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LE SIÈCLE
TURC
Le Monde diplomatique
Manière de voir
Numéro 191. Bimestriel. Octobre - novembre 2023
Le siècle
TURC
Numéro coordonné
par Akram Belkaïd
Édition :
Angélique Mounier-Kuhn
Conception artistique :
Nina Hlacer
et Louis Moreau-Ávila
© BRUNO BARBEY / MAGNUM PHOTOS
Sommaire
Jodi Hilton //// Des manifestants opposés au gouvernement
se dirigent vers Beşiktaş depuis la place Taksim, Istanbul, 2013
Éditorial
4 La Turquie attendra ///// Akram Belkaïd
Regard
6 Un pont entre l’Europe et le Proche-Orient
///// Cécile Marin
JODI HILTON / ZUMA/REA
la détérioration continue de la démocratie, de l’État de droit, des droits fonda- Adnan Onur Acar ///// La foule assiste
au défilé du cortège
mentaux et de l’indépendance du pouvoir judiciaire », relève ainsi le dernier en mémoire de Berkin Elvan, décédé à
rapport de la Commission sur l’élargissement (2). 15 ans après avoir été grièvement blessé
à la tête par une grenade de gaz
Pourquoi, dans un tel contexte, M. Erdoğan exige-t-il la reprise des négo- lacrymogène. Il est devenu l’un des
symboles de la violence policière en
ciations ? Sachant qu’il y a peu de chances pour qu’il se départe de son auto- Turquie, Istanbul, 2014
ritarisme ou qu’il devienne plus conciliant sur le plan géopolitique, le plus
vraisemblable est qu’il entend utiliser les discussions avec Bruxelles pour
faire monter les enchères. Car ce n’est pas l’adhésion in fine qui intéresse le
reis mais les longues tractations où il entend arracher des concessions immé-
diates, comme, par exemple, l’amélioration des conditions d’attribution des
visas européens à ses concitoyens.
Quoi qu’il en soit, le cas turc est emblématique de l’incapacité de l’Union euro-
péenne à proposer une coopération d’envergure à ses voisins du sud et de l’est
de la Méditerranée. Le processus de Barcelone engagé en 1995 après les accords
d’Oslo est mort, et l’Union pour la Méditerranée, organisation désormais zom-
bie, n’a jamais tenu ses promesses. Obsédés par la lutte contre le terrorisme isla-
miste, l’immigration clandestine et la sécurité énergétique du Vieux Continent,
les Vingt-Sept sont en panne d’imagination vis-à-vis de ce voisinage. Ce dont
M. Erdoğan entend profiter. Tout en voulant faire de la Turquie une puissance
qui compte, fût-ce en s’opposant frontalement aux intérêts des Européens, il
continuera d’exiger un traitement privilégié de la part de Bruxelles. ■
(1) Boran Tobelem, « Adhésion de la Turquie à l’Union européenne : où en est-on ? », 14 février 2023,
www.touteleurope.eu
25 o E
25 o E
par la Russie
par la Russie
Bucarest en marsen2014)
mars 2014)
ROUMANIE
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D a n u bD a n u b Constanţa
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Sofia BULGARIE M eM r e r
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MACÉDOINE
DU NORD Edirne
Kırklareli
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AltınkaA
Lüleburgaz DétroitDétroit Zonguldak Kastamonu
du Bosphore
du Bosphore
Ereğli Karabük
ALBANIE Salonique Tekirdağ Haydarpaşa
Ambarlıı
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des des Mer deMerGebze
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d ié tdei rt re ar nr éa en é e
Infrastructures et ressources
Infrastructures et ressources Contrôle
Contrôle
du territoire
du territoire
Principales
Principales
routes routes
et autoroutes
et autoroutes Zone occupée par l’armée
Zone occupée turqueturque
par l’armée
Axes ferroviaires
Axes ferroviaires
classiques
classiques Barrière anti-migrants
Barrière anti-migrants Frontière
Frontière
et à grande
et à grande
vitessevitesse construite par la Grèce
construite par la Grèce ferméefermée
Tobrouk
Principales
Principales
minorités
minorités
LIBYE Grand port
Granddeport
marchandises
de marchandises
KurdesKurdes Azéris Azéris Tel-Aviv
Tel-Aviv
Grand barrage
Grand barrage CentraleCentrale
hydroélectrique
hydroélectrique nucléaire
nucléaire ArabesArabes Circassiens
Circassiens
ABKHAZIE
OSSÉTIE
DU SUD
GÉORGIE Tbilissi
Batoumi Bakou
Sinop
Erevan AZERBAÏDJAN
Altınkaya
Altınkaya Samsun Trabzon DerinerDeriner
(Trébizonde)
Yusufeli
Yusufeli Kars
ARMÉNIE
HAUT-
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Çoru Çoru
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Erzincan NAKHITCHEVAN
Sivas asu arasu
Kar K rat rat
Mu Mu
Tunceli
Bingöl Muşş
Mu Lac Lac Tabriz
de Vande Van Van
Keban Keban Elaziğ
Elazi ğ Lac Lac
Bitlis Tatvan d'Ourmia
d'Ourmia
Kayserii
Kayser
Malatya Karakaya
Karakaya Siirt
Batman
Şırnak IRAN
Adıyaman
Ad yaman Diyarbakır
Diyarbak
İlısu İlısu
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Kahramanmaraşş
Kahramanmara Atatürk
Atatürk Mardin
Nousseïbine
Şanl
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BirecikBirecik Kamechliyé
Adana Mossoul
Gaziantep Erbil
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Manbidj Kirkouk
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Territoire
Territoire
revendiqué
revendiqué
par la Syrie
par la Syrie
IRAK
SYRIE
LIBAN Bagdad
Beyrouth
Damas
ISRAËL
40 o E
40 o E
CHRONOLOGIE
PAR OLIVIER PIRONET ET YOUNESS MACHICHI BOUHLALI
C
PAR ARIANE BONZON * omme 1789 en France ou 1917 en Rus-
sie, l’année 1923 fut pour la Turquie une
date fondatrice, marquant une rupture
radicale avec le passé et surtout la volonté de
construire un monde nouveau. À l’issue de la
première guerre mondiale, après avoir com-
battu sur le terrain en Tripolitaine et dans les
Balkans et gagné son statut de héros lors de
l’offensive franco-britannique sur les Darda-
nelles en 1915, puis au Caucase et en Palestine,
le général Mustafa Kemal (Atatürk) refuse la
défaite consacrée par le traité de Sèvres de
1920 (1), qui réduisait l’Empire ottoman à un
État croupion. Après une
Nationalisme, populisme, longue guerre d’indépen-
réformisme, laïcité, républicanisme dance de 1919 à 1922, il
et étatisme : rien n’échappe renégocie les termes de la
à la boulimie modernisatrice d’Atatürk paix avec le traité de Lau-
sanne et, le 29 octobre
1923, proclame la République.
Partageant les options idéologiques du
mouvement des Jeunes-Turcs (2), le pro-
gressisme, le positivisme et le patrio-
tisme, il rompt avec le passé, et se fait élire
président par l’Assemblée. À l’image de
l’État-nation français de type jacobin, il cité, républicanisme et étatisme, écrit l’his-
s’agit pour lui de mettre en place un État torien François Georgeon. Véritable résumé
laïque, unitaire, républicain et nationa- du ‘‘kémalisme’’, ces six flèches visent un
liste. Ce qui s’accompagne d’une nouvelle seul et même objectif : faire entrer la Tur-
lecture officielle de l’histoire de la Turquie quie dans la ‘‘civilisation’’ (3). »
exaltant la fierté nationale et ancrant la Rapport entre nationalisme et minori-
turcité dans l’Anatolie. tés ; articulation entre autoritarisme et
« Au cours de la décennie suivante, rien démocratie ; tension entre islam et laïcité
n’échappe à la boulimie réformatrice et enfin positionnement géopolitique entre
d’Atatürk. Son action repose sur quelques Orient et Occident : durant le premier siècle
idées-forces, les six ‘‘flèches’’ du Parti répu- de la République, la Turquie moderne
blicain du peuple [CHP, qu’il fonde en 1923] n’aura cessé d’être chahutée par les consé-
– nationalisme, populisme, réformisme, laï- quences des choix fondateurs de Kemal.
Ils détermineront chaque soubresaut des
* Journaliste. décennies suivantes, quels qu’aient été les
modernisation
Réformiste, nationaliste et pro-occidental, le kémalisme, avec ses « révolutions », fut un impressionnant
programme de transformations politiques, économiques et culturelles, balayant sans hésiter les derniers
vestiges d’un empire déchu. À bien des égards, l’édification de la République fut l’une des expériences
les plus ambitieuses du XXe siècle. Mais ce ne fut jamais un mouvement consensuel, et les résistances d’hier,
© RICHARD KALVAR / MAGNUM PHOTOS
A
PAR TANER TIMUR * u XIXe siècle, cela fait déjà longtemps de l’époque. Mais, dès qu’ils consolident leur
que la Turquie ottomane a entamé pouvoir, ils sont à leur tour contestés par les
son déclin. Criblé de dettes, l’Empire rangs inférieurs de la bureaucratie et des
s’abîme dans la déroute financière à la fin de intellectuels. Les Jeunes-Turcs, regroupés à
la guerre russo-turque de 1877. L’adminis- partir de 1889 dans une association secrète,
tration de la dette publique ottomane, alors le Comité union et progrès (CUP), appa-
© MICHAEL BUNEL / ZUMA / REA
mise en place par ses créanciers, a la haute raissent dans ce contexte. Ce mouvement
main sur ses principales sources de revenus. constitue un front d’opposition hétérogène
Cet espace qui s’étend de l’Afrique du Nord dont le but est de renverser le régime abso-
lutiste du sultan. Son arrivée au pouvoir en
1908 soulève la liesse populaire. Mais le CUP
* Écrivain, ancien professeur agrégé à la faculté des sciences
politiques de l’université d’Ankara. est peu préparé et il n’a pas de programme.
L
PAR LUCIE DRECHSELOVÁ ET JOSEPH RICHARD * e 12 septembre 1980 marque une rup- à tous les niveaux de la société. Nombreux
ture dans l’histoire contemporaine de sont les Turcs qui prennent alors le che-
la Turquie. Ce jour-là, l’armée, avec à min de l’exil.
sa tête le général et chef d’état-major Kenan Les années 1980 ont aussi marqué la
Evren (1917-2015), se réinstalle au pou- Turquie du point de vue institutionnel :
voir et instaure un nouveau régime qui ne bien qu’une grande partie du texte de la
deviendra civil qu’en 1983. Le putsch inter- Constitution de 1982 ait été régulièrement
vient dans un contexte politique délétère et amendée, celle-ci est toujours en vigueur
de violences plus ou moins spontanées, qui aujourd’hui. La concentration du pouvoir
conduisent le pays au bord de la guerre civile entre les mains de l’exécutif y est forte et
à la fin de la décennie 1970. Militant com- le critère d’entrée au Parlement est de 10 %
muniste à cette époque, M. Bülent Erdem des votes au niveau national. Ce seuil, le
se souvient de la manière plus élevé des pays membres du Conseil
et président de la République, Turgut Özal voir militaire qui entend imposer une pour les groupes ne correspondant pas à
orchestre cette libéralisation. Le polito- individualisation des comportements. ce cadre. Les populations alévies, tenantes
logue Hakan Yılmaz qualifie cette évolu- Comme l’explique İnsel, « c’est la diaboli- d’un islam hétérodoxe, sont ainsi discrimi-
tion de « révolution passive, un establish- sation du concept et du mot d’organisation nées voire persécutées.
ment qui se réforme de l’intérieur ». (örgüt), cela est immédiatement assimilé à La question kurde est elle aussi pré-
quelque chose de maléfique, aux actions sente au cœur du débat identitaire. Au
Synthèse turco-islamique de terreur ». début des années 1980, le sud-est du pays
L’accent mis sur la libéralisation et l’en- De plus, le régime issu du 12 septembre devient le lieu d’une guerre entre l’État
trepreneuriat permet de canaliser vers 1980 forge une nouvelle idéologie off i- et le Parti des travailleurs du Kurdistan
l’économie, la culture et la société civile cielle, la synthèse turco-islamique. Natio- (PKK). Fondé en 1978 comme un groupe
les énergies qui n’ont plus la possibilité naliste et religieuse, elle vise à fonder la marxiste révolutionnaire par M. Abdul-
de s’exprimer en politique. L’intellec- légitimité du nouveau pouvoir. Ainsi que le lah Öcalan, il s’impose progressivement
tuel et militant libéral de gauche Murat souligne le journaliste et expert des mou- en supplantant les autres mouvements
Belge en est un exemple. Chargé après le vements religieux Ruşen Çakır, « faire une kurdes. La brutalité de la répression qui
coup d’État de la dernière page du presti- synthèse turco-islamique c’est facile, [car] s’abat sur les Kurdes après le coup d’État,
gieux quotidien Cumhuriyet, il y écrit des la Turquie c’est déjà cela ». Cette idéologie en particulier à la prison de Diyarbakır,
articles consacrés à la vie quotidienne. implique une identité unique de la popu- où la torture est systématiquement pra-
Son cas illustre une redéfinition du lien lation, turque et musulmane sunnite, avec tiquée, radicalise les esprits. Il devient
social, menée sous la contrainte d’un pou- des conséquences souvent dramatiques interdit de parler les différentes lan- ☛
Instrumentalisation de la religion Et le « géant aux yeux bleus », surnom donné à l’illustre poète turc Nâzım Hikmet, ne revint
jamais à Salonique… Ambiance feutrée à Istanbul : Nâzım, enfant, est bercé par la poésie de son
« L’idéologie principale des putschistes
grand-père Pacha, un haut fonctionnaire ottoman, et par sa mère, Djélilé, artiste férue de culture
était le militarisme et le nationalisme, et la
française. Révolté par l’occupation d’Istanbul par les puissances alliées après la première guerre
religion parfois leur instrument », explique
mondiale, exalté par la lutte des paysans turcs pour l’indépendance, indigné par leurs condi-
le journaliste Oral Çalışlar. Cette instru-
tions de vie, notamment en Anatolie, et enthousiasmé par la révolution d’Octobre, il a tout juste
mentalisation servit ainsi à combattre le
20 ans quand il part à Moscou, en 1922. Il retourne en Turquie en 1924, après la guerre d’indé-
communisme et à intégrer au système les
pendance. Mais, victime de persécutions, car il est désormais un « rouge » qui a adhéré au Parti
tenants d’un conservatisme à référence
communiste de Turquie, il repart à Moscou en 1926 et multiplie les allers-retours.
