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PHILOSOPHIE MODERNE i Avant-propos

PENSER CONTRE
l:OBSCURANTISME
Par Catherine Golliau

D
es femmes condamnées à mort au nom du Coran parce
qu'elles ont été violées; des scientifiques américains
qui affirment que le monde a été créé selon le calen­
drier de la Genèse; des cadres européens qui partent en
Afrique étudier la magie noire ... Sommes-nous en train de
devenir fou? Comment réagir face au développement des
forces obscurantistes? En utilisant mieux les armes qui sont les
nôtres : la liberté de penser et d'être, la raison, la morale, le
droit ... Autant de concepts revendiqués il y a déjà plusieurs
siècles par Spinoza, Kant et Hegel pour lutter contre la puis­
sance du pouvoir religieux et l'absolu­
tisme des princes. Ces trois-là sont des
révolutionnaires : ils ont combattu par
Les philosophies
la seule force de la pensée la supers­ de Spinoza, Kant
tition, l'intolérance et l'irrationnel. et Hegel nous
Leurs philosophies nous habitent, même habitent, même si
si nous n'en sommes pas conscients.
Nous parlons dialectique comme Hegel nous n'en sommes
et autonomie de la personne comme pas conscients.
Kant. Mais parce que ces auteurs sont
difficiles, nous les avons abandonnés au jargon des spécia­
listes. Aujourd'hui pourtant, plus que jamais, nous avons besoin
de réapprendre à penser, à savoir qui nous sommes et pour­
quoi. Pour cela, il faut revenir aux textes eux-mêmes. C'est ce
que propose ce dixième hors-série du Point, consacré aux
textes fondamentaux de la pensée moderne : découvrir et com­
prendre Spinoza, Kant et Hegel, les trois géants qui nous ont
donné les moyens d'être libres et de vivre en harmonie.

Image de couverture : Jacob Schlesinger, Georg Wilhelm Friedrich Hegel (détail). x1x' siècle,
Berlin, Nationalgalerie. © AKG Images

Le Point Hors-série n ° 10 J Septembre-octobre 2006 J 3


Méthode I PHILOSOPHIE MODERNE

Questions de méthode

SPINOZA, KANT ET HEGEL ont, venir aux textes eux-mêmes et commentateur n'est pas de ju­
chacun à leur manière, contri­ pour cela nous avons adopté ger le texte mais de le clarifier
bué à construire la pensée mo­ pour chaque auteur une struc­ et de le mettre en perspective
derne. Mais aucun d'entre eux ture identique : un ensemble afin d'aider le lecteur à se fai­
n'est un auteur facile, et si nous de dix textes considérés com­ re lui-même une opinion. Sui­
les connaissons, c'est souvent me fondamentaux (page de vent pour chaque philosophe
à travers les commentaires de gauche), accompagnés d'ana­ six pages d'informations plus
leurs disciples ou de leurs dé­ lyses appelées« Clés de lec­ générales (biographie, envi­
tracteurs, qui ont parfois réin­ ture» (page de droite). Ces der­ ron ne ment historique e t
terprété ou dénaturé leur pen­ nières se veulent les plus ob­ culturel, postérité).
sée. Nous avons donc voulu re- jectives possible : le but du CHAQUE PHILOSOPHE est pré­
senté par un spécialiste re­
connu : Pierre-François Moreau
pour Spinoza, Luc Ferry pour
CHOIX DES TEXTES ET COMMENTAIRES Kant et Jean-François Kervégan
pour Hegel. Nous leur avons
• Éric Deschavanne, philosophe, membre du donné le champ libre pour dé­
Conseil d'analyse de la société, rédacteur de fendre leur champion : ils nous
la revue Comprendre (PUF), animateur du Col­ expliquent pourquoi ces
lège de philosophie (Sorbonne) et auteur de
Philosophie des âges de la vie (Grasset, 2006). Nous avons
• François Gauvin, philosophe, coauteur, entre voulu revenir
autres, de La Pensée antique, les textes fonda­
mentaux (Tallandier, 2005), et de L'Érotisme, les
aux textes,
textes fondamentaux (Le Point, hors-série n° 9, accompagnés
juillet-août 2006). d'analyses.
• Pascal Séverac, philosophe, chargé de cours
à Paris-1, auteur, entre autres, du Devenir actif hommes qui ont écrit à
l'époque de Louis XIV ou de la
chez Spinoza (Honoré Champion, 2005), coau­
Révolution française conti­
teur, avec Chantal Jaquet et Ariel Suhamy, de
nuent à déterminer notre
Spinoza, philosophe de l'amour (Presses univer­ mode de pensée. Dossier ha­
sitaires de Saint-Étienne, 2005). giographique, penserez-vous.
• Ariel Suhamy, philosophe, journaliste, chargé Présenter un discours unani­
de cours à Paris-1, coauteur, avec Pascal Séve­ me serait contraire aux bons
rac et Chantal Jaquet, de Spinoza, philosophe principes de nos philosophes.
Nous avons donc demandé à
de l'amour (Presses universitaires de Saint­
Michel Onfray, réputé pour ses
Étienne, 2005), et de « L'histoire de la vérité»,
prises de position iconoclastes,
in Les Pensées métaphysiques de Spinoza ce qu'il pense du culte voué
(dir. Chantal Jaquet, Presses de Paris-Sorbonne, à ces géants. Réponse en
2004). page 104. C. G.

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PHILOSOPHIE MODERNE I Somma ï re

Sommaire
Penser contre l'obscurantisme, par Catherine Golliau 3
Questions de méthode 4

L'AVENTURE DE LA PHILOSOPHIE MODERNE,


par Jean-Michel Besnier 6

Carte : géographie de la philosophie moderne 12

BARUCH SPINOZA 14
Baruch Spinoza, classique et actuel,
par Pierre-François Moreau 14
Textes et commentaires 18
Biographie : par-delà la légende 38
Postérité : Spinoza, entre anathème et fascination 42

EMMANUEL KANT 44
Emmanuel Kant, l'humaniste,
par Luc Ferry 44
Textes et commentaires 48
Biographie : l'art de la routine 68
Postérité : Kant, l'éternel retour 72

GEORG W. F. HEGEL 74
Georg W. F. Hegel, l'esprit absolu,
par Jean-François Kervégan 74
Textes et commentaires 78
Biographie : un itinéraire allemand 98
Postérité : Hegel, partout et nulle part 102

Entretien avec Michel Onfray : 104


« j'aspire à un élargissement des possibles philosophiques »

Lexique 106
Bibliographie 121

Le Point Hors-série n ° 10 J Septembre-octobre 2006 J 5


PHILOSOPHIE MODERNE I Introduction

Telle que l'illustrent Spinoza, Kant ou Hegel,


la philosophie moderne, délivrée de la subordination
à la religion, pense l'homme libre et l'invite à penser
à son tour le monde en se fondant sur la raison.

l:AVENTURE
DE LA PHILOSOPHIE MODERNE
Par Jean-Michel Besnier

L
e comble de la confiance en soi, pour que la sagesse des clercs parvenait à
un philosophe, se mesure souvent à localiser - éventuellement en inscrivant
son ambition de construire un sys­ la totalité du réel dans d'impressionnants
tème dans lequel l'ensemble de la réalité édifices conceptuels, dont la Somme
se trouvera décrit et justifié. li s'agit là théologique de saint Thomas d'Aquin*
d'une ambition propre­ représente le modèle
ment démiurgique, telle La modernité est fondée achevé. À la faveur de la
Jean-Michel que peut l'éprouver un Renaissance, l'huma­
Besnier, esprit dégagé de l'entrave
sur la conviction nisme rallie ceux qui ont
philosophe spécialiste des croyances irration­ que Dieu ne rend pas l'intention de ne plus s'en
des nouvelles
nelles, des or thodoxies superflue l'initiative laisser conter par les
technologies,
enseignant à Paris-IV, ou même des révérences catéchismes. La philoso­
des hommes et que
auteur, entre autres, politiques. Les historiens phie, délivrée de la
de !'Histoire de ta des idées identifient l'avè­ le progrès de l'humanité subordination à la reli­
philosophie moderne nement des temps mo­ n'est pas une illusion. gion, s'impose alors
et contemporaine der nes, au xv11e siècle, comme l'instrument
(Le Livre de poche,
comme le produit d'une semblable éman­ d'une reconquête de l'homme par lui­
1999) et de
La Croisée des
cipation, revendiquée dès la fin du Moyen même et l'invitation à utiliser l'intelli­
sciences, questions Âge et appelée bientôt à soutenir la cause gence et la volonté pour édifier des
d'un philosophe d'une rationalité exigeante. Le monde constructions rationnelles qui embras­
(Le Seuil, 2006). était clos, chaque être y avait sa place, seront la réalité. ,.

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Introduction I PHILOSOPHIE MODERNE

• Une aventure est dès lors permise, est humainement impossible de com­
qu'on appellera plus tard« la modernité», prendre un seul mot» (Il Saggiatore, 1623).
fondée sur la conviction que Dieu ne rend Cette proclamation vaut comme l'acte de
pas superflue l'initiative des hommes et naissance de la philosophie et de la
que le progrès de l'humanité n'est pas science modernes. La nature parle en lan­
une vaine illusion. Heidegger* a résumé gage mathématique, comme l'esprit
en six étapes les conditions qui ont rendu humain. Cela suffit pour convaincre
possi ble cette aventure, associée au l'homme qu'il pourra l'apprivoiser, sinon
triomphe des idéaux de rationalité pour­ la dominer.
suivis par les philosophes, de Descartes*
à Hegel (cf p. 74), en passant par Spinoza Hegel contre Spinoza
(cf. p. 14), Leibniz*, Hume* ou Kant Signe de cette prise d'autonomie, la phi­
(cf. p. 44). losophie traduit désormais en termes de
confrontation le rapport du sujet connais­
Le langage mathématique sant et de l'objet à connaitre, une confron­
Heidegger fait figurer en premier lieu le tation que Hegel achèvera de résoudre
privilège que les mathématiques se sont dans son système. Mais l'auteur de La
acquis au xv11e siècle : grâce à elles, les Phénoménologie de l'esprit ne partage pas
philosophes envisagent de présenter le la confiance des « Modernes » dans les
savoir sous la forme d'un système qui mathématiques, et il n{proche à Spinoza
serait à lui-même son propre fondement. d'avoir cru pouvoir, grâce au modèle de la
Descartes rêve ainsi d'une« mathesis uni­ géométrie, déduire toute réalité à partir
uersalis » qui formaliserait la science de du Dieu substance* : en fait, seule la dia­
l'ordre et de la mesure à laquelle toute lectique* (cf p. 84) permet, selon lui, d'ex-
pliquer l'engendrement des
moments de la déduction ; les
Spinoza et Hegel mathématiques ne peuvent que
partagent la même les énumérer abstraitement. Aux
yeux de Hegel, le système de Spi-
démesure : endosser noza ne dépasse pas l'ambition de
le point de vue de Dieu. l a philosophie orientale qui
Kant s'attachera à cherche vainement à décrire
l'émanation de toutes choses à
déconstruire cette partir de !'Absolu. Évalués à partir
volonté de système. de Kant, cependant, Spinoza et
Hegel offriront le même visage
réalité se plierait, Spinoza s'inspire des celui du métaphysicien qui cède à l'illu­
Éléments d'Euclide* pour offrir avec son sion d'atteindre la réalité inconditionnée à
Éthique la démonstration géométrique partir de ses seuls concepts et d'échap­
du déploiement de la nature, Hobbes* per ainsi aux contraintes liées à la finitude
réduit la pensée à la« computatio», c'est­ humaine. Spinoza et Hegel partagent la
à-dire au calcul, et la met au service même démesure : vouloir endosser le
d'une conception mécaniste de l'État... point de vue de Dieu. Kant s'attachera à
Galilée* se montre le plus décidé en fourbir les armes de la« déconstruction»
présentant la conversion aux mathéma­ de cette volonté de système (cf. p. 52).
tiques comme le principe de la seule
alliance que l'homme peut nouer avec la Méthode et analyse
nature : « La philosophie est écrite dans ce Pour Heidegger, la seconde étape de la
Page précédente très grand livre qui est ouvert constam­ constitution de la modernité consiste
René Magritte, ment devant nos yeux, je veux dire dans le primat accordé à la « certitude »
Les Vacances l'Univers.[ ... ] Il est écrit en langage subjective par rapport à la« vérité » fon­
de Hegel, 1959, mathématique et les caractères en sont dée sur une extériorité objective ou trans­
Genève, Galerie des triangles, des cercles et autres figures cendante (Dieu, les traditions ou la
Couleur du Temps. géométriques, sans le moyen desquels il nature) : on reconnaîtra ici le geste de

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Hors-série n 10 Le Point
PHILOSOPHIE MODERNE Introduction

Descartes identifiant dans le « Je pense» « L'esprit humain ne fut pas libre encore, Spinoza et Kant
(« Cogito ») le point de départ de toute mais il sut qu'il était formé pour l'être. » en adeptes des
connaissance. Geste inaugur al qui Telle est assurément la conviction de Spi­ mathématiques
consacre la confiance dans la méthode et noza s'efforçant de « découvrir une défi­ (dessin d'Olivier
l'analyse grâce auxquelles l'on peut ques­ nition d'où l'on puisse tout déduire» ou Fontvieille).
tionner, inventer, découvrir, créer, agir... de Pascal* expérimentant cet art d'in­
La nature n'est plus la norme devant dic­ venter des vérités inconnues, que la géo­
ter ses contenus à la connaissance, elle métrie appelle l'« analyse».
devient elle-même l'objet d'une conquête
par l'esprit; elle n'est plus porteuse de « Je pense, donc je suis »
valeurs mais un simple mécanisme qu'il Le cogito cartésien est devenu, à juste
faut plier aux besoins de l'homme. La titre, un emblème, comme le rappelle Hei­
vérité n'est plus transcendante, elle réside degger dans les troisième et quatrième
dans la sensation ou dans l'esprit; elle points de sa description de la montée en
est le résultat d'une démarche d'intros­ puissance du sujet moderne : fondement
pection ou d'autoréflexion. Évoquant l'en­ et critère de la vérité, il est le socle assuré
thousiasme lié à la révélation des bienfaits de toute métaphysique* qui vise toujours
de la méthode, Condorcet* eut ce mot : à rendre compte de la totalité de ce qui-+

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Introduction j PHILOSOPHIE MODERNE

Le pouvoir -+existe; il est aussi la mesure de toute est désormais subordonné au sujet. « La
de l'esprit réalité, c'est-à-dire le tribunal qui déci­ certitude-de-soi de la pensée, explique
sur la nature, dera de ce qui méritera d'être tenu ou Heidegger, est instituée en tribunal qui
(dessin d'Olivier non pour réel. Au pays de la modernité, à décide de ce qui peut et de ce qui ne peut
Fontvieille). l'euphorie se mêle aussitôt l'arrogance. pas être, et plus encore : de ce qu'être
Si l'on a dit que Descartes était intellec­ veut dire en général. »
tuellement responsable de la Révolution
française, c'est justement parce qu'il légi­ Critique de la métaphysique
timait avec le cogito la prise de pouvoir C'est en pleine solidarité avec les idéaux
de !'Esprit sur la Nature, et qu'il le faisait de la modernité que Kant rappellera l'in­
avec un aplomb tel qu'il pouvait cau­ telligence et la volonté des hommes à
tionner par la suite un parti pris tranché leurs limites : si l'objet de connaissance se
sur les êtres et les choses. Point d'orgue règle bel et bien sur les structures intel­
du « désenchantement du monde », !'Être lectuelles du sujet, ainsi que l'établit la

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PHILOSOPHIE MODERNE Introduction

fameuse « révolution copernicienne» opé­ scientisme ou au contraire, à quelque inté­


rée par lui dans la Critique de la raison grisme religieux, il signalerait plutôt la
pure, il serait absurde d'en conclure que vitalité des valeurs modernes.
l'esprit a le pouvoir de transformer ses
concepts en réalités. Le criticisme, Éthique et utopie
comme on nomme la philosophie de Kant, Ultime facteur de cette progressive éman­
est attentif à déraciner les illusions dont cipation des hommes : la promotion de la
procèdent les métaphysiques (cf. p. 50). technique et de la politique. Il fallait bien
Kant n'est pas seul à vouloir remettre que les temps modernes satisfassent à
l'homme à sa place. Outre-Manche, deux l'équation « savoir= pouvoir» jadis réser­
philos ophes l'ont devancé à leur vée aux clercs qui s'en servaient pour
manière : Locke* en tend fonder la geler toute évolution. Délivrée des
connaissance sur l'expérience et récuser entraves anciennes, la pensée entend
le préjugé cartésien d'un sujet doté contribuer à « changer la vie». Les philo­
d'« idées innées » qui l'encouragerait à sophes s'inscrivent alors dans le pro­
se croire délié de toute extériorité; Hume gramme d'une vie éthique*, telle que le
s'emploie à ramener ce sujet, qui se pro­ « bien-vivre» individuel et collectif y puisse
clame tout-puissant, à une simple fiction, être réalisé. Bacon* a décrit l'utopie de la
celle qui consiste à projeter comme réel Nouvelle Atlantide pour donner libre cours
un ordre objectif qui ne tient en fait qu'à au besoin de réformer la société grâce à la
de simples croyances. Entre Kant et science et à la technique, besoin qu'éveille
Hegel, Descartes et Hume..., la philoso­ chez les philosophes la révélation de la
phie moderne ne partage décidément pas force des idées. L'esprit doit pouvoir dic­
le même engagement rationaliste. À cet ter sa loi aux choses : adeptes de la repré­
égard, nos débats contemporains reflè­ sentation mécaniste de la nature dont on
tent l'héritage contrasté qu'on lui doit. a dit qu'elle évacuait tout mystère, ni le
Cinquième étape dans la formation des philosophe Hobbes ni l'ingénieur carté­
idéaux qui se formulent avec les temps sien Vaucanson (1709-1782) ne doutèrent
modernes, la perte progressive
de l'autorité doctrinale de l'É­
glise. Parce que la recherche de Tant qu'on se dérobe
la vérité prétend désormais se devant l'athéisme,
fonder sur elle-même, et non
plus sur la foi religieuse qui
une religion naturelle,
devient objet d'un examen fondée sur des concepts,
rationnel, les dogmes doivent paraît seule susceptible
rendre les armes. Non pas que de ménager la dignité
les Lumières mettent alors un
terme à la religion, mais elles de l'homme.
inviteront à l'évaluer rationnel-
lement. Nul philosophe n'est plus disposé de la plausibilité de l'« Homme artificiel»
à prendre « les délires de l'imagination et qu'ils projetaient d'obtenir, l'un sous la
n'importe quelle puérile sottise pour des forme du Léviathan figurant l'État ration­
réponses divines » (Spinoza). Bref, tant nel, l'autre sous celle des automates
qu'on se dérobe encore devant l'athéisme capables d'imiter le fonctionnement du
qu'assument les plus audacieux (comme vivant. L'idée de souveraineté politique,
Hume), une religion naturelle, fondée sur indissociable de celle de maîtrise techno­
des concepts et des argumentations - une logique, commémore l'époque où les phi­
« religion dans les limites de la simple rai­ losophes ont pressenti le génie en
son » (Kant) -, paraît seule susceptible l'homme, au lendemain de la Renaissance.
de ménager la dignité de l'homme. Reste Que nous soyons aujourd'hui mis au défi
que le conflit entre la raison et la foi est de nous réconcilier avec elles n'exprime
loin d'être réglé : à ceux qui penseraient le que davantage l'urgence de renouer avec
contraire aujourd'hui, en cédant à quelque ces philosophes. •

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Carte I PHILOSOPHIE MODERNE

Europe : géographie de la philosophie moderne

ALLEMAGNE

FRANCE

ESPAGNE

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PHILOSOPHIE MODERNE I Carte

SUÈDE
RUSSIE

• Minsk

BIÉLORUSSIE
POLOGNE •
Varsovie

• Kiev

UKRAINE

ROUMANIE

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 13


SPINOZA I Introduction

Spinoza est aujourd'hui l'un des philosophes les plus


lus et les plus commentés. Le polisseur de lentilles
néerlandais a réfléchi sur la raison et la science,
la politique et la religion, les passions et le corps :
autant de sujets qui n'ont rien perdu de leur actualité.

BARUCH SPINOZA,
CLASSIQUE ET ACTUEL
Par Pierre-François Moreau

B
Pierre­ aruch Spinoza (1632-1677) est soi - surtout si c'est pour y chercher
François d'actualité : depuis un an, près des idées ou des méthodes pour leurs
Moreau, d'une dizaine de livres lui ont été problématiques actuelles.
philosophe, consacrés, qui explorent les thèmes les
enseignant à l'École plus divers - l'amour, Je langage, les Des temps troublés
normale supérieure
mathématiques, le débat religieux... On On ne s'en étonne cependant que si l'on
de Lyon (ENSLSH),
auteur, entre
pourrait penser que cette« mode» tient garde du philosophe l'image d'un sage
autres, de Spinoza à ce que les écrits de Spinoza étaient en intemporel, peu soucieux des circons­
et le spinozisme 2006 au programme de l'agrégation de tances historiques et de la vie réelle des
(PUF, coll. « Que philosophie, mais ces ouvrages ont été hommes. Il faut se souvenir que la philo-
sais-je? », 2003) rédigés antérieurement. sophie de Spinoza s'est
et coauteur de Et l'on assiste aussi à une Des philosophes constmite en confrontation
Lectures de Spinoza floraison de colloques qui avec l'actualité - celle de
insistent souvent plus sur classiques, Spinoza
(Ellipses Marketing,
son temps, mais qui n'est
2006).
son actualité que sur son est celui qui refuse pas si différent du nôtre. Il
classicisme. On a l'im­ le plus fermement a été confronté à des ques-
pression que Spinoza est tions vives qui retrouvent
confronté à tous les de donner des limites une for te intensité ces
thèmes de l'actualité intel- à la rationalité. temps-ci, et c'est peut-être
Iectuelle, des sciences cela qui explique la vigueur
sociales aux sciences cognitives. Com­ de sa relecture aujourd'hui. Il a écrit son
ment expliquer cet engouement? D'au­ œuvre dans un pays marqué par de vio­
tant que cet intérêt dépasse largement lents conflits entre l'État et les religions;
le cercle des philosophes professionnels. il a été témoin du développement
Que des sociologues, des économistes, incroyable de la révolution scientifique et
des psychanalystes s'intéressent à un des résistances qu'elle a suscitées; il a vu
philosophe du xvne siècle ne va pas de les bouleversements qui ont atteint les•

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 15


Introduction j SPINOZA

-+ États et il a tenté d'en rendre compte. noza n'a pas parlé du clonage. Mais il a
On peut trouver là le principe de quatre tenté de penser le rapport entre le monde
thèmes qui parcourent son œuvre et qui et la raison. Les bouffées d'irrationalisme
permettent d'en comprendre l'actualité: qui envahissent l'espace public - tout cela
la raison, la politique, la religion, le corps. rappelle l'asile de l'ignorance où se réfu­
giaient ses contemporains.
La raison reine
La raison, tout d'abord. Spinoza écrit au Passions politiques et religieuses
moment de la grande transformation Cependant, faut-il confondre la raison
scientifique du xvne siècle. On découvre avec le discours officiel de l'expertise?
alors que les lois mathématiques expli­ Autant Spinoza se défie de ceux qui veu­
quent le monde physique, on espère lent limiter le droit de connaître, autant
qu'elles expliqueront aussi les méca­ il s'efforce de distinguer entre ce droit et
nismes du vivant et les affects*. Y a-t-il le discours qui réclame pour l'État et ses
des limites à ce pouvoir d'explication par chefs le secret et l'absence de contrôle,
au nom de leur supposée compé­
tence, et de l'ignorance des gou­
Spinoza a réfléchi sur vernés. On débouche donc ici sur
la politique (cf. p. 36). Spinoza a
des aspects de la vie réfléchi sur de nombreux aspects
de la cité: le secret dont de la vie de la cité: l'identité natio­
s'entoure le pouvoir, nale, le secret dont s'entoure le
pouvoir, la corruption qui menace
la corruption, sans cesse les institutions. Mais
les passions surtout les éléments avec lesquels
et les croyances. on construit la politique, ce qui
anime les individus, ce qui les ras­
semble en foule, ce qui les fait
la raison, ou doit-elle s'incliner devant une adorer, puis brûler les chefs et les idéaux,
frontière tracée par l'ignorance, le hasard, ce qui les fait tuer ou mourir pour eux
la providence? De toutes les philosophies parfois: les passions - et d'abord la plus
de l'âge classique, le spinozisme est celle violente de toutes, la passion religieuse.
qui refuse le plus fermement de donner Dès lors, impossible de parler de l'État
des limites à la rationalité; mieux, il la met sans son rapport avec la religion; lequel
au centre même de son interprétation du des deux maîtrisera l'autre? L equel
monde. Être, c'est avoir une cause; c'est gagnera l'adhésion des hommes?
surtout être cause, et plus un être a de Toute son œuvre est animée par ces
réalité, plus il a d'effets; penser, c'est interrogations : pourquoi le fonctionne­
rechercher les causes des choses, et com­ m en t quotidien de la v i e humaine
prendre par quelle puissance elles peu­ engendre-t-il nécessairement la supersti­
vent à leur tour produire une multiplicité tion, la foi en la finalité, l'espoir et la
de conséquences (cf. p. 20). Le réel est crainte face aux signes qui pourraient
ainsi totalement intelligible, et la puissance annoncer l'avenir (cf p. 18 et 34)? Illusion
de penser se confond avec la puissance des fins et attente des signes suffisent, vu
d'agir. Ses lecteurs de l'âge classique hési­ la variété infinie de l'imagination, à rendre
tent: le modèle mathématique explique-t­ compte de la multiplicité et de la force des
il tout? A-t-on le droit de l'appliquer à croyances, y compris les plus aberrantes.
l'âme humaine, à la politique, aux passions Dès lors, en ces temps où l'on s'inter­
(cf. p. 28)? roge sur la laïcité, il nous rappelle que la
On retrouve de telles hésitations aujour­ séparation de l'Église et de l'État a quel­
d'hui : nombreux sont nos contemporains que chose de mythique - on ne peut pas
qui voient dans les avancées des sciences empêcher que les citoyens soient en
des menaces pour l'humanité, les normes même temps les fidèles d'une religion ou
admises, la dignité humaine. Certes, Spi- d'une autre, et les fondements passion-

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Portrait
présumé de
Baruch Spinoza
(1632-1677).
école hollandaise,
xv11• siècle,
Allemagne,
Wolfenbüttel,
Herzog August
Bibliothek.

nets de la religion excluent qu'elle soit trait, c'est la puissance du corps, c'est-à­
facilement réglée par des lois. dire le système de relations du corps avec
Enfin la question des passions renvoie à son entourage. L'histoire de ce corps, c'est
celle du corps. Pour Spinoza, l'individu se aussi l'histoire de son corollaire - l'âme
définit d'abord par son corps et celui-ci (cf. p. 24); et nombre d'aspects du spino­
par la complexité de sa structure et par zisme constituent comme une théorie dis­
ses échanges avec l'extérieur. Paradoxe: persée de la biographie individuelle.
ce qui semble l'unité dernière, ce n'est L'individu n'est pas donné une fois pour
pas un corps isolé, c'est l'ensemble de ses toutes: il n'est pensable qu'au rythme de
besoins, de ses ressources et de ses pou­ sa durée, des événements qui le transfor­
voirs - c'est-à-dire de ses relations avec ment, des causes qui s'impriment sur sa
ses semblables et avec la nature, et la complexion. La vie humaine est ainsi dou­
façon dont la constitution de son orga­ blement définie par ses relations dans
nisme permet ou entrave ces relations. l'étendue et par sa scansion dans le temps.
Aussi, lorsqu'il pense l'origine de l'État, il Nous vivons une époque qui redé­
le fait parfois, comme ses contemporains, couvre l'opacité de l'État et la puissance
en termes de « contrat social », mais aussi des passions religieuses. Qui s'interroge
en termes d'échanges du corps: un terri­ sur la science et sa puissance, sur le droit
toire, une puissance, la division du travail. à en contrôler les effets. Qui s'agace de
l'oppression des corps et s'étonne de leur
Corps entre eux émancipation. Qui s'intéresse passion­
Dans ces deux siècles de l'âge classique nément à la biographie et à l'autobiogra­
et des Lumières où s'élabore la notion de phie, où elle croit discerner la vérité de
droits de l'homme, Spinoza présente une l'individu, sans toujours en mesurer la
singularité radicale: ce qui constitue pour composante imaginaire. Autant de rai­
lui le droit naturel n'est pas un droit abs- sons, donc, de relire Spinoza. •

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 17


...-cc
Clés de lecture I SPINOZA

La critique du finalisme
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....... B
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u aruch Spinoza a toujours
refusé d'être qualifié
que la projection en un au-delà
de la manière fausse de se per­
d'athée. Peut-être était-ce cevoir soi-même, et les autres
par désir de vivre et de penser l'égocentrisme Ge juge d'autrui
en toute tranquillité; sans doute d'après ma propre complexion
était-ce aussi par désir d'affir­ affective), se doublant d'un an­
mer que Dieu occupait toute sa thropocentrisme (tout dans la
philosophie... Mais quel Dieu? Nature est fait en vue de
En refusant de l'identifier à un l'homme), culmine dans une
recteur de la Nature ou à un conception anthropomorphique
législateur qui juge les hommes, de Dieu (Dieu a fait la Nature
en refusant de faire de lui une pour l'homme, et l'homme pour
personne, Spinoza devait s'at­ être aimé de lui).
tendre à être accusé d'athéisme.
Cependant, il ne se contente Non seulement Spinoza L'Écriture réinterprétée
pas de refuser une telle concep­ refuse d'identifier Cette façon très humaine de
tion de Dieu : il explique les rai­ concevoir Dieu (« humaine, trop
sons pour lesquelles elle se Dieu à un recteur humaine», dirait Nietzsche*)
forme nécessairement dans les de la Nature, mais il est celle-là même à laquelle ont
esprits. explique les raisons recours la Bible et les prophètes
(voir ci-contre). Spinoza ne nie
Nécessité de l'erreur
pour lesquelles cette pas la Révélation divine, il af­
Chacun, en effet, se croit libre, conception se forme firme seulement que l'ignorance
c'est-à-dire être la cause pre­ dans les esprits. originelle des hommes et leur
mière de ses actions et a tendance à imaginer Dieu à par­
conscience d'agir en vue de elle doit agir selon des fins, se tir d'eux-mêmes explique qu'ils
buts (d'objectifs jugés utiles): dit-on ; et puisque ces fins ne n'aient pas reconnu sa parole
aussi chacun s'habitue-t-il à peuvent être choisies que par comme un enseignement ra­
comprendre les autres non pas une conscience supérieure, la tionnel (« une lumière natu­
à partir des lois qui détermi­ nature doit donc être dirigée relle»); ils l'ont perçue comme
nent leurs actes (à partir de par un ou plusieurs dieux. une révélation transcendante
causes efficientes), mais à par­ (une lumière surnaturelle), pres­
tir de buts (de causes finales) L'anthropomorphisme crivant des lois qui promettent
qui seraient librement fixés. Si Telle est la genèse de la le salut à condition qu'on y
ces buts ne peuvent être appris croyance au finalisme (idée se­ obéisse.
d'autrui, comme l'explique le lon laquelle ce qui se produit Ainsi, goûter au fruit de !'Arbre
premier texte ci-coritre, alors se comprend en dernière ins­ de la connaissance a certes fait
on cherche en soi-même, dans tance à partir d'un but, d'une le malheur de l'homme (le
ses goûts et ses dégoûts, dans finalité expliquant tout le pro­ contenu du message biblique
ses amours et ses haines ordi­ cessus) : cette croyance naît n'est pas remis en cause), mais
naires (sa complexion affec­ fondamentalement d'une ten­ ce malheur n'est que l'effet né­
tive); et on projette sur autrui dance à se croire le centre à par­ cessaire d'une cause : le venin
ses propres raisons d'agir. tir duquel tout peut être com­ du jugement moral s'est instillé
Or cette projection, en elle­ pris - les autres, la Nature et en nous, et nous perdons notre
même illusoire, ne s'arrête pas Dieu. La croyance en un ou plu­ vie à l'évaluer, au lieu de la vivre
là : puisque la Nature produit sieurs recteurs fixant librement et de la comprendre.
des choses qui nous sont utiles, des fins à la Nature n'est jamais Pascal Séverac

18 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


SPINOZA I Critique du finalisme
........
<< Ils disent que Dieu a tout fait ........
><

en raison de l'homme >> ........


.... Tous les préjugés que je me charge ici teurs de la Nature, dotés de liberté humaine, ayant
• TIJlt d'indiquer dépendent d'un seul : que pour eux pris soin de tout, et ayant pour leur
• usage tout fait.
r les hommes supposent communément
que toutes les choses naturelles agissent, comme
ÉTHIQUE (1677), I (« DE DIEU »), APPENDICE
eux-mêmes, en raison d'une fin, et vont jusqu'à
tenir pour certain que Dieu lui-même dirige tout
vers une certaine fin : ils disent en effet que Dieu L'Écriture, parce qu'elle convient et sert sur­
a tout fait en raison de l'homme, et l'homme tout au peuple, parle constamment à la manière
pour qu'il l'honore. [ ... J Il me suffira ici de humaine, car le peuple est incapable de perce­
prendre pour fondement ce qui doit être connu voir les choses élevées; c'est pourquoi, j'en suis
de tous : les hommes naissent ignorants des persuadé, tout ce que Dieu a révélé aux pro­
causes des choses, et tous ont l'appétit de recher­ phètes comme étant nécessaire au salut fut écrit
cher ce qui leur est utile, ce dont ils ont sous forme de lois, et les prophètes ont forgé
conscience. De là suit : 1 ° que les hommes se de pures paraboles. D'abord ils ont peint Dieu
croient libres, parce qu'ils sont conscients de comme un roi et un législateur, parce qu'il a
leurs volitions et de leur appétit, et sont igno­ révélé les moyens du salut et de la perdition,
rants des causes qui les disposent à vouloir et dont il est cause. Ces moyens, qui n'étaient que
à avoir en appétit, et auxquelles même en rêve des causes, ils les ont appelés lois, et les ont
ils ne pensent pas, 2 ° que les hommes agissent écrits sous forme de lois; le salut et la perdi­
toujours en raison d'une fin, à savoir l'utile dont tion, qui ne sont que des effets découlant néces­
ils ont l'appétit. D'où vient qu'ils ne cherchent sairement de ces moyens, ils les ont présentés
jamais à savoir que les causes finales des choses comme des récompenses et des châtiments, et
et sont satisfaits dès qu'ils les entendent, n'ayant ont adapté leur langage à cette parabole plutôt
plus de raison de douter. Mais s'ils ne peuvent qu'à la vérité, et partout assimilé Dieu à un
les apprendre d'autrui, il ne leur reste qu'à se homme, tantôt en colère, tantôt miséricordieux,
tourner vers eux-mêmes, à réfléchir aux fins par parfois désirant l'avenir, parfois jaloux et soup­
lesquelles ils sont eux-mêmes habituellement çonneux, ou même trompé par le Diable. Ainsi
déterminés à des actes semblables, et ainsi à les philosophes et tous ceux qui sont au-des­
juger nécessairement à partir de leur propre sus de la loi, c'est-à-dire qui suivent la vertu non
complexion de la complexion d'autrui. comme une loi, mais par amour, parce qu'elle
De plus, comme ils trouvent en eux et hors d'eux est ce qu'il y a de meilleur, ne doivent pas être
bon nombre de moyens permettant très bien d'at­ choqués par ce langage.
teindre ce qui leur est utile, comme par ex. des L'interdiction faite à Adam consistait donc en
yeux pour voir, des dents pour mâcher, les herbes cela seul que Dieu a révélé que l'ingestion du
et animaux pour s'alimenter, un soleil pour s'éclai­ fruit de l'arbre provoquerait la mort, de même
rer, une mer pour nourrir des poissons, etc., ils que la lumière naturelle nous révèle qu'un poi­
en viennent à considérer toutes les choses natu­ son est mortifère.
relles comme des moyens pour ce qui leur est
LETTRE 19 (À 8LYENBERGH *, 3 JANVIER 1665)
utile. Et sachant qu'ils ont trouvé et non pas fabri­
qué ces moyens, ils y ont vu une raison de croire
(TRADUCTIONS ORIGINALES DE PASCAL SÉVERAC)
qu'il y avait quelqu'un d'autre qui les a fabriqués
à leur usage. Car, après avoir considéré ces choses
comme des moyens, il leur devint impossible de • Guillaume de Blyenbergh (1632-1696) était courtier en grains et théologien
croire qu'elles s'étaient faites les unes les autres; à ses heures; dans sa correspondance avec lui, échelonnée entre décembre
1664 et juin 1665, Spinoza traite des questions du péché originel et du mal.
mais, à partir des moyens qu'habituellement ils
se fabriquaient pour eux-mêmes, ils ont été ame­
nés à conclure qu'il y avait un ou plusieurs rec-

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 19


Clés de lecture I SPINOZA
....
-
a:
Dieu comme Nature
....
1-
z
&
&

S
0
u
....
i Spinoza reprend pour une ment actuelle : autrement dit, veut. La nature divine est donc,

.... grande part la terminolo­


gie de la théologie chré­
tienne classique et du carté­
Dieu est la Nature (« Deus sive
Natura »).
pour lui, foncièrement incom­
préhensible.
Pour Spinoza, il y a là une
sianisme*, il promeut néan­ Contre Descartes contradiction qui consiste à po­
moins certaines notions et en Deux erreurs sont donc à évi­ ser que Dieu aurait pu ne pas
abandonne d'autres : ainsi, il ter. D'abord, estimer que Dieu exister : s'il avait pu produire
n'utilise plus, dans !'Éthique agit en fonction d'une norme : les choses autrement, il serait
(1677), Je vocabulaire de la cela reviendrait à le soumettre autre qu'il n'est, et donc aurait
« création », mais celui de la à un principe autre que lui­ pu ne pas être. Dieu en vérité
« production »; les êtres pro­ même, et donc à nier son infi­ « est nécessairement », et par
duits par Dieu, y compris les nité. Cette erreur, comme J'ex­ conséquent produit les choses
hommes, Spinoza les appelle plique Spinoza dans le second en vertu de cette même né­
des modes*. Ce terme sert à les texte ci-contre, est plus gros­ cessité par laquelle il ne peut
distinguer de Dieu lui-même, le­ sière que celle qui consiste à pas ne pas être. Dieu est bien
quel est l'unique substance*, assimiler sa puissance pro­ « cause libre»; toutefois, sa li­
qui se produit elle-même; il per­ ductrice à une volonté créa- berté n'est pas arbitraire mais
met aussi d'indiquer que ces nécessaire.
choses ne sauraient exister en Dieu est immanent
dehors de la substance, c'est­ à ses productions. Amour de Dieu et béatitude
à-dire de Dieu : elles ne peuvent Or, cette nécessité implique l'in­
être séparées de lui (par Je pé­
Il ne conserve aucune telligibilité intégrale du réel :
ché, par exemple), et ne peu­ puissance en réserve; puisque toutes choses existent
vent exister sans lui. sa puissance est en lui et par lui, Dieu devient
Je principe d'intelligibilité de
pleinement actuelle.
Deus sive Natura tout ce qui existe. Et cette com­
La philosophie de Spinoza est Autrement dit, préhension du réel procure une
en effet une philosophie de la Dieu est la Nature. joie intellectuelle qui doit être
nécessité absolue: Dieu n'a pu rapportée à Dieu comme à sa
faire les choses autrement qu'il trice absolument libre. Au cause : autrement dit, de la
ne les a faites; il produit toutes moins cette dernière concep­ connaissance de Dieu et de
choses nécessairement, mais tion, qui est celle de Descartes*, toutes les choses singulières
il n'obéit à d'autre nécessité laisse-t-elle l'initiative de la créa­ naît un amour intellectuel de
qu'à celle de sa propre nature tion à Dieu seul. Selon le phi­ Dieu: amour qui, pour Spinoza,
(voir Je premier texte ci­ losophe français en effet, Dieu est le salut même (voir le troi­
contre). Une telle définition im­ a certes créé la Nature avec des sième texte ci-contre).
plique que la puissance infinie lois précises, mais il aurait très Cette conception de Dieu sera
de Dieu ne se distingue pas de bien pu la créer avec d'autres reprise par certains philosophes
l'infinie production de ses ef­ lois (ou ne pas la créer du tout) matérialistes du xvme siècle, tels
fets: il est immanent à ses pro­ s'il l'avait voulu: telle est la si­ La Mettrie* ou Maupertuis*.
ductions; il ne produit rien en gnification de « l'indifférence En Allemagne, la querelle du
sortant de lui-même; il ne de sa volonté», déterminée par panthéisme* tournera autour
conserve aucune puissance en nulle nécessité, pas même in­ de la philosophie de Spinoza,
réserve. Sa puissance n'est pas térieure. Selon Descartes, Dieu dont, au XIXe siècle, Nietzsche*
« en puissance». Elle n'est pas ne veut pas une chose parce se réclamera. Certains rappro­
un potentiel, mais son activité qu'elle est bonne, mais une cheront ainsi son amor fati de
même, et celle-ci est pleine- chose est bonne parce qu'il la l'amor Dei spinoziste. P. S.

20 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


SPINOZA I Dieu comme Nature
........
<< Notre souverain bien dépend ........
>C

de la seule connaissance de Dieu >> ........


J'ai expliqué par ce qui précède la nature sance et notre certitude, celle qui supprime vrai­
••
v»i
-Il
de Dieu et ses propriétés, à savoir: qu'il ment tout doute, dépendent de la seule connais­
r existe nécessairement; qu'il est unique: sance de Dieu, d'une part parce que sans Dieu
qu'il est et agit par la seule nécessité de sa rien ne peut ni être ni être conçu, d'autre part
nature; qu'il est de toutes choses cause libre, parce que nous pouvons douter de tout tant
et comment il l'est; que toutes choses sont en que nous n'avons pas une idée claire et distincte
lui et dépendent de lui de telle sorte qu'elles ne de Dieu, il s'ensuit que notre souverain bien et
peuvent sans lui ni être ni être conçues; et enfin notre perfection dépendent de la seule connais­
que toutes les choses ont été prédéterminées sance de Dieu, etc. Ensuite, puisque, sans Dieu,
par Dieu, non certes par une liberté de la volonté, rien ne peut ni être ni être conçu, il est certain
c'est-à-dire par un bon plaisir absolu, mais par que tout ce qui est dans la nature enveloppe et
la nature absolue de Dieu, c'est-à-dire par une exprime le concept de Dieu à proportion de son
infinie puissance. essence et de sa perfection; et donc, plus nous
connaissons les choses naturelles, plus notre
ÊTHIQUE, I (« DE DIEU"), APPENDICE,
TRAD. ORIGINALE DE PASCAL SÉVERAC
connaissance de Dieu s'accroît et devient plus
parfaite. Ou encore : parce que connaître un
effet par sa cause, ce n'est rien d'autre que
Proposition 33 : Les choses n'ont pu être pro­ connaître quelque propriété de la cause, plus
duites par Dieu d'aucune autre manière ni dans nous connaissons les choses naturelles, plus
aucun autre ordre que de la manière et dans parfaitement nous connaissons l'essence de
l'ordre où elles ont été produites. [ ...] Dieu (qui est la cause de toutes choses). Et par
Scolie 2: [ ... ] J'avoue que l'opinion qui soumet conséquent, toute notre connaissance, c'est-à­
tout à une certaine volonté indifférente de Dieu, dire notre souverain bien, non seulement dépend
et affirme que tout dépend de son bon plaisir, de la connaissance de Dieu, mais consiste entiè­
s'éloigne moins du vrai que ceux qui affirment rement en elle. Cela résulte encore de ce que
que Dieu fait tout en raison du bien. Car ceux­ l'homme accroît sa perfection en raison de la
ci semblent poser en dehors de Dieu quelque nature et de la perfection de la chose qu'il aime
chose qui ne dépend pas de Dieu, sur quoi Dieu plus que les autres, et réciproquement. Donc
porte son attention dans ses opérations comme celui-ci est nécessairement le plus parfait et par­
sur un modèle, ou à quoi il tend comme à un ticipe le plus à la suprême béatitude qui aime
certain but. Ce qui n'est certes rien d'autre que plus que tout la connaissance intellectuelle de
soumettre Dieu au destin, et on ne peut rien Dieu, l'être assurément le plus parfait, et s'y
affirmer de plus absurde au sujet de Dieu, dont complaît au plus haut point. C'est donc à cela,
nous avons montré qu'il est la première et unique à l'amour et à la connaissance de Dieu, que
cause libre tant de l'essence que de l'existence revient notre souverain bien et notre béatitude.
de toutes choses. C'est pourquoi je n'ai pas à [ ... ]
perdre mon temps à réfuter cette absurdité. Puisque donc l'amour de Dieu est la félicité
suprême de l'homme, sa béatitude et sa fin
IBIDEM, 1, PROP. 33
ultime et le but de toutes les actions humaines,
il s'ensuit que seul suit la loi divine celui qui se
Puisque la meilleure partie de notre être est l'en­ soucie d'aimer Dieu non par crainte du supplice
tendement, si nous voulons vraiment chercher ni pour l'amour d'autre chose comme les jouis­
notre utile propre, nous devons certainement, sances, la renommée, etc., mais pour cela seul
avant toute chose, nous efforcer de perfectionner qu'il connaît Dieu et qu'il sait que la connais­
l'entendement dans la mesure du possible, car sance et l'amour de Dieu sont le souverain bien.
c'est dans sa perfection que doit consister notre TRAITÉ THÉOLDGICO·POL/T/QUE (1670), IV, 4·5,
souverain bien. Or, puisque toute notre connais- TRAD.). LAGRÉE ET P.-F. MOREAU,© PUF, 1999

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 21


Clés de lecture I SPINOZA
....
-
a:
1- La libre nécessité et le conatus
....
z
&
:Il:

L
c::,
u
....
a philosophie de Spinoza Il en va de même de tous les des choses finies). Cette né­

.... est une philosophie de la


nécessité. Celle-ci ne s'ap­
plique pas seulement à Dieu,
mouvements et de toutes les
pensées d'un homme. Comme
les autres êtres de la Nature, il
cessité intérieure, à travers la­
quelle tout homme affirme son
être et résiste à ce qui lui est
mais aussi à toutes les choses est une chose finie dont la puis­ contraire, définit sa vertu
produites par lui. Plus précisé­ sance d'agir et de penser est dé­ même : seul un être vaincu par
. ment, Spinoza distingue deux terminée par des causes exté­ des causes extérieures, plus
formes de nécessité. D'une part, rieures. La lettre à Schuller fortes et contraires à son
la nécessité divine, nécessité in­ illustre donc la célèbre affirma­ propre effort, peut ne plus du­
trinsèque constituée par les lois tion de la préface de la partie III rer, c'est-à-dire mourir. Même
de la propre nature de Dieu : en de !'Éthique («Des affects* ») le suicide obéit à cette loi, se­
toute rigueur, il s'agit là de «la» l'homme n'est pas dans la Na­ lon laquelle chacun s'efforce
ture «comme un empire dans essentiellement de vivre et non
un empire » : il en suit les lois, de mourir : car notre essence
comme n'importe quel autre toujours affirme notre exis-
phénomène naturel.
L'homme n'est pas
L'illusion du libre arbitre dans la Nature
Si donc l'homme se croit doté
de libre arbitre*, c'est qu'à la « comme un empire
fois il s'ignore lui-même, mais dans un empire » : il
qu'il a pourtant conscience de en suit les lois, comme
quelque chose : il ignore les
causes qui le déterminent à n'importe quel autre
vouloir ou à se mouvoir, tout phénomène naturel.
en étant conscient de ses vo­
lontés et de ses mouvements. tence, et jamais ne la supprime
Sa croyance illusoire en une li­ (l'être est nécessité et puis­
berté indéterminée est donc sance d'agir; il n'est ni contin­
nécessité, c'est-à-dire de la elle-même déterminée : cette gence, ni négation interne). Ce
causalité immanente. D'autre croyance vient de ce qu'il n'a qui signifie concrètement que
part, la nécessité des «choses conscience que des effets que nul homme ne se tue vérita­
créées», comme l'écrit Spinoza provoquent en lui les choses blement « par lui-même » : on
dans la lettre à Schuller (méde­ extérieures, et qu'il ignore les est toujours suicidé par quel­
cin, également correspondant causes qui les produisent. C'est que chose d'autre (voir le
de Leibniz*) : cette nécessité pourquoi l'homme se prend second texte ci-contre).
est une nécessité extrinsèque, pour une cause libre. Par conséquent, la sagesse de
par laquelle une chose finie obéit Cependant, toute liberté ne lui l'homme libre, comprenant
à une causalité extérieure; Spi­ est pas refusée. L'homme, en toutes choses à partir de cette
noza la nomme plus volontiers effet, ne se réduit pas au pur nécessité intérieure qui les dé­
«contrainte ». Le mouvement effet ponctuel des causes ex­ finit en propre, est au plus loin
de la pierre, par exemple, qui térieures : son corps comme d'une méditation sur la mort :
comme toute chose finie est ins­ son esprit sont des choses qui, contrairement à ce qu'estime
crite dans une série infinie de comme toutes les autres, font toute une tradition de pensée
causes finies, doit se com­ effort pour persévérer dans leur depuis Platon*, philosopher,
prendre à partir de l'impulsion être (Spinoza appelle conatus ce n'est pas apprendre à mou­
extérieure qui l'a produit. l'effort qui caractérise l'essence rir, mais à vivre. P. S.

22 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


SPINOZA Libre nécessité et conatus
........
<< L'homme libre ne pense ............
>C

à rien moins qu'à la mort >> .....


•If� J'appelle libre, quant à moi, cette chose drait avoir tu. Ainsi le dément, le bavard, et bien
iiilltl/1 qui est et agit par la seule nécessité de d'autres de même farine, croient agir par un libre
,r sa nature; contrainte, celle qui est déter­ décret de l'âme et non être portés par une impul­
minée par une autre à exister et à agir d'une sion. Et comme ce préjugé est inné en tous les
manière certaine et déterminée. Dieu, par hommes, ils ne s'en libèrent pas facilement.
exemple, existe librement bien que nécessaire­
LETTRE 58 (À GEORG HERMANN SCHULLER)
ment parce qu'il existe par la seule nécessité
de sa nature. De même aussi Dieu se connaît
lui-même et toutes choses librement, parce qu'il Personne n'omet de désirer ce qui lui est utile
suit de la seule nécessité de sa nature qu'il ou de conserver son être, sinon vaincu par des
connaisse toutes choses. Vous voyez donc que causes extérieures et contraires à sa nature.
je ne pose pas la liberté dans un libre décret, Personne, dis-je, par une nécessité de sa nature,
mais dans une libre nécessité. et sans être contraint par des causes extérieures,
Mais descendons aux choses créées qui sont n'a la nourriture en aversion, ou ne se donne la
toutes déterminées par des causes extérieures mort, ce qui peut se faire de beaucoup de façons;
à exister et à agir d'une manière certaine et déter­ l'un se tue, contraint par un autre qui lui retourne
minée. Pour le comprendre clairement, conce­ la main, munie par hasard d'un glaive, et le force
vons une chose très simple. Une pierre par à diriger ce glaive contre son cœur; ou encore
exemple reçoit d'une cause extérieure qui la on est comme Sénèque, contraint sur ordre du
pousse une certaine quantité de mouvement, par tyran à s'ouvrir les veines, c'est-à-dire qu'on
laquelle elle continuera nécessairement de se désire éviter un mal plus grand par un moindre;
mouvoir après l'arrêt de l'impulsion externe. ou enfin, c'est par des causes extérieures cachées
Cette persistance donc de la pierre dans son disposant l'imagination et affectant le corps de
mouvement est contrainte, non parce que néces­ telle sorte qu'à sa nature se substitue une autre
saire, mais parce qu'elle doit être définie par l'im­ nature contraire à la première, et dont l'idée ne
pulsion de la cause extérieure. Et ce qu'il faut peut être dans l'esprit. Mais que l'homme s'ef­
comprendre de la pierre doit être compris de force par la nécessité de sa nature à ne pas exis­
toute chose singulière, quels qu'en soient la com­ ter, ou à changer de forme, cela est aussi
plexité et le nombre des aptitudes, car toute impossible que de rien, quelque chose se fasse
chose est nécessairement déterminée à exister ( ... ].
et à agir d'une manière certaine et déterminée.
ÉTHIQUE, IV(« DE LA SERVITUDE HUMAINE"), PROP. 20, SCOLIE
Concevez maintenant, s'il vous plail:, que la pierre,
tandis qu'elle continue de se mouvoir, pense et
sache qu'elle fait effort, autant qu'elle peut, pour Proposition 67 : L'homme libre ne pense à aucune
contipuer à se mouvoir. Cette pierre assurément, chose moins qu'à la mort, et sa sagesse est une
parce qu'elle a conscience de son effort seule­ méditation non de la mort, mais de la vie.
ment, et n'est pas indifférente, croira qu'elle est Démonstration. L'homme libre, c'est-à-dire qui
très libre et qu'elle ne persévère dans son mou­ vit suivant le seul commandement de la raison,
vement que parce qu'elle le veut. Telle est cette n'est pas dirigé par la crainte de la mort, mais
liberté humaine que tous se vantent d'avoir, et désire le bien directement, c'est-à-dire désire
qui consiste en cela seul que les hommes sont agir, vivre, conserver son être suivant le prin­
conscients de leurs appétits, et ignorants des cipe de la recherche de l'utile propre; par suite,
causes qui les déterminent. C'est ainsi qu'un il ne pense à rien moins qu'à la mort; mais sa
petit enfant croit librement désirer le lait, un sagesse est une méditation de la vie. C.Q.F.D.
jeune garçon irrité vouloir la vengeance, et fuir
IBIDEM, IV, PROP. 67
s'il est peureux. L'ivrogne croit dire par un libre
décret de son âme ce qu'ensuite, sobre, il vou- (TRADUCTIONS ORIGINALES DE PASCAL SÉVERAC)

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 23


...a:-
Clés de lecture I SPINOZA

.... L'identité de l'âme et du corps


...
z
:E
=l!5
....... L
·U « 'esprit et le corps sont une
seule et même chose, qui
est conçue tantôt sous
l'attribut* de la pensée, tantôt
concevoir l'infinie puissance
de Dieu comme productrice de
mouvements, et donc de corps
(qui sont des rapports de mou­
voir; seules des idées peuvent
déterminer mon esprit à pen­
ser : il n'y a de causalité qu'à
l'intérieur de chaque attribut.
sous l'attribut de l'étendue. » vements et de repos); conce­ Jamais mon esprit n'agit sur
À elle seule, cette affirmation voir la pensée, c'est encore mon corps, ni mon corps sur
dit toute l'originalité, mais aus­ concevoir la puissance divine, mon esprit: c'est sur lui-même
si toute la difficulté de la mais comme productrice et sur d'autres modes de la pen­
conception spinoziste du rap­ d'idées et donc d'esprits (un sée que mon esprit peut agir;
port entre l'âme et le corps. Elle esprit humain, qu'on peut aussi il en va de même de mon corps
doit être comprise en rapport appeler une « âme », est l'idée dans l'étendue.
avec l'essence de Dieu. d'un corps humain). Même si une telle thèse semble
Dieu pour Spinoza est la sub­ aller à l'encontre de l'expé­
stance* (cf. p. 20). Or, cette sub­ Parallélisme sans interaction rience immédiate, Spinoza en
stance, qui est absolument in­ Mon corps (mode* de l'attri­ appelle à l'expérience elle­
finie, est constituée d'une but de l'étendue) et mon esprit même: nous enseigne-t-elle vé­
infinité d'attributs, chacun étant (mode de l'attribut de la pen­ ritablement que l'esprit peut
sée), en vertu de l'unicité de la
En vertu de l'unicité substance divine, sont donc Seuls des corps
de la substance divine, une seule et même chose : ils peuvent déterminer
sont non pas ce qui se rapporte
mon corps (mode de à une chose en soi, qui appa­
mon corps à se
l'attribut de l'étendue) rruîrait soit sous une apparence mouvoir, des idées
et mon esprit physique, soit sous une appa­ déterminer mon esprit
rence psychique; mais ils sont
(mode de l'attribut de strictement cette chose une et
à penser: il n'y a de
la pensée) sont une unique, qui est dans la matière causalité qu'au sein
seule et même chose. un corps, et dans la pensée un de chaque attribut.
esprit.
infini en son genre. Qu'est-ce De cette identité en Dieu de mon agir sur le corps? Nous ap­
que cela signifie? Que la ma­ esprit et de mon corps doit être prend-elle vraiment ce que peut
tière, que Spinoza, à la suite de tirée une conséquence anthro­ faire le corps par lui-même,
Descartes*, nomme plus vo­ pologique décisive: il n'y a pas sans intervention d'une ins­
lontiers l'étendue, ainsi que la d'interaction entre âme et tance psychique? Non, nul ne
pensée, sont deux genres d'être corps. Contrairement à ce que sait ce que peut le corps grâce
différents qui constituent (avec pense Descartes, l'homme n'est aux seules lois de l'étendue. Ne
une infinité d'autres attributs) pas constitué de deux sub­ nous laissons donc pas abuser
l'essence de Dieu. stances, pouvant agir l'une sur par les fausses évidences de
l'autre, grâce à une union dont l'expérience, et comprenons au
Dieu est matière et esprit on se demandera en vain si elle contraire que puissance cor­
L'étendue n'est donc pas ce que est corporelle ou spirituelle. Il porelle et puissance mentale
crée Dieu selon son bon vou­ est seulement ce qui peut être vont de pair (voir le second
loir, et Dieu ne se réduit pas à saisi sous deux modalités d'exis­ texte ci-contre): on n'acquiert
la pure pensée. La matière n'est tence différentes, sans rapport pas son salut contre son corps,
pas indigne de Dieu, et la pen­ de causalité l'une avec l'autre. ni même sans lui. On se sauve
sée n'est pas exclue de la Na­ Seuls des corps peuvent dé­ toujours corps et âme à la fois.
ture. Concevoir l'étendue, c'est terminer mon corps à se mou- P.S.

