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« L des’ARBRE est parcouru de mots, phrases, idées qui expriment

équivalences entre la volonté de vivre ou de mourir. L’arbre ?


Comment pourrait-il être détruit ou dénoncé dans l’Exil du Pouvoir et des
choses ? Je te raconterai son histoire pour que tes lèvres ne tremblent plus et
que tu saches répondre aux questions qui envahiront ce Monde... »
Nabile Farès

L’exil
et le désarroi

FRANÇOIS MASPERO
1, place Paul-Painlevé, Paris-5e
1976
Sommaire

Couverture
Présentation

Page de titre

PREMIÈRE PARTIE - Mokrane

I
II

III
IV

DEUXIÈME PARTIE - Le village

VI

TROISIÈME PARTIE - Les changements

VII
VIII

IX

X
Les Exils

XI

Notes

Copyright d’origine
Achevé de numériser
Les destructions causées par les bourgeoisismes révolutionnaires et
nationalistes de l’époque actuelle n’épargnent aucun des champs
développés et inscrits par le travail humain. Valeur d’échange et, comme le
reste, valeur de réalité, le travail d’écriture n’échappe pas aux conditions
politiques de cette inhumanité.
PREMIÈRE PARTIE

Mokrane
Desgraciado aquel que come el pan por manita ajena ;
siempre mirando a la cara si la ponen mala o buena.
Copia Flamenca.
I

Ce ne fut que quelques années plus tard qu’il put comprendre cc qui
s’était passé, car, entre-temps, il lui fallut demeurer à l’écart de toute
activité et tribulation au moment où le pays — le pays ? ce qu’il est
convenu d’appeler le pays (?) — allait vers de nouvelles effervescences de
vies et d’événements.
Frontières fermées
Rues et
visages
amaigris — en tremblements

Mutisme et arrestations
: il fallait, malgré les séparations politiques du moment, avancer.
Déjà, les campagnes s’animaient, et, sur les lieux de travail où, quelques
mois plus tôt, les héritages coloniaux existaient, de nouvelles récoltes
étaient annoncées, fruits de décisions, transitions, prévoyances, dont les
hommes politiques n’avaient pas eu l’idée.
On vit alors de vastes domaines occupés sur place par des ouvriers, qui,
jusqu’à présent, n’avaient eu droit qu’au travail sur Terre-des-autres, et non
pas à une contemplation bienheureuse des arbres, et des champs :
Cultures
Ciel
Ombre
et Eau
Ouvertes une fois au passage des Membres
Corps Pensées non assassinées :
En deux mois,
les champs de la durée
et de la terre
de la tristesse
et de la guerre
de la Conquête
et de la Mer
furent labourés, retournés en leurs racines — Propriétés et
Coutumes — vidés de leurs inégalités,
et,
Offerts,
dès Octobre,
aux premières récoltes de l’année mille neuf cent soixante-trois.
Né ainsi, de la douleur et de la joie d’être enfin vivant, et, libre de soi Tel
un fleuve grossissant des multiples affuents rencontrés sur son
parcours — Rivières, désirs, Amours, torrents, ou Voix — le mouvement
des travailleurs agricoles gagna l’ensemble du territoire et des champs,
détruisant esclavages, et séquestres : partout, le processus était le même :
les Travailleurs, indépendamment des partis, oppositions, administrations
naissantes, prenaient positions à l’intérieur des terres et formaient des
Comités de Gestion. Tel était ce mouvement, issu de lui-même, du travail
de la terre et de sa vacance, nullement dirigé par le « haut », mais, ancré,
ancré dans la semence d’août et de septembre.
Le mouvement ne fut pas simple, car, après quelques années d’un
pouvoir gouvernemental, rompu à tous les compromis, réajustements, et,
accords, s’il existe — encore aujourd’hui, et, presque par inadvertance, ou
témoignage de ce qui, un jour, eut lieu, — des Champs de l’autogestion
(larges et ouverts sur des milliers d’hectares), il existe cependant des
Champs interdits à l’autogestion, des champs larges et ouverts, gardés par
leurs propriétaires, ceux-là mêmes qui —
par imposture
et, détournement — ont charge de répartir la bonne parole de justice,
et, de révolution : la bonne parole...
Il existe cela, et bien d’autres choses encore, qui, en plus des déclarations
venues des hautes sphères de la politique, montrent une sorte de décalage
amusant entre les paroles du Pouvoir et les réalités communautaires. Une
sorte d’ironie entre Pouvoirs et Réalités qui, avec quelque négligence ou
désinvolture à l’égard de nos principales croyances, s’amuse à construire
des distances, des rapprochements, des atteintes, des illusions.
« La Propriété est sociale, et non pas étatique. »
Et, aussitôt, vous savez que la Propriété est étatique, et, non pas, sociale ;
vous savez cela, pour le moins ici, où les mots ont des valences souvent
inverses de ce qu’ils désignent ou proclament, comme si, dans l’intervalle
de la parole, et de la réalisation, ils étaient devenus des chambres noires, et
que, dans leur obscure légitimité, ils figuraient la réalité inversée, mais
actuelle, la réalité vraie, et, pour ainsi dire : réelle.
C’est peut-être ainsi qu’il nous faut voir les choses et le temps, les choses
et les mots : perceptiblement la réalité s’inverse d’elle-même ; les choses et
les mots atteignent des degrés puis des impossibilités de reconnaissance
véritable.
C’est pourquoi :
Exils et Découvrements
Pouvoirs et Renoncements
Patrie et Turpitudes
Tout est jeté sur Nous
en Vrac,
comme des vêtements
sans lendemain,
et Nous voilà Errants
— devenus Errants — à des milles du chemin accomplis, développant
des idées, et des raisons, pour comprendre le hiatus, et l’effondrement, les
massacres et les négations issus des multiples carences de la durée et du
mensonge.
Suspects
— devenus Suspects —
Noyés et rejetés dans la boue
comme si
Nos Corps — Ames et Espérances —
n’avaient pas eu cet éclat
d’E
T
R
E
Exils
et,
Réclusions
Car nous voilà assignés aux résidences précaires des polices et des
désarrois,
Cloîtrés dans les cellules de
Nos demi-vérités
de Nos
Falsifications
et Violences Prêts à être traités de toutes sortes de noms
malheureux — Exilés — Emigrés — Fuyards — Petits-Bourgeois
— Fonctionnaires — Bureaucrates —
Issus de nous
et,
contre Nous : Nos Pouvoirs nous assiègent et nous annulent comme de
vulgaires mots écrits sur un sable continuellement traversé de marées.
De pauvres mots
écrits —
ce que Nous
Sommes — Ignorants de
la douceur,
du Songe
Mais
Vite devenus
— nous-mêmes, en nos mésalliances —
Vite Devenus
Rapaces et Calculateurs
Avides d’argent et d’honneur car depuis longtemps privés des
honorabilités pécuniaires et, extérieures, pour lesquelles, nous sommes,
aujourd’hui, représentés, singulièrement connus pour les fastes, et les
réceptions.
De multiples hôtels longent les mers et les sables, attentifs aux
occupations étrangères, remplis d’espace, et, de Solitude.
Les entrées
sont nombreuses,
visibles, simplement gardées de céramiques, tableaux ou, tapisseries,
alignés dans les chambres, couloirs, et, séjours. Ceci est très curieux, car,
l’ampleur des ouvertures sur la mer, et, les terres, devraient permettre de
profondes visites, et, fréquentations.
Mais le pays est ainsi fait qu’il laisse les hôtels aux silhouettes vacantes,
habituées aux réceptions d’hôtels, et, aux bars, souvent penchées vers le
quatrième ou cinquième whisky de l’après-midi, prêtes à fondre dans le
paysage, ou les murs d’une vulgaire salle de jeu.
Entre les tables, vous pouvez sentir les traines lascives de l’ennui,
annihilant tout air et respiration, creusant votre envie de vivre de meurtres,
et, dérisions.
Autour, existe ce vaste pays que les constructions les plus vastes, et, les
plus digestives, ne peuvent masquer, ce vaste pays où le ciel trace des
auréoles de bonheur, et, de vie, au-dessus du souffle miraculeux de la mer,
et, du vent.
Inadéquations des rapports : de la terre aux constructions, les distances
sont immenses. Décor de Cecil B. de Mille où, selon les inoccupations, et,
insistances, les silhouettes — actrices, ou, acteurs inemployés de films
depuis longtemps tournés — déambulent, à la recherche de quelque
mutinerie cocasse, ou, insipide. Le moindre passage de chat, ou, de chien
perdu dans les coulisses, les plateaux, la machinerie, entre les fausses
ruelles, les salles d’hôtels, crée l’illusion d’une action entière, vécue, celle
que des regards envient tant l’œuvre du Rien est nocive, envahissante,
implacable.
Paroles glissantes, entre paroles, qui accentuent la nullité, le
désœuvrement :
— Autre chose ?
Quelque chose d’autre ?
— Oui. Quelque chose.
Etrange questionnement, dont les limites, ou, interrogations, définissent
les poids, servitudes, des nouvelles années. De ces nouvelles années,
accomplies dans les naissances, prolongements, travaux, fièvres d’après-
guerre.
— Quelque chose de plus réel, vrai, que ce que l’on entend, ou, lit, là,
maintenant, tous les jours. Quelque chose qui réconcilie notre espoir, et,
notre vie. Qui réconcilie nos envies de vivre, entièrement, de nouvelles
croyances.
Ainsi.
Mais : le pays attend.
Ou, certaines gens du pays attendent ce que l’on appelle, à cause des
manques de souffles, des rivalités : « la démocratisation ». Un début de
« démocratisation » dont, manifestement, il faut bien comprendre le sens,
car, ceux qui réclament cette « démocratisation » — ou, ce que l’on appelle,
ici, la « dé-mo-cra-ti-sa-tion » — sont les milieux d’affaires, qui travaillent
par envies, obsessions, qui voudraient que leurs affaires soient désormais
reconnues, non pas dissimulées par des pratiques clandestines, et,
redoutables.
— Pourquoi ne pas continuer à travailler avec nous, dans la Révolution.
— C’est une question à laquelle je voudrais bien répondre. Répondre
avec toute la force, la vérité, d’une nouvelle croyance. Mais, c’est comme si
la vérité de la Révolution s’était retirée : oui : retirée, à cause des
transformations sociales, de certaines transformations sociales, dirigées vers
l’intérieur, l’argent, le prestige, la satisfaction de soi : le narcissisme.
J’aimerais voir autre chose : oui. Autre chose.
— Il n’y a pas de pays qui ne soit nationaliste. Ni de gouvernement, une
fois « installé », qui ne soit prédisposé au narcissisme. Alors ?
— Alors ? Rien. Je ne sais pas. D’abord comprendre ce qui m’arrive,
ainsi, brusquement, depuis mon retour au village. Comprendre : oui :
comprendre : puisque je suis maintenant prêt à partir. Comprendre : puisque
je ne veux plus entendre parler de quoi que ce soit.
— Comprendre quoi ?
— Je ne sais pas.
— La démocratie ?
— Quelle : démocratie ?
— Ma réponse : sans être contre — apparemment — l’injustice, le désir
de « démocratisation » vient de pratiques clandestines, et, financières.
Non loin de là, derrière les baies vitrées du salon, et, du bar, le frôlement
de l’eau sur le sable, son mouvement, indique quelque silencieuse proximité
de la mort, de l’étouffement, car, par moments, à l’intérieur du mouvement
de l’eau, des vagues, dans le courant de ses gonflements, déplacements, une
sorte de cri lointain, spacieux, agrippé aux murailles des silences,
forclusions, une sorte de cri premier, antérieur aux renouvellements des
larmes, des rêves, têtu, déchirant de faiblesse, d’incongruité.
Un cri : comme si l’immense douleur recueillie par les années de guerres,
affrontements, s’était réfugiée ici, au fond de l’eau, entre les parois des
vides, ensevelissements ; cri fragile, à peine identifié, assiégé de toutes
parts
pauvre
de son isolement
vacuité : cri-demeure
au lieu des âges
des vérités ultime recours de
grandeur, et, existence
affirmation d’une nécessité
autre
cri-demeure de nos seules valeurs et héritages.
Enfoui là, sous les mouvements zébrés d’amour et de soleil le Cri de notre
fourvoiement : le pays —
ce pays qui est le nôtre —
appartient aujourd’hui à quelques êtres disséminés, ou, plutôt
— car ceci est une vérité du Territoire à quelques êtres postés aux endroits
stratégiques Prompts à viser l’ascension politique comme une nécessité
personnelle, une urgence, puisque déjà placés par les pouvoirs actuels aux
postes de voyance, et, de reconquête :
le pays
un air doux qui descend des collines, le long des ravines, et, des sentes.
Un air doux Souple Qui ouvre les Mains du Monde les pose là Sur le Ciel
pour l’Eloigner de la Terre Car la Terre doit respirer Profondément
Nouvellement Avant de s’Elancer dans l’étroit défilé de sa Mort et
Naissance
Car Certaines fois la Terre peut être lascive paresseuse Peut attendre
pendant de longs moments son désir de vivre. Car-Certaines-fois-la-Terre
semble heureuse de disposer d’elle-même, de ses membres, de ses gestes,
de ses labours et devient Grosse Ouverte Dedans Ouverte.
Mais le Monde
Hésite peu habitué à l’offre
le Monde ?
Maladroitement hésite puis s’incline
le Monde ?
C’est Alors qu’un Dieu Aboie aux bras des Collines Depuis ces lieux où
les routes vont dans divers sens Directions Vers les Villages et les Villes Un
Dieu au poil roux — Comme un Dieu — et, sale Au ventre creux Vide
Transparent Comme si le Monde lui avait retiré les entrailles Un Dieu
Esseulé et Aveugle Sourd Hébété Qui mord la Terre là — Comme un
Dieu — Aux bras des collines Fièvreusement Nerveusement Pour rien
Contre le Rien.
Un Dieu fou Qui aboie qui Hurle contre les prières du Soir ou de l’Aube
Qui hurle contre les Silences les Mouvements souples délicats : Un Dieu
fou Et seul Qui gratte la Terre Avidement la Mord Comme si de cette
Brûlure devait surgir le bruit du Monde Ou cette parole libre Forte Avide de
franchir le long désir de la Terre les lèvres les véritables pensées des
hommes.
Un air doux qui vient des collines et des sentes Descend le long des
ravines Court dans les jeunes herbes Etreint Doucement Un air doux qui
accomplit dans l’invincible main du dieu l’Irréversible passage du jour
Découvre les Vallées, les Villages, Refuges humains des Migrations
saisonnières Les Villages de grand rayonnement et prestige Construits dans
le Cœur Aventure des hommes Tirés du Néant Misère contre l’Imposture.
Des Camions vont et viennent rapidement Pénètrent dans les cours des
casernes gonflées — terriblement gonflées — d’hommes en armes.

