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L’exil
et le désarroi
FRANÇOIS MASPERO
1, place Paul-Painlevé, Paris-5e
1976
Sommaire
Couverture
Présentation
Page de titre
I
II
III
IV
VI
VII
VIII
IX
X
Les Exils
XI
Notes
Copyright d’origine
Achevé de numériser
Les destructions causées par les bourgeoisismes révolutionnaires et
nationalistes de l’époque actuelle n’épargnent aucun des champs
développés et inscrits par le travail humain. Valeur d’échange et, comme le
reste, valeur de réalité, le travail d’écriture n’échappe pas aux conditions
politiques de cette inhumanité.
PREMIÈRE PARTIE
Mokrane
Desgraciado aquel que come el pan por manita ajena ;
siempre mirando a la cara si la ponen mala o buena.
Copia Flamenca.
I
Ce ne fut que quelques années plus tard qu’il put comprendre cc qui
s’était passé, car, entre-temps, il lui fallut demeurer à l’écart de toute
activité et tribulation au moment où le pays — le pays ? ce qu’il est
convenu d’appeler le pays (?) — allait vers de nouvelles effervescences de
vies et d’événements.
Frontières fermées
Rues et
visages
amaigris — en tremblements
Mutisme et arrestations
: il fallait, malgré les séparations politiques du moment, avancer.
Déjà, les campagnes s’animaient, et, sur les lieux de travail où, quelques
mois plus tôt, les héritages coloniaux existaient, de nouvelles récoltes
étaient annoncées, fruits de décisions, transitions, prévoyances, dont les
hommes politiques n’avaient pas eu l’idée.
On vit alors de vastes domaines occupés sur place par des ouvriers, qui,
jusqu’à présent, n’avaient eu droit qu’au travail sur Terre-des-autres, et non
pas à une contemplation bienheureuse des arbres, et des champs :
Cultures
Ciel
Ombre
et Eau
Ouvertes une fois au passage des Membres
Corps Pensées non assassinées :
En deux mois,
les champs de la durée
et de la terre
de la tristesse
et de la guerre
de la Conquête
et de la Mer
furent labourés, retournés en leurs racines — Propriétés et
Coutumes — vidés de leurs inégalités,
et,
Offerts,
dès Octobre,
aux premières récoltes de l’année mille neuf cent soixante-trois.
Né ainsi, de la douleur et de la joie d’être enfin vivant, et, libre de soi Tel
un fleuve grossissant des multiples affuents rencontrés sur son
parcours — Rivières, désirs, Amours, torrents, ou Voix — le mouvement
des travailleurs agricoles gagna l’ensemble du territoire et des champs,
détruisant esclavages, et séquestres : partout, le processus était le même :
les Travailleurs, indépendamment des partis, oppositions, administrations
naissantes, prenaient positions à l’intérieur des terres et formaient des
Comités de Gestion. Tel était ce mouvement, issu de lui-même, du travail
de la terre et de sa vacance, nullement dirigé par le « haut », mais, ancré,
ancré dans la semence d’août et de septembre.
Le mouvement ne fut pas simple, car, après quelques années d’un
pouvoir gouvernemental, rompu à tous les compromis, réajustements, et,
accords, s’il existe — encore aujourd’hui, et, presque par inadvertance, ou
témoignage de ce qui, un jour, eut lieu, — des Champs de l’autogestion
(larges et ouverts sur des milliers d’hectares), il existe cependant des
Champs interdits à l’autogestion, des champs larges et ouverts, gardés par
leurs propriétaires, ceux-là mêmes qui —
par imposture
et, détournement — ont charge de répartir la bonne parole de justice,
et, de révolution : la bonne parole...
Il existe cela, et bien d’autres choses encore, qui, en plus des déclarations
venues des hautes sphères de la politique, montrent une sorte de décalage
amusant entre les paroles du Pouvoir et les réalités communautaires. Une
sorte d’ironie entre Pouvoirs et Réalités qui, avec quelque négligence ou
désinvolture à l’égard de nos principales croyances, s’amuse à construire
des distances, des rapprochements, des atteintes, des illusions.
« La Propriété est sociale, et non pas étatique. »
Et, aussitôt, vous savez que la Propriété est étatique, et, non pas, sociale ;
vous savez cela, pour le moins ici, où les mots ont des valences souvent
inverses de ce qu’ils désignent ou proclament, comme si, dans l’intervalle
de la parole, et de la réalisation, ils étaient devenus des chambres noires, et
que, dans leur obscure légitimité, ils figuraient la réalité inversée, mais
actuelle, la réalité vraie, et, pour ainsi dire : réelle.
C’est peut-être ainsi qu’il nous faut voir les choses et le temps, les choses
et les mots : perceptiblement la réalité s’inverse d’elle-même ; les choses et
les mots atteignent des degrés puis des impossibilités de reconnaissance
véritable.
C’est pourquoi :
Exils et Découvrements
Pouvoirs et Renoncements
Patrie et Turpitudes
Tout est jeté sur Nous
en Vrac,
comme des vêtements
sans lendemain,
et Nous voilà Errants
— devenus Errants — à des milles du chemin accomplis, développant
des idées, et des raisons, pour comprendre le hiatus, et l’effondrement, les
massacres et les négations issus des multiples carences de la durée et du
mensonge.
Suspects
— devenus Suspects —
Noyés et rejetés dans la boue
comme si
Nos Corps — Ames et Espérances —
n’avaient pas eu cet éclat
d’E
T
R
E
Exils
et,
Réclusions
Car nous voilà assignés aux résidences précaires des polices et des
désarrois,
Cloîtrés dans les cellules de
Nos demi-vérités
de Nos
Falsifications
et Violences Prêts à être traités de toutes sortes de noms
malheureux — Exilés — Emigrés — Fuyards — Petits-Bourgeois
— Fonctionnaires — Bureaucrates —
Issus de nous
et,
contre Nous : Nos Pouvoirs nous assiègent et nous annulent comme de
vulgaires mots écrits sur un sable continuellement traversé de marées.
De pauvres mots
écrits —
ce que Nous
Sommes — Ignorants de
la douceur,
du Songe
Mais
Vite devenus
— nous-mêmes, en nos mésalliances —
Vite Devenus
Rapaces et Calculateurs
Avides d’argent et d’honneur car depuis longtemps privés des
honorabilités pécuniaires et, extérieures, pour lesquelles, nous sommes,
aujourd’hui, représentés, singulièrement connus pour les fastes, et les
réceptions.