24 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


SPINOZA Identité de l'âme et du corps
........
<< Personne n'a jusqu'à présent ........
>C

déterminé ce que peut le corps >> ........


JI.
9,Vt
Proposition 2 : Ni Je corps ne peut déter-
miner l'esprit à penser, ni l'esprit ne
le corps, ne savent ce qu'ils disent et ne font
rien d'autre qu'avouer en un langage spécieux
,li peut déterminer le corps au mouve­ qu'ils ignorent, sans s'étonner, la vraie cause
ment ou au repos ou à quelque chose d'autre d'une action.
(s'il en est).
[...)
ÉTHIQUE, Ill (« DES AFFECTS»), PROP. 2

Scolie : L'esprit et le corps sont une seule et


même chose, qui est conçue tantôt sous l'at­ Proposition 45 : La haine ne peut jamais être
tribut de la pensée, tantôt sous l'attribut de bonne.
l'étendue. D'où vient que l'ordre ou l'enchaî­ [ ... )
nement des choses est le même, que la Nature Scolie : Entre la dérision [ ... ) et le rire, je fais
soit conçue sous tel attribut ou sous tel autre; une grande différence. Car le rire, comme aussi
et conséquemment, l'ordre des actions et des la plaisanterie, est une pure joie; et par consé­
passions de notre corps va par nature de pair quent, pourvu qu'il n'ait pas d'excès, il est bon
avec l'ordre des actions et des passions de l'es­ par lui-même. Seule une torve et triste super­
prit. [ ... ) Bien que les choses soient telles qu'il stition interdit de prendre du plaisir. Car pour­
ne reste aucune raison de douter à ce sujet, j'ai quoi serait-il plus important d'apaiser la faim
peine à croire cependant qu'à moins de donner et la soif que de chasser la mélancolie? Telle
une confirmation expérimentale, les hommes est ma règle, telles sont mes résolutions. Aucune
puissent être amenés à peser ce point d'une divinité, nul autre qu'un envieux ne prend plai­
âme égale, tant ils sont persuadés que le corps sir à mon impuissance et à mon malheur et ne
entre tantôt en mouvement, tantôt en repos au tient pour vertu nos larmes, sanglots, crainte
seul commandement de l'esprit, et fait un grand et autres manifestations qui sont le signe d'une
nombre d'actes qui dépendent de la seule âme impuissante. Mais au contraire, plus grande
volonté de l'esprit et de l'art de penser. Per­ est la joie que nous ressentons, plus nous
sonne, en effet, n'a jusqu'à présent déterminé gagnons en perfection, plus nécessairement
ce que peut le corps, c'est-à-dire que l'expé­ nous participons de la nature divine. li appar­
rience n'a jusqu'à présent enseigné à personne tient ainsi à un homme sage d'user des choses
ce que par les seules lois de la Nature considé­ et d'y prendre plaisir autant que possible (sans
rée seulement en tant que corporelle, le corps aller jusqu'au dégoût). Il appartient à un homme
peut faire et ne peut pas faire, à moins d'être sage, dis-je, de se refaire et récréer par des ali­
déterminé par l'esprit. Car personne n'a jus­ ments et boissons agréables et modérés, comme
qu'ici connu la structure du corps humain si aussi par les parfums, le charme des plantes
exactement qu'il ait pu en expliquer toutes les vertes, la parure, la musique, les jeux, le théâtre
fonctions, pour ne rien dire ici des nombreux et tout ce dont chacun peut user sans dommage
faits observés chez les bêtes, qui dépassent de pour autrui. Le corps humain en effet est com­
beaucoup la sagacité humaine, et de ce que font posé d'un grand nombre de parties de diverse
très souvent les somnambules pendant le som­ nature qui ont continuellement besoin d'ali­
meil, qu'ils n'oseraient pas pendant la veille; ce ments nouveaux et variés, pour que le corps
qui montre assez que le corps peut, par les entier soit également apte à tout ce qui peut
seules lois de sa nature, beaucoup de choses suivre de sa nature, et que par suite l'esprit soit
dont son esprit s'étonne. Nul ne sait ensuite aussi également apte à comprendre plusieurs
comment l'esprit meut le corps, ni combien de choses à la fois.
degrés de mouvement il peut imprimer au corps,
IBIDEM, IV(« DE LA SERVITUDE HUMAINE»), PROP. 45
et avec quelle vitesse. D'où suit que les hommes,
quand ils disent que telle ou telle action du
(TRADUCTIONS ORIGINALES DE PASCAL SÉVERAC)
corps provient de l'esprit qui a un empire sur

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 25


Clés de lecture I SPINOZA
....a:
-
.... Idées, certitude et erreur
....
z
IE
=u2
.... Q
u'est-ce qu'une idée ? posent sur une même chose.

.... Descartes* avait ré­


pondu : nos idées sont
comme des images des choses;
Mais le plus souvent, l'homme
n'est ni dans le doute, ni dans
la réelle certitude: il a sur une
elles reproduisent plus ou chose une seule idée, qui ignore
moins fidèlement la réalité. Pas la nature de ce qu'elle affirme,
vraiment, objecte Spinoza: nos mais n'en est pas troublée, puis­
idées sont des concepts (ac­ qu'elle ignore son ignorance.
tifs) plutôt que des perceptions L'esprit dans l'erreur est
(passives). Notre esprit n'est aveugle à la fausseté de son
pas le support inactif (le ta­ idée.
bleau) qui reçoit une repré­
sentation inerte (une peinture Positivité de l'erreur
muette); il est une puissance Cependant, et c'est là toute l'ori­
active de penser. ginalité de Spinoza, un tel dé­
Grâce aux idées adéquates, faut de connaissance n'a pas
Imagination, nous sommes certains de ce d'existence en soi: il n'a de réa­
raison et intuition que nous pensons. Mais Spi­ lité que pour un autre esprit
Spinoza distingue deux types noza voit une grande différence qui, selon un point de vue ex­
d'idées, qu'il nomme« inadé­ entre l'absence de doute qui térieur, assigne un manque à
quates » ou « adéquates ». De accompagne nos perceptions l'esprit considéré dans l'erreur.
ses idées inadéquates, l'esprit des choses, et la certitude in­ En réalité, chaque idée, consi­
est la cause partielle, ce qui si­ hérente à notre compréhension dérée en elle-même, est quelque
gnifie qu'il ne comprend pas de leurs rapports: dans le pre­ chose de pleinement positif :
vraiment comment elles se for­ mier cas, nous les imaginons elle est un mode* de la pensée,
ment en lui, et pourquoi il est inadéquatement d'après l'effet qui en exprime la puissance de
déterminé à penser ceci ou cela. qu'elles nous font, en ignorant façon précise et déterminée.
De ses idées adéquates, il est qu'une telle imagination n'est Spinoza refuse toute morale du
cause totale : il sait alors par­ qu'un point de vue partiel et jugement qui attribuerait aux
faitement pourquoi il pense ce inadéquat sur elles (voir le troi­ hommes un manque réel ou un
qu'il pense (voir le premier texte sième texte ci-contre). Dans le vice caché. Son éthique ne
ci-contre). Les idées inadé­ second cas, nous saisissons vé­ consiste pas d'abord à dire qui
quates constituent le premier ritablement les rapports qui a tort, qui a raison, mais à com­
genre de connaissance, appelé lient notre corps aux autres prendre pourquoi les hommes
aussi« imagination»; les idées corps : ce qui ne nous empêche sont déterminés à former telle
adéquates constituent les deux pas de continuer à les imagi­ ou telle idée : les erreurs,
autres genres de connaissance : ner comme avant, tout en com­ comme il l'explique dans le der­
la« raison», c'est-à-dire la pen­ prenant pourquoi nous les ima­ nier extrait, ne sont rien en
sée démonstrative qui, procé­ ginons ainsi. elles-mêmes ; elles sont le
dant à partir de principes com­ La certitude est donc due à la plus souvent nominales (les
muns à tous les hommes, présence d'une idée adéquate hommes usent des mêmes
comprend les propriétés com­ qui s'explique à elle-même très mots en pensant à des choses
munes aux choses; et la bien ce qu'elle pense: une telle différentes, ou usent de mots
« science intuitive », qui saisit idée sait donc qu'elle sait, tout différents en pensant à la même
« en un coup d'œil», à partir de bonnement parce que d'abord chose). Les controverses ne
Dieu, ce qu'elles sont (voir le elle sait. Quand y a-t-il doute sont donc que des querelles
deuxième texte ci-contre). alors? Lorsque deux idées s'op- de mots. P. S.

26 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


SPINOZA Idées, certitude et erreur
.....
....
><
.....
<< La vérité est norme .........
d'elle-même et du faux>> ....
JI.
9.V.t
Proposition 43 : Qui a une idée vraie
sait en même temps qu'il a une idée
Proposition 35 : La fausseté consiste en une pri­
vation de connaissance, qu'enveloppent les
"'W vraie, et ne peut douter de la vérité de idées inadéquates, c'est-à-dire mutilées et
la chose. [ ...] confuses.[ ...]
Scolie : [ ...] Nul, ayant une idée vraie, n'ignore Scolie:[ ...] Pour l'expliquer plus amplement, je
que l'idée vraie enveloppe la plus haute certi­ donnerai un exemple : les hommes se trompent
tude. Avoir une idée vraie, en effet, ne signifie en ce qu'ils se croient libres, opinion qui consiste
rien sinon connaître une chose parfaitement ou en cela seul qu'ils sont conscients de leurs actions
le n:iieux possible; et certes, personne n'en peut et ignorants des causes qui les déterminent.[ ... ]
douter, à moins de penser que l'idée est quelque De même, quand nous regardons le soleil, nous
chose de muet comme une peinture sur un imaginons qu'il est distant de nous d'environ
tableau, et non un mode de penser, à savoir deux cents pieds, erreur qui consiste non en
l'acte même de comprendre; et, je le demande, cette seule imagination, mais en ce que, tandis
qui peut savoir qu'il comprend une chose, s'il que nous l'imaginons, nous ignorons sa vraie
ne comprend auparavant la chose? C'est-à-dire distance, et la cause de cette imagination. Plus
qui peut savoir qu'il est certain d'une chose, tard en effet, tout en sachant que le soleil est
s'il n'est auparavant certain de cette chose? distant de plus de six cents fois le diamètre ter­
Ensuite, que peut-il y avoir de plus clair et de restre, nous n'imaginerons pas moins qu'il est
plus certain qu'une idée vraie, qui soit norme près de nous; car nous n'imaginons pas le soleil
de vérité? Véritablement, de même que la lumière aussi proche parce que nous ignorons sa vraie
se fait connaître elle-même et fait connaître les distance, mais parce que l'affection de notre
ténèbres, de même la vérité est norme d'elle­ corps enveloppe l'essence du soleil, en tant que
même et du faux. le corps même en est affecté.
ÉTHIQUE, Il(« DE L'ESPRIT»), PROP. 43 IBIDEM, Il, PROP. 35

[ ...] Nous avons nombre de perceptions et for­ [ ...] La plupart des erreurs consistent en cela
mons des notions générales à partir : 1 ° des seul que nous n'appliquons pas correctement
choses singulières qui nous sont représentées les noms aux choses. Quand quelqu'un dit en
par les sens d'une manière tronquée, confuse, effet que les lignes menées du centre du cercle
et sans ordre pour l'entendement; c'est pour­ à la circonférence sont inégales, il entend assu­
quoi j'ai l'habitude d'appeler de telles percep­ rément par cercle, du moins à ce moment-là,
tions connaissance par expérience vague; 2 ° des autre chose que les mathématiciens. De même,
signes, par exemple de ce que, entendant ou quand les hommes font une erreur dans un cal­
lisant certains mots, nous nous rappelons des cul, ils ont dans la pensée d'autres nombres
choses et en formons des idées semblables à que ceux qui sont sur le papier. S'il n'en était
celles par lesquelles nous imaginons les choses. pas ainsi, nous ne croirions pas qu'ils com­
J'appellerai ces deux manières de considérer mettent aucune erreur[ ...]. De là naissent la
les choses connaissance du premier genre, opi­ plupart des controverses : de ce que les hommes
nion ou imagination; 3 ° enfin, de ce que nous n'expliquent pas correctement leur pensée ou
avons des notions communes et des idées adé­ de ce qu'ils interprètent mal la pensée d'autrui.
quates des propriétés des choses; cette manière Car en réalité, tandis qu'ils se contredisent le
de connaître, je l'appellerai Raison et connais­ plus, ils pensent la même chose ou des choses
sance du second genre. Outre ces deux genres différentes, de sorte que ce qu'ils pensent être
de connaissance, il y en a encore un troisième, des erreurs et des absurdités en autrui, n'en
comme je le montrerai dans la suite, que nous est pas.
appellerons Science intuitive. IBIDEM, Il, PROP. 47, SCOLIE

IBIDEM, Il, PROP. 40, SCOLIE 2 (TRADUCTIONS ORIGINALES DE PASCAL SÉVERAC)

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 27


Clés de lecture I SPINOZA
....
- La vie affective et ses lois
a:
....
....
z:
:E
:E

S
0
u
....
ynagogue d'Amsterdam, thématique : expliquer la na­ joie; passer à une perfection

.... 27 juillet 1656 :« À l'aide


du jugement des saints et
des anges, nous excluons, chas­
ture, ce n'est pas l'observer, moindre, c'est la tristesse
mais déduire ses phénomènes (Éthique, III, 11 - voir ci-contre).
de lois rationnelles. De ces seuls trois affects, Spi­
sons, maudissons et exécrons noza déduit toute la vie affec­
Baruch de Spinoza[ ... ]. Que Désir, joie et tristesse tive de l'homme. Quand elles
l'Éternel ne lui pardonne jamais Spinoza pousse à son terme le s'associent à l'idée d'une cause
ses péchés... ,, Nul philosophe principe de l'intelligibilité in­ extérieure, la joie et la tristesse
ne souleva plus de malédictions tégrale du réel. Si l'homme est deviennent l'amour et la haine;
que celui qui signait Benedic­ une partie de la nature, il l'envie est la haine« en tant
tus de Spinoza (cf. p. 38). C'est relève de la science, et les que» (cette expression revient
qu'il ôte les raisons de mau­ mouvements de l'âme s'expli­ fréquemment chez Spinoza, qui
dire, les justifications de la quent comme ceux des corps. use du langage précis des géo­
haine.« Ne pas rire, ne pas pleu­ De même que le géomètre mètres) l'homme s'afflige du
rer, ne pas maudire, mais com­ construit les figures complexes bien d'autrui et se réjouit de
prendre» (Traité politique, 1, 4) : à partir des plus simples, le phi­ son mal; la colère, le désir de
tel est le principe que Spinoza losophe déduit l'affectivité faire du mal à celui que nous
oppose à ceux qui ne savent haïssons, etc.
que condamner les hommes et Spinoza pousse à son
leurs passions, c'est-à-dire leurs Passions et actions
émotions et impulsions. terme le principe de Nos passions ne sont pas cau­
l'intelligibilité du réel. sées par les objets et le juge­
Le modèle de Galilée Si l'homme est une ment que nous portons sur
La préface de la partie III de eux; en réalité, nous jugeons
!'Éthique(« Des affects*») con­ partie de la nature, les choses bonnes parce que
tient une de ses formules les les mouvements de nous les désirons (Éthique, III, 9,
plus célèbres : l'homme n'est l'âme s'expliquent scolie). Ce qui est premier, ce
pas« un empire dans un em­ n'est pas l'objet, mais le mé­
pire » (voir ci-contre). Cela si­ comme ceux des corps. canisme psychique qui nous
gnifie que, comme toute chose polarise sur l'objet. Cependant,
dans la Nature, l'homme est dé­ humaine de trois affects fon­ il y a deux types d'affects, les
terminé à agir selon des lois né­ damentaux. Le premier d'entre passions qui imaginent l'objet,
cessaires. Rien n'est contre­ eux évoque la loi d'inertie dont et les actions qui le compren­
nature. li n'y a pas plus à s'in­ Galilée a fait le principe de la nent. Ainsi l'amour,« joie avec
digner du bras qui frappe que nouvelle physique : chaque l'idée d'une cause extérieure» :
de la pluie qui tombe. La co­ être, autant qu'il a de puissance, si l'idée relève de l'imagination,
lère, l'envie, etc., ne sont pas s'efforce de persévérer dans cet affect est une passion, qui
des« vices» ou des« péchés» son être. Cet effort, devenu entraîne d'autres passions, sou­
elles ont, comme tout le reste, conscient, c'est le désir vent tristes Galousie, envie
des causes positives. (Éthique, lll, 9, scolie - voir ci­ etc.); mais si nous connaissons
On moralise dans la mesure où contre). Cependant, la puis­ la vraie cause de nos joies,
l'on ne comprend pas. Il faut sance de chaque individu ne alors l'amour cesse d'être pas­
donc non décrier, ni décrire, cesse de varier, de passer à une sion pour devenir action, c'est­
mais déduire les passions. Car perfection tantôt plus grande, à-dire une joie qui ne dépend
la nature, a déclaré Galilée*, tantôt moindre. Passer à une que de notre nature, et ne
le fondateur de la physique m<r perfection supérieure, c'est ce cesse jamais d'être joie.
derne, est écrite en langage ma- qu'on appelle couramment la Ariel Suhamy

28 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


SPINOZA Affects
.......
<< Nous jugeons qu'une chose est .......
>C

bonne parce que nous la désirons >> ......


• La plupart de ceux qui ont écrit sur les Ainsi je traiterai de la nature des affects, de leurs
• · • affects et sur la conduite de la vie forces et de la puissance de !'Esprit sur eux,

, humaine, semblent traiter, non de selon la même méthode dont j'ai traité[ ...] de
choses naturelles, qui suivent des lois com­ Dieu et de l'esprit, et je considérerai les actions
munes de la Nature, mais de choses qui sont et les appétits humains exactement comme s'il
hors de la Nature. Bien plus, ils semblent conce­ était question de lignes, de plans ou de volumes.
voir l'homme dans la Nature comme un empire ÉTHIQUE, Ill(« DES AFFECTS»), PRÉFACE

dans un empire. Car ils croient que l'homme


trouble l'ordre de la Nature plutôt qu'il ne le Proposition 6 : Chaque chose, autant qu'il est
suit, qu'il a sur ses propres actions une puis­ en elle, s'efforce de persévérer dans son être.
sance absolue, et qu'il ne se détermine que par [ ...]
lui-même. Ensuite, la cause de l'impuissance et Scolie[ de la proposition 9] : Cet effort, quand il
de l'inconstance humaines, ils l'attribuent, non se rapporte à l'esprit seul, est appelé Volonté;
pas à la puissance commune de la Nature, mais quand il se rapporte à l'esprit et au corps, il est
à je ne sais quel vice de la nature humaine, et nommé Appétit[ ...]. Entre !'Appétit et le Désir,
pour cette raison ils la déplorent, la raillent, la il n'y a aucune différence, si ce n'est que le Désir
méprisent, ou, ce qui arrive le plus souvent, la se rapporte généralement aux hommes en tant
détestent; et qui sait avec le plus d'éloquence qu'ils ont conscience de leur Appétit, aussi peut­
ou de finesse flétrir l'impuissance de l'esprit il être défini comme !'Appétit avec conscience
humain, est tenu pour divin.[ ...] de lui-même. Il est donc établi par tout cela que
À ceux-là sans doute, il paraîtra étonnant que nous ne nous efforçons à rien, ne voulons, n'ap­
j'entreprenne de traiter les vices et les sottises pétons, ne désirons aucune chose parce que nous
des hommes à la manière géométrique, et que jugeons qu'elle est bonne; mais au contraire,
je veuille démontrer par une raison certaine ce nous jugeons qu'une chose est bonne parce que
qu'ils ne cessent de proclamer contraire à la nous nous efforçons vers elle[ ...] et la désirons.
raison, vain, absurde et horrible. Mais voici ma IBIDEM, Ill, PROP. 6 ET PROP. 9

raison. Rien ne se produit dans la Nature qu'on


puisse attribuer à un vice de cette Nature; car Proposition 11 : Ce qui augmente ou diminue,
la Nature est toujours la même, et partout sa aide ou contient la puissance d'agir de notre
vertu et puissance d'agir est une et la même; corps, l'idée de cette chose augmente ou dimi­
c'est-à-dire que les lois et règles de la Nature, nue, aide ou contient la puissance de penser de
selon lesquelles tout se produit et passe d'une notre esprit.[ ...]
forme à une autre, sont partout et toujours les Scolie : Nous avons donc vu que l'esprit peut
mêmes, de sorte que la raison par laquelle com­ subir de grands changements, et passer à une
prendre la nature des choses, quelles qu'elles perfection tantôt plus grande, tantôt moindre,
soient, doit être une et toujours la même : à et ces passions nous expliquent les affects de
savoir, par les lois et règles universelles de la Joie et de Tristesse. Par Joie, j'entendrai donc
Nature. Ainsi, les affects de haine, de colère, la passion par laquelle l'esprit passe à une per­
d'envie, etc., considérés en eux-mêmes, suivent fection plus grande. Par Tristesse, la passion
de la même nécessité et vertu de la Nature, que par laquelle il passe à une perfection moindre.
les autres choses singulières; et par conséquent, [ ...] Ce qu'est le Désir, je l'ai expliqué dans le
ils reconnaissent des causes déterminées, par scolie de la proposition 9[ voir ci-dessus]. Et à
lesquelles on les comprend, et ils ont des pro­ part ces trois, je ne reconnais aucun autre affect
priétés déterminées, qui sont aussi dignes de primitif : je montrerai par la suite que les autres
notre connaissance que les propriétés de n'im­ naissent de ces trois.
porte quelle autre chose dont la seule contem­ IBIDEM, Ill, PROP. 11

plation nous est agréable. (TRADUCTIONS ORIGINALES D'ARIEL SU HAMY)

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 29


Clés de lecture I SPINOZA
....a:
- Le refus du bien et du mal
....
z
:E
:E
c:::a
.......
c.,
L
es moralistes représentent par la crainte de la mort, par
le bien et le mal comme la superstition .
deux forces antagonistes I..:homme ne nrul: donc pas libre;
présentes dans la nature, tout au plus peut-il le devenir.
l'homme étant libre de prendre Quoique ces notions ne repré­
le parti de l'un ou de l'autre. sentent rien de positif dans les
Dieu lui-même aurait pris mo­ choses, la raison peut en faire
dèle sur le bien pour créer le usage. Dire qu'un individu est
monde et le diriger, tout en lais­ plus parfait qu'un autre, cela si­
sant au diable l'« axe du mal». gnifie qu'il est plus puissant, que
son comportement s'explique
Le bon et le mauvais plus en fonction de sa propre
Deux siècles avant Nietzsche* nature que par les choses ex­
qui reconnut en lui un précur­ térieures. Nous pouvons donc
seur, Spinoza nie l'existence du former un « modèle de la nature
bien et du mal. Le diable n'existe mal est à comprendre comme humaine », qui ne serait que
pas et ne peut exister : un être un poison. Blyenbergh, un cor­ notre nature affranchie des
totalement opposé à Dieu, c'est­ respondant de Spinoza, s'en of­ contraintes extérieures (voir le
à-dire à celui qui est tout l'être, fusque : « Vous vous abstenez premier extrait).
n'est qu'un pur néant, affirme des vices comme on s'abstient
Spinoza dans le Court traité d'un aliment contraire à notre Perfectionner sa nature
(1660-1662). De même, Dieu ne nature» Qettre 22 datée du 19 fé­ Contrairement à toute la tradi­
saurait se soumettre au bien. vrier 1665). Comme dira tion morale qui valorise l'abné­
Comment l'être qui est tout Nietzsche, il n'y a pas de bien gation, on définira le bien
l'être pourrait-il connaître un et de mal, il n'y a que du bon et comme ce que nous savons
modèle extérieur? L'idée d'un du mauvais. avec certitude servir notre in­
Dieu bon est une absurdité, pire térêt, c'est-à-dire nous rappro­
une impiété, car elle contredit Adam l'ignorant cher de ce modèle; le mal
la nature de Dieu. C'est pourquoi la croyance au comme ce que nous savons
Croire qu'une chose puisse en bien et au mal est elle-même nous en éloigner. Et les affects*
soi être « mauvaise » ou sim­ un mal, un poison contraire à seront jugés bons qui procèdent
plement « imparfaite», ce serait la vie. L'homme libre, connais­ de la joie et peuvent s'expliquer
projeter du manque dans la na­ sant les choses dans leur pleine par notre nature, mauvais ceux
ture, du néant dans l'être. En positivité, ne formerait jamais qui diminuent notre puissance.
réalité, tout est aussi parfait l'idée du mal, ni donc celle du La vertu n'est pas de lutter
qu'il peut l'être, et la perfection bien (voir le second extrait). contre sa nature pour en « mé­
et l'imperfection ne sont que Le péché d'Adam (de l'igno­ riter » le prix, mais de s'aimer
des manières de comparer les rant) n'est pas d'avoir choisi soi-même, conserver son être
choses entre elles ou à des mo­ librement le mal, mais d'avoir et perfectionner sa nature. Et
dèles imaginaires. Le bien et le goûté à ces notions de bien et puisque rien n'est plus utile à
mal, de même, sont relatifs l'un de mal, ayant mal compris l'en­ l'homme que l'homme, le sou­
à l'autre, ainsi qu'aux sujets qui seignement de Dieu. Dès lors, verain bien, enfin, sera « de jouir
les imaginent. au lieu de désirer le bien di­ avec les autres si possible, de
Spinoza rejoint ici l'épicurien rectement comme au jardin cette nature humaine supé­
Lucrèce* : « Ce qui nourrit les d'Éden, il ne fera plus que fuir rieure ». Ou, pour mieux dire,
uns est un poison pour d'au­ le mal, et sa vie sera gouver­ de jouir par-delà le bien et le
tres» (De la nature, IV, 637). Tout née par les passions tristes, mal d'une joie éternelle. A. S.

30 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


SPINOZA I Bien et mal
.......
<< Le bien et le mal n'indiquent rien .....
.........
>C

de positif dans les choses>> ....


JI. La perfection et l'imperfection ne sont
tl'f j que des modes de penser, à savoir des
.
humaine que nous nous proposons; par mau­
vais, ce que nous savons avec certitude nous
._ notions que nous avons coutume de empêcher de le reproduire. Nous dirons en outre
forger du fait que nous comparons entre eux les hommes parfaits ou imparfaits selon qu'ils
des individus de même espèce ou de même se rapprocheront ou non de ce modèle.
genre; et c'est pour cette raison que j'ai dit que
ÉTHIQUE, IV(« DE LA SERVITUDE HUMAINE"), PRÉFACE
par réalité et perfection j'entends la même chose.
Nous avons coutume, en effet, de ramener tous
les individus de la Nature à un genre unique, Proposition 68 : Si les hommes naissaient libres,
appelé généralissime; à savoir à la notion de ils ne formeraient aucune notion de bien et de
l'être qui appartient à tous les individus de la mal aussi longtemps qu'ils seraient libres.
nature absolument. En tant donc que nous rame­ Démonstration : J'ai dit que celui-là est libre,
nons les individus de la Nature à ce genre et les qui est conduit par la seule Raison; qui donc
comparons entre eux, et dans la mesure où nous naît libre et le demeure, n'a que des idées adé­
trouvons que les uns ont plus d'entité ou de réa­ quates; par suite, il n'a aucun concept du mal,
lité que les autres, nous disons que les uns sont et conséquemment aussi (bien et mal étant cor­
plus parfaits que les autres; et en tant que nous rélatifs) du bien. C.Q.F.D.
leur attribuons quelque chose qui enveloppe Scolie : Que l'hypothèse de cette proposition
une négation, comme une limite, une fin, une est fausse [ ... ], cela est évident par la propo­
impuissance, etc., nous les appelons imparfaits, sition 4 [il ne peut se faire que l'homme ne soit
parce qu'ils n'affectent pas notre esprit de la pas une partie de la nature]. C'est là, avec
même façon que ceux que nous appelons par­ d'autres choses déjà démontrées, ce que Moïse
faits, et non parce qu'il leur manque quelque paraît avoir signifié dans l'histoire du premier
chose qui leur appartienne ou que la nature ait homme. On n'y conçoit en effet d'autre puis­
péché. Rien, en effet, n'appartient à la nature sance de Dieu que celle qui créa l'homme, c'est­
d'une chose, sinon ce qui suit de la nécessité à-dire la puissance pourvoyant seulement à
de la nature d'une cause efficiente, et tout ce l'utilité de l'homme; et dans cette mesure, on
qui suit de la nécessité de la nature d'une cause raconte que Dieu a interdit à l'homme libre de
efficiente arrive nécessairement. manger à l'arbre de la connaissance du bien et
Quant au bien et au mal, ils n'indiquent rien non du mal, et que sitôt qu'il en mangerait, il devrait
plus de positif dans les choses, considérées du craindre la mort plutôt que désirer vivre; puis,
moins en elles-mêmes, et ne sont rien que des qu'ayant trouvé la femme, qui s'accordait plei­
modes de penser, ou des notions que nous for­ nement avec sa nature, l'homme connut qu'il
mons du fait que nous comparons les choses n'y avait rien dans la nature qui pût lui être plus
entre elles. En effet, une seule et même chose utile; mais, qu'ayant cru les bêtes semblables
peut être, dans le même temps, bonne et mau­ à lui, il commença aussitôt d'imiter leurs affects,
vaise, et même indifférente. La musique, par et de perdre sa liberté; liberté plus tard recou­
exemple, est bonne pour le mélancolique, mau­ vrée par les Patriarches conduits par l'esprit
vaise pour l'endeuillé mais, pour le sourd, elle du Christ, c'est-à-dire l'idée de Dieu, de laquelle
n'est ni l'un ni l'autre. Pourtant, il nous faut seule dépend que l'homme soit libre et désire
conserver ces termes. Car, puisque nous dési­ pour les autres hommes le bien qu'il désire
rons former une idée de l'homme qui soit comme pour lui-même.
un modèle placé devant nos yeux, il nous sera
IBIDEM, IV, PROP. 68
nécessaire de conserver ces termes dans le sens
que j'ai dit. Par bon, j'entendrai donc par la suite
(TRADUCTIONS ORIGINALES D'ARIEL SU HAMY)
ce que nous savons avec certitude être un moyen
de nous rapprocher du modèle de la nature

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 31


Clés de lecture I SPINOZA
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a:
Durée et éternité
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c::tsi
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« nous regardons l'opinion compris que Dieu lui enseignait Il y a ainsi une jouissance de
commune des hommes, une vérité éternelle (manger ce l'éternité, distincte pourtant de
nous verrons qu'ils ont fruit donne la mort) : il a cru la joie qui se définit par la du­
bien conscience de l'éternité que Dieu lui interdisait le fruit rée (cf. p. 28) : « Si la joie
de leur esprit, mais la confon­ sous peine d'une sanction ve­ consiste dans le passage à une
dent avec la durée et l'attri­ nant du dehors, alors que l'in­ perfection plus grande, la béa­
buent à l'imagination ou à la terdit se fondait sur le rapport titude doit consister en ce que
mémoire qu'ils croient subsis­ naturel entre le fruit - comme l'esprit est doté de la perfec­
ter après la mort. » (Éthique, V, poison - et son corps. Ainsi la tion même» (Éthique, V, 33, sco­
34, scolie). L'un des principaux loi naturelle devient loi morale lie). Cette jouissance nous
objectifs du spinozisme est de qui divise l'unité naturelle de donne la puissance nécessaire
distinguer ces deux aspects de · pour contenir les passions né­
l'existence, durée et éternité. L'éternité est fastes qui nous attachent à la
durée.
La loi morale comme illusion l'existence même
La durée d'une chose est fonc­ conçue dans sa La connaissance
tion des causes extérieures, nécessité. Elle fait comme béatitude
puisqu'en son essence elle tend Tel est l'objectif de !'Éthique
à se maintenir dans l'existence. l'objet d'une véritable inverser le rapport entre la par­
Cette essence est éternelle, mais expérience, celle tie de nous qui vit selon la du­
cette éternité n'a rien à voir que donne la certitude rée et celle qui comprend les
avec une durée infinie, ni avec choses« sous l'aspect de l'éter­
une perspective post mortem. de la connaissance. nité » et qui ne dépend que de
L'éternité est l'existence même nous. La béatitude, dit la der­
conçue dans sa nécessité. Elle la cause et de l'effet en étapes nière proposition de !'Éthique
fait l'objet d'une véritable ex­ discontinues : commandement, (Y, 42-voir ci-contre), n'est pas
périence, celle que nous donne action libre, jugement de Dieu. la récompense d'un quelconque
la certitude de la connaissance. L'ignorant décompose dans la renoncement, elle est la liberté
li n'est donc nul besoin d'une durée ce qui pour le sage n'est même. Ce n'est pas parce que
autre vie pour s'élever au-des­ qu'une seule et même expé­ nous contenons les passions
sus du temps. rience éternelle. que nous atteignons la béati­
Cependant, le mot « éternel » tude, mais l'inverse.
peut se prendre en deux ac­ Sub specie aeternitatis Cette béatitude se confond
ceptions, selon qu'on parle des En effet, la raison fait connaître avec la connaissance; toute
lois communes à une multipli­ les lois de la nature, mais aussi connaissance se fonde sur
cité d'êtres, ou des êtres sin­ l'essence même des choses l'idée de Dieu, cause de toute
guliers eux-mêmes. Il y a « sub specie aeternitatis », sous chose; elle est donc « amour
d'abord des « vérités éter­ l'aspect de l'éternité (Éthique, de Dieu ». Le véritable amour
nelles » , qu'elles soient géo­ V, 23). Or, connaître sub specie de Dieu est intellectuel, et c'est
métriques (les angles du tri­ aeternitatis, c'est aussi s'éprou­ là ce que la religion nomme sa-
angle sont égaux à deux droits), ver soi-même comme éternel. 1 ut (Éthique, V, 36). Tout
ou physiques : par exemple, Car la connaissance adéquate homme a l'idée de Dieu et la
c'est une vérité éternelle que ne consiste pas à subir l'effet conscience de son éternité,
tel poison décompose ma na­ d'un objet extérieur à nous; mais la plupart, parce qu'ils
ture. Comme l'écrit Spinoza c'est une action de notre puis­ confondent éternité et durée,
dans le Traité théologico-poli­ sance de comprendre, qui, elle­ doivent prendre le chemin de
tique (1670), Adam n'a ainsi pas même, est éternelle. la foi. A. S.

32 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


SPINOZA I Durée et éternité
....1-­
. ....1--
<< Nous sentons et exper1mentons
/
>C

que nous sommes éternels >> ........


• Définition 8: Par éternité, j'entends l'exis­ Ier à Adam le mal qui s'ensuivrait nécessaire­
• • • tence elle-même, en tant qu'elle est ment s'il mangeait du fruit de cet arbre, mais
,.•
"'W conçue comme suivant nécessairement non la nécessité de la consécution. Aussi Adam
de la seule définition d'une chose éternelle. n'a-t-il pas perçu cette révélation comme une
Explication: Une telle existence, en effet, est vérité éternelle et nécessaire, mais comme une
conçue comme vérité éternelle, de même que loi, c'est-à-<lire comme une règle instituée, accom­
l'essence de la chose, et pour cette raison ne pagnée de dommage ou de profit, non en rai­
peut être expliquée par la durée ou le temps, son de la nature et de la nécessité de l'action
même si la durée est conçue comme n'ayant ni accomplie mais en raison du seul plaisir et du
commencement ni fin. commandement absolu de quelque prince. C'est
ÉTHIQUE, 1 (« DE DIEU"), DÉF. 8, TRAD. ORIGINALE A. SU HAMY pourquoi c'est au regard du seul Adam et en rai­
son seulement du défaut de sa connaissance,
Proposition 23 : L'esprit humain ne peut être que cette révélation fut une loi et que Dieu fut
absolument détruit avec le corps, mais il reste comme un législateur et un prince.
de lui quelque chose qui est éternel. [ ... ] C'est pour la même raison, le défaut de connais­
Scolie: Il est impossible de nous souvenir d'avoir sance, que le Décalogue ne fut une loi qu'au
existé avant le corps, puisqu'il ne peut y avoir regard des Hébreux. Ne connaissant pas l'exis­
aucune trace de cette existence dans le corps, tence de Dieu à titre de vérité éternelle, ils durent
et que l'éternité ne peut se définir par le temps, percevoir comme loi ce qui leur fut révélé dans
ni avoir avec le temps aucune relation. Néan­ le Décalogue: que Dieu existe et que lui seul
moins, nous sentons et expérimentons que nous doit être adoré.
sommes éternels. Car l'esprit ne sent pas moins TRAITÉ THÉOLOG/CO·POL/T/QUE, IV, 8·9, TRAD. J. LAGRÉE
les choses qu'il conçoit par l'entendement que ET P.·F. MOREAU,© PUF, 1999

celles qu'il a dans la mémoire. Les yeux de l'es­


prit en effet, par lesquels il voit et observe les Proposition 42: La béatitude n'est pas la récom­
choses, sont les démonstrations elles-mêmes. pense de la vertu, mais la vertu elle-même; et
Donc, bien que nous ne nous souvenions pas nous n'en jouissons pas parce que nous conte­
d'avoir existé avant le corps, nous sentons cepen­ nons nos penchants, mais c'est au contraire
dant que notre esprit, en tant qu'il enveloppe parce que nous en jouissons que nous pouvons
l'essence du corps sous l'aspect de l'éternité, est contenir nos penchants.[ ...]
éternel, et que cette existence ne peut ni se défi­ Scolie: [ ...] Il apparaît par là combien vaut le
nir par le temps ni s'expliquer à travers la durée. sage et combien il est plus puissant que l'igno­
IBIDEM, V(« DE LA LIBERTÉ HUMAINE"), PROP. 23 rant qui est agi par ses seuls penchants. L'igno­
rant, en effet, outre qu'il est de multiples façons
Les affirmations et les négations de Dieu enve­ ballotté par les causes extérieures et ne pos­
loppent toujours une nécessité ou une vérité sède jamais le vrai contentement de l'âme, vit
éternelle. Ainsi par exemple, si Dieu a dit à Adam presque inconscient de lui-même, de Dieu et
qu'il ne voulait pas qu'il mangeât du fruit de des choses et sitôt qu'il cesse de pâtir, il cesse
l'arbre de la connaissance du bien et du mal, il en même temps d'être. Le sage, au contraire,
impliquerait contradiction qu'Adam pût man­ en tant que tel, comme son âme se trouble à
ger du fruit de cet arbre et il serait donc impos­ peine, mais que, par une certaine nécessité éter­
sible qu'Adam en mangeât, car ce décret divin nelle, il est conscient de lui-même, de Dieu et
aurait dû envelopper une nécessité et une vérité des choses, il ne cesse jamais d'être, mais pos­
éternelles. Mais parce que l'Écriture raconte sède toujours le vrai contentement de l'âme.
cependant que Dieu a fait cette défense à Adam ÉTHIQUE, V, PROP. 42, TRAD. ORIGINALE A. SU HAMY
et que néanmoins Adam en a mangé, il faut néces­
sairement dire que Dieu s'est contenté de révé-

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 33


Clés de lecture j SPINOZA
....
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a:
Superstition et religion vraie
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J
c:,
u « e me suis souvent étonné
que des hommes qui se van­
partir du moment où chacun se
prétend l'interprète privilégié
de la justice et de la charité ne
saurait contredire la raison
tent de professer la religion de Dieu. De là des luttes achar­ (voir le deuxième extrait). Le
chrétienne, c'est-à-dire l'amour, nées,chacun érigeant son ima­ problème n'est donc pas de dis­
la joie, la paix, [ ... ] rivalisent gination en connaissance sur­ tinguer le vrai du faux dans les
d'iniquité et exercent chaque naturelle; de là aussi la haine enseignements de la religion,
jour la haine la plus violente de la raison, parce qu'elle est mais de distinguer la vraie re­
les uns contre les autres », dé­ universelle et exclut le miracle. ligion de la fausse,celle qui,
clare Spinoza au début du Traité sous couleur de religion, dif­
théologico-politique (1670). Com­ Justice et charité fuse, au lieu de la joie et de
ment la religion d'amour peut­ Cependant,pour répandre la l'amour,la crainte et la haine.
elle se retourner en instrument religion, les prophètes et les
de haine? Le Traité répond à apôtres ont dû l'adapter aux Rôle de l'exégèse biblique
cette question en distinguant préjugés de leur temps : pré­ La solution n'est pas d'institu­
religion et superstition. senter Dieu comme un créateur tionnaliser la philosophie à la
et un juge, ses révélations place de la religion,car rien ne
Crédulité et outrecuidance comme des lois morales,insti­ serait plus ridicule qu'une phi­
Dans la préface,Spinoza montre tuer enfin des rites et des losophie érigée en dogme. Et
que la superstition a deux croyances qui peuvent se la plupart des hommes ont be­
phases : la crédulité (quand rien soin d'un support imaginaire
ne va plus, on croit n'importe (par exemple, croire que Dieu
quoi, n'importe qui) et l'outre­ est soumis à la pitié ou à la co­
cuidance (quand la fortune sou­ lère) pour obéir de plein gré
rit,on croit tout savoir, on re­ aux commandements divins.
fuse tout conseil,toute foi). Le philosophe peut néanmoins
Tous les hommes sont enclins intervenir pour dégager du
à la superstition,même si la plu­ contenarnt contingent le
part croient que c'est le travers contenu essentiel, les dogmes
des autres. Seul fera exception de la religion m1iverselle.
celui qui sait qu'il est comme Pour préserver le caractère ré­
tout le monde,et comprenant vélé du texte sacré tout en blo­
le mécanisme psychologique quant l'usurpation supersti­
qui produit la superstition, tieuse, Spinoza propose une
saura s'en délivrer. méthode d'interprétation de
Mais on ne confondra pas reli­ !'Écriture qui préfigure l'exé­
gion et superstition. Même si la gèse historico-critique qui naî­
religion révélée s'appuie sur une contredire selon les époques tra au xixe siècle. Le texte y est
représentation erronée de Dieu, et l'imaginaire de chaque pro­ traité indépendamment de toute
son enseignement moral rejoint phète. La rèligion renferme ainsi autorité extérieure. Il en ressort
celui de la raison,alors que la nécessairement des ferments que croire en Dieu,ce n'est rien
superstition s'oppose directe­ de superstition. d'autre que pratiquer la justice
ment à la raison. Ainsi la reli­ Ces croyances contingentes,la et la charité; pour le reste (les
gion peut enseigner le préjugé superstition en fait des dogmes questions spéculatives : nature
finaliste (cf. p. 18) : ce préjugé indispensables au salut, et dès de Dieu, du salut,etc.),l'État
ne se tourne en superstition,lit­ lors prétend contrôler les es­ doit garantir aux hommes la li­
on dans l'appendice de la pre­ prits. Mais la vraie foi qui s'ex­ berté de penser et d'enseigner
mière partie de !'Éthique, qu'à prime par une pure pratique ce qu'ils veulent. A. S.

34 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


SPINOZA I Superstition et religion vraie
.....
<< Quant à savoir ce qu'est Dieu, .....
>C
.........
cela ne relève pas de la foi >> ...
• Si les hommes pouvaient régler toutes La foi universelle ne comprend donc que les
••• • leurs affaires suivant un avis arrêté, ou dogmes que l'obéissance envers Dieu suppose
..... encore si la fortune leur était toujours absolument, et dont l'ignorance rend l'obéis­
favorable, ils ne seraient jamais en proie à aucune sance absolument impossible. Quant aux autres
superstition; mais ils en sont souvent réduits à dogmes, chacun, se connaissant mieux que per­
une telle extrémité qu'ils ne peuvent s'arrêter à sonne, doit en penser ce qui lui paraîtra le
un avis, et que, la plupart du temps, du fait des meilleur pour le fortifier dans l'amour de la jus­
biens incertains de la fortune, qu'ils désirent tice. Par ce principe, à mon sens, on ne laisse
sans mesure, ils flottent misérablement entre pas de place aux controverses dans l'Église.
l'espoir et la crainte; c'est pourquoi ils ont l'âme Je ne craindrai plus maintenant d'énumérer les
si encline à croire n'importe quoi; lorsqu'elle dogmes de la foi universelle, c'est-à-dire les
est dans le doute, la moindre impulsion la fait points fondamentaux qui sont la visée de
pencher facilement d'un côté ou de l'autre, et l'Écriture universelle. Ils doivent tous tendre à
cela arrive bien plus facilement encore lors­ ceci: il y a un être suprême qui aime la justice
qu'elle se trouve en suspens par la crainte et et la charité, à qui tous sont tenus d'obéir pour
l'espoir qui l'agitent- alors qu'à d'autres moments être sauvés, et que tous sont tenus d'adorer
elle est gonflée d'orgueil et de vantardise. par le culte de la justice et de la charité envers
Cela, j'estime que nul ne l'ignore, bien que la plu­ le prochain. [ ... ]
part, à ce que je crois, s'ignorent eux-mêmes. Quant à savoir ce qu'est Dieu, c'est-à-dire le
Personne, en effet, n'a vécu parmi les hommes modèle de vie vraie - s'il est feu, esprit, lumière,
sans remarquer que la plupart, si grande que pensée, etc. -, cela ne relève pas de la foi; pas
soit leur inexpérience, regorgent tellement de plus que de savoir pourquoi il est un modèle
sagesse aux jours de prospérité que ce serait de vie vraie: est-ce parce qu'il a une âme juste
leur faire injure que de leur donner un avis; dans et miséricordieuse, ou parce que toutes choses
l'adversité, en revanche, ils ne savent où se tour­ sont et agissent par lui, et que c'est donc par
ner, ils sollicitent un avis de chacun, et ils n'en lui aussi que nous comprenons et v_oyons ce
trouvent aucun trop stupide, absurde ou vain qui est vraiment juste et bon? Peu importe ce
pour être suivi. Enfin, les plus légers motifs leur que chacun de nous en aura décidé. li n'importe
redonnent des espérances ou les font retomber pas non plus à la foi de croire que Dieu est par­
dans la peur. Car si, lorsqu'ils sont en proie à la tout présent quant à son essence ou quant à sa
crainte, ils voient arriver quelque chose qui leur puissance, qu'il dirige les choses par la liberté
rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent ou par la nécessité de sa nature, qu'il prescrit
y trouver l'annonce d'une issue heureuse ou mal­ des lois à la manière d'un prince ou les enseigne
heureuse, et pour. cette raison, bien que déçus comme des vérités éternelles. [ ... ] Combien
cent fois, ils le nomment présage favorable ou cette doctrine est salutaire, combien elle est
funeste. Si, en outre, ils voient avec grand éton­ nécessaire dans l'État pour que les hommes
nement quelque chose d'insolite, ils croient qu'il vivent dans la paix et la concorde, combien de
s'agit d'un prodige qui manifeste la colère des causes de troubles politiques et de crimes, et
dieux ou de la divinité suprême; ne pas l'apai­ de quelle gravité, elle supprime radicalement,
ser par des sacrifices et des prières paraît une je laisse à chacun le soin d'en juger.
impiété à des hommes en proie à la superstition IBIDEM, XIV, 9-12
et éloignés de la religion. Ils forgent de cette
façon d'infinies inventions et ils interprètent la
nature de façon étonnante comme si tout entière
elle délirait avec eux.
; ' TRAITÉ THÉOLOGICO·POUT/QUE, PRÉFACE,
TRAD. J. LAGRÉE ET P.·F. MOREAU, © PUF, 1999

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 35


Clés de lecture I SPINOZA
....a:
- Politique et liberté d'opinion
....
z

=
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:E
....... U
u ne philosophie de l'im­ droits sur ses sujets? Certes, conduits à bien gouverner,
manence telle que celle mais il ne peut pour autant al­ pourvu qu'ils gouvernent bien »,
de Spinoza ne pouvait ler contre le droit naturel des affirme-t-il dans le Traité poli­
qu'identifier purement et sim­ individus, par exemple les em­ tique (posthume, 1677).
plement le droit et la puissance. pêcher de penser et de com­ Spinoza entend ainsi libérer la
Chaque être a exactement au­ muniquer leurs pensées. Il peut politique de toute vaine morale
tant de droit qu'il a de puis­ le tenter, mais à ses risques et et rend hommage à Machiavel*,
sance pour exister et pour agir. périls. Car les hommes sont ainsi en qui il voit un défenseur de la
Le droit, donc, c'est ce qu'on faits que rien ne les exaspère liberté (Traité politique, V, 7). La
peut. C'est par un droit de na­ plus que de voir réprimer leurs seule question qui vaille à ses
ture absolu que les gros pois- convictions, criminaliser ce yeux est : comment conserver
qu'ils tiennent pour vertu.
Ce que Spinoza Ce que Locke* baptise à la L'État a intérêt à
même époque tolérance et que
nomme liberté de rendre les citoyens
Spinoza nomme liberté de pen­
penser et d'enseigner ser et d'enseigner n'est pas un vertueux; sa puissance
est pour l'État une devoir, une concession à la mo­ sera d'autant plus
rale; c'est pour l'État une né­
nécessité vitale, une grande que les
cessité vitale, une affaire de
affaire de puissance. puissance. Plus un régime est citoyens seront libres.
violent, plus il risque de s'ef­
sons mangent les petits, que le fondrer, soit par rébellion des l'État et le consolider? L'État n'a
plus fort est toujours le maître. sujets, soit par indifférence à pas à attendre que les citoyens
La nature n'interdit rien sauf l'intrusion d'un autre État. C'est soient vertueux, mais il a inté­
ce que nul ne peut faire. ainsi que le Traité théologico­ rêt à les rendre tels, pour la
politique (1670) défend la liberté bonne raison que sa puissance
Droit naturel et puissance d'expression dans son chapitre sera d'autant plus grande que
Il suit de là que nul ne saurait conclusif (voir ci-contre). les citoyens seront plus libres.
renoncer à son droit pour le La liberté n'est donc pas à l'ori­
transférer au souverain par un La liberté, finalité de l'État gine de l'État, mais elle en est
acte volontaire et rationnel, Spinoza s'oppose à la philoso­ la fin. Puisque le droit n'est pas
comme le veut la doctrine du phie politique moderne qui autre chose que la puissance de
pacte ou du contrat social qui table sur des citoyens d'emblée la multitude, tout État, quel que
s'épanouit chez Hobbes*, Rous­ libres et rationnels, mais aussi soit son régime, est fondamen­
seau* et Hegel (cf. p. 74). Pour à la tradition platonicienne*, talement démocratique.
Spinoza, le jeu des passions pro­ qui rêve de philosophes-rois. Pour Spinoza, l'essentiel n'est
duit naturellement la société, Ce qui doit suivre la raison, ce donc pas de savoir si l'on vit en
qui se constitue dès que les sont les institutions : « Les af­ démocratie ou non, mais quel
hommes, pour quelque motif faires publiques doivent être type d'affect* anime les ci­
que ce soit (crainte, espoir, ven­ ordonnées de telle sorte que toyens. Le despote appuie son
geance), sont déterminés à ceux qui les administrent, qu'ils pouvoir sur les passions tristes,
mettre leur droit ou leur puis­ soient conduits par la raison ou jusqu'à déshumaniser les hom­
sance en commun. De là naît par les passions, ne puissent mes; d'où sa faiblesse. L'État
l'État, qui décrète le juste et l'in­ être amenés à manquer de rationnel établit sa puissance
juste et a autant de droit sur loyauté ou à mal agir. Peu im­ sur les affects joyeux, propices
chacun qu'il a de puissance. Est­ porte à la sécurité de l'État pour au développement de la raison,
ce à dire qu'un État a tous les quels motifs les hommes sont c'est-à-dire de la liberté. A. S.

36 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


SPINOZA I Politique et liberté d'opinion
........
<< Personne ne peut abandonner ........
>C

la liberté de juger et de penser >> ........


