tanya-akhmetgalieva.art
26 Dans les Balkans, l’engrenage du découpage ethnique ///// • Peter Marlow, www.magnumphotos.com
Xavier Bougarel

30 Pensée unique et désinformation ///// Bande dessinée Guillaume Barou

Serge Halimi et Dominique Vidal 69 Vu du sol – « OTAN ? » ///// Aleksandar Zograf


34 Le maître du monde ///// Noam Chomsky
38 Discret retour de Paris ///// P.-M. de L. G. Documentation Olivier Pironet
39 Après les bombes, le protectorat ///// Catherine Samary
Bibliographie 15, 25, 66, 78
43 Fallait-il tuer Kadhafi ? ///// Jean Ping
Sur la Toile 19, 30, 52, 88
45 Un désastre programmé ///// M. B.
48 Comment les talibans ont gagné ///// Les articles publiés dans ce numéro – à l’exception de 8 inédits –
Adam Baczko et Gilles Dorronsoro sont déjà parus dans Le Monde diplomatique. La plupart ont fait
l’objet d’une actualisation, et leur titre a souvent été modifié.
La date de première publication ainsi que les titres originaux
figurent en page 98.
3. Ennemis d’hier et d’aujourd’hui
51 C’est promis, aucune expansion vers l’est ///// Philippe Descamps
54 Quand la Russie rêvait d’Europe ///// H. R. Le Monde diplomatique
57 En Méditerranée, la traque des migrants ///// H. R.
Édité par la SA Le Monde diplomatique, société anonyme
58 Crise ukrainienne, une épreuve de vérité ///// avec directoire et conseil de surveillance. Actionnaires :
Société éditrice du Monde, Association Gunter Holzmann,
Jean-Pierre Chevènement Les Amis du Monde diplomatique
62 Les raisons de l’invasion ///// David Teurtrie Directoire : Serge HALIMI, président,
directeur de la publication
65 La « famille » s’agrandit encore ///// Ph. D. Autres membres : Benoît BRÉVILLE, Vincent CARON,
67 S’adapter pour durer ///// par M. B. et H. R. Pierre RIMBERT, Anne-Cécile ROBERT
Secrétaire générale : Anne CALLAIT-CHAVANEL
72 L’ambition de Washington, créer une OTAN asiatique ///// M. B. 1, avenue Stephen-Pichon, 75013 Paris
Tél. : 01-53-94-96-01. Télécopieur : 01-53-94-96-26
Courriel : secretariat@monde-diplomatique.fr
4. En sortir ou pas ? Site Internet : www.monde-diplomatique.fr
Directeur de la rédaction : Serge HALIMI
77 La France doit quitter l’Organisation ///// Régis Debray Rédacteur en chef : Benoît BRÉVILLE
81 L’introuvable souveraineté européenne ///// Anne-Cécile Robert Rédacteurs en chef adjoints :
Akram BELKAÏD, Renaud LAMBERT
84 Ce que voulait de Gaulle en 1966 ///// D. V. Commission paritaire des journaux et publications :
1025 D 87574. ISSN : 1241-6290
86 De la «mort cérébrale» à la réanimation stratégique ///// Imprimé en France - Printed in France. Reproduction interdite de tous
articles, sauf accord avec l’administration.
Olivier Zajec

90 Les mots de l’OTAN ///// Philippe Leymarie

Origine du papier : Italie. Taux de fibres recyclées : 0 %. Ce magazine est imprimé


chez Maury, certifié PEFC. Eutrophisation : Ptot = 0,018 kg/t de papier
Voix de faits
92 Chronologie, cartographie, chiffres-clés, citations…
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L’aubaine ukrainienne
PAR MARTINE BULARD ET HÉLÈNE RICHARD

E En attaquant l’Ukraine, le Kremlin a offert à l’Organisation du traité de l’Atlantique


Nord (OTAN) sa cure de jouvence. Il lui a permis d’opérer « une clarification
stratégique (…) en la ramenant aux conflictualités de ses origines (1) », estime le
président Emmanuel Macron. Dix-huit mois plus tôt, il avait fait part de ses
inquiétudes à la Une de The Economist (2) avec la formule choc de « l’OTAN en état
de mort cérébrale ».
Le retrait dans le chaos de l’Afghanistan sans même consulter ses partenaires et
le tournant vers l’Asie ont conduit nombre de dirigeants européens à penser que
l’Alliance délaissait la « défense collective » du continent. La guerre en Ukraine
prouve qu’elle peut mener ces objectifs de pair. Et même se servir de l’un pour
gagner l’autre : l’OTAN utilise la gigantesque erreur de calcul de M. Vladimir Poutine
pour resserrer les rangs européens autour du leadership américain et écraser la
Russie, rendant inefficace tout éventuel axe sino-russe contre les États-Unis.
Certes l’Ukraine n’appartient pas à l’Organisation et l’article 5 prévoyant que tout
membre attaqué est défendu militairement par les autres ne s’y applique pas. Mais
depuis 1991, l’Alliance a étendu son périmètre à la grande majorité des anciens pays
du bloc de l’Est. Ainsi dès l’annexion de la Crimée, en 2014, quatre bataillons tactiques
sont formés dans les pays baltes et en Pologne. À l’époque, la France refuse la
direction de l’un d’eux; elle obtient que les forces militaires ne stationnent pas en
permanence, et le principe de rotation des troupes est adopté, conformément à l’Acte
fondateur Russie-OTAN signé en 1997.
Aujourd’hui, Paris ne s’oppose plus au déploiement de forces permanentes.
L’Organisation a activé sa force de réaction rapide (NRF), une première dans
un rôle de dissuasion. La Finlande frappe à sa porte, la Suède devrait suivre.
Des navires et avions de chasses supplémentaires patrouillent au-dessus de la
mer Baltique et en Méditerranée.
Sans surprise, Washington donne le tempo de la riposte otanienne. Ayant été les
premiers à exfiltrer leurs diplomates face à la menace d’invasion, les États-Unis
veillent, à ce que l’aide militaire reste purement défensive. Ils s’opposent même à la
demande polonaise de livraison de chars et encouragent les
Après avoir été prudents, les États-Unis discussions. Le négociateur ukrainien envisage alors un «statut
livrent des armes lourdes offensives de neutralité» pour son pays.
et font couler l’argent à flots, Mais, début avril, alors que les bataillons russes semblent en
offrant à Kiev 33 milliards de dollars grande difficulté, les Américains font volte-face, au nom des
droits humains. Le président Joseph Biden qui ne lésine pas sur
les mots, appelant au renversement de M. Poutine accusé de «génocide», ouvre les
vannes. «Nous voulons voir la Russie affaiblie au point de ne plus pouvoir répéter ce
qu’elle a fait depuis le début de l’invasion de l’Ukraine », a déclaré sans détour son
secrétaire à la défense, lors d’un déplacement à Kiev. Uni, le Congrès américain vote
une aide exceptionnelle de 33  milliards de dollars dont 20  milliards pour
l’armement. Cet argent qui coule à flots faire dire au ministre russe des affaires
étrangères Sergueï Lavrov que l’OTAN mène une guerre contre la Russie «par le biais
d’un mandataire», mais il oublie un détail : Moscou a lancé les hostilités!
En tout cas, les Européens s’inclinent. L’Allemagne consent à livrer des armes
lourdes. La France elle aussi prudente a franchi le cap, quelques jours plus tôt. Déjà
contraints d’assumer l’envolée des prix de l’énergie et d’acheter du gaz de schiste
américain, les pays membres de l’Alliance revoient à la hausse leurs budgets de
défense. Voilà satisfaite la sempiternelle demande américaine de partage du fardeau.

4 //// MANIÈRE DE VOIR //// Éditorial


MDV183_Ouverture_Mise en page 1 11/05/2022 15:07 Page 5

Quant à la résistance acharnée


des Ukrainiens, elle permet à
Washington de poursuivre ses
objectifs stratégiques, sans verser
la moindre goutte de sang.
Redevenue indispensable aux
yeux des Européens par la grâce
de M.  Poutine, l’OTAN voit déjà
plus loin. La guerre en Ukraine
donne l’occasion de battre le
rappel du camp occidental. Sur
le plan politique et militaire.
Ainsi le sommet otanien des
ministres des affaires étrangères
du 7 avril 2022 a accueilli, pour la première fois à ce niveau, les représentants de Tanya Akhmetgalieva /////
«The Love Letter »
membres partenaires (Japon, Australie, Finlande, Géorgie, Corée du Sud, Nouvelle- (La lettre d’amour), 2019
Zélande, Suède) «pour débattre, entre autres, de la situation en Ukraine ainsi que de
la sécurité internationale (3)». Et quelques jours plus tard, sur la base américaine de
Ramstein, quelques amoureux des droits humains comme Israël, le Maroc ou encore
le Qatar, siégeaient aux côtés des membres de l’OTAN, pour « renforcer l’arsenal
de la démocratie ukrainienne ».
Agréger autour du noyau dur otanien s’avère d’autant plus important que les
États-Unis ont perdu une part de leur crédit dans un monde devenu multipolaire.
De ce point de vue, le vote à l’Organisation des Nations unies (ONU) sur l’Ukraine est
symbolique. Nombre des membres et non des moindres (Chine, Inde, Afrique du
Sud…) ont refusé de prendre des sanctions contre la Russie – tout en condamnant
son agression. Washington voit dans l’OTAN, qui rassemble une grande partie du
camp occidental (30 membres et 42 partenaires), un outil plus sûr et plus
opérationnel. À condition d’entamer une réforme.
Le rapport OTAN 2030, qui la prépare, ne s’embarrasse pas de nuance. Les
« dissensions politiques au sein de l’OTAN » sont élevées au rang de « problème
stratégique, et pas simplement un problème tactique ou de perspective». Autrement
dit, ne pas être d’accord avec Washington, c’est faire le jeu de l’ennemi. La Russie,
bien sûr, mais aussi la Chine sont pointées comme les adversaires, tandis que les
(1) TF1, 14 avril 2022.
«partenaires de l’Indopacifique» sont invités à serrer les rangs et l’Inde à les rejoindre (2) « Emmanuel Macron warns : Nato is becoming brain-dead »,
à l’issue des négociations tout juste entamées. On voit parfaitement l’intérêt de 7 novembre 2019.

Washington. Mais celui de l’Europe et de la France? n (3) Communiqué de l’ambassade du Japon, 20 avril 2022.

Éditorial //// MANIÈRE DE VOIR //// 5


MDV183_Chap1_Mise en page 1 10/05/2022 15:36 Page 6

Peter Marlow /////


RAF Bentwaters,
ex-base aérienne
de l’US Air Force
et de l’OTAN,
Royaume-Uni,
Suffolk, 2002

1 Une Europe © Peter Marlow/Magnum Photos

coupée en deux
L’affrontement Est-Ouest reprend ses droits en Europe, dès le lendemain
de la victoire sur le nazisme. La « peur du rouge » conduit le camp occidental
mené par les États-Unis à se réunir au sein de l’Alliance atlantique et
à créer un organisation militaire commune. Après avoir essayé de temporiser,
l’Union soviétique met sur pied le pacte de Varsovie.

6 //// MANIÈRE DE VOIR //// Une Europe coupée en deux


MDV183_Chap1_Mise en page 1 11/05/2022 11:08 Page 7

SOUS LE PARAPLUIE AMÉRICAIN


en profiter pour asseoir leur puissance mon-
Traumatisés par l’horreur de la seconde guerre mondiale, les pays européens sont tante, tout en évitant de se lier les mains.
au sortir du conflit à la recherche d’une protection sécuritaire. Les États-Unis se sont Ainsi, le préambule du Traité en reste à de
grands principes généraux : les signataires
empressés de la leur apporter. En pleine guerre froide et alors que s’abat une vague
expriment « leur foi dans les buts et les prin-
anticommuniste, Washington prend la haute main sur l’Organisation du traité
cipes de la Charte des Nations unies… [sont]
de l’Atlantique nord (OTAN) et son commandement militaire intégré. déterminés à sauvegarder la liberté de leurs
peuples, leur héritage commun et leur civili-

À
PAR MARTINE BULARD peine les canons sont-ils rangés et le sation, fondés sur les principes de la démocra-
ET HÉLÈNE RICHARD nazisme défait, grâce aux combats tie, les libertés individuelles et le règne du
conjoints des armées britanniques, droit. (…). Résolus à unir leurs efforts pour
américaines, soviétiques et des mouve- leur défense collective et pour la préservation
ments de résistance européens, que la divi- de la paix et de la sécurité ».
sion entre blocs capitaliste et communiste L’article 9 instaure un « Conseil, auquel
reprenait sa place. L’Union soviétique est [chaque pays signataire] sera représenté
pourtant dévastée tandis que la plupart des pour examiner les questions relatives à
pays européens sont exsangues. Seuls les l’application du Traité ». Ce Conseil créera
États-Unis, malgré les pertes humaines, sor- des « organismes subsidiaires » s’il le juge
tent renforcés du conf lit  : ils ont montré nécessaire, notamment un « comité de
leur hégémonie militaire, en faisant explo- défense » lui permettant d’appliquer les
ser à Nagasaki et à Hiroshima, au Japon, les articles 3 et 5 qui prévoient une « mutuelle
seules bombes atomiques jamais utilisées assistance [en cas d’]attaque armée » (lire
au monde ; ils ont conforté leur force écono- l’encadré page 8). L’administration améri-
mique en lançant le plan Marshall qui a le caine n’entend pas aller plus loin en ce
mérite d’imposer leurs normes tout en début d’année 1949.
aidant l’Europe à se relever.
Il ne manquait qu’une alliance politique et Le déclencheur nord-coréen
sécuritaire en bonne et due forme  : le Quelques mois plus tard, deux éléments vont
4 avril 1949, le traité de l’Atlantique nord est changer la donne. En août 1949, l’URSS expé-
signé à Washington. Un traité fort court rimente sa première bombe atomique, se
–  quatorze  articles, moins de mille deux hissant ainsi au même niveau que les États-
cents  mots en français  – ratifié par douze Unis – cela fait l’effet d’une douche froide à
États  : Canada, États-Unis, Washington où l’on se pensait unique puis-
Un texte fort court qui prétend défendre Belgique, Danemark, France, sance nucléaire. Fin juin 1950, la Corée du
la liberté. Mais, parmi les douze Islande, Italie, Luxembourg, Nord, appuyée par Moscou et Pékin, pénètre
États signataires, figure le Portugal Norvège, Pays-Bas, Portugal, au Sud sous contrôle américain et, contre
alors dirigé par un dictateur Royaume-Uni. On y défend toute attente, enfonce les troupes sudistes (1).
officiellement le monde libre Le chiffon rouge communiste est alors
et l’État de droit mais la seule présence dans agité à l’échelle internationale comme en
cet aréopage du Portugal, alors dirigé par le Amérique où se répand le maccarthysme, et
dictateur Antonio de Oliveira Salazar, suffit le comité militaire de l’Alliance atlantique, né
à comprendre que le but n’est pas là. dans la foulée du Traité, s’affole. Finalement
Du côté européen, il s’agit surtout d’arri- les douze ministres des affaires étrangères
mer l’Amérique au Vieux Continent dont les annoncent, le 18 décembre  1950, qu’« une
dirigeants gardent en mémoire l’entrée tar- force intégrée sera créée » et placée « sous le
dive dans la seconde guerre mondiale. Quant commandement d’un commandant suprême
aux dirigeants américains, ils comptent bien [à la tête] des unités nationales (…) en temps
de paix comme en cas de guerre »  (2). Et le 
(1) Lire Philippe Pons, « L’engrenage de la guerre » dans 20 septembre 1951, la première organisation
« Corées. Enfin la paix ? », Manière de Voir, n° 162, décem-
bre 2018-janvier 2019. au monde ouvertement anticommuniste,
(2) Sur le site de l’OTAN, www.nato.int l’Organisation du traité de l’Atlantique ☛

Une Europe coupée en deux //// MANIÈRE DE VOIR //// 7


MDV183_Chap1_Mise en page 1 11/05/2022 11:08 Page 8

de direction tripartite (avec les États-Unis et


SOUS LE PARAPLUIE AMÉRICAIN le Royaume-Uni) de ce commandement inté-
nord  (OTAN), organe militaire intégré du gré et reçoit un « no » en bonne et due forme.
Traité, voit le jour à la conférence d’Ottawa. Il n’en poursuivra pas moins sa stratégie
Les États-Unis y disposent d’un poids consi- politique : premier essai atomique en 1960,
dérable. D’autant que « l’Union occidentale reconnaissance de la République populaire
[Belgique, France, Luxembourg, Pays-Bas, de Chine en 1964, refus de la politique des
Royaume-Uni] accepte que l’OTAN assume deux blocs… Il finira par retirer la France du
son rôle et ses responsabili- commandement intégré de l’OTAN en 1966.
En pleine guerre froide, l’Europe tés en matière de défense », Il est clair, explique-t-il lors d’une confé-
abandonne son autonomie. Toutefois le officiellement, afin « d’évi- rence de presse (3), qu’« en raison de l’évolu-
Royaume-Uni, puis la France se dotent ter que les efforts de défense tion intérieure et extérieure des pays de l’Est,
de leur propre dissuasion nucléaire des Alliés ne se chevauchent le monde occidental n’est plus aujourd’hui
inutilement ». menacé comme il l’était à l’époque où le pro-
En pleine guerre froide, l’Europe aban- tectorat américain fut organisé en Europe
donne son autonomie. C’est précisément ce sous le couvert de l’OTAN (…) ».
qui fait tiquer le général Charles de Gaulle
alors évincé du gouvernement. Moins de Autodissolution
trois mois après son retour à la tête du pays, Certes dix ans plus tôt, l’Union soviétique a
le 17 septembre 1958, il réclame un partage façonné, avec ses alliés, un traité nommé
des pouvoirs, propose la création d’une sorte pacte de Varsovie. Signé le 14  mai  1955,
juste après l’accord pour la remilitarisation
(3) Conférence de presse du général de Gaulle, de l’Allemagne de l’Ouest et son admission
21 février 1966, www.elysee.fr dans l’OTAN, il enrôle tous les pays de l’Est :
Albanie, Bulgarie, Roumanie, Hongrie,
Pologne, Tchécoslovaquie et Allemagne de

Dans le texte l’Est, à l’exception notable de la Yougosla-


vie. Dans ses structures comme dans ses
objectifs, il ressemble comme un frère à
Parmi les quatorze articles du traité de l’Atlantique nord, l’article 5 rend quasiment auto- son ennemi atlantique (lire l’article d’André
matique l’enrôlement dans un conflit et le 10 envisage l’accueil de nouveaux membres à Fontaine, page 10). Il servira cependant
l’unanimité, après demande au gouvernement américain. De plus, l’article 13 prévoit les aussi à réprimer les mouvements sociaux
conditions de révision et de sortie de l’organisation. en Europe de l’Est qui réclament, en Hon-
L’article 5 stipule : « Les parties conviennent qu’une attaque armée contre l’une ou plu- grie en 1956 ou en Tchécoslovaquie en
sieurs d’entre elles survenant en Europe ou en Amérique du Nord sera considérée comme 1968, un communisme moins autoritaire et
une attaque dirigée contre toutes les parties, et en conséquence elles conviennent que, si plus autonome vis-à-vis de Moscou.
une telle attaque se produit, chacune d’elles, dans l’exercice du droit de légitime défense, La mort du pacte de Varsovie, en juil-
individuelle ou collective, reconnu par l’article 51 de la Charte des Nations unies, assistera let 1991, tient moins à une victoire occiden-
la partie ou les parties ainsi attaquées en prenant aussitôt, individuellement et d’accord tale qu’à une décision soviétique : celle d’ac-
avec les autres parties, telle action qu’elle jugera nécessaire, y compris l’emploi de la force cepter la réunification de l’Allemagne et
armée, pour rétablir et assurer la sécurité dans la région de l’Atlantique nord.» Il souligne l’intégration de sa partie Est dans l’OTAN.
que « ces mesures prendront fin quand le Conseil de sécurité aura pris les mesures néces- Interprétée comme un feu vert pour prendre
saires pour rétablir et maintenir la paix et la sécurité internationales ». leur envol, la Tchécoslovaquie, la Hongrie et
la Pologne signent l’acte de décès de l’al-
L’article 10 indique : « Les parties peuvent, par accord unanime, inviter à accéder au Traité
liance militaire soviétique en la quittant. La
tout autre État européen susceptible de favoriser le développement des principes du pré-
menace communiste et le risque d’impéria-
sent Traité et de contribuer à la sécurité de la région de l’Atlantique nord. Tout État ainsi
lisme soviétique ayant disparu par un acte
invité peut devenir partie au Traité en déposant son instrument d’accession auprès du gou-
d’autodissolution, on aurait pu s’attendre à
vernement des États-Unis d’Amérique.»
une décision symétrique du son jumeau
L’article 13 précise : « Après que le Traité aura été en vigueur pendant vingt ans, toute par- atlantique. On connaît la suite… L’Alliance
tie pourra mettre fin au Traité en ce qui la concerne un an après avoir avisé de sa dénon- compte aujourd’hui trente  pays membres
ciation le gouvernement des États-Unis d’Amérique, qui informera les gouvernements des
dont près de la moitié (quatorze) ont intégré
autres parties du dépôt de chaque instrument de dénonciation.»
l’Organisation depuis la fin de l’URSS.
Martine Bulard et Hélène Richard

8 //// MANIÈRE DE VOIR //// Une Europe coupée en deux


MDV183_Chap1_Mise en page 1 10/05/2022 16:11 Page 9

Comment ça marche ?
Les structures de fonctionnement de l’OTAN
Organes
politiques Gouvernements des pays membres
Organes
militaires 1949 Belgique, Canada, 1999 Hongrie, Pologne,
Danemark, États-Unis, Tchéquie
France, Islande, 2004 Bulgarie, Estonie,
Italie, Luxembourg, Lettonie, Lituanie,
Norvège, Pays-Bas, Roumanie, Slovaquie,
Portugal, Royaume-Uni Slovénie
1952 Grèce, Turquie 2009 Albanie, Croatie
1955 Allemagne 2017 Monténégro
Année d’entrée 1982 Espagne 2020 Macédoine du Nord
dans l’organisation

Présidées par
des « ambassadeurs »
qui représentent
leur gouvernement
auprès de l’Alliance.

Délégations Réprésentants
permanentes militaires
Travaille sur la politique nucléaire
et sur les questions de prolifération.
Il réunit au moins une fois par an
tous les États membres,
sauf la France qui n’y participe pas
depuis sa création en 1966. État-major militaire international
composé d’officiers de haut rang.

Groupe Conseil de
Comité
des plans l’Atlantique
militaire
nucléaires Nord
Siège du pouvoir politique,
se réunit plusieurs fois par an Désigné par les États membres
(ministres de la défense, par consensus, il joue le rôle
des affaires étrangères de porte-parole de l’Organisation
ou chefs d’État) Secrétaire et coordonne les consultations internes.
général C’est toujours un européen.

Comités d’études Comités


composés de représentants
et d’experts issus subordonnés
des pays membres.

Structure
de commandement
militaire intégré Depuis Norfolk (États-Unis),
Agences il élabore des doctrines
et incite à la transformation
CAO CAT des forces armées.
Commandement Commandement
Au nombre de quatre depuis allié opérations allié transformation
la réforme de 2012 : Supervise la planification
information et communication ; des opérations militaires
soutien et acquisition de matériel ; et assure leur direction
science et technologie ; normes. en cas de conflit.

Saceur SACT
(Commandant (Commandant
suprême des forces suprême allié
alliées en Europe) transformation)

Traditionnellement américain,
le Saceur exerce ses responsabilités Le SACT est un officier français,
Sources : www.nato.int ; depuis le Grand Quartier général des depuis le retour de Paris
« À quoi sert l’OTAN ? »,
Questions internationales, puissances alliées en Europe (Shape), dans le commandement
no 111, janvier-février 2022. situé à Mons (Belgique). intégré de l’OTAN en 2019.

Une Europe coupée en deux //// MANIÈRE DE VOIR //// 9


MDV183_Chap1_Mise en page 1 10/05/2022 15:37 Page 10

COIN DE DÉTENTE DANS UN CIEL ORAGEUX


dû convaincre les Soviétiques que, s’il
Après l’arrivée de Nikita Khrouchtchev à la tête de l’Union soviétique en septembre 1953, entendait faire respecter la ligne de partage
les relations avec l’Ouest marquent un tournant. Certes, face à l’OTAN, Moscou crée, de Yalta, il entendait la respecter également
lui-même. Et c’est une immense volonté de
en mai 1955, une alliance politico-militaire, le pacte de Varsovie, qui regroupe les pays
paix qui devait porter quelques mois plus
d’Europe de l’Est. Mais l’URSS multiplie les gestes d’ouverture et propose d’établir une
tard le président Dwight Eisenhower [1953-
ceinture d’États neutres entre les deux blocs. Cela suscite des interrogations chez les 1961] au pouvoir.
Occidentaux, que résume cet article de juin 1955. Survenant dans cette atmosphère apaisée,
les accords de Paris (6) dépouillaient l’aspect

L
PAR ANDRÉ FONTAINE * a détente avec l’URSS remonte aux len- inquiétant que la Communauté européenne
demains immédiats de la mort de de défense (CED) (lire l’article d’Anne-Cécile
Joseph Staline, [le 5 mars 1953]. Dans les Robert, page  81) a peut-être à un certain
semaines qui suivent sa disparition, on moment pu présenter pour Moscou.
assiste à une série d’événements très signifi- Il semble en fin de compte que l’URSS ait
catifs  : reprise des conversations de Pan- préféré attendre que la situation fût nette du
munjom  (1), puis signature de l’armistice côté occidental. Après quoi elle s’est empres-
coréen, rétablissement des relations diplo- sée, par la signature du pacte de Varsovie
matiques avec Israël [en juillet 1953], adou- [mai 1955], de créer une situation analogue
cissement du ton de la propagande antiamé- du côté oriental. Mais elle a aussitôt indiqué
ricaine. Les émeutes de Berlin (2), l’affaire que ce pacte deviendrait caduc en cas d’ac-
Beria (3) ont peut-être freiné l’évolution de cord sur la sécurité européenne. Et en encou-
ce mouvement. Mais il reprend de plus belle rageant la Yougoslavie de Josip Broz Tito, en
à l’hiver 1953-1954. Après l’avoir refusée, donnant la Suisse comme modèle de neutra-
Moscou accepte brusquement la conférence lité à l’Autriche, elle a clairement indiqué
à quatre proposée par les Occidentaux. Et qu’elle jugeait le moment venu d’établir
bien que, sur l’Allemagne, entre les deux blocs une ceinture d’États neu-
En janvier 1954, diplomates et
aucun accord n’intervienne tres. On en revient ainsi aux idées lancées par
journalistes sont persuadés que le cap et que, sur l’Autriche  (4), le les Américains eux-mêmes vers 1946, mais
de la guerre froide était franchi et que ministre des affaires étran- qui aujourd’hui paraissent les effrayer
tout allait petit à petit s’apaiser gères Viatcheslav Molotov quelque peu.
pose à la dernière minute
des conditions inacceptables pour l’Ouest, (1) NDLR. Village situé sur le 38e parallèle où fut signé, en
l’impression de la plupart des observateurs juillet 1953, l’armistice stoppant la guerre de Corée. Celle-
ci opposa le Nord, la Chine et l’URSS, d’une part ; et le Sud,
est que la détente est en marche. soutenu par une coalition occidentale menée par les États-
L’amabilité des Soviétiques, leur désir visi- Unis, d’autre part.

ble d’aboutir à une négociation en Asie (2) NDLR. En juin 1953, la hausse des cadences dans les
usines berlinoises déclenche une vague de grèves. La
étaient si manifestes que la majorité des révolte est matée et contribue à la fixation de la partition
diplomates et des journalistes présents en de Berlin et de l’Allemagne.

janvier 1954 dans l’ancienne capitale alle- (3) NDLR. Bras droit de Staline et cheville ouvrière des
purges des années 1930, Lavrenti Beria espère prendre le
mande en sont revenus avec la conviction pouvoir à la mort de celui-ci en mai 1953. Arrêté en juin, il
que le cap de la guerre froide était désormais sera exécuté en décembre 1953.

franchi et que tout allait petit à petit s’apai- (4) NDLR. En 1945, l’Autriche et sa capitale, comme l’Alle-
magne, sont occupés par les États-Unis, le Royaume-Uni,
ser. En même temps d’ailleurs que le Krem- la France et l’URSS. En 1953, en échange de son retrait,
lin se faisait conciliant, l’Ouest multipliait Moscou réclame le paiement de l’entretien de ses troupes
et la neutralité du pays. Le traité d’État autrichien sera
les signes de bonne volonté. En limogeant le signé par les quatre occupants en mai 1955.
général Douglas MacArthur  (5) sur la (5) NDLR. À la tête des forces d’occupation américaines au
Japon après la seconde guerre mondiale, il est nommé
requête expresse de ses alliés européens, le
commandant des Nations unies en Corée en 1950.
président Harry Truman [1945-1953] avait
(6) NDLR. Les accords de Paris prévoient la pleine souve-
raineté de l’Allemagne de l’Ouest et son réarmement dans
le cadre du commandement intégré de l’OTAN, tout en
* Historien et journaliste (1921-2013), directeur du Monde de 1985 maintenant les « droits réservés » des Alliés, URSS com-
à 1991. prise, sur l’Allemagne dans son ensemble.

10 //// MANIÈRE DE VOIR //// Une Europe coupée en deux


MDV183_Chap1_Mise en page 1 10/05/2022 17:44 Page 11

ment embourgeoisement pro-


gressif du régime), l’URSS renon-
cerait, au moins temporaire-
ment, à étendre son empire.
Craignant peut-être de perdre
leur pouvoir le jour où il serait
trop dispersé, les maîtres du
Kremlin rechercheraient sincè-
rement le règlement avec les
Alliés de toutes les questions
pendantes. Une coopération
technique, spécialement dans le
domaine de l’utilisation paci-
fique de l’énergie atomique,
s’établirait entre les deux blocs,
tandis que l’élargissement d’une
zone neutre européenne et asia-
tique contribuerait à la détente
générale. Petit à petit, les diffé-
rences entre les deux systèmes,
qui paraissent insurmontables,
iraient en s’atténuant. La réduc-
tion de la tension entraînerait
une diminution des budgets
militaires, donc l’amélioration
des conditions de vie des deux
côtés du rideau de fer ; la
méfiance disparaissant, la dicta-
ture se relâcherait à l’Est, le mac-
carthysme dépérirait à l’Ouest et
les échanges de toutes natures se
multiplieraient. Déjà les visites
de fermiers russes aux États-
Peter Marlow ///// Première interprétation : en réalité il n’y a Unis ou la réouverture de l’agence de
© Peter Marlow/Magnum Photos

RAF Bentwaters, ex-base


rien de changé. Mais les dirigeants soviétiques voyages russe Intourist attestent un change-
aérienne de l’US Air Force
et de l’OTAN, Royaume-Uni, ont mesuré l’ampleur de leurs erreurs. Ils ont ment profond des habitudes. En mai 1955,
Suffolk, 2002 fait peur à l’Occident, et, ce faisant, ils l’ont Molotov ne s’est-il pas rendu à Vienne sans
amené à prendre des mesures de défense qui un policier russe pour le surveiller ?
barrent la route à tout nouvel effort de pro- Troisième interprétation enfin, dont les
gression de l’empire soviétique. Aussi revien- conclusions sinon les motivations rejoignent
nent-ils à la tactique de douceur et cher- la deuxième : l’Union soviétique, avec plus ou
chent-ils à rattraper par leurs sourires ce moins d’adresse, n’a toujours cherché que sa
qu’ils ont perdu en montrant les dents. Ceux sécurité. Elle est maintenant rassurée sur les
qui raisonnent ainsi en concluent qu’en fait intentions de l’Ouest et désireuse par consé-
l’URSS va devenir dangereuse. L’Occident quent, comme elle l’a toujours été, de faire
avait affaire à un adversaire qui se contentait reposer sur des bases solides – et non sur le
de formuler des propositions dont il savait simple respect tacite d’un statu quo  – la
parfaitement qu’elles étaient inacceptables. coexistence pacifique à laquelle elle est pro-
Désormais, ce dernier peut enfoncer des fondément attachée.
pions dans le dispositif allié. Il est difficile de choisir parmi ces hypo-
Deuxième interprétation : pour des raisons thèses. De toute façon il est désormais
que nous connaissons mal (difficultés écono- impossible à l’Ouest d’attendre et de voir
miques, rivalités internes, tension avec la venir. Le moment est arrivé pour les diplo-
Chine, crainte de la bombe H, ou tout simple- mates d’avoir de l’imagination. n

Une Europe coupée en deux //// MANIÈRE DE VOIR //// 11


MDV183_Chap1_Mise en page 1 10/05/2022 15:38 Page 12

DANS LES ARCHIVES //// MARS 1959 //// PAR FRANÇOIS-DIDIER GREGH *

Le dixième anniversaire
de l’Organisation atlantique
Pour souffler les dix bougies de l’OTAN, son secrétaire général porter au crédit de l’Organisation. Une telle constatation ne
doit pas cependant faire méconnaître que certains faits
délégué rappelle le but de l’Organisation : « contenir le monde
d’une importance capitale sont apparus ces dernières
soviétique ». Il dresse un bilan positif de cette première décennie années. C’est à parer à leurs conséquences possibles et pré-
en Europe. Mais, selon lui, l’Alliance doit désormais relever visibles que doit désormais s’employer l’OTAN.
de nouveaux défis : gagner la compétition économique et limiter En premier lieu, contenu de front, l’expansionnisme
russe a tout naturellement débordé l’OTAN et sa barrière
l'influence de l’URSS dans le monde.
par les flancs, et bien sûr par le flanc continental, c’est-à-
dire le Proche-Orient et l’Afrique ainsi que l’Asie. Dans les

L
e chemin parcouru [par l’OTAN] ? Il est immense. pays non couverts par l’OTAN, c’est-à-dire dans ceux qui ne
Au départ, un traité extrêmement court [signé le sont pas membres du pacte atlantique, l’influence russe
4 avril 1949]. Après un préambule d’une dizaine s’est développée sans véritable obstacle. La pression sovié-
de lignes, quatorze articles où s’expriment dans un style tique s’y est exercée sous diverses formes, allant de l’inti-
dépouillé des intentions à la fois générales et généreuses. midation à la pénétration, de la subversion camouflée à
Les engagements sont précis : pour la première fois dans l’appui ouvertement donné aux partis communistes frères.
leur histoire les États-Unis entrent, en temps de paix, dans Aussi, parmi les pays du Proche-Orient et d’Asie, certains,
une association de défense collective où la nécessité d’une sur la neutralité bienveillante desquels les puissances occi-
riposte immédiate à toute agression carac- dentales étaient en droit de compter dans
térisée contre eux-mêmes ou l’un de leurs Des pays du Proche- l’hypothèse d’un conflit armé, ont pris
alliés est admise comme un impératif qui Orient et d’Asie, maintenant une attitude qui n’est plus celle
doit l’emporter sur le souci, jusqu’alors hier d’une « neutralité de la neutralité bienveillante mais bien
prédominant, de protéger les droits du celle de la neutralité tout court, quand bien
bienveillante »
Congrès [américain], seul apte à déclarer même il ne s’agirait pas d’une neutralité
la guerre. Aux accords d’état-major le plus à l’égard de l’Occident, bienveillante envers les Soviétiques et non
souvent hâtivement conclus et imparfaits sont devenus plus envers l’Ouest. D’année en année, l’Oc-
sur lesquels reposaient les coalitions d’une « neutralité cident a dû constater que, retranché en
telles que celles improvisées lors des deux tout court » Europe occidentale à l’abri de l’appareil
dernières guerres mondiales, se substitue, militaire de l’OTAN, il était souvent impuis-
bâtie en temps de paix, une véritable alliance fondée sur sant à contenir les progrès du communisme et de la poli-
le sentiment commun du danger et sur le principe de l’as- tique soviétique agissant dans de vastes régions du monde.
sistance mutuelle. C’est pour parer à ce danger croissant que s’est pro-
Barrière contre la poussée russe et l’expansionnisme gressivement instaurée la politique de la consultation
soviétique dressée par l’Ouest au contact du rideau de fer entre les États membres de l’OTAN, consultation qui ne
élevé par l’URSS devant le monde occidental, l’OTAN a se limite plus à ce qui peut affecter directement la zone
réussi depuis dix ans à contenir le monde soviétique dans OTAN, mais porte désormais sur les événements qui se
les limites qu’il avait atteintes en 1949 en Europe occiden- produisent en quelque point du monde que ce soit, et
tale. Aucun pays n’a depuis lors été annexé, aucun territoire peuvent être attribués à une volonté délibérée des Sovié-
n’a été l’objet de subversion, aucune population n’a été tiques de saper l’influence occidentale.
«communisée» ni incorporée au glacis russe. Le fait capital ici est la reconnaissance que les intérêts
La création de l’OTAN a donc marqué un coup d’arrêt et généraux de l’Alliance ne se confinent plus désormais à la
cristallisé la situation. C’est là le résultat le plus positif à seule zone OTAN. Si cette dernière demeure la seule où
jouent effectivement les engagements de portée militaire,
* Secrétaire général délégué de l’OTAN de 1955 à 1967. l’échange de vues et d’informations, la discussion des lignes

12 //// MANIÈRE DE VOIR //// Une Europe coupée en deux


MDV183_Chap1_Mise en page 1 10/05/2022 15:38 Page 13

Tanya Akhmetgalieva /////


« Intersecting Lines »
(Lignes croisées), 2019

paix, il y va de la survie du «monde libre»


si d’aventure celui-ci était l’objet d’une
agression atomique russe.
L’OTAN ne devra pas d’ailleurs se
limiter à suivre de près l’évolution de
la politique internationale ou à faire
face aux conséquences des modifica-
tions de la stratégie dues aux progrès
de la technique militaire. Il importe en
effet que le « monde libre » porte de
façon continue toute son attention sur
l’offensive économique du bloc sovié-
tique. Celle-ci constitue pour lui une
menace nouvelle qui vient accroître,
sans s’y substituer, la menace mili-
taire, à laquelle l’Alliance atlantique
de conduite possibles, bref, la consultation, doit nécessaire- doit toujours pouvoir répondre. Certains des succès rem-
ment déborder les frontières de la zone OTAN et porter sur portés par cette offensive économique ont déjà entraîné,
toutes les parties du globe où les agissements de l’ennemi sur le plan politique, une perte d’influence du « monde
potentiel sont de nature à intéresser le «monde libre». libre » dans quelques pays. L’OTAN doit donc désormais
Au stade actuel de l’évolution inévitable dans les deux se défendre, c’est un impératif catégorique, à la fois sur
camps, l’équilibre des forces n’est plus celui qu’il était le plan militaire et sur le plan économique.
en 1949. La supériorité russe sur le plan des armes conven- Après les efforts incessants déployés par l’URSS, depuis
tionnelles et celui des effectifs a été compensée pendant une la fin de la seconde guerre mondiale, pour restaurer les
première période par le monopole occidental dans le ruines entraînées par celle-ci et reprendre le rythme de
domaine atomique. Aujourd’hui, en revanche, il n’est pas développement prévu par les plans quinquennaux, ce pays
exagéré de parler d’un équilibre sur le plan des armes a certainement atteint aujourd’hui un stade où, loin de se
nucléaires et des engins porteurs, c’est-à-dire d’un équilibre replier sur lui-même et de vivre en autarcie, il a avantage
dans l’effrayant pouvoir de destruction accumulé dans les à développer ses relations économiques avec le monde
deux camps. Le risque de subir une agression atomique est extérieur. L’URSS peut absorber sans difficultés des impor-
maintenant aussi élevé pour les États-Unis et le Canada tations croissantes de certaines matières premières et de
qu’était le risque en 1949 pour les pays européens de subir produits alimentaires, et ainsi améliorer les conditions de
une agression de type conventionnel. En d’autres termes, si, vie jusqu’ici encore médiocres de la population russe. Elle
à l’origine du Traité, l’Europe bénéficiait principalement du peut financer de telles importations, grâce à la possibilité
soutien de ses alliés d’outre-Atlantique, ces derniers, en 1959, dont elle dispose maintenant d’exporter des biens d’équi-
ont plus encore besoin de leurs alliés européens qu’en 1949. pement dont tant de pays sont avides aujourd’hui, et même
Ainsi la solidarité entre le continent nord-américain et d’exporter des équipements militaires et des armements.
l’Europe doit-elle se perpétuer, malgré les véritables boule- Cette nouvelle politique d’expansion économique ou de
versements qu’entraînent les nouvelles lois de la guerre pénétration dans des zones jusqu’alors fermées à tout
nucléaire, si différentes de celles de la guerre classique. Nul contact avec les Soviétiques n’a pas seulement des fonde-
doute d’ailleurs que cette solidarité, qui s’est manifestée pen- ments d’ordre économique. Les motifs qui animent les
dant ces dix dernières années sans une seule défaillance, ne Russes sont souvent – et c’est là que réside le danger véri-
se renforce encore dans l’avenir. Il y va du maintien de la table – d’ordre politique et stratégique. n

Une Europe coupée en deux //// MANIÈRE DE VOIR //// 13


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Peter Marlow /////


RAF Bentwaters, ex-base
aérienne de l’US Air Force
et de l’OTAN, Royaume-Uni,
Suffolk, 2002

Ainsi, la présence d’impor-

© Peter Marlow/Magnum Photos


tantes troupes américaines en
Allemagne serait la preuve tan-
gible que Washington a l’inten-
tion de demeurer en Europe et
de la défendre, même avec des
armes nucléaires si besoin est.
Penser autrement – croire qu’au
« moment de vérité », comme l’a
dit le président John Fitzgerald
Kennedy, les États-Unis ne
feraient pas usage de leurs
bombes nucléaires dans l’espoir
de sauver les villes améri-
caines – signifierait que le gouver-
nement serait désireux – ou politi-
quement en mesure – de sacrifier
des dizaines de milliers de soldats
américains à l’Armée rouge.
Dans l’esprit des officiels amé-
ricains, cela devrait suffire à
répondre au général Charles de
Gaulle selon qui, étant donné que
les forces effectives américaines

WASHINGTON VEUT
et soviétiques s’équivalent et s’annulent les
unes les autres, nul ne saurait tenir pour cer-
tain «si, quand, où, comment ou pourquoi» les

GARDER LA MAIN États-Unis utiliseraient leurs armes ato-


miques. Une grande armée américaine sur le
Rhin constitue pour Washington la garantie
Faisant valoir qu’ils étaient les seuls à posséder l’arme nucléaire dans le camp de l’implication américaine dans toute guerre
occidental, à pouvoir entretenir un énorme arsenal militaire et des dizaines de milliers en Europe, dès ses débuts.
Convaincu que la défense occidentale est
de soldats sur le continent européen, les États-Unis réclament les pleins pouvoirs
indivisible, Washington veut que ses alliés réa-
à la tête du pacte atlantique. Ils les obtiennent dès le début des années 1960,
lisent aussi complètement que possible l’inté-
même si certains pays, comme la France, traînent des pieds. gration de leurs forces armées au sein de
l’OTAN. Si le bouclier de défense doit former

T
PAR HARRY B. ELLIS * oute la politique des États-Unis au un tout sans fissure, avance-t-on, la structure
sein de l’OTAN repose sur la convic- du commandement doit donc être bien profi-
tion que la défense du « monde libre » lée, compacte et unifiée. Et dans un tel cadre,
est un tout indivisible et que la défense de chacun des alliés a le devoir de remplir sa
l’Europe occidentale ne peut être dissociée tâche au mieux de ses ressources.
de celle de Washington. Les États-Unis acceptent de fournir la force
nucléaire à l’alliance entière et s’opposent à
toute prolifération des arsenaux atomiques
* Journaliste, ancien directeur parisien (1952-1984) du Christian
Science Monitor, Boston. nationaux au sein de l’Organisation. Leur

14 //// MANIÈRE DE VOIR //// Une Europe coupée en deux


MDV183_Chap1_Mise en page 1 10/05/2022 15:39 Page 15

Bibliographie
AMÉLIE ZIMA, L’OTAN, Presses universitaires ANDREÏ GRATCHEV, Un nouvel avant-guerre ?
de France, Paris, 2021. Des hyperpuissances à l’hyperpoker, Alma Éditeur,
Paris, 2017.
Chercheuse au Centre Thucydide (université
Paris II Panthéon-Assas) et à l’Institut Fin connaisseur de la géopolitique mondiale
de recherche stratégique de l’École militaire et ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev,
(Irsem), l’auteure se penche sur les Andreï Gratchev remet en perspective
élargissements de l’Alliance à partir du début l’histoire des relations internationales
des années 1990 et examine les politiques depuis la fin de la seconde guerre mondiale
intérêt propre et leur désir de conserver le de partenariat et de coopération mises et jette une lumière sur les invariants de la
pouvoir de décision sur le plan de la responsa- en œuvre par l’Organisation. logique de confrontation entre la Russie et
les États-Unis.
bilité leur dictent cette attitude. L’administra- « À quoi sert l’OTAN ? » (dossier), Questions
internationales, n° 111, janvier 2022, JEAN GÉRONIMO, La Pensée stratégique russe,
tion Kennedy est convaincue que la façon la La Documentation française, Paris. nouvelle édition augmentée, Sigest, Alfortville, 2012.
plus efficace et la moins dangereuse de préve- Dans les années 1990, selon la revue Spécialiste des questions économiques
nir un désastre nucléaire est de réserver à de géopolitique, la Russie aurait «fait part à et géostratégiques russes, l’auteur examine
plusieurs reprises de son acceptation, au moins l’évolution de la pensée stratégique de Moscou
Washington le pouvoir de déclencher les opé- tacite, de l’adhésion de certains de ses anciens et de sa doctrine de sécurité nationale depuis
rations pour le compte du « monde libre ». satellites» à l’Alliance. Dépendante de l’aide la fin de l’URSS, marquées par «une approche
financière occidentale et espérant l’intégrer plus réaliste des menaces périphériques issues
Pour rendre plus clairs les motifs et raisons
à son tour, lui a-t-on laissé le choix? d’Asie et d’Occident».
de cette position la délégation à la conférence
ministérielle d’Athènes, le 5 mai 1962, a exposé
aux ministres des affaires étrangères et de la
défense des pays de l’OTAN [la panoplie de contraindre les États-Unis à s’engager dans
nucléaire américaine et une estimation des la lutte et à la mener jusqu’à son terme.
forces russes]. En brossant ce tableau, elle a Si l’on se réfère aux sources de l’OTAN, la poli-
révélé le coût énorme des dépenses qui com- tique nucléaire américaine telle qu’elle a été
prend non seulement la production de bombes, définie à Athènes a plus ou moins reçu l’appro-
de fusées, d’engins, de sous-marins et d’avions, bation de toutes les délégations, sauf celle de la
mais aussi la recherche nécessaire pour déve- France. Selon certaines informations le prési-
lopper sans cesse des techniques toujours plus dent de Gaulle avait demandé à lire le rapport
compliquées. Dans le « monde libre », seuls les de McNamara, puis réaffirmé sa détermination
États-Unis, a-t-elle ajouté, pourraient faire face de créer une force nucléaire française.
à l’aménagement et à l’entretien des moyens de Le lendemain de la conférence de presse du
dissuasion vraiment modernes et adaptés. général de Gaulle, le président Kennedy
déclara qu’il n’était pas d’accord avec la déci-
Ultime dépendance sion du président français de construire un
Aucun autre État de l’alliance n’a pu construire arsenal nucléaire. «Mais, ajouta-t-il, de Gaulle
autre chose que le plus rudimentaire des arse- ne peut nous blâmer de n’être pas d’accord, pas
naux nucléaires. Sans doute la délégation fran- plus que nous ne pouvons le blâmer s’il ne par-
çaise s’est-elle particulièrement sentie visée tage pas notre avis.»
par ces mots du secrétaire d’État à la défense Il est bien compréhensible que la position
Robert McNamara [1961-1968]. Il est fort pos- américaine quant à l’avenir de l’OTAN repré-
sible que ces déclarations visaient aussi le sente alors pour le général de Gaulle la perte
Royaume-Uni, en dépit de ses relations « par- de la souveraineté française et européenne en
ticulières » avec Washington. Car, selon matière de défense. Se soumettre à la politique
McNamara, il est dans la nature des choses américaine équivaudrait à accepter que l’ave-
qu’aucune nation occidentale n’échappe à nir militaire de la France – et jusqu’à un cer-
l’ultime dépendance des États-Unis. tain point son avenir politique  – soit placé
En fait, du point de vue américain, l’aména- dans les mains d’une personnalité étrangère.
gement d’une force de frappe nationale en Cette logique, il ne fait pas de doute que le pré-
France ou n’importe où ailleurs est bien pire sident Kennedy la comprend, bien qu’il ne
qu’inutile : cela donnerait à un pays européen l’approuve puisque c’est la sienne dans le sens
la capacité d’entreprendre une guerre inverse. Car manifestement il ne veut pas que
nucléaire, mais pas de la terminer; elle lui don- la sécurité des États-Unis échappe partielle-
nerait la capacité, en faisant usage de son arse- ment aux mains des Américains avec la créa-
nal limité et en s’attirant une riposte soviétique, tion d’une force nucléaire française. n

Une Europe coupée en deux //// MANIÈRE DE VOIR //// 15


MDV183_Chap1_Mise en page 1 10/05/2022 15:39 Page 16

EN APPUI AU COUP D’ÉTAT


deux ans, l’instauration d’une dictature mili-
L’organisation militaire de l’Alliance atlantique ne se contente pas de protéger taire en Grèce paraissait à beaucoup sinon iné-
les pays membres d’une agression extérieure. Elle offre un rempart contre tout luctable, du moins une sérieuse éventualité.
Dès le 21 mai 1965, le général de corps d’ar-
ce qu’elle perçoit comme « une subversion communiste » à l’intérieur des pays
mée Georges Lordanidès, chroniqueur mili-
membres. C’est ainsi qu’en 1967 elle prête main-forte aux colonels grecs pour
taire au journal centriste To Vima, lançait un
renverser le régime démocratique à Athènes. cri d’alarme. La «junte», ou «les forces occultes
qui gouvernent la Grèce», écrivait-il en subs-

C
PAR ÉRIC ROULEAU * e 21 avril 1967, à 2 heures, il fait bon tance, est décidée à démolir la façade démo-
vivre à Athènes. La nuit étoilée, cratique du régime grec si elle ne parvient pas
embaumée par les fleurs du prin- à rétablir la droite au pouvoir. Deux mois plus
temps, touche à sa fin. Les élections législa- tard, le gouvernement centriste de Papan-
tives doivent avoir lieu un mois plus tard, et dréou, disposant de la majorité absolue aussi
pour la plupart des Grecs, il n’est pas douteux bien au Parlement que dans le pays, est
que l’Union du centre, parti de Georges évincé par le roi Constantin. Après ce « coup
Papandréou [trois fois premier ministre entre d’État royal » réussi, l’opposition exige alors
1945 et 1965], l’emportera de haute main. le retour immédiat aux urnes pour rétablir
Toutefois, selon Panayotis Canellopoulos, le la légalité constitutionnelle. Une partie de la
leader de la droite, que le roi Constantin vient droite, en prévision de son échec électoral,
de charger de l’organisation du scrutin, «il est accentue sa campagne contre le parlemen-
impossible, impensable que Papandréou s’as- tarisme qu’elle avait déclenchée en 1965 lors
sure une majorité au Parlement». Et le des manœuvres aboutissant à l’élimination
21 avril 1967, à l’aube, cent cinquante blindés, du pouvoir du parti majoritaire.
des chars, et quelques centaines d’hommes, Le 1er avril 1967, le New York Times laisse
tous de l’armée de terre, investis- entendre que l’armée grecque pourrait inter-
Chars et militaires envahissent sent la capitale. Tranquillement, venir pour empêcher une victoire électorale
Athènes en quelques heures. des commandos casqués et armés du centre, présentée comme un éventuel
Les commandos appartiennent à une unité de fusils-mitrailleurs occupent succès pour le « communisme internatio-
d’élite entraînée par les Américains les bâtiments-clés – radio, télé- nal ». Le Yorkshire Post, comme d’autres
communications, postes, aéro- journaux étrangers, fait complaisamment
dromes, Parlement  – et les positions straté- état du « complot du Palais ».
giques de la ville. Les tanks prennent position
autour du palais royal et des principaux carre- Un mouvement populaire puissant
fours. Toutes les communications avec la pro- Dans les états-majors des partis de l’opposi-
vince et l’étranger sont coupées. L’opération est tion, la confiance relative découle d’une ana-
une remarquable réussite technique. lyse que l’on pourrait exposer, en gros, de la
Ces commandos appartiennent, pour l’essen- manière suivante  : le danger d’un coup
tiel, à une unité d’élite, le LOK (brigade d’assaut d’État, que l’on ne doit pas exclure à terme,
de montagne), qui compte environ sept cents sert dans l’immédiat d’épouvantail au Palais
hommes. Intégrée à l’OTAN, cette troupe spé- et à la droite, qui cherchent à terroriser leurs
ciale a été entraînée par les Américains (1). À adversaires. Le mouvement populaire, qui a
l’aube, les auteurs du putsch militaire sont maî- imposé les élections, est assez puissant pour
tres d’Athènes. En trois heures, ils auront fait décourager les amateurs d’aventures mili-
arrêter quelques milliers de personnes. taires. D’ailleurs, les Américains, dont l’in-
Aucun parti politique, aucune organisation fluence est décisive en Grèce, ne veulent pas
de masse, n’a offert une résistance notable ; d’une dictature ouverte dans un pays mem-
aucune précaution n’avait même été prise bre de l’OTAN, qu’ils peuvent encore domi-
pour protéger au moins les personnalités les ner derrière une façade de démocratie. Et
plus vulnérables. Pourtant, depuis au moins dans la plus mauvaise des hypothèses pour
Washington, l’armée aurait toujours le loisir
* Ancien ambassadeur de France et journaliste, décédé en 2012. – au lendemain de la consultation – d’inter-

16 //// MANIÈRE DE VOIR //// Une Europe coupée en deux


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DES COLONELS GRECS


venir pour annuler de « mau-
vaises » élections. Mais les cen-
tristes, tout comme la gauche,
ignorent que, à l’ombre de la
« grande junte », une « petite
junte », celle des colonels, a décidé
de prendre le pouvoir pour son
propre compte.