religieuse. Ce processus d’assimilation
s’est poursuivi au niveau étatique au cours La capitale soviétique bouillonne alors. Il y fait la rencontre de Vladimir Maïakovski et des
des années 1990 et 2000. En 1996, Nec- futuristes russes, dont l’influence bouleverse sa poésie, et travaille avec le dramaturge Vse-
mettin Erbakan, figure emblématique du volod Meyerhold. Communiste parce qu’il aime tout, passionnément, la liberté, son pays, son
mouvement conservateur à référence reli- peuple et ses femmes, il devient le génie en exil de l’avant-garde turque. De retour au pays, il
gieuse et plusieurs fois ministre entre 1974 est condamné en 1938 à vingt-huit ans d’emprisonnement, car il a publié, en 1936, un éloge de
et 1978, devint premier ministre. C’est une la révolte, L’Épopée de cheikh Bedreddin, ou le combat d’un paysan contre les forces de l’Empire
nouvelle intervention de l’armée dans le ottoman. Il est libéré en 1949 grâce à l’action d’un comité international de soutien, formé à Paris
champ politique qui provoque sa démis- par ses camarades Jean-Paul Sartre, Pablo Picasso et Paul Robeson.
sion en 1997. Le mémorandum rédigé
C’est avec ce dernier et Pablo Neruda qu’il partage en 1950 le prix international de la paix (1).
lors d'une réunion du Conseil de sécurité
In absentia, car Hikmet, affaibli par une longue grève de la faim ainsi que de graves problèmes
nationale turque, le 28 février 1997, oblige
cardiaques, ne peut se déplacer à Varsovie, où la cérémonie a lieu. Le poète est constamment
le leader du Parti de la prospérité à quitter
surveillé, harcelé. Il échappe miraculeusement à deux tentatives de meurtre, mais ne parvient
le pouvoir. Son retrait de la vie politique
pas à être exempté du service militaire, qu’on lui demande d’effectuer à 50 ans. C’est la guerre
permet au jeune Recep Tayyip Erdoğan de
froide, et il milite contre la prolifération de l’armement nucléaire. Que faire si ce n’est fuir, se
s’imposer comme nouveau leader du cou-
réfugier en Union soviétique, laissant femme et enfants ?
rant islamo-conservateur, qui œuvrera
sans relâche à réduire l’inf luence de l’ar- Devenu membre très actif du Conseil mondial de la paix, l’auteur du magistral recueil Pay-
mée dans la vie politique turque (lire l’ar- sages humains chante L’Internationale, mais ne tait pas son rejet du stalinisme. Le « communiste
ticle de Sümbül Kaya page 64). romantique » célèbre la lutte, synonyme de vie, une liberté que ronge, selon lui, l’autorité. Citoyen
Ainsi, le 4 avril 2012, s’ouvre le procès polonais après la perte, immense, de la nationalité turque, il voyage partout, pour tromper un
des deux derniers putschistes encore en exil qu’il évoquera dans C’est un dur métier que l’exil (Le Temps des cerises, Montreuil, 2020). Il
vie, le chef de la junte, Kenan Evren, et parcourt l’Europe, l’Afrique et l’Amérique du Sud, mais les États-Unis lui refusent un visa.
l’ancien chef de l’armée de l’air, Tahsin « Malgré le poids dans ma poitrine,
Şahinkaya (1925-2015). Ne bénéf iciant
Mon cœur bat toujours avec les étoiles lointaines »
plus de leur immunité, ils seront condam-
nés à la prison à vie en 2014. En 2007, Hikmet meurt à Moscou en 1963. En 2009, Ankara lui restitue sa nationalité turque à
Evren avait estimé que le coup d’État titre posthume.
de 1980 était nécessaire tout en regret-
Charlotte Kan,
tant d’avoir interdit aux Kurdes de parler journaliste.
leurs langues. (1) Prix décerné par le Conseil mondial de la paix, d’obédience communiste.
Lucie Drechselová et Joseph Richard
D
PAR PERTEV NAILÎ BORATAV * ’esprit « antitraditionaliste », les tée de tous. Mais de là à former au moins
réformes kémalistes ont souvent été quarante-cinq mille instituteurs pour les
critiquées pour avoir causé une rupture quarante-cinq mille villages sans école, le
totale entre les nouvelles générations et leur chemin s’annonçait long et pénible. Deve-
passé. Le programme culturel du kémalisme a nus instituteurs suppléants, ces caporaux
pourtant donné aux sciences humaines, histo- et sergents, qui, au régiment, avaient reçu
riques, philologiques et ethnologiques un élan les éléments d’une instruction rudimen-
qu’elles n’avaient jamais connu jusque-là. De taire, se sont avérés être les véritables
son vivant, Mustafa Kemal Atatürk a fondé les pionniers de la campagne d’alphabéti-
deux grands organismes de recherches scien- sation ; leurs élèves allaient bientôt peu-
tifiques : les sociétés d’histoire et de linguis- pler les futurs « instituts de village », et
tique turques ; il leur a légué, à sa mort, la qua- de leurs rangs devaient sortir les pre-
si-totalité de sa fortune personnelle. Il avait miers « écrivains paysans » de la lignée
été également le fondateur de la faculté de de Mahmut Makal ou de Fakir Baykurt (1).
lettres d’Ankara, qui, par la suite, devait Les premiers pas comportent toujours des
devenir la deuxième université du pays et risques. Dans une expérience aussi vaste,
où les sciences anthropologiques et ethno- aussi hardie, qui devait bouleverser des
logiques trouvaient, pour la première fois, habitudes millénaires, il fallait s’attendre
droit de cité. L’idéologie kémaliste préco- à des résultats décevants, conséquences
nisait bien une intégration totale à la civi- fâcheuses de fausses interprétations des
lisation occidentale moderne, industrielle, principes, ou d’excès de zèle révolution-
ce qui exigeait une rupture avec un passé naire de responsables mal informés – et
perpétuant la structure sociale. Mais elle mal formés – d’autorités locales. Dans les
comportait aussi un renou- villages et bourgades anato-
veau à partir de bases cultu- Les premiers résultats liens, dans les mois qui ont
relles inédites. des « révolutions suivi la réforme de l’alpha-
Les « révolutions kéma- kémalistes » devaient bet en 1928, des citoyens ont
listes », comme on a autre- détruit leurs vieux manus-
ouvrir des perspectives
fois appelé les réformes poli- crits en caractères arabes
d’espoir en l’avenir chez
tiques et culturelles élaborées de peur de perquisitions et
et exécutées par Atatürk, les masses populaires de sanctions. Beaucoup plus
étaient les premiers essais tard, en 1939, à une séance
d’un vaste panorama révolutionnaire à long de travail d’une commission du conseil de
terme. Elles ont déblayé la voie pour mener l’éducation nationale, un éminent journa-
à des changements socio-économiques liste proposa la révision des textes des livres
plus profonds. Les premiers résultats ne de contes pour enfants, parce que, disait-il,
pouvaient être que psychologiques ; ils pādichāh (souverains ottomans), princes
devaient ouvrir des perspectives d’espoir et princesses y figurent sous des traits ☛
et de confiance en l’avenir chez les masses
(1) De Mahmut Makal on peut lire plusieurs ouvrages tra-
duits en langue française dont Un village anatolien. Récit
* Ethnologue, Pertev Nailî Boratav (1907-1998), qui a passé la d'un instituteur paysan (Plon, Paris, 1963). Plus célèbre
moitié de sa vie à Paris, était spécialisé en littérature et folk- en Allemagne, Fakir Baykurt est l’auteur du roman
lore populaire turcs. Les Tortues (L’Harmattan, Paris, 1995).
L’opposition à la laïcité telle qu’elle fut appliquée par Mustafa virulent (que les officiels partageaient largement), une
idéologie hésitant entre le culte du passé turc et de l’hé-
Kemal Atatürk a toujours existé en Turquie. Elle s’affirme
ritage musulman ottoman et une méfi ance névrotique
avec force à la fin du XXe siècle, portée par des partis à l’égard de toute littérature expérimentale. Un tissu
se revendiquant de l’islamisme politique qui se nourrissent de contradictions qui défi nit certes l’appartenance à
alors des écrits de nombreux écrivains et poètes conservateurs. un « bord », mais ne suffit pas à créer une école ou un
mouvement littéraire. Se retrouvèrent côte à côte dans
Face à eux, les intellectuels de gauche sont sur la défensive.
l’« opposition » au kémalisme des auteurs à la recherche
L
de leurs racines et en désaccord avec un modèle répu-
orsque, au début du mois de juin 1994, le nouveau blicain qui, à ses débuts du moins, entreprit l’éradica-
maire d’Ankara, M. Melih Gökçek [il le restera tion d’un islam trop voyant.
jusqu’en 2017], s’en prit à une statue représentant À partir du milieu des années 1970, un changement
un couple enlacé en déclarant : « Je crache sur ce genre se produit, qui se traduit par la naissance de revues lit-
d’art ! », tombèrent les dernières illusions sur la poli- téraires regroupant des poètes islamistes et créant une
tique culturelle du parti islamiste Refah, le devancier solution de rechange aux associations d’écrivains de
du Parti de la justice et du développement (AKP). Mais, gauche. La revue Türkiye Yazarlar Birliği est fondée à
si la percée de ce mouvement a été souvent décrite (1), Ankara en 1979 et organise des manifestations littéraires
on connaît moins bien les rapports entre littérature et « parallèles ». S’affirment par la suite les voix majeures des
islam en Turquie. Poètes musulmans, un groupe dont Sezai Karakoç (1933-
C’est par un de ces paradoxes dont la vie intellec- 2021) a été le précurseur. Partant de l’idée de « résurrec-
tuelle turque est friande que s’ouvre l’histoire du tion », il publie poèmes et essais, exposant un programme
courant littéraire islamiste sous la République : son assez flou de renaissance des peuples islamiques : « Il n’est
premier représentant, Mehmet Akif Ersoy (1873- pas facile de repousser l’obscurité qui s’est abattue sur
1936), est à la fois l’auteur de Safahat («Phases »), une nous. Il nous faut des héros dans tous les domaines. Des
autobiographie en vers mêlée d’envolées épiques qui héros de la pensée, de l’art et de la morale (2). »
retrace la f in de l’Empire ottoman et la naissance
de la République, et, en 1921, de l’hymne national Du marxisme à la mystique musulmane
(İstiklâl Marşı). Revendiqué à cor et à cri par les isla- İsmet Özel, né en 1944, est un autre cas intéressant : sans que
mistes et indissociable de la culture civique répu- son œuvre perde en qualité, il est passé du marxisme le plus
blicaine, ce poète majeur reste peu apprécié par la strict à la mystique musulmane. Il faut aussi évoquer Cahit
majorité des « laïcs ». Zarifoğlu (1940-1987), figure de proue de cette littérature et
Pendant une cinquantaine d’années régnera une for- qui guidera la jeune génération. Moins imprécateur qu’Özel,
midable confusion à propos d’une littérature en désac- il se présente comme l’existentialiste des lettres islamistes.
cord avec la ligne officielle. Par exemple, Necip Fazıl Dans les années 1990, une nouvelle génération d’auteurs
(1) Lire Michel Verrier, Kısakürek (1905-1983), poète et dramaturge moder- prend le relais, dont Turhan Koç, Arif Ay, ou encore Ebubekir
« Dangereuses dérives
en Turquie », Le Monde
niste devenu au fi l des ans le chantre d’un mysticisme Eroğlu, auquel on doit une pénétrante étude sur la poésie
diplomatique, juin 1994. mêlé de racisme panturc, et Tarık Buğra (1918-1994) turque contemporaine : Modern Türk Şiirinin Doğası (3). Des
(2) Sezai Karakoç, Günlük furent deux prosateurs réalistes « récupérés » à la fois revues de bonne tenue (Mavera, Yönelister, dans les années
Yazilar III, Direnis Yay,
Istanbul, 1975. par l’extrême droite nationaliste et le public islamiste. 1970, et plus tard Dergâh), ainsi que d’autres publications
(3) Éditions Yapi Kredi Ces auteurs ont en commun un anticommunisme ouvertement réactionnaires comme Türk edebiyatı ou Yedi
Yay, 1993.
İklim, ont pu faire connaître ce courant. Une obligation car
(4) Cf. Nedim Gürsel, * Écrivain, enseignant, traducteur et directeur de la collection aucune maison laïque, aucune grande revue littéraire n’en-
« Le cafetan des poètes »,
Le Monde, 13 août 1993. « Lettres turques » chez Actes Sud. tendait publier ces auteurs « ennemis ».
L
PAR ALAIN GRESH * e projet de transformation urbanis- son square après les charges policières »,
tique de la place Taksim et du parc souligne l’historien.
Gezi a provoqué un mouvement de Son analyse s’inscrit en faux contre les
contestation sans précédent dans l’his- simplifications qui voudraient réduire les
toire récente de la Turquie. Interrogé événements de Gezi à une confrontation
par un journaliste de Mediapart, Levent entre une mouvance laïco-républicaine et
Yilmaz, professeur d’histoire à l’univer- l’islamisme de gouvernement. Le Parti de la
sité Bilgi d’Istanbul, tente d’en cerner les justice et du développement (AKP) est certes
contours. « L’appel à la fois puissant et issu d’un mouvement islamiste proche des
unanime des réseaux sociaux a fait son Frères musulmans. Mais on ne saurait com-
œuvre : un brassage impressionnant, sans prendre sa domination sur la scène politique
les caractéristiques, les particularismes sans un bilan objectif de ses réalisations.
L’avancée la plus remarquable a été la
* Directeur du journal en ligne Orient XXI. mise à l’écart de l’armée. L’emprise de
L
PAR JEAN MICHEL MOREL * a « question kurde » se pose avec acuité se réunit à Ankara, la nouvelle capitale du
dès la fin de la première guerre mon- pays, fonde le Parti républicain du peuple
diale (1). Indociles et remuants, consti- (CHP) et persuade les Kurdes de participer à
tués en tribus n’hésitant pas à s’affronter, la libération de la future Turquie en contre-
les Kurdes avaient obtenu de la Sublime partie de l’autonomie.