...Il S'il était aussi facile de commander aux C'est pourquoi, si personne ne peut abandon­
• V-1! âmes qu'aux langues, tout souverain ner la liberté de juger et de penser ce qu'il veut,
•r régnerait en sécurité et il n'y aurait pas si chacun est, au contraire, mru'lre de ses pen­
de pouvoir d'État violent. Car chacun vivrait sées par le plus haut droit de la nature, il s'en­
selon la complexion des gouvernants, et juge­ suit que dans aucune république on ne peut
rait selon leur seul décret de ce qui est vrai et tenter (si ce n'est avec un insuccès total) d'ob­
faux, bien et mal, juste et injuste. Mais[ ...] il tenir que les hommes, si divergentes et oppo­
est impossible que l'âme d'un homme relève sées que soient leurs opinions, ne parlent que
absolument du droit d'un autre homme. Per­ selon le commandement du Souverain. Même
sonne ne peut transférer à autrui son droit natu­ les plus habiles, en effet, pour ne rien dire de
rel, c'est-à-dire sa faculté de raisonner librement la plèbe, ne savent se taire. C'est un vice com­
et de juger librement de toutes choses; et per­ mun aux hommes que de confier leur avis à
sonne ne peut y être contraint. C'est pourquoi autrui, même quarid le secret serait nécessaire.
l'on considère qu'un État est violent quand il Le plus violent des États sera donc celui où l'on
s'en prend aux âmes; c'est pourquoi aussi la refusera à chacun la liberté de dire et d'ensei­
majesté souveraine paraît opprimer les sujets gner ce qu'il pense. En revanche, un État bien
et usurper leur droit, quand elle veut prescrire réglé sera celui où l'on accordera à chacun cette
à chacun ce qu'il doit embrasser comme vrai liberté. [ ... ]
et rejeter comme faux, et par quelles opinions
son âme doit être incitée à la dévotion envers Des fondements de la république, tels que nous
Dieu. Car tout cela relève du droit de chacun, les avons exposés, il suit avec la dernière évi­
que nul ne peut abandonner quand bien même dence que sa fin ultime consiste non pas à domi­
il le voudrait.[ ... ) ner les hommes, à les contenir par la crainte et
à les soumettre au droit d'autrui, mais au
Bien que le Souverain ait droit sur toute chose, contraire à libérer chacun de la crainte pour
et soit considéré comme l'interprète du droit qu'il vive en sécurité autant que faire se peut,
et de la piété, il ne peut cependant jamais empê­ c'est-à-dire qu'il préserve le mieux possible son
cher que les hommes ne jugent de toutes choses droit naturel à exister et à agir sans danger pour
selon leur propre complexion et ne soient dans lui-même et pour autrui. Non, dis-je, la fin de la
cette mesure affectés de telle ou telle passion. république ne consiste pas à transformer les
li est vrai qu'il peut tenir à bon droit pour enne­ hommes d'êtres rationnels en bêtes ou en auto­
mis tous ceux qui ne pensent pas absolument mates. Elle consiste au contraire à ce que leur
comme lui sur toutes choses; mais, quant à esprit et leur corps accomplissent en sécurité
nous, nous discutons non de son droit mais de leurs fonctions, et qu'eux-mêmes utilisent la
son intérêt. J'admets qu'il a le droit de régner libre Raison, sans rivaliser de haine, de colère
avec la dernière violence, et d'envoyer les et de ruse, et sans s'affronter avec malveillance.
citoyens à la mort pour les motifs les plus La fin de la république est donc la liberté.
faibles; mais nul ne croira que cela puisse se
TRAITÉ THÉOLOG/CO·POLIT/QUE, XX, 1, 3, 4 ET 6,
faire selon le jugement de la saine Raison. Bien TRAD. J. LAGRÉE ET P.·F. MOREAU, © PUF, 1999
plus : comme il ne peut agir ainsi sans expo­
ser l'État tout entier aux plus grands dangers,
nous pouvons même nier qu'il ait la puissance
absolue d'agir de cette façon ou d'une façon
semblable, et par conséquent qu'il en ait le
droit absolu. En effet, le droit du Souverain
est déterminé par sa puissance, nous l'avons
montré.

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 37


Repères I SPINOZA

<9
Maison de Spinoza à Rijnsburg, près de Leyde, aujourd'hui transformée en musée. De 1661 à 1663, Baruch Spinoza (1632-1677) y commença la rédaction de !'Éthique.

Baruch Spinoza,
par-delà la légende
Qui était Spinoza? Hérétique juif? Philosophe radical? tera jusqu'à l'âge de 14 ans, et meurt, décès qui met fin à une
Républicain exalté? Le polisseur de verres de lentilles y acquiérera une bonne con- longue série noire dans la fa-
a alimenté les légendes. Portrait d'un rebelle fort discret. naissance de la Bible et de l'hé- mille : depuis 1638, Baruch a
breu, comme en témoignera perdu successivement sa mère
plus tard son Abrégé de gram- Hanna, son demi-frère Isaac et
Baruch Spinoza - équivalent hollandaise. Le père de Ba- maire hébraïque (rédigé en la- sa sœur aînée Miriam. Demeure
hébreu du portugais Bento ruch, Michael Spinoza, est un tin). Quant au Talmud, il semble son jeune frère Gabriel, avec le-
(«béni») et du latin Benedic- notable de la communauté jui- bien qu'il l'ait peu étudié, quel Baruch crée une nou-
tus - naît le 24 novembre 1632 ve. Originaire du Portugal, il n'ayant pas suivi les classes su- velle société commerciale, la
à Vlooienburg, le quartier juif dirige une société d'import- périeures de l'école menant au Bento y Gabriel Espinoza.
d'Amsterdam. La ville attire export de fruits secs et d'hui- rabbinat. Dans le même temps, il pour-
alors en nombre des juifs ori- le d'olive en provenance d'Al- suit sa formation loin des sen-
ginaires d'Allemagne, d'Euro- garve. En 1639. il inscrit son Un commerçant juif tiers battus: il s'initie aux cou-
pe centrale et surtout d'Es- fils à l'école Talmud Torah, où Au grand dam de son père, qui rants hétérodoxes juifs et à la
pagne et du Portugal, qui ont l'enseignement est dispensé rêvait sans doute d'un fils rab- kabbale - peut-être grâce au
fui les persécutions religieuses en espagnol, demeuré la bin, Baruch interrompt ses grand rabbin Menasseh ben ls-
et peuvent exercer librement langue de la culture pour les études et entre dans l'affaire raël*, qui enseigne alors à l'éco-
leur culte dans la république juifs séfarades. Baruch y res- familiale. En 1654, Michael le Talmud Torah. Il s'intéresse

38 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


SPINOZA I Biographie

aux dernières innovations scien- école le latin et découvre la juif. Pourquoi tant de haine? libérale et supportent mal le
tifiques et philosophiques, et modernité philosophique (Mon- À 23 ans, Spinoza n'a encore rigorisme rabbinique; la même
fréquente des membres de taigne*, Bacon*, Galilée*, Des- rien publié. Mais la commu- année, Juan de Prado* est mis
sectes religieuses issues de la cartes*) ainsi que les grands nauté juive a déjà eu vent de en pénitence, puis excommu-
Réforme (quakers*, menno- penseurs politiques (Machia- ses vues audacieuses sur la re- nié deux ans plus tard, accusé
nites*, etc.) qui joueront un vel*, Grotius*, Hobbes*). ligion et la Loi, que le philo- d'avoir soutenu que Dieu n'a
rôle déterminant dans sa vie sophe a eu l'imprudence de qu'une existence philosophique
philosophique. Surtout, depuis L'excommunication communiquer à quelques amis. et que la foi est inutile; seize
le milieu des années 1650, il Coup de théâtre. Le 27 juillet La sévérité de la sanction ans plus tôt, Uriel da Costa* se
suit des cours à l'école latine 1656, la communauté juive semble avoir été aussi motivée suicidait, après avoir été
de !'Anversois Franciscus Van d'Amsterdam excommunie Spi- par l'attitude de Spinoza lui- convaincu d'hérésie pour avoir
den Enden*. Ancien jésuite de- noza : « Sachez que vous ne de- même, qui, frondeur, ne fait nié l'immortalité de l'âme et
venu libre-penseur et proche vez avoir avec Spinoza aucune pas mystère de son refus de fai- critiqué le Talmud.
des collégiants*, celui-ci en- relation ni écrite ni verbale, dit re pénitence - il rédigera une Le herem signe l'arrêt de mort
seigne aux fils de la bonne sa- le texte du herem. [ ... ] Que per- Apologie pour justifier sa sor- de l'entreprise familiale. Ga-
ciété les grands textes de la sonne ne demeure sous le tie de la Synagogue. Il est vrai briel part pour les Antilles et
culture gréco-romaine et fait même toit que lui et que per- que son cas n'est pas isolé. Les Baruch quitte le quartier juif
représenter à Amsterdam des sonne ne lise aucun de ses anciens marranes portugais et de Vlooienburg. Il sera héber-
pièces du répertoire antique écrits. » Quelques semaines espagnols, ces juifs convertis gé à Amsterdam par Van den
où jouent ses élèves. Spinoza plus tôt, Spinoza manque de de force au christianisme et re- Enden. La prétendue idylle - la
- formation décisive pour le se faire tuer d'un coup de cou- venus au judaïsme à la faveur seule qu'on lui ait attribuée -
philosophe - apprend dans son teau donné par un fanatique de l'exil, sont plutôt de culture avec la fille aînée de Van den

CHRONOLOGIE

24 nowmbre 1632. Naissance à Spinoza. Baruch fonde avec son frère 1672. Invasion française. Guillaume Ill
Amsterdam de Bento d'Espinoza (Baruch la société Bento y Gabriel Espinoza. d'Orange devient stadhouder des Pro­
Spinoza), fils de Michael d'Espinoza et 27 juillet 1656. La communauté vinces-Unies. Le 20 août, Johan De Witt
de sa seconde femme, Hana Debora. juive d'Amsterdam prononce un herem et son frère sont massacrés par la foule.
1637. Publication du Discours de la à l'encontre de Spinoza. Fin de l'entre­ Domination du parti calviniste.
méthode de Descartes. prise familiale. 1673. l'.Électeur palatin propose à Spi­
1639. Expiation d'Uriel da Costa, frappé 4 février 1658. Herem prononcé noza une chaire de philosophie à Hei­
d'un herem (décret d'excommunication). contre Juan de Prado. delberg; il refuse.
1640. Suicide d'Uriel da Costa. 1660. Rédaction (jusque vers 1662) du 19 juillet 1674. Interdiction par les
1641. Publication des Méditations Court traité de Dieu, de l'homme et de autorités provinciales hollandaises du
métaphysiques de Descartes. sa béatitude. Traité théologico-politique de Spinoza et
1644. Publication à Amsterdam des 1661. Spinoza à Rijnsburg, dans la ban­ du Léviathan de Hobbes.
Principia Philosophiae de Descartes. lieue de Leyde. Rédaction du Traité de 1675. Achèvement de !'Éthique, que
1648. Traité de Münster : reconnais­ la réforme de l'entendement (inachevé). Spinoza renonce à faire publier. Début
sance par l'Espagne de l'indépendance Début de la rédaction, en latin, de de la rédaction du Traité politique (en
de la République des Provinces-Unies, à !'Éthique. Début de la correspondance latin, inachevé).
laquelle appartient la Hollande. avec Henri Oldenburg. 1676. Visites de Leibniz.
1649. Publication des Passions de l'âme, 1663. Spinoza demeure à Voorburg, 21 février 1677. Mort de Spinoza,
dernier traité de Descartes. dans la banlieue de La Haye. Publication à 44 ans.
1650. Mort de Descartes. des Principes de la philosophie de René 1677. Parution, sans nom d'auteur ni
1651. Léviathan de Hobbes. Descartes. d'éditeur, des Opera posthuma (Traité
1653. Johan de Witt devient Grand Pen­ 1670. Spinoza déménage à La Haye. de la réforme, Traité politique, Éthique,
sionnaire de Hollande. Parution du Traité théologico-politique, Abrégé de grammaire hébraïque, et une
28 mars 1654. Mort de Michael sans nom d'auteur. partie de la correspondance).

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Repères j SPINOZA

Sybrandt Van Beest (1610-1674), située à quelques lieues de La


Vue d'Amsterdam avec la tour Haye. li loge et travaille chez
de la Monnaie, New York,
l'artiste Daniel Tydeman, qui,
collection Lawrence Steigrad
Fine Arts. dit-on, l'initia aux beaux-arts
et au dessin, et se lie d'amitié
avec le grand savant Christiaan
Huygens*, à qui il fournit des
lentilles.
vitation de ses amis amstello­ Malgré l'éloignement, Spino­
damois, qui souhaitent dispo­ za reste en contact avec le
ser d'un exposé complet de ses cercle amstellodamois, tout en
idées, il écrit le Court traité de nouant de nouvelles relations
l'homme, de Dieu et de sa béa­ à LaHaye. Entre décembre 1664
titude, traduit en hollandais et juin 1665, il correspond avec
par jarig lellesz, fidèle compa­ le calviniste Guillaume de Blyen­
gnon mennonite, et ancien be rgh, courtier en grains et
commerçant comme lui. Enfin, théologien à ses heures : Spi­
Spinoza écrit à l'attention de noza interroge la notion de
lohannes Casearius, l'un de ses péché originel et de liberté, et
élèves leydois venu loger chez redéfinit les notions de bien
lui, les Principes de la philoso­ et de mal (cf p. 30).
phie de Descartes, un exposé
Enden n'est qu'une des nom­ innovations scientifiques. Du­ systématique publié en 1663, Troubles politiques
breuses légendes entretenues rant l'été, Spinoza reçoit la vi­ son dernier ouvrage « profes­ Vers 1665, Spinoza interrompt
par les biographes successifs site d'Henri Oldenburg, ap­ soral». Car Spinoza travaille momentanément la rédaction
du philosophe; à l'époque de pelé à devenir l'un de ses depuis 1661 à son grand œuvre, de I' Éthique pour aborder de
leur rencontre, vers 1657, Cla­ meilleurs amis. Cet Allemand l'Éthique, dont ses disciples front la théorie politique et l'exé­
ria Maria devait avoir 13 ans, formé à Londres, secrétaire de gèse biblique: cinq.1ns plus tard
quand Baruch en avait environ la London Society, célèbre grou­ paraît le Traité théologico-poli­
25... Une chose est sûre : Spi­ pe de savants, l'encourage à tique, sans nom d'auteur et avec
noza a appris à polir des verres publier ses écrits. Hambourg pour lieu d'impres­
de lentilles pour la fabrication Spinoza fait plusieurs séjours sion fictif. Précautions inutiles.
des microscopes et des télé­ à Amsterdam et à Leyde tou­ �auteur du brûlot est aussitôt
scopes, activité typiquement te proche pour rendre visite à identifié et couvert d'un flot
amstellodamoise dont il fera ses nombreux amis. Loin de d'injures et d'anathèmes venant
désormais son métier. vivre redus comme le voudrait de tout bord : calvinistes, juifs,
une autre légende tenace, Spi­ catholiques, et même carté­
Premiers disciples noza, personnalité charisma­ siens* ... Spinoza devient pour
En 1661, Spinoza déménage tique, s'entoure d'hommes sou­ longtemps le philosophe à
dans la banlieue de Leyde, à cieux de vérité et de toléran­ abattre.
Rijnsburg, principal centre des ce. Ainsi en témoigne son ami prennent connaissance au fur Il part s'installer à La Haye. ll
collégiants. C'est chez l'un deux, jean-Maximilien Lucas:« [S]es et à mesure de son avance­ redouble de prudence, recom­
le chirurgien Herman Homan, beaux talents attiraient chez ment. À partir de 1663, ils se manda nt la discrétion à ses
que loge le philosophe et qu'il lui toutes les personnes rai­ réunissent en collège pour étu­ amis, conscient des dangers
établit son atelier d'optique. sonnables; [... ] on le trouvait dier et commenter les textes qu'ils encourraient à diffuser
Dès cette époque, Spinoza jouit toujours d'une humeur égale envoyés par le maître. Ainsi se ses idées ou simplement à s'en
déjà d'une solide réputation et agréable.» constitue le premier cercle spi­ réclamer. Il fait bien : la Hol­
comme polisseur de lentilles, C'est à cette époque que Spi­ noziste. lande s'apprête à vivre des
activité qui, outre d'assurer sa noza rédige en latin ses pre­ heures troublées. En 1672, les
subsistance, satisfait à la fois miers traités. Il achève la ré­ ÀVoorburg armées de Louis XIV envahis­
son aspiration à la tranquillité daction du Traité de la réfor­ Au printemps 1663, Spinoza dé­ sent les Pays-Bas flamands.
et son goût prononcé pour les me de l'entendement, et, à l'in- ménage à Voorburg, bourgade Guillaume Ill d'Orange est ap-

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SPINOZA I Biographie

pelé à la tête de la nation. Le 1671 une correspondance, au­ « Coute » (avec prudence). fluence, par-delà la philoso­
20 août, Johan De Witt, Grand jourd'hui perdue. Spinoza rÉthique paraîtra en 1677, sans phie, aux arts et à la littéra­
Pensionnaire de Hollande et meurt le dimanche 21 février nom d'auteur. Enfin éditée, ture : Henry Miller, Jorge Luis
véritable chef du pays, et son 1677 à l'âge de 44 ans, victi­ l'œuvre du « prince des philo­ Borges, Bernard Malamud,
frère Cornelis, sont tués en plei­ me des difficultés respiratoires sophes» - selon l'expression Kenzaburô Ôé, parmi beaucoup
ne rue par une foule déchaî­ dont il souffrait depuis long­ de Gilles Deleuze*-, allait pou­ d'autres, en feront leur maître
née. Spinoza, scandalisé par ce temps. Sur sa pierre tombale voir commencer son périple à penser en liberté.
double meurtre, rédige un pla­ fut inscrite sa devise latine : singulier, étendant son in- PIERRE SOMMÉ
card de protestation (« Ultimi
barbarorum», « les derniers
des barbares») qu'il s'apprête
AMSTERDAM AU SIÈCLE D'OR
à afficher près du lieu du mas­
sacre... Son logeur, Hendryk Van
der Spick, réussira à l'en em­ « Amsterdam est appelé le miracle du portugaises et espagnoles fuyant l'inquisi­
pêcher, lui sauvant sans doute monde... Il n'y a rien de plus riche que la tion, des négociants d'Anvers qui veulent
la vie : le nom de Spinoza était banque où l'on a vu jusqu'à 2000 tonnes d'or. échapper à l'armée espagnole, des huguenots
indissolublement lié à celui de On l'appelle le marché du monde et la bou­ de France chassés par l'édit de Nantes. Ces
Johan De Witt, protecteur du tique des raretés de l'univers... La véritable immigrés sont d'autant mieux accueillis que
philosophe. Il n'en fallait pas Babylone pour sa beauté, sa richesse, pour les Amstellodamois, peu nombreux au début
plus pour qu'on cherchât aus­ l'orgueil de ses habitants et pour la confu­ du siècle, ont justement pris conscience
si à lui régler son compte ... sion des nations et des religions», s'émer­ qu'ils représentaient des forces vives, capa­
veille le voyageur français Boussingault en bles d'apporter les moyens d'assouvir les
Caute 1673. C'est dans cette ville riche, raffinée et ambitions internationales de la cité. Les con­
Avec la victoire des partisans cosmopolite que naît Spinoza en plein « Siècle ditions d'accès à la citoyenneté sont donc
de Guillaume d'Orange,.le cal­ d'or», ces années qui vont faire passer Am­ assez libérales : suffisent quelques années
vinisme orthodoxe prend net­ sterdam du statut de petit port régional à de séjour, un mariage avec une personne
tement le dessus sur les cou­ celui de capitale commerciale d'envergure déjà établie ou l'acquittement d'un droit.
rants libéraux: la belle liberté mondiale, au tournant du siècle. Amsterdam comptait 30 000 habitants en
de penser de la république hol­ Amsterdam est la capitale de la Hollande, 1585; ils seront 105000 en 1622, puis 200000
landaise (cf encadré) n'est plus. la principale province des Provinces-Unies un demi-siècle plus tard.
Le Traité théologico-politique (anciennes possessions espagnoles devenues Le climat de liberté explique aussi l'épa­
est interdit en 1674. Dans ce indépendantes en 1648). Exception remar­ nouissement intellectuel de la cité, juste­
contexte, Spinoza renonce quable dans une Europe absolutiste, la ville ment baptisée « Eleutheropolis ». La ville
définitivement à faire publier est une République dirigée par de grands est alors à la pointe du progrès scientifique.
l'Éthique, achevée en 1675. bourgeois : les régents, hommes d'affaires C'est là que sont inventés le télescope, le
Le philosophe s'interroge aus­ attentifs à la prospérité de la cité, dont l'é­ microscope, le thermomètre, le baromètre
si sur le sens des événements conomie profite pleinement de l'ouverture et l'horloge à balancier. Les idées circulent
auxquels il vient d'assister des nouvelles routes maritimes. La ville en­ sans la censure religieuse et politique exer­
pourquoi les hommes troquent­ tretient des échanges avec les pays de la cée ailleurs en Europe. La liberté de la presse
ils délibérément la liberté pour Baltique et de la Méditerranée, mais aussi y est sans équivalent. Il existe certes des
l'asservissement? Pourquoi la avec l'Afrique, les Amériques et les Indes livres censurés, mais l'autorité civile est peu
république libérale a-t-elle néerlandaises (actuelle Indonésie). Bour­ répressive, se bornant souvent à réclamer
échoué? Avec le Traité politique geoise, affairiste, adepte du risque et du de simples amendes aux éditeurs ou aux li­
(inachevé). il tentera de ré­ luxe, Amsterdam est aussi relativement braires récalcitrants... Séduit, Descartes s'éta­
pondre à ces questions. tolérante, ce qui lui doit d'avoir attiré de blit à Amsterdam de 162 8 à 1649. « Quel
Baruch est maintenant seul. La nombreuses victimes des guerres et des per­ autre pays où l'on puisse jouir d'une liberté
plupart de ses amis sont morts sécutions religieuses. Si le calvinisme y est si entière, où l'on puisse dormir avec moins
(Peter Balling, Simon de Vries, dominant, chacun est libre de sa pratique d'inquiétude .. », écrit-il dans une lettre da­
Adriaan Koerbagh ... ). En 1676, religieuse, du moment qu'il participe à la tée de mai 1631. Quarante ans plus tard, la
il reçoit à plusieurs reprises la prospérité économique. La ville devient ainsi guerre mettra fin à ce paradis des affaires
visite du philosophe Leibniz*, une terre d'asile pour de riches familles juives et de la tolérance. SOPHIE PUJAS
avec qui il entretenait depuis

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Repères I SPINOZA

« Spinoziste » : le mot, synonyme d'athéisme, fut


longtemps une insulte... Aujourd'hui, Spinoza
est devenu la référence de penseurs désireux de refonder
la démocratie en conciliant déterminisme et liberté.

Et après?
Spinoza, entre anathème et fascination
PAR JÉRÔME VIDAL*

Dès les premiers temps de sa diffusion, l'œuvre de caractère relatif du pouvoir politique. Il remettait de
Spinoza a fait l'effet d'une bombe dont l'onde de choc plus radicalement en question l'idée d'un libre
s'est propagée jusqu'au terme du xv111• siècle et au­ arbitre* (cf. p. 22) et proposait une redéfinition de
delà. Selon l'historien Jonathan Israël (Les Lumières la liberté : celle-ci devenait affaire de mouvement
radicales, Éditions Amsterdam, 2005), ses écrits ont vers une plus grande puissance d'agir et de penser.
constitué l'un des principaux moteurs de la trans­ Une vie éthique ou morale, autrement dit une vie
formation culturelle et poli- libre, ne consistait pas à obéir
tique qui a alors affecté les Qu'avait donc Spinoza à des valeurs extérieures et
sociétés européennes et qui supérieures, mais à déployer
a abouti à la sécularisation de si scandaleux? au maximum sa puissance
et à la démocratisation rela­ Son rejet de toute d'agir par la connaissance de
tive de leurs institutions. Les la nécessité et de la produc­
Lumières ne seraient ainsi
transcendance et d'un tivité infinie de la nature.
pas un mouvement homo­ ordre de droit divin. Parce que les individus s'ins-
gène, dont les figures cen- crivaient pour Spinoza dans
trales seraient Locke* et Voltaire*, mais le lieu d'une des réseaux de relations d'interdépendance, ce pro­
opposition entre trois pôles, qui tous se sont affir­ cessus de libération ne pouvait être que collectif. S'il
més par rapport au défi constitué par la pensée de ne fut pas le premier à défendre ces thèses, Spinoza
Spinoza et de ses sectateurs : celui des Lumières radi­ fut celui qui en donna l'expression la plus radicale -
cales ou« démocratiques», fidèles à l'impulsion don­ et la plus systématique. Sa postérité doit en effet
née par le « juif athée » d'Amsterdam, celui des beaucoup à la « machine à penser » que constitue
Lumières« modérées» ou« libérales», qui s'effraient son système. Par sa rigueur démonstrative, son ouver­
des audaces des spinozistes et cherchent à passer ture, son exigence, mais aussi en raison de la diffi­
des compromis avec les pouvoirs en place, et celui culté d'accès aux textes du fait de la censure, sa phi­
des Lumières« conservatrices», qui défendent l'ordre losophie a de plus suscité un travail d'interprétation,
ancien, mais qui ne peuvent cependant pas ignorer de reformulation, autrement dit d'invention.
leurs adversaires. Après les Lumières, ce sont les romantiques et les
idéalistes* allemands - Schelling*, Hegel (cf. p. 74) -,
Machine à penser puis les positivistes comme Auguste Comte (1798-
Le paradoxe est que peu nombreux étaient alors ceux 1857), qui se sont confrontés, dans un dialogue
qui revendiquaient leur proximité avec Spinoza. Son critique, à l'œuvre de Spinoza. Plus tard, Henri
nom était le plus souvent utilisé comme une insulte. Bergson (1859-1941) a aussi entretenu avec lui un
Qu'avait donc son système de si scandaleux? Son rapport à la fois de proximité et de distanciation en
rejet de toute transcendance. S'opposant à l'idée s'attachant à penser la possibilité d'une« évolution
d'un ordre de droit divin, le spinozisme révélait le créatrice » qui, sans tomber dans les travers des

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SPINOZA I Postérité

défenseurs traditionnels du libre arbitre, permet· Michel Foucault, quant à lui, s'est efforcé, selon une
trait d'affirmer l'indétermination du présent et l'ou­ démarche très proche aussi de celle de Spinoza, de
verture du futur, selon une ligne d'analyse qui sera penser les processus de pouvoir par lesquels se consti­
reprise par Gilles Deleuze*. tuent les individus, processus qui les déterminent et
sont la condition de leur puissance d'agir. On s'écarte
Bourdieu, Foucault et les autres là de la sociologie de la domination d'un Bourdieu
Plus récemment, dans les années qui ont suivi Mai pour retrouver une autre intuition de Spinoza : les
1968, au moment de la crise du marxisme, de l'épui­ mécanismes de l'assujettissement des sujets sont indis­
sement progressif des formes traditionnelles du mou­ tinctement et immédiatement des processus de sub­
vement ouvrier, et alors que le structuralisme mar­ jectivation où le pouvoir est toujours en acte. En consé­
quait le pas, Spinoza a connu un regain d'intérêt, quence, il se confond avec ses effets. Se trouve exclue
particulièrement en France. Comme s'il s'agissait de la possibilité qu'il soit une sorte de substance exté­
trouver les termes de la reformulation d'une pensée rieure que l'on pourrait« avoir», dont on pourrait être
démocratique qui tienne compte des impasses de la privé, et dont il faudrait s'emparer. Les conséquences
politique révolutionnaire inspirée par le « matéria­ politiques d'une telle approche sont fondamentales
lisme dialectique ». Sans renoncer à l'exigence il ne s'agit plus de conquérir l'État en tant que lieu pri­
d'émancipation et de transformation démocratique vilégié d'un pouvoir conçu comme souverain, puisque
de la société et de l'État. Sans adopter le credo libé­ celui-ci est diffus, relationnel et qu'il n'est pas une
ral d'une fin de l'histoire ou la perspective néokan­ chose que l'on pourrait posséder; il s'agit plutôt de
tienne (cf p. 72) de production d'un consensus démo­ développer une politique non gouvernementale et des
cratique et libéral qui est celle de lohn Rawls stratégies de subversion politique. Celles-ci sont néces­
(1921-2002) ou de jürgen Habermas (né en 1929). sairement« locales», en raison de la diffusion du pou­
S'est ainsi formée une nouvelle constellation - hété­ voir et de la variété de ses modalités, et elles se tien­
rogène - de penseurs critiques qui, directement ou nent à distance de l'État, puisque la souveraineté de
indirectement, ont travaillé et ont été travaillés par celui-ci est pour une large part une illusion. Elles visent
l'œuvre de Spinoza. Citons, à produire des formes de vie
parmi les plus connus, Pierre Le spinozisme de et des agencements poli­
Bourdieu (1930-2002), Michel tiques inédits et plus dési­
Foucault (1926-1984}, Gilles Deleuze et de Negri rables, sans pour autant pré­
Deleuze et aujourd'hui dégage l'horizon d'une tendre en finir avec « le »
Antonio Negri (né en 1933). pouvoir.
De ces spinozismes mo­
démocratie absolue,
dernes, celui d'un Pierre sans médiation. Inventivité politique
Bourdieu est sans doute le C'est une orientation similaire
plus classique, preuve sans doute qu'un certain spi­ qu'ont développée Gilles Deleuze et Antonio Negri
nozisme est devenu une sorte de politesse de la en posant que la puissance d'agir de la multitude
pensée, la philosophie spontanée de nombre de pra­ (l'agrégation sociale des individus} est première, mais
ticiens des sciences sociales et de nos contempo­ qu'elle est capturée par l'État et la « machinerie »
rains : il s'agit d'affirmer, contre tous les idéalismes capitaliste. La démocratie est, selon eux, au principe
ou toutes les idéalisations, l'idée que l'ordre social de la production du social et de toute société, mais
est une construction historique, le produit d'un jeu aussi ce qu'il convient de libérer du pouvoir de l'État
de pouvoirs, de dominations et d'intérêts (qui ne afin de maximiser la puissance collective de la mul­
se réduisent pas aux intérêts économiques), dont titude et la productivité de la liberté. En ce sens, le spi­
il est nécessaire de penser les mécanismes afin de nozisme de Deleuze et de Negri dégage l'horizon
dégager la possibilité d'une marge de liberté. C'est d'une démocratie absolue, sans médiation, qui trouve
donc fondamentalement l'idée d'une libération, tou­ sa source dans une liberté nécessairement révolu­
jours partielle et précaire, par la connaissance des tionnaire. Ce retour à Spinoza, loin de manifester
déterminismes sociohistoriques que réactualise l'abandon de ce que le marxisme pouvait contenir
Pierre Bourdieu. Ce projet passe chez lui par la mise d'exigence critique, permet de redéfinir celle-ci à par­
en question des illusions produites par les institu­ tir de l'examen des points aveugles de celui-là. Et
tions dites démocratiques, notamment par l'école démontre avec force l'actualité de Spinoza.•
qui, en faisant croire à l'égalité des chances, contri­
buerait autant sinon plus à la reproduction de la * Coresponsable des Éditions Amsterdam et membre
domination qu'à sa dissolution. du comité de rédaction de la revue Multitudes.

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 43


KANT J Introduction

La philosophie de Kant est une réponse au monde


désenchanté qu'ont fait émerger les découvertes du
xvn e siècle. Il revient à l'homme, dans les limites de sa
finitude, de redonner sens au monde, du point de vue
de la connaissance, de la morale et des fins politiques.

EMMANUEL KANT,
l:HUMANISTE
Par Luc Ferry

L
e sens et la portée de l'œuvre d'Em­ (1644) et la publication des thèses de
manuel Kant (1724-1804) sont insai­ Galilée sur les rapports de la terre et du
sissables si l'on ne mesure pas soleil (1632) - une révolution scientifique
d'abord le séisme intellectuel et moral sans précédent dans l'histoire de l'hu­
que représente le passage de l'univers de manité s'est accomplie. Ce n'est pas seu­
la cosmologie grecque à celui de la phy­ lement l'homme qui a « perdu sa place
sique moderne, la rupture abyssale qui dans le monde », mais bien le monde lui­
Luc Ferry, sépare le « monde clos » des Anciens de même, ce fameux cosmos grec, qui s'est
philosophe, ancien l'« univers infini 1 » de Galilée* et New­ purement et simplement volatilisé. Pour
ministre, président ton*. Car c'est après cette rupture que se faire une idée de ce que les Grecs
du Conseil d'analyse
pense Kant, et sa philoso- nommaient cosmos, il
de la société (CAS),
auteur, entre
phie n'a qu'un seul et Selon Kant, la tâche faut se représenter le tout
autres, de L'Homme­ unique but : construire un de l'univers comme s'il
Dieu ou le Sens édifice nouveau, celui de nouvelle de la science s'agissait d'un être orga-
de la vie (LGF, 1997), l'humanisme moderne, sur moderne ne réside plus nisé et animé. Pour les
de Qu'est-ce les ruines d'un ordre cos­ dans la contemplation stoïciens, par exemple,
qu'une vie réussie ? mique à jamais englouti. l'ordre cosmique n'était
(LGF, 2005), et mais dans la pas seulement une orga-
d'Apprendre à vivre: Du monde clos à l'infini construction de lois. nisation magnifique, mais
traité de
philosophie à
En moins d'un siècle et c'était aussi un ordre ana­
l'usage des jeunes demi, en effet - au cours de la période logue à celui d'un être vivant. Le monde
générations qui s'étend de la publication de l'ouvrage matériel, l'univers tout entier était pour
(Pion, 2006). de Copernic* sur Les Révolutions des eux comme un gigantesque animal
orbites célestes (1543) à celle des Philo­ dont chaque élément - chaque organe -
sophiae naturalis principia mathematica aurait été admir ablement co nçu et
(1687) de Newton, en passant par les agencé en harmonie avec l'ensemble.
Principes de la philosophie de Descartes* Voilà ce que la physique des Anciens,.

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 45


Introduction I KANT

i+invitait les hommes à reconnaître et en apparence purement « technique »,


que l'éthique* leur enjoignait d'imiter. pour ne pas dire byzantine, mais en vérité
Mais après la révolution scientifique, d'une profondeur abyssale, touchant
l'univers n'est plus qu'un chaos infini, notre capacité à fabriquer des « syn­
désenchanté et sans valeur autre que thèses », des « jugements synthétiques».
celle que nous lui prêtons, un champ de La formule désigne tout simplement la
forces qui s'organisent, certes, mais dans nouvelle conception des lois scientifiques
le choc, sans harmonie ni signification qui vont recevoir pour mission d'établir
d'aucune sorte. Il n'y a donc plus rien des liaisons (étymologiquement, synthé­
dans la nature que l'on puisse imiter sur tiser veut dire mettre ensemble) cohé­
le plan moral, car on voit mal comment le rentes et éclairantes entre des
silence de ces espaces infinis qui effraie phénomènes dont l'ordonnancement n'est
le libertin de Pascal* pourrait servir en plus donné mais construit. Révolution
quoi que ce soit de modèle éthique pour intellectuelle sans précédent: la notion
grecque de contemplation va
faire place à celle d'un travail de
Où enraciner un l'esprit, d'une activité de syn­
nouvel ordre qui thèse, de « connexion » par
soit antinaturel et laquelle seul le savant authen­
tique parvient à « fabriquer» des
areligieux? Sur lois scientifiques.
la seule volonté Mais dans ces conditions aussi,
des hommes, pourvu il va de soi que la question
morale qu'aborde la Critique de
qu'ils acceptent de la raison pratique (1788) change,
limiter leur liberté. elle aussi, du tout au tout. À l'in-
terrogation classique « que dois­
des êtres humains désormais désempa­ je faire? », plus aucun critère naturel ne
rés. De là les questions inédites qui ani­ saurait désormais répondre. Comment, en
ment les œuvres majeures de Kant. effet, prendre pour modèle l'ordre cos­
mique s'il est introuvable? Non seulement
De la contemplation à la construction la nature n'a plus rien de bon en soi, mais
D'abord dans la Critique de la raison pure il nous faut même nous opposer à elle et la
(17 81): si le monde n'est plus qu'un combattre sans relâche pour parvenir au
chaos, un tissu conflictuel de forces, c'est bien. Et cela est vrai tout autant en nous
désormais « de l'extérieur », par la force qu'en dehors de nous. Voyez, par exemple,
de son esprit, que le savant va devoir réin­ le tremblement de terre de Lisbonne qui,
troduire de l'ordre et du sens dans le réel. en 1755, fait en quelques heures plusieurs
Ce sera là, par excellence, la tâche nou­ milliers de morts. Est-ce bien là le signe
velle de la science moderne, qui ne réside du merveilleux cosmos que les Anciens
plus dans la contemplation, dans ce que croyaient voir autour d'eux? Est-ce cette
les Grecs nomment la theoria, mais dans nature-là, hostile et malveillante, que nous
un travail, dans l'élaboration active, voire devrions prendre pour modèle? Et en
dans la construction de lois qui permet­ nous, les choses, si possible, sont pires
tent de redonner cohérence à un univers encore: si j'écoute ma nature, c'est sans
désenchanté. Par exemple, avec le prin­ cesse et avec force l'égoïsme le plus résolu
cipe de causalité, le savant « moderne » qui parle en moi, qui me commande de
va tenter d'établir des liens « logiques » suivre mes intérêts particuliers au détri­
entre certains phénomènes qu'il consi­ ment de ceux des autres. Comment pour­
dère comme des effets, et certains autres rais-je un instant me persuader que je
dans lesquels il par vient, grâce à la parviendrai au bien commun, à l'intérêt
méthode expérimentale, à déceler des général, en écoutant cette nature-là? La
causes. Et voilà pourquoi la Critique de la vérité, c'est qu'avec elle, les autres peu­
raison pure s'ouvre sur une interrogation vent toujours attendre ...

46 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


Portrait
d'Emmanuel
Kant (1724-
1804), école
allemande,
xv111• siècle,
collection
particulière
./
D'où la question Cruciale de l'éthique la« bonne volonté », voire une« volo�té
dans un univers mqderne qui a fait son bonne». Comme la connaissance,. qui n'est
deuil des cosmologies anciennes : dans plus theoria, contemplation, mais travail
quelle entité enraciner un nouvel ordre, de synthèse des phénomènes entre eux
un autre cosmos si l'on veut, qui soit tout au sein de lois construites par l'esprit
à la fois antinaturel èt areligieux? Réponse humain, ce nouveau cosmos est lui aussi
qui fonde l'humanisme moderne tant sur un univers moral« artificiel», tout entier à
le plan moral que politique et juridique construire et nullement donné ni garanti
sur la seule volonté des hommes, pourvu d'avance, un monde où l'homme, loin
qu'ils acceptent de s'autolimiter en com­ d'être le fragment minuscule d'une tota­
prenant que leur liberté, parfois, doit s'ar­ lité qui l'englobe de toute part, devient une
rêter là où commence'celle d'autrui. « fin en soi» - non plus un moyen, un être
qu'on pourrait instrumentaliser si Je grand
Le règne des fins Tout l'exigeait, mais l'alpha et l'oméga de
Cette« seconde nature» qu'il s'agit d'ins­ toute valeur et de toute dignité morales.
taurer, Kant la désignera sous l'expression Avec Kant, nous quittons l'univers livré
de « règne des fins », :car son principe tout fait et parfait par la nature pour
suprême, c'est le respect d'autrui, qu'on entrer dans un monde de part en part
ne doit jamais traiter comme un simple forgé par et pour les êtres humains - en
moyen. Or c'est là, justement, la chose la quoi, bien sûr, c'est aussi l'avènement de
moins naturelle du monde et qui suppose la démocratie qui se joue dans la nais­
un effort sur soi, une volonté qui s'arrache sance de ce nouveau paradigme intel­
aux penchants égoïst�s. De là Je fait que lectuel et moral. Une aventure qui, pour
la loi morale s'impose,� nous sous la forme le meilleur et pour le pire, est encore la
d'un impératif, d'un devoir : justement nôtre aujourd'hui. •
parce qu'elle n'est pas naturelle, mais sup­ 1. Expressions empruntées à Alexandre Koyré
pose des efforts ou, comme dit Kant, de (Du monde clos à l'univers infini, Gallimard, 1957).

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 47


Clés de lecture I KANT
....
a:
L'Aufklarung
....
z
&
&
a
...
u
.... E
mmanuel Kant est consi­ l'homme par la perfectibilité,
déré comme le plus émi­ l'existence humaine n'étant pas,
nent représentant de comme celle de l'animal, réglée
l'Aufkliirung•, les Lumières par l'instinct. D'où l'importance
allemandes. Son œuvre définit de l'éducation : l'homme est le
le programme intellectuel, mo­ seul être qui ait besoin d'être
ral et politique de notre mo­ éduqué. Kant attend des temps
dernité. Le texte ci-contre est éclairés à venir que les États
extrait de sa contribution au investissent dans l'instruction
débat lancé en 1783 par le Ber­ du peuple. Le moteur du pro­
linische Monatssch rift sur la grès des Lumières réside tou­
question« qu'est-ce que les Lu­ tefois dans l'auto-éducation du
mières? » Kant présente un éclaire •. Kant est, au contraire, public: c'est pourquoi la liberté
point de vue déjà esquissé dans un adversaire déclaré du pa­ de communiquer ses pensées
la préface de la Critique de La ternalisme politique, dans le­ constitue le bien politique le
raison pure (1781), son ouvrage quel le chef d'État se pose en plus précieux.
le plus célèbre : « Notre siècle garant non de la liberté mais
est proprement le siècle de la du bonheur du peuple. Maximes de la réforme
critique, à laquelle tout doit se Sortir de l'état de minorité si­ Kant présente ailleurs - dans
soumettre : la religion, parce gnifie rompre avec la tradition, la Critique de La fac ulté dejuger
qu'elle est sacrée, la législation, qui soumet les hommes à l'au­ (1790), puis dans !'Anthropolo­
à cause de sa majesté, veulent torité du passé et du divin. Un gie d'un point de vue pragma­
communément s'y soustraire. lien étroit unit, de ce point de tique (1798) - les maximes de
Mais elles [ ...] ne peuvent dès vue, la superstition, qui fait obs­ la réforme personnelle : la pre­
lors prétendre à ce respect [ ...] tacle à la connaissance de la na­ mière, « penser par soi-même»,
que la raison témoigne uni­ ture, et le besoin d'être guidé désigne l'exigence d'émanci­
quement à ce qui a pu soute­ par autrui. À la suite de Des­ pation à l'égard des préjugés
nir son libre et public examen.» cartes*, Kant souligne le rôle et des arguments d'autorité. La
de la volonté dans la construc­ deuxième maxime, « penser en
Autonomie de la raison tion de la vérité : la devise des se mettant à la place de tout
Kant caractérise les Lumières Lumières, « aie le courage de te autre », commande de penser
comme le moment de « la sor­ servir de ton propre entende­ en commun avec d'autres. Elle
tie de l'homme hors de l'état ment!», fait écho à l'exigence est la maxime de la pensée élar­
de tutelle dont il est lui-même cartésienne de faire table rase gie qui, par opposition à l'es­
responsable». L'affirmation mo­ des préjugés.Elle constitue l'un prit étroit, se montre capable
derne de l'autonomie de la rai­ des éléments du programme de de« réfléchir sur son propre ju­
son se heurte toujours, en cette la modernité démocratique. gement au point de vue uni­
fin de xvme siècle, au dogma­ La voie tracée par Kant en vue versel ». La troisième maxime,
tisme religieux et au despo­ de sortir de cet état de mino­ enfin, « toujours penser en ac­
tisme politique. Aux yeux de rité est celle de la réforme, la­ cord avec soi-même», est celle
Kant, les Lumières ne sont donc quelle ne requiert rien d'autre de la pensée conséquente. C'est
que le prélude d'une« époque que le « libre usage public de à travers la mise en oeuvre de
éclairée » qui reste à venir. la pensée». La liberté est donc ces trois maximes que l'indi­
L'hommage rendu à Frédéric II à la fois fin et moyen : nul be­ vidu pourra espérer accéder à
de Prusse, l'ami des philo­ soin de tuteur pour sortir de l'autonomie et devenir au­
sophes, n'en fait pas pour au­ l'état de tutelle. Kant, en dis­ thentiquement adulte.
tant un adepte du despotisme ciple de Rousseau*, définit Éric Deschavanne

48 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


KANT Aufkla rung
....1-
<< Aie le courage de te servir ....1-
>C

de ton propre entendement! >> ........


Les lumières, c'est la sortie de l'homme Mais qu'un public s'éclaire lui-même est plus
hors de l'état de tutelle dont il est lui­ probable; cela est même presque inévitable
même responsable. L'état de tutelle est pourvu qu'on lui accorde une certaine liberté.
l'incapacité de se servir de son propre enten­ Car il se trouvera toujours quelques êtres pen­
dement sans la conduite de l'autre. On est soi­ sant par eux-mêmes, même parmi les tuteurs
même responsable de cet état de tutelle quand en exercice du grand nombre, pour rejeter eux­
la cause tient non à une insuffisance de l'en­ mêmes le joug de l'état de tutelle et pour pro­
tendement mais à une insuffisance de la réso­ pager ensuite autour d'eux l'esprit d'une
lution et du courage de s'en servir sans la appréciation raisonnable de la propre valeur et
conduite d'un autre. Sapere aude ! Aie le cou­ de la vocation de tout homme à penser par soi­
rage de te servir de ton propre entendement! même. [ ... ]
Voilà la devise des Lumières. Si on pose à présent la question : vivons-nous
Paresse et lâcheté sont les causes qui font qu'un maintenant une époque éclairée? la réponse
si grand nombre d'hommes, après que la nature est: non, mais bien à une époque de Lumières.
les a affranchis depuis longtemps d'une conduite Il s'en faut encore de beaucoup que les hommes
étrangère [ ...] , restent cependant volontiers toute dans leur ensemble, en l'état actuel des choses,
leur vie dans un état de tutelle, et qui font qu'il soient déjà, ou puissent seulement être mis en
est si facile à d'autres de se poser comme leurs mesure de se servir dans les choses de la reli­
tuteurs. Il est si commode d'être sous tutelle. Si gion de leur entendement avec assurance et jus­
j'ai un livre qui a l'entendement à ma place, un tesse sans la conduite d'un autre. Cependant,
directeur de conscience qui a de la conscience nous avons des indices évidents qu'ils ont le
à ma place, [ ...] je n'ai alors pas moi-même à champ libre pour travailler dans cette direction
fournir d'efforts. Il ne m'est pas nécessaire de et que les obstacles à la généralisation des
penser dès lors que je peux payer; d'autres assu­ Lumières, ou à la sortie de l'état de tutelle dont
meront bien à ma place cette fastidieuse besogne. ils sont eux-mêmes responsables, se font de
Et si la plus grande partie, et de loin, des hommes moins en moins nombreux. À cet égard, cette
(et parmi eux, le beau sexe dans son entier), tient époque est l'époque des Lumières, ou le siècle
ce pas qui affranchit de la tutelle, outre qu'il est de Frédéric. [ ... ]
très pénible, pour très dangereux, c'est que s'y Quand la nature a fait sortir de la dure enve­
emploient ces tuteurs qui, dans leur extrême loppe le germe dont elle prend soin le plus ten­
bienveillance, se chargent de les surveiller. Après drement, c'est-à-dire le penchant et la vocation
avoir abêti leur bétail et avoir empêché avec sol­ à la libre pensée, ce penchant a progressive­
licitude ces créatures paisibles d'oser faire un ment des répercussions sur l'état d'esprit du
pas sans la roulette d'enfant où ils les avaient peuple (ce qui le rend peu à peu plus apte à
emprisonnés, ils leur montrent ensuite le dan­ agir librement) et finalement même sur le prin­
ger qui les menace s'ils essaient de marcher seuls. cipe du gouvernement, lequel trouve profitable
[ ... ] Les préceptes et les formules, ces instru­ pour lui-même de traiter l'être humain, qui est
ments mécaniques d'un usage raisonnable ou désormais plus qu'une machine, conformément
plutôt d'un mauvais usage de ses dons naturels, à sa dignité.
sont les entraves d'un état de tutelle perma­
RÉPONSE À LA QUESTION: QU'EST-CE QUE LES LUMIÈRES? (1784),
nent. Qui les rejetterait ne sauterait par-dessus TRAD. F. PROUST,© GARNIER-FLAMMARION
le plus étroit fossé qu'avec maladresse parce
qu'il n'aurait pas l'habitude de se mouvoir aussi
librement. Aussi, peu nombreux sont ceux qui
ont réussi à se dépêtrer, par le propre travail
de leur esprit, de l'état de tutelle et à marcher
malgré tout d'un pas assuré.

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 49


Clés de lecture I KANT

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a:

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La critique de la métaphysique
&
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....... L
c:::t
c., a Critique de la raison pure déduire l'existence de Dieu de Dieu. Sa déconstruction fait ap­
marque une rupture dans son concept: si, par définition, paraiïre Dieu comme une simple
l'histoire de la pensée en Dieu est la suprême réalité, l'être « Idée de la raison», un concept
procédant au renversement de appartient nécessairement aux vide pour lequel « aucun objet
la relation qui fut, depuis l'aube qualités qu'il faut lui attribuer. ne peut être donné de manière
de la métaphysique* moderne, adéquate dans l'expérience ».
celle de la finitude et de l'ab­ Concept et existence Si une existence hors du champ
solu. La philosophie du XVIIe et L'objection de Kant consiste de l'expérience« ne doit pas être
du xvme siècle pensait la fini­ précisément à faire valoir l'im­ tenue pour absolument impos­
tude en posant d'abord Dieu, possibilité de déduire l'exis­ sible » (ce qui laisse une place
l'absolu, pour présenter ensuite tence à partir de l'analyse d'un pour la foi), « elle n'en est pas
les limites inhérentes à l'homme concept. L'être suppose que moins, insiste Kant, une sup­
en tant qu'être fini. quelque chose soit donné, dans position que rien ne peut justi­
J'espace et dans le temps, in­ fier » : Dieu, autrement dit, ne
Leçons de finitude dépendamment du concept. peut être l'objet d'un savoir.
Cherchant à prendre la mesure L'exemple des cent thalers (la
du pouvoir humain de connais­ monnaie prussienne de La croyance rationnelle
sance et de ses limites, Kant l'époque) illustre cette idée: le Si rien ne permet l'affirmation
commence au contraire par la de l'existence de Dieu du point
finitude : il met en évidence, Kant place la finitude de vue de la connaissance, Kant
comme le concept montre néanmoins dans la Cri­
comme le concept premier dont
il faut partir pour aborder les tique de la roison protique (1788)
autres questions de la philo­ premier dont il faut que, d'un point de vue moral,
sophie, le fait que notre partir pour aborder le« postulat» de l'existence de
conscience soit limitée par un Dieu correspond à un « besoin
les questions
monde extérieur à elle et qu'elle de la raison». Dieu n'est certes
n'a pas créé. Il en déduit l'im­ métaphysiques. pas requis comme fondement
possibilité de relativiser le point la morale n'existe que par et
de vue de la finitude humaine concept de « cent thalers réels» pour l'homme. La finitude hu­
par rapport à un entendement est identique au concept de maine en matière morale se tra­
divin infini qui ne serait pas li­ << cent thalers possibles» (la va­ duit cependant par Je sentiment
mité par la sensibilité; la figure leur signifiée est la même); la que rien ne vient garantir la réa­
divine de l'absolu se trouve différence (l'existence des tha­ lisation de l'idéal moral, ni l'ac­
ainsi réduite au rang d'« Idée», lers) n'est pas conceptuelle. cord entre la vertu et le bon­
simple point de vue de la rai­ D'où l'analogie qui conclut le heur : Je spectacle d'un homme
son humaine. texte: la déduction de l'exis­ juste, donc digne d'être heu­
Le texte ci-contre illustre la dé­ tence de Dieu à partir de son reux, mais qui meurt sans avoir
construction de la métaphy­ concept n'enrichit pas davan­ connu le bonheur, constitue
sique qui résulte de cette tage ma connaissance que la ainsi un scandale pour la rai­
conception de la finitude. Il est conception d'une somme d'ar­ son. Si Kant évoque une
extrait d'un chapitre consacré gent n'augmente mon pouvoir « croyance rationnelle», c'est
à la critique d'une célèbre d'achat. uniquement dans la mesure où
preuve de l'existence de Dieu L'argument ontologique n'est Dieu, en tant garant ultime de
- l'argument ontologique - re­ pas une preuve parmi d'autres: la réalisation des attentes de la
formulée notamment par Des­ il est présent, de manière su­ raison humaine, remplit une
cartes*. Le principe de l'argu­ breptice, dans tout discours pré­ fonction d'espérance au service
ment mis en cause consiste à tendant établir l'existence de d'une morale humaniste. E. D.

so I Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


1 T I Critique de la métaphysique
....
....
........
A
/
>C
<< Etre n'est evidemment
pas un prédicat réel >> .......
Être n'est évidemment pas un prédicat· effet, bien qu'à mon concept il ne manque rien
réel, c'est-à-dire un concept de quelque du contenu réel possible d'une chose en géné­
chose qui puisse s'ajouter au concept ral, il manque cependant encore quelque chose
d'une chose. C'est simplement la position d'une au rapport à tout mon état intellectuel, à savoir
chose ou de certaines déterminations en soi. que la connaissance d'un objet soit possible
Dans l'usage logique, il n'est que la copule d'un aussi a posteriori. [ ...]
jugement.La proposition : Dieu est tout-puissant, Quelles que soient la nature et l'étendue du
contient deux concepts qui ont leurs objets : contenu de notre concept d'un objet, nous
Dieu et toute-puissance; le petit mot est n'est sommes obligés de sortir de ce concept pour
point un prédicat, mais seulement ce qui met lui attribuer l'existence. À l'égard des objets des
le prédicat en relation avec le sujet. Si je prends sens cela se fait au moyen de leur enchaînement
le sujet (Dieu) avec tous ses prédicats (parmi à quelqu'une de mes perceptions suivant des
lesquels est comprise la toute-puissance), et lois empiriques; mais pour les objets de la pen­
que je dise: Dieu est, ou, il est un Dieu, je n'ajoute sée pure, il n'y a aucun moyen de reconnaître
pas un nouveau prédicat au concept de Dieu, leur existence, puisqu'il faudrait la reconnaître
mais je pose seulement le sujet en lui-même tout à fait a priori, mais que notre conscience
avec tous ses prédicats, et en même temps l'olr de toute existence[ ...] appartient entièrement
jet qui correspond à mon concept. Tous deux à l'unité de l'expérience, et que, si une existence
doivent contenir exactement la même chose; hors de ce champ ne doit pas être tenue pour
et, de ce que (par l'expression : il est) je conçois absolument impossible, elle n'en est pas moins
l'objet comme absolument donné, rien de plus une supposition que rien ne peut justifier.
ne peut s'ajouter au concept qui en exprime Le concept d'un être suprême est une Idée très
simplement la possibilité. Et ainsi le réel ne utile à beaucoup d'égards; mais, précisément
contient rien de plus que le simplement pos­ parce qu'il n'est qu'une Idée, il est tout à fait
sible. Cent thalers réels ne contiennent rien de incapable d'étendre à lui seul notre connais­
plus que cent thalers possibles. Car, comme les sance par rapport à ce qui existe. [ ...]
thalers possibles expriment le concept, et les Cette preuve ontologique (cartésienne) si van­
thalers réels l'objet et sa position en lui-même, tée, qui prétend démontrer par des concepts
si celui-ci contenait plus que celui-là, mon l'existence d'un être suprême, fait donc perdre
concept n'exprimerait plus l'objet tout entier, toute la peine et le travail, et l'on ne deviendra
et par conséquent il n'y serait plus conforme. pas plus riche en connaissances avec de simples
Mais je suis plus riche avec cent thalers réels Idées qu'un marchand ne le deviendrait en argent
que si je n'en ai que l'idée[ ...]. En effet l'objet si, dans la pensée d'augmenter sa fortune, il ajou­
en réalité n'est pas simplement contenu d'une tait quelques zéros à son livre de caisse.
manière analytique dans mon concept, mais il
CRITIQUE DE LA RAISON PURE (1781), 2' PARTIE, 2' DIVISION,
s'ajoute synthétiquement à mon concept[ ... ], LIVRE Il, CHAP. Ill, 4' SECTION(« DE L'IMPOSSIBILITÉ D'UNE PREUVE
sans que les cent thalers conçus soient le moins ONTOLOGIQUE DE L'EXISTENCE DE DIEU »),
TRAD, 1. BARNI, © GARNIER-FLAMMARION
du monde augmentés par cet être placé en
dehors de mon concept.
Quand donc je conçois une chose, quels que
*Prédicat: en logique, ce qui est affirmé d'un sujet dans un jugement Exemple:
soient et si nombreux que soient les prédicats le ciel (sujet) est bleu (prédicat).
au moyen desquels je la conçois (même en la
déterminant complètement), par cela seul que
j'ajoute que cette chose existe, je n'ajoute abso­
lument rien à la chose. [ ...] Si donc je conçois
un être comme la suprême réalité[ ...], il reste
toujours à savoir si cet être existe ou non. En

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 51


Clés de lecture I KANT
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L'Idée de système
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c::t

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xtrait de la Critique de la ver l'existence de Dieu, nous ne de la réalisation de l'idéal du
raison pure, le texte ci­ pouvons savoir si le réel est in­ droit dans l'histoire (cf. p. 64).
contre, particulièrement tégralement rationnel. Un sys­ L'Idée de Dieu - d'une cause de
difficile, évoque l'usage scien­ tème de la nature ou de l'his­ la nature qui l'organise et la di­
tifique qu'il est possible de faire toire se confondrait avec le rige vers la réalisation achevée
de l'Idée de Dieu après sa cri­ point de vue de l'omniscience de l'idéal - prend ici le sens
tique, laquelle fait apparaître (de la science achevée), inac­ d'un « principe régulateur »
l'impossibilité d'en démontrer cessible à l'homme du fait de pour la réflexion : dans un opus­
l'existence. Dieu étant pensé sa finitude. cule intitulé Idée d'une histoire
comme le point de vue au re­ Nous pouvons néanmoins faire universelle au point de vue cos­
gard duquel le monde est par­ « comme si » le monde était mopolitique (1784), Kant con­
fait et parfaitement connu, l'Idée l'œuvre d'un créateur intelli­ çoit l'Idée d'« une histoire
de Dieu sécularisée se confond gent, afin de concevoir l'espoir conforme à un plan déterminé
avec l'Idée de système. d'un achèvement de la connais­ de la nature » qui pourrait
sance. L'Idée de système se « nous servir de fil conducteur
L'Idée, principe régulateur pour nous représenter ce qui
Un monde organisé en système ne serait sans cela qu'un agré­
serait rationnel et constituerait gat des actions humaines
une perfection logique. Mais comme formant, du moins en
« l'expérience ne fournit jamais gros, un système ».
l'exemple d'une parfaite unité
systématique». La présentation Le sens de l'histoire
de la totalité de l'expérience Un tel fil conducteur permet à
dans« une parfaite unité de la la réflexion d'apercevoir un
connaissance intellectuelle, qui sens dans l'histoire. Kant évite
ne fasse pas seulement de cette cependant le dogmatisme mé­
connaissance un agrégat acci­ taphysique d'un Hegel (cf. p. 94)
dentel, mais un système lié sui­ et d'un Marx* : sa philosophie
vant des lois nécessaires » est fait du système non une chose
une« Idée», au sens que le phi­ réelle mais un simple point de
losophe donne à ce terme : un conçoit alors comme une vue. Faire apparaître que l'his­
concept de la raison pour le­ « maxime subjective», une mé­ toire a un sens, qu'elle se di­
quel« aucun objet ne peut être thode permettant au savant rige vers l'accomplissement
donné dans l'expérience», mais d'unifier la multiplicité des lois d'un idéal de la raison, suppose
aussi le concept d'une « per­ égrenées par la science. Elle d'embrasser la totalité histo­
fection que l'on peut certes tou­ constitue l'idéal régulateur de rique - point de vue imaginaire,
jours approcher, mais qu'on ne la science, son horizon. La mise dont l'esprit humain, en raison
parvient jamais à atteindre plei­ en évidence de la finitude s'ac­ de sa finitude, ne peut jamais
nement». compagne ainsi de la perspec­ faire l'expérience. Cette philo­
Kant oppose un usage légitime tive d'un progrès à l'infini de la sophie de l'histoire se distingue
de cette Idée de système, qu'il connaissance. explicitement de l'histoire
appelle « régulateur », à son Kant fait lui-même usage de scientifique, qui ne peut pro­
usage« constitutif», jugé illégi­ l'Idée de système dans sa ré­ céder qu'à des découpages
time. Pour lui, nous ne pouvons flexion sur l'histoire. Il se place temporels et à des explications
avoir la certitude que le monde alors d'un point de vue non pas partiels. Elle remplit ainsi pour
est constitué en système; pas scientifique mais moral pour Kant une fonction d'espérance,
plus que nous ne pouvons prou- s'interroger sur la possibilité non de connaissance. E. D.

