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Jacques Vernant

Une interprétation rationnelle du monde contemporain


In: Politique étrangère N°3 - 1962 - 27e année pp. 246-251.

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Vernant Jacques. Une interprétation rationnelle du monde contemporain. In: Politique étrangère N°3 - 1962 - 27e année pp.
246-251.

doi : 10.3406/polit.1962.2347

http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/polit_0032-342X_1962_num_27_3_2347
UNE INTERPRÉTATION RATIONNELLE

DU MONDE CONTEMPORAIN

Dans un court article paru dans « Politique Etrangère » (1)


voici dix ans, j'avais signalé qu'un champ de recherche restait
ouvert à la sociologie : les relations internationales constituent
pour les sociologues un « objet > au même titre que les rela
tions intra-nationales (relations politiques, économiques, famil
iales, etc.). Une sociologie des relations internationales, écri-
vais-je, ne saurait se limiter à la description des faits ; elle
doit être comprehensive, c'est-à-dire énoncer des principes de
classification, définir un typologie des situations international
es, offrir enfin des schémas d'explication qui rendent intelli
gibles les relations entre Etats souverains et plus généralement
encore les relations entre collectivités du type national.
Le nouveau livre de Raymond Aron (2) est la meilleure illu
stration de ce genre de recherche dont le besoin m'était apparu.
La perspective dans laquelle l'auteur étudie les situations et
les faits internationaux est nouvelle ; ce n'est ni celle du ju
riste, ni celle de l'historien. Le juriste construit le Droit inter
national à partir des traités existants et constate la conformité
ou la non conformité des actes des Etats à ce Droit. L'historien
reconstruit les situations et les faits qui les transforment et les
explique à partir de causes ou de conditions propres à un mi
lieu déterminé dans l'espace et dans le temps.
Le très grand mérite de Raymond Aron est d'avoir montré

(1) Politique Etrangère, n° 4, octobre 1952, p. 229-232.


(2) Raymond ARON : Paix et Guerre entre les Nations, Calmann Levy, 1962, 784 p.,
Index.
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que les relations internationales qui, en dernière analyse, sont


toujours en quelque façon des rapports de forces entre Etats
souverains (1) peuvent être comprises à partir de modèles cons
truits par l'analyse logique et par déduction rationnelle. De ce
pdînt de vue, « Paix et guerre entre les nations » est une pro
fession de foi rationaliste.
L/ouvrage affirme et démontre en effet que le milieu inter
national est perméable à l'investigation rationnelle et que les
relations entre Etats qui par nature sont en compétition — cel
le-ci impliquant le risque de guerre — obéissent en quelque
sorte à des lois. Mais ces lois ne peuvent être impunément
réduites à "des formules mathématiques, comme de nombreux
auteurs américains contemporains l'ont pensé. Le jeu « straté-
gico-diplomatique » se déroule selon les règles logiques dont
le bon sens est d'ailleurs conscient : « par des voies tortueuses,
l'événement historique et l!e raisonnement rejoignent les intui
tions du sens commun » (p. 637).
Cet acte de confiance en la raison humaine comme instru
ment de compréhension de l'histoire — au sens le plus large
du terme — justifie le plan de l'ouvrage. Raymond Aron pré
sente d'abord une théorie des relations internationales à part
ir des définitions de Clausewitz. Quels sont les moyens de la
politique extérieure des Etats, quels sont leurs objectifs ; selon
quels schémas s'organisent leurs rapports de force ? Notons à
ce propos la distinction, qui me paraît définitive, des trois él
éments fondamentaux de la puissance : l'espace qu'occupent les
unités politiques, les matériaux et les hommes dont elles dispo
sent, enfin la capacité d'action collective : « milieu, ressources,
action collective, tels sont, *de toute évidence, quel que soit le
siècle et quelles que soient les modalités de la compétition entre
unités politiques, les déterminants de la puissance » (p. 65). Puis
une sociologie dégage les facteurs déterminants et les constantes
de ces relations dans le cadre des divers systèmes que la théo
riea permis de distinguer. En troisième partie, l'histoire t
émoigne de l'existence de ces constantes dans le monde con
temporain. Enfin, une praxéologie définit les règles et les di-