De multiples hôtels longent les mers et les sables, attentifs aux
occupations étrangères, remplis d’espace, et, de Solitude.
Les entrées
sont nombreuses,
visibles, simplement gardées de céramiques, tableaux ou, tapisseries,
alignés dans les chambres, couloirs, et, séjours. Ceci est très curieux, car,
l’ampleur des ouvertures sur la mer, et, les terres, devraient permettre de
profondes visites, et, fréquentations.
Mais le pays est ainsi fait qu’il laisse les hôtels aux silhouettes vacantes,
habituées aux réceptions d’hôtels, et, aux bars, souvent penchées vers le
quatrième ou cinquième whisky de l’après-midi, prêtes à fondre dans le
paysage, ou les murs d’une vulgaire salle de jeu.
Entre les tables, vous pouvez sentir les traines lascives de l’ennui,
annihilant tout air et respiration, creusant votre envie de vivre de meurtres,
et, dérisions.
Autour, existe ce vaste pays que les constructions les plus vastes, et, les
plus digestives, ne peuvent masquer, ce vaste pays où le ciel trace des
auréoles de bonheur, et, de vie, au-dessus du souffle miraculeux de la mer,
et, du vent.
Inadéquations des rapports : de la terre aux constructions, les distances
sont immenses. Décor de Cecil B. de Mille où, selon les inoccupations, et,
insistances, les silhouettes — actrices, ou, acteurs inemployés de films
depuis longtemps tournés — déambulent, à la recherche de quelque
mutinerie cocasse, ou, insipide. Le moindre passage de chat, ou, de chien
perdu dans les coulisses, les plateaux, la machinerie, entre les fausses
ruelles, les salles d’hôtels, crée l’illusion d’une action entière, vécue, celle
que des regards envient tant l’œuvre du Rien est nocive, envahissante,
implacable.
Paroles glissantes, entre paroles, qui accentuent la nullité, le
désœuvrement :
— Autre chose ?
Quelque chose d’autre ?
— Oui. Quelque chose.
Etrange questionnement, dont les limites, ou, interrogations, définissent
les poids, servitudes, des nouvelles années. De ces nouvelles années,
accomplies dans les naissances, prolongements, travaux, fièvres d’après-
guerre.
— Quelque chose de plus réel, vrai, que ce que l’on entend, ou, lit, là,
maintenant, tous les jours. Quelque chose qui réconcilie notre espoir, et,
notre vie. Qui réconcilie nos envies de vivre, entièrement, de nouvelles
croyances.
Ainsi.
Mais : le pays attend.
Ou, certaines gens du pays attendent ce que l’on appelle, à cause des
manques de souffles, des rivalités : « la démocratisation ». Un début de
« démocratisation » dont, manifestement, il faut bien comprendre le sens,
car, ceux qui réclament cette « démocratisation » — ou, ce que l’on appelle,
ici, la « dé-mo-cra-ti-sa-tion » — sont les milieux d’affaires, qui travaillent
par envies, obsessions, qui voudraient que leurs affaires soient désormais
reconnues, non pas dissimulées par des pratiques clandestines, et,
redoutables.
— Pourquoi ne pas continuer à travailler avec nous, dans la Révolution.
— C’est une question à laquelle je voudrais bien répondre. Répondre
avec toute la force, la vérité, d’une nouvelle croyance. Mais, c’est comme si
la vérité de la Révolution s’était retirée : oui : retirée, à cause des
transformations sociales, de certaines transformations sociales, dirigées vers
l’intérieur, l’argent, le prestige, la satisfaction de soi : le narcissisme.
J’aimerais voir autre chose : oui. Autre chose.
— Il n’y a pas de pays qui ne soit nationaliste. Ni de gouvernement, une
fois « installé », qui ne soit prédisposé au narcissisme. Alors ?
— Alors ? Rien. Je ne sais pas. D’abord comprendre ce qui m’arrive,
ainsi, brusquement, depuis mon retour au village. Comprendre : oui :
comprendre : puisque je suis maintenant prêt à partir. Comprendre : puisque
je ne veux plus entendre parler de quoi que ce soit.
— Comprendre quoi ?
— Je ne sais pas.
— La démocratie ?
— Quelle : démocratie ?
— Ma réponse : sans être contre — apparemment — l’injustice, le désir
de « démocratisation » vient de pratiques clandestines, et, financières.
Non loin de là, derrière les baies vitrées du salon, et, du bar, le frôlement
de l’eau sur le sable, son mouvement, indique quelque silencieuse proximité
de la mort, de l’étouffement, car, par moments, à l’intérieur du mouvement
de l’eau, des vagues, dans le courant de ses gonflements, déplacements, une
sorte de cri lointain, spacieux, agrippé aux murailles des silences,
forclusions, une sorte de cri premier, antérieur aux renouvellements des
larmes, des rêves, têtu, déchirant de faiblesse, d’incongruité.
Un cri : comme si l’immense douleur recueillie par les années de guerres,
affrontements, s’était réfugiée ici, au fond de l’eau, entre les parois des
vides, ensevelissements ; cri fragile, à peine identifié, assiégé de toutes
parts
pauvre
de son isolement
vacuité : cri-demeure
au lieu des âges
des vérités ultime recours de
grandeur, et, existence
affirmation d’une nécessité
autre
cri-demeure de nos seules valeurs et héritages.
Enfoui là, sous les mouvements zébrés d’amour et de soleil le Cri de notre
fourvoiement : le pays —
ce pays qui est le nôtre —
appartient aujourd’hui à quelques êtres disséminés, ou, plutôt
— car ceci est une vérité du Territoire à quelques êtres postés aux endroits
stratégiques Prompts à viser l’ascension politique comme une nécessité
personnelle, une urgence, puisque déjà placés par les pouvoirs actuels aux
postes de voyance, et, de reconquête :
le pays
un air doux qui descend des collines, le long des ravines, et, des sentes.
Un air doux Souple Qui ouvre les Mains du Monde les pose là Sur le Ciel
pour l’Eloigner de la Terre Car la Terre doit respirer Profondément
Nouvellement Avant de s’Elancer dans l’étroit défilé de sa Mort et
Naissance
Car Certaines fois la Terre peut être lascive paresseuse Peut attendre
pendant de longs moments son désir de vivre. Car-Certaines-fois-la-Terre
semble heureuse de disposer d’elle-même, de ses membres, de ses gestes,
de ses labours et devient Grosse Ouverte Dedans Ouverte.