52 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


KANT Idée de système
...
....>C
<< La raison relie par des Idées la .......
diversité des concepts en une unité>> ...
...
�•� La raison ne se rapporte jamais direc­ agrégat accidentel, mais un système lié suivant
&"Vf! tement à un objet, mais simplement à des lois nécessaires. On ne peut pas dire pro­
l'entendement, et, par l'intermédiaire prement que cette Idée soit le concept d'un
de l'entendement, à son propre usage empi­ objet, mais bien celui de la complète unité de
rique. Elle ne crée donc pas de concepts (d'ob­ ces concepts, en tant qu'elle sert de règle à l'en­
jets), mais elle les ordonne seulement et leur tendement. Ces sortes de concepts rationnels
communique cette unité qu'ils peuvent avoir ne sont pas tirées de la nature; nous interro­
dans leur plus grande extension possible [ ...]. geons plutôt la nature d'après ces Idées, et nous
La raison n'a donc proprement pour objet que tenons notre connaissance pour défectueuse,
l'entendement et son emploi conforme à sa fin; tant qu'elle ne leur est pas adéquate.
et, de même que celui-ci relie par des concepts [ ...] L'unité rationnelle est l'unité du système,
ce qu'il y a de divers dans l'objet, celle-là de son et cette unité systématique n'a pas pour la rai­
côté relie par des Idées la diversité des concepts, son l'utilité objective d'un principe qui l'éten­
en proposant une certaine unité collective pour drait sur les objets, mais l'utilité subjective d'une
but aux actes de l'entendement, qui sans cela maxime qui l'applique à toute connaissance
se borneraient à l'unité distributive. empirique possible des objets[ ... ]. Mais la rai­
Je soutiens donc que les Idées transcendantales son ne peut concevoir cette unité systématique
n'ont jamais d'usage constitutif, comme si des sans donner en même temps à son Idée un objet,
concepts de certains objets étaient donnés par lequel d'ailleurs ne peut être donné par aucune
là, et que, entendues en ce dernier sens, elles expérience; car l'expérience ne fournit jamais
ne sont que des idées sophistiques (dialectiques). un exemple d'une parfaite unité systématique.
Mais elles ont au contraire un usage régulateur Cet être de raison[ ... ] n'est, à la vérité, qu'une
excellent et indispensablement nécessaire, celui simple Idée, et par conséquent il n'est pas admis
de diriger l'entendement vers un certain but, où absolument et en soi comme quelque chose de
convergent en un certain point les lignes direc­ réel.[ ... ] On méconnaît le sens de cette Idée
trices de toutes ses règles, et qui, bien qu'il ne quand on la tient pour l'affirmation ou même la
soit qu'une Idée (focus imaginarius), c'est-à-dire supposition d'une chose réelle, à laquelle on
un point d'où les concepts de l'entendement ne voudrait attribuer le principe de la constitution
partent pas réellement, puisqu'il est placé tout systématique du monde. On doit au contraire
à fait en dehors des limites de l'expérience pos­ laisser tout à fait indécise la question de savoir
sible, sert cependant à leur donner la plus grande quelle est en soi la nature de ce principe qui se
unité avec la plus grande extension.[ ... ] soustrait à nos concepts, et ne faire de l'Idée
Si nous jetons un coup d'œil sur tout l'ensemble que le point de vue duquel seul on peut étendre
des connaissances de notre entendement, nous cette unité si essentielle à la raison et si salu­
trouvons que la part qu'y a proprement la rai­ taire à l'entendement. En un mot, cette chose
son, ou ce qu'elle cherche à y constituer, c'est transcendantale n'est que le schème de ce prin­
le caractère systématique de la connaissance, cipe régulateur par lequel la raison, autant qu'il
c'est-à-dire sa liaison tirée d'un principe. Cette est en elle, étend à toute expérience l'unité sys­
unité rationnelle présuppose toujours une Idée, tématique.
je veux dire celle de la forme d'un ensemble de
CRITIQUE DE LA RAISON PURE, 2' PARTIE, 2' DIVISION,
la connaissance qui précède la connaissance << APPENDICE À LA DIALECTIQUE TRANSCENDANTALE »,
déterminée des parties et contienne les condi­ TRAD. J. BARNI, © GARNIER·FLAMMARION

tions nécessaires pour déterminer a priori à


chaque partie sa place et son rapport avec les
autres. Cette Idée postule donc une parfaite
unité de la connaissance intellectuelle, qui ne
fasse pas seulement de cette connaissance un

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 53


...a:-
Clés de lecture I KANT

.... La morale humaniste


...2
z
E
........ K
CD
u ant n'ambitionne pas de
créer une nouvelle mo­
conception antique d'un cos­
mos harmonieux a été dé­
de la prudence, qui délivrent
des conseils en vue de parve­
rale. Certes, il définit la truite par la science moderne nir au bonheur). Ces impéra­
morale comme une « méta­ (cf. p. 44), au regard de laquelle tifs hypothétiques ressor­
physique des mœurs », une les hommes apparaissent pri­ tissent à une raison « instru­
construction rationnelle que le sonniers de leurs intérêts vi­ mentale » qui nous dicte les
philosophe se doit d'expliciter. taux. Le fondement ne peut être moyens nécessaires pour at­
Mais la réponse à la question non plus la volonté divine. teindre une fin donnée; la rai­
« que dois-je faire?» ne dépend D'abord, selon la Critique de la son est dans ce cas au service
nullement d'une enquête de raison pure, nous ne pouvons d'un objectif qu'elle n'a pas
type scientifique : tout être hu­ connaître Dieu (cf. p. 50); en­ choisi. La raison n'est « mora­
main , estime Kant, connaît ses suite, notre volonté ne serait lement pratique » que lors­
devoirs envers lui-même et en­ pas désintéressée si nous étions qu'elle détermine incondition­
vers autrui. L'objet spécifique mus par la crainte d'un châti­ nellement des fins universelles
de l'interrogation philoso­ ment ou l'espérance d'une ré­ pour la volonté; elle nous com­
phique est la question du fon­ compense venant de Dieu. mande alors de subordonner
dement de la morale. La Fon­ nos intérêts particuliers à l'in­
dation de la métaphysique des la loi morale en nous térêt général, sous la forme de
mœurs (1785), dont nous pu­ La solution kantienne consiste l'impératif catégorique : « Agis
blions ici deux extraits, ainsi à faire résider la condition de seulement d'après la maxime
que la Critique de la raison pra­ possibilité du désintéressement grâce à laquelle tu peux vou­
tique (1788), qui en approfon­ dans « l'autonomie de la vo­ loir en même temps qu'elle de­
dit les thèses, substituent un lonté». Cela signifie que, si l'exi­ vienne une loi universelle. »
fondement humaniste au fon­ gence morale se manifeste à
dement théologique de la mo­ nous sous la forme d'un devoir La Critique de
rale. Ces deux œuvres consti­ (« tu dois!» ou« il faut!»), l'obli­ la raison pratique est
tuent le socle philosophique gation provient d'une loi qui
indispensable à la révolution est en nous et dont nous
le socle philosophique
des droits de l'homme et à l'avè­ sommes les auteurs. La volonté indispensable à
nement d'une morale laïque et bonne est une volonté déter­ la révolution des droits
républicaine. minée par une loi de la« raison
pratique ». La conscience mo­
de l'homme et
1a volonté désintéressée rale n'est donc rien d'autre que à l'avènement
Kant part d'un constat : même le respect pour la loi morale en d'une morale laïque.
s'il existe une multitude de cri­ nous.
tères à partir desquels il est pos­ Kant explicite le sens de cette Cette conception de la fonda­
sible de juger les hommes - l'in­ présence de la loi morale en tion de la morale est en concur­
telligence, le courage... -, seule nous à travers la« doctrine des rence, dans l'univers de la laï­
la« volonté bonne», c'est-à-<lire impératifs». Le devoir est l'ex­ cité moderne, avec la doctrine
« désintéressée », confère à pression d'un commandement utilitariste* de« l'intérêt bien
l'homme une valeur« morale». de la raison moralement pra­ entendu». La philosophie kan­
Comment un tel désintéresse­ tique - appelé impératif caté­ tienne est cependant la seule
ment est-il possible? Kant ré­ gorique et distingué des « im­ qui donne tout son sens aux no­
fute les principes fondés sur pératifs hypothétiques » ( les tions de mérite, de respect, d'ef­
!'hétéronomie de la volonté. Le impératifs techniques, qui fort et de devoir, qui continuent
fondement de la volonté bonne constituent la partie pratique malgré tout de structurer nos
ne saurait être la « nature » : la de la science, et les impératifs conduites morales. E. D.

54 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


KANT I Morale humaniste
......
<< Les maximes de la volonté sont ......
>C

conçues comme loi universelle >> ......


Il n'y a nulle part quoi que ce soit dans au-delà d'elle-même, elle cherche cette loi dans
le monde, ni même en général hors de la propriété d'un quelconque de ces objets, il
celui-ci, qu'il soit possible de penser et en provient toujours de l'hétéronomie. Dans ce
qui pourrait sans restriction être tenu pour bon, cas, la volonté ne détermine pas elle-même la
à l'exception d'une volonté bonne. L'intelligence, loi, mais c'est l'objet qui la lui donne à travers
la vivacité, la faculté de juger, tout comme les la relation qu'il entretient avec elle. Cette rela­
autres talents de l'esprit, de quelque façon qu'on tion, qu'elle repose alors sur l'inclination ou sur
les désigne, ou bien le courage, la résolution, la des représentations de la raison, ne peut rendre
constance dans les desseins, en tant que pro­ possibles que des impératifs hypothétiques : je
priétés du tempérament, sont sans doute, sous dois faire quelque chose parce que je veux
bien des rapports, des qualités bonnes et sou­ quelque chose d'autre. Par opposition, l'impé­
haitables; mais elles peuvent aussi devenir extrê­ ratif moral, donc catégorique, dit : je dois agir
mement mauvaises et dommageables si la de telle ou telle manière, quand bien même je
volonté qui doit se servir de ces dons de la ne voudrais rien d'autre. Par exemple, l'impé­
nature, et dont les dispositions spécifiques s'ap­ ratif hypothétique dit : je ne dois pas mentir si
pellent pour cette raison caractère, n'est pas je veux continuer d'être honoré; en revanche,
bonne. Il en va exactement de la même manière l'impératif catégorique pose : je ne dois pas
avec les dons de la fortune. Le pouvoir, la richesse, mentir, quand bien même le mensonge ne m'at­
la considération, même la santé et le bien-être, tirerait pas la moindre honte. Ce dernier impé­
le contentement complets de son état (ce qu'on ratif doit donc faire abstraction de tout objet,
entend par le terme de bonheur), donnent du au point que celui-ci n'exerce pas la moindre
cœur à celui qui les possède et ainsi, bien sou­ influence sur la volonté, de telle sorte que la
vent, engendrent aussi de l'outrecuidance, quand raison pratique (la volonté) n'administre pas
il n'y a pas une volonté bonne qui redresse l'in­ simplement un intérêt étranger, mais qu'elle
fluence exercée sur l'âme par ces bienfaits, ainsi atteste uniquement sa propre autorité impéra­
que, de ce fait, tout le principe de l'action, pour tive comme suprême législation.
orienter vers des fins universelles; sans comp­
FONDATION DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS (1785),
ter qu'un spectateur raisonnable en même temps TRAD. A. RENAUT,© GARNIER·FLAMMARION
qu'impartial ne peut même jamais éprouver du
plaisir à voir la réussite ininterrompue d'un être
que ne distingue aucun trait indicatif d'une
volonté pure et bonne, et qu'ainsi la volonté
bonne apparaît constituer la condition indis­
pensable même de ce qui nous rend dignes d'être
heureux. [ ... J
L'autonomie de la volonté est la propriété que
possède la volonté d'être pour elle-même une
loi (indépendamment de toute propriété des
objets du vouloir). Le principe de l'autonomie
est donc de choisir toujours en sorte que les
maximes de son choix soient conçues en même
temps, dans le même acte de vouloir, comme
loi universelle. [ ...J Quand la volonté recherche
la loi qui doit la déterminer n'importe où ailleurs
que dans la capacité de ses maximes à mettre
en place une législation universelle qui soit pro­
prement la sienne, quand par conséquent, allant

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 55


=
...a:-
Clés de le c tu re I KANT

Le problème de la liberté
...:&
z
&
...... L
c:::.
u a Critique de la raison pra­
tique (1788), qui prolonge
La Critique de la raison pratique
montre cependant que cette
les analyses de la Fondation Idée s'impose à tout homme
de la métaphysique des mœurs comme un « fait de la raison »,
(1785), a pour principal objet en tant qu'il éprouve en lui, sous
de justifier la liberté humaine la forme du devoir, la présence
en tant que condition ultime de de la loi morale :« tu dois, donc
possibilité de la morale. À la tu peux » est la formule qui ré­
suite de Rousseau*, Kant défi­ sume la manière dont la liberté
nit la liberté comme la capacité vient à l'idée. Les dernières
de s'arracher à l'instinct. On lignes du texte explicitent le sens
peut considérer les hommes de de cette relation entre devoir et
deux points de vue : s'ils ap­ sente comme un postulat que liberté à travers deux scénarios.
partiennent au règne naturel et l'homme, en tant qu'être mo­ Le premier met en scène le dé­
si leurs conduites sont donc ex­ ral, est contraint d'admettre. sir sexuel et l'instinct de conser­
plicables par la science, ils sont L'antinomie du déterminisme vation : devant la perspective
aussi « membres législateurs et de la liberté, à laquelle le texte d'une mort certaine suivant im­
d'un royaume moral possible ci-contre fait allusion, est dé­ médiatement la réalisation de
par liberté». veloppée dans un passage cé­ son fantasme le plus cher, tout
lèbre de la Critique de la raison homme raisonnable choisira de
liberté contre déterminisme pure. L'origine de ce conflit de continuer à vivre. Le sentiment
Kant s'est efforcé de penser la la raison avec elle-même réside de liberté est ici purement illu­
compatibilité entre les intérêts dans l'oubli de la finitude hu­ soire puisque c'est l'instinct,
de la science, d'une part, et maine: ce n'est en effet que du donc la nature, qui, en dernière
ceux de la morale et du droit point de vue d'un savoir em­ instance, détermine le choix.
d'autre part. Il lui fallait pour brassant la totalité de l'expé­
cela récuser la tentation dé­ rience, inaccessible à l'homme, Le sujet moral
terministe du rationalisme que le déterminisme pourrait Le second scénario, jouant d'un
moderne. Les sciences hu­ être tenu pour vrai. L'hypothèse éventuel conflit entre la loi mo­
maines et la biologie accrédi­ du déterminisme ne peut donc rale et l'instinct de conserva­
tent l'idée que l'homme n'est être validée, et celle de la liberté tion, révèle le sens authentique
qu'un automate, présentant la par là même éliminée. de la liberté : l'accomplisse­
conscience morale et le senti­ Toutefois, Kant le rappelle ici, ment du devoir requiert l'in­
ment de liberté comme des illu­ « on ne peut, à partir du dépendance de la volonté vis­
sions psychologiques déter­ concept de liberté, rien expli­ à-vis des impulsions sensibles,
minées par une structure quer dans les phénomènes ». lesquelles peuvent affecter
inconsciente (sociale, psycho­ La connaissance progresse en celle-ci mais non la déterminer.
logique ou génétique). prenant pour fil conducteur le Éprouvant qu'il existe des va­
Kant réfute par avance ces ver­ mécanisme de la nature, c'est­ leurs supérieures à la vie,
sions du déterminisme, dans à-dire en remontant indéfini­ l'homme« connaît» sa liberté.
une argumentation qui com­ ment et autant que possible Cette capacité de s'arracher
prend deux grands moments : dans la chaîne des causes et au plus puissant des instincts
la Critique de la raison pure des effets. Le concept de li­ naturels transforme le « cher
(1781) fait apparaître la liberté berté, de ce point de vue, n'est moi» en« personne», en sujet
comme une hypothèse que la qu'une « Idée de la raison », moral ou juridique auquel on
raison ne peut invalider; la Cri­ c'est-à-dire un concept sans peut imputer la responsabilité
tique de la raison pratique la pré- objet. de ses actions. E.D.

56 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


KANT Liberté
.......
<< La liberté et la loi inconditionnée .......
>C

renvoient l'une à l'autre>> .......


11,
Lt.J
i
La liberté et la loi pratique incondi-
tionnée renvoient donc tour à tour l'une
à l'autre. Arrivé à ce point, je ne
en arriver à avoir cette audace singulière d'in­
troduire la liberté dans la science, si la loi morale,
et avec elle la raison pratique, ne nous y avait
demande cependant pas si elles sont aussi, en amenés et ne nous avait imposé ce concept.
fait, différentes, ou si, bien plutôt, une loi incon­ Mais l'expérience confirme aussi cet ordre des
ditionnée ne serait pas simplement la conscience concepts en nous. Supposez que quelqu'un
de soi d'une raison pratique pure, ni si cette allègue, à propos de son inclination à la luxure,
dernière à son tour ne serait pas totalement qu'il lui est absolument impossible d'y résister
identique au concept positif de la liberté; mais quand l'objet aimé et l'occasion se présentent
je demande par où commence notre connais­ à lui : si, devant la maison où cette occasion lui
sance du pratique inconditionné, si c'est par la est offerte, un gibet se trouvait dressé pour l'y
liberté ou par la loi pratique. Elle ne peut com­ pendre aussitôt qu'il aurait joui de son plaisir,
mencer par la liberté; car, de celle-ci, nous ne ne maîtriserait-il pas alors son inclination? On
pouvons ni prendre immédiatement conscience, devinera immédiatement ce qu'il répondrait.
parce que le premier concept en est négatif, ni Mais demandez-lui si, dans le cas où son prince
conclure à elle à partir de l'expérience, car l'ex­ prétendrait le forcer, sous la menace de la même
périence ne nous donne à connaître que la loi peine de mort immédiate, à porter un faux témoi­
des phénomènes, partant, le mécanisme de la gnage contre un homme intègre qu'il voudrait
nature, l'antithèse, exactement, de la liberté. supprimer contre de fallacieux prétextes, il tien­
C'est donc la loi morale, dont nous prenons drait alors pour possible, quelque grand que
immédiatement conscience (dès que nous éla­ puisse être son amour de la vie, de le vaincre
borons pour nous-mêmes des maximes de la quand même. Il n'osera peut-être pas assurer
volonté), qui d'abord s'offre à nous et, comme qu'il le ferait ou non; mais que cela lui soit pos­
la raison nous présente cette loi morale comme sible, il lui faut le concéder sans hésitation. Il
un fondement de la détermination qui n'a à être juge donc qu'il peut quelque chose parce qu'il
dominé par aucune condition sensible et qui, a pleinement conscience qu'il le doit, et il recon­
bien plus, en est complètement indépendant, naît en lui la liberté qui sinon, sans la loi morale,
nous conduit précisément au concept de liberté. lui serait restée inconnue.
[ ... ] Que ce soit là le véritable ordre de dépen­
CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE (1788),
dance de nos concepts, et que ce soit d'abord TRAD. J.·P. FUSSLER, © GARNIER-FLAMMARION
la moralité qui nous dévoile le concept de liberté,
que, partant, ce soit la raison pratique qui
d'abord, avec ce concept, propose à la raison
spéculative le problème le plus insoluble, pour
la plonger par là dans la plus grande perplexité,
c'est ce qui ressort déjà de ceci: comme on ne
peut, à partir du concept de liberté, rien expli­
quer dans les phénomènes, alors qu'il faut que
le mécanisme de la nature constitue toujours
pour cela le fil conducteur, comme en outre
aussi l'antinomie de la raison pure, lorsqu'elle
veut s'élever à l'inconditionné dans la série des
causes, s'embrouille dans des absurdités avec
l'un tout aussi bien qu'avec l'autre de ces
concepts, alors que le dernier (le mécanisme)
a cependant au moins son utilité dans l'expli­
cation des phénomènes, on n'aurait jamais pu

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 57


Clés de lecture I KANT
.....
-
a:
Devoirs et responsabilité
z
.....
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:&

L
c::::a

...
.....
a publication en 1797 de la L'homme est le seul être moral sibles. Ces devoirs sont « in­
c.,
Métaphysique des mœurs parmi les êtres vivants: le seul directs ». Ce sont des « devoirs
vient compléter et ache­ capable d'obligations, le seul de l'homme envers lui-même »,
ver la philosophie morale de auquel on puisse imputer la res­ en tant qu'il doit cultiver en lui
Kant. Elle comprend deux par­ ponsabilité de ses actions. Rai­ ce qui favorise la moralité (le
ties: la Doctrine du droit, d'une son pour laquelle Kant distingue désintéressement): ainsi de la
part, la Doctrine de la vertu les personnes - qui ont une di­ sympathie à l'égard d'un être
d'autre part, qui constitue la gnité (une valeur absolue) et souffrant ou encore du senti­
morale stricto sensu. Droit et des droits - des choses (parmi ment de la beauté (qui rompt,
morale instaurent des devoirs lesquelles les animaux), dont dans la contemplation, avec la
mais se distinguent en fonction on peut user comme de simples relation utilitaire au monde).
de la modalité de l'obligation: moyens. Si les animaux et la nature
l'obligation juridique porte uni­ Cette dimension humaniste du conservent leur statut de
quement sur les conduites ex­ contenu de la morale était déjà « choses » dont on peut user
térieures et contraint d'agir clairement affirmée dans la Fon­ comme moyens, cela n'em-
dation de la métaphysique des
Si la morale ne peut mœurs (1785), à travers l'une L'homme a des devoirs
reconnairre de droits des formulations les plus cé­ envers lui-même,
lèbres de l'impératif catégorique
aux animaux, Kant (cf. p. 54): « Agis de façon telle
en tant qu'il doit
ne les exclut pas que tu traites l'humanité, aussi cultiver en lui ce qui
du champ éthique. bien dans ta personne que dans favorise la moralité.
la personne de tout autre, tou­
« conformément au devoir », jours en même temps comme pêche pas qu'on reconnaisse
tandis que l'obligation morale fin, jamais simplement comme leur spécificité (la sensibilité
impose d'agir « par devoir ». moyen.» de l'animal, par exemple), la­
Cette distinction entre légalité quelle suscite en nous un sen­
et moralité est essentielle, no­ La querelle de l'utilitarisme timent de respect.
tamment pour comprendre la Cet humanisme moral et juri­ L a dernière partie du texte té­
présence, dans la doctrine mo­ dique n'a cessé d'être contesté moigne de la manière dont Kant
rale, des « devoirs envers soi­ par l'autre grande conception réduit Dieu à ne signifier rien
même ». laïque de la morale, l'utilita­ d'autre que l'idéal moral de l'hu­
risme, qui pense pouvoir fon­ manité. Ce n'est plus la religion
Personnes et choses der le droit sur l'intérêt. Ce cou­ qui fonde la morale, mais la mo­
Le texte ckontre, tiré de la Doc­ rant de pensée, initié par r ale qui peut éventuellement
trine de la vertu, porte sur un Bentham•, argue que les ani­ justifier la religion : le devoir de
sujet qui est au centre de bien maux ont des droits puisque, religion consiste à considérer
des débats éthiques* contem­ capables de souffrir ou d'éprou­ les commandements de la rai­
porains: l'homme n'a-t-il de de­ ver du plaisir, ils ont des inté­ son comme des ordres divins,
voirs qu'envers l'homme, ou rêts. Si la morale humaniste ne en fonction de l'Idée de Dieu
bien doit-il également le respect peut reconnaitre de droits aux produite par cette même raison
à des êtres non humains (les animaux, le texte de Kant (cf. p. 50). En se représentant
animaux, la nature, Dieu)? La montre néanmoins qu'elle n'ex­ ses devoirs comme sacrés,
réponse de la morale huma­ clut pas de son champ les l'homme n'est pas en relation
niste, assénée par Kant, est autres êtres vivants. Il existe avec un Dieu, mais uniquement
nette et précise:« L'homme n'a des devoirs envers les animaux avec lui-même en tant qu'être
de devoirs qu'envers l'homme.» ou les êtres naturels non sen- moral. E. D.

58 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


KANT I Devoirs et responsabilité
........
<< L'homme n'a de devoirs .......
><
qu'envers l'homme >> ...
...
À en juger d'après la simple raison, la relation avec les autres hommes - quand bien
l'homme n'a de devoirs qu'envers même, dans ce qui est permis à l'homme, s'ins­
l'homme (envers soi-même ou envers crit le fait de tuer rapidement (d'une manière
un autre); car son devoir envers un quelconque qui évite de les torturer) les animaux, ou encore
sujet correspond à la contrainte morale impo­ de les astreindre au travail (ce à quoi, il est vrai,
sée par la volonté de ce sujet. Le sujet contrai­ les hommes, eux aussi, doivent se soumettre),
gnant (source de l'obligation) doit donc avec à condition simplement qu'il n'excède pas Jeurs
nécessité, premièrement être une personne; forces; à J'inverse, il faut avoir en horreur les
deuxièmement, il faut que cette personne soit expériences physiques qui les martyrisent pour
donnée comme objet de l'expérience, car l'in­ le simple bénéfice de la spéculation, alors que,
dividu doit œuvrer à la réalisation de la fin de même sans elles, le but pourrait être atteint [ ...].
sa volonté, ce qui ne peut intervenir que dans En considération de ce qui est situé tout à fait
la relation réciproque de deux êtres existants au-delà des limites de notre expérience, mais
(étant donné qu'un pur être de raison ne peut qui, pour ce qui concerne sa possibilité, se ren­
devenir la cause de quelque effet conforme à contre cependant parmi nos Idées, par exemple
ses fins). Or, à travers toute notre expérience, l'Idée de Dieu, nous avons tout aussi bien un
nous ne connaissons aucun être qui soit capable devoir qui se nomme devoir de religion, à savoir
d'obligation (active ou passive), si ce n'est, uni­ celui de « reconnaître tous nos devoirs comme
quement, l'homme. L'homme ne peut donc avoir des commandements divins». Mais il ne s'agit
de devoir envers un être quelconque, si ce n'est, pas là de la conscience d'un devoir envers Dieu.
uniquement, envers l'homme, et s'il se repré­ Car, dans la mesure où cette Idée procède entiè­
sente cependant avoir un tel devoir, cela ne se rement de notre propre raison et que nous la
produit que par une amphibolie * des concepts produisons nous-mêmes, soit par une intention
de la réflexion, et son prétendu devoir envers théorique, pour nous expliquer la finalité pré­
d'autres êtres n'est qu'un devoir envers lui­ sente dans l'univers, soit, tout autant, pour ser­
même; il est amené à cette méprise par Je fait vir de mobile dans notre conduite, nous n'avons
de confondre son devoir en considération d'autres pas en l'occurrence devant nous un être donné
êtres avec un devoir envers ces êtres. [ ... ] envers lequel nous échoirait une obligation : car,
Concernant le beau, même inanimé, dans la pour que ce fût le cas, il faudrait que sa réalité
nature, un penchant à la pure et simple des­ fût tout d'abord prouvée (manifestée) par l'ex­
truction[ ...] est contraire au devoir de l'homme périence; mais c'est un devoir de l'homme envers
envers lui-même: la raison en est qu'il affaiblit lui-même que d'appliquer à la loi morale en nous
ou anéantit en l'homme ce qui, certes, n'est pas cette Idée qui s'offre inévitablement à la raison,
déjà par soi seul moral, mais du moins prépare là où elle témoigne de la plus grande fécondité
pourtant cette disposition de la sensibilité qui morale. En ce sens (pratique), on peut dire
favorise fortement la moralité, à savoir le sen­ qu'avoir de la religion est un devoir de l'homme
timent qui consiste à aimer quelque chose même envers lui-même.
sans nul dessein de l'utiliser [ ...].
MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS, DOCTRINE DE LA VERTU (1797),
Concernant la partie des créatures qui est l" PARTIE, LIVRE 1, 2' SECTION,§ 16·18, TRAD. A. RENAUT,
vivante, bien que dépourvue de raison, un trai­ © GARNIER·FLAMMARION
tement violent et en même temps cruel des ani­
maux est de loin plus intimement opposé au * Amphibolie (du grec amphibo/os, ambigu): terme de logique employé par
devoir de l'homme envers lui-même, parce Kant pour désigner une forme particulière d'équivoque qui vient de ce que
qu'ainsi la sympathie à l'égard de leurs souf­ l'on confond l'objet propre et distinct de deux facultés différentes, et que l'on
frances se trouve émoussée en l'homme et que donne à l'un de ces objets les qualités de l'autre.

cela affaiblit et peu à peu anéantit une disposi­


tion naturelle très profitable à la moralité dans

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 59


Clés de lecture I KANT
....
-
a:
Le jugement esthétique
...:E
z

=u:E
...... L a philosophie kantienne est
une philosophie de la sub­
jectivité, ce qu'illustre tout
particulièrement la réflexion sur
fie qu'en matière esthétique la
démonstration rationnelle n'a
pas sa place : le beau est « ce
qui plaît universellement sans
gement et de sa prétention à
l'universalité. L'objet beau, dans
cette perspective, apparaît à la
fois purement sensible et intel­
le goût dans la Critique de la fa­ concept ». Kant distingue ce­ lectuel, ce qu'exprime la notion
culté de juger (1790). Chez les pendant la disputatio - l'argu­ d'harmonie. La nature est belle,
Anciens, le beau était considéré mentation visant à atteindre le écrit Kant, quand elle revêt l'ap­
comme une propriété objective vrai par la preuve - et la dis­ parence de l'art, et« l'art ne peut
exprimant l'harmonie du cos­ cussion (:Streit) dans laquelle être appelé beau que si nous
mos ou attestant l'existence d'un nous parlons de la beauté sommes conscients qu'il s'agit
Dieu. Désormais, la beauté comme si elle était une propriété d'art et que celui-ci prend ce­
semble n'exister que dans le re­ des choses, cherchant ainsi un pendant pour nous l'apparence
gard de l'homme. C'est ainsi que hypothétique accord sur l'ob­ de la nature » : c'est ce senti­
le débat qui oppose l'esthétique jet beau. Il se produit en effet ment de réconciliation entre la
classique et celle de la délica­ dans le jugement de goût nature et l'esprit qui suscite en
tesse durant le xvme siècle vise comme un« élargissement » de nous le plaisir esthétique.
à déterminer ce qui, de la rai­ l'objet (la beauté s'ajoutant aux
son ou du sentiment, est au prin­ propriétés naturelles) et du su­
cipe du jugement de goût. jet (le sentiment de la beauté
ouvrant slir l'universel), qui lui
Jugement et sens commun confère son caractère commu­
Kant donne à cette querelle la nicable.
forme d'une « antinomie du
goût » (contradiction entre deux L'art et l'esprit réconciliés
lois ou deux principes). Com­ L'antinomie porte sur les rap­
ment rendre compte de la pré­ ports entre sensibilité et concep­
tention à l'objectivité d'un ju­ tual i té dahs le jugement de
gement fondé sur le plaisir goût : la solution consistera à
subjectif? L'expérience de la montrer qùe les deux thèses ne
beauté ressortit à l'intimité d'un se contredisent qu'en apparence
sentiment que l'on éprouve en et peuvent être toutes les deux
même temps comme suscep­ vraies, pourvu que l'on com­
tible d'être partagé par autrui. prenne la notion de concept en La réflexion kantienne sur le
Tel est le paradoxe sur lequel deux sens différents. Le juge­ goût peut sembler quelque peu
Kant ne cesse d'insister : le goût ment de goût ne se fonde pas abstraite: elle constitue néan­
est à la fois l'expression d'un sur un concept déterminé, moins un cran d'arrêt aux théo­
jugement personnel et l'indice tomme lorsqu'on juge de la per­ ries esthétiques qui, au cours
de la présence d'un sens com­ fection technique d'un objet, en des deux derniers siècles, ont
mun qui rend l'expérience es­ appréciant l'adéquation de ce­ visé à détruire, soit par intel­
thétique universelle. lui-ci à son concept. Le juge­ lectualisme, soit par relati­
Sa démarche consiste à partir ment esthétique se rapporte à visme, la spécificité du juge­
des lieux communs. Le premier, un concept indéterminé: l'ob­ ment de goût. Elle fait de
« à chacun son goût », traduit jet beau, à travers le sentiment l'esthétique une sphère au­
l'idée que le Beau est, comme de plaisir, donne à penser; il thentique de la vie de l'esprit,
l'agréable, relatif à une sensibi­ éveille en nous une Idée de la distincte de l'ordre de la
lité particulière. Le second,« on raison (commune à tous), la­ connaissance comme de la pen­
ne dispute pas du goût », signi- quelle est au fondement du ju- sée morale ou politique. E. D.

60 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


KANT I Jugement esthétique
....
....

<< Il doit y avoir un concept >C

au fondement de ces jugements >> ....


....
Le premier lieu commun du goût est Il se manifeste donc, du point de vue du prin­
contenu dans la proposition à l'aide de cipe du goût, l'antinomie suivante
laquelle chaque personne dépourvue Thèse. Le jugement de goût ne se fonde pas sur
de goût pense se prémunir contre tout reproche : des concepts; car, sinon, il serait possible d'en
chacun possède son propre goût. Cela équivaut disputer (de décider par des preuves).
à dire que le principe de détermination de ce Antithèse. Le jugement de goût se fonde sur des
jugement est simplement subjectif (plaisir ou concepts; car, sinon, il ne serait même pas pos­
douleur), et que le jugement n'a nul droit à l'as­ sible, malgré la diversité qu'il présente, d'en
sentiment nécessaire d'autrui. jamais discuter (de prétendre à l'assentiment
Le second lieu commun du goût, qui est lui aussi nécessaire d'autrui à ce jugement).
utilisé même par ceux qui accordent au juge­ Il faut que le jugement de goût se rapporte à
ment de goût le droit de prononcer des sen­ quelque concept; car, sinon, il ne pourrait abso­
tences susceptibles de valoir pour tous, est lument pas prétendre à une validité nécessaire
celui-ci: du goût, on ne peut disputer. Ce qui veut pour chacun. [ ...J Or, le jugement de goût porte
dire : le principe de détermination d'un juge­ sur des objets des sens, mais non pas pour en
ment de goût peut certes être aussi objectif, mais déterminer un concept à destination de l'en­
il ne se peut ramener à des concepts détermi­ tendement; car ce n'est pas un jugement de
nés; par conséquent, sur le jugement lui-même, connaissance. Il constitue donc, en tant que
rien ne peut être décidé par des preuves, bien représentation intuitive singulière rapportée au
que l'on puisse parfaitement et légitimement en sentiment de plaisir, simplement un jugement
discuter. Car discuter et disputer sont assurément personnel, et comme tel il serait donc limité,
identiques en ceci qu'il y est recherché, par résis­ quant à sa validité, au seul individu qui pro­
tance réciproque aux jugements, à produire entre nonce le jugement: l'objet est pour moi un objet
ceux-ci l'accord, mais ils sont différents en ce de satisfaction, tandis que, pour d'autres, il peut
que, si l'on dispute, on préfère produire cet en aller autrement - à chacun son goût.
accord d'après des concepts déterminés inter­ Cependant, dans le jugement de goût, un élar­
venant comme raisons démonstratives et qu'on gissement de la représentation de l'objet (ainsi
admet par conséquent des concepts objectifs que du sujet) est sans nul doute contenu, sur
comme fondements du jugement. En revanche, quoi nous fondons une extension de cette sorte
dans les cas où cela est considéré comme infai­ de jugements comme nécessaires pour chacun :
sable, on juge tout autant qu'il est impossible en conséquence, il doit nécessairement y avoir
de disputer. un concept au fondement de ces jugements;
On voit facilement qu'entre les deux lieux com­ mais il doit s'agir d'un concept qui ne se peut
muns manque une proposition qui, certes, n'est aucunement déterminer par une intuition, un
pas au nombre des proverbes en usage, mais concept par lequel on ne peut rien connaître,
fait cependant partie du sens commun - savoir et qui par conséquent ne peut fournir aucune
du goût, on peut discuter (bien que l'on ne puisse preuve pour le jugement de goût.
en disputer). Or, cette proposition contient le
CRITIQUE DE LA FACULTÉ DE JUGER (1790),
contraire de la première qui a été énoncée. Car, l" PARTIE, 2' SECTION,§ 56·57
là où il doit être permis de discuter, il faut qu'on (« EXPOSÉ ET SOLUTION DE L'ANTINOMIE DU GOÛT»),

ait l'espoir de parvenir à un accord; en consé­ TRAD. A. RENAUT,© GARNIER-FLAMMARION

quence, on doit pouvoir compter sur des fon­


dements du jugement qui ne possèdent pas
seulement une validité personnelle, et donc ne
sont pas simplement subjectifs - ce à quoi s'op­
pose alors, directement, ce principe selon lequel
chacun possède son propre goût.

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 61


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Clés de lecture I KANT
....a:
- Droit ÏIJ�ernational et paix perpétuelle
....
z

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&

....... L
c.::» 'opuscule Vers la paix per­ et celui de la paix civile au plan républicaine favorise la paix
pétue/le (1795) est l'un des interne. Si l'institution d'un sys­ dans la mesure où un peuple
textes les plus célèbres de tème juridique permet d'unir libre, conscient d'avoir à en su­
Kant. Traduit en français dès une multiplicité d'hommes au bir lui-même les conséquences,
1796, il offre une présentation sein de l'État, l'instauration d'un ne peut qu'être réticent à dé­
rigoureuse de l'idéal humaniste droit international devrait ga­ clarer la guerre. En retour, la
et républicain qui anime, en rantir, en lieu et place du fragile paix perpétuelle qui résulterait
France, la Révolution en cours. « équilibre des puissances» ré­ de l'union juridique entre des
La démarche de Kant vise ce­ sultant des traités, une paix dé­ États devenus républicains
pendant à s'abstraire de l'his­ finitive entre les peuples : on pourrait seule garantir leur in­
toire immédiate afin de déter­ ne peut en effet qualifier de paix dépendance et le droit des in­
miner le but final que la raison ce qui, dans un état de dividus en leur sein.
prescrit à l'humanité: une« uni­ nature, ne peut constituer
fication politique » qui garan­ qu'une interruption provisoire Union d'États indépendants
tit la paix perpétuelle. des hostilités. La paix perpétuelle, « souve­
La voie de la paix par le droit rain bien politique», constitue
Sortir de l'état de nature est toutefois marquée d'une im­ pour Kant une « Idée de la rai­
Après Hobbes*, Kant justifie perfection essentielle, formu­ son » dont on ne peut assurer
le droit par la nécessité de sor­ lée par Raymond Aron* lors­ qu'elle puisse être jamais en­
tir de l'état de nature, lequel se qu'il voulut souligner les limites tièrement réalisée mais qui
définit comme une situation des projets de« société des na­
prépolitique où les particuliers tions » au xx• siècle : « Faute La paix perpétuelle est
(individus ou États) sont voués, d'une force irrésistible au ser­ une Idée de la raison
par le simple jeu des intérêts, vice de la loi, chaque sujet se
à se combattre interminable­ réserve, en fait, le droit de se
dont on ne peut
ment et à s'entre-détruire. Afin faire justice lui-même. » Kant assurer qu'elle puisse
de sortir de cet état de nature, l'affirmait déjà: non seulement être jamais réalisée
il convient de faire entrer une il ne peut pas, mais il ne doit
mais qui anime l'action
multiplicité d'hommes (ou de pas y avoir d'État supérieur im­
peuples) dans un« système de posant les lois internationales et indique le but.
lois». Kant identifie trois condi­ aux États qui en seraient les su­
tions nécessaires à l'avènement jets; un« État universel » serait anime l'action et indique le but:
de la paix perpétuelle: la consti­ un« cimetière de la liberté». Le seule une « réforme progres­
tution républicaine de l'État; droit international ne peut en sive » peut conduire à sa réali­
la mise en place d'un droit in­ conséquence reposer que sur sation. Le siècle des Lumières
ternational (droit des gens) une fédération d'États indé­ a vu naiîre l'espoir d'une trans­
fondé sur un fédéralisme pendants. formation des États européens
d'États libres; la reconnais­ dans le sens de l'idéal républi­
sance d'un droit cosmopoli­ Paix et liberté politique cain; deux siècles plus tard,
tique qui, tout en prohibant la La liberté politique -« la faculté l'Union européenne, en fédé­
conquête, garantisse le droit de n'obéir à aucune loi exté­ rant des États républicains, est
pour chaque citoyen de la Terre rieure en dehors de celles aux­ parvenue à rendre la guerre in­
d'entrer en communication quelles j'ai pu donner mon as­ concevable entre eux : elle
avec tous les autres. sentiment » - et la pacification constitue à cet égard la pre­
Dans le texte ci-contre, Kant éta­ universelle se conditionnent ré­ mière approximation de l'idéal
blit une analogie entre le pro­ ciproquement dans l'idéal juri­ grandiose proposé par Kant.
blème de la paix entre les États dique kantien. La constitution E.D.

62 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


KANT I Droit et paix
....
....
<< La raison fait de l'état de paix ....
>c
le devoir immédiat>>
....
....
....
L'état de paix parmi les hommes vivant être institué ni assuré sans un contrat mutuel
les uns à côté des autres n'est pas un des peuples, - il faut qu'il y ait une alliance
état de nature (status naturalis): celui- d'une espèce particulière qu'on peut nommer
ci est bien plutôt un état de guerre; même si l'alliance de paix (foedus pacificum) et que l'on
les hostilités n'éclatent pas, elles constituent distinguerait d'un contrat de paix (pactum pacis)
pourtant un danger permanent. L'état de paix en ce que ce dernier chercherait à terminer
doit être institué; car s'abstenir d'hostilités, ce simplement une guerre tandis que la première
n'est pas encore s'assurer la paix et, sauf si chercherait à terminer pour toujours toutes les
celle-ci est garantie entre voisins (ce qui ne guerres. Cette alliance ne vise pas à acquérir
peut se produire que dans un État légal), cha­ une quelconque puissance politique, mais seu­
cun peut traiter en ennemi celui qu'il a exhorté lement à conserver et à assurer la liberté d'un
à cette fin. [ ... ] État pour lui-même et en même temps celle des
On peut considérer les peuples en tant qu'États autres États alliés, sans que pour autant ces
comme des particuliers qui, dans leur état de États puissent se soumettre (comme les hommes
nature (c'est-à-dire dans l'indépendance vis-à­ à l'état de nature) à des lois publiques et à leur
vis de lois extérieures), se lèsent déjà par leur contrainte. On peut présenter la possibilité de
seule coexistence, et chacun peut et doit exi­ réaliser Oa réalité objective) cette idée de fédé­
ger de l'autre pour sa sécurité qu'il entre avec ration qui doit progressivement s'étendre à tous
lui dans une constitution semblable à la consti­ les États et conduire ainsi à la paix perpétuelle.
tution civique qui assure à chacun son droit. Car si, par chance, il arrive qu'un peuple puis­
Cela serait une alliance des peuples, mais ce ne sant et éclairé parvienne à se constituer en
devrait pas être un État des peuples. [ ... ] république (qui, par nature, doit incliner à la
La manière dont les États font valoir leur droit paix perpétuelle), alors celle-d servira de centre
ne peut être que la guerre et jamais le procès pour la confédération d'autres États qui s'y rat­
comme dans une cour de justice internationale, tacheront et elle assurera ainsi, conformément
mais ni la guerre ni son issue favorable, la vic­ à l'idée du droit des gens, un état de liberté
toire, ne décident du droit; un traité de paix entre les États et insensiblement, grâce à plu­
peut bien, il est vrai, mettre fin à la guerre pré­ sieurs liaisons de cette espèce, elle s'étendra
sente, mais non pas à l'état de guerre qui est à de plus en plus.
la recherche incessante d'un nouveau prétexte
VERS LA PAIX PERPÉTUELLE (1795), 2' SECTION,
(et on ne peut pas déclarer tout uniment l'état TRAD. f. PROUST,© GARNIER-FLAMMARION
de guerre comme n'étant pas de droit, parce
que, dans cet état, chacun est juge en sa propre
cause); néanmoins, « l'obligation de sortir de
cet état», qui vaut pour les hommes dans l'état
sans loi d'après le droit naturel, ne peut valoir
également pour les États d'après le droit des
gens (parce que, en tant qu'États, ils possèdent
déjà une constitution intérieure légale et par
suite ils sont soustraits à la contrainte d'autres
États qui voudraient les soumettre, d'après
leurs concepts de droit, à une constitution légale
élargie); comme pourtant la raison, du haut du
trône du pouvoir moral législatif suprême,
condamne absolument la guerre comme voie
de droit, et fait, à l'inverse, de l'état de paix le
devoir immédiat, et comme cet état ne peut

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 63


...-
Clés de lecture I KANT

Progrès et dessein de la nature


...:&
z
:&
....... L
Q lui-ci, écrit Kant, « peut être in­
u a paix perpétuelle, fondée
sur le devenir républicain ter rompu, mais jamais rompu».
des États, constitue selon Par progrès moral, il faut en­
Kant le but final de l'humanité tendre l'instauration, le main­
« La raison moralement pra­ tien et le progrès d'un système
tique, écrit-il dans la Doctrine juridique contraignant les
du droit (1796), exprime en nous hommes à agir par conformité
son veto irrésistible : il ne doit au devoir quand bien même ils
pas y avoir de guerre, ni celle seraient incapables d'agir par
qui peut intervenir entre toi et devoir; la moralisation des
moi dans l'état de nature, ni conduites, autrement dit, ne
celle qui peut surgir entre nous présuppose pas la moralisation
en tant qu'États. » La philoso­ des intentions.
phie politique doit en consé­ nature », conçoit la possibilité
quence s'interroger sur la pos­ d'un développement du bien à Une hypothèse de la raison
sibilité du progrès : dans Idée partir du mal. Même un« peuple Kant récuse la prétention à
d'une histoire univ erselle au de démons » peut parvenir à connaître le sens de l'histoire,
point de v ue cosmopolitique instituer un État assurant la co­ laquelle supposerait la négation
(1784), Kant conçoit l'hypo­ existence des libertés dans la de la finitude radicale: l'esprit
thèse d'un« plan caché de la mesure où, pour ce faire, humain, qui ne peut s'abstraire
nature » qui permettrait d'es­ « l'amélioration morale des de sa condition spatio-tempo­
pérer la réalisation à venir de hommes » n'est pas requise; relle, peut simplement conce­
l'idéal de la raison, et ce, en dé­ l'intelligence peut suffire voir l'Idée d'un point de vue sur
pit de l'absence de« bonne vo­ puisque l'intérêt bien entendu l'histoire considérée dans sa to­
lonté » des hommes. des hommes est de faire en talité, sans pouvoir jamais ac­
sorte que le mécanisme des in­ céder à la moindre certitude
la Révolution en débat térêts et des passions produise (cf. p. 52). La formule selon la­
En 1795, lorsque Kant rédige le non la discorde mais une saine quelle « la nature veut irrésisti­
texte ci-contre, il reprend cette émulation dans la paix civile. blement que le droit obtienne
problématique pour répondre La guerre elle-même favorise pour finir le pouvoir suprême »
aux adversaires de la Révolu­ l'avènement de la constitution n'a, aux yeux de Kant, aucune
tion française. Ceux-ci oppo­ républicaine et de la paix per­ valeur scientifique : elle n'a de
saient en effet un réalisme pétuelle : le besoin de sécurité sens que si l'on se place du point
conservateur, étayé sur la consi­ pousse les peuples à instituer de vue de la providence, dont
dération de la nature humaine l'État puis, pour le renforcer, à le philosophe affirme par ailleurs
et de l'histoire, à l'idéalisme des le réformer dans l'esprit des qu'il se situe« au-delà de toute
philosophes, expliquant la dé­ Lumières ; de surcroît, la di­ sagesse humaine ».
rive terroriste de la Révolution versité des langues et des reli­ La nécessité du progrès n'a donc
par la volonté de fonder un gions, principal motif des chez Kant que le statut d'une
ordre politique nouveau sur des guerres, fait obstacle à la fausse « hypothèse de la raison » : elle
principes abstraits. Le chef de solution de la paix par l'empire, fournit un fil conducteur per­
file des Lumières se devait donc préservant ainsi les chances de mettant de penser l'histoire afin
de montrer que « ce qui vaut voir se constituer une fédéra­ d'y découvrir des raisons d'es­
en théorie pour des raisons ra­ tion d'États libres. pérer la réalisation de l'idéal de
tionnelles, vaut également en Le réalisme plaide donc en fa­ la raison, et d'exorciser ainsi le
pratique ». L'argument déve­ veur de la possibilité du pro­ doute sceptique qui paralyse
loppé ici, dit du« dessein de la grès moral de l'humanité : ce- l'action. E. D.