(1) Baymond Aron définit les « relations internationales p d'une manière plus
-restrictive que le professeur Vlekke dans l'article que nous publions par ailleurs.
La définition d'Aron est la seule qui rende compte de l'originalité de la société
internationale.
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rections que l'action stratégico-diplomatique occidentale de


vrait suivre.
Celte confiance en la raison — en même temps que l'appa
rition de nouveaux moyens militaires — autorise également
l'optimisme modéré dont Raymond Aron témoigne dans les
dernières pages de son livre. Puisque la raison est capable de
comprendre le sens des situations et des relations inter-étati-
ques, peut-être est-il permis d'espérer l'avènement d'une épo
que où « les nations surmonteront peu à peu leurs préjugés et
leur égoïsme, les fanatiques cesseront d'incarner dans des idéo
logies politiques leurs rêves d'absolu et la science donnera à
l'humanité, devenue consciente d'elle-même, la possibilité d'ad
ministrer raisonnablement les ressources disponibles, en fonc
tion du nombre des vivants » (p. 769). Optimisme modéré, car
si la raison nous permet de comprendre, elle ne nous permet
pas de prévoir. Tout au plus nous autorise-t-elle à distinguer
dans l'avenir entre le probable et l'improbable. J'en donnerai
un exemple.
Dans l'un des chapitres de sa « théorie » (p. 103 et sui
vantes), Raymond Aron définit les systèmes internationaux :
« Ensembles constitués par des unités politiques qui entre
tiennent l'une avec l'autre des relations régulières et qui
sont toutes susceptibles d'être entraînées dans une guerre gé
nérale ». Deux sortes de systèmes sont logiquement possibles
et historiquement attestés : les systèmes multipolaires et les
systèmes bipolaires. Chacun d'entre eux comporte des exigen
ces politiques qui leur sont propres. Raymond Aron analyse le
système bipolaire qui s'est institué entre les cités grecques au
V* siècle avant Jésus-Christ, après les guerres médiques, et que
matérialise la rivalité entre Athènes et Sparte, entre la cité la
plus puissante sur mer et la cité la plus forte sur terre (page
148 et suivantes). Indépendamment de ses causes prochaines,
le conflit entre Sparte et Athènes s'explique simplement com
me le notait Thucydide parce que « les Athéniens en s'accrois-
sant donnèrent des appréhensions aux Lacédémoniens les con
traignant ainsi à la guerre » (Guerre du Péloponèse 1-23,6 -
Aron o. c. page 151). La vocation impériale ou la volonté im
périaliste d'Athènes, la volonté de Sparte de sauvegarder les
libertés traditionnelles rendaient la guerre inévitable.
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Remarquons avec Raymond Aron qu'un système du type


multipolaire où les Etats sont conduits à pratiquer la poli
tique de l'équilibre (« Balance of power » de Hume) et tel
que celui qui était réalisé entre 1900 et 1914 en Europe par la
compétition de la France, de l'Allemagne, de la Russie, de
l'Angleterre, de l'Autriche-Hongrie et de l'Italie, est tout autant
que l'autre générateur de conflit.
Mais le modèle bipolaire des cités grecques s'applique aussi
au monde dans lequel nous vivons depuis 1945. Celui-ci comp
orte, selon Raymond Aron les caractéristiques suivantes :
d'abord, le système international s'étend à l'échelle de la pla
nète : la planète est couverte d'entités politiques ayant entre
elles des relations suivies et susceptibles d'être toutes entraî
néesdans une guerre planétaire. Notre monde est « fini » dit
Raymond Aron, ou « plein », ne comportant plus de « vide
étatique ». En outre, ce système est hétérogène : les mêmes
principes n'y sont pas appliqués dans les communautés con
currentes de l'Est et de l'Ouest, voire dans celle des « non en
gagés ». Malgré l'existence de ces non engagés, on peut consi
dérer le système planétaire contemporain comme bipolaire, les
deux Grands étant seuls à pouvoir prendre les initiatives "dé
cisives dont dépend le sort du système et le destin de la pla
nète. Il le sera aussi longtemps que la Chine ne sera pas deve
nue une grande puissance industrielle, dotée d'un armement
atomique ou que les Etats européens — individuellement ou
collectivement — ne seront pas des centres de décisions auto
nomes disposant de moyens nucléaires.
Peut-on conclure des lois du système bipolaire que le syst
ème contemporain aura probablement, sinon nécessairement, la
même évolution que le système des cités grecques ? Ou bien
doit-on penser qu'à l'âge thermo-nucléaire et dans un système
planétaire, la formule de Clausewitz « La guerre est la conti
nuation de la politique par d'autres moyens », formule que
Raymond Aron a posée en principe au commencement de son
livre, n'est plus vraie ? (page 434). Bien au contraire, répond
R. Aron « la solidarité de la stratégie et de la diplomatie n'a
jamais été aussi indissociable qu'aujourd'hui » (page 435). La
formule de Clausewitz a donc conservé toute sa valeur : « La
délibération diplomatico-stratégique n'est pas devenue essen-
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tiellement autre du fait que les destructions en cas de guerre


pourraient être démesurées » (page 610). Ainsi est réaffirmée
la continuité des situations et des comportements stratégico-
diplomatiques, hypothèse nécessaire à la systématisation et à
l'explication rationnelles. Toutefois, Raymond Aron prend
soin aussi de marquer l'originalité foncière de la situation ac
tuelle par rapport à toutes celles qui l'ont précédée.