Porte de conserver des émirats auto-
nomes en contrepartie d’une surveillance Ségrégation darwinienne
des marches de l’Empire ottoman et d’une Mais, le 24 juillet 1923, quand les cloches
participation au maintien de l’ordre inté- de la cathédrale de Lausanne annoncent
rieur. Au cours du conflit mondial, des régi- au monde la conclusion d’un traité entre
ments de cavalerie kurdes, les hamidiye, ont la République turque et les vainqueurs de
participé aux massacres des Arméniens. la Grande Guerre, cette promesse n’a plus
Mais les cheikhs qui gouvernent les tribus cours. La Turquie entre dans l’ère du kéma-
restent partagés. D’au- lisme, où règnent un parti unique, la vertica-
Comment faire prévaloir cuns entendent négocier lité du pouvoir, et qui réserve la citoyenneté
l’identité kurde, a priori irréconciliable avec le pouvoir central de plein droit aux turcophones sunnites. Les
avec la turcité imposée par le Comité une autonomie respec- Kurdes ou la communauté alévie – qui pra-
union et progrès ? tueuse de leurs droits ; tique un culte hétérodoxe et syncrétique –
d’autres, plus ambitieux, disposent de leurs droits s’ils renient leur
envisagent d’obtenir un État. Comment faire singularité. Quant aux non-musulmans, ils
prévaloir l’identité kurde, a priori inconci- ont le statut d’étrangers.
liable avec la turcité imposée par le Comité Kemal s’emploie à prendre quelques dis-
union et progrès (CUP) qui dirige l’Empire tances avec les « unionistes » mais poursuit
depuis 1908 ? Le suprémacisme et l’autori- leur projet de ségrégation darwinienne.
tarisme de ce parti s’inspirent des écrits du Avec d’autres (Arméniens, Grecs, Juifs,
Français Gustave Le Bon, farouche partisan Arabes), les Kurdes compteront parmi les
de la primauté de la race et contempteur de principales victimes de cette politique.
la démocratie (2). Ankara envisage que, harcelés et méprisés,
La défaite en 1918 achève de faire dis- ils émigrent en Perse (l’Iran d’aujourd’hui),
paraître ce qui restait d’un Empire otto- en Russie, en Irak ou en Syrie et libèrent
man exsangue et déplorant la mort d’une ainsi les terres fertiles de l’est de l’Ana-
personne sur six. Les survivants souffrent tolie. Mais ce calcul ne se concrétise pas :
de famine et de malnutrition. L’armée est les révoltes violemment réprimées se suc-
désorganisée. Les Alliés procèdent au par- cèdent ; bientôt, les Kurdes apparaissent
tage des dépouilles. Le traité de Sèvres de comme une menace intérieure mettant en
1920 attribue à la Grèce la côte occidentale péril l’unité de la nation ; on leur impose un
de l’Anatolie – y compris la ville de Smyrne régime d’exception et l’armée s’oppose au
(aujourd’hui İzmir) –, prévoit la création développement de leur région.
d’une Grande Arménie et acte la revendica- Atatürk décède en 1938. Au lendemain
de la seconde guerre mondiale, si le régime
du parti unique prend fin, la Constitution
* Journaliste, membre du comité de rédaction du journal en
ligne Orient XXI. défend de s’organiser sur des bases eth-
À la fin du XIX siècle, l’intellectuel turc Ziya Gökalp élabore une doctrine racialiste qui
e tionner comme le continuateur d’Atatürk,
appelle au regroupement de tous les peuples turcophones dans une seule et même en chantre d’un panturquisme conquérant
entité politique. Il désigne alors le « Touran » comme étant le pays unique « des races aux bases ethno-religieuses. Dans ces cir-
turques », l’imaginant s’étendre « du Bosphore au Baïkal ». Le pantouranisme fut popu- constances, l’ensemble du mouvement pro-
laire auprès des Jeunes-Turcs et il fait partie aujourd’hui du discours des milieux ultra- gressiste kurde – dont les deux principaux
nationalistes turcs. Ces derniers réclament la mise au pas de l’Arménie et la conquête des dirigeants sont emprisonnés – n’a d’autre
villes irakiennes de Kirkouk et de Mossoul, de la partie grecque de Chypre, de la Crète, solution que de repenser sa stratégie et ses
de Salonique et du nord de la Syrie. méthodes de lutte.
Jean Michel Morel
A
PAR AKRAM BELKAÏD u début de l’année 2018, M. Recep en 2023, le centenaire de la fondation de la
Tayyip Erdoğan tire les leçons de République turque (1).
son relatif échec lors du référen- Pour parvenir à ses fins, M. Erdoğan décide
dum constitutionnel d’avril 2017 ayant un contrôle accru du processus électoral ☛
conduit à la fin du régime parlementaire.
À l’époque, le « oui » en faveur d’un passage (1) Le pari sera tenu en juin 2018, M. Erdoğan étant réélu
dès le premier tour avec 52,59 % des suffrages. À l’in-
à un régime présidentiel ne l’a emporté que verse, en juin 2023, lors d’un nouveau scrutin anticipé,
par 51,4 % des voix, loin du plébiscite espéré, le président est tout de même obligé d’en passer par un
second tour pour obtenir un troisième mandat d’affilée
et avec un choix marqué des grandes villes avec 52,18 % des suffrages.
Comment résumer la politique internationale d’Ankara ? Milan Szypura ///// Manifestation © MILAN SZYPURA / HAYTHAM-REA
contre les projets de rénovation
La réponse est multiforme. La Turquie entend être reconnue à l’égal urbaine du premier ministre Recep
des grandes puissances et veut développer son influence en Asie, Tayyip Erdoğan, Istanbul, 2013
D
PAR DIDIER BILLION * ès les débuts de la guerre froide, la surtout en paroles que la Turquie obtient la
Turquie s’aligne sur les puissances reconnaissance attendue.
occidentales et endosse systémati- L’accession au pouvoir du Parti de la jus-
quement les choix de Washington – ce qui tice et du développement (AKP) au début
lui vaut d’être alors radicalement isolée des années 2000 préoccupe fortement les
de son environnement régional. L’adhé- partenaires d’Ankara : l’islam politique
sion à l’Organisation du traité de l’Atlan- dont se revendique cette formation va-t-il
tique nord (OTAN), en 1952, en constitue inspirer un changement des paradigmes
le symbole le plus évident. À aucun autre de sa politique extérieure ? Le refus de
moment de son histoire, elle ne connaîtra la Turquie d’accéder à la demande de
une politique d’identification avec le bloc M. George W. Bush de déployer 62 000 sol-
occidental aussi forte, dans les domaines dats américains sur son sol pour attaquer
économique, social, politique ou culturel. l’Irak par le nord en mars 2003 aiguise les
Néanmoins, dès 1964, s’engagent une tensions avec Washington.
diversif ication, puis une autonomisa-
tion de la politique extérieure d’Ankara, Des différends surmontables
marquant sa détermination à défendre ce Les dernières années ont apporté leur lot
qu’elle considère comme d’interrogations et de mésinterprétations
Une inquiétude se cristallise :
ses intérêts nationaux. sur les évolutions de la politique exté-
la chute du mur de Berlin risque de faire Cette volonté d’émanci- rieure turque. Une crainte a même sem-
perdre à Ankara la rente stratégique liée pation s’est illustrée, par blé sourdre des cercles liés aux complexes
à son emplacement géographique exemple, lors des crises militaro-sécuritaires occidentaux quant
politiques chypriotes, en à la sortie de la Turquie des systèmes d’al-
1964 tout d’abord, mais surtout dix ans liance traditionnels, notamment de l’OTAN.
plus tard, en 1974, crise durant laquelle Les différends entre les dirigeants turcs
la Turquie impose par la force une parti- et leurs alliés occidentaux montrent néan-
tion de l’île, ce qui lui vaudra un embargo moins qu’ils n’ont pas, à ce stade, de carac-
sur les livraisons d’armes américaines de tère rédhibitoire. Il suffit de rappeler trois
1975 à 1978. événements relativement récents : l’ac-
A i nsi, tout en rest a nt membre de ceptation de l’installation sur le sol turc
l’OTA N et en entretenant un partena- du radar de pré-alerte du bouclier anti-
riat stratégique jamais démenti avec les missile de l’OTAN, actée au sommet de
États-Unis, la Turquie inscrit, depuis Lisbonne de novembre 2010 et mise en
longtemps, ses relations avec ses alliés œuvre en septembre 2011 ; le déploiement
dans un rapport critique. par l’Alliance, sur requête d’Ankara, au
À la fin des années 1980, une forte inquié- nom de l’article 4 du traité fondateur de
tude se cristallise parmi ses dirigeants. La l’OTAN, de missiles Patriot à la frontière
chute du mur de Berlin risque en effet, par turco-syrienne en janvier 2013 (cet article
contrecoup, de faire perdre à Ankara la prévoyant la consultation des membres
de l’OTAN quand l’un d’entre eux se sent
menacé peut déboucher sur des mesures
* Directeur adjoint de l’Institut de relations internationales
et stratégiques (IRIS). préventives) ; la demande turque d’une ☛
E n turc, la « patrie bleue ». C’est au milieu des années 2000 que le vice-amiral Cem des mesures de coercition concernant
Gürdeniz élabore cette doctrine stratégique qui entend faire de la Turquie une puis- le programme des avions F-35 : éviction
sance maritime méditerranéenne comme le fut jadis l’Empire ottoman, jusqu’à sa défaite de la chaîne de fabrication, cessation du
lors de la bataille navale de Lépante (1571). En 2015, M. Gürdeniz et le contre-amiral Cihat programme d’entraînement des pilotes
Yaycı publient la version finale d’un texte qui préconise la combinaison de l’action juri- turcs et impossibilité pour la Turquie d’en
dique conforme au droit international avec la pression militaire pour défendre la souve- acquérir. A contrario, le secrétaire géné-
raineté turque sur les territoires maritimes revendiqués par Ankara. Là où, notamment, ral de l’OTAN n’hésita pas, quant à lui, à
existent des gisements de gaz naturel. En 2019, la Turquie organise le plus grand exercice prononcer un véritable plaidoyer en faveur
naval de son histoire sous le nom de « Mavi Vatan ». d’Ankara lors de l’ouverture du Forum
d’Aspen sur la sécurité, le 17 juillet 2019,
S
PAR MOHAMMAD-REZA DJALILI & THIERRY KELLNER * imilitudes historiques, affinités cultu- Après la Grande Guerre, les deux pays lancent
relles : l’Iran et la Turquie affichent une de concert des programmes de transformation
singulière proximité. Contrairement à pilotés par l’État. Dès sa fondation par Mustafa
bon nombre de leurs voisins au Proche-Orient, Kemal Atatürk, en 1923, la République de Tur-
ces deux États non arabes sont de construc- quie a mis en œuvre une politique de moder-
tion ancienne. Issus de deux grands Empires, le nisation autoritaire dont Reza Chah s’est ins-
safavide et l’ottoman, dont la rivalité remonte piré à l’établissement de la dynastie Pahlavi,
fin 1925. Après la seconde guerre mondiale, et
* Respectivement professeur émérite à l’Institut de hautes
études internationales et du développement de Genève et jusqu’à la révolution islamique de 1979, Ankara
maître de conférences au département de science politique et Téhéran redoutent la « menace soviétique » :
de l’Université libre de Bruxelles (ULB). Coauteurs de L’Iran en
100 questions, Tallandier, Paris, 2016. proches des Occidentaux, et en particulier des
İnci Eviner ///// Image extraite de la vidéo « Reenactment of Heaven » (Reconstitution du paradis), 2018
États-Unis, ils coopèrent sur le plan militaire et plus largement dans le monde musulman.
au sein du pacte de Bagdad (1955-1958), rem- Mais, lors de la guerre Iran-Irak (1980-1988),
placé après la chute de la monarchie irakienne, Téhéran n’a d’autre choix que de mener une
en 1958, par l’Organisation du traité central politique plus conciliante à l’égard de son voi-
(Cento, 1959-1979). sin : les relations commerciales bilatérales
irano-turques redémarrent progressivement.
L’un laïque, l’autre théocratique Après la fin de la guerre,
À partir de 1979, deux systèmes politiques de malgré le fossé idéolo- Malgré le fossé idéologique
nature très différente, l’un laïque, l’autre théo- gique qui les sépare et
qui les sépare et l’apparition périodique
cratique, doivent coexister. Le nouveau régime l’apparition périodique de
de dissensions, les deux pays
iranien condamne la laïcité, rejette le kéma- dissensions, les deux pays
lisme et l’occidentalisation de la société turque. continuent de développer continuent de développer leurs échanges
Il réprouve les liens d’Ankara avec les États- leurs échanges commer-
Unis, avec l’Organisation du traité de l’Atlan- ciaux, évitant toute aggravation des tensions.
tique nord (OTAN) et, plus tard, avec Israël. En En 2002, l’arrivée au pouvoir du Parti de
politique internationale, il opte pour le mouve- la justice et du développement (AKP) en Tur-
ment des non-alignés et inaugure une « diplo- quie, à l’époque islamiste modéré, favorise
matie islamique » qui rejette à peu près toutes une reprise plus ample de la coopération. La
les formes de régime existant au Proche-Orient décennie 2000 se caractérise par un rap- ☛
D
PAR JEAN MICHEL MOREL epuis le soulèvement populaire de poste en raison de l’opposition de M. Abdel
février 2011 suivi de l’interven- Hamid Dbeibah. Ce dernier demeure de
tion aérienne des forces de l’Or- facto le chef du gouvernement intérimaire
ganisation du traité de l’Atlantique nord d’unité nationale (GUN), reconnu à l’instar
(OTAN) et de la mort de son chef d’État, du GAN par les Nations unies. Si M. Bacha-
Mouammar Kadhafi, la Libye est en proie gha s’est rapproché du maréchal Haftar
au chaos, à la fracturation et aux ingé- « au nom de l’intérêt national », M. Dbeibah
rences extérieures dans un contexte sécu- bénéficie du soutien de M. Recep Tayyip
ritaire aggravé par les accrochages armés Erdoğan, dont il est réputé proche.
récurrents entre diverses milices y com- L’intérêt d’Ankara pour cette région
pris quand elles appartiennent au même remonte au XVIe siècle, lorsque les Otto-
camp (1). Durant une décennie, les prin- mans occupèrent le Maghreb, créant trois
cipaux affrontements ont opposé la par- provinces avec pour capitales respectives
tie ouest du pays, où siégeait le bien mal Alger, Tunis et Tripoli. S’il ne s’agit pas
nommé gouvernement d’accord natio- aujourd’hui de reconstituer en Afrique du
nal (GAN), et la partie est, fief du maré- Nord l’empire dépecé en 1920, le président
chal autoproclamé Khalifa Haftar, à la turc n’hésite pas à en évoquer réguliè- ☛
tête de ce qu’il appelle l’Armée nationale
libyenne (ANL). Une armée qui bénéf i-
(1) Lire Patrick Haimzadeh, « La Libye aux mains des
cie, entre autres, du soutien de la Russie milices », Le Monde diplomatique, octobre 2012.