64 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


KANT Progrès et dessein de la nature
....ti­
<< La nature veut que le droit ....
>C

obtienne le pouvoir suprême>> ........


li-

Reste maintenant la question qui leurs intentions privées s'opposent entre elles,
concerne l'essentiel du dessein de la elles soient cependant entravées, et ainsi, dans
paix perpétuelle : que fait la nature dans leur conduite publique, le résultat est le même
ce dessein, relativement à la fin que la propre que s'ils n'avaient pas eu de mauvaises inten­
raison de l'homme se propose comme devoir? tions ». Il faut qu'un tel problème puisse être
Que fait-elle par conséquent pour favoriser son résolu. Car le problème ne requiert pas l'amé­
dessein moral? Comment garantit-elle que, ce lioration morale des hommes, mais seulement
que l'homme devrait faire d'après les lois de de savoir comment on peut faire tourner au pro­
liberté mais ne fait pas, il le fera avec certitude, fit des hommes le mécanisme de la nature pour
sans préjudice de cette liberté, par le biais d'une diriger au sein d'un peuple l'antagonisme de
contrainte de la nature, et cela d'après les condi­ leurs intentions hostiles, d'une manière telle
tions du droit public, du droit des États, du droit qu'ils se contraignent mutuellement eux-mêmes
des gens et du droit cosmopolitique? [ ... ] à se soumettre à des lois de contrainte, et pro­
Même si le peuple n'était pas contraint, sous l'ef­ duisent ainsi l'état de paix où les lois disposent
fet d'une dissension intérieure, à se soumettre d'une force. Si l'on regarde les États effective­
à la contrainte de lois publiques, la guerre, de ment existants et organisés encore très impar­
l'extérieur, l'y contraindrait pourtant. [ ...] Or la faitement, on voit qu'ils se rapprochent déjà
constitution républicaine est la seule qui soit beaucoup pourtant dans leur comportement
parfaitement adéquate au droit des hommes, extérieur de ce que l'idée du droit prescrit, même
mais elle est aussi la plus difficile à fonder et si la moralité intérieure n'en est évidemment
encore plus à conserver. [ ...] Cependant, la nature pas la cause (de même qu'il ne faut pas attendre
vient en aide à la volonté universelle, fondée en de la moralité la bonne constitution de l'État,
raison, volonté vénérée mais impuissante en mais à l'inverse de cette dernière d'abord, la
pratique, et cela justement par le biais de ces bonne formation d'un peuple); par conséquent,
inclinations égoïstes; aussi suffit-il d'une bonne la raison peut utiliser le mécanisme de la nature,
organisation de l'État (qui est, sans aucun doute, par le biais des inclinations égoïstes qui agis­
au pouvoir des hommes) pour tourner les unes sent naturellement les unes sur les autres éga­
vers les autres les forces des hommes d'une lement extérieurement, comme d'un moyen pour
manière telle que l'une soit entrave l'effet des­ faire place à sa propre fin, à savoir la prescrip­
tructeur des autres, soit le supprime; ainsi pour tion du droit, et, par conséquent, également,
la raison, le résultat est le même que si les forces pour autant que cela dépend de l'État lui-même,
opposées n'existaient pas, et ainsi l'homme, pour promouvoir et assurer la paix intérieure
même s'il n'est pas moralement bon, est contraint aussi bien que la paix extérieure - il faut donc
d'être cependant un bon citoyen. Le problème dire ici : la nature veut irrésistiblement que le
de l'institution de l'É tat, aussi difficile qu'il droit obtienne pour finir le pouvoir suprême.
paraisse, n'est pas insoluble, même pour un
VERS LA PAIX PERPÉTUELLE, ANNEXE l
peuple de démons (pourvu qu'ils aient un enten­ («DELA GARANTIE DE LA PAIX PERPÉTUELLE»),
dement) et s'énonce : on peut considérer les TRAD. F. PROUST,© GARNIER·FLAMMARION

peuples en tant qu'États comme des particuliers


qui, dans leur état de nature (c'est-à-dire dans
l'indépendance vis-à-vis de lois extérieures), se
lèsent déjà par leur seule coexistence ainsi
« organiser une foule d'êtres raisonnables qui
tous ensemble exigent, pour leur conservation,
des lois universelles, dont cependant chacun
incline secrètement à s'excepter, et agencer leur
constitution d'une manière telle que, bien que

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 65


=
Clés de lecture I KANT
....
" -
a:
Progrès et liberté
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L
c:t
u
....
a réflexion kantienne sur progrès. La première est fon­ temps» qui prouve la « ten­

.... l'histoire remplit une fonc­


tion d'espérance, non de
connaissance. L'homme ne peut
dée sur l'hypothèse du « des­
sein de la nature» (cf. p. 64),
qui vise à montrer que le mé­
dance morale de l'humanité» .
L'argument, subtil, est réflexif.
Le jugement porté sur l'évène­
être indifférent ni aux violations canisme des intérêts peut suf­ ment lui-même est nuancé
des droits de l'homme ni à la fire à pallier l'absence de bonne Kant affirme qu'un « homme
possibilité du progrès de l'hu­ volonté des hommes. La se­ sage» ne pourrait se résoudre
manité : quand bien même le conde repose à l'inverse sur la à réitérer le processus révolu­
règne universel du droit me pa­ conviction que le progrès mo­ tionnaire, quand bien même il
raîtrait lointain, je dois, en tant ral dépend de la volonté- c'est­ serait assuré de parvenir à réa­
que membre d'une espèce mo­ à-dire de la présence d'une liser de la sorte l'idéal répu­
rale, partager l'espérance de « disposition morale » en blicain. Ce qui témoigne de la
son accomplissement. l'homme et de la manifestation possibilité pour l'homme d'être
de la liberté dans l'histoire. la cause de son progrès en tant
Raisons d'espérer qu'agent libre, ce n'est pas
Dans la deuxième section du La preuve de la l'acte révolutionnaire ou ré­
Conflit des facultés (1798), Kant possibilité du progrès formateur lui-même, mais
reprend la question : le genre l'effet qu'il produit chez les
humain est-il en progrès moral réside dans spectateurs neutres : une « sym­
constant? Étant entendu que la subjectivité du pathie désintéressée et uni­
la notion de progrès désigne philosophe - Kant lui­ verselle» (l'intérêt du specta­
ici le progrès moral, distingué, teur n'est pas lié à l'histoire
à la suite de Rousseau*, du pro­
même, enthousiasmé d'une nation mais à l'univer­
grès de la culture, trois ré­ par le spectacle salité de l'idéal du droit).
ponses semblent possibles : le de la Révolution.
genre humain peut être pré­ Disposition morale
senté comme perpétuellement Les deux points de vue, en ap­ À travers cet argument éton­
en régression, en progression parence contradictoires, peu­ nant, il apparaît que la preuve
ou en stagnation. Kant récuse vent coexister si l'on a démontrant la possibilité du
les trois hypothèses, qui ont conscience qu'il ne s'agit que progrès moral réside dans la
en commun de nier l'imprévi­ de points de vue : ni la thèse subjectivité du philosophe :
sibilité de l'avenir : en raison suivant laquelle le réel rejoin­ Kant, réfléchissant sur l'en­
des limites du pouvoir de dra de lui-même l'idéal, ni celle thousiasme qu'il a éprouvé de­
connaissance, mais surtout de qui fait dépendre la réalisation vant le spectacle de la Révolu­
l'indétermination que la liberté de l'idéal de l'efficacité de la li­ tion, découvre en lui-même
humaine introduit dans la na­ berté dans l'histoire ne peuvent cette preuve qui atteste la pré­
ture, il est impossible de en effet prétendre à la certitude sence chez tous les hommes
connaître l'avenir de l'huma­ d'une connaissance. d'une disposition morale sus­
nité. La philosophie a toutefois Dans le texte ci-contre, Kant se ceptible d'animer leurs actions.
pour tâche de le penser, afin de place du second point de vue C'est du reste paradoxalement
déterminer les raisons d'espé­ et cherche à défendre la pos­ cette même disposition - ré­
rer la réalisation de l'idéal de sibilité du progrès en appor­ sultat du progrès passé et fac­
la raison. tant la preuve de la présence teur du progrès à venir - qui
Kant conçoit à cet égard deux en l'homme d'une disposition anime les discours déplorant
argumentations, qu'il faut à la morale. Le philosophe présente les insuffisances et les discon­
fois distinguer et articuler, en la Révolution française comme tinuités du progrès moral de
vue de justifier l'optimisme du « un événement de notre l'humanité. E. D.

66 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


INT P r o g r ès et li be r té
.......
<< Le véritable enthousiasme se .......
>C

rapporte toujours à ce qui est idéal >> .......


Il doit se produire dans l'espèce humaine constitution politique à son gré; deuxièmement,
quelque expérience qui, en tant qu'évè­ c'est celle de la fin (qui est aussi un devoir)
nement, indique son aptitude et son seule est en soi conforme au droit et moralement
pouvoir d'être cause de son progrès, et (puisque bonne la constitution d'un peuple qui est propre
ce doit être d'un être doué de liberté) à en être par sa nature à éviter selon des principes la
l'auteur.[ ... ] N'attendez pas que cet évènement guerre offensive; ce ne peut être que la consti­
consiste en hauts gestes ou forfaits importants tution républicaine, théoriquement du moins -
commis par les hommes, à la suite de quoi, ce par suite propre à se placer dans les conditions
qui était grand parmi les hommes est rendu petit, qui écartent la guerre (source de tous les maux
ou ce qui était petit rendu grand, ni en d'antiques et de toute corruption des mœurs), et qui assu­
et brillants édifices politiques qui disparaissent rent de ce fait négativement le progrès du genre
comme par magie, pendant qu'à leur place humain, malgré toute son infirmité, en lui garan­
d'autres surgissent en quelque sorte des pro­ tissant que, du moins, il ne sera pas entravé
fondeurs de la terre. Non, rien de tout cela. Il dans son progrès.
s'agit seulement de la manière de penser des Cela donc, ainsi que la participation passionnée
spectateurs qui se trahit publiquement dans ce au Bien, l'enthousiasme, qui par ailleurs ne com­
jeu de grandes révolutions et qui, même au prix porte pas une approbation sans réserve, du fait
du danger que pourrait leur attirer une telle par­ que toute émotion comme telle mérite un blâme,
tialité, manifeste néanmoins un intérêt univer­ permet cependant, grâce à cette histoire, de
sel, qui n'est cependant pas égoïste, pour les faire la remarque suivante, qui a son importance
joueurs d'un parti contre ceux de l'autre, démon­ pour l'anthropologie: le véritable enthousiasme
trant ainsi (à cause de l'universalité) un carac­ ne se rapporte toujours qu'à ce qui est idéal,
tère du genre humain dans sa totalité et en même plus spécialement à ce qui est purement moral,
temps (à cause du désintéressement) un carac­ le concept de droit par exemple, et il ne peut
tère moral de cette humanité, tout au moins dans se greffer sur l'intérêt. Malgré des récompenses
ses dispositions; caractère qui non seulement pécuniaires, les adversaires des révolutionnaires
permet d'espérer le progrès, mais représente en ne pouvaient se hausser jusqu'au zèle et à la
lui-même un tel progrès dans la mesure où il est grandeur d'âme qu'éveillait en ces derniers le
actuellement possible de l'atteindre. pur concept de droit; et même le concept d'hon­
Peu importe si la révolution d'un peuple plein neur de la vieille noblesse guerrière (proche
d'esprit, que nous avons vue s'effectuer de nos parent de l'enthousiasme) finit par s'évanouir
jours, réussit ou échoue, peu importe si elle devant les armes de ceux qui avaient en vue le
accumule misères et atrocités au point qu'un droit du peuple auquel ils appartenaient, et s'en
homme sensé qui la referait avec l'espoir de la considéraient comme les défenseurs; exalta­
mener à bien, ne se résoudrait jamais néanmoins tion avec laquelle sympathisait le public qui du
à tenter l'expérience à ce prix, - cette révolu­ dehors assistait en spectateur, sans la moindre
tion, dis-je, trouve quand même dans les esprits intention de s'y associer effectivement.
de tous les spectateurs ( qui ne sont pas eux­
LE CONFLIT DES FACULTÉS (1798), 2' SECTION, VI,
mêmes engagés dans ce jeu) une sympathie d'as­ TRAD. S. PIOBETTA,© GARNIER-FLAMMARION
piration qui frise l'enthousiasme et dont la
manifestation même comportait un danger;
cette sympathie, par conséquent, ne peut avoir
d'autre cause qu'une disposition morale du
genre humain.
Cette cause morale est double : d'abord, c'est
celle du droit qu'a un peuple de ne pas être empê­
ché par d'autres puissances de se donner une

Le Poimt Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 67


Repères I KANT

Kant et ses compagnons de table, peinture d'Emil Dtirstling, vers 1900. Emmanuel Kant (1724-1804) aimait à recevoir quelques amis triés sur le volet.

Emmanuel Kant,
l'art de la routine
Célibataire endurci, hypocondriaque aimant la bonne seau* et l'annonce de la prise Kant est petit (1,50 m peut-être).
chère et la compagnie, le maître de Konigsberg a élevé de la Bastille. Pour corriger un physique mé­
la routine et la maîtrise de soi au rang des beaux-arts. diocre, il s'habille toujours avec
Dandy et tatillon le plus grand soin et à la der­
Tout est sous contrôle chez nière mode, très sensible aux
Kant: la pensée, le temps, l'ap­ détails et à l'harmonie des cou­
Toute sa vie, Kant s'est couché précises, il quittait son bureau parence et même la passion. leurs. Il a même inventé, dit-on,
de bonne heure ... Réglée com­ et donnait le signal du repas Sensuel, amateur de bonne chè­ un système ingénieux pour te­
me une horloge, sa vie était un en lançant « Il est moins le re et de bon vin, il surveille tou­ nir ses bas afin d'éviter que les
modèle de maîtrise et d'orga­ quart». Il invitait toujours le tefois sa santé avec un soin ma­ rubans ne lui bloquent la cir­
nisation. À la demande de son même nombre de convives, niaque afin de vivre le plus long­ culation du sang.
maître, tous les matins à cinq toujours prévenus au dernier temps possible. C'est d'ailleurs L'amour? Il semble s'en être
heures moins cinq, Martin Lam­ moment. Toutes les après­ pour être sûr de bien digérer passé. Certes, les dames re­
pe, son valet, entrait dans la midi, il faisait sa promenade qu'il veut manger en compa- 1 cherchent la compagnie de ce
chambre et criait« C'est l'heu­ en solitaire. Deux événements gnie. Quand on mange seul, 1 philosophe à la conversation
re ». Cinq minutes plus tard, entraînèrent un dérèglement pense-t-il, on pense trop, ce qui spirituelle. Il ne semble pour­
Kant était à sa table de travail. de son emploi du temps : la nuit à la digestion. Autre souci tant pas avoir une haute idée
À douze heures quarante-cinq lecture de l' Émile de Rous- permanent : son apparence. des femmes, surtout quand

68 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


KANT I Biographie

elles sont instruites: « Elles se me mariée du nom de Marie mann et Wasianski, qui furent !antique... Kant fascine, pour la
servent de leurs livres pour ain- Charlotta Jacobi lui écrit qu'el- aussi ses élèves. Les anecdotes profondeur et la hardiesse de sa
si dire comme elles se servent le l'a attendu la veille dans son de leur Kant intime servirent à pensée biensûr, mais aussi pour
de leur montre : elles la por- jardin... Les biographes ne ces- nourrir la légende. Le Britan- cette vie si lisse, si ordonnée et
tent pour que l'on puisse voir seront par la suite de fantas- nique Thomas de Quincey s'en si contrôlée. Est-ce la volonté
qu'elles en ont une, et peu im- mer sur la sexualité de Kant. inspirera très librement pour pure qui s'exprime à travers la
porte [ ... ] qu'elle ne soit pas , Il aurait fréquenté une auber- évoquer dans Les DerniersJours rigueur maniaque d'un agen-
bien réglée sur le soleil. » Il ge qui était aussi un bordel, d'Emmanuel Kant (1827) la dé- da? Sont-ce les séquelles d'une
semble pourtant qu'il ait son- aurait eu une tendre inclina- chéance physique et l'agonie éducation marquée par la crain-
gé deux fois à se marier, sans tion pour un jeune disciple... du philosophe. Plus près de te du péché et la culpabilité?
succès: quand il s'intéressait nous, !'Espagnol José-Luis de Est-ce la peur du risque, et
à une femme, reconnaîtra-t i- l, Fantasmes Juan transformera le huis clos d'abord du changement?
elle ne le regardait pas. Et vice- Kant n'a laissé que les traces Kant-Lampe en une subtile ver-
versa. Il restera toutefois fort qu'il souhaitait offrir à la pos- sion de l'enfer, dans son roman Maman Anna
discret sur sa vie intime. Le térité, et il y a fort à parier qu'il Se souvenir de Lampe (Le Seuil, Kant naît en 1724 dans une
1
seul épisode galant ou sup- ne se formalisait pas de la ré- 2003). Sans parler de Thomas famille unie mais modeste de
posé tel qu'on lui accorde est putation de célibataire endur- Bernhard qui, en 1978, fait dan- fabricants de harnais. Ses pre-
suggéré par un billet reçu par ci qu'ont forgée ses premiers ser à monsieur Kant Le Beau mières années semblent avoir
Kant en 1762. Une jeune fem- biographes, Borowski, Jach- Danube bleu sur un transat- été idylliques: Emmanuel, qui

CHRONOLOGIE

1724, Naissance de Kant à Kèinigsberg 1765, Kant, qui n'a pu obtenir une 1788. Critique de la raison pratique.
(Prusse). chaire à l'université, devient sous­ 1789. Révolution française. Combats
1737, Mort d'Anna Kant, sa mère. bibliothécaire au château de Kèinigsberg. contre le kantisme.
1740. Études de philosophie, de théo­ 1770, Il devient professeur de méta­ 1790. Critique de la faculté de juger.
logie, de mathématiques et de physique physique et de logique à l'université de 1793, La Religion dans les limites de la
à Kèinigsberg. Frédéric Il, roi de Prusse. Konigsberg. Dissertation de 1770 (De la raison.
1745, Son père a une attaque. Kant forme et des principes du monde sen­ 1794, Kant devient membre de l'aca­
abandonne les études. sible et intelligible). Naissance de Hegel démie de Saint-Pétersbourg. Chute de
1746, Mort de Johann Georg, son père. (cf. p. 98). Robespierre. Doctrine de la science de
1747. Pensées sur la véritable estima­ 1772, Cours d'anthropologie. Fichte*.
tion desforces vives. 1775, Naissance de Schelling*. 1796. Kant donne sa dernière leçon à
1748, Kant quitte Kèinigsberg pour de­ 1776. Cours de pédagogie. l'université.
venir précepteur. 1778. Mort de Voltaire et de Rousseau. 1797, Métaphysique des mœurs.
1755, Enseigne comme Privatdozent 1779, Publication posthume des Dia­ 1798. Anthropologie d'un point de vue
(professeur privé payé par les étudiants) logues sur la religion naturelle de Hume. pragmatique.
à l'université de Kèinigsberg. Tremble­ 1780, Kant entre au sénat académique 1800. Système de l'idéalisme trans­
ment de terre de Lisbonne. Discours sur de l'université de Kèinigsberg. cendantal de Schelling.
l'origine et lesfondements de l'inégalité 1781. Critique de la raison pure. 1801. Kant charge son élève Wasianski
parmi les hommes de Rousseau. 1784. Idée d'une histoire universelle de l'administration de ses biens et en
1756. Monadologie physique. au point de vue cosmopolitique, Ré­ fait son exécuteur testamentaire.
1758. Les Russes occupent Kèinigsberg. ponse à la question : qu'est-ce que les Bonaparte, au pouvoir depuis deux ans,
1759, Essai de quelques considérations Lumières? demande un résumé de la philosophie
sur l'optimisme. Candide de Voltaire. 1785. Fondation de la métaphysique de Kant.
1762. Du contrat social et Émile ou de des mœurs. 1804, Mort de Kant le 12 février à
l'éducation de Rousseau. 1786. Kant entre à l'académie de Ber­ Kèinisberg. Napoléon Bonaparte est sa­
1764, Observations sur le sentiment du lin. Mort du roi de Prusse Frédéric Il. cré empereur des Français le 18 mai.
beau et du sublime. Avènement de Frédéric-Guillaume Il. Naissance de Feuerbach*.

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 69


Repères I A T

Ludwig Hermann, !'Hiver à nel avec Dieu et laisser toute Il a 13 ans quand sa mère thématiques, l'occasion d'un vé-
Kiinigsberg, xx' siècle, Allemagne,
sa place à la sensibilité du meurt. Très sensible, l'enfant ritable épanouissement intel-
Hamm-Rhynern, Josef Mensing
Gallery. croyant. Né à Leipzig à la fin se retrouve alors seul dans un lectuel. Mais s'il commence à
du xv11' siècle, le mouvement univers piétiste marqué par la se familiariser avec les théories
aura trois sœurs et un frère, a rapidement gagné Berlin, traque du péché. Se contenir, de Leibniz*, l'enseignement y
est l'aîné de la famille. Il est Augsbourg, Halle, et bientôt demeure là encore très fermé.
couvé par sa mère Anna Kant. Ki:inigsberg. En 1745, il arrête ses études,
« le n'oublierai jamais ma sans diplôme. Sa vie familiale
mère. Elle a instillé et nourri est douloureuse : son père, rui-
en moi le premier germe de la Soucieuse de transmettre des né, a été victime d'une attaque
bonté. Elle a ouvert mon cœur principaux moraux solides à et est mort en 1746. Kant doit
aux impressions de la nature, son fils aîné, Anna le confie s'occuper de son frère et de ses
elle a éveillé et fait avancer dès l'âge de 8 ans au circuit trois sœurs. En 1748, le jeune
mes idées, et ses principes ont des écoles piétistes, moins ré- homme quitte Ki:inigsberg pour
eu une influence persistante putées pour la qualité de leur s'installer à la campagne corn-
et continue dans ma vie. » formation que pour la sévéri- me précepteur, d'abord chez un
Mère aimante, Anna emmène té de leur morale et la rigueur pasteur puis chez des aristo-
son garçon se promener à la de leur discipline. Six jours de crates où il découvrira les plai-
campagne, lui fait découvrir cours, un jour de révisions et de sirs de la conversation et des
les animaux, les fleurs et les prières, et un enseignement se maîtriser, contrôler ses pul- fêtes. Il a alors déjà écrit son
étoiles. Elle s'est toutefois limité aux lettres et à la théo- sions, ses désirs et ses senti- premier texte connu, Pensées
convertie au piétisme, mou­ logie. Ni mathématiques, ni ments : tel est le chemin qui, sur la véritable estimation des
vement protestant qui, en ré­ sciences. Tel sera pendant de selon ses maîtres piétistes, , forces vives (1747). En allemand
action à un luthéranisme jugé longues années le programme mène à la grâce de Dieu ... et non en latin, la langue exi-
trop centré sur l'apparence, du petit Kant, qui parlera, une l'université aurait pu être pour gée par l'université et qu'il
entend rendre la Bible vivante, fois adulte, de l' « esclavage de Kant, qui est passionné par les connaît bien. Il est vrai qu'il cri-
développer le rapport person- l'enfance ». sciences et notamment les ma- tique dans cet ouvrage le ratio-

70 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


Il T I Biographie

nalisme de Leibniz et de son dis­ provoqua chez lui une « révo­ core. En 1770, enfin, il devient mier chef-d'œuvre, la Critique
ciple Christian Wolff, qu'il juge lution de la réflexion». professeur de métaphysique* de la raison pure. Il ne va plus
trop tiède, ce que ses maîtres à l'université. Il n'a plus seu­ s'arrêter alors d'enseigner et
piétistes déjà ébouriffés par ces 'âge lement la tête dans les étoiles: d'écrire, fidèle à sa plume com­
auteurs ne pouvaient tolérer. Dix ans plus tard, gênée, en 1763, il a publié sa Re­ me une danseuse à sa barre.
Pendant les sept années où il semble-t-il, de ne pas lui avoir cherche sur l'évidence des prin­ Il aura bien quelques soucis
sera précepteur, Kant va consi­ donné la chaire qu'il convoi­ cipes de la théologie et de la avec la censure prussienne,
dérablement ouvrir son univers tait, la direction de l'universi­ morale, et un an plus tard, ses mais tout cela n'influera guè­
intellectuel : il va s'intéresser té lui obtient un poste de sous­ Observations sur le sentiment re sur sa pensée. Ses derniers
aux spiritualités chinoises, bibliothécaire à la bibliothèque du beau et du sublime. mots?« C'est bien.» Tout était
confucianisme et taoïsme, étu­ royale de Kéinigsberg. De quoi Ce n'est qu'en 1781, toutefois, sous contrôle...
dier assidûment les thèses de ronger son frein cinq ans en- à 57 ans, qu'il publie son pre- CATHERINE GOLLIAU
Newton* (exercice d'autant plus
difficile que sa formation scien­
tifique est incomplète), se pas­
KONIGSBERG, VILLE FRONTIÈRE
sionner pour l'astronomie ...
À la mort de Kant en février 1804, Ki:inigs­ lonais, le russe... C'est une ville ouverte, au
ces berg lui fait des obsèques grandioses : il fau­ commerce comme aux combats. Pendant la
Quand il rentre à Kéinigsberg en dra seize jours pour que chacun défile devant guerre de Sept Ans, elle est occupée en 1758
1754, il a écrit un texte sur la ro­ le cercueil, que 24 étudiants portèrent au par les armées russes. Comme tous les habi­
tation de la Terre et voit ses pers­ « Caveau des philosophes», au nord de la ca­ tants, Kant prête serment d'allégeance à la
pectives de réussite universi­ thédrale. Ki:inigsberg avait raison d'être re­ tsarine Élisabeth, et il enseigne la pyrotech­
taire améliorées: Frédéric Il, qui connaissante : Kant avait été un citoyen par­ nie aux officiers, parmi lesquels le colonel et
a souffert comme lui du rigo­ ticulièrement fidèle. Il refusa toujours de futur généralissime Souvorov. Les Russes ne
risme protestant, a décidé de li­ quitter cette petite ville de Prusse orientale l'oublieront pas : il sera l'un des premiers
béraliser l'enseignement. Plus où il était né, coincée entre les landes et les membres honoris causa de l'académie de
tard, le même Frédéric invitera plaines sableuses. Il dédaigna tous les postes Saint-Pétersbourg, et sera traduit en russe
à Sans-Souci, dans son palais de que, la gloire venue, des universités plus pres­ avant de l'être en français et en anglais.
Berlin, le grand Voltaire* lui­ tigieuses n'avaient pas manqué de lui pro­ Revenue dans le giron des rois de Prusse,
même pour discuter de la rai­ poser. Kant aimait Ki:inigsberg, ses prome­ Ki:inigsberg fera jusqu'à la Deuxième Guerre
son et des Lumières. Le roi ne nades, sa campagne, son histoire, son calme. mondiale ce qu'elle sait le mieux faire : des
sait pas alors que c'est chez lui, Première capitale du pays avant que Ber­ affaires. Puis elle glisse dans l'escarcelle so­
dans sa bonne ville de Kéinig­ lin ne la supplante, la ville, il est vrai, ne viétique. Aujourd'hui, la ville russe redécouvre
sberg, que vit le grand penseur manque pas de personnalité. Certes, ce l'économie de marché avec ses cafés tape-à­
de l'Aujkliirung*, le mouvement n'était pas un endroit lancé comme le sera l'œil et ses babouchkas en fichus. l'.université
des Lumières allemandes. En ef­ plus tard Weimar au temps de Goethe* et de Ki:inigsberg se flatte d'être le meilleur pôle
fet, nous ne sommes qu'en 1755, de Schiller*. Son université est modeste, et d'enseignement et de recherche sur la pen­
et Kant se contente de publier ses salons fort ternes. Sans Kant, la ville se­ sée kantienne en Russie. La tombe de Kant,
(anonymement) son Histoire na­ rait probablement restée à l'écart des grands sise dans l'un des murs de la cathédrale, a
ture/le universe/le, qu'il dédie débats des Lumières. Après lui, elle ne brillera été rénovée par les autorités russes en 2004,
au roi. Cette année-là, il est en­ plus. Mais discrète, elle a alors le charme à l'occasion du deux centième anniversaire
fin reçu docteur à l'université et des grands ports. Située au bord de la Bal­ de sa mort. Sa statue se dresse à nouveau
obtient un poste de Privatdo­ tique, elle commerce avec toutes les grandes devant l'université : sa restauration a été fi­
zent : il n'est payé que par ses villes du nord et de l'est de l'Europe. C'est à nancée en 1992 par la journaliste allemande
élèves. Mais ce qu'il leur en­ Ki:inigsberg qu'a été imprimée en 1653 la Marion Di:inhoff. Mais« Ki:inigsberg» n'existe
seigne le met aux anges : New­ première grammaire du lituanien, la Gram­ plus. Seule grande conquête territoriale russe
ton, Hume* dont l'empirisme matica Litvanica de Daniel Klein, et en 1735, après la guerre, elle est devenue Kaliningrad,
va l'encourager à réfléchir sur toujours dans la même langue, la première du nom de Mikha1l Kalinine, premier prési­
les limites de la connaissance, traduction intégrale de la Bible. dent de l'URSS. Et ce sont ses« 750 ans d'his­
et surtout Rousseau, l'auteur Si à Ki:inigsberg, on parle majoritairement toire russe » que le président Poutine a cé­
d'Émile, qui, selon ses termes, le allemand, on y entend aussi le suédois, le po- lébrés en grande pompe en 2005... C. G.
mit« sur le droit chemin », et

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 71


Repères I KANT

Idéalisme allemand, philosophie des sciences, théorie


de la culture, droits de l'homme, communication...
Le maître de Kônigsberg a fait école jusqu'au xxe siècle,
demeurant pour toujours le champion de la Raison.

Et après?
Kant, l'éternel retour
PAR CATHERINE GOLLIAU

« !:actualité d'une philosophie ne se mesure pas au pondance et se sont faits parfois ses interprètes ou
fait qu'elle est plus ou moins à la mode mais à la ses mémorialistes. Les plus importants sont ailleurs:
façon plus ou moins accentuée dont elle nous sert d'abord les philosophes qui, comme Fichte*,
d'instrument théorique. » Si l'on se fonde sur cette Schelling* et Hegel (cf. p. 74) au début du x1x' siècle,
assertion donnée par le philosophe Alain Renaut s'en sont nourris et l'ont pris comme point de départ
dans son livre Kant aujourd'hui (Flammarion, 1999). pour leurs recherches. Fichte, penseur du Moi et de
la Critique de la raison pure l'État, sera d'abord un dis-
d'Emmanuel Kant demeure Dans les années 1870, ciple de Kant (qui l'aidera à
plus que jamais d'actualité. publier). et son obsession
À l'heure de Ben Laden et du les néokantiens sont sera de parachever la philo­
Da Vinci Code, alors que persuadés que seul sophie transcendantale en
notre société matérialiste et lui donnant une perfection
scientiste se trouve de plus
le criticisme permet systématique. Il souligne
en plus confrontée à la mon­ de penser les sciences. ainsi, dans la première pré­
tée de l'irrationnel, le sage face à son livre La Doctrine
de Kiinigsberg est plus que jamais une référence. La de la science (1797). l'identité de sa pensée et de
Raison est l'artisan du sabotage du Destin, pour celle du maître de Kiinigsberg : « je l'ai toujours dit,
reprendre l'expression de l'essayiste aUemand Ulrich et je le répète à nouveau, que mon système n'était
Sonnemann. Et le saboteur n'est autre que le criti­ que le système kantien. » Hegel aussi lui doit beau­
cisme de Kant. Aujourd'hui encore, il est le cham­ coup, même si sa philosophie de ['Absolu va l'éloi­
pion de la Raison, et le penseur de la morale et des gner du père de la raison critique. Kant sera même
droits de l'homme. On se dit encore « kantien », un temps comme ·effacé par l'idéalisme hégélien,
quand il est devenu rare de se dire « platonicien » devenu hégémonique en Allemagne, puis en Grande-
ou même« cartésien ». Comme Spinoza (cf. p. 14) Bretagne et en France.
avant lui, son œuvre a fait souche. Sa pensée n'a
cessé d'être auscultée, interprétée, critiquée, « inven­ L'école de Marbourg
tée», en un mot utilisée. Dès la seconde moitié du x1x' siècle toutefois, la
réflexion sur le progrès des sciences commence à se
Une vaste descendance développer. Or l'idéalisme hégélien peine à répondre
Les « enfants» de Kant sont ainsi multiples même à ces défis. !:étoile de Hegel pâlit et dès les années
s'ils ne sont pas tous légitimes. Laissons de côté la 1870 s'amorce ce que l'on appelle communément le
foule des adorateurs, ces « kantiens » qui repren­ « néokantisme». Les historiens datent le début de ce

nent ses concepts sans fournir eux-mêmes de doc­ phénomène de la leçon inaugurale d'Eduard Zeller
trine. Passons sur les disciples, qui l'ont connu, ont (1814-1908) à Heidelberg. Le titre de celle-ci : « La
suivi ses cours, ont échangé avec lui une carres- signification et la tâche de la théorie de la connais-

72 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


KANT I Postérité

sance ». Eduard Zeller, ce jour-là, lâche une phrase n'arrive absolument pas à comprendre ce que des
qui va devenir un mot d'ordre : « lurück zu Kant!» gens comme Windelband et Rickert auraient aujour­
Retour à Kant. d'hui en commun avec Kant pour mériter le nom de
Ce n'est pourtant pas Zeller qui obtiendra la paternité néokantiens. »
du néokantisme, mais Hermann Cohen, professeur à
l'université de Marbourg, lors de la publication en Heidegger sous influence
1871 de son livre Kants Theorie der Erfahrung (La Mais le kantisme n'est-elle pas une philosophie aussi
Théorie kantienne de l'expérience). L'école dite de souple que rigoureuse, que l'on s'approprie, que l'on
Marbourg sera illustrée par deux autres grands néo­ triture, toujours riche et sonnant toujours juste?
kantiens : Paul Gerhard Natorp (1854-1924) et Ernst Heidegger lui-même en a fait l'expérience. Formé
Cassirer (1874-1945). Pourquoi reviennent-ils à Kant? par Rickert, justement, il connaît bien le sage de
Parce qu'ils sont persuadés que le criticisme kantien Kiinigsberg, mais il lui préfère longtemps Aristote.
permet de penser les sciences. N'a-t-il pas réfléchi En 1925, pourtant, il se remet à lire Kant assidûment
sur le temps et l'espace? et la pensée kantienne devient le fil directeur de sa
Pourtant, ses théories sont construites sur les bases recherche sur le sujet. Il écrit alors à Anna Arendt, sa
de la physique newtonienne. Elles ne sont donc maîtresse et confidente : « Je suis souvent à
plus adaptées à l'évolution des sciences telles Kiinigsberg; non seulement parce que je lis Kant
qu'elles se présentent à la fin du x1x' siècle. pour me retremper ... Mais je suis souvent à
Comment dès lors utiliser Kant? Plutôt que de s'en Kiinigsberg déjà par mon attitude et mon style. » Le
tenir à un kantisme pur et dur, les néokantiens vont produit de ce compagnonnage intellectuel sera
l'aménager en distinguant les résultats de l'inves­ d'abord en 1929 un livre intitulé Kant et le problème
tigation kantienne de sa méthode proprement dite. de la métaphysique, puis une série de cours étalés sur
Ils vont ainsi montrer que cette dernière est valide plusieurs années où Heidegger étudie notamment
indépendamment de l'évolution des théories scien­ la Critique de la Raison pure au regard de la phéno­
tifiques à une période donnée et qu'elle permet ménologie, sa spécialité.
d'unifier les champs du Et aujourd'hui, que devient
savoir et leur donner un Kant est présent dans Kant? On s'en réclame tou­
sens. En se concentrant jours, même si parfois la filia­
sur la question « Que puis­
tous les champs de la tion peut sembler lointaine.
je savoir ?» , l' école de réflexion, notamment John Rawls (1921-2002) dont
Marbourg va aussi démon­ la Théorie de la justice (1971)
trer que les conditions de la
dans la morale, le droit a dominé la pensée libérale
science, de même que les et la politique. américaine ces trente der-
conditions de sa synthèse, nières années, a toujours
sont du ressort de la philosophie. Elles sont même revendiqué pour sa recherche une nature « profon­
son domaine d'excellence. dément kantienne», puisqu'elle présuppose des per­
sonnes libres et égales, capables de se montrer auto­
L'école de Bade nomes. Même recherche de paternité plus ou moins
Un autre courant va se développer au sein du néo­ affirmée chez des penseurs comme le philosophe
kantisme, l'école de Bade, dite aussi école du Sud­ analytique Hillary Putnam ou les spécialistes de
Ouest de l'Allemagne. Ce courant, représenté notam­ l'éthique de la communication que sont Karl-Otto
ment par Wilhem Windelband (1848-1915), Heinrich Appel et Jürgen Habermas. Tous ont fondé leur
Rickhert (1863-1938} et Emil Lask (1875-1915}, va réflexion à partir de la pensée kantienne. Certains
s'intéresser plus précisément à la notion de valeur, historiens de la philosophie n'hésitent d'ailleurs pas
condition nécessaire à la constitution de toute réa­ à parler aujourd'hui d'un « néoréalisme» kantien,
lité culturelle. Après Fichte, elle va en réaffirmer le présent dans tous les champs de la réflexion philo­
primat absolu, à tel point qu'on l'a parfois taxée de sophique mais particulièrement dans le domaine de
néofichtéisme plutôt que de néokantisme. Les pen­ la philosophie morale, du droit et de la politique,
seurs de l'école de Bade vont ainsi entreprendre mouvement fort vaste auquel appartiendraient des
une réflexion originale sur la place des sciences personnalités aussi diverses que Habermas, Renaut ou
humaines et notamment de l'histoire. Ils vont les Ferry (cf. p. 44). Kant et l'éducation, Kant et la com­
isoler des sciences physiques et en dégager les prin­ munication, Kant et l'Europe. Le sage de Kiinigsberg
cipes propres. Mais sont-ils encore des kantiens? demeure l'un des socles de la pensée occidentale. Le
En 1926, Martin Heidegger* confie à un ami : « Je rempart de la raison?•

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 73


- --

--- :.....
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HEGEL I Introduction

« Savoir absolu », « fin de l'histoire »... il y a un avant


et un après Hegel. Poussant l'idée de système à son
paroxysme, Hegel a élargi le champ de la philosophie.
Son œuvre continue de susciter la controverse,
notamment en France où son influence fut immense.

GEORG W. F. HEGEL,
l:ESPRIT ABSOLU
Par Jean-François Kervégan

G
eorg Wilhelm Friedrich Hegel (1770- même temps qu'il réfléchit sur la dialec­
1831), le plus influent sans conteste tique de l'être et du non-être ou sur le
des philosophes postkantiens, a « savoir absolu », il s'intéresse à la chi­
laissé une œuvre difficile. Mais y a-t-il un mie, à l'astronomie, à la psychiatrie, à
penseur important dont ce ne soit pas le l'économie politique, à l'art vivant ainsi
cas? Une pensée puissante ne se livre pas qu'à son histoire ...
sans défense. Hegel est un grand philo­ Son œuvre est de celles qui ont dessiné le
Jean-François sophe parce qu'il nous force à transfor­ paysage de la pensée contemporaine. En
Kervégan, mer les questions que nous nous posons : France, en particulier, son influence s'est
professeur de il déplace nos « idées ». Il nous apprend fait sentir en des lieux inattendus : les
philosophie à aussi cette modestie qui surréalistes l'ont inscrit à
Paris-1, traducteur
consiste à se mettre à Hegel s'intéresse à la leur panthéon (Magritte a
des Principes de
la philosophie
l'écoute du réel avant de même peint ses Vacances
du droit de Hegel, le juger : « Chacun veut et chimie, à l'astronomie, en 1958 ...) et, grâce à
et auteur, entre croit être meilleur que son à la psychiatrie, à l'art... Kojève *, toute une géné­
autres, de Hegel monde. Le meilleur est Son œuvre a dessiné ration d'esprits originaux
et l'hégélianisme celui qui exprime seule­ (Aron, Bataille, Lacan,
(PUF, coll. « Que ment mieux que d'autres le paysage de la pensée Merleau-Ponty ...) s'est
sais-je? », 2005) ce monde qui est le sien. » contemporaine. nourrie de sa pensée. Plus
et de Hegel, Carl
largement, c'est toute la
Schmitt. Le Politique
Aristote des temps modernes philosophie européenne des x,x e et
entre spéculation
et positivité Le caractère encyclopédique de ses inté­ xxe siècles qui réagit à Hegel. Marx* et
(PUF, 2005). rêts lui valut d'être considéré comme Kierkegaard*, Nietzsche* et Heideg­
!'Aristote des temps modernes. Comme ger*, et même la philosophie analytique
ce dernier, il considère qu'il n'est pour naissante (Russell*), ont jusqu'à un cer­
ainsi dire aucun objet, si humble soit-il, tain point défini leur programme par rap­
qui n'offre d'intérêt pour la pensée : en port à lui, à vrai dire surtout contre lui. ..

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 75


Introduction I HEGEL

,. En effet, une chose est claire : après signification que les uns par rapport aux
Hegel, on ne peut plus philosopher de la autres et par rapport au tout qui les ras­
même manière. Marx et les« jeunes-hégé­ semble : « Le vrai est le tout».
liens» veulent donc sortir de la philoso­ Mais, dans ce tout, les différences ne
phie pour rendre ses droits à l'action; sont pas annulées : l'absolu n'est pas« la
Kierkegaard veut arracher l'existence à nuit où toutes les vaches sont noires ».
l'emprise du concept; Nietzsche conçoit Hegel, à la suite de Kant (cf. p. 44), fait
son entreprise comme une machine de une distinction entre la raison et l'en­
guerre contre la dialectique*; Heideg­ tendement. L'entendement produit des
ger, enfin, lit chez Hegel l'ultime chapitre savoirs localisés et partiels (les sciences).
de l'histoire de la métaphysique*, qui Le système (la Science) en est la totali­
est celle de« l'oubli de l'être». sation rationnelle. Mais il n'en est pas la
Mais qu'est-ce qui, dans cette pensée, simple addition, car la raison transforme
suscite l'opposition d'auteurs si diffé­ les savoirs d'entendement pour en expri­
rents? Probablement le fait qu'elle est mer la vérité. Cette appropriation est dite
« dialectique » : le « travail du
négatif» bouleverse l'économie
La dialectique consiste de la connaissance. Elle est
aussi« spéculative», car le tout
à supprimer les n'est pas égal à la somme de ses
oppositions rigides parties, il présente un excès par
de la pensée et de la rapport à celles-ci; c'est cet
excès de la raison par rapport
langue communes, à l'entendement et aux savoirs
notamment celle finis que la philosophie entend
� de la pensée et de l'être. incarner.
9.....,�'"""""...;..������
Le réel et ses contradictions
systématique, dialectique et conceptuelle Mais qu'est donc cette « dialectique »
(dans le jargon hégélien,« spéculative»). dont la philosophie hégélienne fait son
emblème? Elle consiste à« supprimer les
Le déploiement de l'absolu oppositions rigides» sur lesquelles sont
La philosophie moderne s'est générale­ construites la pensée et la langue com­
ment voulue scientifique, donc systé­ munes. La plus fondamentale d'entre elles
matique : « L'unité systématique est ce est celle de la pensée et de l'être; c'est
qui transforme en science la connais­ elle que Hegel entend d'abord surmon­
sance commune» (Kant). La systémati­ ter. Mais la dialectique n'est pas seule­
cité est une garantie de scientificité pour ment une méthode que le philosophe
un savoir toujours exposé au risque de la « appliquerait » au réel ou au discours.
dispersion et de la discordance. Mais la Elle désigne, au sein de l'être lui-même,
pensée de Hegel est systématique en un cette propriété qu'a« tout ce qui est fini»
sens particulièrement fort. Diachroni­ de« se supprimer soi-même». La dialec­
quement, chaque philosophie, y compris tique est l'expression pensée de la contra­
la sienne, est une expression provisoire diction interne, du dynamisme immanent
d'un unique système de pensée se grâce auquel l'être advient infiniment à
déployant au cours du temps : exposer soi : cette vérité en mouvement de l'être
l'histoire de la philosophie, c'est expo­ immédiat, aboutissement de sa « dialec­
ser la philosophie elle-même. Synchro­ tique immanente », c'est ce que Hegel
niquement, la philosophie est construite nomme l'Idée.
à partir d'un foyer unique, que Hegel Tout aussi essentiellement qu'elle est
nomme« l'Idée» ou« l'Absolu». Elle est dialectique, la pensée est donc « spécu­
ainsi un« cercle de cercles» : la logique, lative » : elle met en œuvre une raison
la philosophie de la nature, la philoso­ « positive » qui parachève l'ouvrage de
phie de l'esprit. Ces cercles n'ont de la raison« négative» en exposant le résul-

76 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


Portrait
de Georg
Wilhelm
Friedrich Hegel
(1770-1831),
par Jacob
Schlesinger,
x1x• siècle,
Berlin,
Nationalgalerie.

tat « positivement rationnel » de son tra­ ser ce qu'il est. Hegel fut le premier à thé­
vail. Mais c'est bien la même raison qui matiser l'opposition de la société civile
est à la fois dialectique et spéculative, et de l'État, qui est devenue un lieu com­
négative et positive. De l'entendement à mun. C'est lui qui a posé(de manière plus
la raison dialectique, de la raison dialec­ complexe qu'on ne le croit souvent) le
tique à la raison spéculative, il y a conti­ problème de la fin de l'histoire, que
nuité et discontinuité, c'est-à-dire, selon Fukuyama* et les néoconservateurs ont
le terme dont Hegel fait son slogan remis à l'ordre du jour après l'effondre­
Auflrebung*(suppression, dépassement, ment du monde soviétique. Étrange iro­
conservation). Elles sont les aspects soli­ nie : lorsque Lénine durant la première
daires du processus un par lequel l'être guerre mondiale préparait la révolution
se pose comme concept. russe, que lisait-il? La Logique ...
Mais Hegel n'est pas un penseur que
La modestie du penseur l'on peut aisément s'approprier : ceux
La philosophie hégélienne est une philo­ qui ont voulu en faire un conservateur
sophie du concept. Le « cher moi » y ou un révolutionnaire ont mutilé sa pen­
occupe fort peu de place. Hegel répugne sée, lui dont le souci n'était ni de prévoir
à parler de lui, préférant la posture en ce qui va arriver (« l'avenir n'intéresse
apparence modeste du secrétaire écri­ pas la philosophie »), ni de prescrire ce
vant sous la dictée de l'esprit du monde. qui doit être fait(« l'Idée n'est pas assez
Pourtant, il nous « condamne à l'expli­ impuissante pour devoir être seule­
quer ». « Il est sot, écrit-il, de rêver qu'une ment »). La tâche du philosophe n'est pas
quelconque philosophie surpasse son de dire aux hommes ce qu'ils doivent
monde » : sa philosophie ne parle donc espérer, mais plutôt de leur permettre
pas de notre monde. Mais elle nous four­ d'espérer de façon sensée en les aidant à
nit de puissants outils pour tenter de pen- « concevoir ce qui est ». •

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 77


Clés de lecture I HEGEL
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Les limites du bon sens
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0 n réclame souvent de la roge-t-il,alors que si on a une

.... philosophie qu'elle quitte


ses nuées pour parler
un langage ordinaire. On veut
chaussure trouée, on s'en re­
met naturellement au cordon­
nier, artisan reconnu pour sa
des philosophes pédagogues. compétence? Il existe bien un
Comme l'était Platon* dans ses savoir-faire philosophique et il
dialogues mettant en scène So­ faut le prouver. Ce à quoi il s'ap­
crate*,par exemple. Ou les phi­ plique, quand il montre, par
losophes des Lumières,comme exemple,que l'opposition entre
Voltaire*. Ceux-ci étaient ani­ le sujet et l'objet est un leurre.
més par la volonté de rendre On comprend pourquoi la phi­
le savoir accessible à tous. Pour losophie apparaît comme un
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, « monde à l'envers ».
cette ambition est vaine. Car
pour lui,la pensée ordinaire et Trop abstraite, Par-delà les lieux communs
la philosophie ne parlent pas ·la philosophie? C'est Trop abstraite,la philosophie?
la même langue. Ou mieux : la Au contraire,c'est la pensée or­
philosophie consiste précisé­ la pensée ordinaire dinaire qui constamment abs­
ment en un travail radical sur qui abstrait les pensées trait les pensées de leur fond
la langue. Hegel aime les mots. de leur fond essentiel. essentiel. Voilà ce que montre
Il en invente plusieurs, l'« his­ le texte satirique Qui pense
toricité» (Geschichtlichkeit) par abstrait? Un assassin passe de­
exemple. li différencie,là où le rellement prisonnière du monde vant une foule,qui y va de ses
sens commun ne voit goutte, des ombres. Ses modèles de commentaires : « comme il est
la réalité et l'être, l'objet et la pensée la condamnent à circu­ charpenté!»,« il est plutôt bel
chose. Une « idée » n'est pas ler toujours à travers les mêmes homme!»,etc. Des idées abs­
pour lui un simple « concept». lieux communs. À moins que la traites,qui oublient l'essentiel :
philosophie ne lui tende une c'est bien ijn homme qu'on
Une nouvelle langue échelle. La Phénoménologie de envoie à la mort. L'affaire met
Comment expliquer ces diffé­ l'esprit (1807),œuvre au reten­ en cause l'ensemble de notre
rences? Voilà le problème : il tissement immense,vise juste­ système de pensée. La philo­
faut d'autres concepts,comme ment à entraîner la conscience sophie s'occupe précisément
celui de « déterminité » (Bes­ ordinaire jusqu'à la philosophie. de cela : de l'homme,de la vie,
timmtheit) - un autre néolo­ de la mort, et non de l'allure de
gisme! -, qui compliquent en­ Un véritable savoir-faire l'assassin.
core davantage la langue Le chemin est ardu, et beau­ Avec Hegel, ia philosophie est
philosophique. Depuis Hegel,le coup comptent ce livre parmi devenue haut11ine. Certes, les
jargon est devenu un outil né­ les textes les plus difficiles de essais de philosophie grand pu­
cessaire. Et la philosophie,l'af­ l'histoire de la philosophie. Pour blic se vendent bien, mais ils
faire de spécialistes. son auteur,comme l'indiquent attirent rarement le respect des
Il ne s'agit pas seulement d'un les textes ci-contre, aucune philosophes. Pourquoi? Parce
problème de langage. Car si la « voie royale» ne conduit à la qu'ils sabrent trop souvent dans
perisée ordinaire n'a pas les philosophie. Autrement dit, il les différenciations concep­
mots du philosophe,elle n'a pas faut s'y investir complètement tuelles qui, depuis au moins
non plus sa pensée. Elle est, et mettre son savoir à l'épreuve. deux cents ans,font l'essentiel
comme l'a illustré Platon dans Pourquoi la philosophie serait­ du savoir-faire philosophique.
le mythe de la caverne, natu- elle accessible à tous, s'inter- François Gauvin

78 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


HEGEL I Limites du bon sens
.......
<< Le concept seul peut produire .......
><

l'universalité du savoir>> ........


Penser? Penser de façon abstraite? de nos jours domine le préjugé selon lequel cha­
Rette sich, wer kann ! Sauve qui peut! cun sait immédiatement philosopher et appré­
J'entends déjà crier ainsi quelque tratl:re, cier la philosophie puisqu'il possède l'unité
soudoyé par l'ennemi, qui va clabaudant contre nécessaire dans sa raison naturelle - comme si
cet essai parce qu'il y sera question de méta­ chacun ne possédait pas aussi dans son pied la
physique. Car métaphysique - tout comme abs­ mesure de son soulier.[ ...]
trait, et même penser - est un mot devant lequel Quant à la philosophie au sens propre du terme,
chacun, plus ou moins, prend la fuite comme nous voyons que la révélation immédiate du
devant un pestiféré.[ ...] divin et le bon sens, qui ne se sont pas souciés
De toute façon, expliquer ce qu'est penser et de se cultiver avec la philosophie ou une autre
ce qu'est l'abstrait ;semble ici parfaitement super­ forme de savoir, se considèrent immédiatement
flu; car c'est précisément parce que le beau comme des équivalents parfaits, de très bons
monde sait fort bien ce qu'est l'abstraction qu'il succédanés de ce long chemin de culture, de
s'enfuit à sa vue.[ ...] ce mouvement aussi riche que profond à tra­
Qui pense abstrait? L'homme inculte, non pas vers leque!Tesprit parvient au savoir; à peu
l'homme instruit. [ ...] près corn.me on vante la chicorée d'être un très
Tout ce qu'il me faut, c'est citer, à l'appui de ma bon succédané du café. [ ... ]
proposition, des exemples tels que chacun Si on réclame « une voie royale » vers la science
conviendra qu'i}s là contiennent. Voici : un assas­ [la philosophie], aucune ne peut être plus confor­
sin est conduit au lieu d'exécution. Pour le com­ table que celle qui consiste à s'abandonner au
mun, il n'est rien d;autre qu'un assassin. Des bon sens et, pour marcher du moins avec son
dames hasardent peut-être la remarque qu'il est temps et la philosophie, à lire les comptes ren­
bâti en force, qu'il est bel homme, qu'il est inté­ dus critiques des œuvres philosophiques, et
ressant. Ce même cqmmun trouve la remarque même les préfaces et les premiers paragrapl;les
atroce. Quoi? Beau, un assassin? Comment peut­ des œuvres elles-mêmes, car les premiers para­
on avoir l'esprit au�si mal tourné et trouver graphes donnent les principes généraux sur
beau un assassin? C'est à croire que vous ne quoi tout repose; et quant aux comptes rendus
valez guère mieux! Voilà bien la corruption critiques, ils donnent encore une appréciation
morale qui règne chez les gens distingués, ajou­ qui, justement parce qu'elle est appréciation,
tera peut-être le prêtre qui connaît le fond des est au-dessus de la matière appréciée. On suit
choses et des cœurs.[ ...] cette route commune en robe de chambre; mais
C'est là ce qui s'apI?elle avoir la pensée abs­ le sentiment élevé de l'éternel, du sacré, de l'in­
traite: ne voir dans l'assassin rien d'autre que fini, parcourt au contraire en vêtements sacer­
cette qualité abstraite qu'il est un assassin et dotaux un chemin qui est plutôt lui-même l'être
détruire en lui, à l'aide de cette simple qualité, immédiat dans le centre, la génialité des idées
tout le reste de son h1,1manité. profondes et originales, et des éclairs sublimes
de pensée.[ ... ] [Cependant] les vraies pensées
QUI PENSE ABSTRA,/Tl (1807), TRAD. E. DE DAMPIERRE,
© LE MERCURE DE FRANCE, 1963 et la pénétration scientifique peuvent seulement
se gagner par le travail du concept. Le concept
seul peut produire l'universalité du savoir. Elle
Pour toutes les sciences, les arts, les talents, n'est pas l'indétermination ordinaire et l'indi­
les techniques, prévaut la conviction qu'on ne gence mesquine du sens commun, mais une
les possède pas sans se donner de la peine et connaissance cultivée et accomplie.
sans faire l'effort de les apprendre et de les pra­
LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'ESPRIT (1807), PRÉFACE,
tiquer. Si quiconque ayqht des yeux et des doigts, TRAD.). HYPPOLITE, © AUBIER-MONTAIGNE, 1941
à qui on fournit du cuir et un instrument, n'est
pas pour cela en mesure de faire des souliers,

Le Point Hors-série n ° 10 J Septembre-octobre 2006 J 79


Clés de lecture I HEGEL
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Révolution et liberté
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... Q
u uand la Révolution fran­ s'instaure ainsi entre la La liberté consiste, dans ce
..... çaise éclate en 1789,
Hegel a dix-huit ans. Au
conscience singulière et la cadre, à reconnaître la rationa­
conscience universelle. Quand lité des lois et des institutions,
séminaire de théologie de ils cherchent à incarner la vo­ auxquelles le citoyen se sou­
Tübingen où il étudie (cf. p. 98), lonté générale, les révolution­ met et dont il profite. II revien­
les nouvelles en provenance naires deviennent de fait les dra aux États postrévolution­
<l'outre-Rhin circulent sous le partisans d'une faction poli­ naires de réaliser cet objectif.
manteau. On y traduit en secret tique. Or qui dit faction poli­
la. Marseillaise; Hegel lui-même tique dit fraction de la volonté Le devenir de l'esprit
participera à la plantation générale, et toute faction de­ La philosophie de Hegel est
d'arbres de la Liberté. Les in­ vient suspecte à l'égard de la ainsi animée par la conviction,
tellectuels de l'époque espèrent faction gouvernante. Ce méca­ qu'il partage avec sa généra­
que ce vent de liberté patrio­ nisme aboutira en 1793 à la po­ tion, que l'esprit est universel
tique soufflera bientôt sur l'Al­ litique du Comité de salut pu­ et libre. La liberté est la « des­
lemagne, alors divisée en une blic et au règne de la Terreur. tination » de l'homme (voir le
Un soupçon de divergence suf­
Si la liberté des fit pour mener à la mort. La vraie liberté
Hegel tente donc de déchiffrer
révolutionnaires le célèbre slogan révolution­
d'un État suppose un
conduit à la mort, naire« la liberté ou la mort». À système rationnel du
c'est que celle-ci la mort, il associe la volonté de droit et une séparation
supprimer tout « particula­
est la négation pure des pouvoirs, avec des
risme», ces particularismes po­
du particularisme. litiques et sociaux qui étaient institutions durables.
l'un des fondements de l'Ancien
multitude de principautés do­ Régime. Si la liberté absolue des second extrait ci-contre). Pour
minées par des gouvernements révolutionnaires conduit à la lui, si l'homme est libre par es­
souvent autoritaires. Mais les mort, c'est que celle-ci est la sence, il doit aussi le devenir
années passent et'en France, le négation pure du particula­ dans les faits. Ce travail de l'es­
sang ne cesse de couler. Pour­ risme. La mort, écrit Hegel, est prit s'inscrit dans le temps de
quoi? le« néant». Dans ce néant, rien l'histoire, et la Révolution fran­
ne peut subsister. La liberté est çaise en marque l'une des
Interprétation de la Terreur proclamée, mais elle tourne à étapes essentielles, même si
Dans la. Phénoménologie de l'es­ la destruction. elle s'accompagne d'une « fu­
prit, publiée en 1807 alors que La Révolution française se joue rie de la destruction ».
Napoléon qu'il admire entre là. Les révolutionnaires ne par­ Par cette analyse, Hegel réus­
dans Iéna, la ville où il enseigne, viennent pas à concrétiser la li­ sit à conceptualiser le dérapage
Hegel propose une interpréta­ berté absolue. Les institutions de la Révolution vers la Terreur.
tion originale de ces événe­ ne réussissent pas à assurer la Analyse très actuelle et qui peut
ments. Le problème se situe se­ liberté de tous. Pour Hegel, la amener à se demander, à la
lon lui dans la façon dont on leçon est claire : la vraie liberté suite de l'historien François
revendique la liberté. D'un côté, d'un État suppose un système Furet (1927-1997), si ce déra­
la volonté générale réclame la rationnel du droit (cf. p. 90) et page n'est pas plutôt d'ordre
liberté et l'égalité de tous. De une séparation des pouvoirs, structurel et conceptuel, inhé­
l'autre, les révolutionnaires sont concrétisés par des institutions rent donc à toute révolution,
amenés à parler au nom de la durables, indépendantes des quels qu'en soient les acteurs
volonté générale. Un conflit individus qui en ont la charge. et les revendications... F. G.