Mais le Monde
Hésite peu habitué à l’offre
le Monde ?
Maladroitement hésite puis s’incline
le Monde ?
C’est Alors qu’un Dieu Aboie aux bras des Collines Depuis ces lieux où
les routes vont dans divers sens Directions Vers les Villages et les Villes Un
Dieu au poil roux — Comme un Dieu — et, sale Au ventre creux Vide
Transparent Comme si le Monde lui avait retiré les entrailles Un Dieu
Esseulé et Aveugle Sourd Hébété Qui mord la Terre là — Comme un
Dieu — Aux bras des collines Fièvreusement Nerveusement Pour rien
Contre le Rien.
Un Dieu fou Qui aboie qui Hurle contre les prières du Soir ou de l’Aube
Qui hurle contre les Silences les Mouvements souples délicats : Un Dieu
fou Et seul Qui gratte la Terre Avidement la Mord Comme si de cette
Brûlure devait surgir le bruit du Monde Ou cette parole libre Forte Avide de
franchir le long désir de la Terre les lèvres les véritables pensées des
hommes.
Un air doux qui vient des collines et des sentes Descend le long des
ravines Court dans les jeunes herbes Etreint Doucement Un air doux qui
accomplit dans l’invincible main du dieu l’Irréversible passage du jour
Découvre les Vallées, les Villages, Refuges humains des Migrations
saisonnières Les Villages de grand rayonnement et prestige Construits dans
le Cœur Aventure des hommes Tirés du Néant Misère contre l’Imposture.
Des Camions vont et viennent rapidement Pénètrent dans les cours des
casernes gonflées — terriblement gonflées — d’hommes en armes.
22 JUILLET 1962
Mokrane prend une serviette de papier près du réchaud, s’en protège les
doigts de la main droite, et, après avoir placé la passoire sur le verre, verse
le café lentement, qui, en grosses gouttes, tombe, et, colore le verre, presque
entièrement.
Un parfum court de-ci de-là à la recherche d’un jeu qui n’existe plus, de
coordonnées, ou, existences, qui n’existent plus : Mokrane pose la passoire
près du réchaud, plonge deux cuillérées de sucre, dans le verre, et, se met à
respirer profondément.
Déjà, alors que la première gorgée vient de passer les lèvres, la fièvre bat
retraite, s’éloigne sous l’effet d’un traitement rompu à ce genre de calamité,
et, infection : Mokrane a passé les huit derniers jours, sous les couvertures,
une serviette nouée sur la tête, et des tisanes triple dose à portée de main.
Le corps de Mokrane ressemble à un mince filet de lune bien pâle, pris
dans un peignoir brun, sur lequel bougent (ou, semblent bouger) des
morceaux de tissus : la robe de chambre a quelques années d’âge, mais elle
est chaude, souple à cacher soixante kilos répartis sur une hauteur de cent
soixante-seize centimètres, ce qui veut dire : maigreur sur haute taille. Le
café brûle chacune des pensées et volontés de Mokrane, descend le long des
bras, des jambes, brûle, s’empare de l’estomac, tourne, brûle encore, glisse,
s’installe confortablement dans Mokrane, vitalement.
Le café brûle, ouvre les yeux de Mokrane, grandement, vers quelque
chose que Mokrane veut voir, mais que de toute évidence, et malgré la
brûlure, il ne peut voir. Tout cela, comme si son attention avait été fixée par
le brûlant liquide, parfum du café, comme si, avant de se remettre à vivre,
debout, loin de la grippe et du lit, il devait arrêter quelque temps ou idée en
lui, se mettre, en quelque sorte, en place, et se mouvoir après l’esseulement
de ces derniers jours.
Le café descend plus profondément encore, comme s’il atteignait, en
même temps que le corps, la mémoire, cette mémoire contiguë à chacun des
mouvements de Mokrane, mais que Mokrane tente, bien vainement, de
refluer à chaque pas ou, humeur, loin, pour avancer encore dans la vie.
Terrible irruption de la vie, que Mokrane sent avancer en lui selon les
différentes trajectoires de ses pensées, muscles, car chaque fois que
Mokrane sent cette vie battre en lui, il lui suppose d’étranges desseins,
comme celui, parmi tant d’autres, de croire très fermement en lui.
Terrible irruption de la vie, après les échecs et les éloignements, la vie est
toujours là, qui heurte les puissances ou formes de nouvelles vies.
La vie tient à la vie : tel est le principe. En dépit de toute mort. Et
Mokrane peut penser cela, car, depuis ce fond de fièvre d’où, après tant de
précautions, il émerge, quelque chose est arrivé qui, sans aucun doute, peut
modifier en lui toutes les espérances de vivre de nouvelles vies.
Quelque chose de précis, que le moment de veille veut refouler ailleurs,
hors de la présence du jour, de l’éveil : la peur, ou, quelque chose
d’approchant, de vif en lui, comme un tremblement.
Mokrane a peur.
Il laisse le café lui brûler la gorge, lentement, tandis que ses yeux
cherchent, là, de l’autre côté de la fenêtre de la chambre, parmi les
mouvements gris-bruns, gris-blancs des nuages et du ciel au-dessus de
Paris, les passages de son être, de ses espoirs, de sa vie.
Mokrane a peur.
Il repose le verre de café sur la table qui sert à tout, travailler, manger,
quelquefois dormir, jouer aux cartes, aux dominos, ou aux dames. Mokrane
a peur, semble observer l’intérieur de lui-même, les perspectives
immédiates de rencontres, de salut. Il croise les bras sur la robe de chambre,
à hauteur de ceinture, regarde le mur opposé au lit, vers les étagères, à
quelque vingt centimètres de la table qui sert à tout.
Pour la première fois, depuis ces jours, une envie, celle de fumer. Il étend
le bras gauche vers la table, prend un paquet disques bleus vieux d’une
semaine — celle qu’il a passée dans sa chambre, au lit — le frappe au cul,
prend la cigarette qui sort des rangées de filtres blancs.
Il gratte une allumette sur le bord de la boîte, approche la flamme,
incendie, tire sur la cigarette, sans avaler la fumée.