Turcs de France
L’association À ta Turquie se donne pour objectif de faire connaître la culture turque auprès du grand
public et des jeunes générations issues de l’immigration. Outre son calendrier des manifestations, le site
tient à jour une revue de presse très complète sur la Turquie dans les médias francophones.
www.ataturquie.fr
M
PAR KILLIAN COGAN * ahmoud Darwich, Naguib Mahfouz, mêlent écrivains, étudiants et simples tou-
Nizar Kabbani : les classiques de la ristes. « C’est le seul endroit du monde où autant
littérature et de la poésie arabes de nationalités arabes sont représentées », sou-
emplissent les étagères. Au mur, une calli- ligne Nouran Gad, doctorante à Sciences Po Aix
graphie rend hommage au poète abbasside et l’une des rares spécialistes du sujet.
Al-Moutanabbi. Dans la salle, un jeune roman-
cier égyptien dédicace des exemplaires de son Mieux que Le Caire ou Beyrouth
dernier ouvrage. Située au cœur du quartier « Par la diversité de ses communautés arabes,
de Fatih, la librairie Al-Shabaka Al-Arabiyya Istanbul surpasse ce que pouvaient jadis incar-
(« le réseau arabe ») s’est imposée comme le ner Le Caire ou Beyrouth », soutient pour sa part
repaire de l’intelligentsia arabe à Istanbul. Al-Qudaimi. Selon lui, si le Liban demeure le
Chaque semaine, des expatriés et exilés de centre incontesté de l’édition arabe, c’est à
tous horizons s’y retrouvent pour partager un Istanbul que les intellectuels vivent et pro-
café et échanger sur le sort de leurs patries res- duisent. À l’instar de feu Jamal Khashoggi, le
pectives. Fondée en 2017 par l’éditeur saou- dissident saoudien d’origine ottomane démem-
dien Nawaf Al-Qudaimi, la boutique est révé- bré en octobre 2018 par les sbires du prince
latrice de l’importante diaspora qu’abrite la héritier Mohammed Ben Salman alors qu’il
mégalopole turque. effectuait une démarche au consulat d’Arabie
Depuis 2011, la ville accueille tous les nau- saoudite à Istanbul. « Un ami de longue date,
fragés des révolutions arabes. Du fait de la confie l’éditeur. Il venait souvent à la librairie. »
guerre civile, plus de cinq cent mille Syriens Comme Khashoggi, Al-Qudaimi est pour-
y ont élu domicile (1). Se sont greffées à eux chassé par le régime saoudien pour avoir « écrit
un ensemble de communautés pour le moins sur un scandale politique ».
Le paradoxe est patent. La Turquie du pré-
sident Recep Tayyip Erdoğan, autocratie à la
Bibliographie dérive aux yeux de l’Occident, constitue un
DOROTHÉE SCHMID, La Turquie en 100 questions, CENGIZ AKTAR, Le Malaise turc, Empreinte temps havre de liberté pour de nombreux ressor-
Tallandier, Paris, 2023. présent, Tharaux, 2020.
tissants des pays arabes. Interrogés sur les
Le miracle économique turc est-il durable ? Défenseur de la démocratisation de son pays,
La Turquie est-elle une démocratie ? Veut-elle
violations des droits humains ou la répres-
l’auteur a voulu croire, comme tant d’autres,
exercer le leadership sur le monde musulman ? au pari de l’ancrage européen de la Turquie sion des journalistes turcs, nos interlocu-
Cent réponses accessibles à autant de au début de la décennie 2000. Aujourd’hui teurs feront tous la même réponse : pas ques-
questions pour comprendre comment exilé en Grèce, il décortique ce mirage et la
le pays dirigé par M. Recep Tayyip Erdoğan est tion pour eux de se mêler de la politique de
descente aux enfers de son pays, en proie
devenu une « puissance opportuniste », ainsi que à la crise économique et au recul M. Erdoğan. À l’égard du reis prévaut plutôt
le qualifie le sous-titre de l’ouvrage.
des libertés fondamentales. un sentiment de reconnaissance. C’est que,
SOUS LA DIRECTION D’IȘIL ERDINÇ ET BENJAMIN GOURISSE, La
SÉGOLÈNE DÉBARRE ET GAYE PETEK, Histoire des Turcs dès 2011, lorsqu’une vague de soulèvements
Domination politique en Turquie. Une analyse
relationnelle, Karthala, Paris, 2022. en France, Éditions du Détour, Paris, 2019. populaires a embrasé le monde arabe, le
Autoritaire ou démocratique, néolibéral islamiste Les Turcs de France restent peu connus et Parti de la justice et du développement (AKP)
ou illibéral ? Les commentateurs peinent suscitent rarement l’intérêt des médias.
L’ouvrage braque les projecteurs sur cette a pris le parti des révolutionnaires.
à définir la nature du régime politique turc.
Ces études dépassent les lectures essentialistes « communauté » hétérogène, qui s’est Confrontées à l’échec des mouvements
constituée à partir des accords migratoires
pour analyser les « ressorts sociaux populaires et à la résurgence des despo-
de la domination politique » depuis l’avènement des années 1960 pour des raisons politiques,
de la Turquie républicaine jusqu’à aujourd’hui. familiales ou économiques. tismes d’antan, les diverses branches des
* Journaliste.
E n 2005, un roman turc de science-fiction apocalyptique entre dans la liste des best-sel-
lers et sème l’émoi dans les chancelleries occidentales. Écrit par Orkun Uçar et Burak
sinés ou arrêtés par les milices chiites. Un
jour, une source proche du gouvernement lui
Turna, Metal Fırtına (1) (« Tempête de métal ») débute par une attaque militaire de grande a révélé qu’il était « le prochain sur la liste ». La
ampleur des États-Unis contre la Turquie. L’action est censée se dérouler en 2007, Was- Turquie s’est alors imposée comme un refuge
hington ayant décidé d’annihiler son adversaire afin de prendre le contrôle de métaux de circonstance : « L’Occident est fermé aux Ira-
stratégiques situés dans le sous-sol anatolien. Les méchants Yankees veulent aussi diviser kiens. Quant au Liban, il accorde des visas, mais
le pays en revenant au traité de Sèvres de 1920. La suite de l’intrigue est un embrouilla- grouille de partisans du Hezbollah qui sont de
mini tenant autant de la théorie du complot que du parallèle géopolitique avec l’inva- mèche avec nos milices ! », lâche le romancier,
sion de l’Irak par la coalition anglo-américaine de 2003. Face à l’agresseur, les Turcs se fataliste. Assis à un café sur les bords de la mer
regroupent et pratiquent la guérilla en ressuscitant l’esprit de la résistance de la guerre de Marmara, il avoue aussi son inquiétude et
d’indépendance de Mustafa Kemal Atatürk. Les services secrets encore fidèles à la patrie caresse l’espoir de rejoindre des contrées plus
– une partie d’entre eux a trahi – rendent coup sur coup et font même exploser une bombe sûres. À Istanbul, l’ombre des moukhabarat,
atomique à Washington, occasionnant la mort de plusieurs millions d’Américains. Finale- les services de renseignement, n’est jamais très
ment, Ankara s’allie avec la Chine, la Russie et même l’Allemagne, ce qui oblige les États- loin. « Je connais des membres du gouvernement
Unis à se retirer de Turquie. « Zafer ! » (« Victoire ! »). irakien qui séjournent régulièrement à Istanbul.
Vendu à près d’un demi-million d’exemplaires, adapté en jeu vidéo et en une multitude de Les Turcs ouvrent leurs portes à tout le monde. Si
sous-produits, Metal Fırtına est porté par les milieux ultranationalistes mais son audience les milices le souhaitent, elles peuvent me trou-
va bien au-delà (2). Militants de la gauche laïque comme islamistes fidèles au Parti de la ver très facilement. »
justice et du développement (AKP) sont tout autant séduits par sa lecture. Car ce roman
Immobilier et tourisme médical
flatte un antiaméricanisme très répandu en Turquie, pays pourtant membre depuis 1952 de
l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) et dont le sol abrite deux importantes Grâce à une loi introduite en 2018, tout acqué-
bases aériennes américaines : Incirlik et Izmir. En 2018, un sondage du cabinet Optimar reur de biens immobiliers d’une valeur supé-
révélait que 72 % des Turcs interrogés se disaient « antiaméricains », 22 % « partiellement rieure à 250 000 dollars peut obtenir un pas-
antiaméricains », 5 % seulement estimant ne pas en vouloir aux États-Unis (3). D’où vient seport turc. Une aubaine pour les Irakiens : ils
ce sentiment ? Aux causes habituelles que l’on retrouve dans le monde arabo-musulman étaient les premiers investisseurs immobiliers
(soutien américain à Israël et aux régimes autoritaires arabes) s’ajoutent des griefs spé- en Turquie en 2019 et les deuxièmes en 2020,
cifiques aux Turcs comme celui qui consiste à reprocher à l’Amérique de ne pas traiter la après les Iraniens. Au-delà d’eux, la demande
Turquie – longtemps première ligne de défense de l’Ouest face à l’ex-URSS – selon le rang immobilière ne tarit pas au sein d’une clien-
qu’elle mériterait. Par ailleurs, Washington est accusé par de nombreux Turcs d’avoir com- tèle arabe fortunée, du Golfe et d’ailleurs. Le
mandité la tentative de coup d’État de 2016 contre le président Recep Tayyip Erdoğan et secteur immobilier et le tourisme médical
de soutenir le mouvement Gülen, désormais qualifié de « terroriste » par Ankara. ont transformé Istanbul en Far West où une
modeste connaissance de la langue turque
Nazim Kurundeyr,
journaliste.
suffit à s’improviser intermédiaire. C’est le cas
de M. Amir Z., Algérien de 32 ans, chaîne dorée
autour du cou, qui s’est autoproclamé « coor-
dinateur », tantôt pour les acheteurs immo-
(1) Orkun Uçar et Burak Turna, Metal Fırtına, Timas Yayınları, Istanbul, 2005.
(2) Ebru Bulut, « Tempête de métal : le nationalisme populaire et ses peurs », La Vie des idées, 16 août 2005,
biliers, tantôt pour des clients souhaitant ☛
www.laviedesidees.fr
(3) « L’antiaméricanisme en très forte hausse en Turquie », Agence Anadolu, 6 février 2018, www.aa.com.tr/fr
(3) A h med Sa adawi, Frankenstein à Bagdad ,
Piranha, Paris, 2016.
«J
naire de Valence. Voile noir serré par des
épingles, cette militante propalestinienne e n’ai pas envie de déterminer un style et de m’y
vit aujourd’hui à Istanbul, où elle a mul- tenir. Je raconte simplement des histoires avec mes
tiplié les entretiens dans les médias pro- moyens », assure Ersin Karabulut. Nourri par la
gouvernementaux turcs. « En France, mon bande dessinée franco-belge, les comics américains et la presse
voile pose problème. C’est pour ça que je satirique de son pays, le dessin de l’auteur turc s’avère fonciè-
suis partie. Ici, j’ai l’impression que tout est rement singulier, burlesque et sensible. Mais pour lui, ce n’est
possible pour moi », dit celle dont le père pas vraiment un sujet : il se voit avant tout comme un conteur.
est muezzin à la mosquée de Valence. Et d’abord de sa propre vie. Connu pour ses histoires courtes
souvent largement autobiographiques, Karabulut détaille son
Euro-Maghrébins en mal d’identité parcours dans le Journal inquiet d’Istanbul (Dargaud), dont le
Pour Ankara, ce genre de récit est du pain premier tome a été publié en France en 2022. Une enfance
bénit. En plus de se poser en champion de la passée sous le patronage hétéroclite de Superman, Astérix ou
cause palestinienne, le président turc fait de Popeye, qui ne manquent pas, dans l’album, de se réjouir de
la lutte contre la défiance à l’encontre des ses réussites et de froncer les sourcils devant ses errements.
musulmans un fonds de commerce, dénon- Le jeune Ersin est tiraillé entre une envie viscérale de dessiner
çant le sort des « minorités musulmanes – et de devenir un auteur – et le destin d’ingénieur tracé par son
opprimées en Europe ». Depuis plusieurs père. Il pousse finalement la porte d’un journal satirique pour
années, le régime consacre forums et débats y montrer ses dessins, et cette rencontre avec une rédaction ne
à l’islamophobie et cherche à promouvoir fait qu’exacerber sa fascination. Après de nombreux échecs,
cette notion dans des instances internatio- une première histoire est acceptée, puis une autre… Karabulut
nales telles que l’Organisation pour la coo- suit alors des études d’art graphique et continue à publier des
pération et la sécurité en Europe (OSCE), le histoires courtes, découvre les affres de la politique et tâche de
Conseil de l’Europe et l’Organisation des faire honneur à ses modèles, vivants et imaginaires.
Nations unies pour l’éducation, la science À 26 ans, il lance avec des amis Uykusuz (« Insomniaque »), un
et la culture (Unesco). Chaque année, le nouveau magazine, où il continue aujourd’hui encore de dessi-
laboratoire d’idées prorégime SETA publie ner. « Je vois ça comme un outil pour communiquer et raconter des
une étude intitulée « European islamopho- histoires, précise-t-il. Mais il y a tellement de manières de racon-
bia report », qui répertorie les actes anti- ter des histoires… » Pourquoi pas au cinéma, à la télévision… En
musulmans dans plusieurs pays européens. attendant, « publier un magazine satirique dans un pays où le
La Turquie, refuge de musulmans en rup- totalitarisme grandit jour après jour, ça a été une sacrée aven-
ture avec l’Europe ? À la différence du ture, note-t-il. Mais je ne veux pas trop spoiler : ce sera l’histoire
Qatar ou des Émirats arabes unis, qui ont du volume 2 du Journal inquiet d’Istanbul… »
pu représenter de réels eldorados de par leur Guillaume Barou
manne pétrolière et gazière et leurs besoins
en travailleurs étrangers, les perspectives y
sont plus incertaines. S’ils veulent s’installer ☛
de manière durable, les Euro-Maghrébins
en mal d’identité risquent tôt ou tard d’être
confrontés aux réalités d’un pays marqué à
la fois par ses difficultés économiques et par
ses aléas politiques.