80 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


HEGEL I Révolution et liberté

...........
<< La liberté est la plus haute .......
>C

destination de l'esprit humain>> ....


La liberté universelle ne peut donc pro­ La faculté la plus élevée que l'homme puisse ren­
duire ni une œuvre positive ni une opé­ fermer en lui-même, nous l'appelons d'un seul
ration positive; [... ] elle est seulement mot, la liberté. La liberté est la plus haute des­
la furie de la destruction. [ ... ] L'unique œuvre tination de l'esprit humain. Elle consiste en ce
et opération de la liberté universelle est donc que le sujet ne rencontre rien d'étranger, rien
la mort, une mort[ ... ] qui n'accomplit rien, car qui le limite dans ce qui est en face de lui, mais
ce qui est nié, c'est le point vide de contenu, s'y retrouve lui-même. Il est clair alors que la
le point du Soi absolument libre. C'est ainsi la nécessité et le malheur disparaissent. Le sujet
mort la plus froide et la plus plate, sans plus est en harmonie avec le monde et se satisfait en
de signification que de trancher une tête de lui. Là expire toute opposition, toute contra­
chou ou d'engloutir une gorgée d'eau. diction. Mais cette liberté est inséparable de la
C'est dans la platitude de cette syllabe sans expres­ raison en général, de la moralité dans l'action,
sion [la « mort »] que réside la sagesse du et de la vérité dans la pensée. Dans la vie réelle,
gouvernement, l'entendement de la volonté uni­ l'homme essaie d'abord de détruire l'opposition
verselle, son accomplissement. Le gouvernement qui est en lui par la satisfaction de ses besoins
n'est lui-même rien d'autre que le point qui se physiques. Mais tout dans ces jouissances est
fixe ou l'individualité de la volonté universelle. relatif, borné, fini. Il cherche donc ailleurs, dans
Le gouvernement, une décision et une exécution le domaine de l'esprit, à se procurer le bonheur
qui procède d'un même point, veut et exécute en et la liberté par la science et l'action. Par la
même temps un ordre et une action déterminés. science, en effet, il s'affranchit de la nature, se
Il exclut donc d'une part les autres individus de l'approprie et la soumet à sa pensée. Il devient
son opération, et d'autre part il se constitue lui­ libre par l'activité pratique en réalisant dans la
même comme tel qu'il soit une volonté détermi­ société civile la raison et la loi avec lesquels sa
née, et de ce fait opposé à la volonté universelle. volonté s'identifie, loin d'être asservie par elles.
Le gouvernement ne peut donc pas se présenter Néanmoins, quoique, dans le monde du droit,
autrement que comme une faction. Ce qu'on la liberté soit reconnue et respectée, son côté
nomme gouvernement, c'est seulement la faction relatif, exclusif et borné est partout manifeste;
victorieuse, et justement dans le fait d'être une partout elle rencontre des limites. L'homme alors,
faction se trouve immédiatement la nécessité de enfermé de toutes parts dans le fini et aspirant
son déclin; et le fait qu'elle soit au gouvernement à en sortir, tourne ses regards vers une sphère
la rend inversement faction et coupable. Si la supérieure plus pure et plus vraie, où toutes les
volonté universelle s'en tient à l'action effective oppositions du fini disparaissent, où la liberté,
du gouvernement comme au crime qu'il commet se déployant sans obstacles et sans limites,
contre elle, alors le gouvernement, par contre, atteigne son but suprême.[ ...] S'élever par la
n'a rien de déterminé ou d'extérieur par où la pensée pure à l'intelligence de cette unité, tel
faute de la volonté opposée à lui se manifeste­ est le but de la philosophie.
rait, car en face de lui, comme la volonté univer­ ESTHÉTIQUE (POSTHUME, 1835), TOME 1,
selle effective, il n'y a que la pure volonté ineffective, TRAD. C. BÉNARD, GERMER·BAILLÈRE, 1875

l'intention. Être suspect se substitue à être cou­


pable, ou en a la signification et l'effet; et la réac­
tion externe contre cette effectivité qui réside
dans l'intérieur simple de l'intention consiste
dans la destruction brutale de ce Soi dans l'élé­
ment de l'être auquel on ne peut rien enlever
d'autre que son être même.
LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'ESPRIT, TOME Il, VI (« L'ESPRIT»),
TRAD. J. HYPPOLITE, © AUBIER-MONTAIGNE, 1941

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 81


...a:-
Clés de lecture I HEGEL

La philosophie comme système


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..._. H
Q
u egel est aujourd'hui
considéré comme le ph�­
et évolutif. La logique (cf. p. 86)
s'occupe des concepts fonda­
prit se mélange encore à la ma­
tière Q'airain, la toile, etc.) ou
losophe du système. A mentaux de la pensée pure, ap­ à des représentations exté­
l'instar de Spinoza (cf. p. 14), il plicables à tout objet : être, rieures (par exemple, la vie du
a en effet construit sa philoso­ non-être, qualité, quantité, sub­ Christ il y a deux mille ans).
phie en un système scientifique stance*, etc. La philosophie de Avec la philosophie, l'identité
dont toutes les parties sont la nature développe les concepts du sujet et de l'objet se trouve
reliées par la raison. Elles s'ins­ de ce qui est objectif et exté­ parfaitement achevée. Le sys­
crivent dans « un rapport mu­ rieur : espace, temps, corps, tème, à la fin, « rattrape » son
tuel et se supposent récipro­ genre, espèce, etc. Enfin, la phi­ présupposé idéaliste.
quement». Cette haute idée de losophie de l'esprit (cf. p. 88)
la raison se situe dans l'héri­ montre le parcours par lequel Circularité et clôture
tage de la pensée moderne. il l'esprit vient à se réconcilier Le mot encyclopédie lui-même
n'e voit plus en effet dans la phi­ avec lui-même. Pour cela, l'es­ implique cette circularité : ne
losophie un simple (( amour de prit doit surmonter sa subjec- vient-il pas du grec kuklos,
la sagesse » - philosophia, en cercle? Hegel conçoit en effet
grec, provie1:1t des mots philo, son système comme« un cercle
amour, et sophia, sagesse - mais de cercles ». Cette circularité
un« savoir effectivement réel». permet au système de revenir
sur ses propres présupposés
L'être et la pensée pour les fonder. Pour Kierke­
Son aiguillon est un problème gaard*, père de ce que l'on ap­
qui hante la pensée de Kant pellera l'existentialisme* et dé­
(cf. p. 44), alors le maître in­ tracteur de Hegel, cette idée de
contesté de l'Aufkliirung* système clos projette la philo­
(cf. p. 48), les Lumières alle­ sophie hors de la vie telle qu'elle
mandes. Kant a en effet creusé est vécue, avec ses doutes, ses
un abîme entre la pensée et espoirs, ses envies. Elle suppose
l'être, entre l'entendement et aussi qu'on puisse maîtriser les
l'inaccessible chose en soi. En concepts fondamentaux de
tant qu'idéaliste* allemand, au toutes les sciences, ce qui
contraire, Hegel affirme l'iden­ tivité et devenir objectif. L'« es­ semble pour le moins ambitieux,
tité de l'être et de la pensée. prit objectif» est ainsi l'État doté surtout aujourd'hui.
Son originalité consiste à pen­ d'une constitution dans laquelle De fait, les philosophes ont fait
ser que cette réconciliation est les lois sont à la fois des pro­ une croix sur la prétention hy­
le résultat d'un travail progressif ductions de l'esprit et des réa­ perbolique de Hegel. Mais,
de l'esprit, travail qui s'inscrit lités objectives (cf. p. 90). comme on peut le voir chez
dans le temps de l'histoire du Enfin, son Encyclopédie s'achève Wittgenstein*, Heidegger* et
monde. sur les trois manifestations de leurs héritiers, la philosophie
En 181 7, dix ans après La Phé­ « l'esprit absolu» que sont, se­ demeure dans son sillage : elle
noménologie de l'esprit, il publie lon lui, l'art, la religion (cf p. 96) veut moins élever un édifice
le Précis de l'encyclopédie des et la philosophie. La philoso­ conceptuel sur des fondements
sciences philosophiques, dans phie en est l'expression ultime sûrs, comme le voulait Des­
lequel il montre comment les dans la mesure où ses objets, cartes*, que creuser toujours
concepts fondamentaux des les concepts, sont des pures plus profondément les pré­
sciences s'organisent ration­ productions de l'esprit, alors supposés qui déterminent notre
nellement en un tout organique que dans l'art et la religion, l'es- pensée. F. G.

°
82 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n 10 Le Point
HEGEL Système
...
<< Exprimer le Vrai, non comme ...
1-
>C

substance, mais aussi comme sujet>> .......


1-

Selon ma façon de voir, qui sera justi­ L'encyclopédie des sciences philosophiques
fiée seulement dans la présentation du se distingue des Encyclopédies ordinaires en
système, tout dépend de ce point essen- ce que celles-ci ne sont en général qu'un agré­
tiel : appréhender et exprimer le Vrai, non comme gat des diverses sciences qu'on rassemble
substance, mais précisément aussi comme sujet. d'une façon arbitraire et empirique, et parmi
[ ... ] lesquelles il y en a qui n'ont de science que le
Le vrai est le tout. Mais le tout est seulement nom, et n'offrent elles-mêmes qu'un assem­
l'essence s'accomplissant et s'achevant moyen­ blage de connaissances.
nant son développement. De !'Absolu il faut dire [ ... ]
qu'il est essentiellement Résultat, c'est-à-dire Chacune des parties de la philosophie est un
qu'il est à la fin seulement ce qu'il est en vérité. tout systématique, une sphère à part; mais l'idée
[ ... ] philosophique s'y trouve dans une détermina­
La vraie figure dans laquelle la vérité existe ne tion particulière, dans un élément spécial. Tou­
peut être que le système scientifique de cette tefois, précisément parce que chaque cercle est
vérité.Collaborer à cette tâche, rapprocher la une totalité en soi, il sort des limites de son élé­
philosophie de la.\forme de la science - ce but ment et devient la base d'une sphère plus vaste.
atteint, elle pourra déposer son nom d'amour Le tout se présente en conséquence comme un
du savoir pour être savoir effectivement réel - cercle de cercles, dont chacun est un anneau
c'est là ce que je me suis proposé. nécessaire, de telle sorte que le système de tous
les éléments respectifs exprime l'idée tout
LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'ESPRIT, PRÉFACE, TRAD. J. HYPPOLITE,
© AUBIER-MONTAIGNE, 1941
entière, qui en même temps se retrouve dans
chacune en particulier.
HEGEL, ENCYCLOPÉDIE DES SCIENCES PHILOSOPHIQUES (1817),
[ ...]Car toutes [les sciences], faisant partie d'un § 14 SQ., TRAD. A. VÉRA, GERMER·BAILLIÈRE, 1867·1869
système qui a pour objet la connaissance de
l'univers comme formant un tout organisé, sont
dans un rapport mutuel et se supposent réci­ [ ...] Le rapport de la connaissance spéculative
proquement. Elles sont comme les anneaux [la philosophie] avec les autres sciences consiste
d'une chaîne qui revient sur elle-même et forme en ce que celles-ci puisent dans l'expérience,
un cercle. mais qu'elle l'admet et l'emploie; il consiste,
en d'autres termes, en ce qu'elle reconnaît le
ESTHÉTIQUE, TOME 1, TRAD. C. BÉNARD,
GERMER-BAILLÈRE, 1875
général, les lois, les genres que contiennent ces
sciences, et en fait son contenu, mais en intro­
duisant en même temps dans ces catégories
Philosopher sans système n'a rien de scienti­ d'autres catégories, et en communiquant ainsi
fique. Outre qu'une telle philosophie n'exprime aux premières leur valeur et leur signification
que des vues subjectives, elle est accidentelle propre. La différence entre elle et ces sciences
dans le contenu. Un contenu n'a de valeur que ne consiste à cet égard que dans ce change­
comme un moment de l'ensemble; hors de là, ment des catégories.
ce n'est qu'une supposition gratuite ou une cer­
HEGEL, LA SCIENCE DE LA LOGIQUE (1812-1816), IX,
titude purement personnelle. D'un autre côté, TRAD. A. VÉRA, GERMER·BAILLIÈRE, 1874
c'est à tort que l'on donne le nom de philoso­
phie à une philosophie fondée sur un principe
borné et distinct; le principe d'une philosophie
véritable, c'est de renfermer tous les principes
particuliers.
[...]

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 83


Clés de lecture I HEGEL
....a:
.... La dialectique et l'Aufhebung
....
z
15
15

L
c::::t
u
........
a dialectique* est pour l'indique le difficile concept hé­ exemple, a disparu et, avec elle,
Hegel « l'âme de toute gélien d'Aufhebung*. sa conception particulière de
connaissance scientifique la démocratie, réservée à une
véritable». Elle ne constitue pas Suppression et conservation partie réduite de la population.
chez lui une méthode extérieu­ L'Aufhebung n'a pas d'équiva­ Notre conception de la démo­
re à son objet, un dialogue phi­ lent direct en français. Il signi­ cratie réclame la liberté de tous.
losophique sur un sujet sérieux fie à la fois« négation», « aboli­ Elle nie donc le principe grec.
où s'entrechoquent des opinions tion » « abrogation » ou Mais en même temps, elle ne
opposées, comme pouvait l'en­ « suppression », mais aussi s'est pas faite sans lui. La dé­
tendre Platon*. Au contraire, il «conservation» ou«maintien». mocratie grecque est à la fois
y voit « dans la réalité le princi­ Hegel l'utilise pour indiquer niée et conservée (aufgehoben)
pe de tout mouvement, de tou­ comment, dans le travail néga­ dans notre système politique.
te vie et de toute activité ». La tif de la dialectique, les moments L'histoire se développe ainsi
dialectique est le moteur de la niés sont pourtant conservés. par un processus d'intériori­
réalité. On est donc bien loin de La floraison d'une plante, pour sation des contraires.
la méthode thèse-antithèse-syn­ reprendre l'exemple donné, Cette conception originale de
thèse qu'on retrouve dans les «nie» bien le bouton. Mais cette la dialectique a eu de nom­
dissertations scolaires. négation ne signifie pas non plus breuses répercussions. Dans
la pure perte du bouton. La flo­
La dialectique est, raison le « conserve » dans la La conservation
selon Hegel, « l'âme mesure où elle lui doit son exis­ du bouton, que nie
tence. En revanche, si on brû­
de toute connaissance lait le bouton, on le nierait pu­ la floraison, indique
scientifique », rement et simplement. La que nous avons affaire,
« le principe de conservation du bouton, que avec la dialectique,
nie la floraison, indique bien que
tout mouvement, de nous avons affaire, avec la dia­ à une totalité vivante
toute vie et activité ». lectique, à une totalité vivante et positive.
et positive. Pour Hegel, tout ce
Dans La Phénoménologie de qui est vraiment réel obéit au le marxisme, notamment, qui
l'esprit (1807), dont est extrait principe de l'Aufhebung, que ce parle de « matérialisme dia­
le texte ci-contre, Hegel en soit dans la nature, dans l'his­ lectique» pour expliquer l'his­
donne une image. Prenons le toire ou dans la pensée pure. toire comme une lutte des
bouton d'une plante. Il se dé­ classes. L'idée d'intériorisa­
veloppe et donne lieu à la flo­ Contradiction intériorisée tion a également jeté les bases
raison. Celle-ci « nie » le bou­ Seulement, la dialectique et de la théorie des sciences his­
ton dont elle provient. De l'Aufhebung ne se comportent toriques. Plus généralement,
même, l'apparition des fruits pas partout de la même façon. on utilise aujourd'hui les
va nier la floraison. Du bouton Car dans la nature, les moments termes de dialectique et d'Auf­
au fruit, la plante évolue grâce dialectiques peuvent coexister hebung pour expliquer, en phi­
à un processus négatif que He­ extérieurement l'un à l'autre. losophie du droit ou en so­
gel appelle dialectique. La« to­ Par exemple, les pôles élec­ ciologie par exemple, comment
talité vivante» qui la constitue, triques positif et négatif co­ !. ' individu et la société s'op­
du germe aux fruits, n'est pas existent dans l'espace. En re­ posent tout en se définissant
une« synthèse », car il n'y a vanche, dans l'histoire, les et en s'enrichissant l'un aux
dans l'être et le devenir de la moments dialectiques se suc­ dépens de l'autre.
plante rien de statique, comme cèdent. La Grèce antique, par F.G.

84 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


HEGEL I Dialectique et Aufhebung
....
....
<< La dialectique est le principe de ....
><
........
tout mouvement et de toute vie >> ....
Le bouton disparaît dans l'éclatement les sphères et dans toutes les formes de la nature
de la floraison, et on pourrait dire que et de l'esprit; par exemple, dans le mouvement
le bouton est réfuté par la fleur. À l'ap- des corps célestes. Une planète est en tel
parition du fruit, également, la fleur est dénon­ moment en tel lieu, mais elle est virtuellement
cée comme un faux être-là de la plante, et le fruit dans un autre lieu, et elle amène à l'existence
s'introduit à la place de la fleur comme sa vérité. cette opposition avec elle-même en se mouvant.
Ces formes ne sont pas seulement distinctes, [ ... ] Quant à la présence de la dialectique dans
mais encore chacune refoule l'autre, parce le monde de l'esprit, et plus particulièrement
qu'elles sont mutuellement incompatibles. Mais dans le domaine du droit et de la vie sociale, il
en même temps leur nature fluide en fait des suffira ici de rappeler comment l'expérience
moments de l'unité organique dans laquelle elles universelle nous apprend qu'un état, une action
ne se repoussent pas seulement, mais dans poussée à sa limite extrême se change ordinai­
laquelle l'une est aussi nécessaire que l'autre, rement en son contraire. [ ...] La sensibilité aussi,
et cette égale nécessité constitue seule la vie la sensibilité physique comme spirituelle, a sa
du tout. dialectique. On sait comment les extrêmes de
la douleur et de la joie passent l'un dans l'autre.
LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'ESPRIT, PRÉFACE,
TRAD. J. HYPPOLITE, © AUBIER·MONTAIGNE, 1941 Le cœur rempli de joie se soulage dans les
larmes, et dans certaines circonstances la dou­
leur la plus profonde se manifeste par le rire.
On considère ordinairement la dialectique [ ... ]
comme un art extérieur qui produit arbitraire­ Mais par là que la dialectique a pour résultat
ment la confusion de concepts indéterminés et un terme négatif, celui-ci est en même temps,
une apparence de contradiction. [ ... ] Souvent et cela précisément en tant que résultat, un
aussi on ne considère la dialectique que comme terme positif, car il contient comme absorbé en
une sorte de jeu de bascule d'un raisonnement lui [comme aboli/conservé - « ais aufgehoben »
qui avance et recule, et dont le vide est caché de Aufhebung] ce d'où il résulte, et n'est point
par la subtilité qui est le propre de cette façon sans lui. C'est là la détermination fondamentale
de raisonner. de la troisième forme de l'idée logique, savoir,
( ... ] de la forme spéculative ou raison positive.
Il est de la plus haute importance de saisir et
LA SCIENCE DE LA LOGIQUE, 1, TRAD. A. VÉRA,
d'entendre le principe dialectique. C'est lui qui GERMER·BAILLIÈRE, 1874
dans la réalité est le principe de tout mouve­
ment, de toute vie et de toute activité, de même
qu'il est l'âme de toute connaissance scienti­
fique véritable. [ ... ] Par exemple, lorsqu'on dit
que l'homme est mortel, on considère la mort
comme quelque chose qui a sa raison d'être
dans des circonstances extérieures, et d'après
cette façon d'envisager la mort il y aurait dans
l'homme deux propriétés particulières, celle de
vivre, et aussi celle de mourir. Mais la vraie façon
de se représenter la chose consiste à considé­
rer la vie comme telle comme portant en elle­
même le germe de la mort, et le fini en général
comme portant en lui-même sa contradiction,
et partant comme se supprimant lui-même. [ ...]
En outre, la dialectique s'affirme dans toutes

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 85


Clés de lecture I HEGEL
....a:
-.... La logique
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z
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.........
u n 1812, Hegel publie le pre­ sent toutes les pensées pures
mier livre de la. Science de qui les précèdent (être, non­
la logique intitulé l'Être . être, qualité, substance, cause,
Le titre lui-même est une pro­ effet, etc.). Ensuite, ils sont
vocation. Car pour la tradition, d'emblée conçus comme des
la logique étudie les règles de objets de la pensée. La pensée
la pensée et du langage. Par pure se sait dans la pensée
exemple, le syllogisme : Socrate pure; elle se réconcilie avec
est un homme; tous les elle-même. Au contraire, les
hommes sont mortels; donc pensées de l'être ou de la sub­
Socrate est mortel. Le raison­ stance semblent indiquer
nement est solide mais il est quelque chose d'extérieur à la
formel. Aussi pourrait-on rem­ pensée. C'est aussi la raison
placer« Socrate» par« Molière» pour laquelle la logique
ou les« hommes» par les« êtres s'achève sur « l'Idée ». Pour
vivants », cela ne changerait Hegel, l'Idée est la pensée qui
rien. Hegel va rompre avec née qu'elle est la négation se pense elle-même. Elle affirme
cette tradition en proposant même de toute détermination. donc ce qu'est la logique : la
une autre définition de la L'être est le non-être des dé­ pensée de la pensée.
logique. terminations. Dire l'être pur ou
dire le non-être, pour Hegel, Le travail du concept
Être, synonyme de non-être cela revient au même. Les deux Cette définition de la logique
Pour Hegel, la logique est « la sont réversibles. Et c'est pré­ n'a pas connu de suites di­
science de l'idée pure, de l'idée cisément cette réversibilité qui rectes. Cependant, quand la
dans l'élément abstrait de la forme leur vérité dialectique* philosophie actuelle cherche
pensée ». La première pensée (cf. p. 84), le« devenir». Le de­ à savoir comment se sont
pure est celle de l'être, qui est venir est l'être et le non-être constitués les concepts, elle
la plus pauvre. Il ne s'agit pas dans leur réversibilité. Il les les envisage bien en fonction
ici de considérer les différentes contient comme ses détermi­ de leurs déterminations. C'est
interprétations de l'être au nations. Quand quelque chose cette sensibilité qui est nou­
cours de l'histoire, mais de devient, quelque chose dispa­ velle depuis Hegel. Ainsi la« dé­
considérer ce concept sous sa raît (non-être) et autre chose construction » invoquée par
forme la plus pure. Dans ce advient (être). Le devenir est, Derrida* s 'applique-t-elle à
contexte, on voit que tout pour Hegel, la« vérité» de l'être suivre la« sédimentation» des
concept le présuppose : on ne et du non-être. concepts et suppose que ceux­
peut pas penser la qualité, la ci sont denses, qu'ils ont une
substance* ou l'effet sans pré­ L'Idée, pensée de la pensée profondeur et une richesse à
supposer l'être. Ce phénomène Ces premiers moments de La dévoiler. Hegel, certes, n'a pas
s'explique par le fait que la pen­ Science de la logique indiquent vu que les mêmes concepts
sée de l'être est l'indétermina­ son mouvement général : plus s'enrichissent de détermina­
tion même. on avance dans la logique, plus tions différentes dans l'histoire.
Un concept comme celui de les pensées sont riches. Les élé­ Mais il n'en reste pas moins
substance est très riche et im­ ments de la logique tradition­ que la philosophie a toujours
plique l'être, la qualité, l'unité, nelle sont traités à la fin de l'ou­ pour tâche de comprendre,
le devenir, l'attribut ou l'acci­ vrage. Pour deux raisons pour reprendre l'une de ses
dent, etc. Par contraste, la pen­ d'abord, les raisonnements belles formules, le« travail du
sée de l'être est si indétermi- comme le syllogisme suppo- concept». F. G.

86 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


HEGEL Logique

....>C....
<< La vérité de l'être et du non-être, ........
est dans leur unité, le devenir>> ........
La logique spéculative contient l'an­ [ ... ]
cienne logique et l'ancienne méta­ C'est par l'être qu'on doit commencer, parce
physique; elle conserve les mêmes que l'être pur est aussi bien pensée pure que
formes de pensée, les mêmes lois et les mêmes l'élément immédiat, simple, indéterminé, et que
objets, mais elle les construit et les organise le commencement ne peut rien être de médiat
d'une manière plus large, et à l'aide de nou­ et d'ultérieurement déterminé.
velles catégories. [...]
[ ... ] Cet être pur est l'abstraction pure, et, par consé­
La logique est la science de l'idée pure, de l'idée quent, la négation absolue qui, prise elle aussi
dans l'élément abstrait de la pensée. dans son moment immédiat, est le non-être.
[ ... ] [ ... ]
La logique est la science la plus difficile, en ce Le non-être, en tant qu'il est ce moment immé­
sens qu'elle n'a pas pour objet des intuitions diat, égal à soi-même, est de son côté la même
[les objets des sens], ni même, comme la géo­ chose que l'être. Par conséquent, la vérité de
métrie, des représentations qui dans leur abs­ l'être, ainsi que du non-être, est dans leur unité.
traction sont des représentations sensibles, mais Cette unité est le devenir.
des abstractions pures, et qu'elle exige la faculté [ ... ]
et l'habitude de se concentrer dans la pensée La proposition: l'être et le non-être ne font qu'un
pure, de la saisir fortement et de s'y mouvoir. est pour la représentation et l'entendement une
[ ... ] On peut dire également qu'elles [les déter­ proposition si paradoxale qu'ils ne croient pas
minations de la pensée pure] sont ce qu'il y a probablement qu'on la prenne au sérieux. li faut
de plus connu, l'être, le non-être, la détermina­ dire en effet que c'est là la tâche la plus difficile
bilité, la grandeur [...], l'un, le plusieurs, etc. que s'impose la pensée, par la raison que l'être
[ ... ] et le non-être constituent l'opposition dans sa
Ce sont les pensées pures, les déterminations forme absolument immédiate, ce qui fait croire
pures de la pensée qui constituent l'objet et la qu'il n'y a pas dans l'un d'eux une détermina­
matière de la logique. Les pensées, telles qu'on tion qui contienne son rapport à l'autre. [ ...]
se les représente ordinairement, ne sont pas Mais s'il est vrai de dire que l'être et le non-être
des pensées pures, car on entend par être pensé ne font qu'un, il est tout aussi vrai de dire qu'ils
un être dont le contenu est un contenu empi­ diffèrent, et que l'un n'est pas ce qu'est l'autre.
rique. Dans la logique, les pensées sont saisies
LA SCIENCE DE LA LOGIQUE,
de telle façon qu'elles n'ont d'autre contenu que TRAD. A. VÉRA, GERMER·BAILLIÈRE, 1874
le contenu de la pensée même, et qui est engen­
dré par elle. Les pensées sont ainsi des pensées
pures; et l'esprit y demeure en lui-même, et, par
suite, est esprit libre, car la liberté consiste pré­
cisément à demeurer en soi-même, et à être le
principe déterminant de soi-même.
[...]
La philosophie n'a pas l'avantage que possè­
dent les autres sciences de pouvoir présup­
poser soit son objet, comme s'il était
immédiatement donné par une représentation,
soit la méthode, qui doit diriger le commen­
cement et la marche ultérieure de ses
recherches, comme si elle avait été antérieu­
rement déterminée.

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 87


Clés de lecture I HEGEL
.....
-
a:
Les figures de la conscience
.....
z
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L
c::,
u a Phénoménologie de l'es­ la conscience est aussitôt ame­ Autrement dit, la servitude
.....
.... prit (1807) examine les dif­
férents stades que par­
née à se contredire et à consta­
ter que la vérité change. En ef­
permet à la conscience de fa­
çonner les objets à son image.
court la conscience dans son fet, la vérité sensible varie selon Elle se réconcilie avec l'exté­
débat intérieur avec la vérité. les mouvements du « je », qui riorité objective, tandis que la
Ce travail a un début et une fin. fait office de point d'ancrage conscience du maître tourne à
li commence avec la«certitude pour la certitude sensible, sans vide.
sensible» et il s'achève sur le que celle-ci ne l'admette. Cette dialectique a fortement
«savoir absolu ». inspiré le marxisme, qui y
Le maître et l'esclave voyait un argument en faveur
Le savoir absolu La seconde figure est la diffi­ du prolétariat contre le capi­
Cette dernière expression peut cile dialectique* de la maîtrise talisme. Notamment en France,
dérouter. Mais peu avant Hegel, et de la servitude. Elle présente grâce aux cours de Kojève*,
son ami de jeunesse Schelling* la conscience parvenue à se auxquels assistait une bonne
soutenait que la philosophie détacher de la pure objectivité partie de l'intelligentsia du dé-
avait pour objet l'absolu d'où pour se tourner vers elle-même
émanaient la subjectivité et l'ob­ et s'affirmer comme une Chacune des deux
jectivité, l'esprit et la nature. «conscience de soi». Sa vérité
Contrairement à cette philo­ consiste donc en un monde ex­
consciences de soi
sophie dite de l'identité, Hegel térieur et en sa propre revendique sa vérité
considère que le savoir absolu conscience. Le problème sur­ qu'elle voudra imposer
est une véritable conquête de vient quand elle rencontre une
à l'autre. Mais elle
la conscience, le résultat d'un autre«conscience de soi». Car
travail sur elle-même. Il s'in­ cet autre « moi » n'est pas le ne le peut que par
carne plus précisément dans sien et n'est pas non plus un la force. C'est ainsi
la philosophie, dont les objets simple objet. Chacune de ces
sont des concepts, donc des deux consciences revendique
que s'engage
productions de l'esprit. Dans sa vérité qu'elle voudra impo­ la « lutte pour la
la philosophie, l'esprit ne ren­ ser à l'autre. Mais elle ne le reconnaissance».
contre rien d'étranger, il est peut que par la force. C'est
«auprès de lui-même», d'où ce ainsi que s'engage la« lutte but des années 1930: Raymond
caractère absolu au sens où pour la reconnaissance». Celle­ Queneau (1903-1976), l'auteur
l'entendait Schelling. ci prend fin quand un moi ac­ du Dimanche de la vie, mais
cepte de se soumettre à l'autre. aussi le philosophe et écrivain
La certitude sensible Il se met ainsi au service du George Bataille (1897-1962)
Parmi les figures de la «maître». et le psychanalyste Jacques
conscience, celles mentionnées Mais cette dialectique finira par Lacan (1901-1981).
ci-contre sont particulièrement se retourner contre le maître. Quant à la figure de la « belle
représentatives. La première, Car le serf, ou l'esclave âme », qui est une critique du
la«certitude sensible», consti­ (Knecht), pour obéir au maître, romantisme selon Novalis* et
tue une critique sans appel de doit travailler. Son travail de l'affirmation de l'infinie su­
l'empirisme vulgaire. La l'oblige à façonner les choses périorité de l'âme sur un
conscience«naïve» pose en ef­ pour l'usage du maître. Ainsi monde auquel elle ne veut pas
fet la vérité la plus sûre au-de­ abandonne-t-il la pure reven­ se rabaisser, elle a intéressé
hors d'elle-même, dans les dication de la conscience de Lacan et ses élèves qui l'ont
choses concrètes perçues par soi pour exprimer sa subjecti­ assimilée à la pathologie du
les sens. Mais de cette façon, vité dans le fruit de son travail. narcissisme. F. G.

88 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


HEGEL Figures de la conscience
.......
<< C'est là le rapport .......
>C

du maître et du serviteur>> ........


Le contenu concret de la certitude sen­ Il y a combat; car je ne puis me savoir moi­
sible [la certitude donnée par les sens] même dans mon contraire [l'autre moi] aussi
la fait apparaiïre immédiatement comme longtemps que celui-ci est une conscience immé­
la connaissance la plus riche [ ...]. Cette connais­ diate pour moi. [ ... ] L e combat qu'amène la
sance apparaît, en outre, comme la plus vraie; reconnaissance réciproque est un combat à la
car elle n'a encore rien écarté de l'objet mais l'a vie et à la mort. [...J Comme la vie est aussi
devant soi dans toute sa plénitude. En fait cepen­ essentielle que la liberté, ce combat, en tant
dant, cette certitude se révèle expressément que négation exclusive, aboutit d'abord à l'in­
comme la plus abstraite et la plus pauvre vérité. égalité, en ce qu'un des combattants préférant
[ ... ] la vie se conserve comme conscience de soi
À la question: qu'est-ce que le maintenant? nous individuelle, mais qu'il abdique son droit d'être
répondrons, par exemple, le maintenant est la reconnu comme libre; tandis que l'autre se
nuit. Pour éprouver la vérité de cette certitude maintient dans son indépendance, et est reconnu
sensible, une simple expérience sera suffisante. par le premier comme maître. C'est là le rap­
Nous notons par écrit cette vérité; une vérité port du maître et du serviteur. Celui-ci, le ser­
ne perd rien à être écrite et aussi peu à être viteur, en travaillant pour le maître, use de sa
conservée. Revoyons maintenant à midi cette volonté individuelle et égoïste, supprime l'im­
vérité écrite, nous devrons dire alors qu'elle médiateté du désir, et par cette abdication de
s'est éventée. lui-même et par la crainte du maître, amène le
[ ... ] commencement de la sagesse, le passage à la
Le même cas se produit pour l'autre forme du conscience de soi générale.
ceci, c'est-à-dire pour /'ici. L'ici est, par exemple,
ENCYCLOPÉDIE DES SCIENCES PHILOSOPHIQUES, § 431 SQ.,
l'arbre. Je me retourne, cette vérité a disparu TRAD. A. VÉRA, GERMER·BAILLIÈRE, 1867-1869
et s'est changée en vérité opposée: l'ici n'est
pas un arbre, mais plutôt une maison. L'ici lui­
même ne disparaît pas, mais il est et demeure L a conscience vit dans l'angoisse de souiller la
dans la disparition de la maison, de l'arbre, etc.; splendeur de son intériorité par l'action et l'être­
il est de plus indifférent à être maison ou arbre. là [l'être déterminé], et pour préserver la pureté
De nouveau, le ceci se montre comme simplicité de son cœur elle fuit le contact de l'effectivité
médiatisée, ou comme universalité. et persiste dans l'impuissance entêtée, impuis­
La certitude sensible démontre en elle-même sance à renoncer à son Soi affiné jusqu'au
l'universel comme la vérité de son objet. suprême degré d'abstraction, à se donner de
la substantialité, à transformer sa pensée en
LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'ESPRIT, TOME 1, 1
(« LA CERTITUDE SENSIBLE OU LE CECI ET MA VISÉE DU CECI»), être et à se confier à la différence absolue. L'ob­
TRAD. J. HYPPOLITE, © AUBIER·MONTAIGNE, 1941 jet creux qu'elle crée pour soi-même la remplit
donc maintenant de la conscience du vide. [... J
D'abord, la conscience de soi est être-pour-soi Dans cette pureté transparente de ses moments,
simple égal à soi-même en excluant de soi tout elle devient une malheureuse belle âme, comme
ce qui est autre; son essence et son objet absolu on la nomme, sa lumière s'éteint peu à peu en
sont le Moi; et dans cette immédiateté ou dans elle-même, et elle s'évanouit comme une vapeur
cet être de son être-pour-soi, elle est quelque sans forme qui se dissout dans l'air.
chose de singulier. Ce qui est autre pour elle est
LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'ESPRIT,
objet inessentiel, marqué du caractère du néga­ TOME Il, VI(« L'ESPRIT»),
tif. Mais l'autre est aussi une conscience de soi. TRAD. J. HYPPOLITE, © AUBIER-MONTAIGNE, 1941

LA PHÉNOMÉNOLOGIE DE L'ESPRIT, TOME 1, IV


(« LA VÉRITÉ DE LA CERTITUDE DE SOI-MÊME»),
TRAD. J. HYPPOLITE, © AUBIER-MONTAIGNE, 1941

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 89


Clés de lecture I HEGEL
....a:
- La morale, le droit et l'État
....
....
z
&
:E
....... T
Q
u rès tôt, alors qu'il était en­
core étudiant en théolo­
qui, en 1821, s'est doté d'une
constitution monarchique re­
(Sittlichkeit, que les spécialistes
de Hegel traduisent par « éthi­
gie, Hegel s'est penché lativement avancée. Mais la phi­ cité »). Cependant, elle est su­
sur les questions du droit et losophie du droit ne doit-elle bordonnée à l'État. La preuve
de la politique. Son intérêt pas aller au-delà de la réalité en temps de guerre, c'est à lui
pour la question ne s'est ja­ politique? N'en attend-on pas que s'en remettent la société
mais atténué et c'est sans qu'elle propose des normes en­ civile et les individus. Certains
doute ce qui l'a poussé à pu­ core plus équitables que celles sont même prêts au sacrifice
blier les Principes de la philo­ qui sont effectives dans un État de leur vie. Ce sacrifice, la so­
sophie du droit en 1821. Outre donné? ciété civile ne peut l'expliquer
La Science de la logique (1812- d'elle-même. Le droit est donc
1816), il s'agit du seul ouvrage La moralité subjective bien la science de l'État, dont
qu'il ait consacré à l'examen Pour Hegel-qu'on a accusé de dépend la société civile.
d'un point spécifique de son faire l'apologie du régime prus­
système encyclopédique. sien (cf. p. 98)-, la question se
pose autrement. Les aspirations
Le réel et le rationnel en matière de droit prennent
Comme ses autres écrits, les place dans ce qu'il appelle la
Principes de la philosophie du « moralité subjective » (Mora­
droit frappent par la richesse litiit). La philosophie d'Emma­
des analyses. Ils cherchent à en­ nuel Kant (cf. p. 44) en est un
glober toutes les facettes du su­ exemple. Pour ce dernier, la rai­
jet : le droit de la personne et son se pose en « devoir-être »
de la propriété (ou droit abs­ (Sallen) face à la réalité qu'elle
trait), la moralité (ou droit sub­ voudrait améliorer. Pour Hegel,
jectif), le droit social et politique les formes que peut prendre
(ou droit objectif) ... Hegel in­ cette moralité subjective dé­
clut en effet des éléments poli­ pendent toujours de l'État dans
tiques dans le droit, tels que la lequel on se trouve. C'est tou­
constitution ou la forme du gou­ jours par rapport à lui que les
vernement. Comme il l'annonce hommes qui vivent en société Marx* s'est élevé violemment
dès le départ, la philosophie du la définissent. L'État lui donne contre cette analyse. Pour lui,
droit est pour lui la science de la matière première sans la­ Hegel « marche sur la tête ».
l'État. Sans État pour garantir quelle elle n'est rien. N'est-ce pas la société civile qui
son respect, le système du droit crée l'État pour qu'il reflète ses
ne revêt aucune réalité. La société civile préoccupations? La question
L'argument invoqué par Hegel Un autre aspect fondamental se pose aujourd'hui à un autre
pose des problèmes d'inter­ de cette philosophie du droit niveau, mais pratiquement dans
prétation. La philosophie, dit­ consiste dans la place qu'elle les mêmes termes : les États
il, a pour tâche de comprendre accorde à la société civile. doivent-ils et peuvent-ils régu­
ce qui est réel. Ce qui est « ef­ Celle-ci constitue le système ler la mondialisation, le sys­
fectivement réel », ajoute-t-il, d'échange de biens et de ser­ tème des échanges planétaires?
est « rationnel », et vice-versa. vices dans lequel les individus Dans sa philosophie du droit,
Autrement dit, la philosophie ne poursuivent que leurs Hegel n'a pas anticipé cette
du droit doit comprendre la ra­ propres intérêts. Elle forme, question, mais il a jeté les fon­
tionalité de l'État. De quel État? avec la famille et l'État, l'un des dements conceptuels du débat.
Hegel pense à l'État prussien aspects de la« morale sociale» F.G.

go I Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


HEGEL I Morale, droit et État
...><....
.......
<< Dans l'Etat, l'homme a une
existence conforme à la raison >> ..._.
L'État est l'effectivité [ Wirklichkeit: la grandi, ni ne pouvait grandir dans de telles pro­
réalité nécessaire, effective] de la liberté portions que dans les États modernes.
concrète.[ ...] Face aux sphères du droit
ENCYCLOPÉDIE DES SCIENCES PHILOSOPHIQUES, § 540,
privé et du bien-être privé, de la famille et de la TRAD. A. VÉRA, GERMER-BAILLIÈRE, 1867-1869
société civile, l'État est d'une part une nécessité
extérieure et la puissance qui leur est supérieure,
à la nature de laquelle leurs lois, tout comme Si l'État est confondu avec la société civile et si
leurs intérêts, sont subordonnées, et dont ils la destination est située dans la sécurité et la
sont dépendants; mais, d'autre part, il est leur protection de la propriété et de la liberté per­
fin immanente et possède sa vigueur dans l'unité sonnelle, l'intérêt des individus singuliers comme
ultime universelle et de l'intérêt particulier des tels est alors la fin dernière en vue de laquelle
individus, dans le fait qu'ils ont des obligations ils sont réunis, et il s'ensuit également que c'est
envers lui pour autant qu'ils en ont des droits. quelque chose qui relève du bon plaisir que
d'être membre d'un État. - Or celui-ci a un tout
PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT (1821), § 260,
TRAD. J.·F. KERVÉGAN, © PUF, 2003
autre rapport avec l'individu; attendu qu'il est
esprit objectif, l'individu n'a lui-même d'objec­
tivité, de vérité et d'éthicité [Sittlichkeit: mora­
[ ...] Le haut développement et la haute organi­ lité sociale] que s'il en est membre.
sation des États modernes amènent dans le fait
PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT, § 258,
l'inégalité la plus concrète entre les individus, TRAD. J.-F. KERVÉGAN, © PUF, 2003
tandis que des lois plus rationnelles et l'affer­
missement de l'égalité amènent une liberté d'au­
tant plus grande et d'autant plus solide que l'État C'est seulement dans l'État que l'homme a une
est capable de l'accorder et de la porter. La dis­ existence conforme à la raison. Le but de toute
tinction superficielle des mots liberté et égalité notre éducation est que l'individu cesse d'être
indique déjà que la première conduit à l'inéga­ quelque chose de purement subjectif et qu'il s'ob­
lité. Et cependant, les notions de liberté qui ont jective dans l'État.[ ...] C'est ainsi que l'homme
cours ne ramènent qu'à l'égalité. Mais plus la est conscience, c'est ainsi qu'il participe aux
liberté se consolide, comme sauvegarde de la mœurs, aux lois, à la vie éthique et étatique.
propriété, comme possibilité de développer et
LA RAISON DANS L'HISTOIRE, TRAD. K. PAPAIOANNOU,
de faire valoir ses talents, ses qualités, etc., et © PLON, 1965
plus on la considère comme une chose qui s'en­
tend d'elle-même. La conscience de la liberté et
le prix qu'on y attache se dirigent alors de pré­ On trouve dans la préface à ma Philosophie du
férence dans le sens de leur côté subjectif. droit ces propositions : ce qui est rationnel est
Mais cette liberté subjective d'une activité qui réel [wirklich}, et ce qui est réel est rationnel.
s'essaie en tous sens, et qui dans les choses de Ces propositions bien simples ont été vivement
l'esprit aussi bien générales qu'individuelles se attaquées.[ ... ] Mais, lorsque j'ai parlé de la réa­
laisse guider par son plaisir, cette indépendance lité, il était bien aisé de comprendre cette expres­
du particularisme individuel, cette liberté inté­ sion, puisque dans ma Logique, j'ai traité de la
rieure où le sujet a des principes, des vues et réalité [ Wirklichkeit: la réalité nécessaire, effec­
une conviction propres, et acquiert par là une tive, l'effectivité], et que non seulement je l'ai
indépendance morale, tout cela implique, d'une distinguée de la contingence, qui a, elle aussi,
part, le plus haut développement de la nature une existence, mais de l'être, de l'existence, et
particulière de ce par quoi les hommes sont d'autres déterminations.
inégaux, et où ils se rendent encore plus inégaux LA SCIENCE DE LA LOGIQUE, VI, TRAD. A. VÉRA,
par ce développement, et, d'autre part, il n'a GERMER·BAILLIÈRE, 1874

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 91


Clés de lecture I HEGEL
.....
-
a:
L'histoire de la philosophie
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1-
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...
u
.....
our Hegel, la philosophie droit va en ce sens. Mais en gé­ pourrait le contredire? Mais
est le reflet de son néral, ces penseurs cherchent cette pensée nous laisse sur
époque. Sa tâche consiste plutôt à mettre en évidence les notre faim. Comment expliquer
à dévoiler les concepts de l'es­ normes implicites de notre ac­ alors le devenir auquel on as­
prit du temps. Elle n'invente tion. Comme Hegel, ils ne pen­ siste dans la nature? Les phi­
pas sa « matière », l'absolu, sent pas que la philosophie losophes qui lui succéderont
qu'elle partage avec la religion, puisse aller au-delà de son chercheront à répondre à cette
mais elle la pense rationnelle­ temps. question. Ils enrichiront la pen­
ment. Telle est sa relative « mo­ Reste que le lien puissant que sée de nouveaux concepts, plus
destie» : elle ne va pas au-delà Hegel tisse entre la religion et subtils et plus différenciés,
de son temps. la philosophie peut soulever des ce qui amène Hegel à écrire
doutes. La religion n'est-€lle pas, qu'aucune philosophie n'est
L'interprétation du monde comme disait Marx, l'« opium « un champignon qui surgit
Que peut-on donc en attendre? du peuple»? Dans ce cas, la phi­ dans la nuit ». L'histoire de la
Kant (cf. p. 44) et Fichte* au­ losophie ne serait qu'une affa­ philosophie représente bien
raient voulu que la philosophie bulation de second degré ... plutôt une chaîne, dont chaque
oriente l'action sociale et poli­ L'idée de Hegel est pourtant dé­ maillon marque une avancée
tique. Selon Hegel, ce n'est pas fendable. Nietzsche* et Hei­ de l'esprit.
degger* ont ainsi montré que
Pour Kant, la l'histoire de la métaphysique L'histoire de la
philosophie pouvait dépend de la pensée de Dieu. philosophie forme
Dans un autre ordre d'idées,
orienter la politique. Derrida* s'est penché sur la re­ un tout cohérent,
Selon Hegel, ce n'est ligion comme l'un des phéno­ dont les contradictions
pas son rôle. « Elle mènes qui est en train de déci­ participent à la
der de l'avenir de la planète
arrive toujours trop (pour preuve, le drame du World dialectique de l'esprit,
tard », écrit-il. Elle ne Trade Center). qui se précise peu
peut changer l'ordre à peu par de nouvelles
Les progrès de l'esprit
des choses, elle ne La philosophie est donc ancrée différenciations
peut guider le monde. dans son temps. Mais qu'en est­ conceptuelles.
il de l'histoire de la philoso­
son rôle. « Elle arrive toujours phie? Hegel est le premier pen­ Cette idée originale d'une tra­
trop tard», écrit-il. Elle ne peut seur à considérer que l'histoire dition à laquelle nous partici­
changer l'ordre des choses, elle de la philosophie forme un tout pons a été souvent reprise.
�e peut guider le monde. On cohérent - dans lequel, bien Nietzsche voit ainsi dans l'his­
pense à la déclaration de sûr, les philosophies se contre­ toire de la philosophie depuis
Marx* : « Les philosophes n'ont disent. Mais ces contradictions Platon* une seule et même « er­
fait qu'interpréter le monde ne sont pas vaines. Elles parti­ reur » (la croyance au monde
[ ...]. Ce qui importe, c'est de cipent au travail dialectique* des Idées). On la retrouve aussi
le transformer. » de l'esprit (cf. p. 84) qui, peu à chez Heidegger, pour qui l'his­
La question fait toujours débat. peu, se précise par de nouvelles toire de la philosophie est celle
Les problèmes sociaux et éco­ différenciations conceptuelles. de l'oubli de l'être. Gadamer*
logiques ne poussent-ils pas la Par exemple, Parménide* af­ et la philosophie « herméneu­
philosophie vers l'avenir? Une firmait que « l'être est » et que tique » procèdent du même
majorité de philosophes du « le non-être n'est pas ». Qui principe. F. G.

92 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


HEGEL I Histoire de la philosophie
........
<< Art, religion et philosophie ont ........
>C

la même racine, l'esprit du temps>> ...


....
[ ...] Au milieu d'un peuple donné, c'est Ce que l'histoire de la philosophie nous offre,
une philosophie déterminée et celle-là c'est la série des nobles esprits, la galerie des
seule qui s'élève. Cette philosophie [ ...] héros de la raison pensante, qui, par la vertu
est dans un rapport intime avec sa vie politique de cette raison, ont pénétré dans l'essence des
et sociale, religieuse et morale, militaire, scien­ choses, de la nature et de l'esprit, dans l'es­
tifique, artistique.[ ...] De toutes ces faces d'une sence de Dieu, et qui nous ont acquis par leurs
seule et même organisation, la philosophie en travaux le trésor le plus précieux, le trésor de
est une; il y a plus : elle est la plus haute expres­ la connaissance rationnelle.
sion de l'esprit tout entier, la conscience de tout
LEÇONS SUR L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE,
son développement; elle est l'esprit du temps, CITÉ ET TRAD. PAR J. WILLMS IN ESSAI SUR
se réfléchissant lui-même. L'histoire, les consti­ LA PHILOSOPHIE DE HEGEL, F. G. LEVRAULT, 1836

tutions, l'art, la religion, la philosophie, ont


ensemble une seule et même racine, l'esprit du L'histoire de la philosophie produit les degrés
temps. du développement sous la forme d'une suc­
cession accidentelle, et de la seule diversité
LEÇONS SUR L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE,
CITÉ ET TRAD. PAR J. WILLMS IN ESSAI SUR des principes et des systèmes. Mais l'ouvrier
LA PHILOSOPHIE DE HEGEL, F. G. LEVRAULT, 1836 de ce travail de quelques milliers d'années est
le même esprit vivant, que sa nature pensante
Sur le droit, la moralité, l'État, la vérité est aussi porte à se donner la conscience de ce qu'il est,
ancienne qu'exposée et proclamée dans les lois et qui, à mesure qu'un degré de son dévelop­
positives, dans la morale et dans la religion pement est l'objet de sa pensée, est déjà par­
publique. Que manque-t-il encore à cette vérité, venu à un degré plus élevé. L'histoire de la
en tant que l'esprit pensant ne se contente pas philosophie montre dans les divers systèmes,
de la posséder de cette manière immédiate, si une seule et même philosophie à différents
ce n'est de la comprendre, et de revêtir d'une degrés de développement, et dans les divers
forme rationnelle le contenu rationnel par lui­ principes qui ont servi à fonder des systèmes,
même, afin que ce contenu apparaisse justifié les branches d'un seul et même tout. La philo­
aux yeux de la pensée libre [ ...]? sophie, qui est la dernière dans le temps, est
le résultat de toutes les philosophies précé­
PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT,
CITÉ ET TRAD. PAR J. WILLMS IN ESSAI SUR dentes, et doit par conséquent renfermer les
LA PHILOSOPHIE DE HEGEL, F. G. LEVRAULT, 1836 principes de toutes : elle est donc, si c'est une
philosophie véritable, la plus développée, la
Pour dire encore un mot de l'enseignement qui plus riche et la plus concrète.
dit comme le monde doit être, la philosophie,
LA SCIENCE DE LA LOGIQUE, § 13·14,
de toute façon, vient toujours trop tard pour TRAD. A. VÉRA, GERMER·BAILLIÈRE, 1874
cela. En tant que pensée du monde, elle n'ap­
paraît dans le temps qu'après que l'effectivité
[la réalité intégrale] a achevé son procès de cul­
ture et est venue à bout d'elle-même. Ce que le
concept enseigne, l'histoire le montre néces­
sairement de la même manière. [ ... ] Quand la
philosophie peint gris sur gris, elle ne se laisse
pas rajeunir, mais seulement connaître; la
chouette de Minerve ne prend son envol qu'à
l'irruption du crépuscule.
PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT,
TRAD. J.·f. KERVÉGAN, © PUF, 2003

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 93


Clés de lecture I HEGEL
....
-
a:
....z La Raison dans l'histoire
....
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....... L
c::,
u e philosophe Gadamer*
estimait que l'originalité
aujourd'hui au tour d'un néo­
conservateur américain influent,
de Hegel par rapport à ses Fukuyama*, d'affirmer que l'his­
prédécesseurs était « son in­ toire a atteint sa fin avec ... la
tuition fondamentale : l'his­ démocratie libérale.
toire ». À juste titre. Cette in­ Pour accomplir sa « fin », l'his­
tuition l'a conduit à constater toire marche inexorablement
que, dans nos pensées comme vers la liberté. Ce but s'élève
dans nos actions, nous sommes au-dessus des intentions par­
profondément ancrés dans la ticulières des acteurs, qui sont
tradition. Mais celle-d n'est pas par là les jouets de ce que
le legs d'un mort. Elle est, écrit­ Hegel appelle la «ruse de la Rai­
il, «pleine de sève et de vie, pa­ son ». Les motivations méga­
reille à un puissant fleuve qui Nous nous définissons lomanes d'un Napoléon n'em­
s'enfle et grossit à mesure qu'il par rapport à l'histoire pêchent rien au fait que son
s'éloigne de son origine». Nous Code civil reconnaisse officiel­
nous définissons par rapport autant que nous lement la liberté de tous. Il vou­
à l'histoire autant que nous l'en­ l'enrichissons sans lait l'Europe à ses pieds. Dans
richissons sans cesse. En cela cesse. En cela consiste les faits, il a imposé le principe
consiste notre « historicité », de liberté universelle à une Eu­
terme que nous devons à Hegel.
notre «historicité». rope continentale encore sou­
Nous ne pouvons aller au-delà mise aux régimes despotiques
de l'histoire. En revanche, nous occidentaux postrévolution­ et chaotiques des princes. Voilà
pouvons la penser. À cet égard, naires reconnaissent la liberté comment la Raison « ruse »
la philosophie de l'histoire de «de tous». Par conséquent, les dans l'histoire : les acteurs
Hegel représente un effort mo­ États postrévolutionnaires in­ poursuivent leurs buts finis
numental pour donner sens à carnent « en principe » le but sans savoir qu'ils oeuvrent pour
l'histoire du monde. de l'histoire du monde. Et l'ave­ l'avènement de !'Esprit.
nir? Évidemment, l'histoire ne La pensée actuelle, « postmo­
La conquête de la liberté s'arrête pas là. Aussi Hegel s'in­ derne » pour reprendre le mot
L'histoire a pour lui un but pré­ terroge-t-il sur l'avenir de l'Amé­ du philosophe Lyotard *, est
cis : la liberté. Elle est un pro­ rique et des pays slaves - ce l'héritière des horreurs com­
grès dans la liberté, comme l'af­ qui constitue une fascinante mises au xxe siècle par le tota­
firmaient les philosophes des anticipation du xxe siècle! Mais litarisme de Hitler, de Staline
Lumières. Certes, les Athéniens pour l'essentiel, l'histoire a ou de Pol Pot. Elle a fait son
déjà proclamaient haut et fort «déjà» atteint son but. L'esprit deuil de l'idée de progrès dans
la liberté, mais ils n'accordaient ne peut pas revendiquer « da­ l'histoire. La vision historique
cette liberté qu'à dix pour cent vantage» que la liberté de tous. de Hegel demeure pourtant
de la population ... L'histoire d'actualité. La recherche de la
du monde se joue donc en plus La fin de l'histoire liberté anime toujours la poli­
d'un acte. Le philosophe en dis­ Hegel parle donc en ce sens de tique. Et plus fondamentale­
tingue trois principaux (voir la « fin de l'histoire » (voir ci­ ment, la philosophie estime tou­
texte ci-contre) : les régimes contre). Marx* reprendra cette jours que l'être humain s'inscrit
orientaux ont connu la liberté idée à son compte, quand il dans un contexte historique
despotique d'« un seul »; les verra dans la victoire du pro­ dont il ne peut s'abstraire et
Grecs et les Romains, la liberté létariat sur le capitalisme la fin qu'il contribue à façonner.
de «quelques-uns»; les régimes de l'histoire. Ironie du sort, c'est F.G.