22 JUILLET 1962

Depuis dix-sept jours le changement a eu lieu, et, Depuis dix-sept jours


les Vallées et les Routes connaissent ce va-et-vient de camions à l’entrée
des Villages et des Villes.
Dans le Sud
Et sur la frontière Est Les Combats ont été nombreux Meurtriers Comme
ceux de l’année 1957-58.
Sétif Constantine Philippeville Mostaganem Bône Souk-Ahras Alger
Oran Les Villes accueillent les Troupes Etalent les Reconquêtes territoriales
comme des signaux placés sur une immense reproduction cartographique.
Le Peuple
écoute :
car le Peuple ne comprend pas ces heurts venus de tant de mésententes.
Le Peuple ?
Les Villes sont Assiégées Réduites dans leur prétention d’insurrection La
Nouvelle Pacification est à l’œuvre Efficace Directement axée sur la Prise
des Pouvoirs Les Ponts Les Radios les Justices : la Passation des Pouvoirs
est toujours difficile Surtout lorsque le Passage est présenté comme une
simple consécration de plusieurs années de vies fraternelles.
Le Peuple Lui Ayant lutté pour Lui-même et pour Personne d’Autre
Assiste puis S’interroge S’insurge Part des quartiers périphériques Dirige
ses marches vers le Centre — Alger, Palais du... Peuple — Le Peuple
appuie ses cris d’avertissement Banderoles Pancartes qu’ils présentent d’un
Coup par-Dessus les Grilles du Palais : le Peuple crie son Dégoût son
Œuvre son Désarroi Ultime plainte avant ce long silence qui creuse l’Avenir
et Histoire d’Après-Guerre.
« Vive la Révolution
A bas les Bourgeois et les Opportunistes
Vive la Révolution Agraire... »
Le Peuple Court Crie dans la Ville Et
Comme de fragiles silhouettes des avenirs et bonheurs les Femmes
retirent leurs Voiles Rejettent les différents esclavages de l’Homme et de la
Terre Inscrivent leurs Volontés de Vivre Là Parmi les Hommes Là Parmi les
Rues les Boulevards Là.
Les Femmes Hors Murs Hors Prisons Hors Vides Hors Solitudes Les
Femmes Et Leurs Désirs de Tuer tout Asservissement.
« Seb’a Snin... Baraket
Seb’a Snin... Baraket »
Les Femmes Crient les Femmes Parlent les Femmes Exigent l’Arrêt des
Combats et des Rivalités : le service d’Ordre est pour un temps assuré par le
Peuple, car les factions politiques, et, l’Etat, n’ont pas encore constitué leurs
Troupes d’intervention territoriale. Le service d’Ordre Seb’a Snin Baraket
La Passation des pouvoirs a eu lieu et la Ville s’est entièrement soulevée
comme un poumon en mal de respiration Puis quelques mois plus tard la
respiration s’est ralentie — La Ville — Comme un reflux marin sur la Face
Cachée de la Lune Ce long cri du désir emmuré Où Vas-Tu Astre Errant
dans les parcours du Monde et de l’Exil Cette bouche de l’Enfance
démesurément élargie par la faim Ces Campagnes Ces Vallées Ces Sources
Ces Montagnes
Ces Villages où Chacun court pour retrouver Autre Chose que de Grands
Corps d’Arbres ou de Sagesses Abattus sous la Lune.
Brusquement le Ciel est devenu Sauvage
Violemment extraverti Recueil des Voix Volontés Désirs Qui parcourent
les Ventres des Femmes et des Villes
Le Chant de la Nuit n’est plus le Même
Le Chant de la Nuit Nous vivrons dans les rues Parmi Vous Les Fêtes Les
Splendeurs d’une Ville Illuminée Voyeuse
Les Parcs Au fond des Squares qui entourent les Collines Mémoires des
Hommes Femmes Filles Et Nous ferons l’Amour Là Sans se connaître Là
Sans s’être jamais vus Par Jeu — Oui : Jeu — Jeu et Tendresse Par Retour
et Profusion
Aux fonds des Journées
Voyages de la Mer
Bouches Contre Bouches
Les mains liées
Au
plus grand Désir
du Monde.
Que
demande
ce peuple
la Paix
et la Révolution.
En un mot La Joie Celle qui dénoue les Privations et les langues.
La Joie : si le Peuple est prêt pour son Indépendance les Hommes
Politiques ne le sont Pas. Ou. Du Moins. Exigent une consécration
singulière, celle de leur talent, ou (?) stratégie historique, puisque, le
renversement a lieu, le 5 juillet 1962 prend place sur le 5 juillet 1930.
Mais : Ce Peuple est decidemment prêt — Aussi — à tous les
dénigrements, puisque, — Ainsi : dans ses manifestations critiques
enthousiasmes — il ne conteste personne en particulier, admet tout le
monde, mais, avant tout, lui-même : le Peuple ?

Sur la Face Cachée de la Lune existe un étrange territoire parcouru par


des biches sans nombre constamment liées entre elles par le désir
d’atteindre quelques Hauts Plateaux du Levant.
Mais — peine perdue — leur course est définitivement freinée petite
noyée dans l’immensité du territoire.
Partout — Autour d’Elles — l’incomparable silence des étoiles leur
étincellement les astres fous leur désordre tournoyant dans la profondeur
illumination du Monde.
Certaines fois les Biches se retournent ou marquent un instant le pas
Tandis que leurs regards se perdent dans la nullité du Parcours et de
l’Ombre. Leurs Yeux sont couleur des plus authentiques valeurs d’Amour
Angoisses Nostalgies Seul le mouvement du jour Les enfonce plus
lointainement dans l’impossible vision de la Mer.
Elles demeurent toujours Ainsi Aux mêmes lieux Et Si Par Occasion
Quelque Téméraire ou Insolite Voyageur Les Aperçoit Il est immédiatement
frappé par cette impression de piétinement universel sur une plate-forme
posée sur la surface d’un cercle de Silence et de Temps.
Les Biches sont porteuses des plus assidus désirs Ceux qui persistent
dans le développement Expansion du Monde.
C’est pourquoi la différence est immédiatement sensible entre cette
multiplicité de désirs véhiculés sur la Lune les Pierres les Astres Morts
Soleil Etoiles les Rues qui parcourent les Villes les Routes qui traversent les
Territoires les Villages les Collines qui cachent toujours Quelque
Progéniture et Ascendance Virginale.
Des Uns aux Autres — des Désirs aux Mers ou des Biches aux
Hommes — les Séparations — minimes au départ — s’installent,
progressent, se diversifient : Sur le Flanc droit de la Lune une Biche est
tombée à genoux Les Yeux pleins d’une douleur immense car sous le choc et
la chute sa patte droite s’est brisée nette Une sorte de Cri a envahi l’Espace
Tandis que les premières lueurs du jour ont commencé leur marche au-
dessus de la Mer. Déjà, la Ville surgit des flots Voluptueusement adossée
aux premières collines qui entourent la baie, les plages, comme un immense
coquillage de verdure, et, de terre.

Sur le premier balancement du jour le Dieu d’Ecume jaillit Court : seul,


disparaît, plonge, sort, une nouvelle fois, court, rapidement, là, sur la
surface de l’eau, pour enfin s’écraser, mourir, là, sur le sable, comme une
tête jetée par-delà le corps.
Le Dieu d’Ecume est Sage : aucune protestation ne s’échappe de son
rejet au-delà de la Mer. Malgré sa volonté de retour au fond des vagues,
sous le balancement infini, mais clos, de la baie.
Le Dieu d’Ecume...
— Ce qu’ils appellent « démocratie » est un pouvoir réparti entre une
quinzaine de personnes. Un pouvoir que personne ne peut atteindre, et, qui
tue.
— ?
— Ce qui me navre, c’est que tout le monde, ici, se dit, et, se croit : « ré-
vo-lu-tio-nnai-re ».
— C’est tout à fait normal. Puisque. Ici. Dans ce pays. Ce qui existe.
C’est : la « Révolution ».
— ?
Les voix continuent leur train-train de plaisanteries, provoquant des
réponses aussi éloignées que deux étoiles vues en même temps.
II

Mokrane prend une serviette de papier près du réchaud, s’en protège les
doigts de la main droite, et, après avoir placé la passoire sur le verre, verse
le café lentement, qui, en grosses gouttes, tombe, et, colore le verre, presque
entièrement.
Un parfum court de-ci de-là à la recherche d’un jeu qui n’existe plus, de
coordonnées, ou, existences, qui n’existent plus : Mokrane pose la passoire
près du réchaud, plonge deux cuillérées de sucre, dans le verre, et, se met à
respirer profondément.
Déjà, alors que la première gorgée vient de passer les lèvres, la fièvre bat
retraite, s’éloigne sous l’effet d’un traitement rompu à ce genre de calamité,
et, infection : Mokrane a passé les huit derniers jours, sous les couvertures,
une serviette nouée sur la tête, et des tisanes triple dose à portée de main.
Le corps de Mokrane ressemble à un mince filet de lune bien pâle, pris
dans un peignoir brun, sur lequel bougent (ou, semblent bouger) des
morceaux de tissus : la robe de chambre a quelques années d’âge, mais elle
est chaude, souple à cacher soixante kilos répartis sur une hauteur de cent
soixante-seize centimètres, ce qui veut dire : maigreur sur haute taille. Le
café brûle chacune des pensées et volontés de Mokrane, descend le long des
bras, des jambes, brûle, s’empare de l’estomac, tourne, brûle encore, glisse,
s’installe confortablement dans Mokrane, vitalement.
Le café brûle, ouvre les yeux de Mokrane, grandement, vers quelque
chose que Mokrane veut voir, mais que de toute évidence, et malgré la
brûlure, il ne peut voir. Tout cela, comme si son attention avait été fixée par
le brûlant liquide, parfum du café, comme si, avant de se remettre à vivre,
debout, loin de la grippe et du lit, il devait arrêter quelque temps ou idée en
lui, se mettre, en quelque sorte, en place, et se mouvoir après l’esseulement
de ces derniers jours.
Le café descend plus profondément encore, comme s’il atteignait, en
même temps que le corps, la mémoire, cette mémoire contiguë à chacun des
mouvements de Mokrane, mais que Mokrane tente, bien vainement, de
refluer à chaque pas ou, humeur, loin, pour avancer encore dans la vie.
Terrible irruption de la vie, que Mokrane sent avancer en lui selon les
différentes trajectoires de ses pensées, muscles, car chaque fois que
Mokrane sent cette vie battre en lui, il lui suppose d’étranges desseins,
comme celui, parmi tant d’autres, de croire très fermement en lui.
Terrible irruption de la vie, après les échecs et les éloignements, la vie est
toujours là, qui heurte les puissances ou formes de nouvelles vies.
La vie tient à la vie : tel est le principe. En dépit de toute mort. Et
Mokrane peut penser cela, car, depuis ce fond de fièvre d’où, après tant de
précautions, il émerge, quelque chose est arrivé qui, sans aucun doute, peut
modifier en lui toutes les espérances de vivre de nouvelles vies.
Quelque chose de précis, que le moment de veille veut refouler ailleurs,
hors de la présence du jour, de l’éveil : la peur, ou, quelque chose
d’approchant, de vif en lui, comme un tremblement.
Mokrane a peur.
Il laisse le café lui brûler la gorge, lentement, tandis que ses yeux
cherchent, là, de l’autre côté de la fenêtre de la chambre, parmi les
mouvements gris-bruns, gris-blancs des nuages et du ciel au-dessus de
Paris, les passages de son être, de ses espoirs, de sa vie.
Mokrane a peur.
Il repose le verre de café sur la table qui sert à tout, travailler, manger,
quelquefois dormir, jouer aux cartes, aux dominos, ou aux dames. Mokrane
a peur, semble observer l’intérieur de lui-même, les perspectives
immédiates de rencontres, de salut. Il croise les bras sur la robe de chambre,
à hauteur de ceinture, regarde le mur opposé au lit, vers les étagères, à
quelque vingt centimètres de la table qui sert à tout.
Pour la première fois, depuis ces jours, une envie, celle de fumer. Il étend
le bras gauche vers la table, prend un paquet disques bleus vieux d’une
semaine — celle qu’il a passée dans sa chambre, au lit — le frappe au cul,
prend la cigarette qui sort des rangées de filtres blancs.
Il gratte une allumette sur le bord de la boîte, approche la flamme,
incendie, tire sur la cigarette, sans avaler la fumée.
A la troisième bouffée, il avale, sent la fumée accomplir les mêmes
trajets corporels, et, pour ainsi dire, visibles, que ceux accomplis quelques
instants plus tôt par le café. Mokrane ne résiste plus : il savoure la première
cigarette de son retour à la vie verticale, et, déjà, il sait qu’il doit passer au
café-tabac faire la dernière provision du mois. En face de lui, sur le mur,
écrite en lettres de couleur rouge, une phrase qui marque le temps, la
chambre, plusieurs années de sujétions, désirs : l’être n’est pas donné à mi-
course.
l’homme est une disposition
une migration en ce monde.
Non loin de cette phrase, sur la partie droite du mur, un gigantesque arbre
est dessiné, aux racines apparentes : témoignage des horizons personnels,
dessinés dans l’écorce attentive des arbres, et, des mondes ; influences des
bonheurs entrevus, précipités dans les fonctions sociales ; l’Amour d’être
sans inégalités destructrices :

les matrices des choses


des événements
des personnes : Nos vies

imaginées
sensibles
herbes
douces
conquises
offertes
aux pas
des amours
des vies Nos voix
entendues
pénétrantes
veines
vivantes
animées
chaudes
du voyage
végétal
l’arbre ?
Comment pourrait-il être détruit ou
dénoncé
dans l’Exil
des
pouvoirs
et
des choses
L’arbre est parcouru
de mots, phrases, idées qui expriment plusieurs équivalences entre les
volontés de vivre, ou, de mourir, ou, plus simplement se taire : fuir le
langage, et, l’amour, dans la rivalité du temps, de l’espace, accomplir le
non-sens, ou, lorsque la crise a lieu, dire l’irréductible espoir de maintenir le
vrai dans l’exiguïté même de la matière et du champ.
Mokrane tire sur sa cigarette, tout en continuant à regarder devant lui,
cette phrase qui l’interpelle, ou, le nomme, là, où : c’est ainsi que la terre
parle ou dit un certain nombre de choses, le plus souvent à votre grande
stupéfaction (car cela fait partie de son usage, ou, effervescence) pour que
vous soyez en mesure de différer votre angoisse, peur, ou, impuissance, et
que, l’avenir, le sens, le mot, retrouvés, vous puissiez comprendre ce qui
s’inscrit en vous, ainsi, presque indépendamment de vous.
Juillet-août 1962 : juillet-août 1972 : Portes ouvertes ou fermées des
villages. Monde apparaissant : nouveau fragile Interrogé de toutes parts :
contesté.
L’arbre est parcouru de mots, phrases, idées qui désignent les trajectoires
des sens, pensées ouvertes à l’espace des croissances, sèves, multiplication
des vérités-espérances, l’écriture de l’arbre appelée par la terre : l’écriture
déployée, là, dans les nervures du ciel ou vibrations communautaires.
L’écriture de l’arbre, enseignée par le désir d’être présent dans les choses,
réalités du jour
ou : dénomination articulée du feuillage étendu
porté sculpté
dans le vent qui
délivre.
Paroles intitulées dans le mouvement inquiétude des vies chaque jour
interpellées dans leur blessure définition d’actes de monde l’ondulation des
feuillages des plantes bordant l’oubli les manipulations désordonnées
absurdes des terres des existences mêlées aux progressions sensibles des
herbes ou murmures instituant les dialogues.
Le monde ouvert par l’inquiétude, là, sur le mur des choses, et, des
pensées, signes visibles de la durée.
Années, moments qui définissent les lieux, espaces-vies de retours, en
leurs temps, assumés contre les désordres de la guerre, esclavage,
occupation multiple des terres, des esprits, des fermes : les retours des exils,
dispersions, inscrits dans l’œuvre, dans l’attente de l’autre œuvre, celle qui
doit instituer, non pas la richesse, mais la justice, là, maintenant, parmi les
champs, les femmes, les enfants, les territoires, et, les hommes.
Retours de la joie vers les villages de hautes ou de petites montagnes :
une question hante ses approches, ou, découvertes : peut-il exister
encore — encore, là — autour des vallées, arbres, lentement,
scientifiquement, brûlés, assassinés ?
Une question hante la joie. Cette nouvelle joie de la vie, et, du monde.
Une nouvelle joie que le monde porte dans les villages, et, les villes.
Une question.
En elle : une douleur de longues souffrances accumulées.
Silencieusement, Mokrane taille des roseaux pour le jeu des cinq doigts.
La tante est là, assise, sur un banc, dans la cour.
Il suffit de jeter, ainsi, d’un coup, rapidement, les morceaux de roseaux,
les laisser retomber sur le dos de la main droite, ou, gauche, et, ensuite, les
placer selon un certain ordre, sur le sol.
Les règles sont simples : il suffit de les observer. La tante regarde
Mokrane d’une manière incrédule, comme si Mokrane ne faisait pas ce
qu’il est en train de faire, là, devant elle, à quelques mètres de distance.
Comment veux-tu jouer ?
Et quels sont ces désirs (tes désirs) que je ne comprends plus ? tes
regards rapides, doux, désorientés : j’ai la tête prise ailleurs, dans une
immense forêt de sable, où le ciel est froid, vide, entouré d’eau.
Les années d’ombre, d’air, violences, errantes entre les gestes, les
membres, les instants de demeure où chaque mot est glorieux de sens, ou,
de récitation : ma tête bouge — oui, bouge — à droite, à
gauche — oui — presque joyeusement, mais, mon corps est devenu fou,
mes pensées sont devenues folles, non pas d’éloignement, ou, de terreur,
mais, ainsi : doux retour des visages, de leurs visages, appuyés, chaque nuit,
chaque jour, chaque heure, sur la partie gauche de mon corps, de ma vie :
Visages d’Eux — mes Amours — mes anciennes joies du monde, du jardin,
des chambres, et des cours, des chants, paroles, couvrant le vent, berçant le
vent : Leurs Visages en Moi Partout en Moi Doux Ondoyants De longs
Appels entretenus par mes Rires mes Visions De longs Appels que je ne
peux pas dire Dévoiler ainsi, devant Toi, Jeune Homme — Vieil
Homme — des retours impossibles.
Je comprends — O Oui Je comprends — les distances installées,
vivantes, entre la vie, et, la mort. Les distances installées, construites, entre
les deux séjours : mes mains tremblent d’absence, ou, de dépossession
(disparition) des marches qui conduisent — Eux — près d’Eux : Que je
cherche Là Inlassablement depuis : plus encore : depuis ta venue : plus
encore : depuis ton retour.
Depuis :
Mes Mains ?
Mes souvenirs
Ou : du corps : Visages d’Eux qui conduisent ma souffrance, levant les
voiles des séjours : de la séparation des séjours : devant moi — femme
maintenant abandonnée aux ombres, aux territoires connus-inconnus,
riverains des causes et des naissances, qui voit la course du soleil et des
astres prendre essor, vivacité, dans la rapidité, articulation de mes mains.
Astres
Ou Soleil dispersé, éclaté : Je comprends — O Oui Je comprends — les
silences des arbres, des après-midis passés entre les murs, accents, parois,
d’ombre, d’air violences. Les après-midis :
Terre Là Souffle retenu
dans l’Espace ou le Temps
par l’Espace ou le Temps
Terre Astres dispersés
Mes Mains ?
Souvenirs d’Eux
: leurs visages, dans les chambres.
Sa tête bouge, à droite, à gauche, lentement, tandis que ses pensées
franchissent les silences, ou, les séparations imposées par les songes.
Solitude
Sa solitude
de femme isolée par les : Solitude où le temps erre, déplace les choses,
les images, voiles des événements, des choses où le temps
meut — inlassablement — la destinée visions des instants corps dispersés
comme des astres dans les terres mémoires de longues migrations.
Mes Mains ? Souvenirs d’Eux du Monde de la Fabrication du Monde où
leurs Volontés existent Où mes Mains touchent leurs Naissances leurs
Désirs de vivre Vivre Encore là dans mon temps ma durée de vie prolongée
au-delà de mon corps, en une insistance pénible, incompréhensible : leurs
Regards placés, là, dans mes paupières, mes yeux : leurs Regards dispersés,
sans liens, et, sans paroles.
Comment, dès lors, poursuivre continuer à vivre ma propre durée ? Cette
durée inscrite dans leurs Corps, leurs Mouvements ? Attente de ma vie dans
leurs Vies :
J’ai espéré leurs retours, ou, régressions, là, vers le village, et la cour :
rien.
Rien d’autre que leurs Appels — là, autour de moi, en moi — leurs
Appels — rien d’autre — que leurs Appels prolongés.
Pro-lon-gés
Me Comprends-tu ?
III