Killian Cogan
Un candidat opiniâtre
à l’Europe
En juin 2019, le Conseil de l’Union européenne annonçait Au début des années 1960, le point de vue dominant dans
les cercles dirigeants turcs et européens est d’envisager l’as-
que les négociations d’adhésion de la Turquie étaient
sociation des deux parties sous un angle fondamentalement
« au point mort ». Malgré une reprise du dialogue en juillet 2023, politique. C’est avant tout dans ce cadre qu’il faut saisir la
les perspectives d’une telle intégration demeurent portée de l’accord d’association, mais aussi ses limites, dans
très éloignées. Pourtant, depuis la fin des années 1950, Ankara le sens où la Turquie cherche à obtenir d’ambitieux avan-
tages que sa puissance limitée ne lui permet pas en réalité
n’a eu de cesse de vouloir rejoindre le grand bloc européen.
de négocier. Les rapports de forces sont tels qu’Ankara doit
C
’est le 31 juillet 1959 que, en vertu de l’article 238 du
traité de Rome, le gouvernement d’Ankara adresse à
la Communauté économique européenne (CEE) une
demande d’association. Si les préoccupations économiques
ne sont pas absentes, ce sont bien des motivations d’ordre
politique qui président à ce choix. Il s’agit, entre autres, de
diversifier la politique extérieure de la Turquie, exclusi-
vement alignée sur les États-Unis après la seconde guerre
mondiale (lire page 37).
Dès l’automne 1959, des discussions exploratoires sont
entamées. Elles sont gelées par le coup d’État militaire du
27 mai 1960, et il faut attendre le mois d’avril 1962 pour
qu’elles soient réactivées, aboutissant à la signature de l’ac-
cord d’Ankara du 12 septembre 1963. Celui-ci crée un accord
d’association entre la Turquie et la CEE. Lors de la cérémo-
nie de signature, Walter Hallstein, président de la Commis-
sion, déclare : « La Turquie est une partie de l’Europe. C’est
réellement la signification première de ce que nous sommes
en train d’accomplir aujourd’hui. Cela confirme d’une façon
incomparablement moderne une vérité qui est plus que l’ex-
pression sommaire d’un concept géographique ou d’un fait
historique qui tient bon depuis plusieurs siècles (1). »
Document de référence
(1) Note d’information du En dépit du lyrisme de circonstance, les négociations pré-
porte-parole de la CEE,
paratoires connaissent de nombreuses difficultés dont
Bruxelles, 12 septembre
1963. la moindre n’est pas, déjà à l’époque, la question de la
(2) Cf. à ce propos « La défi nition de la Turquie comme État européen. Toute-
gauche turque et l’adhé-
sion de la Turquie à la fois, cet accord constitue pour elle une étape essentielle
CEE (enquête auprès de
quarante-quatre person-
d’un long processus historique illustrant son attache-
nalités de gauche) », dans ment à l’Europe et lui ouvrant la possibilité de devenir un
Jacques Thobie et Salgur
Kançal (sous la dir. de), jour membre à part entière de la CEE, future Union euro-
Turquie, Moyen-Orient, péenne. Ce document fait d’ailleurs encore foi dans les
Communauté européenne,
L’Harmattan, Paris, 1989. relations turco-européennes.
© TXT-credit
représente 33,8 % du total des exportations turques en relations. C’est le Conseil européen d’Helsinki (décembre
1965, 48,9 % en 1976, 43,8 % en 1986 et 46,6 % en 1989. 1999) qui, reconnaissant sans ambiguïté le statut de
Les importations, pour leur part, représentent 28,5 % candidat à la Turquie, admet qu’à terme celle-ci a sa
en 1965, 41 % en 1986 et 38,4 % en 1989 (4). Il s’agit donc place dans l’Union européenne. Par là même, les sem-
de maintenir le cap vers l’Europe occidentale, dont Özal piternels débats sur l’européanité de la Turquie n’ont
comprend en outre qu’elle va constituer un pôle d’at- théoriquement plus de portée pratique ou politique. À
traction et de stabilité au moment où les craquements partir de ce moment, le rapport de la Turquie à l’Union
en Europe orientale se font de plus en plus perceptibles. s’est considérablement modifié. Dépassant les objections
© ARA GÜLER / MAGNUM PHOTOS
Malgré l’accord d’union douanière qui entre en des uns ou des autres, le Conseil européen de Bruxelles
vigueur le 31 décembre 1995, les années suivantes sont de décembre 2004 donne toutefois son accord pour l’ou-
marquées par une alternance de tensions récurrentes verture des pourparlers d’adhésion avec la Turquie : ces
– le Conseil européen de décembre 1997 refuse d’inclure derniers débutent le 3 octobre 2005 et n’ont toujours pas
la Turquie dans la liste des onze pays dont la candidature abouti (lire « La Turquie attendra » page 4).
est acceptée – et de périodes d’approfondissement des Didier Billion
A près avoir informé l’Organisation des Nations unies de sa volonté de changer de geux inquiètent. On parle d’autant plus facile-
nom officiel en 2022, la Turquie est en passe de réussir son pari d’imposer le vocable ment à son sujet d’ambition « néo-ottomane »
« Türkiye », telle qu’elle s’appelle en turc, pour la désigner dans les cercles officiels et les que l’homme, peu à peu gagné par l’au- ☛
organismes internationaux. Le pays souhaitait en finir avec l’homonymie entre son nom
(1) Cf. Ariane Bonzon, « Turquie : dans la tête d’Ahmet
en anglais, « Turkey », et le mot turkey, qui signifie dinde, volaille prisée des Américains à Davutoğlu, le vizir déchu », Slate, 23 mai 2016,
Thanksgiving mais réputée être particulièrement stupide. Dans sa version francophone, www.slate.fr
le site du ministère des affaires étrangères turc se présente comme celui de la « Répu- (2) Ahmet Davutoğlu, Stratejik Derinlik, Küre Yayınları,
Istanbul, 2001.
blique de Türkiye ». En revanche, la représentation diplomatique de Paris à Ankara s’ap-
(3) Cf. Behlül Ozkan, « Turkey, Davutoglu and the idea
pelle toujours « ambassade de France en Turquie ». of pan-islamism », Survival, vol. 56, n° 4, Abingdon-on-
Thames (Royaume-Uni), 2014.
SUÈDE BIÉLO-
IRLANDE FINLANDE RUSSIE
FRANCE Tatars
SUISSE AUTRICHE
CANADA Haut- KAZAKHSTAN
UKRAINE Karabakh AZER- KIRGHIZSTAN
BAÏDJAN
ARMÉNIE
ÉTATS- BULGARIE OUZBÉKISTAN
UNIS CHINE
GRÈCE TURKMÉNISTAN Ouïgours
ESPAGNE
SERBIE TURQUIE
CHYPRE Kurdes
AFGHANISTAN
ALGÉRIE
LIBYE Facteurs
ISRAËL SYRIE de déstabilisation
MAROC ÉGYPTE
IRAK État ou territoire
IRAN en guerre
SOUDAN QATAR Conflit larvé
ARABIE
SÉNÉGAL SAOUDITE Intervention militaire turque
YÉMEN
directe
À l’intersection de divers ensembles indirecte
SOMALIE
Contexte historico-confessionnel Rétention de réfugiés
Extension maximale de l’Empire à la suite de l’accord
turco-européen
ottoman (fin XVIIe siècle)
Entités politiques Puissances régionales voisines Tensions bilatérales
Monde sunnite avec la Turquie en raison...
OTAN Russie Union européenne
Monde turcophone ... de la question kurde
Importante diaspora turque Conseil de l’Europe Ex-URSS Iran et ses alliés ... du mouvement Gülen
Libye (lire l’article de Jean Michel Morel page 43) En 2023, la Turquie ne cherche plus à ama- à l’armée ukrainienne, ce qui a le don d’irriter
ou dans le Haut-Karabakh. Comme le relève douer ses voisins ou les grandes puissances. Moscou qui n’accepte pas non plus la stratégie
Vicken Cheterian, chargé de cours au Glo- Qu’il s’agisse de l’Europe, avec la question de turque de lui disputer la suprématie navale en
bal Studies Institute à l’université de Genève, la gestion des migrants (lire « La Turquie atten- mer Noire. Mais, dans le même temps, la Tur-
« la Russie et la Turquie ont joué un jeu com- dra » page 4) ; de la Grèce, avec le bras de fer quie refuse de se joindre aux sanctions occi-
plexe en Syrie et en Libye : être des rivaux et des autour de l’exploitation des gisements gaziers dentales contre la Russie, ce qui exaspère au
concurrents géopolitiques, soutenir les camps en Méditerranée ; de l’Arménie avec le diffé- plus haut point les États-Unis. Et pour conten-
opposés de conflits violents, tout en collaborant rend mémoriel et la situation dans le Haut-Ka- ter ces derniers, Ankara, outre les livraisons
simultanément au niveau tactique pour exclure rabakh ; de la Russie, avec le positionnement d’armes aux Ukrainiens, empêche les navires
l’influence occidentale et se diviser les zones turc en Syrie et en Libye, Ankara appuie systé- russes en Méditerranée de franchir les Détroits
d’influence. Cette même rivalité géopolitique matiquement sur les points de friction et n’en- (Bosphore et Dardanelles) pour rejoindre les
doublée d’une collaboration tactique entre la tend suivre comme stratégie, fût-elle conflic- eaux de la mer Noire tout en multipliant les
Russie et la Turquie s’est invitée pendant et après tuelle, que celle qui lui paraît la plus favorable efforts afin que les céréales ukrainiennes
la seconde guerre du Karabakh [27 septembre à ses intérêts. La guerre en Ukraine provoquée puissent être exportées par voie maritime. Iné-
2020-10 novembre 2020] (6) ». L’universitaire par l’agression russe de février 2022 illustre dit, cet équilibrisme pourra-t-il durer ?
cite aussi les divers néologismes forgés pour bien ce positionnement qui marie bellicisme, Akram Belkaïd
qualifier cette attitude duale faite de collabo- pragmatisme tactique et intérêts bien gardés.
ration et d’opposition : « coopétition », « coopé- Vis-à-vis de Kiev, Ankara dénonce l’annexion (6) Vicken Cheterian, « Relations Russie-Turquie : le
prisme du Haut-Karabakh », Confluences Méditerranée,
ration conflictuelle » ou « frennemis ». de la Crimée et livre des drones Bayraktar TB2 n° 124, Paris, printemps 2023.
3
© JORIS VAN GENNIP / LAIF-REA
La vie quotidienne des Turcs n’a que peu à voir avec un long fleuve tranquille.
Bras de fer politiques incessants, répression des oppositions et des voix singulières,
violences à l’encontre des minorités, poids de la tradition patriarcale et de la religion :
la somme des contraintes conflictuelles est impressionnante. Mais, dans le même temps,
le pays, riche de sa culture et de son passé plusieurs fois millénaire, déborde de vitalité
et de créativité grâce à ses écrivains, ses artistes et sa jeunesse.
L
PAR SÜMBÜL KAYA * a tentative de coup d’État du 15 juillet taires sur la société. La Constitution mise en
2016 en Turquie rappelle à quel point place par la junte en 1982 élargit et renforça
l’armée demeure un acteur de poids sus- les prérogatives du Conseil de sécurité natio-
ceptible de bouleverser l’équilibre des forces nale ; les orientations de cet organe dominé
politiques dans le pays. Cette institution, fon- par les militaires s’imposèrent aux gouverne-
dée en 1923 et lointaine héritière de la moder- ments civils. L’une des conséquences du coup
nisation des forces ottomanes en 1826, consti- d’État de 1980 fut aussi une large diffusion
tue une puissance militaire majeure. Avec d’un mode de pensée militariste et sécuritaire
425 000 militaires actifs (auxquels s’ajoutent au sein des élites politiques turques. Dispo-
200 000 réservistes et 150 000 paramili- sant de plusieurs relais, institutionnels mais
taires), elle se classe au onzième rang mondial aussi informels, les militaires purent agir à
en 2023 (1) et représente, derrière celle des leur guise pour influer, de manière plus sub-
États-Unis, la deuxième au sein de l’Organi- tile que par un coup d’État, sur la vie politique.
sation du traité de l’Atlantique nord (OTAN), Ce fut le cas en juin 1997 avec la chute du gou-
dont elle demeure un pivot essentiel après avoir vernement du premier ministre Necmettin
longtemps été qualifiée de « première ligne Erbakan, une figure de la mouvance islamiste
de défense » face à l’ex-URSS et à ses alliés du turque, poussé à la démission un an à peine
pacte de Varsovie (lire l’article de Didier Bil- après son arrivée au pouvoir.
lion page 37). Ses troupes interviennent en
tant que force de maintien de la paix dans plu- Érosion d’influence
sieurs pays (Afghanistan, Somalie, Kosovo…), C’est en tirant les leçons de cet épisode que
mais stationnent aussi dans la partie nord de M. Recep Tayyip Erdoğan a fait scission avec
Chypre. Et plusieurs de ses unités sont rompues le parti de M. Erbakan et créé sa propre for-
au combat du fait des opérations menées contre mation, le Parti de la justice et du développe-
la guérilla kurde depuis 1984. Enfin, et le fait ment (AKP). Il a réussi à éviter une confronta-
est moins connu, l’armée tion directe avec l’armée grâce à une stratégie
L’institution militaire a toujours turque, dont les dépenses d’endiguement. Le pouvoir politique de celle-ci
joué un rôle central dans ont atteint 15,5 milliards a été limité par des réformes juridiques et ins-
la vie politique, se jugeant garante de dollars selon la Banque titutionnelles. Dès 2003, en s’appuyant sur les
du legs de Mustafa Kemal Atatürk mondiale en 2021 (soit plus négociations d’adhésion à l’Union européenne,
de 2,1 % du produit inté- M. Erdoğan a peu à peu imposé une démilita-
rieur brut), représente aussi un acteur écono- risation des institutions civiles et un contrôle
mique de poids grâce à son industrie de défense accru du gouvernement sur les questions de
et à ses diverses entités financières (fonds de défense. Au nom de la nécessaire convergence
pension, banques, fondations, etc.). avec les normes européennes, les militaires
Établie sur ces deux piliers, militaire et éco- ont perdu le droit d’imposer leurs décisions au
nomique, l’armée turque a toujours joué un conseil des ministres et d’intervenir dans l’éla-
rôle central dans la vie politique, se jugeant
garante du legs de Mustafa Kemal Atatürk,
(1) Source : www.globalfirepower.com
notamment en matière de laïcité et de défense
(2) Ahmet İnsel, « “Cet État n’est pas sans propriétaires !”