En liaison avec la CIA


Le secret était bien gardé, et pour
cause. Les trois principaux auteurs
de la conspiration –  le colonel
Georges Papadopoulos, le colonel
Nicolaos Makarezos et le général de
brigade Stylianos Pattakos  – ont
été, à un moment ou à un autre de
leur carrière, des officiers de ren-
seignement. Le colonel Papadopou-
los surtout (promu général et
nommé président du conseil en
décembre 1967) est un spécialiste
du contre-espionnage. Il fut long-
temps l’officier de liaison entre la
KYP (services spéciaux grecs) et la
CIA (Central Intelligence Agency)
américaine. Curieusement, le géné-
ral Pattakos s’est vanté d’avoir été,
outre un membre de la KYP, un
agent de l’Intelligence Service bri-
tannique. Le 27  avril, le colonel
Papadopoulos annonce au cours d’une confé- Il ne fait aucun doute que l’appui moral et Tanya Akhmetgalieva /////
« Chrystal Drama »
rence de presse : «Il s’agit pour nous de sauver matériel des États-Unis a contribué au main-
(Drame de cristal), 2020
le pays du danger communiste et non d’empê- tien des colonels au pouvoir [la dictature pren-
cher une victoire électorale des partis libéraux, dra fin en 1974]. Certes, la forme du régime
comme on l’a prétendu.» d’Athènes ne satisfait probablement pas les
Nombreux sont les Grecs qui sont persuadés responsables américains. Mais l’essentiel pour
que les services américains ont appuyé, voire Washington est d’empêcher la disparition d’un
inspiré, le coup d’État du 21 avril. Ils font valoir, gouvernement résolument «atlantique» – qui
à l’appui de leur thèse, les liens étroits qu’en- appuie à fond, par exemple, la guerre menée au
tretenaient certains des conjurés avec la CIA. Vietnam  – au profit de forces politiques en En exclusivité sur
Le fait que la prise du pouvoir se serait effec- pleine effervescence, dont l’orientation risque www.bookys-ebooks.com
tuée par l’application du « plan Prométhée » de compromettre les positions américaines en
– un ensemble de mesures d’urgence élabo- Méditerranée orientale. «La présence de la
rées par les services de l’OTAN pour réprimer Grèce dans l’Alliance atlantique est trop pré-
une éventuelle subversion communiste – leur cieuse, sa position stratégique au flanc est de
paraît être une preuve supplémentaire de la l’OTAN trop importante, indique-t-on alors
complicité américaine. dans les milieux diplomatiques américains,
pour que la collaboration de ce pays avec l’Oc-
cident puisse être soumise aux aléas de la poli-
(1) Lire Jean-Paul Bonnet, « Une dictature made in USA »,
Les Temps modernes, Paris, septembre 1967. tique intérieure hellénique.» n

Une Europe coupée en deux //// MANIÈRE DE VOIR //// 17


MDV183_Chap1_Mise en page 1 10/05/2022 15:40 Page 18

De Gaulle et la défense
française
Dans un discours prononcé le 3 novembre 1959 devant
les élèves du Centre des hautes études militaires,
le président de la République Charles de Gaulle expliquait la position
de la France à l’égard des projets d’intégration atlantique.

«I
l faut que la défense de la à-dire d’y répondre du destin du pays, s’il ces-
France soit française. C’est une sait de porter cet honneur et cette charge, s’il
nécessité qui n’a pas toujours n’était plus qu’un élément dans une hiérar-
été très familière au cours de ces dernières chie qui ne serait pas la nôtre, c’en serait fait
années. Je le sais. Il est indispensable qu’elle le rapidement de son autorité, de sa dignité, de
devienne. Un pays comme la France, s’il lui son prestige devant la nation, et par consé-
arrive de faire la guerre, il faut que ce soit sa quent devant les armées.
guerre. Il faut que son effort soit son effort. C’est pourquoi la conception d’une guerre et
S’il en était autrement, notre pays serait en même celle d’une bataille dans lesquelles la
contradiction avec tout ce qu’il est depuis ses France ne serait plus elle-même et n’agirait
origines, avec son rôle, avec l’estime qu’il a plus pour son compte avec sa part bien à elle et
de lui-même, avec son âme. Naturellement, suivant ce qu’elle veut, cette conception ne peut
la défense française serait, le cas échéant, être admise. Le système qu’on a appelé “inté-
conjuguée avec celle d’autres pays. Cela est gration” et qui a été inauguré et même, dans
dans la nature des choses. Mais il est indis- une certaine mesure, pratiqué après les
pensable qu’elle nous soit propre, que la grandes épreuves [de la seconde guerre mon-
France se défende par elle-même, pour elle- diale] que nous avions traversées, alors qu’on
même et à sa façon. pouvait croire que le monde libre était placé
S’il devait en être autrement, si l’on admet- devant une menace [soviétique] imminente et
tait pour longtemps que la défense de la illimitée [de type nucléaire] et que nous
France cessât d’être dans le cadre national n’avions pas encore recouvré notre personna-
et qu’elle se confondît, ou se fondît avec autre lité nationale, ce système de l’intégration a vécu.
chose, il ne serait pas possible de maintenir Il va de soi, évidemment, que notre défense,
chez nous un État. Le gouvernement a pour la mise sur pied de nos moyens, la conception
raison d’être, à toute époque, l’intégrité du de la conduite de la guerre, doivent être pour
territoire. C’est de là qu’il procède. En France, nous combinées avec ce qui est dans d’autres
en particulier, tous nos régimes sont venus pays. Notre stratégie doit être conjuguée avec
de là. (…) la stratégie des autres. Sur les champs de
Quant au commandement militaire, qui bataille, il est infiniment probable que nous
doit avoir la responsabilité incomparable de nous trouverions côte à côte avec des alliés.
commander sur les champs de bataille, c’est- Mais que chacun ait sa part à lui. »

18 //// MANIÈRE DE VOIR //// Une Europe coupée en deux


MDV183_Chap1_Mise en page 1 10/05/2022 15:40 Page 19

AVEC LA TURQUIE, UNE RELATION TURBULENTE


1974, crise durant laquelle la Turquie impose
Excepté dans les années 1950, Ankara a toujours manifesté sa volonté de diversifier par la force une partition de l’île, ce qui lui vau-
ses partenaires, tout en maintenant des rapports privilégiés avec Washington. dra un embargo sur les livraisons d’armes
américaines de 1975 à 1978.
Les relations ont parfois été tendues, notamment quand l’actuel président turc a acheté
Ainsi, tout en restant membre de l’OTAN et
des missiles S-400 à la Russie. Mais, seul grand pays membre de l’OTAN culturellement en entretenant un partenariat stratégique
musulman, la Turquie en demeure un pivot. jamais démenti avec les États-Unis, la Turquie
inscrit, depuis longtemps, ses relations avec

D
PAR DIDIER BILLION * ès les débuts de la guerre froide, la ses alliés dans un rapport critique.
Turquie s’aligne sur les puissances À la fin des années 1980, une forte inquié-
occidentales et endosse systémati- tude se cristallise parmi ses dirigeants. La
quement les choix de Washington – ce qui lui chute du mur de Berlin risque en effet, par
a valu d’être alors radicalement isolée de son contrecoup, de faire perdre à Ankara la rente
environnement régional. L’adhésion à l’OTAN, stratégique que lui confère son emplacement
en 1952, en constitue le symbole le plus évident. géographique. C’est pourquoi elle s’engage
À aucun autre moment de son histoire, elle ne résolument au sein de la coalition mise en
connaîtra une politique d’identification avec le œuvre contre l’Irak de Saddam Hussein après
bloc occidental aussi forte, dans les domaines l’invasion du Koweït en août 1990. L’objectif
économiques, sociaux, politiques ou culturels. est d’être enfin reconnue comme l’indispensa-
Néanmoins, dès 1964, s’engage une diversi- ble stabilisateur régional au sein d’un Proche-
fication, puis une autonomisation de la poli- Orient semblant voué aux turbulences. Mais
tique extérieure d’Ankara, marquant sa déter- c’est finalement surtout en paroles que la Tur-
mination à défendre ce qu’elle considère quie obtient la reconnaissance attendue.
comme ses intérêts nationaux. Cette volonté L’accession au pouvoir du Parti de la justice
d’émancipation s’est illustrée, par exemple, et du développement (AKP) au début des
lors des crises politiques chypriotes, en 1964 années 2000 préoccupe fortement les parte-
tout d’abord, mais surtout dix ans plus tard, en naires d’Ankara  : l’islam politique dont se
revendique cette formation va-t-il inspirer un
* Directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et changement des paradigmes de sa politique
stratégiques (IRIS).
extérieure? Le refus de la Turquie d’accéder à
la demande de George W. Bush de déployer
62 000 soldats américains sur son sol pour
Sur la Toile attaquer l’Irak par le nord en 2003 aiguise les
OTAN tensions avec Washington.
Le site de l’Alliance propose une grande variété de documents : déclarations officielles, communiqués Les dernières années ont apporté leur lot
de presse, discours, ouvrages et manuels de référence, etc. Il contient également plusieurs dossiers
thématiques (« Relations OTAN-Russie », « Défense collective », « Transparence et réformes », « Exercices »…) d’interrogations et de mésinterprétations sur
ainsi qu’une rubrique cartographique. les évolutions de la politique extérieure
www.nato.int
turque. Une crainte a même semblé sourdre
Cold War International History Project des cercles liés aux complexes militaro-sécu-
Créé en 1991, le Projet pour l’histoire internationale de la guerre froide a pour mission la collecte et la ritaires occidentaux quant à la sortie de la Tur-
diffusion d’informations et de documentation sur le conflit Est-Ouest. Ses travaux s’appuient sur l’ouverture
des archives de l’ex-bloc communiste. quie des systèmes d’alliance traditionnels,
www.wilsoncenter.org/program/cold-war-international-history -project notamment de l’OTAN.
Les différends entre les dirigeants turcs et
Carnegie Moscow Center
Le site de l’antenne russe – dont le siège a dû fermer en avril 2022 – de la fondation Carnegie pour la paix leurs alliés occidentaux montrent néanmoins
internationale, un think tank américain très consulté dans les cercles décisionnaires, propose quantité qu’ils n’ont pas, à ce stade, de caractère rédhi-
de ressources et d’analyses sur les rouages de la confrontation stratégique entre Washington et Moscou.
www.carnegie.ru bitoire. Il suffit de rappeler trois événements
parmi les plus récents : l’acceptation de l’ins-
Federation of American Scientists (FAS) tallation sur son sol du radar de pré-alerte du
Une base documentaire consacrée aux enjeux stratégiques globaux : sécurité nationale, défense, armement
nucléaire, renseignement, etc. On pourra y consulter des rapports déclassifiés du gouvernement américain bouclier antimissile de l’OTAN, actée au som-
et de nombreux documents historiques relatifs à l’OTAN. met de Lisbonne de novembre 2010 et mise en
www.fas.org
œuvre en septembre 2011; le déploiement ☛

Une Europe coupée en deux //// MANIÈRE DE VOIR //// 19


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AVEC LA TURQUIE, UNE RELATION TURBULENTE

Tanya Akhmetgalieva ///// par l’Alliance, sur requête d’Ankara, au nom de culturellement musulman membre de
« Emergency Room »
l’article 4 du traité fondateur de l’OTAN (1), de l’OTAN. En somme, elle continue d’être un
(Salle des urgences), 2011
missiles Patriot à la frontière turco-syrienne hub eurasiatique incontournable pour la
en janvier 2013; la demande turque d’une réu- politique régionale des États-Unis, ce dont
nion de l’OTAN au niveau des ambassadeurs, les cercles d’inf luence politico-stratégiques
quelques minutes après avoir à Washington sont parfaitement conscients
L’arrivée au pouvoir d’un dirigeant se
abattu un aéronef russe, le et convaincus.
réclamant de l’islam politique a fait 24 novembre 2015, sollicitation Du point de vue des puissances occiden-
craindre un changement de paradigme immédiatement acceptée par tales, le statut de pivot que possède de facto
de sa politique extérieure l’Organisation transatlantique. Ankara doit être préservé. La confiance a
Ces exemples, indépendamment indéniablement été écornée, mais les inté-
de leurs développements ultérieurs, indiquent rêts mutuels restent forts et la Turquie
assez bien que la Turquie n’a pas l’intention de demeurera dans l’Organisation, même si elle
rompre avec ses alliés. peut y jouer parfois le rôle de trublion.
Pour autant, il n’est plus question, pour
Un trublion elle, d’accepter une quelconque forme de
Consciente de son potentiel, elle entend faire résignation ou de statut de deuxième classe.
valoir ses intérêts et ses atouts. Elle dispose Désormais, Ankara aspire à déployer son
en effet de la deuxième armée de l’Alliance influence à 360 degrés et, à l’image de nom-
atlantique par le nombre de ses soldats, met breux autres États qualifiés d’« émergents »,
à la disposition de ses alliés la base d’Incirlik elle est décidée à faire entendre sa voix sur la
où sont entreposées des armes nucléaires scène internationale.
américaines, continue à contrôler les Le dossier des missiles S-400 russes, dont
détroits de la mer Noire, et reste le seul État la livraison de plusieurs éléments a com-

20 //// MANIÈRE DE VOIR //// Une Europe coupée en deux


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mencé le 12  juillet  2019, indique-t-il une cié la proposition du président turc – for-
volonté de rompre ses alliances avec les puis- mulée lors du sommet de l’OTAN, le
sances occidentales ? Ces armes sont certes 14 juin 2021 – d’assurer la sécurisation de
incompatibles avec les normes de l’OTAN, l’aéroport de Kaboul après le retrait des
car permettant potentiellement d’accéder à troupes américaines. La prise de la ville
certains des systèmes codés de cette der- beaucoup plus rapide que prévu par les tali-
nière. Néanmoins, la Turquie a parfaite- bans a réduit à néant cette intention, mais la
ment conscience qu’aucun État, ou groupe proposition a été mise sur la table. Enfin la
d’États, n’est à même de lui donner l’équiva- séquence ouverte par la guerre en Ukraine
lent en matière de garanties de sécurité que replace Ankara au centre de nombreuses ini-
celles fournies par l’Alliance atlantique. Il tiatives de médiation qui lui valent d’être
est d’ailleurs significatif que presque trois courtisée par ceux qui l’ostracisaient il y a
ans après leur déploiement ces systèmes seulement quelques mois.
n’ont toujours pas été activés. On peut Didier Billion
considérer qu’après la guerre en Ukraine ils
ne le seront définitivement plus.
En outre, la diversité des projets et Crise de Berlin et risque nucléaire
contrats en négociation dans le domaine de

D
l’armement avec plusieurs puissances occi-
ans la nuit du 12 au 13 août 1958, Walter Ulbricht, premier secrétaire du Parti communiste
dentales exprime, d’une part, la poursuite
est-allemand ordonne l’isolement des secteurs de Berlin-Ouest contrôlés par les États-
de la diversification de ses partenariats
Unis, la France et le Royaume-Uni. Des barbelés sont posés, les trains et les métros stoppés, les
extérieurs et, d’autre part, sa résolution à
rues reliant les deux parties de la ville bouclées. Les Vopos (policiers militaires) reçoivent l’ordre
renforcer ses propres capacités nationales
d’abattre toute personne tentant de passer à l’Ouest. Dans les jours qui suivent, un mur se dresse
de défense.
à la place des barbelés. Mille cinq cents soldats américains sont envoyés en renfort à Berlin-
M.  Donald Trump avait semblé vouloir
Ouest. Les chars russes et américains se font face au cœur de la ville allemande, laissant planer
minimiser la responsabilité turque dans
la menace d’une guerre nucléaire. Comment en est-on arrivé là?
l’achat des S-400, assurant qu’elle incom-
bait plutôt à M.  Barack Obama, accusé
Depuis les accords de Paris de 1954, la République fédérale d’Allemagne (RFA) a intégré l’Al-
d’avoir cherché à imposer des conditions
liance atlantique. Réarmée et prospère grâce à l’aide économique américaine du plan Marshall,
exagérées à la partie turque pour l’achat de
elle attire les Allemands de l’Est qui fuient par centaines de milliers, notamment par la porte de
systèmes Patriot. Cela ne l’a pas pour autant
sortie que constitue l’enclave de Berlin-Ouest, un modèle de réussite au milieu d’un État com-
muniste en difficulté.
empêché, dès les premières livraisons d’élé-
ments de ces systèmes russes, de prendre Le 27 novembre, le dirigeant soviétique Nikita Khrouchtchev lance un ultimatum : il donne six
des mesures de coercition concernant le mois aux trois puissances occidentales d’occupation pour faire de Berlin une ville libre, démili-
programme des F-35 : éviction de la chaîne tarisée et neutre sous contrôle des Nations unies, sans quoi l’URSS signerait une paix séparée
de fabrication, cessation du programme avec la République démocratique d’Allemagne (RDA).
d’entraînement des pilotes turcs et impossi- Un tel transfert de pouvoirs à la RDA obligerait les puissances alliées à traiter directement
bilité pour la Turquie d’en acquérir. A avec les pouvoirs est-allemands et à reconnaître de facto l’État communiste. Cela reviendrait à
contrario, le secrétaire général de l’OTAN tourner le dos à la RFA, qui se considère comme l’héritière légitime de l’État allemand et qui pour-
n’hésita pas, quant à lui, à prononcer un rait être tentée de quitter l’Alliance atlantique, où elle tient le rôle de première ligne de défense
véritable plaidoyer en faveur d’Ankara lors face à l’URSS. Délicate situation, à laquelle le président Charles de Gaulle décide de répondre par
de l’ouverture du Aspen Security Forum, le l’intransigeance, donnant lieu à sa célèbre réponse à l’ambassadeur soviétique Sergueï Vinogra-
17 juillet 2019, soit cinq jours après le début dov : «Si la guerre doit en résulter, eh bien! Nous mourrons tous, vous aussi.» Si accepter l’ulti-
du déploiement des S-400 sur le sol turc : matum n’est pas une option, affronter la RDA, membre du pacte de Varsovie, ne l’est pas plus.
« Le rôle de la Turquie dans l’OTAN est beau- Les multiples tentatives de négocier restent vaines, et la menace finit par s’estomper. En juin 1961,
coup plus large que les F-35 ou les S-400 (2). » au cours d’une rencontre quadripartite, le président américain John F. Kennedy affirme son enga-
Si les relations entre MM.  Recep Tayyip gement à défendre Berlin-Ouest en cas de conflit et balaie l’idée d’une partie occidentale «neu-
Erdoğan et Joe Biden sont empreintes d’une tre». Des mesures militaires sont prises de chaque côté, jusqu’à la décision d’Ulbricht de cloi-
réelle méfiance, ce dernier a fortement appré- sonner la ville, avec l’assentiment du Kremlin, qui veille toutefois à ne pas être trop impliqué
dans cette initiative. La construction du Mur permet en réalité aux deux camps de sauver les
(1) L’article prévoit la consultation des membres de l’OTAN apparences : l’URSS réussit à faire reconnaître et sécuriser la RDA ; les Occidentaux parviennent
quand l’un d’entre eux se sent menacé et peut déboucher
sur des mesures préventives.
à maintenir Berlin-Ouest dans leur sphère d’influence.
(2) Jens Stoltenberg, « L’OTAN : un atout pour l’Europe, un
Antoine Roggia
atout pour l’UE », 17 juillet 2019, www.nato.int

Une Europe coupée en deux //// MANIÈRE DE VOIR //// 21


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:30 Page 22

© Peter Marlow/Magnum Photos


Peter Marlow ///// Marine américaine en mer Adriatique, guerre du Kosovo, 1999

2 Extension
du domaine de la lutte
Forts de leur victoire à l’issue de la guerre froide, les États-Unis
en ont profité pour refonder l’OTAN en machine de guerre mondiale,
se passant parfois de l’avis du Conseil de sécurité de l’ONU. Comme en
Serbie. Puis ils s’en sont servis au Kosovo mais aussi en Afghanistan
ou en Libye, élargissant ainsi le périmètre de ses interventions.

22 //// MANIÈRE DE VOIR //// Extension du domaine de la lutte


MDV183_Chap2_Mise en page 1 11/05/2022 11:10 Page 23

ET L’ORGANISATION MILITAIRE SURVIT À SON ENNEMI


de l’Alliance, l’extension de l’aire géographique
En 1991, le délitement du bloc de l’Est lançait un singulier défi à l’OTAN. La disparition à laquelle s’applique le traité de l’Atlantique
de l’ennemi contre lequel elle avait été créée n’impliquait-elle pas de la dissoudre nord. Mais ils se heurtaient régulièrement
aux réticences ou même à l’opposition ouverte
à son tour ? Mais Washington, attaché à l’instrument de sa prépondérance sur le Vieux
de plusieurs gouvernements européens sou-
Continent, préféra la doter de nouvelles missions, tout en étendant sa zone d’intérêt
cieux de ne pas se laisser entraîner dans des
à l’Europe orientale et aux anciennes républiques soviétiques. crises ou des conflits où Washington vou-
drait les engager alors qu’ils ne souhaite-

A
PAR PAUL-MARIE DE LA GORCE * près le démembrement de l’Union raient pas s’y impliquer.
soviétique qui suivit le putsch man- En pratique, cependant, l’usage était établi
qué d’août 1991, on put vérifier sans depuis longtemps que, dans les concerta-
peine que la politique des États-Unis viserait tions régulières de l’Alliance, on évoque les
délibérément à maintenir les structures de principaux problèmes internationaux, qu’ils
l’Organisation atlantique qui avait assuré se situent ou non dans son aire géographique.
jusque-là leur position prépondérante en Mais il ne s’agissait généralement que de
Europe. L’entreprise, pourtant, si elle était consultations, de discussions, d’échanges de
facilitée par la remarquable complaisance vues, n’impliquant aucun engagement direct
des gouvernements européens, se heurtait à dans une crise en cours. La guerre du Golfe
une difficulté : l’intention, très naturelle, de [1990-1991] fut l’occasion d’aller plus loin  :
l’administration américaine de réduire les dans l’hypothèse d’une attaque de l’Irak contre
effectifs de son corps expé- la Turquie – et bien qu’elle ne fût évidemment
Les États-Unis ont voulu éviter que ditionnaire sur le théâtre pas plausible dans les circonstances du
la baisse des effectifs de leur corps européen, après la fin de la moment –, il fut décidé par les gouvernements
expéditionnaire en Europe entraîne guerre froide –  une réduc- des pays membres de l’OTAN que des déta-
une réduction de leur influence tion de moitié, suivant les chements aériens allemands, italiens et
premières dispositions envi- belges s’établiraient sur le territoire turc que
sagées par l’administration du président les États-Unis utilisaient déjà, plus ou moins
George H. W. Bush [1989-1993], c’est-à-dire discrètement, pour leurs opérations de ren-
de 300 000 à 150 000 hommes environ. seignement, d’observations et pour certains
Il était légitime de penser qu’il en résulte- contacts à l’intérieur du territoire irakien. On
rait une diminution du poids relatif des n’alla pas au-delà, mais il n’est pas exagéré de
États-Unis au sein de l’OTAN et donc de leur dire qu’alors fut frôlée l’éventualité d’une
position prééminente. C’est manifestement extension manifeste du champ d’application
ce que, à Washington, on a voulu éviter. Le du traité de l’Atlantique nord en situation de
souci majeur de la politique américaine est crise et de guerre.
devenu évident : préserver son rôle dirigeant
dans le contexte international nouveau, alors Pouvoirs accrus
qu’il ne pouvait plus se justifier par l’éven- Mais les réticences persistaient, en particulier
tualité d’une menace majeure venant de de la part du gouvernement français, qui
l’Est. Dans ce but, Washington allait adapter, continuait à vouloir distinguer la politique
autant que ce serait nécessaire, l’organisa- qu’il menait dans le cadre de l’Alliance de celle
tion politique et militaire de l’Alliance atlan- qu’il entendait mener en dehors de ce cadre ;
tique. Cette politique se développa selon trois et de la part aussi du gouvernement allemand,
axes : l’extension des zones où l’Organisation qui invoquait, lui, l’impossibilité constitution-
pourrait agir ; l’extension de ses compé- nelle et politique –  du reste fort relative  –
tences ; et le renouvellement de ses struc- d’utiliser ses forces au-delà des limites géogra-
tures militaires. phiques de l’Alliance atlantique.
Les États-Unis cherchaient depuis long- Peu de temps après l’effondrement du pacte
temps à faire admettre, par leurs partenaires de Varsovie, la politique américaine a fait
admettre que l’Organisation atlantique avait
* Journaliste (1928-2004). compétence pour traiter des problèmes ☛
Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 23
MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:31 Page 24

mutuellement » et se réfère ensuite, plus pré-


ET L’ORGANISATION MILITAIRE SURVIT À SON ENNEMI cisément, à l’Union de l’Europe occiden-
dits « de sécurité » concernant l’ensemble des tale  (UEO), qui ne concerne que l’Europe
« pays de l’Est » sans qu’une limite précise occidentale mais à laquelle on confie un rôle
soit fixée à cet égard. Très significatif est le dans la crise yougoslave [qui a éclaté en
communiqué final de la réunion ministé- juin 1991, avec la déclaration d’indépendance
rielle du Conseil de l’Atlantique nord du de la Croatie, avant de gagner l’année sui-
17 décembre 1992. Il énonce que l’Alliance vante la Bosnie-Herzégovine].
est « l’un des instruments indispensables L’essentiel dans cette extension de l’aire géo-
pour  (…) orienter le changement dans l’en- graphique et des compétences de l’OTAN fut,
Peter Marlow ///// semble de l’Europe » et pour « établir un ordre à coup sûr, la création du Conseil de coopéra-
RAF Bentwaters, ex-base dans la région euro-atlantique ». Le même tion nord-atlantique  (CCNA), le 20  décem-
aérienne de l’US Air Force
et de l’OTAN, Royaume-Uni,
communiqué prévoit que l’Alliance agira bre 1991. Son objet est théoriquement la sécu-
Suffolk, 2002 « dans un réseau d’institutions se renforçant rité sur le continent européen. Ce concept s’est
révélé de grande effica-
cité pour la réalisation
des desseins de la poli-
tique américaine. On
est en effet passé, sans
opposition ni même
interrogations, du sim-
ple souci d’examiner les
problèmes de sécurité
résultant, à l’est de l’Eu-
rope, de la disparition
du pacte de Varsovie,
aux questions soulevées
par l’application du
traité sur la réduction
des forces convention-
nelles en Europe [signé
en novembre 1990, entre
34  représentants des
États de l’OTAN et du
pacte de Varsovie], puis à
l’application des traités
sur la réduction des
forces nucléaires (Start)
conclu [en juillet  1991]
entre les États-Unis et
l’Union soviétique, puis
à l’ensemble des pro-
blèmes politiques et
stratégiques posés par
l’éclatement du camp
de l’Est et le démem-
brement de l’URSS elle-
même. Point d’aboutis-
© Peter Marlow/Magnum Photos

sement de cette politique,


le CCNA s’élargit jusqu’à
inclure trente-huit mem-
bres (y compris l’Albanie),
ses compétences le por-
tant à traiter aussi bien

24 //// MANIÈRE DE VOIR //// Extension du domaine de la lutte


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:31 Page 25

des crimes dans l’ex-Yougoslavie (Bosnie,


Kosovo, Sandjak, Vojvodine) ; du conf lit entre Bibliographie
Ossètes et Ingouches [au sud de la Russie] ;
DANIELE GANSER, Les Guerres illégales de l’OTAN. SERGE HALIMI ET DOMINIQUE VIDAL (AVEC HENRI
de l’Abkhazie [en Géorgie] ; de la Moldavie ; Une chronique de Cuba à la Syrie, Demi-Lune, MALER ET MATHIAS REYMOND), « L’opinion, ça se
Plogastel Saint-Germain, 2017.
ou de la guerre civile au Tadjikistan. travaille…». Les médias et les « guerres justes » :
Auteur du livre Les Armées secrètes Kosovo, Afghanistan, Irak, Agone, Marseille, 2014
Le rôle des États-Unis dans l’Alliance et de l’OTAN (Demi-Lune, 2007), consacré (rééd.).
dans ses structures politiques et militaires aux réseaux clandestins de l’Alliance actifs Comment les médias « ont broyé l’information
durant la guerre froide en Europe de l’Ouest, du public » pour justifier les interventions
a été simultanément consacré. Ainsi le
l’historien revient ici sur les interventions militaires menées dans les années 1990
comité des plans de défense et le groupe occidentales en Serbie, en Afghanistan, et 2000, au nom des droits humains, dans les
des plans nucléaires rappelaient-ils, à l’is- en Irak, en Libye, etc. Balkans, au Proche-Orient et dans le Golfe.

sue de leurs réunions des 26 et 27 mai 1992, GILLES DORRONSORO, Le Gouvernement CATHERINE SAMARY, Yougoslavie. De la décomposition
transnational de l’Afghanistan. Une si prévisible aux enjeux européens, Éditions du Cygne, Paris, 2007.
que « l’OTAN reste le forum essentiel où les défaite, Khartala, Paris, 2021.
Réunissant des analyses et des reportages
alliés se consultent et s’accordent sur des Paru six mois avant l’évacuation du pays par publiés dans Le Monde diplomatique ainsi
politiques touchant à leurs engagements de les États-Unis, cet ouvrage montre comment que dans la revue Inprecor, cet ouvrage
l’intervention militaire de 2001 a contribué retrace l’éclatement yougoslave à partir
sécurité et de défense » et que « la présence à « créer une société ravagée par la guerre de 1991 et remet en mémoire les épisodes
en Europe de forces américaines demeure civile » et met en lumière les contradictions majeurs qui ont marqué les crises
du state-building promu par balkaniques, comme l’intervention alliée
indispensable ». Et le « sommet » atlantique la « communauté internationale ». contre la Serbie.
de Rome proclamait : « L’OTAN incarne l’as-
sociation transatlantique qui établit un lien
permanent entre la sécurité de l’Amérique
du Nord et la sécurité de l’Europe. » que le gouvernement allemand appuyait en
Ce souci de la politique américaine a principe, tout en manifestant ses réserves.
conduit à des initiatives révélatrices. La La prééminence de l’OTAN avait alors été
création en 1993 d’une « force de réaction réaffirmée avec l’appui sans ambages de
rapide » en témoigne. Elle est destinée dès tous les autres partenaires européens des
l’origine à des interventions dans les crises États-Unis. Par la suite, les négociations
où les États membres de l’OTAN voudraient franco-allemandes sur la constitution d’un
s’impliquer. Mais l’essentiel est dans ses Eurocorps ont abouti à pré-
structures. Elle se caractérise, en effet, par voir que celui-ci serait mis à Même l’Eurocorps imaginé par
un plus haut degré d’intégration –  au la disposition de l’OTAN et la France et l’Allemagne serait mis
niveau des brigades – que celui des forces de ses commandements à la disposition du commandement
déjà « intégrées » de l’OTAN. Les documents intégrés en cas de crise : c’est militaire intégré en cas de crise
officiels émanant des instances atlantiques d’ailleurs la première fois
emploient couramment désormais l’ex- depuis le retrait de la France de l’organisa-
pression « forces multinationales » pour la tion militaire atlantique, en 1966, qu’elle
désigner. Ainsi le communiqué du sommet consent à envisager la réintégration éven-
de Rome énonce-t-il que « le dispositif de tuelle d’une partie, même très limitée, de ses
défense collective [de l’Alliance] reposera de forces dans la structure militaire de l’OTAN.
plus en plus sur la formation d’unités mul- Cet épisode, en tout cas, couronne les
tinationales ». longs efforts des États-Unis pour donner à
leur prépondérance politique et straté-
Pas de défense européenne gique en Europe les instruments adaptés au
La préoccupation américaine est alors de contexte international issu de la disparition
renforcer les structures militaires de l’OTAN du pacte de Varsovie et du démembrement
et non de les dissoudre ou de les alléger, et, de l’Union soviétique. Cette entreprise, de
par-dessus tout, d’éviter qu’une structure toute évidence, a été menée à bien. Elle
européenne distincte en soit concurrente. Le donne, semble-t-il, raison à ceux qui ont
sommet atlantique de Rome avait déjà été toujours pensé que l’Alliance atlantique et
l’occasion, en novembre 1991, d’une vigou- son organisation politique et militaire
reuse contre-offensive diplomatique améri- n’avaient pas seulement pour objet de
caine en vue de faire échouer toute perspec- défendre le continent européen mais d’y
tive d’un système de défense européen assurer aussi la prépondérance politique et
distinct de celui de l’OTAN, que le gouverne- stratégique de Washington.
ment français avait prudemment suggéré et Paul-Marie de La Gorce

Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 25


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:31 Page 26

DANS LES BALKANS, L’ENGRENAGE DU DÉCOUPAGE


la Bosnie-Herzégovine en 1995. La comparai-
Le bombardement de la Serbie par les forces otaniennes en 1999 a constitué un tournant son entre les bombardements de 1995 et ceux
dans l’histoire des relations internationales. L’Organisation s’est passée de l’avis de 1999 est biaisée, dans la mesure où les pre-
miers survenaient à la fin et les seconds au
du Conseil de sécurité de l’ONU pour intervenir dans un pays non membre de l’Alliance.
début d’une guerre, cette différence ne faisant
Justifiée par un motif humanitaire, l’opération a aggravé le chaos et constitué
que souligner l’attitude velléitaire de diplo-
un précédent dont se servira Moscou contre l’Ukraine. mates et de dirigeants politiques qui enten-
daient régler la question du Kosovo en

Q
PAR XAVIER BOUGAREL * ue la menace et l’utilisation de la force quelques semaines après l’avoir négligée pen-
aient été nécessaires pour mettre fin dant dix ans. D’autre part, les frappes
aux conflits yougoslaves, il est difficile aériennes de 1995 visaient à créer les condi-
d’en douter. En Bosnie-Herzégovine, les tions d’une négociation équilibrée (désencla-
frappes aériennes menées par l’OTAN contre vement de Sarajevo), quand celles de 1999
les forces serbes en septembre 1995 ont ainsi voulaient se substituer à une telle négociation
permis la levée du siège de Sarajevo, et facilité en imposant à la partie yougoslave lesdits
le processus de négociation qui conduisit trois «accords» de Rambouillet.
mois plus tard aux accords de Dayton (1). Pour Sans doute eût-il donc été plus judicieux de
autant, cela ne signifie pas que l’intervention poursuivre un processus de négociation par
militaire menée par l’OTAN contre la Yougo- nature long et complexe, et de garder la
slavie entre le 24 mars et le 10 juin 1999 ait été menace et l’usage de la force pour prévenir
justifiée, ou qu’elle se soit finalement avérée toute escalade sur le terrain. Du reste, le pre-
utile. Loin de prévenir une catastrophe huma- mier ultimatum lancé par l’OTAN en octo-
nitaire, en effet, elle l’a au contraire précipitée, bre 1998 (et dont la logique était plus proche
laissant derrière elle un Kosovo dévasté, une de l’attitude de 1995) n’avait-il pas permis le
économie serbe désarticulée et des popula- déploiement au Kosovo des «vérificateurs» de
tions durablement choquées. l’Organisation pour la sécurité et la coopéra-
De même, la légalité de cette action est lar- tion en Europe  (OSCE), et suscité une nette
gement sujette à caution, certains juristes baisse d’intensité dans les combats commen-
estimant que la Charte des Nations unies, la cés en mars 1998?
Charte de l’OTAN et la Constitution de plu- À ce genre de remarque, les partisans de l’in-
sieurs États ont été violées. Quant à la jus- tervention de l’OTAN rétorquent qu’une aug-
tification a posteriori des bombardements mentation des effectifs de l’armée yougoslave
par la nécessité de mettre un terme aux et une reprise des combats étaient perceptibles
crimes des forces yougoslaves, elle ne fait au Kosovo dès janvier 1999, et que la délégation
que souligner la question de serbe n’a jamais eu l’intention de négocier
L’aviation a visé délibérément l’efficacité déjà évoquée, et sérieusement à Rambouillet. Mais ces deux
des civils et s’est rendue coupable de ne peut justifier le fait que, arguments méritent pour le moins d’être nuan-
crimes de guerre. On est loin du succès en visant délibérément des cés. D’une part, la croissance des effectifs de
vanté par les dirigeants politiques objectifs civils, l’aviation de l’armée yougoslave était en partie une réponse
l’OTAN se soit elle-même au déploiement en Macédoine de la «force d’ex-
rendue coupable de crimes de guerre. Loin traction» de l’OTAN, perçue de plus en plus
des satisfecit que se décernent nos hommes comme une menace par les militaires yougo-
politiques, il convient donc de se demander slaves, et la reprise des combats s’explique aussi
quelles ont été leurs erreurs dans la gestion par les provocations délibérées de l’Armée de
du conf lit du Kosovo et, plus largement, de libération du Kosovo (UCK). D’autre part, il est
la crise yougoslave. difficile de savoir si les arguments avancés par
Revenons sur le parallèle souvent établi la partie serbe pour rejeter les « accords » de
entre la situation du Kosovo en 1999 et celle de Rambouillet étaient ou non de simples pré-
textes, mais force est de constater qu’ils
n’étaient pas dénués de tout fondement. En pro-
* Chargé de recherche au Centre d’études turques, ottomanes,
balkaniques et centrasiatiques (Cetobac). mettant à la délégation albanaise un référen-

26 //// MANIÈRE DE VOIR //// Extension du domaine de la lutte


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:32 Page 27

ETHNIQUE
dum d’autodétermination et en étendant
certaines prérogatives et missions de la
KFOR (Kosovo Force) à tout le territoire yougo-
slave, les diplomates occidentaux sortaient du
cadre fixé par le Groupe de contact et exigeaient
de Belgrade rien d’autre qu’une capitulation.

Politique du fait accompli


Plutôt que se gargariser de leur propre
sagesse, ces mêmes diplomates auraient été
mieux avisés de se demander quelles étaient
les leçons que les Albanais et les Serbes eux-
mêmes tiraient de huit années de conflits you-
goslaves. Ils auraient vu que la stratégie mili-
taire de l’UCK – comme celle, en son temps,
des dirigeants bosniaques  – visait moins à
remporter une victoire sur le terrain qu’à
déclencher une intervention occidentale. Et
que la partie serbe s’apprêtait à riposter à cette
intervention par une politique du fait accom-
pli qui a si bien réussi aux uns et aux autres
entre 1991 et 1995, et que les pays occidentaux
eux-mêmes encourageaient encore pendant
l’été 1998, quand ils signalaient discrètement
à l’armée yougoslave qu’elle avait les mains
libres pour écraser l’UCK.
Cette fois, la politique du fait accompli n’a trialisés plus la Russie) le 6 mai 1999, et adopté Peter Marlow /////
Marine américaine en mer Adriatique,
apparemment pas payé, puisque les autorités par le Conseil de sécurité de l’ONU le 10 juin,
guerre du Kosovo, 1999
yougoslaves ont dû se plier aux conditions constitue une défaite pour le président Slobo-
posées par la communauté internationale et dan Milosevic, les conditions posées dans ce
que, contrairement à la plupart des réfugiés de plan étant parfois plus sévères que celles des
Bosnie-Herzégovine et de Krajina (Croatie), les « accords » de Rambouillet (retrait total des
centaines de milliers d’Albanais victimes du forces yougoslaves, effectifs de la KFOR portés
nettoyage ethnique ont pu rejoindre leur à 50000 hommes, etc.).
domicile, ou du moins ce qu’il en reste. Il s’agit Mais si les autorités yougoslaves n’ont pas
là, nous dit-on, d’un tournant décisif dans la obtenu que la KFOR soit constituée par des
gestion des conflits yougoslaves, qui témoi- pays extérieurs à l’Alliance atlantique, ou
gnerait du succès final de l’action conduite par qu’un secteur particulier soit attribué au
l’OTAN. Mais, là encore, une analyse plus contingent russe, l’OTAN ne peut pour autant
approfondie révèle la fragilité et l’ambiguïté se présenter en vainqueur absolu : la résolu-
de ce succès, et fait ressortir de nombreux élé- tion 1244 du Conseil de sécurité, en effet, ne
ments de continuité avec les dix ans écoulés. mentionne plus la période transitoire de
Certes, l’acceptation du plan de paix trois ans prévue par les « accords » de Ram-
esquissé par le G8 (les sept pays les plus indus- bouillet, et envisage simplement « un proces-
sus politique visant à déterminer le statut
© Peter Marlow/Magnum Photos

(1) NDLR. Signés le 21 septembre 1995, les accords de Day- futur du Kosovo, en tenant compte des
ton consacrent l’intégrité territoriale de la Bosnie tout en
la partageant en deux entités ethniques distinctes, la Fédé-
“accords” de Rambouillet ». La question se
ration croato-musulmane (51 % du territoire) et la Répu- pose alors de savoir exactement qui a cédé
blique serbe de Bosnie (49 %). Les résultats du nettoyage
ethnique sont, de fait, entérinés. Ils se traduisent également sur quoi et, plus important, si le même résul-
par la mise sous tutelle internationale de l’État bosniaque, tat n’aurait pas pu être obtenu sans recours
et par la mise à l’écart de l’ONU au profit de l’OTAN, dont
les troupes s’installent dans la région. à la force. ☛

Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 27


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:32 Page 28

Le principal défaut de conception du pro-


DANS LES BALKANS, L’ENGRENAGE DU DÉCOUPAGE ETHNIQUE cessus de Rambouillet et de l’intervention de
Une question du même ordre se pose à pro- l’OTAN, qui consiste à fermer la porte aux
pos de la situation du Kosovo. Certes, là encore, négociations tout en laissant la violence se
l’entrée en fonction de la KFOR et de l’adminis- déchaîner sur le terrain, se retrouve donc dans
tration civile internationale devait mettre un la manière dont, déjà à l’automne  1991, la
terme à la répression policière et aux discrimi- Communauté européenne est passée d’une
nations multiples instaurées en 1989 par les tentative de règlement global et négocié de la
autorités serbes. Mais, cette restauration des crise yougoslave (conférence de La Haye) à un
droits de la population albanaise s’est payée par traitement unilatéral et au cas par cas des
divers actes de vengeance contre les autres conflits qui en découlaient (reconnaissance,
communautés ethniques et par un départ mas- non suivie d’effets, des Républiques sécession-
sif des Serbes du Kosovo; dans ce contexte, il est nistes, enterrement de la question albanaise).
parfaitement hypocrite de parler de préserva- Ainsi, la «solution» du problème du Kosovo
tion d’un «Kosovo multiethnique». au prix d’une exacerbation des difficultés glo-
Reste enfin, pour clore ce bilan de l’inter- bales de la République fédérale de Yougoslavie
vention de l’OTAN contre la Yougoslavie, la est emblématique de cet étrange «saucisson-
question de son impact régional. nage» auquel se sont livrés les diplomates occi-
Finalement, c’est à ce niveau que dentaux depuis 1991, et qui consiste à reporter
Il était urgent que les celle-ci semble avoir eu les effets le coût du règlement de chaque «tranche» de
Occidentaux offrent aux Balkans les plus positifs. Non seulement la crise yougoslave sur la suivante : en 1991, les
à la fois une aide économique elle n’a pas déstabilisé les pays diplomates allemands affirmaient que la
et une perspective d’intégration dits «de la ligne de front» (Alba- reconnaissance immédiate de la Slovénie et de
européenne nie, Macédoine, Bosnie-Herzé- la Croatie était le seul moyen d’en finir rapide-
govine), mais onze semaines de ment avec cette crise; huit ans plus tard, la
guerre ont enfin fait prendre secrétaire d’État Madeleine Albright s’imaginait
conscience aux dirigeants occidentaux qu’il qu’il suffisait de lancer quelques missiles sur la
était urgent d’offrir aux Balkans une aide éco- Serbie pour que Milosevic signe sagement les
nomique et une perspective d’intégration «accords» de Rambouillet…
européenne, d’où l’idée d’un «plan Marshall»
et d’un «pacte de stabilité» pour cette région. «Syndrome de Munich»
La prise de conscience de la nécessité de sou- À partir de 1991, les dirigeants politiques et les
tenir économiquement les Balkans et de les diplomates occidentaux se sont heurtés au
considérer comme une composante à part paradoxe constitutif de l’ordre national-éta-
entière de l’Europe apparaît bien tardive : si, au tique dont ils étaient les agents, à savoir l’op-
moment de la chute du communisme en 1989, position entre intégrité territoriale des États et
les dirigeants politiques et les intellectuels occi- autodétermination des peuples, qui ne pouvait
dentaux (plus quelques autres du côté de que ressurgir avec l’éclatement d’une Yougo-
Prague!) n’avaient pas cautionné l’idée d’un cli- slavie au sein de laquelle frontières républi-
vage culturel infranchissable opposant l’Eu- caines et aires de peuplement ne coïncidaient
rope centrale à l’Europe balkanique, et coupant pas. Loin d’avoir su dépasser cette contradic-
la Yougoslavie en deux (2), ou si les instances tion, ils n’ont fait que la gérer au cas par cas, de
financières européennes et internationales manière aléatoire et arbitraire, avec comme
avaient aidé le premier ministre yougoslave résultat final la constitution dans la majeure
Ante Markovic plutôt que de le mettre au pied partie de l’espace yougoslave d’entités territo-
du mur, peut-être que la crise yougoslave n’au- riales ethniquement homogènes, États-
rait pas pris une tournure aussi irréversible et nations accomplis ou en gestation lente, au
dramatique. En fait, les bonnes volontés affi- prix de centaines de milliers de morts et de
chées ne peuvent faire oublier la politique de la millions de personnes déplacées.
décennie écoulée et ses conséquences; en outre, Enfin, parmi les facteurs ayant conduit à
elles entrent en conflit avec la logique d’austé- une lecture simpliste et erronée de la crise
rité de l’Agenda 2000; enfin, en dépit des appa-
rences, l’intervention de l’OTAN s’inscrit dans le
(2) Voir Maria Todorova, Imagining the Balkans, Oxford
prolongement de ces erreurs passées. University Press, 1997.