J’ai interrogé les maisons avoisinantes ; la couleur de leurs murs, les


impacts, les trous, les lézardes, les fissures laissées par les différents
passages. J’ai même observé, par endroits, quelque affaissement du sol,
comme si la terre descendait, s’inclinait vers cette vallée qui court le long
du fleuve.

J’ai interrogé le village.

Le village avait deux écoles.

L’une coranique : sur la colline d’en-Haut.


L’autre européenne : sur la place (le village) du Bas.

Aucune communication, entre les deux écoles.

Aucune.

Même pas
: en moi.

J’allais aux deux écoles,


et,
le soir : dans la maison de l’aïeul
je parlais l’autre langue
: celles que je
ne sais même
plus, et qui provoque tant de passion dans
les villages,
et les villes.

Passion ?
Les deux écoles, et, cette troisième, innommée, sans livre, que l’on porte,
comme ça, dans le souci d’être, et, de vivre.
C’est ainsi : depuis que le monde est monde : tout être est de :
civilisation.

Mais : il faut le livre


a dit Djamel.
Il faut le livre.

Moi :
Je trouve que c’est un peu
court.

Il faut des livres,


certes :
beaucoup
de livres.
Et, bien d’autres choses
avant, et, après les livres.

Il faut : ce qu’on appelle


la terre : et, tous ces ensembles
qui font vivre autour de nous la terre.

L’homme existe bien avant, et, après le livre. Alors, pourquoi être
« attachés », simplement, « liés », au livre ?
Djamel a dit :
que notre civilisation est celle du livre, d’un livre, à l’origine de tous les
autres livres.
un livre qui procède de l’origine du livre, et, de l’enseignement.
Djamel.

C’est pourquoi existait cette école, construite dans le Village-d’en-Haut.


Celle où l’on enseignait le livre, celui de tous les autres livres.

J’ai — cependant — cherché le premier livre, celui qui n’était pas encore
un livre, mais, avant le livre, le témoignage aigu de notre monde.
C’est ce dont nous avons besoin, en plus de nos terres, et, de nos travaux
quotidiens.

Mais
: bien des choses ont passé, sous les coups des chasseurs, et, des lévriers.
La parole est devenue autre, après la fin des tirs, l’ouverture des collines,
des champs, de ce que l’on nommait, ici, les camps de « regroupement ».
Longues marches de ceux qui regagnaient les montagnes, et, les villes,
les quelques villes offertes, vibrantes de nouvelles possessions.

C’est alors que j’ai vu le village, et, au bout du village,


après la place du Marché
: la Maison.
Celle qui était restée
vivante.
au
fond
de moi.
Vivante.
Comme
une
pensée.
J’ai accompli de longs détours, pris dans les défilés, convois, militaires.
Puis
: désir du séjour peuplé d’allégresse enfantine. Il y avait des sourires, et
des mouvements de mains. Des sourires de jeunes vies dissimulées dans les
arbres, au passage des maisons, des vergers d’ombre alignés en bordure
des collines.

J’ai suivi la grand-route, qui partage le village, en deux, depuis la


mosquée.
J’ai vu la grand-route, bordée d’arbres, de tendresse surgie, descendue
des collines, montagnes, forêts, sur le ventre du monde. J’ai couru dans les
collines, montrant du doigt celui dont personne, ici, ne veut plus entendre
parler. Le meurtrier le meurtrier ?
J’ai couru : j’ai rencontré ceux qui construisent le monde. Qui ouvrent
leurs regards. Leurs mains. Qui exigent que Droit Pouvoir Œuvre leurs
soient définitivement reconnus. Qui construisent. Marchent. Avancent. Sur
le ventre du Monde.
J’ai couru dans les collines.
Comme un fleuve. Sur la surface. Chaude.
Bruyante.
Comme un Dieu. Animé.
De la tendresse. Des collines.
Comme un Dieu.
J’ai couru : dans les collines.
Rapidement. Sur la surface. Du. Dieu.
J’ai couru.
Dans les collines. Et j’ai rencontré. Ceux qui n’étaient plus esclaves. Ou.
Proies.
Mais. Les Vivants Gardiens du Lieu.
Ceux dont les discours se confondaient avec les racines. Jeunesses du
Jour. Et j’ai été surpris par cette parole issue du lieu.
J’ai couru dans les collines. Pour atteindre le langage de la terre. Car :
dès juillet : les pensées de la tante étaient sens dessus-dessous, et moi,
vivant, visible, qui ne comprenais plus rien du tout.
rien.
comme si brusquement le village avait voulu disparaître d’un coup.
le village ?
J’ai voulu parler
là, mais ma gorge ? les syllabes de l’accueil, du rire ? et j’ai vu, à
quelques mètres de moi, la lumière de juillet mordre, tourbillonner dans la
chaleur du vent.
J’ai vu :
et, j’ai lentement traversé le dérisoire lieu du retour.
: traversé la cour
où nulle herbe ne pousse
où nulle parole ne parvient
où nulle offrande n’existe.
Ainsi : j’ai poussé la porte du lieu, et ma gorge s’est gonflée de colère,
haine, désespoir.
J’ai poussé la porte du lieu, et, j’ai vu l’agneau mort. Celui dont j’aurais
pu être le gardien coutumier pour notre bonheur. Innocence.
J’ai poussé la porte du lieu, et, quelque chose s’est brisé en moi. Comme
une larme. Ou, un plaisir. Désanimé. J’ai poussé la porte du lieu, et, j’ai pu
parvenir à l’intérieur de ma durée, car, l’intérieur venait de se fissurer.
C’est alors que je me suis mis à frapper.
Oui : à frapper.
Le long cou de la terre. Et son insignifiance immédiate. J’ai frappé. Pour
que la terre parle. Dise. Parle. Comme nous. A son tour. Du malheur. Du
bonheur. De la vérité. De nos Ignorances.
J’ai frappé
: et le cou de la terre s’est tendu violemment : comme un arc
: il n’existe pas de plus grand malheur que celui qui est contenu dans les
lèvres.
l’homme qui ne peut parler
: ne peut être.
J’ai frappé :
l’homme qui ne peut parler
ne peut être.

J’ai alors jeté le voile de prudence.


J’ai dit :
Oui : je parlerai.
Je parlerai plus que tous les autres. Jusqu’à ce que la voix soit entendue
dans l’innocence.
Je parlerai :
chacun
a le droit
de parler
sur sa
propre terre.
Voilà
ce que
je pense.

J’ai alors jeté le voile de prudence, là-bas, au loin, vers la grande ville, la
capitale des décisions, Alger, la bleue,
la verte, la Blanche
et, l’emmerdante.
Où les hommes ont décidé
de se taire.
ou : d’adresser
des louanges.
IV

: les arrestations furent nombreuses. Tout comme avant 1962, les gens
disparaissaient, après une convocation, pendant trois quatre mois, pour
ressurgir ensuite, de l’autre côté de la grande ville, au pays sud.
Et les gens se taisaient, car personne n’y comprenait plus rien, sauf ceux
qui, une nouvelle fois, prenaient le chemin des émigrés.
J’eus si peur, là, au fond du rire et du désarroi. J’eus si peur que mon âme
et ma force, ce courage d’être que l’on nomme vivre, se sont affaissées.
J’eus si peur.
Terrible lieu de notre dire : je vis contre la misère du dire, ou sa haine, ou
sa blessure. Certains disent que le sage préfère taire la parole du jour.
Le sage ? ou, le traître : ou le jaloux, celui qui garde pour lui le silence du
jour.
C’est pourquoi, j’ai enfoui le carnet. Celui écrit en français, par l’enfant
mort, de la balle au front.
Mon âme est devenue vieille, d’un coup, comme une feuille accrochée
aux branches du figuier.
Les nervures de la parole, sous les racines de l’amandier.
Le feu brûle encore aujourd’hui, malgré les pensées incrédules.
L’incantation demeure, car le pays a soif, soif. C’est pourquoi j’ai enfoui
le carnet, et ouvert mon amour vers ceux qu’accompagnent la parole d’exil
et de malheur.
Je suis même resté au village, près de Rachida, la plus savante, dans la
maison de la tante, celle qui ne parlait plus comme nous, qui bégayait et
chassait des ombres des visages ou des riens qui devaient se mettre, devant
ses yeux, entre elle et nous.
J’ai bien informé Ramdane, qui occupe un poste de médecin militaire,
dans la région, mais Ramdane m’a tout de suite dit qu’il n’y avait plus rien
à faire, et que, tout simplement, il fallait de temps en temps s’amuser avec
elle dans la cour.
J’ai bien compris ce que disait Ramdane, mais moi-même ?
Rachida m’a conduit dans la chambre, et offert la maison, puisque c’était
moi qui revenais du front, et personne d’autre. Rachida, dont les mains
tremblaient comme mes lèvres.
Un tremblement, près de la porte, et j’ai vu entrer la tante, le regard
dirigé vers moi, comme un glaive.
— Pourquoi es-tu revenu, pourquoi ? Il n’y a plus rien de vivant, ici,
pourquoi es-tu revenu ?
La voix n’est plus la même, coupante, et sans musique. Le pays est
atteint, comme un cerf.
— Pourquoi ?
Je n’ai pas de mots qui puissent franchir la fin du monde, mais un geste,
pour étreindre la tante, et mourir devant elle.
Ses caresses ne sont pas de simples signes de retour, mais de violents
souvenirs corporels, tandis que commencent ses appels où interviennent les
mêmes noms.
— Qui es-tu, toi, dont le corps est fait de plusieurs ? Ce vent qui venait
de la montagne ou prière d’argile a disparu de mes lèvres, et je ne sais
même plus où est parti mon cœur. Je frappe en toi le retour et la mort, celle
du premier fils et du père. Je veux vivre... vivre... réapprendre à vivre,
contre la guerre.
Voilà mon corps : tue-le ; prends-le ; ou donne-le... Je veux vivre...
J’ai bien senti ses mains qui desserraient leurs prises, sur mon dos, et j’ai
senti son corps se détendre brusquement. Rachida m’a fait signe de
l’allonger sur le lit, et m’a pris la main pour me mener hors de la chambre.
« Elle va dormir, maintenant, jusqu’à la nuit. »
Dehors il faisait encore jour, et chaud.
Rachida m’a conduit vers le jardin, à l’opposé de la cour. J’étais fiévreux,
et ma bouche ne voulait absolument rien dire. Personne n’était donc plus
venu au village, ou, particulièrement ici, depuis longtemps. « Non,
personne » a dit Rachida, comme si elle comprenait ce que je ne pouvais
pas dire. « Et toi, pourquoi es-tu ici ? Pourquoi la tante n’est pas à Alger,
chez ses parents, ou ses frères ? Pourquoi est-elle isolée, dans son monde
d’absence et de détresse ? J’ai vu la jeune perdrix prise dans le malheur et le
tir des hommes. J’ai vu ses pattes fines, comme des brins d’herbe, courir
entre les terres. Et j’ai vu sa tête, affolée, qui regardait dans tous les sens.
Pourquoi, seule, ainsi, avec toi ? »
Rachida m’a dit de patienter quelques instants, là, dans le jardin envahi
par les pierres. Comme si les pierres. « Regarde » a dit Rachida.
« Regarde ».
Mes yeux cherchent.
Ma tête tourne : il y a longtemps que je n’ai pas vu cela, si près, si doux,
et silencieux.
« Regarde, là, parmi les pierres. C’est curieux, n’est-ce pas ? Absolument
curieux qu’il soit là, sous les pierres. Tu ne le vois pas ? »
Ma tête tourne, car c’est exactement comme si l’on m’avait projeté
plusieurs années en arrière, plusieurs années, parmi les jeux et les rires des
animaux.
Ce pays est tellement plein de jeux que ça en est parfois effrayant. Là,
parmi les pierres, alors que j’ai encore en moi l’attitude bouleversante de la
tante. Rachida qui semble avoir oublié.
« Je suis ici depuis huit mois... »
Regarde comme il bouge... C’est exactement comme si quelqu’un parlait
à l’intérieur de sa boule. Quelqu’un d’extraordinairement vivant, qui se
soucie peu de l’adversité, mais creuse son parcours avec ténacité et
bonheur, selon son désir et son amour.
Certaines personnes le craignent, comme le serpent, ou le chacal. « Oui...
huit mois... Depuis que... en fait : elle ne voulait plus rester dans la ville,
puisqu’on commençait à dire que la fin de la guerre était proche... C’est
alors qu’elle se mit à croire à quelque chose de tout à fait impossible,
comme si par la seule force de sa croyance, tout pouvait arriver... Oui...
Cela ne vint pas d’un coup, mais petit à petit, selon des processus
déroutants et alarmants, selon ses humeurs et absences... Elle restait assise
sur une chaise, dans le couloir, et écoutait les bruits... Puis elle se levait, et
se mettait à marcher dans le couloir en laissant échapper quelques mots, ou,
quelques murmures... Les enfants de Leïla commencèrent à se moquer
d’elle... Oui, naïvement, puis, tout à fait directement et méchamment...
Youcef et Zahir, les deux plus jeunes... Il fallut donc faire quelque chose, et
Rachid m’a demandé de partir avec, à Akbou... Lorsque... »
En fait, il vient de bouger, légèrement, sur sa gauche. Il est certainement
très jeune, et encore peu méfiant dans son monde de pierres et de petites
herbes. « Lorsqu’on arriva ici, elle n’était plus en état de supporter de
bruit... Son âme était devenue nerveuse, affolée par l’attente des retours...
C’est ainsi qu’elle passait les jours... dans l’attente de quelque chose
d’impossible... Comme si les retours pouvaient signifier quelque chose de
nouveau pour elle... d’entièrement neuf et vivant... comme pendant ces
moments où le pays assurait sa survie sans les armes... Je ne sais pas
comment elle apprit le nom de celui qui dénonça les hommes du village
auprès des militaires... ni comment elle apprit le jour du jugement
populaire, mais. » Cette fois, il devient confiant, puisqu’il sort, ainsi, au
grand jour. Il est vrai que les temps ont changé et que, les êtres qui vivent
quittent leur trou, aujourd’hui, pour simplement voir, et respirer. Comment
n’y ai-je pas pensé auparavant ? Pourquoi n’ai-je pas été l’interroger, lui, le
premier, avant de venir ici, par la route.
Pourtant : les mots existent, ainsi que la parole intérieure aux mots. « Je
vais te conduire à lui, par les étroits sentiers de la terre et de la vie. Il est en
haut de la colline du village... Il semble même que, jour et nuit, il y
demeure éveillé. »
Sans dire un mot, Rachida a pris la main gauche de Mokrane, et s’est
mise à en compter les lignes transversales. Elle en dénombre huit, ce qui,
sans aucun doute ne veut pas dire grand-chose, mais, la voilà qui se met à
parler et à dire, comme si cela pouvait être vrai : « Tes souffrances sont
terminées, car le chiffre huit est celui des révolutions perpétuelles... Il existe
toutes sortes de correspondances entre ce que l’on peut voir, fabriquer,
penser, et dire. Des correspondances visibles, perceptibles... Voilà ce qui est
inscrit dans le chiffre... Un lien réel entre toutes les choses... Qu’il faut
trouver, et suivre doucement, réellement, sans... »
Un lien réel entre toutes choses : la main de Rachida, entre toutes les
choses, celle qui conduit et mesure le retour : « Ne crois pas que l’amour
soit une absence... Au contraire : un pouvoir d’être et de réunion... Voilà ce
que c’est... Comment tiendrait le monde, sans quelque chose d’actif entre
les choses ? »
Rachida ne parle pas, ou plus, mais je sais ce qu’elle veut dire, car j’ai été
élevé dans cette pré-science des paroles non dites, accumulées par le
mutisme ancestral et aride de ce peuple. Voilà pourquoi il nous faut
comprendre le silence des femmes, son incroyable portée au-delà de nous-
mêmes ; alors que nous nous estimons placés en un autre lieu, monde, et
univers.
l’amour l’étrange perfectibilité de la séparation humaine : nos mondes
ont des lois opposées, violentes, et impossibles à enfreindre.
Nos lois ?
— Mais qui es-tu ?...
Oui... Dis-moi qui es-tu ?... Car il y a bien longtemps que mon corps, et
ma voix, se sont perdus dans les rues et les cataclysmes des villes...
Qui es-tu ?...
Ou bien me faut-il encore attendre
là,
le retour
de mon âme
ou de mon corps
égarés dans la blessure des arbres et des hommes ?... Que reste-t-il de
l’autre voix ?... Celle qui avait pour but d’encercler les villages et les
pierres, les fontaines et les sources...
Qui es-tu ?...
Car... cette course qui me ramène au village n’est pas faite, pour me
rendre la joie... cette joie que j’aurais aimé connaître et vivre...
C’est alors que j’ai senti son haleine, et son souffle, doux, lent, atteindre
mon front, puis ma gorge
comme si nous n’étions plus là,
assis
dans le jardin
mais couchés sur la terre et l’herbe
comme si nos corps et nos bouches avaient échangé leurs plus intimes
angoisses et silences,
comme si nous n’étions plus là assis
mais comme si nous avions atteints les limites de nous plus profondes
errances et désarrois.
comment nommer ? « Je te raconterai
son histoire » dit Rachida.
« ... Je te raconterai son histoire, pour que ta main ne tremble plus...
pour que tes jambes ne tremblent plus... Je te raconterai son histoire, pour
que ton désir ne tremble plus... Sais-tu ?...
Sais-tu pourquoi ?... »
Rachida a pris ma main doucement, et m’a conduit près de l’arbre, celui
qui dessine dans le ciel tant de légèreté et offrande que, dès le printemps, les
fruits font de vives apparitions pour donner ensuite toute leur substance :
ce que je voudrais connaître (et même savoir) — contre ma première
incroyance — c’est ce qui eut lieu, là, dans le village et la jeunesse de la
tante, car sa tête s’est brisée — je le sais, maintenant... je le sais — en
plusieurs idées et morceaux
: je voudrais que dans tes pensées, il n’existe que des désirs et des
souvenirs de jouissances entières et ininterrompues
comme celles : Rachida ?
Je voudrais te questionner Rachida ?
te demander de m’accorder le retour
le vrai retour...
celui dont j’ai cherché la vérité et le cheminement
à travers les années d’études, les années d’exils, les
années de paix, et les années de guerre...
oui : le vrai cheminement,
celui que peut conduire mes sens et non mon cœur là, devant la porte du
séjour, et m’entraîner dans la possession et la richesse de son être, la
possession de son discours et innocence
oui : Rachida ?
« ... Ne tremble plus...
Je te raconterai sa progression,
et sa trajectoire.
Son agonie dans le silence du dieu...
Ne tremble plus : le lieu du monde est maintenant bouleversé, changé, et
il existe un jeu
un jeu d’air et de vent
là, dans les collines d’argile, car il nous faut bien vivre de quelque
croyance... Très peu de gens comprennent ces choses ; les plus importantes,
les plus utiles car c’est dans le jeu, oui, dans le jeu... je te raconterai son
histoire, et son agonie dans le silence du dieu... tel un arbre mouvant et
déchiré... un arbre parti à la recherche de ses racines et de ses formes... un
arbre pris dans tous les sens et les silences du dieu... Un arbre mouvant,
libre, et déchiré... un arbre... dans l’agonie et le silence du dieu... »