« Les armes de destruction massive », écrit-il, « ouvrent


au moins la perspective d'une révolution historique au terme
de laquelle l'essence même des relations entre Etats serait au
tre » (page 435). « La rivalité des unités politiques continuer
ait » sans doute, car elle est dans la nature des choses, mais
€ au-dessous de la violence fatale » (ibid.). On p«ut même se
demander, me semble-t-il, si cette perspective d'avenir qu'au
torise l'apparition des armes thermo-nucléaires dans la panop
liedes deux Grands n'est pas d'ores et déjà à quelque degré
réalisée. C'est au moins ce que suggère la lecture du chapitre
intitulé « Les frères ennemis » qui traite des relations entre les
deux Grands, relations essentiellement ambiguës que Raymond
Aron désigne du terme de « parenté-hostilité » . Sans doute,
chacun des deux Grands est pour ainsi dire voué à se présen
ter comme l'antithèse absolue de son rival, antithèse dans l'or
dre de la puissance comme dans l'ordre de l'idéologie. Pourt
ant, « à Washington comme à Moscou — à Washington plus
qu'à Moscou — on ne se refuse plus à penser qu'en un avenir
qui n'est peut-être pas tellement éloigné, l'ennemi sera off
iciellement frère contre un autre Grand » (p. 537). C'est que
nous serons alors sortis du système bipolaire pour entrer dans
un système multi-polaire où la politique de l'équilibre tradi
tionnelle aura repris ses droits. Quoi qu'il en soit, Raymond
Aron ne croit pas qu'un accord entre les deux Grands soit pos
sible dans le présent. Il n'est pas possible sur le désarmement,
pas même sur l'arrêt des essais nucléaires. Par contre les Deux
sont également désireux d'adopter « la conduite politico-mili
taire grâce à laquelle ils se donneraient le maximum de chan
cesde ne pas être entraînés malgré eux dans la guerre qu'ils
ne veulent pas livrer sans qu'aucun des Deux fût favorisé dans
la poursuite de la guerre froide > (p. 634). Plus simplement,
les Deux ont en commun pour premier souci « de ne pas per-
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dre la maîtrise des événements » (p. 551), maîtrise qui suppos


e, en particulier, la maîtrise des armements, traduction ap
propriée de l'expression anglaise « arms control ». Entre les
deux s'est ainsi instaurée une coopération de fait, une « comp
licité » qui s'est, par exemple, manifestée en 1956 lors de la
double crise de Suez et de la Hongrie. Mais cette coopération
ne peut s'affirmer au-delà de certaines limites. Elle ne peut
devenir explicite et se concrétiser en accord formel. Pourquoi ?
En raison de « la quasi-impossibilité d'accord explicite entre
ennemis mortels » (cf. notamment p. 637). Analyse, on le voit,
nuancée, et selon moi profondément juste, des relations ambiv
alentes entre les deux Grands.

Quelles conclusions pratiques Raymond Aron propose-t-iï


aux hommes d'Etat et à l'opinion ? La dernière partie de l'ou
vrage « En quête d'une stratégie » les rassemble. On peut les
résumer dans la formule de Raymond Aron : « survivre c'est
vaincre ». L'Occident ne peut espérer triompher de l'Empire
soviétique ni par l'usage de la force, ni par le refoulement. La
stratégie qui s'impose à l'Occident est essentiellement défensiv
e. L'ouvrage de Raymond Aron donnera, n'en doutons pas, des
arguments de poids à l'Administration démocrate américaine
qui, contre des critiques redoublées, 'défend une politique ne
comportant pas de victoire (no win policy).
L'objectif de l'Occident doit être de « survivre » ce qui im
plique une stratégie défensive, mais qui requiert aussi tout
autre chose que la passivité. Il faut, si l'Occident veut survivre,
qu'il renforce sa défense quantitativement et qualitativement
et non seulement sa capacité de dissuasion. Il ne faut pas qu'il
attende son salut d'un accord impossible sur le désarmement
Pour survivre, il faut encore opposer contre-propagande à la
propagande et contre-subversion à la subversion. Cela signifie
sans doute la prolongation de la guerre froide ; mais la guerre
froide, après tout, c'est la paix — ou tout au moins la guerre
« au-dessous de la violence fatale » — et c'est, pour l'heure,
la seule paix dont il nous soit possible de jouir dans la liberté,

Jacques VERNANT.

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