A la troisième bouffée, il avale, sent la fumée accomplir les mêmes
trajets corporels, et, pour ainsi dire, visibles, que ceux accomplis quelques
instants plus tôt par le café. Mokrane ne résiste plus : il savoure la première
cigarette de son retour à la vie verticale, et, déjà, il sait qu’il doit passer au
café-tabac faire la dernière provision du mois. En face de lui, sur le mur,
écrite en lettres de couleur rouge, une phrase qui marque le temps, la
chambre, plusieurs années de sujétions, désirs : l’être n’est pas donné à mi-
course.
l’homme est une disposition
une migration en ce monde.
Non loin de cette phrase, sur la partie droite du mur, un gigantesque arbre
est dessiné, aux racines apparentes : témoignage des horizons personnels,
dessinés dans l’écorce attentive des arbres, et, des mondes ; influences des
bonheurs entrevus, précipités dans les fonctions sociales ; l’Amour d’être
sans inégalités destructrices :
imaginées
sensibles
herbes
douces
conquises
offertes
aux pas
des amours
des vies Nos voix
entendues
pénétrantes
veines
vivantes
animées
chaudes
du voyage
végétal
l’arbre ?
Comment pourrait-il être détruit ou
dénoncé
dans l’Exil
des
pouvoirs
et
des choses
L’arbre est parcouru
de mots, phrases, idées qui expriment plusieurs équivalences entre les
volontés de vivre, ou, de mourir, ou, plus simplement se taire : fuir le
langage, et, l’amour, dans la rivalité du temps, de l’espace, accomplir le
non-sens, ou, lorsque la crise a lieu, dire l’irréductible espoir de maintenir le
vrai dans l’exiguïté même de la matière et du champ.
Mokrane tire sur sa cigarette, tout en continuant à regarder devant lui,
cette phrase qui l’interpelle, ou, le nomme, là, où : c’est ainsi que la terre
parle ou dit un certain nombre de choses, le plus souvent à votre grande
stupéfaction (car cela fait partie de son usage, ou, effervescence) pour que
vous soyez en mesure de différer votre angoisse, peur, ou, impuissance, et
que, l’avenir, le sens, le mot, retrouvés, vous puissiez comprendre ce qui
s’inscrit en vous, ainsi, presque indépendamment de vous.
Juillet-août 1962 : juillet-août 1972 : Portes ouvertes ou fermées des
villages. Monde apparaissant : nouveau fragile Interrogé de toutes parts :
contesté.
L’arbre est parcouru de mots, phrases, idées qui désignent les trajectoires
des sens, pensées ouvertes à l’espace des croissances, sèves, multiplication
des vérités-espérances, l’écriture de l’arbre appelée par la terre : l’écriture
déployée, là, dans les nervures du ciel ou vibrations communautaires.
L’écriture de l’arbre, enseignée par le désir d’être présent dans les choses,
réalités du jour
ou : dénomination articulée du feuillage étendu
porté sculpté
dans le vent qui
délivre.
Paroles intitulées dans le mouvement inquiétude des vies chaque jour
interpellées dans leur blessure définition d’actes de monde l’ondulation des
feuillages des plantes bordant l’oubli les manipulations désordonnées
absurdes des terres des existences mêlées aux progressions sensibles des
herbes ou murmures instituant les dialogues.
Le monde ouvert par l’inquiétude, là, sur le mur des choses, et, des
pensées, signes visibles de la durée.
Années, moments qui définissent les lieux, espaces-vies de retours, en
leurs temps, assumés contre les désordres de la guerre, esclavage,
occupation multiple des terres, des esprits, des fermes : les retours des exils,
dispersions, inscrits dans l’œuvre, dans l’attente de l’autre œuvre, celle qui
doit instituer, non pas la richesse, mais la justice, là, maintenant, parmi les
champs, les femmes, les enfants, les territoires, et, les hommes.
Retours de la joie vers les villages de hautes ou de petites montagnes :
une question hante ses approches, ou, découvertes : peut-il exister
encore — encore, là — autour des vallées, arbres, lentement,
scientifiquement, brûlés, assassinés ?
Une question hante la joie. Cette nouvelle joie de la vie, et, du monde.
Une nouvelle joie que le monde porte dans les villages, et, les villes.
Une question.
En elle : une douleur de longues souffrances accumulées.
Silencieusement, Mokrane taille des roseaux pour le jeu des cinq doigts.
La tante est là, assise, sur un banc, dans la cour.
Il suffit de jeter, ainsi, d’un coup, rapidement, les morceaux de roseaux,
les laisser retomber sur le dos de la main droite, ou, gauche, et, ensuite, les
placer selon un certain ordre, sur le sol.
Les règles sont simples : il suffit de les observer. La tante regarde
Mokrane d’une manière incrédule, comme si Mokrane ne faisait pas ce
qu’il est en train de faire, là, devant elle, à quelques mètres de distance.
Comment veux-tu jouer ?
Et quels sont ces désirs (tes désirs) que je ne comprends plus ? tes
regards rapides, doux, désorientés : j’ai la tête prise ailleurs, dans une
immense forêt de sable, où le ciel est froid, vide, entouré d’eau.
Les années d’ombre, d’air, violences, errantes entre les gestes, les
membres, les instants de demeure où chaque mot est glorieux de sens, ou,
de récitation : ma tête bouge — oui, bouge — à droite, à
gauche — oui — presque joyeusement, mais, mon corps est devenu fou,
mes pensées sont devenues folles, non pas d’éloignement, ou, de terreur,
mais, ainsi : doux retour des visages, de leurs visages, appuyés, chaque nuit,
chaque jour, chaque heure, sur la partie gauche de mon corps, de ma vie :
Visages d’Eux — mes Amours — mes anciennes joies du monde, du jardin,
des chambres, et des cours, des chants, paroles, couvrant le vent, berçant le
vent : Leurs Visages en Moi Partout en Moi Doux Ondoyants De longs
Appels entretenus par mes Rires mes Visions De longs Appels que je ne
peux pas dire Dévoiler ainsi, devant Toi, Jeune Homme — Vieil
Homme — des retours impossibles.
Je comprends — O Oui Je comprends — les distances installées,
vivantes, entre la vie, et, la mort. Les distances installées, construites, entre
les deux séjours : mes mains tremblent d’absence, ou, de dépossession
(disparition) des marches qui conduisent — Eux — près d’Eux : Que je
cherche Là Inlassablement depuis : plus encore : depuis ta venue : plus
encore : depuis ton retour.