Rachida s’est de nouveau approchée de moi, et j’ai compris que je n’étais


qu’un éclatement parmi les éléments du monde, ouvert, étrangement
semblable aux racines déchirées et mises à jour d’un arbre jeune et non
encore totalement identifié ; un éclatement sauvage, et Rachida n’avait
nullement besoin de m’expliquer quoi que ce soit, pour que je comprenne
ce qui avait pu se passer, là, dans cette maison où, ainsi, je fus si longtemps
absent.
« Les premiers jours doivent être semblables à une longue écoute, car, la
parole court pour celui qui sait l’entendre ou la reconnaître. Il n’existe pas
de mystère, en ces lieux où, après tant d’années tu reviens pour fortifier ta
vue et ton cœur, mais, des dons ou présents que la terre engendre et
exprime. Certains faits sont méconnus, parce que peu utiles, tout comme
certaines façons de dire, de voir, ou être ; mais cela ne supprime pas leur
puissance et réalité, dans la force et jeunesse des hommes. »
Rachida s’est approchée de moi, et j’ai compris que je saurais tout, d’un
seul coup, et, pour ainsi dire, en même temps :
« Il nous faut maintenant attendre jusqu’au soir, car c’est à cette heure-là
qu’il rentre... Tu verras...
De son retour il apporte encore quelques chansons et quelques dires : tu
verras... mais... sa manière a changé : il n’emploie plus le même ton... la
même naïveté... Il dit des choses à propos de ce qui a eu lieu et que nous
savons être vrai bien que personne ne puisse dire aujourd’hui ce qui eut
vraiment lieu...
De longues discussions avec la tante et les arbres furent le début d’un
vaste ensorcellement... Oui, ensorcellement, car, ce fut comme si — et cela
existe en moi jusqu’à ce jour — il pouvait s’installer en nous, non
seulement par sa pensée, mais par son corps, oui, son corps, et de multiples
autres choses ; comme si nous n’étions devenus que son expression, ses
phrases, son visage, ses désirs, et ses envoûtements...
Comme si... car il dit des choses qui nous éloignent de nous-mêmes, et
qui nous tuent...
littéralement : qui nous
tuent.
Mais il est préférable qu’il aille en toi, qu’il te prenne, te réconforte.
Qu’il te nomme, qu’il te dise ce que jamais il n’a dit. Qu’il... »
Rachida a insisté pour que je lui abandonne mes deux mains. Que mes
yeux s’emplissent de cette incurable douceur de la terre, comme si l’autre
voyage commençait. Celui où, à peine revenu au village, les réelles
destinées revivaient. Comme si : et la possession était à l’œuvre, violente et
douloureuse, animée et vibrante, comme une raison impossible inscrite dans
la mort, ou, l’enfantement.
DEUXIÈME PARTIE

Le village
Primita,
Ilévame al huerto
que estoy
cayéndome
muerto.
Copla Flamenca.
V