Forces prétoriennes et autoritarisme en Turquie », dans
Olivier Dabène, Vincent Geisser et Gilles Massardier (sous
* Chercheuse à l’Institut de recherche stratégique de L’École la dir. de), Autoritarismes démocratiques et démocraties
militaire (Irsem). autoritaires au XXe siècle, La Découverte, Paris, 2008.
le pronunciamento de 1980, pendant lequel sident de la République et le premier ministre Alex Webb ///// Près de la place
Taksim, Istanbul, 2001
les gens étaient restés confinés plusieurs peuvent donner des ordres directs aux chefs
jours chez eux. La police, dont les effectifs de troupe et leur demander des informations.
ont augmenté depuis l’arrivée au pouvoir La chaîne de commandement est donc boule-
de l’AKP, a joué elle aussi un rôle impor- versée puisqu’un ordre pourra être exécuté
tant en s’opposant, armes à la main, aux sans l’aval du chef d’état-major. La refonte
mutins. En outre, de nombreux conscrits s’est poursuivie avec la fermeture des écoles
mobilisés par les putschistes ont rechigné à militaires, la non-affectation des élèves offi-
poursuivre leur action quand ils ont réalisé ciers qui venaient de terminer leur formation
qu’ils n’étaient pas engagés dans une opéra- et la création d’une nouvelle université de la
tion antiterroriste, comme on le leur avait défense nationale.
laissé croire, mais dans le renversement du Cette reprise en main énergique par
pouvoir. Enfin, la classe politique, y compris M. Erdoğan et les aménagements struc-
l’opposition kémaliste, d’extrême droite ou turels ne vont pas sans susciter quelques
prokurde, s’est ralliée sans hésiter au gou- inquiétudes. Ainsi, même si elle a dénoncé
vernement de l’AKP. le coup d’État, la droite kémaliste a accusé le
président turc d’émousser volontairement
Un décret-loi de 91 pages l’armée au risque de l’exposer à des défaites
Dans les mois qui ont suivi le putsch, près sur le terrain en Syrie. Quant au comporte-
de 9 000 fonctionnaires de défense, dont ment futur des officiers kémalistes, il est lui
1 099 officiers (149 généraux et amiraux), ont aussi en question. S’ils ont refusé de soute-
été arrêtés. Un décret-loi de 91 pages adopté nir le coup d’État, difficile d’imaginer qu’ils
dès le 30 juillet 2016 a modifié la structure acceptent sans ciller une mainmise défini-
de l’institution militaire, les forces armées tive du pouvoir politique islamo-conserva-
étant désormais rattachées au ministère de teur sur leur institution.
la défense et non plus à l’état-major. Le pré- Sümbül Kaya
«N
PAR AZIZ OGUZ * e fermez pas la porte du bureau. » porte. Souriant et ouvert, M. Attila Sen semble
M me
Mari Nalcı a le regard toutefois aussi intransigeant qu’un gardien de
méfiant. Avec ses vêtements prison : sans rendez-vous, impossible d’entrer.
sombres et stricts, la directrice de l’école Tar- « Il n’y a jamais eu de problème, mais certains
manças, en poste depuis vingt-cinq ans, a des habitants du quartier voient l’école d’un mau-
allures de « dame de fer ». « Pourquoi vous inté- vais œil. Heureusement, leurs préjugés dispa-
ressez-vous à ce sujet ? », interroge-t-elle. Les raissent dès qu’ils nous rencontrent. »
Arméniens de Turquie sont prudents, surtout L’établissement se situe à Ortaköy, près
lorsqu’on aborde la question des écoles. « Le du pont sur le Bosphore qui relie les deux
problème de la sécurité des établissements sco- rives d’Istanbul. C’était l’un des quartiers
laires a pris une grande importance, en parti- les plus cosmopolites de l’ancienne capitale
de l’Empire ottoman : de nombreux Juifs,
* À l’époque où il a signé cet article, l’auteur, lauréat du concours Grecs et Arméniens y vivaient. En plus des
étudiants Le Monde diplomatique 2012, étudiait le journalisme à
l’université de Tours. Il est aujourd’hui vidéojournaliste. deux mosquées, on y trouve quatre églises
Des écoles sous tutelle Aujourd’hui encore, Midnight Express colle à la réputation d’un pays qui n’a eu de
cesse de mettre en avant sa modernisation, pour ne pas dire son européanisation. À
La République turque, fondée en 1923, n’a
sa sortie, et durant plus d’une décennie, les autorités d’Ankara – bien qu’étant peu
pas remis en cause l’existence de ces institu-
exemptes de reproches en matière de respect des droits humains – accusent le film
tions communautaires, préférant instaurer
d’exagération et de racisme. À juste titre. Ainsi, cette tirade de Hayes alors que sa
un système hybride : l’État les a placées sous
peine d’emprisonnement vient d’être aggravée : « For a nation of pigs, it's funny you
tutelle, mais sans les rendre publiques. Il a
don't eat them. F*** it, give me the sentence. Jesus forgave the bastards, but I can’t. I
imposé à chaque école un directeur adjoint
hate you. I hate your nation. I hate your people. And I f*** your sons and daughters…
turc, nommé par le ministère de l’éducation
cause you're all pigs (1) » (« Pour une nation de porcs, il est amusant que vous n’en
nationale. Des professeurs rémunérés par
mangiez pas. M****, condamnez-moi. Jésus a pardonné aux salauds mais je ne peux
l’État assurent des cours de culture turque
pas. Je vous déteste. Je déteste votre nation. Je déteste votre peuple. Je b**** vos
(langue, histoire et géographie), les autres
fils et vos filles… car vous êtes tous des porcs »).
matières étant enseignées en arménien par
des professeurs payés par les établissements En décembre 2004, Stone, en visite à Istanbul pour la promotion de son film
eux-mêmes. Alexandre, concédera de molles excuses, assurant avoir été « mal compris » et en
En 1974, année de l’intervention militaire reconnaissant avoir « surdramatisé » le scénario de Midnight Express. Il regrettera
turque à Chypre, des mesures ont été prises aussi que « beaucoup de cœurs aient été brisés en Turquie » à sa sortie (2). Hayes sera
contre les communautés chrétiennes. « Aupa- moins ambigu : « Tous les Turcs dans le film, dont le scénario a été écrit par Oliver Stone
ravant, l’État subventionnait ces écoles, même en se basant sur mon livre, sont sans exception mauvais. Ce n’est pas vrai (…) Je suis
de manière très faible, en vertu du traité de Lau- content par ailleurs d’avoir purgé une peine en Turquie plutôt qu’aux États-Unis où les
sanne. Mais, depuis 1974, il ne verse plus aucune conditions carcérales sont pires (3). » À l’inverse, le réalisateur Alan Parker clamera
aide. Il ne nous fait pas confiance », regrette jusqu’à sa mort en 2020 sa « fierté » d’avoir réalisé ce film. Longtemps interdit par
M. Paylan. Les écoles sont donc liées à des les autorités, Midnight Express a été diffusé pour la première fois en Turquie en 1993.
fondations. Si celles-ci ont un patrimoine, les
Zeynep Tekkin,
rentes dégagées leur permettent de se financer journaliste.
et de rémunérer les enseignants ; sinon, elles
ne peuvent compter que sur la charité de leur
(1) Script et dialogues du film, www.dailyscript.com
communauté. Les parents ne règlent pas une (2) L’Obs, Paris, 20 décembre 2004.
somme annuelle ou mensuelle pour la scolari- (3) L’Orient-Le Jour, 24 juin 1999.
sation de leurs enfants. S’ils sont sollicités, ☛
La Turquie abonde de vestiges archéologiques et artistiques poterie et du tissage, un outillage complet, est l’aboutisse-
ment d’une urbanisation lente, commencée au VIIIe mil-
exceptionnellement divers, produits de son histoire
lénaire avant J.-C. Hadjilar ou des lieux comparables ne
plurimillénaire. Des Hittites aux Ottomans en passant par sont pourtant encore que des villages, avec des maisons
les Grecs, les Perses et les Seldjoukides, tour d’horizon de briques crues, parfois posées sur des soubassements
d’un patrimoine dont les racines remontent aux époques de pierres et recouvertes d’enduit de plâtre.
Si Kültepe (la Kanesh hittite) n’a pas autant de pres-
les plus reculées de la civilisation.
tige, c’est cependant, devant des trous informes, aux
C
dizaines de milliers de tablettes en cunéiforme qu’il faut
’est un privilège de la Turquie que de posséder les penser. Antérieure aux Assyriens, elle les accueillit et
plus anciennes traces de la civilisation et de conser- leur permit d’y établir un quartier commercial (kâroun).
ver une suite ininterrompue d’œuvres architec- Située dans un site ravissant, Hattousha (Boğazköy), capi-
turales, produits de peuples différents, et échelonnées, tale des Hittites, a livré, comme Alacahöyük, une partie du
presque sans solution de continuité, entre la préhistoire matériel conservé au Musée hittite d’Ankara et des témoi-
et l’époque contemporaine. gnages sur les divers peuples minoritaires de l’Anatolie,
Bien qu’il y ait des facteurs communs aux arts de l’Ana- en particulier sur les Hourrites et sur les Indo-Européens,
tolie et du Bosphore, facteurs géographiques, climatiques installés, ici et là, au IIe millénaire. C’est d’Indo-Européens
et sans doute historiques, nul sol ne présente peut-être que relèvent au moins les dernières villes de Troie, elles
une telle diversité d’œuvres : quoi de commun entre un aussi bien ingrates : Troie VI (1850-1280), tournée entière-
étendard hittite, un temple grec, un ment vers le monde mycénien, et Troie
caravansérail seldjoukide, une grande VII (1280-1240), qui donne l’impression
mosquée ottomane et le tombeau Les fouilles à Sardes d’avoir été brûlée et pillée, ce qui prou-
d’Atatürk ? Quoi de commun entre des confirmèrent verait qu’elle est bien l’Ilion d’Homère.
civilisations mortes, que l’archéologue la légendaire richesse La ruine consécutive aux invasions
s’efforce à sortir de l’oubli, et celle, déjà barbares du XIIe siècle prend fi n vers
de Crésus, le dernier
presque millénaire, de l’islam, dont le l’an 900, quand se fonde, aux confi ns
souverain des Lydiens
peuple vit encore ? de la Turquie et de la Transcauca-
La visite des grands sites archéo- sie soviétique, le royaume d’Urartu
logiques est parfois austère pour le non-spécialiste. À (fouilles d’Altıntepe, Érébouni, etc.) et, au sud-est, les
Çatal Höyük (Anatolie centrale) cependant, il ne peut petits États néohittites. C’est pourtant alors vers les
manquer d’être saisi d’émotion en songeant qu’il se Phrygiens et vers les Lydiens qu’il faut tourner ses
trouve devant la plus ancienne ville du monde (vers regards. La capitale des premiers a été retrouvée à
6 500 avant Jésus-Christ). Gordion et a montré l’habileté de leurs bronziers et de
Certes, la terre montre encore bien des tumulus qui n’ont leurs ivoiriers. À Yazılıkaya, un monument fut élevé
pas été fouillés, mais jusqu’alors il n’a été trouvé nulle part par eux à la gloire du roi Midas. Celle des seconds fut
une cité plus ancienne : il s’en faut encore de dix-huit siècles Sardes, dont les fouilles confirmèrent la légendaire
pour que naisse la première ville égyptienne ! richesse de son souverain, Crésus. Ultime manifes-
Cette métropole, qui nous révèle une religion riche et tation de leur puissance, Telmessos offre, dans un
complexe, la domestication des animaux, l’invention de la paysage superbe de montagnes et de mer, ses falaises
trouées de tombes.
* Historien (1925-2009), spécialiste en turcologie et en art de Crésus vaincu par les Perses, c’est la rencontre de l’Iran
l’islam. Auteur de nombreux ouvrages, dont Histoire des Turcs, et du monde méditerranéen. Que de fois, au cours des
Fayard, Paris, 2000. siècles, cette rencontre ne s’est-elle pas affi rmée sur le sol
A
PAR TIMOUR MUHIDINE u cours de son histoire, la place Tak- mas, bars et boîtes de nuit. Les jeunes com-
sim à Istanbul, lieu de rassemblement posent l’essentiel de la foule qui s’y presse, et
politique majeur, a toujours présenté parmi eux circulent aussi les « apaches », ces
le tableau des contradictions et des aspira- adolescents de banlieue aux tenues voyantes
tions du pays. C’est ce que traduisent son style et aux coiffures insolites, dont la présence
semi-moderniste et sa topographie, créés par reste tout juste tolérée.
l’urbaniste français Henri Prost et approuvés
en 1938 par Mustafa Kemal Atatürk. Un lien
(1) Cette nouvelle figure dans l’anthologie Écrivains de
symbolique unit ce lieu à la République, qui Turquie. Sur les rives du soleil, Galaade, Paris, 2013.
La rumba La Chapulita
Les tweets, les graf f itis et la musique
ont été les moyens d’expression privilé-
giés des jours de révolte. Les chansons
et les gags des chapullers – M. Erdoğan
ayant traité les manifestants de çapulcu,
ce qui signifie « pillards » ou « vandales »,
le terme a été repris et anglicisé par les
intéressés – résonneront longtemps dans
les mémoires, de même que la (presque)
rumba La Chapulita, de Müge Zeren. S’ils
ne furent pas les acteurs principaux de
ce mouvement qui a réuni avant tout des
étudiants, des ouvriers, des employés, des
syndicalistes et des chômeurs, les intellec-
tuels et les écrivains ont quant à eux pris
la parole, et largement : des jeunes, telles
l’écrivaine et journaliste Ece Temelk-
uran, ou la romancière Sema Kaygusuz
avec Ce lieu sur ton visage et La Chute des
prières (Actes Sud, Arles, 2013 et 2009).