94 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


HEGEL I Raison dans l'histoire
...
<< Les peuples sont les moyens d'une ...
1-
>C

chose plus vaste qu'ils ignorent>> .......


1-

L'Asie orientale et l'Europe transalpine des nécessités et des misères, de l'esprit et de


sont les extrêmes de ce milieu mouvant la volonté du passé; de même ce que nous
autour de la Méditerranée - le com- sommes dans la science et spécialement dans
mencement et la fin [Ende] de l'histoire du la philosophie, nous le devons à la tradition qui,
monde, son lever et son déclin. à travers tout ce qui est passager et passé, forme,
comme s'est exprimé Herder, une chaîne sacrée,
LEÇONS SUR L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE,
TRAD. ORIGINALE DE FRANÇOIS GAUVIN
et nous a conservé ce que les générations éteintes
ont amassé.
Mais cette tradition n'est pas seulement une
[ ...] Car quoique la terre forme une sphère, l'his­ ménagère économe qui se contente de garder
toire cependant ne décrit pas un cercle autour fidèlement le dépôt qui lui a été confié pour le
d'elle, elle a bien plutôt un est déterminé, et transmettre intact [ ...]. La tradition n'est pas
c'est l'Asie. Ici se lève le soleil extérieur, phy­ une pétrification immobile; elle est pleine de
sique, et à l'ouest, il se couche; par contre, là sève et de vie, pareille à un puissant fleuve qui
se lève le soleil intérieur de la conscience de s'enfle et grossit à mesure qu'il s'éloigne de son
soi qui répand un éclat supérieur. L'histoire uni­ origine.
verselle corrige la pétulance de la volonté natu­
LEÇONS SUR L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE,
relle en vue du général et de la liberté subjective. IN ŒUVRES COMPLÈTES, TOME XVIII, ÉD. K. L. MICHELET
L'Orient savait et sait seulement qu'Un seul est
libre, le monde grec et romain que quelques-uns
sont libres, le monde germanique sait que tous L'homme fait son apparition comme être natu­
sont libres. Par suite, la première forme que rel se manifestant comme volonté naturelle
nous voyons dans l'histoire universelle, c'est le c'est ce que nous avons appelé le côté subjec­
despotisme, la deuxième, la démocratie et l'aris­ tif, besoin, désir, passion, intérêt particulier,
tocratie, la troisième, c'est la monarchie. opinion, représentation subjective. Cette masse
immense de désirs, d'intérêts et d'activités
LEÇONS SUR L'HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE,
TRAD. J. GIBELIN,© VRIN, 1984 constitue les instruments et les moyens dont se
sert !'Esprit du monde (Weltgeist) pour parve­
nir à sa fin, l'élever à la conscience et la réali­
Les actions de la pensée nous appartiennent ser.Car son seul but est de se trouver, de venir
d'abord comme faits historiques, comme appar­ à soi, de se contempler dans la réalité.C'est leur
tenant au passé et comme étrangers à notre bien propre (das lhrige) que les peuples et les
actualité. Mais en effet, ce que nous sommes, individus cherchent et obtiennent dans leur
nous le sommes en même temps historiquement; agissante vitalité, mais en même temps ils sont
ou, pour parler plus exactement, de même que les moyens et les instruments d'une chose plus
dans l'histoire de la pensée, le passé n'en est élevée, plus vaste, qu'ils ignorent et accom­
qu'une face, de même ce qui en nous est impé­ plissent inconsciemment.
rissable est indissolublement lié à ce que nous
LA RAISON DANS L'HISTOIRE, TRAD. K. PAPAIOANNOU,
sommes historiquement. Toute cette part de © PLON, 1965
conscience rationnelle dont nous sommes actuel­
lement en possession, n'est pas née uniquement
du sol du présent : c'est un héritage, fruit des
labeurs de toutes les générations qui nous ont
précédés. Tout ainsi que les arts de la vie, la
masse des moyens et des aptitudes, les institu­
tions et les usages de la vie sociale et politique,
sont le résultat des médiations et des inventions,

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 95


Clés de lecture I HEGEL
....
-....
a:
L'esthétique
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H
0
........
u egel a fait de l'esthétique que d'autres. La poésie, par pelle Sixtine... Ils ont même fait
une science philoso­ exemple. En architecture, en des prodiges en la matière. Mais
phique à part entière et revanche, la matière résiste et le principe chrétien, qui veut
il en a exploré de multiples as­ reste soumise aux lois natu­ que Dieu soit en nous, entre en
pects. C'est dans ses leçons relles. L'esthétique commence conflit avec l'idée d'une repré­
des années 1820, compilées par donc par examiner comment, sentation extérieure. L'art ro­
ses étudiants, que l'on peut ap­ selon les arts, l'esprit peut s'ex­ mantique ne peut qu'essayer
précier sa compréhension de primer. de révéler la spiritualité qui ha­
l'art; la richesse de ses ana­ bite l'homme, dans ses drames
lyses a ouvert une nouvelle Art et religion et ses espoirs.
voie à la philosophie de l'art Elle examine ensuite comment Mais en bon luthérien- le pro­
et sert toujours de référence l'art, et donc le beau, ont évo­ testantisme a chassé les images
en la matière. lué dans le temps. Trois phases du temple -, Hegel souligne
caractérisent cette évolution. qu'on ne s'agenouille plus de­
Du spirituel dans l'art L'art « premier», pour Hegel, vant les œuvres d'art, même si
Pour Hegel, l'esthétique a pour est« symbolique». Dans cet art, elles représentent Dieu ou la
sujet le beau. Jusqu'ici, rien de l'esprit se fait signe à lui-même Sainte Famille. Le principe du
surprenant; Kant (cf. p. 60) pré­ mais de façon encore approxi­ christianisme marque la fin de
tendait la même chose. Mais mative : les dieux égyptiens, l'art comme représentation su­
contrairement à ce dernier, He­ par exemple, combinent figures prême du divin et, donc, de
gel voit dans l'esthétique la phi­ humaines et animales. La figure l'absolu. L'art est relayé par la
losophie des beaux-arts. Le du sphinx fournit un bel philosophie ...
exemple de ce symbolisme où
Le beau « naturel » la figure de l'homme, de l'es­ Le christianisme
prit, ne parvient pas à se dé­
ne constitue pas marque la fin de l'art
gager de la nature. Les Grecs
un objet esthétique. vont rompre avec cette tradi­ comme représentation
L'objet d'art n'est tion, en instaurant l'art « clas­ suprême de l'absolu.
sique». Comme le montre l'ex­ L'art est relayé
esthétique que s'il est
trait ci-contre, ils ont en
transfiguré par l'esprit. quelque sorte résolu l'énigme par la philosophie.
du sphinx en donnant à leurs
beau « naturel », par exemple dieux une figure humaine. Dans On peut certes critiquer cette
un coucher de soleil, ne consti­ l'art et la religion grecs- et pour interprétation« religieuse» de
tue pas un objet esthétique. Car Hegel, l'art et la religion vont l'histoire de l'art. Mais cette no­
le beau doit exprimer la liberté toujours de pair-, l'homme fa­ tion de« fin de l'art» continue
de l'esprit. Dans les œuvres çonne dans la pierre et l'airain à faire débat. Encore aujour­
d'art, l'esprit s'exprime, « re­ les dieux à son image. d'hui, d'influents philosophes
connaît » son essence spiri­ Le christianisme marque une de l'art comme Danto* s'ins­
tuelle, se retrouve auprès de rupture en introduisant le prin­ pirent de cette idée. Car elle
lui-même. L'objet d'art n'est es­ cipe de l'art« romantique». Car permet d'affranchir l'esthétique
thétique que s'il est transfiguré pour cette religion, Dieu est uni­ des approches sociohistoriques
par l'esprit. quement spirituel. Il ne se aujourd'hui dominantes, et de
L'esprit exprime sa nature dans confond ni avec une statue, ni rapprocher l'art de la pensée
les objets sensibles : peinture, avec une toile. Certes, les ar­ conceptuelle avec laquelle, se­
musique, poésie, architecture... tistes ont bien tenté de le re­ lon Hegel, elle entretient tou­
Certains sont plus« spirituels» présenter - pensons à la cha- jours une intimité. F. G.

96 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


HEGEL Esthétique
....
....
ti­

<< L'art est quelque chose de passé;


>C

il a perdu pour nous sa vérité>> ........


ti-

[Dans l'arfégyptien], il y a là un effort L'esprit perce plus difficilement à travers la dure


gigantesque de l'être interne pour se écorce de la nature et de la vie commune qu'à
déployer au dehors, et ce dehors repré- travers les œuvres de l'art.
sente ce combat de l'esprit. Si nous donnons à l'art un rang aussi élevé, il
L a forme n'est pas encore la forme libre, la ne faut pas oublier cependant qu'il n'est ni par
forme de la beauté; elle ne possède pas encore son contenu ni par sa forme la manifestation
la clarté spirituelle. L'élément sensible, natu­ la plus haute, l'expression dernière et absolue
rel, n'est pas encore complètement transfiguré par laquelle le vrai se révèle à l'esprit. Par cela
par l'esprit, au point de n'être que l'expression même qu'il est obligé de revêtir ses concep­
de l'esprit, et de n'avoir dans cet organisme, tions d'une forme sensible, son cercle est limité:
dans ses traits, que le signe et la signification il ne peut atteindre qu'un degré de la vérité.
de l'être spirituel. Ce qui fait défaut au principe [ ...] Mais il y a une manière plus profonde de
de la vie égyptienne, c'est la transparence de comprendre la vérité: c'est lorsque celle-ci ne
l'élément naturel, extérieur, de la figure. fait plus alliance avec le sensible, et le dépasse
Atteindre à la conscience claire de soi-même, à un tel point qu'il ne peut plus ni la contenir
c'est là le problème qui est toujours à résoudre. ni l'exprimer. C'est ainsi que le christianisme
Car ce qu'on a ici, c'est la conscience spirituelle l'a conçue, et c'est ainsi surtout que l'esprit
qui lutte comme principe interne pour s'af­ moderne s'est élevé au-dessus du point précis
franchir de la nature. où l'art constitue le mode le plus élevé de la
La représentation principale où l'on a une intui­ représentation de l'absolu. Chez nous, la pen­
tion complète de la nature de ce combat, nous sée a débordé les beaux-arts. Dans nos juge­
la trouvons dans l'image de la déesse de Saïs ments et nos actes, nous nous laissons
qui était représentée voilée. Cette image sym­ gouverner par des principes abstraits et des
bolise (et dans l'inscription qui était dans le règles générales. L'artiste lui-même ne peut
sanctuaire de son temple : « Je suis ce qui a été, échapper à cette influence qui domine ses ins­
ce qui est, et ce qui sera; nul n'a soulevé mon pirations. li ne peut s'abstraire du monde où il
voile» - la signification de ce symbole est clai­ vit, et se créer une solitude qui lui permette de
rement exprimée) que la nature est un être dif­ ressusciter l'art dans la naïveté primitive.
férencié en lui-même, qu'il y a en elle deux côtés, Dans de telles circonstances, l'art avec sa haute
un côté interne, caché, opposé à celui où elle destination est quelque chose de passé; il a
apparaît sous une forme immédiate, qu'elle est perdu pour nous sa vérité et sa vie.
une énigme. [ ... ]
Mais, ajoute l'inscription, « le fruit de mon corps li est permis d'espérer que l'art est destiné à
est Hélios». Ainsi cette nature encore cachée s'élever et à se perfectionner encore. Mais en
appelle la clarté, le soleil, la conscience claire lui-même, il a cessé de répondre au besoin le
de soi-même, le soleil spirituel, le fils. C'est à la plus profond de l'esprit. Nous pouvons bien
clarté que s'élèvent les religions grecque et trouver toujours admirables les divinités
judaïque, la première dans l'art et la belle forme grecques, voir Dieu le père, le Christ et Marie
humaine, la seconde dans la pensée objective. dignement représentés; mais nous ne plions
L'énigme est dénouée. Suivant un mythe admi­ plus les genoux.
rable et plein de sens, le sphinx égyptien est
ESTHÉTIQUE, 1, 40, TRAD. C. BÉNARD, GERMER·BAILLÈRE, 1875
tué par un Grec. C'est ainsi que l'énigme est
dénouée. Ce qu'elle contient, c'est l'homme,
l'esprit libre, et qui se connaît lui-même.
LA PHILOSOPHIE DE LA RELIGION, TRAD. A. VÉRA, TOME Il,
GERMER·BAILLIÈRE, 1878

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 97


Repères I HEGEL




<9 ·.�-
Hegel en chaire, lithographie de Franz Kugler, 1828. Georg W. F. Hegel (17711-1831) professa successivement dans les universités d'léna, Heidelberg et Berlin.

Georg W. F. Hegel,
un itinéraire allemand
Admiré mais incompris, Hegel bénéficia d'une gloire Ecce Hegel : un génie de la phi­ diacre, dans l'ombre des
tardive. Romantique et révolutionnaire dans ses jeunes losophie à la phrase empêtrée. brillants amis.
années, précepteur ici, professeur là, il accéda enfin « Je me demande si la tech­
à l'université de Berlin, où il défendit l'État prussien. nique de l'art oratoire ne pour­ Au séminaire
rait pas lui apporter les plus Son milieu d'origine? Plutôt
grands profits», s'interroge à modeste. Son père est fonc­
« La tête penchée, relâché, ren­ rich Gustav Hotho? De Georg son propos Goethe* dans une tionnaire à la cour du Wur­
frogné, affaissé sur lui-même, W. F. Hegel, son professeur de lettre à Schiller*. Ses étudiants temberg, duché rural corseté
et sans s'arrêter de parler, il philosophie à Berlin. « Blafard après sa mort s'arracheront les dans ses principes luthériens.
fouillait dans de grands cahiers et flasque, il a les traits tom­ cheveux sur ses textes pour Bon élève sans être exception­
in-folio, feuilletant en avant, bants, comme morts », ajou­ pouvoir les éditer: Hegel écrit nel, Hegel intègre le séminaire
revenant en arrière[... ]. Chaque te l'ancien étudiant, qui pré­ «obscur». Pensée complexe? de Tübingen, le Stift, réputé
phrase se présentait comme cise toutefois : «Malgré le ma­ Certes. Mais point d'hypocri­ pour la qualité de son ensei­
séparée, toute morcelée, et ne laise que je ressentais et bien sie, disons-le tout net : Hegel gnement et la sévérité de son
sortait de la bouche du maître que je ne pusse guère com­ est un laborieux, ce qui explique règlement. F inancé par le duc
qu'au prix d'un grand effort, et prendre ce qu'il disait, je me peut-être sa plume lourde, sa de Wurtemberg, le Stift a pour
dans une sorte de pêle-mêle... » sentais inébranlablement cap­ carrière lente à démarrer et sa mission de former de bons pas­
De qui parle donc l'éditeur Hein- tivé. » vie longtemps chiche et mé- teurs, fidèles au régime. Hegel

98 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


HEGEL I Biographie

va détester ses cinq ans pas- (cf. p. 44). Ils se passionnent duits, se résolvent à devenir graphie de Hegel (Calmann-
sés à Tübingen, années mar- pour Rousseau* et les auteurs précepteurs. La condition est Lévy, 1999). C'est en tout cas
quées par le doute religieux, du Sturm und Drang (cf enca- médiocre et assimilée à celle à Frandort, dans un milieu ma-
l'inquiétude théorique et le dré). tels Goethe et Schiller, d'un domestique, mais elle per- çon, chez les Gogel, que Hegel
sentiment d'oppression. Mais qui revendiquent le droit d'être met de côtoyer des milieux ai- trouve un deuxième poste de
elles vont lui permettre de se soi, de s'exprimer, d'aimer ... sés... Hegel va trouver un pas- précepteur. Dans cette ville
former à la théologie et aux te en Suisse, à Berne, ville gou- commerçante où il est venu
langues anciennes -latin, grec, Le précepteur vernée par une oligarchie par- pour retrouver Héilderlin, il fré-
hébreu... -, et surtout de ren- Quand éclate la Révolution ticulièrement conservatrice : quente les milieux de gauche,
contrer deux hommes d'ex- française, les trois copains plan- « On torture encore et l'aveu et notamment le révolution-
ception qui auront une in- tent un arbre de la liberté et du délinquant n'est pas requis naire et poète Isaac von Sin-
fluence décisive sur sa forma- rêvent de l'abolition du des- pour sa condamnation à mort », clair (1775-1815). C'est là qu'il
tian : Héilderlin*, l'un des plus potisme en Allemagne. Aucun note-t-il. Quatre ans d'isole- publie anonymement - Hegel
grands poètes allemands, et d'eux ne sera pasteur : à la sor- ment, et le sentiment de perdre se faisant passer seulement
Schelling*, fort en thème qui tie du Stift, Schelling va étu- sa vie à la gagner. pour le traducteur - un pam-
deviendra son concurrent en dier la philosophie avec Fichte* Alors adepte de Kant et de Fich- phlet contre le despotisme en
philosophie. En 1790, les trois à Iéna, dans le duché de Saxe- te, il lit aussi Hume*, Montes- Suisse, les Lettres confiden-
amis partagent la même Weimar, alors le centre intel- quieu et Schiller. Se laisse-t-il tiel/es de Jean-Jacques Cart,
chambre et les mêmes goûts lectuel de l'Allemagne, le fief séduire par la franc-maçonne- qu'il commence à travailler sur
ils lisent les auteurs grecs, de Goethe et de Schiller. Hiil- rie? C'est la thèse que soutient la Constitution allemande et
Spinoza (cf. p. 14) et Kant derlin et Hegel, moins intro- Jacques d'Hondt dans sa bio- à s'interroger sur la doctrine

CHRONOLOGIE

27 août 1770. Naissance à Stuttgart 1798. Hegel publie anonymement les 1811. Mariage avec Marie von lucher.
(Wurtemberg) de Georg W. F. Hegel dans Lettres confidentiel/es de Jean-Jacques Campagne de Russie.
une famille luthérienne. Naissance du Cart sur la situation politico-juridique an­ 1812. Début de la publication de La
poète Friedrich Héilderlin. térieure du pays de Vaud. Science de la Logique (achevée en 1816).
1774. Les Souffrances du jeune Wer­ 1799. Hegel perd son père. Bonaparte, 1814. Défaite de Napoléon à Waterloo.
ther de Johann Wolfgang Goethe, l'œuvre premier consul. Le Congrès de Vienne partage l'Europe.
la plus importante du Sturm und Drang. 1801. Rejoint Schelling à Iéna (Saxe­ 1816. Chaire à l'université de Heidel­
1776. Recherches sur la nature et les Weimar). Il écrit La Différence entre les berg.
causes de la richesse des nations de l'An­ systèmes philosophiques de Fichte et de 1817. Précis de /'Encyclopédie des
glais Adam Smith (1723-1790), fonde­ Schelling et devient l'ami de Goethe. sciences philosophiques.18-19 octobre
ment de la théorie du capitalisme. 1805. Les troupes françaises entrent déclaration de la Wartburg (Thuringe);
1781. Hegel perd sa mère, morte de dans Vienne. Victoire d'Austerlitz le 2 dé­ des centaines d'étudiants ainsi que leurs
la dysenterie. Critique de la raison pure cembre. Chants nocturnes de Héilderlin, professeurs appellent à l'unité de l'Alle­
d'Emmanuel Kant. qui perd progressivement la raison. magne.
1788. Hegel au séminaire de Tübingen. 1806. 12 juillet : création de la Confé­ 1818. Chaire de philosophie à l'uni­
1789. Prise de la Bastille. dération du Rhin qui réunit seize versité de Berlin.
1790. Magistère de philosophie. Ré­ royaumes et principautés allemands sous 1820. Congrès de Karlsbad. La répres­
flexions sur la Révolution française d'Ed­ la tutelle de la France. 14 octobre : les sion politique s'accentue en Europe
mund Burke, bible de la contre-révolution. troupes napoléoniennes entrent à Iéna. contre les idées libérales.
1793. Examens de théologie. Départ 1807. Parution de La Phénoménologie 1821. Principes de la philosophie du
pour Berne (Suisse) où Hegel devient pré­ de l'esprit. Rupture avec Schelling. droit.
cepteur. En France, début de la Terreur. 5 juillet : naissance de Ludwig Hegel­ 1822. Voyage aux Pays-Bas.
1796. Hegel écrit La Positivité de la Fischer (mort en 1831), son fils adulté­ 1824. Voyage à Vienne.
religion chrétienne. rin. Départ pour la Bavière. Discours à 1827. Voyage à Paris.
1797. Hegel retrouve Héilderlin à Franc­ la nation allemande de Fichte. 14 novembre 1831. Mort de He­
fort et devient précepteur chez les Gogel. 1808. Recteur du lycée de Nuremberg. gel, probablement des suites du choléra.

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 99


Repères j HEGEL

Johann Heinrich Hintze, la Spree


et le Kurfürstenbrücke, vers 1830,
Berlin, Markisches Museum.

monde et le domine. » La mi­


dinette Hegel devant son dieu...
Mais les Français pillent son lo­
gement et des soudards man­
quent de le tuer. Il est à court
d'argent et chargé de famille:
il a eu un fils, Ludwig, de sa lo­
geuse. Il aura des relations dif­
ficiles avec cet enfant, qui mour­
ra soldat à Batavia sans qu'il
en soit averti. Dans l'immédiat,
il fuit : il a trouvé un poste de
journaliste à Bamberg, en Ba­
vière, d'où il partira pour un
poste de recteur au lycée de
Nuremberg. Le voilà devenu un
notable, toujours mal payé,
kantienne, décidément trop ri­ tenir sa théorie des couleurs, Saxe. Hegel se retrouve isolé certes, mais suffisamment « ins­
goriste à ses yeux. Il a des loi­ quitte à dénigrer Newton* ... et, dès 1806, il tente de trou­ tallé», malgré son enfant adul­
sirs, écrit beaucoup, découvre Les deux hommes resteront ver un autre poste, notamment térin, pour prétendre épouser
la religion catholique grâce à très liés, et le créateur de Faust en Bavière où une réforme vi­ Marie von Tucher. Jolie aristo­
une amie de sa sœur, Nanette écrira même un petit poème sant à un enseignement plus crate sans le sou, de vingt ans
Endel. Mais c'est aussi à Franc­ sur l'album de Ludwig, le fils ouvert à la philosophie et aux sa cadette, elle lui donnera
fort que Hêilderlin commence aîné de Hegel. sciences est en cours. deux fils et, semble-t-il, le ren­
à perdre la raison, et la ville res­ Son séjour à Iéna sera une pé­ dra heureux.
tera pour Hegel un mauvais riode particulièrement stimu­
souvenir. lante sur le plan intellectuel: La gloire à Berlin
dès son arrivée, il publie La Dif En 1816, bonne nouvelle: à près
Professeur sans le sou férence entre les systèmes phi­ de cinquante ans, il obtient en­
Las d'être précepteur, il essaie losophiques de Fichte et de fin une chaire à l'université de
de trouver un poste à l'univer­ Schelling (1801), où il critique Heidelberg ! Sa réputation a
sité d'léna, où enseigne déjà l'idéalisme* subjectif; il rédi­ grandi, il commence à avoir des
avec succès son ami Schelling, ge La Constitution de l'Alle­ disciples. Deux ans plus tard à
lequel pèsera de tout son poids magne, le rêve d'un pays uni­ peine, on l'appelle en Prusse, à
pour l'aider. Son père est mort fié, qu'il ne publie pas ... Sur­ Berlin, devenu le nouveau
et lui a laissé un petit héritage: tout, il entame la rédaction de Mais la guerre le rejoint. En oc­ centre culturel de l'Allemagne,
Hegel peut accepter en 1801 son œuvre maîtresse, La Phé­ tobre, les Français prennent pour y occuper la chaire de phi­
un poste de professeur sans sol­ noménologie de l'esprit, où il Iéna. « J'ai vu l'empereur - cet­ losophie laissée vacante après
de ... Cette situation se prolon­ entreprend d'exposer le déve­ te âme du monde - sortir de la le décès de Fichte. C'est la gloi­
gera pendant six ans, l'ensei­ loppement de la pensée uni­ ville pour aller en reconnais­ re : on se presse à ses cours.
gnant débutant n'obtenant une verselle. Il n'hésitera pas, dans sance, écrit-il le 13 octobre 1806 « Chaque année, le jour de sa

maigre bourse de l'État qu'en la préface, à attaquer les idées à son ami, le théologien Nie­ fête est un triomphe », écrit son
1806 grâce à l'intervention de de Schelling, ce qui mettra un thammer. C'est effectivement biographe français Paul Roques.
Goethe. Celui-ci, en effet, s'est terme à leur amitié. une sensation merveilleuse de En 1830, on fait même frapper
laissé séduire par le jeune phi­ Mais Iéna est sur son déclin. voir un pareil individu qui, une médaille à son nom.
losophe qui a la bonne idée Schiller, Schelling et d'autres concentré sur un point, monté Situation doublement para­
dans sa leçon inaugurale de sou- ont progressivement quitté la sur un cheval, s'étend sur le doxale. l'admirateur de la Ré-

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HEGEL i Biographie

volution et de l'Empire du temps même de l'université, on l'ac­ tient le principe d'une mo­ membre du gouvernement et
de Tübingen et d'léna est de­ cuse d'hérésie, de panthéisme narchie constitutionnelle, il de la cour, pas même Alten­
venu le penseur officiel de la voire d'athéisme. Ses lettres n'en fera pas moins des conces­ stein, n'assistera à ses funé­
monarchie prussienne. Le voilà trahissent son désarroi : il y sions aux survivances féodales: railles. Organisées par ses étu­
conservateur, lui dont nombre évoquera plusieurs fois son dé­ mieux vaut ne pas déplaire au diants et ses disciples, celles­
d'amis sont poursuivis et em­ sir d'émigrer. Faute de franchir roi ... Son enterrement té­ ci seront pourtant grandioses.
prisonnés pour avoir osé dé­ le pas, il demeurera prudent. moigne de l'ambivalence de Hegel n'était-il pas devenu le
fendre en Prusse l'idée de li­ À la fin de sa vie, dans les Prin­ sa situation : après sa mort su­ penseur de la Pensée et de la
berté. Le roi Frédéric-Guillaume cipes de la philosophie du droit bite - il semble avoir été vic­ philosophie absolue?
Ill est un despote qui a refusé et de l'État (1820-1821), s'il sou- time du choléra -, aucun CATHERINE GOLLIAU
de promulguer la Constitution
qu'il avait promise. Toute nou­
veauté est bannie. La censure LE STURM UND DRANG (1767-1785)
est partout.

Apologue de la Prusse La pensée de Hegel est indissociable de taire? Fort triste. Werther est un jeune
Mais justement parce que la son époque : il est l'adolescent frustré qui homme qui ne sait que faire de son existence
Prusse est une monarchie, He­ veut secouer le joug de la religion, le jeune et qui part dans la ville de W pour fuir le
gel estime qu'elle seule peut homme écœuré par le despotisme, le natio­ monde bourgeois. Il y rencontre Charlotte,
réaliser l'unité de l'Allemagne, naliste qui admire chez Napoléon la vision déjà fiancée, dont il va tomber amoureux,
cette puissance virtuelle exal­ stratégique et le sens de l'État, et qui en vieillis­ passion sans espoir qui le poussera au sui­
tée par Fichte dans ses Discours sant verra dans la Prusse le seul État capable cide... Succès fou en Allemagne, et montée
à la nation allemande (1807), d'unifier l'Allemagne. Il est aussi le fils du en flèche du taux de suicide. Le jeune dra­
objet d'un patriotisme de plus Sturm und Drang, ce mélange de sensibilité maturge Friedrich von Schiller* (Les Brigands,
en plus puissant. N'est-ce pas la et d'aspiration à la liberté qui succède aux 1781) fut aussi un grand représentant de ce
reine Louise de Prusse, au pou­ Lumières (Aujkliirung*) et bouleverse la pen­ mouvement, où s'illustrèrent également le
voir de 1776 à 1810, qui s'est sée et l'art allemands entre 1767 et 1785. poète Gottfried August Bürger (Lénore, 1770),
battue pour organiser la résis­ « Sturm und Drang»?« Ouragan et pas­ le dramaturge Jakob Michael Reinhold Lenz
tance face à Napoléon? Depuis sion» en français. Le nom a été emprunté à (Le Précepteur, 1774), le philosophe Johann
1804, l'administration et l'ar­ une pièce de théâtre (1776) de Friedrich Maxi­ Georg Hamann, le spécialiste de la poésie et
mée prussiennes se sont enga­ milian von Klinger. C'est un mouvement de des chansons populaires Johann Gottfried
gées dans un mouvement de contestation contre les princes et les Églises Herder et le poète Friedrich Gottlieb Klop­
modernisation, li! police de Fré­ qui dominent et dirigent les différentes pro­ stock (Messiade, 1748-1777).
déric-Guillaume Ill joue habile­ vinces de l'Allemagne, et de réaction contre Le Sturm und Drang et ses drames pas­
ment du romantisme politique le rationalisme. La Révolution française et sèrent de mode au cours des années 1780.
qui agite les principautés voi­ ses valeurs de liberté deviennent l'idéal à at­ Goethe part en Italie en 1786, ouvrant ainsi
sines pour faire avancer la cau­ teindre. Dans le même temps, ses adeptes un nouvel âge, celui du classicisme de Wei­
se de Berlin, et la diplomatie se revendiquent l'émancipation de l'individu et mar (1786-1805), qui recoupe une nouvelle
montre particulièrement acti­ le refus d'une vie sans élan, médiocre et période de création marquée par son ami­
ve : ce sera autour de la Prusse étroite. Inspiré de Shakespeare (pour la li­ tié avec Schiller. Ce n'est plus la passion qui
que s'organisera en 1833 la pre­ berté dramaturgique) mais aussi de Jean­ fonde le goût mais la recherche de l'adé­
mière union douanière... Hegel Jacques Rousseau (pour la philosophie), le quation entre le fond et la forme, entre la
croit donc en la Prusse, et il Sturm und Drang cultive la passion des sen­ sensibilité et la raison. Goethe cherche dans
ne s'en cache pas, ce qui lui vaut timents et le goût de la nature, où l'homme la nature un modèle pour les interactions
le soutien sans faille du baron se ressource et trouve l'inspiration. universelles de l'ensemble des choses exis­
von Altenstein, ministre du Ce mouvement aura une grande influence tantes, Schiller fait de l'histoire le point cen­
Culte et de l'Enseignement qui sur la jeunesse éduquée mais son impact tral de toute chose. Ce classicisme weima­
l'a fait venir à Berlin. sera moins politique que littéraire. Les Souf­ rien aura une grande influence sur la pensée
Mais le roi ne l'aime pas (trop frances du jeune Werther (1774), le premier de Hegel qui, s'il eut peu de liens avec Schil­
intelligent, ce professeur ... }, et roman de Goethe*, demeure l'œuvre la plus ler, deviendra un ami intime de Goethe.
le prince héritier le hait: sa pen­ emblématique du Sturm und Drang. L'his- C. G.
sée rabaisse la religion. Au sein

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 101


Repères I HEGEL

« Êtes-vous hégélien? » fut la question du XIXe siècle.


Sujet d'âpres controverses, repris par les marxistes
puis par les libéraux, Hegel est le philosophe auquel
tous les penseurs se réfèrent, presque malgré eux.

Et après?
Hegel, partout et nulle part
PAR CATHERINE GOLLIAU

Que reste-t-il de Hegel? À l'exception de Kant (cf p. 44) Le premier sujet de controverses, celui qui occupera
et de Marx*, rarement un philosophe moderne aura notamment Feuerbach, sera la philosophie de la reli­
bénéficié d'un tel prestige et d'un tel impact. Dès sa gion. Le deuxième champ de bataille sera la critique de
mort, sa philosophie s'est largement répandue en la philosophie du droit, qui débouchera sur une cri­
Europe. En Grande-Bretagne, l'hégélianisme sert ainsi tique radicale de l'État bourgeois. l.'.œuvre de Hegel
d'antidote au courant empiriste. En France, où il s'im­ se trouve alors confrontée à un dilemme : conçue
pose grâce à Victor Cousin*, il pour être un système ouvert,
devient vite « la» référence. Après 39-45, les elle est transformée en forte­
« Êtes-vous hégélien?» : telle resse par les hégéliens les plus
est la question sous
étudiants abordèrent conservateurs, défigurée ou
Napoléon Ill dans les milieux Hegel par le prisme rejetée par les autres. Sans
intellectuels lancés. La philo­ parler des opposants... Quand
sophie, mais aussi la littéra­
du marxisme, au risque arrive la guerre de 1914-1918,
ture, le droit, l'histoire, la poli- d'amputer sa pensée. Hegel est déjà devenu un
tique s'en nourrissent ou s'y monstre : il symbolise l'État
confrontent. On respecte l'hégélien, on le craint, et on allemand et son militarisme. La philosophie analy­
s'en moque. « !.'.hégélien me regarda de son œil lim­ tique met sa logique au rancart; sa métaphysique*
pide - le suis Dieu, dit-il», ironise vers 1860 Valérie de ne touche plus grand-monde. Dans l'entre-deux­
Gasparin, alors auteur à la mode. guerres, on l'accuse tantôt d'être le penseur du tota­
litarisme (l'italien Giovanni Gentile, néohégélien
Vieux contre jeunes notoire, ne fut-il pas le théoricien du fascisme et
ll est vrai que la pensée de Hegel prétend pousser ministre de ['Éducation sous Mussolini?), tantôt d'être
l'idéalisme* à son terme, et qu'au moins pendant la à l'origine du marxisme ...
seconde moitié du x1x' siècle, elle est partout. Marx, !.'.évolution de l'hégélianisme en France est sympto­
Engels, Kierkegaard*, Nietzsche* : la plupart des matique. Kojève* le remet à la mode dans les années
grands noms de la philosophie s'en sont nourris pour 1930 en offrant à toute une génération de beaux
construire leur propre système. Quitte à le dénatu­ esprits (Lacan*, Queneau*, Bataille*, Aron*... ) une
rer: c'est là le drame du grand homme. Son cadavre relecture stimulante de La Phénoménologie de l'es­
à peine froid, les clivages ont commencé à apparaître prit. Mais après la Seconde Guerre mondiale, c'est
entre ses disciples, avec d'un côté, les « vieux» hégé­ par le prisme du marxisme que les étudiants abor­
liens (Marheineke, Von Henning, son biographe dent Hegel, au risque (avéré) de l'amputer d'une
Rosenkranz...) qui discutent sa pensée sans la remettre bonne partie de sa substance. Difficile, en effet, d'ex­
en cause, et de l'autre, les jeunes-hégéliens qui, à pliquer la Moralitiit par l'économie (cf. p. 90)... C'est
l'instar de Feuerbach*, Bauer, Stirner ou Marx, refu­ aussi sous l'influence du marxisme que son vocabu­
sent de s'en tenir à la lettre du maître. laire pénètre peu à peu la langue française.

102 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


HEGEL j Postérité

« Prenez l'opposition de la "société civile" à l'État. « C'est un auteur très difficile qui passe par ce que les
Inventée par Hegel, elle a été reprise par les philosophes peuvent en restituer. Or les hégéliens
marxistes, puis, dans les pays de l'Est, par les dissi­ parlent hégélien, ils ont tendance à penser que si un
dents qui voulaient ainsi se démarquer de l'appareil problème a été exprimé en langue hégélienne, ils
d'État communiste, explique Vincent Descombes, l'ont maîtrisé. Prenez le mot "dialectique". En philo­
directeur d'études à l'École des hautes études en sophie politique se pose le problème de savoir com­
sciences sociales (EHESS). Ensuite, elle a été récupé­ ment réconcilier la liberté individuelle et la néces­
rée par le libéralisme : la société civile est la liberté sité d'un ordre politique. Si on vous dit qu'elles sont
d'initiative, la vraie réalité, l'État n'est qu'un mal opposées mais que par la dialectique, c'est la même
nécessaire. On est très loin de la définition de Hegel.» chose, vous n'avez rien résolu.»Certes.Mais Hegel est
Pour lui, en effet, la société civile ne peut apparaître toujours là : il a inspiré Merleau-Ponty, Ricœur, et
que dans une société globale qu'il appelle« État». même indirectement un philosophe« anti-système»
!'.État, c'est le pays, la nation; les institutions de l'État comme Derrida*.Mieux, aujourd'hui, aux États-Unis,
souverain sont nécessaires pour qu'il y ait le marché le pays du laisser-faire, il inspire les partisans d'un
et la société des individus. Hegel dénaturé? Plutôt libéralisme moins individualiste et plus humaniste
mal connu, si l'on en croit encore Vincent Descombes : (cf. encadré). Difficile de lui échapper.•

« LA PENSÉE DE HEGEL EST À L'ORIGINE DE L'IDÉALISME ANGLAIS »


Entretien avec Michael Rosen, professeur de sciences politiques à Harvard (États-Unis)

Le Point : Quel rôle a joué la pensée responsable du militarisme prussien le débat autour de John Rawls et de sa
de Hegel en Grande-Bretagne 1 et du culte qu'il vouait à l'État, célèbre Théorie de fa justice (1971). Le
Michael Rosen : La pensée hégé­ accusation reprise en 1945 par Karl libéralisme de cet auteur est fondé sur
lienne est à l'origine de l'idé alisme * Popper qui le présentera comme un une interprétation de la philosophie
anglais, dont les figures majeures ont ennemi de la« société ouverte». morale de Kant (cf p. 72), ce que Rawls
été Thomas Hill Green, FH Bradley et L. P. : Hegel est à la mode aux États­ lui-même appelle une« approche dé­
Bernard Bosanquet. Ce mouvement Unis. Est-ce sous l'influence de Francis ontologique de la politique » : ce qui
s'est développé pendant la seconde Fukuyama et des néoconservateurs? compte, d'abord et avant tout, c'est le
partie du x1x• siècle en réaction à la M. R. : En 1992, Fukuyama* a pronos­ respect de l'autonomie de l'individu.
pensée empiriste et s'est imposé jus­ tiqué la« fin de l'histoire », dans la li­ Mais l' individu tel que le pense Rawls
qu'à devenir dominant au début du gnée de Hegel et de Kojève*. !'.extinc­ est, en gros, détaché des traditions et
xx• siècle. Les idéalistes ont essayé de tion du communisme sonnait selon lui des mœurs qui fondent sa communauté.
repenser le christianisme face aux dé­ le glas de l'histoire: les nations n'avaient C'est là qu'intervient l'intérêt pour He­
fis et aux interrogations que posaient plus comme hor izon que le dévelop­ gel. Il est associé à un groupe de pen­
le matérialisme et la science. La pen­ pement de la démocratie libérale. Fu­ seurs -Alasdair Mclntyre, Michael San­
sée hégéliennne a eu également un kuyama a ainsi mis un coup de projec­ del, Michael Walzer et Charles Taylor
impact important en politique. Green teur sur un aspect de la pensée hégé­ - que l'on a coutume d'appeler les
a été considéré comme l'inventeur d'un lienne, mais Hegel n'aurait jamais pen­ « communautariens». Taylor, en par­
« nouveau libéralisme» politique qui, sé les choses comme cela. S'il pensait ticulier, a beaucoup écrit sur Hegel.
loin de soutenir le« laisser-faire», consi­ que l'histoire, dans un certain sens, Bien qu'il soit lui-même un homme de
dérait le rôle de l'État comme primor­ avait une« fin», il ne l'envisageait pas gauche, il pense que les individus ont
dial pour assurer la liberté de l'indivi­ sous la forme des démocraties libérales besoin de repères communs pour don­
du, tout en garantissant l'industriali­ modernes. Il n'était d'ailleurs pas un ner sens à leur vie, ce qui, en termes
sation et le développement écono­ ami de la démocratie. hégéliens, veut dire qu'il ne peut y avoir
mique. À partir des années 1920, la phi­ L. P. : Qu'est-ce qui intéresse aujour­ de Mora!itdt, moralité subjective, sans
losophie analytique, avec des penseurs d'hui chez Hegel? Sittlichkeit, éthique collective. Pour
comme Russell *, Moore* et Wittgen­ M. R.: Sa réflexion sur le droit, la mo­ beaucoup de gens aujourd'hui dans les
stein*, s'est imposée. Mais c'est la Pre­ rale et l'éthique*. Dans les pays anglo­ pays anglo-saxons, c'est un point d'en­
mière Guerre mondiale qui a tué He­ saxons, la théorie politique a été do­ trée important dans l'œuvre de Hegel.
gel. À tort ou à raison, il a été tenu pour minée ces trente dernières années par Propos recueillis par C. G.

Le Point Hors-série n ° 10 J Septembre-octobre 2006 J 103


Entretien I PHILOSOPHIE MODERNE

Spinoza, Kant et Hegel, philosophes « officiels »


de l'université française? Évidemment! assure le très
controversé Michel Onfray. Dans sa Contre-histoire
de la philosophie (Prémeaux & Associés/France
Culture/Grasset, 2006), sophistes, cyniques et libertins
prennent leur revanche sur les auteurs académiques.

Michel Onfray
« J'aspire à un élargissement
des possibles philosophiques »

le Point: Professer une « contre-histoire de la phi­ et les philosophes matérialistes du xv111' siècle. Ils ne
losophie » implique qu'il existe une « philosophie sont pas encore athées, ni antimonarchistes, mais ils
officielle ». Y incluez-vous Spinoza, Kant et Hegel? sont sceptiques. Ils pensent la vérité non comme un
Mkhel Onfray: Bien sûr qu'il existe une philosophie absolu, ni même comme un produit de la seule rai­
officielle! Celle des institutions, avec des auteurs cou­ son, mais comme issue du travail de l'expérimenta­
chés de manière solennelle sur la liste du baccalau­ tion. Leur« libertinage» est un refus de l'autorité.
réat et une inspection académique qui veille au grain. Redécouvrant Épicure*, ils récusent comme Spinoza
Non dite dans l'enseignement supérieur, cette liste est les notions de bien et de mal, et leur préfèrent le
reprise en boucle à l'univer­ « bon» et le« mauvais». En
sité. Kant (cf. p. 44) et Hegel «
Contaminée par clair et en peu de mots, pour
(cf. p. 74) s'y trouvent en eux, faire le bien, c'est (se)
bonne place. Et Spinoza (cf.
l'idéalisme allemand, faire plaisir.
p. 14) en fait également par­ la philosophie française l. P. : Spinoza est donc un
tie, mais il représente un disserte sur des idées, libertin baroque?
exemple typique des diffé­ M. O.: Bien sûr! On a peu dit
rentes lectures que l'on peut des concepts, des mots, que l'éthique de la joie dans
faire d'un philosophe : rien et oublie la réalité... » l' Éthique est rien moins, au
n'empêche de l'aborder de ma­ sens étymologique, qu'une
nière alternative en soulignant qu'il irrigue puissam­ pensée hédoniste! À ce titre, il fait partie de mes
ment les philosophes de la« contre-histoire» du héros. Ce souci de la joie et de la béatitude explique
xv11' siècle, ceux que j'ai appelés les libertins* baroques. aussi probablement une partie de son succès actuel.
L P.: Qui sont-ils? L P.: Comment définir cette tradition hédoniste dont
M. O.: Gassendi*, Fontenelle*, Cyrano de Bergerac* vous êtes l'héritier?
ou encore La Mothe Le Vayer*. Ces« libertins éru­ M. O.: Elle s'appuie sur le corps, qui est notre seul
dits», que j'appelle baroques en référence à l'es­ socle solide, elle compose avec la réalité de la chair,
thétique de l'époque, se situent entre Montaigne* des désirs, des plaisirs, des passions et des pulsions,

104 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


PHILOSOPHIE MODERNE I Entretien

qu'elle sait constitutive de notre identité. Elle ne dé­


teste pas l'autre sexe, la vie, la jubilation, le quoti­
dien, qu'elle trouve au contraire dignes d'intérêt pour
une méditation d'abord et pour une pratique ensuite...
l. P.: Mais pourquoi exclure Kant et Hegel de votre
panthéon personnel? La morale de Kant ne donne­
t-elle pas des outils pour contrer l'individualisme et
le consumérisme contemporain?
M. O.: Bien sûr qu'ils méritent qu'on les lise, qu'on
les médite, qu'on les connaisse! Qui dit le contraire?
Sûrement pas moi... Comment pourrait-on disposer
d'un savoir philosophique en évitant ces monuments?
Ceci étant, je ne suis pas d'accord avec vous : non, �
la morale de Kant n'est pas le« meilleur» garde-fou
"2
j
pour éviter les débordements de l'égoïsme. )'estime i'l
qu'il y a mieux que Kant- Bentham*, par exemple, j
et tout l'utilitarisme anglo-saxon - pour remettre un 9
peu de morale dans le monde...
L P.: Et Hegel? N'a-t-il pas le mérite de penser le réel ceton, ne reste pas dans le ciel des idées. Dans La Michel Onfray,
plutôt que de le souhaiter meilleur qu'il n'est? Libération animale (Grasset, 1993), il pense de manière philosophe.
M. O. : Certes, Hegel pense le réel, mais il l'identifie claire, forte et rigoureuse la question du droit des ani­
à la Raison, elle-même identifiée à Dieu, ce qui ne fait maux et du végétarisme. Il n'évite pas les questions
que formuler en sabir philosophant la vieille vision du les plus difficiles, comme l'eugénisme des handicapés.
monde du très catholique Bossuet*... Dieu reste pour Le Français Ruwen Ogien s'inscrit dans cette tradition
lui le moteur du monde, la cause du réel, l'explication quand il analyse la honte, la panique morale ou même
finale de ce qui a lieu quand toute explication raison­ la pornographie dans Penser la pornographie (PUF,
nable et raisonnante a été épuisée. Revenir à Kant ou 2003). Dernier exemple, Pascal Engel qui s'attelle, dans
à Hegel me semble moins intéressant qu'en venir à La Norme du vrai (PUF, 1989), à réfléchir à la question
une réelle philosophie postchrétienne en phase avec de l'identité de manière drôle, lumineuse et intelli­
notre époque, ce que je m'attache à faire dans mon gente. L'idéaliste pense ['Eugénisme avec une majus­
travail pour constituer une philosophie hédoniste. cule, dans l'absolu, et se refuse à faire de la porno­
L'idéalisme* allemand tel que le personnifient Kant graphie un objet philosophique, mais ces trois-là, pour
ou Hegel infuse, perfuse et contamine la philosophie ne citer qu'eux, permettent des avancées dignes de
française officielle depuis Victor Cousin*. Résultat, la ce nom et capables de produire des effets dans le réel.
philosophie française disserte sur des idées, des L P.: Vous qui avez enseigné en terminale, vous es­
concepts, des mots, et oublie la réalité qu'elle trans­ timez dommageable d'enseigner Platon ou Kant, et
forme en Réel, avec une majuscule. On déclame, avec de constituer ainsi une « histoire officielle »?
des déclarations de principe, des tirades philosophantes M. O.: Entendons-nous bien : je ne souhaite pas les
qui évitent« le sens de la terre» - pour le dire comme autodafés des ouvrages de Platon*, de Descartes* et
Nietzsche*-, et les philosophes professionnels se cou­ de Kant! Je n'aspire pas à raser les universités fran­
pent ainsi des non-spécialistes. On met en scène la çaises! Je souhaite seulement qu'à côté, sans furie
rhétorique, mais on oublie le monde ... normative, on permette d'entendre une autre voix,
L P. : Par exemple? que l'on ouvre portes et fenêtres pour accueillir de
M. O. : Voyez comment, dans le domaine de la bio­ nouveaux publics. Je veux que la philosophie soit une
éthique, on parle de la vie, de la mort, de la douleur, autre discipline que celle qui permet la reproduction
mais on passe sous silence que ces idées sont d'abord de notre culture. Je n'aspire à aucune hégémonie, sim­
incarnées dans des situations qui ne sont pas pensées plement à un élargissement des possibles philoso­
de manière concrète sur le terrain de la casuistique phiques. Platon, Descartes et Kant, oui, saint Augus­
comme sait le faire la tradition anglaise ou américaine. tin*, Hegel et Heidegger*, bien sûr, mais aussi
Ainsi, la façon qu'ont nos philosophes européens im­ Démocrite*, Gassendi, Bentham ou encore Aristippe*,
bus de philosophie fumeuse d'aborder la question de Guyau* et Moore*... Une autre tradition pour laquelle
la transgénèse, du clonage, du génie génétique, rap­ le réel n'est pas simplement prétexte à d'interminables
pelle les débats scolastiques du Moyen Âge. À l'in­ logorrhées fumeuses. •
verse, un Peter Singer, qui enseigne l'éthique à Prin- Propos recueillis par Marie-Sandrine Sgherri

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 105


Lexique I A

LEXIQUE

A
Affect. Mot d'origine latine(affectus) revenu est l'un des théoriciens de l'idéologie technocra-
en français via l'allemand. En psychologie, l'af- tique et l'un des pr incipaux critiques du
fect est une disposition affective élémentaire. marxisme en France(Le Grand Schisme, 1948;
Chez Spinoza, ce concept, auquel il consacre la l'Opium des inteUectuels, 1957; la Société
troisième partie de !'Éthique(« Des affects»), industrie{/e et la guerre, 1959; Dix-huit leçons
prend une signification très originale : il est sur la société industrieUe, 1963).
l'idée (la conscience) d'une modification du
corps (affection). Il peut être passif ou actif: il Attribut. Chez Spinoza, l'attribut est ce que
devient passion (passio) quand nous n'avons l'entendement perçoit comme étant l'essence
qu'une idée confuse de la cause de la modifi­ de la substance• (Éthique, 1, déf. 4). La sub­
cation, il devient action (actio) dès que nous en stance, à la fois une et infiniment diverse, est
avons une idée claire. !'.emprunt au vocabulaire constituée d'une infinité d'attributs. Mais nous
de Descartes• ne doit pas nous égarer : l'affect n'en connaissons que deux - l'étendue et la
et ses variations ne procèdent pas d'une compa­ pensée - pour autant que notre propre essence
raison d'idées; c'est l'idée elle-même « qui enveloppe seulement le corps (mode* de l'éten­
affirme du corps quelque chose qui enveloppe due) et l'esprit (mode de la pensée). Les attri­
effectivement plus ou moins de réalité qu'au­ buts ne sont pas des« vues de l'esprit», mais
paravant». des réalités absolument distinctes, conçues par
soi et en soi. D'où la thèse spinoziste du paral­
Aristippe de Cyrène (425-325 lélisme entre le corps et l'esprit; il ne peut y
av. J.-C.). Philosophe grec, élève de Socrate•, avoir de causalité entre l'un et l'autre, puisque
qui enseigna l'art de jouir de l'instant présent, chacun relève d'un attribut différent.
l'adaptation aux circonstances, et la liberté de
l'individu à l'égard des événements. Ses écrits Aufhebung. Terme hégélien. Dérivé du
sont perdus, mais son enseignement nous est verbe allemand aufheben, il signifie à la fois
connu grâce à des anecdotes racontées notam­ « suppression» et« dépassement», et exprime
ment par Diogène Laërce dans ses Vies, doc­ les représentations cyclique et linéaire de la
trines et sentences des philosophes iUustres. temporalité historique. Pour Hegel, l'histoire
se développe en une succession de cycles ou
Aron, Raymond (1905-1983). His­ de moments dialectiques*, qui engendrent un
torien et sociologue, il fut l'un des fondateurs de irréversible mouvement linéaire assurant l'achè­
la revue les Temps modernes, journaliste à vement de !'Esprit et, par le fait même, la pleine
l'Express et professeur au Collège de France. li réalisation de l'humanité.

106 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


A-C Lexique

Aufkliirung. En allemand, « éclaircisse­ sa conversion au christianisme. C'est là aussi


ment»,« lumière». Ce terme possède un sens qu'il découvre le philosophe Plotin et le néopla­
plus dynamique que le mot français de tonisme. Il abandonne par la suite sa concu­
« lumières». Défini officiellement par Kant en bine dont il avait eu un fils, Adéodat, et
1784 dans son célèbre article Was ist Aufkld· s'adonne à temps plein à la philosophie, rédi­
rung ? (Qu'est-ce que les Lumières ?), ce mouve· geant de nombreux ouvrages de 386 à 391,
ment philosophique et culturel se développa avant de devenir prêtre, puis évêque d'Hippone
dès le début du xv111' s., se fondant sur le ratio· (aujourd'hui Annaba, en Algérie). À partir de
nalisme optimiste de Leibniz* et de Christian cette date, son œuvre va se concentrer sur les
Wolff (1679-1754). Outre Kant, il sera illustré problèmes théologiques, et d'abord sur la lutte
par Moses Mendelssohn (1729-1786). les idées contre les hérésies. Dans De la nature et de la
de l'Aufkldrung se répandirent dans la bour­ grâce, il développe la thèse du péché originel
geoisie allemande, notamment par le biais de et de la nécessité de la grâce pour mériter le
revues et de sociétés comme les Amis de la salut. Ses œuvres les plus connues restent Les
vérité du comte Manteuffel, à Berlin. Confessions, vaste réflexion sur la mémoire et
le temps, et La Cité de Dieu. Il y traite du thème
Augustin, saint (354-430). Théo­ des deux villes, la terrestre et la céleste, définis­
logien et philosophe, ce Père de l'Église, qui sant ainsi le domaine de Dieu et celui des
était le fils de sainte Monique, fit ses études à hommes (et de l'Église). Augustin marquera
Carthage puis devint professeur de rhétorique profondément la pensée médiévale mais aussi
à Milan après un passage à Rome. C'est à Milan le protestantisme luthérien, le jansénisme et,
que cet ancien adepte du manichéisme mûrit jusqu'à aujourd'hui, la pensée spiritualiste.

B
Bacon, Francis (1561-1626). moderne en dégageant le principe d'utilité, qui
Homme politique et philosophe anglais, il est permet de juger de toute action en fonction du
souvent considéré comme l'initiateur de la plaisir qu'elle procure. Cette arithmétique des
science moderne. Remettant en cause la clas- plaisirs doit servir de base aux décisions juri-
sification des sciences d'Aristote alors toujours diques et politiques. James Mill et John Stuart
en vigueur, il en proposa une autre, fondée Mill sont ses héritiers directs. Œuvres princi-
sur la distinction des facultés de l'âme (his- pales : Introduction aux principes de la morale
toire/mémoire; poésie/imagination ; philo- et de la législation (1789), Traité des peines et
sophie/raison). Il exposa aussi les principes des récompenses (1811), Déontologie (1834).
d'une méthode inductive et expérimentale.
Francis Bacon. Œuvres principales: Novum organum (1620), Bos suet, Jacques Bén i g n e
Histoire d'Henri VII (1622), De dignitate et aug- (1627-1704). Théologien et écrivain,
mentis scientiarum (1623) et la Nouvelle Atlan- l'évêque de Meaux s'illustra par ses sermons
tide (roman posthume, 1627). au souffle lyrique et ses textes polémiques
(contre le protestantisme et le quiétisme catho-
Bentham, Jeremy (1748-1832). lique, pour la liberté de l'Église de France à
Philosophe et juriste britannique, fondateur de l'égard de la papauté). Mystique préoccupé par
l'utilitarisme moral, l'une des sources idéolo- la recherche d'un ordre qui concilie la foi et l'exi-
giques de la pensée bourgeoise du x1x' s. gence de la raison, il se montra toujours fidèle
Convaincu que le droit et le marché doivent aller à l'orthodoxie catholique. Œuvres principales:
de pair, il propose une théorie cohérente des exi- Sermons, Discours sur l'histoire universelle
gences économiques et juridiques de la société (1681), Oraisons funèbres (posthume, 1731).