Le jeu sur la colline d’argile : je me souviens de son front et de ses yeux


sur la colline d’argile ; de sa manière de monter à cheval, et de porter son
léger burnous, sur le dos. On ne pouvait retenir son envie de fendre la
colline, comme on fend une bûche, ou une tête, car, en ce temps-là, c’est à
la colline qu’il adressait sa prière, et à personne d’autre.
Son père désirait que le jeu s’arrête, car, il pensait que ce n’était qu’un
jeu, un simple jeu d’enfant, ou d’adolescent sur le point de quitter l’enfance.
C’est ainsi qu’existent certaines séparations entre les hommes et les
enfants, à propos du jeu ; et les séparations deviennent violentes à partir du
moment où le jeu nourrit un territoire de violence.
Le père pensait que ce n’était qu’un simple jeu, jusqu’au jour où :
Voilà : le monde déchiré, comme un animal dont on sale les blessures.
Ceci n’est pas le retour au passé, car notre passé n’est nulle part,
aujourd’hui, jeté et répandu dans des mémoires falsifiées par trop de siècles.
Comment être au-delà du Livre ?
Voilà, père, ma vraie question.
Comment être, au-delà du Livre ? Parmi les champs, la richesse de mes
désirs et lumières.
J’ai déjà perdu trop de temps, et je suis jeune, de cette jeunesse dont on
dit qu’elle doit connaître l’esclavage.
Il faut sortir des limites dressées à l’intérieur du territoire. Nous ne
pouvons être libres et, en même temps, rester cloîtrés dans la parole du
Livre.
Voilà, ce que j’appelle la « Renaissance » ou Nahda. Ce retournement du
Livre, dans nos cœurs, pour nous apprendre à penser.
Voilà, ce que j’appelle la « Renaissance », cette redécouverte de notre
liberté.
Père, j’ai été disciple, dans la Zaouia de mon maître. Mais, aujourd’hui,
le Livre a changé de camp et de lecteurs.
J’ai interrogé la colline, et la colline m’en a dit plus que le Livre, et
toutes ses pages réunies.
J’ai interrogé la vallée, et la vallée m’a montré plus de choses que le
Livre, et toutes ses pages réunies.
J’ai interrogé la montagne, et la montagne a exigé plus de choses que le
Livre, et toutes ses pages réunies.
J’ai interrogé mes frères, et mes frères m’ont répondu plus de choses que
le Livre, et toutes ses pages réunies.
J’ai alors connu ce choix : être un disciple du Livre, ou un être du
monde ?
Père, je dis ces choses alors que mon cœur est toujours inscrit dans la
Zaouia de mon maître.
Mais, ma
souffrance, père ?
(ma souffrance)
veut aller au-delà du Livre.
Je veux
être,
là-bas,
dans
le jeu
libre du monde.
Père, s’il existe des paroles antérieures à ma naissance, ce sont elles que
je veux comprendre ; oui, celles qui ramènent, ensemble, l’homme et le
monde, et, non pas, celles qui condamnèrent l’homme et le monde.
Ce que je désire, au plus haut point, aujourd’hui, c’est le dieu vaincu, ou
le dieu mort, pour un retentissement aigu des paroles humaines.
Je vais partir, car je n’ai plus rien à faire ici, rien. J’ai l’impression
d’appartenir à un autre monde, un véritable autre monde. Le Livre ne me
suffit plus, il me faut atteindre le monde, par delà le Livre.
J’ai soif, père, soif du délire de la pierre et de l’arbre, du délire de la terre
et du fleuve. L’homme ne peut pas vivre agenouillé, ou pris dans des
génuflexions périodiques, animées par le désir du dieu.
J’ai écouté les paroles du Livre, et j’ai senti, en moi, une sorte
d’esclavage ; oui, exactement comme si je devais apprendre l’esclavage,
porter l’esclavage en moi. Il existe déjà trop de séparations entre les êtres,
comme si le monde nous avait été donné pour être déchiré.
Il faut bien me comprendre, père : je ne désire rien d’autre, maintenant,
que d’échapper au Livre, celui qui au Maghreb connut tant de disciples et
de prophètes.
Je désire comprendre le monde, sans le Livre.
Oui, père.
Voilà où m’a conduit la terre, doucement, en moi, voluptueusement, vers
la parole d’arbre et de vent, comme si arbre et vent voulaient être en moi,
comme si, doucement, voluptueusement, la terre était en moi, comme si
l’herbe, la pierre, l’eau, et le lointain champ de la source, étaient en moi,
parcourant l’intérieur du corps et du songe.
Je vais quitter le village, car le moment est venu de frapper à la porte du
séjour. En dépit de ma jeunesse, je sais que c’est à ce lieu que l’homme
évite sa méconnaissance.
Hier, j’ai conduit la section loin des barrages de police. Nul doute que
celui dont le nom a atteint les collines de la lumière sera de retour demain,
dans l’après-midi. Je regrette que tu ne puisses venir, père, les collines
paraissent si heureuses, en ce moment. Pourquoi inventer le malheur ?
Alors que le jeu existe, celui qui vous mène au bord de votre irruption.
Pourquoi renouveler le malheur ?
Père, je ne veux plus écouter, mais, entendre, oui : entendre, sans avoir à
m’agenouiller. Voilà où m’a conduit la terre ; doucement, en moi,
voluptueusement.
Son parcours est ma demeure.
J’aurais bien voulu connaître autre chose, mais, ici, jusqu’à présent, rien
d’autre, que cette terre non encore déployée, et qui réclame.
J’ai visité le puits du gardien, la grotte du sens, et le pays du fondateur.
N’en déplaise aux gens de triste et insupportable raison, j’ai appris à
nommer le lieu d’autre séjour.
La richesse d’un pays n’est jamais apparente, car la vraie richesse se
dissimule, se cache, se dérobe aux regards de surface pour continuer à vivre
en deçà de la vue. C’est ainsi que la vieille Nouria m’a parlé du pays du
fondateur, du pays qui existe en deçà des autres pays, et qu’il porte au-
dessus de lui, comme un plateau de terre, de fruits, et de mensonges.
J’ai vu Nouria dans la maison bâtie sous et dans la pierre, à flanc de
colline et de broussailles, Nouria qui ne quitte que très rarement sa terre
pour descendre au village. Elle portait une robe de tissu bleu, très longue,
mais déchirée en de multiples endroits, tout comme sa chair et son cœur.
Nouria m’a fait entrer et asseoir, près du feu, sur un tas de bois qu’elle avait
recouvert de vieux chiffons.
Elle a parlé, oui, longuement, tandis que je l’écoutais et regardais les
flammes qui dansaient devant moi, comme des chevaux devenus fous,
étincelants, et libres. Nouria a une voix que je connais bien ; de même
intonation que celle de mère, mais, d’une scansion plus rapide. Nouria n’a
pas voulu quitter la colline, même lorsque la guerre s’est emparée de la
colline, et s’est mise à frapper de tous côtés, sans pudeur, ni vénération.
Bien des gens du village ont essayé de ramener Nouria, mais, ensuite, il
aurait fallu la surveiller tout le temps, la cloîtrer même, ou la... tuer, car elle
aurait voulu s’enfuir, s’enfuir...
Malgré sa vieillesse, Nouria est d’une force peu commune, qui lui vient
de ses travaux et parcours parmi les pierres et les collines.
Elle possède cette sorte de maison bâtie dans la terre, à flanc de colline,
non loin de la Zaouia, et qui, pour ainsi dire, est une grotte. Nouria y vit
pendant de longs mois. après ses déplacements vers le pays Sud.
On raconte que — voilà bien des années de cela — Nouria fut très belle,
mais que, très tôt, elle fut maintenue hors du village et des hommes, et que
ce fut elle seule qui se procura nourriture et connaissance.
Nouria fut un enfant naturel, dont le teint noir entraîna de terribles
discussions dans le village, et cela, d’autant que la mère était la femme du
chef même de l’assemblée du village.
La plupart des gens du village virent, dans cette naissance, un
avertissement. Quelque chose de très ancien et de très neuf, à la fois, allait
se produire, dans quelques temps. Peu importait le lieu de cet événement,
ou sa date : l’essentiel était de savoir qu’il aurait lieu.
Il y eut de nombreux chants, malgré les récentes destructions et
violations des territoires : l’Occupant avait brisé les dernières résistances
des hommes et des villages. Sans nul doute, l’enfant devait être éloigné du
village, et caché dans les collines, ou envoyé au Sud, près des premières
pistes.
Ces années-là — les gens parlent des années qui précédèrent l’occupation
effective, à partir de 1871 (la date de naissance de Nouria est
approximative, mais tout de même située entre les années 1881 et
1892) — furent les années les plus terribles de notre vie, car, nous étions
désormais vaincus.
Jusqu’à quelle époque, quel jour, quelle année resterions-nous ainsi ?
Le Vieux Maître désigna notre malheur et faiblesse : « Nul ne peut vivre
solitaire, telle est la loi de notre terre. Il vous faut vaincre, dans le monde,
dans la réalité du monde, contre cette première guerre. Telle est la loi de
nouvelle terre. »
Le Vieux Maître dit de nombreuses choses, qui, toutes, atteignaient notre
orgueil et nos ignorances. En fait, le pays n’avait pas vu très loin, lors des
deux premières luttes armées contre l’Occupant.
Le pays avait même fait une terrible erreur : celle de ne pas ouvrir le
territoire à l’ensemble de la terre, mais à une partie seulement, celle qui
n’était que reflet inconsistant de son égoïsme.
Les hommes s’étaient crus pour toujours, à l’abri derrière leurs
montagnes de pierres et de vent ; pour toujours éloignés de la plaine, des
tirs, et des politiques. Les hommes ne croyaient pas à leur encerclement.
En fait, eux-mêmes, ne faisaient que durer, ou, traverser leur durée selon
les mêmes rythmes, malheurs, paroles, et habitudes. Les hommes ne
voulaient pas changer, mais être, seulement, ainsi, comme de tous temps,
pauvres, presque dévêtus, et fiers.
Les hommes ne voulaient pas changer, troquer l’habit de laine, pour de la
soie, ou leur silence, contre du bla-bla-bla.
Les hommes ne voulaient pas changer, mais, le Monde ? Lui, le Monde ?
Que voulait le Monde ?
Oui, l’autre Monde ? Celui qui broyait tout sur son passage, imposait les
mêmes forces, les mêmes délires, les mêmes croyances, et les mêmes rites.
Que voulait l’autre Monde ? Celui qui apparaissait maintenant, jusque
dans les collines ?
Les hommes tentèrent de résister, et, sans prendre d’armes, utilisèrent
l’indifférence.
Mais quel pouvoir est en l’indifférence ?
Aucun : l’indifférence conduit à l’esclavage ; et les villages, les hommes,
les collines — celles-là mêmes que l’on croyait hors
d’atteinte — tombèrent en esclavage, à cause de tout un système
d’indifférence.
Le Vieux Maître dénonça la rupture, et l’isolement : le pays ne pouvait
exister que dans le monde, et nulle part ailleurs.
C’est pourquoi il fallait combattre.
Les hommes, leurs paroles, leurs travaux, et leurs champs, font, eux
aussi, partie du paysage, tout comme la mort, ou le temps, ou la guerre, ou
le vent.
Moi-même ?
Ou, quel moi-même ?
Là, dans le flot ininterrompu de la terre et du jour, appelé à une diction
partielle de l’amour et du jeu : moi ?
En somme, la mort n’existe pas, car tout est vie, jusque dans la torture, et
dans les larmes.
La mort est vie
: vie.
car tout est vie, jusque dans la mort.
pourquoi ne pas vivre ?
Nouria a jeté une autre bûche, dans le feu, cela, bien que le froid ne soit
pas très intense ; peut-être, voulait-elle plus de lumière, là, à cet endroit où
ses yeux interrogent ma venue, mon front, mon visage, et mon âge.
Nouria s’est assise, en face de moi, sur une couverture étendue sur une
natte.
Nouria est pauvre, terriblement pauvre, démunie de la plupart des choses
que l’on voit ailleurs, dans d’autres places et maisons, et qui embellissent la
vie des riches.
Nouria est pauvre, comme un champ de genêts ou de bruyère, envahi de
scorpions, et de ronces.
Terrible lieu de la richesse, et du meurtre : Nouria est assise, en face de
moi, le regard brûlant de fièvre et de courage.
Je ne veux pas d’images fallacieuses de mon propre pays, d’images qui
garantissent son hypocrisie ou bassesse. Je veux des images absurdes,
insolentes, vieilles, équivalentes à l’origine de sa présence.
De vraies images, celles qui mettent en cause votre vision et personne,
comme celle-ci, où, brusquement, je suis détenu.
Le bras de Nouria a pris mon cou, durement, tandis que sa main gauche
est partie à la recherche de quelque chose que je ne veux pas nommer.
Nouria n’est pas furieuse, malgré la prise de son bras, sur mon cou, et
mes vertèbres.
Je sens ses cheveux, souples sur ma joue droite, car Nouria porte ses
cheveux tressés sur le côté droit, en une natte longue et douce, liée par une
étoffe de couleur bleue, simple morceau de sa robe en maints endroits
déchirée.
Quelque chose de froid traverse ma gorge, et tout devient humide, car, là,
des larmes ont envahi mes yeux.
Des larmes, rouges, et chaudes, qui ne m’appartiennent pas, mais...
En fait, mon corps est intimement lié au plaisir de Nouria, elle qui, d’un
geste lent et doux, s’applique à couper la peau qui unit la tête et le cou.
Il existe d’insondables passages entre les surfaces de la vie, et leurs
prolongements dans les territoires éloignés de la vue. C’est ainsi que toute
naissance peut être tenue pour une résurrection dépendante d’un acte dont
l’origine est inscrite dans la figure, ou géométrie du lieu.
Qu’importe le commencement, ou l’origine du lieu, car, ce qui importe
c’est le dessin, ou architecture du lieu.
Pour le village, Nouria est exactement située au carrefour de la Zaouia et
des anciens dieux ; et cela, bien que née tardivement, et apparue comme une
étrangère...
Seulement, après plusieurs années d’éloignement au Sud, l’étrangère est
réapparue, vieille, et encore enchaînée.
Elle fut conduite aux forgerons du marché, qui, après discussions,
décidèrent de lui ôter ses chaînes, et de remplacer les anneaux d’acier, par
des bracelets de cuivre ou d’argent. Nul ne devait oublier, en la voyant,
qu’une fois, elle avait été enchaînée.
Aujourd’hui chaque femme et jeune fille porte ces bracelets, et devrait
savoir qu’ils sont le témoignage de la première libération, et, esclavage.
L’étrangère comprit très vite ce qui vivait à l’intérieur de l’ornement, du
bracelet, et des chaînes : une sorte de couple explosif, où les rivalités de la
guerre et du monde figuraient.
L’âme était ainsi faite, travail du feu et de l’acier, l’artisan était intervenu,
cette fois, comme un libérateur des forces.
C’est du moins ce que pensait Nouria, puisque, sans avoir recours à une
quelconque violence, elle quitta définitivement le village pour occuper ce
lieu de carrefour entre une vérité révélée par le Livre, et la pure animation
du feu.
Personne ne crut, tout d’abord, à une réelle efficacité de son retrait, mais,
jour après jour, année après année, la colère s’empara des racines et des
champs, témoins éloquents de la misère des terres.
Le ciel brûlait l’avenir dans les yeux de chaque être, et le discours
tranquille du hanneton, brusquement, atteignit les fulgurances du scorpion.
Chaque jour, Nouria attisait le feu.
Un feu d’arbres secs et de chardons encore recouverts de leur visage bleu
et doux, comme des lames.
De temps en temps, mais toujours à une distance éloignée de son gîte, les
habitants du village montaient vers la colline, et le feu, les yeux dévorés par
l’embrasement qui, de nuit en nuit, dansait au fond de leurs orbites, cavités
aux hallucinations multiples, mais, pour une fois, dirigée en un seul sens ;
chaque nuit, le territoire resplendissait de fureur.
La colline flamboyait durant trois ou quatre heures, tandis que le cercle
des visionnaires et voyeurs grossissait davantage.
Nouria, elle-même agitée ou pressée par les générations passées et
futures, adressait des supplications et louanges aux Esprits de la Révolte et
du Sacrifice, déjà alertés par les prouesses du feu.
La mise en condition commença à déborder le cadre étroit et silencieux
de la nuit, pour atteindre, bien que timidement, certains moments du jour.
Entre leurs travaux, les habitants des vallées et collines environnantes
réapprenaient à tirer : l’odeur de poudre se mêlait aux disparitions de
l’ombre sur les pierres, les torrents, la nouvelle herbe, les jeunes pousses, et
les champs. Chaque printemps, de nouvelles réjouissances avaient lieu au
moment où l’on convoquait les chasseurs.
Les débats avaient lieu devant les Occupants, qui, tout en maintenant leur
emprise, considéraient ses retrouvailles printanières comme des résidus
vagues et tout à fait scabreux de pratiques ou rites désormais maladifs.
On faisait traduire les poèmes ou prières adressés par les chasseurs ou les
femmes aux dieux des montagnes et des sources.
(Les rivières de neige
glissent à nouveau
sur la peau froide
du Soleil.)
(La vie de la montagne
est
chaque année
plus neuve : le ciel
a ouvert la gorge
la nuit
qui,
comme l’argile,
coule
sur la terre.)
(Rouge est le sang du monde
comme un œil triste et beau
dans la course d’argile.)
(Les hommes n’ont plus peur.)
(La bouche n’est plus amère
mais,
douce,
écorce du bélier.)
(L’homme joue)
(la main ouverte
sur le monde)
(comme s’il
prenait
un Œuf
ou sa
pensée
pour créer
l’autre).
(L’homme joue
la main ouverte
sur le monde.)
(Rouge est le sang
du monde,
lumineux,
comme un bœuf
éclaté,
dans l’argile.)
(lumineux,
comme un homme,
éclaté,
dans
l’argile).
VI