Ce fut le cas aussi des hommes de lettres
qui en général ne s’expriment pas sur
l’actualité, comme Yiğit Bener, l’auteur
D
’« invités », les 3,6 millions de réfu- que les Syriens allaient s’en aller. Et puis
PAR ARIANE BONZON
giés syriens (1) – d’après les estima- nous nous sommes rendu compte que nous
tions officielles – sont devenus des avions été trompés par le pouvoir poli-
indésirables. Selon une enquête de 2020 tique et que les Syriens étaient là pour res-
du German Institute for International and ter. C’est ce qui a provoqué des heurts avec
Security Affairs, 60 % des Turcs pensaient eux », raconte Ismail Saymaz, journaliste
que leur pays avait fait de son mieux pour au quotidien Hürriyet.
L
triotes réfugiés auraient même défi nitive- e Turc qui a quitté son pays et vit en exil est un gurbetçi, un expatrié. Et cela quelles
ment abandonné l’idée d’un retour. que soient les raisons de son arrachement à la mère patrie : économiques, comme
dans les années 1960-1970 quand un fort mouvement d’émigration poussa des centaines
(1) Lire Hana Jaber, « Qui accueille vraiment les réfu-
giés ? », Le Monde diplomatique, octobre 2015. de milliers d’Anatoliens à s’installer en Allemagne de l’Ouest. Ou politiques, comme après
(2) Suat Kınıklıoğlu, « Syrian refugees in Turkey : Chan-
le coup d’État de 1980. Le terme de gurbetçi englobe aussi les nouvelles générations nées
ging attitudes and fortunes », German Institute for Inter- sur un sol étranger mais qui n’en demeurent pas moins considérées comme turques, vivant
nal and Security Affairs (SWP), 21 février 2020.
certes dans leur gurbet (lieu de l’exil) mais ayant conservé l’amour et la nostalji (« nos-
(3) Didem Daniş, « De la “porte ouverte” aux menaces
d’expulsion : la présence syrienne en Turquie », Migra- talgie ») du pays de leurs aïeux.
tions Société, no 177, Paris, 2019.
Podcasts
Sultan
M. Recep Tayyip Erdoğan est impulsif, autoritaire, pragmatique et capable de toutes les audaces pour
perpétuer son règne à la tête de la Turquie. Claude Guibal, grand reporter chez Radio France, retrace
minutieusement l’itinéraire de cet animal politique.
« Erdogan, la tentation de l’empire », Radio France, 6 épisodes (de 36 à 53 minutes), 2023.
Traité de Lausanne
En 1923, le traité de Lausanne donne naissance à la Turquie moderne et anéantit dans le même élan les
aspirations d'indépendance des communautés kurde et arménienne. La Radio télévision suisse (RTS)
dissèque cette page d’histoire.
« Traité de Lausanne – Il y a cent ans, entre revanche et abandon », RTS, 5 épisodes (30 minutes), 2023.
Collège de France
Pendant cinq ans, Edhem Eldem, historien, titulaire de la chaire d’histoire turque et ottomane, a
donné un cours retraçant les mutations de l’Empire ottoman face à l’Occident entre la fin du
XVIII e siècle et le début du XX e, une période qui voit émerger la Turquie moderne dans
d’innombrables soubresauts.
« L'Empire ottoman et la Turquie face à l'Occident », sur toutes les plates-formes, 5 saisons de 6 cours
(1 heure 30), 2018 à 2023.
U
PAR PIERRE PUCHOT * n soir d’hiver, dans un petit théâtre libres d’aborder tous les sujets qui nous inté-
privé d’Istanbul. La salle de cent ressent ! » À l’inverse, les metteurs en scène
soixante places est presque comble. qui postulent pour les théâtres municipaux
Seule sur une scène qui figure un apparte- doivent faire viser la pièce par les autorités
ment d’étudiante, une comédienne arpente de la ville.
les planches, à peine vêtue d’un long tee-shirt Pour Onur Senay comme pour tant
rouge qui lui tombe à mi-cuisse. Lorsque sa d’autres, le théâtre fait office de refuge relati-
colocataire passe la porte, elle lui apprend vement au secteur de l’audiovisuel qui a subi
qu’elle « vient de se faire virer » par son patron. de plein fouet le raidissement du gouverne-
L’étudiante proteste. « Encore ? » « Eh quoi, tu ment turc. Une loi de juillet 2004 encadre les
voulais que j’attende tranquillement qu’il éja- scénarios des films et des séries télévisées.
cule pour garder mon poste ? », répond l’autre. Nul ne peut par exemple tourner en dérision
Pour se venger des hommes qui les mal- la nation ou l’armée turques, qui devront tou-
traitent et des humiliations qu’elles subissent, jours être présentées de manière favorable.
les deux étudiantes mijotent alors un plan dia- Un texte de plus en plus utilisé par le pou-
bolique : se faire livrer une pizza et violer le voir, explique la syndicaliste Sinem Derya
livreur, qui paiera pour tous les autres. Cetinkaya, prise en étau entre cette menace
Comédie ampoulée mais efficace, Paket ser- permanence de censure et l’extrême précari-
vis (« livraison à domicile ») fait son petit effet sation du secteur. L’un des combats du syndi-
sur un auditoire majoritairement issu de la cat qu’elle a fondé en 2014, au lendemain des
classe moyenne turque, qui a payé sa place manifestations pour le parc Gezi d’Istanbul
4 euros. Du théâtre de boulevard qui fait (lire l’article d’Alain Gresh page 28), est l’ins-
mouche. Avec quelles limites ? « On essaie tauration d’une véritable « journée de tra-
d’aborder tous les sujets de la vie quoti- vail ». En l’absence de tout système de contrôle
dienne, comme la place des femmes dans la ou d’intermittence, leurs journées n’ont pas
société turque, sans toute- de fin. « On peut tourner deux, trois séries en
« Lorsqu’on va en Anatolie ou fois heurter les spectateurs même temps, travailler dix-huit heures de
dans des endroits plus conservateurs, avec un habit inapproprié, suite, trois semaines durant, témoigne l’un
peut-être que les acteurs explique Onur Senay, à la d’eux. Et si on proteste, on dégage ! » L’envers
se couvrent un petit peu plus » fois directeur, comédien du décor des séries à succès diffusées à tra-
et metteur en scène. Lors- vers tout le monde arabo-musulman.
qu’on va en Anatolie ou dans des endroits plus
conservateurs, peut-être que les acteurs se Producteur-vedette et poète à ses heures
couvrent un petit peu plus. Mais le texte reste À l’autre bout de la chaîne de production,
le même. » Onur Ünlü accumule les problèmes. Pro-
Le théâtre KATS Sahne a ouvert ses portes ducteur-vedette du pays, poète à ses heures
en 2017 à Gayrettepe, à quelques stations dans les années 1990, il a développé pour
de métro de la place Taksim. Propriétaire la télévision publique TRT une série qui a
des murs, Onur Senay y reçoit les specta- marqué toute une génération : de février
teurs avec sa femme et leur fils, qui débute 2011 à juin 2013, Leyla ile Mecnun (« Leila et
au théâtre dans le rôle du livreur de piz- Mejnoun », prénoms d’un très célèbre conte
poétique de l’Arabie préislamique) attire
* Journaliste. un à deux millions de téléspectateurs à ☛
D ans la nuit du 15 au 16 juillet 2016, une tentative de putsch fait vaciller le pouvoir de M. Recep
Tayyip Erdoğan. Dès le lendemain, le gouvernement turc engage une purge sans précédent
voir pour sauver le parc Gezi. En repré-
sailles, la série disparaît immédiatement
au sein de la société, qui frappe en particulier les milieux médiatiques et intellectuels, et toute des écrans. Quatre ans plus tard, le produc-
personne suspectée de sympathie envers le mouvement du prédicateur Fethullah Gülen (lire teur refuse d’accabler le sort et le contexte
« L’Europe un refuge pour les gülenistes » page 66). Arrestations, exclusions de l’administration, de politique : « On fait les choses qu’on veut,
l’armée et des services de sécurité, harcèlement judiciaire : dans les mois et années qui suivent et si on ne passe pas la censure, tant pis ! »,
le coup d’État manqué, plus de cinquante mille personnes seront arrêtées, et plus de cent mille tonne-t-il. Plusieurs de ses acteurs, dont
employés du secteur public perdront leur travail. L’écrivain et ancien rédacteur en chef de l’in- les héros de Leyla ile Mecnun, se sont réfu-
fluent quotidien Milliyet (« La Nation »), Ahmet Altan, fait les frais de cette vague de répression. giés dans le théâtre, un art qui, en Turquie,
Le 10 septembre 2016, il est jeté en prison. Jugé pour « terrorisme » et « tentative de renversement puise ses sources dans diverses traditions
du gouvernement par un coup d’État », il est condamné à la perpétuité en 2018. Incarcéré dans le – folklorique, populaire, occidentale – et
complexe de haute sécurité de Silivri, à la périphérie d’Istanbul, il continue d’écrire des livres. Il intéresse toutes les classes sociales (1).
sera finalement libéré en 2021. Cet extrait de l’un de ses ouvrages relate son arrivée en prison (1).
« Le soir, on monte des pièces »
« Devant nous, un long couloir s’enfonçait sous la terre.
Au lendemain du coup d’État manqué de
Au pied du mur s’entassaient des sacs de nylon et de bagages personnels, comme après un nau- juillet 2016 (lire l’article de Sümbül Kaya
frage on verrait sur la plage les affaires éparses des malheureux perdus en mer. page 64), la metteuse en scène Sinem Özlek
Les policiers m’ont enlevé ma montre, mes papiers, mes lacets, le fil qui servait de ceinture à a été renvoyée du théâtre municipal qui
mon pantalon. l’employait sans qu’elle en comprenne la
raison. Elle se bat depuis pour faire avancer
Dans ces ténèbres refoulées loin sous terre, hors du cœur de la vie, comme on jette la queue
ses projets. « Peu de monde vit du théâtre,
d’un fruit ou ses morceaux abîmés, chaque mouvement, chaque mot nous éloignaient un peu plus
explique-t-elle. On bricole, on fait des tra-
du monde des “vivants”.
ductions, on corrige des scripts de série… et
J’ai suivi un policier dans le couloir, mes chaussures sans lacets raclant le sol. le soir, on monte des pièces. » C’est la pas-
sion qui la porte pour, entre autres, adap-
Il a ouvert une porte métallique.
ter le roman de Sabahattin Ali La Madone
Nous étions maintenant dans un couloir étroit, dont la chaleur, étouffante, vous saisissait comme au manteau de fourrure (Le Serpent à
un fauve entre ses griffes. plumes, 2007) : l’histoire d’un jeune
Tout le long du couloir s’alignaient des cellules fermées par d’épais barreaux de fer. homme qui, dans les années 1920, quitte
la Turquie pour Berlin, où il rencontre une
Des gens y étaient entassés les uns sur les autres.
artiste juive. Cet éloge de l’altérité résonne
Ils couchaient par terre. comme un défi au pouvoir, qui cherche à
figer l’identité nationale dans un passé
La barbe mal rasée, les yeux gourds, les pieds nus, le corps en nage, ils semblaient ne plus vou-
mythifié en convoquant le passé ottoman
loir former qu’une seule masse, énorme et immobile, où toute frontière entre les existences indivi-
comme un âge d’or.
duelles s’était résorbée dans la compression des chairs.
« Oui, le théâtre contemporain turc existe »,
Leurs regards étaient pleins d’inquiétude et de curiosité mêlées. s’enthousiasme M me Leman Yılmaz, direc-
Le policier m’a fait entrer dans une cellule et il a verrouillé la porte derrière moi. trice du Festival de théâtre d’Istanbul, qui
attire nombre de troupes stambouliotes. Il
J’ai enlevé mes chaussures et je me suis posé là comme les autres. Dans cette cellule minuscule est même plus vivace que jamais : la ville
et bondée, la place au sol manquait pour se tenir debout. compte 259 théâtres. M me Yılmaz travaille
En l’espace de quelques heures, j’avais remonté cinq siècles d’histoire ; j’étais arrivé au Moyen notamment avec Galata Perform, une struc-
Âge, dans les geôles de l’Inquisition. » ture logée dans un lieu exigu situé à ☛
Bibliographie
JEAN-FRANÇOIS PÉROUSE, Istanbul planète. La ville-monde KENAN GÖRGÜN, Rebellion Park, Vents d’ailleurs,
La Roque-d’Anthéron, 2014.
au XXIe siècle, La Découverte, Paris, 2017.
Comment l’occupation du parc Gezi devient-elle
L’auteur, membre de l’Institut français d’études
en quelques jours un soulèvement ?
anatoliennes, se propose de sortir des lieux
L’un de ses acteurs, turc et étranger tout
communs pour prendre la mesure
à la fois, puisqu’il est un émigré de retour au
de « l’organisme urbain monstrueux » qu’est
pays, raconte. Pas de pure analyse politique,
devenue la principale métropole du bassin
mais un cheminement enrichi chaque jour
méditerranéen. Une ville choyée par le pouvoir de rencontres, d’expériences, d’affrontements
et promue au rang de laboratoire qui mènent l’auteur à se radicaliser contre
de la « Nouvelle Turquie ». un système liberticide.
ÖZGE SAMANCI, Nager à contre-courant, LAURE MARCHAND ET GUILLAUME PERRIER, La Turquie
Éditions du Faubourg, Paris, 2022. et le fantôme arménien, Actes Sud, Arles, 2013.
La bédéaste a grandi sur les bords de la mer Deux journalistes français conduisent une vaste
Égée en Turquie. Dans ce pays déchiré entre enquête de terrain sur la mémoire du premier
laïcité et fondamentalisme, elle tente d’écouter génocide du XXe siècle dans la Turquie
sa petite voix intérieure malgré les pesanteurs d’aujourd’hui. Se dessine le portrait d’un pays
sociales et familiales : deviendra-t-elle actrice, malade de son négationnisme, même si
ou plongeuse comme Jacques-Yves Cousteau ? des Turcs se battent courageusement contre
Un roman graphique d’émancipation. l’idéologie officielle.