28 //// MANIÈRE DE VOIR //// Extension du domaine de la lutte


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 17:41 Page 29

yougoslave, les raisonnements par analogie


occupent une place importante. Confrontés
à des événements imprévus et dramatiques,
L’Italie à la merci du glaive allié
acteurs locaux et internationaux ont pareil-

À
lement tenté d’interpréter les conflits yougo- l’automne 1990, tout juste remis des « années de plomb » – le cycle de
slaves en se référant à d’autres guerres pas- violence politique qui a ensanglanté la Péninsule au cours des décen-
sées. Dans ce contexte, il est surprenant que nies 1970 et 1980 –, les Italiens découvrent avec stupeur l’affaire Gladio, un
ni les uns ni les autres n’aient fait référence
scandale d’État mettant en cause les plus hauts dirigeants du pays, les ser-
à la partition violente de Chypre en 1974,
vices secrets transalpins et américains mais aussi des responsables de l’ar-
alors que celle-ci offrait de nombreuses
mée et des activistes d’extrême droite. Le 24 octobre de cette année-là, le
similitudes avec les conflits yougoslaves, et
premier ministre Giulio Andreotti, chef de file de la Démocratie chré-
que Milosevic s’est plus probablement ins-
tienne (DC, centre), révèle devant le Sénat l’existence d’une armée occulte,
piré de l’action de la Turquie que de celle du
placée sous l’égide de l’OTAN et active dans la Botte depuis près de quarante
IIIe Reich allemand.
Mais, outre que l’évocation du conflit chy- ans, chargée de lutter contre la « menace communiste » en Italie « par tous
priote ne fait pas sens dans les opinions euro- les moyens » (1). Créée en 1956 par les services secrets occidentaux, cette
péennes, elle n’aurait servi les intérêts de organisation paramilitaire, baptisée Gladio (« glaive ») et coordonnée par
personne  : ni des Serbes, qui se seraient le Comité clandestin allié (ACC), avait pour vocation initiale de former un
retrouvés dans le rôle des Turcs tant honnis, noyau de résistance en cas d’attaque soviétique afin de mener des opéra-
ni des Occidentaux, qui auraient dû expli- tions de sabotage et de guérilla derrière les lignes ennemies (stay behind).
quer pourquoi ils refusaient à la Serbie ce Du fait de sa position géographique, située près du rideau de fer en Médi-
qu’ils toléraient de la part d’un État membre terranée, l’Italie occupe alors aux yeux des Américains une place straté-
de l’Alliance atlantique. gique au sein de l’OTAN, d’autant que le Parti communiste italien (PCI),
Depuis 1991, c’est la seconde guerre mon- deuxième formation derrière la DC sur le plan électoral, constitue le parti
diale qui est la référence majeure des uns et communiste le plus puissant d’Europe occidentale.
des autres. Cette référence est naturelle et
Très tôt, cependant, les États-Unis, soucieux d’empêcher les forces de
légitime, dans la mesure où elle a profondé-
gauche d’accéder au pouvoir dans la Péninsule, s’appliquèrent à déplacer
ment marqué l’espace yougoslave et l’Europe
les activités de Gladio sur le terrain de la déstabilisation intérieure. Comme
entière, et que les conflits actuels ne sont pas
sans rapport ou sans similitude avec elle.
l’ont montré plusieurs enquêtes parlementaires italiennes, le quelque mil-
Mais elle se prête à toutes les manipulations lier de membres que rassemblait l’organisation, issus principalement de la
(comme en témoigne l’action de Milosevic) galaxie néofasciste locale, sous le pilotage des autorités de Rome et de
et elle peut conduire à de graves méprises. Washington, contribuèrent à alimenter la « stratégie de la tension » en vue
Interrogée sur son rôle dans le déclenche- de répandre la peur et le désordre parmi la société transalpine. Ces
ment de l’intervention contre la Yougoslavie, enquêtes ont permis d’établir qu’un grand nombre d’attentats, d’assassi-
Madeleine Albright a souvent évoqué sa nats et d’actes de violence commis pendant les « années de plomb », attri-
crainte du « syndrome de Munich ». Si ce bués à l’époque aux groupuscules d’extrême gauche, furent en réalité le
souci est lui aussi légitime, encore faut-il fait d’agents antisubversifs à la solde de Gladio (2). En juin 2000, une com-
savoir ce qu’est exactement ce syndrome ou, mission sénatoriale rendait ainsi ses conclusions : « Ces massacres, ces
en termes plus concrets, ce qui a conduit attentats et ces opérations militaires ont été organisés, encouragés ou sou-
Neville Chamberlain et Édouard Daladier à tenus par des hommes au sein même des institutions italiennes et (…) par
signer les accords de Munich en 1938. Ni une des hommes liés aux structures du renseignement américain (3) ». Dix ans
sympathie particulière pour Adolf Hitler, ni
plus tôt, le réseau clandestin avait pris soin de « disparaître des radars » :
même un pacifisme intégral mais, plus vrai-
il tint son dernier conclave un certain 24 octobre 1990… et fut dissous dans
semblablement, le souvenir de la boucherie
la foulée.
de la première guerre mondiale, et la peur de
Olivier Pironet
la voir se reproduire. Autrement dit, ils ont
eu le tort de réfléchir sur un conflit présent
dans les catégories d’un conflit passé. À force
de vouloir éviter les errements moraux des (1) Directive de l’état-major des forces armées américaines, 14 mai 1952. Cité in François Vitrani,
« L’Italie, un État de “souveraineté limitée” ? », Le Monde diplomatique, décembre 1990.
munichois, Madeleine Albright n’a-t-elle pas (2) Près de 500 civils furent tués entre 1969 et 1981. Selon le ministère de l’intérieur italien,
pris le risque de reproduire leurs erreurs de 67,55 % des violences sont imputables à l’extrême droite.
raisonnement ? (3) Cité par Daniel Ganser, Les Armées secrètes de l’OTAN, Éditions Demi-Lune, Paris, 2007.

Xavier Bougarel

Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 29


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:33 Page 30

PENSÉE UNIQUE ET DÉSINFORMATION


part des grands médias, chacun allait broder
En 1999, pour justifier l’intervention occidentale, responsables politiques et sur ces thèmes.
journalistes ont brandi le mot épouvantail de génocide à l’encontre de la Serbie. À l’époque, il est vrai, les nouvelles que les
dirigeants occidentaux assurent avoir du
Une fois la guerre terminée, le nombre réel des victimes n’aura rien à voir avec
Kosovo sont terrifiantes. Un responsable de
les chiffres avancés. Et si les criminels de guerre serbes ont été jugés et condamnés,
l’administration américaine confie au New
les exactions de l’OTAN sont restées impunies. York Times (4 avril 1999) : «Il pourrait y avoir
cinquante Srebrenica » (soit 350 000 morts).

«Q
PAR SERGE HALIMI uand on connaîtra toute la Un autre est cité par le journal télévisé d’ABC
ET DOMINIQUE VIDAL * vérité, je crois qu’elle sera plus (18 avril) : «Des dizaines de milliers de jeunes
dure que tout ce qu’on peut hommes pourraient avoir été exécutés. » Le
supporter. » Signée en avril 1999 par Joshka département d’État annonce le lendemain que
Fischer, alors ministre allemand des affaires 500000 Kosovars albanais «sont manquants,
étrangères, cette prophétie lui permit d’ima- et l’on craint qu’ils n’aient été tués».
giner en Yougoslavie une guerre «ethnique du Ces chiffres sont promptement repris par la
type des années  1930 et  1940 ». M.  Rudolf télévision française. Jean-Pierre Pernaut, par
Scharping, son homologue de la défense, pré- exemple, évoque sur TF1, le 20 avril 1999, le
féra parler carrément de « génocide », alors chiffre de «100000 à 500000 personnes qui
même que le président William Clinton n’évo- auraient été tuées, mais tout ça est au condition-
quait qu’une intention de ce type : «Des efforts nel». La radio n’est pas en reste : sur France
délibérés, systématiques de génocide». Quand Inter, le journaliste accrédité auprès de l’OTAN
M. Anthony Blair leur emboîta le pas, il ajouta répercute avec entrain des informations de l’Al-
deux adjectifs : «Je vous le promets maintenant, liance selon lesquelles «des centaines de gar-
Milosevic, et son génocide racial hideux, sera çons serviraient de banques de sang vivantes, des
défait.» Ce fut donc, selon M. Lionel Jospin, «au milliers d’autres creuseraient des tombes ou des
service du droit, (…) au nom de la liberté et de la tranchées, les femmes seraient systématique-
justice» que, pendant soixante-dix-huit jours, ment violées» (20 avril, journal de 19 heures)…
l’OTAN bombarda la Yougoslavie. Dans la plu- La guerre gagnée, les estimations occiden-
tales du nombre de morts albanais passent de
* Journaliste et historien. six à cinq chiffres. Le 17 juin, le Foreign Office
britannique déclare que « 10 000  personnes
ont été tuées dans plus de 100  massacres » ;
Sur la Toile le 25, le président Clinton confirme le chiffre
de 10000 Kosovars tués par les Serbes. Alors
National Security Archive
Cet institut américain indépendant, qui met à la disposition du public des documents déclassifiés du représentant spécial du secrétaire général des
département d’État, de la CIA et du Pentagone, propose sur son site une large sélection d’archives relatives Nations unies, M. Bernard Kouchner parlera,
à l’expansion de l’Alliance atlantique en Europe à partir de l’après-guerre froide.
http://nsarchive.gwu.edu le 2 août, de 11000 Kosovars exhumés – le Tri-
bunal de La  Haye dément dans la journée.
Orient XXI Même Le Monde diplomatique écrit bien
Dédié au monde arabe et musulman, ce journal en ligne rassemble des journalistes, des universitaires, des
chercheurs et d’anciens diplomates. De nombreux articles reviennent sur les interventions occidentales en imprudemment à la « une » de son numéro
Afghanistan, en Irak et en Libye. À lire, également, «Les projets américains d’une “OTAN arabe”» (septembre 2018). d’août que «la moitié des 10000 victimes pré-
www.orientxxi.info
sumées ont été exhumées».
TomDispatch Pourtant, rien, dans les conclusions du Tri-
Ce blog d’analyse géopolitique, animé par Tom Engelhardt, offre un décryptage de la politique étrangère bunal pénal international pour l’ex-Yougosla-
des États-Unis à contre-courant du discours des médias dominants. Il compte parmi ses contributeurs
Michael Klare, Noam Chomsky, Rebecca Gordon, etc. On y trouvera une série d’analyses sur l’Alliance. vie  (TPIY) comme des autres organisations
www.tomdispatch.com internationales, n’est venu étayer l’accusation
de «génocide». Sauf à banaliser ce terme, en
Foreign Policy in Focus
Ce site consacré aux affaires extérieures américaines et aux relations internationales, lancé en 1996 à en faisant le synonyme de «massacre».
l’initiative de l’Interhemispheric Resource Center et de l’Institute for Policy Studies, s’intéresse de près à la Dès le 23 septembre 1999, le quotidien espa-
question atlantique. À consulter, en particulier, « Balkans : Still Digging Toward NATO » (avril 2015).
www.fpif.org gnol El País écrit : «Crimes de guerre oui, génocide
non. L’équipe d’experts espagnols – composée de

30 //// MANIÈRE DE VOIR //// Extension du domaine de la lutte


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:34 Page 31

des atrocités diminue ». On y lit  :


«Après la fin de la guerre (…), l’OTAN
a produit une estimation beaucoup
plus basse du nombre d’Albanais
tués par les Serbes  : juste 10 000.
Maintenant il apparaît que même ce
chiffre, malgré quelques véritables
atrocités commises par les Serbes,
pourrait être un peu trop élevé.»
Pour expliquer la différence
entre les dizaines de milliers de
morts annoncés et les 2 018 cada-
vres effectivement retrouvés, on
accuse les Serbes d’avoir fait dispa-
raître les traces de leurs forfaits. Le
journaliste australien John Pilger
enquête et, le 15 novembre, publie
ses conclusions dans New States-
man. Preuves à l’appui, Pilger réfute
ces allégations. Les journalistes
Daniel Pearl (assassiné quelques
années plus tard au Pakistan) et
Robert Block enquêtent à leur tour.
Publié le 31 décembre à la «une» du
Wall Street Journal, leur article
choque – au point que le quotidien
justifie la guerre de l’OTAN le lende-
main, dans un éditorial embarrassé.
« Des militants kosovars albanais,
des organisations humanitaires,
Peter Marlow ///// fonctionnaires de la police scientifique et de l’OTAN et les médias, écrivent-ils, se sont ali-
Marine américaine en
juristes civils – s’est montrée catégorique à son mentés les uns les autres pour donner crédibi-
mer Adriatique, guerre
du Kosovo, 1999 retour d’Istok, la zone nord du Kosovo (…) Il n’y lité aux rumeurs de génocide.»
avait aucune fosse commune. (…) “En ex-Yougo- Dans le Spiegel (10 janvier 2000), Erich Fol-
slavie, dit Lopez Palafox [le chef de la mission lath, au terme d’une longue enquête, constate
espagnole], il y a eu des crimes, certains horri- également : «Pour remporter des succès sur le
bles sans aucun doute, mais liés à la guerre”.» front de la propagande, les dirigeants démo-
Deux mois plus tard, John Laughland crates de l’Ouest ont de temps en temps eu
confirme dans The Spectator (20 novembre) : recours à des moyens douteux. Le ministre alle-
«Même si l’on estime que tous [les 2018 cada- mand de la défense se fait particulièrement
vres retrouvés par le TPIY] sont des Albanais remarquer par son utilisation inconsidérée de
assassinés pour des raisons nouvelles sensationnelles.»
« Pour remporter des succès ethniques, c’est un cinquième Le 11 janvier 2000, Le Monde revient, avec
sur le front de la propagande, du nombre avancé par le une double page, sur le volumineux rapport
les dirigeants de l’Ouest ont (…) eu Foreign Office en juin; un cin- sur la guerre que l’Organisation pour la sécu-
recours à des moyens douteux » quantième du nombre avancé rité et la coopération en Europe  (OSCE) a
par William Cohen [secrétaire publié le 6 décembre 1999. Commentaire de
américain à la défense] en mai; et un deux cent Bernard-Henry Lévy (Le Point, 14  janvier)  :
© Peter Marlow/Magnum Photos

cinquantième du nombre suggéré par le dépar- «Enfin les choses sont claires. Primo, les exac-
tement d’État en avril. Et pourtant même cette tions serbes contre les civils, notamment
estimation n’est pas justifiée.» musulmans, ont commencé bien avant les
Le 22  novembre  1999, l’hebdomadaire frappes de l’OTAN. Secundo, elles sont sans
Newsweek publie à son tour un article intitulé commune mesure avec celles qu’a pu commet-
« Mathématiques macabres  : le décompte tre l’UCK. Tertio, les enquêteurs ont la ☛

Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 31


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:34 Page 32

ters sans frontières, «on pouvait espérer qu’une


PENSÉE UNIQUE ET DÉSINFORMATION coalition de démocraties, qui prétend lutter pour
le droit et la morale, se comporterait plus hon-
© Peter Marlow/Magnum Photos

nêtement que la dictature qu’elle combat».


L’article  3 des statuts du Tribunal pénal
international sur «Les violations des lois et des
coutumes de la guerre » interdit la « destruc-
tion sans motif de villes ou villages, ou dévasta-
tions sans exigence militaire» et l’«attaque ou
bombardement de villes, villages, habitations
ou bâtiments non défendus». Début 2000, plu-
sieurs juristes internationaux envoyèrent un
dossier détaillé au Tribunal pénal internatio-
nal, arguant que les dirigeants de l’OTAN
avaient perpétré des violations sérieuses du
droit international.

Bombes à fragmentation
Le 7 février 2000, Human Rights Watch fait
état dans un rapport d’«attaques aériennes [de
l’OTAN] ayant eu recours à des bombes à frag-
mentation près de zones habitées», de «90 cas
impliquant la mort de civils yougoslaves » et
d’un bilan provisoire de victimes civiles «situé
entre 488 et 527». Tout en assurant n’avoir pas
trouvé là de preuves de « crimes de guerre »,
Human Rights Watch estime néanmoins que
les bombardements, que certains justifièrent
à l’époque en invoquant un motif juridique et
humanitaire, ont « violé le droit humanitaire
international».
Peter Marlow ///// preuve, toujours selon Le Monde, que ces atro- Les violations occidentales des conventions
« Se mettre en condition
cités se sont opérées selon un plan prémédité et de Genève ont d’ailleurs été documentées dans
psychologique pour sa mission »,
en visionnant Grease et en qu’elles auraient donc eu lieu, pour parler clair, les articles de presse les plus acquis à la cause
écoutant AC-DC. Marine américaine avec ou sans intervention alliée. Fin du débat.» de l’OTAN. Ainsi, le correspondant militaire du
en mer Adriatique, guerre
du Kosovo, 1999 Le débat serait clos, en effet, si dans le Washington Post indiquait, le 20  septem-
compte-rendu du Monde ne manquait cette bre 1999, que la réticence de Paris devant le
synthèse que les enquêteurs européens choix de certains bombardements eut parfois
livrent dans la troisième partie de leur rap- un écho à Londres : «Robin Cook, ministre des
port (« Les violations des droits de l’homme affaires étrangères, mit en cause les frappes
au Kosovo », chapitre V : «Violation du droit visant des lignes électriques alimentant un
à la vie ») : « Les tueries sommaires et arbi- important hôpital de Belgrade. Mais il se rendit
traires devinrent un phénomène généralisé aux raisons des autres membres du groupe.»
dans tout le Kosovo avec le début de la cam- Peu avant l’envoi, le 23 avril 1999, d’un mis-
pagne aérienne de l’OTAN contre la RFY dans sile contre le quartier général du Parti socia-
la nuit du 24 au 25 mars [1999]. » liste du président Slobodan Milosevic, un
Dès le départ, l’asymétrie avait été théorisée : mémorandum interne distribué aux diri-
les démocraties ne pouvaient faire le mal qu’in- geants de l’OTAN estimait les probables pertes
nocemment, les Serbes, collectivement coupa- civiles qui en découleraient. Il indiquait  :
bles et collectivement sanctionnés – «à l’ira- «Pertes collatérales : élevées. Estimation : de 50
kienne» – le perpétraient délibérément. À cette à 100 fonctionnaires et employés du parti. Esti-
aune-là, les souffrances des uns ne pèseraient mation des pertes civiles non souhaitées : 250
que le poids des «bavures». Pourtant, comme (habitants des appartements situés dans le
l’observa le 15 juin 1999 l’organisation Repor- périmètre de l’explosion).»

32 //// MANIÈRE DE VOIR //// Extension du domaine de la lutte


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:34 Page 33

Les pays de l’OTAN violèrent donc l’arti- contre des aéroports et autres cibles militaires,
cle 51-b de la Convention de Genève (Proto- mais dont certaines sont tombées sur des zones
cole 1), qui interdit « les attaques dont on peut peuplées. (…) Si Mme Del Ponte décide de n’en-
attendre qu’elles causent incidemment des treprendre aucune action, le document sera
pertes en vies humaines dans la population classé pour les historiens. »
civile, des blessures aux personnes civiles, des « Affaire classée »  : la plupart des grands
dommages aux biens de caractère civil, qui médias ont conclu de la même manière. Leur
seraient excessifs par rapport à l’avantage raisonnement était prêt : «L’OTAN ne vise pas
militaire concret et direct attendu ». Rappe- les civils alors que Belgrade s’en sert comme
lons que la guerre occidentale, conduite à boucliers humains » (France Inter, 16  avril
5 000 mètres d’altitude, protégea scrupuleu- 1999). Franz-Olivier Giesbert eut beau dénon-
sement la vie de chaque pilote au point cer dans un éditorial le « bourrage de crâne
qu’aucun n’en fut victime. otanien » (Le Figaro Magazine, 17  avril) et
En janvier 2000, M. Kenneth Roth, directeur Marianne fustiger à plusieurs reprises une
exécutif de Human Rights Watch, déclare  : « otanisation » de l’information, le consensus
« L’OTAN a bombardé des infrastructures autocélébrateur devint à ce point contagieux
civiles, non en raison de leur contribution à l’ef- qu’il déteignit sur quelques-uns des rares
fort de guerre yougoslave, mais parce que ces périodiques hostiles à la guerre. Politis
destructions permettaient d’obliger les civils concéda imprudemment : « On est loin cette
serbes à faire pression sur Milosevic pour qu’il fois de l’unanimisme patriotard de la guerre du
se retire du Kosovo. Utiliser les civils de cette Golfe et des confrères tenant micro sous le nez
manière, c’est prendre le risque d’enfreindre le d’experts militaires en uniforme » (1er  avril).
“principe de distinction” – fondamental dans le L’Humanité embraya : « Les journalistes ren-
droit humanitaire international – qui consigne dent compte de la guerre du Kosovo de manière
l’emploi de la force militaire à des cibles mili- beaucoup plus précautionneuse que lors du
taires, et l’interdit contre des civils» (The Guar- conflit irakien» (8 avril).
dian, 12 janvier 2000). « Précautionneuse», le terme est trop fort.
Ces réflexions n’ont pas eu grand écho à Mais, pour être efficace, la manipulation doit
l’époque. Pas plus que cet article de Steven tenir compte de la conscience de la manipula-
Erlanger, du New York Times, pourtant publié tion et emprunter d’autres
le 30  décembre  1999 par l’International recours que les ruses éven- Quand il y avait des bavures,
Herald Tribune  : « Des officiels du Tribunal tées du passé. Avec une can- « pour anesthésier l’opinion, nous disions
pénal international pour l’ex-Yougoslavie ont deur émouvante, le corres- que nous menions une enquête, que
déclaré mercredi [29 décembre] que l’étude pondant de France Inter à les hypothèses étaient multiples »
sur de possibles crimes de guerre occidentaux Bruxelles auprès de l’OTAN
lors de la récente guerre du Kosovo constituait expliqua ainsi  : « Je pense n’avoir jamais été
un document préliminaire interne qui ne manipulé ou alors je l’étais tellement bien que
déboucherait vraisemblablement pas sur des je ne m’en suis pas rendu compte. (…) Je n’ai pas
mises en examen et qui ne serait sans doute pas perçu autre chose que des erreurs [de l’OTAN]
publiée. (…) M  Del Ponte a souligné elle-même
me qui ont été, loyalement je pense, corrigées »
que le tribunal avait des tâches plus urgentes (Press Club de France, Paris, 28 juin 1999).
que de poursuivre des dirigeants occidentaux On sait à présent comment l’organisation
qui ont été ses meilleurs soutiens. (…) Le rap- atlantique manipulait la presse  : « Pour les
port préliminaire se présente comme une ana- bavures, nous avions une tactique assez effi-
lyse légale des bases possibles de poursuite cace, explique un général de l’OTAN. Le plus
pour crimes de guerre des activités de l’OTAN souvent, nous connaissions les causes et les
comme le bombardement de centrales élec- conséquences exactes de ces erreurs. Mais pour
triques et de ponts, installations civiles dont anesthésier les opinions, nous disions que nous
l’OTAN prétend qu’elles avaient une fonction menions une enquête, que les hypothèses
militaire, [ainsi que] l’utilisation massive de étaient multiples. Nous ne révélions la vérité
munitions à fragmentation, dont l’OTAN que quinze jours plus tard, quand elle n’intéres-
assure qu’elles étaient seulement employées sait plus personne. L’opinion, ça se travaille
comme le reste (1).»
(1) Le Nouvel Observateur, Paris, 1er juillet 1999. Serge Halimi et Dominique Vidal

Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 33


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DANS LES ARCHIVES //// MAI 1999 //// PAR NOAM CHOMSKY *

Le maître du monde
Lorsqu’un conflit éclate entre deux nations, les gouvernants Il est en général validé, dans les médias, par les édito-
riaux et les informations – et, dans ce dernier cas, par la
des pays tiers ont le choix entre trois attitudes : aggraver
terminologie utilisée.
la catastrophe, ne rien faire ou tenter de limiter les dégâts. Il n’est pas inutile de garder un truisme présent à l’es-
De la Colombie au Kosovo en passant par la Turquie, les prit  : le droit d’intervention humanitaire, s’il existe,
Occidentaux ont souvent choisi la première solution. repose sur la « bonne foi » de ceux qui interviennent, et
qui doit être appréciée non pas à l’aune de leur discours,
mais sur la base de leurs actions passées, en particulier
de leur respect des principes du droit international et des

B
eaucoup de questions se posent sur la légitimité décisions de la Cour internationale de justice.
des bombardements de la Yougoslavie effectués Que l’on considère, par exemple, les propositions d’inter-
[de mai à juin 1999] par l’OTAN – c’est-à-dire vention de l’Iran en Bosnie [en 1995] afin d’empêcher les
principalement par les États-Unis. Elles renvoient à deux massacres de Musulmans, à un moment où l’Occident res-
interrogations fondamentales : d’une part, sur l’existence tait passif. Elles furent traitées par le ridicule et, en fait,
de règles d’un ordre mondial acceptées et applicables, et, ignorées. Outre la subordination à la puissance dominante,
d’autre part, sur leur pertinence dans le cas du Kosovo. la raison était que nul ne pouvait se porter garant de la
Les fondements du droit international et de l’ordre « bonne foi » du régime de Téhéran. Mais, pour une per-
international, qui engagent tous les États, sont la Charte sonne rationnelle, une question simple se pose : les actes
des Nations unies et les résolutions qui en découlent, passés de terreur et d’intervention iraniens sont-ils pires
ainsi que les arrêts de la Cour internatio- que ceux des États-Unis? Et peut-on croire
nale de justice. Ces textes interdisent la Quand en 1995, à la «bonne foi» du seul pays qui ait mis son
menace ou l’usage de la force, sauf auto- au nom du droit veto à une résolution du Conseil de sécurité
risation explicite du Conseil de sécurité d’ingérence [des Nations unies] appelant à respecter le
après qu’il a constaté l’échec des moyens droit international ? Tant que l’on ne pas-
humanitaire, l’Iran
pacifiques, ou, jusqu’au moment où il sera pas les discours au crible de ces ques-
propose d’intervenir en
décide d’intervenir, en cas de légitime tions, toute personne honnête les récu-
défense contre « une attaque armée », Bosnie pour protéger sera comme autant de simples coups de
concept juridique précisément délimité. des Musulmans, chapeau à une idéologie. Ce serait un
Cela ne couvre évidemment pas toutes on lui rit au nez exercice utile que de déterminer ce qui,
les situations. Ainsi, il existe pour le dans la production écrite – les médias et
moins une tension, voire une radicale contradiction le reste – passerait ce test avec succès.
entre les règles de l’ordre mondial posées par la Charte On peut se demander dans quelle mesure ces
des Nations unies et les droits énoncés par la Déclara- diverses considérations s’appliquent au cas du Kosovo.
tion universelle des droits de l’homme, autre pilier de Déjà, en 1998, ce territoire a connu une catastrophe
l’ordre mondial. La Charte bannit le viol, par la force, de humanitaire imputable, pour l’essentiel, aux forces
la souveraineté des États, alors que la Déclaration uni- militaires yougoslaves. La majorité des victimes ont été
verselle garantit les droits des individus contre les États des Kosovars d’origine albanaise : deux mille morts et
oppresseurs. Le problème de l’« intervention humani- des centaines de milliers de réfugiés, selon les estima-
taire » résulte de cette tension. C’est ce droit d’ingérence tions les plus courantes. Dans un tel cas, les pays tiers
qui est revendiqué par l’OTAN-Washington au Kosovo. ont le choix entre trois attitudes : essayer d’aggraver la
catastrophe (solution 1) ; ne rien faire (solution 2) ; ten-
* Professeur émérite au Massachusetts Institute of Technology ter de limiter la catastrophe (solution 3). Ces choix peu-
(MIT), Boston. vent être illustrés par d’autres situations du moment.

34 //// MANIÈRE DE VOIR //// Extension du domaine de la lutte


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© Peter Marlow/Magnum Photos


Peter Marlow /////
Jeu de clés pour
enclencher le mécanisme
du lancement des
missiles.
Marine américaine en
mer Adriatique, guerre
du Kosovo, 1999

Prenons-en quelques-unes, d’une ampleur comparable, contre la drogue » à laquelle ne croit pratiquement aucun
et demandons-nous comment le Kosovo se situe par observateur sérieux. L’administration Clinton [1993-
rapport à elles. 2001] ne tarissait pas d’éloges à propos du président Tru-
jillo Cesar Gaviria dont, selon les organisations de défense
Les Kurdes oubliés des droits humains, le mandat, de 1990 à 1994, se carac-
Commençons par la Colombie où, d’après le département térisa par « un épouvantable niveau de violence », dépas-
d’État, le nombre annuel d’assassinats politiques perpé- sant même celui de ses prédécesseurs. Les données sont
trés par les forces gouvernementales et leurs alliés para- facilement disponibles. Dans ce cas, les États-Unis optè-
militaires est à peu près équivalent à celui du Kosovo, et rent pour la solution 1 : aggraver les atrocités.
où le total des réfugiés fuyant leurs atrocités dépasse lar- La Turquie, maintenant. En ne reprenant que les esti-
gement le million. La Colombie est le pays de l’hémi- mations les plus modérées, la répression contre les
sphère occidental qui a reçu des États-Unis le plus Kurdes entre dans la même catégorie que celle qui
d’armes et de conseillers militaires, au fur et à mesure s’abat sur le Kosovo. Elle a atteint son sommet au début
qu’augmentait la violence au cours des années  1990. des années 1990. Un indice en est donné par l’exode de
Cette assistance est en hausse, au prétexte d’une « lutte plus d’un million de Kurdes des zones rurales vers ☛

Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 35


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:36 Page 36

Le maître du monde On rappellera que la Colombie et la Turquie justifient


leurs atrocités – soutenues par les États-Unis – par la
leur capitale officieuse, Diyarbakir, entre 1990 et 1994, nécessité de défendre leur pays contre la menace des
afin d’échapper aux exactions de l’armée turque. L’an- guérillas terroristes. Exactement l’argument du gouver-
née  1994 restera marquée par deux records  : ce fut nement de Slobodan Milosevic [président de la Répu-
l’« année de la pire répression dans les provinces blique fédérale de Yougoslavie de 1997 à 2000].
kurdes » de Turquie, selon le témoignage du journaliste Troisième exemple : le Laos où, chaque année, des mil-
Jonathan Randal, et celle où Ankara est devenu le liers de personnes – enfants et paysans pauvres pour la plu-
« principal importateur de matériel militaire américain, part – sont tuées dans la plaine des Jarres, qui eut sans
et donc le premier acheteur d’armes au monde ». Quand doute à subir le plus massif et indiscutablement le plus
les groupes de défense des droits humains firent savoir cruel bombardement de cibles civiles de toute l’histoire.
que la Turquie utilisait des avions américains pour Sans compter que ce déchaînement militaire des États-
bombarder les villages, l’administration Clinton trouva Unis contre une société paysanne démunie avait peu à voir
le moyen de contourner les lois exigeant la suspension avec les guerres qu’ils menaient dans la région. La période
Peter Marlow ///// des livraisons d’armes, comme elle l’avait fait en Indo- la pire commença en 1968, au moment où, sous la pression
Près de 2 200 marines
jouant au Bingo. nésie et ailleurs dans le monde. Nous sommes devant de l’opinion et des milieux d’affaires, Washington fut obligé
Marine américaine en
un autre exemple de choix de la solution 1 (aggraver les d’entamer des négociations pour mettre fin aux bombar-
mer Adriatique, guerre
du Kosovo, 1999 atrocités) par Washington. dements réguliers du Vietnam du Nord. M. Henry Kissinger
et Richard Nixon décidèrent alors
de déplacer ces bombardements
vers le Laos et le Cambodge.
Au Laos, les États-Unis choisi-
rent la solution 2 : ne rien faire. Ils
furent suivis en cela par les grands
médias et les commentateurs qui
respectèrent la loi du silence.
Celle-là même qui avait valu à la
guerre contre le Laos d’être quali-
fiée de «guerre secrète», c’est-à-
dire connue de tous mais délibéré-
ment occultée, tout comme celle
contre le Cambodge à partir de
mars 1969. On atteignit alors un
degré d’autocensure extraordi-
naire, identique à celui que l’on
observe actuellement. Les leçons
à tirer de ce scandaleux épisode
de l’histoire contemporaine sont
suffisamment évidentes pour se
passer de tout commentaire.
On pourrait citer de multiples
autres exemples des solutions 1
et  2, ainsi que ceux d’atrocités
encore plus graves, comme le
massacre massif de civils ira-
kiens victimes d’une guerre bio-
logique particulièrement odieuse.
« Ce fut un choix très difficile »,
© Peter Marlow/Magnum Photos

répondit en mai 1996 la secré-


taire d’État [1997-2001], Made-
leine Albright, lors d’un pro-
gramme télévisé national, quand
on lui demanda ses réactions au
meurtre (du fait de l’embargo)

36 //// MANIÈRE DE VOIR //// Extension du domaine de la lutte


MDV183_Chap2_Mise en page 1 11/05/2022 14:30 Page 37

d’un demi-million d’enfants irakiens en cinq ans, mais Quels que soient les efforts des idéologues pour prouver
« nous pensons que cela vaut la peine de payer ce prix ». que les cercles sont carrés, il ne fait manifestement aucun
Les estimations actuelles sont toujours de cinq mille doute que les bombardements de l’OTAN sapent encore
enfants qui meurent chaque mois, et le prix en vaut tou- davantage ce qui reste de la structure fragile du droit inter-
jours la « peine ». Autant de faits à garder en mémoire national. Les États-Unis ne s’en sont d’ailleurs pas cachés
quand on nous explique avec révérence que la « boussole lors des discussions qui ont conduit à la décision de l’OTAN.
morale » de l’administration Clinton fonctionne enfin Si l’on excepte le Royaume-Uni – acteur désormais à peu
correctement, comme l’atteste le traitement de l’affaire près aussi indépendant des États-Unis que l’était, avant
du Kosovo. M. Mikhaïl Gorbatchev, l’Ukraine de l’Union soviétique –,
les pays de l’Alliance atlantique étaient sceptiques quant à
Condamnation des « Prussiens » de l’Asie la politique américaine et supportaient mal que Madeleine
Mais qu’est-ce que montre exactement cet exemple ? Albright joue les «traîneurs de sabre (2)».
Comme il fallait s’y attendre, la menace des bombarde- La France avait, à l’origine, demandé une résolution du
ments de l’OTAN a entraîné une rapide escalade des mas- Conseil de sécurité de l’ONU autorisant le déploiement de
sacres perpétrés par l’armée et les milices paramilitaires forces de maintien de la paix de l’OTAN. Washington refusa
serbes, ainsi que le retrait des observateurs de l’Organi- sèchement, restant ferme sur sa position selon laquelle
sation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), « l’OTAN doit pouvoir agir indépendamment des Nations
qui a, bien sûr, eu la même conséquence (1). Le comman- unies», comme l’expliquèrent des fonctionnaires du dépar-
dant suprême des forces de l’OTAN, le général Wesley tement d’État. Les États-Unis refusèrent qu’apparaisse le
Clark, a déclaré qu’il était « tout à fait prévisible » que la mot «autorise» dans la résolution finale de l’OTAN, ne vou-
terreur et les violences serbes s’intensifient après les lant absolument pas concéder la moindre autorité à la
bombardements, et c’est effectivement ce qui est arrivé. Charte des Nations unies et au droit international. Seul le
Le Kosovo fournit ainsi une nouvelle illustration de terme «approuve» trouva grâce à leurs yeux.
l’option 1 : s’efforcer, en connaissance de cause, d’aug- Mais qu’advient-il, dans tout cela, de la question : que faire
menter la violence. au Kosovo? Cela la laisse sans réponse. Les États-Unis ont
En ce qui concerne la solution 3 (tenter de limiter la choisi une voie qui, comme ils l’ont explicitement reconnu,
violence), l’exemple le plus convaincant est l’invasion accroît les atrocités et la violence. Une voie qui porte un coup
du Cambodge par les Vietnamiens en décembre 1978, de plus à un système international qui, au moins, offre aux
qui mit fin aux atrocités de Pol Pot alors à leur sommet. faibles une protection limitée face à des États prédateurs.
Les Vietnamiens invoquèrent le droit de légitime L’argument le plus fréquent est qu’il fallait faire quelque
défense contre des attaques armées, un des rares cas de chose : on ne pouvait pas rester les bras croisés alors que les
la période d’après la Charte des Nations unies où cet atrocités continuaient. On a toujours le choix. Il est toujours
argument pouvait paraître plausible : le possible de suivre le principe d’Hippocrate :
régime khmer rouge (le Kampuchéa Les bombardements «D’abord ne pas faire de mal.» Si vous ne
démocratique – KD) lançait en effet des otaniens parvenez pas à adhérer à ce principe élé-
attaques meurtrières contre le Vietnam mentaire, ne faites rien. Il existe toujours
au Kosovo sapent
dans les zones frontalières. des voies à explorer. La diplomatie et les
encore davantage
La réaction des États-Unis fut fort ins- négociations ne sont jamais épuisées.
tructive. La presse condamna les « Prus- ce qui reste Les principes reconnus du droit interna-
siens » de l’Asie pour leur scandaleuse de la structure tional et de l’ordre mondial, les obligations
violation du droit international. Ils furent fragile du droit solennelles des traités, les décisions de la
durement punis pour le crime d’avoir mis international Cour internationale de justice, les avis qua-
un terme aux massacres de Pol Pot, lifiés des commentateurs les plus respectés
d’abord par une invasion chinoise appuyée par Wash- ne règlent pas automatiquement les problèmes. Chaque cas
ington qui leur imposa, par ailleurs, des sanctions doit faire l’objet d’un examen spécifique. Sauf à prendre Sad-
(1) NDLR. Au total, le
extrêmement sévères. Les États-Unis reconnurent le dam Hussein comme modèle, il convient de faire la démons- conflit du Kosovo
KD en exil comme le seul gouvernement légitime du tration de la nécessité du recours à la menace ou à l’usage de (1998-1999) fera plus de
10 000 morts,
Cambodge, en raison de sa « continuité » avec le régime la force en violation des principes de l’ordre international. principalement des civils
de Pol Pot, ainsi que l’expliqua le département d’État. Les conséquences de telles violations doivent être évaluées albanais, dont un millier
parmi la population civile
Sans trop se cacher, ils appuyèrent les attaques conti- avec prudence. Et pour ceux qui se targuent d’un minimum yougoslave à la suite des
bombardements de
nuelles des Khmers rouges contre le Cambodge. Voilà de sérieux, les motivations de ces actions doivent faire l’objet l’OTAN contre la Serbie
qui en dit long sur la « coutume » et l’« usage » qui sous- d’un examen attentif, et non pas se réduire à l’adulation des (mars-juin 1999).
(2) Kevin Cullen,
tendent l’« apparition de normes légales d’intervention dirigeants et de leur «boussole morale».
The Boston Globe,
à but humanitaire ». NOAM CHOMSKY 22 février 1999.

Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 37


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:38 Page 38

Discret retour
de Paris
Avant qu’elle opère son grand retour dans le commandement intégré de l’OTAN,
en avril 2009, sur décision de M. Nicolas Sarkozy, alors président de la République,
la France a rejoint les instances militaires de l’Organisation en décembre 1995.
Ce premier pas, relativement peu commenté à l’époque, marque le virage
atlantiste de la politique étrangère française.

À
peine commentée, pratiquement négligée nique de la défense aérienne de l’OTAN), dont le
par les milieux politiques, la décision du général de Gaulle avait décidé que la France conti-
gouvernement français de se faire à nou- nuerait de faire partie et qui, contrairement à ce qui
veau représenter en permanence dans plusieurs des est parfois écrit, est une organisation commune et
organismes militaires de l’Alliance atlantique n’est non intégrée. Tout fut fait, cependant, pour mettre
pas passée inaperçue dans les autres pays occiden- en valeur le rapprochement progressif entre le sys-
taux. Elle y a été saluée comme un retournement tème français de défense et l’organisation militaire
majeur de la politique française. atlantique, comme en 1986 avec la participation
En annonçant cette réintégration au sein du conseil d’une division entière à l’exercice « Frankischer
des ministres de la défense et du comité militaire de Schild » (depuis 1966, jamais plus d’un régiment
l’OTAN, Paris a précisé qu’il n’y aurait toujours n’avait pris part à de telles manœuvres) et celle, plus
aucune participation à des organismes « intégrés » et ample encore, de 20 000  hommes à l’exercice
qu’en particulier aucune force ne ferait retour dans [franco-allemand] « Moineau hardi » de 1987.
le système militaire « intégré » de l’Alliance. C’est dire À l’arrière-plan des discours officiels et des com-
que le gouvernement actuel n’a pas voulu ou pas osé mentaires officieux sur les liens progressivement
seuil  : les forces françaises ne
franchir un certain seuil rétablis entre la France et le système militaire de
seront toujours pas « subordonnées » au commande- l’OTAN, les réalités stratégiques demeuraient. Fran-
ment de l’OTAN, ni « automatiquement » engagées çois Mitterrand lui-même insistait sur son refus
par les décisions qu’il prendrait et auxquelles la d’adhérer à toute forme de « riposte graduée », c’est-
France ne souscrirait pas. à-dire à la stratégie de l’OTAN, et, à l’inverse, sur le
Rattacher cette décision seulement à une série de maintien de la stratégie française de dissuasion
rapprochements entre la France et l’organisation nucléaire et sur ses principes essentiels.
militaire atlantique serait la banaliser abusivement En définitive, malgré l’ostensible adhésion de la
et en réduire la portée. L’accord Ailleret-Lemnitzer, France au bloc occidental et l’inflexion majeure de sa
conclu en 1967, n’a prévu que des contacts d’état- politique étrangère en faveur de relations très étroites
major, évidemment indispensables au cas où l’Europe avec les États-Unis, rien n’empêchait que la stratégie
occidentale aurait été le théâtre d’un conflit dans de Paris et celle de l’OTAN demeurent non seulement
lequel la France aurait choisi de s’impliquer. différentes, mais en réalité incompatibles. La décision
Quant aux rapports entre forces aériennes et de retour dans les organismes du plus haut niveau du
défenses antiaériennes françaises et alliées, les système militaire atlantique n’est donc en aucune
arrangements conclus depuis l’accord Fourquet- manière une conséquence de gestes précédents.
Goodpaster (1)
Goodpaster (1) de 1970 avaient un caractère tech- Paul-Marie de La Gorce
nique et pratique imposé par la nature même de l’ac-
tion aérienne, mais ne comportaient évidemment (1) NDLR. L’accord Fourquet-Goodpaster, du nom du chef d’état-major
aucun degré d’intégration. Il en allait de même du des armées françaises et du commandant suprême allié en Europe de
l’époque, favorise la coopération entre la France et l’OTAN dans le
système de détection Nadge (infrastructure électro- domaine de la défense aérienne, tout en préservant l’autonomie de Paris.