C
Cartésianisme/Cartésien. Courant tinction des idées comme critères du vrai,
de pensée issu de la philosophie de Descartes* cogito comme principe de toute philosophie)
1 (dualisme de l'âme et du corps, clarté et dis- qui a inspiré les penseurs jansénistes de Port-

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 107


Lexique I C

Royal (Arnauld et Nicole). mais aussi - même Tenté par un retour au judaïsme, il émigra à
s'ils s'en sont ensuite écartés - Spinoza, Male­ Amsterdam en 1612. Déçu par le judaïsme rab­
branche et Leibniz*. D'une manière générale, binique pratiqué en Hollande, il publia en 1616
les philosophies du sujet (Alain, la phénomé­ Propostas contra a tradiçao, où il attaque la Loi
nologie de Husserl, Sartre) s'en réclament. orale (le Talmud) et les rites juifs. En 1624, avec
l' Examen des traditions pharisiennes, il remet
Collégiants. Membres de différentes en cause l'immortalité de l'âme. En 1633, il fait
sectes réformées (quakers*, mennonites*, etc.) l'objet d'un herem, où on lui propose la flagel­
qui se réunissaient le dimanche en« collèges», lation pour expiation. Da Costa n'accepta de se
d'où leur nom. Lors de ces réunions informelles, plier au châtiment qu'au bout de six ans... En
les collégiants priaient, lisaient et commen­ avril 1640, après avoir rédigé à la hâte son auto­
taient la Bible librement. Hostiles à toute auto­ biographie (Un modèle de vie humaine), il se
rité religieuse, ils estimaient que la véritable suicide. Sa fin tragique et ses thèses marquè­
piété consiste uniquement en l'amour de Dieu et rent profondément la communauté juive d'Am­
de ses semblables. Les pratiques religieuses sterdam, et probablement Spinoza lui-même,
étaient dénoncées comme factices, voire rele­ bien qu'il n'eût alors que 8 ans.
vant de la superstition. Les idées de ce mouve­
ment religieux eurent une grande influence Cousin, Victor (1792-1867). Pro­
dans la Hollande du XVII' s. et notamment chez fesseur de philosophie à ['École normale et à la
Spinoza (Traité théologico-politique, 1670). Sorbonne, il fut un disciple et un ami de Hegel,
dont il fut le premier à introduire les thèses en
Condorcet, Marie Jean Antoine France dans les années 1820-1830, avec son
Nicolas de Carltat, marquis de Cours d'histoire de la philosophie (1828). li eut
(1743-1794). Philosophe, mathématicien une intense activité éditoriale : publication des
et homme politique, il participa à la rédaction œuvres complètes de Descartes* et traduction
de l' Encyclopédie, combattit la peine de mort et des œuvres complètes de Platon*.
l'esclavage et lutta pour l'égalité des droits.
Député à la Convention, arrêté sous la Terreur, Cynique/Cynisme. Le cynisme, dont
il écrivit en prison son œuvre principale, les représentants les plus significatifs sont Antis­
Esquisse d'un tableau des progrès de l'esprit thène et Diogène de Sinope, prend son essor
humain, où il se montre convaincu du progrès après la mort de Socrate au 1v• s. av. J.-C. Les
infini des sciences et de l'importance à cette cyniques prônent l'exercice concret et quoti­
Nicolas Copernic. fin de l'éducation intellectuelle et morale de dien de la vertu morale par le biais d'une exis­
l'humanité. Condamné à mort, il s'empoisonna tence dépouillée d'artifices. lis prônent le refus
pour échapper à l'échafaud. du conformisme et de la superstition, la trans­
gression, la dérision, l'ironie, la démonstration
Copernic, Nicolas (1473-1543). par les faits plutôt que par le discours. Leur
Astronome polonais qui élabora une nouvelle nom vient de « chien » et de Cynosarge, gym­
théorie des mouvements planétaires et prouva nase où ils avaient l'habitude de se retrouver.
que, contrairement au système de Ptolémée,
il existait un double mouvement des planètes, Cyrano de Bergerac, Savinien
sur elles-mêmes et autour du Soleil. Il ne publia de (1619-1655). Écrivain français, dis­
son œuvre que quelques jours avant sa mort, ciple de Gassendi* et de Descartes*. Outre plu­
par crainte de la réaction des théologiens. sieurs textes censurés pour impiété - La Mort
Condamnée en 1616 par Paul V comme héré­ d'Agrippine (1654), Lettres-, il écrivit deux
tique, sa découverte fut confirmée et complétée romans burlesques, L'Autre Monde ou les États
par les astronomes Kepler et Galilée*. et Empires de la lune (posthume, 1657) et Des
États et Empires du soleil (posthume, 1662). où il
Costa, Uriel da (1585-1640). Phi­ soutient les thèses astronomiques de Copernic*,
losophe juif. Ce fils de marranes portugais étu­ alors tenues pour hérétiques. Edmond Rostand
dia le droit canon et devint trésorier d'église. l'a mis en scène dans sa célèbre comédie (1897).

108 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


D Lexique

D
Danto, Arthur (né en 1924). Phi· Derrida, produit des différences d'après les-
losophe et critique américain qui a expliqué l'art quelles nous pensons. Se défaire de l'obsession
postmoderne en renouant avec des thèmes des oppositions métaphysiques par la décons-
hégéliens. Pour lui, cet art marque la«clôture truction consiste à travailler dans ses«marges»,
de l'histoire de l'art». Contrairement à l'art des y compris dans la littérature ou les sciences hu-
«manifestes»( cubiste, surréaliste, etc.), il n'es- maines. Ce travail suppose que l'histoire de la
saie plus de dire en quoi les œuvres sont artis- pensée est et s'est« maintenue» depuis le
tiques: c'est au spectateur de définir lui-même départ dans une certaine unité que Derrida ap-
en quoi elles relèvent de l'art. pelle le« phonocentrisme ». En ce sens, la dé­
construction hérite, tout en la critiquant, de la
Deleuze, Gilles (1925-1995). Phi­ conception hégélienne de l'histoire. Parmi ses
losophe français à l'œuvre multiple, il contri­ œuvres : De la grammotologie (1967), L'Écritu­
bua notamment à la redécouverte et à la re et la Différence(1967), Marges de la philoso­
René Descartes. relecture de Spinoza, grâce à ses cours et ses phie (1972).
livres : Spinoza et le problème de /'expression
(1968), Spinoza. Philosophie pratique (1970). Descartes, René (1596-1650). sa­
Pour Deleuze, Spinoza incarne le philosophe vant et philosophe français, grand voyageur, il
absolu, héros de l'immanence faisant cavalier a l'intuition, alors qu'il participe à une cam­
seul dans l'histoire de la pensée : « [Spinoza pagne militaire, d'une nouvelle méthode ca­
est] le prince des philosophes. Peut-être le seul pable de fonder la philosophie et la science,
à n'avoir passé aucun compromis avec la trans­ dont le principe premier est le cogito(«je pen­
cendance, à l'avoir pourchassée partout » se, donc je suis »). Il va s'inspirer des mathé­
( Qu'est-ce que lo philosophie ?, avec Félix Guat­ matiques pour élaborer un système fondé sur
tari, 1991 ). Cette exigence s'exprime dans la une déduction rigoureuse des lois fondamentales
formule« Deus sive Natura" (« Dieu, c'est-à­ de la nature. Par son analyse de l'homme en
dire la Nature »), manière de rabattre toute la tant que sujet, il marque aussi le début de la
pensée sur le plan de l'immanence. Dans le philosophie moderne. La méthode cartésien­
domaine éthique, Deleuze insiste notamment ne s'appuie sur un doute radical (dit« hyper­
sur le renversement des valeurs ( le bien et le bolique ») par rapport à toute connaissance.
mal remplacés par le bon et le mauvais). Dans sa formulation la plus extrême, le doute
cartésien suppose qu'un malin génie aurait pu
Démocrite (460·370 av. J.-C.). gouverner nos pensées et nous induire malgré
Contemporain de Socrate•, il fut l'ami de Leu- nous en erreur. Descartes écartera finalement
cippe, fondateur du premier atomisme grec. cette hypothèse en s'appuyant sur les preuves
Grand voyageur, esprit éclectique, il aurait écrit de l'existence de Dieu. Sa théorie des idées et
sur la philosophie comme sur la musique et les sa méthode ont fortement influencé Spinoza,
mathématiques. Sa réflexion sur l'homme (mi- qui a contribué à la diffusion du cartésianis-
crocosmos) eut une grande influence, et ses me• en Hollande (Principes de la philosophie
théories sur la tranquillité de l'âme ont direc- de René Descartes, 1663).
tement inspiré Sénèque
Despotisme éclairé. Cette doctrine
Derrida, Jacques (1930-2004). politique issue des Lumières visait à subordon­
Philosophe français très influent outre-Atlan­ ner les intérêts privilégiés et les coutumes au
tique, il a conçu à la suite de Heidegger• et du système rationnel d'un État, doté d'un pouvoir
structuralisme une approche fondée sur la«dé­ absolu mais conscient de représenter le bien pu­
construction ». Celle-ci s'appuie sur une cri­ blic. Faute de trouver suffisamment de crédit
tique de la Parole qui, dans la tradition méta­ au sein des élites et jugeant le peuple trop peu
physique depuis Platon*, assure en tant que «éclairé», les philosophes français pensaient
Présence sa primauté sur l'écriture. Elle cherche pouvoir convertir à leur vision du despotisme
à défaire la pensée de l'emprise des oppositions éclairé des souverains étrangers. Les expé­
qu'elle pose : la différance avec un« a», pour riences décevantes de Voltaire auprès de

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 109


Lexique I D-F

Frédéric Il de Prusse et de Diderot auprès de de. Chez les sophistes, elle désigne des raison-
Catherine Il de Russie montrèrent toutefois nements formels et artificiels, permettant de
que l'avènement de la raison et de l'État ra- prouver n'importe quoi. Chez Socrate*, elle
tionnel servait surtout la raison d'État... consiste en un entretien serré qui permet de
dissiper les faux savoirs pour mieux parvenir à
Dialectique. Tirée des mots grecs diale­ la vérité. Aristote verra dans la dialectique une
gein(distinguer) et dialegesthai(dialoguer), la méthode permettant de dégager, sur tous les
dialectique est d'abord l'art codifié du dialogue sujets, les idées communément admises afin
philosophique,« art d'interroger et de répondre», d'en tirer des raisonnements probables
qui s'oppose à l'éristique(de eris, querelle) dans (Topiques, 1, 1). Au x1x' s., chez Hegel et Marx*,
laquelle les participants essaient d'imposer des la dialectique ne se joue plus à l'intérieur d'un
vues arrêtées. La dialectique apparaît en Grèce dialogue mais dans la réalité historique elle­
antique avec Zénon d'Élée qui cherche à rédui­ même. Le jeu des oppositions explique alors le
re les arguments des adversaires de Parméni- devenir de la Nature et de !'Esprit.

E Épicure (v. 342 · 271 av. J.·C,).


Originaire de Samos, ce philosophe fonda en
306 à Athènes une école dans un jardin attenant
à sa maison, d'où son nom de « philosophe du
jardin». Selon l'épicurisme, le but de la vie bien­
des fins. Chez Hegel, l'éthique est la réalisa-
tion effective de l'idée de bien.

Euclide (me s. av. J.-C.). Mathémati­


cien grec fondateur de l'école de mathématiques
heureuse est de parvenir à l'absence de douleur d'Alexandrie. Dans ses Éléments de géométrie,
physique(aponie) et de trouble moral(ataraxie). il synthétise les connaissances mathématiques
Épicure a laissé trois lettres doctrinales (dont la de son temps. Il fonde la géométrie dite « eucli­
Lettre à Ménécée) et des Maximes capitales. dienne», qui définit les propriétés des figures
mathématiques à partir d'axiomes.
Éthique. Du grec êthos(mœurs). le mot a
plusieurs définitions. Sens ordinaire · 1. Syno­ Existentialisme. Il s'agit moins d'une
nyme de morale (art ou pratique ayant pour doctrine établie que de thèmes communs à plu­
fin la vie bonne et heureuse); 2. Théorie ayant sieurs philosophes(Heidegger*, Jaspers, Kier­
pour objet la détermination des conditions kegaard*, Gabriel Marcel,Sartre...) qui accordent
d'une vie heureuse ou des fins humaines; tous une grande importance à la subjectivité
3. Réflexions sur les questions de mœurs ou de et à l'analyse concrète du vécu. Chacun est seul
morale(« comité d'éthique»). Sens philoso­ face à lui-même pour décider du sens qu'il don­
phique : chez Aristote, science pratique ayant nera à sa vie. Pour l'existentialisme chrétien
pour objet l'action de l'homme et pour fin la (Kierkegaard). l'angoisse exprime surtout la
vertu. Chez Spinoza, l'éthique vise à libérer transcendance absolue de Dieu chez l'homme
l'homme de la servitude des passions et à obte­ confronté aux choix éthiques* et religieux. Pour
nir la béatitude par la connaissance vraie de Heidegger, l'angoisse est indépassable. Pour
Dieu et de la Nature. Chez Kant, elle est la Sartre, l'absolue contingence de l'existence rend
science des lois de la liberté. Elle devient effec­ impossible l'existence de Dieu mais permet à
tive dans l'autonomie de la volonté et le règne l'homme d'être libre.

F
Feuerbach, Ludwig (18o4·1872), moment nécessaire de l'histoire de l'Homme
Philosophe allemand et leader des « jeunes- mais qu'il faut dépasser, l'anthropologie étant
hégéliens ». L'Essence du christianisme(1841) le« secret de la théologie ». En 1842, il publie
est considérée comme son œuvre centrale. Il les Principes de la philosophie de l'avenir et
y fait de Dieu et de ses attributs (Amour, Rai­ s'oriente vers un naturalisme matérialiste. Com­
son, Volonté) l'essence de l'homme objectivé menté par Marx* et Engels, il eut aussi une
(aliéné). !.'.aliénation religieuse est pour lui un grande influence sur la théologie protestante.

°
110 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n 10 Le Point
F-G Lexique

Fichte, Johann Gottlieb (1762- et Histoire des Oracles (1687) où il critique le


1814), Philosophe idéaliste• allemand, consi- merveilleux chrétien.
déré comme le véritable héritier critique de
Kant. Dans ses premiers écrits, il a développé sa Fukuyama, Francis (né en 1952).
philosophie comme un système de pensée Philosophe américain. Son ouvrage, La Fin de
rationnelle analysant la réalité comme le résul­ /'histoire et le dernier homme (1993), renoue
tat d'oppositions entre le Moi ((ch) et le Non­ avec la philosophie de l'histoire. Selon lui, l'his­
Moi (Nicht-lch). Par la suite, il s'est fait connaître toire étant une lutte entre les idéologies, la chute
par ses écrits éthiques• et politiques dans les­ du Mur de Berlin en 1989 marque sa fin : la
quels il tente de fonder le concept de nation démocratie libérale va s'imposer au monde
allemande sur le droit du sang. entier. Dans Our Posthuman Future (2002), il
remet en cause son analyse. �apparition de
Fontenelle, Bernard Le Bovier graves inégalités liées au progrès des biotech­
de (1657-1757), Philosophe et écrivain nologies peut mettre en péril la démocratie libé­
français, il se montre un précurseur des rale. Néoconservateur, il a participé en 1997 au
Lumières en vulgarisant dans une langue groupe de réflexion qui conseilla à Bill Clinton
brillante les avancées scientifiques et philoso­ de renverser le dictateur irakien Saddam Hus­
phiques de son temps. Œuvres principales sein. li condamne aujourd'hui la guerre en Irak et
Francis Fukuyama. Entretiens sur la pluralité des mondes (1686) a pris ses distances avec George Bush.

G
Gadamer, Hans-Georg (1900- Gassendi, Pierre (1592-1655),
2002). Philosophe allemand, élève de Hei­ Philosophe libertin* et savant français. Admira­
degger•. Après avoir travaillé sur Platon, auquel teur de Galilée*, il travailla notamment sur la
il consacre sa thèse, il se lance dans un vaste vitesse de propagation des sons. Ennemi d'Aris­
projet de critique de la modernité, auquel il tote et de Descartes•, il renoua avec le matéria­
donne le nom de « philosophie herméneu­ lisme atomiste, le sensualisme et la morale
tique», « science des formes, des conditions et d'Épicure•. li fut avec La Mothe Le Vayer• au
des limites de l'entente entre les hommes». centre d'un petit groupe de libertins érudits. li
Elle vise à dévoiler ce qui aliène l'homme · la influença notamment Cyrano de Bergerac•.
domination de la technique et le discours positi­
viste. Œuvre principale: Vérité et méthode (1960). Goethe, Johann Wolfgang von
(1749·1832). Poète, romancier et drama­
Galilée, Galileo Galilei (1564- turge allemand, mais aussi scientifique et admi­
1642). Ce savant italien, qui fut attaché au nistrateur (il fut ministre de la Culture à
service des Médicis, introduisit les mathéma­ Weimar), cet auteur tient une place embléma­
tiques dans la description des phénomènes phy­ tique dans l'histoire de la culture allemande.
siques, établit la loi du mouvement pendulaire, Ses poèmes (Le Roi des Aulnes, par exemple)
celle de la chute des corps dans le vide et et ses romans sont devenus des classiques : Les
énonça le principe de l'inertie. Il inventa en Souffrances du jeune Werther (1774), œuvre
1609 la lunette qui porte son nom, et qui lui emblématique du mouvement romantique du
permit de découvrir, entre autres, la rotation « Sturm und Drang », Les Années d'apprentis­
du soleil. Installé à Florence à partir de 1610, il sage de Wilhelm Meister (1796), Les Affinités
voulut défendre l'œuvre de Copernic*, alors tou­ électives (1808-1809), Faust 1 (1806) et Il (1832)..
jours à l'index, mais fut condamné par l'inquisi­ Il élabora également une théorie des couleurs
tion qui le poussa en 1633 à abjurer. Il passa les et s'intéressa de près à la botanique.
dernières années de sa vie en résidence sur­
veillée. Devenu aveugle, il publia encore en 1638 Grotius, Hulg De Groot, dit
les Discours et démonstrations mathématiques (1583·1645), Historiographe de la Hol­
concernant deux nouvelles sciences, synthèse lande, il est surtout connu pour l'essai De jure
de son œuvre scientifique. belli ac pacis (Le Droit de la guerre et de la paix,

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 111


Lexique I G-H

1625), où il jette les bases du droit international entre juifs et Hollandais. Son avis fut partielle­
et théorise l'idée de « guerre juste » en rela­ ment suivi.
tion avec le droit naturel. Dans les années 1610,
jurisconsulte de Delft, il fut chargé par les États Guyau, Jean-Marie (1854-1888).
de Hollande de définir le statut légal des réfu­ Philosophe et poète français. Son Esquisse d'une
giés juifs; il conseilla aux autorités de leur offrir morale sans obligation ni sanction (1885) était
l'asile et de leur accorder la liberté de culte, admiré de Nietzsche*. Il mourut jeune, emporté
tout en les invitant à restreindre les contacts par la tuberculose.

H
Heidegger, Martin (1889-1976). lima dans des poèmes et dans son roman
Philosophe allemand qui a dominé la scène Hyperion ou l'Ermite de Grèce. À la recherche
Martin Heidegger.
philosophique en Europe continentale avec la d'une harmonie idéale dont il trouvait le
publication d'Être et Temps (1927). Dans cet modèle dans la Grèce antique, il souffrait de
ouvrage comme par la suite, il développe une l'état culturel de l'Allemagne. Sa dépression,
conception temporelle et historique de aggravée par la souffrance d'avoir perdu
l'« être». !:époque actuelle est marquée, selon Suzanne, le précipita dès 1804 dans la folie.
lui, par l'oubli de l'être au profit de l'étant(« ce
qui est », en allemand Dasein). !:étant nous Hume , David (1711-1776). Philo­
occupe à tel point que l'homme a perdu le pou­ sophe, économiste, historien et diplomate d'ori­
voir de repenser l'être qui en est le fondement. gine écossaise, il connut le succès en 1748 avec
Dans ses écrits de la maturité, Heidegger voit son Enquête sur l'entendement humain. Secré­
dans le règne de la technique l'achèvement taire d'ambassade en France de 1763 à 1765,
de l'histoire de la métaphysique qui va de Pla­ il devint l'ami de Rousseau* qu'il emmena en
ton* à Nietzsche* Angleterre avant de se brouiller avec lui. Ses
Dialogues sur la religion naturelle (1779) paraî­
Hobbes, Thomas (1588-1679). tront après sa mort. Empiriste, il remet en ques­
Ce philosophe anglais matérialiste a inventé la tion la confiance aveugle de l'homme dans la
notion de « contrat social » associé au pouvoir capacité de la raison à déterminer les essences
absolu. Sa thèse: à l'état de nature, les hommes et les causes des phénomènes, alors que ses
sont en proie à la vanité et à la jalousie. Cha­ sens ne l'informent qu'imparfaitement. Son
cun essaie de tuer l'autre. Il s'agit d'une guerre scepticisme religieux est radical : attribuer au
de tous contre tous. Le contrat social permet monde un sens, une raison, et encore plus un
l'apparition d'un souverain (au sens de déten­ sens moral, c'est ni plus ni moins que projeter
teur du pouvoir) chargé d'assurer la survie du des caractéristiques humaines sur le monde
groupe. Ce maître n'est pas un despote, puisque non humain. !:empirisme humien et sa mise
certains biens, comme la vie, sont aliénables. au jour des limites de la connaissance seront
Sa théorie du contrat et de l'état de nature a l'une des sources de la critique kantienne.
été reprise par Spinoza*. Œuvres principales :
De cive (1642), Léviathan (1651). Huy g e ns, Christiaan (1629·
1695). Physicien, astronome et mathémati­
Holderli n , Frie drich (1770· cien hollandais, il fit à Paris ses principales
1843), Poète allemand, condisciple de Hegel découvertes. On lui doit le premier exposé du
et de Schelling* au séminaire de Tübingen, il se calcul des probabilités (1656) et le premier
passionna pour la poésie et la philosophie grand traité de dynamique (Horo/ogium oscilla­
grecque, ainsi que pour les idéaux de la Révolu- torium, 1673), où il développe les notions de
tion française. Précepteur à Francfort (1795· force centrifuge, de pesanteur, de conservation
David Hume. 1798), il y connut un amour partagé avec des forces et l'idée de l'horloge à balancier. Il
Suzanne Gontard, la mère de ses élèves. Après fréquenta Spinoza qui lui fournissait des len-
leur rupture, il la chanta sous le nom de Dio- tilles pour ses observations.

112 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


1-L Lexique

1
Idéalisme/Idéaliste. On appelle ainsi qu'il n'existe pas en soi. Kant distingue entre
toute prééminence donnée à des formes abs· l'expérience que nous pouvons atteindre
traites ou à des représentations mentales sur la (monde des phénomènes) et la chose en soi
réalité, qu'elle soit expérimentée ou qu'elle soit (noumène) qui nous est inconnue. Il se qualifie
jugée inconnaissable ; ces formes sont conçues lui-même d'idéaliste transcendantal puisque
comme l'essence des caractères certains de la c'est l'homme comme sujet transcendantal qui
réalité, qui est alors réduite à une dimension donne ses lois à la nature. Hegel fonde l'idéa­
accessoire, voire illusoire. �idéalisme revêt des lisme objectif- seul !'Esprit, le Concept, l'être
définitions très différentes selon les philosophes, pur et absolu existe - résumé par la formule
notamment à la période moderne. Pour Des­ « tout ce qui est réel est rationnel, et tout ce qui
cartes•, la pensée est la réalité la plus évidente, est rationnel est réel». Idéalisme aile·
la réalité du monde extérieur demeurant problé­ mand : nom générique donné à un ensemble
matique. Pour Leibniz*, les substances sont spi­ de philosophies développées en Allemagne à la
rituelles. Pour !'Anglais Berkeley, « être, c'est fin du xv111' s. et au début du x1x' s. Ses princi­
être perçu ou percevoir » : on ne peut pas paux représentants sont Fichte•, Schelling• et
connaître le monde extérieur tel qu'il est puis- Hegel.

K Kierkegaard, Stre n (1813-


1855). Théologien et philosophe danois dont
l'œuvre est intimement liée à l'évolution de sa
vie personnelle, notamment sentimentale. Au
système philosophique objectif et universel
Kojève, Alexandre (1902-1968).
De 1933 à 1939, ce philosophe français d'ori­
gine russe « relança » Hegel en France grâce
à la série de cours qu'il organisa à !'École pra­
tique des hautes études. Il y insistait sur le
d'un Hegel, il oppose la vérité de la subjecti- concept de« fin de l'histoire» et y mit en valeur
vité, l'existence individuelle en proie aux contra- le thème du désir dans La Phénoménologie de
dictions. li est considéré comme le fondateur de /'Esprit. �écrivain Raymond Queneau, qui fut
l'existentialisme• chrétien. Œuvres principales l'un de ses élèves avec Jacques Lacan et Ray­
(publiées sous des pseudonymes divers) : Ou mond Aron•, mit son cours en forme et le
bien... ou bien, Le Journal d'un séducteur, Crainte publia en 1947 sous le titre Introduction à la
et tremblement (1843) ; Le Concept d 'angoisse lecture de Hegel. Kojève abandonna l'enseigne­
(1844) ; Étapes sur le chemin de la vie (1845) ; La ment pour une carrière de haut fonctionnaire.
Maladie morteUe ou le Concept du désespoir Il participa à la création du General Agreement
S0ren Kierkegaard. (1849); L'École du christianisme (1850). on Tariffs and Trade (GATI).

L La Mett rie, Julien Offray de manifesta dans ses nombreux écrits son scepti­
(1709·17 51). Médecin et philosophe fran­ cisme critique (La Vertu des païens, 1641).
çais banni de France et de Hollande pour ses
opinions jugées subversives, il trouva refuge en Leibniz, Gottfried Wi l he l m
Prusse auprès de Frédéric Il. Matérialiste athée, (1646·1716). Philosophe e t mathémati­
il appliqua aux hommes la théorie cartésienne cien allemand, bibliothécaire des princes de
des animaux-machines. Il eut peu de succès de Hanovre, il fut non seulement le philosophe du
son vivant. Voltaire, dont il était le rival auprès rationalisme positif et l' inventeur (en même
de Frédéric le Grand, le traitait de bouffon, Dide­ temps que Newton*) du calcul infinitésimal,
rot d'« auteur sans jugement». À sa mort, Fré­ mais aussi un linguiste, un juriste, un historien,
déric li lui rendit hommage dans L'Éioge de La un diplomate et un théologien. Pacifiste, il rêve
Mettrie. de réunir les États européens, de faire l'unité
des savants, de rapprocher catholiques et pro­
La Mothe Le Vayer, François de testants (il travailla avec Bossuet• sur une pos­
(1588-1672). Précepteur de Louis XIV et sibilité de fusion des Églises catholique et
membre de l'Académie française, ce libertin* réformée). Philosophe - Nouveaux essais sur

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 113


Lexique I L

/'entendement humain (1704), Essais de théo­ Locke, John (1632-1704), Long­


dicée (1710) et La Monadologie (1714) -, il pose temps conseiller privé d'un personnage influent
le principe de la raison suffisante : rien n'a lieu de la cour de Charles Il d'Angleterre, il quitta
sans raison. Pour lui, c'est l'harmonie préexis­ l'Angleterre quand celle-ci fut victime de la
tante en Dieu et par Dieu qui a rendu la Créa­ guerre civile et n'y revint qu'après l'arrivée au
tion possible et la meilleure possible. Si le mal pouvoir du protestant Guillaume d'Orange.
existe, c'est qu'il est nécessaire : Dieu ne pou­ C'est alors seulement qu'il accepta de publier
vant créer un monde parfait, il y a introduit la ses travaux. Dans son Essai sur /'entendement
plus petite portion de mal possible. Ainsi le mal humain (1690), il s'interroge sur le savoir. Sa
est-il« l'ombre du bien, la dissonance qui réponse en fait le premier grand représentant
accroît le plaisir de la consonance ». Ce cou­ de l'empirisme anglais qui se développera au
rant de pensée, qui proclame que « tout est XVIIIe s. avec Berkeley et Hume* : «l'esprit est
pour le mieux dans le meilleur des mondes pos­ une table rase ». Refusant le principe carté­
sibles», sera réfuté par Voltaire* -Zadig (1747). sien* des idées innées, il est convaincu que
Candide (1759). Les dernières années de Leibniz celles-ci viennent de l'expérience, de la sensa­
sont assombries par la retentissante contro­ tion, et de la réflexion à partir de ces sensa­
verse qui l'oppose à Newton* sur l'antériorité de tions. li s'interroge par ailleurs sur la manière
l'invention du calcul infinitésimal. Le monde dont les hommes peuvent arriver à vivre en
des mathématiciens adoptera pourtant sa nota­ paix. Dans Lettre sur la tolérance (1689), il
tion symbolique et sa dénomination de«calcul prône la tolérance (sauf pour l'athéisme) au
intégral ». La postérité établira que les deux nom de la responsabilité de chacun devant
savants étaient parvenus à des conclusions simi­ Dieu, et élabore dans Deux traités du gouverne­
laires, indépendamment l'un de l'autre. ment civil (1690) une théorie de la légitimité
politique fondée sur le principe du contrat
Libertin. Du latin /ibertinus («affranchi»), social : l'État procède d'un consentement
le mot est utilisé à partir du xv1• s. pour qualifier mutuel entre les hommes, ce qui suppose un
les libres-penseurs. Né en Italie d'une relecture droit de résistance contre un abus de l'auto­
d'Épicure*, le libertinage débouchera au xvu• s. rité si celle-ci met en péril la liberté et la pro­
sur la notion de raison critique. Matérialistes, les priété. Ce libéralisme politique inspirera la
libertins considèrent que tout dans l'univers Constitution américaine de 1776 et partielle­
relève de la matière, qui seule impose ses lois. ment les travaux de l'Assemblée constituante
La compréhension du monde relève de la seule française de 1789.
raison, ce qui les amène à nier Dieu et légitime
le désir de jouir sans frein de la vie terrestre. Lucrèce (98· v. 54 av. J.·C.). Poète
Développé par des penseurs comme Gassendi* et philosophe latin célèbre à partir de la
ou La Mothe Le Vayer*, poussé jusqu'au blas­ Renaissance pour son De natura rerum, vaste
phème par des poètes comme Théophile de poème philosophique directement inspiré
Viau, le libertinage intellectuel fut pourchassé d'Épicure*. Se fondant sur le matérialisme
par la monarchie absolutiste (fondée sur la loi atomiste, Lucrèce expose dans son livre les
divine) et l'Église : le philosophe Vanini périt étapes de l'évolution humaine, et exprime la
sur le bûcher en 1619 et Viau échappa de peu à conviction que seule la science peut libérer
la mort. Au xv111• s., le libertinage sera autant l'homme. Il influença l'atomisme du libertin*
sexuel que politique (Sade, Diderot, Voltaire... ). Gassendi* et, au xv111• s., le matérialisme. On
vit en lui le maître de la morale hédoniste
Libre arbitre. Du latin liberium arbitrum, mais aussi le défenseur de la raison contre le
«jugement de l'arbitre » et«pouvoir de choi­ fanatisme religieux.
sir», ce mot a d'abord été synonyme de liberté.
Dans un sens moderne, il est plus souvent Luther, Martin (1483-1546).
entendu comme la capacité de choisir entre Moine allemand à l'origine de la Réforme pro­
plusieurs comportements, sans incliner a priori testante. Sa pensée théologique, développée
d'un côté ou de l'autre. au départ sous la forme de 95 thèses présen-

114 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n ° 10 Le Point


L-M Lexique

tées au pape, explique pourquoi l'homme ne Lyotard, Jean-François (1924-


peut racheter ses péchés par l'argent, comme 1998). Philosophe français, membre dans
le permettait alors le système des« indul­ les années 1950 du groupe de la revue Socia­
gences» mis en place par l'Église. Dieu seul, en lisme et Barbarie avec Claude Lefort et Cornelius
effet, peut accorder sa grâce et pardonner les Castoriadis, il combine Marx et Freud dans Éco­
péchés. La Réforme visait au départ, comme son nomie libidinale (1974).11 développe le concept
nom l'indique, à transformer le catholicisme. de postmodernité (La Condition postmoderne,
Mais la réaction violente de Rome et la rapide 1979 ; Le Postmoderne expliqué aux enfants,
propagation des idées réformistes en Allemagne 1986). notamment dans le domaine de l'art ·
donnèrent naissance à une nouvelle Église, dite le progrès a produit le fascisme et le totalita­
luthérienne, qui affirme fortement la liberté risme, et après Auschwitz, la modernité se méfie
humaine et ne reconnaît pas le culte des images des grands« métarécits» censés donner sens
et des saints. à !'Histoire.

M
Ma chiavel, Nicolas (1469-1527). Menasseh ben Israël (1604·
Haut fonctionnaire de la République florentine, 1657). Originaire du Portugal d'où sa famille
il rompt avec la tradition politique du Moyen émigra vers la Hollande, ami de Rembrandt qui
Âge. Jusque-là, conformément aux thèses de fit son portrait, ce rabbin érudit enseignait dans
saint Augustin, l'État (la « Cité terrestre ») ne la yeshiva où étudia Spinoza. Imprimeur très
pouvait réussir qu'en devenant le glaive de la actif et théologien, il écrivit notamment El
« Cité céleste ». �État devait avoir pour seule Conci/iador (1651), apologie de !'Écriture. Ardent
finalité la morale et la spiritualité. Or, comme il défenseur de sa communauté, il obtint d'Oli­
l'expose dans Le Prince, (1516). l'État n'est pour ver Cromwell et du Parlement britannique l'au­
Machiavel qu'une institution purement humaine torisation pour les juifs de revenir en Angleterre,
qu'il faut gérer avec réalisme. La seule question pays d'où ils avaient été expulsés en 1290.
importante est de savoir comment prendre le
pouvoir et le garder. Ce n'est donc pas la poli­ Mennonites. Secte anabaptiste (le bap­
tique qui fonde le religieux, mais la religion qui tême des adultes se fait par immersion). fon­
devient un moyen politique parmi d'autres. dée en Suisse par Menno Simons (1496-1561)
dans la première moitié du xv1' s. Refusant toute
Marx, Karl (1818-1883). Philosophe autorité autre que le texte biblique, les men­
allemand. Il comptait dans sa jeunesse parmi nonites reconnaissent la divinité du Christ mais
les « jeunes-hégéliens » de gauche, qui vou­ nient la Trinité. Pacifistes et très indépendants
laient que la philosophie s'implique directe­ à l'égard des pouvoirs civils, ils se dispersèrent
Pierre Louis Moreau ment dans la politique. Ses premiers écrits en Europe (aux Pays-Bas notamment, où Spi­
de Maupertuis.
philosophiques critiquent en ce sens la vision de noza les fréquenta au sein des collégiants*).
l'État et de la religion de Hegel. Inspiré par les puis aux États-Unis, où on compte aujourd'hui
thèses matérialistes de Feuerbach*, il déve- quelque 700 ooo adeptes.
loppa le« matérialisme dialectique » qui
explique l'histoire comme une lutte des classes Métaphysique. Titre donné au 1" s. apr
aboutissant à la confrontation ultime du prolé- J.-C. à quatorze traités d'Aristote par un éditeur
tariat et des capitalistes. tardif, Andronicos de Rhodes. Dans son édition,
ces livres étaient« après la physique» (meta ta
Maup ertuis, Pierre Louis phusika). Les commentateurs récents (Heideg­
Moreau de (1698-1759). Mathéma­ ger*) ont montré que cette discipline décrit
ticien et naturaliste français qui introduisit en tantôt les êtres en ce qu'ils ont de commun
France les théories de Newton•. Appelé auprès entre eux, tantôt en ce qu'ils se rattachent à
de Frédéric Il en Prusse de 1741 à 1756, il contri­ un être supérieur Dieu. À la fin du Moyen Âge,
bua au rayonnement de la science française. la métaphysique se divise en métaphysique

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 115


Lexique I M-0

spéciale (théologie, psychologie, cosmologie) réels (hommes y compris) dotés d'une existence
et générale (ontologie). Cette dernière sera l'un et d'une essence singulières.
des points de départ de la philosophie moderne,
de Descartes* à Kant, et au-delà. Montaigne, Michel de (1533-
1592). Écrivain et philosophe français, il écri­
Mode. « Par mode j'entends les affections vit des Essais où il regroupe et développe la
d'une substance, c'est-à-dire ce qui est en autre somme de ses réflexions sur sa propre vie, ses
chose, par quoi en outre il est conçu», écrit expériences et ses lectures.
Spinoza dans !'Éthique (1, déf. 5). Le mode consti­
tue donc l'une des deux alternatives de l'onto­ Moore, George Edward (1873-
logie* spinoziste: une chose est ou bien en soi 1958). Philosophe anglais. Très influencé au
(et c'est la substance* absolue et unique), ou en départ par Kant et l'idéalisme• de F.H. Bradley,
Michel de Montaigne. bien en autre chose (et c'est le mode). Mais le il évolue vers la critique épistémologique et
mode n'est, pas plus que la substance, une abs- publie une Réfutation de l'idéalisme et Princi-
traction ou une fiction de la raison: les modes pia ethica. Avec Bertrand Russell* et Ludwig
sont l'infinité de choses concrètes que Dieu pro- Wittgenstein•. il s'intéresse aux problèmes phi-
duit nécessairement, soit une infinité d' êtres losophiques liés à l'ambiguïté du langage.

N
Newton, Isaac (1642-1727). Profes­ phie de la vie fondée sur le devenir et la volonté
seur à Cambridge, il mena des recherches fon­ de puissance. Pour lui, l'histoire de la pensée
damentales dans le domaine de l'optique et de et de la morale montre comment la vie s'est
la mécanique. Son œuvre maîtresse, les Prin­ réfugiée dans l'erreur et dans un état de servi­
cipes mathématiques de la philosophie natu­ tude (notamment à cause du christianisme).
relle (1687) exposent sa théorie de l'attraction D'où sa volonté de « transvaluer» toutes les
universelle, qui rend compte des révolutions valeurs « nuisibles». Son « surhomme »
des astres autour du Soleil et de la pesanteur annoncé par Zarathoustra est un individu à
des corps sur la Terre. Il développera une venir, après une période de nihilisme, dans un
réflexion épistémologique sur les méthodes monde enfin débarrassé de tout ce qui nuit à la
scientifiques où il soutient que les théories ne volonté de puissance. À la suite de la falsifica­
doivent pas naître des hypothèses mais de l'ex­ tion de ses textes par sa sœur, nazie convaincue,
périence. Cette règle permettait indirectement ce concept du surhomme a été récupéré par
de se protéger des suppositions arbitraires de la les idéologues du Ill' Reich.
métaphysique•, susceptibles de dévoyer l'ex­
périmentation scientifique. Novalis, Friedrich, baron von
Hardenberg, dit (1772-1801).
Nietzsche, Friedrich (1844- Poète romantique allemand, élève de Schiller*,
1900). Écrivain et philosophe allemand au il fut influencé par les thèses de Fichte•. Sa
style flamboyant et iconoclaste (Par-delà le bien poésie, volontiers mystique - Cantiques, La Chré­
et le mal, Le Gai Savoir, Humain trop humain, La tienté ou l'Europe (1799). Hymnes à la nuit
Généalogie de la morale, Ecce homo, Ainsi par­ (1800) -, mêle sans cesse le sentiment de la
lait Zarathoustra.). il a développé une philoso- nature à la foi chrétienne.

0
Ontologie/Ontologique. Partie de terme « psychologie», sa diffusion est due à
la métaphysique• qui s'applique à l'être en tant L'Ontologie (1729) de l'idéaliste• allemand Chris-
qu'être, indépendamment de ses détermina- tian Wolff. Aujourd'hui, dans le domaine de la lin-
tions particulières. Le terme renvoie à la philo- guistique et de l' informatique, l'ontologie dé-
sophie première d'Aristote, mais il est apparu signe une modélisation conceptuelle ainsi que
au xv11• s. dans le Lexicon philosophicum de Gro­ sa représentation. Elle permet d'établir la vali­
clenius (1613-1615) et. de même que pour le dité des« partages de connaissances»_

°
116 1 Septembre-octobre 2006 1 Hors-série n 10 Le Point
P-Q Lexique

p
Panthéisme (querelle du). La que- l'homme apparaît divisé et contradictoire,
relie du panthéisme éclate en Allemagne en tiraillé entre sa finitude et sa nature divine,
1785 avec la publication des Lettres sur Spinoza incapable de s'élever à Dieu autrement que
du philosophe Friedrich Jacobi (1743-1819) par le pari - seule réponse possible à
Accusant !'écrivain Gotthold Ephraim Lessing l'athéisme des libertins•.
(1729-1781) de panthéisme, Jacobi s'y fait le
défenseur de la foi révélée contre les excès du Platon (428-348 av. J.·C.)/pla·
rationalisme, dont l'emblème demeure Spinoza. tonicien. Philosophe, disciple d'Héraclite
Même si ce dernier s'en était toujours défendu, puis de Socrate•, dont la pensée va durable-
son célèbre « Deus sive Natura » ( « Dieu, c'est- ment marquer le monde occidental. Il se desti-
à-dire la Nature ») continuait en effet à être nait aux affaires publiques mais la dictature
entendu comme l'affirmation que Dieu est par- des Trente et, en 399. la condamnation à mort
tout. En réponse, le philosophe de l'Aufkliirung• de Socrate, l'en détournèrent. Il voyagea alors
Moses Mendelssohn (1729-1786) publia Aux dans le Bassin méditerranéen, manqua de deve-
amis de Lessing (1786), où il tente de réhabiliter nir esclave, avant de revenir à Athènes et d'y
le« spinozisme purifié» de son ami et maître fonder une école, l'Académie. Son œuvre
Lessing dans la perspective des Lumières, consiste principalement en dialogues (on en
démontrant que la doctrine de Spinoza n'est connaît vingt-huit authentifiés) où, le plus sou-
pas incompatible avec la foi et la religion. vent par le truchement du personnage de
Socrate, il aborde dans un style d'une grande
Parménide (v. 54C>-470 av. J.-C.). qualité littéraire de grands problèmes philoso-
Représentant de l'école philosophique d'Élée, il phiques. Son œuvre donnera naissance au pla-
fut le premier à thématiser la question ontolo- tonisme, courant de pensée caractérisé par le
gique*, affirmant que l'être est et que le non- dualisme âme/corps et le primat de l'idée sur le
être ne peut pas ne pas être. monde sensible.

Pascal, Blaise (1623-1662). sur- Prado, J uan de (v. 1614-apr.


doué, il publie dès l'âge de 17 ans un essai de 1669), Ce marrane d'origine espagnole,
géométrie et, à 19 ans, invente un nouveau médecin de formation, s'installa à Amsterdam
Blaise Pascal. type de machine à calculer. Son père, magis- en 1655 où il renoua aussitôt avec le judaïsme.
trat éclairé, lui fait rencontrer très tôt des Ses vues hétérodoxes (il professait une forme de
savants réputés. En 1647, il publie ses Expé- déisme : le monde est éternel, il n'y a ni récom-
riences nouvelles touchant le vide, puis il tra- pense ni châtiment, et toutes les religions se
vaille sur les calculs de probabilité. Mais dès valent) eurent sans doute une influence sur
1649, il se convertit à la doctrine de Port-Royal, Spinoza. En 1656, l'année même où Spinoza est
devenant le porte-parole du jansénisme dans frappé d'excommunication par la communauté
Les Provinciales (1656-1657) Dès lors, il se juive, il est mis en pénitence, puis excommu-
consacre à une Apologie de la religion chré- nié à son tour deux ans plus tard. Après avoir, en
tienne, inachevée, dont les fragments sont ras- vain, mené une campagne pour sa réhabilita-
semblés dans ses Pensées. Dans cet ouvrage, tian, il s'établit définitivement à Anvers.

Q
Quakers. Secte protestante d'origine ser les juifs à cette idée. Certains historiens pré-
anglaise fondée par George Fox (1624-1691) Les tendent que les quakers se seraient servis de Spi-
quakers pratiquent le culte silencieux, refusent noza, le juif hétérodoxe, comme ambassadeur
tout clergé et tout rite, recherchant un contact de leur cause auprès de la communauté juive.
immédiat avec Dieu. Millénaristes, ils croient à la Ses liens avec la secte auraient précipité le herem
seconde venue du Christ, dont l'un des signes de 1656. Date dont certains quakers croyaient
annonciateurs serait la conversion des juifs au qu'elle marquerait le début du millénium. Aujour-
christianisme. Une mission quaker s'établit au d'hui, les principales communautés de quakers se
xv111• s. à Amsterdam, précisément pour sensibili- trouvent aux États-Unis et au Kenya.

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 117


Lexique I R·S

R Rousseau, Jean-Jacques (1712·


1n8). Écrivain et philosophe d'origine gene-
voise, considéré par Emmanuel Kant comme le
« Newton du monde moral », ce philosophe
des Lumières au caractère tourmenté et à la
mathématiques et la philosophie de la connais-
sance, pour laquelle, en 1901, il va inventer le
mot d'« épistémologie» (terme qui désignera
rapidement la philosophie des sciences). Russel
est à l'origine, entre autres choses, de la théo­
vie aventureuse a profondément marqué la rie des descriptions définies. Soit la proposi­
pensée moderne. Son œuvre qui exalte l'état de tion . le roi de France est chauve. Est-elle vraie,
nature eut une importance fondamentale tant fausse ou dénuée de sens ? Pour pouvoir juger
sur la philosophie politique - Discours sur /'ori­ de la validité d'une telle assertion, Russell pro­
gine et les fondements de l'inégalité parmi les pose de distinguer les noms propres et les des­
hommes (1755). Du contrat social (1762) - que criptions définies. « Louis» et « roi de France»
sur la pédagogie (L'Émi/e, 1762). Celle-ci ne doit peuvent désigner la même personne mais n'ont
pas, selon lui, viser à maintenir un ordre exis­ pas la même valeur logique. Le nom propre ren­
tant mais à inventer de nouveaux modèles de voie à un individu et a donc une valeur par lui­
vie. Premier auteur à oser s'épancher sans fard même. �expression définie, elle, peut participer
dans ses Confessions (posthume, 1782 et 1789). à des significations de phrase sans avoir de
il devint la référence des premiers romantiques. signification par elle-même. Donc pour établir
la valeur de vérité d'une proposition, il faut
Russell, Bertrand (1872-1970). transformer son sujet pour vérifier qu'il corres-
Jean-Jacques Rousseau. Prix Nobel de littérature en 1950, cet aristo- pond bien à une entité existante. Cette
crate britannique, professeur à Cambridge, méthode vise à éviter la multiplication des enti-

s
consacra sa vie à la réflexion sur la logique, les tés sans lien direct avec l'expérience.

Schelling Friedrich Wilhelm ciente, l'autre consciente. Par la suite, il a rappro­


Joseph von (1775-1854). Philosophe, ché sa philosophie du mysticisme et s'est inté­
il partagea la même chambre au séminaire de ressé à la mythologie.
Tübingen que Hiilderlin* et Hegel sur qui il eut
une profonde influence. Passionné par !'Anti­ Schiller, Friedrich (1759-1805).
quité, il fut d'abord un disciple de Fichte* dont Poète et dramaturge allemand, admirateur de
l'influence est nette dans ses premiers écrits. À Shakespeare et de Rousseau, membre du
partir de 1798, il enseigne avec succès à Iéna sa « Sturm und Drang», il se distingua d'abord par
propre doctrine avant de commencer des études de grands drames d'inspiration révolutionnaire
de sciences physiques et de médecine. Il est reçu - Les Brigands (1781), Intrigue et amour (1784),
docteur en médecine en 1802. Appelé en 1804 à Don Carlos (1787) - ardeur militante qui lui coûta
l'université de Wurtzbourg, il y professa la philo­ quelques années d'exil à Stuttgart mais lui valut
sophie jusqu'en 1808, où le roi de Bavière le en 1792 la citoyenneté française de la part de
nomme secrétaire de l'Académie des beaux-arts. l'Assemblée législative. Professeur à l'université
En 1820, à la suite d'un différend avec Friedrich d'léna (1789). il se passionne pour l'histoire (His­
Jacobi (1743-1819), alors président de l'Acadé­ toire de la guerre de Trente Ans, 1791). pour la
mie, il quitte Munich et s'installe à Erlangen, philosophie de Kant et pour l'esthétique. Il est
où il reprend le cours de ses leçons. Sept ans alors de plus en plus convaincu que c'est l'effort
plus tard, il retourne comme professeur dans la individuel vers la beauté et le bien qui peut faire
nouvelle université de Munich: il devient prési­ évoluer l'humanité. Devenu l'ami de Goethe*, il
dent de l'Académie des sciences, conservateur va faire évoluer son écriture vers un classicisme
des collections scientifiques, et conseiller du roi plus aristocratique. Les Ballades (1797) et Le
de Bavière. En 1841, il quitte Munich pour se Chant de la cloche (1800) sont les chefs-d'œuvre
rendre à Berlin, où il occupe la chaire de philoso­ de ce qui s'appellera le classicisme weimarien.11
phie qu'avait illustrée Hegel. Dans sa première abordera par la suite dans ses drames des
philosophie de !'Absolu, la Nature et !'Esprit ne thèmes moins personnels - Marie Stuart (1800),
sont que les deux faces de l'Absolu, l'une incons- La Pucelle d' Orléans (1801). Guillaume Tell (1804).

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s-v Lexique

Schlegel, Friedrich von (1772· tout Platon•, qui en fait le protagoniste de ses
1829). Philosophe, traducteur et écrivain premiers dialogues. Il a aussi été décrit sous
allemand, il est l'un des fondateurs de l' école un jour caricatural par l'auteur comique Aris-
romantique en 1798. Son organe de diffusion, tophane dans Les Nuées, et fortement critiqué
la revue Athenaeum, à laquelle a participé par l'élève de Platon, Aristote. �essentiel de sa
entre autres le poète Novalis*, connut un suc- philosophie consiste dans sa foi en la raison
cès retentissant. Hegel en subit l'influen'ce humaine par laquelle l'homme peut atteindre
dans sa jeunesse, avant de critiquer à la fois la connaissance de soi et le bonheur.
le romantisme et la position morale ironique de
Schlegel. Substance. Si Aristote, dans le premier
livre de la Physique, définissait la substance
Schopenhauer, Arthur (1788- (ousia, en grec) comme le substrat sous-jacent
186o). Philosophe allemand. Son œuvre pes­ à tous les changements, matière informée par
simiste, inspiré du bouddhisme et des l'âme comme principe de vie, Spinoza donne
moralistes antiques, influença Nietzsche*. au mot un sens inédit dans l'histoire de la phi­
Ouvrage principal : Le Monde comme volonté et losophie: la substance, dont la définition inau­
comme représentation (1818). gure le système de !'Éthique(« ce qui est en
soi et est conçu par soi», déf. 3), est aussi« ce
Socrate (469-399 av. J.-C.). Philo­ dont l'essence enveloppe l'existence ». La sub­
sophe grec, il passait l'essentiel de son temps en stance, c'est donc Dieu, un être unique - il ne
compagnie de ses jeunes disciples à discuter peut y avoir pluralité de substances -, éternel
dans les rues, les gymnases et autres lieux et doté d'une infinité d'attributs• infinis. C'est
publics. Accusé de corrompre la jeunesse, il est aussi la Nature sous ses deux aspects : Nature
condamné à boire la ciguë par le tribunal du naturante (la substance comme cause de toutes
peuple. Sa pensée nous est connue grâce aux choses) et Nature naturée (les modes• comme
témoignages de ses disciples, Xénophon et sur- affections de la substance).

T Thomas d'Aquin (1228·1274).


Théologien et philosophe italien, dominicain
surnommé le« docteur angélique» en raison de
la sainteté de sa vie. Étudia au mont Cassin,
minutieux d'Aristote que l'Europe est alors en
train de découvrir. Il va élaborer une synthèse
originale entre la théologie et la philosophie,
notamment dans deux ouvrages qui eurent une
puis à Naples (où se développait la connaissance très grande influence sur la pensée occiden­
des penseurs arabes), à Cologne et à Paris. tale : la Somme contre les gentils (1269-1273)

u-v
Maître en théologie, il fut un commentateur et, restée inachevée, la Somme théologique.

Utilitarisme/Utilitariste. Voir gnie de Jésus peu après, il s'installe avec


Jeremy Bentham•. femme et enfants à Amsterdam dans les
années 1640. �école qu'il y fonda, fréquenté
Van den En den, Franciscus par les fils de la bonne société, dont Spinoza,
(16o2-1674). Polémiste et enseignant hol­ fonctionna jusqu'en 1670. On y dispensait un
landais. Né à Anvers en 1602, il devient jésuite enseignement humaniste et libéral, marqué
à l'âge de 17 ans, avant d'être chassé de la par le déisme et un républicanisme radical.
Compagnie de Jésus deux ans plus tard - sans Van den Enden est l'auteur d'ouvrages poli­
doute pour une affaire de mœurs. Après avoir tiques où il défend l'égalité civile et la liberté
étudié la philosophie et les humanités à Lou­ de philosopher. En 1670, peut-être appelé par
vain, il enseigne les belles-lettres dans diffé­ Louis XIV comme médecin, il s'installe à Paris,
rentes villes flamandes. En 1629, il retourne à où il crée une nouvelle école de latin, !'Hôtel
Louvain, où il étudie la philosophie et rede­ des Muses. Avec sa nouvelle épouse (1672), il
vient jésuite. Définitivement exclu de la Compa- anime un brillant salon fréquenté par Leibniz*.

Le Point Hors-série n ° 10 1 Septembre-octobre 2006 1 119


Lexique I V-W

Repris par le démon démocratique, il fomente lion du protestant Calas, injustement accusé de
en 1674 une conspiration visant à instaurer meurtre, et pour celle du chevalier de la Barre,
une république en France. Le complot fut mort dans des conditions atroces pour avoir
déjoué. et Van den Enden pendu. blasphémé... Écrivain prolifique au style brillant
et souvent satirique, il est un libéral, grand
Voltaire, François Marie admirateur de la monarchie constitutionnelle
Arouet, dit (1694-1778). Issu d'une anglaise. Son combat pour la tolérance se
famille bourgeoise aisée, le jeune Voltaire fait fonde sur un scepticisme que l'on retrouve
deux séjours à la Bastille et s'exile trois ans en dans sa critique des systèmes métaphysiques*.
Angleterre avant de rentrer en France et de S'il raille les systèmes les plus aboutis comme
repartir rapidement après la publication de ses le rationalisme optimiste de Leibniz* dans Can­
Lettres philosophiques (1734). Commence alors dide (1769), c'est qu'ils ne résistent pas à l'ex­
pour lui une vie de voyages qui le mèneront périence du monde. �homme est décidément,
jusqu'en Prusse, à l' invitation de Frédéric IL Il selon lui, trop petit pour prétendre s' élever
ne se fixe définitivement qu'en 1760, lorsqu'il vers l'absolu ... Admirateur de Newton*, il pense
s'installe dans son domaine suisse de Ferney. comme lui que la raison philosophique doit se
Là, il engage ses grands combats philoso­ borner à suivre l'expérience pour connaître le
phiques pour la tolérance, pour la réhabilita- monde.
Voltaire.

Wittgenstein, Ludwig (1889- sa seconde période, il s'est intéressé au langage


1951). Figure philosophique majeure du xx' s., ordinaire et à ses« jeux» dans lesquels la vie
ce philosophe britannique d'origine autrichienne sociale s'organise. La philosophie correspond,
est avant tout un penseur de la logique et du pour lui, à des interférences entre les différentes
langage. Dans sa première période, à Cambridge formes de vie (et de langage). qu'il faut donc
auprès de Bertrand Russell*, il a montré l'im­ débusquer. Wittgenstein ne cherche plus alors à
possibilité de la pensée philosophique, ou plus fonder le langage mais à creuser les présupposés
précisément, du langage philosophique. Dans de nos« formes de vie».

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PHILOSOPHIE MODERNE I Bibl i og ra phi e

Bibliographie
Sauf exception, ne sont référencés ici que les ouvrages utilisés pour la rédaction de ce hors-série et non cités ailleurs.

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le Point, fondé en 1972, est édité par la Société d'exploitation


LE POINT de !"hebdomadaire Le P oint-Sebdo.
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