Depuis :
Mes Mains ?
Mes souvenirs
Ou : du corps : Visages d’Eux qui conduisent ma souffrance, levant les
voiles des séjours : de la séparation des séjours : devant moi — femme
maintenant abandonnée aux ombres, aux territoires connus-inconnus,
riverains des causes et des naissances, qui voit la course du soleil et des
astres prendre essor, vivacité, dans la rapidité, articulation de mes mains.
Astres
Ou Soleil dispersé, éclaté : Je comprends — O Oui Je comprends — les
silences des arbres, des après-midis passés entre les murs, accents, parois,
d’ombre, d’air violences. Les après-midis :
Terre Là Souffle retenu
dans l’Espace ou le Temps
par l’Espace ou le Temps
Terre Astres dispersés
Mes Mains ?
Souvenirs d’Eux
: leurs visages, dans les chambres.
Sa tête bouge, à droite, à gauche, lentement, tandis que ses pensées
franchissent les silences, ou, les séparations imposées par les songes.
Solitude
Sa solitude
de femme isolée par les : Solitude où le temps erre, déplace les choses,
les images, voiles des événements, des choses où le temps
meut — inlassablement — la destinée visions des instants corps dispersés
comme des astres dans les terres mémoires de longues migrations.
Mes Mains ? Souvenirs d’Eux du Monde de la Fabrication du Monde où
leurs Volontés existent Où mes Mains touchent leurs Naissances leurs
Désirs de vivre Vivre Encore là dans mon temps ma durée de vie prolongée
au-delà de mon corps, en une insistance pénible, incompréhensible : leurs
Regards placés, là, dans mes paupières, mes yeux : leurs Regards dispersés,
sans liens, et, sans paroles.
Comment, dès lors, poursuivre continuer à vivre ma propre durée ? Cette
durée inscrite dans leurs Corps, leurs Mouvements ? Attente de ma vie dans
leurs Vies :
J’ai espéré leurs retours, ou, régressions, là, vers le village, et la cour :
rien.
Rien d’autre que leurs Appels — là, autour de moi, en moi — leurs
Appels — rien d’autre — que leurs Appels prolongés.
Pro-lon-gés
Me Comprends-tu ?
III
Aucune.
Même pas
: en moi.
Passion ?
Les deux écoles, et, cette troisième, innommée, sans livre, que l’on porte,
comme ça, dans le souci d’être, et, de vivre.
C’est ainsi : depuis que le monde est monde : tout être est de :
civilisation.
Moi :
Je trouve que c’est un peu
court.
L’homme existe bien avant, et, après le livre. Alors, pourquoi être
« attachés », simplement, « liés », au livre ?
Djamel a dit :
que notre civilisation est celle du livre, d’un livre, à l’origine de tous les
autres livres.
un livre qui procède de l’origine du livre, et, de l’enseignement.
Djamel.
J’ai — cependant — cherché le premier livre, celui qui n’était pas encore
un livre, mais, avant le livre, le témoignage aigu de notre monde.
C’est ce dont nous avons besoin, en plus de nos terres, et, de nos travaux
quotidiens.
Mais
: bien des choses ont passé, sous les coups des chasseurs, et, des lévriers.
La parole est devenue autre, après la fin des tirs, l’ouverture des collines,
des champs, de ce que l’on nommait, ici, les camps de « regroupement ».
Longues marches de ceux qui regagnaient les montagnes, et, les villes,
les quelques villes offertes, vibrantes de nouvelles possessions.
J’ai alors jeté le voile de prudence, là-bas, au loin, vers la grande ville, la
capitale des décisions, Alger, la bleue,
la verte, la Blanche
et, l’emmerdante.
Où les hommes ont décidé
de se taire.
ou : d’adresser
des louanges.
IV
: les arrestations furent nombreuses. Tout comme avant 1962, les gens
disparaissaient, après une convocation, pendant trois quatre mois, pour
ressurgir ensuite, de l’autre côté de la grande ville, au pays sud.
Et les gens se taisaient, car personne n’y comprenait plus rien, sauf ceux
qui, une nouvelle fois, prenaient le chemin des émigrés.
J’eus si peur, là, au fond du rire et du désarroi. J’eus si peur que mon âme
et ma force, ce courage d’être que l’on nomme vivre, se sont affaissées.
J’eus si peur.
Terrible lieu de notre dire : je vis contre la misère du dire, ou sa haine, ou
sa blessure. Certains disent que le sage préfère taire la parole du jour.
Le sage ? ou, le traître : ou le jaloux, celui qui garde pour lui le silence du
jour.
C’est pourquoi, j’ai enfoui le carnet. Celui écrit en français, par l’enfant
mort, de la balle au front.
Mon âme est devenue vieille, d’un coup, comme une feuille accrochée
aux branches du figuier.
Les nervures de la parole, sous les racines de l’amandier.
Le feu brûle encore aujourd’hui, malgré les pensées incrédules.
L’incantation demeure, car le pays a soif, soif. C’est pourquoi j’ai enfoui
le carnet, et ouvert mon amour vers ceux qu’accompagnent la parole d’exil
et de malheur.
Je suis même resté au village, près de Rachida, la plus savante, dans la
maison de la tante, celle qui ne parlait plus comme nous, qui bégayait et
chassait des ombres des visages ou des riens qui devaient se mettre, devant
ses yeux, entre elle et nous.
J’ai bien informé Ramdane, qui occupe un poste de médecin militaire,
dans la région, mais Ramdane m’a tout de suite dit qu’il n’y avait plus rien
à faire, et que, tout simplement, il fallait de temps en temps s’amuser avec
elle dans la cour.
J’ai bien compris ce que disait Ramdane, mais moi-même ?
Rachida m’a conduit dans la chambre, et offert la maison, puisque c’était
moi qui revenais du front, et personne d’autre. Rachida, dont les mains
tremblaient comme mes lèvres.
Un tremblement, près de la porte, et j’ai vu entrer la tante, le regard
dirigé vers moi, comme un glaive.
— Pourquoi es-tu revenu, pourquoi ? Il n’y a plus rien de vivant, ici,
pourquoi es-tu revenu ?
La voix n’est plus la même, coupante, et sans musique. Le pays est
atteint, comme un cerf.
— Pourquoi ?
Je n’ai pas de mots qui puissent franchir la fin du monde, mais un geste,
pour étreindre la tante, et mourir devant elle.