38 //// MANIÈRE DE VOIR //// Extension du domaine de la lutte


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APRÈS LES BOMBES, LE PROTECTORAT


démantelé, tandis que marché et profit
Le plus souvent, les interventions militaires exacerbent les tensions dans les pays reprennent le dessus. La course aux privati-
qu’il s’agit de « sauver ». L’OTAN assure alors de longues années de missions de sécurité sations et la rupture des logiques de distri-
bution creusent les écarts sociaux et régio-
et de formation pour le compte de gouvernements de transition qu’elle a imposés.
naux et multiplient les conf lits sanglants.
Cette tutelle a perduré en Afghanistan jusqu’en août 2021. Au Kosovo et en Irak, ses
Certains États du tiers-monde s’effondrent,
troupes poursuivent leurs activités depuis plus de deux décennies. faute de l’aide que leur apportaient jusque-
là soit Moscou et ses amis pour se les atta-

P
PAR CATHERINE SAMARY * rivée des colonies qui firent les beaux cher, soit Washington et les siens pour
jours des empires européens, l’Amé- contenir l’inf luence soviétique. Il est même
rique n’a pas hésité, à la croisée des États qui « disparaissent » purement et
des XIXe et XXe siècles, à gérer directement simplement.
ces néocolonies que furent Cuba et les Phi- Dans certains cas, comme en Somalie à la
lippines, puis Haïti, la République domini- suite de l’éphémère et catastrophique inter-
caine, le Nicaragua, ou encore le Panamá. vention américaine d’octobre 1993, c’est l’in-
À la fin de la seconde guerre mondiale, les différence qui domine après une aide média-
États-Unis et leurs alliés occidentaux recour- tisée –  le pouvoir de « nuisance » de ces
ront à nouveau au protectorat pour assurer conflits sur le reste du monde ou sur leur
la transition démocratique de l’Allemagne et environnement régional étant réputé faible.
du Japon. Washington rêvait aussi d’imposer Dans d’autres, d’importance secondaire pour
cette humiliation à la France. Washington, le protectorat est confié à
Le grand retour de l’idée de protectorat l’ONU, comme au Timor.
dans les années 1990 ne tient évidemment Se multiplient alors les situations
pas au hasard. Avec la victoire américaine – Kosovo, Afghanistan, Irak – où, ayant fait
dans la guerre froide se terminait aussi une triompher leurs solutions par la force des
époque où toutes les crises, armes, les États-Unis entendent imposer un
Les confrontations Est-Ouest nationales ou régionales, se carcan garantissant que la « leçon » ne serait
n’allaient pas sans « règlement à résolvaient dans le cadre du pas inutile, et dans lequel ils s’investissent à
l’amiable » et partages d’influence bras de fer entre les États- des degrés divers, en fonction des enjeux
sur le dos des peuples Unis, véritable superpuis- plus ou moins stratégiques. Au Kosovo, ils
sance, et l’Union soviétique, passeront la main dès que possible à l’Union
qui, à défaut des autres attributs d’un européenne, tout en multipliant les bases de
« Grand », conservait son pouvoir militaire. l’OTAN dans la région. En Afghanistan, ils
Ces confrontations n’allaient pas sans délégueront la gestion quotidienne du pays
« règlement à l’amiable » et partages d’in- – y compris le maintien de l’ordre à la Force
fluence dans le dos des peuples concernés. internationale pour l’assistance à la sécu-
Mais ce monde bipolaire devait tenir compte rité  (FIAS), dont l’OTAN a pris la tête en
de la forte pression des mouvements de libé- août 2003 – en poursuivant le combat mili-
ration sociale et nationale. D’où une consoli- taire contre Al-Qaida et ses alliés tali-
dation relative des États et le maintien des bans  (1). En Irak, [envahi en mars  2003
conflits « sous contrôle », les grandes puis- par l’armée américaine], ils gardent, en
sances ayant pour alliés des pouvoirs d’États revanche, toutes les rênes du pouvoir éco-
(souvent dictatoriaux) orientés vers une nomique, politique et militaire.
logique de développement. La formule du protectorat recouvre ☛
La disparition de l’Union soviétique et de donc des situations extrêmement diversi-
son « bloc » a achevé le tournant libéral
(1) NDLR. Contrairement à l’opération américaine contre
amorcé dans les années 1980. Sous la pres-
l’Afghanistan lancée, un mois après les attentats du 11-Sep-
sion des institutions de la mondialisation et tembre, pour déloger les talibans du pouvoir, la FIAS a été
autorisée par les Nations unies, le 20 décembre 2001. Elle
de l’Union européenne, l’État-providence est a compté jusqu’à 130 000  hommes, venant de 51  pays
membres et partenaires de l’OTAN. En 2014, la coalition
confie aux forces afghanes l’entière responsabilité de la
* Économiste. sécurité avec l’appui de l’Alliance atlantique.

Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 39


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tection des populations ou de développe-


APRÈS LES BOMBES, LE PROTECTORAT ment économique.
fiées et évolutives, qu’il faut juger à partir de Pour légitimer l’extension de l’OTAN, on en
la question  : qui contrôle quoi ? Elle présente régulièrement l’« efficacité » pro-
n’échappe en tout cas pas à la « contradiction tectrice comme une « évidence » qui la dis-
ouverte », soulignée par Noam Chomsky, tinguerait des Nations unies. Cette illusion
« entre les règles de l’ordre international éta- s’est nourrie du fait que la puissance atlan-
bli dans la Charte des Nations unies et les tique a déployé son armada en Bosnie après
droits reconnus dans la Déclaration univer- la conclusion d’un réel cessez-le-feu, et alors
selle des droits de l’homme (2) » : d’un côté, la que les casques bleus de l’ONU n’avaient, en
souveraineté des États, qui interdit toute plein conflit, qu’un mandat (aberrant) de
ingérence dans les affaires intérieures ; de « maintien de la paix », éventuellement pon-
l’autre, celle des peuples, qui exigerait au déré d’un droit limité de « légitime défense ».
contraire de voler à leur secours, contre leur En pratique, les États-Unis se sont d’abord
propre régime s’il le fallait. La géopolitique mis à l’écart de la gestion de la crise yougo-
du chaos (3) des années 1990 a pourtant paru slave, considérée comme stratégiquement
légitimer le « droit d’ingérence », très en secondaire, tout en conseillant et armant des
vogue à une époque où les grandes puis- troupes censées équilibrer les forces serbes :
sances se virent reprocher non point leurs l’armée croate ou celle de Sarajevo ; l’Armée
responsabilités dans ces « désordres », mais de libération du Kosovo (UCK) en 1999. Ils
une « inaction » relevant de la non-assistance ont mis en avant l’OTAN comme force de
à peuple en danger. frappe aérienne dans deux circonstances :
Pour ceux qui réclament cette forme d’as- comme « bras armé de l’ONU » en Bosnie
sistance comme pour ceux qui s’en méfient, avant l’accord de 1995 ; puis dans la guerre
il importe donc de dresser le bilan de ces menée contre la Yougoslavie sans mandat de
« protectorats » au cas par cas, en comparant l’ONU, de mars à juin 1999.
le contenu des mandats, les conditions de L’OTAN ne s’est donc réellement déployée
leur élaboration, l’existence ou non d’un au sol, dans les zones de conflit balkaniques,
organisme de contrôle, etc. Seule une atti- qu’après la signature d’accords entre tous les
tude critique, mais ouverte, permettra de ne protagonistes –  y compris en Macédoine,
tomber ni dans une indifférence criminelle après les accords d’Ohrid de 2001  (5). Il
(pensons au Rwanda), ni dans l’aveuglement s’agissait, au-delà, d’assurer l’extension de
envers un « impérialisme humanitaire », l’Alliance aux pays d’Europe de l’Est et des
supposé « bénin  (4) », dont les remèdes se Balkans (lire l’article de Philippe Descamps,
révèlent pires que le mal. En dépit de points page 51), avec des bases dans plusieurs d’en-
communs, l’Irak n’est pas l’Afghanistan, sans tre eux, y compris des ports pour la flotte
parler du Kosovo et, bien sûr, de la Bosnie. américaine. En cas de tensions violentes,
Ces deux dernières expériences deman- Washington préférait s’appuyer sur d’autres
dent un examen particulier. L’un et l’autre de effectifs au sol que les siens, voire s’en reti-
ces semi-protectorats ont mis fin à des rer : les soldats américains passaient alors le
guerres et entamé la reconstruction, à partir relais à des troupes locales ou européennes,
de la mise en place d’institutions politiques les États-Unis déployant les leurs dans des
et d’élections, depuis maintenant plusieurs régions du monde jugées plus décisives…
années. Mais selon quelle dynamique ?
Les accords de Dayton en 1995 sur la Bos-
(2) Noam Chomsky, « Bombing and human rights : behind
nie-Herzégovine et la résolution  1244 du the rhetoric », dans Ethical imperialism, The Spokesman 65,
The Russell Press Ltd., Nottingham, 1999.
Conseil de sécurité de l’ONU, en juin 1999,
sur le Kosovo, bien que mettant fin à des (3) Lire Ignacio Ramonet, Géopolitique du chaos, Folio, Paris,
1999.
guerres, n’ont pas remis en cause les
(4) Mary Kaldor, « A Benign Imperialism », Prospect, Lon-
logiques antagonistes en présence. Les dres, avril 1999.
quasi-protectorats ont donc chapeauté un (5) NDLR. Signés le 13 août 2001, ces accords ont mis fin à
l’insurrection de la minorité albanaise et leur ont accordé
tout incohérent. D’autant que la présence et des droits politiques et linguistiques spécifiques.
l’aide massive internationales n’ont pas
(6) Cf. Jean-Arnault Dérens, « Adieu au Kosovo multieth-
tenu leurs promesses, qu’il s’agisse de pro- nique », Le Monde diplomatique, mars 2000.

40 //// MANIÈRE DE VOIR //// Extension du domaine de la lutte


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:39 Page 41

Peter Marlow /////


Salle de commandement
où sont désignées
les cibles militaires.
Marine américaine en
mer Adriatique, guerre
du Kosovo, 1999

Bien que représentant


80 % de la population du
Kosovo, les Albanais
furent exclus des négo-
ciations qui mirent fin à
la guerre parce que la
résolution  1244, signée
par le président yougo-
slave, affirmait le res-
pect des frontières de la
République fédérale de Yougoslavie (RFY). empêché ni la contre-épuration ethnique
En attendant, le mark devint la monnaie du dont ont été victimes des dizaines de milliers
Kosovo, dont la Mission des Nations unies de Serbes et de Tziganes, ni le début de
(Minuk) prit provisoirement en main la ges- guerre civile, mi-politique mi-maffieuse,
tion sous la protection de troupes de l’OTAN. entre Albanais. De même, en
Accueillies comme libératrices par les Bosnie-Herzégovine, on a Les soldats otaniens n’ont empêché ni
Albanais, ces troupes permirent effective- camouflé l’échec d’une pré- la contre-épuration ethnique frappant
ment le retour rapide des centaines de mil- sence militaire censée ne des Serbes et des Tziganes, ni le début
liers d’entre eux expulsés de la province par durer qu’un an en transfor- de la guerre civile entre Albanais
les forces serbes. Elles incarnaient l’espoir mant celle-ci, de Force d’ap-
d’une indépendance future, dans le contexte plication des accords (IFOR), en Force de sta-
d’une détérioration des rapports de la Serbie bilisation (SFOR).
avec les grandes puissances et au prix d’une La stratégie de « sortie de crise » visant au
« démocratie par les bombes » radicalisant désengagement a amené, dans un cas
© Peter Marlow/Magnum Photos

plus que jamais les antagonismes politiques, comme dans l’autre, à déléguer aux forces
non seulement avec les Serbes, mais aussi locales (souvent les anciennes milices ultra-
avec tous ceux qui, Albanais ou non, étaient nationalistes reconverties en forces de
suspectés d’accepter le dialogue avec eux (6). police) la tâche de rétablir l’ordre dans les
Inutile de dire que les 40 000 soldats placés lieux conflictuels. La criminalité et la cor-
sous le commandement de l’OTAN n’ont ruption accompagnèrent la pauvreté, la ☛

Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 41


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de l’ONU lui a permis de réussir d’abord à


APRÈS LES BOMBES, LE PROTECTORAT OCCIDENTAL s’arracher à l’emprise de l’Indonésie, de son
précarité des institutions et la présence inter- armée et de ses milices, ensuite à décider par
nationale. Un « syndrome de dépendance » référendum de son indépendance, enfin à
s’installait partout, organiquement lié au pro- construire les bases de celle-ci. Le 20 mai 2002,
tectorat lui-même. «Les organisations interna- après deux ans et demi de protectorat onusien,
tionales (…) font partie du la République de Timor Lorosa’e voyait le
problème et non de la solu- jour, avec pour président, élu par 83 % des
Un « syndrome de dépendance » tion», estimait en 2003 l’éco- voix, le leader de la résistance, M.  Xanana
s’installe partout. En fait, nomiste Zarko Papic  (7). Gusmão (8)…
les organisations internationales Elles ont, ajoutait-il, «intérêt Sans doute la réussite relative de cette
font partie du problème, et non à se maintenir et à se déve- expérience tient-elle à ses caractéristiques
de la solution lopper ». Parallèlement, les spécifiques. Le protectorat instauré à
salaires du moindre chauf- Timor répondait à une forte exigence de
feur ou traducteur pour une l’opinion, sur le terrain comme à l’échelle
organisation internationale détournaient de internationale. Non seulement il ne cau-
l’emploi «normal»… quand il existe. tionnait pas de fait les crimes commis par
Le bilan, en Bosnie comme au Kosovo, l’occupant indonésien, mais il les condam-
n’apparaît donc pas, tant s’en faut, positif. nait sans la moindre ambiguïté. Il était
Cela ne condamne toutefois pas toute forme confié aux Nations unies et géré par elles. Il
de protectorat. À preuve, le Timor-Oriental : comportait une durée limitée, précédée par
après le génocide d’un tiers de sa population, l’expression de la volonté populaire d’indé-
puis l’occupation impitoyable que ce petit pendance et conclue par des élections
peuple avait subie (1975-1999), la protection démocratiques. Il s’est réellement saisi des
dossiers cruciaux pour mettre toutes les
(7) Zarko Papic, dans Christophe Solioz et Svebor André chances du côté des Timorais. Voilà une for-
Dizvarevic, La Bosnie-Herzégovine. Enjeux de la transition, mule dont le peuple irakien aurait certaine-
L’Harmattan, Paris, 2003.
ment été heureux de bénéficier…
(8) Lire Any Bourrier, « Naissance réussie d’un État au
Timor », Le Monde diplomatique, juin 2002. Catherine Samary

42 //// MANIÈRE DE VOIR //// Extension du domaine de la lutte


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FALLAIT-IL TUER KADHAFI ?


Parmi les protagonistes de ce conflit figu-
Quand les Libyens se soulèvent, en février 2011, contre le régime de Mouammar Kadhafi, raient en premier lieu le Conseil national de
ce dernier déchaîne une répression si féroce qu’elle émeut le monde entier. transition (CNT) et ses révolutionnaires hétéro-
clites, qui avaient pour seul objectif commun
Au nom de l’ingérence humanitaire, la coalition menée par la France a ravagé le pays.
de se débarrasser du tyran. Pour y parvenir, un
Pourtant l’Union africaine, préconisait d’autres solutions qui auraient évité le désastre,
soutien extérieur leur était indispensable (2).
comme en témoigne Jean Ping qui la présidait à l’époque. En second lieu intervenaient la coalition
occidentale et son bras armé, l’OTAN, qui

E
PAR JEAN PING * n 2011, en l’espace de seize jours, firent irruption, tels des justiciers, dans cette
deux incursions militaires étran- nouvelle bataille des sables. Elles entendaient
gères lourdes ont eu lieu dans l’espace réagir avec férocité aux agissements de
souverain de l’Afrique, sans que l’Union afri- Kadhafi et, comme avec Saddam Hussein, l’éli-
caine, considérée comme quantité négligea- miner définitivement. Mais, pour se débarras-
ble, ait été consultée. Entre le 4 et le 7 avril, les ser d’un seul homme et arrêter un massacre
troupes françaises intervenaient en Côte de civils, fallait-il engager une guerre punitive
d’Ivoire [pour renverser le président Laurent de cette ampleur et commettre un autre mas-
Gabgbo]. Quelques jours plus tôt, à partir du sacre de civils tout aussi innocents? On jouait
19 mars, les forces de l’OTAN, principalement avec le feu, et on pouvait déjà prévoir le chaos
françaises et britanniques, avaient commencé qui, comme en Somalie, en Irak, en Afghanis-
à bombarder la Libye. Pour l’ancien président tan et ailleurs, en résulterait.
sud-africain Thabo Mbeki, Le camp occidental comptait naturellement
La coalition occidentale et son bras ces événements ont illustré sur le grand frère américain, la «nation indis-
armé ont fait irruption, tels des « l’impuissance de l’Union pensable», selon l’expression de l’ancienne
justiciers, dans cette bataille des sables, africaine à faire valoir les secrétaire d’État Madeleine Albright. Il se
au nom des droits humains droits des peuples africains trouve cependant que, à ce moment-là,
face à la communauté inter- M. Barack Obama dévoilait sa nouvelle doctrine
nationale  (1) ». Pourtant, fait ignoré par les de pivotement vers l’Asie-Pacifique (3). L’Amé-
médias, dans ces deux conflits, l’organisation rique, engluée dans ses problèmes intérieurs
dont j’ai présidé la Commission de 2008 à nés de la crise économique et financière, éprou-
2013 avait formulé des solutions pacifiques vait le besoin de se replier quelque peu sur elle-
concrètes, que les Occidentaux et leurs alliés même. Elle avait de ce fait décidé d’exercer
ont écartées d’autorité. désormais son leadership mondial «depuis l’ar-
Dès les premiers jours de l’année 2011, tout rière» (leading from behind). Abandonnant les
avait basculé en Afrique du Nord. Le 14 janvier, traditions de sa diplomatie, la France, elle, prit
le président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali la tête de la coalition internationale antikadha-
prenait la fuite. Médusée, l’Europe n’intervint fiste. Elle dirigea les hostilités «de l’avant», et
pas. Le 10 février, en Égypte, Hosni Moubarak par procuration internationale.
démissionnait. Le 12 février, la contestation La résolution 1973 se contentait d’exiger un
gagnait la Libye voisine. Pour les Occidentaux, cessez-le-feu et d’interdire tous les vols dans
ce dernier soulèvement fut une aubaine : il l’espace aérien libyen pour protéger les civils;
leur permit de jouer à bon compte les héros elle excluait le déploiement d’une armée d’oc-
humanitaires et de faire oublier leur soutien cupation. Sans utiliser leur droit de veto, la
aux autres régimes dictatoriaux. Avec le vote Russie et la Chine, faute de réponses sur les
de la résolution 1973 du Conseil de sécurité de moyens envisagés pour mettre en œuvre cette
l’Organisation des Nations unies  (ONU), le résolution, avaient prudemment opté ☛
17 mars, ils pensaient avoir obtenu un feu vert
pour entamer une danse macabre autour du (1) Thabo Mbeki, « Union africaine  : une décennie
dirigeant libyen Mouammar Kadhafi. d’échecs », Courrier international, Paris, 27 septembre 2012.
(2) Lire Serge Halimi, « Les pièges d’une guerre », Le Monde
diplomatique, avril 2011.
* Ancien ministre des affaires étrangères gabonais et ex-prési- (3) Lire Michael T. Klare, « Quand le Pentagone met le cap
dent de la Commission de l’Union africaine. sur le Pacifique », Le Monde diplomatique, mars 2012.

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nait sur la Libye. N’y avait-il pas, à ce stade,


FALLAIT-IL TUER KADHAFI ? d’autres voies possibles que les bombarde-
ments massifs ? L’Union africaine en était
© Peter Marlow/Magnum Photos

persuadée. C’est pourquoi elle opta pour une


réponse plus politique que militaire et
concentra ses efforts sur l’élaboration d’une
feuille de route, en vue d’une « transition
consensuelle », adoptée le 10  mars. L’Occi-
dent voulait supprimer un homme ; l’Union
africaine entendait changer un système.
Comme pour la court-circuiter, les bombar-
dements de l’OTAN débutèrent le 20 mars, le
jour même où nous nous apprêtions à nous
rendre à Tripoli, puis à Benghazi, pour tenter
de mettre en œuvre cette feuille de route.

Le fiasco
En Libye, comme nous l’avions prévu, le rêve
européen a tourné au désastre. Les appareils
d’État ont implosé au profit des seigneurs de
la guerre, des clans mafieux et des terroristes
islamo-affairistes ; le pillage des stocks
d’armes a transformé ce pays en un gigan-
tesque arsenal à ciel ouvert ; les filières d’im-
migration clandestine se sont multipliées.
Nous en avions averti le monde entier  :
cette bombe à retardement finirait par
exploser entre les mains de ses artificiers, qui
ne savaient pas l’histoire qu’ils écrivaient. La
proposition africaine dont personne ne vou-
lait entendre parler visait à persuader
Peter Marlow ///// pour l’abstention (comme l’Allemagne, le Bré- Kadhafi de suivre soit la voie de l’exil exté-
RAF Bentwaters, ex-base
sil et l’Inde). L’intervention militaire, avec le rieur empruntée par Ben Ali, soit celle de
aérienne de l’US Air Force
et de l’OTAN, Royaume-Uni, recours aux forces spéciales sur le terrain, l’exil intérieur, comme Moubarak. Il devait
Suffolk, 2002 l’aide aux rebelles ou les attaques aériennes renoncer de lui-même à ce qu’il lui restait de
contre les troupes et les centres de comman- pouvoir afin d’épargner à son peuple les mal-
dement, constitua donc pour ces deux puis- heurs et les humiliations d’une intervention
sances un camouflet et un détournement de étrangère, ainsi que les affres d’une guerre
procédure. Jamais il n’avait été question de civile dont l’issue lui serait fatale.
se débarrasser de Kadhafi ou d’imposer un Le 20 octobre 2011, l’aviation française
changement de régime. interceptait le convoi du chef libyen.
Les agissements occidentaux, jugés illé- S’échappant à pied, Kadhafi était repéré,
gaux et immoraux par beaucoup, suscitèrent atrocement battu par un groupe d’insurgés
de très nombreuses réactions internatio- et finalement tué. On découvrit que la
En exclusivité sur nales, comme celle, particulièrement acerbe, « guerre humanitaire », drapée dans les
www.bookys-ebooks.com de M. Mbeki : « Les puissances occidentales se bons et nobles sentiments du nouveau
sont arrogé de manière unilatérale et éhontée principe de la « responsabilité de protéger »
le droit de décider de l’avenir de la Libye (4). » – adopté par les Nations unies en 2005 –,
Pour nous, de toute évidence, le spectre de la n’était en réalité qu’une mystification. Elle
guerre civile, de la partition, de la « somali- dissimulait une politique de puissance clas-
sation », du terrorisme et du narcotrafic pla- sique visant à renverser un régime et à
assassiner un chef d’État étranger. Avec,
cette fois, le feu vert de l’ONU.
(4) Thabo Mbeki, « Union africaine : une décennie
d’échecs », op. cit. Jean Ping

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Tanya Akhmetgalieva ///// « #7 » de la série « If you want


I can disappear » (Si tu veux je peux disparaître), 2020

tâche à la portée de la première puissance mon-


diale qui, forte de ses «valeurs démocratiques»,
pouvait s’arroger le rôle de défenseur en chef des
libertés sur la planète. Les gouvernants du
monde occidental s’étaient alors alignés.
Dix ans plus tard, M.  Barack Obama, qui
avait promis un désengagement, décida fina-
lement d’envoyer des renforts (surge) pour un
assaut censé être final, puis salua l’assassinat
d’Oussama Ben Laden dans sa retraite pakis-
tanaise : «Notre plus grande réussite dans notre
combat contre Al-Qaida», qui «témoigne de la
grandeur » des États-Unis, disait-il en ce
1er mai 2011 dans une allocution solennelle.
Neuf ans après, en février 2020, l’accord de
Doha entre l’administration Trump et les orga-

UN DÉSASTRE PROGRAMMÉ
nisations talibanes a signé la capitulation en rase
campagne de l’Amérique (1). Sans aucune négo-
ciation avec le gouvernement de Kaboul, jusque-
là soutenu financièrement et politiquement par
En riposte aux attentats du 11-Septembre, les États-Unis ont décidé d’envahir Washington. Sans consultation du peuple
l’Afghanistan et de déloger les talibans. La coalition internationale, sous commandement afghan, bien sûr. Sans même une quelconque
militaire de l’Alliance, a bombardé et occupé ainsi un pays qui n’avait pourtant agressé coordination avec les membres de l’OTAN, qui
aucune autre nation ; il était accusé d’abriter le cerveau de ces attaques, le Saoudien conservaient sur place 7100 soldats (1300 pour
l’Allemagne, 1100 pour le Royaume-Uni, 900
Oussama Ben Laden. Lequel sera tué… au Pakistan.
pour l’Italie et quelques centaines pour la Géor-
gie ainsi que pour la Pologne,  etc., la France

A
PAR MARTINE BULARD u terme de la guerre la plus longue de s’étant retirée en 2014), en plus des 2500 mili-
leur histoire –  deux décennies  –, et taires américains. Quant aux 17000 civils sous
après avoir enrôlé dans leur croisade contrat (contractors) américains, afghans et
pas moins de trente-huit pays sous le com- autres, ils ont eux aussi été mis devant le fait
mandement de l’OTAN, les États-Unis se sont accompli. L’empire décide, les sujets s’inclinent.
retirés sur un fiasco absolu. Fort symbolique- Voilà qui devrait faire réfléchir tous ceux qui
ment, leurs troupes sont parties dans un rêvent de se placer sous la bannière d’une
sauve-qui-peut général, à l’approche du ving- «OTAN asiatique» pour défendre les mêmes
tième anniversaire des attentats du World «valeurs démocratiques» contre un nouvel
Trade Center et du Pentagone, qui furent le ennemi, la Chine.
prétexte à leur entrée dans Kaboul. Annoncé Les États-Unis, il est vrai, ont réglé une
par l’ex-président Donald Trump pour bonne partie de la facture – énorme –, dépen-
mai 2021, le retrait a été mis en œuvre par sant 2 000  milliards de dollars. Quelque
M. Joseph Biden avec à peine quelques mois de 775 000 soldats se sont succédé sur le terrain,
retard, et tout était terminé le 30 août. dont 100 000 au plus fort du surge de
Un de leurs prédécesseurs, M. George W. Bush, M. Obama (qui a reçu le prix Nobel de la paix
à l’origine de ce qui devait être une «opération- en 2009), sans compter les dizaines d’organi-
éclair», criait pourtant victoire après la chute du sations non gouvernementales (ONG) massive-
régime des talibans, fin 2001. Il ne restait plus ment financées… Un coût ahurissant pour un
qu’à construire un État (state-building) le plus bilan sans appel, à défaut d’être définitif : au
conforme possible aux projets américains. Une moins 160 000 Afghans tués, selon l’Organisa-
tion des Nations unies  (ONU) ; 2 400  soldats
américains ; 1 500 militaires de l’Alliance (dont
(1) Lire Georges Lefeuvre, «Débandade américaine en Afgha-
nistan», Le Monde diplomatique, avril 2020. 90 Français) ; et 1 800 civils sous contrat. ☛

Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 45


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 17:38 Page 46

des sociétés et des appareils d’État, l’ethnicisation


UN DÉSASTRE PROGRAMMÉ des conflits, la division des populations, parfois
Ce désastre humain et financier laisse un la guerre civile et, dans tous les cas, la faillite des
pays encore plus mal en point qu’il ne l’était grands principes démocratiques. Y compris dans
auparavant, sauf pour les femmes, dont le sort les pays occidentaux, où mensonges, corruption,
s’était amélioré – au moins dans les villes. Pour torture, coups tordus et libertés bafouées ont
le reste, la «mission civilisatrice» de l’Occident scandé ces guerres ingagnables.
a réussi la prouesse de porter l’Afghanistan au On connaissait le scandale de Guantánamo,
rang de premier producteur d’opium du où croupissent encore, sans aucun procès, une
monde, soit 15 % de son produit intérieur brut. quarantaine de prisonniers; ou celui des cen-
Le pays a été transformé en une vaste klep- tres de torture offshore… Julian Assange, avec
tocratie, décrite par le colonel Christopher WikiLeaks, avait déjà levé un coin du voile –
Kolenda, alors conseiller de l’armée améri-  ce qui lui vaut d’être toujours enfermé comme
caine : «La petite corruption, c’est comme le can- un vulgaire terroriste. Le Washington Post a
cer de la peau; on a les moyens d’y faire face. La jeté une lumière encore plus crue sur les agis-
corruption au niveau supérieur, au sein du sements des responsables américains en
ministère, c’est comme le cancer du côlon : c’est publiant les « Afghanistan Papers » : plus de
plus grave, mais, si vous le débusquez à temps, deux mille pages d’entretiens avec des acteurs
vous guérirez. La kleptocratie, elle, est comme un directs, interrogés par le Bureau de l’inspec-
cancer du cerveau : elle est fatale (2).» Pas éton- teur général spécial pour la reconstruction de
nant que les talibans aient eu un boulevard l’Afghanistan (Sigar). Présidents, ministres et
devant eux. Alors qu’à la veille de l’invasion chefs d’état-major successifs ont délibérément
d’octobre 2001, après cinq années de pouvoir, menti à leurs concitoyens et au monde entier.
ils «ne pouvaient plus compter sur le soutien
populaire (3)», l’intervention occidentale les a Qui sont les méchants?
remis en selle (lire l’article d’Adam Baczko et Ainsi, six mois après le début des opérations, le
Gilles Dorronsoro, page 48). 17  avril  2002, feu Donald Rumsfeld, alors
Pourtant, cette « bonne guerre », selon ministre de la défense, assurait dans une de
M. Bush (2001), cette guerre « juste », selon ces notes confidentielles : « Nous n’arriverons
M. Obama 2011), menée contre « l’obscuran- jamais à sortir l’armée américaine d’Afghanis-
tisme et la terreur », selon M.  Nicolas Sar- tan, à moins (…) qu’il se passe quelque chose qui
kozy (2008), en un mot « notre guerre », selon nous assure la stabilité. Au secours!» Quelques
le chœur français des redresseurs de torts mois plus tard (8 septembre 2003), il affirmait :
permanents devait protéger le monde des «Je n’ai aucune lisibilité sur qui sont les méchants.
attentats et sortir les Afghans de la barbarie. » Il n’en décidait pas moins de publier sur le site
Il fallait « gagner les cœurs avec du Pentagone un document qui se concluait
Mensonges, corruption, un gilet pare-balles (4) », selon la ainsi : «Alors qu’il est devenu à la mode de parler
torture, coups tordus et libertés formule de M. Bernard Kouch- de “guerre oubliée” à propos de l’Afghanistan, ou
bafouées ont scandé ner, alors ministre des affaires de dire que les États-Unis ont perdu de vue leurs
ces guerres ingagnables étrangères. Chez ces partisans objectifs, les faits vont à l’encontre des mythes.»
de la guerre, qui reconnaît s’être Les «Afghanistan Papers» nous apprennent
fourvoyé, même devant l’évidente défaite ? aussi que les «informateurs» – soldats, mem-
Au contraire, ils passent d’une demande d’in- bres de missions de renseignement ou
gérence à une autre : l’Irak après l’Afghanis- d’ONG… – sont priés par leurs chefs de ne don-
tan, puis la Libye, la Syrie, le Sahel, et sans ner que de «bons indicateurs». Au point d’aga-
doute bientôt un autre « état voyou », la
défense des droits humains en bandoulière (2) Cité par Craig Whitlock, Leslie Shapiro et Armand Emamd-
(sauf dans les pays « amis » comme l’Égypte jomeh, «A secret history of the war» dans «Afghanistan
Papers», The Washington Post 9 décembre 2019. Sauf mention
ou l’Arabie saoudite) et toujours la conscience contraire, les citations sont extraites de ces documents.
tranquille de choisir le camp du bien. (3) Jacques Follorou, «Ahmed Rashid  : “Les talibans n’ont
jamais montré la volonté d’aboutir à la paix”», Le Monde,
Or, non seulement le «bien» n’est pas au ren- 28 mai 2021
dez-vous, mais ces invasions produisent le chaos,
(4) Canal Plus, 18 octobre 2009
l’enracinement de groupes comme l’Organisa-
(5) Lire Raphaël Kempf, «Le retour des lois scélérates»,
tion de l’État islamique (OEI), la déstructuration Le Monde diplomatique, janvier 2020.

46 //// MANIÈRE DE VOIR //// Extension du domaine de la lutte


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:45 Page 47

cer le général Michael Flynn  : « Depuis les


ambassadeurs jusqu’au bas de l’échelle, tous
nous disent que nous faisons du bon travail.
Un empire qui ne désarme pas
Vraiment ? Si nous faisons un si bon travail,
pourquoi avons-nous l’impression de perdre ?»
Nous sommes en 2015. En haut lieu, personne L es États-Unis ne restent jamais humbles longtemps. À peine les talibans
venaient-ils de s’emparer de l’aéroport de Kaboul, à l’issue du retrait
américain en août 2021, que les néoconservateurs ressortaient de leurs
ne s’y trompe, mais tous assurent, tels des
joueurs invétérés, que le prochain coup sera le tanières. L’Occident avait « perdu l’Afghanistan » ? Il fallait donc qu’il réaf-
bon, que la prochaine bataille sera la dernière. firme sa présence partout ailleurs pour faire comprendre à ses rivaux stra-
Le droit international se retrouve cul par- tégiques, la Chine et la Russie en particulier, qu’il ne reculerait pas devant
dessus tête. Dès le début, Washington décide le prochain combat. « La guerre n’est pas finie, résuma le sénateur Mitt
seul de bombarder Kaboul, puis demande l’ap- Romney, ancien candidat républicain à l’élection présidentielle. Nous
pui du Conseil de sécurité de l’ONU, qui adopte, sommes plus en danger qu’avant. Et nous allons devoir investir davantage
entre le 12 septembre et le 20 décembre 2001, pour garantir notre sécurité (1). » Après avoir répandu le chaos au Proche-
une série de résolutions à l’unanimité (Russie Orient, les États-Unis tournent donc leur regard vers le Pacifique et dirigent
et Chine comprises). Pourtant, il ne s’agit plus leur marine contre la Chine. Ce sera, on le devine, une promenade militaire…
d’utiliser la force contre un État agresseur C’est là en tout cas l’enjeu principal de la minicrise diplomatique entre la
–  principe qui est au fondement même des France et les États-Unis née à l’été 2021, pas le dépit de Paris d’avoir été
relations internationales  –, mais de combat dépouillé d’un juteux contrat d’armement naval avec l’Australie (2). Dans
«contre le terrorisme», ce qui permet d’agres- cette affaire, il importe en effet de savoir comment l’Europe doit réagir à
ser un pays simplement soupçonné de protéger l’alliance militaire antichinoise que Washington a conclue avec Londres et
des djihadistes. La «guerre préventive» ainsi Canberra, le 15 septembre dernier. Car pour le reste – l’humiliation publique
officialisée permettra ensuite d’intervenir en spectaculaire, la déloyauté des « alliés », l’absence de concertation sur une
Irak, en Libye, et, pour la France, au Mali, sans décision géopolitique majeure –, l’Élysée s’est habitué aux affronts améri-
interrompre pour autant les vagues d’attentats. cains depuis une quinzaine d’années, qu’il s’agisse de l’espionnage des pré-
Dans la foulée – et c’est aussi la conséquence sidents de la République révélé par WikiLeaks, du dépeçage d’Alstom par
de cette faillite démocratique –, les lois liber- General Electric (grâce à des manigances judiciaires proches du brigandage
ticides se multiplient, du Patriot Act américain de grand chemin), sans parler des amendes pharaoniques extorquées à des
à l’état d’urgence qui, en France, s’intègre à la entreprises et à des banques françaises qui n’avaient pas appliqué des
législation (5) : arrestations arbitraires, inter- sanctions, contraires au droit international, décrétées par les États-Unis
dictions de manifester selon le bon vouloir du contre Cuba ou l’Iran (3). Pour riposter au camouflet australo-américain
prince préfectoral ou élyséen, etc. autrement que par un rappel dérisoire des ambassadeurs en poste à Can-
En fait, l’Afghanistan condense les échecs de berra et à Washington, M. Emmanuel Macron aurait été bien inspiré d’ac-
l’Occident. Échec militaire, car, depuis des corder sur-le-champ l’asile politique à MM. Julian Assange et Edward Snow-
décennies, les États-Unis n’ont gagné aucun den, qui ont dévoilé les bas-fonds de l’empire. Le monde entier eût
conflit armé ; stratégique, car la « guerre remarqué ce sursaut de dignité.
contre le terrorisme» s’avère pire que le mal; Pendant que ses présidents bavardent, la France se déclasse. Elle a
moral, car les régimes mis en place (de Kaboul rejoint le commandement intégré de l’OTAN dirigée par Washington ; elle
à Bagdad) sont corrompus et le droit de vote a abandonné une part croissante de sa souveraineté diplomatique à une
discrédité; démocratique, car ces expéditions Union européenne peuplée de vassaux des États-Unis. Pour ne pas sombrer
sont décidées par une seule personne; politique, dans l’insignifiance, Paris devrait d’urgence faire comprendre à Washing-
enfin, car les États concernés sont détruits et les ton, mais aussi à Pékin, Moscou, Tokyo, Hanoï, Séoul, New Delhi, Djakarta,
forces que l’on prétendait anéantir reviennent qu’elle ne se résignera jamais à la guerre du Pacifique que préparent les
plus assurées que jamais. États-Unis (4).
Le retrait des troupes a marqué la fin d’une Serge Halimi
époque : celle des interventions directes et des
«guerres interminables». Mais si la prudence
de Washington est désormais de mise, comme
(1) Cable News Network, 29 août 2021.
on le voit avec le conflit russo-ukrainien, les (2) NDLR. Le 16 septembre 2021, l’Australie a annoncé l’achat de sous-marins américains à
Américains se considèrent toujours comme ce propulsion nucléaire et donc qu’elle renonçait au « contrat du siècle » signé avec la France pour la
fourniture de sous-marins conventionnels.
«peuple exceptionnel» destiné à gouverner la
(3) Lire Jean-Michel Quatrepoint, «Au nom de la loi… américaine », Le Monde diplomatique,
planète. En témoigne le titre du programme de janvier 2017.
M. Biden : «Guider le monde démocratique». (4) Lire l’article de Martine Bulard, page 72.
Martine Bulard

Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 47


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:45 Page 48

COMMENT LES TALIBANS ONT GAGNÉ


l’héritage ou le mariage par exemple, et on a
Les stratèges de l’OTAN ont dépensé des sommes colossales dans des études offert un espace aux revendications ethnona-
anthropologiques censées éclairer leurs décisions. Ces travaux ont surtout produit tionales d’entrepreneurs ouzbeks, hazaras ou
tadjiks – ce qui leur a permis d’occuper des
des poncifs qui ont alimenté la corruption et sapé les institutions afghanes. Pendant
postes et de s’enrichir.
ce temps, les talibans ont formé des cadres et surtout implanté des cours de justice
Enfin, l’Afghanistan a été présenté comme
dans les campagnes pour régler les questions du quotidien. un pays de tribus. Ainsi une pseudo-anthropo-
logie a été mise au service de la guerre et a

D
PAR ADAM BACZKO ans un conflit à première vue très conduit, entre autres, à la rédaction du manuel
ET GILLES DORRONSORO * déséquilibré, la défaite occidentale en de contre-insurrection FM. 3-24, qui promeut
Afghanistan est due à une vision l’implication des militaires américains dans
erronée du pays, produite par un champ les conflits sociaux : « Aller dans le sens de la
d’expertise où se retrouvent think tanks, population locale. D’abord, gagner la confiance
administrations, universités, organisations de quelques villages, puis travailler avec ceux,
non gouvernementales  (ONG) internatio- avec qui ils commercent, se marient ou font des
nales ou afghanes et entreprises privées. À affaires. Cette tactique permet d’obtenir des
les suivre, les Afghans seraient rétifs à l’au- alliés locaux, une population mobilisée et des
torité de Kaboul. réseaux de confiance (2).»
À la veille de sa nomination à la tête des Un officier américain, le major Jim Gant,
troupes dirigées par l’OTAN, en 2009, le géné- raconte comment il a aidé un notable dans
ral américain Stanley McChrystal déclarait : un conflit foncier alors qu’il dirigeait un
«Les griefs historiques renforcent les liens avec détachement des forces spéciales dans la
l’identité tribale ou ethnique et peuvent dimi- province de Kunar en 2003 : « La population
nuer l’attrait d’un État centralisé. Toutes les eth- des montagnes avait pris de la terre qui
nies, en particulier les Pach- appartenait aux habitants des plaines. Le
tounes, ont traditionnellement malik [chef ] m’a dit que la terre avait été don-
La prétendue allergie à l’État a cherché à obtenir une certaine née à sa tribu par le “roi de l’Afghanistan” il y
indépendance vis-à-vis du gou- a très, très longtemps et qu’il me montrerait
été un thème d’autant plus prisé
vernement central (1). » La plu- les documents. Je lui ai dit que sa parole me
qu’il excusait les échecs de plus
part des experts opposaient un suffisait  (…). “Malik, je suis avec vous. Mes
en plus difficiles à dissimuler
État «lointain», «illégitime» et, hommes et moi irons avec vous parler aux
finalement, « artificiel » à un montagnards. S’ils ne vous rendent pas la
échelon local « proche », « légi- terre, nous combattrons à vos côtés”. » Le
time » et « naturel ». La proximité aurait été major Gant ne raconte pas comment s’est
garante de familiarité et de relations person- terminée cette histoire ; il suggère seulement,
nelles, à l’opposé des eaux glacées de la raison par un laconique « il suffit de dire que le pro-
bureaucratique. blème a été résolu », qu’il a aidé son « ami » à
Comme les militaires, les institutions char- s’approprier des terres contestées (3).
gées du «développement » ont fréquemment
mobilisé ce poncif qui autorisait le contourne- L’argent coule à flots
ment de l’État en place. L’éloge du local a jus- En réalité, la prétendue allergie à l’État a été
tifié l’absence de coordination avec le pouvoir un thème d’autant plus prisé qu’il excusait
afghan au nom de la légitimité de petites les échecs de plus en plus difficiles à dissi-
assemblées. Cette obsession a également muler de la « communauté internationale ».
conduit à une ethnicisation des politiques Par les sommes dépensées, l’entreprise de
publiques. On a invoqué les traditions pach- state-building (construction de l’État) a été
tounes pour contourner le droit positif, sur l’une des plus ambitieuses depuis l’occupa-
tion américaine du Japon et de l’Allemagne
* Respectivement chercheur au Centre national de la recherche après la seconde guerre mondiale. Dans les
scientifique – Centre de recherches internationales (CNRS-CERI);
années 2000, l’intégralité du budget du gou-
et chercheur au Centre européen de sociologie et de science
politique (CESSP), université Paris-I. vernement afghan provenait des bailleurs de

48 //// MANIÈRE DE VOIR //// Extension du domaine de la lutte


MDV183_Chap2_Mise en page 1 10/05/2022 16:46 Page 49

fonds ; en 2021, la pro-


portion était encore de
75  %. À ces sommes
s’ajoutent les dizaines de
milliards de dollars
investis dans le finance-
ment de la police, de la
justice, de l’armée, ainsi
que dans la construction
d’écoles, d’hôpitaux, d’in-
frastructures routières et
de bâtiments publics. Le
cloisonnement systéma-
tique entre les pro-
grammes et la mauvaise
gestion généralisée, la
sous-traitance en cas-
cade se sont traduits par
des collusions systé-
miques dans l’attribu-
tion des marchés et par
une captation des finan-
cements, en premier lieu
au bénéfice des entre-
prises occidentales.
Par ailleurs, les institu-
tions étrangères char-
gées de la reconstruction
de l’État ont systémati-
quement sapé les institu-
tions afghanes qu’elles
étaient censées soutenir.
Avec la Constitution de 2004, les dirigeants gouvernement central. Les talibans se sont Tanya Akhmetgalieva /////
« Red Rose », 2019
américains ont imposé un régime présiden- implantés dans les campagnes en installant
tiel qui a marginalisé le Parlement et les un gouvernement de l’ombre avec des gou-
partis politiques. verneurs, des juges, des responsables des
De façon surprenante, la coalition n’a questions scolaires (contrôle des pro-
jamais pris la juste mesure du mouvement grammes, exclusion des filles après 12 ans)
taliban qui se serait battu pour des motifs tri- et sanitaires ainsi que des relations avec les
baux, ethniques ou économiques. En réalité, ONG. De plus, en refusant tout discours eth-
ce mouvement est centralisé, porteur d’une nique, à la différence des partis qui, à
idéologie structurée, avec des cadres formés. Kaboul, fonctionnaient de plus en plus sur
Sa stratégie a été de pallier les déficiences du cette base, le mouvement s’est posé en
champion du nationalisme afghan.
(1) Stanley McChrystal, « Comisaf initial assessment Face à une ingérence étrangère qui contour-
(Unclassified) », ministère de la défense, Washington, DC, nait les institutions qu’elle construisait et à un
21 septembre 2009. Document publié sur le site du Wash-
ington Post. système étatique de plus en plus corrompu, ils
(2) The United States Army and Marine Corps, The US ont pu incarner le droit aux yeux de nombreux
Army/Marine Corps Counterinsurgency Field Manual, Uni-
versity of Chicago Press, 2007.
Afghans. C’est probablement la condamnation
la plus sévère qu’on puisse prononcer contre
(3) Jim Gant, One Tribe at a Time : A Strategy for Success in
Afghanistan, Nine Sisters Imports, Los Angeles, 2009. vingt ans d’intervention. n

Extension du domaine de la lutte //// MANIÈRE DE VOIR //// 49


MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:17 Page 50

Tanya Akhmetgalieva ///// « With The Red Thread » (Avec le fil rouge), 2008

3 Ennemis d’hier
et d’aujourd’hui
La fin du pacte de Varsovie aurait dû conduire à la dissolution
de son pendant atlantique. Au lieu de cela, Washington a poussé à
l’élargissement de l’OTAN vers l’est et à l’extension de ses missions
– de la lutte antiterroriste à l’endiguement de la Chine.
En Europe, cette politique a tué l’espoir de forger une nouvelle
architecture de sécurité, attisant les rancœurs russes.
N’a-t-on pas alors raté l’occasion de prévenir la guerre en Ukraine ?