P our ses soutiens, M. Recep Tayyip Erdoğan est le « reis », autrement dit le « chef ». enclenchée par le gouvernement de M. Recep
Proche de l’arabe raïs, qui a la même signification et dont l’étymologie vient de « tête », Tayyip Erdoğan a frappé de manière mas-
ce terme désigne par extension le président de la République. Il n’est pas nouveau en sive et aveugle les milieux progressistes :
Turquie, ayant été utilisé pour honorer les officiers et dignitaires de l’Empire ottoman. universitaires, journalistes, artistes, ensei-
De même, les capitaines corsaires fidèles à la Sublime Porte en étaient aussi parés, à gnants, avocats, syndicalistes, parlemen-
l’exemple du célèbre Turgut Reis (1485-1565), grand navigateur et amiral ottoman sur- taires du Parti démocratique des peuples
nommé aussi « l’Épée dégainée de l’islam » et connu en Occident sous le nom de Dragut. (HDP, prokurde) depuis la tentative du coup
d’État de 2016. L’organisation non gouver-
nementale (ONG) Turkey Purge évalue leur
nombre à 80 000. La construction de nou-
velles prisons géantes pour les opposants bat
son plein. Fin 2022, 131 avaient été mises en
chaque semaine, des révélations, des reportages, chantier, et 100 autres sont planifiées dont
des analyses politiques, un grand entretien un complexe à Bursa, au nord-ouest, destiné
à accueillir 15 000 détenus (2).
C’est dans ce contexte qu’est lancée en
2020 sur les réseaux sociaux la campagne
#FreeNudemDurak, dont l’écrivaine et
cinéaste Carmen Castillo, militante contre
la dictature chilienne dans les années 1970,
devient la marraine. Parmi les nombreuses
voix qui s’élèvent pour la chanteuse empri-
sonnée – Angela Davis, Ken Loach, Noam
Chomsky, Pinar Selek, Aslı Erdoğan –, on
trouve aussi celle de l’ancien bassiste de
Pink Floyd, Roger Waters, qui fut l’une des
# 1772
tous
24-30
AOÛT
2023
3,90 €
les numéros
(2) Lire Ariane Bonzon, « “Tu me prives de ma liberté, tu
ne me priveras pas de ma mort” », Le Monde diplomatique,
octobre 2021.
impôts
Comment macron
et hors-séries (3) Le « tribunal Russel sur la Palestine » (TRP), qui tire son
organise
la faillite
de l’etat
PARCOURS
D’EXIL sont disponibles nom du Prix Nobel de littérature Bertrand Russell, est un
tribunal international d’initiative citoyenne fondé en 2009
sur Politis.fr
«L’allemagne,
MEILLEUR PAYS afin de sensibiliser les opinions publiques à l’inaction de la
d’accueil»
communauté mondiale face aux violations israéliennes du
droit international.
Sardanapales
et figée. Mon héritage spirituel,
c’est la science et la raison (…).
de Constantinople
Tout dans ce monde évolue
rapidement. La conception
du bonheur et du malheur
se modifie, au fil du temps, chez
« L’Alcoran dit qu’il est permis d’épouser les peuples et les individus.
quatre femmes à la fois : donc les merciers et Affirmer, dans ce contexte,
que l’on a su inventer
les drapiers de Constantinople ont chacun quatre des recettes éternellement
femmes, comme s’il était aisé de les avoir et valables équivaudrait à renier
de les garder. Quelques personnages considérables ont l’incessante évolution des idées
et de la science. (…) Nul n’ignore
des sérails : de là on conclut que tous les musulmans sont ce que j’ai essayé de faire, ce que
autant de Sardanapales : c’est ainsi qu’on juge de tout. » je me suis efforcé de réussir
Source : Voltaire, Des mensonges imprimés et du Testament politique du cardinal Richelieu, pour le bien de la nation turque.
dans Œuvres de Voltaire, tome vingt-quatrième, Stoupe, Paris, 1792. Ceux qui, après moi, voudront
avancer dans mon sillage, sans
Anıtkabir
jamais s’éloigner de la raison et
de la science, deviendront mes
héritiers spirituels. »
Issu du testament rédigé par
Atatürk, deux mois avant
Nom de la « sépulture monumentale » où repose depuis 1952
de mourir d’épuisement et
le corps embaumé de Mustafa Kemal Atatürk, décédé en 1938. de maladie, le 10 novembre 1938.
L’immense ouvrage d’inspiration à la fois assyrienne, grecque et Source : Zakya Daoud,
soviétique surplombe la ville d’Ankara et constitue un lieu La Révolution arabe (1798-2014),
de pèlerinage pour les défenseurs de son héritage politique. Perrin, Paris, 2015.
Sublime PARLEZ-VOUS
Porte FRANÇAIS ?
La Porte ou Sublime Porte La Turquie ne fait pas partie de la francophonie officielle, mais elle
désigne le gouvernement compte encore plusieurs centaines de milliers de francophones. À la fin
du sultan de l’Empire du XVIIIe siècle, l’arrivée d’experts en armement venus de France
ottoman, en référence entraîne l’adoption du français comme langue obligatoire à l’École
du génie militaire de Constantinople. La langue de Molière
à la porte d’honneur
se propage dans l’administration et devient la langue
monumentale du grand
de travail du ministère des affaires étrangères
vizirat de Constantinople. à partir de 1854. Créé en 1868, le lycée francophone
Appelée Bāb-ı āli (« porte de Galatasaray forme les élites administratives
haute ») par les Ottomans, ottomanes. Le français s’impose alors comme la lingua
cette porte est aujourd’hui franca de cet empire multiethnique
celle de la préfecture et multilinguistique.
d’Istanbul. Source : Dorothée Schmid, La Turquie en 100 questions,
Tallandier, Paris, 2023.
1538
doigts et formait quelques plis ;
au turban, sur le front, il y avait
une sorte de rose d’or et, au milieu
de cette rose, un très brillant rubis
Onze ans après son échec lors rond, gros comme la moitié
d’une noisette ; à l’oreille droite il
du siège de Vienne, le sultan avait une perle pendante, faite
Soliman le Magnifique expédie en forme de poire, de la grosseur
une armada maritime à travers d’une noisette et très bien faite ;
l’océan Indien pour affronter sous le menton, à l’ouverture
de la casaque, qui était de moire
les Portugais et conquérir les blanche, il y avait au lieu
rivages de la péninsule arabique, de boutons dix ou douze très
du sous-continent indien et même belles perles, de la grosseur
d’un gros pois chiche.
chiche.»
de l’Afrique de l’Est. Cité par Dominique Arrighi, « Le récit de voyage
Source : Giancarlo Casale, « L’âge ottoman des explorations », dans dans l’Empire ottoman : Traditions et variations
Manière de voir, n° 132, « Turquie. Des Ottomans aux islamistes », dans les Lettres turques de Busbecq », Camenae,
décembre 2013-janvier 2014. n° 1, janvier 2007.
1923
amorcée dès les années 1960
millions d’habitants
200
Source : Le Traité de Lausanne 1923-2023, Antipodes, Lausanne, 2023. Source : Nations unies, bureau de la population, World Population Prospect 2022.
3
Source : Le Parisien, 20 mai 2017.
Byzance, Constantinople
et enfin Istanbul : PENDAISON
une ville, trois noms. Le 13 décembre 1980, Erdal Eren, militant du Parti communiste
L’histoire de la plus
grande cité turque révolutionnaire de Turquie (TDKP), est exécuté par pendaison au
commence au VIIe siècle centre pénitentiaire d’Ankara. Condamné pour le meurtre d’un
avant notre ère. La ville policier lors d’une manifestation en janvier de la même année, le
de Byzance est fondée
par le personnage de légende Byzas, qui jeune homme n’a alors que 17 ans (19 ans, selon les autorités). Cette
en fait la capitale grecque de la Thrace. exécution provoque une onde de choc en Turquie et dans le monde
Elle devient rapidement un carrefour entier, Eren n’ayant de cesse de clamer son innocence et de dénoncer
commercial et géostratégique
incontournable en raison de son contrôle les tortures subies pendant ses interrogatoires. « Aurions-nous dû le
du détroit du Bosphore. Au IVe siècle, nourrir plutôt que de le pendre ? », déclarera à son sujet le général
Constantin décide d’en faire la nouvelle Kenan Evren, auteur du coup d’État du 12 septembre 1980.
capitale de l’Empire romain.
La « nouvelle Rome » est renommée Source : Oğlunuz Erdal, documentaire
Constantinople en référence au nom de Tunç Erenkuş, 2010, disponible sur YouTube.
de l’empereur. La ville s’agrandit
rapidement, atteignant jusqu’à
plusieurs centaines de milliers
d’habitants au Ve siècle. Dix siècles
plus tard, en 1453, la capitale Turkish Delight
de l’Empire byzantin est reprise par Sucre, amidon de maïs, eau, pétales de rose (feuille de rose et sucre) (1 %),
les Ottomans, qui en font à leur tour
un centre politique et économique. crème de tartre (E 336), arôme artificiel de rose (0,1 %), colorant (E 163).
Sous Mustafa Kemal, la ville change Liste des ingrédients entrant dans la composition des loukoums de la célèbre confiserie
officiellement de nom en 1930 pour celui stambouliote Hacı Bekir, nommée d’après son créateur, qui ouvrit sa boutique en 1777. L’entreprise
qu’on lui connaît aujourd’hui. En grec revendique le titre de plus vieille société turque encore existante. Elle est toujours dirigée par
ancien, Istanbul signifie « dans la ville ». les descendants de son fondateur. Selon l’historiographie familiale, c’est Hacı Bekir qui eut le premier l’idée
de substituer l’amidon à la farine et de le mélanger à du sucre pour créer le loukoum, dont le sultan
Mahmoud II (1784-1839) raffolait. Le dictionnaire de l’Académie française précise que le loukoum (lokum
Diaspora
en turc) est un mot issu de l’arabe rahat al-hulqum qui signifie « repos du gosier ».
LATIN
des Détroits, entre l’Europe 40
Roumanie
95
00
05
10
15
20 0
22
2
20
20
19
20
20
19
20
Phobies
Le règne de l’AKP se poursuit
Élections législatives
14 mai 2023
Istanbul Quelles sont les plus grandes menaces pesant sur la
Turquie ? Interrogés en juillet 2023 par sondage, les Turcs
Ankara
Bursa sont 44 % à considérer que l’immigration irrégulière est le
Izmir
premier des périls auxquels leur pays est confronté. Vient
Konya ensuite le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), à 21 %.
Pour 19 % des sondés, enfin, ce sont les « puissances
Adana
Gaziantep
Taux de étrangères » qui constituent le plus grand risque.
participation : Source : « Turkey’s Pulse », juillet 2023, www.metropoll.com
Liste arrivée en tête 87 %
Alliance populaire, Alliance Alliance du travail et de
liste conduite par de la nation, la liberté, liste conduite
Recep Tayyip liste conduite par par Pervin Buldan
Erdoğan
49,5 %
Kemal Kılıçdaroğlu
35,0 %
et Mithat Sancar
10,5 % « J’A I COMMENCÉ
À FAIRE 20 POTS
Plus Moins Plus Moins Plus Moins
de 50 % de 50 % de 50 % de 50 % de 50 % de 50 %
Istanbul
Élection présidentielle
2e tour, 28 mai 2023 DE HALVA »
Tweet du champion de natation turc Derya Büyükuncu
Bursa
Ankara
après que le président Erdoğan eut annoncé être atteint
Izmir
d’une forme légère de Covid-19 (5 février 2022). Deux
Konya jours plus tard, le bureau du procureur d’Istanbul
Gaziantep annonçait avoir émis un mandat d’arrêt contre le nageur
Adana – lequel réside aux États-Unis – dans le cadre d’une
250 km enquête pour « messages d’ordre criminel sur les réseaux
sociaux ». En août, Büyükuncu sera condamné par
Recep Tayyip Kemal
Erdoğan (AKP) Kılıçdaroğlu (CHP)
52,2 % 47,8 %
Taux de
contumace à huit ans et deux mois de prison.
Source : Cumhuriyet,
En pourcentage participation :
80 70 60 50 60 70 80 des suffrages exprimés 84,15 %
Sources : Le Monde, 29 mai 2023 ; agence de presse Anka. Istanbul, 19 août 2022.
355
en Libye, de la Syrie ou de la situation
en Méditerranée orientale. Des propos
Selçuk. Selçuk Demirel est un compagnon de route du « Diplo » de longue date. Né à Artvin, en Turquie, en 1954, il a
publié ses premiers dessins alors qu’il était encore lycéen. En 1978, il choisit de s’exiler à Paris et met aussitôt son
talent à contribution dans différentes revues. Depuis, il a publié plus d’une quarantaine de livres et exposé dans l’Eu-
rope entière. « Le dessin de Selçuk pénètre au-delà du tangible pour accéder à ce que le réel peut avoir d’insaisissable, ce
réel à jamais obscur et mystérieux pour ceux-là seuls qui assoient leur confort intellectuel sur la rassurante sérénité des
plates évidences et du raisonnement binaire (…) Ses dessins dialoguent parfaitement avec les textes qui les entourent.
Les uns et les autres ne parlent certes pas la même langue, mais ils expriment le même monde, la même dénonciation de
l’indifférence, la même soif d’espérance », écrivit Claude Julien, l’ancien directeur du Monde diplomatique (1973-1990),
qui fit monter le dessinateur à bord en 1985. Quarante ans plus tard, le trait incisif de Selçuk n’a rien perdu de sa force.
İnci Eviner. Installée à Istanbul, cette artiste de renommée internationale entrelace esthétique et politique, sensuel
et engagement, dans ses œuvres centrées sur les corps. Combinant des dessins à l’encre de Chine à la vidéo, et plus
récemment aux céramiques, son travail questionne avec acuité notre temps : place des femmes, citoyenneté, immigra-
tion… « Mais franchement, souligne la plasticienne, ce qui me passionne le plus, c’est la manière dont nos croyances, nos
convictions et nos modes de vie sont façonnés par les régimes autoritaires. »
İhsan Oturmak. Né dans la province de Diyarbakır, le jeune peintre est sorti diplômé de la faculté des beaux-arts de
l’université de Marmara, à Istanbul, en 2012. « J’observais avec beaucoup d’intérêt comment les étudiants venus de pro-
vince essayaient de s’intégrer en agissant comme des Stambouliotes », se souvient-il. Élèves en uniforme, tableaux noirs,
professeurs coiffés du traditionnel feutre rouge, il s’est d’abord penché sur le système scolaire turc avant de disséminer
ses figures uniformisées, des hommes pour l’essentiel, dans des chantiers, sur des toits de maison ou à la mosquée.
CAMPAGNES
Lumières du
POLAR
Jusqu’où l’escalade ?
UKRAINE
N° 188 /// AVRIL – MAI 2023
8,50 EUROS FRANCE MÉTROPOLITAINE
N° 190 /// AOÛT - SEPTEMBRE 2023
8,50 EUROS FRANCE MÉTROPOLITAINE
V
©Jérôme Sessini/Magnum Photos