Quelques étapes, et louanges, sont nécessaires pour interrompre l’absurde


rigueur des crimes et des meurtres.
Combattre et briser l’étrangeté de l’autre homme, pour la plus grande
paix collective. Je vivrai contre...
C’est ici que...
Et je vois le jardin,
Je suis au jardin
comme
l’étoile
est au
ciel.
Celui
qui parle
n’est
plus seul,
ainsi nommé
dans toutes
les paroles
existantes.
C’est ici que...
Et la parole
existe
nouée à l’
arbre
comme
tendre fleur
à l’Amandier.
Le voile
est
maintenant
levé
puisque
son âge
est inscrit
dans les
pages rousses
du carnet.
Le corps
même
est parole
jusque
dans
sa brûlure...
C’est ici que... Rachida n’est pas intervenue, mais un geste du vent, là,
dans les branches de l’amandier, et cette douceur que j’ai pu lire, là, dans
l’éloquente visibilité de la matière.
Il faut apprendre à lire entre les lignes du ciel, et de l’arbre, dans les
intervalles débordants de lumière et possibilités.
Offrande du paysage, le jour a une haleine souple et humide, déposée
dans l’herbe, ou son éparpillement, à la surface du monde.
Une haleine souple et humide, semblable au séjour de la femme et de
l’homme à la surface du monde.
Un séjour violent, et doux, lié aux pérégrinations des paroles et des
actes : le monde s’est ouvert une première fois en lui, puis l’arbre, et sa
végétation luxuriante, son débordement olfactif.
La courbe est née de la puissante immensité de l’amour et du ciel, car,
aucune parcelle d’ombre ou de nuit n’est vide d’union, ou d’unité. La
courbe est née de cet espoir tendu vers l’unité.
Si certaines limites existent, elles ne sont que l’expression de l’intensité
vagabonde de l’homme, perdu dans l’immensité de la femme, et son désir.
L’homme n’est rien, mais il veut tout.
L’arbre existe dans le paysage, et
la femme,
comme un miroir
parmi
les pierres,
Ou l’autre Versant
mouvant du monde,
Avide et chaud
dans l’étonnement
de la Source.
Je suis
J’existe,
comme lien entier
de cette surface
palpable et chaleureuse
que l’on nomme le Monde,
mon entour,
et ma loi.
Je n’aime pas
les destructeurs
de mes jouissances,
natives ondes
d’un discours épanoui
de grands rêves.
Voici la terre : femme engendrée par la mer, que j’ai vue, bordant sa
chevelure à chaque chute de vagues. La colline est son chant.
Nouria n’a pas desserré sa prise, mais enfoncé la lame dans la parole
ouverte de la Mort.
Ma peur grandit, car,
Nouria est devenue sauvage,
de cette sauvagerie consciente des ruptures, intransigeante : en fait — et
c’est bien ce que je comprends — il me faut fuir le village où, doux recueil
de la mère et du voisinage, le verger va mourir de chagrin, comme un âne.
J’ai cette parole multiple, en moi, mais le chant de la colline est devenu
violent à cause de son nouveau parcours. Un risque neuf que le chant
anime et porte au-delà des collines, dans les villages, aux portes mêmes des
maisons et vergers, vers ces lieux où l’espoir demeure attentif comme un
lévrier de chasse. Les vallées ouvrent leurs bras où, de plus en plus
fréquemment, des hommes venus de toute part, accomplissent des marches
forcées — oui, il faut fuir le village, ces lieux où la mort frappe les
hommes, et les enferme au fond des cours, comme des poules. J’ai fait
avertir le père, car il ne m’est pas possible de lui dire, ainsi, je quitte le
village, pour rejoindre le cœur me manque, ou le souffle, je ne tiens pas à
paraître désarmé devant lui, une nouvelle fois, mais, ce que je désire, c’est
le cheval de Si Moh, celui dont la peau est lisse, noire, et frémissante, qui
obéit à la moindre pression de la main, du pied, ou du sol. Plus loin, existe
l’autre pays, celui que la puissance du cheval ouvre par son galop, le pays
des rencontres nécessaires, lieu où l’enfant perd son premier corps, pour
accomplir le monde. Je
Nouria est penchée au-dessus de ma tête, et je vois son sourire, un sourire
épanoui devant moi, comme un buisson, ou un bouquet. En fait, sa bouche
est jeune, ses lèvres sont légèrement entr’ouvertes, humides, si proches de
mes lèvres qu’une chaleur voyage en moi, comme lorsque, dans l’ombre
des vergers, je prenais, certaines fois, le corps de Rachida.
Pourtant, la lame est toujours là, dans la parole, au fond de ma gorge,
tandis que le visage de Nouria est d’une perfidie ou immense imposture.
J’ai soif, car
mon sang
coule
noir et
rouge, dans la lumière étincelante du feu.
J’ai soif
et
chaud.
Je dois perdre mon corps
là,
vraiment,
une nouvelle fois,
pour transformer
l’espace
et la colline.
Mon corps ?
Nouria est maintenant sur moi, et ses mains, mouvantes et fines, ouvrent
ma peau, comme si n’était pas encore apparu l’agneau, ou le bélier...
Je peux voir ma chair,
nommée à vif,
dans les mains du feu.
Parole atteinte sur la colline d’argile, prise entre les ravines et les sentes,
le corps est touché deux fois aux jambes, puis au front, et son visage éclate,
comme une furie à la surface du monde.
Un visage doux, et ouvert, que la guerre foudroie, là, en plein
mouvement, dans la colline d’argile.
Les hommes courent, après leur être, ou leur chance, tandis que l’Archer
désigne de nouvelles trajectoires de puissance.
Le corps bute, chancelle, et tombe : dieu, que le monde est con,
d’insupportable faiblesse et misère, puisque, certaines fois sans recours, les
hommes meurent ou s’évanouissent comme des grains de blé ou de mil,
définitivement jetés dans la rivière.
Entre la vérité, et la foi, le passage reste obscur, même si l’Archer est là,
parmi les espoirs et les rêves, pour désigner les pistes.
C’est ainsi que l’incendie a gagné le cœur des hommes, puisque, dès
l’embrasement, et avant que le corps ne soit entièrement calciné, l’Archer,
venu du plus profond métier, seul, distribuait les paroles, et séjours.
La mère pleure
contre
la mort
du fils
tandis que
le père
vit
dans la force
du fils.
Nouria est présente, dans le mouvement insensé des flammes. Ses mains
ont déjà pris soin du corps, et détruit les brûlures.
La mort fuit
Vaste espace du chant conduisant les espérances humaines, comme des
bras d’hommes sur les terres de labour. La terre ouvre en moi d’étranges
lieux sauvages et forcenés. Je te raconterai son histoire, pour que ta main ne
tremble plus, pour que ton désir ne tremble plus...
Je te raconterai son histoire pour que tes lèvres ne tremblent plus, et que
tu saches répondre aux questions qui envahiront ce monde...
Je te raconterai l’histoire de ce lien réel entre toutes choses, sa
progression, dans les hautes herbes... son agonie dans le silence du dieu...
Je te raconterai son visage Mais, ne tremble plus... le lieu du monde est
maintenant bouleversé, changé, et, comme, retourné...
Ne tremble plus,
car le jeu existe,
maintenant,
le jeu d’air
et de vent,
sur la colline d’argile...
Très peu de gens comprennent ces choses, les plus importantes, à cause
de leurs proximités et vivacités meurtrières, alors que je sais, moi,
que c’est dans le
jeu
que nous vivons.
Qu’importe le commencement, ou l’origine, ce qui importe c’est le
dessin, ou architecture du lieu, tel le bracelet porté, puis abandonné, car,
voici comment cela se passait, chaque fois que je revenais, au village, vers
celui qui devait être, plus tard, mon mari, mais ne le fut, en fait, jamais.
C’est moi qui ai ramené la tante, ou sa mère, au village, après
l’enlèvement de l’oncle, et six longs mois passés à Alger.
Comment ne me suis-je pas, à mon tour, effondrée ?
Comment ai-je pu résister à l’attente des retours et des prières, là, près de
cette femme dont les gestes et les paroles appartenaient déjà à un tout autre
monde.
Comment ne me suis-je pas enfuie ? N’ai-je pas couru vers le fleuve, ou
la source, pour boire, jusqu’à épuisement, et ainsi, désaltérer mon corps de
fraîcheur, nouveauté, et innocence.
Dans le jardin, nous partions — cela, remonte à pas mal d’années avant
la guerre — pendant les grandes chaleurs, au moment où le village, la
maison, et les respirations de la terre et du jour s’arrêtaient, au moment où
tout semblait prisonnier de l’espace, immobilisé par le poids du lieu, sa
chaleur, insistance, au moment où chaque mouvement, geste, ou pas, ou
rire, provoquait des sortes de cassures dans l’air ou le souffle, comme si
l’air ou le souffle était devenu palpable, solide, immensément étendu autour
de nous et des choses.
Nous nous parlions peu, mais nos bouches vivaient, intensément, avides
d’atteintes, saveurs, et surprises.
C’est avec lui que j’eus ma première jouissance, qui déchira ma peau et
gorge, d’un seul coup, et ce liquide, blanc et beau, qui monta en moi,
couvrit mon ventre et mes seins : je voyais réellement autre chose,
j’entendis réellement autre chose, comme si la terre s’ouvrait réellement, et
que je ; mais, peut-être veux-tu entendre, toi aussi, autre chose, car, déjà, je
perçois ton trouble, ton manque d’ouverture envers moi, parce que tu ne
veux que savoir, et non pas entendre, ou, comprendre, vraiment, du fond de
l’âme, ce qu’est l’amour de vivre, ou de mourir.
Apprends que j’ai pleuré sa mort, oui, mais, contrairement à elle, sans
désespoir, et je n’ai pas faibli : le livre était là, enfin écrit dans le monde, les
arbres, les sources, les collines, et les oliviers.
J’ai cru, un moment, un court mais cruel moment, qu’il ne reviendrait
jamais, puis, contrairement à elle, cette pensée s’est enfuie, et j’ai senti
quelque chose d’autre, et j’ai ouvert les yeux, touché le sol et l’amandier.
Personne ne m’a crue, mais, moi, je l’ai vu, là, logé dans l’écorce, et le bois,
je l’ai vu vivant, et gai, la balle n’avait pas laissé de trace, et son front était
jeune et pâle, dans le bois.
J’ai certainement couru vers lui.
J’ai certainement touché sa bouche et son ventre, j’ai certainement pris
ses mains et son visage. Nouria était présente, appuyée contre une sorte de
soleil incandescent, tandis que je pouvais presque entièrement pénétrer dans
l’arbre, et m’y coucher.
En fait, j’étais seule, car elle ne venait plus au jardin. Deux mois après
notre retour ici, elle n’habitait plus qu’un côté de la maison, celui par lequel
tu es entré, la chambre, et cette cour où, par temps clair et chaud, elle passe
les nuits, assise sur une natte, les yeux tournés vers le ciel et les étoiles.
C’est sa façon à elle de trouver quelque apaisement, et de pouvoir
témoigner ensuite de cette immense douleur contenue dans sa folie.
Mes gestes, dit-elle — cette main qui attrape des milliers d’insectes et de
pensées —, sont tournés vers les Djnouns, les plus petits.
Malgré mes attaques, c’est difficilement que j’arrive à en prendre un, car
ce sont de minuscules cavaliers qui vivent et se projettent dans la lumière,
et que l’on voit franchir des milliers de mondes à chaque instant.
Je voudrais bien que l’un d’eux m’emporte, en une fois, vers ces endroits
où, certainement, il est, lui, vivant et beau, mais, c’est comme s’ils
refusaient mon appel, pour s’en aller au loin, dans ces régions limpides, et
si peu connues.
Ensuite, elle se tait, et invente un silence où je comprends tout, comme
en cet instant où, là, parmi les pierres, le hérisson avance, là, entre nos
paroles et caresses, vers les racines de l’Amandier.
Le monde s’ouvre
et je comprends
tout lune bleue
qui marche
en alternance
sur le ciel établi
Course de l’herbe
où s’enfuit
le meurtrier
du jour, sur le
Versant Ouest de
la peur
les hommes
marchent
ainsi
les yeux tournés
au-delà du jour.
Il fait froid... Froid...
l’eau du torrent est glaciale... presque gelée... prise dans les dernières
veines de l’hiver.
Il faut encore monter les collines, toutes ces collines qui vont boire au
pays le premier refrain de l’espace...
Ce premier refrain de l’espace ?
L’herbe va me le dire ?
Ou la nuit ?
lune bleue, qui marche, ainsi, à reculons, parmi les arbres... La lune
bleue, ainsi, parmi les arbres ; le lait du jour obscurci, et notre marche,
comme elle, parmi les arbres : Je vois le monde grandir, comme une tête,
parmi les arbres ; en ce moment où mes yeux rejoignent le dos de l’autre,
le : douze hommes dans le silence du jour. Le pas est une mesure de diction
répandue sur la surface de la terre. Violence de l’homme lorsqu’il ne peut
défendre sa blessure en un mot.
La marche est maintenant tendue, depuis la fin du jour, et le barrage est
de six heures éloigné de toutes ces collines, lumineux, certaines fois, comme
un fleuve brillant, courant sous le Versant Ouest de la peur.
Il n’existait plus, au village que deux sentences, unies, comme deux
sabres découpant la nuit : la mort, ou l’expulsion, les hommes choisirent la
mort (ou la vie) dans l’âpreté des chants, ceux que les femmes prononçaient
contre la servitude...
Hommes de la colline d’en Haut
connaissez-vous le fleuve ?
Inscrit
comme une parole
dans les villages
d’en Bas :
Connaissez-vous
le fleuve ?
TROISIÈME PARTIE

Les changements
Cada vez que considero que me tengo que morir tiendo
la capa en el suelo y me harto de dormir.
Copla Flamenca.
VII

Paroles du Monde d’Espoir et d’Univers Les Etoiles sont représentées


par un point teinté de henné. Ecrit. Au centre de la paume de leurs Mains.
Les Femmes ont revêtu leurs plus beaux vêtements. Ceux qui leur
couvrent les épaules. La poitrine. Les jambes. Des multiples fleurs
éparpillées dans les collines. Et. Les champs. Leurs tailles sont prises.
Serrées par des ceintures d’or et de cuivre. Sur leurs fronts sont écrites les
offrandes qu’elles adressent aux villages. Aux champs. Quotidiennement
animées par les mêmes gestes. Les mêmes souffles. Les mêmes espoirs. Les
mêmes tyrannies.
Leur rêve de liberté est immense. Tendu au-dessus du Monde comme un
large filet où les paroles et les actions des hommes finiront bien par se
prendre. Car il n’existe pas une seule femme dans ce pays que ne veuille
vivre aujourd’hui le présent et l’avenir de sa propre vie.
Ceci : Indépendamment de la tyrannie des hommes, de leurs législations
rétrogrades.
Car : dans leurs vêtements de Ciel et d’Etoiles, les Femmes rêvent de
transgresser leurs soumissions séculaires. D’Agir. Selon leurs hardiesses.
Profusions. Sensibilités.
Contre les hommes.
Ou : leurs prétentions de puissance.
Elles répercutent ainsi. Le sens d’autres Visions d’autres Paroles.
Nommant l’Insurrection. L’Indépendance. et. La Guerre. Comme Issues de
leurs Volontés. Désirs. Animations.
: l’étendue du soleil ?
Ou, le silence de la nuit ? les amours contrariées de nos corps et pensées
livrés aux goûts et rigueurs des alliances et des despotismes. Nous ne
sommes pas encore sorties des mutismes et des contraintes. Notre langage
n’est pas encore né. Mais notre désir d’enfreindre les lois établies contre
nous est : immense.
Aujourd’hui encore. Prises dans l’inégalité des lois et des puissances.
Nous employons les vieilles ressources. Et. Dans le miroitement des Etoiles
inscrites au Ciel. et. dans nos mains ? Nous désignons aux hommes le lieu
de notre atteinte, et. notre éloignement.
Car : les deux mondes qui composent nos existences sont contraires.
Opposés dans leurs vérités, et, effervescences. Nos désirs se manifestent
dans les silences, et, l’obscurité des nuits, pour se manifester, ainsi, dans la
montée du jour.
Nos désirs ?
(Jeunesse touchée)
(Jeunesse broyée)
Nos chers désirs ?
Car : Nous comprenons à grand-peine le plaisir de l’homme, et, sa
jouissance silencieuse, lorsque, nous-mêmes, sommes absentes de ce plaisir,
la tête tournée vers l’autre plaisir du monde.
Nous comprenons à grand-peine, et, dans la fête, ou, le rite, nous
implorons
: le village
ou la vallée
les collines
ou les champs
car : Nous n’avons pas d’autre manière de dire notre monde, ou,
délaissement, situé, là, dans le désir de l’homme, et, sa prépondérance.
Nous implorons alors
: l’Arbre, le Vainqueur de la terre, et, du ciel, celui que nous ne
mésestimons pas, qui lutte pour nous, qui parle pour nous, témoigne pour
nous.
Celui dont le corps n’est pas souillure, mais vérité du langage, de la terre,
et, des hommes, celui qui écoute notre délaissement, lui donne
Valeur et Justice
(Nos jeunes et vifs
désirs :
notre plaisir
de jeunes femmes
détruit
interdit).
L’homme aurait pu être notre plus sûr vêtement, mais, l’homme a
déshabillé notre tendresse, comme il a déshabillé notre corps, brutalement,
sans rien entendre de nos cris, et, déchirements.
L’homme ?
Nous n’avons pas d’autre manière de dire notre monde, ou, délaissement,
situé, là, dans le désir de l’homme, et, sa prépondérance.
Ainsi
Me
comprends
-tu ?
isolée
par la terre
et
l’argile
Me
comprends
-tu ?

Jeune Homme
tué
dans
l’Exil.
Me
comprends
-tu ?
Le jour était pourtant venu.
Ce jour où.

Après les Exils


connus par Nous.

Jeunes Femmes
des collines
et des hommes.
Nombreux
sont les Exils
à l’intérieur de nos
âmes
de nos villages
de nos champs.

Les Exils
de nos corps
et libertés : les Exils.
La surveillance
est
notre lot : puisque nous vivons
entourées.
Jeunes Femmes
des Collines
et des hommes.
de murs
et de
défenses.
Les Exils
Ce jour
où nous devions préparer
les repas
des retours
et des
fiançailles
Ce jour
Me
comprends
-tu ?
Cette
poussière
qui courait


poudre
de larmes
entretenue par
les souffles
de vent
ou de
lumière.

Me
comprends
-tu ?
Vous
n’auriez pas
reconnu
le village
qui courait

tordu
animé vibrant
dans
toutes
ses rues.

Et
la bouche
des Femmes
qui.

Jeunes Femmes
des Collines
et des Hommes.
le village
Vous
n’auriez pas
reconnu

les jardins
ce
jour
nouvellement
ouverts
et
affranchis.

les jardins ?

les sourires
des Jeunes Femmes
poudre
de
larmes
entretenue
par
la
guerre.

Vous
n’auriez
pas : reconnu
le
village
mais
: les hommes,
et, cette femme, vieille,
aux yeux terriblement agrandis
et, qui courait, elle aussi, là
dans les rues, où les pas des villageois, et, des paysans échappés des
montagnes, et, des plaines, couraient : aussi, venus pour assister non pas
aux mouvements des achats, et, des ventes, mais,
ce jour, à l’échange des cadeaux (promesses de vies vécues hors des
exils, et, des morts)
des repas
: le jour de
Lehbia
était venu.
: celui
de Farida
ou de Louiza.
le jour

ton corps
se perd
là (ou ton
retour) là
dans l’
intensité
de ma blessure
et de mon vœu.
.....
Combien de nuits
passées dans
les lointaines pérégrinations
de mes actes-souvenirs.
.....
Combien d’Ombres
douloureuses veillées
peuplées des
soucis d’êtres
abandonnés
par le
monde.
Combien
de jours
?
Me
comprends
-tu ?
Me
comprends
-tu ?

Un meurtre
a eu
lieu
(O Jeune Homme
attentif
aux autres espaces
de la terre
et du monde.)
(un meurtre)
qui
m’enlève
l’amour
de ton retour
et
de tes
jeux.
Me
comprends
-tu
?
Je
te désirais
ardemment
comme on
désire comprendre
un jour
la vérité du monde,
notre soif
d’être et de liberté.
Je
n’imaginais
rien
mais : pensais
que
la liberté
n’est pas la
mort — en deçà
ou au-delà
de nous — mais
l’existence affirmée
par la parole de
jour et de vie,
l’existence comprise
dans la jalousie et la
simplicité de nos rapports,
de nos vies,
laborieusement édifiés,
construits,
indéfiniment construits
contre l’absurdité
et cynisme
des maléfices
d’Après-guerre.

O Joie
des retours
et des plaines
des montagnes
et
des sources
ma bouche
t’attendait
mes lèvres
te nécessitaient
car j’avais pris goût
et vie —
légèreté et
pesanteur — à cette
pensée
de te voir
enfin apparaître
et me libérer.

O Joie
Jeunes Femmes
des collines
et des hommes
: Me voici
vieille
aux yeux
terriblement
agrandis
et qui
: tournent.