50 //// MANIÈRE DE VOIR //// Ennemis d’hier et d’aujourdhui


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C’EST PROMIS, AUCUNE EXPANSION VERS L’EST


celier de la République fédérale d’Alle-
Pour sortir de la logique du camp contre camp, le président de l’Union soviétique Mikhaïl magne  (RFA), une déclaration commune
Gorbatchev propose, dès les années 1989-1990, de coopérer avec les organisations affirmant le droit des peuples et des États à
l’autodétermination. Le 9 novembre, le mur
occidentales. L’Alliance atlantique intègre l’Allemagne réunifiée et assure alors qu’elle
de Berlin tombe. Une fois l’euphorie passée,
n’étendra pas son rayon d’action. Mais les promesses n’engagent que ceux qui y croient
les questions économiques deviennent
et, rapidement, l’OTAN englobe les ex-pays satellites de Moscou. pressantes dans toute l’Europe centrale. Les
habitants de la République démocratique

«I
PAR PHILIPPE DESCAMPS ls nous ont menti à plusieurs reprises, allemande (RDA) aspirent à la prospérité de
ils ont pris des décisions dans notre l’Ouest, et un exode menace la stabilité de
dos, ils nous ont mis devant le fait la région. Le débat sur les réformes écono-
accompli. Cela s’est produit avec l’expansion miques devient très rapidement un débat
de l’OTAN vers l’est, ainsi qu’avec le déploie- sur l’union des deux Allemagnes, puis sur
ment d’infrastructures militaires à nos fron- l’adhésion de l’ensemble à l’OTAN.
tières. » Dans son discours justifiant l’an-
nexion de la Crimée par la Fédération de L’équilibre militaire brisé
Russie, le 18 mars 2014, le président Vladimir L’administration américaine soutient le
Poutine étale sa rancœur envers les diri- chancelier allemand, qui avance à marche
geants occidentaux. forcée. À Moscou, le 9 février 1990, le secré-
Peu après, la Revue de l’OTAN lui répond taire d’État américain James Baker multiplie
par un plaidoyer visant à démonter ce les promesses devant Édouard Chevard-
« mythe » et cette « prétendue promesse »  : nadze, le ministre des affaires étrangères
« Il n’y a jamais eu, de la part de l’Ouest, soviétique, et M.  Gorbatchev. Ce dernier
d’engagement politique ou juridiquement explique que l’intégration d’une Allemagne
contraignant de ne pas élar- unie dans l’OTAN bouleverserait l’équilibre
« Il n’y a jamais eu, de la part gir l’OTAN au-delà des fron- militaire et stratégique en Europe. Il préco-
de l’Ouest, d’engagement politique ou tières d’une Allemagne réu- nise une Allemagne neutre ou participant
juridiquement contraignant », assure nifiée », écrit M.  Michael aux deux alliances – OTAN et pacte de Var-
un dirigeant de l’Organisation Rühle, chef de la section sovie –, qui deviendraient des structures plus
sécurité énergétique (1). En politiques que militaires. En réponse,
précisant « juridiquement contraignant », il M.  Baker agite l’épouvantail d’une Alle-
révèle le pot aux roses. Des documents magne livrée à elle-même et capable de se
récemment déclassifiés (2) permettent de doter de l’arme atomique, tout en affirmant
reconstituer les discussions de l’époque et que les discussions entre les deux Alle-
de prendre la mesure des engagements magnes et les quatre forces d’occupation
politiques occidentaux envers M. Mikhaïl (États-Unis, Royaume-Uni, France et URSS)
Gorbatchev en échange de ses initiatives doivent garantir que l’OTAN n’ira pas plus
pour mettre fin à la guerre froide. loin  : « La juridiction militaire actuelle de
Dès son arrivée à la tête de l’Union sovié- l’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est »,
tique, en 1985, M.  Mikhaïl Gorbatchev affirme-t-il à trois reprises.
encourage les pays du pacte de Varsovie à « En supposant que l’unification ait lieu,
entreprendre des réformes et renonce à la que préférez-vous ?, interroge le secrétaire
menace d’un recours à la force (lire l’article d’État. Une Allemagne unie en dehors de
d’Hélène Richard, page 52). Le 13 juin 1989, l’OTAN, absolument indépendante et sans
il signe même avec Helmut Kohl, le chan- troupes américaines ? Ou une Allemagne
unie gardant ses liens avec l’OTAN, mais
avec la garantie que les institutions ou
(1) Michael Rühle, « L’élargissement de l’OTAN et la Russie :
mythes et réalités », Revue de l’OTAN, 2014. les troupes de l’OTAN ne s’étendront pas à
(2) « NATO expansion : What Gorbachev heard », National l’est de la frontière actuelle ? » « Notre
Security Archive, 12  décembre  2017. Sauf mention direction a l’intention de discuter de toutes
contraire, toutes les citations sont issues de ces
documents. ces questions en profondeur, lui répond ☛

Ennemis d’hier et d’aujourdhui //// MANIÈRE DE VOIR //// 51


MDV183_Chap3_Mise en page 1 11/05/2022 14:34 Page 52

C’EST PROMIS, AUCUNE EXPANSION VERS L’EST


M. Gorbatchev. Il va sans dire qu’un élargis- compte  : « L’OTAN va
sement de la zone OTAN n’est pas accepta- évoluer pour devenir
ble. » « Nous sommes d’accord avec cela », davantage une organi-
conclut M. Baker. sation politique. (…)
Le lendemain, 10  février  1990, c’est au Nous nous efforçons,
tour de Kohl de venir à Moscou pour rassu- dans divers forums, de
rer M.  Gorbatchev  : « Nous pensons que transformer la CSCE
l’OTAN ne devrait pas élargir sa portée, [Conférence sur la
assure le chancelier d’Allemagne occiden- sécurité et la coopéra-
tale. Nous devons trouver une résolution rai- tion en Europe, future
sonnable. Je comprends bien les intérêts de OSCE] en une institu-
l’Union soviétique en matière tion permanente qui
« Vous dites que l’OTAN n’est de sécurité. » M. Gorbatchev deviendrait une pierre
pas dirigée contre nous. Nous allons lui répond : « C’est une ques- angulaire d’une nou-
donc proposer de la rejoindre », tion sérieuse. Il ne devrait y velle Europe.» M. Gor-
déclare M. Gorbatchev avoir aucune divergence en batchev le prend au
matière militaire. Ils disent mot  : «Vous dites que
que l’OTAN va s’effondrer sans la RFA. Mais, l’OTAN n’est pas dirigée
sans la RDA, ce serait aussi la fin du pacte contre nous, qu’il s’agit
de Varsovie… » seulement d’une struc-
ture de sécurité qui
Raisonnable et responsable s’adapte à la nouvelle
L’histoire galope. Tous les régimes d’Europe réalité. Nous allons
centrale sont tombés. Les seuls gages solides donc proposer de la
qui restent à l’URSS dans les négociations rejoindre.»
sont les accords de Potsdam d’août 1945 et la L’accord est scellé
Peter Marlow ///// présence de 350 000 soldats soviétiques sur dans le traité sur la réunification de l’Alle-
RAF Bentwaters, ex-base le sol allemand. M. Baker se rend à nouveau magne signé le 12 septembre 1990 à Mos-
aérienne de l’US Air Force et
de l’OTAN, Royaume-Uni,
à Moscou le 18 mai 1990 pour démontrer à cou. Mais ce texte n’aborde la question de
Suffolk, 2002 M. Gorbatchev que ses positions sont prises en l’extension de l’OTAN qu’à propos du terri-
toire de l’ancienne RDA après le retrait des
troupes soviétiques  : « Des forces armées
Sur la Toile et des armes nucléaires ou des vecteurs
d’armes nucléaires étrangers ne seront pas
Le Courrier des Balkans stationnés dans cette partie de l’Allemagne
Ce site francophone consacré à l’Europe du Sud-Est, qui diffuse des articles traduits de la presse des
et n’y seront pas déployés (3). » À la dernière
Balkans, couvre notamment les relations des pays balkaniques avec la Russie, l’Union européenne et les
États-Unis, ainsi que la stratégie mise en œuvre par l’Alliance atlantique dans la région. minute, les Soviétiques renâclent. Pour
www.courrierdesbalkans.fr obtenir leur signature, les Allemands ajou-
tent un avenant précisant que « toutes les
International Crisis Group
Le centre d’études et de recherches sur les conflits, basé à Bruxelles, présente une rubrique documentaire questions concernant l’application du mot
sur la situation de l’Ukraine depuis le déclenchement de la crise en 2014. Il suit également de près le conflit “déployés” (…) seront tranchées par le gou-
en cours avec la Russie (cf. la section « Crisis Watch : Conflict Tracker Eastern Europe »).
www.crisisgroup.org
vernement de l’Allemagne unie d’une
manière raisonnable et responsable prenant
Foreign Affairs en compte les intérêts de sécurité de chaque
La revue du Council on Foreign Relations, une « boîte à idées » proche des milieux dirigeants américains,
partie contractante. » Aucun texte ne fixe le
décline sur son site une sélection d’articles en version intégrale. Parmi ceux-ci, « The War in Ukraine Calls for
sort des autres pays du pacte de Varsovie.
© Peter Marlow/Magnum Photos

a Reset of Biden’s Foreign Policy », tiré du numéro de mai-juin 2022 (« The World After the War »).
www.foreignaffairs.com Début  1991, les premières demandes
d’adhésion à l’OTAN arrivent de Hongrie, de
The Diplomat
Le site de ce mensuel digital consacré à la zone Asie-Pacifique, sis à Washington, propose des analyses de Tchécoslovaquie, de Pologne et de Rouma-
spécialistes, chercheurs et universitaires sur les enjeux stratégiques, économiques et diplomatiques dans nie. Une délégation du Parlement russe
la région. Il traite en particulier des rivalités stratégiques sino-américaines.
rencontre le secrétaire général de l’OTAN.
www.thediplomat.com
Manfred Wörner lui affirme que treize

52 //// MANIÈRE DE VOIR //// Ennemis d’hier et d’aujourdhui


MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:18 Page 53

« Plutôt rouges que morts »

E n 1962, avec la crise de Cuba, le risque d’affrontement nucléaire Est-Ouest


frappe aux portes des États-Unis. Quinze ans plus tard, c’est l’Europe qui
tremble à l’idée de devoir payer les frais de l’affrontement soviéto-américain.
En cette année 1977, l’URSS s’apprête à remplacer ses missiles nucléaires de
portée intermédiaire, à même de raser une région entière, par des SS-20, plus
précis et capables d’atteindre n’importe quelle cible dans la partie occidentale
du Vieux Continent. L’équilibre de la terreur est rompu : Moscou peut être tenté
d’utiliser ces armes dans le cadre d’une escalade militaire « contrôlée », la
réplique occidentale à un tir de SS-20 n’impliquant pas nécessairement des
frappes massives.
L’OTAN entend réagir, mais comment ? Se dérober, c’est donner du crédit à
ceux qui estiment que, dans ce cas, les États-Unis se désolidariseront de
leurs alliés pour protéger leur territoire de représailles atomiques (on parle
alors de « découplage stratégique ») ; répondre à la « provocation » sovié-
tique, ce serait heurter des opinions publiques de plus en plus hostiles à la
course au nucléaire.
L’administration américaine tranche, le 12 décembre 1979, en adoptant la
doctrine de la « double décision » : il s’agit de négocier une réduction mutuelle
des missiles balistiques de portée moyenne et intermédiaire, et en cas de refus
de Moscou, d’installer en Europe les nouveaux Pershing II et des missiles de
croisière nucléaire. Les négociations durent jusqu’en 1983, date à laquelle
Washington, constatant le peu d’avancées dans les pourparlers, se résout à
déployer ces armes en République fédérale d’Allemagne (RFA), ainsi qu’au
Royaume-Uni et en Italie. L’Alliance atlantique se heurte alors à un important
membres du conseil de l’OTAN sur seize se
mouvement pacifiste, notamment en Belgique et aux Pays-Bas, pressentis
prononcent contre un élargissement, et
également pour accueillir les ogives américaines.
ajoute  : « Nous ne devrions pas permettre
l’isolement de l’URSS. »
Après une première manifestation rassemblant 40 000  personnes à
Bruxelles, où se trouve le siège de l’OTAN, la mobilisation se renforce. Créée
Ancien conseiller de M.  Gorbatchev,
en 1980, l’organisation pacifiste britannique European Nuclear Disarmament
M. Andreï Gratchev comprend les motiva-
étend son réseau à travers l’Europe. Après que 400 000 personnes ont défilé
tions des pays d’Europe centrale « tout juste
dans les rues bruxelloises en octobre 1983, le gouvernement belge décide de
affranchis de la domination soviétique » et
reporter le déploiement de missiles sur son sol, tandis que La Haye finit par
ayant toujours en mémoire les « ingé-
y renoncer. Le mouvement se propage jusqu’à New York, où un million de per-
rences » de la Russie tsariste. En revanche,
sonnes arrivent en bus des quatre coins du pays pour réclamer le désarme-
il déplore la « vieille politique du “cordon
ment nucléaire.
sanitaire” » qui conduira par la suite à un
élargissement de l’OTAN à tous les anciens En Allemagne de l’Ouest, l’enjeu attise les passions. « Plutôt rouges que
pays du pacte de Varsovie, et même aux mort », clament les Friedensinitiative (« comités pour la paix »), qui essai-
trois anciennes républiques soviétiques ment par milliers. La plupart des pacifistes allemands conçoivent le désar-
baltes : « La position des faucons américains mement nucléaire comme une étape nécessaire à la réunification du pays,
est bien moins admissible, révélant une pro- qui irait de pair, selon eux, avec un statut de neutralité, susceptible de servir
fonde ignorance de la réalité et une incapa- de modèle à toute l’Europe continentale. Finalement, la crise des euromis-
cité à sortir des carcans idéologiques de la siles se clôt par la signature du traité russo-soviétique sur les forces
guerre froide (4). » nucléaires à portée intermédiaire (FNI), paraphé à Washington le 8 décem-
Philippe Descamps bre 1987. Après avoir accusé la Russie de violer cet accord, les États-Unis s’en
sont retirés en 2019. Washington dispose toujours d’environ 150 bombes
nucléaires tactiques sur le sol européen, en Belgique, en Allemagne, en Italie
(3) « Traité portant règlement définitif concernant l’Alle- et aux Pays-Bas, mais aussi en Turquie.
magne », www.cvce.eu
Antoine Roggia
(4) Andreï Gratchev, Un nouvel avant-guerre ? Des hyper-
puissances à l’hyperpoker, Alma éditeur, Paris, 2017.

Ennemis d’hier et d’aujourdhui //// MANIÈRE DE VOIR //// 53


MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:18 Page 54

© Peter Marlow/Magnum Photos

QUAND LA RUSSIE RÊVAIT D’EUROPE


lippe Descamps, page 51). En tant que prési-
Au sortir de la guerre froide, les Russes voyaient leur avenir dans une Europe réconciliée dent de la Commission des affaires étran-
et dotée de mécanismes de sécurité communs. En portant le glaive de l’Alliance gères du Conseil de la Fédération (2011-
atlantique jusqu’à leur porte, les Occidentaux ont suscité des ressentiments et participé 2016), il a rejoint, après l’annexion de la
Crimée par la Russie en 2014, la liste des per-
à générer l’agressivité qu’ils entendaient contenir.
sonnalités interdites d’entrée sur les terri-
toires américain, canadien et britannique.

M.
PAR HÉLÈNE RICHARD Alexeï Pouchkov se méfie de Une trajectoire qui résume celle d’un pays…
la presse occidentale. « S’il Difficile de comprendre la Russie contem-
s’agit de sélectionner une ou poraine sans revenir sur les illusions euro-
deux citations, vous n’avez que quinze péennes perdues de l’ancien mentor de
minutes », nous prévient-il dans un français M. Pouchkov. À l’automne 1985, M. Gorbat-
impeccable. Depuis l’époque où il écrivait les chev choisit, pour son premier déplacement
discours de Mikhaïl Gorbatchev, de l’eau a à l’étranger, la capitale française, où il
coulé sous les ponts. Le sénateur juge rétros- énonce pour la première fois l’idée d’une
pectivement que le dernier dirigeant de « maison commune européenne ». Le choix de
l’Union soviétique a fait preuve de « naïveté » Paris n’est pas anodin. Charles de Gaulle
à l’égard des Occidentaux (lire l’article de Phi- avait défendu l’idée d’une Europe allant « de

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MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:18 Page 55

Peter Marlow ///// Marine américaine


en mer Adriatique, guerre du Kosovo, 1999

l’Atlantique à l’Oural »  : une Europe des dans le camp occidental. Leur préférence va
nations, indépendantes de toute tutelle, dans à la formation d’une région neutre et démi-
laquelle la Russie aurait renoncé au commu- litarisée. Au lendemain de son élection à la
nisme, que le général prenait pour une lubie présidence de la Tchécoslovaquie, Václav
passagère (lire l’article de Dominique Vidal, Havel choque les Américains en demandant
page 84). la dissolution des deux alliances militaires et
En 1988, le slogan lancé à Paris prend une le départ de toutes les troupes étrangères
consistance stratégique. M. Gorbatchev ne d’Europe centrale. Le chancelier allemand
pense pouvoir éviter l’effondrement écono- Helmut Kohl s’irrite des
mique qu’en introduisant une dose supplé- déclarations du premier
mentaire de propriété privée et de marché ministre est-allemand La Hongrie, la Pologne et
dans le système de planification. En Europe Lothar de Maizière,
la Tchécoslovaquie affirment leur
de l’Est, les aspirations démocratiques le favorable à la neutrali-
confortent dans sa conviction : l’ouverture sation de l’Allemagne. volonté commune de s’abriter
politique va dans le sens de l’histoire. La En avril 1990, Wojciech sous le parapluie américain
confrontation idéologique remisée, l’objectif Jaruzelski, président de
n’est plus de coopérer de bloc à bloc, mais de la Pologne, le premier
les fondre dans une Europe élargie sur la pays à avoir ouvert les élections à des candi-
base de valeurs communes : liberté, droits dats non communistes, accepte la proposi-
humains, démocratie et souveraineté. C’est tion de M. Gorbatchev de renforcer provisoi-
un « retour vers l’Europe (…), civilisation à la rement les troupes du pacte de Varsovie en
périphérie de laquelle nous sommes long- Allemagne de l’Est, le temps de mettre en
temps restés », selon les mots, à l’époque, du place une structure de sécurité paneuro-
diplomate Vladimir Loukine (1). péenne. Il propose même d’y joindre des
forces polonaises. Ce n’est qu’en février 1991
Vers une Allemagne neutre ? que la Hongrie, la Pologne et la Tchécoslova-
La chute du mur de Berlin donne à l’Union quie abandonnent cette option en formant le
soviétique, en plein bouleversement poli- groupe de Visegrád : craignant le retour des
tique, l’espoir de concrétiser ce projet. communistes conservateurs à Moscou, elles
M.  Gorbatchev soutient l’idée d’une Alle- y affirment leur volonté commune de s’abri-
magne neutre (ou adhérant aux deux ter sous le parapluie américain.
alliances militaires, l’OTAN et le pacte de Cet appel est bien reçu à Washington.
Varsovie), insérée dans une structure de Quelques voix, pourtant, s’élèvent contre une
sécurité paneuropéenne qui prendrait pour dynamique qui risque de provoquer en Rus-
base la Conférence sur la sécurité et la coo- sie la réaction nationaliste qu’elle est censée
pération en Europe (CSCE), créée en 1975 par prévenir (2). Même le père de la doctrine de
l’Acte final d’Helsinki. Il n’est pas seul à l’endiguement de l’Union soviétique, George
défendre cette option. En 1990, les nouveaux F. Kennan, dénonce dès 1997 l’élargissement
dirigeants est-européens, souvent d’anciens de l’OTAN comme « la plus fatale erreur de
dissidents marqués par leur engagement politique américaine depuis la guerre ». Cette
pacifiste, ne souhaitent pas encore basculer décision, dit-il, « va porter préjudice au déve-
loppement de la démocratie russe, en rétablis-
(1) Cité par Marie-Pierre Rey, « Gorbatchev et la “maison sant l’atmosphère de la guerre froide (…). Les
commune européenne”, une révolution mentale et poli- Russes n’auront d’autre choix que d’interpré-
tique ? », La Revue russe, no 38, Paris, 2012.
ter l’expansion de l’OTAN comme une action
(2) Kimberly Marten, « Reconsidering NATO expansion : A
counterfactual analysis of Russia and the West in the militaire. Ils iront chercher ailleurs des
1990s », European Journal of International Security, vol. III, garanties pour leur sécurité et leur ave-
no 2, Cambridge, juin 2018.
nir  (3) ». Critique de l’hubris américaine,
(3) Cité par Andreï Gratchev, Un nouvel avant-guerre ? Des
hyperpuissances à l’hyperpoker, Alma éditeur, Paris, 2017. M. Jack Matlock, ambassadeur des États- ☛

Ennemis d’hier et d’aujourdhui //// MANIÈRE DE VOIR //// 55


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bardement de Belgrade par l’OTAN a suscité


QUAND LA RUSSIE RÊVAIT D’EUROPE une très grande déception chez ceux qui,
Unis en Union soviétique de 1987 à 1991, note comme moi, croyaient dans le projet de la “mai-
que « la question n’aurait pas dû être d’élargir son commune”, nous confie M.  Youri Rou-
ou non l’OTAN, mais plutôt d’explorer com- binski, premier conseiller politique à l’ambas-
ment les États-Unis pouvaient garantir aux sade de Russie à Paris de 1987 à 1997. L’élan
pays d’Europe centrale que leur indépendance vers l’Europe impulsé par Gorbatchev a cepen-
serait préservée et, en même temps, créer en dant continué d’exercer sa force d’inertie posi-
Europe un système de sécurité qui aurait tive de nombreuses années.»
confié la responsabilité de l’avenir du conti-
nent aux Européens eux-mêmes (4) ». Tiraillé entre Bruxelles et Moscou
Les dirigeants russes n’entrevoient pas tout Rejetée aux marges de l’Europe, la Russie
de suite l’élargissement de l’Alliance atlan- poursuit son projet d’intégration écono-
tique comme une menace mique régionale avec plusieurs anciennes
Au démarrage, les dirigeants russes militaire. Ils s’inquiètent plu- républiques soviétiques : Kazakhstan, Kir-
ne voient pas l’élargissement tôt de leur isolement, qu’ils ghizstan, Tadjikistan, Arménie, Biélorussie,
de l’Organisation comme une menace. s’efforcent de prévenir. Mais et surtout l’Ukraine, pièce-maîtresse de l’édi-
Ils craignent plutôt l’isolement l’intervention de l’OTAN en fice. Elle cherche moins à tourner le dos à
ex-Yougoslavie en 1999, sans l’Europe – son premier partenaire commer-
mandat des Nations unies, fait prendre à la cial – qu’à négocier, en meilleure posture, un
Russie la mesure de sa relégation. « Le bom- ambitieux partenariat avec l’Union euro-
péenne  (UE). Bruxelles ignore cette offre,
(4) Jack Matlock, Superpower Illusions : How Myths and False préférant traiter bilatéralement avec Kiev.
Peter Marlow ///// Ideologies Led America Astray – And How to Return to Rea-
Le différend éclate fin 2013 quand, tiraillé
Marine américaine en lity, Yale University Press, New Haven, 2011.
mer Adriatique, guerre entre les propositions de Bruxelles et de Mos-
(5) Vladislav Sourkov, « La solitude du métis » (en russe),
du Kosovo, 1999 Russia in Global Affairs, 28 mai 2018. cou, le président ukrainien Viktor Ianouko-
vitch annule la signature de l’accord d’asso-
© Peter Marlow/Magnum Photos

ciation avec l’UE. Cette décision pousse dans


les rues de Kiev des milliers de manifestants
pro-européens, dont les rangs grossiront
jusqu’au renversement du président en
février 2014. Affolée par l’arrivée d’un gou-
vernement ouvertement hostile à Moscou, la
Russie annexe la Crimée, péninsule ukrai-
nienne où elle dispose d’une base navale.
« La ligne paneuropéenne s’est brisée sur la
Crimée », reconnaît M.  Roubinski. Ses col-
lègues plus jeunes n’ont pas ses accents de
regrets dans la voix. « Le monde a changé.
L’époque des blocs et des alliances fermées est
finie », s’agace presque Fyodor Loukianov,
rédacteur en chef de la revue Russia in Glo-
bal Affairs, à l’unisson de la diplomatie russe.
À entendre M.  Vladislav Sourkov, proche
conseiller de M. Poutine, l’annexion de la Cri-
mée aurait représenté « l’achèvement du
voyage épique de la Russie vers l’ouest, le
terme de ses nombreuses tentatives infruc-
tueuses d’être incorporée dans la civilisation
occidentale, de s’apparenter avec la “bonne
famille” des peuples européens (5) ». Désor-
mais, écrit-il, Moscou assume sa « solitude
géopolitique ».
Hélène Richard

56 //// MANIÈRE DE VOIR //// Ennemis d’hier et d’aujourdhui


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En Méditerranée, la traque des migrants


Les attentats du 11 septembre 2001 donnèrent une raison supplémentaire d’exister à l’organisation militaire :
la lutte contre le terrorisme. En invoquant cette menace floue, l’Alliance a ainsi élargi la palette de ses
missions. Un exemple : l’opération «Active Endeavour» en Méditerranée (2011-2015).

L
e 12  septembre  2001, les États membres de l’OTAN contraint [en 2004] d’optimiser la balance coût-efficacité de la
invoquent pour la première fois de leur histoire la mission en l’orientant vers de la collecte de renseignement. » Il
clause de légitime défense collective du traité de «[militarise] une série de données de navigation civiles [qui ser-
Washington (article 5). Par ce geste hautement symbolique, les vaient, à l’origine] à éviter les collisions en mer». L’amiral Harry
dirigeants européens veulent signifier leur solidarité avec les Ulrich, alors commandant en chef des forces navales améri-
États-Unis. Le 18 octobre, pourtant, Washington annonce lancer caines en Europe et des forces navales de l’OTAN, se rapproche
seul l’invasion de l’Afghanistan dans le cadre de l’opération du département américain des transports pour développer un
Liberté immuable (à l’exception de quelques troupes britan- système de suivi en temps réel des navires en Méditerranée. Par
niques associées à cette mission visant à déloger les talibans du la suite, «le Marcom [commandement allié maritime] signa une
pouvoir). «La mission détermine la coalition, et la coalition ne série de contrats avec des compagnies privées (…) pour obtenir
doit pas déterminer la mission», déclare M. Donald Rumsfeld, des données (…) satellitaires», confie un militaire de l’état-major
alors secrétaire américain à la défense. Le malaise s’installe au militaire international de l’OTAN. Grâce à elles, l’Alliance peut
quartier général de l’Organisation atlantique. « [Ce choix] a cibler des navires «suspects» – sans avoir besoin d’indices tan-
généré un doute (…) sur l’utilité de l’Alliance, d’autant plus que gibles de préparation d’attentats. C’est l’« œil de Dieu dont les
l’article 5 avait été déclenché», explique Julien Pomarède, auteur forces de l’OTAN ont besoin » se félicite l’Organisation (2). Elle
d’un ouvrage consacré à la manière dont la lutte antiterroriste dispose désormais d’un vaste filet de pêche, collectant des infor-
a déstabilisé – et finalement renforcé – l’OTAN (1). mations de nature variée sur les cargaisons ou l’historique des
«Le déclenchement de l’article 5 était un besoin politique et psy- itinéraires des bateaux. En novembre 2005, seuls 300 navires
chologique, confie un interlocuteur à Pomarède. On était pleine- étaient traqués, ils sont environ 10000 dix ans plus tard.
ment conscient à cette époque que l’OTAN n’avait pas les capacités «Le contre-terrorisme était la justification initiale (…) Mais pro-
politiques et technologiques d’avoir des missions du type de celles gressivement nous avons ouvert “Active Endeavour” à la détection
que les États-Unis menaient dans un cadre antiterroriste.» Wash- de marchandises illégales et à toutes sortes de trafics plutôt que
ington se réserve la maîtrise des opérations létales, déléguant à de la laisser se concentrer sur la recherche exclusive de terro-
l’OTAN des missions sécuritaires d’ordre secondaire, dont le ristes», confirme à Pomarède l’une des personnes rencontrées
déploiement de forces navales en Méditerranée qui prend le nom, au QG de l’OTAN.
le 26 octobre 2001, d’opération «Active Endeavour» (OAE). En 2016, en pleine crise migratoire, la mission Sea Guardian
De lourds bâtiments de guerre sillonnent la Méditerranée pour succède à l’OAE. Longtemps officieuse, la surveillance et le
traquer une menace terroriste qui reste insaisissable. Le com- contrôle des flux migratoires entre désormais officiellement dans
mandement militaire s’agace du contraste entre la charge sym- le cadre de ses missions, l’OTAN assurant un rôle d’appui à l’opé-
bolique de l’article 5, qui justifie la mission, et la réalité des actions ration navale de l’Union européenne, Sophia, lancée en 2015 pour
sur le terrain. «Conformément au droit de la mer, explique Poma- lutter contre le trafic d’êtres humains en Méditerranée.
rède, les forces navales de l’OTAN ne pouvaient aborder les navires Si la fin du bloc soviétique a ouvert la voie de son élargisse-
suspectés d’activité terroriste en haute mer si et seulement si le pays ment géographique, la lutte antiterroriste – à laquelle l’OTAN
duquel les bateaux battaient pavillon donnait son autorisation.» n’était nullement préparée – lui a servi de marchepied pour
Un de ses interlocuteurs, au QG de l’OTAN, s’en rappelle amère- étendre son champ d’action. Au prix, rappelle Pomarède, d’une
ment : «On appelait [“hailed”] les navires et on demandait : est-ce «militarisation de la Méditerranée».
que vous avez des terroristes à bord?! C’était ça la logique.» H.R.
Coûteuse et peu inefficace, la démonstration de force permet
cependant d’afficher une détermination politique. Mais en cou-
(1) Julien Pomarède, La Fabrique de l’OTAN, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2020.
lisses, les budgets que les gouvernements affectent à l’opération Toutes les citations, anonymisées par l’auteur, sont tirées de cet ouvrage.
s’érodent. « Dans ce contexte, explique Pomarède, le Shape
(2) NATO Review, «The God’s Eye View : Operation Active Endeavour», 2010 (vidéo
[Grand Quartier général des puissances alliées en Europe] fut accessible sur Youtube).

Ennemis d’hier et d’aujourdhui //// MANIÈRE DE VOIR //// 57


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DANS LES ARCHIVES //// JUIN 2015 //// PAR JEAN-PIERRE CHEVÈNEMENT *

Crise ukrainienne,
une épreuve de vérité
Sur le chemin de la guerre russo-ukrainienne actuelle, quart de siècle. Les privatisations des années 1990 ont
fait surgir une classe d’oligarques qui dominent l’État
plusieurs erreurs ont été commises : du découpage de l’ex-Union
plus que l’État ne les domine. La situation économique
soviétique au non-respect des accords de Minsk I et II, en est très dégradée ; l’endettement, considérable. L’avenir
passant par les interventions intempestives de Washington… de l’Ukraine – adhésion à l’OTAN ou neutralité – est ainsi
L’ancien ministre Jean-Pierre Chevènement retrace l’histoire de inséparable de la reconfiguration des rapports de forces
à l’échelle européenne et mondiale. En 1997, M. Zbigniew
cet engrenage.
Brzezinski écrivait déjà que le seul moyen d’empêcher la
Russie de redevenir une grande puissance était de sous-

D
écidée fin 1991 par Boris Eltsine, président de la traire l’Ukraine à son influence (1).
Russie, et par ses homologues ukrainien et bié- Le rappel des faits est essentiel pour qui veut compren-
lorusse, la dissolution de l’Union soviétique s’est dre. La crise ukrainienne [de 2014] était prévisible depuis
déroulée pacifiquement parce que son président, la « révolution orange » (2004) et la première tentative de
M. Mikhaïl Gorbatchev, n’a pas voulu s’y opposer. Mais faire adhérer le pays à l’OTAN (2008). Cette crise était évi-
elle était grosse de conflits potentiels : dans cet espace table pour peu que l’Union européenne, au moment du
multinational, 25 millions de Russes étaient laissés en lancement du partenariat oriental (2009) (2), eût cadré la
dehors des frontières de la Russie (qui comptait 147 mil- négociation d’un accord d’association avec l’Ukraine, de
lions d’habitants au dernier recensement de 1989, contre façon à le rendre compatible avec l’objectif du partenariat
286  millions pour l’ex-URSS), celle-ci rassemblant au stratégique Union européenne-Russie de 2003 : créer un
surplus des entités très diverses. Par ailleurs, le tracé espace de libre circulation « de Lisbonne à Vladivostok ».
capricieux des frontières allait multiplier les tensions Il eût fallu, bien entendu, tenir compte de l’intrication
entre États successeurs et minorités (Haut-Karabakh, des économies ukrainienne et russe. L’Union eût ainsi
Transnistrie, Ossétie du Sud, Abkhazie, Adjarie,  etc.). évité de se laisser instrumentaliser par les tenants d’une
Beaucoup de ces États multiethniques n’avaient jamais extension de l’OTAN toujours plus à l’est. Au lieu de quoi,
existé auparavant. C’était notamment le Bruxelles a mis l’Ukraine devant le
cas de l’Ukraine, qui n’avait été indépen- L’Union européenne dilemme impossible d’avoir à choisir entre
dante que trois ans dans son histoire, de aurait pu éviter l’Europe et la Russie. Le président ukrai-
1917 à 1920, à la faveur de l’effondrement de se laisser nien, M. Viktor Ianoukovitch, a hésité : l’of-
des armées tsaristes. fre russe était, financièrement, nettement
instrumentaliser par
L’Ukraine telle qu’elle est née en décem- plus substantielle que l’offre européenne.
les tenants d’une
bre  1991 est un État composite. Les Il a demandé le report de la signature de
régions occidentales ont fait partie de la extension du pacte l’accord d’association qui devait être
(1) Zbigniew Brzezinski,
Pologne entre les deux guerres mondiales. atlantique toujours conclu à Vilnius le 29 novembre 2013.
Le Grand Échiquier.
L’Amérique et le reste du Les régions orientales sont peuplées de plus à l’est J’ignore si le commissaire européen
monde, Fayard/Pluriel,
Paris, 2011 (1re éd. : 1997). russophones orthodoxes. Les côtes de la compétent, M.  Stefan Füle, a pris ses
(2) NDLR. Le partenariat mer Noire étaient jadis ottomanes. La Crimée n’a jamais directives auprès de M. José Manuel Barroso, alors prési-
oriental définit les
relations de l’Union
été ukrainienne avant une décision de rattachement dent de la Commission européenne, et si le Conseil euro-
européenne avec six pays imposée sans consultation par Nikita Khrouchtchev péen a jamais délibéré d’une question qui portait en
de l’ex-URSS : Arménie,
Azerbaïdjan, Biélorussie en 1954. La tradition de l’État est récente : moins d’un germe la plus grave crise géopolitique en Europe depuis
(qui le quitte en celle des euromissiles (1982-1987) (lire l’encadré page 53).
juin 2021), Géorgie,
Moldavie et Ukraine. * Ancien ministre. Le président Poutine a déclaré s’être vu refuser par les

58 //// MANIÈRE DE VOIR //// Ennemis d’hier et d’aujourd’hui


MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:20 Page 59

autorités européennes (MM.  Barroso et Herman Van Sektor et Svoboda – ne prêtait-il pas à confusion entre ce Tanya Akhmetgalieva /////
« Incubator », 2010
Rompuy) en janvier 2014, toute possibilité de discuter du qui était du ressort de l’Union européenne et les initia-
contenu de l’accord d’association avec Kiev, sous le pré- tives de l’OTAN, quand ce n’étaient pas celles de Wash-
texte de la souveraineté de l’Ukraine. ington et de ses services de renseignement ? L’« exporta-
Le report de la signature de l’accord par le président tion de la démocratie » peut revêtir des formes diverses.
Ianoukovitch a été le signal des manifestations dites
« proeuropéennes » de Maïdan, qui allaient aboutir, le Révolution ou coup d’État ?
22 février 2014, à son éviction. Que l’Union européenne La non-application de l’accord du 21 février 2014, qui pré-
fasse rêver une partie notable de l’opinion ukrainienne voyait une élection présidentielle à la fin de l’année, et
est compréhensible. On doit cependant se poser la ques- l’éviction inconstitutionnelle, dès le lendemain, d’un prési-
tion de savoir si la Commission européenne était manda- dent qui avait sans doute beaucoup de défauts, mais qui fut
tée pour promouvoir les normes et les standards euro- quand même élu, peut passer pour une « révolution » ou
péens à l’extérieur de l’Union. Les manifestations de pour un coup d’État. C’est cette dernière interprétation qui
Maïdan ont été encouragées sur place par les multiples a prévalu à Moscou. Bien que la Crimée ait été russe
visites de responsables européens, mais surtout améri- avant 1954, il n’est guère contestable que la décision d’or-
cains, souvent éminents, tandis qu’organisations non ganiser son rattachement à la Russie, même couverte par
gouvernementales et médias initiaient une véritable un référendum, a été une réaction disproportionnée. Elle
guerre de l’information. Ce soutien explicite à des mani- est contraire au principe constamment affirmé par la Rus-
festations dont le service d’ordre était assuré pour l’es- sie du respect de l’intégrité territoriale des États, notam-
sentiel par des organisations d’extrême droite – Praviy ment quand ce principe fut bafoué par le détachement ☛

Ennemis d’hier et d’aujourdhui //// MANIÈRE DE VOIR //// 59


MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:20 Page 60

Crise ukrainienne, une épreuve de vérité Dans le même temps, les cours du
brut s’effondrent. Le rouble dévisse de
du Kosovo de la Yougoslavie. M. Poutine, en Crimée, a fait 35 à 70  roubles pour un dollar
passer les intérêts stratégiques de la Russie en mer Noire fin 2014. Faute de suivi, les accords de
avant toute autre considération, redoutant sans doute que cessez-le-feu s’enlisent. Kiev lance
le nouveau gouvernement ukrainien ne respecte pas l’ac- une seconde offensive militaire, qui
cord donnant Sébastopol en bail à la Russie… jusqu’en finit par échouer comme la première.
2042! Grâce à l’initiative des chefs d’État
Cette crise a donc été un dérapage accidentel. L’annexion réunis par M. Hollande, de nouveaux
de la Crimée n’était pas programmée : M. Poutine clôturait, accords, dits «Minsk II», sont signés le
fin février 2014, les Jeux olympiques de Sotchi, qui se vou- 12 février 2015.
laient une vitrine de la réussite russe. Il a surréagi à un évé- Le piège se referme : les sanctions
nement que l’Union européenne n’avait pas non plus pro- occidentales sont faites, en principe,
grammé, même si elle l’a encouragé par imprudence. Il est pour être levées. Or, si le volet mili-
clair qu’elle a été débordée par des initiatives venues d’ail- taire (3) des accords de Minsk II s’ap-
leurs, même si elles trouvaient en son sein des relais impor- plique à peu près, le volet politique
tants. La question posée est de savoir si les Européens vont reste en panne. Il obéit à une séquence
pouvoir reprendre le contrôle de la situation. bien définie : vote d’une loi électorale
par la Rada (le Parlement ukrainien),
Tout dérape élections locales dans le Donbass,
M. Poutine n’avait sans doute pas prévu que les États-Unis réforme constitutionnelle, loi de
allaient se saisir de l’annexion de la Crimée pour édicter des décentralisation, nouvelles élections, et
sanctions d’abord limitées (juillet 2014), puis beaucoup plus enfin récupération par Kiev du
sévères (septembre). Début mai 2014, il se déclarait prêt à contrôle de sa frontière avec la Russie.
circonscrire le conflit. Il encourageait les régions russo- Mais, le 17 mars 2015, la Rada adopte
phones à trouver une solution à leurs problèmes à l’inté- un texte qui bouleverse cette séquence
rieur de l’Ukraine. Le 10  mai, M.  François Hollande et en faisant du «retrait des groupes
Mme Angela Merkel évoquaient, à Berlin, une décentralisa- armés» un préalable. Le blocage du
tion de l’Ukraine à inscrire dans sa Constitution. Le 25 mai, volet politique des accords de Minsk
le président Petro Porochenko était élu et par le gouvernement de
immédiatement reconnu par Moscou. Le Kiev oriente en réalité le
Si le cessez-
« format de Normandie » (Allemagne, conflit ukrainien vers un
France, Russie, Ukraine) était ébauché le le-feu prévu par «conflit gelé». La levée
6  juin. La crise paraissait pouvoir être les accords de Minsk II des sanctions est ainsi
résorbée pacifiquement. fut appliqué, prise en otage dans un
Mais tout dérape à l’été : les autorités leur volet politique, cercle vicieux. (…)
de Kiev lancent vers les « républiques Nous sommes en pré-
dont des élections dans
autoproclamées» [de Donetsk et de Lou- sence d’une guerre qui
le Donbass, est resté
gansk] une « opération antiterroriste », ne dit pas son nom. Le
qui dresse contre elles la population du en panne débat feutré entre ceux
Donbass. L’affaire tourne court du fait du qui souhaitent – généra-
délitement de l’armée ukrainienne, malgré le soutien de lement à voix basse – le maintien du
« bataillons de volontaires» pro-Maïdan. Signés le 5 sep- partenariat eurorusse tel qu’il avait été conçu au début des
(3) NDLR. Ce volet
comprend un cessez-le- tembre, les accords de Minsk I proclament un cessez-le- années 2000 et les partisans d’une politique d’endigue-
feu contrôlé par feu. Six jours plus tard, le 11  septembre, des sanctions ment, voire de refoulement de la Russie, c’est-à-dire en fait
l’Organisation pour la
sécurité et la coopération sévères commencent à être mises en œuvre par les États- d’une nouvelle guerre froide, reflète un heurt de volontés
en Europe (OSCE) et un
retrait des armes lourdes
Unis et par l’Union européenne, officiellement pour garan- entre Washington et Moscou. Une guerre par procuration
de chaque côté de la ligne tir l’application du cessez-le-feu. Par le canal des banques, se déroule sur le terrain. Elle oppose d’une part l’armée
de front.
tétanisées par les sanctions américaines, le commerce ukrainienne et les « bataillons de volontaires » soutenus
(4) Que le lecteur veuille
bien excuser cette eurorusse va se trouver progressivement freiné sinon para- par les États-Unis et leurs alliés, et d’autre part les milices
référence à La Fontaine
[Le Singe et le Dauphin]. lysé. La Russie décrète des contre-sanctions dans le dites « séparatistes », qui trouvent leur appui d’abord
Ses fables décrivent domaine alimentaire et se tourne vers les « émergents », dans la population de l’Est russophone et, bien sûr, dans
encore notre univers…
particulièrement vers la Chine, pour diversifier son com- une aide russe parée aux couleurs de l’aide humanitaire.
(5) Discours de Berlin,
9 novembre 2014. merce extérieur et ses coopérations industrielles. La poursuite de ce conflit peut conduire à faire de

60 //// MANIÈRE DE VOIR //// Ennemis d’hier et d’aujourdhui


MDV183_Chap3_Mise en page 1 11/05/2022 15:15 Page 61

Tanya Akhmetgalieva /////


« In 5 days it is the fifth
again » (Dans cinq jours on
est à nouveau le 5), 2017

perdu la moitié de son produit intérieur brut dans les


années 1990 et au coup d’arrêt qu’il a su donner à la dés-
agrégation de l’État. Son projet n’est pas impérial, mais
national. C’est un projet de modernisation de la Russie,
étant donné bien évidemment que celle-ci, comme tout
État, a des intérêts normaux de sécurité.
On peut évidemment tenter de ranimer de vieilles peurs :
il en est qui prennent Le Pirée pour un homme  (4) et
M. Poutine pour un pays. La Russie est en fait en pleine
transformation. Sa société est marquée par la montée de
couches moyennes nombreuses, qui contestaient souvent
le retour de M. Poutine au pouvoir en 2012, mais qui lui
semblent aujourd’hui ralliées. Même M. Mikhaïl Gorbat-
chev considère que l’Occident, depuis 1991, a traité injus-
tement la Russie comme un pays vaincu, alors que le peu-
ple russe est un grand peuple évidemment européen (5).
Est gommé le fait qu’il a payé le tribut le plus lourd dans la
guerre contre l’Allemagne nazie. Nous assistons ainsi à une
véritable réécriture de l’histoire, comme si l’anticommu-
nisme devait éternellement survivre au communisme.
Les bases matérielles de la guerre froide – l’opposition
de deux systèmes économiques et idéologiques antago-
nistes – n’existent plus. Le capitalisme russe a certes ses
spécificités, mais c’est un capitalisme parmi d’autres. Les
valeurs conservatrices affirmées par M. Poutine visent
surtout, dans son esprit, à cicatriser les plaies ouvertes
pendant la parenthèse de soixante-dix ans qu’a été le bol-
chevisme dans l’histoire russe.
Le véritable enjeu de la crise ukrainienne est la capa-
cité de l’Europe à s’affirmer comme un acteur indépen-
dant dans un monde multipolaire ou, au contraire, sa
résignation à une position de subordination durable vis-
à-vis des États-Unis. La russophobie médiatique relève
d’un formatage de l’opinion comparable à celui qui avait
l’Ukraine un brandon de discorde durable entre l’Union accompagné la guerre du Golfe en 1990-1991. Cette mise
européenne et la Russie. À travers une véritable croisade en condition de l’opinion repose sur l’ignorance et l’in-
idéologique largement relayée, Washington cherche à la culture s’agissant des réalités russes contemporaines,
fois à isoler la Russie et à resserrer son contrôle sur le quand ce n’est pas sur une construction idéologique
reste de l’Europe. manichéenne et manipulatrice. (…)
Les hérauts d’une nouvelle guerre froide nous décri- Il est temps qu’une «Europe européenne» se manifeste.
vent la Russie comme une dictature fondamentalement Elle pourrait d’abord essayer de convaincre les États-Unis
hostile aux valeurs universelles et qui aspirerait à recons- que leur véritable intérêt n’est pas de bouter la Russie hors
tituer l’URSS. Pour ceux qui connaissent la Russie d’au- de l’« Occident », mais de redéfinir avec elle des règles du
jourd’hui, cette description est outrée, voire caricaturale. jeu mutuellement acceptables et propres à restaurer une
La popularité de M. Poutine tient à la fois au redresse- confiance raisonnable.
ment économique qu’il a su opérer dans un pays qui avait JEAN-PIERRE CHEVÈNEMENT

Ennemis d’hier et d’aujourd’hui //// MANIÈRE DE VOIR //// 61


MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:21 Page 62

LES RAISONS
E
n décembre 2021, le Kremlin présentait liste  (1). La coopération militaro-technique
aux Américains deux projets de traité entre l’Ukraine et l’OTAN, qui ne cessait de s’in-

DE L’INVASION
visant à réformer l’architecture de tensifier, lui faisait craindre que Kiev soit tenté
sécurité en Europe, tout en massant des par une reconquête militaire de la région
troupes à la frontière ukrainienne. À l’époque, séparatiste pro-russe du Donbass. Il s’agissait
la plupart des gouvernements européens, y donc de frapper avant que le rapport de forces
En déclarant la guerre à Kiev, Moscou a compris Kiev, pensaient que la Russie se livrait ne lui soit trop défavorable. En portant la
à une démonstration de force pour arracher guerre chez son voisin avec son cortège de vic-
voulu forcer les Occidentaux à entendre
des garanties sécuritaires. Moscou exigeait un times et de destructions, le Kremlin n’a pas
les griefs formulés depuis 1991. Parmi gel officiel de l’OTAN à l’est, le retrait des seulement violé le droit international, il a mis
eux, l’expansion du pacte atlantique vers troupes occidentales des pays d’Europe orien- en porte-à-faux tous ceux qui en Europe prô-
ses frontières. Mais l’agression russe tale et le rapatriement des armes nucléaires naient le dialogue avec la Russie. Cependant,
provoque l’effet inverse : les Européens américaines déployées en Europe. Le refus des force est de constater que, avant d’opter pour
Occidentaux d’accéder à ces demandes en la guerre, la Russie a formulé, une dernière
serrent les rangs derrière Washington,
forme d’ultimatum a servi de prétexte impli- fois, des demandes qu’elle n’avait cessé d’ex-
alors que l’Alliance renforce sa présence
cite au Kremlin pour envahir son voisin. primer depuis la fin de la guerre froide sans
sur son flanc est. Et se prépare à accueillir En annonçant la «dénazification et la démi- que l’Occident les considère comme accepta-
la Suède et la Finlande. litarisation » de l’État ukrainien, M. Vladimir bles, ou même légitimes.
Poutine a prétendu mettre un coup d’arrêt, les Le malentendu remonte à l’effondrement
PAR DAVID TEURTRIE * armes à la main, à ce qu’il désigne comme le du bloc communiste en 1991. En toute logique,
projet occidental de transformation de la disparition du pacte de Varsovie aurait dû
l’Ukraine en une « anti-Russie » nationa- conduire à la dissolution de l’OTAN, créée pour
faire face à la «menace soviétique». Il conve-
nait de proposer de nouveaux formats d’inté-
* Chercheur associé à l’Institut national des langues et civilisa-
tions orientales (Inalco). gration pour cette «autre Europe» qui aspirait