Ses caresses ne sont pas de simples signes de retour, mais de violents
souvenirs corporels, tandis que commencent ses appels où interviennent les
mêmes noms.
— Qui es-tu, toi, dont le corps est fait de plusieurs ? Ce vent qui venait
de la montagne ou prière d’argile a disparu de mes lèvres, et je ne sais
même plus où est parti mon cœur. Je frappe en toi le retour et la mort, celle
du premier fils et du père. Je veux vivre... vivre... réapprendre à vivre,
contre la guerre.
Voilà mon corps : tue-le ; prends-le ; ou donne-le... Je veux vivre...
J’ai bien senti ses mains qui desserraient leurs prises, sur mon dos, et j’ai
senti son corps se détendre brusquement. Rachida m’a fait signe de
l’allonger sur le lit, et m’a pris la main pour me mener hors de la chambre.
« Elle va dormir, maintenant, jusqu’à la nuit. »
Dehors il faisait encore jour, et chaud.
Rachida m’a conduit vers le jardin, à l’opposé de la cour. J’étais fiévreux,
et ma bouche ne voulait absolument rien dire. Personne n’était donc plus
venu au village, ou, particulièrement ici, depuis longtemps. « Non,
personne » a dit Rachida, comme si elle comprenait ce que je ne pouvais
pas dire. « Et toi, pourquoi es-tu ici ? Pourquoi la tante n’est pas à Alger,
chez ses parents, ou ses frères ? Pourquoi est-elle isolée, dans son monde
d’absence et de détresse ? J’ai vu la jeune perdrix prise dans le malheur et le
tir des hommes. J’ai vu ses pattes fines, comme des brins d’herbe, courir
entre les terres. Et j’ai vu sa tête, affolée, qui regardait dans tous les sens.
Pourquoi, seule, ainsi, avec toi ? »
Rachida m’a dit de patienter quelques instants, là, dans le jardin envahi
par les pierres. Comme si les pierres. « Regarde » a dit Rachida.
« Regarde ».
Mes yeux cherchent.
Ma tête tourne : il y a longtemps que je n’ai pas vu cela, si près, si doux,
et silencieux.
« Regarde, là, parmi les pierres. C’est curieux, n’est-ce pas ? Absolument
curieux qu’il soit là, sous les pierres. Tu ne le vois pas ? »
Ma tête tourne, car c’est exactement comme si l’on m’avait projeté
plusieurs années en arrière, plusieurs années, parmi les jeux et les rires des
animaux.
Ce pays est tellement plein de jeux que ça en est parfois effrayant. Là,
parmi les pierres, alors que j’ai encore en moi l’attitude bouleversante de la
tante. Rachida qui semble avoir oublié.
« Je suis ici depuis huit mois... »
Regarde comme il bouge... C’est exactement comme si quelqu’un parlait
à l’intérieur de sa boule. Quelqu’un d’extraordinairement vivant, qui se
soucie peu de l’adversité, mais creuse son parcours avec ténacité et
bonheur, selon son désir et son amour.
Certaines personnes le craignent, comme le serpent, ou le chacal. « Oui...
huit mois... Depuis que... en fait : elle ne voulait plus rester dans la ville,
puisqu’on commençait à dire que la fin de la guerre était proche... C’est
alors qu’elle se mit à croire à quelque chose de tout à fait impossible,
comme si par la seule force de sa croyance, tout pouvait arriver... Oui...
Cela ne vint pas d’un coup, mais petit à petit, selon des processus
déroutants et alarmants, selon ses humeurs et absences... Elle restait assise
sur une chaise, dans le couloir, et écoutait les bruits... Puis elle se levait, et
se mettait à marcher dans le couloir en laissant échapper quelques mots, ou,
quelques murmures... Les enfants de Leïla commencèrent à se moquer
d’elle... Oui, naïvement, puis, tout à fait directement et méchamment...
Youcef et Zahir, les deux plus jeunes... Il fallut donc faire quelque chose, et
Rachid m’a demandé de partir avec, à Akbou... Lorsque... »
En fait, il vient de bouger, légèrement, sur sa gauche. Il est certainement
très jeune, et encore peu méfiant dans son monde de pierres et de petites
herbes. « Lorsqu’on arriva ici, elle n’était plus en état de supporter de
bruit... Son âme était devenue nerveuse, affolée par l’attente des retours...
C’est ainsi qu’elle passait les jours... dans l’attente de quelque chose
d’impossible... Comme si les retours pouvaient signifier quelque chose de
nouveau pour elle... d’entièrement neuf et vivant... comme pendant ces
moments où le pays assurait sa survie sans les armes... Je ne sais pas
comment elle apprit le nom de celui qui dénonça les hommes du village
auprès des militaires... ni comment elle apprit le jour du jugement
populaire, mais. » Cette fois, il devient confiant, puisqu’il sort, ainsi, au
grand jour. Il est vrai que les temps ont changé et que, les êtres qui vivent
quittent leur trou, aujourd’hui, pour simplement voir, et respirer. Comment
n’y ai-je pas pensé auparavant ? Pourquoi n’ai-je pas été l’interroger, lui, le
premier, avant de venir ici, par la route.
Pourtant : les mots existent, ainsi que la parole intérieure aux mots. « Je
vais te conduire à lui, par les étroits sentiers de la terre et de la vie. Il est en
haut de la colline du village... Il semble même que, jour et nuit, il y
demeure éveillé. »
Sans dire un mot, Rachida a pris la main gauche de Mokrane, et s’est
mise à en compter les lignes transversales. Elle en dénombre huit, ce qui,
sans aucun doute ne veut pas dire grand-chose, mais, la voilà qui se met à
parler et à dire, comme si cela pouvait être vrai : « Tes souffrances sont
terminées, car le chiffre huit est celui des révolutions perpétuelles... Il existe
toutes sortes de correspondances entre ce que l’on peut voir, fabriquer,
penser, et dire. Des correspondances visibles, perceptibles... Voilà ce qui est
inscrit dans le chiffre... Un lien réel entre toutes les choses... Qu’il faut
trouver, et suivre doucement, réellement, sans... »
Un lien réel entre toutes choses : la main de Rachida, entre toutes les
choses, celle qui conduit et mesure le retour : « Ne crois pas que l’amour
soit une absence... Au contraire : un pouvoir d’être et de réunion... Voilà ce
que c’est... Comment tiendrait le monde, sans quelque chose d’actif entre
les choses ? »
Rachida ne parle pas, ou plus, mais je sais ce qu’elle veut dire, car j’ai été
élevé dans cette pré-science des paroles non dites, accumulées par le
mutisme ancestral et aride de ce peuple. Voilà pourquoi il nous faut
comprendre le silence des femmes, son incroyable portée au-delà de nous-
mêmes ; alors que nous nous estimons placés en un autre lieu, monde, et
univers.
l’amour l’étrange perfectibilité de la séparation humaine : nos mondes
ont des lois opposées, violentes, et impossibles à enfreindre.