O Joie
: J’ai appris, dans cet encerclement que l’on nomme jeunesse, les paroles
du sacrifice, et, du déshonneur, et je n’en ai tiré que l’infâme veuvage de la
terre, et, du monde, tous deux centrés dans ma douleur de vieille femme,
désemparée, et, atteinte, par le choc, la violence de mes amours, et, leurs
interdictions.
Jeunesse perdue pour le sacrifice, et, contre le déshonneur : lorsque l’on
vint me prendre pour le village d’en Bas, l’homme n’avait pas encore
touché mes bras, ni, mes jambes. Je vivais dans l’une des dernières
maisons, après la grande place, heureuse, habituée à aller, et, venir, au-delà
de la maison, et, de la cour, jusqu’aux premiers champs des familles, les
fontaines, et, les puits, heureuse.
Les automnes, et, hivers, nous trouvaient assises près des feux, presque
immobilisées par les neiges, le froid, et, la boue, travaillant aux nouvelles
apparitions des soleils, et, des jours : nos doigts tissaient les laines, et, les
herbes, pour en faire des vêtements, des paniers, ou des nattes. Chaque jour,
assises près des feux, nous renouvelions l’attirance, et, la nécessité, de
nouvelles, et, profondes chaleurs.
Nous laissions les feux leurs mouvements vifs, bariolés, sauvages,
indomptés, prendre nos chevelures, volontés, images : couvrir nos pensées
de grandes jouissances, puisque, pendant ces jours, nous espérions les fêtes
de printemps, comme de véritables chevauchées à travers les champs, les
désirs, les inexpériences.
Car
: nous étions
de toute évidence
: inexpérimentées.
Inexpérimentées, dans nos choix, nos possibilités.
Inexpérimentées, et, jalouses
: en dépit de tout bon sens, nos doigts tissaient, rapidement, et, nous
faisions surgir des printemps, des étés, tissés, contre les désirs des frères, et,
des parents.
Jeunes, et, vives, perdues, dans la prison des hommes, nous ne pouvions
faire grand-chose à l’intérieur des villages, et, des champs. Il nous fallait
être attentives aux nuits, aux silences, car, tôt, ou tard, l’homme viendrait,
là, dans la cour, prendre son dû, et, sa jouissance.
Nous ne pouvions échapper aux privilèges, et, ordres, des adultes. Ceux
qui disposaient des voix dans les assemblées des villages : et, les adultes
laissent partir loin de nous ceux qui auraient dû nous prendre, nous
emmener loin de nos futures plaintes, et, misères. Malgré notre désir, nous
ne pouvions échapper aux privilèges, ordres des adultes. Mener une vie
éloignée des contraintes, et, des rites, anciens, précis, instituant nos
présents, et, futurs, comme les labours, ou, les récoltes.
: les hommes savent, du plus profond de leur solitude, et, égoïsme, que
nous leur appartenons, autant que leurs vêtements, ou, leurs forces, autant
que leurs misères, ou, leurs bonnes fortunes.
Privilèges de l’inconscience, et, de la force. Ils firent des lois selon leurs
avantages, soupçonnant bien que, par endroits, des révoltes secrètes
existaient, et, qu’il fallait les prévenir, ou, les vaincre.
Ils firent venir les experts en survivances, et, législations, décidèrent que
les récoltes, et, les révoltes des femmes, étaient les plus dangereuses, car,
elles mettaient en péril les clôtures, et, les fondements des territoires.
Ils prononcèrent des sentences qui devaient contenir les femmes dans
leurs apparentes soumissions.
A partir de ce moment, chaque être dut inventer sa propre défense : la loi
allait très loin, atteignait non seulement les coutumes, mais, la durée des
familles, et, des champs. Ainsi, les femmes revêtirent leurs plus beaux
vêtements, ceux qui leurs couvraient les épaules, la poitrine, et, les jambes ;
leurs tailles étaient prises dans des ceintures d’or, et, de cuivre. Sur leurs
fronts étaient inscrites les offrandes qu’elles adressaient aux villages, aux
hommes, et, aux champs. Quotidiennement animées par les mêmes gestes,
les mêmes souffles, les mêmes soumissions.
Sur la paume de leurs mains, les étoiles étaient représentées par un point
minuscule, teinté de henné.
Jeunes Femmes des Collines et des Champs : devenez, un jour, la parole
libre, inquiète, qui enfreint les lois, les partialités, les injustices : une parole
issue de l’arbre, du fer, de l’herbe, et, du métier : digne poursuite des
éléments : n’inventez pas de nouvelles blessures, mais de nouvelles
profondeurs à vos sourires, et, à vos joies : le monde est là, posé dans votre
geste, comme l’étoile dessinée par l’astre de la main.
VIII

A chaque pensée correspond un acte : un acte issu de la matière, ou, des


sens, un acte qui justifie, ou, condamne, irrémédiablement, la vie, et, ses
événements. En réalité, de toutes les morts qui eurent lieu dans la maison
d’Oncle Saddek — maison qui, aujourd’hui, doit être vendue par les
héritiers, frères, et, sœurs, eux-mêmes âgés, pressés de procéder à la vente
par leurs propres fils, et, descendances — de toutes ces morts, aucune ne
put être réellement connue, c’est-à-dire, ré-elle-ment observée, non
seulement par ceux qui étaient là, précisément, au moment de la mort, mais,
par ceux qui, au village, vivaient, travaillaient, depuis fort longtemps.
De tels événements devaient se produire, non pas simplement à cause de
la nécessité de la vie, et, des changements, du déroulement inexorable des
vies, et, des âges, mais, de tels événements devaient se produire, car, malgré
le fait que Tante Aloula ne quittât jamais ce seul endroit qu’elle eut
véritablement à elle, en ce monde, cette maison où elle était entrée un après-
midi de printemps, pour n’en ressortir, après bien des déceptions, des joies,
des tourments, que, veuve, morte, définitivement condamnée par les ans (et,
il en fut ainsi, car, son mari, Oncle Saddek, n’ayant pas encore été déclaré :
mort : administrativement, personne n’avait pu attenter à ses droits — elle
était restée là, chez elle, dans cette maison, contre l’avis de ses propres
parents, qui, après la guerre, le début des migrations intérieures aux régions,
pensaient vendre à un excellent prix), tout le monde savait ce qu’elle avait
souffert, ce qu’elle avait enduré pour se maintenir en vie, jusqu’aux
lendemains de la guerre, non pas pour donner libre cours à sa haine, ou,
démence, mais pour comprendre que des retours n’auraient pas lieu, qu’elle
demeurerait définitivement seule, et, démente, malgré ses formidables, et,
impossibles tentatives de se transformer parfois en minces rayons de
lumière, ou, simples voiles soulevés par les vents.
De toutes les nuits passées, de toutes les journées passées par elle, dans
cette quête, et, incurable attente, une seule question existait, tourbillonnait,
voyageait, en elle, comme le cœur, souffle, d’une tornade, répandant les
images, les idées, dans tous les espaces, vicissitudes de sa vie, alarmant ses
dernières forces, construisant, jour après jour, l’illusion, et, bienfait, de
quelque survie.
En vérité, à force de souvenirs, et, d’isolement, cette femme n’attendait
plus rien de personne, car, elle était en fait partie pour d’autres zones, et,
lieux, que ceux qui constituaient les soucis, espoirs, des nouvelles
générations, gens, descendues des montagnes pour habiter de plus sûres,
plus amples, localités, que celles qu’elles avaient connues jusqu’à présent.
C’est pourquoi de tels événements devaient se produire, non que cette
femme fût parvenue, en quelque manière, au bout, extinction, de ses forces,
mais que, tout comme ceux auxquels elle avait appartenu s’en étaient allés
quelque temps déjà auparavant, elle devait s’en aller tout aussi bien elle-
même, et, les rejoindre en quelque région du temps, ou, du songe.
Et la seule difficulté que cette femme devait résoudre était celle du
passage contenue dans la question, passage dont elle ne savait que très peu
de chose, puisqu’elle mit près d’un an à trouver le moyen de répondre à
cette seule, et, inexpugnable question : « Comment rejoindre mes enfants. »
C’est pourquoi de tels événements devaient se produire, conformément à
ce que les gens du village pensaient, inexorablement, devenaient,
conformément à ce qui se révélait, maintenant, après bien des années
d’attentes, d’espoirs, et, de survie, être un seuil, au-delà duquel, la vie, ne
serait jamais plus, pour elle, la vie.
« Comment rejoindre mes enfants. » Elle en était venue ainsi à parler de
ses « enfants » incluant, dans cette dénomination plurielle, pleine d’amour,
et, de bénédiciton, non seulement son fils Ali-Saïd, mais, surtout, celui
auquel elle avait pour ainsi dire lié sa vie depuis ce moment où, selon les
usages, les rites, il était apparu dans la cour, pour les amener, elle (qui
n’avait alors que dix-sept ans) et, sa jeunesse de jeune fille des collines, et,
des champs, là, au village d’en Bas, dans cette maison à laquelle il
manquait encore les deux murs du haut — ceux qui prolongèrent la maison,
le jardin, au-delà de l’étable, la cour — qu’il bâtit, lui-même, à partir du
moment où on lui annonça la prochaine venue de celui qui serait son unique
fils, enfant, celui qui, bien des années plus tard, se dressa contre sa
philosophie, ou, patience, brisa les barrières, que, lui-même, Oncle Saddek,
avait cru briser, en son temps. Et ce que fit Mokrane, après avoir compris
que l’irréparable avait eu lieu, que, selon certaines attitudes, et, ignorances,
on pouvait (les gens du village, et, des environs) interdire toute sépulture au
corps de cette femme, fut de retenir Rachida à l’intérieur de la maison, de
partir seul, chez Oulderman, pour l’informer de ce qui venait d’arriver, et,
surtout, demander une constatation de décès, banale, et, tout à fait inutile.
Finalement, et, après plusieurs tentatives, elle avait enfin trouvé le
passage, qui devait la conduire près de ses chers enfants : Rachida, à ce
moment où les étoiles semblent basculer dans le ciel, comme dans la paume
de la main : Rachida l’avait trouvée, nouvellement habillée, et, heureuse,
pendue à l’une des branches les plus accessibles de l’Arbre, ou, de
l’Amandier.
Ce fut exactement comme si elle avait pensé que la terre allait s’ouvrir,
là, d’un coup, pour elle, entre les branches mêmes de l’Arbre, et, que,
comme elle l’avait aussi pensé pour son fils, dix années auparavant, celui-
ci, l’Arbre, ou, l’Amandier, la préserverait de toutes les angoisses, ou,
perditions. Nul doute que ce fut ainsi que Rachida, puis Mokrane, puis
Rouïchède, comprirent cet acte qui, selon les coordonnées admises par les
sociétés, les justices, les administrations, du moment, ne pouvait être dû
qu’à une maladie ininterrompue, propice à cet acte de désespoir, et, terrible
malédiction.
Peu de temps après, la maison fut vendue, prise, comme le village, ou, les
pensées du village, dans de rapides changements.
IX