62 //// MANIÈRE DE VOIR //// Ennemis d’hier et d’aujourdhui


MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:22 Page 63

à se rapprocher de l’Occident. Le moment puissance qui lui restent – son droit de veto au Tanya Akhmetgalieva /////
« #6 » de la série « If you
paraissait d’autant plus opportun que les élites Conseil de sécurité. Les élites russes, qui ont
want I can disappear »
russes, qui n’avaient sans doute jamais été tant misé sur l’intégration de leur pays à l’Oc- (Si tu veux je peux
aussi pro-occidentales, avaient accepté la cident, se sentent trahies : la Russie, alors pré- disparaître), 2020

liquidation de leur empire sans combattre (lire sidée par Boris Eltsine, qui avait œuvré à l’im-
l’article d’Hélène Richard, page 54). Pourtant, plosion de l’URSS, ne se voit pas traitée comme
les propositions en ce sens, formulées notam- un partenaire, mais comme le grand perdant
ment par la France, furent enterrées sous la de la guerre froide, qui doit en payer le prix
pression de Washington. N’ayant pas l’inten- géopolitique.
tion de se faire voler leur « victoire » face à Paradoxalement, l’arrivée au pouvoir de
Moscou, les États-Unis poussent alors à l’élar- M. Poutine en 2000 correspond plutôt à une
gissement vers l’est des structures euro-atlan- période de stabilisation des relations russo-
tiques héritées de la guerre froide afin de occidentales. Le nouveau président multiplie
consolider leur domination en Europe. Pour les gestes de bonne volonté en direction de
ce faire, ils disposent d’un allié de poids, l’Alle- Washington après les attentats du 11 septem-
magne, désireuse de reprendre son ascendant bre 2001. Il accepte l’installation provisoire de
sur la Mitteleuropa. bases américaines en Asie centrale et ordonne,
à la même époque, la fermeture de celles héri-
Une erreur stratégique tées de l’URSS à Cuba et le retrait des forces
Dès 1997, l’élargissement de l’OTAN à l’est est russes du Kosovo. En échange, Moscou sou-
acté alors que les responsables occidentaux haite faire accepter l’idée que l’espace postso-
avaient promis à M. Mikhaïl Gorbatchev qu’il viétique relève de sa sphère de responsabilité.
n’en serait rien (lire l’article de Philippe Des- Mais, alors que les relations avec l’Europe sont
camps, page 51). Aux États-Unis, des personna- plutôt bonnes, les éléments d’incompréhen-
lités de premier plan font part de leur désac- sion s’accumulent avec les États-Unis. En
cord. George Kennan, considéré comme 2003, l’invasion de l’Irak par les troupes amé-
l’architecte de la politique d’endiguement de ricaines sans l’aval de l’ONU constitue une
l’URSS, prédit les conséquences aussi logiques nouvelle violation du droit international,
que néfastes d’une telle décision : « On peut dénoncée de concert par Paris, Berlin et Mos-
s’attendre à ce que cette décision attise les ten- cou. Dans les années qui
dances nationalistes, antioccidentales et mili- suivent, les Américains
taristes de l’opinion publique russe; qu’elle (…) annoncent leur intention Washington foule au pied un accord-
oriente la politique étrangère russe dans une d’installer des éléments
clé de désarmement, en se retirant
direction qui ne correspondra vraiment pas à de leur bouclier antimis-
nos souhaits (2). » sile en Europe de l’Est du traité Anti-Ballistic Missile (ABM,
Deux ans plus tard, l’OTAN, qui fête son cin- –  cela contrevient à 1972) en décembre 2001
quantenaire en grande pompe, effectue son l’Acte fondateur Rus-
premier élargissement à l’est (Hongrie, sie-OTAN (signé en 1997)
Pologne et République tchèque) et annonce la garantissant à Moscou que les Occidentaux
poursuite du processus jusqu’aux frontières n’installeraient pas de nouvelles infrastruc-
russes. Surtout, l’Alliance atlantique entre tures militaires permanentes. Dans le même
simultanément en guerre contre la Yougosla- temps, Washington remet en cause un
vie, ce qui transforme l’organisation d’un bloc accord-clé de désarmement, en se retirant
défensif en une alliance offensive, le tout en du traité Anti-Ballistic Missile (ABM, 1972)
violation du droit international (lire l’article de en décembre 2001.
Xavier Bougarel, page  26). La guerre contre Crainte légitime ou complexe obsidional, les
Belgrade est menée sans l’aval de l’Organisa- «révolutions de couleur » dans l’espace post-
tion des Nations unies (ONU), empêchant Mos- soviétique sont perçues à Moscou comme des
cou d’utiliser l’un des derniers instruments de opérations destinées à installer des régimes
pro-occidentaux à ses portes. De fait, en
(1) Cf. Vladimir Poutine, « Sur l’unité historique des Russes avril 2008, Washington exerce une forte pres-
et des Ukrainiens », site de l’ambassade de la Fédération de
sion sur ses alliés européens afin d’entériner
Russie de France, 12 juillet 2021.
la vocation de la Géorgie et de l’Ukraine à inté-
(2) George F. Kennan, « A fateful error », The New York
Times, 5 février 1997. grer le Pacte atlantique, alors même que ☛
Ennemis d’hier et d’aujourdhui //// MANIÈRE DE VOIR //// 63
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sur les positions ukrainiennes, le Kremlin


LES RAISONS DE L’INVASION RUSSE cherche à négocier directement avec les Amé-
la grande majorité des Ukrainiens y est alors ricains, en lesquels il voit les véritables par-
opposée. Dans le même temps, les États-Unis rains de Kiev.
poussent à la reconnaissance de l’indépen- De la même manière, Moscou s’est étonné
dance du Kosovo, ouvrant la boîte de Pandore que les Européens acceptent sans réagir toutes
de la remise en cause des frontières sur le les initiatives américaines, même les plus
continent européen. Moscou leur répond en contestables. Ainsi du retrait de Washington
2008 en intervenant militairement en Géor- du traité sur les forces nucléaires intermé-
gie, puis en reconnaissant l’indépendance de diaires (FNI) en février 2019, qui aurait dû sus-
l’Ossétie du Sud et de l’Abkha- citer leur opposition : ils sont potentiellement
En intervenant militairement en Géorgie zie. Ce faisant, le Kremlin les premières cibles de ce type d’armement.
et en violant son intégralité signale qu’il fera tout pour Plus étonnant encore : quand Russes et Amé-
territoriale, Moscou viole à son tour le empêcher un nouvel élargis- ricains reprennent langue sur les questions
droit international sement de l’OTAN vers l’est. stratégiques, avec la prolongation pour cinq
Mais, en remettant en cause ans du traité New Start de réduction des
l’intégrité territoriale de la Géorgie, la Russie armes nucléaires, suivie du sommet Biden-
viole à son tour le droit international. Poutine de juin 2021, l’Union européenne, loin
Le ressentiment russe atteint un point de de pousser dans le sens d’une détente, rejette
non-retour avec la crise ukrainienne. le principe d’une rencontre avec le président
Fin 2013, Européens et Américains appor- russe. Pour la Pologne, qui a torpillé avec d’au-
tent leur soutien aux manifestations qui tres cette initiative, « cela [aurait valorisé] le
aboutissent au renversement du président président Vladimir Poutine au lieu de punir
Viktor Ianoukovitch, élu en 2010. Pour Mos- une politique agressive (3)».
cou, les Occidentaux soutiennent un coup La prophétie de Georges Kennan s’est donc
d’État afin d’obtenir coûte que coûte le ratta- réalisée mais il semble que Washington s’en
chement de l’Ukraine au camp occidental. satisfasse tant les États-Unis apparaissent
Dès lors, les ingérences russes en Ukraine comme les grands gagnants –  au moins à
– annexion de la Crimée et soutien militaire court terme – de ce conflit qui renforce consi-
officieux aux séparatistes du Donbass – sont dérablement l’hégémonie américaine en
présentées par le Kremlin comme une Europe. En effet, en déclenchant la guerre
réponse légitime au coup de force pro-occi- contre l’Ukraine, le Kremlin redonne une
dental à Kiev. Les capitales occidentales seconde vie à une OTAN en «état de mort céré-
dénoncent quant à elles une remise en cause brale », selon le mot du président français
sans précédent de l’ordre international de Emmanuel Macron, en novembre 2019. Les
l’après-guerre froide. élites européennes, cédant à un discours de
plus en plus belliciste, se font les supplétives
Silence européen consentantes de la politique américaine  :
Les accords de Minsk, signés en septem- l’Union européenne, oubliant ses réticences
bre 2014, donnent l’occasion à la France et à sur les questions de défense, se transforme en
l’Allemagne de reprendre la main afin de trou- fournisseur d’armements à l’Ukraine, ce qui
ver une solution négociée aux hostilités dans élimine au passage toute distinction possible
le Donbass (lire l’article de Jean-Pierre Chevè- (et souhaitable) avec l’OTAN et augure mal
nement, page 58). Il aura fallu le déclenche- d’une reprise du dialogue post-conflit. La
ment d’un conflit armé sur le continent pour Suède et la Finlande pourraient abandonner
que Paris et Berlin sortent de leur passivité. leur statut de neutralité et rejoindre l’Organi-
Mais, sept ans plus tard, le processus s’est sation. Pourtant, livraisons massives d’armes
enlisé. Kiev continue de refuser l’octroi d’une et sanctions tous azimuts ont déjà été expéri-
autonomie au Donbass, comme le prévoit le mentées dans d’autres régions du monde, tout
texte. Devant l’absence de réaction de la particulièrement au Proche-Orient. À chaque
France et de l’Allemagne, accusées de s’aligner fois, elles n’ont fait que durcir les régimes en
place et prolonger des conflits qui déstabili-
sent des régions entières.
(3) Déclaration du premier ministre polonais Mateusz
Morawiecki, conférence de presse à Bruxelles, 25 juin 2021. David Teurtrie

64 //// MANIÈRE DE VOIR //// Ennemis d’hier et d’aujourdhui


MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:34 Page 65

LA « FAMILLE » S’AGRANDIT ENCORE


l’accord de paix négocié à Dayton et signé à
L’Organisation atlantique a livré ses premiers combats lors de l’éclatement de la Paris le 14 décembre 1995. Même si le ren-
Yougoslavie au début des années 1990. Ses interventions dans les Balkans et son versement du cours de la guerre tient à plu-
sieurs autres faits d’armes, comme la prise
élargissement à plusieurs pays de la région ont accéléré la mutation d’une Alliance à
du pont de Vrbanja à Sarajevo par les
l’origine défensive vers une force de projection extérieure répondant à des missions de
casques bleus français ou l’opération «Tem-
plus en plus larges mais d’une efficacité douteuse. pête » de la Croatie, armée par les États-Unis,
l’intervention de l’OTAN fut décisive dans

L
PAR PHILIPPE DESCAMPS e 28 février 1994, deux chasseurs F-16 l’établissement de la Bosnie-Herzégovine
américains détruisent quatre avions telle qu’elle existe aujourd’hui (1).
de combat serbes au-dessus de la Bos- Avec l’éclatement de la Yougoslavie, les
nie-Herzégovine. Visant à faire respecter la Balkans sont devenus pour l’Alliance atlan-
zone d’exclusion aérienne décrétée par les tique un champ de manœuvre. Au stationne-
Nations unies, ce premier engagement mili- ment de troupes occidentales en Bosnie
taire de l’OTAN dans l’histoire est suivi de visant à garantir le maintien de la paix, s’est
nombreuses frappes sur les positions serbes. ajoutée l’intervention au Kosovo en juin 1999
Le but est de protéger les zones de sécurité – sans mandat des Nations unies (lire l’article
Tanya Akhmetgalieva /////
« The Lonely Cowboy »
définies par les Nations unies, et surtout de de Xavier Bougarel, page  26)  –, puis en
(Le cow-boy solitaire), 2019 modifier le rapport de forces pour imposer août 2001, à la demande du président de la
Macédoine  (2) contre l’insurrection des
populations albanophones. Les forces ota-
niennes ont transmis leur mission de « stabi-
lisation » à celles de l’Union européenne au
bout de deux ans en Macédoine et neuf
années en Bosnie. Au Kosovo, elles maintien-
nent encore un contingent de 3 700 hommes
hébergés notamment sur la base de Bonds-
teel, utilisée comme centre de détention
durant les guerres d’Irak (2003-2001) et
d’Afghanistan (2001-2021).
En pleine guerre du Kosovo, en avril 1999,
les chefs d’État de l’Alliance ont adopté un
nouveau concept stratégique qui dépasse
largement la « défense collective » définie par
le traité de 1949 et fait de l’organisation
« l’expression concrète d’un effort collectif
efficace visant à défendre les intérêts com-
muns de ses membres  (3). » Les difficultés
économiques, sociales ou politiques comme
les rivalités ethniques ou religieuses sont
présentées comme des sources d’instabilités
locales ou régionales qui « pourraient débou-
cher sur des crises mettant en cause la stabi-
lité euroatlantique ». Une manière de justifier
les interventions les plus larges. ☛

(1) Lire « En Bosnie, l’art de continuer la guerre par d’autres


moyens », Le Monde diplomatique, mai 2022.

(2) Le pays s’appellera République de la Macédoine du Nord

(3) « Le concept stratégique de l’Alliance », Conseil de l’At-


lantique Nord, Washington, 23 et 24 avril 1999.

Ennemis d’hier et d’aujourdhui //// MANIÈRE DE VOIR //// 65


MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:23 Page 66

nie. Cette dernière s’était déjà fortement rap-


LA « FAMILLE » S’AGRANDIT ENCORE prochée de l’OTAN lors de la guerre du
Pour l’OTAN, les Balkans représentent éga- Kosovo en offrant d’importantes facilités
lement un important champ d’action diplo- logistiques aux troupes occidentales, princi-
matique et géostratégique. Durant la guerre palement américaines.
froide, la politique de « non-alignement » Cette guerre et les bombardements menés
inventée par le maréchal Josip Broz Tito avec en 1999 contre la République fédérale de
l’Égyptien Gamal Abdel Nasser et l’Indien Yougoslavie – réduite à la Serbie et au Mon-
Jawaharlal Nehru faisait de la Yougoslavie ténégro – ont laissé des traces. C’est pourquoi
une zone tampon. Ce neutralisme – farouche l’homme fort de ce dernier pays devenu
désir d’indépendance vis-à- indépendant en 2006, M. Milo Ðukanović,
Lors du référendum organisé par la vis des deux blocs – contri- préféra ne pas consulter la population lors de
Slovénie en 2003, 90 % de la population bua à la stabilité de la région. l’adhésion à l’OTAN, décidée en juin 2017. Le
approuvèrent l’adhésion à l’Union Mais, depuis la fin de l’expé- vote du Parlement fut boycotté par l’opposi-
européenne et seulement 54 % à l’OTAN rience yougoslave, quatre tion, qui manifesta dans la rue. L’une des
pays issus de ses anciennes conséquences de cette adhésion fut, en
républiques (Slovénie, Croatie, Monténégro représailles, le départ de nombreux inves-
et Macédoine du Nord) ainsi que l’Albanie tisseurs russes.
voisine ont rejoint l’OTAN, non sans difficul-
tés intérieures ou de voisinage. Changement de nom
Les adhésions à l’Alliance comme à l’Union Enfin, l’adhésion de la Macédoine s’est long-
européenne restent présentées à ces nou- temps heurtée à un autre type de difficultés :
veaux États comme une forme d’accomplis- le nom du pays. Jusqu’aux accords de Prespa
sement. Les électeurs font toutefois une dif- entre le premier ministre Zoran Zaev et son
férence les deux organisations. Ainsi, lors du homologue Alexis Tsípras, en juin 2018, la
référendum organisé par la Slovénie en Grèce s’opposait à toute adhésion. En suppri-
mars 2003, 90 % d’entre eux approuvèrent mant ses références à la Macédoine hellé-
l’adhésion à l’Union européenne, mais seule- nique et en acceptant d’accoler la mention
ment 54 % à l’OTAN. En Croatie, la victoire de « du Nord » à son nom, la petite république a
l’opposition contre les nationalistes en 2000, vu s’ouvrir les portes de l’OTAN, et éventuel-
puis l’acceptation de collaborer avec le Tri- lement celles de l’Union européenne.
bunal pénal international pour l’ex-Yougo- Trois pays échappent à ces ralliements.
slavie a ouvert la voie de l’adhésion, établie Les dirigeants du Kosovo le souhaiteraient,
en 2009 en même temps que celle de l’Alba- mais il faudrait que tous les pays de l’Orga-
nisation reconnaissent son indépendance,
ce qui n’est pas le cas de l’Espagne, la Grèce,
Bibliographie la Slovaquie ou la Roumanie. La Serbie, qui
«The Reckoning : Russia, NATO and Ukraine», Survival, EMMANUELLE ARMANDON, Géopolitique de l’Ukraine, conserve des liens culturels et politiques
vol. 64, n° 1, février-mars 2022, Washington, DC. Presses universitaires de France, Paris, 2016.
étroits avec la Russie orthodoxe, a opté
Cette livraison du bimestriel de stratégie Spécialiste de l’Ukraine, la politologue
et de défense, édité par l’International analyse l’évolution des liens que Kiev pour la neutralité en 2007. Pour la Bosnie-
Institute for Strategic Studies (IISS), propose entretient depuis son indépendance, en 1991, Herzégovine, la neutralité s’impose par
un dossier sur la guerre en Ukraine. À lire, avec l’Europe, d’une part, et la Russie,
en particulier, les articles « The Ukraine Crisis :
défaut, faute de consensus entre les trois
d’autre part, et donne à voir la complexité
Why and What Now ? », et « Hope Deferred : de la situation géopolitique dans laquelle « peuples constituants ». Les représentants
Russia from 1991 to 2021 ». se trouve le pays. de la République serbe de Bosnie, et notam-
STEPHEN F. COHEN, War with Russia ? From Putin CHRISTOPHER COKER, The Improbable War. China, ment le coprésident de l’État, M.  Milorad
& Ukraine to Trump & Russiagate, Hot Books, the United States and the Logic of Great Power
New York, 2019. Conflict, Hurst & Company, Londres, 2017. Dodik, s’opposent à une adhésion, souhai-
Cet ouvrage de l’universitaire américain Professeur de relations internationales, tée par les représentants croates et bos-
(décédé en 2020), spécialiste de la Russie, l’auteur s’appuie sur des exemples niaques. L’OTAN reste toutefois très pré-
rassemble des articles parus dans The historiques pour analyser la rivalité sino-
Nation entre 2014 et 2018. Pour Cohen, qui américaine. Selon lui, les chances d’éviter sente dans le pays avec son quartier général
prônait une détente entre Moscou et un conflit armé seraient minces : « La Chine installé à Sarajevo et le maintien d’une
Washington, « le principe de parité, selon peut-elle accepter et continuer de négocier
lequel les deux parties ont des intérêts avec un pays qui veut changer son force européenne de stabilisation, dont la
légitimes, n’existe plus ». régime ? » plupart des soldats viennent de pays adhé-
rents au Traité.
Philippe Descamps

66 //// MANIÈRE DE VOIR //// Ennemis d’hier et d’aujourdhui


MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:23 Page 67

Peter Marlow /////


RAF Bentwaters, ex-base
aérienne de l’US Air Force
et de l’OTAN, Royaume-Uni,
Suffolk, 2002

Jusqu’en 1991, tous les textes,


de dix à quarante pages selon
les époques, étaient classifiés.
N’étaient divulgués que des
communiqués officiels. Depuis,
chaque nouveau Concept stra-
tégique est rendu public mais
il s’accompagne d’une direc-
tive du Comité militaire qui
reste secrète.
Durant la guerre froide
(1949-1991) le Concept straté-

S’ADAPTER POUR DURER


gique a évolué trois fois. Le premier, adopté
en 1950, rappelle la nature de l’organisa-
tion : une alliance militaire défensive dont
le but est « d’abord, de prévenir la guerre et,
Au fil des décennies, les concepts stratégiques qui servent de boussole, tant politique dans un second temps, si la guerre survient,
que militaire, à l’Organisation ont beaucoup évolué. Il était logique que les orientations la mise en œuvre efficace de la puissance
militaire et industrielle des nations signa-
changent suite à des évènements majeurs, tel que l’effondrement de l’Union soviétique.
taires du Traité en vue d’une défense com-
Mais loin de se rétrécir, l’Alliance étend ses champs d’intervention tout en centralisant
mune ». L’ennemi n’est pas nommé à
son mode de fonctionnement. l’époque, mais il va sans dire : l’URSS et ses
alliés d’Europe de l’Est.

C
PAR MARTINE BULARD omme toute organisation militaire, L’ensemble du document organise la
ET HÉLÈNE RICHARD mise en commun des ressources sous la
l’OTAN établit une doctrine qui fixe les
objectifs poursuivis; elle prend le nom direction américaine, chaque pays membre
de « Concept stratégique ». Depuis sa nais- s’engageant à contribuer « en proportion de
sance, l’organisation en a changé sept fois, le [ses] moyens » et à participer à une « riposte
dernier datant de 2010 (1). Les changements coordonnée » en cas d’attaque (dimension
© Peter Marlow/Magnum Photos

ont été scandés par «trois périodes distinctes : stratégique). ☛


la guerre froide, l’immédiat après-guerre
froide, (…) et l’après 11-Septembre (2)». Toute- (1) Tous les documents stratégiques sont disponibles sur le
site de l’OTAN : https://www.nato.int/archives/strategy.htm
fois, un nouveau document doit être adopté en
juin 2022, sur fond de guerre en Ukraine et de (2) « Les concepts stratégiques », OTAN, 2 décembre 2021,
www.nato.int ; sauf précision contraire, toutes les citations
tensions croissantes avec la Chine. en sont extraites.

Ennemis d’hier et d’aujourdhui //// MANIÈRE DE VOIR //// 67


MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:24 Page 68

tensions à Berlin (lire l’encadré page 53) ni,


S’ADAPTER POUR DURER quelques années plus tard, à Cuba. L’URSS
La guerre de Corée (1950-1953) et la déten- disposant d’armes nucléaires, beaucoup de
tion de l’arme nucléaire par l’URSS (fin 1949) capitales européennes doutent désormais de
relèvent d’un cran l’intégration militaire de la solidarité américaine en cas d’attaque
l’Alliance  : le commandant suprême des soviétique  : les États-Unis prendront-ils le
forces alliées en Europe, le Saceur (comman- risque de voir s’abattre un missile intercon-
dant suprême des forces alliées en Europe) tinental sur Washington ou sur Chicago pour
est créé. Le deuxième Concept, adopté sauver une ville européenne. La France, elle,
en  1952, entérine cette nouvelle structure quitte le commandement militaire intégré
ainsi que les adhésions de la Grèce et de la en 1966 pour bâtir sa propre dissuasion
Turquie. L’objectif d’ensemble est « d’assurer nucléaire.
la défense de la zone OTAN et de détruire la Publié en 1967, le rapport Harmel, du nom
volonté et les moyens de faire la guerre de du ministre des affaires étrangères belge
l’URSS et de ses satellites ». L’Organisation chargé, dans ce contexte inédit, de redéfinir
s’engage alors dans ce qui est appelé une « les tâches de l’OTAN », introduit les notions
« stratégie vers l’avant » qui consiste à « dispo- de dissuasion et de détente entre l’Est et
ser de ses défenses en Europe aussi loin que l’Ouest. Il servira de base au quatrième
possible vers l’est, c’est-à-dire aussi près que Concept stratégique (janvier 1968) qui aban-
possible du rideau de fer ». donne la « stratégie des représailles mas-
En 1955, l’Allemagne intègre le Pacte et sives » pour « une riposte graduée », plus sou-
deux ans plus tard, après moult discussions, ple et, partant, plus crédible.
un troisième Concept voit le jour qui, pour la
première fois, intègre le principe d’utilisation Naissance de la sécurité coopérative
de l’arme nucléaire. Il formalise la fameuse L’année  1991 marque une nouvelle ère.
théorie des « représailles massives ». « Les L’OTAN a perdu ses ennemis : l’Union sovié-
Soviétiques, affirment les Alliés, doivent se tique qui a implosé et le pacte de Varsovie
rendre compte qu’au cours d’un échange qui s’est autodissous. Pourtant elle leur sur-
nucléaire total et quasi simultané, malgré les vivra. Elle adopte un nouveau Concept stra-
dommages considérables infligés à l’OTAN, ils tégique accessible au public qui reprend les
subiraient eux-mêmes des dommages tels principes de base (assurer la sécurité collec-
qu’ils ne pourraient compter sur une victoire tive), promet de réduire les forces nucléaires
militaire ou politique profita- et de « coopérer avec les anciens adversaires ».
ble. » La plupart des nations Ce texte est assorti d’une « Directive du
européennes espèrent alors comité militaire pour la mise en œuvre de la
La plupart des pays européens
limiter leurs dépenses mili- stratégie de l’Alliance sur le plan militaire
espéraient limiter leurs dépenses taires à l’abri des ogives (MC 400) », restée secrète.
militaires protégés par des ogives américaines. Pour son cinquantième anniversaire
américaines Adoptée dans la foulée de en 1999, l’Alliance publie une nouvelle doc-
la crise de Suez (1956), alors trine qui «repose sur une définition large de la
que l’Union soviétique étend sécurité» et liste une longue série de menaces :
son influence sur les pays nouvellement terrorisme, prolifération des armes de des-
indépendants, une « directive politique » sti- truction massive, conflits interethniques,
pule que « bien que les plans de défense de violations des droits de l’homme, et même
l’OTAN soient limités à la défense de la zone instabilité politique. Là encore, le document
du Traité, il est nécessaire de tenir compte des ne vient que légitimer un fait accompli –
dangers qui pourront se présenter pour  l’OTAN s’est déjà octroyé le droit d’intervenir
l’OTAN en raison d’événements extérieurs à en Bosnie en 1995 (lire l’article de Xavier Bou-
cette zone ». Cette première expansion géo- garel, page 26).
graphique sera incluse dans le nouveau
Concept stratégique. (3) « OTAN 2030 », rapport du groupe indépendant,
25 novembre 2020 https://www.nato.int/nato2030/fr/inde-
Toutefois, les menaces de « destruction
pendent-group/
mutuelle assurée » – concept qui circule chez
(4) OTAN, communiqué du sommet de Bruxelles,
les experts militaires – n’ont guère réduit les 14 juin 2021.

68 //// MANIÈRE DE VOIR //// Ennemis d’hier et d’aujourdhui


MDV183_Chap3_Mise en page 1 10/05/2022 17:24 Page 69

De même, la révision conceptuelle de


2010, adoptée à Lisbonne, synthétise les évo-
lutions intervenues depuis les expéditions
post 11-Septembre en Afghanistan et en Irak :
Par la bande
outre la défense collective, le document ins- VU DU SOL
taure la gestion de crise (y compris la stabi-
lisation politique après un conflit) comme
« OTAN ? », création originale de Aleksandar
une des tâches fondamentales de l’Alliance.
Zograf pour Manière de voir
Et surtout au nom de la « sécurité coopéra-
tive », l’OTAN se présente comme une orga-

«J
nisation « politique et globale » qui multiplie e pense que ça me soûlerait de voir mes activités résu-
des partenariats hors de la zone euro-atlan- mées à une définition stricte», note Saša Rakezić, alias
tique et ouvre grand sa porte aux pays euro- Aleksandar Zograf, quand il signe des pages de bande
péens encore non adhérents. Ce dernier dessinée. Journaliste rock, auteur, professeur et passeur auprès des
point n’est pas sans rapport avec la guerre en jeunes générations, historien de la BD et amateur d’archéologie
Ukraine. Celle-ci parachève une crise préhistorique, l’artiste serbe articule ses multiples activités depuis
enclenchée en 2014 quand la perspective Pančevo (près de Belgrade), sa ville natale, qu’il n’a jamais quittée.
d’une adhésion de l’Ukraine au Pacte atlan- Né en 1963, Rakezić publie ses premiers fanzines à la fin des
tique a conduit au premier coup de force années 1970. Puis il se lance parallèlement dans le journalisme et
russe : l’annexion de la Crimée. la bande dessinée autobiographique, qu’il découvre alors avec les
Un pas supplémentaire est franchi avec le œuvres de Robert Crumb. Très vite, il va nouer des contacts avec
rapport « OTAN 2030 » (3) destiné à préparer des dessinateurs du monde entier, d’abord aux États-Unis, puis en
le Concept de 2022 (lire l’encadré page 83). Il Italie et en France. Publié par la grande maison américaine Fanta-
redessine les contours d’une Alliance se graphics dès les années 1990, c’est avec les E-Mails de Pančevo, édi-
transformant en organisation politique et tés par L’Association en 1999, qu’il se fait connaître en France. Dans
stratégique mondiale – à côté si ce n’est en un style expérimental empreint de visions oniriques, il y raconte
concurrence avec l’Organisation des Nations son quotidien sous les bombes de l’OTAN, qui pleuvent de Belgrade
unies (ONU). Il fait sienne la vision du monde à Pančevo. Aleksandar Zograf a depuis publié des dizaines de livres
des États-Unis, un monde « où la compétition dont cinq en France – le dernier, Lettres d’Hilda Dajč (2021), est
s’exacerbe », où les risques s’accumulent, construit autour de lettres écrites par une jeune Serbe d’origine
notamment « le terrorisme, les cyberattaques, juive après l’invasion de la Yougoslavie par les nazis.
les technologies de rupture, le changement cli- Très occupé par des ateliers, conférences, expositions et ses tra-
matique ». Sans surprise, la Russie est dési- vaux sur le riche patrimoine de bande dessinée serbe quand il ne
gnée comme menace numéro 1 de la zone travaille pas à ses ouvrages, Saša Rakezić attend avec impatience
euro-atlantique. La nouveauté tient à l’appa- le mois de septembre où il participera à des fouilles archéologiques
rition explicite de la Chine comme ennemi : à l’est de son pays, avec une équipe austro-serbe. «Je vais non seu-
« L’Alliance devrait faire en sorte que le défi lement dessiner sur le projet, mais aussi participer aux fouilles elles-
chinois imprègne les travaux de toutes ses mêmes, ce que je trouve encore plus excitant, s’enthousiasme-t-il.
structures. » Et le rapport identifie les « diver- Pour les années à venir, je n’ai aucune idée de là où va se porter mon
gences politiques au sein de l’OTAN » comme intérêt. Je vais devoir le trouver moi-même!»
un « danger », permettant à Pékin et à Mos- Guillaume Barou
cou de « jouer sur les dissensions internes ».
Le sommet des chefs d’État et de gouver-
nement, le 14  juin  2021, a entériné cette
conception du nouvel ordre mondial. « Un
nouveau chapitre des relations transatlan-
tiques s’ouvre (4) », se sont-ils félicités dans
un communiqué fleuve de soixante-dix-neuf
articles ! Ainsi l’OTAN s’est réveillée plus gen-


darme du monde que jamais. La France s’est
alignée. Prévu en juin 2022 au sommet de
Madrid, le futur Concept sera une mise en
ordre de bataille.
Hélène Richard et Martine Bulard

Ennemis d’hier et d’aujourdhui //// MANIÈRE DE VOIR //// 69


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Ennemis d’hier et d’aujourdhui //// MANIÈRE DE VOIR //// 71


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L’AMBITION DE WASHINGTON,
Pourtant M.  Macron n’avait pas ménagé
Deuxième puissance économique et militaire du monde, la Chine est devenue le principal ses efforts. Subrepticement – et sans aucun
ennemi des États-Unis, même si la Russie et ses visées expansionnistes occupent débat national –, il avait fait passer la France
du statut de « puissance indo-pacifique »,
le devant de la scène. Washington a remis au goût du jour « l’axe indo-pacifique » censé
comme elle aime à se définir en faisant valoir
réunir les voisins inquiets de Pékin. Certains y voit la future architecture d’une nouvelle
ses départements et collectivités territoriales
organisation sur le modèle otanien en Europe. d’outre-mer (Nouvelle-Calédonie, Polynésie
française, Wallis-et-Futuna…), à celui de

Q
PAR MARTINE BULARD ue va donc faire la France dans cette puissance de l’« axe indo-pacifique » dirigé
galère ? Selon le contre-amiral Jean- par les États-Unis. Un changement séman-
Mathieu Rey, qui commande les tique lourd de signification : dès juin 2019, le
forces armées françaises de l’Asie- ministère de la défense américain se félici-
Pacifique (1), elle accumule en Asie-Océanie tait de ce tournant (3), qui hissait Paris au
sept mille militaires, quinze navires de même rang que ses alliés militaires (Japon,
guerre et trente-huit avions. Au prin- Australie, Singapour…).
temps 2021 s’y sont ajoutés plusieurs bâti-
ments dont le porte-avions à propulsion Contrer l’influence chinoise
nucléaire Charles-de-Gaulle, le sous-marin Avant de devenir un mot d’ordre américain,
d’attaque à propulsion nucléaire Émeraude, le concept « Indo-Pacifique » a été porté au
pour une série de manœuvres militaires avec niveau politique par le Japon, inquiet de voir
les États-Unis, l’Australie, le Japon et l’Inde. la Chine le doubler sur la scène économique
Ce n’est certes pas la première fois que la mondiale. En 2007, des exercices sont menés
France exhibe son attirail guerrier dans le en commun par les marines américaine,
secteur – en 2019, déjà, l’une de ses frégates indienne, japonaise, australienne et singa-
avait franchi le détroit de Taïwan, provo- pourienne dans le golfe du Bengale. Une pre-
quant un incident avec Pékin. Mais Paris ne mière ! Toutefois, cet « arc de la liberté »
l’a jamais fait à cette échelle. Et surtout, le – comme le qualifie alors Tokyo – finit par
président Emmanuel Macron inscrit cette disparaître du paysage.
politique de déploiement militaire « dans Il faudra attendre une décennie pour qu’il
l’axe indo-pacifique », avec sorte de l’oubli, grâce à M. Donald Trump. Ce
« Si nous ne nous organisons pas, en ligne de mire la Chine. Il dernier transforme l’autorité chapeautant
l’hégémonie [de la Chine] réduira nos s’en défend parfois. Pour- les corps d’armée américains dans la région
libertés, nos opportunités », déclare tant, lors d’un voyage en en commandement Indo-Pacifique (Indopa-
M. Emmanuel Macron en 2018 Australie, en 2018, il a fixé com). Dans la foulée, il ressuscite le Dialogue
le cap  : « La Chine est en quadrilatéral pour la sécurité (en anglais
train de construire son hégémonie pas à pas. QUAD), qui réunit l’Australie, les États-Unis,
(…) Si nous ne nous organisons pas, ce sera l’Inde et le Japon dans une alliance infor-
quand même bientôt une hégémonie qui melle au contenu militaire affiché : « contrer
réduira nos libertés, nos opportunités, et que l’influence de la Chine » selon la loi de défense
nous subirons  (2). » L’hégémonie améri- 2019 adoptée par le Congrès américain (4).
caine dans la région – réelle, celle-là – ne M.  Joseph Biden se met immédiatement
semble guère lui poser problème. Ironie de dans les pas de son prédécesseur, l’agitation en
l’histoire, trois ans plus tard, il essuie un moins, la défense des droits humains et l’ac-
camouf let de Canberra qui, sous pression tion cohérente en plus. Il reprend à son
de Washington, rompt le « contrat du siè- compte la désignation de la Chine comme
cle ». Exit la commande de sous-marins «rival stratégique », et le QUAD comme arme
français. Place aux américains à propulsion politique et militaire centrale de sa stratégie.
nucléaire avec, à la clef, une nouvelle Le 12 mars 2021, moins de deux mois après sa
alliance États-Unis, Royaume-Uni et Aus- prise de fonctions et avant toute rencontre
tralie, l’Aukus. La France renvoyée d’une bilatérale avec des dirigeants de la région, il
pichenette ! organise une réunion en visioconférence avec

72 //// MANIÈRE DE VOIR //// Ennemis d’hier et d’aujourdhui


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CRÉER UNE OTAN ASIATIQUE


les trois autres chefs d’État
et de gouvernement de
l’alliance. Une rencontre
inédite à ce niveau de res-
ponsabilité, saluée par un
communiqué commun. Si
le texte reste très général,
les quatre hommes s’enga-
gent à développer « une
région libre, ouverte, inclu-
sive, saine, ancrée dans des
valeurs démocratiques et
libre de toute contrainte »,
autrement dit un « Indo-
Pacifique libre et ouvert »,
selon l’expression consa-
crée (5).
Aussitôt, les ministres
des affaires étrangères et
de la défense américains,
MM.  Antony Blinken et
Lloyd Austin, entament
une tournée pour assu-
rer le service après-
vente et inclure la Corée
du Sud dans un format
« QUAD  + » qui pourrait
également comprendre
d’autres pays asiatiques,
ainsi que des États euro-
péens comme la France,
le Royaume-Uni ou l’Al-
lemagne. Il s’agit de for-
ger un « système d’al-
liance en étoile dirigé par les États-Unis », L’hypothèse n’est pas farfelue. Le service Tanya Akhmetgalieva /////
« Botanical Garden #2 »
explique la chercheuse Chung Kuyoun. de recherche du Congrès américain, qui,
(Jardin botanique), 2020
D’autres experts parlent d’une possible dans un rapport publié à la veille de la réu-
extension géographique de l’OTAN, ou nion des ministres des affaires étrangères,
même de la naissance d’une petite sœur – les 23 et 24 mars 2021 à Bruxelles, a dressé la
une « OTAN asiatique ». liste des « priorités-clés » de l’OTAN, y a inclus
la nécessité de « répondre aux défis sécuri-
(1) Abhijnan Rej, « French joint commander for Asia Pacific taires potentiels posés par la Chine et ses
outlines Paris’Indo-Pacific defense plans », The Diplomat,
Washington, DC, 13 avril 2021.
investissements croissants en Europe  (6) ».
L’économie pointe son nez en même temps
(2) Reuters, mai 2018.
que les missiles balistiques, le tout enveloppé
(3) « Indo-Pacific strategy report », ministère de la défense
américain, 1er juin 2019. du drapeau de la liberté, brandi en perma-
(4) « John S. McCain national defense authorization act for nence par les partisans de l’organisation.
fiscal year 2019 », Congrès américain, 13 août 2018.
Pourtant, en la matière, le premier ministre
(5) « QUAD leaders’joint statement ; The spirit of the QUAD,
Maison Blanche, 12 mars 2021.
indien n’a rien d’un chevalier blanc : le Cache-
mire vit sous la férule militaire ; les opposants
(6) Paul Belkin, « NATO : key issues for the 117 th Congress »,
Congressional Research Service, 3 mars 2021. y sont emprisonnés et torturés, quand ils ☛

Ennemis d’hier et d’aujourdhui //// MANIÈRE DE VOIR //// 73


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« C’est regrettable », reconnaît un ex-diplo-


L’AMBITION DE WASHINGTON, CRÉER UNE OTAN ASIATIQUE mate chinois en Europe, tout en prenant soin
de rappeler la thèse officielle des « droits his-
© Peter Marlow/Magnum Photos

toriques chinois » sur la zone. « Nous avons


besoin de points d’ancrage en mer de Chine
pour nous protéger – pas pour attaquer nos
voisins. En 2014, un commandant de la
marine américaine, dans un rapport sérieux
publié par le US Naval Institute (7), expliquait
que les ports et les routes commerciales chi-
nois étaient “très exposés et faciles à bloquer”.
Il proposait de poser des “mines sous-
marines” tout le long de nos côtes pour pou-
voir instaurer un blocus du pays en cas de
besoin. » Le scénario est plausible, mais la
peur est rarement bonne conseillère. Si l’ac-
cès de la Chine à la haute mer est effective-
ment verrouillé par les alliés des États-Unis
et leurs troupes, rien n’indique que le pays
gagnera en sécurité avec une politique du
fait accompli qui lui aliène déjà une partie de
ses voisins.
S’agissant de Taïwan, l’agressivité ne sem-
ble guère plus efficace. Pékin considère l’île
comme l’une de ses provinces, au nom du
principe « une seule Chine » –  cette Chine
que la République populaire représente à
l’Organisation des Nations unies  (ONU)
depuis qu’elle y a fait son entrée en 1971 –,
reconnu par la quasi-totalité des pays de la
planète. Les incursions aux abords de l’es-
Peter Marlow ///// ne sont pas assassinés ; sa loi sur la citoyen- pace aérien de l’île connaissent une crois-
RAF Bentwaters, ex-base neté discrimine les musulmans ; la répres- sance exponentielle. Sur ordre de Pékin, qui
aérienne de l’US Air Force
et de l’OTAN, Royaume-Uni, sion contre les manifestants ne faiblit pas… a effectué des milliers de sorties, frôlant dan-
Suffolk, 2002 Mais c’est bien connu : les droits humains gereusement la ligne officieuse séparant les
n’ont pas la même importance selon que espaces navals et aériens des deux côtés du
l’on est allié ou adversaire des États-Unis. détroit, et parfois même la franchissant. Mais
En réalité, l’Indo-Pacifique a peu de rap- aussi sur ordre de Washington, qui s’auto-
port avec les valeurs morales, et beaucoup proclame gardien des mers et multiplie les
avec la transition mondiale en cours, qui sorties de l’aviation tout comme les exercices
voit s’affronter l’hégémon jusque-là non en mer. Les États-Unis ont installé un sys-
contesté, les États-Unis, et la puissance tème de radars mobiles sur les îles Pesca-
montante, la Chine. dores (Penghu), à moins de cent cinquante
Non seulement cette dernière augmente son kilomètres du continent. Il serait naïf de
budget militaire chaque année et modernise croire que seule la protection de Taïwan les
rapidement sa marine, mais elle porte haut et intéresse…
fort ses revendications en mer de Chine orien-
tale (îles Senkaku/Diaoyu) et surtout en mer
(7) Victor L. Vescovo, « Deterring the dragon… from (under)
de Chine méridionale sur l’ensemble des îles the sea », US Naval Institute, février 2014.
Paracels et de l’archipel des Spratleys, dont
(8) « World military spending rises to almost 2 trillions dol-
elle a remblayé sept récifs afin de construire lars in 2020 », Stockholm International Peace Research
Institute (Sipri), 26 avril 2021.
des infrastructures à double usage (civil et
militaire). Les incidents se sont multipliés avec (9) Brahma Chellaney, « US fails to understand that it no
longer calls the shots in Asia », Nikkei Asia, Tokyo,
le Japon, le Vietnam, les Philippines… 21 avril 2021.

74 //// MANIÈRE DE VOIR //// Ennemis d’hier et d’aujourdhui


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Reste que la stratégie de la force choisie ministre des affaires étrangères britan-
par la Chine inquiète ses voisins. Washington nique, du conseiller spécial pour la sécurité
en profite et envisage la reconstruction de et les affaires étrangères du chancelier alle-
la I  flotte, qui a sévi dans la région de 1946
re mand, etc. Et même une réunion en urgence
à 1973. Les îles Palaos devraient accueillir du QUAD qui, certes publie un communiqué,
cette nouvelle base, alors que la région en mais sans mentionner la Russie !
compte déjà des centaines, singulièrement Cela ne rapproche pour autant New Delhi de
au Japon, où stationnent près de 55 000 sol- Pékin. Mais l’alignement sur Washington dic-
dats, en Corée du Sud (28 500), à Hawaï tant sa loi est loin d’être acquis. Même les plus
(42 000) ou à Guam, sans oublier l’Australie, chauds partisans de l’Indo-Pacifique – tel le
la Nouvelle-Zélande… spécialiste des relations internationales
Du reste, les dépenses militaires améri- indien Brahma Chellaney  – dénoncent ce
caines ont atteint 778 milliards de dollars en qu’ils nomment l’« arrogance américaine ». À
2020, soit le triple de celles de la Chine l’origine de ce revirement  : la pénétration
(252  milliards). Cette dernière affiche le dans les eaux de la zone économique exclu-
deuxième budget militaire du monde (8), mais sive (ZEE) indienne d’un
elle y consacre 1,7  % du produit intérieur contre-torpilleur à mis-
brut (PIB), contre 3,7 % pour les États-Unis, siles guidés, lors d’exer- L’idée d’une coalition antichinoise
selon l’Institut international de recherche sur cices navals nommés n’enthousiasme guère la plupart des
la paix de Stockholm (Sipri). « Liberté de naviga-
pays d’Asie. Beaucoup ont des relations
Leur nouveau terrain de jeu est l’Indo-Paci- tion », le 7  avril  2021.
fique qu’ils estiment «faire partie de [leur] “voi- «Alors que 167 États ont commerciales étroites avec Pékin.
sinage” », note Dennis Rumley, professeur à signé la convention des
l’université de Curtin (Australie). Ils enten- Nations unies sur le droit
dent défendre ce « voisinage » au même titre de la mer [Unclos], les États-Unis [qui ne l’ont
que leur arrière-cour, selon la doctrine amé- pas ratifiée] se sont arrogé seuls le droit de
ricaine traditionnelle… Toutefois les pays superviser et de faire appliquer ses dispositions
concernés n’ont pas une vision unique de la en les interprétant unilatéralement», constate
chose. Si l’Australie a repris son rang de shé- Chellaney (9).
rif de l’Amérique, le Japon reste un « parte- En pause depuis la guerre russo-ukrai-
naire allié du deuxième cercle », sans « com- nienne, l’axe Indo-Pacifique ne soulève
mandement militaire unifié avec les troupes guère d’enthousiasme dans la plupart des
américaines », à la différence de Canberra, pays asiatiques. Il est en effet absurde de
remarque le directeur de l’Institute of penser en termes d’alliances militaro-idéo-
Contemporary Asian Studies (ICAS) à Tokyo, logiques, comme au temps de la guerre
Robert Dujarric. froide, alors que des associations straté-
giques fluctuantes permettent à des pays des
Abstention de l’Inde deux prétendus « camps » de travailler
Quant à l’Inde, elle espérait que cette straté- ensemble comme l’organisation informelle
gie indo-pacifique lui fournirait un rôle des Brics (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique
pivot dans la région, tandis que Washington du Sud), ou le partenariat économique régio-
la hissait au rang de contrepoids privilégié nal global (RCEP, en anglais), le plus grand
face à la Chine. L’invasion de l’Ukraine par accord de libre-échange jamais signé, entre
la Russie (lire l’article de David Teurtrie, les pays de l’Association des nations de l’Asie
page  62) a douché bien des espoirs. New du Sud-Est (Anase, en anglais Asean) et la
Delhi a choisi, comme Pékin, de s’abstenir Corée du Sud, le Japon et la Chine.
lors du vote de la résolution condamnant Pour l’ex-diplomate singapourien Kishore
Moscou aux Nations unies, le 2 mars 2022. Mahbubani, «penser que l’on peut contenir la
Si la première réaction de Washington fut puissance économique et technologique de la
de « comprendre », les Occidentaux ont mul- Chine par des moyens militaires est absurde».
tiplié les pressions pour que le premier L’Amérique reste la première puissance mon-
ministre indien Nadrendra Modi s’aligne : diale, mais ne domine plus. «Elle doit appren-
visites à New Delhi du conseiller spécial dre à partager.» Vaste programme.
pour la sécurité de la Maison Blanche, de la Martine Bulard

Ennemis d’hier et d’aujourdhui //// MANIÈRE DE VOIR //// 75


MDV183_Chap4_Mise en page 1 11/05/2022 14:37 Page 76

Le général de Gaulle a
longtemps incarné
l’attachement de
la France à une forme
d’indépendance sur la scène
internationale. Si cette
spécificité s’est perdue
dans les limbes, s’en
souvenir demeure utile.
Alors que l’élargissement
de l’OTAN a contribué à
dégrader les rapports avec
un voisin russe qui menace
aujourd’hui la sécurité
européenne. Le temps est
(re)venu de s’interroger sur
le rôle de l’Organisation et
même sur sa pérennité.

4 En sortir
Tanya Akhmetgalieva ///// « Recognition at Second or Third Attempt » (Légitimité au deuxième ou troisième essai), 2020

ou pas ?
76 //// MANIÈRE DE VOIR //// En sortir ou pas ?
MDV183_Chap4_Mise en page 1 11/05/2022 14:37 Page 77

LA FRANCE DOIT QUITTER L’ORGANISATION


centaines d’officiers dans les bureaux, réu-
Dans un rapport remis à l’Élysée en 2012, M. Hubert Védrine tire un bilan positif du nions et raouts à foison.
retour de Paris dans le commandement intégré de l’OTAN. Régis Debray conteste cette États-Unis : une nation convaincue de son
exceptionnalité où la bannière étoilée est his-
analyse dans une lettre qu’il adresse directement à l’ancien ministre. Sa publication
sée chaque matin dans les écoles et se pro-
dans les colonnes du « Monde diplomatique » en mars 2013 donnera lieu à une réponse
mène en pin’s au revers des vestons, et dont le
de l’intéressé, le mois suivant. président Barack Obama proclame haut et
fort que son seul but est de rétablir le leader-

T
PAR RÉGIS DEBRAY * on rapport sur le retour de la France ship mondial de son pays. « Boosté » par la
dans l’OTAN, [demandé en 2012 par révolution informatique qui porte ses cou-
le président François Hollande] m’a leurs et parle sa langue, au cœur, grâce à ses
beaucoup appris, tout en me laissant per- entreprises, du nouvel écosystème numérique,
plexe (1). Tu donnes indirectement quitus à il n’est pas près d’en rabattre. S’il n’est plus seul
M. Nicolas Sarkozy, avec une sorte de oui mais, en piste, avec la moitié des dépenses militaires
d’avoir fait retour au bercail atlantique. Réin- du monde, il peut garder la tête haute. Et met-
tégration que tu n’aurais pas approuvée en son tre en œuvre sa nouvelle doctrine : leading
temps, mais qu’il y aurait plus d’inconvénient from behind («diriger sans se montrer»).
à remettre en cause qu’à entériner. Dans France : une nation normalisée et renfro-
l’Union européenne, personne ne nous sui- gnée, dont les beaux frontons – État, Répu-
vrait. Resterait pour la France à y reprendre blique, justice, armée, université, école – se
fermement l’initiative, sans quoi il y aurait sont évidés de l’intérieur. Où la dérégulation
«normalisation et banalisation» du pays. libérale a rongé les bases de la puissance
Le système pyramidal serait devenu un publique qui faisait notre force. Où le prési-
forum qui n’engage plus à grand-chose, un dent doit dérouler le tapis rouge devant le pré-
champ de manœuvre où chaque membre a sident-directeur général de Google, acteur
ses chances, pourvu qu’il sache privé qui jadis eût été reçu par un secrétaire
Nous, Français, devrions nous satisfaire parler fort. Bref, cette OTAN affai- d’État. Sidérante diminutio capitis  (3). Nous
de quelques postes honorifiques blie ne mériterait plus l’opprobre avons sauvé notre cinéma, par bonheur, mais
et de vagues espoirs de contrat d’antan. Je la jugeais, de loin, plus le reste, le régalien…
florissante que cela. Considéra-
pour notre industrie
blement étendue. Douze pays en Un leader qui intègre les autres
1949, vingt-huit en 2013 (2). Le pasteur a dou- Garder une capacité propre de réflexion et de
blé son troupeau. L’Alliance était atlantique, on prévision ? Indispensable, en effet. Quand
la retrouve en Irak, dans le Golfe, au large de notre ministre de la défense vient invoquer,
la Somalie, en Asie centrale, en Libye (où elle a pour expliquer l’intervention au Mali, la «lutte
pris en charge les frappes aériennes en 2011). contre le terrorisme international», absurdité
Militaire au départ, elle est devenue politico- qui n’a même plus cours outre-Atlantique,
militaire. Elle était défensive, la voilà privée force est de constater un état de phagocytose
d’ennemi mais à l’offensive. C’est le nouveau avancée, quoique retardataire. Loger dans le
benign neglect des États-Unis qui aurait à tes fourre-tout « terrorisme » (un mode d’action
yeux changé la donne. Washington a viré de universel) les salafistes wahhabites que nous
bord, vers le Pacifique, avec Pékin et non Mos- pourchassons au Mali, courtisons en Arabie
cou pour adversaire-partenaire. Changement saoudite et secourons en Syrie conduit à ☛
de portage général.
Nous, Français, devrions nous satisfaire de
(1) NDLR. M. Hubert Védrine répondra à l’article de Régis
quelques postes honorifiques ou techniques Debray le mois suivant sa parution dans « l’OTAN, terrain
d’influence pour la France », Le Monde diplomatique,
dans les états-majors, à Norfolk (États-Unis), avril 2013, en accès libre sur notre site.
à Mons (Belgique), de vagues espoirs de
(2) NDLR. Date de publication de cet article. En 2022,
contrats pour notre industrie, et de quelques l’OTAN compte trente membres.