Nos lois ?
— Mais qui es-tu ?...
Oui... Dis-moi qui es-tu ?... Car il y a bien longtemps que mon corps, et
ma voix, se sont perdus dans les rues et les cataclysmes des villes...
Qui es-tu ?...
Ou bien me faut-il encore attendre
là,
le retour
de mon âme
ou de mon corps
égarés dans la blessure des arbres et des hommes ?... Que reste-t-il de
l’autre voix ?... Celle qui avait pour but d’encercler les villages et les
pierres, les fontaines et les sources...
Qui es-tu ?...
Car... cette course qui me ramène au village n’est pas faite, pour me
rendre la joie... cette joie que j’aurais aimé connaître et vivre...
C’est alors que j’ai senti son haleine, et son souffle, doux, lent, atteindre
mon front, puis ma gorge
comme si nous n’étions plus là,
assis
dans le jardin
mais couchés sur la terre et l’herbe
comme si nos corps et nos bouches avaient échangé leurs plus intimes
angoisses et silences,
comme si nous n’étions plus là assis
mais comme si nous avions atteints les limites de nous plus profondes
errances et désarrois.
comment nommer ? « Je te raconterai
son histoire » dit Rachida.
« ... Je te raconterai son histoire, pour que ta main ne tremble plus...
pour que tes jambes ne tremblent plus... Je te raconterai son histoire, pour
que ton désir ne tremble plus... Sais-tu ?...
Sais-tu pourquoi ?... »
Rachida a pris ma main doucement, et m’a conduit près de l’arbre, celui
qui dessine dans le ciel tant de légèreté et offrande que, dès le printemps, les
fruits font de vives apparitions pour donner ensuite toute leur substance :
ce que je voudrais connaître (et même savoir) — contre ma première
incroyance — c’est ce qui eut lieu, là, dans le village et la jeunesse de la
tante, car sa tête s’est brisée — je le sais, maintenant... je le sais — en
plusieurs idées et morceaux
: je voudrais que dans tes pensées, il n’existe que des désirs et des
souvenirs de jouissances entières et ininterrompues
comme celles : Rachida ?
Je voudrais te questionner Rachida ?
te demander de m’accorder le retour
le vrai retour...
celui dont j’ai cherché la vérité et le cheminement
à travers les années d’études, les années d’exils, les
années de paix, et les années de guerre...
oui : le vrai cheminement,
celui que peut conduire mes sens et non mon cœur là, devant la porte du
séjour, et m’entraîner dans la possession et la richesse de son être, la
possession de son discours et innocence
oui : Rachida ?
« ... Ne tremble plus...
Je te raconterai sa progression,
et sa trajectoire.
Son agonie dans le silence du dieu...
Ne tremble plus : le lieu du monde est maintenant bouleversé, changé, et
il existe un jeu
un jeu d’air et de vent
là, dans les collines d’argile, car il nous faut bien vivre de quelque
croyance... Très peu de gens comprennent ces choses ; les plus importantes,
les plus utiles car c’est dans le jeu, oui, dans le jeu... je te raconterai son
histoire, et son agonie dans le silence du dieu... tel un arbre mouvant et
déchiré... un arbre parti à la recherche de ses racines et de ses formes... un
arbre pris dans tous les sens et les silences du dieu... Un arbre mouvant,
libre, et déchiré... un arbre... dans l’agonie et le silence du dieu... »
Le village
Primita,
Ilévame al huerto
que estoy
cayéndome
muerto.
Copla Flamenca.
V
Les changements
Cada vez que considero que me tengo que morir tiendo
la capa en el suelo y me harto de dormir.
Copla Flamenca.
VII
Jeune Homme
tué
dans
l’Exil.
Me
comprends
-tu ?
Le jour était pourtant venu.
Ce jour où.
Jeunes Femmes
des collines
et des hommes.
Nombreux
sont les Exils
à l’intérieur de nos
âmes
de nos villages
de nos champs.
Les Exils
de nos corps
et libertés : les Exils.
La surveillance
est
notre lot : puisque nous vivons
entourées.
Jeunes Femmes
des Collines
et des hommes.
de murs
et de
défenses.
Les Exils
Ce jour
où nous devions préparer
les repas
des retours
et des
fiançailles
Ce jour
Me
comprends
-tu ?
Cette
poussière
qui courait
là
poudre
de larmes
entretenue par
les souffles
de vent
ou de
lumière.
Me
comprends
-tu ?
Vous
n’auriez pas
reconnu
le village
qui courait
là
tordu
animé vibrant
dans
toutes
ses rues.
Et
la bouche
des Femmes
qui.
Jeunes Femmes
des Collines
et des Hommes.
le village
Vous
n’auriez pas
reconnu
là
les jardins
ce
jour
nouvellement
ouverts
et
affranchis.
les jardins ?
les sourires
des Jeunes Femmes
poudre
de
larmes
entretenue
par
la
guerre.
Vous
n’auriez
pas : reconnu
le
village
mais
: les hommes,
et, cette femme, vieille,
aux yeux terriblement agrandis
et, qui courait, elle aussi, là
dans les rues, où les pas des villageois, et, des paysans échappés des
montagnes, et, des plaines, couraient : aussi, venus pour assister non pas
aux mouvements des achats, et, des ventes, mais,
ce jour, à l’échange des cadeaux (promesses de vies vécues hors des
exils, et, des morts)
des repas
: le jour de
Lehbia
était venu.
: celui
de Farida
ou de Louiza.
le jour
où
ton corps
se perd
là (ou ton
retour) là
dans l’
intensité
de ma blessure
et de mon vœu.
.....
Combien de nuits
passées dans
les lointaines pérégrinations
de mes actes-souvenirs.
.....