Précieusement, la Ville s’étend, sur quelque quinze kilomètres, superbe,


et, en même temps, étroite, après les campagnes, les villages, les bords de
mer, pleine d’étranges rumeurs, anecdotes, sur les Dirigeants politiques,
violente, en certains lieux, orgueilleuse, prête à dévorer les espaces qui la
séparent encore des plus modernes, agressives, capitales, récemment
reconquise, nouvellement habitée, dangereuse, et, vivante, pauvre et riche,
selon les quartiers, les arrondissements, les degrés dans l’administration
étatique, éteinte, et, peu fréquentable dès neuf heures du soir. Pas un
endroit : Vous ne trouverez pas un endroit qui, dans votre parcours de Ville,
ne témoigne, là, dans l’instant, pour plusieurs décades, de ces
bouleversements d’où la Ville est née, entretenue aujourd’hui par les
détournements, vols, et, politiques. Vous ne trouverez pas un endroit,
immeuble, impasse, rue, qui ne soit l’indication des multiples
désintégrations, coupures, franchissements, misères, écueils des promotions
sociales, tout à fait récentes, et, surtout, limitées. La plupart des habitants de
la Ville assistent à cet essor, sans y participer toujours, car, selon les
statistiques inofficielles, mais, rigoureusement exactes, trois pour cent
seulement de ces habitants ont le droit d’user, sans économie, de toutes les
richesses, positions, engouements, merveilles, de la Ville : certains
responsables de Parti, ou, d’Administration, ont des piscines chauffées,
malgré la douceur, et, bonté, du climat, qui, excepté aux mois de janvier, et,
de février, règne sur la Ville. Les quatre-vingt-dix-sept autres se répartissent
l’inhumaine, et, injustifiable hiérarchie des misères qui l’entourent, depuis
les collines, jusque vers ce centre où l’accès récent à la souveraineté est
assez curieusement représenté par un cheval de bronze, sur lequel un
cavalier, fort religieusement respecté, ici, fait le « beau » 1.
Compte tenu de l’histoire récente, il aurait sans doute fallu quelque chose
de plus fort, de plus à venir, que cette ébauche fondue trop tôt, qui
ressemble, si l’on oublie le costume, à n’importe quel cavalier de l’Empire,
ou, de l’autre siècle, européen, étrange, et, significatif mélange d’un
nationalisme de bon aloi, et, d’une esthétique de mauvais goût. Le
dimanche, pour les quelques nantis des objets, attributions de la modernité,
le retour vers la Ville a lieu le long des corniches maritimes, par files de
voitures, aux veilleuses obligatoirement allumées. Les rentrées s’effectuent
en accord avec la lenteur des fins de journées campagnardes, les sifflements
d’agents de police, placés à certains carrefours : de temps, en temps, selon
les rumeurs qui s’emparent des zones, régions, politiques, des contrôles
d’identité ralentissent les passages, de telle sorte que, après deux ou trois
heures passées à l’intérieur des voitures, on est assez heureux de se souvenir
de ces mouvements vécus sur les plages, dans les forêts, ou, les dunes.
Tant s’en faut, cependant, que ces loisirs, ou, coutumes, rites, proprement
modernes, soient pratiqués par l’ensemble des habitants. En fait, ce sont les
citadins, ces nouveaux propriétaires de la transformation humaine, qui usent
de ce genre de distraction : les villageois, eux, pour quelque temps encore
éloignés des retombées pécuniaires du développement, et, de
l’embourgeoisement, demeurent à leurs anciennes passions de marches,
silences, travaux, réclusions, même si, à cause de cette nécessité des
transformations, ils en subissent tous les changements.
C’est ainsi que, Rouïchède, de simple, et, solitaire berger des montagnes,
est passé du côté des travaux mécaniques, accessoires, engins à propulsions.
Employé, son nouveau métier consistait à vérifier la combustion,
carburation, efficacité des voitures stationnées à l’entrée, ou, à l’intérieur
d’un garage, non pas public, mais, privé. Le garage appartenait à une
famille des environs, qui s’était enrichie — non pas, énormément, mais
d’une façon assez conséquente — à l’étranger, et qui, après les années de
guerre, était revenue ici, au village d’Akbou.
Avant de travailler, là, Rouïchède, sur les conseils du père, et, de certains
parents, était lui aussi parti à la Ville, pour y apprendre un métier, et, y
sentir les bouleversements. L’intention du père était assez nette : si le pays
se mettait à vivre ainsi (penser « garage » à la place d’« épicerie » était une
sorte de révolution des pensées, et, des mœurs), si le pays s’industrialisait,
se mécanisait, il lui fallait bien penser que, désormais, les gens iraient plus
facilement dans les villes, pour leurs achats importants, plutôt que dans les
villages de plaine, ou, de montagne. C’est pourquoi il avait pris cette
décision qui devait, selon lui, transformer sa vie, et, celle de sa
descendance : durant toute cette période, ses pensées allaient et venaient,
tout comme lui, entre les deux comptoirs de son échoppe, l’arrière-
boutique, les murs de sa maison.
A l’Indépendance, il avait fait hisser une sorte de drapeau sur le toit, qui
devait témoigner de son accord pour le nouvel ordre. Mais, devant
l’indifférence générale qui suivit l’apparition de ce tissu flottant au-dessus
d’une si modeste épicerie, il avait fait redescendre le tissu, et, depuis ce
temps-là, n’avait cessé de réfléchir aux destinées qui présideraient au
développement de ce pays.
Si beaucoup de choses s’étaient dites, ou, simplement, racontées, pendant
les années de guerre, là, dans l’épicerie de Si Moh, celui-ci ressentit
l’indifférence à son patriotisme post-indépendance, comme un
avertissement pour l’avenir de son commerce, et, de ses finances. Il se mit
alors à étudier les catalogues, et, les possibilités d’une productivité plus
adéquate à ce changement d’humeur. Le vieux Si Moh, si attentif aux
souffles, et, aiguillons des avenirs nécessaires, avait tout de même demandé
l’accord de son fils, demande qui, selon les traditionnelles vérités, manies,
de l’entourage, n’avait été qu’une pure, et, simple exigence : Rouïchède
avait senti que c’en était fini de lui, de ses quotidiennes randonnées au-delà
des villages, dans la poussière des routes, vers les collines, et, les champs.
Très habilement, mais, tout aussi hypocritement, son père lui avait fait
comprendre que, puisque, au dire des gens, et, de la politique, il s’était
passé quelque chose de fondamental dans le pays, il fallait bien qu’il se
passe quelque chose de fondamental, aussi, en lui, et que, de par son
existence, son maintien, son travail, il puisse montrer qu’il suivait ce si
fondamental changement.
En aucun cas, Rouïchède ne devait continuer à faire ce qu’il faisait
auparavant : le pays, le village, les gens, avaient changé, et, nul ne pourrait
aller contre ces changements. Il fallait, non pas choisir, mais, comprendre,
que les randonnées, les promenades, qu’il faisait dans les collines, devaient
être faites par quelqu’un d’autre. Si Moh savait bien que son fils ne
résisterait pas longtemps au traitement, et, comme ses autres fils,
demanderait à quitter le village, pour apprendre autre chose, et, grandir.
Ceci eut lieu, une année plus tard, après la Mort d’Aloula, et, le départ de
Mokrane, un soir d’hiver, pendant le mois de décembre 1964.
Rouïchède décida de quitter le village, non pas pour vivre ailleurs ce
qu’il avait vécu, ici, mais pour comprendre, de plus près, ou, en un autre
sens, de plus loin, ce qui, réellement, lui était demandé, et, ce que, lui,
Rouïchède, désirait.
En fait, il ne désirait rien, si ce n’était de revenir, ensuite, vers ces
endroits où, dès son plus jeune âge, il avait tant appris. Il sentit son départ,
comme un abandon du monde, du vrai monde, celui que, à force de
patience, d’amour, curiosité, on parvient à saisir, identifier, celui que l’on
parvient à connaître, comme l’on connaît les bruits, les murmures des
arbres, dans les journées chaudes, ou, les instants de grand repos.
Ce qu’il avait connu, de plus intime, de plus réconfortant contre toute
adversité, et, parfois, solitude, lui était venu de ce côté-ci du village, des
collines, des champs, dans le rapport quotidien, et, frugal, qu’il avait
entretenu, jour après jour, avec les ombres, les vies, les pierres, les animaux,
les sources, grottes, des environs.
Nul ne pouvait dire la profondeur, et, les sédimentations laissées par les
années de dures enfances, et, même la guerre, l’ensemble de meurtres,
disparitions qu’elle avait entraîné, ici, n’avait altéré la connaissance, et,
presque préciosité de ce rapport : même la guerre avait disparu, pour ne
plus être nommée que par les traces, souvenirs, mémoire du Jeune Ali-Saïd.
Pendant un certain temps, Rouïchède crut qu’il lui serait possible de
reconstituer des phrases, des fragments, mettre quelque ordre, et, bonheur,
dans les pages du Carnet, mais, il comprit, aussi, que le pays n’était pas
encore disposé à lire ces pages, et, surtout, à admettre l’existence de cette
langue, que l’on parle, en plusieurs endroits — même à l’extérieur du
pays —, que l’on écrit, comme on peut, selon les exigences des
communications, et, des distances. Il avait fait part de ses découvertes à
Rachida, puis, à Mokrane, lorsque celui-ci demeura au village, durant les
deux premières années qui suivirent l’Indépendance. Il parla aussi du
Carnet à des membres du Parti, et, de l’Administration locale, mais, ceux-ci
lui avaient fait spontanément comprendre, que cela n’intéressait personne,
ou, plutôt, selon ce que lui-même, Rouïchède, avait compris, que cela
dérangeait beaucoup de monde, comme si la découverte d’un simple Carnet
de vie, d’amour, de rires, de fables, pouvait mettre en cause toute une
manière d’envisager l’histoire, la vie, le : Nouveau Monde.
Naïvement, mais douloureusement, Rouïchède mit ces négligences, et,
réactions, des Autorités politiques, au compte de l’uniformisation générale
qui affectait le pays : ses mœurs, ses habitants, ses désirs, ses insignifiances.
Ultime rejeton d’une famille en voie de disparition, et, de transformation :
Rouïchède passa une année à s’occuper de l’épicerie, sans y prendre goût,
ou, intérêt. Ses désirs demeuraient attachés aux poussières d’or, et, de blé,
répandues, dès le matin, sur les collines : la simple pensée que, en ce
moment, lorsqu’il était à l’épicerie, des ombres, ou êtres, marchaient, là-
haut, entre les maquis, et, les herbes, lui donnait de fortes, pénibles
émotions. Il sortait, alors, dans la rue, regardait, dans la direction du soleil,
longtemps, comme s’il espérait découvrir quelque annonce, promesse,
visage, puis, lentement, retournait s’asseoir sur une chaise, derrière le
comptoir de vente. Tissus bariolés, étoffes, épices, tabac, chaussures,
graines, semences, céréales, tout était comptabilisé, disposé sur de longues,
et, hautes étagères : les graines, et, les céréales étaient placées dans de
rudes, énormes, sacs, qui transformaient l’épicerie, en dépôt, où l’on venait
charger les mules, comme cela avait eu lieu pendant la majeure partie de la
vie de Si Mouhand. Mais, aujourd’hui, les Villages d’en Haut n’existaient
plus comme avant, les hommes faisaient leurs courses avec plus de rapidité,
et, moins d’insistance : ils traversaient le village, demandaient leurs biens,
payaient, s’en allaient, sans rien dire, ni raconter. Personne ne traînait, dans
les rues, à part les quelques habitués de la grande place, qui, sans toujours
consommer quelque chose, restaient là, assis, autour des tables, prisonniers
de leur mutisme, ou, désespérance. Le village évoluait, certes, mais, vers
quoi, et, vers où ? Personne ne le savait, excepté ceux qui, dès le
commencement, s’étaient mis à chercher, et, gagner de l’argent. Les
différences entre les familles s’accentuaient, trouvaient leurs vérités, dans
les concentrations, ou, inexistences, des richesses, ou, des pouvoirs. Leurs
signes tenaient, aussi bien, aux vêtements, aux manières de faire le marché,
à l’utilisation, de moins en moins spectaculaire, des automobiles, ou, des
cars. Les rêveries, émotions, solitudes, à demeurer, ainsi, dans une boutique,
condamnée par les ans, persuadèrent Rouïchède de quitter l’endroit de toute
urgence, et, bien que les confidences personnelles ne soit pas tenues, ici,
dans cette partie du pays, pour des marques d’estime, ou, de
compréhension, il n’hésita pas à exprimer, ainsi, son désir : « Je pense que,
maintenant, je devrais quitter le village, apprendre un métier. Ou bien (et il
dit cela, non pour formuler un véritable souhait, mais, marquer combien
cette forme de vie ne lui appartiendrait plus, puisque, déjà, situé, lui-même,
au croisement des mondes, et, des servitudes), ou bien : je retourne, dans la
montagne, chez Khali. » Si le terme de Khali désigne, dans le langage
courant, l’Oncle Maternel, pour le différencier de l’Oncle Paternel, désigné
par le terme de Ammi, l’emploi qu’en fit Rouïchède ne fut pas motivé par
l’intention de rendre visite à ce qui serait, en réalité, son Oncle Maternel,
mais par la saveur, intimité, des rapports, que, lui, Rouïchède, entretenait,
encore, avec l’extérieur du village, ou, les collines environnantes. Le père
comprit parfaitement ce que voulait dire son fils, mais laissa sa pensée se
heurter à l’étroitesse, réalité, de la boutique, après qu’elle eut vagabondé,
elle aussi, vers les collines, et, les champs. « Oui, dit-il, ce village va
devenir un tas de ferraille, si on ne s’occupe pas de lui... Un tas de
ferraille. » Visiblement, ces mots ne furent pas prononcés comme une injure
adressée au village, aux habitants prêts à troquer leurs âmes, pour de
mouvantes, métalliques carrosseries, mais, comme la désignation d’un réel
avenir, si, un certain nombre d’efforts n’étaient pas envisagés, dès
maintenant, affirmés. Dans l’espace mental, qui lui servait, en ce moment,
de machine à calculer, ou, à prévision, ces efforts devaient être effectués par
sa propre famille : Rouïchède, en l’occurrence, âgé de vingt-deux ans, prêt à
mourir de déplaisir le jour, mais vivant, comme un voleur de montagnes, et,
de lunes, pendant les nuits. C’était comme si, malgré l’irréversibilité des
changements, il voulait préserver quelque chose des lointains fondements :
la plupart des familles qui avaient habité les Villages d’en-Haut avaient
émigré, durant les soixante dernières années, vers les Villages d’en-Bas, où,
contre les menaces de morts, et, de tueries, elles avaient tenté leur propre
survie — et, l’une des raisons pour lesquelles les Villages d’en-Haut
connurent de nouvelles, et, intérieures, migrations, fut que, la Paix et
l’Indépendance revenues, les familles désiraient oublier les jeunes morts,
ceux des récentes années, apprendre, ainsi, à vivre, loin des souvenirs,
douloureuses réminiscences, origines de leur passé, et, histoire. C’était
comme si, au-delà de son propre plaisir d’être de nouveau près de la terre,
dans ses désirs les plus proches, les plus simples, ou, les plus savants, il
désirait retrouver ce qui constituait les véritables délimitations de ses
pouvoirs, et, réflexions. Dès la fin du jour, connaissant parfaitement les
lieux où il devait diriger ses marches, il prenait le chemin des collines, et,
des champs.
X

De l’autre côté du village :


Obscurité
Nuit :
Immense territoire, traversé d’Ombres, Clartés,
Mouvant Vif
Comme le
Dos
D’un
Agneau.
Par endroits, sur les sentiers, les champs, les herbes éclatent, comme de
jeunes insectes aux corps souples, et, fragiles. Les chemins, de grandes
nervures apparentes, et, blanches, tracent les différents accès vers les
villages, les collines, les immenses chutes vers la Vallée, les lumières, les
routes, les Villes.
Rouïchède passe, ainsi, la plus grande partie de la nuit, allant et venant
autour des Ombres, des Maquis, fébrile d’avoir retrouvé l’espace, et, le
vent. Ses marches, courses, le conduisent aux alentours du Village d’en-
Haut, près des lieux d’habitations qui, auparavant, formaient le vrai village.
Arrivé là, il regarde : des barrières existent, désormais, entre lui, les
habitants, dont il devine les formes, et, les silences. Des barrières invisibles,
mais, infranchissables : Rouïchède regarde : leurs forces sont actives,
inlassablement dirigées vers les espaces, couvertes, teintées, du sang des
lièvres, et, des faucons.
Rouïchède regarde : attentif, autant en relations avec les vivants, qu’avec
les paysages réservés aux êtres ravis par la mort, ou, la disparition des
autres temps.
Rouïchède regarde : immobile, comme s’il avait voulu éloigner les
esprits que sa présence pouvait animer, là, dans les conjonctions,
équivalences, qui animent, unissent, les villages à leur immémorial lieu de
fondation.
Etoiles, lunes, se meuvent, selon les mouvements, articulations des
forces. Mimétisme, ou, poignante réciprocité des Choses, et, de l’Univers :
au même moment, des enfants, âgés de douze, quatorze ans, ont transformé
l’un des leurs : son nom couvre de vastes territoires, où chaque être
politique, administratif, religieux, est marqué d’un signe distinctif, qui
l’isole : l’un des enfants porte une djellaba de teinte marron, qui lui
enveloppe le corps, jusqu’aux chevilles, aux poignets, au cou : ses pieds,
ses mains, sont entourés de tissus marrons, ou, noirs, fixés par de petites
cordes, depuis les mollets, ou, les avant-bras. La capuche de la djellaba a
été découpée de façon à laisser apparaître, de chaque côté de la tête, les
oreilles, pointues, alertes, organes tendus vers les paroles, mystifications,
des Représentants de la Politique, ou, de la Religion. Avec son hypocrisie
habituelle — c’est ainsi que l’on appelle la perspicacité de cet animal
parlant, jappant, contre tout ce qui porte atteinte à sa nature d’individualiste
oublié (dans les villages, vous ne verrez aucune de ces personnes que l’on
nomme adulte représenter un : chacal ; bien au contraire, chaque adulte est,
ici, le garant de l’usage, de la permanence de l’ordre existant ; ce sont les
enfants, seulement, les enfants qui peuvent représenter cet être, car, eux-
mêmes, à leur âge, ne sont pas encore les garants des pouvoirs existants) —,
le Chacal dit :
— Alors, Père le Village : comment va-t-on vivre, à présent ? Père le
Village interroge la nuit, indiquant d’un mot, les rues, les noms, origines
des familles. Père le Village ne répond pas, et, le Chacal demande, une
nouvelle fois :
— Alors, Père le Village : comment va-t-on vivre, à présent ? Père le
Village montre le jeune garçon qui mime, et, dessine, le village :
— Alors, Père le Village, tu veux nous tromper ?
Père le Village ne répond pas, mais, lève le bras, en direction du Chacal,
qui, brusquement, fait un saut de côté, se place à gauche de l’enfant qui
dessine le vrai village. Père le Village ne répond pas, mais, regarde, autour
de lui, observe, écoute, cette nuit où les animaux, et, les pierres, les
animaux, et, les plantes, les animaux, et, les hommes, se communiquent
leurs luttes, leurs langages, leurs vies. Père le Village écoute, et, observe la
douce, chaude, respiration de la nuit, comme si l’écoute de la nuit était
l’écoute même de sa respiration, comme si l’écoute de la nuit était la
confirmation, le témoignage indubitable de sa persistance, vie, là, au bord
des gouffres, et, des changements. Père le Village est habillé d’une drôle de
façon, façon qui contraste avec la solennité, importance, de son rôle : il
porte un habit, par endroits, décousu, déchiré, qui laisse voir un corps
parfaitement maigre, décharné, où les membres, et, les os, d’une manière
aussi absurde qu’inattendue, ressemblent aux branches, ramifications,
d’arbres, non encore parvenus à maturité.
Père le Village agite, ou, bouge, simplement, les bras, et, au même
moment, les tissus décousus, ou, déchirés, se meuvent, avec l’agilité, le
frémissement, des feuillages traversés de rapides, brusques, coups de vent.
Le village, et, ses habitants ?
Père le Village écoute la chaude, et, douce, respiration de la nuit, pleine
des lancinantes, actives, pressions des cigales, et, des grillons.
Les Exils
XI

Les plus vieux disent que, immanquablement, la question intervient dans


les profondeurs de l’Exil, ou les limites du Champ, car les Fils de la terre,
ou, les Rivières souterraines du Champ, continuent leur déploiement parmi
les errances, nuits, fulgurantes traversées, et, paysages de mémoire. C’est
ainsi que le paysage peut changer, le territoire s’agrandir, tandis que le
Champ, non pas celui qui est visible, mais, l’Autre, intérieur, sans régime
de propriété, qui indique les couches, stratifications de la terre, qui vit la
durée issue du Champ, qui creuse l’appartenance, la maîtrise, qui :
Mokrane hésite une seconde, puis, se lève, et, après avoir tourné le
robinet d’eau froide, plonge la tête, dans le lavabo.
Rien n’y fait : le rêve, ou, l’impossible dénouement a repris ses droits,
après plusieurs détours : la fatalité n’existe pas, mais, l’intense,
insupportable, solitude.
Rouïchède tente d’enlever la graisse, l’huile, qui lui collent aux avants-
bras, aux mains : le Pays ?
Un air doux, qui descend des collines, et, des sentes. Un air souple, et,
doux : sur la face cachée de la lune existe un étrange territoire, parcouru de
biches sans nombre. Sur le flanc droit, l’une d’elles est tombée, les yeux
pleins d’une immense douleur, car, sous le choc, sa patte droite s’est brisée.
Une sorte de cri a envahi l’espace, et, les premières lueurs du jour ont
commencé leurs marches au-dessus de la Mer.
Le Dieu d’Ecume jaillit, court, seul, plonge, disparaît, sort une nouvelle
fois, court sur la surface mouvante de l’eau, plonge, disparaît : le Dieu
d’Ecume, et, notre cri, violent, et, chaud, violent, dans les profondeurs de
l’espace, et, du temps : notre cri.
Hommes
de la colline
d’en Bas
connaissez-vous
le fleuve
inscrit
comme
une parole
dans le
Village
den-Bas
connaissez-vous
le fleuve ?
Notes

1
Il s’agit de la statue de l’émir Abdelkader, au centre d’Alger.
© Librairie François Maspero, Paris, 1976.
ISBN 2-7071-0808-1
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