(3) NDLR. En droit romain, réduction de capacité civique


*Écrivain et philosophe. pouvant aller jusqu’à la perte de liberté et de citoyenneté.

En sortir ou pas ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 77


MDV183_Chap4_Mise en page 1 10/05/2022 17:52 Page 78

timents de son parti envers les États-Unis,


LA FRANCE DOIT QUITTER L’ORGANISATION jurant que s’il remportait les élections, il ne se
se demander si, à force d’être interopérable, on conduirait pas comme un Jacques Chirac.
ne va pas devenir interimbécile. Michel Rocard avait déjà manifesté auprès de
Le défi que tu lances – agir de l’intérieur – l’ambassadeur américain à Paris, le 24 octo-
exige et des capacités et une volonté. bre  2005, sa colère contre le discours de
1. Pour montrer « exigence, vigilance et M. Dominique de Villepin à l’Organisation des
influence», il faut des moyens financiers et des Nations unies  (ONU) en  2003, en précisant
think tanks compétitifs. Il faut surtout des que, lui président, il serait resté silencieux (4).
esprits originaux, avec d’autres sources d’ins- « Clarifier, dis-tu, notre conception de l’Al-
piration et lieux de rencontre que le Center for liance»? Oui, et ce qui se conçoit bien s’énonce
Strategic and International Studies (CSIS) de clairement. Tu parles clair, avec faits et chif-
Washington ou l’International Institute for fres. Mais c’est la langue de coton qui règne,
Strategic Studies (IISS) de Londres. mélasse d’euphémismes où nous enlisent les
2. Il faut une volonté. Or l’actuelle démocra- technostructures atlantique et bruxelloise,
tie d’opinion porte en première ligne, gauche avec leurs prétendus experts. Nous parlons
ou droite, des hommes-baromètres plus sen- par exemple de commandement intégré,
sibles que la moyenne aux pressions atmo- quand c’est le leader qui intègre les autres,
sphériques. On gouverne à la godille, le dernier mais garde, lui, sa liberté pleine et entière. L’in-
sondage en boussole. En découdre dans les tégration n’a rien de réciproque. Aussi les
sables avec des gueux isolés et dépourvus États-Unis sont-ils en droit d’espionner (sou-
d’État-sanctuaire, avec un bain de foule à la doyer, intercepter, écouter, désinformer) leurs
clé, tous nos présidents, après Georges Pompi- alliés qui, eux, se l’interdisent; leurs soldats et
dou, se sont offert une chevauchée fantastique leurs officiers ne sauraient avoir de comptes à
de ce genre (hausse de la cote garantie). Heur- rendre devant la justice internationale; et nos
ter en revanche la première puissance écono- compagnies aériennes sont tenues de livrer
mique, financière, militaire et médiatique du toutes informations sur leurs passagers à des
monde reviendrait à prendre le taureau par les autorités américaines qui trouveraient la réci-
cornes, ce n’est pas dans les habitudes de la proque insupportable.
maison. WikiLeaks nous a appris que, peu
après la seconde guerre d’Irak, M. Pierre Mos- Inutile, parce qu’anachronique
covici, alors chargé des relations internatio- Chaque stéréotype est ainsi à traduire.
nales au Parti socialiste, s’en est allé rassurer «Apporter sa contribution à l’effort commun » :
les représentants de l’OTAN sur les bons sen- fournir les supplétifs requis sur des théâtres
choisis par d’autres. « Supprimer les duplica-

Bibliographie tions inutiles dans les programmes d’équipe-


ment» : Européens, achetez nos armes et nos
FRÉDÉRIC BOZO, PIERRE MÉLANDIR ET MAURICE VAÏSSE OLIVIER ZAJEC, Introduction à l’analyse équipements, et ne développez pas les vôtres.
(sous la dir. de), La France et l’OTAN, géopolitique. Histoire, outils, méthodes,
André Versaille Éditeur, Bruxelles, 2012. Éditions du Rocher, Monaco, 2018. C’est nous qui fixons les standards. « Mieux
Cet ouvrage collectif réunissant une La quatrième édition de cette Introduction, partager le fardeau» : financer des systèmes de
trentaine de spécialistes passe en revue augmentée et mise à jour, présente notamment
communication et de contrôle conçus et fabri-
les divers aspects – géopolitiques, les travaux et les réflexions des théoriciens
diplomatiques, militaires, politiques de l’analyse géopolitique et de leurs écoles qués par la métropole. « L’Union européenne,
et culturels – des rapports entre la France (en Allemagne, en France, aux États-Unis), ce partenaire stratégique avec une place unique
et l’Alliance et décrit leur évolution depuis que l’auteur relie aux événements saillants
l’après-guerre. des dernières décennies. aux yeux de l’administration américaine » –
 alors que l’hypopuissance européenne n’est
OLIVIER KEMPF, L’OTAN au XXIe siècle. GABRIEL GALICE (sous la dir. de), Regards croisés
La transformation d’un héritage, Éditions sur la guerre et la paix, L’Harmattan – Cahier pas un partenaire, mais un client et un instru-
du Rocher, Monaco, 2014. du Gipri, Paris, 2013.
ment de l’hyperpuissance. Il n’y a qu’une et
L’organisation transatlantique aurait dû Ces actes du colloque «Irénologie et
disparaître dans les années 1990, au sortir polémologie», organisé en 2011 par le Geneva non deux chaînes de commandement dans
de la guerre froide, mais elle entend devenir International Peace Research Institute (Gripri), l’OTAN. Le commandant suprême des forces
une «agence mondiale de sécurité». soulignent notamment que «la pérennité
Une des études francophones de référence de l’OTAN et l’extension de son champ d’action alliées en Europe (Saceur) est américain ; et
sur les évolutions de l’OTAN et sa stratégie sont une illustration de la récurrence militaire» américain, le président du groupe de réflexion
d’adaptation, par un spécialiste en la matière. aux dépens de la diplomatie.
chargé de la prospective.
Cette novlangue poisseuse est indigne d’une
diplomatie française qui, de Chateaubriand à

78 //// MANIÈRE DE VOIR //// En sortir ou pas ?


MDV183_Chap4_Mise en page 1 10/05/2022 17:52 Page 79

Romain Gary, a eu le culte du mot


© Peter Marlow/Magnum Photos

juste et le goût de la littérature, qui


est l’art d’appeler un chat un chat.
Le premier temps d’une action
extérieure, c’est la parole. La for-
mule qui réveille. Le mot cru.
Pour ma part, je m’en tiens à
l’appréciation de M.  Gabriel
Robin, ambassadeur de France,
notre représentant permanent
auprès de l’OTAN et du Conseil de
l’Atlantique nord de 1987 à 1993.
Je le cite : «L’OTAN pollue le pay-
sage international dans toutes les
dimensions. Elle complique la
construction de l’Europe. Elle com-
plique les rapports avec l’OSCE
[Organisation pour la sécurité et
la coopération en Europe] (mais
ce n’est pas le plus important). Elle
complique les rapports avec la
Russie, ce qui n’est pas négligeable.
Elle complique même le fonction-
nement du système international
parce que, incapable de signer une
convention renonçant au droit
d’utiliser la force, l’OTAN ne se
conforme pas au droit internatio-
nal. Le non-recours à la force est
impossible à l’OTAN car elle est
précisément faite pour recourir à
la force quand bon lui semble. Elle
ne s’en est d’ailleurs pas privée,
sans consulter le Conseil de sécurité des Nations intellectuelle et stratégique du Nord (Brésil, Peter Marlow/////
RAF Bentwaters, ex-base
unies. Par conséquent, je ne vois pas très bien ce Afrique du Sud, Argentine, Chine, Inde), nous aérienne de l’US Air Force
qu’un pays comme la France peut espérer de tournons le dos à l’évolution du monde. et de l’OTAN, Royaume-Uni,
l’OTAN, une organisation inutile et nuisible, Pourquoi nocive? Parce que déresponsabi- Suffolk, 2002

sinon qu’elle disparaisse (5).» litante et anesthésiante. Trois fois nuisible. À


Inutile, parce qu’anachronique. À l’heure où l’ONU d’abord, et au respect du droit interna-
chaque grand pays joue son propre jeu tional, parce que l’OTAN soit détourne à son
(comme on le voit dans les conférences sur le profit, soit contourne et ignore les résolutions
climat, par exemple), où s’affirment et s’exas- du Conseil de sécurité. Nuisi-
pèrent fiertés religieuses et identités cultu- ble à la France, ensuite, dont Si l’Europe veut avoir un destin,
relles, ce n’est pas bâtir l’avenir que de s’enrô- elle tend à annuler les avan- elle devra prendre une autre route
ler. Sont à l’ordre du jour des coalitions ad hoc, tages comparatifs chèrement que celle qui la rive à son statut
des coopérations bilatérales, des arrange- acquis, en l’incitant à faire de dominion
ments pratiques, et non un monde bichrome siens par toutes sortes d’auto-
et manichéen. L’OTAN est une survivance matismes des ennemis qui ne sont pas les
d’une ère révolue. Au moment où les puis- nôtres, en diminuant notre liberté de parler
sances du Sud s’affranchissent de l’hégémonie directement avec tous, sans veto extérieur, en
ruinant son capital de sympathie auprès de
(4) Le Monde, 2 décembre 2010.
nombreux pays du Sud. Nous sommes fiers
(5) « Sécurité européenne : OTAN, OSCE, pacte de sécurité »,
d’avoir obtenu d’obligeantes déclarations sur
colloque de la Fondation Res Publica, 30 mars 2009. le maintien de la dissuasion nucléaire à ☛

En sortir ou pas ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 79


MDV183_Chap4_Mise en page 1 10/05/2022 17:56 Page 80

chant pour les cercles carrés. Neuf Euro-


LA FRANCE DOIT QUITTER L’ORGANISATION péens sur dix ont pour stratégie l’absence de
côté de la défense antimissile balistique dont le stratégie. Il n’y a plus d’argent et on ne veut
déploiement, en réalité, ne peut que margina- plus risquer sa peau (on a déjà donné). D’où
liser à terme la dissuasion du faible au fort, la fumisterie d’un « pilier européen » ou d’un
dont nous avons les outils et la maîtrise. « état-major européen au sein de l’OTAN »
Nuisible, enfin, à tout projet d’Europe- (lire l’article d’Anne-Cécile Robert, page 81).
puissance, dont l’OTAN entérine l’adieu aux L’Alliance atlantique ne supplée pas à la fai-
armes, et le rétrécissement des horizons. Si blesse de l’Union européenne (sa « politique
l’Europe veut avoir un destin, elle devra de sécurité et de défense commune »), elle
prendre une autre route que celle qui la rive l’entretient et l’accentue. En attendant Godot,
à son statut de dominion (l’État indépendant nos jeunes et brillants diplomates filent vers
dont la politique extérieure et un « service diplomatique européen » riche-
Il n’y a plus d’argent et on ne la défense dépendent d’une ment doté, mais chargé d’une tâche surhu-
veut plus risquer sa peau capitale étrangère). On com- maine  : assumer l’action extérieure d’une
(on a déjà donné). D’où la fumisterie prend que cela soit un bien Union sans positions communes, sans armée,
pour l’Europe centrale et bal- sans ambition et sans idéal.
d’un « pilier européen »
kanique (notre Amérique de
l’Est), car de deux grands frères mieux vaut La France doit animer un autre Occident
le plus lointain, et ne pas rester seul face à la Quant au langage de l’« influence », il fleure
Russie. Pourquoi oublier que tout État a la bon la IVe  République. Quand avons-nous
politique de sa géographie et que nous pesé sur une décision américaine ? La place
Peter Marlow ///// n’avons pas la même que celle de nos amis ? du brillant second étant très logiquement
RAF Bentwaters, ex-base Rentrer dans le rang pour viabiliser une occupée par le Royaume-Uni, et l’Allemagne,
aérienne de l’US Air Force
défense européenne, la grande pensée du malgré l’absence d’un siège permanent au
et de l’OTAN, Royaume-Uni,
Suffolk, 2002 règne précédent, témoigne d’un curieux pen- Conseil de sécurité, faisant désormais le troi-
sième, nous serons donc le souffleur n° 4 de
notre allié n° 1 (et en Afghanistan, nous fûmes
bien, avec notre contingent, le quatrième pays
contributeur). Évoquer, dans ces conditions,
« une influence de premier plan au sein de l’Al-
liance » revient à faire cocorico sous la table.
Nous glissions depuis longtemps le long du
toit, me diras-tu, et M. Sarkozy n’a fait que
parachever un abandon commencé sous ses
prédécesseurs. Certes, mais il lui a donné son
point d’orgue symbolique avec cette phrase :
« Nous rejoignons notre famille occidentale. »
Pourquoi sortir de la naphtaline la notion ché-
rie de la culture ultraconservatrice qui ne
figure pas, d’ailleurs, dans le traité de l’Atlan-
tique nord de 1949 ?
En réalité, si l’Occident doit aux yeux du
monde s’identifier à l’Empire américain, il
récoltera plus de haines que d’amour, et sus-
citera plus de rejet que de respect. Il revenait
à la France d’animer un autre Occident, de lui
donner un autre visage que Guantánamo, le
© Peter Marlow/Magnum Photos

drone sur les villages, la peine de mort et l’ar-


rogance. Y renoncer, c’est à la fois compro-
mettre l’avenir de ce que l’Occident a de meil-
leur, et déjuger son propre passé. Bref, nous
avons raté la marche.
Régis Debray

80 //// MANIÈRE DE VOIR //// En sortir ou pas ?


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L’INTROUVABLE SOUVERAINETÉ EUROPÉENNE


jusqu’au traité de Lisbonne (2007), qui la dote
Depuis des années, le président français Emmanuel Macron se fait le chantre d'une d’une branche opérationnelle : la politique de
« souveraineté européenne » aux contours flous. La guerre en Ukraine pourrait favoriser sécurité et de défense commune  (PSDC).
L’Union dispose dorénavant d’un corps diplo-
cette idée puisque, pour la première fois de son histoire, Bruxelles soutient
matique, d’une agence d’armement, de
militairement un pays tiers. Mais, à quoi bon si sa boussole stratégique indique toujours
bataillons transnationaux, etc.
la même direction que Washington ? Ce tableau impressionnant laisse des ques-
tions en suspens. Tout d’abord, quel projet

I
PAR ANNE-CÉCILE ROBERT mage spectaculaire : le vendredi 10 mars entend servir cette nouvelle armurerie ? Le
2022, dans la galerie des Batailles du châ- président français fixe avec constance le cap
teau de Versailles, les présidents du Conseil d’une «souveraineté européenne» depuis son
européen (le Belge Charles Michel), de la Répu- discours de la Sorbonne, le 26 septembre 2017.
blique française (Emmanuel Macron), de la Il la définit très largement : sécurité et lutte
Commission européenne (l’Allemande Ursula contre le terrorisme, défense, contrôle des flux
von der Leyen) rendent compte à la presse des migratoires, développement durable, coopé-
décisions prises par les vingt-sept chefs d’État ration numérique, agriculture, santé, éner-
et de gouvernement concernant la guerre en gie, etc. À Versailles, emporté par son élan, il a
Ukraine. Aucune annonce renversante ce jour- même évoqué l’alimentation et une mysté-
là, mais une volonté de marquer les esprits en rieuse «souveraineté protéinique». Ses princi-
ringardisant les antagonismes historiques paux partenaires préfèrent l’expression, moins
entre deux tableaux à la gloire des victoires engageante, d’«autonomie stratégique».
militaires de la France. «C’est un tournant pour Longtemps, dans le sillage du général de
nos sociétés, nos peuples et notre projet euro- Gaulle, Paris s’est fait l’avocat d’une « Europe
péen», affirme M. Macron, visiblement satisfait. puissance», définissant des objectifs distincts
Rarement les Vingt-Sept ont-ils affiché une de ceux des États-Unis. Les autres États, au
telle unité sur un sujet géopolitique majeur : en premier rang desquels l’Allemagne, ne l’ont
quelques jours, des trains de sanctions sévères jamais entendu de cette oreille, en partie par
ont été adoptés contre Moscou et – geste iné- méfiance vis-à-vis d’une France jugée enva-
dit – des livraisons d’armes à un pays en guerre, hissante et pour le confort que leur procure le
l’Ukraine, décidées. La toute parapluie américain. «Une Union forte et plus
nouvelle facilité européenne capable dans le domaine de la sécurité et de la
Les autres États, au premier rang pour la paix  (FEP), créée en défense contribuera positivement à la sécurité
2021, fait ici une entrée fracas- globale et transatlantique, confirment avec
desquels l’Allemagne, demeurent
sante dans l’histoire de l’unifi- force les Vingt-Sept à la fin du sommet de Ver-
attachés au confort que leur
cation continentale  : grâce à sailles, et est complémentaire de l’OTAN, qui
procure le parapluie américain
elle, l’Union peut désormais reste le fondement de la défense collective de ses
livrer des engins militaires sur États membres. » Est-ce l’enterrement en
un théâtre d’opérations. Aupa- grande pompe de l’« Europe européenne »
ravant, son action internationale devait demeu- chère à de Gaulle?
rer dans le cadre strict de l’aide au développe- Dans les milieux diplomatiques français, on
ment et des missions de paix. explique qu’il ne faut pas accorder aux mots
Ce pas de géant renvoie aux oubliettes l’im- plus d’importance qu’ils n’en ont : souveraineté
puissance européenne face à la décomposition et autonomie seraient équivalentes. Pourtant,
sanglante de la Yougoslavie au début des la première correspond à l’émergence de l’État-
années 1990. C’est Washington qui avait mis nation au XVIIe siècle. M. Macron n’ignore pas
un terme à une guerre civile dévastatrice «à la portée d’un vocable qui résonne avec les
deux heures de Paris» par les accords de Day- grandes heures de l’histoire de France. L’utili-
ton (1995). Amère, la leçon avait favorisé l’es- sation appuyée qu’il en fait peut traduire une
sor de la politique étrangère et de sécurité ambition fédéraliste. Le programme du nou-
commune (PESC), lancée par le traité de Maas- veau gouvernement allemand et sa décision
tricht en 1992, et son développement constant d’élever le budget national de défense à 2 % ☛

En sortir ou pas ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 81


MDV183_Chap4_Mise en page 1 10/05/2022 17:57 Page 82

nouvelle géopolitique mondiale,


L’INTROUVABLE SOUVERAINETÉ EUROPÉENNE concevoir une vision commune et
réaliste du monde, solidifiée par la
© Peter Marlow/Magnum Photos

définition d’«intérêts communs». À


cet égard, l’invocation insistante de la
«démocratie» et de la défense des
«valeurs européennes», pour justifier
le soutien apporté à l’Ukraine, laisse
songeur quand on connaît la corrup-
tion et la prédation qui gangrènent
Kiev. Comme si l’appui à la lutte légi-
time d’un peuple injustement agressé
ne suffisait pas. Ce discours décon-
necté des réalités, comme la «rivalité
systémique» revendiquée face à la
Russie et la Chine, confirme que
l’Union se pense aussi comme une
puissance «morale» défendant un
système de valeurs.
Cette posture « justicière » cadre-
t-elle avec les nécessités, souvent
plus prosaïques voire cyniques, de
toute politique étrangère? Si le tran-
chant des sanctions infligées à Mos-
cou traduit la gravité des crimes
commis, il coïncide opportunément
avec la vision américaine du monde
impliquant l’endiguement de la Rus-
sie, quand les Européens pourraient
au contraire – géographie oblige –
avoir intérêt à trouver des arrange-
ments avec un puissant voisin
impossible à effacer du continent. La
Peter Marlow ///// du produit intérieur brut (PIB) ouvrent une voie passe d’armes feutrée entre Paris, hostile à
À la pêche au thon.
inédite à un tel projet. une adhésion accélérée de l’Ukraine à l’Union,
Marine américaine
en mer Adriatique, Mais en précisant le cadre de leur défense et la Commission européenne, militante d’un
guerre du Kosovo, 1999 commune, leur « boussole stratégique », le tel geste mais aussi d’une ouverture rapide de
21  mars  2022, les Vingt-Sept n’évoquent la porte à la Géorgie et à la Moldavie, rappelle
aucune « souveraineté européenne » mais que les limites géographiques de l’Europe ne
une « stratégie » face à des « menaces » (terro- sont même pas fixées. De quels territoires et
risme, cyberattaques, armes de destruction de quelles populations – pour ne pas utiliser
massive, changement climatique,  etc.). Ils le mot « peuples » – s’agit-il donc d’exprimer
rappellent que les « États-Unis la « souveraineté » ? Quelle vision du monde
Pour s’embarquer sur les flots agités de
sont leur plus important et s’agit-il de défendre? « L’Ukraine appartient à
la géopolitique mondiale, il faut plus loyal partenaire straté- la famille européenne», ont martelé en chœur
concevoir une vision commune et gique, une puissance globale Mme Von der Leyen et MM. Macron et Michel
réaliste du monde qui contribue à la paix, la en clôture du sommet de Versailles, parce
sécurité, la stabilité et la qu’elle «se bat pour la démocratie et les valeurs
démocratie sur notre continent ». Ils se dotent qui nous sont chères ». Un critère somme toute
de nouveaux outils militaires et diploma- assez vague et qui n’exprime aucune réflexion
tiques sans s’émanciper des tropismes géo- géopolitique.
politiques de Washington. Jusqu’où ira la solidarité affichée face à Mos-
Il leur faudrait, pour s’embarquer durable- cou et survivra-t-elle à la guerre? Déjà, la Hon-
ment et solidairement sur les flots agités de la grie, qui a voté les sanctions sans pour une fois

82 //// MANIÈRE DE VOIR //// En sortir ou pas ?


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barguigner, se distingue en refusant – officiel- telle entreprise. Le troisième terme relève


lement pour des questions de sécurité – que les donc du simple slogan. Avec sa force de
armes transitent par son territoire. Dans le frappe nucléaire, le troisième réseau diplo-
cadre du «partage nucléaire» avec les États- matique mondial, un siège de membre per-
Unis, l’Allemagne est contrainte d’acquérir des manent au Conseil de sécurité des Nations
chasseurs-bombardiers américains F-35, seuls unies, la France – première puissance mili-
agréés par Washington pour cette mission, plu- taire de l’Union – est sans doute l’un des pays
tôt que des Rafale ou des Eurofighters, avouant qui met le plus en jeu dans cette aspiration
au passage que l’«autonomie stratégique euro- des compétences vers Bruxelles. Les trans-
péenne» s’arrête aux portes de l’OTAN. Ce qui ferts de souveraineté (2) créent-ils automa-
n’empêche pas Paris de pousser les feux : «Nous tiquement un projet politique commun, qui
ne distinguons pas l’indépendance de la France les justifierait, en attendant qu’on veuille
et l’indépendance de l’Europe», affirmait ainsi le bien demander leur avis aux peuples ?
premier ministre Jean Castex en déplacement Anne-Cécile Robert
dans le Jura, le 11 mars 2022.
Notons que, malgré la mise en scène soi-
gnée de la galerie des Batailles, la politique Contre les dictatures, moins de démocratie
étrangère et de défense commune demeure
dans les mains des gouvernements souve-
rains : décidée à l’unanimité des Vingt-Sept, Livré en novembre 2020, le rapport «OTAN 2030» doit servir de base au nouveau Concept
elle n’accorde à la Commission, au Parlement stratégique prévu pour juin 2022. La Chine et la Russie y sont soupçonnées d’instrumenta-
européen et à la Cour de justice de Luxem- liser les divergences entre Alliés. Pour éviter cela, le document préconise… d’entraver leur
bourg qu’un rôle marginal. Le budget de la expression, grâce notamment au renforcement des attributions du secrétaire général, à un
processus de décision accéléré, à la limitation du droit de veto. Morceaux choisis.
FEP est établi et géré de manière intergou-
vernementale, hors des procédures fédérali- «Tous les Alliés doivent, sans ambiguïté, faire du maintien de la cohésion et de l’unité sur
sées dominantes dans le marché commun ou le plan politique une priorité. L’OTAN devrait réaffirmer son identité fondamentale d’alliance
la zone euro. Les maîtres-mots « coopérer » enracinée dans les principes de la démocratie. (…) Le consensus est l’une des pierres angu-
et « partenariat » illustrent cette approche laires de l’Alliance; cependant, l’OTAN doit s’efforcer de rester à même de prendre et d’appliquer
plus participative que coercitive qui permet des décisions en temps voulu.
toujours à un État de se tenir à l’écart ou de L’OTAN devrait renforcer les mesures visant à faire appliquer de manière effective les déci-
bloquer une décision. Il ne s’agit pas de res- sions prises par consensus, et à éviter que celles-ci soient ensuite édulcorées dans le cadre
susciter la Communauté européenne de des travaux de mise en œuvre. Elle devrait envisager de renforcer le secrétaire général dans
défense (CED), mort-née en 1954, avec son son rôle de chef en lui déléguant le pouvoir de décision sur les questions de routine et en l’en-
armée européenne sous l’autorité d’un Com- courageant à mettre les dossiers sensibles sur la table assez tôt.
missariat à la défense (dont l’engagement
L’OTAN devrait créer, au sein des structures existantes de l’Alliance, un mécanisme plus struc-
aurait nécessité l’accord de l’OTAN). Inédit,
turé pour la formation de coalitions. L’objectif serait que les Alliés puissent placer de nouvelles
l’envoi d’armes létales en Ukraine entrebâille
opérations sous la bannière OTAN même si tous ne souhaitaient pas participer à une éventuelle
toutefois la porte d’une fédéralisation à plus
mission. (…) Comme il arrive de plus en plus souvent que des pays bloquent des dossiers à
ou moins long terme dans la mesure où il est
eux seuls en raison de différends bilatéraux qui ne concernent pas l’OTAN, celle-ci devrait réflé-
désormais question de vie et de mort, enjeux
chir à l’opportunité de faire en sorte que le blocage d’un dossier par un unique pays ne soit
éminemment sensibles et, de ce fait, tradi-
possible qu’au niveau ministériel. (…)
tionnellement régaliens.
L’OTAN devrait fixer une limite temporelle au processus décisionnel applicable en période
Quelle est la légitimité de cette européani-
de crise. En effet, en cas de crise majeure, l’inaction mettrait à mal la sécurité des Alliés et la
sation? Le président Macron brandit le trident
crédibilité de l’Organisation. Celle-ci devrait réfléchir à des options qui garantiraient la réali-
« souveraineté-unité-démocratie  (1) » pour
sation du consensus dans un délai de 24 heures en situation de crise. (…)
faire accepter aux Vingt-Sept ce qui n’est pas
une « fantaisie française » mais un « impéra- L’OTAN devrait instaurer une pratique de concertation entre Alliés avant les réunions d’autres
tif », à savoir la « souveraineté européenne ». organisations internationales. Le Groupe relève que, pour les Alliés, il est précieux de parler
Or, aucun mandat ne lui a été, à ce stade, d’une seule voix sur les affaires du monde. Il les exhorte à se concerter avant les réunions, par
confié par les électeurs pour enclencher une exemple, de l’ONU ou du G20, ou en marge de celles-ci, lorsque les domaines évoqués dans le
traité de l’Atlantique Nord sont à l’ordre du jour. En outre, il préconise de renforcer la capacité
de l’OTAN à publier rapidement des communiqués ou des déclarations sur les grandes ques-
(1) Discours d’Athènes, site de l’Élysée, 11 septembre 2017.
tions internationales.»
(2) Cf. Philippe Grasset, « L’Europe de la défense et la confu-
sion de la souveraineté », 18 octobre 2005.

En sortir ou pas ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 83


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DANS LES ARCHIVES //// AVRIL 2008 //// PAR DOMINIQUE VIDAL

Ce que voulait de Gaulle en 1966


Après avoir imposé la France parmi les vainqueurs de la seconde bases aériennes, terrestres et navales. Enfin, le 22 août,
les généraux Lemnitzer et Charles Ailleret, chef d’état-
guerre mondiale, le général de Gaulle poursuit sa politique
major de l’armée française, signent un protocole pré-
d’indépendance du pays. En quittant le commandement militaire voyant le maintien des forces françaises en Allemagne
intégré de l’OTAN en 1966, il cherchait moins à s’éloigner du camp sous le contrôle opérationnel de l’OTAN pour une mis-
occidental qu’à échapper au corset qu’imposait l’intégration sion et un temps donnés, en cas d’agression extérieure…
Pour les observateurs, cette décision n’aurait pas dû
atlantique à sa politique extérieure.
constituer une surprise  : dès le 17  septembre  1958,
moins de trois mois après son retour au pouvoir, de

L
a France considère que les changements Gaulle avait envoyé – en vain – à l’Américain Dwight

« accomplis ou en voie de l’être, depuis 1949, en


Europe, en Asie et ailleurs, ainsi que l’évolu-
David Einsenhower et au Britannique Harold Macmil-
lan un mémorandum exigeant une « direction tripar-
tion de sa propre situation et de ses propres forces ne jus- tite » de l’Alliance. Et, depuis, il avait multiplié les prises
tifient plus, pour ce qui la concerne, les dispositions d’or- de distance.
dre militaire prises après la conclusion de l’Alliance. » Comment ne pas être frappé par la cohérence, sur la
C’est ainsi que, le 7  mars  1966, Charles de Gaulle longue durée, de la pensée stratégique du général de
annonce au président américain Lyndon Baines John- Gaulle ? Il n’est évidemment pas antiaméricain  : à
son le retrait de Paris du commandement militaire preuve, sa solidarité sans faille avec le grand allié, dans
intégré de l’OTAN. les crises de Berlin (1961) comme de Cuba (1962). Ce qui
Concrètement, la France, précise le le motive, c’est la défense de la souverai-
général, « se propose de recouvrer sur son Les limites de la neté de la France, et donc de son autono-
territoire l’entier exercice de sa souverai- garantie nucléaire mie de décision, contre quiconque la
neté, actuellement entamé par la pré- américaine devraient remet en cause, fût-il américain.
sence permanente d’éléments militaires Chef de la France libre, il a mis en
inciter
alliés ou par l’utilisation habituelle qui échec les tentatives anglo-saxonnes
est faite de son ciel, de cesser sa partici- les voisins de la France visant à réduire la France, après-guerre,
pation aux commandements intégrés et à souhaiter à un statut de protectorat  (1). Chef du
de ne plus mettre de forces à la disposi- un rééquilibrage gouvernement provisoire de la Répu-
tion de l’OTAN ». Certes, elle « est disposée des pouvoirs blique française, il a signé à Moscou, le
à s’entendre avec [ses alliés] quant aux 10 décembre 1944, un « traité d’alliance
(1) Lire Annie Lacroix-Riz,
« Quand les Américains facilités militaires à s’accorder mutuellement dans le cas et d’assistance mutuelle », qu’il qualifie de « belle et
voulaient gouverner la
France », Le Monde
d’un conf lit où elle s’engagerait à leurs côtés ». Bref, elle bonne alliance ». Il faut mener, expliquera-t-il « une
diplomatique, mai 2003. « croit devoir, pour son compte, modifier la forme de politique française d’équilibre entre deux très grandes
(2) Cité par Paul-Marie de [l’]alliance sans en altérer le fond ». puissances, politique que je crois absolument nécessaire
La Gorce, « Le général de
Gaulle et les États-Unis », Un an plus tard, c’est chose faite : le 14 mars 1967, le pour l’intérêt du pays et même celui de la paix (2) ». Son
Espoir, n° 136, Paris,
septembre 2003.
général américain Lyman Lemnitzer, commandant départ du gouvernement, début 1946, puis l’entrée dans
(3) Cité par Frédéric Bozo, suprême des forces alliées en Europe (Saceur) et des la guerre froide ramènent la France dans le giron atlan-
« De Gaulle, l’Amérique et forces américaines sur le Vieux Continent, préside, à tique, notamment via l’OTAN à partir de 1949.
l’Alliance atlantique. Une
relecture de la crise de Saint-Germain-en-Laye, la cérémonie de départ. La Revenu au pouvoir en 1958, de Gaulle reprend sa quête
1966 », Vingtième Siècle,
n° 43, Paris, juillet-
bannière étoilée, descendue et soigneusement pliée, de souveraineté, fort d’un contexte en pleine mutation.
septembre 1994. sera hissée au nouveau siège de Casteau, près de Mons Les rapports de forces Est-Ouest évoluent en raison
(4) Allemagne fédérale, (Belgique). Au total, les États-Unis ont dû évacuer vingt- – notamment – du renforcement de l’URSS, y compris
Belgique, France, Italie,
Luxembourg, Pays-Bas. sept mille soldats, trente-sept mille employés et trente sur le plan militaire  : Moscou, qui a fait exploser une

84 //// MANIÈRE DE VOIR //// En sortir ou pas ?


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bombe  A en 1949 et une


bombe H en 1953, peut désor-
mais – à preuve, le vol de son
satellite Spoutnik en 1957  –
atteindre le territoire des
États-Unis. Ceux-ci substi-
tuent alors à leur stratégie de
« représailles massives » une
« riposte graduée » (flexible
response), fondée sur l’utilisa-
tion d’armes nucléaires sur le
champ de bataille.
Ce tournant aggrave une
crainte : exposés aux missiles
soviétiques, les Américains
feront-ils la guerre à l’URSS…
jusqu’au dernier Européen ?
La prise de conscience des
limites de la garantie nucléaire
américaine devrait, estime de
Gaulle, inciter les voisins de la
France à souhaiter un rééqui-
librage des pouvoirs au sein de
l’Alliance. D’autant que, selon
Washington, « la solidarité
occidentale, pierre angulaire
de l’Alliance, ne doit pas être “limitée aux problèmes de la possède ainsi de quoi se défendre – le Royaume-Uni Tanya Akhmetgalieva/////
« Game Over », 2019
zone nord-atlantique” mais “couvrir l’ensemble des pro- aussi, mais il est viscéralement lié à Washington. Pour
blèmes Est-Ouest où que ce soit” (3) » – y compris en Asie. le reste, le général se sait isolé : à défaut de réformer
La reconstruction des économies du Vieux Continent et l’Alliance atlantique, il se contentera d’échapper à une
la création de la Communauté économique européenne intégration qui corsetait sa politique extérieure.
– à six pays à l’époque (4) – au printemps 1957 créent L’échappée belle n’aura qu’un temps. Après la démis-
théoriquement de meilleures conditions pour l’affirma- sion, puis la disparition du général, ses successeurs –
tion de l’autonomie par rapport aux États-Unis.  de Georges Pompidou à François Mitterrand – referont
progressivement le chemin à l’envers. Et, comme pour
Le général se sait isolé préparer le trentième anniversaire de la lettre à John-
De Gaulle espère-t-il remporter cette bataille ? Tout, son, la France réintégrera, le 5  décembre  1995, le
dans ses interventions, témoigne qu’il ne sous-estime conseil des ministres et le comité militaire de l’OTAN
ni la détermination de Washington à sauvegarder son (lire l’article de Paul-Marie de La Gorce, page 38). Héri-
hégémonie, ni la difficulté qu’ont les capitales euro- tier déclaré du général de Gaulle, le président Jacques
péennes à s’en affranchir. La France a sur ses voisins Chirac ouvrira ainsi la porte à une réintégration de la
un avantage décisif : elle a fait exploser en 1963, dans France dans l’OTAN, que M. Nicolas Sarkozy parachè-
le désert du Sahara, sa première bombe atomique, et vera treize ans plus tard. n

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DE LA « MORT CÉRÉBRALE »
bilité de l’Alliance, étroitement associée à vingt
Les Européens n’ont jamais vu d’un bon œil le fait que l’OTAN néglige la défense années d’engagement afghan.
collective du Vieux Continent, pour mieux servir les ambitions mondiales américaines. Moins d’un an après ce nadir stratégique,
et l’OTAN ne s’est jamais mieux portée. La
Mais tous n’en tiraient pas la même conclusion. Si Paris en appelait à l’autonomie
Suisse s’interroge à propos d’une adhésion. La
européenne, d’autres s’y opposaient, Varsovie en tête. L’agression russe contre Kiev
Suède, la Finlande même avancent dans cette
renforce considérablement la position des seconds au sein de l’Alliance. direction, rompant avec un héritage politico-
diplomatique que l’on pouvait croire immua-

«U
PAR OLIVIER ZAJEC * ne plaque tournante d’un réseau ble. L’Allemagne augmente considérable-
mondial de sécurité, ayant établi ment son budget de défense, et annonce des
des partenariats avec plus d’une achats massifs de matériels militaires améri-
trentaine de pays (1)». Par ces mots, au sommet cains – comme le chasseur F-35 au coût uni-
de Chicago de 2012, la Maison Blanche célébrait taire prohibitif de 145 millions de dollars – au
une OTAN continuant à se penser comme une détriment d’un engagement capacitaire euro-
alliance non seulement militaire, mais aussi péen bâti en particulier avec la France (3). En
sécuritaire, jusques et y compris dans la gestion 2022, l’Organisation n’a jamais peut-être
civile des crises, domaine d’excellence de autant été perçue par les élites politiques et
l’Union européenne et singulièrement de la une grande partie de l’opinion publique occi-
Politique européenne de sécurité et de dentale comme l’horizon indépassable de la
défense (PESD). Pourtant, à ce moment précis, défense de l’Europe. Que s’est-il passé?
et au-delà de la sémantique ouatée des réu- Depuis la fin de la guerre froide, et en parti-
nions transatlantiques, l’illusion autocentrée culier depuis l’intégration des pays d’Europe
d’une «OTAN globalisée» s’était déjà largement centrale et orientale à l’Organisation, l’OTAN a
abîmée dans l’impasse stratégique afghane. été divisée entre trois groupes d’alliés euro-
Depuis 2008, l’administration Obama se péens aux intérêts singuliers (4). En premier
contentait de gérer les suites de la guerre de lieu, les atlantistes, pour qui le protectorat stra-
contre-insurrection de l’administration Bush, tégique américain est primordial et indépassa-
au travers d’un désengagement plus ou moins ble, et justifie d’avaler toutes les couleuvres
bien mis en scène. « Claim victory and run ! » stratégiques nécessaires pour être conservé. Le
(«Crier victoire et fuir») : la manière dont cer- deuxième groupe, pour employer un néolo-
tains analystes américains résumaient alors le gisme, est celui des «attantistes» : sensibles aux
bilan de l’opération afghane en disait long sur mutations multipolaires de la scène interna-
les résultats atteints (2). Les dix ans à venir tionale, ils souhaitent que l’Europe s’y adapte
allaient éclairer d’une lumière crue la réalité en s’émancipant d’une tutelle de plus en plus
de cette impasse (lire les pages de 45 à 49). Nou- erratique (ce que confirmeront les coups de
vellement élu, le président américain Joseph barre brutaux du président Trump), mais ils ne
Biden décide, sans consulter ses alliés, de retirer tiennent pas à fâcher trop tôt l’allié américain.
d’Afghanistan les 2500 soldats qui y demeu-
raient stationnés. Attaquée, Kaboul tombe en (1) Fiche analytique : «Les «États-Unis vont accueillir le som-
met de l’OTAN à Chicago», La Maison Blanche, Bureau du
une semaine, le 15 août 2021. L’impact dans le secrétaire de presse, Washington, DC, 21 mars 2012.
monde est extrêmement important. Ce n’est (2) Cf. Gene Healy, «With Bin Laden gone, declare victory and
pas seulement la crédibilité stratégique améri- come home», The Examiner, Washington, DC, 2 mai 2011.

caine qui est atteinte. Les déboires des États- (3) Anne Bauer et Ninon Renaud, «La commande d’avions
américains F-35 de Berlin déstabilise le couple franco-alle-
Unis, minés au même moment par de gravis- mand», Les Échos, Paris, 14 mars 2022.
simes problèmes de polarisation politique (4) Lire «L’OTAN sous la présidence Trump. Paradoxes et évo-
lutions de la défense collective du continent européen à l’heure
interne (l’attaque du Capitole le 6 janvier 2021 de “l’Amérique d’abord”», Annuaire français des relations inter-
a symboliquement précédé la chute de Kaboul), nationales, vol. XIX, 2018, Paris.

semblent devoir entraîner une perte de crédi- (5) Si Paris, Berlin, Varsovie restent sur leur position, d’autres
pays peuvent osciller politiquement au gré des crises ou des
dossiers considérés. Lire Susi Dennison et al., «The nightmare
of the dark : The security fears that keep Europeans awake at
* Professeur des universités en science politique à la faculté de night», European Council on Foreign Relations (ECFR), Berlin,
droit de l’université Jean-Moulin Lyon-III. juillet 2018.

86 //// MANIÈRE DE VOIR //// En sortir ou pas ?