Combien d’Ombres
douloureuses veillées
peuplées des
soucis d’êtres
abandonnés
par le
monde.
Combien
de jours
?
Me
comprends
-tu ?
Me
comprends
-tu ?
Un meurtre
a eu
lieu
(O Jeune Homme
attentif
aux autres espaces
de la terre
et du monde.)
(un meurtre)
qui
m’enlève
l’amour
de ton retour
et
de tes
jeux.
Me
comprends
-tu
?
Je
te désirais
ardemment
comme on
désire comprendre
un jour
la vérité du monde,
notre soif
d’être et de liberté.
Je
n’imaginais
rien
mais : pensais
que
la liberté
n’est pas la
mort — en deçà
ou au-delà
de nous — mais
l’existence affirmée
par la parole de
jour et de vie,
l’existence comprise
dans la jalousie et la
simplicité de nos rapports,
de nos vies,
laborieusement édifiés,
construits,
indéfiniment construits
contre l’absurdité
et cynisme
des maléfices
d’Après-guerre.
O Joie
des retours
et des plaines
des montagnes
et
des sources
ma bouche
t’attendait
mes lèvres
te nécessitaient
car j’avais pris goût
et vie —
légèreté et
pesanteur — à cette
pensée
de te voir
enfin apparaître
et me libérer.
O Joie
Jeunes Femmes
des collines
et des hommes
: Me voici
vieille
aux yeux
terriblement
agrandis
et qui
: tournent.
O Joie
: J’ai appris, dans cet encerclement que l’on nomme jeunesse, les paroles
du sacrifice, et, du déshonneur, et je n’en ai tiré que l’infâme veuvage de la
terre, et, du monde, tous deux centrés dans ma douleur de vieille femme,
désemparée, et, atteinte, par le choc, la violence de mes amours, et, leurs
interdictions.
Jeunesse perdue pour le sacrifice, et, contre le déshonneur : lorsque l’on
vint me prendre pour le village d’en Bas, l’homme n’avait pas encore
touché mes bras, ni, mes jambes. Je vivais dans l’une des dernières
maisons, après la grande place, heureuse, habituée à aller, et, venir, au-delà
de la maison, et, de la cour, jusqu’aux premiers champs des familles, les
fontaines, et, les puits, heureuse.
Les automnes, et, hivers, nous trouvaient assises près des feux, presque
immobilisées par les neiges, le froid, et, la boue, travaillant aux nouvelles
apparitions des soleils, et, des jours : nos doigts tissaient les laines, et, les
herbes, pour en faire des vêtements, des paniers, ou des nattes. Chaque jour,
assises près des feux, nous renouvelions l’attirance, et, la nécessité, de
nouvelles, et, profondes chaleurs.
Nous laissions les feux leurs mouvements vifs, bariolés, sauvages,
indomptés, prendre nos chevelures, volontés, images : couvrir nos pensées
de grandes jouissances, puisque, pendant ces jours, nous espérions les fêtes
de printemps, comme de véritables chevauchées à travers les champs, les
désirs, les inexpériences.
Car
: nous étions
de toute évidence
: inexpérimentées.
Inexpérimentées, dans nos choix, nos possibilités.
Inexpérimentées, et, jalouses
: en dépit de tout bon sens, nos doigts tissaient, rapidement, et, nous
faisions surgir des printemps, des étés, tissés, contre les désirs des frères, et,
des parents.
Jeunes, et, vives, perdues, dans la prison des hommes, nous ne pouvions
faire grand-chose à l’intérieur des villages, et, des champs. Il nous fallait
être attentives aux nuits, aux silences, car, tôt, ou tard, l’homme viendrait,
là, dans la cour, prendre son dû, et, sa jouissance.
Nous ne pouvions échapper aux privilèges, et, ordres, des adultes. Ceux
qui disposaient des voix dans les assemblées des villages : et, les adultes
laissent partir loin de nous ceux qui auraient dû nous prendre, nous
emmener loin de nos futures plaintes, et, misères. Malgré notre désir, nous
ne pouvions échapper aux privilèges, ordres des adultes. Mener une vie
éloignée des contraintes, et, des rites, anciens, précis, instituant nos
présents, et, futurs, comme les labours, ou, les récoltes.
: les hommes savent, du plus profond de leur solitude, et, égoïsme, que
nous leur appartenons, autant que leurs vêtements, ou, leurs forces, autant
que leurs misères, ou, leurs bonnes fortunes.
Privilèges de l’inconscience, et, de la force. Ils firent des lois selon leurs
avantages, soupçonnant bien que, par endroits, des révoltes secrètes
existaient, et, qu’il fallait les prévenir, ou, les vaincre.
Ils firent venir les experts en survivances, et, législations, décidèrent que
les récoltes, et, les révoltes des femmes, étaient les plus dangereuses, car,
elles mettaient en péril les clôtures, et, les fondements des territoires.
Ils prononcèrent des sentences qui devaient contenir les femmes dans
leurs apparentes soumissions.
A partir de ce moment, chaque être dut inventer sa propre défense : la loi
allait très loin, atteignait non seulement les coutumes, mais, la durée des
familles, et, des champs. Ainsi, les femmes revêtirent leurs plus beaux
vêtements, ceux qui leurs couvraient les épaules, la poitrine, et, les jambes ;
leurs tailles étaient prises dans des ceintures d’or, et, de cuivre. Sur leurs
fronts étaient inscrites les offrandes qu’elles adressaient aux villages, aux
hommes, et, aux champs. Quotidiennement animées par les mêmes gestes,
les mêmes souffles, les mêmes soumissions.
Sur la paume de leurs mains, les étoiles étaient représentées par un point
minuscule, teinté de henné.
Jeunes Femmes des Collines et des Champs : devenez, un jour, la parole
libre, inquiète, qui enfreint les lois, les partialités, les injustices : une parole
issue de l’arbre, du fer, de l’herbe, et, du métier : digne poursuite des
éléments : n’inventez pas de nouvelles blessures, mais de nouvelles
profondeurs à vos sourires, et, à vos joies : le monde est là, posé dans votre
geste, comme l’étoile dessinée par l’astre de la main.
VIII
1
Il s’agit de la statue de l’émir Abdelkader, au centre d’Alger.
© Librairie François Maspero, Paris, 1976.
ISBN 2-7071-0808-1
Participant d’une démarche de transmission de fictions ou de savoirs rendus difficiles
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