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À LA RÉANIMATION STRATÉGIQUE
Tanya Akhmetgalieva /////
« A Game of Ice »
(Jeu de glace), 2016

est celle de Varsovie – avec le Royaume-Uni, le


Portugal, le Danemark, la Norvège (hors
Union) ainsi que de nombreux pays de l’Est
européen (Pologne, pays baltes, Roumanie).; la
deuxième est celle de Berlin (avec l’Italie, l’Es-
pagne ou encore la Grèce), la troisième celle de
Paris (et de la Finlande). Ces deux dernières
options sont incarnées par les deux pays les
plus puissants de l’Union européenne, et les
principaux contributeurs du budget otanien.
En dix ans, c’est pourtant la ligne polonaise,
fondée sur une méfiance atavique envers la
Russie à laquelle sont ramenées toutes les
préoccupations diplomatiques prioritaires, qui
va finalement l’emporter (5).
Au départ, les intérêts des trois groupes sont
convergents. Depuis longtemps, les Européens
souhaitaient voir revenir l’OTAN à ses fonda-
mentaux, c’est-à-dire à un recentrage sur les
intérêts – diversement appréciés à Varsovie et
à Paris – du continent européen lui-même. À
rebours des annonces du sommet otanien de
Lisbonne de 2010 sur la «sécurité coopérative»,
qui ambitionnait d’inclure les «Occidentaux
lointains» comme la Nouvelle-Zélande ou le
Japon, de plus en plus d’États membres étaient
déjà tentés depuis longtemps de faire rentrer le
génie dans la lampe, en cantonnant l’Alliance à
sa mission initiale de défense collective euro-
péenne, selon une logique géographique et non
plus idéologique (la défense des «valeurs com-
munes»). Mais pour les Français, revenus dans
le commandement militaire intégré en 2009 de
manière à y faire grandir un «pilier européen»
incluant un dialogue avec Moscou sous cer-
taines garanties, et pour les Polonais, partisans
d’un refoulement volontariste de la Russie aux
marges de l’Europe, la définition de ce qu’est la
défense collective de l’Europe s’avère rapide-
Les volontaristes, enfin, via le concept d’«auto- ment incompatible.
nomie stratégique», œuvrent à un renouvelle- Deux éléments, externe et interne, vont
ment de l’architecture de sécurité européenne déterminer la victoire des seconds sur les pre-
par une émancipation assumée de l’Union miers. D’une part, l’évolution des relations
européenne, qui ne couperait cependant pas russo-otaniennes, et d’autre part la modifica-
les ponts avec Washington. La première option tion des équilibres d’influence propres à ☛

En sortir ou pas ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 87


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se considérer de nouveau respectivement


DE LA « MORT CÉRÉBRALE » À LA RÉANIMATION STRATÉGIQUE comme un ennemi idéologique.
l’Alliance atlantique et l’Union européenne, Le deuxième critère, moins souvent évoqué,
qui concerne peu ou prou les mêmes États. est celui des évolutions propres de l’OTAN. Un
C’est tout d’abord l’évolution négative des certain nombre de travaux, comme ceux
relations russo-occidentales qui permet à d’Emmanuel Adler ou de Vincent Pouliot par
l’identité de défense collective de l’OTAN de se exemple, ont été consacrés à l’inflation pro-
renforcer malgré l’échec patent de vingt ans gressive du « rôle social de l’OTAN au-delà de
de dérives contre insurrectionnelles et expé- ses fonctions militaires  (6) ». Il existe néan-
ditionnaires, à la remorque d’une politique moins peu d’études critiques complètes des
extérieure américaine erra- effets politiques de la diplomatie sécuritaire
tique. Le « retour » offensif parallèle de l’OTAN pour la période 1991-2022,
de la Russie peut être inter- en particulier celle que relaient les think tanks
La compétence diplomatique que
prété comme le produit ou centres de recherche très directement liés
s’est arrogée l’OTAN au fil du
direct de l’évolution propre à l’Organisation, ou encore le travail accompli
temps a perturbé les diplomaties
du régime russe, mais aussi par ses Officiers de liaison au cours de la der-
souveraines des États membres comme la résultante indi- nière décennie en Asie centrale, Ukraine et
recte de la suspension d’in- Géorgie (7). Il peut être éclairant d’inclure dans
teraction politique entre l’analyse les conséquences de ce que l’on
Moscou et l’Occident dans de nombreux dos- dénomme la «théorie des compétences impli-
siers : bouclier antimissile en Europe, crise et cites ». Suivant l’exemple du droit constitu-
guerre du Kosovo, guerre civile syrienne, opé- tionnel américain, entre autres, des juristes
ration de «changement de régime» en Libye, ont montré que, lorsqu’une organisation inter-
refus des Occidentaux de renoncer à écarter nationale (OI) estime qu’elle a besoin d’une
toute adhésion de Kiev à l’Alliance, crise ukrai- compétence particulière pour assurer sa mis-
nienne de 2013. Quoi qu’il en soit de la part sion, mais que cette compétence n’a pas été
délicate à faire entre les prophéties autoréali- prévue par son acte constitutif, elle peut se
satrices des faucons otaniens et la dérive para- l’arroger. Deux critères limitatifs doivent
noïaque intrinsèque des faucons russes, tout cependant être respectés : la compétence doit
change avec l’affaire de Crimée de 2014. Dans être nécessaire pour que l’OI réalise ses objec-
l’Organisation comme au Kremlin, l’annexion tifs (critère de nécessité); et elle doit apparte-
illégale de la péninsule détermine un retour à nir à son domaine d’activité pour ne pas violer
une mentalité de guerre froide, permettant de le principe selon lequel les OI n’ont pas de
compétences pleines comme les États (critère
de spécialité). Le problème est que, si le
Sur la Toile deuxième critère peut s’apprécier d’une
manière relativement objective, le premier
Groupe de recherche et d’information sur la paix et la sécurité (GRIP) laisse libre cours à une approche pour le
Le GRIP étudie, entre autres, le rôle de l’Union européenne dans le domaine de la sécurité internationale
ainsi qu’« en matière de prévention et de gestion des conflits ». Il publie également des analyses sur moins impressionniste. La question, en l’es-
la politique de l’OTAN en Europe, l’élargissement à l’Est, etc. pèce, est moins de savoir si l’OTAN possède
www.grip.org
une compétence diplomatique intrinsèque; il
Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) faut s’interroger sur les effets potentiellement
Ce think tank français s’intéresse notamment aux rapports entre l’Europe et l’Alliance atlantique.
perturbateurs ou contradictoires que cette
À lire, parmi les derniers documents mis en ligne, « Guerre Russie-Ukraine : quelles implications sur
la construction d’une défense européenne ? » (6 avril 2022). compétence, dont elle s’est progressivement
www.iris-france.org
dotée dans des domaines de plus en plus nom-
Russia in Global Affairs
breux, a pu avoir sur les diplomaties souve-
La revue de géopolitique, qui se veut le pendant russe de Foreign Affairs et compte parmi ses contributeurs raines des États membres de l’Alliance comme
des chercheurs et des diplomates, donne accès à son numéro de janvier-mars 2022 (dossier : «The West 404»).
Au menu, «Old Thinking for Our Country and the World», par Fyodor Lukyanov, le directeur du périodique.
de l’Union européenne, ou sur la diplomatie
http://eng.globalaffairs.ru commune de Bruxelles vis-à-vis de la Russie,
au cours ces vingt dernières années.
Élysée
Le site de la présidence de la République propose l’intégralité du discours prononcé le 11 mars 2009 par M. Nicolas En février 2019, à titre d’illustration, la com-
Sarkozy, à l’occasion du retour de Paris dans le commandement intégré de l’Alliance, lors du colloque «La France, munication stratégique (Stratcom) de l’OTAN
la défense européenne et l’OTAN au XXIe siècle», organisé par la Fondation pour la recherche stratégique.
www.elysee.fr annonce ainsi – sans aucune réflexion straté-
gique commune de la part des membres euro-

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péens de l’alliance – qu’elle soutient « pleine- proche avec l’OTAN  (11)». Son hôte saisit la
ment» le retrait américain unilatéral du traité perche qui lui est tendue en annonçant un
sur les forces nucléaires à portée intermé- «Plan d’action» pour l’adhésion de son pays. Le
diaire (FNI), alors même que de nombreuses 2 février 2019, en dépit des vœux contraires de
capitales (dont Paris et Berlin), tout en étant la plupart des pays européens majeurs,
conscientes des faiblesses du dispositif, l’Ukraine franchit un pas supplémentaire et
l’avaient au contraire vivement déploré (8). inscrit dans sa Constitution son aspiration obte-
nir une intégration dans l’Union européenne
Vers l’adhésion de l’Ukraine au forceps comme dans le Pacte atlantique.
Au-delà de ce type de diplomatie parasitaire, Depuis, l’attaque de la Russie en février 2022
c’est bien l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN qui achève de précipiter la réanimation stratégique
constitue l’objet le plus problématique de cette de l’OTAN. Face à l’Est, les contradictions
tendance à interférer avec l’expression d’une internes de l’organisation sont relativisées (à
identité stratégique européenne, sous l’effet commencer par le problème des dérives du
d’une influence grandissante en son sein du régime turc). L’Allemagne, pivot de la décision
premier groupe d’alliés défini plus haut (les dans l’Union européenne et dans l’Alliance
«atlantistes»). En avril  2008, le sommet de en tant que centre de gravité du groupe des
l’OTAN de Bucarest enregistrait ainsi la «attantistes», se distancie du narratif d’autono-
demande d’adhésion de l’Ukraine, en recon- mie stratégique de Paris. Les leçons à tirer des
naissant que celle-ci (ainsi que celle de la Géor- embardées de la présidence Trump, de la chute
gie) serait un jour satisfaite, sans donner de Kaboul et de la «mort cérébrale» de l’OTAN
d’échéance (9). Cette année-là, l’administration semblent bien loin. Sans que des réponses à ces
Bush voulait forcer la décision dans l’Alliance problématiques n’aient été véritablement
pour intégrer Kiev et Tbilissi dans la procédure apportées. Jusqu’à la prochaine surprise straté-
du Plan d’action pour l’adhésion  (MAP). La gique sur le continent européen.
France et l’Allemagne, soucieuses de prévenir Olivier Zajec
le retour d’une nouvelle guerre froide et d’y
substituer un partenariat stratégique de long
terme avec la Russie, s’y étaient opposées, fortes
du soutien de dix autres pays de l’OTAN (10). La
PODCAST
«révolution» de Maïdan et la guerre au Don-
bass remettent cette perspective d’adhésion à
l’agenda. À l’été 2017, le secrétaire général de
l’Alliance, M. Jens Stoltenberg, recevant le pré-
sident ukrainien Petro Porochenko, annonce
que l’organisation «(…) va continuer à soutenir
l’Ukraine sur le chemin d’une relation plus
Écoutez les 4 émissions :
(6) Vincent Pouliot, «Hierarchy in practice : Multilateral diplo-
macy and the governance of international security», European
• Hexagone à Calais • Hexagone à Rennes
Journal of International Security, vol.  I, n°  1, February MIGRANTS : Quelles politiques AGRICULTURE : Des champs
février 2016, Cambridge; Emmanuel Adler, «The spread of d’accueil des exilé·es à l’assiette, quelle transition ?
security communities : Communities of practice, self-restraint,
and NATO’s post – Cold War transformation», European Jour-
nal of International Relations, vol. XIV, n° 2, 2008. • Hexagone à Marseille • Hexagone à Aubervilliers
MOBILITÉ : Ségrégation sociale, le mal CITOYENNETÉ : Le 1er tour vu
(7) Lire, par exemple, sur le site officiel de l’OTAN : «Bureau de
l’agent de liaison de l’OTAN pour l’Asie centrale (Archivé)», des transports des quartiers populaires
30 mai 2017, ainsi que «Représentant spécial du secrétaire
général de l’OTAN pour le Caucase et l’Asie centrale », 7 sep-
tembre 2020.
Les replays :
(8) «La France regrette le retrait des États-Unis du traité FNI», • Sur nos sites radioparleur.net / basta.media / politis.fr
Reuters, 1er février 2019.
• Le podcast « Penser les luttes » est disponible
(9) Éric Feferberg, «L’OTAN promet l’adhésion à la Géorgie et sur toutes les plateformes musicales (Apple Podcast, Spotify, Deezer…)
de l’Ukraine, mais pour plus tard», La Dépêche, Toulouse,
3 avril 2008.
(10) Steven Erlanger et Steven Lee Myers, «NATO Allies Oppose
Bush on Georgia and Ukraine», The New York Times,
3 avril 2008.
(11) Claire Guyot, «L’Ukraine et l’OTAN, une adhésion incer-
taine», La Croix, Paris, 11 juillet 2017.

En sortir ou pas ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 89


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Les mots de l’OTAN


Comme toutes les bureaucraties, les fonctionnaires otaniens
ont inventé un jargon. Certaines de leurs expressions, obscures pour
le commun des mortels, méritent une explication.

Caveat – Restriction nationale imposée par tanniques) et en Libye, entre le 19 et le


les pays fournisseurs de troupes au sein 25  mars  2011, quand les frappes de la
d’une coalition. Elle peut porter sur les types France, des États-Unis et du Royaume-Uni
d’unités et d’armes, les zones d’action ou (coordonnées depuis le navire de comman-
encore la durée des mandats. En 2008, en dement de la VIe f lotte américaine) ont éta-
Afghanistan, plus de 80 caveats pèsent sur bli une zone d’exclusion aérienne.
une partie des 47 000 soldats relevant de Une fois la phase la plus intense passée,
l’OTAN. Les forces allemandes, par exemple, ces coalitions passeront le relais à des mis-
ne peuvent se déployer que dans la zone sions OTAN : la FIAS (Force internationale
nord, et n’ouvrir le feu qu’en cas de légitime d’assistance à la sécurité) en Afghanistan ou
défense ; leurs avions de chasse doivent se l’OUP (opération Unified Protector) en Libye.
contenter de missions de reconnaissance et
d’observation. Interopérabilité – Elle suppose, dans l’idéal,
D’autres pays ont refusé d’enrôler leurs les mêmes visées stratégiques et tactiques,
hommes dans la lutte contre la culture du ainsi que les mêmes systèmes d’armement,
pavot ou dans les patrouilles au sein des vil- moyens de communication, formations,
lages. D’où des inégalités dans « l’exposition modes d’emploi, règles d’engagement,  etc.
à la létalité » : 88 % des militaires occiden- Dans la pratique, les disparités entre les
taux tués en Afghanistan sont américains, armées – en volume comme en capacités et
britanniques, canadiens et néerlandais. en traditions – sont telles que l’OTAN passe
Si elles irritent souvent les États-Unis, ces son temps à essayer d’uniformiser, ou au
possibilités de moduler l’engagement militaire moins à rapprocher les usages dans les
de chaque contributeur leur permettent d’en- forces de défense européennes  : ces
traîner derrière eux un maximum d’alliés. normes, souvent d’origine américaine en
raison du leadership incontesté de ce pays
Coalitions – Elles sont devenues la règle au sein de l’organisation, reviennent à pri-
dans la plupart des opérations militaires, à vilégier dans les faits l’industrie d’arme-
la fois pour leur donner une plus grande ment américaine.
légitimité politique, et partager les coûts Faisant allusion aux pressions des Améri-
humains et matériels. Certaines ont été cains pour faire adopter leur chasseur F-35
montées sous l’égide de l’OTAN, telle que dernier cri par le maximum d’alliés, la minis-
l’IFOR en Bosnie ou la KFOR au Kosovo. tre française des armées de l’époque,
D’autres prennent la forme de coalitions Mme Florence Parly, avait déclaré à Washing-
« ad hoc » autour d’une « nation-cadre » – le ton en mars 2019 : « La clause de solidarité de
plus souvent, les États-Unis. Ce dernier for- l’OTAN est l’article 5, pas l’article F-35. »
mat est privilégié quand le consensus poli-
tique entre alliés peine à être atteint Force de réaction – Connue sous son acro-
– comme en Irak, en 2003 – ou quand un nyme anglais NRF, elle consiste en une force
petit groupe de pays souhaite agir vite. Ce interarmées capable de réagir dans un délai
fut le cas durant la phase d’invasion améri- très court. Elle avait été activée en 2005 lors
caine de l’Afghanistan (soutenue par les Bri- du passage de l’ouragan Katrina en Loui-

90 //// MANIÈRE DE VOIR //// En sortir ou pas ?


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siane, et d’un tremblement de terre au de l’Organisation. Trente-quatre d’entre eux


Cachemire. Forte de 40 000 hommes, elle a l’ont rejoint, dont la Russie (en sommeil
été renforcée en 2014 par la création d’une depuis le déclenchement de la crise ukrai-
force opérationnelle interarmées à très haut nienne en 2014) à certaines périodes ; qua-
niveau de préparation (en anglais, VJTF) de torze sont d’ailleurs devenus des alliés.
5 000 soldats, que l’on peut déployer en L’OTAN a ainsi pu recouvrir l’espace géopo-
deux jours. litique européen au sens large.
En réponse à l’invasion de l’Ukraine par Le partenariat a contribué à mettre à
la Russie en février 2022, l’Organisation a niveau les appareils militaires des pays
activé des éléments de la NRF pour la pre- européens restés en dehors (Suède, Fin-
mière fois dans un rôle de dissuasion et de lande, Autriche, Irlande, Suisse, Malte). C’est
défense, avec le déploiement de milliers de aussi une antichambre pour de possibles
soldats supplémentaires, placés sous l’au- élargissements, notamment dans les Bal-
torité du commandement des forces inter- kans et aux limites orientales de l’Europe
armées (en anglais, JFC) de l’OTAN à Naples. (Ukraine, Moldavie, Géorgie). Le PPP permet
Dans le cadre de la mission « Aigle » en de coopérer en matière d’armement, de par-
Roumanie, un bataillon franco-belge, dit ticiper à des exercices conjoints, voire à des
« d’alerte » ou « fer de lance », a été opéra- opérations de maintien de la paix ou de
tionnel dès le début mars, et renforcé par secours aux populations. En revanche, il ne
des éléments portugais et néerlandais, en procure aucune garantie de sécurité.
coopération avec l’armée roumaine. Le
commandement de la composante terres- Partage du fardeau – La question de la
tre de la NRF est assuré depuis le 1er jan- répartition des coûts et avantages est aussi
vier 2022 par le Corps de réaction rapide vieille que l’Alliance. Depuis les années 1960,
France (CRR-FRA). les sénateurs américains ont adopté presque
chaque année une motion demandant aux
Normalisation – « L’OTAN est une formida- pays européens, qui profitent des « divi-
ble machine à produire de la norme », sou- dendes de la paix », d’augmenter leurs bud-
ligne Guillaume Lasconjarias, du Collège gets de défense, de prendre à leur charge une
OTAN de Rome. Les accords de normalisa- part des coûts supportés par les États-Unis,
tion (en anglais, Stanag) ont cherché à faire et d’acheter de l’armement américain, ces-
fonctionner ensemble des armées dotées de sant ainsi de se comporter en « passagers
moyens et de cultures différentes. Cette clandestins ». Ces dernières années, les
vaste entreprise d’intégration comporte dépenses militaires de la plupart des Euro-
plus d’un millier de références, dans des péens ont repris une courbe ascendante (voir
domaines aussi divers que les véhicules, les le graphique, page 97). Aujourd’hui encore,
armements, les munitions, les ravitaille- 70  % des « capacités critiques » de l’OTAN 
ments, la communication des systèmes. De – dissuasion nucléaire, défense antimissile,
nombreux comités et bureaux internes renseignement, transport aérien  – sont
assurent la définition et la mise en œuvre apportés par les États-Unis.
de ces normes au sein de l’OTAN. C’est éga- Philippe Leymarie
Journaliste
lement un vecteur d’inf luence majeur de
l’Organisation auprès de ses quarante pays
partenaires.
SOURCES :
« À quoi sert l’OTAN ? » Questions internationales, janvier-
Partenariat pour la paix (PPP) – C’est le février 2022, La Documentation française.
« deuxième cercle » de l’Alliance, et un outil L’OTAN au XXIe siècle : la transformation d’un héritage, Oli-
vier Kempf, Éditions du Rocher, 2014.
d’influence majeur. Le programme, lancé à
Manuel de l’OTAN, 2006 : https://www.nato.int/docu/hand-
partir de 1994, vise à « accroître la confiance book/2006/hb-fr-2006.pdf
et à mettre en œuvre des mesures de renfor-
NATO Standardization Office : https://nso.nato.int/nso/
cement de la sécurité » de pays non membres nsdd/main/standards

En sortir ou pas ? //// MANIÈRE DE VOIR //// 91


MDV183_VDF_Mise en page 1 10/05/2022 15:04 Page 92

BONNE
Voix de faits ÉDUCATION
Plusieurs associations
atlantiques, liées à
l’OTAN, ont été mises
sur pied. Tel le Comité
L’avancée vers l’est atlantique pour
l’éducation qui
ISLANDE se préoccupe
Année
« de la façon dont
d’adhésion l’Organisation alliée
à l’OTAN est évoquée dans les
FINLANDE
1949-1982 manuels scolaires des
1990 (ex-RDA)
et 1999 NORVÈGE RUSSIE
États membres ». Tout
2004-2009 SUÈDE
ESTONIE un programme !
LETTONIE Source : Jean-Claude Zarka,
2017-2020
L’OTAN, Presses universitaires
Mer LITUANIE de France, Paris, 1999.
L’ancien DANEMARK Baltique
« bloc de l’Est »
grignoté IRLANDE BIÉLORUSSIE
PAYS-
Pays du pacte ROYAUME- BAS
de Varsovie
Pays de l’ex-
UNI
ALLEMAGNE
POLOGNE
UKRAINE
Particularité
Yougoslavie BELGIQUE
LUX. TCHÉQUIE
SLOVAQUIE
islandaise
MOLDAVIE Bien que figurant parmi les douze
Crimée
AUTRICHE HONGRIE (annexée en 2014) membres fondateurs, l’Islande est
FRANCE
SUISSE
SLOVÉNIE
ROUMANIE
Mer Noire le seul pays de l’Organisation qui ne
CROATIE possède pas d’armée. L’île dispose
ITALIE BOSNIE- SERBIE cependant d’une Unité de réponse aux
HERZ. BULGARIE
MONTÉNÉGRO KOSOVO crises (ICRU) composée de quelques
MACÉDOINE dizaines de personnels, principalement
ALBANIE TURQUIE
ESPAGNE des policiers et des garde-côtes. Ils sont
PORTUGAL
GRÈCE formés pour participer aux opérations
de l’Alliance.
CHYPRE
Mer Méditerranée Sources : ministère islandais des
500 km
MALTE Source : OTAN. affaires étrangères ; site de l’OTAN.

Règles d’engagement 28 FÉVRIER 1994


La conduite des opérations militaires est régie par des règles
d’engagement qui fixent les limites de l’intervention. Certaines prennent Ce jour-là, quatre avions de chasse serbes survolant la
la forme d’ordres ponctuels ; d’autres relèvent de directives permanentes. Bosnie sont abattus par deux F-16 américains faisant
Les règles communes, édictées par le Comité militaire, ne sont pas toutes partie de l’opération «Deny Flight» de l’OTAN. C’est la
acceptées par les pays contributeurs de troupes : ce qui peut être  première ouverture du feu opérationnelle effectuée
une source de frictions dans la conduite des opérations communes. par l’Alliance depuis sa création.

7 mars.
Chronologie 20 décembre.
Fusion de l’organisation
18 février.
La Grèce La France quitte
le commandement
14 juillet. La Grèce quitte
militaire de l’Union et la Turquie les structures militaires de l’OTAN
intègrent 6 mai. militaire intégré
17 mars. La Belgique, la France, occidentale (liée au après l’invasion du nord de Chypre
l’OTAN. La République fédérale de l’OTAN qui
le Luxembourg, les Pays-Bas et traité de Bruxelles) par la Turquie, en juillet. Elle la
d’Allemagne (RFA) retire ses troupes
le Royaume-Uni concluent le traité et de celle du traité réintégrera six ans plus tard.
rejoint à son tour de l’Hexagone
de l’Union occidentale (ou traité de de l’Atlantique Nord
l’Alliance atlantique. le 1er janvier 1967.
Bruxelles), pour une défense mutuelle. (Saceur).

1948 1949 1950 1951 1952 1955 1962 1966 1972 1974 1975

1  août.
er

20 septembre. 26 mai. Conclusion L’URSS ratifie,


4 avril. Signature à des accords américano- avec trente-quatre
Naissance officielle Octobre. Le déploiement
Washington du traité de de l’Organisation soviétiques SALT I, États, les accords
par l’URSS de missiles à tête
l’Atlantique nord, un pacte du traité de l’Atlantique 14 mai. Création du pacte limitant les armements d’Helsinki, acte final
nucléaire à Cuba provoque
américano-européen nord (OTAN), l’organe de Varsovie entre l’URSS nucléaires stratégiques, de la Conférence
une tension majeure avec
de sécurité collective. militaire intégré et sept pays de l’Est, dont la et du traité ABM sur la sécurité
Washington.
du Traité. République démocratique d’interdiction des et la coopération
allemande (RDA). missiles antibalistiques. en Europe (CSCE).

92 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits


MDV183_VDF_Mise en page 1 11/05/2022 14:40 Page 93

« Garder les Russes en dehors, les Américains


dedans et les Allemands à terre. »
Lord Hastings Ismay, premier secrétaire général de l’OTAN (1952-1957),
3 163
Nombre de soldats
résumant les missions, lors d’un discours tenu en mai 1957. de la coalition
internationale,
Au sommet placée sous
Au-delà du Kosovo commandement
de Varsovie, en 2016, En avril 1999, Zbigniew Brzezinski,
de l’OTAN,
après l’annexion ancien conseiller à la sécurité nationale
officiellement tués
de la Crimée par la du président James Carter, justifait
en Afghanistan entre
l’intervention en Yougoslavie : «Le fait est que
Russie, les Alliés ont 2003 et 2021.
l’enjeu dépasse infiniment le simple sort du Kosovo. (…)
décidé d’établir une Il n’est pas excessif d’affirmer que l’échec de l’OTAN
On compte
«présence avancée signifierait tout à la fois la fin de la crédibilité de notamment parmi
rehaussée» sur l’Alliance et l’amoindrissement du leadership mondial eux 2465 Américains
américain. (…) L’ensemble des dix-neuf démocraties de et 90 Français
leur flanc est.
l’OTAN sont unies – même si une ou deux chancellent –, (la France a retiré
Quatre bataillons et l’ensemble des autres démocraties européennes ses troupes en 2014).
multinationaux ont soutiennent, en général, l’opération actuelle. Les
été déployés dans opposants farouches sont l’admirateur lunatique de
les pays baltes et Hitler en Biélorussie et le régime russe actuel [celui de
Boris Eltsine], qui n’a pas réussi à faire en Tchétchénie
176 000
en Pologne. Depuis
l’invasion de
ce que Milosevic s’efforce d’accomplir au Kosovo.» Bilan
Zbigniew Brzezinski « Guerre totale contre Milosevic ! »,
l’Ukraine, quatre Le Monde, 17 avril 1999. des victimes
nouveaux bataillons afghanes
sont arrivés en Feu sur l’ambassade de Chine recensées
Bulgarie, Hongrie, Dans la nuit du 7 au 8 mai 1999, pendant
Roumanie l’ambassade de Chine à Belgrade est la guerre
et Slovaquie. bombardée par l’aviation otanienne, qui
tue trois personnes. Pékin dénonce cette d’Afghanistan
À l’occasion des « attaque barbare » qui « viole la (2001-2021),
Jeux olympiques souveraineté chinoise ». Selon les autorités
d’été à Athènes, dont plus de
en 2004, l’OTAN a fourni américaines, l’agence centrale du
une assistance sécuritaire, notamment renseignement (CIA) se serait trompée de 46 000 civils.
des avions radar et des moyens de défense Sources : icasualties.org ; Watson
contre des attaques chimiques, biologiques,
cible. M. William Clinton, alors président Institute for International and
radiologiques et nucléaires. des États-Unis, a fini par s’excuser. Public Affairs, « Costs of War ».

23 mars. Le président américain 9 février. À Moscou, 25 juin. La Croatie et la Slovénie proclament


18 juin. Signature à Ronald Reagan lance l’Initiative de 9 novembre. La chute le secrétaire d’État leur indépendance. La Macédoine fait de
Vienne du traité SALT II défense stratégique (IDS), également du mur de Berlin signe américain James Baker même le 15 septembre, la Bosnie-Herzégovine
limitant l’extension appelée « guerre des étoiles ». la fin du bloc soviétique promet aux dirigeants le 15 octobre. Début des guerres yougoslaves,
des armes balistiques en Europe de l’Est. soviétiques que «la juridiction qui vont durer quatre ans.
offensives. Novembre 1983. L’OTAN déploie La réunification de militaire actuelle de l’OTAN
ses premiers euromissiles (Allemagne, l’Allemagne est effective ne s’étendra pas d’un pouce 1er juillet. Dissolution du pacte de Varsovie.
Royaume-Uni, Italie). un an plus tard. vers l’est».

1979 1982 1983 1987 1989 1990 1991

16 mars. Moscou annonce 8 décembre. Le 16 juillet. Le chancelier Helmut Kohl 31 juillet. Signature par Moscou
12 décembre. un moratoire sur l’installation président de l’URSS et M. Gorbatchev concluent un accord et Washington du traité Start I
L’OTAN annonce de fusées SS-20 dans Mikhaïl Gorbatchev sur l’appartenance d’une Allemagne sur la réduction des armements
l’installation en Europe la partie européenne de l’URSS. et Ronald Reagan signent unifiée à l’Alliance atlantique. nucléaires stratégiques.
de l’Ouest de missiles 30 mai L’Espagne devient le traité de Washington 19 novembre 1990. Signature 25 décembre. M. Gorbatchev met fin
nucléaires Pershing II le seizième membre sur l’élimination des armes du traité de réduction des forces à ses fonctions de président de l’URSS,
et Cruise, face aux de l’Organisation atlantique. nucléaires de courtes conventionnelles en Europe (FCE). qui est formellement dissoute.
SS-20 soviétiques. et moyennes portées.

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 93
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Le Qatar a permis l’évacuation de la moitié des ACTE FONDATEUR


Victimes civiles en Libye Afghans et des étrangers qui ont fui l’Afghanistan
par les airs lors de la chute de Kaboul en août Signé à Paris,
Lors de l’intervention occidentale le 27 mai 1997, l’Acte
2021. Les Occidentaux et même les Nations unies
en Libye (mars-octobre 2011), avaient appelé à l’aide Doha. La pétromonarchie fondateur sur les
l’OTAN et ses partenaires ont s’est attirée les faveurs de la « communauté relations, la coopération
internationale », et de M. Joseph Biden, qui a et la sécurité mutuelles
effectué plus de 26 000 sorties entre l’OTAN et
décidé en janvier 2022 de l’élever au rang d’Allié
aériennes, soit une moyenne majeur non membre de l’OTAN. la Fédération de Russie
de 120 par jour. Dans 42 % des cas, est un partenariat
conçu après le premier
il s’agissait de missions de frappe,
qui ont endommagé ou détruit
« Froide réponse » élargissement de
Organisé par l’OTAN en mars-avril derniers, l’Organisation. Il précise
environ 6 000 cibles militaires, en Norvège, l’exercice militaire bisannuel que «l’OTAN et la Russie
assure l’Alliance. Mais un hôpital, « Cold Response 2022 », dont la première ne se considèrent plus
édition s’est tenue en 2006, a rassemblé comme des adversaires».
un bureau de poste, des maisons ont 30 000 soldats issus de 27 pays afin de Le texte a servi de base
les entraîner dans des conditions climatiques
été bombardés et des dizaines de extrêmes et d’améliorer l’interopérabilité
à la création en 2002
victimes civiles ont été dénombrées. des armées. Il s’agit du second plus grand du Conseil Russie-OTAN.
exercice depuis la fin de la guerre froide Ce mécanisme
L’OTAN a refusé d’enquêter. de consultation
après « Trident Juncture 18 » en 2018
Sources : OTAN, Human Rights Watch, (50 000 soldats de 31 nations). et de coopération a été
Amnesty International. Source : OTAN, 25 mars 2022. suspendu en 2014.

Les partenariats Pas de place pour


Japon
les petits
« Les fonctions principales au sein de l’OTAN
Corée du Sud
restent encore majoritairement assumées
Mongolie par des Alliées occidentaux (…). [Dans les
structures militaires], le nombre de postes
nationaux est déterminé sur la base du
Russie Nouvelle- produit intérieur brut [PIB]. Les pays d’Europe
Zélande
Afghanistan centrale et orientale, ayant des PIB plus
Venezuela Pakistan Australie
bas (…), ont par conséquent peu accès
aux postes d’officiers de la structure
Maroc Tunisie
Finlande de commandement et sont relégués
Algérie Égypte Bahreïn Suède
Mauritanie Qatar à des fonctions périphériques.
Koweït
Émirats Irlande Biélorussie [La présidence du comité
arabes unis Ukraine militaire] n’a été occupée
Autriche Moldavie
OTAN Suisse qu’une fois par un militaire
Bosnie-H. Azerbaïdjan
Partenariat pour la paix Ex-partenaire Serbie Géorgie issu d’Europe centrale et
Kosovo Arménie
Initiative de coopération d’Istanbul orientale, le Tchèque Petr
Israël
Jordanie Pavel entre 2015 et 2018. »
Dialogue méditerranéen
Source : Amélie Zima, L’OTAN,
Partenaires mondiaux Presses universitaires de France,
Source : OTAN. Paris, 2021.

10 au 11 janvier. Lancement du Partenariat 12 mars. La Hongrie, la Pologne


pour la paix, destiné à accueillir dans l’OTAN et la République tchèque intègrent
27 mai. Signature l’Alliance atlantique. 22 août. L’Alliance atlantique
les ex-pays communistes d’Europe centrale. de l’Acte fondateur entre déploie en ex-République
L’accord cadre est signé le 22 juin à Bruxelles. la Russie et l’Organisation 23 mars-11 juin. L’OTAN déclenche des yougoslave de Macédoine une
14 janvier. Les États-Unis, la Russie et l’Ukraine atlantique, concrétisé bombardements aériens sur la Serbie, sans force de 3 500 hommes pour
concluent à Moscou un accord prévoyant le en 2002 par la création mandat de l’ONU, qui aboutissent au retrait superviser le désarmement
démantèlement de l’arsenal nucléaire ukrainien. du Conseil OTAN-Russie. des forces serbes du Kosovo. La région est des rebelles albanais.
placée sous protectorat des Nations unies.

1993 1994 1995 1997 1999 2001

3 janvier. 9 février 1994. 21 novembre. Les accords de Dayton


(États-Unis) mettent fin au conflit 7 octobre. Intervention militaire en Afghanistan,
Signature du traité Ultimatum de l’Alliance avec l’aval des Nations unies, d’une coalition dirigée
Start II entre atlantique aux Serbes en Bosnie-Herzégovine et entérinent 12 juin. L’OTAN
le partage ethnique en une entité par les États-Unis, après les attentats du
les États-Unis et la de Bosnie-Herzégovine déploie la Force de 11-Septembre.
Russie, qui abaisse qui assiègent Sarajevo. croato-musulmane et une serbe. maintien de la paix
le plafond des Le 28 commence la première au Kosovo (KFOR). 13 décembre. Le président George W. Bush annonce
missiles nucléaires 5 décembre. La France annonce
intervention militaire son retour au sein du comité militaire que les États-Unis se retirent du traité américano-
stratégiques. de l’OTAN en ex-Yougoslavie. soviétique de défense antimissile (ABM, 1972).
de l’OTAN.

94 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits


MDV183_VDF_Mise en page 1 11/05/2022 14:41 Page 95

Ventes d’armes des États-Unis à leurs partenaires


Principaux clients parmi les membres de l’OTAN
EN FINIR AVEC L’ALLIANCE
TIV 1 en millions Dans l’Hexagone, La France insoumise (LFI), le Parti
800 communiste français (PCF), Le Nouveau parti
Turquie anticapitaliste (NPA) et Lutte ouvrière se fixent
700 comme objectif de sortir de l’Alliance atlantique,
avec pour première étape le départ du
600 commandement militaire intégré. Si Europe
Écologie - Les Verts (EELV) le propose également,
500 ce ne fut pas le cas pour son candidat à la
Royaume-Uni présidentielle de juin 2022, M. Yannick Jadot.
Pays-Bas
La proposition ne figure pas non plus dans les accords
400
pour les législatives signés par LFI et respectivement
EELV, le PCF et le Parti socialiste (PS).
300
Norvège

200 Initiative d’Istanbul


Lancée en 2004 sur fond de crise irakienne, cette offre de
Italie dialogue en direction des pays du Conseil de coopération du
100
Golfe n’a séduit que les plus petits États de la région : Bahreïn,
Koweit, Qatar, Émirats arabes unis, tous des obligés de
Canada
Washington. Le Dialogue méditerranéen, ouvert en 1994 avec
0
2011 2012 2013 2014 2015 2016 2017 2018 2019 2020 cinq, puis sept pays d’Afrique du Nord et du Proche-Orient
Moyennes lissées sur 3 ans 2 – Israël et Jordanie inclus – a été vite éclipsé par la lutte du
1. Indicateur de volume de transfert d’armes
conventionnelles développé par le Sipri. président George W. Bush contre « l’Axe du mal » et par
2. Le chiffre pour 2011 correspond à la moyenne Source : Sipri Arms l’impossibilité de découpler les questions de sécurité régionale
des ventes des années 2010 à 2012. Transfers Database, 2022. du conflit israélo-palestinien, comme l’OTAN l’aurait souhaité.

« Il n’y aura pas d’armée européenne »


«Même si ce que je vais dire n’y est pas écrit, trois règles ont été réaffirmées 16,3 %
[lors des discussions pour] une déclaration conjointe [Union européenne- Part de la
OTAN en 2016] : la défense collective relève principalement de l’OTAN; contribution de
il n’y aura pas d’armée européenne; il n’y aura pas de duplication des l’Allemagne aux
structures de commandement existant dans l’OTAN. (…). Ces règles figurent dépenses civiles
dans les comptes rendus. Elles constituent le fondement de la coopération de l’OTAN prévues
entre l’OTAN et l’Union européenne. (…) Cela ouvre un magnifique pour la période
boulevard pour que l’Union européenne se recentre sur la gestion de crise, 2020-2024.
en complémentarité de l’OTAN qui se recentre sur la défense collective.» À égalité avec les
Audition du général Denis Mercier, ex-commandant suprême allié pour la transformation de l’OTAN, États-Unis.
par la Commission de la défense nationale et des forces armées de l’Assemblée nationale, 5 mars 2019. Source : OTAN.

20 mars 2003. Début de l’opération militaire américano- 2 avril 2004. La Bulgarie,


britannique « Liberté de l’Irak ». Bagdad tombe le 9 avril. l’Estonie, la Lettonie, la Lituanie, 10 février. Lors de la conférence de Munich sur la sécurité,
la Roumanie, la Slovaquie et la M. Poutine dénonce l’élargissement de l’OTAN visant à « imposer
Slovénie rejoignent l’Alliance de nouvelles lignes de démarcation et de nouveaux murs ».
9 juin 2005. L’OTAN annonce une aide à l’Union africaine atlantique.
pour renforcer sa mission de maintien de la paix au Darfour 9 avril. M. George W. Bush promulgue une loi « réaffirmant le soutien
(Soudan). [des États-Unis] à la poursuite de l’élargissement de l’OTAN », nommant
l’Albanie, la Croatie, la Géorgie, la Macédoine et l’Ukraine.

2002 2003 2004 2006 2007

24 mai 2002. Signature du traité 11 août 2003. Première mission


de réduction des arsenaux nucléaires de l’OTAN en dehors de la zone
stratégiques (SORT) entre les Russes euro-atlantique : elle prend
le commandement de la Force 12 décembre. L’OTAN et le Koweït
et les Américains. concluent un accord sur la sécurité
internationale d’assistance à 14 juillet. En représailles au projet
16 décembre 2002. Nouvelle la sécurité en Afghanistan (FIAS) des informations dans le cadre américain de bouclier antimissile en Pologne
opération de l’OTAN en Macédoine créée six mois plus tôt par l’ONU. de l’« Initiative d’Istanbul ». et en République tchèque, Moscou suspend


pour « renforcer la trêve ». sa participation au traité FCE.

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 95


MDV183_VDF_Mise en page 1 11/05/2022 14:42 Page 96

L’Ukraine en Irak Poutine a sauvé l’OTAN


Pour envahir l’Irak (en mars 2003), les Dans un entretien au Figaro
États-Unis ont mis sur pied une (1er avril 2022), M. Jean-Yves
« coalition de la volonté », à laquelle ont Le Drian, alors ministre français
contribué nombre de pays qui venaient des affaires étrangères, estime
tout juste d’être intégrés dans l’OTAN, ou que : «La guerre a réveillé l’OTAN.
LA FIN DE LA FINLANDISATION ? qui allaient bientôt devenir membres ou Il y a quelques mois, l’OTAN
Au sortir de la «guerre d’hiver» (1939-1940) aspiraient à l’être. Parmi eux : la Géorgie,
s’interrogeait sur son propre
la Hongrie, la Lituanie, la Macédoine du
puis de la «guerre de continuation» devenir. Aujourd’hui elle revient
Nord, la Pologne, la Slovaquie, la Bulgarie
(1941-1944) contre l’URSS, la Finlande évita et l’Ukraine. Ces deux derniers pays, à ce qui fut son fondement,
l’occupation soviétique en s’engageant contre considérés comme « les partenaires les la défense collective de l’espace
l’Allemagne dans les derniers mois du conflit plus fidèles de Washington », ont envoyé euro-atlantique. Cela fait
mondial. Elle signa un traité d’amitié et de des troupes sur le théâtre des opérations. beaucoup! En un mois, on assiste
coopération en 1948, et refusa l’aide américaine Source : Lionel Beehner « The “Coalition of à une forme de basculement
du plan Marshall. Une neutralisation de fait willing” », Council on Foreign Relation, de l’histoire, dont la crise
a permis à ce pays nordique qui partage Washington, DC, 22 février 2007. ukrainienne a été le vecteur.»
1300 kilomètres de frontières avec la Russie
de conserver son indépendance. Depuis la fin
de l’URSS, le traité a été révisé en 1992, mais États-Unis Bosnie
Août 1995 - décembre 2004
la Finlande est restée neutre jusqu’à l’invasion La Nouvelle-Orléans
de l’Ukraine. Elle s’est rapprochée de l’OTAN New York Kosovo
via un partenariat que de nombreux Depuis juin 1999
Findlandais entendent compléter par une
adhésion au traité de l’Atlantique. Opérations Macédoine du Nord
Août 2001 - mars 2003
militaires
Opérations de combat Afghanistan
Réunis sur la base militaire En cours
Janvier 2003 - septembre 2014

de Ramstein en Allemagne, Terminées


le 26 avril 2022, les États-Unis Durée de l’opération
Pakistan
Grèce
et une quarantaine de pays Opérations d’appui,
de surveillance Irak
Méditerranée
alliés ont décidé de fournir ou de formation
En cours
des armes lourdes à l’Ukraine. Terminées Libye
Mars - octobre 2011
Il ne s’agit plus d’aider Kiev à se Golfe d’Aden
Soudan
défendre mais de lui permettre Darfour
de «gagner la guerre». Source : OTAN. Somalie

«L’OTAN et ses alliés se préparent à fournir un soutien sur une 57 MILLIARDS D’EUROS
Budget militaire russe en 2021. La France,
longue période et à aider l’Ukraine à passer des vieux équipements l’Allemagne et le Royaume-Uni ont dépensé,
de l’ère soviétique à des armes et des systèmes modernes.» à eux trois, 2,6 fois plus pour leur défense
la même année.
Jens Stoltenberg, secrétaire général de l’OTAN, Reuters, 28 avril 2022. Source : Sipri, 2022.

17 février. Déclaration d’indépendance du Kosovo. 19 mars – 31 octobre. Américains,


L’Alliance atlantique réaffirme que la KFOR y 1er avril. L’Albanie et la Croatie sont admises Français et Britanniques participent
demeurera, sur la base de la résolution 1244 du Conseil dans l’OTAN. 5 février. à l’intervention militaire multinationale
de sécurité des Nations unies. Les 19 et 20, ses troupes La nouvelle doctrine en Libye menée sous l’égide des Nations
interviennent suite à des affrontements entre Serbes 3 au 4 avril. À l’initiative du président de défense russe unies et dirigée par l’OTAN.
et Albanais à la « frontière » avec la Serbie. Nicolas Sarkozy, la France fait son retour au place l’OTAN en tête
des menaces 22 juin. Début du retrait des troupes
sein du commandement intégré de l’Alliance. françaises de l’Alliance atlantique
extérieures.
en Afghanistan, effectif fin 2014.

2008 2009 2010 2011 2012

3 avril. Au sommet de Bucarest,


la France et l’Allemagne s’opposent 7 juillet. Le président Barack Obama et
à l’adhésion de la Géorgie et de son homologue russe Dmitri Medvedev signent 8 avril. Washington et Moscou signent un nouveau
l’Ukraine à l’OTAN, qui promet un accord sur la réduction du tiers des arsenaux traité sur le désarmement nucléaire (Start), après 4 décembre. L’OTAN
néanmoins une adhésion à terme. stratégiques des deux pays. l’expiration du précédent en décembre 2009. autorise le déploiement
Ils s’engagent à réduire de 75 % leurs arsenaux respectifs. de missiles américains
7 au 26 août. Guerre russo- 17 septembre. M. Obama annonce l’abandon Patriot en Turquie, réclamé
du projet de bouclier antimissile en Europe de 21 mai. L’Ukraine renouvelle pour vingt-cinq ans par Ankara pour protéger
géorgienne. le bail de la base navale russe de Sébastopol (Crimée)
l’Est. Moscou salue la « sagesse » de cette décision. sa frontière avec la Syrie.
en contrepartie d’un accord gazier.

96 //// MANIÈRE DE VOIR //// Voix de faits


MDV183_VDF_Mise en page 1 11/05/2022 15:05 Page 97

LA PREUVE PAR KIEV Évolution des budgets militaires des pays membres
« Pour l’immense majorité des pays Milliards
de dollars
Budget Budgets Petits
considérable importants budgets
européens, défendre l’Europe passe 800 80 8
par l’appartenance à l’Alliance
États-Unis
atlantique. (…) Cela heurte parfois Norvège
notre ambition d’autonomie, mais on 700 70 Royaume-Uni 7 Grèce

ne peut pas se prétendre “réaliste” et


refuser de voir cette réalité. Et la
guerre en Ukraine ne vient que 600 60 6

renforcer cet état de fait. »


Allemagne
Arnaud Danjean (eurodéputé, Les Républicains), Belgique
« La défense européenne est un complément 500 50 5
Danemark
de l’OTAN », Le Point , 24 mars 2022. France

Roumanie
400 40 4

1814
Depuis cette date, la Suède n’a pas connu de conflit
armé. Ancien ministre de la guerre français,
maréchal de Napoléon, Jean-Baptiste Bernadotte
300

200
30

20
Italie

Canada

Turquie

Pologne
3

2
Portugal

Tchéquie
Hongrie

Slovaquie
Croatie
devint prince héréditaire du pays en 1810 puis roi Espagne Lituanie
Bulgarie
en 1818. Il mena une politique de paix avec ses Tous les autres 1
100 10 Pays-Bas Lettonie
États membres Estonie
voisins et les puissances européennes qui
Slovénie
se prolongea par une neutralité durant Luxembourg
les deux guerres mondiales et la guerre froide. Albanie
0 0 0
Mais, l’invasion de l’Ukraine a provoqué Macédoine
2014 2016 2018 2021 2014 2016 2018 2021 2014 2016 2018 2021 du Nord
un basculement de l’opinion et de plusieurs Monténégro
parlementaires en faveur d’une adhésion à l’OTAN. Budget supérieur à 2 % du produit intérieur brut (PIB) du pays Source : OTAN.

Mépris américain… NEUTRALITÉ ?


«L’idée de partenariat stratégique responsable avec la
Russie était peut-être séduisante, mais elle était aussi Le 29 mars 2022, lors de pourparlers entre Moscou
trompeuse. Jamais il n’était entré dans les intentions
des États-Unis de partager leur prééminence mondiale
et Kiev à Istanbul, le négociateur ukrainien Oleksander
et, quand bien même ils l’auraient envisagé, leur alter Chaly s’est dit ouvert à la neutralité de son pays pour
ego n’était guère en mesure de l’assumer.
La faiblesse de la nouvelle Russie, les handicaps
parvenir à rétablir la paix : «Nous n’accueillerons pas
accumulés (…), le retard insigne de sa société sont de bases militaires étrangères sur notre territoire, nous
autant de critères rédhibitoires pour un candidat [n’y] déploierons pas de contingents militaires et nous
à la codirection des affaires internationales.»
Zbigniew Brzezinski, Le Grand Échiquier, ne conclurons pas d’alliances politico-militaires.»
Bayard, Paris, 1997. Source : Reuters, 29 mars 2022.

7 avril. Les insurgés prorusses du Donbass, 15 juin. L’OTAN annonce 3 février. Washington prolonge
dans l’est de l’Ukraine, proclament la un «ensemble de mesures 27 mars. le traité New Start pour cinq ans. 21 février.
République de Donetsk. Le 27, est créée, dans d’assistance» en faveur La République C’est l’un des derniers accords de maîtrise Moscou reconnaît
la même région, la République de Lougansk. de l’Ukraine et le déploiement de Macédoine des armements entre la Russie et l’indépendance
de bataillons multinationaux du Nord devient les États-Unis encore en vigueur. des régions
16 mars. La Crimée est rattachée à la Russie le 30e membre de
après un référendum contesté (96,7 % de en Pologne, en Estonie, séparatistes
en Lituanie et en Lettonie. l’Alliance atlantique. 30 août. Retrait des troupes américaines du Donbass.
«oui»). L’Union européenne et les États-Unis et de l’OTAN encore présentes à Kaboul.
adoptent des sanctions contre Moscou.

2014 2015 2016 2017 2020 2021 2022

12 juin. L’OTAN reconnaît


23 décembre. 5-25 février 2015. l’Ukraine comme partenaire 17 décembre 2021. Moscou publie deux
L’accord « Minsk 2 » du programme «Nouvelles projets de traité visant à refonder la sécurité
Le Parlement
prévoit la 5 juin 2017. opportunités» pour collective en Europe et réclame des garanties
ukrainien vote la fin
reconnaissance d’une Le Monténégro améliorer l’interopérabilité écrites sur la non-extension de l’OTAN à l’est, 24 février.
du statut de pays
certaine autonomie pour rejoint à son tour et la coopération entre et le retrait des forces américaines des pays L’armée
« non aligné » et pour
les régions séparatistes l’Alliance atlantique. ses forces et celles de d’Europe orientale. russe envahit
l’adhésion à l’OTAN.
ukrainiennes. l’armée ukrainienne. l’Ukraine.

Voix de faits //// MANIÈRE DE VOIR //// 97


MDV183_VDF_Mise en page 1 11/05/2022 14:43 Page 98

DATES DE PARUTION DES ARTICLES


« Manière de voir » présente tous les deux mois un autre point de vue sur les enjeux
contemporains et les points chauds du globe. Il donne à lire : des articles tirés des archives
du « Monde diplomatique » ayant fait l’objet d’un minutieux travail d’actualisation et
de remise en contexte ; d’autres, inédits. À comprendre : des cartographies, infographies,
chronologies et compléments documentaires. À percevoir : ce que l’œil du photographe
et le trait du dessinateur savent seuls sentir et restituer.

Martine Bulard et Hélène Richard, «Sous le parapluie américain» (inédit).


André Fontaine, « Les gestes de conciliation de Moscou imposent un effort
d’imagination aux puissances occidentales», juin 1955.
Didier Gregh, «Le dixième anniversaire de l’Organisation atlantique», mai 1959.
Harry B. Ellis, «Les États-Unis tiennent à conserver la direction des opérations»,
juin 1962.
Éric Rouleau, «Les colonels grecs n’ont pas réussi à asseoir leur régime sur
des bases populaires», avril 1968.
Charles de Gaulle, «La France et l’intégration atlantique», février 1960.
Didier Billion, «Avec la Turquie, une relation turbulente» (inédit).

Paul-Marie de La Gorce, «L’OTAN et la prépondérance des États-Unis en Europe»,


mars 1993.
Xavier Bougarel, « Dans les Balkans, dix années d’erreurs et d’arrière-pensées »,
septembre 1999.
Serge Halimi et Dominique Vidal, «Médias et désinformation», mars 2000.
Noam Chomsky, «L’OTAN, maître du monde», mai 1999.
Paul-Marie de La Gorce, «Retour honteux de la France dans l’OTAN», janvier 1996.
Catherine Samary, «Des protectorats pour gérer la victoire», mai 2003.
Jean Ping, «Fallait-il tuer Kadhafi?», août 2014.
Martine Bulard, «Tout était pourtant écrit», septembre 2021.
Adam Baczko et Gilles Dorronsoro, «Comment les talibans ont vaincu l’Occident»,
septembre 2021.

Philippe Descamps, «“L’OTAN ne s’étendra pas d’un pouce vers l’est”»,


septembre 2018.
Hélène Richard, «Quand la Russie rêvait d’Europe», septembre 2018.
Hélène Richard, «En Méditerranée, la traque des migrants» (inédit).
Jean-Pierre Chevènement, «Crise ukrainienne, une épreuve de vérité»,
juin 2015.
David Teurtrie, «Ukraine, pourquoi la crise», février 2022.
Philippe Descamps, «C’est promis, aucune expansion vers l’est» (inédit).
Martine Bulard et Hélène Richard, «Une Alliance tentaculaire» (inédit).
Martine Bulard, «L’Alliance atlantique bat la campagne en Asie», juin 2021.

Régis Debray, «La France doit quitter l’OTAN», mars 2013.


Anne-Cécile Robert, «L’improbable souveraineté européenne», (inédit).
Dominique Vidal, «Ce que voulait de Gaulle en 1966», avril 2008.
Olivier Zajec, «De la “mort cérébrale” à la réanimation stratégique» (inédit).
Philippe Leymarie, «Les mots de l’OTAN» (inédit).

98 //// MANIÈRE DE VOIR //// Dates de parution des articles


MDV183P099.qxp_Mise en page 1 11/05/2022 15:56 Page 1

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